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Full text of "Le roman du lièvre"

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LE  ROMAN  DU  LIÈVRE 


L V  MEME  AUTEUR 


Poésie 


DK  l'aNGF.LUS    de    l'aUBE   A  l'aNGÉLUS    DU   SOIR    (1888- 

1897),  contenant  les  premiers  Vers,  la  Naitsance 
du  Poète,  Un  jour  et  la  Mort  du  poète 1 

LE  DEUIL  DES  PRIMEVERES  (1898-1900),  Contenant  les 
Élégies,  la  Jeune  Fille]  nue,  des  Poésies  diverses  et 
les  Prières 1 

LE  TRIOMPHE  DE  LA  VIE  (1900-1901),  Contenant /«OU 
de  Noarrieu  et  Existences 1 

CLAIRIÈRES  DANS  LE  CIEL  (1902-1906),  Contenant  En 
Dieu,  Tristesses,  le  Poète  et  sa  Femme,  Poésies  di- 
verses et  r Église  habillée  de  feuilles 1 

LES  GÉORGIQUES  CHRÉTIENNES  (1912)  . 1 


Prose 


LE  ROMAN  DU  LIÈVRE,  Contenant  le  Roman  du  lièvre, 
Clara  d'Ellébeuse,  Almaïde  d'Etremont,  Des 
Choses,  Contes,  Notes  sur  des  oasis  et  sur  Alger,  le 
15  Aoixt  à  Laruns,  Deux  proses,  Notes  sur  Jean- 
Jacques  Rousseau  et  Mme  de  Warens  aux  Charmettes 
et  à  Chambéry 1 

POMME  d'anis,  ou  VHistoire  d'une  Jeune  fille  infirme.  .     1 

PENSÉE  DES    jardins 1 

MA  FILLE   BERNADETTE 1 

FEUILLES  DANS  LE  VENT,  Contenant  Méditations, 
Quelques  Hommes,  Pommes  d'anis,  la  Brebis 
égarée { 

LE  ROSAIRE    AU   SOLEIL i 


FRANCIS    JAMMES 


Le 

Roman  du  Lièvre 

CLARA    d'eLLÉBEUSE 

Al.MAÏDE    d'ÉTREMONT DES    CHOSES 

CONTES ETC. 

VlNGl'    ET  UNIÈME  ÉDITION 


M K Lk C  V K E    DE    FRANCE  "^ T^oT^p.  ^ 

XXVI,    hVli    0&   GONDÉ,    XXVI  '    ^ 


IL    A    ÉTÉ    TIRÉ    DE    CET    OUVRAGE    : 

Dix  exemplaires  sur  papier  de  Hollande 
numérolès  de  i  à  lo 


JUSTIFICATION   DU   TinAGK  I 


Droits  de  Iraduction  et  de  reproduction  réservés  pour  tous  pays,  y  compris 
la  Suède,  la  Norvège  et  le  Danemark. 


A  LOUIS   BARBEY 

BN    SOUVENIR    DB    BALANSUN    ET    DES    OMBRAGES 

UE     CASTÉTIS 

ET    DU    llUISSEAU    QUI,    PARMI    LES    MYOSOTIS, 

MIRE    TA    VIE    LÎMPIDE    ET    SANS    TAPAGE 

F.  J. 


LE  ROMA.N  DU  LIÈVRE 


Parmi  le  thym  et  la  rosée  de  Jean  de  la  Fon- 
taine, Lièvre  écouta  la  chasse,  et  grimpa  au  sen- 
tier de  molle  argiln,  et  il  avait  peur  de  son  ombre, 
et  les  bruyères  fuyaient  derrière  sa  course,  et  des 
clochers  bleus  surgissaient  de  vallon  en  vallon 
et  il  redescendait,  et  il  remontait,  et  ses  sauts 
courbaient  les  herbes  oti  s'alignaient  des  gouttes, 
et  il  devenait  le  frère  des  alouettes  dans  ce  vol 
rapide,  et  il  traversait  les  routes  départementales, 
et  il  hésitait  au  poteau  indicateur  avant  de  suivre 
le  chemin  vicinal  qui,  blême  de  soleil  et  sonore 
au  carrefour,  se  perd  dans  la  mousse  obscure  et 
muette. 

Ce  jour-là,  il  manqua  se  butter  à  la  douzième 
borne  kilométrique,  entre  Castétis  et  Balansun, 
à  cause  que  ses  yeux  ahuris  sont  placés  de  côté. 
Net,  il  s'arrêta;  sa  gencive,  naturellement  fen- 
due, eut  un  imperceptible  tremblement  qui  dé- 
couvrit ses  incisives.  Puis,  ses  guêtres  de  routier, 


40  LE   ROMAN    DU    LIBVRB 


couleur  de  chaume,  se  détendirent  ainsi  que  ses 
ongles  usés  et  rognés.  Et  il  bondit  par  la  haie, 
boulé,  les  oreilles  à  son  derrière. 

Et,  encore,  il  remonta  longuement  tandis  que 
les  chiens  désolés  perdaient  sa  piste.  Et,  encore, 
il  redescendit  jusqu'à  la  route  de  Sauvejunte  où  il 
vit  venir  un  cheval  attelé  à  une  carriole.  Au  loin, 
cette  route  poudroyait  comme  dans  sœur  Anne, 
lorsque  l'on  dit  :  «  Ma  sœur,  ne  vois-tu  rien  ve- 
nir? »  La  sécheresse  pâle  en  était  magnifique, 
amèrement  embaumée  par  les  menthes.  Bientôt 
le  cheval  fut  auprès  de  Lièvre. 

C'était  une  rosse  qui  traînait  un  char-à- bancs  et 
qui  ne  pouvait  plus  qu'aller  au  galop,  par  à-coups. 
Chaque  élan  faisait  sursauter  sa  carcasse  dislo- 
quée, secouait  son  collier,  éparpillait  sa  crinière 
terreuse,  luisante  et  verte  comme  la  barbe  d'un 
vieux  marin.  La  hôte  soulevait  avec  peine,  comme 
s'ils  eussent  été  des  pavés,  ses  sabots  gonflés  ainsi 
que  des  tumeurs.  Lièvre  prit  crainte  de  cette  grande 
machine  vivante  qui  remuait  en  faisant  un  tel 
bruit.  Il  fit  un  bond  et  continua  sa  fuite  sur  les 
prés,  le  museau  vers  les  Pyrénées,  la  queue  vers 
les  Landes,  l'œil  droit  vers  le  soleil  levant,  l'œil 
gauche  vers  Mesplède. 


LE    ROMAN    DU    LiÈVRB  il 

Enfin,  il  se  tapit  dans  un  chaume,  non  loin 
d'une  caille  qui  sommeillait  à  la  façon  des  poules, 
le  ventre  dans  la  poussière,  abrutie  de  chaleur, 
suant  sa  graisse  à  travers  ses  plumes. 

La  matinée  élincela  vers  midi.  L'azur  pâlit  sous 
la  chaleur,  devint  gris-de-perle.  Une  buse  planait, 
dont  le  vol  se  laissait  porter  sans  effort  et  décri- 
vait des  cercles  de  plus  en  plus  élargis  vers  la 
hauteur.  A  quelque  cent  mètres,  la  nappe  bleu- 
de-paon  d'une  rivière,,  entraînait  avec  paresse  le 
mirage  des  aulnes  dont  les  feuilles  visqueuses  dis- 
tillaient un  amer  parfum,  et  coupaient  de  leur 
noirceur  violente  la  blême  lumière  couleur  d'eau. 
Près  de  la  digue,  les  poissons  glissaient  par  bandes. 
Un  angélus  battit  de  son  aile  bleue,  la  torride 
blancheur  d'un  clocher,  et  la  sieste  de  Lièvre 
commença. 


12  LB  «OMAN  Dn  LiÈvrs 


Il  demeurn.  jusqu'au  soir  crans  cp  chaume,  immo- 
bile, ennuyé  seulement  d'une  nuée  de  moustiques 
tremblante  comme  une  route  au  soleil.  Puis,  au 
crépuscule,  il  fit  deux  bonds,  doucement,  devant 
lui  et  deux  autres,  à  gauche,  à  droite. 

C'était  le  commencement  de  la  nuit,  h  s»avança 
vers  la  rivière  oii  les  quenouilles  des  roseaux  lais- 
saient pendre  au  clair  de  la  lune  le  chanvre  des 
brouillards  d'argent. 

Lièvre  s'assit  au  milieu  du  foin  fleuri,  heureux 
qu'à  celte  heure  les  sons  ne  fussent  qu'harmonieux, 
et  que  l'on  doutât  si  l'appel  des  cailles  n'était  pas 
celui  des  fontaines. 

Les  hommes  étaient-ils  morts?  Un  seul  veillait 
au  loin,  faisant  des  gestes  sur  les  eaux  et  retirant 
sans  bruit  son  épervier  ruisselant  de  rayons.  Mais 
le  cœur  de  ces  eaux  en  était  seul  troublé,  celui  de 
Lièvre  restait  calme. 

Et  VOICI  qu-entre  les  angcriques  apparaissait  peu 
èi  peu  une  boule.  C'était  la  bien-aimée  qui  s'avan- 


LB    ROMAN    DU    LIHVRB  13 


çait.  Et  Lièvre  alla  vers  elle  jusqu'à  ce  qu'il  l'eût 
rejointe  au  centre  du  regain  bleu.  Leurs  petits  mu- 
seaux se  touchaient.  Et,  un  instant,  au  milieu  des 
oseilles  sauvages,  ils  se  broutèrent  des  baisers.  Ils 
jouèrent.  Puis,  lentement,  côte  èi  côte,  ils  s'en 
furent,  guidés  par  la  faim,  vers  une  métairie  pros- 
ternée dans  l'ombre.  Dans  le  misérable  potager 
oh  ils  pénétrèrent,  les  choux  étaient  croquants,  les 
thyms  amers.  L'étable  voisine  respirait,  et,  sou> 
la  porte  de  sa  loge,  le  cochon  passa  son  groin 
mobile  et  renifla. 

Ainsi  la  nuit  se  passa  à  manger  et  à  aimer.  Peu 
à  peu  l'ombre  remua  sous  l'aube.  Des  taches  appa- 
rurent au  loin.  Tout  se  mit  à  trembler.  Un  coq 
ridicule  déchira  le  silence,  perché  sur  le  poulailler. 
Il  avait  un  cri  furieux.  Il  s'applaudissait  avec  ses 
moignons  d'ailes. 

Lièvre  et  sa  femelle  se  quittèrent  au  seuil  de 
la  haie  d'épines  et  de  roses.  Un  village  de  cris- 
tal, eût-on  dit,  émergeait  du  brouillard  et,  dans  un 
champ,  on  distinguait  des  chiens  affairés  qui,  ba- 
lançant leurs  queues  roides  comme  des  câbles, 
cherchaient  à  débrouiller,  parmi  les  menthes  elles 
pailles,  les  courbes  idéales  décrites  par  le  couple 
charmant. 


14  I.E    ROMAN    DU    LlKVnE 


Lièvre  alla  se  gîter  dans  une  marni^re  voîlli'e  «!o 
mûriers  où  il  demeura  jusqu'au  soir,  assis,  les 
yeux  ouverts.  11  s'ytenait  comme  un  roi,  sous  l'ogive 
des  branches  qu'une  ondée  avait  ornée  de  ses 
graines  de  soleil  bleu.  11  s'y  assoupit.  Mais  son  rôve 
inquiet  n'était  point  celui  que  donne  le  calme  som- 
meil du  torpide  après-midi.  Il  ne  connaissait  point 
le  repos  sans  alerte  du  lézard  dont  la  vie  palpite  à 
peine  dans  le  songe  des  vieux  murs,  ni  la  sieste 
confiante  du  blaireau  dans  son  terrier  qu'em[)lit 
une  obscure  fraîcheur. 

Le  moindre  bruit  lui  redisait  le  danger  de  tout 
ce  qui  bouge,  tombe,  frappe;  l'insolite  mouvement 
d'une  ombre,  l'approche  de  l'ennemi.  Il  savait  que, 
dans  le  gîte,  il  n'est  de  bonheur  que  si  tout  est 
semblable  à  ce  qui  s'y  trouvait  à  l'instant.  De  là, 
naissait  pour  lui  l'amour  de  l'ordre  qu'entretenait 
son  immobilité. 

Pourquoi,  dans  le  calme  azuré  des  jours  pesants, 
la  feuille  de  l'églantier  remuerait-elle?  Pourquoi, 
lorsque  l'ombre  du  taillis  est  si  lente  qu'elle 
semble  arrêter  les  heures,  viendrait-elle  à  s'agiter? 


LE    ROMAN    DU    LIÙV15E  i5 


Pourquoi  se  fût-il  mêlé  aux  hommes,  qui,  non  loin 
de  sa  retraite,  cueillaient  les  quenouilles  des  maïs 
où  le  soleil  fila  des  grains  pâles  de  lumière?  Ses 
paupières  sans  cils  ne  se  pouvaient  accommoder 
de  l'éblouissante  palpitation  des  midis  et,  par  cela 
seul,  il  savait  ne  pouvoir  s'approcher  sans  danger 
de  ceux  qui  fixent  sans  aveuglement  les  flammes 
blanches  des  laboursi 

Rien  ne  le  sollicitait  au  dehors  que  lorsqu'il 
était  temps  qu'il  sortit  de  lui-même.  Sa  sagesse 
obéissait  h  l'harmonie.  La  vie  lui  était  une  mu- 
sique dont  chaque  note  discordante  lui  conseillait 
qu'il  se  méfiât.  Il  ne  confondait  point  la  voix  de 
la  meute  avec  celle,  lointaine,  des  cloches;  ni  le 
geste  de  l'homme  avec  celui  de  l'arbre  agité;  ni  la 
détonation  du  fusil  avec  celle  de  la  foudre;  ni 
celle-ci  avec  le  roulement  des  tombereaux;  ni  le 
sifflet  de  l'épervier  avec  celui  des  batteuses  à 
vapeur.  Il  y  avait  ainsi  tout  un  langage  dont  il 
tejmit  les  mots  pour  ennemis. 


10  LB    IIOMAN    OU    Ll&VnB 


Qui  donc  aurait  pu  dire  d'où  Lièvre  tenait  cette 
prudence  et  cette  sagesse?  Nul  n'eût  expliqué 
cela,  ni  comment  elles  lui  avaient  été  transmises. 
Ses  origines  se  perdaient  dans  la  nuit  des  temps 
où  les  histoires  se  confondent.. 

Descendit-il  de  l'arche  de  NoC  sur  le  mont  Ararat, 
à  l'heure  oîi  la  colombe  olivière,  qui  garde  encore 
en  son  roucoulement  le  bruit  des  grandes  eaux, 
vint  signifier  que  baissait  le  déluge?  Avait-il  été 
créé  tel,  ce  courte-queue,  ce  poil-de-chaume,  ce 
museau-fendu,  cet  oreillard,  ce  patte-usée?  L'Éter- 
nel l'avait-il  jeté  spontanément  sous  les  lauriers 
de  l'Eden? 

Avait-il  vu,  blotti  sous  un  buisson  de  roses, 
Eve,  comme  une  jument  cabrée,  promener  parmi 
les  glaïeuls  la  grâce  de  ses  jambes  ténébreuses,  et 
tendre  ses  seins  d'or  à  travers  les  grenades  mys- 
tiques? Ou  ne  fut-il  d'abord  qu'un  brouillard 
incandesceDl?Déjàvivait-ilau  cœur  des  porphyres? 
Avait-il,  incombustible,  resurgi  de  ce  civet  de 
lave,  pour  habiter  tour  à  tour,  jusqu'à  ce  qu'il  osât 
montrer  son  nez,  la  cellule  du  granit  et  de  l'algue? 
Devait-il  au  jais  ruisselant  ses  yeux  de  bitume? 
Aux  limons  argileux  ses  poils?  Aux  varechs  ses 
molles  oreilles?  Au  feu  liquide  son  sang  vif? 


LB    ROMAN    DU    LIÈVHE  17 


...  Peu  lui  importaient  ses  origines  en  ce  mo- 
ment que,  dans  la  marnière,  il  reposait  en  paix. 
C'était  par  un  août  orageux,  par  une  mûre  fin 
d'après-midi  dont  le  ciel  d'un  bleu  de  prune 
sombre,  gonflé  çà  et  là,  se  préparait  h  crever  sur 
la  plaine. 

Bientôt  l'averse  commença  de  retentir  sur  la 
ronceraie.  Le  tambourinemcnt  des  longues  ba- 
guettes d'eau  s'accéléra.  Mais  Lièvre  n'eut  point 
peur,  car  la  pluie  obéissait  à  un  rythme  qu'il  con- 
naissait. D'ailleurs,  elle  ne  l'atteignait  point,  im- 
puissante encore  à  pénétrer  l'épaisseur  de  la  voûte 
végétale.  Seule  une  goutte  frappait  le  fond  de 
la  marnière,  claquante  et  renouvelée  au  même 
point. 

Ainsi  le  Patte-usée  n'avait  point  le  cœur  troublé 
par  ce  concert.  Il  connaissait  l'harmonie  qui 
enchaîne  comme  des  strophes  les  larmes  de  l'ondée, 
sachant  que  ni  le  chien,  ni  l'homme,  ni  le  renard, 
ni  l'épervier  n'y  prenaient  part.  Le  ciel  était  comme 
une  harpe  où  se  tendaient  les  fils  d'argent  de 
l'averse,  de  haut  en  bas.  Et,  en  bas,  chaque  chose 
la  faisait  résonner  d'une  façon  particulière  et, 
tour  à  tour,  reprenait  son  propre  thème.  Aux  doigts 
verts  des  feuilles  les  cordes  de  cristal  sonnaient, 


20  LB  ROMAN    DU    LIÈVRB 


que  ceignait  une  corde,  se  joignaient.  Il  tenait 
vers  la  lune  son  visage  osseux  plus  pâle  qu'elle. 
On  distinguait  son  nez  d'aigle,  et  ses  yeux  profonds 
comme  ceux  des  ânes,  et  sa  barbe  noire  où  les 
halliers  avaient  laissé  des  laines  d'agneaux. 

Deux  colombes  l'accompagnaient.  Elles  glissaient 
de  branche  en  branche  dans  la  douceur  de  la 
nuit.  De  l'amoureuse  poursuite  de  leurs  ailes,  on 
aurait  dit  les  pétales  d'une  fleur  effeuillée  qui 
eussent  voulu  se  rejoindre  et,  à  nouveau,  s'épa- 
nouir en  corolle. 

Trois  pauvres  chiens  au  collier  d'épines  précé- 
daient, en  remuant  la  queue,  l'homme  dont  un 
vieux  loup  léchait  le  vêtement.  Une  brebis  et  soQ 
agnelle  s'avançaient  parmi  les  crocus-des-mousses, 
bêlantes,  incertaines  et  charmées,  foulant  ces  lilas 
d'émeraude,  cependant  que  trois  éperviers  se  pre- 
naient à  jouer  avec  les  deux  colombes.  Un  timide 
oiseau  de  nuit  siffla  de  joie  parmi  les  fruits  des 
chênes,  puis  s'éploya  et  rejoignit  les  éperviers  et 
les  colombes,  l'agnelle  et  la  brebis,  les  chiens,  le 
loup  et  l'homme. 

Et  l'homme  s'approcha  de  Lièvre  et  lui  dit  : 

—  Je  suis  François.  Je  t'aime  et  je  te  salue, 


IX   ROMAN    DD    LIÊVRB  21 

6  mon  frère.  Je  te  salue,  au  nom  de  ce  ciel  qui 
réfléchit  les  eaux  et  les  pierres  brillantes,  au  nom 
des  oseilles  sauvages,  des  écorces  et  des  graines 
qui  iXtnt  ta  nourriture.  Viens  avec  ces  innocents 
qui  m'accompagnent  et  qui  se  sont  attachés  à  mes 
pas  avec  la  foi  du  lierre  qui  grimpe  à  l'arbre  sans 
se  dire  que,  bientôt  peut-être,  viendra  le  bûcheron. 
0  Lièvre,  je  t'apporte  la  Foi  que  nous  avons  les 
uns  dans  les  autres,  la  Foi  qui  est  la  vie  elle-même, 
qui  est  ce  que  nous  ne  savons  pas,  mais  ce  en 
quoi  nous  croyons.  0  Lièvre  aimable  et  gentil, 
ô  doux  routier,  veux-tu  bien  suivre  notre  Foi? 

Et,  tandis  que  parlait  François,  les  bêtes  arrêtées 
faisaient  silence,  à  plat  ventre  ou  perchées,  con- 
fiantes dans  ces  mots  qu'elles  n'entendaient  point. 

Lièvre  seul,  l'œil  grand  ouvert,  semblait  s'in- 
quiéter maintenant  du  bruit  de  ces  paroles,  une 
oreille  en  avant,  l'autre  en  arrière,  comme,  tout 
à  la  fois,  pour  partir  et  rester. 

Ce  que  voyant,  François  cueillit  sur  la  pelouse 
une  poignée  de  foin  et  la  tendit  au  Patte-usée  qui 
le  suivit. 


22  LE    ROMAN    DU    LIEVRE 


Tous  cheminèrent  ensemble  dès  cette  nuit. 

Nul  ne  leur  pouvait  nuire,  car  la  Foi  les  proté- 
geait. Ace  point  que,  lorsque  François  et  ses  amis 
s'arrêtaient  sur  la  place  d'un  village  où  des  gens 
dansaient  au  bruit  d'une  musette,  à  l'heure  où 
les  ormeaux  s'attendrissent,  où  aux  tables  noires 
des  aubergistes  en  plein  vent  des  filles  lèvent  le 
verre  et  rient,  on  faisait  cercle  autour  d'eux.  Et 
les  jeunes  gens  qui  tiraient  à  l'arc  ou  de  l'arque- 
buse n'eussent  point  songé  è,  tuer  Lièvre,  tant  sa 
tranquille  promenade  les  étonnait,  tant  ils  auraient 
trouvé  barbare  d'abuser  d'un  pauvre  animal  qui 
plaçait  sa  confiance  jusquessous  leurs  pieds.  Et  ils 
prenaient  François  pour  un  homme  habile  à  domp- 
terles  animaux,  et  lui  ouvraient  parfois  les  granges 
pour  la  nuit,  lui  faisant  une  aumône  dont  il  se 
servait  pour  acheter  à  ses  bêtes  ce  qu'elles  préfé- 
raient. 

D'ailleurs  elles  se  nourrissaient  facilement,  car 
cet  automne  qu'elles  traversaient  était  généreux 
et  faisait  ployer  les  greniers,  et  on  les  laissait  gla- 
ner dans  les  champs  de  maïs  et  prendre  part  à  la 
vendange  qui  chantait  dans  le  soleil  couchant.  Des 
filles  blondes  pressaient  des  grappes  sur  leurs 
seins  lumineux.  Leurs  coudes  levés  luisaient.  Au- 


LE    ROMAN    DU    LIÈVRE  23 

dessus  des  ténèbres  bleues  des  châtaigneraies, 
lentement,  coulaientdes  étoiles  filantes.  Le  velours 
des  bruyères  s'épaississait.  On  entendait  gémir  lea 
robes  dans  la  profondeur  des  avenues. 

Ils  contemplaient  la  mer  suspendue  dans  l'es- 
pace, et  les  voiles  penchées,  et  les  sables  blancs 
tachés  par  les  ombres  des  tamarix,  des  arbousiers 
et  des  pins,  et  ils  parcouraient  de  rieuses  prairies, 
oîi,  descendu  de  la  candeur  des  neiges,  le  torrent 
se  fait  ruisseau,  mais  étincelle  encore  au  souvenir 
des  antimoines  et  des  givres. 

Lorsque  sonnait  le  cor  des  chasseurs,  Lièvre, 
demeurait  sans  effroi  parmi  ses  compagnons  qui 
le  gardaient  et  qu'il  gardait.  Un  jour,  une  meute 
qui  s'était  rapprochée  de  lui  recula  à  la  vue  du 
loup,  aussi  bien  qu'une  chatte  qui  poursuivait  les 
colombes  s'enfuit  devant  les  trois  chiens  aux  col- 
liers d'épines,  et  qu'un  furet  qui  guettait  l'agnelle 
se  cacha  des  oiseaux  de  proie.  Le  Patte-usée  lit 
peur  à  des  hirondelles  qui  s'acharnaient  sur  le 
hibou. 


24  LE    ROMAN   DU    LlÈVRB 


Le  Patte-usée  s'était  surtout  lié  avec  l'un  des 
trois  chiens  aux  colliers  d'épines.  C'était  une  épa- 
gneule  qui  était  douce,  petite  et  trapue,  h.  queue 
courte,  aux  oreilles  pendantes,  aux  pattes  arquées. 
Elle  était  polie  et  convenable.  Elle  était  née  dans 
une  loge  à  truie,  chez  un  savetier  qui  chassait  le 
dimanche.  Son  maître  étant  mort,  et  personne  ne 
l'ayant  alors  recueillie,  elle  s'en  fut  par  les  champs 
oh  elle  rencontra  François. 

Lièvre  marchait  auprès  d'elle  et,  lorsqu'elle 
s'endormait,  elle  posait  son  museau  sur  lui,  qui 
s'assoupissait.  Car  tous  faisaient  la  sieste,  et  leur 
sommeil  était  plein  de  songes  sous  le  blême  feu 
de  midi. 

François  revoyait  alors  le  paradis  d'où  il  était 
descendu.  Il  lui  semblait  qu'il  y  entrât,  par  la 
porte  grande  ouverte  sur  la  rue  principale  oh 
étaient  les  maisons  des  Élus.  C'étaient  des  échoppes 
basses,  toutes  pareilles,  dans  une  ombre  lumi- 
neuse qui  faisait  pleurer  de  joie.  Au  fond  de  ces 
boutiques,  on  distinguait  l'éclair  d'un  rabot,  d'un 
marteau  ou  d'une  lime.  Là  encore  le  sublime  tra- 
vail continuait,  car  Dieu  ayant  interrogé  les  hommes 
qui  étaient  venus  à  lui  sur  ce  qu'ils  désiraient  en 


LE    ItOMAN    DU    LIEVRE 


récompense  de  leurs  œuvres  terrestres,  ils  avaient 
demandé  que  leur  fût  conservé  ce  qui  les  avaii 
aidés  à  gagner  le  Ciel.  Et  alors,  leurs  obscures 
besognes  avaient  revêtu  je  ne  sais  quel  mystère. 
Des  artisans  se  montraient  aux  seuils  oii  étaient 
dressées  des  tables  pour  le  repas  du  soir.  On  enten- 
dait le  rire  des  puits  célestes.  Et,  sur  les  places, 
des  anges  qui  ressemblaient  à  des  barques  dépêche 
s'inclinaient  dans  l'allégresse  du  crépuscule. 

Quant  aux  animaux,  ils  ne  voyaient,  dans  leurs 
rêves,  ni  la  terre  ni  le  paradis  tels  que  nous  lea 
concevons  et  voyons.  Ils  songeaient  h  des  étendues 
diffuses  où  se  confondaient  leurs  sens.  Il  brumait 
en  eux.  L'aboiement  des  meutes  s'alliait,  chez 
Lièvre,  à  la  chaleur  solaire,  à  de  brusques  déto- 
nations, à  des  mouillages  de  pattes,  à  un  vertige 
de  fuite,  à  l'effroi,  à  l'odeur  de  l'argile,  à  l'éclair  du 
ruisseau,  au  balancement  des  carottes  sauvages,  au 
crépitement  du  maïs,  au  clair  de  lune,  à  l'émoi  de 
voir  surgir  sa  femelle  du  parfum  des  reines-des-prés. 

Tous,  à  travers  leurs  paupières  closes,  voyaient 
remuer  des  reflets  de  leurs  existences.  Mais  les 
colombes,  protégeant  du  soleil  leurs  vives  petites 
têtes  mobiles,  c'était  dans  l'ombre  de  leurs  ailes 
qu'elles  cherchaient  leur  Paradis. 


26  LE    ROMAN    DC    LItVnE 


11 


Quand  vînt  l'hiver,  François  dit  à  ses  amis  : 
Bénis  soyez-vous,  car  vous  appartenez  à  Dieu. 
Mais  je  suis  dans  l'inquiétude,  car  le  cri  des  oies 
qui  passent  dit  que  la  famine  est  proche  et  qu'il 
n'est  point  dans  les  projets  du  Ciel  que  la  terre  se 
fasse  clémente  pour  vous.  Loués  soient  les  des- 
seins cachés  du  Seigneur  ! 

Autour  d'eux,  en  effet,  la  campagne  était  déso- 
lée. Le  ciel,  de  ses  outres  gonflées  de  neige,  lais- 
sait tomber  une  lumière  jaune.  Tous  les  fruits  dei 
haies  étaient  morts,  et  ceux  des  vergers.  Et  les 
graines  avaient  quitté  les  gousses  pour  entrer  dans 
le  sein  de  la  terre. 

...Loués  soient  les  desseins  cachés  du  Seigneur, 
dit  François.  Peut-être  veut-il  que  vous  me  quit- 
tiez, et  que  vous  alliez  chacun  de  votre  côté  en 
quête  d'aliments.  Alors,  détachez-vous  de  moi 
qui  ne  peux  vous  suivre  tous  ensemble,  si  vos  ins- 
tincts vous  mènent  en  des  pays  différents.  Car  voua 


LE   ROMAN   DU   LlÊVRB  27 

êtes  vivants,  et  vous  avez  besoin  de  nourriture,  au 
lieu  que  moi  je  suis  ressuscité,  étant  ici  par  la 
grâce  de  Dieu,  à  l'abri  des  besoins  corporels,  ap- 
parition  permise  afin  de  vous  avoir  guidés  jusqu'à 
ce  jour.  Mais  je  sens  que  ma  science  faiblit  et  que 
je  ne  sais  plus  prendre  soin  de  vous.  Si  vous  vou- 
lez me  quitter,  que  la  langue  de  chacun  soit  dé- 
liée, et  qu'il  le  dise. 


26  LE    ROMAN    DU    LILYRE 


H 


Quand  vînt  l'hiver,  François  dit  à  ses  amis  : 
Bénis  soyez-vous,  car  vous  appartenez  à  Dieu. 
Mais  je  suis  dans  l'inquiétude,  car  le  cri  des  oies 
qui  passent  dit  que  la  famine  est  proche  et  qu'il 
n'est  point  dans  les  projets  du  Ciel  que  la  terre  se 
fasse  clémente  pour  vous.  Loués  soient  les  des- 
seins cachés  du  Seigneur  ! 

Autour  d'eux,  en  effet,  la  campagne  était  déso- 
lée. Le  ciel,  de  ses  outres  gonflées  de  neige,  lais- 
sait tomber  une  lumière  jaune.  Tous  les  fruits  des 
haies  étaient  morts,  et  ceux  des  vergers.  Et  les 
graines  avaient  quitté  les  gousses  pour  entrer  dans 
le  sein  de  la  terre. 

...Loués  soient  les  desseins  cachés  du  Seigneur, 
dit  François.  Peut-être  veut-il  que  vous  me  quit- 
tiez, et  que  vous  alliez  chacun  de  votre  côté  en 
quête  d'aliments.  Alors,  détachez-vous  de  moi 
qui  ne  peux  vous  suivre  tous  ensemble,  si  vos  in»* 
tincts  vous  mènent  en  des  pays  différents.  Car  voua 


LB   ROMAN   DU    LIÈVRB  27 

êtes  vivants,  et  vous  avez  besoin  de  nourriture,  au 
lieu  que  moi  je  suis  ressuscité,  étant  ici  par  la 
grâce  de  Dieu,  à  l'abri  des  besoins  corporels,  ap- 
parition permise  afin  de  vous  avoir  guidés  jusqu'à, 
ce  jour.  Mais  je  sens  que  ma  science  faiblit  et  que 
je  ne  sais  plus  prendre  soin  de  vous.  Si  vous  vou- 
lez me  quitter,  que  la  langue  de  chacun  soit  dé- 
liée, et  qu'il  le  dise. 


28  LB    ROMAN    DU    LIEVRB 


Ce  fut  le  Loup  qui  parla  le  premier. 

Il  leva  son  museau  vers  François.  Sa  queue  usée 
était  balayée  par  le  vent.  Il  toussa.  Une  longue 
misère  le  vêtait.  Sa  fourrure  piteuse  lui  donnait 
l'air  d'un  roi  dépossédé.  11  hésitait,  regardant 
tour  à  tour  chacun  de  ses  compagnons.  Enfin,  sa 
voix  passa  par  son  gosier,  la  voix  rauque  de  la 
neige  natale.  Et,  comme  il  ouvrait  ses  babines, 
on  vit  toute  sa  souffrance  ancienne  à  la  longueur 
de  ses  dents.  On  ne  savait,  tant  son  expression  était 
sauvage,  s'il  allait  mordre  ou  lécher  son  maître. 

Il  dit  : 

—  0  miel  sans  abeilles  1  0  Pauvre!  0  Fils  de 
Dieu!  Comment  te  quitterais-je?  Mon  existence 
était  mauvaise  et  tu  l'as  remplie  de  joie.  Il  me 
fallait,  durant  des  nuits,  épier  la  respiration  des 
chiens,  des  pâtres  et  des  feux,  pour  saisir  l'ins- 
tant où  enfoncer  mes  crocs  dans  la  gorge  des 
agneaux  endormis.  Tu  m'appris,  ô  Béni,  la  douceur 
des  vergers.  Et  même,  lorsqu'à  présent  mon  ventre 
se  creusait  sous  le  désir  de  la  viande,  je  me  nourris- 
sais de  ton  amour  pour  moi.  Combien,  parfois,  me 
fut  agréable  ma  faim  lorsque  je  posais  mon  museau 
sur  ta  sandale,  car  cette  fai«i  je  la  souffre  pour  te 
suivre,  et  je  mourrai  volontiers  pour  ton  amour. 


LE    ROMAN   DU    LIEVRE  29 


Et  les  colombes  roucoulèrent. 

Elles  suspendaient  leur  double  vol  frileux  dans 
les  branches  d'un  arbre  sec.  Elles  ne  pouvaient  se 
décider  à  parler.  On  eût  dit,  à  chaque  instant, 
qu'elles  y  allaient  consentir,  mais,  soudain  effarou- 
chées, elles  emplissaient  à  nouveau  de  leurs  ca- 
resses blanches  qui  sanglotaient  la  forêt  qui  écou- 
tait cette  grâce.  Elles  palpitaient  comme  des  jeunes 
filles  qui  unissent  leurs  larmes  et  leurs  bras.  Elles 
parlèrent  ensemble  comme  si  elles  n'avaient  eu 
qu'une  voix  : 

—  0  François,  plus  charmant  que  la  lueur  du 
ver  luisant  dans  la  mousse,  plus  aimable  que  le 
ruisseau  qui  nous  chante  lorsque  nous  suspendons 
la  tiédeur  de  notre  nid  à  l'ombre  aromatique  des 
jeunes  peupliers.  Qu'importe  que  les  frimas  et  la 
disette  nous  veuillent  bannir  d'auprès  de  toi  et  nous 
chasser  vers  les  contrées  fertiles?  Pour  toi,  nous 
aimerons  la  disette  et  les  frimas.  Pour  ton  amour, 
nous  renoncerons  à  nos  amours.  Et,  si  nous  devons 
mourir  de  froid,  ce  sera,  ô  notre  maître,  en  nous 
pressant  l'une  contre  l'autre. 


30  LE    ROMAN    DU    LIÈVRE 


Et  l'un  des  chiens  aux  colliers  d'épines  s'avança. 
C'était  l'épagneule,  amie  de  Lièvre.  Déjà,  comme 
le  loup,  elle  avait  ressenti  âprement  la  faim  et 
claquait  des  dents.  Ses  oreilles  se  ridèrent  en 
s'exhaussant  ;  sa  queue  empanachée  comme  une 
gousse  de  coton,  se  tint  immohile  et  horizontale. 
Ses  yeux,  couleur  de  framboise  jaune,  fixaient  Fran- 
çois avec  l'ardeur  de  la  Foi  absolue.  Et  ses  deux 
compagnons,  qui  s'apprêtaient  à  l'écouter  avec 
confiance,  baissaient  la  tête  en  signe  d'ignorance 
et  de  bonté.  Et  eux  qui  étaient  des  labrits  de  pâtres, 
qui  n'avaient  entendu  jamais  que  les  sanglots  des 
clarines,  le  bêlement  des  troupeaux  et  le  coup 
de  fouet  de  la  foudre  sur  les  sommets,  ils  atten- 
daient, heureux  et  fiers,  que  la  petite  épagneulo 
témoignât. 

Alors  celle-ci  fit  un  pas.  Mais  aucun  son  ne 
sortit  de  sa  gorge.  Elle  lécha  la  main  de  François, 
puis  elle  se  coucha  h  ses  pieds. 


LE    ROMAN    DU    LIEVRE  31 


Et  la  brebis  bêla. 

Ses  bêlements  étaient  si  tristes  que  l'ont  eût  dit 
que  son  âme  s'exhalait  déjà  vers  la  mort,  à  la 
seule  pensée  de  quitter  François.  Comme  elle  se 
taisait,  on  entendit  soudain,  prise  de  je  ne  sais 
quelle  mélancolie,  son  agnelle  pleurer  comme  une 
enfant. 

Et  la  brebis  parla  : 

Ni  la  sérénité  des  luzernes  que  l'aube  ternit  de 
sa  buée,  ni  la  réglisse  de  la  montagne  où  le  brouil- 
lard fait  perler  sa  sueur  d'argent,  ni  la  litière  de 
la  hutte  enfumée  ne  sont  comparables  aux  pâtu- 
rages de  ton  cœur.  A  te  quitter,  nous  préférerions 
l'abattoir  sanglant  et  fade,  et  le  balancement  de 
la  carriole  qui  nous  y  emporte,  bêlantes  et  les 
pattes  liées,  le  flanc  et  la  joue  sur  la  planche.  0 
François,  notre  mort  serait  de  te  perdre,  car  nous 
t'aimons. 

Et  cependant  que  la  Robine  s'exprimait,  le  hi- 
bou et  les  éperviers  l'un  près  des  autres  perché, 
se  tenaient  immobiles,  les  yeux  pleins  d'angoisse, 
serrant  les  ailes  pour  ne  se  pas  envoler. 


32  LB    ROMAN    DU    LIEVRB 


Ce  fut  Lièvre  qui  parla  le  dernier  : 

Vêtu  de  ses  poils  de  chaume  et  de  terre,  il  sem- 
blait être  un  dieu  des  labours.  Au  milieu  de 
cette  nature  désolée  par  l'hiver,  il  était  comme 
une  motte  de  l'été.  Il  évoquait  un  cantonnier  et  un 
facteur  rural.  Il  portait,  dans  les  cornets  de  ses 
oreilles,  l'émoi  troussé  de  tous  les  bruits.  L'un  de 
ces  cornets,  tendu  vers  le  sol,  épiait  le  grésille-^ 
ment  de  la  gelée,  tandis  que  l'autre,  ouvert  h  l'ho- 
rizon, recueillait  les  cognées  d'une  hache  dont  ré- 
sonnait la  forêt  morlo. 

—  Certes,  dit-il,  ô  François,  je  puis  me  contenter 
des  écorces  moussues  qui  s'attendrissent  sous  la 
caresse  des  neiges  et  que  les  aurores  de  l'hiver 
parfument.  Plus  d'une  fois  je  m'en  rassasiai  durant 
ces  jours  calamiteux  où  les  ronces  ne  sont  que  des 
cristaux  roses,  lorsque  la  glisseuse  bergeronnette 
pousse  un  cri  aigu  vers  les  vermisseaux  que  son 
bec  n'atteint  plus  sous  la  glace  des  berges.  Et  je 
brouterai  ces  écorces.  Car,  ô  François,  je  ne  veux 
point  mourir  avec  les  doux  amis  qui  agonisent, 
mais  je  veux  vivre  auprès  de  toi,  me  nourrissant 
de  l'amàïe  fibre  des  tauzins. 


LE    ROMAN    DU    LIÈVRE  33 


Donc,  et  parce  que  le  pays  de  chacun  d'eux  eût 
été  différent,  et  pour  chacun  seul  habitable,  les 
compagnons  deLiôvrepréférèrentne  se  point  quitter 
et  mourir  ensemble  dans  cette  contrée  que  déci- 
mait l'hiver. 

Un  soir,  les  colombes  fanées  s'effeuillèrent  de  la 
branche  oii  elles  étaient  perchées,  et  le  loup  ferma 
les  yeux  à  la  vie,  le  museau  sur  la  sandale  de 
François  :  déjà,  depuis  deux  jours,  son  cou  n'avait 
plus  la  force  de  soutenir  sa  tête,  et  son  échine 
était  devenue  semblable  à  une  ronce  souillée  de 
boue  et  frissonnante  sous  le  vent;  son  maître  le 
baisa  au  front. 

Puis,  l'agnelle,  les  labrits,  les  éperviers,  le 
hibou  et  la  brebis  rendirent  l'âme  et,  enfin,  la 
petite  épagneule  que  Lièvre  essaya  en  vain  de 
réchauffer.  Elle  trépassa  en  faisant  aller  la  queue, 
ce  dont  le  Poil-de-chaume  eut  tant  de  peine  qu'il 
ne  put,  jusqu'au  lendemain,  toucher  à  l'écorcc 
des  chênes. 


34  LB  ROMAN   DC   LiÈVRB 


Et  François,  dans  la  désolation,  pria,  le  front 
dans  la  main  serré,  comme  dans  l'excès  d'un  mal 
un  poète  qui  sent  encore  une  fois  son  àme  lui 
échapper. 

Puis,  s'adressarit  au  Museau-fendu  : 

—  0  Lièvre,  j'entends  une  voix  qui  me  dit 
qu'il  faut  que  tu  conduises  ceux-ci  (et  il  désignait 
les  cadavres  des  animaux)  à  la  Béatitude  éter- 
nelle. 0  Lièvre,  il  y  a  un  Paradis  pour  les  botes  : 
mais  je  ne  le  connais  point.  Aucun  homme  n'y 
pénétra  jamais.  0  Lièvre,  il  faut  que  tu  y  mènes 
les  amis  que  Dieu  m'avait  donnés  et  qu'il  m'a 
retirés.  Tu  es  prudent  entre  tous,  et  c*est  à  ta 
prudence  que  je  les  confie. 

Les  paroles  de  François  montaient  dans  le  ciel 
éclairci.  Le  dur  azur  d'hiver  s'était  peu  U  peu  fait 
limpide.  Et  l'on  eût  cru,  sous  cette  gaîté  reve- 
nue, que  l'épagneule  charmante  allait  encore 
redresser  la  souple  soie  de  ses  oreilles. 

—  0  mes  amis  qui  êtes  morts,  disait  François, 
ètes-vous  morts,  puisque  seul  j'ai  conscience  de 
votre  mort?   Quelle   preuve   donneriez-vous    au 


LE    nOMAN    DU    LIÈVRE  35 

sommeil  que  vous  n'êtes  point  endormis?  Le  fruit 
de  la  clématite  est-il  assoupi  ou  mort  lorsque  le 
vent  n'effleure  plus  la  légèreté  de  ses  cils?  Peut- 
cître,  ô  Loup,  que,  simplement,  il  ne  vient  plus 
assez  de  souffle  d'en-haut  pour  enfler  tes  flancs? 
Et  vous,  colombes,  pour  que  vous  vous  gonfliez 
comme  un  soupir?  Et  vous,  brebis,  pour  que  vos 
lamentations  augmentent  encore  par  leur  douceur 
la  douceur  des  pâturages  inondés?  Et  toi,  hibou, 
pour  que  ton  sanglot  devienne  la  plainte  même 
de  la  nuit  amoureuse?  Et  vous,  éperviers,  pour 
que  vous  vous  laissiez  enlever  de  la  terre?  Et  vous, 
labrits,  pour  que  vos  jappements  se  confondent 
avec  les  voix  des  écluses?  Et  toi,  épagneule,  pour 
que  ta  délicieuse  intelligence  renaisse,  et  que  tu 
joues  encore  avec  le  Patte-uséeî 


36  LE    ROMAN    DU    LIEVRE 


Tout  à  coup,  de  la  taupinière  où  il  était  juché, 
Lièvre  fit  un  bond  dans  l'azur,  d'où  il  ne  retomba 
point;  et,  aussi  facilement  que  s'il  eût  foulé  une 
prairie  de  trèfle  bleu,  un  deuxième  bond  dans  le 
vide  angélique. 

Et,  à  peine  eut-il  fait  ce  dernier,  qu'il  vit  au- 
près de  lui  la  petite  épagneule  à  laquelle  il  de- 
manda, joyeux  : 

—  N'e'tais-tu  donc  pas  morte? 

A  quoi  elle  répondit,  en  gambadant  : 

—  Je  ne  comprends  pas  bien  ce  que  tu  veux 
me  dire.  La  sieste  d'aujourd'hui  me  fut  paisible 
et  blanche. 

Et  Lièvre  vit  que  les  autres  animaux  le  sui- 
vaient dans  l'espace,  tandis  que,  sur  une  autre 
voie  céleste,  s'acheminait  François  dont  la  main 
faisait  signe  à  Loup  qu'il  eût  confiance  dans  le 
Patte-usée.  Et  Loup,  docile  et  le  cœur  pacifié,  sen- 
tit la  Foi  l'envahir  à  nouveau,  et  il  continua  de 
cheminer  avec  ses  amis,  après  un  long  regard  vers 
son  maître,  et  sachant  qu'aux  Élus  l'adieu  même 
est  divin. 


LE    BOMAN    DU    LIEVRE  37 


Ils  laissèrent  l'hiver  derrière  eux.  Ils  s'éton- 
naient de  fouler  ces  pelouses,  naguères  inacces- 
sibles et  au-dessus  de  leurs  têtes.  Mais  le  besoin 
de  gagner  le  Paradis  les  maintenait  sûrement  dans 
le  ciel. 

Par  les  sentiers  séraphiques,  les  treilles  de  lu- 
mière, les  voies  lactées  où  la  comète  est  une 
gerbe,  Lièvre  menait  ses  compagnons;  François 
les  lui  avait  confiés,  le  leur  avait  donné  pour  guide, 
parce  qu'il  savait  sa  prudence.  Et  l'Oreillard 
n'avait-il  fourni  à  son  maître,  en  plusieurs  circons- 
tances, des  preuves  de  cette  qualité  qui  est  le 
commencement  de  la  sagesse?  N'avait-il  pas 
attendu,  lorsque  François  le  rencontrant  l'avait 
prié  de  le  suivre,  que  celui-ci  lui  tendît  et  laissât 
brouter  en  sa  main  une  poignée  d'herbe  lUnirie? 
Et,  lorsque  tous  ses  compagnons  s'étaient  laissés 
mourir  de  faim  pour  l'amour  les  uns  des  autres, 
n'avait-il  pas,  le  Patte-usée,  continué  de  brouter 
l'écorce  amère  des  tauzins? 

Donc  il  apparaissait  que  cette  prudence,  même 
au  ciel,  ne  lui  ferait  pas  défaut  ;  que,  si  l'on  se 
trompait  de  route,  le  Poil-de-chaume  retrouve- 


38  LE    nOMAN    DU    LIÈVRE 

rait  le  bon  chemin  ;  qu'il  saurait  ne  se  point  four- 
voyer, ne  se  buter  ni  au  soleil  ni  à  la  lune,  éviter 
les  étoiles  filantes  aussi  dang-ereuses  que  les  pierres 
des  frondes  ;  se  reconnaître  aux  poteaux  d'azur  qui 
indiquent  le  nombre  de  kilomètres  franchis  et  le 
nom  des  hameaux  célestes. 


LE    ROMAN    DU    LIEVRE  39 


Les  paysages  que  Lièvre  et  ses  compagnons  dé- 
couvraient les  ravissaient  en  extase,  d'autant  plus 
que,  à  l'inverse  des  hommes,  ils  n'avaient  jamais 
soupçonné  les  beautés  du  ciel,  à  cause  qu'ils  ne  lo 
pouvaient  apercevoir  que  de  côté,  et  non  au-des- 
sus, ce  qui  est  le  propre  du  roi  des  animaux. 

Donc,  le  Courte-queue,  le  Loup,  la  Brebis, 
l'Agnelle,  les  Oiseaux,  les  Labrits,  rÉpagneule 
constataient  que  le  ciel  était  aussi  beau  que  la  Terre. 
Et  tous,  excepté  Lièvre,  qui  avait  parfois  la  préoc- 
cupation de  l'itinéraire,  goûtaient  une  joie  sans 
mélange  dans  ce  pèlerinage  vers  Dieu  où  le  fir- 
mament, qui,  naguères,  leur  semblait  inaccessible 
au-dessus  d'eux,  était  maintenant  remplacé  peu  à 
peu  par  la  terre,  à  son  tour  inaccessible  au-des- 
sous d'eux.  Ils  la  considéraient,  à  mesure  qu'ils 
s'éloignaient  d'elle,  comme  leur  nouvelle  voûte 
éthérée.  L'azur  des  océans  y  roulait  des  nuages 
d'écumes,  et  les  chandelles  des  boutiques  y  étoi- 
laieat  l'étendue  de  la  nuit. 


40  LB    ROMAN    DU    LIÈVRE 


Peu  à  peu,  ils  se  rapprochaient  des  Terres  pro- 
mises par  François.  Déjà  les  trèfles  incarnats  des 
soleils  couchants  et  les  fruits  lumineux  des  té- 
nèbres dont  ils  faisaient  leur  nourriture,  plus 
larges  et  plus  gonflés,  laissaient  en  leurs  âmes  se 
fondre  des  sucs  paradisiaques. 

Les  feuilles,  les  pulpes  brûlantes  infusaient  dans 
leur  sang  je  ne  sais  quelle  vertu  estivale,  quelle 
joie  dont  les  cœurs  battaient  plus  fort  à  l'approche 
des  beautés  futures. 


LB    ROMAN    DU    LTÈVRE  41 


Ils  atteignirent  enfin  le  séjour  des  bêtes  bien- 
heureuses, le  premier  Paradis,  celui  des  chiens. 

Depuis  un  moment  l'on  entendait  aboyer.  Se 
penchant  vers  le  tronc  d'un  chêne  vermoulu,  ils 
virent  un  dogue  assis  dedans  comme  dans  une 
niche.  On  comprit,  à  son  regard  dédaigneux  et 
placide,  qu'il  avait  le  cerveau  dérangé.  C'était  le 
chien  de  Diogène  à  qui.  Dieu  avait  accordé  la  soli- 
tude en  ce  tonneau  creusé  à  même  l'arbre.  Indif- 
férent, il  regarda  passer  les  chiens  aux  colliers 
d'épines.  Puis,  au  grand  étonnement  de  ceux-ci,  il 
quitta  un  instant  sa  loge  moussue,  se  réenchaîna 
lui-môme  en  s'aidant  avec  la  bouche  —  car  sa 
laisse  était  détachée  —  rentra  dans  sa  caverne 
de  bois  et  dit  : 

Ici  chacun  prend  son  plaisir  où  il  le  trouve. 

Et,  en  effet,  Lièvre  et  ses  compagnons  virent 
des  chiens  en  quête  d'imaginaires  voyageurs 
perdus.  Ils  se  risquaient  à  descendre  au  fond  des 
gouffres  pour  les  y  découvrir,  leur  apportant  un 
peu  de  bouillon,  de  viande  et  d'eau-de-vie  con- 
tenus dans  de  petits  barils  suspendus  à  leur  col- 
lier. 


4,2  LK    HOMAN    DU    LIÈVRB 


D'autres  se  jetaient  en  des  lacs  glacés,  dans 
l'espoir  toujours  déçu  qu'ils  en  retireraient 
quelque  naufragé.  Ils  regagnaient  la  rive,  gre- 
lottants, assourdis,  mais  satisfaits  de  leur  inutile 
dévouement,  et  prêts  à  s'élancer  de  nouveau. 

D'autres  s'obstinaient  à  mendier  quelques  vieux 
os  au  seuil  des  chaumières  désertes  de  la  route, 
attendant  des  coups  de  pied  qui  donnassent  à 
leurs  regards  je  ne  sais  quelle  adorable  mélan- 
colie. 

Il  y  avait  un  chien  de  rémouleur  qui  faisait 
tourner  avec  joie,  langue  pendante,  la  cage  d'une 
meule  où  nul  couteau  ne  s'aiguisait.  Mais  ses 
yeux  rayonnaient  de  la  foi  passive  en  le  devoir 
accompli,  et  il  ne  s'arrêtait  de  peiner  que  pour 
reprendre  haleine  et  pour  peiner  encore. 

Il  y  avait  un  labrit  qui,  avec  la  même  foi, 
cherchait  à  ramener  vers  une  bergerie  des  brebis 
égarées  éternellement.  Il  les  chassait  au  bord 
d'un  ruisseau  qui  luisait  au  flanc  d'une  colline 
gazonnée. 

De  cette  colline  gazonnée,  et  sous  bois,  une 
meute  descendait  qui  avait  couru  tout  le  jour 


LB    ROMAN    DU    LI£VRB  43 

des  biches  et  des  gazelles  rêvées.  Les  voix  qui 
s'attardaient  à  des  pistes  anciennes  sonnaient 
comme  des  cloches  fortunées  dans  un  matin  fleuri 
de  Pâques. 

Ce  fut  non  loin  de  là  que  les  labrits  et  la  petite 
épagneule  s'installèrent.  Mais  lorsque  cette  der- 
nière voulut  donner  à  Lièvre  un  adieu  attendri, 
elle  vit  que  l'Oreillard  s'était  esquivé  depuis  que 
s'entendaient  les  chiens  de  chasse. 

Et  ce  fut  sans  lui  que  les  éperviers,  le  hibou, 
les  colombes,  le  loup  et  les  brebis  continuèrent 
leur  vol  ou  leur  marche.  Ils  comprenaient  bien, 
maintenant,  que,  lièvre  de  peu  de  foi,  il  n'avait 
pas  su  mourir  comme  eux  et,  que  d'être  sauvé 
par  Dieu,  il  préférait  se  sauver  lui-môme. 


44  LE    ROMAN    DU    LiÈVnB 


Le  deuxième  Paradis  était  celui  des  oiseaux, 
situé  dans  un  bocage  frais  oii  leurs  chants  ruis- 
selaient sur  les  feuilles  des  aulnes  qui  en  deve- 
naient ondulées.  Et,  de  ces  aulnes,  ces  chants 
s'écoulaient  dans  la  rivière  qui  en  devenait  mu- 
sicale jusqu'à  faire  jouer  les  joncs. 

Au  loin  courait  une  colline  emplie  de  prin- 
temps et  de  ténèbres.  La  douceur  de  ses  flancs 
était  incomparable.  Elle  exhalait  un  parfum  de 
solitude  :  l'aromc  des  lilas  nocturnes  mêlé  h. 
celui  du  cœur  des  roses  noires  où  boit  l'aride 
soleil  blanc. 

Soudain,  par  intervalles,  comme  si  fussent 
tombés  sur  l'onde,  en  s'y  brisant,  les  astres  de 
cristal,  on  entendait  s'épanouir  le  chant  du  ros- 
signol. On  n'entendait  que  le  chant  du  rossignol. 
Sur  toute  l'étendue  de  la  colline  taciturne,  on 
n'entendait  que  le  chant  du  rossignol.  La  nuit 
n'était  que  le  sanglot  du  rossignol. 

Alors,  dans  les  bocages,  l'aurore  se  levait» 
rougissante  d'être  nue  parmi  les  chœurs  des 
oiseaux  dont  hésitaien*  à  se  moduler  les  siffle- 


LK    ROMAN    DU    LiÈVRB  45 

menls,  tant  leurs  ailes  étaient  accablées  d'amour 
et  de  rosée.  Les  cailles  au  blé  vert  n'appelaient 
pas  encore.  Les  mésanges  à  tête  noire  faisaient, 
dans  les  obscurs  figuiers,  le  bruit  de  galets  re- 
mués par  l'eau.  Un  pivert  dont  on  eût  dit  qu'il 
était  une  poignée  d'herbe  arrachée  aux  pelouses 
dorées,  avec  la  fleur  d'un  sainfoin  à  la  tête, 
déchira  de  son  cri  l'azur.  11  se  dirigeait  vers  les 
vieux  pommiers  aux  corolles  candides. 

Les  trois  éperviers  et  le  hibou  entrèrent  dans 
ces  lieux  nourris  de  fleurs,  sans  que,  partant,  un 
seul  rouge-gorge,  un  seul  chardonneret,  une 
seule  linotte  en  fussent  effrayés.  Les  oiseaux  de 
proie  se  tinrent  perchés,  l'air  arrogant  et  triste, 
l'œil  fixé  au  soleil,  battant  parfois  de  leurs  ailes 
de  fer  leur  poitrine  aiguë  et  chinée. 

Quant  au  hibou,  il  s'enfonça  vers  la  colline  té- 
nébreuse pour,  enfoui  dans  quelque  solitaire 
caverne,  heureux  dans  l'ombre  et  la  sagesse, 
écouter  se  plaindre  le  rossignol. 


46  LE    ROMAN  DU    LIEVUB 


Mais  les  plus  délicieux  abris  étaient  ceux 
qu'élurent  les  colombes.  Elles  se  tenaient  sur 
d'amers  oliviers  vacillants  au  crépuscule.  Dans 
ce  parc  il  y  avait  des  jeunes  filles  qu'à  cause  de 
leur  grâce  animale  on  avait  laissées  entrer,  toutes 
les  jeunes  filles  soupirantes  et  pareilles  à  des 
chèvrefeuilles,  toutes  les  jeunes  filles  qui  rou- 
coulent avec  toutes  les  colombes  qui  pleurent, 
depuis  les  colombes  de  Venise  qui  éventèrent 
l'ennui  des  dogaresses,  jusqu'aux  colombes  d'I- 
bérie  qu'agaçaient  du  piment  de  leurs  lèvres  des 
pêcheuses  au  teint  d'orange  et  de  tabac  ;  toutes 
les  colombes  rêvées,  toutes  les  colombes  qui 
rêvent  :  celle  qu'élevait  Béatrix,  et  à  qui  Dante 
donnait  un  grain  de  blé;  et  celle  qu'entendait 
ians  la  nuit  Quittéria  désenchantée  ;  et  celle  qui 
dut  gémir  au-dessus  des  épaules  de  Virginie 
lorsque,  dans  la  source  nocturne,  à  l'ombre  du 
cocotier,  elle  essayait  en  vain  de  calmer  ses  brû- 
lures aimables  ;  et  celle  à  qui  l'adolescente  qu'op- 
presse le  déclin  d'Été,  dans  le  verger  où  les 
pêches  se  meurent,  confie  des  messages  pas- 
sionnés afin  qu'elle  aille  où  la  mène  son  vol. 

Et  il  y  avait  les  colombes  des  vieux  presbytères 
ensevelis  sous  les  roses  :  celles  que,  de  sa  main 


LE    ROMAN    DU    LIEVRE  47 

parfumée  d'encens,  nourrissait  Jocelyn  en  son- 
geant à  Laurence.  Et  la  colombe  que  l'on  donne 
à  la  petite  fille  qui  va  mourir  ;  et  la  colombe  que 
l'on  pose,  en  certains  pays,  sur  le  front  brûlant 
des  malades;  et  la  colombe  aveugle  qui  gémit  si 
tristement  qu'elle  attire  vers  les  chasseurs  embus- 
qués ie  vol  de  ses  sœurs  passagères;  et  la  plus 
douce  colombe,  qui  console  dans  sa  mansarde  ie 
vieux  poète  abandonné. 


48  LB    ROMAN    DU    LIÈVRB 


Le  troisième  Paradis  était  celui  des  brebis. 

Au  cœur  d'un  vallon  d'émeraude  qu'arrosaient 
des  ruisseaux  dont  l'herbe  était  d'un  vert  inouï 
sous  leur  cristal  ensoleillé;  auprès  d'un  lac  de 
nacre  et  de  plume  de  paon,  d'azur  et  de  mica,  de 
gorge  de  colibri  et  d'aile  de  papillon  :  ayant  lapé 
le  sel  candide  sur  des  granits  aux  grains  d'or,  les 
brebis  dont  les  touffes  d'épaisse  laine  sont  imbri- 
quées comme  les  feuilles  de  larges  rameaux 
recouverts  de  neige,  les  brebis  rêvaient  longue- 
ment. 

Ce  paysage  était  si  pur,  et  d'un  songe  si  clair, 
qu'il  avait  blanchi  les  cils  des  agnelles,  à  glisser 
jusqu'à  leurs  yeux  d'or.  L'air  y  était  si  transpa- 
rent qu'on  eût  cru  voir,  au  fond  de  l'eau,  tant  leur 
relief  s'accusait,  les  sommets  calcaires  zébrés  de 
jaune.  Les  tapis  des  hêtraies  et  des  sapinières  se 
tissaient  de  fleurs  de  givre,  de  ciel  et  de  sang,  d'où 
la  brise,  les  ayant  frôlées,  ressortait  plus  légère, 
plus  balsamique,  plus  glacée. 

Gomme  une  marée  bleue,  une  baée  montait  des 
cônes  précieux  des    arbres  oiî   s'enlaçaient  des 


LE    ROMAN    DU    LIÈVRK  49 

lichens  d'argent.  Des  cascades,  suspendues  aux 
dents  rocheuses,  fumaient.  Et,  soudain,  les  trou- 
peaux angéliques  bêlaient  vers  Dieu  ;  elles  clarines 
éperdues  pleuraient  vers  l'ombre  des  scolopendres. 
Et  l'eau  ténébreuse  des  grottes  se  brisait  à  la 
lumière. 

On  y  eût  vu,  couchée  parmi  les  lauriers  sau- 
vages, la  brebis  retrouvée  de  l'Evangile.  Sa  patte, 
sous  son  museau,  saignait  encore.  Les  routes 
parcourues  avaient  été  pénibles,  mais  bientôt  elle 
se  ranimerait  au  sucre  acidulé  des  myrtilles.  Déjà, 
elle  frémissait  en  écoutant  ses  compagnes  éparses 

En  entrant,  pour  s'y  fixer,  dans  ce  Paradis, 
les  robines  amies  de  François  aperçurent,  penché 
entre  les  myosotis  couleur  de  l'onde  qui  les  mirait, 
l'agneau  de  Jean  de  La  Fontaine.  Il  ne  discutait 
plus  avec  le  loup  de  la  fable.  Il  buvait,  et  l'eau 
n'en  était  point  troublée.  La  source  sauvage  oii 
l'ombre  des  lierres,  depuis  deux  cents  ans,  semblait 
jeter  une  amertume,  continuait  de  rouler  dans  le 
gazon  ses  flots  brisés  qui  entraînaient  dans  leurs 
miroitements  les  neigeux  frissons  de  l'agneau. 

Elles  virent,  suspendues  sur  des  vallées  heureuses ^ 
les  brebis  de  ces  héros  de  Cervantes,  lesquels,  se 


50  LE    «OMAN    DU    LIÈVRB 

mourant  d'amour  pour  une  même  jeune  fille, 
avaient  déserté  leur  cité  pour  mener  une  vie  pas- 
torale. Ces  brebis  avaient  les  voix  les  plus  douces  : 
celles  des  cœurs  qui  aiment,  en  secret,  leurs 
blessures.  Elles  buvaient  sur  les  serpolets  les 
larmes  toujours  fraîches  et  brûlantes  que  ces  poètes 
bucoliques  laissaient,  comme  une  rosée,  tomber 
des  calices  de  leurs  yeux. 

A  l'horizon  de  ce  Paradis  s'élevait  une  rumeur 
confuse  comme  celle  de  l'Océan.  C'était  des  san- 
glots interrompus  de  flûtes  ou  de  clarines,  des 
appels  répercutés  par  les  gouffres,  l'aboi  des  chiens 
inquiets,  la  chute  dans  le  vide  dune  pierre  fleurie. 
C'était  le  gonflement  des  cascades  au-dessus  du 
fracas  des  torrents.  C'était  comme  la  voix  d'un 
peuple  en  marche  vers  des  terres  promises,  vers 
des  grappes  sans  nom,  vers  des  épis  de  feu,  mêlée 
au  braiement  des  ânesses  pleines  qui  portaient  les 
bidons  lourds  de  lait,  et  les  manteaux  du  pâtre, 
et  le  sel,  et  les  fromages  qui  s'écaillent  comme  des 
marnes. 


LE    150MAN    DU    LIÈVRE  51 


Le  quatrième  Paradis  dtait  celui  des  loups,  si  nu 
qu'on  peut  à  peine  le  décrire. 

Au  sommet  d'une  montagne  stérile,  dans  la 
désolation  du  vent,  sous  une  brume  pénétrante, 
ils  avaient  la  volupté  du  martyre.  Ils  se  nourris- 
saient de  leur  faim.  Ils  éprouvaient  une  acre' joie  à 
se  sentir  délaissés,  à  n'avoir  jamais  pu  qu'un  instant 
—  et  grâce  à  combien  de  souffrances!  —  abdiquer 
l'amour  du  sang.  Ils  étaient  les  parias  au  rêve  ja- 
mais réalisé.  Depuis  longtemps,  ilsne  pouvaient  plus 
approcher  les  brebis  célestes  dont  les  cils  blancs  bat- 
taient dans  la  verte  lumière.  Et  puis,  aucune  d'elles 
ne  mourant  plus,  ils  ne  pouvaient  désormais  guetter 
le  cadavre  jeté  par  le  pâtre  au  rire  éternel  du  torrent. 

Et  les  loups  s'étaient  résignés.  Et  leur  fourrure 
pelée  comme  la  roche,  était  pitoyable.  Une  sorte 
de  misérable  grandeur  régnait  dans  ce  séjour 
étrange.  On  sentait,  tant  ce  dénûment  se  faisait 
tragique  et  fatal,  que  l'on  eût  baisé  au  front, 
de  tendresse,  ces  pauvres  carnassiers  surpris  à 
saigner  des  agnelles.  La  beauté  de  ce  Paradis  où 
l'ami  de  François  prit  place,  c'était  la  désolation 
et  le  désespoir  sans  espérance. 

Et,  au-delà  de  cette  région,  le  ciel  des  bêtes  s'éten- 
dait à  l'infini. 


LE    UOMAN    DU    LIEVKE 


III 


Quant  à  Lièvre,  il  s'était  enfui  prudemment  à 
la  vue  du  chenil  céleste.  Tant  que  François  était 
resté  auprès  de  lui,  il  avait  cru  en  François.  Mais 
bientôt,  et  quoiqu'il  fût  dans  le  séjour  des  Bien- 
heureux, son  naturel  méfiant  de  laboureur  l'avait 
repris.  Et,  ne  trouvant  pas  là  exactement  son 
Paradis,  n'y  goûtant  point  la  sécurité  parfaite, 
non  plus  que  l'attrait  du  danger  connu,  et  avec 
lequel  on  peut  lutter,  l'Oreillard  fut  désorienté. 

Donc,  il  erra,  mal  à  l'aise,  ne  sachant  pas,  ne 
se  reconnaissant  pas,  cherchant  en  vain  ce  qu'il 
fuyait  et  ce  qui  l'avait  fui.  Mais  qu'était-ce?  Le 
bonheur  n'était-il  pas  le  Ciel?  Où  donc  le  calme 
eût-il  été  plus  calme?  En  quel  autre  gîte  le 
Museau-fendu  aurait-il  pu  rêver  un  sommeil  sans 
alerte,  mieux  qu'en  ces  lits  de  laine  que  la  brise 
étendait  sous  les  buissons  fleuris  d'étoiles? 

Mais  il  n'y  dormait  point,  car  l'inquiétude  et 
d'autres  choses  lui  manquaient.  Assis  aux  fossés 


LE    ROMAN    OU    LIEVRE  '  53 

du  Ciel,  il  ne  sentait  plus,  sous  la  blancheur  de 
sa  queue  courte,  rhumidité  le  pénétrer  de  frissons. 
Les  moustiques,  retirés  dans  leur  Paradis  d'étangs, 
ne  donnaient  plus  à  ses  paupières  toujours  levées 
l'acre  brûlure  de  l'Été.  Cette  fièvre  il  la  regrettait. 
Son  cœur  ne  battait  plus  avec  cette  puissance  dont 
il  battait  lorsque,  au  sommet  des  landes  incendiées 
de  bruyères,  un  coup  de  feu  faisait  autour  de  lui 
pleuvoir  le  sol.  A  la  lisse  caresse  des  pelouses 
soignées,  son  misérable  poil  repoussait  aux  endroits 
calleux  de  ses  pattes.  Et  il  se  prenait  à  déplorer 
ce  luxe  du  ciel.  Et  il  était  comme  le  jardinier 
devenu  roi  qui,  obligé  à  chausser  des  sandales 
de  pourpre,  regrette  ses  sabots  lourds  de  glaise  et 
de  pauvreté. 


54  LE    ROMAN    DU    LIÈVnB 


Et  François,  dans  son  Paradis,  eut  connaissance 
des  angoisses  du  Patte-usée  et  de  son  désarroi. 
Et  son  cœur  éprouva  de  la  peine  de  ce  qu'un  de 
ses  anciens  compagnons  ne  fftt  pas  heureux.  Dès 
lors,  les  rues  du  hameau  céleste  où  il  demeurait 
lui  semblèrent  moins  pacifiantes,  les  ombres  du 
soir  moins  douces,  moins  blanches  les  haleines  du 
lys,  moins  saintes  les  lueurs  du  rabot  dans  les 
échoppes,  moins  claires  les  cruches  chantantes 
dont  l'eau  s'épanouissait  en  gerbes  fraîches  qui 
faisaient  frissonner  la  chair  des  anges  assis  aux 
margelles  des  puits. 


LE    ROMAN    DU    LIEVRB 


Donc,  François  alla  trouver  Dieu  qui  le  reçut 
dans  son  jardin  h  la  tombée  du  jour.  C'était,  ce 
jardin  de  Dieu,  le  plus  humble,  mais  le  plus  beau. 
On  ne  savait  d'où  venait  le  prodige  de  sa  beauté. 
Peut-être  n'y  avait-il  que  de  l'amour.  Au-dessus  des 
murailles  ébréchées  par  les  âges,  de  sombres  lilas 
s'épandaient.  Les  pierres,  joyeuses,  supportaient 
des  mousses  qui  souriaient  et  dont  les  bouches 
d'or  buvaient  dans  le  cœur  d'ombre  des  violettes. 

En  une  lueur  diffuse,  qui  ne  tenait  point  de 
l'aube  ni  du  crépuscule,  elle  était  plus  douce 
encore  qu'eux,  au  milieu  d'un  carreau  de  terre, 
un  ail  bleu  fleurissait.  Un  mystère  entourait  lo 
globe  bleu  de  son  inflorescence,  immobile  et 
recueilli  sur  sa  haute  tige.  On  devinait  que  cette 
plante  rêvait.  A  quoi?  peut-être  au  labeur  de  son 
âme  qui  chante,  au  soir  d'hiver,  dans  le  pot  oiî 
bout  la  soupe  des  déshérités.  0  divine  destinée! 
Non  loin  des  bordures  des  buis,  les  lèvres  des 
laitues  rayonnaient  de  muettes  paroles,  tandis 
qu'une  grave  lumière  entourait  l'ombre  des  arro- 
soirs endormis.  Leur  tâche  était  terminée. 

Et  vers  Dieu,  confiante  et  sereine,  sans  orgueil  ni 
humilité,  une  sauge  élevait  son  parfum  misérable. 


56  LE    nOMAN    DU    LIEVRE 


François  s'assit  auprès  de  Dieu,  sur  un  banc 
qu'abritait  un  frêne  qu'aimait  un  lierre.  Et  Dieu 
dit  à  François  : 

—  Je  sais  ce  qui  t'amène.  Il  ne  sera  pas  dit 
qu'ici  un  seul  ait  pu  ne  pas  trouver  son  Paradis, 
fût-il  ciron,  fût-il  lièvre.  Va  donc  vers  le  Patte-usée, 
et  demande-lui  ce  qu'il  désire.  Et  quand  il  te 
l'aura  dit,  je  le  lui  accorderai.  S'il  n'a  point  su 
mourir  et  renoncer  avec  les  autres,  c'est  que, 
sans  doute,  son  cœur  est  trop  attaché  à  ma  Terre 
bien-aimée.  Car,  ô  François,  comme  cet  Oreillard, 
j'aime  la  Terre  d'un  profond  amour.  J'aime  la 
terre  des  hommes,  des  botes,  des  plantes  et  des 
pierres.  0  François,  va  retrouver  Lièvre,  et  dis-lui 
que  je  suis  son  ami. 


LE    ROMAN    DU    LIÈVRE  57 


Et  François  se  dirigea  vers  le  Paradis  des  bêtes 
oîi,  excepté  des  jeunes  filles,  jamais  les  enfants 
des  hommes  n'avaient  pénétré.  Il  y  joignit  Lièvre 
qui  errait  et  se  désolait,  mais  qui,  lorsqu'il  eut 
vu  venir  à  lui  son  ancien  maître,  éprouva  une  telle 
joie  qu'il  s'assit,  l'œil  plus  ahuri  que  jamais,  le 
museau  tremblant  d'un  tremblement  impercetible 

—  Salut,  mon  frère,  dit  François.  J'ai  entendu 
souffrir  ton  cœur  et  je  suis  venu  ici  pour  connaître 
sa  tristesse.  As-tu  mangé  trop  de  graines  amères? 
Que  n'as-tu  la  paix  des  colombes  et  des  agnelles 
aussi  blanches...?  0  faneur  de  regain,  que  cher- 
ches-tu avec  cette  inquiétude,  alors  qu'il  n'est 
plus  d'inquiétude  ici,  et  que  jamais  plus  tu  ne 
sentiras  l'haleine  des  chiens  courants  sur  ton 
pauvre  poil  de  routier? 

—  0  mon  ami,  ce  que  je  cherche,  repartit  le 
Museau-fendu ,  c'est  mon  Dieu.  Tant  que  tu  le  fus 
sur  la  terre,  je  me  sentis  pacifié.  Mais^  dans  ce 
Paradis  où  je  suis  perdu  parce  que  je  n'y  sens 
plus  ta  présence,  ô  frère  divin  des  bêtes,  mon 
àme  étouffe,  car  je  n'y  trouve  pas  mon  Dieu. 


58  LB    ROMAN    DU    LIKVRB 


—  Pensais-tu  donc,  reprit  François,  que  Dieu 
abandonne  les  lièvres  et  que,  seuls  dans  le  monde, 
ils  n'aient  pas  droit  au  Paradis? 

—  Que  non,  lui  répondit  le  Patte-usée.  Je  ne  réflé- 
chissais point  sur  ces  choses.  Toi,  je  t'aurais 
suivi,  car  j'ai  appris  à  te  connaître  aussi  bien  que 
la  haie  de  la  terre  où  les  agneaux  suspendaient  la 
tiède  neige  dont  mon  gîte  se  réchauffait.  En  vain, 
à  travers  ces  prairies  célestes,  ai-je  cherché  ce 
Dieu  dont  tu  parles  encore.  Mais,  tandis  que  mes 
compagnons  le  découvraient  tout  de  suite,  et  trou- 
vaient leurs  paradis,  moi  j'errai.  Du  jour  que 
nous  t'eûmes  quitté,  et  dès  l'instant  que  j'eus 
gagné  le  Ciel,  la  nostalgie  de  la  Terre  fit  battre 
mon  cœur  puéril  et  sauvage. 

0  François,  ô  mon  ami,  ô  toi  seul  en  qui  j'ai 
foi,  rends-moi  ma  terre.  Je  sens  que  je  ne  suis 
pas  ici  chez  moi.  Rends-moi  mes  sillons  pleins  de 
boue,  rends-moi  mes  sentes  argileuses.  Rends-moi 
la  vallée  natale  où  les  cors  des  chasseurs  font 
remuer  les  brumes.  Rends-moi  l'ornière  d'où  j'en- 
tendais sonner  comme  des  angélus  les  meutes 
aux  oreilles  pendantes.  Rends-moi  ma  peur. 
Rends-moi  l'effroi.  Rends-moi  l'émotion  que 
j'éprouvais  lorsque,    soudain,    un  coup    de  feu 


LE    nOMAN    DU    LIËVRB  69 

balayait  sous  mon  bondissement  les  menthes 
odorantes,  ou  lorsque,  parmi  les  cognassiers  du 
buisson,  mon  museau  rencontrait  le  cuivre  du 
froid  lacet.  Rends-moi  la  prairie  où  tu  me  décou- 
vris. Rends-moi  les  aurores  des  eaux  d'oii  le 
pêcheur  prudent  retire  ses  cordeaux  lourds  d'an- 
guilles. Rends-moi  le  regain  bleu  de  lune,  et  mes 
amours  peureuses  et  clandestines  parmi  les  oseilles 
sauvages,  lorsque  je  ne  distinguais  plus,  du  pélale 
de  l'églantier  tombé. lourd  de  rosée  sur  l'herbe, 
la  rose  langue  de  mon  amie.  Rends-moi  ma  fai- 
blesse, ô  mon  cœur.  Et  va  dire  à  Dieu  que  je  ne 
puis  plus  vivre  chez  lui. 

—  0  Patte-usée,  lui  répondit  François,  ô  mon 
ami,  ô  doux  rural  méfiant,  ô  Lièvre  de  peu  de  foi 
qui  blasphèmes,  si  tu  n'as  pas  su  trouver  ton  Dieu, 
c'est  que,  pour  rencontrer  ce  Dieu,  il  t'eût  fallu 
mourir  comme  tes  compagnons. 

—  Mais  si  je  meurs,  que  deviendrai-je?  s'écria 
le  Poil-de-chaume. 

Et  François  : 

—  Si  tu  meurs,  tu  deviendras  ton  Paradis. 


60 


LE    ROMAN    DU    r.îEVRE 


Devisant  ainsi,  ils  arrivèrent  aux  confins  du  Pa- 
radis des  bêtes.  Là  commençait  le  Paradis  des 
hommes.  Lièvre  inclina  la  tête  et  lut,  au-dessus 
d'un  poteau,  sur  une  plaque  de  fonte  bleue  où 
une  flèche  indiquait  la  direction  à  suivre  : 


La  journée  était  si  torride  que  l'écriteau  sem- 
blait palpiter  dans  le  sombre  été.  Au  loin,  la  route 
poudroyait  comme  dans  sœur  Anne,  lorsque  l'on 
dit  :  «  Ma  sœur,  ne  vois-tu  rien  venir?»  La  séche- 
resse pâle  en  était  magnifique,  amèrement  em- 
baumée par  les  menthes. 

Et  Lièvre  voyait  venir  à  lui  un  cheval  attelé  à 
une  carriole. 


C'était  une  rosse  qui  traînait  un  char-à-bancs  et 
qui  ne  pouvait  plus  qu'aller  au  galop,  par  à-coup. 
Chaque  élan  faisait  sursauter  sa  carcasse  disloquée, 
secouait  son  collier,  éparpillait  sa  crinière  terreuse, 


LE    nOMAN    DU    LIÈVRB  61 

luisante  et  verte  comme  la  barbe  d'un  vieux  marin. 
La  bête  soulevait  avec  peine,  comme  s'ils  eussent 
été  des  pavés,  ses  sabots  gonflés  ainsi  que  des 
tumeurs... 

Alors,  un  doute  plus  fort  que  tous  les  doutes 
qui  avaient  assailli  jusqu'alors  l'âme  de  Lièvre,  la 
lui  perça. 


62  LB    ROMAN    DU    I.IKVUB 


Ce  doute  était  un  grain  de  plomb  qui  venait  de 
pénétrer,  par  la  nuque,  dans  la  cervelle  de  l'Oreil- 
lard. Un  voile  de  sang,  plus  beau  que  n'est  l'Au- 
tomne ardent,  flotta  devant  ses  yeux  où  se  levaient 
les  ombres  éternelles.  11  cria.  Les  doigts  d'un  chas- 
seur le  serraient  à  la  gorge,  l'étranglaient,  l'étouf- 
faient.  Son  cœur  s'alentissait  qui,  jadis,  battait 
comme  au  vent  la  pâle  églantine  éplorée  à  l'heure 
matinale  où  la  haie  caresse  la  douceur  des  agneaux. 
Un  instant,  dans  le  poing  de  son  meurtrier,  il 
demeura  immobile,  efflanqué,  long  comme  la  mort. 
Puis  le  vieux  Patte-usée  sursauta.  Ses  ongles  se 
crispèrent  en  vain  vers  le  sol  qu'ils  n'atteignaient 
plus,  car  l'homme  ne  lâchait  pas.  Lièvre  finissait 
goutte  à  goutte. 

Soudain,  il  se  hérissa,  devint  semblable  aux 
chaumes  de  l'été  où  il  se  gîtait  jadis  auprès  de 
sa  sœur  la  caille  et  du  coquelicot  son  frère  ;  sem- 
blable aussi  à  la  terre  argileuse  où  ses  pieds  de 
pauvre  trempèrent  ;  semblable  aussi  au  pelage  dont 
les  Septembres  revêtent  la  colline  dont  il  avait  pris 
la  forme  ;  semblable  à  la  bure  de  François  ;  sem- 
blable à  l'ornière  d'où  il  entendait  sonner  comme 
des  angélus  les  meutes  aux  oreilles  pendantes  ; 


LE    nO.MAN    DU    LiÈVRB  63 


semblable  à  la  roche  aride  qui  est  l'amour  du  ser- 
polet; semblable,  par  son  regard,  oii  maintenant 
flottait  une  buée  d'azur  nocturne,  à  la  pelouse  bé- 
nie où  l'attendait  le  cœur  de  son  amie  au  cœur  des 
oseilles  sauvages;  semblable,  parles  larmes  qu'il 
pleurait,  à  la  fontaine  séraphique  auprès  de  la 
quelle  s'asseyait  le  vieux  pêcheur  d'anguilles  ré- 
parant ses  cox'deaux  ;  semblable  à  la  vie;  semblable 
à  la  mort;  semblable  à  lui-même  ;  semblable  à  son 
Paradis. 


1902. 


Fi»  DU  ro-asân  du  li/;;vrb 


CLARA  D'ELLÉBEUSE 

00  L*BISTOIRK 

D'UNE  ANCIENNE    JEUNE   FILLE 


A  CLARA  D'ELLEBEUSE 


Au  fond  du  vieux  jardin  plein  de  tulipes,  ô 
mémoire  pure  qui  consoles  îiia  vie  cruelle^  repose. 

Je  ne  t'ai  jamais  trahie  et  tu  ne  m'as  jamais 
trompé.  Tu  es  morte  avant  que  je  fusse  né,  parce 
qu'au  ciel  il  y  a  d'admirables  roses. 

0  mon  enfanty  ô  mon  amie,  j'évoque  en  ce  mo- 
ment le  jour  ou,  par  une  t)lanche  tombée  d'au- 
tomne, tu  tiens  un  petit  arrosoir  sur  des  buis  qu^ 

tu  arroses . 

J'évoque  aussi  la  cour  des  récréations  taciturnes 
où  tu  semblés,  en  habit  de  communiée,  je  ne  sais 
quel  encensoir  de  corolle  éclose. 

Assiste-moi  toujours.  Lorsque  je  suis  broyé, 
quand  je  traîne  sous  les  ormeaux  de  la  petite  ville  y 
aux  heures  bleues  de  Vangelus  îiocturne,  mon  doute 
et  mon  orgueil,  pose  ta  main  sur  mon  front  qui 
bourdonne,  ta  blanche  main... pose,,. 


68  CLAUA    u'ELLKnEUSB 


Prends  ce  petit  livre.  Il  est  fait  sans  art.  Mais  je 
souris  parce  que  je  l'aime  à  cause  de  toi,  et  que  tu 
n'as  jamais  su,  ô  cueilleuse  de  papillons,  pas  plus 
que  moi,  selon  quelle  formule  il  faut  aimer  en  vers, 
il  faut  pleurer  en  prose. 

Je  te  donne  mon  âme.  Jette-la  aux  pieds  de 
Dieu.  Je  ne  sais  pas  ce  qu'elle  vaut.  En  te  parlant, 
mon  sourire  sanglote.  C'est  toi  qui  es  venue  à  moi 
sur  les  nias  de  ma  douleur.  Dis  à  Dieu,  â  mon 
aimée,  que  je  ne  veux  plus  me  souvenir  de  la  Terre 
morose. 


Clara  d'Ellébeuse  s'éveille  sous  ses  boucles  et 
bâille  contre  son  bras  nu.  Elle  est  blonde  et 
ronde,  et  ses  yeux  ont  la  couleur  du  ciel  quand  il 
fait  beau  temps. 

Le  soleil  de  ces  anciennes  grandes  vacances 
fait  bouger,  sur  les  rideaux  transparents  d'in- 
dienne à  ramages,  à  la  fenêtre  de  l'Est,  l'ombre  du 
tulipier. 

Il  est  huit  heures.  La  pure  lumière  se  glisse 
dans  la  chambre,  éclairant,  contre  la  tapisserie 
bleue  et  gaie,  le  portrait  de  Joachim  d'Ellébeuse, 
le  grand-oncle  de  Clara. 

Et  la  petite  jeune  fille  bâille  encore,  s'étire  et 
songe  : 

Comment  était-il,  l'oncle  Joachim  d'Ellébeuse? 
Est-ce  que  la  maison  de  la  Pointe-à-Pître  où  il  est 
mort  était  belle?...  La  petite  miniature  que  grand*- 
mère  m'a  montrée,  et  qui  est  dans  le  tiroir  d'en 
bas,  est  celle  de  sa  fiancée.  Elle  se  nommait 
Laure.  Elle  était  bien  jolie,  avec  des  boucles  de 


70  CLAnA    D  ELLÉBEUSB 


cheveux  très  noirs,  un  collier  de  corail  et  un  cor- 
sage de  mousseline  blanche  rayée  de  vert...  Est- 
ce  qu'elle  est  enterrée  près  de  l'oncle?...  Il  avait 
eu  un  duel.  C'est  M.  d'Astin  qui  l'a  dit...  Est-ce 
queLaure  était  plus  jolie  que  maman? 

Clara  d'Elle'beuse  s'habille,  puis  fait  sa  prière. 
La  maison  s'éveille.  L'escalier  grince.  Le  ramage 
des  canaris  monte  du  vestibule.  Elle  descend  à  la 
salle  à  manger  et  prend  dans  le  compotier  un  rai- 
sin dont  les  grains  luisent  à  ses  doigts  légers. 

—  Neuf  heures  déjà,  se  dit-elle.  Maman  se  sera 
arrêtée  en  revenant  de  la  messe... 

Neuf  heures  sonnent  au  trumeau  qui  représente 
une  église  entourée  d'ormeaux.  Le  timbre  de  la 
petite  peadule  encastrée  dans  le  joli  clocher  peint  à 
l'huile  est  rauque  et  doux.  Amidietle  soir,  il  imite 
l'angelus.  Sous  les  arbres,  il  y  a  une  bergère,  un 
berger  et  des  moutons. 

Clara  d'Ellébeuse  considère  la  bergère  et  le 
berger. 

—  Ils  causent,  pense-t-elle,  et  se  marieront 
dans  la  chapelle  du  tableau.  Auront-ils  du  bonheur  ? 
Je  souhaite  que  oui.  Mais,  puisque  c'est  dans  un 
tableau^  ils  ne  se  marieront  pas... 

Elle  met  son  grand  chapeau  de  soleil  orné  de 
reines-marguerites  et  de  narcisses,  et  va  sur  le 


CLARA   D'BLLÉBEUSE  71 

perron.  Sur  la  pelouse  brillante,  le  paon  ondule 
lentement. 

—  Le  paon,  songe-t-elle,  est  l'image  de  l'or- 
gueil. Moi,  je  suis  orgueilleuse.  C'est  monsieur 
l'aumônier  qui  me  l'a  dit.  Mais  tout  le  monde  ne 
porte  pas  le  nom  d'Ellébeuse.  Voici  maman  qui 
arrive. 

—  Mon  enfant,  dit  M™*  d'Ellébeuse  à  sa  fille 
après  l'avoir  baisée  au  front,  il  vous  faudra  mettre 
aujourd'hui  la  robe  que  vous  a  donnée  tante 
Aménaïde.  M.  d'Astin  s'est  fait  annoncer.  Il  arri- 
vera vers  midi.  Mais  ce  sera  bien  à  temps  de  vous 
habiller  vers  onze  heures. 

Et  Clara,  tandis  que  M"'  d'Ellébeuse  entre  dans 
la  maison,  se  rend  au  verger.  Elle  longe  les 
framboisiers  obscurs  et  les  pommiers  coniques  et 
luisants.  Sur  des  roses  il  y  a  des  cétoines.  L'azur 
tremble  sur  les  buis.  Mais  voici  qu'à  la  sérénité 
de  tout  h.  l'heure  succède,  dans  l'âme  de  la  jeune 
lille,  une  sorte  de  tristesse  pareille  à  celle  de  ce 
beau  jour  doré. 

Soudain,  et  sans  que  rien  do  subit  semble  les 
Hvoir  appelés,  des  scrupules  intenses  taraudent 
l'adolescente.  Mon  Dieu,  mon  Dieu,  se  dit-elle, 
ayez  pitié  de  moi.  J'ai  eu  de  mauvaises  pensées. 
Où  irais-je,  maintenant,  si  je  venais  à  mourir.  Suis- 
je  prête  è.  paraître  devant  Dieu?  J'ai  eu  des  pea- 


72  CLARA    d'eLLÉHKUSB 


sées  impures  au  sujet  du  grand-oncle  Joachim  et 
de  sa  fiancée  Laure.  Je  me  suis  demandé  si  elle 
s'asseyait  sur  ses  genoux  (|uaud  ils  étaient  fiancés... 

Et  cette  peur  du  péché,  torture  que  peut  seule 
comprendre  une  âme  catholique,  houleverse  en  ce 
moment  l'âme  douce  de  Clara.  Elle  arrive  au 
bout  du  verger  et,  p/ès  de  la  tonnelle,  elle  ouvre 
la  barrière  verte  et  gagne  la  partie  la  plus  om- 
breuse du  parc.  Là  sont  des  vernis  du  Japon,  des 
lauriers,  de  faux-pistachiers,  des  liquidambars  et 
des  érables.  Sous  la  voûte  de  feuillages  règne  une 
espèce  de  nuit,  même  lorsque  la  canicule  pose  une 
lumière  de  silence  aux  cimes  luisantes  des  arbres. 

Bientôt  la  jeune  fille  quitte  le  parc,  et  franchit 
la  grille  où  des  initiales  des  d'EUébeuse,  dans  une 
ferronnerie  ovale,  s'encadrent  de  fleurs  de  lys 
Fouillées.  Et,  quittant  le  domaine,  elle  se  trouve 
sur  le  chemin  craquelé  par  la  chaleur,  entre  les 
fougères  des  talus.  Un  bec  choque  une  écorce,  un 
lézard  se  glisse,  une  cigale  se  tait. 

Ce  chemin  conduit  à  la  chapelle  ancienne  et 
pauvre.  Pour  s'y  rendre,  Clara  traverse  le  cimetière 
où  sont  des  tertres  ornés  de  yuccas,  d'œillets,  de 
buis,  de  violiers,  de  menthes  poussiéreuses,  et  de 
ces  plantes  que  l'on  appelle  cabarets-des-oiseaux 
à  cause  de  leurs  feuilles  creuses  où  séjourne  de 
Teau- 


CLAKA    DIÎLLÉnEUSB  73 

Clara  d'Ellébeuse  entre  dans  la  chapelle.  Une 
impression  glaciale  la  saisit.  Il  lui  semble  que  des 
gouttes  de  pluie  se  glissent  le  long  de  son  corps 
tiède,  car  sous  son  lierre  et  ses  briques,  sous 
l'azur  torride,  la  chaumière  de  Dieu  a  fraîchi 
comme  une  cruche. 

L'autel  est  pauvre  et  beau,  à  peine  éclairé  pat 
deux  fenêtres  aux  petits  carreaux  en  losanges  d'où 
tombe  untulle  campagnard  soigneusement  empesé. 
De  chaque  côté  du  tabernacle,  sont  trois  grands 
chandeliers  dorés.  A  gauche,  il  y  a  une  vierge 
dansune  niche  du  mur  et,  à  droite,  dans  une  niche 
pareille,  un  saint  Joseph.  A  leurs  pieds  de  petits 
vases  de  loterie,  si  dorés  et  si  verts  qu'ils  réjouissent 
le  cœur,  contiennent  d'humbles  lîeurs  artiiicielles. 
Au  milieu  de  l'église,  sur  un  fût  brisé,  une  pierre 
creusée  comme  un  calice  renferme  l'eau  bénite 
pleine  d'ombre.  Sous  la  tribune,  semblable  aux 
crèches  des  étables,  la  grille  du  confessionnal  est 
cachée  par  une  lustrine  verte,  luisante  et  roide. 
Cet  asile  pacifique  n'a  point  de  nef,  mais  un  pla- 
fond de  bois  que  recouvre  une  chaux  d'azur. 

Clara  d'Ellébeuse  s'agenouille  et  prie. 

Mon  Dieu,  murmure-t-elle,  préservez-moi  des 
mauvaises  pensées.  Je  veux  être  une  petite  fille 
pure.  Eloignez  de  moi  la  curiosité.  Ne  me  donnez 
pas  envie  de  lire  dans  le  tiroir  de  bonne-maman 


74  CLAKA  d'klkkubusb 

les  lettres  de  l'oncle  Joachim.  Je  suis  une  âme 
tourmentée.  Sainte  Vierge,  intercédez  pour  nous. 
Faites  que  je  n'aille  pas  en  enfer.  Mon  Dieu,  que 
je  suis  malheureuse...  J'ai  peur  d'ôlre  damnée. 
Mon  Dieu,  ne  me  séparez  pas  de  maman  ni  de  petit- 
père.  Faites  que  nous  soyons  ensemble  dans  le 
ciel.  Pardonnez-moi. 

Elle  fait  une  génuflexion  devant  l'autel,  se  signe, 
prend  de  l'eau  bénite  et  sort. 

Un  moment,  elle  est  éblouie  par  le  jour.  Au 
loin,  par  delà  les  coteaux  d'ombre,  les  Pyrénées 
sont  comme  des  cascades  célestes. 

Clara  repasse  parle  cimetière.  Là  est  le  tombeau 
des  d'Ellébeuse  :  Bernard  cT Elle beuse,  1690.  Jean 
d'EUébeuse,  1715.  Jean  d'Ellébeuse,  1780.  Elisa- 
beth d'Ellébeuse,  1781.  Tristan  d'Ellébeuse,  1804, 
^m^/ma(/'^//e6eM5e,1820.Etd'autresd'Ellébeuse... 

A  côté,  se  trouve  une  sépulture  isolée  près  de 
laquelle  a  fleuri  une  touffe  de  ces  fleurs  de  velours 

Îose  que  l'on  confond  parfois  avec  la  belladone 
^  fficinale  parce  que  leur  nom  est  :  Amaryllis 
'^elladonnœ.  La  pierre  porte  cette  simple  inscrip- 
Cion; 

Laura  Lopez 
1805 


CLARA    DELLEUEUsn  75 

Et  Clara  d'Ellobeuse  n'a  jamais  bien  su  qui  fut 
cette  personne.  C'était  une  amie  de  la  famille,  lui 
a-t-on  dit.  Et  elle  aime  cette  tombe  dont  prend 
soin  bonne-maman  qui  a  planté  là  ces  lys  de  l'eu, 
cette  mémoire  inconnue  dont  ne  subsiste  que  le 
doux  nom...  Elle  s'appelait  Laura,  c'est-à-dire 
presque  Laure...  comme  la  fiancée  du  grand-oncle 
Joachim. 

Et  l'enfant  rêve  encore  : 

Comment  était-il,  le  cimetière  de  la  Pointe-à- 
Pître  oh  repoeent  l'autre  Laure  et  son  fiancé  l'oncle 
Joachim?  Est-ce  qu'il  y  a  une  église  pareille  à 
celle-ci?...  Moi,  je  me  figure  la  Pointe-à-Pître  à 
cause  d'une  gravure  du  Musée  des  familles...  Il  y 
a  des  forêts  parfumées  où  les  nègres  se  promènent. 
Comment  était  Laure?  Elle  devait  être  grande  et 
marcher  lentement.  Est-cequ'ils  s'embrassaient?... 

Et  Clara  soudain  rougit  et  chasse  la  pensée.  Sa 
grâce  penche  un  peu  vers  le  sol,  cette  grâce  char- 
mante et  maladroite  d'une  enfant  de  seize  ans.  Par 
le  verger,  elle  repasse  et,  remontant  le  perron, 
sourit  au  jardinier  qui  porte  des  laitues. 

Bonne-maman  travaille  à  sa  tapisserie  et  petit- 
père,  assis  non  loin  d'elle,  fume  sa  pipe.  Et  Robin- 
Bon,  le  cliien,  dort  sur  la  pierre  en  rond,  le  nez 
contre  la  queue. 

—  Bonjour,  bonne-maman,  bonjour  petit-père. 


76  CLARA    d'eLLÉBEUSK 


Et  Ton  s'embrasse. 

Avez-vous  été  heureux  è.  la  chasse,  petit- 
père? 

—  Oui,  ma  chérie.  Va  voir  à  l'office.  Mais  fais 
vite.  Tu  sais  que  M.  d'Astin  ne  tardera  pas  à 
arriver. 

Et  Gertrude  montre  à  Clara  deux  jolies  perdrix 
aux  pieds  rouges,  dont  les  plumes  ardoisées, 
rousses  et  noires,  sont  douces  comme  de  la  soie. 

Clara  d'EUébeuse  vadans  sa  chambre  s'habiller. 
Elle  refait  ses  boucles  lourdes  et  dorées,  les  enroule 
et  les  lisse  au  moule  de  buis.  Elle  enferme  son  corps 
frais  dans  la  robe  de  mousseline  blanche  que  lui  a 
donnée  sa  tante  Aménaïde.  Une  ceinture  d'un  blea 
céleste  pend  de  la  taille  haute,  lit,  jusqu'à  terre, 
lecorpsn'estqu'une  ligue  simple,  presque  nue.  Une 
chaîne  d'argent  semble  couler  vers  la  gorge  creuse. 
Les  bras  nus  ont  chacun  une  fossette  qui  semble  sou- 
rire. Et  la  bouche  sourit  aussi,  la  lèvre  inférieure 
écarlate,  à  peine  un  peu  épaisse  et  fendue.  Et  le 
nez  un  peu  large,  très  pur,  à  peine  relevé.  Et  le 
front  étroit  et  haut.  Et  les  oreilles  presque  trop 
petites  perdues  sous  les  repentirs. 

Sur  le  palier  : 

—  Vous  êtes  jolie,  mon  enfant,  dit  M"'  d'EUé- 
beuse. Il  était  temps  que  vous  fussiez  habillée.  La 
cloche  sonne;  c'est,  je  pense,  M.  d'Astin. 


CLAKA    d'eLLÉDEUSE  77 

Elles  sortent. 

Il  est  midi.  La  canicule  tombe  des  ormeaux  bleus 
et  noirs  où  éclate  le  cri  d'une  cigale.  L'air  tremble 
et  sue.  Un  souffle  chaud,  empli  d'âmes  de  fleurs 
lourdes,  se  traîne. 

Clara  d'EUébeuse  se  tient  droite  sur  le  perron 
une  jambe  un  peu  en  avant;  et  cette  grâce  de  cou- 
ventine  est  si  naturelle  qu'elle  en  paraît  puis- 
sante... On  songe  à  quelque  eau  vive  traversée  de 
soleil,  ou  à  une  cerise  mordue  par  un  oiseau.  Par 
l'allée  d'anémones  du  Japon,  la  lente  voiture  de 
M.  d'Astin  s'engage,  puis  s'arrête  au  rond-point 
du  tupilicr  qu'entourent  les  lianes  des  bignoniers 
d'où  pendent  ces  longues  corolles  jaunes  et  rouges 
dont  les  enfants  s'amusent. 

M.  le  marquis  d'Astin  met  pied  à  terre,  péni- 
blement, car  il  a  une  jambe  de  bois.  Appuyé  sur 
sa  canne,  il  agite  son  chapeau.  Il  est  très  grand. 
Le  flot  dressé  de  ses  cheveux  ressemble  à  une  tu- 
lipe blanche.  Sa  taille  mince  est  serrée  dans  un 
habit  qui,  à  la  base,  à  la  roideur  d'une  crinoline. 
Il  gravit  le  perron  au  bras  de  M.  d'Ellébeuse,  sa- 
lue ces  dames  qui  l'attendent,  et  les  suit  au  salon. 

Sa  voix  est  douce.  Il  dit  en  s'asseyant  : 

—  Ma  jambe  de  bois  ne  peut  me  laisser  en 
paix.  Elle  a,  depuis  deux  semaines,  sa  crise  de 
goutte... 


78  CLARA    d'eLLÉPEUSB 


Et  bonne-maman  d'Étanges,  avec  un  sourire  en- 
fantin : 

—  C'est  comme  moi,  monsieur  d'Astin...  Voici 
dix  jours  que  s'enfla  ma  main  droite... 

—  Pour  Dieu!...  Encore  votre  main  n'est-elle 
pas  une  bûche  et  pouvez- vous  la  tendre...  Et  que 
dit  cette  belle  enfant? 

Il  considère  Clara  assise  en  face  de  lui,  contre 
ie  paravent.  Sur  ce  paravent  il  y  a  des  arbres  aux 
fruits  jaunes  sous  lesquels  sont  étendus  des  ber- 
gers et  des  bergères.  On  y  voit  aussi  une  chasse 
au  cerf.  Le  cerf  traverse  un  ruisseau  où  sont  des 
angéliques  roses.  Les  chiens,  langue  pendante, 
le  serrent  de  près.  Au  loin,  sur  une  pelouse,  deux 
petits  cavaliers  en  tricorne,  la  trompe  en  sautoir, 
s'efi'orcent  aies  rejoindre.  El  les  arbres  aux  beaux 
fruits  sont  sur  un  fond  blanc,  et  la  rivière  et  les 
arbres  sont  bleus.  Ce  doit  représenter  une  tombée 
dorée  de  septembre.  Il  semble  que  les  cimes  des 
ormeaux  y  soient  agitées  par  un  vent  de  grandes 
vacances  au  déclin.  Et,  contre  ce  paravent,  les 
boucles  de  Clara  d'Ellébeuse  se  détachent  des 
fruits  peints,  des  fruits  ronds  et  beaux  comme  des 
grenades  qui  seraient  des  poches. 

Elle  ne  dit  rien  et  sourit,  embarrassée  et  char- 
mante. Tandis  que  sa  mère  répond  pour  elle,  mille 
pensées  vivent  sous  ce  front  lisse.  Elle  songe  que 


CLAHA    d'ÉLLÉDBUSB  79 

M.  d'Astin  l'intimide, bien  que,  depuis  longtemps, 
elle  le  connaisse  et  l'aime,  depuis  toute  petite,  de- 
puis toujours.  Cependant,  il  lui  faisait  peur  jadis 
quand  il  racontait  son  voyage  à  la  Chine,  et  les 
missionnaires  torturés.  C'est  lui  qui  donna  ces 
deux  jolies  gravures  dont  l'une  représente  une 
femme  Mongole  de  distinction  en  habit  de  cérémo» 
nie  d'été  y  l'autre  la  fille  aînée  de  l  empereur,,.  La 
Chine  est  un  vilain  pays  qui  donne  envie  de  vo- 
mir et  oh  l'on  torture  le  Christ,  un  pays  qui  a  la 
môme  odeur  vilaine  et  noire  que  le  coiïret  qui 
est  là  et  qui  sent  le  camphre  et  le  poivre.  C'est  le 
pays  du  démon.  Ah  I  combien  Clara  d'Ellébeuse 
préférerait  visiter  les  îles  de  la  Guadeloupe  où  les 
bonnes  négresses  se  font  catholiques,  où  sont 
morts  l'oncle  Joachim  et  sa  fiancée  Laure,  qui  s'ai- 
maient dans  des  fleurs...  Mais  M.  d'Astin  est  très 
bon  pour  sa  petite  amie,  et  tout  récemment  il  lui 
a  donné  un  bracelet  à  la  mode,  une  petite  chaîne 
de  forçat  en  or  terminée  par  un  boulet...  11  était, 
paraît-il,  le  meilleur  ami  du  grand-oncle  Joachim, 
mais  il  ne  parle  presque  jamais  de  lui... 

Tout  justement,  aujourd'hui,  comme  l'on  vient 
de  passer  à  la  salle  à  manger,  la  conversation 
tombe  sur  l'oncle  Joachim,  au  sujet  de  la  jolie  dé- 
coration de  fleurs  de  capucines  qui  est  au  milieu 
de  la  table. 


80 


CLARA    d'elLKBEUSB 


—  Mon  cher  Henri,  dit  M.  d'Astin,  je  me  sou- 
viens que,  lors  du  dîner  d'adieux  que  donna  le 
frère  de  votre  père,  à  la  veille  de  son  départ  pour 
l'Amérique,  il  y  avait  une  garniture  de  nappe 
dans  le  même  goût.  Ce  fut  un  repas  empli  de 
gaîté,  à  Bordeaux,  au  Restaurant  du  Brésil. 

Nous  bûmes  h  nos  futures  amours.  Alors,  certes, 
je  ne  pensais  point  que  les  siennes  finiraient  si 
tragiquement,  ni  qu'à  mon  retour  de  la  Chine  je 
dusse  ensevelir  dans  ce  pays  sa  bien-aimée  Laura... 

M.  d'Astin  se  tait.  Il  a  oublié  la  présence  de  la 
jeune  fille.  Un  sourire  de  M""  d'EUébeuse  la  lui 
rappelle. 

—  Vous  avez,  fait-il,  des  melons  magnifiques? 

—  Le  terrain  est  très  sableux,  répond  M°"  d'El- 
lébeuse...  Mais  ne  reconnaissez- vous  point  leur  es- 
pèce ?  Elle  est  de  ces  fameuses  graines  que  vous 
eûtes  la  gracieuseté  de  nous  offrir,  il  y  a  six  ans, 
et  que  vous  disiez  tenir  de  la  fille  d'un  poète  de  la 
Chine... 

—  ...  Ou  de  la  fille  d'un  mandarin,  c'est  tout 
comme.  Aujourd'hui  le  vieux  garçon  que  je  suis 
ne  reconnaît  plus  les  melons...  Et  les  mandarines, 
je  le  crains... 

Un  pli  s'est  formé  entre  les  sourcils  de  Clara 
d'EUébeuse.  Les  mots  qu'a  prononcés  le  mai'quis 
au  sujet  de  l'oncle  Joachim  la  bouleversent.  Elle 


CLARA    d'eLLÉBEUSE  81 

se  Téphie  :  Il  a  dit  :  à  mon  retour  de  la  Chine... 
Il  a  dit  à  mon  retour  de  la  Chine...  J'ai  enseveli 
dans  ce  pays  sa  bien-ainaée  Laura...  On  lui  avait 
donc  menti,  à  elle,  à  Clara?  Elle  est  donc  morte 
ici  Laura?  Oii?  Dans  la  maison?...  Mais  elle  ne 
s'appelait  pas  Laure,  sa  fiancée,  puisqu'il  l'appelait 
Laura,  du  même  nom  que  la  femme  de  la  tombe? 
Comment?...  Comment?...  Pourquoi  grand'mère 
lui  avait-elle  dit  en  lui  montrant  la  miniature  : 
C'est  le  portrait  de  M"*  Laure,  la  fiancée,  de 
ton  grand-oncle  Joachim. 

—  Où  sont-ils  morts,  grand'mère?  avait-elle 
demandé.  — ^  Là-bas,  h.  la  Pointe-à-Pitre.  —  Alors 
ce  n'était  pas  vrai  qu'ils  étaient  là-bas?...  Mais 
si,  puisque  sur  les  lettres  du  tiroir  il  y  a  écrit  ; 
Guadeloupe...  Iladit:  je  l'ai  ensevelie  dans  ce  pays. 

—  Vous  n'avez  point  d'appétit,  mon  enfant? 
remarque  M""  d'EUébeuse. 

Elle  répond  : 

—  Je  suis  un  peu  fatiguée,  petite-mère.  Et  boit 
un  peu  d'eau  pour  essayer  de  se  donner  faim. 

Et,  tandis  que  la  conversation  reprend  autour 
d'elle,  de  nouveau  elle  se  remémore  :  il  a  enseveli ^ 
dans  ce  pays,  sa  bien-aimée  Laura. 

Elle  évoque  le  cimetière  oii  sont  les  cabarets- 
des-oiseaux,  les  belladones  chaudes  et  roses  et 
les  menthes  poussiéreuses.  Elle  se  souvient  que, 


g2  CLARA    o'KLl.rnEUSR 


dans  un  coin  d'ombre,  des  tomates  échappées  de 
quelque  misérable  potager  ont  mûri.  Sa  pensée, 
à  travers  les  ronces,  lit  encore  cette  inscription  : 


Làurâ  Lopbz 
i805 


La  nuit  claire  coule  dans  le  ciel,  une  de  ces  nuits 
tièdes  où  les  longs  moustiques  désertent  la  rivière 
pour  la  lueur  de  la  lampe. 

C'est  après  dîner.  M.  d'Astin,  qui  s'est  résolu  à 
rester,  joue  aux  échecs  avec  M.  d'Ellébeuse. 
M°"  d'Étanges  et  sa  fille  travaillent  à  leurs  tapisse- 
ries. Clara  d'EUébeuse,  les  bras  derrière  le  dos, 
regarde,  par  la  fenêtre  qui  donne  sur  le  parc, 
l'ombre  remuer  dans  les  feuillages.  Une  vague 
inquiétude  l'oppresse.  EUenepeut  être  absolument 
heureuse.  Toujours, même  aux  soirs  calmes  comme 
celui-cit  son  âme  éprouve  une  angoisse  qui  semble 
nécessitée  par  le  bonheur.  Lorsque  Clara  d'EUé- 
beuse était  petite  enfant,  et  que  le  don  d'une  pou- 
pée la  comblait  d'abord  de  joie,  elle  l'abandonnait 
tout  à  coup,  sans  que  ses  parents  comprissent  la 


CLARA    d'ellÉBEUSE  83 

cause  de  ce  changement  subit  d'humeur.  Elle  deve- 
nait soudain  morose,  et,  les  sourcils  froncés, 
jetait,  pour  n'y  plus  toucher,  sa  poupée  dans  un 
coin.  <'  Cette  enfant  est  inconstante  »,  disait 
M°"  d'Etanges.  Mais  non.  C'était  qu'au  plus  fort  de 
la  joie  de  posséder  ce  jouet,  Clara  d'EUébeuse 
venait  d'y  découvrir  l'insigniQante,  mais  inévitable 
tare  dont  rien,  en  ce  monde,  n'est  exempt.  Elle 
avait  remarqué  là,  sur  l'étoffe  rose  emplie  de  son 
qui  simulait  la  chair,  une  petite  tache  qu'elle 
n'avait  pu  effacer  : 

Ma  poupée  est  imparfaite,  se  disait-elle.  Quel 
dommage  que,  dans  le  magasin,  on  n'en  ait  pas 
choisi  une  autre,  n'importe  laquelle... 

Et  maintenant,  l'époque  des  jouets  passée,  dans 
les  moments  de  plus  grandes  ivresses,  c'est-à-dire 
au  sortir  du  confessionnal,  quand  l'absolution  et 
la  bonne  volonté  régnent  dans  son  cœur,  surgit  tout 
à  coup  le  péché  oublié.  C'est  le  plus  grand  toujours. 
Mais  l'a-t-elle  seulement  oublié  ?  Ne  l'a-t-elle  pas 
caché  exprès  à  son  confesseur.  Ce  doute  la  taraude. 
Est-ce  qu'elle  sait,  elle?  Peut-elle  affirmer  que 
non?  Alors,  elle  est  damnée?  Cette  crainte  éloi< 
gnée,  une  autre,  quelconque,  survient,  la  torture 
parfois  jusque  dans  ses  rêves,  dont  elle  s'éveille 
en  sursaut  avec  une  sensation  d'étouffementet  de 
vertige.  «  Ce  sont  des  vapeurs,  mon  enfant  »,  lui 


84  CLARA    D  ELLÉDEUSH 


dit  M"'  d'EUébeuse.  Et  Gertrude  prépare  pour 
Clara  quelque  infusion  de  plantain. 

—  Échec  et  mat,  dit  M.  d'Astin  à  M.  d'EUébeuse, 
qui  sourit. 

Clara  s'est  retournée,  la  tête  haute,  ses  beaux 
bras  nus  toujours  derrière  le  dos.  Elle  sourit  dans 
ses  boucles  lisses  et  regarde  le  jeu.  Elle  aime, 
sans  bien  les  connaître,  ces  pièces  polies  qui 
glissent  sur  l'échiquier  dallé  comme  un  palais. 
Elle  s'assied,  silencieuse,  auprès  de  la  lampe  et 
ouvre  un  volume  qu'elle  a  toujours  vu  là. 

C'est  la  CAzVie  en  mtnm/wrf,  de  M.  Breton,  cadeau 
fait  à  M.  d'EUébeuse  par  son  vieil  ami  d'AsUn. 
Clara  d'EUébeuse  regarde  la  gravure  qui  orne  le 
chapitre  sur  la  récolte  du  thé.  Des  singes  roses 
gravissent  une  montagne  au  bord  d'un  ruisseau. 
L'un  d'eux,  assis  auprès  d'un  arbre  à  thé,  en 
embrasse  le  tronc  qu'il  secoue  avec  rage.  Et  des 
ranveaux,  choient  des  feuilles  et  des  fleurs  que 
recueille  un  Chinois  h,  large  culotte  oronge,  aux 
pantoufles  feutrées  et  courbes,  à  tunique  bleue,  au 
chapeau  défaille  en  abat-jour.  Non  loin,  un  singe 
qui  a  des  gants  blancs  suce  un  fruit. 

Clara  d'EUébeuse  referme  le  volume.  Dix  heures 
sonnent.  Elle  embrasse  tout  le  monde,  va  demander 
son  chandelieràGertrude,  et  monte  dans  sa  chambre. 

A  se  sentir  seule,  Clara  d'EUébeuse  éprouve  ua 


CLAHA    d'ei.LÉBKDSB  85 

soulagement.  Non  point  qu'elle  n'aime  la  société 
de  ses  chers  parents,  mais  la  solitude  et  la  médi- 
tation apaisent  un  peu  cette  âme  fragile. 

«  Mon  enfant,  lui  dit  souvent  l'aumônier  des 
Ursulines,  vos  scrupules  proviennent  d'une  déli- 
catesse trop  grande.  Votre  conscience  est  timorée, 
mais  cela  est  chez  vous  la  preuve  d'une  grande 
bonne  volonté.  » 

Clara  d'Ellébeuse  fait  sa  prière,  puis  se  désha- 
bille lentement,  mais  avec  une  pudeur  excessive, 
la  crainte  de  fixer  trop  longtemps  ce  que  cache  la 
robe  de  tante  Aménaïde.  Elle  se  dit  qu'il  est  per- 
mis de  regarder  ses  bras  exposés  ô.  l'air  tout  le 
jour;  mais  qu'il  ne  faut  pas  toucher  ou  regarder  à 
son  corps  inutilement,  en  dehors  de  sa  toilette. 

Elle  se  couche,  pose  l'éteignoir  de  cuivre  sur  la 
chandelle,  mais  ne  s'endort  point  tout  de  suite. 
C'est  le  moment  oiji  son  âme  se  recroqueville. 
Alors,  ellerevoit  mieux  les  choses  en  pensée  qu'elle 
ne  les  a  vues  directement.  Elle  songe  à  M.  d'Astin,  îi 
ce  qu'il  a  dit  du  grand-oncle  Joachim,  de  la  fiancée 
Laure,  au  mystère  que  l'on  fait  autour  de  leurs 
mémoires.  t*uis  elle  se  revoit  dans  le  parc.  Sous  ses 
cils  clos  elle  perçoit  nettement  la  pelouse  qui  dévale 
au  bas  du  perron,  puis  une  cime  d'ormeau,  une 
touffe  de  bambous,  puis  une  urne  de  pierre  grisedans 
la  perspective  de  l'allée  ombreuse...  puis  s'endort. 


gg  CLARA   d'eLLÉBEUSB 


u 


L*orage,  pendant  la  nuît,  atrcmpé  le  parc.  Mais 
la  pluie  s'évapore  et  le  soleil  est  si  brillant  sur  les 
feuillages  qu'ils  fatiguent  la  vue.  Clara  d'EUébeuse 
se  promène  dans  V Allée  aux  noisettes.  Il  y  a  des 
coques,  àterre,  vidées  par  les  écureuils.  C'estune 
de  ces  matinées  fraîches  et  limpides  qui  annoncent 
la  canicule. 

Clara  attend  que  le  jardinier  ait  fini  de  bâter  le 
petit  âne.  C'est  fait.  Elle  cueille  une  gaule  verte 
et,  d'un  banc  de  pierre,  saute  sur  la  bête  qu'elle 
dirige  vers  la  grille.  Elle  prend  le  sentier  des  bois 
do  Noarrieu.  Les  gouttes  glacées  des  néfliers 
pleuvent  sur  elle.  L'âne  trotte.  Elle  est  toute 
secouée  et,  de  temps  en  temps,  retient  son 
large  chapeau  de  paille  prêt  à  tomber.  La  voici 
sur  la  lisière  moussue  où  veillent  les  colchiques. 
.Dans  les  haies  brillent  des  toiles  d'araignées.  On 
lentend  le  gloussement  des  ruisseaux  encore  gorgés 


CLARA   D'ELLéfiBUSB  8"? 

de  l'orage  nocturne .  Des  pies  jacassent,  un  geai  crie. 

Mais,  au  milieu  des  bois,  c'est  un  silence  que 
rien  ne  trouble,  à  peine  le  bruissement  des  hautes 
fougères  froissées  par  les  flancs  du  petit  âne  ;  c'est 
un  recueillement  de  fraîcheur  qui  va  durer  là  jus- 
qu'au soir,  même  aux  heures  torrides  oii  les  maïs 
crépitent.  Au  pied  d'un  châtaignier,  sur  une  éclair- 
cie  de  lumière  et  d'émcraude,  il  y  a  des  gentianes. 
Leurs  cloches  sombrement  bleues  tentent  Clara 
d'Ellébeuse  qui  arrête  sa  monture,  en  descend,  et 
les  cueille  pour  les  allier  aux  reines-marguerites 
et  aux  narcisses  de  son  chapeau  des  champs,  orné 
de  rubans  blancs  à  filets  paille 

Elle  s'assied  auprès  de  l'arbre  et,  tressant  les 
fleurs,  songe  avec  tristesse  à  la  fin  des  vacances, 
à  la  rentrée,  à  la  grande  cour  des  récréations 
d'octobre  où  les  feuilles  dures  des  platanes  sont 
agitées  par  le  vent  aigre  et  froid. 

Jamais  elle  ne  s'est  bien  résignée  au  pension- 
nat. Et  c'est  encore  plus  affreux  les  jours  oii  sa 
mère  lui  rend  visite  au  parloir.  Elle  préférerait, 
tant  son  regret  est  amer  aux  heures  de  séparation, 
que  M"'  d'Ellébeuse  ne  lui  donnât  point  ces  joies 
trop  brèves,  empoisonnées  toujours  par  l'attente 
du  départ.  Lorsque  la  cloche  sonne  et  qu'il  faut 
se  quitter,  après  une  demi-hsure,  c'est  le  cœur 
gonflé  d'angoisse   qu'elle  emporte  h  son  pupiire, 


88  CLARA   D  ELLÉBEUSB 

près  de  la  petite  Vierge  de  métal  dressée  sur  un 
autel  de  livres,  les  pâtisseries  que  lui  envoie 
M°"  d'Étanges.  Elle  n'y  peut  jamais  goûter  le  soir 
môme  et,  encore,  le  lendemain,  lui  laissent-elles 
dans  la  bouche  un  goût  de  larmes,  une  odeur 
morose  qu'elle  a  définie  intérieurement  ;  le  par- 
fum  de  la  séparation. 

—  Suis-je  donc  sotte,  se  dit-elle,  de  songer 
d'avance  à  tout  cela... 

Et  elle  considère  un  escarbotqui  vient  de  s'abattre 
à  ses  pieds. 

Il  est  temps  qu'elle  rentre,  surtout  si  elle  veut 
revenir  parla  route  royale.  Elle  se  lève  et,  remontée 
sur  son  âne,  reprend  sa  route  à  travers  bois. 

Le  trot  de  l'âne  rhythme  ses  pensées  qui,  toutes 
en  ce  moment,  se  concentrent  sur  la  mémoire  de 
l'oncle  Joachim  et  de  sa  fiancée.  Clara  d'EUébeuse 
songe  à  cette  mystérieuse  Laure.  Toc,  tec,  tec  — 
toc,  tec,  toc  —  tec,  tec,  toc  —  font  les  sabots  du 
petit  âne...  Oh!  que  je  voudrais  voir  les  colonies 
de  Laure...  Et  elle  se  récite  cette  strophe  d'une 
poésie  d'Anaïs  Ségalas  parue  au  Magasin  des 
demoiselles  : 

De  peur  qu'un  maringouin  ne  touche  à  ton  visage, 

Tes  nègres  viennent  déplier 
La  moustiquaire  en  gaze,  et  sous  le  blanc  nuage 

On  voit  la  déesse  briller. 


CLAHA  d'ellébeusk  89 

Dans  l'habitation,  maîtresse  étincelante, 

Tout  un  peuple  noir  suit  tes  pas; 
Ton  trône  est  un  liamac,  ô  reine  nonchalante, 

Et  ta  couronne  est  un  madras. 

..  Mais  elle  trouve  ces  vers  moins  beaux  que 
ceux  que  compose  Roger  Fauchereuse,  un  jeune 
homme  de  leurs  amis. 

Clara  d'EUébeuse  se  retrouve  à  la  grille  du  parc 
au  moment  où  sa  mère  et  M.  d'Astin  se  promènent 
dans  la  grande  allée.  La  maman  de  Clara  est  char- 
mante. Elle  semble  une  aquarelle  tirée  des  F/eurs 
animées.  Un  chapeau  de  grosse  paille  cousue  de 
suisse,  enguirlandé  de  reines-marguerites,  encadre 
ses  lisses  bandeaux  châtains,  ses  yeux  brillants  et 
ses  joues  fraîches.  Elle  porte  un  peignoir  de  mous- 
seline blanche  imprimée  à  pois  roses,  et  s'abrite 
sous  une  ombrelle  verte.  Clara  d'EUébeuse  met 
pied  à  terre,  tend  son  front  d'abord  à  sa  mère, 
ensuite  à  leur  vieil  ami. 

—  Avez-vous  été  bien  loin,  mon  enfant?  de- 
mande M.  d'Astin. 

—  J'ai  fait  le  tour  du  bois  de  Noarrieu,  et  je 
suis  revenue  par  la  route  royale. 

—  C'est  un  grand  tour.  Ah  !  Que  ne  puis-je  vous 
accompagner,  ma  chérie.  J'ai  encore  la  passion 
des  promenades  matinales  et  des  bois,  mais  ne 
puis  y  donner  cours.  Si  je  vous  accompagnais  à 


90  CUIBA    D  HLLEBBUSB 


cheval,  j'en  serais  réduit  à  un  seul  éperon...  et  à 
une  seule  jambe.  Triste  cavalier,  ma  chère  enfant, 
pour  vous  défendre... 

Clara  sourit  et  s'éloigne,  tandis  que  M"'  d'Ellé- 
beuse  fait  remarquer  à  M.  d'Astin  la  beauté  de 
tournesols  dont  les  fleurs  lourdes  apparaissent  au- 
dessus  de  la  haie  du  potager. 

—  Bonjour,  bonne-maman.  Que  lisez-vous  là, 
bonne-maman? 

—  Je  lis,  mon  enfant,  une  histoire  très  intéres- 
sante... 

Et,  pour  expliquer,  bonne-maman  enlève  ses 
lunettes. 

—  Je  lis,  mon  enfant,  l'histoire  très  intéres- 
sante d'un  navigateur  presque  inconnu.  Cet  homme, 
vraiment  remarquable,  a  fait  le  tour  du  monde 
dans  une  petite  barque.  Il  fut  au  pays  des  Hin- 
dous dans  une  ville  où  les  singes  sont  tout-puis- 
sants. On  n'a  pu  se  rendre  maître  de  ces  animaux, 
car  ils  pilent  d'une  espèce  d'épice  qu'ils  soufflent  à 
travers  les  yeux  de  leurs  ennemis,  à  l'aide  d'un 
roseau... 

—  Oh!  Qu'elle  est  jolie,  bonne-maman,  votre 
histoire...  Qu'elle  est  jolie,  bonne-maman...  Bonne- 
maman?...  Le  tiroir  d'en  bas,  de  votre  commode, 
est  resté  ouvert...  Vous  avez  oublié  de  le  refer- 
mer?... 


CLABA   d'eLLÉBEUSE  91 

—  Non,  mon  enfant.  C'est  ton  père,  qui  est 
dans  sa  chambre,  qui  vint  prendre  ici,  tout  à 
rheure,  des  papiers  qui  étaient  sous  clef...  Il  doit 
les  remettre  à  M.  d'Astin. 

—  Quels  papiers,  bonne-maman? 

—  Je  crois,  des  lettres  de  la  Guadeloupe...  Mais 
cela  t'importe  peu,  mon  enfant.  Il  est  temps  que 
tu  ailles  t'apprAter  pour  le  déjeuner. 

Clara  d'Ellébeuse  sort  de  la  chambre  de 
M""  d'Étanges,  et  monte  l'escalier  en  fronçant  les 
sourcils  : 

...  Pourquoi  M.  d'Astin  va-t-il  garder  les  pa- 
piers de  la  Guadeloupe?  Les  papiers  de  la  Gua- 
deloupe, ce  sont  les  lettres  du  grand-oncle 
Joachim...  Ces  papiers  doivent  rester  dans  la  fa- 
mille... Pourquoi  M.  d'Astin  va-t-il  les  empor- 
ter?... Je  ne  veux  pas,  moi,  que  M.  d'Astin  les 
emporte...  Est-ce  qu'il  va  emporter  aussi  le  joli 
portrait  de  Laure? 

Une  grande  tristesse,  une  sourde  rage  gonflent 
le  cœur  de  l'enfant.  Elle  n'a  jamais  lu  ces  corres- 
pondances. Elle  n'en  a  vu  que  l'extérieur,  parfois, 
lorsque  bonne-maman  ouvrait  le  tiroir  d'en  bas. 
Mais  elle  tient  à  ces  papiers  jaunis,  parce  que  le 
portrait  du  grand-oncle  Joachim  est  dans  sa 
chambre,  et  que  l'oncle  Joachim  était  le  fiancé  de 
Laure...  Mais  elle   ne  peut  pas  empêcher  petit 


Ô2  CLARA   d'eLLÉBEUSB 


père  de  remettre  ces  papiers  à  M.  d'Astin...  Elle 
est  folie  de  songer  à  cela...  Elle  n'oserait  ja- 
mais... 

Elle  s'habille  machinalement.  Cette  pensée, 
que  les  lettres  de  l'oncle  Joachim  vont  quitter  à 
jamais,  peut-être,  la  maison,  la  bouleverse  autant 
qu'un  scrupule  religieux.  Elle  était,  il  y  a  vingt 
minutes,  tout  heureuse  de  sa  promenade.  Mainte- 
nant, sa  joie  est  empoisonnée.  L'idée  fixe  la  ta- 
raude. Cependant,  elle  se  recoiffe,  met  sa  belle  robe 
de  mousseline  et,  avant  de  quitter  sa  chambre, 
considère  longuement  le  portrait  du  grand-oncle, 
et  lui  envoie  un  baiser. 

La  porte  de  la  chambre  de  petit-père  est  ou- 
verte. Elle  entre  et  le  voit  assis  à  sa  table  en  face 
de  plusieurs  liasses  de  lettres.  Certaines  de  ces 
liasses  sont  déjà  cachetées;  d'autres  ne  sont  en- 
core que  ficelées  ;  d'autres  sont  libres.  L'enfant  se 
rend  bien  vite  compte  du  travail  auquel  est  occupé 
son  père.  Elle  dissimule  son  émotion  et  dit  : 

—  Bonjour,  petit  père,  comment  avez-vous 
passé  la  nuit? 

—  Bien,  mon  enfant.  Tu  me  trouves  en  train 
d'effectuer  un  rangement  de  papiers  d'affaires  au- 
quel je  m'emploie  depuis  ce  matin.  Heureuse- 
ment que  je  vais  avoir  terminé.  Je  n'ai  plus  qu'à 
apposer  quelques  cachets  de  cire...  Mais  ce  sera 


CLAHA    d'eLLÉBEUSK  93 

pour  cet  après-midi.   Voici  le   premier  coup  du 
déjeuner. 

Clara  descend.  Maman,  grand'mère  et  M.  d' As- 
tin  sont  déjà  au  salon.  M.  d'Ellébeuse  arrive  bien- 
tôt. M.  d'Astin  lui  dit  : 

—  Mon  cher  ami,  j'ai  dû  vous  donner  un  mal 
de  tous  les  diables,  en  vous  faisant  ranger  cette 
correspondance;  je  vous  en  demande  bien  par- 
don. 

—  Mais  pas  du  tout,  mon  cher  d'Astin...  Voire 
réclamation  est  entièrement  juste,  et  je  me  re- 
proche de  n'avoir  point  songé,  de  moi-même,  plus 
tôt,  à  vous  remettre  ces  lettres  du  pauvre  Joachim. 
Vous  les  relirez  avec  émotion...  Vous  me  les  aviez 
confiées  à  la  veille  d'un  voyage  déjà  ancien,  et 
j'eusse  dû,  déjà,  vous  les  rendre. 

Pendant  le  repas,  Clara  demeure  silencieuse  et 
dissimule  son  état  d'âme.  Elle  fait  semblant  de 
manger,  de  crainte  d'une  observation  qui  la  ferait 
éclater.  Quand  on  ne  la  regarde  pas,  elle  glisse  à 
Robinson,  qui  est  près  d'elle,  le  contenu  de  son  as- 
siette. Elle  n'entend  que  vaguement  ce  qui  se  dit 
autour  d'elle. 

On  sert  le  café  sur  la  terrasse,  à  l'ombre  du  tu- 
lipier. Clara  d'Ellébeuse  descend  le  perron  où  s'est 
posé  le  paon.  Elle  songe  profondément  : 

...Ces  lettres  sont  du  grand-oncle  Joachim; 


94  CLARA   D  ELLEBECSB 


donc  elles  pourraient  être  à  nous?,  Cependant,  il 
est  impossible  de  les  garder,  puisque  petit-père 
veut  les  remettre  à  M.  d'Astin...  Quand  repart-il, 
M.  d'Astin? 

Elle  fait  lentement  le  tour  du  château,  ses  bras 
nus  croisés  derrière  la  taille.  Sous  un  grand  cha- 
peau de  paille  Clarisse  Harlowe,  sa  tête,  inclinée 
un  peu  vers  le  sol,  laisse  pendre  en  avant  deux 
boucles  à  moitié  dans  l'ombre. 

...  Si  je  pouvais  seulement,  se  dit-elle,  conser- 
ver deux  ou  trois  lettres  de  l'oncle  Joachim?... 
Serait-il  bien  mal  de  les  prendre  dans  les  paquets 
non  cachetés?...  Oui,  sans  doute...  Ce  serait  un 
vol  abominable...  dont  je  pourrais  me  confesser 
à  la  rentrée...  Mais  est-ce  que  l'on  peut  accomplir 
une  mauvaise  action,  et  obtenir  valablement  l'ab- 
solution, quand  on  s'est  dit  avant  que  Ton  s'en 
confesserait  ensuite ?^ 

Elle  longe  un  vieux  mur  oh  s'épand  un  lierre, 
fait  le  tour  du  perron  et  revient  sur  ses  pas,  tarau- 
dée par  l'idée  fixe,"  bouleversée  par  des  scrupules 
et  par  l'envie  de  prendre  les  lettres. 

—  Clara,  lui  dit  M""  d'EUébeuse,  allez  cher- 
cher votre  zéphyr  en  haut?  Nous  faisons,  cette 
après-dînée,  une  promenade  en  voiture...  Voua 
pourriez  vous  enrhumer  au  retour... 

La  jeune  fille  monte  Tescalier.  Elle  passe  de- 


CLARA   d'eLLÊBBCSB  95 

vant  la  chambre  de  son  père.  La  porte  en  est  ou- 
verte, et  les  papiers  sont  toujours  sur  la  table. 
Elle  hésite,  entre,  s'en  va,  revient,  ferme  les  yeux 
et  les  rouvre.  Elle  est  seule.  Rapidement,  elle 
s'empare  de  deux  lettres,  au  hasard,  chacune  prise 
au  milieu  de  deux  paquets  rangés,  mais  non  fice- 
lés, et  s'enfuit  dans  sa  chambre.  Elle  cache  les 
lettres  dans  son  sachet  à  mouchoirs,  puis  s'age- 
nouille et  demande  pardon  à  Dieu. 

La  promenade  sur  les  coteaux  est  délicieuse, 
mais  Clara  d'Ellébeuse  n'en  goûte  point  le  charme, 
et  l'après-midi  lui  paraît  long.  Elle  ne  se  sent  un 
peu  plus  à  l'aise  qu'au  retour,  bien  que,  durant 
un  quart  d'heure  oii  son  père  est  monté  dans  ses 
appartements,  elle  éprouve  une  crainte  et  une  an- 
goisse inexprimables. 

Enfin  sa  peur  se  dissipe  lorsque  M.  d'Ellébeuse 
reparaît,  une  dizaine  de  liasses  cachetées  dans  les 
mains,  et  disant  : 

—  Tenez,  mon  cher  d'Astin,  voici  vos  lettres 
en  ordre. 

Le  dîner  et  la  soirée  se  passent  monotones. 
C'est,  comme  la  veille,  une  tiède  soirée  de  l'été 
finissant,  dont  le  silence  n'est  troublé,  dans  le  sa- 
lon, que  par  le  bruit  sec  et  léger  des  pièces  de 
buis  sur  l'échiquier. 

A  dix   heures,  Clara  d'Ellébeuse  regagne    sa 


96  CLARA    D'ELLBBBUSR 


chambre  et  va  prendre  dans  le  sachet  les  deux 
lettres  qu'elle  y  a  cachées.  Elles  sont  écrites  sur 
du  papier  rugueux  et  jaune,  taché  de  poussière  et 
d'humidité.  L'une  des  adresses  est  très  ornemen- 
tée. Les  suscriptions  sont  identiques.  En  carao 
tôres  d'imprimerie  noirs  et  rouges  : 

Guadeloupe,  par  le  Havre* 

Et  en  belle  anglaise  : 

Par  le  navire  la  Rosina. 

A  Monsieur, 

Monsieur  d'AsTiN, 

à  Aïciritz,  par  Balansun, 

en  France  (Basses-Pyrénées.) 

Les  plis  sont  alourdis  par  de  la  cire  et  des  pains 
à  cacheter.  Clara  d'Ellébeuse  est  émue,  ses  oreilles 
bourdonnent  un  peu.  Elle  s'assied,  déplie  les  mis- 
sives de  l'oncle  Joachim,  en  examine  les  dates,  et 
lit  rapidement. 

L'Artibonite,  près  la  Pointe-à-Pitre, 
ce  12  juin  1805. 

L*empressement  que  vous  mettez,  mon  cher  Hector, 
à  m'envoyer  le  plan  de  la  petite  maison  de  campagne 
où  doit  s'installer  Laura  me  touche  infiniment.  Ce  que 
vous  m'en  dites  m'agrée  en  tous  points,  surtout  que  la 


CLARA  d'ellkiîeuse  97 

villa  n'est  point  humide,  ce  qui  est  d'une  grande  im- 
portance pour  une  créole  qui  n'a  jamais  quitté  les 
Antilles.  La  description  qui  accompagne  votre  plan  est 
séduisante.  Cet  isolement,  non  loin  du  village  où  s'est 
passée  ma  jeunesse,  conviendra  à  cette  âme  profondé- 
ment blessée  par  la  vie.  Je  crois,  du  reste,  me  souvenir 
de  cette  habitation.  Ne  l'appelions-nous  pas  la  propriété 
fermée?  Ne  domine-t-eîlepas  un  léger  coteau,  non  loin 
de  Noarrieu?  N'y  a-t-il  pas,  tout  auprès,  un  vieux 
puits  auprès  duquel  je  me  suis  posté  bien  souvent 
durant  nos  chasses  au  lièvre? 

Ce  que  vous  me  dites  du  jardin  me  plaît  également. 
Laure  aime  les  belles  fleurs.  Comme  «lie  adore  aussi 
les  oiseaux,  vous  seriez  charmant  d'en  faire  mettre 
quelques-uns  en  volière  par  les  petits  paysans  de  Ba- 
lansim.  Ils  ne  sont  point  comparables  à  nos  oiseaux 
des  Tropiques,  mais  les  bouvreuils,  les  chardonnerets 
et  les  linots  ont  d'agréables  chants. 

Mon  amie  est  dans  une  mélancolie  profonde  de  quit- 
ter La  Pointe-à-Pitre.  Son  angoisse  redouble  à  l'idée 
que  sa  famille  ne  saura  point  si  elle  est  morte  ou 
vivante.  Je  lui  ai  promis  que,  pour  rassurer  ses  pa- 
rents, vous  chargeriez  un  de  vos  amis  fidèles  de  Londres 
de  porter  lui-même  au  navire  qui  fait  le  courrier  des 
Antilles  une  lettre  qu'elle  vous  fera  tenir,  destinée  à 
rassurer  les  siens. 

Je  ferai  partir  Laura  secrètement  pour  Saint-Pierre 
de  la  Martinique,  où  elle  s'embarquera  le  30  cou- 
rant, à  bord  de  Y Aimahle-EUsa.  Je  vous  prierais  de 
l'aller  quérir  à  Pauillac-sur-Gironde,  où  l'on  fait 
escale,  en  compagnie  du  D'  Campagnolle.  11  est 
toujours  entendu  que  Laura  passera  aux  yeux  des 
curieux  de  Balansun  et  de  Noarrieu  pour  une  malade 

7 


98  CLARA  d'eLLÉBECSB 


qu'un  de  vos  amis  envoie  à  notre  docteur  pour  faire  une 
cure  d'air. 

Vous  voudrez,  mon  cher  Hector,  me  faire  tenir  le 
compte  de  tout  ce  que  je  vous  dois  et  de  tout  ce  que  je 
pourrai  vous  devoir. 

Je  vous  prie  d'accepter  les  quelques  colis  que  je  fais 
charger  à  votre  intention  à  bord  du  Val-cTOr  qui  em- 
portera cette  lettre.  Je  fais  adresser  le  tout  en  douane 
de  Bordeaux.  Il  se  trouve,  parmi  ces  colis,  une  partie  du 
trousseau  de  Laura,  du  linge  dont  vous  trouverez  le 
détail  ci-inclus,  des  robes,  etc.,  et  une  guitare  d'une 
grande  valeur  dont  elle  joue  parfaitement. 

Le  rhum  qui  est  à  votre  adresse  doit  être  transvasé 
goutte  à  goutte  dans  une  deuxième  barrique.  Vous  en 
perdrez  ainsi  beaucoup,  mais  ce  qui  en  restera  sera 
délicieux. 

Je  ne  sais  assez  vous  remercier,  mon  cher  Hector,  de 
votre  bonté  fraternelle. 


L'Artibonite,  près  la  Pointe-à-Pitre, 
ce  7  décembre  1805. 

Je  vous  remercie,  mon  cher  Hector,  des  nouveaux 
détails  que  vous  me  donnez  sur  la  mort  de  la  pauvre 
Laura.  Je  désirais  connaître  la  vérité,  si  terrible  qu'elle 
fût.  Ma  main  est  prise  d'un  tremblement  à  vous  écrire 
ces  lignes.  Voici  dix  nuits  que  je  pleure  amèrement, 
demandant  pardon  au  Tout-Puissant  de  l'imprudence 
que  j'ai  commise,  et  qui  a  précipité  dans  la  tomb<» 
le  plus  aimable  des  êtres.  Hélas  !  Pourquoi  suis-je 
resté  sourd  aux  plaintes  de  cette  chère  amie  et  no 
l'ai-je  point  accompagnée  en  France  ?  Pourquoi  la  con- 
fiance en  moi  lui  a-t-elle  fait  défaut  ?  Malheureux  que 


CLAHA    o'ELLÉnEUSB  99 

je  suis  !  Il  ne  me  reste  plus  qu'à  terminer  dans  les  san- 
glots et  le  repentir  une  vie  si  cruelle,  qu'il  me  faut  faire 
appel  à  toute  ma  religion  pour  ne  point  en  hâter  la  fin. 

Vous  me  dites  que  vous  n'aviez  rien  observé  chez 
Laura,  si  ce  n'est  un  peu  plus  de  tristesse  durant  les 
derniers  jours.  Mais  n'étions-nous  pas  habitués  à  cette 
mélancolie?  Ici  même,  sous  cette  triste  véranda  d'où  je 
vous  écris,  et  où  elle  passa  de  longues  soirées,  je  ne  pus 
jamais  lui  donner  un  peu  de  joie.  Le  pauvre  être  fixait  sur 
moi  ses  yeux  douloureux,  et  qui  semblaient  marqués 
pour  une  mort  prématurée.  Son  seul  plaisir  était  que  les 
maronnes  lui  apportassent  des  colibris  et  des  fleurs. 
Me  souvenir  de  ces  choses  fait  battre  mon  cœur  à 
coups  précipités,  ou  le  fait  s'arrêter  comme  s'il  allait 
rejoindre  dans  la  tombe  celui  de  ma  bien-aimée  Laura. 

Mais  où  se  procura-t-elle  la  fiole  de  laudanum  que 
vous  avez  trouvée  sur  sa  table  de  nuit?  Délivre-t-on 
des  remèdes  aussi  vénéneux  sans  ordonnance?  Mais 
que  dis-je  ?  Si  son  dessein  était  arrêté,  rien  ne  pouvait 
contrarier  les  lois  du  sort.  Il  fallait  que  ce  terrible  évé- 
nement s'accomplît. 

Que  ce  douloureux  secret  demeure  entre  nous.  Il  ne 
faut  pas  que  ce  qui  est  un  scandale  aux  yeux  du  monde 
retombe  sur  cette  chère  Mémoire.  Le  docteur-médecin 
Campagnolle  et  vous,  savez  seuls  comment  s'est  dé- 
roulé ce  ti'iste  drame.  Je  connais  son  cœur  d'ami.  Il 
se  taira,  car  s'il  est  des  obligations  envers  les  hommes, 
il  en  est  de  plus  grandes  envers  Dieu  qui,  j'en  suis  sûr, 
s'est  montré  compatissant  envers  elle.  Si  le  châtiment 
d'une  mort  que  réprouve  le  sentiment  chrétien  doit  re- 
tomber sur  le  coupable,  c'est  moi  seul  qui  en  assume 
la  responsabilité,  dans  ce  monde  et  dans  l'autre. 

La  pauvre  enfant  doutait  de  mon  amour.  Elle  pensa 


400  CLARA  d'ellébeusb 


que  le  triste  fruit  qu'elle  portait  en  elle  m'était  un  sujet 
d'inquiétude  et  d'ennui, et  que  je  l'avais  exilée  en  France, 
plutôt  dans  l'espoir  égoïste  de  fuir  cet  événement, 
que  dans  celui  d'éviter  le  scandale  de  sa  grossesse. 
Pourquoi  ai-je  gardé  secret  ce  sentiment  paternel  qui 
m'emplissait  de  joie?  Pourquoi  la  nature  m'a-t-elle 
loué  de  ce  tempérament  inflexible  qui  cache,  sous  un 
orgueil  blâmable,  la  plus  douloureuse  des  sensibilités? 
Pourquoi  n'ai-je  pas  assez  expliqué  à  ma  chère  maî- 
tresse que  la  seule  crainte  de  voir  sa  réputation  effleu- 
rée, dans  une  cité  où  sa  famille  occupe  une  situation  si 
considérable,  était  la  seule  cause  de  son  embarquement? 
Nul  n'a  soupçonné  que  la  jeune  fille  avait  gagné  la 
France.  Antonio  Lopez,  son  frère,  a  fait  efl'ectuer  des 
recherches,  mais  en  vain.  Un  instinct  secret  l'avertit 
cependant  que  je  devais  être  l'auteur  de  cette  disparition. 
A  cause  du  manque  de  preuves,  et  de  la  position  que  j'oc- 
cupe ici,  il  n'a  pu  me  dénoncer  à  la  justice.  Alors,  il  m'a 
cherché  querelle,  et  vous  connaissez  la  triste  issue  d'un 
duel  où,  tirant  au  hasard  et  avec  l'intention  de  ne  même 
pas  blesser  mon  adversaire,  je  l'ai  défiguré  et  aveuglé. 
Laura  doutait-elle  que  je  dusse  retenir  en  France  et 
l'y  épouser,  comme  je  le  lui  avais  promis?  Je  ne  sais. 
Mais  chacune  des  questions  que  je  me  pose  au  sujet  de 
son  trépas  m'emplit  d'angoisse,  d'épouvante  et  de  re- 
mords. Je  l'avais  envoyée  auprès  de  vouSj  parce  que 
je  savais  que  là  seulement  elle  trouverait  une  âme  dé- 
vouée et  faite  pour  la  soutenir.  Je  veux,  ô  mon  ami,  si 
ce  n'est  déjà  fait,  que  sa  dépouille  mortelle  repose 
dans  le  cimetière  où  moi-même  je  dormirai  un  jour.  Il 
faut  que  cette  fiancée  éternelle  demeure  auprès  du  tom- 
beau des  d'Ellébeuse  dont  elle  eût  porté  le  nom.  Si 
mon  frère  Tristan  n'était  pas  mort,  je  vous  eusse  prié 


«ÎLAHA    d'kLLÉBEUSB  lOi 

de  lui  confier  ce  secret  douloureux,  car  je  désire  que 
mes  actions  soient  justiciables  de  ma  famille.  Je  vous 
demande,  au  cas  où  moi-même  je  viendrais  à  mourir 
ici,  qu'à  l'époque  de  sa  majorité  mon  neveu  Henri,  au- 
jourd'hui âgé  de  trois  ans,  soit  instruit  de  cette  inhu- 
mation, et  des  circonstances  qui  la  déterminèrent. 

Et  maintenant,  reposez  en  paix.  Mânes  de  ma  bien- 
aimée  Laura!  Que  la  miséricorde  toute-puissante  de 
Dieu  soit  avec  vous  !  Chère  Ombre,  vous  n'êtes  que  la 
victime  de  mon  cœur  terrible  et  passionné!  Que  je 
demeure  seul  sur  la  terre  avec  mes  douleurs  et  mes 
remords,  puisque  vous  n'avez  même  pas  laissé  à  ma 
cruelle  solitude  le  triste  fruit  de  nos  embrassements  ! 

Je  vous  étreins,  mon  cher  Hector,  le  visage  inondé 
de  larmes. 

Joachim  d'Ellébbusb. 

En  achevant  la  lecture  de  celte  dernière  lettre, 
la  jeune  fille  sent  sa  vue  s'obscurcir.  Un  bourdon- 
nement emplit  ses  oreilles,  en  même  temps  qu'une 
sueur  froide  l'inonde.  Elle  veut  se  lever,  mais 
tombe  évanouie  au  pied  du  fauteuil.  Peu  à  peu, 
le  bourdonnement  reprend  plus  léger.  Une  sensa- 
tion de  bien-être  l'envahit.  Elle  revient  à  elle  et 
comprend.  Elle  est  seule.  Sur  sa  table  à  toilette 
elle  prend  un  morceau  de  sucre,  l'imbibe  d'eau 
de  m  élisse  et  l'avale. . .  Elle  s'était  évanouie  aussi  une 
fois...  quand  elle  était  toute  petite...  Elle  ramasse 
les  lettres,  les  renferme  dans  le  sachet,  se  couche  et 
s'endort  d'un  sommeil  sans  rêves, jusqu'au  matin. 


402  CLARA  d'bllébeusb 


HT 


Aujourd'hui  est  un  Dimanche.  Gertrude  vient 
ouvrir  les  contrevents. 

—  Il  faut  vous  lever,  Mademoiselle.  On  va 
sonner  la  messe.  Il  sera  bon  de  partir  un  peu 
d'avance  à  cause  de  M.  d'Astin. 

Clara  s'habille,  essayant  d'oublier  la  terrible 
aventure  d'hier  soir. 

...  Je  prierai  avec  ferveur  le  Bon  Dieu,  se 
dit-elle,  lui  demanderai  pardon...  Il  y  avait  des 
choses  bien  horribles  dans  ces  lettres...  Je  n'ai  pas 
tout  compris...  Cette  personne  était  une  femme 
qui  n'était  pas  la  sienne,  qui  allait  avoir  un  enfant 
et  qui,  alors,  s'est...  Oh!  mon  Dieu,  mon  Dieu, 
mon  Dieu,  ayez  pitié  de  moi. 

Clara  d'EUébeuse  descend.  Elle  a  bien  doi*mi. 
Son  teint  est  reposé.  M"'  d'EUébeuse  ne  remarque 
aucun  trouble  dans  la  physionomie  de  sa  chère 
fille.  Gertrude  apporte  les  paroissiens.  On  se  dirige 
vers  Téglise. 


CLARA    d'ëLLÉHBUSB  103 

M.  d'Astin  va  doucement.  A  chaque  pas  sa 
jambe  de  bois  décrit  un  demi-cercle.  Lui-même 
sourit  de  sa  lenteur  : 

—  Rien  ne  sert  de  courir;  il  faut  partir  à  points 
dit  le  fabuliste...  Ahl  ma  petite  Clara... 

Tout  infirme  qu'il  est,  M.  d'Astin  est  délicieux. 
De  son  chapeau  haut  de  forme  gris  sort,  pour  se 
relever  contre  l'oreille,  un  épais  flocon  de  cheveux 
d'une  blancheur  étincelante.  Dans  sa  cravate  de 
soie  noire  à  triple  tour,  son  cou  garde  une  roideur 
charmante  et  altière.  Sa  jaquette,  couleur  de 
prairie  sombre,  tombe  régulièrement  sur  un  pan- 
talon de  même  teinte,  et  un  escarpin  verni,  que 
recouvre  une  guêtre  verte,  chausse  son  unique 
pied. 

M.  d'Ellébeuse  porte  un  habit  bleu  très  serré  à 
la  taille.  Il  donne  le  bras  à  M""  d'Étanges,  dont  la 
robe  est  de  Flandre  grise,  ornée  d'olives  d'ivoire. 
Un  fichu  de  dentelle  noire  recouvre  ses  bandeaux 
blancs. 

M°"  d'Ellébeuse  est  coiffée  d'un  chapeau  de 
paille  de  riz  à  rubans  ivoire  et  roses,  orné  de 
feuillages  des  eaux  et  de  tubéreuses.  Un  fichu- 
berlhe  recouvre  ses  épaules  rondes. 

La  journée  est  sereine  comme  le  furent  les  pré- 
eédentes,  et  les  bois  semblent  endimanchés. 

L'humble  église  éclate  d'une  sainte  lumière. 


104  CLARA    D  ELLEBEUSE 

M.  le  curé  vient  de  monter  à  l'autel  Sa  chasuble 
est  ornée  de  palmes  vertes,  de  corolles  dorées  et 
roses. 

Ces  dames  se  sont  agenouillées.  M.  d'Astin  cf 
M.  d'Ellébeuse  se  recueillent,  debout,  les  bras 
croisés. 

Clara,  très  inclinée,  récite  la  prière  de  saint 
Thomas  d'Aquin  : 

M  0  vous  qui  m'aimez  tant,  Jésus,  ici  véritablement  Dieu 
«  caché,  écoutez-moi,  je  vous  implore!... 

«  Rendez-moi  amère  toute  joie  qui  n'est  pas  vous,  impossible 
«  tout  travail  fait  sans  vous,  insupportable  tout  repos  qui  n'est 
«  pas  en  vous!... 

«  Bonté  suprême,  6  Jésus,  donnez-moi  un  cœur  épris  de  vous 
«  qu'aucun  spectacle,  aucun  bruit  ne  puissent  distraire,  un 
«  cœur  fidèle  et  fier  qui  ne  chancelle,  qui  ne  descende  jamais; 
«  un  cœur  indomptable,  toujours  prêt  à  lutter  après  chaque 
«  tempête:  un  cœur  libre  jamais  séduit,  jamais  esclave  ;  un 
«  cœur  droit  qu'on  ne  trouve  jamais  dans  les  voies  tortueuses. 

«  Puisse  la  pénitence  me  faire  sentir  les  épines  de  votre  cou- 
«  ronne  !  Puisse  la  grâce  me  verser  vos  dons  sur  la  route  de 
«  rexil!  Puisse  la  gloire  m'enivrer  de  vos  joies  dans  la  Patrie  I 
«  Ainsi  soit-il.  » 

Elle  ouvre  son  livre  de  messe,  mais  ne  peut 
suivre  la  lecture  attentivement.  Elle  resonge  aux 
lettres  qui  Font  bouleversée,  à  l'oncle  Joachim,  à 
sa  fiancée  Laure...  Laura  Lopez.  Oui,  c'est  bien  le 
même  nom  que  celui  qui  est  gravé  sur  la  tombe, 
là,  tout  près.  C'est  elle.  Et,  tout  à  coup,  de  ces 


CLARA   d'eLLSBEUSB  105 

sentiments  confus  qui  la  hantent  depuis  la  veille, 
ne  surgit  qu'une  idée  de  pitié  passionnée  pour  la 
pauvre  trépassée.  Clara  d'Ellébeuse  murmure 
mentalement  :  Laure...  Pauvre  Laure...  Laura... 
Dolora...  Dolorida...  Et  elle  prête  à  cette  triste 
inconnue,  dans  son  exaltation,  le  nom  de  la  Vierge 
douloureuse. 

M.  le  curé  monte  en  chaire  et,  tandis  qu'il 
proche  dans  le  patois  du  pays,  Clara  d'Ellébeuse 
regarde  les  assistants  devant  elle.  Elle  vient  de 
reconnaître,  à  droite  du  bénitier,  le  frère  d'uivO 
de  ses  amies  de  pension  :  Roger  Fauchereuse. 

La  famille  de  sa  compagne  de  classe  Lia  Fau- 
chereuse  habite  aux  environs,  à  une  lieue  et  de- 
mie de  Balunsun,  le  château  des  saules.  C'est  un 
vieux  manoir  précédé  d'une  immense  cour  oij, 
toutelajournée,  se  promènent  des  légions  de  paons. 
Une  longue  avenue  de  saules  et  de  chênes  y  con- 
duit. M.  et  M""  Fauchereuse  sortent  peu.  M""  Fau- 
chereuse  est  d'humeur  bizarre  qui  ne  laisse  point, 
à  certaines  époques,  d'inquiéter  son  mari.  Celui- 
ci  est  un  gentilhomme  rural,  fort  bien  élevé  et 
très  intelligent,  qui  fit  à  Montpellier  de  bonnes 
études  en  médecine.  Il  peut  ainsi,  et  sans  que  sos 
oflices  tournent  à  métier,  exercer  sa  charité  au 
près  de  pauvres  voisins,  voire  se  trouver  utile  à 
des  amis  en  cas  pressant.  M.  d'Ellébeuse  a  ren- 


f06  CLARA    d'eLLÈBEUSB 


contré  parfois  M.  Fauchereuse,  et  la  sympathie, 
d'ailleurs  partagée,  qu'il  a  éprouvée  pour  celui-ci 
lui  a  fait  souvent  regretter  la  rareté  de  leurs  en- 
trevues. Quant  à  Lia  Fauchereuse,  on  la  confie 
parfois  au  régisseur,  quand  il  va  en  ville,  pour 
qu'il  la  laisse  en  passant,  jusqu'à  son  retour,  chez 
les  d'Ellébeuse.  Parfois  aussi,  moins  souvent,  elle 
s'y  rend  accompagnée  de  son  frère  Roger. 

Ce  jeune  homme  n'est  là  que  pendant  les  va- 
cances. Il  a  fait  son  droit  à  Paris.  11  est  charmant 
et  a  du  goût  pour  la  poésie,  ce  qui  le  retient  à  la 
Capitale  presque  toute  l'année. 

Clara  d'Ellébeuse  rougit  en  l'apercevant.  Il  est 
en  costume  de  chasse.  Des  cheveux  bruns,  assez 
longs,  séparés  sur  le  front  et  rejetés  un  peu  en 
arrière,  forment  une  volute  autour  de  chaque 
oreille.  Le  profil  est  très  fin.  Les  yeux  noirs  sont 
en  même  temps  doux  et  vifs.  Il  est  mince  et  grand. 
Le  cou,  entouré  d'un  foulard  de  soie  blanche, 
jaillit,  gracieux,  des  épaules  étroites  et  tombantes. 
...  C'est  la  chasse  qui  aura  fait  qu'il  est  venu 
entendre  la  messe  à  Balansun,  se  dit  Clara  d'El- 
lébeuse. 

A  là  sortie,  on  se  retrouve.  Roger  salue.  M.  d'El- 
lébeuse lui  tend  la  main  : 

—  Comment  allez-vous,  Roger?  Quel  bon  vent 
vous  amène? 


CLARA    d'eLLÉBBUSB  107 

—  Nous  avons  lancé  il  y  a  deux  heures  et 
n'avons  pas  abouti.  J'ai  perdu  un  chien  du  côté 
de  Gastétis.  L'un  des  piqueurs  est  à  sa  recherche, 
et  l'autre  garde  la  meute  à  l'auberge. 

Ces  dames  se  sont  rapprochées  : 

—  Bonjour,  monsieur  Roger.  Donnez-nous  des 
nouvelles  de  vos  chers  parents?  Ma  fille  se  plaint 
de  ne  plus  recevoir  la  visite  de  Lia. 

—  Ma  mère  n'était  pas  très  bien  ces  jours  der- 
niers. Elle  se  passe  difficilement  de  Lia,  en  ces  mo- 
ments. Cependant  il  y  a  un  mieux  sensible,  et  j'es- 
père bien  qu'avant  peu  ma  sœur  vous  viendra  voir. 

—  Mais  vous,  Roger,  demande  M.  d'Ellébeuse, 
pourquoi  ne  nous  resteriez-vous  pas? 

—  Mais  je  n'ai  point  dit  non,  cher  Monsieur... 
Si  toutefois... 

—  Mais  non,  mais  non...  Vous  restez.  Il  y  a 
place,  pour  vos  chiens,  à  l'écurie.  Vous  coucherez 
ici,  c'est  entendu,  et  nous  chasserons  demain  en- 
semble... Il  y  a  dans  votre  chambre  un  Lamar- 
tine à  votre  disposition.  Il  n'y  a  donc  point  de 
raison  pour  que  vous  nous  refusiez  cela.  J'enver- 
rai tout  à  l'heure  un  de  mes  hommes  pour  avertir 
vos  parents,  et  faire  emmener  les  chiens  au 
château. 

Rog<îr  sourit  et  remercie.  Et  le  petit  groupe 
s'en  va,  le  long  des  haies. 


108  CLARA    d'eLLEBEDS» 

Le  déjeuner  est  fort  gai.  Clara  d'Ellébeuse 
écoute,  ravie,  ce  que  Roger  raconte.  Il  parle  lente- 
ment, d'une  voix  un  peu  sourde.  Ce  qu'il  dit  est 
original.  Et  puis,  il  sait  tant  de  choses  touchant 
Paris...  Il  est  souvent  reçu  chez  Lamartine  où 
l'ont  bien  fait  venir  son  talent  précoce  et  sa  dis- 
tinction. De  temps  à  autre,  il  regarde  Clara  en 
souriant,  un  peu  comme  une  enfant,  beaucoup 
comme  une  jeune  fille.  Et  celle-ci  oublie  ses  an- 
goisses, les  lettres  de  l'oncle  Joachim,  son  éva- 
nouissement de  la  veille...  Sans  doute  parce  que 
j'ai  bien  prié,  pense-t-elle. 

—  Monsieur  Fauchereuse,  dit  M.  d'Astin,  on 
citait,  il  y  a  quelques  mois,  dans  un  magazine 
parisien,  quelques  très  belles  stances  de  vous,  pro- 
noncées à  l'occasion  d'un  mariage.  J'ai  fortement 
regretté  que  l'on  ne  donnât  point  tout  le  poème. 

—  Si  vous  avez  la  bonté  de  l'apprécier,  Mon- 
sieur, il  me  sera  facile... 

—  ...  Mais  je  l'ai,  moi,  ce  poème,  dit  en  rou- 
gissant Clara  d'Ellébeuse. 

—  Comment!  Tu  l'as!  Petite  cachée!  s'écrie. 
M.  d'Astin. 

—  ...  Je  l'ai  recopié  dans  mon  cahier  de  poé- 
sies. C'est  Lia  qui  me  l'avait  prêté. 

—  Tu  iras  nous  chercher  ton  cahier  de  poésies 
après  déjeuner,  mon  enfant,  dit  M°"  d'Étanges.  Je 


CLARA   D  ELI.ÉBEUSB  109 

suis  heureuse  de  voir  que  tu  aimes  à  recueillir 
de  beaux  sentiments  bien  exprimés. 

—  Ces  quelques  vers,  reprend  Roger  Fauche- 
reuse,  je  les  ai  récités  en  l'honneur  de  M.  de  la 
Mirandière,  l'un  de  nos  avocats  les  plus  estimés, 
à  la  veille  de  son  départ  pour  Rome  oti  il  a  été 
nommé  secrétaire  d'ambassade.  Quelques  jaloux  y 
virent,  en  plus  de  la  cordiale  amitié  que  je  m'étais 
efforcé  d'exprimer,  une  allusion  désobligeante  au 
peu  de  talent  de  certains  tribuns  actuels.  M.  de 
Lamartine,  qui  assistait  à  ce  mariage,  voulut  bien 
prendre  fait  et  cause  pour  moi.  Quelques  belles 
dames  me  félicitèrent  et,  le  soir  même,  au  bal 
de  l'Ambassade  anglaise,  celui  qui  s'était  mon- 
tré le  plus  courroucé  vint  me  féliciter  et  choquer 
son  verre  contre  le  mien... 

Clara  d'Ellébeuse  est  toute  saisie  d'admiration. 
Comme  Lia  doit  être  fière  de  posséder  un  frère 
pareil.  Il  a  des  mains  fines  comme  une  femme,  et 
il  la  regarde  avec  tant  de  bonté.  Elle  se  sent  tout 
intimidée  par  lui.  11  a  une  façon  de  sourire  qui 
fait  que  l'on  ne  sait  pas  s'il  se  moque  de  vous  joli- 
ment... Elle  n'oublie  jamais  quand  elle  le  ren- 
contre... Un  premier  mardi  du  mois,  jour  de  sor- 
tie... 11  était  en  voiture,  à  Pau,  en  compagnie 
d'une  dame  très  élégante.  Oh!  Qu'elle  était  belle!... 
Elle  avait  une  grande  capote  rose...  Elle   était 


IIQ  CLARA   D'BLLÉBBUSB 


appuyée  nonchalamment  sur  les  coussins  de  la 
berline...  Son  corsage  était  d'organdi  à  pois  sau- 
mon... Qui  était-elle?  Qui  sait?  Peut-être  une 
grande  dame  de  Paris  venue  exprès  pour  soigner 
Roger,  au  cas  où  il  tomberait  malade... 

...  Les  poètes  doivent  être  malades,  et  les  jolies 
dames  les  soignent...  Us  sont  aimés  des  créoles 
qui  récitent  leurs  vers  dans  des  hamacs,  à  l'ombre 
de  grandes  fleurs...  Roger  Fauchereuse  ira,  peut- 
être,  aux  colonies...  On  y  donne  des  bals...  Il  y 
rencontrera  une  jeune  lille  comme  Laura...  Non! 
Pas  comme  Laura l...  Gomme  moi,  alors?  Non, 
parce  qu'elle  sera  brune...  La  lanterne  du  nègre 
éclairera  la  forêt,  comme  dans  Paul  et  Virginie... 
Ils  se  marieront  dans  l'église,  le  matin...  Elle  sera 
bras  nus  sur  des  haies  de  roses...  11  y  a  des  sau- 
terelles bleues  dans  les  prairies... 

Le  déjeuner  s'achève,  on  va  sur  la  terrasse. 

Tout  le  monde  s'est  assis  en  cercle.  Des  guêpes 
bourdonnent  sur  les  feuillages.  La  cloche  sonne 
les  vêpres.  Des  coquelicots  noirs  se  fanent  sur  la 
pelouse. 

—  Mon  enfant,  dit  M°"  d'EUébeuse  à  sa  fille, 
vous  seriez  bien  gentille,  maintenant  que  le  café 
est  servi,  d'aller  nous  chercher  le  cahier  de 
poésies  011  vous  avez  recopié  les  beaux  vers  de 
M.  Fauchereuse. 


CLAnA  d'ellébeusb  111 

Clara  d'Ellébeuse  va  dans  sa  chambre.  Elle  ouvre 
le  cahier  à  la  page  où  se  trouve  le  poème  de 
Roger.  Là  une  pensée  a  séché.  Vite,  elle  l'enlève. 
Mais  la  tige  et  le  cœur  de  la  fleur  ont  laissé,  en 
s'y  écrasant,  une  petite  tache  d'un  vert  jaune. 
Clara  veut  l'effacer,  mais  ne  peut  y  réussir.  Elle 
mouille  son  mouchoir  et  frotte  la  tache  qui  s'élar- 
git. C'est  comme  les  clefs  de  la  femme  de  Barbe- 
Bleue.  Elle  redescend,  et  tend  le  cahier  tout  ou- 
vert à  Roger.  Celui-ci  sourit.  On  fait  silence.  Il 
lit  : 


A  Franz  de  la  Mîrandière. 
A  l'occasion  db   son  mariagb 


Au  moment  que  tu  vas,  sur  une  voile  errante 
Tranchant  le  tiède  azur  d'une  mer  transparente, 
Porter  ton  bel  amour  aux  pieds  des  orangers, 
Laisse  un  moment  souiller  aux  cordes  de  ma  lyre 
Cette  brise  du  cœur,  spirituel  zéphire 

Qui  berce  Dieu  dans  ses  vergers. 

La  vie  est  devant  toi,  s'ouvrant  comme  un  portique 
Où  de  suaves  lys  mêlent  au  pur  cantique 
De  ton  hymen  naissant  leurs  parfums  langoureux. 
Tribun,  laisse  un  moment  l'orage  populaire 
Gronder,  et  que  ta  voix  qui  calme  sa  colère 
ITftit  plus  que  des  accents  heureux. 


H2  CLARA    D'ELLRnKUSB 


Si  tu  t'en  vas  errer  sur  la  plage  dormante, 
Abandonnant  ton  bras  à  l'épouse  charmante, 
Et  laissant  l'Océan  souffler  dans  tes  cheveux. 
N'écoute  plus  les  voix  des  factions  humaines, 
Mais,  les  regards  fixés  sur  celle  que  tu  mènes, 
Comprends  la  voix  de  l'âme  et  ses  secrets  aveux. 

Lorsque  tu  penseras  à  ta  chère  Patrie, 
A  celte  Liberté  par  les  bardes  chérie. 
Four  qui  nous  combattons  et  pour  qui  nous  mourrons, 
Dis-toi  :  la  Liberté  que  Dieu  donne  à  notre  âme 
Est  sainte,  s'il  prosterne  aux  genoux  d'une  femme 
Tous  les  orages  de  nos  fronts. 

Et  maintenant,  haussons  nos  coupes  de  jeunesse 
Aux  lèvres  de  l'ami  deux  fois  heureux  qui  laisse 
Un  songe  s'éveiller  dans  la  réalité, 
Et  que  nous  saluons  au  seuil  sacré  d'un  tempie, 
D'où  l'avenir,  soleil  des  jours  passés,  contemple 
Tout  un  bonheur  d'éternité. 


—  Merveilleux!  Oh!... Merveilleux I...  s'écrient 
en  même  temps  M™"  d'EUébeuse  et  d'Étanges. 
M.  d'EUébeuse,  gravement,  fait  un  signe  d'appro- 
bation. Quant  à  M.  d'Astin,  il  se  lève,  très  ému, 
et,  tendant  la  main  à  Roger  Fauchereuse  : 

—  Jeune  homme,  lui  dit-il,  les  larmes  aux 
yeux,  je  ne  suis  point  dans  vos  idées.  Mon  siècle 
est  mort.  Mais  laissez-moi  vous  dire  que  vous  irez 
loin. 

Roger  Fauchereuse  s'est  levé.  Son  attitude,  un 
peu  empruntée,  est    charmante.    Il    a  rendu   le 


CLARA    d'eLLÉbEUSB  113 


cahier  à  Clara  et,  le  poing  sur  la  hanche,  sanglé 
dans  sa  redingote  de  chasse,  la  tête  un  peu  en  ar- 
rière, il  regarde  le  déroulement  des  collines.  Un 
murmure  des  chants  des  vêpres  parvient  jusqu'à 
la  terrasse.  Et,  dans  les  villages  lointains,  des 
cloches  battent. 

Clara  d'ElIébeuse  n'a  rien  dit.  Jamais  peut-être 
elle  ne  fut  plus  doucement  dmue  qu'aujourd'hui, 
si  ce  n'est  le  jour  de  sa  première  communion. 
Encore  ce  jour-là,  sa  joie  fut-elle  empoisonnée 
par  des  scrupules.  Elle  se  souvient  qu'au  moment 
de  partir  pour  la  messe  elle  craignait  d'avoir  bu 
de  l'eau  pendant  la  nuit.  Avant  d'aller  se  ranger 
parmi  ses  compagnes,  elle  fit  part  de  son  inquié- 
tude à  sa  mère  qui  en  sourit,  et  l'envoya  à 
M.  l'aumônier  qui  la  tranquillisa.  Elle  évoque 
cette  sainte  journée.  C'était  il  y  a  cinq  ans.  Elle 
avait  une  couronne  de  roses  blanches  sur  ses  ban- 
deaux ondulés,  une  chemisette  ornée  de  ruches 
de  tulle,  et  une  robe  et  une  jupe  festonnées. 
Dans  son  missel  recouvert  d'ivoire,  elle  avait 
réuni  les  pieuses  gravures  que  ses  amies  lui 
avaient  données.  Au  dos  de  ses  gravures,  on  lisait 
de  fines  dédicaces  :  «  A  ma  chère  Ciara,  en  souve- 
nir du  plus  beau  jour  de  notre  vie;  »  uAma  tendre 
amie  Ciara  d'Eliébeuse,  jusque  dans  la  Patrie  de 
Dieun;  «  A  ma  préférée  Clara,    souvenir  d'une 


114  CLARA    D'EI-LÉnEUSB 

Journée  bien  heureuse.  »  Et  ces  gravures  étaient 
des  cœurs  qui  flambaient,  des  calices  d'or  d'où 
s'élevait  l'iiostie  dans  un  rayonnement  de  gerbes 
au  soleil;  des  saints  prosternés  sous  des  éclairs; 
des  Vierges  qui  tenaient  l'Enfant-Jésus  et  dont  un 
pied  nu,  posé  placidement  sur  le  monde,  écrasait 
le  serpent  tentateur;  des  agenouillemenls  de  com- 
muniantes à  la  Sainte-Table  recevant  le  Sacre- 
ment des  mains  d'un  digne  prêtre,  aux  cheveux 
bouclés. 

...J'étais  en  blanc,  se  dit  Clara...  On  est  en 
blanc  le  jour  de  sa  première  communion  et  le 
jour  de  son  mariage... 

Certes,  Clara  est  heureuse  aujourd'hui.  Elle 
peut  chasser  les  sombres  pensées.  L'histoire  du 
grand-oncle  Joachim  et  de  Laura  ne  lui  apparaît 
plus  qu'à  travers  une  brume,  comme  un  songe 
triste  et  qui  serait  doré.  Elle  se  lève  et  va 
rapporter  le  cahier  dans  sa  chambre,  et  revient 
à  la  terrasse.  On  passe  au  salon  oii  Roger  Fau- 
chereuse,  d'une  voix  pleine  de  sentiment,  chante, 
en  s'accompagnant  sur  la  guitare,  une  nouvelle 
romance  de  Loïsa  Puget  :  Quand  tu  reviendras. 

Un  domestique  de  M.  d'EUébeuse  vient  annon- 
cer que  le  chien  a  été  retrouvé  et  mis  à  l'écurie, 
et  que  la  valise  contenant  les  effets  de  M.  Roger 
est  arrivée.    Sa   famille   avertie  la   lui    envoie. 


CLARA    d'eLLÉDEDSB  115 

M.  d'Ellébeuse  conduit    le  jeune  poète  dans  la 
chambre  qu'il  lui  a  destinée,  et  lui  dit  : 

—  Mon  cher  Roger,  agissez  comme  bon  vous 
semblera. 

—  Merci.  J'ai  quelques  lettres  à  écrire. 

—  Vous  avez  tout  ce  qu'il  faut  pour  cela. 

Au  moment  du  dîner,  Roger  Fauchereuse  réap- 
paraît. 11  a  revêtu  un  habit  vert  qui  moule  sa 
taille  fine.  Il  porte  des  guêtres  d'étoffe  d'une  cou- 
leur assortie  à  celle  de  son  pantalon.  On  cause  de 
la  chasse  projetée  pour  le  lendemain.  Il  est  con- 
venu que  Clara  d'Ellébeuse  y  viendra.  On  la  pos- 
tera, pour  qu'elle  ne  se  fatigue  pas  trop,  au  pied 
de  quelque  chêne. 

Le  départ  de  M.  d'Astin  interrompt  cette  con- 
versation. Sa  voilure  estavancée.  Il  fait  ses  adieux. 

On  voit  son  lourd  carrosse  s'enfoncer  sous  les 
feuillages  de  l'allée  où  se  meurt  le  bel  après-midi. 
Il  disparaît,  puis  reparaît  entre  les  magnolias  dont 
une  lourde  fleur  se  détache  et  neige  sur  les  che- 
vaux. 


115  CLARA    d'eLLÉBEUSB 


IV 


Clara  d'Ellébeuse  a  rôvé  pendant  la  nuit.  Elle 
a  rôvé  qu'elle  était  Laure  et  que  Roger  était  le 
grand-oncle  Joachira.  Elle  était  sous  une  fleur  qui 
était  une  grande  cloche  blanche.  Elle  étouffait, 
Une  voix  lui  criait  :  «  Malheureuse!  Voici  venir  le 
temps  de  ta  grossesse!  » 

Elle  se  réveille  en  sursaut,  aux  coups  frappés 
à  la  porte  par  Gertrude  qui  dit  : 

—  Mademoiselle,  il  est  cinq  heures. 

Clara  se  rappelle  que  l'on  va  chasser  le  lièvre. 
Elle  fait  sa  toilette,  s'habille  rapidement,  oublie 
son  vilain  cauchemar  en  songeant  à  Roger  et  à  la 
belle  matinée  qu'il  va  faire.  Gertrude  lui  apporte 
à.  déjeuner.  Les  courants  gueulent  dans  la  cour. 
Clara  descend.  Elle  va  prendre  son  fusil  dans  la 
bibliothèque,  oii  se  mêlent  des  parfums  de  vieux 
livres,  de  ratière  et  d'ombre. 

M.  d'Ellébeuse,  Roger  et  les  trois  piqueurs  sont 
déjà  sur  la  terrasse.  Elle  les  y  rejoint.  Roger  veut 


CLARA    d'eLLÛBEUSE  li7 

lui  prendre  son  fusil  et  le  porter,  mais  elle  le  lui 
refuse  en  riant.  On  franchit  la  grille. 

Dans  l'ombre  fraîche  el  grise  de  l'aube,  les  con- 
tours sont  durs  et  noirs.  On  découple  bientôt  les 
chiens  qui  reniflent  et  rampent  sur  un  chaume. 
L'und'eux  s'attarde.  Un  autre  tourne  sur  lui-même. 
Tous  épandent  une  odeur  caséeuse.  Quelques-uns 
trottent  vite,  bassets  torses,  griffons  moustachus 
et  braques  dégingandés. 

Tout  à  coup  un  long  appel  jaillit  d'une  gorge. 
Immobile,  le  cou  tendu,  le  corps  raidi,  les  yeux 
vagues,  un  chien  hurle  puis  se  tait  une  seconde. 
Et,  de  nouveau,  il  sonne.  C'est  un  gémissement 
long  qui  tremble  dans  l'air  matinal,  l'ébranlé  de  la 
plaine  aux  coteaux.  Ses  compagnons  accourent  à 
lui.  Il  crie  toujours,  le  mufle  haut  et  froncé,  re- 
muant la  queue,  les  oreilles  dressées  et  ridées. 
Puis  tous,  presque  en  môme  temps,  se  mettent 
à  donner.  Un  jappe.  Ceux-ci  ont  deux  notes  pro- 
longées :  haute  puis  basse,  et  ceux-là  jouent  du 
tambour  de  leur  gosier.  Et  là-bas,  pendant  les 
silences,  répond  la  meute  de  l'écho.  La  chasse  va. 

Les  jolies  guêtres  chamois  de  Clara  d'Ellébeuse 
se  trempent  aux  fougères.  Elle  suit  les  chasseurs. 
Parfois  un  ajonc  la  pique  aux  genoux.  Les  halliers 
laissent  couler  sur  son  large  chapeau  orné  d'une 
aile  de  geai,  en  pluie  glaciale  et  Jjrillante,  la  rosée. 


418  CLARA  d'blLÉBEDSB 


Il  s'élève  des  champs  un  effluve  de  terre  et  de 
menthe.  Le  lièvre  se  dérobe.  On  gravit  un  petit 
coteau. 

—  Mon  enfant,  dit  M.  d'Ellébeuse  à  sa  fille,  tu 
te  fatiguerais...  Va  te  poster  sur  le  petit  chemin, 
près  de  la  propriété  fermée  ;  nous  t'y  rejoindrons 
tout  à  l'heure.  Nous  allons  aussi  nous  poster,  Ro- 
ger et  moi. 

...  La  propriété  fermée ^s&  dit  Clara  d'Ellébeuse, 
n'est-ce  point  l'habitation  dont  parle  l'oncle  Joa- 
chim  dans  la  première  lettre,  l'habitation  où  était 
Laure?...  Mais  si...  Lentement,  la  jeune  fille  se 
rend  sur  le  sentier.  Elle  regarde,  comme  si  elle  la 
voyait  pour  la  première  fois,  cette  maison  close 
qui  n'a  qu'un  étage.  Une  palissade  en  minces  écha- 
las  cassés,  mal  reliés  entre  eux  par  des  fils  de  fer, 
entoure  le  petit  jardin  abandonné  où  l'enfant  pé- 
nètre. Les  gonds  des  contrevents  verts  sont  usés. 
Du  bout  du  doigt,  Clara  d'Ellébeuse  en  caresse  la 
rouille  grenue.  Une  grande  émotion  l'envahit  :  Il 
doit  faire  froid  et  noir  au  dedans,  se  dit-elle.  Il 
doit  y  avoir  des  toiles  d'araignées  pendantes. 

A  gauche,  près  du  chemin,  un  bosquet  de  chênes 
ombrage  un  puits. 

Clara  se  promène  dans  le  jardin  où  elle  consi- 
dère, montant  de  l'herbe  haute  pleine  de  pavots, 
de  pieds-d'alouette  et  de  folle-avoine,  des  rosiers 


CLAHA   d'eLLÉBEUSE  119 

pareils  à  des  ronces,  et  qui  formèrent  peut-être 
nne  tonnelle.  Il  y  a  une  planche  de  banc,  humide 
et  pourrie,  qui  est  là. 

La  chasse  s'est  éloignée.  A  peine  Clara  d'Ellé- 
beuse  entend-elle  les  chiens  de  temps  en  temps, 
comme  s'ils  étaient  au  fond  du  ciel. 

Elle  cueille  des  fleurs  et  songe  à  leurs  symboles 
qu'elle  a  recopiés  sur  son  carnetde  couventine,  en 
cachette,  car  cela  est  défendu. 

...  Le  pavot  mauve,  si  fragile,  signifie  sommeil 
et  langueur  ;  le  pied-d'alouette,  dont  chaque  fleur 
est  comme  un  papillon  bleu,  timidité,  ingénuité; 
la  rose,  fraîcheur  et  tendresse... 

...  Laure  connaissait-elle  le  langage  des  plantes? 
Pauvre  Laure  !  Elle  a  dû  bien  soufl"rir...  Est-ce  que 
c'est  là  qu'elle  est  morte?  Où  était  sa  chambre  ? 
Est-ce  que  c'était  au  contrevent  de  gauche  ?  Il  y  a 
un  clou,  là.  Est-ce  qu'on  y  suspendait  une  cage? 
Elle  aimait  les  oiseaux. 

Clara  d'EUébeuse  n'entend  plus  la  chasse  qui 
est  bien  loin,  sans  doute...  derrière  le  coteau... 
Est-ce  que  papa  et  Roger  sont  avec  les  pi- 
queurs?... 

Elle  ne  sait  pourquoi,  elle  a  envie  de  sangloter. 

...  Elle  aimait  les  oiseaux,  Laure...  Et  elle  jouait 
de  la  guitare...  Qui  avait  délivré  le  laudanum? 

Le  ciel  est  pur  comme  une  source  bleue.  Le  so- 


120  CLARA   H  £IXBBEUSB 

leil  de  neuf  heures  jette  une  ombre   épaisse  au 
pied  du  puits. 

...  Laure  buvait  de  cette  eau,  peut-être?...  Et 
si  j'en  buvais,  moi?  Il  y  a  un  seau  neuf  qui  doit 
servira  quelque  métairie  du  voisinnge...  Que  l'in- 
térieur du  puits  est  noir  et  beau!  Il  y  a  des  scolo- 
pendres, des  violettes  et  des  mousses  glacées...  Il 
y  a  un  tremblement  de  soleil  sombre  aufond...  Le 
seau  n'est  pas  trop  lourd...  Il  revient...  L'eau  est 
claire...  Qu'elle  est  fraîche... 

—  Vous  allez  prendre  mal,  mademoiselle 
Clara  ! 

C'est  Roger  qui  a  dit  cela.  Il  a  surgi  tout  à 
coup. 

—  Votre  pore  n'est  pas  ici?...  Il  m'avait  dit 
qu'il  y  viendrait...  Peut-être  a-t-il  suivi  les 
chiens?...  Voulez- vous  bien  laisser  cette  eau...  J'ai 
du  vin  dans  ma  gourde.  En  voulez-vous  un  gobelet? 

—  Merci,  monsieur  Roger...  Merci.  .  Je  ne  bois 
jamais  que  de  l'eau...  Je  n'aime  pas  le  vin...  Je  ne 
bois  jamais  de  vin. 

Elle  sourit  à  Roger  et  s'assied  sur  une  poutre, 
au  pied  du  puits.  Roger  se  place  auprès  d'elle.  Ils 
ont  posé  leurs  fusils  contre  la  margelle. 

—  Savez-vous,  monsieur  Roger,  qui  habitait 
cette  maison? 

—  Ma  foi,  non...  Je  l'ai  toujours  vue  fermée 


CLARA    d'eLLKBEUSB  121 


ainsi...  Je  la  trouve  extrêmement  jolie.  Et  vous? 

—  Oh!...  Moi,  si  j'étais  poète  comme  vous  ou 
comme  Almaïde  de  Fleureuilje  saurais  bien...  Je 
parlerais... 

—  Quiest  Almaïde  de  Fleureuil? 

—  Une  grande  du  couvent... 
'—  De  quoi  parleriez-vous  ? 

—  Je  parlerais  des  contrevents,  de  la  rouille  et 
des  vieilles  fleurs...  Il  y  a  de  vieilles  fleurs  qui 
souffrent  d'être  seules,  parce  qu'elles  ont  appar- 
tenu h  des  personnes  mortes...  comme  dans  ce  jar- 
din... On  se  flgure  les  personnes...  Elles  étaient 
bonnes  et  causaient  le  soir  quand  il  faisait  tiède... 
Est-ce  que  vous  voudrez  écrire  cela  dans  vos  poé- 
sies, dites,  monsieur  Roger?  Elles  sont  belles, 
belles,  vos  poésies...  Moi,  je  suis  une  petite  enfant 
dont  vous  riez...  Gela  me  donne  envie  de  pleurer... 
Tenez...  J'ai  cueilli  ces  fleurs  pour  vous...  Tenez... 

Et  Clara  d'Ellébeuse,  d'un  geste  brusque  et  ma- 
ladroit, jette  les  fleurs  aux  pieds  de  Roger.  Celui- 
ci  sourit  et  dit  à  l'enfant  : 

—  C'est  bien  gentil,  cela,  ma  petite  amie.  Je 
ferai  des  vers  sur  ces  fleurs  et  les  enverrai,  pour 
vous,  è,  votre  maman... 

Mais  tout  à  coup  il  cesse  de  parler,  surpris... 
Il  se  tourne  vers  Clarad'Ellébeuse,  pensant  qu'elle 
rit,  la  tête  dans  les  bras.  Il  écarte  doucement  l'une 


^22  CLARA    d'eLLÉBEUSB 


des  mains  de  l'enfant...  Et  voici  qu'elle  sanglote, 
qu'elle  sanglote  pour  de  bon...  De  grosses  larmes 
coulent  le  long  de  ses  boucles. 

Et,  tout  embarrassé,  ne  voulant  pas  comprendre, 
il  lui  demande  avec  douceur  : 

—  Qu'avez-vous,  ma  petite  amie  ?  Pourquoi 
pleurez- vous  ainsi  ? 

Mais  Clara  d'EUébeuae  ne  répond  point  et,  lon- 
guement, pleure  encore,  les  coudes  sur  les  genoux, 
son  chapeau  tombé.  Roger  tout  ému  le  ramasse. 

—  Ne  pleurez  pas  ainsi,  petite  amie,  vous  me 
faites  beaucoup  de  peine... 

Et  comme  d'une  main  légère  il  caresse  la 
nuque  lisse  et  dorée  de  l'enfant  qu'il  veut  con- 
soler, celle-ci  enlace  tout  à  coup  son  grand  ami 
et  pleure  longtemps,  le  front  caché  sur  lui. 


L'appel  d'une  corne  de  chasse  leur  parvient  de 
très  loin.  Roger  se  lève  et  répond.  Il  prend  le 
petit  mouchoir  que  Clara  d'Ellébeuse  tient  sur  ses 
genoux  et,  gentiment,  lui  essuie  les  yeux  en  sou- 
riant. EUe  sourit  aussi. 

—  Vite,  vite,  petite  amie...  Ne  pleurez  plus.  Il 


CLARA    d'eLLEBEUSK  123 

ne  faut  pas  que  l'on  voie  que  vous  avez  pleuré. 
Je  vous  aime  bien.  Soyez  gentille. 

Clara  d'Ellébeuse  va  tromper  son  petit  mou- 
choir dans  l'eau  ensoleillée  du  seau,  et  s'en  hu- 
mecte les  paupières.  C'est  fini. 

Le  maître-piqueur  arrive  avec  les  chiens. 
M.  d'Elîébeuse  et  les  deux  paysans  le  suivent 
à  peu  de  distance,  portant  deux  lièvres  tués  sur 
le  coteau  de  Castélis. 

—  C'est  moi  qui  les  ai  tirés  I  Vous  n'avez  pas 
suivi,  Roger  ?  C'a  été  très  amusant. 

—  ...  Ma  foi,  non!  J'étais  un  peu  fatigué... 
Et  j'avais  une  compagne  charmante. 

—  Et  toi,  ma  chérie?... 

—  Moi,  je  suis  contente,  petit-père... 

—  Eh  bien,  alors  :  En  avant  !  Marche  I 
Et  l'on  redescend  dans  la  plaine. 

Des  merles  s'effarouchent  dans  les  haies.  L'un 
eux  se  pose  à  terre. 

—  Tire-le  ? 

Clara  d'Elîébeuse  épaule  lentement  et  ne  tire 
point.  L'oiseau  file.  Elle   éclate  de  rire  : 

—  Il  était  si  gentil,  petit  père... 

Et,  visant  soudain  la  cruche  d'un  pailler,  elle 
tire  et  la  brise,  puis  rit  de  nouveau. 

—  J'ai  encore  un  coup  I...  Monsieur  Roger,  sur 
quoi  faut-il  tirer  ? 


124  CLARA   d'eLLÉDEUSE 


—  En  l'air,  sur  ma  casquette  ? 

—  Non,  elle  est  trop  jolie. 

-  Si,  je  le  veux.  Ce  me  sera  un  souvenir.  Un... 
deux...  trois...  Ça  y  est  I 

Clara  d'Ellébeuse  est  toute  fière.  Il  y  a  des 
marques  de  plomb  à  l'étoffe. 

—  Mais  c'est  charmant  !  Elle   m'était  un  peu 
lourde,  ma  coiffure  1  Vous  m'avez  rendu  un  réel 
service...  Lia,  pour  faire  ce  travail  h  l'aiguille,  i 
eût  mis  certainement  trois  quarts  d'heure... 

Clara  d'Ellébeuse  rougit  de  joie.  Elle  vient  de 
voir,  dans  les  doigts  de  Roger,  les  fleurs  qu'elle 
avait  cueillies  pour  lui,  et  qu'elle  avait  jetées  à 
terre. 


* 
•  * 


Roger  repartit  le  soir  môme,  laissant  dans  le 
cœur  de  l'enfant  une  douceur  pareille  à  la  tombée 
dorée  et  blanche  des  après-midi  de  septembre. 
Le  cœur  de  Clara  d'Ellébeuse  éclate  comme  un 
fruit.  Elle  se  réfugie  sous  les  charmilles.  L'his- 
toire du  grand-oncle  Joachim  et  de  la  fiancée 
Laure  ne  lui  apparaît  plus  ni  si  dramatique,  ni  si 
funèbre.  Elle  y  peut  resongor  avec  calme. 


CLARA    d'eLLÉiîEUSH  125 

...  C'était  la  vie  créole  d'autrefois,  se  dit-elle, 
la  vie  ardente  et  passionnée. 

Elle  ne  sait  trop  quelle  était  cette  existence,  ni 
ce  que  signifient  ces  qualificatifs  exaltés  dont 
elle  la  revêt,  mais  elle  évoque  en  secret  la  splen- 
deur des  îles  dans  la  teinte  des  vignes  vierges 
d'automne  et  des  liquidambars  finissants,  et 
dans  les  rosaires  de  piments  de  feu  que  Gertrude 
suspend  aux  lucarnes  du  grenier.  Elle  se  voit, 
avec  Roger,  en  quelque  bal  des  Antilles,  ou 
d'ailleurs,  car  il  est  encore  des  noms  charmants  : 
la  Floride  ou  Louisiane,  ou  la  Caroline  du  Sud 
que  décrivait  un  jeune  marin  dans  le  Musée  des 
Familles.  Il  y  a  des  révolutions.  Les  champs  de 
cannes  h  sucre  sont  incendiés  et  l'esclave  fidèle 
emporte  jusqu'à  la  cime  d'un  cocotier  l'enfant 
que  veut  tuer  le  chef  des  rebelles... 

Les  rêveries  de  Clara  augmentent  sa  piété.  Ses 
scrupules  ont  disparu.  Elle  trouve  Dieu  infiniment 
bon.  Par  ces  journées  encore  torrides,  l'humble 
église  est  comme  un  nid  frais.  Elle  s'y  retire  sou- 
vent, mais  ne  demande  plus  pardon  à  Dieu  pour  les 
péchés  qu'elle  a  commis.  Sa  prière  est  une 
muette  exaltation,  une  légère  fumée  d'encens  qui 
la  transporte  en  ravissement.  Elle  enveloppe  les 
pieds    de    la    Vierge    d'une    sorte   de    cantique 


126  CLAnA  d'ellébeusb 

mental.  Un  jour,  pendant  l'élévation,  elle  chasse 
de  sa  mémoire  ces  vers  de  Roger  : 

La'isse  un  moment  souffler  aui  cordes  de  ma  lyre 
Cette  brise  du  cœur,  spirituel  zéphire 
Qui  berce  Dieu  dans  ses  vergers. 

Un  après-midi,  Lia  vient  la  voir. 

—  Figure-toi,  ma  ch5re,  lui  dit-elle,  que  ton 
frère  nous  a  ravis  l'autre  jour  en  nous  lisant  de 
ses  vers...  Est-ce  qu'il  en  récite  souvent  chez 
vous  ? 

—  Non,  ma  chère.  11  ne  nous  fait  pas  cet  hon- 
neur, et  puis... 

— -  Et  puis  ?... 

—  Les  jeunes  personnes,  dit  Roger,  ne  les 
peuvent  pas  tous  entendre. 

—  Tu  n'as  jamais  lu  de  ceux-là  ? 

—  Curieuse...  Une  fois...  C'était  une  poésie 
pour  une  dame. 

—  Il  y  avait  ? 

—  Je  ne  sais  plus...  Il  parlait  de  ses  épaules... 

—  Tu  crois  qu'il  les  a' vues  au  bal  ? 

—  Oui,  sotte,  tiens... 

Clara  d'EUébeuse  n'achève  pas.  Elle  s'absorbe, 
resongeant  h  cette  jolie  dame  qu'elle  aperçut  un 
jour  en  voiture  avec  Roger,  cette  jolie  dame  qui 
avait  une  grande  capote  rose. 


CLARA    d'eLLÉBEUSE  127 

—  Mes  enfants?  appelle  M°"  d'Ellébeuse;  il  est 
temps  que  vous  veniez  goûter. 

Les  amies  vont  s'asseoir  à  la  salle  à  manger  en 
face  l'une  de  l'autre.  En  s'arrangcant  sur  leurs 
chaises,  elles  se  sourient  d'une  manière  embar- 
rassée, enfantine  et  contente,  de  ce  sourire  inno- 
cent et  bon,  presque  un  peu  attristé,  de  deux  cou- 
vcntines  qui  se  rencontrent  hors  du  pensionnat. 

Clara  d'Ellébeuse  a  mis  la  robe  de  tante  Amé- 
naïde,  et  ses  boucles  tombent  à  ses  épaules  comme 
des  copeaux  de  hôtre.  Lia  Fauchereuse,  moins 
blonde  que  son  amie,  est  coiffée  à  la  vierge,  avec 
un  nœud  de  velours  à  gauche  du  chignon.  Elle  a 
des  yeux  noirs,  un  peu  taillés  en  amande  comme 
ceux  deson  frère.  Son  nez  est  très  aquilin,  sa  bouche 
ronde  et  petite.  Elle  porte  une  robe  lilas  à  double 
jupe  sur  un  dessous  très  empesé,  et  ses  pantalons 
tombent  droit  sur  ses  bottines  de  même  couleur 
que  la  robe.  Une  guimpe  recouvre  le  bas  du  cou 
et  les  manches,  très  courtes,  terminées  par  une 
double  frange,  laissent  voir  les  bras  minces  et 
bruns.  Des  mitaines  légères  de  soie  noire  donnent 
à  ses  petites  mains  un  air  raisonnable.  Elle  sourit 
toujours  b.  son  amie,  tenant  déjà  sa  cuillère  au- 
dessus  d'une  assiette  de  framboises  sombrement 
transparentes. 

M""  d'Ellébeuse  se  retire.  Et  les  petites  mangent 


128  CLARA    d'eLLÉhEUSS 

silencieuses,  tandis  qu'à  l'horloge  du  trumeau 
sonnent  quatre  heures.  De  temps  en  temps,  Clara 
d'Ellébeuse  se  lève  pour  servir  son  amie.  EUe- 
môme  a  écrit  deux  petits  menus  :  framboises^ 
raisiîis,  pommes^  brugnons,  crème  au  chocolat,  confi- 
ture d'abricots,  chinois,  sirop  de  groseilley  orgeat. 
Et  tout  à  coup  elles  éclatent  de  rire  parce  que  sur 
le  rebord  de  la  croisée  le  paon  vient  de  s'abattre 
comme  un  grand  bouquet  d'ombre. 

Après  goûter,  elles  vont  sur  la  pelouse  et  là,  une 
jambe  en  avant,  la  tête  haute,  le  bras  étendu  atten- 
dant le  volant,  elles  jouent. 

—  Allons  voir  s'il  y  a  des  œufs  au  poulailler? 
s'écrie  soudain  Clara  d'Ellébeuse. 

Et,  dans  le  foin,  elles  vont  recueillir  trois  œufs 
tièdes  qu'elles  rapportent  à  Gertrude  qui  s'exclame 
avec  bonté.  Elles  repartent  et,  se  donnant  le  bras, 
s'enfoncent  dans  l'allée  ombreuse. 

—  Est-ce  que  tu  as  des  nouvelles  d'Almaïdo 
de  Fleureuil? 

—  Oh!...  ma  chère,  figure-toi,  répond  Lia, 
figure-toi...  Roger  a  vu  avant-hier  des  poésies d'Al- 
maïde  dans  mon  cahier... 

—  Qu'est-ce  qu'il  a  dit? 

—  11  a  dit  :  Ce  sont  des  vers  d'une  jeune  per- 
sonne très  exaltée. 

—  C'est  tout  ce  qu'il  a  dit? 


CLAHA  d'ellrheusb  129 

—  Il  m'a  dit  encore  :  Ton  amie  Clara  d'EUé- 
beuse  m'a  parlé  l'autre  jour  de  M"'  Almaïde  de 
Fleureuil...  Mais  ce  que  me  disait  ton  amie  était 
cent  fois  plus  joli  que  les  vers  d' Almaïde. 

—  Et  alors,  ma  chère?... 

—  Alors  je  lui  ai  demandé  ce  que  tu  disais. 

—  Et  qu'est-ce  qu'il  t'a  répondu? 

—  Elle  parlait  d'un  vieux  jardin. 

—  C'est  tout?  demande  Clara  d'EUébeuse  in- 
quiète. 

—  C'est  tout. 

—  ...  Oui,  c'est  vrai...  Je  lui  parlais  d'un  vieux 
jardin? 

—  De  quel  jardin? 

—  Du  jardin  de  la  maison  fermée. 

—  Qu'est-ce  que  c'est  que  la  maison  fermée? 

—  C'est  une  propriété  sur  le  coteau  de  Noarrieu. 

—  Qui  l'habite? 

—  Personne,  puisqu'elle  est  fermée...  Mais  il  y 
i  eu,  dans  le  temps... 

—  Qui?  Dis? 

—  Une  étrangère  malade...  je  crois... 

—  Regarde  ce  gros  lézard  vert? 

—  Il  a  la  tête  bleue. 

—  J'entends    la  voiture...    C'est  le    régisseur 

qui   vient   me  chercher...  Ohl  ma   chère...   que 

c'est  court... 

9 


130  CLAIIA    d'eLLI'ïBEUSB 


—  Nous  ne  nous   reverrons   plus  qu'au   cou- 
vent?... C'est  la  .fin  des  vacances. 

Oh!    Que  c'est  ennuyeux,   ma   chère...    Et 

Roger  repart  après-demain...  Je  vais  être  presque 
toute  seule...  Tu  m'écriras? 

—  Je  t'écrirai...  Toi  aussi?... 

—  Oui. 


La  belle  saison  décline.  Les  jours  qui  suivent 
s'effeuillent  sous  les  vents  désolés  d'automne  ou 
s'endorment  au  bruit  des  pluies.  Clara  d'Ellébcuse 
emploie  ses  après-midi  h  ranger  et  èi  déterminer 
les  derniers  rameaux  fleuris  de  son  herbier.  Avec 
la  pointe  d'une  épingle,  elle  compte  et  détache 
soigneusement  les  étamines.  Voici  l'dRciîie  des  prés, 
qui  exhale  une  odeur  d'amande  douce  et  qui  hante 
les  prairies  inondées.  Voici  la  Scrofulaire  aqua- 
tique et  le  Colchique  automnal^  nuisible  aux  trou- 
peaux etdont  la  lueur  veille  sur  les  herbages.  Voici 
V Attrape-mouches  habitant  des  tourbières,  qu'ar- 
genté éternellement  la  rosée  du  soleil,  ce  qui  lui 
a  valu  le  nom  de  Rof^solis.  Voici  la  Gentiane  pneu- 
monanthe  aux  sombres  cloches  bleues,  et  la  fragile 
Bruyère  vagabonde^  et  VOrigan   désolé   dont  les 


CLAIU    O^ELLHUIttlSB  131 

fleurs  sont  humbles  et  odorantes,  amies  des  pre- 
miers vents  d'orage,  et  la  Sauge  commune  dont 
le  nom  signifie  plante  salutaire,  et  la  Mélisse 
agréable  aux  abeilles.  Et  Clara  d'Ellébeuse  relit 
dans  sa  botanique,  dont  la  préface  est  ornée  d'une 
Vierge  fleurie,  ces  vers  d'un  poète  inconnu  : 

La  mélisse  commune  et  l'herbe  du  Milet, 
Ingrédients  précieux  au  maître  des  abeilles, 
Invitent  tout  l'essaim  bourdonnant  qui  volait 
A  clore  ses  ailes  vermeilles. 

Bientôt,  il  faut  refermer  la  flore  et  songer  à  la 
froide  rentrée. 

Clara  d'Ellébeuse  range  dans  sa  malle  un  tas  de 
petites  affaires.  Elle  met  en  ordre,  dans  un  petit 
coffret,  les  missives  que  ses  amies  lui  ont  écrites 
durant  ces  vacances.  Elle  les  relit  en  les  classant. 
Voici  une  lettre  de  cette  originale  Victoire  d'Etre- 
mont.  Elle  lui  mande,  avec  beaucoup  de  «  ma  chère  » 
et  de  points  d'exclamation,  que,  pendant  un  pique- 
nique,  le  fiancé  de  sa  sœur  aînée  est  tombé  à 
l'eau,  la  tête  la  première;  qu'il  avait  de  la  vase 
dans  ses  souliers  et  dans  ses  poches;  qu'il  n'avait 
pas  d'habits  de  rechange  ;  que  c'était  comique,  en 
entrant  au  château,  de  voirEdmée  pleurnicher  et 
essuyer  Eugène  avec  son  mouchoir  de  batiste. 
Voici  des  nouvelles  de  Blanche  de  Percival,  qui 


132  CLARA   D'ELLéDKUSB 


se  plaint  amèrement  de  n'avoir  pas  reçu  une  seule 
lettre  de  leur  amie  Sylvie  Laboulaye.  «  C'est  une 
ingrate  »,  conclut-elle.  Quanta  Rose  de  Limércuil, 
elle  lit  beaucoup  :  «  Ce  qui  m'a  surtout  enthou- 
«  siasmée,  écrit-elle,  c'est  l'histoire  d'un  jeune 
«  homme,  par  M"*  Derval,  que  l'on  a  pris  pour  un 
«  autre  qui  a  été  assassiné,  qui  s'habille  en  bour- 
«  reau  et  qui  retrouve  sa  fiancée  qui  s'échappe, 
«  dans  un  cachot  de  la  Terreur.  » 

Soudain  Clara  d'Ellébeuse  fronce  les  sourcils. 
Elle  allait  oublier,  dans  son  sachet  à  mouchoirs, 
les  terribles  missives  de  l'oncle  Joachim.  Elle  va 
vite  à  son  tiroir,  prend  les  deux  lettres,  les  glisse 
entre  celles  de  ses  amies,  et  referme  le  coffret 
dont  elle  cache  la  clef  dans  la  doublure  de  son 
mantelet  de  couvcntine. 


CLARA    D'ELLÉBEUSE  133 


La  tristesse  du  vent  émeut  les  platanes  d'Octobre 
de  la  cour  des  récréations.  Une  aigre  et  froide 
poussière  tourbillonne.  Le  mince  jet  d'eau  se 
brise  à  chaque  instant.  Les  goûters  sont  terminés, 
et  les  papiers  qui  enveloppèrent  les  gâteaux,  les 
pommes  et  les  oranges  volent  au  ras  du  sol.  C'est 
le  moment  le  plus  animé  des  jeux.  On  voit  évoluer 
les  robes  noires  des  couventines.  Celles-ci  font 
exception  qui  se  promènent,  confidentielles,  en- 
semble ou  avec  leurs  maîtresses. 

Les  plus  nom  breuses  courent  ou  sautent,  ou  jouent 
au  volant  et  aux  grâces  : 

—  Lia  !  Tu  es  prise  ou  je  n'y  fais  plus  I 

—  Vingt-un,  vingt-deux,  vingt-trois...  Manqué  1 
A  toi. 

—  Tu  as  parlé.  Aï  !  C'est  à  moi  de  recommencer. 

—  Où  en  suis-je?...  Tu  as  foulé  la  ligne. 

—  Ne  crie  pas  comme  ça. 

—  Je  te  dis  que  non. 


134  CLARA    D  ELLKCEUSB 

—  Le  palel  est  juste... 

—  Aï!...  Que  je  me  suis  fait  mal  au  genou... 

—  ...  Et  alors,  raconte  l'une  des  promeneuses 
à  ses  compagnes,  et  alors,  ma  chère,  quand  elles 
furent  allées  dans  la  chambre,  et  qu'elles  furent 
revenues  au  réfectoire,  on  s'aperçut  qu'elles  par- 
laient peu,  et  que  leurs  voix  étaient  rauques... 
Elles  disaient  qu'elles  revenaient  de  Palestine... 
La  converse  qui  les  servait  à  table,  ma  chère,  vit 
une  botte  rouge  sous  la  robe...  tout  h,  coup... 

—  L'épingle  est  entrée  dans  la  balle  I 

—  Aï!  Aï!  Aï! 

—  Que  tuessotte!...  Machère,  si  tu  cries  comme 
ça,  je  n'y  fais  plus. 

Le  vent  souffle  toujours,  désolé.  Des  moineaux 
déjà  gonflés  par  le  froid  pépient  dans  la  poussière, 
craintifs,  s'envolent  en  emportant  des  miettes  do 
pain. 

Clara  d^llébeuse  est  seule,  assise  sur  un  banc, 
pliée  en  deux,  une  main  sur  sa  poitrine.  Depuis 
trois  jours,  elle  est  en  proie  à  des  douleurs  aiguës 
qui  la  prennent  au  long  des  côtes,  à  l'échiné,  à 
la  gorge,  à  la  nuque.  Elle  serre  les  dents  et  ne 
dit  rien  de  son  mal,  soit  qu'être  plainte  l'exaspère, 
soit  qu'une  épouvantable  idée  ait  germé  dans  son 
cerveau  déséquilibré.  Un  petit  cri,  parfois,  et  c'est 
tout.  Elle  est  là,  depuis  le  commencement  de  la 


CLARA    d'rLLBBEUSE  135 

récréation,  troussée  dans  sa  capeline  noire,  un 
peu  tremblante  de  fièvre,  et  ne  répondant  point  à 
ses  compagnes  qui  l'interrogent  en  passant,  pas 
môme  à  Lia,  sa  chère  amie. 

Mais  celles-ci  ne  s'étonnent  point  de  son  mu- 
tisme, la  sachant  souvent  bizarre.  Un  petit  panier 
est  à  côté  d'elle,  empli  de  raisins  flétris,  bien 
arrangés  par  Gertrude,  que  lui  apporta  hier  sa 
mère,  et  auxquels  elle  n'a  point  touché.  Elle  est 
farouche  comme  un  petit  animal  malade.  Ses 
repentirs  sont  en  désordre  sur  ses  joues  pâles. 

Elle  ne  se  relève  que  lorsque  la  cloche  sonne 
pour  la  rentrée  à  l'étude. 

—  Mon  enfant,  lui  ditM""  la  Supérieure,  qui  passe 
\h  comme  par  hasard,  si  vous  êtes  malade,  il  ne 
faut  point  vous  fatiguer.  Vous  êtes,  d'habitude,  une 
excellente  élève.  On  a  constaté  qu'un  changement 
s'est  opéré  en  vous  depuis  trois  jours.  Etes-vous 
souffrante? 

—  Je  suis  un  peu  fatiguée,  ma  bonne  mère... 
Mais  cela  ne  sera  rien... 

—  En  ce  cas,  mon  enfant,  vous  êtes  dispensée 
de  tout  devoir...  J'exige  même  que  vous  vous  re- 
posiez comme  vous  l'entendrez...  Vous  avez,  Dieu 
merci,  donné  assez  souvent  des  preuves  de  votre 
assiduité...  Si  vous  ne  vous  jugez  pas  assez  malade 
pour  aller  h  l'infirmerie,  demeurez  h  l'élude,  mais 


136  CLAHA    d'eLLÉBEUSB 

ne  vous  y  fatiguez  point...  Môme  je  vous  permets, 
exceptionnellement,  des  lectures  libres,  comme  à 
la  veille  des  vacances.  Allez,  mon  enfant. 

Clara  d'EUébeuse  entre  à  l'étude  où  ses  com- 
pagnes sont  déjà  au  travail.  Les  plumes  d'oie 
grincent  ensemble  sur  les  cahiers  méthodiquement 
inclinés.  Les  enfants  s'appliquent  la  tête  penchée 
sur  l'épaule  droite,  un  bout  de  langue  ressorti. 

Clara  d'Ellébeuse  lève  la  planche  de  son  pupitre 
qu'elle  maintient  longtemps  ouvert  à  l'aide  d'une 
règle.  De  sous  ses  livres,  elle  sort  l'une  des  lettres 
du  grand-oncle  Joachim.  Elle  la  déplie  et,  la  figure 
hébétée  par  l'angoisse,  elle  en  relit,  pour  la  cen- 
tième fois,  la  fin  : 

«  Que  je  demeure  seul  sur  la  terre  avec  mes  dou- 
«  leurs  et  mes  remords,  puisque  vous  n'avez  même 
«  pas  laissé  à  ma  solitude  le  triste  fruit  de  nos 
«  embrassements.  » 

Oh!  L'épouvantable  idée  qui,  depuis  trois  jours, 
tord  le  cœur  de  l'enfant!  Je  suis  enceinte,  je  dois 
être  enceinte,  s'est-elle  mentalement  écriée  avant- 
hier,  en  relisant  cette  lettre...  Et,  maintenant,  elle 
se  redit  cela  avec  obstination...  Elle  ressentait 
quelques  douleurs  nerveuses  et,  tout  à  coup,  l'idée 
folle  a  surgi  dans  sa  conscience  en  déroute...  «  le 
triste  fruit  de  nos  embrassements.  » 

Alors,  s'est  dit  Clara,  c'est  par  des  embrassements 


CLARA    d'eLLÉBEUSK  137 

que  naissent  les  enfants?  C'est  par  des  embrasse- 
menls  que  la  malheureuse  Laura  est  devenue 
grosse?  Ahl  Savais-je  cela,  misérable  que  je  suis! 

Quelle  coupable  folie  s'est  emparée  de  mon  âme 
lorsque,  près  de  la  maison  fermée,  j'ai  serré  pas- 
sionnément Roger  dans  mes  bras?... 

...  Mais  pourtant,  papa  bien  souvent  m'a  serrée 
dans  ses  bras?...  Oui,  sans  doute.  Mais  Dieu  ne 
permet  point  qu'on  ait  jamais  d'enfant  avec  son 
père  ni  avec  ses  frères,  ni  avec  ses  parents...  Avec 
ses  cousins...  oui,  puisqu'on  les  épouse?.,. 


De  ce  jour,  commence  pour  Clara,  une  lente 
agonie.  Rien  ne  l'instruit  de  son  erreur,  pas  môme, 
tant  elle  est  ignorante,  les  plus  rassurantes  des 
preuves.  Sa  mère  l'est  venue  voir,  l'a  interrogée 
sur  son  mal,  mais  en  vain.  Clara  d'Ellébeuse  a 
passé  dix  jours  à  la  maison,  et  sa  gaieté  n'est  point 
revenue.  Môme  elle  a  redemandé  le  couvent.  Elle 
a  erré  souffrante,  dans  les  greniers  où  s'abritèrent 
les  jeux  de  son  enfance.  Son  père,  roulant  au  fond 
(le  sa  pensée  le  terrible  secret  de  la  folie  de  plusieurs 
d'Ellébeuse,  essaye  de  chasser  l'abominable  crainte. 


138  CLARA    d'eLLEBRUSH 


La  morne  enfant  dépérit,  et  promène  à  travers 
les  couloirs  glacés  du  couvent,  où  elle  est  revenue, 
sa  fièvre  et  ses  angoisses  si  fortes  qu'elle  ne  res- 
sent plus  ses  névralgies. 

Une  nuit  elle  croit  sentir  remuer  l'enfant  dans 
son  ventre  de  vierge.  Et,  réveillée  en  sursaut,  elle 
se  souvient  de  cette  voix  entendue  en  rêve  pen- 
dant les  vacances,  le  matin  môme  de  l'abominable 
chasse,  de  cette  voix  qui  criait  :  «  Voici  venir  le 
temps  de  ta  grossesse.  »  C'était  l'avertissement 
divin,  se  dit-elle...  Et  moi!  Ne  l'avoir  pas  écouté! 
Tout  est  perdu,  tout  est  fini!...  Ah!  Qu'elle  ne 
fût  jamais  née...  ou  qu'elle  fût  née  une  bête,  un 
"pauvre  être  comme  Robinson,  le  chien,  qui  man- 
geait des  os  au  soleil...  On  l'eût  laissée  bien  tran- 
quille... 

Et  parfois  sa  pensée  se  concentre  sur  l'enfnnt 
que  nourrit  son  ignorance  douloureuse.  Ah!  Elle 
l'aime  déjà.  C'est  son  fils,  le  fils  du  bien-aimé.  Que 
dirait-il,  Roger,  s'il  la  savait  dans  cet  état?...  Lui 
décrire?  Oh!  Non...  Quelle  hontel...  Elle  ne  sau- 
rait môme  pas...  Mais  quand  il  apprendra  l'affreuse 
^vérité,  est-ce  qu'il  y  aura  un  duel  comme  celui  de 
l'oncle  Joachim  et  du  frère  de  Laura?  Est-ce  que 
Roger  tirera?  Est-ce  qu'il  aveuglera  petit  père?  Et 
alors?...  Non,  c'est  trop  affreux... 

Et  chaque  jour  est  une  nouvelle  agonie,  chaque 


CLAHA  d'bllébeuse  139 


nuit  une  nouvelle  mort;  non,  pas  môme  une  mori, 
mais  quelque  chose  de  plus  affreux  que  la  vie. 

Un  jour,  MM.  d'EUébeuse  et  Faucliereuse  vont 
ensemble  au  couvent  rendre  visite  à  leurs  filles. 
Elles  arrivent,  l'une  de'périe  et  pâle,  l'autre  pleine 
de  joie  et  de  santé.  Au  bout  d'un  quart  d'heure, 
M.  Fauchereuse  congédie  Lia  et,  se  tournant  vers 
Clara  d'EUébeuse: 

—  Est-ce  que  vous  souffrez,  mon  enfant?... 
Dites  ?  D'où  souffrez-vous? 

Ah  I  comme  elle  est  prête  à  confesser  son  crime! 
Mais  une  pudeur  la  retient...  Devant  un  autre  mé- 
decin, oui,  peut-être  eût-elle  crié,  dans  un  san- 
glot, sa  faute  imaginaire...  Mais  devant  celui-ci, 
non,  jamais...  celui-ci,  qui  est  le  père  de  Roger... 
Roger  n'a  point  commis  de  faute...  Elle  seule  est 
responsable  de  ce  crime.  Une  invincible  pudeur 
la  retient...  Elle  répond: 

—  Mais  je  ne  souffre  pas...  J'ai  la  fn^vre. 

Et  les  deux  hommes  se  retirent.  Et  la  grille  du 
couvent  franchie,  un  long  sanglot  monte  de  la 
poitrine  de  M.  d'EUébeuse. 

—  Calmez-vous,  mon  pauvre  ami,  lui  dit  M.  Fau- 
chereuse. Il  est  de  ces  maux  de  nerfs,  fréquents 
chez  les  jeunes  personnes,  qui  disparaissent  aussi 
subitement  qu'ils  sont  venus...  Je  ne  crois  pas  à 
un  danger  immédiat...  L'enfant  est  forte...  d'une 


MO  CLARA    D  ELLKDEDSB 


parenté  robuste. .  Je  n'ai  jamais  entendu  dire  que  les 
d'Ellébeuse  ni  les  d'Etanges  aient  eu  des  maladies 
nerveuses. 

A  ces  mots,  inconsciemment  terribles,  M.  d'Ellé- 
beuse  se  redresse. 

—  Moucher  Fauchereuse...,  dit-il. 

Et  il  se  tait,  arrête  la  terrible  confidence. 

—  Cette  enfant  n'est  que  nerveuse,  continue 
M.  Fauchereuse...  Je  vous  affirme  que  sa  raison 
n'est  point  altérée. 

Clara  d'EUébeuse  suit  un  régime  spécial.  11 
n'est  pas  de  soin  que  n'ait  pour  elle  un  couvent 
dont  elle  a  toujours  été  la  chérie.  Afin  de  ne  la  pas 
énerver  davantage,  l'aumônier  la  dispense  de  tous 
les  exercices  religieux...  La  messe,  le  dimanche, 
et  c'est  tout.  Elle  n'est  pas  tenue  à  la  confession 
de  quinzaine.  Le  vieux  prêtre  connaît  l'âme  de  la 
jeune  fille  et  sait  quel  exercice  terrible  peut  être 
un  examende  conscience  dans  cet  état  morbide. 

Mais  Clara  d'EUébeuse,  d'abord  soulagée  de 
cette  obligation,  s'en  inquiète  ensuite  : 

Si  je  m'étais  confessée,  peut-être  me  fussé-je 
mal  confessée.  Est-ce  que  je  ne  suis  pas  aussi  cou- 
pable d'intention,  ne  me  confessant  point? 

Et  les  tortures  recommencent  ou,  plutôt,  ne 
cessent  point.  Elle  rêve  souvent  qu'elle  est  assise 
au  bord  du  puits  da  la  maison  fermée,  que  d?*8 


CLAnA  d'ellkbeusk  m 

paons  sont  perchés  sur  la  margelle,  et  que  le 
soleil  lui  brûle  la  tôté. 

Il  naîtra  nu,  se  dit-elle...  L'enfant  Jésus  avail 
de  la  paille. 

Et,  tandis  qu'elle  s'attendrit  à  la  pensée  du  nou- 
veau-né divin,  une  sourde  rancune  l'emplit  contre 
Dieu  le  Père.  Oh  !  il  est  mauvais,  s'écrie-t-elle. 
Mais,  effrayée  bientôt  de  son  blasphème,  elle 
courbe  son  âme  et  prie. 

Une  visite,  surtout,  la  comble  d'amertume, 
celle  de  son  vieil  ami  M.  d'Astin  qui,  la  sachant 
malade,  la  vient  voir.  Il  entre  péniblement  au  par- 
loir, lui  apportant  avec  un  bon  sourire  un  panier 
de  ces  jolies  nèfles  dont  elle  raffolait  quand  elle  se 
portait  bien.  Elle  est  si  touchée  de  cette  attention 
qu'un  sanglot  la  secoue.  Le  vieux  gentilhomme, 
suffoqué  par  sa  propre  émotion,  tend  les  bras  à 
l'enfant  pour  qu'elle  s'y  jette  un  moment  et  s'y 
apaise. 

Mais  soudain  Clara  d'Ellébeuse  se  lève,  les 
sourcils  froncés,  les  yeux  hagards  : 

—  Pas  d'embrassements,  lui  crie-t-elle...  Vous 
êtes  un  misérable...  Vous  voulez  me  déshonorer. 


142  CLARA   d'kLLÉBBUSB 


M.  d'Astin  sait  taire  à  la  famille  la  phrase,  in- 
dice d'une  folie  terrible,  pense-t-il,  qui  a  6chapp4 
à.  l'enfant,  mais  il  insiste,  sans  s'expliquer,  pour 
que  la  couventine  soit  replacée  au  grand  air.  Clara 
d'Ellébeuse  est  ramenée  chez  elle. 

M.  Fauchereuse,  avec  une  bonne  grâce  char- 
mante, vient  souvent  passer  l'après-midi  à  Balan- 
sun;  mais  l'inexplicable  mal  dont  souffre  la  jeune 
fille,  et  qu'il  étudie  attentivement  en  silence,  ne 
s'éclaire  pas  davantage  ë.  ses  yeux. 

Peut-être,  se  dit-il,  sont-ce  des  troubles  de  la 
circulation,  des  arrêts  fréquents  h  cet  âge?  Il  inter- 
roge M*"*  d'Ellébeuse;  mais  celle-ci  déjà  s'est 
inquiétée  de  ces  moments,  et  la  certitude  lui  est 
acquise  de  leur  absolue  régularité,  dont  ne  peut, 
hélas!  se  rassurer  l'ignorance  de  la  pauvre  enfant. 

Clara  d'Ellébeuse  ne  parle  plus  que  lorsqu'on 
l'interroge,  et  brièvement. 

Elle  se  lève  tous  les  jours  à  la  même  heure,  et 
va  prier  de  grand  matin  à  l'église  où  elle  n'entre 
qu'après  avoir  fait  une  halte  auprès  de  la  tomba 
de  Laura.  Les  belladones  de  velours  rose  n'y  sont 
plus  fleuries,  mais  les  tristes  rouges-gorges  leg 


CLARA    d'eLLÉUEDSB  143 

remplacent,  parmi  les  feuilles  sèches  ou  la  neige. 
Vn  jour  elle  se  met  à  tousser  beaucoup,  s'étant 
agenouillée,  par  pénitence,  dans  l'herbe  brillante 
de  gelée.  Il  n'est  point  de  mots  pour  raconter  les 
tortures  de  cette  suppliciée.  Une  lassitude,  un 
écœurement  de  toute  chose  ne  l'abandonnent  que 
pour  laisser  place  à  des  remords  aussi  cruels  que 
peu  fondés.  Ces  remords  brûlent  ses  tempes,  em- 
plissent ses  oreilles  d'un  bourdonnement  conti- 
nuel. Et,  la  nuit,  des  hallucinations  l'épouvantent, 
des  voix  lui  crient  sa  grossesse,  des  douleurs  ai- 
guës la  rongent,  elle  voit  des  ombres  rouges 
frémir  dans  l'obscurité. 

Au  réveil  d'une  de  ces  nuits  terribles,  Clara 
d'EUébeuse  n'a  pas  la  force  de  se  lever.  Gertrude 
lui  apporte  à  déjeuner.  Mais  l'enfant,  irritée  par 
son  s-upplice  intérieur,  refuse,  avec  des  mots  do 
colore,  les  soins  de  la  vieille  servante.  M""'  d'El- 
lébeuse  insiste  alors  doucement  auprès  de  sa  fille, 
pour  la  déterminer  à  prendre  quelque  nourriture. 
Mais  c'est  en  vain,  et  la  pauvre  femme,  accablé© 
de  douleur,  se  retire,  et  va  pleurer  longuement 
dans  sa  chambre. 


144  CLARA    d'eLLÉBEUSB 


VI 


Ce  fut  par  une  sereine  matinée  de  mars  que 
Clara  d'EUébeuse  se  tua.  Le  ciel  était  limpide 
comme  la  nacre  de  certaines  eaux;  les  nuages 
légers  et  rares  s'écaillaient,  à  peine  ardoisés. 
Mille  oiseaux  chantaient  sur  les  platanes  nus,  et 
les  lauriers-thyms  étaient  fleuris.  Des  coqs  se 
répondaient.  Les  iiielairies  luisaient  sous  les  rosées, 
les  bourdonnements  confus  du  printemps  qui  va 
venir  s'élevaient  des  verdures  jaunissantes  des 
blés  nouvaux.  Çà  et  là,  dans  le  parc,  les  corolles 
rosâtres  des  magnolias  à  fleurs  nues  semblaient 
des  flammes.  Sur  les  pelouses  brillaient  les 
anémones-sylvie  aux  feuilles  tremblantes.  Les 
primevères  jaunes  et  roses,  les  violettes,  les  renon- 
cules, les  pulmonaires,  les  petits-houx  ornaient 
les  talus  des  haies.  Les  Pyrénées  tremblaient 
au  loin,  pareilles  à  des  glaçons  flottants  d'azur  et 
de  neige. 

M""'  d'EUébeuse  entra  dans  la  chambre  de  sa 


CLARA    d'ellÉBEUSE  i45 


fille  qui,  depuis  deux  jours,  un  peu  moins  souf- 
frante, recommençait  à  se  lever. 

—  Gomment  avez-vous  dormi,  mon  enfant? 

—  Je  me  sens  mieux,  petite  mère. 

—  Voulez-vous  que  Gertrude  vous  apporte 
Teau  chaude  pour  votre  toilette  ? 

—  Je  veux  bien,  petite  mère. 

M""  d'EUébeuse  quitta  la  chambre  de  Clara  et, 
toute  ravie  de  son  espoir,  alla  s'agenouiller  et 
prier  au  pied  de  son  crucifix. 

Lorsque  Gertrude  se  fut  retirée,  Clara  d'Ellé- 
beuse  fit  avec  grand  soin  sa  toilette.  Elle  lustra 
au  rouleau  de  buis  ses  boucles  lourdes.  Elle  sépara 
régulièrement  ses  bandeaux  lisses  qui  s'incurvaient 
sur  le  front;  puis,  soucieuse,  ouvrit  son  sachet  k 
mouchoirs.  Elle  y  prit  les  deux  lettres  de  l'oncle 
Joachim  qu'elle  y  avait  replacées,  et  les  brûla 
dans  la  cheminée,  soigneusement.  Un  moment, 
elle  fixa  des  yeux  le  portrait  de  son  grand-oncle, 
puis  descendit,  en  étouffant  ses  pas,  à  la  biblio- 
thèque. Il  y  avait,  à  l'un  des  angles  de  cette  pièce, 
un  placard  oii  M""  d'Etanges  avait  réuni  toutes  les 
drogues  nécessaires  aune  pharmacie  de  campagne, 
quelques  sels,  quelques  liquides.  Sur  chaque  fiole 
ou  bocal,  M™'  d'Etanges  avait  écrit  de  sa  vieille 
écriture  le  nom  du  médicament  :  Ether  sulfuriquc^ 
Laudanum,  Arnica,  Eau  sédative,  etc. 


146  CLARA    D'iiLLlîbEUSB 


Clara  d'EUébeuse  ouvrit  l'armoire  et  prit  le 
laudanum.  L'inspiration  de  faire  cette  chose  fut 
presque  subite.  L'idée  n'était  point  complètement 
formulée  dix  minutes  avant,  lorsqu'elle  brûlait 
les  lettres  de  l'oncle.  C'était  peut-ôtre  le  fait 
d'avoir  détruit  ces  missives,  la  continuation  d'une 
pensée  que  son  esprit  fatigué  avait  interrompue 
—  puis  reprise.  Elle  ne  s'étonna  pas  elle-même 
de  son  acte.  Elle  ne  le  ressentait  plus  qu'avec 
difficulté,  comme  son  corps.  Elle  éprouvait  la  pa- 
ralysie presque  totale  de  ce  qu'elle  accomplissait. 
Elle  prit  donc  la  fiole  et  la  glissa  dans  son  corsage. 

Aucune  émotion  n'était  sur  sa  figure.  Elle 
regarda,  par  l'unique  fenêtre  de  la  bibliothèque, 
dans  le  parc.  Il  y  avait  là  un  coin  humide  et  om- 
breux où  elle  jouait  aux  jardins^  quand  elle  était 
petite.  Alors,  elle  se  souvint  de  cela.  Sous  l'aca- 
cia aux  grandes  gousses,  elle  plantait  régulière- 
ment des  têtes  de  grosses  roses,  puis  les  arrosait 
d'un  petit  arrosoir  vert  que,  pour  sa  fête,  son 
père  lui  avait  donné.  Elle  se  rappelait  de  sa 
demande  : 

«  Bonne-maman,  faisons  la  pluie  ?  »  On  mettait 
un  peu  d'eau  claire  au  fond  du  jouet.  Quelques 
gouttes  tombaient  sur  les  pétales  ardents.  Un 
bruissement  dans  les  massifs  l'emplissait  de 
crainte.  Elle  laissait  l'arrosoir  et  se  précipitait 


CLARA  d'bllbbbusb  147 

vers  sa  grand'mère,  de  ce  pas  des    enfants   qui 
commencent  à  marcher,  les  bras  en  avant. 

Ces  souvenirs  lui  broyèrent  le  cœur.  Elle  se 
retint  de  pleurer.  Elle  éprouva  comme  une  nau- 
sée morale.  Son  âme  l'étranglait.  Par-dessus  son 
corsage  noir  de  couventine,  elle  serrait  la  fiole 
qui  lui  donnait  froid  aux  seins. 

Elle  quitta  la  pièce,  gagna  le  parc.  Elle  aperçut 
son  père  qui  ne  la  vit  pas.  Il  allait  à  la  chasse 
avecRobinson.  Elle  ralentit  son  pas.  Elle  considéra 
sa  robe,  vaguement.  Une  inexprimable  angoisse 
contracta  sa  bouche.  Elle  se  figura  que  son  ventre 
avait  grossi.  Elle  songea  h  sa  mère,  à  Roger.  Elle 
les  chassa  de  ses  pensées... 

Maintenant  elle  était  au  cimetière  entre  le  caveau 
des  d'EUébeuse  et  la  tombe  de  Laura.  Des  jacinthes 
blanches  fleurissaient. 

Elle  s'agenouilla,  tira  la  fiole  de  son  corsage 
et  la  déboucha.  De  la  main  gauche  elle  se  cram- 
ponna à  la  grille.  Elle  ferma  les  yeux,  but  le  lau- 
danum d'un  trait,  et  resta  là. 

Ainsi  mourut  Clara  d'EUébeuse,  à  l'âge  de  dix- 
sept  ans,  le  dix  mars  mil  huit  cent  quarante-huit. 
Priez  pour  elle. 

1899. 

FIN   DE   CLARA   d'eLLÉBEUBB 


ÂLMÀÏDE   D^ETREMONT 

ou  l'bistoirs 
D'UNE  JEUNE  FILLE   PASSIONNÉE 


A  ALMAÏDE  D'ETREMONT 


Pourquoi^  et  par  quel  mystère ^  es-tu  venue  f  as- 
seoir à  mon  côté  ? 

Dis-mot  pourquoi  ta  grâce  antique  et  tes  noirs 
repentirs  me  troublent  et  me  rappellent  un  orage 
lointain  ?  Et  pourq7(oiy  seul,  je  t'aperçois  dans  le 
passé?  Et  pourquoi  je  souffre  tant,  lorsque,  de  tes 
yeux  d' Oindre  à  jamais  enfoncés  dans  les  miens,  tu 
semblés  me  reprocher,  avec  une  amertume  et  un 
amour  immenses ^  une  faute  que  je  ne  connais 
point? 


Almaïde  d'Etremont,  accoudée  au  banc  où  elle 
est  assise,  ne  peut  dissiper  sa  tristesse  qu'aug- 
mente la  langueur  de  ce  triste  et  ancien  après-midi. 

L'ombre  au  cadran  d'ardoise  qu'irise  le  soleil 
marque  trois  heures.  Tout  conspire  à  la  mélanco- 
lie de  cette  âme  qu'as'sombrit  le  regret  d'un  songe 
mal  vécu.  Ahl  Pourquoi  îe  parfum  du  pompa- 
douraécœure-t-il  ainsi  la  jeune  lille?  Pourtant  elle 
aimait  son  arôme  étrange  aux  jours  qu'avec  des 
amies  d'enfance  elle  jouait  aux  grâces  dans  l'allée 
ténébreuse. 

0  Temps  lointains!  Rien  ne  demeure  plus  des 
jours  de  grandes  vacances  qu'empourpraient  les 
agonies  solaires  de  l'Automne.  0  Almaïde  d'Etre- 
mont! Evoques-tu  aujourd'hui,  dans  la  morose  rê- 
verie de  cette  méridienne,  les  feuillages  qui, 
d'année  en  année,  étendent  une  ombre  plus  solen- 
nelle sur  le  sable  des  récréations?  Revois-tu  la 
sentimentale  que  tu  étais  déjà  quand,  aux  jours 
de  distribution  des  prix,  l'on  te  choisissait  pour 


i54  almaTdr  d'btremont 


venir  réciter,  parmi  le  parfum  pieux  des  fraîches 
guirlandes,  l'élégiepar  toi  composée?  Songes-tu  aux 
funérailles  de  tes  parents?  Ou  te  souviens-tu  de 
cette  compagne  adolescente  <q[ue  conduisit  au  tré- 
pas une  folie  ardente  et  pure? Te  remémores-tu  que, 
pour  cette  Clara  d'EUébeuse,  (a  cloche  pleura  dans 
l'air  liquide  et  qu'une  petite  procession  blanche, 
dont  tu  étais,  se  balança  comme  une  armée  de  lys 
dans  le  cimetière  en  flamme»? 

Depuis  lors,  que  d'après-midi  sont  passés!  Al- 
maïde  d'Etremont  a  vingt-cinq  ans.  Elle  connaît 
la  solitude  et  l'ombre  que  ies  morts  étendent  au 
gazon  oii  ils  furent.  Les  monoiones  jours  8*enfuient 
sans  que  rien  distraie  celte  orpheline  demeurée 
seule  dans  ce  trop  vaste  domaine  en  face  d'un  oncle 
âgé,  infirme  et  taciturne.  Aucun  pèlerin  ne  s'est 
arrêté  à  la  grille,  un  soir  de  mai,  pour  cueillir 
dans  le  parfum  des  lilas  noirs  cette  colombe  fian- 
cée. C'est  en  vain  qu'Almaïde,  assise  auprès  de 
rétang,guette  la  carpe  légendaire  qui,  des  glauques 
profondeurs,  doit  rapporter  l'anneau  nuptial.  Et 
rien  ne  répond  à  sa  rêverie  que  la  clameur  des 
paons  juchés  dans  le  deuil  des  chênes.  Et  rien  ne 
console  sa  méditation  que  sa  méditation.  Et  rien 
ne  se  pose  à  sa  bouche  plus  ardente  qu'un  fruit- 
de-la-passion  que  le  vent  altéré  qui  souffle  aux 
lèvres  de  chair  des  marronniers  d'Inde. 


ALMAÏDE    d'eTREMONT  155 

Ses  yeux  n'ont  point  de  candenr,  mais  une  chaude 
et  hautaine  mélancolie,  unecoqlée  de  lumière  noire 
au-dessus  du  nez  mobile  et  mince.  Et  ses  joues 
et  son  menton  font  un  arc  si  parfait  et  si  plein 
que  tout  haiser  en  voudrait  rompre  l'harmonie. 
D'un  grand  chapeau  de  paille  orné  de  pavots  des 
moissons,  les  cheveux  coulent  enrepeniirs  obscurs 
sur  la  ronde  lueur  de  l'épaule.  Et  tout  le  corps 
n'est  qu'une  grâce  paresseuse  qui  fléchit  sur  ce 
banc  d'où  la  main  d'Almaïde,  négligemment,  laisse 
toniber  une  missive, 

...  C'est  une  lettre  d'Eléonore  de  Percival,  une 
amie  de  pension  qu'elle  a  revue  parfois,  qui  lui  fait 
part  de  ses  fiançailles  et  la  convie  à  son  mariage  : 

0  Almaïdel  lui  écrit-elle,  je  sentais  que  mon 
cœur  allait  éclater,..  Je  n'avais  jamais  trouvé  le 
Printemps  si  beau  que  cette  année...  Peut-être  que 
le  Ciel,  pour  me  donner  ce  pressentiment  de 
ma  joie,  voulut  parer  davantage  la  Nature...  Ja- 
mais la  prairie  n'a  été  si  charmante  et  les  serin- 
gats, lorsqu'ils  frôlaient  mes  boucles,  exhalaient 
un  parfum  qui  me  faisait  défaillir.  0  Almaïde! 
Je  prie  pour  toi  le  Bon  Dieu  qu'il  t'envoie  une 
pareille  ivresse.  Si  tu  savais.,.  L'autre  soir,  pen- 
dant que  je  me  promenais  au  bras  de  mon  fiancé, 
un  rossignol  s'est  pris  à  chanter...  Je  succombais. 
Il  me  semblait  que  ma  poitrine  allait  se  briser  et 


156  ALMAÏDB    d'BTKEMONT 

qu'une  vie  nouvelle  se  levait  en  moi...  Lorsque 
je  me  suis  retrouvée  seule  dans  ma  chambre,  je 
me  sentais  si  émue  de  reconnaissance  envers  le 
Ciel,  et  ma  foi  était  si  ardente,  que  je  me  compa- 
rais à  ces  lampes  du  sanctuaire  qui  ne  savent  que 
se  consumer  pour  Dieu.  J'ai  compris  h.  ce  moment 
que,  si  René  ne  m'avait  été  envoyé  par  la  Provi- 
dence, j'aurais  quitté  le  monde  pour  vivre  dans  la 
divine  exaltation  de  Fiançailles  Eternelles.  0  Al- 
maïde!  Prie  pour  moi.  Et  qu'un  pareil  bonheur 
t'inonde!...  Si  j'avais  été  morte...  Ah!  C'est  toi 
qu'il  eût  dû  choisir... 

—  ÉléoQoreest  bienheureuse,  se  dit  Almaïde... 
Comme  l'on  est  égoïste  quand  on  ne  souffre  pas  1 
On  étale  sa  joie  aux  yeux  des  abandonnés...  Moi, 
je  demeurerai  seule.  Je  vieillirai  dans  l'attente. 
Chaque  jour  du  calendrier  sera  pareil  à  l'autre... 

Pauvre  Almaïde  I  Ses  yeux  sont  gonflés  de  larmes, 
sa  gorge  est  contractée.  Elle  étend  le  bras,  cueille 
uue  rose  et  la  baise  avec  tristesse,  comme  si  elle 
la  prenait  à  témoin  de  sa  douleur. 

Puis,  se  redressant  : 

—  Allons,  pense-t-elle,  fuyons  ces  lieux  désolés. 
Elle  sort  du  parc  à  l'heure  du  couchant,  tra 

verse  le  hameau  où  ne  s'entendent  que  les  rebon- 
dissements d'un  marteau  de  forge. 
C'est  dans  le  plus  secret  recoin  d'une  «  Vaiiée 


almaTdg  d'etremont  loi 

heureuse  »  que  se  dresse  le  château  des  d'Etreraont. 
Dans  ce  pays,  l'émeraude  argentée  des  prairies, 
l'eau  bleue  du  ciel  et  la  verte  clarté  des  pics  en- 
châssent tour  à  tour  la  neige  des  troupeaux  et  des 
cascades,  Ips  fauves  moissons  de  l'été  et  les  hêtres 
rougissants  du  pompeux  Automne. 

Tantôt  gravissant  les  premiers  contreforts  do  la 
montagne  printânière,  Almaïde  rêveuse  cueille  à 
ses  pieds  la  gentiane  vernaleou  le  narcisse,  tantôt 
errante  par  la  plaine,  elle  entre  dans  les  berceaux 
bleus  de  l'été,  gagne  quelque  source  et  s'y  plonge. 

Ainsi  ce  soir,  fuyant  ses  moroses  pensées  et 
l'août  brûlant,  elle  atteint  le  bois  des  Aldudes. 
Elle  en  sait  les  discrets  sentiers.  C'est  là  qu'enfant 
elle  s'asseyait  et  que  sa  mère,  qui  était  d'Espagne 
et  de  la  famille  de  Alcaraz,  lui  contait  des  légendes 
de  Grenade,  s'exallant  elle-même  à  se  les  rappe- 
ler. 

Cette  mère  était  morte  quand  Almaïde  avait 
treize  ans;  et  la  jeune  fille  évoquait  la  chambre 
ardente  où  son  père  la  reçut  dans  ses  bras,  lors- 
qu'elle revint  en  hâte  du  couvent,  le  lit  funèbre  où 
Guadalupe  de  Alcaraz  reposait  vêtue  de  blanc  et 
parée  comme  une  Vierge  d'Alméria. 

Et  dès  ce  jour  une  fatalité  avait  pesé  sur  le 
'lomaine.  M.  d'Etremont  mourait  quelque  temps 
après  dans  un  asile  d'aliénés  où  l'on  avait  dû  lin- 


158  ALMAÏDB    d'ETUEMONT 


lerner,  saisissant  de  la  tutelle  de  sa  fille  un  oncle 
inlirme  et  taciturne  qui  trouva  son  avantage  à  gérer 
les  biens  de  sa  nièce  et  à  l'éloigner  le  plus  possible 
du  monde, 

...  Almaïde  s'enfonce  de  plus  on  plus  dans  le 
bois  des  Aldudes.  Sa  robe  de  gazt  blanche  ondule 
au  zéphyr  qui  s'élève  au  coucher  du  soleil.  Elle  ar- 
rive auprès  de  l'eau,  dépouille  ses  vêtements  et, 
ravie,  se  plonge  au  creux  le  plus  caché  de  la  ri- 
vière. Elle  voit,  devant  le  tremblement  de  ses 
jambes  charmantes,  s'enfuir  les  reilets  blancs  des 
ablettes  effarouchées.  Elle  frissonne  à  peu  à  peu 
entrer  tout  entière  dans  la  fraîcheur  verte  et  liquide 
où  remue  l'ombre  des  aulnes.  Elle  suffoque  et  ses 
épaules  frémissent  quand  elle  y  est  baignée  tout  à 
fait.  Le  silence  règne  sur  l'eau. 

Assise  sur  le  gravier,  elle  éprouve  une  joie  à 
se  sentir  loin  du  château  qu'elle  déteste,  loin  de 
ce  parc  dont  chaque  fleur  lui  paraît  triste.  Souvent 
elle  vient  ainsi,  à  la  tombée  du  jour,  étreindre 
sur  sa  gorge  polie  et  ronde  la  douceur  des  eaux. 
Elle  sait  que  nul  ne  passe  en  ces  retraites.  Et 
d'ailleurs,  jamais  d'extrêmes  pudeurs  ne  l'effrayè- 
rent. On  la  grondait,  au  couvent,  de  courir  riante 
et  peu  vêtue  au  milieu  du  dortoir. 

Mais,  ce  soir,  comme  elle  se  berce  de  ses  rêve- 
riesj  et  s'atnuse  à  voir  sombrer,  dans  le  courant, 


ALMA.ÏDB    d'bTRBMONT  159 

la  lettre  exallée  d'Eléonore,  elle  entend  un  bruit  à 
l'orée  de  la  rivière.  Elle  regarde,  enfouie  dessous 
les  feuilles... 

C'est  un  pâtre  d'une  quinzaine  d'années,  le  torse 
nu,  sa  petite  culotte  de  toile  bleue  retroussée  au- 
dessus  des  cuisses,  qui  enjambe  le  gué,  poussant 
deux  chèvres  devant  lui.  Il  disparaît  sans  aperce- 
voir Almaïde,  mais  elle  rougit  de  l'avoir  vu. 

Rentrée  chez  elle  ce  soir-là,  elle  se  sent  troublée 
par  un  peu  de  tristesse  fiévreuse  et  se  couche 
d'assez  bonne  heure  après  avoir  salué  son  oncle 
qui,  pour  prendre  ses  repas,  ne  descend  plus  de  sa 
chambre  où  il  reste  étendu  tout  le  jour.  Almaïde 
ne  peut  s'endormir.  Ce  bain  était  froid,  pensc- 
t-elle.  Elle  songe  à  l'eau  que  dore  l'ombre,  à  la 
lettre  d'Eléonore  que  le  flot  abaissait  et  soulevait 
en  l'entraînant,  aux  vives  ablettes,  au  petit  berger 
qui  passait  l'eau...  Il  avait  une  figure  amusante  et 
des  jambes  aussi  rousses  que  le  maïs  à  sa  récolle, 
et  un  petit  torse  bombé...  Va-t-il  souvent  par  là? 
Jamais  encore  Almaïde  ne  l'avait  rencontré.  Qu'il 
est  donc  mignon,  cet  enfant...  Il  sifflait  bien  et  ses 
deux  chèvres  étaient  noires. 


150  ALMA-fUK    p'BTKKMONT 


II 


Almaïde  d'Etrcmontaîmc  àassister,  le  dimanche 
après  midi,  aux  danses  que  les  habitants  du  ha- 
meau forment  autour  de  la  vieille  église.  Bergères 
et  bergers  font,  ce  jour-là,  un  lent  rondeau.  Les 
jeunes  filles  portent  le  sanglant  capulet  d'Ossau, 
et  les  gorges  bombent  sous  le  châle  oii  sont  brodés 
l'épi  de  blé  et  les  fleurs  bleues  et  rouges  des  som- 
mets. Elles  vêtent  la  robe  noire  à  bandes  d'azur 
qui  est  rélevée  en  arrière  et  imite  les  ailes  bordées 
de  ciel  des  papillons.  Et,  lentement,  le  rondeau 
tourne,  si  lentement,  accompagné  d'une  psalmo- 
die si  lente,  que  tous  semblent  s'endormir  de 
langueur  à  leur  chant.  Ces  montagnards  ont  des 
physionomies  aussi  tranquilles  que  des  choses. 
Leurs  yeux  seuls,  pareils  à  des  agates,  indiquent 
une  vie  puissante  et  douce. 

Tandis  qu' Almaïde  regarde  évoluer  la  ronde  et 
écoute  ces  chants  si  calmes,  si  désolés  que  rien  ne 
peut  dire  combien  calmes  et  désolés,  elle  reconnaît 


ALMAÏDK    D'initEMONT  161 

le  petit  pàlie  qui,  la  vcillo,  chassait  devant  iui,  à 
travers  l'eau  dorée,  les  deux  chèvres.  Elle  ne  sait 
point  qui  il  est,  bien  qu'elle  connaisse  depuis  long- 
temps la  plupart  de  ceux  qui  sont  là...  Cet  enfant 
est  charmant,  se  dit-elle.  Et  elle  sourit  de  ce  qu'il 
danse  avec  gravité,  donnant  les  mains  à  deux 
belles  filles  dont  les  joues  sont  pareilles  à  des 
pommes  de  feu  sous  la  rosée.  Gela  amuse  beau- 
coup Almaïde  de  l'avoir  vu,  hier,  les  culottes  trous- 
sées, presque  aussi  na  qu'un  petit  chien  de  berger 
qui  vient  de  naître,  et  do  le  retrouver  là,  vêtu  de  la 
bure  des  pasteurs,  accordant  son  pas  et  sa  voix  à 
la  psalmodie  plaintive. 

—  Qui  es-tu,  petit?  D'où  es-tu?  De  qui  es-tu? 

—  Je  suis  Petit-Guilhem,   de  chez  Arramoun, 
Mademoiselle. 

—  Mais  où  étais-tu?  Je  ne  t'ai  jamais  vu  au 
village... 

—  Je  suis  revenu  pour  remplacer  mon  frère, 
qui  est  parti. 

—  Mais  où  étais-tu? 

—  Dans  la  vallée  de  Gavarnio,  Mademoiselle. 

—  Qu'est-ce  que  tu  y  faisais? 

—  Je  tressais  des  cordes  pour  les  sandales  et 
j'apprenais  le  métier  de  guide  avec  mon  oncle. 

—  Tu  es  bien  jeune  pour   la  moutagne.  Quel 

Age  as-tu? 

Il 


le*  ALMAÏDB   d'BTRKwONT 

—  Seize  ans,  Mademoiselle. 

La  physionomie  du  petit  garçon  demeure  calme. 
Il  n'est  point  intimidé  par  ces  demandes.  Il  a  une 
jolie  figure,  lisse  comme  du  lait  caillé,  des  yeux 
pareils  à  des  mûres,  des  dents  aussi  blanches  que 
celles  d'un  levraut,  des  lèvres  de  chèvrefeuille  rose. 

Sa  mère  s'approche  d'Almaïde  : 

—  Vous  parlez  à  mon  garçon,  Mademoiselle?.., 
Petit-Guilhem,  enlève  ton  berret?...  Vous  ne  le 
connaissiez  pas?... 

—  Non...  Laissez-le  retourner  à  la  danse.  C'est 
un  joli  enfant. 

—  Joli,  oui,  Mademoiselle.  Mais  pas  toujours 
sage.  Et  puis  il  me  fait  rire  de  danser  comme  ça 
avec  ces  chevrottes  qui  sont  plus  grandes  que  lui. 
Quel  toupet  1 

La  ronde  et  la  mélopée  reprennent,  se  marient 
avec  une  douceur  angélique.  Comme  un  encens,  les 
voix  montent  vers  la  montagne  empourprée.  C'est 
l'heure  oii  elle  se  dore  comme  un fiuit  ou  comme 
une  église,  oii  la  vineuse  lueur  du  soleil  rampe 
sur  les  rhododendrons  et  les  raisins  d'ours,  où  se 
dissipe  en  ombres  confuses  l'azur  nocturne  des  sa- 
pins. 

Almaïde  d'Etremont  regagne  le  château  mo- 
rose, en  emportant  au  fond  du  cœur  le  regret  de 
n'avoir  point  sapart  aux  joies  de  ces  simples  mon- 


ALMAÏDE    d'eTREMONT  163 

tagnards.  Ah!  Que  n'est-elle  une  bergère?  Que 
n'habite-t-elle  au  pied  du  ravin  où  frémissent  les 
hépatiques  bleues,  dans  la  chaumière  de  ces  pâtres? 
Elle  emplirait  h  la  source  verte  la  cruche  qui,  l'été, 
grésille.  Elle  cultiverait  dans  le  jardin  villageois 
les  lys,  les  romarins  et  les  ciboules.  L'appel  fu- 
nèbre des  paons  ne  l'éveillerait  plus,  mais  le  cri 
ensoleillé  du  coq.  A  la  saison,  elle  irait  dans  la 
montagne,  chaque  jour,  portant  le  repas  de  son 
jeune  frère.  Tous  deux  ils  mordraient  aux  arbouses, 
ils  entendraient  rire  les  fontaines.  Ils  baiseraient 
les  tèvres  des  rhododendrons.  Ils  boiraient  l'eau 
bénie  des  rocs.  Us  guideraient,  de  leurs  gaules 
vertes,  la  neige  des  agneaux  vers  les  pâturages 
fleuris.  Ils  écouteraient  les  cloches  rauques  du 
troupeau  sonner  dans  l'élévation... 

Au  lieu  de  cela,  il  va  falloir  rentrer  comme  de 
coutume,  subir  le  monotone  écœurement  de  cette 
vie  sans  espérance.  Pauvre  Almaïdel  Entre  deux 
tristes  serviteurs  et  ce  parent  exigeant  et  ma- 
niaque, eUe  «st  la  prisonnière  d'un  domaine  mau- 
dit. Coromft  sœur  Anne  au  sommet  de  la  tour,  elle 
n'aperçoït  que  la  poussière  soulevée  sur  la  route 
par  les  brehis  résignées.  Plus  rien!  Pas  même, 
tant  elle  est  triste,  l'envie  de  fixer  sur  le  papier, 
comme  jadis  elle  le  faisait  au  couvent,  les  expres- 
sions de  sa  mélancolie. 


164  ALMAÏDB    D  BTRlîMONT 


Elle  se  prend  k  rêver  dans  sa  chambre.  Elle  est 
assise  et  fait  un  bouquet  avec  des  fleurs  éparses 
sur  elle.  Le  jour  qui  tombe  éclaire  sa  joue  gauche, 
le  corps  demeure  dans  l'ombre.  Elle  s'ennuie.  Un 
vague  énervement,  elle  ne  sait  quoi  d'insatisfait, 
une  oppression  qu'elle  voudrait  chasser,  une  an- 
goisse, pareille  à  celle  qui  la  brise  parfois  au  ré- 
veil, la  torturent.  Et  rien  que  de  sentir,  un  ins- 
tant, la  pression  de  son  coude  sur  son  genou 
l'émeut  jusqu'à  la  faire  se  lever  du  fauteuil  où 
elle  est  étendue.  Elle  fait  le  tour  de  sa  chambre 
sans  quitter  son  chapeau  des  champs.  La  mousse- 
line de  sa  robe  qui  bruit  à  peine  lui  donne  de  la 
langueur,  le  glissement  du  tissu  léger  sur  sa  chair 
ronde  et  chaude  l'inquiète. 

Qu'Almaïde  d'Etremont  est  belle  ainsi  1  Ses 
yeux  cernés  d'ombre  dans  l'ombre,  sa  pâleur  fon- 
due au  jour  qui  se  meurt,  sa  démarche  puissante 
et  gracieuse  qui  la  fait,  à  chaque  pas,  tourner  sur 
elle-même,  disent  assez  l'origine  maternelle,  le 
sang  puisé  au  soleil  de  Grenades  ardentes. 

Elle  pose  son  bouquet  sur  la  commode  bombée 
où  luisent  des  appliques  de  cuivre  et,  détachant 
de  la  muraille  une  guitare,  elle  en  tire  quelques 
accords.  Maintenant,  assise  et  les  jambes  croisées, 
un  poignet  nerveusement  tendu  sous  le  col  du  bois 


ALMAÏDE    D  KTREMONT  165 

sonore  dont  elle  pince  les  cordes  sourdes,  Almaïde 
se  met  à  chanter. 

Par  la  fenêtre,  son  regard  plonge  dans  la  nuit 
bleue  qui  se  lève  et  recouvre  l'étang  de  splendeur. 
Les  chauves-souris,  amies  des  greniers  vermoulus, 
tournoient,  hésitent,  crissent,  cliquètent  et  glissent 
dans  l'air  liquide.  Pareilles  à  de  noires  fumées,  les 
branches  touflues  des  chênes  moutonnent  dans 
l'azur  nocturne  qui,  au-dessus  de  l'allée  ténébreuse, 
semble  s'écouler  comme  un  fleuve  de  nacre. 

La  guitare  glisse  aux  pieds  d' Almaïde.  La  tête 
en  arrière,  les  bras  pendants,  les  yeux  perdus,  les 
narines  mobiles,  elle  frémit  un  instant.  Car,  vision 
rapide,  elle  croit  voir,  dans  le  clair  de  lune  qui 
s'élève  et  tremble  comme  un  ruisseau,  s'arrêter 
un  chevrier  adolescent  qui  tend  vers  elle  en  riant 
les  baies  d'arbouse  de  son  torse. 


1Q(J  ALMAÏDli    D'KTHBMONT 


111 


C'est  la  sixième  noce  à  laquelle  vient  assiste 
Almaùide  depuis  sa  sortie  du  couvent.  Elle  s'éveille, 
dès  l'aube,  dans  la  chambre  qu'on  lui  prépara 
au  château  des  Percival,  et  songe  tristement  que 
ce  n'est  point  encore  elle  qui,  aujourd'hui,  donnera 
son  cœur  et  sa  main  au  fiancé  longtemps  at- 
tendu. 

..  Cependant,  il  eût  été  juste  que  je  me  ma- 
riasse avant  Éléonore.  Elle  a  trois  ans  de  moins 
que  moi.  Et  pourtant  je  suis  belle...  Mais  per- 
sonne ne  vient  me  demander,  personne  ne  s'in- 
téresse à  moi,  mon  oncle  ne  veut  voir  personne... 
Je  souffre.  Pourquoi  la  robe  qui  est  là  et  que  je 
dois  mettre  n'est-elle  pas  celle  de  la  mariée?...  Cela 
me  fait  delà  peine  d'assister  àce  mariage.  Je  n'aurai 
pas  faim.  Je  ne  danserai  pas.  Ça  m'ennuie...  Si 
j'avais  rencontré  son  fiancé  avant  qu'elle  le  ren- 
contrât, il  m'aurait  choisie  aussi  bien...  Pourquoi 
pas?  i^es  choses.  Jaus  le  monde,  se  font  au  hasard 


almaToe  d'etrëmont  167 

mais  je  n'ai  pas  de  chance...  Et  puis  on  dit  qu'elle 
est  fort  riche  et  que  je  suis  peu  fortunée...  Etmon 
père  est  mort  dans  un  asile  d'aliénés...  Pourtant 
je  ne  suis  pas  folle  ?. . .  Quand  on  a  un  oncle  comme 
le  mien, cela  vous  empêche  de  vous  marier...  Quand 
on  n'est  pas  assez  riche,  on  ne  se  marie  pas.  On  as- 
siste au  bonheur  des  autres.  C'est  bête.  C'est  agaçant 
et  triste...  Us  vont  partir  pour  l'Espagne.  Ma  mère 
était  d'Espagne,  et  c'est  moi  qui  devrais  partir 
pour  l'Espagne,  mariée.  Us  vont  s'arrêter  à  Fon- 
tarabie,  m'a-t-elle  dit.  Je  connais  Fontarabie.  Us 
dormiront  ensemble.  J'ai  envie  de  dormir  avec 
quelqu'un.  Ils  entendront  le  bruit  de  la  mer.  Elle 
est  bleue  et  luit  dans  le  ciel.  Us  feront  tout 
ce  qu'ils  voudront.  Us  iront  se  cacher  dans 
quelque  auberge  où  il  y  aura  des  muletiers.  Les 
filles  auront  des  fleurs  de  grenadier  dans  les  che- 
veux. U  y  aura  des  giroflées  sur  l'épaisse  muraille 
du  jardin.  Eléonore  gagnera  la  verte  vallée.  Us  se 
coucheront  dans  la  mousse...  Ce  lit  est  ennuyeux. 
Il  faut  que  je  me  lève. 

Déjà  une  rumeur  emplit  le  château.  Que  la 
journée  est  joyeuse  !  Le  ciel  tout  entier  n'est  qu'une 
fraîche  pervenche.  Et  c'est  dans  sa  corolle  que  la 
pelouse  est  enclose.  0  lumière  plus  claire  que  la 
pluie  1  0  frondaisons  lointaines  !  Pourquoi  rendez* 


168  ALMAÏDB    d'kTREMONT 

VOUS  plus  sombre  encore  que  de  coutume  l'âmo 
d'Almaïde  d'Etremont? 

Elle  s'assied  sur  son  lit  avant  que  d'en  descendre, 
et  contemple  avec  un  sentiment  d'amer  orgueil  la 
rondeur  parfaite  de  ses  bras.  La  noire  lumière  de 
son  regard  les  caresse.  Elle  en  respire  l'odeur  un 
peu  fauve,  et  soudain  sa  poitrine  est  gonflée  de 
sanglots. 

Qu'elle  est  donc  belle,  une  fois  habillée!  Dans 
son  énorme  robe  rose  couleur  de  figue  ouverte,  et 
bombée  par  la  crinoline,  elle  a  l'air  d'une  corolle 
renversée,  d'une  belladone  de  feu  dressée  sur  ses 
étamines.  Le  dos  brun  jaillit  du  corsage,  engaine 
comme  d'un  calice  la  base  de  cette  folle  fleur.  Et 
l'on  dirait,  à,  chaque  pas  qu'Almaïde  fait  dans  la 
chambre  sur  la  pointe  de  ses  bottines  roses,  qu'elle 
va  bondir  nue  des  pétales  ardents. 

Cependant  la  cloche  nuptiale  sanglote  dans 
l'air  angélique  et  de  lourds  carrosses  roulent  dans 
la  cour.  Ce  sont  les  familles  des  environs  qui 
arrivent.  Voici  les  Limereuil.  Voici  les  Demonville. 
Voici  le  vieux  marquis  d'Astin  qui  tremble,  et 
boite  de  sa  jambe  de  bois,  appuyé  sur  son  ami 
d'Ellébeuse.  On  remarque  toujours  la  beauté  de 
ses  cheveux  blancs.  Il  a  quitté  par  exception  le 
fauteuil  de  cuir  où  il  traduit  rÉnéide,  et  où  il  se 
souvient  de  l'empire  chinois  qu'il  visita.  On  dit 


AI.MAÏDli    d'ETKEMONT  169 

que  de  tragiques  aventures  bouleversèrent  sa  vie 
et  qu'au  crépuscule  de  sa  destinée  il  se  prépare, 
comme  Robinson  au  retour  de  son  île,  à  aborder 
en  paix  la  Contrée  de  Dieu.  De  la  fenêtre  où  elle 
est,  Almaïde  le  voit  passer.  Elle  distingue  son 
profil  accusé  et  cette  ride  de  douleur  qui  balafre 
la  joue  du  vieillard.  Deux  claires  adolescentes,  au 
bas  du  perron,  lui  font  gravement  la  révérence.  Il 
les  salue  sans  leur  sourire. 

Le  galop  de  nombreux  chevaux  roule,  sur  le 
gravier.  Ce  sont  les  jeunes  paysans  de  la  vallée 
qui  viennent  saluer  l'épousée.  Ils  lui  amènent  une 
douce  génisse  couronnée  de  lierre.  Et  des  villa- 
geoises en  blanc  soutiennent  une  cage  d'osier  oii 
s'effarouchent  deux  tourterelles.  L'allée  estjonchée 
de  laurier,  de  buis  et  de  glaives  d'iris.  Et  la  cloche, 
à  qui  soudain  répondent  les  deux  colombes,  rou- 
coule toujours  dans  la  matinée  immatérielle.  Et 
des  voix  d'adolescentes,  plus  légères  que  des  églan- 
tines,  s'effeuillent  aux  échos  de  la  maison.  Elles 
se  sont  éveillées  de  grand  matin  dans  le  dortoir 
que  l'on  a  improvisé  pour  elles  auprès  de  la 
chambre  de  la  fiancée,  rieuses  et  élevant  leurs 
grêles  bras  nus  vers  leurs  cheveux  encore  endor- 
mis. 

Bientôt  se  forme  le  cortège.  La  mariée  paraît  et 
se  balance.  Elle   est  comme  un  lys    que    parent 


170  A«-!»AÏDB    D'ETRliMONT 


d'autres  fleurs.  Des  lilas  blancs  mêlés  à^es  corolles 
d'oranger  couronnent  ses  bandeaux  lisses  et  noirs 
d'où  tombe  un  voile  si  iégor  qu'il  s'azure  comme 
l'aile  d'un  moustique.  Elle  tient  les  cils  baissés, 
des  cils  qui  battent  comme  des  papillons  noirs, 
posés  à  l'iris  couleur  de  gentiane  obscure.  L'ovale 
du  visage  est  allongé,  presque  trop  ;  et  le  nez  si 
mince  qu'il  inquiète  un  peu,  tant  le  souffle  vital 
qui  l'anime  est  léger,  tant  la  courbe  en  est  accen- 
tuée au-dessus  des  lèvres  pincées  et  pâles.  Comme 
d'un  muguet  le  haut  des  épaules  jaillit  d'une  col- 
lerette en  dentelle.  Et,  hors  de  la  large  sous- 
manche  enrubannée,  la  main,  d'une  petitesse 
étrange,  se  pose  un  peu  crispée  sur  le  bras  paternel. 

Almaïde  d'Etremont  embrasse  Eléonore,  puis, 
après  avoir  répondu  au  salut  de  M.  de  Landelaye, 
le  futur  époux,  elle  prend  le  bras  de  M.  de  Soulèro, 
qui  la  doit  accompagner.  Ce  choix  de  cavalier  ne 
lui  plaît  qu'à  moitié.  Il  est  veuf  et  jouit  de  la 
réputation  de  parler  beaucoup  de  lui-môme  h  pro- 
pos de  choses  peu  intéressantes...  Il  aurait  mieux 
figuré  dans  les  Caractères  de  la  Bruyère,  se  dit 
Almaïde,  qu'ici...  Je  le  laisserai  dire. 

Tous  s'en  vont  à  pied  vers  l'église  entre  les 
haies  rouges  de  ronces.  La  canicule  pèse.  Tout 
se  tait.  Seule,  un  instant,  dans  un  fossé  herbeux 
et  humide,  une  grenouille  coasse. 


ALMAÏDE    d'kTUEMONT  171 

Sous  la  nef,  la  lumière  s'épand  en  larges  raies 
que  les  vitraux  colorent,  et  la  traîne  de  la  mariée 
déployée  sur  la  fraîcheur  des  dalles  se  revêt  ainsi 
d'arc-en-ciel.  La  chapelle  est  semblable  à  un  gâteau 
de  miel  en  rumeur  quand  tournoie  sur  lui  le  peuple 
actif  des  abeilles.  Un  parfum  de  forêt,  d'encens 
et  d'angélique,  charme  ce  saint  asile.  Le  gémis- 
sement d'un  petit  harmonium  se  propage,  s'élar- 
git sous  la  voûte,  émeut  les  âmes  recueillies. 

Almaïde  d'Etremont,  à  genoux,  la  figure  dans 
les  mains,  a  l'air  de  prier  :  mais  elle  ne  cherche 
d'abord  dans  cette  attitude  qu'un  moyen  de  s'isoler, 
de  laisser  entrer  dans  son  cœur  un  peu  de  cet 
apaisement  qui  noît  du  silence  que  l'on  fait  en 
soi.  Elle  est  charmante  ainsi  :  on  dirait  que,  dis- 
tendu par  l'agenouillement,  le  corps  va  rompre 
son  écorce  et  se  détacher  comme  un  fruit  mûr, 
lourdement,  des  palmes  de  la  chevelure. 

Bientôt  Almaïde  relève  la  tête  et  voit,  en  trans- 
parence sur  un  vitrail,  Jean-Baptiste  enfant  vêtu 
de  peaux  de  bêtes  et  debout  auprès  d'un  ruisseau, 
^  Elle  songe  alors  à  Petit-Guilhem  qui  est  pâtre 
aussi,  et  qui  franchit  le  gué  des  rivières  : 

...  Qu'elle  était  donc  bénie,  cette  époque  oîi 
maîtres  et  valets  ne  faisaient  qu'une  famille...! 
C'était  l'âge  d'or,  pense-t-elle.  Ruth  glanait  auprès 
de  Booz    qui    l'épousait.   Les   pavots  saignaient 


172  ALMAÏDB    D'ETKBMONT 

parmi  Tombre  des  gerbes.  Une  lourde  liqueur 
gonflait  les  raisins  violets  de  Chanaan...  Les 
femmes  accouchaient  à  l'ombre  des  dromadaires. 
Les  jeunes  chefs  de  la  tribu  priaient  dans  le  désert. 

...  0  mon  Dieu!  se  dit  Almaïde  d'Etremont... 
mon  Dieu,  écoutez-moi,  je  veux  aimer,  je  suis  si 
triste...  si  malheureuse...  Mon  Dieu,  j'ai  le  besoin 
d'aimer  quelqu'un...  Je  crie  vers  Vous... 

Mais  rien  ne  répond  à  la  jeune  fille  que  le  petit 
harmonium  qui  continue  sa  note  grêle  pareille  à 
la  voix  du  vent  du  soir  sur  les  eaux. 

Le  cortège  se  reforme  et  l'église  se  vide.  Et  le 
parfum  des  verdures  déjà  flétries  est  plus  fort  au 
soleil  de  midi.  On  a  dressé  deux  tables  dans  la 
grange  dont  les  murs  sont  tapissés  de  feuilles.  A 
l'une  sont  conviés  les  villageois  du  hameau.  Le 
repas  est  commencé.  Les  bruits  du  jour  au  dehors 
se  consument.  La  porte  est  close.  On  n'entend  que 
le  bruit  léger  des  fourchettes  sur  les  faïences. 
L'ombre  arrose  la  paix  des  âmes.  M.  d'Astin  se 
lève  et  dit  : 

—  Il  m'est  doux,  ma  bien  chère  enfant,  ma 
bonne  Eléonore,  de  méditer  sur  votre  bonheur 
alors  que  le  soleil  va  bientôt  se  lever  pour  moi 
sur  le  continent  des  Ombres.  Je  suis  comme  le 
pèlerin  qui  a  regagné  le  village  natal,  et  qui  ne 
demande  plus  qu'à  reposer  bientôt  en  paix  sous 


ALMAÏDB    d'etUEMONT  173 

le  beau  chêne  qui  ombrage  la  tombe  de  scsancôtres. 
Je  suis  semblable  à  Ulysse  qui,  de  retour  dans  ses 
foyers,  aime  à  se  souvenir  de  la  mer  tempétueuse 
et  des  combats.  Je  suis  comme  un  orme  bientôt 
centenaire  dont  la  joie  est  d'abriter  dans  ses  der- 
niers feuillages  le  nid  charmant  de  vos  jeunesses 
et  de  vos  grâces. 

A  l'issue  de  tant  de  diverses  circonstances  qui 
poussèrent  mes  pas  aventureux  des  plages  de 
l'Empire  Chinois  aux  rives  de  la  brumeuse  Albion, 
je  demeure  les  yeux  fixés  au  Ciel,  confiant  dans 
l'étoile  divine  qui  sut  mènera  leurs  destinées  les 
Mages  Chaldéens  aussi  bien  que  le  Navigateur  de 
Gênes. 

Tant  d'orageux  Etés  ont  marqué  mon  visage 
d'ineffaçables  rides  1  Tant  de  frimas  ont  laissé  sur 
mon  front  un  peu  de  la  neige  éternelle  qui  m'aver- 
tit que  je  dois  bientôt  atteindre  les  premiers  som- 
mets d'un  autre  Empire-Céleste! 

Ma  bien  chère  enfant,  vous  voici  à  jamais  auprès 
du  gentilhomme  que  vous  avez  choisi.  Sa  distinc- 
tion vous  rendra  fière  et  sa  bonté  heureuse.  Et 
Dieu  vous  bénira  dans  votre  descendance. 

Hélas!  ô  mes  amis,  que  n'ai-je  fait  comme 
vous?  Le  Créateur,  sous  les  fruits  d'or  du  Paradis 
terrestre,  voulut  à  l'homme  une  compagne.  Per- 
»ettez  à  un  vieillard  qui  va  descendre  dans  la 


i74  ALMAÏDH   d'KTREMOXT 


tombe  de  regretter  la  soUlude  intérieure  de  sa 

vie. 

Certes,  il  est  beau  de  voyager  1  II  est  intéressant 
de  revêtir  la  robe  des  principaux  d'une  cité  iMongolo, 
de  pénétrer,  déguisé  en  lama,  dans  un  verger, 
quitte  à  revenir  de  cette  expédition  avec  une  jambe 
de  bois!  Il  est  agréable  d'étudier  l'astronomie  en 
compagnie  des  Pères  Jésuites  de  Pékin,  et  d'as- 
sister chez  un  peuple  délicat  aux  fôtes  de  la  qua- 
trième lune! 

...  Mais  combien  plus  belle  l'existence  de  celui 
qui  aura  vécu  selon  le  Seigneur  et  qui  mourra, 
pareil  au  laboureur  du  Fabuliste,  les  mains  dans 
les  mains  de  ses  enfants. 

Mes  amis,  laissez,  avant  que  ma  voix  se  taise, 
que  je  vous  confie  le  talisman  rapporté  de  mes 
pérégrinations.  Peut-être  vous  préservera-t-il  de 
quelques  dangers  :  Ne  vivez  point  trop  dans  le 
rêve.  Il  engendre  la  mélancolie.  Je  connus  une 
jeune  Tartare  qui,  semblable  à  la  Belle-au-Bois- 
dormant,  se  laissa  ravir  par  des  songes,  tellement 
qu'au  bout  de  sept  années  de  sçmmeil  elle  mourut 
de  chagrin  de  s'être  réveillée. 

Vaquez  aux  soins  du  ménage.  Élevez  des  oiseaux. 
Cultivez  des  plantes  utiles.  Visitez  les  pauvres  de 
la  contrée.  Donnez  aux  fils  et  aux  filles  qui  vous 
naîtront  l'amour  de  la  vérité  et  de  la  nature,  car 


ALMAÏDE    d'ETREMONT  175 

c'est  dans  l'œuvre  du  Créateur  que  résident  nos 
joies  et  nos  consolations. 

Maintenant,  ô  mes  enfants,  je  vous  dis  adieu. 
Ce  n'est  point  sans  émotion  que  je  contemple,  une 
dernière  fois  sans  doute,  les  charmilles  de  ce  parc 
sous  lesquelles,  il  y  a  septante  et  cinq  années,  de 
chères  Ombres  se  fiancèrent.  Mais  ce  n'est  pas 
non  plus  sans  douceur  qu'après  des  tribulations 
sans  nombre  j'aspire  à  l'éternel  repos,  trop  heu- 
reux que  le  Tout-Puissant  m'ait  fait  encore  cette 
grâce  de  voir  renaître  en  vous  un  passé  chéri. 

Son  discours  fini,  M.  d'Astin  se  rassied  péni- 
blement. Un  respectueux  silence,  puis  des  applau- 
dissements accueillent  ces  éloquentes  paroles.  A 
côté  de  l'orateur  une  forme  noire  frémit.  C'est 
l'antique  M""  d'Étanges,  la  grand'môre  de  la  pauvre 
Clara  d'EUébeuse,  qui  sanglote  dans  ses  mains 
veinées  et  noueuses.  Et,  tout  à  coup,  avec  une 
attitude  charmante  et  douloureuse,  gardant  tou- 
jours sur  ses  yeux  l'une  de  ses  mains,  elle  tend 
l'autre  à  son  vieil  ami  d'Astin,  qui  en  baise  les 
doigts  où  semblent  pleurer  les  bagues  anciennes^. 

Et  Almaïde  d'Etremont,  belle  comme  la  nui! 
dans  sa  robe  ardente,  se  dit  en  regardant  le  vieux 
gentilhomme  qui  lève  son  verre  en  tremblant 


176  almaTdb  d'btbkmont 

—  Qu'il  est  donc  bien  1...  Je  le  préfère  au 
marié... 

Et,  à  la  grande  joie  d'Almaïde,  le  repas  fini, 
M.  d'Astin  s'approche  d'elle  : 

—  Il  y  a  bien  longtemps  que  je  ne  vous  ai  vue, 
ma  belle  enfant...  Je  bouge  si  peu...  Comment  se 
porte  votre  oncle?  Toujours  maniaque?  Enfin!... 
Ah!  votre  chère  mère,  votre  père,  qu'ils  étaient 
aimables  !  Comment,  jolie  comme  vous  êtes,  ne 
vous  mariez-vous  pas  ?  Ne  rougissez  point...  Ah  ! 
Oui?  je  comprends...  L'oncle?...  Je  m'en  dou- 
tais... 

Enfin  —  achève  M.  d'Astin  en  souriant  —  tout 
n'est  pas  éternel...  Les  grenades  sont  faites  pour 
être  cueillies.  Et  si  votre  Argus  d'oncle  garde 
l'arbre  par  trop,  on  les  lui  volera,  ma  chérie...  Et 
je  regrette  bien  de  n'être  plus  assez  jeune... 
Voyons?...  Vous  vous  ennuyez  là-bas  ?  Vous  ne 
sortez  jamais?  Quand  me  venez- vous  voir?...  Mardi 
j'ai  de  nos  amis,  venez-vous? 

Almaïde  répond: 

—  Vous  êtes  bien  bon,  monsieur  d'Astin...  Je 
voudrais  tant,  mais  ne  le  puis.  Mon  oncle,  bien 
qu'il  me  voie  peu,  ne  peut  souffrir  que  je  m'absente 
des  Aldudes  pour  aller  visiter  du  monde...  Au- 
jourd'hui, la  permission  est  exceptionnelle... 
Merci,  monsieur  d'Astin,  merci... 


ALMAÏDE  d'ethemont  !77 

—  Eh  bien  !  ma  fille,  reprend  le  gentilhomme 
joyeux  à  demi,  à  demi  attristé,  je  vote  à  votre  oncle 
le  plus  beau  chône  de  mes  bois  pour  son  cercueil  ' 

Il  dit  cela  debout,  voûté  sur  sa  canne,  ricanant 
à  la  façon  de  M.  de  Voltaire.  Mais  une  grande 
bonté  glisse  de  ses  yeux,  bien  qu'il  semble  s'amuser 
de  l'intimidation  qu'il  cause  à  la  jeune  fil^e  qui 
rougit.  Il  la  considère  avec  le  septicisme  indulgent 
d'un  digne  vieillard, qui  conserve  le  culte  de  la 
beauté,  mais  qui  garde  un  sourire  de  crainte 
attendrie  aux  illusions  des  jeunes  gens. 


178  ALMAÏDB    D'iiTHEMONT 


IV 


Quelques  jours  après  le  mariage  d  Eléonore, 
comme  Almaïde  d'Etremont  se  dirige  vers  la 
rivière  qui  arrose  le  bois  des  Aidudes,  elle  trouve 
non  loin  de  la  berge,  dans  un  épais  herbage, 
Petit-Guilhem  qui  joue  de  la  flûte. 

Elle  s'arrête  et  lui  sourit  : 

—  Est-ce  que  c'est  bien  difficile  de  siffler  comme 
cela? 

Et  elle  prend  le  triangle  de  buis  et,  de  sa  lèvre 
ardente,  en  effleure  le  bord. 

—  Non,  pas  comme  ça,  Mademoiselle.  Il  faut 
faire  glisser  la  flûte  de  gauche  à  droite  et  puis  de 
droite  à  gauche  en  soufflant  après  les  douze  trous 

La  soirée  frémit  doucement  au  souvenir  d'une 
ondée  qui  passe  au  soleil.  D'épais  nuages  blancs 
fuient  sur  le  bleu  limpide  et  net.  L'eau  verte,  sur 
qui  les  larmes  des  aulnes  bleus  s'élargissent  en 
cercles  de  lumière,  se  trouble  un  peu  par  endroits, 


ALMAÏDE    d'eTBEMONT  179 


là  où  des  bulles  montent  du  fond  pour  se  briser  h. 
l'air. 

—  Viens,  rapprochons-nous  de  la  rivière?  lui 
dit-elle.  Asseyons-nous  là,  veux-tu? 

L'enfant  se  met  aux  pieds  d'Almaïde  et,  rajus- 
tant son  pipeau  à  ses  lèvres,  il  gonfle  ses  joues  au 
buis  creux  qui  résonne. 

—  Quelle  était  la  jolie  chevrière  avec  laquelle 
tu  dansais  l'autre  jour  ?...  Celle  qui  avait  les  sabots 
vernis  et  les  bas  violets? 

—  C'est  ma  petite  amie.  Mademoiselle. 

—  Comment,  ta  petite  amie? 

—  Mon  amoureuse,  Mademoiselle. 
Almaïde  rougit  et  lui  demande: 

—  Elle  s'appelle? 

—  Maïlys. 

—  Est-ce  que  vous  êtes  promis  ? 

—  Oh!  promis...  nous  sommes  trop  jeunes... 
Puis,  malin: 

—  Nous  nous  amusons  dans  la  montagne. 

—  A  quoi  vous  amusez-vous? 

—  A  l'amour.  Mademoiselle. 

Alracïde  rougit  et  se  tait  un  instant,  puis: 

—  Comment  faites-vous  à  l'amour? 

...  Et,  en  demandant  cela,  son  cœur  bat,  ses 
oreilles  bourdonnent.  Elle  ne  sait  si  elle  regrette 
d'avoir  parlé.  Elle  étend  I0  Lras  et,  à  travers  la 


180  ALMAÏDE    D'KTni-MONT 

mousseline  de  la  manche,  elle  sent  la  joue  brû- 
lante du  petit  pâtre.  Un  long  moment  ils  demeurent 
ainsi,  muets,  immobiles,  étourdis  par  leur  désir 
hésitant  et  par  le  violent  parfum  qui  s'élève  des 
menthes  rouges. 

...  Ma  foi,  tant  pis  !  se  dit-elle.  C'est  bon  d'être 
comme  ça... 

Mais  comme  elle  attire  davantage  à  elle,  insen- 
siblement, presque  sans  le  vouloir,  la  tôle  de 
l'adolescent,  celui-ci  se  hisse  un  peu  à  la  manière 
des  chevreaux  brouteurs  de  haies  et  cueille  une 
bouche  plus  douce  et  tiède  qu'un  fruit  dont  la 
pulpe  se  fond. 

Alors  seulement  la  jeune  fille  se  lève  et,  sans 
mot  dire,  s'en  va. 


ALMAÏUE    d'eTREMONT  181 


Dès  ce  jour,  ils  se  retrouvent  et  s'aiment.  Les 
tièdes  regains  de  la  fin  d'août  abritent  leurs  ca- 
resses que  nul  ne  soupçonne  et  que  rien  ne 
trouble.  Ils  s'enlacent,  bercds  par  le  rire  des 
eaux  courantes  et  par  le  bruit  régulier  que  font 
en  broutant  les  chèvres  noueuses.  Parfois  ils  re- 
cherchent les  bruyères.  Quelle  joie,  dans  les  bras 
l'un  de  l'autre,  de  s'enfouir  parmi  ces  grappes 
de  braises!  Quel  anéantissement  voluptueux  ils 
goûtent  lorsque,  les  fournaises  de  l'après-midi 
ayant  fendu  l'ocre  des  sentiers,  les  larmes  espa- 
cées d'un  orage  viennent  à  crépiter  soudain 
sur  les  feuillages  !  Oh  !  les  lents  retours  k  tra- 
vers les  vignes  hautes,  lorsque  la  grive  pé- 
pieuse  appelle  en  vain  les  raisins  disparus;  et  les 
arrêts  sous  le  figuier  lorsque,  succombant  à  tant 
d'ivresse  dorée,  Almaïde  ne  peut  que  battre  des 
cils  en  gémissant... 

Bientôt  vient  l'automne,  et  c'est  dans  la  mon- 
tagne qu'ils  vont  cacher  leurs  amours. 

La  passion  d'Almaïde  s'accroît  à  mesure  qu'elle 
devient  moins  ignorante  entre  les  bras  du  petit 
faune.  Elle  se  donne  sans  réserve,  sans  crainte, 
sans  regrets,  sans  remords.  Elle  trouve  à  la  brû- 
lure fraîchissante  des  baisers  la  saveur  poivrée 


18J  ALMAÏ0E    D'ETniiMONT 


d'un  fruit  rouge  qui  se  fondrait  à  tous  ses 
membres.  Elle  emplit  du  souvenir  de  ses  étreintes 
le  parc  si  funèbre  jadis.  La  clameur  des  paons 
n'attriste  plus  les  ombrages,  mais  ëclate  au  spleil, 
aveuglante  et  joyeuse.  L'humeur  inquiète  de  son 
oncle,  aussi  bien  que  les  nouvelles  reçues  d'Eléo- 
nore,  laissent  Almaïde  indifférente,  presque  nar- 
quoise. Et  ce  sont  maintenant  des  heures  d'envie 
et  d'attente  qu'indique  sur  le  cadran  solaire 
l'ombre  aiguë  des  beaux  soleils  mûrs. 

Tous  deux  gravissent  les  sentiers  pierreux  et 
gagnent  les  bergeries  désertes.  Les  hêtres  ne 
perdent  pas  encore  leurs  feuilles  qui  sont  rouges 
comme  des  copeaux  de  cuivre  recroquevillés  par 
le  feu.  La  mollesse  de  ce  silence  bleu  toujours 
nocturne  :  les  sapins,  caresse  les  battements  de 
leurs  cils  et  ils  s'amusent  du  vol  des  perdrix 
blanches  qui  éveille  et  fait  trembler  le  vide. 

Personne  au  village  ne  s'étonne  de  les  voir  s'en 
aller,  presque  chaque  jour,  ensemble.  On  sait 
qu'Almaïde  a  du  goût  pour  ces  promenades  dont 
elle  rapporte  des  rameaux  fleuris.  Et  il  n'y  a  rien 
d'étonnant  h.  ce  qu'elle  prenne  un  guide  :  il  est 
dangereux  d'errer  seul  dans  la  montagne. 

0  cascades  que  semble  immobiliser  votre  chute 
rapide  !  Gieux  de  pourpre  dorée  !  Oiseaux  de  proie 
qui  plongez  dans  les  gouffres  où  dort  le  bruit  ! 


ALMAÏDE    d'etREMONT  183 


Cavernes  creusées  par  le  liquide  saphir  des  eaux 
vierges  :  voyez  passer  deux  aimables  enfants! 

Tantôt  les  sombres  daphnés  les  invitent  à 
s'étendre,  tantôt  une  pelouse  plus  verte  que  la 
vallée  où  se  mouraient  d'amour  les  pâtres  de  Cer- 
vantes les  accueille  et  les  alanguit. 

Almaïde  d'Etremont  a  voulu  revêtir,  pour  ces 
courses  alpestres,  le  capulet  et  le  châle  ossalois. 
Elle-même  a  brodé  les  aconits,  les  pavets  et  les 
colchiques  d'automne  sur  la  soie  sonore  et  lui- 
sante que  bombe  sa  gorge.  Et  Petit-Guilhem  ne 
l'aime  que  mieux  ainsi,  car  elle  ne  lui  paraît  plus 
être  la  demoiselle  des  Aldudes,  mais  la  sœur  des 
chevrières  qu'il  délaisse  et  qui,  de  l'éclatante 
blancheur  des  couchants,  ramènent  l'ombre  har- 
mohieuse  des  troupeaux. 

Qu'il  est  bon  que  se  dissipe  enfin  la  tristesse 
d' Almaïde!  Oh!  l'écœurante  vie  que,  jusqu'à  pré- 
sent, elle  a  traînée!  Elles  s'enfuient  maintenant, 
les  nausées  de  l'existence  ancienne,  l'acre  et  mo- 
notone douleur  qui  gonflait  son  âme  de  dégoût, 
l'iniquité  de  n'être  aimée  de  personne,  elle,  doni 
le  cœur  débordait  d'amertume  et  d'étouffante  ja- 
lousie quand,  sur  les  toits  des  métairies,  les 
pigeons  roucouleurs  mêlaient  leurs  ailes. 

La  mort;  elle  eût  préféré  la  mort  à  ce  retour  en 
arrière  ;  la  mortqu'elle  avait  souhaitée  jadis  lorsque, 


184  ALMAÏDE    D'ETREMONT 

par  la  fenêtre  ouverte  sur  la  nuit,  elle  écoutait, 
de  son  lit,  bruire  et  mourir  le  vent  d'orage  aux 
feuilles  de  l'épais  figuier  —  et  lorsqu'elle  n'entre- 
voyait rien  au  delà  de  ce  gémissement. 

—  M'aimes-tu?  Dis  que  tu  m'aimes,  Petit- 
Guilhem?  demande-t-elle. 

Et  les  yeux  de  pie  de  l'adolescent  brillent  sur 
ceux  de  la  jeune  fille  à  laquelle  il  ne  répond 
guère  que  par  des  caresses  qu'elle  compte.  Puis 
il  ferme  les  paupières  sous  le  désir  comme  un 
Sylvain  sous  un  vol  d'abeilles,  et  s'enivre  au  par- 
fum de  cette  fleur  des  bois. 

—  Où  étais-tu,  hier?  Hier,  je  ne  t'ai  pas  vu. 
Dis-moi  où  tu  étais?  Je  veux  savoir  où  tu  étais. 

—  Hier,  j'ai  conduit  des  touristes  au  Cinq- 
Monts. 

—  Ce  n'est  pas  vrai.  Je  parie  que  tu  es  allé 
trouver  la  petite  chevrière...  Tu  étais  avec  Maï- 
lys.  Va-t'en.  Je  ne  t'aime  plus. 

—  Je  n'étais  pas  avec  elle.  J'étais  au  Cinq-Monts. 

—  Tu  mens.  Embrasse-moi? 

Et  Almaïde  laisse  jouer  sur  elle  cet  écureuil 
des  montagnes  Elle  ne  garde  aucune  réserve 
envers  lui.  Elle  que  l'on  accusait,  avec  raison,  au 
eouvent,  de  trop  montrer  l'orgueil  de  sa  race,  elle 
livre  aux  baisers  du  petit  pâtre  l'ovale  impassible 
et  parfait  de  ses  joues,  qui  fait  songer  au  dédain 


ALMAÏDB    d'etREMONT  185 


tranquille,  k  la  sensuelle  gravité  de  quelque 
sombre  Marie- Antoinette. 

Combien  peu  elle  regrette  à  présent  de  ne 
s'être  point  mariée!  Comment  se  fait-il  qu'il  y  a 
quelques  jours  à  peine  elle  rêvât  d'une  existence 
pareille  à  celle  d'Eléonore  de  Landelaye?  Qu'im- 
porte, à,  cette  heure,  à  Almaïde,  que  son  amie 
ait  gagné  l'Espagne  au  bras  d'un  mari  défait  cl 
pâle?  Toutes  les  brûlantes  contrées  sont  dans  le 
cœur  d'Almaïde,  et  tous  leurs  vins,  et  toutes  leurs 
grenades,  et  toutes  leurs  amours,  et  toutes  leurs 
chansons.  Ah!  cent  et  mille  fois  elle  préfère  au 
plus  parfait  des  gentilshommes  ce  chevreau  noir 
de  la  vallée  qui  la  caresse  de  sa  bouche  éclatante. 

Ils  s'aiment.  La  saison  s'enfuit.  Après  le  noir 
Été  et  la  sanglante  Automne  vient  l'Hiver.  Et, 
venu  l'hiver,  c'est  pour  Almaïde  une  volupté  que 
de  se  souvenir  des  bois  bleus  qui  commencèrent 
d'abriter  ses  amours,  des  ruisseaux  qu'eût  chéris 
la  colombe  de  La  Fontaine,  des  libellules  sur  le 
glauque  ruisseau  des  Aldudes,  du  ronflement  des 
batteuses  qu'accompagnaient  le  roucoulement  des 
tourterelles  et  les  silences  des  baisers.  Elle  évoque 
aussi  les  bergeries  de  septembre  closes  au  feu 
blanc  de  midi,  la  pénétration  des  caresses,  la 
cruche  bombée  et  rouge  où  ils  buvaient  l'eau  qui 
grésillait  dans  la  terre  poreuse. 


186  ALMAÏDR    DJBTCveMONT 


Maintenant,  c'est  février  et,  ce  jour-Ià,  Petit- 
Guilhem  doit  conduire  au  col  trois  touristes  qui 
sont  arrivés  à  l'auberge,  la  veille. 

Avant  de  les  aller  rejoindre,  et  bien  qu'il  soit 
-de  très  grand  matin,  il  s'est  glissé  dans  le  parc 
du  château  jusque  sous  les  croisées  d'Almaïde. 
ïlle  a  enir'ouvert  la  fenêtre  du  sud.  Et  lui,  s'ai- 
dantdes  branches  du  figuier,  il  est  monté  jusqu'à 
elle,  est  entré  dans  la  chambre. 

—  Ghutt!  Fais  bien  doucement...  Tu  es  gentil 
d'être  venu.  Je  t'attendais  depuis  une  heure.  Tu 
as  froid.  Regarde...  On  est  bien  ici... 

On  entend  coasser  la  girouette  du  colombier. 

—  ...  Vous  aurez  du  vent. 

—  Ils  veulent  partir  quand  môme. 

—  Combien  sont-ils? 

—  Troi«. 


XLMAÏDE    d'eTREMONT  187 

—  Quelle  heure  est-il  ?  Trois  heures  ? 

—  Trois  heures  et  demie. 

—  Tu  seras  prudent.  Il  faut  t'en  aller...  Écoute 
dans  les  lauriers?...  Il  n'y  aura  pas  d'avalanches? 

—  Non. 

—  Gomme  ça... 

—  Oui... 

—  Adieu... 

11  est  devant  l'église.  Quatre  heures  sonnent, 
d'un  timbre  rauque,  doux  et  fêlé,  qui  tremblote 
et  pleure.  Les  touristes  arrivent. 

Petit-Guilhem  prend  la  tête.  Il  va  d'un  pas  égal 
et  lent,  se  servant  peu,  pour  la  montée,  du  bâton 
de  montagne,  mais  laissant  hésiter  son  pied  une 
seconde  sur  le  sentier  rocailleux,  pour  s'assurer 
de  l'équilibre  des  pierres. 

On  gravit  les  premières  rampes,  on  passe  h  gué 
les  torrents  qui  bondissent.  Les  mugissantes  eaux 
brisent  aux  rochers  leur  fine  écume,  tournoient, 
reviennent  sur  elles-mêmes,  coulent  un  instant 
avec  lenteur  entre  deux  galets,  puis  sursautent  et 
s'éparpillent  en  grésillant. 

Petit-Guilhem   annonce  : 

—  Il  y  aura  de  la  tempête  au  col. 

Puis  il  reprend  son  air  méditatif,  sa  rêverie  que 
berce,  de  seconde  en  seconde,  le  choc  régulier 
des  piques  sur  le  granit.  Il  songe  à  la  jeune  fille 


188  ALMAÏDE    d'ETREMONT 

qu'il  vient  de  quitter,  et  frissonne  de  conserver  si 
longtemps  dans  son  épaule  creuse  la  caresse  qu'y 
nicha  tout  à  l'heure  l'épaule  douce  et  ronde  d'Al- 
maïde.  Il  se  dit  :  ces  messieurs  qui  sont  avec  moi 
n'ont  certainement  pas  une  amie  aussi  jolie...  Et 
il  évoque  la  houche  fine  d'Almaïde,  le  nez  mobile 
et  mince,  arqué,  la  langueur  des  yeux,  l'élastique 
tiédeur  de  la  gorge,  la  grâce  mate  des  jambes  sous 
la  mousseline. 

A  l'horizon,  le  relief  des  montagnes  s'accuse 
violemment  tout  à  coup.  Çà  est  là,  perçant  la 
brume,  apparaissent,  comme  les  veines  du  ciel, 
les  arêtes  d'azur  sombre  sillonnées  de  filets  de 
neige.  A  mesure  que  l'on  monte  et  que  l'on  change 
de  position,  il  semble  que  les  pics  les  uns  devant 
les  autres  étages  se  déplacent,  qiie  leurs  crêtes  se 
renouvellent. 

On  s'enfonce  dans  la  nuit  bleue  des  sapins.  On 
entend  toujours  les  bâtous  obliques  tâter  le  sol 
rocheux  du  côté  où  n'est  pas  le  gouffre.  Voici  la 
première  plaque  neigeuse...  Attention! 

Petit-Guilhem  va  tracer  le  chemin.  Il  hésite, 
puis  enfonce  résolument  ses  pas  dans  la  neige 
dont  la  surface  arrive  à  ses  genoux.  Les  trous  ainsi 
formés,  et  où  chacun  des  touristes  pose  à  son  tour 
les  pieds,  ont  la  lueur  verdâtre  d'une  rivière  pro- 
fonde. 


ALMAÏDE    d'etREMONT  189 

—  Regardez  là-bas? 

—  Oui.  Il  neige... 

—  Oui,  et  une  tempête  de  vent...  Gare!  Cou- 
chons-nous... Ce  grésil  brûle  la  ligure  et  les  mains. 
On  dirait  des  étincelles...  Tiens!...  une  martre, 
là-bas...  Voyez-donc  cette  martre?... 

—  Ne  bougeons  plus. 

Ils  demeurent  immobiles,  la  face  vers  la  terre, 
cramponnés  à  leurs  bâtons,  de  peur  d'être  enlevés 
par  la  rafale. 

On  repart  enfin.  Ce  n'est  plus,  jusqu'à  la  limite 
du  ciel,  qu'une  seule  et  immense  courbe  jaune  ou 
blanche  sur  laquelle  rien  n'existe,  pas  un  mouve- 
ment, pas  un  bruit.  Il  semble  qu'une  mouche,  tant 
la  solitude  est  mortelle,  suffirait  en  volant  à  faire 
basculer  l'horizon.  On  ne  peut,  à  cause  de  la  force 
de  l'ouragan,  atteindre  le  sommet  du  col.  Il  faut 
redescendre. 

Les  glissades  commencent.  Petit-Guilhem  s'as- 
sied le  premier  sur  la  pente  de  neige  et  se  laisse 
aller,  modérant  parfois  de  son  bâton  la  vitesse 
vertigineuse.  Cliacun  le  suit  en  riant,  les  reins 
soulevés  par  des  monceaux  de  neige  en  boule, 
éprouvant  à  cette  sorte  de  vol  presque  horizontal 
cette  sensation  du  dormeur  qui  rêve  qu'il  plane, 
étendu  sur  le  dos. 

Bientôt,  l'on  va  quitter  le  névé  et  se  retrouver 


190  ALMAÏDE    D  ETIIKMONT 


en  sûreté.  Déjà,  là-bas,  voici  des  bergeries  où  l'on 
pourra  déjeuner.  Petit-Guilhem  pense  que  l'on  y 
serait  bien  avec  Almaïde...  Mais  les  montagnes 
sont  iTO\i  méchantes  à  présent.  A  la  belle  saison,  ils 
pourront  venir  là.  Il  étendra  des  fougères  fraîches 
sur  le  sol...  Ils  amèneront  les  deux  chèvres.  Ils 
riront  en  essayant  de  traire  le  lait  bleu  dans  son 
chapeau  de  joncs,  comme  l'année  dernière...  Elle 
était  belle,  dimanche,  en  revenant  des  vêpres... 
Elle  est  bonne...  Toutes  les  petites  filles  du 
hameau  lui  offrent  des  perce-neige,  de  gros  bou- 
quets de  perce-neigo.  Ça  attriste  Petit-Guilhem 
quelquefois,  qu'elle  semble  l'oublier  pour  une 
touffe  de  fleurs.  L'été,  il  lui  portera  des  chardons 
bleus... 

—  Dites  donc? 

^  Quoi? 

— ■  Oii  est  le  guide  ? 

—  Mais  il  était  là...  Je  ne  le  vois  plus... 

Le  lendemain,  après-midi,  on  retira  d'une  cre- 
vasse le  cadavre  de  Petit-Guilhem.  De  sous  le 
berret  avait  coulé  un  filet  de  sang  dont  sa  poi- 
trine était  tachée  comme  celle  d'un  rouge-gorge. 


ALMAÏDE    d'eTREMONT  101 


Vî 


Lorsque  le  jardinier  du  château  apprend  à 
Almaïde  la  mort  de  Petit-Guilhem,  elle  ne  marque 
aucune  émotion,  tant  le  choc  intérieur  est  terrible. 
Elle  dit  : 

—  Ah!  Quel  malheur... 
et  gagne,  pour  s'y  asseoir,  le  banc  qui  est  près  du 
cadran  solaire.  Elle  n'y  voit  plus  bien.  Le  saule 
pleureur  se  met  à  tourner.  Il  lui  semble  qu'elle 
compte  des  chiffres,  qu'elle  a  un  vilain  rêve  dont 
elle  se  veut  éveiller,  mais  il  continue... 

Almaïde  se  trouve  mal.  Elle  ne  sent  point  le  coup 
de  tôte  qu'elle  donne  au  dossier  du  banc.  Elle  fléchit 
et  ne  se  ranime  qu'au  bout  d'un  long  quart  d'heure. 

Elle  supporte  tout  avec  courage  :  la  visite  aux 
affligés,  la  vue  de  Petit-Guilhem  mort.  La  mère 
est  assise  impassible  auprès  delà  couche  où  l'en- 
fant repose,  les  narines  pincées,  blanc  de  cette 
blancheur  bleue  qu'a  seule,  aux  déclins  des  jours 


192  ALMAÏDE    d'ktREMONT 


d'hiver,  la  neige  des  sommets  que  n'atteint  pas 
encore  la  marée  de  Tombre. 

Sur  le  seuil  de  la  cuisine  convertie  en  chambre 
mortuaire  glousse  une  poule,  craintive,  la  patte  en 
l'air,  vers  ses  poussins  dispersés.  La  flamme  du 
cierge  tremble,  rougeoie,  file  et  fume  au-dessus 
du  crucifix  et  de  l'assiette  d'eau  bénite  où  trempe 
un  laurier  noir.  Au  mur  sont  suspendus  un  bissac  et 
une  gourde.  Le  chat,  devant  l'âtrc  éteint,  se  peigne 
délicatement.  Une  vieille  paysanne  en  capuchon 
noir  prie,  tousse  et  s'en  va.  De  belles  filles  de  la 
vallée  ne  s'agenouillent  qu'un  instant,  efi'rayées  par 
cette  chose  incompréhensible  :  l'immobilité  de  cet 
enfant  dont  la  souplesse  peut-être  un  jour  lessurprit. 

Almaïde  d'Etremont  se  prosterne.  Elle  se  dit  : 

—  Il  avait  ce  berret  marron  et  ce  costume,  les 
jours  qu'il  dansait  ivec  les  chevrières... 

Elle  essaie  de  prier,  mais  ne  le  peut.  Sa  pensée 
reprend  : 

...  Avec  les  chevrières...  qu'il  dansait  avec  les 
chevrières...  Il  avait  cette  même  boucle  de  che- 
veux, la  fois  où  il  m'a  rencontrée...  qu'une  branche 
m'avait  griffée  au  front.  Les  bêtes  s'étaient  échap- 
pées. Je  crois  que  c'est  la  plus  noire  qui  bêle...  11 
est  temps  de  s'en  aller  d'ici.  Oh  !  que  je  souffre... 

Elle  se  lève. 

—  Vous  êtes  bonne  d'être  venue,  Mademoiselle. 


ALMAIDB    d'eTHEMONT  i'S? 


11  VOUS  aimait  tant...  Regardez  :  on  a. retrouvé 
son  bâton...  Il  y  avait  du  sang  à  la  pique. 
Almaïde  demeure  froide  et  demande  : 

—  A  quelle  heure  l'enterrement,  demain? 

—  A  neuf  heures,  Mademoiselle. 

—  Vous  ferez  prendre  au  châ-teau  ce  dont  vous 
aurez  besoin. 

Ellerentre, se  couchesansavoir  mangé  etseplonge 
dans  ses  tristes  rêveries.  Elle  se  remémore  cette 
idylle  de  cinq  mois.  Elle  oublie,  à  chaque  moment, 
tant  ses  souvenirs  sont  récents,  la  mort  de  Petit-Gui- 
Ihem.  Il  lui  arrive,  à  plusieurs  reprises,  de  se  dire  : 

...  Après-demain,  je  le  retrouverai  au  gué  des 
saules;  maintenant  les  charmilles  sont  desséchées; 
les  feuilles  ne  nous  cachent  plus,  il  faudra  faire 
attention... 

Puis  elle  pense  : 

—  N'y  a-t-il  rien  qui  m'empêche  de  l'aller 
retrouver?... 

Et,  avant  même  qu'elle  se  soit  formulé  cette 
réponse  que  Pctit-Guilhem  est  tombé  dans  un 
gouffre,  et  qu'il  est  maintenant  semblable  à  la 
neige  morte  et  bleue,  une  autre  objection  surgit 
qu'elle  est  sur  le  point  d'écarter...  Mais  comment 
n'avoir  pas  songé  à  ça  depuis  deux  mois?... 

...  Et  tout  à  coup  un  flot  de  sang  brûle  sa  face, 
elle  étoutle  un  cri  de  honte... 

i3 


194  ALMAÏDE    niiUin.MONT 


Elle  n'assiste  point,  le  lendemain,  à  l'enterre- 
ment du  petit  pâtre  et,  durant  les  jours  qui  suivent, 
demeure  immobilisée  par  sa  consternation.  En- 
ceinte! Elle  est  enceinte... 

Que  faire  ?  Pauvre  Almaïde  !  Gomme  un  fruit  sa 
beauté  va  mûrir,  fruit  de  passion  oi^  seraient 
encloses  toutes  les  promesses  des  beaux  jours.  MaU 
gré  le  deuil  et  l'angoisse,  une  puissante  vie  puisée  à 
ce  sol  va  pousser  au  coeur  d'Almaïde  sa  sève  ardente. 

Des  jours  se  passent.  Elle  se  reprend.  Ce  n'est 
point  que  la  mortelle  inquiétude  la  déserte,  mais 
la  faroucbe  énergie  qui  couve  en  elle  s'accroît  h 
mesure  que  l'instinct  de  la  mère  se  définit.  Elle 
est  trop  femme  pour  ne  pas  s'arc-bouter  k  la  dé- 
fense, et  la  première  défense  est  le  soin  qu'elle 
prend  de  cacher  son  état.  Elle  l'accepte  au  fond 
d'elle-même  avec  une  sorte  de  résignation  aigre, 
sombre  et  passionnée.  Mais  cette  pécheresse  vio- 
lente s'attache  à  son  fruit  aussi  bien  qu'une  fleur. 
Et  jamais  à  cette  nature  saine  et  belle  ne  viendrait 
l'idée  que,  par  les  montagnes,  on  peut  trouver  de 
mauvaises  fées,  qui,  aux  flancs  des  ravins  stériles, 
cueillent  des  lys  noirs  dont  le  parfum  tue  les  en- 
fants qui  vont  naître. 


ALMAÏDE    n'ETriKMONT  195 


VU 


Deux  mois  se  passent  de  la  sorte,  et  un  nouveau 
deuil  advient  qui  n'affecte  guère  Almaïde  :  la  mort 
de  son  oncle  frappé  d'une  congestion  et  trouvé,  un 
matin,  inanimé  dans  son  lit. 

Comme  en  rêve,  troublée  par  ses  terribles  sou- 
cis, Almaïde  assiste  à,  ces  obsèques  sans  prendre 
garde  aux  importuns  dont  la  curiosité  vient  sup- 
puter la  ruine  prochaine  du  château  des  Aldudes. 
Seule  au  monde,  que  doit-elle  faire?... 

Éléonore  de  Landelaye  s'approche  d'elle  après  la 
cérémonie  : 

—  Chère  Almaïde,  lui  dit-elle,  que  tu  es  à 
plaindre?  Ne  crois  point  que  nous  ne  pensions  à  loi 
souvent...  Tu  es  sympathique  à  René;  il  a  songé 
à  toi...  Je  sois  combien  causer  de  ces  choses,  en 
une  telle  circonstance,  est  délicat...  Mais  l'occa- 
sion est  peut-être  unique  et  pourrait  ne  plus  se 
présenter...  Dans  le  monde,  te  voilà  seule,  sans 
un  bras  auquel  t'appuyer... 

Almaïde  commence  à  deviner  ce  que  lui  va  con- 


196'  ALMAÏDB    d'ETRBMONT 

seiller  son  amie.  11  lui  semble  que  dans  sa  poitrinese 
caille  un  flot  desangquil'étoufl'e.  Mais,  plutôt  qu'un 
regret,  c'est  une  sourde  irritation  qu'elle  ressent. 

—  Non...  laisse-moi...  laisse-moi,  dit-elle. 

—  Non,  ma  chère  Almaïde,  reprend  Éléonore, 
je  ne  me  tairai  pas.  C'est  ton  chagrin,  sans  doute, 
qui  te  fait  me  parler  ainsi.  Mais  écoute... 

—  Non!  Tais-toi I 

—  Si;  écoute-moi;  je  le  veux...  C'est  René  qui 
m'a  dit  d'insister...  Tu  connais  M.  de  Soulère... 
Il  t'accompagnait  à  mon  mariage...  M.  de  Soulère 
est  libre...  Il  est  riche...  Il  t'aime. 

Almaïde  ne  répond  à  son  amie  que  par  un  dou- 
loureux éclat  de  rire.  En  quelques  secondes, 
comme  dit-on  celui  qui  se  noie,  elle  revoit  de 
nombreuses  images.  Elle  évoque  l'homme  en- 
nuyeux qu'on  lui  propose,  un  geste  de  lui,  une 
inflexion  qui  l'agacèrent  le  jour  des  noces  d'Éléo- 
nore.  Ah  I  cet  homme,  sans  presque  le  connaître, 
elle  le  hait...  Elle  le  hait  de  toutes  ses  forces, 
d'une  haine  irraisonnée  et  charmante  de  jeune 
fille...  Puis,  tout  à  coup,  dans  ses  yeux  dilatés 
par  le  délire,  la  montagne  se  reflète  en  même 
temps  que  le  battement  de  ses  artères  emplit  ses 
oreilles  d'une  rumeur  de  cascade...  Puis  elle  croit 
voir,  cabré  comme  un  maigre  chevreau,  Petit- 
Guilhem  au  bord  d'un  précipice.  Il  va  glisser  sur 


ALMAÏDE    d'kTREMONT  107 

l'herbe  qui  est  blanche...  Il  tombe.  Il  est  tombé.  II 
est  mort.  Il  est  dans  son  lit,  avec  un  berret  marron 
sur  les  yeux.  Oh  I  Que  ses  baisers  étaient  chauds  I 
Elle  s'écrie  : 

—  Non...  Je  t'en  supplie...  Va-t'en...  Je  t'en 
supplie...   Va-t'en...  Laisse-moi  tranquille. 

M.  d'Astin  s'approche  d'elles  : 

—  Ma  chère  Eléonore...  Voulez-vous  nous  lais-* 
ser  seuls  un  instant?... 

...  Mon  enfant,  dit-il  à  Almaïde,  que  vous 
souffrez,  n'est-ce  pas? 

—  Oh  1  Oh  1  oui,  je  souffre... 

—  Mon  enfant,  il  vous  faut  un  grand  repos... 
Je  vous  en  prie,  confiez-vous  à  moi  ?  Vous  habi- 
terez quelque  temps  mon  château.  Nous  serons 
seuls  et  rien  ne  vous  y  troublera...  Je  ne  sais 
pourquoi,  ma  chérie,  il  me  semble  que  c'est  la 
volonté  de  vos  chers  parents  qui  parle  en  moi. 
Voulez-vous,  dites,  voulez-vous  venir? 

—  Oui,  répond-elle  doucement. 

—  Eh  bien,  il  faut  que  vous  quittiez  ces  lieux 
dès  ce  soir.  J'enverrai  ici  mon  intendant  pour 
qu'il  veille  à.  ce  que  rien  ne  soit  distrait.  Reposez- 
vous  un  moment  dans  votre  chambre.  Nous  par- 
tirons dans  deux  heures.  Mon  carrosse  est  là.  Nous 
enverrons  prendre,  ces  jours-ci,  ce  dont  vous 
n'avez-pas  besoin  immédiatement. 


i98  ALMA.ÏD£    D  ETRBMONT 


Almaïde  d'Etremont  est  installée  chez  M.  d'As- 
tin.  Tant  d'événements  abolissent  parfois  en  elle  la 
précision  de  la  pensée  jusqu'à  lui  faire,  à  de  cer- 
tains moments,  oublier  son  état.  11  lui  arrive  — 
chose  singulière  !  —  de  pouvoir,  grâce  à  ces  ab- 
sences, goûter  parfois  le  charme  du  printemps  qui 
commence  à  parer  le  vieux  domaine. 
•  Il  y  a  en  elle  comme  un  frémissement  de  source 
dans  les  herbes.  Elle  se  dit  alors  :  Calme-toi  ;  il  n'y 
a  rien  qui  t'inquiète. 

Mais  elle  sort  bientôt  de  ce  rêve,  et  la  réalité 
la  perce  alors  comme  une  lame  dont  elle  croit 
sentir  la  froide  pénétration  là,  se  dit-elle,  où  doit 
être  la  pointe  du  cœur.  Le  partum  des  lilas  lui 
fait  mal  jusqu'à  lui  donner  la  nausée.  Toute  odeur 
s'exagère  en  elle. 

M.  d'Astin  la  laisse  seule  autant  qu'elle  le  désireu 
Elle  se  promène  par  les  pelouses,  caressant  avec 
une  infinie  tendresse  le  crâne  bas  du  vieux  chien 
qui  la  suit.  Elle  lui  parle  :  Oh  I  que  tu  es  bon, 
toi...  Si  tu  savais... 


ALMAÏDB    d'eTREMONT  199 


Et  elle  sent  sa  douleur  croître  comme  une  ronce, 
seconde  par  seconde. 

Cet  état  de  la  jeune  fille  n'est  pas  sans  inquiéter 
M.  d'Astin  qui  connaît  hélas  !  l'atavisme  pater- 
nel de  la  jeune  fille,  et  qui  sait  dans  quel  mysti- 
cisme sombrèrent  plusieurs  de  Alcaraz. 

Il  s'essaie  parfois  à  distraire  Almaïde.  Il  lui  fait 
visiter  cette  antique  demeure  encombrée  comme 
un  roman  d'aventures.  Le  parfum  d'un  autre 
monde  y  règne.  En  considérant  les  objets  rappor- 
tés de  la  Chine,  on  songe  à  Sindbad-le-Marin.  Dans 
le  salon,  il  y  a  une  chaise  à  porteurs  dans  laquelle 
est  assise  une  grande  poupée  du  Céleste  Empire 
qui,  de  sa  main  passée  à  la  portière,  laisse  pendre 
un  hibiscus  rouge.  En  s'approchant,  on  admire 
la  robe  d'azur  de  ce  mannequin  charmant  dont  la 
tête,  appuyée  en  arrière,  offre,  comme  une  rose 
éternelle,  le  sourire  un  peu  dédaigneux  de  la 
bouche. 

Çà  et  là  sont  des  meubles  rares,  des  chaises 
incrustées  de  nacre  ou  des  fauteuils  drapés  de 
robes  si  légères  que  l'on  distingue  à  travers  elles 
les  pivoines  couleur  de  chair  qui  s'épanouissent 
aux  dossiers.  Les  pieds  de  l'un  de  ces  fauteuils 
reposent  en  des  babouches  si  petites,  si  jolies  que 
l'on  songe  à  Cendrillon.  Et,  sur  les  murs,  on  voit 
de  gaies  peintures,  polies  comme  des  porceiames 


200  ALMAÏDB    d'eTHEMONT 


OÙ  des  princesses  Mongoles  achètent  des  fleurs, 
ou  les  marchandent,  avec  de  petits  gestes  réservés. 
Un  soir  qu'Almaïde  est  plus  sombre  que  de 
coutume,  et  que  M.  d'Aslin  s'aperçoit  qu'il  ne 
peut  plus  lutter  contre  cette  énigmatique  tristesse, 
qu'il  ne  peut  attribuer  à  la  mort  d'un  oncle  égoïste 
et  morose,  il  lui  demande  : 

—  Ma  chérie,  vous  paraissez  avoir  un  gros  cha- 
grin?... 

Elle  demeure  silencieuse   dans  l'ombre  de  la 
lampe. 
Il  s'assied  auprès  d'elle  et  lui  prend  les  mains  : 

—  Dites,  qu'avez- vous? 

La  voix  du  gentilhomme  est  si  douce  et  bonne 
qu'elle  fait  frissonner  la  jeune  fille  comme  sous 
un  souffle  d'amour.  Longuement,  comme  qui  va 
sangloter,  elle  aspire  l'air  d'un  soupir  entrecoupé. 
Ses  yeux  se  remplissent  de  larmes,  ses  narines 
frémissent. 

Enfin  elle  tombe  à  genoux  sur  le  tapis  et,  pleu- 
rante, appuyant  sa  joue  humide  et  brûlante  aux 
vieilles  mains  ridées  qu'elle  retient  entre  ses  doigts 
crispés,  elle  fait  sa  confession. 


I 


AI.MAÏDE    d'eTRBMONT  201 


VIII 


^      Au  lendemain  matin  de  cette  terrible    soirée, 
M.  d'Astin  mande  Almaïde  dans  sa  chambre. 

—  Mon  enfant,  lui  dit-il,  asseyez-vous  en  face 
de  moi. . .  J'ai  songé  à  vous  toute  la  nuit.  J'ai  besoin 
de  vous  entretenir. 

Il  dit  cela  doucement,  gravement,  étendu  sur 
un  fauteuil,  le  pied  sur  un  tabouret,  enveloppé 
d'une  robe  de  femme  chinoise  qu'il  se  plaît  à  sou- 
vent revêtir  dans  sa  chambre.  Il  appuie,  à  plat, 
ses  bras  sur  les  bras  du  fauteuil,  chaque  main 
s'incurvant  à  l'un  des  pommeaux  de  chêne.  Le 
corps  est  un  peu  voûté  en  avant.  Les  cheveux 
blancs,  rejetés  en  arrière,  ondulent.  Les  yeux  de 
claire  pervenche  fixent  le  plancher  où  tremble  la 
lueur  du  feu.  Une  bonté  éclaire  le  visage  dou- 
loureux. 

M.  d'Astin  reprend  : 

—  ...  J'ai  songé  à  vous  toute  la  nuit..» 
Et  il  se  tait  de  nouveau,  hésitant. 


202  ALMAÏOB   D'BTRBMONT 

Au  dehors  souffle  une  rafale  de  Mai.  Une 
tendre  lueur  verdâtre  filtre  par  les  petits  car- 
reaux. Une  cafetière  ronronne  devant  la  braise. 
Almaïde,  craintive,  essaie  de  poser  ses  regards 
aux  objets  qui  ornent  cette  chambre  où  elle  n'était 
jamais  entrée..  A  droite,  il  y  a  une  carte  marine 
roussie  comme  un  vieux  coquillage.  On  lit  au-des- 
sous :  Océan  Indien.  Et  çà  et  là,  contre  les  murs  ou 
sur  des  étagères,  on  voit  des  armes,  des  bouts  de 
câbles,  des  oiseaux  et  des  papillons  naturalisés, 
des  œufs  d'autruche.  Au  fond,  il  y  a  deux  grands 
tableaux. 

L'un  représente  une  jeune  femme  brune  qui  a 
Tair  malade  et  langoureux.  Elle  a  un  regard  triste 
et  long.  D'une  main  elle  soutient  un  châle,  de 
l'autre  elle  joue  avec  un  colibri.  Et,  à  ses  pieds 
accroupie,  une  petite  esclave  noire  range  dans 
une  corbeille  des  corolles  jaunes  qui  ressemblent 
à  des  fruits  et  des  fruits  roses  pareils  à  des  co- 
rolles. 

L'autre  tableau  représente  une  Chinoise  élé- 
gante et  d'un  grand  charme.  Les  cheveux  dressés 
sur  le  front  conique  supportent  obliquement  des 
épingles  et  des  fleurs.  Les  yeux,  d'une  petitesse 
extrême,  sourient  de  côté,  sensuels.  On  dirait  que 
les  narines  sont  deux  pétales  d'oeillet.  La  bouche, 
petite  et  ronde  comme  une  cerise,  indique  l'obsti- 


Al.MAÏDH    D  HTREMONT  203 

nation  à  demeurer  fermée,  peut-être  la  volonté  de 
ne  s'ouvrir  qu'au  baisier,  délicatement,  comme 
une  bonbonnière  de  corail  —  au-dessus  de  l'ivoire 
ovale  et  charnu  du  menton.  Elle  est  habillée  d'une 
robe  verte  de  môme  nuance  que  le  vêtement  de 
M.  d'Astin,  et  une  ceinture  lilas  nouée  par  der- 
rière ressort  des  deux  côtés  en  larges  ailes  de  pa- 
pillon. 

—  ...  Toute  la  nuit,  et  une  partie  de  la  mati- 
née, —  reprend  M.  d'Astin,  —  j'ai  songé  à  vous, 
mon  enfant.  Ecoutez-moi. 

J'ai  connu  bien  des  douleurs...  L'âge  m'a  donné 
l'expérience.  Tout  homme  qui  a  beaucoup  souffert 
et  vécu  n'ose  plus  condamner,  peut-être  parce  que 
lui-même  aura  bientôt  besoin  de  la  miséricorde 
de  Dieu... 

Ma  chérie,  vous  avez  aimé  parce  que  vous  aviez 
besoin  d'aimer.  Votre  sentiment  ne  fut  point  vil. 
Vous  avez  aimé  d'un  amour  naturel,  et  non  point 
de  cet  amour  qui  s'achète  ou  se  vend  aujourd'hui 
par  un  mariage  intéressé,  et  qui  fait,  hélas  !  que 
la  plus  divine  des  aspirations  se  fabrique  à  vo- 
lonté dans  le  cœur  d'une  jeune  fille.  Cette  pierre 
philosophale,  cette  transsubstantiation  que  recher- 
chèrent des  alchimistes,  on  l'a  trouvée,  ô  mon  en- 
fant! La  plupart  des  pères,  des  mères,  cèdent  leur 
fille  au  roi  Midas.  Pensez-vous  que  Dieu  voie  sans 


204  ALMAIDE    D  BTREMONT 


irritation  cette  simonie  des  âmes?  Non...  La 
femme  est  née  pour  l'homme  et  l'hommo  pour 
elle.  Toutes  les  créatures,  toutes  les  choses 
veulent  se  donner  d'elles-mômes  les  unes  aux 
autres.  Considérez  la  vallée  au  printemps.  Le  per- 
dreau blanc  y  cherche  sa  compagne,  la  fleur  de 
l'hépatique  s'incline  vers  la  fleur  de  l'hépatique, 
l'ajonc  n'a  cette  odeur  suave  que  parce  que  ses 
pistils  vont  être  alors  fécondés. 

...  Mon  enfant,  je  connais  le  supplice  des  cœurs 
solitaires,  la  soif  d'aimer,  la  douleur  qui  gonfle 
de  sanglots  les  âmes  délaissées...  Ma  chérie,  ne 
sufl"oquez  pas  ainsi,  calmez-vous.  Êtes-vous  mon 
amie?  Je  suis  le  vôtre  et  ne  sais  que  m'attendrir 
sur  votre  cas.  Votre  action  n'est  point  criminelle. 
Mais  malheur  à  une  société  qui  condamne  le  plus 
souvent  une  jeune  fille  sans  fortune  ou  sans  re- 
lations à  la  plus  horrible  des  solitudes  !  Ce  n'est 
point  vous  qui  êtes  coupable,  Almaïde,  mais  ce 
monde  égoïste  et  repu  de  tous  les  vices  qui  re- 
fuse à  une  pauvre  enfant  ce  qu'elle  accorde  aux 
animaux,  ce  qu'elle  favorise  aux  oiseaux  dans 
leurs  cages.  De  l'hypocrisie  naît  tout  le  mal.  Il 
faudrait  que  toute  vierge,  dont  le  cœur  se  con- 
sume isolé,  ait  le  droit  de  choisir  celui  à  qui  elle 
veut  se  donner;  et  que  ce  droit  fût  absolu;  et 
qu'il  existât  en  dehors  des  conventions,  des  con- 


ALMAÏDB    d'eTREMONT  205 

trats  et  des  parents.  Il  serait  bon  que  celle  qu'une 
injuste  destinée  astreint  au  célibat  ait  le  droit  de 
le  rompre,  et  de  rompre  avec  tous  ceux  qui  la 
blâmeraient  de  celte  action,  échappant  ainsi  àleur 
hypocrite  mépris;  et  qu'elle  pût  leur  dire,  le  jour 
qu'elle  se  sentirait  devenir  mère  :  je  m'en  vais  où 
bon  me  semble,  puisque  vous  me  refusez  une 
place  au  chenil. 

La  voix  de  M.  d'Astin  tremble  et  s'élève.  Ainsi 
au  temps  de  sa  jeunesse,  devait-il  donner  à  sa  pa- 
role ce  ton  d'autorité  que  savent  avoir  tous  ceux 
qui  commandent  à  la  douleur  et  aux  dangers. 

—  Ne  soyez  pas  si  émue,  ma  chère  enfant,  re- 
prend-il. Donnez-moi  la  main,  et  ayez  confiance. 

Et,  se  retournant  vers  le  portrait  de  la  créole 
qui  décore  le  fond  de  la  chambre,  il  l'indique  d'un 
mouvement  de  lôte  à  Almaïde  : 

—  C'était  l'amie  d'un  ami.  Elle  est  morte  victime 
de  la  honte  que  suscitèrent  en  elle  ces  hypocrites 
préjugés.  Elle  avala  du  laudanum,  et  son  trépas 
tragique  bouleversa  à  jamais  les  idées  de  celui  qui 
l'aimait.  Elle  se  nommait  Laura  Lopez. 

Puis,  désignant  le  portrait  de  la  Chinoise  : 

—  Elle  se  nommait  Li-Tsée.  C'était  la  fille  d'un 
mandarin.  Il  s'opposait  à  son  mariage.  Elle  se 
donna  à  moi.  Je  ne  demandais  qu'à  continuer  de 


206  ALMAÏDE    D  ETRE^ONT 


l'aimer  et  qu'à  chérir  l'enfant  qu  elle  me  promet- 
tait. Mais  son  père  surprit  nos  relations  et,  trou- 
vant qu'elle  s'était  déshonorée  à  fréquenter  un 
chrétien,  il  la  fit  dévorer  par  des  truies.  Et  je  per- 
dis ainsi  la  plus  aimable  des  maîtresses  et  la  fleur 
de  tout  un  Printemps. 

M.  d'Astinse  recueille,  le  front  dans  une  main. 
On  entend  le  bruit  du  feu  et  celui  du  vent  dans  le 
parc,  ce  même  vent  peut-être  qui  soufflait  jadis 
sur  le  jardin  de  la  Chine  oii,dans  un  massif  épais, 
le  jeune  marquis  sentait  fléchir  sous  lui  Li-Tsée, 
plus  souple  et  douce  qu'un  rameau  fleuri  de  co- 
gnassier. 

Almaïde  est  aux  genoux  du  vieillard  qui  pose 
sa  main  sur  elle  en  signe  de  bénédiction,  et  dit  : 

—  Ne  vous  troublez  point.  Je  suis  ému  en  son- 
geant que  ma  pauvre  Li-Tsée  n'eut  jamais  le 
bonheur  que  vous  allez  avoir  :  celui  d'être  mère. 
Votre  enfant,  vous  en  serez  fière,  puisque  Dieu 
vous  l'envoie.  Si  je  vis  encore  quelques  mois,  il 
me  fera  me  souvenir  de  celui  dont  on  me  priva... 
Oui,  Dieu  nous  l'envoie.  Nous  l'accueillerons.  La 
position  que  je  lui  laisserai,  je  n'ai  pas  d'héritiers 
naturels,  sera  belle.  Et  votre  richesse  vous  évitera 
bien  des  ennuis.  Mon  amie,  vous  élèverez  cet  en- 
fant non  point  en  secret,  ni  en  désavouant  son 
origine,  ce  qui  serait  facile.  Mais  vous  le  produi- 


A1.MAÏDB    d'bTRBMONT  207 

rez  aux  yeux  de  ce  monde  qu'il  faut  apprendre  à 
mépriser  en  déclarant  hautement  :  Voici  le  fils  ou 
la  fille  de  M"'  Almaïde  d'Etremont  et  d'un  petit 
pâtre  de  la  vallée. 

Almaïde,  toujours  agenouillée,  la  main  dans  la 
main  du  gentilhomme,  sent  une  immense  ten- 
dresse l'envahir.  Elle  relève  enfin  la  tête  et,  cam- 
brée, les  cheveux  épars,  fixe  de  ses  yeux  ardents 
où  brûlent  des  larmes  ceux  du  vieillard  plus  bleus 
et  pur3  qu'un  azur  d'avril.  Elle  entoure  de  ses 
beaux  bras  le  cou  de  M.  d'Astin  et  murmure  : 

—  Mon  ami,  que  vous  êtes  bon... 


208  ALMAÏDE    d'btHKMONT 


IX 


L'Été  couronné  d'origan  et  de  bninelles  bleues 
vint  et  passa. 

Et,  la  fin  de  Septembre  arrivée,  le  parc  du  châ- 
teau d'Astin  s'emplit  de  cette  aurore  du  crépus- 
cule qui  rend  pareil  à  quelque  verger  mûr,  la  fin 
du  jour.  Tout  s'empourpre,  tout  se  dore.  Les  ra- 
mées obscures  et  cramoisies,  pas  encore  dégarnies 
de  leurs  feuilles,  s'épandent  avec  lourdeur  au- 
dessus  des  gazons.  Aucun  vent  ne  souffle  aux 
eaux  Touillées  des  bassins.  Et,  dans  les  buées  li- 
las  de  l'allée,  un  marbre  nu,  quelque  Diane  cou- 
rante, semble  tresser,  plus  haut  que  son  front,  une 
invisible  guirlande. 

Etendu  sur  sa  chaise  longue,  au  bas  du  perron, 
ayant  jeté  parjeu  sa  canne  à  son  épagneul  qui  la 
lui  rapporte,  M.  le  marquis  d'Astin  voit  du  fond 
de  l'allée  s'avancer  vers  lui  Almaïde. 

Elle  s'assied  auprès  de  lui,  tenant  son  enfant 


ALMAÏOB    D'ëTREMONT  209 

qui  pose  aux  fruits  blancs  et  gonflés  qu'elle  lui 
tend  ses  lèvres  d'anémone  humide. 

M.  d'Aslin  les  contemple  longtemps,  puis  : 

—  Ce  soir,  qu'il  fait  beau,  mon  amie!  Cette 
mort  de  l'après-midi  est  douce  et  recueillie.  Puisse 
mon  existence  se  terminer  ainsi,  et  puissent  les 
nuages  du  Trépas  ne  voiler  un  instant  mes  yeux 
que  pour  me  découvrir  ensuite  le  limpide  azur 
des  Contrées  divines...  Ne  vous  attristez  pas,  mon 
enfant,  de  ces  paroles."  Vous  me  donnez  eucore  de 
la  joie...  Mais  je  ne  voudrais  pas  recommencer  la 
vie. 

...  Voici  le  dernier  Automne,  sans  doute,  où  je 
me  souvienne  de  moi.  Je  m'éteindrai,  un  soir, 
comme  ce  soleil  qui  dore  les  bois  poétiques  de  ces 
coteaux.  Sur  leurs  bruyères,  adolescent,  je  ren- 
contrai l'amour  de  bergères  comme  vous  trou- 
v;Ues  celui  d'un  pâtre.  Il  n'y  a  de  diilérence 
.[Li'aux  yeux  du  monde  entre  votre  jeunesse  et  la 
mienne  passée.  Toutes  choses  sont  égales.  Ces  co- 
teaux bondissent  comme  l'Océan,  et  ils  gardent 
aux  creux  de  leurs  vallons,  comme  la  mer  au  fond 
de  ses  vagues,  les  reliques  de  bien  des  tempêtes... 

Voyez  là,-bas,  près  de  ce  blanc  clocher,  reposent 
en  paix  Clara  d'EUébeuse,  qui  vous  fut  amie,  et 
Laura  Lopez,  dont  je  vous  parlai  au  lendemain 
de  votre  aveu.  Toutes  deux  moururent  d'aiaour, 


210  ALMAÏDB    d'ETUBMONT 


bien  que  l'égoïsme  des  hommes  prétende  que  Ton 
n'en  meure  point. 

L'une  était  chasteté,  l'autre  était  passion,  ce 
qui  est  souvent  la  môme  chose.  L'une  succomba, 
je  ne  sais  plus  à  quelle  pure  folie,  et  l'autre  à 
l'efiroi  de  s'être  donnée.  En  un  mot,  elles  semblent 
avoir  trépassé  au  même  mal,  victimes  de  l'orgueil 
héréditaire. 

Quant  à  vous,  mon  enfant,  ce  fut  d'être  privée 
d'assez  bonne  heure  d'éducation  qui  vous  sauva. 
Toutes  choses  sont  égales,  vous  ai-je  dit  —  et 
toutes  les  créatures.  Quelle  différence  établir 
entre  nos  chaperons  rouges  des  montagnes,  qui  ne 
peuvent  davantage  résister  h.  l'amour  que  les  noi- 
setiers à  la  poussée  de  la  sève,  et  M"*  Almaïde 
d'Etremonl?  Je  suis  revenu  de  bien  des  hypocri- 
sies dont  l'homme  le  plus  droit  se  débarrasse 
difficilement.  Je  puis  d'autant  plus  émettre  ces 
opinions  que  mon  âge  me  les  permet  et  .que, 
depuis  de  longues  années,  j'ai  su  ne  point  profa- 
ner la  beauté,  et  que  je  vis  dans  cet  état  de  pureté 
qui  seul  rend  la  vieillesse  digne  en  la  rappro- 
chant de  l'adolescence.  Mais,  enfant,  —  souriez  : 
Je  sais  que  si,  jeune  homme,  j'eusse  vécu  auprès 
de  vous,  pâtre  ou  marquis,  et  que  s'il  m'eût  été 
impossible  de  vous  épouser,  j'aurais  essayé  de 
vous  prendre.  Et  que,  si  j'y  fusse  parvenu^  je  me 


almàTdb  d^étrbmont  211 

serais  tenu  pour  un  misérable  si  l'idée  d'un  mépris 
quelconque  pour  vous  avait  traversé  mon  esprit. 

Je  sais  également  que  tout  triste  cœur  de  jeune 
fille  voué  à  la  solitude,  meurtri  constamment  par 
la  vision  de  la  joie  de  ses  amies,  gonflé  par  le  be- 
soin de  donner  son  amour,  de  se  dévouer  et  de 
se  sacrifier,  doit  succomber  à  la  moindre  caresse 
qui  lui  affirme  qu'il  est  capable  de  donner  du 
bonheur.  Et  quelle  est  la  femme  heureuse  qui, 
ayant  mordu  au  fruit  d'un  riche  verger,  oserait 
blâmer  Almaïde  qui,  au  fond  des  ravins,  cueillit 
une  pauvre  arbouse? 

M.  d'Astin  se  tait.  Il  prend  dans  sa  main  la 
main  libre  d'Almaïde  qui,  rêveuse,  penche  tou- 
jours vers  son  enfant  sa  gorge  de  pervenche  pâle 
d'où  coule  la  blanche  rosée  de  vie  : 

—  Je  sens  que  vous  parlez  selon  Dieu.  Mais  qui 
donc  parle  encore  comme  vous? 

Elle  relève  la  tête,  attendant  la  réponse  qui  ne 
vient  pas. 

M.  le  marquis  d'Astin  s'est  endormi  dans  la 
Paix  éternelle. 


FIN  D  ÀLMAlDE   D  ETREMONT 


DES  CHOSES 


A  Paul  9t  Vi-tn^    yi'ifj'ieritU 


DES  CHOSES» 


J'entre  dans  un  grand  carré  d'ombre  qui  bouge 
Là,  un  homme  tape  des  clous  sur  une  semelle, 
auprès  d'une  chandelle  rouge  et  noire.  Deux  en- 
fants étendent  leurs  mains,  à  plat,  vers  l'âtre.  Un 
merle  dort  dans  sa  cage  de  roseaux.  On  entend 
l'eau  bouillir  dans  le  pot  de  terre  fumé,  d'oij  sort 
une  odeur  de  soupe  rance  mêlée  à  celle  du  tan  et 
du  cuir.  Un  chien  assis  regarde  fixement  la 
braise. 

Ces  âmes  et  ces  choses  obscures  ont  une  dou- 
ceur telle  que  je  ne  me  demande  pas  si  elles  ont  une 
autre  raison  d'ôtre  que  cette  douceur  même,  ni  si 
je  prête  un  charme  à  leur  humilité. 

Là,  veille  le  Dieu  des  pauvres,  le  Dieu  simple 
auquel  je  crois;  Celui  qui  d'un  grain  fait  naître 
un  épi;  Celui  qui  sépare  l'eau  de  la  terre,  la  terre 
de  l'air,  l'air  du  feu,  le  feu  de  la  nuit;  Celui  qui 

1.  Quelques  exemples  sont  ici  de  pure  invention.  Je  les  al 
imaginés  oiin  que  l'on  pût  mieux  pénétrer  dans  le  cœur  de  ces 
choies.  F.  J. 


218  DBS    CHOSES 

anime  les  corps;  Celui  qui  fabrique,  une  à  une, 
les  feuilles;  ce  que  nous  ne  saurions  faire,  mais 
en  quoi  nous  avons  confiance  comme  dans  l'œuvre 
d'un  ouvrier  parfait. 

Je  contemple  sans  désir  d'inttlligence,  et  c'est 
ainsi  que  Dieu  se  révèle  k  moi.  Dans  la  case  de 
ce  savetier,  mes  yeux  s'ouvrent  aussi  simplement 
que  ceux  du  chien  qui  est  là.  Alors ;>  vois,  je  vois 
en  vérité  ce  que  peu  verront.  La  conscience  des 
choses,  par  exemple  :  le  dévouement  de  cette 
flamme  fumeuse  sans  quoi  le  marteau  de  cet  ou- 
vrier ne  pourrait  être  un  gagne-pain. 

C'est  avec  légèreté  que,  la  plupart  du  temps, 
nous  touchons  aux  choses.  Mais  elles  sont  pa- 
reilles k  nous,  souffrantes  ou  heureuses.  Et, 
lorsque  je  remarque  un  épi  malade  parmi  des  épis 
sains,  et  que  j'ai  vu  la  tache  livide  qui  est  sur  ses 
grains,  j'ai  très  nettement  l'intuition  de  la  dou- 
leur de  cette  chose.  En  moi-môme,  je  ressens  la 
souffrance  de  ces  cellules  végétales,  j'éprouve  la 
difficulté  qu'elles  ont  à  s'accroître  sans  s'opprimer 
l'une  l'autre  à  l'endroit  contaminé.  Le  désir  me 
vient  alors  de  déchirer  mon  mouchoir  et  de  ban- 
der cet  épi.  Mais  je  songe  qu'il  n'est  point  de  re- 
mède permis  pour  un  seul  épi  de  blé,  et  que  ce 
serait  humainement  un  acte  de  folie  que  de  tenter 


DES    CHOSES  2/17 

cette  cure,  encore  que  l'on  n'observe  rien  à  ce  que 
je  prenne  soin  d'un  oiseau  ou  d'une  cigale.  Cepen- 
dant, la  souffrance  de  ces  grains  m'est  certaine 
puisque  je  la  ressens. 

Une  belle  rose,  au  contraire,  me  communique 
sa  joie  de  vivre.  Et  sur  sa  tige  on  la  sent  bien 
heureuse,  tellement  que,  par  ces  simples  mots  : 
«  il  est  dommage  de  la  couper»,  un  homme  quel- 
conque affirme  et  conserve  le  plaisir  de  cette 
fleur. 

Je  me  souviens  très  exactement  de  la  première 
révélation  que  j'eus  de  la  souffrance  d'une  chose. 
J'avais  trois  ans.  Dans  mon  hameau  natal,  un 
petit  garçon  tomba,  en  jouant,  sur  un  tesson  de 
verre,  et  mourut  de  sa  blessure. 

Peu  de  jours  après,  j'allai  dans  la  maison  de  cet 
enfant.  Sa  mère  pleurait  dans  la  cuisine.  Sur  la 
cheminée,  il  y  avait  un  pauvre  petit  jouet.  Je  me 
rappelle  parfaitement  que  c'était  un  petit  cheval 
d'étain  oi»  de  plomb  attelé  à  une  petite  barrique 
de  fer-blanc  montée  sur  roues. 

La  mère  me  dit  :  «C'est  la  voiture  de  mon 
pauvre  petit  Louis  qui  est  mort.  Vftux-tu  que  je 
te  la  donne?  » 

Alors  un  flot  de  tendresse  noya  mon  cœur.  Je 
Bcntis  que  cette  chose  n'avait  pliLs  son  ami,  son 


218  DBS    CHOSES 


maître,  et  qu'elle  souffrait  de  cela.  Et  j'acceptai 
ce  jouet  et,  pris  de  pitié  pour  lui,  je  sanglotai  en 
l'emportant  chez  moi.  Je  me  rappelle  bien  que, 
trop  jeune,  je  ne  sentis  point  la  mort  du  petit 
garçon,  ni  la  désolation  de  la  mère.  Je  n'ois 
pitié  que  de  cet  animal  de  plomb  qui  m'apparut 
désolé  sur  celte  cheminée,  à  jamais  inactif,  privé 
de  celui  qu'il  aimait.  J'affirme,  parce  que  je  me 
souviens  de  cela  comme  de  ce  qui  s'est  passé  hier, 
qu'aucune  envie  de  posséder  ce  jouet  pour 
m'amuserne  me  vint.  Gela  est  si  vrai  que,  revenu 
chez  moi,  je  confiai  en  pleurant  ce  petit  cheval 
et  ce  petit  baril  à  ma  mère  qui,  elle,  a  oublié  ce 
fait. 

La  certitude  de  l'animation  des  choses  existe 
chez  des  enfants,   des   animaux  et  des  simples. 

J'ai  vu  des  enfants  prêter  à  un  morceau  de 
bois  brut,  ou  à  une  pierre,  les  fonctions  d'un  être 
vivant,  leur  porter  une  poignée  d'herbe  et  ne  poir»t 
douter  qu'ils  ne  l'eussent  mangée,  lorsque,  sans 
être  aperçu  d'eux,  je  l'avais  enlevée. 

L'animal  ne  différencie  point  la  qualité  de  l'ac- 
tion. J'ai  vu  des  chats  griffer  longuement  ce  qu'ils 
trouvaient  trop  chaud.  Il  y  a  dans  ce  fait,  delà  part 
de  l'animal,  une  idée  de  lutte  envers  une  chose 
capable  de  céder  ou,  peut-être,  de  mourir. 


DES  cnosES  219 


Je  crois  que  ce  n'est  que  par  une  éducation, 
néo:  d'une  fausse  vanité,  que  l'homme  se  dépouille 
de  telles  croyances.  Pour  moi,  je  n'établis  point 
de  grande  différence  entre  le  cas  de  l'enfant  qui 
donne  à  manger  à  un  morceau  de  bois  et  la  raison 
de  certaines  libations  de  religions  primitives.  Et 
qu'est-ce  autre  chose  que  de  prêter  aux  arbres 
un  attachement  envers  nous  plus  fort  que  la  vie, 
de  croire  que  des  végétaux  plantés  au  jour  que 
naquirent  des  enfants  qui  languirent  et  mou- 
rurent, s'étiolèrent  et  séchèrent  au  même  temps? 

J'ai  connu  des  choses  en  souffrance.  J'en  sais 
qui  sont  mortes.  Les  tristes  hardes  de  nos  disparus 
s'usent  vite.  Elles  s'imprègnent  souvent  des  ma- 
ladies mêmes  de  ceux  qui  les  vêtirent.  Elles  ont 
leur  sympathie. 

J'ai  souvent  considéré  des  objets  qui  dépéris- 
saient. Leur  désagrégation  est  identique  à  la  nôtre. 
Il  est  pour  eux  des  caries,  des  ruptures,  des  tu- 
meurs, des  folies.  Un  meuble  que  ronge  les  vers, 
un  fusil  dont  se  casse  le  ressort,  un  tiroir  qui  a 
gonflé,  ou  l'âme  soudain  faussée  d'un  violon, 
voilà  des  maux  dont  je  suis  ému. 

Pourquoi  vouloir,  lorsque  nous  nous  attachons 
aux  choses,  placer  en  nous  seulement,  pour  l'exté- 
rioriser ensuite,  l'amour?  Qui  prouverait  que  les 


220  DKS    CHOSES 


choses  ne  sont  point  capables  d'aiïection,  ou  qui 
déraontrerait  leur  inconscience?  N'eut-il  point 
raison  ce  modeleur  qui  se  fit  enterrer  avec,  dans 
sa  main,  un  bloc  de  la  môme  argile  qui  avait 
obéi  à  son  rêve?  N'eut-elle  pas  le  dévouement 
d'une  servante  fidèle,  et  n'est-ce  point  ce  que 
nous  admirons  le  plus  en  celle-ci  :  la  vertu  de  se 
dévouer  en  silence,  sans  intérêt,  avec  la  passivité 
de  la  foi  ? 

N'est-elle  point  sublime  et  rayonnante  la  chose 
qui  agit  envers  l'homme  de  môme  que  l'homme 
se  comporte  envers  Dieu?  Ce  poète  savait-il  davan- 
tage que  cette  glaise  à  quelle  impulsion  il  obéis- 
sait? Du  moment  que  tous  deux  ont  prouvé  leur 
inspiration,  je  crois  également  à  leur  conscience, 
je  les  aime  d'un  même  amour. 

La  tristesse  qui  se  dégage  des  choses  tombées 
en  désuétude  est  infinie.  Dans  le  grenier  de  celff^ 
maison  dont  je  n'ai  pas  connu  les  habitants,  la 
robe  d'une  petite  fille,  sa  poupée  sont  désolées. 
Ce  bâton  ferré  qui  mordit  à  la  terre  des  verts  co- 
teaux, ce  chapeau  de  soleil  qu'éclaire  à  peine 
le  jour  mome  d'une  lucarne,  abandonnés  là  de- 
puis des  ans,  combien  j'ai  la  certitude  qu'ils 
seraient  joyeux  de  ressentir  encore,  l'un  la  fraî- 
cheur des  mousses,  l'autre  le  ciel  d'été 


t>ist>  CHOSES  221 


Les  choses  pieusement  conservées  nous  gardent 
leur  reconnaissance  et  sont  prêtes  à  nous  remettre 
leur  âme  dès  que  nous  la  rafraîchissons.  Elles  sont 
pareilles  à  ces  roses  des  sables  qui  s'épanouissent 
indéfiniment,  dès  qu'un  peu  d'eau  leur  rappelle 
l'azur  des  citernes  perdues. 

J'ai,  dans  mon  humble  salon,  une  chaise 
d'enfant.  Mon  père  s'en  amusa  pendant  la  traver- 
sée qu'il  fit,  à  sept  ans,  de  la  Guadeloupe  en  France. 
Il  se  rappelait  bien  qu'assis  sur  elle,  dans  le  salon 
du  bord,  il  regardait  des  images  que  lui  prêtait  le 
capitaine.  Le  bois  des  îles  dont  elle  est  faite  doit 
être  solide  puisqu'elle  résista,  dans  la  suite,  aux 
jeux  d'un  petit  garçon.  Ce  meuble,  échoué  dans 
ma  demeure,  y  dormait  presque  oublié.  Il  ne  ma- 
nifestait plus  son  âme  depuis  de  longues  années, 
car  l'enfant  qu'il  avait  accueilli  n'était  plus,  et 
d'autres  enfants  n'étaient  point  venus  pour  se 
poser  sur  lui  comme  des  oiseaux. 

Mais  récemment  la  maison  fut  joyeuse  de  la 
présence  de  ma  nièce  qui  venait  d'avoir  sept  ans. 
Sur  ma  table  de  travail  elle  s'était  emparée  d'un 
vieil  allas  de  botanique.  Et  lorsque  j'entrai  dans 
le  salon,  je  la  trouvai  assise  sur  la  petite  chaise, 
au  rayonnement  de  la  lampe,  et  regardant  comme 
1(1  fit  jadis  son  grand-père  défunt  de  belles  et 
douces  images.  Et  je  fut  ému.  Et  je  me  dis  que, 


222  SBS   CHOSB8 


seule,  cette  petite  fille  avait  pu  ranimer  cette 
chaise,  et  que  l'âme  docile  de  cette  chaise  avait  dou- 
cement séduit  la  candeur  de  cette  enfant.  Il  y  avait, 
entre  elle  et  cette  chose,  un  échange  mystérieux 
d'affinités.  L'une  ne  pouvait  pas  ne  pas  aller  vers 
l'autre,  et  l'autre  ne  pouvait  être  ému  que  par 
celle-là. 

Les  choses  sont  douces.  D'elles-mêmes  jamais 
elles  ne  font  de  mal.  Elles  sont  les  soeurs  des 
esprits.  Elles  nous  accueillent,  et  nous  posons 
sur  elles  nos  pensées  qui  ont  besoin  d'elles  comme, 
pour  s'y  poser,  les  parfums  ont  besoin  des  fleurs. 

Le  prisonnier  que  ne  console  plus  aucune  âme 
humaine  doit  s'attendrir  au  sujet  de  son  grabat 
et  de  sa  cruche  de  terre.  Alors  que  tout  lui  est 
refusé  par  ses  semblables,  sa  couche  obscure  lui 
donne  le  sommeil,  sa  cruche  le  désaltère.  Et 
même,  si  elle  le  sépare  de  tout  le  monde  extérieur, 
la  nudité  des  murs  est  encore  entre  lui  et  ses 
bourreaux.  L'enfant  puni  aime  l'oreiller  sur  lequel 
il  pleure;  car,  alors  que  ce  soir-là  tous  l'ont 
blessé  et  grondé,  l'âme  du  duvet  silencieux  le 
console,  ainsi  qu'un  ami  qui  se  tait  pour  calmer 
un  ami. 

Mais  ce  n'est  point  seulement  du  mutisme  des 
choses  que  naissent  leurs  sympathies  pour  nous. 
Elles  ont  de  secrets  accords,  soit  qu'elles  pleurent 


Dt.»  ciioses  ^3 


dans  la  forêt  que  René  emplit  de  son  âme  ora- 
geuse, soit  qu'elles  chantent  sur  le  lac  où  médite 
un  autre  poète. 

11  est  des  heures,  des  saisons  oi!i  certains  de  ces 
accords  existent  davantage,  où  l'on  entend  mieux 
les  mille  voix  des  choses.  Deux  ou  trois  fois  dans 
ma  vie,  j'ai  assisté  à  l'éveil  de  ce  monde  mysté- 
rieux. A  la  fin  d'août,  vers  minuit,  quand  la  jour- 
née a  été  chaude,  un  bourdonnement  indistinct 
qui  n'est  pas  celui  des  rivières  ni  des  sources,  ni 
du  vent,  ni  des  animaux  froissant  l'herbe,  ni  des 
bestiaux,  qui  secouent  leurs  chaînes  sur  les  crèches, 
ni  des  chiens  veilleurs  inquiets,  ni  des  oiseaux,  ni 
du  retombement  des  métiers  des  tisserandes, 
s'élève  autour  des  villages  agenouillés.  Ce  sont 
des  accords  aussi  doux  à  l'oreille  que  la  lueur  de 
l'aube  est  douce  à  l'œil.  Là,  s'agite  un  monde 
immense  et  doux  où  les  brins  d'herbe  l'un  sur 
l'autre  s'inclinent  jusqu'au  matin,  où  la  rosée 
bruit  imperceptiblement,  où  les  germes  à  chaque 
battement  de  seconde  soulèvent  toute  la  surface  des 
plaines.  Il  n'est  guère  que  l'âme  qui  puisse  saisir 
ces  âmes,  pressentir  ces  pollens  dans  la  joie  des 
corolles,  ces  appels  et  ces  silences  par  qui  se  crée 
l'Inconnu  divin.  C'est  comme  si,  tout  à  coup, 
l'on  se  trouvait  dans  une  contrée  étrangère  dont 


224  DBS    CHOSES 


vous  charmerait  la  langueur  du  langage  sans  que 
l'on  en  comprît  exactement  la  signification. 

Cependant  je  pénètre  davantage  dans  le  sens 
murmuré  par  ces  choses  que  dans  celui  qui  est 
enfermé  dans  un  idiome  inconnu  de  moi.  Je  sens 
que  je  comprends,  et  qu'il  ne  me  faudrait  pas  un 
très  grand  effort  (et  peut-être  la  poésie  y  arrive- 
t-elle  quelquefois)  pour  traduire  la  volonté  de  ces 
âmes  obscures,  et  pour  noter,  d'une  façon  con- 
crète, quelques-unes  de  leurs  manifestations.  11 
m'est  arrivé  de  répondre  mcnLulement  à  cet  indis- 
tinct bourdonnement,  aussi  bien  qu'il  m'est  arrivé 
de  répondre  distinctement,  par  mon  silence,  aux 
questions  d'une  amie. 

Mais  ce  langage  des  choses  n'est  pas  tout  audi- 
tif. Il  est  aussi  formé  d'autres  signes  qui  s'ébauchent 
paiement  sur  notre  âme,  qui  ïimpressionnenllv(>i 
faiblement  encore,  mais  ({m  viendro?it  mieux,  peui 
être,  lorsque    nous  serons  mieux   préparés  à  la 
réception  de  Dieu. 

Il  est  des  objets  qui  m'ont  consolé  dans  telles 
circonstances  douloureuses  de  ma  vie.  Il   en  est 
qui,  dans  ces  moments,  attiraient  particulièrement 
mes  regards.    Moi  qui  ne  savais   faire    que   if 
âme  pliât  devant  des  hommes,  je  l'ai  pro^li-  . 
devant   des   choses.   Un   rayonnement  s'énian 
d'elles,  peut-être  en  dehors  des  souvenirs  que  j  \ 


DBS  CHOSES  225 


attachais,  pareil  au  i'rissoa  d'une  amitié.  Je  les 
sentais,  je  les  sens  vivre  autour  de  moi.  Elles  sont 
dans  mon  obscure  royauté.  Je  me  sens  respon- 
sable envers  elles  comme  un  frère  aîné.  Et,  dans 
cet  instant  où  j'écris,  je  sens  peser  sur  moi,  avec 
amour  et  confiance,  les  âmes  de  ces  sœurs  divines. 
Cette  chaise,  cette  commode,  cette  plume,  elles  sont 
avec  moi.  Elles  me  touchent,  et  je  me  sens  pros- 
terné par  elles.  J'ai  leur  foi...  J'ai  leur  foi,  en 
dehors  de  tous  les  systèmes,  de  toutes  les  expli- 
cations, de  toutes  les  intelligences.  Elles  me 
donnent  une  conviction  que  nul  génie  ne  pourrait 
me  donner.  Tout  système  serait  vain,  toute  expli- 
cation erronée,  du  moment  que  je  sens  vivre  dans 
mon  âme  la  certitude  de  ces  âmes. 

Lorsque  je  suis  entré  chez  ce  savetier,  je  me 
suis  senti  accueilli  immédiatement  et,  sans  mot 
dire,  m'étant  assis  devant  l'âtre  auprès  des  enfants 
et  du  chien,  j'ai  ouvert  mon  âme  aux  mille  voix 
obscures  des  choses. 

Dans  ce  recueillement,  la  chute  d'un  sarment  à 
demi  consumé,  le  grincement  de  la  barre  dont  on 
attisait  le  feu,  le  choc  du  marteau,  le  vacillement 
de  la  chandelle,  le  bruit  du  collier  du  chien,  la 
tache  noire  ronde  et  gonflée  du  merle  endormi,  le 
tressautement  du  couvercle  du  pot,  tout  cela  for- 
Tnait    un    langage   sacré    plus   accessible  à  mon 


226  DBS   CHOSB8 

entendement  que  le  parler  de  la  plupart  des  hommes 
Ces  bruits  et  ces  couleurs  n'étaient  que  les  gestes 
de  ces  objets,  leur  expression,  de  môme  que  la 
voix  ou  le  regard  sont  parmi  nos  expressions  et 
nos  gestes. 

Je  sentais  quelle  fraternité  m'unissait  à  ces 
humbles  choses,  et  que  c'est  enfantillage  de  clas- 
ser les  règnes  de  la  nature  alors  qu'il  n'est  qu'un 
règne  de  Dieu. 

Est-il  permis  de  dire  que  jamais  les  choses  ne 
nous  donnèrent  des  manifestations  de  leur  sym- 
pathie? L'outil  qui  ne  sertplus  la  main  de  l'ouvrier 
se  rouille  aussi  bien  que  l'homme  qui  délaisse 
l'outil. 

J'ai  connu  un  vieux  forgeron.  Il  était  gai  au  temps 
de  sa  force,  et  l'azur  entrait  dans  sa  forge  noire  par 
les  rayonnants  midis.  L'enclume  joyeuse  répon- 
dait au  marteau.  Et  le  marteau  était  le  cœur  de 
cette  enclume,  mû  par  le  cœur  de  l'artisan.  Et, 
quand  tombait  la  nuit,  la  forge  s'éclairait  de  sa 
seule  lueur,  du  regard  de  ses  yeux  de  braise  qui 
flambaient  sous  le  soufflet  de  cuir.  Un  amour  divin 
unissait  l'âme  de  cet  homme  à  l'âme  de  ces  choses. 
Et  quand,  aux  jours  dominicaux,  le  forgeron  se 
recueillait,  la  forge,  nettoyée  la  veille,  priait  aussi 
dans  le  silence. 


DBS    CHOSBB  227 


Ce  forgeron  était  mon  ami.  Souvent,  du  seuil 
noir,  je  l'interrogeais  et  c'était  la  forge  tout 
entière  qui  me  répondait.  Les  étincelles  riaient  dan» 
le  charbon  et  des  syllabes  de  métal  formaient  une 
langue  mystérieuse  et  profonde  et  qui  m'émouvait 
ainsi  que  des  paroles  de  devoir.  Et  j'éprouvais  là  à 
peu  près  les  mômes  choses  que  chez  l'obscur  savO" 
tier. 

Un  jour,  le  forgeron  tomba  malade.  Son  haleine 
devint  courte,  et  je  sentais  bien  que  lorsqu'il  tirait 
la  chaîne  du  soufflet,  jadis  puissant,  celui-ci  hale- 
tait aussi,  pris  peu  à  peu  du  mal  du  maître.  Le 
cœur  de  l'homme  eut  des  sursauts,  et  j'entendis 
bien  que,  lorsque  l'ouvrier  brandissait  le  marteau 
sur  l'enclume,  l'outil  battait  le  fer  irrégulièrement 
Et  à  mesure  que  le  regard  de  l'homme  avait  moins 
de  lumière,  la  flamme  du  foyer  éclairait  moins. 
Le  soir,  elle  vacillait  davantage  et,  sur  les  murs 
et  le  plafond,  il  y  avait  de  longs  évanouissements  de 
lueur. 

Un  jour,  l'homme  sentit  en  travaillant  l'extré- 
mité de  ses  membres  se  glacer.  Le  soir,  il  mourut. 
J'entrai  dans  la  forge.  Elle  était  froide  comme  un 
corps  privé  de  vie.  Une  petite  braise  luisait  seule 
sous  la  cheminée,  humble  veilleuse  que  je  retrou- 
vai à  côté  du  lit  mortuaire  auprès  duquel  priaient 
deux  femmes. 


228  DBS    CHOSES 


Trois  mois  après,  je  pénétrai  dans  l'atelier 
abandonné  pour  assister  à  l'évaluation  de  son  petit 
mobilier.  Tout  y  était  humide  et  noir  comme 
dans  un  caveau.  Le  cuir  du  soufilet  s'était  troué 
en  se  pourrissant  et,  lorsqu'on  voulut  faire  jouer 
sa  chaîne,  elle  se  détacha  du  bois.  Et  les  simples 
qui  expertisaient  avec  moi  déclarèrent:  «  Cette 
enclume  et  ces  marteaux  sont  usés.  Ils  ont  fini  de 
vivre  avec  le  maître.  » 

Alors,  je  fus  ému,  car  f  entendis  le  sens  mysté- 
rieux de  ces  paroles. 


DES  CHOSES  229 


AUX  PIERRES 

A  Gabriel  Frkeav. 


Brillantes  sœurs  des  torrents  que  je  rencontrai 
au  bord  du  lac  alpestre  ;  pierres  aimées  des  iriseï 
du  froid  azur;  vous  sur  qui  tombe  le  sel  candide 
que  lape  Tagneau;  miroirs  dont  la  lumière  est 
changeante  comme  la  gorge  du  pigeon;  qui  avez 
plus  d'yeux  que  le  paon,  critallisées  par  le  feu, 
dont  les  veinesde  neige  sont  devenues  éternelles; 
compagnes  des  cataclysmes  primordiaux  ;  vous  qui, 
(J'abord,  n'avez  été  que  lave  et  qui,  ensuite,  avez 
été  bercées  par  la  mer  jusqu'à  ce  que  la  colombe 
lie  l'arche  roucoulât,  éperdue  d'amour,  en  vous  a- 
percevant... 

Le  grain  luisant  de  votre  chair  a  tantôt  la  blan- 
cheur marbrée  de  bleu  du  poignet  d'une  enfant  : 
tantôt  il  se  dore  de  cuivre  comme  le  flanc  d'une 
i'amme  lourde  et  belle;  parfois  il  s'argente  de  mica 
ainsi  qu'une  joue  au  soleil;  parfois  il  se  rembrunit 


230  D^S    CHOSES 


comme  le  teint  de  celles  qui  allient  à  l'or  de  la 
mandarine  la  blonde  màtité  du  tabac. 

Pierres  brisées  parle  cœur  du  torrent,  entrecho- 
quées, roulées  parmi  les  daphnés  du  ravin,  fouet- 
tées par  la  tempête  de  givre,  ensevelies  pur  l'ava- 
lanche, découvertes  par  le  soleil,  entraînées  par  le 
pied  de  l'isard  :  vous  êtes  froides  et  belles,  mais 
surtout  vous  êtes  pures. 

Je  connais  peu  vos  sœurs  de  l'Inde  :  celle  dont 
la  transparence  lutte  avec  l'eau  qui  sourd  du 
marbre  ;  celle  qui  me  fait  songer  aux  claires  prai- 
ries de  la  vallée  natale;  celle  qui  est  une  goutte 
de  sang  gelée,  et  celle  qui  ressemble  à  du  soleil 
solide. 

Je  vous  préfère  à  elles,  quoique  vous  soyez  moins 
précieuses,  vous  qui  soutenez  parfois  les  poutres 
du  toit  de  chaume  en  mirant  le  grésil  des  étoiles, 
vous  sur  qui  s'étend  le  labrit  qui  veille  tristement 
un  troupeau. 

Au  fond  de  l'éther  où  vous  reposez  sur  les  som- 
mets, continuez  de  recevoir  les  aliments  qui  sont 
départis  à  votre  pacifique  royaume.  Que  la  lu- 
mière baigne  vos  cellules  encore  méconnues  ;  que 
les  flocons  légers  et  courbes  les  imbibent  ;  qu'elles 
résonnent  à  la  vibration  des  vents;  qu'elles  re- 
çoivent enfin  cette  nourriture  harmonieuse  dont 
Marie-Madeleine  fut  rassasiée  dans  une  grotte. 


UBS    CUOSKS  ^w I 


Autour  de  vous  fleuriront  vos  amies,  les  plus 
pures  corolles  du  globe;  mais,  déjà,  elles  sont 
moins  chastes  que  vous,  car  elles  ont  un  parfum 
de  neige. 


Pauvres  sœurs  grises  du  ruisseau,  que  je  ren- 
contrai dans  la  plaine;  pierres  ternes;  ô  vous  sur 
qui  tombe  l'averse  pour  que  boive  le  moineau  ; 
contre  qui  butte  le  pied  de  l'ânesse;  ©gardiennes 
qui  formez  l'enclos  des  jardins  misérables;  qui  êtes 
le  seuil  concave  ;  qui  êtes  la  margelle  limée  par  la 
chaîne  du  seau;  servantes;  pauvresses  polies 
comme  les  lames  des  instruments  aratoires  ;  ôvous 
que  l'on  chauffe  dans  l'âtre  indigent  pour  ranimer 
les  pieds  des  aïeules;  vous  que  l'on  creuse  pour 
d'obscures  besognes  ^  qui  devenez  humblement  la 
table  du  chien  et  de  la  truie;  vous  que  l'on  pique 
afin  que  sous  la  meule  soit  broyée  la  moisson  so- 
nore; vous  que  l'on  taille;  vous  que  l'on  prend; 
vous  que  l'on  laisse  ;  vous  sur  qui  dormira  l'errant; 
ô  vous  sous  qui  je  dormirai!...         • 

Vous  n'avez  point,  comme  vos  compagnes  al- 
pestres, gardé  votre  indépendance.  Mais,  ô  mes 
amif^s.  je  ne  vous  méprise  point  pour  cela.  Vous 
èles  belles  comme  les  choses  qui  sont  dans  rombre. 


CONTES 


LE  PARADIS 

A  la  mémoire  de  mon  père. 


Le  poète  regai'da  ses  amis,  ses;  parents,  le  prêtre, 
le  docteur,  le  petit  chien  qui  étaient  dans  la 
chambre,  et  mourut. 

Sur  un  morceau  de  papier,  on  écrivit  son  nom 
et  son  flige;  il  avait  dix-huit  ans. 

En  le  baisant  au  front,  ses  amiâ  et  ses  parents 
éprouvèrent  qu'il  avait  froid,  mais  il  né  sentit 
point  leurs  lèvres  parce  qu'il  était  au  ciel.  Et  il  ne 
se  demanda  point,  ainsi  qu'il  l'avait  fait  étant  sur 
la  terre,  si  le  ciel  était  comme  ceci  ou  comme 
cela.  Puisqu'il  y  était,  il  n'avait  pas  besoin  d'autre 
chose. 

Sa  mère  et  son  père  qui  étaient,  oui  ou  non, 
morts  avant  lui,  vinrent  à  sa  rencontre.  Ils  ne 
pleuraient  pas  plus  que  lui,  car  tous  trois  ne 
s'étaient  jamais  quittés 

Sa  mère  lui  dit  : 

—  Mets  le  vin  à  rafraîchir,  nous  allons  diner 


CONTES 


tout  à  l'heure,  avec  le  Bon  Dieu,  sous  la  tonnelle 
du  jardin  du  Paradis. 

Son  père  lui  dit  : 

—  Tu  iras  là-bas  cueillir  des  fruits.  Aucun 
n'est  du  poison.  Les  arbres  te  les  tendront  d'eux- 
mêmes,  sans  que  leurs  feuilles  ni  leurs  branches 
souffrent  :  car  ils  sont  inépuisables. 

Le  poète  fut  rempli  de  joie  en  connaissant  qu'il 
avait  à  obéir  à  ses  parents.  Lorsqu'il  fut  revenu 
du  verger  et  qu'il  eut  plongé  les  carafes  de  vin 
dans  l'eau,  il  vit  sa  vieille  chienne,  morte  avanl 
lui,  accourir  doucement  en  faisant  aller  la  quono. 
Elle  lui  lécha  les  mains  et  il  la  caressa.  Il  y  avait 
près  d'elle  tous  les  animaux  qu'il  avait  le  plus 
aimés  sur  la  terre  :  un  petit  chat  roux,  deux  petits 
chats  gris,  deux  petites  chattes  blanches,  un  bou- 
vreuil, deux  poissons  rouges. 

Et  il  vit  la  table  servie  où  étaient  attablés  le 
Bon  Dieu,  ses  père  et  mère,  une  belle  jeune  fille 
qu'il  avait  aimée  ici-bas  et  qui  l'avait  suivi  au  ciel, 
quoiqu'elle  ne  fût  pas  morte. 

11  connut  que  le  jardin  du  Paradis  n'était  autre 
que  celui  de  sa  maison  natale,  lequel  est  sur  la 
Terre,  dans  les  Hautes-Pyrénées,  tout  plein  de  lis 
communs,  de  grenadiers  et  de  choux. 

Le  Bon  Dieu  avait  posé  à  terre  sa  canne  et  son 
chapeau.  Il  était  habillé  comme  les^  pauvres  des 


CONTES  237 

^^randes  routes,  ceux  qui  ont  un  morceau  de  pain 
dans  un  bissac,  et  que  la  magistrature  tait  arrêter 
èi  la  porte  des  villes,  et  mettre  en  prison,  parce 
qu'ils  ne  savent  pas  signer.  Sa  barbe  et  ses  cneveux 
étaient  blancs  comme  la  lumière  du  jour,  et  ses 
yeux  profonds  et  noirs  comme  la  nuit.  Il  dit,  sa 
voix  était  douce  : 

—  Que  les  anges  viennent  et  nous  servent, 
puisque  leur  bonheur  est  de  servir. 

Alors,  de  tous  les  coins  du  verger  céleste,  on 
vit  accourir  des  légions.  Elles  étaient  des  domes- 
tiques fidèles  qui,  sur  la  Terre,  avaient  aimé  le 
poète  et  sa  famille.  11  y  avait  le  vieux  Jean  qui 
s'était  noyé  en  sauvant  un  petit  garçon  ;  la  vieille 
Marie  qui  était  morte  d'une  insolation;  il  y  avait 
Pierre  le  boiteux,  Jeanne  et  encore  une  autre 
Jeanne. 

Et  alors  le  poète  se  leva  pour  leur  faire  honneur 
et  leur  dit  : 

—  Asseyez- vous  à  ma  place,  vous  devez  être  près 
de  Dieu. 

Et  Dieu  sourit,  sachant  d'avance  leur  réponse  : 

—  Notre  bonheur  est  le  service;  nous  sommes 
amsi  près  de  Dieu.  Toi-même,  ne  sers-tu  pas  tes 
père  et  mère  ?  Eux,  ne  servent-ils  point  Celui  qui 
nous  sert? 

Et,  tout  à  coup,  il  vit  que  la  table  s'étant  agran- 


238 


ÛONTBS 


die,  de&  hôtes  nouveaux  y  siégeaient.  C'étaient  les 
père  et  mère  de  sa  mère  et  de  son  père,  et  les  gé- 
nérations qui  les  avaient  précédés. 

Le  soir,  tomba.  Les  plus  âgés  sommeillèrent.  Le 
poète  et  son  amie  s'aimèrent.  Mais  Dieu,  qu'ils 
avaient  accueilli,  reprit  son  chemin,  pareil  aux 
pauvres  des  grandes  routes,  ceux  qui  ont  un  mor- 
ceau de  pain  dans  un  bissac,et  que  la  magistrature 
fait  arrêter  à  la  porte  des  villes,  et  mettre  en  pri- 
son, parce  qu'ils  ne  saveut  pas  signer. 


CONTES  239 


LES   ENFANTS  ASSISTÉS 

A  monsieur  Henri  Duparc. 


Un  jour  les  âmes  des  enfants  assistés  crièrent 
vers  Dieu.  C'était  par  un  soir  orageux  que  leurs 
fièvres  et  leurs  plaies  les  faisaient  souffrir  davan- 
tage. Ils  étaient  blancs  de  douleur,  dans  les  lits  ali- 
gnés au-dessus  desquels  la  science  ignoble  avait 
étiqueté  leurs  maladies. 

Ils  étaient  tristes,  tristes,  car  c'était  un  jour  de 
fôte.  Leurs  petits  bras  étendus  sur  les  draps,  ils 
palpaient,  de  leurs  mains  transparentes,  les  minces 
jouets  que  de  grandes  dames  pieuses  leur  avaient 
apportés.  Et  ils  ne  savaient  môme  pas  l'usage  de 
ces  jouets.  Un  président  de  la  République  était 
venu  les  visiter,  et  eux  n'avaient  pas  compris. 

Leurs  âmes  crièrent  vers  Dieu.  Elles  disaient  : 
Nous  sommes  les  filles  de  la  misère,  de  la  scrofule 
et  de  la  syphilis.  Nous  sommes  les  filles  des  filles. 

Moi,  disait  l'une,  j'ai  été  repêchée  dans  des 
fosses  d'aisance  où  ma  mère,  une  bonne  d'auber^;e 
affolée,  m'avait  jetée.  Moi,  disait  une  autre,  je 


240  CONTES 

suis  née  dans  un  enfant  à  tôte  énorme  qui  a  un  trou 
rouge  au  front.  Mon  père  a  tué  ma  mère  et  il  s'est  tué. 

Elles  disaient  encore  : 

Nous  sommes  les  survivantes  des  avortements 
et  des  infanticides.  Nos  mères  sont  en  carte.  Nos 
pères  se  promènent  en  riant,  un  cigare  à  la  bouche, 
vlans  le  tumulte  des  Agences  et  des  Bourses.  Nous 
soQimes  nés  comme  des  rois,  avec  une  couronne 
au  front,  une  couronne  de  roséole. 

Et  Dieu,  les  entendant  crier,  descendit  vers  ces 
âmes.  Il  pénétra  dans  l'hôpital  des  douleurs  sur- 
humaines et,  à  son  approche,  les  tisanes  des  bonnes 
sœurs  fumèrent  comme  des  encensoirs  à  côté  des 
enfants  martyrs.  Et  ceux-ci  se  dressèrent  sur  leurs 
minces  couchettes  comme  des  fleurs  blanches  et 
lassées. 

Et  le  souverain  Maître  leur  dit  : 

Me  voici.  J'attendais  votre  appel  pour  condam- 
ner ceux  qui  vous  ont  fait  naître.  Quel  supplice 
réclamez-vous  pour  eux? 

Alors  les  âmes  des  enfants  pareils  à  des  liserons 
des  haies  chantèrent. 

Elles  chantaient  : 

Gloire  à  Dieu  1  Gloire  à  Dieu  I  Qu'il  pardonne  à 
ceux  qui  nous  ont  fait  naître.  Qu'il  nous  conduise 
un  jour  au  Ciel  auprès  d'eux- 


CONTES  241 


LA   PIPE 


Il  y  avait  un  jeune  homme  qui  avait  une  pipe 
neuve.  Il  la  fumait  doucement  à  l'ombre  d'une 
treille  où  étaient  des  grappes  bleues.  Sa  femme 
était  jeune  et  jolie,  retroussait  ses  manches  jusqu'au 
coude,  et  puisait  de  l'eau  au  puits.  Le  seau  en  bois 
rebondissait  contre  la  margelle  et  pleurait  comme 
de  l'arc-en-ciel.  Ce  jeune  homme,  en  fumant  sa 
pipe,  était  heureux,  parce  qu'il  voyait,  çà  et  là, 
voler  des  oiseaux,  parce  que  sa  vieille  mère  était 
vivante,  que  son  vieux  père  se  portait  bien  et  qu'il 
aimait  beaucoup  sa  jeune  épouse,  à  cause  de  sa 
gentillesse  et  de  sa  gorge  dure  et  lisse  comme  deux 
pommes  fraîches. 

J'ai  dit  que  ce  jeune  homme  fumait  une  pipe 
neuve. 

Sa  mère  fut  prise  d'un  grand  mal.  On  lui  fit  une 
opération  qui  la  fit  beaucoup  crier,  et  elle  mourut 
après  trente-quatre  jours  d'horribles  souffrances- 
Le  père,  qui  se  portait  bien,  causait  un  jour,  vec 


242  CONTKB 

un  ouvrier  sous  le  porche  de  la  petite  église  villa- 
geoise en  réparation,  lorsqu'une  pierre  qui  se  déta- 
cha de  la  voûte  lui  écrasa  la  tôte.  Le  bon  fils 
pleura  ses  bons  vieux  amis  et,  le  soir,  il  sanglotait 
dans  les  bras  de  sa  jolie  femme. 

J'aiditquecejeune  homme  fumait  une  pipe  neuve. 

J'avais  oublié  de  dire  qu'il  avait  un  vieux  chien 
épagneul  qu'il  aimait  beaucoup  et  qui  s'appelait 
Thomas. 

Et  Thomas  était  devenu  très  malade  depuis  que 
le  bon  père  et  la  bonne  mère  étaient  morts.  Quand 
on  l'appelait,  il  ne  pouvait  plus  que  se  traîner  sur 
ses  pattes  de  devant. 

Un  jour,  dans  le  petit  village  où  ce  jeune  homme 
fumait  une  pipe  neuve,  vint  s'installer  un  homme 
du  monde  qui  était  décoré  et  distingué  et  qui  avait 
un  joli  accent.  Ils  firent  connaissance  et  une  fois 
que  ik  jeune  homme  qui  fumait  une  pipe  neuve 
entrait  dans  sa  propre  maison,  sans  y  être  attendu, 
il  trouva  le  beau  monsieur  couché  avec  la  jolie 
femme  qui  avait  la  gorge  dure  et  lisse  comme  deux 
pommes  fraîches. 

Le  jeune  homme  ne  dit  rien.  Il  attacha  un 
pauvre  vieux  collier  au  cou  de  Thomas  et,  avec  une 
corde  dont  sa  mère  se  servait  jadis  pour  la  lessive, 
il  ramena  avec  lui  dans  une  grande  ville  où  tous 
deux  vécurent  de  misère  et  de  douleur. 


CONTKS  243 

Le  jeune  homme,  étant  devenu  un  vieil  homme, 
fumait  toujours  dans  sa  pipe  neuve  qui  était  deve- 
nue vieille. 

Un  soir  Thomas  mourut.  Ce  furent  des  hommes 
de  la  police  qui  emportèrent  son  cadavre  on  ne 
sait  oii. 

Alors  le  vieil  homme  se  trouva  seul  avec  sa 
vieille  pipe.  Il  fut  pris  d'un  grand  froid  et  d'un 
grand  tremblement.  Et,  comme  il  sentait  qu'il 
allait  mourir  bientôt,  et  qu'il  ne  pouvaitplus  fumer, 
il  prit  dans  la  valise  misérable  qu'il  avait  empor- 
tée autrefois  de  chez  lui  un  vieux  chapeau  triste 
à  faire  pleurer  et  dans  lequel  il  roula  sa  pipe. 

Cela  fuit,  il  jeta  sur  ses  épaules  fiévreuses  un 
manteau  verdi  par  le  temps.  Il  se  traîna  pénible- 
ment jusqu'à  un  petit  square  voisin,  et,  prenant 
garde  que  les  sergents  de  ville  ne  l'aperçussent  pas, 
il  s'agenouilla,  gratta  la  terre  de  ses  ongles,  et 
déposa  pieusement  sa  vieille  pipe  sous  une  touffe 
de  fleurs.  Puis  il  revint  chez  lui  et  mourut. 


244  CONTES 


LE  MAL   DE   VIVRE 


Un  poêle  qui  se  nommait  Laurent  Laurini  avait 
le  mal  de  vivre.  C'est  un  mal  horrible  et  qui  fait  que 
celui  qui  l'a  ne  peut  voir  les  hommes,  les  animaux 
et  les  choses,  sans  horriblement  souffrir.  Puis  c'est 
encore  de  grands  scrupules  qui  empoisonnent  le 
cœur. 

Le  poète  quitta  la  ville  oh  il  demeurait.  Il  alla 
dans  la  campagne  regarder  les  arbres,  les  blés, 
les  eaux;  écouter  les  cailles  qui  chantent  comme 
des  sources,  les  retombements  des  métiers  des 
tisserands  et  les  fils  du  télégraphe  qui  bourdonnent. 
Ces  choses  et  ces  bruits  l'attristaient. 

Les  plus  douces  pensées  lui  étaient  amères. 
Et  quand,  pour  échapper  à  son  affreuse  maladie, 
il  avait  cueilli  quelque  jolie  fleur,  il  pleurait  de 
l'avoir  cueillie. 

Il  arriva  dans  un  village,  par  une  soirée  douce 
qui  avait  le  parfum  des  poires.  C'était  un  beau 
village,   comme  ceux  qu'il  avait  souvent  décrits 


CONTES  245 

dans  ses  livres.  Il  y  avait  une  place  municipale, 
une  église,  un  cimetière,  des  jardins,  un  for- 
geron et  une  auberge  noire  d'où  sortait  une  bleue 
fumée  et  où  brillaient  des  verres.  Il  y  avait  une 
rivière  qui  serpentait  sous  des  noisetiers  sau- 
vages. 

Le  poète  malade  s'était  assis  tristement  sur  une 
pierre.  Il  songeait  au  supplice  qu'il  endurait,  à 
sa  mère  pleurant  son  absence,  aux  femmes  qui 
l'avaient  trompé,  et  il  regrettait  le  temps  de  sa 
première  communion. 

—  Mon  cœur,  pensait-il,  mon  triste  cœur  ne 
peut  changer. 

Soudain,  il  vit  auprès  de  lui  une  jeune  pay- 
sanne ramenant  des  oies  sous  les  étoiles.  Elle 
lui  dit  : 

—  Pourquoi  pleures-tu  î 
Il  répondit  : 

—  Mon  âme,  en  tombant  sur  la  Terre,  s'est 
fait  mal.  Je  ne  peux  pas  guérir,  car  mon  cœur  me 
pèse  trop. 

—  Veux- tu  le  mien?  dit-elle.  Il  est  léger.  Moi 
je  prendrai  le  tien  et  le  porterai  facilement.  Ne 
suis-je  pas  habituée  aux  fardeaux  ? 

Il  lui  donna  son  cœur  et  prit  le  sien.  Et  aus- 
sitôt ils  sourirent  et  s'en  furent  la  main  dans  la 
main,  par  les  sentiers. 


24G  CONTES 

Les  oies  allaient  devant  eux  comme   des  mor- 
ceaux de  lune. 


Elle  lui  disait  : 

—  Je  sais  que  tu  es  savant  et  que  je  ne  peux 
pas  savoir  ce  que  tu  sais.  Mais  je  sais  que  je 
t'aime.  Tu  viens  d'ailleurs,  et  tu  as  dû  naître  dans 
un  joli  berceau  comme  celui  que  je  vis  un  jour 
Bur  une  charrette.  Il  était  pour  des  riches.  Ta 
mère  doit  bien  parler.  Je  t'aime.  Tu  as  dû  cou- 
cher avec  des  femmes  qui  ont  la  figure  très 
blanche,  et  tu  dois  me  trouver  laide  et  noire.  Moi, 
je  ne  suis  pas  née  dans  un  joli  berceau.  Je  suis 
née  aux  champs,  au  moment  que  l'on  moissonne, 
dans  le  blé.  On  m'a  dit  cela,  et  que  ma  mère  et 
moi  et  un  petit  agneau  qu'une  brebis  avait  mis 
bas  le  môme  jour,  on  nous  mit  sur  un  âne  jusqu'à 
la  maison.  Les  riches  ont  des  chevaux. 

Il  lui  disait  : 

—  Je  sais  que  tu  es  simple  et  que  je  ne  peux 
pas  être  comme  toi.  Mais  je  sais  que  je  t'aime. 
Tu  es  d'ici,  et  on  a  dû  te  bercer  dans  un  panier 
posé  sur  une  chaise  noire,  comme  celui  que  j'ai 
vu  dans  une  image.  Je  t'aime.  Ta  mère  doit  filer 


CONTES  247 

le  lin.  Tu  as  dû  danser  sous  les  arbres  avec  des 
garçons  beaux  et  forts  et  qui  rient.  Tu  dois  me 
trouver  malade  et  triste.  Moi  je  ne  suis  pas  né 
aux  champs  au  moment  que  Ton  moissonne. 
Nous  sommes  nés  dans  une  belle  chambre,  moi  et 
une  petite  sœur  jumelle  qui  mourut  aussitôt.  Ma 
mère  fut  malade.  Les  pauvres  ont  la  santé. 

Et  alors,  dans  le  lit  où  ils  couchaient  ensemble, 
ils  s'embrassaient  plus  fortement. 

Elle  lui  disait  : 

—  J'ai  ton  cœur. 
Il  lui  disait  : 

—  J'ai  ton  cœup. 


Ils  eurent  un  joli  petit  garçon. 
Et  le  poète,  qui  sentait  que   son  mal  de  vivre 
avait  fui,  dit  à  sa  femme  : 

—  Ma  mère  ne  sait  pas  ce  que  je  suis  devenu. 
Mon  cœur  se  tord  à  cette  pensée.  Laisse-moi, 
amie,  aller  jusqu'à  la  ville,  faire  savoir  que  je 
suis  heureux  et  que  j'ai  un  fils. 

Elle  lui  sourit,  sachant  qu'elle  gardait  son 
cœur,  et  elle  lui  dit  : 

—  Va. 


248  CONTES 

Et  il  repartit  par  les  chemins  par  oti  il  était 
arrivé. 

Il  fut  bientôt  aux  portes  de  la  ville,  devant  une 
habitation  magnifique  où  l'on  entendait  rire  el 
parler  parce  que  l'on  y  donnait  une  fôte  où  les 
pauvres  n'étaient  pas  conviés.  Le  poète  reconnut 
la  demeure  d'un  de  ses  anciens  amis,  un  artiste 
opulent  et  célèbre.  Il  s'arrêta  pour  écouter  les 
conversations,  devant  la  grille  du  parc  d'où  l'on 
apercevait  des  jets  d'eau  et  des  statues.  Une 
femme,  dont  il  reconnut  la  voix,  qui  était  belle 
et  qui,  jadis,  avait  déchiré  son  cœur  d'adoles- 
cent, disait  : 

—  Vous  souvenez-vous  du  grand  poète  Lau- 
rent Laurini  ?...  On  dit  qu'il  s'est  mésallié,  qu'il 
a  épousé  une  vachère... 


«  • 


Les  larmes  lui  vinrent  aux  yeux  et  il  continua 
son  chemin,  par  les  rues  de  la  ville,  jusqu'à  sa 
maison  natale.  Les  pavés  répondaient  doucement 
à  la  parole  de  ses  pas  fatigués.  Il  poussa  la 
porte,  entra.  Et  sa  chienne  douce,  fidèle  et  an- 
cienne, accourut  vers  lui  en    boitant,  jappa  de 


CONTES  249 

joie  et  lui  lécha  la  main.  Il  vit  que,  depuis  son 
départ,  la  pauvre  bête  avait  dû  avoir  quelque 
attaque  de  paralysie,  parce  que  les  chagrins  et 
le  temps  prennent  aussi  le  corps  des  animaux. 

Laurent  Laurini  monta  l'escalier  et,  près  de  la 
rampe,  il  fut  ému,  voyant  la  vieille  chatte 
tourner  sur  elle-même,  faire  le  gros  dos,  lever  la 
queue,  et  se  frotter  aux  marches.  Sur  le  palier 
sonna  l'horloge  reconnaissante. 

Il  entra  dans  sa  chambre,  doucement.  Il  vit  sa 
mère  agenouillée  et  priant.  Elle  disait  : 

—  Mon  Dieu,  faites  que  mon  lils  vive.  Mon 
Dieu,  il  souffrait  tant...  Où  est-il  ?  Pardonnez- 
moi  de  l'avoir  fait  naître.  Pardonnez-lui  de  me 
faire  mourir. 

Mais  lui,  agenouillé  déjà  près  d'elle,  mettait 
ses  jeunes  lèvres  aux  pauvres  cheveux  gris,  di- 
sait : 

—  Viens  avec  moi.  Je  suis  guéri.  Je  sais  une, 
campagne  oh  sont  des  arbres,  des  blés,  des  eaux, 
où  chantent  les  cailles,  où  rebondissent  les  mé- 
tiers des  tisserands,  où  bourdonnent  les  fils  du 
télégraphe,  où  une  pauvresse  possède  mon  cœur 
et  où  joue  ton  petit-fils. 


250  tW-XTES 


LE  TRAMWAY 


Il  y  avait  un  ouvrier  très  travailleur  dont  la 
femme  était  bonne  et  la  petite  fille  jolie.  Ils 
habitaient  dans  une  grande  ville. 

Pour  la  fête  du  père,  on  acheta  une  belle  salade 
blanche  et  un  poulet  que  l'on  fit  rôtir.  Et  tout 
le  monde  était  bien  content,  ce  Dimanche  matin, 
même  le  petit  chat  qui  regardait  la  volaille  avec 
un  air  coquin  et  en  se  disant  :  J'aurai  de  bons 
os  à  sucer. 

Ils  déjeunèrent,  puis  le  père  dit  : 

—  Nous  allons,  pour  une  fois,  nous  payer  le 
tramway  et  aller  jusqu'aux  environs. 

Ils  sortirent. 

Ils  avaient  vu,  bien  des  fois,  de  beaux  mes- 
sieurs et  de  belles  dames  faire  signe  au  cocher 
du  tramway,  qui  arrêtait  alors  immédiatement 
les  chevaux  pour  que  l'on  pût  monter. 

Le  bon  ouvrier  tenait  sa  petite  fille.  Sa  femme 
et  lui  s'arrêtèrent  au  coin  d'une  belle  rue. 


CONTES  2?'  ! 

Un  omnibus  verni  s'avançait  vers  eux,  presque 
vide.  Et  ils  avaient  une  grande  joie  à  penser 
qu'ils  allaient  y  monter  pour  quatre  sous  chacun. 
Et  le  bon  ouvrier  fit  signe  au  conducteur  d'ar- 
rêter les  chevaux.  Mais  le  conducteur,  voyant 
ces  pauvres  simples,  les  regarda  avec  dédain  et 
n'arrêta  pas  la  voiture. 


2o2  CONTES 


L'ABSENCE 


A  dix-huit  ans,  Pierre  quitta  la  maison  campa- 
gnarde où  il  était  né. 

Au  moment  précis  où  il  s'en  alla,  sa  vieille 
mère  infirme  était  dans  le  lit  de  la  chambre  bleue 
dans  laquelle  il  y  avait  le  daguerréotype  de  son 
père,  des  plumes  de  paon  dans  un  vase,  et  une 
pendule  représentant  Paul  et  Virginie,  et  qui  indi- 
quait trois  heures. 

Dans  la  cour,  sous  le  figuier,  son  grand-père  se 
reposait. 

Dans  le  jardin,  il  y  avait  sa  fiancée,  des  roses 
et  des  poiriers  luisants. 


Pierre  alla  gagner  sa  vie  dans  un  pays  où  il  y 
avait  des  nègres,  des  perroquets,  des  caoutchoucs, 
de  la  mélasse,  des  fièvres  et  des  serpents. 

Il  y  demeura  trente  ans. 


roNTBs  2o3 


Au  moment  précis  où  il  revint  dans  la  maison 
campagnarde  où  il  était  né,  la  chambre  bleue  était 
devenue  blanche,  sa  mère  reposait  au  sein  de 
Dieu,  le  portrait  de  son  père  n'était  plus  là,  et  les 
plumes  de  paon  et  le  vase  avaient  disparu.  Un 
objet  quelconque  remplaçait  la  pendule. 

Dans  la  cour,  sous  le  figuier  où  son  défunt 
grand-père  se  reposa,  il  y  avait  des  écuelles  cas- 
sées et  une  pauvre  poule  malade. 

Dans  le  jardin  de  roses  et  de  poiriers  luisants 
où  fut  sa  fiancée,  il  y  avait  une  vieille  dame. 

L'histoire  ne  dit  pas  qui  elle  était. 


»,5-f  CONTES 


LE  CHEMIN   DE  LA  VIE 


Un  poète  s'assit  un  jour  à  une  table  pour  écrire 
un  conte.  Aucune  idée  ne  lui  venait,  mais  il  était 
joyeux,  parce  que  le  soleil  éclairait  un  géranium 
sur  la  croisée,  et  qu'au  milieu  de  la  croisée,  ou- 
verte et  bleue,  une  mouche  volait. 

Tout  à  coup,  sa  vie  lui  apparut.  Elle  était  une 
grande  route  blanche  qui,  partie  d'un  bosquet 
noir  011  riaient  des  eaux,  aboutissait  à  une  petite 
tombe  calme  envahie  de  ronces,  d'orties  et  de  sa- 
ponaires. 

Dans  le  bosquet  noir,  il  reconnut  l'ange  gardien 
de  son  enfance.  11  avait  des  ailes  dorées  comme 
une  guêpe,  des  cheveux  blonds  et  une  figure 
calme  comme  l'eau  d'une  citerne  un  jour  d'été. 

L'ange  gardien  dit  au  poète  : 

—  Te  souviens-tu  de  quand  tu  étais  petit?  Tu 
venais  ici  avec  ton  père  et  ta  mère  qui  pochaient 
à  la  ligne.  La  prairie,  non  loin,  était  chaude  et 
pleine  de  jolies  fleurs  et  de  sauterelles.  Les  sau- 


CONTES  255 

terelles  ont  l'air  de  brins  d'herbes  cassés  qui 
marchent.  Veux-tu  revoir,  ami,  cet  endroit? 

Le  poète  répondit  :  Oui. 

Et  ils  s'en  furent  ensemble  jusqu'à  la  rivière 
bleue  sur  laquelle  il  y  a  le  ciel  bleu  et  des  noise- 
tiers noirs. 

—  Voici  ton  enfance,  dit  l'ange. 

Et  le  poète  regarda  l'eau,  pleura  et  dit  : 

—  Je  ne  vois  plus  se  refléter  ici  les  douce? 
figures  de  mon  père  et  de  ma  mère.  Ils  s'as- 
seyaient sur  la  rive.  Ils  étaient  calmes,  bons  et 
heureux.  Moi,  j'avais  un  tablier  blanc  que  je* sa- 
lissais toujours,  et  maman  l'essuyait  avec  squ 
mouchoir. 

Bon  ange,  dis-moi,  que  sont  devenus  les  reflets 
de  leurs  douces  figures?  Je  ne  les  vois  plus.  Je  ne 
les  vois  plus. 

A  ce  moment,  un  joli  bouquet  de  noisettes  sau- 
vages se  détacha  d'un  coudrier  et  flotta,  suivant 
le  lil  de  l'eau. 

Et  l'ange  dit  au  poète  : 

—  Le  reflet  de  tes  père  et  mère  a  suivi  le  fil  de 
l'eau  comme  ces  jolis  fruits.  Car  tout  cède  au  cou- 
rant, les  objets  et  les  apparences.  L'image  de  tes 
doux  parents  s'est  fondue  en  l'eau,  et  ce  qui  en 
reste  s'appelle  souvenir.  Recueille-toi  et  prie.  Et 
tu  vas  retrouver  les  images  bien-aimées. 


256  CONTES 

Et  comme  un  martin-pêclieur  d'azur  filait  sur 
les  roseaux,  le  poète  s'écria  : 

—  Bon  ange  !  N'est-ce  point  que  je  vois  passer 
dans  les  ailes  de  cet  oiseau,  la  couleur  des  yeux 
de  ma  mère? 

Et  l'être  divin  : 

—  Tu  l'as  dit.  Mais  regarde  encore. 

Et  du  haut  d'un  arbre  oîi  une  tourterelle  avait 
fait 'son  nid,  une  plume,  légère  et  blanche,  tomba, 
volante,  en  tournoyant  sur  Teau. 

Et  le  poète  s'écria  : 

—  Bon  ange!  Ce  duvet  si  blanc  n'est-il  pas  la 
douceur  pure  de  ma  mère? 

Et  l'être  divin  : 

—  Tu  l'as  dit. 

Un  léger  souffle  rida  l'eau,  fit  bruire  les  feuillages. 
Et  le  poète  demanda  : 

—  N'est-ce  pas  la  voix  douce  et  grave  de  mon 
père? 

Et  l'être  divin  : 

—  Tu  l'as  dit. 

«  • 

Alors  ils  continuèrent  de  marcher  sur  la  route 
qui  sortait  du  bosquet  et  longeait  la  rivière.  Et 
bientôt,  sous  le  soleil,  la  route  devint  blanche, 


CONTBS  237 

blanche.  Elle  était  pareille  aune  nappe  de  Sainte- 
Table.  A  droite  et  à  gauche,  les  sources  cachées 
faisaient  un  bruit  de  clochettes  pieuses.  Et  l'ange 
dit  : 

—  Reconnais-tu  ce  passage  de  ta  vie  ? 

—  Voici,  répondit  le  poète,  le  jour  de  ma  pre- 
mière communion.  Je  me  souviens  de  l'église,  des 
figures  heureuses  de  ma  mère  et  de  ma  grand'- 
mère.  J'étais  à  la  fois  content  et  triste.  Avec  quelle 
ferveur  je  m'agenouillai  !  Dos  frissons  passaient 
dans  mes  cheveux.  Et  le  soir,  au  repas  de  famille, 
on  m'embrassait  en  disant  :   C'était  le  plus  beau. 

Et,  à  ce  souvenir,  le  poète  fondit  en  sanglots. 
Et,  pleurant  ainsi,  il  était  beau  comme  au  jour 
de  la  belle  cérémonie.  Ses  larmes  coulaient  à.  ses 
mains,  comme  une  eau  bénite. 

Et  ils  continuèrent  de  marcher  sur  la  route. 


* 
«  « 


Le  jour  baissait  un  peu.  Les  peupliers  souples 
ondulaient  doucement  le  long  des  fossés.  L'un 
d'eux,  au  loin,  au  milieu  d'une  prairie,  ressemblait 
à  une  grande  jeune  fille.  Et  le  ciel  se  teignait  si 
délicieusement  qu'il  était  pâle  et  bleu  comme  une 
tempe  de  vierge. 


258  CONTES 

Et  le  poète  songea  à  la  première  femme  qu'il 
avait  aimée. 

Et  l'ange  gardien  lui  dit  : 

—  Cet  amour  fut  si  pur  et  douloureux  qu'il  ne 
m'offusqua  point. 

Et  tandis  qu'ils  cheminaient,  l'omhreétait  douce. 
Des  agneaux  passaient.  En  voyant  la  douleur  du 
poète,  l'être  divin  eut  un  sourire  grave  et  doux 
comme  celui  d'une  mère  malade.  El  ses  ailes  d'or 
frémissantes  chassaient  les  souffles  du  soir. 


Bientôt  les  étoiles  s'allumèrent  dans  le  silence. 

Et  le  ciel  ressemblait  à  un  lit  paternel  entouré 
de  cierges  et  de  douleurs  muettes.  Et  la  nuit  avait 
l'air  d'une  grande  veuve  à  genoux  sur  la  terre. 

—  Reconnais-tu  ceci?  dit  l'ange. 

Et  le  poète  ne  répondit  point  et  s'agenouilla. 


Ils  arrivèrent  enfin  k  l'endroit  où  se  terminait 
la  route,  près  de  la  petite  tombe  calme  envahie  de 
ronces,  d'oiiies  et  de  saponaires. 


CONTRS  259 

Et  l'ange  dit  au  poète  : 

—  J'ai  voulu  t'enseigner  ton  chemin.  Voici  où 
tn  dormiras,  non  loin  des  eaux.  Elles  t'apporte- 
ront, tous  les  jours,  l'image  de  tes  souvenirs  : 
l'azur  du  martin-pôcheur  semblable  aux  yeux  de 
ta  mère;  le  duvet  de  la  tourterelle  pareil  à  sa  dou- 
ceur; l'écho  des  feuillages  pareil  à  la  voix  grave 
et  calme  de  ton  père;  le  reflet  de  la  route,  blanche 
comme  ta  première  communion;  la  forme  souple 
comme  un  peuplier  de  celle  que  tu  aimas. 

Enfin,  les  eaux  t'apporteront  la  grande  Nuit 
lumineuse. 


260  CONTES 


L'INTELLIGENCE 


Un  jour,  les  livres  où  étaient  les  pensées  des 
hommes  disparurent  par  enehantement. 

Alors,  de  grands  savants  s'assemblèrent  :  ceux 
qui  sont  dans  la  mathématique,  la  physique,  la 
chimie,  l'astronomie,  la  poésie,  l'histoire  el  autres 
sciences  et  lettres. 

Ils  tinrent  conseil  et  dirent  : 

—  Nous  sommes  les  dépositaires  du  génie 
humain;  nous  allons  nous  rappeler,  pour  les 
graver  sur  un  marbre  immortel,  les  inventions 
les  plus  belles  des  savants  et  des  poètes;  mais 
seulement  celles  qui  représentent,  depuis  que  le 
monde  existe,  les  plus  hauts  sommets  de  l'enten- 
dement. Pascal  n'aura  droit  qu'à  une  pensée; 
Newton  qu'à  une  étoile  ;  Darwin  qu'à  un  insecte  ; 
Galilée  qu'à  un  grain  de  poussière;  Tolstoï 
qu'à  une  charité  ;  Henri    Heine    qu'à   un    vers  ; 


CONTES  261 

Shakespeare    qu'à    un    cri;    Wagner    qu'à    une 
note... 

Et  alors,  comme  ils  se  recueillaient  pour  res- 
saisir en  leurs  mémoires  les  chefs-d'œuvre  indis- 
pensables à  la  consécration  de  l'homme,  ils  sen- 
tirent avec  effroi  que  leurs  têtes  étaient  vides. 


262  CONTB8 


LES  DEUX  GRANDES  ACTRICES 


Je  voudrais  trouver  des  mots  nouveaux  pour 
dépeindre  la  douceur  d'une  petite  prostituée  que 
nous  rencontrâmes,  un  soir,  au  milieu  d'une 
grande  place  à  peu  près  déserte.  Cette  petite  pros- 
tituée avait  de  pauvres  souliers  trop  grands  qui 
prenaient  l'eau,  une  ombrelle  recouverte  comme 
un  parapluie,  et  un  petit  canotier  de  paille 
dans  la  coiffe  duquel  devait  être  écrit  :  Dernière 
mode. 

Elle  avait  une  petite  voix  souffreteuse  et  elle 
était  intelligente.  Elle  sortait,  comme  on  dit,  d'une 
pleurésie.  Du  reste,  elle  avait  l'air  aussi  délicat 
moralement  que  physiquement. 

Je  la  rencontrai  plusieurs  fois,  après  dix  heures, 
fatiguée  d'avoir  cherché,  souvent  en  vain,  quelque 
premier  venu. 

Elle  se  mettait  sur  un  banc,  dans  l'ombre,  à 
mes  côtés  et  reposait  sur  moi  sa  pauvre  tête  pâle. 

Je  sentais  qu'elle  éprouvait  à  cela  la  petite  con- 


CONTES  283 

Bolation  d'un  pauvre  animal  qui  ne  se  sent  plus 
maltraité.  Et  une  immense  pitié  me  prenait  pour 
cette  amie.  Je  sentais  qu'elle  considérait  son  mé- 
tier comme  une  tâche  importante,  mais  ingrate. 
Elle  attendait  ainsi,  longtemps,  le  train  d'une 
banlieue  où  elle  habitait. 

Un  soir,  elle  me  demanda  la  permission  de 
m'accompagner  un  bout  de  chemin. 

Nous  arrivâmes  sur  une  grande  place  illuminée 
oh  il  y  avait  un  grand  théâtre.  Sur  l'un  des  piliers 
de  ce  monument,  il  y  avait  une  affiche  brillante 
et  dorée.  Elle  représentait  Sarah  Bernhardt,  dans 
le  costume  de  la  Tosca,  je  crois,  avec  une  robe 
raide  et  riche  et  une  palme  à  la  main.  Et  je  son- 
geais à  ce  que  l'on  m'avait  raconté  sur  celte 
femme  célèbre,  ses  caprices  obéis,  ses  dépenses, 
son  tombeau,  son  orgueil. 

Et  je  sentis  que  la  pauvre  petite  misérable  tres- 
saillait h  mon  côté.  Elle  voyait  cette  idole  barbare 
se  dresser  et  rejeter,  inconsciemment,  sur  elle, 
l'éclaboussure  de  ses  doreries. 

Et  j'eus  envie  de  crier  de  douleur  devant  cette 
confrontation.  Et  je  me  disais  : 

—  Toutes  deux,  elles  sont  nées  d'une  femme. 
L'une  tient  une  palme,  et  l'autre  un  vieux  para- 
pluie si  lamentable  qu'elle  n'a  pas  osé  l'ouvrir 
devant  moi. 


264  CONTES 

L'une  traîne  à  ses  pieds  une  foule  admirative  et 
l'autre  traîne  des  loques  de  cuir.  L'une  vend  sa 
douleur  au  poids  de  l'or  et  pas  un  sanglot  ne  sort 
de  sa  bouche  qui  ne  soit  retentissant  comme  une 
fortune.  Pas  un  sanglot  de  l'autre  n'est  écouté. 

Et  quelque  chose  cria  en  moi  : 

—  Celle-ci  est  une  actrice  humaine.  On  l'ap* 
plaudit  parce  qu'elle  est  à  la  mesure  des  gens 
qui  l'écoutent.  Et  ceux-là  ont  besoin  du  mensonge 
sur  lequel  on  bâtit  le  plus  beau  des  rôles. 

Mais  l'autre,  l'autre  est  une  actrice  de  Dieu. 
Elle  joue  un  rôle  si  grand  et  si  douloureux  qu'elle 
n'a  pas  trouvé  un  homme  qui  la  comprit  et  qui 
fût  assez  riche  pour  la  payer. 

Et  jamais  la  grande  comédienne  n'a  atteint, 
dans  la  plus  belle  de  ses  représentations,  ce  génie 
vrai  de  la  douleur  qui  faisait  s'incliner  sur  moi  le 
front  de  la  petite  prostituée. 


CONTES  2G3 


LA  BONTE  DU   BON  DIEU 

A  Jules  lienard. 


Elle  était  une  petite  personne  jolie  et  délicate. 
Elle  travaillait  dans  nn  magasin.  Elle  n'était  pas, 
si  vous  voulez  tri^s  intelligente,  mais  elle  avait  les 
yeux  doux  et  noirs.  Ils  vous  regardaient  un  peu 
tristement,  puis  se  baissaient.  On  la  sentait  affec- 
tueuse et  banale,  de  cette  banalité  si  tendre  que 
comprennent  les  vrais  poètes,  et  qui  est  l'absence 
de  la  haine. 

On  la  sentait  simple  comme  sa  modeste  chambre 
où  elle  habitait  seule  avec  une  petite  chatte  qu'on 
lui  avait  donnée.  Tous  les  matins,  avant  d'aller 
au  magasin,  elle  laissait  un  peu  de  lait  dans  une 
écuelle. 

Et,  comme  sa  douce  maîtresse,  la  petite  chatte 
avait  de  bons  yeux  tristes.  Elle  se  chauffait  au 
soleil,  sur  la  fenêtre  où  il  y  avait  du  basilic;  ou 
bien,  elle  léchait  sa  petite  patte  comme  un  pin- 


266  CONTBS 

ceau,  et  se  peignait  les  poils  courts  du  crâne,  ou 
tenait  une  souris  en  arrêt. 

Un  jour  la  chatte  et  la  maîtresse  furent  enceintes, 
l'une  d'un  beau  monsieur  qui  la  quitta,  et  l'autre 
d'un  beau  minet  qui  s'en  alla. 

Mais  il  y  eut  cette  différence  que  la  pauvre 
jeune  fille  devint  malade,  malade,  et  passa  son 
temps  à  sangloter,  tandis  que  la  chatine  se  faisait 
des  espèces  de  petites  berceries  joyeuses  au  soleil 
où  luisait  son  ventre  blanc  et  cocassement  gonflé. 

La  chatte  avait  été  aimée  après  la  jeune  fille, 
ce  qui  conciliait  bien  des  choses  et  plaçait  à  la 
môme  époque  le  double  accouchement. 

La  petite  ouvrière  reçut,  un  jour,  une  enveloppe 
du  beau  monsieur  qui  l'avait  quittée.  Il  lui  en- 
voyait 25  francs  et  lui  parlait  de  sa  générosité. 
Elle  acheta  un  réchaud,  du  charbon,  un  sou  d'al- 
lumettes et  se  tua. 

Lorsqu'elle  fut  au  ciel,  où  un  jeune  prôtre  avait 
voulu  tout  d'abord  l'empêcher  d'aller,  la  petite 
personne  jolie  et  délicate  trembla  U  l'idée  qu'elle 
était  enceinte  et  que  le  Bon  Dieu  l'allait  damner. 

Mais  le  Bon  Dieu  lui  dit  : 

—  Mon  amie,  j'ai  préparé  une  jolie  chambre 
pour  vous.  Allez-y.  Accouchez-y.  Tout  se  passe 
bien  au  ciel,  et  vous  n'y  mourrez  pas.  J'aime  les 
petits  enfants,  et  qu'on  les  laisse  venir  à  moi. 


CONTK8  267 

Et  quand  elle  entra  dans  la  chambrette  qui  avait 
été  préparée  dans  le  grand  Hôpital  de  la  Bonté 
divine,  elle  vit  que  le  Bon  Dieu  lui  avait  ménagé 
la  surprise  d'y  faire  placer,  dans  une  jolie  caisse, 
la  chatte  qu'elle  aimait.  Il  y  avait  aussi  du  basilic 
sur  la  fenêtre.  Elle  s'alita. 

Elle  eut  une  jolie  petite  fille  blonde,  et  la  chatt€ 
eut  quatre  jolis  petits  chats  noirs  délicieux. 


268  C0NTB8 


LA  PETITE  NÉGRESSE 


Ma  pensée  se  rive  parfois  au  jaunissement  de 
vieilles  cartes  marines,  et  j'entends  bruire  les 
moussons  dans  la  fièvre  de  mon  cerveau.  Alors, 
quoi?  Faut-il,  pour  m'intéresser  à  cette  vie,  que 
j'exhume  celle  que  j'ai  pu  mener,  avant  ma  nais- 
sance, entre  deux  soleils  noirs? 

L'imprécise  contrée  roulait  des  étoiles  dans  le 
sanglot  diffus  d'un  Océan.  Quelqu'un  gratta  à  ma 
porte.  Je  dis  :  Entrez. 

C'était  une  jeune  négresse  au  pagne  bleu  tom- 
bant jusqu'au  milieu  des  cuisses.  Elle  s'assit  h. 
terre  et  joignit  vers  moi  ses  mains  plates.  Et  je 
vis  qu'à  ses  bras  nus  il  y  avait  des  coups  de 
fouet. 

—  Qui  fa  fait  ça,  Assomption?  lui  deman- 
dai-je. 

Elle  ne  répondit  point,  mais  tremblait  de  tous 
ses  membres,  ne  comprenant  pas,  se  demandant 
peut-être  si  je  l'allais  brutaliser  aussi. 


CONTES  269 

Avec  douceur,  j'écartai  son  vêtement  et  je  vis 
que  son  dos  était  aussi  blessé.  Je  la  lavai.  Mais 
elle,  effrayée  de  cette  bonté,  se  réfugia  sous  la 
table  de  ma  case.  J'avais  les  larmes  aux  yeux. 
J'essayai  de  la  rappeler.  Mais  son  regard  de  chienne 
battue  me  fuyait.  J'avais  là  quelques  patates  et  un 
peu  de  beurre.  Je  fis  une  bouillie  du  tout",  en  l'écra- 
sant avec  une  cuiller  de  bois  dans  une  écuelle  que 
je  plaçai  à  quelque  distance  d'Assomption  accrou- 
pie. Puis,  j'allumai  ma  pipe. 

Au  bout  d'une  heure,  la  pauvre  créature  remua 
Elle  avança  un  bras,  puis  l'autre,  puis  un  genou. 
Je  crus  qu'elle  se  dirigeait  vers  la  pâtée  pour  la 
manger.  Mais  quel  fut  mon  étonnement  lorsque  je 
la  vis  s'avancer  à  quatre  pattes  vers  un  coin  de 
la  chambre  oîi  j'avais  laissé  quelques  fleurs.  Elle 
se  redressa  soudain  et,  d'un  geste  vif,  les  empoi- 
gna. 

Il  y  avait  cent  cinquante  ans  peut-être,  que 
cette  aventure  s'était  passée,  lorsque  je  rencontrai 
de  nouveau  Assomption.  J'eus  du  moins  la  con- 
viction que  c'était  elle.  C'était  à  Bordeaux,  au 
Restaurant  du  Pérou.  Elle  essuyait  le  verre  d'un 
étudiant  morne  qui  ne  l'avait  pas  trouvé  d'une 
propreté  suffisante. 


270  CONTES 


LE  PARADIS  DES   BÊTES 


Un  pnuvre  cheval  vieux,  attelé  à  un  coupé, 
sommeillait,  par  un  minuit  pluvieux,  devant  la 
porte  d'un  restaurant  borgne  où  riaient  des  femmes 
et  des  jeunes  gens. 

Et  la  pauvre  rosse  plate,  la  tôte  tombante,  les 
jambes  faibles,  triste  à  faire  mourir,  attendait  là 
que  le  bon  plaisir  des  débauchés  lui  permît  de 
regagner  enfin  sa  misérable  écurie  puante. 

Dans  son  demi-sommeil,  le  cheval  entendail 
les  grossièretés  de  ces  hommes  et  de  ces  femmes.  11 
s'y  était  péniblement  habitué,  dès  longtemps.  Il 
comprenait,  avec  sa  pauvre  cervelle,  qu'il  n'y  a  pas 
de  différence  entre  le  cri  toujours  le  même  de  la 
roue  qui  tourne  et  le  cri  de  la  prostituée. 

Et  ce  soir-là,  vaguement,  il  rêvait  à  un  petil 
poulain  qu'il  avait  été,  à  une  pelouse  où  il  gam- 
badait, tout  rose,  dans  l'herbe  verte,  avec  sa  mèn 
qui  l'embuait. 


CONTES  271 

Tout  à  coup,  il  tomba  roide-mort  sur  le  pavé 
gluant. 

Il  arriva  à  la  porte  du  ciel.  Un  grand  savant  qui 
attendait  que  saint  Pierre  vînt  lui  ouvrir  dit  au 
cheval  : 

—  Que  viens-tu  faire  ici?  Tu  n'as  pas  le  droit 
d'entrer  au  ciel.  Moi,  j'en  ai  le  droit,  parce  que 
je  suis  né  d'une  femme. 

Et  la  pauvre  rosse  lui  répondit  : 

—  Ma  mère  était  une  douce  jument.  Elle  est 
morte,  vieille  et  sucée  par  des  sangsues.  Je  viens 
demander  au  Bon  Dieu  si  elle  est  ici. 

Alors  la  porte  du  Ciel  s'ouvrit  à  deux  battants 
et  le  Paradis  des  animaux  apparut. 

Et  le  vieux  cheval  reconnut  sa  mère  qui  le 
reconnut. 

Elle  lui  fit  honneur  en  hennissant.  Et,  quand  ils 
furent  tous  deux  en  la  grande  prairie  divine,  le 
cheval  eut  une  grande  joie  en  reconnaissant  ses 
anciens  compagnons  de  misère  et  les  voyant  à 
jamais  heureux. 

Il  y  avait  ceux  qui  traînèrent  des  pierres  en  glis- 
sant sur  les  pavés  des  villes,  qui  furent  roués  de 
coups  et  s'aiïaissèrent  avec  le  poids  des  chariots 
sur  eux;  il  y  avait  ceux  qui,  les  yeux  bandés,  tour- 
nèrent, dix  heures  par  jour,  le  manège  des  che- 
vaux de  bois;   les  juments  qui,  dans  les  courses 


272  CONTB» 

de  taureaux,  passèrent  devant  les  jeunes  filles  qui 
regardaient,  roses  de  joie,  les  instestins  de  ces 
botes  douloureuses  balayer  le  sable  chaud  de 
l'arène.  Il  y  en  avait  d'autres  et  d'autres. 

Et  tous  paissaient  éternellement  dans  la  grande 
plaine  de  la  divinité  tranquille. 

D'ailleurs  les  autres  animaux  étaient  heureux 
aussi. 

Les  chats,  mystérieux  et  délicats,  n'obéissant 
plus  même  au  Bon  Dieu,  qui  en  souriait,  s'amu- 
saient d'un  bout  de  ficelle,  qu'ils  remuaient,  d'une 
patte  légère,  avec  le  sentiment  d'une  importance 
qu'ils  ne  veulent  pas  expliquer. 

Les  chiennes,  ces  si  bonnes  mères,  passaient 
leur  temps  à  allaiter  leurs  mignons  petits.  Les 
poissons  nageaient  sans  craindre  le  pêcheur  ;  l'oi- 
seau volait  sans  redouter  le  chasseur.  Et  tout  était 
ainsi. 

Il  n'y  avait  pas  d'homme  dans  ce  Paradis. 


CONTES  273 


DE  LA  CHARITE  ENVERS  LES  BETES 

A  Adrien  Milhouard. 


Il  y  a,  dans  le  regard  des  bêtes,  une  lumière 
profonde  et  doucement  triste  qui  m'inspire  une 
telle  sympathie  que  mon  âme  s'ouvre  comme  un 
hospice  à  toutes  les  douleurs  animales. 

Telle  rosse  plate  qui  sommeillait,  la  bouche 
à  terre,  sous  la  pluie  nocturne,  devant  un  café  ; 
l'agonie  d'un  chat  écrasé  par  une  voiture;  un  moi- 
neau blessé  réfugié  en  un  trou  de  mur  sont  au- 
tant de  souffrances  qui,  à  jamais,  sont  en  mon 
cœur.  N'eût  été  le  respect  humain,  je  me  fusse 
agenouillé  devant  de  telles  patiences,  de  telles  tor- 
tures, car  j'avais  la  vision  d'un  nimbe  entourant 
les  têtes  de  ces  êtres  douloureux,  nimbe  réel, 
grand  comme  l'univers,  qu'y  posait  Dieu. 

Hier,  je  regardais,  dans  une  foire,  tourner  des 
animaux  de  bois.  Il  y  avait,  parmi  eux,   un  âne. 


274  CONTBS 

A  cette  vue,  j'ai  failli  pleurer,  parce  qu'il  me 
rappelait  ses  frères  vivants  que  l'on  martyrise. 

J'avais  besoin  de  prier,  de  dire  :  Petit  àne,  tu 
es  mon  frère.  On  dit  que  tu  es  béte  parce  tu  es 
incapable  de  faire  le  mal  Tu  vas  d'un  petit  pas. 
Tu  as  l'air  de  penser,  lorsque  tu  marches,  ceci  : 
Voyez  1  Je  ne  peux  pas  aller  plus  vite...  Les 
pauvres  se  servent  de  moi  parce  que  l'on  ne  me 
donne  pas  beaucoup  à  manger.  Petit  âne,  l'aiguil- 
lon te  pique.  Alors  tu  te  presses  un  peu  plus, 
mais  pas  beaucoup.  Tu  ne  peux  pas  plus...  Tu 
tombes  quelquefois.  Alors,  on  te  bat,  on  tire  sur 
la  corde  qui  s'attache  à  ta  bouche,  si  fort  que  tes 
gencives  se  relèvent  et  laissent  voir  tes  pauvres 
dents  jaunes  brouteuses  de  misères. 

Dans  cette  même  foire,  j'entendis  une  musette 

criarde.   F me  demanda  :  Est-ce  que  ça  te 

rappelle  des  musiques  africaines?  —  Oui,  lui 
répondis-je.  A  Touggourt  les  musettes  avaient 
un  nasillement  semblable.  Ce  doit  être  un  Arabe 
qui  joue.  —  Entrons,  fit-il,  dans  la  baraque...  On 
y  voit  des  dromadaires. 

Une  douzaine  de  petits  chameaux,  serrés  comme 
des  sardines  en  baril,  abrutis,  tournaient  dans  une 
sorte  de  fosse.  Eux, que  j'avais  vus  dans  le  Sahara, 
ondulants  comme  des  vagues   et  n'ayant  autour 


CONTES  275 

d'eux  que  Dieu  et  la  Mort,  je  les  retrouvais  là,  ô 
misère  de  mon  cœur  !  Ils  tournaient,  tournaient 
encore  dans  cet  étroit  espace,  et  la  douleur  qui 
d'eux  montait  vers  moi  était  comme  un  vomis- 
sement vers  les  hommes.  Ils  allaient,  allaient 
toujours,  fiers  comme  des  cygnes  pauvres,  nim- 
bés de  désolation,  couverts  de  pagnes  grotesques, 
bafoués  par  des  femmes  qui  dansaient,  levant  leur 
pauvre  col  vermineux  vers  Dieu  et  vers  les  feuilles 
miraculeuses  de  quelque  oasis  de  délire. 

Ah!  prostitution  des  êtres  de  Dieu!.  Plus  loin 
des  lapins  étaient  en  cage  ;  plus  loin  des  poissons 
rouges  en  loterie  nageaient  en  des  ballons  de 
chimie  au  goulot  si  étroit  que  F...  me  demanda; 
Comment  les  y  a-t-on  pu  entrer?  —  En  pressant 
un  peu  lui  dis-je.  Plus  loin  des  volailles  vivantes, 
en  loterie  aussi,  étaient  entraînées  par  le  mouve- 
ment d'un  tourniquet.  Au  milieu  d'elles,  saisi 
d'une  peur  folle,  un  petit  cochon  de  lait  se  tenait 
à  plat  ventre. 

Poules  et  poulets,  pris  de  vertige,  criaillaient  et 
se  mordaient  les  uns  les  autres,  affolés.  Et  mon 
compagnon  me  fit  remarquer  des  poules  mortes  et 
plumées  qui  étaient  suspendues  auprès  de  leurs 
sœurs  vivantes. 

Mon  cœur  se  soulève  à  ces  souvenirs.  Une 
immense  pitié  m'envahit. 


275  CONTBS 

0  poète,  prends  en  ton  âme,  pour  les  y  réchauf- 
fer et  les  y  faire  vivre  en  bonheurs  éternels,  ces 
bêtes  souffrantes. 

Prêche  la  parole  simple  qui  donne  la  bonté  aux 
ignorants. 


NOTES  SUR  DES  OASIS  ET  SUR  ALGER 

A  Madame  André  Gide. 


CHETMA 

Souv.  du  28  mars  189C. 

Souviens-toi  des  vergers  délicieux,  des  sources 
vives  sous  les  palmiers,  les  figuiers  et  les  gre- 
nadiers. 

Rappelle-toi  ces  jeunes  filles  qui  vivent  en  des 
jardins  où  règne  un  éternel  crépuscule.  Elles  plon- 
geaient aux  ruisseaux  tièdes  leurs  jambes  nues, 
si  fines  que  l'on  eût  dit  des  quenouilles  d'ambre 
longtemps  filées  et  polies  par  des  mains  royales. 

Elles  étaient  les  filles  de  l'immortelle  beauté. 

D'emplir  des  outres  auxquelles  on  avait  con- 
servé la  forme  d'un  animal,  une  eau  en  cascade 
ruisselait  sur  elles,  et,  sur  elles,  nos  pensées 
poudroyaient  pareilles  à  des  papillons  d'azur. 

Dans  cette  oasis,  les  jeunes  gens  étaient  beaux 
et  tristes.  Ils  ressemblaient  à  des  amphores  de 
bronze  et  de  neige  dont  la  ligne  ondulerait  len- 
tement. 

Ils  évoquaient  des  Aladdins  mystérieux,  des 
lampes  d'or,  des  palais  blancs. 


280       NOTES  SUn  DP.S  oasis  KT  sur  ALGER 

Leurs  yeux  pareils  h  de  noires  corolles  se  pen- 
chaient alanguis  vers  la  terre  parfumée,  y  sem- 
blaient guetter  rêveusement  la  soudaine  éclosion 
d'un  génie  dans  une  fumerolle  d'aromates. 

Torride  était  l'après-midi,  en  dehors  des  jar- 
dins. La  psalmodie  continuelle  dont  se  berçaient, 
dans  la  mosquée,  les  hommes  saints,  nous  don- 
nait envie  de  mourir. 

Athmann,  comme  une  fleur  de  soie,  nous  pré- 
cédait noblement,  et,  sur  sa  gandourah  pâle,  ner- 
vée  de  bleu-de-ciel,  son  mouchoir  bariolé  pendait 
comme  un  flot  d'étamines. 

Souviens-toi  de  Ghetma!  de  la  passée  de  la 
rivière,  des  chameaux  chargés  de  guenilles,  qui 
s'enfuyaient  vers  l'Infini,  épaves  animées  des 
sables  douloureux... 

Il  y  avait  un  moulin  sur  un  torrent  d'eau  tiède, 
dans  l'ombre  glacée  d'un  verger...  II  y  avait 
d'étranges  enfants  rongés  de  maladie,  dont  les 
yeux  s'agrandissaient  encore  sous  des  halos  de 
mouches  —  et  leurs  ongles  étaient  pareils,  sous 
le  henné,  à  des  pétales  de  roses  desséchées. 

Ghetma!  Nos  âmes  fleurissaient  comme  les 
magnolias  d'un  jardin  de  volupté,  s'emplissaient 
d'arômes  invraisemblables,  éclataient  comme  des 
fruits  de  pierre  précieuse  dans  le  parc  vénéneux 
où  le  Magicien  conduisit  son  filleul. 


NOTES  SUR  DES  OASIS  ET  SUR  ALGER       281 

Et  ces  images  s'effacent.  Et  il  me  reste  à  peine 
le  souvenir  des  mélopées  funèbres  dont  nous  ber- 
çait Athmann.  Elles  flottaient  autour  de  nous,  se 
posaient  à  nos  âmes  ainsi  que  des  lépidoptères 
noirs  sur  des  calices  de  douleur. 


NOTBS  SUn  DES  OASIS  ET  SUR  ALGER 


BISKBA 

Au  clair  de  lune,  la  modulation  des  flûtes 
douces  aux  lèvres  violettes  des  petits  Soudanais 
enchantait  nos  âmes. 

Petit  Mhammhar,  petit  pauvre  gentil,  ton  crâne 
d'ébène  bleue  était  comme  un  fruit  singulier,  un 
de  ces  fruits  lourds  que,  sous  la  voûte  opaque  des 
feuillages  de  l'île,  trouvait  Robinson  Grusoë. 

Aux  quartiers  arabes,  dans  les  flammes,  les  épi- 
ceries et  les  musiques,  les  corolles  des  femmes 
vénéneuses  s'épanouissaient... 

Mais  elles  ondulaient,  comme  l'eût  désiré  Flau- 
bert, venaient  à  nous  du  fond  du  café  maure,  len- 
tement, la  tête  haute,  abruties  par  l'étourdissant 
et  continuel  frappement  des  tambours  funèbres, 
pâles  sous  les  fards,  bruissantes  sous  les  colliers 
et  les  jugulaires  d'or. 

Elles  agitaient  sur  elles  de  changeantes  soies  et, 
brusquement,  faisaient  tressaillir  leurs  seins.  Elles 
étaient  si  graves  qu'elles  paraissaient  mortes. 

Et  Ton  eût  dit,  sous  ce  résonnement  de  peaux 


NOTES  SUR  DBS  OASIS  ET  SUR  ALGER       283 


d'âne  tendues,  l'éclatement  de  fleurs  du  mal  sous 
un  écho  d'orage. 

Ma  douleur  s'endormait  aux  teintes  et  aux  sono- 
rités, semblable  à  ce  pâle  extatique,  plus  pâle  que 
son  burnous,  et  qui  s'hypnotisait  aux  grêles  cris 
des  fifres  nasillards,  à  la  menace  des  tambours 
sourds,  à  l'éblouissement  des  sequins. 


Au  matin,  le  long  des  cassis  et  des  mimosas, 
les  trompettes  fraîches  des  soldats  éclataient. 

Les  palmiers  rigides,  pareils  à  des  bouquets  de 
fer,  tranchaient  l'azur. 

La  Mère  des  cyprès  de  Biskra  tombait,  comme 
une  larme  immense  et  noire,  à  l'horizon  du  vil- 
lage nègre... 

Le  village  nègre I...  Ils  étaient  quelques-uns, 
jouant  aux  osselets  sur  des  damiers  crasseux, 
fumant  du  haschisch  dans  de  petites  pipes  dont 
ils  secouaient  la  cendre  parfumée  sur  des  terrines 
rouges,  et,  parfois,  ils  buvaient  de  l'eau  pure  dans 
un  vase  goudronné. 

Les  yeux  de  ces  fumeurs  étaient  si  tristes  qu'ils 
semblaient  refléter  leur  vie. 


284      NOTES  SUR  DBS  OASIS  ET  SUR  ALGBR 

Midi  flambait.  Dans  l'ombre,  quelque  scribe 
presbyte  à  barbe  blanche,  revenu  de  la  Mecque, 
écrivait  avec  un  roseau.  Il  faisait  le  recensement. 
Il  y  avait  auprès  de  lui,  dans  l'angle  de  la  muraille 
sableuse,  un  blême  adolescent  qui,  les  jambes 
croisées,  burinait  aussi. 

Cet  enfant  n'était  qu'un  profil  de  lumière,  qu'une 
lampe  d'argent  vivante  dérobée  à  quelque  enchan- 
teur, qu'un  pétale  de  magnolia  tombé  un  jour 
d'orage  dans  un  verger.  Tous  deux,  le  vieillard  et 
lui,  évoquaient  les  trafics  poétiques  des  longs 
comptoirs  d'une  Arabie  heureuse,  les  magasins 
d'étoffes  où  doit  venir  la  Dame,  l'obséquiosité  des 
salamalecs,  les  marchandages. 

Nous  revenions  à  pas  lents  par  le  marché  où 
les  chameaux  renâclaient  en  broutant  du  bois  sec. 

On  y  vendait  beaucoup  de  marchandises  :  des 
dattes  écrasées,  du  nougat  et  des  piments. 


NOTES  SUR  DRS  OASIS  ET  SUR  ALGRH       285 


KEF   EL  DOH'R 

En  route  vers  Tuggurth  le  sombre,  sombre  à 
force  d'éclatement... 

La  Mort  était  partout.  Désolation  des  désolations. 

Où  trouverions-nous  les  gourdes,  les  outres,  les 
vergers? 

Mon  âme  s'assoiffait.  Ma  fièvre  espérait  en  vain 
les  palais  blancs  de  Sindbad  et  les  rues  d'eau  de 
rose,  les  seuils  de  marbre,  les  repas,  les  récits  de 
voyages,  les  alcarazas,  Hindbad  et  les  pièces 
d'argent. 

Après  le  sable,  le  sable. 

Dans  ce  désert  implacable,  nous  trouvâmes 
cependant  trois  coloquintes  pareilles  à  des  balles 
d'enfant. 

Nous  les  cueillîmes  à  tort.  Peut-être  étaient-elles 
le  cœur  de  ce  sable  insensé?  Peut-être  lesgardait- 
\1,  jaloux,  au  fond  de  lui,  comme  un  mystérieux 
amour?  Peut-être  avait-il  volé  à  la  mort  qui  le 
recouvrait  cette  parcelle  de  vie?  Peut-être  aimait- 
il  ces  humbles  fruits? 


286      NOTES  SUR  DES  OASIS  ET  SUR  ALGER 


Le  sable.  Le  sable. 

Mais  tout  changea. 

A  Kef  el  doh'r,  l'air  vibrait  sur  les  chotts.  Des 
Méditerranées  d'azur,  mirages  merveilleux,  na- 
quirent du  terrible  Rien.  C'était,  peut-être,  les 
rêves  géants  du  Désert  endormi. 

Sur  des  eaux  glissèrent  des  voiles,  surgirent 
des  rocs.  D'inexistantes  oasis  bercèrent  leurs 
palmes  au-dessus  de  rhorizon  qui  pâlissait  en 
s'éloignant. 

Le  Songe  de  l'Eau  s'épaississait,  devenait  bleu 
de  prusse  et  jaune.  Des  plages  brillaient  comme 
des  fleurs  de  palmier  mâle,  lorsqu'elles  ne  sont 
pas  mûres  et  que  les  mangent  les  enfants. 

Des  constructions  s'élevèrent.  Elles  évoquaient 
des  villes  mortes,  des  villes  de  l'Indus  abandon- 
nées des  hommes,  des  palais  de  marbre  où  des 
singes  adroits  et  mystérieux  se  seraient  retirés 
pour  y  mener,  loin  des  multitudes,  une  vie  de 
volupté,  pour  se  bercer,  au  soir,  des  grognements 
des  crocodiles  dans  les  réservoirs  croupis  tachés 
de  poissons  d'or. 

Le  sel  des  lacs  luisait  traîtreusement.  On  croyait 
à  la  neige.  Sur  eux  régnait  un  ciel  d'une  infinie 
douceur,  pâle  et  bleu  coiome  une  tempe  de  vierge. 


NOTES    SUR    I>ES    OASIS    ET   SUR    ALGBR  ^87 

Il         UWWWP— I  n 


MOGAR 

A  Mogar,  un  mariage. 

Des  bruits  de  tambours  funèbres  mouraient 
dans  les  sables.  Les  aigres  clarinettes  jouaient 
sans  discontinuer.  De  petites  filles,  semblables  à 
des  fruits  pourris,  nous  regardaient  curieusement. 

Elles  portaient,  suspendues  à  leurs  fronts  ta- 
toués, des  molaires  énormes  et  des  branches  de 
corail.  Cette  fête  nous  épouvantait... 

Uq,  vieillard  s'agenouilla  devant  nous. 


288  NOTES    SUR    DES    OASIS    ET    SUR    ALGER 


TUGGURTH 

Sonr.  du  5  aTrill896. 

Vers  onze  heures,  le  soleil  inondait  le  marché. 
Des  jarres  vides  de  goudron  bâillaient  sous  l'azur 
insensé.  Les  dromadaires  furieux  criaient.  Nous 
buvions  d'étranges  boissons,  nous  mâchions  d'une 
espèce  de  résine.  La  lumière  était  de  feu.  Elle 
ternissait  les  cœurs  sanglants  des  piments,  auprès 
des  tètes  de  moutons  et  des  dattes  sèches.  Elle 
noircissait  les  caillots  coagulés  aux  poils  poussié- 
reux des  cuisses  de  chameaux  tués  pour  la  bou- 
cherie. 

Vers  cinq  heures,  tout  s'adoucissait.  Les  cafés 
maures  étaient  calmes.  Au  loin  ronflait  un  tam- 
bour sourd.  Un  bêlement  de  chèvre  emplissait 
l'étendue  mortelle. 

Le  soleil  sombrait  aux  sables.  Les  chameaux 
tangueurs,  aux  rognures  bleues,  et  les  ânes  pa- 
tients emportaient  des  feuilles  vers  Temacin. 

C'étaient  de  mouvants  parterres  sur  des  mor- 
ceaux de  désert  mouvant. 


NOTBS  SUR  DES  OASIS  ET  SUR  ALGER       289 

Partout,  à  cette  époque  pascale,  les  palmes  sem- 
blaient pleurer  de-  n'être  plus  foulées  par  un 
Dieu. 

Les  lamentations  des  muezzins,  vers  la  Mecque, 
s'effeuillaient  comme  des  roses  taciturnes. 

Je  vis  passer  un  marabout;  il  appuyait  sa  main 
droite  à  l'épaule  d'un  pâle  adolescent.  Sans  doute, 
il  lui  expliquait  la  sagesse,  et,  dans  la  tombée  du 
jour,  je  me  sentis  ému  à  pleurer. 

Çà  et  là,  sous  un  dernier  poudroiement  de  soleil, 
luisaient  des  crânes  d'hommes  que  l'on  rasait. 

Quelque  chameau,  semblable  à  quelque  grand 
navire  échoué,  surgissait  au  coin  d'une  rue,  près 
d'une  porte,  tendant  son  cou  de  limaçon  géant 
vers  le  ciel  bleu  tendre  et  doré. 

Les  couloirs  avaient  le  parfum  des  roses,  parce 
que  dans  l'air  immobile  flottaient  les  nuages  du 
kief  et  des  tabacs  aromatisés. 

Des  ossements  étincelaient  aux  murs  des  ver- 
gers... 

Une  jeune  négresse,  belle  comme  la  nuit,  pas- 
sait, un  pompon  vert  au  front;  une  autre  négresse, 
revêtue  d'un  pagne  bleu  foncé,  tenait  un  fuseau 
de  laine  blanche;  un  Soudanais  se  promenait;  une 
branche  verte  pendait  de  sa  chéchia  sur  sa  figure. 

Les  caravanes  agenouillées  tressaillaient  dans 
le  crépuscule,  chargées  d'herbes  violettes. 

'9 


290  NOTES   StJR   DBS   OASIS    BT    SUR   ALGBR 

A  mon  approche,  quelque  dromadaire  furieux 
se  levait  en  renâclant  du  milieu  de  ses  frères,  sau- 
tait sur  trois  jambes,  l'une  ayant  été  reployée  par 
les  chameliers. 

...  Dans  un  café  maure,  la  nuit  venue,  une 
femme,  pourpre  et  or,  dansa.  Les  bras  levés,  elle 
remuait  les  mains  d'un  mouvement  si  brusque  et 
gracieux,  que  les  poignets  semblaient  rouler  sur 
des  billes  d'ivoire. 

...  Des  chants  nuptiaux  s'élevèrent.  On  con- 
duisait à  leur  nuit  d'amour  deux  jeunes  époux 
montés  sur  un  âne.  Des  lanternes  brillaient  autour 
d'eux.  Ils  avaient  l'air,  l'un  devant  l'autre,  dans 
leurs  vêtements  pâles,  de  grandes  fleurs  fatiguées. 


NOTBS  SUn  DES  OASIS  BT  SUR  ALGER       "2,^1 


EL-KANTARA 


El-Kantara!  lorsque  tu  ouvris  ta  «  porte  d'or  », 
mon  âme  s'épanouit  en  tressaillant  comme  la  fleur 
de  tes  grenadiers  luisants  et  magnifiques.  Ta  rivière 
dorée,  coulant  parmi  tes  lauriers  roses,  avait  la 
splendeur  d'une  écharpe  barbare.  Et  les  raquettes 
foncées  de  tes  cactus  étaient  pareilles  aux  mains 
tendues  vers  nous  de  noires  courtisanes. 

El-Kantara  !  Les  cigognes  planaient  sur  tes  pal- 
miers. Elles  planaient  comme  des  rêves,  ou  encore 
comme  les  ceffs-volants  d'octobre  des  enfants 
d'Europe.  Elles  regagnaient,  flottantes  et  les  pattes 
en  arrière,  les  hauts  nids  oii  elles  emportaient  des 
ronces. 

Sur  la  berge,  le  roseau  léger  tremblait  comme 
une  plume  tremble  aux  mains  du  poète,  et  sem- 
blait inscrire  sur  le  ciel  implacable  un  poème 
d'amour.  Il  élevait  son  fuseau  vers  les  seins  dorés 
et  sanglants  des  grenades  prochaines. 

Une  éternelle  volupté  semblait  flotter  sur  toi. 


2:^2       NOTES  SCR  DBS  OASIS  ET  SUn  ALGER 

Tu  évoquais  de  profonds  puits  d'or  et  de  grandes 
clés  d'argent. 

Tu  es  le  vantail  superbe  des  rêves  merveilleux, 
tu  es  l'auberge  délicieuse  où  s'abreuvaient  les 
peintres  romantiques,  épris  du  grondement  des 
lions  et  de  l'azur  invraisemblable... 

De  ceux  qui  envoyaient  outre-mer  de  longues 
missives  jaunies  aux  châtelains  aux  longs  cheveux 
et  aux  cénacles  artistiques. 

Tu  es  la  contrée  des  botaniques,  tu  es  la  porte 
d'or  de  Fromentin,  tu  es  l'Enchantée  1 


NOTBS  SUR  DBS  OASIS  ET  SUR  ALGER       293 


ALGER 

«  Réservoir  de  la  Synagogue.  » 

C'était,  dans  les  quartiers  sales  et  puant  la  marée, 
un  bâtiment  carré,  une  improprelé  magnifique  et 
mystérieuse,  une  vision  d'eau  croupie  aux  grandes 
époques  du  choléra,  une  distribution  de  poissons 
blancs  et  secs  et  salés,  en  temps  de  famine,  par 
des  rabbins  à  barbes  en  tubes,  par  des  rabbins 
souriant  aux  plus  belles  du  quartier  auxquelles 
ils  eussent  donné  les  meilleures  parts. 

«  Réservoir  de  la  Synagogue.  » 

La  saleté  magnifique  et  mystérieuse  soudain  se  re- 
vêtait d'or  et  de  feuilles  épaisses.  La  poésie  chantait 
en  moi  sur  un  autre  ton.  Elle  disait,  elle  chantait  : 

Réservoirs!  Eaux  d'argent!  Toi,  Rachel,  ô  belle 
fille  de  Laban,  tu  t'en  allais  vers  les  puits  d'azurt 
Abreuvez  les  troupeaux  et  les  dromadaires.  Nous 
sommes  de  Garan.  L'amour  est  immense  et  les 
pluies  ont  gonflé  les  citernes  qui  pleurent  de  joie 
comme  Jacob. 

Et  tout,  ainsi,  dans  cette  Alger,  s'emplissait  de 


294       NOTES  SUR  DBS  OASIS  BT  SUR  ALGER 

volupté.  Et  ce  n'était  pas  rimpression  première  du 
jour  où,  y  débarquant,  les  bouquets  d'ombre  et 
d'eau  des  oasis  lointaines  m'attendaient  pour  paître 
les  troupeaux  mélancoliques  de  mon  âme... 

Non,  le  morne  Tuggurth  avait  dépassé  mon 
attente.  Mon  cœur,  toujours  avide  de  tristesse, 
s'était  empli  de  pleurs  ainsi  qu'une  urne  funéraire; 
et  les  visions  bibliques  du  Sud  avaient,  d'un  geste, 
semé  dans  mon  âme  tout  ce  qu'elle  pouvait  con- 
tenir d'ivraie. 

A  ce  retour,  Alger  m'apparut  surtout  française. 
D'ailleurs,  les  boutiques  blêmes  où  cousaient  les 
petits  Mzabites  devenaient  un  rêve  pâle  de  lan- 
gueur parfumée  et  morte. 

Je  n'allais  plus  aux  taudis  maures,  mais  je  regar- 
dais la  mer,  assis  à  la  terrasse  d'un  café  dont  la 
banalité  luxueuse  me  plaisait.  J'avais  une  joie 
d'enfant  à  demander  une  absinthe,  à  me  sentir 
seul,  tandis  que  le  soleil  de  midi  semblait  faire 
chanter  pour  moi  son  ombre  et  sa  lumière. 

C'était  un  chant  de  patrie.  Ce  n'était  déjà  plus 
les  flûtes  des  Biskris.  C'était  le  grand  amour  dont 
souvent  j'avais  souri,  l'appel  des  parents  et  des 
amis,  la  forêt  douce  où  les  ramiers  perchent. 

Et  je  pleurais  presque  de  joie. 

Tout  était  joli  :  les  magasins  des  libraires,  les 
grues  françaises,  la  poste. 


NOTES    SUR    DES   OASIS    BT    SUR    ÀI.GRR  295 

La  poussière  du  soleil  flottait  sur  la  place  du 
Gouvernement  et  l'ombre  des  arcades  faisait,  dans 
la  rue  Bab-el-oued,  comme  un  palais  de  songes. 

La  ville  riait.  Sur  la  hauteur,  la  fraîcheur  des 
maisons  mauresques  bâillait  d'un  sourire  adorable, 
un  sourire  de  marbre  pâle  et  de  porcelaine  bleue. 
Une  langueur  m'envahissait.  J'avais  faim  de 
fruits  glacés  et  de  femmes  tièdes.  Le  soleil  de 
volupté  évoquait,  sur.  la  mer  violette,  des  filets 
aux  mailles  d'or  ruisselants,  emplis  de  prostituées 
d'argent  et  de  dorades. 

Un  son  de  guitare  mourait  là-bas. 

Alger,  c'est  toi  qui  commenças  et  terminas  mon 
rêve.  Tu  m 'apparus  et  tu  m 'apparais  encore  comme 
une  ville  délicieuse^  et  je  désire  que  ce  mot  ne 
soit  entendu  que  par  ceux  qui  peuvent  le  com- 
prendre. Mon  orgueil  ridicule  et  ma  tristesse 
eurent  à  lutter,  près  des  oasis,  avec  quelque  chose 
d'analogue  à  mon  cœur:  la  désolation. 

Le  sable  avait-il  la  notion  de  sa  tristesse  ?  Je  fus 
aussi  triste  que  lui  et  je  ne  trouvai  rien,  dans  son 
horreur,  que  je  ne  fusse  capable  de  contenir  et 
d'aimer.  Pas  un  de  mes  nerfs  n'a  tressailli  à  l'as- 
pect des  chevaux  morts  dans  l'implacable  Océan 
pétrifié. 

Les  bêlements  lointains  des  chèvres  de  Tug- 
gurtb,  le  fiévreux  misérable  qui  grelottait  sur  la 


296       NOTES  SDR  DBS  OASIS  BT  SUR  ALGBR 

terre  embrasée  de  Drôh,  les  plaies  bleues  des  dro- 
madaires, les  femmes  haletantes  qui  suivaient  les 
caravanes  à  côté  des  ânes  rogneux,  ne  dépassèrent 
point  la  mesure  de  mon  âme. 

J'en  demande  pardon  à  Dieu:  peut-ôtre  mon 
excuse  est-elle  dans  la  pitié. 

J'ai  retrouvé  dans  Alger  les  choses  mesquines 
et  agréables  auxquelles  notre  faible  cœur  peut 
concéder  bien  des  choses. 


LE  15  AOUT  A  LARUNS 
LE  BRANLE 

A  Augtiste  Brunet. 


LE  BRANLE 

Au  milieu  de  cette  coupe  d'émeraude  taillée 
dans  les  montagnes  de  Laruns,  le  son  aigu  du  fla- 
geolet de  buis  prélude  sur  une  note  unique,  extra- 
ordinairement  prolongée  —  qui  se  continue,  émise 
sans  un  essoufflement,  jusqu'à  devenir  la  seule 
chose  que  l'on  entende,  jusqu'à  ne  devenir  que  le 
chant  de  cette  solitude  plus  verte  et  bleue  qu'une 
plume  de  paon. 

Alors,  comme  un  remous  de  gave,  lentement, 
qui  charrierait  des  fleurs,  on  voit  hésiter  et  naître 
le  rhythme  du  branle. 

...  La  note  du  pipeau  se  traîne  encore,  semblable 
au  cri  de  détresse  de  quelque  oiseau  de  sommet, 
à  quoi  tout  à  coup  s'allient  l'entêté  frappement 
du  tambourin  et  le  grincement  du  violon. 

Le  rondeau  s'ordonne,  se  déploie  en  cercles 
concentriques,  frémissants  de  couleurs.  On  ne 
pense  point,  tout  d'abord,  que  ce  soient  là  des  dan- 
seurs et  des  danseuses,  mais  un  amas  éclatant  e\ 
confus  de  corolles  géantes  et  renversées,  un  cha- 
toiement d'élytres  de  feu  et  d'ailes  de  colibris. 


300  LB    15    AOUT   A    LARONS 

Chaque  bergère  alterne  avec  chaque  berger  qui 
la  tient  par  la  main,  coifiFée  d'un  capulet  sanglant 
dontla  doublure  relevée  forme  unelarge  bande  d'un 
grenat  mat  qui  retombe  sur  les  épaules  et  les  drape 
comme  celles  d'un  sphinx.  A  peine  sous  le  rebord  de 
ce  capulet  et  sur  le  front,  distingue-t-on  le  liseré 
d'un  bonnet  blanc  que  l'on  devine  pareil  à  un  bol. 
Deux  petits  bouts  de  tresses,  nouées  d'un  ruban, 
pendent  sur  la  taille. 

Mais  la  merveille  est  le  châle  ossalois. 

Il  est  mystérieux  et  paré  de  fleurs  comme  un  au- 
tel. Des  générations  l'ont  porté  et  se  le  sont  trans- 
mis. Il  contient  l'angoisse  de  la  montagne,  l'effroi 
des  pelouses  vertigineuses,  la  couleur  des  végé- 
taux qui  hantent  les  sommets,  les  prismes  in- 
vraisemblables, l'éclat  des  minerais  brisés  par  les 
torrents.  L'iris  d'azur  s'y  harmonise  avec  le  mica 
de  glace;  la  digitale  avec  la  teinte  des  calcaires 
rougis  par  le  soleil  couchant  ;  l'edelweiss  s'y  fond 
aux  cristaux  de  givre;  la  gentiane  à  l'épouvante 
bleue  des  lacs. 

11  tombe,  croisé  au-dessons  du  col  oi!i  pendent 
les  bijoux  et  la  croix,  et  retombe  en  arrière  de  la 
robe,  très  bas,  imitant  les  ailes  aiguës  d'un  insecte 
au  repos. 

Par  la  main,  ai-je  dit,  le  danseur  conduit  sa 
danseuse.  Il  porte  une  chemise  anx  manches  plis- 


LB    45    AOtJT    A    LARTJN8  301 

sées  et,  jetée  négligemment  sur  l'épaule,  la  veste 
dont  la  couleur  se  marie  à  celle  du  capulet.  Son 
gilet  et  ses  guêtres  —  elles  montent  jusqu'aux  ge- 
noux —  sont  d'un  tricot  neigeux.  Le  béret  large  est 
marron.  De  sous  le  gilet  on  voit  saillir  une  poche 
carrée  destinée  h  contenir  le  sel  que  l'on  donne 
aux  brebis. 

...  Le  rondeau  s'élargit  encore,  ondule,  et, 
lorsque  le  rhythme  de  la  flûte,  à  de  certains  mo- 
ments, vacille,  le  rondeau  tout  entier  vacille  aussi 
comme  un  indécis  remous,  comme  une  vague  de 
vent. 

Le  pas  du  branle  n'est  pas  un  saut,  ni  un  mou- 
vement précipité,  mais  simplement  un  pas  savant, 
le  pas  avisé  et  prudent  des  pâtres. 

Celui  qui  précède  sa  danseuse  ne  lui  fait  pas 
absolument  face.  Tous  sont  obliques  l'un  à  l'autre 
dans  cette  promenade  rêveuse  dont  la  lenteur 
excessive  émeut  et  étonne. 

Ladisposition  de  cette  chaîne  vivante,  quatre  ou 
cinq  fois  enroulée  sur  elle-même  avec  un  art  in- 
fini, crée  ainsi  des  rondeaux  qui  tournent  les  uns 
dans  les  autres;  de  telle  façon  que,  de  la  circon- 
férence au  centre,  on  voit,  alignés  sous  un  même 
rayon  visuel,  quatre  ou  cinq  capulets  procession- 
nant  ensemble. 

Tous  et  toutes   semblentainsi  accomplir  un  pè- 


302  l'B   16   AOUT   ▲   LARUNB 


lerinage  vers  un  but  jamais  atteint.  Pas  un  tres- 
saillement dans  les  physionomies  qui  revêtent  une 
gravité  déconcertante,  une  attention  soucieuse  et 
méditative;  une  sorte  de  catalepsie  qui  tient  de 
l'amour  et  de  la  mort. 

Et  c'est  la  beauté  de  ces  femmes,  cette  expres- 
sion à  la  fois  passive  et  recueillie  dans  ce  visage 
rond,  coloré  et  duveté  comme  une  pêche.  Et  c'est 
le  mystère  de  cette  danse,  cette  évocation  des  ori- 
gines oÎL  elle  retourne:  le  tournoiement  des  neiges 
et  des  écumes;  la  giration  des  fleurs  dans  les 
cyclones  de  vent  —  tandis  que  la  brume  du  soir 
enveloppe  peu  à  peu  les  cataclysmes  des  torrents 
et  des  rochers,  se  suspend  aux  sapinières  qu'elle 
déchiqueté,  se  traîne  au  flanc  des  pelouses  — 
tandis  que  la  flûte  qui  conduisait  le  branle  crie 
comme  un  oiseau  en  détresse,  agonise  longtemps 
encore,  et  puis  se  meurt  seule,  déchirante,  bles- 
iée,  éperdue,  aiguë... 


DEUX  PROSES 


SYLVIE 

Que  les  anémones  sont  jolies  à  la  lisière  du 
bois...  Viens-y,  toi  que  j'ai  aimée  d'un  amour 
romantique,  de  quand  les  vieux  parents,  à  l'angle 
du  comptoir,  se  demandaient  :  Que  donc  fait  cet 
enfant  dans  cette  Capitale? 

0  Sylvie  légère  aux  bas  blancs,  rappelle-toi... 
Chardieu  le  carabin  ne  croyait  pas  aux  femmes. 
Tu  lui  disais:  Ohl  monsieur  Chardieu,  c'est  vilain 
d'être  athée...  Ce  beau  paysage  de  Meudon  ne  vous 
dit-il  donc  rien?... 

Lui  répondait  :  Ma  fille,  tu  me  fais  Eugène 
suer!  Mon  oncle  mort,  et  une  pipe  de  tabac!... 

Viens,  ô  Sylvie  !...  Sous  la  diligence  massive  le 
blanc  samedi  poudroiera!...  On  loge  à  pied  et  à 
cheval...  Ta  peau  sera  d'azur  dans  la  rudesse  du 
lit...  Aime-moi  dans  l'éclat  de  rire  de  tes  seins 
tendus... 

Charmante!...  De  ta  crinoline  écraseras-tu  les 

muguets-de-Salomon?...  Les  beaux  messieurs  de 

Bois-Doré  sont-ils  venus?  Où.  s'est  perdue  l'âme 

de  Mimi  sous  les  tilleuls?... 

ao 


306  DEUX  PROSES 

Oh  1  nous  inventerons  des  rossignols. . .  Et  l'ombre 
d'Alfred  va  venir. 

...  Il  est  venu,  le  séraphin  des  nuits  d'Octobre... 
Il  est  venu  courroucé  et  la  boucha  amôre  de  ja- 
lousie... 11  a  pesté...  Ses  blonds  cheveux  pendaient 
sur  sa  joue,  lissés...  Il  mâchait  un  cigare...  11  a 
battu  l'infidèle...  Son  pas  était  d'un  homme  ivre, 
le  lourd  chapeau  haut  de  forme  en  arrière,  les 
guêtres  en  désordre... 

Et  puis  il  est  parti  pour  les  Marais  Pontins... 
La  Sand  le  suivait,  chargée  d'ailes...  Ils  s'abhor- 
raient et  ils  s'adoraient... 

Sylvie,  recueille-toi!...  Défleuris,  en  soupirant, 
cette  bruyère... 

C'est  dans  un  bois  pareil,  peut-être,  à  celui-ci, 
qu'il  s'en  vint  au  crépuscule,  les  bouteilles  dans 
l'eau  du  courant,  disserter  avec  Desgenais  sur 
l'existence  de  Dieu... 


DEUX    l'ROSES  307 


CLITIE 

Tu  aurais  été  Philis,  Eucharis  ou  Glitie,  dans 
la  prairie  d'or  vert  fréquentée  de  la  belette  et  du 
lapin,  non  loin  du  marécage  fleuri,  glauque  de 
carpes.  Le  château  eût  été  fiancé  à  la  forêt  par 
l'anneau  bleu-de-paon  d'un  ruisseau. 

L'ombelle  rose  de  l'angélique  se  fût  harmoniée 
avec  ta  robe  imposante,  et  l'iris  mauve  avec  la 
hauteur  de  tes  jeunes  cheveux  blancs. 

Nous,  heureux  dans  ces  asiles,  je  t'aurais  dit  : 
Glitie,  ne  laisse  point  s'enfuir  l'amour  volage. 
Mire,  au  cristal  de  cette  onde,  tes  charmes.  Si  tu 
veux,  dans  le  grenier  de  ma  ferme,  là  où  il  fait 
chaud,  par  quelque  jour  d'orage  où  les  rats  du 
Fabuliste  rongeront  les  dépouilles  du  maïs  de 
l'année  passée,  nous  nous  posséderons,  toi  sur  mes 
genoux  de  faune,  ta  bouche  dans  la  mienne. 

Et  tandis  que  s'alanguira,  lentement,  le  dernier 
frisson  de  nos  caresses,  la  tiède  et  large  pluie  d'été 
crépitera  sur  les  peupliers  noirs. 


NOTES 


NOTES 

Donc,  me  voici  de  retour  en  ce  vieux  salon  oh 
je  considère  avec  attendrissement  le  moindre  objet. 
Ce  châle  fut  à  ma  grand'mère  paternelle  que  je 
n'ai  point  connue  et  qui  repose  dans  un  humble 
cimetière  des  Antilles  en  fleurs.  Puissent  les  coli- 
bris étinceler  et  crier  sur  sa  tombe  abandonnée, 
etles  tabacs  aux  cloches  roses  plaire  à  sa  mémoire... 
Je  n'ai  point  vu  de  portrait  qui  la  représente.  Mais 
je  sais  qu'elle  avait  une  réputation  de  bonté  et  de 
beauté.  J'ai  lu  d'admirables  lettres  d'elle  écrites 
de  là-bas  à  mon  père  enfant  que  l'on  avait  amené 
en  France  pour  s'y  instruire  et  qui  y  est  demeuré. 

Combien  j'ai  rêvé  parfois  de  ressusciter  ce  passé. 
Combien  il  serait  beau  que  Dieu  nous  donnât, 
une  fois  par  an,  cette  fête  de  voir  revenir  de  chers 
disparus I  J'aime  à  me  figurer  que  ce  serait  le 
jour  des  Rois,  et  par  un  temps  de  neige.  La  pauvre 
salle  h  manger  s'ouvrirait  aux  coups  de  huit  heures 
et  je  retrouverais  là,  assis  à  la  table  agrandie  et 
ornée  de  roses  de  Noël,  sous  la  claire  gaîté  de  la 
lampe,  tous  ceux  dont  mon  âme  a  le  deuil. 

Il  me  semble  que  ce  revoir  serait  si  naturel, 


312  NOTES 

si  peu  macabre,  si  peu  conte  de  fée.  Mon  grand- 
père  paternel,  le  docteur-médecin,  mort  à  la  Gua- 
deloupe, serait  à  la  place  d'honneur,  avec,  sur  ses 
épaules,  un  petit  manteau  de  voyage  où  luiraient 
des  grains  de  verglas.  Son  regard  bleu  d'acier, 
derrière  les  énormes  lunettes  d'or  qu'il  portait  «t 
dont  se  sert  aujourd'hui  ma  mère,  serait  à  la  fois, 
comme  il  était,  paraît-il,  sévère  et  bon.  D'une  voix 
grave  et  chantante,  il  parlerait  de  la  Grande  Tra- 
t;tfr5^e,duventder0céan  Eternel,  des  tremblements 
de  terres  inexplorées,  des  naufragés  sauvés  par  lui. 

Et  tous  écouteraient;  et  il  serait  beau,  la  mort 
étant  étemelle,  de  revoir  chacun  à  cet  âge  seule- 
ment que  nous  prêtons,  avec  une  singulière  obsti- 
nation, aux  chers  disparus. 

Les  cousines  de  Saint-Pierre-de-la-Martinique, 
elles  étaient  quatre,  je  crois,  ne  dépasseraient  point 
chacune  dix-huit  ans  et,  vêtues  de  robes  de  mous- 
seline blanche,  riraient  de  quelque  gâteau  mal 
réussi.  Et  mes  grand'tantes  huguenotes,  rigides 
mais  heureuses,  de  longues  chaînes  d'or  au  cou, 
s'expliqueraient  l'une  à  l'autre,  les  révélations  des 
Prophètes.  Et  soixante  et  quinze  ans  trembleraient 
pour  chacune  dans  leurs  voix  cassées.  Et  mon  aïeul 
maternel  à  dix-neuf  ans,  avec  son  carrik  vert 
d'étudiant  romantique,  tous... 

Mais  le  songe  s'efface  et  le  vent  pleure. 


NOTES  313 


Dans  une  mousse  ensoleillée,  et  transparente 
comme  une  algue  ou  une  émeraude,  j'ai  enveloppé 
les  racines  de  ces  premières  pâquerettes  de  Jan- 
vier. Elles  sont  les  seules  fleurs  de  ces  temps-ci, 
avec  des  rares  pervenches  et  des  ajoncs.  Trop 
d'amour  les  gonflait  sans  doute.  Il  fallait  qu'elles 
naquissent  malgré  la  glace.  Les  lanières  blanches 
des  capitules  sont  violacées  à  l'extrémité,  et  en- 
tourent des  fleurons  qui  sont  d'un  jaune  verdâtre 
comme  le  dessous  d'un  vieux  cèpe.  Les  racines 
boueuses  sentent  la  campagne  labourée.  J'ai  eu  la 
cruauté  de  cueillir  ces  fleurs,  et  elles  sont  lamen- 
tables k  présent,  aussi  blessées  que  des  bêtes  le 
pourraient  être  et  voici  que,  lentement,  et  comme 
si  elles  étaient  mues  par  une  crainte  terrible,  les 
feuilles  des  capitules  se  recourbent  au  dedans 
pour  recouvrir  et  protéger  les  robes  des  corolles 
minuscules  queje  ne  puis  plus  voir.  Délicatement, 
j'essaie  de  soulever  ces  feuilles,  mais  elles  me 
résistent  et  je  n'arrive  qu'à  meurtrir  la  plante. 
Imbécile I  Est-ce  que  je  n'aurais  pu  laisser  vivre 
ces  fleurs  au  bord  de  leur  fossé?  Là,  elles  eussent 
senti  le  grésillement  frais  du  sol  imbibé,  un  oiseau 


314  proTB» 


les  aurait  effleurées,  la  trompe  des  moustiques 
aurait  pompé  leur  pollen,  et  elles  seraient  mortes 
doucement,  à  côté  de  leurs  amies. 


Les  étoiles  d'hiver  sont  belles  lorsqu'elles  pou- 
droient dans  le  ciel  couleur  d'ardoise  et  que,  dans 
la  profondeur  brumeuse  et  bleue,  elles  éclairent 
des  lambeaux  de  nuages.  J'ai  traversé  la  petite 
ville,  à  six  heures,  lorsque  les  chandelles  derrière 
les  vitres  font  remuer  les  ombres  carrées  dans  les 
boutiques  et  luire  la  boue  rose  sur  les  pavés.  Un 
chien  trotte  en  flairant  sous  les  portails.  Un  char, 
dont  les  bœufs  glissent,  grince.  Une  lanterne  va- 
cille, une  voix  s'entend.  Les  angles  des  toits  sont 
nets.  Le  reste  est  rongé  par  l'obscurité.  Çà  et  là, 
encore,  de  loin  en  loin,  une  fenêtre  d'un  rose  fu- 
meux, et  me  voici  au  sommet  de  la  côte. 

A  gauche,  tremble  une  énorme  étoile.  11  semble 
qu'elle  respire  et  que  ses  rayons  tour  à  tour 
s'allongent  et  se  rétractent.  Son  feu  blanc  a  l'air 
de  couler.  Je  regarde  les  constellations  carrées, 
derrière  lesquelles  sont  encore  des  carrés  de  cons- 
tellations, lesquels  recouvrent  d'autres  constella- 


NOTBB  315 

tions  carrées  jusqu'à  ce  que  le  regard  se  perde  en 
une  cendre  lumineuse  pareille  à  celle  d'un  foyer. 
Je  ne  suis  nullement  intrigué  par  ces  astres.  Je 
n'aperçois  pas  là  des  mondes  infiniment  grands 
ou  petits,  selon  ce  à  quoi  nous  les  comparons.  Ils 
l  sont,  dans  ma  pensée,  tels  que  je  les  vois  :  les 
plus  grands  comme  des  colibris,  les  plus  petits 
comme  des  guêpes.  L'espace  qui  les  sépare  l'un  de 
l'autre  ne  me  semble  point  plus  étendu  que  le  pas 
dont  j'arpente  la  route.  Simplement,  c'est  un  ciel 
de  janvier  sur  une  petite  ville. 


La  vache  de  ma  petite  métairie  est  très  âgée.  Il 
va  falloir  la  vendre.  Pauvre  bête,  je  l'ai  caressée 
longuement.  Où  vont  se  traîner  maintenant  ses 
pauvres  vieux  genoux?  Oh!  souffrance  terrible, 
rançon  de  l'homme  quand  doiic  m'étoufîeras-tu 
tout  à  fait? 


»  il 


Une  paysanne  m'a  vendu  des  mousserons.  Ils 
sont  très  rares  maintenant.  Leur  odeur  me  saisit 


316  KOTBi 

et  je  songe  aux  lisières  des  prairies,  aux  elfes  qui, 
d'après  Shakespeare,  font  croître  ces  mousserons 
sous  le  charme  de  la  lune.  Ils  ont  été  mouillt'S 
par  la  gelée  fondante,  et  de  fines  et  longues 
iierbes  s'attachent  à  leur  humidité.  Ils  portent  en 
eux  la  tremblante  buée  des  nuits.  Les  premiers, 
ils  sont  sortis  de  la  terre,  sous  leurs  ombelles 
d'ivoire,  pour  observer  si  les  pieds  de  ^a  haie 
s'entouraient  davantage  de  mousse.  Ils  auv'ont  été 
déçus.  Ils  n'auront  point  vu  les  pervenches,  ni 
les  violettes,  mais  l'agaçante  et  fine  pluie  grise 
dans  le  ciel  gris. 


* 


Hier,  je  suis  monté  jusqu'au  haut  de  la  côte  e* 
suis  revenu  par  le  chemin  de  Clara  d'Ellébeiise. 
Il  y  avait  tant  de  brouillard  que  les  arbres  pleu- 
vaientdru.  Les  pies  faisaient  des  crochets  brusques 
parce  que,  venant  vers  moi,  elles  ne  m'aperce- 
vaient qu'à  vingt  pas  dans  cette  opacité.  Trois 
grives  aux  gris  grinçants  et  furieux  se  battaient. 
Ici  et  là  on  coupait  du  bois.  Le  soleil  sans  rayons, 
d'un  jaune  argenté,  semblait  la  lune.  J'ai  vu  trois 
primevères,  des  ajoncs  fleuris,  des  pâquerettes  et, 
l'auire  j<>w,  de?  yitrvenches.  CbsX  le  priptemp» 


NOTES  317 

déjà,  à  travers  Janvier.  Depuis  deux  nuits,  à  mon 
réveil,  j'entends  le  chant  d'un  merle.  De  quelle 
émotion  m'emplit  le  premier  souffle,  à  peine  per- 
ceptible, du  printemps!  Cependant,  l'hiver  régnera 
longtemps  encore. 


Le  tic-tac  usé  de  la  pendule  berça  bien  des 
soirées  dont  me  charma  la  tristesse.  Les  chats 
s'introduisaient  dans  le  salon  oh  il  y  avait  des 
invités.  On  était  autour  du  feu.  On  se  racontait 
des  frayeurs,  des  pressentiments  que  l'on  avait 
eus,  les  manies  de  personnes  mortes.  Les  carrés 
d'ombre  projetés  par  la  lampe  tremblaient.  Le 
foyer  éclairait  par-dessous  des  profils  accentués 
de  vieilles  dames,  des  mains  aux  veines  sail- 
lantes, des  gestes  d'adolescente  se  montrant  des 
broderies  commencées. 

—  Ohl  comme  c'est  joli! 

—  Oui,  mais  c'est  long  comme  tout. 

—  Quelle  patience  vous  avez  ! 

—  C'est  Glaire  qui  a  commencé  celle-ci. 

Je  me  souviens  de  Tune  de  ces  soirées  oi!i 
étaient  beaucoup  de  jeunes  filles.  Petites  fleurs  de 
province,  elles  s'épanouissaient  dans  la  lueur  grise 
et  rose  du  salon... 


318  NOTES 

Une  de  ces  enfants  se  mit  au  piano,  une  autre 
uhanta.  Les  notes  usées  semblaient  s'égayer,  tré- 
molantes  comme  des  voix  de  grand'mères  fleuries 
qui  eussent  chuchoté  sous  la  porte.  La  jeune  fille 
qui  chantait  et  qui  est  morte  en  religion  avait  J'air 
d'une  sombre  petite  rose.  Elle  était  pieuse  et 
s'égayait  doucement. 

...On  servait  du  thé  trop  fort,  ou  pas  assez,  dans 
ces  soirées, des  biscuits  un  peu  humides,  du  lait,  de 
l'eau  de  noix.  La  rue  était  silencieuse.  Onze  heures 
sonnaient.  Une  vieille  dame  se  levait  et  disait  : 

—  Onze  heures  déjà...  Est-il  possible...  Onze 
heures. 

Et  quelqu'un  lui  répondait  : 

—  La  pendule  avance  beaucoup. 


* 
•  * 


La  nuit  dernière,  j'ai  rêvé  que  j'étais  mort  et 
que  je  retrouvais  Jean  de  Tinan,  que  j'ai  vu  une 
seule  fois  dans  ce  salon,  à  même  époque,  peut- 
être  à  même  date.  Il  m'est  donc  apparu  en  songe 
et  m'a  invité  à  déjeuner  en  une  maison  de  cam^ 
pagne  située  dans  un  petit  village  protestant  : 
Bellocq.  Je  doute  qu'il  ait  jamais  été  là  durant  sa 
vie.   Mou  rêve  indiquait  dix  heures  du  matin. 


NOTES  319 

Tinan  était,  comme  je  le  vis  en  réalité  :  charmant 
et  ironique.  Il  m'offrit  des  gâteaux  singuliers  et 
me  raconta  qu'il  avait,  pour  s'amuser,  fait  boire 
des  boissons  anglaises  à  des  soldats  qui  faisaient 
les  grandes  manœuvres.  Et  qu'il  était  arrivé  à  ce 
résultat  que  chefs  et  soldats  pris  de  gaîté  ne  sa- 
vaient plus,  les  uns  commander,  les  autres  obéir. 
Tout  à  coup  une  angoisse  terrible  m'a  saisi, 
une  sympathie  douloureuse,  un  regret  de  n'avoir 
pas  assez  connu  durant  sa  vie  le  poète  d'Ai- 
mienne.  Je  lui  ai  tendu  la  main  en  pleurant  et 
me  suis  éveillé. 

Qui  sait?  En  quels  mystérieux  pays  allons-nous 
aborder,  en  quelles  îles  de  l'Océan  du  sommeil? 
Quels  pavots  blancs  nous  enchantent?  Pourquoi 
invoquer  le  hasard  et  non  l'ignorance?  S'il  est 
vrai  que  la  vie  ne  tienne  qu'à  nos  sens  et  que  nos 
royaumes  soient  en  nous  —  pourquoi  les  poètes  qui 
sont,  comme  on  l'a  écrit,  les  explorateurs  de  leur 
âme,  n'apercevraient-ils  pas  dans  la  nuit  et  la  brume 
de  leurs  rôves,  parfois, un  promontoire  de  la  mort? 


Souvent  je  me  suis  figuré  le  Ciel.  Celui  de  mon 
enfance  était  la  cabane  que  s'était  fait  construire, 


Vjô  notes 

en  haut  d'un  chemin  grimpant,  un  vieil  homme. 
Cette  cabane,  on  la  nommait  le  Paradis.  Mon 
père  m'y  conduisait  h.  l'heure  où  la  noire  bruyère 
des  coteaux  se  dore  comme  une  église.  Je  m'at- 
tendais, au  bout  de  chaque  promenade,  à  trouver 
Dieu  assis  dans  le  soleil  qui  semblait  s'endormir 
à  la  cime  du  sentier  caillouteux.  Me  trompé-je? 
Moins  facilement  j'évoque  le  Paradis  catho- 
lique :  les  harpes  d'azur,  la  neige  rose  des  légions 
dans  les  purs  arcs-en-ciel.  Je  m'en  tiens  encore  à 
ma  première  vision,  mais  depuis  que  j'ai  connu 
l'amour,  j'ai  ajouté  à  ce  divin  domaine,  devant  la 
hutte  du  vieil  homme,  une  tiède  pelouse  en  pente 
où  herborise  une  jeune  lille. 


J'ai  tout  à  la  fois  l'âme  d'un  faune  et  l'âme 
d'une  adolescente.  Et  l'émotion  que  j'éprouve  à 
considérer  une  femme,. est  le  contraire  de  celle  que 
j'ai  à  regarder  une  jeune  fille.  Si  l'on  pouvait  se 
faire  comprendre  à  l'aide  de  fruits  et  de  fleurs, 
j'offrirais  à  la  première  des  pêches  brûlantes,  des 
cloches  roses  de  belladone,  des  roses  lourdes  ;  à 
la  deuxième,  des  cerises,  des  framboises,  des  co- 


NOTES  321 

rolles  de  cognassier,  des  églantines  et  du  chèvre- 
feuille. Je  ne  puis  guère  éprouver  de  sentiment 
qui  ne  s'accompagne  de  l'image  d'une  fleur  ou 
d'un  fruit.  Si  je  pense  à  Marthe,  je  songe  à  des 
gentianes.  A  Lucie,  je  prête  des  anémones 
blanches  du  Japon,  et  à  Marie  des  muguets-de- 
Salomon.  A  une  autre  un  cédrat  qui  serait  trans- 
parent. 

Au  premier  rendez-vous  que  me  donna  une 
amie,  j'avais  emporté  un  rameau  de  glaïeul  dont 
les  gorges  étaient  d'un  rose  d'abricot.  Nous  les 
mîmes  sur  la  fenêtre  durant  la  nuit  où  je  l'oubliai 
pour  ne  me  souvenir  que  de  l'amie.  Aujourd'hui 
je  voudrais  oublier  l'amie  pour  ne  me  rappeler 
que  le  glaïeul. 

Mon  souvenir  est  donc,  si  je  puis  dire,  végétal, 
et  les  arbres,  aussi  bien  que  fleurs  et  fruits, 
symbolisent  pour  moi  des  êtres  et  des  sentiments. 
Les  plantes,  autant  que  les  animaux  et  les  pierres, 
emplirent  mon  enfance  d'un  mystérieux  charme. 
A  quatre  ans  je  demeurais  en  contemplation  des 
cailloux  de  montagne  cassés,  en  tas  au  bord  des 
routes.  Choqués  ils  faisaient  feu  au  crépuscule, 
Frottés  les  uns  contre  les  autres,  ils  sentaient  le 
brûlé;  j'en  ramassais  de  marbrés  qui  semblaient 
lourds  d'une  eau  qu'ils  eussent  recelée.  Le  mica 
des  granits  fascinait  ma  curiosité  que  nul  ne  pou- 


322  NOTKs 

vait  satisfaire.  Je  sentais  qu'il  y  avait  une  chose 
que  l'on  ne  savait  pas  me  raconter  :  la  vie  des 
pierres. 

Au  mô.'.ne  âge,  on  me  gronda  parce  que  j'avais 
enlevé  d'un  chapeau  de  ma  mère  des  coléoptères 
naturalisés.  J'avais  la  passion  de  ramasser  des 
bôtcs,  pour  lesquelles  jVprouvais  tant  d'amitié 
que  je  pleurais  si  je  les  pensais  malheureuses. 
Et  j'endure  encore  une  angoisse  abominable  en 
me  souvenant  de  petits  rossignols  que  l'on  m'avait 
donnés  et  qui  ùcpérissaient  dans  la  salle  à  man- 
ger. To;ijours  au  môme  âge,  il  fallait,  pour  que 
je  m'endormisse,  que  l'on  plaçât  non  loin  de  moi 
un  bocal  où  était  une  rainette.  Je  sentais  que 
c'était  une  amie  fidèle,  et  qui  m'eût  défendu 
contre  les  voleurs.  La  première  fois  que  je  vis  un 
cerf-volant,  je  fus  si  frappé  de  la  beauté  de  ses 
cornes  que  l'envie  d'en  posséder  un  me  devint 
une  souffrance. 

La  passion  pour  les  plantes  ne  se  développa  que 
plus  tard,  vers  l'âge  de  neuf  ans,  et  encore  n'ai-je 
bien  eu  l'intelligence  de  leur  vie  que  vers  l'âge  de 
quinze  ans.  Je  me  souviens  dans  quelle  circons- 
tance. Ce  fut  en  été,  un  jeudi,  par  un  après-midi 
torride.  Je  traversais  avec  ma  mère  le  jardin  bota- 
nique d'une  grande  ville.  Un  soleil  blanc,  d'épaisses 
ombres  bleues,  des  parfums  d'une  lourdeur  presque 


NOTES  323 

visqueuse  faisaient  de  ce  lieu  à  demi  désert  uu 
royaume  dont  je  franchissais  entin  la  porte. 

Dans  l'eau  tiède  et  mordorée  de  bassins,  des 
plantes  coriaces  et  grises,  ou  longues,  molles  et 
transparentes,  végétaient.  Mais  du  sein  môme  de 
ces  pauvres  et  tristes  algues  s'élevaient,  jusqu'au 
plein  azur,  de  vertes  lances,  des  hampes  dont  les 
ombelles  roses  et  blanches  opposaient  leur  grâce 
au  jour  ardent,  des  lys  d'eau  endormis  sur  leurs 
feuilles  comme  en  une  sieste  confiante. 

Aux  plantes  fluviales  les  plajites  terrestres 
répondaient.  Je  me  souviens  d'une  allée  où  des 
étudiants,  un  mouchoir  sur  la  nuque,  étaient 
ensevelis  sous  la  beauté  des  feuilles.  C'était  l'allée 
des  Ombellifères.  Les  fenouils  et  les  férules  dres- 
saient leurs  couronnes  sur  leurs  tiges  dont  les 
gaines  éclataient.  Les  parfums  se  parlaient  dans 
le  silence.  Et  l'on  sentait,  de  plante  èi  plante,  un 
muet  épanchement,  et  une  résignation  planait  sur 
ce  royaume  isolé. 

Dès  lors,  je  compris  les  fleurs,  et  que  leurs 
familles  s'apparentent  et  s'aiment  naturellement, 
et  non  seulement  pour  servir  aux  classifications 
qui  aident  à  nos  lentes  mémoires.  Ces  géométries 
en  action  que  sont  les  végétaux  marchent  vers 
quelle  solution?  Je  ne  sais.  Mais  il  y  a  un  mystère 
charmant  à  considérer  que  de  même  que  les  espèces 


8^4  NOTES 

correspondent  avec  telles  périodes  géologiques,  et 
groupèrent  ainsi  leurs  sympathies,  de  mfiine, 
aujourd'hui,  elles  se  groupent  suivantles  saisons. 
Gomment  le  caractère  des  grelottantes  et  neigeuses 
liliacées  d'hiver  s'accorderait-il  à  celui  des  pourpres 
solanées  tl'automne  ?  Et  puis  il  y  a  encore  des 
arrangements  délicieux  qui  sont  dus  bien  moins  à 
l'artifice  des  hommes  qu'au  consentement  pur 
certaines  espèces  d'en  tenir  d'autres  pour  amies, 
et  de  ne  point  languir  auprès  d'elles.  Qu'il  est 
doux  le  jardin  villageois  où  le  lys  luisant,  pareil 
à  ces  dieux  qui  fréquentaient  les  humbles,  vit 
parmi  les  choux,  l'ail  bleu  et  les  ciboules  qui  cui- 
ront dans  le  pot  noir  des  pauvres!  Que  j'aime  les 
potagers  paysans,  à  midi,  quand  la  triste  ombre 
bleue  des  légumes  s'endort  sur  les  carreaux  de 
terre  granuleuse  et  blanche,  lorsque  le  coq  appelle 
le  silence,  et  que  la  buse  oblique  et  tournoyante 
fait  glousser  la  poule  onduleuse  1  \A  est  la  flore 
des  simples  amours,  la  flore  de  la  jeunefemmequi 
séchera  la  lavande  bleue  pour  parfumer  les  draps 
rudes.  Et  il  y  a  aussi,  dans  ce  jardin,  la  fleur  des 
rondeaux,  la  pauvre  giroflée  au  parfum  simple.  Il  y 
a  aussi  le  buis  fidèle  dont  chaque  feuille  est  un  petit 
niinir  d'azur,  les  roses-trémièresoîi  se  consume  la 
tl  iiii  ne  douce  et  pure  de  corolles  de  mélancolie: 
fieurs  religieuses  vouées  au  silence  et  à  la  rigidité. 


NOTES  325 

Et  j'aime  aussi  la  flore  des  prairies  ;  la  reine 
des  prés  balancée  parles  brises, bercée  par  le  rou- 
coulement du  ruisseau.  Sa  couronne  parfumée  se 
pare  de  coléoptères  des  eaux  plus  nacrés  que  les 
gorges  des  colibris.  Elle  est  l'amour  de  la  pelouse, 
la  fiancée  des  lisières  herbeuses. 

Mais  il  est,  au  fond  des  vieux  parcs  désolés,  des 
botaniques  plus  mystérieuses.  Là,  demeure  ce  que 
l'on  nomme  les  vieilles  fleurs  comme  le  lilas  ter- 
restre, la  belladone-amaryllis,  la  couronne  impé- 
riale. Ailleurs,  elles  mourraient.  Là  elles  résistent, 
gardées  par  les  préj  ugés  des  arbres  séculaires,  arbres 
singuliers  aux  noms  disparus.  Et  ces  corolles  ma- 
niérées, distinguées,  ne  relèventleur  tête  branlante 
que  lorsque,  soufflant  à  travers  les  liquidarabars 
et  les  érables,  le  vent  gémit  comme  Chateaubriand 


Ce  soir,  je  prendrai  mon   sac,  mon  bâton,  et 
j'irai  dans  la  montagne. 


...  11  m'a  été  impossible  de  monter  au  Jaïzquî- 
bel,  même  d'aller  à  Notre-Dame-de-Guadaloupe. 


3â<$  NOTBS 

Une  tempête  m'a  bloqué  à  Fontarabie.  J'étais  si 
trempé  que  je  ue  pouvais  plus  avancer,  et  le  vent 
me  secouait  dans  les  venelles  aux  maisons  bla- 
sonnées.  J'ai  songé  aux  torrents  d'azur  de  l'été, 
au  golfe  qui  chante  et  luit  au  haut  du  ciel,  à  la 
nacre  de  la  Bidassoa,  à  tous  mes  rêves  ardents,  à 
l'odeur  fauve  de  Mamore.  Je  suis  entré  dans  une 
auberge  pour  qu'on  y  fît  sécher  mes  vêtements. 
Durant  trois  heures,  couché  dans  un  lit  froid,  j'ai 
écouté  la  pluie  drue.  Je  me  suis  levé  à  l'heure 
de  la  sortie  de  la  grand-messe.  J'ai  vu  défi- 
ler, sur  les  pavés  luisants  d'averse,  les  filles 
en  mantilles,  auxcheveuxen  cédilles,  huilés,  bleus 
et  plaqués  sur  le  front.  Elles  étaient  robustes, 
gracieuses,  rondes  et  comme  tournant  sur  elles- 
mêmes.  Elles  marchaient  les  jambes  écartées.  Un 
prêtre,  le  long  du  mur,  glissait...  Ensuite,  je  me 
suis  fait  conduire  à  Irun,  dans  une  barque,  par  un 
pauvre  enfant  qui  s'escrimait  à  ramer,  les  pieds 
nus  en  de  lamentables  bottines  à  élastiques.  Mon 
cœur  s'est  serré  devant  la  misère  de  l'eau,  du  ciel 
et  de  cet  enfant.  L'eau  était  méchante  et  jaune,  le 
ciel  avait  la  teinte  d'un  Vendredi-saint,  et  l'enfant 
était  décharné. 


NOTES  327 


Je  songe  à  ce  que,  pour  cette  promenade  que  je 
veux  faire  dans  la  vallée  d'I*****,  il  me  faudra 
m'arrêter  dans  l'auberge  où,  il  y  a  deux  ans,  nous 
nous  cachions,  elle  et  moi.  Ce  sera  dur,  mais  je 
ne  veux  pas  ôtre  à  tel  point  l'esclave  de  ma  dou- 
leur que  je  la  fuie.  Je  sais  bien  qu'il  y  a  par  là 
une  source  d'azur  dont  l'eau  glissa  de  mes  lèvres 
aux  siennes,  une  chaise  où  je  la  tenais  embras- 
sée, tandis  qu'en  une  lisse  caresse  parfumée  sa 
joue  sur  ma  joue  lentement  allait  et  venait. 

Mais  il  faut  réagir,  et  ce  souvenir  ne  me  sera 
pas  plus  cruel  que  ne  le  fut,  une  nuit,  le  rappel 
de  cette  amie,  dans  un  bouge  où  m'avaient  attiré 
des  guitares  dont  jouaient  des  ouvriers  espagnols. 
Ils  chantaient  en  s'accompagnant.  Ils  chantaient 
pour  eux  seuls,  tristement,  et  buvaient  du 
vin  rouge.  Leurs  chants  m'oppressaient  parce 
que  je  sentais  en  eux  un  peu  de  l'âme  in- 
quiétante de  la  disparue,  et  qu'un  douloureux 
hasard  faisait  que  la  servante  d'auberge  qui  était 
là  lui  ressemblait  tout  à  fait.  Dans  ces  chants,  il 
y  avait  la  nostalgie  d'une  ardente  contrée,  des 
évocations  de  garces  huilées  et  balafrées.  Et  mon 
cœur  se  serrait  en  s'avouant  que  celle  que  j'ai  le 


323  NOTES 


plus  aimée  conservait,  sous  son  éducation  parfaite, 
un  relent  Je  fille  tragique,  de  celles  dont  le  front 
ou  le  cou  porte  une  cicatrice. 


m  Le  vent  souffle  où  il  veut  et  d'où  il  veut,  » 
comme  l'Esprit.  Et  il  soufllc  encore  aujourd'hui, 
m'emplit  d'une  acre  tristesse.  Du  moins,  suis-je 
seul  encore,  dans  cette  mansarde  d'où,  à  travers 
de  petits  rideaux  de  tulle,  je  vois  la  route,  les 
arbres  nus,  la  pluie.  Où  va-t-elle  la  route?  Ici,  ma 
vie  s'isole  et,  au-dedans  de  moi,  je  sens  davantage 
l'amertume  du  passé.  Qui  saura,  lorsque  je  serai 
mort,  que  j'ai  lutté  si  terriblement? 

L'obsédant  souvenir  de  cette  bohémienne  méfait 
sentir  les  vers  de  Baudelaire  : 

Toi  qui,  comme  un  coup  de  coutean, 
Dans  mon  cœur  plaintif  es  entrée. 

...  Et  je  me  demande  si  elle  ne  m'a  pas  jeté  un 
de  ces  charmes  auxquels  ajoute  foi  le  peuple,  si  le 
jour  que  j'ai  bu  une  goutte  de  son  sang  en  lui  rap- 
pelant une  superstition  italienne,  je  n'ai  pas  à  ja- 
mais rivé  mon  âme  à  la  sienne.  Cette  goutte,  je 
l'ai  bue  par  un  jour  pareil  à  celui-ci,  acre  et  plu- 


NOTES  329 

vieux,  dans  un  bouge  où  nous  commencions  de 
nous  disputer,  de  nous  séparer.  Elle  tendit  à  ma 
lèvre  son  épaule  dont  se  cordaient  les  muscles 
sous  un  amour  irrité.  Nous  mentions  le  froid  du 
lâchage  tomber  sur  nos  cœurs,  dru  et  goutte  à 
goutte,  comme  d'une  lame  de  glace.  Elle  ne  ver- 
sait pas  une  larme,  les  yeux  follement  agrandis, 
je  nez  froncé.  Il  y  avait  en  nous  de  sourdes  choses. 
Ensuite  nous  nous  promenâmes.  Elle  me  dit  une 
parole  terrible  pour  essayer  la  trempe  de  mon 
amour.  Je  restai  calme.  Alors,  elle  se  mit  à  paraître 
distraite,  ayant  l'air  de  craindre  que  l'on  ne  l'aper- 
çût avec  moi. 

Voici  que  je  pleure  à  grosses  larmes,  des  larmes 
chaudes  qui  coulent  au  long  de  la  joue.  Que  je 
souffre!  A  quoi  m'ont  servi  tous  ces  sacrifices?  Je 
suis  fort,  maisy^  n'en  peux  plus.  Il  me  semble  que 
je  porte  en  moi  un  créancier  et  un  débiteur.  Je 
crois  que  c'est  là  un  principe  d'économie  politique 
appelé  :  loi  d'airain^  offre  et  demande. 


* 
*  • 


J'ai  gravi  le  petit  pic  du***.  Les  premiers  daph- 
nés  fleurissent,  les  premières  gentianes,  les  pre- 
mières hépatiques.  Sur  les  hauteurs  et  dans  cette 


330  wanm* 

mansarde  où  j'écris,  là  seulement  je  trouve  la 
paix.  Au  sommet  du***  le  vent  m'a  fait  chercher 
un  abri.  J'ai  déjeuné  sur  un  roc  où  des  bôtes-à- 
Bon-Dieu,  rondes  comme  des  tortues,  luisantes, 
rouges  et  noires,  couraient.  Qui  donc,  aussi  triste 
que  moi,  eût  pu  manger?  Me  sentant  délaissé  par 
le  bonheur,  j'ai  pris  un  parti.  J'accepte,  comme 
une  volupté,  le  goût  amer  que  ma  bouche  donne 
h  mon  pain.  Je  l'accepte  sans  faiblesse,  et  gardant 
un  peu  de  mépris  à  ceux  qui  n'apercevraient  point 
la  force  de  ma  résignation. 


• 


Au-delà  des  prairies  crevées  par  les  sources, 
dans  un  village  que  l'on  nomme  Les  Angles,  au 
pied  d'un  clocher  poétique,  j'ai  vu  une  maison 
heureuse.  Un  jardin  mélancolique  l'entoure,  une 
tristesse  dominicale  y  sommeille.  Qui  donc  est  là? 
On  m'a  répondu  :  «  une  famille  parisienne,  du- 
rant les  vacances.  »  J'ai  passé  devant  la  grille  et 
me  suis  senti  désolé.  Mon  bâton  de  montagne  a 
brûlé  mes  doigts  tout  à  coup. 

Oh  !  Aller,  dans  la  vallée  d'Ossau  où  se  dansent 
les  rondes  monotones,  choisir  la  fille  la  plus 
calme,  celle  dont  le  visage  ni  le   corps  n'ont  un 


NOTES  331 

frémissement,  l'amener  par  la  main  sur  ces  her- 
bages placides,  la  posséder  sans  un  mot,  puis  lais- 
ser tomber  ma  douleur,  couché  en  travers  de  ses 
jambes  robustes,  les  bras  en  arrière,  les  poings  sur 
la  prairie. 


* 
«  « 


Une  vieille  parente  de  ma  mère,  M°"'d'A...  d'E..., 
m'a  écrit  au  sujet  de  ma  Clara  d'Ellébeuse  qu'elle 
a  lue.  Je  n'ai  jamais  vu  cette  parente.  Ses  lignes 
m'ont  touché.  Je  suis  allé  la  voir  sur  son 
invitation.  «  Peut-être,  me  mandait-elle,  aurez- 
«  vous,  dans  ma  demeure  ancienne,  de  belles 
«  inspirations  et  le  rappel  du  temps  de  Clara 
«  d'Ellébeuse.  » 

Et,  en  effet,  la  grille  franchie,  j'ai  trouvé  dans 
le  salon  solennel,  appuyée  sur  sa  canne,  cette  an- 
tique parente  infirme.  Une  bonté  éclairait  son 
visage,  un  sourire  pareil  aux  teintes  délicates  d'un 
herbier  ancien.  La  rafale  que  j'entendais  du  coin 
du  feu  berçait  l'ombre  des  meubles. 

—  «  Voyez-vous  ce  tableau?  Ce  sont  de  vos 
parents  du  côté  maternel...  Les  dames  étaient  Mar- 
tiniquaises... » 

J'ai  regardé  avec   émotion   cette    toile    datée 


332  NOTBS 

de  1833,  dont  un  arbro  luisant,  d'un  vert  aqua- 
tique, l'arbre  d'un  parc  de  rêve,  forme  le  fond. 

Au  premier  plan,  assise  sur  un  banc  de  pierre, 
une  jeune  dame  en  robe  de  mousseline  ;  debout, 
auprès  d'elle,  une  adolescente  aux  cheveux  bou- 
clés... 

Maintenant  où  reposent-elles?  Et  qu'est  devenu 
le  parc  de  ce  tableau  où  l'on  sent  peser  la  torpeur 
dorée  de  la  mort? 


J'ai  vu,  le  long  d'un  chêne,  deux  glissements 
roux,  de  haut  en  bas,  de  bas  en  haut  :  deux  écu- 
reuils. Il  y  a  des  années,  j'en  tuai  un.  Mon  cœur 
en  fut  horriblement  triste.  Vivantes,  ces  bêtes  sont 
ébouriffées  et  légères;  mortes,  ce  sont  de  petites 
loques.  Elles  ne  sont  que  de  la  vie,  de  la  jolie  vie 
soyeuse.  C'était  dimanche  matin  que  je  les  vis 
dans  un  bois  de  Noarrieu  où  se  promena  jadis,  sur 
son  petit  âne,  ma  Clara  d'Ellébeuse.  Le  mâle  sui- 
vait la  femelle.  Ma  vieille  chienne  et  moi  les 
avons  regardés  aussi  longtemps  que  l'on  peut  re- 
garder les  écureuils.  Savaient-ils  que  c'était  Di- 
manche? Les  bêtes  des  forêts  sont-elles  sensibles 
à  la  triste  paix  du  jour  dominical?  Pourquoi  ne 


NOTES  333 

percevraient-elles  pas  le  silence  qui  naît  du  pieux 
repos  des  ôtres  et  des  choses?  Ne  connaissent-elles 
pas  mieux  que  nous  le  cri  du  joug  dans  la  plaine, 
l'exclamation  de  la  hache,  les  sanglots  des  son- 
nailles, le  choc  des  haltoirs,  l'appel  des  sabots  — 
tous  bruits  qu'elles  fuient  par  crainte  de  l'homme? 
Ce  sentiment  d'un  calme  périodique  n'aurait-il 
pas  été  transmis  aussi  bien  que  la  peur,  d'écureuil 
à  écureuil,  de  mésange  à  mésange  ?  C'est  probable. 


9  m 


La  tristesse  même  de  la  petite  ville  me  plaît, 
les  rues  aux  boutiques  obscures,  l'usure  de» 
seuils,  les  jardins  nageants,  à,  la  belle  saison,  dans 
un  enfoncement  de  buée  bleue  qui  est  un  fouillis 
de  roses  trémières,  de  glycines,  de  treilles,  ou  pe- 
lés comme  des  ânes,  avec  des  haillons  qui  sèchent 
au-dessus  des  bordures  de  buis  teigneuses,  le 
ruisseau  des  tanneurs  qui  charrie  la  nacre  mince 
du  ciel  et  reflète  durement  les  toits  parmi  les 
plantes  vaseuses,  le  gave  qui  creuse  les  rocs,  luit, 
tourne  et  file. 

La  petite  place  est  jolie,  que  la  cigale  y  crie 
dans  les  ormeaux  d'Eté,  que  le  vent  d'Automne  la 
racle,  ou  que  les  pluies  la  rayent.  11  y  a  un  petit 


334  NOTii 

jardin    public  qu'eût   aimé  Bernardin  de  Saint 
Pierre  où,  en  Mai,  la  nuit  est  épaisse,  bleue  et 
douce  dans  les  marronniers. 

Depuis  des  années  je  vis  là,  d'où  s'en  allèrent 
vers  les  Antilles  en  fleurs,  mon  grand-père  et  un 
grand-oncle.  Ils  écoutèrent  la  mer  bruire;  des 
robes  de  mousseline  glissèrent  sous  les  vérandas, 
et  ils  moururent  en  regrettant  peut-être  ces  rues, 
ces  boutiques,  ces  seuils,  ces  jardins,  ce  ruisseau, 
ce  gave. 

Lorsque  je  me  rends  h.  ma  petite  métairie,  je 
me  dis  qu'ils  y  furent.  Ils  devaient  emporter  leur 
déjeuner  en  un  petit  panier,  et  l'un  d'eux  s'être 
chargé  d'une  guitare.  Des  jeunes  filles  ne  suivaient- 
elles  pas,  légères?  La  romance  bourdonnait  entre 
les  haies  mouillées.  Un  ineflable  amour  effrayait 
les  oiseaux,  les  mûres  étaient  vertes.  On  marchait 
en  cadence.  Un  cri  de  jeune  fille  émouvait  l'air, 
un  grand  chapeau  tournait  à  l'angle  du  chemin, 
un  rire  frais  montait  des  églantiers  déchirés  par 
les  pluies,  puis  les  cœurs  battaient  lorsque,  dans 
la  canicule  blanche,  la  noire  grange  éteignait  le 
gloussement  des  poules  sous  l'azur  écarlate  de 
midi. 

...  Cette  guitare,  ou  une  autre,  je  l'ai  entendue 
dans  la  cour  de  mes  grand'tantes  huguenotes,  un 
soir  d'Eté,  lorsque  j'avais  quatre  ans.  La  courdor- 


NOTBS  335 

mait  au  crépuscule  blanc,  les  toits  laissaient  tom- 
ber je  ne  sais  quoi  de  tendre  sur  les  rosiers 
grimpants  et  sur  les  pavés  clairs.  On  s'égayait, 
assis  sur  une  poutre,  de  mon  enfance  et  de  mon 
tablier  blanc.  Mon  grand-oncle  chanta  quelque 
mélodie  de  la  Capitale.  Je  le  revois  debout,  la  tête 
en  arrière.  L'air  tremblait  doucement.  Il  fit,  à  la 
fin  d'une  roulade,  un  salut  ridicule  et  charmant. 
Je  te  bénis,  ô  pauvre  ville  où  je  suis  incompris, 
où  j'abrite  mon  orgueil,  ma  souffrance  et  ma  joie, 
où  je  n'ai  guère  d'autres  distractions  que  d'en- 
tendre japper  ma  vieille  chienne  et  que  d'aperce- 
voir de  pauvres  visages.  Mais  je  gagne  les  coteaux 
où  l'ajonc  épineux  s'étend,  et  j'éprouve,  à  méditer 
sur  mes  chagrins,  une  douceur  bienfaisante  ;  et 
c'est  la  résignation.  Ce  n'est  plus  aujourd'hui  le 
rire  grossier  et  dédaigneux  du  public,  ni  le  doute 
terrible  de  tout  qui  m'inquiète.  Le  rire  de  mes 
détracteurs  s'est  lassé,  et  je  deviens  indifférent  à 
ce  que  je  suis.  Cependant,  je  suis  devenu  grave 
envers  moi-môme  et  les  autres.  C'est  ayec  une  joie 
craintive  que  je  considère  l'insouciance  des  heu- 
reux. J'ai  compris  quelle  douleur  peut  éclore  de 
l'amour,  et  quel  aveuglement  naître  d'un  regard. 
Et  c'est  à  cause  de  ce  que  j'ai  souff'ert  que  je  vou- 
drais donner  une  triste  et  lente  caresse  à  ceux  qui 
n'ont  encore  que  du  bonheur. 


336  NOTES 


La  porte  ouverte,  l'azur,  la  mouillure  de  l'herbe 
et  les  giroflées,  et  les  jacinthes,  et  un  seul  oiseau 
qui  crie,  et  mes  chiens  à  plat  ventre,  et  les  ro- 
siers à  tige  rose  épaisse,  le  verdissement  du  lilas, 
et  une  cloche  qui  sonne,  une  guêpe  qui  file  droit 
et  raye  la  prairie  de  son  vibrement  blond  qui 
s'arrête,  hésite,  repart,  se  tait  et  bourdonne 

Cœurs  et  chœurs  des  primevères  sur  les  mousses 
humides  et  obscures  des  bois;  longs  fils  de  rosée 
rose  et  bleue  flottants  et  balancés  et  suspendus  — 
à  quoi?  —  dans  la  matinée  immatérielle  ;  rainolles 
aux  paupières  dorées  dont  bat  le  goUre  blanc; 
ajoncs  dont  le  parfum  de  pêche  flétrie  et  de 
rose,  aux  chemins  déjà  torrides,  se  traîne... 

Iris,  cris  des  geais,  tourterelles,  montagnes  de 
neige  bleue  qui  êtes  les  rochers  de  l'azur,  champs 
verts  carrés,  ruisseau  roulant  un  caillou  doré  dans 
le  silence  ;  premiers  feuillages  des  eaux;  frisson 
qui  glace  le  corps  auprès  des  sources  quand  le  so- 
leil vous  cuit  les  mains... 


NOTES  337 


Aulnes  grêles  ;  marécages  torrides  où,  vers  midi, 
gonflant  les  vessies  de  leur  gorge,  les  grises  gre- 
nouilles rauques  se  traînent  sur  les  plantes  coriaces, 
tandis  que,  lentement,  du  fond  de  la  vase  om- 
breuse et  dorée,  monte  une  bulle... 

Vignes  sèches  et  tordues;  essaims  de  fleurs  des 
pôchers  roses  en  vol  oblique  dans  l'azur;  poiriers 
et  roses  du  Bengale.. 


Couchers  de  soleil  cerise  ;  neige  nocturne  d'un 
fruitier;  assombrissement  vert  et  transparent  des 
allées;  sommet  des  collines  à  sept  heures  oiî  les 
arbres  sont  des  éponges  de  nuit  qui,  peu  à  peu,  se 
mêlent  à  la  sévérité  de  la  courbe  uniforme  qui  se 
gonfle  et  s'élance,  nette. 

Nuit  sans  étoiles  ;  nuit  violette  où  se  distinguent 
à  peine  les  sandales  blanches  d'une  payanne  ai- 
mée, et  le  hérissement  d'arbres  grêles  et  secs; 
pâleur  d'un  coteau  calcaire,  et  eau,  où  je  ne  sais 
quoi  fait  deux  ombres  longues  et  profondes... 


338  N0TB8 

Nuit; feu;  lignes  d'ombre  mêlées  à  l'ombre  des 
lignes  ;  feu  ;  épaississement  humide  des  champs  ; 
feu  ;  cramoisissure  et  roussissure  de  nuages  ;  peu- 
pliers; blancheur  qui  doit  ôtre  un  village.  De  l'eau 
encore,  de  l'eau  et  des  ombres  d'eau... 

Une  étoile,  deux  étoiles,  trois  étoiles,  quatre 
étoiles.  Elles  palpitent  comme  de  l'eau.  On  dirait 
qu'elles  vont  couler  sur  la  route  ou,  par  places, 
des  vaches  ayant  pissé,  on  croit  à  des  obstacles  et 
l'on  saute... 

Une  voiture  passe.  La  lanterne  n'éclaire  que  le 
derrière  du  cheval,  le  reste  est  de  la  nuit.  Quand 
j'étais  enfant  c'était  ce  qui  m'étonnait  :  cette  lu- 
mière qui  s'éteint  encore.  Une  autre  voiture...  On 
ne  voit  que  le  buste  rose  d'une  fille.  Il  glisse  dans 
la  nuit... 


Je  reviens  de  voyage.  Le  souvenir  d'un  reflet 
marron  de  bateau,  dans  le  canal  couleur  de  pois- 
son gris,  fait  tremblerma  mémoire.  Je  songe  à,  des 
tulipes  blanches. 

Ici,  je  suis  revenu  la  nuit.  Le  coassement  des 
grenouilles  m'a  salué,  du  fond  de  la  prairie  humide. 
Mon  cœur,  n'éclate  pasl...  Que  tu  n'éclates  pas 


NOTBS  339 

comme  les  lilas  du  parterre  dont  je  n'ai  frôlé  que 
le  parfum!... 

L'espoir  ya-t-il  renaître?  J'ai  peur.  Est-ce  encore 
la  désillusion? 

La  guêpe  a  bourdonné.  Je  n'aime  que  le  lilas 
violet,  je  n'aime  que  les  violettes  bleues.  C'est  di- 
manche, et  j'entends,  dans  mon  âme  profonde, 
gronder  les  harmoniums  des  pauvres  églises. 

Ma  vie,  voici  ma  vie,  ardente  et  triste  comme 
une  flamme  qui  brûle  par  un  trop  tiède  soir  d'été, 
auprès  de  la  fenêtre  ouverte.  Une  brise  insensible 
a  gonflé  tout  à  coup  le  rideau  de  mousseline, comme 
mon  cœur. 


'  * 


Le  Printemps  fait  silence  dans  mon  âme. 

Au  moment  où  je  viens  d'écrire  cette  phrase, 
j'entends  le  premier  rossignol  qui  chante  dans 
l'azur  vert  du  soleil  mouillé. 

Je  succombe  en  l'entendant.  Il  me  semble  qu'à 
l'écouter  ma  poitrine  va  se  briser.  Quelles  ombres 
bleues  et  quels  soleils  rouges  vont  pour  moi  tour- 
ner aux  cadrans  solaires  des  vieux  domaines?  Par 
la  porte  du  salon  j'aperçois  une  tulipe.  Elle  est 
immobile  sur  l'immobilité  de  l'herbe  toufl'ue  et  do- 


340  NOTES 


rée.  0  Clara  d'EUébeuse,  je  sens  la  lourdeur  d'une 
de  tes  boucles  blondes  sur  ma  tempe.  Qui  es-tu 
donc? 


Dans  le  jardin,  le  parfum  des  lilas  me  fait  mal 
tout  à  coup  parce  queje  suis  horriblement  trisle. 

Cependant,  lilas,  tu  m'es  cher  depuis  l'enfance. 
Alors  je  considérais  tes  grappes  qui  étaient  les 
belles  images  vernies  d'une  boîte  h  jouet. 

Et  tu  hantais  aussi,  lilas,  un  verger  familieràmon 
jeune  âge.  Dans  ce  verger,  il  y  avait  des  hérissons. 
Us  glissaient  au  long  de  vieilles  poutres.  Qu'ils 
sont  innocents  et  doux,  malgré  leurs  pics,  les  héris- 
sons !.  Je  me  souviens  de  mon  émoi  un  soir  d'hiver 
que  j'en trouvai  un  au  seuil  de  la  cuisine,  chassé  par 
la  neige  et  fourrant  son  petit  groin  dans  des  détri- 
tus laissés  là... 


* 
*  « 


J'aime  les  êtres  de  la  nuit,  les  chouettes  au  vol 
souple,  les  chauves-souris,  les  blaireaux,  toutes  les 
bêtes  craintives  qui  glissent  dans  l'air  ou  dans 


NOTES  341 

l'herbe  et  que  nous  connaissons  peu.  Quelles  fêles 
se  donnent-elles  parmi  les  plantes,  leurs  sœurs  ? 

A  l'heure  où  l'homme  repose,  les  lapins  argen- 
tés par  la  rosée  bondissent  sur  les  menthes  des  sil- 
lons et  tiennent  des  conciliabules  ;  les  grenouilles 
coassent  dans  la  mare,  y  clapotent  ;  les  vers  lui- 
sants filtrent  leur  molle  et  humide  lueur  jaune;  la 
taupe  fore  la  prairie  ;  le  rossignol  sanglote  comme 
une  fontaine;  le  hibou  fait  entendre  ses  tristes 
rires  comme  s'il  s'associait  lui  aussi,  mais  timide- 
ment, à  la  joie  de  Dieu. 

Combien  j'aurais  voulu  être  une  bête  delà  nuit, 
un  lièvre  frémissant  dans  une  haie  d'aubépine,  un 
blaireau  frôlé  par  les  feuilles  des  juteux  maïs 
verts.  Je  n'aurais  eu  que  les  soucis  de  ma  défense 
physique.  Je  n'aurais  pas  aimé.  Je  n'aurais  pas 
espéré. 


■  •  « 

Hier,  j'ai  entendu  le  premier  pipeau  du  prin- 
temps. Je  me  souviens  de  ces  vers  de  moi  écrits  à 
propos  des  Charmeltes  et  de  M""  de  Warens  : 

Doux  asiles  1  Douces  années  1  Douces  retraites  1 
Les  siffets  d'aulnes  frais  criaient  parmi  les  hêtres,.. 

et  je  songe  aux  crépuscules  d'enfance. 


342  NOTES 

Que  c'est  loin  tout  cela,  et  comment  ai-je  vécu? 
Je  jette  un  regard  en  moi-même,  et  n'y  trouve  que 
désolation.  Non,  personne  moins  que  moi  n'a  cru 
aux  hommes,  pas  môme  toi,  ô  doux  génie  ami,  qui 
reposas  dans  l'île  aux  frais  peupliers.  La  méchan- 
ceté des  meilleurs  est  terrible,  l'hypocrisie  des 
plus  vrais  est  infinie.  0  mes  pauvres  chiens  aux 
yeux  tristes,  sentez-vous  lorsque  je  caresse  lente- 
ment vos  crânes  bas,  toute  TelTusion  de  mon  cœur? 
0  bonté  que  vous  êtes,  doux  êtres  de  Dieu  qui 
n'avez  d'autre  défaut  que  de  lécher  le  fond  d'un 
plat,  craintifs,  la  queue  au  ventre,  et  craignant  que 
l'on  ne  vous  batte... 


La  douleur  que  j'attendais,  la  volcî.  Elle  est  là, 
palpable.  Elle  est  venue,  seconde  par  seconde,  hési- 
tante, puis  sûre.  J'avais  cru  queje  trébucherais  sous 
elle.  Non.  Je  mesuis  levé  avec  une  amertume  coura- 
geuse dans  le  cœur.  J'ai  pris  mon  bâton,  sifflé  mes 
chiens  et  je  suis  parti  à  travers  bois.  En  moins  de 
trois  jours,  et  quoique  l'almanach  dise  encore  le 
printemps  de  Mai,  TÉté  a  bourdonné.  J'ai  gagné 
le  village  de  Balansun.  Les  potagers  paysans 
flambent  sous  leur  triste  beauté,  élèvent  au  ciel* 


NOTES  343 

les  rousses  giroflées,  ces  fleurs  éternellement  flé- 
tries. J'ai  cueilli  dans  la  haie  du  presbytère  une 
rose  et  su  relie  j'ai  douloureusementposé  mes  lèvres, 
Le  curé  m'a  fait  boire  du  vin  blanc  dans  la  salle  à 
manger  glaciale,  tandis  que  mes  chiens  harassés, 
couchés  dans  l'herbe,  haletaient.  Je  pense  à  ce  vers 
de  Charles  Guérin  : 

«  Hélas  I  il  faut  pourtant  recommencer  à  vivre.  » 

Il  me  semble  que  mon  existence  est  aussi  lamen- 
table que  le  sourire  d'une  fille  qui  a  fait  la  vie. 
J'écoute  un  grillon  qui  grésille,  un  âne  qui  brait. 
Je  songe  à  cette  brebis  boursouflée  étendue  au  tra- 
vers de  la  route,  et  morte  pour  avoir  brouté  du 
trèfle  sur  pied. 

Dans  ce  château  d'A***  ruiné  et  abandonné,  sur 
le  perron  duquel  j'ai  déjeuné  hier,  j'aurais  vécu 
il  y  a  soixante  ans.  Le  long  des  allées,  j'eusse 
traîné  l'existence  de  ceux  qui  mouraient  jeunes. 
On  m'eût  vu,  au  crépuscule,  vêtu  d'un  carrik,  gre- 
lotter. Malvina  m'eût  rejoint  sous  la  tonnelle.  Puis 
un  soir  d'Octobre,  un  coup  de  pistolet  dans  la 
chambre  du  second...  Et  la  grand'mère  aurait 
expliaué  :  l'oncle  est  mort.  Son  fusil  a  éclaté. 


SUR  JEÀN-JACQUES  ROUSSEAU 
ET  MADAME  DE  WARENS 

AUX  CHARMKITES  ET  A  CHAMBÉRY 


Petit  fut  mon  nom;  Ma- 
man fut  le  sien. 

[Les  Confessions, 
Part.  I,  liv.  IIIO 


—  Petit? 

—  Maman? 

Ces  deux  mots  prononcés  par  eux  frappent  mon 
oreille.  Pourtant,  entre  eux  et  moi,  il  y  a  la  mort? 
Qui  sait? 

0  matinée  où  je  grimpe  vers  les  Charmettes! 
Cent  soixante-trois  ans  sont  passés  depuis,  de  ce 
que  nous  appelons  :  la  vie. 

Une  église  de  Chambéry  pleure  dans  l'azur, 
pleure  comme  une  sœur  immatérielle  qui  m'ac- 
compagnerait dans  ce  pèlerinage  depuis  si  long- 
temps désiré.  Et  je  comprends  maintenant  le  souffle 
qui  fait  partir,  qui  gonfle  le  cœur  et  les  bannières 
des  hommes  qu'un  grand  souvenir  sollicite. 

N'est-ce  pas  la  même  matinée  d'un  Eté  finissant 
que,  descendue  de  sa  chaise,  «  à  moitié  chemiriy 


343      SUn    JEAN-JACQUES    ROUSSF.au    RT    m"'    DR    WAP.KN'S 

craignant  de  trop  fatiguer  ses  porteurs^  »,  elle 
s'écrie  :  «   Voilà  de  la  pervenche  encore  enfleur^?  » 

La  cloche  tinte  encore  et  tremble  dans  la  fraî- 
cheur bleue,  et  sa  voix  angélique  berce,  sous  l'onde 
de  l'azur,  mon  âme  évaporée.  Je  ne  suis  plus  en 
moi  :  le  passé,  le  présont,  les  chants  d'oiseaux, 
les  peupliers  noirs  qui  bruissent  et  luisent,  la 
clarté  des  prairies  où  les  veilleuses  d'Automne 
posent  une  buée  lilas,  Jean-Jacques  et  M°"  de 
Warcns  s'appellent,  se  répondent,  sons,  lueurs  et 
songes,  en  ce  point  de  ma  vie. 

—  «   Voilà  de  la  pervenche  l...  » 

...  De  la  pervenche  queje cueille,  enroulée  àdes 
ronces,  et  dont  l'ârae,  très  humble,  la  même  tou- 
jours, n'a  point  quitté  ces  lieux  où,  eux  aussi, 
demeurent. 

J'approche  et  mon  cœur  bat  comme  la  cloche 
qui,  plus  éloignée  maintenant,  roucoule.  Le  chant 
de  cette  cloche,  n'est-ce  point,  ô  Jean-Jacques,  le 
souvenir  de  tes  pigeons  fidèles  qui,  sur  le  colombier 
détruit,  tournoie  et  pleure  ? 

...  Et  voici  la  terrasse  où,  par  les  soirées  pâles 
et  palpitantes  d'étoiles,  tu  jouais  à  l'astrologue  et 
penchais  ton  front  taciturne  vers  ton  planisphère 
céleste. 

1 .  Ut  Confession»,  partie  I.  lir.  YI. 
S.  Id. 


SUR    JEAN-JACQUES    lîOUSSEAU    ET    M™*    DE    WAHENS      3  i9 

Tu  es  là,  par  quelque  minuit  limpide,  lorsque 
la  brume  ne  quitte  pas  le  lit  des  ruisseaux  et  que 
s'élèvent,  de  la  vallée,  avec  la  prière  des  Sources, 
les  sanglots  rauques  des  sonnailles...  Tu  es  là, 
tout  au  bord  de  la  muraille.  Ton  ombre  bouge.  La 
chandelle  que  tu  as  fixée  au  fond  du  seau,  pour 
éclairer  ta  carte,  rougeoie,  vacille  et  fume.  Une 
voix  a  tremblé  auprès  de  toi.  C'est  Maman.  Elle 
sourit,  intriguée  sans  doute  par  ta  physique  amu- 
sante, cet  attirail  de  sorcier  auquel  son  goût  pour 
l'alchimie  s'intéresse.  Je  la  vois,  emmitouflée  à 
cause  du  serein,  épaisse  et  courte,  mais  revêtue 
de  je  ne  sais  quel  charme  puissant  et  joyeux. 

Elle  se  penche  vers  toi  et  je  distingue,  en  dehors 
de  l'ombre  que  la  flamme  déplace,  une  boucle 
désordonnée  prise  dans  le  col  du  vêtement,  son 
menton  volontaire,  son  nez  voluptueux  saillant 
du  placide  ovale  de  la  joue,  un  coin  de  son  front 
trop  bombé,  obstiné  et  fier. 

Elle  te  gronde  doucement. 

—  Petit?...  dit-elle. 

—  Maman?...  lui  réponds-tu. 


3î>0      SUR   JEAN-JACQUES    HOUSSEAU    liT   M""    DU    WAnBNS 


Et,  de  la  fenêtre  où  je  suis  maintenant,  j'aper- 
çois là-bas,  au  sommet  de  la  vigne,  le  petit  sen- 
tier tombant  sur  Ghambéry.  C'est  là  que  Jean- 
Jacques  allait  guetter  l'aurore,  et  c'est  au  delà  de 
ce  chemin  qu*ilsse  promenèrent,  tout  un  jour  de 
fête,  «  de  colline  en  colline  et  de  bois  en  bois,  quel- 
quefois au  soleil  et  souvent  'à  l'ombre^  nous  repo- 
sant de  temps  en  temps,..  *  ». 

C'est  au  sommet  de  la  «  côte  »  qu'il  allait 
prier. 

«  Je  me  levais  tous  les  matins  avant  le  soleil... 
Je  regardais  de  loin  s'il  était  jour  chez  Maman  : 
quand  je  voyais  son  contrevent  ouvert,  je  tressaillais 
de  joie  et  j'accourais...^  ». 

Je  l'évoque,  par  un  matin  pur,  sur  ce  sentier. 
Il  marche  vers  la  ville,  un  livre  sous  le  bras,  à 
pas  comptés,  la  tête  basse.  Sa  méditation  l'exalte. 
Parfois,  de  son  index  levé,  il  montre  Dieu  et  ses 
lèvres  remuent.  A  sa  droite,  le  Nivolet  elle  Mont- 
du-Désert  brisent  l'azur.  Déjà,  à  contempler  la 
hauteur  noire  de  ces  montagnes,  l'âme  du  jeune 

i.  Les  Confet$iont,  partie  I,  Ut.  VL 
i.  Id. 


SUR   JEAN-JACQUES    ROUSSEAU    ET   M*"»    DE    WARENS      351 

homme  s'élève  et  s'assombrit  comme  elles,  voit  à 
ses  pieds  le  vain  tumulte  des  hommes,  confronte 
les  fumées  tourmentées  de  leurs  toits  avec  la 
grandeur  placide  des  nuages  qui,  sur  les  cimes, 
lentement  se  traînent. 

Soudain  il  se  retourne.  La  fenêtre  de  Maman 
est  ouverte.  Il  descend  parla  vigne  au  verger.  Le 
cri  d'un  coq  éclate  et  les  colombes  roucoulent.  La 
ruche  tournoie  et  ronronne.  11  gagne  la  maison. 

C'est  dans  cette  même  chambre  où  je  suis  qu'il 
entre.  Tout,  dans  cette  pièce,  exhale  encore  une 
sensualité  puissante  et  blonde. 

—  Bien  le  bonjour,  Maman! 

—  Bien  le  bonjour,  Petit. 

Il  s'est  assis  sur  le  lit  bas  à  côté  d'elle  qui  ett 
couchée.  Elle  bâille,  et,  robuste,  l'attire  à  elle. 
(Une  barre  oblique  de  soleil  poudroie  sur  l'oreiller.) 

—  T'es-tu  promené  bien  loin,  aujourd'hui? 

—  Maman,  un  de  nos  pigeons  est  malade.  .  La 
barrique  de  vin  perdait  par  une  fente  que  j'ai 
bouchée  avec  la  cire  de  nos  abeilles...  Voici  des 
colchiques  déjà,  cueillis  pour  vous... 

—  Merci,  amour. 

—  Ils  vous  feront  songer  à  ceux  que  ramassait 
le  pauvre  Claude  Anet,  et  dont  vous  faisiez, — vous 
souvenez- vous  ?  —  un  magistère  extérieur  contre 
le  mal-caduc. 


3.")2      SUR   JBAN-JACQUHS    ROUSSEAU    P. T    M°*    DB    WARKNS 

—  Ce  n'est  point  leur  seule  influence.  Mon 
père,  qui  préparait  aussi  des  baumes,  m'a  appris 
ce  que  tu  ne  sais  point  au  sujet  de  ces  Heurs.  Flics 
ont  des  vertus  secrètes  qui  tiennent  plus  à  nos 
âmes  qu'à  nos  corps.  Infusdes  dans  de  l'eau  de 
rivière,  elles  donnent  un  paie  extrait  qui,  enfermé 
dans  un  médaillon  d^or  que  l'on  a  soin  de  main- 
tenir h  la  place  du  cœur,  guérit  do  la  manie  et  de 
l'amour  du  suicide. 

—  Mais,  Maman,  vous  avez  laissé  chez  M.  de 
Saint-La'jrent  vos  cornues  et  vos  fourneaux... 
Ah  !  Ouc  feront  les  empyreumes? 

-—  Nous  pourrons  donner  à  l'apothicaire  nos 
!derbes,  afin  qu'il  prépare  lui-même  les  drogues 
dont  nous  aurons  besoin... 

—  Ah!  Maman  !...  Toujours  des  dépenses... 
Votre  quartier  est  engagé... 

—  Ahl  Le  petit  régent!...  Voyez-moi.. 

—  Maman  !  Combien  je  voudrais  que  cet  état 
de  bonheur  oiî  nous  sommes  ne  finît  point  !  Paix 
du  cœur!  0  vertu!  Tantôt,  comme  je  grimpais  la 
côte,  je  pleurais  de  joie  en  me  disant  que,  cette 
vilaine  maison  de  la  ville,  nous  l'avons  quittée... 
Que  n'est-ce  pour  toujours,  ô  Maman  ?  Que  l'Éter- 
nel, s'il  me  faut  abandonner  ces  ombrages  bien- 
aimés,  si  je  dois  renoncer  à  votre  chère  présence, 
me  reprenne  à  la  fleur  de  mes  jeunes  ans  I 


SUR   JEAN-JACQUES    ROUSSEAU    ET    M'""     DE    WARENS       353 

—  Petit,  ce  n'est  plus  la  raison  qui  te  l'ait  parier 
maintenant...  Tu  t'exaltes  comme  don  Quichotte  ! 
Quoique  j'aie  de  l'espoir  en  la  réussite  des  terrail- 
leries,  nos  affaires  actuelles  vont  mal,  sont  dans 
un  grand  désordre  depuis  la  mort  du  pauvre 
Claude  Anet...  J'ai  reçu,  hier  encore,  une  lettre 
du  comte  au  sujet  du  retard  de  notre  loyer...  Que 
ferons-nous  si  nous  encourons  sa  disgrâce  en 
abandonnant  son  cul-de-sac?...  Petit?...  Recule 
un  peu?...  Que  je  me  lève... 

—  Maman?...  Ne  m'aimez-vous  plus  ? 

—  Pourquoi  cette  question,  mon  amour  ? 

—  Parce  que  vous  me  serrez  moins  ardemment 
sur  votre  cœur,  depuis  la  mort  du  pauvre  Claude 
Anet...  Pas  une  fois,  depuis  trois  semaines,  vous 
ne  m'avez  accueilli  ici  avant  l'aurore...  Et,  si  j'y 
viens  le  matin,  c'est  pour  y  être  admis  en  enfant... 
Pourtant,  Maman,  c'est  vous  qui,  dans  le  jardin 
du  faubourg...  Ai-je  manqué  à.  vos  conditions, 
dites,  ô  chère  Maman  ?  N'ai-je  pas  observé  mes 
engagements...  Ai-je... 

—  Petit!...  Petit!... 

—  ...  été  à  d'autres  qu'à  vous?  Ne  me  suis-je 
pas  débarrassé  des  vices  qui  me  faisaient  honte? 
Me  suis-je  montré  courroucé  envers  le  pauvre 
Claude  Anet  quand  vous  lui  continuiez  vos  faveurs 
les  plus  intimes  ?,..  ^3 


354      8CR    JEAN-JACQliE8    ROUSSRAU    ET    M*"*    DB    WABEN8 


—  Oublies-tu  donc  si  vite  qu'il  fut  ici  avant  toi 
et  que,  si  je  t'accordais,  pour  «  t'arracherau  péril 
de  la  jeunesse  *  »,  les  faveurs  dont  tu  parles, 
c'était  à  cette  condition  aussi  que  tu  n'aurais  droit 
à  aucun  mot  de  jalousie  envers  qui  que  ce  soit  de 
mes  amants?... 

—  Mais,  Maman,  que  ne  me  continuez-vous  ?... 

—  Ce  que  je  croyais  être  un  bien  pour  ta  frêle 
santé,  enfant,  j'ai  compris  que  c'était  un  danger... 
Tu  fus  encore  plus  faible  depuis  lors...  Cette  révo- 
lution du  sang  qui  t'affecta  si  fort  et  si  brusquement 
et  dont  tu  manquas  périr,  n'était-ce  point  mon 
imprudence  qui  la  provoqua?  Mais  ne  parlons 
plus  de  cela,  puisque  nous  convînmes  encore, 
dans  notre  contrat,  que  tu  n'aurais  jamais  à  récla- 
mer ce  que  je  désirais  pouvoir  te  retirer  à  volonté  ? 
Ainsi,  je  n'ai  point  surpris  ta  bonne  foi.,  et  c'est 
dans  ton  intérêt... 

—  0  Maman  ? 

—  Allons,  Petit  !  Tiens...  Donne-moi  le  vinaigre 
de  lavande...  Les  moustiques  m'ont  piquée  à 
l'épaule... 

—  Prenez  votre  magistère,  Maman  1 

—  Il  me  raille  I...  Ah  !  le  vilain  Petit  I...  Que 
je  le  claque  I 

1.  Les  Confessions,  partie  I.  liv.  V. 


SUK    JBAN-JACQUES    ROUSSEAU    ET   M""*    DE    WARENS      355 

—  Mais  je  cours  plus  vite... 

—  Je  te  tiens...  Tu  ne  méritais  pas  ce  baiser. 
Les  derniers  mots  de  ce  dialogue  me  frappent 

avec  une  telle  intensité  qu'ils  me  rendent  à  ce  qu'il 
est  convenu  d'appeler  la  réalité.  Je  me  retrouve, 
visiteur  quelconque,  au  milieu  de  cette  chambre 
morte.  Maintenant  je  ne  les  entends  plus,  je  ne 
les  vois  plus,  et  mon  regard  plonge  dans  le  jardin 
où  grince  une  bêche. 

Je  sors.  Je  grimpe,  par  la  vigne  où  il  a  passé 
tant  de  fois,  jusqu'au  sentier.  Il  a  foulé  cette  terre. 
Il  était  là,  si  présent  tout  à  l'heure,  qu'il  me 
semble  qu'il  vient  de  disparaître  à  l'instant,  sim- 
plement, comme  moi,  au  delà  du  coteau.  C'était 
par  là  qu'étaient  «  des  prés  pour  l'entretien  du 
bétail  *  »,  qu'ils  allèrent  un  jour  de  Saint-Louis, 
«  parcourir  la  côte  opposée^  ». 

Là,  s'étend  jusqu'à  la  montagne  une  si  triste 
solitude  que  je  m'attends  à  les  voir  surgir  d'un 
pli  de  terrain,  vers  le  ruisseau,  à  gauche,  marchant 
silencieux,  la  tête  basse  et  la  main  dans  la  main. 

1.  Les  Confession»,  partie  I,  lir.  V. 
S.  Les  Confessions,  partie  I,  liv.  VI. 


306       Sl'K    JEAN-JACQUF.S    ROUSSEAU    l; T    M""    DE    WAtiEXS 


II 


Un  mur  pour  Tue,  un  cul- 
de-6ac  pour  rue,  peu  d'air, 
peu  de  jour,  peu  d'espace, 
des  grillons,  des  rats,  des 
planches  pourries;  toutcela 
ne  faisait  pas  une  plaisante 
habitation.  Mais  j'étais 
chez  elle  auprès  d'elle  ;  sans 
cesse  à  mon  bureau  ou  dans 
ta  chambre,  Je  ne  m'aper- 
cevais pas  de  la  laideur  de 
la  mienne... 

(Les  Confeation», 
Part.l,  Uv.V.) 


—  Vous  regardez  la  maison  de  Rousseau  !  C'est 
au  premier  qu'il  était..  Papa  dit  toujours  que  c'est 
comme  alors  :  qu'il  y  a  beaucoup  de  rats... 

C'est  une  une  jeune  fille  qui  m'interpelle  ainsi, 
me  voyant  attentif  à  cette  demeure  d'oii  elle  sort, 
et  qui  est  celle  que  le  comte  de  Saint-Laurent  louait 
à  M""  de  Warens  avant  qu'elle  fût  aux  Charmettes, 


sus    JEAN-JACQUES    noUSSEAU    ET   M""    DE    WARENS      357 

et  pendant  les  intervalles  qu'elle  ne  les  habitait 
point*. 

Je  crois,  dans  cette  solitude  obscure  où  je 
pénètre,  entendre  bouger  le  silence  d'un  époque 
morte.  C'est  un  bruit  grêle  et  lointain,  un  sautil- 
lement précipité  dénotes  —  épinette  ou  clavecin? 
Puis  tout  se  tait.  Cela  reprend  et,  tout  à  coup, 
deux  voix  unies  jaillissent,  aiguës  et  limpides, 
retombent. 

Eux?  Pourquoi  se  taisent-ils?  Ses  doigts  ont-ils 
quitté  le  clavier  grinçant  et  se  joignent-ils  pas- 
sionnément sur  la  nuque  dorée  de  Maman?  Que 
se  passait-il  par  ce  même  après-midi  d'alors,  pai 
ce  jour  triste  et  blanc  ? 

...  Une  porte  a  battu.  Est-ce  Claude  Ânet  qui 
est  entré  et  les  trouve  ainsi  enlacés?...  Je  me  l'ima- 
gine si  bien,  ce  maigre  laquais  sartunien  costumé 
de  noir,  sentencieux  et  discret,  la  voix  pâle,  aux 
gestes  rares,  qui  mourut  vieux  à  vingt-huit  ans 

1.  Cette  maison,  peu  connue  des  Chambériens,  est  située  au 
fond,  et  à  droite,  du  cul-de-sac  dont  parle  Rousseau.  Elle  porte 
le  numéro  44.  On  y  accède  soit  par  ledit  cul-de-sac  (seul  passage 
autrefois)  qui  s'ouvre  entre  les  numéros  40  et  54  de  la  place  Saint 
Léger,  dont  elle  fait  partie,  soit  par  un  corridor  qui  prend  rue 
des  Arcardes.  (Le  mur  auquel  fait  allusion  Rousseau  ayant  été  dé- 
moli. )  Une  borne  qui  se  trouve  en  face  de  la  maison,  dans  la 
cour  où  aboutit  le  «U-de-sac,  indique,  p&ralt-il,  l'empliiccmcul 
•Jo  ce  mur. 


3S8      SUR  JBAN-JACQUBS   ROUSSEAU   BT   M"*    DB  WARBKS 


pour  avoir  pris  mal  en  allant  cueillir  du  génipiK.. 

Je  songe  à  cette  fin  prématurée,  et  elle  m'in- 
quiète, car  je  me  souvins  de  cette  nuit  où  la 
funèbre  maison  retentit  des  cris  de  la  Warens 
affolée,  parce  qu'il  avait  tenté  de  se  tuer  en  avalant 
du  laudanum.  Ce  soir-là  elle  errait  en  chemise, 
agitée  par  une  pénible  scène  qu'elle  avait  eue  avec 
lui.  «  Elle  trouva  la  fiole  vide  et  devina  ie  reste^.  » 
Elle  criait  à  Jean-Jacques  : 

—  Va  voir,  Petit...  Va  chercher  Grossi...  Je  te 
dis  que  je  deviens  folle...  Il  va  mourir...  Ilmcurt! 
0  mon  Dieu  1...  Du  café  ?...  Il  s'était  enfermé  à 
clef,  ce  soir,  pour  m'empêcher  de  l'aller  trouver 
comme  d'habitude...  Je  te  dis  qu'il  est  jaloux... 
jaloux  sans  raison...  jaloux  môme  de  toi...  II 
s'était  enfermé  pour  se  tuer...  Va  vite  doncl  Va 
vite...  GoursI... 

Mais  à  cette  heure ,  est-ce  lui  Claude  Anet,  au 
retour  de  quelque  herborisation  ?  Il  ne  s'offusque 
plus  de  les  surprendre  ainsi,  ayant  dû  se  plier  enfin 
aux  exigences  de  sa  bonne  maîtresse.  Elle  n'eût 

i.  Claude  Anet  a  été  enterré  &  Saint-Léger  (St-François  de 
Balles,  Chambéry),  le  14  mars  1784.  Il  était  né  dans  Je  pays  de 
Vaud,  en  1706.  Le  génipi  dont  parle  Rousseau  doit  être  l'arte- 
misia  spicata  ou  le  mutellina. 

2.  Les  Con/'ewton*,partie  I,  liv.  V. 


suii  jbàn-jacques  rousskau  kt  m""   de  warbns     369 

point  admis  que  ceux  qui  avaient  à  se  partager 
son  amour  ne  vécussent  en  excellents  frères  : 

«  Combien  de  fois  elle  attendrit  nos  cœurs  et  nous 
fit  embrasser  avec  larmes^  en  nous  disant  que  nous 
étions  nécessaires  tous  deux  au  bonheur  de  sa  vie.» 

—  Petit  ?  Embrasse  Claude  Anet...  Tu  sais  qu'il 
est  notre  grand  frère...  Je  n'aime  point,  lorsqu'il 
entre,  que  tu  tardes  à  être  aimable  pour  lui... 
C'est  cela...  Mon  brave  Claude,  quelles  plantes 
avez-vous  trouvées? 

—  De  la  gentiane  pour  l'estomac  de  M""  de  Wa- 
rens,  et  du  plantain  pour  les  vapeurs  de  M.  Jean- 
Jacques... 

—  En  ville,  qu 'avez-vous  appris  de  nouveau, 
Claude  Anet? 

—  ...  J'ai  réglé  le  compte  du  boucher,  et  j'ai  dit 
au  marchand  de  vin  de  venir  reprendre  la  bar- 
rique... Avez-vous  pensé  que  le  tuyau  est  de  tra- 
vers depuis  la  grande  averse,  et  qu'il  faudrait  le 
faire  arranger?...  Peut-être  puis-je  essayer  de  le 
remettre  d'aplomb  moi-mÔme,  car,  si  nous  atten- 
dons M.  de  Saint-Laurent,  ce  sera  comme  pour  la 
porte  de  la  cave...  Ah!  Madame?  M.  le  médecin 
Grossi  a  fait  encore  une  grossièreté  èi  nos  voi- 
sins... 

1.  Les  Confestiom,  partie  I,  Ut.  V. 


360      8Un    JEAN-JACQUBS    nOUSSBAU    ET    M""    DE    WARENS 


Ainsi,  dans  cette  sombre  maison,  leur  monotone 
existence  s'écoulait,  partagée  entre  les  soins  domes- 
tiques, la  recherclie  des  magistères  et  la  musique. 

Jean- Jacques  s'adonnait  maintenant  tout  à  fait  à 
l'étude  de  cet  art.  Il  avait  abandonné  le  cadastre  et 
donnait  en  ville  des  leçons  de  chant  à  de  charmantes 
élèves.  L'une  était  «  le  vrai  modèle  d'une  statue 
grecque^.  »  Une  autre,  qui  était  à  la  Visitation,  avait 
la  voix  lente  d'une  religieuse  et  la  paresse  d'une 
créole.  Une  troisième,  M"*  de  Menthon,  «  avait  au 
sein  la  cicatrice  d'une  brûlure  d'eau  bouillante  qiiun 
fichu  de  chenille  bleue  ne  cachait  pas  extrêmement"^.  » 

Heureux  temps  oii  Petit  était  si  choyé  que  Ma- 
man commençait  d'en  devenir  jalouse.  C'est  alors 
qu'elle  s'était  offerte  à  lui  «  pour  Varracher  au  pé- 
ril delà  jeunesse  »  et,  sans  doute  aussi,  pour  ne  pas 
être  soupçonnée  par  ses  rivales  d'une  faute  dont 
elle  n'eût  pas  eu  la  satisfaction. 

—  L'ai-je  élevé  jusqu'à  ce  jour,  se  disait-elle, 
pour  qu'il  devienne  la  proie  d'une  M"*  Lard? 

C'est  dans  le  jardin,  qu'elle  avait  loué  dans  un 
faubourg  de  Chambéry,  qu'elle  lui  fit  ses  condi- 

I.  Us  Confessiom,  partw  I,  Utr.  V. 


SUR    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU    ET    M™*    DE    WARENS      361 

lions.  Il  fallait,  je  le  devine,  qu'il  lui  laissât  toute 
liberté;  qu'il  ne  fût  point  jaloux;  qu'il  renonçât  à 
ses  vices,  qu'il  n'allât  point  s'exposer  au  danger 
des  autres  femmes. 

Elle  entendait  rester  maîtresse  pour  ceux  qu'il 
lui  plairait  d'élire,  sachant  bien,  au  fond  d'elle- 
même,  qu'il  lui  donnerait  moins  de  joie  que  Claude 
Anet,  et  qu'elle  ne  le  prenait  que  par  manie  d'édu- 
cation, et  pour  ne  pas  sentir  son  amour-propre 
irrité  par  des  rivales  qui  l'eussent  devancée.  Elle  ne 
se  trompait  guère  quant  à  l'issue  de  cette  posses- 
sion, qui  lui  donna  moins  de  plaisir  que  de  peine. 

Aussi,Jean-Jacques,  dans  sa  naïveté  d'abord,  dans 
son  orgueil  ensuite, continua-t-il  de  prêter  «w/i /emjo^- 
rament  déglace^  »  à  cette  femme  exigeante,  passion- 
née jusqu'à  la  folie,  etque  stigmatisent  assez  un  goût 
bizarre  pour  l'alchimie,  des  entreprises  singulières, 
l'exaltation  mystique  et  une  névrose  de  l'estomac. 

La  vérité,  c'est  qu'elle  ne  le  tint  jamais  pour 
son  véritable  amant  et  que,  dès  qu'elle  se  fut 
aperçue  des  désordres  qu'elle  provoquait  en  lui, 
gans  qu'il  suscitât  le  moindre  trouble  en  elle,  ta- 
citement, elle  l'éloigna. 

Mais  dès  ce  jour  il  la  gêna  ou,  plutôt,  il  gêna 
les  plus  intimes  qui  résolurent  de  s'en  débarras- 

1.  Les  Confessions,  partie  I,  Hy.  V. 


362      SUR    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU    ET    M*"*    DE    WARBNB 

ser  en  influençant  leur  maîtresse.  C'est  ainsi 
qu'elle  lui  fit  entreprendre  plusieurs  voyages  dont 
elle  espérait  bien  qu'il  ne  reviendrait  pas.  Mais 
bientôt,  il  suppliait,  et  elle  se  laissait  toucher  par 
cet  attachement,  partagée  entre  l'exigence  de  ses 
amants  et  son  affection  pour  celui  q u'elle  avait  élevé. 
Elle  ne  laissa  donc  jamais  de  mener  la  même 
existence,  depuis  son  aventure  avec  M.  de  Tabel 
jusqu'au  triomphe  du  perruquier  Vintzeried,  qui 
vint  à  bout  du  fâcheux.  Car,  après  une  dernière 
tentative,  le  pauvre  Jean-Jacques  dut  quitter  défini- 
tivement Chambéry,  chassé  par  l'insolence  et  la 
grossièreté  de  celui  qu'il  appelait,  pour  complaire  à 
8a  chère  MamaUj  «  mon  bon  frère  *.  » 


1.  Avant  même  qu'elle  fût  devenue  sa  maltresse,  elle  l'envoie  & 
Fribourg  avec  Merceret,  la  femme  de  chambre,  pendant  qu'elle 
entreprend  un  voyage  avec  Claude  Anet  (année  1732). 

Plus  tard,  sous  prétexte  de  l'éloigner  de  la  société  d'un  mon- 
sieur Venture,  qui  fait  la  joie  des  Ghambériennes,  elle  l'expédie 
avec  Lemaître. 

Encore  :  elle  le  maintient  dans  cette  persuasion  iing\ilière  qu'il 
a  un  polype  au  cœur,  afin  qu'il  aille  se  faire  soigner  à  Montpel- 
lier et  qu'il  y  demeure.  11  ressort  en  effet  d'une  lettre  de  Rousseau, 
datée  de  cette  époque,  à  sa  «  chère  Maman  »,  qu'il  est  dans  la 
douleur  la  plus  grande  à  l'idée  qu'elle  veut  l'éloigner.  Il  supplie, 
et  semble  disposé,  pour  revenir  aux  Charmettes,  à  subir  les  plus 
fortes  humiliations,  «  les  plus  durs  travaux  ob  la  tbrrb  »,  les 
voisinages  les  plus  dégradants. 

Il  revient  à  Chambéry.  Elle  le  fait  partir  pour  Lyon  probable- 
ment sur  l'instigation  du  perruquier  Vintzeried.  Il  y  séjourne 
deux  ans,  chez  M.  de  Mably,  essaye  de  revenir  auprès  de  Maman, 
puis  part  pour  Parii. 


SUR    JEAN-JACQUBS    ROUSSEAU    ET    M""*     DB    WARENS       363 


fil 


ie  la  revis.  Dans  quel 
état,  mon  Dieu  I  Quel  avilis- 
sement I  Etait-ce  la  même 
M°"  de  Warens  jadis  si 
brillante  à  qui  le  curé  de 
Poniverre  m'avait  adressé  1 
Je  lui  fis  encore  quelque 
légère  part  de  ma  bourse, 
bien  moins  que  je  n'aurais 
dû,  bien  moins  que  je 
n'aurais  fait,  si  je  n'eusse 
été  parfaitement  sûr  qu'elle 
n'en  profiterait  pas  d'un 
■ou. 

{Les  Confessions, 
Part.  I,  Uv.  VIII.) 


Quelle  qu'ait  été  la  fin  de  M"*  de  Warens,  j'es- 
time que  nul  n'a  le  droit  de  la  juger  qui  n'osa, 
comme  elle,  accepter  la  passion  jusqu'àces  limites. 

Je  me  dis  cela,  en  me  promenant  dans  ce  triste 
faubourg  Nézin  oii  elle  s'est  éteinte  à   l'âge  de 


364      SUR   JBAN-JACQUBS    ROUSSEAU    ET    M*"*    DE    WARBN8 

soixante-trois  ans'.  Elle  était,  à  cette  époque,  si 
misérable, qu'une  servante  âgée  qui  l'affectionnait 
travaillait  au  dehors  pour  la  nourrir. 

S'il  est  vrai  qu'elle  payât,  vers  la  fin  de  sa  vie, 
leurs  caresses  k  des  laquais,  n'avait-elle  point  fait 
de  môme  à  l'époque  de  sa  splendeur  ?  N'était-elle 
pas  la  créancière  de  tous  ceux  dont  elle  embrassa 
prodiguement  l'amour  ?  N'était-ce  point,  tant  sa 
passion  était  belle  encore,  une  aumône  quand 
même  qu'elle  faisait  à  ces  rustres?  Pouvait-il  en 
être  autrement  que  ce  fût-elle  qui  donnât  qui  tou- 
jours à  tous  s'était  donnée  tout  entière  ? 

Je  me  souviens  du  jour  où,  voyageant  en  Suisse, 
cinq  ans  avant  qu'elle  mourût,  elle  fît  une  suprôuie 
charité  à  celui  qui  était  alors  Jean-Jacques  Rous- 
seau. Elle  le  vint  voir  à  Grange-Canal,  où  il  s'était 

1.  La  maison  ouest  morte  M"*  de  Warens  porte  les  numéros 
50  et  60  dudit  faubourg. 

Extrait  du  registre  mortuaire  de  la  paroisse  de  Saint-Pierre  de 
Lémenc  :  «  Le  30  juillet  1762,  fut  enterrée,  dans  le  cimetière  de 
«  Lémenc,  dame  Louise-Françoise-Eléonore  de  la  Tour,  veuve  du 
«  seigneur  de  V/arens,  née  à  Vevay,  dans  le  canton  de  Berne,  en 
«  Suisse,  qui  mourut  hier  à  dix  heures  du  soir,  comme  une  bonne 
«  chrétienne,  après  avoir  reçu  les  derniers  sacrements,  âgée  de 
«  soixante-trois  ans.  Elle  avait  abjuré  la  religion  protestante 
«  depuis  environ  trente-six  ans,  et  avait  depuis  vécu  dans  la 
«  nôtre.  Elle  termina  sa  carrière  dans  le  faubourg  Nesin,  où.  elle 
«  réaidoit  depuis  huit  ans  dans  la  maison  de  M.  Crépine;  elle  a 
«  demeuré  auparavant  au  Reclus,  pendant  environ  quatre  ans, 
«  maison  du  marquis  d'Arlinge;  elle  a,  depuis  son  abjuration, 
«  passé  le  rtsle  de  sa  vie  dans  cette  ville.  —  Signé  Gaiuk,  curé  de 
X  Lémenc.  » 


SUR    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU    ET     M°"    DE    WAREN8      SOV 

retiré  avec  Thérèse,  fatigué  par  les  durs  lauriers 
qui  avaient  remplacé  la  pervenche  des  Charmettes. 
Elle  allait  en  Ghablais  et  n'avait  plus  de  quoi  ache- 
ver son  voyage. 

Rousseau  n'avait  point  d'argent  sur  lui,  mais, 
une  heure  après,  il  lui  en  envoya  par  Thérèse, 
l'épouse  future  du  palefrenier. 

M°"  de  Warens,  ravagée  par  les  douleurs,  la 
misère  et  la  passion,  reçut  la  niaise  et  vulgaire 
servante  avec  ce  sourire  d'infinie  bonté  que  pos- 
sèdent seuls  les  grands  incompris. 

Peut-être  même  la  terrible  inconscience  de 
l'homme  de  génie  qui  osait  lui  dépêcher  une  telle 
mandataire  lui  échappa-t-elle  ? 

Elle  accueillit,  sans  doute  avec  calme,  les  obser- 
vations cruelles,  qu'au  nom  de  Rousseau  dut  lui 
faire  Thérèse.  Elle  laissa  s'étendre  à  ses  misérables 
amours  (les  seules  qui  lui  demeurassent  I)  les 
reproches  de  cette  fille... 

Mais  quand  M""  de  Warens  eut  reçu  la  somme 
qui  lui  était  destinée  :  de  ce  même  geste  dont  elle 
s'était  toujours  servie  pour  prodiguer  le  trésor 
inépuisable  de  son  âme  et  de  sa  chair,  elle  prit  à 
son  doigt  le  seul  anneau  d'or  qui  lui  restât,  et  le 
passa  au  doigt  de  Thérèse. 

Dans  la  misérable  chambre  qui  fut  la  sienne, 


366      SUR   JBAN-JÀCQUES    ROUSSEAU    ET    N"**    DE    WARBNS 

j'évoque  l'étouffant  soir  de  juillet  où  elle  agonisa. 
Ce  dut  être  un  de  ces  jours  d'orage  où  les  hiron- 
delles volent  bas.  De  la  puante  ruelle  où  je  me 
trouvais  tout  à  l'heure,  des  germes  putrides 
devaient  s'exhaler  comme  aujourd'hui.  Y  avait-il 
de  blondes  enfants, assises  sur  une  poutre,  comme 
celles  qui  causent  là  ? 

Quelles  furent  ses  rêveries  lorsque,  la  nuit 
étant  tombée,  le  prêtre  eut  procédé  aux  fades  rites 
funèbres  ?  Retrouva-t-elle  en  cet  instant  cette  folie 
d'exaltation  qui,  à  Evian,  en  1726,  l'avait  pros- 
ternée aux  genoux  de  M.  de  Bernex,  quand  elle 
s'écria  : 

«  In  manus  tuas^  Dt^mine,  commendo  spirùum 
meum.  » 

Revit-elle  l'escorte  royale  qui  accompagna,  en 
pompe,  à  Annecy,  une  si  belle  convertie  que  l'on 
se  méfiait  d'une  amoureuse  ?  Entendit-elle  la  voix 
d'un  adolescent  fatigué,  penché  sur  elle,  et,  de  sa 
lèvre,  comme  d'une  rose,  effleurant  ses  cheveux 
—  ou  n'entendit-elle  que  les  dix  heures  qui  son- 
naient à  jamais  pour  elle  à  la  paroisse  de  Lémenc? 


PIM 


TABLE 


LE    ROMAN   DU    LIÈVRE 7 

CLARA  d'ellébeuse 65 

ALMAÏDE    d'eTREMONT 149 

DES    CHOSES  : 

I.  Des  choses 215 

II.  Aux  pierres , 229 

CONTES  : 

Le  Paradis 235 

Les  Enfants  assistés 239 

La  Pipe 241 

Le  Mal  de  vivre 244 

Le  Tramway 250 

L'Absence 252 

Le  Chemin  de  la  vie 254 

LFntelligence 260 

Les  Deux  grandes   actrices 262 

La  Bonté  du  Bon  Dieu 265 

La  Petite  négresse 268 

Le  Paradis  des  bêtes 270 

De  la  Charité  envers  les    bêtes 273 

NOTES    SUR   DBS    OASIS    ET    SUR   ALGER  : 

Chetma 279 

Biskra 282 


368  TABLE 

KefelDohV 285 

Mogar 287 

Tuggurth 288 

El-Kantara 291 

Alger 2'J3 

LB    15    AOUT   ▲   LAnUNS 297 

j>Bux  PROSES  : 

Sylvie 305 

Clitie 307 

NOTES 311 

8URJBAN-JACQUBS    ROUSSEAU  ET   MADAME  DE  WAIIKNS 

AUX  CHARMBTTES    ET   ▲    CIIAMBÉRV 345 


Poitiers.  —  Imp.  Marc  Tbukr,  7,  rue  Victor-Hugo. 


%. 1  JKx: 


PQ      Jammes,  Francis 

2619       Le  roman  du  lièvre 

A5H6 

1922 


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