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LE ROMAN DU LIÈVRE
L V MEME AUTEUR
Poésie
DK l'aNGF.LUS de l'aUBE A l'aNGÉLUS DU SOIR (1888-
1897), contenant les premiers Vers, la Naitsance
du Poète, Un jour et la Mort du poète 1
LE DEUIL DES PRIMEVERES (1898-1900), Contenant les
Élégies, la Jeune Fille] nue, des Poésies diverses et
les Prières 1
LE TRIOMPHE DE LA VIE (1900-1901), Contenant /«OU
de Noarrieu et Existences 1
CLAIRIÈRES DANS LE CIEL (1902-1906), Contenant En
Dieu, Tristesses, le Poète et sa Femme, Poésies di-
verses et r Église habillée de feuilles 1
LES GÉORGIQUES CHRÉTIENNES (1912) . 1
Prose
LE ROMAN DU LIÈVRE, Contenant le Roman du lièvre,
Clara d'Ellébeuse, Almaïde d'Etremont, Des
Choses, Contes, Notes sur des oasis et sur Alger, le
15 Aoixt à Laruns, Deux proses, Notes sur Jean-
Jacques Rousseau et Mme de Warens aux Charmettes
et à Chambéry 1
POMME d'anis, ou VHistoire d'une Jeune fille infirme. . 1
PENSÉE DES jardins 1
MA FILLE BERNADETTE 1
FEUILLES DANS LE VENT, Contenant Méditations,
Quelques Hommes, Pommes d'anis, la Brebis
égarée {
LE ROSAIRE AU SOLEIL i
FRANCIS JAMMES
Le
Roman du Lièvre
CLARA d'eLLÉBEUSE
Al.MAÏDE d'ÉTREMONT DES CHOSES
CONTES ETC.
VlNGl' ET UNIÈME ÉDITION
M K Lk C V K E DE FRANCE "^ T^oT^p. ^
XXVI, hVli 0& GONDÉ, XXVI ' ^
IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE :
Dix exemplaires sur papier de Hollande
numérolès de i à lo
JUSTIFICATION DU TinAGK I
Droits de Iraduction et de reproduction réservés pour tous pays, y compris
la Suède, la Norvège et le Danemark.
A LOUIS BARBEY
BN SOUVENIR DB BALANSUN ET DES OMBRAGES
UE CASTÉTIS
ET DU llUISSEAU QUI, PARMI LES MYOSOTIS,
MIRE TA VIE LÎMPIDE ET SANS TAPAGE
F. J.
LE ROMA.N DU LIÈVRE
Parmi le thym et la rosée de Jean de la Fon-
taine, Lièvre écouta la chasse, et grimpa au sen-
tier de molle argiln, et il avait peur de son ombre,
et les bruyères fuyaient derrière sa course, et des
clochers bleus surgissaient de vallon en vallon
et il redescendait, et il remontait, et ses sauts
courbaient les herbes oti s'alignaient des gouttes,
et il devenait le frère des alouettes dans ce vol
rapide, et il traversait les routes départementales,
et il hésitait au poteau indicateur avant de suivre
le chemin vicinal qui, blême de soleil et sonore
au carrefour, se perd dans la mousse obscure et
muette.
Ce jour-là, il manqua se butter à la douzième
borne kilométrique, entre Castétis et Balansun,
à cause que ses yeux ahuris sont placés de côté.
Net, il s'arrêta; sa gencive, naturellement fen-
due, eut un imperceptible tremblement qui dé-
couvrit ses incisives. Puis, ses guêtres de routier,
40 LE ROMAN DU LIBVRB
couleur de chaume, se détendirent ainsi que ses
ongles usés et rognés. Et il bondit par la haie,
boulé, les oreilles à son derrière.
Et, encore, il remonta longuement tandis que
les chiens désolés perdaient sa piste. Et, encore,
il redescendit jusqu'à la route de Sauvejunte où il
vit venir un cheval attelé à une carriole. Au loin,
cette route poudroyait comme dans sœur Anne,
lorsque l'on dit : « Ma sœur, ne vois-tu rien ve-
nir? » La sécheresse pâle en était magnifique,
amèrement embaumée par les menthes. Bientôt
le cheval fut auprès de Lièvre.
C'était une rosse qui traînait un char-à- bancs et
qui ne pouvait plus qu'aller au galop, par à-coups.
Chaque élan faisait sursauter sa carcasse dislo-
quée, secouait son collier, éparpillait sa crinière
terreuse, luisante et verte comme la barbe d'un
vieux marin. La hôte soulevait avec peine, comme
s'ils eussent été des pavés, ses sabots gonflés ainsi
que des tumeurs. Lièvre prit crainte de cette grande
machine vivante qui remuait en faisant un tel
bruit. Il fit un bond et continua sa fuite sur les
prés, le museau vers les Pyrénées, la queue vers
les Landes, l'œil droit vers le soleil levant, l'œil
gauche vers Mesplède.
LE ROMAN DU LiÈVRB il
Enfin, il se tapit dans un chaume, non loin
d'une caille qui sommeillait à la façon des poules,
le ventre dans la poussière, abrutie de chaleur,
suant sa graisse à travers ses plumes.
La matinée élincela vers midi. L'azur pâlit sous
la chaleur, devint gris-de-perle. Une buse planait,
dont le vol se laissait porter sans effort et décri-
vait des cercles de plus en plus élargis vers la
hauteur. A quelque cent mètres, la nappe bleu-
de-paon d'une rivière,, entraînait avec paresse le
mirage des aulnes dont les feuilles visqueuses dis-
tillaient un amer parfum, et coupaient de leur
noirceur violente la blême lumière couleur d'eau.
Près de la digue, les poissons glissaient par bandes.
Un angélus battit de son aile bleue, la torride
blancheur d'un clocher, et la sieste de Lièvre
commença.
12 LB «OMAN Dn LiÈvrs
Il demeurn. jusqu'au soir crans cp chaume, immo-
bile, ennuyé seulement d'une nuée de moustiques
tremblante comme une route au soleil. Puis, au
crépuscule, il fit deux bonds, doucement, devant
lui et deux autres, à gauche, à droite.
C'était le commencement de la nuit, h s»avança
vers la rivière oii les quenouilles des roseaux lais-
saient pendre au clair de la lune le chanvre des
brouillards d'argent.
Lièvre s'assit au milieu du foin fleuri, heureux
qu'à celte heure les sons ne fussent qu'harmonieux,
et que l'on doutât si l'appel des cailles n'était pas
celui des fontaines.
Les hommes étaient-ils morts? Un seul veillait
au loin, faisant des gestes sur les eaux et retirant
sans bruit son épervier ruisselant de rayons. Mais
le cœur de ces eaux en était seul troublé, celui de
Lièvre restait calme.
Et VOICI qu-entre les angcriques apparaissait peu
èi peu une boule. C'était la bien-aimée qui s'avan-
LB ROMAN DU LIHVRB 13
çait. Et Lièvre alla vers elle jusqu'à ce qu'il l'eût
rejointe au centre du regain bleu. Leurs petits mu-
seaux se touchaient. Et, un instant, au milieu des
oseilles sauvages, ils se broutèrent des baisers. Ils
jouèrent. Puis, lentement, côte èi côte, ils s'en
furent, guidés par la faim, vers une métairie pros-
ternée dans l'ombre. Dans le misérable potager
oh ils pénétrèrent, les choux étaient croquants, les
thyms amers. L'étable voisine respirait, et, sou>
la porte de sa loge, le cochon passa son groin
mobile et renifla.
Ainsi la nuit se passa à manger et à aimer. Peu
à peu l'ombre remua sous l'aube. Des taches appa-
rurent au loin. Tout se mit à trembler. Un coq
ridicule déchira le silence, perché sur le poulailler.
Il avait un cri furieux. Il s'applaudissait avec ses
moignons d'ailes.
Lièvre et sa femelle se quittèrent au seuil de
la haie d'épines et de roses. Un village de cris-
tal, eût-on dit, émergeait du brouillard et, dans un
champ, on distinguait des chiens affairés qui, ba-
lançant leurs queues roides comme des câbles,
cherchaient à débrouiller, parmi les menthes elles
pailles, les courbes idéales décrites par le couple
charmant.
14 I.E ROMAN DU LlKVnE
Lièvre alla se gîter dans une marni^re voîlli'e «!o
mûriers où il demeura jusqu'au soir, assis, les
yeux ouverts. 11 s'ytenait comme un roi, sous l'ogive
des branches qu'une ondée avait ornée de ses
graines de soleil bleu. 11 s'y assoupit. Mais son rôve
inquiet n'était point celui que donne le calme som-
meil du torpide après-midi. Il ne connaissait point
le repos sans alerte du lézard dont la vie palpite à
peine dans le songe des vieux murs, ni la sieste
confiante du blaireau dans son terrier qu'em[)lit
une obscure fraîcheur.
Le moindre bruit lui redisait le danger de tout
ce qui bouge, tombe, frappe; l'insolite mouvement
d'une ombre, l'approche de l'ennemi. Il savait que,
dans le gîte, il n'est de bonheur que si tout est
semblable à ce qui s'y trouvait à l'instant. De là,
naissait pour lui l'amour de l'ordre qu'entretenait
son immobilité.
Pourquoi, dans le calme azuré des jours pesants,
la feuille de l'églantier remuerait-elle? Pourquoi,
lorsque l'ombre du taillis est si lente qu'elle
semble arrêter les heures, viendrait-elle à s'agiter?
LE ROMAN DU LIÙV15E i5
Pourquoi se fût-il mêlé aux hommes, qui, non loin
de sa retraite, cueillaient les quenouilles des maïs
où le soleil fila des grains pâles de lumière? Ses
paupières sans cils ne se pouvaient accommoder
de l'éblouissante palpitation des midis et, par cela
seul, il savait ne pouvoir s'approcher sans danger
de ceux qui fixent sans aveuglement les flammes
blanches des laboursi
Rien ne le sollicitait au dehors que lorsqu'il
était temps qu'il sortit de lui-même. Sa sagesse
obéissait h l'harmonie. La vie lui était une mu-
sique dont chaque note discordante lui conseillait
qu'il se méfiât. Il ne confondait point la voix de
la meute avec celle, lointaine, des cloches; ni le
geste de l'homme avec celui de l'arbre agité; ni la
détonation du fusil avec celle de la foudre; ni
celle-ci avec le roulement des tombereaux; ni le
sifflet de l'épervier avec celui des batteuses à
vapeur. Il y avait ainsi tout un langage dont il
tejmit les mots pour ennemis.
10 LB IIOMAN OU Ll&VnB
Qui donc aurait pu dire d'où Lièvre tenait cette
prudence et cette sagesse? Nul n'eût expliqué
cela, ni comment elles lui avaient été transmises.
Ses origines se perdaient dans la nuit des temps
où les histoires se confondent..
Descendit-il de l'arche de NoC sur le mont Ararat,
à l'heure oîi la colombe olivière, qui garde encore
en son roucoulement le bruit des grandes eaux,
vint signifier que baissait le déluge? Avait-il été
créé tel, ce courte-queue, ce poil-de-chaume, ce
museau-fendu, cet oreillard, ce patte-usée? L'Éter-
nel l'avait-il jeté spontanément sous les lauriers
de l'Eden?
Avait-il vu, blotti sous un buisson de roses,
Eve, comme une jument cabrée, promener parmi
les glaïeuls la grâce de ses jambes ténébreuses, et
tendre ses seins d'or à travers les grenades mys-
tiques? Ou ne fut-il d'abord qu'un brouillard
incandesceDl?Déjàvivait-ilau cœur des porphyres?
Avait-il, incombustible, resurgi de ce civet de
lave, pour habiter tour à tour, jusqu'à ce qu'il osât
montrer son nez, la cellule du granit et de l'algue?
Devait-il au jais ruisselant ses yeux de bitume?
Aux limons argileux ses poils? Aux varechs ses
molles oreilles? Au feu liquide son sang vif?
LB ROMAN DU LIÈVHE 17
... Peu lui importaient ses origines en ce mo-
ment que, dans la marnière, il reposait en paix.
C'était par un août orageux, par une mûre fin
d'après-midi dont le ciel d'un bleu de prune
sombre, gonflé çà et là, se préparait h crever sur
la plaine.
Bientôt l'averse commença de retentir sur la
ronceraie. Le tambourinemcnt des longues ba-
guettes d'eau s'accéléra. Mais Lièvre n'eut point
peur, car la pluie obéissait à un rythme qu'il con-
naissait. D'ailleurs, elle ne l'atteignait point, im-
puissante encore à pénétrer l'épaisseur de la voûte
végétale. Seule une goutte frappait le fond de
la marnière, claquante et renouvelée au même
point.
Ainsi le Patte-usée n'avait point le cœur troublé
par ce concert. Il connaissait l'harmonie qui
enchaîne comme des strophes les larmes de l'ondée,
sachant que ni le chien, ni l'homme, ni le renard,
ni l'épervier n'y prenaient part. Le ciel était comme
une harpe où se tendaient les fils d'argent de
l'averse, de haut en bas. Et, en bas, chaque chose
la faisait résonner d'une façon particulière et,
tour à tour, reprenait son propre thème. Aux doigts
verts des feuilles les cordes de cristal sonnaient,
20 LB ROMAN DU LIÈVRB
que ceignait une corde, se joignaient. Il tenait
vers la lune son visage osseux plus pâle qu'elle.
On distinguait son nez d'aigle, et ses yeux profonds
comme ceux des ânes, et sa barbe noire où les
halliers avaient laissé des laines d'agneaux.
Deux colombes l'accompagnaient. Elles glissaient
de branche en branche dans la douceur de la
nuit. De l'amoureuse poursuite de leurs ailes, on
aurait dit les pétales d'une fleur effeuillée qui
eussent voulu se rejoindre et, à nouveau, s'épa-
nouir en corolle.
Trois pauvres chiens au collier d'épines précé-
daient, en remuant la queue, l'homme dont un
vieux loup léchait le vêtement. Une brebis et soQ
agnelle s'avançaient parmi les crocus-des-mousses,
bêlantes, incertaines et charmées, foulant ces lilas
d'émeraude, cependant que trois éperviers se pre-
naient à jouer avec les deux colombes. Un timide
oiseau de nuit siffla de joie parmi les fruits des
chênes, puis s'éploya et rejoignit les éperviers et
les colombes, l'agnelle et la brebis, les chiens, le
loup et l'homme.
Et l'homme s'approcha de Lièvre et lui dit :
— Je suis François. Je t'aime et je te salue,
IX ROMAN DD LIÊVRB 21
6 mon frère. Je te salue, au nom de ce ciel qui
réfléchit les eaux et les pierres brillantes, au nom
des oseilles sauvages, des écorces et des graines
qui iXtnt ta nourriture. Viens avec ces innocents
qui m'accompagnent et qui se sont attachés à mes
pas avec la foi du lierre qui grimpe à l'arbre sans
se dire que, bientôt peut-être, viendra le bûcheron.
0 Lièvre, je t'apporte la Foi que nous avons les
uns dans les autres, la Foi qui est la vie elle-même,
qui est ce que nous ne savons pas, mais ce en
quoi nous croyons. 0 Lièvre aimable et gentil,
ô doux routier, veux-tu bien suivre notre Foi?
Et, tandis que parlait François, les bêtes arrêtées
faisaient silence, à plat ventre ou perchées, con-
fiantes dans ces mots qu'elles n'entendaient point.
Lièvre seul, l'œil grand ouvert, semblait s'in-
quiéter maintenant du bruit de ces paroles, une
oreille en avant, l'autre en arrière, comme, tout
à la fois, pour partir et rester.
Ce que voyant, François cueillit sur la pelouse
une poignée de foin et la tendit au Patte-usée qui
le suivit.
22 LE ROMAN DU LIEVRE
Tous cheminèrent ensemble dès cette nuit.
Nul ne leur pouvait nuire, car la Foi les proté-
geait. Ace point que, lorsque François et ses amis
s'arrêtaient sur la place d'un village où des gens
dansaient au bruit d'une musette, à l'heure où
les ormeaux s'attendrissent, où aux tables noires
des aubergistes en plein vent des filles lèvent le
verre et rient, on faisait cercle autour d'eux. Et
les jeunes gens qui tiraient à l'arc ou de l'arque-
buse n'eussent point songé è, tuer Lièvre, tant sa
tranquille promenade les étonnait, tant ils auraient
trouvé barbare d'abuser d'un pauvre animal qui
plaçait sa confiance jusquessous leurs pieds. Et ils
prenaient François pour un homme habile à domp-
terles animaux, et lui ouvraient parfois les granges
pour la nuit, lui faisant une aumône dont il se
servait pour acheter à ses bêtes ce qu'elles préfé-
raient.
D'ailleurs elles se nourrissaient facilement, car
cet automne qu'elles traversaient était généreux
et faisait ployer les greniers, et on les laissait gla-
ner dans les champs de maïs et prendre part à la
vendange qui chantait dans le soleil couchant. Des
filles blondes pressaient des grappes sur leurs
seins lumineux. Leurs coudes levés luisaient. Au-
LE ROMAN DU LIÈVRE 23
dessus des ténèbres bleues des châtaigneraies,
lentement, coulaientdes étoiles filantes. Le velours
des bruyères s'épaississait. On entendait gémir lea
robes dans la profondeur des avenues.
Ils contemplaient la mer suspendue dans l'es-
pace, et les voiles penchées, et les sables blancs
tachés par les ombres des tamarix, des arbousiers
et des pins, et ils parcouraient de rieuses prairies,
oîi, descendu de la candeur des neiges, le torrent
se fait ruisseau, mais étincelle encore au souvenir
des antimoines et des givres.
Lorsque sonnait le cor des chasseurs, Lièvre,
demeurait sans effroi parmi ses compagnons qui
le gardaient et qu'il gardait. Un jour, une meute
qui s'était rapprochée de lui recula à la vue du
loup, aussi bien qu'une chatte qui poursuivait les
colombes s'enfuit devant les trois chiens aux col-
liers d'épines, et qu'un furet qui guettait l'agnelle
se cacha des oiseaux de proie. Le Patte-usée lit
peur à des hirondelles qui s'acharnaient sur le
hibou.
24 LE ROMAN DU LlÈVRB
Le Patte-usée s'était surtout lié avec l'un des
trois chiens aux colliers d'épines. C'était une épa-
gneule qui était douce, petite et trapue, h. queue
courte, aux oreilles pendantes, aux pattes arquées.
Elle était polie et convenable. Elle était née dans
une loge à truie, chez un savetier qui chassait le
dimanche. Son maître étant mort, et personne ne
l'ayant alors recueillie, elle s'en fut par les champs
oh elle rencontra François.
Lièvre marchait auprès d'elle et, lorsqu'elle
s'endormait, elle posait son museau sur lui, qui
s'assoupissait. Car tous faisaient la sieste, et leur
sommeil était plein de songes sous le blême feu
de midi.
François revoyait alors le paradis d'où il était
descendu. Il lui semblait qu'il y entrât, par la
porte grande ouverte sur la rue principale oh
étaient les maisons des Élus. C'étaient des échoppes
basses, toutes pareilles, dans une ombre lumi-
neuse qui faisait pleurer de joie. Au fond de ces
boutiques, on distinguait l'éclair d'un rabot, d'un
marteau ou d'une lime. Là encore le sublime tra-
vail continuait, car Dieu ayant interrogé les hommes
qui étaient venus à lui sur ce qu'ils désiraient en
LE ItOMAN DU LIEVRE
récompense de leurs œuvres terrestres, ils avaient
demandé que leur fût conservé ce qui les avaii
aidés à gagner le Ciel. Et alors, leurs obscures
besognes avaient revêtu je ne sais quel mystère.
Des artisans se montraient aux seuils oii étaient
dressées des tables pour le repas du soir. On enten-
dait le rire des puits célestes. Et, sur les places,
des anges qui ressemblaient à des barques dépêche
s'inclinaient dans l'allégresse du crépuscule.
Quant aux animaux, ils ne voyaient, dans leurs
rêves, ni la terre ni le paradis tels que nous lea
concevons et voyons. Ils songeaient h des étendues
diffuses où se confondaient leurs sens. Il brumait
en eux. L'aboiement des meutes s'alliait, chez
Lièvre, à la chaleur solaire, à de brusques déto-
nations, à des mouillages de pattes, à un vertige
de fuite, à l'effroi, à l'odeur de l'argile, à l'éclair du
ruisseau, au balancement des carottes sauvages, au
crépitement du maïs, au clair de lune, à l'émoi de
voir surgir sa femelle du parfum des reines-des-prés.
Tous, à travers leurs paupières closes, voyaient
remuer des reflets de leurs existences. Mais les
colombes, protégeant du soleil leurs vives petites
têtes mobiles, c'était dans l'ombre de leurs ailes
qu'elles cherchaient leur Paradis.
26 LE ROMAN DC LItVnE
11
Quand vînt l'hiver, François dit à ses amis :
Bénis soyez-vous, car vous appartenez à Dieu.
Mais je suis dans l'inquiétude, car le cri des oies
qui passent dit que la famine est proche et qu'il
n'est point dans les projets du Ciel que la terre se
fasse clémente pour vous. Loués soient les des-
seins cachés du Seigneur !
Autour d'eux, en effet, la campagne était déso-
lée. Le ciel, de ses outres gonflées de neige, lais-
sait tomber une lumière jaune. Tous les fruits dei
haies étaient morts, et ceux des vergers. Et les
graines avaient quitté les gousses pour entrer dans
le sein de la terre.
...Loués soient les desseins cachés du Seigneur,
dit François. Peut-être veut-il que vous me quit-
tiez, et que vous alliez chacun de votre côté en
quête d'aliments. Alors, détachez-vous de moi
qui ne peux vous suivre tous ensemble, si vos ins-
tincts vous mènent en des pays différents. Car voua
LE ROMAN DU LlÊVRB 27
êtes vivants, et vous avez besoin de nourriture, au
lieu que moi je suis ressuscité, étant ici par la
grâce de Dieu, à l'abri des besoins corporels, ap-
parition permise afin de vous avoir guidés jusqu'à
ce jour. Mais je sens que ma science faiblit et que
je ne sais plus prendre soin de vous. Si vous vou-
lez me quitter, que la langue de chacun soit dé-
liée, et qu'il le dise.
26 LE ROMAN DU LILYRE
H
Quand vînt l'hiver, François dit à ses amis :
Bénis soyez-vous, car vous appartenez à Dieu.
Mais je suis dans l'inquiétude, car le cri des oies
qui passent dit que la famine est proche et qu'il
n'est point dans les projets du Ciel que la terre se
fasse clémente pour vous. Loués soient les des-
seins cachés du Seigneur !
Autour d'eux, en effet, la campagne était déso-
lée. Le ciel, de ses outres gonflées de neige, lais-
sait tomber une lumière jaune. Tous les fruits des
haies étaient morts, et ceux des vergers. Et les
graines avaient quitté les gousses pour entrer dans
le sein de la terre.
...Loués soient les desseins cachés du Seigneur,
dit François. Peut-être veut-il que vous me quit-
tiez, et que vous alliez chacun de votre côté en
quête d'aliments. Alors, détachez-vous de moi
qui ne peux vous suivre tous ensemble, si vos in»*
tincts vous mènent en des pays différents. Car voua
LB ROMAN DU LIÈVRB 27
êtes vivants, et vous avez besoin de nourriture, au
lieu que moi je suis ressuscité, étant ici par la
grâce de Dieu, à l'abri des besoins corporels, ap-
parition permise afin de vous avoir guidés jusqu'à,
ce jour. Mais je sens que ma science faiblit et que
je ne sais plus prendre soin de vous. Si vous vou-
lez me quitter, que la langue de chacun soit dé-
liée, et qu'il le dise.
28 LB ROMAN DU LIEVRB
Ce fut le Loup qui parla le premier.
Il leva son museau vers François. Sa queue usée
était balayée par le vent. Il toussa. Une longue
misère le vêtait. Sa fourrure piteuse lui donnait
l'air d'un roi dépossédé. 11 hésitait, regardant
tour à tour chacun de ses compagnons. Enfin, sa
voix passa par son gosier, la voix rauque de la
neige natale. Et, comme il ouvrait ses babines,
on vit toute sa souffrance ancienne à la longueur
de ses dents. On ne savait, tant son expression était
sauvage, s'il allait mordre ou lécher son maître.
Il dit :
— 0 miel sans abeilles 1 0 Pauvre! 0 Fils de
Dieu! Comment te quitterais-je? Mon existence
était mauvaise et tu l'as remplie de joie. Il me
fallait, durant des nuits, épier la respiration des
chiens, des pâtres et des feux, pour saisir l'ins-
tant où enfoncer mes crocs dans la gorge des
agneaux endormis. Tu m'appris, ô Béni, la douceur
des vergers. Et même, lorsqu'à présent mon ventre
se creusait sous le désir de la viande, je me nourris-
sais de ton amour pour moi. Combien, parfois, me
fut agréable ma faim lorsque je posais mon museau
sur ta sandale, car cette fai«i je la souffre pour te
suivre, et je mourrai volontiers pour ton amour.
LE ROMAN DU LIEVRE 29
Et les colombes roucoulèrent.
Elles suspendaient leur double vol frileux dans
les branches d'un arbre sec. Elles ne pouvaient se
décider à parler. On eût dit, à chaque instant,
qu'elles y allaient consentir, mais, soudain effarou-
chées, elles emplissaient à nouveau de leurs ca-
resses blanches qui sanglotaient la forêt qui écou-
tait cette grâce. Elles palpitaient comme des jeunes
filles qui unissent leurs larmes et leurs bras. Elles
parlèrent ensemble comme si elles n'avaient eu
qu'une voix :
— 0 François, plus charmant que la lueur du
ver luisant dans la mousse, plus aimable que le
ruisseau qui nous chante lorsque nous suspendons
la tiédeur de notre nid à l'ombre aromatique des
jeunes peupliers. Qu'importe que les frimas et la
disette nous veuillent bannir d'auprès de toi et nous
chasser vers les contrées fertiles? Pour toi, nous
aimerons la disette et les frimas. Pour ton amour,
nous renoncerons à nos amours. Et, si nous devons
mourir de froid, ce sera, ô notre maître, en nous
pressant l'une contre l'autre.
30 LE ROMAN DU LIÈVRE
Et l'un des chiens aux colliers d'épines s'avança.
C'était l'épagneule, amie de Lièvre. Déjà, comme
le loup, elle avait ressenti âprement la faim et
claquait des dents. Ses oreilles se ridèrent en
s'exhaussant ; sa queue empanachée comme une
gousse de coton, se tint immohile et horizontale.
Ses yeux, couleur de framboise jaune, fixaient Fran-
çois avec l'ardeur de la Foi absolue. Et ses deux
compagnons, qui s'apprêtaient à l'écouter avec
confiance, baissaient la tête en signe d'ignorance
et de bonté. Et eux qui étaient des labrits de pâtres,
qui n'avaient entendu jamais que les sanglots des
clarines, le bêlement des troupeaux et le coup
de fouet de la foudre sur les sommets, ils atten-
daient, heureux et fiers, que la petite épagneulo
témoignât.
Alors celle-ci fit un pas. Mais aucun son ne
sortit de sa gorge. Elle lécha la main de François,
puis elle se coucha h ses pieds.
LE ROMAN DU LIEVRE 31
Et la brebis bêla.
Ses bêlements étaient si tristes que l'ont eût dit
que son âme s'exhalait déjà vers la mort, à la
seule pensée de quitter François. Comme elle se
taisait, on entendit soudain, prise de je ne sais
quelle mélancolie, son agnelle pleurer comme une
enfant.
Et la brebis parla :
Ni la sérénité des luzernes que l'aube ternit de
sa buée, ni la réglisse de la montagne où le brouil-
lard fait perler sa sueur d'argent, ni la litière de
la hutte enfumée ne sont comparables aux pâtu-
rages de ton cœur. A te quitter, nous préférerions
l'abattoir sanglant et fade, et le balancement de
la carriole qui nous y emporte, bêlantes et les
pattes liées, le flanc et la joue sur la planche. 0
François, notre mort serait de te perdre, car nous
t'aimons.
Et cependant que la Robine s'exprimait, le hi-
bou et les éperviers l'un près des autres perché,
se tenaient immobiles, les yeux pleins d'angoisse,
serrant les ailes pour ne se pas envoler.
32 LB ROMAN DU LIEVRB
Ce fut Lièvre qui parla le dernier :
Vêtu de ses poils de chaume et de terre, il sem-
blait être un dieu des labours. Au milieu de
cette nature désolée par l'hiver, il était comme
une motte de l'été. Il évoquait un cantonnier et un
facteur rural. Il portait, dans les cornets de ses
oreilles, l'émoi troussé de tous les bruits. L'un de
ces cornets, tendu vers le sol, épiait le grésille-^
ment de la gelée, tandis que l'autre, ouvert h l'ho-
rizon, recueillait les cognées d'une hache dont ré-
sonnait la forêt morlo.
— Certes, dit-il, ô François, je puis me contenter
des écorces moussues qui s'attendrissent sous la
caresse des neiges et que les aurores de l'hiver
parfument. Plus d'une fois je m'en rassasiai durant
ces jours calamiteux où les ronces ne sont que des
cristaux roses, lorsque la glisseuse bergeronnette
pousse un cri aigu vers les vermisseaux que son
bec n'atteint plus sous la glace des berges. Et je
brouterai ces écorces. Car, ô François, je ne veux
point mourir avec les doux amis qui agonisent,
mais je veux vivre auprès de toi, me nourrissant
de l'amàïe fibre des tauzins.
LE ROMAN DU LIÈVRE 33
Donc, et parce que le pays de chacun d'eux eût
été différent, et pour chacun seul habitable, les
compagnons deLiôvrepréférèrentne se point quitter
et mourir ensemble dans cette contrée que déci-
mait l'hiver.
Un soir, les colombes fanées s'effeuillèrent de la
branche oii elles étaient perchées, et le loup ferma
les yeux à la vie, le museau sur la sandale de
François : déjà, depuis deux jours, son cou n'avait
plus la force de soutenir sa tête, et son échine
était devenue semblable à une ronce souillée de
boue et frissonnante sous le vent; son maître le
baisa au front.
Puis, l'agnelle, les labrits, les éperviers, le
hibou et la brebis rendirent l'âme et, enfin, la
petite épagneule que Lièvre essaya en vain de
réchauffer. Elle trépassa en faisant aller la queue,
ce dont le Poil-de-chaume eut tant de peine qu'il
ne put, jusqu'au lendemain, toucher à l'écorcc
des chênes.
34 LB ROMAN DC LiÈVRB
Et François, dans la désolation, pria, le front
dans la main serré, comme dans l'excès d'un mal
un poète qui sent encore une fois son àme lui
échapper.
Puis, s'adressarit au Museau-fendu :
— 0 Lièvre, j'entends une voix qui me dit
qu'il faut que tu conduises ceux-ci (et il désignait
les cadavres des animaux) à la Béatitude éter-
nelle. 0 Lièvre, il y a un Paradis pour les botes :
mais je ne le connais point. Aucun homme n'y
pénétra jamais. 0 Lièvre, il faut que tu y mènes
les amis que Dieu m'avait donnés et qu'il m'a
retirés. Tu es prudent entre tous, et c*est à ta
prudence que je les confie.
Les paroles de François montaient dans le ciel
éclairci. Le dur azur d'hiver s'était peu U peu fait
limpide. Et l'on eût cru, sous cette gaîté reve-
nue, que l'épagneule charmante allait encore
redresser la souple soie de ses oreilles.
— 0 mes amis qui êtes morts, disait François,
ètes-vous morts, puisque seul j'ai conscience de
votre mort? Quelle preuve donneriez-vous au
LE nOMAN DU LIÈVRE 35
sommeil que vous n'êtes point endormis? Le fruit
de la clématite est-il assoupi ou mort lorsque le
vent n'effleure plus la légèreté de ses cils? Peut-
cître, ô Loup, que, simplement, il ne vient plus
assez de souffle d'en-haut pour enfler tes flancs?
Et vous, colombes, pour que vous vous gonfliez
comme un soupir? Et vous, brebis, pour que vos
lamentations augmentent encore par leur douceur
la douceur des pâturages inondés? Et toi, hibou,
pour que ton sanglot devienne la plainte même
de la nuit amoureuse? Et vous, éperviers, pour
que vous vous laissiez enlever de la terre? Et vous,
labrits, pour que vos jappements se confondent
avec les voix des écluses? Et toi, épagneule, pour
que ta délicieuse intelligence renaisse, et que tu
joues encore avec le Patte-uséeî
36 LE ROMAN DU LIEVRE
Tout à coup, de la taupinière où il était juché,
Lièvre fit un bond dans l'azur, d'où il ne retomba
point; et, aussi facilement que s'il eût foulé une
prairie de trèfle bleu, un deuxième bond dans le
vide angélique.
Et, à peine eut-il fait ce dernier, qu'il vit au-
près de lui la petite épagneule à laquelle il de-
manda, joyeux :
— N'e'tais-tu donc pas morte?
A quoi elle répondit, en gambadant :
— Je ne comprends pas bien ce que tu veux
me dire. La sieste d'aujourd'hui me fut paisible
et blanche.
Et Lièvre vit que les autres animaux le sui-
vaient dans l'espace, tandis que, sur une autre
voie céleste, s'acheminait François dont la main
faisait signe à Loup qu'il eût confiance dans le
Patte-usée. Et Loup, docile et le cœur pacifié, sen-
tit la Foi l'envahir à nouveau, et il continua de
cheminer avec ses amis, après un long regard vers
son maître, et sachant qu'aux Élus l'adieu même
est divin.
LE BOMAN DU LIEVRE 37
Ils laissèrent l'hiver derrière eux. Ils s'éton-
naient de fouler ces pelouses, naguères inacces-
sibles et au-dessus de leurs têtes. Mais le besoin
de gagner le Paradis les maintenait sûrement dans
le ciel.
Par les sentiers séraphiques, les treilles de lu-
mière, les voies lactées où la comète est une
gerbe, Lièvre menait ses compagnons; François
les lui avait confiés, le leur avait donné pour guide,
parce qu'il savait sa prudence. Et l'Oreillard
n'avait-il fourni à son maître, en plusieurs circons-
tances, des preuves de cette qualité qui est le
commencement de la sagesse? N'avait-il pas
attendu, lorsque François le rencontrant l'avait
prié de le suivre, que celui-ci lui tendît et laissât
brouter en sa main une poignée d'herbe lUnirie?
Et, lorsque tous ses compagnons s'étaient laissés
mourir de faim pour l'amour les uns des autres,
n'avait-il pas, le Patte-usée, continué de brouter
l'écorce amère des tauzins?
Donc il apparaissait que cette prudence, même
au ciel, ne lui ferait pas défaut ; que, si l'on se
trompait de route, le Poil-de-chaume retrouve-
38 LE nOMAN DU LIÈVRE
rait le bon chemin ; qu'il saurait ne se point four-
voyer, ne se buter ni au soleil ni à la lune, éviter
les étoiles filantes aussi dang-ereuses que les pierres
des frondes ; se reconnaître aux poteaux d'azur qui
indiquent le nombre de kilomètres franchis et le
nom des hameaux célestes.
LE ROMAN DU LIEVRE 39
Les paysages que Lièvre et ses compagnons dé-
couvraient les ravissaient en extase, d'autant plus
que, à l'inverse des hommes, ils n'avaient jamais
soupçonné les beautés du ciel, à cause qu'ils ne lo
pouvaient apercevoir que de côté, et non au-des-
sus, ce qui est le propre du roi des animaux.
Donc, le Courte-queue, le Loup, la Brebis,
l'Agnelle, les Oiseaux, les Labrits, rÉpagneule
constataient que le ciel était aussi beau que la Terre.
Et tous, excepté Lièvre, qui avait parfois la préoc-
cupation de l'itinéraire, goûtaient une joie sans
mélange dans ce pèlerinage vers Dieu où le fir-
mament, qui, naguères, leur semblait inaccessible
au-dessus d'eux, était maintenant remplacé peu à
peu par la terre, à son tour inaccessible au-des-
sous d'eux. Ils la considéraient, à mesure qu'ils
s'éloignaient d'elle, comme leur nouvelle voûte
éthérée. L'azur des océans y roulait des nuages
d'écumes, et les chandelles des boutiques y étoi-
laieat l'étendue de la nuit.
40 LB ROMAN DU LIÈVRE
Peu à peu, ils se rapprochaient des Terres pro-
mises par François. Déjà les trèfles incarnats des
soleils couchants et les fruits lumineux des té-
nèbres dont ils faisaient leur nourriture, plus
larges et plus gonflés, laissaient en leurs âmes se
fondre des sucs paradisiaques.
Les feuilles, les pulpes brûlantes infusaient dans
leur sang je ne sais quelle vertu estivale, quelle
joie dont les cœurs battaient plus fort à l'approche
des beautés futures.
LB ROMAN DU LTÈVRE 41
Ils atteignirent enfin le séjour des bêtes bien-
heureuses, le premier Paradis, celui des chiens.
Depuis un moment l'on entendait aboyer. Se
penchant vers le tronc d'un chêne vermoulu, ils
virent un dogue assis dedans comme dans une
niche. On comprit, à son regard dédaigneux et
placide, qu'il avait le cerveau dérangé. C'était le
chien de Diogène à qui. Dieu avait accordé la soli-
tude en ce tonneau creusé à même l'arbre. Indif-
férent, il regarda passer les chiens aux colliers
d'épines. Puis, au grand étonnement de ceux-ci, il
quitta un instant sa loge moussue, se réenchaîna
lui-môme en s'aidant avec la bouche — car sa
laisse était détachée — rentra dans sa caverne
de bois et dit :
Ici chacun prend son plaisir où il le trouve.
Et, en effet, Lièvre et ses compagnons virent
des chiens en quête d'imaginaires voyageurs
perdus. Ils se risquaient à descendre au fond des
gouffres pour les y découvrir, leur apportant un
peu de bouillon, de viande et d'eau-de-vie con-
tenus dans de petits barils suspendus à leur col-
lier.
4,2 LK HOMAN DU LIÈVRB
D'autres se jetaient en des lacs glacés, dans
l'espoir toujours déçu qu'ils en retireraient
quelque naufragé. Ils regagnaient la rive, gre-
lottants, assourdis, mais satisfaits de leur inutile
dévouement, et prêts à s'élancer de nouveau.
D'autres s'obstinaient à mendier quelques vieux
os au seuil des chaumières désertes de la route,
attendant des coups de pied qui donnassent à
leurs regards je ne sais quelle adorable mélan-
colie.
Il y avait un chien de rémouleur qui faisait
tourner avec joie, langue pendante, la cage d'une
meule où nul couteau ne s'aiguisait. Mais ses
yeux rayonnaient de la foi passive en le devoir
accompli, et il ne s'arrêtait de peiner que pour
reprendre haleine et pour peiner encore.
Il y avait un labrit qui, avec la même foi,
cherchait à ramener vers une bergerie des brebis
égarées éternellement. Il les chassait au bord
d'un ruisseau qui luisait au flanc d'une colline
gazonnée.
De cette colline gazonnée, et sous bois, une
meute descendait qui avait couru tout le jour
LB ROMAN DU LI£VRB 43
des biches et des gazelles rêvées. Les voix qui
s'attardaient à des pistes anciennes sonnaient
comme des cloches fortunées dans un matin fleuri
de Pâques.
Ce fut non loin de là que les labrits et la petite
épagneule s'installèrent. Mais lorsque cette der-
nière voulut donner à Lièvre un adieu attendri,
elle vit que l'Oreillard s'était esquivé depuis que
s'entendaient les chiens de chasse.
Et ce fut sans lui que les éperviers, le hibou,
les colombes, le loup et les brebis continuèrent
leur vol ou leur marche. Ils comprenaient bien,
maintenant, que, lièvre de peu de foi, il n'avait
pas su mourir comme eux et, que d'être sauvé
par Dieu, il préférait se sauver lui-môme.
44 LE ROMAN DU LiÈVnB
Le deuxième Paradis était celui des oiseaux,
situé dans un bocage frais oii leurs chants ruis-
selaient sur les feuilles des aulnes qui en deve-
naient ondulées. Et, de ces aulnes, ces chants
s'écoulaient dans la rivière qui en devenait mu-
sicale jusqu'à faire jouer les joncs.
Au loin courait une colline emplie de prin-
temps et de ténèbres. La douceur de ses flancs
était incomparable. Elle exhalait un parfum de
solitude : l'aromc des lilas nocturnes mêlé h.
celui du cœur des roses noires où boit l'aride
soleil blanc.
Soudain, par intervalles, comme si fussent
tombés sur l'onde, en s'y brisant, les astres de
cristal, on entendait s'épanouir le chant du ros-
signol. On n'entendait que le chant du rossignol.
Sur toute l'étendue de la colline taciturne, on
n'entendait que le chant du rossignol. La nuit
n'était que le sanglot du rossignol.
Alors, dans les bocages, l'aurore se levait»
rougissante d'être nue parmi les chœurs des
oiseaux dont hésitaien* à se moduler les siffle-
LK ROMAN DU LiÈVRB 45
menls, tant leurs ailes étaient accablées d'amour
et de rosée. Les cailles au blé vert n'appelaient
pas encore. Les mésanges à tête noire faisaient,
dans les obscurs figuiers, le bruit de galets re-
mués par l'eau. Un pivert dont on eût dit qu'il
était une poignée d'herbe arrachée aux pelouses
dorées, avec la fleur d'un sainfoin à la tête,
déchira de son cri l'azur. 11 se dirigeait vers les
vieux pommiers aux corolles candides.
Les trois éperviers et le hibou entrèrent dans
ces lieux nourris de fleurs, sans que, partant, un
seul rouge-gorge, un seul chardonneret, une
seule linotte en fussent effrayés. Les oiseaux de
proie se tinrent perchés, l'air arrogant et triste,
l'œil fixé au soleil, battant parfois de leurs ailes
de fer leur poitrine aiguë et chinée.
Quant au hibou, il s'enfonça vers la colline té-
nébreuse pour, enfoui dans quelque solitaire
caverne, heureux dans l'ombre et la sagesse,
écouter se plaindre le rossignol.
46 LE ROMAN DU LIEVUB
Mais les plus délicieux abris étaient ceux
qu'élurent les colombes. Elles se tenaient sur
d'amers oliviers vacillants au crépuscule. Dans
ce parc il y avait des jeunes filles qu'à cause de
leur grâce animale on avait laissées entrer, toutes
les jeunes filles soupirantes et pareilles à des
chèvrefeuilles, toutes les jeunes filles qui rou-
coulent avec toutes les colombes qui pleurent,
depuis les colombes de Venise qui éventèrent
l'ennui des dogaresses, jusqu'aux colombes d'I-
bérie qu'agaçaient du piment de leurs lèvres des
pêcheuses au teint d'orange et de tabac ; toutes
les colombes rêvées, toutes les colombes qui
rêvent : celle qu'élevait Béatrix, et à qui Dante
donnait un grain de blé; et celle qu'entendait
ians la nuit Quittéria désenchantée ; et celle qui
dut gémir au-dessus des épaules de Virginie
lorsque, dans la source nocturne, à l'ombre du
cocotier, elle essayait en vain de calmer ses brû-
lures aimables ; et celle à qui l'adolescente qu'op-
presse le déclin d'Été, dans le verger où les
pêches se meurent, confie des messages pas-
sionnés afin qu'elle aille où la mène son vol.
Et il y avait les colombes des vieux presbytères
ensevelis sous les roses : celles que, de sa main
LE ROMAN DU LIEVRE 47
parfumée d'encens, nourrissait Jocelyn en son-
geant à Laurence. Et la colombe que l'on donne
à la petite fille qui va mourir ; et la colombe que
l'on pose, en certains pays, sur le front brûlant
des malades; et la colombe aveugle qui gémit si
tristement qu'elle attire vers les chasseurs embus-
qués ie vol de ses sœurs passagères; et la plus
douce colombe, qui console dans sa mansarde ie
vieux poète abandonné.
48 LB ROMAN DU LIÈVRB
Le troisième Paradis était celui des brebis.
Au cœur d'un vallon d'émeraude qu'arrosaient
des ruisseaux dont l'herbe était d'un vert inouï
sous leur cristal ensoleillé; auprès d'un lac de
nacre et de plume de paon, d'azur et de mica, de
gorge de colibri et d'aile de papillon : ayant lapé
le sel candide sur des granits aux grains d'or, les
brebis dont les touffes d'épaisse laine sont imbri-
quées comme les feuilles de larges rameaux
recouverts de neige, les brebis rêvaient longue-
ment.
Ce paysage était si pur, et d'un songe si clair,
qu'il avait blanchi les cils des agnelles, à glisser
jusqu'à leurs yeux d'or. L'air y était si transpa-
rent qu'on eût cru voir, au fond de l'eau, tant leur
relief s'accusait, les sommets calcaires zébrés de
jaune. Les tapis des hêtraies et des sapinières se
tissaient de fleurs de givre, de ciel et de sang, d'où
la brise, les ayant frôlées, ressortait plus légère,
plus balsamique, plus glacée.
Gomme une marée bleue, une baée montait des
cônes précieux des arbres oiî s'enlaçaient des
LE ROMAN DU LIÈVRK 49
lichens d'argent. Des cascades, suspendues aux
dents rocheuses, fumaient. Et, soudain, les trou-
peaux angéliques bêlaient vers Dieu ; elles clarines
éperdues pleuraient vers l'ombre des scolopendres.
Et l'eau ténébreuse des grottes se brisait à la
lumière.
On y eût vu, couchée parmi les lauriers sau-
vages, la brebis retrouvée de l'Evangile. Sa patte,
sous son museau, saignait encore. Les routes
parcourues avaient été pénibles, mais bientôt elle
se ranimerait au sucre acidulé des myrtilles. Déjà,
elle frémissait en écoutant ses compagnes éparses
En entrant, pour s'y fixer, dans ce Paradis,
les robines amies de François aperçurent, penché
entre les myosotis couleur de l'onde qui les mirait,
l'agneau de Jean de La Fontaine. Il ne discutait
plus avec le loup de la fable. Il buvait, et l'eau
n'en était point troublée. La source sauvage oii
l'ombre des lierres, depuis deux cents ans, semblait
jeter une amertume, continuait de rouler dans le
gazon ses flots brisés qui entraînaient dans leurs
miroitements les neigeux frissons de l'agneau.
Elles virent, suspendues sur des vallées heureuses ^
les brebis de ces héros de Cervantes, lesquels, se
50 LE «OMAN DU LIÈVRB
mourant d'amour pour une même jeune fille,
avaient déserté leur cité pour mener une vie pas-
torale. Ces brebis avaient les voix les plus douces :
celles des cœurs qui aiment, en secret, leurs
blessures. Elles buvaient sur les serpolets les
larmes toujours fraîches et brûlantes que ces poètes
bucoliques laissaient, comme une rosée, tomber
des calices de leurs yeux.
A l'horizon de ce Paradis s'élevait une rumeur
confuse comme celle de l'Océan. C'était des san-
glots interrompus de flûtes ou de clarines, des
appels répercutés par les gouffres, l'aboi des chiens
inquiets, la chute dans le vide dune pierre fleurie.
C'était le gonflement des cascades au-dessus du
fracas des torrents. C'était comme la voix d'un
peuple en marche vers des terres promises, vers
des grappes sans nom, vers des épis de feu, mêlée
au braiement des ânesses pleines qui portaient les
bidons lourds de lait, et les manteaux du pâtre,
et le sel, et les fromages qui s'écaillent comme des
marnes.
LE 150MAN DU LIÈVRE 51
Le quatrième Paradis dtait celui des loups, si nu
qu'on peut à peine le décrire.
Au sommet d'une montagne stérile, dans la
désolation du vent, sous une brume pénétrante,
ils avaient la volupté du martyre. Ils se nourris-
saient de leur faim. Ils éprouvaient une acre' joie à
se sentir délaissés, à n'avoir jamais pu qu'un instant
— et grâce à combien de souffrances! — abdiquer
l'amour du sang. Ils étaient les parias au rêve ja-
mais réalisé. Depuis longtemps, ilsne pouvaient plus
approcher les brebis célestes dont les cils blancs bat-
taient dans la verte lumière. Et puis, aucune d'elles
ne mourant plus, ils ne pouvaient désormais guetter
le cadavre jeté par le pâtre au rire éternel du torrent.
Et les loups s'étaient résignés. Et leur fourrure
pelée comme la roche, était pitoyable. Une sorte
de misérable grandeur régnait dans ce séjour
étrange. On sentait, tant ce dénûment se faisait
tragique et fatal, que l'on eût baisé au front,
de tendresse, ces pauvres carnassiers surpris à
saigner des agnelles. La beauté de ce Paradis où
l'ami de François prit place, c'était la désolation
et le désespoir sans espérance.
Et, au-delà de cette région, le ciel des bêtes s'éten-
dait à l'infini.
LE UOMAN DU LIEVKE
III
Quant à Lièvre, il s'était enfui prudemment à
la vue du chenil céleste. Tant que François était
resté auprès de lui, il avait cru en François. Mais
bientôt, et quoiqu'il fût dans le séjour des Bien-
heureux, son naturel méfiant de laboureur l'avait
repris. Et, ne trouvant pas là exactement son
Paradis, n'y goûtant point la sécurité parfaite,
non plus que l'attrait du danger connu, et avec
lequel on peut lutter, l'Oreillard fut désorienté.
Donc, il erra, mal à l'aise, ne sachant pas, ne
se reconnaissant pas, cherchant en vain ce qu'il
fuyait et ce qui l'avait fui. Mais qu'était-ce? Le
bonheur n'était-il pas le Ciel? Où donc le calme
eût-il été plus calme? En quel autre gîte le
Museau-fendu aurait-il pu rêver un sommeil sans
alerte, mieux qu'en ces lits de laine que la brise
étendait sous les buissons fleuris d'étoiles?
Mais il n'y dormait point, car l'inquiétude et
d'autres choses lui manquaient. Assis aux fossés
LE ROMAN OU LIEVRE ' 53
du Ciel, il ne sentait plus, sous la blancheur de
sa queue courte, rhumidité le pénétrer de frissons.
Les moustiques, retirés dans leur Paradis d'étangs,
ne donnaient plus à ses paupières toujours levées
l'acre brûlure de l'Été. Cette fièvre il la regrettait.
Son cœur ne battait plus avec cette puissance dont
il battait lorsque, au sommet des landes incendiées
de bruyères, un coup de feu faisait autour de lui
pleuvoir le sol. A la lisse caresse des pelouses
soignées, son misérable poil repoussait aux endroits
calleux de ses pattes. Et il se prenait à déplorer
ce luxe du ciel. Et il était comme le jardinier
devenu roi qui, obligé à chausser des sandales
de pourpre, regrette ses sabots lourds de glaise et
de pauvreté.
54 LE ROMAN DU LIÈVnB
Et François, dans son Paradis, eut connaissance
des angoisses du Patte-usée et de son désarroi.
Et son cœur éprouva de la peine de ce qu'un de
ses anciens compagnons ne fftt pas heureux. Dès
lors, les rues du hameau céleste où il demeurait
lui semblèrent moins pacifiantes, les ombres du
soir moins douces, moins blanches les haleines du
lys, moins saintes les lueurs du rabot dans les
échoppes, moins claires les cruches chantantes
dont l'eau s'épanouissait en gerbes fraîches qui
faisaient frissonner la chair des anges assis aux
margelles des puits.
LE ROMAN DU LIEVRB
Donc, François alla trouver Dieu qui le reçut
dans son jardin h la tombée du jour. C'était, ce
jardin de Dieu, le plus humble, mais le plus beau.
On ne savait d'où venait le prodige de sa beauté.
Peut-être n'y avait-il que de l'amour. Au-dessus des
murailles ébréchées par les âges, de sombres lilas
s'épandaient. Les pierres, joyeuses, supportaient
des mousses qui souriaient et dont les bouches
d'or buvaient dans le cœur d'ombre des violettes.
En une lueur diffuse, qui ne tenait point de
l'aube ni du crépuscule, elle était plus douce
encore qu'eux, au milieu d'un carreau de terre,
un ail bleu fleurissait. Un mystère entourait lo
globe bleu de son inflorescence, immobile et
recueilli sur sa haute tige. On devinait que cette
plante rêvait. A quoi? peut-être au labeur de son
âme qui chante, au soir d'hiver, dans le pot oiî
bout la soupe des déshérités. 0 divine destinée!
Non loin des bordures des buis, les lèvres des
laitues rayonnaient de muettes paroles, tandis
qu'une grave lumière entourait l'ombre des arro-
soirs endormis. Leur tâche était terminée.
Et vers Dieu, confiante et sereine, sans orgueil ni
humilité, une sauge élevait son parfum misérable.
56 LE nOMAN DU LIEVRE
François s'assit auprès de Dieu, sur un banc
qu'abritait un frêne qu'aimait un lierre. Et Dieu
dit à François :
— Je sais ce qui t'amène. Il ne sera pas dit
qu'ici un seul ait pu ne pas trouver son Paradis,
fût-il ciron, fût-il lièvre. Va donc vers le Patte-usée,
et demande-lui ce qu'il désire. Et quand il te
l'aura dit, je le lui accorderai. S'il n'a point su
mourir et renoncer avec les autres, c'est que,
sans doute, son cœur est trop attaché à ma Terre
bien-aimée. Car, ô François, comme cet Oreillard,
j'aime la Terre d'un profond amour. J'aime la
terre des hommes, des botes, des plantes et des
pierres. 0 François, va retrouver Lièvre, et dis-lui
que je suis son ami.
LE ROMAN DU LIÈVRE 57
Et François se dirigea vers le Paradis des bêtes
oîi, excepté des jeunes filles, jamais les enfants
des hommes n'avaient pénétré. Il y joignit Lièvre
qui errait et se désolait, mais qui, lorsqu'il eut
vu venir à lui son ancien maître, éprouva une telle
joie qu'il s'assit, l'œil plus ahuri que jamais, le
museau tremblant d'un tremblement impercetible
— Salut, mon frère, dit François. J'ai entendu
souffrir ton cœur et je suis venu ici pour connaître
sa tristesse. As-tu mangé trop de graines amères?
Que n'as-tu la paix des colombes et des agnelles
aussi blanches...? 0 faneur de regain, que cher-
ches-tu avec cette inquiétude, alors qu'il n'est
plus d'inquiétude ici, et que jamais plus tu ne
sentiras l'haleine des chiens courants sur ton
pauvre poil de routier?
— 0 mon ami, ce que je cherche, repartit le
Museau-fendu , c'est mon Dieu. Tant que tu le fus
sur la terre, je me sentis pacifié. Mais^ dans ce
Paradis où je suis perdu parce que je n'y sens
plus ta présence, ô frère divin des bêtes, mon
àme étouffe, car je n'y trouve pas mon Dieu.
58 LB ROMAN DU LIKVRB
— Pensais-tu donc, reprit François, que Dieu
abandonne les lièvres et que, seuls dans le monde,
ils n'aient pas droit au Paradis?
— Que non, lui répondit le Patte-usée. Je ne réflé-
chissais point sur ces choses. Toi, je t'aurais
suivi, car j'ai appris à te connaître aussi bien que
la haie de la terre où les agneaux suspendaient la
tiède neige dont mon gîte se réchauffait. En vain,
à travers ces prairies célestes, ai-je cherché ce
Dieu dont tu parles encore. Mais, tandis que mes
compagnons le découvraient tout de suite, et trou-
vaient leurs paradis, moi j'errai. Du jour que
nous t'eûmes quitté, et dès l'instant que j'eus
gagné le Ciel, la nostalgie de la Terre fit battre
mon cœur puéril et sauvage.
0 François, ô mon ami, ô toi seul en qui j'ai
foi, rends-moi ma terre. Je sens que je ne suis
pas ici chez moi. Rends-moi mes sillons pleins de
boue, rends-moi mes sentes argileuses. Rends-moi
la vallée natale où les cors des chasseurs font
remuer les brumes. Rends-moi l'ornière d'où j'en-
tendais sonner comme des angélus les meutes
aux oreilles pendantes. Rends-moi ma peur.
Rends-moi l'effroi. Rends-moi l'émotion que
j'éprouvais lorsque, soudain, un coup de feu
LE nOMAN DU LIËVRB 69
balayait sous mon bondissement les menthes
odorantes, ou lorsque, parmi les cognassiers du
buisson, mon museau rencontrait le cuivre du
froid lacet. Rends-moi la prairie où tu me décou-
vris. Rends-moi les aurores des eaux d'oii le
pêcheur prudent retire ses cordeaux lourds d'an-
guilles. Rends-moi le regain bleu de lune, et mes
amours peureuses et clandestines parmi les oseilles
sauvages, lorsque je ne distinguais plus, du pélale
de l'églantier tombé. lourd de rosée sur l'herbe,
la rose langue de mon amie. Rends-moi ma fai-
blesse, ô mon cœur. Et va dire à Dieu que je ne
puis plus vivre chez lui.
— 0 Patte-usée, lui répondit François, ô mon
ami, ô doux rural méfiant, ô Lièvre de peu de foi
qui blasphèmes, si tu n'as pas su trouver ton Dieu,
c'est que, pour rencontrer ce Dieu, il t'eût fallu
mourir comme tes compagnons.
— Mais si je meurs, que deviendrai-je? s'écria
le Poil-de-chaume.
Et François :
— Si tu meurs, tu deviendras ton Paradis.
60
LE ROMAN DU r.îEVRE
Devisant ainsi, ils arrivèrent aux confins du Pa-
radis des bêtes. Là commençait le Paradis des
hommes. Lièvre inclina la tête et lut, au-dessus
d'un poteau, sur une plaque de fonte bleue où
une flèche indiquait la direction à suivre :
La journée était si torride que l'écriteau sem-
blait palpiter dans le sombre été. Au loin, la route
poudroyait comme dans sœur Anne, lorsque l'on
dit : « Ma sœur, ne vois-tu rien venir?» La séche-
resse pâle en était magnifique, amèrement em-
baumée par les menthes.
Et Lièvre voyait venir à lui un cheval attelé à
une carriole.
C'était une rosse qui traînait un char-à-bancs et
qui ne pouvait plus qu'aller au galop, par à-coup.
Chaque élan faisait sursauter sa carcasse disloquée,
secouait son collier, éparpillait sa crinière terreuse,
LE nOMAN DU LIÈVRB 61
luisante et verte comme la barbe d'un vieux marin.
La bête soulevait avec peine, comme s'ils eussent
été des pavés, ses sabots gonflés ainsi que des
tumeurs...
Alors, un doute plus fort que tous les doutes
qui avaient assailli jusqu'alors l'âme de Lièvre, la
lui perça.
62 LB ROMAN DU I.IKVUB
Ce doute était un grain de plomb qui venait de
pénétrer, par la nuque, dans la cervelle de l'Oreil-
lard. Un voile de sang, plus beau que n'est l'Au-
tomne ardent, flotta devant ses yeux où se levaient
les ombres éternelles. 11 cria. Les doigts d'un chas-
seur le serraient à la gorge, l'étranglaient, l'étouf-
faient. Son cœur s'alentissait qui, jadis, battait
comme au vent la pâle églantine éplorée à l'heure
matinale où la haie caresse la douceur des agneaux.
Un instant, dans le poing de son meurtrier, il
demeura immobile, efflanqué, long comme la mort.
Puis le vieux Patte-usée sursauta. Ses ongles se
crispèrent en vain vers le sol qu'ils n'atteignaient
plus, car l'homme ne lâchait pas. Lièvre finissait
goutte à goutte.
Soudain, il se hérissa, devint semblable aux
chaumes de l'été où il se gîtait jadis auprès de
sa sœur la caille et du coquelicot son frère ; sem-
blable aussi à la terre argileuse où ses pieds de
pauvre trempèrent ; semblable aussi au pelage dont
les Septembres revêtent la colline dont il avait pris
la forme ; semblable à la bure de François ; sem-
blable à l'ornière d'où il entendait sonner comme
des angélus les meutes aux oreilles pendantes ;
LE nO.MAN DU LiÈVRB 63
semblable à la roche aride qui est l'amour du ser-
polet; semblable, par son regard, oii maintenant
flottait une buée d'azur nocturne, à la pelouse bé-
nie où l'attendait le cœur de son amie au cœur des
oseilles sauvages; semblable, parles larmes qu'il
pleurait, à la fontaine séraphique auprès de la
quelle s'asseyait le vieux pêcheur d'anguilles ré-
parant ses cox'deaux ; semblable à la vie; semblable
à la mort; semblable à lui-même ; semblable à son
Paradis.
1902.
Fi» DU ro-asân du li/;;vrb
CLARA D'ELLÉBEUSE
00 L*BISTOIRK
D'UNE ANCIENNE JEUNE FILLE
A CLARA D'ELLEBEUSE
Au fond du vieux jardin plein de tulipes, ô
mémoire pure qui consoles îiia vie cruelle^ repose.
Je ne t'ai jamais trahie et tu ne m'as jamais
trompé. Tu es morte avant que je fusse né, parce
qu'au ciel il y a d'admirables roses.
0 mon enfanty ô mon amie, j'évoque en ce mo-
ment le jour ou, par une t)lanche tombée d'au-
tomne, tu tiens un petit arrosoir sur des buis qu^
tu arroses .
J'évoque aussi la cour des récréations taciturnes
où tu semblés, en habit de communiée, je ne sais
quel encensoir de corolle éclose.
Assiste-moi toujours. Lorsque je suis broyé,
quand je traîne sous les ormeaux de la petite ville y
aux heures bleues de Vangelus îiocturne, mon doute
et mon orgueil, pose ta main sur mon front qui
bourdonne, ta blanche main... pose,,.
68 CLAUA u'ELLKnEUSB
Prends ce petit livre. Il est fait sans art. Mais je
souris parce que je l'aime à cause de toi, et que tu
n'as jamais su, ô cueilleuse de papillons, pas plus
que moi, selon quelle formule il faut aimer en vers,
il faut pleurer en prose.
Je te donne mon âme. Jette-la aux pieds de
Dieu. Je ne sais pas ce qu'elle vaut. En te parlant,
mon sourire sanglote. C'est toi qui es venue à moi
sur les nias de ma douleur. Dis à Dieu, â mon
aimée, que je ne veux plus me souvenir de la Terre
morose.
Clara d'Ellébeuse s'éveille sous ses boucles et
bâille contre son bras nu. Elle est blonde et
ronde, et ses yeux ont la couleur du ciel quand il
fait beau temps.
Le soleil de ces anciennes grandes vacances
fait bouger, sur les rideaux transparents d'in-
dienne à ramages, à la fenêtre de l'Est, l'ombre du
tulipier.
Il est huit heures. La pure lumière se glisse
dans la chambre, éclairant, contre la tapisserie
bleue et gaie, le portrait de Joachim d'Ellébeuse,
le grand-oncle de Clara.
Et la petite jeune fille bâille encore, s'étire et
songe :
Comment était-il, l'oncle Joachim d'Ellébeuse?
Est-ce que la maison de la Pointe-à-Pître où il est
mort était belle?... La petite miniature que grand*-
mère m'a montrée, et qui est dans le tiroir d'en
bas, est celle de sa fiancée. Elle se nommait
Laure. Elle était bien jolie, avec des boucles de
70 CLAnA D ELLÉBEUSB
cheveux très noirs, un collier de corail et un cor-
sage de mousseline blanche rayée de vert... Est-
ce qu'elle est enterrée près de l'oncle?... Il avait
eu un duel. C'est M. d'Astin qui l'a dit... Est-ce
queLaure était plus jolie que maman?
Clara d'Elle'beuse s'habille, puis fait sa prière.
La maison s'éveille. L'escalier grince. Le ramage
des canaris monte du vestibule. Elle descend à la
salle à manger et prend dans le compotier un rai-
sin dont les grains luisent à ses doigts légers.
— Neuf heures déjà, se dit-elle. Maman se sera
arrêtée en revenant de la messe...
Neuf heures sonnent au trumeau qui représente
une église entourée d'ormeaux. Le timbre de la
petite peadule encastrée dans le joli clocher peint à
l'huile est rauque et doux. Amidietle soir, il imite
l'angelus. Sous les arbres, il y a une bergère, un
berger et des moutons.
Clara d'Ellébeuse considère la bergère et le
berger.
— Ils causent, pense-t-elle, et se marieront
dans la chapelle du tableau. Auront-ils du bonheur ?
Je souhaite que oui. Mais, puisque c'est dans un
tableau^ ils ne se marieront pas...
Elle met son grand chapeau de soleil orné de
reines-marguerites et de narcisses, et va sur le
CLARA D'BLLÉBEUSE 71
perron. Sur la pelouse brillante, le paon ondule
lentement.
— Le paon, songe-t-elle, est l'image de l'or-
gueil. Moi, je suis orgueilleuse. C'est monsieur
l'aumônier qui me l'a dit. Mais tout le monde ne
porte pas le nom d'Ellébeuse. Voici maman qui
arrive.
— Mon enfant, dit M™* d'Ellébeuse à sa fille
après l'avoir baisée au front, il vous faudra mettre
aujourd'hui la robe que vous a donnée tante
Aménaïde. M. d'Astin s'est fait annoncer. Il arri-
vera vers midi. Mais ce sera bien à temps de vous
habiller vers onze heures.
Et Clara, tandis que M"' d'Ellébeuse entre dans
la maison, se rend au verger. Elle longe les
framboisiers obscurs et les pommiers coniques et
luisants. Sur des roses il y a des cétoines. L'azur
tremble sur les buis. Mais voici qu'à la sérénité
de tout h. l'heure succède, dans l'âme de la jeune
lille, une sorte de tristesse pareille à celle de ce
beau jour doré.
Soudain, et sans que rien do subit semble les
Hvoir appelés, des scrupules intenses taraudent
l'adolescente. Mon Dieu, mon Dieu, se dit-elle,
ayez pitié de moi. J'ai eu de mauvaises pensées.
Où irais-je, maintenant, si je venais à mourir. Suis-
je prête è. paraître devant Dieu? J'ai eu des pea-
72 CLARA d'eLLÉHKUSB
sées impures au sujet du grand-oncle Joachim et
de sa fiancée Laure. Je me suis demandé si elle
s'asseyait sur ses genoux (|uaud ils étaient fiancés...
Et cette peur du péché, torture que peut seule
comprendre une âme catholique, houleverse en ce
moment l'âme douce de Clara. Elle arrive au
bout du verger et, p/ès de la tonnelle, elle ouvre
la barrière verte et gagne la partie la plus om-
breuse du parc. Là sont des vernis du Japon, des
lauriers, de faux-pistachiers, des liquidambars et
des érables. Sous la voûte de feuillages règne une
espèce de nuit, même lorsque la canicule pose une
lumière de silence aux cimes luisantes des arbres.
Bientôt la jeune fille quitte le parc, et franchit
la grille où des initiales des d'EUébeuse, dans une
ferronnerie ovale, s'encadrent de fleurs de lys
Fouillées. Et, quittant le domaine, elle se trouve
sur le chemin craquelé par la chaleur, entre les
fougères des talus. Un bec choque une écorce, un
lézard se glisse, une cigale se tait.
Ce chemin conduit à la chapelle ancienne et
pauvre. Pour s'y rendre, Clara traverse le cimetière
où sont des tertres ornés de yuccas, d'œillets, de
buis, de violiers, de menthes poussiéreuses, et de
ces plantes que l'on appelle cabarets-des-oiseaux
à cause de leurs feuilles creuses où séjourne de
Teau-
CLAKA DIÎLLÉnEUSB 73
Clara d'Ellébeuse entre dans la chapelle. Une
impression glaciale la saisit. Il lui semble que des
gouttes de pluie se glissent le long de son corps
tiède, car sous son lierre et ses briques, sous
l'azur torride, la chaumière de Dieu a fraîchi
comme une cruche.
L'autel est pauvre et beau, à peine éclairé pat
deux fenêtres aux petits carreaux en losanges d'où
tombe untulle campagnard soigneusement empesé.
De chaque côté du tabernacle, sont trois grands
chandeliers dorés. A gauche, il y a une vierge
dansune niche du mur et, à droite, dans une niche
pareille, un saint Joseph. A leurs pieds de petits
vases de loterie, si dorés et si verts qu'ils réjouissent
le cœur, contiennent d'humbles lîeurs artiiicielles.
Au milieu de l'église, sur un fût brisé, une pierre
creusée comme un calice renferme l'eau bénite
pleine d'ombre. Sous la tribune, semblable aux
crèches des étables, la grille du confessionnal est
cachée par une lustrine verte, luisante et roide.
Cet asile pacifique n'a point de nef, mais un pla-
fond de bois que recouvre une chaux d'azur.
Clara d'Ellébeuse s'agenouille et prie.
Mon Dieu, murmure-t-elle, préservez-moi des
mauvaises pensées. Je veux être une petite fille
pure. Eloignez de moi la curiosité. Ne me donnez
pas envie de lire dans le tiroir de bonne-maman
74 CLAKA d'klkkubusb
les lettres de l'oncle Joachim. Je suis une âme
tourmentée. Sainte Vierge, intercédez pour nous.
Faites que je n'aille pas en enfer. Mon Dieu, que
je suis malheureuse... J'ai peur d'ôlre damnée.
Mon Dieu, ne me séparez pas de maman ni de petit-
père. Faites que nous soyons ensemble dans le
ciel. Pardonnez-moi.
Elle fait une génuflexion devant l'autel, se signe,
prend de l'eau bénite et sort.
Un moment, elle est éblouie par le jour. Au
loin, par delà les coteaux d'ombre, les Pyrénées
sont comme des cascades célestes.
Clara repasse parle cimetière. Là est le tombeau
des d'Ellébeuse : Bernard cT Elle beuse, 1690. Jean
d'EUébeuse, 1715. Jean d'Ellébeuse, 1780. Elisa-
beth d'Ellébeuse, 1781. Tristan d'Ellébeuse, 1804,
^m^/ma(/'^//e6eM5e,1820.Etd'autresd'Ellébeuse...
A côté, se trouve une sépulture isolée près de
laquelle a fleuri une touffe de ces fleurs de velours
Îose que l'on confond parfois avec la belladone
^ fficinale parce que leur nom est : Amaryllis
'^elladonnœ. La pierre porte cette simple inscrip-
Cion;
Laura Lopez
1805
CLARA DELLEUEUsn 75
Et Clara d'Ellobeuse n'a jamais bien su qui fut
cette personne. C'était une amie de la famille, lui
a-t-on dit. Et elle aime cette tombe dont prend
soin bonne-maman qui a planté là ces lys de l'eu,
cette mémoire inconnue dont ne subsiste que le
doux nom... Elle s'appelait Laura, c'est-à-dire
presque Laure... comme la fiancée du grand-oncle
Joachim.
Et l'enfant rêve encore :
Comment était-il, le cimetière de la Pointe-à-
Pître oh repoeent l'autre Laure et son fiancé l'oncle
Joachim? Est-ce qu'il y a une église pareille à
celle-ci?... Moi, je me figure la Pointe-à-Pître à
cause d'une gravure du Musée des familles... Il y
a des forêts parfumées où les nègres se promènent.
Comment était Laure? Elle devait être grande et
marcher lentement. Est-cequ'ils s'embrassaient?...
Et Clara soudain rougit et chasse la pensée. Sa
grâce penche un peu vers le sol, cette grâce char-
mante et maladroite d'une enfant de seize ans. Par
le verger, elle repasse et, remontant le perron,
sourit au jardinier qui porte des laitues.
Bonne-maman travaille à sa tapisserie et petit-
père, assis non loin d'elle, fume sa pipe. Et Robin-
Bon, le cliien, dort sur la pierre en rond, le nez
contre la queue.
— Bonjour, bonne-maman, bonjour petit-père.
76 CLARA d'eLLÉBEUSK
Et Ton s'embrasse.
Avez-vous été heureux è. la chasse, petit-
père?
— Oui, ma chérie. Va voir à l'office. Mais fais
vite. Tu sais que M. d'Astin ne tardera pas à
arriver.
Et Gertrude montre à Clara deux jolies perdrix
aux pieds rouges, dont les plumes ardoisées,
rousses et noires, sont douces comme de la soie.
Clara d'EUébeuse vadans sa chambre s'habiller.
Elle refait ses boucles lourdes et dorées, les enroule
et les lisse au moule de buis. Elle enferme son corps
frais dans la robe de mousseline blanche que lui a
donnée sa tante Aménaïde. Une ceinture d'un blea
céleste pend de la taille haute, lit, jusqu'à terre,
lecorpsn'estqu'une ligue simple, presque nue. Une
chaîne d'argent semble couler vers la gorge creuse.
Les bras nus ont chacun une fossette qui semble sou-
rire. Et la bouche sourit aussi, la lèvre inférieure
écarlate, à peine un peu épaisse et fendue. Et le
nez un peu large, très pur, à peine relevé. Et le
front étroit et haut. Et les oreilles presque trop
petites perdues sous les repentirs.
Sur le palier :
— Vous êtes jolie, mon enfant, dit M"' d'EUé-
beuse. Il était temps que vous fussiez habillée. La
cloche sonne; c'est, je pense, M. d'Astin.
CLAKA d'eLLÉDEUSE 77
Elles sortent.
Il est midi. La canicule tombe des ormeaux bleus
et noirs où éclate le cri d'une cigale. L'air tremble
et sue. Un souffle chaud, empli d'âmes de fleurs
lourdes, se traîne.
Clara d'EUébeuse se tient droite sur le perron
une jambe un peu en avant; et cette grâce de cou-
ventine est si naturelle qu'elle en paraît puis-
sante... On songe à quelque eau vive traversée de
soleil, ou à une cerise mordue par un oiseau. Par
l'allée d'anémones du Japon, la lente voiture de
M. d'Astin s'engage, puis s'arrête au rond-point
du tupilicr qu'entourent les lianes des bignoniers
d'où pendent ces longues corolles jaunes et rouges
dont les enfants s'amusent.
M. le marquis d'Astin met pied à terre, péni-
blement, car il a une jambe de bois. Appuyé sur
sa canne, il agite son chapeau. Il est très grand.
Le flot dressé de ses cheveux ressemble à une tu-
lipe blanche. Sa taille mince est serrée dans un
habit qui, à la base, à la roideur d'une crinoline.
Il gravit le perron au bras de M. d'Ellébeuse, sa-
lue ces dames qui l'attendent, et les suit au salon.
Sa voix est douce. Il dit en s'asseyant :
— Ma jambe de bois ne peut me laisser en
paix. Elle a, depuis deux semaines, sa crise de
goutte...
78 CLARA d'eLLÉPEUSB
Et bonne-maman d'Étanges, avec un sourire en-
fantin :
— C'est comme moi, monsieur d'Astin... Voici
dix jours que s'enfla ma main droite...
— Pour Dieu!... Encore votre main n'est-elle
pas une bûche et pouvez- vous la tendre... Et que
dit cette belle enfant?
Il considère Clara assise en face de lui, contre
ie paravent. Sur ce paravent il y a des arbres aux
fruits jaunes sous lesquels sont étendus des ber-
gers et des bergères. On y voit aussi une chasse
au cerf. Le cerf traverse un ruisseau où sont des
angéliques roses. Les chiens, langue pendante,
le serrent de près. Au loin, sur une pelouse, deux
petits cavaliers en tricorne, la trompe en sautoir,
s'efi'orcent aies rejoindre. El les arbres aux beaux
fruits sont sur un fond blanc, et la rivière et les
arbres sont bleus. Ce doit représenter une tombée
dorée de septembre. Il semble que les cimes des
ormeaux y soient agitées par un vent de grandes
vacances au déclin. Et, contre ce paravent, les
boucles de Clara d'Ellébeuse se détachent des
fruits peints, des fruits ronds et beaux comme des
grenades qui seraient des poches.
Elle ne dit rien et sourit, embarrassée et char-
mante. Tandis que sa mère répond pour elle, mille
pensées vivent sous ce front lisse. Elle songe que
CLAHA d'ÉLLÉDBUSB 79
M. d'Astin l'intimide, bien que, depuis longtemps,
elle le connaisse et l'aime, depuis toute petite, de-
puis toujours. Cependant, il lui faisait peur jadis
quand il racontait son voyage à la Chine, et les
missionnaires torturés. C'est lui qui donna ces
deux jolies gravures dont l'une représente une
femme Mongole de distinction en habit de cérémo»
nie d'été y l'autre la fille aînée de l empereur,,. La
Chine est un vilain pays qui donne envie de vo-
mir et oh l'on torture le Christ, un pays qui a la
môme odeur vilaine et noire que le coiïret qui
est là et qui sent le camphre et le poivre. C'est le
pays du démon. Ah I combien Clara d'Ellébeuse
préférerait visiter les îles de la Guadeloupe où les
bonnes négresses se font catholiques, où sont
morts l'oncle Joachim et sa fiancée Laure, qui s'ai-
maient dans des fleurs... Mais M. d'Astin est très
bon pour sa petite amie, et tout récemment il lui
a donné un bracelet à la mode, une petite chaîne
de forçat en or terminée par un boulet... 11 était,
paraît-il, le meilleur ami du grand-oncle Joachim,
mais il ne parle presque jamais de lui...
Tout justement, aujourd'hui, comme l'on vient
de passer à la salle à manger, la conversation
tombe sur l'oncle Joachim, au sujet de la jolie dé-
coration de fleurs de capucines qui est au milieu
de la table.
80
CLARA d'elLKBEUSB
— Mon cher Henri, dit M. d'Astin, je me sou-
viens que, lors du dîner d'adieux que donna le
frère de votre père, à la veille de son départ pour
l'Amérique, il y avait une garniture de nappe
dans le même goût. Ce fut un repas empli de
gaîté, à Bordeaux, au Restaurant du Brésil.
Nous bûmes h nos futures amours. Alors, certes,
je ne pensais point que les siennes finiraient si
tragiquement, ni qu'à mon retour de la Chine je
dusse ensevelir dans ce pays sa bien-aimée Laura...
M. d'Astin se tait. Il a oublié la présence de la
jeune fille. Un sourire de M"" d'EUébeuse la lui
rappelle.
— Vous avez, fait-il, des melons magnifiques?
— Le terrain est très sableux, répond M°" d'El-
lébeuse... Mais ne reconnaissez- vous point leur es-
pèce ? Elle est de ces fameuses graines que vous
eûtes la gracieuseté de nous offrir, il y a six ans,
et que vous disiez tenir de la fille d'un poète de la
Chine...
— ... Ou de la fille d'un mandarin, c'est tout
comme. Aujourd'hui le vieux garçon que je suis
ne reconnaît plus les melons... Et les mandarines,
je le crains...
Un pli s'est formé entre les sourcils de Clara
d'EUébeuse. Les mots qu'a prononcés le mai'quis
au sujet de l'oncle Joachim la bouleversent. Elle
CLARA d'eLLÉBEUSE 81
se Téphie : Il a dit : à mon retour de la Chine...
Il a dit à mon retour de la Chine... J'ai enseveli
dans ce pays sa bien-ainaée Laura... On lui avait
donc menti, à elle, à Clara? Elle est donc morte
ici Laura? Oii? Dans la maison?... Mais elle ne
s'appelait pas Laure, sa fiancée, puisqu'il l'appelait
Laura, du même nom que la femme de la tombe?
Comment?... Comment?... Pourquoi grand'mère
lui avait-elle dit en lui montrant la miniature :
C'est le portrait de M"* Laure, la fiancée, de
ton grand-oncle Joachim.
— Où sont-ils morts, grand'mère? avait-elle
demandé. — ^ Là-bas, h. la Pointe-à-Pitre. — Alors
ce n'était pas vrai qu'ils étaient là-bas?... Mais
si, puisque sur les lettres du tiroir il y a écrit ;
Guadeloupe... Iladit: je l'ai ensevelie dans ce pays.
— Vous n'avez point d'appétit, mon enfant?
remarque M"" d'EUébeuse.
Elle répond :
— Je suis un peu fatiguée, petite-mère. Et boit
un peu d'eau pour essayer de se donner faim.
Et, tandis que la conversation reprend autour
d'elle, de nouveau elle se remémore : il a enseveli ^
dans ce pays, sa bien-aimée Laura.
Elle évoque le cimetière oii sont les cabarets-
des-oiseaux, les belladones chaudes et roses et
les menthes poussiéreuses. Elle se souvient que,
g2 CLARA o'KLl.rnEUSR
dans un coin d'ombre, des tomates échappées de
quelque misérable potager ont mûri. Sa pensée,
à travers les ronces, lit encore cette inscription :
Làurâ Lopbz
i805
La nuit claire coule dans le ciel, une de ces nuits
tièdes où les longs moustiques désertent la rivière
pour la lueur de la lampe.
C'est après dîner. M. d'Astin, qui s'est résolu à
rester, joue aux échecs avec M. d'Ellébeuse.
M°" d'Étanges et sa fille travaillent à leurs tapisse-
ries. Clara d'EUébeuse, les bras derrière le dos,
regarde, par la fenêtre qui donne sur le parc,
l'ombre remuer dans les feuillages. Une vague
inquiétude l'oppresse. EUenepeut être absolument
heureuse. Toujours, même aux soirs calmes comme
celui-cit son âme éprouve une angoisse qui semble
nécessitée par le bonheur. Lorsque Clara d'EUé-
beuse était petite enfant, et que le don d'une pou-
pée la comblait d'abord de joie, elle l'abandonnait
tout à coup, sans que ses parents comprissent la
CLARA d'ellÉBEUSE 83
cause de ce changement subit d'humeur. Elle deve-
nait soudain morose, et, les sourcils froncés,
jetait, pour n'y plus toucher, sa poupée dans un
coin. <' Cette enfant est inconstante », disait
M°" d'Etanges. Mais non. C'était qu'au plus fort de
la joie de posséder ce jouet, Clara d'EUébeuse
venait d'y découvrir l'insigniQante, mais inévitable
tare dont rien, en ce monde, n'est exempt. Elle
avait remarqué là, sur l'étoffe rose emplie de son
qui simulait la chair, une petite tache qu'elle
n'avait pu effacer :
Ma poupée est imparfaite, se disait-elle. Quel
dommage que, dans le magasin, on n'en ait pas
choisi une autre, n'importe laquelle...
Et maintenant, l'époque des jouets passée, dans
les moments de plus grandes ivresses, c'est-à-dire
au sortir du confessionnal, quand l'absolution et
la bonne volonté régnent dans son cœur, surgit tout
à coup le péché oublié. C'est le plus grand toujours.
Mais l'a-t-elle seulement oublié ? Ne l'a-t-elle pas
caché exprès à son confesseur. Ce doute la taraude.
Est-ce qu'elle sait, elle? Peut-elle affirmer que
non? Alors, elle est damnée? Cette crainte éloi<
gnée, une autre, quelconque, survient, la torture
parfois jusque dans ses rêves, dont elle s'éveille
en sursaut avec une sensation d'étouffementet de
vertige. « Ce sont des vapeurs, mon enfant », lui
84 CLARA D ELLÉDEUSH
dit M"' d'EUébeuse. Et Gertrude prépare pour
Clara quelque infusion de plantain.
— Échec et mat, dit M. d'Astin à M. d'EUébeuse,
qui sourit.
Clara s'est retournée, la tête haute, ses beaux
bras nus toujours derrière le dos. Elle sourit dans
ses boucles lisses et regarde le jeu. Elle aime,
sans bien les connaître, ces pièces polies qui
glissent sur l'échiquier dallé comme un palais.
Elle s'assied, silencieuse, auprès de la lampe et
ouvre un volume qu'elle a toujours vu là.
C'est la CAzVie en mtnm/wrf, de M. Breton, cadeau
fait à M. d'EUébeuse par son vieil ami d'AsUn.
Clara d'EUébeuse regarde la gravure qui orne le
chapitre sur la récolte du thé. Des singes roses
gravissent une montagne au bord d'un ruisseau.
L'un d'eux, assis auprès d'un arbre à thé, en
embrasse le tronc qu'il secoue avec rage. Et des
ranveaux, choient des feuilles et des fleurs que
recueille un Chinois h, large culotte oronge, aux
pantoufles feutrées et courbes, à tunique bleue, au
chapeau défaille en abat-jour. Non loin, un singe
qui a des gants blancs suce un fruit.
Clara d'EUébeuse referme le volume. Dix heures
sonnent. Elle embrasse tout le monde, va demander
son chandelieràGertrude, et monte dans sa chambre.
A se sentir seule, Clara d'EUébeuse éprouve ua
CLAHA d'ei.LÉBKDSB 85
soulagement. Non point qu'elle n'aime la société
de ses chers parents, mais la solitude et la médi-
tation apaisent un peu cette âme fragile.
« Mon enfant, lui dit souvent l'aumônier des
Ursulines, vos scrupules proviennent d'une déli-
catesse trop grande. Votre conscience est timorée,
mais cela est chez vous la preuve d'une grande
bonne volonté. »
Clara d'Ellébeuse fait sa prière, puis se désha-
bille lentement, mais avec une pudeur excessive,
la crainte de fixer trop longtemps ce que cache la
robe de tante Aménaïde. Elle se dit qu'il est per-
mis de regarder ses bras exposés ô. l'air tout le
jour; mais qu'il ne faut pas toucher ou regarder à
son corps inutilement, en dehors de sa toilette.
Elle se couche, pose l'éteignoir de cuivre sur la
chandelle, mais ne s'endort point tout de suite.
C'est le moment oiji son âme se recroqueville.
Alors, ellerevoit mieux les choses en pensée qu'elle
ne les a vues directement. Elle songe à M. d'Astin, îi
ce qu'il a dit du grand-oncle Joachim, de la fiancée
Laure, au mystère que l'on fait autour de leurs
mémoires. t*uis elle se revoit dans le parc. Sous ses
cils clos elle perçoit nettement la pelouse qui dévale
au bas du perron, puis une cime d'ormeau, une
touffe de bambous, puis une urne de pierre grisedans
la perspective de l'allée ombreuse... puis s'endort.
gg CLARA d'eLLÉBEUSB
u
L*orage, pendant la nuît, atrcmpé le parc. Mais
la pluie s'évapore et le soleil est si brillant sur les
feuillages qu'ils fatiguent la vue. Clara d'EUébeuse
se promène dans V Allée aux noisettes. Il y a des
coques, àterre, vidées par les écureuils. C'estune
de ces matinées fraîches et limpides qui annoncent
la canicule.
Clara attend que le jardinier ait fini de bâter le
petit âne. C'est fait. Elle cueille une gaule verte
et, d'un banc de pierre, saute sur la bête qu'elle
dirige vers la grille. Elle prend le sentier des bois
do Noarrieu. Les gouttes glacées des néfliers
pleuvent sur elle. L'âne trotte. Elle est toute
secouée et, de temps en temps, retient son
large chapeau de paille prêt à tomber. La voici
sur la lisière moussue où veillent les colchiques.
.Dans les haies brillent des toiles d'araignées. On
lentend le gloussement des ruisseaux encore gorgés
CLARA D'ELLéfiBUSB 8"?
de l'orage nocturne . Des pies jacassent, un geai crie.
Mais, au milieu des bois, c'est un silence que
rien ne trouble, à peine le bruissement des hautes
fougères froissées par les flancs du petit âne ; c'est
un recueillement de fraîcheur qui va durer là jus-
qu'au soir, même aux heures torrides oii les maïs
crépitent. Au pied d'un châtaignier, sur une éclair-
cie de lumière et d'émcraude, il y a des gentianes.
Leurs cloches sombrement bleues tentent Clara
d'Ellébeuse qui arrête sa monture, en descend, et
les cueille pour les allier aux reines-marguerites
et aux narcisses de son chapeau des champs, orné
de rubans blancs à filets paille
Elle s'assied auprès de l'arbre et, tressant les
fleurs, songe avec tristesse à la fin des vacances,
à la rentrée, à la grande cour des récréations
d'octobre où les feuilles dures des platanes sont
agitées par le vent aigre et froid.
Jamais elle ne s'est bien résignée au pension-
nat. Et c'est encore plus affreux les jours oii sa
mère lui rend visite au parloir. Elle préférerait,
tant son regret est amer aux heures de séparation,
que M"' d'Ellébeuse ne lui donnât point ces joies
trop brèves, empoisonnées toujours par l'attente
du départ. Lorsque la cloche sonne et qu'il faut
se quitter, après une demi-hsure, c'est le cœur
gonflé d'angoisse qu'elle emporte h son pupiire,
88 CLARA D ELLÉBEUSB
près de la petite Vierge de métal dressée sur un
autel de livres, les pâtisseries que lui envoie
M°" d'Étanges. Elle n'y peut jamais goûter le soir
môme et, encore, le lendemain, lui laissent-elles
dans la bouche un goût de larmes, une odeur
morose qu'elle a définie intérieurement ; le par-
fum de la séparation.
— Suis-je donc sotte, se dit-elle, de songer
d'avance à tout cela...
Et elle considère un escarbotqui vient de s'abattre
à ses pieds.
Il est temps qu'elle rentre, surtout si elle veut
revenir parla route royale. Elle se lève et, remontée
sur son âne, reprend sa route à travers bois.
Le trot de l'âne rhythme ses pensées qui, toutes
en ce moment, se concentrent sur la mémoire de
l'oncle Joachim et de sa fiancée. Clara d'EUébeuse
songe à cette mystérieuse Laure. Toc, tec, tec —
toc, tec, toc — tec, tec, toc — font les sabots du
petit âne... Oh! que je voudrais voir les colonies
de Laure... Et elle se récite cette strophe d'une
poésie d'Anaïs Ségalas parue au Magasin des
demoiselles :
De peur qu'un maringouin ne touche à ton visage,
Tes nègres viennent déplier
La moustiquaire en gaze, et sous le blanc nuage
On voit la déesse briller.
CLAHA d'ellébeusk 89
Dans l'habitation, maîtresse étincelante,
Tout un peuple noir suit tes pas;
Ton trône est un liamac, ô reine nonchalante,
Et ta couronne est un madras.
.. Mais elle trouve ces vers moins beaux que
ceux que compose Roger Fauchereuse, un jeune
homme de leurs amis.
Clara d'EUébeuse se retrouve à la grille du parc
au moment où sa mère et M. d'Astin se promènent
dans la grande allée. La maman de Clara est char-
mante. Elle semble une aquarelle tirée des F/eurs
animées. Un chapeau de grosse paille cousue de
suisse, enguirlandé de reines-marguerites, encadre
ses lisses bandeaux châtains, ses yeux brillants et
ses joues fraîches. Elle porte un peignoir de mous-
seline blanche imprimée à pois roses, et s'abrite
sous une ombrelle verte. Clara d'EUébeuse met
pied à terre, tend son front d'abord à sa mère,
ensuite à leur vieil ami.
— Avez-vous été bien loin, mon enfant? de-
mande M. d'Astin.
— J'ai fait le tour du bois de Noarrieu, et je
suis revenue par la route royale.
— C'est un grand tour. Ah ! Que ne puis-je vous
accompagner, ma chérie. J'ai encore la passion
des promenades matinales et des bois, mais ne
puis y donner cours. Si je vous accompagnais à
90 CUIBA D HLLEBBUSB
cheval, j'en serais réduit à un seul éperon... et à
une seule jambe. Triste cavalier, ma chère enfant,
pour vous défendre...
Clara sourit et s'éloigne, tandis que M"' d'Ellé-
beuse fait remarquer à M. d'Astin la beauté de
tournesols dont les fleurs lourdes apparaissent au-
dessus de la haie du potager.
— Bonjour, bonne-maman. Que lisez-vous là,
bonne-maman?
— Je lis, mon enfant, une histoire très intéres-
sante...
Et, pour expliquer, bonne-maman enlève ses
lunettes.
— Je lis, mon enfant, l'histoire très intéres-
sante d'un navigateur presque inconnu. Cet homme,
vraiment remarquable, a fait le tour du monde
dans une petite barque. Il fut au pays des Hin-
dous dans une ville où les singes sont tout-puis-
sants. On n'a pu se rendre maître de ces animaux,
car ils pilent d'une espèce d'épice qu'ils soufflent à
travers les yeux de leurs ennemis, à l'aide d'un
roseau...
— Oh! Qu'elle est jolie, bonne-maman, votre
histoire... Qu'elle est jolie, bonne-maman... Bonne-
maman?... Le tiroir d'en bas, de votre commode,
est resté ouvert... Vous avez oublié de le refer-
mer?...
CLABA d'eLLÉBEUSE 91
— Non, mon enfant. C'est ton père, qui est
dans sa chambre, qui vint prendre ici, tout à
rheure, des papiers qui étaient sous clef... Il doit
les remettre à M. d'Astin.
— Quels papiers, bonne-maman?
— Je crois, des lettres de la Guadeloupe... Mais
cela t'importe peu, mon enfant. Il est temps que
tu ailles t'apprAter pour le déjeuner.
Clara d'Ellébeuse sort de la chambre de
M"" d'Étanges, et monte l'escalier en fronçant les
sourcils :
... Pourquoi M. d'Astin va-t-il garder les pa-
piers de la Guadeloupe? Les papiers de la Gua-
deloupe, ce sont les lettres du grand-oncle
Joachim... Ces papiers doivent rester dans la fa-
mille... Pourquoi M. d'Astin va-t-il les empor-
ter?... Je ne veux pas, moi, que M. d'Astin les
emporte... Est-ce qu'il va emporter aussi le joli
portrait de Laure?
Une grande tristesse, une sourde rage gonflent
le cœur de l'enfant. Elle n'a jamais lu ces corres-
pondances. Elle n'en a vu que l'extérieur, parfois,
lorsque bonne-maman ouvrait le tiroir d'en bas.
Mais elle tient à ces papiers jaunis, parce que le
portrait du grand-oncle Joachim est dans sa
chambre, et que l'oncle Joachim était le fiancé de
Laure... Mais elle ne peut pas empêcher petit
Ô2 CLARA d'eLLÉBEUSB
père de remettre ces papiers à M. d'Astin... Elle
est folie de songer à cela... Elle n'oserait ja-
mais...
Elle s'habille machinalement. Cette pensée,
que les lettres de l'oncle Joachim vont quitter à
jamais, peut-être, la maison, la bouleverse autant
qu'un scrupule religieux. Elle était, il y a vingt
minutes, tout heureuse de sa promenade. Mainte-
nant, sa joie est empoisonnée. L'idée fixe la ta-
raude. Cependant, elle se recoiffe, met sa belle robe
de mousseline et, avant de quitter sa chambre,
considère longuement le portrait du grand-oncle,
et lui envoie un baiser.
La porte de la chambre de petit-père est ou-
verte. Elle entre et le voit assis à sa table en face
de plusieurs liasses de lettres. Certaines de ces
liasses sont déjà cachetées; d'autres ne sont en-
core que ficelées ; d'autres sont libres. L'enfant se
rend bien vite compte du travail auquel est occupé
son père. Elle dissimule son émotion et dit :
— Bonjour, petit père, comment avez-vous
passé la nuit?
— Bien, mon enfant. Tu me trouves en train
d'effectuer un rangement de papiers d'affaires au-
quel je m'emploie depuis ce matin. Heureuse-
ment que je vais avoir terminé. Je n'ai plus qu'à
apposer quelques cachets de cire... Mais ce sera
CLAHA d'eLLÉBEUSK 93
pour cet après-midi. Voici le premier coup du
déjeuner.
Clara descend. Maman, grand'mère et M. d' As-
tin sont déjà au salon. M. d'Ellébeuse arrive bien-
tôt. M. d'Astin lui dit :
— Mon cher ami, j'ai dû vous donner un mal
de tous les diables, en vous faisant ranger cette
correspondance; je vous en demande bien par-
don.
— Mais pas du tout, mon cher d'Astin... Voire
réclamation est entièrement juste, et je me re-
proche de n'avoir point songé, de moi-même, plus
tôt, à vous remettre ces lettres du pauvre Joachim.
Vous les relirez avec émotion... Vous me les aviez
confiées à la veille d'un voyage déjà ancien, et
j'eusse dû, déjà, vous les rendre.
Pendant le repas, Clara demeure silencieuse et
dissimule son état d'âme. Elle fait semblant de
manger, de crainte d'une observation qui la ferait
éclater. Quand on ne la regarde pas, elle glisse à
Robinson, qui est près d'elle, le contenu de son as-
siette. Elle n'entend que vaguement ce qui se dit
autour d'elle.
On sert le café sur la terrasse, à l'ombre du tu-
lipier. Clara d'Ellébeuse descend le perron où s'est
posé le paon. Elle songe profondément :
...Ces lettres sont du grand-oncle Joachim;
94 CLARA D ELLEBECSB
donc elles pourraient être à nous?, Cependant, il
est impossible de les garder, puisque petit-père
veut les remettre à M. d'Astin... Quand repart-il,
M. d'Astin?
Elle fait lentement le tour du château, ses bras
nus croisés derrière la taille. Sous un grand cha-
peau de paille Clarisse Harlowe, sa tête, inclinée
un peu vers le sol, laisse pendre en avant deux
boucles à moitié dans l'ombre.
... Si je pouvais seulement, se dit-elle, conser-
ver deux ou trois lettres de l'oncle Joachim?...
Serait-il bien mal de les prendre dans les paquets
non cachetés?... Oui, sans doute... Ce serait un
vol abominable... dont je pourrais me confesser
à la rentrée... Mais est-ce que l'on peut accomplir
une mauvaise action, et obtenir valablement l'ab-
solution, quand on s'est dit avant que Ton s'en
confesserait ensuite ?^
Elle longe un vieux mur oh s'épand un lierre,
fait le tour du perron et revient sur ses pas, tarau-
dée par l'idée fixe," bouleversée par des scrupules
et par l'envie de prendre les lettres.
— Clara, lui dit M"" d'EUébeuse, allez cher-
cher votre zéphyr en haut? Nous faisons, cette
après-dînée, une promenade en voiture... Voua
pourriez vous enrhumer au retour...
La jeune fille monte Tescalier. Elle passe de-
CLARA d'eLLÊBBCSB 95
vant la chambre de son père. La porte en est ou-
verte, et les papiers sont toujours sur la table.
Elle hésite, entre, s'en va, revient, ferme les yeux
et les rouvre. Elle est seule. Rapidement, elle
s'empare de deux lettres, au hasard, chacune prise
au milieu de deux paquets rangés, mais non fice-
lés, et s'enfuit dans sa chambre. Elle cache les
lettres dans son sachet à mouchoirs, puis s'age-
nouille et demande pardon à Dieu.
La promenade sur les coteaux est délicieuse,
mais Clara d'Ellébeuse n'en goûte point le charme,
et l'après-midi lui paraît long. Elle ne se sent un
peu plus à l'aise qu'au retour, bien que, durant
un quart d'heure oii son père est monté dans ses
appartements, elle éprouve une crainte et une an-
goisse inexprimables.
Enfin sa peur se dissipe lorsque M. d'Ellébeuse
reparaît, une dizaine de liasses cachetées dans les
mains, et disant :
— Tenez, mon cher d'Astin, voici vos lettres
en ordre.
Le dîner et la soirée se passent monotones.
C'est, comme la veille, une tiède soirée de l'été
finissant, dont le silence n'est troublé, dans le sa-
lon, que par le bruit sec et léger des pièces de
buis sur l'échiquier.
A dix heures, Clara d'Ellébeuse regagne sa
96 CLARA D'ELLBBBUSR
chambre et va prendre dans le sachet les deux
lettres qu'elle y a cachées. Elles sont écrites sur
du papier rugueux et jaune, taché de poussière et
d'humidité. L'une des adresses est très ornemen-
tée. Les suscriptions sont identiques. En carao
tôres d'imprimerie noirs et rouges :
Guadeloupe, par le Havre*
Et en belle anglaise :
Par le navire la Rosina.
A Monsieur,
Monsieur d'AsTiN,
à Aïciritz, par Balansun,
en France (Basses-Pyrénées.)
Les plis sont alourdis par de la cire et des pains
à cacheter. Clara d'Ellébeuse est émue, ses oreilles
bourdonnent un peu. Elle s'assied, déplie les mis-
sives de l'oncle Joachim, en examine les dates, et
lit rapidement.
L'Artibonite, près la Pointe-à-Pitre,
ce 12 juin 1805.
L*empressement que vous mettez, mon cher Hector,
à m'envoyer le plan de la petite maison de campagne
où doit s'installer Laura me touche infiniment. Ce que
vous m'en dites m'agrée en tous points, surtout que la
CLARA d'ellkiîeuse 97
villa n'est point humide, ce qui est d'une grande im-
portance pour une créole qui n'a jamais quitté les
Antilles. La description qui accompagne votre plan est
séduisante. Cet isolement, non loin du village où s'est
passée ma jeunesse, conviendra à cette âme profondé-
ment blessée par la vie. Je crois, du reste, me souvenir
de cette habitation. Ne l'appelions-nous pas la propriété
fermée? Ne domine-t-eîlepas un léger coteau, non loin
de Noarrieu? N'y a-t-il pas, tout auprès, un vieux
puits auprès duquel je me suis posté bien souvent
durant nos chasses au lièvre?
Ce que vous me dites du jardin me plaît également.
Laure aime les belles fleurs. Comme «lie adore aussi
les oiseaux, vous seriez charmant d'en faire mettre
quelques-uns en volière par les petits paysans de Ba-
lansim. Ils ne sont point comparables à nos oiseaux
des Tropiques, mais les bouvreuils, les chardonnerets
et les linots ont d'agréables chants.
Mon amie est dans une mélancolie profonde de quit-
ter La Pointe-à-Pitre. Son angoisse redouble à l'idée
que sa famille ne saura point si elle est morte ou
vivante. Je lui ai promis que, pour rassurer ses pa-
rents, vous chargeriez un de vos amis fidèles de Londres
de porter lui-même au navire qui fait le courrier des
Antilles une lettre qu'elle vous fera tenir, destinée à
rassurer les siens.
Je ferai partir Laura secrètement pour Saint-Pierre
de la Martinique, où elle s'embarquera le 30 cou-
rant, à bord de Y Aimahle-EUsa. Je vous prierais de
l'aller quérir à Pauillac-sur-Gironde, où l'on fait
escale, en compagnie du D' Campagnolle. 11 est
toujours entendu que Laura passera aux yeux des
curieux de Balansun et de Noarrieu pour une malade
7
98 CLARA d'eLLÉBECSB
qu'un de vos amis envoie à notre docteur pour faire une
cure d'air.
Vous voudrez, mon cher Hector, me faire tenir le
compte de tout ce que je vous dois et de tout ce que je
pourrai vous devoir.
Je vous prie d'accepter les quelques colis que je fais
charger à votre intention à bord du Val-cTOr qui em-
portera cette lettre. Je fais adresser le tout en douane
de Bordeaux. Il se trouve, parmi ces colis, une partie du
trousseau de Laura, du linge dont vous trouverez le
détail ci-inclus, des robes, etc., et une guitare d'une
grande valeur dont elle joue parfaitement.
Le rhum qui est à votre adresse doit être transvasé
goutte à goutte dans une deuxième barrique. Vous en
perdrez ainsi beaucoup, mais ce qui en restera sera
délicieux.
Je ne sais assez vous remercier, mon cher Hector, de
votre bonté fraternelle.
L'Artibonite, près la Pointe-à-Pitre,
ce 7 décembre 1805.
Je vous remercie, mon cher Hector, des nouveaux
détails que vous me donnez sur la mort de la pauvre
Laura. Je désirais connaître la vérité, si terrible qu'elle
fût. Ma main est prise d'un tremblement à vous écrire
ces lignes. Voici dix nuits que je pleure amèrement,
demandant pardon au Tout-Puissant de l'imprudence
que j'ai commise, et qui a précipité dans la tomb<»
le plus aimable des êtres. Hélas ! Pourquoi suis-je
resté sourd aux plaintes de cette chère amie et no
l'ai-je point accompagnée en France ? Pourquoi la con-
fiance en moi lui a-t-elle fait défaut ? Malheureux que
CLAHA o'ELLÉnEUSB 99
je suis ! Il ne me reste plus qu'à terminer dans les san-
glots et le repentir une vie si cruelle, qu'il me faut faire
appel à toute ma religion pour ne point en hâter la fin.
Vous me dites que vous n'aviez rien observé chez
Laura, si ce n'est un peu plus de tristesse durant les
derniers jours. Mais n'étions-nous pas habitués à cette
mélancolie? Ici même, sous cette triste véranda d'où je
vous écris, et où elle passa de longues soirées, je ne pus
jamais lui donner un peu de joie. Le pauvre être fixait sur
moi ses yeux douloureux, et qui semblaient marqués
pour une mort prématurée. Son seul plaisir était que les
maronnes lui apportassent des colibris et des fleurs.
Me souvenir de ces choses fait battre mon cœur à
coups précipités, ou le fait s'arrêter comme s'il allait
rejoindre dans la tombe celui de ma bien-aimée Laura.
Mais où se procura-t-elle la fiole de laudanum que
vous avez trouvée sur sa table de nuit? Délivre-t-on
des remèdes aussi vénéneux sans ordonnance? Mais
que dis-je ? Si son dessein était arrêté, rien ne pouvait
contrarier les lois du sort. Il fallait que ce terrible évé-
nement s'accomplît.
Que ce douloureux secret demeure entre nous. Il ne
faut pas que ce qui est un scandale aux yeux du monde
retombe sur cette chère Mémoire. Le docteur-médecin
Campagnolle et vous, savez seuls comment s'est dé-
roulé ce ti'iste drame. Je connais son cœur d'ami. Il
se taira, car s'il est des obligations envers les hommes,
il en est de plus grandes envers Dieu qui, j'en suis sûr,
s'est montré compatissant envers elle. Si le châtiment
d'une mort que réprouve le sentiment chrétien doit re-
tomber sur le coupable, c'est moi seul qui en assume
la responsabilité, dans ce monde et dans l'autre.
La pauvre enfant doutait de mon amour. Elle pensa
400 CLARA d'ellébeusb
que le triste fruit qu'elle portait en elle m'était un sujet
d'inquiétude et d'ennui, et que je l'avais exilée en France,
plutôt dans l'espoir égoïste de fuir cet événement,
que dans celui d'éviter le scandale de sa grossesse.
Pourquoi ai-je gardé secret ce sentiment paternel qui
m'emplissait de joie? Pourquoi la nature m'a-t-elle
loué de ce tempérament inflexible qui cache, sous un
orgueil blâmable, la plus douloureuse des sensibilités?
Pourquoi n'ai-je pas assez expliqué à ma chère maî-
tresse que la seule crainte de voir sa réputation effleu-
rée, dans une cité où sa famille occupe une situation si
considérable, était la seule cause de son embarquement?
Nul n'a soupçonné que la jeune fille avait gagné la
France. Antonio Lopez, son frère, a fait efl'ectuer des
recherches, mais en vain. Un instinct secret l'avertit
cependant que je devais être l'auteur de cette disparition.
A cause du manque de preuves, et de la position que j'oc-
cupe ici, il n'a pu me dénoncer à la justice. Alors, il m'a
cherché querelle, et vous connaissez la triste issue d'un
duel où, tirant au hasard et avec l'intention de ne même
pas blesser mon adversaire, je l'ai défiguré et aveuglé.
Laura doutait-elle que je dusse retenir en France et
l'y épouser, comme je le lui avais promis? Je ne sais.
Mais chacune des questions que je me pose au sujet de
son trépas m'emplit d'angoisse, d'épouvante et de re-
mords. Je l'avais envoyée auprès de vouSj parce que
je savais que là seulement elle trouverait une âme dé-
vouée et faite pour la soutenir. Je veux, ô mon ami, si
ce n'est déjà fait, que sa dépouille mortelle repose
dans le cimetière où moi-même je dormirai un jour. Il
faut que cette fiancée éternelle demeure auprès du tom-
beau des d'Ellébeuse dont elle eût porté le nom. Si
mon frère Tristan n'était pas mort, je vous eusse prié
«ÎLAHA d'kLLÉBEUSB lOi
de lui confier ce secret douloureux, car je désire que
mes actions soient justiciables de ma famille. Je vous
demande, au cas où moi-même je viendrais à mourir
ici, qu'à l'époque de sa majorité mon neveu Henri, au-
jourd'hui âgé de trois ans, soit instruit de cette inhu-
mation, et des circonstances qui la déterminèrent.
Et maintenant, reposez en paix. Mânes de ma bien-
aimée Laura! Que la miséricorde toute-puissante de
Dieu soit avec vous ! Chère Ombre, vous n'êtes que la
victime de mon cœur terrible et passionné! Que je
demeure seul sur la terre avec mes douleurs et mes
remords, puisque vous n'avez même pas laissé à ma
cruelle solitude le triste fruit de nos embrassements !
Je vous étreins, mon cher Hector, le visage inondé
de larmes.
Joachim d'Ellébbusb.
En achevant la lecture de celte dernière lettre,
la jeune fille sent sa vue s'obscurcir. Un bourdon-
nement emplit ses oreilles, en même temps qu'une
sueur froide l'inonde. Elle veut se lever, mais
tombe évanouie au pied du fauteuil. Peu à peu,
le bourdonnement reprend plus léger. Une sensa-
tion de bien-être l'envahit. Elle revient à elle et
comprend. Elle est seule. Sur sa table à toilette
elle prend un morceau de sucre, l'imbibe d'eau
de m élisse et l'avale. . . Elle s'était évanouie aussi une
fois... quand elle était toute petite... Elle ramasse
les lettres, les renferme dans le sachet, se couche et
s'endort d'un sommeil sans rêves, jusqu'au matin.
402 CLARA d'bllébeusb
HT
Aujourd'hui est un Dimanche. Gertrude vient
ouvrir les contrevents.
— Il faut vous lever, Mademoiselle. On va
sonner la messe. Il sera bon de partir un peu
d'avance à cause de M. d'Astin.
Clara s'habille, essayant d'oublier la terrible
aventure d'hier soir.
... Je prierai avec ferveur le Bon Dieu, se
dit-elle, lui demanderai pardon... Il y avait des
choses bien horribles dans ces lettres... Je n'ai pas
tout compris... Cette personne était une femme
qui n'était pas la sienne, qui allait avoir un enfant
et qui, alors, s'est... Oh! mon Dieu, mon Dieu,
mon Dieu, ayez pitié de moi.
Clara d'EUébeuse descend. Elle a bien doi*mi.
Son teint est reposé. M"' d'EUébeuse ne remarque
aucun trouble dans la physionomie de sa chère
fille. Gertrude apporte les paroissiens. On se dirige
vers Téglise.
CLARA d'ëLLÉHBUSB 103
M. d'Astin va doucement. A chaque pas sa
jambe de bois décrit un demi-cercle. Lui-même
sourit de sa lenteur :
— Rien ne sert de courir; il faut partir à points
dit le fabuliste... Ahl ma petite Clara...
Tout infirme qu'il est, M. d'Astin est délicieux.
De son chapeau haut de forme gris sort, pour se
relever contre l'oreille, un épais flocon de cheveux
d'une blancheur étincelante. Dans sa cravate de
soie noire à triple tour, son cou garde une roideur
charmante et altière. Sa jaquette, couleur de
prairie sombre, tombe régulièrement sur un pan-
talon de même teinte, et un escarpin verni, que
recouvre une guêtre verte, chausse son unique
pied.
M. d'Ellébeuse porte un habit bleu très serré à
la taille. Il donne le bras à M"" d'Étanges, dont la
robe est de Flandre grise, ornée d'olives d'ivoire.
Un fichu de dentelle noire recouvre ses bandeaux
blancs.
M°" d'Ellébeuse est coiffée d'un chapeau de
paille de riz à rubans ivoire et roses, orné de
feuillages des eaux et de tubéreuses. Un fichu-
berlhe recouvre ses épaules rondes.
La journée est sereine comme le furent les pré-
eédentes, et les bois semblent endimanchés.
L'humble église éclate d'une sainte lumière.
104 CLARA D ELLEBEUSE
M. le curé vient de monter à l'autel Sa chasuble
est ornée de palmes vertes, de corolles dorées et
roses.
Ces dames se sont agenouillées. M. d'Astin cf
M. d'Ellébeuse se recueillent, debout, les bras
croisés.
Clara, très inclinée, récite la prière de saint
Thomas d'Aquin :
M 0 vous qui m'aimez tant, Jésus, ici véritablement Dieu
« caché, écoutez-moi, je vous implore!...
« Rendez-moi amère toute joie qui n'est pas vous, impossible
« tout travail fait sans vous, insupportable tout repos qui n'est
« pas en vous!...
« Bonté suprême, 6 Jésus, donnez-moi un cœur épris de vous
« qu'aucun spectacle, aucun bruit ne puissent distraire, un
« cœur fidèle et fier qui ne chancelle, qui ne descende jamais;
« un cœur indomptable, toujours prêt à lutter après chaque
« tempête: un cœur libre jamais séduit, jamais esclave ; un
« cœur droit qu'on ne trouve jamais dans les voies tortueuses.
« Puisse la pénitence me faire sentir les épines de votre cou-
« ronne ! Puisse la grâce me verser vos dons sur la route de
« rexil! Puisse la gloire m'enivrer de vos joies dans la Patrie I
« Ainsi soit-il. »
Elle ouvre son livre de messe, mais ne peut
suivre la lecture attentivement. Elle resonge aux
lettres qui Font bouleversée, à l'oncle Joachim, à
sa fiancée Laure... Laura Lopez. Oui, c'est bien le
même nom que celui qui est gravé sur la tombe,
là, tout près. C'est elle. Et, tout à coup, de ces
CLARA d'eLLSBEUSB 105
sentiments confus qui la hantent depuis la veille,
ne surgit qu'une idée de pitié passionnée pour la
pauvre trépassée. Clara d'Ellébeuse murmure
mentalement : Laure... Pauvre Laure... Laura...
Dolora... Dolorida... Et elle prête à cette triste
inconnue, dans son exaltation, le nom de la Vierge
douloureuse.
M. le curé monte en chaire et, tandis qu'il
proche dans le patois du pays, Clara d'Ellébeuse
regarde les assistants devant elle. Elle vient de
reconnaître, à droite du bénitier, le frère d'uivO
de ses amies de pension : Roger Fauchereuse.
La famille de sa compagne de classe Lia Fau-
chereuse habite aux environs, à une lieue et de-
mie de Balunsun, le château des saules. C'est un
vieux manoir précédé d'une immense cour oij,
toutelajournée, se promènent des légions de paons.
Une longue avenue de saules et de chênes y con-
duit. M. et M"" Fauchereuse sortent peu. M"" Fau-
chereuse est d'humeur bizarre qui ne laisse point,
à certaines époques, d'inquiéter son mari. Celui-
ci est un gentilhomme rural, fort bien élevé et
très intelligent, qui fit à Montpellier de bonnes
études en médecine. Il peut ainsi, et sans que sos
oflices tournent à métier, exercer sa charité au
près de pauvres voisins, voire se trouver utile à
des amis en cas pressant. M. d'Ellébeuse a ren-
f06 CLARA d'eLLÈBEUSB
contré parfois M. Fauchereuse, et la sympathie,
d'ailleurs partagée, qu'il a éprouvée pour celui-ci
lui a fait souvent regretter la rareté de leurs en-
trevues. Quant à Lia Fauchereuse, on la confie
parfois au régisseur, quand il va en ville, pour
qu'il la laisse en passant, jusqu'à son retour, chez
les d'Ellébeuse. Parfois aussi, moins souvent, elle
s'y rend accompagnée de son frère Roger.
Ce jeune homme n'est là que pendant les va-
cances. Il a fait son droit à Paris. 11 est charmant
et a du goût pour la poésie, ce qui le retient à la
Capitale presque toute l'année.
Clara d'Ellébeuse rougit en l'apercevant. Il est
en costume de chasse. Des cheveux bruns, assez
longs, séparés sur le front et rejetés un peu en
arrière, forment une volute autour de chaque
oreille. Le profil est très fin. Les yeux noirs sont
en même temps doux et vifs. Il est mince et grand.
Le cou, entouré d'un foulard de soie blanche,
jaillit, gracieux, des épaules étroites et tombantes.
... C'est la chasse qui aura fait qu'il est venu
entendre la messe à Balansun, se dit Clara d'El-
lébeuse.
A là sortie, on se retrouve. Roger salue. M. d'El-
lébeuse lui tend la main :
— Comment allez-vous, Roger? Quel bon vent
vous amène?
CLARA d'eLLÉBBUSB 107
— Nous avons lancé il y a deux heures et
n'avons pas abouti. J'ai perdu un chien du côté
de Gastétis. L'un des piqueurs est à sa recherche,
et l'autre garde la meute à l'auberge.
Ces dames se sont rapprochées :
— Bonjour, monsieur Roger. Donnez-nous des
nouvelles de vos chers parents? Ma fille se plaint
de ne plus recevoir la visite de Lia.
— Ma mère n'était pas très bien ces jours der-
niers. Elle se passe difficilement de Lia, en ces mo-
ments. Cependant il y a un mieux sensible, et j'es-
père bien qu'avant peu ma sœur vous viendra voir.
— Mais vous, Roger, demande M. d'Ellébeuse,
pourquoi ne nous resteriez-vous pas?
— Mais je n'ai point dit non, cher Monsieur...
Si toutefois...
— Mais non, mais non... Vous restez. Il y a
place, pour vos chiens, à l'écurie. Vous coucherez
ici, c'est entendu, et nous chasserons demain en-
semble... Il y a dans votre chambre un Lamar-
tine à votre disposition. Il n'y a donc point de
raison pour que vous nous refusiez cela. J'enver-
rai tout à l'heure un de mes hommes pour avertir
vos parents, et faire emmener les chiens au
château.
Rog<îr sourit et remercie. Et le petit groupe
s'en va, le long des haies.
108 CLARA d'eLLEBEDS»
Le déjeuner est fort gai. Clara d'Ellébeuse
écoute, ravie, ce que Roger raconte. Il parle lente-
ment, d'une voix un peu sourde. Ce qu'il dit est
original. Et puis, il sait tant de choses touchant
Paris... Il est souvent reçu chez Lamartine où
l'ont bien fait venir son talent précoce et sa dis-
tinction. De temps à autre, il regarde Clara en
souriant, un peu comme une enfant, beaucoup
comme une jeune fille. Et celle-ci oublie ses an-
goisses, les lettres de l'oncle Joachim, son éva-
nouissement de la veille... Sans doute parce que
j'ai bien prié, pense-t-elle.
— Monsieur Fauchereuse, dit M. d'Astin, on
citait, il y a quelques mois, dans un magazine
parisien, quelques très belles stances de vous, pro-
noncées à l'occasion d'un mariage. J'ai fortement
regretté que l'on ne donnât point tout le poème.
— Si vous avez la bonté de l'apprécier, Mon-
sieur, il me sera facile...
— ... Mais je l'ai, moi, ce poème, dit en rou-
gissant Clara d'Ellébeuse.
— Comment! Tu l'as! Petite cachée! s'écrie.
M. d'Astin.
— ... Je l'ai recopié dans mon cahier de poé-
sies. C'est Lia qui me l'avait prêté.
— Tu iras nous chercher ton cahier de poésies
après déjeuner, mon enfant, dit M°" d'Étanges. Je
CLARA D ELI.ÉBEUSB 109
suis heureuse de voir que tu aimes à recueillir
de beaux sentiments bien exprimés.
— Ces quelques vers, reprend Roger Fauche-
reuse, je les ai récités en l'honneur de M. de la
Mirandière, l'un de nos avocats les plus estimés,
à la veille de son départ pour Rome oti il a été
nommé secrétaire d'ambassade. Quelques jaloux y
virent, en plus de la cordiale amitié que je m'étais
efforcé d'exprimer, une allusion désobligeante au
peu de talent de certains tribuns actuels. M. de
Lamartine, qui assistait à ce mariage, voulut bien
prendre fait et cause pour moi. Quelques belles
dames me félicitèrent et, le soir même, au bal
de l'Ambassade anglaise, celui qui s'était mon-
tré le plus courroucé vint me féliciter et choquer
son verre contre le mien...
Clara d'Ellébeuse est toute saisie d'admiration.
Comme Lia doit être fière de posséder un frère
pareil. Il a des mains fines comme une femme, et
il la regarde avec tant de bonté. Elle se sent tout
intimidée par lui. 11 a une façon de sourire qui
fait que l'on ne sait pas s'il se moque de vous joli-
ment... Elle n'oublie jamais quand elle le ren-
contre... Un premier mardi du mois, jour de sor-
tie... 11 était en voiture, à Pau, en compagnie
d'une dame très élégante. Oh! Qu'elle était belle!...
Elle avait une grande capote rose... Elle était
IIQ CLARA D'BLLÉBBUSB
appuyée nonchalamment sur les coussins de la
berline... Son corsage était d'organdi à pois sau-
mon... Qui était-elle? Qui sait? Peut-être une
grande dame de Paris venue exprès pour soigner
Roger, au cas où il tomberait malade...
... Les poètes doivent être malades, et les jolies
dames les soignent... Us sont aimés des créoles
qui récitent leurs vers dans des hamacs, à l'ombre
de grandes fleurs... Roger Fauchereuse ira, peut-
être, aux colonies... On y donne des bals... Il y
rencontrera une jeune lille comme Laura... Non!
Pas comme Laura l... Gomme moi, alors? Non,
parce qu'elle sera brune... La lanterne du nègre
éclairera la forêt, comme dans Paul et Virginie...
Ils se marieront dans l'église, le matin... Elle sera
bras nus sur des haies de roses... 11 y a des sau-
terelles bleues dans les prairies...
Le déjeuner s'achève, on va sur la terrasse.
Tout le monde s'est assis en cercle. Des guêpes
bourdonnent sur les feuillages. La cloche sonne
les vêpres. Des coquelicots noirs se fanent sur la
pelouse.
— Mon enfant, dit M°" d'EUébeuse à sa fille,
vous seriez bien gentille, maintenant que le café
est servi, d'aller nous chercher le cahier de
poésies 011 vous avez recopié les beaux vers de
M. Fauchereuse.
CLAnA d'ellébeusb 111
Clara d'Ellébeuse va dans sa chambre. Elle ouvre
le cahier à la page où se trouve le poème de
Roger. Là une pensée a séché. Vite, elle l'enlève.
Mais la tige et le cœur de la fleur ont laissé, en
s'y écrasant, une petite tache d'un vert jaune.
Clara veut l'effacer, mais ne peut y réussir. Elle
mouille son mouchoir et frotte la tache qui s'élar-
git. C'est comme les clefs de la femme de Barbe-
Bleue. Elle redescend, et tend le cahier tout ou-
vert à Roger. Celui-ci sourit. On fait silence. Il
lit :
A Franz de la Mîrandière.
A l'occasion db son mariagb
Au moment que tu vas, sur une voile errante
Tranchant le tiède azur d'une mer transparente,
Porter ton bel amour aux pieds des orangers,
Laisse un moment souiller aux cordes de ma lyre
Cette brise du cœur, spirituel zéphire
Qui berce Dieu dans ses vergers.
La vie est devant toi, s'ouvrant comme un portique
Où de suaves lys mêlent au pur cantique
De ton hymen naissant leurs parfums langoureux.
Tribun, laisse un moment l'orage populaire
Gronder, et que ta voix qui calme sa colère
ITftit plus que des accents heureux.
H2 CLARA D'ELLRnKUSB
Si tu t'en vas errer sur la plage dormante,
Abandonnant ton bras à l'épouse charmante,
Et laissant l'Océan souffler dans tes cheveux.
N'écoute plus les voix des factions humaines,
Mais, les regards fixés sur celle que tu mènes,
Comprends la voix de l'âme et ses secrets aveux.
Lorsque tu penseras à ta chère Patrie,
A celte Liberté par les bardes chérie.
Four qui nous combattons et pour qui nous mourrons,
Dis-toi : la Liberté que Dieu donne à notre âme
Est sainte, s'il prosterne aux genoux d'une femme
Tous les orages de nos fronts.
Et maintenant, haussons nos coupes de jeunesse
Aux lèvres de l'ami deux fois heureux qui laisse
Un songe s'éveiller dans la réalité,
Et que nous saluons au seuil sacré d'un tempie,
D'où l'avenir, soleil des jours passés, contemple
Tout un bonheur d'éternité.
— Merveilleux! Oh!... Merveilleux I... s'écrient
en même temps M™" d'EUébeuse et d'Étanges.
M. d'EUébeuse, gravement, fait un signe d'appro-
bation. Quant à M. d'Astin, il se lève, très ému,
et, tendant la main à Roger Fauchereuse :
— Jeune homme, lui dit-il, les larmes aux
yeux, je ne suis point dans vos idées. Mon siècle
est mort. Mais laissez-moi vous dire que vous irez
loin.
Roger Fauchereuse s'est levé. Son attitude, un
peu empruntée, est charmante. Il a rendu le
CLARA d'eLLÉbEUSB 113
cahier à Clara et, le poing sur la hanche, sanglé
dans sa redingote de chasse, la tête un peu en ar-
rière, il regarde le déroulement des collines. Un
murmure des chants des vêpres parvient jusqu'à
la terrasse. Et, dans les villages lointains, des
cloches battent.
Clara d'ElIébeuse n'a rien dit. Jamais peut-être
elle ne fut plus doucement dmue qu'aujourd'hui,
si ce n'est le jour de sa première communion.
Encore ce jour-là, sa joie fut-elle empoisonnée
par des scrupules. Elle se souvient qu'au moment
de partir pour la messe elle craignait d'avoir bu
de l'eau pendant la nuit. Avant d'aller se ranger
parmi ses compagnes, elle fit part de son inquié-
tude à sa mère qui en sourit, et l'envoya à
M. l'aumônier qui la tranquillisa. Elle évoque
cette sainte journée. C'était il y a cinq ans. Elle
avait une couronne de roses blanches sur ses ban-
deaux ondulés, une chemisette ornée de ruches
de tulle, et une robe et une jupe festonnées.
Dans son missel recouvert d'ivoire, elle avait
réuni les pieuses gravures que ses amies lui
avaient données. Au dos de ses gravures, on lisait
de fines dédicaces : « A ma chère Ciara, en souve-
nir du plus beau jour de notre vie; » uAma tendre
amie Ciara d'Eliébeuse, jusque dans la Patrie de
Dieun; « A ma préférée Clara, souvenir d'une
114 CLARA D'EI-LÉnEUSB
Journée bien heureuse. » Et ces gravures étaient
des cœurs qui flambaient, des calices d'or d'où
s'élevait l'iiostie dans un rayonnement de gerbes
au soleil; des saints prosternés sous des éclairs;
des Vierges qui tenaient l'Enfant-Jésus et dont un
pied nu, posé placidement sur le monde, écrasait
le serpent tentateur; des agenouillemenls de com-
muniantes à la Sainte-Table recevant le Sacre-
ment des mains d'un digne prêtre, aux cheveux
bouclés.
...J'étais en blanc, se dit Clara... On est en
blanc le jour de sa première communion et le
jour de son mariage...
Certes, Clara est heureuse aujourd'hui. Elle
peut chasser les sombres pensées. L'histoire du
grand-oncle Joachim et de Laura ne lui apparaît
plus qu'à travers une brume, comme un songe
triste et qui serait doré. Elle se lève et va
rapporter le cahier dans sa chambre, et revient
à la terrasse. On passe au salon oii Roger Fau-
chereuse, d'une voix pleine de sentiment, chante,
en s'accompagnant sur la guitare, une nouvelle
romance de Loïsa Puget : Quand tu reviendras.
Un domestique de M. d'EUébeuse vient annon-
cer que le chien a été retrouvé et mis à l'écurie,
et que la valise contenant les effets de M. Roger
est arrivée. Sa famille avertie la lui envoie.
CLARA d'eLLÉDEDSB 115
M. d'Ellébeuse conduit le jeune poète dans la
chambre qu'il lui a destinée, et lui dit :
— Mon cher Roger, agissez comme bon vous
semblera.
— Merci. J'ai quelques lettres à écrire.
— Vous avez tout ce qu'il faut pour cela.
Au moment du dîner, Roger Fauchereuse réap-
paraît. 11 a revêtu un habit vert qui moule sa
taille fine. Il porte des guêtres d'étoffe d'une cou-
leur assortie à celle de son pantalon. On cause de
la chasse projetée pour le lendemain. Il est con-
venu que Clara d'Ellébeuse y viendra. On la pos-
tera, pour qu'elle ne se fatigue pas trop, au pied
de quelque chêne.
Le départ de M. d'Astin interrompt cette con-
versation. Sa voilure estavancée. Il fait ses adieux.
On voit son lourd carrosse s'enfoncer sous les
feuillages de l'allée où se meurt le bel après-midi.
Il disparaît, puis reparaît entre les magnolias dont
une lourde fleur se détache et neige sur les che-
vaux.
115 CLARA d'eLLÉBEUSB
IV
Clara d'Ellébeuse a rôvé pendant la nuit. Elle
a rôvé qu'elle était Laure et que Roger était le
grand-oncle Joachira. Elle était sous une fleur qui
était une grande cloche blanche. Elle étouffait,
Une voix lui criait : « Malheureuse! Voici venir le
temps de ta grossesse! »
Elle se réveille en sursaut, aux coups frappés
à la porte par Gertrude qui dit :
— Mademoiselle, il est cinq heures.
Clara se rappelle que l'on va chasser le lièvre.
Elle fait sa toilette, s'habille rapidement, oublie
son vilain cauchemar en songeant à Roger et à la
belle matinée qu'il va faire. Gertrude lui apporte
à. déjeuner. Les courants gueulent dans la cour.
Clara descend. Elle va prendre son fusil dans la
bibliothèque, oii se mêlent des parfums de vieux
livres, de ratière et d'ombre.
M. d'Ellébeuse, Roger et les trois piqueurs sont
déjà sur la terrasse. Elle les y rejoint. Roger veut
CLARA d'eLLÛBEUSE li7
lui prendre son fusil et le porter, mais elle le lui
refuse en riant. On franchit la grille.
Dans l'ombre fraîche el grise de l'aube, les con-
tours sont durs et noirs. On découple bientôt les
chiens qui reniflent et rampent sur un chaume.
L'und'eux s'attarde. Un autre tourne sur lui-même.
Tous épandent une odeur caséeuse. Quelques-uns
trottent vite, bassets torses, griffons moustachus
et braques dégingandés.
Tout à coup un long appel jaillit d'une gorge.
Immobile, le cou tendu, le corps raidi, les yeux
vagues, un chien hurle puis se tait une seconde.
Et, de nouveau, il sonne. C'est un gémissement
long qui tremble dans l'air matinal, l'ébranlé de la
plaine aux coteaux. Ses compagnons accourent à
lui. Il crie toujours, le mufle haut et froncé, re-
muant la queue, les oreilles dressées et ridées.
Puis tous, presque en môme temps, se mettent
à donner. Un jappe. Ceux-ci ont deux notes pro-
longées : haute puis basse, et ceux-là jouent du
tambour de leur gosier. Et là-bas, pendant les
silences, répond la meute de l'écho. La chasse va.
Les jolies guêtres chamois de Clara d'Ellébeuse
se trempent aux fougères. Elle suit les chasseurs.
Parfois un ajonc la pique aux genoux. Les halliers
laissent couler sur son large chapeau orné d'une
aile de geai, en pluie glaciale et Jjrillante, la rosée.
418 CLARA d'blLÉBEDSB
Il s'élève des champs un effluve de terre et de
menthe. Le lièvre se dérobe. On gravit un petit
coteau.
— Mon enfant, dit M. d'Ellébeuse à sa fille, tu
te fatiguerais... Va te poster sur le petit chemin,
près de la propriété fermée ; nous t'y rejoindrons
tout à l'heure. Nous allons aussi nous poster, Ro-
ger et moi.
... La propriété fermée ^s& dit Clara d'Ellébeuse,
n'est-ce point l'habitation dont parle l'oncle Joa-
chim dans la première lettre, l'habitation où était
Laure?... Mais si... Lentement, la jeune fille se
rend sur le sentier. Elle regarde, comme si elle la
voyait pour la première fois, cette maison close
qui n'a qu'un étage. Une palissade en minces écha-
las cassés, mal reliés entre eux par des fils de fer,
entoure le petit jardin abandonné où l'enfant pé-
nètre. Les gonds des contrevents verts sont usés.
Du bout du doigt, Clara d'Ellébeuse en caresse la
rouille grenue. Une grande émotion l'envahit : Il
doit faire froid et noir au dedans, se dit-elle. Il
doit y avoir des toiles d'araignées pendantes.
A gauche, près du chemin, un bosquet de chênes
ombrage un puits.
Clara se promène dans le jardin où elle consi-
dère, montant de l'herbe haute pleine de pavots,
de pieds-d'alouette et de folle-avoine, des rosiers
CLAHA d'eLLÉBEUSE 119
pareils à des ronces, et qui formèrent peut-être
nne tonnelle. Il y a une planche de banc, humide
et pourrie, qui est là.
La chasse s'est éloignée. A peine Clara d'Ellé-
beuse entend-elle les chiens de temps en temps,
comme s'ils étaient au fond du ciel.
Elle cueille des fleurs et songe à leurs symboles
qu'elle a recopiés sur son carnetde couventine, en
cachette, car cela est défendu.
... Le pavot mauve, si fragile, signifie sommeil
et langueur ; le pied-d'alouette, dont chaque fleur
est comme un papillon bleu, timidité, ingénuité;
la rose, fraîcheur et tendresse...
... Laure connaissait-elle le langage des plantes?
Pauvre Laure ! Elle a dû bien soufl"rir... Est-ce que
c'est là qu'elle est morte? Où était sa chambre ?
Est-ce que c'était au contrevent de gauche ? Il y a
un clou, là. Est-ce qu'on y suspendait une cage?
Elle aimait les oiseaux.
Clara d'EUébeuse n'entend plus la chasse qui
est bien loin, sans doute... derrière le coteau...
Est-ce que papa et Roger sont avec les pi-
queurs?...
Elle ne sait pourquoi, elle a envie de sangloter.
... Elle aimait les oiseaux, Laure... Et elle jouait
de la guitare... Qui avait délivré le laudanum?
Le ciel est pur comme une source bleue. Le so-
120 CLARA H £IXBBEUSB
leil de neuf heures jette une ombre épaisse au
pied du puits.
... Laure buvait de cette eau, peut-être?... Et
si j'en buvais, moi? Il y a un seau neuf qui doit
servira quelque métairie du voisinnge... Que l'in-
térieur du puits est noir et beau! Il y a des scolo-
pendres, des violettes et des mousses glacées... Il
y a un tremblement de soleil sombre aufond... Le
seau n'est pas trop lourd... Il revient... L'eau est
claire... Qu'elle est fraîche...
— Vous allez prendre mal, mademoiselle
Clara !
C'est Roger qui a dit cela. Il a surgi tout à
coup.
— Votre pore n'est pas ici?... Il m'avait dit
qu'il y viendrait... Peut-être a-t-il suivi les
chiens?... Voulez- vous bien laisser cette eau... J'ai
du vin dans ma gourde. En voulez-vous un gobelet?
— Merci, monsieur Roger... Merci. . Je ne bois
jamais que de l'eau... Je n'aime pas le vin... Je ne
bois jamais de vin.
Elle sourit à Roger et s'assied sur une poutre,
au pied du puits. Roger se place auprès d'elle. Ils
ont posé leurs fusils contre la margelle.
— Savez-vous, monsieur Roger, qui habitait
cette maison?
— Ma foi, non... Je l'ai toujours vue fermée
CLARA d'eLLKBEUSB 121
ainsi... Je la trouve extrêmement jolie. Et vous?
— Oh!... Moi, si j'étais poète comme vous ou
comme Almaïde de Fleureuilje saurais bien... Je
parlerais...
— Quiest Almaïde de Fleureuil?
— Une grande du couvent...
'— De quoi parleriez-vous ?
— Je parlerais des contrevents, de la rouille et
des vieilles fleurs... Il y a de vieilles fleurs qui
souffrent d'être seules, parce qu'elles ont appar-
tenu h des personnes mortes... comme dans ce jar-
din... On se flgure les personnes... Elles étaient
bonnes et causaient le soir quand il faisait tiède...
Est-ce que vous voudrez écrire cela dans vos poé-
sies, dites, monsieur Roger? Elles sont belles,
belles, vos poésies... Moi, je suis une petite enfant
dont vous riez... Gela me donne envie de pleurer...
Tenez... J'ai cueilli ces fleurs pour vous... Tenez...
Et Clara d'Ellébeuse, d'un geste brusque et ma-
ladroit, jette les fleurs aux pieds de Roger. Celui-
ci sourit et dit à l'enfant :
— C'est bien gentil, cela, ma petite amie. Je
ferai des vers sur ces fleurs et les enverrai, pour
vous, è, votre maman...
Mais tout à coup il cesse de parler, surpris...
Il se tourne vers Clarad'Ellébeuse, pensant qu'elle
rit, la tête dans les bras. Il écarte doucement l'une
^22 CLARA d'eLLÉBEUSB
des mains de l'enfant... Et voici qu'elle sanglote,
qu'elle sanglote pour de bon... De grosses larmes
coulent le long de ses boucles.
Et, tout embarrassé, ne voulant pas comprendre,
il lui demande avec douceur :
— Qu'avez-vous, ma petite amie ? Pourquoi
pleurez- vous ainsi ?
Mais Clara d'EUébeuae ne répond point et, lon-
guement, pleure encore, les coudes sur les genoux,
son chapeau tombé. Roger tout ému le ramasse.
— Ne pleurez pas ainsi, petite amie, vous me
faites beaucoup de peine...
Et comme d'une main légère il caresse la
nuque lisse et dorée de l'enfant qu'il veut con-
soler, celle-ci enlace tout à coup son grand ami
et pleure longtemps, le front caché sur lui.
L'appel d'une corne de chasse leur parvient de
très loin. Roger se lève et répond. Il prend le
petit mouchoir que Clara d'Ellébeuse tient sur ses
genoux et, gentiment, lui essuie les yeux en sou-
riant. EUe sourit aussi.
— Vite, vite, petite amie... Ne pleurez plus. Il
CLARA d'eLLEBEUSK 123
ne faut pas que l'on voie que vous avez pleuré.
Je vous aime bien. Soyez gentille.
Clara d'Ellébeuse va tromper son petit mou-
choir dans l'eau ensoleillée du seau, et s'en hu-
mecte les paupières. C'est fini.
Le maître-piqueur arrive avec les chiens.
M. d'Elîébeuse et les deux paysans le suivent
à peu de distance, portant deux lièvres tués sur
le coteau de Castélis.
— C'est moi qui les ai tirés I Vous n'avez pas
suivi, Roger ? C'a été très amusant.
— ... Ma foi, non! J'étais un peu fatigué...
Et j'avais une compagne charmante.
— Et toi, ma chérie?...
— Moi, je suis contente, petit-père...
— Eh bien, alors : En avant ! Marche I
Et l'on redescend dans la plaine.
Des merles s'effarouchent dans les haies. L'un
eux se pose à terre.
— Tire-le ?
Clara d'Elîébeuse épaule lentement et ne tire
point. L'oiseau file. Elle éclate de rire :
— Il était si gentil, petit père...
Et, visant soudain la cruche d'un pailler, elle
tire et la brise, puis rit de nouveau.
— J'ai encore un coup I... Monsieur Roger, sur
quoi faut-il tirer ?
124 CLARA d'eLLÉDEUSE
— En l'air, sur ma casquette ?
— Non, elle est trop jolie.
- Si, je le veux. Ce me sera un souvenir. Un...
deux... trois... Ça y est I
Clara d'Ellébeuse est toute fière. Il y a des
marques de plomb à l'étoffe.
— Mais c'est charmant ! Elle m'était un peu
lourde, ma coiffure 1 Vous m'avez rendu un réel
service... Lia, pour faire ce travail h l'aiguille, i
eût mis certainement trois quarts d'heure...
Clara d'Ellébeuse rougit de joie. Elle vient de
voir, dans les doigts de Roger, les fleurs qu'elle
avait cueillies pour lui, et qu'elle avait jetées à
terre.
*
• *
Roger repartit le soir môme, laissant dans le
cœur de l'enfant une douceur pareille à la tombée
dorée et blanche des après-midi de septembre.
Le cœur de Clara d'Ellébeuse éclate comme un
fruit. Elle se réfugie sous les charmilles. L'his-
toire du grand-oncle Joachim et de la fiancée
Laure ne lui apparaît plus ni si dramatique, ni si
funèbre. Elle y peut resongor avec calme.
CLARA d'eLLÉiîEUSH 125
... C'était la vie créole d'autrefois, se dit-elle,
la vie ardente et passionnée.
Elle ne sait trop quelle était cette existence, ni
ce que signifient ces qualificatifs exaltés dont
elle la revêt, mais elle évoque en secret la splen-
deur des îles dans la teinte des vignes vierges
d'automne et des liquidambars finissants, et
dans les rosaires de piments de feu que Gertrude
suspend aux lucarnes du grenier. Elle se voit,
avec Roger, en quelque bal des Antilles, ou
d'ailleurs, car il est encore des noms charmants :
la Floride ou Louisiane, ou la Caroline du Sud
que décrivait un jeune marin dans le Musée des
Familles. Il y a des révolutions. Les champs de
cannes h sucre sont incendiés et l'esclave fidèle
emporte jusqu'à la cime d'un cocotier l'enfant
que veut tuer le chef des rebelles...
Les rêveries de Clara augmentent sa piété. Ses
scrupules ont disparu. Elle trouve Dieu infiniment
bon. Par ces journées encore torrides, l'humble
église est comme un nid frais. Elle s'y retire sou-
vent, mais ne demande plus pardon à Dieu pour les
péchés qu'elle a commis. Sa prière est une
muette exaltation, une légère fumée d'encens qui
la transporte en ravissement. Elle enveloppe les
pieds de la Vierge d'une sorte de cantique
126 CLAnA d'ellébeusb
mental. Un jour, pendant l'élévation, elle chasse
de sa mémoire ces vers de Roger :
La'isse un moment souffler aui cordes de ma lyre
Cette brise du cœur, spirituel zéphire
Qui berce Dieu dans ses vergers.
Un après-midi, Lia vient la voir.
— Figure-toi, ma ch5re, lui dit-elle, que ton
frère nous a ravis l'autre jour en nous lisant de
ses vers... Est-ce qu'il en récite souvent chez
vous ?
— Non, ma chère. 11 ne nous fait pas cet hon-
neur, et puis...
— - Et puis ?...
— Les jeunes personnes, dit Roger, ne les
peuvent pas tous entendre.
— Tu n'as jamais lu de ceux-là ?
— Curieuse... Une fois... C'était une poésie
pour une dame.
— Il y avait ?
— Je ne sais plus... Il parlait de ses épaules...
— Tu crois qu'il les a' vues au bal ?
— Oui, sotte, tiens...
Clara d'EUébeuse n'achève pas. Elle s'absorbe,
resongeant h cette jolie dame qu'elle aperçut un
jour en voiture avec Roger, cette jolie dame qui
avait une grande capote rose.
CLARA d'eLLÉBEUSE 127
— Mes enfants? appelle M°" d'Ellébeuse; il est
temps que vous veniez goûter.
Les amies vont s'asseoir à la salle à manger en
face l'une de l'autre. En s'arrangcant sur leurs
chaises, elles se sourient d'une manière embar-
rassée, enfantine et contente, de ce sourire inno-
cent et bon, presque un peu attristé, de deux cou-
vcntines qui se rencontrent hors du pensionnat.
Clara d'Ellébeuse a mis la robe de tante Amé-
naïde, et ses boucles tombent à ses épaules comme
des copeaux de hôtre. Lia Fauchereuse, moins
blonde que son amie, est coiffée à la vierge, avec
un nœud de velours à gauche du chignon. Elle a
des yeux noirs, un peu taillés en amande comme
ceux deson frère. Son nez est très aquilin, sa bouche
ronde et petite. Elle porte une robe lilas à double
jupe sur un dessous très empesé, et ses pantalons
tombent droit sur ses bottines de même couleur
que la robe. Une guimpe recouvre le bas du cou
et les manches, très courtes, terminées par une
double frange, laissent voir les bras minces et
bruns. Des mitaines légères de soie noire donnent
à ses petites mains un air raisonnable. Elle sourit
toujours b. son amie, tenant déjà sa cuillère au-
dessus d'une assiette de framboises sombrement
transparentes.
M"" d'Ellébeuse se retire. Et les petites mangent
128 CLARA d'eLLÉhEUSS
silencieuses, tandis qu'à l'horloge du trumeau
sonnent quatre heures. De temps en temps, Clara
d'Ellébeuse se lève pour servir son amie. EUe-
môme a écrit deux petits menus : framboises^
raisiîis, pommes^ brugnons, crème au chocolat, confi-
ture d'abricots, chinois, sirop de groseilley orgeat.
Et tout à coup elles éclatent de rire parce que sur
le rebord de la croisée le paon vient de s'abattre
comme un grand bouquet d'ombre.
Après goûter, elles vont sur la pelouse et là, une
jambe en avant, la tête haute, le bras étendu atten-
dant le volant, elles jouent.
— Allons voir s'il y a des œufs au poulailler?
s'écrie soudain Clara d'Ellébeuse.
Et, dans le foin, elles vont recueillir trois œufs
tièdes qu'elles rapportent à Gertrude qui s'exclame
avec bonté. Elles repartent et, se donnant le bras,
s'enfoncent dans l'allée ombreuse.
— Est-ce que tu as des nouvelles d'Almaïdo
de Fleureuil?
— Oh!... ma chère, figure-toi, répond Lia,
figure-toi... Roger a vu avant-hier des poésies d'Al-
maïde dans mon cahier...
— Qu'est-ce qu'il a dit?
— 11 a dit : Ce sont des vers d'une jeune per-
sonne très exaltée.
— C'est tout ce qu'il a dit?
CLAHA d'ellrheusb 129
— Il m'a dit encore : Ton amie Clara d'EUé-
beuse m'a parlé l'autre jour de M"' Almaïde de
Fleureuil... Mais ce que me disait ton amie était
cent fois plus joli que les vers d' Almaïde.
— Et alors, ma chère?...
— Alors je lui ai demandé ce que tu disais.
— Et qu'est-ce qu'il t'a répondu?
— Elle parlait d'un vieux jardin.
— C'est tout? demande Clara d'EUébeuse in-
quiète.
— C'est tout.
— ... Oui, c'est vrai... Je lui parlais d'un vieux
jardin?
— De quel jardin?
— Du jardin de la maison fermée.
— Qu'est-ce que c'est que la maison fermée?
— C'est une propriété sur le coteau de Noarrieu.
— Qui l'habite?
— Personne, puisqu'elle est fermée... Mais il y
i eu, dans le temps...
— Qui? Dis?
— Une étrangère malade... je crois...
— Regarde ce gros lézard vert?
— Il a la tête bleue.
— J'entends la voiture... C'est le régisseur
qui vient me chercher... Ohl ma chère... que
c'est court...
9
130 CLAIIA d'eLLI'ïBEUSB
— Nous ne nous reverrons plus qu'au cou-
vent?... C'est la .fin des vacances.
Oh! Que c'est ennuyeux, ma chère... Et
Roger repart après-demain... Je vais être presque
toute seule... Tu m'écriras?
— Je t'écrirai... Toi aussi?...
— Oui.
La belle saison décline. Les jours qui suivent
s'effeuillent sous les vents désolés d'automne ou
s'endorment au bruit des pluies. Clara d'Ellébcuse
emploie ses après-midi h ranger et èi déterminer
les derniers rameaux fleuris de son herbier. Avec
la pointe d'une épingle, elle compte et détache
soigneusement les étamines. Voici l'dRciîie des prés,
qui exhale une odeur d'amande douce et qui hante
les prairies inondées. Voici la Scrofulaire aqua-
tique et le Colchique automnal^ nuisible aux trou-
peaux etdont la lueur veille sur les herbages. Voici
V Attrape-mouches habitant des tourbières, qu'ar-
genté éternellement la rosée du soleil, ce qui lui
a valu le nom de Rof^solis. Voici la Gentiane pneu-
monanthe aux sombres cloches bleues, et la fragile
Bruyère vagabonde^ et VOrigan désolé dont les
CLAIU O^ELLHUIttlSB 131
fleurs sont humbles et odorantes, amies des pre-
miers vents d'orage, et la Sauge commune dont
le nom signifie plante salutaire, et la Mélisse
agréable aux abeilles. Et Clara d'Ellébeuse relit
dans sa botanique, dont la préface est ornée d'une
Vierge fleurie, ces vers d'un poète inconnu :
La mélisse commune et l'herbe du Milet,
Ingrédients précieux au maître des abeilles,
Invitent tout l'essaim bourdonnant qui volait
A clore ses ailes vermeilles.
Bientôt, il faut refermer la flore et songer à la
froide rentrée.
Clara d'Ellébeuse range dans sa malle un tas de
petites affaires. Elle met en ordre, dans un petit
coffret, les missives que ses amies lui ont écrites
durant ces vacances. Elle les relit en les classant.
Voici une lettre de cette originale Victoire d'Etre-
mont. Elle lui mande, avec beaucoup de « ma chère »
et de points d'exclamation, que, pendant un pique-
nique, le fiancé de sa sœur aînée est tombé à
l'eau, la tête la première; qu'il avait de la vase
dans ses souliers et dans ses poches; qu'il n'avait
pas d'habits de rechange ; que c'était comique, en
entrant au château, de voirEdmée pleurnicher et
essuyer Eugène avec son mouchoir de batiste.
Voici des nouvelles de Blanche de Percival, qui
132 CLARA D'ELLéDKUSB
se plaint amèrement de n'avoir pas reçu une seule
lettre de leur amie Sylvie Laboulaye. « C'est une
ingrate », conclut-elle. Quanta Rose de Limércuil,
elle lit beaucoup : « Ce qui m'a surtout enthou-
« siasmée, écrit-elle, c'est l'histoire d'un jeune
« homme, par M"* Derval, que l'on a pris pour un
« autre qui a été assassiné, qui s'habille en bour-
« reau et qui retrouve sa fiancée qui s'échappe,
« dans un cachot de la Terreur. »
Soudain Clara d'Ellébeuse fronce les sourcils.
Elle allait oublier, dans son sachet à mouchoirs,
les terribles missives de l'oncle Joachim. Elle va
vite à son tiroir, prend les deux lettres, les glisse
entre celles de ses amies, et referme le coffret
dont elle cache la clef dans la doublure de son
mantelet de couvcntine.
CLARA D'ELLÉBEUSE 133
La tristesse du vent émeut les platanes d'Octobre
de la cour des récréations. Une aigre et froide
poussière tourbillonne. Le mince jet d'eau se
brise à chaque instant. Les goûters sont terminés,
et les papiers qui enveloppèrent les gâteaux, les
pommes et les oranges volent au ras du sol. C'est
le moment le plus animé des jeux. On voit évoluer
les robes noires des couventines. Celles-ci font
exception qui se promènent, confidentielles, en-
semble ou avec leurs maîtresses.
Les plus nom breuses courent ou sautent, ou jouent
au volant et aux grâces :
— Lia ! Tu es prise ou je n'y fais plus I
— Vingt-un, vingt-deux, vingt-trois... Manqué 1
A toi.
— Tu as parlé. Aï ! C'est à moi de recommencer.
— Où en suis-je?... Tu as foulé la ligne.
— Ne crie pas comme ça.
— Je te dis que non.
134 CLARA D ELLKCEUSB
— Le palel est juste...
— Aï!... Que je me suis fait mal au genou...
— ... Et alors, raconte l'une des promeneuses
à ses compagnes, et alors, ma chère, quand elles
furent allées dans la chambre, et qu'elles furent
revenues au réfectoire, on s'aperçut qu'elles par-
laient peu, et que leurs voix étaient rauques...
Elles disaient qu'elles revenaient de Palestine...
La converse qui les servait à table, ma chère, vit
une botte rouge sous la robe... tout h, coup...
— L'épingle est entrée dans la balle I
— Aï! Aï! Aï!
— Que tuessotte!... Machère, si tu cries comme
ça, je n'y fais plus.
Le vent souffle toujours, désolé. Des moineaux
déjà gonflés par le froid pépient dans la poussière,
craintifs, s'envolent en emportant des miettes do
pain.
Clara d^llébeuse est seule, assise sur un banc,
pliée en deux, une main sur sa poitrine. Depuis
trois jours, elle est en proie à des douleurs aiguës
qui la prennent au long des côtes, à l'échiné, à
la gorge, à la nuque. Elle serre les dents et ne
dit rien de son mal, soit qu'être plainte l'exaspère,
soit qu'une épouvantable idée ait germé dans son
cerveau déséquilibré. Un petit cri, parfois, et c'est
tout. Elle est là, depuis le commencement de la
CLARA d'rLLBBEUSE 135
récréation, troussée dans sa capeline noire, un
peu tremblante de fièvre, et ne répondant point à
ses compagnes qui l'interrogent en passant, pas
môme à Lia, sa chère amie.
Mais celles-ci ne s'étonnent point de son mu-
tisme, la sachant souvent bizarre. Un petit panier
est à côté d'elle, empli de raisins flétris, bien
arrangés par Gertrude, que lui apporta hier sa
mère, et auxquels elle n'a point touché. Elle est
farouche comme un petit animal malade. Ses
repentirs sont en désordre sur ses joues pâles.
Elle ne se relève que lorsque la cloche sonne
pour la rentrée à l'étude.
— Mon enfant, lui ditM"" la Supérieure, qui passe
\h comme par hasard, si vous êtes malade, il ne
faut point vous fatiguer. Vous êtes, d'habitude, une
excellente élève. On a constaté qu'un changement
s'est opéré en vous depuis trois jours. Etes-vous
souffrante?
— Je suis un peu fatiguée, ma bonne mère...
Mais cela ne sera rien...
— En ce cas, mon enfant, vous êtes dispensée
de tout devoir... J'exige même que vous vous re-
posiez comme vous l'entendrez... Vous avez, Dieu
merci, donné assez souvent des preuves de votre
assiduité... Si vous ne vous jugez pas assez malade
pour aller h l'infirmerie, demeurez h l'élude, mais
136 CLAHA d'eLLÉBEUSB
ne vous y fatiguez point... Môme je vous permets,
exceptionnellement, des lectures libres, comme à
la veille des vacances. Allez, mon enfant.
Clara d'EUébeuse entre à l'étude où ses com-
pagnes sont déjà au travail. Les plumes d'oie
grincent ensemble sur les cahiers méthodiquement
inclinés. Les enfants s'appliquent la tête penchée
sur l'épaule droite, un bout de langue ressorti.
Clara d'Ellébeuse lève la planche de son pupitre
qu'elle maintient longtemps ouvert à l'aide d'une
règle. De sous ses livres, elle sort l'une des lettres
du grand-oncle Joachim. Elle la déplie et, la figure
hébétée par l'angoisse, elle en relit, pour la cen-
tième fois, la fin :
« Que je demeure seul sur la terre avec mes dou-
« leurs et mes remords, puisque vous n'avez même
« pas laissé à ma solitude le triste fruit de nos
« embrassements. »
Oh! L'épouvantable idée qui, depuis trois jours,
tord le cœur de l'enfant! Je suis enceinte, je dois
être enceinte, s'est-elle mentalement écriée avant-
hier, en relisant cette lettre... Et, maintenant, elle
se redit cela avec obstination... Elle ressentait
quelques douleurs nerveuses et, tout à coup, l'idée
folle a surgi dans sa conscience en déroute... « le
triste fruit de nos embrassements. »
Alors, s'est dit Clara, c'est par des embrassements
CLARA d'eLLÉBEUSK 137
que naissent les enfants? C'est par des embrasse-
menls que la malheureuse Laura est devenue
grosse? Ahl Savais-je cela, misérable que je suis!
Quelle coupable folie s'est emparée de mon âme
lorsque, près de la maison fermée, j'ai serré pas-
sionnément Roger dans mes bras?...
... Mais pourtant, papa bien souvent m'a serrée
dans ses bras?... Oui, sans doute. Mais Dieu ne
permet point qu'on ait jamais d'enfant avec son
père ni avec ses frères, ni avec ses parents... Avec
ses cousins... oui, puisqu'on les épouse?.,.
De ce jour, commence pour Clara, une lente
agonie. Rien ne l'instruit de son erreur, pas môme,
tant elle est ignorante, les plus rassurantes des
preuves. Sa mère l'est venue voir, l'a interrogée
sur son mal, mais en vain. Clara d'Ellébeuse a
passé dix jours à la maison, et sa gaieté n'est point
revenue. Môme elle a redemandé le couvent. Elle
a erré souffrante, dans les greniers où s'abritèrent
les jeux de son enfance. Son père, roulant au fond
(le sa pensée le terrible secret de la folie de plusieurs
d'Ellébeuse, essaye de chasser l'abominable crainte.
138 CLARA d'eLLEBRUSH
La morne enfant dépérit, et promène à travers
les couloirs glacés du couvent, où elle est revenue,
sa fièvre et ses angoisses si fortes qu'elle ne res-
sent plus ses névralgies.
Une nuit elle croit sentir remuer l'enfant dans
son ventre de vierge. Et, réveillée en sursaut, elle
se souvient de cette voix entendue en rêve pen-
dant les vacances, le matin môme de l'abominable
chasse, de cette voix qui criait : « Voici venir le
temps de ta grossesse. » C'était l'avertissement
divin, se dit-elle... Et moi! Ne l'avoir pas écouté!
Tout est perdu, tout est fini!... Ah! Qu'elle ne
fût jamais née... ou qu'elle fût née une bête, un
"pauvre être comme Robinson, le chien, qui man-
geait des os au soleil... On l'eût laissée bien tran-
quille...
Et parfois sa pensée se concentre sur l'enfnnt
que nourrit son ignorance douloureuse. Ah! Elle
l'aime déjà. C'est son fils, le fils du bien-aimé. Que
dirait-il, Roger, s'il la savait dans cet état?... Lui
décrire? Oh! Non... Quelle hontel... Elle ne sau-
rait môme pas... Mais quand il apprendra l'affreuse
^vérité, est-ce qu'il y aura un duel comme celui de
l'oncle Joachim et du frère de Laura? Est-ce que
Roger tirera? Est-ce qu'il aveuglera petit père? Et
alors?... Non, c'est trop affreux...
Et chaque jour est une nouvelle agonie, chaque
CLAHA d'bllébeuse 139
nuit une nouvelle mort; non, pas môme une mori,
mais quelque chose de plus affreux que la vie.
Un jour, MM. d'EUébeuse et Faucliereuse vont
ensemble au couvent rendre visite à leurs filles.
Elles arrivent, l'une de'périe et pâle, l'autre pleine
de joie et de santé. Au bout d'un quart d'heure,
M. Fauchereuse congédie Lia et, se tournant vers
Clara d'EUébeuse:
— Est-ce que vous souffrez, mon enfant?...
Dites ? D'où souffrez-vous?
Ah I comme elle est prête à confesser son crime!
Mais une pudeur la retient... Devant un autre mé-
decin, oui, peut-être eût-elle crié, dans un san-
glot, sa faute imaginaire... Mais devant celui-ci,
non, jamais... celui-ci, qui est le père de Roger...
Roger n'a point commis de faute... Elle seule est
responsable de ce crime. Une invincible pudeur
la retient... Elle répond:
— Mais je ne souffre pas... J'ai la fn^vre.
Et les deux hommes se retirent. Et la grille du
couvent franchie, un long sanglot monte de la
poitrine de M. d'EUébeuse.
— Calmez-vous, mon pauvre ami, lui dit M. Fau-
chereuse. Il est de ces maux de nerfs, fréquents
chez les jeunes personnes, qui disparaissent aussi
subitement qu'ils sont venus... Je ne crois pas à
un danger immédiat... L'enfant est forte... d'une
MO CLARA D ELLKDEDSB
parenté robuste. . Je n'ai jamais entendu dire que les
d'Ellébeuse ni les d'Etanges aient eu des maladies
nerveuses.
A ces mots, inconsciemment terribles, M. d'Ellé-
beuse se redresse.
— Moucher Fauchereuse..., dit-il.
Et il se tait, arrête la terrible confidence.
— Cette enfant n'est que nerveuse, continue
M. Fauchereuse... Je vous affirme que sa raison
n'est point altérée.
Clara d'EUébeuse suit un régime spécial. 11
n'est pas de soin que n'ait pour elle un couvent
dont elle a toujours été la chérie. Afin de ne la pas
énerver davantage, l'aumônier la dispense de tous
les exercices religieux... La messe, le dimanche,
et c'est tout. Elle n'est pas tenue à la confession
de quinzaine. Le vieux prêtre connaît l'âme de la
jeune fille et sait quel exercice terrible peut être
un examende conscience dans cet état morbide.
Mais Clara d'EUébeuse, d'abord soulagée de
cette obligation, s'en inquiète ensuite :
Si je m'étais confessée, peut-être me fussé-je
mal confessée. Est-ce que je ne suis pas aussi cou-
pable d'intention, ne me confessant point?
Et les tortures recommencent ou, plutôt, ne
cessent point. Elle rêve souvent qu'elle est assise
au bord du puits da la maison fermée, que d?*8
CLAnA d'ellkbeusk m
paons sont perchés sur la margelle, et que le
soleil lui brûle la tôté.
Il naîtra nu, se dit-elle... L'enfant Jésus avail
de la paille.
Et, tandis qu'elle s'attendrit à la pensée du nou-
veau-né divin, une sourde rancune l'emplit contre
Dieu le Père. Oh ! il est mauvais, s'écrie-t-elle.
Mais, effrayée bientôt de son blasphème, elle
courbe son âme et prie.
Une visite, surtout, la comble d'amertume,
celle de son vieil ami M. d'Astin qui, la sachant
malade, la vient voir. Il entre péniblement au par-
loir, lui apportant avec un bon sourire un panier
de ces jolies nèfles dont elle raffolait quand elle se
portait bien. Elle est si touchée de cette attention
qu'un sanglot la secoue. Le vieux gentilhomme,
suffoqué par sa propre émotion, tend les bras à
l'enfant pour qu'elle s'y jette un moment et s'y
apaise.
Mais soudain Clara d'Ellébeuse se lève, les
sourcils froncés, les yeux hagards :
— Pas d'embrassements, lui crie-t-elle... Vous
êtes un misérable... Vous voulez me déshonorer.
142 CLARA d'kLLÉBBUSB
M. d'Astin sait taire à la famille la phrase, in-
dice d'une folie terrible, pense-t-il, qui a 6chapp4
à. l'enfant, mais il insiste, sans s'expliquer, pour
que la couventine soit replacée au grand air. Clara
d'Ellébeuse est ramenée chez elle.
M. Fauchereuse, avec une bonne grâce char-
mante, vient souvent passer l'après-midi à Balan-
sun; mais l'inexplicable mal dont souffre la jeune
fille, et qu'il étudie attentivement en silence, ne
s'éclaire pas davantage ë. ses yeux.
Peut-être, se dit-il, sont-ce des troubles de la
circulation, des arrêts fréquents h cet âge? Il inter-
roge M*"* d'Ellébeuse; mais celle-ci déjà s'est
inquiétée de ces moments, et la certitude lui est
acquise de leur absolue régularité, dont ne peut,
hélas! se rassurer l'ignorance de la pauvre enfant.
Clara d'Ellébeuse ne parle plus que lorsqu'on
l'interroge, et brièvement.
Elle se lève tous les jours à la même heure, et
va prier de grand matin à l'église où elle n'entre
qu'après avoir fait une halte auprès de la tomba
de Laura. Les belladones de velours rose n'y sont
plus fleuries, mais les tristes rouges-gorges leg
CLARA d'eLLÉUEDSB 143
remplacent, parmi les feuilles sèches ou la neige.
Vn jour elle se met à tousser beaucoup, s'étant
agenouillée, par pénitence, dans l'herbe brillante
de gelée. Il n'est point de mots pour raconter les
tortures de cette suppliciée. Une lassitude, un
écœurement de toute chose ne l'abandonnent que
pour laisser place à des remords aussi cruels que
peu fondés. Ces remords brûlent ses tempes, em-
plissent ses oreilles d'un bourdonnement conti-
nuel. Et, la nuit, des hallucinations l'épouvantent,
des voix lui crient sa grossesse, des douleurs ai-
guës la rongent, elle voit des ombres rouges
frémir dans l'obscurité.
Au réveil d'une de ces nuits terribles, Clara
d'EUébeuse n'a pas la force de se lever. Gertrude
lui apporte à déjeuner. Mais l'enfant, irritée par
son s-upplice intérieur, refuse, avec des mots do
colore, les soins de la vieille servante. M""' d'El-
lébeuse insiste alors doucement auprès de sa fille,
pour la déterminer à prendre quelque nourriture.
Mais c'est en vain, et la pauvre femme, accablé©
de douleur, se retire, et va pleurer longuement
dans sa chambre.
144 CLARA d'eLLÉBEUSB
VI
Ce fut par une sereine matinée de mars que
Clara d'EUébeuse se tua. Le ciel était limpide
comme la nacre de certaines eaux; les nuages
légers et rares s'écaillaient, à peine ardoisés.
Mille oiseaux chantaient sur les platanes nus, et
les lauriers-thyms étaient fleuris. Des coqs se
répondaient. Les iiielairies luisaient sous les rosées,
les bourdonnements confus du printemps qui va
venir s'élevaient des verdures jaunissantes des
blés nouvaux. Çà et là, dans le parc, les corolles
rosâtres des magnolias à fleurs nues semblaient
des flammes. Sur les pelouses brillaient les
anémones-sylvie aux feuilles tremblantes. Les
primevères jaunes et roses, les violettes, les renon-
cules, les pulmonaires, les petits-houx ornaient
les talus des haies. Les Pyrénées tremblaient
au loin, pareilles à des glaçons flottants d'azur et
de neige.
M""' d'EUébeuse entra dans la chambre de sa
CLARA d'ellÉBEUSE i45
fille qui, depuis deux jours, un peu moins souf-
frante, recommençait à se lever.
— Gomment avez-vous dormi, mon enfant?
— Je me sens mieux, petite mère.
— Voulez-vous que Gertrude vous apporte
Teau chaude pour votre toilette ?
— Je veux bien, petite mère.
M"" d'EUébeuse quitta la chambre de Clara et,
toute ravie de son espoir, alla s'agenouiller et
prier au pied de son crucifix.
Lorsque Gertrude se fut retirée, Clara d'Ellé-
beuse fit avec grand soin sa toilette. Elle lustra
au rouleau de buis ses boucles lourdes. Elle sépara
régulièrement ses bandeaux lisses qui s'incurvaient
sur le front; puis, soucieuse, ouvrit son sachet k
mouchoirs. Elle y prit les deux lettres de l'oncle
Joachim qu'elle y avait replacées, et les brûla
dans la cheminée, soigneusement. Un moment,
elle fixa des yeux le portrait de son grand-oncle,
puis descendit, en étouffant ses pas, à la biblio-
thèque. Il y avait, à l'un des angles de cette pièce,
un placard oii M"" d'Etanges avait réuni toutes les
drogues nécessaires aune pharmacie de campagne,
quelques sels, quelques liquides. Sur chaque fiole
ou bocal, M™' d'Etanges avait écrit de sa vieille
écriture le nom du médicament : Ether sulfuriquc^
Laudanum, Arnica, Eau sédative, etc.
146 CLARA D'iiLLlîbEUSB
Clara d'EUébeuse ouvrit l'armoire et prit le
laudanum. L'inspiration de faire cette chose fut
presque subite. L'idée n'était point complètement
formulée dix minutes avant, lorsqu'elle brûlait
les lettres de l'oncle. C'était peut-ôtre le fait
d'avoir détruit ces missives, la continuation d'une
pensée que son esprit fatigué avait interrompue
— puis reprise. Elle ne s'étonna pas elle-même
de son acte. Elle ne le ressentait plus qu'avec
difficulté, comme son corps. Elle éprouvait la pa-
ralysie presque totale de ce qu'elle accomplissait.
Elle prit donc la fiole et la glissa dans son corsage.
Aucune émotion n'était sur sa figure. Elle
regarda, par l'unique fenêtre de la bibliothèque,
dans le parc. Il y avait là un coin humide et om-
breux où elle jouait aux jardins^ quand elle était
petite. Alors, elle se souvint de cela. Sous l'aca-
cia aux grandes gousses, elle plantait régulière-
ment des têtes de grosses roses, puis les arrosait
d'un petit arrosoir vert que, pour sa fête, son
père lui avait donné. Elle se rappelait de sa
demande :
« Bonne-maman, faisons la pluie ? » On mettait
un peu d'eau claire au fond du jouet. Quelques
gouttes tombaient sur les pétales ardents. Un
bruissement dans les massifs l'emplissait de
crainte. Elle laissait l'arrosoir et se précipitait
CLARA d'bllbbbusb 147
vers sa grand'mère, de ce pas des enfants qui
commencent à marcher, les bras en avant.
Ces souvenirs lui broyèrent le cœur. Elle se
retint de pleurer. Elle éprouva comme une nau-
sée morale. Son âme l'étranglait. Par-dessus son
corsage noir de couventine, elle serrait la fiole
qui lui donnait froid aux seins.
Elle quitta la pièce, gagna le parc. Elle aperçut
son père qui ne la vit pas. Il allait à la chasse
avecRobinson. Elle ralentit son pas. Elle considéra
sa robe, vaguement. Une inexprimable angoisse
contracta sa bouche. Elle se figura que son ventre
avait grossi. Elle songea h sa mère, à Roger. Elle
les chassa de ses pensées...
Maintenant elle était au cimetière entre le caveau
des d'EUébeuse et la tombe de Laura. Des jacinthes
blanches fleurissaient.
Elle s'agenouilla, tira la fiole de son corsage
et la déboucha. De la main gauche elle se cram-
ponna à la grille. Elle ferma les yeux, but le lau-
danum d'un trait, et resta là.
Ainsi mourut Clara d'EUébeuse, à l'âge de dix-
sept ans, le dix mars mil huit cent quarante-huit.
Priez pour elle.
1899.
FIN DE CLARA d'eLLÉBEUBB
ÂLMÀÏDE D^ETREMONT
ou l'bistoirs
D'UNE JEUNE FILLE PASSIONNÉE
A ALMAÏDE D'ETREMONT
Pourquoi^ et par quel mystère ^ es-tu venue f as-
seoir à mon côté ?
Dis-mot pourquoi ta grâce antique et tes noirs
repentirs me troublent et me rappellent un orage
lointain ? Et pourq7(oiy seul, je t'aperçois dans le
passé? Et pourquoi je souffre tant, lorsque, de tes
yeux d' Oindre à jamais enfoncés dans les miens, tu
semblés me reprocher, avec une amertume et un
amour immenses ^ une faute que je ne connais
point?
Almaïde d'Etremont, accoudée au banc où elle
est assise, ne peut dissiper sa tristesse qu'aug-
mente la langueur de ce triste et ancien après-midi.
L'ombre au cadran d'ardoise qu'irise le soleil
marque trois heures. Tout conspire à la mélanco-
lie de cette âme qu'as'sombrit le regret d'un songe
mal vécu. Ahl Pourquoi îe parfum du pompa-
douraécœure-t-il ainsi la jeune lille? Pourtant elle
aimait son arôme étrange aux jours qu'avec des
amies d'enfance elle jouait aux grâces dans l'allée
ténébreuse.
0 Temps lointains! Rien ne demeure plus des
jours de grandes vacances qu'empourpraient les
agonies solaires de l'Automne. 0 Almaïde d'Etre-
mont! Evoques-tu aujourd'hui, dans la morose rê-
verie de cette méridienne, les feuillages qui,
d'année en année, étendent une ombre plus solen-
nelle sur le sable des récréations? Revois-tu la
sentimentale que tu étais déjà quand, aux jours
de distribution des prix, l'on te choisissait pour
i54 almaTdr d'btremont
venir réciter, parmi le parfum pieux des fraîches
guirlandes, l'élégiepar toi composée? Songes-tu aux
funérailles de tes parents? Ou te souviens-tu de
cette compagne adolescente <q[ue conduisit au tré-
pas une folie ardente et pure? Te remémores-tu que,
pour cette Clara d'EUébeuse, (a cloche pleura dans
l'air liquide et qu'une petite procession blanche,
dont tu étais, se balança comme une armée de lys
dans le cimetière en flamme»?
Depuis lors, que d'après-midi sont passés! Al-
maïde d'Etremont a vingt-cinq ans. Elle connaît
la solitude et l'ombre que ies morts étendent au
gazon oii ils furent. Les monoiones jours 8*enfuient
sans que rien distraie celte orpheline demeurée
seule dans ce trop vaste domaine en face d'un oncle
âgé, infirme et taciturne. Aucun pèlerin ne s'est
arrêté à la grille, un soir de mai, pour cueillir
dans le parfum des lilas noirs cette colombe fian-
cée. C'est en vain qu'Almaïde, assise auprès de
rétang,guette la carpe légendaire qui, des glauques
profondeurs, doit rapporter l'anneau nuptial. Et
rien ne répond à sa rêverie que la clameur des
paons juchés dans le deuil des chênes. Et rien ne
console sa méditation que sa méditation. Et rien
ne se pose à sa bouche plus ardente qu'un fruit-
de-la-passion que le vent altéré qui souffle aux
lèvres de chair des marronniers d'Inde.
ALMAÏDE d'eTREMONT 155
Ses yeux n'ont point de candenr, mais une chaude
et hautaine mélancolie, unecoqlée de lumière noire
au-dessus du nez mobile et mince. Et ses joues
et son menton font un arc si parfait et si plein
que tout haiser en voudrait rompre l'harmonie.
D'un grand chapeau de paille orné de pavots des
moissons, les cheveux coulent enrepeniirs obscurs
sur la ronde lueur de l'épaule. Et tout le corps
n'est qu'une grâce paresseuse qui fléchit sur ce
banc d'où la main d'Almaïde, négligemment, laisse
toniber une missive,
... C'est une lettre d'Eléonore de Percival, une
amie de pension qu'elle a revue parfois, qui lui fait
part de ses fiançailles et la convie à son mariage :
0 Almaïdel lui écrit-elle, je sentais que mon
cœur allait éclater,.. Je n'avais jamais trouvé le
Printemps si beau que cette année... Peut-être que
le Ciel, pour me donner ce pressentiment de
ma joie, voulut parer davantage la Nature... Ja-
mais la prairie n'a été si charmante et les serin-
gats, lorsqu'ils frôlaient mes boucles, exhalaient
un parfum qui me faisait défaillir. 0 Almaïde!
Je prie pour toi le Bon Dieu qu'il t'envoie une
pareille ivresse. Si tu savais.,. L'autre soir, pen-
dant que je me promenais au bras de mon fiancé,
un rossignol s'est pris à chanter... Je succombais.
Il me semblait que ma poitrine allait se briser et
156 ALMAÏDB d'BTKEMONT
qu'une vie nouvelle se levait en moi... Lorsque
je me suis retrouvée seule dans ma chambre, je
me sentais si émue de reconnaissance envers le
Ciel, et ma foi était si ardente, que je me compa-
rais à ces lampes du sanctuaire qui ne savent que
se consumer pour Dieu. J'ai compris h. ce moment
que, si René ne m'avait été envoyé par la Provi-
dence, j'aurais quitté le monde pour vivre dans la
divine exaltation de Fiançailles Eternelles. 0 Al-
maïde! Prie pour moi. Et qu'un pareil bonheur
t'inonde!... Si j'avais été morte... Ah! C'est toi
qu'il eût dû choisir...
— ÉléoQoreest bienheureuse, se dit Almaïde...
Comme l'on est égoïste quand on ne souffre pas 1
On étale sa joie aux yeux des abandonnés... Moi,
je demeurerai seule. Je vieillirai dans l'attente.
Chaque jour du calendrier sera pareil à l'autre...
Pauvre Almaïde I Ses yeux sont gonflés de larmes,
sa gorge est contractée. Elle étend le bras, cueille
uue rose et la baise avec tristesse, comme si elle
la prenait à témoin de sa douleur.
Puis, se redressant :
— Allons, pense-t-elle, fuyons ces lieux désolés.
Elle sort du parc à l'heure du couchant, tra
verse le hameau où ne s'entendent que les rebon-
dissements d'un marteau de forge.
C'est dans le plus secret recoin d'une « Vaiiée
almaTdg d'etremont loi
heureuse » que se dresse le château des d'Etreraont.
Dans ce pays, l'émeraude argentée des prairies,
l'eau bleue du ciel et la verte clarté des pics en-
châssent tour à tour la neige des troupeaux et des
cascades, Ips fauves moissons de l'été et les hêtres
rougissants du pompeux Automne.
Tantôt gravissant les premiers contreforts do la
montagne printânière, Almaïde rêveuse cueille à
ses pieds la gentiane vernaleou le narcisse, tantôt
errante par la plaine, elle entre dans les berceaux
bleus de l'été, gagne quelque source et s'y plonge.
Ainsi ce soir, fuyant ses moroses pensées et
l'août brûlant, elle atteint le bois des Aldudes.
Elle en sait les discrets sentiers. C'est là qu'enfant
elle s'asseyait et que sa mère, qui était d'Espagne
et de la famille de Alcaraz, lui contait des légendes
de Grenade, s'exallant elle-même à se les rappe-
ler.
Cette mère était morte quand Almaïde avait
treize ans; et la jeune fille évoquait la chambre
ardente où son père la reçut dans ses bras, lors-
qu'elle revint en hâte du couvent, le lit funèbre où
Guadalupe de Alcaraz reposait vêtue de blanc et
parée comme une Vierge d'Alméria.
Et dès ce jour une fatalité avait pesé sur le
'lomaine. M. d'Etremont mourait quelque temps
après dans un asile d'aliénés où l'on avait dû lin-
158 ALMAÏDB d'ETUEMONT
lerner, saisissant de la tutelle de sa fille un oncle
inlirme et taciturne qui trouva son avantage à gérer
les biens de sa nièce et à l'éloigner le plus possible
du monde,
... Almaïde s'enfonce de plus on plus dans le
bois des Aldudes. Sa robe de gazt blanche ondule
au zéphyr qui s'élève au coucher du soleil. Elle ar-
rive auprès de l'eau, dépouille ses vêtements et,
ravie, se plonge au creux le plus caché de la ri-
vière. Elle voit, devant le tremblement de ses
jambes charmantes, s'enfuir les reilets blancs des
ablettes effarouchées. Elle frissonne à peu à peu
entrer tout entière dans la fraîcheur verte et liquide
où remue l'ombre des aulnes. Elle suffoque et ses
épaules frémissent quand elle y est baignée tout à
fait. Le silence règne sur l'eau.
Assise sur le gravier, elle éprouve une joie à
se sentir loin du château qu'elle déteste, loin de
ce parc dont chaque fleur lui paraît triste. Souvent
elle vient ainsi, à la tombée du jour, étreindre
sur sa gorge polie et ronde la douceur des eaux.
Elle sait que nul ne passe en ces retraites. Et
d'ailleurs, jamais d'extrêmes pudeurs ne l'effrayè-
rent. On la grondait, au couvent, de courir riante
et peu vêtue au milieu du dortoir.
Mais, ce soir, comme elle se berce de ses rêve-
riesj et s'atnuse à voir sombrer, dans le courant,
ALMA.ÏDB d'bTRBMONT 159
la lettre exallée d'Eléonore, elle entend un bruit à
l'orée de la rivière. Elle regarde, enfouie dessous
les feuilles...
C'est un pâtre d'une quinzaine d'années, le torse
nu, sa petite culotte de toile bleue retroussée au-
dessus des cuisses, qui enjambe le gué, poussant
deux chèvres devant lui. Il disparaît sans aperce-
voir Almaïde, mais elle rougit de l'avoir vu.
Rentrée chez elle ce soir-là, elle se sent troublée
par un peu de tristesse fiévreuse et se couche
d'assez bonne heure après avoir salué son oncle
qui, pour prendre ses repas, ne descend plus de sa
chambre où il reste étendu tout le jour. Almaïde
ne peut s'endormir. Ce bain était froid, pensc-
t-elle. Elle songe à l'eau que dore l'ombre, à la
lettre d'Eléonore que le flot abaissait et soulevait
en l'entraînant, aux vives ablettes, au petit berger
qui passait l'eau... Il avait une figure amusante et
des jambes aussi rousses que le maïs à sa récolle,
et un petit torse bombé... Va-t-il souvent par là?
Jamais encore Almaïde ne l'avait rencontré. Qu'il
est donc mignon, cet enfant... Il sifflait bien et ses
deux chèvres étaient noires.
150 ALMA-fUK p'BTKKMONT
II
Almaïde d'Etrcmontaîmc àassister, le dimanche
après midi, aux danses que les habitants du ha-
meau forment autour de la vieille église. Bergères
et bergers font, ce jour-là, un lent rondeau. Les
jeunes filles portent le sanglant capulet d'Ossau,
et les gorges bombent sous le châle oii sont brodés
l'épi de blé et les fleurs bleues et rouges des som-
mets. Elles vêtent la robe noire à bandes d'azur
qui est rélevée en arrière et imite les ailes bordées
de ciel des papillons. Et, lentement, le rondeau
tourne, si lentement, accompagné d'une psalmo-
die si lente, que tous semblent s'endormir de
langueur à leur chant. Ces montagnards ont des
physionomies aussi tranquilles que des choses.
Leurs yeux seuls, pareils à des agates, indiquent
une vie puissante et douce.
Tandis qu' Almaïde regarde évoluer la ronde et
écoute ces chants si calmes, si désolés que rien ne
peut dire combien calmes et désolés, elle reconnaît
ALMAÏDK D'initEMONT 161
le petit pàlie qui, la vcillo, chassait devant iui, à
travers l'eau dorée, les deux chèvres. Elle ne sait
point qui il est, bien qu'elle connaisse depuis long-
temps la plupart de ceux qui sont là... Cet enfant
est charmant, se dit-elle. Et elle sourit de ce qu'il
danse avec gravité, donnant les mains à deux
belles filles dont les joues sont pareilles à des
pommes de feu sous la rosée. Gela amuse beau-
coup Almaïde de l'avoir vu, hier, les culottes trous-
sées, presque aussi na qu'un petit chien de berger
qui vient de naître, et do le retrouver là, vêtu de la
bure des pasteurs, accordant son pas et sa voix à
la psalmodie plaintive.
— Qui es-tu, petit? D'où es-tu? De qui es-tu?
— Je suis Petit-Guilhem, de chez Arramoun,
Mademoiselle.
— Mais où étais-tu? Je ne t'ai jamais vu au
village...
— Je suis revenu pour remplacer mon frère,
qui est parti.
— Mais où étais-tu?
— Dans la vallée de Gavarnio, Mademoiselle.
— Qu'est-ce que tu y faisais?
— Je tressais des cordes pour les sandales et
j'apprenais le métier de guide avec mon oncle.
— Tu es bien jeune pour la moutagne. Quel
Age as-tu?
Il
le* ALMAÏDB d'BTRKwONT
— Seize ans, Mademoiselle.
La physionomie du petit garçon demeure calme.
Il n'est point intimidé par ces demandes. Il a une
jolie figure, lisse comme du lait caillé, des yeux
pareils à des mûres, des dents aussi blanches que
celles d'un levraut, des lèvres de chèvrefeuille rose.
Sa mère s'approche d'Almaïde :
— Vous parlez à mon garçon, Mademoiselle?..,
Petit-Guilhem, enlève ton berret?... Vous ne le
connaissiez pas?...
— Non... Laissez-le retourner à la danse. C'est
un joli enfant.
— Joli, oui, Mademoiselle. Mais pas toujours
sage. Et puis il me fait rire de danser comme ça
avec ces chevrottes qui sont plus grandes que lui.
Quel toupet 1
La ronde et la mélopée reprennent, se marient
avec une douceur angélique. Comme un encens, les
voix montent vers la montagne empourprée. C'est
l'heure oii elle se dore comme un fiuit ou comme
une église, oii la vineuse lueur du soleil rampe
sur les rhododendrons et les raisins d'ours, où se
dissipe en ombres confuses l'azur nocturne des sa-
pins.
Almaïde d'Etremont regagne le château mo-
rose, en emportant au fond du cœur le regret de
n'avoir point sapart aux joies de ces simples mon-
ALMAÏDE d'eTREMONT 163
tagnards. Ah! Que n'est-elle une bergère? Que
n'habite-t-elle au pied du ravin où frémissent les
hépatiques bleues, dans la chaumière de ces pâtres?
Elle emplirait h la source verte la cruche qui, l'été,
grésille. Elle cultiverait dans le jardin villageois
les lys, les romarins et les ciboules. L'appel fu-
nèbre des paons ne l'éveillerait plus, mais le cri
ensoleillé du coq. A la saison, elle irait dans la
montagne, chaque jour, portant le repas de son
jeune frère. Tous deux ils mordraient aux arbouses,
ils entendraient rire les fontaines. Ils baiseraient
les tèvres des rhododendrons. Ils boiraient l'eau
bénie des rocs. Us guideraient, de leurs gaules
vertes, la neige des agneaux vers les pâturages
fleuris. Ils écouteraient les cloches rauques du
troupeau sonner dans l'élévation...
Au lieu de cela, il va falloir rentrer comme de
coutume, subir le monotone écœurement de cette
vie sans espérance. Pauvre Almaïdel Entre deux
tristes serviteurs et ce parent exigeant et ma-
niaque, eUe «st la prisonnière d'un domaine mau-
dit. Coromft sœur Anne au sommet de la tour, elle
n'aperçoït que la poussière soulevée sur la route
par les brehis résignées. Plus rien! Pas même,
tant elle est triste, l'envie de fixer sur le papier,
comme jadis elle le faisait au couvent, les expres-
sions de sa mélancolie.
164 ALMAÏDB D BTRlîMONT
Elle se prend k rêver dans sa chambre. Elle est
assise et fait un bouquet avec des fleurs éparses
sur elle. Le jour qui tombe éclaire sa joue gauche,
le corps demeure dans l'ombre. Elle s'ennuie. Un
vague énervement, elle ne sait quoi d'insatisfait,
une oppression qu'elle voudrait chasser, une an-
goisse, pareille à celle qui la brise parfois au ré-
veil, la torturent. Et rien que de sentir, un ins-
tant, la pression de son coude sur son genou
l'émeut jusqu'à la faire se lever du fauteuil où
elle est étendue. Elle fait le tour de sa chambre
sans quitter son chapeau des champs. La mousse-
line de sa robe qui bruit à peine lui donne de la
langueur, le glissement du tissu léger sur sa chair
ronde et chaude l'inquiète.
Qu'Almaïde d'Etremont est belle ainsi 1 Ses
yeux cernés d'ombre dans l'ombre, sa pâleur fon-
due au jour qui se meurt, sa démarche puissante
et gracieuse qui la fait, à chaque pas, tourner sur
elle-même, disent assez l'origine maternelle, le
sang puisé au soleil de Grenades ardentes.
Elle pose son bouquet sur la commode bombée
où luisent des appliques de cuivre et, détachant
de la muraille une guitare, elle en tire quelques
accords. Maintenant, assise et les jambes croisées,
un poignet nerveusement tendu sous le col du bois
ALMAÏDE D KTREMONT 165
sonore dont elle pince les cordes sourdes, Almaïde
se met à chanter.
Par la fenêtre, son regard plonge dans la nuit
bleue qui se lève et recouvre l'étang de splendeur.
Les chauves-souris, amies des greniers vermoulus,
tournoient, hésitent, crissent, cliquètent et glissent
dans l'air liquide. Pareilles à de noires fumées, les
branches touflues des chênes moutonnent dans
l'azur nocturne qui, au-dessus de l'allée ténébreuse,
semble s'écouler comme un fleuve de nacre.
La guitare glisse aux pieds d' Almaïde. La tête
en arrière, les bras pendants, les yeux perdus, les
narines mobiles, elle frémit un instant. Car, vision
rapide, elle croit voir, dans le clair de lune qui
s'élève et tremble comme un ruisseau, s'arrêter
un chevrier adolescent qui tend vers elle en riant
les baies d'arbouse de son torse.
1Q(J ALMAÏDli D'KTHBMONT
111
C'est la sixième noce à laquelle vient assiste
Almaùide depuis sa sortie du couvent. Elle s'éveille,
dès l'aube, dans la chambre qu'on lui prépara
au château des Percival, et songe tristement que
ce n'est point encore elle qui, aujourd'hui, donnera
son cœur et sa main au fiancé longtemps at-
tendu.
.. Cependant, il eût été juste que je me ma-
riasse avant Éléonore. Elle a trois ans de moins
que moi. Et pourtant je suis belle... Mais per-
sonne ne vient me demander, personne ne s'in-
téresse à moi, mon oncle ne veut voir personne...
Je souffre. Pourquoi la robe qui est là et que je
dois mettre n'est-elle pas celle de la mariée?... Cela
me fait delà peine d'assister àce mariage. Je n'aurai
pas faim. Je ne danserai pas. Ça m'ennuie... Si
j'avais rencontré son fiancé avant qu'elle le ren-
contrât, il m'aurait choisie aussi bien... Pourquoi
pas? i^es choses. Jaus le monde, se font au hasard
almaToe d'etrëmont 167
mais je n'ai pas de chance... Et puis on dit qu'elle
est fort riche et que je suis peu fortunée... Etmon
père est mort dans un asile d'aliénés... Pourtant
je ne suis pas folle ?. . . Quand on a un oncle comme
le mien, cela vous empêche de vous marier... Quand
on n'est pas assez riche, on ne se marie pas. On as-
siste au bonheur des autres. C'est bête. C'est agaçant
et triste... Us vont partir pour l'Espagne. Ma mère
était d'Espagne, et c'est moi qui devrais partir
pour l'Espagne, mariée. Us vont s'arrêter à Fon-
tarabie, m'a-t-elle dit. Je connais Fontarabie. Us
dormiront ensemble. J'ai envie de dormir avec
quelqu'un. Ils entendront le bruit de la mer. Elle
est bleue et luit dans le ciel. Us feront tout
ce qu'ils voudront. Us iront se cacher dans
quelque auberge où il y aura des muletiers. Les
filles auront des fleurs de grenadier dans les che-
veux. U y aura des giroflées sur l'épaisse muraille
du jardin. Eléonore gagnera la verte vallée. Us se
coucheront dans la mousse... Ce lit est ennuyeux.
Il faut que je me lève.
Déjà une rumeur emplit le château. Que la
journée est joyeuse ! Le ciel tout entier n'est qu'une
fraîche pervenche. Et c'est dans sa corolle que la
pelouse est enclose. 0 lumière plus claire que la
pluie 1 0 frondaisons lointaines ! Pourquoi rendez*
168 ALMAÏDB d'kTREMONT
VOUS plus sombre encore que de coutume l'âmo
d'Almaïde d'Etremont?
Elle s'assied sur son lit avant que d'en descendre,
et contemple avec un sentiment d'amer orgueil la
rondeur parfaite de ses bras. La noire lumière de
son regard les caresse. Elle en respire l'odeur un
peu fauve, et soudain sa poitrine est gonflée de
sanglots.
Qu'elle est donc belle, une fois habillée! Dans
son énorme robe rose couleur de figue ouverte, et
bombée par la crinoline, elle a l'air d'une corolle
renversée, d'une belladone de feu dressée sur ses
étamines. Le dos brun jaillit du corsage, engaine
comme d'un calice la base de cette folle fleur. Et
l'on dirait, à, chaque pas qu'Almaïde fait dans la
chambre sur la pointe de ses bottines roses, qu'elle
va bondir nue des pétales ardents.
Cependant la cloche nuptiale sanglote dans
l'air angélique et de lourds carrosses roulent dans
la cour. Ce sont les familles des environs qui
arrivent. Voici les Limereuil. Voici les Demonville.
Voici le vieux marquis d'Astin qui tremble, et
boite de sa jambe de bois, appuyé sur son ami
d'Ellébeuse. On remarque toujours la beauté de
ses cheveux blancs. Il a quitté par exception le
fauteuil de cuir où il traduit rÉnéide, et où il se
souvient de l'empire chinois qu'il visita. On dit
AI.MAÏDli d'ETKEMONT 169
que de tragiques aventures bouleversèrent sa vie
et qu'au crépuscule de sa destinée il se prépare,
comme Robinson au retour de son île, à aborder
en paix la Contrée de Dieu. De la fenêtre où elle
est, Almaïde le voit passer. Elle distingue son
profil accusé et cette ride de douleur qui balafre
la joue du vieillard. Deux claires adolescentes, au
bas du perron, lui font gravement la révérence. Il
les salue sans leur sourire.
Le galop de nombreux chevaux roule, sur le
gravier. Ce sont les jeunes paysans de la vallée
qui viennent saluer l'épousée. Ils lui amènent une
douce génisse couronnée de lierre. Et des villa-
geoises en blanc soutiennent une cage d'osier oii
s'effarouchent deux tourterelles. L'allée estjonchée
de laurier, de buis et de glaives d'iris. Et la cloche,
à qui soudain répondent les deux colombes, rou-
coule toujours dans la matinée immatérielle. Et
des voix d'adolescentes, plus légères que des églan-
tines, s'effeuillent aux échos de la maison. Elles
se sont éveillées de grand matin dans le dortoir
que l'on a improvisé pour elles auprès de la
chambre de la fiancée, rieuses et élevant leurs
grêles bras nus vers leurs cheveux encore endor-
mis.
Bientôt se forme le cortège. La mariée paraît et
se balance. Elle est comme un lys que parent
170 A«-!»AÏDB D'ETRliMONT
d'autres fleurs. Des lilas blancs mêlés à^es corolles
d'oranger couronnent ses bandeaux lisses et noirs
d'où tombe un voile si iégor qu'il s'azure comme
l'aile d'un moustique. Elle tient les cils baissés,
des cils qui battent comme des papillons noirs,
posés à l'iris couleur de gentiane obscure. L'ovale
du visage est allongé, presque trop ; et le nez si
mince qu'il inquiète un peu, tant le souffle vital
qui l'anime est léger, tant la courbe en est accen-
tuée au-dessus des lèvres pincées et pâles. Comme
d'un muguet le haut des épaules jaillit d'une col-
lerette en dentelle. Et, hors de la large sous-
manche enrubannée, la main, d'une petitesse
étrange, se pose un peu crispée sur le bras paternel.
Almaïde d'Etremont embrasse Eléonore, puis,
après avoir répondu au salut de M. de Landelaye,
le futur époux, elle prend le bras de M. de Soulèro,
qui la doit accompagner. Ce choix de cavalier ne
lui plaît qu'à moitié. Il est veuf et jouit de la
réputation de parler beaucoup de lui-môme h pro-
pos de choses peu intéressantes... Il aurait mieux
figuré dans les Caractères de la Bruyère, se dit
Almaïde, qu'ici... Je le laisserai dire.
Tous s'en vont à pied vers l'église entre les
haies rouges de ronces. La canicule pèse. Tout
se tait. Seule, un instant, dans un fossé herbeux
et humide, une grenouille coasse.
ALMAÏDE d'kTUEMONT 171
Sous la nef, la lumière s'épand en larges raies
que les vitraux colorent, et la traîne de la mariée
déployée sur la fraîcheur des dalles se revêt ainsi
d'arc-en-ciel. La chapelle est semblable à un gâteau
de miel en rumeur quand tournoie sur lui le peuple
actif des abeilles. Un parfum de forêt, d'encens
et d'angélique, charme ce saint asile. Le gémis-
sement d'un petit harmonium se propage, s'élar-
git sous la voûte, émeut les âmes recueillies.
Almaïde d'Etremont, à genoux, la figure dans
les mains, a l'air de prier : mais elle ne cherche
d'abord dans cette attitude qu'un moyen de s'isoler,
de laisser entrer dans son cœur un peu de cet
apaisement qui noît du silence que l'on fait en
soi. Elle est charmante ainsi : on dirait que, dis-
tendu par l'agenouillement, le corps va rompre
son écorce et se détacher comme un fruit mûr,
lourdement, des palmes de la chevelure.
Bientôt Almaïde relève la tête et voit, en trans-
parence sur un vitrail, Jean-Baptiste enfant vêtu
de peaux de bêtes et debout auprès d'un ruisseau,
^ Elle songe alors à Petit-Guilhem qui est pâtre
aussi, et qui franchit le gué des rivières :
... Qu'elle était donc bénie, cette époque oîi
maîtres et valets ne faisaient qu'une famille...!
C'était l'âge d'or, pense-t-elle. Ruth glanait auprès
de Booz qui l'épousait. Les pavots saignaient
172 ALMAÏDB D'ETKBMONT
parmi Tombre des gerbes. Une lourde liqueur
gonflait les raisins violets de Chanaan... Les
femmes accouchaient à l'ombre des dromadaires.
Les jeunes chefs de la tribu priaient dans le désert.
... 0 mon Dieu! se dit Almaïde d'Etremont...
mon Dieu, écoutez-moi, je veux aimer, je suis si
triste... si malheureuse... Mon Dieu, j'ai le besoin
d'aimer quelqu'un... Je crie vers Vous...
Mais rien ne répond à la jeune fille que le petit
harmonium qui continue sa note grêle pareille à
la voix du vent du soir sur les eaux.
Le cortège se reforme et l'église se vide. Et le
parfum des verdures déjà flétries est plus fort au
soleil de midi. On a dressé deux tables dans la
grange dont les murs sont tapissés de feuilles. A
l'une sont conviés les villageois du hameau. Le
repas est commencé. Les bruits du jour au dehors
se consument. La porte est close. On n'entend que
le bruit léger des fourchettes sur les faïences.
L'ombre arrose la paix des âmes. M. d'Astin se
lève et dit :
— Il m'est doux, ma bien chère enfant, ma
bonne Eléonore, de méditer sur votre bonheur
alors que le soleil va bientôt se lever pour moi
sur le continent des Ombres. Je suis comme le
pèlerin qui a regagné le village natal, et qui ne
demande plus qu'à reposer bientôt en paix sous
ALMAÏDB d'etUEMONT 173
le beau chêne qui ombrage la tombe de scsancôtres.
Je suis semblable à Ulysse qui, de retour dans ses
foyers, aime à se souvenir de la mer tempétueuse
et des combats. Je suis comme un orme bientôt
centenaire dont la joie est d'abriter dans ses der-
niers feuillages le nid charmant de vos jeunesses
et de vos grâces.
A l'issue de tant de diverses circonstances qui
poussèrent mes pas aventureux des plages de
l'Empire Chinois aux rives de la brumeuse Albion,
je demeure les yeux fixés au Ciel, confiant dans
l'étoile divine qui sut mènera leurs destinées les
Mages Chaldéens aussi bien que le Navigateur de
Gênes.
Tant d'orageux Etés ont marqué mon visage
d'ineffaçables rides 1 Tant de frimas ont laissé sur
mon front un peu de la neige éternelle qui m'aver-
tit que je dois bientôt atteindre les premiers som-
mets d'un autre Empire-Céleste!
Ma bien chère enfant, vous voici à jamais auprès
du gentilhomme que vous avez choisi. Sa distinc-
tion vous rendra fière et sa bonté heureuse. Et
Dieu vous bénira dans votre descendance.
Hélas! ô mes amis, que n'ai-je fait comme
vous? Le Créateur, sous les fruits d'or du Paradis
terrestre, voulut à l'homme une compagne. Per-
»ettez à un vieillard qui va descendre dans la
i74 ALMAÏDH d'KTREMOXT
tombe de regretter la soUlude intérieure de sa
vie.
Certes, il est beau de voyager 1 II est intéressant
de revêtir la robe des principaux d'une cité iMongolo,
de pénétrer, déguisé en lama, dans un verger,
quitte à revenir de cette expédition avec une jambe
de bois! Il est agréable d'étudier l'astronomie en
compagnie des Pères Jésuites de Pékin, et d'as-
sister chez un peuple délicat aux fôtes de la qua-
trième lune!
... Mais combien plus belle l'existence de celui
qui aura vécu selon le Seigneur et qui mourra,
pareil au laboureur du Fabuliste, les mains dans
les mains de ses enfants.
Mes amis, laissez, avant que ma voix se taise,
que je vous confie le talisman rapporté de mes
pérégrinations. Peut-être vous préservera-t-il de
quelques dangers : Ne vivez point trop dans le
rêve. Il engendre la mélancolie. Je connus une
jeune Tartare qui, semblable à la Belle-au-Bois-
dormant, se laissa ravir par des songes, tellement
qu'au bout de sept années de sçmmeil elle mourut
de chagrin de s'être réveillée.
Vaquez aux soins du ménage. Élevez des oiseaux.
Cultivez des plantes utiles. Visitez les pauvres de
la contrée. Donnez aux fils et aux filles qui vous
naîtront l'amour de la vérité et de la nature, car
ALMAÏDE d'ETREMONT 175
c'est dans l'œuvre du Créateur que résident nos
joies et nos consolations.
Maintenant, ô mes enfants, je vous dis adieu.
Ce n'est point sans émotion que je contemple, une
dernière fois sans doute, les charmilles de ce parc
sous lesquelles, il y a septante et cinq années, de
chères Ombres se fiancèrent. Mais ce n'est pas
non plus sans douceur qu'après des tribulations
sans nombre j'aspire à l'éternel repos, trop heu-
reux que le Tout-Puissant m'ait fait encore cette
grâce de voir renaître en vous un passé chéri.
Son discours fini, M. d'Astin se rassied péni-
blement. Un respectueux silence, puis des applau-
dissements accueillent ces éloquentes paroles. A
côté de l'orateur une forme noire frémit. C'est
l'antique M"" d'Étanges, la grand'môre de la pauvre
Clara d'EUébeuse, qui sanglote dans ses mains
veinées et noueuses. Et, tout à coup, avec une
attitude charmante et douloureuse, gardant tou-
jours sur ses yeux l'une de ses mains, elle tend
l'autre à son vieil ami d'Astin, qui en baise les
doigts où semblent pleurer les bagues anciennes^.
Et Almaïde d'Etremont, belle comme la nui!
dans sa robe ardente, se dit en regardant le vieux
gentilhomme qui lève son verre en tremblant
176 almaTdb d'btbkmont
— Qu'il est donc bien 1... Je le préfère au
marié...
Et, à la grande joie d'Almaïde, le repas fini,
M. d'Astin s'approche d'elle :
— Il y a bien longtemps que je ne vous ai vue,
ma belle enfant... Je bouge si peu... Comment se
porte votre oncle? Toujours maniaque? Enfin!...
Ah! votre chère mère, votre père, qu'ils étaient
aimables ! Comment, jolie comme vous êtes, ne
vous mariez-vous pas ? Ne rougissez point... Ah !
Oui? je comprends... L'oncle?... Je m'en dou-
tais...
Enfin — achève M. d'Astin en souriant — tout
n'est pas éternel... Les grenades sont faites pour
être cueillies. Et si votre Argus d'oncle garde
l'arbre par trop, on les lui volera, ma chérie... Et
je regrette bien de n'être plus assez jeune...
Voyons?... Vous vous ennuyez là-bas ? Vous ne
sortez jamais? Quand me venez- vous voir?... Mardi
j'ai de nos amis, venez-vous?
Almaïde répond:
— Vous êtes bien bon, monsieur d'Astin... Je
voudrais tant, mais ne le puis. Mon oncle, bien
qu'il me voie peu, ne peut souffrir que je m'absente
des Aldudes pour aller visiter du monde... Au-
jourd'hui, la permission est exceptionnelle...
Merci, monsieur d'Astin, merci...
ALMAÏDE d'ethemont !77
— Eh bien ! ma fille, reprend le gentilhomme
joyeux à demi, à demi attristé, je vote à votre oncle
le plus beau chône de mes bois pour son cercueil '
Il dit cela debout, voûté sur sa canne, ricanant
à la façon de M. de Voltaire. Mais une grande
bonté glisse de ses yeux, bien qu'il semble s'amuser
de l'intimidation qu'il cause à la jeune fil^e qui
rougit. Il la considère avec le septicisme indulgent
d'un digne vieillard, qui conserve le culte de la
beauté, mais qui garde un sourire de crainte
attendrie aux illusions des jeunes gens.
178 ALMAÏDB D'iiTHEMONT
IV
Quelques jours après le mariage d Eléonore,
comme Almaïde d'Etremont se dirige vers la
rivière qui arrose le bois des Aidudes, elle trouve
non loin de la berge, dans un épais herbage,
Petit-Guilhem qui joue de la flûte.
Elle s'arrête et lui sourit :
— Est-ce que c'est bien difficile de siffler comme
cela?
Et elle prend le triangle de buis et, de sa lèvre
ardente, en effleure le bord.
— Non, pas comme ça, Mademoiselle. Il faut
faire glisser la flûte de gauche à droite et puis de
droite à gauche en soufflant après les douze trous
La soirée frémit doucement au souvenir d'une
ondée qui passe au soleil. D'épais nuages blancs
fuient sur le bleu limpide et net. L'eau verte, sur
qui les larmes des aulnes bleus s'élargissent en
cercles de lumière, se trouble un peu par endroits,
ALMAÏDE d'eTBEMONT 179
là où des bulles montent du fond pour se briser h.
l'air.
— Viens, rapprochons-nous de la rivière? lui
dit-elle. Asseyons-nous là, veux-tu?
L'enfant se met aux pieds d'Almaïde et, rajus-
tant son pipeau à ses lèvres, il gonfle ses joues au
buis creux qui résonne.
— Quelle était la jolie chevrière avec laquelle
tu dansais l'autre jour ?... Celle qui avait les sabots
vernis et les bas violets?
— C'est ma petite amie. Mademoiselle.
— Comment, ta petite amie?
— Mon amoureuse, Mademoiselle.
Almaïde rougit et lui demande:
— Elle s'appelle?
— Maïlys.
— Est-ce que vous êtes promis ?
— Oh! promis... nous sommes trop jeunes...
Puis, malin:
— Nous nous amusons dans la montagne.
— A quoi vous amusez-vous?
— A l'amour. Mademoiselle.
Alracïde rougit et se tait un instant, puis:
— Comment faites-vous à l'amour?
... Et, en demandant cela, son cœur bat, ses
oreilles bourdonnent. Elle ne sait si elle regrette
d'avoir parlé. Elle étend I0 Lras et, à travers la
180 ALMAÏDE D'KTni-MONT
mousseline de la manche, elle sent la joue brû-
lante du petit pâtre. Un long moment ils demeurent
ainsi, muets, immobiles, étourdis par leur désir
hésitant et par le violent parfum qui s'élève des
menthes rouges.
... Ma foi, tant pis ! se dit-elle. C'est bon d'être
comme ça...
Mais comme elle attire davantage à elle, insen-
siblement, presque sans le vouloir, la tôle de
l'adolescent, celui-ci se hisse un peu à la manière
des chevreaux brouteurs de haies et cueille une
bouche plus douce et tiède qu'un fruit dont la
pulpe se fond.
Alors seulement la jeune fille se lève et, sans
mot dire, s'en va.
ALMAÏUE d'eTREMONT 181
Dès ce jour, ils se retrouvent et s'aiment. Les
tièdes regains de la fin d'août abritent leurs ca-
resses que nul ne soupçonne et que rien ne
trouble. Ils s'enlacent, bercds par le rire des
eaux courantes et par le bruit régulier que font
en broutant les chèvres noueuses. Parfois ils re-
cherchent les bruyères. Quelle joie, dans les bras
l'un de l'autre, de s'enfouir parmi ces grappes
de braises! Quel anéantissement voluptueux ils
goûtent lorsque, les fournaises de l'après-midi
ayant fendu l'ocre des sentiers, les larmes espa-
cées d'un orage viennent à crépiter soudain
sur les feuillages ! Oh ! les lents retours k tra-
vers les vignes hautes, lorsque la grive pé-
pieuse appelle en vain les raisins disparus; et les
arrêts sous le figuier lorsque, succombant à tant
d'ivresse dorée, Almaïde ne peut que battre des
cils en gémissant...
Bientôt vient l'automne, et c'est dans la mon-
tagne qu'ils vont cacher leurs amours.
La passion d'Almaïde s'accroît à mesure qu'elle
devient moins ignorante entre les bras du petit
faune. Elle se donne sans réserve, sans crainte,
sans regrets, sans remords. Elle trouve à la brû-
lure fraîchissante des baisers la saveur poivrée
18J ALMAÏ0E D'ETniiMONT
d'un fruit rouge qui se fondrait à tous ses
membres. Elle emplit du souvenir de ses étreintes
le parc si funèbre jadis. La clameur des paons
n'attriste plus les ombrages, mais ëclate au spleil,
aveuglante et joyeuse. L'humeur inquiète de son
oncle, aussi bien que les nouvelles reçues d'Eléo-
nore, laissent Almaïde indifférente, presque nar-
quoise. Et ce sont maintenant des heures d'envie
et d'attente qu'indique sur le cadran solaire
l'ombre aiguë des beaux soleils mûrs.
Tous deux gravissent les sentiers pierreux et
gagnent les bergeries désertes. Les hêtres ne
perdent pas encore leurs feuilles qui sont rouges
comme des copeaux de cuivre recroquevillés par
le feu. La mollesse de ce silence bleu toujours
nocturne : les sapins, caresse les battements de
leurs cils et ils s'amusent du vol des perdrix
blanches qui éveille et fait trembler le vide.
Personne au village ne s'étonne de les voir s'en
aller, presque chaque jour, ensemble. On sait
qu'Almaïde a du goût pour ces promenades dont
elle rapporte des rameaux fleuris. Et il n'y a rien
d'étonnant h. ce qu'elle prenne un guide : il est
dangereux d'errer seul dans la montagne.
0 cascades que semble immobiliser votre chute
rapide ! Gieux de pourpre dorée ! Oiseaux de proie
qui plongez dans les gouffres où dort le bruit !
ALMAÏDE d'etREMONT 183
Cavernes creusées par le liquide saphir des eaux
vierges : voyez passer deux aimables enfants!
Tantôt les sombres daphnés les invitent à
s'étendre, tantôt une pelouse plus verte que la
vallée où se mouraient d'amour les pâtres de Cer-
vantes les accueille et les alanguit.
Almaïde d'Etremont a voulu revêtir, pour ces
courses alpestres, le capulet et le châle ossalois.
Elle-même a brodé les aconits, les pavets et les
colchiques d'automne sur la soie sonore et lui-
sante que bombe sa gorge. Et Petit-Guilhem ne
l'aime que mieux ainsi, car elle ne lui paraît plus
être la demoiselle des Aldudes, mais la sœur des
chevrières qu'il délaisse et qui, de l'éclatante
blancheur des couchants, ramènent l'ombre har-
mohieuse des troupeaux.
Qu'il est bon que se dissipe enfin la tristesse
d' Almaïde! Oh! l'écœurante vie que, jusqu'à pré-
sent, elle a traînée! Elles s'enfuient maintenant,
les nausées de l'existence ancienne, l'acre et mo-
notone douleur qui gonflait son âme de dégoût,
l'iniquité de n'être aimée de personne, elle, doni
le cœur débordait d'amertume et d'étouffante ja-
lousie quand, sur les toits des métairies, les
pigeons roucouleurs mêlaient leurs ailes.
La mort; elle eût préféré la mort à ce retour en
arrière ; la mortqu'elle avait souhaitée jadis lorsque,
184 ALMAÏDE D'ETREMONT
par la fenêtre ouverte sur la nuit, elle écoutait,
de son lit, bruire et mourir le vent d'orage aux
feuilles de l'épais figuier — et lorsqu'elle n'entre-
voyait rien au delà de ce gémissement.
— M'aimes-tu? Dis que tu m'aimes, Petit-
Guilhem? demande-t-elle.
Et les yeux de pie de l'adolescent brillent sur
ceux de la jeune fille à laquelle il ne répond
guère que par des caresses qu'elle compte. Puis
il ferme les paupières sous le désir comme un
Sylvain sous un vol d'abeilles, et s'enivre au par-
fum de cette fleur des bois.
— Où étais-tu, hier? Hier, je ne t'ai pas vu.
Dis-moi où tu étais? Je veux savoir où tu étais.
— Hier, j'ai conduit des touristes au Cinq-
Monts.
— Ce n'est pas vrai. Je parie que tu es allé
trouver la petite chevrière... Tu étais avec Maï-
lys. Va-t'en. Je ne t'aime plus.
— Je n'étais pas avec elle. J'étais au Cinq-Monts.
— Tu mens. Embrasse-moi?
Et Almaïde laisse jouer sur elle cet écureuil
des montagnes Elle ne garde aucune réserve
envers lui. Elle que l'on accusait, avec raison, au
eouvent, de trop montrer l'orgueil de sa race, elle
livre aux baisers du petit pâtre l'ovale impassible
et parfait de ses joues, qui fait songer au dédain
ALMAÏDB d'etREMONT 185
tranquille, k la sensuelle gravité de quelque
sombre Marie- Antoinette.
Combien peu elle regrette à présent de ne
s'être point mariée! Comment se fait-il qu'il y a
quelques jours à peine elle rêvât d'une existence
pareille à celle d'Eléonore de Landelaye? Qu'im-
porte, à, cette heure, à Almaïde, que son amie
ait gagné l'Espagne au bras d'un mari défait cl
pâle? Toutes les brûlantes contrées sont dans le
cœur d'Almaïde, et tous leurs vins, et toutes leurs
grenades, et toutes leurs amours, et toutes leurs
chansons. Ah! cent et mille fois elle préfère au
plus parfait des gentilshommes ce chevreau noir
de la vallée qui la caresse de sa bouche éclatante.
Ils s'aiment. La saison s'enfuit. Après le noir
Été et la sanglante Automne vient l'Hiver. Et,
venu l'hiver, c'est pour Almaïde une volupté que
de se souvenir des bois bleus qui commencèrent
d'abriter ses amours, des ruisseaux qu'eût chéris
la colombe de La Fontaine, des libellules sur le
glauque ruisseau des Aldudes, du ronflement des
batteuses qu'accompagnaient le roucoulement des
tourterelles et les silences des baisers. Elle évoque
aussi les bergeries de septembre closes au feu
blanc de midi, la pénétration des caresses, la
cruche bombée et rouge où ils buvaient l'eau qui
grésillait dans la terre poreuse.
186 ALMAÏDR DJBTCveMONT
Maintenant, c'est février et, ce jour-Ià, Petit-
Guilhem doit conduire au col trois touristes qui
sont arrivés à l'auberge, la veille.
Avant de les aller rejoindre, et bien qu'il soit
-de très grand matin, il s'est glissé dans le parc
du château jusque sous les croisées d'Almaïde.
ïlle a enir'ouvert la fenêtre du sud. Et lui, s'ai-
dantdes branches du figuier, il est monté jusqu'à
elle, est entré dans la chambre.
— Ghutt! Fais bien doucement... Tu es gentil
d'être venu. Je t'attendais depuis une heure. Tu
as froid. Regarde... On est bien ici...
On entend coasser la girouette du colombier.
— ... Vous aurez du vent.
— Ils veulent partir quand môme.
— Combien sont-ils?
— Troi«.
XLMAÏDE d'eTREMONT 187
— Quelle heure est-il ? Trois heures ?
— Trois heures et demie.
— Tu seras prudent. Il faut t'en aller... Écoute
dans les lauriers?... Il n'y aura pas d'avalanches?
— Non.
— Gomme ça...
— Oui...
— Adieu...
11 est devant l'église. Quatre heures sonnent,
d'un timbre rauque, doux et fêlé, qui tremblote
et pleure. Les touristes arrivent.
Petit-Guilhem prend la tête. Il va d'un pas égal
et lent, se servant peu, pour la montée, du bâton
de montagne, mais laissant hésiter son pied une
seconde sur le sentier rocailleux, pour s'assurer
de l'équilibre des pierres.
On gravit les premières rampes, on passe h gué
les torrents qui bondissent. Les mugissantes eaux
brisent aux rochers leur fine écume, tournoient,
reviennent sur elles-mêmes, coulent un instant
avec lenteur entre deux galets, puis sursautent et
s'éparpillent en grésillant.
Petit-Guilhem annonce :
— Il y aura de la tempête au col.
Puis il reprend son air méditatif, sa rêverie que
berce, de seconde en seconde, le choc régulier
des piques sur le granit. Il songe à la jeune fille
188 ALMAÏDE d'ETREMONT
qu'il vient de quitter, et frissonne de conserver si
longtemps dans son épaule creuse la caresse qu'y
nicha tout à l'heure l'épaule douce et ronde d'Al-
maïde. Il se dit : ces messieurs qui sont avec moi
n'ont certainement pas une amie aussi jolie... Et
il évoque la houche fine d'Almaïde, le nez mobile
et mince, arqué, la langueur des yeux, l'élastique
tiédeur de la gorge, la grâce mate des jambes sous
la mousseline.
A l'horizon, le relief des montagnes s'accuse
violemment tout à coup. Çà est là, perçant la
brume, apparaissent, comme les veines du ciel,
les arêtes d'azur sombre sillonnées de filets de
neige. A mesure que l'on monte et que l'on change
de position, il semble que les pics les uns devant
les autres étages se déplacent, qiie leurs crêtes se
renouvellent.
On s'enfonce dans la nuit bleue des sapins. On
entend toujours les bâtous obliques tâter le sol
rocheux du côté où n'est pas le gouffre. Voici la
première plaque neigeuse... Attention!
Petit-Guilhem va tracer le chemin. Il hésite,
puis enfonce résolument ses pas dans la neige
dont la surface arrive à ses genoux. Les trous ainsi
formés, et où chacun des touristes pose à son tour
les pieds, ont la lueur verdâtre d'une rivière pro-
fonde.
ALMAÏDE d'etREMONT 189
— Regardez là-bas?
— Oui. Il neige...
— Oui, et une tempête de vent... Gare! Cou-
chons-nous... Ce grésil brûle la ligure et les mains.
On dirait des étincelles... Tiens!... une martre,
là-bas... Voyez-donc cette martre?...
— Ne bougeons plus.
Ils demeurent immobiles, la face vers la terre,
cramponnés à leurs bâtons, de peur d'être enlevés
par la rafale.
On repart enfin. Ce n'est plus, jusqu'à la limite
du ciel, qu'une seule et immense courbe jaune ou
blanche sur laquelle rien n'existe, pas un mouve-
ment, pas un bruit. Il semble qu'une mouche, tant
la solitude est mortelle, suffirait en volant à faire
basculer l'horizon. On ne peut, à cause de la force
de l'ouragan, atteindre le sommet du col. Il faut
redescendre.
Les glissades commencent. Petit-Guilhem s'as-
sied le premier sur la pente de neige et se laisse
aller, modérant parfois de son bâton la vitesse
vertigineuse. Cliacun le suit en riant, les reins
soulevés par des monceaux de neige en boule,
éprouvant à cette sorte de vol presque horizontal
cette sensation du dormeur qui rêve qu'il plane,
étendu sur le dos.
Bientôt, l'on va quitter le névé et se retrouver
190 ALMAÏDE D ETIIKMONT
en sûreté. Déjà, là-bas, voici des bergeries où l'on
pourra déjeuner. Petit-Guilhem pense que l'on y
serait bien avec Almaïde... Mais les montagnes
sont iTO\i méchantes à présent. A la belle saison, ils
pourront venir là. Il étendra des fougères fraîches
sur le sol... Ils amèneront les deux chèvres. Ils
riront en essayant de traire le lait bleu dans son
chapeau de joncs, comme l'année dernière... Elle
était belle, dimanche, en revenant des vêpres...
Elle est bonne... Toutes les petites filles du
hameau lui offrent des perce-neige, de gros bou-
quets de perce-neigo. Ça attriste Petit-Guilhem
quelquefois, qu'elle semble l'oublier pour une
touffe de fleurs. L'été, il lui portera des chardons
bleus...
— Dites donc?
^ Quoi?
— ■ Oii est le guide ?
— Mais il était là... Je ne le vois plus...
Le lendemain, après-midi, on retira d'une cre-
vasse le cadavre de Petit-Guilhem. De sous le
berret avait coulé un filet de sang dont sa poi-
trine était tachée comme celle d'un rouge-gorge.
ALMAÏDE d'eTREMONT 101
Vî
Lorsque le jardinier du château apprend à
Almaïde la mort de Petit-Guilhem, elle ne marque
aucune émotion, tant le choc intérieur est terrible.
Elle dit :
— Ah! Quel malheur...
et gagne, pour s'y asseoir, le banc qui est près du
cadran solaire. Elle n'y voit plus bien. Le saule
pleureur se met à tourner. Il lui semble qu'elle
compte des chiffres, qu'elle a un vilain rêve dont
elle se veut éveiller, mais il continue...
Almaïde se trouve mal. Elle ne sent point le coup
de tôte qu'elle donne au dossier du banc. Elle fléchit
et ne se ranime qu'au bout d'un long quart d'heure.
Elle supporte tout avec courage : la visite aux
affligés, la vue de Petit-Guilhem mort. La mère
est assise impassible auprès delà couche où l'en-
fant repose, les narines pincées, blanc de cette
blancheur bleue qu'a seule, aux déclins des jours
192 ALMAÏDE d'ktREMONT
d'hiver, la neige des sommets que n'atteint pas
encore la marée de Tombre.
Sur le seuil de la cuisine convertie en chambre
mortuaire glousse une poule, craintive, la patte en
l'air, vers ses poussins dispersés. La flamme du
cierge tremble, rougeoie, file et fume au-dessus
du crucifix et de l'assiette d'eau bénite où trempe
un laurier noir. Au mur sont suspendus un bissac et
une gourde. Le chat, devant l'âtrc éteint, se peigne
délicatement. Une vieille paysanne en capuchon
noir prie, tousse et s'en va. De belles filles de la
vallée ne s'agenouillent qu'un instant, efi'rayées par
cette chose incompréhensible : l'immobilité de cet
enfant dont la souplesse peut-être un jour lessurprit.
Almaïde d'Etremont se prosterne. Elle se dit :
— Il avait ce berret marron et ce costume, les
jours qu'il dansait ivec les chevrières...
Elle essaie de prier, mais ne le peut. Sa pensée
reprend :
... Avec les chevrières... qu'il dansait avec les
chevrières... Il avait cette même boucle de che-
veux, la fois où il m'a rencontrée... qu'une branche
m'avait griffée au front. Les bêtes s'étaient échap-
pées. Je crois que c'est la plus noire qui bêle... 11
est temps de s'en aller d'ici. Oh ! que je souffre...
Elle se lève.
— Vous êtes bonne d'être venue, Mademoiselle.
ALMAIDB d'eTHEMONT i'S?
11 VOUS aimait tant... Regardez : on a. retrouvé
son bâton... Il y avait du sang à la pique.
Almaïde demeure froide et demande :
— A quelle heure l'enterrement, demain?
— A neuf heures, Mademoiselle.
— Vous ferez prendre au châ-teau ce dont vous
aurez besoin.
Ellerentre, se couchesansavoir mangé etseplonge
dans ses tristes rêveries. Elle se remémore cette
idylle de cinq mois. Elle oublie, à chaque moment,
tant ses souvenirs sont récents, la mort de Petit-Gui-
Ihem. Il lui arrive, à plusieurs reprises, de se dire :
... Après-demain, je le retrouverai au gué des
saules; maintenant les charmilles sont desséchées;
les feuilles ne nous cachent plus, il faudra faire
attention...
Puis elle pense :
— N'y a-t-il rien qui m'empêche de l'aller
retrouver?...
Et, avant même qu'elle se soit formulé cette
réponse que Pctit-Guilhem est tombé dans un
gouffre, et qu'il est maintenant semblable à la
neige morte et bleue, une autre objection surgit
qu'elle est sur le point d'écarter... Mais comment
n'avoir pas songé à ça depuis deux mois?...
... Et tout à coup un flot de sang brûle sa face,
elle étoutle un cri de honte...
i3
194 ALMAÏDE niiUin.MONT
Elle n'assiste point, le lendemain, à l'enterre-
ment du petit pâtre et, durant les jours qui suivent,
demeure immobilisée par sa consternation. En-
ceinte! Elle est enceinte...
Que faire ? Pauvre Almaïde ! Gomme un fruit sa
beauté va mûrir, fruit de passion oi^ seraient
encloses toutes les promesses des beaux jours. MaU
gré le deuil et l'angoisse, une puissante vie puisée à
ce sol va pousser au coeur d'Almaïde sa sève ardente.
Des jours se passent. Elle se reprend. Ce n'est
point que la mortelle inquiétude la déserte, mais
la faroucbe énergie qui couve en elle s'accroît h
mesure que l'instinct de la mère se définit. Elle
est trop femme pour ne pas s'arc-bouter k la dé-
fense, et la première défense est le soin qu'elle
prend de cacher son état. Elle l'accepte au fond
d'elle-même avec une sorte de résignation aigre,
sombre et passionnée. Mais cette pécheresse vio-
lente s'attache à son fruit aussi bien qu'une fleur.
Et jamais à cette nature saine et belle ne viendrait
l'idée que, par les montagnes, on peut trouver de
mauvaises fées, qui, aux flancs des ravins stériles,
cueillent des lys noirs dont le parfum tue les en-
fants qui vont naître.
ALMAÏDE n'ETriKMONT 195
VU
Deux mois se passent de la sorte, et un nouveau
deuil advient qui n'affecte guère Almaïde : la mort
de son oncle frappé d'une congestion et trouvé, un
matin, inanimé dans son lit.
Comme en rêve, troublée par ses terribles sou-
cis, Almaïde assiste à, ces obsèques sans prendre
garde aux importuns dont la curiosité vient sup-
puter la ruine prochaine du château des Aldudes.
Seule au monde, que doit-elle faire?...
Éléonore de Landelaye s'approche d'elle après la
cérémonie :
— Chère Almaïde, lui dit-elle, que tu es à
plaindre? Ne crois point que nous ne pensions à loi
souvent... Tu es sympathique à René; il a songé
à toi... Je sois combien causer de ces choses, en
une telle circonstance, est délicat... Mais l'occa-
sion est peut-être unique et pourrait ne plus se
présenter... Dans le monde, te voilà seule, sans
un bras auquel t'appuyer...
Almaïde commence à deviner ce que lui va con-
196' ALMAÏDB d'ETRBMONT
seiller son amie. 11 lui semble que dans sa poitrinese
caille un flot desangquil'étoufl'e. Mais, plutôt qu'un
regret, c'est une sourde irritation qu'elle ressent.
— Non... laisse-moi... laisse-moi, dit-elle.
— Non, ma chère Almaïde, reprend Éléonore,
je ne me tairai pas. C'est ton chagrin, sans doute,
qui te fait me parler ainsi. Mais écoute...
— Non! Tais-toi I
— Si; écoute-moi; je le veux... C'est René qui
m'a dit d'insister... Tu connais M. de Soulère...
Il t'accompagnait à mon mariage... M. de Soulère
est libre... Il est riche... Il t'aime.
Almaïde ne répond à son amie que par un dou-
loureux éclat de rire. En quelques secondes,
comme dit-on celui qui se noie, elle revoit de
nombreuses images. Elle évoque l'homme en-
nuyeux qu'on lui propose, un geste de lui, une
inflexion qui l'agacèrent le jour des noces d'Éléo-
nore. Ah I cet homme, sans presque le connaître,
elle le hait... Elle le hait de toutes ses forces,
d'une haine irraisonnée et charmante de jeune
fille... Puis, tout à coup, dans ses yeux dilatés
par le délire, la montagne se reflète en même
temps que le battement de ses artères emplit ses
oreilles d'une rumeur de cascade... Puis elle croit
voir, cabré comme un maigre chevreau, Petit-
Guilhem au bord d'un précipice. Il va glisser sur
ALMAÏDE d'kTREMONT 107
l'herbe qui est blanche... Il tombe. Il est tombé. II
est mort. Il est dans son lit, avec un berret marron
sur les yeux. Oh I Que ses baisers étaient chauds I
Elle s'écrie :
— Non... Je t'en supplie... Va-t'en... Je t'en
supplie... Va-t'en... Laisse-moi tranquille.
M. d'Astin s'approche d'elles :
— Ma chère Eléonore... Voulez-vous nous lais-*
ser seuls un instant?...
... Mon enfant, dit-il à Almaïde, que vous
souffrez, n'est-ce pas?
— Oh 1 Oh 1 oui, je souffre...
— Mon enfant, il vous faut un grand repos...
Je vous en prie, confiez-vous à moi ? Vous habi-
terez quelque temps mon château. Nous serons
seuls et rien ne vous y troublera... Je ne sais
pourquoi, ma chérie, il me semble que c'est la
volonté de vos chers parents qui parle en moi.
Voulez-vous, dites, voulez-vous venir?
— Oui, répond-elle doucement.
— Eh bien, il faut que vous quittiez ces lieux
dès ce soir. J'enverrai ici mon intendant pour
qu'il veille à. ce que rien ne soit distrait. Reposez-
vous un moment dans votre chambre. Nous par-
tirons dans deux heures. Mon carrosse est là. Nous
enverrons prendre, ces jours-ci, ce dont vous
n'avez-pas besoin immédiatement.
i98 ALMA.ÏD£ D ETRBMONT
Almaïde d'Etremont est installée chez M. d'As-
tin. Tant d'événements abolissent parfois en elle la
précision de la pensée jusqu'à lui faire, à de cer-
tains moments, oublier son état. 11 lui arrive —
chose singulière ! — de pouvoir, grâce à ces ab-
sences, goûter parfois le charme du printemps qui
commence à parer le vieux domaine.
• Il y a en elle comme un frémissement de source
dans les herbes. Elle se dit alors : Calme-toi ; il n'y
a rien qui t'inquiète.
Mais elle sort bientôt de ce rêve, et la réalité
la perce alors comme une lame dont elle croit
sentir la froide pénétration là, se dit-elle, où doit
être la pointe du cœur. Le partum des lilas lui
fait mal jusqu'à lui donner la nausée. Toute odeur
s'exagère en elle.
M. d'Astin la laisse seule autant qu'elle le désireu
Elle se promène par les pelouses, caressant avec
une infinie tendresse le crâne bas du vieux chien
qui la suit. Elle lui parle : Oh I que tu es bon,
toi... Si tu savais...
ALMAÏDB d'eTREMONT 199
Et elle sent sa douleur croître comme une ronce,
seconde par seconde.
Cet état de la jeune fille n'est pas sans inquiéter
M. d'Astin qui connaît hélas ! l'atavisme pater-
nel de la jeune fille, et qui sait dans quel mysti-
cisme sombrèrent plusieurs de Alcaraz.
Il s'essaie parfois à distraire Almaïde. Il lui fait
visiter cette antique demeure encombrée comme
un roman d'aventures. Le parfum d'un autre
monde y règne. En considérant les objets rappor-
tés de la Chine, on songe à Sindbad-le-Marin. Dans
le salon, il y a une chaise à porteurs dans laquelle
est assise une grande poupée du Céleste Empire
qui, de sa main passée à la portière, laisse pendre
un hibiscus rouge. En s'approchant, on admire
la robe d'azur de ce mannequin charmant dont la
tête, appuyée en arrière, offre, comme une rose
éternelle, le sourire un peu dédaigneux de la
bouche.
Çà et là sont des meubles rares, des chaises
incrustées de nacre ou des fauteuils drapés de
robes si légères que l'on distingue à travers elles
les pivoines couleur de chair qui s'épanouissent
aux dossiers. Les pieds de l'un de ces fauteuils
reposent en des babouches si petites, si jolies que
l'on songe à Cendrillon. Et, sur les murs, on voit
de gaies peintures, polies comme des porceiames
200 ALMAÏDB d'eTHEMONT
OÙ des princesses Mongoles achètent des fleurs,
ou les marchandent, avec de petits gestes réservés.
Un soir qu'Almaïde est plus sombre que de
coutume, et que M. d'Aslin s'aperçoit qu'il ne
peut plus lutter contre cette énigmatique tristesse,
qu'il ne peut attribuer à la mort d'un oncle égoïste
et morose, il lui demande :
— Ma chérie, vous paraissez avoir un gros cha-
grin?...
Elle demeure silencieuse dans l'ombre de la
lampe.
Il s'assied auprès d'elle et lui prend les mains :
— Dites, qu'avez- vous?
La voix du gentilhomme est si douce et bonne
qu'elle fait frissonner la jeune fille comme sous
un souffle d'amour. Longuement, comme qui va
sangloter, elle aspire l'air d'un soupir entrecoupé.
Ses yeux se remplissent de larmes, ses narines
frémissent.
Enfin elle tombe à genoux sur le tapis et, pleu-
rante, appuyant sa joue humide et brûlante aux
vieilles mains ridées qu'elle retient entre ses doigts
crispés, elle fait sa confession.
I
AI.MAÏDE d'eTRBMONT 201
VIII
^ Au lendemain matin de cette terrible soirée,
M. d'Astin mande Almaïde dans sa chambre.
— Mon enfant, lui dit-il, asseyez-vous en face
de moi. . . J'ai songé à vous toute la nuit. J'ai besoin
de vous entretenir.
Il dit cela doucement, gravement, étendu sur
un fauteuil, le pied sur un tabouret, enveloppé
d'une robe de femme chinoise qu'il se plaît à sou-
vent revêtir dans sa chambre. Il appuie, à plat,
ses bras sur les bras du fauteuil, chaque main
s'incurvant à l'un des pommeaux de chêne. Le
corps est un peu voûté en avant. Les cheveux
blancs, rejetés en arrière, ondulent. Les yeux de
claire pervenche fixent le plancher où tremble la
lueur du feu. Une bonté éclaire le visage dou-
loureux.
M. d'Astin reprend :
— ... J'ai songé à vous toute la nuit..»
Et il se tait de nouveau, hésitant.
202 ALMAÏOB D'BTRBMONT
Au dehors souffle une rafale de Mai. Une
tendre lueur verdâtre filtre par les petits car-
reaux. Une cafetière ronronne devant la braise.
Almaïde, craintive, essaie de poser ses regards
aux objets qui ornent cette chambre où elle n'était
jamais entrée.. A droite, il y a une carte marine
roussie comme un vieux coquillage. On lit au-des-
sous : Océan Indien. Et çà et là, contre les murs ou
sur des étagères, on voit des armes, des bouts de
câbles, des oiseaux et des papillons naturalisés,
des œufs d'autruche. Au fond, il y a deux grands
tableaux.
L'un représente une jeune femme brune qui a
Tair malade et langoureux. Elle a un regard triste
et long. D'une main elle soutient un châle, de
l'autre elle joue avec un colibri. Et, à ses pieds
accroupie, une petite esclave noire range dans
une corbeille des corolles jaunes qui ressemblent
à des fruits et des fruits roses pareils à des co-
rolles.
L'autre tableau représente une Chinoise élé-
gante et d'un grand charme. Les cheveux dressés
sur le front conique supportent obliquement des
épingles et des fleurs. Les yeux, d'une petitesse
extrême, sourient de côté, sensuels. On dirait que
les narines sont deux pétales d'oeillet. La bouche,
petite et ronde comme une cerise, indique l'obsti-
Al.MAÏDH D HTREMONT 203
nation à demeurer fermée, peut-être la volonté de
ne s'ouvrir qu'au baisier, délicatement, comme
une bonbonnière de corail — au-dessus de l'ivoire
ovale et charnu du menton. Elle est habillée d'une
robe verte de môme nuance que le vêtement de
M. d'Astin, et une ceinture lilas nouée par der-
rière ressort des deux côtés en larges ailes de pa-
pillon.
— ... Toute la nuit, et une partie de la mati-
née, — reprend M. d'Astin, — j'ai songé à vous,
mon enfant. Ecoutez-moi.
J'ai connu bien des douleurs... L'âge m'a donné
l'expérience. Tout homme qui a beaucoup souffert
et vécu n'ose plus condamner, peut-être parce que
lui-même aura bientôt besoin de la miséricorde
de Dieu...
Ma chérie, vous avez aimé parce que vous aviez
besoin d'aimer. Votre sentiment ne fut point vil.
Vous avez aimé d'un amour naturel, et non point
de cet amour qui s'achète ou se vend aujourd'hui
par un mariage intéressé, et qui fait, hélas ! que
la plus divine des aspirations se fabrique à vo-
lonté dans le cœur d'une jeune fille. Cette pierre
philosophale, cette transsubstantiation que recher-
chèrent des alchimistes, on l'a trouvée, ô mon en-
fant! La plupart des pères, des mères, cèdent leur
fille au roi Midas. Pensez-vous que Dieu voie sans
204 ALMAIDE D BTREMONT
irritation cette simonie des âmes? Non... La
femme est née pour l'homme et l'hommo pour
elle. Toutes les créatures, toutes les choses
veulent se donner d'elles-mômes les unes aux
autres. Considérez la vallée au printemps. Le per-
dreau blanc y cherche sa compagne, la fleur de
l'hépatique s'incline vers la fleur de l'hépatique,
l'ajonc n'a cette odeur suave que parce que ses
pistils vont être alors fécondés.
... Mon enfant, je connais le supplice des cœurs
solitaires, la soif d'aimer, la douleur qui gonfle
de sanglots les âmes délaissées... Ma chérie, ne
sufl"oquez pas ainsi, calmez-vous. Êtes-vous mon
amie? Je suis le vôtre et ne sais que m'attendrir
sur votre cas. Votre action n'est point criminelle.
Mais malheur à une société qui condamne le plus
souvent une jeune fille sans fortune ou sans re-
lations à la plus horrible des solitudes ! Ce n'est
point vous qui êtes coupable, Almaïde, mais ce
monde égoïste et repu de tous les vices qui re-
fuse à une pauvre enfant ce qu'elle accorde aux
animaux, ce qu'elle favorise aux oiseaux dans
leurs cages. De l'hypocrisie naît tout le mal. Il
faudrait que toute vierge, dont le cœur se con-
sume isolé, ait le droit de choisir celui à qui elle
veut se donner; et que ce droit fût absolu; et
qu'il existât en dehors des conventions, des con-
ALMAÏDB d'eTREMONT 205
trats et des parents. Il serait bon que celle qu'une
injuste destinée astreint au célibat ait le droit de
le rompre, et de rompre avec tous ceux qui la
blâmeraient de celte action, échappant ainsi àleur
hypocrite mépris; et qu'elle pût leur dire, le jour
qu'elle se sentirait devenir mère : je m'en vais où
bon me semble, puisque vous me refusez une
place au chenil.
La voix de M. d'Astin tremble et s'élève. Ainsi
au temps de sa jeunesse, devait-il donner à sa pa-
role ce ton d'autorité que savent avoir tous ceux
qui commandent à la douleur et aux dangers.
— Ne soyez pas si émue, ma chère enfant, re-
prend-il. Donnez-moi la main, et ayez confiance.
Et, se retournant vers le portrait de la créole
qui décore le fond de la chambre, il l'indique d'un
mouvement de lôte à Almaïde :
— C'était l'amie d'un ami. Elle est morte victime
de la honte que suscitèrent en elle ces hypocrites
préjugés. Elle avala du laudanum, et son trépas
tragique bouleversa à jamais les idées de celui qui
l'aimait. Elle se nommait Laura Lopez.
Puis, désignant le portrait de la Chinoise :
— Elle se nommait Li-Tsée. C'était la fille d'un
mandarin. Il s'opposait à son mariage. Elle se
donna à moi. Je ne demandais qu'à continuer de
206 ALMAÏDE D ETRE^ONT
l'aimer et qu'à chérir l'enfant qu elle me promet-
tait. Mais son père surprit nos relations et, trou-
vant qu'elle s'était déshonorée à fréquenter un
chrétien, il la fit dévorer par des truies. Et je per-
dis ainsi la plus aimable des maîtresses et la fleur
de tout un Printemps.
M. d'Astinse recueille, le front dans une main.
On entend le bruit du feu et celui du vent dans le
parc, ce même vent peut-être qui soufflait jadis
sur le jardin de la Chine oii,dans un massif épais,
le jeune marquis sentait fléchir sous lui Li-Tsée,
plus souple et douce qu'un rameau fleuri de co-
gnassier.
Almaïde est aux genoux du vieillard qui pose
sa main sur elle en signe de bénédiction, et dit :
— Ne vous troublez point. Je suis ému en son-
geant que ma pauvre Li-Tsée n'eut jamais le
bonheur que vous allez avoir : celui d'être mère.
Votre enfant, vous en serez fière, puisque Dieu
vous l'envoie. Si je vis encore quelques mois, il
me fera me souvenir de celui dont on me priva...
Oui, Dieu nous l'envoie. Nous l'accueillerons. La
position que je lui laisserai, je n'ai pas d'héritiers
naturels, sera belle. Et votre richesse vous évitera
bien des ennuis. Mon amie, vous élèverez cet en-
fant non point en secret, ni en désavouant son
origine, ce qui serait facile. Mais vous le produi-
A1.MAÏDB d'bTRBMONT 207
rez aux yeux de ce monde qu'il faut apprendre à
mépriser en déclarant hautement : Voici le fils ou
la fille de M"' Almaïde d'Etremont et d'un petit
pâtre de la vallée.
Almaïde, toujours agenouillée, la main dans la
main du gentilhomme, sent une immense ten-
dresse l'envahir. Elle relève enfin la tête et, cam-
brée, les cheveux épars, fixe de ses yeux ardents
où brûlent des larmes ceux du vieillard plus bleus
et pur3 qu'un azur d'avril. Elle entoure de ses
beaux bras le cou de M. d'Astin et murmure :
— Mon ami, que vous êtes bon...
208 ALMAÏDE d'btHKMONT
IX
L'Été couronné d'origan et de bninelles bleues
vint et passa.
Et, la fin de Septembre arrivée, le parc du châ-
teau d'Astin s'emplit de cette aurore du crépus-
cule qui rend pareil à quelque verger mûr, la fin
du jour. Tout s'empourpre, tout se dore. Les ra-
mées obscures et cramoisies, pas encore dégarnies
de leurs feuilles, s'épandent avec lourdeur au-
dessus des gazons. Aucun vent ne souffle aux
eaux Touillées des bassins. Et, dans les buées li-
las de l'allée, un marbre nu, quelque Diane cou-
rante, semble tresser, plus haut que son front, une
invisible guirlande.
Etendu sur sa chaise longue, au bas du perron,
ayant jeté parjeu sa canne à son épagneul qui la
lui rapporte, M. le marquis d'Astin voit du fond
de l'allée s'avancer vers lui Almaïde.
Elle s'assied auprès de lui, tenant son enfant
ALMAÏOB D'ëTREMONT 209
qui pose aux fruits blancs et gonflés qu'elle lui
tend ses lèvres d'anémone humide.
M. d'Aslin les contemple longtemps, puis :
— Ce soir, qu'il fait beau, mon amie! Cette
mort de l'après-midi est douce et recueillie. Puisse
mon existence se terminer ainsi, et puissent les
nuages du Trépas ne voiler un instant mes yeux
que pour me découvrir ensuite le limpide azur
des Contrées divines... Ne vous attristez pas, mon
enfant, de ces paroles." Vous me donnez eucore de
la joie... Mais je ne voudrais pas recommencer la
vie.
... Voici le dernier Automne, sans doute, où je
me souvienne de moi. Je m'éteindrai, un soir,
comme ce soleil qui dore les bois poétiques de ces
coteaux. Sur leurs bruyères, adolescent, je ren-
contrai l'amour de bergères comme vous trou-
v;Ues celui d'un pâtre. Il n'y a de diilérence
.[Li'aux yeux du monde entre votre jeunesse et la
mienne passée. Toutes choses sont égales. Ces co-
teaux bondissent comme l'Océan, et ils gardent
aux creux de leurs vallons, comme la mer au fond
de ses vagues, les reliques de bien des tempêtes...
Voyez là,-bas, près de ce blanc clocher, reposent
en paix Clara d'EUébeuse, qui vous fut amie, et
Laura Lopez, dont je vous parlai au lendemain
de votre aveu. Toutes deux moururent d'aiaour,
210 ALMAÏDB d'ETUBMONT
bien que l'égoïsme des hommes prétende que Ton
n'en meure point.
L'une était chasteté, l'autre était passion, ce
qui est souvent la môme chose. L'une succomba,
je ne sais plus à quelle pure folie, et l'autre à
l'efiroi de s'être donnée. En un mot, elles semblent
avoir trépassé au même mal, victimes de l'orgueil
héréditaire.
Quant à vous, mon enfant, ce fut d'être privée
d'assez bonne heure d'éducation qui vous sauva.
Toutes choses sont égales, vous ai-je dit — et
toutes les créatures. Quelle différence établir
entre nos chaperons rouges des montagnes, qui ne
peuvent davantage résister h. l'amour que les noi-
setiers à la poussée de la sève, et M"* Almaïde
d'Etremonl? Je suis revenu de bien des hypocri-
sies dont l'homme le plus droit se débarrasse
difficilement. Je puis d'autant plus émettre ces
opinions que mon âge me les permet et .que,
depuis de longues années, j'ai su ne point profa-
ner la beauté, et que je vis dans cet état de pureté
qui seul rend la vieillesse digne en la rappro-
chant de l'adolescence. Mais, enfant, — souriez :
Je sais que si, jeune homme, j'eusse vécu auprès
de vous, pâtre ou marquis, et que s'il m'eût été
impossible de vous épouser, j'aurais essayé de
vous prendre. Et que, si j'y fusse parvenu^ je me
almàTdb d^étrbmont 211
serais tenu pour un misérable si l'idée d'un mépris
quelconque pour vous avait traversé mon esprit.
Je sais également que tout triste cœur de jeune
fille voué à la solitude, meurtri constamment par
la vision de la joie de ses amies, gonflé par le be-
soin de donner son amour, de se dévouer et de
se sacrifier, doit succomber à la moindre caresse
qui lui affirme qu'il est capable de donner du
bonheur. Et quelle est la femme heureuse qui,
ayant mordu au fruit d'un riche verger, oserait
blâmer Almaïde qui, au fond des ravins, cueillit
une pauvre arbouse?
M. d'Astin se tait. Il prend dans sa main la
main libre d'Almaïde qui, rêveuse, penche tou-
jours vers son enfant sa gorge de pervenche pâle
d'où coule la blanche rosée de vie :
— Je sens que vous parlez selon Dieu. Mais qui
donc parle encore comme vous?
Elle relève la tête, attendant la réponse qui ne
vient pas.
M. le marquis d'Astin s'est endormi dans la
Paix éternelle.
FIN D ÀLMAlDE D ETREMONT
DES CHOSES
A Paul 9t Vi-tn^ yi'ifj'ieritU
DES CHOSES»
J'entre dans un grand carré d'ombre qui bouge
Là, un homme tape des clous sur une semelle,
auprès d'une chandelle rouge et noire. Deux en-
fants étendent leurs mains, à plat, vers l'âtre. Un
merle dort dans sa cage de roseaux. On entend
l'eau bouillir dans le pot de terre fumé, d'oij sort
une odeur de soupe rance mêlée à celle du tan et
du cuir. Un chien assis regarde fixement la
braise.
Ces âmes et ces choses obscures ont une dou-
ceur telle que je ne me demande pas si elles ont une
autre raison d'ôtre que cette douceur même, ni si
je prête un charme à leur humilité.
Là, veille le Dieu des pauvres, le Dieu simple
auquel je crois; Celui qui d'un grain fait naître
un épi; Celui qui sépare l'eau de la terre, la terre
de l'air, l'air du feu, le feu de la nuit; Celui qui
1. Quelques exemples sont ici de pure invention. Je les al
imaginés oiin que l'on pût mieux pénétrer dans le cœur de ces
choies. F. J.
218 DBS CHOSES
anime les corps; Celui qui fabrique, une à une,
les feuilles; ce que nous ne saurions faire, mais
en quoi nous avons confiance comme dans l'œuvre
d'un ouvrier parfait.
Je contemple sans désir d'inttlligence, et c'est
ainsi que Dieu se révèle k moi. Dans la case de
ce savetier, mes yeux s'ouvrent aussi simplement
que ceux du chien qui est là. Alors ;> vois, je vois
en vérité ce que peu verront. La conscience des
choses, par exemple : le dévouement de cette
flamme fumeuse sans quoi le marteau de cet ou-
vrier ne pourrait être un gagne-pain.
C'est avec légèreté que, la plupart du temps,
nous touchons aux choses. Mais elles sont pa-
reilles k nous, souffrantes ou heureuses. Et,
lorsque je remarque un épi malade parmi des épis
sains, et que j'ai vu la tache livide qui est sur ses
grains, j'ai très nettement l'intuition de la dou-
leur de cette chose. En moi-môme, je ressens la
souffrance de ces cellules végétales, j'éprouve la
difficulté qu'elles ont à s'accroître sans s'opprimer
l'une l'autre à l'endroit contaminé. Le désir me
vient alors de déchirer mon mouchoir et de ban-
der cet épi. Mais je songe qu'il n'est point de re-
mède permis pour un seul épi de blé, et que ce
serait humainement un acte de folie que de tenter
DES CHOSES 2/17
cette cure, encore que l'on n'observe rien à ce que
je prenne soin d'un oiseau ou d'une cigale. Cepen-
dant, la souffrance de ces grains m'est certaine
puisque je la ressens.
Une belle rose, au contraire, me communique
sa joie de vivre. Et sur sa tige on la sent bien
heureuse, tellement que, par ces simples mots :
« il est dommage de la couper», un homme quel-
conque affirme et conserve le plaisir de cette
fleur.
Je me souviens très exactement de la première
révélation que j'eus de la souffrance d'une chose.
J'avais trois ans. Dans mon hameau natal, un
petit garçon tomba, en jouant, sur un tesson de
verre, et mourut de sa blessure.
Peu de jours après, j'allai dans la maison de cet
enfant. Sa mère pleurait dans la cuisine. Sur la
cheminée, il y avait un pauvre petit jouet. Je me
rappelle parfaitement que c'était un petit cheval
d'étain oi» de plomb attelé à une petite barrique
de fer-blanc montée sur roues.
La mère me dit : «C'est la voiture de mon
pauvre petit Louis qui est mort. Vftux-tu que je
te la donne? »
Alors un flot de tendresse noya mon cœur. Je
Bcntis que cette chose n'avait pliLs son ami, son
218 DBS CHOSES
maître, et qu'elle souffrait de cela. Et j'acceptai
ce jouet et, pris de pitié pour lui, je sanglotai en
l'emportant chez moi. Je me rappelle bien que,
trop jeune, je ne sentis point la mort du petit
garçon, ni la désolation de la mère. Je n'ois
pitié que de cet animal de plomb qui m'apparut
désolé sur celte cheminée, à jamais inactif, privé
de celui qu'il aimait. J'affirme, parce que je me
souviens de cela comme de ce qui s'est passé hier,
qu'aucune envie de posséder ce jouet pour
m'amuserne me vint. Gela est si vrai que, revenu
chez moi, je confiai en pleurant ce petit cheval
et ce petit baril à ma mère qui, elle, a oublié ce
fait.
La certitude de l'animation des choses existe
chez des enfants, des animaux et des simples.
J'ai vu des enfants prêter à un morceau de
bois brut, ou à une pierre, les fonctions d'un être
vivant, leur porter une poignée d'herbe et ne poir»t
douter qu'ils ne l'eussent mangée, lorsque, sans
être aperçu d'eux, je l'avais enlevée.
L'animal ne différencie point la qualité de l'ac-
tion. J'ai vu des chats griffer longuement ce qu'ils
trouvaient trop chaud. Il y a dans ce fait, delà part
de l'animal, une idée de lutte envers une chose
capable de céder ou, peut-être, de mourir.
DES cnosES 219
Je crois que ce n'est que par une éducation,
néo: d'une fausse vanité, que l'homme se dépouille
de telles croyances. Pour moi, je n'établis point
de grande différence entre le cas de l'enfant qui
donne à manger à un morceau de bois et la raison
de certaines libations de religions primitives. Et
qu'est-ce autre chose que de prêter aux arbres
un attachement envers nous plus fort que la vie,
de croire que des végétaux plantés au jour que
naquirent des enfants qui languirent et mou-
rurent, s'étiolèrent et séchèrent au même temps?
J'ai connu des choses en souffrance. J'en sais
qui sont mortes. Les tristes hardes de nos disparus
s'usent vite. Elles s'imprègnent souvent des ma-
ladies mêmes de ceux qui les vêtirent. Elles ont
leur sympathie.
J'ai souvent considéré des objets qui dépéris-
saient. Leur désagrégation est identique à la nôtre.
Il est pour eux des caries, des ruptures, des tu-
meurs, des folies. Un meuble que ronge les vers,
un fusil dont se casse le ressort, un tiroir qui a
gonflé, ou l'âme soudain faussée d'un violon,
voilà des maux dont je suis ému.
Pourquoi vouloir, lorsque nous nous attachons
aux choses, placer en nous seulement, pour l'exté-
rioriser ensuite, l'amour? Qui prouverait que les
220 DKS CHOSES
choses ne sont point capables d'aiïection, ou qui
déraontrerait leur inconscience? N'eut-il point
raison ce modeleur qui se fit enterrer avec, dans
sa main, un bloc de la môme argile qui avait
obéi à son rêve? N'eut-elle pas le dévouement
d'une servante fidèle, et n'est-ce point ce que
nous admirons le plus en celle-ci : la vertu de se
dévouer en silence, sans intérêt, avec la passivité
de la foi ?
N'est-elle point sublime et rayonnante la chose
qui agit envers l'homme de môme que l'homme
se comporte envers Dieu? Ce poète savait-il davan-
tage que cette glaise à quelle impulsion il obéis-
sait? Du moment que tous deux ont prouvé leur
inspiration, je crois également à leur conscience,
je les aime d'un même amour.
La tristesse qui se dégage des choses tombées
en désuétude est infinie. Dans le grenier de celff^
maison dont je n'ai pas connu les habitants, la
robe d'une petite fille, sa poupée sont désolées.
Ce bâton ferré qui mordit à la terre des verts co-
teaux, ce chapeau de soleil qu'éclaire à peine
le jour mome d'une lucarne, abandonnés là de-
puis des ans, combien j'ai la certitude qu'ils
seraient joyeux de ressentir encore, l'un la fraî-
cheur des mousses, l'autre le ciel d'été
t>ist> CHOSES 221
Les choses pieusement conservées nous gardent
leur reconnaissance et sont prêtes à nous remettre
leur âme dès que nous la rafraîchissons. Elles sont
pareilles à ces roses des sables qui s'épanouissent
indéfiniment, dès qu'un peu d'eau leur rappelle
l'azur des citernes perdues.
J'ai, dans mon humble salon, une chaise
d'enfant. Mon père s'en amusa pendant la traver-
sée qu'il fit, à sept ans, de la Guadeloupe en France.
Il se rappelait bien qu'assis sur elle, dans le salon
du bord, il regardait des images que lui prêtait le
capitaine. Le bois des îles dont elle est faite doit
être solide puisqu'elle résista, dans la suite, aux
jeux d'un petit garçon. Ce meuble, échoué dans
ma demeure, y dormait presque oublié. Il ne ma-
nifestait plus son âme depuis de longues années,
car l'enfant qu'il avait accueilli n'était plus, et
d'autres enfants n'étaient point venus pour se
poser sur lui comme des oiseaux.
Mais récemment la maison fut joyeuse de la
présence de ma nièce qui venait d'avoir sept ans.
Sur ma table de travail elle s'était emparée d'un
vieil allas de botanique. Et lorsque j'entrai dans
le salon, je la trouvai assise sur la petite chaise,
au rayonnement de la lampe, et regardant comme
1(1 fit jadis son grand-père défunt de belles et
douces images. Et je fut ému. Et je me dis que,
222 SBS CHOSB8
seule, cette petite fille avait pu ranimer cette
chaise, et que l'âme docile de cette chaise avait dou-
cement séduit la candeur de cette enfant. Il y avait,
entre elle et cette chose, un échange mystérieux
d'affinités. L'une ne pouvait pas ne pas aller vers
l'autre, et l'autre ne pouvait être ému que par
celle-là.
Les choses sont douces. D'elles-mêmes jamais
elles ne font de mal. Elles sont les soeurs des
esprits. Elles nous accueillent, et nous posons
sur elles nos pensées qui ont besoin d'elles comme,
pour s'y poser, les parfums ont besoin des fleurs.
Le prisonnier que ne console plus aucune âme
humaine doit s'attendrir au sujet de son grabat
et de sa cruche de terre. Alors que tout lui est
refusé par ses semblables, sa couche obscure lui
donne le sommeil, sa cruche le désaltère. Et
même, si elle le sépare de tout le monde extérieur,
la nudité des murs est encore entre lui et ses
bourreaux. L'enfant puni aime l'oreiller sur lequel
il pleure; car, alors que ce soir-là tous l'ont
blessé et grondé, l'âme du duvet silencieux le
console, ainsi qu'un ami qui se tait pour calmer
un ami.
Mais ce n'est point seulement du mutisme des
choses que naissent leurs sympathies pour nous.
Elles ont de secrets accords, soit qu'elles pleurent
Dt.» ciioses ^3
dans la forêt que René emplit de son âme ora-
geuse, soit qu'elles chantent sur le lac où médite
un autre poète.
11 est des heures, des saisons oi!i certains de ces
accords existent davantage, où l'on entend mieux
les mille voix des choses. Deux ou trois fois dans
ma vie, j'ai assisté à l'éveil de ce monde mysté-
rieux. A la fin d'août, vers minuit, quand la jour-
née a été chaude, un bourdonnement indistinct
qui n'est pas celui des rivières ni des sources, ni
du vent, ni des animaux froissant l'herbe, ni des
bestiaux, qui secouent leurs chaînes sur les crèches,
ni des chiens veilleurs inquiets, ni des oiseaux, ni
du retombement des métiers des tisserandes,
s'élève autour des villages agenouillés. Ce sont
des accords aussi doux à l'oreille que la lueur de
l'aube est douce à l'œil. Là, s'agite un monde
immense et doux où les brins d'herbe l'un sur
l'autre s'inclinent jusqu'au matin, où la rosée
bruit imperceptiblement, où les germes à chaque
battement de seconde soulèvent toute la surface des
plaines. Il n'est guère que l'âme qui puisse saisir
ces âmes, pressentir ces pollens dans la joie des
corolles, ces appels et ces silences par qui se crée
l'Inconnu divin. C'est comme si, tout à coup,
l'on se trouvait dans une contrée étrangère dont
224 DBS CHOSES
vous charmerait la langueur du langage sans que
l'on en comprît exactement la signification.
Cependant je pénètre davantage dans le sens
murmuré par ces choses que dans celui qui est
enfermé dans un idiome inconnu de moi. Je sens
que je comprends, et qu'il ne me faudrait pas un
très grand effort (et peut-être la poésie y arrive-
t-elle quelquefois) pour traduire la volonté de ces
âmes obscures, et pour noter, d'une façon con-
crète, quelques-unes de leurs manifestations. 11
m'est arrivé de répondre mcnLulement à cet indis-
tinct bourdonnement, aussi bien qu'il m'est arrivé
de répondre distinctement, par mon silence, aux
questions d'une amie.
Mais ce langage des choses n'est pas tout audi-
tif. Il est aussi formé d'autres signes qui s'ébauchent
paiement sur notre âme, qui ïimpressionnenllv(>i
faiblement encore, mais ({m viendro?it mieux, peui
être, lorsque nous serons mieux préparés à la
réception de Dieu.
Il est des objets qui m'ont consolé dans telles
circonstances douloureuses de ma vie. Il en est
qui, dans ces moments, attiraient particulièrement
mes regards. Moi qui ne savais faire que if
âme pliât devant des hommes, je l'ai pro^li- .
devant des choses. Un rayonnement s'énian
d'elles, peut-être en dehors des souvenirs que j \
DBS CHOSES 225
attachais, pareil au i'rissoa d'une amitié. Je les
sentais, je les sens vivre autour de moi. Elles sont
dans mon obscure royauté. Je me sens respon-
sable envers elles comme un frère aîné. Et, dans
cet instant où j'écris, je sens peser sur moi, avec
amour et confiance, les âmes de ces sœurs divines.
Cette chaise, cette commode, cette plume, elles sont
avec moi. Elles me touchent, et je me sens pros-
terné par elles. J'ai leur foi... J'ai leur foi, en
dehors de tous les systèmes, de toutes les expli-
cations, de toutes les intelligences. Elles me
donnent une conviction que nul génie ne pourrait
me donner. Tout système serait vain, toute expli-
cation erronée, du moment que je sens vivre dans
mon âme la certitude de ces âmes.
Lorsque je suis entré chez ce savetier, je me
suis senti accueilli immédiatement et, sans mot
dire, m'étant assis devant l'âtre auprès des enfants
et du chien, j'ai ouvert mon âme aux mille voix
obscures des choses.
Dans ce recueillement, la chute d'un sarment à
demi consumé, le grincement de la barre dont on
attisait le feu, le choc du marteau, le vacillement
de la chandelle, le bruit du collier du chien, la
tache noire ronde et gonflée du merle endormi, le
tressautement du couvercle du pot, tout cela for-
Tnait un langage sacré plus accessible à mon
226 DBS CHOSB8
entendement que le parler de la plupart des hommes
Ces bruits et ces couleurs n'étaient que les gestes
de ces objets, leur expression, de môme que la
voix ou le regard sont parmi nos expressions et
nos gestes.
Je sentais quelle fraternité m'unissait à ces
humbles choses, et que c'est enfantillage de clas-
ser les règnes de la nature alors qu'il n'est qu'un
règne de Dieu.
Est-il permis de dire que jamais les choses ne
nous donnèrent des manifestations de leur sym-
pathie? L'outil qui ne sertplus la main de l'ouvrier
se rouille aussi bien que l'homme qui délaisse
l'outil.
J'ai connu un vieux forgeron. Il était gai au temps
de sa force, et l'azur entrait dans sa forge noire par
les rayonnants midis. L'enclume joyeuse répon-
dait au marteau. Et le marteau était le cœur de
cette enclume, mû par le cœur de l'artisan. Et,
quand tombait la nuit, la forge s'éclairait de sa
seule lueur, du regard de ses yeux de braise qui
flambaient sous le soufflet de cuir. Un amour divin
unissait l'âme de cet homme à l'âme de ces choses.
Et quand, aux jours dominicaux, le forgeron se
recueillait, la forge, nettoyée la veille, priait aussi
dans le silence.
DBS CHOSBB 227
Ce forgeron était mon ami. Souvent, du seuil
noir, je l'interrogeais et c'était la forge tout
entière qui me répondait. Les étincelles riaient dan»
le charbon et des syllabes de métal formaient une
langue mystérieuse et profonde et qui m'émouvait
ainsi que des paroles de devoir. Et j'éprouvais là à
peu près les mômes choses que chez l'obscur savO"
tier.
Un jour, le forgeron tomba malade. Son haleine
devint courte, et je sentais bien que lorsqu'il tirait
la chaîne du soufflet, jadis puissant, celui-ci hale-
tait aussi, pris peu à peu du mal du maître. Le
cœur de l'homme eut des sursauts, et j'entendis
bien que, lorsque l'ouvrier brandissait le marteau
sur l'enclume, l'outil battait le fer irrégulièrement
Et à mesure que le regard de l'homme avait moins
de lumière, la flamme du foyer éclairait moins.
Le soir, elle vacillait davantage et, sur les murs
et le plafond, il y avait de longs évanouissements de
lueur.
Un jour, l'homme sentit en travaillant l'extré-
mité de ses membres se glacer. Le soir, il mourut.
J'entrai dans la forge. Elle était froide comme un
corps privé de vie. Une petite braise luisait seule
sous la cheminée, humble veilleuse que je retrou-
vai à côté du lit mortuaire auprès duquel priaient
deux femmes.
228 DBS CHOSES
Trois mois après, je pénétrai dans l'atelier
abandonné pour assister à l'évaluation de son petit
mobilier. Tout y était humide et noir comme
dans un caveau. Le cuir du soufilet s'était troué
en se pourrissant et, lorsqu'on voulut faire jouer
sa chaîne, elle se détacha du bois. Et les simples
qui expertisaient avec moi déclarèrent: « Cette
enclume et ces marteaux sont usés. Ils ont fini de
vivre avec le maître. »
Alors, je fus ému, car f entendis le sens mysté-
rieux de ces paroles.
DES CHOSES 229
AUX PIERRES
A Gabriel Frkeav.
Brillantes sœurs des torrents que je rencontrai
au bord du lac alpestre ; pierres aimées des iriseï
du froid azur; vous sur qui tombe le sel candide
que lape Tagneau; miroirs dont la lumière est
changeante comme la gorge du pigeon; qui avez
plus d'yeux que le paon, critallisées par le feu,
dont les veinesde neige sont devenues éternelles;
compagnes des cataclysmes primordiaux ; vous qui,
(J'abord, n'avez été que lave et qui, ensuite, avez
été bercées par la mer jusqu'à ce que la colombe
lie l'arche roucoulât, éperdue d'amour, en vous a-
percevant...
Le grain luisant de votre chair a tantôt la blan-
cheur marbrée de bleu du poignet d'une enfant :
tantôt il se dore de cuivre comme le flanc d'une
i'amme lourde et belle; parfois il s'argente de mica
ainsi qu'une joue au soleil; parfois il se rembrunit
230 D^S CHOSES
comme le teint de celles qui allient à l'or de la
mandarine la blonde màtité du tabac.
Pierres brisées parle cœur du torrent, entrecho-
quées, roulées parmi les daphnés du ravin, fouet-
tées par la tempête de givre, ensevelies pur l'ava-
lanche, découvertes par le soleil, entraînées par le
pied de l'isard : vous êtes froides et belles, mais
surtout vous êtes pures.
Je connais peu vos sœurs de l'Inde : celle dont
la transparence lutte avec l'eau qui sourd du
marbre ; celle qui me fait songer aux claires prai-
ries de la vallée natale; celle qui est une goutte
de sang gelée, et celle qui ressemble à du soleil
solide.
Je vous préfère à elles, quoique vous soyez moins
précieuses, vous qui soutenez parfois les poutres
du toit de chaume en mirant le grésil des étoiles,
vous sur qui s'étend le labrit qui veille tristement
un troupeau.
Au fond de l'éther où vous reposez sur les som-
mets, continuez de recevoir les aliments qui sont
départis à votre pacifique royaume. Que la lu-
mière baigne vos cellules encore méconnues ; que
les flocons légers et courbes les imbibent ; qu'elles
résonnent à la vibration des vents; qu'elles re-
çoivent enfin cette nourriture harmonieuse dont
Marie-Madeleine fut rassasiée dans une grotte.
UBS CUOSKS ^w I
Autour de vous fleuriront vos amies, les plus
pures corolles du globe; mais, déjà, elles sont
moins chastes que vous, car elles ont un parfum
de neige.
Pauvres sœurs grises du ruisseau, que je ren-
contrai dans la plaine; pierres ternes; ô vous sur
qui tombe l'averse pour que boive le moineau ;
contre qui butte le pied de l'ânesse; ©gardiennes
qui formez l'enclos des jardins misérables; qui êtes
le seuil concave ; qui êtes la margelle limée par la
chaîne du seau; servantes; pauvresses polies
comme les lames des instruments aratoires ; ôvous
que l'on chauffe dans l'âtre indigent pour ranimer
les pieds des aïeules; vous que l'on creuse pour
d'obscures besognes ^ qui devenez humblement la
table du chien et de la truie; vous que l'on pique
afin que sous la meule soit broyée la moisson so-
nore; vous que l'on taille; vous que l'on prend;
vous que l'on laisse ; vous sur qui dormira l'errant;
ô vous sous qui je dormirai!... •
Vous n'avez point, comme vos compagnes al-
pestres, gardé votre indépendance. Mais, ô mes
amif^s. je ne vous méprise point pour cela. Vous
èles belles comme les choses qui sont dans rombre.
CONTES
LE PARADIS
A la mémoire de mon père.
Le poète regai'da ses amis, ses; parents, le prêtre,
le docteur, le petit chien qui étaient dans la
chambre, et mourut.
Sur un morceau de papier, on écrivit son nom
et son flige; il avait dix-huit ans.
En le baisant au front, ses amiâ et ses parents
éprouvèrent qu'il avait froid, mais il né sentit
point leurs lèvres parce qu'il était au ciel. Et il ne
se demanda point, ainsi qu'il l'avait fait étant sur
la terre, si le ciel était comme ceci ou comme
cela. Puisqu'il y était, il n'avait pas besoin d'autre
chose.
Sa mère et son père qui étaient, oui ou non,
morts avant lui, vinrent à sa rencontre. Ils ne
pleuraient pas plus que lui, car tous trois ne
s'étaient jamais quittés
Sa mère lui dit :
— Mets le vin à rafraîchir, nous allons diner
CONTES
tout à l'heure, avec le Bon Dieu, sous la tonnelle
du jardin du Paradis.
Son père lui dit :
— Tu iras là-bas cueillir des fruits. Aucun
n'est du poison. Les arbres te les tendront d'eux-
mêmes, sans que leurs feuilles ni leurs branches
souffrent : car ils sont inépuisables.
Le poète fut rempli de joie en connaissant qu'il
avait à obéir à ses parents. Lorsqu'il fut revenu
du verger et qu'il eut plongé les carafes de vin
dans l'eau, il vit sa vieille chienne, morte avanl
lui, accourir doucement en faisant aller la quono.
Elle lui lécha les mains et il la caressa. Il y avait
près d'elle tous les animaux qu'il avait le plus
aimés sur la terre : un petit chat roux, deux petits
chats gris, deux petites chattes blanches, un bou-
vreuil, deux poissons rouges.
Et il vit la table servie où étaient attablés le
Bon Dieu, ses père et mère, une belle jeune fille
qu'il avait aimée ici-bas et qui l'avait suivi au ciel,
quoiqu'elle ne fût pas morte.
11 connut que le jardin du Paradis n'était autre
que celui de sa maison natale, lequel est sur la
Terre, dans les Hautes-Pyrénées, tout plein de lis
communs, de grenadiers et de choux.
Le Bon Dieu avait posé à terre sa canne et son
chapeau. Il était habillé comme les^ pauvres des
CONTES 237
^^randes routes, ceux qui ont un morceau de pain
dans un bissac, et que la magistrature tait arrêter
èi la porte des villes, et mettre en prison, parce
qu'ils ne savent pas signer. Sa barbe et ses cneveux
étaient blancs comme la lumière du jour, et ses
yeux profonds et noirs comme la nuit. Il dit, sa
voix était douce :
— Que les anges viennent et nous servent,
puisque leur bonheur est de servir.
Alors, de tous les coins du verger céleste, on
vit accourir des légions. Elles étaient des domes-
tiques fidèles qui, sur la Terre, avaient aimé le
poète et sa famille. 11 y avait le vieux Jean qui
s'était noyé en sauvant un petit garçon ; la vieille
Marie qui était morte d'une insolation; il y avait
Pierre le boiteux, Jeanne et encore une autre
Jeanne.
Et alors le poète se leva pour leur faire honneur
et leur dit :
— Asseyez- vous à ma place, vous devez être près
de Dieu.
Et Dieu sourit, sachant d'avance leur réponse :
— Notre bonheur est le service; nous sommes
amsi près de Dieu. Toi-même, ne sers-tu pas tes
père et mère ? Eux, ne servent-ils point Celui qui
nous sert?
Et, tout à coup, il vit que la table s'étant agran-
238
ÛONTBS
die, de& hôtes nouveaux y siégeaient. C'étaient les
père et mère de sa mère et de son père, et les gé-
nérations qui les avaient précédés.
Le soir, tomba. Les plus âgés sommeillèrent. Le
poète et son amie s'aimèrent. Mais Dieu, qu'ils
avaient accueilli, reprit son chemin, pareil aux
pauvres des grandes routes, ceux qui ont un mor-
ceau de pain dans un bissac,et que la magistrature
fait arrêter à la porte des villes, et mettre en pri-
son, parce qu'ils ne saveut pas signer.
CONTES 239
LES ENFANTS ASSISTÉS
A monsieur Henri Duparc.
Un jour les âmes des enfants assistés crièrent
vers Dieu. C'était par un soir orageux que leurs
fièvres et leurs plaies les faisaient souffrir davan-
tage. Ils étaient blancs de douleur, dans les lits ali-
gnés au-dessus desquels la science ignoble avait
étiqueté leurs maladies.
Ils étaient tristes, tristes, car c'était un jour de
fôte. Leurs petits bras étendus sur les draps, ils
palpaient, de leurs mains transparentes, les minces
jouets que de grandes dames pieuses leur avaient
apportés. Et ils ne savaient môme pas l'usage de
ces jouets. Un président de la République était
venu les visiter, et eux n'avaient pas compris.
Leurs âmes crièrent vers Dieu. Elles disaient :
Nous sommes les filles de la misère, de la scrofule
et de la syphilis. Nous sommes les filles des filles.
Moi, disait l'une, j'ai été repêchée dans des
fosses d'aisance où ma mère, une bonne d'auber^;e
affolée, m'avait jetée. Moi, disait une autre, je
240 CONTES
suis née dans un enfant à tôte énorme qui a un trou
rouge au front. Mon père a tué ma mère et il s'est tué.
Elles disaient encore :
Nous sommes les survivantes des avortements
et des infanticides. Nos mères sont en carte. Nos
pères se promènent en riant, un cigare à la bouche,
vlans le tumulte des Agences et des Bourses. Nous
soQimes nés comme des rois, avec une couronne
au front, une couronne de roséole.
Et Dieu, les entendant crier, descendit vers ces
âmes. Il pénétra dans l'hôpital des douleurs sur-
humaines et, à son approche, les tisanes des bonnes
sœurs fumèrent comme des encensoirs à côté des
enfants martyrs. Et ceux-ci se dressèrent sur leurs
minces couchettes comme des fleurs blanches et
lassées.
Et le souverain Maître leur dit :
Me voici. J'attendais votre appel pour condam-
ner ceux qui vous ont fait naître. Quel supplice
réclamez-vous pour eux?
Alors les âmes des enfants pareils à des liserons
des haies chantèrent.
Elles chantaient :
Gloire à Dieu 1 Gloire à Dieu I Qu'il pardonne à
ceux qui nous ont fait naître. Qu'il nous conduise
un jour au Ciel auprès d'eux-
CONTES 241
LA PIPE
Il y avait un jeune homme qui avait une pipe
neuve. Il la fumait doucement à l'ombre d'une
treille où étaient des grappes bleues. Sa femme
était jeune et jolie, retroussait ses manches jusqu'au
coude, et puisait de l'eau au puits. Le seau en bois
rebondissait contre la margelle et pleurait comme
de l'arc-en-ciel. Ce jeune homme, en fumant sa
pipe, était heureux, parce qu'il voyait, çà et là,
voler des oiseaux, parce que sa vieille mère était
vivante, que son vieux père se portait bien et qu'il
aimait beaucoup sa jeune épouse, à cause de sa
gentillesse et de sa gorge dure et lisse comme deux
pommes fraîches.
J'ai dit que ce jeune homme fumait une pipe
neuve.
Sa mère fut prise d'un grand mal. On lui fit une
opération qui la fit beaucoup crier, et elle mourut
après trente-quatre jours d'horribles souffrances-
Le père, qui se portait bien, causait un jour, vec
242 CONTKB
un ouvrier sous le porche de la petite église villa-
geoise en réparation, lorsqu'une pierre qui se déta-
cha de la voûte lui écrasa la tôte. Le bon fils
pleura ses bons vieux amis et, le soir, il sanglotait
dans les bras de sa jolie femme.
J'aiditquecejeune homme fumait une pipe neuve.
J'avais oublié de dire qu'il avait un vieux chien
épagneul qu'il aimait beaucoup et qui s'appelait
Thomas.
Et Thomas était devenu très malade depuis que
le bon père et la bonne mère étaient morts. Quand
on l'appelait, il ne pouvait plus que se traîner sur
ses pattes de devant.
Un jour, dans le petit village où ce jeune homme
fumait une pipe neuve, vint s'installer un homme
du monde qui était décoré et distingué et qui avait
un joli accent. Ils firent connaissance et une fois
que ik jeune homme qui fumait une pipe neuve
entrait dans sa propre maison, sans y être attendu,
il trouva le beau monsieur couché avec la jolie
femme qui avait la gorge dure et lisse comme deux
pommes fraîches.
Le jeune homme ne dit rien. Il attacha un
pauvre vieux collier au cou de Thomas et, avec une
corde dont sa mère se servait jadis pour la lessive,
il ramena avec lui dans une grande ville où tous
deux vécurent de misère et de douleur.
CONTKS 243
Le jeune homme, étant devenu un vieil homme,
fumait toujours dans sa pipe neuve qui était deve-
nue vieille.
Un soir Thomas mourut. Ce furent des hommes
de la police qui emportèrent son cadavre on ne
sait oii.
Alors le vieil homme se trouva seul avec sa
vieille pipe. Il fut pris d'un grand froid et d'un
grand tremblement. Et, comme il sentait qu'il
allait mourir bientôt, et qu'il ne pouvaitplus fumer,
il prit dans la valise misérable qu'il avait empor-
tée autrefois de chez lui un vieux chapeau triste
à faire pleurer et dans lequel il roula sa pipe.
Cela fuit, il jeta sur ses épaules fiévreuses un
manteau verdi par le temps. Il se traîna pénible-
ment jusqu'à un petit square voisin, et, prenant
garde que les sergents de ville ne l'aperçussent pas,
il s'agenouilla, gratta la terre de ses ongles, et
déposa pieusement sa vieille pipe sous une touffe
de fleurs. Puis il revint chez lui et mourut.
244 CONTES
LE MAL DE VIVRE
Un poêle qui se nommait Laurent Laurini avait
le mal de vivre. C'est un mal horrible et qui fait que
celui qui l'a ne peut voir les hommes, les animaux
et les choses, sans horriblement souffrir. Puis c'est
encore de grands scrupules qui empoisonnent le
cœur.
Le poète quitta la ville oh il demeurait. Il alla
dans la campagne regarder les arbres, les blés,
les eaux; écouter les cailles qui chantent comme
des sources, les retombements des métiers des
tisserands et les fils du télégraphe qui bourdonnent.
Ces choses et ces bruits l'attristaient.
Les plus douces pensées lui étaient amères.
Et quand, pour échapper à son affreuse maladie,
il avait cueilli quelque jolie fleur, il pleurait de
l'avoir cueillie.
Il arriva dans un village, par une soirée douce
qui avait le parfum des poires. C'était un beau
village, comme ceux qu'il avait souvent décrits
CONTES 245
dans ses livres. Il y avait une place municipale,
une église, un cimetière, des jardins, un for-
geron et une auberge noire d'où sortait une bleue
fumée et où brillaient des verres. Il y avait une
rivière qui serpentait sous des noisetiers sau-
vages.
Le poète malade s'était assis tristement sur une
pierre. Il songeait au supplice qu'il endurait, à
sa mère pleurant son absence, aux femmes qui
l'avaient trompé, et il regrettait le temps de sa
première communion.
— Mon cœur, pensait-il, mon triste cœur ne
peut changer.
Soudain, il vit auprès de lui une jeune pay-
sanne ramenant des oies sous les étoiles. Elle
lui dit :
— Pourquoi pleures-tu î
Il répondit :
— Mon âme, en tombant sur la Terre, s'est
fait mal. Je ne peux pas guérir, car mon cœur me
pèse trop.
— Veux- tu le mien? dit-elle. Il est léger. Moi
je prendrai le tien et le porterai facilement. Ne
suis-je pas habituée aux fardeaux ?
Il lui donna son cœur et prit le sien. Et aus-
sitôt ils sourirent et s'en furent la main dans la
main, par les sentiers.
24G CONTES
Les oies allaient devant eux comme des mor-
ceaux de lune.
Elle lui disait :
— Je sais que tu es savant et que je ne peux
pas savoir ce que tu sais. Mais je sais que je
t'aime. Tu viens d'ailleurs, et tu as dû naître dans
un joli berceau comme celui que je vis un jour
Bur une charrette. Il était pour des riches. Ta
mère doit bien parler. Je t'aime. Tu as dû cou-
cher avec des femmes qui ont la figure très
blanche, et tu dois me trouver laide et noire. Moi,
je ne suis pas née dans un joli berceau. Je suis
née aux champs, au moment que l'on moissonne,
dans le blé. On m'a dit cela, et que ma mère et
moi et un petit agneau qu'une brebis avait mis
bas le môme jour, on nous mit sur un âne jusqu'à
la maison. Les riches ont des chevaux.
Il lui disait :
— Je sais que tu es simple et que je ne peux
pas être comme toi. Mais je sais que je t'aime.
Tu es d'ici, et on a dû te bercer dans un panier
posé sur une chaise noire, comme celui que j'ai
vu dans une image. Je t'aime. Ta mère doit filer
CONTES 247
le lin. Tu as dû danser sous les arbres avec des
garçons beaux et forts et qui rient. Tu dois me
trouver malade et triste. Moi je ne suis pas né
aux champs au moment que Ton moissonne.
Nous sommes nés dans une belle chambre, moi et
une petite sœur jumelle qui mourut aussitôt. Ma
mère fut malade. Les pauvres ont la santé.
Et alors, dans le lit où ils couchaient ensemble,
ils s'embrassaient plus fortement.
Elle lui disait :
— J'ai ton cœur.
Il lui disait :
— J'ai ton cœup.
Ils eurent un joli petit garçon.
Et le poète, qui sentait que son mal de vivre
avait fui, dit à sa femme :
— Ma mère ne sait pas ce que je suis devenu.
Mon cœur se tord à cette pensée. Laisse-moi,
amie, aller jusqu'à la ville, faire savoir que je
suis heureux et que j'ai un fils.
Elle lui sourit, sachant qu'elle gardait son
cœur, et elle lui dit :
— Va.
248 CONTES
Et il repartit par les chemins par oti il était
arrivé.
Il fut bientôt aux portes de la ville, devant une
habitation magnifique où l'on entendait rire el
parler parce que l'on y donnait une fôte où les
pauvres n'étaient pas conviés. Le poète reconnut
la demeure d'un de ses anciens amis, un artiste
opulent et célèbre. Il s'arrêta pour écouter les
conversations, devant la grille du parc d'où l'on
apercevait des jets d'eau et des statues. Une
femme, dont il reconnut la voix, qui était belle
et qui, jadis, avait déchiré son cœur d'adoles-
cent, disait :
— Vous souvenez-vous du grand poète Lau-
rent Laurini ?... On dit qu'il s'est mésallié, qu'il
a épousé une vachère...
« •
Les larmes lui vinrent aux yeux et il continua
son chemin, par les rues de la ville, jusqu'à sa
maison natale. Les pavés répondaient doucement
à la parole de ses pas fatigués. Il poussa la
porte, entra. Et sa chienne douce, fidèle et an-
cienne, accourut vers lui en boitant, jappa de
CONTES 249
joie et lui lécha la main. Il vit que, depuis son
départ, la pauvre bête avait dû avoir quelque
attaque de paralysie, parce que les chagrins et
le temps prennent aussi le corps des animaux.
Laurent Laurini monta l'escalier et, près de la
rampe, il fut ému, voyant la vieille chatte
tourner sur elle-même, faire le gros dos, lever la
queue, et se frotter aux marches. Sur le palier
sonna l'horloge reconnaissante.
Il entra dans sa chambre, doucement. Il vit sa
mère agenouillée et priant. Elle disait :
— Mon Dieu, faites que mon lils vive. Mon
Dieu, il souffrait tant... Où est-il ? Pardonnez-
moi de l'avoir fait naître. Pardonnez-lui de me
faire mourir.
Mais lui, agenouillé déjà près d'elle, mettait
ses jeunes lèvres aux pauvres cheveux gris, di-
sait :
— Viens avec moi. Je suis guéri. Je sais une,
campagne oh sont des arbres, des blés, des eaux,
où chantent les cailles, où rebondissent les mé-
tiers des tisserands, où bourdonnent les fils du
télégraphe, où une pauvresse possède mon cœur
et où joue ton petit-fils.
250 tW-XTES
LE TRAMWAY
Il y avait un ouvrier très travailleur dont la
femme était bonne et la petite fille jolie. Ils
habitaient dans une grande ville.
Pour la fête du père, on acheta une belle salade
blanche et un poulet que l'on fit rôtir. Et tout
le monde était bien content, ce Dimanche matin,
même le petit chat qui regardait la volaille avec
un air coquin et en se disant : J'aurai de bons
os à sucer.
Ils déjeunèrent, puis le père dit :
— Nous allons, pour une fois, nous payer le
tramway et aller jusqu'aux environs.
Ils sortirent.
Ils avaient vu, bien des fois, de beaux mes-
sieurs et de belles dames faire signe au cocher
du tramway, qui arrêtait alors immédiatement
les chevaux pour que l'on pût monter.
Le bon ouvrier tenait sa petite fille. Sa femme
et lui s'arrêtèrent au coin d'une belle rue.
CONTES 2?' !
Un omnibus verni s'avançait vers eux, presque
vide. Et ils avaient une grande joie à penser
qu'ils allaient y monter pour quatre sous chacun.
Et le bon ouvrier fit signe au conducteur d'ar-
rêter les chevaux. Mais le conducteur, voyant
ces pauvres simples, les regarda avec dédain et
n'arrêta pas la voiture.
2o2 CONTES
L'ABSENCE
A dix-huit ans, Pierre quitta la maison campa-
gnarde où il était né.
Au moment précis où il s'en alla, sa vieille
mère infirme était dans le lit de la chambre bleue
dans laquelle il y avait le daguerréotype de son
père, des plumes de paon dans un vase, et une
pendule représentant Paul et Virginie, et qui indi-
quait trois heures.
Dans la cour, sous le figuier, son grand-père se
reposait.
Dans le jardin, il y avait sa fiancée, des roses
et des poiriers luisants.
Pierre alla gagner sa vie dans un pays où il y
avait des nègres, des perroquets, des caoutchoucs,
de la mélasse, des fièvres et des serpents.
Il y demeura trente ans.
roNTBs 2o3
Au moment précis où il revint dans la maison
campagnarde où il était né, la chambre bleue était
devenue blanche, sa mère reposait au sein de
Dieu, le portrait de son père n'était plus là, et les
plumes de paon et le vase avaient disparu. Un
objet quelconque remplaçait la pendule.
Dans la cour, sous le figuier où son défunt
grand-père se reposa, il y avait des écuelles cas-
sées et une pauvre poule malade.
Dans le jardin de roses et de poiriers luisants
où fut sa fiancée, il y avait une vieille dame.
L'histoire ne dit pas qui elle était.
»,5-f CONTES
LE CHEMIN DE LA VIE
Un poète s'assit un jour à une table pour écrire
un conte. Aucune idée ne lui venait, mais il était
joyeux, parce que le soleil éclairait un géranium
sur la croisée, et qu'au milieu de la croisée, ou-
verte et bleue, une mouche volait.
Tout à coup, sa vie lui apparut. Elle était une
grande route blanche qui, partie d'un bosquet
noir 011 riaient des eaux, aboutissait à une petite
tombe calme envahie de ronces, d'orties et de sa-
ponaires.
Dans le bosquet noir, il reconnut l'ange gardien
de son enfance. 11 avait des ailes dorées comme
une guêpe, des cheveux blonds et une figure
calme comme l'eau d'une citerne un jour d'été.
L'ange gardien dit au poète :
— Te souviens-tu de quand tu étais petit? Tu
venais ici avec ton père et ta mère qui pochaient
à la ligne. La prairie, non loin, était chaude et
pleine de jolies fleurs et de sauterelles. Les sau-
CONTES 255
terelles ont l'air de brins d'herbes cassés qui
marchent. Veux-tu revoir, ami, cet endroit?
Le poète répondit : Oui.
Et ils s'en furent ensemble jusqu'à la rivière
bleue sur laquelle il y a le ciel bleu et des noise-
tiers noirs.
— Voici ton enfance, dit l'ange.
Et le poète regarda l'eau, pleura et dit :
— Je ne vois plus se refléter ici les douce?
figures de mon père et de ma mère. Ils s'as-
seyaient sur la rive. Ils étaient calmes, bons et
heureux. Moi, j'avais un tablier blanc que je* sa-
lissais toujours, et maman l'essuyait avec squ
mouchoir.
Bon ange, dis-moi, que sont devenus les reflets
de leurs douces figures? Je ne les vois plus. Je ne
les vois plus.
A ce moment, un joli bouquet de noisettes sau-
vages se détacha d'un coudrier et flotta, suivant
le lil de l'eau.
Et l'ange dit au poète :
— Le reflet de tes père et mère a suivi le fil de
l'eau comme ces jolis fruits. Car tout cède au cou-
rant, les objets et les apparences. L'image de tes
doux parents s'est fondue en l'eau, et ce qui en
reste s'appelle souvenir. Recueille-toi et prie. Et
tu vas retrouver les images bien-aimées.
256 CONTES
Et comme un martin-pêclieur d'azur filait sur
les roseaux, le poète s'écria :
— Bon ange ! N'est-ce point que je vois passer
dans les ailes de cet oiseau, la couleur des yeux
de ma mère?
Et l'être divin :
— Tu l'as dit. Mais regarde encore.
Et du haut d'un arbre oîi une tourterelle avait
fait 'son nid, une plume, légère et blanche, tomba,
volante, en tournoyant sur Teau.
Et le poète s'écria :
— Bon ange! Ce duvet si blanc n'est-il pas la
douceur pure de ma mère?
Et l'être divin :
— Tu l'as dit.
Un léger souffle rida l'eau, fit bruire les feuillages.
Et le poète demanda :
— N'est-ce pas la voix douce et grave de mon
père?
Et l'être divin :
— Tu l'as dit.
« •
Alors ils continuèrent de marcher sur la route
qui sortait du bosquet et longeait la rivière. Et
bientôt, sous le soleil, la route devint blanche,
CONTBS 237
blanche. Elle était pareille aune nappe de Sainte-
Table. A droite et à gauche, les sources cachées
faisaient un bruit de clochettes pieuses. Et l'ange
dit :
— Reconnais-tu ce passage de ta vie ?
— Voici, répondit le poète, le jour de ma pre-
mière communion. Je me souviens de l'église, des
figures heureuses de ma mère et de ma grand'-
mère. J'étais à la fois content et triste. Avec quelle
ferveur je m'agenouillai ! Dos frissons passaient
dans mes cheveux. Et le soir, au repas de famille,
on m'embrassait en disant : C'était le plus beau.
Et, à ce souvenir, le poète fondit en sanglots.
Et, pleurant ainsi, il était beau comme au jour
de la belle cérémonie. Ses larmes coulaient à. ses
mains, comme une eau bénite.
Et ils continuèrent de marcher sur la route.
*
« «
Le jour baissait un peu. Les peupliers souples
ondulaient doucement le long des fossés. L'un
d'eux, au loin, au milieu d'une prairie, ressemblait
à une grande jeune fille. Et le ciel se teignait si
délicieusement qu'il était pâle et bleu comme une
tempe de vierge.
258 CONTES
Et le poète songea à la première femme qu'il
avait aimée.
Et l'ange gardien lui dit :
— Cet amour fut si pur et douloureux qu'il ne
m'offusqua point.
Et tandis qu'ils cheminaient, l'omhreétait douce.
Des agneaux passaient. En voyant la douleur du
poète, l'être divin eut un sourire grave et doux
comme celui d'une mère malade. El ses ailes d'or
frémissantes chassaient les souffles du soir.
Bientôt les étoiles s'allumèrent dans le silence.
Et le ciel ressemblait à un lit paternel entouré
de cierges et de douleurs muettes. Et la nuit avait
l'air d'une grande veuve à genoux sur la terre.
— Reconnais-tu ceci? dit l'ange.
Et le poète ne répondit point et s'agenouilla.
Ils arrivèrent enfin k l'endroit où se terminait
la route, près de la petite tombe calme envahie de
ronces, d'oiiies et de saponaires.
CONTRS 259
Et l'ange dit au poète :
— J'ai voulu t'enseigner ton chemin. Voici où
tn dormiras, non loin des eaux. Elles t'apporte-
ront, tous les jours, l'image de tes souvenirs :
l'azur du martin-pôcheur semblable aux yeux de
ta mère; le duvet de la tourterelle pareil à sa dou-
ceur; l'écho des feuillages pareil à la voix grave
et calme de ton père; le reflet de la route, blanche
comme ta première communion; la forme souple
comme un peuplier de celle que tu aimas.
Enfin, les eaux t'apporteront la grande Nuit
lumineuse.
260 CONTES
L'INTELLIGENCE
Un jour, les livres où étaient les pensées des
hommes disparurent par enehantement.
Alors, de grands savants s'assemblèrent : ceux
qui sont dans la mathématique, la physique, la
chimie, l'astronomie, la poésie, l'histoire el autres
sciences et lettres.
Ils tinrent conseil et dirent :
— Nous sommes les dépositaires du génie
humain; nous allons nous rappeler, pour les
graver sur un marbre immortel, les inventions
les plus belles des savants et des poètes; mais
seulement celles qui représentent, depuis que le
monde existe, les plus hauts sommets de l'enten-
dement. Pascal n'aura droit qu'à une pensée;
Newton qu'à une étoile ; Darwin qu'à un insecte ;
Galilée qu'à un grain de poussière; Tolstoï
qu'à une charité ; Henri Heine qu'à un vers ;
CONTES 261
Shakespeare qu'à un cri; Wagner qu'à une
note...
Et alors, comme ils se recueillaient pour res-
saisir en leurs mémoires les chefs-d'œuvre indis-
pensables à la consécration de l'homme, ils sen-
tirent avec effroi que leurs têtes étaient vides.
262 CONTB8
LES DEUX GRANDES ACTRICES
Je voudrais trouver des mots nouveaux pour
dépeindre la douceur d'une petite prostituée que
nous rencontrâmes, un soir, au milieu d'une
grande place à peu près déserte. Cette petite pros-
tituée avait de pauvres souliers trop grands qui
prenaient l'eau, une ombrelle recouverte comme
un parapluie, et un petit canotier de paille
dans la coiffe duquel devait être écrit : Dernière
mode.
Elle avait une petite voix souffreteuse et elle
était intelligente. Elle sortait, comme on dit, d'une
pleurésie. Du reste, elle avait l'air aussi délicat
moralement que physiquement.
Je la rencontrai plusieurs fois, après dix heures,
fatiguée d'avoir cherché, souvent en vain, quelque
premier venu.
Elle se mettait sur un banc, dans l'ombre, à
mes côtés et reposait sur moi sa pauvre tête pâle.
Je sentais qu'elle éprouvait à cela la petite con-
CONTES 283
Bolation d'un pauvre animal qui ne se sent plus
maltraité. Et une immense pitié me prenait pour
cette amie. Je sentais qu'elle considérait son mé-
tier comme une tâche importante, mais ingrate.
Elle attendait ainsi, longtemps, le train d'une
banlieue où elle habitait.
Un soir, elle me demanda la permission de
m'accompagner un bout de chemin.
Nous arrivâmes sur une grande place illuminée
oh il y avait un grand théâtre. Sur l'un des piliers
de ce monument, il y avait une affiche brillante
et dorée. Elle représentait Sarah Bernhardt, dans
le costume de la Tosca, je crois, avec une robe
raide et riche et une palme à la main. Et je son-
geais à ce que l'on m'avait raconté sur celte
femme célèbre, ses caprices obéis, ses dépenses,
son tombeau, son orgueil.
Et je sentis que la pauvre petite misérable tres-
saillait h mon côté. Elle voyait cette idole barbare
se dresser et rejeter, inconsciemment, sur elle,
l'éclaboussure de ses doreries.
Et j'eus envie de crier de douleur devant cette
confrontation. Et je me disais :
— Toutes deux, elles sont nées d'une femme.
L'une tient une palme, et l'autre un vieux para-
pluie si lamentable qu'elle n'a pas osé l'ouvrir
devant moi.
264 CONTES
L'une traîne à ses pieds une foule admirative et
l'autre traîne des loques de cuir. L'une vend sa
douleur au poids de l'or et pas un sanglot ne sort
de sa bouche qui ne soit retentissant comme une
fortune. Pas un sanglot de l'autre n'est écouté.
Et quelque chose cria en moi :
— Celle-ci est une actrice humaine. On l'ap*
plaudit parce qu'elle est à la mesure des gens
qui l'écoutent. Et ceux-là ont besoin du mensonge
sur lequel on bâtit le plus beau des rôles.
Mais l'autre, l'autre est une actrice de Dieu.
Elle joue un rôle si grand et si douloureux qu'elle
n'a pas trouvé un homme qui la comprit et qui
fût assez riche pour la payer.
Et jamais la grande comédienne n'a atteint,
dans la plus belle de ses représentations, ce génie
vrai de la douleur qui faisait s'incliner sur moi le
front de la petite prostituée.
CONTES 2G3
LA BONTE DU BON DIEU
A Jules lienard.
Elle était une petite personne jolie et délicate.
Elle travaillait dans nn magasin. Elle n'était pas,
si vous voulez tri^s intelligente, mais elle avait les
yeux doux et noirs. Ils vous regardaient un peu
tristement, puis se baissaient. On la sentait affec-
tueuse et banale, de cette banalité si tendre que
comprennent les vrais poètes, et qui est l'absence
de la haine.
On la sentait simple comme sa modeste chambre
où elle habitait seule avec une petite chatte qu'on
lui avait donnée. Tous les matins, avant d'aller
au magasin, elle laissait un peu de lait dans une
écuelle.
Et, comme sa douce maîtresse, la petite chatte
avait de bons yeux tristes. Elle se chauffait au
soleil, sur la fenêtre où il y avait du basilic; ou
bien, elle léchait sa petite patte comme un pin-
266 CONTBS
ceau, et se peignait les poils courts du crâne, ou
tenait une souris en arrêt.
Un jour la chatte et la maîtresse furent enceintes,
l'une d'un beau monsieur qui la quitta, et l'autre
d'un beau minet qui s'en alla.
Mais il y eut cette différence que la pauvre
jeune fille devint malade, malade, et passa son
temps à sangloter, tandis que la chatine se faisait
des espèces de petites berceries joyeuses au soleil
où luisait son ventre blanc et cocassement gonflé.
La chatte avait été aimée après la jeune fille,
ce qui conciliait bien des choses et plaçait à la
môme époque le double accouchement.
La petite ouvrière reçut, un jour, une enveloppe
du beau monsieur qui l'avait quittée. Il lui en-
voyait 25 francs et lui parlait de sa générosité.
Elle acheta un réchaud, du charbon, un sou d'al-
lumettes et se tua.
Lorsqu'elle fut au ciel, où un jeune prôtre avait
voulu tout d'abord l'empêcher d'aller, la petite
personne jolie et délicate trembla U l'idée qu'elle
était enceinte et que le Bon Dieu l'allait damner.
Mais le Bon Dieu lui dit :
— Mon amie, j'ai préparé une jolie chambre
pour vous. Allez-y. Accouchez-y. Tout se passe
bien au ciel, et vous n'y mourrez pas. J'aime les
petits enfants, et qu'on les laisse venir à moi.
CONTK8 267
Et quand elle entra dans la chambrette qui avait
été préparée dans le grand Hôpital de la Bonté
divine, elle vit que le Bon Dieu lui avait ménagé
la surprise d'y faire placer, dans une jolie caisse,
la chatte qu'elle aimait. Il y avait aussi du basilic
sur la fenêtre. Elle s'alita.
Elle eut une jolie petite fille blonde, et la chatt€
eut quatre jolis petits chats noirs délicieux.
268 C0NTB8
LA PETITE NÉGRESSE
Ma pensée se rive parfois au jaunissement de
vieilles cartes marines, et j'entends bruire les
moussons dans la fièvre de mon cerveau. Alors,
quoi? Faut-il, pour m'intéresser à cette vie, que
j'exhume celle que j'ai pu mener, avant ma nais-
sance, entre deux soleils noirs?
L'imprécise contrée roulait des étoiles dans le
sanglot diffus d'un Océan. Quelqu'un gratta à ma
porte. Je dis : Entrez.
C'était une jeune négresse au pagne bleu tom-
bant jusqu'au milieu des cuisses. Elle s'assit h.
terre et joignit vers moi ses mains plates. Et je
vis qu'à ses bras nus il y avait des coups de
fouet.
— Qui fa fait ça, Assomption? lui deman-
dai-je.
Elle ne répondit point, mais tremblait de tous
ses membres, ne comprenant pas, se demandant
peut-être si je l'allais brutaliser aussi.
CONTES 269
Avec douceur, j'écartai son vêtement et je vis
que son dos était aussi blessé. Je la lavai. Mais
elle, effrayée de cette bonté, se réfugia sous la
table de ma case. J'avais les larmes aux yeux.
J'essayai de la rappeler. Mais son regard de chienne
battue me fuyait. J'avais là quelques patates et un
peu de beurre. Je fis une bouillie du tout", en l'écra-
sant avec une cuiller de bois dans une écuelle que
je plaçai à quelque distance d'Assomption accrou-
pie. Puis, j'allumai ma pipe.
Au bout d'une heure, la pauvre créature remua
Elle avança un bras, puis l'autre, puis un genou.
Je crus qu'elle se dirigeait vers la pâtée pour la
manger. Mais quel fut mon étonnement lorsque je
la vis s'avancer à quatre pattes vers un coin de
la chambre oîi j'avais laissé quelques fleurs. Elle
se redressa soudain et, d'un geste vif, les empoi-
gna.
Il y avait cent cinquante ans peut-être, que
cette aventure s'était passée, lorsque je rencontrai
de nouveau Assomption. J'eus du moins la con-
viction que c'était elle. C'était à Bordeaux, au
Restaurant du Pérou. Elle essuyait le verre d'un
étudiant morne qui ne l'avait pas trouvé d'une
propreté suffisante.
270 CONTES
LE PARADIS DES BÊTES
Un pnuvre cheval vieux, attelé à un coupé,
sommeillait, par un minuit pluvieux, devant la
porte d'un restaurant borgne où riaient des femmes
et des jeunes gens.
Et la pauvre rosse plate, la tôte tombante, les
jambes faibles, triste à faire mourir, attendait là
que le bon plaisir des débauchés lui permît de
regagner enfin sa misérable écurie puante.
Dans son demi-sommeil, le cheval entendail
les grossièretés de ces hommes et de ces femmes. 11
s'y était péniblement habitué, dès longtemps. Il
comprenait, avec sa pauvre cervelle, qu'il n'y a pas
de différence entre le cri toujours le même de la
roue qui tourne et le cri de la prostituée.
Et ce soir-là, vaguement, il rêvait à un petil
poulain qu'il avait été, à une pelouse où il gam-
badait, tout rose, dans l'herbe verte, avec sa mèn
qui l'embuait.
CONTES 271
Tout à coup, il tomba roide-mort sur le pavé
gluant.
Il arriva à la porte du ciel. Un grand savant qui
attendait que saint Pierre vînt lui ouvrir dit au
cheval :
— Que viens-tu faire ici? Tu n'as pas le droit
d'entrer au ciel. Moi, j'en ai le droit, parce que
je suis né d'une femme.
Et la pauvre rosse lui répondit :
— Ma mère était une douce jument. Elle est
morte, vieille et sucée par des sangsues. Je viens
demander au Bon Dieu si elle est ici.
Alors la porte du Ciel s'ouvrit à deux battants
et le Paradis des animaux apparut.
Et le vieux cheval reconnut sa mère qui le
reconnut.
Elle lui fit honneur en hennissant. Et, quand ils
furent tous deux en la grande prairie divine, le
cheval eut une grande joie en reconnaissant ses
anciens compagnons de misère et les voyant à
jamais heureux.
Il y avait ceux qui traînèrent des pierres en glis-
sant sur les pavés des villes, qui furent roués de
coups et s'aiïaissèrent avec le poids des chariots
sur eux; il y avait ceux qui, les yeux bandés, tour-
nèrent, dix heures par jour, le manège des che-
vaux de bois; les juments qui, dans les courses
272 CONTB»
de taureaux, passèrent devant les jeunes filles qui
regardaient, roses de joie, les instestins de ces
botes douloureuses balayer le sable chaud de
l'arène. Il y en avait d'autres et d'autres.
Et tous paissaient éternellement dans la grande
plaine de la divinité tranquille.
D'ailleurs les autres animaux étaient heureux
aussi.
Les chats, mystérieux et délicats, n'obéissant
plus même au Bon Dieu, qui en souriait, s'amu-
saient d'un bout de ficelle, qu'ils remuaient, d'une
patte légère, avec le sentiment d'une importance
qu'ils ne veulent pas expliquer.
Les chiennes, ces si bonnes mères, passaient
leur temps à allaiter leurs mignons petits. Les
poissons nageaient sans craindre le pêcheur ; l'oi-
seau volait sans redouter le chasseur. Et tout était
ainsi.
Il n'y avait pas d'homme dans ce Paradis.
CONTES 273
DE LA CHARITE ENVERS LES BETES
A Adrien Milhouard.
Il y a, dans le regard des bêtes, une lumière
profonde et doucement triste qui m'inspire une
telle sympathie que mon âme s'ouvre comme un
hospice à toutes les douleurs animales.
Telle rosse plate qui sommeillait, la bouche
à terre, sous la pluie nocturne, devant un café ;
l'agonie d'un chat écrasé par une voiture; un moi-
neau blessé réfugié en un trou de mur sont au-
tant de souffrances qui, à jamais, sont en mon
cœur. N'eût été le respect humain, je me fusse
agenouillé devant de telles patiences, de telles tor-
tures, car j'avais la vision d'un nimbe entourant
les têtes de ces êtres douloureux, nimbe réel,
grand comme l'univers, qu'y posait Dieu.
Hier, je regardais, dans une foire, tourner des
animaux de bois. Il y avait, parmi eux, un âne.
274 CONTBS
A cette vue, j'ai failli pleurer, parce qu'il me
rappelait ses frères vivants que l'on martyrise.
J'avais besoin de prier, de dire : Petit àne, tu
es mon frère. On dit que tu es béte parce tu es
incapable de faire le mal Tu vas d'un petit pas.
Tu as l'air de penser, lorsque tu marches, ceci :
Voyez 1 Je ne peux pas aller plus vite... Les
pauvres se servent de moi parce que l'on ne me
donne pas beaucoup à manger. Petit âne, l'aiguil-
lon te pique. Alors tu te presses un peu plus,
mais pas beaucoup. Tu ne peux pas plus... Tu
tombes quelquefois. Alors, on te bat, on tire sur
la corde qui s'attache à ta bouche, si fort que tes
gencives se relèvent et laissent voir tes pauvres
dents jaunes brouteuses de misères.
Dans cette même foire, j'entendis une musette
criarde. F me demanda : Est-ce que ça te
rappelle des musiques africaines? — Oui, lui
répondis-je. A Touggourt les musettes avaient
un nasillement semblable. Ce doit être un Arabe
qui joue. — Entrons, fit-il, dans la baraque... On
y voit des dromadaires.
Une douzaine de petits chameaux, serrés comme
des sardines en baril, abrutis, tournaient dans une
sorte de fosse. Eux, que j'avais vus dans le Sahara,
ondulants comme des vagues et n'ayant autour
CONTES 275
d'eux que Dieu et la Mort, je les retrouvais là, ô
misère de mon cœur ! Ils tournaient, tournaient
encore dans cet étroit espace, et la douleur qui
d'eux montait vers moi était comme un vomis-
sement vers les hommes. Ils allaient, allaient
toujours, fiers comme des cygnes pauvres, nim-
bés de désolation, couverts de pagnes grotesques,
bafoués par des femmes qui dansaient, levant leur
pauvre col vermineux vers Dieu et vers les feuilles
miraculeuses de quelque oasis de délire.
Ah! prostitution des êtres de Dieu!. Plus loin
des lapins étaient en cage ; plus loin des poissons
rouges en loterie nageaient en des ballons de
chimie au goulot si étroit que F... me demanda;
Comment les y a-t-on pu entrer? — En pressant
un peu lui dis-je. Plus loin des volailles vivantes,
en loterie aussi, étaient entraînées par le mouve-
ment d'un tourniquet. Au milieu d'elles, saisi
d'une peur folle, un petit cochon de lait se tenait
à plat ventre.
Poules et poulets, pris de vertige, criaillaient et
se mordaient les uns les autres, affolés. Et mon
compagnon me fit remarquer des poules mortes et
plumées qui étaient suspendues auprès de leurs
sœurs vivantes.
Mon cœur se soulève à ces souvenirs. Une
immense pitié m'envahit.
275 CONTBS
0 poète, prends en ton âme, pour les y réchauf-
fer et les y faire vivre en bonheurs éternels, ces
bêtes souffrantes.
Prêche la parole simple qui donne la bonté aux
ignorants.
NOTES SUR DES OASIS ET SUR ALGER
A Madame André Gide.
CHETMA
Souv. du 28 mars 189C.
Souviens-toi des vergers délicieux, des sources
vives sous les palmiers, les figuiers et les gre-
nadiers.
Rappelle-toi ces jeunes filles qui vivent en des
jardins où règne un éternel crépuscule. Elles plon-
geaient aux ruisseaux tièdes leurs jambes nues,
si fines que l'on eût dit des quenouilles d'ambre
longtemps filées et polies par des mains royales.
Elles étaient les filles de l'immortelle beauté.
D'emplir des outres auxquelles on avait con-
servé la forme d'un animal, une eau en cascade
ruisselait sur elles, et, sur elles, nos pensées
poudroyaient pareilles à des papillons d'azur.
Dans cette oasis, les jeunes gens étaient beaux
et tristes. Ils ressemblaient à des amphores de
bronze et de neige dont la ligne ondulerait len-
tement.
Ils évoquaient des Aladdins mystérieux, des
lampes d'or, des palais blancs.
280 NOTES SUn DP.S oasis KT sur ALGER
Leurs yeux pareils h de noires corolles se pen-
chaient alanguis vers la terre parfumée, y sem-
blaient guetter rêveusement la soudaine éclosion
d'un génie dans une fumerolle d'aromates.
Torride était l'après-midi, en dehors des jar-
dins. La psalmodie continuelle dont se berçaient,
dans la mosquée, les hommes saints, nous don-
nait envie de mourir.
Athmann, comme une fleur de soie, nous pré-
cédait noblement, et, sur sa gandourah pâle, ner-
vée de bleu-de-ciel, son mouchoir bariolé pendait
comme un flot d'étamines.
Souviens-toi de Ghetma! de la passée de la
rivière, des chameaux chargés de guenilles, qui
s'enfuyaient vers l'Infini, épaves animées des
sables douloureux...
Il y avait un moulin sur un torrent d'eau tiède,
dans l'ombre glacée d'un verger... II y avait
d'étranges enfants rongés de maladie, dont les
yeux s'agrandissaient encore sous des halos de
mouches — et leurs ongles étaient pareils, sous
le henné, à des pétales de roses desséchées.
Ghetma! Nos âmes fleurissaient comme les
magnolias d'un jardin de volupté, s'emplissaient
d'arômes invraisemblables, éclataient comme des
fruits de pierre précieuse dans le parc vénéneux
où le Magicien conduisit son filleul.
NOTES SUR DES OASIS ET SUR ALGER 281
Et ces images s'effacent. Et il me reste à peine
le souvenir des mélopées funèbres dont nous ber-
çait Athmann. Elles flottaient autour de nous, se
posaient à nos âmes ainsi que des lépidoptères
noirs sur des calices de douleur.
NOTBS SUn DES OASIS ET SUR ALGER
BISKBA
Au clair de lune, la modulation des flûtes
douces aux lèvres violettes des petits Soudanais
enchantait nos âmes.
Petit Mhammhar, petit pauvre gentil, ton crâne
d'ébène bleue était comme un fruit singulier, un
de ces fruits lourds que, sous la voûte opaque des
feuillages de l'île, trouvait Robinson Grusoë.
Aux quartiers arabes, dans les flammes, les épi-
ceries et les musiques, les corolles des femmes
vénéneuses s'épanouissaient...
Mais elles ondulaient, comme l'eût désiré Flau-
bert, venaient à nous du fond du café maure, len-
tement, la tête haute, abruties par l'étourdissant
et continuel frappement des tambours funèbres,
pâles sous les fards, bruissantes sous les colliers
et les jugulaires d'or.
Elles agitaient sur elles de changeantes soies et,
brusquement, faisaient tressaillir leurs seins. Elles
étaient si graves qu'elles paraissaient mortes.
Et Ton eût dit, sous ce résonnement de peaux
NOTES SUR DBS OASIS ET SUR ALGER 283
d'âne tendues, l'éclatement de fleurs du mal sous
un écho d'orage.
Ma douleur s'endormait aux teintes et aux sono-
rités, semblable à ce pâle extatique, plus pâle que
son burnous, et qui s'hypnotisait aux grêles cris
des fifres nasillards, à la menace des tambours
sourds, à l'éblouissement des sequins.
Au matin, le long des cassis et des mimosas,
les trompettes fraîches des soldats éclataient.
Les palmiers rigides, pareils à des bouquets de
fer, tranchaient l'azur.
La Mère des cyprès de Biskra tombait, comme
une larme immense et noire, à l'horizon du vil-
lage nègre...
Le village nègre I... Ils étaient quelques-uns,
jouant aux osselets sur des damiers crasseux,
fumant du haschisch dans de petites pipes dont
ils secouaient la cendre parfumée sur des terrines
rouges, et, parfois, ils buvaient de l'eau pure dans
un vase goudronné.
Les yeux de ces fumeurs étaient si tristes qu'ils
semblaient refléter leur vie.
284 NOTES SUR DBS OASIS ET SUR ALGBR
Midi flambait. Dans l'ombre, quelque scribe
presbyte à barbe blanche, revenu de la Mecque,
écrivait avec un roseau. Il faisait le recensement.
Il y avait auprès de lui, dans l'angle de la muraille
sableuse, un blême adolescent qui, les jambes
croisées, burinait aussi.
Cet enfant n'était qu'un profil de lumière, qu'une
lampe d'argent vivante dérobée à quelque enchan-
teur, qu'un pétale de magnolia tombé un jour
d'orage dans un verger. Tous deux, le vieillard et
lui, évoquaient les trafics poétiques des longs
comptoirs d'une Arabie heureuse, les magasins
d'étoffes où doit venir la Dame, l'obséquiosité des
salamalecs, les marchandages.
Nous revenions à pas lents par le marché où
les chameaux renâclaient en broutant du bois sec.
On y vendait beaucoup de marchandises : des
dattes écrasées, du nougat et des piments.
NOTES SUR DRS OASIS ET SUR ALGRH 285
KEF EL DOH'R
En route vers Tuggurth le sombre, sombre à
force d'éclatement...
La Mort était partout. Désolation des désolations.
Où trouverions-nous les gourdes, les outres, les
vergers?
Mon âme s'assoiffait. Ma fièvre espérait en vain
les palais blancs de Sindbad et les rues d'eau de
rose, les seuils de marbre, les repas, les récits de
voyages, les alcarazas, Hindbad et les pièces
d'argent.
Après le sable, le sable.
Dans ce désert implacable, nous trouvâmes
cependant trois coloquintes pareilles à des balles
d'enfant.
Nous les cueillîmes à tort. Peut-être étaient-elles
le cœur de ce sable insensé? Peut-être lesgardait-
\1, jaloux, au fond de lui, comme un mystérieux
amour? Peut-être avait-il volé à la mort qui le
recouvrait cette parcelle de vie? Peut-être aimait-
il ces humbles fruits?
286 NOTES SUR DES OASIS ET SUR ALGER
Le sable. Le sable.
Mais tout changea.
A Kef el doh'r, l'air vibrait sur les chotts. Des
Méditerranées d'azur, mirages merveilleux, na-
quirent du terrible Rien. C'était, peut-être, les
rêves géants du Désert endormi.
Sur des eaux glissèrent des voiles, surgirent
des rocs. D'inexistantes oasis bercèrent leurs
palmes au-dessus de rhorizon qui pâlissait en
s'éloignant.
Le Songe de l'Eau s'épaississait, devenait bleu
de prusse et jaune. Des plages brillaient comme
des fleurs de palmier mâle, lorsqu'elles ne sont
pas mûres et que les mangent les enfants.
Des constructions s'élevèrent. Elles évoquaient
des villes mortes, des villes de l'Indus abandon-
nées des hommes, des palais de marbre où des
singes adroits et mystérieux se seraient retirés
pour y mener, loin des multitudes, une vie de
volupté, pour se bercer, au soir, des grognements
des crocodiles dans les réservoirs croupis tachés
de poissons d'or.
Le sel des lacs luisait traîtreusement. On croyait
à la neige. Sur eux régnait un ciel d'une infinie
douceur, pâle et bleu coiome une tempe de vierge.
NOTES SUR I>ES OASIS ET SUR ALGBR ^87
Il UWWWP— I n
MOGAR
A Mogar, un mariage.
Des bruits de tambours funèbres mouraient
dans les sables. Les aigres clarinettes jouaient
sans discontinuer. De petites filles, semblables à
des fruits pourris, nous regardaient curieusement.
Elles portaient, suspendues à leurs fronts ta-
toués, des molaires énormes et des branches de
corail. Cette fête nous épouvantait...
Uq, vieillard s'agenouilla devant nous.
288 NOTES SUR DES OASIS ET SUR ALGER
TUGGURTH
Sonr. du 5 aTrill896.
Vers onze heures, le soleil inondait le marché.
Des jarres vides de goudron bâillaient sous l'azur
insensé. Les dromadaires furieux criaient. Nous
buvions d'étranges boissons, nous mâchions d'une
espèce de résine. La lumière était de feu. Elle
ternissait les cœurs sanglants des piments, auprès
des tètes de moutons et des dattes sèches. Elle
noircissait les caillots coagulés aux poils poussié-
reux des cuisses de chameaux tués pour la bou-
cherie.
Vers cinq heures, tout s'adoucissait. Les cafés
maures étaient calmes. Au loin ronflait un tam-
bour sourd. Un bêlement de chèvre emplissait
l'étendue mortelle.
Le soleil sombrait aux sables. Les chameaux
tangueurs, aux rognures bleues, et les ânes pa-
tients emportaient des feuilles vers Temacin.
C'étaient de mouvants parterres sur des mor-
ceaux de désert mouvant.
NOTBS SUR DES OASIS ET SUR ALGER 289
Partout, à cette époque pascale, les palmes sem-
blaient pleurer de- n'être plus foulées par un
Dieu.
Les lamentations des muezzins, vers la Mecque,
s'effeuillaient comme des roses taciturnes.
Je vis passer un marabout; il appuyait sa main
droite à l'épaule d'un pâle adolescent. Sans doute,
il lui expliquait la sagesse, et, dans la tombée du
jour, je me sentis ému à pleurer.
Çà et là, sous un dernier poudroiement de soleil,
luisaient des crânes d'hommes que l'on rasait.
Quelque chameau, semblable à quelque grand
navire échoué, surgissait au coin d'une rue, près
d'une porte, tendant son cou de limaçon géant
vers le ciel bleu tendre et doré.
Les couloirs avaient le parfum des roses, parce
que dans l'air immobile flottaient les nuages du
kief et des tabacs aromatisés.
Des ossements étincelaient aux murs des ver-
gers...
Une jeune négresse, belle comme la nuit, pas-
sait, un pompon vert au front; une autre négresse,
revêtue d'un pagne bleu foncé, tenait un fuseau
de laine blanche; un Soudanais se promenait; une
branche verte pendait de sa chéchia sur sa figure.
Les caravanes agenouillées tressaillaient dans
le crépuscule, chargées d'herbes violettes.
'9
290 NOTES StJR DBS OASIS BT SUR ALGBR
A mon approche, quelque dromadaire furieux
se levait en renâclant du milieu de ses frères, sau-
tait sur trois jambes, l'une ayant été reployée par
les chameliers.
... Dans un café maure, la nuit venue, une
femme, pourpre et or, dansa. Les bras levés, elle
remuait les mains d'un mouvement si brusque et
gracieux, que les poignets semblaient rouler sur
des billes d'ivoire.
... Des chants nuptiaux s'élevèrent. On con-
duisait à leur nuit d'amour deux jeunes époux
montés sur un âne. Des lanternes brillaient autour
d'eux. Ils avaient l'air, l'un devant l'autre, dans
leurs vêtements pâles, de grandes fleurs fatiguées.
NOTBS SUn DES OASIS BT SUR ALGER "2,^1
EL-KANTARA
El-Kantara! lorsque tu ouvris ta « porte d'or »,
mon âme s'épanouit en tressaillant comme la fleur
de tes grenadiers luisants et magnifiques. Ta rivière
dorée, coulant parmi tes lauriers roses, avait la
splendeur d'une écharpe barbare. Et les raquettes
foncées de tes cactus étaient pareilles aux mains
tendues vers nous de noires courtisanes.
El-Kantara ! Les cigognes planaient sur tes pal-
miers. Elles planaient comme des rêves, ou encore
comme les ceffs-volants d'octobre des enfants
d'Europe. Elles regagnaient, flottantes et les pattes
en arrière, les hauts nids oii elles emportaient des
ronces.
Sur la berge, le roseau léger tremblait comme
une plume tremble aux mains du poète, et sem-
blait inscrire sur le ciel implacable un poème
d'amour. Il élevait son fuseau vers les seins dorés
et sanglants des grenades prochaines.
Une éternelle volupté semblait flotter sur toi.
2:^2 NOTES SCR DBS OASIS ET SUn ALGER
Tu évoquais de profonds puits d'or et de grandes
clés d'argent.
Tu es le vantail superbe des rêves merveilleux,
tu es l'auberge délicieuse où s'abreuvaient les
peintres romantiques, épris du grondement des
lions et de l'azur invraisemblable...
De ceux qui envoyaient outre-mer de longues
missives jaunies aux châtelains aux longs cheveux
et aux cénacles artistiques.
Tu es la contrée des botaniques, tu es la porte
d'or de Fromentin, tu es l'Enchantée 1
NOTBS SUR DBS OASIS ET SUR ALGER 293
ALGER
« Réservoir de la Synagogue. »
C'était, dans les quartiers sales et puant la marée,
un bâtiment carré, une improprelé magnifique et
mystérieuse, une vision d'eau croupie aux grandes
époques du choléra, une distribution de poissons
blancs et secs et salés, en temps de famine, par
des rabbins à barbes en tubes, par des rabbins
souriant aux plus belles du quartier auxquelles
ils eussent donné les meilleures parts.
« Réservoir de la Synagogue. »
La saleté magnifique et mystérieuse soudain se re-
vêtait d'or et de feuilles épaisses. La poésie chantait
en moi sur un autre ton. Elle disait, elle chantait :
Réservoirs! Eaux d'argent! Toi, Rachel, ô belle
fille de Laban, tu t'en allais vers les puits d'azurt
Abreuvez les troupeaux et les dromadaires. Nous
sommes de Garan. L'amour est immense et les
pluies ont gonflé les citernes qui pleurent de joie
comme Jacob.
Et tout, ainsi, dans cette Alger, s'emplissait de
294 NOTES SUR DBS OASIS BT SUR ALGER
volupté. Et ce n'était pas rimpression première du
jour où, y débarquant, les bouquets d'ombre et
d'eau des oasis lointaines m'attendaient pour paître
les troupeaux mélancoliques de mon âme...
Non, le morne Tuggurth avait dépassé mon
attente. Mon cœur, toujours avide de tristesse,
s'était empli de pleurs ainsi qu'une urne funéraire;
et les visions bibliques du Sud avaient, d'un geste,
semé dans mon âme tout ce qu'elle pouvait con-
tenir d'ivraie.
A ce retour, Alger m'apparut surtout française.
D'ailleurs, les boutiques blêmes où cousaient les
petits Mzabites devenaient un rêve pâle de lan-
gueur parfumée et morte.
Je n'allais plus aux taudis maures, mais je regar-
dais la mer, assis à la terrasse d'un café dont la
banalité luxueuse me plaisait. J'avais une joie
d'enfant à demander une absinthe, à me sentir
seul, tandis que le soleil de midi semblait faire
chanter pour moi son ombre et sa lumière.
C'était un chant de patrie. Ce n'était déjà plus
les flûtes des Biskris. C'était le grand amour dont
souvent j'avais souri, l'appel des parents et des
amis, la forêt douce où les ramiers perchent.
Et je pleurais presque de joie.
Tout était joli : les magasins des libraires, les
grues françaises, la poste.
NOTES SUR DES OASIS BT SUR ÀI.GRR 295
La poussière du soleil flottait sur la place du
Gouvernement et l'ombre des arcades faisait, dans
la rue Bab-el-oued, comme un palais de songes.
La ville riait. Sur la hauteur, la fraîcheur des
maisons mauresques bâillait d'un sourire adorable,
un sourire de marbre pâle et de porcelaine bleue.
Une langueur m'envahissait. J'avais faim de
fruits glacés et de femmes tièdes. Le soleil de
volupté évoquait, sur. la mer violette, des filets
aux mailles d'or ruisselants, emplis de prostituées
d'argent et de dorades.
Un son de guitare mourait là-bas.
Alger, c'est toi qui commenças et terminas mon
rêve. Tu m 'apparus et tu m 'apparais encore comme
une ville délicieuse^ et je désire que ce mot ne
soit entendu que par ceux qui peuvent le com-
prendre. Mon orgueil ridicule et ma tristesse
eurent à lutter, près des oasis, avec quelque chose
d'analogue à mon cœur: la désolation.
Le sable avait-il la notion de sa tristesse ? Je fus
aussi triste que lui et je ne trouvai rien, dans son
horreur, que je ne fusse capable de contenir et
d'aimer. Pas un de mes nerfs n'a tressailli à l'as-
pect des chevaux morts dans l'implacable Océan
pétrifié.
Les bêlements lointains des chèvres de Tug-
gurtb, le fiévreux misérable qui grelottait sur la
296 NOTES SDR DBS OASIS BT SUR ALGBR
terre embrasée de Drôh, les plaies bleues des dro-
madaires, les femmes haletantes qui suivaient les
caravanes à côté des ânes rogneux, ne dépassèrent
point la mesure de mon âme.
J'en demande pardon à Dieu: peut-ôtre mon
excuse est-elle dans la pitié.
J'ai retrouvé dans Alger les choses mesquines
et agréables auxquelles notre faible cœur peut
concéder bien des choses.
LE 15 AOUT A LARUNS
LE BRANLE
A Augtiste Brunet.
LE BRANLE
Au milieu de cette coupe d'émeraude taillée
dans les montagnes de Laruns, le son aigu du fla-
geolet de buis prélude sur une note unique, extra-
ordinairement prolongée — qui se continue, émise
sans un essoufflement, jusqu'à devenir la seule
chose que l'on entende, jusqu'à ne devenir que le
chant de cette solitude plus verte et bleue qu'une
plume de paon.
Alors, comme un remous de gave, lentement,
qui charrierait des fleurs, on voit hésiter et naître
le rhythme du branle.
... La note du pipeau se traîne encore, semblable
au cri de détresse de quelque oiseau de sommet,
à quoi tout à coup s'allient l'entêté frappement
du tambourin et le grincement du violon.
Le rondeau s'ordonne, se déploie en cercles
concentriques, frémissants de couleurs. On ne
pense point, tout d'abord, que ce soient là des dan-
seurs et des danseuses, mais un amas éclatant e\
confus de corolles géantes et renversées, un cha-
toiement d'élytres de feu et d'ailes de colibris.
300 LB 15 AOUT A LARONS
Chaque bergère alterne avec chaque berger qui
la tient par la main, coifiFée d'un capulet sanglant
dontla doublure relevée forme unelarge bande d'un
grenat mat qui retombe sur les épaules et les drape
comme celles d'un sphinx. A peine sous le rebord de
ce capulet et sur le front, distingue-t-on le liseré
d'un bonnet blanc que l'on devine pareil à un bol.
Deux petits bouts de tresses, nouées d'un ruban,
pendent sur la taille.
Mais la merveille est le châle ossalois.
Il est mystérieux et paré de fleurs comme un au-
tel. Des générations l'ont porté et se le sont trans-
mis. Il contient l'angoisse de la montagne, l'effroi
des pelouses vertigineuses, la couleur des végé-
taux qui hantent les sommets, les prismes in-
vraisemblables, l'éclat des minerais brisés par les
torrents. L'iris d'azur s'y harmonise avec le mica
de glace; la digitale avec la teinte des calcaires
rougis par le soleil couchant ; l'edelweiss s'y fond
aux cristaux de givre; la gentiane à l'épouvante
bleue des lacs.
11 tombe, croisé au-dessons du col oi!i pendent
les bijoux et la croix, et retombe en arrière de la
robe, très bas, imitant les ailes aiguës d'un insecte
au repos.
Par la main, ai-je dit, le danseur conduit sa
danseuse. Il porte une chemise anx manches plis-
LB 45 AOtJT A LARTJN8 301
sées et, jetée négligemment sur l'épaule, la veste
dont la couleur se marie à celle du capulet. Son
gilet et ses guêtres — elles montent jusqu'aux ge-
noux — sont d'un tricot neigeux. Le béret large est
marron. De sous le gilet on voit saillir une poche
carrée destinée h contenir le sel que l'on donne
aux brebis.
... Le rondeau s'élargit encore, ondule, et,
lorsque le rhythme de la flûte, à de certains mo-
ments, vacille, le rondeau tout entier vacille aussi
comme un indécis remous, comme une vague de
vent.
Le pas du branle n'est pas un saut, ni un mou-
vement précipité, mais simplement un pas savant,
le pas avisé et prudent des pâtres.
Celui qui précède sa danseuse ne lui fait pas
absolument face. Tous sont obliques l'un à l'autre
dans cette promenade rêveuse dont la lenteur
excessive émeut et étonne.
Ladisposition de cette chaîne vivante, quatre ou
cinq fois enroulée sur elle-même avec un art in-
fini, crée ainsi des rondeaux qui tournent les uns
dans les autres; de telle façon que, de la circon-
férence au centre, on voit, alignés sous un même
rayon visuel, quatre ou cinq capulets procession-
nant ensemble.
Tous et toutes semblentainsi accomplir un pè-
302 l'B 16 AOUT ▲ LARUNB
lerinage vers un but jamais atteint. Pas un tres-
saillement dans les physionomies qui revêtent une
gravité déconcertante, une attention soucieuse et
méditative; une sorte de catalepsie qui tient de
l'amour et de la mort.
Et c'est la beauté de ces femmes, cette expres-
sion à la fois passive et recueillie dans ce visage
rond, coloré et duveté comme une pêche. Et c'est
le mystère de cette danse, cette évocation des ori-
gines oÎL elle retourne: le tournoiement des neiges
et des écumes; la giration des fleurs dans les
cyclones de vent — tandis que la brume du soir
enveloppe peu à peu les cataclysmes des torrents
et des rochers, se suspend aux sapinières qu'elle
déchiqueté, se traîne au flanc des pelouses —
tandis que la flûte qui conduisait le branle crie
comme un oiseau en détresse, agonise longtemps
encore, et puis se meurt seule, déchirante, bles-
iée, éperdue, aiguë...
DEUX PROSES
SYLVIE
Que les anémones sont jolies à la lisière du
bois... Viens-y, toi que j'ai aimée d'un amour
romantique, de quand les vieux parents, à l'angle
du comptoir, se demandaient : Que donc fait cet
enfant dans cette Capitale?
0 Sylvie légère aux bas blancs, rappelle-toi...
Chardieu le carabin ne croyait pas aux femmes.
Tu lui disais: Ohl monsieur Chardieu, c'est vilain
d'être athée... Ce beau paysage de Meudon ne vous
dit-il donc rien?...
Lui répondait : Ma fille, tu me fais Eugène
suer! Mon oncle mort, et une pipe de tabac!...
Viens, ô Sylvie !... Sous la diligence massive le
blanc samedi poudroiera!... On loge à pied et à
cheval... Ta peau sera d'azur dans la rudesse du
lit... Aime-moi dans l'éclat de rire de tes seins
tendus...
Charmante!... De ta crinoline écraseras-tu les
muguets-de-Salomon?... Les beaux messieurs de
Bois-Doré sont-ils venus? Où. s'est perdue l'âme
de Mimi sous les tilleuls?...
ao
306 DEUX PROSES
Oh 1 nous inventerons des rossignols. . . Et l'ombre
d'Alfred va venir.
... Il est venu, le séraphin des nuits d'Octobre...
Il est venu courroucé et la boucha amôre de ja-
lousie... 11 a pesté... Ses blonds cheveux pendaient
sur sa joue, lissés... Il mâchait un cigare... 11 a
battu l'infidèle... Son pas était d'un homme ivre,
le lourd chapeau haut de forme en arrière, les
guêtres en désordre...
Et puis il est parti pour les Marais Pontins...
La Sand le suivait, chargée d'ailes... Ils s'abhor-
raient et ils s'adoraient...
Sylvie, recueille-toi!... Défleuris, en soupirant,
cette bruyère...
C'est dans un bois pareil, peut-être, à celui-ci,
qu'il s'en vint au crépuscule, les bouteilles dans
l'eau du courant, disserter avec Desgenais sur
l'existence de Dieu...
DEUX l'ROSES 307
CLITIE
Tu aurais été Philis, Eucharis ou Glitie, dans
la prairie d'or vert fréquentée de la belette et du
lapin, non loin du marécage fleuri, glauque de
carpes. Le château eût été fiancé à la forêt par
l'anneau bleu-de-paon d'un ruisseau.
L'ombelle rose de l'angélique se fût harmoniée
avec ta robe imposante, et l'iris mauve avec la
hauteur de tes jeunes cheveux blancs.
Nous, heureux dans ces asiles, je t'aurais dit :
Glitie, ne laisse point s'enfuir l'amour volage.
Mire, au cristal de cette onde, tes charmes. Si tu
veux, dans le grenier de ma ferme, là où il fait
chaud, par quelque jour d'orage où les rats du
Fabuliste rongeront les dépouilles du maïs de
l'année passée, nous nous posséderons, toi sur mes
genoux de faune, ta bouche dans la mienne.
Et tandis que s'alanguira, lentement, le dernier
frisson de nos caresses, la tiède et large pluie d'été
crépitera sur les peupliers noirs.
NOTES
NOTES
Donc, me voici de retour en ce vieux salon oh
je considère avec attendrissement le moindre objet.
Ce châle fut à ma grand'mère paternelle que je
n'ai point connue et qui repose dans un humble
cimetière des Antilles en fleurs. Puissent les coli-
bris étinceler et crier sur sa tombe abandonnée,
etles tabacs aux cloches roses plaire à sa mémoire...
Je n'ai point vu de portrait qui la représente. Mais
je sais qu'elle avait une réputation de bonté et de
beauté. J'ai lu d'admirables lettres d'elle écrites
de là-bas à mon père enfant que l'on avait amené
en France pour s'y instruire et qui y est demeuré.
Combien j'ai rêvé parfois de ressusciter ce passé.
Combien il serait beau que Dieu nous donnât,
une fois par an, cette fête de voir revenir de chers
disparus I J'aime à me figurer que ce serait le
jour des Rois, et par un temps de neige. La pauvre
salle h manger s'ouvrirait aux coups de huit heures
et je retrouverais là, assis à la table agrandie et
ornée de roses de Noël, sous la claire gaîté de la
lampe, tous ceux dont mon âme a le deuil.
Il me semble que ce revoir serait si naturel,
312 NOTES
si peu macabre, si peu conte de fée. Mon grand-
père paternel, le docteur-médecin, mort à la Gua-
deloupe, serait à la place d'honneur, avec, sur ses
épaules, un petit manteau de voyage où luiraient
des grains de verglas. Son regard bleu d'acier,
derrière les énormes lunettes d'or qu'il portait «t
dont se sert aujourd'hui ma mère, serait à la fois,
comme il était, paraît-il, sévère et bon. D'une voix
grave et chantante, il parlerait de la Grande Tra-
t;tfr5^e,duventder0céan Eternel, des tremblements
de terres inexplorées, des naufragés sauvés par lui.
Et tous écouteraient; et il serait beau, la mort
étant étemelle, de revoir chacun à cet âge seule-
ment que nous prêtons, avec une singulière obsti-
nation, aux chers disparus.
Les cousines de Saint-Pierre-de-la-Martinique,
elles étaient quatre, je crois, ne dépasseraient point
chacune dix-huit ans et, vêtues de robes de mous-
seline blanche, riraient de quelque gâteau mal
réussi. Et mes grand'tantes huguenotes, rigides
mais heureuses, de longues chaînes d'or au cou,
s'expliqueraient l'une à l'autre, les révélations des
Prophètes. Et soixante et quinze ans trembleraient
pour chacune dans leurs voix cassées. Et mon aïeul
maternel à dix-neuf ans, avec son carrik vert
d'étudiant romantique, tous...
Mais le songe s'efface et le vent pleure.
NOTES 313
Dans une mousse ensoleillée, et transparente
comme une algue ou une émeraude, j'ai enveloppé
les racines de ces premières pâquerettes de Jan-
vier. Elles sont les seules fleurs de ces temps-ci,
avec des rares pervenches et des ajoncs. Trop
d'amour les gonflait sans doute. Il fallait qu'elles
naquissent malgré la glace. Les lanières blanches
des capitules sont violacées à l'extrémité, et en-
tourent des fleurons qui sont d'un jaune verdâtre
comme le dessous d'un vieux cèpe. Les racines
boueuses sentent la campagne labourée. J'ai eu la
cruauté de cueillir ces fleurs, et elles sont lamen-
tables k présent, aussi blessées que des bêtes le
pourraient être et voici que, lentement, et comme
si elles étaient mues par une crainte terrible, les
feuilles des capitules se recourbent au dedans
pour recouvrir et protéger les robes des corolles
minuscules queje ne puis plus voir. Délicatement,
j'essaie de soulever ces feuilles, mais elles me
résistent et je n'arrive qu'à meurtrir la plante.
Imbécile I Est-ce que je n'aurais pu laisser vivre
ces fleurs au bord de leur fossé? Là, elles eussent
senti le grésillement frais du sol imbibé, un oiseau
314 proTB»
les aurait effleurées, la trompe des moustiques
aurait pompé leur pollen, et elles seraient mortes
doucement, à côté de leurs amies.
Les étoiles d'hiver sont belles lorsqu'elles pou-
droient dans le ciel couleur d'ardoise et que, dans
la profondeur brumeuse et bleue, elles éclairent
des lambeaux de nuages. J'ai traversé la petite
ville, à six heures, lorsque les chandelles derrière
les vitres font remuer les ombres carrées dans les
boutiques et luire la boue rose sur les pavés. Un
chien trotte en flairant sous les portails. Un char,
dont les bœufs glissent, grince. Une lanterne va-
cille, une voix s'entend. Les angles des toits sont
nets. Le reste est rongé par l'obscurité. Çà et là,
encore, de loin en loin, une fenêtre d'un rose fu-
meux, et me voici au sommet de la côte.
A gauche, tremble une énorme étoile. 11 semble
qu'elle respire et que ses rayons tour à tour
s'allongent et se rétractent. Son feu blanc a l'air
de couler. Je regarde les constellations carrées,
derrière lesquelles sont encore des carrés de cons-
tellations, lesquels recouvrent d'autres constella-
NOTBB 315
tions carrées jusqu'à ce que le regard se perde en
une cendre lumineuse pareille à celle d'un foyer.
Je ne suis nullement intrigué par ces astres. Je
n'aperçois pas là des mondes infiniment grands
ou petits, selon ce à quoi nous les comparons. Ils
l sont, dans ma pensée, tels que je les vois : les
plus grands comme des colibris, les plus petits
comme des guêpes. L'espace qui les sépare l'un de
l'autre ne me semble point plus étendu que le pas
dont j'arpente la route. Simplement, c'est un ciel
de janvier sur une petite ville.
La vache de ma petite métairie est très âgée. Il
va falloir la vendre. Pauvre bête, je l'ai caressée
longuement. Où vont se traîner maintenant ses
pauvres vieux genoux? Oh! souffrance terrible,
rançon de l'homme quand doiic m'étoufîeras-tu
tout à fait?
» il
Une paysanne m'a vendu des mousserons. Ils
sont très rares maintenant. Leur odeur me saisit
316 KOTBi
et je songe aux lisières des prairies, aux elfes qui,
d'après Shakespeare, font croître ces mousserons
sous le charme de la lune. Ils ont été mouillt'S
par la gelée fondante, et de fines et longues
iierbes s'attachent à leur humidité. Ils portent en
eux la tremblante buée des nuits. Les premiers,
ils sont sortis de la terre, sous leurs ombelles
d'ivoire, pour observer si les pieds de ^a haie
s'entouraient davantage de mousse. Ils auv'ont été
déçus. Ils n'auront point vu les pervenches, ni
les violettes, mais l'agaçante et fine pluie grise
dans le ciel gris.
*
Hier, je suis monté jusqu'au haut de la côte e*
suis revenu par le chemin de Clara d'Ellébeiise.
Il y avait tant de brouillard que les arbres pleu-
vaientdru. Les pies faisaient des crochets brusques
parce que, venant vers moi, elles ne m'aperce-
vaient qu'à vingt pas dans cette opacité. Trois
grives aux gris grinçants et furieux se battaient.
Ici et là on coupait du bois. Le soleil sans rayons,
d'un jaune argenté, semblait la lune. J'ai vu trois
primevères, des ajoncs fleuris, des pâquerettes et,
l'auire j<>w, de? yitrvenches. CbsX le priptemp»
NOTES 317
déjà, à travers Janvier. Depuis deux nuits, à mon
réveil, j'entends le chant d'un merle. De quelle
émotion m'emplit le premier souffle, à peine per-
ceptible, du printemps! Cependant, l'hiver régnera
longtemps encore.
Le tic-tac usé de la pendule berça bien des
soirées dont me charma la tristesse. Les chats
s'introduisaient dans le salon oh il y avait des
invités. On était autour du feu. On se racontait
des frayeurs, des pressentiments que l'on avait
eus, les manies de personnes mortes. Les carrés
d'ombre projetés par la lampe tremblaient. Le
foyer éclairait par-dessous des profils accentués
de vieilles dames, des mains aux veines sail-
lantes, des gestes d'adolescente se montrant des
broderies commencées.
— Ohl comme c'est joli!
— Oui, mais c'est long comme tout.
— Quelle patience vous avez !
— C'est Glaire qui a commencé celle-ci.
Je me souviens de Tune de ces soirées oi!i
étaient beaucoup de jeunes filles. Petites fleurs de
province, elles s'épanouissaient dans la lueur grise
et rose du salon...
318 NOTES
Une de ces enfants se mit au piano, une autre
uhanta. Les notes usées semblaient s'égayer, tré-
molantes comme des voix de grand'mères fleuries
qui eussent chuchoté sous la porte. La jeune fille
qui chantait et qui est morte en religion avait J'air
d'une sombre petite rose. Elle était pieuse et
s'égayait doucement.
...On servait du thé trop fort, ou pas assez, dans
ces soirées, des biscuits un peu humides, du lait, de
l'eau de noix. La rue était silencieuse. Onze heures
sonnaient. Une vieille dame se levait et disait :
— Onze heures déjà... Est-il possible... Onze
heures.
Et quelqu'un lui répondait :
— La pendule avance beaucoup.
*
• *
La nuit dernière, j'ai rêvé que j'étais mort et
que je retrouvais Jean de Tinan, que j'ai vu une
seule fois dans ce salon, à même époque, peut-
être à même date. Il m'est donc apparu en songe
et m'a invité à déjeuner en une maison de cam^
pagne située dans un petit village protestant :
Bellocq. Je doute qu'il ait jamais été là durant sa
vie. Mou rêve indiquait dix heures du matin.
NOTES 319
Tinan était, comme je le vis en réalité : charmant
et ironique. Il m'offrit des gâteaux singuliers et
me raconta qu'il avait, pour s'amuser, fait boire
des boissons anglaises à des soldats qui faisaient
les grandes manœuvres. Et qu'il était arrivé à ce
résultat que chefs et soldats pris de gaîté ne sa-
vaient plus, les uns commander, les autres obéir.
Tout à coup une angoisse terrible m'a saisi,
une sympathie douloureuse, un regret de n'avoir
pas assez connu durant sa vie le poète d'Ai-
mienne. Je lui ai tendu la main en pleurant et
me suis éveillé.
Qui sait? En quels mystérieux pays allons-nous
aborder, en quelles îles de l'Océan du sommeil?
Quels pavots blancs nous enchantent? Pourquoi
invoquer le hasard et non l'ignorance? S'il est
vrai que la vie ne tienne qu'à nos sens et que nos
royaumes soient en nous — pourquoi les poètes qui
sont, comme on l'a écrit, les explorateurs de leur
âme, n'apercevraient-ils pas dans la nuit et la brume
de leurs rôves, parfois, un promontoire de la mort?
Souvent je me suis figuré le Ciel. Celui de mon
enfance était la cabane que s'était fait construire,
Vjô notes
en haut d'un chemin grimpant, un vieil homme.
Cette cabane, on la nommait le Paradis. Mon
père m'y conduisait h. l'heure où la noire bruyère
des coteaux se dore comme une église. Je m'at-
tendais, au bout de chaque promenade, à trouver
Dieu assis dans le soleil qui semblait s'endormir
à la cime du sentier caillouteux. Me trompé-je?
Moins facilement j'évoque le Paradis catho-
lique : les harpes d'azur, la neige rose des légions
dans les purs arcs-en-ciel. Je m'en tiens encore à
ma première vision, mais depuis que j'ai connu
l'amour, j'ai ajouté à ce divin domaine, devant la
hutte du vieil homme, une tiède pelouse en pente
où herborise une jeune lille.
J'ai tout à la fois l'âme d'un faune et l'âme
d'une adolescente. Et l'émotion que j'éprouve à
considérer une femme,. est le contraire de celle que
j'ai à regarder une jeune fille. Si l'on pouvait se
faire comprendre à l'aide de fruits et de fleurs,
j'offrirais à la première des pêches brûlantes, des
cloches roses de belladone, des roses lourdes ; à
la deuxième, des cerises, des framboises, des co-
NOTES 321
rolles de cognassier, des églantines et du chèvre-
feuille. Je ne puis guère éprouver de sentiment
qui ne s'accompagne de l'image d'une fleur ou
d'un fruit. Si je pense à Marthe, je songe à des
gentianes. A Lucie, je prête des anémones
blanches du Japon, et à Marie des muguets-de-
Salomon. A une autre un cédrat qui serait trans-
parent.
Au premier rendez-vous que me donna une
amie, j'avais emporté un rameau de glaïeul dont
les gorges étaient d'un rose d'abricot. Nous les
mîmes sur la fenêtre durant la nuit où je l'oubliai
pour ne me souvenir que de l'amie. Aujourd'hui
je voudrais oublier l'amie pour ne me rappeler
que le glaïeul.
Mon souvenir est donc, si je puis dire, végétal,
et les arbres, aussi bien que fleurs et fruits,
symbolisent pour moi des êtres et des sentiments.
Les plantes, autant que les animaux et les pierres,
emplirent mon enfance d'un mystérieux charme.
A quatre ans je demeurais en contemplation des
cailloux de montagne cassés, en tas au bord des
routes. Choqués ils faisaient feu au crépuscule,
Frottés les uns contre les autres, ils sentaient le
brûlé; j'en ramassais de marbrés qui semblaient
lourds d'une eau qu'ils eussent recelée. Le mica
des granits fascinait ma curiosité que nul ne pou-
322 NOTKs
vait satisfaire. Je sentais qu'il y avait une chose
que l'on ne savait pas me raconter : la vie des
pierres.
Au mô.'.ne âge, on me gronda parce que j'avais
enlevé d'un chapeau de ma mère des coléoptères
naturalisés. J'avais la passion de ramasser des
bôtcs, pour lesquelles jVprouvais tant d'amitié
que je pleurais si je les pensais malheureuses.
Et j'endure encore une angoisse abominable en
me souvenant de petits rossignols que l'on m'avait
donnés et qui ùcpérissaient dans la salle à man-
ger. To;ijours au môme âge, il fallait, pour que
je m'endormisse, que l'on plaçât non loin de moi
un bocal où était une rainette. Je sentais que
c'était une amie fidèle, et qui m'eût défendu
contre les voleurs. La première fois que je vis un
cerf-volant, je fus si frappé de la beauté de ses
cornes que l'envie d'en posséder un me devint
une souffrance.
La passion pour les plantes ne se développa que
plus tard, vers l'âge de neuf ans, et encore n'ai-je
bien eu l'intelligence de leur vie que vers l'âge de
quinze ans. Je me souviens dans quelle circons-
tance. Ce fut en été, un jeudi, par un après-midi
torride. Je traversais avec ma mère le jardin bota-
nique d'une grande ville. Un soleil blanc, d'épaisses
ombres bleues, des parfums d'une lourdeur presque
NOTES 323
visqueuse faisaient de ce lieu à demi désert uu
royaume dont je franchissais entin la porte.
Dans l'eau tiède et mordorée de bassins, des
plantes coriaces et grises, ou longues, molles et
transparentes, végétaient. Mais du sein môme de
ces pauvres et tristes algues s'élevaient, jusqu'au
plein azur, de vertes lances, des hampes dont les
ombelles roses et blanches opposaient leur grâce
au jour ardent, des lys d'eau endormis sur leurs
feuilles comme en une sieste confiante.
Aux plantes fluviales les plajites terrestres
répondaient. Je me souviens d'une allée où des
étudiants, un mouchoir sur la nuque, étaient
ensevelis sous la beauté des feuilles. C'était l'allée
des Ombellifères. Les fenouils et les férules dres-
saient leurs couronnes sur leurs tiges dont les
gaines éclataient. Les parfums se parlaient dans
le silence. Et l'on sentait, de plante èi plante, un
muet épanchement, et une résignation planait sur
ce royaume isolé.
Dès lors, je compris les fleurs, et que leurs
familles s'apparentent et s'aiment naturellement,
et non seulement pour servir aux classifications
qui aident à nos lentes mémoires. Ces géométries
en action que sont les végétaux marchent vers
quelle solution? Je ne sais. Mais il y a un mystère
charmant à considérer que de même que les espèces
8^4 NOTES
correspondent avec telles périodes géologiques, et
groupèrent ainsi leurs sympathies, de mfiine,
aujourd'hui, elles se groupent suivantles saisons.
Gomment le caractère des grelottantes et neigeuses
liliacées d'hiver s'accorderait-il à celui des pourpres
solanées tl'automne ? Et puis il y a encore des
arrangements délicieux qui sont dus bien moins à
l'artifice des hommes qu'au consentement pur
certaines espèces d'en tenir d'autres pour amies,
et de ne point languir auprès d'elles. Qu'il est
doux le jardin villageois où le lys luisant, pareil
à ces dieux qui fréquentaient les humbles, vit
parmi les choux, l'ail bleu et les ciboules qui cui-
ront dans le pot noir des pauvres! Que j'aime les
potagers paysans, à midi, quand la triste ombre
bleue des légumes s'endort sur les carreaux de
terre granuleuse et blanche, lorsque le coq appelle
le silence, et que la buse oblique et tournoyante
fait glousser la poule onduleuse 1 \A est la flore
des simples amours, la flore de la jeunefemmequi
séchera la lavande bleue pour parfumer les draps
rudes. Et il y a aussi, dans ce jardin, la fleur des
rondeaux, la pauvre giroflée au parfum simple. Il y
a aussi le buis fidèle dont chaque feuille est un petit
niinir d'azur, les roses-trémièresoîi se consume la
tl iiii ne douce et pure de corolles de mélancolie:
fieurs religieuses vouées au silence et à la rigidité.
NOTES 325
Et j'aime aussi la flore des prairies ; la reine
des prés balancée parles brises, bercée par le rou-
coulement du ruisseau. Sa couronne parfumée se
pare de coléoptères des eaux plus nacrés que les
gorges des colibris. Elle est l'amour de la pelouse,
la fiancée des lisières herbeuses.
Mais il est, au fond des vieux parcs désolés, des
botaniques plus mystérieuses. Là, demeure ce que
l'on nomme les vieilles fleurs comme le lilas ter-
restre, la belladone-amaryllis, la couronne impé-
riale. Ailleurs, elles mourraient. Là elles résistent,
gardées par les préj ugés des arbres séculaires, arbres
singuliers aux noms disparus. Et ces corolles ma-
niérées, distinguées, ne relèventleur tête branlante
que lorsque, soufflant à travers les liquidarabars
et les érables, le vent gémit comme Chateaubriand
Ce soir, je prendrai mon sac, mon bâton, et
j'irai dans la montagne.
... 11 m'a été impossible de monter au Jaïzquî-
bel, même d'aller à Notre-Dame-de-Guadaloupe.
3â<$ NOTBS
Une tempête m'a bloqué à Fontarabie. J'étais si
trempé que je ue pouvais plus avancer, et le vent
me secouait dans les venelles aux maisons bla-
sonnées. J'ai songé aux torrents d'azur de l'été,
au golfe qui chante et luit au haut du ciel, à la
nacre de la Bidassoa, à tous mes rêves ardents, à
l'odeur fauve de Mamore. Je suis entré dans une
auberge pour qu'on y fît sécher mes vêtements.
Durant trois heures, couché dans un lit froid, j'ai
écouté la pluie drue. Je me suis levé à l'heure
de la sortie de la grand-messe. J'ai vu défi-
ler, sur les pavés luisants d'averse, les filles
en mantilles, auxcheveuxen cédilles, huilés, bleus
et plaqués sur le front. Elles étaient robustes,
gracieuses, rondes et comme tournant sur elles-
mêmes. Elles marchaient les jambes écartées. Un
prêtre, le long du mur, glissait... Ensuite, je me
suis fait conduire à Irun, dans une barque, par un
pauvre enfant qui s'escrimait à ramer, les pieds
nus en de lamentables bottines à élastiques. Mon
cœur s'est serré devant la misère de l'eau, du ciel
et de cet enfant. L'eau était méchante et jaune, le
ciel avait la teinte d'un Vendredi-saint, et l'enfant
était décharné.
NOTES 327
Je songe à ce que, pour cette promenade que je
veux faire dans la vallée d'I*****, il me faudra
m'arrêter dans l'auberge où, il y a deux ans, nous
nous cachions, elle et moi. Ce sera dur, mais je
ne veux pas ôtre à tel point l'esclave de ma dou-
leur que je la fuie. Je sais bien qu'il y a par là
une source d'azur dont l'eau glissa de mes lèvres
aux siennes, une chaise où je la tenais embras-
sée, tandis qu'en une lisse caresse parfumée sa
joue sur ma joue lentement allait et venait.
Mais il faut réagir, et ce souvenir ne me sera
pas plus cruel que ne le fut, une nuit, le rappel
de cette amie, dans un bouge où m'avaient attiré
des guitares dont jouaient des ouvriers espagnols.
Ils chantaient en s'accompagnant. Ils chantaient
pour eux seuls, tristement, et buvaient du
vin rouge. Leurs chants m'oppressaient parce
que je sentais en eux un peu de l'âme in-
quiétante de la disparue, et qu'un douloureux
hasard faisait que la servante d'auberge qui était
là lui ressemblait tout à fait. Dans ces chants, il
y avait la nostalgie d'une ardente contrée, des
évocations de garces huilées et balafrées. Et mon
cœur se serrait en s'avouant que celle que j'ai le
323 NOTES
plus aimée conservait, sous son éducation parfaite,
un relent Je fille tragique, de celles dont le front
ou le cou porte une cicatrice.
m Le vent souffle où il veut et d'où il veut, »
comme l'Esprit. Et il soufllc encore aujourd'hui,
m'emplit d'une acre tristesse. Du moins, suis-je
seul encore, dans cette mansarde d'où, à travers
de petits rideaux de tulle, je vois la route, les
arbres nus, la pluie. Où va-t-elle la route? Ici, ma
vie s'isole et, au-dedans de moi, je sens davantage
l'amertume du passé. Qui saura, lorsque je serai
mort, que j'ai lutté si terriblement?
L'obsédant souvenir de cette bohémienne méfait
sentir les vers de Baudelaire :
Toi qui, comme un coup de coutean,
Dans mon cœur plaintif es entrée.
... Et je me demande si elle ne m'a pas jeté un
de ces charmes auxquels ajoute foi le peuple, si le
jour que j'ai bu une goutte de son sang en lui rap-
pelant une superstition italienne, je n'ai pas à ja-
mais rivé mon âme à la sienne. Cette goutte, je
l'ai bue par un jour pareil à celui-ci, acre et plu-
NOTES 329
vieux, dans un bouge où nous commencions de
nous disputer, de nous séparer. Elle tendit à ma
lèvre son épaule dont se cordaient les muscles
sous un amour irrité. Nous mentions le froid du
lâchage tomber sur nos cœurs, dru et goutte à
goutte, comme d'une lame de glace. Elle ne ver-
sait pas une larme, les yeux follement agrandis,
je nez froncé. Il y avait en nous de sourdes choses.
Ensuite nous nous promenâmes. Elle me dit une
parole terrible pour essayer la trempe de mon
amour. Je restai calme. Alors, elle se mit à paraître
distraite, ayant l'air de craindre que l'on ne l'aper-
çût avec moi.
Voici que je pleure à grosses larmes, des larmes
chaudes qui coulent au long de la joue. Que je
souffre! A quoi m'ont servi tous ces sacrifices? Je
suis fort, maisy^ n'en peux plus. Il me semble que
je porte en moi un créancier et un débiteur. Je
crois que c'est là un principe d'économie politique
appelé : loi d'airain^ offre et demande.
*
* •
J'ai gravi le petit pic du***. Les premiers daph-
nés fleurissent, les premières gentianes, les pre-
mières hépatiques. Sur les hauteurs et dans cette
330 wanm*
mansarde où j'écris, là seulement je trouve la
paix. Au sommet du*** le vent m'a fait chercher
un abri. J'ai déjeuné sur un roc où des bôtes-à-
Bon-Dieu, rondes comme des tortues, luisantes,
rouges et noires, couraient. Qui donc, aussi triste
que moi, eût pu manger? Me sentant délaissé par
le bonheur, j'ai pris un parti. J'accepte, comme
une volupté, le goût amer que ma bouche donne
h mon pain. Je l'accepte sans faiblesse, et gardant
un peu de mépris à ceux qui n'apercevraient point
la force de ma résignation.
•
Au-delà des prairies crevées par les sources,
dans un village que l'on nomme Les Angles, au
pied d'un clocher poétique, j'ai vu une maison
heureuse. Un jardin mélancolique l'entoure, une
tristesse dominicale y sommeille. Qui donc est là?
On m'a répondu : « une famille parisienne, du-
rant les vacances. » J'ai passé devant la grille et
me suis senti désolé. Mon bâton de montagne a
brûlé mes doigts tout à coup.
Oh ! Aller, dans la vallée d'Ossau où se dansent
les rondes monotones, choisir la fille la plus
calme, celle dont le visage ni le corps n'ont un
NOTES 331
frémissement, l'amener par la main sur ces her-
bages placides, la posséder sans un mot, puis lais-
ser tomber ma douleur, couché en travers de ses
jambes robustes, les bras en arrière, les poings sur
la prairie.
*
« «
Une vieille parente de ma mère, M°"'d'A... d'E...,
m'a écrit au sujet de ma Clara d'Ellébeuse qu'elle
a lue. Je n'ai jamais vu cette parente. Ses lignes
m'ont touché. Je suis allé la voir sur son
invitation. « Peut-être, me mandait-elle, aurez-
« vous, dans ma demeure ancienne, de belles
« inspirations et le rappel du temps de Clara
« d'Ellébeuse. »
Et, en effet, la grille franchie, j'ai trouvé dans
le salon solennel, appuyée sur sa canne, cette an-
tique parente infirme. Une bonté éclairait son
visage, un sourire pareil aux teintes délicates d'un
herbier ancien. La rafale que j'entendais du coin
du feu berçait l'ombre des meubles.
— « Voyez-vous ce tableau? Ce sont de vos
parents du côté maternel... Les dames étaient Mar-
tiniquaises... »
J'ai regardé avec émotion cette toile datée
332 NOTBS
de 1833, dont un arbro luisant, d'un vert aqua-
tique, l'arbre d'un parc de rêve, forme le fond.
Au premier plan, assise sur un banc de pierre,
une jeune dame en robe de mousseline ; debout,
auprès d'elle, une adolescente aux cheveux bou-
clés...
Maintenant où reposent-elles? Et qu'est devenu
le parc de ce tableau où l'on sent peser la torpeur
dorée de la mort?
J'ai vu, le long d'un chêne, deux glissements
roux, de haut en bas, de bas en haut : deux écu-
reuils. Il y a des années, j'en tuai un. Mon cœur
en fut horriblement triste. Vivantes, ces bêtes sont
ébouriffées et légères; mortes, ce sont de petites
loques. Elles ne sont que de la vie, de la jolie vie
soyeuse. C'était dimanche matin que je les vis
dans un bois de Noarrieu où se promena jadis, sur
son petit âne, ma Clara d'Ellébeuse. Le mâle sui-
vait la femelle. Ma vieille chienne et moi les
avons regardés aussi longtemps que l'on peut re-
garder les écureuils. Savaient-ils que c'était Di-
manche? Les bêtes des forêts sont-elles sensibles
à la triste paix du jour dominical? Pourquoi ne
NOTES 333
percevraient-elles pas le silence qui naît du pieux
repos des ôtres et des choses? Ne connaissent-elles
pas mieux que nous le cri du joug dans la plaine,
l'exclamation de la hache, les sanglots des son-
nailles, le choc des haltoirs, l'appel des sabots —
tous bruits qu'elles fuient par crainte de l'homme?
Ce sentiment d'un calme périodique n'aurait-il
pas été transmis aussi bien que la peur, d'écureuil
à écureuil, de mésange à mésange ? C'est probable.
9 m
La tristesse même de la petite ville me plaît,
les rues aux boutiques obscures, l'usure de»
seuils, les jardins nageants, à, la belle saison, dans
un enfoncement de buée bleue qui est un fouillis
de roses trémières, de glycines, de treilles, ou pe-
lés comme des ânes, avec des haillons qui sèchent
au-dessus des bordures de buis teigneuses, le
ruisseau des tanneurs qui charrie la nacre mince
du ciel et reflète durement les toits parmi les
plantes vaseuses, le gave qui creuse les rocs, luit,
tourne et file.
La petite place est jolie, que la cigale y crie
dans les ormeaux d'Eté, que le vent d'Automne la
racle, ou que les pluies la rayent. 11 y a un petit
334 NOTii
jardin public qu'eût aimé Bernardin de Saint
Pierre où, en Mai, la nuit est épaisse, bleue et
douce dans les marronniers.
Depuis des années je vis là, d'où s'en allèrent
vers les Antilles en fleurs, mon grand-père et un
grand-oncle. Ils écoutèrent la mer bruire; des
robes de mousseline glissèrent sous les vérandas,
et ils moururent en regrettant peut-être ces rues,
ces boutiques, ces seuils, ces jardins, ce ruisseau,
ce gave.
Lorsque je me rends h. ma petite métairie, je
me dis qu'ils y furent. Ils devaient emporter leur
déjeuner en un petit panier, et l'un d'eux s'être
chargé d'une guitare. Des jeunes filles ne suivaient-
elles pas, légères? La romance bourdonnait entre
les haies mouillées. Un ineflable amour effrayait
les oiseaux, les mûres étaient vertes. On marchait
en cadence. Un cri de jeune fille émouvait l'air,
un grand chapeau tournait à l'angle du chemin,
un rire frais montait des églantiers déchirés par
les pluies, puis les cœurs battaient lorsque, dans
la canicule blanche, la noire grange éteignait le
gloussement des poules sous l'azur écarlate de
midi.
... Cette guitare, ou une autre, je l'ai entendue
dans la cour de mes grand'tantes huguenotes, un
soir d'Eté, lorsque j'avais quatre ans. La courdor-
NOTBS 335
mait au crépuscule blanc, les toits laissaient tom-
ber je ne sais quoi de tendre sur les rosiers
grimpants et sur les pavés clairs. On s'égayait,
assis sur une poutre, de mon enfance et de mon
tablier blanc. Mon grand-oncle chanta quelque
mélodie de la Capitale. Je le revois debout, la tête
en arrière. L'air tremblait doucement. Il fit, à la
fin d'une roulade, un salut ridicule et charmant.
Je te bénis, ô pauvre ville où je suis incompris,
où j'abrite mon orgueil, ma souffrance et ma joie,
où je n'ai guère d'autres distractions que d'en-
tendre japper ma vieille chienne et que d'aperce-
voir de pauvres visages. Mais je gagne les coteaux
où l'ajonc épineux s'étend, et j'éprouve, à méditer
sur mes chagrins, une douceur bienfaisante ; et
c'est la résignation. Ce n'est plus aujourd'hui le
rire grossier et dédaigneux du public, ni le doute
terrible de tout qui m'inquiète. Le rire de mes
détracteurs s'est lassé, et je deviens indifférent à
ce que je suis. Cependant, je suis devenu grave
envers moi-môme et les autres. C'est ayec une joie
craintive que je considère l'insouciance des heu-
reux. J'ai compris quelle douleur peut éclore de
l'amour, et quel aveuglement naître d'un regard.
Et c'est à cause de ce que j'ai souff'ert que je vou-
drais donner une triste et lente caresse à ceux qui
n'ont encore que du bonheur.
336 NOTES
La porte ouverte, l'azur, la mouillure de l'herbe
et les giroflées, et les jacinthes, et un seul oiseau
qui crie, et mes chiens à plat ventre, et les ro-
siers à tige rose épaisse, le verdissement du lilas,
et une cloche qui sonne, une guêpe qui file droit
et raye la prairie de son vibrement blond qui
s'arrête, hésite, repart, se tait et bourdonne
Cœurs et chœurs des primevères sur les mousses
humides et obscures des bois; longs fils de rosée
rose et bleue flottants et balancés et suspendus —
à quoi? — dans la matinée immatérielle ; rainolles
aux paupières dorées dont bat le goUre blanc;
ajoncs dont le parfum de pêche flétrie et de
rose, aux chemins déjà torrides, se traîne...
Iris, cris des geais, tourterelles, montagnes de
neige bleue qui êtes les rochers de l'azur, champs
verts carrés, ruisseau roulant un caillou doré dans
le silence ; premiers feuillages des eaux; frisson
qui glace le corps auprès des sources quand le so-
leil vous cuit les mains...
NOTES 337
Aulnes grêles ; marécages torrides où, vers midi,
gonflant les vessies de leur gorge, les grises gre-
nouilles rauques se traînent sur les plantes coriaces,
tandis que, lentement, du fond de la vase om-
breuse et dorée, monte une bulle...
Vignes sèches et tordues; essaims de fleurs des
pôchers roses en vol oblique dans l'azur; poiriers
et roses du Bengale..
Couchers de soleil cerise ; neige nocturne d'un
fruitier; assombrissement vert et transparent des
allées; sommet des collines à sept heures oiî les
arbres sont des éponges de nuit qui, peu à peu, se
mêlent à la sévérité de la courbe uniforme qui se
gonfle et s'élance, nette.
Nuit sans étoiles ; nuit violette où se distinguent
à peine les sandales blanches d'une payanne ai-
mée, et le hérissement d'arbres grêles et secs;
pâleur d'un coteau calcaire, et eau, où je ne sais
quoi fait deux ombres longues et profondes...
338 N0TB8
Nuit; feu; lignes d'ombre mêlées à l'ombre des
lignes ; feu ; épaississement humide des champs ;
feu ; cramoisissure et roussissure de nuages ; peu-
pliers; blancheur qui doit ôtre un village. De l'eau
encore, de l'eau et des ombres d'eau...
Une étoile, deux étoiles, trois étoiles, quatre
étoiles. Elles palpitent comme de l'eau. On dirait
qu'elles vont couler sur la route ou, par places,
des vaches ayant pissé, on croit à des obstacles et
l'on saute...
Une voiture passe. La lanterne n'éclaire que le
derrière du cheval, le reste est de la nuit. Quand
j'étais enfant c'était ce qui m'étonnait : cette lu-
mière qui s'éteint encore. Une autre voiture... On
ne voit que le buste rose d'une fille. Il glisse dans
la nuit...
Je reviens de voyage. Le souvenir d'un reflet
marron de bateau, dans le canal couleur de pois-
son gris, fait tremblerma mémoire. Je songe à, des
tulipes blanches.
Ici, je suis revenu la nuit. Le coassement des
grenouilles m'a salué, du fond de la prairie humide.
Mon cœur, n'éclate pasl... Que tu n'éclates pas
NOTBS 339
comme les lilas du parterre dont je n'ai frôlé que
le parfum!...
L'espoir ya-t-il renaître? J'ai peur. Est-ce encore
la désillusion?
La guêpe a bourdonné. Je n'aime que le lilas
violet, je n'aime que les violettes bleues. C'est di-
manche, et j'entends, dans mon âme profonde,
gronder les harmoniums des pauvres églises.
Ma vie, voici ma vie, ardente et triste comme
une flamme qui brûle par un trop tiède soir d'été,
auprès de la fenêtre ouverte. Une brise insensible
a gonflé tout à coup le rideau de mousseline, comme
mon cœur.
' *
Le Printemps fait silence dans mon âme.
Au moment où je viens d'écrire cette phrase,
j'entends le premier rossignol qui chante dans
l'azur vert du soleil mouillé.
Je succombe en l'entendant. Il me semble qu'à
l'écouter ma poitrine va se briser. Quelles ombres
bleues et quels soleils rouges vont pour moi tour-
ner aux cadrans solaires des vieux domaines? Par
la porte du salon j'aperçois une tulipe. Elle est
immobile sur l'immobilité de l'herbe toufl'ue et do-
340 NOTES
rée. 0 Clara d'EUébeuse, je sens la lourdeur d'une
de tes boucles blondes sur ma tempe. Qui es-tu
donc?
Dans le jardin, le parfum des lilas me fait mal
tout à coup parce queje suis horriblement trisle.
Cependant, lilas, tu m'es cher depuis l'enfance.
Alors je considérais tes grappes qui étaient les
belles images vernies d'une boîte h jouet.
Et tu hantais aussi, lilas, un verger familieràmon
jeune âge. Dans ce verger, il y avait des hérissons.
Us glissaient au long de vieilles poutres. Qu'ils
sont innocents et doux, malgré leurs pics, les héris-
sons !. Je me souviens de mon émoi un soir d'hiver
que j'en trouvai un au seuil de la cuisine, chassé par
la neige et fourrant son petit groin dans des détri-
tus laissés là...
*
* «
J'aime les êtres de la nuit, les chouettes au vol
souple, les chauves-souris, les blaireaux, toutes les
bêtes craintives qui glissent dans l'air ou dans
NOTES 341
l'herbe et que nous connaissons peu. Quelles fêles
se donnent-elles parmi les plantes, leurs sœurs ?
A l'heure où l'homme repose, les lapins argen-
tés par la rosée bondissent sur les menthes des sil-
lons et tiennent des conciliabules ; les grenouilles
coassent dans la mare, y clapotent ; les vers lui-
sants filtrent leur molle et humide lueur jaune; la
taupe fore la prairie ; le rossignol sanglote comme
une fontaine; le hibou fait entendre ses tristes
rires comme s'il s'associait lui aussi, mais timide-
ment, à la joie de Dieu.
Combien j'aurais voulu être une bête delà nuit,
un lièvre frémissant dans une haie d'aubépine, un
blaireau frôlé par les feuilles des juteux maïs
verts. Je n'aurais eu que les soucis de ma défense
physique. Je n'aurais pas aimé. Je n'aurais pas
espéré.
■ • «
Hier, j'ai entendu le premier pipeau du prin-
temps. Je me souviens de ces vers de moi écrits à
propos des Charmeltes et de M"" de Warens :
Doux asiles 1 Douces années 1 Douces retraites 1
Les siffets d'aulnes frais criaient parmi les hêtres,..
et je songe aux crépuscules d'enfance.
342 NOTES
Que c'est loin tout cela, et comment ai-je vécu?
Je jette un regard en moi-même, et n'y trouve que
désolation. Non, personne moins que moi n'a cru
aux hommes, pas môme toi, ô doux génie ami, qui
reposas dans l'île aux frais peupliers. La méchan-
ceté des meilleurs est terrible, l'hypocrisie des
plus vrais est infinie. 0 mes pauvres chiens aux
yeux tristes, sentez-vous lorsque je caresse lente-
ment vos crânes bas, toute TelTusion de mon cœur?
0 bonté que vous êtes, doux êtres de Dieu qui
n'avez d'autre défaut que de lécher le fond d'un
plat, craintifs, la queue au ventre, et craignant que
l'on ne vous batte...
La douleur que j'attendais, la volcî. Elle est là,
palpable. Elle est venue, seconde par seconde, hési-
tante, puis sûre. J'avais cru queje trébucherais sous
elle. Non. Je mesuis levé avec une amertume coura-
geuse dans le cœur. J'ai pris mon bâton, sifflé mes
chiens et je suis parti à travers bois. En moins de
trois jours, et quoique l'almanach dise encore le
printemps de Mai, TÉté a bourdonné. J'ai gagné
le village de Balansun. Les potagers paysans
flambent sous leur triste beauté, élèvent au ciel*
NOTES 343
les rousses giroflées, ces fleurs éternellement flé-
tries. J'ai cueilli dans la haie du presbytère une
rose et su relie j'ai douloureusementposé mes lèvres,
Le curé m'a fait boire du vin blanc dans la salle à
manger glaciale, tandis que mes chiens harassés,
couchés dans l'herbe, haletaient. Je pense à ce vers
de Charles Guérin :
« Hélas I il faut pourtant recommencer à vivre. »
Il me semble que mon existence est aussi lamen-
table que le sourire d'une fille qui a fait la vie.
J'écoute un grillon qui grésille, un âne qui brait.
Je songe à cette brebis boursouflée étendue au tra-
vers de la route, et morte pour avoir brouté du
trèfle sur pied.
Dans ce château d'A*** ruiné et abandonné, sur
le perron duquel j'ai déjeuné hier, j'aurais vécu
il y a soixante ans. Le long des allées, j'eusse
traîné l'existence de ceux qui mouraient jeunes.
On m'eût vu, au crépuscule, vêtu d'un carrik, gre-
lotter. Malvina m'eût rejoint sous la tonnelle. Puis
un soir d'Octobre, un coup de pistolet dans la
chambre du second... Et la grand'mère aurait
expliaué : l'oncle est mort. Son fusil a éclaté.
SUR JEÀN-JACQUES ROUSSEAU
ET MADAME DE WARENS
AUX CHARMKITES ET A CHAMBÉRY
Petit fut mon nom; Ma-
man fut le sien.
[Les Confessions,
Part. I, liv. IIIO
— Petit?
— Maman?
Ces deux mots prononcés par eux frappent mon
oreille. Pourtant, entre eux et moi, il y a la mort?
Qui sait?
0 matinée où je grimpe vers les Charmettes!
Cent soixante-trois ans sont passés depuis, de ce
que nous appelons : la vie.
Une église de Chambéry pleure dans l'azur,
pleure comme une sœur immatérielle qui m'ac-
compagnerait dans ce pèlerinage depuis si long-
temps désiré. Et je comprends maintenant le souffle
qui fait partir, qui gonfle le cœur et les bannières
des hommes qu'un grand souvenir sollicite.
N'est-ce pas la même matinée d'un Eté finissant
que, descendue de sa chaise, « à moitié chemiriy
343 SUn JEAN-JACQUES ROUSSF.au RT m"' DR WAP.KN'S
craignant de trop fatiguer ses porteurs^ », elle
s'écrie : « Voilà de la pervenche encore enfleur^? »
La cloche tinte encore et tremble dans la fraî-
cheur bleue, et sa voix angélique berce, sous l'onde
de l'azur, mon âme évaporée. Je ne suis plus en
moi : le passé, le présont, les chants d'oiseaux,
les peupliers noirs qui bruissent et luisent, la
clarté des prairies où les veilleuses d'Automne
posent une buée lilas, Jean-Jacques et M°" de
Warcns s'appellent, se répondent, sons, lueurs et
songes, en ce point de ma vie.
— « Voilà de la pervenche l... »
... De la pervenche queje cueille, enroulée àdes
ronces, et dont l'ârae, très humble, la même tou-
jours, n'a point quitté ces lieux où, eux aussi,
demeurent.
J'approche et mon cœur bat comme la cloche
qui, plus éloignée maintenant, roucoule. Le chant
de cette cloche, n'est-ce point, ô Jean-Jacques, le
souvenir de tes pigeons fidèles qui, sur le colombier
détruit, tournoie et pleure ?
... Et voici la terrasse où, par les soirées pâles
et palpitantes d'étoiles, tu jouais à l'astrologue et
penchais ton front taciturne vers ton planisphère
céleste.
1 . Ut Confession», partie I. lir. YI.
S. Id.
SUR JEAN-JACQUES lîOUSSEAU ET M™* DE WAHENS 3 i9
Tu es là, par quelque minuit limpide, lorsque
la brume ne quitte pas le lit des ruisseaux et que
s'élèvent, de la vallée, avec la prière des Sources,
les sanglots rauques des sonnailles... Tu es là,
tout au bord de la muraille. Ton ombre bouge. La
chandelle que tu as fixée au fond du seau, pour
éclairer ta carte, rougeoie, vacille et fume. Une
voix a tremblé auprès de toi. C'est Maman. Elle
sourit, intriguée sans doute par ta physique amu-
sante, cet attirail de sorcier auquel son goût pour
l'alchimie s'intéresse. Je la vois, emmitouflée à
cause du serein, épaisse et courte, mais revêtue
de je ne sais quel charme puissant et joyeux.
Elle se penche vers toi et je distingue, en dehors
de l'ombre que la flamme déplace, une boucle
désordonnée prise dans le col du vêtement, son
menton volontaire, son nez voluptueux saillant
du placide ovale de la joue, un coin de son front
trop bombé, obstiné et fier.
Elle te gronde doucement.
— Petit?... dit-elle.
— Maman?... lui réponds-tu.
3î>0 SUR JEAN-JACQUES HOUSSEAU liT M"" DU WAnBNS
Et, de la fenêtre où je suis maintenant, j'aper-
çois là-bas, au sommet de la vigne, le petit sen-
tier tombant sur Ghambéry. C'est là que Jean-
Jacques allait guetter l'aurore, et c'est au delà de
ce chemin qu*ilsse promenèrent, tout un jour de
fête, « de colline en colline et de bois en bois, quel-
quefois au soleil et souvent 'à l'ombre^ nous repo-
sant de temps en temps,.. * ».
C'est au sommet de la « côte » qu'il allait
prier.
« Je me levais tous les matins avant le soleil...
Je regardais de loin s'il était jour chez Maman :
quand je voyais son contrevent ouvert, je tressaillais
de joie et j'accourais...^ ».
Je l'évoque, par un matin pur, sur ce sentier.
Il marche vers la ville, un livre sous le bras, à
pas comptés, la tête basse. Sa méditation l'exalte.
Parfois, de son index levé, il montre Dieu et ses
lèvres remuent. A sa droite, le Nivolet elle Mont-
du-Désert brisent l'azur. Déjà, à contempler la
hauteur noire de ces montagnes, l'âme du jeune
i. Les Confet$iont, partie I, Ut. VL
i. Id.
SUR JEAN-JACQUES ROUSSEAU ET M*"» DE WARENS 351
homme s'élève et s'assombrit comme elles, voit à
ses pieds le vain tumulte des hommes, confronte
les fumées tourmentées de leurs toits avec la
grandeur placide des nuages qui, sur les cimes,
lentement se traînent.
Soudain il se retourne. La fenêtre de Maman
est ouverte. Il descend parla vigne au verger. Le
cri d'un coq éclate et les colombes roucoulent. La
ruche tournoie et ronronne. 11 gagne la maison.
C'est dans cette même chambre où je suis qu'il
entre. Tout, dans cette pièce, exhale encore une
sensualité puissante et blonde.
— Bien le bonjour, Maman!
— Bien le bonjour, Petit.
Il s'est assis sur le lit bas à côté d'elle qui ett
couchée. Elle bâille, et, robuste, l'attire à elle.
(Une barre oblique de soleil poudroie sur l'oreiller.)
— T'es-tu promené bien loin, aujourd'hui?
— Maman, un de nos pigeons est malade. . La
barrique de vin perdait par une fente que j'ai
bouchée avec la cire de nos abeilles... Voici des
colchiques déjà, cueillis pour vous...
— Merci, amour.
— Ils vous feront songer à ceux que ramassait
le pauvre Claude Anet, et dont vous faisiez, — vous
souvenez- vous ? — un magistère extérieur contre
le mal-caduc.
3.")2 SUR JBAN-JACQUHS ROUSSEAU P. T M°* DB WARKNS
— Ce n'est point leur seule influence. Mon
père, qui préparait aussi des baumes, m'a appris
ce que tu ne sais point au sujet de ces Heurs. Flics
ont des vertus secrètes qui tiennent plus à nos
âmes qu'à nos corps. Infusdes dans de l'eau de
rivière, elles donnent un paie extrait qui, enfermé
dans un médaillon d^or que l'on a soin de main-
tenir h la place du cœur, guérit do la manie et de
l'amour du suicide.
— Mais, Maman, vous avez laissé chez M. de
Saint-La'jrent vos cornues et vos fourneaux...
Ah ! Ouc feront les empyreumes?
-— Nous pourrons donner à l'apothicaire nos
!derbes, afin qu'il prépare lui-même les drogues
dont nous aurons besoin...
— Ah! Maman !... Toujours des dépenses...
Votre quartier est engagé...
— Ahl Le petit régent!... Voyez-moi..
— Maman ! Combien je voudrais que cet état
de bonheur oiî nous sommes ne finît point ! Paix
du cœur! 0 vertu! Tantôt, comme je grimpais la
côte, je pleurais de joie en me disant que, cette
vilaine maison de la ville, nous l'avons quittée...
Que n'est-ce pour toujours, ô Maman ? Que l'Éter-
nel, s'il me faut abandonner ces ombrages bien-
aimés, si je dois renoncer à votre chère présence,
me reprenne à la fleur de mes jeunes ans I
SUR JEAN-JACQUES ROUSSEAU ET M'"" DE WARENS 353
— Petit, ce n'est plus la raison qui te l'ait parier
maintenant... Tu t'exaltes comme don Quichotte !
Quoique j'aie de l'espoir en la réussite des terrail-
leries, nos affaires actuelles vont mal, sont dans
un grand désordre depuis la mort du pauvre
Claude Anet... J'ai reçu, hier encore, une lettre
du comte au sujet du retard de notre loyer... Que
ferons-nous si nous encourons sa disgrâce en
abandonnant son cul-de-sac?... Petit?... Recule
un peu?... Que je me lève...
— Maman?... Ne m'aimez-vous plus ?
— Pourquoi cette question, mon amour ?
— Parce que vous me serrez moins ardemment
sur votre cœur, depuis la mort du pauvre Claude
Anet... Pas une fois, depuis trois semaines, vous
ne m'avez accueilli ici avant l'aurore... Et, si j'y
viens le matin, c'est pour y être admis en enfant...
Pourtant, Maman, c'est vous qui, dans le jardin
du faubourg... Ai-je manqué à. vos conditions,
dites, ô chère Maman ? N'ai-je pas observé mes
engagements... Ai-je...
— Petit!... Petit!...
— ... été à d'autres qu'à vous? Ne me suis-je
pas débarrassé des vices qui me faisaient honte?
Me suis-je montré courroucé envers le pauvre
Claude Anet quand vous lui continuiez vos faveurs
les plus intimes ?,.. ^3
354 8CR JEAN-JACQliE8 ROUSSRAU ET M*"* DB WABEN8
— Oublies-tu donc si vite qu'il fut ici avant toi
et que, si je t'accordais, pour « t'arracherau péril
de la jeunesse * », les faveurs dont tu parles,
c'était à cette condition aussi que tu n'aurais droit
à aucun mot de jalousie envers qui que ce soit de
mes amants?...
— Mais, Maman, que ne me continuez-vous ?...
— Ce que je croyais être un bien pour ta frêle
santé, enfant, j'ai compris que c'était un danger...
Tu fus encore plus faible depuis lors... Cette révo-
lution du sang qui t'affecta si fort et si brusquement
et dont tu manquas périr, n'était-ce point mon
imprudence qui la provoqua? Mais ne parlons
plus de cela, puisque nous convînmes encore,
dans notre contrat, que tu n'aurais jamais à récla-
mer ce que je désirais pouvoir te retirer à volonté ?
Ainsi, je n'ai point surpris ta bonne foi., et c'est
dans ton intérêt...
— 0 Maman ?
— Allons, Petit ! Tiens... Donne-moi le vinaigre
de lavande... Les moustiques m'ont piquée à
l'épaule...
— Prenez votre magistère, Maman 1
— Il me raille I... Ah ! le vilain Petit I... Que
je le claque I
1. Les Confessions, partie I. liv. V.
SUK JBAN-JACQUES ROUSSEAU ET M""* DE WARENS 355
— Mais je cours plus vite...
— Je te tiens... Tu ne méritais pas ce baiser.
Les derniers mots de ce dialogue me frappent
avec une telle intensité qu'ils me rendent à ce qu'il
est convenu d'appeler la réalité. Je me retrouve,
visiteur quelconque, au milieu de cette chambre
morte. Maintenant je ne les entends plus, je ne
les vois plus, et mon regard plonge dans le jardin
où grince une bêche.
Je sors. Je grimpe, par la vigne où il a passé
tant de fois, jusqu'au sentier. Il a foulé cette terre.
Il était là, si présent tout à l'heure, qu'il me
semble qu'il vient de disparaître à l'instant, sim-
plement, comme moi, au delà du coteau. C'était
par là qu'étaient « des prés pour l'entretien du
bétail * », qu'ils allèrent un jour de Saint-Louis,
« parcourir la côte opposée^ ».
Là, s'étend jusqu'à la montagne une si triste
solitude que je m'attends à les voir surgir d'un
pli de terrain, vers le ruisseau, à gauche, marchant
silencieux, la tête basse et la main dans la main.
1. Les Confession», partie I, lir. V.
S. Les Confessions, partie I, liv. VI.
306 Sl'K JEAN-JACQUF.S ROUSSEAU l; T M"" DE WAtiEXS
II
Un mur pour Tue, un cul-
de-6ac pour rue, peu d'air,
peu de jour, peu d'espace,
des grillons, des rats, des
planches pourries; toutcela
ne faisait pas une plaisante
habitation. Mais j'étais
chez elle auprès d'elle ; sans
cesse à mon bureau ou dans
ta chambre, Je ne m'aper-
cevais pas de la laideur de
la mienne...
(Les Confeation»,
Part.l, Uv.V.)
— Vous regardez la maison de Rousseau ! C'est
au premier qu'il était.. Papa dit toujours que c'est
comme alors : qu'il y a beaucoup de rats...
C'est une une jeune fille qui m'interpelle ainsi,
me voyant attentif à cette demeure d'oii elle sort,
et qui est celle que le comte de Saint-Laurent louait
à M"" de Warens avant qu'elle fût aux Charmettes,
sus JEAN-JACQUES noUSSEAU ET M"" DE WARENS 357
et pendant les intervalles qu'elle ne les habitait
point*.
Je crois, dans cette solitude obscure où je
pénètre, entendre bouger le silence d'un époque
morte. C'est un bruit grêle et lointain, un sautil-
lement précipité dénotes — épinette ou clavecin?
Puis tout se tait. Cela reprend et, tout à coup,
deux voix unies jaillissent, aiguës et limpides,
retombent.
Eux? Pourquoi se taisent-ils? Ses doigts ont-ils
quitté le clavier grinçant et se joignent-ils pas-
sionnément sur la nuque dorée de Maman? Que
se passait-il par ce même après-midi d'alors, pai
ce jour triste et blanc ?
... Une porte a battu. Est-ce Claude Ânet qui
est entré et les trouve ainsi enlacés?... Je me l'ima-
gine si bien, ce maigre laquais sartunien costumé
de noir, sentencieux et discret, la voix pâle, aux
gestes rares, qui mourut vieux à vingt-huit ans
1. Cette maison, peu connue des Chambériens, est située au
fond, et à droite, du cul-de-sac dont parle Rousseau. Elle porte
le numéro 44. On y accède soit par ledit cul-de-sac (seul passage
autrefois) qui s'ouvre entre les numéros 40 et 54 de la place Saint
Léger, dont elle fait partie, soit par un corridor qui prend rue
des Arcardes. (Le mur auquel fait allusion Rousseau ayant été dé-
moli. ) Une borne qui se trouve en face de la maison, dans la
cour où aboutit le «U-de-sac, indique, p&ralt-il, l'empliiccmcul
•Jo ce mur.
3S8 SUR JBAN-JACQUBS ROUSSEAU BT M"* DB WARBKS
pour avoir pris mal en allant cueillir du génipiK..
Je songe à cette fin prématurée, et elle m'in-
quiète, car je me souvins de cette nuit où la
funèbre maison retentit des cris de la Warens
affolée, parce qu'il avait tenté de se tuer en avalant
du laudanum. Ce soir-là elle errait en chemise,
agitée par une pénible scène qu'elle avait eue avec
lui. « Elle trouva la fiole vide et devina ie reste^. »
Elle criait à Jean-Jacques :
— Va voir, Petit... Va chercher Grossi... Je te
dis que je deviens folle... Il va mourir... Ilmcurt!
0 mon Dieu 1... Du café ?... Il s'était enfermé à
clef, ce soir, pour m'empêcher de l'aller trouver
comme d'habitude... Je te dis qu'il est jaloux...
jaloux sans raison... jaloux môme de toi... II
s'était enfermé pour se tuer... Va vite doncl Va
vite... GoursI...
Mais à cette heure , est-ce lui Claude Anet, au
retour de quelque herborisation ? Il ne s'offusque
plus de les surprendre ainsi, ayant dû se plier enfin
aux exigences de sa bonne maîtresse. Elle n'eût
i. Claude Anet a été enterré & Saint-Léger (St-François de
Balles, Chambéry), le 14 mars 1784. Il était né dans Je pays de
Vaud, en 1706. Le génipi dont parle Rousseau doit être l'arte-
misia spicata ou le mutellina.
2. Les Con/'ewton*,partie I, liv. V.
suii jbàn-jacques rousskau kt m"" de warbns 369
point admis que ceux qui avaient à se partager
son amour ne vécussent en excellents frères :
« Combien de fois elle attendrit nos cœurs et nous
fit embrasser avec larmes^ en nous disant que nous
étions nécessaires tous deux au bonheur de sa vie.»
— Petit ? Embrasse Claude Anet... Tu sais qu'il
est notre grand frère... Je n'aime point, lorsqu'il
entre, que tu tardes à être aimable pour lui...
C'est cela... Mon brave Claude, quelles plantes
avez-vous trouvées?
— De la gentiane pour l'estomac de M"" de Wa-
rens, et du plantain pour les vapeurs de M. Jean-
Jacques...
— En ville, qu 'avez-vous appris de nouveau,
Claude Anet?
— ... J'ai réglé le compte du boucher, et j'ai dit
au marchand de vin de venir reprendre la bar-
rique... Avez-vous pensé que le tuyau est de tra-
vers depuis la grande averse, et qu'il faudrait le
faire arranger?... Peut-être puis-je essayer de le
remettre d'aplomb moi-mÔme, car, si nous atten-
dons M. de Saint-Laurent, ce sera comme pour la
porte de la cave... Ah! Madame? M. le médecin
Grossi a fait encore une grossièreté èi nos voi-
sins...
1. Les Confestiom, partie I, Ut. V.
360 8Un JEAN-JACQUBS nOUSSBAU ET M"" DE WARENS
Ainsi, dans cette sombre maison, leur monotone
existence s'écoulait, partagée entre les soins domes-
tiques, la recherclie des magistères et la musique.
Jean- Jacques s'adonnait maintenant tout à fait à
l'étude de cet art. Il avait abandonné le cadastre et
donnait en ville des leçons de chant à de charmantes
élèves. L'une était « le vrai modèle d'une statue
grecque^. » Une autre, qui était à la Visitation, avait
la voix lente d'une religieuse et la paresse d'une
créole. Une troisième, M"* de Menthon, « avait au
sein la cicatrice d'une brûlure d'eau bouillante qiiun
fichu de chenille bleue ne cachait pas extrêmement"^. »
Heureux temps oii Petit était si choyé que Ma-
man commençait d'en devenir jalouse. C'est alors
qu'elle s'était offerte à lui « pour Varracher au pé-
ril delà jeunesse » et, sans doute aussi, pour ne pas
être soupçonnée par ses rivales d'une faute dont
elle n'eût pas eu la satisfaction.
— L'ai-je élevé jusqu'à ce jour, se disait-elle,
pour qu'il devienne la proie d'une M"* Lard?
C'est dans le jardin, qu'elle avait loué dans un
faubourg de Chambéry, qu'elle lui fit ses condi-
I. Us Confessiom, partw I, Utr. V.
SUR JEAN-JACQUES ROUSSEAU ET M™* DE WARENS 361
lions. Il fallait, je le devine, qu'il lui laissât toute
liberté; qu'il ne fût point jaloux; qu'il renonçât à
ses vices, qu'il n'allât point s'exposer au danger
des autres femmes.
Elle entendait rester maîtresse pour ceux qu'il
lui plairait d'élire, sachant bien, au fond d'elle-
même, qu'il lui donnerait moins de joie que Claude
Anet, et qu'elle ne le prenait que par manie d'édu-
cation, et pour ne pas sentir son amour-propre
irrité par des rivales qui l'eussent devancée. Elle ne
se trompait guère quant à l'issue de cette posses-
sion, qui lui donna moins de plaisir que de peine.
Aussi,Jean-Jacques, dans sa naïveté d'abord, dans
son orgueil ensuite, continua-t-il de prêter «w/i /emjo^-
rament déglace^ » à cette femme exigeante, passion-
née jusqu'à la folie, etque stigmatisent assez un goût
bizarre pour l'alchimie, des entreprises singulières,
l'exaltation mystique et une névrose de l'estomac.
La vérité, c'est qu'elle ne le tint jamais pour
son véritable amant et que, dès qu'elle se fut
aperçue des désordres qu'elle provoquait en lui,
gans qu'il suscitât le moindre trouble en elle, ta-
citement, elle l'éloigna.
Mais dès ce jour il la gêna ou, plutôt, il gêna
les plus intimes qui résolurent de s'en débarras-
1. Les Confessions, partie I, Hy. V.
362 SUR JEAN-JACQUES ROUSSEAU ET M*"* DE WARBNB
ser en influençant leur maîtresse. C'est ainsi
qu'elle lui fit entreprendre plusieurs voyages dont
elle espérait bien qu'il ne reviendrait pas. Mais
bientôt, il suppliait, et elle se laissait toucher par
cet attachement, partagée entre l'exigence de ses
amants et son affection pour celui q u'elle avait élevé.
Elle ne laissa donc jamais de mener la même
existence, depuis son aventure avec M. de Tabel
jusqu'au triomphe du perruquier Vintzeried, qui
vint à bout du fâcheux. Car, après une dernière
tentative, le pauvre Jean-Jacques dut quitter défini-
tivement Chambéry, chassé par l'insolence et la
grossièreté de celui qu'il appelait, pour complaire à
8a chère MamaUj « mon bon frère *. »
1. Avant même qu'elle fût devenue sa maltresse, elle l'envoie &
Fribourg avec Merceret, la femme de chambre, pendant qu'elle
entreprend un voyage avec Claude Anet (année 1732).
Plus tard, sous prétexte de l'éloigner de la société d'un mon-
sieur Venture, qui fait la joie des Ghambériennes, elle l'expédie
avec Lemaître.
Encore : elle le maintient dans cette persuasion iing\ilière qu'il
a un polype au cœur, afin qu'il aille se faire soigner à Montpel-
lier et qu'il y demeure. 11 ressort en effet d'une lettre de Rousseau,
datée de cette époque, à sa « chère Maman », qu'il est dans la
douleur la plus grande à l'idée qu'elle veut l'éloigner. Il supplie,
et semble disposé, pour revenir aux Charmettes, à subir les plus
fortes humiliations, « les plus durs travaux ob la tbrrb », les
voisinages les plus dégradants.
Il revient à Chambéry. Elle le fait partir pour Lyon probable-
ment sur l'instigation du perruquier Vintzeried. Il y séjourne
deux ans, chez M. de Mably, essaye de revenir auprès de Maman,
puis part pour Parii.
SUR JEAN-JACQUBS ROUSSEAU ET M""* DB WARENS 363
fil
ie la revis. Dans quel
état, mon Dieu I Quel avilis-
sement I Etait-ce la même
M°" de Warens jadis si
brillante à qui le curé de
Poniverre m'avait adressé 1
Je lui fis encore quelque
légère part de ma bourse,
bien moins que je n'aurais
dû, bien moins que je
n'aurais fait, si je n'eusse
été parfaitement sûr qu'elle
n'en profiterait pas d'un
■ou.
{Les Confessions,
Part. I, Uv. VIII.)
Quelle qu'ait été la fin de M"* de Warens, j'es-
time que nul n'a le droit de la juger qui n'osa,
comme elle, accepter la passion jusqu'àces limites.
Je me dis cela, en me promenant dans ce triste
faubourg Nézin oii elle s'est éteinte à l'âge de
364 SUR JBAN-JACQUBS ROUSSEAU ET M*"* DE WARBN8
soixante-trois ans'. Elle était, à cette époque, si
misérable, qu'une servante âgée qui l'affectionnait
travaillait au dehors pour la nourrir.
S'il est vrai qu'elle payât, vers la fin de sa vie,
leurs caresses k des laquais, n'avait-elle point fait
de môme à l'époque de sa splendeur ? N'était-elle
pas la créancière de tous ceux dont elle embrassa
prodiguement l'amour ? N'était-ce point, tant sa
passion était belle encore, une aumône quand
même qu'elle faisait à ces rustres? Pouvait-il en
être autrement que ce fût-elle qui donnât qui tou-
jours à tous s'était donnée tout entière ?
Je me souviens du jour où, voyageant en Suisse,
cinq ans avant qu'elle mourût, elle fît une suprôuie
charité à celui qui était alors Jean-Jacques Rous-
seau. Elle le vint voir à Grange-Canal, où il s'était
1. La maison ouest morte M"* de Warens porte les numéros
50 et 60 dudit faubourg.
Extrait du registre mortuaire de la paroisse de Saint-Pierre de
Lémenc : « Le 30 juillet 1762, fut enterrée, dans le cimetière de
« Lémenc, dame Louise-Françoise-Eléonore de la Tour, veuve du
« seigneur de V/arens, née à Vevay, dans le canton de Berne, en
« Suisse, qui mourut hier à dix heures du soir, comme une bonne
« chrétienne, après avoir reçu les derniers sacrements, âgée de
« soixante-trois ans. Elle avait abjuré la religion protestante
« depuis environ trente-six ans, et avait depuis vécu dans la
« nôtre. Elle termina sa carrière dans le faubourg Nesin, où. elle
« réaidoit depuis huit ans dans la maison de M. Crépine; elle a
« demeuré auparavant au Reclus, pendant environ quatre ans,
« maison du marquis d'Arlinge; elle a, depuis son abjuration,
« passé le rtsle de sa vie dans cette ville. — Signé Gaiuk, curé de
X Lémenc. »
SUR JEAN-JACQUES ROUSSEAU ET M°" DE WAREN8 SOV
retiré avec Thérèse, fatigué par les durs lauriers
qui avaient remplacé la pervenche des Charmettes.
Elle allait en Ghablais et n'avait plus de quoi ache-
ver son voyage.
Rousseau n'avait point d'argent sur lui, mais,
une heure après, il lui en envoya par Thérèse,
l'épouse future du palefrenier.
M°" de Warens, ravagée par les douleurs, la
misère et la passion, reçut la niaise et vulgaire
servante avec ce sourire d'infinie bonté que pos-
sèdent seuls les grands incompris.
Peut-être même la terrible inconscience de
l'homme de génie qui osait lui dépêcher une telle
mandataire lui échappa-t-elle ?
Elle accueillit, sans doute avec calme, les obser-
vations cruelles, qu'au nom de Rousseau dut lui
faire Thérèse. Elle laissa s'étendre à ses misérables
amours (les seules qui lui demeurassent I) les
reproches de cette fille...
Mais quand M"" de Warens eut reçu la somme
qui lui était destinée : de ce même geste dont elle
s'était toujours servie pour prodiguer le trésor
inépuisable de son âme et de sa chair, elle prit à
son doigt le seul anneau d'or qui lui restât, et le
passa au doigt de Thérèse.
Dans la misérable chambre qui fut la sienne,
366 SUR JBAN-JÀCQUES ROUSSEAU ET N"** DE WARBNS
j'évoque l'étouffant soir de juillet où elle agonisa.
Ce dut être un de ces jours d'orage où les hiron-
delles volent bas. De la puante ruelle où je me
trouvais tout à l'heure, des germes putrides
devaient s'exhaler comme aujourd'hui. Y avait-il
de blondes enfants, assises sur une poutre, comme
celles qui causent là ?
Quelles furent ses rêveries lorsque, la nuit
étant tombée, le prêtre eut procédé aux fades rites
funèbres ? Retrouva-t-elle en cet instant cette folie
d'exaltation qui, à Evian, en 1726, l'avait pros-
ternée aux genoux de M. de Bernex, quand elle
s'écria :
« In manus tuas^ Dt^mine, commendo spirùum
meum. »
Revit-elle l'escorte royale qui accompagna, en
pompe, à Annecy, une si belle convertie que l'on
se méfiait d'une amoureuse ? Entendit-elle la voix
d'un adolescent fatigué, penché sur elle, et, de sa
lèvre, comme d'une rose, effleurant ses cheveux
— ou n'entendit-elle que les dix heures qui son-
naient à jamais pour elle à la paroisse de Lémenc?
PIM
TABLE
LE ROMAN DU LIÈVRE 7
CLARA d'ellébeuse 65
ALMAÏDE d'eTREMONT 149
DES CHOSES :
I. Des choses 215
II. Aux pierres , 229
CONTES :
Le Paradis 235
Les Enfants assistés 239
La Pipe 241
Le Mal de vivre 244
Le Tramway 250
L'Absence 252
Le Chemin de la vie 254
LFntelligence 260
Les Deux grandes actrices 262
La Bonté du Bon Dieu 265
La Petite négresse 268
Le Paradis des bêtes 270
De la Charité envers les bêtes 273
NOTES SUR DBS OASIS ET SUR ALGER :
Chetma 279
Biskra 282
368 TABLE
KefelDohV 285
Mogar 287
Tuggurth 288
El-Kantara 291
Alger 2'J3
LB 15 AOUT ▲ LAnUNS 297
j>Bux PROSES :
Sylvie 305
Clitie 307
NOTES 311
8URJBAN-JACQUBS ROUSSEAU ET MADAME DE WAIIKNS
AUX CHARMBTTES ET ▲ CIIAMBÉRV 345
Poitiers. — Imp. Marc Tbukr, 7, rue Victor-Hugo.
%. 1 JKx:
PQ Jammes, Francis
2619 Le roman du lièvre
A5H6
1922
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