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Full text of "Le roman expérimental"

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LE 

ROMAN  EXPÉRIMENTAL 


FUGÈNE   FftSQUELLE     EDITEUR.  11,    RUE  DE  GRENELtE 

OUVRAGES  DU  MÊME  AUTEUR 
DANS    LA    BIBLIOTliÈQUE-CHARPENTlEU 

à  3  ir.  50  le  volume. 
LES   ROUGON-MACQUART 

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EMILE    ZOLA 


LE  ROMAN 


EXPÉRIMENTAL 


LE    ROMA^'    EXPERIMENTAL 

LETTRE   A    LA    JEUNESSK  —  LE    NATURALISME    AU    THEATRE 

l'argent    dans     LA     LITTÉRATURE 

nu  ROMAN-  —  riK   LA    CRITIQUE 

LA    RÉPUHLIQUE    ET    L\    LITTÉRATURE 


NOUVELLE   EDITION 


PARIS 

IBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER 

EUGÈNE  FASQUELLE,  ÉDITEUR 

M, 

RUE    DE     GRE  N' ELLE, 

1902 
Tous  dro  its  rëservés. 

H 

Cîaq  de  ces  éludes  ont  d'abord  paru,  traduites 
en  russe,  dans  le  Messager  de  l'Europe^  une 
revue  de  Saint-Pétersbourg.  Les  deux  autres  *. 
Du  roman  et  De  la  critique,  ne  sont  que  des  re- 
cueils et  des  classements  d'articles,  publiés  dans 
le  Bien  public  et  dans  le  Voltaire. 

Qu'il  me  soit  permis  de  témoigner  publique- 
ment toute  ma  gratitude  à  la  grande  nation  qui 
a  bien  voulu  m'accueillir  et  m'adopter,  au  mo- 
ment où  pas  un  journal,  à  Paris,  ne  m'acceptait 
et  ne  tolérait  ma  bataille  littéraire.  La  Russie, 
dans  une  de  mes  terribles  heures  de  gêne  et  de 
iécouragement,  m'a  rendu  toute  ma  foi,  toute 
ma  force,  en  me  donnant  une  trilDune  et  un 
public,  le  plus  lettré,  le  plus  passionné  des  pu- 
blics. C'est  ainsi  qu'elle  m'a  fait,  en  critique,  ce 
que  je  suis  m.aintenant.  Je  ne  puis  en  parler  sans 


n 

émotion  et  je  lui  en  garderai  une  éternelle  recon- 
naissance. 

Ce  sont  donc  ici  des  articles  de  combat,  des 
manifestes,  si  l'on  veut,  écrits  dans  la  fougue 
même  de  l'idée,  sans  aucun  raffinement  de  rhéto- 
rique. Ils  devaient  passer  par  une  traduction,  ce 
qui  m.'enlevait  toute  préoccupation  de  la  forme. 
Ma  première  idée  était  de  les  récrire,  avant  de 
les  publier  en  France.  Mais,  en  les  relisant,  j'ai 
compris  que  je  devais  les  laisser  avec  leurs  né- 
gligences, avec  le  jet  de  leur  style  de  géomètre, 
sous  peine  de  les  défigurer.  Les  voilà -donc,  tels 
qu'ils  me  sont  revenus,  encombrés  de  répétitions, 
lâchés  souvent,  ayant  trop  de  simplicité  dans 
l'allure  et  trop  de  sécheresse  dans  le  raisonne- 
ment. Des  doutes  me  prennent,  peut-être  trou- 
vera-t-on  là  mes  meilleures  pages;  car  je  suis 
plein  de  honte,  lorsque  je  pense  à  l'énorme  tas 
de  rhétorique  romantique,  que  j'ai  déjà  derrière 
moi. 

EMILE  ZOLA 


MéiJnn,  sejjlpmln-p  l'^RO. 


LE  ROMAN  EXPÉRIMENTAL 


1 


lit*'. 

ROMAN    EXPÉRIMENTAL 


Dans  mes  études  littéraires,  j'ai  souvent  parlé  de 
la  mélh'ide  expérimentale  appliquée  au  roman  et  au 
drame.  Le  retour  à  la  nature,  l'évolution  naturaliste 
qui  emporte  le  siècle,  pousse  peu  à  peu  toutes  les 
manifestations  de  rintelligence  humaine  dans  une 
même  voie  scientifique.  Seulement,  l'idée  d'une  lit- 
térature déterminée  par  la  science,  a  pu  surprendre, 
faute  d'être  précisée  et  comprise.  Il  me  paraît  donc 
utile  de  dire  nettement  ce  qu'il  faut  entendre,  selon 
moi,  par  le  roman  expérimental- 

Je  n'aurai  à  faire  ici  qu'un  travail  d'adaptation,  car 
la  méthode  expérimentale  a  été  établie  avec  une 
force  et  une  clarté  merveilleuses  par  Claude  Bernard, 
dans  son  LUroduclion  à  l'étude  de  la  médecine  expéri- 
mentale. Ce  livre,  d'un  savant  dont  l'autorité  est  dé- 
cisive, va  me  servir  de  base  solide.  Je  trouverai  là 
toute  la  question  traitée,  et  je  me  bornerai,  comme 
arguments  irréfutables,  à  donner  les  citations  qui  me 

1 


2  LE   ROMAN   EXPÉRIMENTAL. 

seront  nécessaires.  Ce  ne  sera  donc  qu'une  compila- 
tion de  textes  ;  car  je  comofe,  sur  tous  les  points  me 
retrancher  derrière  Claude  Bernard.  Le  plus  souvent, 
il  me  suffira  de  remplacer  le  mot  «  médecin  »  parle 
mot  (I  romancier»,  pour  rendre  ma  pensée  claire 
et  lui  apporter  la  rigueur  d'une  vérité  scientifique. 

Ce  qui  a  déterminé  mon  choix  et  l'a  arrêté  suvVIn- 
troducUo)i,  c'est  que  précisément  la  médecine,  aux 
yeux  dun  grand  nombre,  est  encore  un  art,  comme 
le  roman.  Claude  Bernard  a,  toute  sa  vie,  cherché  et 
combattu  pour  faire  entrer  la  médecine  dans  une  voie 
scientifique.  Nous  assistons  là  aux  balbutiements 
d'une  science  se  dégageant  peu  à  peu  de  l'empiiisaie 
pour  se  fixer  dans  la  vérité,  grâce  à  la  méthode  expé- 
rimentale. Claude  Bernard  démontre  que  cette  mé- 
thode appliquée  dans  l'étude  des  corps  bruts,  dans 
la  chimie  et  dans  la  physique,  doit  l'être  également 
dans  l'étude  des  corps  vivants,  en  physiologie  et  en 
médecine.  Je  vais  tâcher  de  prouver  à  mon  tour  que, 
si  la  méthode  expérimentale  conduit  à  la  connais- 
sance de  la  vie  physique,  elle  doit  conduire  aussi  à  la 
connaissance  de  la  vie  passionnelle  et  intellectuelle. 
Ce  n'est  là  qu'une  question  de  degrés  dans  la  même 
voie,  de  la  chimie  à  la  physiologie,  puis  de  la  physio- 
logie à  l'anthropologie  et  à  la  sociologie.  Le  roman 
expérimental  est  au  bout. 

Pour  plus  de  clarté,  je  crois  devoir  résumer  briè- 
vement ici  V Introduction.  On  saisira  mieuv  les  appli- 
cations que  je  ferai  des  textes,  en  connaissant  le  plan 
de  l'ouvrage  et  les  matières  dont  il  traite. 

Claude  Bernard,  après  avoir  déclaré  que  la  méde- 
cine entre  désormais  dans  la  voie  scientifique  en  s'ap- 
puyant  sur  la  physiologie,  et  grâce  à  la  méthode  ex- 


LE   ROMAN   EXPÉRIMENTAL.  3 

périmentale,  établit  d'abord  les  différences  qui  exis- 
tent entre  les  sciences  d'observation  et  les  sciences 
d'expérimentation.  Il  en  arrive  à  conclure  que  l'ex- 
périence n'est  au  fond  qu'une  observation  provoquée, 
Tout  le  raisonnement  expérimental  est  basé  sur  le 
doute,  car  l'expérimentateur  doit  n'avoir  aucune  idée 
préconçue  devant  la  nature  et  garder  toujours  sa  li- 
berté d'esprit.  Il  accepte  simplement  les  phénomènes 
qui  se  produisent,  lorsqu'ils  sont  prouvés. 

Ensuite,  dans  la  deuxième  partie,  il  aborde  son 
véritable  sujet,  en  démontrant  que  la  spontanéité  des 
corps  vivants  ne  s'oppose  pas  à  l'emploi  de  l'expéri- 
mentation. La  différence  vient  uniquement  de 
ce  que  un  corps  brut  se  trouve  dans  le  milieu  exté- 
rieur et  commun,  tandis  que  les  éléments  des  orga- 
nismes supérieurs  baignent  dans  un  milieu  intérieur 
et  perfectionné,  mais  doué  de  propriétés  physico-chi- 
miques constantes,  comme  le  milieu  extérieur.  Dès 
lors,  il  y  a  un  déterminisme  absolu  dans  les  conditions 
d'existence  des  phénomènes  naturels,  aussi  bien 
pour  les  corps  vivants  que  pour  les  corps  bruts.  Il 
appelle  «  déterminisme  »  la  cause  qui  détermine  l'ap- 
parition des  phénomènes.  Cette  cause  prochaine.  C*^**»**^*^ 
comme  il  la  nomme,  n'est  rien  autre  chose  que  la 
condition  physique  et  matérielle  de  l'existence  ou  de 
la  manifestation  des  phénomènes.  Le  but  de  la  mé- 
thode expérimentale,  le  terme  de  toute  recherche 
scientifique,  estdonc  identique  pour  les  corps  vivants 
et  pour  les  corps  bruts  :  il  consiste  à  trouver  les  re- 
lations qui  rattachent  un  phénomène  quelconque  à  sa 
cause  prochaine,  ou  autrement  dit,  à  déterminer  les 
conditions  nécessaires  à  la  manifestation  de  ce  phé- 
nomène. La  science  expérimentale  ne  doit  pas  s'in- 


4  LE   ROMAN   EXPÉRIMENTAL. 

quiéter  6m pourquoi  des  choses;  elle  explique  le  com.' 
ment,  pas  davantage. 

Après  avoir  exposé  les  considérations  expérimen- 
tales communes  aux  êtres  \ivants  et  aux  corps  bruts, 
Claude  Bernard  passe  aux  considérations  expérimen- 
tales spéciales  aux  êtres  vivants.  La  grande  et  unique 
différence  est  qu'il  y  a,  dans  l'organisme  des  êtres 
vivants,  à  considérer  un  ensemble  harmonique  des 
phénomènes.  Il  traite  ensuite  de  la  pratique  expéri- 
mentale sur  les  ôires  vivants,  de  la  vivisection,  des 
conditions  anatomiques  préparatoires,  du  choix  des 
animaux,  de  l'emploi  du  calcul  dans  l'étude  des  phé- 
nomènes, enfin  du  laboratoire  du  physiologiste. 

Puis,  dans  la  dernière  partie  de  YJnlro  hiction, 
Claude  Bernard  donne  des  exemples  d'investigation 
expérimentale  physiologique,  pour  appuyer  les  idées 
qu'il  a  formulées.  Il  fournit  ensuite  des  exemples  de 
critique  expérimentale  physiologique.  Et  il  termine 
en  indiquant  les  obstacles  philosophiques  que  ren- 
contre la  médecine  expérimentale.  Au  premier  rang, 
il  met  la  fausse  application  de  la  physiologie  à  la 
médecine,  l'ignorance  scientifique,  ainsi  que  cer- 
taines illusions  de  l'esprit  médical.  D'ailleurs,  il 
conclut  en  disant  que  la  médecine  empirique  et  la 
médecine  expérimentale,  n'étant  point  incompati- 
bles, doivent  être,  au  contraire,  inséparables  l'une  de 
l'autre.  Le  dernier  mot  du  livre  est  que  la  médecine 
expérimentale  ne  répond  à  aucune  doctrine  médicale 
ni  ;\  iiucun  système  philosophique. 

Telle  est,  en  très  gros,  la  carcasse  de  V Introduction, 
dépouillée  de  sa  chair.  J'espère  que  ce  rapide  exposé 
suffira  pour  combler  les  trous  que  ma  façon  de  pro- 
céder va  fatalement  produire  ;  car,  naturellement,  je 


LE   ROMAN   EXPÉRIMENTAL. 


ne  prendrai  à  l'œuvre  que  les  citations  nécessaires 
pour  définir  et  comnaenter  le  roman  expérimental. 
Je  le  répète,  ce  n'est  ici  qu'un  terrain  sur  lequel  je 
m'appuie,  et  le  terrain  le  plus  riche  en  arguments  et 
en  preuves  de  toutes  sortes.  La  médecine  expérimen- 
tale qui  bégaye  peut  seule  nous  donner  une  idée 
exacte  de  la  littérature  expérimentale  qui,  dans  l'ôeul 
encore,  n'en  est  pas  même  au  bégayement. 


Avant  tout,  la  première  question  qui  se  pose  est 
celle-ci  :  en  littérature,  où  jusqu'ici  l'observation  paraît 
avoir  été  seule  employée,rexpérience  est-elle  possible? 

Claude  Bernard  discute  longuement  sur  l'observa- 
tion et  sur  l'expérience.  Il  existe  d'abord  une  ligne 
de  démarcation  bien  nette.  La  voici  :  «  On  donne  le 
nom  d'obse7'vateu7'  à  celui  qui  applique  les  procédés 
d'investigations  simples  ou  complexes  à  l'étude  des 
phénomènes  qu'il  ne  fait  pas  varier  et  qu'il  recueille 
par  conséquent  tels  que  la  nature  les  lui  offre;  on 
donne  le  nom  d'expérimentateur  à  celui  qui  emploie 
les  procédés  d'investigations  simples  ou  complexes 
pour  faire  varier  ou  modifier,  dans  un  but  quelconque, 
les  phénomènes  naturels  et  les  faire  apparaître  dans 
des  circonstances  ou  dans  des  conditions  dans  les- 
quelles la  nature  ne  les  présentait  pas.  »  Par  exemple, 
l'astronomie  est  une  science  d'observation,  parce 
qu'on  ne  conçoit  pas  un  astronome  agissant  sur  les 
astres;  tandis  que  la  chimie  est  une  science  d'expé- 
rimentation car  le  chimiste  agit  sur  la  nature  et  la 

1. 


6  LE    ROMAN   EXPÉRIMENTAI, 

modifie.  Telle  est,  selon  Claude  Bernard,  la  seule 
distinction  vraiment  importante  qui  sépare  l'observa- 
teur de  l'expérimentateur. 

Je  ne  puis  le  suivre  dans  sa  discussion  des  diflé- 
renles  définitions  données  jusqu'à  ce  jour.  Gomme  je 
l'ai  dit,  il  finit  par  conclure  que  l'expérience  n'est  at 
fond  qu'une  observation  provoquée.  Je  cite  :  «  Dans  la 
méthode  expérimentale,  la  recherche  des  faits,  c'est- 
à-dire  l'investigation,  s'accompagne  toujours  d'un 
raisonnement,  de  sorte  que,  le  plus  ordinairement, 
l'expérimentateur  fait  une  expérience  pour  contrôler 
où  vérifier  la  valeur  d'une  idée  expérimentale.  Alors, 
on  peut  dire  que,  dans  ce  cas,  l'expérience  est  uneob- 
servation  provoquée  dan^  un  but  de  contrôle.  » 

Du  reste,  pour  arriver  à  déterminer  ce  qu'il  peut  y 
avoir  d'observation  et  d'expérimentation  dans  le  ro- 
man naturaliste,  je  n'ai  besoin  que  des  passages  sui- 
vants : 

«  L'observateur  constate  purement  et  simplement 
les  phénomènes  qu'il  a  sous  les  yeux...  Il  doit  être  le 
photographe  des  phénomènes;  son  observation  doit 
représenter  exactement  la  nature...  11  écoute  la  na- 
ture ,  et  il  écrit  sous  sa  dictée.  Mais  une  fois  le  fait 
constaté  et  le  phénomène  bien  observé,  l'idée  arrive, 
le  raisonnement  intervient,  et  l'expérimentateur  ap- 
paraît pour  interpréter  le  phénomène.  L'expérimen- 
tateur est  celui  qui,  en  vertu  d'une  interprétation 
plus  ou  moins  probable,  mais  anticipée,  des  phéno- 
mènes observés,  institue  l'expérience  de  manière 
que,  (dans  l'ordre  logique  des  prévisions,  elle  four- 
nisse un  résultat  qui  serve  de  contrôle  à  l'hypothèse 
ou  à  l'idée  préconçue...  Dès  le  moment  où  le  résultat 
de  l'expérience  se  manifeste,  l'expérimentateur  se 


LE   KOMAN   EXPÉRIMENTAL.  7 

trouve  en  face  d'une  véritable  observation  qu'il  a 
provoquée,  et  qu'il  faut  constater,  comme  toute  ob- 
servation, sans  idée  préconçue.  L'expérimentateui 
doit  alors  disparaître  ou  plutôt  se  transformer  ins 
tantanément  en  observateur;  et  ce  n'est  qu'aprè 
qu'il  aura  constaté  les  résultats  de  l'expérience  abso- 
lument comme  ceux  d'une  observation  ordinaire 
que  son  esprit  reviendra  pour  raisonner,  compare 
et  juger  si  l'hypothèse  expérimentale  est  vérifiée  ci 
infirmée  par  ces  mêmes  résultats.  » 

Tout  le  mécanisme  est  là.  11  est  un  peu  compliqué, 
et  Claude  Bernard  est  amené  à  dire  :  «  Quand  tout 
cela  se  passe  à  la  fois  dans  la  tête  d'un  savant  qui  se 
livre  à  l'investigation  dans  une  science  aussi  confuse 
que  l'est  encore  la  médecine,  alors  il  y  a  un  enche- 
vêtrement tel,  entre  ce  qui  résulte  de  l'observation 
et  ce  qui  apparlient  à  l'expérience,  qu'il  serait  im- 
possiblt!  et  d'ailleurs  inutile  de  vouloir  analyser  dans 
leur  mélange  inextricable  chacun  de  ces  termes.  » 
En_sonjme,  on  peut  dire  que  l'observation  «  montre  » 
£t  que  l'expérience  «instruit  ». 

Eh  bien  !  en  revenant  au  roman,  nous  voyons  éga- 
lement que  le  romancier  est  fait  d'un  observateur  et>-i^ 
jd'un  expérimentateui\  L'observateur  chez  lui  donna  y^/j^^j^i^ 
les  faits  tels  qu'il  les  a  observés,  pose  le  point  de  dé- 
part, établit  le  terrain  solide  sur  lequel  vont  marcher 
les  personnages  et  se   développer  les  phénomènes. 
Puis,  l'expérimentateur  paraît  et  institue  l'expérience, 
je  veux  dire  fait  mouvoir  les  personnages  dans  une 
histoire  particulière,  pour  y  montrer  que  la  succes- 
sion des  faits  y  sera  telle  que  l'exige  le  déterminisme 
des  phénomènes  mis  à  l'étude.   C'est  presque  tou3_ 
jours  ici  une  expérience  «  pour  voir  »,  comme  l'ap- 


«^^^ 


8  LE   ROMAN   hXPEKIMENTAL. 

pelle  Claude  Bernard.  Le  romancier  part  à  la  recher- 
che d'une  vérité.  Je  prendrai  comme  exemple  la 
figure  du  baron  Hulot,  dans  la  Cousine  Belle,  de 
Balzac.  Le  fait  général  observé  par  Balzac  est  le  ra- 
vage que  le  tempérament  amoureux  d'un  homme 
amène  chez  lui,  dans  sa  famille  et  dans  la  société. 
Dès  qu'il  a  eu  choisi  son  sujet,  il  est  parti  des  faits 
observés,  puis  il  a  institué  son  expérience  en  sou- 
mettant Hulot  à  une  série  d'épreuves,  en  le  faisant 
passer  par  certains  milieux,  pour  montrer  le  fonc- 
tionnement du  mécanisme  de  sa  passion.  Il  est  donc 
évident  qu'il  n'y  a  pas  seulement  là  observation,  mais 
qu'il  y  a  aussi  expérimentation,  puisque  Balzac  ne  s'en 
tient  pas  strictement  en  photographe  aux  faits  re- 
cueillis par  lui,  puisqu'il  intervient  d'une  façon  di- 
recte pour  placer  son  personnage  dans  des  conditions 
dont  il  reste  le  maître.  Le  problème  est  de  savoir  ce 
que  telle  passion,  agissant  dans  tel  milieu  et  dans 
telles  circonstances,  produira  au  point  de  vue  de  l'in- 
dividu et  de  la  société;  et  un  roman  expérimental, 
la  Cousine  Belle  par  exemple,  est  simplement  le  pro- 
cès-verbal de  l'expérience,  que  le  romancier  répète 
sous  les  yeux  du  public.  En  somme,  toute  l'opération 
consiste  à  prendre  les  faits  dans  la  nature,  puis  à  étu- 
dier le  mécanisme  des  faits,  en  îigissant  sur  eux  par 
les  modifications  des  circojistances  et  des  milieux, 
sans  jamais  s'écarter  des  lois  de  la  nature^  Au  bout^ 
jlva_Ja  connaissance  de  1  jiomme,  la  connaissance 
scientifique,  dans  son  action  individuelle  et  sociale. 
Sans  doute,  nous  sommes  loin  ici  des  certitudes 
de  la  chimie  et  même  de  la  physiologie.  Nous  ne 
connaissons  point  encore  les  réactifs  qui  décompo- 
sent les  passions  et  qui  permettent  de  les  analyser. 


LE   ROMAN   EXPÉRIMENTAL.  g 

Souvent,  dans  cette  étude,  je  rappellerai  ainsi  que  le 
roman  expérimental  est  plus  jeune  que  la  médecine 
expérimentale,  laquelle  pourtant  est  à  peine  née. 
Mais  je  n'entends  pas  constater  les  résultats  acquis, 
j»i  désire  simplement  exposer  clairement  une  mé- 
thode. Si  le  romancier  expérimental  marche  encore 
à  tâtons  dans  la  plus  obscure  et  la  plus  complexe  des 
sciences,  cela  n'empêche  pas  cette  science  d'exis- 
ter. Il  est  indéniable  que  le  roman  naturaliste,  tel  que 
nous  le  comprenons  à  celte  heure,  est  une  expérience 
véritable  que  le  romancier  fait  sur  l'homme,  en  s'ai- 
dant  de  l'observation. 

D'ailleurs,  cette  opinion  n'est  pas  seulement  la 
mienne,  elle  est  également  celle  de  Claude  Bernard. 
Il  dit  quelque  part  :  «  Dans  la  pratique  de  la  vie,  les 
hommes  ne  font  que  faire  'des  expériences  les  uns 
sur  les  autres.  »  Et,  ce  qui  est  plus  concluant,  voici 
toute  la  théorie  du  roman  expérimental.  «  Quand 
nous  raisonnons  sur  nos  propres  actes,  nous  avons 
un  guide  certain,  parce  que  nous  avons  conscience 
de  ce  que  nous  pensons  et  de  ce  que  nous  sentons. 
Mais  si  nous  voulons  juger  les  actes  d'un  autre  homme 
et  savoir  les  mobiles  qui  le  font  agir,  c'est  tout  diffé- 
rent. Sans  doute,  nous  avons  devant  les  yeux  les 
mouvements  de  cet  homme  et  ses  manifestations  qui 
sont,  nous  en  sommes  sûrs,  les  modes  d'expression 
de  sa  sensibilité  et  de  sa  volunté.  De  plus,  nous  ad- 
mettons encore  qu'il  y  a  un  rapport  nécessaJTe_cntre  jUxlWva^ 
les  actes  et  leur  cause  ;  mais  quelle  est  cette  cause? 
Mous  ne  la  sentons  pas  en  nous,  nous  n'en  avons  pas 
conscience  comme  quand  il  s'agit  de  nous-mêmes; 
nous  sommes  donc  obligés  de  l'interpréter,  de  la 
supposer  d'après  les  mouvements  que  nous  voyons 


10  LE   ROMAN   EXPÉRIMENTAL. 

et  les  paroles  que  nous  entendons.  Alors  nous  devons 
contrôler  les  actes  de  cet  homme  les  uns  par  les  au- 
tres; nous  considérons  comment  il  agit  dans  telle 
circonstance,  et,  en  un  mot,  nous  recourons  h  la 
méthode  expérimentale.  »  Tout  ce  que  j'ai  avancé 
plus  haut  est  résumé  dans  cette  dernière  phrase,  qui 
est  d'un  savant. 

Je  citerai  encore  cette  image  de  Claude  Bernard, 
qui  m'a  beaucoup  frappé  :  «  L'expéiimenlateur  est 
le  juge  d'instruclion  de  la  nature.  »  Nous  autres 
romanciers,  nous  sommes  les  juges  d'instruction  des 
hommes  et  de  leurs  passions. 

'Mais  voyez  quelle  première  clarté  jaillit,  lorsqu'on 
se  place  à  ce  point  de  vue  de  la  méthode  expérimen- 
tale appliquée  dans  le  l'oman,  avec  toute  la  rigueur 
scientifique  que  la  matière  supporte  aujourd'hui.  Un 
reproche  bête  qu'on  nous  fait,  à  nous  autres  écrivains 
naturalistes,  c'est  de  vouloir  être  uniquement  des 
photographes.  Kou»  avons  beau  déclarer  que  nous 
acceptons  le  tempérament,  l'expression  personnelle, 
on  n'en  conunue  pas  moins  à  nous  répondre  par  des 
arguments  imbéciles  sur  l'impossibilité  d'être  stric- 
tement vrai,  sur  le  besoin  d'arranger  les  faits  pour 
constituer  une  œuvre  d'art  quelconque.  Eh  bien  ! 
avec  l'application  de  la  méthode  expérimentale  au 
roman,  toute  querelle  cesse.  L'idée  d'expérience 
entraîne  avec  elle  l'idée  de  modification.  Nou_s  par- 
tons bien  des  faits  vrais,  qui  sont  notre  base  indes- 

s-"      tructible  ;  mais,  pour  montrer  le  mécanisme  des  faits, 
il  f a u t  que  nous  produisions  et  qugjious  dirigions  les_ 

f^^  phénomènes;  c^est  là  notre  part  d  inventjon,  de  géj^ 
V    jiiÊ_dans_J/œuvre.  Ainsi,  sans  avoir  à  recourir  aux 

^      questions  de  la  forme,  du  style,  que  j'examinerai 


LE    ROMAN   EXPÉRIMENTAL.  11 

plus  tard,  je  constate  dès  maintenant  que  nous  de- 
vons modifier  la  nature,  sans  sortir  de  la  nature, 
lorsque  nous  employons  dans  nos  romans  la  méthode 
expérimentale.  Si  l'on  se  reporte  à  cette  définition  : 
«  L'observation  montre,  l'expérience  instruit,  »  nous 
pouvons  dès  maintenant  réclamer  pour  nos  livres 
cette  haute  leçon  de  l'expérience. 

L'écrivain,  loin  d'être  diminué,  grandit  ici  singu- 
lièrement. Une  expérience,  même  la  plus  simple,  est 
toujours  basée  sur  une  idée,  née  elle-même  d'une 
observation.  Comme  le  dit  Claude  Bernard  :  «  L'idée 
expérimentale  n'est  point  arbitraire  ni  purement  ima-  -^ 

ginaire;  elle  doit  toujours  avoir  un  point  d'appui  ^f  „<  ^ 
dans  la  réalité  observée,  c'est-à-dire  dans  la  nature.  »  <^  ' 
C'est  sur  cette  idée  et  sur  le  doute  qu'il  base  toute 
la  méthode.  «  L'apparition  de  l'idée  expérimentale, 
dit-il  plus  loin,  est  toute  spontanée,  et  sa  nature  est 
toute  individuelle;  c'est  un  sentiment  particulier,  un 
quid  -proprium,  qui  constitue  l'originalité,  l'invention 
ou  le  génie  de  chacun.  »  Ensuite,  il  fait  du  doute  le 
grand  levier  scientifique,  u  Le  douteur  est  le  vrai 
savant;  il  ne  doute  que  de  lui-même  et  de  ses  inter- 
prétations, mais  il  croit  à  la  science  ;  il  admet  même, 
dans  les  sciences  expérimentales,  un  critérium  ou  ^  ^ 
un  principe  absolu,  le  déterminisme  des  phénomènes,  {^'^'^ 
qui  est  absolu  aussi  bien  dans  les  phénomènes  des 
corps  vivants  que  dans  ceux  des  corps  bruts.  »  Ainsi 
donc,  au  lieu  d'enfermer  le  romancier  dans  des  liens 
étroits,  la  méthode  expérimentale  le  laisse  à  toute 
son  intelligence  de  penseur  et  à  tout  son  génie  de 
créateur.  11  lui  faudra  voir,  comprendre,  inventer. 
Un  fait  observé  devra  faire  jaillir  l'idée  de  l'expérience 
à  instituer,  du  roman  à  écrire,  pour  arriver  à  la  con- 


12  LE   ROMAN  EXPÉRIMENTAL. 

naissance  complète  d'une  vérité.  Pais,  lorsqu'il  aura 
discuté  et  arrêté  le  plan  de  cette  expérience,  il  en 
jugera  à  chaque  minute  les  résultats  avec  la  liberté 
d'esprit  d'un  homme  qui  accepte  les  seuls  faits  con- 
formes au  déterminisme  des  phénomènes.  Il  est  parti 
du  doute  pour  arriver  à  la  connaissance  absolue  ;  et 
il  ne  cesse  de  douter  que  lorsque  le  mécanisme  de 
la  passion,  démontée  et  remontée  par  lui,  fonctionne 
selon  les  lois  fixées  par  la  nature.  Il  n'y  a  pas  de  be- 
sogne plus  large  ni  plus  libre  pour  l'esprit  humain. 
Nous  verrons  plus  loin  les  misères  des  scholastiques, 
des  systématiques  et  des  théoriciens  de  l'idéal,  à  côté 
du  triomphe  des  expérimentateurs. 

Je  résume  celte  première  partie  en  répétant  que 
les  romanciers  naturalistes  observent  et  expéri- 
mentent, et  que  toute  leur  besogne  naît  du  doute 
où  ils  se  placent  en  face  des  vérités  mal  connues, 
des  phénomènes  inexpliqués,  jusqu'à  ce  qu'une 
idée  expérimentale  éveille  brusquement  un  jour 
leur  génie  et  les  pousse  à  instituer  une  expérience, 
pour  analyser  les  faits  et  s'en  rendre  les  maîtres. 


II 


Telle  est  donc  la  méthode  expérimentale.  Mais 
on  a  nié  longtemps  que  cette  méthode  pût  être 
appliquée  aux  corps  vivants.  C'est  ici  le  point  impor- 
tant de  la  question,  que  je  vais  examiner  avec 
Claude  Bernard.  Le  raisonnement  sera  ensuite  des 
plus  simples  :  si  la  méthode  expérimentale  a  pu  être 
portée  de  la  chimie  et  de  la  physique  dans  la  phy- 


LE   ROMAN   EXPERIMENTAL.  13 

siologie  et  la  médecine,  elle   peut  l'être  de  la   phy- 
siologie dans  le  roman  naturaliste. 

Guvier,  pour  ne  citer  que  ce  savant,  prétendait  que 
l'expérimentation,  applicable  aux  corps  bruts,  ne 
l'était  pas  aux  corps  vivants  ;  la  physiologie,  selon 
lui,  devait  être  purement  une  science  d'observation 
et  de  déduction  anatomique.  Les  vitalistes  admettent 
encore  une  force  vitale,  qui  serait,  dans  les  corps 
vivants,  en  lutte  incessante  avec  les  forces  physico- 
chimiques et  qui  neutraliserait  leur  action.  Claude 
Bernard,  au  contraire,  nie  toute  force  mystérieuse 
et  affirme  que  l'expérimentation  est  applicable  par- 
tout. •■!  Je  me  propose,  dit-il,  d'établir  que  la  science 
des  phénomènes  de  la  vie  ne  peut  avoir  d'autres  bases 
que  la  science  des  phénomènes  des  corps  bruts,  et 
qu'il  n'y  a,  sous  ce  rapport,  aucune  dilférence 
entre  les  principes  des  sciences  biologiques  et 
ceux  des  sciences  physico-chimiques.  En  effet,  le 
but  que  se  propose  la  méthode  expérimentale  est 
le  même  partout;  il  consiste  à  rattacher  par  l'expé- 
rience les  phénomènes  naturels  à  leurs  conditions 
d'existence  ou  à  leurs  causes  prochaines,  » 

Il  me  paraît  inutile  d'entrer  dans  les  explications 
et  les  raisonnements  compliqués  de  Claude  Bernard, 
J'ai  dit  qu'il  insistait  sur  l'existence  d'un  milieu 
mlérieur  chez  l'être  vivant.  «  Dans  l'expérimentation 
sur  les  corps  bruts,  dit-il,  il  n'y  a  à  tenir  compte 
que  d'un  seul  milieu,  c'est  le  milieu  cosmique  exté- 
rieur; tandis  que,  chez  les  êtres  vivants  élevés,  il 
y  a  au  moins  deux  milieux  à  considérer  :  lejnilieu 
extérieur  ou  extra- organique,  et  le  milieujntÉriÊUt- 
ou  intra-ors^anique.  T.a  complexité  due  àTexistence 
d'un  milieu   organiaue  intérieur  est  la  seule  raison 

I 


14  LE   ROMAN   EXPÉRIMENTAL. 

des  grandes  c'ifficultés  que  nous  rencontrons  dans  la 
détermination  expérimentale  des  phénomènes  de  la 
vie  et  dans  l'application  des  moyens  capables  de  la 
modifier.  »  Et  il  part  de  là  pour  établir  qu'il  y  a 
des  lois  fixes  pour  les  éléments  physiologiques 
plongés  dans  le  milieu  intérieur,  comme  il  y  a 
des  lois  fixes  pour  les  éléments  chimiques  qui  bai- 
gnent dans  le  milieu  extérieur.  Dès  lors,  on  peut 
expérimenler  sur  l'être  vivant  comme  sur  le  corps 
brut;  il  s'agit  seulement  de  se  mettre  dans  les  con- 
ditions voulues. 

J'insiste,  parce  que,  je  le  répète,  le  point  impor- 
tant de  la  question  est  là.  Claude  Bernard,  en  parlant 
des  vitalistes,  écrit  ceci  :  «  Ils  considèrent  la  vie 
comme  une  influence  mystérieuse  et  surnaturelle 
qui  agit  arbitrairement  en  s'afTranchissant  de  tout 
déterminisme,  et  ils  taxent  de  matérialistes  tous 
ceux  qui  font  des  efTorts  pour  ramener  les  phéno- 
mènes vitaux  à  des  conditions  organiques  et  physi- 
co-chimiques déterminées.  Ce  sont  1;\  des  idées 
fausses  qu'il  n'est  pas  facile  d'extirper  une  fois 
qu'elles  ont  pris  droit  de  domicile  dans  un  esprit; 
les  progrès  seuls  de  la  science  les  feront  dispa- 
raître. »  Et  il  pose  cet  axiome  :  «  Chez  les  êtres 
jivants^  aussi  bien  que  dans  les  corps  bruts,  les 
.conditions  d'existence  de  tout  phénoniène__jont 
déterminés  d'une  façon  absolue.  » 

Je  me  borne  pour  ne  pas  trop  compliquer  le  rai- 
sonnement. Voilà  donc  le  progrès  de  la  science.  Au 
siècle  dernier,  une  application  plus  exacte  de  la 
méthode  expérimentale,  crée  la  chimie  et  la  physi- 
que, qui  se  dégagent  de  l'irrationnel  et  du  surna- 
turel. On  découvre  qu'il  y  a  des  lois  fixes,  grâce  à 


LE  ROMAN   EXPERIMENTAL.  15 

l'analyse;  on  se  rend  maître  des  phénomènes.  Puis, 
un  nouveau  pas  est  franchi.  Les  corps  vivants, 
dans  lesquels  les  vitalistes  admettaient  encore  une 
influence  mystérieuse,  sont  à  leur  tour  ramenés 
et  réduits  au  mécanisme  général  de  la  matière. 
La  science  prouve  que  les  conditions  d'existence 
de  tout  phénomène  sont  les  mêmes  dans  les  corps 
vivants  que  dans  les-  corps  bruts;  et,  dès  lors,  la 
physiologie  prend  peu  à  peu  les  certitudes  de  la 
chimie  et  de  la  physique.  Mais  va-t-on  s'arrêter  là? 
Évidemment  non.  Quand  on  aura  prouvé  que  le 
corps  de  l'homme  est  une  machine,  dont  on  pourra 
un  jour  démonter  et  remonter  les  rouages  au  gré 

de   l'expérimentateur,    il   faudra  bien   passer    aux 

actes  passionnels  et  intellectuels  de  l'homme.  Dès  '  ] 
lors,  nous  entrerons  dans  le  domaine  qui,  jusqu'à  ^^^(^J-r^ 
présent,  appartenait  à  la  philosophie  et  à  lalittéra-  'XeW*-»»^ 
tare;  ce  sera  la  conquête  décisive  par  la  science  des'^^  ^aCc«^/ 
hypothèses  des  philosophes  et  des  écrivains.  On  a  la  ,/»<'<^«'^'^ 
chimie  et  la  physique  expérimentales;  on  aura  la 
physiologie  expérimentale;    plus    tard   encore,  on 
aura  le  roman  expérimental.   C'est  là  une  progres- 
sion qui  s'impose  et  dont  le  dernier  terme  est  facile 
à  prévoir  dès  aujourd'hui.  Tout  se  tient,  il  fallait 
partir  du  déterminisme  des  corps  bruts,  pour  arriver 
an  déterminisme  des  corps  vivants;  et,  puisque  des 
savants,  comme  Claude  Bernard,  démontrent  main- 
tenant que  des  lois  fixes  régissent  le  corps  humain, 
on  peut  annoncer,  sans  crainte  de  se  tromper,  l'heure 
où  les  lois  de  la  pensée  et  des  passions  seront  for- 
mulées à  leur   tour.  Un  même  déterminisme   l'oit 
régir  la  pierre  des  cheniins  et  le  cerveau  de  l'homme. 
Cètle  opmion^sélrouve  dans  V  Introduction.  Je  ne 


16  LE   ROMAN  EXPÉRIMENTAL, 

saurais  trop  répéter  que  je  prends  tous  mes  argu- 
menls  dans  Claude  Bernard.  Après  avoir  expliqué 
que  des  phénomènes  tout  à  fait  spéciaux  peuvent  être 
le  résultat  de  l'union  ou  de  l'association  de  plus  en 
plus  complexe  des  éléments  organisés,  il  écrit  ceci  : 
«  Je  suis  persuadé  que  les  obstacles  qui  entourent 
l'étude  expérimentale  des  phénomènes  psychologi- 
ques sont  en  grande  partie  dus  à  des  difficultés  de 
cet  ordre;  car,  malgré  leur  nature  merveilleuse  et  la 
délicatesse  de  leurs  manifestations,  il  est  impossible, 
selon  moi,  de  ne  pas  faire  rentrer  les  phénomènes 
cérébraux,  comme  tous  les  phénomènes  des  corps 
vivants,  dans  les  lois  d'un  déterminisme  scientifique.  » 
Cela  est  clair.  Plus  tard,  sans  doute,  la  science  trou 
vera  ce  déterminisme  de  toutes  les  manifestations 
cérébrales  et  sensuelles  de  l'homme. 

Dès  ce  jour,  la  science  entre  donc  dans  notre  do- 
maine, à  nousromancip.rs,  gui^ommes  à  cette  heure 
des_analystes  de  l'homme,  dans  son  action  indivi;;^ 
duelle  et  sociale^  Nous  continuons,  par  nos  observa- 
tions et  nos  expériences,  la  besogne  du  phj^siologiste, 
qui  a  continué  celle  du  physicien  et  du  chimiste. 
Nous  faisons  en  quelque  sorte  de  la  psychologie  scien- 
tifique, pour  compléter  la  physiologie  scientifique;  et 
nous  n'avons,  pour  achever  l'évolution,  qu'à  apporter 
dans  nos  études  de  la  nature  et  de  l'homme  l'outil 
décisif  de  la  méthode  expérimentale.  En  un  mot, 
nous  devons  opérer  sur  les  caractères,  sur  les  pas- 
sions.  survies  faits  humains  et  sociaux,  comme  le 
chirniste  et  le  physicien  opèrent  sur  les  cprp><  bruts, 
comme  le  physiologiste  opère  sur  les  corps  vivjints. 
Ledéterminisme  domine  tout.  C'est  l'invesligation 
scientifique,  c'est  le  raisonnement  expérimental  qui 


LE   ROMAN    EXPÉRIMENTAL.  17 

fijornbaUine  à  une  les  hypothèses  des  idéalistes^et^ 
gui_remplace  les  romans  de  pure  imaginalion_'j)ar 
les  roman? d'observation  et  d'expérimentation. 

Certes,  je  n'entends  pas  ici  formuler  des  lois.  Dans 
l'élat  actuel  de  la  science  de  l'homme,  la  confusion 
et  l'obscurité  sont  encore  trop  grandes  pour  qu'on  se 
risque  à  la  moindre  synthèse.  Tout  ce  qu'on  peut 
dire,  c'est  qu'il  y  a  un  déterminisme  absolu  pour  tous 
les  phénomènes  humains.  Dès  lors,  l'investigation 
est  un  devoir.  Nous  avons~la  méthode,  nous  devons 
aller  en  avant,  si  même  une  vie  entière  d'efforts  n'a- 
boutissait qu'à  la  conquête  d'une  parcelle  de  vérité. 
Voyez  la  physiologie:  Claude  Bernardafait  de  grandes 
découvertes,  et  il  est  mort  en  avouant  qu'il  ne  savait 
rien  ou  presque  rien.  A  chaque  page,  il  confesse  les 
difficultés  de  sa  tâche.  «  Dans  les  relations  phénomé- 
nales, dit-il,  telles  que  la  nature  nous  les  offre,  il  règne 
toujours  une  complexité  plus  ou  moins  grande.  Sous 
ce  rapport,  la  complexité  des  phénomènes  minéraux 
est  beaucoup  moins  grande  que  celle  des  phénomènes 
vitaux;  c'est  pourquoi  les  sciences  qui  étudient  les 
corps  bruts  sont  parvenues  plus  vite  à  se  constituer. 
Dans  les  corps  vivants,  les  phénomènes  sont  d'une 
complexité  énorme,  et  de  plus  la  mobilité  des  pro- 
priétés vitales  les  rend  beaucoup  plus  difficiles  à  saisir 
et  à  déterminer.  »  Que  dire  alors  des  difficultés  que 
doit  rencontrer  le  roman  expérimental,  qui  prend  à 
la  physiologie  ses  études  sur  les  organes  les  plus 
complexes  et  les  plus  délicats,  qui  traite  des  mani- 
estations  les  plus  élevées  de  l'homme,  comme  indi- 
vidu et  comme  membre  social?  Evidemment,  l'ana- 
lyse se  complique  ici  davantage.  Donc,  si  la  physio- 
logie se  constitue  aujourd'hui,  il  est  naturel  que  le 

il. 


18  LE   ROMAN   EXPÉRIMENTAL. 

roman  expérimental  en  soit  seulement  à  ses  premiers 
pas.  On  le  prévoit  comme  une  conséquence  fatale  de 
révolution  scientifique  du  siècle;  mais  il  est  impos- 
sible de  le  baser  sur  des  lois  certaines.  Quand  Claude 
Bernarû  parle  «  des  vérités  restreintes  et  précaires  de 
la  science  biologique  »,  on  peut  bien  confesser  que 
les  vérités  de  la  science  de  l'homme,  au  point  de  vue 
du  mécanisme  intellectuel  et  passionnel,  sont  plus 
précaires  et  plus  restreintes  encore.  Nous  balbutions, 
nous  sommes  les  derniers  venus  ;  mais  cela  ne  doit 
être  qu'un  aiguillon  de  plus  pour  nous  poussera  des 
études  exactes,  du  moment  que  nous  avons  l'outil, 
la  méthode  expérimentale,  et  que  notre  but  est  très 
net,  cormaître  le  déterminisme  des__phénomènes_et^ 
m)us  rendre  maîtres  de  cesjb«^nnm;^nps, 

Sans  me  risquer  à  formuler  des  lois,  j'estime  que 
la  question  d'hérédité  a  une  grande  influence  dans 
les  manifestations  intellectuelles  et  passionnelles 
de  l'homme.  Je  donne  aussi  une  importance  consi- 
dérable au  milieu.  Il  faudrait  aborder  les  théories  de 
Darwin;  mais  ceci  n'est  qu'une  étude  générale  sur 
la  méthode  expérimentale  appliquée  au  roman,  et  je 
me  perdrais,  si  je  voulais  entrer  dans  les  détails.  Je 
dirai  simplement  un  mot  des  milieux.  Nous  venons 
devoir  l'importance  décisive  donnée  par  Claude  Ber- 
nard à  l'étude  du  milieu  intra-organique,  dont  on 
doit  tenir  compte,  si  l'on  veut  trouver  le  détermi- 
nisme des  phénomènes  chez  les  êtres  vivants.  Eh 
bien  !  dans  l'étude  d'une  famille,  d'un  groupe  d'êtres 
vivants,  je  crois  que  le  milieu  social  a  également  une 
importance  capitale.  Un  jour,  la  physiologie  nous 
expliquera  sans  doute  le  mécanisme  de  la  pensée  et 
des  passions;  nous  saurons  comment  fonctionne  la 


LE    ROMAN    EXPÉRIMENTAL.  19 

machine  individuelle  de  l'homme,  comment  il  pense, 
comment  il  aime,  comment  il  va  de  la  raison  à  la 
passion  et  à  la  folie  ;  mais  ces  phénomènes,  ces  faits 
du  mécanisme  des  organes  agissant  sous  rinfliience 
du  milieu  intérieur,  ne  se  produisent  pas  au  dehors 
isolément  et  dans  le  vide.  Lhomme  n'est  pas  seul, 
il  vit  dans  une  société,  dans  un  milieu  social,  et  dès 
i.ors  pour  nous,  romanciers,  ce  milieu  social  modifie 
sans  cesse  les  phénomènes.  Même  notre  grande  étude 
est  là,  dans  le  travail  réciproque  de  la  société  sur 
l'individu  et  de  l'individu  sur  la  société.  Pour  le 
physiologiste,  le  milieu  extérieur  et  le  milieu  inté- 
rieur sont  purement  chimiques  et  physiques,  ce  qui  . 
lui  permet  d'en  trouver  les  lois  aisément.  Nous  n'en 
sommes  pas  à  pouvoir  prouver  que  le  milieu  social 
n'est,  lui  aussi,  que  chimique  et  physique.  Il  l'est  à 
coup  sûr,  ou  plutôt  il  est  le  produit  variable  d'un 
groupe  d'êtres  vivants,  qui,  eux,  sont  absolument 
soumis  aux  lois  physiques  et  chimiques  qui  régis- 
sent aussi  bien  les  corps  vivants  que  les  corps  bruts. 
Dès  lors,  nous  verrons  qu'on  peut  agir  sur  le  milieu 
social,  en  agissant  sur  les  phénomènes  dont  on  se 
sera  rendu  maître  chez  l'homme.  Et  c'est  là  ce  qui 
constitue  le  roman  expérimental  :  posséder  le  méca-  ^jûfttJi^ 
nisme  des  phénomènes  chez  l'homme,  montrer  les  iiu-V*^"*;' 
rouages  des  manifestations  intellectuelles  et  sen-  ^^ 
suelles  telles  que  la  physiologie  nous  les  expliquera, 
sous  les  influences  de  l'hérédité  et  des  circonstances 
ambiantes  puis  montrer  l'homme  vivant  dans  le  mi- 
jieu  social  qu'il  a  produit  lui-même,  qu'il  modifie  tous 
les  jours,  et  au  sein  duquel  il  éprouve  à  son  tour  une 
transformation  continue.  Ainsi  donc,  nous  nous  ap- 
puyons sur  la  physiologie,  nous  prenons  l'homme 


20  LE   ROMAN   EXPÉRIMENTAL. 

isolé  des  mains  du  physiologiste,  pour  continuer  la 
solution  du  problème  et  résoudre  scientifiquement  la 
question  de  savoir  comment  se  comportent  les 
hommes,  dès  qu'ils  sont  en  société. 

Ces  idées  générales  suffisent  pour  nous  guider 
aujourd'hui.  Plus  tard,  lorsque  la  science  aura 
marché,  lorsque  le  roman  expérimental  aura  donné 
des  résultais  décisils,  quelque  critique  précisera  ce 
que  je  ne  fais  qu'indiquer  aujourd'hui. 

D'ailleurs,  Claude  Bernard  confesse  combien  est 
difficile  l'application  de  la  méthode  expérimentale  aux 
êtres  vivants.  «  Le  corps  vivant,  dit-il,  surtout  chez 
les  animaux  élevés,  ne  tombe  jamais  en  indifférence 
physico-chimique  avec  le  milieu  extérieur,  il  possède 
un  mouvement  incessant,  une  évolution  organique  en 
apparence  spontanée  et  constante,  et  bien  que  cette 
évolution  aitbesoin  des  circonstances  extérieures  pour 
se  manifester,  elle  en  est  cependant  indépendante 
dans  sa  marche  et  dans  sa  modalité.  »  Et  il  conclut 
comme  je  l'ai  dit  :  ciEn  résumé,  cjgst  seulemenlilaiis 
les  conditions  physico-chimiques  du  milieu  intérieur 
que  nous  trouverons  le  déterminisme  des  phéno- 
mènes extérieurs  de  la  vie.  »  Mais  quelles  que  soient 
Tes  complexités  "qui  se  présentent,  et  lors  même  que 
des  phénomènes  spéciaux  se  produisent,  l'application 
de  la  méthode  expérimentale  reste  rigoureuse.  «  Si 
les  phénomènes  vitaux  ont  une  complexité  et  une 
apparente  différence  de  ceux  des  corps  bruts,  ils 
n'offrent  cette  différence  qu'en  vertu  des  conditions 
déterminées  ou  déterminables  qui  leur  sont  propres. 
Donc,  si  les  sciences  vitales  doivent  différer  des  autres 
par  leurs  applications  et  par  leurs  lois  spéciales,  elles 
ne  s'en  distinguent  pas  par  la  méthode  scientifique.» 


LE   ROMAN   EXPÉRIMENTAL.  2i 

Il  me  faut  dire  encore  un  n:iot  des  limites  que 
Claude  Bernard  trace  à  la  science.  Pour  lui,  nous 
ignorerons  toujours  le  pourquoi  des  choses  ;  nous  ne 
pouvons  savoir  que  \e  comment.  C'est  ce  qu'il  exprime 
en  ces  termes  :  «  La  nature  de  noire  esprit  nous  porte 
à  chercher  l'essence  ou  le  pourquoi  des  choses.  En 
cela,  nous  visons  plus  loin  que  le  but  qu'il  nous  est 
donné  d'atteindre  ;  car  l'expérience  nous  apprend 
bientôt  que  nous  ne  devons  pas  aller  au  delà,  du  com- 
ment^ c'est-à-dire  au  delà  de  la  cause  prochaine  ou 
des  conditions  d'existence  des  phénomènes.  »  Plus 
loin  il  donne  cet  exemple  :  «  Si  nous  ne  pouvons  sa- 
voir pourquoi  l'opium  et  ses  alcaloïdes  font  dormir, 
nous  pourrons  connaître  le  mécanisme  de  ce  sommeil 
et  savoir  comment  l'opium  ou  ses  principes  font  dor- 
mir; car  le  sommeil  n'a  lieu  que  parce  que  la  subs- 
tance active  va  se  mettre  en  contact  avec  certains 
éléments  organiques  qu'elle  modifie.  »  Et  la  conclu- 
sion pratique  est  celle-ci  :  «  La  science  a  précisément 
le  privilège  de  nous  apprendre  ce  que  nous  ignorons, 
en  substituant  la  raison  et  l'expérience  au  sentiment, 
et  en  nous  montrant  clairement  la  limite  de  noire 
connaissance  actuelle.  Mais,  par  une  merveilleuse 
compensation,  à  mesure  que  la  science  rabaisse 
ainsi  notre  orgueil,  elle  augmente  notre  puissance.  » 
Toutes  ces  considérations  sont  strictement  applica- 
bles au  roman  expérimental.  Pour  ne  point  s'égarer 
dans  les  spéculations  philosophiques,  pour  remplacer 
les  hypothèses  idéalistes  par  la  lente  conquêlo  de 
l'inconnu,  il  doit  s'en  tenir  à  la  recherche  du pow/^uoi  ^^ 
des  choses.  C'est  là  son  rôle  exact,  et  c'est  de  là  qu'il  ^^^ 
JLLre,  comme  nous  allons  le  voir,  sa  raison  d'êtreetsa  ^o^**^^ 
morale.  jwu/u*>t.JW 


22  LE   ROMAN   EXPÉRIMENTAL. 

J'en  suis  donc  arrivé  à  ce  point  :  le  roman  expérl» 
mental  est  une  conséquence  de  l'évolution  .scientifi- 
que du  siècle;  il  continue  et  complète  la  physiologie, 
qui  elle-même  s'appuie  sur  la  chimie  et  la  physique  ; 
il  substitue  à  l'étude  de  l'homme  abstrait,  de  l'homme 
métaphysique,  l'étude  de  l'homme  naturel,  soumis 
aux  lois  physico-chimiques  et  déterminé  par  les  in- 
fluences du  milieu;  il  est  en  un  mot  la  littérature  de 
notre  âge  scientifique,  comme  la  littérature  classique 
et  romantique  a  correspondu  à  un  âge  de  scholasti- 
que  et  de  théologie.  Maintenant,  je  passe  à  la  grande 
question  d'application  et  de  morale. 


III 


Le  but  de  la  méthode  expérimentale,  en  physio- 
logie et  en  médecine,  est  d'étudier  les  phénomènes 
pour  s'en  rendre  maître.  Claude  Bernard,  à  chaque 
page  de  Y  Introduction.,  revient  sur  cette  idée.  Comme 
il  le  déclare  :  «  Toute  la  philosophie  naturelle  se  ré- 
sume en  cela  :  connaître  la  loi  des  phénomènes.  Tout 
le  problème  expérimental  se  réduit  h  ceci  :  prévoir 
et  diiiger  les  phénomènes.  »  Plus  loin,  il  donne 
un  exemple  :  «  Il  ne  suffira  pas  au  médecin  expéri- 
mentaleur  comme  au  médecin  empirique  de  savoir 
que  le  quinquina  guérit  la  fièvre  ;  mais  ce  qu'il  lui 
importe  surtout,  c'est  de  savoir  ce  que  c'est  que  la 
fièvre  et  de  se  rendre  compte  du  mécanisme  par  le- 
quel le  quinquina  la  guérit.  Tout  cela  importe  au  mé- 
decin expérimentateur,  parce  que,  dos  qu'il  le  saura, 
le  fait  de  guérison  de  la  fièvre  par  le  quinquina  ne 


LE   ROMAN   EXPERIMENTAL.  23 

sera  plus  un  fait  empirique  et  isolé,  mais  un  fait 
scientifique.  Ce  fait  se  rattachera  alors  à  des  condi- 
tions qui  le  relieront  à  d'autres  phénomènes,  et  nous 
serons  conduits  ainsi  à  la  connaissance  des  lois  de 
l'organisme  et  à  la  possibilité  d'en  régler  les  manifes- 
tations. »  L'exemple  devient  frappant  dans  le  cas  de 
la  gale.  «  Aujourd'hui  que  la  cause  de  la  gale  est 
connue  et  déterminée  expérimentalement,  tout  est 
devenu  scientifique,  et  l'empirisme  a  disparu...  On 
guérit  toujours  et  sans  exception,  quand  on  se  place 
dans  les  conditions  expérimentales  connues  pour 
atteindre  ce  but.  »• 

Donc  tel  est  le  but,  telle  est  la  morale,  dans  la  phy- 
siologie et  dans  la  médecine  expérimentales  :  se 
rendre  maître  de  la  vie  pour  la  diriger.  Admettons 
que  la  science  ait  marché,  que  la  conquête  de  Fin- 
connu  soit  complète  :  l'âge  scientifique  que  Claude 
Bernard  a  vu  en  rêve  sera  réalisé.  Dès  lors,  le  médecin 
sera  maître  des  maladies;  il  guérira  à  coup  sûr,  il 
agira  sur  les  corps  vivants  pour  le  bonheur  et  pour  la 
vigueur  de  l'espèce.  On  entrera  dans  un  siècle  où 
l'homme  tout  puissant  aura  asservi  la  nature  et  utili- 
sera ses  lois  pour  faire  régner  sur  cette  terre  la  plus 
grande  somme  de  justice  et  de  liberté  possible.  11  n'y 
a  pas  de  but  plus  noble,  plus  haut,  plus  grand..îjjitre_ 
rôle  d'êtreintelligent  est  là  :  pénétrer  le  pourquoi  des 
choses,  pour  devenir  supérieur  aux  choses  et  les  ré- 
dj^]irp  h  Vài!]t_de  rouages  obéissants^. 

Eh  bien  !  ce  rêve  du  physiologiste  et  du  médecin 
expérimentateur  est  aussi  celui  du  romancier  qui 
applique  à  l'étude  naturelle  et  sociale  de  l'homme 
la  méthode  expérimentale.  Notre  but  est  le  leur; 
nous  voulons,  nous  aussi,  être  les  maîtres  des  phé- 


24  LE  ROMAN   EXPÉ«IME,NTAL. 

nomènes  des  éléments  intellectuels  et  personnels, 
pour  pouvoir  les  diriger.  Nous  sommes,  en  un  mot, 
des  moralistes  expérimentateurs,  montrant  par  l'ex- 
périence de  quelle  façon  se  comporte  une  passion 
dans  un  milieu  social.  Le  jour  où  nous  tiendrons  le 
•^  mécanisme  de  cette  passion,  on  pourra  la  traiter  et 
*^       la  réduire,  ou  tout  au  moins  la  rendre  la  plus  inoffen-" 


/ 


sive  possible.  Et  voilà  oii  se  trouvent_l' utilité  pratique 
et  la  haute  morale  de  nos  œuvres  naturalistes,  qui 
expérimentent  sur  l'homme,  qui  démontent  et  re- 
montent pièce  à  pièce  la  machine  humaine,  pour  la 
faire  fonctionner  sous  l'influence  des  milieux.  Quand 
les  temps  auront  marché,  quand  on  possédera  les 
lois,  il  n  y  aura  plus  qu'à  agir  sur  les  individus  et  sur 
les  milieux,  si  l'on  veut  arriver  au  meilleur  état  social. 
C'est  ainsi  que  nous  faisons  de  la  sociologie  pratique 
et  que  notre  besogne  aide  aux  sciences  politiques  et 
économiques.  Je  ne  sais  pas,  je  le  répète,  de  travail 
plus  noble  ni  d'une  application  plus  large.  Être 
maître  du  bien  et  du  mal,  régler  la  vie,  régler  la 
^M  société,  résoudre  à  la  longue  tous  les  problèmes  du 
socialisme,  apporter  surtout  des  bases  solides  à  la 
justice  en  résolvant  par  l'expérience  les  questions  de 
criminalité,  n'esl-ce  pas  là  être  les  ouvriers  les  plus 
utiles  et  les  plus  moraux  du  travail  humain? 
^  Que  l'on  compare  un  instant  la  besogne  des  ro- 
manciers idéalistes  à  la  nôtre  ;  et  ici  ce  mot  d'idéa- 
listes indique  les  écrivains  qui  sortent  de  l'observation 
et  de  l'expérience  pour  baser  leurs  œuvres  sur  le 
surnaturel  et  l'irrationnel,  qui  admettent  en  un  mot 
des  forces  mystérieuses,  en  dehors  du  déterminisme 
des  phénomènes.  Claude  Bernard  répondra  encore 
pour  moi  :  «  Ce  qui  distingue  le  raisonnement  expé- 


/ 


LE   ROMAN   EXPÉRIMENTAL.  25 

rimental  du  raisonnement  scholastique,  c'est  la  fé- 
condité de  l'un  et  la  stérilité  de  l'autre.  C'est  préci- 
sément le  scholastique  qui  croit  avoir  la  certitude 
absolue  qui  n'arrive  à  rien  ;  cela  ce  conçoit,  puisque 
par  un  principe  absolu,  il  se  place  en  dehors  de  la 
nature  dans  laquelle  tout  est  relatif.  C'est  au  contraire 
l'expérimentateur  qui  doute  toujours  et  qui  ne  croit 
posséder  la  certitude  absolue  sur  rien,  qui  arrive  à 
maîtriser  les  phénomènes  qui  l'entourent  et  à  éten- 
dre sa  puissance  sur  la  nature.  »  Tout  à  l'heure,  je 
reviendrai  sur  cette  question  de  l'idéal,  qui  n'est,  en 
somme,  que  la  question  de  l'iiidéterminisme.  Claude 
Bernard  dit  avec  raison  :  «  La  conquête  intellectuelle 
de  l'homme  consiste  à  faire  diminuer  et  à  refouler 
l'indéterminisme,  à  mesure  qu'à  l'aide  de  la  méthode 
expérimentale  il  gagne  du  terrain  sur  le  détermi- 
nisme. »  Notre  vraie  besogne  est  là,  à  nous  romanciers 
expérimentateurs,  aller  du  connu  à  l'inconnu,  pour 
nous  rendre  maître  de  la  nature  ;  tandis  que  les 
romanciers  idéalistes  restent  de  parti  pris  dans  l'in- 
connu, par  toutes  sortes  de  préjugés  religieux  et 
philosophiques,  sous  le  prétexte  stupéfiant  que  l'in- 
connu est  plus  noble  et  plus  beau  que  le  connu.  Si 
notre  besogne,  parfois  cruelle,  si  nos  tableaux  terri- 
bles avaient  besoin  d'être  excusés,  je  trouverais  encore 
chez  Claude  Bernard  cet  argument  décisif.  «  On  n'ar- 
rivera jamais  à  des  généralisations  vraiment  fécondes 
et  lumineuse^  sur  les  phénomènes  vitaux  qu'autant 
qu'on  aura  expérimenté  soi-même  et  remuédansl'hô- 
pital,  l'amphithéâtre  et  le  laboratoire,  le  terrain  fétide 
ou  palpitant  de  la  vie...  S  il  fallait  donner  une  com- 
paraison qui  exprimât  mon  sentiment  sur  la  science 
de  la  vie,  ie  dirais  que  c'est  un  salon  superbe,  tout 

3 


■26  LE  ROMAN  EXPÉRIMENTAL 

resplendissant  de  lumière,  dans  lequel  on  ne  peut 
parvenir  qu'en  passant  par  une  longue  et  affreuse 
cuisine.  » 

J'insiste  sur  ce  mot  que  j'ai  employé  de  moralistes 
expérimentateurs  appliqué  aux  romanciers  natura- 
listes. Une  page  de  V Introduction  m'a  surtout  frappé, 
celle  où  l'auteur  parle  du  lirculus  vital.  Je  cite  :  «  Les 
organes  musculaires  et  nerveux  entretiennent  l'acti- 
vité des  organes  qui  préparent  le  sang;  mais  le  sang 
à  son  t*ur  nourrit  les  organes  qui  le  produisent. 
.^  Il  y  a  là  une  solidarité  organique  ou  sociale  qui  en- 
'' ^^rjol  trelient  une  sorte  de  mouvement  perpétuel,  jusqu'à 
ce  que  le  dérangement  ou  la  cessation  d'action  d'un 
g^^^  élément  vital  nécessaire  ait  rompu  l'équilibre  ou 
amené  un  trouble  ou  un  arrêt  dans  le  jeu  de  la 
machine  animale.  Le  problème  du  médecin  expéri- 
mentateur consiste  donc  à  trouver  le  déterminisme 
simple  d'un  dérangement  organique,  c'est-à-dire  à 
saisir  le  phénomène  initial...  Nous  verrons  comment 
une  dislocation  de  l'organisme  ou  un  dérangement 
des  plus  complexes  en  apparence  peut  être  ramené 
à  un  déterminisme  simple  initial  qui  provoque  ensuite 
les  déterminismes  les  plus  complexes.  »  Il  n'y  a  encore 
ici  qu'à  changer  les  mots  de  médecin  expérimenta- 
teur, par  ceux  de  romancier  expérimentateur,  et  tout 
ce  passage  s'applique  exactement  à  notre  littérature 
naturaliste.  Le  circulus  social  est  identique  au  cir- 
culus  vital  :  dans  la  société  comme  dans  le  corps 
humain,  il  existe  une  solidarité  qui  lie  les  différents 
membres,  les  différents  organes  entre  eux,  de  telle 
sorte  que,  si  un  organe  se  pourrit,  beaucoup  d'au- 
tres sont  atteints,  et  qu'une  maladie  très  complexe  se 
déclare,  Dès  lors,  dans  nos  romans,  lorsque  nous 


LE   ROMAN   EXPERIMENTAL,  2T 

expérimentons  sur  une  plaie  grave  qui  empoisonne 
la  société,  nous  procédons  comme  le  médecin  expéri- 
mentateur, nous  lâchons  de  trouver  le  déterminisme 
simjile  initial,  pour  arriver  ensuite  au  déterminisme 
complexe  dont  l'action  a  suivi.  Je  reprends  l'exemple 
du  baron  Hulot,  dans  la  Cousine  Dette.  Voyez  le 
résultat  final,  le  dénoûment  du  roman  :  une  famille 
entière  détruite,  toutes  sortes  de  drames  secondaires 
se  produisant,  sous  l'action  du  tempérament  amou- 
reux de  Hulot.  C'est  là,  dans  ce  tempérament,  que 
se  trouve  le  déterminisme  initial.  Un  membre,  Hulot, 
se  gangrène,  et  aussitôt  tout  se  gâte  autour  de  lui, 
le  circulas  social  se  détraque,  la  santé  de  ia  société 
se  trouve  compromise.  Aussi,  comme  Balzac  a  in- 
sisté sur  la  figure  du  baron  Hulot,  comme  il  l'a  ana- 
lyste avec  un  soin  scrupuleux!  L'expérience  porte 
avant  tout  sur  lui,  parce  qu'il  s'agissait  de  se  rendre 
maître  du  phénomène  de  cette  passion  pour  la  diri- 
ger; admettez  qu'on  puisse  guérir  Hulot,  ou  du 
moins  le  contenir  et  le  rendre  inoffensif,  tout  de 
suite  le  drame  n'a  plus  de  raison  d'être,  on  rétablit 
l'équilibre,  ou  pour  mieux  dire  la  santé  dans  le  corps 
social.  Donc,  les  romanciers  naturalistes  sont  bien 
en  effet  des  moralistes  expérimentateurs.  ^ 

Et  j'arrive  ainsi  au  gros  reproche  dont  on  croit      j 
accabler  les  romanciers  naturalistes  en  les  traitant     ^^j,^/*v-t 
de  fatalistes.  Que  de  fois  on  a  voulu  nous  prouver  \     ■p- 
que,  du  moment  oii  nous  n'acceptions  pas  le  libre  .^gji.rw'**'"''***"^ 
arbitre,  du  moment  où  l'homme  n'était  plus  pour 
nousqu'une  machineanimaleagissantsous  l'influence 
de  l'hérédité  et  des  milieux,  nous  tombions  à  un  fa- 
talisme grossier,  nous  ravalions  l'humanité  au  rang 
d'un  troupeau  marchant  sous  le  bâton  de  la  destinéel 


28  LE  ROMAN   EXPÉRIMENTAL. 

Il  faut  préciser  :  nous  ne  sommes  pas  fatalistes,  nous 
sommes  déterministes,  ce  qui  n'est  point  la  même 
cliose.  Claude  Bernard  explique  très  bien  les  deux 
termes  :  «  Nous  avons  donné  le  nom  de  déterminisme 
à  la  cause  prochaine  ou  déterminante  des  phénomè- 
nes. Nous  n'agissons  jamais  sur  l'essence  de?  phéno- 
mènes de  la  nature,  mais  seulement  sur  leur  déter- 
minisme, et  par  cela  seul  que  nous  agissons  sur  lui, 
le  déterminisme  diffère  du  fatalisme  sur  lequel  on  ne 
saurait  agir.  Le  fatalisme  suppose  la  manifestation 
nécessaire  d'an  phénomène  indépendant  de  ses  con- 
ditions, tandis  que  le  déterminisme  est  la  condition 
nécessaire  d'un  phénomène  dont  la  manifestation 
n'est  pas  forcée.  Une  fois  que  la  recherche  du  déter- 
minisme des  phénomènes  est  posée  comme  le  prin- 
cipe fondamental  de  la  méthode  expérimentale,  il  n'y 
a  plus  ni  matérialisme,  ni  spiritualisme,  ni  matière 
brute,  ni  nvatière  vivante  ;  il  n'y  a  que  des  phéno- 
mènes dont  il  faut  déterminer  les  conditions,  c'est- 
à-dire  les  circonstances  qui  jouent  par  rapport  à  ces 
phénomènes  le  rôle  de  cause  prochaine.  »  Ceci  est 
décisif.  Nous  ne  faisons  qu'appliquer  cette  méthode 
dans  nos  romans,  et  nous  sommes  donc  des  détermi- 
nistes qui,  expérimentalement,  cherchent  à  détermi- 
ner les  conditions  des  phénomènes,  sans  jamais 
sortir,  dans  notre  investigation,  des  lois  de  la  nature. 
Comme  le  dit  très  bien  Claude  Bernard,  du  moment 
où  nous  pouvons  agir,  et  où  nous  agissons  sur  le 
déterminisme  des  phénomènes,  en  modifiant  les 
milieux  par  exemple,  nous  ne  sommes  pas  des 
fatalistes. 

Voilà  donc  le  rôle  moral  du  romancier  expérimen- 
tateur bien  défini.  Souvent  j'ai  dit  que  nous  n'avions 


LE    ROMAN   EXPÉRIMENTAL,  29 

pas  à  tirer  une  conclusion  de  nos  œuvres,  ex  cela 
signifie  que  nos  œuvres  portent  leur  conclusion  en 
elles.  Un  expérimentateiir  n'a  pas  à  conclure,  parce 
que,  justement,  l'expérience  conclut  pour  lui.  Cent 
fois,  s'il  le  faut,  il  répétera  l'expérience  devant  le 
public,  il  l'expliquera,  mais  il  n'aura  ni  à  s'indigner, 
ni  à  approuver  personnellement  :  telle  est  la  vérité 
tel  est  le  mécanisme  des  phénomènes  ;  c'est  à  la 
société  de  produire  toujours  ou  de  ne  plus  produire 
ce  phénomène,  si  le  résultat  en  est  utile  ou  dange- 
reux. On  ne  conçoit  pas,  je  l'ai  dit  ailleurs,  un  savant 
se  fâchant  contre  l'azote,  parce  que  l'azote  est  impro- 
pre à  la  vie;  il  supprime  l'azote,  quand  il  est  nuisi- 
ble, et  pas  davantage.  Comme  notre  pouvoir  n'est 
pas  le  même  que  celui  de  ce  savant,  comme  nous 
sommes  des  expérimentateurs  sans  être  des  prati- 
ciens, nous  devons  nous  contenter  de  chercher  \q\  )o-^ 
déterminisme  des  phénomènes  sociaux,  en  laissant!  Z**^'"^ 
aux  législateurs,  aux  hommes  d'application,  le  soinj'^!j]t<i''Vv 
de  diriger  tôt  ou  tard  ces  phénomènes,  de  façon  ^i^'^^'*'^' 
développer  les  bons  et  à  réduire  les  mauvais,  au  pointn(:^^^ 
de  vue  de  l'utilité  humaine.  -1 

Je  résume  notre  rôle  de  moralistes  expérimenta- 
teurs. Nous  montrons  le  mécanisme  de  l'utile  et  du 
nuisible,  nous  dégageons  le  déterminisme  des  phéno- 
mènes humains  et  sociaux,  pour  qu'on  puisse  un 
jour  dominer  et  diriger  ces  phénomènes.  En  un  mot, 
nous  fravaillrtns  avpn  fpnt  le  siècle  à  la  grande  œuvre 
qui  est  la  conquête  de  la  nature,  la  puissance  de 
12iommfî_iiàmi(ilée^Et  voyez,  à  côté  de  la  nôtre,  la 
besogne  des  écrivains  idéalistes,  qui  s'appuient  sur 
l'irrationnel  et  le  surnaturel,  et  dont  chaque  élan  est 
suivi  d'une  chute  profonde  dans  le  chaos  métaphysi- 

3 


30  LE   ROMAN   EXPERIMENTAL. 

que.  C'est  nous  qui  avons  la  force,  c'est  nous  qui 
avons  la  morale. 


IV 


Ce  qui  m'a  fait  choisir  V Introduction,  je  l'ai  dit, 
c'est  que  la  médecine  est  encore  regardée  par  beau- 
coup de  personnes  comme  un  art.  Claude  Bernard 
prouve  qu'elle  doit  être  une  science,  et  nous  assis- 
tons là  à  l'éclosion  d'une  science,  spectacle  très  ins- 
tructif en  lui-même,  etqui  nousprouve  que  ledomaine 
scientifique  s'élargit  et  gagne  tou  les  les  manifestations 
de  l'intelligence  humaine.  Puisque  la  médecine,  qui 
était  un  art,  devient  une  science,  pourquoi  la  litté- 
rature elle-même  ne  deviendrait-elle  pas  une  science^ 
grâce  à  la  méthode  expérimentalg  ? 

Il  faut  remarquer  que  tout  se  tient,  que  si  le  ter- 
rain du  médecin  expérimentateur  est  le  corps  de 
l'homme  dans  les  phénomènes  de  ses  organes,  à  l'état 
normal  et  à  l'état  pathologique,  notre  terrain  à  nous 
est  également  le  corps  de  l'homme  dans  ses  phénomè- 
nes cérébraux  et  sensuels,  à  l'état  sain  et  à  l'état  mor- 
bide. Si  nous  n'en  restons  pas  à  l'homme  métaphysi- 
que de  l'âge  classique,  il  nous  faut  bien  tenir  compte 
des  nouvelles  idées  que  notre  âge  se  fait  de  la  nature 
et  de  la  vie.  Nous  continuons  fatalement,  je  le  répète, 
la  besogne  du  physiologiste  et  du  médecin,  qui  ont 
continué  celle  du  physicien  et  du  chimiste.  Dès  lors, 
nous  entrons  dans  la  science.  Je  réserve  la  question 
du  sentiment  et  la  forme,  dont  je  parlerai  plus 
loin. 


LE   ROMAN   EXPERIMENTAL.  3f 

'Voyons  d'abord  ce  que  Claude  Bernard  dit  de  la 
médecine.  «  Certains  médecins  pensent  que  la  méde- 
cine ne  peut  être  que  conjecturale,  et  ils  en  con- 
cluent que  le  médecin  est  un  artiste  qui  doit  suppléer 
à  l'indéterminisme  des  cas  particuliers  par  son  génie» 
par  son  tact  personnel.  Ce  sont  là  des  idées  anti- 
scientifiques contre  lesquelles  il  faut  s'élever  de  toutes 
ses  forces,  parce  que  ce  sont  elles  qui  contribuent  à 
faire  croupir  la  médecine  dans  l'état  où  elle  est  de- 
puis si  longtemps.  Toutes  les  sciences  ont  nécessai- 
rement commencé  par  être  conjecturales  ;  il  y  a  en- 
core aujourd'hui  dans  chaque  science  des  parties 
conjecturales.  La  médecine  est  encore  presque  par- 
tout conjecturale,  je  ne  le  nie  pas;  mais  je  veux  dire 
seulement  que  la  science  moderne  doit  faire  des 
efforts  pour  sortir  de  cet  état  provisoire  qui  ne  cons- 
titue pas  un  état  scientifique  définitif,  pas  plus  pour 
la  médecine  que  pour  les  autres  sciences.  L'état  scien- 
tifique sera  plus  long  à  se  constituer  et  plus  difficile 
à  obtenir  en  médecine,  à  cause  de  la  complexité  des 
phénomènes  ;  mais  le  but  du  médecin  savant  est  de 
ramener  dans  sa  science,  comme  dans  toutes  j£S 
autres,  l'indéterminé  au  déterminé.  »  Le  mécanisme 
de  la  naissance  et  du  développement  d'une  science 
est  là  tout  entier.  On  t?aite  encore  le  médecin  d'ar- 
tiste, parce  qu'il  y  a,  en  médecine,  une  place  énorme 
laissée  aux  conjectures.  Naturellement,  le  romancier 
méritera  davantage  ce  nom  d'artiste,  puisqu'il  se 
trouve  plus  enfoncé  encore  dans  l'indéterminé.  Si 
Claude  Bernard  confesse  que  la  complexité  des  phé- 
nomènes empêcheront  longtemps  de  constituer  la 
médecine  à  l'état  scientifique,  que  sera-ce  donc  pour 
le  roman  expérimental,  où  les  phénomènes  sont  plus 


32  LE   ROMAN   EXPÉRIMENTAL. 

complexes  encore  ?  Mais  cela  n'empêchera  pas  le 

roman  rl'pnfi'PpHan^_Ja^  yQJP    gr'ipntifiqj]P^_HV>V)£jr^ 

l'évolution  générale^ du  siècle. 

D'ailleurs,  Claude  Bernard  lui-même  a  indiqué  les 
évolutions  de  l'esprit  humain.  «  L'esprit  humain, 
dit-il,  aux  diverses  périodes  de  son  évolution,  a  passé 
successivement  par  le  sentiment,  la  raison  etj^ex- 
îpérièncéTl^^ord,  le  sentiment  seul  s'imposant  à  la 
raison  créa  les  vérités  de  foi,  c'est-à-dire  la  théolo- 
gie. La  raison  ou  la  philosophie  devenant  ensuite  la 
maîtresse,  enfanta  la  scholastique.  Enfin  l'expé- 
rience, c'est-à-dire  l'étude  des  phénomènes  naturels, 
apprit  à  l'homme  que  les  vérités  du  monde  extérieur 
ne  se  trouvent  formulées,  de  prime  abord,  ni  dans  le 
sentiment  ni  dans  la  raison.  Ce  sont  seulement  nos 
guides  indispensables;  mais,  pour  obtenir  ces  vérités, 
il  faut  nécessairement  descendre  dans  la  réalité  ob- 
jective des  choses  où  elles  se  trouvent  cachées  avec 
leur  forme  phénoménale.  C'est  ainsi  qu'apparut,  par 
le  progrès  naturel  des  choses,  la  méthode  expéri- 
mentale qui  résume  tout  et  qui  s'appuie  successive- 
ment sur  les  trois  branches  de  ce  trépied  immuable  : 
le  sentiment,  la  raison,  l'expérience.  Dans  la  re- 
cherche de  la  vérité,  au  moyen  de  cette  méthode,  le 
sentiment  a  toujours  l'initiative,  il  engendre  l'idée 
à  p7'ion  on  l'intuition  ;  la  raison  ou  le  raisonnement 
développe  ensuite  l'idée  et  déduit  ses  conséquences 
logiques.  Mais  si  le  sentiment  doit  être  éclairé  par  les 
lumières  de  la  raison,  la  raison  à  son  tour  doit  être 
guidée  par  l'expérience.  » 

J'ai  donné  toute  cette  page,  parce  qu'elle  est  de  la 
plus  grande  importance.  Elle  fait  nettement,  dans  le 
roman  expérimental,   la  part  de  la  personnalité  du 


LE   ROMAN   EXPÉRIMENTAL.  33 

romancier,  en  dehors  da  style.  Du  moment  où  le 
sentiment  est  le  point  de  départ  de  la  méthode  expé- 
rim.entale,  oii  la  raison  intervient  ensuite  pour  abou- 
tir à  l'expérience,  et  pour  être  contrôlée  par  elle,  le 
génie  de  l'expérimentateur  domine  tout;  et  c'est 
d'ailleurs  ce  qui  fait  que  la  méthode  expérimentale, 
inerte  en  d'autres  mains,  est  devenue  un  outil  si 
puissant  entre  les  mains  de  Claude  Bernard.  Je 
viens  de  dire  le  mot  :  la  méthode  n'est  qu'un  outil  ; 
c'est  l'ouvrier,  c'est  l'idée  qu'il  apporte  qui  fait  le 
chef-d'œuvre.  J'ai  déjà  cité  ces  lignes  :  «  C'est  un 
sentiment  particulier,  un  quid  proprium  qui  constitue 
l'originalité,  l'invention  ou  le  génie  de  chacun.  » 
Voilà  donc  la  part  faite  au  génie,  dans  le  roman  expé- 
rimental. Gomme  le  dit  jncore  Claude  Bernard  : 
«  L'idée,  c'est  la  graine  ;  la  méthode,  c'est  le  sol 
qui  lui  fournit  les  conditions  de  se  développer,  de 
prospérer  et  de  donner  ses  meilleurs  fruits  suivant 
la  nature.  »  Tout  se  réduit  ensuite  à  une  question 
de  méthode.  Si_  vous  restez  dans  l'idée  à  priori^ 
et  dans  le  sentiment,  sans  l'appuyer  sur  la  raisjrn 
et  sans  le  vérifier  par  l'expérience  ,  vous  êtes 
un  poète,  vous  risquez  des  hypothèses  que  rien 
ne  prouve,  vous  vous  débattez  dans  l'indéiermi- 
nisme  péniblement  et  sans  utilité,  d'une  façon  nui- 
sible souvent.  Écoutez  ces  lignes  de  Y  Introduction  : 
«  L'homme  est  naturellement  métaphysicien  et  or- 
gueilleux; il  a  pu  croire  que  les  créations  idéales 
de  son  esprit  qui  correspondent  à  ses  sentiments 
représentaient  aussi  la  réalité.  D'oii  il  suit  que  la 
méthode  expérimentale  n'est  point  primitive  et  natu- 
relle à  l'homme,  que  ce  n'est  qu'après  avoir  erré 
longtemps  dans  les  discussions  théologiques  et  scho- 


34  LE   nOMAN   EXPERIMENTAL. 

lastiques  qu'il  a  fini  par  reconnaître  la  stérilité  de  ses 
efforts  dans  cette  voie.  L'homme  s'aperçut  alors 
qu'il  ne  dicte  pas  des  lois  à  la  nature,  parce  qu'il  ne 
possède  pas  en  lui-même  la  connaissance  et  le  crité- 
rium des  choses  extérieures;  et  il  comprit  que,  pour 
arriver  à  la  vérité,  il  doit,  au  contraire,  étudier  les 
lois  naturelles  et  soumettre  ses  idées,  sinon  sa  raison, 
à  l'expérience,  c'est-à-dire  au  critérium  des  faits.  » 
Que  devient  donc  le  géni'^  rhez  le  romancier  expéri- 
mental? 11  reste  le  génie  l'idée  à  priori,  seulement  il 
est  contrôlé  par  rexpérienco  Nalurellemenl,  l'expé- 
rience ne  peut  détruire  le  génie,  elle  le  confirme,  au 
contraire.  Je  prends  un  poète  ;  est-il  nécessaire,  pour 
qu'il  ait  du  génie,  que  son  sentiment,  que  son  idée 
à  priori  soit  fausse?  Non  évidemment,  car  le  génie 
d'un  homme  sera  d'autant  plus  grand  que  l'expé- 
rience aura  prouvé  davantage  la  vérité  de  son  idée 
personnelle.  Il  faut  vraiment  notre  âge  de  lyrisme^ 
no]Te_mii1arlip  rnmantiqiip,j  ponxjiu'on  aitjïiêiuré  le 
génie  d'un  homme  à  1^  quantité  de  sottises  et  de  fo^. 
lies  qu'il  a  mises  en  circulation ^Je  conclus  en  disant 
que,  désormais,  dans  notre  siècle  de  science,  l'expé- 
rience doit  faire  la  preuve  du  génie. 

Notre  querelle  est  là,  avec  les  écrivains  idéalistes. 
Ils  partent  toujours  d'une  source  irrationnelle  quel- 
conque, telle  qu'une  révélation,  une  tradition  ou 
une  autorité  conventionnelle.  Gomme  Claude  Bernard 
le  déclare  :  «  Il  ne  faut  admettre  rien  d'occulte;  il  n'y 
a  que  des  phénomènes  et  des  conditions  de  phéno- 
mènes. »  Nous,  écrivains  naturalistes,  nous  soumet- 
tons chaque  fait  à  l'observation  et  à  l'expérience; 
tandis  que  les  écrivains  idéalistes  admettent  des 
influeuces   mystérieuses  échappant  à  l'analyse,  et 


LE  ROMAN  EXPÉRIMENTAL.  3S 

restent  dès  lors  dans  l'inconnu,  en  deh  ors  des  lois 
de  la  nature.  Cette  question  de  l'idéal,  scientifique- 
ment, se  réduit  à  la  question  de  l'indéterminé  et  du 
déterminé.  Tout  ce  que  nous  ne  savons  pas,  tout  ce 
qui  nous  échappe  encore,  c'est  l'idéal,  et  le  but  de 
notre  effort  humain  est  chaque  jour  de  réduire  l'idéal, 
de  conquérir  la  vérité  sur  l'inconnu.  Nous  sommes 
tous  idéalistes,  si  l'on  entend  par  là  que  nous  nous 
occupons  tous  de  l'idéal.  Seulement  j'appelle  idéa- 
listes ceux  qui  se  réfugient  dans  l'inconnu  pour  la 
plaisir  d'y  être,  qui  n'ont  de  goût  que  pour  les  hypo- 
llicscs  les  plus  risquées,  qui  dédaignent  de  les  sou- 
mettre au  contrôle  de  l'expérience,  sous  prétexte  que 
la  vciilc  est  en  eux  et  non  dans  les  choses.  Ceux-là, 
je  le  rôpcte,  l'ont  une  besogne  vaine  et  nuisible,  tandis 
que  l'observateur  et  l'expérimentateur  sont  les  seuls 
qui  travaillent  à  la  puissance  et  au  bonheur  de 
l'homme,  en  le  rendant  peu  à  peu  le  maître  de  la 
nature.  11  n'y  a  ni  noblesse,  ni  dignité,  ni  beauté,  ni 
moralité,  à  ne  pas  savoir,  à  mentir,  à  prétendre  qu'on 
est  d'autant  plus  grand  qu'on  se  hausse  davantage 
dans  l'erreur  et  dans  la  confusion.  Les  seules  œuvres 
grandes  et  morales  sont  les  œuvres  de  vérité. 

Ce  qu'il  faut  accepter  seulement,  c'est  ce  que  je 
nommerai  l'aiguillon  de  l'idéal.  Certes,  notre  science 
est  bien  petite  encore,  à  côté  de  la  masse  énorme  de 
choses  que  nous  ignorons.  Cet  inconnu  immense  qui 
nous  entoure  ne  doit  nous  inspirer  que  le  désir  de  le 
percer,  de  l'expliquer,  grâce  aux  méthodes  scientifi- 
<iues.  Et  il  ne  s'agit  pas  seulement  des  savants  ;  toutes 
les  manifestations  de  l'intelligence  humaine  se  tien- 
nent, tous  nos  efforts  aboutissent  au  besoin  de  nous 
rendre  maîtres  de  la  vérité.  C'est  ce  que  Claude  Cer- 


36  LE  ROMAN   EXPÉRIMENTAL. 

nard  exprime  très  bien,  quand  il  écrit  :  «  Les  sciences 
possèdent  chacune,  sinon  une  méthode  propre,  au 
moins  des  procédés  spéciaux,  et  de  phis.  elles  se 
servent  réciproquement  d'instruments  les  unes  aux 
autres.  Les  mathématiques  servent  d'instruments  à 
la  physique,  à  la  chimie,  à  la  biologie,  dans  des  limites 
diverses  ;  la  physique  et  la  chimie  servent  d'instru- 
ments puissants  à  la  physiologie  et  à  la  médecine. 
Dans  ce  secours  mutuel  que  se  prêtent  les  sciences, 
il  faut  bien  distinguer  le  savant  qui  fait  avancer  cha- 
que science  de  celui  qui  s'en  sert.  Le  physicien  et  le 
ghimiste  ne  sont  pas  mathématiciens,  parce  qu'ils 
ômploient  le  calcul  ;  le  physiologiste  n'est  pas  chi- 
Siiste  ni  physicien,  parce  qu'il  fait  usage  de  réactifs 
chimiques  ou  d'instruments  de  physique,  pas  plu! 
que  le  chimiste  et  le  physicien  ne  sont  physiolo. 
gistes,  parce  qu'ils  étudient  la  composition  ou  les 
propriétés  de  certains  liquides  et  tissus  animaux  ou 
végétaux.  »  Telle  est  la  réponse  que  Claude  Bernard 
fait  pour  nous,  romanciers  naturalistes,  aux  critiques 
qui  se  sont  moqués  de  nos  prétentions  à  la  science. 
Nous  ne  sommes  ni  des  chimistes,  ni  des  physiciens, 
ni  des  physiologistes;  nous  sommes  simplement  des 
romanciers  qui  nous  appuyons  sur  les  sciences. 
Certes,  nos  prétentions  ne  sont  pas  de  faire  des 
découvertes  dans  la  physiologie,  que  nous  ne  pra- 
tiquons pas  ;  seulement,  ayant  à  étudier  l'homme, 
nous  croyons  ne  pas  pouvoir  nous  dispenser  de  tenir 
compte  des  vérités  physiologiques  nouvelles.  Et 
j'ajouterai  que  les  romanciers  sont  certainement  les 
travailleurs  qui  s'appuient  à  la  fois  sur  le  plus  grand 
nombre  de  sciences,  car  ils  traitent  de  tout  et  il  leur 
faut  tout  savoir,  puisque  le  roman  est  devenu  une 


LE   ROMAN  EXPÉIUMENTAL.  31 

enquête  générale  sur  lajialure  et  sur  riiomme^  Voilà 
comment  nous  avons  été  amenés  à  appliquer  à  notre 
besogne  la  méthode  expérimentale,  du  jour  où  cette 
méthode  est  devenue  l'outil  le  plus  puissant  de  l'in- 
vestigation. Nous  résumons  l'investigation,  nous 
nous  lançons  dans  la  conquête  de  l'idéal,  en  em- 
ployant toutes  les  connaissances  humaines. 

Il  est  bien  entendu  que  je  parle  ici  du  comment 
des  ^choses,  et  non  du  pourquoi.  Pour  un  savant 
expérimentateur,  l'idéal  qu'il  cherche  à  réduire, 
l'indéterminé,  n'est  jamais  que  dans  le  comment.  11 
laisse  aux  philosophes,  l'autre  idéal,  celui  au  pour- 
quoi, qu'il  désespère  de  déterminer  un  jour.  Je 
crois  que  les  romanciers  expérimentateurs  doivent 
également  ne  pas  se  préoccuper  de  cet  inconnu, 
s'ils  ne  veulent  pas  se  perdre  dans  les  folies  des 
poètes  et  des  philosophes.  C'est  déjà  une  beso- 
gne assez  large,  de  chercher  à  connaître  le  méca- 
nisme de  la  nature,  sans  s'inquiéter  pour  le  mo- 
ment de  l'origine  de  ce  mécanisme.  Si  l'on  arrive 
un  jour  à  le  connaître,  ce  sera  sans  doute  grâce 
à  la  méthode,  et  le  mieux  est  donc  de  commencer 
parle  commencement,  par  l'étude  des  phénomènes, 
au  lieu  d'espérer  qu'une  ré^^élation  subite  nous 
livrera  le  secret  du  monde.  Nous  sommes  des  ou- 
vriers, nous  laissons  aux  spéculateurs  cet  inconnu 
un  pourquoi  oh  ils  se  battent  vainement  depuis  des 
siècles,  pour  nous  en  tenir  à  rinçonnu  du  comment, 
qui__chaque  jour  diminue  devant  notre  investiga- 
tion. Le  seul  idéal  qui  doive  exister  pour  nous,  ro- 
manciers expérimentateurs,  c'est  celui  que  nous 
pouvons  conquérir. 

D'ailleurs,  dans  la  conquête  lente  de  cet  inconnu 

4 


38  Î^E   ROMAN   EXPÉRIMENTAL. 

qui  nous  entoure,  nous  confessons  humblement 
l'état  d'ignorance  oh  nous  sommes.  Nous  commen- 
çons à  marcher  en  avant,  rien  de  plus;  et  notre  seule 
force  véritable  est  dans  la  méthode.  Claude  Ber- 
nard, après  avoir  confessé  que  la  médecine  expé- 
rimentale balbutie  encore,  n'hésite  pas  dans  la 
pratique  à  laisser  une  large  place  à  la  médecine 
empirique.  «  Au  fond,  dit-il,  l'empirisme,  c'est- 
à-dire  l'observation  ou  l'expérience  fortuite,  a  été 
l'origine  de  toutes  les  sciences.  Dans  les  scien- 
ces complexes  de  l'humanité,  l'empirisme  gouver- 
nera nécessairement  la  pratique  bien  plus  long- 
temps que  dans  les  sciences  simples.  »  Et  il  ne 
fait  aucune  difficulté  de  convenir  qu'au  chevet  d'un 
malade,  lorsque  le  déterminisme  du  phénomène 
pathologique  n'est  pas  trouvé,  le  mieux  est  encore 
d'agir  empiriquement;  ce  qui,  d'ailleurs,  reste  dans 
la  marche  naturelle  de  nos  connaissances,  puisque 
l'empirisme  précède  fatalement  l'état  scientifique 
d'une  connaissance.  Certes,  si  les  médecins  doivent 
s'en  tenir  à  l'empirisme  dans  presque  tous  les  cas, 
nous  devons  à  plus  forte  raison  nous  y  tenir  éga- 
lement, nous  autres  romanciers  dont  la  science  est 
plus  complexe  et  moins  fixée.  Il  ne  s'agit  pas,  je  le 
dis  une  fois  encore,  de  créer  de  toutes  pièces  la 
science  de  l'homme,  comme  individu  et  comme 
membre  social;  il  s'agit  de  sortir  peu  à  peu,  et 
avec  tous  les  tâtonnements  nécessaires,  de  l'obscu- 
rité où  nous  sommes  sur  nous-mêmes,  heureux 
lorsque,  au  milieu  de  tant  d'erreurs,  nous  pouvons 
fixer  une  vérité.  Nous  expérimentons,  cela  veut 
dire  que  nous  devons  pendant  longtemps  encore 
employer  le  faux  pour  arriver  au  vrai. 


LE    ROMAN   EXPÉRIMENTAL.  3& 

Tel  est  le  sentiment  des  forts.  Claude  Bernard  com- 
bat hautement  ceux  qui  veulent  voir  uniquement  un 
artiste  dans  le  médecin.  Il  connaît  l'objection  habi- 
tuelle de  ceux  qui  affectent  de  regarder  la  médecine 
expérimentale  «  comme  une  conception  théorique 
dont  rien  pour  le  moment  ne  justifie  la  réalité  pra- 
tique, parce  qu'aucun  fait  ne  démontre  qu'on  puisse 
atteindre  en  médecine  la  précision  scientifique  des 
sciences  expérimentales.  »  Mais  il  ne  se  laisse  pas 
troubler,  il  démontre  que  «  la  médecine  expérimen- 
tale n'est  que  l'épanouissement  naturel  de  l'investi- 
gation médicale  pratique,  dirigée  par  un  esprit  scien- 
tifique ».  Et  voici  sa  conclusion  :  «  Sans  doute,  nous 
sommes  loin  de  cette  époque  où  la  médecine  sera  de- 
venue scientifique;  mais  cela  ne  nous  empêche  pas 
d'en  concevoir  la  possibilité  et  de  faire  tous  nos  efforts 
pour  y  tendre  en  cherchant  dès  aujourd'hui  à  intro- 
duire dans  la  médecine  la  méthode  qui  doit  nous  y 
conduire.  » 

Tout  cela,  je  ne  me  lasserai  pas  de  le  répéter,  s'ap- 
plique exactement  au  roman  expérimental.  Mettez 
ici  encore  le  mot  «  roman  »  à  la  place  du  mot  «  mé- 
decine »  et  le  passage  reste  vrai. 

J'adresserai  à  la  jeune  génération  littéraire  qui 
grandit,  ces  grandes  et  fortes  paroles  de  Claude  Ber- 
nard. Je  n'en  connais  pas  de  plus  viriles.  «  La  méde- 
cine est  destinée  à  sortir  peu  à  peu  de  l'empirisme, 
et  elle  en  soitira  de  même  que  toutes  les  autres  scien- 
ces par  la  méthode  expérimentale.  Cette  conviction 
profonde  soutient  et  dirige  ma  vie  sci.  ififique.  Je 
suis  sourd  h  la  voix  des  médecins  qui  demandent 
qu'on  leur  explique  expérimentalement  la  rougeole 
et  la  scarlatine,  qui  croient  tirer  de  là  un  argument 


40  LE  ROMAN   EXPÉRIMENTAL. 

contre  l'emploi  de  la  méthode  expérimentale  en  mé- 
decine. Ces  objections  décourageantes  et  négatives 
dérivent  en  général  d'esprits  systématiques  ou  pa- 
resseux qui  préfèrent  se  reposer  sur  leurs  systèmes 
ou  s'endormir  dans  les  ténèbres,  au  lieu  de  travailler 
et  de  faire  effort  pour  en  sortir.  La  direction  expéri- 
mentale que  prend  la  médecine  est  aujourd'hui  dé- 
finitive. En  effet,  ce  n'est  point  là  le  fait  de  l'influence 
éphémère  d'un  système  personnel  quelconque;  c'est 
le  résultat  de  l'évolution  scientifique  de  la  médecine 
elle-même.  Ce  sont  mes  convictions  à  cet  égarJ  que 
je  cherche  à  faire  pénétrer  dans  l'esprit  des  jeunes 
médecins  qui  suivent  mes  cours  au  Collège  de 
France...  Il  faut  inspirer  avant  tout  aux  jeunes  gens 
l'esprit  scientifique  et  les  initier  aux  notions  et  aux 
tendances  des  sciences  modernes.  » 

Bien  souvent,  j'ai  écrit  les  mêmes  paroles,  donné 
les  mêmes  conseils,  et  je  les  répéterai  ici.  «  La  mé- 
thode expérimentale  peut  seule  faire  sortir  le  roman 
des  mensonges  et  des  erreurs  où  il  se  traîne.  Toute 
ma  vie  littéraire  a  été  dirigée  par  cette  conviction. 
Je_suis  sourd  à  la  voix  des  critiques  _qui  m e  d e m aji - 
^\  dent  de  formuler  les  lois  de  l'hérédité  chez  les  puér- 
il sonnages  et  celles  de  1  influence  des  milieux;  ceux 
^  qui  me  font  ces  objections  négatives  et  découra- 
geantes, ne  me  les  adressent  que  par  paresse  d'esprit, 
par  entêtement  dans  la  tradition,  par  attachement 
plus  ou  moins  conscient  à  des  croyances  philosophi- 
ques et  religieuses...  La  direction  expérimentale  que 
prend  le  roman  est  aujourd'hui  définitive.  En  efl"et, 
ce  n'est  point  là  le  fait  de  l'influence  éphémère  d'un 
système  personnel  quelconque  ;  c'est  le  résultat  de 
1  évolution  scientifique,  de  l'étude  de  l'homme  elle- 


LE   ROMAN    EXPÉRIMENTAL.  41 

même.  Ce  sont  mes  convictions  à  cet  égard  que  je 
cherche  à  faire  pénétrer  dans  l'esprit  des  jeunes  écri- 
vains qui  me  Hsent,  car  j'eslime  qu'il  faut  avant  tout 
leur  inspirer  l'esprit  scientifique  et  les  initier  aux 
Dotions  et  aux  tendances  des  sciences  modernes.  » 


Avant  de  conclure,  il  me  reste  à  traiter  divers 
points  secondaires. 

Ce  qu'il  faut  bien  préciser  surtout,  c'est  le  carac- 
tère impersonnel  de  la  méthode.  On  reprochait  à 
Claude  Bernard  d'affecter  des  allures  de  novateur, 
et  il  répondait  avec  sa  haute  raison  :  «  Je  n'ai  certai- 
nement pas  la  prétention  d'avoir  le  premier  proposé 
d'appliquer  la  physiologie  à  la  médecine.  Cela  a  été 
recommandé  depuis  longtemps,  et  des  tentatives  très 
nombreuses  ont  été  faites  dans  cette  direction.  Dans 
mes  travaux  et  dans  mon  enseignement  au  Collège 
de  France,  je  ne  fais  donc  que  poursuivre  une  idée 
qui  porte  déjà  ses  fruits  par  l'application  à  la  méde- 
cine. »  C'est  ce  que  j'ai  répondu  moi-même,  lors- 
qu'on a  prétendu  que  je  me  posais  en  novateur,  en 
chef  d'école.  J'ai  dit  que  je  n'apportais  rien,  que  je 
tâchais  simplement,  dans  mes  romans  et  dans  ma 
critique,  d'appliquer  la  méthode  scientifique,  depuis 
longtemps  en  usage.  Mais,  naturellement,  on  a  feint 
de  ne  pas  m'entendre,  et  on  a  continué  à  parler  de 
ma  vanité  et  de  mon  ignorance. 

Ce  que  j'ai  répété  vingt  fois,  que  le  naturalisme 
p'était  pas  une  fantaisie  personnelle,  qu'il  était  le 

4. 


42  LE  ROMAN  EXPÉRIMENTAL. 

mouvement  même  de  rintelligenre  du  sirclft,  Claude 
Bernard  le  dit  aussi,  avec  plus  d'autorité,  et  peut- 
être  le  croira-t-on.  «  La  révolution  que  la  méthode 
expérimentale,  écrit-il,  a  opérée  dans  le.«  sciences, 
consiste  à  avoir  substitué  un  critérium  scientifique  à_ 
l'autorité  personnelle.  Le  caractère  de  la  méthode 
expérimentale  est  de  ne  relever  que  d'elle-même, 
parce  qu'elle  renferme  en  elle  son  critérium,  qui  est 
l'expérience.  Elle  ne  reconnaît  d'autre  autorité  que 
celle  des  faits,  et  elle  s'affranchit  de  l'autorité  per- 
sonnelle. »  Par  conséquent,  plus  de  théorie.  «  L'idée 
doit  toujours  rester  indépendante,  il  ne  faut  pas 
l'enchaîner,  pas  plus  par  des  croyances  scientiliques 
que  par  des  croyances  philosophiques  ou  religieuses. 
Il  faut  être  hardi  et  libre  dans  la  manifestation  de 
ses  idées,  poursuivre  son  sentiment  et  ne  pas  Irop 
s'arrêter  à  ces  craintes  puériles  de  la  contradiction 
des  théories...  Il  faut  modifier  la  théorie  pour  l'adap- 
ter à  la  nature,  et  non  la  nature  pour  l'adapter 
à  la  théorie.  »  De  là  une  largeur  incomparable. 
«  La  méthode  expérimentale  est  la  méthode  scienti- 
fique qui  proclame  la  liberté  de  la  pensée.  Elle 
secoue  non  seulement  le  joug  philosophique  et 
théologique,  mais  elle  n'admet  pas  non  plus  d'auto- 
rité scientifique  personnelle.  Ceci  n'est  point  de 
l'orgueil  et  de  la  jactance  ;  l'expérimentateur,  au 
contraire,  fait  acte  d'humilité  en  niant  l'autorité 
personnelle,  car  il  doute  aussi  de  ses  propres  con- 
naissances, et  il  soumet  l'autorité  des  hommes  à 
celles  de  l'expérience  et  des  lois  de  la  nature.  > 

C'est  pourquoi  j'ai  dit  tant  de  fois  que  le  natura- 
lisme n'était  pas  une  école,  que  par  exemple  il  ne 
s'incarnait  pas  dans  le  génie  d'un  homme  ni  dans  le 


LE   ROMAN   EXPÉRIMENTAL.  43 

coup  de  folie  d'un  groupe,  comme  le  romantisme, 
qu'il  consistait  simplement  dans  l'application  de  la  X*. 
méthode  expérimentale  à  l'étude  de  la  nninrft  pI_^j)Jm(^ 
rhomme.  Dès  lors,  il  n'y  a  plus  qu'une  vaste  évolu- 
tion, qu  une  marche  en  avant  où  tout  le  monde  est 
ouvrier,  selon  son  génie.  Toutes  les  théories  sont 
admises,  et  la  théorie  qui  l'emporte  est  celle  qui  ex- 
plique le  plus  de  choses.  Il  ne  paraît  pas  y  avoir  une 
voie  littéraire  et  scientifique  plus  large  ni  plus  droite. 
Tous,  les  grands  et  les  petits,  s'y  meuvent  librement, 
travaillant  à  l'investigation  commune,  chacun  dans 
sa  spécialité,  et  ne  reconnaissant  d'autre  autorité 
que  celle  des  faits,  prouvée  par  l'expérience.  Donc, 
dans  le  naturalisme,  il  ne  saurait  y  avoir  ni  de  nova- 
teurs ni  de  chefs  d'école.  Il  y  a  simplement  des  tra^ 
vailleurs  plus  puissants  les  uns  que  les  autres. 

Claude  Bernard  exprime  ainsi  la  défiance  dans  la- 
quelle on  doit  rester  en  face  des  théories.  «  Il  faut 
avoir  une  foi  robuste  et  ne  pas  croire;  je  m'explique 
en  disant  qu'il  faut  en  science  croire  fermement  aux 
principes  et  douter  des  formules  ;  en  effet,  d'un  côté, 
nous  sommes  sûrs  que  le  déterminisme  existe,  mais 
nous  ne  sommes  jamais  certains  de  le  tenir.  Il  faut 
être  inébranlable  sur  les  principes  de  la  science  ex- 
périmentale (déterminisme)  et  ne  pas  croire  absolu- 
ment aux  théories.  »  Je  citerai  encore  le  passage  sui- 
vant, où  il  annonce  la  fin  des  systèmes.  «  La  médecine 
expérimentale  n'est  pas  un  système  nouveau  de 
médecine,  mais,  au  contraire,  la  négation  de  tous 
les  systèmes.  En  effet,  l'avènement  de  la  médecine 
expérimentale  aura  pour  résultat  de  faire  disparaître 
de  la  science  toutes  les  vues  individuelles  pour  les 
remplacer  par  des  théories  impersonnelles  et  généra- 


44  LE  ROMAN  EXPÉRIMENTAL. 

les  qui  ne  seront,  comme  dans  les  autres  sciences, 
q u ' iine  coordination  régulière  et  raisonnée  des  fai ts 
fournis  par_rex^rience.  »  11  en  sera  identiquement 
de  même  pour  le  roman  expérimental. 

Si  Claude  Bernard  se  défend  d'être  un  novateur, 
un  inventeur  plutôt  qui  apporte  une  théorie  person- 
nelle, il  revient  également  plusieurs  fois  sur  le  danger 
qu'il  y  aurait  pour  un  savant  à  s'inquiéter  des  systè- 
mes philosophiques.  «  Pour  l'expérimentateur  phy- 
siologiste, dit-il,  il  ne  saurait  y  avoir  ni  spiritualisme 
ni  matérialisme.  Ces  mots  appartiennent  à  une  philo- 
sophie naturelle  qui  a  vieilli,  ils  tomberont  en  désué- 
tude par  le  progrès  même  de  la  science.  Nous  ne 
connaîtrons  jamais  ni  l'esprit  ni  la  matière,  et  si 
c'était  ici  le  lieu,  je  montrerais  facilement  que  d'un 
côté  comme  de  l'autre,  on  arrive  bientôt  à  des  néga- 
tions scientifiques,  d'où  il  résulte  que  toutes  les 
considérations  de  cette  espèce  sont  oiseuses  et  inu- 
tiles. Il  n'y  a  pour  nous  que  des  phénomènes  à  étu- 
dier, les  conditions  matérielles  de  leurs  manifes- 
tations à  connaître  et  les  lois  de  ces  manifestations 
à  déterminer.  »  J'ai  dit  que,  dans  le  roman  expéri- 
mental, le  mieux  était  de  nous  en  tenir  à  ce  point 
de  vue  strictement  scientifique,  si  nous  voulions 
baser  nos  études  sur  un  terrain  solide.  Ne  pas  sortir 
du  comment^  ne  pas  s'attacher  au  pourquoi.  Pour- 
tant, il  est  bien  certain  que  nous  ne  pouvons 
toujours  échapper  à  ce  besoin  de  notre  intelli- 
gence, à  cette  curiosité  inquiète  qui  nous  porte  à 
vouloir  connaître  l'essence  des  choses.  J'estime  qu'il 
nous  faut  alors  accepter  le  système  philosophique 
qui  s'adapte  le  mieux  à  l'état  actuel  des  sciences, 
mais  simplement  à  un  point  de  vue  spéculatif.  Par 


LE  nOMAN   EXPERIMENTAL.  45 

exemple,  le  transformisme  est  actuellement  le  sys- 
tème le  plus  rationnel,  celui  qni  se  base  le  plus 
directement  sur  notre  connnissanpp.  de  la  nature. 
Derrière  une  science,  derrière  une  manifestation 
quelconque  de  l'intelligence  humaine,  il  y  a  toujours, 
quoi  qu'en  dise  Claude  Bernard,  un  système  philoso- 
phique plus  ou  moins  net.  On  peut  ne  pas  s'y  attacher 
dévotement  et  s'en  tenir  aux  faits,  quitte  à  modifier 
le  système,  si  les  faits  le  veulent.  Mais  le  système 
n'en  existe  pas  moins,  et  il  existe  d'autant  plus  que 
la  science  est  moins  avancée  et  moins  solide.  Pour 
nous,  romanciers  expérimentateurs,  qui  balbutions 
encore,  l'hypothèse  est  fatale.  Justement,  tout  à 
l'heure,  je  m'occuperai  du  rôle  de  l'hypothèse,  dans 
la  littérature. 

D'ailleurs,  si  Claude  Bernard  repousse,  dans  l'ap- 
plication, les  systèmes  philosophiques,  il  reconnaît 
la  nécessité  de  la  philosophie.  «  Au  point  de  vue 
scientifique,  la  philosophie  représente  l'inspiration 
éternelle  de  la  raison  humaine  vers  la  connaissance 
de  l'inconnu.  Dès  lors,  les  philosophes  se  tiennent 
toujours  dans  les  questions  en  controverse  et  dans 
les  régions  élevées,  limites  supérieures  des  sciences. 
Par  là,  ils  communiquent  à  la  pensée  scientifique  un 
mouvement  qui  la  vivifie  et  l'ennoblit;  ils  fortifient 
l'esprit  en  le  développant  par  une  gymnastique  intel- 
lectuelle générale,  en  même  temps  qu'ils  le  reportent 
sans  cessa  vers  la  solution  inépuisable  des  grands 
probl'^mes;  ils  entretiennent  ainsi  une  soif  de  l'in- 
connu et  le  feu  sacré  de  la  recherche  qui  ne  doi- 
vent jamais  s'éteindre  chez  un  savant.  »  Le  passage 
est  beau,  mais  on  n'a  jamais  dit  aux  philosophes  en 
meilleurs  termes  que  leurs  hypothèses  sont  de  la 


46  LE   ROMAN   EXPÉRIMENTAL. 

pure  poésie.  Claude  Bernard  regarde  évidemment 
les  philosophes,  parmi  lesquels  il  se  flatte  d'avoir 
beaucoup  d'amis,  comme  des  musiciens  de  génie 
parfois,  dont  la  musique  encourage  les  savants  pen- 
dant leurs  travaux  et  leur  inspire  le  feu  sacré  des 
grandes  découvertes.  Quant  aux  philosophes,  livrés 
à  eux-mêmes,  ils  chanteraient  toujours  et  ne  trouve- 
raient jamais  une  vérité. 

J'ai  négligé  jusqu'ici  la  question  de  la  forme  chez 
l'écrivain  naturaliste,  parce  que  c'est  elle  justement 
qui  spécialise  la  littérature.  Non  seulement  le  génie, 
pour  l'écrivain,  se  trouve  dans  le  sentiment,  dans 
l'idée  à  pinori,  mais  il  est  aussi  dans  la  forme,  dans  le 
style.  Seulement,  la  question  de  mélhode  et  la  ques- 
tion de  rhétorique  sont  distinctes.  Et  le  naturalisme, 
je  le  dis  encore,  consiste  uniquement  dans  la  méthode 
expérimentale,  dans  l'observation  et  l'expérience  ap- 
pliquées à  la  littérature.  La  rhétorique,  pour  le  mo- 
ment, n'a  donc  rien  à  voir  ici.  Fixons  la  méthode, 
qui  doit  être  commune,  puis  acceptons  dans  les 
lettres  toutes  les  rhétoriques  qui  se  produiront; 
regardons-les  comme  les  expressions  des  tempéra- 
ments littéraires  des  écrivains. 

Si  l'on  veut  avoir  mon  opinion  bien  nette,  c'est 
qu'on  donne  aujourd'hui  une  prépondérance  exa- 
gérée à  la  forme.  J'aurais  long  à  en  dire  sur  ce  sujet  ; 
mais  cela  dépasserait  les  limites  de  cette  étude.  Au 
fond,  j'estime  que  la  méthode  atteint  la  forme  elle- 
même,  qu'un  langage  n'est  qu'une  logique,  une 
tonstruction  naturelle  et  scientifique.  Celui  qui 
écrira  le  mieux  ne  sera  pas  celui  qui  galopera  le  plus 
follement  parmi  les  hypothèses,  mais  celui  qui  mar- 
chera droit  au  milieu  des  vérités.  Nous  sommes  ac- 


LE   ROMAN   EXPÉRIMENTAL.  47 

tueïlement  pourris  de  lyrisme,  no  usjcroyons  bien  J^ 
tort  que  le  grand  style  est  fait  d'un  effarement 
sublime,  toujours  près  de  culbuter  dans_la_démsilQ.e  ; 
le  grand  style  est  Tait  de  logique  et  de  clarté. 

Aussi  Claude  Bernard  qui  assigne  aux  philosophes 
un  rôle  de  musiciens  jouant  la  J/arse«7/fl2se  des  hypo- 
thèses, pendant  que  les  savants  se  ruent  à  l'assaut  de 
l'inconnu,  se  fait-il  à  peu  près  la  même  idée  des  ar- 
tistes et  des  écrivains.  J'ai  remarqué  que  beaucoup 
de  savants,  et  des  plus  grands,  très  jaloux  de  la  cer- 
titude scientifique  qu'ils  détiennent,  veulent  ainsi 
enfermer  la  littérature  dans  lidéal.  Eux-mêmes 
semblent  éprouver  le  besoin  d'une  récréation  de  men- 
songe, après  leurs  travaux  exacts,  et  se  plaisent  aux 
hypothèses  les  plus  risquées,  aux  fictions  qu'ils 
savent  parfaitement  fausses  et  ridicules.  C'est  un  air 
de  flûte  qu'ils  permettent  qu'on  leur  joue.  Ainsi, 
Claude  Bernard  a  eu  raison  de  dire  :  «  Les  produc- 
tions littéraires  et  artistiques  ne  vieillissent  jamais, 
en  ce  sens  qu'elles  sont  des  expressions  de  sentiments 
immuables  comme  la  nature  humaine.  »  En  effet,  la 
forme  suffit  pour  immortaliser  une  œuvre;  le  spec- 
tacle d'une  individualité  puissante  interprétant  la  na- 
ture en  un  langage  superbe,  restera  intéressant  pour 
tous  les  âges;  seulement,  on  lira  toujours  aussi  un 
grand  savant  à  ce  même  point  de  vue',  parce  que  le 
spectacle  d'un  grand  savant  qui  a  su  écrire  est  tout 
aussi  intéressant  que  celui  d'un  grand  poète.  Ce 
savant  aura  eu  beau  se  tromper  dans  ses  hypothèses, 
il  demeure  sur  un  pied  d'égalité  avec  le  poète,  qui  à 
coup  sûr  s'est  trompé  également.  Ce  qu'il  faut  dire, 
c'est  que  notre  domaine  n'est  pas  fait  uniquement  des 
sentiments  immuables  comme  la  nature  humaine, 


48  LE  ROMAN   EXPERIMENTAL. 

car  il  reste  ensuite  à  faire  jouer  le  vrai  mécanisme 
de  ces  sentiments.  Nous  n'avons  pas  épuisé  noire  ma- 
tière, lorsque  nous  avons  peint  la  colère,  l'avarice, 
l'amour  ;  toute  la  nature  et  tout  l'homme  nous  ap- 
partiennent, non  seulement  dans  leurs  phénomènes, 
mais  dans  les  causes  de  ces  phénomènes.  Je  sais  bien 
que  c'est  là  un  champ  immense  dont  on  a  voulu  nous 
barrer  l'entrée  ;  mais  nous  avons  rompu  les  barrières, 
et  nous  y  triomphons  maintenant.  C'est  pourquoi  je 
n'accepte  pas  les  paroles  suivantes  de  Claude  Ber- 
nard :  «  Pour  les  arts  et  les  lettres,  la  personnalité 
domine  tout.  Il  s'agit  là  d'une  création  spontanée  de 
l'esprit,  et  cela  n'a  plus  rien  de  commun  avec  la  con- 
statation des  phénomènes  naturels,  dans  lesquels 
notre  esprit  ne  doit  rien  créer.  »  Je  surprends  ici  un 
des  savants  les  plus  illustres  dans  ce  besoin  de  refuser 
aux  lettres  l'entrée  du  domaine  scientifique.  Je  ne 
sais  de  quelles  lettres  il  veut  parler,  lorsqu'il  définit 
une  œuvre  littéraire  :  «  Une  création  spontanée  de 
l'esprit,  qui  n'a  rien  de  commun  avec  la  constatation 
des  phénomènes  naturels,  »  Sans  doute,  il  songea  la 
poésie  lyrique,  car  il  n'aurait  pas  écrit  la  phrase  en 
pensant  au  roman  expérimental,  aux  œuvres  de  Bal- 
zac et  de  Stendhal.  Je  ne  puis  que  répéter  ce  que  j'ai 
dit  :  si  nous  met_taiisja  forme,  le  style_^j)art^_lflj:û= 
mancier  expérimentateur  n  est  plus  qu'un  savant 
spécial,  qui  emploie  l'outil  des  autres  savants,  Tobser- 
vation  etTanalyse.  Notre  domaine  est  le  même  que 
celui  du  physiologiste,  si  ce  n'est  qu'il  est  plus  vaste. 
Nous  opérons  comme  lui  sur  l'homme,  car  tout  fait 
croire,  et  Claude  Bernard  le  reconnaît  lui-même,  que 
les  phénomènes  cérébraux  peuvent  être  déterminés 
comme  les  autres  phénomènes.  Il  est  vrai  que  Claude 


LE   ROMAN   EXPÉRIMENTAL.  49 

Berna'd  peut  nous  dire  que  nous  flottons  en  pleine 
hypothèse;  mais  il  serait  mal  venu  à  conclure  de  là 
que  nous  n'arriverons  jamais  à  la  vérité,  car  il  s'est 
battu  toute  sa  vie  pour  faire  une  science  de  la  méde- 
cine, que  la  très  grande  majorité  de  ses  confrères 
regardent  comme  un  art. 

Définissons  maintenant  avec  netteté  le  romancier 
expérimentateur.  Claude  Bernard  donne  de  l'artiste 
la  définition  suivante  :  «  Qu'est-ce  qu'un  artiste? 
C'est  un  homme  qui  réalise  dans  une  œuvre  d'art  une 
idée  ou  un  sentiment  qui  lui  est  personnel.  »  Je  re- 
pousse absolument  cette  définition.  Ainsi,  dans  le  cas 
où  je  représenterais  un  homme  qui  marcherait  la 
tête  en  bas,  j'aurais  fait  une  œuvre  d'art,  si  tel  était 
mon  sentiment  personnel.  Je  serais  un  fou,  pas  da- 
vantage. Il  faut  donc  ajouter  que  le  sentiment  per- 
sonnel de  l'artiste  reste  soumis  au  contrôle  de  la 
vérité.  Nous  arrivons  ainsi  à  l'hypothèse.  L'artiste 
part  du  même  point  que  le  savant;  il  se  place  devant 
la  nature,  a  une  idée  à  prioriei  travaille  d'après  cette 
idée.  Là  seulement  il  se  sépare  du  savant,  s'il  mène 
son  idée  jusqu'au  bout,  sans  en  vérifier  l'exactitude 
par  l'observation  et  l'expérience.  On  pourrait  appeler 
artistes  expérimentateurs  ceux  qui  tiendraient 
compte  de  l'expérience;  mais  on  dirait  alors  qu'ils 
ne  sont  plus  des  artistes,  du  moment  où  l'on  consi- 
dère l'art  comme  la  somme  d'erreur  personnelle  que 
l'artiste  met  dans  son  étude  de  la  nature.  J'ai  con- 
staté que,  selon  moi,  la  personnalité  de  l'écrivain  ne 
saurait  être  que  dans  l'idée  à  priori  et  que  dans  la 
forme.  Elle  ne  peut  se  trouver  dans  l'entêtement  du 
faux.  Je  veux  bien  encore  qu'elle  soit  dansThypo-, 
thèse,  mais  ici  il  faut  s'entendre 

B 


50  LE   ROMAN   EXPERIMEiNTAL. 

On  a  dit  souvent  que  les  écrivains  devaient  frayer 
la  route  aux  savants.  Gela  est  vrai,  car  nous  venons 
de  voir,  dans  V Introduction,  l'hypothèse  et  l'empi- 
'risme  précéder  et  préparer  l'état  scientifique,  qui 
s'établit  en  dernier  Heu  par  la  méthode  expérimen- 
tale. L'homme  a  commencé  par  risquer  certaines 
explications  des  phénomènes,  les  poètes  ont  dit 
leur  sentiment  et  les  savants  sont  venus  ensuite  con- 
trôler les  hypothèses  et  fixer  la  vérité.  C'est  toujours 
le  rôle  de  pionniers  que  Claude  Bernard  assigne  aux 
philosophes.  11  y  a  là  un  noble  rôle,  et  les  écrivains 
ont  encore  le  devoir  de  le  remplir  aujourd'hui.\Seu.-, 
lement,  il  est  bien  entendu  que  toutes  les  fois  qu'une 
vérité  est  fixée  par  les  savants,  les  écrivains  doivent 
abandonner  immédiatement  leur  hypothèse  pour 
adopter  cette  vérité;  autrement,  ils  resteraient  de 
parti  pris  dans  l'erreur,  sans  ITénéfîce  pour  personnj^ 
C'est  ainsi  que  la  science,  à  mesure  qu'elle  avance, 
nous  fournit,  à  nous  autres  écrivains,  un  terrain  so- 
lide, sur  lequel  nous  devons  nous  appuyer  pour  nous 
élancer  dans  de  nouvelles  hypothèses.  En  un  mot, 
tout  phénomène  déterminé  détruit  l'hypothèse  qu'il 
remplace,  et  il  faut  dès  lors  transporter  l'hypothèse 
plus  loin,  dans  le  nouvel  inconnu  qui  se  présente. 
Je  prendrai  un  exemple  très  simple  pour  me  mieux 
faire  entendre  :  il  est  prouvé  que  la  terre  tourne 
autour  du  soleil:  que  penserait-on  d'un  poète  qui 
adopterait  l'ancienne  croyance,  le  soleil  tournant 
autour  de  la  terre  ?  Evidemment,  le  poète,  s'il  veut 
risquer  une  explication  personnelle  d'un  fait,  devra 
choisir  un  fait  dont  la  cause  n'est  pas  encore  connue. 
Voilà  donc  ce  que  doit  être  l'hypothèse,  pour  nous 
romanciers  expérimentateurs;  il  nous  faut  accepter 


LE   ROMAN   EXPÉUIMEMTAL.        ^  5J 

slrictemcnt  les  faits  déterminés,  ne  plus  hasarder 
sur  eux  des  sentiments  personnels  qui  seraient  ri- 
dicules, nous  appuyer  sur  le  terrain  conquis  par  la 
science,  jusqu'au  bout:  puis,  là  seulement,  devant 
l'inconnu,  exercer  notre  intuition  et  précéder  la 
science,  quittes  à  nous  tromper  parfois,  heureux  si 
nous  apportons  des  documents  pour  la  solution  des 
problèmes.  Je  reste  ici  d'ailleurs  dans  le  programme 
pratique  de  Claude  Bernard,  qui  est  forcé  d'accepter 
l'empirisme  coin  me  un  tâtonnement  nécessaire.  Ainsi, 
dans  notre  roman  expérimental,  nous  pourrons  tiès 
bien  risquer  des  hypothèses  sur  les  questions  d'hX-  «^  f'Ht 
redite  et  sur  l'influence  des  milieux,  aprèi»  avoir  j^/ip.t^^h 
resnecté  tout  ce  que  la  science  sait  aujourd'hui  sur 
la  matière.  Nous  préparerons  les  voies,  nous  four- 
nirons des  faits  d'observation,  dés  documents  hu- 
mains qui  pourront  devenir  très  utiles.  Un  grand 
poète  lyrique  s'écriait  dernièrement  que  notre  siècle 
était  le  siècle  des  prophètes.  Oui,  si  l'on  veut  ;  seu- 
lement, il  doit  être  entendu  que  les  prophètes  ne 
s'appuieront  ni  sur  l'irrationnel  ni  sur  le  surnaturel. 
Si  les  prophètes,  comme  cela  se  voit,  doivent  re- 
mettre en  question  les  notions  les  plus  élémentaires, 
arranger  la  nature  à  une  étrange  sauce  philosophi- 
que et  religieuse,  s'en  tenir  à  l'homme  métaphy- 
sique, tout  confondre  et  tout  obscurcir,  les  pro- 
phètes, malgré  leur  génie  de  rhétoriciens,  ne  seront 
jamais  que  de  gigantesques  Gribouille  ignoran* 
qu'on  se  mouille  en  se  jetant  à  l'eau.  Dans  nos  temps 
de  science,  c'est  une  délicate  mission  que  de  pro- 
ph^él.iser,  parce  qu'on  ne  croit  plus_aux  vérités  de^ 
révélation,  et  que,  pour  prévoir  l'inconnu,  il  faut 
commencer  par  pcniaître  le  connu. 


52  LE   ROMAN   EXPÉRIMENTAL. 

Je  voulais  en  venir  à  celte  conclusion  :  si  je  défi- 
nissais le  roman  expérimental,  je  ne  dirais  pas  comme 
Claude  Bernard  qu'une  œuvre  littéraire  est  tout 
entière  dans  le  sentiment  personnel,  car  pour  moi 
le  sentiment  personnel  n'est  que  l'impulsion  pre- 
mière. Ensuite  la  nature  est  là  qui  s'impose,  tout  au 
moins  la  partie  de  la  nature  dont  la  science  nous  a 
livré  le  secret,  et  sur  laquelle  nous  n'avons  plus  le 
droit  de  mentir.  Le  romancier  expérimentateurest 
donc  celui  qui  accepte  les  faits  prouvés,  qui  montre 
dans  l'homme  et  dans  la  société  Je  mécanisme  des 
phénomènes  dont  la  science  est  maîtresse,  et  qui  ne 
fait  intervenir  son_SRn liment  personnel  que  dans  les 
phénomène?  dont  le  déterminisme  n'est  point 
encore  fixé,  en  tâchant  de  contrôler  le  plus  qu'il  le 
pourra  xe  sentiment  personnel,  cette  idée  à  piiori, 
par  l'observation  et  par  l'expérience. 

Je  ne  saurais  entendre  notre  littérature  natura- 
liste d'une  autre  façon.  Je  n'ai  parlé  que  du  roman 
expérimental,  mais  je  suis  fermement  convaincu 
que  la  méthode,  après  avoir  triomphé  dans  l'histoire 
et  dans  la  critique,  triomphera  partout^  au  théâtre  et 
même  en  poésie.  C'est  une  évolution  fatale.  La  litté- 
rature, quoiqu'on  puisse  dire,  n'est  pas  toute  aussi 
dans  l'ouvrier,  elle  est  aussi  dans  la  nature  qu'elle 
peint  et  dans  l'homme  qu'elle  étudie.  Or,  si  les  savants 
changent  les  notions  de  la  nature,  s'ils  trouvent  le 
véritable  mécanisme  de  la  vie,  ils  nous  forcent  à 
\es  suivre,  à  les  devancer  même,  pour  jouer  notre 
ïôle  dans  les  nouvelles  hypothèses.  Llhomme^méla;- 
physique  est  mort,  tout  notrejerrain  se  transforme 
avec  l'homme  physiologique.  Sans  doute  la  colère 
û'Achille,  l'amour  de  Didon,  resteront  des  peintures 


LE  ROMAN  EXPÉRIMENTAL  53 

éternellement  belles;  mais  voilà  que  le  besoin  nous 
prend  d'analyser  la  colère  et  l'amour,  et  de  voir  au 
juste  comment  fonctionnent  ces  passions  dans  l'être 
humain.  Le  point  de  vue  est  nouveau,  il  devient 
expérimental  au  lieu  d'être  philosophique.  En 
somme,  tout  se  résume  dans  ce  grand  fait  :  la  mé- 
thode expérimentale,  aussi  bien  dans  les  lettres  que 
dans  les  sciences,  est  en  train  de  déterminer  les 
phénomènes  naturels,  individuels  et  sociaux,  dont 
la  métaphysique  n'avait  donné  jusqu'ici  que  des 
explications  irrationnelles  et  surnaturelles. 


5. 


LETTRE  A   LA  JEUN1.8SH 


LETTRE  A  LA  JEUNESSE 


Je  dédie  celte  étude  à  la  jeunesse  française,  cette 
jeiincsso  qui  a  vingt  ans  aujourd'hui  et  qui  sera  la 
société  de  demain.  Deux  événements  viennent  de  se 
produire,  la  première  représentation  de  Ruy  Blas  à  la 
Comédie-Français;,  et  la  réception  solennelle  de 
M.  Renan  à  l'Académie.  Un  grand  bruit  s'est  fait, 
un  enthousasme  a  éclaté,  la  presse  a  sonné  des 
fanfares  en  l'honneur  du  génie  de  la  nation,  et  l'on 
a  dit  que  de  pareils  événements  devaient  nous  con- 
soler dans  nos  désastres  et  assuraient  nos  triom- 
phes futurs.  Il  y  a  eu  un  envolement  dans  l'idéal; 
enfin  on  échappait  donc  à  la  terre,  on  pouvait  pla- 
ner, c'était  comme  une  revanche  de  la  poésie  contre 
l'esprit  scientifique. 

Je  trouve  la  question  nettement  posée  dans  la 
République  française.  Je  cite  :  «  Paris  vient  d'être  la 


t:8  LETTRE  A  LA  JEUNESSE. 

témoin  et  de  donner  au  monde  le  spectacle  de  deux 
grandes  fêtes  intellectuelles  qui  resteront  comme 
l'honneur  et  la  parure  de  cette  France  éclairée  et 
libérale  que  notre  chère  et  glorieuse  ville  excelle  à 
représenter.  La  réception  de  M.  Ernest  Renan  à 
l'Académie,  la  reprise  de  Ruy  Blas  à  la  Comédie- 
Française  peuvent,  à  bon  droit,  être  considérées 
comme  deux  événements  dont  il  nous  est  permis  de 
nous  enorgueillir...  Il  y  a,  chez  nous,  des  jeunes  gens 
qui  cherchent  leur  voie;  ils  vont  droit  devant  eux, 
poussant  leur  pointe  à  l'aventure,  avides  de  nouveau- 
tés, et  ils  se  vantent,  avec  la  naïveté  de  l'inexpérience, 
de  trouver  mieux  que  leurs  devanciers  dans  le  do- 
maine sans  limites  de  l'art  qui  cherche  à  lutter  avec 
la  nature.  Oui,  cela  est  vrai  :  quelques-uns  qui  se 
trompent  sur  leurs  forces  ont  déclaré  la  guerre  à 
l'idéal,  mais  ils  seront  vaincus  ;  on  peut  leur  pré- 
dire i\  coup  sûr  cette  défaite,  après  la  soirée  d'avant- 
hier  à  la  Comédie-Française.  »  Il  faut,  pour  com- 
prendre, éclairer  ces  phrases  enguiilandées  de  jour- 
naliste. Entendez  donc  que  les  jeunes  gens  en  ques- 
tion sont  les  écrivains  naturalistes,  ceux  qui  ont 
pour  esprit  le  mouvement  scientifique  du  siècle,  et 
pour  outils  l'observation  et  l'analyse.  Le  journaliste 
constate  que  ces  écrivains  ont  déclaré  la  guerre  à 
l'idécil  et  il  prédit  qu'ils  seront  vaincus  par  le  lyrisme, 
par  la  rhétorique  romantique.  Rien  de  plus  précis  : 
on  applaudit  un  soir  les  beaux  vers  de  Victor  Hugo, 
voilà  le  mouvement  scientifique  du  siècle  arrêté, 
voilà  l'observation  et  l'analyse  supprimées. 

Je  citerai  d'autres  documents  afin  de  préciser  mieux 
encore  la  question  que  je  veux  étudier.  M.  Renan, 
au  début  de  son  discours  de  réception,  voulant  flatter 


LETTRE   A  LA  JEUNESSE  59 

l'Académie  et  oubliant  ses  anciennes  admirations 
pour  l'Allemagne,  a  dit  ceci  :  «  Vous  vous  défiez 
d'une  culture  qui  ne  rend  l'homme  ni  plus  aunable 
ni  meilleur.  Je  crains  fort  que  des  races,  bien  sé- 
rieuses sans  doute,  puisqu'elles  nous  reprochent 
notre  légèreté,  n'éprouvent  quelque  mécompte  dans 
l'espérance  qu'elles  ont  de  gagner  la  faveur  du 
monde  par  de  tout  autres  procédés  que  ceux  qui  ont 
réussi  jusqu'ici.  Une  science  pédantesque  en  sa  so- 
litude, une  littérature  sans  gaieté,  une  politique 
maussade,  une  haute  société  sans  éclat,  ime  noblesse 
sans  esprit,  des  gentilshommes  sans  politesse,  de 
grands  capitaines  sans  mots  sonores  ne  détrôneronf 
pis,  je  crois,  de  sitôt  le  souvenir  de  cette  vieille  so- 
ciété française,  si  brillante,  si  polie,  si  jalouse  de 
plaire.  »  A  cela,  la  Gazette  nationale,  de  Berlin,  a  ré- 
pondu :  «  Les  nations  de  l'Europe  sont  engagées 
dans  une  lutte  de  rivalité  sans  trêve  ;  quiconque  ne 
marche  pas  en  avant  sera  aussitôt  devancé.  Toute 
nation  qui  pense  à  s'endormir  sur  les  lauriers  acquis 
est,  dès  cet  instant,  condamnée  à  la  décadence  et  à 
la  mort.  Voilà  la  vérité,  qu'une  nation  telle  que  la 
nation  française  peut  ou  doit  apprendre  à  se  laisser 
dire.  Mais  il  lui  faut  pour  cela  des  hommes  sérieux  et 
non  des  flatteurs...  Nous  considérons  avant  tout 
comme  notre  véritable  ami  celui  qui  nous  apprend 
à  nous  garder  de  ce  que  nous  craignons  le  plus  au 
monde  :  le  vague  vide  et  l'appréciation  insuffisante 
de  nos  concurrents  dans  le  domaine  matériel  et  in- 
t'ilectuel.  Nous  en  connaissons  par  expérience  la 
conséquence  inévitable.  » 

Eh  bien  !  j(  dis  que  le  patriotisme  de  tout  Français 
est  de  réfléchit  sur  ces  deux  documents  Je  ne  parle 


60  LETTRE   A  LA  JEUNESSE. 

pas  du  patriotisme  de  parade  qui  s'enveloppe  dans 
un  drapeau,  qui  rime  des  odes  et  des  cantates  ; 
je  parle  du  patriotisme  des  hommes  d'étude  et  de 
science  qui  veulent  la  grandeur  de  la  nation  par  des 
moyens  pratiques.  Oui,  M.  Renan  a  raison,  nous 
avons  eu  et  nous  avons  encore  beaucoup  de  gloire^ 
mais  entendez  cette  parole  terrible  :  «  Quiconque  ne 
marche  pas  en  avant  sera  aussitôt  dtvancé.  »  N'est- 
ce  pas  là  le  glas  des  siècles  que  l'esprit  nouveau  em- 
porte? Demain,  c'est  ce  vingtième  siècle  dont  l'évo- 
lution scientifique  aide  la  naissance  laborieuse; 
demain,  c'est  l'enquête  universelle,  l'esprit  de  vé- 
rité transformant  les  sociétés;  et  si  nous  voulons 
que' demain  nous  appartienne,  il  faut  que  nous 
soyons  des  hommes  nouveaux,  marchant  à  l'avenir 
par  la  méthode,  parla  logique,  par  l'étude  et  la  pos- 
session du  réel.  Applaudir  une  rhétorique,  s'enthou- 
siasmer pour  l'idéal,  ce  ne  sont  là  que  de  belles  émo- 
tions nerveuses;  les  femmes  pleurent,  quand  elles 
entendent  de  la  musique.  Aujourd'hui,  nous  avons 
besoin  de  la  virilité  du  vrai  pour  être  glorieux  dans 
l'avenir,  comme  nous  l'avons  été  dans  le  passé. 

Voilà  ce  que  je  vais  tâcher  de  démontrer  à  la  jeu- 
nesse. Je  voudrais  lui  souffler  la  haine  de  la  phrase 
et  la  méfiance  des  culbutes  dans  le  bleu.  Nous  autres 
qui  ne  croyons  qu'aux  faits,  qui  reprenons  tous  les 
problèmes,  à  l'étude  des  documents  nous  sommes 
accusés  d'ordure,  nous  nous  entendons  chaqae  jour 
traiter  de  corrupteurs.  Il  est  temps  de  prouver  ù  la 
génération  nouvelle  que  les  véritables  corrupteurs 
sont  les  rhétoriciens,  et  qu'il  y  a  une  chute  fatale 
dans  la  boue  après  chaque  élan  dans  l'idéal. 


LETTRE  A  LA  JEUNESSE.  61 


I 


Les  nations  honorent  leurs  granasliommes.  Elles 
se  montrent  surtout  reconnaissantes  pour  les  écri- 
vains illustres  qui  laissent  des  monuments  impéris- 
sables dans  la  langue.  Homère  et  Virgile  sont  restés 
debout  sur  les  ruines  de  la  Grèce  et  de  Rome.  C'est 
ainsi  que  le  monument  poétique  de  Victor  Hugo 
sera  indestructible  et  que  notre  siècle  doit  avoir  l'or- 
gueil de  cette  construction  superbe,  qui  fixera  la 
langue  française  et  la  portera  aux  siècles  les  plus  re- 
culés. A  ce  titre,  nous  ne  saurions  trop  acclamer  le 
poète.  Il  est  grand  parmi  les  plus  grands.  U  a  été  un 
rhétoricien  admirable  et  il  demeurera  le  roi  indis- 
cuté des  poètes  lyriques. 

Mais  il  faut  ensuite  distinguer.  A  côté  de  la  forme, 
du  rythme  et  des  mots,  à  côté  du  monument  de 
pure  linguistique,  il  y  a  la  philosophie  de  l'œuvre. 
Elle  peut  apporter  la  vérité  ou  l'erreur,  elle  est  le 
produit  d'une  méthode  et  di  vient  fatalement  une 
force  qui  pousse  le  siècle  en  avant  ou  le  ramène  en 
arrière.  Si  j'applaudis  Victor  Hugo  comme  poète,  je 
le  discute  comme  penseur,  comme  éducateur.  Non 
seulement  sa  philosophie  me  paraît  obscure,  contra- 
dictoire, faite  de  sentiments  et  non  de  vérités  ;  mais 
encore  je  la  trouve  dangereuse,  d'une  détestable  in- 
fluence sur  la  génération,  conduisant  la  jeunesse  à 
tous  les  mensonges  du  lyrisme,  aux  détraquements 
cérébraux  de  l'exaltation  romantique. 

Et  nous  venons  bien  de  le  voir,  à  cette  représenta- 
tion de  Ruy  Dla<,  qui  a  soulevé  un  si  grand  enthou- 
siasme. C'était  le  poète,  le  rhétoricien  superbe  qu'on 

6 


62  LETTRE   A   LA  JEUNESSE. 

applaudissait.  Il  a  renouvelé  la  langue,  il  a  écrit  des 
vers  qui  ont  l'éclat  de  l'or  et  la  sonorité  du  bronze. 
Dans  aucune  littérature,  je  ne  connais  une  poésie 
plus  large  ni  plus  savante,  d'un  soufQe  plus  lyri- 
que, d'une  vie  plus  intense.  Mais  personne,  à  coup 
sûr,  n'acclamait  la  philosophie,  la  vérité  de  l'œuvre. 
Si  l'on  met  à  part  le  clan  des  admirateurs  farou- 
ches, de  ceux  qui  veulent  faire  de  Victor  Hugo 
un  homme  universel,  aussi  grand  penseur  qu'il  est 
grand  poète,  tout  le  monde  hausse  les  épaules 
aujourd'hui  devant  les  invraisemblances  de  Ruy 
Blas.  On  est  obligé  de  prendre  ce  drame  comme  un 
conte  de  fée  sur  lequel  l'auteur  a  brodé  une  mer- 
veilleuse poésie.  Dès  qu'on  l'examine,  au  point  de  vue 
de  l'histoire  et  de  la  logique  humaine,  dès  qu'on 
tâche  d'en  tirer  des  vérités  pratiques,  des  faits,  des 
documents,  on  entre  dans  un  chaos  stupéfiant  d'er- 
reurs et  de  mensonges,  on  tombe  dans  le  vide  de  la 
démence  lyrique.  Le  plus  singulier,  c'est  que  Victor 
Hugo  a  eu  la  prétention  de  cacher  un  symbole  sous  le 
lyrisme  de  Ruy  Blas.  11  faut  lire  la  préface  et  voir 
comment,  dans  l'esprit  de  l'auteur,  ce  laquais  amou- 
reux d'une  reine  personnifie  le  peuple  tendant  vers 
la  liberté,  tandis  que  don  Salluste  et  don  César  de 
Bazan  représentent  la  noblesse  d'une  monarchie 
agonisante.  On  sait  combien  les  symboles  sont  com- 
plaisants; on  en  met  où  l'on  veut,  et  on  leur  fait 
signifier  ce  qu'on  veut.  Seulement  celui-ci,  en  vérité, 
se  moque  par  trop  de  monde.  Voyez-vous  le  peuple 
sans  Ruy  Blas,  dans  ce  laquais  de  fantaisie  qui  a  été 
au  collège,  qui  rimait  des  odes  avant  de  porter  la 
livrée,  qui  n'a  jamais  touché  un  outil  et  qui,  au  lieu 
d'apprendre  un  métier,  se  chauffe  au  soleil  et  tombe 


LETTRE   A   L\  JEUNESSE.  63 

amoureux  des  duchesses  et  des  reines!  Ruy  Blas  est. 
un  bohème,  un  déclassé,  un  inutile  ;  jamais  il  n'a  été 
le  peuole. D'ailleurs,  admettons  un  instant  qu'il  soitle 
peuple,  examinons  comment  il  se  comporte,  tâchons 
de  savoir  oh.  il  va.  Ici,  tout  se  détraque.  Le  peuple 
poussé  par  la  noble-sse  à  aimer  une  reine,  le  peuple 
devenu  grand  ministre  et  perdant  son  temps  à  faire 
des  discours,  le  peuple  tuant  la  noblesse  et  s'empoi- 
sonnant  ensuite  :  quel  est  ce  galimatias?  Que  devient 
le  fameux  symbole?  Si  le  peuple  se  tue  sottement, 
sans  cause  aucune,  après  avoir  supprimé  la  noblesse, 
la  société  est  finie.  On  sent  ici  la  misère  de  cette  in- 
trigue extravagante,  qui  devient  absolument  folle,  dès 
quele  poète  s'avise  de  vouloirlui  faire  signifier  quelque 
chose  de  sérieux.  Je  n'insisterai  pas  davantage  sur 
les  énormités  de  Rur/  Blas,  au  point  de  vue  du  bon 
sens  et  de  la  simple  logique.  Comme  poème  lyrique, 
je  le  répète,  l'œuvre  est  d'une  facture  merveilleuse; 
mais  il  ne  faut  pas  une  minute  vouloir  y  chercher 
autre  chose,  des  documents  humains,  des  idées  nettes, 
une  méthode  analytique,  un  système  philosophique 
précis.  C'est  de  la  musique  et  rien  autre  chose. 

J'arrive  à  un  second  point.  Ruy  Blas,  dit-on,  est 
un  envolement  dans  l'idéal  ;  de  là,  toute  sorte  de  pré- 
cieux effets  :  il  agrandit  les  âmes,  il  pousse  aux  belles 
actions,  il  rafraîchit  et  réconforte.  Qu'importe  si  ce 
n'est  qu'un  mensonge  !  il  nous  enlève  à  notre  vie  vul- 
gaire et  nous  mène  sur  les  sommets.  On  respire, 
loin  des  œuvres  immondes  du  naturalisme.  Nous  tou- 
chons ici  le  point  le  plus  délicat  de  la  querelle  Sans 
le  traiter  encore  à  fond,  voyons  donc  ce  que  Rwj  Blas 
contient  de  vertu  et  d'honneur.  Il  fautd'abord  écarter 
don  Salluste  et  don  César.  Le  premier  est  Satan, 


64  LETTRE  A  LA  JEUNESSE. 

comme  dit  Victor  Hugo  ;  quant  au  second,  malgré 
ison  respect  chevaleresque  de  la  femme,  il  montre 
une  moralité  douteuse.  Passons  à  la  reine.  Cette  reine 
se  conduit  fort  mal  en  prenant  un  amant  ;  je  sais  bien 
qu'elle  s'ennuie  et  que  son  mari  a  le  tort  de  beaucoup 
chasser;  mais,  en  vérité,  si  toutes  les  femmes  qui 
s'ennuient  prenaient  des  amants,  cela  ferait  pousser 
des  adultères  dans  chaque  famille.  Enfin,  voilà 
Ruy  Blas,  et  celui-là  n'est  qu'un  chevalier  d'industrie, 
qui,  dans  la  vie  réelle,  passerait  en  cour  d'assises. 
Eh  quoi  !  ce  laquais  a  accepté  la  reine  des  mains  de 
don  Salluste;  il  consent  à  entrer  dans  cette  trom- 
perie, qui  devrait  paraître  au  spectateur  d'autant 
plus  lâche  que  don  César,  le  gueux,  l'ami  des  voleurs, 
vient  de  la  flétrir  dans  deux  superbes  tirades;  il  fait 
plus,  il  vole  un  nom  qui  n'est  pas  le  sien.  Puis,  il  porte 
C8  nom  pendant  un  an,  il  trompe  une  reine,  une  cour 
entière,  tout  un  peuple;  et,  ces  vilenies,  il  s'en  rend 
coupable  pour  consommer  un  adultère;  et  il  com- 
prend si  bien  la  traîtrise,  l'ordure  de  sa  conduite,  qu'il 
finit  par  s'empoisonner!  Mais  cet  homme  n'est  qu'un 
débauché  et  qu'un  filou!  Mon  âme  ne  s'agrandit  pas 
du  tout  en  sa  compagnie.  Je  dir  li  même  que  mon  âme 
s'emplit  de  dégoût,  car  je  vais  malgré  moi  au  delà  des 
vers  du  poète,  dès  que  je  veux  rétablir  les  faits  et  me 
rendre  compte  de  ce  qu'il  ne  montre  pas  ;  je  vois  alors 
ce  laquais  dans  les  bras  de  cette  reine,  et  cela  n'est 
pas  propre.  Au  fond,  Ruy  Blas  n'est  qu'une  mons- 
trueuse aventure,  qui  sent  le  boudoir  et  la  cuisine. 
Yictor  Hugo  a  beau  emporter  son  drame  dans  le  bleu 
du  lyrisme,  la  réalité  qui  se  trouve  par-dessous  est 
infâme.  Malgré  le  coup  d'aile  des  vers,  les  faits  s'im- 
posent, cette  histoire  n'est  pas  seulement  folle,  elle 


LETTRE  A  LA  JEUNESSE.  65 

est  ordurière  ;  elle  ne  pousse  pas  aux  belles  actions, 
puisque  les  personnages  ne  commettent  que  des 
saletés  ou  des  gredineries;  elle  ne  rafraîchit  pas  et 
ne  réconforte  pas,  puisqu'elle  commence  dans  la 
boue  et  finit  dans  le  sang.  Tels  sont  les  faits.  Main- 
tenant, si  nous  passons  aux  vers,  il  est  très  vrai  qu'ils 
expriment  souvent  les  plus  beaux  sentiments  du 
monde.  Don  César  fait  des  phrases  sur  le  respect 
qu'on  doit  aux  femmes;  la  reine  fait  des  phrases  sur 
les  sublimités  de  l'amour;  Ruy  Blas  fait  des  phrases 
sur  les  ministres  qui  volent  l'État.  Toujours  des 
phrases,  ohl  des  phrases  tant  qu'on  en  veut!  Est-ce 
que,  par  hasard,  les  vers  seuls  seraient  chargés  de 
l'agrandissement  des  âmes?  Mon  Dieu!  oui,  et  voilà 
où  je  voulais  en  arriver  :  il  s'agit  simplement  ici 
d'une  vertu  et  d'un  honneur  de  rhétorique.  Le  ro- 
mantisme, le  lyrisme  met  tout  dans  les  mots.  Ce  sont 
les  mots  gonflés,  hypertrophiés,  éclatant  sous  l'exa- 
gération baroque  de  l'idée.  L'exemple  n'est-il  pas 
frappant  :  dans  les  faits,  de  la  démence  et  de  l'or- 
dure ;  dans  les  mots,  de  la  passion  noble,  de  la  vertu 
fière,  de  l'honnêteté  supérieure.  Tout  cela  ne  pose 
plus  sur  rien;  c'est  une  construction  de  langue  bâtie 
en  l'air.  Voilà  le  romantisme. 

J'ai  étudié,  à  plusieurs  reprises,  l'évolution  roman- 
tique, et  il  est  inutile  que  je  recommence  une  fois 
encore  l'historique  de  ce  mouvement.  Mais  je  veux 
insister  sur  ce  fait  qu'il  a  été  une  pure  émeute  de 
rhétoriciens.  Le  rôle  de  Victor  Hugo,  rôle  consi- 
dérable, s'est  borné  à  renouveler  la  langue  poéti- 
que, à  créer  une  rhétorique  nouvelle.  On  s'est 
battu  en  1830  sur  le  terrain  du  dictionnaire.  La 
langue  classique  se  mourait  d'anémie;  les  romanti- 

f. 


66  LETTRE  A  LA  JEUNESSE. 

ques  sont  venus  lui  donner  du  sang  par  la  mise  en 
circulation  d'un  vocabulaire  inconnu  ou  dédaigné, 
par  l'emploi  de  tout  un  monde  d'images  éclatantes, 
par  une  façon  plus  large  et  plus  vivante  de  sentir  et 
de  rendre.  Mais  si  l'on  sort  de  cette  question  de  lan- 
gage, on  voit  que  les  romantiques  ne  se  séparaient 
pas  des  classiques;  comme  eux,  ils  restaient  déi'ites, 
idéalistes,  symboliques;  comme  eux,  ils  costu- 
maient les  êtres  et  les  choses,  ils  les  mettaient  dans 
un  ciel  de  convention,  ils  avaient  des  dogmes,  de 
communes  mesures,  des  règles.  Môme  il  faut  ajouter 
que  le  lyrisme  emportait  la  nouvelle  école  dans 
l'absurde  beaucoup  plus  loin  que  la  vieille  école 
classique.  Les  poètes  de  1830  avaient  bien  élargi  le 
domaine  littéraire  en  voulant  introduire  l'hotiime 
tout  entier,  avec  ses  rires  et  ses  larmes,  en  donnant 
un  rôle  h  la  nature,  mise  en  œuvre  par  Rousseau 
depuis  longtemps.  iMais  ils  gâtaient  ces  libertés  con- 
quises, ils  en  abusaient  d'une  étrange  manière,  en 
sortant  du  premier  coup  hors  de  l'humanité  et  hors 
des  choses;  par  exemple,  s'ils  s'inquiétaient  de  la 
nature,  s'ils  la  peignaient,  au  lieu  de  l'étudier  comme 
un  milieu  exact  complétant  les  personnages,  ils 
l'animaient  de  leurs  propres  rêves,  la  peuplaient  de 
légendes  et  de  cauchen  ars  ;  de  même,  pour  les  p(!r- 
sonnages,  ils  se  flattaient  d'accepter  tout  l'homme, 
chair  et  âme,  et  leur  premier  besoin  était  d'enlever 
l'homme  dans  les  nuages,  d'en  faire  un  mensonge. 
Alors,  fatalement,  il  arrivait  que  les  classiques, 
avec  leurs  abstractions,  leur  monde  raidi  et  mort,, 
étaient  encore  plus  humains,  plus  près  de  la  vérité, 
plus  logiques  et  plus  complets  que  les  romantiques, 
avec  leur  horizon  vaste  et  les  nouveaux  éléments  da 


LETTRE   A  J.A  JEUNESSE.  07 

vie  qu'ils  employaient.  Une  évolution  accomplie  par 
des  poètes  lyriques  devait  aboutir  là  ;  c'est  ce  que 
nous  constatons  nettement  à  cette  heure.  Le  lyrisme, 
dans  une  littérature,  est  l'exaltation  poétique  échap- 
pant à  toute  analyse,  touchant  à  la  folie.  Victor  Hugo 
n'est  donc  qu'un  poète  lyrique;  tout  en  lui  est  d'un 
rhétoricien  de  génie,  sa  langue,  sa  philosophie,  sa 
morale.  Et  ne  cherchez  pas  sous  les  mots  ni  sous  les 
rythmes,  car,  je  le  dis  encore,  vous  y  trouveriez  le 
chaos  le  plus  incroyable,  des  erreurs,  des  contradic- 
tions, des  enfantillages  solennels,  des  abominations 
pompeuses. 

Aujourd'hui,  quand  on  étudie  le  mouvement  litté- 
raire depuis  le  commencement  du  siècle,  le  roman- 
tisme apparaît  comme  le  début  logique  de  la  grande 
évolution  naturaliste.  Ce  n'est  pas  sans  raison  que 
des  poètes  lyriques  se  sont  produits  les  premiers. 
Socialement,  on  expliquerait  leur  venue  par  les  se- 
cousses de  la  Révolution  et  de  l'Empire  ;  après  ces 
massacres,  les  poètes  se  consolaient  dans  le  rêve. 
Mais  ils  venaient  surtout  parce  que,  littérairement, 
ils  avaient  une  besogne  considérable  à  accomplir. 
Cette  besogne,  c'était  le  renouvellement  de  la  lan- 
gue. Il  fallait  jeter  l'ancien  dictionnaire  dans  le  creu- 
set, refondre  le  langage,  inventer  des  mots  et  des 
images,  créer  toute  une  nouvelle  rhétorique  pour 
exprimer  la  société  nouvelle;  et  seuls  peut-être  des 
poètes  lyriques  pouvaient  mener  à  bien  un  pareil  tra- 
vail. Ils  arrivaient  avec  la  rébellion  de  la  couleur, 
avec  la  passion  de  l'image,  avec  le  souci  dominant  du 
rythme.  G'ét.ient  des  peintres,  des  sculpteurs,  des 
musiciens,  qui  poursuivaient  avant  tout  le  son,  la 
forme,  la  lumière.  Pour  eux,  l'idée  ne  venait  qu'au 


68  LETTRE  A  LA  JEUNESSE, 

second  plan,  et  l'on  se  souvient  de  cette  école  de 
l'art  pour  l'art,  qui  était  le  triomphe  absolu  de  la 
rhétorique.  Tel  est  le  caractère  essentiel  du  lyrisme  : 
un  chant,  la  pensée  humaine  échappant  à  la  mé- 
thode et  s'envolant  en  mots  sonores.  Aussi  peut-on 
constater  quel  éclat  notre  langue  a  pris  en  passant 
par  cette  flamme  des  poètes,  ^'ettez  au  commence- 
ment du  siècle  une  littérature  de  savants,  pondérée, 
exacte,  logique,  et  la  langue,  affaiblie  par  trois  cents 
ans  d'usage  classique,  restait  un  outil  émoussé 
et  sans  vigueur.  Il  fallait,  je  le  répète,  une  généra- 
tion de  poètes  lyriques  pour  empanacher  la  langue, 
pour  en  faire  un  instrument  large,  souple  et  bril- 
lant. Ce  Cantique  des  Cantiques  du  dictionnaire, 
ce  coup  de  folie  des  mots  hurlant  et  dansant  sur 
l'idée,  était  sans  doute  nécessaire.  Les  romantiques 
venaient  à  leur  heure,  ils  conquéraient  la  liberté 
de  la  forme,  ils  forgeaient  l'outil  dont  le  siècle 
devait  se  servir.  C'est  ainsi  que  tous  les  grands  Etats 
se  fondent  sur  une  bataille. 

Nous  verrons  plus  loin  quel  État  allait  se  fonder, 
grâce  à  la  bataille  romantique.  La  rhétorique  avait 
vaincu,  l'idée  pouvait  passer  et  se  formuler,  grâce  à  la 
langue  nouvelle.  Il  faut  donc  saluer  dans  Victor  Hugo 
l'ouvrier  puissant  de  cette  langue.  Si,  en  lui,  l'au- 
teur dramatique,  le  romancier,  le  critique,  le  phi- 
losophe sont  discutables,  si  le  lyrisme,  le  coup  de 
démence  sublime  arrive  toujours  à  détraquer  à 
un  moment  ses  jugements  et  ses  conceptions,  il 
a  été  quand  même  et  partout  le  rhétoricien  de 
génie  que  je  viens  d'étudier.  Elle  est  la  raison  de  la 
souveraineté  qu'il  a  exercée  et  qu'il  exerce  encore. 
Il  a  créé  une  langue,  il  tient  le  siècle,  non  par  les 


LETTRE   A  LA.  JEUNESSE.  69 

idées,  mais  parles  mois;  les  idées  du  siècle,  celles 
qui  le  conduisent,  ce  sont  la  méthode  scientifique, 
l'analyse  expérimentale,  le  naturalisme  ;  les  mots, 
ce  sont  ces  richesses  nouvelles  de  termes  exhumés 
ou  inventés,  ces  images  magnifiques,  ces  tournures 
superbes  dont  l'usage  est  devenu  commun.  Au  dé- 
but d'un  mouvement,  les  mois  écrasent  toujours 
l'idée,  parce  qu'ils  frappent  davantage.  Victor  Hugo 
est  royalement  drapé  depuis  sa  jeunesse  dans 
le  manteau  qu'il  s'est  taillé  en  plein  velours  de  la 
forme.  A  côté  de  lui,  Balzac  apporte  l'idée  du  siècle, 
l'observation  et  l'analyse,  et  il  semble  nu,  on  le  salue 
à  peine.  Heureusement,  plus  tard,  l'idée  se  dégage 
de  la  rhétorique,  s'affirme,  règne  avec  une  force 
souveraine.  Nous  en  sommes  là.  Victor  Hugo  reste 
un  grand  poète,  le  plus  grand  des  poètes  lyriques. 
Mais  le  siècle  sesl  dégagé  de  lui,  l'idée  scientifique 
s'impose.  Dans  Riu/  B/as,  c'est  le  rhétoricien  que 
nous  applaudissons.  Le  philosophe  et  le  moraliste 
nous  font  sourire.. 


Il 


Voyons,  maintenant,  la  réception  de  M.  Ernest 
Renan  à  l'Académie  française.  Cette  réception  a  été 
aussi  une  grande  fête  littéraire.  Il  y  avait  là  un 
triomphe  de  la  liberté  de  penser  qu'il  faut  constater 
avant  tout.  Pour  me  bien  faire  entendre,  je  distin- 
guerai entre  le  Renan  de  la  légende  et  le  Renan  de 
la  réalité.  11  faut  se  souvenir  de  la  publication  de  la 
Vie  de  Jésus.  Ce  fut  un  coup  de  foudre.  M.  Renan  était 


70  LETTRE   A  LA  JEUNESSE, 

inconnu  'u  grand  public.  Il  avait  une  répulalion 
d'érudit,  de  linguiste  très  distingué,  qui  ne  dépassait 
pas  un  monde  spécial.  Et,  brusquement,  du  matin 
au  soir,  sa  figure  se  dressait  sur  la  France,  avec  le 
profil  terrifiant  de  l'Antéchrist.  C'était  un  sacrilège 
lui  secouant  Jésus  sur  sa  croix.  On  le  représentait, 
pareil  à  Satan,  avec  deux  cornes  et  une  queue. 
L'effarement  fut  surtout  immense  parmi  le  clergé  ; 
tous  les  curés  de  campagne  firent  sonner  leurs  clo- 
ches et  l'excommunièrent  dans  leurs  prônes;  les 
évêques  lancèrent  des  mandements  et  des  brochures, 
le  pape  pâlit  sous  la  tiare.  On  racontait  que  les  jésui- 
tes brûlaient  les  éditions  de  la  Vie  de  Jésus,  à  mesure 
que  l'éditeur  les  mettait  eu  circulation,  ce  qui  assu- 
rait une  vente  inépuisable.  Dans  le  public,  l'émotion 
alla  on  grandissant  devant  cet  affolement  du  clergé. 
Les  dévotes  se  signaient  et  terrifiaient  les  petites 
filles  méchantes,  en  les  menaçant  de  M.  Renan; 
tandis  que  les  indifférents  s'intéressaient  à  cet  auda- 
cieux et  lui  donnaient  volontiers  des  proportions 
gigantesques.  11  devenait  le  géant  de  la  négation, 
il  sj'mbolisait  la  science  tuant  la  foi.  En  un  mot, 
notre  siècle  d'enquête  scientifique  s'incarnait  en 
lui.  Si  l'on  ajoute  qu'il  passait  pour  un  prêtre  défro- 
qué, on  complétera  la  figure  de  cet  archange  rebelle, 
un  Satan  moderne,  vainqueur  de  Dieu,  supprimant 
Dieu  avec  l'arme  du  siècle. 

Tel  était  le  Renan  de  la  légende,  et  tel  il  est  resté 
pour  certaines  personnes.  Si  nous  passons  au  Renan 
de  la  réalité,  nous  restons  surpris.  Le  savant  demeure 
un  érudit,  mais  il  devient  un  poète.  Imaginez  un 
tempérament  de  croyant,  un  être  contemplatif, 
grandi  dans  la  brume,  sur  une  côte  de  Bretagne.  lia 


LETTRE  A   LA.  JEUNESSE.  71 

été  élevé  dans  les  pratiques  les  plus  strictes  du  catho- 
licisme; son  premier  désir  est  d'être  prêtre,  et  toute 
son  éducation,  toute  son  instruction  le  destinent  au 
sacerdoce.  Il  vient  à  Paris,  il  entre  au  séminaire, 
trempé  de  religiosité,  apportant  le  rêve  dévot  de  sa 
race  et  du  milieu  oij  il  a  poussé.  Là,  une  case  du 
cerveau,  muette  jusqu'à  ce  jour,  se  met  à  fonction- 
ner. Est-ce  un  souffle  de  Paris  qui  l'a  frappé  au  pas- 
sage? Est-ce  une  prédisposition  lointaine  qui  s'éveil- 
lait chez  l'homme,  après  avoir  balbutié  chez  l'enfant? 
Lui  seul  pourrait  nous  le  dire,  en  nous  confessant 
ses  péchés  de  gamin.  Quoi  qu'il  en  soit,  le  libre  exa- 
men parlait  en  lui.  Dès  lors,  le  prêtre  était  mort. 
C'est  toujours  la  même  histoire  :  le  premier  frisson 
du  doute,  puis  les  combats  douloureux,  puis  le  dé- 
chirement flnal.  M.  Renan  avait  quitté  le  séminaire 
et  s'était  réfugié  dans  l'étude  des  langues.  Mais  ce 
qui  n'était  pas  mort  en  lui,  c'était  l'idéaliste,  le  spi- 
ritualiste.  Toutes  ses  croyances  du  jeune  âge  com- 
battues et  refoulées,  avaient  trouvé  un  autre  lit  et 
s'épanchaient  en  un  flot  de  poésie  tendre.  Il  y  a  là 
un  cas  bien  curieux  de  la  satisfaction  tyrannique 
d'un  tempérament  :  il  ne  pouvait  plus  être  prêtre, 
il  serait  poète,  et  son  tempérament  se  contenterait 
quand  même.  Sans  doute  une  nature  moins  trem- 
pée dans  la  religiosité,  grandie  dans  un  milieu  moins 
brumeux  serait  allée  jusqu'au  bout  de  la  voie  scien- 
tifique, aurait  resserré  de  plus  en  plus  la  formule  de 
ses  négations.  M.  Renan  devait  s'arrêter  à  mi-che- 
min, avec  l'éternel  regret  de  sa  foi  perdue  et  la  vague 
iouissance  de  douter  de  son  doute.  Cette  transfor- 
mation de  la  foi  en  poésie  est  ce  qui  le  caractérise. 
Il  n'est  plus  un  croyant,  mais  il  n'est  pas  un  savant. 


72  LETTRE  A  LA   JEUNESSE. 

Je  vois  en  lui  un  homme  de  transition.  Pour  moi, 
l'esprit  romantique  a  passé  par  là. 

Oui,  M.  Renan  est  un  panthéiste  de  l'école  roman- 
tique. On  a  expliqué  que,  mettant  Dieu  dans  Ihu- 
manité,  il  n'a  point  nié  précisément  la  divinité  du 
Christ,  puisqu'il  en  a  fait  le  plus  parfait  et  le  plus  ai- 
mable des  hommes.  Je  ne  veux  pas  me  perdre  dans 
la  question  philosophique;  je  n'examinerai  point  ses 
théories  de  la  formation  lente  d'une  humanité  supé- 
rieure, d'un  groupe  de  Messies  intellectuels  régnant 
sur  la  terre  par  la  puissance  de  leurs  facultés.  Il  me 
suffît  qu'il  soit  déiste  comme  Victor  Hugo,  et  que 
ses  croyances,  pour  être  plus  équilibrées,  n'en  soient 
pas  moins  des  imaginations  de  poète  lyrique,  aussi 
éloignées  des  affirmations  des  dogmes  que  des  affir- 
mations de  la  science.  Ni  croyant  ni  savant,  poète, 
voilà  son  étiquette.  Il  flotte  dans  le  vague  des  con- 
templatifs. L'idée,  chez  lui,  n'a  jamais  une  netteté 
solide.  On  sent  ce  qu'il  pourrait  penser;  mais  le 
pense-t-il  réellement?  c'est  ce  qu'on  ne  saurait  dire, 
car  il  répugne  à  toute  conclusion  claire.  Et  si,  lais- 
sant le  philosophe,  nous  passons  à  l'écrivain,  nous 
trouvons  le  romantique  dans  tout  son  charme  et  sa 
puissance.  Sans  doute,  ce  n'est  pas  l'efi^arement  su- 
perbe de  Victor  Hugo,  le  grossissement  des  anti- 
thèses, l'entassement  des  grands  mots  et  des  grandes 
images.  C'est  plutôt  le  miel  coulant  de  Lamartine, 
une  rêverie  béate  et  religieuse,  un  style  qui  a  la  vo- 
lupté d'une  caresse  et  l'onction  d'une  prière.  La 
phrase  s'agenouille  et  se  pâme,  dans  une  vapeur 
d'encens,  sous  le  jour  mystique  des  vitraux.  On 
devine  tout  de  suite  que  M.  Renan  est  entré  dans  la 
cathédrale  gothique  du  romantisme,  et  qu'il  y  est 


LETTRE  A  LA  JEUNESSE.  73 

resté  non  plus  comme  croyant,  mais  comme  écrivain. 
Nous  retrouvons  là  le  poète,  s'attardant  à  mi-che- 
min du  style  deTérudit  et  du  savant,  comme  il  est  de- 
meuré à  mi-chemin  des  formules  du  philosophe.  Cela 
complète  et  arrête  sa  personnalité  d'un  trait  définitif. 
Voilà  donc  le  Renan  de  la  légende  et  le  Renan  de 
la  réalité.  11  faut  ajouter  que  les  entêtés  seuls,  les 
farouches  du  catholicisme  et  les  sols  qui  s'en  tien- 
nent aux  idées  toutes  faites,  continuent  à  regarder 
M.  Renan  comme  l'Antéchrist.  Les  années  ont  passé; 
on  a  fini  par  comprendre  que  la  Vie  de  Jésus  était  un 
aimable  poème,  dissimulant  sous  des  fleurs  roman- 
tiques quelques-unes  des  affirmations  de  l'exégèse 
moderne.  Toutes  les  vérités  ne  sont  pas  là;  il  y  en  a 
seulement  un  choix,  fait  par  une  main  d'artiste,  et 
embelli  des  couleurs  les  plus  tendres  de  l'imagina- 
tion. Si  l'on  veut  surprendre  le  procédé  de  M.  Renan, 
il  suffit  de  comparer  son  livre  à  celui  de  l'Allemand 
Strauss,  qui  a  des  raideurs  de  discussions  et  de  dé- 
monstrations rebutantes;  nous  ne  trouvons  plus  ici 
qu'un  érudit  et  un  savant,  dont  le  style  n'a  pas  d'or- 
nements et  dont  l'unique  souci  est  la  vérité.  Aussi, 
à  cette  heure,  pour  le  plus  grand  nombre,  le  terrible 
M.  Renan  est-il  devenu  le  doux  M.  Renan.  On 
l'accepte  comme  un  mélodiste,  qui  a  eu  certaine- 
ment tort  de  choisir  un  motif  irrespectueux  pour 
chanter  sa  musique,  mais  qui,  en  somme,  a  écrit  là 
de  la  musique  bien  agréable.  Et  c'est  au  mélodiste 
que  l'Académie  française  a  ouvert  ses  portes.  Je 
voulais  en  venir  là  :  je  constate  que  l'.^cadémie  a 
fêté  le  rhétoricien  et  non  le  savant.  Toute  celte  fête 
littéraire  s'est  encore  donnée  en  l'honneur  d'un  poète 
lyrique. 

7 


Tè  LETTBE  A  LA  JEUNESSE. 

Il  faut  être  sévère,  parce  que,  dans  nos  temps 
d'hypocrisie  et  de  complaisance,  la  sévérité  seule 
peut  rendre  la  nation  virile.  Sans  doute  l'Académie, 
en  accueillant  M.  Renan,  a  fait  un  très  bon  choix, 
tel  qu'il  lui  arrive  rarement  d'en  faire  un  semblable. 
M.  Renan,  dont  l'érudition  est  réellement  très  large, 
est  en  outre  un  de  nos  prosateurs  les  plus  raffinés. 
Littérairement,  il  vaut  dans  son  petit  doigt  plus  que 
dix  académiciens  pris  au  hasard  sur  les  bancs  de  la 
docte  compagnie.  Seulement,  il  ne  faudrait  pas  re- 
garder son  élection  comme  le  triomphe  à  l'Institut 
de  la  formule  scientifique  moderne.  Il  n'y  a,  sous  la 
fameuse  coupole,  qu'un  poètede  plus. Le  vrai  courage 
était  de  nommer  M.  Renan  après  son  retentissant 
succès  de  la  Vie  de  Jésus.  Aujourd'hui,  il  force  les 
portes  par  son  charme;  il  ne  s'assoit  pas  dans  .son 
fauteuil  avec  sa  queue  et  ses  cornes,  il  s'y  assoit 
couronné  par  les  dames.  Personne  n'a  plus  peur  de 
lui;  il  est  même  devenu  le  refuge  des  âmes  reli- 
gieuses que  la  science  sèche  et  nue  inquiète.  Alors, 
qu'on  ne  fasse  pas  tant  de  tapage  du  libéralisme  de 
l'Académie.  Elle  a  accueilli  un  écrivain,  c'est  parfait. 
La  science  moderne  n'a  pas  à  crier  victoire,  commn 
aux  réceptions  solennelles  de  Claude  Bernard  et  de 
M.  Littre. 

Ce  qui  m'a  paru  bien  caractéristique,  dans  le  dis- 
cours de  M.  Renan,  c'est  la  façon  dont  il  accepte  les 
découvertes  de  la  science,  en  idéaliste  plein  de  sou- 
plesse, qui  utilise  tout  pour  continuer  et  élargir  ses 
rêves.  Une  citation,  prise  dans  son  discours  de  récep- 
tion, est  nécessaire.  «  Le  ciel,  tel  qu'on  le  voit  avec 
les  données  de  l'astronomie  moderne,  est  bien  supé- 
rieur à  cette  voûte  solide,  constellée  de  points  bril- 


I 


LETTRE   A   LA  JEUNESSE.  75 

lants,  portée  sur  des  piliers  à  quelques  lieues  de  dis- 
tance en  l'air,  dont  les  siècles  naïfs  se  contentèrent.. 
Si,  par  moments,  j'ai  quelques  mélancoliques  sou- 
venirs pour  lesneuf  chœurs  d'anges  qui  embrassaient 
les  01  bes  des  sept  planètes,  et  pour  celte  mer  cristal- 
line qui  se  déroulait  aux  pieds  de  l'Eternel,  je  me 
console  en  songeant  que  l'infini  où  notre  œil  plonge 
est  un  infini  réel  mille  fois  plus  sublime,  aux  yeux 
du  vrai  contemplateur,  que  tous  les  cercles  d'azur 
des  paradis  d'Angelico  de  Fiésole.  Combien  les  vues 
profondes  du  chimiste  et  du  cristallographe  sur 
l'atome  dépassent  la  vague  notion  de  la  matière  dont 
vivait  la  philosophie  scolastique!...  Le  triomphe  de 
la  science  est  en  vérité  le  triomphe  del'idéalisme...  » 
Retenez  ce  cri,  il  est  typique.  C'est  l'échappée  du 
poète  qui,  chaque  fois  que  vous  reculerez  les  limites 
de  l'inconnu,  consentira  bien  à  marcher  avec  vous, 
mais  pour  s'installer  et  rêver  dans  le  coin  de  mystère 
où  vous  ne  serez  pas  enrore  descendu.  Comme 
M.  Renan  lui-même  le  constate  dans  la  suite  de  son 
discours,  un  savant  n'admet  l'inconnu,  Fidéal, 
que  comme  un  problème  posé  dont  il  cherchera 
la  solution.  Nouvelle  preuve  que  M.  Renan  n'est  pas 
un  savant,  car  il  lui  faut  son  coin  de  mystère,  et 
plus  vous  rétrécirez  ce  coin,  plus  vous  le  porterez  au 
fond  de  l'infini,  et  plus  il  affectera  de  paraître  en- 
chanté, parce  que,  dira-t-il,  son  rêve  en  devient 
d'autant  plus  lointain  et  sublime.  C'est  ainsi  que  «  le 
triomphe  de  la  science  est  le  triomphe  de  l'idéa- 
lisme ».  Je  connaissais  déjà  la  phrase,  pour  l'avoir 
souvent  entendu  donner  comme  un  argument 
suprême.  Elle  est  le  refuge  des  idéalistes  qui  ne 
nient  pas  les  sciences  modernes.  Gomme  ils  comp- 


76  LETTRE   A   LA  JEUNESSE. 

tent  qu'un  point  du  mystère  de  la  matière  et  de 
la  vie  restera  toujours  fermé,  ils  font  voyager  leur 
idéal  à  chaque  découverte,  en  se  disant  que,  môme 
traqués  de  croyance  en  croyance,  ils  auront  toujours 
ce  point  final  comme  un  asile  inexpugnable.  Cela  est 
d'une  foi  en  l'idéal  bien  élastique.  J'ai  une  médiocre 
estime  philosophique  pour  ces  rêveurs  enragés  qui,  à 
chaque  étape  de  la  science,  demandent  à  s'arrêter 
pour  faire  un  petit  bout  de  rêve,  quittes  à  déménager 
de  nouveau  et  à  aller  achever  de  prendre  leur  jouis- 
sance plus  loin.  M.  Ren;m  est  un  de  ces  poètes  de 
l'idéal  qui  suivent  les  savants  en  traînant  la  jambe  et 
en  profitant  de  chaque  halle  pour  cueillir  quelques 
fleurs. 

Et  remarquez  que  son  grand  succès,  je  parle  du 
succès  bruyant  et  populaire,  vient  de  sa  rhétorique. 
En  Allemagne,  Strauss,  enfermé  dans  les  sécheresses 
de  son  argumentation,  avait  simplement  remué  le 
public  spécial  des  érudits  et  des  théologiens  ;  la  foule 
des  gens  du  monde  et  des  simples  lettrés  s'était  dé- 
sintéressée. Au  contraire,  chez  nous,  M.  Renan,  beau- 
coup moins  net  comme  négation,  mais  traitant  la 
matière  avec  des  brassées  de  fleurs  de  rhétorique,  a 
passionné  le  public  tout  entier.  Encore  une  preuve 
de  la  toute-puissance  de  la  forme.  Le  succès  de  la 
]'ie  de  Jésus,  c'est  le  succès  de  liuy  Ulas  '  c'est  la 
phrase,  le  son,  la  couleur,  l'odeur  séduisant  tout  un 
peuple  d'artistes  par  les  sens.  Il  y  a  là  un  effet  ner- 
veux, matériel.  Quand  un  rhétoricien  a  du  génie,  il 
est  le  maître  incontesté  des  foules,  il  les  prend  par 
leur  chair  et  les  conduit  où  il  veut.  Un  savant  fera 
le  vide  dans  un  auditoire,  lorsqu'un  poète  enthou- 
siasmera jusqu'à  ses  adversaires.  Cela  explique  le 


LETTRE  A  LA  JEUNESSE.  77 

coup  de  folie  du  romantisme,  dans  lapremière  moitié 
du  siècle.  Aujourd'hui  encore,  nous  applaudissons  à 
tout  rompre,  lorsqu'une  bouffée  de  poésie  lyrique 
nous  passe  dans  les  oreilles. 

Pourtant,  ce  qu'il  faut  dire  bien  haut,  c'est  que  ce 
tapage  de  la  forme  est  passager.  On  classe  l'écrivain  ; 
puis,  on  hausse  les  épaules,  lorsqu'il  se  pose  en  pen- 
seur et  en  savant.  Et  la  punition  est  là  pour  les  timi- 
des qui  n'ontpoint  osé  aller  jusqu'au  bout  de  leur  pen- 
sée, pour  les  habiles  qui  ont  cru  très  fort  de  gagner 
chacun  en  ménageant  toutle  monde.  Oui,  ces  finesses 
d'ambitieux,  ce  procédé  de  ne  lâcher  que  les  vérités 
aimables  et  bien  vêtues,  cet  équilibre  plein  d'art  qui 
l'est  pas  le  mensonge  sans  être  la  vérité,  toute  cette 
tactique  hypocrite  se  retourne  contre  ceux  qui  l'em- 
ploient par  calcul  ou  partempérament.  Unjour,  après 
^voir  été  acclamés,  ils  se  trouvent  seuls,  très  célèbres 
il  est  vrai,  chargés  d'honneurs  et  de  récompenses; 
mais  ils  n'ont  qu'une  réputation  de  joueurs  de  flûte, 
lorsqu'ils  auraient  pu  ambitionner  la  gloire  indes- 
tructible des  grands  penseurs  et  des  grands  savants. 

Jene  conclurai  pas  moi-même.  J'ai  trouvé  dans  un 
article  un  jugement  très  sévère  qui  m'a  beaucoup 
frappé,  et  je  le  donne  ici  sans  commentaire  :  «  Un 
homme  comme  M.  Renan  devrait  avoir  quelque  in- 
fluence sur  son  temps;  il  n'en  a  aucune.  On  ne  l'a 
point  pris  au  sérieux...  En  vain,  il  aborde  les  plus 
terribles  problèmes  :  on  n'a  point  admis  ses  solutions  ; 
on  a  vu  des  jeux  et  des  ris  où  le  philosophe,  l'épigra- 
phiste,  le  savant  eût  voulu  une  entière  et  austère  at- 
tention. L'écrivain  seul  subsistera;  on  dira  qu'il  a 
connu  tous  les  secrets  de  la  langue  et  qu'au  milieu 
des  instrumentistes  d'aujourd'hui  il  a  su,  parmi  tant 

7. 


78  LETTRE   A  Lk  JEUNESSE. 

de  cuivres,  faire  dominer  les  trilles  de  son  hautbois... 
La  postérité  le  classera  parmi  les  illustres  inutiles, 
parmi  ceux  qui,  en  un  siècle  d'enfantement  et  do  i-é- 
veil,  ont  pris  la  part  des  doux  loisirs  et  des  sommeils 
champêtres.  » 


III 


Par  une  sorte  d'ironie,  il  arrive  presque  toujours 
que  Tacadémicien  nouvellement  élu  doit  faire  l'éloge 
d'un  académicien  mort  de  tempérament  absolument 
opposé  au  sien.  C'est  ce  qui  vient  d'arriver;  on  a  pu 
voir  M.  Renan,  le  rhétoririen,  le  poète,  jeter  toutes 
les  fleurs  de  ses  phrases  sur  la  vie  et  l'œuvie  de 
Claude  Bernard,  le  savant  qui  a  mis  toute  sa  lorre 
dans  la  méthode  expérimentale.  Le  spectacle  est 
assez  curieux  pour  qu'on  s'y  arrête.  Dailleurs,  je 
veux  mettre  debout  cette  haute  et  sévère  figure  de 
Claude  Bernard,  en  face  des  figures  de  Victor  Hugo 
et  de  M.  Renan.  Ce  sera  la  science  en  face  de  la  rhé- 
torique, le  naturalisme  en  face  de  l'idéalisme.  Il  me 
fallait  ce  point  d'appui.  Et,  ensuite,  je  pourrai  con- 
clure. 

Le  côté  plaisant,  c'est  que  je  n'aurai  pas  i\  inter- 
venir. M.  Renan  lui-môme  va  me  fournir,  dans  son 
discours  de  réception,  toutes  les  citations  dont  j'au- 
rai besoin.  Je  trouve  là  une  foule  d'arguments  déci- 
sifs en  faveur  du  naturalisme.  Il  me  suffira  de  couper 
des  phrases  et  de  les  commenter  en  quelques  lignes. 

D'abord,  je  résumerai  brièvement  la  vie  de  Claude 
Bernard.  Il  naquit  «  au  petit  village  de  Saint  Julien, 


LETTllE   A  LA  JliUNIiSSE.  /9 

près  Villefranche,  dans  une  maison  de  vignerons  qui 
lui  resta  toujours  chère.  »  Ayant  perdu  son  père  de 
bonne  heure,  élevé  par  sa  mère,  il  reçut  ses  pre- 
mières leçons  du  curé  de  son  village,  alla  ensuite  au 
collège  de  Villefranche,  puis  débuta  dans  la  vie 
comme  aide  pharmacien,  à  Lyon.  Il  rêvait  alors  l<i 
gloire  littéraire.  «  Il  essayait  toute  chose,  eut  un 
petit  succès  sur  un  théâtre  de  Lyon,  avec  un  vaude- 
ville dont  il  ne  voulait  jamais  dire  le  titre,  vint  à. 
Paris,  ayant  dans  sa  valise  une  tragédie  en  cinq  actes 
et  une  lettre.  »  Cette  lettre  était  adressée  à  M.  Saint- 
Marc  Girardin,  qui  le  détourna  de  la  littérature.  Dès 
lors,  Claude  Bernard  allait  trouver  sa  voie.  Il  rencon- 
tra Magendie,  qui  en  fit  son  élève  préféré.  Ses  luttes 
furent  longues  et  terribles.  On  connaît  ses  merveil- 
leux travaux,  ses  découvertes,  (jui  ont  élargi  la  phy- 
siologie. Et  je  laisse  pailer  M.  llenan  :  «  Les  récom- 
penses vinrent  lentement  h  cette  grande  carrière, 
qui,  à  vrai  dire,  pouvait  s'en  passer,  car  elle  était  à 
elle-même  sa  propre  récompense.  Votre  confrère 
avait  eu  les  rudes  commencements  de  la  vie  du 
savant;  il  en  eut  les  tardives  douceurs.  L'Académie 
des  sciences,  la  Sorbonne,  le  Collège  de  France,  le 
Muséum  tinrent  à  honneur  de  le  possédir.  Votre 
compagnie  mit  le  comble  à  ces  faveurs  en  lui  confé- 
rant le  premier  des  titres  auxquels  puisse  aspirer 
l'homme  voué  aux  travaux  de  l'esprit.  Une  volonté 
personnelle  de  l'empereur  Napoléon  III  l'appela  au 
Sénat.  » 

Je  m'arrête,  ce  bout  de  biographie  est  suflisanl 
pour  établir  un  court  parallèle  entre  Claude  Bernard 
et  M.  Renan.  Remarquez  le  point  de  départ  :  tous 
deux  ont  été  élevés  par  un  prêtre  ;  seulemenL  le  pre- 


80  LETTRE  A   LA  JEUNESSE. 

mier  a  grandi  sur  un  coteau  ensoleillé,  tandis  que 
l'autre  a  été  trempé  dès  l'enfance  par  les  brames  de 
l'Océan.  Tout  de  suite,  les  différences  de  tempéra- 
ment s'affirment  :  M.  Renan,  de  nature  poétique  et 
religieuse,  rêve  d'être  prêtre  et  plus  tard,  malgré  son 
érudition  très  large,  malgré  ses  négations,  ne  peut 
se  dégager  du  spiritualisme  le  plus  nuageux  ;  Claude 
Bernard,  d'esprit  exact,  va  droit  à  la  science  expéri- 
mentale et  n'a  plus  qu'un  but,  celui  de  traquer  la 
vérité  d'inconnu  en  inconnu  Ce  que  je  trouve  surtout 
de  caractéristique,  c'est  la  tentative  littéraire  de  ce- 
lui-ci. Sa  tragédie  est  mauvaise,  le  rhétoricien  en  lui 
-  est  pitoyable.  On  le  sent  empêtré  dans  une  formule 
littéraire  où  ses  facultés  d'observation,  son  analyse, 
sa  logique  ne  peuvent  lui  servir  à  rien.  11  patauge 
dans  la  littérature  classique,  comme  il  pataugerait 
dans  la  littérature  romantique,  et  dès  lors  il  n'a  de 
refuge  que  la  science.  M.  Renan  le  dit  lui-même. 
«  Le  temps  était  plus  favorable  à  une  littérature 
souvent  de  médiocre  aloi  qu'à  des  rechercbes  qui 
ne  prêtaient  pas  à  de  jolies  phrases.  »  Ces  lignes 
font  sourire;  on  songe  immédiatement  que  M.  Re- 
nan a  trouvé  le  moyen  d'écrire  de  jolies  phrases  sur 
des  recherches  qui  ne  prêtaient  guère  au  style  lyri- 
que. Mais  on  y  voit  nettement  les  raisons  qui  ont 
jeté  Claude  Bernard  dans  la  science. 

D'ailleurs,  traitons  tout  de  suite  la  question  du 
style.  A  plusieurs  reprises,  M.  Renan  revient  sur 
cette  question,  et  en  termes  excellents.  Je  cite  :  «  La 
vraie  méthode  d'investigation,  supposant  un  juge- 
ment ferme  et  sain,  entraîne  les  solides  qualités  du 
style.  Tel  mémoire  de  Letronne  et  d'Eugène  Bur- 
nouf,  en  apparence  étranger  à  tout  souci  de  la  forme, 


LETTRE  A  L\   JEUNESSE.  81 

est  un  chef-d'œuvre  à  sa  manière.  La  règle  du  bon 
style  scientifique,  c'est  la  cl.irté,  la  parfaite  adapta- 
tion au  sujet,  le  complet  oubli  de  soi-même,  l'abné- 
gation absolue.  Mais  c'est  là  aussi  la  règle  pour  bien 
«^crire  en  quelque  matière  que  ce  soit.  Le  meilleur 
écrivain  est  celui  qui  traite  un  grand  sujet  et  s'oublie 
lui-même  pour  laisser  parler  son  sujet.  »  Et  plus  loin  : 
«  Ecrivain,  certes,  il  l'était,  et  écrivain  excellent,  car 
il  ne  pensa  jamais  à  l'être.  Il  eut  la  première  qualité 
de  l'écrivain,  qui  est  de  ne  pas  songer  à  écrire.  Son 
style,  c'est  sa  pensée  elle-même;  et  comme  cette 
pensée  est  toujours  grande  et  forte,  son  style  aussi 
est  toujours  grand,  solide  et  fort.  Rhétorique  excel- 
lente que  celle  du  savant,  car  elle  repose  sur  la  jus- 
tesse du  style  vrai,  sobre,  proportionné  à  ce  qu'il 
s'agit  d'exprimer,  ou  plutôt  sur  la  logique,  base  uni- 
que, base  éternelle  du  bon  style.  »  Et  plus  loin 
encore  :  «  Il  faut  remonter  à  nos  maîtres  de  Port- 
Royal  pour  trouver  une  telle  sobriété,  une  absence 
de  tout  souci  de  briller,  un  tel  dédain  des  procédés 
d'une  littérature  mesquine,  cherchant  à  relever  par 
de  fades  agréments  l'austérité  des  sujets.  » 

Je  n'aurais  peut  être  point  osé  condamnerla  rhéto- 
rique romantique  en  termes  si  sévères.  M.  Renan, 
emporté  par  la  vérité,  oublie  les  «  fades  agréments  « 
dont  il  a  relevé  «  l'austérité  »  de  la  Vie  de  Jésus.  Que 
nous  sommes  loin  aussi  des  tirades  de  Ruy  Blas,  avec 
la  logique  «  base  unique,  base  éternelle  du  bon 
style!  >)  Voilà  l'outil  de  la  vérité,  l'outil  du  siècle.  Le 
lyrisme,  son  panache  de  grands  mots,  ses  épithètes 
retentissantes,  sa  musique  d'orgue  et  son  envole- 
ment,  ne  sont  plus  qu'un  coup  de  folie,  qu'une 
démence  d'esprits  extatiques,  à  genoux  devant  l'idéal, 


82  LETTRE   A   LA  JEUNESSE. 

tremblant  qu'on  ne  leur  ravisse  le  dernier  coin  du 
mystère  où  ils  logent  leurs  rêves. 

Mais  j'arrive  au  fond  même  de  la  querelle,  à  la 
guerre  engagée  par  la  science  contre  l'idéal,  contre 
l'inconnu.  Le  grand  rôle  de  Claude  Bernard  est  là. 
Il  a  pris  la  nature  à  ses  sources,  il  a  résolu  les  pro- 
blèmes par  l'expérience,  en  s'appuyant  sur  les  faits 
et  en  faisant,  à  chacun  de  ses  pas,  reculer  l'inconnu 
devant  lui.  Ecoutez  M.  Renan  :  «  La  plus  haute  phi- 
losophie résultait  de  cet  ensemble  de  faits  constatés 
avec  une  inflexible  rigueur.  Gomme  loi  suprême  de 
l'univers,  Bernard  reconnaît  ce  qu'il  appelle  le  d  ter- 
min/sme,  c'est-fi-dire  la  liaison  inflexible  des  phéno- 
mènes, sans  que  nul  agent  extra-naturel  intervienne 
jamais  pour  en  modifier  la  résultante.  Il  n'y  a  pas, 
comme  on  l'avait  dit  souvent,  deux  ordres  de 
sciences  :  celies-ci  d'une  précision  absolue,  celles-là 
toujours  en  crainte  d'être  dérangées  par  des  forces 
mystérieuses.  Cette  grande  inconnue  de  la  physio- 
logie que  Bichat  admettait  encore,  cette  puissance 
capricieuse  qui,  prétendait-on,  résistait  aux  lois  de 
la  matière  et  faisait  de  la  vie  une  sorte  de  miracle, 
Bernard  l'exclut  absolument.  «  L'obscure  notion  de 
cause,  disait-il,  doit  être  rapportée  à  l'origine  des 
choses;...  elle  doit  faire  place,  dans  la  science,  à  la 
notion  du  rapport  des  conditions.  »  Et,  plus  bas, 
M.  Renan  ajoute  :  «  Claude  Bernard  n'ignorait  pas 
que  les  problèmes  qu'il  soulevait  touchaient  aux 
plus  graves  questions  philosophiques.  Il  n'en  fut 
jamais  ému.  Il  ne  croyait  pas  qu'il  lut  permis  au  sa- 
vant de  s'occuper  des  conséquences  qui  peuvent  sor- 
tir de  ses  recherches.  Il  n'était  d'aucune  secte.  Il 
cherchait  la  vérité,  et  voilà  tout.  »  Eh  bien  I  toute 


LETTRE  A  LA  JEUNESSE.  83 

l'enquête  moderne  est  là.  On  a  remis  les  problèmes 
en  question,  la  science  actuelle  procède  à  une  révi- 
sion des  prétendues  vérités  que  le  passé  affirmait  au 
nom  de  certains  dogmes.  On  étudie  la  nature  et 
l'homme,  on  classe  les  documents,  on  avance  pas 
à  pas,  en  employant  la  méthode  expérimentale  et 
analytique  ;  mais  on  se  garde  bien  de  conclure, 
parce  que  l'enquête  continue  et  que  nul  encore  ne 
peut  se  flatter  de  connaître  le  dernier  mot.  On  ne  nie 
pas  Dieu,  on  tâche  de  remonter  à  lui,  en  reprenant 
l'analyse  du  monde.  S'il  est  au  bout,  nous  le  verrons 
bien,  la  science  nous  le  dira.  Pour  le  moment,  nous 
le  mettons  à  part,  nous  ne  voulons  pas  d'un  élément 
surnaturel,  d'un  axiome  extra  humain  qui  nous 
troublerait  dans  nos  observations  exactes,  Ceux  qui 
débutent  par  affirmer  l'absolu  introduisent,  dans 
leurs  études  des  êtres  et  des  choses,  une  donnée  de 
pure  imagination,  un  rêve  personnel,  d'un  charme 
esthétique  plus  ou  moins  grand,  mais  d'une  vérité  et 
d'une  morale  absolument  nulles. 

Et  je  ne  reste  pas  dans  le  domaine  scientifique, 
j'entre  ici  dans  le  domaine  littéraire.  La  formule 
naturaliste  en  littérature,  telle  queje  la  poserai  tout 
à  l'heure,  est  identique  à  la  formule  naturaliste  dans 
les  sciences,  etparticulièrement  en  physiologie.  C'est 
la  même  enquête,  portée  des  faits  vitaux  dans  les 
faits  passionnels  et  sociaux;  l'esprit  du  siècle  donne 
le  branle  à  toutes  les  manifestations  intellectuelles, 
le  romancier  qui  étudie  les  mœurs  complète  le  phy- 
siologiste qui  étudie  les  organes.  M.  Renan  est  en- 
core  ici  avec  moi.  Ecoulez-le  :  «  Quoique  Claude  Ber- 
nard parlât  peu  des  questions  sociales,  il  avait  l'es- 
prit trop  grand  pour  ne  pas  y  appliquer  ses  principes 


84  LETTRE   A   LA  JEUNESSE. 

généraux  Ce  caractère  conquérant  de  la  science,  il 
l'admettait  jusque  dans  le  domaine  des  sciences  de 
l'humanité.  «  Le  rôle  actif  des  sciences  expérimen- 
tales, (lisait-il,  ne  s'arrête  pas  aux  sciences  physico- 
chimiques  et  physiologiques;  il  s'étend  jusqu'aux 
sciences  historiques  et  morales.  On  a  compris  qu'il 
ne  suffit  pas  de  rester  spectateur  inerte  du  bien  et 
du  mal,  en  jouissant  de  l'un  et  en  se  préservant  de 
l'autre.  La  morale  moderne  aspire  à  un  rôle  plus 
grand  :  elle  recherche  les  causes,  veut  les  expliquer 
et  agir  sur  elles;  elle  veut,  en  un  mot,  dominer  le 
bien  et  le  mal,  faire  naître  l'un  et  le  développer^ 
lutter  avec  l'autre  pour  l'extirper  et  le  détruire.  » 
Ces  paroles  sont  grandes,  et  elles  contiennent  toute 
la  haute  et  sévère  morale  du  roman  naluraliste  con- 
temporain, qu'on  a  l'imbccillité  d'accuser  d'ordure 
et  de  dépravation.  Elargissez  encore  le  rôle  des 
sciences  expérimentales,  étendez-le  jusqu'à  l'étude 
des  passions  et  à  la  peinture  des  mœurs;  vous  ob- 
tenez nos  romans  qui  recherchent  les  causes,  qui 
les  expliquent,  qui  amassent  les  documents  humains, 
pour  qu'on  puisse  être  le  maître  du  milieu  et  de 
l'homme,  de  façon  à  développer  les  bons  éléments  et 
à  exterminer  les  mauvais.  Nous  faisons  une  besogne 
identique  à  celle  des  ^a\ants.  Il  est  impossible  de 
baser  une  législation  quelconque  sur  les  mensonges 
des  idéalistes.  Au  contraire  sur  les  documents  vrais 
que  les  naturalistes  apportent,  on  pourra  sans  doute 
un  jour  établir  une  société  meilleure,  qui  vivra  par 
la  logique  et  par  la  méthode.  Du  moment  où  nous 
sommes  la  vérité,  nous  sommes  la  morale. 

Voyez  le  tableau  que  M.  Renan  trace  des  travaux 
du  savant  :  «  Il  passait  sa  vie  dans  un  laboratoir& 


LETTRE  A  LA  JEUNESSE.  85 

obscur,  au  Collège  de  France  ;  et  là,  au  milieu  des 
speclacles  les  plus  repoussants,  respirant  l'atmo- 
sphère de  la  mort,  la  main  dans  le  sang,  il  trouvait  les 
plus  intimes  secrets  de  la  vie,  et  les  vérités  qui  sor- 
taient de  ce  triste  réduit  éblouissaient  tous  ceux  qui 
savaient  les  voir.  Claude  Bernard  disait  lui-même  : 
«  Le  physiologiste  n'est  pas  un  homme  du  monde, 
c'est  un  savant,  c'est  un  homme  absorbé  par  une  idée 
scientifique  qu'il  poursuit;  il  n'entend  plus  les  cris 
des  animaux,  il  ne  voit  plus  le  sang  qui  coule,  il  ne 
voit  que  son  idée  et  n'aperçoit  que  des  organismes 
qui  lui  cachent  des  problèmes  qu'il  veut  découvrir. 
De  même,  le  chirurgien  n'est  pas  arrêté  par  les  cris  et 
les  sanglots,  parce  qu'il  ne  voit  que  son  idée  et  le  but 
de  son  opération.  De  même  encore,  l'anatomiste  ne 
sent  pas  qu'il  est  dans  un  charnier  horrible;  sous 
l'influence  d'une  idée  scientifique,  il  poursuit  avec 
délices  un  filet  nerveux  dans  des  chairs  puantes  et 
livides,  qui  seraient  pour  tout  autre  homme  un  objet 
de  dégoût  et  d'horreur.  »  Devant  un  pareil  tableau, 
nous  pardonnera-t-on  nos  quelques  audaces  à  nous, 
romanciers  naturalistes,  qui,  par  amour  du  vrai, 
poursuivons  parfois  avec  délices  les  détraquemenis 
que  produit  une  passion  dans  un  personnage  gâlé 
jusqu'aux  moelles?  Nous  reprocherai-t-on  nos  char- 
niers horribles,  le  sang  que  nous  faisons  couler,  les 
sanglots  que  nous  n'épargnons  pas  aux  lecteurs? 
C'est  que  de  nos  tristes  réduits  nous  espérons  faire 
sortir  des  vérités  qui  éblouiront  ceux  qui  sauront 
les  voir. 

Telle  est  donc  la  haute  figure  de  Claude  Bernard.  Il 
représente  la  science  moderne  dans  ^on  dédain  de  la 
rhétorique,  dans  son  enquête  vigoureuse  et  mitho- 

8 


86  LETTRE  Â  LA  JEUNESSE. 

clique,  exempte  de  toute  concession  au  rêve  et  à  l'in- 
connu. Il  n'admet  aucune  source  irrationnelle,  telle 
qu'une  révélation,  une  tradition,  une  autorité  con- 
ventionnelle et  arbitraire.  II  prétend  que,  dans  le  pro- 
blème de  l'homme,  tout  doit  être  étudié  et  expliqué 
avec  le  seul  outil  de  l'expérience  et  de  l'analyse.  En 
un  mot,  cet  homme  est  l'incarnation  de  la  vérité 
affirmée  et  prouvée.  Aussi,  quelle  décisive  influence 
sur  son  temps!  Chacune  de  ses  découvertes  est  un 
élargissement  de  l'intelligence  humaine.  Les  élèves 
se  pressent  autour  de  lui.  Il  laisse  des  documents  sur 
lesquels  travaillera  l'avenir.  Et,  maintenant,  reportez- 
vous  à  la  solitude  de  M.  Renan,  du  rhétoricien  qui  a 
idéalisé  ses  emprunts  et  ses  trouvailles  d'érudit.  Evi- 
demment, ce  n'est  ici  qu'un  charmeur,  un  rêveur 
attardé;  la  force  du  siècle  est  chez  Claude  Bernard. 
Le  magnifique  élan  poétique,  le  lyrisme  de  Victor 
Hugo  n'est  plus  lui-même  qu'une  musique  superbe,  à 
côté  des  conquêtes  viriles  de  Claude  Bernard  sur  le 
mystère  de  la  vie.  Tandis  que  le  poète  lyrique  brouille 
tout,  augmente  l'erreur,  élargit  l'inconnu  pour  y  pro- 
mener la  folie  de  son  imagination,  le  physiologiste 
diminue  le  champ  du  mensonge,  laisse  une  place  de 
plus  en  plus  restreinte  à  l'ignorance  humaine,  honore 
•la  raison  et  fait  œuvre  de  justice.  Eh  bien!  c'est  ici 
que  se  trouve  la  seule  et  véritable  morale,  c'est  dans 
ce  spectacle  qu'on  doit  puiser  de  grandes  leçons  et 
de  grandes  pensées. 


IV 


Voyons  maintenant  cette  formule  de  la  science 
moderne  appliquée  à  la  littérature.  D'abord,  je  con- 


LETTRE   A    LA  JEUNESSE.  87 

nais  l'argument  des  lyriques  :  il  y  a  l;i  science  el  il  y 
a  la  poésie.  Certes,  oui  ;  il  n'est  pas  question  de  sup- 
primer les  poêles.  Il  s'agit  simplement  de  les  mellre 
à  leur  place  et  d'établir  que  ce  ne  sont  pas  eux  qui, 
marchant  à  la  tête  du  siècle,  ont  le  privilège  de  la 
morale  et  du  patriotisme. 

Aux  premiers  jours  du  monde,  la  poésie  a  été  le 
rêve  de  la  science,  chez  les  peuples  enfants.  Des  deux 
facultés  de  l'homme,  sentir  et  comprendre,  la  pre- 
mière a  fuit  les  poètes,  et  la  seconde,  les  savants. 
Prenez  l'homme  au  berceau,  il  a  simplement  des 
sens  qui  fonctionnent,  c'est  une  exiase  sur  chaque 
chose;  il  ne  voit  pas  la  réalité,  il  la  rêve.  Puis, 
à  mesure  qu'il  grandit,  une  curiosité  de  savoir  lui 
pousse;  son  intelligence  tâtonne,  il  risque  hypothèse 
sur  hypothèse,  il  se  fait  du  milieu  où  il  se  trouve  des 
idées  plus  ou  moins  grandes,  plus  ou  moins  justes. 
A  cet  âge,  il  est  poète,  'univers  pour  lui  n'est  qu'un 
immense  idéal  où  il  promène  ses  essais  de  compré- 
hension. Ensuite,  certaines  notions  exactes  s'impo- 
sent, son  idéal  se  restreint,  il  finit  par  le  loger  dans 
un  ciel  lointain  et  dans  les  causes  obscures  de  la  vie. 
Eh  bien  !  l'histoire  de  l'humanité  est  pareille  à  celle 
de  cet  homme.  L'idéal  nous  vient  de  nos  premières 
ignorances.  A  mesure  que  la  science  avance,  l'idéal 
doit  reculer.  M.  Renan  le  transforme,  cela  revient  au 
même.  Je  ne  veux  pas  entrer  dans  la  discussion 
philosophique  ni  affirmer  que  la  science,  un  jour, 
supprimera  absolument  linconnu.  Nous  n'avons  pas  à 
nous  inquiéter  de  cela  ;  notre  seule  besogne  est  d'aller 
toujours  en  avant  dans  la  conquête  du  vrai,  quittes  à 
accepter  les  conclusions  dernières.  Notre  querelle 
avec  les  idéalistes  est  uniquement  dans  ce  fait  que 


88  LETTHE  A  La  JEUNESSE. 

nous  partons  de  Tobservalion  et  de  rexpérience, 
tandis  qu'ils  parlent  d'un  absolu.  La  science  est 
donc,  à  vrai  dire,  de  la  poésie  expliquée  ;  le  savant  est 
un  poète  qui  remplace  les  hypothèses  de  l'imagina- 
tion par  l'étude  exacte  des  choses  et  des  êtres.  A 
notre  époque,  il  n'y  a  plus  qu'une  question  de  tempé- 
rament ;  les  uns  ont  le  cerveau  ainsi  bâti  qu'ils  trou- 
vent plus  large  et  plus  sain  de  reprendre  les  antique* 
rêves,  de  voir  le  monde  dans  un  affolement  cérébral, 
dans  la  vision  de  leurs  nerfs  détraqués;  les  autres 
estiment  que  le  seul  état  de  santé  et  de  grandeur 
possible,  pour  un  individu  comme  pour  une  nation, 
est  de  toucher  enfin  du  doigt  les  réalités,  d'asseoir 
notre  intelligence  et  nos  affaires  humaines  sur  le 
terrain  solide  du  vrai.  Ceux-là  sont  les  poètes  lyri- 
ques, les  romantiques;  ceux-ci  sont  les  écrivains  na- 
turalistes. Et  l'avenir  dépendra  du  choix  que  les 
générations  vont  faire  entre  les  deux  voies.  C'est  à  la 
jeunesse  de  décider. 

Dit-on  assez  de  sottises  depuis  quelque  temps  sur 
la  formule  naturaliste I  On  en  a  lait,  dans  la  presse, 
je  ne  sais  quelle  imbécile  théorie  qui  me  serait  per- 
sonnelle. Je  me  suis  vainement  efforcé,  depuis  trois 
ans,  d'expliquer  que  je  n'étais  pas  un  novateur,  que 
je  n'avais  pas  daus  la  poche  une  invention.  Mon  seul 
rôle  a  été  celui  d'un  critique  qui  étudie  son  âge  et  qui 
constate,  avec  preuves  à  Tappui,  dans  quel  sens  le 
siècle  lui  semble  marcher.  J'ai  trouvé  la  formule  na- 
turaliste au  dix-huitième  siècle  ;  même,  si  l'on  veut, 
elle  part  des  premiers  jours  du  monde.  Je  l'ai  mon- 
trée magnifiqueaient  appliquée,  dans  notre  littéra- 
ture nationale,  par  Stendhal  et  Balzac;  j'ai  dit  que 
notre  roman  actuel  continuait  les  oeuvres  de  ces 


LETTRE  A  LA  JEUNESSE.  89 

maîtres,  et  j'ai  cité,  au  premier  rang,  MM.  Gustave 
Flaubert,  Edmond  et  Jules  de  Concourt,  Alphonse 
Daudet.  Dès  lo  rs,  oij  a-t-on  pu  voir  que  j'inventais  une 
théorie  à  mon  usage  particulier?  Quels  sots  se  sont 
imaginé  de  me  présent  er  comme  un  orgueilleux  qui 
veut  imposer  sa  rhétorique,  qui  base  sur  une  œuvre 
à  lui  tout  le  passé  et  tout  l'avenir  de  la  littérature 
française? 

En  vérité,  c'est  ici  le  comble  de  l'aveuglement  et 
de  la  mauvaise  foi.  M'entendra-t-on  aujourd'hui, 
comprendra-t-on  que  la  formule  scientifique  de 
Claude  Bernard  n'est  autre  que  la  formule  des  écri- 
vains naturalistes?  Cette  formule  est  celle  du  siècle 
tout  entier.  Elle  ne  m'appartient  pas,  à  moi;  je  ne  suis 
pas  fou  au  point  de  me  substituer  à  des  siècles  de 
travail,  au  hibeur  si  long  du  génie  humain.  Mon 
humble  besogne  s'est  bornée  à  préciser  l'évolu- 
tion actuelle,  à  la  dégager  de  la  période  romantique, 
à  déblayer  nettement  le  terrain  pour  y  établir  la 
lutte  fatale  qui  a  lieu  entre  les  idéalistes  et  les  natu- 
ralistes, enfin  à  prédire  la  victoire  de  ces  derniers.  En 
dehors  de  ces  discussions  théoriques,  je  ne  me  suis 
jamais  posé  que  comme  le  soldat  le  plus  convaincu 
du  vrai. 

Oui,  notre  formule  naturaliste  est  la  formule  des 
physiologistes, des  chimistes  et  des  physiciens. L'em- 
ploi de  cette  formule,  dans  notre  littérature,  date 
du  siècle  dernier,  des  premiers  bégayements  de  nos 
sciences  modernes.  Le  branle  était  donné,  l'enquête 
allait  devenir  universelle.  J'ai  déjà  fait  vingt  fois 
l'historique  de  celte  évolution  immense  qui  nous 
emporte  à  l'avenir.  Elle  a  renouvelé  l'histoire  et  la 
critique,  en  les  tirant  de  l'empirisme  des  formules 

8. 


90  LETTRE   A   LA  JEUNESSE. 

scolastiques  ;  elle  a  transformé  le  roman  et  le  drame, 
depuis  Diderot  et  Rousseau  jusqu'à  Balzac  et  ses 
continuateurs.  Peut-on  nier  les  faits?  N'y  a-t-il  pas 
là  cent  ans  de  notre  histoire,  qui  montrent  l'esprit 
scienliliqne  détruisant  la  belle  ordonnance  classique 
des  autres  siècles,  bé.uayant  dans  l'insurrection  ro- 
mantique, puis  triomphant  avec  les  écrivains  natu- 
ralistes? Encore  un  coup  ce  n'est  pas  moi,  le  natu- 
ralisme; c'est  tout  écrivain  qui,  le  voulant  ou  non, 
emploie  la  formule  scientifique,  reprend  l'étude  du 
monde  pir  l'o'oservation  et  l'analyse,  en  niant  l'ab- 
solu, l'idéal  révélé  et  irrationnel.  Le  naturalisme, 
c'est  Diderot,  Rousseau,  Balzac,  Stendhal,  vingt 
autres  encore.  On  fait  de  moi  une  caricature  gro- 
tesque, en  me  présentant  comme  un  pontife,  comme 
un  chef  d'école.  Nous  n'avons  pas  de  religion,  donc 
personne  ne  pontifie  chez  nous.  Quanta  notre  école, 
elle  est  trop  large  pour  qu'elle  obéisse  à  un  chef. 
Elle  n'est  pas  comme  l'école  romantique,  qui  s'in- 
carne dans  la  fantaisie  individuelle,  dans  le  génie 
d'un  poète.  Elle  ne  vit  pas  par  une  rhétorique,  elle 
existe  au  contraire  par  une  formule  ;  et,  à  ce  litre,  le 
jour  où  nous  prendrons  un  chef,  nous  choisirons 
plutôt  un  savant,  comme  Claude  Bernard.  Si,  tout 
à  l'heure,  j'ai  pris  à  M.  Renan  de  si  longs  ex- 
traits, c'était  justement  afin  d'établir,  sur  des  preuves 
empruntées  à  un  idéaliste,  que  la  force  du  siècle  est 
dans  la  science,  dans  le  naturalisme.  Voilà  Claude 
Bernard,  voilà  notre  homme,  l'homme  de  la  formule 
scientifique,  dégagé  de  toute  rhétorique,  tel  que  l'a 
représenté  l'auteur  de  la  Vie  de  Jésus. 

jMe  permettra-t-on  une  anecdote  personnelle?  Un 
jour,  je  donnais  à  un  journaliste  de  beaucoup  d'es- 


LETTRE   A   LA  JEUNESSE.  9f 

prit  ces  explications,  en  lui  répétant  que  jamais  je 
n'avais  eu  la   sotte  ambition  de  jouer  un  rôle   de 
chef  d'école.  J'ajoutai  que,  sans  remonter  à  Balzac, 
j'avais  dans  la  littérature  contemporaine  des  aînés 
illustres  qui  pourraient  mieux  que  moi  prendre  le 
titre   de    maître.   Enfin,  je   faisais  remarquer  que 
Terreur  sur  mon  prétendu  orgueil  venait  sans  doute 
de  ce  que  j'étais  le  porte-drapeau  de  I  idée  scienti- 
fique. Or,  pendant  que  je  parlais,  le  journaliste  de- 
venait grave,  prenait  un  air  désappointé  et  ennuyé. 
Lui  qui,  jusque-là,  s'était  beaucoup  amusé   du  na- 
turalisme,   finit   par    m'intcrrompre    en    s'écriant  : 
«  Comment!  ce  n'est  que  cela;  mais  ce  n'est  plus 
drôle!   »   Le  mot  est  bien  profond.  Du  moment  où 
j'étais  raisonnable,  oii  je  n'avais  pas  dans  la  poche 
une  religion  coca^^se.  ce  n'était  plus  drôle  ;  du  mo- 
ment où  le  naturalisme  ne  s'incarnait   pas  dans  un 
rhétoricien  de  l'ordure,  et  s'élargissait  jusqu'à  être 
le  mouvement  intellectuel  du  siècle,  il  ne  méritait 
plus  qu'on  s'en  occupât. 

Car,  c'est  ici  le  comble  de  l'imbécillité,  on  a  voulu, 
on  veut  encore  que  le  naturalisme  soit  la  rhétorique 
de  l'ordure.  J'ai  eu  beau  protester,  dire  que  mes 
tentatives  personnelles  n'engageaient  que  moi  et 
laissaient  la  formule  intacte,  on  n'en  répète  pas 
moins  que  le  naturalisme  est  une  invention  que  j'ai 
lancée  pour  poser  VAssommoir  comme  une  Bible. 
Ces  gens  ne  voient  que  la  rhétorique.  Toujours  les 
mots,  ils  ne  peuvent  imaginer  quelque  chose  der- 
rière les  mots.  Certes,  je  suis  un  homme  de  paix, 
mais  il  me  prend  des  besoins  farouches  d'étranglei 
les  gens  qni  disent  devant  moi  :  «  Ah  !  oui,  le  natu- 
ralisme, les  muts  crus  !  » 


92  LETTRE  A  LA  JEUNESSE. 

Eh!  qui  a  jamais  dit  cela?  Je  me  tue  justement  à 
répéter  que  le  naturalisme  n'est  pas  dans  les  mots, 
que  sa  force  est  d'être  une  formule  scientifique. 
Combien  de  fois  me  forcera-t-on  à  dire  encore  qu'il 
est  simplement  l'étude  des  êtres  et  des  choses  sou- 
mis à  l'observation  et  à  l'analyse,  en  dehors  de 
toute  idée  préconçue  d'absolu.  La  question  de 
rhétorique  vient  ensuite.  Nous  allons  en  causer 
maintenant,  si  vous  voulez. 

J'ai  expliqué  plus  haut  comment,  selon  moi,  les  ro- 
mantiques étaient  venus  faire  spécialement  une 
besogne  de  rhétoriciens  dans  la  langue.  Cet  élargisse- 
ment du  dictionnaire  était  une  nécessité.  Per- 
sonnellement, je  regrette  parfois  que  des  poètes 
lyriques  se  soient  trouvés  forcément  chargés  de  ce 
travail,  en  voyant  quel  effarement  et  quel  chn- 
quant  ils  ont  mis  dans  le  style;  nous  en  avons 
encore  pour  des  années,  avant  d'équilibrer  ces  maté- 
riaux et  d'arriver  à  une  langue  aussi  solide  que  riche. 
Nous  tous,  écrivains  de  la  seconde  moitié  du  siècle, 
nous  sommes  donc,  comme  stylistes,  les  enfants  des 
romantiques.  Gela  est  indéniable.  Ils  ont  forgé  un 
outil  qu'ils  nous  ont  légué  et  dont  nous  nous  ser- 
vons journellement.  Les  meilleurs  d'entre  nous 
doivent  leur  rhétorique  aux  poètes  et  aux  prosateurs 
de  1830. 

Mais  qui  ne  comprend  aujourd'hui  que  le  régne 
des  rhétoriciens  est  fini?  A  présent  qu'ils  nous  ont 
donné  l'outillage,  ils  disparaissent  forcément.  Et 
nous  venons  à  notre  heure  faire  notre  besogne.  Le 
terrain  a  été  déblayé;  la  question  de  langue  ne 
nous  arrête  plus,  nous  avons  toute  liberté  et  toute 
facilité    de  procéder  à    ia  grande    enquête.    C'est 


LETTRE   A   LA  JEUNESSE.  93 

l'heure  de  vision  nelLe  où  l'idée  se  dégage  de  la 
forme  :  la  forme,  les  romantiques  nous  en  ont 
légué  une  qu'il  nous  faudra  pondérer  et  ramener 
là  la  stricte  logique,  tout  en  essayant  d'en  gar- 
der les  richesses;  l'idée,  elle  s'impose  de  plus  en 
plus,  elle  est  la  formule  scientifique  appliquée  en 
tout,  aussi  bien  dans  la  politique  que  dans  la  litté- 
rature. 

Donc,  une  fois  encore,  le  naturalisme  est  pure- 
ment une  formule,  la  méthode  analytique  et 
expérimentale.  Vous  clés  naturaliste,  si  vous  em- 
ployez cette  méthode,  quelle  que  soit  d'ailleurs 
votre  rhétorique.  Stendhal  est  un  naturaliste,  comme 
Balzac,  et  certes  sa  sécheresse  de  louche  ne  ressem- 
ble guère  à  la  largeur  parfois  épique  de  Balzac  ; 
mais  tous  les  deux  procèdent  par  l'analyse  et  par 
l'expérience.  Je  pourrais  citer,  de  nos  jours,  des 
écrivains  dont  le  tempérament  littéraire  paraît  tout 
opposé,  et  qui  se  rencontrent  et  communient  en- 
semble dans  la  formule  naturaliste.  Voilà  pourijuG 
le  naturalisme  n'est  pas  une  école,  au  sens  étroit  du 
mot,  et  voilà  pourquoi  il  n'y  a  pas  de  chef 
distinct,  parce  qu'il  laisse  le  champ  libre  à  toutes  les 
individualités.  Comme  le  romantisme,  il  ne  s'en- 
ferme pas  dans  la  rhétorique  d'un  homme  ni 
dans  le  coup  de  folie  d'un  groupe.  11  est  la  littérature 
ouverte  à  tous  les  efforts  personnels,  il  réside  dans 
'évolution  de  l'intelligence  humaine  à  notre  époque. 
On  ne  vous  demande  pas  d'écrire  d'une  certaine 
façon,  de  copier  tel  maître  ;  on  vous  demande  de 
chercher  et  de  classer  votre  part  de  documents  hu- 
mains, de  découvrir  votre  coin  de  vérité,  grâce  à  la 
méthode. 


94  LETTRE  A   LA  JEUNESSE. 

Ici,  l'écrivain  n'est  encore  qu'un  homme  de  science. 
Sa  personnalité  d'artiste  s'affirme  ensuite  par  le 
style.  C'est  ce  qui  constitue  l'art.  On  nous  répète  cet 
argument  stupide  que  nous  ne. reproduisons  jamais 
la  nature  dans  son  exactitude.  Eh  !  sans  doute,  nous 
y  mêlerons  toujours  notre  humanité,  notre  façon  de 
rendre.  Seulement,  il  y  a  un  abîme  entre  l'écrivain 
naturaliste  qui  va  du  connu  à  l'inconnu,  et  l'écrivain 
idéaliste  qui  a  la  prétention  d'aller  de  l'inconnu  au 
connu.  Si  nous  ne  donnons  jamais  la  nature  tout 
entière,  nous  vous  donnerons  au  moins  la  nature 
vraie,  vue  à  travers  notre  humanité;  tandis  que  les 
autres  compliquent  les  déviations  de  leur  optique 
personnelle  par  les  erreurs  d'une  nature  imaginaire, 
qu'ils  acceptent  empiriquement  comme  étant  la  na- 
ture vraie.  En  somme,  nous  ne  leur  demandons  que 
de  reprendre  l'étude  du  monde  à  l'analyse  première, 
sans  rien  abandonner  de  leur  tempérament  d'écri- 
vain. 

Esiste-t-il  une  école  plus  large?  Je  sais  bien  que 
l'idée  emporte  la  forme.  C'est  pourquoi  je  crois  que 
la  langue  s'apaisera  et  se  pondérera,  après  la  fiinfare 
superbe  et  folle  de  1830.  Si  nous  sommes  condamnés 
à  répéter  cette  musique,  nos  fils  se  dégageront.  Je 
sonhaite  qu'ils  en  arrivent  à  ce  style  scientifique  dont 
M.  Renan  fait  un  si  grand  éloge.  Ce  serait  le  style 
vraiment  fort  d'une  littérature  de  vérité,  un  style 
exempt  du  jargon  à  la  mode,  prenant  une  solidité  et 
une  largeur  classiques.  Jusque-là,  nous  planterons 
des  plumets  au  bout  de  nos  phrases,  puisque  notre 
éducation  romantique  lèvent  ainsi;  seulement,  nous 
préparerons  1  avenir  en  rassemblant  le  plus  de  do- 
cuments humains  que  nous  pourrons,  en  poussant 


LETTRE  A   LA  JEUNESSE.  95 

l'analyse  aussi  loin   que  nous  le  permettra  notre 
outil. 

Tel  est  le  naturalisme,  ou,  si  ce  mot  effraye,  si 
l'on  trouve  une  périphrase  plus  claire,  la  formule  de 
la  science  moderne  appliquée  à  la  littérature 


Et  je  m'adresse,  maintenant,  à  la  jeunesse  fran- 
çaise, je  la  conjure  de  réfléchir,  avant  de  s'engager 
dans  la  voie  de  l'idéalisme  ou  dans  la  voie  du  natu- 
ralisme ;  car  la  grandeur  de  la  nation,  le  salut  de  la 
patrie  dépendent  aujourd'hui  de  son  choix. 

On  mène  la  jeunesse  applaudir  les  vers  sonores  de 
Ruy  Blas,  on  donne  le  cantique  de  M.  Renan  comme 
une  solution  exacte  de  la  philosophie  et  de  la  science 
moderne,  et  des  deux  côtés  on  la  grise  de  lyrisme, 
on  lui  emplit  la  tête  de  mots,  on  lui  détraque  le  sys- 
tème nerveux  avec  cette  musique,  au  point  de  lui 
faire  croire  que  la  morale  et  le  patriotisme  sont  uni- 
quement dans  des  phrases  de  rhétoriciens .  Un 
journal  républicain  va  jusqu'à  écrire  :  «  Quelques- 
uns,  qui  se  trompent  sur  leurs  forces,  ont  déclaré  la 
guerre  à  l'idéal;  mais  ils  seront  vaincus.  »  Eh!  ce 
n'est  pas  nous  qui  avons  déclaré  la  guerre  à  l'idéal, 
c'est  le  siècle  tout  entier,  c'est  la  science  de  ces  cent 
dernières  années.  Alors,  le  siècle  sera  vaincu,  la 
science  sera  vaincue,  ClaudeBernard,  et  loua,  ses  de- 
vanciers, et  tous  ses  élèves,  seront  v&i/ic us.  En  vérité, 
on  croit  rêver,  lorsqu'on  trouve  des  affirmations  aussi 
enfantines  dans  une  feuille  qui  se  pique  de  gravité  et 


96  LETTRE   A   LA  JEUNESSE. 

qui  ne  paraît  môme  pas  soupçonner  que  la  Républi- 
que existe  aujourd'hui  chez  nous  par  la  force  d'une 
formule  scientifique.  Certes,  qu'on  applaudisse  le 
grand  poète  chez  Victor  Hugo  et  le  prosateur  exquis 
chez  M.  Renan,  rien  de  mieux.  Mais  qu'on  ne  dise 
pas  à  la  jeunesse  :  «  Voilà  le  pain  que  vous  devez 
manger  pour  devenir  forts;  nourrissez-vous  d'idéal 
et  de  rhétorique  pour  être  grands.  »  C'est  là  un 
coQseil  désastreux,  on  meurt  d'idéal  et  de  rhétori- 
que, on  ne  vit  que  de  science.  C'est  la  science  qui 
fait  reculer  l'idéal  devant  elle,  c'est  la  science  qui 
prépare  le  vingtième  siècle.  Nous  serons  d'autant 
plus  honnêtes  et  heureux  que  la  science  aura  davan- 
tage réduit  l'idéal,  l'absolu,  l'inconnu,  comme  on 
voudra  le  nommer. 

J'irai  plus  loin.  C'est  ici  une  œuvre  de  sévérité  et 
de  franchise.  M.  Renan  a  soulevé  une  douloureuse 
question,  celle  de  nos  défaites  de  1870.  11  nous  place 
devant  nos  vainqueurs;  il  les  accuse  de  n'avoir  que 
la  culture  aride  de  l'esprit;  il  exalte  la  culture  si 
polie  et  si  gaie  de  l'ancien  esprit  français.  S'il  n'y 
avait  là  qu'une  flatterie  à  l'adresse  de  l'Académie,  on 
en  trouverait  le  tour  ingénieux.  Mais  nous  avons  évi- 
demment affaire  à  une  conviction  de  M.  Renan,  qui, 
dans  une  longue  lettre,  est  revenu  sur  le  parallèle 
des  deux  nations,  l'une  dont  le  charme  a  conquis  le 
monde,  l'autre  dont  la  raideur  militaire,  le  tempé- 
rament maussade  écartent  les  peuples  amis  de  la 
grâce.  Je  n'ai  point  à  examiner  ce  qui  se  passe  en 
Allemagne  aujourd'hui,  et  je  veux  bien  que  nous  ne 
changions  pas  de  tempérament,  ce  qui  nous  serait 
d'ailleurs  assez  difficile.  Si  M.  Renan  veut  dire  que  nous 
devons  rester  polis,  joyeux,  beaux  diseurs  et  beaux 


LETTRE  A  LA  JEUNESSE.  97 

convives,  il  d  raison.  Mais  s'il  cherchait  à  insinuer 
que  la  rhétorique  et  l'idéal  restent  les  seules  armes 
avec  lesquelles  on  peut  conquéiir  le  monde,  que 
nous  serons  d'autant  plus  forts  et  d'autant  plus 
grands  que  nous  resterons  plus  aveuglément  soumis 
à  la  vieille  culture  française  représentée  par  l'Aca- 
démie, je  dirais  qu'il  professe  li\  une  opinion  bien 
dangereuse  pour  la  nation.  Ce  qu'il  faut  confesser 
très  haut,  c'est  qu'en  1870  nous  avons  été  battus  par 
l'esprit  scientifique.  Sans  doute  l'imbécillité  de  l'em- 
pire nous  lançait  sans  préparation  suffisante  dans 
une  guerre  qui  répugnait  au  pays.  Mais  est-ce  que, 
dans  des  circonstances  plus  fâcheuses  encore,  la 
France  d'autrefois  n'a  pas  vaincu,  lorsqu'elle  man- 
quait de  tout,  de  troupes  et  d'argent?  C'est  évidem- 
ment que  l'ancienne  culture  française,  la  gaieté  de 
l'attaque,  les  belles  folies  du  courage  suffisaient  à 
assurer  la  victoire.  En  1870,  au  contraire,  nous  nous 
sommes  brisés  contre  la  méthode  d'un  peuple  plus 
lourd  et  moins  brave  que  nous,  nous  avons  été 
écrasés  par  des  masses  manœuvrées  avec  logique, 
nous  nous  sommes  débandés  devant  une  application 
de  la  formule  scientifique  à  l'art  de  la  guerre  ;  sans 
parler  d'une  artillerie  plus  puissante  que  la  nôtre, 
d'un  armement  mieux  approprié,  d'une  discipline  plus 
grande,  d'un  emploi  plus  intelligent  des  voies  fer- 
rées. Eh  bien  I  je  le  répète,  en  face  des  désastres 
dont  nous  saignons  encore,  le  véritable  patriotisme 
est  de  voir  que  des  temps  nouveaux  sont  venus  et 
d'accepter  la  formule  scientifique,  au  lieu  de  rêver 
je  ne  sais  quel  retour  en  arrière  dans  les  bocages 
littéraires  de  l'idéal.  L'esprit  scientifique  nous  a  bat- 
tus, ayons  l'esprit  scientifique  avec  nous    si  nous 

• 


98  LETTRE  A  LA  JEUNESSE. 

voulons  battre  les  autres.  Les  grands  cnpitaines 
aux  mots  sonores  ne  sont  pas  à  regretter,  si  dé- 
sormais les  mots  sonores  ne  doivent  plus  aider  à  la 
victoire. 

Ainsi  donc,  voilà  pourquoi  les  idéalistes  nous 
accusent  de  manquer  de  patriotisme,  nous  autres 
naturalistes,  hommes  de  science.  C'est  parce  que 
nous  ne  rimons  pas  des  odes,  que  nous  n'employons 
pas  de  mots  sonores.  L'école  romantique  a  fait  du 
patriotisme  une  simple  question  de  rhétorique. 
Pour  être  patriote,  il  suffit  dans  un  drame,  dans  une 
œuvre  littéraire  quelconque,  de  ramener  le  mot 
(I  patrie  »  le  plus  souvent  possible,  d'agiter  des 
drapeaux,  d'écrire  des  tirades  sur  des  actes  de  cou- 
rage. Dès  lors,  on  prétend  que  vous  relevez  les 
âmes  et  que  vous  préparez  la  revanche.  Toujours 
la  même  question  de  musique.  Ce  n'est  là  que  de 
l'excitation  sensuelle  aux  belles  actions.  On  agit 
sur  les  nerfs;  on  ne  parle  point  à  l'intelligence,  aux 
facultés  de  compréhension  et  d'application.  Le  rôle 
que  ces  théoriciens  du  patriotisme  remplissent, 
peut  être  comparé  à  celui  d'une  musique  militaire 
jouant  des  airs  de  bravoure,  pendant  que  les  sol- 
dats se  battent;  cela  les  excite,  les  grise,  leur  donne 
plus  ou  moins  le  mépris  du  danger.  Mais  cetie 
excitation  nerveuse  n'a  qu'une  influence  relative 
et  passagère  sur  la  victoire.  La  victoire  tend  de 
plus  en  plus,  dans  nos  temps  modernes,  à  ôlre 
le  génie  technique  du  général  en  chef,  la  main  qui 
applique  à  la  guerre  la  formule  scientifique  de  l'é- 
poque. Voyez  l'histoire  de  tous  les  gi  ands  capitai- 
nes. Conduisez  donc  notre  jeunesse  en  classe  cluz 
les  savants,  et  non  chez  les  poètes,  si  vous  voulez 


LETTRE   A   L\   JEUNESSE.  flî) 

avoir  une  jeunesse  virile.  La  folie  du  lyrisme  ne 
peut  faire  naître  que  des  fous  héroïques,  et  il  nous 
faut  des  soldats  solides,  sains  d'esprit  et  de  corps, 
marchant  mathématiquement  à  la  victoire.  Garde/ 
la  musique  des  rhétoriciens;  mais  qu'il  soit 
bien  entendu  que  c'est  là  simplement  une  musi- 
que. C'est  nous  qui  sommes  les  vrais  patriotes, 
nous  qui  voulons  la  France  savante,  débarrassée 
des  déclamations  lyriques,  grandie  par  la  cul- 
ture du  vrai,  appliquant  la  formule  scientifique  en 
toute  chose,  en  politique  comme  en  littérature, 
dans  l'économie  sociale  comme  dans  l'art  de  la 
guerre. 

Et  si  j'abordais  la  question  de  morale  I  J'ai  dé- 
montré que  d'honnêtes  gens  ne  recevraient  pas  un 
seul  des  personnag;es  de  Ruy  Blas  dans  leur  salon. 
11  n'y  a  là  que  des  gredins,  des  chevaliers  d'industrie 
et  des  femmes  adultères.  Tout  le  répertoire  roman- 
tique se  roule  ainsi  dans  la  boue  et  dans  le  sang, 
sans  avoir  l'excuse  de  vouloir  tirer  un  seul  docu- 
ment vrai  de  ces  cadavres  étalés.  La  morale  des  idéa- 
listes est  en  l'air,  au-dessus  des  faits;  elle  consiste 
en  maximes,  qu'il  s'agit  d'appliquer  à  des  abstrac- 
tions. C'est  l'idéal  qui  est  la  commune  mesure,  un 
dogme  de  la  vertu,  et  c'est  pourquoi  beaucoup  de 
gens  sont  vertueux  comme  ils  sont  catholiques,  sans 
pratiquer.  Je  ne  veux  faire  ici  aucune  personnalité; 
mais  j'ai  remarqué  que  les  débauchés  affichaient 
les  principes  moraux  les  plus  rigides.  Derrière  ces 
grands  mots,  que  d'intérieurs  malpropres  !  le  père 
partageant  ses  maîtresses  avec  le  fils,  la  mère  s'ou- 
b'.ianl  entre  les  bras  des  amis  de  la  maison.  Ou  bien 
ce  sont  des  dames  jouant  le  vertige  de  l'idéal,  affec- 


100  LETTRE   A  LA  JEUNESSE. 

tant  des  raffinements  de  délicatesse,  et  tombant  à 
chaque  pas  dans  la  vilaine  prose  de  l'adultère.  Ou 
encore  ce  sont  des  hommes  politiques  défendant  la 
famille  dans  leurs  journaux  jusqu'à  ne  pas  y  tolérei 
un  mot  risqué,  et  battant  monnaie  dans  tous  les  tripo- 
tages financiers,  volant  les  uns,  assommantles  autres, 
lâchant  la  bride  à  leurs  appétits  de  fortune  et  d'am- 
bition. Pour  ces  gaillards,  l'idéal  est  un  voile  derrière 
lequel  ils  peuvent  tout  se  permettre.  Quand  ils  ont 
tiré  les  rideaux  de  l'idéal,  quand  ils  ont  soufflé  la 
chandelle  du  vrai,  ils  sont  certains  qu'on  ne  les 
voit  plus  et  ils  égayent  la  nuit  qu'ils  ont  faite  des 
ordures  les  plus  sales.  Au  nom  de  l'idéal,  ils  préten- 
dent imposer  silence  à  toute  vérité  trop  rude  qui 
les  dérangerait;  l'idéal  devient  une  police,  une 
défense  de  toucher  à  certains  sujets,  un  lien  qui  doit 
garrotter  le  menu  peuple  pour  qu'il  se  tienne  sage, 
pendant  que  les  malins  sourient  d'une  façon  scepti- 
que et  se  permettent  largement  ce  qu'ils  défendent 
aux  autres.  On  sent  toute  la  misère  de  cette  morale 
dogmatique,  qui  bat  la  grosse  caisse  dans  la  rhéto- 
rique des  poètes,  qu'on  applaudit  furieusement, 
comme  une  danseuse,  et  qu'on  oublie  dès  qu'on 
a  le  dos  tourné.  Elle  n'est  qu'un  effleurement  de 
l'épiderme,  un  régal  musical  d'honnêteté  qu'on  prend 
en  commun  dans  un  théâtre,  mais  qui,  individuelle- 
ment, n'engage  personne.  On  n'est  ni  meilleur  ni 
pire  en  sortant  ;  on  reprend  ses  vices,  et  le  monde 
va  toujours  son  train.  Tout  ce  qui  n'est  pas  basé 
sur  des  faits,  tout  ce  qui  n'est  pas  démontré  par 
l'expérience  n'a  aucune  valeur  pratique. 

On    nous    accuse   de  manquer  de  morale,   nous 
autres  écrivains    naturalistes,    et  certes  oui,  nous 


LETTRE  A  LA.  JEUNESSE.  101 

manquons  de  cette  morale  de  pure  rhétorique.  Notre 
morale  est  celle  que  Claude  Bernard  a  si  nette- 
ment définie  :  «  La  morale  moderne  recherche  les 
causes,  veut  les  expliquer  et  agir  sur  elles  ;  elle 
veut,  en  un  mot,  dominer  le  bien  et  le  mal,  faire 
naître  l'un  et  le  développer,  lutter  avec  Vautre 
pour  l'exlirper  et  le  détruire.  »  Toute  la  haute  et 
sévère  philosophie  de  nos  œuvres  naturalistes  se 
trouve  admirablement  résumée  dans  ces  quelques  li- 
gnes. Nous  cherchons  les  causes  du  mal  social;  noua 
faisons  l'anatomie  des  classes  et  des  individus  pour 
expliquer  les  détraquements  qui  se  produisent  dans 
la  société  et  dans  l'homme.  Cela  nous  obhge  sou- 
vent à  travailler  sur  des  sujets  gâtés,  à  descendre 
au  milieu  des  misères  et  des  folies  humaines.  Mais 
nous  apportons  les  documents  nécessaires  pour 
qu'on  puisse,  en  les  connaissant,  dominer  le  bien  et 
le  mal.  Voilà  ce  que  nous  avons  vu,  observé  et  ex- 
pliqué en  toute  sincérité  ;  maintenant,  c'est  aux 
législateurs  à  faire  naître  le  bien  et  à  le  développer,  à 
lutter  avec  le  mal,  pour  l'extirper  et  le  détruire. 
Aucune  besogne  ne  saurait  donc  être  plus  morali- 
satrice que  la  nôtre,  puisque  c'est  sur  elle  que  la  loi 
doit  se  basbr.  Comme  nous  voilà  loin  des  tirades  en 
faveur  de  la  vertu  qui  n'engagent  personne  !  Notre 
vertu  n'est  plus  dans  les  mots,  mais  dans  les  laits; 
nous  sommes  les  actifs  ouvriers  qui  sondons  l'édifice, 
indiquant  les  poutres  pourries,  les  crevasses  inté- 
rieures, les  pierres  descellées,  tous  ces  dégâts  qu'on 
ne  voit  pas  du  dehors  et  qui  peuvent  entraîner 
la  ruine  du  monument  entier.  N'est-ce  pas  là  un 
travail  plus  vraiment  utile,  plus  sérieux  et  plus 
disnc  que    de  se  planter   sur   un  rocher,  une   lyre 

9. 


102  LETTRE  A   LA  JEUNESSE. 

au  bras,  et  d'encourager  les  hommes  par  une  fan- 
fare sonore?  Et  si  j'établissais  un  parallèle  entre  les 
œuvres  romanesques  et  les  œuvres  naturalistes  I 
L'idéal  engendre  toutes  les  rêveries  dangereuses; 
c'est  l'idéal  qui  jette  la  jeune  fille  aux  bras  du  pas- 
bdnt,  c'est  l'idéal  qui  fait  la  femme  adultère.  Du  mo- 
ment où  l'on  quitte  le  terrain  solide  du  vrai,  on  est 
lancé  dans  toutes  les  monstruosités.  Prenez  les  ro- 
mans et  les  drames  romantiques,  étudiez-les  à  ce 
point  de  vue;  vous  y  trouverez  les  raffinements  les 
plus  honteux  de  la  débauche,  les  insanités  les  plus 
stupéfiantes  de  la  chair  et  de  l'esprit.  Sans  doute, 
ces  ordures  sont  magnifiquement  drapées;  ce  sont 
des  alcôves  abominables  dont  on  a  tiré  les  rideaux 
de  soie;  mais  je  soutiens  que  ces  voiles,  ces  réti- 
cences, ces  infamies  cachées  offrent  un  péril  d'au- 
tant plus  grand  que  le  lecteur  peut  rêver  à  son  aise, 
les  élargir,  s'y  abandonner  comme  à  une  récréation 
délicieuse  et  permise.  Avec  les  œuvres  naturalistes, 
cette  hypocrisie  du  vice  secrètement  chatouillé  est 
impossible.  Elles  épouvantent  peut-être  ;  elles  ne 
corrompent  pas.  La  vérité  n'égare  personne.  Si  on 
l'épargne  aux  enfants,  elle  est  faite  pour  les 
hommes,  et  quiconque  l'approche  en  tire  un  profit 
certain.  Ce  sont  pourtant  là  des  idées  bien  simples 
et  irréfutables,  sur  lesquelles  tout  le  monde  devrait 
être  d'accord.  On  nous  appelle  corrupteurs,  rien  de 
plus  sot.  Les  corrupteurs  sont  les  idéalistes  qui 
mentent. 

Justement,  si  l'on  nous  discute  avec  tant  d'âpreie, 
cela  vient  de  ce  que  nous  dérangeons  bien  du 
monde  dans  leurs  jouissances  discrètes.  Il  est  dur  de 
renoncer  au  mauvais  lieu  de  l'idéal,   à  ce  paradis 


LETTRE   A   LA   JEUNESSIi.  103 

sensuel  donlles  fenêtres  sont  hermétiquementcloses. 
On  entrait  là  par  une  petite  porte,  on  y  trouvait  en 
plein  jour  des  chambres  noires  que  des  bougies 
éclairaient.  Ce  n'était  plus  la  vie  banale,  la  terre 
avec  ses  aspects  toujours  les  mêmes;  on  était  dans 
une  volupté  cachée,  relevée  d'une  pointe  d'inconnu. 
Nous  démolissons  ce  mauvais  lieu,  et  forcément 
on  se  lâche.  Puis,  il  y  avait  un  tel  ronron  dans  les 
grands  mots  des  rhéteurs,  un  frisson  si  agréable 
dans  le  lyrisme  des  poètes  romantiques!  Toute  la 
jeunesse  s'y  abandonnait  comme  elle  s'abandonne 
aux  plaisirs  faciles.  Se  mettre  à  la  science,  entrer 
dans  le  laboratoire  austère  du  savant,  quitter  les 
rêves  si  doux  pour  de  terribles  vérités,  cela  fait 
trembler  les  collégiens  échappés  de  la  veille.  On 
veut  avoir  ses  années  de  belles  erreurs.  Et  voilà 
pourquoi  une  partie  de  la  jeunesse  d'aujourd'hui  en 
est  encore  aux  effarements  lyriques.  Mais  le  mouve- 
ment est  donné,  la  formule  scientifique  s'impose, 
beaucoup  de  jeunes  gens  l'acceptent  dé'yh.  C'est 
demain  qui  se  prépare.  Les  enfants  qui  naissent 
aujourd'hui  seront,  ils  ne  doivent  pas  l'oublier, 
les  hommes  du  vingtième  siècle.  Que  les  puètes 
idéalistes  chantent  l'inconnu,  mais  qu'ils  nous 
laissent,  nous  autres  écrivains  naluralistes,  reculer 
cet  inconnu  tant  que  nous  le  pourrons.  Je  ne 
pousse  pas  mon  raisonnement,  comme  certains 
positivistes,  jusqu'à  prédire  la  lin  prochaine  de 
la  poésie.  J'assigne  simplement  à  la  poésie  un 
rôle  d'orchestre;  les  poètes  peuvent  conlinuer 
à  nous  faire  de  la  musique,  pendant  que  nous  tra- 
vaillerons. 

Maintenant,  il  me  reste  à  conclure.  Je  Unirai  en 


iO'i  LETTKE  A  LA  JEUNESSE 

disant  quel  doit  être,  selon  moi,  la  situation  et  la 
besogne  de  la  France  dans  l'Europe  moderne.  Nous 
avons  régné  longtemps  sur  les  nations.  D'oii  vient 
donc  qu'aujourd'hui  notre  influence  semble  décroî- 
tre? C'est  qu'après  le  coup  de  foudre  de  notre  Révo- 
lution, nous  ne  nous  sommes  pas  mis  au  labeur  de 
savants  que  les  temps  nouveaux  demandaient.  Certes, 
nous  avons  dans  la  race  le  génie  qui  trouve  et  qui 
impose  la  vérité  par  un  acte  de  brusque  initiative.  Ce 
qui  nous  manque  ensuite,  c'est  la  méthode  patiente, 
l'application  logique  de  la  loi  formulée  énergique- 
ment  en  un  jour  de  crise.  Nous  sommes  capables  de 
planter  debout  un  phare  qui  éclaire  le  monde,  et  le 
lendemain  nous  naviguons  en  poètes,  nous  nous  per- 
dons en  déclamations  lyriques,  nous  dédaignons  les 
faits  pour  nous  noyer  dans  je  ne  sais  quel  idéal  obscur. 
Voilà  pourquoi,  nous  qui  devrions  être  au  sommet, 
après  les  semences  de  vérité  que  nous  avons  sans 
cesse  jetées  au  vent,  nous  sommes  à  cette  heure 
amoindris,  écrasés  par  des  races  plus  lourdes  et  plus 
méthodiques.  Eh  bien!  notre  voie  est  toute  tracée, 
si  nous  voulons  régner  encore.  Nous  n'avons  qu'à 
nous  mettre  résolument  à  l'école  de  la  science.  Plus 
de  lyrisme,  plus  de  grands  mots  vides,  mais  des  faits, 
des  documents.  L'empire  du  monde  va  être  à  la 
nation  qui  aura  l'observation  la  plus  nette  et  l'ana- 
lyse la  plus  puissante.  Et  remarquez  que  toutes  les 
qualités  de  la  race  dont  parle  M.  Renan  peuvent 
être  employées;  il  ne  s'agit  point  d'être  maussade, 
de  manquer  d'esprit  et  de  gaieté,  de  gâter  nos  con- 
quêtes par  le  pédantisme  et  la  raideur  militaire  ; 
nous  serons  d'autant  plus  forts,  que  nous  aurons  la 
science  pour  arme,  que  nous  l'emploierons  au  triom- 


LETTRE  A  LA  JEUNESSE.  105 

phe  de  la  liberté,  avec  la  générosité  de  tempérament 
qui  nous  est  propre.  Que  la  jeunesse  française  m'en- 
tende, le  patriotisme  est  là.  C'est  en  appliquant  la 
formule  scientifique  qu'elle  reprendra  un  jour  l'Alsace 
et  la  Lorraine. 


LE 

NATURALISME  AU  THÉÂTRE 


_i 


LE 

NATURALISME  AU  THEATRE 


a 


Avant  tout,  ai-je  besoin  d'expliquer  ce  que  j'en- 
tends par  le  «  naturalisme  »  ?  On  m'a  beaucoup  re- 
proché ce  mot,  on  feint  encore  de  ne  pas  le  compren- 
dre. Les  plaisanteries  sont  aisées  en  ces  matières. 
Pourtant,  je  veux  bien  répondre,  car  on  ne  saurait 
apporter  trop  de  clarté  dans  la  critique. 

Mon  grand  crime  serait  d'avoir  inventé  et  lancé  un 
mot  nouveau,  pour  désigner  une  école  littéraii-e  vieille 
comme  le  monde.  D'abord,  je  crois  ne  pas  avoir  in- 
venté ce  mot,  qui  était  en  usage  dans  plusieurs  litté- 
ratures étrangères;  je  l'ai  tout  au  plus  appliqué  h 
l'évolution  actuelle  de  notre  littérature  nationale. 
Ensuite^  le  naturalisme,  assure-t-on,  date  des  pre- 
mières œuvres  écrites  ;  eh  !  qui  a  jamais  dit  le  con- 
traire? Gela  prouve  simplement  qu'il  vient  des  entrail 
les  mêmes  de  l'humanité.  Toute  la  critique,  ajoute-t- 

1(1 


no        LE  NATURALISME  AU  THÉÂTRE. 

on,  depuis  Aristote  jusqu'à  Boileau,  a  posé  ce  principe 
qu'une  œuvre  doit  être  basée  sur  le  vrai.  Voilà  qui 
me  ravit  et  qui  me  fournit  de  nouveaux  arguments. 
L'école  naturaliste,  de  l'aveu  même  de  ceux  qui  la 
plaisantent  et  l'attaquent,  se  trouve  donc  assise  sur 
des  fondements  indestructibles.  Elle  n'est  pas  le  ca- 
price d'un  homme,  le  coup  de  folie  d'un  groupe;  elle 
est  née  du  fond  éternel  des  choses,  de  la  nécessité 
où  se  trouve  chaque  écrivain  de  prendre  pour  base 
la  nature.  ïrcs  bien  !  c'est  entendu.  Partons  delà. 

Alors,  me  dit-on,  pourquoi  tout  ce  bruit,  pourquoi 
vous  poser  en  novateur,  eu  révélateur?  C'est  ici  que 
le  malentendu  commence.  Je  suis  simplement  un 
observateur  qui  constate  des  faits.  Les  empiriques 
seuls  apportent  des  formules  inventées.  Les  savants 
se  contentent  d'avancer  pas  à  pas,  en  s'appuyant  sur 
la  méthode  expérimentale.  11  est  certain  que  je  n'ai 
pas  une  nouvelle  religion  dans  ma  poche.  Je  ne  ré- 
>èle  rien,  parce  que  je  ne  crois  pas  à  la  révélation;  je 
n'invente  rien,  parce  que  je  pense  plus  utile  d'obéir 
à  l'inipulsion  de  l'humanité,  à  l'évolution  continue 
qui  nous  entraîne.  Tout  mon  rôle  de  critique  est 
donc  d'étudier  d'où  nous  venons  et  où  nous  en  som- 
mes Lorsque  je  me  risque  à  prévoir  où  nous  allons, 
c'est  purement  de  ma  part  une  spéculation,  une  con- 
clusion logique.  Par  ce  qui  a  été  et  par  ce  qui  est,  je 
crois  pouvoir  dire  ce  qui  sera.  Ma  bes^ogne  est  là  tout 
entière.  Il  est  ridicule  de  m'en  prêter  une  autre,  de 
me  piauler  sur  un  rocher,  pontifiant  et  prophétisant, 
me  posant  en  chef  d'école,  tutoyant  le  bon  Dieu. 

Mais  fe  mot  nouveau,  ce  terrible  mot  de  natura- 
lisuip?  un  aurait  sans  doute  voulu  me  voir  employer 
les  mots  d'Aristole.  11  a  parlé  de  la  vérité  dans  l'art, 


LE   NATURALISMlî   AU   THEATRE.  Hl 

et  i:ela  devait  me  suffire.  Du  moment  que  j'acceptais 
le  fond  éternel  des  choses,  que  je  ne  créais  pas  le 
monde  une  seconde  fois,  je  n'avais  pas  Jbesoin  d'un 
nouveau  lerme.  En  vérité,  se  moque-l-on  de  moi? 
Est-ce  que  le  fond  éternel  des  choses  ne  prend  pas 
des  formes  diverses,  selon  les  temps  et  les  civilisa- 
tions? Est-ce  que,  depuis  six  mille  ans,  chaque  peu- 
ple n'a  pas  interprété  et  nommé  à  sa  façon  les  choses 
venues  de  la  souche  commune  ?  Homère  est  un  poètft 
naturaliste,  je  l'admets  un  instant;  mais  nos  roman- 
ciers ne  sont  pas  naturalistes  à  sa  manière,  il  y  a 
entre  les  deux  époques  littéraires  un  abîme.  C'est 
juger  dans  l'absolu,  c'est  effacer  l'histoire  d'un  trait, 
c'est  tout  confondre  et  ne  tenir  aucun  com|)le  de 
l'évolution  constante  de  l'esprit  humain.  Il  est  cer- 
tain qu'une  œuvre  ne  sera  jamais  qu'un  coin  de  la 
nature  vu  i\  travers  un  tempérament.  Seulement,  si 
nous  en  restons  là,  nous  n'irons  pas  loin.  Dès  que 
nous  aborderons  l'histoire  littéraire,  il  nous  faudra 
bien  arriver  à  des  éléments  étrangers,  aux  mœurs, 
aux  événements,  aux  mouvements  des  esprits,  qui 
modifient,  arrêtent  ou  précipitent  les  littératures. 
Mon  opinion  personnelle  est  que  le  naturalisme  date 
de  la  première  ligne  qu'un  homme  a  écrite.  Dès  ce 
jour-là,  la  question  de  la  vérité  était  posée.  Si  l'on 
conçoit  l'humanité  comme  une  armée  en  marche  à 
travers  les  âges,  lancée  à  la  conquête  du  vrai  au 
milieu  de  toutes  les  misères  et  de  toutes  les  infirmités, 
on  doit  mettre  au  premier  rang  les  savants  et  les 
écrivains.  C'est  à  ce  point  de  vue  qu'il  faudrait  écrire 
une  histoire  littéraire  universelle,  et  non  au  point 
de  vue  d'un  idéal  absolu,  d'une  commune  mesure 
esthétique  parlaitement  ridicule.  Mais  on  comprend 


112  LE  NATURALISME   AU   THÉÂTRE. 

quejft  ne  puisse  remonter  jusque-là,  entreprendre  un 
travail  si  colossal,  examiner  les  marches  et  contre- 
marches des  écrivains  de  toutes  les  nations,  consta- 
ter par  quelles  ténèbres  et  par  quelles  aurores  ils  ont 
passé.  J'ai  dû  me  borner,  je  me  suis  arrêté  au  siècle 
dernier,  à  ce  merveilleux  épanouissement  d'intelli- 
gence, à  ce  mouvement  prodigieux,  d'où  est  sortie 
notre  société  contemporaine.  Et  c'est  précisément 
là  que  j'ai  vu  une  affirmation  triomphante  du  natura- 
lisme, c'est  là  que  j'ai  trouvé  le  mot.  La  chaîne  s'en- 
fonce dans  les  âges,  confusément  ;  il  suffit  de  la  pren- 
dre en  main,  au  dix-huitième  siècle,  et  de  la  suivre, 
jusqu'à  nous.  Laissons  Aristote,  laissons  Boileau;  un 
mot  particulier  était  nécessaire  pour  désigner  une 
évolution,  qui  partait  évidemment  des  premiers  jours 
du  monde,  mais  qui  arrivait  enfin  à  un  développe- 
ment décisif,  au  milieu  des  circonstances  les  plus 
propres  à  la  favoriser. 

Arrêtons-nous  donc  au  dix-huitième  siècle.  C'est 
une  éclosion  superbe.  Un  fait  domine  tout,  la  créa- 
tion d'une  méthode.  Jusque-là,  les  savants  procé- 
daient comme  les  poètes,  par  fantaisie  individuelle, 
par  coups  de  génie.  Certains  trouvaient  des  vérités, 
au  petit  bonheur;  mais  c'étaient  des  vérités  éparses, 
qu'aucun  lien  ne  rattachait,  qui  se  confondaient  avec 
les  erreurs  les  plus  grossières.  On  voulait  créer  la 
science  de  toutes  pièces,  comme  on  rime  un  poème; 
on  la  surajoutait  à  la  nature,  par  des  formules  empi- 
riques, par  des  considérations  métaphysiques  qui 
aujourd'hui  nous  stupéfient.  Et  voilà  qu'une  toute 
petite  circonstance  bouleverse  ce  champ  stérile  oi!i 
rien  ne  poussait.  Un  jour,  un  savant  s'avisa,  avant  de 
conclure,  de  vouloir  expérimenter.  11  abandonna  les 


LE   NATURALISME   AU    THEATRE.  113 

prétendues  vérités  acquises,  il  revint  aux  causes  pre- 
mières, à  l'étude  des  corps,  à  l'observation  des  faits. 
Comme  l'enfant  qui  va  à  l'école,  il  consentit  à  se  faire 
humble,  à  épeler  la  nature,  avant  delà  lire  couram- 
ment. C'était  une  révolution,  la  science  se  dégageait 
de  l'empirisme,  la  méthode  consistait  à  marcher  du 
connu  à  l'inconnu.  On  partait  d'un  fait  observé,  on 
avançait  ainsi  d'observation  en  observation,  en  évitant 
de  conclure  avant  de  posséder  les  éléments  néces- 
saires. En  un  mot,  au  lieu  de  débuterparla  synthèse, 
on  commençait  par  l'analyse;  on  n'espérait  plus 
arracher  la  vérité  à  la  nature  par  une  sorte  de  divi- 
nation, de  révélation  ;  on  l'étudiait  longuement, 
patiemment,  en  passant  du  simple  au  composé, 
jusqu'à  ce  qu'on  en  connût  le  mécanisme.  L'outil 
était  trouvé,  la  méthode  allait  consolider  et  élai'gir 
toutes  les  sciences. 

Certes,  on  le  vit  bientôt.  Les  sciences  naturelles 
furent  fixées,  grâce  à  la  minutie  et  à  l'exactitude  des 
observations  ;  pour  ne  parler  que  de  l'anatomie,  elle 
ouvrit  tout  un  monde  nouveau,  elle  révéla  chaque 
jour  un  peu  du  secret  de  la  vie.  D'autres  sciences 
furent  créées,  la  chimie,  la  physique.  Aujourd'hui 
encore,  elles  sont  toutes  jeunes,  elles  grandissent  et 
nous  mènent  à  la  vérité  d'un  mouvement  qui  in- 
quiète parfois,  tant  il  est  rapide.  Je  ne  puis  examiner 
ainsi  chaque  science.  Il  suffira  de  nommer  encore  la 
cosmographie  et  la  géologie,  qui  ont  porté  un  si 
terrible  coup  aux  fables  des  religions.  L'éclosion  était 
générale,  et  elle  continue. 

Mais  tout  se  tient  dans  une  civilisation.  Lorsqu'un 
côté  de  l'esprit  humain  est  mis  en  branle,  la  secousse 
se  propage  et  ne  tarde  pas  à  déterminer  une  évolu- 

10. 


ni        LE  NATURALISME  AU  THEATRE. 

tion  complète.  Les  sciences,  qui  jusque-là  avaient 
emprunté  aux  lettres  une  part  d'imagination,  s'étant 
dégagées  les  premières  de  la  fantaisie  pour  revenir  à 
la  nature,  on  vit  les  lettres  suivre  à  leur  tour  les 
sciences  et  adopter  elles  aussi  la  méthode  expéri- 
mentale. Le  grand  mouvement  philosophique  du  dix- 
huitième  siècle  est  une  vaste  enquête,  souvent  tâton- 
nante, mais  dont  le  but  constant  est  de  remettre  en 
question  tous  les  problèmes  humains  et  de  les 
résoudre.  Dans  l'histoire,  dans  la  critique,  l'étude 
des  faits  et  du  milieu  remplace  les  vieilles  règles 
scolastiques.  Dans  les  œuvres  purement  littéraires, 
la  nature  intervient  et  règne  bientôt  avec  Rousseau 
et  son  école;  les  arbres,  les  eaux,  les  montagnes,  les 
grands  bois  deviennent  des  êtres,  reprennent  leur 
place  dans  le  mécanisme  du  monde;  l'homme  n'est 
plus  une  abstraction  intellectuelle,  la  nature  le 
détermine  et  le  complète.  Diderot  reste  surtout  la 
grande  figure  du  siècle  ;  il  entrevoit  toutes  les  vérités, 
il  va  en  avant  de  son  âge,  faisant  une  continuelle 
guerre  à  l'édifice  vermoulu  des  conventions  et  des 
règles.  Magnidque  élan  d'une  époque,  labeur  colossal 
d'où  notre  société  est  sortie,  ère  nouvelle  d'où  date- 
ront les  siècles  dans  lesquels  l'humanité  entre,  avec 
la  nature  pour  base  et  la  méthode  pour  outil. 

Eh  bien  !  c'est  cette  évolution  que  j'ai  appelée 
naturalisme,  et  j'estime  qu'on  ne  pouvait  employer 
un  mot  plus  juste.  Le  naturalisme,  c'est  le  retour  à 
la  nature,  c'est  cette  opération  que  les  savants  ont 
faite  le  jour  où  ils  se  sont  avisés  de  partir  de  l'étude 
des  corps  et  des  phénomènes,  de  se  baser  sur  l'expé- 
rience, de  procéder  par  l'analyse.  Le  naturalisme, 
dans  les  lettres,  c'est  également  le  retour  à  la  nature 


LE   NATURALISME    AU    THÉÂTRE.  il5 

et  à  l'homme,  l'observation  directe,  Tanatomie 
exacte,  l'acceptation  et  la  peinture  de  ce  qui  est.  La, 
besogne  a  été  la  môme  pour  l'écrivain  que  pour  le 
savant.  L'un  et  l'autre  ont  dû  remplacer  les  abstrac- 
tions par  des  réalités,  les  formules  empiriques  par 
des  analyses  rigoureuses.  Ainsi  plus  de  personnages 
abstraits  dans  les  œuvres,  plus  d'inventions  menson-. 
gèies,  plus  d'absolu,  mais  des  personnages  réels, 
l'histoire  vraie  de  chacun,  le  relatif  de  la  vie  quoti- 
dienne. Il  s'agissait  de  tout  recommencer,  de  con- 
naître l'homme  aux  sources  mêmes  de  son  être,  avant 
de  conclure  à  la  façon  des  idéalistes,  qui  inventent 
des  types;  et  les  écrivains  n'avaient  désormais  qu'à 
reprendre  l'édifice  par  la  base,  en  apportant  le  plus 
possible  de  documents  humains,  présentés  dans 
leur  ordre  logique.  C'est  là  le  naturalisme,  qui  vient 
du  premier  cerveau  pensant,  si  l'on  veut,  mais  dont 
une  des  évolutions  les  plus  larges,  l'évolution  défini- 
tive sans  doute,  a  eu  lieu  au  siècle  dernier. 

Une  évolution  aussi  considérable  dans  l'esprit 
humain  ne  pouvait  aller  sans  un  bouleversement 
social.  La  l'.évolution  française  a  été  ce  bouleverse- 
ment, cette  tempête  qui  devait  balayer  le  vieux 
monde  pour  laisser  la  place  nette  au  nouveau.  Nous 
commençons  ce  monde  nouveau,  nous  sommes  les 
fils  directs  du  naturalisme  en  toutes  choses,  en  poli- 
tique comme  en  philosophie,  en  science  comme  en 
littérature  et  en  art.  J'élargis  ce  mot  de  naturalisme, 
parce  qu'il  est  réellement  le  siècle  entier,  le  mouve- 
ment de  l'intelligence  contemporaine,  la  force  qui 
nous  emporte  et  qui  travaille  aux  siècles  futurs. 
L'histoire  de  ces  cent  cinquante  dernières  années  le 
prouve,  et  un  des  phénomènes  les  plus  typiques  est 


H6  LE   NATURALISME  AU   THÉÂTRE. 

la  déviation  momentanée  des  esprits,  à  la  suite  de 
Rousseau  et  de  Chateaubriand,  celte  éclosion  singu- 
lière du  romantisme,  au  seuil  mCime  d'une  époque 
de  science.  Je  m'y  arrêterai  un  instant,  car  il  y  a  là 
des  observations  précieuses  à  faire. 

Il  est  rare  qu'une  révolution  s'accomplisse  dans  le 
calme  et  le  bon  sens.  Les  cervelles  se  détraquent, 
l'imagination  s'effare,  s'assombrit,  se  peuple  de  fan- 
tômes. Après  les  rudes  secousses  de  la  fin  du  siècle 
dernier,  et  sous  l'influence  attendrie  et  inquiète  de 
Rousseau,  on  voit  les  poètes  prendre  des  poses  mé- 
lancoliques et  fatales.  Ils  ne  savent  oh  on  les  mène, 
ils  se  jettent  dans  l'amertume,  dans  la  contempla- 
tion, dans  les  rêveries  extraordinaires.  Cependant 
eux  aussi  ont  reçu  le  souffle  de  la  Révolution.  Aussi 
sont-ils  des  rebelles.  Ils  apportent  la  rébellion  de  la 
couleur,  de  la  passion,  de  la  fantaisie,  parlant  de 
briser  violemment  les  règles,  et  renouvelant  la  lan- 
gue par  un  flot  de  poésie  lyrique,  éclatante  et  su- 
perbe. En  outre,  la  vérité  les  a  touchés,  ils  exigent  la 
couleur  locale,  ils  croient  ressusciter  les  âges  morts. 
Tout  le  romantisme  est  là.  C'est  une  réaction  vio- 
lente contre  la  littérature  classique;  c'est  le  premier 
usage  insurrectionnel  que  les  écrivains  font  de  la 
liberté  littéraire  reconquise.  Ils  cassent  les  vitres, 
ils  se  grisent  de  leurs  cris,  ils  se  précipitent  dans 
l'outrance,  par  besoin  de  protester.  Le  mouvement 
est  si  irrésistible,  qu'il  entraîne  tout;  non  seulement 
la  littérature  flamboie,  mais  la  peinture,  la  sculpture, 
la  musique  elle-même,  deviennent  romantiques  ;  le 
romantisme  triomphe  et  s'impose.  Un  moment,  de- 
vant une  manifestation  si  générale  et  si  puissante, 
on  peut  croire  que  la  formule  littéraire  et  artistique 


LE  NATURALISME   AU   TflÉATRE.  117 

est  fixée  pour  longtemps.  La  formule  classique  a 
durt^  deux  siècles  au  moins  ;  pourquoi  la  formule 
romantique,  qui  l'a  remplacée,  n'aurait-elle  pas  une 
durée  égale?  Et  l'on  éprouvSTine  surprise,  lorsqu'on 
s'aperçoit,  au  bout  d'un  quart  de  siècle,  que  le  ro- 
mantisme agonise,  mourant  lentement  de  sa  belle 
mort.  Alors,  la  vérité  se  fait  jour.  Le  mouvement 
romantique  n'était  décidément  qu'une  échauffourée. 
Des  poètes,  des  romanciers  d'un  talent  immense, 
toute  une  génération  magnifique  d'élan,  ont  pu  don- 
ner le  change.  Mais  lesiècle  n'appartient  pas  à  ces  rê- 
veurs surexcités,  à  ces  soldats  de  la  première  heure, 
aveuglés  par  le  soleil  levant.  Ils  ne  représentaient 
rien  de  net,  ils  n'étaient  que  l'avant-garde,  chargée 
dedéblayer  le  terrain,  d'affirmer  la  conquête  par  des 
excès.  Le  siècle  appartenait  aux  naturalistes,  aux 
fils  directs  de  Diderot,  dont  les  bataillons  solides 
suivaient  et  allaient  fonder  un  véritable  Etat.  La 
chaîne  se  renouait,  le  naturalisme  triomphait  avec 
Balzac.  Après  les  catastrophes  violentes  de  son  enfan- 
tement, le  siècle  prenait  enfin  la  voie  élargie  oij  il 
devait  marcher.  Cette  crise  du  romantisme  devait  se 
produire,  car  elle  correspondait  à  la  catastrophe 
sociale  de  la  Révolution  française,  de  même  que  je 
comparerais  volontiers  le  naturalisme  triomphant 
à  notre  République  actuelle,  qui  est  en  train  de  se 
fonder  par  la  science  et  par  la  raison. 

Voilà  donc  où  nous  en  sommes  aujourd'hui.  Le 
romantisme  qui  ne  correspondait  à  rien  de  durable, 
qui  était  simplement  le  regret  inquiet  du  vieux 
monde  et  le  coup  de  clairon  de  la  bataille,  s'est 
eflondré  devant  le  naturalisme,  revenu  plus  fort  et 
maître  tout-puissant,  menant  le  siècle  dont  il  est  le 


118  LE   NATURALISME  AU  TOEATnE 

souffle  même.  Est-il  besoin  de  le  montrer  partout?  Il 
sort  de  la  terre  où  nous  marchons,  il  grandit  à  chaque 
heure,  pénètre  et  anime  toutes  choses.  C'est  lui  qui 
est  lu  force  de  nos  productions,  le  pivot  sur  lequel 
tourne  notre  société.  On  le  trouve  dans  les  sciences 
qui  ont  continué  tranquillement  leur  marche,  pen- 
dant le  coup  de  folie  du  romantisme;  on  le  trouve 
dan?  toutes  les  manifestations  de  l'intelligence,  se 
dégageant  de  plus  en  plus  des  influences  romanti- 
ques, qui  paraissaient  l'avoir  noyé  un  instant.  Il 
renouvelle  les  arts,  la  sculpture  et  surtout  la  pein- 
ture, il  élargit  la  critique  et  l'histoire,  il  s'affirme 
dans  le  roman;  et  même  c'est  par  le  roman,  par 
Balzac  et  Stendhal,  qu'il  remonte  au  delà  du  roman- 
tisme, renouant  ainsi  visiblement  la  chaîne  avec  le 
dix-huitième  siècle.  Le  roman  est  son  domaine,  son 
champ  de  bataille  et  de  victoire.  Il  semble  avoir  pris 
le  roman  pour  démontrer  la  puissance  de  la  méthode, 
réclat  du  vrai,  la  nouveauté  inépuisable  des  docu- 
ments humains.  Enfin,  il  prend  aujourd'hui  posses- 
sion des  planches,  il  commence  à  transformer  le  théâ- 
tre, qui  est  fatalement  la  dernière  forteresse  de  la 
convention.  Quand  il  y  aura  triomphé,  son  évolution 
sera  complète,  la  formule  classique  se  trouvera  défini- 
tivement et  solidement  remplacée  par  la  formule  natu- 
raliste, qui  doit  être  la  formule  du  nouvel  état  social. 
Il  m'a  semblé  nécessaire  d'insister  et  d'expliquer 
tout  au  long  ce  mot  de  naturalisme,  puisqu'on  affecte 
de  ne  pas  le  comprendre.  Mais  je  restreins  maintenant 
la  question,  je  veux  simplement  étudier  le  mouve- 
ment naturaliste  au  théâtre.  Toutefois,  il  me  faut 
aussi  parler  du  roman  contemporain,  car  un  point  de 
comparaison  m'est  indispensable.  Nous  allons  voir 


LE   NATURALISME   AU   THÉÂTRE.  H9 

OÙ  en  est  le  roman  et  où  en  est  le  théâlre.  La  con- 
clusion sera  ensuite  facile. 


II 


J'ai  souvent  causé  avec  des  écrivains  élrangeis,  et, 
chez  tous,  j'ai  trouvé  le  même  étonnement.  Ils  sont 
mieux  placés  que  nous  pour  juger  les  grands  courants 
de  noire  littérature,  car  ils  nous  voient  à  distance  et 
ils  se  trouvent  en  dehors  de  nos  lutt'S  quotidiennes. 
Leur  étonnement  est  qu'il  y  ait  chez  nous  deux  littéra- 
tures absolument  tranchées,  le  roman  et  le  théâlre. 
Rien  de  pareil  n'existe  chez  les  peuples  voisins.  En 
France,  il  semble  que,  depuis  plus  d'un  demi-siècle, 
la  littéralure  se  soit  coupée  en  deux;  le  roman  a 
passé  dun  côté,  tandis  que  le  théâlre  restait  de  l'au- 
tre; et  au  milieu  un  fossé  de  plus  en  plus  profond 
s'est  creusé.  Qu'on  examine  un  instant  cette  situa- 
tion ;  elle  est  des  plus  curieuses  et  des  plus  instructi- 
ves. Notre  critique  courante,  je  parle  des  feuilleton- 
oistes  qui  font  le  dur  métier  de  juger  au  jour  le  jour 
les  pièces  nouvelles,  notre  critique  pose  précisément 
en  principe  qu'il  n'y  a  rien  de  commun  entre  un 
roman  et  une  œuvre  dramatique,  ni  le  cadre,  ni  les 
procédés;  elle  pousse  même  les  choses  jusqu'à  décla- 
rer qu'il  y  a  deux  styles,  le  style  du  théâlre  et  le  stye 
du  roman,  et  qu'un  sujet  qu'on  peut  mettre  dans  un 
livre  ne  peut  pas  être  mis  à  la  scène.  Autant  dire  tout 
de  suile,  comme  les  étrangers,  que  nous  avons  deux 
liltér.iCures.  Cela  eît  très  vrai,  la  critique  ne  fait  que 
constater  un  fait.  11  reste  seulement  à  voir  si  elle  ne 
prête  pas  la  main  à  une  besogne  détestable,  en  trans- 


120  NATURALISME  AU   THÉÂTRE. 

formant  ce  fait  en  une  loi,  en  disant  que  cela  est  ainsi 
parce  cela  ne  peut  pas  être  autrement.  Notre  ten- 
dance continuelle  est  de  tout  réglementer,  de  tout 
codifier.  Le  pis  est  que,  lorsque  nous  nous  sommes 
garrottés  nous-mêmes  avec  des  règles  et  des  conven- 
tions, il  nous  faut  ensuite  des  efforts  surhumains 
pour  briser  ces  entraves. 

Donc,  nous  avons  deux  littératures,  dissemblable» 
en  toutes  choses.  Dès  qu'un  romancier  veut  aborder 
le  théâtre,  ou  se  méfie,  on  hausse  les  épaules.  Bal- 
zac lui-même  n'a-t-il  pas  échoué?  11  est  vrai  que 
M.  Octave  Feuillel  a  réussi.  Je  vais  me  permettre  de 
reprendre  celte  question  à  sa  source,  pour  tâcher 
de  la  résoudre  logiquement.  D'abord,  voyons  le  ro- 
man contemporain. 

Victor  Hugo  a  écrit  des  poèmes,  même  lorsqu'il 
est  descendu  à  la  prose;  Alexandre  Dumas  père  n'a 
été  qu'un  conteur  prodigieux  ;  George  Sand  nous  a 
dit  les  rêves  de  son  imagination,  en  une  langue  fa- 
cile et  heureuse.  Je  ne  remonterai  pas  à  ces  écri- 
vains qui  appartiennent  à  la  superbe  poussée 
romantique  et  qui  n'ont  pas  laissé  de  descendance 
directe;  je  veux  dire  que  leur  influence  aujourd'hui 
ne  s'exerce  plus  que  par  contre-coup  et  d'une  façon 
que  j'aurai  à  déterminer  tout  h  l'heure.  Les  sources 
de  notre  roman  contemporain  se  trouvent  dans 
Balzac  et  dans  Stendhal.  C'est  là  qu'il  faut  les  cher- 
cher et  les  consulter.  Tous  deux  ont  échappé  au 
coup  de  folie  du  romantisme,  Balzac  malgré  lui, 
Stendhal  par  un  parti  pris  d'homme  supérieur. 
Pendant  qu'on  acclamait  le  triomphe  des  lyriques, 
pendant  que  Victor  Hugo  était  bruyamment  sacré 
roi    littéraire,    tous    deux  mouraient  à  la   peine, 


LE  NATURALISME  AU   TIIÉATUE.  121 

presque  obscurément,  au  milieu  du  dédain  et  de 
la  négation  du  public.  Mais  ils  laissaient  dans  leurs 
œuvres  la  formule  naturaliste  du  siècle,  et  il  devait 
arriver  que  toute  une  descendance  allait  pousser 
sur  leurs  tombes,  tandis  que  l'école  romantique  se 
mourrait  d'anémie  et  ne  serait  plus  incarnée  que 
dans  un  vieillard  illustre,  auquel  le  respect  empê- 
cherait de  dire  la  vérité. 

Ceci  n'est  qu'un  résumé  rapide.  Il  est  inutile 
d'insister  sur  la  nouvelle  formule  que  Balzac  et 
Stendhal  apportaient.  Ils  faisaient  par  le  roman 
l'enquête  que  les  savants  faisaient  par  la  science. 
Ils  n'imaginaient  plus,  ils  ne  contaient  plus.  Leur 
besogne  consistait  à  prendre  l'homme,  à  le  dissé- 
quer, à  l'analyser  dans  sa  chair  et  dans  son  cerveau. 
Stendhal  restait  surtout  un  psychologue.  Balzac 
étudiait  plus  particulièrement  les  tempéraments, 
reconstituait  les  milieux,  amassait  les  documents 
humains,  en  prenant  lui-môme  le  titre  de  docteur 
es  sciences  sociales.  Comparez  le  Père  Goriot  ou  la 
Cousine  Bette  slux  romans  précédents,  à  ceux  du  dix- 
septième  siècle  comme  à  ceux  du  dix-huitième,  et 
vous  vous  rendrez  compte  de  l'évolution  naturaliste 
accomplie.  Le  mot  de  roman  seul  a  été  conservé, 
ce  qui  est  un  tort,  car  il  a  perdu  toute  signification. 

Il  me  faut  maintenant  choisir  dans  la  descendance 
de  Balzac  et  de  Stendhal.  Je  trouve  d'abord  M.  Gus- 
tave Flaubert,  et  c'est  lui  qui  complétera  la  formule 
actuelle.  Nous  allons  trouver  ici  le  contre-coup  de 
l'influence  romantique  dont  j'ai  parlé.  Une  des  amer- 
tumes de  Balzac  était  de  n'avoir  pas  la  forme  écla- 
tante de  Victor  Hugo.  On  l'accusait  de  mal  écrire, 
ce  qui  le  rendait  très  malheureux.  Il  s'est  parfois 

11 


122        LE  NATURALISME  AU  THÉÂTRE. 

essayé  à  lutter  de  clinquant  Ij'^rique,  par  exemple 
quand  il  écrivit  la  Femme  de  trente  ans  et  le  Lis  dam 
la  voilée i  mais  cela  ne  lui  réussissait  guère,  ce  prodi- 
gieux écrivain  n'a  jamais  été  plus  grand  prosateur 
que  lorsqu'il  a  gardé  son  style  abondant  et  fort. 
Avec  M.    Gustave  Flaubert,    la  formule  naturaliste 
passe  aux  mains  d'un  artiste  parfait.  Elle  se  solidifie, 
prend  la  dureté  et  le  brillant  du  marbre.  IM.  Gustave 
Flaubert  a  poussé  en  plein  romantisme.  Toutes  ses 
tendresses  sont  pour  le  mouvement  de  1830.  Quand 
il  lança  Madame  Bovury,  c'était  comme  un  défi  jeté 
au  réalisme  d'alors,  qui  se  piquait  de  mal  écrire.  Il 
entendait  prouver  qu'on  pouvait  parler  de  la  petite 
bourgeoisie  de  province  avec  l'ampleur  et  la  puis- 
sance qu'Homère  a  mises  à  parler  des  héros  grecs. 
Mais,  heureusement,  l'œuvre  avait  une  autre  portée. 
Que  M.  Gustave  Flaubert  l'ait  voulu  ou  non,  il  venait 
d'apporter  au  naturalisme  la  dernière  force  qui  lui 
manquait,  celle  de  la  forme  parfaite  et  impérissable 
qui  aide  les  œuvres  à  vivre.  Dès  lors,  la  formule  se 
trouvait  fixée.  Il  n'y  avait  plus  pour  les  nouveaux 
venus  qu'à  marcher  dans  cette  large  voie  de  la  vé- 
rité   par  l'art.    Les  romanciers  allaient  continuer 
l'enquête  de    Balzac,  avancer  toujours   plus  avant 
dans  l'analyse  de  l'homme  soumis    à  l'action    du 
milieu  ;    seulement,  ils   seraient  en    même   temps 
des  artistes,  ils  auraient  l'originalité  et  la  science 
de  la  forme,  ils  donneraient  au  vrai   la  puissance 
d'une  résurrection  par  la  vie  intense  de  leur  style. 
Eu  même  temps  que  M.  Gustave  Flaubert,  MM. 
Edmond  et  Jules  de  Goncourt  travaillaient  aussi  à  cet 
éclat  de  la  forme.  Eux,  ne  venaient  pas  du  roman- 
tisme. Ils  n'avaient  rien  de  latin,  rien  de  classique; 


LE   NATURALISME  AU   THEATRE.  123 

ils  inventaient  leur  langue,  ils  notaient  avec  une  in- 
tensité incroyable  leurs  sensations  d'artistes  malades 
de  leur  art.  Les  premiers,  dans  Germinie  Lacerleux,  ils 
ont  étudié  le  peuple  de  Paris,  peignant  les  faubourgs, 
les  paysages  désolés  de  la  banlieue,  osant  Icnit  dire  en 
une  langue  raffinée,  qui  rendait  aux  êtres  et  aux 
choses  leur  vie  propre.  Ils  ont  eu  une  très  giande  in- 
fluence sur  le  groupe  actuel  des  romanciers  natura- 
listes. Si  nous  avons  pris  notre  solidité,  notre  méthode 
exacte  dans  M.  Gustave  Flaubert,  il  faut  ajouter  que 
nous  avons  tous  été  remués  par  cette  langue  nou- 
velle de  MM.  de  Concourt,  pénétrante  comme  une 
symphonie,  donnant  aux  objets  le  frisson  nerveux  de 
notre  âge,  allant  plus  loin  que  la  phrase  écrite  et  ajou- 
tant aux  mo>.  du  dictionnaire  une  couleur,  un  son, 
un  parfum.  Je  ne  juge  pas,  je  constate.  Mon  seul  but 
est  délablir  ici  les  sources  du  roman  contemporain, 
d'expliquer  ce  qu'il  e-t  et  pourquoi  il  est  cela. 

Voili  donc  les  sources  nclleuient  indiquées.  En 
haut,  Balzac  et  Stendhal,  un  physiologue  et  un  psy- 
chologue, dégagés  de  la  rhétui-ique  du  romantisme, 
qui  a  été  surtout  une  émeute  de  rhéteurs.  Puis,  entre 
nous  et  ces  deux  ancêtres,  M.  Gustave  Flaubert  d'une 
part,  et  de  l'autre  MM.  Edmond  et  Jules  de  Concourt, 
apporiant  la  science  du  style,  fixant  la  formule  dans 
une  rhétorique  nouvelle.  Le  roman  naturaliste  est  là. 
Ji;  ne  parlerai  pas  de  ses  représentants  actuels.  Il  suf- 
fira que  j'indique  les  caractères  constitutifs  de  ce  ro- 
•nan. 

J'ai  dit  que  le  roman  naturaliste  était  simplement 
une  enquête  sur  la  nature,  les  êtres  et  les  choses.  Il 
ne  met  donc  plus  son  intérêt  dans  l'ingéniosité  d'une 
fable  bien  inventée  et  développée  selon  certaines  rè- 


124       LE  NATURALISME  AU  THEATRE. 

gles.  L'imagination  n'a  plus  d'emploi,  l'intrigue  im- 
porte peu  au  romancier,  qui  ne  s'inquiète  ni  de  l'ex- 
position, ni  du  nœud,  ni  du  dénouement;  j'entends 
qu'il  n'intervient  pas  pour  retrancher  ou  ajouter  à  la 
réalité,  qu'il  ne  fabrique  pas  une  charpente  de  toutes 
pièces  selon  les  besoins  d'une  idée  conçue  h  l'avance. 
On  part  de  ce  point  que  la  nature  suffit  ;  il  faut  l'ac- 
cepter telle  qu'elle  est,  sans  la  modifier  ni  la  rogner 
en  rien  ;  elle  est  assez  belle,  assez  grande,  pour  appor- 
ter avec  elle  un  commencement,  un  milieu  et  une  fin. 
Au  lieu  d'imaginer  une  aventure,  de  la  compliquer,  de 
ménager  des  coups  de  théâtre  qui,  de  scène  en  scène, 
la  conduisent  à  une  conclusion  finale,  on  prend  sim- 
plement dans  la  vie  l'histoire  d'un  être  ou  d'un  groupe 
d'êtres,  dont  on  enregistre  les  actes  fidèlement.  L'œi> 
vre  devient  un  procès-verbal,  rien  de  plus;  elle  n'a 
que  le  mérite  de  l'observation  exacte,  de  la  pénétra- 
tion [)lus  ou  moins  profonde  de  l'analyse,  de  Tenchaî- 
nemenl  logique  des  faits.  Même  parfois  ce  n'est  pas 
une  existence  entière,  avec  un  commencement  et  une 
fin,  que  l'on  relate;  c'est  uniquement  un  lambeau 
d'existence,  quelques  années  de  la  vie  d'un  homme  ou 
d'une  femme,  une  seule  page  d'histoire  kumaine,  qui 
a  tenté  le  romancier,  de  môme  que  l'étude  spéciale 
d'un  corps  a  pu  tenter  un  chimiste.  Le  roman  n'a 
donc  plus  de  cadre,  il  a  envahi  et  dépossédé  les  autres 
genres  Comme  la  science,  il  est  maître  du  monde.  Il 
aborde  tous  les  sujets,  écrit  l'histoire,  traite  de  phy- 
siologie et  de  psychologie,  monte  jusqu'à  la  poésie  la 
plus  haute,  étudie  les  questions  les  plus  diverses,  la 
politique,  l'économie  sociale,  la  religion,  les  mœurs. 
La  nature  entière  est  son  domaine.  11  s'y  meut  libre- 
ment, adoptant  la  forme  qui  lui  plaît,  prenant  le  toa 


LE   NATURALISME   AU    THÉÂTRE.  123 

qu'il  juge  le  meilleur,  n'élant  plus  l)orné  par  aucune 
limite.  Nousvoilù  loin  du  roman  tel  que  l'enlendaient 
nos  pères,  une  œuvre  de  pure  imagination,  dont  le  but 
se  bornait  à  charmer  et  à  distraire  les  lecteurs.  Dans 
les  anciennes  rhétoriques,  le  roman  était  placé  tout 
au  bout,  entre  la  fable  et  les  poésies  légères.  Les 
hommes  sérieux  le  dédaignaient,  l'abandonnaient  aux 
femmes,  comme  une  récréation  frivole  et  compromet- 
tante. Cette  opinion  persiste  encore  en  province  et 
dans  certains  milieux  académiques.  La  vérité  est  que 
les  chefs  d'œuvre  du  roman  contemporain  en  disent 
beaucoup  plus  long  sur  1  homme  et  sur  la  nature,  que 
de  graves  ouvrages  de  philosophie,  d'histoire  et  de  cri- 
tique. L'outil  moderne  est  l;'i. 

Je  passe  à  un  autre  caractère  du  roman  natura- 
liste. 11  est  impersonnel,  je  veux  dire  que  le  roman- 
cier n'est  plus  qu'un  greffier,  qui  se  défend  de  juger  et 
de  conclure.  Le  rôle  strict  d'un  savant  est  d'exposer 
les  faits,  d'aller  jusqu'au  bout  de  l'analyse,  sans  se  ris- 
quer dans  la  synthèse;  les  faits  sont  ceux-ci,  l'expé-. 
rience  tentée  dans  de  telles  conditions  donne  de  tels 
résultats;  et  il  s'en  tient  là,  parce  que  s'il  voulait  s'a- 
vancer au  delà  des  phénomènes,  il  entrerait  dans  l'hy- 
pothèse; ce  seraient  des  probabilités,  ce  ne  serait  pas 
delà  science.  Eh  bien  !  le  romancier  doit  également 
s'en  tenir  aux  faits  observés,  à  l'élude  scrupuleuse 
de  la  nature,  s'il  ne  veut  pas  s'égarer  dans  des  conclu- 
sions menteuses.  11  disparaît  donc,  il  garde  pour  lui 
son  émotion,  il  expose  simplement  ce  qu'il  a  vu.  Voilà 
la  réalité;  frissonnez  ou  riez  devant  elle,  tirez  en  une 
leçon  quelconque,  l'unique  besogne  de  l'auteur  a  été 
de  mettre  sous  vos  yeux  les  documents  vrais.  Il  y  a, 
en  outre,  à  cette  impersonnalité  morale  de  l'œuvre, 

11. 


126       LE  NATURALISME  AU  THÉÂTRE. 

une  raison  d'art.  L'intervention  passionnée  OU  attendrie 
de  récrivain  rapeti>seun  roman,  en  brisant  la  netteté 
des  lignes,  en  inlioduisant  un  élément  étranger  aux 
faits,  qui  détruit  leur  valeur  scientifique.  On  ne  s'ima- 
gine pas  un  chimiste  se  courrouçant  contre  l'azote, 
parce  que  ce  corps  est  impropre  à  la  vie,  ou  sympa- 
thisant tendrement  avec  l'oxygène  pour  la  raison  con- 
traire. Un  romancier  qui  éprouve  le  besoin  de  s'indi- 
gner contre  le  vice  et  d'applaudir  à  la  vertu,  gâte 
également  les  documents  qu'il  apporte,  car  son  in- 
tervention est  aussi  gênante  qu'inutile;  l'œuvre  perd 
de  sa  force,  ce  n'est  plus  une  page  de  marbre  tirée 
d  un  bloc  de  la  réalité,  c'est  une  matière  travaillée, 
repétrie  par  l'émotion  de  l'auteur,  émotion  qui  est 
sujette  à  tous  les  préjugés  et  à  toutes  les  erreurs.  Une 
œuvre  vraie  sera  éternelle,  tandis  qu'une  œuvre  émue 
pourra  ne  chatouiller  que  le  sentiment  d'une  époque. 
Ainsi,  le  romancier  naturaliste  n'intervient  jamais, 
pas  plus  que  le  savant.  Cette  impersonnalité  morale 
des  œuvres  est  capitale,  car  elle  soulève  la  question 
de  la  moralité  dans  le  roman.  On  nous  reproche  vio- 
lemment d'être  immoraux,  parce  que  nous  mettons 
en  scène  des  coquins  et  des  gens  honnêtes  sans  les  ju- 
ger, pas  plus  les  uns  que  les  autres  Toute  la  querelle 
est  là.  Les  coquins  sont  permis,  mais  il  faudrait  les 
punir  au  dénouement,  ou  du  moins  les  écraser  sous 
notre  colère  et  notre  dégoût.  Quant  aux  gens  hon- 
nêtes, ils  mériteraient  ç\  et  là  quelques  lignes  d'é- 
loges et  d'encouragement.  Notre  impassibilité,  notre 
tranquillité  d'analystes,  devant  le  mal  et  devant  le 
bien,  sont  tout  à  fait  coupables.  Et  l'on  finit  par  dire 
que  nous  menions,  lorsque  nous  devenons  trop  vrais. 
Quoi!  sans  cesse  des  gredins,   pas  un  personnage 


LE  NATURALISME  AU  THEATRE.       127 

sympathique!  C'est  ici  que  la  théorie  du  personnage 
sympathique  apparaît.  Il  faut  des  personnages  sym- 
pathiques, quitte  h  donner  un  coup  de  pouce  à  la 
nature.  On  ne  nous  demande  plus  seulement  d'avoir 
une  préférence  pour  la  vertu,  on  exige  que  nous  em- 
bel'issions  la  vertu  et  que  nous  la  rendions  aimable. 
Ainsi,  dans  un  personnage,  nous  devrons  faire  un 
choix,  prendre  les  bons  sentiments,  passer  les  mau- 
vais sous  silence;  même,  nous  serons  plus  recom- 
mandables  encore,  si  nous  inventons  le  personnage 
de  toutes  pièces,  si  nous  le  coulons  dans  le  moule 
convenu  du  bon  ton  et  de  l'honneur.  11  y  a  pour  cela 
des  types  tout  faits  qu'on  introduit  dans  une  action 
sans  aucune  peino.  Ce  son!  des  personnages  sympa- 
thiques, des  conceptions  i'ii  aies  de  l'homme  et  de  la 
femme,  destinées  à  compenser  l'impression  fâcheuse 
des  personnages  vrais,  pris  sur  nature.  Comme  on  le 
voit,  notre  seul  tort,  dans  tout  ceci,  est  de  n'accepter 
que  la  nature,  de  ne  pas  vouloir  corriger  ce  qui  est 
par  ce  qui  devrait  être.  L'honnètelé  absolue  n'existe 
pas  plus  que  la  sanlé  paifaili'.  Il  y  a  un  fonds  de  bête 
humaine  chez  tous,  comme  il  y  a  un  fonds  de  maladie. 
Ainsi,  ces  jeunes  filles  si  pures,  ces  jeunes  hommes  si 
loyaux  de  certains  romans  ne  tiennent  pas  à  la  terre; 
pour  les  y  attacher,  il  faudrait  tout  dire.  Nous  disons 
tout,  nous  ne  faisons  plus  un  choix,  nous  n'idéalisons 
pas;  et  c'est  pourquoi  on  nous  accuse  de  nous  plaire 
dans  l'ordure.  En  somme,  la  question  de  la  moralité 
dans  le  roman  se  réduit  donc  à  ces  deux  opinions  : 
les  idéalistes  prétendent  qu'il  est  nécessaire  de 
mentir  pour  être  moral,  les  naturalistes  aldrinent 
qu'on  ne  saurait  être  moral  en  dehors  du  vrai.  Or, 
rien  n'est  dangereux  comme  le  romanesque;  telle 


128       LE  NATURALISME  AO  THÉÂTRE. 

œuvre,  en  peignant  le  monde  de  couleurs  fausses, 
détraque  les  imaginations,  les  jette  dans  les  aven- 
tures ;  et  je  ne  parle  point  des  hypocrisies  du  comme 
il  faut,  des  abominations  qu'on  rend  aimables  sous 
un  lit  de  fleurs.  Avec  nous,  ces  périls  disparaissent. 
Nous  enseignons  l'amère  science  de  la  vie,  nous  don- 
nons la  hautaine  leçon  du  réel.  Voilà  ce  qui  existe, 
tâchez  de  vous  en  arranger.  Nous  ne  sommes  que  des 
savants,  des  analystes,  des  anatomistes,  je  le  dis  une 
fois  encore,  et  nos  œuvres  ont  la  certitude,  la  solidité 
et  les  applications  pratiques  des  ouvrages  de  science. 
Je  ne  connais  pas  d'école  plus  morale,  plus  aus- 
tère. 

Tel  est  aujourd'hui  le  roman  naturaliste.  Il  a 
triomphé,  tous  les  romanciers  viennent  à  lui,  même 
ceux  qui  ont  d'abord  tenté  de  l'écraser  dans  l'œuf. 
C'est  l'éternelle  histoire;  on  se  fâche  et  on  plaisante 
d'abord,  puis  on  finit  par  imiter.  li  suffit  que  le  succès 
détermine  un  courant.  D'ailleurs,  maintenant  que  le 
branle  est  donné,  on  verra  le  mouvement  s'élargir  de 
plus  en  plus.  C'est  un  nouveau  siècle  littéraire  qui 
s'ouvre. 


m 


Je  passe  à  notre  théâtre  contemporain.  Nous  venons 
de  voir  où  en  est  le  roman,  il  faut  maintenant  cons- 
tater où  en  est  la  littérature  dramatique.  Mais,  avant 
tout,  je  rappellerai  rapidement  les  grandes  évolutions 
du  théâtre  en  France. 

Au  commencement,  nous  trouvons  des  pièces  in- 


LE  NATURALISME  AU   THÉÂTRE.  129 

formes,  des  dialogues  à  deux  personnages,  trois  per- 
sonnages au  plus,  qui  se  donnaient  sur  la  place  pu- 
blique. Puis,  les  salles  se  bâtissent,  la  tragédie  et  la 
comédie  naissent,  sous  linlluence  delà  renaissance 
classique.   De  grands  génies  consacrent  cette  for- 
mule,   Corneille,  Molière,   Racine.  Ils  apparaissent 
comme  le  produit  du  siècle  où  ils  vivent.  La  tragédie 
et  la  comédie   d'alors,  avec  les  règles  immuables, 
l'étiquette  de  cour,  les  allures  larges  et  nobles,  les 
dissertations  philosophiques  et  l'éloquence  oratoire, 
sont  l'image  exacte  de  la  société  contemporaine.  Et 
cette  identité,  cette  parenté  étroite  de  la  formule  dra- 
matifiue  et  du  milieu  social  est  si  vraie,  que  pendant 
deux  siècles  la  formule  reste  h  peu  près  la  même.  Elle 
ne   peid  de  sa  raideur,    elle   ne  fléchit  qu'au   dix- 
liuiliômc  siècle,  avec  Vollaire  et  Beaumarchais.   La 
société  ancienne  est  alors  profondément  troublée; 
le  soufQe  qui  l'agite  el'lleui'e  le  théâtre.  C'est  un  be- 
soin plus  grand  d'action,  une  révolte  sourde  contre 
les  règles,  un  retour  vague  â  la  nature.   Même  à 
cette  époque,  Diderot  et  Mercier  posent  très  c.irré- 
ment  les  bases  du  théâtre  naturaliste;  malheureuse- 
ment, ni  l'un  ni  l'autre  ne  produisent  une  œuvre 
maîtresse  qui  fixe  une  nouvelle  formule.  D'ailleurs, 
la  formule  classique  avait  eu  une  telle  solidité  sur  le 
sol  de  l'ancienne  monarchie,  qu'elle  ne  fut  pas  em- 
portée tout  entière  par  la  tempête  de  la  Révolution. 
Elle  persista  quelque  temps  encore,  alfaiblie,  abâtar- 
die, glissant  â  la  fadeur  et  à  l'imbécillité.  Ce  fut  alors 
qu'eut  lieu  l'insurrection    romantique  qui   couvait 
depuis   de   longues  années.    Le   drame  romantique 
acheva  la  tragédie  agonisante.   Victur  Hugo  porta  le 
dernier  coup  et  recueillit  le  bénélice  dune  victoire  à 


130  LE  NATURALISME  AU  THÉÂTRE. 

laquelle  beaucoup  d'autres  avaient  travaillé.  Il  faut 
remarquer  que,  pour  les  besoins  de  la  lulle,  le  drame 
romantique  se  faisait  l'antitbJse  de  la  tragédie;  il 
opposait  la  passion  au  devoir,  l'action  au  récit,  la 
couleur  à  l'analyse  psychologique,  le  moyen  âge  à 
l'antiquité.  Ce  fut  cette  antithèse  éclatante  qui 
assura  son  triomphe.  Il  fallait  que  la  tragédie  dis[)a- 
rût,  son  heure  avait  sonné,  car  elle  n'était  plus  le 
produit  du  milieu  social,  et  le  drame  apportait  la  li- 
berté nécessaire  en  déblayant  violemment  le  sol. 
Mais  il  semble  aujourd'hui  que  1\  devait  se  borner 
son  rôle.  11  n'étais  qu'une  superbe  affirmation  du 
néant  des  règles,  du  besoin  de  la  vie.  Malgré  tout 
son  tapage,  il  testait  l'enfant  révolté  de  la  tragédie  ; 
comme  elle,  il  mentait,  il  costumait  les  faits  et  les 
personnages,  et  avec  une  exagération  dont  on  sourit 
à  présent;  comme  elle,  il  avalises  règles,  ses  poncifs, 
ses  effets,  des  etfets  plus  irritants  encore,  parce  qu'ils 
étaient  plus  faux.  En  somme,  il  n'y  avait  qu'une 
rhHorique  déplus  au  théâtre.  Aussi  le  drame  roman- 
tique ne  devait-il  pas  avoir  le  long  règne  de  la 
tragédie.  Après  avoir  fait  sa  besogne  révolutionnaire, 
il  s'essouffla,  s'épuisa  tout  d'un  coup,  laissant  la 
place  nette  pour  reconstruire.  L'histoire  est  donc  la 
même  au  théâtre  que  dans  le  roman.  A  la  suite  de  la 
crise  nécessaire  du  romantisme,  on  voit  la  tradition 
du  naturalisme  reparaître,  les  idées  de  Diderot  et  de 
Mercier  s'affirmer  de  plus  en  plus.  C'est  le  nouvel  état 
social,  né  de  la  Révolution,  qui  fixe  peu  ù  peu  une 
nouvelle  formule  dramatique,  au  milieu  de  tâtonne- 
ments, de  pas  faits  en  avant  et  en  arrière.  Ce  travail 
était  fatal.  Il  s'est  pro.luit,  il  se  produit  encore  par 
la  force  des  choses,  et  il  ne  s'arrêtera  que  lorsque 


LE   NATURALISME  AU   THEATRE.  131 

révolution  sera  complète.  La  formule  naturaliste  va 
être  à  notre  siècle  ce  que  la  formule  classique  a  élé 
aux  siècles  passés. 

Nous  voici  donc  arrivés  à  notre  époque.  Là,  je 
trouve  une  activité  considérable,  une  dépense  extra- 
ordinaire de  talent.  C'est  un  atelier  immense,  où 
chacun  travaille  avec  fièvre.  L'heure  est  confuse 
encore,  il  y  a  bien  de  la  besogne  perdue,  peu  de 
coups  portent  droit  et  fort;  mais  le  spectacle  n'en  est 
pas  moins  merveilleux.  Et  ce  qu'il  faut  conslater, 
c'est  que  tous  ces  ouvriers  s'emploient  au  triomphe 
définitif  du  naturalisme,  même  ceux  qui  paraissent 
le  combattre,  ils  sont  quand  môme  dans  la  poussée 
du  siècle,  ils  vont  forcément  où  il  va.  Comme  aucun 
d'eux  n'a  encore  été  de  taille,  au  théàlre,  à  fixer  tout 
seul  la  formule  par  un  effort  de  génie,  on  dirait  qu'ils 
se  sont  partagé  la  besogne,  donnant  chacun  à  leur 
tour,  et  sur  un  point  déterminé,  leur  coup  d'é- 
paule. Nous  allons  voir  au  travail  les  plus  connus 
d'entre  eux. 

On  m'a  violemment  accusé  d'insulter  nos  gloires, 
au  théâtre.  C'est  une  légende  qui  se  forme.  J'aurai 
beau  prolester  que  j'ai  obéi  à  des  idées  d'ensemble, 
en  parlant  librement  des  grands  et  des  petits,  il  n'en 
restera  pas  moins  acquis  pour  la  critique  courante 
que  mes  échecs  personnels  m'ont  rendu  féroce  à 
l'égard  de  mes  confrères  plus  heureux.  Je  passe,  cela 
ne  mérite  pas  de  réponse.  Seulement,  je  vais  tâcher 
de  juger  nos  gloires,  en  examinant  quelle  place  elles 
tiennent  et  quel  rôle  elles  jouent  dans  notre  liltcra 
ture  nramatique.  Cela  expliquera  une  fois  de  plus 
mon  attitude. 

Voyons   d'abord    M.   Victorien  Saidou.  11  est  le 


132        LE  NATURALISME  AU  THÉÂTRE. 

représentant  actuel  de  la  comédie  d'intrigue.  Héri- 
tier de  Scribe,  il  a  renouvelé  les  vieilles  ficelles  et 
poussé  l'art  scénique  jusqu'à  la  prestidigitation.  Ce 
théâtre  est  une  réaction  qui  continue  et  qui  s'est 
accentuée  de  plus  en  plus  contre  l'ancien  théâtre 
classique.  Dès  qu'on  a  opposé  les  faits  aux  récits,  dès 
que  l'aventure  l'a  emporté  en  importance  sur  les 
personnages,  on  a  glissé  à  l'intrigue  compliquée,  aux 
marionnettes  menées  par  un  fil,  aux  péripéties  con- 
tinuelles, aux  coups  inattendus  des  dénouements. 
Scribe  a  été  une  date  historique,  dans  notre  httéra- 
ture  dramatique  ;  il  a  exagéré  le  principe  nouveau  de 
l'action,  faisant  de  l'action  la  chose  unique,  déployant 
des  qualités  de  fabricant  extraordinaires,  inventant 
tout  un  code  de  lois  et  de  recettes.  Cela  était  fatal, 
les  réactions  sont  toujours  extrêmes.  Ce  que  l'on  a 
appelé  longtemps  le  théâtre  de  genre,  n'a  donc  pas 
d'autre  source  qu'une  exagération  du  principe  de 
l'action,  aux  dépens  de  la  peinlure  des  caractères  et 
de  l'analyse  des  sentiments.  On  est  sorti  delà  véiité, 
en  voulant  d'abord  y  rentrer.  On  a  brisé  des  règles 
pour  en  inventer  d'autres,  plus  fausses  et  plus  ridi- 
cules. La  pièce  bien  faite,  je  veux  dire  faite  sur  un 
certain  patron  équilibré  et  symétrique,  est  devenue  un 
joujou  curieux,  amusant,  dont  l'Europe  entière  s'est 
divertie  avec  nous.  C'est  de  laque  date  la  popularité 
de  notre  répertoire  à  l'étranger,  qui  l'a  accepté  par 
engouement,  comme  il  adopte  notre  article  de  Paris. 
Aujourd'hui,  la  pièce  bien  laite  a  subi  un  léger  chan- 
gement, M.  Yiclorien  Sardou  en  soigne  moins  l'ébé- 
nisterie  ;  mais,  s'il  a  élargi  le  cadre  et  fait  de  l'esca- 
motage en  plus  grand,  il  n'en  reste  pas  moins  le 
représentant  de  l'action  au  théâtre,  de  l'action  allolée, 


LE   NATURALISME  AU   THÉÂTRE.  133 

dominant  tout,  écrasant  tout.  Sa  grande  qualité  est 
le  mouvement  ;  il  n'a  pas  la  vie,  il  a  le  mouvement, 
un  mouvement  endiablé  qui  emporte  les  personnages 
et  qui  arrive  parfois  à  faire  illusion  sur  eux  on  les 
croirait  vivants,  ils  ne  sont  que  bien  montés,  allant  et 
venant  comme  des  pièces  mécaniques  parfaites.  L'in- 
géniosité, l'adresse,  le  Qair  de  l'actualité,  une  grande 
science  des  planches,  un  talent  tout  particulier  de 
l'épisode,  des  menus  détails  prodigués  et  vivement 
enlevés:  telles  sont  les  principales  qualités  de  M.  Sar- 
dou.  Mais  son  observation  est  superficielle,  les  docu- 
ments humains  qu'il  apporte  ont  traîné  partout  et  ne 
sont  qu'habilement  rafistolés,  le  monde  oh  il  nous 
mène  e^t  un  monde  de  carton, 'peuplé  de  pantins.  On 
sent,  dans  chacune  de  ses  œuvres,  le  terrain  solide 
se  dérober  sous  lui  ;il  y  a  toujours  là  quelque  intrigue 
inacceptable,  un  sentiment  faux  poussé  à  l'exlrème, 
qui  sert  de  pivot  à  toute  la  pièce,  ou  bien  une  compli- 
cation extraordinaire  de  faits  qu'un  mot  magique 
devra  dénouer  à  la  fin.  La  vie  se  comporte  autrement. 
Même  en  acceptant  les  exagérations  nécessaires  de 
la  farce,  on  voudrait  plus  de  largeur  et  de  simplicité 
dans  les  moyens.  Ce  ne  sont  jamais  que  des  vaude- 
villes démesurément  grossis,  dont  la  force  comique 
est  toute  caricaturale  ;  je  veux  dire  que  le  rire  ne 
naît  pas  de  la  justesse  de  l'observation,  mais  de  la 
grimace  du  personnage.  Il  est  inutile  que  je  cite  des 
exemples.  On  a  vu  la  petite  ville  que  M.  Victorien 
Sardou  a  peinte  dans  les  Bourgeois  de  Pont-Arcy  ;  le 
secret  de  son  observation  est  là,  des  silhouettes  à 
peine  rajeunies,  les  plaisanteries  courantes  des  jour- 
naux, ce  que  tout  le  monde  a  répété.  Voyez  les  petites 
villes  de  Balzac,  et  comparez.  Rabagas,  dont  la  satire 

11 


134  LE   NATURALISME  AU    THEATRE. 

est  parfois  excellente,  se  trouve  gâté  par  un  bout 
c^'intrigue  amoureuse  des  plus  médiocres.  La  Famitle 
Benoiton,  où  certaines  caricatures  sont  très  amu- 
santes, a  aussi  sa  tache,  les  fameuses  lettres,  ces  lettres 
que  l'on  retrouve  partout  dans  le  répertoire  de 
M.  Sardou  et  qui  lui  sont  aussi  nécessaires  que  les 
gobelets  et  les  muscades  h  un  escamoteur.  Il  a  eu 
d'immenses  succès,  cela  s'explique,  et  je  trouve  cela 
très  bon.  Remarquez,  en  effet,  (]ue,  s'il  passe  le  plus 
souvent  à  côté  de  la  vérité,  il  a  quand  même  servi 
singulièrement  la  cause  du  naluraiisuie.  Il  est  un  de 
ces  ouvriers  dont  j'ai  parlé,  qui  sont  de  leur  temps, 
qui  travaillent  suivant  leur  force  à  une  formule  qu'ils 
n'ont  pas  eu  le  génie  d'apporter  tout  entière.  Sa  part 
personnelle  est  l'exactitude  de  la  mise  en  scène,  la 
représentation  matérielle  la  plus  exacte  possible  de 
l'existence  de  tous  les  jours.  S'il  triche  en  emplissant 
les  cadres,  il  n'en  a  pas  moins  les  cadres  eux-mêmes, 
et  c'est  déjà  quelque  chose.  Pour  moi,  sa  raison 
d'être  est  surtout  lu.  Il  est  venu  à  son  heure,  il  a 
donné  au  public  le  goût  de  la  vie  et  des  taljleaux 
taillés  dans  la  réalité. 

Je  passe  à  M.  Alexandre  Diimas  fils.  Certes,  celui- 
là  a  fait  une  besogne  meilleure  encore.  Il  est  un  des 
ouvriers  les  plus  puissants  du  naturalisme.  Peu  s'en 
est  fallu  qu'il  ne  trouvât  la  formule  complète  et  qu'il 
ne  la  réalisât.  On  lui  doit  les  études  physiologiques  au 
théâtre  ;  lui  seul  a  osé  jusqu'ici  montrer  le  sexe  dans 
la  jeune  fdle  et  la  bête  dans  l'homme.  La  Visite  de 
noces,  certaines  scènes  du  Demi-Monde  et  du  Fils 
naturel,  sont  d'une  analyse  absolument  remarquable, 
d'une  vérité  rigoureuse.  Il  y  a  là  des  documents  hu- 
mains nouveaux  et  excellents,,  ce  qui  est  bien  rare  dans 


LE   NATURALISME   AU  THEATRE.  135 

notre  répertoire  moderne.  On  voit  que  je  ne  mar- 
chande pas  les  éloges  à  M.  Dumas  fils.  Seulement,  je 
l'admire  d'après  un  ensemble  d'idées  qui  m'oblige 
ensuite  a  me  montrer  très  sévère  pour  lui.  Selon  moi, 
il  y  a  eu  une  crise  dans  sa  vie,  le  développement 
d'une  fêlure  philosophique,  tout  un  épanouissement 
déplorable  du  besoin  de  légiférer,  de  prêcher  et  de 
convertir.  Il  s'est  fait  le  substitut  de  Dieu  sur  cette 
terre,  et  dès  lors  les  plus  étranges  imaginations  sont 
venues  gâter  ses  facultés  d'observation.  11  n'est  plus 
parti  du  document  humain  que  pour  arriver  h  des 
conclusions exlia-hinnaines,  à  des  situations  stupé- 
fiantes, en  plein  ciel  de  la  fantaisie.  Voyez  la  Femme 
de  Claude^  l'Étranijère.  d'autres  pièces  encore.  Ce 
n'est  pas  tout,  l'esprit  a  gâté  M.  Dumas.  Un  homme 
de  génie  n'est  pas  spirituel,  et  il  fallait  un  homme 
de  génie  pour  fixer  magistralement  la  formule  natu- 
raliste. M.  Dumas  a  prêté  son  esprit  à  tous  ses  per- 
sonnages; les  hommes,  les  femmes,  jusqu'aux  en- 
fants, dans  ses  pièces,  font  des  mots,  ces  mots 
fameux  qui  ont  décidé  souvent  du  succès.  Rien  de 
plus  faux  ni  de  plus  fatigant;  cela  détruit  toute  la 
vérité  du  dialogue.  Enfin,  M.  Dumas,  qui  est  avant 
tout  ce  qu'on  .appelle  homme  de  théâtre,  n'hésite 
jamais  entre  la  réalité  et  une  exigence  scénique;il 
lord  le  cou  à  la  réalité.  Sa  théorie  est  que  peu  importe 
le  vrai,  pourvu  qu"on  soit  logique.  Une  pièce  devient 
un  problème  à  résoudre  ;  on  part  d'un  point,  il 
faut  arriver  à  un  autre  point,  sans  que  le  public  se 
fâche;  et  la  victoire  est  complète,  si  l'on  a  été  assez 
adroit  et  assez  fort,  pour  sauter  par-dessus  les  casse- 
cous,  en  forçant  le  public  à  vous  suivre,  même  malgré 
lui.  Les  spectateurs  peuvent  protester  ensuite,  crier 


136        LE  NATURALISME  AU  THEATRE. 

à  l'invraisemblance,  se  déballre;  ils  n'en  ont  pas 
moins  appartenu  à  l'auteur  pendant  une  soirée.  Tout 
le  théâtre  de  M.  Dumas  est  dans  cette  théorie,  qu'il 
a  constamment  mise  en  pratique.  Il  triomphe  dans 
le  paradoxe,  dans  l'invraisemblance,  dans  les  thèses 
les  plus  inutiles  et  les  plus  risquées,  à  la  seule  for.e 
de  ses  poignets.  Lui,  qui  a  été  touché  par  le  souffle 
naturaliste,  qui  a  écrit  des  scènes  d'une  observation 
si  nette,  ne  recule  pourtant  jamais  devant  une  fiction, 
quand  il  en  a  besoin  pour  argumenter  ou  simplement 
pour  charpenter.  C'est  le  mélange  le  plus  fàcheui  de 
réalité  entrevue  et  d'invention  baroque.  Pas  une  de 
ses  pièces  n'échappe  à  ce  double  courant.  Rappe- 
lez-vous dans  le  Fils  naturel  le  roman  incroyable  de 
Clara  Vignot,  et  dans  rÉti-angère,  l'histoire  étonnante 
de  la  Vierge  du  mal  ;  je  cite  au  hasard.  On  dirait  que 
M.  Dumas  ne  se  sert  du  vrai  que  comme  d'un  tremplin 
pour  sauter  dans  le  vide.  Quelque  chose  l'aveugle.  Il 
ne  nous  mène  jamais  dans  un  monde  que  nous  con- 
naissions, le  milieu  est  toujours  pénible  et  factice, 
les  personnages  perdent  tout  accent  naturel,  et  ne 
tiennent  plus  au  sol.  Ce  n'est  plus  l'existence  avec 
sa  largeur,  ses  nuances,  sa  bonhomie;  c'est  un  plai- 
doyer, une  argumentation,  quelque  chose  de  froid, 
de  sec,  de  cassant,  où  il  n'y  a  pas  d'air.  Le  philoso- 
phe a  tué  l'observateur,  telle  est  ma  conclusion  ;  et 
l'homme  de  théâtre  a  achevé  le  philosophe.  Cela  est 
très  regrettable. 

J'arrive  ù  M.  Emile  Augier.  11  est  le  maître  actuel 
de  notre  scène  irauçaise.  C'est  lui  dont  l'ellort  a  été 
le  plus  constant,  le  plus  régulier.  Il  faut  se  souvenir 
des  attaques  dont  le  poursuivaient  les  romantiques  ; 
ils  le  nommaient  le  poète  du  bon  sens,  ils  plaisan- 


LE  NATURALISME  AU   THEATRE.  137 

,  talent  certains  de  ses  vers,  n'osant  plaisanter  les  vers 
de  Molière.  La  vérité  était  que  M.  Emile  Augier  gô- 
'nait  les  romantiques,  car  ils  sentaient  en  lui  un  adver- 
saire puissant,  un  écrivain  qui  renouait  la  tradition 
française  par-dessus  l'insurrection  de  1830.  La  nou- 
velle formule  grandissait  avec  lui  :  l'observation 
exacte,  la  vie  réelle  mise  à  la  scène,  la  peinture  de 
notre  société  en  une  langue  sobre  et  correcte.  Les 
premières  œuvres  de  M.  Emile  Augier,  des  drames  et 
des  comédies  en  vers,  avaient  le  grand  mérite  de 
procéder  de  notre  théâtre  classique;  c'était  la  même 
simplicité  d'intrigue,  comme  dans  Philiberle,  par 
exemple,  où  l'histoire  d'une  laide,  qui  devient  char- 
manie  et  que  tout  le  monde  courtise,  suffit  à  emplir 
trois  actes,  s<ins  la  moindre  complication;  c'était 
aussi  toute  la  lumière  jetée  sur  les  personnages, 
une  bonhomie  puissante,  le  train  paisible  et  fort 
des  pièces  se  nouant  et  se  dénouant  par  la  seule 
action  des  sentiments.  Ma  conviction  est  que  la  for- 
mule naturaliste  ne  sera  que  le  développement  de 
cette  formule  classique,  élargie  et  adaptée  à  notre 
milieu.  Plus  tard,  M.  Emile  Augier  affirma  davantage 
sa  personnalité.  Il  arrivait  forcément  à  celte  formule 
naturaliste,  dès  qu'il  en  venait  à  la  prose  et  à  la 
peinture  plus  libre  de  notre  société  contemporaine. 
Je  citerai  surtout  les  Lionnes  pauvres,  le  Mariage 
d'Olympe,  Maître  Guérin,  le  Gmdre  de  M.  Poirier,  et 
ses  deux  comédies  qui  ont  fait  le  plus  de  bruit,  les 
Effrontés  et  le  fils  de  Giboyer.  Ce  sont  là  des  œuvres 
très  remarquables,  qui  toutes,  plus  ou  moins,  d.ms 
quelques  scènes,  réalisent  le  théâtre  nouveau,  le  théâ- 
tre de  notre  siècle.  Le  notaire  Guérin  a  une  impéni. 
tence  finale  de  l'effet  le  plus  vrai  et  le  plus  neuf;  dans 

1». 


138  LE   NATURALISME  AU   THÉÂTRE 

le  Gendj^e  de  M.  Pobier,  il  y  a  une  excellente  personni- 
fication du  bourgeois  enrichi;  Giboyer  est  une  créa- 
tion curieuse,  assez  juste  de  ton,  s'agitant  au  milieu 
d'un  monde  peint  avec  une  grande  verve  satirique. 
La  force  de  M.  Emile  Augier,  ce  qui  le  rend  supérieur, 
c'est  qu'il  est  plus  humain  que  iM  Dumas  fils,  (^e  côté 
humain  ras->oit  sur  un  terrain  solide;  avec  lui,  on 
ne  craint  pas  les  sauts  dans  le  vide;  il  reste  pondéré, 
moins  briilant peut-être,  maii^plus  sûr.  Qu'est-ce  donc 
qui  a  empêché  M.  Augier  d'être  le  génie  attendu,  le 
génie  destiné  à  fixer  la  formule  naturaliste  ?  Pourquoi, 
selon  moi,  ne  reste-t-il  que  le  plus  sage  et  le  plus  fort 
des  ouvriers  de  l'heure  présente?  C'est,  à  mon  sens, 
qu'il  n'a  pas  su  se  dégager  assez  des  conventions,  des 
cliohés,  des  personnages  tout  faits.  Son  Ihéûtre  est 
continuellement  diminué  par  des  poncifs,  des  figures 
exécutées  de  chic,  comme  on  dit  familièrement  dans 
les  ateliers  de  peinlie.   Ainsi,    il  est  rare  de  ne  pas 
trouver,  dans  ses  comédies,  la  jeune  fille  immaculée, 
très  riche,  et  qui  ne  veut  pas  se  marier,  parce  qu'elle 
s'indigne  d'être  épousée  pour  son  argent.  Les  jeunes 
hommes  sont  également  des  héros  d'honneur  et  de 
loyauté,  sanglotant  lorsqu'ils  apprennent  que  leurs 
pères  ont  fait  une  fortune  peu  scrupuleuse.  En  un 
mot,  le  personna.Lie  sympathicpie  triomphe,  j'entends 
le  type  idéal  des  bons  et  beaux  sentiments,  toujours 
coulé  dans  le  môme  moule,  véritable  symbole,  per- 
sonnification hiératique  en  dehors  de  toute  observa- 
tion vraie.  C'est  le  commandant  Guérin,  ce  modèle 
des  militaires,  dont  l'uniforme  aide  au  dénouement; 
c'est  le  fils  de  Giboyer,  cet  archange  de  délicatesse, 
né  d'un  homme  taré,  et  c'est  Giboyer  lui-même,  si 
tendre  dans  sa  bassesse  ;  c'est  Henri,  le  fils  de  Ghar- 


LE   NATURALISME  AU   THÉÂTRE.  139 

rier,  des  Effrontés,  qui  s'engage,  parce  que  son  père- 
a  tripoté  dans  une  affaire  louche,  et  qui  i  amène  à 
rembourser  les  gens  qu'il  a  trompés.  Tout  cela  est 
très  beau,  très  touchant  ;  seulement,  comme  docu- 
ments humains,  tout  cela  est  très  contestable.  La 
nature  n'a  pas  ces  raideurs  dans  le  bien  ni  dans  le 
mal.  On  ne  peut  accepter  ces  personnages  sympa- 
thiques que  comme  une  opposition  et  une  consola- 
tion. Ce  n'est  pas  tout,  M.  Emile  Augier  modifie 
souvent  un  personnage  d'un  coup  de  baguelte.  La 
recette  est  connue;  il  faut  un  dénouement  cl  on 
retourne  un  caractère,  à  la  suite  d'une  scène  à  eflYt. 
Voyez  le  dénouement  du  Gendre  de  M.  Poirier,  par 
exemple,  pour  ne  citer  que  celui-là.  Vraiment,  c'est 
trop  commode;  on  ne  fait  pas  si  aisément  un  homme 
blond  d'un  homme  brun.  Comme  v.ileur  d'observa- 
tion, ces  brusques  changements  sont  déplorables  ; 
un  tempérament  va  toujours  jusqu'au  bout,  à  moins 
de  causes  lentes,  très  minutieuses  à  analyser.  Aussi, 
les  meilleures  figures  de  M.  Emile  Augier,  celles 
qui  resteront  sans  doute  ,  parce  qu'elles  sont  les 
plus  complètes  et  les  plus  logiques,  me  semblent 
être  le  notaire  Guérin  et  Pommeau,  des  Lionnes  pau- 
vres. Les  dénouements  des  deux  pièces  sont  fort 
beaux,  avec  leur  large  ouverture  sur  la  réalité,  sur 
l'implacable  marche  de  la  vie,  allant  son  train  au 
delà  des  tristesses  et  des  joies  de  chaque  jour.  En 
relisant  les  Lionnes  pauvres,  je  songeais  à  madame 
Marneffe,  mariée  à  un  honnête  homme.  Comparez 
Séraphine  à  madame  Marneffe,  mettez  un  instant 
face  à  face  M.  Emile  Augier  et  Balzac,  et  vous 
comprendrez  pourquoi,  malgré  ses  bonnes  qua- 
lités, M.  Emile  Augier  n'a  pas  fixé  la  formule  nou- 


140  LE   NATURALISME    AU    THEATRE. 

velle  au  théâtre.  Il  n'a  pas  eu  la  main  assez  har- 
die ni  assez  vigoureuse  pour  se  déloarrasser  des 
conventions  qui  encombrent  la  scène.  Ses  pièces 
sont  trop  mélangées,  aucune  ne  s'impose  avec 
l'originalilé  décisive  du  génie.  Il  ménage  une 
transaction,  il  restera  dans  notre  littérature  drama- 
tique comme  un  pionnier  d'une  intelligence  pondé- 
rée et  solide. 

Je  voudrais  parler  de  M.  Eugène  Labiche,  dont  la 
verve  comique  a  été  si  franche,  de  MM.  Meilhac  et 
Halévy,  ces  fms  observateurs  de  la  vie  parisienne, 
de  M.  Gondinet,  qui  achève  de  démoder  la  formule 
de  Scribe,  par  ses  tableaux  si  spirituels,  traités  en 
dehors  de  toute  action.  Mais  il  suffit  que  je  me  sois 
expliqué  au  sujet  des  trois  auteurs  dramatiques  les 
plus  célèbres.  J'admire  beaucoup  leur  talent,  les 
qualités  différentes  qu'ils  apportent.  Seulement,  je 
le  dis  encore,  je  les  juge  au  point  de  vue  d'un  en- 
semble d'idées,  étudiant  la  place  et  le  rôle  de  leurs 
œuvres  dans  le  mouvement  littéraire  du  siècle. 


IV 


Maintenant,  les  éléments  sont  connus,  j'ai  en 
main  tous  les  documents  dont  j'avais  besoin  pour 
discuter  et  conclure.  D'une  part,  nous  avons  vu  ce 
qu'était  le  roman  naturaliste  à  l'heure  présente;  de 
l'autre,  nous  venons  de  constater  ce  que  les  pre- 
miers auteurs  dramatiques  ont  fait  de  notre  théâtre^ 
Il  n'y  a  plus  qu'à  établir  un  parallèle. 

Personne  ne  conteste  que  tous  les  genres  se  tien 


LE    NATURALISME   AU    TnÉATRE.  141 

nent  et  marchent  en  même  lemps  dans  une  littéra- 
ture. Quand  un  souffle  a  passé,  quand  le  branle  est 
donné,  il  y  a  une  poussée  générale  veis  le  même  but. 
L'insurrection  romantique  est  un  exemple  frappant 
de  celte  unité  de  tendance,  sous  une  influence  déter- 
minée. J'ai  montré  que  la  force  d'impulsion  du 
siècle  était  le  naturalisme.  A ujourdhui,  cette  force 
s'accentue  de  plus  en  plus,  se  précipite,  et  tout 
doit  lui  obéir.  Le  roman,  'e  théâtre  sont  emportés. 
Seulement,  il  est  arrivé  que  l'évolution  a  été  beau- 
coup plus  rapide  dans  le  roman  ;  elle  y  triomphe, 
lorsqu'elle  s'indique  seulement  sur  les  planches. 
Gela  devait  être.  Le  théâtre  a  toujours  été  la  der- 
nière citadelle  de  la  convention,  pour  des  raisons 
mulliples,  sur  lesquelles  j'aurai  â  m'expliquer.  Je 
voulais  donc  en  venir  simplement  à  ceci  :  la  formule 
naturaliste,  désormais  complète  et  fixée  dans  le 
roman,  est  très  loin  de  l'être  au  théâtre,  et  j'en  con- 
clus qu'elle  devra  se  compléter,  qu'elle  y  prendra  tôt 
ou  tard  sa  rigueur  scientifique  ;  sinon  le  théâtre 
s'aplatira,  deviendra  de  plus  en  plus  inférieur. 

On  s'est  fort  irrité  contre  moi,  on  m'a  crié  :  «  Mais 
que  demandez-vous?  de  quelle  évolution  avez  vous 
besoin?  Est-ce  que  l'évolution  n'est  pas  accomplie? 
est-ce  que  MM.  Emile  Augier,  Dumas  fils,  Victorien 
Sardou  n'ont  pas  poussé  aussi  loin  que  pos'-ible  l'ob- 
servation et  la  peinture  de  notre  société?  Arrêtons- 
nous,  nous  sommes  déjà  trop  avant  dans  les  réalités 
de  ce  monde.  »  D'abord,  il  est  naïf  de  vouloir  s'ar- 
îêter  ;  rien  n'est  stable  dans  une  société,  tout  se  trouve 
emporté  d'un  mouvement  continu.  On  va  quand 
môme  où  l'on  doit  aller.  Ensuite,  je  prétends  que  l'évo- 
lution, loin  d'être  accomplie  au  théâtre,  commence  à 


142  LE  NATURALISME  AU  THÉÂTRE. 

peine.  Jusqu'à  présent,  nous  n'en  sommes  qu'aux 
tentatives  premières.  Il  a  fallu  attendre  que  certaines 
idées  lissent  leur  trouée,  que  le  public  s'accoutumât, 
que  la  forcô  des  choses  détruisît  un  ù  un  les  obsta- 
cles. J'ai  lâché,  en  étudiant  rapidement  MM.  Victo- 
rien Sardou,  Dumas  fils,  Emile  Augier,  de  dire  pour 
quelles  raisons  je  les  considère  simplement  comme 
des  ouvriers  qui  déblayent  les  voies  et  non  comme 
des  créateurs,  des  génies  qui  fondent  un  monument. 
Donc,  après  eux,  j'attends  autre  chose. 

Cette  autre  chose  qui  indigne  et  qui  soulève  (ant 
de  plaisanteries  faciles  est  pourtant  bien  simple.  Nous 
n'avons  qu'à  relire  Balzac,  qu'à  relire  M.  Gustave 
Flaubert  et  MM.  de  Concourt,  en  un  mot  les  roman- 
ciers naturalistes.  J'attends  qu'on  plante  debout  au 
théâtre  des  hommes  en  chair  et  en  os,  pris  dans  la 
réalité  et  analysés  scientifiquement,  sans  un  men- 
songe. J'attends  qu'on  nous  débarrasse  des  person- 
nages fictifs,  de  ces  symboles  convenus  de  la  vertu  et 
du  vice  qui  n'ont  aucune  valeur  comme  documents 
humains.  J'attends  que  les  milieux  déterminent  les 
personnages  et  que  les  personnages  agissent  d'après 
la  logique  des  faits  combinée  avec  la  logique  de  leur 
propre  tempérament.  J'attends  qu'il  n'y  ait  plus 
d'escamotage  d'aucune  sorte,  plus  de  coups  de 
baguette  magique,  changeant  d'une  minute  à  lautre 
les  choses  et  les  êtres .  J'attends  qu'on  ne  nous  conte 
plus  deshistoires  inacceptables,  qu'on  ne  gâte  plus  des 
'observations  justes  par  des  incidents  romanesques, 
dont  l'effet  6.4  de  détruire  même  les  bonnes  parties 
d'une  pièce.  J'attends  qu'on  abandonne  les  receltes 
connues,  les  formules  lasses  de  servir,  les  larmes,  les 
rires  faciles.    J'attends  qu'une  œuvre   dramatique, 


LE  NATURALISME   AU   THÉÂTRE..  143 

débarrassée  des  déclamations,  tirée  des  grands  mots 
et  des  grands  sentiments,  ail  la  haute  moralité  du 
vrai,  soit  la  leçon  terrible  d'une  enquête  sincère.  J'at- 
tends enfin  que  l'évolution  faite  dans  le  roman 
s'achève  au  théâtre,  que  l'on  y  revienne  à  la  source 
même  de  la  science  et  de  l'art  modernes,  à  l'étude  de 
la  nature,  à  l'anatomie  de  l'homme,  à  la  peinture 
de  la  vie,  dans  un  procès-verbal  exact,  d'autant  plus 
original  et  puissant,  que  personne  encore  n'a  osé  le 
risquer  sur  les  planches.  * 

Yoilà  ce  que  j'attends.  On  hausse  les  épaules,  on 
répond  avec  des  sourires  que  j'attendrai  toujours. 
L'argument  décisif  est  qu'il  ne  faut  pas  demander  ces 
choses  au  théâtre.  Le  théâtre  n'est  pas  le  roman.  Il 
nous  a  donné  ce  qu'il  pouvait  nous  donner.  Et  c'est 
tout,  il  faut  nous  en  tenir  là . 

Eh  bieni  nous  voici  donc  au  nœud  même  de  la 
querelle.  On  se  heurte  aux  conditions  d'existence  du 
théâtre.  Ce  que  j'exige  est  impossible;  cela  revient  à 
dire  que  le  mensonge  est  nécessaire  sur  la  scène;  il 
faut  qu'une  pièce  ait  des  coins  de  romanesque, 
qu'elle  tourne  en  équilibre  autour  de  certaines  situa- 
tions, qu'elle  soit  dénouée  à  l'heure  dite.  Et  l'on  en- 
tre dans  des  questions  de  métier  :  d'abord,  l'analyse 
ennuie,  le  public  demande  des  faits,  toujours  des 
faits  ;  ensuite,  il  y  a  l'optique  de  la  scène,  une  action 
doit  s'y  passer  en  trois  heures,  quelle  que  soit  son 
étendue;  puis,  les  personnages  prennent  une  valeur 
particulière,  ce  qui  nécessite  une  mise  en  place  fic- 
tive. Je  ne  cite  pas  tous  les  arguments,  j'en  arrive  5 
l'intervention  du  public,  qui  est  considérable;  ie  pu- 
blic veut  ceci,  le  public  ne  veut,pas  cela;  il  ne  tolé- 
reraitpas  trop  de  vérHé,il  exige  quatre  panlin6.sy.ui- 


144  LE   NATURALISME  AU   THÉÂTRE. 

pathiques,  contre  un  personnage  réel,  pris  dans  la 
vie.  En  un  mot,  le  théâtre  est  le  domaine  de  la  con- 
vention, touty  reste  conventionnel,  depuis  les  lîécors, 
depuis  la  rampe  qui  éclaire  les  acteurs  par  en  bas, 
jusqu'aux  personnages  qu'on  y  promène  au  bout 
d'un  fil.  La  vérité  ne  saurait  y  entrer  qu'en  petites 
doses  distribuées  adroitement.  On  va  même  jusqu'à 
jurer  que  le  théâtre  n'aurait  plus  sa  raison  d'être,  le 
jour  où  il  cesserait  d'être  un  amusant  mensonge, 
destiné  à  consoler  le  soir  les  spectateurs  des  tristes 
réalités  de  la  journée. 

Je  connais  ces  raisonnements  et  je  tâcherai  d'y 
répondre  tout  à  l'heure,  en  arrivant  à  ma  conclusion. 
Il  est  évident  que  chaque  genre  a  ses  conditions  propres 
d'existence.  Un  roman  qu'on  lit  seul  chez  soi,  les  pieds 
sur  les  chenets,  n'est  pas  une  pièce  qui  se  joue  devant 
deux  mille  spectateurs.  Le  romancier  a  le  temps  et 
l'espace  devant  lui;  toutes  les  écoles  buissonnières 
lui  sont  permises,  il  emploiera  cent  pages,  si  cela  lui 
plaît,  pour  analyser  à  son  aise  un  personnage;  il  dé- 
crira les  milieux  aussi  longuement  qu'il  voudra,  cou- 
pera son  récit,  reviendra  sur  ses  pas,  changera  vingt 
fois  les  lieux,  sera  en  un  mot  le  maître  absolu  de  sa 
matière.  L'auteur  dramatique,  au  contraire,  est  en- 
fermé dans  un  cadre  rigide;  il  obéit  à  des  nécessités 
de  toutes  sortes,  il  ne  se  meut  qu'au  milieu  des  obs- 
tacles. Enfin,  il  y  a  la  question  du  lecteur  isolé  et  des 
spectateurs  pris  en  masse;  le  lecteur  isolé  tolère  tout, 
va  où  l'on  veut  le  mener,  même  lorsqu'il  se  fâche, 
tandis  que  les  spectateurs  pris  en  masse  ont  des  pu- 
deurs, des  effarements,  des  sensibilités  dont  il  faut 
tenir  compte,  sous  peine  de  chute  certaine.  Tout  cela 
est  vrai,  c'est  précisément  pour  cela  que  le  théâtre 


LE  NATURALISME  AU   THÉÂTRE.  445 

est  la  dernière  citadelle  de  la  convention,  ainsi  que 
je  l'ai  constaté  plus  haut.  Si  le  mouvement  natura- 
liste n'avait  pas  rencontré  sur  les  planches  un  terrain 
aussi  difficile,  aussi  encombré  d'ohstacles,  il  s'y  serait 
déj;^  produit  avec  l'intensité  et  le  succès  qu'il  a  eus 
dans  le  roman.  Le  théâtre,  par  ses  conditions  d'exis- 
tence, devait  être  la  dernière  conquête,  la  plus  labo- 
rieuse et  la  plus  disputée  de  l'esprit  de  vérité. 

Je  ferai  ici  la  remarque  que  l'évolution  de  chaque 
siècle  sincarne  forcément  dans  un  genre  littéraire 
particulier.  C'est  ainsi  que  le  dix-septième  siècle, 
évidemment,  s'incarne  dans  la  formule  dramatique. 
Notre  théâtre  a  jeté  alors  un  éclat  incomparable, 
au  détriment  de  la  poésie  lyrique  et  du  roman.  La 
raison  en  est  que  le  théâtre  répondait  alors  avec 
exactitude  àl'esprit  de  l'époque.  Il  abstrait  l'homme 
de  la  nature,  l'étudié  avec  l'outil  philosophique 
du  temps;  il  a  le  balancement  d'une  rhétorique 
pompeuse,  les  mœurs  polies  d'une  société  arrivée 
à  sa  maturité  complète;  c'est  un  fruit  du  sol,  la  for- 
mule écrite  oii  la  civilisation  d'alors  devait  se  couler 
avec  le  plus  d'aisance  et  de  perfection.  Comparez 
notre  époque  à  celle-là,  et  vous  sentirez  les  raisons 
décisives  qui  ont  fait  de  Balzac  un  grand  romancier 
au  lieu  d'en  faire  un  grand  auteur  dramatique.  L'es- 
prit du  dix-neuvième  siècle,  avec  son  retour  à  la  na- 
ture, avec  son  besoin  d'enquête  exacte,  allait  quit- 
ter la  scène,  où  trop  de  conventions  le  gênaient, 
pour  s'affirmer  dans  le  roman,  dont  le  cadre  était 
sans  limite.  Et  c'est  ainsi  que,  scientifiquement,  le 
roman  est  devenu  la  forme  par  excellence  de  notre 
siècle,  la  première  voie  oià  le  naturalisme  devait 
triompher.  Aujourd'hui,  ce  sont  les  romanciers  qui 


146        LE  NATURALISME  AU  THEATRE. 

sont  les  princes  littéraires  du  temps;  ils  tiennent 
la  langue,  ils  tiennent  la  méthode,  ils  marchent  en 
avant,  côte  à  côte  avec  la  science.  Si  le  dix-septième 
siècle  est  resté  le  siècle  du  théâtre,  le  dix-neuvième 
siècle  sera  le  siècle  du  roman. 

Je  veux  admettre,  pour  un  instant,  que  la  critique 
courante  a  raison,  lorsqu'elle  affirme  que  le  natura- 
lisme est  impossible  au  théâtre.  Voilà  qui  est  en- 
tendu. La  convention  y  est  immuable,  il  faudra  tou- 
jours y  mentir.  Nous  sommes  condamnés  à  perpétuité 
aux  escamotages  de  M.  Sardou,  aux  thèses  el  aux  mots 
de  M.  Dumas  fils,  aux  personnages  sympalhiques  de 
M.  Emile  Augier.  On  n'ira  pas  plus  loin  que  le  talent 
de  ces  auteurs,  nous  devons  les  accepter  comme  la 
gloire  de  notre  siècle  au  théâtre.  Ils  sont  ce  qu'ils 
sont,  parce  que  le  théâtre  veut  qu'ils  le  soient.  S'ils 
ne  sont  pas  allés  plus  avant,  s'ils  n'ont  pas  obéi  da- 
vantage au  grand  courant  de  vériié  qui  nous  emporte, 
c'est  que  le  théâtre  le  leur  a  défendu.  Il  y  a  1 1  un  mur 
qui  barre  le  chemin  aux  plus  forts.  Très  bien  !  Mais 
alors  c'est  le  théâtre  que  l'on  condamne,  c'est  au 
théâtre  que  l'on  porte  un  coup  mortel.  On  l'écrase 
sous  le  roman,  on  lui  assigne  une  place  inférieure,  on 
le  rend  méprisable  et  inutile  aux  yeux  des  généra- 
tions qui  vont  venir.  Que  voulez-vous  que  nous  fas- 
sions du  théâtre,  nous  anties  ouvriers  de  la  vérité, 
anatomistes,  analystes,  chercheurs  de  la  vie,  compi- 
lateurs de  documents  humains,  si  vous  nous  prou- 
vez que  nous  ne  pouvons  y  porter  ni  notre  méthode 
ni  notre  outil?  Vraiment!  le  théâtre  ne  vit  que  de 
conventions,  il  doit  mentir,  il  se  refuse  à  notre  litté- 
rature expérimentale!  Eh  bien!  le  siècle  laissera  le 
théâtre  de  côté,  il  l'abandonnera  aux  mains  des  amu- 


LE   NATURALISME  AU  THÉÂTRE  147 

seurs  publics,  tandis  qu'il  fera  ailleurs  sa  grande  et 
superbe  besogne.  C'est  vous-mêmes  qui  prononcez  le 
verdict,  qui  luez  le  th(''âtre.  Il  est  bien  évident,  en 
effet,  que  l'évolution  naturaliste  va  s'élargir  de  plus 
en  plu*,  car  elle  est  l'intelligence  môme  du  siècle. 
Pendant  que  les  romans  fouilleront  toujours  plus 
avant,  apporteront  des  documents  plus  neufs  et  plus 
exacts, le  théâtre  pataugera  davantage  chaque  jour  au 
milieu  de  ses  fictions  romanesques,  de  ses  intrigues 
usées,  de  ses  habiletés  de  métier.  La  situation  sera  d'au- 
tant plus  fâcheuse,  que  le  public  prendra  certainement 
le  goût  des  réalités,  dans  la  lecture  des  romans.  Le 
mo uvemen  t  s'ind ique  déjà,  et  avec  force.  Il  vi  end  l'a  une 
heure  où  le  public  haussera  les  épaules  et  réclamera 
lui-même  une  rénovation.  Ou  le  théâtre  sera  natura- 
liste, ou  il  ne  sera  pas,  telle  est  la  conclusion  formelle. 
Et,  dès  aujourd'hui,  est-ce  que  cette  situation  ne 
s'indique  pas  ?  Toute  la  nouvelle  génération  littéraire 
se  détourne  du  théâtre.  Questionnez  les  débutants  de 
vingt-cinq  ans,  je  parle  de  ceux  qui  apportent  un  vé- 
ritable tempérament  littéraire;  ils  montreront  tous 
un  mépris  pour  le  théâtre,  ils  parleront  des  auteurs 
applaudis  avec  une  légèreté  qui  vous  indignera.  Pour 
eux,  le  théâtre  est  un  genre  inférieur.  Cela  vient  uni- 
quement de  ce  qu'il  ne  leur  offre  pas  le  terrain  dont 
ils  ont  besoin;  ils  n'y  trouvent  ni  assez  de  liberté  ni 
assez  de  vérité.  Tous  vont  vers  le  roman.  Que  demaiji 
le  théâtre  «oit  conquis  par  un  coup  de  génie,  et  vous 
verrez  quelle  poussée  s'y  produira.  Lorsque  jai  écrit 
quelque  part  que  les  planches  étaient  vides,  j'ai  voulu 
dire  qu'il  ne  s'y  était  pas  encore  produit  un  Balzac.  On 
ne  peut,  en  bonne  foi,  comparer  MM.  Sardou,  Dumas 
ou  Augier  à  Balzac  ;  tous  les  auteurs  dramatiques  mis 


148  LE  NATURALISME  AU   THÉÂTRE. 

les  uns  sur  les  autres  n'arriveraient  pas  encore  à  sa 
taille.  Eh  bien  I  les  planches  resteront  vides  à  ce  point 
de  vue,  tant  qu'un  maître  n'aura  pas,  en  affirmant  la 
formule  nouvelle,  entraîné  derrière  lui  la  génération 
de  demain. 


C'est  donc  moi  qui  ai  la  foi  la  plus  robuste  dans 
l'avenir  de  notre  théâtre.  Je  n'admets  plus,  mainte- 
nant, que  la  critique  courante  ait  raison,  en  disant  que 
le  naturalisme  est  impossible  à  la  scène,  et  je  vais  exa- 
miner dans  quelles  conditions  le  mouvement  s'y  pro- 
duira sans  doute. 

Non,  il  n'est  point  vrai  que  le  théâtre  doive  rester 
stalionnairc,  il  n'est  point  vrai  que  les  conventions 
actuelles  soient  les  conditions  fondamentales  de  son 
existence.  Tout  marche,  je  le  répète,  tout  marche 
dans  le  même  sens.  Les  auteurs  d'aujourd'hui  seront 
dépassés  ;  ils  ne  peuvent  avoir  l'outrecuidance  de  fixer 
à  jamais  la  littérature  dramatique.  Ce  qu'ils  ont  bé- 
gayé, d'autres  l'affirmeront;  et  le  théâtre  ne  sera  pas 
ébranlé  pour  cela,  il  entrera,  au  contraire,  dans  une 
voie  plus  large  et  plus  droite.  De  tous  temps,  on  a  nié 
la  marche  en  avant,  on  a  refusé  aux  nouveaux  venus 
le  pouvoir  et  le  droit  d'accomplir  ce  que  n'avaient  pas 
fait  les  aînés.  Mais  ce  sont  là  des  colères  vaines,  des 
aveuglements  impuissants.  Les  évolutions  sociales  et 
littéraires  ont  une  force  irrésistible;  elle-  traversent 
d'un  léger  saut  des  obstacles  énormes  qu'on  réputait 
infranchissables.  Le  théâtre  a  beau  être  ce  qu'il  est 


LE   NATURALISME  AU   THÉÂTRE.  149 

aujourd'hui;  il  sera  demain  ce  qu'il  devra  être.  Et, 
quand  révénemenl  aura  eu  lieu,  tout  le  monde  le 
trouvera  naturel. 

Ici  j'entre  dans  la  déduction,  je  ne  prétends  plus 
avoir  la  même  rigueur  scientifique.  Tant  que  j'ai  rai- 
sonné sur  des  faits,  j'ai  affirmé.  A  présent,  je  me  con- 
tenterai de  prévoir.  L'évolution  se  produit,  cela  est 
certain.  Mais  passera-t-elle  à  gauche,  passera-t-elle  à 
droite?  Je  ne  sais  trop.  On  en  peut  raisonner,  pas  da- 
vantage. 

D'ailleurs,  il  est  certain  que  les  conditions  d'exis- 
tence du  théâtre  seront  toujours  différentes.  Le  roman, 
grâce  à  son  cadre  libre,  restera  peut-être  roiiLil  par 
excellence  du  siècle,  tandis  que  le  théâtre  ne  fera  que 
le  suivre  et  en  compléter  l'action.  Il  ne  faut  point 
oublier  la  merveilleuse  puissance  du  théâtre,  son  elfet 
immédiat  sur  les  spectateurs.  Il  n'existe  pas  de  meil- 
leur instrument  de  propagande.  Si  donc  le  roman  se 
lit  au  coin  du  feu,  en  plusieurs  fois,  avec  une  patience 
qui  tolère  les  plus  longs  détails,  le  dramaturge  natu- 
raliste devra  se  dire  avant  tout  qu'il  n'a  point  affaire 
à  ce  lecteur  isolé,  mais  à  une  foule  qui  a  des  besoins 
de  clarté  et  de  concision.  Je  ne  vois  pas  que  la  for- 
mule naturaliste  se  refuse  à  celte  concision  et  à  cette 
clarté.  11  s'ygira  simplement  de  changer  la  facture,  la 
carcasse  de  l'œuvre.  Le  roman  analyse  longue- 
ment, avec  une  minutie  de  détails  où  rien  n'est  ou- 
blié; le  théâtre  analysera  aussi  brièvement  qu'il 
le  voudra,  par  les  actions  et  les  paroles.  Un  mot, 
un  cri,  dans  Balzac,  suffit  souvent  pour  donner 
le  personnage  tout  entier.  Ce  cri  est  du  théâtre,  et  du 
meilleur.  Quant  aux  actes,  ils  sont  de  l'analyse 
en  action,  la  plus  saisissante  qu'on  puisse  faire.  Lors- 

13. 


ISO  LE   NATURALISME   AU    THEATRE. 

qu'on  se  sera  débarrassé  des  amuseltes  de  l'inlrigue, 
du  jeu  enfantin  de  nouer  des  fils  compliqués  pour  avoir 
le  plaisir  de  les  dénouer  ensuite,  lor^qu'uue  pièce  ne 
sera  plus  qu'une  histoire  réelle  et  logique,  on  entrera 
par  là  nièuie  en  pleine  analyse,  on  analysera  forcé- 
ment la  double  influence  des  personnages  sur  les  faits 
et  des  faits  sur  les  personnages.  C'est  ce  qui  rn'a  mené 
souvent  à  dire  que  la  formule  naturaliste  nous  re- 
portait à  la  source  même  de  notre  théâtre  national,  à 
la  formule  classique.  On  trouve  précisément  dans  les 
tragédies  de  Corneille,  dans  les  comédies  de  Mo- 
lière, cette  analyse  continue  des  personnages  que  je 
demande;  l'intrigue  est  au  second  plan,  l'œuvre  est 
une  longue  dissertation  dialoguéesurl'hommc.  Seule- 
ment, au  lieu  d'abstraire  l'homme,  je  voudrais  qu'on 
le  replaçât  dans  la  nature,  dans  son  milieu  propre,  en 
étendant  l'analyse  à  toutes  les  causes  physiques  et  so- 
ciales qui  le  déterminent.  En  un  mot,  la  formule  classi- 
que me  paraîtbonne,  à  la  condition  qu'on  y  emploiera 
lamélhodescientifiquepourétudierlasociétéactuelle, 
comme  la  chimie  étudie  les  corps  et  leurs  propriétés. 
Quant  aux  longues  descriptions  des  romans,  elles 
ne  peuvent  être  portées  à  la  scène,  cela  est  de  toute 
évidence.  Les  romanciers  naturalistes  décrivent  beau- 
coup, non  pour  le  plaisir  de  décrire,  comme  on  le  leur 
reproche,  mais  parce  qu'il  entre  dans  leur  formule  de 
circonstancier  et  dé  compléter  le  personnage  par  le 
milieu.  L'hommen'estpluspoureuxuneabstractionin- 
tellectuelle,  tel  qu'on  le  considérait  au  dix-septième  siè- 
cle;il  estune  bête  pensante,  qui  fait  partie  de  la  grande 
nature  et  qui  est  soumise  aux  multiples  influences 
du  sol  où  elle  a  poussé  et  où  elle  vit.  C'est  pourquoi  un 
climat,  un  pays,  un  horizon,  ur.e  chambre,  ont  sou- 


LE   NATURALISME  AU  THÉÂTRE.  13t 

vent  une  importance  décisive.  Le  romancier  ne  sé- 
pare donc  plus  le  personnage  de  l'air  où  il  se  meut; 
il  ne  décrit  pas  par  un  besoin  de  rhétorique,  comme 
les  poêles  didactiques,  comme  Delille  par  exen)ple; 
il  noie  siuiplement  à  chaque  heure  les  conditions 
matérielles  dans  lesquelles  agissent  les  êtres  et  se 
produisent  les  faits,  pour  être  absolument  complet, 
pour  que  son  enquête  porte  sur  l'ensemble  du  monde 
et  évoque  la  réalité  tout  entière.  Mais  les  descrip- 
tions n'ont  pas  besoin  d'être  portées  au  théâtre;  elles 
s'y  trouxent  naturellement.  La  décoration  ti'est-elle 
pas  une  description  continue,  qui  peut  être  beau- 
coup plus  G.xacie  et  saisissante  que  la  description 
faite  dans  un  roman?  Ce  n'est,  dit-on,  que  du  carton 
peint;  en  oilel,  mais,  dans  un  roman,  c'est  moins 
encore  que  du  carton  peint,  c'est  du  papier  noirci; 
pourtant  l'illusion  se  produit.  Après  les  décor.s 
si  puissants  de  relief,  si  surprenan's  de  vérité,  que 
nous  avons  vus  lécemment  dans  nos  théâtres,  on  ne 
peut  plus  nier  la  possibilité  d'évoquer  à  la  scène  la 
réalité  des  milieux.  C'est  aux  auteurs  dramatiques  à 
utiliser  maintenant  cette  réalité;  eux  fournissent  les 
peisonnages  et  les  faits;  les  décorateurs,  sur  leurs 
indications,  fourniront  les  descriplions,  aussi  exactes 
qu'il  sera  nécessaire.  11  ne  s'agit  donc  plus,  pour 
un  dramaturge,  que  de  se  servir  des  milieux  comme 
les  romanciers  s'en  servent,  puisqu'ils  peuvent  les 
réaliser,  les  montrer.  J'ajouterai  que,  le  théâtre 
étant  une  évocation  matérielle  de  la  vie,  les  milieux 
s'y  sont  imposés  de  tous  temps.  Au  dix-septième 
siècle  seulement,  comme  la  nature  ne  comptait  pas, 
comme  l'homme^  était  une  pure  intelligence,  les  dé- 
cors restaient  vagues,  un  péristyle  de  temple,   une 


152  LE   NATURALISME   AU   TIIhATRE. 

salle  quelconque,  une  place  publique.  Aujourd'hui, 
le  mouvement  naturaliste  a  amené  une  e.xaclilude 
de  plus  en  plus  grande  dans  les  décors.  Gela  s'est 
produit  peu  à  peu,  invinciblement.  Je  trouva  même 
là  une  preuve  du  sourd  travail  que  fait  le  natura- 
lisme au  théâtre,  depuis  le  commencement  du  siècle. 
Je  ne  puis  étudier  à  fond  cette  question  des  décors 
et  des  accessoires,  je  me  contente  de  constater  que 
la  description  est  non  seulement  possible  sur  la 
scène,  mais  qu'elle  y  est  encore  de  toute  nécessité, 
qu'elle  s'y  impose  comme  une  condi  ion  essentielle 
d'existence. 

Je  n'ai  pas^,  je  pense,  à  parler  des  changements  de 
lieux.  Il  y  a  beau  temps  que  l'unilé  de  lieu  n'est  plus 
observée.  Les  auteurs  dramatiques  ne  se  gênent  pas 
pour  embrasser  une  existence  entière,  pour  pro- 
mener les  spectateurs  aux  deux  bouts  du  monde. 
Ici,  la  convention  reste  maîlresse,  coamie  elle  l'est 
d'ailleurs  dans  le  roman,  où  l'écrivain  fait  parfois 
cent  lieues  d'un  alinéa  à  un  autre.  Il  en  est  de  même 
pour  la  question  de  temps.  On  doit  tricher.  Une 
action  qui  demanderait  quinze  jours,  par  exemple, 
doit  tenir  dans  les  trois  heures  qu'on  met  à  lire  un 
roman  ou  à  écouter  une  pièce.  Nous  ne  sommes  pas 
la  force  créatrice  qui  régit  ce  monde,  nous  ne 
sommes  que  des  créateurs  de  seconde  main,  analy- 
sant, résumant,  tâtonnant  presque  toujours,  heureux 
et  acclamés  comme  des  génies,  lorsque  nous  pouvons 
dégager  un  seul  rayon  de  la  vérité. 

J'arrive  h  la  langue.  On  prétend  qu'il  y  a  un  style 
pour  le  théâtre.  On  veut  que  ce  soit  un  style  tout 
ditféient  de  la  conversation  parlée,  plus  sonore,  plus 
nerveux,  écrit  d'une  quinte  plus'haut,  taillé  à  fa- 


LE   NATURALISME  AU   THÉÂTRE.  153 

celtes,  saii'  doute  pour  y  faire  scintiller  les  lumières 
des  lustres  De  nos  jouis,  par  exemple,  M.  Dumas 
(ils  passe  pour  êlre  un  grand  écrivain  dramatique.  Ses 
«  mots  »  sont  fameux.  Ils  partent  comme  des  fusées, 
retombent  en  gerbes,  aux  applaudissements  des  spec- 
tateurs. D'ailleurs,  tous  ses  personnages  parlent  la 
même  langue,  une  langue  de  parisien  spirituel, 
fouettée  de  paradoxes,  visant  continuellement  au 
trait,  sèche  et  brutale.  Je  ne  nie  pas  l'éclat  de  c^tte 
langue,  un  éclat  peu  solide,  mais  j'en  nie  la  vérité. 
Rien  n'est  fatigant  comme  ce  continuel  ricanement 
de  la  phrase.  Je  voudrais  plus  de  souplesse,  plus  de 
nature.  Cela  est  à  la  fois  trop  bien  écrit  et  pas  assez 
écrit.  Les  véritables  stylistes  de  l'époque  sont  les  ro- 
manciers ;  il  faut  chercher  le  style  impeccable,  vi- 
vant, original,  chez  M.  Gustave  Flaubert  et  chez 
MM.  de  Concourt.  Lor.-qu'on  compare  la  prose  de 
M.  Dumas  à  celle  de  ces  grands  prosateurs,  elle  n'a 
plus  ni  correction,  ni  couleur,  ni  mouvement.  Ce  que 
je  voudrais  voir  au  Ihéàire,  ce  serait  un  réiumé  de  la 
langue  parlée.  Si  l'on  ne  peut  porter  à  la  scène  une 
conversation  avec  ses  redites,  ses  longueurs,  ses  pa- 
roles inutiles,  on  pourrait  y  garder  le  mouvement  et 
le  Ion  de  la  conversation,  le  tour  d'esprit  particulier 
de  chaque  causeur,  la  réalité,  en  un  mot,  mise  au 
point  nécessaire.  MM.  de  Concourt  ont  fait  une  cu- 
rieuse tentative  de  ce  genre  dans  Henriette  Maréchal^ 
celte  pièce  qu'on  n'a  pas  voulu  entendre  et  que  per- 
sonne ne  connaît.  Les  acteurs  grecs  parlaient  dans  un 
tube  d'airain;  sous  Louis  XIV,  les  comédiens  chan- 
taient leurs  rôles  sur  un  ton  de  mélopée,  pour  leur 
donner  plus  de  pompe;  aujourd'hui,  on  se  contente 
de  dire  qu'il  y  a  une  langue  de  théâlre,  plus  sonore 


154  LE  NATURALISME   AU  THÉÂTRE. 

et  semée  de  mots  à  pétards.  On  voit  qu'il  y  a  progrès. 
Un  jour  on  s'apercevra  que  le  meilleur  style,  au 
théâtre,  est  celui  qui  résume  le  mieux  la  conversa- 
tion parlée,  qui  met  le  mot  juste  en  sa  place,  avec 
la  valeur  qu'il  doit  avoir.  Les  romanciers  naturalistes 
ont  déji\  écrit  d'excellents  modèles  de  dialogues  ainsi 
réduits  aux  paroles  strictement  utiles. 

Resle  la  question  des  personnages  sympathiques. 
Je  ne  me  dissimule  pas  qu'elle  est  capitale.  Le  public 
demeure  glacé,  quand  on  ne  satisfait  pas  son  besoin 
d'un  idéal  de  loyauté  et  d'honneur.  Une  pièce  où  il 
n'y  a  que  des  personnages  vivants,  pris  dans  la  réa- 
lité, lui  paraît  noire,  austère,  lorsqu'elle  ne  l'exas- 
père pas.  C'est  sur  ce  point  surtout  que  se  livre  la 
bataille  du  naturalisme.  Il  faut  que  nous  sachions 
patienter.  En  ce  moment,  tout  un  travail  secret  se 
fait  dans  les  spectateurs;  ils  viennent  peu  à  peu, 
poussés  par  l'esprit  du  siècle,  à  admettre  les  audaces 
des  peintures  réelles,  à  y  prendre  môme  du  goût. 
Quand  ils  ne  pourront  plus  supporter  certains  men- 
songes, nous  serons  bien  près  de  les  avoir  gagnés. 
Déjà  les  œuvres  des  romanciers  préparent  le  terrain, 
en  les  accoutumant.  Une  heure  sonnera  où  il  suffira 
qu'un  maître  se  révèle  au  théâtre  pour  trouver  tout 
un  public  prêt  à  se  passionner  en  faveur  du  vrai.  Ce 
sera  une  question  de  tact  et  de  force.  On  verra  alors 
que  les  kçons  les  plus  hautes  et  les  plus  utiles  sont 
dans  la  peinture  de  ce  qui  est,  et  non  dans  des  géné- 
ralités ressassées,  dans  des  airs  de  bravoure  sur  la 
vertu  que  l'on  chante  pour  le  seul  plaisir  des  oreilles. 

Voilà  donc  les  deux  formules  en  pré-ence  ;  la  for- 
mule naturaliste  qui  fait  du  théâtre  l'étude  et  la 
peinture  de  la  vie,  et  la  formule  conventionnelle,  qui 


LE  NATURALISME  AU  THÉÂTRE.        155 

en  fait  un  pur  amusement  de  l'esprit,  une  spécula- 
tion intellectuelle,  un  art  d'équilibre  et  de  symétrie, 
réglé  d'après  un  certain  code.  Au  fond,  tout  dépend 
de  l'idée  qu'on  a  d'une  littérature,  de  la  littérature 
dramati(iue  en  particulier.  Si  l'on  admet  qu'une 
littérature  n'est  qu'une  enquête  sur  les  choses  et 
sur  les  êtres,  faite  par  des  esprits  originaux,  on  est 
naturaliste;  si  l'on  prétend  qu'une  littérature  est 
une  charpente  suiajoutée  au  vrai,  qu'un  écrivain 
doit  se  servir  de  l'observation  pour  se  lancer  dans 
1  invention  et  dans  l'arrangement,  on  est  idéaliste, 
ou  proclame  la  nécessité  de  la  convention.  Je  viens 
d  cire  très  frappé  par  un  exemple.  On  a  repris  der- 
nièrement, à  la  Comédie  Française,  le  Fils  naturel, 
de  M.  Dumas  fils.  Du  coup,  un  critique  saute  d'en- 
thousiasme. Le  voilà  parti.  Mon  Dieu!  que  cela  est 
donc  bien  fabriqué,  que  cela  e-t  donc  raboté,  em- 
boîté, collé,  chevillé!  Ce  rouage  est-il  assez  joli!  Et 
celui-ci,  se  présente-t-il  assez  à  point  pour  s'engrener 
h  cette  autre  pièce,  qui  elle-même  met  en  mouve- 
ment toute  la  machine!  Alors,  il  se  pâme,  il  ne 
trouve  pas  de  mois  assez  élogieux  pour  dire  le  plaisir 
qu'il  prend  devant  cette  mécanique.  Ne  croirait-on 
pas  qu'il  parle  d'un  joujou,  d'un  jeu  de  patience 
dont  il  est  fier  de  brouiller  et  de  remettre  les  pièces  ? 
Moi,  je  reste  froid  devant  le  Fils  naturel.  Pour- 
quoi cela  ?  Suis-je  plus  sot  que  le  critique'?  Je  ne  le 
pense  pas.  Seulement,  je  n'ai  pas  de  goût  pour  l'hor- 
logerie, et  j'en  ai  beaucoup  pour  la  vérité.  Oui,  en 
efl'et,  cela  est  d'un  joli  mécanisme.  Mais  je  voudrais 
que  cela  fût  d'une  vie  superbe,  je  voudrais  la  vie, 
avec  son  frisson,  avec  sa  largeur,  avec  sa  puissance; 
je  voudrais  toute  la  vie. 


156       LE  NATURALISME  AU  THEATRE. 

Et  j'ajoute  que  nous  aurons  toute  la  vie  au  théâtre, 
comme  nous  l'avons  déjà  dans  le  roman.  Cette  pré- 
tendue logique  des  pièces  actuelles,  cette  symétrie, 
cet  équilibre  obtenu  dans  le  vide  par  des  procédés  de 
raisonnement  qui  viennent  de  l'ancienne  métaphy- 
sique, tomberont  devant  la  logique  naturelle  des  faits 
et  des  êtres,  tels  qu'ils  se  comportent  daus  la  réalité. 
A  biplace  d'un  théâtre  de  fabrication,  nous  aurons 
un  théâtre  d'observation.  Gomment  l'évolution 
s'achèvera  t-elle?  C'est  ce  que  demain  nous  dira.  J'ai 
essayé  de  prévoir,  mais  je  laisse  au  génie  le  soin  de 
réaliser.  J'ai  déjà  donné  ma  conclusion  :  notre 
théâtre  sera  naturaliste  ou  il  ne  sera  pas. 

Maintenant  que  j'ai  tâclié  de  résumer  l'ensemble 
de  mes  idées,  puis-je  espérer  qu'on  ne  me  fera  plus 
dire  ce  que  je  n'ai  jamais  dit?  Continuera- t-on  à 
voir,  dans  mes  opinions  de  critique,  je  ne  sais  quel 
gonflement  ridicule  de  vanité,  quel  besoin  d'odieuses 
représailles  ?  Je  ne  suis  que  le  soldat  le  plus  con- 
vaincu du  vrai.  Si  je  me  trompe,  mes  jugements  sont 
là,  tout  imprimés,  et  dans  cinquante  ans  on  méjugera 
à  mon  tour,  on  pourra  lu'accuser  d'injustice,  d'aveu- 
glement, de  violence  inutile.  J'accepte  le  verdict  de 
l'avenir. 


L'ARGENT  DANS  LA  LITTERATURE 


14 


L'ARGENT  DANS  LA  LITTÉRATURE 


Souvent,  j'entends  pousser  autour  de  moi  cette 
plainte:  «  L'esprit  littéraire  s'en  va,  les  lettres  sont 
débordées  par  le  mercantilisme,  l'argent  tue  l'esprit.» 
fit  ce  sont  d'autres  accusations  éplorées  contre  notre 
démocratie  qui  envahit  les  salons  et  les  académies, 
qui  détraque  le  beau  langage,  qui  fait  de  l'éciivain 
un  marchand  comme  un  autre,  plaçant  ou  ne  pla- 
çant pas  sa  marchandise  selon  la  marque  de  fabrique, 
amassant  une  fortune  ou  mourant  dans  [a  misère. 

Eh  bien  !  j'enrage  de  ces  plaintes  et  de  ces  accusa- 
lions.  Il  est  certain  d'abord  que  l'esprit  littéraire,  le' 
qu'on  l'entendait  au  dix-seplième  siècle  cl  au  dix- 
huitième,  n'est  plus  du  tout  l'esprit  littéraire  de 
notre  dix-neuvième  siècle.  Un  mouvement  intellec- 
tuel et  social  a  peu  à  peu  amené  une  transformation, 
qui  est    aujourd'hui  complète.  Avant   tout,  voyons 


160       L'ARGENT  DANS  LA  LITTÉRATURE. 

quelle  a  été  celte  transformation.  Ensuite,  il  me 
sera  aisé  de  déterminer  le  rôle  de  l'argent  dans 
notre  littérature  moderne. 


I 


Dernièrement,  je  relisais  les  études  critiques  de 
Sainte-Beuve,  cette  série  interminable  de  volumes  oti 
il  s'est  confessé  tout  au  long.  Et  c'est  au  courant  de 
celte  lecture  que  j'ai  élé  frappé  des  modifications 
profondes  de  notre  esprit  littéraire.  Sainte-Beuve, 
d'une  intelligence  si  souple  et  si  vaste,  très  capable 
de  goûler  les  œuvres  modernes,  n'en  gardait  pas 
moins  une  préférence  attendrie  pour  les  œuvres  du 
passé;  il  pratiquait  religieusement  les  anciens  et 
nos  classiques.  C'était,  chez  lui,  un  continuel  regret, 
comme  une  nostalgie  des  âges  morts,  du  dix-septième 
siècle  surtout,  qui  s'échappait  en  une  page,  en  une 
phrase,  à  propos  de  n'importe  quel  sujet.  Il  admettait 
l'époque  actuelle,  il  se  flatlait  d'en  connaître  et  d'en 
comprendre  toutes  les  productions;  mais  son  tempé- 
rament l'emportait,  il  retournait  en  arrière  et  vivait 
plus  à  l'aide,  avec  des  joies  mélancoliques,  dans  ser. 
souvenirs  d'érudit  et  de  lettré.  II  était  né  deux  cents 
ans  trop  tard.  Jamais  je  n'ai  mieux  pénétré  le  charme 
de  l'esprit  littéraire,  tel  que  le  cultivait  la  vieille 
France.  Sainte-Beuve  a  été  certainement  un  des  der- 
niers à  sentir  et  à  pleurer  cet  ancien  monde  qui  s'ef- 
fondrait; etla  note  est  d'autant  plus  vibrante  chez 
lui,  qu'il  a  un  pied  dans  chacune  des  deux  époques, 
le  passé  et  le  présent,  et  qu'il  est  plutôt  un  acteur 
qu'un  juge.  les  vraies  confessions  ont  lieu  aux  heures 


L'ARGENT  DANS  LA  LITTERATURE.       161 

de  trouble,  dans  un  cri  de  douleur  personnelle. 
Yoici  donc  l'idée  que  Sainte-Beuve  se  fait  de  l'écri- 
vain, lorsqu'il  se  reporte  à  ce  passé  dont  il  rêve.  L'é- 
crivain est  un  érudit  et  un  lettré  qui,  avant  tout,  a 
besoin  de  loisir.  Il  vit  au  fond  d'une  bibliothèque, 
loin  du  bruit  de  la  rue,  dans  un  commerce  plein  de 
douceur  avec  les  Muses,  C'est  une  volupté  conti- 
nue, une  délicatesse  d'âme,  un  chatouillement  de 
l'esprit,  un  bercement  de  l'être  entier.  La  littérature 
reste  ici  le  passe- temps  délicieux  d'une  société  choi- 
sie, qui  enchinle  d'al)ord  le  poète,  avant  de  faire  le 
bonheur  d'un  petit  cercle.  Aucune  hypothèse  de  tra- 
vail forcé,  de  veilles  prolongées,  de  travail  attendu  et 
bâclé;  au  contraire,  une  politesse  souriante  envers 
l'inspiration,  des  œuvres  écrites  aux  heures  favora- 
bles, dans  une  satisfaction  du  cœur  et  de  l'esprit. 
Les  honnêtes  gens  devenaient  seuls  capables  de  pro- 
duire dans  des  conditions  pareilles,  j'entends  les  gens 
riches  ou  les  gens  pensionnés,  ceux  auxquels  un  dieu 
avait  donné  le  loisir  nécessaire.  Et  jamais  l'idée  du 
gain  ne  se  trouve  au  bout  de  la  besogne  ;  l'écrivain  fait 
des  phrases  comme  l'oiseau  fait  des  roulades,  pour 
son  plaisir  et  pour  le  plaisir  des  autres.  On  n'a  pas  à 
lepayer,  paspliis  qu'onnepaiele  rossignol.  Onlenour- 
rit,  simplement.  11  est  convenu  que  l'argent  est  une 
chose  grossière  qui  rabaisse  la  dignité  des  lettres; 
du  moins,  il  n'y  a  pas  d'exemple  d'un  homme  ayant 
gagné  une  fortune  en  écrivant,  et  cela  ne  surprend 
personne,  les  écrivains  eux-mêmes  se  drapent  dans 
leur  pauvreté  et  acceptent  de  vivre  d'une  aumône  prin- 
cicre.  Ils  sont  l'agrément,  le  luxe,  quelque  chose  qui 
sort  de  la  vie  banale,  qui  n'est  pas  dans  le  commerce, 
et  dont  les  grands  seuls  peuvent  se  payer  la  fantaisie, 

14. 


i62  L'ARGENT   DANS  LA  LITTÉRATUHE, 

comme  ils  se  payent  des  bouffons  et  des  baladins. 
J'in>iste  particulièrement  sur  les  caractères  de 
l'esprit  littéraire.  L'écrivain  n'a  alors  rien  du  savant, 
passionné  pour  la  vérité,  mettant  sa  joie  dans  des 
découvertes.  II  est  avant  tout  un  virtuose  qui  joue 
des  airs  sur  la  rhétorique  de  son  temps;  les  plus 
humains  se  contentent  de  disserler  au  sujet  de 
l'homme  d'un  homme  absli'ait,  purement  métaphy- 
sique. Une  des  grosses  jouissances  est  de  paraphraser 
Tanliquilé,  de  vivre  en  communion  plus  ou  moins 
étroite  avec  les  Grecs  et  les  Latins.  Il  faut  bien  voir 
alors  l'écrivain  dans  son  cabinet,  entouré  de  livres, 
respectueux  de  la  tradition,  ne  marchant  pas  sans  les 
textes,  n'ayant  le  plus  souvent  que  le  désir  d'exécuter 
des  \arialions  sur  des  thèmes  déjà  connus,  traitant 
la  liitérature  en  dame  du  beau  monde  qui  exige  toutes 
sortes  de  politesses,  et  mettant  justement  le  charme 
du  métier  à  rafOner  ces  politesses  à  l'infini.  En  un 
mot,  l'écrivain  reste  alors  dans  les  lettres  pures,  les 
jolis  jeux  de  la  rhétorique,  les  discussions  de  la  lan- 
gue, la  peinture  littéraire  des  caractères,  des  senti- 
ments et  des  passions,  non  pas  cherchés  dans  la 
vérité  physiologique,  mais  savamment  mis  en  tirades 
de  tragédie  ou  en  morceaux  d'éloquence.  L'abîme 
re4c  inlVanchissable  entre  le  savant  qui  cherche  et 
l'écrivain  (jui  décrit.  Celui-ci  ne  s'écarte  pas  du  dogme 
philosophique  et  religieux,  il  se  trouve  enfermé  dans 
le  domaine  de  l'âme,  même  lorsqu'il  est  de  tempéra- 
ment révolutionnaire.  La  littérature  est  réellement 
,un  monde  à  part,  l'esprit  littéraire  a  un  sens  très  net, 
on  cultive  un  jardin  où  chaque  genre  a  sa  plate-bande, 
les  tulipes  d'un  côté  et  les  roses  de  l'autre,  Besogne 
étiquetée,  mais  charmante,  toute  de  procédés  et  de 


L'ARGENT    DANS   LA  LITTÉRATURE.  103 

recetles,  mais  pleine  de  celte  jouissance  paisible 
de  voir  ]  ousser  en  leur  saison  des  fleurs  attendues. 
Ce  sont  alors  les  salons  qui  travaillent  à  l'espru 
littéraire  et  qui  le  déterminent.  Le  livre  est  cher  et 
peu  répandu;  on  ne  lit  pas  du  tout  dans  le  peuple, 
pres(iue  pas  dans  la  bourgeoisie  ;  on  est  loin  de  ce 
grand  courant  de  lecture  qui  emporte  aujourd'hui 
lasociéié  enlicre.  C'est  par  exception  qu'on  rencon- 
tre un  lecteur  passionné,  dévorant  tout  ce  qui  paraît 
aux  étalages  des  éditeurs.  Aussi  le  grand  public,  ce 
que  nous  appelons  l'opinion,  pour  ainsi  diie  le  suf- 
frage universel,  n'exisle-t-il  pas  en  matière  littéraire, 
et  les  salons,  quelques  rares  groupes  de  personnes 
choisies,  sont  les  seuls  f>  porter  des  jugements  déci- 
sifs. Ces  salons  ont  véritablement  régné  sur  les  let- 
tres. Celaient  eux  qui  décidaient  de  la  langue,  du 
choix  des  sujets  et  de  la  meilleure  f.içon  de  les  traiter. 
Ils  épluchaient  les  mots,  adoptant  le?  uns,  condam- 
nant les  autres;  ils  établissaient  des  règles,  lançaient 
des  modes,  faisaient  des  grands  hommes.  De  \h,  le 
caractère  des  lettres,  tel  que  j'ai  lâché  de  l'indiquer 
plus  haut,  une  fleur  de  l'esprit,  un  passe-temps  aima- 
ble, uuB  distraction  supérieure  donnée  aux  gens  de 
bonne  compagnie.  Imaginez-vous  un  de  ces  salons 
qui  faisaient  la  loi  en  matière  littéraire.  Une  femme 
y  réunissait  autour  d'elle  des  écrivains  dont  le  seul 
souci  était  de  lui  plaire  ;  on  lisait  des  ouvrages  en  petit 
comité,  on  causait  beaucoup,  avec  toutes  les  conve- 
nances et  toutes  les  délicatesses  du  monde.  Le  génie, 
tel  que  nous  l'entendons  de  nos  jours,  avec  sa  puis- 
sance déréglée,  se  serait  trouvé  là  fort  mal  à  l'aise; 
mais  le  simple  talent  s'y  épanouissait,  dans  une  cha- 
leur de  serre  très  douce.  Même  aux  premiers  temps 


164  L'ARGEiNT  DANS  LA   LITTÉRATURE. 

de  la  politesse  française,  lorsque  les  salons  naissaient 
à  peine  et  que  les  grands  seigneurs  se  contentaient 
d'avoir  à  leurs  gages  un  poète  comme  ils  avaient  un 
cuisinier,  l'état  de  domesticité  où  se  trouvaient  les 
lettres,  les  mettait  aux  mains  d'une  caste  privilégiée, 
qu'elles  flattaient  et  dont  elles  devaient  accepter 
le  goût.  Cela  leur  donnait  toutes  sortes  d'aima- 
bles qualités  :  le  tact,  la  mesure,  un  équilibre  pom- 
peux, une  construction  et  une  langue  de  parade;  et 
encore  tous  les  charmes  qu'on  peut  trouver  dans  une 
société  de  femmes  distinguées,  les  subtilités  et  les 
raffinements  du  cerveau  et  du  cœur,  les  fines  cause- 
ries sur  des  sujets  délicats,  effleurant  tout  sans  jamais 
appuyer,  ces  causeries  du  coin  du  feu  qui  sont  comme 
des  airs  de  musique,  et  où  l'on  s'en  tient  aux  mélo- 
dies tristes  ou  gaies  de  la  créature  humaine.  Voilà 
l'esprit  littéraire  des  siècles  derniers. 

Naturellement,  les  salons  menaient  aux  académies. 
C'est  là  que  l'esprit  littéraire  fleurissait  dans  un  bel 
épanouissement  de  rhétorique.  Dégagé  de  l'élément 
mondain,  n'ayant  plus  de  femmes  à  ménager,  il 
devenait  grammairien  et  rhétoricien,  enfoncé  dans 
des  questions  de  tradition,  de  règles  et  de  recettes.  Il 
faut  entendre  Sainte-Beuve,  cet  esprit  si  libre,  par- 
lant encore  de  l'Académie  avec  l'importance  et  la 
colère  d'un  bon  employé  qui  est  allé  à  son  bureau  et 
qui  a  été  mécontent  d'y  voir  la  conduite  et  la  besogne 
de  ses  collègues.  Beaucoup  d'écrivains  avaient  le 
goût  de  ces  séances  passées  à  disputer  sur  les  mots, 
de  ces  parlottes  où  l'on  se  chamaillait  au  nom  des 
oracles  de  l'antiquité.  On  se  jetait  al'ors  son  grec  et 
son  latin  à  la  tête,  on  se  donnait  le  régal  d'une  cuistre- 
rie en  commun,  au  milieu  d'une  complication  extra- 


L'ARGENT   DAiNS  LA  LITTÉRATURE.  163 

ordinaire  de  haines,  de  jalousies,  de  petites  batailles 
et  de  petits  triomphes.il  n'y  a  pas  de  loge  de  portière 
où  Ton  ait  échangé  plus  de  gourmades  qu'à  l'Acadé- 
mie. Pendant  deux  siècles,  des  hommes  d'Etat  tom- 
bés du  pouvoir,  des  poètes  bilieux,  enragés  de  vanité, 
des  hommes  de  bibliothèque,  la  tête  farcie  de  bou- 
quins, sont  venus  là  se  soulager,  se  donner  l'illusion 
de  leur  gloire,  en  discutant  âprement  leurs  mérites, 
sans  jamais  avoir  le  public  avec  eux. 

Si  l'on  écrivait  l'histoire  intime  de  l'Académie, 
avec  les  lettres  pai  liculièies  où  des  académiciens  ont 
confessé  la  vérité  vraie,  on  obtiendrait  l'épopée  co- 
mique la  plus  extraordinaire  d'un  couvent  d'hommes 
lâché  dans  un  orgueil  enfantin  et  dans  des  préoccu- 
pations d'une  futilité  incroyable.  L'esprit  littéraire 
est  gardé  dans  cette  arche  sainte  avec  un  déploiement 
de  commérages  dont  nous  sourions  aujourd'hui.  La 
lecture  de  Sainte-Beuve  est  précieuse  à  ce  sujet,  de 
mêmequ'il  nous  donne  d'excellentes  notes  sur  l'at- 
titude de  l'écrivain,  dans  les  derniers  salons  du  com- 
mencement du  siècle.  On  le  voit  1res  honoré  d'être 
reçu  chez  les  grands.  Il  leur  envoie  des  coups  de  cha- 
peau ,  il  a  du  respect  et  se  met  à  son  rang,  en  les  recon- 
naissant supérieurs.  C'est  une  accepta  tion  de  la  hiérar- 
chie sociale,  dont  il  sourira  et  qu'il  discutera  en 
philosophe,  dès  qu'il  aura  posé  le  pied  sur  le  pavé 
de  la  rue;  mais  là,  au  milieu  des  dames,  près  du  mi- 
nistre de  la  veille  ou  du  lendemain,  il  croit  devoir 
s'incliner,  comme  s'il  avait  encore  besoin  de  cette 
protection,  comme  s'il  travaillait  uniquement  pour 
ces  gens,  llatté  de  leur  politesse,  pris  par  les  séduc- 
tions d'un  milieu  aristocratique  où  les  lettres  iui  pa- 
rais;ent  plus  nobles.  Il  y  a  là  simplement  un  reste  de 


le*"  L'ÂHGliNT   DANS  LA  LITTÉRATUIIE. 

courtisanerie,  un  goût  pour  la  grâce  et  l'heureux 
équilibre  de  la  bonne  société.  Sainte-Beuve  ne  sen- 
tait plus  derrière  lui  la  nation  entière  dont  il  tenait 
son  talent  et  sa  véritable  célébrité. 

En  résumé,  l'esprit  littéraire  des  siècles  derniers 
est  donc  une  conception  des  lettres  dégagée  de  toute 
idée  d'enquête  scientifique.  Ce  sont  les  lettres  pure?, 
prenant  pour  base  philosophique  l'idée  première 
d'une  âme  nettement  distincte  du  corps  et  supérieure 
à  lui,  puis  partant  de  ce  dogme  indiscuté  pour  ba- 
tailler uniquement  dans  les  œuvres  sur  les  questions 
de  grammaire  et  de  rhétorique.  Dès  lors,  dans  les  sa- 
lons et  dans  les  académies,  l'esprit  littéraire  travaille 
à  la  formation  delà  langue,  h  la  création  d'une  litté- 
rature pondérée,  dissertant  en  belles  phrases  sur  les 
caractères  et  les  sentiments,  tels  que  les  règle  la  mé- 
taphysique de  l'époque.  L'homme  et  la  nalure  res- 
tent à  l'état  abstrait,  les  écrivains  ne  se  donnent  pas 
la  mission  de  l'aire  la  vérité  sur  les  êtres  et  les  choses, 
mais  celle  de  les  peindre  selon  le  mécanisme  con- 
venu, en  poussant  toujours  au  type,  de  façon  â  obte- 
nir le  plus  de  grandeur  possible.  Nulle  part,  on  ne 
descend  jusqu'à  l'individu,  môme  chez  les  poètes  co- 
miques qui  ont  écrit  des  chefs-d'œuvre  d'observation 
générale.  L'étude  des  faits  séparés,  l'anatomie  des 
cas  spéciaux,  les  documents  ramassés,  classés,  éti- 
quetés, sont  encore  loin.  Il  s'agit  simplement  de  ré- 
créer une  société  élégante,  en  écrivant  pour  elle  des 
œuvres  où  elle  retrouve  sa  langue,  sa  politesse,  son 
art  des  nuances,  ses  restrictions  fines,  toute  sa  vie 
faite  de  demi-aveux  et  de  convenances. 

Certes,  un  tel  esprit  littéraire  a  enfanté  de  belles 
œuvres.  Je  constate  ici,  je  ne  juge  pas.   Toute  notre 


L'ARGENT   DANS  LA  LITTERATURE.  167 

grande  littérature  nationale,  au  dix-huitième  siècle 
et  surtout  au  dix-septième,  est  le  produit  de  cet  accord 
des  écrivains  et  de  la  sociélé  choisie,  pour  laquelle 
ils  écrivaient.  Les  salons  et  les  académies  sont  la  terre 
cultivée  où  devaient  pousser  fatalement  nos  chefs- 
d'œuvre  classiques.  On  leur  doit  la  belle  ordonnance 
et  l'ampleur  solennelle  de  la  tragédie  de  Racine,  les 
périodes  magnifiques  des  oraisons  de  Bossuet,  la  lo- 
gique et  le  bon  sens  génial  de  Boileau.  Notre  gloire 
est  encore  là,  car  les  siècles  nouveaux  commencent 
à  peine,  et  il  faut  donner  à  l'esprit  qui  souffle  depuis 
Tinsurrection  romantique,  le  temps  de  prendre  toute 
sa  force  et  toute  sa  largeur.  Mon  but  n'est  pas  de  nier 
le  passé,  je  veux  au  contraire  le  définir,  pour  bien 
montrer  qu'il  est  le  passé  et  que  les  lettres  françaises 
sont  entrées  dans  une  période  toute  nouvelle,  qu'il 
est  bon  de  dégager  nettement,  si  l'on  veut  éviter  les 
regrets  inutiles  et  marcher  à  l'avenir  d'un  pas  résolu. 
A'oilà  donc  l'ancien  esprit  littéraire  défini.  Passons 
aux  documents  historiques. 


II 


Depuis  longtemps,  je  songe  qu'il  y  aurait  une  élude 
bien  intéressante  à  faire,  celle  de  la  situation  maté- 
rielle et  morale  que  les  écrivains  occupaient  aux 
siècles  derniers.  Quel  était  réellement  leur  rang,  leur 
position  sociale?  Quelle  place  tenaieni-ils  dans  la 
noblesse  et  dans  11  bourgeoisie?  Comment  vivaient-ils, 
de  quel  argent,  et  sur  quel  pied? 

Pour  répondre  complètement  à  ces  diverses  ques- 


des  L'ARGENT  DANS  LA  LITTERATURE. 

lions,  la  besogne  serait  considérable,  une  besogne  de 
recherches  et  de  compilations.  Il  faudrait  amasser  le 
plus  de  documents  possible  sur  les  écrivains,  péné- 
trer leur  vie  intime,  connaître  leur  fortune,  établir 
leur  budget,  les  suivre  dans  leurs  soucis  quotidiens  ;  et 
il  faudrait  surtout  étudier  les  conditions  de  la  librairie 
de  l'époque,  savoir  ce  qu'un  livre  rapportait  à  son 
auteur,  juger  si  le  travail  littéraire  suffisait  à  nourrir 
son  homme.  C'est  seulement  alors  qu'on  tiendrait  les 
véritables  causes  de  l'esprit  littéraire  de  cette  société 
disparue,  car  le  sol  explique  la  plante,  l'écrivain  pa- 
rasite des  siècles  classiques  est  surtout  dans  la  ques- 
tion d'argent. 

Naturellement,  il  m'est  impossible  de  traiter  le 
sujet  à  fond.  J'aurais  besoin  de  loisirs  dont  je  ne  puis 
disposer.  Ce  n'est  donc  ici  qu'une  ébauche  bien  in- 
complète, quelques  notes  que  j'ai  recueillies  et  que 
je  donne,  pour  indiquer  le  grand  et  intéressant  tra- 
vail qu'il  y  aurait  à  faire.  Je  n'essaye  même  pas  de 
mettre  de  l'ordre  dans  ces  notes,  je  les  transcris  au 
hasard,  et  je  tire  de  chacune  d'elles  les  quelques  ré- 
flexions qui  intéressent  mon  sujet. 

Pour  que  l'enquête  fût  complète,  je  devrais  re- 
monter jusqu'aux  premiers  écrivains  de  notre  litté- 
rature. Mais  je  me  contenterai  de  prendre  d'abord 
Malherbe.  Voici  ce  qu'on  lit  dansTallemantdes  Réaux, 
qui,  après  avoir  expliqué  que  le  roi  ne  pouvait  faire  au 
poète  une  pension  suffisante,  ajoute:  «Le  roi  recom- 
manda à  M.  de  Bellegarde,  alors  premier  gentil- 
homme de  la  chambre,  de  le  garder  jusqu'à  ce  qu'il 
l'eût  mis  sur  l'état  de  ses  pensionnaires.  M.  de  Bel- 
legarde lui  donna  mille  écus  d'appointements,  avec 
la  table  et  lui  entretint  un  laquais  et  un  cheval...  A 


L'ARGENT   DANS  LA  LITTÉRATURE.  169 

la  mort  de  Henri  IV,  la  reine  Marie  de  Médicis  donna 
cinq  cents  écus  de  pension  à  Malherbe,  qui,  depuis  ce 
tenips-lii,nefut  plusà  la  charge  de  M.deBollegarde... 
M.  Morand,  qui  était  de  Caen,  promit  à  Malherbe  et  à 
un  gentilhomme  de  ses  amis,  qui  était  aussi  de  Caen, 
de  leur  faire  toucher  à  chacun  quatre  cents  livres, 
pour  je  ne  sais  quoi,  et  en  cela  il  leur  faisait  une 
grande  grâce.  Il  les  convia  môme  h  dîner.  Malherbe 
n'y  voulait  point  aller,  s'il  ne  leur  envoyait  son  car- 
rosse. Enfin,  le  gentilhomme  l'y  fit  aller  à  cheval. 
Après  dîner,  on  leur  compta  leur  argent...» 

L'exemple  n'est-il  pas  typique?  Tout  me  semble  à 
retenir  dans  ces  quelques  lignes.  Un  écrivain  est  un 
luxe  qu'un  seigneur  se  donne.  Quand  le  roi  n'a  pas 
d'argent,  >1  passe  l'écrivain  à  un  courtisan  riche,  en 
le  priant  de  le  nourrir  quelque  temps,  comme  il  pas- 
serait une  bête  coûteuse,  dont  il  espère  pouvoir  se 
donner  lui-même  plus  tard  la  glorieuse  distraction; 
et,  en  effet,  si  la  mort  empêche  le  roi  de  contenter 
son  caprice,  une  reine  est  là  qui  reprend  le  poète  à 
Êon  compte.  Les  écrivains  deviennent  des  oiseaux 
rares  et  de  grand  prix  que  les  seigneurs  du  temps  se 
prêtent,  se  donnent,  se  transmettent  ainsi  des  uns 
aux  autres,  pour  montrer  leur  goût  et  afficher  leur 
fortune.  Mais  ce  qui  me  frappe  surtout  dans  la  page 
de  Tallemant  des  Réaux,  c'est  la  fierté  que  Malherbe 
garde  au  milieu  de  cette  situation  de  parasite;  il  veut 
bien  de  l'argent  de  M.  Morand,  seulement  il  exige 
qu'on  lui  envoie  un  carrosse  pour  l'aller  prendre,  et 
;1  finit  par  se  contenter  d'un  cheval.  N'est-ce  pas  une 
note  charmante  sur  les  idées  du  temps?  Le  cadeau 
d'une  somme  d'argent  ne  blessait  pas,  seulement  on 
voulait  que  l'étiquette  fût  sauvegardée. 

16 


170       L'ARGENT  DANS  LA  LITTÉRATURE. 

Tallemant  est  ainsi  plein  d'histoires  de  pensions  et 
de  sommes  d'argent  données  à  des  auteurs.  Il  dit,  en 
parlant  de  Ilacan  :  «  Il  vivait  du  commandement  des 
gendarmes  du  maréchal  d'Effiat.  »  Ailleurs,  il  dit  de 
Chapelain  :  «Le  duc  deLongueville  enlève  Chapelain 
à  M.  de  Noailles,  qui  le  brutalisait,  pour  une  pension 
de  deux  mille  livres...  Son  ode  au  cardinal  Mazarin 
lui  vaut  cinq  cents  écus  de  pension...  Plus  tard, 
M.  de  Longueville  augmente  sa  pension  de  cent 
livres...  »  Que  pense-t-on  de  ce  M.  de  Noailles  qui 
«  brutalisait  »  Chapelain,  h  ce  point  que  le  duc  deLon- 
gueville profite  de  la  circonstance  pour  se  donner  le 
luxe  de  Chapelain,  à  un  prix  très  élevé  pour  l'époque  ? 
Les  valets  changeaient  ainsi  de  maîtres,  quand  les  maî- 
tres les  rouaient  de  coups. 

Je  transcrirai  ici  un  document  connu,  mais  fort 
mtéressant,  qui  se  trouve  dans  le  Siècle  de  Louis  XIV, 
de  Voltaire.  C'est  un  extrait  de  la  lisle  des  pensions, 
découverte  dans  les  papiers  de  Golbert  et  dressée  sans 
doute  par  Chapelain,  (les  pensions  étaient  payées  par 
le  roi  :  «  Au  sieur  Pierre  Corneille,  premier  poète 
dramatique  du  monde,  2,  000  1.  ;  —  au  sieur  Desma- 
retz,  le  plus  fertile  auteur  et  doué  de  la  plus  belle 
imagination  qui  ait  jamais  été,  1,200  1.;  —  au  sieur 
Molière,  excellent  poète  comique,  1,0001.;  —au  sieur 
abbé  Cotin,  poète  et  orateur  français,  1 ,  200  1.  ;  —  au 
sieur  Douvrier  savant  ès-leltres  huinaiufs,  3,000  1.; 
—  au  sieur  Ogier,  consommé  dans  la  théologie  et  les 
belles-lettres,  2,5001.;  — au  sieur  Racine,  poète  fran- 
çais, 8001.  ;  —  au  sieur  Chapelain,  le  plus  grand  poète 
quiaitjamaisété,  et  du  plus  solidejugement,  3,0001.» 

Si  le  titre  de  premier  poète  dramatique  du  monde, 
décerné   à  Corneille,   nous  satisfait  encore,  nous 


L'ARGENT   DANS  LA  LITTÉRATURE.  171 

sommes  aujourd'hui  un  peu  surpris  d'apprendre  que 
Desmarelz  ait  eu  «  la  plus  belle  imagination  qui  ait 
jamais  été  »,  et  que  Chapelain  s'inscrivît  lui-même 
comme  «  le  plus  grand  poète  qui  ait  jamais  été  et  du 
plus  solide  jugement  ».  Mais  l'intérêt  n'est  pas  là,  la 
lisleestundocumentprécieux  en  ce  sens  qu'elle  donne 
aux  pensions  faites  aux  écrivains  leur  véritable  sens. 
Ce  ne  sont  pas  seulement  des  aumônes  distribuées  à 
des  nécessiteux,  ce  sont  aussi  des  gages  de  contente 
ment  accordés  par  un  maître  à  des  serviteurs  qui  se 
signalent  pour  sa  gloire.  J'étudierai  plus  loin  dans 
quelles  conditions  l'État  vient  aujourd'hui  au  secours 
des  lettres.  Auirefois,la  raison  des  pensions  était  bien 
la  situation  précaire  où  les  lettres  mettaient  les  écri- 
vains, mais  ces  pensions  entraînaient  aussi  avec  elles 
une  idée  honoriOque,  et  cela  est  si  vrai  que  certains 
auteurs  qui  avaieiitde  la  fortune,  s'ingéniaient  lium- 
blement  pour  être  pensionnés. 

Tallemant  des  Réaux  nous  fournit  à  ce  sujet  un 
exemple  bien  frappant,  à  propos  de  Balzac.  ((  Cet 
homme,  qui  a  tant  de  vertus,  s'a\ise  de  faire  une  lâ- 
cheté, où  personne  ne  l'a  invité  :  il  signe,  en  écrivant 
au  eardinal  Mazariu  :  de  Votre  Eminence  le  très 
humble,  très  obéissant  et  très  obligé  serviteur  et  pen- 
sionué...  Balzac  avait  de  quoi  vivre;  et  pourtant  il  se 
fit  donner  une  pension  de  cinq  cents  écus.  »  Voilà  le 
parasitisme  littéraire  dans  tout  son  éclat. 

IKautciteraussil'épitaphe  deTristan.morten  1665, 
et  qui  appartenait  à  Gaston  d  Orléans  : 


Ebloui  de  l'éclat  de  la  splendeur  mondaine. 
Je  me  flattais  toujours  d'une  espérance  vaine, 
Faisant  le  chien  coucliant  auprès  d'un  grand  seigneur, 


172  L'ARGENT  DANS  LA  LITTÉHATURE. 

Je  me  vis  toujours  pauvre,  et  tâchai  do  paraître; 

Je  vécus  dans  la  peine,  espérant  le  boiilicur. 

Et  mourus  sur  un  coffre,  en  attendant  mon  maître. 

Naturellement,  toutes  les  échines  ne  se  pliaient  pas 
avec  cette  complaisance.  Des  hommes  de  talent  res- 
taient fiers  et  debout;  mais  c'était  la  très  petite  excep- 
tion, car,  je  le  répète,  les  idées  du  temps  admettaient 
absolument  cette  tutelle,  cet  état  de  dépendance  où 
les  grands  tenaient  les  écrivains. Les  grands  payaient 
et  les  écrivains  se  courbaient.  Plus  tard,  au  temps  de 
Voltaire,  les  mœurs  étaient  déjà  changées.  Ainsi,  on 
trouve  dans  Voltaire  ces  lignes  sur  Mainard,  un  écri- 
vain oublié,  né  en  1582  :  «  C'est  un  des  auteurs  qui 
s'est  plaint  le  plus  de  la  mauvaise  fortune  attachée  aux 
talents.  11  ignorait  que  le  succès  d'un  bon  ouvrage  est 
la  seule  récompense  digne  d'un  artiste;  que  si  les 
princes  et  les  ministies  veulent  se  faire  honneur  en 
récompensantcette  espèce  de  mérite, il  ya  plusd'hon- 
neur  encore d'att'îndre  ces  faveurs  sans  les  demander; 
et  que,  si  un  bon  écrivain  ambitionne  la  fortune,  il 
doit  la  faire  soi-même.  »  Nous  voilà  loin  de  la  singu- 
lière vanité  que  Balzac  mettait  à  se  dire  pensionné; 
mais  pourtant  Voltaire  ne  refuse  pas  les  pensions,  il 
dit  seulement  qu'on  doit  savoir  les  attendre. 

Je  continue  à  prendre  quelques  documents  dans 
Voltaire.  «  Descartes  avait  un  frère  aîné,  conseiller 
au  parlement  de  Bretagne,  qui  le  méprisait  beau- 
coup, et  qui  disait  qu'il  était  indigne  d'un  frère  d'un 
conseiller  de  s'abaisser  à  être  mathématicien.  »  Mais 
voici  un  jugement  plus  net  encore.  11  s'agit  de  Valin- 
cour:  «mit  une  assez  grande  fortune,  qu'il  n'eût  pas 
faite  s'il  n'eût  été  qu'homme  de  lettres.  Les  lettres 


L'ARGENT   DANS  LA   LITTERATURE.  173 

seules,  dénuées  de  celle  sagacité  laborieuse  qui  rend 
ulile,  ne  procurent  presque  jamais  qu'une  vie  mal- 
heureuse et  méprisée.  » 

Dans  la  vie  de  La  Fontaine,  on  trouverait  égale- 
ment des  renseignements  excellents.  L'Amateur  d'au- 
tographes, un  journal  qui  publie  des  lettres  fort 
curieuses,  en  a  donné  plusieurs  de  La  Fontaine  d'un 
vif  intérêt.  Dans  une  lettre  du  5  janvier  l(il8,  il  re- 
mercie son  oncle,  M.  Jannart,  substitut  du  procureur 
général  du  roi;  il  lui  a  beaucoup  d'obligations  de  la 
somme  qu'il  a  bien  voulu  remettre  h  son  intention; 
«  cen'est  paslapremicrefois  que  vousm'aveztémoigné 
la  bonne  volonté  que  vous  avez  pour  moi.  »  Dans 
une  autre  lettre  à  l'intendant  du  duc  de  Bouillon 
[ï"  septembre  1666),  il  se  plaint  «  de  ne  pas  avoir 
touché  son  traitement  depuis  deux  ans»,  La  Fon- 
taine pourrait  être  le  type  d'un  poète  de  très  grand 
talent,  dont  les  œuvres  avaient  du  succès  et  qui  vi- 
vait chez  les  seigneurs  de  l'époque,  allant  des  uns 
chez  les  autres,  sans  se  sentir  le  besoin  fier  d'une  vie 
à  lui  gagnée  par  ses  œuvres. 

Il  me  serait  facile  de  continuer  les  exemples.  Ainsi 
je  trouve  encore  dans  V Amateur  d'autogiaphes  les 
documents  suivants.  Une  lettre  de  Dacier  au  duc 
d'Orléans,  alors  régent,  où  on  lit  :  «  11  y  a  trente-cinq 
ans  que  ma  femme  travaille  pour  l'avancement  des 
lettres;  et  ce  qui  nous  persuade  que  ses  ouvrages  ne 
sont  pas  inutiles,  c'est  l'approbation  dont  V.  A.  R.  a 
daigné  les  honorer.  Le  feu  roi  lui  donna  une  pension 
de  cinq  cents  livres  en  faveur  de  sa  conversion;  mais 
elle  doit  cette  pension  à  la  pitié  de  ce  grand  prince, 
et  non  fi  son  estime  pour  elle.  »  Une  autre  lettre  est 
adressée  par  Gilbert  à  Baculard  d'Arnaud.  J'y  prends 

ib. 


\n  L'ARGENT   DANS  LA  LITTÉRATURE. 

ces  deux  phrases  :  «  J'ai  besoin  d'un  louis,  j'ai  le 
courage  de  vous  le  demander.  Je  ne  doute  pas  que 
vous  ayez  assez  de  noblesse  pour  me  le  prêter,  si  vous 
le  pouvez.  »  Enfin,  voici  ce  que  madame  de  Genlis 
écrivait  à  Talleyrand ,  le  iO  juillet  1814  :  «Ma  si- 
tuation est  affreuse  depuis  le  départ  de  M.  le  duc  dOr- 
léans;  je  n'ai  eu  ni  pension,  ni  revenu,  ni  ressources; 
je  n'ai  vécu  que  d'emprunts  et  de  choses  mises  en 
gage...  Si  le  roi  donne  des  pensions  à  des  gens  de 
lellres,  il  me  semble  que  j'y  puis  prétendre  mieux  (jue 
beaucoup  d'autres  ;  quelque  modique  qu'elle  Itit,  elle 
me  suffirait,  ne  lut-elle  que  de  douze  cents  francs  » 
Ce  tableau  de  la  misère  générale  des  lettres  aux 
siècles  dernieis  est  bien  incomplet  ;  mais  on  voit  dans 
quel  sens  les  recherches  devraient  être  faites,  et  l'on 
sent  quels  documents  décisifs  on  obtiendrait.  Ensuite 
il  faudrait  mettre  en  regard  les  ressources  que  les 
écrivains  pouvaient  tirer  de  leurs  ouvrages,  diie 
comment  et  combien  un  livre  se  vendait.  J'avoue 
que  je  n'ai  pas  poussé  mon  étude  jusque-là,  l'en- 
quête est  difficile  et  demanderait  beaucoup  de  temps. 
Nous  connaissons  peu  les  traités  de  librairie  de  l'épo- 
que et  les  sommes  exactes  que  tels  livres  ont  rap- 
portées à  tels  auteurs.  Pour  avoir  des  renseignements 
précis,  le  mieux  serait  sans  doute  de  lire  avec  soin 
les  mémoires  et  les  correspondances;  gà  et  là,  on 
trouverait  des  faits.  Mais,  d'avance,  on  peut  affirmer 
que  le  livre  et  la  pièce  de  théâtre  rapportaient  foit 
peu,  surtout  si  l'on  compare  les  chiffres  d'autrefois 
aux  chiffres  d'aujourd'hui.  Il  n'y  a  pas  d'exemple 
d'un  homme  de  génie  enrichi  alors  par  ses  œuvres. 
On  a  contesté  le  dénûment  absolu  de  Corneille;  en 
tous  cas,  il  mourut  dans  un  état  précaire  de  fortune. 


L'ARGENT  DANS  LA  LITTÉRATURE.  175 

Racine  vivait  à  la  fin  en  pelit  bourgeois.  Molière  ga- 
gnait strictement  sa  vie,  et  encore  était-il  un  indus- 
triel autant  qu'un  poète  comique.  Les  auteurs  dra- 
matiques n'ont  commencé  à  gagner  réellement  de 
l'argent  qu'à  partir  de  Beaumarchais.  Quant  aux  ro- 
manciers, aux  poètes  et  aux  historiens,  ils  étaient  la 
proie  des  libraires.  Baculard  d'Arnaud ,  que  j'ai  nommé 
plus  haut,  mourut  pauvre,  après  avoir  fait  gagner, 
par  ses  ouvrages,  plus  d'un  million  à  ses  éditeurs. 
YoiU\  donc  la  véritable  situation  des  écrivains  au 
dix-septième  siècle  et  au  dix-huiliènie,  situation  qu'on 
pourrait  établir  sur  des  documents  plus  décisifs 
encore.  Je  résume  ce  que  je  viens  de  dire.  L'œuvre 
littéraire  ne  peut  nourrir  l'auteur  qui,  dès  lors,  de- 
vient un  oisiau  rare,  dont  le  roi  et  les  grands  sei- 
gneurs ont  seuls  le  moyen  de  se  donner  le  luxe.  Un 
contrat  est  passé  entre  le  protectenr  et  le  protégé  ;  le 
protecteur  habillera,  nourrira  et  logera,  ou  bien  se 
contentera  de  pensionner  le  protégé,  qui  en  letour 
célébrera  ses  louanges,  lui  dédiera  ses  œuvres  pour 
faire  passer  à  la  postérité  son  nom  et  la  connaissance 
de  ses  bienfaits.  Gela  rentre  dans  le  rôle  que  l'ancien 
régime  attribuait  à  la  noblesse  :  elle  avait,  en  échange 
de  ses  privilèges,  le  devoir  de  secourir  tous  ceux  qui 
lui  obéissaient,  et  les  lettres  n'étaient  qu'une  de  ses 
dépendances,  comme  le  sol  et  le  peuple  lui-môme.  La 
hiérarchie  régnait  en  maîtresse  absolue,  protégée  par 
un  respect  séculaire.  Si  le  roi  ou  les  seigneurs  s'abais- 
saient à  des  familiarités  avec  un  écrivain,  il  n'y  avait 
là  qu'une  condescendance  passagère,  car  il  ne  serait 
venu  à  personne  l'idée  de  mettre  par  exemple  sur  un 
pied  d'égalité  parfaite  le  roi  Louis  XIV  et  l'histrion 
Molière.  Le  génie  ne  comptait  que  dans  la  pompe 


176  L'ARGENT  DANS  LA   LITTÉRATURE. 

même  du  règne.  Et  d'ailleurs,  comme  nous  venons 
de  le  voir,  la  pension  accordée  à  un  écrivain  n'était 
pas  seulement  un  secours,  qui  lui  assurait  le  loisir 
d'écrire  de  belles  œuvres;  c'était  encore  un  honneur 
que  recherchaient  les  écrivains,  nés  avec  de  la  for- 
tune. Il  était  beau  d'appartenir  à  un  seigneur  puis- 
sant; cela  posait  dans  le  monde.  Toute  la  vie  intel- 
lectuelle s'agitait  alors  dans  le  cercle  étroit  deshautes 
classes,  dans  les  salons  et  les  académies.  De  li,  cet 
esprit  littéraire,  tel  que  je  l'ai  défini,  tout  de  loisir  et 
de  rhétorique,  respectueux  des  convenances,  aimable 
et  élevé,  grandi  dans  un  cercle  de  femmes  et  rétréci 
par  les  disputes  académiques,  vivant  surtout  de  règles  • 
et  de  trailitions,  ayant  une  haine  instinctive  de  la 
science,  comme  d'une  ennemie  qui  doit  un  jour  faire 
craquer  les  conventions  et  apporter  en  tout  des 
formules  nouvelles. 


III 


Voyons  h  présent  l'état  matériel  de  l'ciuivain,  tel 
qu'il  est  de  nos  jours.  La  révolution  est  venue  balayer 
les  privilèges,  emporter  dans  un  coup  de  foudre  la 
hiérarchie  et  le  respect.  Dans  l'éi.at  nouveau,  l'écrivain 
est  certainement  un  des  citoyens  dont  la  situation  a 
été  le  plus  radicalement  changée.  On  ne  s'en  est  pas 
aperçu  tout  de  suite.  Sous  Napoléon,  sous  Louis  XVIII, 
sous  Charles  X,  les  choses  ont  paru  reprendre  comme 
auparavant;  mais,  par  une  force  lente,  tout  se  trans- 
formait, les  façons  d'être  n'étaient  plus  les  mômes, 
et  chaque  jour  le  nouvel  esprit  littéraire  se  formait 


L'ARGENT  DANS   LA   LITTÉUATURE.  577 

des  conditions  matérielles  faites  aux  lettres  par  la 
jeune  société.  Tout  mouvement  social  entraîne  un 
mouvement  intellectuel. 

D'abord,  l'instruction  se  répand,  des  milliers  do 
lecteurs  sont  créés.  Le  journal  pénètre  partout,  les 
campagnes  elles-mêmes  achètent  des  livres.  En  un 
demi-siècle,  le  livre,  qui  était  un  objet  de  luxe,  devient 
un  objet  de  consommation  courante.  Autrefois,  il 
coûtait  très  cher;  aujourd'hui,  les  bourses  les  plus 
humbles  peuvent  se  faire  une  petite  bibliothèque.  Ce 
sont  là  des  faits  décisifs  :  dès  que  le  peuple  sait  lire, 
et  dès  qu'il  peut  lire  à  bon  marché,  le  commerce  de 
la  librairie  décuple  ses  affaires,  l'écrivain  trouve  lar- 
gement le  moyen  de  vivre  de  sa  plume.  Donc,  la  pro- 
tection des  grands  n'est  plus  nécessaire,  le  parasi- 
tisme disparaît  des  mœurs,  un  auteur  est  un  ouvrier 
comme  un  autre,  qui  gagne  sa  vie  par  son  travail. 

Ce  n'est  pas  tout.  La  nobli;ssca  été  frappée  au  cœur. 
Elle  abandonne  de  son  grand  train,  elle  baisse  peu  à 
peu  la  tôte  sous  le  niveau  égalitaire.  C'est  une  dé- 
chéance lente  et  fatale,  qui  ne  lui  permettrait  plus 
d'avoir  ses  poètes  et  ses  historiographes,  au  cas  où 
ceux-ci  en  seraient  toujours  réduits  à  solliciter  le 
coucher  et  la  table.  Les  mœurs  ont  changé,  on  n'ima- 
gine pas  aujourd'hui  une  maison  du  faubourg  Saint- 
Germain  se  donnant  le  luxe  d'un  La  Fontaine.  Ainsi, 
non  seulement  l'écrivain  peut  gagner  sa  vie  en  s'adres- 
sant  au  grand  public,  mais  encore  il  chercherait  en 
vain  un  seigneur  qui  lui  paierait  ses  dédicaces  d'une 
pension. 

Examinons  tout  de  suite  la  question  de  l'argent 
dans  notre  littérature  actuelle.  Le  journalisme  sur- 
tout a  apporté  des  ressources  considérables.  Un  jour» 


178  L'ARGENT  DANS  LA  LITTÉRATURE. 

nal  est  une  grosse  afFaire  qui  donne  du  pain  à  un  grand 
nombre  de  personnes.  Les  jeunes  écrivains,  à  leurs 
débuts,  peuvent  y  trouver  immédiatement  un  travail 
chèrement  payé.  De  grands  critiques,  des  romanciers 
célèbres,  sans  compter  les  journalistes  proprement 
dits,  dont  quelques-uns  ont  joué  des  rôles  importants, 
gagnent  dans  les  journaux  des  sommes  considérables. 
Ces  hauts  prix  n'ont  pas  été  donnés  dès  l'origine  de 
la  presse;  très  minimes  d'abord,  ils  ont  grandi  peu 
h.  peu,  et  ils  grandissent  toujours.  Il  y  a  vingt  ans,  les 
hommes  de  lettres  qui  touchaient  deux  cents  francs 
par  mois  dans  un  journal,  devaient  s'estimer  très  heu- 
reux ;  aujourd'hui,  les  mêmes  hommes  de  lettres  tou- 
chent mille  francs  et  davantage.  La  littérature  tend 
à  devenir  une  marchandise  exlraordinairement  chère, 
dès  qu'elle  est  signée  d'un  nom  en  vogue.  Sans  doute, 
les  journaux  ne  peuvent  s'ouvrir  à  tous  les  débutants 
débarqués  de  province,  mais  ils  nourrissent  réelle- 
ment beaucoup  de  jeunes  gens;  et  la  faute  est  à 
ceux-ci,  s'ils  ne  se  dégagent,  pas  un  jour,  pour  écrire 
de  beaux  livres.  On  dit  que,  si  les  journaux  viennent 
en  aide  à  cette  jeunesse,  ils  l'abêtissent  et  la  rend-ent 
incapable  de  grandes  œuvres.  C'est  une  question  à 
examiner.  Pour  Tinslant,  je  constate  simplement 
les  ressources  offertes  par  notre  siècle  aux  écrivains 
qui  vivent  de  leur  plume. 

Le  livre  est  également  devenu  d'un  placement 
facile  et  d'un  rapport  strictement  juste.  C'est  un  en- 
fantillage que  de  se  plaindre  du  difficile  accès  des 
éditeurs.  Ils  publient  trop;  le  chiffre  des  volumes 
parus  chaque  année  en  France  est  de  plusieurs  mil- 
Hers.  Lorsqu'on  voit  les  pauvretés,  le  déluge  d'œu- 
Yres  médiocres  qui  encombrent  les  vitrines,  on  se  de- 


L'ARGENT  DANS  LA  LITTERATURE.  179 

mande  quels  ouvrages  les  éditeurs  peuvent  bien  re- 
fuser. Quant  aux  traités,  ils  sont  actuellement  con- 
çus dans  un  excellent  esprit  d'honnêteté  réciproque. 
Il  n'y  a  pas  longtemps  encore,  la  librairie  était  un 
véritable  jeu.  Un  éditeur  achetait  pour  une  certaine 
somme  la  propriété  d'un  manuscrit,  pendant  dix 
années;  puis,  il  tâchait  de  rattraper  son  argent  et  de 
gagner  le  plus  possible,  en  mettant  l'œuvre  à  toutes 
les  sauces.  Forcément,  il  y  avait  presque  toujours  une 
dupe;  ou  louvrage  obtenait  un  grand  succès,  et 
l'auteur  criait  sur  les  toits  qu'il  était  volé  ;  ou 
l'ouvrage  ne  se  vendait  pas,  et  l'éditeur  se  disait 
ruiné  par  les  élucubrations  d'un  sot.  Cela  expli- 
que l'état  de  guerre  dans  lequel  vivaient  les  édi- 
teurs et  les  écrivains;  il  faut  lire  la  correspondance 
de  Balzac,  il  faut  entendre  parler  encore  aujourd'hui 
les  vétérans  des  lettres,  pour  se  faire  une  idée  des 
querelles  et  des  procès  qui  suivaient  la  publication 
de  certains  ouvrages.  A  cette  heure,  ces  mœurs  sont 
changées.  Si  quelques  éditeurs  continuent  à  suivre 
l'ancienne  mode,  le  plus  grand  nombre  paye  un  droit 
fixe  par  exemplaire  tiré;  si  ce  droit  est,  par  exemple, 
de  cinquante  centimes,  une  édition  de  mille  exem- 
plaires rapportera  cinq  cents  francs  à  l'auteur;  et  il 
touchera  autant  de  fois  cinq  cents  francs,  que  l'édi- 
teur tirera  d  éditions.  On  comprend  que  toute  récri- 
mination devient  alors  impossible;  il  n'y  a  plus  de 
jeu,  l'auteur  gagne  plus  ou  moins  selon  son  succès, 
et  l'éditeur  lui-même  est  assuré  de  ne  verser  à  l'écri- 
vain que  des  droits  proportionnels  aux  sommes  qu'il 
encaissera.  11  faut  ajouter  que  le  livre,  à  moins  d'une 
très  grande  vogue,  n'enrichit  jamais  l'auteur.  Ainsi, 
c'est  déjà  une  belle  vente,  lorsqu'on  vend  trois  ou 


180  L'argent  dans  la  littérature. 

quatre  mille  exemplaires;  cela  fait  donc  deux  mille 
francs,  en  mettant  le  droit  par  exemplaire  à  cinquante 
centimes,  ce  qui  est  un  gros  prix,  les  prix  ordinaires 
étant  de  Irenle-cinq  et  de  quarante  centimes.  On 
voit  donc  que,  si  le  livre  a  demandé  un  an  de  travail, 
et  que  s'il  paraît  directement  en  librairie,  deux  mille 
francs  sont  une  bien  modeste  somme,  avec  laquelle 
on  peut  i\  peine  vivre  de  nos  jours. 

Au  théâtre,  au  contraire,  le  gain  est  formidable. 
Comme  pour  le  livre,  on  touche  un  tant  pour  cent 
sur  les  recettes;  seulement,  comme  les  recettes  sont 
ici  énormes,  comme  un  nombre  considérable  de 
gens  qui  ne  mettent  jamais  trois  francs  à  un  livre, 
en  donnent  sept  et  huit  pour  un  fauteuil  d'orchestre, 
il  arrive  qu'un  drame  ou  une  comédie  rapporte  beau- 
coup plus  qu'un  roman.  Ainsi,  prenons  un  exemple  : 
une  pièce  a  cent  représentations,  le  chillVe  courant 
aujourd'hui  pour  les  succès;  la  moyenne  des  recettes 
a  été  de  4,000  francs,  ce  qui  a  donc  mis  dans  la 
caisse  du  théâtre  400,000  francs,  et  ce  qui  rapporte 
à  l'auteur  une  somme  de  40,000  francs,  si  les  droits 
sont  de  10  pour  100.  Or,  pour  gagner  la  même  somme 
avec  un  roman,  il  faudrait,  en  touchant  cinquante 
centimes  par  exemplaire,  que  ce  roman  fût  tiré  à 
quatre-vingt  mille  exemplaires,  tirage  tellement  ex- 
ceptionnel, qu'on  peut  en  (ùter  quatre  ou  cinq  exem- 
ples au  plus,  pendantces cinquante  dernières  années. 
Et  je  ne  parle  pas  des  représentations  en  province, 
des  traités  à  l'étranger,  des  reprises  de  la  pièce. 
Cela  est  donc  d'une  vérité  banale,  le  théâtre  rap- 
porte beaucoup  plus  que  le  livre,  un  nombre  consi- 
dérable d'auteurs  en  vit,  tandis  qu'on  aurait  vite 
compté  les  quelques  auteurs  qui  vivent  du  volume. 


L'ARGENT   DANS  LA  LITTÉRATURE.  181 

Je  veux  indiquer  rapidement  ici  la  question  d'ar- 
gent, telle  qu'elle  se  présente  à  un  débutant  qui  dé- 
barque à  Paris.  J'admets  que  le  jeune  homme  arrive 
presque  sans  ressources,  avec  une  petite  somme  qui 
lui  donne  du  pain  pendant  quelques  mois.  Le  besoin 
le  poussera  bientôt  vers  le  journalisme.  Il  y  a  là  un 
gagne-pain  quotidien  auquel  il  finit  par  se  résigner. 
S'il  est  adroit  ou  simplement  persévérant,  il  trouvera 
un  coin,  vendra  quelques  articles,  se  fera  une  place 
qui  lui  donnera  de  deux  à  trois  cents  francs  par  mois. 
C'est  de  quoi  ne  pas  mourir  de  faim.  On  crie  contre 
le  journalisme,  on  l'accuse  de  pervertir  la  jeunesse 
littéraire,  de  fausser  les  talents.  Je  n'ai  jamais  pu 
entendre  ces  plaintes  sans  sourire.  Le  journalisme 
tue  ceux  qui  doivent  être  tués,  voilà  tout.  Il  est  cer- 
tain que  la  fortune  des  journaux  a  fait  sortir  de  leurs 
comptoirs  et  de  leurs  ateliers  une  bande  de  jeunes 
gens  qui  auraient  dû  toute  leur  vie  vendre  du  drap 
ou  fabriquer  de  la  chandelle  ;  ils  ne  sont  pas  nés  écri- 
vains, ils  font  le  métier  de  journaliste  comme  ils  en 
feraient  un  autre,  et  cela  ne  nuit  à  personne.  Mais, 
sans  compter  les  véritables  tempéraments  de  jour- 
nalistes, ceux  qui  ont  le  talent  spécial  de  cette  pro- 
duction et  de  cette  bataille  au  jour  le  jour,  qu'on  me 
cite  donc  un  écrivain  de  race  qui  ait  perdu  son  ta- 
lent à  gagner  son  pain  dans  les  journaux,  aux  heures 
difficiles  du  début.  Je  suis  certain,  au  contraire,  qu'ils 
ont  puisé  là  plus  d'énergie,  plus  de  virilité,  une  con- 
naissance plus  douloureuse,  mais  plus  pénélra'ote,  du 
monde  moderne.  J'ai  déjà  exprimé  ailleurs  celle  idée 
que  je  développerai  peut-être  un  jour.  En  attendant, 
voilà  donc  le  débutant  qui  bat  monnaie  dans  les  jour- 
aaux;  certes,  les  froissements  sont  nombreux,  le  pain 

i6 


182  L'ARGENT  DANS  LA  LITTERATURE 

est  dur  à  manger  parfois,  sans  compter  que  d'une 
heure  à  l'autre  ou  peut  le  perdre  Pourtant,  la  lutte 
se  trouve  engagée;  si  le  débutant  a  les  reins  solides, 
s'il  est  fort,  il  fera  un  livre  ou  une  pièce  en  dehors 
de  ses  travaux  quotidiens,  il  s'arrangera  pour  tenter 
la  grande  fortune  littéraire.  Le  livre  paraît,  la  pièce 
est  jouée,  c'est  un  grand  pas.  La  bataille  continue, 
les  volumes  succèdent  aux  volumes,  les  pièces  sui- 
vent les  pièces,  et  cela  tant  que  le  succès  éclatant 
n'est  pas  venu.  Alors,  l'écrivain  arrivé  lâche  le  jour- 
nalisme, à  moins  qu'il  ne  le  conserve  comme  une 
arme  de  polémique  pour  soutenir  ses  idées.  Il  est 
riche  par  le  théâtre  ou  par  la  librairie;  il  est  son 
maître.  Telle  est  l'histoire  de  presque  tous  les  écri- 
vains acclamés  de  l'heure  présente.  Quelques-uns 
pourtant  ont  pu  échapper  aux  luttes  amères  du  jour- 
nalisme, soit  qu'ils  aient  eu  quelque  argent  au  début, 
soit  que  la  librairie  ou  le  théâtre  ait  suffi  tout  de 
suite  à  leurs  besoins. 

Depuis  cinquante  ans,  de  grandes  fortunes  ont 
été  réalisées  dans  les  lettres.  Quelques  exemples  suf- 
firont. Dès  la  génération  de  1830,  les  gains  étaient 
considérables.  Eugène  Sue,  après  le  succès  populaire 
des  Mystères  de  Paris,  vendait  ses  romans  très  cher. 
George  Sand,  d'abord  fort  gênée,  réduite  h  peindre 
de  petits  sujets  sur  bois,  avait  fini  par  arriver,  sinon 
à  la  fortune,  du  moins  à  une  très-large  aisance.  Mais 
celui  qui  remua  le  plus  d'argent,  ce  fut  certainement 
Alexandre  Dumas,  qui  a  gagné  et  mangé  des  millions, 
dans  son  extraordinaire  existence  de  travaux  surhu- 
mains et  de  désordres  fous.  Il  faut  citer  aussi  Victor 
Hugo,  qui  se  maria  sans  fortune;  le  jeune  ménage 
vivait  chichement,   lorsijuc  les  succès   des  Feuilles 


L'ARGENT  DANS  LA  LITTÉRATURE.      183 

d'automne  et  de  Notre-Dame  de  Paris  commencèrent 
cette  vie  triomphale  d'honneurs  et  de  richesses. 

Actuellement,  ce  sont  surtout  les  auteurs  drama- 
tiques qui  s'enrichissent.  En  première  ligne,  je  nom- 
merai M.  Alexandre  Dumas  fils,  aussi  prudent  et  ha- 
bile que  son  père  a  été  prodigue  et  désordonné. 
M.  Victorien  Sardou,  parti  de  la  misère  noire,  est  éga- 
lement arrivé  à  vivre  confortablement,  dans  son  châ- 
teau de  Marly,  sur  un  des  coteaux  les  plus  adorables 
de  la  Seine.  Je  pourrais  multiplier  les  exemples,  mais 
ceux-ci  suffisent  pour  montrer  qu'aujourd'hui  les 
lettres  donnent  souvent  une  fortune  à  l'écrivain. 

Et  je  n'ai  pas  parlé  de  Balzac.  Il  faudrait  étudier  le 
cas  prodigieux  de  Balzac,  si  l'on  voulait  traiter  à 
fond  la  question  de  l'argent  dans  la  littérature.  Balzac 
fut  un  véritable  industriel,  qui  fabriqua  des  livres 
pour  faire  honneur  à  sa  signature.  Accable  de  dettes, 
ruiné  par  des  entreprises  malheureuses,  il  reprit  la 
plume,  comme  le  seul  outil  qu'il  connût  bien  et  qui 
pût  le  sauver.  Voilà  la  question  d'argent  posée  avec 
carrure.  Ce  n'est  pas  seulement  son  pain  de  tous  les 
jours  que  Balzac  demande  à  ses  livres  ;  il  leur  de- 
mande de  combler  les  pertes  faites  par  lui  dans  l'in- 
dustrie. La  bataille  dura  longtemps,  Balzac  ne  gagna 
pas  une  fortune,  mais  il  paya  ses  dettes,  ce  qui  était 
déjà  bien  beau.  Nous  sommes  loin,  n'est-ce  pas?  du 
bon  La  Fontaine,  rêvant  sous  les  arbres,  s'asseyantle 
soir  à  la  table  des  grands  seigneurs,  en  payant  son 
dîner  d'une  fable.  Balzac  s'est  incarné  dans  son  César 
Birolteau,  Il  a  lutté  contre  la  faillite  avec  une  volonté 
surhumaine,  il  n'a  pas  cherché  dans  les  lettres  que 
de  la  gloire,  il  v  a  trouvé  de  la  dianité  et  de  l'hon- 
Q  ur. 


184  L'ARGENT  DANS  LA  LITTÉRATURE. 

Il  est  curieux  d'examiner  ce  que  sont  devenues 
aujourd'hui  les  pensions.  L'Etat,  cet  être  imperson- 
nel, s'est  substitué  au  roi,  qui  semblait  secourir  les 
lettres  avec  l'argent  de  sa  poche.  D'ailleurs,  les  pen- 
sions ne  sont  plus  données  à  titre  honorifique  et 
comme  un  témoignage  de  haute  admiration;  elles 
vont  aux  nécessiteux,  aux  écrivains  dont  la  vieillesse 
n'est  pas  heureuse  ;  et,  le  plus  souvent,  on  les  dissi- 
mule, en  donnant  une  sinécure  au  pensionné,  un 
emploi  fictif  qui  met  sa  dignité  à  l'abri.  Eu  somme, 
les  pensions  se  sont  faites  discrètes  et  comme 
honteuses;  certes,  elles  n'entraînent  aucune  dé- 
chéance, mais  elles  sont  l'indice  certain  d'un  état  de 
gêne  qu'on  aime  mieux  cacher.  Ce  qui  s'est  passé 
pour  Lamartine,  lorsque  la  ruine  est  venue,  carac- 
térise parfaitement  l'idée  actuelle  du  public  sur  la 
question.  A  ceux  qui  s'indignaient  des  embarras 
d'argent  où  la  France  laissait  le  grand  poète,  à  ceux 
qui  réclamaient  pour  lui  une  souscription  nationale, 
un  cri  répondait  que  le  pays  n'avait  i)as  le  devoir 
de  faire  des  renies  aux  écrivains  prodigues,  dont 
les  mains  toujours  ouvertes  avaient  gâché  des  mil- 
lions. C'était  une  réponse  fort  dure;  mais  elle  est 
dans  le  sens  de  notre  société  nouvelle,  elle  part  de 
ce  principe  égalitaire  que  tout  producteur  doit  être 
l'artisan  de  sa  fortune.  La  France,  comme  on  le  dit, 
est  certainement  assez  riche  pour  payer  sa  gloire; 
seulement,  entre  un  écrivain  qui  s'est  rendu  libre  et 
digne  par  ses  œuvres,  et  un  écrivain  qui  tend  la  main, 
après  avoir  vécu  dans  l'insouciance  de  son  talent  et 
de  ses  dettes,  l'opinion  publique  n'hésife  plus,  elle 
est  tendre  au  premier  et  sévère  au  second.  Ce  n'est 
pas  aujourd'hui  que  Balzac,  je  parle  du  Balzac  du 


L'ARGENT   DANS  LA   LITTERATURE.  185 

dix-septième  siècle,  meUrait  son  honneur  à  loucher 
une  pension  du  gouvernement.  Voilà  le  pas  qui  a  été 
fait. 

Cependant,  la  pension  est  encore  très  bien  vue 
dans  le  monde  des  savants  et  des  érndits.  Il  y  a  là,  en 
effet,  des  recherches,  des  expériences,  qui  demandent 
un  temps  considérable,  et  dont  le  gain  final  est  à 
peu  près  nul.  L'Etat  intervient,  cela  est  de  toute  jus- 
tice; car  remarquez  que  la  question  se  pose  toujours 
de  la  même  façon  :  ou  l'écrivain  gagne  sa  vie,  et  il 
ne  peut  se  faire  nourrir  sans  honte  ;  ou  son  tiavail  ne 
suffit  pas  à  ses  besoins,  et  dès  lors  il  a  au  moins  une 
excuse  pour  accepter  des  secours.  Reste,  il  est  vrai, 
à  examiner  si  les  cordonniers  et  les  tailleurs,  par 
exemple,  n'auraient  pas  le  droit  de  se  plaindre;  eux 
aussi  parfois  n'arrivent  qu'à  la  misère,  après  trente 
ans  de  travail,  sanspourtant  se  croire  en  droit  de  dire 
au  pays;  «  Jen'ai  pu  amasser  du  pain,  donne  m'en!  » 

Il  y  a  encore  les  subventions,  les  commandes,  les 
récompenses,  dont  je  veux  dire  un  mot.  Les  récom- 
penses ne  coûtent  rien  à  l'Etat;  c'est  une  façon 
commode  de  contenter  les  gens,  et  je  n'en  parle  que 
pour  montrer  une  fois  de  plus  l'esprit  d'égalité. 
Jadis  les  croix  ne  s'égaraient  jamais  sur  la  poitrine 
des  écrivains;  aujourd'hui,  il  y  a  dans  les  lettres 
de  grands  dignitaires.  Quant  aux  commandes  et 
aux  subventions,  elles  se  produisent  rarement  dans 
les  lettres  en  dehors  des  théâtres,  oti  d'ailleurs 
elles  s'adressent  à  la  spéculation  dramatique  elle- 
même  et  non  directement  à  l'œuvre  de  l'écrivain. 
Beaucoup  de  gens,  de  jeunes  gens  surtout,  se  plai- 
gnent et  accusent  le  gouvernement  de  ne  pas  faire 
pour  les  lettres  ce  qu'il  fait  par  exemple  pour  la  pein- 

16. 


186  L'AilGKNT   DANS   LA   LITTERATURE. 

tiire  et  la  sciili)ture.  Ce  sont  là  des  réclamations  bien 
dangereuses,  l'honneur  de  notre  littérature  est  d'être 
indépendante.  Je  répéterai  ce  que  j'ai  dit  ailleurs: 
Tout  ce  que  le  gouvernement  peut  faire  pour  nous, 
c'est  de  nous  donner  une  liberté  absolue.  A  cette 
heure.  1  idée  la  plus  haute  que  nous  nous  faisons 
d'un  écrivain  est  celle  d'un  homme  libre  de  tout 
engagement,  n'ayant  à  flatter  personne,  ne  tenant 
sa  vie,  son  talent,  sa  gloire,  que  de  lui-même,  se 
donnant  à  son  pays  et  ne  voulant  rien  en  recevoir. 


IV 


Tel  est  donc,  de  nos  jours,  l'état  de  la  question 
d'argent  dans  la  litttM'ature.  Maintenant,  il  me  sera 
facile  de  délcrmincr  noirci  e-prit  littéraire  et  de  le 
comparer  à  l'esprit  des  siècles  derniers. 

D'abord,  il  n'y  a  plus  de  salons.  Je  sais  bien  que 
des  femmes  ambitieuses,  les  lias  bleus  agités  de  notre 
démocratie,  se  piquent  encore  de  recevoir  les  écri- 
vains. r\!ais  leurs  salons  sont  des  carrefours,  les 
invités  y  délilcnt  au  galop,  dans  un  tohu-bohu  d'ani- 
bitions  extraordinaire.  Ce  n'est  plus  le  gronpeuitnt 
de  talents  sympathiques  entre  eux,  que  réalisaient 
les  femmes  autrefois;  ce  n'est  plus  l'amour  désinlé- 
ressé  des  lettres,  faisant  de  la  causerie  comme  ou 
fait  (le  la  musique  de  chambre;  ce  sont  des  âprêt^'s 
de  pouvoir,  toute  une  curée  d'intérêts  se  ruant  chez 
les  dames  qu'on  suppose  puissantes,  à  un  titre  quel- 
conque. La  politique  est  là,  hurlante,  dévorante,  ré- 
duisant les  lettres  à  un  rôle  de  mouton    bêlajût,  le 


L'ARGEiNT   DANS   L\  LITTÉRATURE.  187 

mouton  de  l'idé  il,  savonné  et  attifé  de  rubans  bleus. 
Toujours  le  môme  affadissement  s'est  produit, on  joue 
à  la  dînette  en  littérature,  quand  la  bête  humaine 
est  lâchée  dans  les  jouissances  et  le  partage  des  biens 
de  ce  monde.  C'est  ainsi  que,  par  une  conséquence 
fatale,  ces  salons,  véritables  centres  d'agitation  poli- 
tique, se  jettent  dans  une  réaction  violente  contre 
le  mouvement  littéraire  de  l'époque,  lorsqu'ils  ont  la 
prétention  de  marcher  à  la  tête  des  idées  révolution- 
naires et  progressives  ;  on  y  lit  de  petits  vers,  on  s'y 
pâme  aux  noms  de  Rome  et  d'Athènes,  on  y  affecte 
une  nostalgie  de  l'antiquité,  on  s'y  attarde  dans  toutes 
sortes  d"admirations  de  sous-maîtresse  qui  a  lu  ses 
classiques,  conmie  d'autres  ont  appris  le  piano;  et, 
naturellement,  on  nie  la  littérature  vivante  de  l'heure 
actuelle,  on  voudrait  bien  la  persécuter,  sans  pour- 
tant oser  le  faire.  Tout  cela  ne  compte  pas,  ce  sont 
des  femmes  qui  causent  toilettes. 

Cette  disparition  des  salons  littéraires  est  un  fait 
grave,  car  elle  indique  la  diffusion  du  goût,  l'élargis- 
sement toujours  croissant  du  public.  Du  moment  que 
l'opinion  n'est  plus  faite  par  de  petits  groupes  choi- 
sis, par  des  cénacles  poussant  chacun  son  dieu,  il 
arrive  que  c'est  la  foule  des  lecteurs  elle-même  qui 
juge  et  qui  fait  les  succès.  Même  il  y  a  un  lien  évident 
entre  le  nombre  de  plus  en  plus  grand  des  lecteurs 
et  la  disparition  des  salons  :  ceux-ci  se  sont  noyés  et 
ont  dispara,  parce  qu'ils  ne  pouvaient  plus  régenter 
ceux-là,  devenus  légion  et  refusant  d'obéir.  Aussi  les 
quelques  petites  réunions  littéraires  qui  existent 
encore,  certains  coins  surtout  du  monde  académi- 
que, se  trouvent-elles  submergées  et  sans  puissance, 
effarées  devant  le  flot  montant  des  livres,  obligées  de 


188      L'ARGENT  DANS  LA  LITTÉRATURE. 

se  réfugier  dans  un  passé  mort  à  jamais.  C'est  l'agonie 
de  l'ancien  esprit  littéraire,  à  laquelle  Sainte-Beuve 
assistait. 

Ajoutez  que  lAcadémic  a  également  cessé  d'exister, 
j'entends  comme  force  et  comme  influence  dans  les 
lettres.  On  se  dispute  toujours  très  âprement  les 
fauteuils,  de  même  qu'on  se  dispute  les  croix,  par  ce 
besoin  de  vanité  qui  est  en  nous.  Mais  l'Académie  ne 
fait  plus  loi,  elle  perd  même  toute  autorité  sur  la 
langue.  Les  prix  littéraires  qu'elle  distribue  ne 
comptent  pas  pour  le  public  ;  ils  vont  le  plus  ordinai- 
remeni  à  des  médiocrités,  ils  n'ont  aucun  sens,  n'in- 
diquent etn'encouragent  aucun  mouvement.  L'insur- 
rection romantique  s'est  produite  malgré  l'Académie, 
qui  plus  tard  a  dû  l'accepter;  aujourd'hui,  le  môme 
fait  est  en  train  de  se  produire  pour  l'évolution  natu- 
raliste: de  sorte  que  l'Académie  apparaît  comme  un 
obstacle,  mis  sur  la  voie  de  notre  littérature,  que 
chaque  génération  nouvelle  doit  écarter  à  coups  de 
pied;  après  quoi,  l'Académie  se  résigne.  Non  seule- 
ment elle  n'aide  à  rien,  mais  elle  entrave,  et  elle  est 
assez  vaine  et  assez  faible  pour  ouvrir  les  bras  à  ceux 
qu'elle  a  d';ibord  voulu  dévorer.  Une  institution  pa- 
reille ne  saurait  donc  compter  dans  le  mouvement 
littéraire  d'un  peuple  ;  elle  n'a  ni  signification,  ni 
action,  ni  résultat  quelconque.  Son  seul  rôle,  que 
certaines  personnes  lui  reconnaissent  encore,  serait 
d'être  gardienne  de  la  langue;  et  ce  rôle  môme  lui 
échappe,  le  dictionnaire  de  M.  Littré,  si  savant  et  si 
large,  est  plus  consulté  aujourd'hui  que  le  diction- 
naire de  l'Académie;  sans  compter  que,  depuis  1830, 
les  plus  grands  écrivains  ont  singulièrement  bousculé 
ce  dernier,  dans  un  élan   d'indépendance  superbe,, 


L'ARGENT  DANS  LA  LITTÉRATURE.  189 

créant  des  mots  et  des  expressions,  exhumant  des 
termes  condamnés, prenant  desnéologismesàl'usage, 
enrichissant  la  langue  à  chaque  œuvre  nouvelle,  si 
bien  que  le  dictionnaire  de  l'Académie  tend  à  deve- 
nir un  monument  curieux  d'archéologie.  Jele  répète, 
son  rôle  est  radicalement  nul  dans  notre  littérature; 
elle  reste  une  simple  gloriole. 

Ainsi  donc,  le  grand  mouvement  social,  parti  du 
dix-huilième  siècle,  a  eu  dans  le  nôtre  son  contre- 
coup littéraire.  Des  moyens  nouveaux  d'existence 
sont  donnés  à  l'écrivain  ;  et  tout  de  suite  l'idée  de  hié- 
rarchie j'en  va,  rinlelligence  devient  une  noblesse, 
le  travail  se  fait  une  dignité.  En  même  temps,  par  une 
conséquence  logique,  l'influence  des  salons  et  de 
l'Académie  disparaît,  l'avènement  de  la  démocratie 
a  lieu  dans  les  lettres:  je  veux  dire  que  les  coteries 
se  noient  dans  le  grand  public,  que  l'œuvre  naît  de  la 
foule  et  pour  la  foule.  Enfln,  la  science  pénètre  dans 
la  lillérature,  l'enquête  scientifique  s'élargit  jusque 
dans  les  œuvres  des  poètes,  et  c'est  li  ce  qui  carac- 
térise surtout  révolution  actuelle,  celle  évolution 
naturaliste  qui  nous  emporte. 

Eh  bien!  je  dis  qu'il  faut  résolument  se  mettre  en 
face  de  cette  situation  el  l'accepter  avec  courage.  On 
se  lamente  en  criant  que  l'esprit  littéraire  s'en  va;  ce 
n'est  pas  vrai,  il  se  transforme.  J'espère  l'avoir 
preuve.  Et  veut-on  savoir  ce  qui  doit  aujourd'hui 
nous  faire  dignes  et  respectés  :  c'est  l'argent.  Il  est 
bête  de  déclamer  contre  l'argen  t,  qui  est  une  force  so- 
ciale considérable.  Les  tout  jeunes  gens  devraient 
seuls  répéter  des  lieux  communs  sur  l'avilissement 
des  lettres  sacrifiant  au  veau  d'or;  ils  ignorent  tout, 
ils  ne  peuvent  comprendre  la  justice  el  l'honnêteté 


190  L'ARGENT   DANS   LA   LITTÉRATURE. 

de  l'argent.  Que  l'on  compare  un  instant  la  situation 
d'un  écrivain  sous  Louis  XIV  à  celle  d'un  écrivain  de 
nos  jours.  Où  est  l'affirinalion  pleine  et  complète  de 
la  personnalilé?  Où  est  la  véritable  dignité?  Où  sont 
la  plus  grande  somme  de  travail,  l'existence  la  plus 
large  et  la  plus  respectée?  Évidemment,  du  côté  de 
l'écrivain  actuel.  Et  cette  dignité,  ce  respect,  cet 
élargissement,  cette  affirmation  de  sa  personne  et  de 
ses  pensées,  à  quoi  le  doit-il?  A  l'argent,  sans  aucun 
doute.  C'est  l'argent,  c'est  le  gain  légitimement  réa- 
lisé sur  ses  ouvrages  qui  l'a  délivré  de  toute  protec- 
tion humiliante,  qui  a  fait  de  l'ancien  bateleur  de 
cour,  de  l'ancien  bouffon  d'antichambre,  un  citoyen 
libre,  un  homme  qui  ne  relève  que  de  lui-môme.  Avec 
l'argent,  il  a  osé  tout  dire,  il  a  porté  son  examen 
partout,  jusqu'au  roi,  jusqu'à  Dieu,  sans  craindre  de 
perdre  son  pain.  L'argent  a  émancipé  l'écrivain, 
l'argent  a  créé  les  lettres  modernes. 

A  la  fin,  cela  m'enrage  de  lire,  dans  des  journaux 
de  jeunes  poètes,  que  l'écrivain  doit  simplement  viser 
à  la  gloire.  Oui,  cela  est  convenu,  il  est  puéril  de  le 
dire.  Mais  il  faut  vivre.  Si  vous  ne  naissez  pas  avec  une 
fortune,  que  ferez-vous?  Regretterez-vous  le  temps 
où  l'on  bàtonnait  Voltaire,  où  Racine  mourait  d'une 
bouderie  de  Louis  XIV,  où  toute  la  littérature  était  aux 
gages  d'une  noblesse  brutale  eti'Tibccile?  Goaimentl 
vous  poussez  l'ingratitude  contre  notre  grande  épo- 
que jusqu'à  ne  pas  la  comprendre,  en  l'accusant  de 
mercantilisme,  lorsqu'elle  est  avant  tout  le  droit  au 
travail  et  à  ia  viel  Si  vous  ne  pouvez  vivre  avec  vos 
vers,  avec  vos  premiers  essais,  faites  autre  chose,  en- 
trez dans  une  administration,  attendez  que  le  public 
vienne  à  vous.  L'Etat  ne  vous  doit  rien.  11  est  peu  ho- 


L'ARGENT  DANS  LA  LITTÉRATURE.  191 

norable  de  rêver  une  littérature  entretenue.  Battez- 
vous,  mangez  des  pommes  de  terre  ou  des  truffes, 
cassez  des  pierres  dans  la  journée  et  écrivez  des  chefs- 
d'œuvre  la  nuit.  Seulement,  dites-vous  bien  ceci  :  c'est 
que,  si  vous  êtes  un  talent,  une  force,  vous  arriverez 
quand  nicme  à  la  gloire  et  à  la  fortune.  La  vie  est  ainsi, 
notre  époque  est  telle.  Pourquoi  se  révolter  puérile- 
ment cunlre  elle,  lorsqu'elle  restera  à  coup  sûr  une 
époque  grande  parmi  les  plus  grandes? 

Je  sais  bien  tout  cequ'onpeut  dire,  si  l'on  envisage 
la  question  sous  certains  côtés  fâcheux.  Le  mercanli- 
lisme  devait  naître  du  nouvel  appétit  de  lecl^ure,  de  la 
multiplication  croissante  des  journaux.  Mais  en  quoi 
cela  gône-t-il  les  véritables  écrivains?  Ils  gagnent 
moins;  qu'importe!  pourvu  qu'ils  mangent.  Ilemar- 
quez  d'ailleurs  que,  si  un  Ponson  du  Terrait  amasse 
une  fortune,  il  travaille  énormément,  beaucoup  plus 
que  les  faiseurs  de  sonnets  qui  l'injurient.  Sans  doule, 
au  point  de  vue  littéraire,  le  mérite  est  nul;  mais  la 
besogne  considérable  du  feuilletoniste  explique  son 
gain,  d'autant  plus  que  celte  besogne  enrichit  des 
journaux.  Nous  ne  traitons  pas  directement  avec  le 
public  ;  il  y  a,  entre  lui  et  nous,  des  spéculateurs,  des 
éditeurs  ou  des  directeurs,  tout  un  petit  peuple  qui 
vit  de  nos  œuvres,  qui  gagne  des  millions  avec  notre 
travail;  et  nous  ne  partagerions  pas,  et  nous  crache- 
rions sur  l'argent,  sous  prétexte  que  l'argent  n'est 
pas  noble  !  Ce  sont  là  des  idées  malsaines,  des  décla- 
mations vides  et  coupables,  contre  lesquelles  il  est 
grand  temps  de  réagir.  Ceux  qui  parlent  ainsi  sont  les 
débutants  trôs-pauvres  qui  souffrent  de  ne  pouvoii 
vivre  encore  de  leur  plume,  ou  les  écrivains  qui  n'ont 
jamais  connu  le  besoin  et  qui  traitent  la  littérature 


192      L'ARGENT  DANS  LA  LITTÉUATURE. 

en  maîtresse,  à  laquelle  ils  ont  de  tout  temps  payé 
des  soupers  fins. 

Ce  que  je  puis  dire,  moi,  c'est  que  l'argent  fait 
pousser  les  belles  œuvres.  Imaginez  donc,  en  nos 
temps  de  démocratie,  un  jeune  homme  qui  tombe  sur 
le  pavé  de  Paris  sans  un  sou.  Je  l'ai  montré  tout  5. 
l'heure,  ce  jeune  homme,  vivant  du  journal  plutôt 
mal  que  bien,  arrivant,  par  un  effort  de  volonté,  à 
écrire  des  œuvres,  en  dehors  de  sa  besogne  quoti- 
dienne. Dix  années  de  son  existence  se  passent  dans 
cette  lutte  terrible.  Puis,  le  succès  arrive  ;  il  n'a  pas 
fait  seulement  sa  gloire,  il  a  fait  sa  fortune;  le  voilà 
à  l'abri,  ayant  sauvé  les  siens  de  la  misère,  ayant 
quelquefois  payé  les  dettes  laissées  par  sa  famille. 
Désormais,  il  est  libre,  il  dira  tout  haut  ce  qu'il  pense. 
N'est-ce  pas  beau?  L'argent  a  ici  sa  grandeur. 

La  question  a  donc  toujours  été  très  mal  posée. 
11  faut  parlir  de  ce  point  que  tout  travail  mérile  sa- 
laire. On  fait  un  livre,  naturellement  le  véritable 
écrivain  ne  se  mettra  pas  à  sa  table  chaque  matin  avec 
lapenséede  gagner  la  plus  grosse  somme  possible; 
mais,  le  livre  fait,  l'éditeur  est  là  qui  bat  monnaie 
avec  cette  marchandise  qu'on  lui  cède,  et  rien  de 
plus  naturel,  si  l'écrivain  touche  les  droits  fixés  par 
son  traité.  Dès  lors,  on  ne  comprend  plus  les  grandes 
indignations  contre  l'argent.  L'alVaire  est  d'un  côté, 
la  littérature  est  d'un  autre. 

Dans  toute  grande  évolution,  il  faut  faire  la  part 
du  mal.  Fatalement,  des  spéculateurs  devaient  se 
produire.  J'ai  parlé  des  feuilletonistes  qui  encom- 
brent les  trottoirs.  Selon  moi,  ils  gagnent  très  lé- 
gitimement leur  argent,  puisqu'ils  travaillent,  et 
quelques-uns  avec  beaucoup  de  verve;  mais  il  est 


L'ARGENT   DANS  LA  LITTÉRATURE.  193 

bien  certain  que  la  littérature  n'est  pas  ici  en  jeu. 
C'est  même  là  ce  qui  devrait  trancher  la  question. 
Les  débutants  ont  toit  de  crier  contre  les  feuilleto- 
nistes, car  ceux-ci  ne  boucbent  en  réalité  aucune 
voie  littéraire;  ils  se  sont  créé  un  public  spécial  qui 
lit  uniquement  les  feuilletons,  ils  s'adressent  à  ces 
lecteurs  nouveaux,  illettrés,  incapables  de  sentir  une 
belle  œuvre.  Dès  lors,  il  faudrait  plutôt  les  remercier, 
car  ils  défrichent  les  terrains  incultes,  comme  les 
journaux  à  un  sou  qui  pénètrent  jusqu'au  fond  des 
campagnes.  Regardez,  d'ailleurs,  dans  l'ordre  poli- 
tique, il  n'y  a  pas  de  mouvement  sans  excès  ;  chaque 
pas,  dans  une  société,  est  marqué  par  des  luttes  et 
des  effondrements.  De  môme,  il  a  bien  fallu  que 
l'émancipation  de  l'écrivain,  le  triomphe  de  l'intelli- 
gence appelée  à  la  fortune  et  devenue  une  aristo- 
cratie, entraînât  des  faits  regrettables.  C'est  tout  le 
vilain  côté  des  choses.  Des  hommes  trafiquent  hon- 
teusement avec  leur  plume,  un  flot  de  bêtise  coule 
au  rez-de-chaussée  des  journaux,  nous  sommes 
inondés  de  livres  ineptes.  Mais  qu'importe  1  c'est  la 
part  de  l'ordure  humaine,  aux  heures  de  crise  so- 
ciale. Il  faut  voir  uniquement  le  progrès  qui  s'ac- 
complit en  haut,  l'effort  des  grands  talents  qui  déga- 
gent de  nos  batailles  contemporaines  une  beauté 
nouvelle,  la  vie  dans  sa  vérité  et  dans  son  intensité. 
Une  conséquence  plus  grave,  et  qui  m'a  toujours 
troublé,  c'est  l'effort  continu  auquel  l'écrivain  est 
condamné  de  nos  jours.  Nous  ne  sommes  plus  au 
temps  où  un  sonnet,  lu  dans  un  salon,  faisait  la  ré- 
putation d'un  écrivain  et  le  conduisait  à  l'Académie. 
Les  œuvres  de  Boileau,  de  La  Bruyère,  de  la  Fon- 
taine, tiennent  en  un  ou  deux  volumes.  Aujourd'hui^, 

17 


194  L  ARGENT  DANS  L\  LITTÉRATURE. 

il  nous  faut  produire  et  produire  encore.  C'est  le  la 
beur  d'un  ouvrier  qui  doit  gagner  son  pain,  qui  ne 
peut  se  retirer  qu'après  fortune  faite.  En  outre,  si 
l'écrivain  s'arrête,  le  public  l'oublie  ;  il  est  forcé 
d'entasseï  volume  sur  volume,  tout  comme  un  ébé- 
niste p.tr  exemple  entasse  meuble  sur  meuble.  Voyez 
Balzac.  Cela  est  terrible,  car  une  question  se  pose 
tout  de  suite  :  comment  la  postérité  se  conduira-t-elle 
devant  une  œuvre  si  considérable  que  la  Comédie 
humaine  ?  11  semble  peu  croyable  qu'elle  garde  tout, 
et  dès  lors  pourra-t-elle  choisir?  Remarquez  que  les 
œuvres  léguées  par  les  siècles  sont  toutes  relative- 
ment courtes.  La  mémoire  de  l'homme  hésite  devant 
les  gros  bagages.  Elle  ne  relient  guère,  d'ailleurs, 
que  les  livres  devenus  classiques,  j'entends  ceux 
qu'on  nous  impose  dans  notre  jeune  âge,  lorsque 
notre  intelligence  ne  peut  encore  se  défendre. 
Aussi  ai-je  toujours  été  pris  d'inquiétude  devant 
notre  production  fiévreuse.  Si  réellement  chaque 
écrivain  n'a  qu'un  livre  en  lui,  nous  faisons  une  be- 
sogne bien  dangereuse  pour  notre  gloire,  en  répétant 
ce  livre  à  l'infini,  sous  le  fouet  des  nécessités  nou- 
velles. Là,  selon  moi,  est  la  seule  conséquence  trou- 
blante de  l'état  de  choses  actuel.  Et  encore  ne  faut-il 
jamais  juger  l'avenir  sur  le  passé.  Balzac  restera 
évidemment  dans  d'autres  conditions  que  Boileau. 

J'arrive  ainsi  au  souffle  scientifique  qui  pénètre  de 
plus  en  plus  notre  littérature.  La  question  d'argent 
est  simplement  un  résultat,  dans  la  transformation 
que  l'esprit  littéraire  a  subie  de  nos  jours;  car  la 
cause  première  de  cette  transformation  vient  de 
l'application  des  méthodes  scientifiques  aux  lettres, 
des  outils  que  l'écrivain  a  empruntés  au  savant  pour 


l'argent  dans  la  littérature  195 

reprendre  avec  lui  l'analyse  de  la  nature  el  de 
1  homme.  Toute  la  bataille  actuelle  se  livre  sur  ce 
terrain  :  d'un  côté,  les  rliétoriciens,  les  grammai- 
riens, les  lettrés  purs  qui  entendent  continuer  la 
tradition;  de  l'autre,  les  anatomisles,  les  anaiystes, 
les  adeptes  des  sciences  d'observation  et  d'expéri- 
mentation, qui  veulent  peindre  à  nouveau  le  monde 
et  l'humanité,  en  les  étudiant  dans  leur  mécanisme 
naturel  et  en  poussant  leurs  œuvres  à  la  plus  grande 
vérité  possible.  Ceux-ci,  en  triomphant,  depuis  le 
commencement  du  siècle,  ont  déterminé  le  nouvel 
esprit  littéraire;  il  n'y  a  pas  là  une  école,  je  l'ai  dit 
cent  fois,  il  y  a  une  évolution  sociale  dont  les  phases 
sont  faciles  à  préciser.  Tout  de  suite,  on  voit  l'abîme 
qui  sépare  Balzac  d'un  écrivain  quelconque  du  dix- 
septième  siècle.  Admettez  que  Racine  ait  lu  autrefois 
Phèdre,  sa  tragédie  la  plus  audacieuse,  dans  un  salon  ; 
les  dames  écoutent,  les  académiciens  approuvent  de 
la  tête,  tous  les  assistants  sontheifreux  de  la  pompe 
des  vers,  de  la  correction  des  tirades,  de  la  conve- 
nance des  sentiments  et  de  la  langue;  l'oeuvre  est  une 
très  belle  composition  de  logi(iuc  et  de  rhi' torique, 
faite  sur  des  êtres  abstraits  et  métaphysiques,  par 
un  écrivain  soumis  aux  opinions  philosophiiiues  de 
son  temps.  Prenez  maintenant  la  Cousi>  e  Dette,  et 
essayez  de  la  lire  dans  un  salon  ou  dans  une  Acadé- 
mie; cette  lecture  paraîtra  inconvenante,  les  dames 
seront  scandalisées;  et  cela  proviendra  uniquement 
de  ce  que  Balzac  a  écrit  une  œuvre  d'observation 
et  d'expérimentation  sur  des  êtres  vivants,  non  plus 
en  logicien,  non  plus  en  rhétoricien,  mais  en  ana- 
lyste qui  travaille  à  l'enquête  scienlitique  de  son 
temps.  L'abîme  est  là.  Quand  Sainte-Beuve  poussait 


196  L  ARGENT  DANS  LA  LITTERATURE. 

ce  cri  désespéré  :  a  0  physiologistes,  je  vous  retrouve 
partout!  »  il  sonnait  le  glas  de  l'ancien  esprit  litté- 
raire, il  sentait  bien  que  le  règne  des  lettrés  d'autre- 
fois était  fini. 

Voilà  la  situation.  Je  la  résume  en  répétant  que 
notre  époque  est  grande  et  qu'il  est  puéril  de  se  la- 
menter devant  le  siècle  qui  se  prépare.  En  avançant, 
riuinianilé  ne  laisse  derrière  elle  que  des  ruines; 
pourquoi  toujours  se  retourner  et  pleurer  la  terre  que 
l'on  quitte,  épuisée  et  semée  de  débris?  Sans  doute, 
les  siècles  passés  ont  eu  leur  grandeur  littéraire,  mais 
c'est  une  mauvaise  besogne  que  de  vouloir  nous  im- 
mobiliser dans  cette  grandeur,  sous  le  prétexte  qu'il 
ne  saurait  en  exister  une  autre.  Une  littérature  n'est 
que  le  produit  d'une  société.  Aujourd'hui,  notre  so- 
ciété démocratique  commence  à  avoir  son  expression 
littéraire,  magnifique  et  complète.  11  faut  l'accepter 
sans  regret  ni  enfantillag  •,  il  faut  reconnaître  la  puis- 
sance, la  justiceet  kdignitéde  l'argent,  il  faut  s'aban- 
donner à  l'esprit  nouveau,  qui  élargit  le  domaine  des 
lettres  parla  science,  qui,  au-dessus  de  la  grammaire 
et  de  la  rhétorique,  au-dessus  des  philosophies  et  des 
religions,  tâche  d'arriver  à  la  beauté  du  vrai. 


Comme  conséquence  et  conclusion  aux  pages  que 
je  viens  d'écrire,  je  finirai  en  traitant  brièvement  ce 
qu'on  appelle  chez  nous  «  1»  question  des  jeunes  ». 

Nos  débutants  ont  des  exigences,  ce  qui  est  explicable 
etpardonnable,  car  la  jeunesse  est  de  sanature  pressée 


L'ARGENT  DANS  LA,  LITTÉRATURE.  197 

de  jouir.  Je  connais  beaucoup  de  garçons  de  vingt  ans 
qui,  à  leur  seconde  pièce  refusée  par  les  directeurs, 
au  troisième  article  quils  portent  dans  les  journaux 
et  qu'on  ne  leur  prend  pas,  gémissent  sur  la  déca- 
dence des  lettres  et  demandent  à  grands  cris  d'être 
protégés.  Yoici  ce  que  notre  jeunesse  littéraire  rêve  : 
un  éditeur  spécial  chargé  d'éditer  et  de  lancer  tous 
les  livres  de  débutant  qu'on  déposera  chez  lui  ;  un 
théâtre  qui,  grâce  à  une  forte  subvention,  jouera 
toutes  les  pièces  de  débutant  remises  au  directeur. 
Et  là-dessus  des  polémiques  s'engagent,  on  fait  re- 
mai'quer  que  le  gouvernement  donne  beaucoup  plus 
d'argent  à  la  musique  qu'à  la  litlératiire,  on  parle  des 
peintres  comblés  de  commandes  et  de  croix,  vivant 
comme  des  enfanls  gâtés  sous  la  tutelle  paternelle  de 
l'administration.  Examinons  donc  les  vœux  de  la  ieu- 
nesse. 

L'idée  d'un  encouragement  général  fait  sourire.  Il 
-y  aura  toujours  choix;  un  comité  ou  un  délégué 
quelconque  sera  toujours  chargé  d'examiner  les  ma- 
nuscrits; et  dès  lors  le  règne  du  bon  plaisir  recom- 
mencera, les  jeunes  qui  seront  écartés  se  remettront 
à  accuser  l'État  de  ne  rien  faire  pour  eux,  de  les 
éloulfer  volontairemenl.  D'ailleurs,  ils  n'auront  pas 
tort  :  les  subventions  profitent  quand  même  aux  mé- 
diocres, jamais  une  commande  ne  va  à  un  talent  libre 
et  original.  Ce  système  d'encouragement  n'a  pas  été 
appliqué  aux  livres;  en  effet,  il  n'existe  pas  d'éditeur 
recevant  cent  ou  deux  cent  mille  francs  de  l'État, 
contre  l'engagement  pris  par  lui  de  publier  dans 
l'année  dix  à  quinze  volumes  déjeunes  auteurs.  Alais, 
au  théâtre,  l'épreuve  est  faite  depuis  longtemps; 
rOdéon  par  exemple  est  ouvert  aux  débutants  drama- 

17. 


198  L'ARGENT  DANS  LA  LITTERATURE. 

tiques.  Eh  bien  !  je  voudrais  qu'on  fît  une  étude  sur 
les  auteurs  de  talent  qui  ont  eu  leur  première  pièce 
jouée  à  rOdéon.  Jesuis  certain  qu'ils  sont  relativement 
peu  nombreux,  tandis  que  la  liste  des  auteurs  mé- 
diocres et  déjà  oubliés  aujourd'hui  doit  être  formi- 
dable. Ceci  est  simplement  pour  arriver  à  (  el  axiome  : 
la  proteclion  en  littérature  ne  sert  qu'à  la  médio- 
crité. 

Souvent  de  jeunes  auleurs,  surtout  des  auteurs 
dramatiques,  m'ont  écrit:  «  A^ous  ne  croyez  donc 
pas  qu'il  y  ait  des  talents  inconnus?»  Naturellement, 
tant  qu'un  talent  ne  s'est  pas  produit,  on  ne  peut  le 
connaître;  mais  ce  que  je  crois  et  ce  qui  est,  c'est 
que  tout  talent  de  quelque  puissance  finit  par  se  pro- 
duire et  par  s'imposer.  La  question  est  là  et  pas  ail- 
leurs. On  n'aide  pas  le  génie  à  accoucher;  il  accou- 
che tout  seul.  Je  prends  un  exemple  parmi  les  pein- 
tres. Chaque  année,  au  Salon  de  peinture,  dans  ce 
bazar  de  la  fabrication  artistique,  nous  voyons  des 
tableaux  d'élèves,  des  études  de  pensionnaires  d'une 
insignifiance  parfaite,  et  qui  sont  là  par  encourage- 
ment et  tolérance;  cela  n'importe  pas,  cela  ne 
compte  pas  et  ne  saurait  jamais  compter,  cel  i  n'a 
que  le  grand  tort  de  tenir  inutilement  de  la  place. 
Alors  pourquoi,  en  littérature,  ferait- on  un  pareil 
étalage  de  choses  nulles,  grâce  à  une  subvention? 
L'État  ne  doit  rien  aux  jeunes  écrivains;  il  ne  sullit 
pas  d'avoir  écrit  quelques  pages,  pour  se  poser  en 
martyr,  si  personne  ne  les  imprime  ou  si  personne 
ne  les  joue;  un  cordonnier,  quia  fait  sa  première 
paire  de  bottes,  ne  force  pas  le  gouvernement  à  la  lui 
placer.  C'est  le  travailleur  qui  doit  imposer  lui-même 
son  travail  au  public.  Et  s'il  n'a  pas  celte  force,  il 


l'argent  dans  la  littérature.  199 

n'est  personne,  il  reste  inconnu  par  sa  faute  et  en 
toute  justice. 

11  faut  le  déclarer  avec  netteté  :  les  faibles,  en  litté- 
ralure,  ne  méritent  aucun  intérêt.  Pourquoi,  étant 
faibles,  ont-ils  l'ambition  de  vouloir  être  forts?  Ja- 
mais le  cri  :  Malheur  aux  vaincus  I  n'a  été  mieux  placé. 
Personne  n'oblige  un  honnête  garçon  à  écrire;  dès 
qu'il  prend  une  plume,  il  accepte  les  conséquences  de 
la  bataille,  et  tant  pis  s'il  est  renversé  au  premier  choc 
et  si  toute  une  génération  lui  passe  sur  le  corps.  Les 
lamentations,  en  pareil  cas,  sont  puériles,  et  du  reste 
ne  remédient  à  rien.  Les  faibles  succombent,  malgré 
les  protections;  les  forts  arrivent  au  milieu  des  obs- 
tacles ;  et  toute  la  morale  de  l'aventure  est  là. 

Je  sais  bien  que,  si  l'on  demeure  dansl  ;  relatif,  il  y 
a  des  exemples  d'éciivains  fort  médiocres  dont  les  sub- 
vention s  et  les  protections  ont  fait  des  auteurs  à  la 
mode.  Mais  l'argument  est  ici  honteux.  En  quoi  la 
France  a-t-elle  besoin  d'écriv;iins  médiocres?  Si  l'on 
encourage  les  débutants,  ce  n'est  évidemment  que 
dans  l'espoir  de  dégager  l'homme  de  génie  qui  peut 
se  trouver  parmi  eu.T.  Les  livres  et  les  pièces  ne  sont 
pas  des  objets  de  consommation  courante,  comme 
des  chapeaux  et  des  souliers  par  exemple.  Cette  con- 
sommation, si  l'on  veut,  a  bien  lieu  dans  nos  librai- 
ries et  dans  nos  théâtres;  seulement,  il  ne  s'agit  plus 
que  d'œuvres  inférieures,  usées  tout  de  suite,  des- 
tinées à  satisfaire  nos  appétits  du  moment.  Je  ne  veux 
pas  même  considérer  le  plus  ou  le  moins  de  médio- 
crité ([u'ou  pourrait  se  flatter  d'obtenir  dans  ces 
œuvres,  si  l'État  intervenait  en  les  mettant  au  con- 
cours. Alors  qu'on  ouvre  tout  de  suite  une  classe 
dans  notre  Conservatoire  des  arts  et  métiers,  qu'on 


200  L'ARGENT  DANS  LA  LITTÉRATURE. 

y  apprenne  à  faire  des  livres  et  des  pièces  selon  la 
formule  reconnue  parfaite,  que  chaque  été  on  y  fa- 
briquele  nombrede  comédies  et  deromans  dontParis 
a  besoin  pour  passer  son  hiver.  Non,  en  tout  ceci,  le 
génie  seul  importe.  Il  n'y  a  pas  d'excuse  aux  encoura- 
gements, s'il  n'est  pas  sous-entendu  qu'on  cherche  à 
faciliter  la  venue  des  hommes  supérieurs  qui  se  trou- 
vent confondus  et  qui  souffrent  dans  la  foule. 

Dès  ce  moment,  la  question  se  simplifie.  Il  n'y  a 
plus  qu'à  laisser  aller  les  choses,  car  on  ne  donne  du 
talent  à  personne,  et  le  talent  apporte  justement  avec 
lui  la  puissance  nécessaire  à  son  développement 
complet.  Voyez  les  faits.  Prenez  un  groupe  déjeunes 
écrivains,  vingt,  trente,  cinquante,  et  suivez-les  dans 
la  vie.  Au  début,  tous  partent  du  même  pied,  avec 
une  égale  foi  et  une  égale  ambition.  Puis,  tout  de 
suite,  des  distances  s'établissent,  les  uns  semblent 
courir,  tandis  que  les  autres  piétinent  sur  place.  Mais 
il  ne  faut  pas  se  prononcer  encore.  Enfin,  le  résultat 
s'affirme  :  les  médiocres,  soutenus,  poussés,  acclamés, 
sont  restés  des  médiocres,  malgré  leurs  premiers  suc- 
cès; les  faibles  ont  complètement  disparu;  quant  aux 
forts,  ils  ont  lutté  dix  ans,  quinze  ans  au  milieu  de  la 
haine  et  de  l'envie,  mais  ils  triomphent,  ils  montent  et 
resplendissent  au  premier  rang.  C'est  l'éternelle  his- 
toire. Et  il  serait  bien  fâcheux  qu'on  voulût  épar- 
gner aux  forts  leurs  dures  années  de  noviciat,  ces 
premières  batailles  qui  les  ensanglantent.  Tant  mieux 
s'ils  souffrent,  s'ils  désespèrent,  s'ils  se  fâchent. 
L'imbécillité  de  la  foule  et  la  rage  de  leurs  rivaux 
achèvent  de  leur  donner  du  génie. 

Donc,  pour  moi,  la  question  des  jeunes  n'existe 
pas.  C'est  un  lieu  commun  dont  on  berce  les  fâcheuses 


L'ARGENT  DANS  LA  LITTÉRATURE.       201 

espérances  des  faibles.  Comme  je  l'ai  dit,  en  aucun 
temps  la  porte  des  édileurs  et  des  directeurs  n'a  été 
plus  largement  ouverte;  on  joue  tout,  on  imprime 
tout;ett;int  mieux  d'iiilleurs  pour  ceux  qu'on  fait 
attendre,  car  ils  mûrissent.  Le  pire  des  malheurs, 
pour  un  débutant,  est  d'arriver  et  de  réussir  trop 
vite.  Il  faut  savoir  que,  derrière  toute  réputation  so- 
lide, il  y  a  vingt  ans  d'efforts  et  de  travail.  Quand  un 
jeune  homme,  qui  a  écrit  une  demi-douzaine  de  son- 
nets, jalouse  un  écrivain  connu,  il  oublie  que  cet 
écrivain  meurt  de  sa  célébrité. 

Depuis  quelfiue  temps,  il  est  bien  porté  de  paraître 
s'iiitéi'esser  aux  jeunes.  Des  conférenciers  aimables 
se  répandent  en  effusions,  des  chroniqueurs  som- 
ment lÉlat  de  songer  aux  débutants,  et  l'on  finira 
par  rêver  une  librairie  modèle.  Eh  bien!  tout  cela 
est  creux.  Ces  gens  flaltent  la  jeunesse,  pas  davan- 
tage, dans  un  intérêt  plus  ou  moins  immédiat;  les 
uns  '-ongcnt  à  une  cxploitalion  théâtrale,  les  autres 
soignent  leur  réputation  d'hommes  sympathiques, 
d'autres  veulent  faire  croire  que  la  jeunesse  est  à 
eux  et  qu'ils  sont  l'avenir.  J'admets  ausî-i  volontiers 
qu'il  y  a,  dans  le  nombre,  des  gens  naïfs,  assez  sim- 
ples pour  croire  que  la  grandeur  de  notre  littérature 
est  dans  la  solution  de  cette  prétendue  question  des 
jeunes.  Moi,  qui  aime  volontiers  à  dire  les  vérités 
brutales,  et  qui  mets  mon  intérêt  dans  la  franchise, 
je  dirai  simplement  aux  débutants,  pour  conclure: 

«  Travaillez,  tout  est  là.  Ne  comptez  que  sur  vous. 
Dites-vous  que  si  vous  avez  du  talent,  votre  talent 
vous  ouvrira  les  portes  les  mieux  fermées,  et  qu'il 
vous  mettra  aussi  haut  que  vous  mériterez  de  monter. 
Et  surtout,  refusez  les  bienfaits  de  l'administration, 


202  L'ARGENT  DANS  LA  LITTÉRATURE. 

ne  demandez  jamais  la  protection  de  l'État;  vous  y 
laisseriez  de  votre  virilité.  La  ^irande  loi  de  la  vie  est 
la  lutte,  on  ne  vous  doit  rien,  vous  triompherez  né- 
cessairement si  vous  êtes  une  force,  et  si  vous  suc- 
combez, ne  vous  plaignez  même  pas,  car  votre  défaite 
est  juste.  Ensuite,  ayez  le  respect  de  l'argent,  ne 
tombez  pas  dans  cet  enfantillage  de  déblatérer  en 
poètes  contre  lui;  l'argent  est  notre  courage  et 
notre  dignité,  à  nous  écrivains,  qui  avons  besoin  d'être 
libres  pour  tout  dire;  l'argent  fait  de  nous  les  chefs 
intellectuels  du  siècle,  la  seule  aristocratie  possible. 
Acceptez  votre  époque  comme  une  des  plus  grandes 
de  l'huiiianiLé,  croyez  fermement  en  l'avenir,  sans 
vous  arrêter  à  des  conséquences  fatales,  le  déborde- 
ment du  journalisme,  le  mercantilisme  de  la  basse 
littérature.  Enfin,  ne  pleurez  pas  l'ancien  esprit  lit- 
téraire qu'une  société  morte  a  emporté  avec  elle.  Un 
autre  esprit  se  dégage  de  la  société  nouvelle,  un  es- 
prit qui  s'élargit  chaque  jour  dans  la  recherche  et 
dans  l'affirmation  du  vrai.  Laissez  le  mouvement  na 
turaliste  se  poursuivre,  les  génies  se  révéler  et 
achever  la  besogne.  Vous  tous  qui  naissez  aujour- 
d'hui, ne  luttez  donc  pas  contre  révolution  sociali^ 
et  littéraire,  car  les  génies  du  vingtième  siècle  sont 
parmi  vous.  » 


DU  ROMAN 


DU    ROMAN 


LE  SENS   DU   RÉEL 


Le  plus  bel  éloge  que  l'on  pouvait  faire  autrefois 
d'un  romancier  était  de  dire  :  «  Il  a  de  l'imagination.  » 
Aujourd'hui,  cet  éloge  serait  presque  regardé  comme 
une  critique.  C'est  que  toutes  les  conditions  du  ro- 
man ont  changé.  L'imagination  n'est  plus  la  qualité 
maîtresse  du  romancier. 

Alexandre  Dumas,  Eugène  Sue,  avaient  de  l'imagi- 
nation. Dans  Noire-Dame  de  Paris,  Victor  Hugo  a 
imaginé  des  personnages  et  une  fable  du  plus  \il 
intérêt;  dans  Mauprat,  George  Sand  a  su  passionner 
toute  une  génération  par  les  amours  imaginaires  de 
ses  héros.  Mais  personne  ne  s'est  avisé  d'accorder  de 
l'imagination  à  Balzac  et  à  Stendhal.  On  a  parlé  de 
leurs  facultés  puissantes  d'observation  et  d'ana- 
lyse; ils  sont  grands  parce  qu'ils  ont  peint  leur  épo- 
que, et  non  parce  qu'ils  ont  inventé  des  contes.  Ce 
5ont  eux   qui  ont  amené  cette  évolution,   c'est  à 

18 


206  DU   ROMAN, 

partir  de  leurs  œuvres  que  l'imagination  n'a  plus 
compté  dans  le  roman.  Voyez  nos  grands  romanciers 
contemporains,  Gustave  Flaubert,  Edmond  et  Jules 
de  Concourt,  Alphonse  Daudet  :  leur  talent  ne  vient 
pas  de  ce  qu'ils  imaginent,  mais  de  ce  qu'ils  rendent 
la  nature  avec  intensité. 

J'insiste  sur  cette  déchéance  de  l'imagination, 
parce  que  j'y  vois  la  caractéristique  même  du  roman 
moderne.  Tant  que  le  roman  a  été  une  récréation  de 
l'esprit,  un  amusement  auquel  on  ne  demandait  que 
de  la  grâce  et  de  la  verve,  on  comprend  que  la  grande 
qualité  était  avant  tout  d'y  montrer  une  invention 
abondante.  Même  quand  le  roman  historique  et  le 
roman  à  thèse  sont  venus,  c'était  encore  l'imagina- 
tion qui  régnait  toute-puissante,  pour  évoquer  les 
temps  disparus  ou  pour  heurter  comme  des  argu- 
ments des  personnages  bâtis  selon  les  besoins  du 
plaidoyer.  Avec  le  roman  naturaliste,  le  roman  d'ob- 
servali'Q  et  d'analyse,  les  conditions  changent  aus- 
sitôt. Le  romancier  invente  bien  encore;  il  invente 
un  plan,  un  drame;  seulement,  c'est  un  bout  de 
drame,  la  première  histoire  venue,  et  que  la  vie 
quotidienne  lui  fournit  toujours.  Puis,  dans  l'éco- 
nomie de  l'ouvre,  cela  n'a  plus  qu'une  importance 
très  mince.  Les  faits  ne  sont  là  que  comme  les  déve- 
loppements logiques  des  personnages.  La  grande 
affaire  est  de  mettre  debout  des  créatures  vivantes, 
jouant  devant  les  lecteurs  la  comédie  humaine  avec 
le  plus  de  naturel  possible.  Tous  les  efforts  de  l'écri- 
vain tendent  à  cacher  l'imaginaire  sous  le  réel. 

Ce  serait  une  curieuse  étude  que  dédire  comment 
travaillent  nos  grands  romanciers  contemporains. 
Ils   établissent  presque  tous  leurs  œuvres  sur  des 


DU    HOMAN.  '207 

notes,  prises  longuement.  Quand  ils  ont  étudié  avec 
un  soin  scrupuleux  le  terrain  où  ils  doivent  marcher, 
quand  ils  se  sont  renseignés  à  toutes  les  sources  et 
qu'ils  tiennent  en  main  les  documents  multiples  dont 
ils  ont  besoin,  alors  seulement  ils  se  décident  à  écrire. 
Le  plan  de  l'œuvre  leur  est  apporté  par  ces  docu- 
ments eux-mêmes,  car  il  arrive  que  les  faits  se  clas- 
sent logiquement,  celui-ci  avant  celui-là  ;  une  symé- 
trie s'établit,  l'histoire  se  compose  de  toutes  les 
observations  recueillies,  de  toutes  les  notes  prises, 
Tune  amenant  l'autre,  par  l'enchaînement  même  de 
la  vie  des  personnages,  et  le  dénoûment  n'est  plus 
qu'une  conséquence  naturelle  et  forcée.  Ou  voit, 
dans  ce  travail,  combien  l'imagination  a  peu  de  part. 
Nous  sommes  loin,  parexemple,  de  George  Sand,  qui, 
dit-on,  se  mettait  devant  un  cahier  de  papier  blanc, 
et  qui,  partie  d'une  idée  première,  allait  toujours 
sans  s'arrêter,  composant  au  fur  et  à  mesure,  se  re- 
posant en  toute  certitude  sur  son  imnginaîion,  qui 
lui  apportait  autant  de  pages  qu'il  lui  en  fallait  pour 
faire  un  volume. 

Un  de  nos  romanciers  naturalistes  veut  écrire  un 
roman  sur  le  monde  des  théâtres.  11  part  de  cette 
idée  générale,  sans  avoir  encore  un  fait  ni  un  person- 
nage. Son  premier  soin  sera  de  rassembler  dans  des 
noies  tout  ce  qu'il  peut  savoir  sur  ce  monde  qu'il  veut 
peindre.  11  a  connu  tel  acteur,  il  a  assisté  h  telle 
scène.  Voilà  déjà  des  documents,  les  meilleurs,  ceux 
qui  ont  mûri  en  lui.  Puis,  il  se  mettra  en  campagne, 
il  fera  causer  les  hommcsles  mieux  renseignés.  Gur  la 
matière,  il  collectionnera  les  mots,  les  histoires,  les 
I^ortraits.  Ce  n'est  pas  tout  :  il  ira  ensuite  aux  docu- 
ments écrits,  lisant  tout  ce  qui  peut  lui  être  utile. 


208  DU  ROMAN. 

Enfin  il  visitera  les  lieux,  vivra  quelques  jours  dans 
un  théâtre  pour  en  connaître  les  moindres  recoins, 
passera  ses  soirées  dans  une  loge  d'actrice,  s'impré- 
gnera le  plus  possible  de  l'air  ambiant.  Et,  une  fois 
les  documents  complétés,  son  roman,  comme  je  l'ai 
dit,  s'établira  de  lui-même.  Le  romancier  n'aura 
qu'à  distribuer  logiquement  les  faits.  De  tout  ce 
qu'il  aura  entendu  se  dégagera  le  bout  de  drame, 
l'histoire  dont  il  a  besoin  pour  dresser  la  carcasse  de 
ses  chapitres.  L'intérêt  n'est  plus  dans  l'étrangeté  de 
cette  histoire;  au  contraire,  plus  elle  sera  banale  et 
générale,  plus  elle  deviendra  typique.  Faire  mouvoir 
des  personnages  réels  dans  un  milieu  réel,  donner 
au  lecteur  un  lambeau  de  la  vie  humaine,  tout  le  ro- 
man naturaliste  est  là. 

Puisque  l'imagination  n'e^t  plus  la  qualité  maî- 
tresse du  romancier,  qu'est-ce  donc  qui  l'a  remplacée? 
Il  faut  toujours  une  qualité  maîtresse.  Aujourd'hui,  la 
qualité  maîtresse  du  romancier  est  le  sens  du  réel.  Et 
c'est  à  cela  que  je  voulais  en  venir. 

Le  sens  du  réel,  c'est  de  sentir  la  nature  et  de  la 
rendre  telle  qu'elle  est.  Il  semble  d'abord  que  tout  le 
monde  a  deux  yeux  pour  voir  et  que  rien  ne  doit  être 
plus  commun  que  le  sens  du  réel.  Pourtant,  rien  n'est 
plus  rare.  Les  peintres  savent  bien  cela.  Mettez  cer- 
tains peintres  devant  la  nature,  ils  la  verront  de  la 
façon  la  plus  baroque  du  monde.  Chacun  l'apercevra 
sous  une  couleur  dominante;  un  la  poussera  au  jaune, 
un  autre  au  violet,  un  troisième  au  vert.  Pour  les 
formes,  les  mêmes  phénomènes  se  produiront;  tel 
arrondit  les  objets,  tel  autre  multiplie  les  angles. 
Chaque  œil  a  ainsi  une  vision  particulière.  Enfin,  il  y 
a  des  yeux  qui  ne  voient  rien  du  tout.  Ils  tnt  sans 


DU  ROMAN.  209 

doute  quelque  lésion,  le  nerf  qui  les  relie  au  cerveau 
éprouve  une  paralysie  que  la  science  n'a  pu  encore 
déterminer.  Ce  qui  est  certain,  c'est  qu'ils  auront 
beau  regarder  la  vie  s'agiter  autour  d'eux,  jauiais  ils 
ne  sauront  en  reproduire  exactement  une  scène. 

Je  ne  veux  nommer  ici  aucun  romancier  vivant,  ce 
qui  rend  ma  démonstration  assez  difficile.  Les  exem- 
ples éclairciraient  laque  stion.  Mais  chacun  peut  re- 
marquer que  certains  romanciers  restent  provinciaux, 
même  après  avoir  vécu  vingt  ans  à  Paris.  Ils  excellent 
dans  les  peintures  de  leur  contrée,  et,  dès  qu'ils 
abordent  une  scène  parisienne,  ils  pataugent,  ils 
n'arrivent  pas  à  donner  une  impression  juste  d'un 
milieu,  dans  lequel  pourtant  ils  se  trouvent  depuis 
des  années.  C'est  là  un  premier  cas,  un  manque  par- 
tiel du  sens  du  réel.  Sans  doute,  les  impressions  d'en- 
fance ont  été  plus  vives,  l'œil  a  retenu  les  tableaux  qui 
l'ont  frappé  tout  d'abord;  puis,  la  paralysie  s'est  dé- 
clarée, et  l'œil  a  beau  regarder  Paris,  il  ne  le  voit  pas, 
il  ne  le  verra  jamais. 

Le  cas  le  plus  fréquent  est,  d'ailleurs,  celui  de  la 
paralysie  complète.  Que  de  romanciers  croient  voir  la 
nature  et  ne  l'aperçoivent  qu'à  travers  toutes  sortes  de 
déformations  1  Ils  sont  d'une  bonne  foi  absolue,  le  plus 
souvent.  Ils  se  persuadent  qu'ils  ont  tout  mis  dans  un 
tableau,  que  l'œuvre  est  définitive  et  complète.  Gela  se 
sent  à  la  conviction  avec  laquelle  ils  ont  entassé  les 
erreurs  de  couleurs  et  de  formes.  Leur  nature  est  une 
monstruosité,  qu'ils  ont  rapelissée  ou  grandie,  en 
voulant  en  soigner  le  tableau.  Malgré  leurs  efforts, 
tout  se  délaie  dans  des  teintes  fausses,  tout  hurle  et 
s'écrase.  Ils  pourront  peut-être  écrire  des  poèmes 
épiques,  mais  jamais  ils  ne  mettront  debout  une  œuvre 

18. 


210  DU  ROMAN 

vraie,  parce  que  la  lésion  de  leurs  yeux  s'y  oppose, 
parce  que,  lorsqu'on  n'a  pas  le  sens  du  réel,  on  ne 
saurait  l'acquérir. 

Je  connais  des  conteurs  charmants,  des  fantaisistes 
adorables,  des  poètes  en  prose  dont  j'aiuie  beau(  oup 
les  livres.  Ceux-là  ne  se  mêlent  pas  d'écrire  des  ro- 
mans, et  ils  restent  exquis,  en  dehors  du  vrai.  Le  sens 
du  réel  ne  devient  absolument  nécessaire  que  lors- 
qu'on s'attaque  aux  peintures  de  la  vie.  Alors,  dans  les 
idées  oh  nous  sommes  aujourd'hui,  rien  ne  sauiaiL  le 
remplacer,  ni  un  style  passionnément  travaillé,  ni  la 
vigueur  de  la  touche,  ni  les  tentatives  les  plus  méri- 
toires. Vous  peignez  la  vie,  voyez-la  avant  toul  telle 
qu'elle  est  et  donnez-en  l'exacte  impression.  Si  l'im- 
pression est  baroque,  si  les  tableaux  sont  mal  d'a- 
plomb, si  l'œuvre  tourne  à  la  caricature,  qu'elle  soit 
épique  ou  simplement  vulgaire,  c'est  une  œuvre 
mort-née,  qui  est  condamnée  à  un  oubli  rapide.  Elle 
n'est  pas  largement  assise  sur  la  vérité,  elle  n'a  aucune 
raison  d'être. 

Ce  sens  du  réel  me  semble  très  facile  à  conslaler 
chez  un  écrivain.  Pour  moi,  c'est  une  pierre  de  toiHlie 
qui  décide  de  tous  mes  jugements.  Quand  j'ai  lu  un 
roman,  je  le  condamne,  .si  l'auteur  me  paraît  man- 
quer du  sens  réel.  Qu'il  soit  dans  un  fossé  ou  dans  les 
étoiles,  en  bas  ou  en  haut,  il  m'est  également  indif- 
férent. La  véiité  a  un  son  auquel  j'estime  qu'on  ne 
saurait  se  tromper.  Les  phrases,  les  alinéas,  les  pages, 
le  livre  tout  entier  doit  sonner  la  vérité.  On  dira  qu'il 
faut  des  oreilles  délicates.  Il  faut  des  oreilles  justes, 
pas  davantage.  Et  le  public  lui-même,  qui  ne  saui-ait 
se  piquer  d'une  grande  délicatesse  de  sens,  entend  ce- 
pendant très-bien  le?  œuvres  qui  sonnent  la  vérité.  Il 


DU  ROMAN.  2H 

va  peu  à  peu  à  celles-là,  tmdis  qu'il  fait  vite  le  silence 
sur  les  autres,  sur  les  œuvres  fausses  qui  sonnent 
l'erreur. 

De  même  qu'on  disait  autrefois  d'un  romancier  : 
«  11  a  de  l'imagination,  »  je  demande  donc  qu'on  dise 
aujourd'hui  :  c  II  a  le  sens  du  réel.  »  L'éloge  sera  plus 
grand  et  plus  juste.  Le  don  de  voir  est  moins  commun 
encore  que  le  don  de  créer. 

Pour  mieux  me  faire  entendre,  je  reviens  à  Balzac 
et  à  Stendhal.  Tous  deux  sont  nos  maîtres.  Mais  j'avoue 
ne  pas  accepter  toutes  leurs  œuvi  es  avec  la  dévotion 
d'un  fidèle  qui  s'incline  san>  examen.  Je  ne  les  trouve 
vraiment  grands  et  supérieurs  que  diins  les  passages 
où  ils  ont  eu  le  sens  du  réel. 

Je  ne  connais  rien  de  plus  surprenant,  dans/e  Rouge 
et  le  Noir,  que  l'analyse  des  amours  de  Julien  et  de 
madame  de  Rénal.  Il  faut  songer  à  l'époque  où  le  ro- 
man fut  écrit,  en  plein  romantisme,  lorsque  les  héros 
s'aimaient  dans  le  lyrisme  le  plus  échevelé.  Et  voilà 
un  garçon  et  une  femme  qui  s'aiment  enfin  comme 
tout  le  monde,  sottement,  profondément,  avec  les 
chutes  et  les  sursauts  de  la  réalité.  C'est  une  pein- 
ture supérieure.  Je  donnerai  pour  ces  pages  toutes 
celles  où  Stendhal  complique  le  caractère  de  Julien, 
s'enfouce  dans  les  doubles  fonds  diplomatiques  qu'il 
adorait.  Aujourd'hui,  il  n'est  vraiment  grand  queparce 
que,  dans  sept  ou  huit  scènes,  il  a  osé  apporter  la 
note  réelle,  la  vie  dans  ce  qu'elle  a  de  certain. 

De  môme  pour  Balzac.  Il  y  a  en  lui  un  dormeur 
veillé,  qui  rêve  et  crée  parfois  des  figures  curieuses, 
mais  qui  ne  grandit  certes  pas  le  romancier.  J'a- 
voue nu  pas  avoir  d'admiration  pour  l'auteur  de  l,i 
Femme  de  trente  ans,  pour  l'invenleur  du  type   de 


212  DU   ROMAN. 

Vautrin  dans  la  troisième  p  irlie  des  Illusions  perdues 
et  d.ms  Splendeur  et  misère  des  courtisanes.  C'est  là  ce 
que  j'appelle  la  fantasmagorie  de  Balzac.  Je  n'aime 
pas  davantage  son  grand  monde,  qu'il  a  inventé  de 
toutes  pièces  et  qui  fait  sourire,  si  l'on  met  à  part 
quelques  types  supeibes  devinés  par  son  génie.  En 
un  mot,  l'imagination  de  Balzac,  cette  imagination 
déréglée  qui  se  jetait  dans  toutes  les  exagérations  et 
qui  voulait  créer  le  monde  à  nouveau,  sur  des  plans 
extraordinaires,  cette  imagination  m'irrite  plus 
qu'elle  ne  m'attire.  Si  le  romancier  n'avait  eu  qu'elle, 
il  ne  serait  aujourd'hui  qu'un  cas  pathologique  et 
qu'une  curiosité  dans  notre  littérature. 

Mais,  heureusement,  Balzac  avait  en  outre  le  sens 
du  réel,  et  le  sens  du  réel  le  plus  développé  que  l'on 
ait  encore  vu.  Ses  chefs-d'œuvre  l'attestent,  cette 
merveilleuse  Cousine  Bette,  où  le  baron  Hulot  est  si 
colossal  de  vérité,  cette  Eugénie  Grandet  qui  contient 
toute  la  province  à  une  date  donnée  de  notre  his- 
toire. 11  faudrait  encore  citer  le  Père  Goriot^  la 
Ba/jouiUeuse,  le  Cousin  Pons,  et  tant  d'autres  œuvres 
sorties  toutes  vivantes  des  entrailles  de  notre  société. 
Là  est  l'immortelle  gloire  de  Balzac.  Il  a  fondé  le 
roman  contemporain,  parce  qu'il  a  apporté  et  em- 
ployé un  des  premiers  ce  sens  du  réel  qui  lui  a  permis 
d'évoquer  tout  un  monde. 

Cependant,  voir  n'est  pas  tout,  il  faut  rendre.  C'est 
pourquoi,  après  le  sens  du  réel,  il  y  a  la  personnalité 
de  l'écrivain.  Un  grand  romancier  doit,  avoir  le  sens 
du  réel  et  l'expression  personnelle. 


L'EXPRESSION   PERSONNELLE 


Je  connais  des  romanciers  qui  écrivent  proprement, 
et  auxquels  on  a  fait  à  la  longue  un  bon  renom  litté- 
raire. Ils  sonl  très  laborieux,  ils  abordent  tous  les 
genres  avec  une  même  facilité.  Les  phrases  coulent 
toutes  seules  de  leurs  plumes,  ils  ont  pour  tâche  de 
lâcher  cinq  ou  six  cents  lignes  chaque  matin  avant 
déjeuner.  Et,  je  le  répèle,  c'est  de  la  besogne  conve- 
nable, la  grammaire  n'est  point  estropiée,  le  mouve- 
ment est  bon,  la  couleur  apparaît  parfois  dans  des 
pages  qui  font  dire  au  public,  pris  de  respect  :  «  C'est 
joliment  écrit.  »  En  un  mot,  ces  romanciers  ont  toute 
l'apparence  d'un  véritable  talent. 

Le  malheur  est  qu'ils  n'ont  pas  l'expression  per- 
sonnelle, et  c'en  est  assez  pour  les  rendre  à  jamais 
médiocres.  Ils  auront  beau  entasser  volumes  sur 
volumes,  user  et  abuser  de  leur  incroyable  fécondité, 
il  ne  se  dégagera  jamais  de  leurs  livres  qu'une  odeur 
fade  d'œuvres  mort-nées.  Plus  ils  produiront  môme, 
et  plus  le  tas  moisira.  Leur  correction  grammaticale, 
la  propreté  de  leur  prose,  le  vernis  de  leur  style, 
pourront  faire  illusion  pendant  plus  ou  moins  long- 
temps au  gros  public;  mais  tout  cela  ne  suffira  pas  à 


214  DU   ROMAN. 

donner  la  vie  à  leurs  ouvrages  et  ne  sera  finalement 
d'aucun  poids  dans  le  jugement  que  les  lecteurs  por- 
teront sur  eux.  Ils  n'ont  pas  l'expression  personnelle, 
ils  sont  condamnés;  d'autant  plus  que,  presque  tou- 
jours, ils  n'ont  pas  davantage  le  sens  du  réel,  ce  qui 
aggrave  encore  leur  cas. 

Ces  romanciers  prennent  le  style  qui  est  dans  l'air. 
Ils  attrapent  les  phrases  qui  volent  autour  d'eux. 
Jamais  les  phrases  ne  sortent  de  leur  personnalité, 
ils  les  écrivent  comme  si  quelqu'un,  par  derrière,  les 
leur  dictait;  et  c'est  peut-être  pour  cela  qu'ils  n'ont 
qu'à  ouvrir  le  robinet  de  leur  production.  Je  ne  dis 
point  qu'ils  plagient  ceux-ci  ou  ceux-là,  qu'ils  volent  à 
leurs  confrères  des  pages  toutes  faites;  au  contraire, 
ils  sont  si  fluides  et  si  superficiels  qu'on  ne  trouve 
chez  eux  aucune  forte  impression,  pas  même  celle 
de  quelque  illustre  maître.  Seulement,  sans  copier, 
ils  ont,  au  lieu  d'un  cerveau  créateur,  un  immense 
magasin  empli  des  phrases  connues,  des  locutions 
courantes,  une  sorle  de  moyenne  du  style  usuel.  Ce 
magasin  est  inépuisable,  ils  peuvent  y  prendre  à  la 
pelle  pour  couvrir  le  papier.  En  voici,  et  en  voici 
encore!  Toujours,  toujours  des  pelletées  de  mêmes 
matières  froides  et  terreuses,  qui  comblent  les  co- 
lonnes des  journaux  et  les  pages  des  livres. 

Au  contraire,  voyez  un  romancier  qui  a  l'expression 
personnelle,  voyez  M.  Alphonse  Daudet,  par  exem- 
ple. Je  prends  cet  écrivain  parce  qu'il  est  un  de  ceux 
qui  vivent  le  plus  leurs  oeuvres.  M.  Alphonse  Daudet 
a  assisté  à  un  spectacle,  à  une  scène  quelconque. 
Gomme  il  possède  le  sens  du  réel,  il  reste  frappé  de 
celte  scène,  il  en  garde  une  image  très  intense.  Les 
années  peuvent  passer,  le  cerveau  conserve  l'image, 


DU   ROMAN.  2H» 

le  temps  ne  fait  souvent  que  l'enfoncer  davantage. 
Elle  finit  par  devenir  une  obsession,  il  faut  que  l'écri- 
vain la  communique,  rende  ce  qu'il  a  vu  et  retenu. 
Alors  a  lieu  tout  un  phénomène,  la  création  d'une 
œuvre  originale. 

C'est  d'abord  une  évocation.  M.  Alphonse  Daudet 
se  souvient  de  ce  qu'il  a  vu,  et  il  revoit  les  person- 
nages avec  leurs  gestes,  les  horizons  avec  leurs  lignes. 
Il  lui  faut  rendre  cela.  Dès  ce  moment,  il  joue  les 
personnages,  il  habite  les  milieux,  il  s'échauffe  en 
confondant  sa  personnalité  propre  avec  la  personna- 
lité des  êtres  et  même  des  choses  qu'il  veut  peindre. 
Il  finit  par  ne  plus  faire  qu'un  avec  son  œuvre,  en  ce 
•sens  qu'il  s'absorbe  en  elle  et  qu'en  môme  temps  il 
la  revit  pour  son  compte.  Dans  cette  union  intime, 
la  réalité  de  la  scène  et  la  personnalité  du  romancier 
ne  sont  plus  distinctes.  Quels  sont  les  détails  absolu- 
ment vrais,  quels  sont  les  détails  inventés?  C'est  ce 
qu'il  seraittrès  difficile  de  dire.  Ce  qu'il  y  a  de  certain, 
c'est  que  la  réalité  a  été  le  point  de  départ,  la  force 
d'impulsion  qui  a  lancé  puissamment  le  romancier; 
il  a  continué  ensuite  la  réalité,  il  a  étendu  la  scène 
dansle  même  sens,  en  lui  donnant  unevie  spéciale  et 
qui  lui  est  propre  uniquement  àlui,  Alphonse  Daudet. 

Tout  le  mécanisme  de  l'originalité  est  là,  dans 
cette  expression  personnelle  du  monde  réel  qui  nous 
entoure.  Le  charme  de  M.  Alphonse  Daudet,  ce 
charme  profond  qui  lui  a  valu  une  si  haute  place  dans 
notre  littérature  contemporaine,  vient  de  la  saveur 
originale  qu'il  donne  au  moindre  bout  de  phrase.  Il 
ne  peut  conter  un  fait,  présenter  un  personnage  sans 
se  mettre  tout  entier  dans  ce  fait  ou  dans  ce  person- 
nage, avec  la  vivacité  de  son  ironie  et  la  douceur  de 


216  DU  ROMAN. 

sa  tendresse.  On  reconnaîtrait  une  page  de  lui  entae 
cent  autres,  parce  que  ses  pages  ont  une  vie  à  elles. 
C'est  un  enchanteur,  un  de  ces  conteurs  méridionaux 
qui  jouent  ce  qu'ils  content,  avec  des  gestes  qui 
créent  et  une  voix  qui  évoque.  Tout  s'anime  sous 
leurs  mains  ouvertes,  tout  prend  une  couleur,  une 
odeur,  un  son.  Ils  pleurent  et  ils  rient  avec  leurs  héros, 
Is  les  tutoient,  les  rendent  si  réels,  qu'on  les  voit  de- 
Jbout,  tant  qu'ils  parlent. 

Gomment  voulez-vous  que  de  pareils  livres  n'émo- 
tiennent  pas  le  public?  Ils  sont  vivants. Ouvrez-les  et 
vous  les  sentirez  qui  palpitent  dans  vos  mains.  C'est 
le  monde  réel  :  et  c'est  môme  davantage,  c'est  le 
monde  réel  vécu  par  un  écrivain  d'une  originaliK 
exquise  et  intense  à  la  fois.  Il  peut  choisir  un  sujet 
plus  ou  moins  heureux,  le  traiter  d'une  façon  plus 
ou  moins  complète,  l'œuvre  n'en  sera  pas  moins  pré- 
cieuse, parce  qu'elle  sera  unique,  parce  que  lui  seul 
peut  lui  donner  ce  tour,  cet  accent,  cette  existence. 
Le  livre  est  de  lui,  cela  suffit.  On  le  classera  un  jour, 
mais  il  n'en  est  pas  moins  un  livre  à  part,  une  véri- 
table créature.  On  se  passionne,  on  l'aime  ou  on  ne 
l'aime  pas,  personne  ne  reste  indifférent.  Il  ne  s'agit 
plus  de  grammaire,  de  rhétorique,  et  on  n'a  plus 
seulement  sous  les  yeux  un  paquet  de  papier  im- 
primé; un  homme  est  h'i,  un  homme  dont  on  entend 
battre  le  cerveau  et  le  cœur  à  chaque  mot.  On  s'a- 
bandonne à  lui,  parce  qu'il  devienlle  maître  des  émo- 
tions du  lecteur,  parce  qu'il  a  la  force  de  la  réalité 
et  la  toute-puissance  de  l'expression  personnelle. 

Comprenez  maintenant  l'impuissance  radicale  des 
romanciers  dont  j'ai  parlé  plus  haut.  Jamais  ils  ne 
prendront    et  ne    garderont    les  lecteurs,    car  ils 


DU    IIOMAN.  m 

ne  sentent  pas  et  ne  rendent  pas  d'une  Façon  originale. 
On  cliercherait  vainement  dans  leurs  œuvres  une 
impression  neuve,  exprimée  en  un  tour  de  phrase 
inventé.  Quand  ils  font  du  style,  quand  ils  ramassent 
ici  ou  là  des  phrases  heureuses,  ces  phrasts,  si  vi- 
vantes chez  un  autre,  chez  eux  sonnent  le  néant  ;  il 
n'y  a  pas  dessous  un  homme  qui  a  véritablement 
senti  et  qui  traduit  par  un  elTort  de  sa  création  ;  il 
n'y  a  qu'un  bâcleur  de  prose,  ouvrant  les  robinets  de 
sa  production.  Et  ils  auront  beau  s'appliquer,  vou- 
loir bien  écrire,  croire  que  l'on  fait  un  beau  livre 
comme  on  fait  une  belle  paire  de  bottes,  avec  plus 
ou  moins  de  soin,  ils  n'accoucheiont  jamais  d'une 
œuvre  vivante.  Rien  ne  remplace  le  sens  du  réel  et 
l'expression  personnelle.  Quand  on  n'apporte  pas 
ces  dons,  autant  vaudrait-il  vendre  de  la  chandelle 
que  de  se  mêler  d'écrire  des  romans. 

J'ai  cilé  tout  à  l'heure  M.  Alphonse  Daudet,  parce 
qu'il  m'offrait  un  exemple  saisissant.  Mais  j'aurais 
pu  nommer  d'autres  romanciers  qui  sont  loin  d'avoir 
son  talent.  L'expression  personnelle  n'est  pas  néces- 
sairement d'uni' formule  parfaite  On  peut  mal  écrire, 
incorrectement,  à  la  diable,  tout  en  ayant  un.»  véri- 
table originalité  dans  l'tîxpression.  Le  pis,  selon  moi, 
est  au  contraire  ce^tyle  propre,  coulant  d'une  façon 
aisôp  t'i  molle,  ce  déluge  de  lieux  commun-,  d'images 
connues,  qui  fait  porter  au  gros  public  ce  jugement 
agaçciiii:  "  C'est  bien  écrit.»  Eh!  non,  c'est  mal 
écrit, du  mofuent  où  cela  n'a  pas  une  vie  particulière,! 
une  saveui- originale,  môme  aux  dépens  de  la  correc- 
tion et  des  convenances  de  la  langue  ' 

Le  plus  grand  exemple  de  l'expression  personnelle 
dans   notre  littérature,   est   celui    de   Saint-Simon. 

19 


218  DU   ROMAN. 

Voilà  un  écrivain  qui  a  écrit  avec  son  sang  et  sa  bile, 
et  qui  a  laissé  des  pages  inoubliables  d'inlensilé  et  de 
vie.  J'ai  tort  même  de  l'appeler  un  écrivain;  il  était 
mieux  que  cela,  car  il  ne  semble  pas  s'être  soucié 
d'écrire,  et  il  est  arrivé  du  coup  au  plus  haut  style, 
à  la  création  d'une  langue,  à  l'expression  vivante. 
Chez  nos  plus  illustres  auteurs,  on  sent  la  rhétorique, 
l'apprêt  de  la  phrase;  une  odeur  d'encre  se  dégage 
des  pages.  Chez  lui,  rien  de  ces  choses  ;  la  phrase 
n'est  qu'une  palpitation  de  la  vie,  la  passion  a  séché 
l'encre,  l'œuvre  est  un  cri  humain,  le  long  mono- 
logue d'un  homme  qui  vit  tout  haut.  Cela  est  bien 
loin  de  notre  façon  romantique  d'entendre  une 
œuvre,  où  nous  nous  épuisons  en  toute  sorte  d'efforts 
artistiques. 

De  même  pour  Stendhal.  Celui-là  affectait  de  dire 
que,  pour  prendre  le  ton,  il  lisait  chaque  matin 
quelques  pages  du  Code  civil,  avant  de  se  mettre  au 
travail.  11  faut  voir  là  une  simple  bravade  jetée  à 
l'école  romantique.  Stendhal  voulait  dire  que  le 
style,  pour  lui,  n'était  que  la  traduction  la  plus 
claire  et  la  plus  exacte  possible  de  l'idée.  Il  n'en  a 
pas  moins  eu  l'expression  personnelle  à  un  très  haut 
degré.  Sa  sécheresse,  sa  courte  phrase,  si  incisive  et 
fc.i  pénétrante,  devient  entre  ses  mains  un  merveil- 
leux outil  d'analyse.  On  ne  saurait  se  l'imaginer 
écrivant  avec  des  grâces.  Il  avait  le  style  de  son  ta- 
lent, un  style  tellement  original,  dans  son  incorrec- 
tion et  son  apparente  insouciance,  qu'il  est  resté  ty- 
pique. Ce  n'est  plus  la  coulée  énorme  de  Saint-Simon, 
charriant  des  merveilles  et  des  débris,  superbe  de 
violence;  c'est  comme  un  lac  glacé  à  la  surface, 
peut-être  bouillonnant  dans  ses  profondeurs,  et  qui 


DU   ROMAN.  2l9 

réfléchit  avec  une  vérité  inexorable  tout  ce  qui  se 
liO'.ive  sur  ses  bords. 

Balzac  a  été,  comme  Stendhal,  accusé  de  mal 
écrire.  Il  a  pourtant,  dans  les  Contes  di'ôlatiques,  donné 
des  pages  qui  sont  des  bijoux  de  ciselure  ;  je  ne  sais 
rien  do  plus  joliment  inventé  comme  lorrae,  ni  de 
plus  finement  exécuté.  Maison  lui  reproche  les  lourds 
débuts  de  ses  romans,  les  descriptions  trop  massives, 
surtout  le  mauvais  goût  de  certaines  exagérations 
dans  la  peinture  de  ses  personnages.  Il  est  évident 
qu'il  a  la  patte  énorme  et  qui  rcrase,  par  mo- 
ments. Aussi  laut-il  le  juger  dans  l'ensemble  colossal 
de  son  œuvre.  On  voit  alors  un  lutteur  héroïque,  (jui 
s'est  battu  avec  tout,  même  avec  le  style,  et  qui  est 
sorti  cent  fois  victorieux  du  comljal.  D'ailleurs,  il  a 
beau  s'embarquer  dans  des  phrases  fâcheuses,  son 
st\le  esl  toujours  à  lui.  Il  le  pétrit,  le  refond,  le  refait 
entièiemenl  à  chacun  de  ses  romans.  Sans  cesse  il 
cherche  une  forme.  Ou  le  retrouve,  avec  sa  vie  de 
producteur  géant,  dans  les  moindres  alinéas.  Il  est  là, 
la  foige  gronde,  et  il  tape  à  tour  de  bras  sur  sa  phrase, 
jusqu'à  ce  qu'elle  ait  son  empreinte.  Cette  empreinte, 
elle  la  gardera  éternellement.  Quelles  que  soient  les 
bavures,  c'est  là  du  grand  style. 

J'ai  eu  sim[ilement  l'intention,  en  donnant  quel- 
ques exemples,  de  mieux  expliquer  ce  que  j'entends 
par  l'expression  personnelle.  Un  grand  romancier 
est,  de  nos  jours,  celui  qui  a  le  sens  du  réel  et  qui 
expiime  avec  originalité  la  nature,  en  la  faisant  vi- 
vante de  sa  vie  propre. 


LA    FORMULE     CRITIQUE     APPLIQUÉE 
AU     ROMAN 


Dernièrement,  je  lisais  un  article  de  bibliograpliie, 
où  un  romancier  était  assez  dédaigneusement  iraité 
de  critique.  On  niait  ses  romans,  on  admettait  ses 
études  littéraires,  sans  s'apercevoir  que  les  facultés 
du  critique  tendent  à  se  confondre  aujourd'hui  avec 
les  facultés  du  romancier.  11  y  a  là  une  question  qu'il 
me  parait  intéressant  de  traiter. 

Un  sait  ce  que  la  critique  est  devenue  de  nos  jours. 
Sans  faire  l'histoire  complète  des  transformations 
qu'elle  a  éprouvées  depuis  le  siècle  dernier,  —  his- 
toire qui  serait  des  plus  instruclives  et  qui  résumerait 
le  mouvement  général  des  esprits,  —  il  suffit  de  citer 
les  noms  de  Sainte-Beuve  et  de  M.  Taine  pour  établir 
à  quelle  distance  nous  sommes  des  jugements  delà 
Harpe  et  même  des  commentaires  de  Voltaire. 

Sainte-Beuve,  un  des  premiers,  comprit  la  nécessité 
d'expliquer  l'œuvre  par  l'homme.  Il  replaça  l'écrivain 
dans  son  milieu,  étudia  sa  famille,  sa  vie,  ses  goûts, 
regarda  en  un  mot  une  page  écrite  comme  le  produit 
de  toute  sorte  d'éléments,  qu'il  fallait  connaître,  si 
Ton  voulait  porter  un  jugement  juste,  complet  et  dé- 


DU   ROMAN.  221 

finitif.  De  là  les  études  profondes  qu'il  écrivit,  avec 
ane  souplesse  d'investigation  merveilleuse,  avec  un 
sens  très  fin  des  mille  nuances,  des  contradictions 
complexes  de  l'homme.  On  était  loin  des  critiques 
jugeant  en  pédagogues  d'après  les  règles  de  l'École, 
faisant  abstraction  complète  de  l'homme  dans  l'écri- 
vain, appliquant  à  tous  les  ouvrages  la  même  com- 
mune mesure,  et  les  toisant  simplement  en  grammai- 
riens et  en  rhétoriciens. 

M,  Taine  vint  à  son  tour  et  fit  de  la  critique  une 
science.  Il  rédui-it  en  lois  la  méthode  que  Sainte- 
Beuve  employait  un  peu  en  virtuose.  Cela  donna  une 
certaine  raideur  au  nouvel  instrument  de  critique; 
mais  cet  instrument  acquit  une  puissance  indiscu- 
table. Je  n"ai  pas  besoin  de  rappeler  les  admirables 
travaux  de  M.  Taine.  On  connaît  sa  théorie  des  mi- 
lieux et  des  circonstances  historiques,  appliquée  au 
mouvement  littéraire  des  nations.  C'est  M.  Taine 
qui  est  actuellement  le,  chef  de  notre  critique,  et  il 
est  à  regretter  qu'il  s'enferme  dans  l'histoire  et  la 
philosophie,  au  lieu  de  se  mêler  à  notre  vie  mili- 
tante, au  lieu  de  diriger  l'opinion  comme  Sainte- 
Beuve,  en  jugeant  les  petits  et  les  grands  de  notre 
littérature. 

Je  voulais  simplement  en  arriver  à  constater  com- 
ment procède  la  critique  moderne.  Par  exemple, 
M.  Taine  veut  écrire  la  belle  étude  qu'il  a  faite  sur 
Balzac.  Il  commence  par  réunir  tous  les  documents 
imaginables,  les  livres  et  les  articles  qu'on  a  publiés 
sur  le  romancier;  il  interroge  les  gens  qui  l'ont 
connu,  ceux  qui  peuvent  donner  sur  lui  des  rensei- 
gnements certains;  et  cela  ne  suffit  pas,  il  s'inquiète 
encore  des  lieux  où  Balzac  a  vécu,  il  visite  la  ville  où 

19. 


222  DU   ROMAN, 

il  est  né,  les  maisons  qu'il  a  occupées,  les  horizons 
qu'il  a  traversés.  Tout  se  trouve  ainsi  fouillé  par  le 
critique,  les  ascendants,  les  amis,  jusqu'à  ce  qu'il 
possède  Balzac  absolument,  dans  ses  plus  intimes 
replis,  comme  l'anatomiste  possède  le  corps  qu'il  vient 
de  disséquer.  Dès  lors,  il  peut  liie  l'œuvre.  Le  pro- 
ducteur lui  donne  et  lui  explique  le  produit. 

Lisez  l'étude  de  M.  Taine.  Vous  verrez  le  fonction- 
nement de  sa  méthode.  L'œuvre  est  dans  l'homme; 
Balzac  poursuivi  par  ses  créanciers,  entassant  les 
projets  extraordinaires,  passant  des  nuits  pour  payer 
ses  billets,  le  crâne  toujours  fumant,  aboutit  à  la 
Comédie  humaine.  Je  n'apprécie  pas  ici  le  système,  je 
l'expose,  et  je  dis  que  la  critique  actuelle  est  là,  avec 
plus  ou  moins  de  parti  pris.  Désormais,  on  ne  sépa- 
rera plus  l'homme  de  son  œuvre,  on  étudiera  celui- 
ci  pour  comprendre  celle-là. 

Eh  bien  !  nos  romanciers  naturalistes  n'ont  eux- 
mêmes  pas  d'autre  méthode.  Lorsque  M.  Taine  étudie 
Balzac,  il  fait  exactement  ce  que  Balzac  fait  lui-même, 
lorsciu'il  étudie  par  exemple  le  père  Grandet.  Le 
critique  opère  sur  un  écrivain  pour  connaître  ses  ou- 
vrages comme  le  romancier  opère  sur  un  personnage 
pour  connaître  ses  actes.  Des  deux  côtés,  c'est  la 
même  préoccupation  du  milieu  et  des  circonstances. 
Rappelez-vous  Balzac  déterminant  exactement  la  rue 
et  la  maison  où  vit  Grandet,  analysant  les  créatures 
qui  Tentourent,  établissant  les  mille  petits  faits  qui 
ont  décidé  du  caractère  et  dés  habitudes  de  son 
avare.  N'est-ce  pas  là  une  application  absolue  de  la 
théorie  du  milieu  et  des  circonstances?  Je  le  répète, 
la  besogne  est  identique. 

On  dira  que  M.  Tdine   marche  sur  le  tenain  du 


DU   ROMAN.  223 

vrai,  qu'il  n'accepte  que  les  faits  prouvés,  les  faits 
qui  ont  eu  lieu  réellement,  tandis  que  Balzac  est  libre 
d'inventer  et  use  certainement  de  cette  liberté.  Mais 
on  accordera  toujours  que  Balzac  base  son  roman  sur 
une  première  vérité,  les  milieux  qu'il  décrit  sont 
exacts,  et  les  personnages  (ju'il  plante  debout  ont 
les  pieds  par  terre.  Dès  lors,  peu  importe  le  travail 
qui  va  suivre,  du  moment  que  la  méthode  de  cons- 
truction employée  par  le  romancier  est  identique- 
ment celle  du  critique.  Le  romancier  part  de  la 
réalité  du  milieu  et  de  la  vérité  du  document  hu- 
main; si  ensuite  il  développe  dans  un  certain  sens, 
ce  n'est  plus  de  l'im  ginalion  à  l'exemple  des  con- 
teurs, c'est  de  la  détluction,  comme  chez  les  savants. 
D'ailleurs,  je  n'ai  pas  prijlcndu  que  les  résultats  fus- 
sent complètement  semblables  dans  l'étude  d'un 
écrivain  et  dans  l'étude  d'un  personnage;  celle  là,  fi 
coup  sûr,  serre  le  réel  de  pUu  près,  'ont  en  laissant 
pourtant  une  large  part  à  l'intuilion.  Mais,  je  le  dis 
encore,  la  méthode  est  la  même. 

Bien  plus,  c'est  h\  un  doub'e  effet  de  l'évolution 
naturaliste  du  siècle.  Au  lond,  si  l'on  fouillait,  on 
arriverait  au  môme  sol  philosophique,  h  l'enquête 
positiviste.  En  effet,  aujourd'hui,  le  ciitique  et  le  ro- 
mancier ne  concluent  pas.  Ils  se  contentent  d'exposer. 
Voilà  ce  qu'ils  ont  vu;  voilà  comment  tel  auteur  a  dû 
produire  telle  œuvre,  et  voilà  comment  tel  person- 
nage a  dû  en  arriver  à  tel  acte.  Des  deu  :  côtés,  on 
montre  la  machine  humaine  en  travail, pas  davantage. 
De  la  comparaison  des  faits,  on  finit,  il  est  vrai,  par  for- 
muler des  lois.  Mais,  moins  on  se  hâte  de  formuler 
les  lois,  et  plus  on  est  sage;  car  M.  Taine  lui-môme, 
pour  s'être  un  peu  pressé,  a  pu  être  accusé  de  céder 


224  DU    ROMAN. 

au  système.  Nous  en  sommes,  pour  le  quart  d'heure, 
à  collectionner  et  à  classer  les  documents,  surtout 
dans  le  roman.  C'est  déjà  une  bien  grosse  besogne 
que  de  chercher  et  de  dire  ce  qui  est.  Il  faut  laisser 
la  science  pure  formuler  des  lois,  car  nous  nu  faisons 
encore  que  dresser  des  procès-verbaux,  nous  autres 
romanciers  et  critiques. 

Donc,  pour  me  résumer,  le  romancier  et  le  critique 
partent  aujourd'hui  du  même  point,  le  milieu  exact 
et  le  document  humain  pris  sur  nature,  et  ils  em- 
ploient ensuite  la  même  méthode  pour  arriver  à  la 
connaissance  et  à  l'explication,  d'un  côté  de  l'œuvre 
écrite  d'un  homme,  de  l'autre  des  actes  d'un  person- 
nage, l'œuvre  écrite  et  les  actes  étant  considérés 
comme  étant  les  produits  de  la  machine  humaine 
soumise  à  certaines  influences.  Dès  lors,  il  est  évident 
qu'un  romancier  naturaliste  est  un  excellent  critique. 
Il  n'a  qu'à  porter  dans  l'étude  d'un  écrivain  quelcon- 
que l'outil  d'observation  et  d'analyse  dont  il  s'est  servi 
pour  étudier  les  personnages  qu'il  a  pris  sur  nature. 
On  a  tort  de  croire  qu'on  le  diminue  comme  roman- 
cier, lorsqu'on  dit  légèrement  de  lui  :  «  Ce  n'est 
qu'un  critique.» 

Toutes  ces  erreurs  viennent  de  l'idée  fausse  qu'on 
continue  à  se  faire  du  roman.  Il  est  fâcheux  d'abord 
que  nous  n'ayons  pu  changer  ce  mot  a  roman  »,  qui 
ne  signifie  plus  rien,  appliqué  à  nos  œuvres  natura- 
listes. Ce  mot  entraîne  une  idée  de  conte,  d'affabula- 
tion, de  fantaisie,  qui  jure  singulièrement  avec  les 
procès-verbaux  que  nous  dressons.  11  y  a  quinze  à  vingt 
ans  déjà,  on  avait  senti  l'impropriété  croissante  du 
terme,  et  il  fut  un  moment  où  l'on  tenta  démettre  sur 
les  couvertures  le  mot  «étude».  Mais   cela  restait 


DU   ROMAN.  225 

trop  vague,  le  mot  «  roman  »  se  mainlinl  quand 
môme,  et  il  faudrait  aujourd'hui  une  heureuse  trou- 
vaille pour  le  remplacer.  D'aillcuis,  ces  sortes  de 
changements  doivent  se  produire  et  s'imposer  d'eux- 
mêmes. 

Pour  mon  compte,  le  mot  ne  me  blesserait  pas,  si 
l'on  voulait  bien  admettre,  tout  en  le  conservant, 
que  la  chose  s'est  complètement  modifiée.  Nous  trou- 
verions cent  exemples  dans  la  langue  de  termes  qui 
exprimaient  autrefois  des  idées  radicalement  con- 
traires à  celles  qu'ils  expriment  aujourd  hui.  Notre 
roman  de  chevalerie,  notre  roman  d'aventures  notre 
roman  romantique  et  idéaliste  est  donc  devenu  une 
vcritaljle  critique  des  mœurs,  des  passions,  des  actes 
du  héros  mis  en  scène,  étudié  dans  son  être  propre  et 
dans  les  influences  que  le  milieu  et  les  circonstances 
ont  eues  sur  lui.  Comme  je  l'ai  écrit,  au  grand 
scandale  de  mes  confrères,  1  imagination  ne  joue 
plus  là  un  rôle  dominant;  elle  devient  de  la  déduction, 
de  l'intuition,  elle  opère  sur  les  faits  probables  qu'on 
n'a  pu  observer  directement,  et  sur  les  conséquences 
possibles  des  faits  qu'on  tâche  d'établir  logiquement 
d'après  la  méthode.  Gesl  ce  roman-là  qui  est  une  vé- 
ritable page  de  critique,  qui  met  le  romancier  devant 
un  personnage  dont  il  va  étudier  une  passion,  dans 
les  conditions  exactes  où  se  trouve  un  critique  devant 
un  écrivain  dont  il  veut  démonter  le  talent. 

Ai-je  besoin  de  conclure?  La  parenté  du  critique 
et  du  romancier  vient  uniquement  de  ce  que  tous 
les  deux,  comme  je  l'ai  déjà  dit,  emploient  la 
méthode  naturaliste  du  siècle.  Si  nous  passions  à 
l'historien,  nous  le  verrions,  lui  aussi,  faire  dans  l'his- 
toire une  besogne  identique,  et  avec  le  même  outil. 


22«  DU  ROMAN. 

De  même  pour  l'économiste,  de  même  pour  Thomme 
polilique.  Ce  sont  là  des  faits  faciles  à  prouver  et  qui 
montrent  le  savant  à  la  tête  du  mouvement,  menant 
aujourd'hui  l'intelligence  humaine.  Nous  valons 
plus  ou  moins,  selon  que  la  science  nous  a  touchés 
plus  ou  moins  profondément.  Je  laisse  à  part  la 
personnalité  de  l'arliste,  je  n'indique  ici  que  le 
grand  courant  des  esprits,  le  souffle  qui  nous  emporte 
tous  au  vingtième  siècle,  quelle  que  soit  notre  rhé- 
torique individuelle. 


DE  LA    DESCRIPriON 


H  serait  bien  intéressant  d'étudier  la  description 
dans  nos  romans,  depuis  Mlle  de  Scudéri  jusqu'à 
Flaubert.  Ce  serait  faire  l'histoire  de  la  philosophie 
et  delà  science  pendant  les  deux  derniers  siècles;  car, 
sous  cette  question  littéraire  de  la  description,  il  n'y 
a  pas  autre  chose  que  le  retour  à  la  nature,  ce  grand 
courant  naturaliste  qui  a  produit  nos  croyances  et  nos 
connaissances  actuelles.  Nous  verrions  le  roman  du 
dix-septième  siècle,  tout  comme  la  tragédie,  faire 
mouvoir  des  créations  purement  intellectuelles  sur 
un  fond  neutre,  indéterminé,  conventionnel  ;  les 
personnages  sontde  simples  mécaniques  à  sentiments 
et  à  passions,  qui  fonctionnent  hors  du  temps  et  de 
l'espace;  et  dès  lors  le  milieu  n'importe  pas,  la  nature 
n'a  aucun  lôle  à  jouer  dans  l'œuvre.  Puis^  avec  les 
romans  du  dix-huitième  siècle,  nous  verrions  poin- 
dre la  nature,  mais  dans  des  dissertations  philoso- 
phiques ou  dans  des  partis-pris  d'émotion  idyllique. 
Enfin,  notre  siècle  arrive  avec  les  orgies  descriptives 
du  romantisme,  cette  réaction  violente  de  la  couleur; 
et  l'emploi  scientifique  de  la  description,   son  rôle 


228  DU   ROMAN. 

exact  dans  le  roman  moderne,  ne  commence  à  se 
régler  que  grâce  à  Balzac,  Flaubert,  les  Concourt, 
d'autres  encore.  Tels  sont  les  grands  jalons  d'une 
étude  que  je  n'ai  pas  le  loisir  de  faire.  11  me  suffit 
d'ailleurs  de  l'indiquer,  pour  donner  ici  quelques 
notes  générales  sur  la  description. 

D'abord,  ce  mot  description  est  devenu  impropre. 
Il  est  aujourd'hui  aussi  m;iuvais  que  le  mot  romim, 
qui  ne  signifie  plus  rien,  quand  on  l'applique  à  nos 
études  naturalistes.  Décrire  n'est  plus  notre  but  ; 
nous  voulons  siuiplement  compléter  et  déterminer. 
Par  exemple,  le  zoologiste  qui,  en  parlant  d'un  insecte 
particulier,  se  trouverait  forcé  d'étudier  longuement 
la  planle  sur  laquelle  vit  cet  insecte,  dont  il  tire  son 
être,  jusqu'à  sa  forme  et  sa  couleur,  ferait  bien  une 
description;  mais  cette  description  entrerait  dans 
l'analyse  même  de  l'insecte,  il  y  aurait  là  une  néces- 
sité de  savant,  et  non  un  exercice  de  peintre.  Cela 
revient  à  dire  que  nous  ne  décrivons  plus  pour 
décrire,  par  un  caprice  et  un  plaisir  de  rhétoriciens. 
Nous  estimons  que  l'honime  ne  peut  être  séparé  de 
son  milieu,  qu'il  est  complété  par  son  vêtement,  par 
sa  maison,  par  sa  ville,  par  sa  province;  et,  dès  lors, 
nous  ne  noterons  pas  un  seul  phénomène  de  sot 
cerveau  ou  de  son  cœur,  sans  en  chercher  les  causes 
ou  le  contre-coup  dans  le  milieu.  De  là  ce  qu'on 
appelle  nos  éternelles  descriptions. 

Nous  avons  fait  à  la  nature,  au  vaste  monde,  une 
place  toutaussilarge  qu'à  l'homme.  Nous  n'admettons 
pas  que  l'homme  seul  existe  et  que  seul  il  importe, 
persuadés  au  contraire  qu'il  est  un  simple  résultat, 
et  que,  pour  avoir  le  drame  humain  réel  et  complet, 
il  faut  le  demander  à  tout  ce  qui  est.  Je  sais  bien  que 


DU   ROMAN.  229 

ceci  remue  les  philosophies.  C'est  pourquoi  nous 
nous  plaçons  au  point  de  vue  scientiliquc,  à  ce 
point  de  vue  de  l'observation  et  de  l'expérimentation, 
qui  nous  donne  à  l'heure  actuelle  les  plus  grandes 
certitudes  possibles. 

On  ne  peut  s'habituer  à  ces  idées,  parce  qu'elles 
froissent  notre  rhétorique  séculaire.  Vouloir  intro- 
duire la  méthode  scientifique  dans  la  littérature 
paraît  d'un  ignorant,  d'un  vaniteux  et  d'un  barbare. 
Ehl  boa  Dieu!  ce  n'est  pas  nous  qui  introduisons 
cette  méthode;  elle  s'y  est  bien  introduite  toute  seule, 
et  le  mouvement  continuerait,  même  si  l'on  voulait . 
l'enrayer.  Nous  ne  faisons  que  constater  ce  qui  a 
lieu  dans  nos  lettres  modernes.  Lo  personnage  n'y 
est  plus  une  abstraction  psychologique,  voilà  ce  que 
tout  le  monde  peut  voir.  Le  personnage  y  est  devenu 
un  produit  de  l'air  et  du  sol,  comme  la  plante;  c'est 
la  conception  scientifique.  Dès  ce  moment,  le 
psychologue  doit  se  doubler  d'un  observateur  et 
d'un  expérimentateur,  s'il  veut  expliquer  nettement 
les  mouvements  de  l'âmy.  Nous  cessons  d'être  dans 
les  grâces  littéraires  d'une  description  en  beau  style  ; 
nous  sommes  dans  l'étude  exacte  du  milieu,  dans  la 
constatation  des  étals  du  monde  extérieur  qui  corres- 
pondent aux  états  intérieurs  des  personnages 

Je  définirai  donc  la  description  :  Un  état  du  milieu 
qui  détermine  et  complète  l'homme. 

Maintenant,  il  est  certain  que  nous  ne  nous  tenons 
guère  à  cette  rigueur  scientifique.  Toute  réaction  est 
violente,  et  nous  réagissons  encore  contre  la  formule 
abstraite  des  siècles  derniers.  La  nature  est  entrée 
dans  nos  œuvres  d'un  élan  si  impétueux,  qu'elle  les 
a  emplies,  noyant  parfois  l'humanité,  submergeant 

20 


230  DU  ROMAN. 

et  emportant  les  personnages,  au  milieu  d'une  dé- 
bâcle de  roches  et  de  grands  arbres.  C'était  fatal.  Il 
faut  laisser  le  temps  à  la  formule  nouvelle  de  se  pon- 
dérer et  d'arriver  .\  son  expression  exacte.  D'ailleurs, 
même  dans  ces  débauches  de  la  description,  dans  ces 
débordements  de  la  nature,  il  y  a  beaucoup  à  ap- 
prendre, beaucoup  à  dire.  On  trouve  là  des  docu- 
ments excellents,  qui  seraient  très  précieux  dans 
une  histoire  de  l'évolution  naturaliste. 

J'ai  dit  parfois  que  j'aimais  peu  le  prodigieux  talent 
descriptif  de  Théophile  Gautier.  C'est  que  je  trouve 
justement  chez  lui  la  description  pour  la  description, 
sans  souci  aucun  de  l'humanité.  Il  était  le  fils  direct 
de  l'abbé  Delille.  Jamais,  dans  ses  œuvres,  le  milieu 
ne  détermine  un  être;  il  reste  peintre,  il  n'a  que  des 
mots  comme  un  peintre  n'a  que  des  couleurs.  Cela 
met  dans  ses  œuvres  un  silence  sépulcral;  il  n'y  a  là 
que  des  choses,  aucunevoix,  aucun  frisson  humain 
ne  monte  de  cette  terre  morte.  Je  ne  puis  lire  cent 
pages  de  Gautier  à  la  file,  car  il  ne  m'émeut  pas,  il 
ne  me  prend  pas.  Quand  j'ai  admiré  en  lui  l'heureux 
don  de  la  langue,  les  procédés  et  les  facilités  de  la 
description,  je  n'ai  plus  qu'à  fermer  le  livre. 

Voyez  au  contraire  les  frères  de  Concourt.  Ceux-là 
non  plus  ne  restent  pas  toujours  dans  la  rigueur  scien- 
tifique de  l'étude  des  milieux,  uniquement  subor- 
donnée à  la  connaissance  complète  des  personnages. 
Ils  se  laissent  aller  au  plaisir  de  décrire,  en  artistes 
qui  jouent  avec  la  langue  et  qui  sont  heureux  de  la 
plier  aux  mille  difficultés  du  rendu.  Seulement,  ils 
mettent  toujours  leur  rhétorique  au  service  de  leur 
humanité.  Ce  ne  sont  plus  des  phrases  parfaites  sur 
un  sujet  donné;  ce  sont  des  sensations  éprouvées 


DU   ROMAN.  231 

devant  un  spectacle.  L'homme  apparaît,  se  môle  aux 
choses,  les  anime  par  la  vibration  nerveuse  de  son 
émotion.  Tout  le  génie  des  Concourt  est  lians 
cette  traduction  si  vivante  de  la  nature,  dans  ces 
frissons  notés,  ces  chiichotenvenls  balbutiés,  ces 
mille  souffles  rendus  sensibles.  Chez  eux,  ladescdp- 
lion  respire.  Sans  doute,  elle  déborde,  et  les  person- 
nages dansent  un  peu  dans  des  horizons  trop  élargis; 
mais,  si  même  elle  se  présente  seule,  si  elle  ne  de- 
meure pas  à  son  rang  de  milieu  déterminant,  elle 
est  toujours  notée  dans  ses  rapports  avec  l'homme 
et  prend  ainsi  un  intéièt  humain. 

Gustave  Flaubert  est  le  romancier  qui  jusqu'ici  a 
employé  la  desci  iption  avec  le  plus  de  mesure.  Chez 
lui,  le  milieu  intervient  dans  un  sage  équilibre:  il  ne 
noie  pas  le  personnage  et  presque  toujours  se  con- 
tente de  le  déterminer.  C'est  môme  ce  qui  fait  la 
grande  force  de  Madame  Bovary  et  de  VÉducalion 
sentimentale.  On  peut  dire  que  Gustave  Flaubert  a 
réduit  à  la  stricte  nécessilé  les  longues  énumérations 
de  commissaire-priseur,  dont  Balzac  obstruait  le 
début  de  ses  romans.  Il  est  sobre,  qualité  rare;  il 
donne  le  trait  saillant,  la  grande  ligne,  la  particula- 
rité qui  peint,  et  cela  suffit  pour  que  le  tableau  soit 
inoubliable.  C'est  dans  Gustave  Flaubert  que  je  con- 
seille d'étudier  la  descriplion,  la  peinture  nécessaire 
du  milieu,  chaque  fois  qu'il  complèie  ou  qu  il  ex- 
plique le  personnage. 

Nous  autres,  pour  la  plupart,  nous  avons  été 
moins  sages,  moins  équilibrés.  La  passion  de  la  na- 
ture nous  a  souvent  emportés,  et  nous  avons  donné 
de  mauvais  e.xeiiiples,  par  notre  exubérance,  par 
DOS   griseries  du  grand  air.  Rien  ne  détiaque  plus 


232  DU  ROMAN. 

sûrement  une  cervelle  de  poète  qu'un  coup  de  soleil. 
On  rêve  alors  toutes  sortes  de  choses  folles,  on  écrit 
des  œuvres  où  les  ruisseaux  se  mettent  à  chanter,  où 
les  chênes  causent  entre  eux,  où  les  roches  blanches 
soupirent  comme  des  poitrines  de  femme  à  la  cha- 
leur de  midi.  Etce  sont  des  symphonies  de  feuillages, 
des  rôles  donnés  aux  brins  d'herbe,  des  poèmes  de 
clartés  et  de  parfums.  S'il  y  a  une  excuse  possible  à 
de  tels  écarts,  c'est  que  nous  avons  rêvé  d'élargir 
l'humanité  et  que  nous  l'avons  mise  jusque  dans  les 
pierres  des  chemins. 

Me  sera-t-il  permis  de  parler  de  moi?  Ce  qu'on  me 
reproche  surtout,  mcme  des  esprits  sympathiques, 
ce  sont  les  cinq  descriptions  de  Paris  qui  reviennent 
et  terminent  les  cinq  parties  à'ine  page  d'amour.  On 
ne  voit  là  qu'un  caprice  d'artisie  d'une  répétition 
fatigante,  qu'une  dilficullé  vaincue  pour  montrer  la 
dextérité  de  la  main.  J'ai  pu  me  tromper,  et  je  me  suis 
trompé  certainement,  puisq  ue personne  n'a  compris; 
mais  la  vérité  est  que  j'ai  eu  toutes  sortes  de  belles  in- 
tentions, lorsque  je  me  suis  entêté  à  ces  cinq  tableaux 
du  même  décor,  vu  à  des  heures  et  dans  des  saisons  dif- 
férentes. Voici  l'histoire.  Dans  la  misère  de  ma  jeunesse, 
j'habitais  des  greniers  de  faubourg,  d'où  l'on  décou- 
vrait Paris  entier.  Ce  grand  Paris  immobile  et  indifTé- 
rentqui  était  toujours  dans  le  cadre  de  ma  fenêtre, 
me  semblait  comme  le  témoin  muet,  comme  le  con- 
fident tragique  de  mes  joies  et  de  mes  tristesses.  J'ai 
eu  faim  et  j'ai  pleuré  devant  lui;  et,  devant  lui,  j'ai 
aimé,  j'ai  eu  mes  plus  grands  bonheurs.  Eh  bien!  dès 
ma  vingtième  année,  j'avais  rêvé  d'écrire  un  roman, 
dont  Paris,  avec  l'océan  de  ses  toitures,  serait  un  per- 
sonnage, quelque  chose  couime  le  chœur  antique.  Il 


DU   BOMÂN.  233 

me  fallait  un  drame  intime,  trois  ou  quatre  créatures 
dans  une  petite  chambre,  puis  l'immense  ville  h  l'ho- 
rizon, toujours  présente,  regardant  avec  ses  yeux  de 
pierre  le  tourment  effroyable  de  ces  créatures.  C'est 
cette  vieille  idée  que  j'ai  tenté  de  réaliser  dans  Une 
page  d'amour,  y oWh  tout. 

Certes,  je  ne  défends  pas  mes  cinq  descriptions. 
L'idée  était  mauvaise,  puisqu'il  ne  s'est  trouvé  per- 
sonne pour  la  comi)rendre  et  la  défendre.  Peut-être 
aussi  l'ai-je  mise  en  œuvre  par  des  procédés  trop 
raides  et  trop  symétriques.  Je  cite  le  fait  uniquement 
pour  montier  que,  dans  ce  qu'on  nomme  notre 
fureur  de  description,  nous  ne  cédons  presque 
jamais  au  seul  besoin  de  décrire;  cela  se  complique 
toujours  en  nous  d'intentions  symphoniques  et  hu- 
maines. La  création  entière  nous  appartient,  nous  la 
faisons  entrer  dans  nos  œuvres,  nous  rêvons  l'arche 
immense.  C'est  injustement  rapetisser  notre  ambi- 
tion que  de  vouloir  nous  enfermer  dans  une  manie 
descriptive,  n'allant  pas  au  delà  de  l'image  plus  ou 
moins  proprement  peinturlurée. 

Et  je  finirai  par  une  déclaration  :  dans  un  roman, 
dans  une  étude  humaine,  je  blâme  absolument  toute 
description  qui  n'est  pas,  i-elon  la  définition  donnée 
plus  haut,  un  état  du  milieu  qui  détermine  et  com- 
plète l'homme.  J'ai  assez  péché  pour  avoir  le  droit  de 
reconnaître  la  vérité. 


20. 


TROIS   DEBUTS 


LÉON  HENNIQUE 

Un  livre  de  débutant  est  une  virginité.  Avant  de 
couper  les  pages,  on  a  l'émotion  de  l'inconnu.  Qui 
sait?  peut-être  y  a-t-il,  dans  ce  volume,  le  premier 
cri  d'un  grand  talent.  Une  femme  voilée  passe;  le 
cœur  bat,  on  la  suit;  mon  Dieu!  si  c'était  celle  qu'on 
attend!  Je  sais  que  les  femmes  et  les  livres  apportent 
bien  des  désillusions;  la  femme  est  un  laideron,  le  livre 
vous  endort.  N'importe,  on  a  eu  le  charme  de  l'espoir. 

Cette  joie  rare,  je  viens  de  l'éprouver,  en  lisant 
la  Dévouée  de  M.  Léon  Hennique.  On  va  de  découverte 
en  découverte;  on  s'étonne  d'un  accent  nouveau; 
on  dit  naïvement  :  «  Comment  !  ce  garçon  a  déjà  tant 
de  talent  (jue  ça!»  Et  c'e^^t  là  un  grand  éloge,  mal- 
gré le  tour  plaisant  de  l'exclamation.  Quand  je  reçois 
le  dernier  roman  d'un  écrivain  dont  je  connais 
les  belles  qualités,  je  n'ai  que  le  plaisir  de  constater 
une  fois  de  plus  ces  qualités.  Mais  ici.  c'est  une  terre 
inconnue  dont  mou  esprit  prend  possession. 

Voici  le  sujet  en  quelques  mots.  Un  certain  Jcoffrin, 
né  du  caprice  d'un  étudiant  et  d'une  fille,  a  grand? 


DU   ROMâM.  ^35 

deiT\<.  un  ménage  ouvrier.  Il  a  voulu  être  horloger; 
ptiis  iiprès  avoir  amissé  une  fortune,  il  a  été  pris 
de  la  lièvre  chaude  des  inventeurs,  il  s'est  donné 
tout  entier,  cœur  et  intelligence,  au  problème  de  la 
direction  des  ballons.  Ce  Jeoffrin  est  un  héros  mo- 
derne, comme  l'appelle  M.  Hennique  avec  une 
terrible  vérité;  je  veu\  dire  qu'il  se  bat  dans  notre 
société,  sans  aucun  scrupule,  très-canaille  même, 
ayant  fait  ses  ffaires  en  homme  habile  que  rien 
no  saurait  arrôtei'. 

Alors,  le  drame  est  celui-ci.  Jeoffrin  a  deux  filles, 
Michclle  et  Pauline,  auxquelles  un  oncle  a  laissé 
cent  mille  francs,  cinquante  mille  à  chacune.  Cepen- 
dant, le  père  se  trouve  à  bout  de  ressources;  son 
invention  lui  a  dévoré  une  fortune,  etil  vit  dans  une 
rage  impuissante,  en  se  voyant  les  mains  liées,  juste 
au  moment  où  il  croit  avoir  trouvé  la  direction  des 
ballons.  S'il  avait  de  l'argent,  ce  seiait  le  succès,  le 
triomphe.  Il  tâche  d'abord  d'cnjprunter  à  Michelle  ses 
cinquante  mille  francs.  Mais  celle-ci  refuse;  cet 
argent  est  le  dernier  morceau  de  pain  de  la  famille. 
Et  le  crime  pousse  dès  lors  dans  le  crâne  de  Jeoffrin, 
naturellement,  comme  une  plante  qui  devait  y  croître 
un  jour.  Il  commence  par  empoisonner  sa  fille 
Pauline;  puis,  il  s'arrange  pour  qu'on accuseMichelle. 
Elle  est  arrêtée,  jugée,  guillotinée.  Jeoffrin  s'est  dé- 
barrassé des  deux  enfants  qui  le  gênaient,  et  il  hérite 
des  cent  mille  francs.  Enlin,  il  va  donc  pouvoir  faire 
construire  son  ballon!  L'histoire  s'arrête  là.  C'est 
simple  etépouvantable. 

Je  le  dirai,  ce  sujet  m'avait  profondément  troublé, 
etil  y  avait  d'abord,  dansée  trouble,  une  sorte  d'irri- 
tation contre  le  romancier.  Pourquoi  un  drame  si 


î?36  DU   ROMAN. 

noir?  La  vie  est  plus  banale,  les  événements  y  cou- 
lent avec  plus  de  bonhomie.  Puis,  en  acceptant  même 
le  drame,  JeoCFrin  m'inquiétait.  Il  dérangeait  mes 
idées  préconçues  sur  les  inventeurs,  que  je  considé- 
rais, je  ne  sais  pourquoi,  comme  des  maniaques  doux 
et  inoffensifs.  Celui-là,  vraiment,  tuait  ses  filles  avec 
trop  d'aisance.  Je  pensais  qu'il  aurait  pu  avoir  les 
cent  mille  frdncs  sans  employer  des  moyens  aussi 
radicaux.  Beaucoup  d'autres  objections  se  formu- 
laient encore  en  moi.  Bref,  le  sujet  me  déplaisait, 
j'avais  de  la  peine  à  accepter  Jeoffrin. 

J'en  étais  là,  je  relisais  certains  passages,  lorsque, 
du  fond  de  mon  jugement,  une  voix,  faible  d'abord, 
m'a  crié  :  «Pviurquoi  pas?»  C'était  le  premier  ébran- 
lement. Ce  diable  de  Jeoffrin  m'obsédait.  Je  le  dis- 
cutais avec  moi  même  à  tous  les  moments  du  jour. 
Et  il  grandissait,  et  il  s'imposait  petit  à  petit,  et  il 
prenait  une  carrure  de  plus  en  plus  solide.  Oui,  pour- 
quoi pas?  pourquoi  ce  bonhomme  n'aurait  il  pus  lue 
ses  deux  filles,  dans  sa  passion  qui  tournait  tout  son 
être  à  l'idée  fixe?  On  citerait  cent  faits  de  cette  na- 
ture. D'ailleurs,  Jeoffrin  est  admirablement  posé; 
l'analyse  du  romancier  nous  le  montre  tel  qu'il  doit 
être;  le  meurtre  n'est  chez  lui  qu'un  développement 
naturel.  J'tn  arrivais  à  penser  que,  s'il  n'avait  pas  tué, 
ce  gaillard  n'aurait  pas  été  complet. 

Telles  sont  les  impressions  par  lesquelles  j'ai  passé, 
avant  d'être  convaincu  que  Jeoffrin  est  une  création 
très  originale,  très  osée,  mise  debout  par  une  main 
vigoureuse  et  étudiée  ensuite  avec  une  science  déjà 
grande.  Remarquez  qu'il  reste  un  brave  homme.  Il 
n'a  rien  d'un  traître  de  mélodrame.  11  empoisonne 
eu  père  de  famille  qui  entend  faire  les  choses  pro- 


DU   ROMAN.  237 

prement.  C'est  un  comédien  jouant  supérieurement 
l'hypocrisie.  11  aime  mieux  son  ballon  que  ses  filles, 
et  il  sacrifie  ses  Mlles,  (lela  doit  lui  sembler  juste. 
Toute  la  folie  humaine  est  par  dessous;  on  l'entend 
qui  gronde  sous  le  Irain-trainbonhomme  de  ce  crime. 
Et  c'est  là  ce  ([ui  fail  la  profondeur  de  Jeoffrin.  Esl-il 
un  homme  de  génie?  peut-être.  Esl-il  un  fou?  cela  se 
pourrait.  Il  est  l'abîme  humain,  voilà  ce  que  nous  en 
savons.  L'assassinat,  chez  lui,  n'est  que  l'état  aigu  de 
l'intelligence.  On  éprouve  un  frisson,  on  n'oubliera 
plus  ce  terrible  homme  qui  est  un  colosse  détraqué. 

Je  me  suis  appesanti  sur  JeofTriu,  parce  qu'il  est 
le  livre  tout  entier.  Mais,  à  côté  de  lui,  que  de  person- 
nages secondaires  peitits  d'un  trait!  Je  citerai  le 
commissaire  de  police  Barbelet,  les  demoiselles 
Thiry,  et  des  silhouettes  enlevées  plus  vivement 
encore,  le  jeune  Guy  de  Lassalle  et  le  bohème  Pou- 
pelard.  M.  Hennique  me  paraît  apporter  ce  don 
de  création  qui  fait  vivre  un  personnage,  qui  le 
place  dans  son  air  propre,  lui  donne  le  geste  naturel 
et  la  voix  juste.  11  sulfiL  d'une  phrase  pour  crOer.  Seu- 
lement, il  faut  avoir  le  sens  du  réel,  et  je  connais  des 
écrivains,  du  plus  rare  mérite  comme  stylistes,  qui 
s'épuiseront  pendant  des  mois  sur  la  perfection  d'une 
phrase,  sans  jamais  arriver  à  lui  souiflcr  la  vie. 

Le  romancier  se  contente  de  dérouler  devant  nous 
des  tableaux  pris  dans  l'existence  quotidienne.  Voilà 
ce  qu'il  a  vu;  il  a  noté  les  détails,  il  reconstruit  l'en- 
semble. Qi.e  le  lecteur,  à  son  tour,  sente  et  réfléchisse. 
La  méthode  naturaliste  est  là  tout  entière.  Une 
œuvre  n'est  plus  qu'une  évocation  intense  de  l'hu- 
manilé  et  de  la  nature.  On  tâche  de  mettre  un 
coin  de  la  création  dans  une  œuvre.  Le  public  la  lit 


238  DU   ROM\N. 

ensuite  comme  s'il  entrait  liii-mf^me  dans  le  milieu 
décrit  et  parmi  les  personnages  analysés. 

Ainsi,  le  premier  chapitre  de  la  Dévouée  est  simple- 
ment le  récit  d'une  promenade  de  Michelle  et  de  son 
parrain  Barbelet,  à  travers  les  champs  qui  entourent 
les  Mouiineaux.  Leur  conversation  est  coupée  par  des 
descriptions  de  ce  coin  de  la  banlieue  parisienne; 
peu  à  peu,  le  crépuscule  tombe,  le  soleil  se  couche  sur 
Paris.  11  y  a  certainement  de  la  virtuosité.  L'écrivain 
qui,  malgré  sa  jeunesse,  est  déjà  maître  de  son  style, 
se  complaîi  dans  des  difficultés  vaincues.  Mais  qui 
oserait  condamner  al)soluiiicnt  ce  large  début,  celte 
conversation  qui  pose  les  faits,  ces  descriptions  qu 
ouvrent  la  sombre  histoire  par  une  bouffée  de  grand 
air?  Ne  faut-il  pas  établir  solidement  le  milieu? 
Jeoffiin  (ievicndrail  impossible,  si  Paris,  derrière  lui, 
ne  famail  pas  dans  les  vapeurs  du  soir. 

Le  second  chapitre  est  un  dîner  chez  Jeoffrin, 
dans  lequel  M.  Hennique  a  réuni  tous  ses  person- 
nages secondaires.  Rien  de  plus  mouvemenlé.  Mais 
je  ne  puis  analyser  ainsi  chaque  chapitre.  Je  me  con- 
lenierai  d'indiquer  ceux  qui  m'ont  le  plus  vivement 
frappé,  et  voici  tout  d'abord  le  tableau  superbe  de  la 
mort  et  de  l'enterrement  de  Pauline.  L'effet  est  sai- 
sissant. Aucune  enflure  pourtant.  Uniquement  des 
petits  faits,  des  observations  justes,  une  réalité  impi- 
toyable qui  peu  à  peu  vous  prend  à  la  gorge  el  arrive 
à  la  plus  violente  émotion.  Il  suffit  que  cela  soit  vrai. 

Pour  moi,  le  morceau  le  plus  étonnant  du  livre  est 
la  journée  de  Jeoffrin,  au  lendemain  de  l'exécution 
de  Michelle.  Jeoffrin  s'est  réfugié  à  Montmartre,  dans 
un  hôtel.  11  ne  sait  rien,  il  entre  chez  un  marchand 
de  vin,   où  il  commande  un  bifteck;   et  c'est  alors 


DU   «OMAN.  239 

seulement  qu'en  jetant  les  yeux  sur  un  journal,  il  voit 
que  sa  fille  a  été  guillotinée  le  matin.  Gela  lui  fait 
sauter  le  cœur.  «  Son  aérostat  lui  apparut  vibrant 
dans  un  ciel  bleu,  évoluant  sans  encombre,  montant, 
descendant  à  sa  fantaisie,  volant  à  gauche^  à  droite, 
comme  un  aigle  apprivoisé,  sur  un  geste  de  lui.  »  Puis, 
il  mange  son  bifteck  et  prend  des  choux-fleurs.  Enfin, 
le  voilà  donc  libre! 

Alors,  commence  toute  une  journée  de  flânerie 
heureuse.  Jeûffrin  suit  doucement  les  boulevards, 
au  soleil.  Il  s'assi'd  devant  une  table  du  café  Riche, 
pris  de  soif.  Il  boit,  mais  il  a  toujours  soif.  Ses  jambes 
s'alourdissent.  11  se  lève,  il  entre  dans  un  autre  café. 
Au  bout  d'un  instant,  il  lie  conversation  avec  un 
voisin.  Je  donne  ici  quelques  lignes  ; 

(I  La  bouche  pâteuse,  éprouvant  la  nécessité  de 
déposer  une  confidence  dans  le  gilet  de  quelqu'un, 
après  avoir  dialogué  un  instant  avec  lui-même,  il 
dit: 

«  —  On  a  guillotiné  ma  fille  ce  matin. 

«  Et  comme  le  gros  rougeaud  ricanait  d'un  air 
incrédule,  il  ajouta  : 

«  —  Parole  d'honneur  1  » 

Cependant,  il  dîne  le  soir  chez  Brébant.  Puis,  il  va 
aux  Folies  Bergères.  L'ivresse  monte.  Il  ne  peut 
éteindre  sa  soif.  Aucun  remords  ;  seulement,  il  a  l'en- 
fer dans  la  gorge.  La  journée  a  été  chaude,  un  violent 
orage  éclate.  Lui,  avec  l'entêtement  des  ivrognes, 
veut  aller  aux  Moulineaux,  pour  revoir  le  modèle  de 
son  ballon,  un  joujou  qu'il  a  dans  son  cabinet.  Et  il 
faut  lire  ce  voyage,  sous  la  pluie,  dans  la  boue.  Il 
glisse,  il  tombe,  il  se  relève.  La  foudre  passe  sur  sa 
tête,  mais  il  a  l'entêtement  d'une  brute.  Enfin,  il 


240  DU   ROMAN. 

arrive.  «  Dans  le  même  coin  que  jadis,  le  modèle  de 
l'aérostat,  sous  sa  couverture,  avait  un  léger  balan- 
cement singulier;  il  semblait  vivre.  Jeoffrin  le  décou- 
vrit. Il  s'enleva  un  peu...  » 

Je  m'arrête,  j'espère  avoir  donné  une  idée  de  la 
Dévouée.  C'est  pour  moi  un  très  remarquable  début. 
11  faut  que  M.  Hennique  travaille.  Il  a  le  sens  du  réel, 
il  apporte  le  don  de  création,  il  possède  en  outre  un 
métier  déjà  très  souple  et  très  solide.  Quand  il  aura, 
par  le  travail,  dégagé  davantage  sa  note  personnelle, 
il  sera  certainement  un  des  plus  vigoureux  ouvriers 
de  l'œuvre  présente. 


II 


J,-K.    IIUYSMANS 

Rien  ne  m'intéresse  comme  la  jeune  génération  de 
romanciers  qui  grandit  en  ce  moment.  C'est  cette 
génération  qui  va  être  l'avenir.  Nous  donnera-t-elle 
raison,  en  marchant  dans  la  large  voie  du  naturalisme 
ouverte  par  Balzac,  en  poussant  toujours  plus  loin 
l'enquête  ouverte  sur  l'homme  et  sur  la  nature  ?  Aussi 
suis-je  bien  heureux,  lorsque  je  vois  l'esprit  analyti- 
que et  expérimental  s'emparer  de  plus  en  plus  de  la 
jeunesse  et  faire  sortir  des  rangs  de  nouveaux  lut- 
teurs, qui  viennent  combattre  à  côté  des  aînés  le  bon 
combat  de  la  vérité. 

Je  voudrais  bien  que  les  faiseurs  de  romans  et  de 
mélodrames  ineptes  sur  le  peuple  eussent  l'idée  de 
lire  les  Sœura  Valard,  de  M.  J.-K.  Huysmans.  Ils 
y  verraient  le  peuple  dans  sa  vérité.   Sans  doute. 


DU    ROMAN.  241 

ils  crieraient  à  l'ordure,  ils  affecteraient  des  mines 
dégoûtées,  ils  parleraient  de  prendre  des  pincet- 
tes pour  tourner  les  pages.  Mais  c'est  là  une  petite 
comédie  d'hypocrisie  qui  est  toujours  amusante.  Il 
est  de  règle  que  les  barbouilleurs  de  lettres  insultent 
les  écrivains.  Je  serais  même  très  chagrin,  si  l'on 
n'insultait  pas  M.  Huysmans.  Au  fond,  je  suis  tran- 
quille, on  l'insultera. 

Rien  de  plus  simple  que  ce  livre.  Ce  n'est  même  pas 
un  fait-divers,  car  un  fait-divers  exige  un  drame. 
Elles  sont  deux  sœurs,  Céline  et  Désirée,  deux  ou- 
vrières brocheuses,  qui  vivent  entre  leur  mère  hydro- 
pique et  leur  père  fainéant  et  philosophe.  Céline  «  fait 
la  vie  ».  Désirée,  qui  se  garde  prudennment  pour 
son  mari,  a  toute  une  liaison  honnête  avec  un  jeune 
ouvrier,  qu'elle  quitte  au  dénoûment;  alors,  elte  en 
épouse  un  autre,  et  voil'i  tout,  c'est  le  livre.  Celle 
nudité  de  l'intrigue  est  caractéristique.  Notre  roman 
contemporain  se  simplifie  de  plus  en  plus,  par  haine 
des  intrigues  compliquées  et  mensongères  ;  il  y  a 
là  une  revanche  contre  les  aventures,  le  roma- 
nesque, les  fables  à  dormir  debout.  Une  page  d'une 
vie  humaine,  et  c'est  assez  pour  l'intérêt,  pour  l'émo- 
tion profonde  et  durable.  Le  moindre  document  hu- 
main vous  prend  aux  entrailles  plus  fortement  que 
n'importe  quelle  combinaison  imaginai-e.  On  finira 
par  donner  de  simples  études,  sans  pé:ipétie>  ni  dé- 
noûment, l'analyse  d'une  année  d'existence,  l'histoire 
d'une  passion,  la  biographie  d'un  personnage,  les 
notes  prises  sur  la  vie  et  logiquement  classées, 

Voyez  la  puissance  du  document  humain.  M.  Huys- 
mans a  dédaigné  tout  arrangement  scénique.  Aucun 
effort  d'imagination,  des  scènes  du  monde  ouvrier, 

SI 


242  DU   ROMAN. 

des  paysages  parisiens,  reliés  par  l'histoire  la  plus 
ordinaire  du  monde.  Eh  bien!  l'œuvre  a  une  vie 
intense;  elle  vous  empoigne  et  vous  passionne  ;  elle 
soulève  les  questions  les  plus  irritantes,  elle  a  une 
chaleur  de  bataille  et  de  victoire.  D'où  vient  donc 
cette  flamme  qui  en  sort?  de  la  vérité  des  peintures 
et  de  la  personnalité  du  style,  pas  davantage.  Tout 
l'art  moderne  est  là. 

Et  d'abord  le  milieu.  Il  est  d'une  terrible  odeur,  ce 
milieu,  ces  ouvrières  brocheuses  que  M.  Huysmans 
peint  avec  une  intensité  effroyable.  «  Ces  filles  qui  ne 
cherchent  guère  de  liaisons  en  dehors  de  leur  monde, 
ne  s'enflamment  véritablement  qu'au  souffle  des 
haleines  vineuses,  ramassis  de  chenapans  femelles, 
écloses  pour  la  plupart  dans  un  bouge  et  qui  ont, 
dès  l'âge  de  quatorze  ans,  éteint  les  premiers  incen- 
dies de  leurs  chairs  derrière  le  mur  des  abattoirs  ou 
dans  le  fond  des  ruelles.  »  Sans  doute  on  va  crier 
encore  à  l'exagération.  Osez  donc  entrer  dans  un 
atelier  de  brochure.  Questionnez,  faites  une  enquête, 
et  vous  verrez  que  M.  Huysmans  est  encore  reslé  au- 
dessous  de  la  vérité,  parce  qu'il  est  impossible  d'im- 
primer certaines  choses.  Tout  ce  milieu  ouvrier,  ce 
coin  de  misère  et  d'ignorance,  de  tranquille  ordure 
et  d'air  naturellement  empesté,  a  été  traité  dans  les 
Sœurs  Vatard  avec  une  scrupuleuse  exactitude  et  une 
rare  énergie  de  pinceau 

Puis,  viennent  les  personnages.  Ce  sont  des  por- 
traits merveilleux  de  ressemblance  et  d'accent.  Soyez 
certains  qu'ils  ont  été  pris  sur  nature. 

Voici  le  père  Valard,  qui  n'a  que  deux  chagrins,  la 
maladie  de  sa  femme  et  les  amours  de  sa  fille  Céline. 
La  première  faute  de  celle-ci  l'émotionna.  Je  cite  : 


J 


DU   ROMAN.  243 

«  Il  eut  un  moment  de  tri-^lesse,  mais  il  se  consola 
vite.  Désirée  était  en  âge  de  soigner  et  de  rempl  icer 
sa  mère,  et  quant  à  Cécile,  le  meilleur  parti  qu'il 
eût  à  prendre  était  de  fermer  les  yeux  sur  ses  caval- 
cades. Il  avait  agi  comme  un  père,  d'ailleurs;  il  lui 
av. lit  reoiHché,  en  ternies  de  cours  d'assises,  la  cra- 
pule de  ses  mœurs  ;  mais  elle  s'était  fâchée,  avait  jeté 
la  maison  sens  dessus  dessous,  menaçant  de  tout 
saccager  si  on  l'embêtait  encore.  Vatard  avait  alors 
adopté  une  grands  indulgence;  puis,  le  terrible  ba- 
gout de  sa  fille  le  divertissait  pendant  sa  digesiion,  le 
soir,  n  Cela  est  complet.  Voilà  le  père  de  nos  fau- 
bourgs, tel  que  le  font  le  plus  souvent  les  promis- 
cuités de  la  misère,  les  dégradations  morales  du 
milieu.  On  ne  veut  pas  comprendre  que  le  sens  moral 
n'a  pas  d'absolu.  11  se  déforme  e'.  se  transforme,  selon 
les  conditions  ambiantes.  Ce  qui  est  une  abomination 
dans  la  bourgeoisie,  n'est  plus  qu'une  nécessité  fâ- 
cheuse dans  le  peuple. 

Et  cette  Céline,  est- elle  puissamment  campée,  dans 
sa  léalité!  Elles  sont  comme  cela  des  mi  liirs.  II  ne 
s'agit  pas  d'une  excei)tion,  mais  d'une  majorité.  Allez 
donc  vcir,  au  lieu  de  prolester.  C'est  la  liile  tombée 
à  quatorze  ans  par  curiosité  charnelle.  L'appi  oche  de 
l'homme  la  surprend  d'abord.  Puis,  elle  {laml)e,  elle 
se  donne  à  droite  et  à  gauche,  battue  encore  plus 
que  caressée.  Les  coups  tombent  sur  elle  dru  comme 
grêle;  mais,  au  fond,  si  elle  rage,  si  elle  pleure,  elle 
aime  ça  ;  c'est  son  plaisir.  Lorsque,  à  l'exemple  de 
Céline,  elle  quitte  quelque  voyou  pour  se  mettre  avec 
unhonmic  bien,  un  monsieur  qui  porte  des  chapeaux 
de  soie,  il  est  certain  qu'elle  retournera  tôt  ou  tard 
à  son  voyou.  Lui  seul  la  contente.  On  a  tort  de  la 


24i  DU    HOMAN. 

mépriser;  elle  n'est  en  somme  que  le  vice  d'en  bas, 
la  femelle  lâchée  avec  ses  appHits,  dans  un  milieu 
libre.  Le  vice  d'en  haut  n'est  pas  plus  propre,  s'il  est 
mieux  mis,  et  s'il  ferme  les  portes  pour  rafdiicr,  en 
inventant  des  monstruosités  dans  sa  débauche  secrète 
et  savante. 

Désirée  est  plus  rare.  Mais  elle  existe,  et  elle  con- 
solera un  peu  les  âmes  pures.  Non  pas  qu'au  fond 
elle  obéisse  à  des  idées  sur  la  vertu,  car  elle  ne  suit 
réellement  que  son  instinct.  C'est  une  fillette  lym- 
phatique, qui  n'esl  pas  poussée  vers  l'homme,  et  que 
l'exemple  de  sa  sœur  lient  en  garde.  Elle  rêve  de  se 
marier.  Rien  n'est  adorable  comme  son  idylle  avec 
Auguste,  une  idylle  des  boulevards  extérieurs  qui  dîne 
au  cabaret,  s'en  va  dans  la  nuit  vague  des  longues 
avenues,  se  donne  des  baisers  d'adieu  derrière  les  pa- 
lissades de  quelque  maison  en  construction.  Aucune 
saleté  d'ailleurs.  A  peine  une  tentative  de  l'amant, 
qui  échoue.  Lui,  ne  voudrait  pas  épouser,  mais  il  est 
pris,  et  ce  sont  des  projets  d'avenir,  de  longues  cau- 
series d'une  bêlise  touchante,  l'éternel  duo  que  les 
idéalistes  ont  promené  dans  la  nue  et  que  les  natura- 
listes remettent  au  bord  des  trottoirs.  Cet  amour  sur 
le  pavé  est  d'autant  plus  attendrissant  qu'il  est  vécu 
et  qu'on  le  coudoie  sur  chaque  boulevard  de  nos 
faubourgs. 

J'arrive  au  dénouement,  une  des  piges  les  plus 
profondément  émues  que  j'aie  lues  depuis  long- 
temps. Peu  à  peu, les  deux  amoureux  se  sont  refroidis. 
Désirée,  retenue  près  de  sa  mère,  manque  plusieurs 
rendez-vous,  et,  loi  squ'elle  retrouve  Auguste,  ils  res- 
tent tous  les  deux  embarrassés.  Le  jeune  homme 
songe  déji  à  se  marier  ailleurs.  La  jeune  fille,  main- 


DU    ROMAN.  245 

tenant  que  son  p6re  consent  h  son  mariage,  écoute 
sa  sœur  qui  lui  parle  d'un  autre  homme.  El  c'est 
Céline  qui  brusque  les  choses,  en  provoquant  une 
explication,  un  dernier  adieu.  La  scène  se  passe  à  la 
porte  d'un  café,  au  coin  du  quai  de  la  Tournelle  et 
du  boulevard  Saint-Germain.  Je  n'en  connais  pas  de 
plus  poignante,  remuant  plus  à  fond  le  cœur  humain. 
Toutes  nos  amours,  tous  nos  bonheurs  rêvés  et 
lâches,  tous  nos  espoirs  sans  cesse  détruits  et  sans 
cesse  renaissants,  ne  sont-ils  pas  dans  ces  deux  êtres 
simples  qui  se  quittent  après  s'être  adorés  et  qui  vont, 
loin  l'un  de  l'autre,  mener  une  vie  qu'ils  se  sont  jurés 
de  vivre  ensemble?  Ils  causent  une  dernière  fois,  dou- 
cement, mollement;  ils  se  donnent  des  détails  sur 
leurs  mariages,  en  se  tutoyant  encore;  et  tout  d'un 
coup  iis  évoquent  les  souvenirs,  ils  se  souviennent  de 
ce  qu'ils  ont  fait,  à  tel  jour,  à  telle  heure;  des  larmes 
leur  montent  aux  yeux,  ils  renoueraient  peut-être,  si 
Céline  ne  se  hâtait  de  les  séparer.  C'est  fini,  voilà 
deux  étrangers. 

Je  voudrais  citer  tout  l'épisode,  pour  faire  passer 
chez  mes  lecteurs  le  frisson  qui  m'a  traversé  en  le 
lisant.  Quelle  misère  et  quelle  infirmité  que  la  nôtre! 
Comme  tout  s'échappe  de  nos  doigts  et  se  brise! 
Ces  deux  galopins  ouvrent  un  abîme  sur  notre  fragi- 
lité et  notre  néant. 

La  seule  critique  que  je  ferai  à  M.  Huysmans,  c'est 
un  abus  de  mots  rares  qui  enlèvent  par  moments  à 
ses  meilleures  analyses  leur  air  vécu.  Ces  mots  domi- 
nent surtout  dans  la  première  moitié  du  livre.  Aussi 
je  préfère  de  beaucoup  la  seconde,  qui  est  plus  simple 
et  plus  humaine.  M.  Huysmans  a  un  style  merveil- 
leux de  couleur  et  de  relief.  Il  évoque  les  choses  et  les 

SI. 


246  DU   ROMAN. 

êtres  avec  une  intensité  de  vie  admirable.  C'est  même 
là  sa  qualité  maîtresse.  J'espère  qu'on  ne  le  traitera 
pas  de  photographe,  bien  que  ses  peintures  soient 
ti  es  exactes.  Les  gens  qui  ont  fait  la  naïve  découverte 
que  le  naturalisme  n'était  autre  chose  que  de  la  pho- 
tographie, comprendrontpeut-être  cette  foisque.  tout 
on  nous  piquant  de  réalité  absolue,  nous  entendons 
souffler  la  vie  ;\  nos  reproductions.  De  là  le  style  per- 
sonn(^l,qui  est  la  vie  des  livres.  Si  nous  refusons  l'ima- 
gination, dans  le  sens  d'invention  surajoutée  au  vrai, 
nous  mettons  toutes  nos  forces  créatrices  à  donner 
au  vrai  sa  vie  propre,  et  la  besogne  n'est  pas  si  com- 
mode, puisqu'il  y  a  si  peu  de  romanciers  qui  aient  ce 
don  de  la  vie. 

Je  signale  des  merveilles  de  description,  dans  les 
Sœurs  Vatard:  la  rue  de  Sèvres,  la  rue  de  la  Gaieté, 
tout  ce  quartier  de  Montronge  si  caractéristique, 
l'atelier  de  brochure,  un  bal  de  barrière,  une  foire 
au  pain  d'épice,  des  écbuppées  sur  une  gare  où  ma- 
nœuvrent des  locomotives.  Le  cadre  a  la  même  vérité 
que  les  personnages. 

Évidemment,  on  va  prétendre  que  M.  Hnysmans 
insulte  le  peuple.  Je  connais  l'école  politique  qui 
spécule  sur  le  mensonge,  ces  hommes  qui  encensent 
l'ouvrier  pour  lui  voler  son  vote,  qui  vivent  des  plaies 
auxquelles  ils  ne  veulent  pas  qu'on  touche.  Et  pour- 
quoi donc  ne  ferions-nous  pas  le  plein  jour,  pour- 
quoi n'assainirions-nous  pas  nos  faubourgs  ;\  coup  de 
pioche,  en  y  faisant  entrer  le  grand  air?  Nous  avons 
bien  dit  hi  vérité  sur  les  hautes  classes,  nous  dirons 
la  vérité  sur  le  peuple,  pour  qu'on  s'épouvante,  pour 
qu'on  le  plaigne  et  qu'on  le  soulage.  C'est  une  œuvre 
d'homraes  courageux.  Oui,   telle  est  la  vérité,  une 


DU   ROMAN.  2i7 

grande  partie  du  peiipli'  est  ainsi.  Et  tous  le  savent 
bien;  ils  mentent  pai-  intérêt  de  boutique,  voilà  tout. 
Mais  notre  mépris  est  encore  plus  haut  que  leur  hy- 
pocrisie. 

Je  souhaite  à  M.  Huysmans  de  se  voir  traîner  dans 
les  ruisseaux  de  la  critique,  d'être  dénoncé  à  la  po- 
lice par  ses  confrères,  d'entendre  tout  le  troupeau  des 
envieux  et  des  impuissants  hurler  sur  ses  talons. 
C'est  alors  qu'il  sentira  sa  force. 


III 
PAUL   ALEXIS 

La  fin  de  Lucie  Pelle  g  r  in  m'est  dédiée,  et  je  ne  ca- 
cherai pas  que  l'auteur,  M.  Paul  Alexis,  est  un  de 
mes  vieux  amis,  un  garçon  de  grand  talent  que 
j'aime  beaucoup.  Voici  une  dizaine  d'années  que  je 
l'ai  vu  débarquer  à  Paris,  un  beau  matin,  dans  un 
de  ces  coups  de  tête  littéraire  qui  désolent  les  fa- 
milles. Il  arrivait  de  cette  Provence  où  j'ai  grandi,  il 
avait  ces  larges  espoirs  et  ces  belles  paresses  des  tem- 
péraments latins,  dont  le  sommeil  e^t  plein  de  rêves 
de  batailles  et  de  triomphes.  Le  premier  jour,  Paris 
semble  leur  appartenir,  et  beaucoup  s'y  endorment; 
ils  ont  laissé  les  fenêtres  ouvertes,  mais  le  succès 
n'est  pas  entré.  J'étais  tranquille  avec  M.  Paul  Alexis, 
je  savais  bien  qu'il  aurait  son  heure,  parce  qu'il  avait 
une  nature.  Et  voici  son  premier  livre;  il  s'est  fait 
sans  doule  un  peu  attendre,  mais  il  est  d'une  saveur 
qui  indique  l'analyste  et  le  peintre  de  race.  Mainte* 


248  DU   ROMAN. 

nant,  le  pavé  de  Paris  est  à  lui,  il  n'a  plus  qu'à  mar- 
cher. 

Les  volumes  de  nouvelles  sont  bien  délaissés  à  cette 
heure.  Le  goût  n'est  plus  à  ces  courts  récits,  si  déli- 
cats parfois,  d'un  art  si  achevé.  C'est  comme  au  théâ- 
tre, chaque  débutant  veut  du  premier  coup  donner 
sa  pièce  en  cinq  actes,  sachant  bien  que  les  appétits 
du  public  vont  aux  gros  morceaux.  Si  M.  Paul  Alexis 
avait  dépensé  dans  un  roman  le  talent  qu'il  vient  de 
mettre  dans  les  quatre  nouvelles  qui  composent  son 
volume,  nul  doute  que  le  succès  aurait  été  très  grand. 
C'est  pourquoi  je  veux  insister  sur  ces  nouvelles, 
pour  qu'on  les  lise  et  qu'on  en  sente  avec  moi  tout  le 
haut  mérite. 

La  première,  celle  qui  a  donné  son  titre  au  recueil, 
est  certainement  la  meilleure,  au  point  de  vue  du 
style  et  de  l'arrangement  artistique.  C'est  comme  une 
série  de  petites  eaux  fortes,  de  courts  chapitres,  dé- 
roulant l'agonie  d'une  Tille  qui  meurt  dans  un  der- 
nier besoin  de  plaisir,  au  milieu  des  bavardages  im- 
béciles de  quatre  femmes,  accourues  à  son  chevet 
par  une  curiosité  de  la  mort.  Rien  de  plus  simple 
comme  sujet,  et  rien  de  plus  fort  comme  obser- 
vation nette  et  vigoureuse.  Tout  un  bout  de  notre 
trottoir  parisien  se  trouve  là,  analysé  et  réduit  avec 
un  relief  étonnant.  La  petite  salle  du  marchand  de 
vin  où  l'action  se  pose,  la  conversation  des  quatre 
Lnimes,  avec  leur  curiosité  qui  monte,  puis  la 
scène  chez  Lucie,  Cet  appartement  vidé  par  les  créan- 
ciers, tandis  que  la  malheureuse  tousse  dans  son  ht, 
cetle  moribonde  buvant  un  dernier  verre  d'absinthe 
et  rêvant  d'une  dernière  noce,  tout  ce  lableau  a  un 
accent  de  vérité  et  une  puissance  de   rendu  qui  en 


DU    ROMAN.  249 

font  la  peinture  inoubliable  et  définitive  d'un  coin  de 
notre  Paris. 

Voilà  la  grande  force  du  vrai.  Il  reste  étcrne!.  Tout 
document  apporté  est  incontestable,  la  mode  ne  peut 
rien  contre  lui.  Ajoutez  qu'un  artiste  est  derrière 
l'observateur,  donnant  sans  cesse  aux  faits  observés 
la  flamme  de  sa  nature,  l'arrangement  de  son  goût. 
Ce  n'est  point  une  idéalisation,  unedéformation,  c'est 
une  composition  logique  classant  les  faits  et  les  fai- 
sant valoir.  L'imagination,  comnfieje  l'ai  dit  souvent, 
n'est  plus  ici  l'invention  baroque  se  lançant  dans  une 
fantaisie  folle,  mais  un  ressouvenir  des  vérités  en- 
trevues et  un  rapport  des  idées  entre  elles.  Par 
exemple,  l'imagination  dans  la  Fin  de  Lucie  P'Uegrm, 
c'est  cette  chienne  pleine  qui  traverse  l'acliou  et 
qui  fait  ses  petits  sur  le  lit,  pendant  que  sa  maîtresse 
achève  de  mourir  par  terre.  Toute  la  nouvelle  est 
ainsi  d'un  art  très  travaillé,  dans  une  simplicité  ap- 
parente. 

La  nouvelle  qui  suit,  V Infortune  de  M .  Fraque,  est 
comme  le  plan  développé,  et  achevé  dans  certaines 
parties,  d'un  grand  roman  d'observation.  M.  Paul 
Alexis  qui  a  grandi  dans  une  ville  de  province,  à 
Aix,  a  évoqué  les  souvenirs  de  son  enfance  et  nous  a 
donné  une  étude  très  curieuse  de  la  petite  ville  de 
Noirfond.  Rien  de  joli  et  d'original  comme  le  sujet, 
une  histoire  vraie,  à  peine  arrangée  dans  les  détails. 
Il  s'agit  du  grand  duel  de  M.  Fraque  et  de  sa  femme, 
Zoé  de  Grandval,  duel  terrible  oij  cette  dernière, 
après  avoir  accablé  son  mari  d'une  série  enragée 
d'adultères,  finit  par  le  battre  définitivement,  en  se 
jetant  dans  la  religion  et  en  laissant  toute  sa  fortune 
à  un  jeune  prôtre  aimable,  qui  fait  bâtir  des  chapelles. 


250  DU  ROMAN. 

M  Fraque,  pour  se  protéger,  n'a  d'autres  ressources 
que  de  se  jeter  passionnément  dans  l'élevage  des 
porcs  et  d'exagérer  une  surdité  naissante.  Plus  tard, 
quand  sa  femme  se  livre  à  l'abbé  de  la  Mole,  M.  Fra- 
que se  donne  au  pasteur  protestant  Menu  :  belle 
bataille  de  religions  qui  termine  la  nouvelle. 

Nous  ne  sommes  plus  ici  dans  les  petits  tableaux 
parfaits  de  la  Fin  de  Lucie  Pellegria.  On  sent  que  le 
souffle  est  venu  à  l'auteur.  Ce  sont  de  grands  mor- 
ceaux d'analyse  très  pénétrants,  fouillant  la  province. 
L'unique  défaut  est,  je  le  répète,  que  le  sujet  n'a  pas 
été  développé  suffi-amment  partout;  il  y  avait  matière 
à  un  roman,  et  certaines  scènes  seulement  ont  tcute 
la  largeur  voulue.  Mais  c'est  surtout  dans  cette  œuvre 
iicomp'ète  qu'on  peut  prévoir  les  belles  (qualités  du 
romancier,  le  souffle,  l'ampleur,  la  volonté  des  sujets 
vastes  et  la  puissance  pour  les  réaliser.  11  est  de  la 
forte  famille  de  Balzac,  il  s'attaquera  certainement 
aux  grandes  analyses  sociales,  il  ne  s'attardera  pas 
dans  les  tableaux  e.xquis,  des  bijoux  d'art,  que  tous  les 
dobutants  finissent  par  réussir  aujourd'imi.  C'est  aux 
puissantes  études  de  la  nature  et  de  l'homme  que  va 
notre  jeune  littérature. 

Avec  Les  Femmes  du  père  Lefèvre,  nous  revenons  à 
ce  que  je  nommerai  la  fantaisie  du  vrai.  Mais  le  su- 
jet est  si  joli,  que  cette  nouvelle  est  peut-être  la  plus 
heureuse  du  livre.  Imaginez  un  simple  fait,  à  peine 
une  anecdote,  les  étudiants  d'une  ville  de  province 
rêvant  de  donner  un  bal,  le  jeudi  de  la  Mi-Carême, 
arrêtés  un  instant  par  l'absence  absolue  de  femmes, 
puis  sauvés  par  un  ancien  sous- officier  qui  se  charge 
d'embaucher  des  femmes  à  Marseille  et  qui  jette  sur 
le  pavé  de  la  petite  ville  treize  laiderons,  dont  la  pré- 


DU    ROMAN.  251 

sence  révolutionne  les  habitants.  Voilà  tout;  ce  n'est 
rien,  et  c'est  d'un  comique  excellent,  d'une  ironie 
charmante,  dans  la  justesse  de  l'observation  et  du 
rendu.  Aucune  exagération  pour  forcer  le  rire  ;  à 
peine  une  moquerie  qui  s'égaie  discrètement.  Le  co- 
mique est  dans  la  vérité,  dans  les  impatiences  et  les 
terreurs  de  ces  jeunes  gens,  privés  de  femmes,  allant 
vainement  attendre  à  chaque  train  le  père  Lefèvre 
qui  n'arrive  plus,  puis  dans  le  déballage  de  ces  dames 
au  milieu  des  cris  d'enthousiasme  de  la  jeunesse,  des 
sourds  appétits  des  bourgeois  stationnant  devant  le 
calé  des  Quatre-Billards,  du  bouleversement  de  la 
ville  où  la  queue  des  femmes,  après  le  bal,  s'égrène 
et  traîne  pendant  des  mois. 

J'ai  prononcé  les  mots  de  fantaisie  du  vrai.  Nous 
avons,  dans  le  courant  naturaliste  actuel,  des  poèmes 
de  la  vérité  qui  marquent  l'époque,  ("e  ne  sont  plus 
des  constructions  absolument  en  l'air,  des  sylphes  et 
des  fées,  des  imaginations  flottant  dans  un  monde 
immatériel  ;  ce  sont  des  faits  vrais  et  des  créatures 
réelles,  mais  piésentés  dans  un  envolement  de  verve 
mélancolique  ou  railleuse,  arrangés  pour  obtenir  la 
plus  grande  somme  d'effet  possible,  sans  que  l'obser- 
vation et  l'analyse  sortent  jamais  de  la  nature.  On 
peut  même  dire  que  toute  la  génération  des  roman- 
ciers qui  procèdent  aujourd'hui  de  Balzac  et  de  Victor 
Hugo,  sont  ainsi  des  poètes  de  la  vérité,  Et  je  signala 
encore  les  Femmes  du  père  Lefèvre  comme  une  de  ces 
fantaisies  charmantes,  faites  strictement  de  réalités, 
allumées  par  la  flamme  même  de  l'observation  et  de 
l'analyse. 

La  dernièie  nouvelle,  le  Journal  de  M.  Mure,  nous 
ramène  à  l'analyse  sévère.  Le  sujet  est  encore  des 


232  DU  ROMAN. 

plus  simples,  car  il  s'agit  ici  d'une  étude  psycholo- 
gique et  physiologique.  M.  Mure,  un  magisiral  de 
petite  ville,  a  vu  grandir  Hélène,  la  (ille  du  ca- 
pitaine Derval.  11  a  été  peu  à  peu  envahi  d'un 
amour  inconscient,  qu'il  ne  s'avouera  jamais  d'une 
façon  nelle;  et  toute  sa  vie  va  se  passer  à  ne 
pas  posséder  cette  femme,  que  d'autres  posséde- 
ront devant  lui,  indéfiniment.  D'abord,  il  la  marie 
à  un  subslitut  imbécile,  M.  Moreau  ;  ensuite,  il  a  la 
douleur  de  la  voir  s'enfuir  en  compagnie  d'un  M.  de 
Vandeuilles,  avec  qui  elle  va  se  réfugier  à  Paris;  puis, 
elle  tombe  plus  bas,  jusqu'au  ruisseau,  il  la  retrouve 
aux  bras  du  saltimbanque  Fernand  ;  enfin,  il  la  récon- 
cilie avec  son  mari,  il  s'endort  dans  la  joie  dernière 
de  son  retour  et  de  son  triomphe,  au  milieu  de  la 
société  de  la  petite  ville  qu'elle  a  scandalisée  autre- 
fois. Ce  pauvreM.  Mure  est  un  avortement  perpétuel. 
C'est  comme  une  étude  de  la  paternité  dans  l'amour. 
Il  fait  le  bonheur  des  autres,  sans  jamais  se  satisfaire 
lui-môme;  et  là  se  trouvo  la  grande  originalilé  de 
l'œuvre,  une  analyse  d'une  délicatesse  infinie,  le 
plaisir  de  travailler  à  la  félicité  d'Hélène,  attristé  par 
la  jalousie  de  la  savoir  à  d'autres,  toutes  sortes  de 
demi-aveux,  d'abnégations  et  de  regrets,  une  pudeur 
exquise  troublée  par  un  désii-  persistant,  jusque  dans 
la  vieillesse,  puis  une  résignation  finale  avec  des  con- 
tentements solitaires.  Il  y  a  là  une  création  très 
personnelle. 

Cette  dernière  nouvelle  est  un  roman  d'observation 
écourté,  comme  V Infortune  de  M.  Fraque.  Seulement, 
elle  est  plus  nue  encore  et  d'une  conception  beaucoup 
plus  large,  ^elon  moi.  En  ce  moment,  l'évolution  qui 
se  produit  dans  le  roman  semble  le  porter  surtout  à 


DU   ROMAN.  253 

cette  simplicité  de  la  vie  quodidienne,  à  l'étude  de 
l'avorlement  humain,  si  magnifiquement  analysé  par 
Gustave  Flaubert  dans  VEducation  sentimentale.  C'est 
une  réaction  fatale  contre  les  exagérations  passion- 
nées du  romantisme  ;  on  se  jette  dans  le  train  banal 
de  l'existence,  on  montre  le  vide  et  le  triste  de  toutes 
choses,  pour  protester  contre  les  apothéoses  creuses 
et  les  giands  sentiments  faux  des  œuvres  romanti- 
ques. Cela  est  excellent,  car  c'est  par  là  que  nous 
retournons  à  un  art  simple  et  vrai,  à  des  sentiments 
humains  et  i^  une  langue  logique.  Je  parle  ici  de  mé- 
thode, de  voie  bonne  et  mauvaise,  en  sous-entendant 
toujours  la  question  du  tempérament. 

Voilà  donc  le  livre  de  M.  Paul  Alexis.  On  va  le 
classer  d'un  mot  :  c'est  l'œuvre  d'un  jeune  naturaliste, 
d'un  de  ces  affreux  naturalistes  qui  ne  respectent  rien 
et  qui  se  copient  les  uns  les  autres.  La  critique  cou- 
rante, dans  sa  bâte  et  son  insouciance  du  juste  et  du 
vrai,  n'pète  ainsi  des  jugements  tout  faits,  radicale- 
ment faux.  La  vérité  est  que  les  quelque?  jeunes 
romanciers  que  l'on  croit  écraser  sous  l'épithète 
commune  de  naturalistes,  ont  précisément  les  tem- 
péraments les  plus  opposés  qu'on  puisse  voir;  pas  un 
n'apporte  la  même  personnalité,  pas  un  ne  regarde 
Thumanité  sous  le  môme  angle,  et  l'on  en  fait  des 
disciples  fervents  d'une  même  religion,  avec  cette 
belle  inintelligence  qui  dislingue  notre  triste  critique 
actuelle.  Un  jour,  sans  doute,  j'étudierai  ces  roman- 
ciers pour  marquer  leur  dissemblance,  car  depuis 
longtemps  j'enrage  de  voir  le  gâchis  des  jugements 
qu'on  porte  sur  eux.  Mais,  à  cette  heure,  il  ne 
s'agit  que  de  l'auteur  de  la    Fin  de  Lucie  Pellcgrin. 

M.  Alexis  est  avant  tout  unsensitif.  Chez  lui,  l'ana- 


234  DU  ROMAN. 

lyso  procède  parla  sensation.  Il  a  besoin  devoii-ponr 
savoir,  d'être  remué  pour  peindre.  Son  livce  entier 
est  fait  de  souvenirs.  Il  conte  des  histoires  qui  se  sont 
passées  autour  de  lui,  en  les  modifiant  à  peine.  Évi- 
demment, il  lui  faut  travailler  sur  la  naiure,  il 
ne  dissèque  bien  que  les  gens  qu'il  a  connus  et  fré- 
quentés; alors,  il  arrive  à  des  nuances  très  fines,  très 
délicates.  Je  ne  crois  pas  qu'il  mette  jamais  debout 
de  grandes  figures  typiques,  tirées  de  son  cerveau; 
mais  il  emploiera  avec  une  véritable  puissance  de 
pénétration  les  documents  que  la  vie  lui  fournira. 

Ajoutez  qu'il  est  artiste,  j'entends  homme  de  style 
et  de  symétrie  latine.  Le  travail  a  beau  lui  être  pé- 
nible ,  il  ne  peut  lâcher  complètement  sa  phrase, 
et  il  renonce  difficilement  à  un  eiïci.  Dans  le  Jou7'- 
nal  de  M.  Mia^e,  la  dernière  nouvelle  écrite,  la  plus 
large  de  conception  et  de  facture,  il  y  a  un  art  très 
compliqué  d'arrangement,  sous  l'apparente  confu- 
sion de  ces  notes  courtes  ou  longues,  jetées  sur  le 
papier  à  toutes  les  heures  et  à  toutes  les  dates. 
Comme  je  l'ai  dit,  ce  n'est  plus  delà  composition, 
c'est  du  classement.  Mais  le  tempérament  de  l'écri- 
vain ne  s'en  affirme  pas  moins  par  la  sensation  très 
vive  des  faits  et  la  mise  en  œuvre  des  observations 
recueillies. 

Il  faut  que  M.  Paul  Alexis  fasse  un  roman,  car  il 
étouffe  dans  la  nouvelle,  il  a  le  souffle  des  œuvres 
vastes.  Les  crudités  et  les  cruautés  d'analyse  de 
son  premier  livre  fâcheront  peut-être  beaucoup  de 
monde;  mais  je  suis  certain  que  tous  sent.ront  là 
des  reins  solides  et  une  originalité  qui  s'impose  déjà 
avec  puissance. 


LES  DOCUMENTS  HUMAINS 


Dans  l'étude  que  j'ai  consacrée  au  remarquable 
roman  de  M.  Huysmans  :  les  Sœia^s  Vatard,  j'ai  écrit 
cette  phrase:  «  On  finira  par  donner  de  simples 
études,  sans  péripéties  ni  dénoûment,  l'analyse  d'une 
année  d'existence,  l'histoiie  d'une  passion,  la  biogra- 
phie d'un  personnage,  les  notes  prises  sur  la  vie  et 
logiquement  classées.  »  Certes,  je  ne  me  doutais 
guère  que  cette  phrase  allait  scandaliser  beaucoup 
de  mes  confrères.  Les  uns  se  sont  fâchés,  les  autres 
se  sont  moqués;  tous  m'ont  accusé  de  nier  l'imagina- 
tion, de  tuer  l'invention,  de  poser  comme  une  règle 
que  le  roman  doit  être  banal  et  vulgaire. 

Ce  qui  me  stupéfie  toujours,  c'est  la  façon  dont  on 
me  lit.  Depuis  plus  de  dix  ans,  je  répète  les  mêmes 
choses,  et  je  dois  vraiment  m'exprimer  bien  mal,  car 
ils  sont  encore  rares  ceux  qui  consentent  à  lire  «  blanc  » 
quand  j'ai  écrit  «  blanc».  Quatie-vingt -dix-neuf  per- 
sonnes sur  cent  s'obstinent  à  lire  «  noir  ».  Je  ne  pro- 
noncerai pas  les  gros  mots  de  bêtise  et  de  mauvaise 
foi.  Mettons  qu'il  y  aitlà  un  phénomène  de  la  vue. 

Par  exemple,  dit-on  assez  de  sottises  sur  ce  pauvre 


256  DU   UOMAN. 

naturalisme  ?  Si  je  réunissais  tout  ce  qu'on  publie  sur 
la  question,  j'élèverais  un  monument  à  rimbécillité 
humaine.  Écoutez  tout  ce  monde  :  «Ah!  oui,  les  na- 
turalistes, ces  gens  qui  ont  des  mains  sales,  qui  veu- 
lent que  tous  les  romans  soient  écrits  en  argot  et 
qui  choisissent  de  parti  pris  les  suiets  l^s  plus  dégoû- 
tants, dans  les  basses  classes  et  dans  les  mauvais 
lieux.  »  Mais  pas  du  tout,  vous  mentez!  Vous  faites 
misérablement  du  naturalisme  une  quîUion  de  rhé- 
torique, lorsque  je  me  suis  toujours  efForcé  d'en  faire 
une  question  de  méthode.  J'ai  appelé  naturalisme 
le  large  mouvement  analytique  et  expérimental  qui 
est  parti  du  dix-huilième  siècle  et  qui  s'élargit  si 
magnifiquement  dans  le  nôtre.  Il  est  stupide  de  pré- 
tendre que  je  rétrécis  l'horizon,  que  je  relègue  la 
littérature  dans  nos  faubourgs,  que  je  la  réduis  à  l'or- 
dure de  la  langue,  lorsque  au  contraire  je  montre  le 
domaine  littéraire  s'étcndant  de  plus  en  plus,  sj  con- 
fondant avec  le  domaine  des  sciences. 

V Assommoir,  toujours  VAssommoi?'  /  On  veut  faire 
de  ce  livre  je  ne  sais  quel  Évangile  absurde.  Eh  !  j'ai 
écrit  dix  romans  avant celui-l;\,  j'en  écrirai  dix  autres. 
J'ai  pris  pour  sujet  la  société  tout  entière;  j'ai  pro- 
mené déjà  mes  personnages  dans  vingt  mondes 
différents,  jusque  dans  le  monde  du  rêve.  Ne  dites 
donc  pas  que  j'ai  l'idiote  prétention  de  ne  peindre  que 
le  ruisseau.  Ayez  des  yeux,  voyez  clair.  Gela  ne 
demande  pas  môme  de  l'intelligence  ;  il  suffit  de  cons- 
tater des  faits.  Et  surtout  ne  m'accusez  pas  d'inventer 
une  religion  littéraire,  parce  que  C3  n'est  pas  vrai, 
parce  que  je  suis  simplement  un  critiqne  étudiant 
son  époque,  remontant  jusqu'au  siècle  dernier  pour 
chercher  les  sources  de  Bn\zac,  et  descendant  jusqu'à 


DU  «OMAN.  257 

nos  jours  pour  dire  où  en  est  le  mouvement  que  l'au- 
teur de  la  Comédie  humai'ie  a  d' terminé  dans  notre 
littérature.  Toute  ma  besogne  est  là.  Le  naturalisme 
ne  m'appartient  pas,  il  appartient  au  siècle.  Il  agit 
dans  la  société,  dans  les  sciences,  dans  les  lettres 
et  les  arts,  dans  la  politique.  Il  est  la  force  de  notre 
âge. 

Me  suis-je  fait  comprendre,  cefte  fois?  Enfermera- 
t-on  encore  le  naturalisme  dans  les  quatre  murs  du 
lavoir  de  l'Ambigu?  A  la  fm,  c'est  irritant. 

Je  me  fâche,  et  j'ai  tort.  Je  reviens  à  l'imagination 
dans  le  roman.  L'idée  que  le  roman  tend  à  devenir 
une  simple  monogri  phie,  une  page  d'existence,  le 
récit  d'un  fait  uni(|ue,  a  paru  monstrueuse  et  révolu- 
tionnaire. 11  faut  en  véiilé  que  nos  conteurs,  avec  les 
complications  de  leurs  histoires  à  dormir  debout, 
aient  bien  troublé  les  cervelles.  Sans  remonter  à  la 
Nouvelle  Héloïse,  à  ^'erther,  à  Re^ié^  qui  ne  sont  que 
des  ana  yses  d'an  fait  psychol  ogique,  je  citerai  sur- 
tout MM.  de  Goncourt,  dont  Manette  Salomon  et  Ma- 
dame .Gervaisaïs.  deux  romans  publiés  il  y  a  dix  ans, 
n'offrent  aucun  intérftt  d'intrigue  et  vivent  unique- 
ment de  l'étude    d'un   milieu   ou  d'un   personnage. 

Précisément,  M.  Edmond  de  Goncourt  va  publier 
une  œuvre  nouvelle  :  It^Fi-ères  Zemganno.  C'est  l'his- 
toire de  deux  clowns.  D'ailleurs,  pour  qu'on  ne  me 
soupçonne  pas  d'analyser  le  livre  à  mon  point  de  vue, 
je  préfère  en  prendre  le  compte  rendu  dans  un  char- 
mant article  que  M.  Alphonse  Daudet  vient  de 
publier. 

«  La  trame,  dit-il,  en  est  simple  :  une  existence 
«  toute  vouée  à  l'art  et  à  Tamitié.  L'aîné  devenu  à  la 
«  fois  le  père  et  le  maître  du  plus  jeune.  La  vie. 

22. 


,258  DU   ROMAN. 

«  s'agrandissant,  des  tours  nouveaux  qui  étonnent 
«  Paris,  la  fortune,  presque  la  gloire.  Puis,  un  jour, 
«  la  rancune  d'une  écuyère  faisant  rater  le  tour  et 
«  jetant  sur  le  sable  du  cirque  le  plus  jeune  frère, 
«  les  cuisses  brisées,  et  l'aîné,  non  sans  regret  et  sans 
«  amertume,  renonçant  à  l'art  et  jurant  à  l'infirme, 
«  pour  apaiser  ses  inquiétudes  maladives,  que,  ni 
«  avec  un  autre  ni  tout  seul,  plus  jamais  il  ne  tmvail- 
«  levait...  Pas  de  dénouementd'ailleurs  :  ces  réalités 
«  n'en  ont  guère.  » 

Voilà  qui  est  excellemment  résumé.  Je  n'ai  pas  dit 
autre  chose  pour  les  Sœurs  Vatard,  de  M.  Huysmans. 
J'avoue  même,  aujourd'hui,  que  je  songeais  aux  œu- 
vres de  MM.  de  Goncourt,  en  écrivant  ma  phrase 
sur  les  tendances  que  les  romanciers  paraissent 
avoir  à  simplifier  de  plus  en  plus  l'intrigue,  a  sup- 
primer les  coups  de  théâtre  des  dénouements,  à 
ne  donner  aux  lecteurs  que  leurs  notes  sur  la  vie, 
sans  les  relier  par  un  arrangement  quelconque. 
Personnellement,  j'ajouterai  que  je  suis  pour  les 
études  plus  complètes,  embrassant  des  ensembles 
de  documents  humains  plus  vastes;  sans  conclure, 
on  peut,  selon  moi,  épuiser  une  matière.  Je  ne  - 
faisais  donc  que  constater  un  fait.  Et,  par  suite  de 
cet  étrange  phénomène  de  la  vue  dont  j'ai  parlé, 
voilà  qu'on  a  lu  en  toutes  lettres  dans  mon  article  que 
je  voulais  supprimer  l'imagination  et  faire  de  la  ba- 
nalité la  règle  des  romans. 

11  faudrait  s'entendre,  avant  tout,  sur  les  mots 
l'imagination  et  de  banalité.  Certes,  oui,  je  repousse 
l'imagination,  si  l'on  entend  par  là  l'invention  des 
faiseurs  de  romans-feuilletons,  que  ces  faisenis  nionl 
même  le  génie   du     genre,   et    qu'ils    s'appcllciil 


DU   ROMAN.  239 

Alexandre  Dumas  et  Eugène  Sue.  Rien  n'est  plus 
monotone,  en  somme,  que  leurs  aventures.  Ils  ont 
une  ou  deux  douzaines  de  combinaisons  dramatiques 
qui  reviennent  toujours.  C'est  un  théâtre  mécanique 
dont  ils  tournent  la  manivelle  dans  la  coulisse  ;  les 
mêmes  personnages  reparaissent  périodiquement, 
sous  d'autres  noms  et  sous  (^'autres  costumes.  Je 
ne  parle  pas  du  néant  de  tout  cela.  Au  fond  de  ces 
longs  récits,  il  n'y  a  que  du  vide.  On  les  lit  comme 
enjoué  au  tonneau,  pour  tuer  une  heure. 

L'imagination,  la  faculté  d'imaginer  n'est  pas  toute 
là.  Elle  n'a  là  qu'un  emploi  très  grossier.  Inventer 
un  conte  de  toutes  pièces,  le  pousser  jusqu'aux  der- 
nières limites  de  la  vraisemblance,  intéresser  par  des 
complications  incroyables,  rien  de  plus  aisé,  rien  de 
plus  à  la  portée  de  tout  le  monde.  Prenez  au  con- 
traire des  faits  vrais  que  vous  avez  observés  autour 
de  vous,  classez- les  d'après  un  ordre  logique,  com- 
blez les  trous  par  l'intuition,  obtenez  ce  merveilleux 
résultat  de  donner  la  vie  à  des  documents  humains, 
une  vie  propre  et  complète,  adaptée  à  un  milieu,  et 
vous  aurez  exercé  dans  un  ordre  supérieur  vos  fa- 
cultés d'imaginer.  Eh  bien  !  notre  roman  naturaliste 
est  justement  le  produit  de  ce  classement  des  notes 
et  de  l'intuition  qui  les  complète.  Voyez,  dans 
Balzac,  la  Femme  de  trente  ans  et  Eugénie  Grandet. 
Un  romancier  quelconque  aurait  pu  signer  la  Femme 
de  trente  ans,  tandis  qu'il  fallait  un  romancier  natura- 
liste pour  écrire  Eugénie  Grandet.  C'est  que  le  pre- 
mier de  ces  romans  est  inventé,  tandis  que  l'autre 
est  vu  et  deviné. 

Je  passe  au  reproche  de  la  banalité.  C'est  d'ab'^rd 
ici  une  question  d'appréciation.  Il  est  difficile  de  s  ^ô- 


260  DU    ROMAN. 

ci  fier  ce  qui  est  banal.  On  répondra  que  ce  qu'on 
voit  tous  les  jours  est  banal  ;  et  si,  en  le  voyant 
tous  les  jours,  on  ne  l'a  jamais  regardé,  et  si  on  en 
tire  des  vérités  superbes  et  inconnues  !  C'est  l'his- 
toire même  du  grand  mouvement  scientifique  au 
dix-huitième  siècle.  Personne  ne  s'était  avisé  d'ana- 
lyser l'air,  parce  que  l'air  était  banal;  Gay-Lussac 
l'analysa  et  fonda  la  chimie  moderne.  Nous  sommes 
donc  accusés  de  banaliti'',  parce  que  nous  reprenons 
l'étude  de  la  vérité  au  commencement,  à  la  nature 
et  à  l'homme.  Mais  il  y  a  ensuite  la  question  de  la 
forme.  Dire,  bon  Dieu  !  que  des  gens  ont  accusé 
M.  Huysmans  d'être  banal  !  Eh  1  il  y  a  en  lui  ua 
pocle  outré,  un  coloriste  de  l'école  hollandaise  lâché 
en  pleine  débauche  de  tons  violents.  C'est  même  là 
ce  que  je  lui  reproche.  Si  celui-là  est  banal  comme 
écrivain,  ce  seront  donc  les  romanciers  de  la  Revie 
des  Deux  Mondes  qu'on  accusera  de  faire  des  orgies 
de  style.  Hélas  !  non,  le  roman  naturaliste  contempo- 
rain n'est  pas  banal  ;  il  ne  l'est  pas  assez,  et  je  m'en 
suis  même  plaint  ;  mais  on  ne  m'a  pas  compris, 
comme  d'habitude.  L'idée  que  je  pouvais  être  un  clas- 
sique a  fait  beaucoup  rire. 

Je  voudrais  pourtant  qu'on  cessât  de  me  prêter 
des  opinions  qui  ne  sont  pas  les  miennes.  Je  n'érige 
paslabanalité  en  lègle,  je  ne  rel'use  pas  l'imagination, 
surtout  la  déduction,  qui  en  est  la  forme,  la  plus 
élevée  et  la  plus  forte.  C'est  comme  l'horreur  de  la 
poésie  qu'on  me  prête  ;  ai-je  jamais  écrit  deux  lignes 
qui  aient  la  bêtise  de  réclamer  la  suppression  des 
poètes  ?  Où  et  quand  m'a  t-on  surpiis  en  train  de 
boucher  le  ciel  de  la  fantaisie,  de  nier  chez  l'homme 
le  besoin  de  mentir,  d'idéaliser,  d'échapper  au  réel. 


DU   ROMAN.  261 

J'accepte  tout  l'homme,  seulement  je  l'explique  par 
la  science.  J'ai  dit  vingt  fois  qu'il  me  déplaisait  d'être 
trompé,  pas  davantage. 

Vous  êtes  un  fantaisiste  au  théâtre,  un  poète, 
faites-moi  des  féeries,  j'y  prendrai  le  plus  grand  plai. 
sir.  Mais  si,  dans  un  drame,  dans  une  comédie,  vous 
prétendez  me  donner  des  hommes  et  que  vos  hom- 
mes soient  des  pantins,  je  me  fâche.  De  môme  dans 
le  roman  ;  écrivez  franchement  des  poèmes,  si  vous 
éprouvez  un  jour  le  besoin  d'idéaliser;  ne  me  don- 
nez pas  des  histoires  grotesques  et  impossibles,  en 
voulant  me  faire  croire  que  cela  s'est  passé  ainsi. 
Pas  d'œuvres  bâtardes  et  hypocrites,  voila  tout.  Pas 
de  mélange  inacceptable,  pas  de  monstres  moitié 
rôels  et  moitié  fabuleux  ;  pas  de  prétention  à  conclure 
sur  des  mensonges,  dans  une  pensée  morale  et  patrio- 
tique. Ou  vous  êtes  un  observateui'  qui  rassemblez 
des  documents  humains,  ou  vous  êtes  un  poète  qui 
me  contez  vos  rêves,  et  je  ne  vous  demande  que  du 
génie  pour  vous  admirer.  J'ajoute  que  l'évolution 
contemporaine  s'opère  évidemment  en  faveur  de  l'ob- 
sjrvateur,  du  romancier  naturaliste,  et  j'explique 
cjla  par  des  raisons  sociales  et  scientifiques.  Mais 
j'accepte  tout,  je  su  s  heureux  de  tout,  parce  que 
j'aime  la  vie  en  savant  qui  la  note  au  jour  le  jour. 

Ainsi,  par  exemple,  M.  Edmond  de  Concourt,  dans 
les  Frères  Zemganno,  a  eu  le  caprice  original  de  sortir 
de  la  réalité  immédiate  pour  entrer  dans  le  domaine 
du  rêve.  Après  le  roman  technique  de  la  Fille  EUsa, 
il  a  voulu  montrer  qu'il  pouvait  échapper  à  l'obser- 
vation exacte.  Son  nouveau  livre  est  de  la  psychologie 
poétique,  si  l'on  me  permet  ce  terme.  Eli  bien  !  rien 
de  mieux,  j'approuve  cette  tentative.  Il  sera  curieux 


'JC2  DU   ROMAN, 

de  savoir  comment  l'un  des  auteurs  de  Germinie  La- 
certeiix  pense  et  écrit  en  prose  de  poète.  Les  bour- 
;  eois  honnêtes  que  la  fnlle  Elisa  a  effarés,  verront 
que,  lorsque  nous  le  voulons,  nous  faisons  pleurer 
les  femmes  et  rêver  les  jeunes  filles.  Est-ce  que 
l'ignoble  auteur  de  l'Assommoir  n'a  pas  écrit  la 
deuxième  partie  de  la  Faute  de  Cahbé  Mom^et,  une 
idylle  ariamique,  une  sorte  de  symbole,  des  amours 
idéales  dans  un  jardin  qui  n'existe  pas  ? 

Il  y  a  bientôt  quatorze  ans,  en  1865,  j'ai  été  le 
seul  critique  qui  ait  osé  appeler  Ge)'minie  Lacerteux 
un  chef-d'œuvre.  Aujourd'hui,  j'annonce  la  prochaine 
apparition  des  Frères  Zemyanno  comme  le  grand  évé- 
nement littéraire  de  la  saison.  Mais  je  ne  veux  pas 
qu'on  se  serve  de  ce  dernier  livre  pour  attaquer  le 
premier.  Je  vais  plus  loin.  Qu'on  lise  les  Frères  Zem- 
ganno  et  les  Sœurs  Vatard  :  il  n'y  a  entre  ces  deux 
productions  que  la  différence  de  l'œuvre  d'un  maî- 
tre à  l'œuvre  d'un  débutant.  Je  les  aime  parce 
qu'elles  partent  toutes  deux  de  la  même  méthode 
littéraire  :  l'une  dans  le  rêve,  l'autre  dans  la  réalité, 
et  qu'elles  ont  toutes  deux  la  vie  du  style. 


LES  FRÈRES  ZEMGANNO 


LA   PRÉFACE. 

Je  m'arrêterai  d'abord  à  la  préface  dont  l'auteur 
a  fait  précéder  son  œuvre.  Cette  préface,  qui  a  l'im- 
portance d'un  manifeste,  est  excellente.  Seulement, 
comme  elle  m'a  paru  un  peu  succincte,  je  vais  me 
permettre  delà  commenter  ici.  Je  veux,  en  dévelop- 
pant les  idées  qu'elle  contient,  éviter  que  le  public 
donne  aux  opinions  exprimées  par  M.  de  Concourt 
un  sens  qui  n'a  jamais  été  certainement  dans  sa 
pensée. 

La  thèse  soutenue  par  l'auteur  est  que  le  triomphe 
décisif  de  la  formule  naturaliste  aura  lien  lorsqu'on 
appliquera  cette  formule  à  l'étude  des  hautes  classes 
de  la  société.  Je  cite  :  «  On  peut  publier  des  Assom- 
moirs  et  des  Germmie  Lacerteux,  et  agiter,  et  remuer, 
et  passionner  une  partie  du  public.  Oui,  mais  pour 
moi  les  succès  de  ces  livres  ne  sont  que  de  brillants 
combats  d'avant-garde,  et  la  grande  bataille  qui  dé- 
cidera de  la  victoire  du  réalisme,  du  naturalisme,  de 
l'étude  d'après  nature  en  littérature,  ne  se  livrera  pas 
sur  le  terrain  que  les  auteurs  de  ces  deux  romans 
ont  choisi.  Le  jour  où  l'analyse  cruelle  que  mon  ami 


2(34  DU   ROMAN. 

M.  Zola  et  peut-être  moi-même  avons  apportée  dans 
la  peinture  du  bas  de  la  société  sera  reprise  par  un 
écrivain  de  talent,  et  employée  à  la  reproduction  des 
hommes  et  des  femmes  du  monde,  dans  des  milieux 
d'éducation  et  de  distinction,  —  ce  jour-là  seule- 
ment, le  classicisme  et  sa  queue  seront  tués.  » 

On  ne  saurait  mieux  dire.  J'ai  exprimé  ces  idées 
cent  fois.  Je  me  suis  exténué  à  répéter  que  le  na- 
turalisme était  une  formule,  et  non  une  rhétori- 
que, qu'il  ne  consistait  pas  dans  une  certaine  langue, 
mais  dans  la  méthode  scientifique  appliquée  aux  mi- 
lieux et  aux  personnages.  Dès  lors,  il  devient  évident 
que  le  naturalisme  ne  tient  pas  au  choix  des  sujets; 
de  même  que  le  savant  applique  sa  loupe  d'observa- 
teur sur  la.  rose  comme  sur  l'ortie,  le  romancier 
naturaliste  a  pour  champ  d'observation  la  société 
entière,  depuis  le  salon  jusqu'au  bouge.  Les  imbéci- 
les seuls  lont  du  naturalisme  la  rhétorique  de  Tégout. 
M.  Edmond  de  Concourt  exprime  d'une  façon  excel- 
lente cette  pensée  très  fine  que,  pour  un  certain 
public  prévenu,  léger,  inintelligent  si  l'on  veut,  la 
formule  naturaliste  ne  sera  acceptée  que  lorsque  ce 
public  s'apercevra,  par  des  exemples,  qu'il  s'agit 
d'une  formule,  d'une  méthode  générale,  s'appliquant 
aussi  bien  aux  duchesses  qu'aux  filles. 

Du  reste,  M.  de  Concourt  complète  et  explique  sa 
pensée,  en  ajoutant  que  le  naturalisme  «  n'a  pas  en 
effet  l'unique  mission  de  décrire  ce  qui  est  bas,  ce 
qui  est  répugnant,  ce  qui  pue;  il  est  venu  au  monde 
aussi,  lui,  pour  définir  dans  de  récriture  artiste  ce 
qui  est  élevé,  ce  qui  est  joli,  ce  qui  sent  bon,  et 
encore  pour  donner  les  aspects  et  les  profils  des 
êtres  raffinés  et  des  chosas  ricià^a-  mais  cela,  en  une 


I 


DU   ROMAN.  '265 

étude  appliquée,  rigoureuse,  et  non  conventionnelle 
et  non  Imaginative  de  la  beauté,  une  étude  pareille  à 
celle  que  la  nouvelle  école  vient  de  faire,  en  ces  der- 
nières années,  de  la  laideur.  >; 

Voilà  qui  est  très  net.  On  affecte  de  ne  voir  que 
nos  brutalités,  on  feint  d'être  convaincu  que  nous 
nous  enfermons  dans  l'horrible,  et  c'est  là  une 
tactique  d'adversaires  de  mauvaise  foi.  Nous  voulons 
le  monde  entier,  nous  entendons  soumettre  à  notre 
analyse  la  beauté  comme  la  laideur.  J'ajouterai  que 
M.  de  Concourt  aurait  pu  être  un  peu  moins  modeste 
pour  nous.  Pourquoi  semble-t-il  laisser  croire  que 
nous  avons  peint  uniquement  la  laideur?  Pourquoi 
ne  nous  montre-t-il  pas  menant  la  même  besogne 
dans  tous  les  milieu.x,  dans  toutes  les  classes  à  la 
fois  ?  Nos  adversaires  seuls  jouent  ce  vilain  jeu  de  ne 
parler  que  des  Gej'ndnie  Lacerleux  et  des  Assommou's^ 
en  faisant  le  silence  sur  nos  autres  œuvres.  Il  faut 
protester,  il  faut  montrer  l'ensemble  de  nos  efforts. 
Je  ne  parlerai  pas  de  moi,  je  ne  rappellerai  pas  que 
j'ai  entrepris,  dans  une  scrie  de  romans,  le  tableau  de 
toute  une  époque;  je  ne  ferai  pas  remarquer  que 
rAsso??î//;o«' restera  comme  une  note  unique,  au  mi- 
lieu de  vingt  autres  volumes,  et  je  me  contenterai  de 
citer  la  Curée,  où  j'ai  déji  lâché  de  peindre  un  petit 
coin  de  ce  qui  est  «  joli  »  et  de  ce  qui  «  sent  bon  ». 
Mais  j'insisterai  sur  le  cas  de  M.  de  Concourt  lui- 
même,  et  j'aurai  de  l'ambition  pour  lui,  je  le  mon- 
trerai écrivant  Renée  Mauperin  après  Gemiinie  tarer' 
teux,  abordant  les  classes  d'en  haut  après  le  peuple, 
et  laissant  un  chef-d'œuvre  après  un  cliefd'œuvre. 

Quelle  étude  exquise  et  profonde  que  cette  /fe7ïée 
MaiJpeiin/  Nous  ne  sommes  plus  dans  les  rudesses  et 

23 


2C6  DU   ROMAN. 

]es  sauvageries  populaires.  Nous  montons  dans  la 
bourgeoisie,  et  le  milieu  se  complique  terriblement. 
Je  sais  bien  que  ce  n'est  pas  encore  l'aristncratie; 
mais  c'est  en  tout  cas  «  un  milieu  d'éducation  et  de 
distinction  ».  A  cette  heure,  les  classes  sont  telle- 
ment mêlées,  l'aristocratie  pure  tient  une  place  si 
restreinte  dans  la  machine  sociale,  que  l'étude  en  est 
d'un  intérêt  assez  médiocre.  M.  de  Concourt,  lors- 
qu'il réclame  «  les  aspects  et  les  profils  des  êtres  raf- 
finés et  des  choses  riches  »,  parle  évidemment  de  ce 
monde  parisien  si  bariolé,  si  élégant,  si  moderne.  Eh 
bien  !  il  a  déjà  donné  une  face  de  ce  monde  parisien, 
lorsqu'il  a  publié  Renée  Maupe7'in,  il  y  a  quatorze  ans. 
On  trouve  là  tout  ce  que  sa  modestie  trop  grande  de- 
mande aux  écrivains  de  talent  qui  viendront  après 
lui.  Pourquoi  donc  vouloir  rester  l'auteur  de  la  Fille 
Elisa  et  de  Germim'e  Lacerteux,  lorsqu'on  a  écrit  lie- 
née  Maupeinn  et  Manette  Sa'omon^  cet  autre  chef- 
d'œuvre  de  grâce  nerveuse  et  fière? 

Il  est  vrai  qu'il  faut  s'entendre.  M.  de  Concourt  a 
laissé  un  point  obscur,  qu'il  est  nécessaire  de  bien 
établir.  Il  demande  «  une  étude  appliquée,  rigoureuse, 
et  non  conventionnelle  et  non  Imaginative  de  la 
beauté  »  ;  et  plus  loin  il  ajoute  que  les  documents 
humains  font  seuls  les  bons  livres,  «  les  livres  où  il  y 
a  de  la  vraie  humanité  sur  ses  jambes  »  ;  opinion  que 
je  défends  depuis  des  années.  Voilà  l'outil,  la  formule 
naturaliste  que  nous  appliquons  à  tous  les  milieux 
et  à  tous  les  personnages.  Dès  lors,  le  terrible  est 
que  nous  arrivons  tout  de  suite  à  la  bête  humaine, 
sous  l'habit  noir  comme  sous  la  bloise.  Voyez  Germinie 
Lacerteux,  l'analyse  y  est  cruelle,  car  elle  met  à  nu 
des  plaies  affreuses.  Mais  portez  la  même  analyse 


DU   ROMAN.  267 

dans  une  classe  élevée,  dans  des  milieux  d'édnca'  inn 
el  de  distinction  ;  si  vous  dites  tout,  si  vous  allez  nu 
deh\  de  l'épiderme,  si  vous  exposez  la  nudit/-  (:e 
Ihomme  et  de  la  femme,  -votre  analyse  sera  aussi 
cruelle  \h  que  dans  le  peuple,  car  il  n'y  aura  qu'un 
changement  de  décor  et  des  hypocrisies  en  plus. 
Lorsque  M.  de  Concourt  voudra  i)eindre  un  salon  pa- 
risien et  dira  la  vérité,  il  aura  certainement  de  jolies 
descriptions  ;i  faire,  des  toilettes,  des  fleurs,  des  po- 
litesses, desfiiicsses,  desnuancesàl'infini  ;  seulement, 
s'il  déshabille  ses  personnages,  s'il  passe  du  salon  à  la 
chambre  à  coucher,  s'il  entre  dans  l'intimité,  dans  la 
vie  privée  et  cachée  de  chaque  jour,  il  lui  faudra  dis- 
séquer des  monstruosités  d'auLant  plus  abominables 
qu'elles  au-ront  poussé  dans  un  terreau  plus  cultivé. 

Et,  d'ailleurs,  est-ce  que  Renée  Maiiperin  n'est  pas 
une  preuve  de  ce  que  j'avance?  Rappelez- vous  Henri 
Mauperin,  ce  jeune  homme  si  correct,  si  parfaitement 
élevé,  qui  commence  par  coucher  avec  la  mère  pour 
se  faire  donner  la  fille;  c'est  un  monstre.  Et  cette 
fille  qui  sait  tout,  et  cette  mère,  cette  madame  Bour- 
jot  qui  ne  veut  pas  vieillir  et  qui  se  cramponne  à  son 
adultère!  Tout  cela  est  beaucoup  plus  sale  que  les 
débordements  instinctifs  et  désespérés  de  Germinie 
Lacerteux,  celte  pauvre  fille  malade  qui  meurt  du 
besoin  d'aimer.  Pourtant,  M.  de  Concourt  a  prodigué 
les  teintes  délicates  dans  Renée  Mauperin  ;  le  milieu 
est  luxueux,  il  sent  bon  ;  les  personnages  sont  bien 
mis,  il  ne  parlent  pas  argot  et  ik  gardent  toutes  les 
convenances. 

Voilà  donc  ce  qu'il  faut  constater  :  notre  analyse 
reste  toujours  cruelle,  parce  que  notre  an  ilysc  va 
jusqu'au  fond  du  cadavre  humain.  En  haut,  eu  bas 


268  DU   ROMAN. 

nous  nous  heurtons  à  la  brute.  Certes,  il  y  a  des  voiles 
plus  ou  moins  nombreux  ;  mais  quand  nous  les  avons 
décrits  les  uns  après  les  autres,  et  que  nous  levons  le 
dernier,  on  voit  toujours  derrière  plus  d'ordures  que 
de  fleurs.  C'est  pour  cela  que  nos  livres  sont  si  noirs^ 
si  sévères.  Nous  ne  cherchons  pas  ce  qui  est  répu- 
gnant, nous  le  trouvons  ;  et  si  nous  voulons  le  cacher, 
il  faut  mentir,  ou  tout  au  moins  rester  incomplet.  Le 
jour  où  M.  de  Concourt  aura  le  caprice  d'écrire  un 
roman  sur  le  grand  monde  où  tout  sera  joli,  où  tout 
sentira  bon,  ce  jour  là  il  devra  se  contenter  de  légers 
tableaux  parisiens,  d'esquisses  de  surface,  d'obser- 
vations prises  entre  deux  portes.  S'il  descend  dans  la 
psychologie  et  dans  la  physiologie  des  personnages, 
s'il  va  plus  loin  que  les  dentelles  et  les  bijoux,  eli 
bien  !  il  écrira  une  œuvre  qui  empoisonnera  les  lec- 
teurs délicats  et  qu'ils  traiteront  d'atfreux  mensonges, 
car  rien  ne  semble  moins  vrai  que  la  vérité,  à  mesure 
qu'on  la  cherche  dans  des  classes  plus  élevées. 

Une  autre  remarque  de  M.  de  Concourt  m'a  beau- 
coup frappé.  Il  explique  comment  un  homme  du 
peuple  est  plus  facile  à  étudier  et  à  peindre  qu'un 
gentilhomme.  Cela  est  très  juste.  L'bomme  du  peuple 
se  livre  tout  de  suite,  tandis  que  le  monsieur  bien 
élevé  se  cache  sous  le  masque  épais  de  l'éducation. 
Puis,  on  peut  marquer  Thomme  du  peuple  d'un  trait 
plus  fort;  cela  est  amusant  comme  métier,  on  obtient 
des  silhouettes  vigoureuses,  de  violentes  oppositions 
de  noir  et  de  blanc.  Mais  je  n'admets  pas  qu'il  y  ait 
plus  de  mérite  à  laisser  un  chef-d'œuvre  sur  le  peuple 
qu'un  chef-d'œuvre  sur  l'aristocratie.  L'œuvre  ne  se 
juge  pas  au  sujet,  mais  au  talent  de  l'écrivain.  Quant 
à  savoir  si  le  modèle  pose  mieux  ou  offre  plus  de  res- 


DU   ROMAN,  269 

sources,  c'est  là  une  question  secondaire;  il  faut 
simplement  que  le  modèle  soit  rendu  avec  génie. 
M.  de  Concourt  parle  de  la  difficulté  qu'on  éprouve 
à  saisir  dans  sa  véiité  le  Parisien  et  la  Parisienne; 
mais  il  y  a  une  difficulté  tout  aussi  grande  à  saisir  le 
paysan.  Je  connais  des  livres  très  étudiés  sur  Paris, 
tandis  qu'on  trouve  à  peine  Qh  et  là  quelques  notes 
justes  sur  les  campagnes.  Tout  est  à  étudier,  voilà  la 
vérité. 

Enfin,  j'arrive  à  la  phrase  capitale  de  la  préface, 
M.  de  Concourt  explique  pourquoi  il  a  pris  la  parole, 
en  disant:  «Celle  préface  a  pour  but  de  dire  aux 
jeunes  que  le  succès  du  réalisme  est  là  (dans  la  pein- 
ture des  classes  d'en  haut),  seulement  là,  et  non  plus 
dans  le  canaille  h'Uc7-ai}'e,  épuisé  à  l'heure  qu'il  est 
par  leurs  devanciers.  »  Je  suis  tout  à  fait  du  même 
avis;  seulement,  je  demande  à  commenter  la  phrase 
comme  je  la  comprend^:. 

Évidemment,  ÎM.  de  Concourt  n'a  pu  dire  que  le 
peuple  était  désormais  une  matière  épuisée,  parce 
qu'il  a  écrit  Germude  Lacerleiix.  Cola  serait  outre- 
cuidant et  faux.  On  n'épuise  pas  du  premier  coup 
un  champ  d'observations  aussi  vaste  que  le  peuple. 
Comment!  nous  avons  donné  droit  de  cité  au 
peuple  dans  le  domaine  littéraire,  et  derrière  nous, 
tout  de  suite,  il  n'y  aurait  plus  rien  à  dire  sur  lui  ! 
Mais  nous  avons  pu  nous  tromper,  mais  en  tout  cas 
nous  n'avons  pas  tout  vu  ! 

Aussi  M.  de  Concourt  ne  parle-t-il  que  du  k  canaille 
littéraire  ».  Je  ne  comprends  pas  bien  cette  expres- 
sion, je  ne  l'accepte  pas  pour  mon  compte.  Elle  ajoute 
peu  idée  de  «  chic  »^  une  allure  à  la  Gavarni  aux 
vé'i'-^-é?  poignantes  du  pavé  parisien,  qui  me  paraît 

23. 


TIO  DU   ROMAN. 

r.ipcLisscr  bc.inconp  renqucle  moderne  et  en  faire 
un  l)il)elot  a'élagère.  Pour  moi,  Germinie  Lacerteux 
n'est  pas  du  «  canaille  littéraire»;  c'est  de  l'huma- 
nité saignante  et  superbe.  Je  veux  donc  croire  que, 
par  cette  expression  de  n  canaille  littéraire»,  M.  de 
Concourt  entend  désigner  une  certaine  rhétorique  oti 
les  mots  crus  sont  de  rigueur.  Dès  lors,  je  suis  de 
son  avis,  je  supplie  les  jeunes  romanciers  de  se 
dégager  de  toutes  les  rhétoriques.  La  formule  natu- 
raliste estindépendante  du  style  de  l'écrivain,  comme 
elle  est  indépendante  des  sujets  choisis.  Elle  n'est, 
je  le  dis  une  fois  encore,  que  la  méthode  scientifique 
appliquéi^.  dans  les  lettres. 

Je  reprends  la  coiclusion  de  M.  de  Concourt  et  je 
dis  aux  jeunes  romanciers  que  le  succès  de  la  for- 
mule n'est  pas  en  effet  dans  l'imitation  des  procédés 
littéraires  deleurs  devanciers,  mais  dans  l'application 
?i  tous  les  sujets  de  la  méthode  scientifique  du  siècle. 
J'ajoute  qu'il  n'y  a  pas  de  sujets  épuisés,  que  les  pro- 
cédés littéraires  seuls  s'épuisent.  M.  de  Concourt, 
avec  raison,  ne  veut  pas  d'élèves.  Mais  qu'il  se  ras- 
sure, il  n'en  aura  pas  ;  je  veux  dire  que  les  simples 
imitateurs  mourront  \ite,  tandis  que  les  nouveaux 
venus,  qui  apportent  un  tempérament,  se  dégageront 
bientôt  de  certains  ressouvenirs  fatals.  11  ne  faut  pas 
juger  définitivement  des  écrivains  sur  leurs  débuts; 
il  est  préférable  de  les  aider  à  affirmer  leur  origina- 
lité, que  la  foule  ne  voit  pas,  mais  qui  souvent  est 
très  réelle.  Nous  ne  voulons  plus  de  maîtres,  nous  ne 
Voulons  plus  d'école.  Ce  qui  nous  groupe,  c'c-i  nue 
méthode  commune  d'observation  et  d'expériem-,  . 

Je  vais  t.dus  loin,  je  supplie  les  jeunes  roii.iiMiers 
de   fiiirc  une  icoclion  contre  nous.  Qu'ils  rw  iis  idis* 


DU   ROMAN. 

sent  patauger  dans  «  l'écriture  artiste»,  selon  l'heu- 
reuse expression  de  M.  de  Concourt,  et  qu'ils  tâchent 
d'avoir  un  style  fort,  solide,  simple,  humain.  Tous 
nos  marivaudages,  toutes  nos  quintessences  de  forme 
Devaient  pas  un  mot  juste  mis  en  sa  place.  Voilà  ce 
que  je  sens,  et  voilà  ce  que  je  voudrais,  si  je  le  pou- 
vais. Mais  j'ai  grand'peur  d'avoir  trop  trempé,  pour 
ma  part,  dans  la  mixture  romantique  ;  je  suis  né 
trop  tôt.  Si  j'ai  parfois  des  colères  contre  le  roman- 
tisme, c'est  que  je  le  hais  pour  toute  la  fausse 
éducation  littéraire  qu'il  m'a  donnée.  J'en  suis,  et 
j'en  enrage. 

Je  reviens  à  M.  de  Concourt,  et  je  trouve  jus- 
tement, dans  les  Frères  Zemganno,  une  dernière 
preuve  de  la  nécessité  de  mentir,  lorsqu'on  veut  se 
consoler  et  consoler  les  ai:  1res.  11  dit  que  son  nou- 
veau roman  est  une  ten'alive  «  dans  une  réalité 
poétique  »  ;  et  il  ajoute  :  c  Cette  année,  je  me  suis 
trouvé  dans  une  de  ces  heures  de  la  vie,  vieillissantes, 
maladives,  lâches  devant  le  travail  poignant  et  an- 
goisseux  de  mes  autres  livres,  en  un  état  de  l'âme 
où  la  vérité  trop  vraie  m'était  antipathique  à  moi 
aussi  !  —  et  j'ai  fait  cette  fois  de  l'imagination  dans 
du  rêve  mêlé  à  du  souvenir.  »  C'est  là  ce  que  j'aurais 
pu  écrire  moi-même  en  tête  de  la  Faute  de  l'abbé 
Mourel.  Chacun  a  de  ces  heures  lâches  dans  sa  vie 
d'écrivain.  Je  souhaite  que  M.  de  Concourt  écrive 
le  roman  mondain  qu'il  annonce.  Il  ne  décidera  pas 
par  là  la  victoire  du  naturalisme,  car  cette  victoire  il 
l'a  déjà  gagnée,  et  un  des  premiers,  dans  toutes  les 
classes.  Même  il  se  trompe,  s'il  croit  qu'il  gagnera 
des  sympathies  en  portant  son  scalpel  dans  des  orga- 
nismes plus   compliqués   et  d'une  corruption  plus 


272  DU   ROMAN, 

savante.  On  l'accusera  simplement  d'insulter  l'arfs- 
tocralie  comme  on  nous  a  accusés  d'avoir  insulté  le 
peuple.  Ou  bien  c'est  qu'il  aura  fait  de  l'imagination 
dans  du  rêve. 

Quant  à  moi,  je  ne  souhaite  plus  qu'un  triomphe 
pour  le  naturalisme,  la  réaction  contre  nos  procédés 
littéraires.  Quand  on  aura  mis  de  côté  nos  phrases 
qui  compromettent  la  formule  scientifique,  quand 
on  appliquera  cette  formule  à  l'étude  de  tous  les 
milieux  et  de  tous  les  personnages,  sans  le  tralala 
de  notre  queue  romantique,  on  écrira  des  œuvres 
vraies,  solides  et  durables. 


II 


LE   LIVRE 

Voici  d'abord  le  sujet,  brièvement. 

Deux  frères,  Gianni  et  Nello,  grandissent  dans 
une  troupe  de  saltimbanques  dont  leurpère,  l'Italien 
Bescapé,  est  le  directeur,  et  qui  bat  les  villages  et 
les  petites  villes  de  France.  La  mère,  une  Bohémienne, 
meurt  la  première,  dans  le  regret  de  sa  race  et 
de  son  pays  Le  père,  à  son  tour,  s'en  va.  Alors,  les 
deux  frères,  pris  d'ambition,  vendent  leur  matériel 
roulant,  courent  quelques  années  l'Angleterre,  oh  ils 
sont  engagés  comme  clowns  dans  plusieurs  cirques. 
Puis,  ils  finissent  par  revenir  débuter  au  cirque  de 
Paris,  le  but  de  leurs  secrets  désirs.  Gianni,  depuis 
longtemps,  cherche  un  tour  qui  doit  rendre  leur 
nom  célèbre.  11  le  trouve  enfin,  ils  vont  l'exécuter 


DU   ROMAN.  273 

pour  la  premiôro  fois  devant  le  public,  lorsque  une 
écuycre,  dédaignée  par  Nello,  se  venge  en  faisant 
faire  à  celui-ci  une  chute  affreuse.  11  se  casse  les  deux 
jambes,  il  ne  peut  plus  travailler,  elGiannile  voit 
tellement  souffrir  d'une  étrange  jalousie,  lorsque 
lui-même  tnuche  un  trapèze,  qu'il  renonce  de  son 
côté  à  son  art.  C'est  le  dénouement. 

Dernièrement,  lorsque  j'ai  constaté  que  le  roman 
conlomporaiu  tendait  à  simplifier  de  plus  en  plus 
l'action,  à  se  contenter  d'un  fait,  en  dehors  des  ima- 
ginations compliquées  de  nos  conteurs,  on  s'est  mo- 
qué et  l'on  m'a  même  injurié,  comme  il  sied  quand 
on  s'adresse  à  ma  personne,  en  disant  que  si  je  vou- 
lais supprimer  l'invention  dans  le  roman,  c'était  que 
je  manquais  d'invention  dans  mes  œuvres.  D'abord 
je  n'ai  pas  la  sottise  de  vouloir  supprimer  quelque 
chose,  je  ne  suis  qu'un  critique  dont  l'unique  beso- 
gne est  de  dresser  des  procès-verbaux.  Ensuite,  je 
parlais  sur  des  preuves.  Voici,  par  exemple,  les 
Fibres  Zemfjanno,  qui  m'apportent  une  preuve  très 
caractéristique. 

Remarquez  que  M.  de  Concourt,  cette  fois,  ne  s'est 
pas  enfermé  dans  une  analj^se  strictement  exacte. 
Comme  il  le  dit  lui-même,  il  a  fait  «  de  l'imagina- 
tion dans  du  rêve  mêlé  à  du  souvenir  ».  Puisqu'on 
nous  demande  de  l'imagination,  en  voici.  Seulement, 
voyons  un  peu  ce  que  devient  l'imagination  entre 
les  mains  d'un  romancier  naturaliste,  le  jour  où  il 
a  h  caprice  de  ne  pas  serrer  de  si  près  la  réalité. 

Evidemment,  M.  de  Concourt  n'a  pas  exercé  celte 
imagination  dans  les  faits.  Il  est  impossible  de  char- 
penter  un  drame  plus  simple.  Il  n'y  a  là  qu'une  pé- 
ripc'tie,  la  vengeance  de  l'écuyère,  substituant  un 


274  DU   ROMAN. 

tonneau  de  bois  au  tonneau  de  toile  que  Nello  doit 
traverser,  et  amenant  ainsi  sa  chute.  Et  encore  cette 
péripétie  ne  tient-elle  qu'une  toute  petite  place  dans 
le  volume.  On  sent  que  l'auteur  en  a  eu  besoin,  mais 
qu'il  la  dédaigne.  Il  passe  vivement,  et  il  prolonge  le 
dénouement  ;  il  s'attarde  sur  la  situation  obtenue,  dès 
que  Nello  est  blessé.  Donc,  lorsque  M.  de  Concourt 
parle  d'imagination,  il  n'entend  pas  ce  que  la  critique 
courante  entend  par  ce  mot,  l'imagination  à  l'A- 
lexandre Dumas  et  à  l'Eugène  Sue;  il  entend  un  ar- 
rangement poétique  particulier,  une  rêverie  person- 
nelle, faite  en  face  du  vrai,  mais  basée  quand  même 
sur  le  vrai. 

Rien  de  plus  typique,  je  le  répète,  que  les  Frères 
Zemijanno  à  ce  point  de  vue.  Tous  les  faits  qui  s'y 
passent  sont  des  fails  scrupuleusement  pris  dans  la 
réalité.  L'auteur  n'invente  pas  une  intrigue;  l'his- 
toire la  plus  banale  lui  suffit  pour  mettre  debout  ses 
héros  ;  les  personnages  secondaires  se  mêlent  à  peine 
à  l'action;  c'est  une  matière  à  analyse  qu'il  lui  faut,  et 
non  les  éléments  symétriques  tt  opposés  d'un  drame. 
Seulement,  quand  il  a  devant  lui  cette  matière  à 
analyse,  quand  il  possède  la  somme  voulue  de  docu- 
ments humains,  il  lâche  la  bride  à  son  rêve,  il  bâtit 
sur  ces  documents  le  poème  qui  lui  plaît.  En  un  mot, 
la  besogne  de  l'imagination  n'est  pas  ici  dans  les  évé- 
nements, dans  les  personnages,  mais  dans  l'analyse 
déviée  et  symbolisée  des  événements  et  des  person- 
nages. 

Ainsi,  il  est  évident  que  Gianni  et  Nello  ne  fcnt 
rien  que  des  clowns  ne  pourraient  faire.  Ils  ^ont 
construits  d'après  des  documents  exacts.  Mais  ils 
s'idéalisent,  ils  tournent  au  symbole.  Dans  leur  mi- 


DU    ROMAN.  275 

lieu,  d'ordinaire,  les  choses  ne  se  passent  point  avec 
un  raffinement  de  sensations  pareil.  Ce  sont  là  des 
esprits  trop  fins,  dans  des  corps  trop  forts.  M.  de 
Concourt  a  enlevé  ces  clowns  de  la  matérialité  des 
exercices  violents,  pour  les  mettre  dans  une  sensi- 
bilité nerveuse  exquise.  Remarquez  que  je  ne  nie 
point  la  réalité  de  l'histoire;  des  brutes  pourraient 
avoir  ces  aventures  et  ressentir  ces  sensations;  seule- 
ment, des  brutes  les  sentiraient  autrement,  plus  con- 
fusément. En  un  mot,  en  lisant  les  Frères  ZemgannOy 
on  entend  tout  de  suite  que  l'œuvre  ne  sonne  pas  la 
vérité  exacte;  elle  sonne  la  vérité  transformée  par 
l'imagination  de  l'auteur. 

Ce  que  je  dis  pour  les  deux  principaux  person- 
nages, je  pourrais  le  dire  pour  les  personnages  moins 
impoilants.  Je  le  dirais  aussi  pour  les  milieux.  Ces 
êtres  et  ces  choses  tiennent  à  la  réalité  par  leur  base, 
mais  ils  s'affinent  ensuite;  ils  entrent  dans  ce  que 
M.  de  Concourt  a  très  heureusement  nommé  «  une 
réalité  poétique  ».  Il  faut  donc,  je  le  répète  encore, 
faire  une  différence  profonde  entre  l'imagination  des 
conteurs,  qui  bouleverse  les  faits,  et  l'imagination  des 
romanciers  naturalistes,  qui  part  des  faits.  C'est  là 
de  la  réalité  poétique,  c'est-à-dire  de  la  réalité  ac- 
ceptée, puis  traitée  en  poème. 

Certes,  cette  imagination-là,  nous  ne  la  condam- 
nons pas.  Elle  est  une  échappée  fatale,  un  délasse- 
ment aux  amertumes  du  vrai,  un  caprice  d'écrivain 
que  tourmentent  les  vérités  qui  lui  échappent.  Le 
naturalisme  ne  restreint  pas  l'horizon,  comme  on  le 
dit  faussement.  Il  est  la  nature  et  l'homme  dans  leur 
universalité,  avec  leur  connu  et  leur  inconnu.  Le 
jour  où  il  s'échappe  de  la  formule  scientifique,  il  ne 


276  DU   ROMAN. 

fait  que  l'école  buissonnière  dans  des  vérités  qui  ne 
sont  point  démontrées. 

D'ailleurs,  la  question  de  méthode  domine  tout. 
Lorsque  M.  de  Concourt,  lorsque  d'autres  romanciers 
naturalistes  surajoutent  leur  fantaisie  au  vrai,  ils 
gardent  leur  méthode  d'analyse,  ils  prolongent  leur 
observation  au  delà  de  ce  qui  est.  Cela  devient  un 
poème,  mais  cela  reste  une  œuvre  de  logique.  Ils 
avouent,  en  outre,  que  leurs  pieds  ne  posent  plus 
sur  la  terre  ;  ils  n'entendent  pas  donner  leur  œuvre 
comme  une  œuvre  de  vérité;  au  contraire,  ils  aver- 
tissent le  public  de  l'instant  précis  où  ils  entrent  dans 
le  rêve,  ce  qui  est  tout  au  moins  de  la  bonne  foi. 

Maintenant,  pour  revenir  aux  frères  Zeinganno, 
il  serait  très  facile  d'expliquer  comment  cette  œuvre 
a  germé  dans  l'esprit  de  M.  de  Goncourl.  11  a  eu  le 
besoin,  à  un  moment  de  sa  vie,  de  symboliser  le  lien 
puissant  qui  les  a  unis,  son  frère  et  lui-même,  dans 
une  intimité  et  une  collaboration  de  toutes  les  heures. 
Reculant  devant  une  autobiographie,  cherchani  sim- 
plement un  cadre  pour  y  mettre  ses  souvenirs,  il  s'est 
dit  certainement  que  deux  gymnastes,  deux  frères 
qui  risquent  leur  vie  ensemble,  qui  s'identifient  au- 
tantdans  leur  chair  que  dans  leur  intelligence,  ma- 
térialiseraient d'une  façon  puissante  et  originale  les 
deux  êtres  fondus  en  un  seul  dont  il  voulait  analyser 
les  sentiments.  Mais,  d'un  autre  côté,  par  une  déli- 
catesse qui  s'explique,  il  a  reculé  devant  le  milieu 
brutal  des  cirques,  devant  certaines  laideurs  et  cer- 
taines monstruosités  des  personnages  qu'il  choi- 
sissait. Les  Frères  Zemganno  sont  donc  là  dans  une 
idée  littéraire  matérialisée,  puis  idéalisée. 

Le  résultat  a  été  une  œuvre  très  émue  et  d'une 


DU  ROMAN.  277 

étrangeté  saisissante.  Comme  je  l'ai  dit,  on  sent 
bientôt  qu'on  n'est  pas  dans  le  monde  réel  ;  mais, 
sous  le  caprice  du  symbole,  il  y  a  là  toute  une  huma- 
nité saignante.  Je  signalerai  les  morceaux  d'analyse 
qui  rn'ont  frappé  :  l'enfance  des  deux  frères,  leur 
tendresse  qui  grandit,  leur  mutuelle  absorption  qui 
commence;  puis,  plus  tard,  leurs  deux  corps  qui  ne 
font  plus  qu'un  corps  dans  les  dangers  qu'ils  affron- 
tent, cette  parfaite  union  de  deux  gymnastes  entrant 
de  plus  en  plus  l'un  dans  l'autre,  ayant  une  vie  com- 
mune; et  enfin,  lorsque  Nello  ne  peut  plus  travailler, 
sa  colère  à  la  pensée  que  son  frère  travaillerait  sans 
lui,  sa  jalousie  de  femme  heureuse  de  savoir  que 
l'être  aimé  n'aimera  jamais  ailleurs,  ses  exigences  qui 
font  que  les  frères  Zemganno  meurent  tous  les  deux, 
du  moment  où  l'un  est  mort  pour  le  Cirque.  Ce  sont 
là  les  pages  qui  donnent  à  l'œuvre  une  vie  intense, 
une  vie  vécue,  en  dehors  de  la  réalité  des  person- 
nages et  du  milieu.  Le  document  humain  est  ici  si 
louchant  que  sa  puissance  agit  même  sous  le  voile 
poétique. 

Dans  les  descriptions  pures,  M.  de  Concourt  a 
gardé  sa  touche  si  exacte  et  si  fine.  Il  y  a,  en  ce 
genre,  une  merveille  au  début  du  livre  :  un  paysage 
à  l'heure  où  le  crépuscule  tombe,  avec  une  petite 
ville  dont  les  réverbères  s'allument  à  l'horizon.  Je 
citerai  aussi  la  description  du  Cirque,  le  soir  où  Nello 
se  casse  les  jambes;  le  silenre  du  public,  après  la 
chute,  est  superbe  d'effet.  Et  que  d«'épisodes  mer- 
veilleux, la  mort  de  la  Bohémienne  dans  la  maison 
roulante,  les  représentations  foraines,  la  soirée  où 
Nello  convalescent  veut  revoir  le  Cirque,  s'asseoit  aux 
Champs-Elysces,  par  une  soirée  pluvieuse,  en  face 

14 


278  DU    ROMAN. 

des  fenêtres  flamblantes,   puis  s'en  va,  silencieux, 
sans  vouloir  entrer  ! 

Tel  est  ce  livre.  Il  apporte  une  note  nouvelle  dans 
l'œuvre  de  M.  de  Concourt,  et  il  restera,  par  son  ori- 
ginalité et  par  son  émotion.  L'auteur  en  a  écrit  de 
plus  nets  et  de  plus  complets,  mais  il  a  mis  dans 
celui-ci  toutes  ses  larmes,  toutes  ses  tendresses,  et 
cela  suffit  souvent  pour  rendre  une  œuvre  immor- 
telle. 


DE  LA.  MORALITÉ. 


k 


Un  de  mes  bons  amis  avait  un  roman  en  cours  de 
publication  dans  un  journal.  Le  rédacteur  en  chef  le 
fait  appeler  un  soir  et  lui  parle  avec  indignation  d'un 
alinéa  qui  devait  passer  dans  le  feuilleton  du  lende- 
main ;  je  ne  sais  plus,  les  amoureux  s'y  conduisaient 
mal,  il  y  avait  par  là  un  baiser  trop  tendre.  Mon  ami, 
très  rouge,  honteux  d'avoir  révolté  la  pudeur  de  toule 
une  rédaction,  consentit  à  supprimer  l'alinéa.  Le 
lendemain,  quelle  ne  fut  pas  la  stupeur  du  brave 
garçon,  en  lisant  à  la  troisième  page  du  journal,  dans 
ce  numéro  qu'on  l'avait  forcé  à  expurger,  le  compte 
rendu  très  long  et  très  détaillé  d'une  abominable 
affaire  criminelle,  telle  qu'une  imagination  roman- 
tique peut  seule  en  rêver.  Un  père,  après  avoir  eu  un 
enfant  de  sa  fille,  l'avait  fait  bouillir  dans  une  mar- 
mite, pour  le  mieux  anéantir;  et  aucune  horreur 
n'était  épargnée,  ni  l'histoire  de  l'accouplement 
monstrueux,  ni  les  circonstances  de  l'abominable 
cuisine. 

Eh  bieni  je  déclare  ne  pas  comprendre.  La  ques- 
tion se  pose  ainsi:  comment  les  journaux,  si  pudi- 


280  DU    ROMAN. 

bonds  à  leur  rez-de-chaussée,  sont-ils  si  malpropres  à 
leur  troisième  page?  Je  n'entre  pas  dans  la  discus- 
sion littéraire  de  l'imagination  et  de  la  réalité,  j'exa- 
m  ne  seulement  un  fait,  je  dis  qu'il  y  a  un  manque 
ab  olu  de  logique  à  parler  de  la  di/^nité  du  journal,  du 
r.jspect  dû  aux  familles,  si  après  avoii  fait  la  police  du 
roman,  on  publie  sans  hésitation  toutes  les  infamies 
djs  tribunaux.  Pourquoi  exiger  là  un  mensonge 
couleur  de  rose  et  accepter  ici  les  férocités  de  l'exis- 
tence? 

Depuis  longtemps,  je  veux  faire  une  étude,  et  j'ai 
commencé  un  dossier.  Mon  idée  est  simple  :  je  coupe 
dans  les  journaux  les  plus  répandus,  ceux  qui  se 
piquent  d'être  lus  par  les  mères  et  les  filles,  les 
épisodes  épouvantables,  les  détails  des  crimes  et  des 
procès  qui  mettent  cyniquement  à  nu  toute  l'ordure 
de  l'homme;  puis,  je  me  propose,  un  jour,  lorsque 
j'aurai  un  joli  petit  recueil  de  ces  saletéS:  de  publier  le 
dossier,  en  me  contcnlant  d'imprimer,  après  chaque 
extrait,  le  nom  et  la  date  du  journal.  Quand  ce  travail 
sera  fait,  nous  verrons  de  quel  air  digne  les  directeurs 
parleront  de  leurs  abonnés,  à  la  moindre  audace 
d'analyse  d'un  romancier  moraliste. 

Et  croyez  que  mon  dossier  sera  riche.  J'ai  déjà 
l'histoire  du  père  et  de  la  fille  faisant  cuire  leur  fruit 
incestueux  ;  j'ai  l'aventure  delà  vieille  femme  jetée  à 
l'eau  et  retirée  trois  fois  par  son  meurtrier,  pour  le 
plaisir;  j'ai  l'autre  vieille  femme  tuée  par  deux  jolis 
garçons,  après  une  orgie  dont  l'autopsie  a  révélé  les 
gaietés;  j'ai  Ménesclou,  avec  sa  chemise  tachée  de 
sang  et  d'autre  chose;  sans  compter  toules  sortes 
d'affaires  drôles,  les  séparations  de  corps,  les  procès 
en  adultère,  les  filles  enlevées.  Sans  doute,  lesjoixr- 


I 


DU  ROMAN.  281 

naux  ne  font  ni  les  vices  ni  les  crimes  ;  ils  se  con- 
tenlent  de  les  raconter,  mais  en  termes  si  clairs,  avec 
des  périphrases  qui  aggravent  l'obscénité  à  un  tel 
point,  qu'ils  sont  vraiment  bien  venus  de  nous  dis- 
puter ensuite  la  liberté  de  tout  dire.  Eh!  quand  on  a 
décrit,  avec  les  raffinements  du  reportage,  la  pisso- 
tière de  M.  de  Germiny,  on  n'a  plus  le  droit  d'em- 
pêcher les  amoureux  de  nos  romans  de  s'aimer  li- 
brement sous  le  clair  soleil  ! 

Je  sais  bien  ce  que  répondront  les  directeurs.  Ce 
sont,  pour  la  plupart,  de  galants  hommes,  aimant 
la  gaudriole  et  faisant  leurs  farces  ainsi  que  de  simples 
mortels.  Seulement,  ils  ne  plaisantent  pas  avec  l'a- 
bonné. Au  fond,  ils  se  moquent  de  la  dignité  de  leur 
journal  comme  d'une  guigne  ;  ce  qu'ils  désirent,  c'est 
que  1  abonné  soit  content,  et  ils  lui  donneraient  de 
l'arsenic,  pour  peu  qu'il  en  demandât.  Mettons  donc, 
si  vous  voulez,  que  l'inconséquence  vient  du  public; 
le  public  qui  tolère  l'égoût  sanglant  des  tribunaux, 
demande  aux  romans  des  petits  oiseaux  et  des  pâ- 
querettes pour  se  consoler.  C'est  un  contrat,  ce  qui 
scandalise  5  une  place  devient  inoffensifà  l'autre.  Et, 
si  l'on  a  le  malheur  de  manquer  à  la  consigne,  on  est 
un  gredin,  toute  la  presse  vous  traîne  dans  le  ruis- 
seau. Bon  public  1 

Oi',  en  ce  moment,  un  procès  passionne  Paris.  Je 
n'entends  pas  juger  à  mon  tour  les  personnes  mises 
en  cause,  et  je  ne  veux  même  pas  savoir  quelle  sera 
a  décision  du  tiibunal.  Ce  qui  m'occupe,  c'est  simple- 
ment les  histoires  contées  par  les  journaux,  ce  qu'ils 
impriment,  le  linge  sale  qu'ils  remuent  tous  avec  tant 
de  complaisance.  J'en  parlerai  comme  d'un  conte  in- 
venté. Admettons  qu'il  n'y  ait  personne  de  coupable, 

U. 


282  DU  ROMAN. 

ni  le  mari,  ni  la  femme,  ni  le  père.  Voici  simplement 
des  phrases. 

Je  lis  dans  le  Figaro  :  «  Madame  prenait  son  bain 
en  présence  de  son  père,  et  elle  poussait  des  cris  de 
joie  et  de  contentement.  »  Mon  cher  Henniquo,  vous 
dont  la  Dévouée  a  été  traitée  d'oeuvre  ordurière,  vous 
n'avez  pas  encore  osé  risquer  cette  bonne  fille  que 
la  présence  de  son  bon  papa  excite  au  point  de  lui 
faire  chanter  la  Mèi'e  Godichon.  Vous  êtes  pâle,  mon 
ami,  avec  la  guillotinade  qui  termine  votre  roman. 
Que  n'avez-vous  mis  votre  héroïne  et  son  père  dans 
la  même  baignoire! 

Je  lis  encore  dans  le  Figaro:  «  Un  valet  avait  vu  la 
jeune  femme  assise  sur  un  canapé,  à  CQté  de  M.  X..., 
les  vêtements  relevés,  dans  une  situation  inconve- 
nante. »  Bigre  !  cela  se  corse  !  Qu'en  dites- vous,  mon 
bon  Alexis?  Voilà  votre  Lucie  Pellegrin  joliment 
enfoncée  I  Une  fille  qui  meurt  de  la  poitrine  en  bu- 
vant de  l'absinthe,  quelle  panade!  Parlez-moi  d'une 
demoiselle  qui  partage  ses  jupons  avec  son  père! 
Fouillez  cette  situation,  si  vous  voulez  qu'on  vous 
prenne  votre  prochain  roman  dans  un  journal  hon- 
nête. 

Je  lis  encore  dans  le  Figaro.  «  Un  domestique 
n'a-t-il  pas  déclaré  qu'il  avait  vu,  certain  jour,  M.  X... 
entrer  avec  sa  fille  dans  les  cabinets  d'aisance,  allé- 
gation qui  a  motivé  une  enquête  contradictoire  sur 
la  dimension  des  cabinets  et  la  possibilité  pour  deux 
personnes  de  s'y  tenir  à  la  fois.  »  Ah!  ceci,  c'est  de 
la  gourmandise!  Voilà  qui  vous  regarde,  mon  brave 
Huysmans,  vous  qu'on  a  appelé  «  un  artiste  en  ordu- 
res ».  Vos  fameuses  «  pisses  de  chat  »  des  Sœurs  Va- 
tard,  dont  on  a  mené  tant  de  tapage,  ne  sont  que  do 


DU   ROMAN.  283 

l'eau  sucrée,  à  côté  de  ces  lieux  d'aisance.  En  sentez- 
vous  tout  le  bouquet?  Voyez-vous  l'enquête  contra- 
dictoire, les  messieurs  s'enfermant  deux  par  deux, 
pour  essayer?  Vous  imaginez-vous  le  papa  et  la  de- 
moiselle installés  là-dedans,  à  se  dire  des  plaisante- 
ries de  bon  aloi?  Du  moment  oii  les  lectrices  distin- 
guées d'un  journal  ont  eu  sous  les  yeux  ce  tableau 
d'intérieur,  je  demande  à  ce  qu'on  donne  vos  Sœiws 
Vatard  en  prix  dans  les  pensionnats  de  jeunes  filles. 
Et  vous,  mes  chers  amis,  Géard  et  Maupassant,  vous 
qu'on  injurie  un  peu  moins  parce  que  vous  avez  moins 
écrit,  que  pensez  vous  de  cet  alinéa  des  articula- 
tions du  mari,  que  je  prends  dans  V Evénement  :  «  Elle 
était  dans  un  état  d'animation  et  de  désordre  évident. 
Elle  se  hâtait  de  se  déshabiller,  changeait  complète- 
ment de  linge,  et  ses  vêtements  les  plus  intimes  por- 
taient les  traces  irrécusables  de  ses  désordres.  »  En- 
core la  chemise  de  Ménesclou!  Hein  !  cela  est 
honnêtement  dit,  mais  quelle  échappée  de  rêveries 
pour  une  lectrice  vertueuse  !  Pesez-moi  cela  :  vête- 
ments intimes,  traces  irrécusables.  Voyez-vous  un 
romancier  poussant  la  description  jusqu  à  cet  exa- 
men ?  On  vous  le  jetterait  en  prison.  Et,  à  ce  propos, 
une  observation  :  savez-vous  bien  que  les  magistrats 
osent  beaucoup  plus  que  nous,  les  romanciers.  Ils 
entrent  dans  des  détails  vraiment  scandaleux;  et  la 
liberté  de  leurs  questions  est  telle  parfois,  ils  ana- 
lysent l'ordure  si  à  fond,  qu'ils  sont  obligés  de  faire 
fermer  les  portes.  Je  sais  bien  que  leur  mission  est  de 
tout  savoir  et  de  juger.  Mais  la  nôtre  aussi  est  de 
tout  savoir  et  de  juger  Entre  les  magistrats  et  les 
écrivains,  il  n'y  a  qu'une  différence,  c'est  que  parfois 
les  écrivains  laissent  des  œuvres  de  génie. 


284  DU   ROiMAN. 

Ainsi  donc,  mes  amis,  il  faut  confesseï  notre  im- 
puissance :  nous  n'irons  jamais  à  ce  degré  de  vérité 
dans  l'atroce.  Les  journaux  qui  s'indignent  de  nos 
œuvres  et  qui  publient  tout  au  1  ong  de  pareilles  his- 
toires, estiment  sans  doute  que  nous  tournons  aux 
berquinades.  Ajoutez  qu'on  est  ici  en  plein  scandale, 
qu'on  traîne  dans  cette  boue  des  personnes  vivantes, 
connues  de  tous,  qu'on  se  montrera,  pendant  des 
mois,  le  père  et  la  fille  accusés  d'une  idylle  dans  les 
cabinets  d'aisance;  et  vous  reconnaîtrez  combien  nos 
romans  sont  plats,  petits  et  naifs,  timides  et  incolo- 
res, de  la  bouillie  pour  les  enfants  au  maillot.  J'ai 
honte  de  cette  eau  pure. 

N'est-ce  pas  mon  grand  ami  Edmond  de  Concourt 
qui  vous  conseillait,  à  vous  les  jeunes,  d'étudier  le 
monde,  de  porter  l'observation  et  l'analyse  dans  les 
classes  distinguées,  pour  faire  enfin  des  romans  pro- 
pres et  qui  sentissent  bon  ?  Le  conseil  était  excellent, 
mais  où  donc  est  le  monde?  Il  n'est  sans  doute  pas 
parmi  les  fonctionnaires  etles  millionnaires  du  procès 
qui  se  déroule.  S'agil-il  du  monde,  portes  ouvertes, 
ou  du  monde,  portes  fermées?  Si  nous  sommes  cu- 
rieux, si  nous  regardons  par  les  feules,  je  soupçonne 
que  nous  verrons,  dans  les  classes  distinguées,  ce 
que  nous  avons  vu  dans  le  peuple,  car  la  bêle  hu- 
maine est  la  même  partout,  le  vêlement  seul  dif- 
fère. Telle  est  l'opinion  que  j'ai  soutenue  autrefois, 
et  les  échos  du  Palais  de  Justice  me  donnent  rai- 
son. 

Nous  autres,  manants,  gens  de  mauvaise  tenue 
et  de  petite  fortune,  nous  ne  connaissons  le  monde 
que  par  les  procès  scandaleux  qui  éclalenl  chaque 
hiver.  Je  ne  parle  pas  des  salons  où  nous  pouvons 


DU   ROMAN.  285 

aller  ;  on  est  en  public  dans  les  salons,  on  s'y  tient 
.  à  peu  près  bien.  Je  parle  de  la  salle  à  manger,  du  bou- 
doir, de  l'alcôve.  Or,  à  chaque  procès,  nous  en  ap- 
prenons de  belles.  Monsie  ir  jure  comme  un  charre- 
tier, appelle  sa  fille  «  bougresse  »  et  la  dame  de 
compagnie  «  cul  crotté  »  ;  madame  rencontre  des 
messieurs  dans  les  églises;  le  beau-père  est  folichon 
et  la  belle-mère  insupportable;  on  s'allonge  des 
claques  au  milieu  de  gros  mots,  on  se  prend  aux  che- 
veux devant  les  domestiques.  Grand  Dieu  !  sommes- 
nous  dans  un  taudis  de  la  Chapelle  ?  Nullement,  nous 
sommes  dans  le  meilleur  monde,  un  monde  fré- 
quenté par  des  princes. 

Qu'en  pense  le  public?  Lorsque  nous  placerons  un 
juron  dans  la  bouche  d'un  homme  bien  mis  ;  lorsque 
nous  noierons  une  conversation  ordurière,  chucholée 
à  quelques  pas  des  dames,  dans  un  salon  ;  lorsque 
nous  ouvrirons  l'alcôve  et  montrerons  l'adultère 
vautré  sur  des  dentelles;  lorsque  nous  retrouverons 
le  laquais  et  la  prostituée  sous  l'habit  noir  et  la  robe 
de  velours  :  dira  t-on  encore  que  nous  mentons, 
haussera  t-on  les  épaules  en  affirmant  que  nous  ne 
connaissons  pas  le  monde,  nous  accusera-t-on  de  le 
diffamer  et  de  le  salir  h  plaisir?  Le  .monde,  le  voilà, 
quand  une  passion  le  secoue,  quand  un  drame  vio- 
lent le  jette  en  dehors  de  ses  politesses  et  de  ses  con- 
ventions. 

L'ordure  est  au  fond.  Parfois,  un  procès  vient  cre- 
ver à  la  surface,  comme  un  abcès.  On  s'étonne,  on 
semble  croire  le  fait  exceptionnel,  parce  que  le  plus 
grand  nombre  recule  devant  le  scandale  ;  mais  que  de 
femmes  séparées  après  des  scènes  de  violence,  que  de 
brutalités  et  d'obscénités  ensevelies!  Un  procès, c'est 


286  DU  ROMAN, 

simplement  un  roman  expérimental  qui  se  déroule 
devant  le  public.  Deux  tempéraments  sont  mis  en 
présence,  et  l'expérience  a  lieu,  sous  l'influence  des 
circonstances  extérieures.  Voilà  la  vérité,  un  drame 
vrai  montre  brusquement  au  grand  jour  le  vrai  mé- 
canisme de  la  vie. 


^E  LA  CRITIQUA 


DI^]   LA   CRITIQUE 


POLÉMIQUES 


A    M.    CHARLES    BIGOT 

On  m'a  signalé  une  élude  :  YEslh  liqiie  natural/sfc, 
que  la  Hevue  des  Deux  Mandes  a  commandée  .'i  M.  Char- 
ies  Bigol.  J'ai  doue  eu  la  curiosité  de  savoir  ce  que 
M.  Charles  Bigot,  crilifjue  lettré  et  consciencieux, 
pouvait  bien  dire  du  naturalisme,  dans  le  temple  gra\u 
de  la  /ienie  des  Deux  Mon/es.  Et  je  me  suis  uiis  à  lii'e, 
avec  toute  l'attention  dont  je  suis  capable.  Voici 
les  impressions  de  ma  lecture,  telles  que  je  les  ai 
éprouvées. 

Une  déception  première.  Le  critique  débute  par  les 
plai-santeries  faciles  qui  courent  les  petits  journaux 
depuis  trois  ans.  Certes  le  rire  a  du  bon,  mais  encore 
faut-il  rire  à  propos  et  pour  son  compte.  Ensuite,  j'ai 
été  légèrement  agacé  en  voyant  le  critique  reprendre 
ies  vieilles  accusations,  me  traiter  de  messie,  de  pon- 
tife, de  chef  d'école,  m'accabler  parce  qne  je  n'ai  pas 
apporté  luie  religion  nou%  elle  dans  ma  poche,  s'écrier 
que  le  naturalisme  est  vieux  comme  le  monde  et  se 

25 


îeO  DE   LA  CRITIQUE. 

fâcher  ensuite  contre  lui  en  le  traitant  de  nouveauté 
incongrue.  J'avoue  que  je  suis  un  peu  las  de  répondre. 
J'ai  eu  beau  répéter  que  j'étais  simplement  un  greffier 
dressant  le  procès-verbal  du  mouvement  des  esprits, 
j'ai  eu  beau  crier  bien  haut  qu'il  n'y  avait  pas  d'école, 
que  je  n'étais  pas  un  chef,  que  j'avais  horreur  de 
toute  révélation  et  de  tout  pontificat,  les  plaisanteries 
n'en  continuent  pas  moins,  la  confusion  reste  com- 
plète, la  lumière  ne  se  fait  pas  sur  mon  compte,  ni 
sur  mon  véritable  rôle.  Il  semble  qu'un  mot  d'ordre 
soit  donné  :  chacun  refait  l'article  du  voisin,  sans 
tâcher  de  comprendre,  sans  avoir  même  la  bonne  foi 
de  me  citer,  pour  appuyer  l'argumentation.  Passe 
encore  lorsque  cela  se  passe  dans  les  petits  journaux. 
Mais  voici  la  Revue  des  Deux  Mondes  qui,  avec  sa  so- 
lennité, ouvre  la  bouche  et  laisse  tomber  les  mêmes 
jugements  vides,  d'une  inutilité  et  d'une  insignifiance 
parfaites. 

Comment  faire  comprendre  h  M.  Charles  Bigot 
qu'il  a  écrit  une  épaisse  feuille  d'impression  pour  ne 
rien  dire  du  tout?  C'est  pourtant  la  stricte  vérité.  Il 
part  d'un  terrain  radicalement  faux,  il  me  donne  une 
attitude  que  je  n'ai  pas,  il  me  fait  dire  ce  que  je  n'ai 
jamais  dit  et  ne  dit  pas  justement  ce  que  j'ai  répété 
vingt  fois.  Alors,  comment  veut-on  qu'il  fasse  de  la 
bonne  besogne?  Il  ne  peut  que  piéliner  sur  place 
dans  un  gâchis  continuel.  J'ai  appelé  naturalisme  le 
retour  à  la  nature,  le  mouvement  scientifique  du 
siècle;  j'ai  montré  la  méthode  expérimentale  portée 
et  appliquée  dans  toutes  les  manifestations  de  l'in- 
telligence humaine  ;  j'ai  tâché  d'expliquer  l'évolution 
évidente  qui  se  produit  dans  notre  littérature,  en 
établissant  que  désormais  le  sujet  d'étude,  l'homme 


DE    LA    CRITIQUE.  2Q1 

métaphysiqiio,  se  trouve  remplacé  par  l'homme  phy- 
siologique. Tout  cela  est-il  si  difficile  à  compren- 
dre, et  pourquoi  parler  d'une  religion  nouvelle, 
lorsque  précisément  nous  nojs  dégageons  des  reli- 
gions ? 

Mon  agacement  augmentait  donc  à  chaque  page. 
Imaginez  que  vous  causez  avec  un  sourd  et  que  vous 
no  puissiez  tirer  de  lui  une  parole  s'appliquant  h  ce 
que  vous  dites.  Vous  lui  parlez  du  beau  temps,  et  il 
vous  répond  qu'il  se  porte  bien  ;  vous  lui  demandez 
de  ses  nouvelles,  et  il  se  désole  parce  que  la  vendange 
ne  mûrira  pas  cette  année.  C'est  exactement  ma  si- 
tuaiion  à  l'égard  de  M.  Charles  Bigot.  Pas  une  de  ses 
phrases  ne  répond  aux  miennes.  11  s'est  fait  un  petit 
naturalisme  à  son  usage,  ou  plutôt  il  enfourche  le 
naturalisme  des  plaisantins  de  la  critique;  et  le  voilà 
parti,  il  chevauche  tout  seul.  Certes,  monsieur,  de 
cette  façon,  nous  ne  nous  rencontrerons  jamais. 

Cependant,  les  pages  succédaient  aux  pages,  je 
craignais  bien  d'airiver  au  bout  de  l'étude,  sans  y 
rien  trouver.  Cela  menaçait  d'être  un  absolu  néant. 
Et  pas  du  tout,  je  suis  enfin  tombé  sur  un  passai^e 
grave.  M.  Charles  Bigot,  qui  venait  de  consacrer  dix 
pages,  et  Dieu  sait  quellespages  compactes,  à  tourner 
autour  de  la  question  sans  y  entrer,  à  plaisanter,  à 
se  battre  contre  des  moulins  à  vent,  à  tout  confondre 
et  i\  juger  en  l'air  ses  propres  imaginations,  M.  Charles 
Bigot  tout  d'un  coup  arrive  au  terrain  même  tfe  la 
discussion,  au  point  décisif.  Et  remarquez  qu  il  n'a 
pas  même  l'air  de  s'en  apercevoir,  car  il  va  esca- 
moter ce  point,  lui  si  prolixe  dans  ses  grâces  du  com- 
mencement. C'est  comme  par  hasard  qu'il  s'y  arrête 
pdudant  un  alinéa.  Un  peu  plus,  il  passait  à  côté  du 


292  LA  CRITIQUE. 

sujet  complèlement,  et  nous  n'avions  qu'une  danse 
aimable  exécutée  autour  du  vide. 

Je  le  citerai,  ce  qu'il  ne  fait  pas  pour  moi.  Après 
avoir  accordé  que  les  naturalistes  ont  eu  au  moins 
l'originalité  «  de  mêler,  dans  la  peinture  des  mons- 
tres, la  physiologie  à  la  psychologie,  ou  plutôt  de 
supprimer  lapsychologie  au  profit  de  la  physiologie», 
il  s'écrie  :  «  Ce  n'est  pas  le  moment  d'examiner 
cette  grande  question  philosophique  de  l'esprit  et 
de  la  matière,  ni  celle  de  la  liberté  et  de  la  responsa- 
bilité humaines  ;  redoutables  problèmes  qui  ne  sont 
pas  faits  pour  être  tranchés  en  quelques  lignes.  » 
Mais  si,  monsieur,  c'est  au  contraire  le  moment.  Je 
vous  en  prie,  arrêtez-vous.  Je  veux  bien  ne  pas  nous 
mettre  sur  le  terr.iiu  philosophique  qui  n'a  pas  de 
solidité  ;  mais  plaçons-nous  sur  le  terrain  scientifique. 
El,  dès  lors,  si  vous  le  voulez  bien,  ne  bougeons  plus, 
car  nous  sommes  ici  dans  la  certitude.. 

Plus  bas,  je  lis  encore  :  «  ...  Je  répondrai  que  la 
physiologie  doit  être  laissée  aux  physiologistes  ; 
méfions-nous  de  la  physiologie  littéraire  autant  que 
de  la  musique  d'amateurs.  »  Ur,  rien  ne  m'empêche 
d'écrire  à  mon  tour:  «  ...  Je  répondrai  que  la  psycho- 
logie doit  être  laissée  aux  psychologues  ;  méfions-nous 
de  la  psychologie  littéraire  comme  de  la  musique  d'a- 
mateurs. »  Je  ne  recommencerai  pas  ici  mon  étude  : 
le  Roman  expérimental,  à  laquelle  je  renvoie  M.  Bigot. 
Cette  fois,  voudra-t-il  comprendre  que  je  ne  suis  pas 
un  messie,  que  je  me  contente  de  chercher  quelle 
sera,  selon  moi,  l'influence  décisive  des  méthodes 
scientifiques  sur  nos  analyses  littéraires  de  la  nature 
et  de  l'homme.  Je  ne  lui  demande  pas  de  penser 
comme  moi,  je  le  supplie  simplement  de  ne  pas  déna- 


DE  LA   CUITIQUE.  '  293 

turer  ma  pensée.  Qu'il  attaque,  mais  qu'il  comprenne 
d'abord! 

Rien  n'est  stupéfiant,  à  notre  âge  d'enquête, 
comme  d'entendre  un  homme  de  l'intelligence  de 
M.  Bigot  écrire  les  lignes  suivantes  :  «Que  mim- 
porte  à  moi,  spectateur,  que  Phèdre  soit  ou  non  at- 
teinte d'une  maladie  hystérique.  C'est  l'affaiie  du 
médecin  chargé  de  sa  santé.  Ce  qui  me  préoccupe, 
moi,  c'est  de  savoir  quels  effets  vont  sortir  de  son 
amour  furieux,  quels  ravages  cet  amour  exercera  sur 
sa  conscience,  et  si  l'innocent  Hippolyte  périra... 
L'artiste  n'est  pas  un  savant  qui  cherche  les  causes; 
sa  lâche  à  lui  est  de  peindre  les  effets,  de  l'aire  jaillir 
de  son  œuvre  l'émotion,  douce  ou  terrible...  »  Alors, 
monsieur,  tenons-nous  en  aux  romans  de  Ponson  du 
Terrail.  Si  le  domaine  de  la  littérature  n'est  que  dans 
les  effets,  si  vous  lui  interdi-ez  la  recherche  des 
causes,  vous  biffez  d'un  trait  de  plume  toute  l'anal}  se 
humaine,  les  conteurs  nous  suffisent. 

Justement,  nous  voulons  recommencer  Phèdre. 
Vous  êtes  en  plein  dans  nos  ambitions,  ou  plutôt 
dans  nos  devoirs.  Nous  trouvons  que  le  terrain  méta- 
physique cédant  la  place  au  terrain  scientifique,  la 
littérature  théologique  et  classique  doit  céder  la 
place  à  la  littérature  naturaliste.  Remarquez  que 
cette  transformation  a  lieu  d'elle-même  et  que  je 
ne  fais  que  la  constater.  Il  n'y  a  pas  ici  une  fantaisie 
personnelle  de  chef  d'école,  il  n'y  a  qu'un  fait  établi 
par  un  critique.  Phèdre  est  malade,  eh  bien  !  voyons 
sa  maladie,  démontons-la,  renduns-nous  en  les 
maîtres,  s'il  est  possible;  cela  vaudra  autant  que  de 
vous  amuser  à  jouir  du  spectacle  de  celte  maladie, 
ce  qui  n'est  pas  moral,  monsieur. 

is. 


294  DE  LA  CRIT  QUE. 

Je  passe  le  couplet  patriotique  de  ]M,  Ch-irles  Bi- 
got, coudamnant  les  peintures  vraies,  en  laissant 
entendre  que  M.  de  Bismarck  nous  regai'de.  Ailleurs, 
j'ai  déjà  dit  que  nos  défaites  sont  dues  à  notre  dédain 
de  l'esprit  scientifique.  Aimons  la  vérité,  et  nous 
vaincrons. 

Je  passe  également  la  singulière  tactique  employée 
par  M.  Charles  Bigot  pour  anéantir  le  naturalisme. 
11  parle  de  la  Dévouée,  de  M.  Léon  Hennique,  et  des 
Sœurs  Valard,  de  M.  Huysmans,  sans  donner  d'ail- 
leurs le  titre  de  ces  romans,  sans  nommer  les  au- 
teurs, comme  si  la  majesté  de  la  Renie  des  Deux 
Mondes  répugnait  à  s'occuper  franchement  de  deux 
jeunes  romanciers  à  leurs  débuts;  et  il  part  de  là 
pour  accuser  l'école,  —  toujours  l'école  !  —  de  ne 
pas  avoir  encore  conquis  le  monde.  Oui,  il  voudrait 
qu'en  deux  volumes  on  eût  traité  l'humanité  enlière. 
Eh!  bon  Dieu!  quelles  exigences!  Attendez. 

Et  j'arrive  maintenant  à  cette  question  :  Comment 
M.  Charles  Bigot,  un  homme  de  mérite  assurément, 
a-t-il  pu  apporter  à  une  revue  d'une  importance  telle 
que  la  Revue  des  Deux  Mondes  une  étude  aussi  parfai- 
tement confuse  et  insignifiante,  le  jour  où  cette 
Revue  lui  a  commandé  un  travail  sur  le  naturalisme? 
Il  y  a  là  un  cas  des  plus  curieux. 

Remarquez  que  M.  Bigot  vaut  beaucoup  mieux  que 
son  étude.  11  a  été  un  bon  élève  de  l'Ecole  normale  ;  il 
a  même,  je  crois,  professé  à  Nîmes.  C'est  un  esprit 
très  cultivé,  sachant  bien  une  foule  de  choses,  éi  rivant 
des  articles  politiques  remarqués,  melta.nt  même 
d'ordinaire  du  bon  sens  et  de  la  conscience  dans  ses 
études  littéraires.  Et,  dès  qu'il  touche  à  cette  question 
du  naturalisme,  le  voilà  qui  s'etlare,  qui  perd  pied, 


DE   LA  CRITIQUE.  293 

qui  ncse  donne  même  pas  la  peine  d'étudier  sérieu- 
sement la  question  sur  des  textes,  tellement  il  a  K  s 
préjugés  courants,  tellement  il  se  laisse  emporter 
par  le  besoin  de  pourfendre  le  monstre. 

D'abord,  sans  qu'il  s'en  doute,  M.  Bigot  cède  à  des 
croyances  philosophiques.  Il  a  beau  affecter  un  air 
plaisant,  il  sent  1res  bien  que  ce  sont  les  notions 
mômes  de  la  nature  et  de  l'homme  qui  sont  enjeu. 
Je  ne  dis  point  que  M.  Bii^ot  soit  un  idéaliste  en- 
durci ;  je  pencherai  au  contraire  à  le  croire  flottant 
dans  un  éclectisme  fait  de  pièces  et  de  morceaux.  Il 
a  des  idées  d'école,  lui  qui  voit  des  écoles  partout. 
Ajoutez  l'esprit  littéraire.  La  science  pour  lui  est 
l'ennemie.  Celte  pensée  d'une  littérature  déterminée 
par  la  science  le  surprend  et  le  déconcerte.  Ce  serait 
toute  une  éducation  à  refaire.  Il  faut  voir  son 
indignation,  quand  il  s'étonne  qu'on  puisse  atim'rer 
l'attache  d'un  muscle,  le  jeu  d'un  organe,  le  méca- 
nisme d'un  coi'ps  ! 

Mais  ce  n'est  pas  tout.  M.  Charles  Bigot  manque 
de  tempérament,  et  c'est  chose  plus  grave  qu'on  ne 
croit  en  critique.  Voyez  M.  Sarcey  ;  certes,  il  a  des 
jugements  bien  gros,  il  passe  [jIus  d'une  fois  carré- 
ment à  côté  du  vrai  ;  mais  il  n'en  a  pas  moins  con- 
quis une  autorité,  et  légitime  souvent,  parce  qu'il  se 
donne  tout  entier,  tel  qu'il  est.  Au  contraire, 
M.  Charles  Bigot  veut  tout  ménager;  il  cherche 
l'équilibre  parfait  entre  hier  et  demain.  J'ai  person- 
nellement à  le  remercier  des  efforts  qu'il  fait  pour  me 
tirer  hors  de  cause,  dansson  massacre  des  romanciers 
naturalistes.  Seulement,  avec  ce  désir  de  justice  pé- 
dagogique, avec  celte  ambition  de  distribuer  des 
prix  aux  plus    mérilaiits,on  arrive  à  ne  plus  tenir 


296  DE  LA  CRITIQUE. 

compte  des  grandes  évolutions,  à  se  désintéresser 
du  mouvement  général  des  esprits.  J'oserai  dire  qu'il 
vaut  mieux  risquer  parfois  une  exagération  et  pren- 
dre parti,  apporter  son  action  personnelle  dans  le 
travail  du  siècle,  faire  œuvre  d'homme.  Pas  de  tem- 
pérament, pas  d'action. 

Voilà  sans  doute  pourquoi  l'étude  publiée  dans  la 
Revue  des  Deux  Mondes  est  un  délayage  des  études 
sans  réûexion  et  sans  portée  qui  ont  paru  ailleurs. 
J'attends  toujours  un  adversaire  qui  consente  à  se 
mettre  sur  mon  terrain  et  qui  me  combatte  avec  mes 
armes. 


II 

A    M.    ARMAND    SILVESTRE 

Dans  la  dernière  Revue  dramatique  d'un  de  mes 
confrères,  M.  Armand  Silvestre,  un  poète  du  plus 
grand  talent,  qui  rame  comme  nous  dans  la  galère 
de  la  critique,  j'ai  trouvé  sur  l'indignité  du  roman  et 
sur  l'excellence  de  la  poésie  une  théorie  à  laquelle  je 
veux  répondre.  Gettethéorie  est  que  seul  un  poème 
est  immortel,  tandis  qu'un  roman  ne  peut  aspirer  à 
un  succès  de  plus  de  cinquante  ans.  Et  M.  Silvestre 
ajoute  :  «  Je  cite  là  un  fait  purement  expérimental, 
ce  que  M.  Emile  Zola  ne  saurait  assurément  me  re- 
procher. » 

Certes,  oui,  je  base  toute  science  sur  les  faits.  Seu- 
lement faut-il  encore  que  les  faits  soient  nettement 
établis  et  nettement  expliqués.  \'oyons  les  faits. 

D'abord,  je  reprocherai  à  M.  Armand  Silvestre  une 


DE  LA   CRITIQUE.  297 

phrase  qui  a  dû  lui  échapper.  11  dit,  en  comparant 
Balzac  et  Flaubert  à  Victor  Hugo  et  à  Théophi'e  Gau- 
tier: «  Il  y  aura  toujours  un  abîme  entre  les  artistes 
qui  travaillent  pour  le  temps  et  ceux  qui  tentent 
rimmortalité.  »  Et  voilà  Balzac  et  Flaubert  accusés 
de  se  soucier  de  l'immortalité  comme  d'une  guigne, 
de  travailler  pour  leur  unique  génération.  Je  ne  con- 
seille pas  à  M.  Armand  Silvestre  de  soutenir  cette 
opinion  devant  Flaubert,  qui  met  dix  ans  pour  écrire 
un  roman,  et  qui  a  la  haute  et  puissante  ambition 
d'en  graver  chaque  mot  sur  du  marbre.  Je  trouve 
également  un  peu  risquée  celte  affirmation  sur  la  dis- 
parition prochaine  et  complète  de  l'œuvre  de  Balzac. 

En  vérité,  les  poètes  auraient  tort  de  nous  refuser 
le  désir  de  l'immortalité.  C'est  là  une  noble  fièvre  dont 
brûlent  tous  les  écrivains  de  talent,  qu'ils  écrivent  en 
vers  ou  en  prose.  II  y  a  une  injure  à  nous  dire  ; 
«  Yous  ne  rimez  pas,  donc  vous  n'êtes  que  des  repor- 
tcis.  )'  Eh  !  bon  Dieu  !  quel  couiage  aurions  nous  à 
La  besogne,  si  les  plus  humbles  d'entre  nous  ne  se 
berçaient  pas  du  rêve  de  vivre  dans  les  siècles?  Notre 
seule  force  est  là.  Peut-être  nous  trompons-nous, 
mais  il  est  glorieux  de  se  tromper  de  la  sorte,  et  le 
pire  malheur  qui  puisse  nous  arriver,  c'est  de  penser, 
après  avoir  écrit  une  page  :  «  Voilà  une  page  à 
laquelle  je  survivrai.  » 

Donc,  nous  travaillons  tous  pour  l'immortalité. 
L'élan  est  universel  et  superbe,  et  c'est  cet  élan  qui 
fait  la  grandeur  des  lettres.  Reste  à  savoir  si,  fatale- 
ment, par  une  loi  de  nature,  le  roman  est  condamné 
à  disparaître  au  bout  d'un  demi-siècle,  lorsque  le 
poème,  par  une  grâce  spéciale,  serait  d'essence  im- 
mortelle. 


298  DE  LA  CRITIQUE. 

M.  Armand  Silvestre  prétend  appuyer  son  opinion 
sur  les  faits.  E\idemment,  il  songe  à  ranti(]iiilé, 
à  Homère,  chez  les  Grecs,  et  à  Virgile,  chez  les  Latins, 
sans  parler  des  auteurs  tragiciues.  On  pourrait  citer 
des  noms  de  grands  prosateurs,  surtout  h  Rome. 
Mais  admettons  que  la  poésie  épique  soit  l'expres- 
sion supérieure  des  deux  langues  anciennes  qu'on 
nous  apprend  dans  nos  collèges:  il  y  a  à  cela  des  cir- 
constances historiques  dont  il  faut  tenir  compte  Une 
littérature  n'est  qu'une  logique. 

Toute  la  philosophie  païenne  ahoutit  au  poème,  au 
culte  d'une  forme,  à  l'absolu  d'une  beauté  déter- 
minée. Quant  à  moi,  je  nie  l'absolu  en  matière  de 
beauté;  et  cela  est  si  vrai,  les  formules  de  chaque 
société  et  de  chaque  langue  diffèrent  tellement,  que 
les  nombreuses  tentatives  de  poèmes  épiques,  chez 
nous,  ont  abouti  à  des  monstres.  Il  a  fallu  nous  ra- 
battre sur  la  poésie  dramati-iue  et  sur  la  poésie 
lyrique,  qui,  dans  les  rhétorix^ues  anciennes,  occu- 
paient un  rang  secondaire. 

D'ailleurs,  il  faut  bien  que  notre  orgueil  d'écrivains 
avoue  une  chose  :  c'est  que  notre  immortalité  tient 
souvent  à  des  causes  secondaires.  Ainsi,  l'enseigne- 
ment classique,  depuis  trois  siècles,  a  ])lus  fait  pour 
la  gloire  d'Homère  et  de  Virgile  que  leur  génie  lui- 
même.  Comment  voulez-vous  qu'on  échappe  à  l'ad- 
miration de  ces  poètes,  quand  on  vous  serine  cette 
admiration  dès  le  bas  âge?  On  peut  même  dire  qu'il 
n'y  a  vraiment  d'immortels  que  les  livres  qui  devien- 
nent classiques.  Je  voudrais  bien  savoir  où  serait  au- 
jourd'hui Boileau,  par  exemple,  si  nos  professeurs 
n'en  cognaient  pas  de  force  des  morceaux  dans  nos 
cervelles.  Et,  à  côté  de  Boileau,  que  de  poètes  ou- 


DE   LA  CRITIQUE.  299 

bliés,  connus  des  seuls  lettrés,  et  qui  lui  sont  supé- 
rieurs !IIs  ne  se  trouvent  pas  entre  les  mains  deséci  - 
liers,  cela  les  condamne.  Il  y  a  de  la  sorte  des  admi- 
rations toutes  faites  qu'une  génération  transmet  à  la 
génération  suivante,  ainsi  que  des  articles  de  foi. 
C'est  [leut-être.  hélas  !  la  seule  immortalité  pratique, 
en  attendant  qu'un  nouveau  déluge  emporte  nos 
œuvres  comme  des  pailles,  nos  pauvres  œuvres  hu- 
maines dont  nous  sommes  si  vains  et  qui  ne  comptent 
pas  dans  l'évolution  des  mondes. 

Evidemment,  les  vers  ont  chance  de  vivre  plus 
longtemps,  si  l'on  envisage  ainsi  l'immortalité  comme 
un  simple  résultat  de  l'exercice  des  mémoires  dans 
nos  écoles.  On  apprend  les  vers  avec  plus  de  facilité, 
ils  ont  une  musique  qui  fixe  les  mots.  Puis,  généra- 
lement, les  poèmes  sont  relativement  courts,  et  il  i'aut 
remarquer  que  les  générations  ne  retiennent  que  les 
œuvres  courtes,  qui  se  lisent  et  se  gardent  sans  efforts. 
Homère  n'a  que  deux  œuvres,  Vlliade  et  VOdi/ssce;  et 
encore  VOdyssée  reste-'.-elle  un  peu  à  l'écart,  parce 
qu'elle  n'entre  pas  directement  dans  l'enseignement 
classique.  Toute  l'œuvre  de  Virgile  tient  dans  un  mince 
volume.  Ce  sont  là  des  choses  qui  doivent  nous  faire 
trembler,  nous  autres  modernes  qui  produisons  avec 
une  si  incroyable  fécondité.  Voyez  déjà  Voltaire,  deux 
ou  trois  œuvres  maîtresses  surnagent  seules.  Et  Victor 
Hugo?  M.  Armand  Silvestre,  qui  le  met  au  sommet, 
croit-il  qu'il  vivra  avec  ses  milliers  de  vers  ?  Pour  moi, 
je  suis  certain  que  la  postérité  tirera  de  cet  amas  de 
rimes  cinquante  pièces  au  plus,  un  volume  qui  de- 
meurera le  chef-d'œuvre  de  la  poésie  lyrique  fran- 
çaise. 

Voilà  donc  la  seule  supériorité  que  je  consente  à 


300  DE    I.A    CIIITIQUE. 

reconnaître  au  poème  sur  le  loman  :  il  est  plus  court 
et  il  se  retient  avec  plus  de  facilité,  ce  qui  le  fait 
choisir  de  préférence  dans  les  écoles  pour  exercer  la 
mémoire  des  élèves.  Toute  autre  idée,  surtout  l'idée 
d'absolu,  est  une  plaisanterie  esthétique.  Les  œuvres 
écrites  sont  des  expressions  sociales,  pas  davantage. 
La  Grèce  héroïqjie  écrit  des  épopées,  la  France  du 
dix-neuvième  siècle  écrit  des  romans  :  ce  sont  des 
phénomènes  logiques  de  production  qui  se  valent.  11 
n'y  a  pas  de  beauté  particulière,  et  cotte  beauté  ne 
consiste  pas  àalignordes  mots  dans  un  certain  oïdi-c ; 
il  n'y  a  que  des  phénomènes  humains,  venant  en  leur 
temps  et  ayant  la  beau'té  de  leur  temps.  En  un  mot, 
la  vie  seule  est  belle. 

Mais  laissons  les  langues  mortes,  voyons  dans  no- 
tre littérature  française  les  faits  auxquels  en  appelle 
M.  Armand  Silvestre  Quels  sont  nos  poètes?  Ilon- 
sard,  Malherbe,  Corneille,  Racine,  Molière,  La  Fon- 
taine, puis  le  groupe  des  lyriques  de  notre  siècle, 
Musset,  Hugo,  Lamartine,  Gautier,  d'autres  encore. 
Quels  sont  nos  prosateurs?  Rabelais,  Moninigne, 
Montesquieu,  Pascal, Bossuet,  Saint  Simon, Voltaire, 
Rousseau,  Diderot,  Balzac,  Flaubert,  Edmond  et  Jules 
de  Goncourt,  d'autres  encore.  Eh  !  mais,  voilà  qui  se 
balance,  je  crois  ;  j'estime  même  que  le  plateau  où 
est  la  prose  l'emporte.  M.  Armand  Silvestre  me  dira 
peut-être  que  les  prosateurs  nommés  par  moi  n'ont 
pas  écrit  de  romans.  S'il  me  faisait  cette  objection,  ce 
serait  que  nous  ne  nous  entendrions  pas  sur  ce  mot: 
roman,  chose  que  je  soupçonne  d'ailleurs.  Pour  moi, 
Pa7itaqruel,\es  Essa/'s,  \e,s  Lettres  jiersanes,  les  Provin- 
ciales sont  des  romans,  je  veux  dire  des  études  hu- 
maines. 


DE   LA   CRITIQUE.  30i 

Est-ce  que  Pantagruel  n'a  pus  vécu  plus  de  cin- 
quante ans?  M.  Ai'uiand  SilvesLre  peut-il  me  citer 
un  poète  de  l'époque  qui,  aujourd'hui,  après  plus  de 
trois  siècles,  efface  la  gloire  de  Rabelais?  Il  y  a  Ron- 
sard; mais  est-ce  que  Ronsard,  malgré  l'exhumation 
que  les  romantiques  de  1830  ont  lentée  de  ses  œuvres, 
va  seulement  àfla  hanche  de  Rabelais?  Pan'agruel, 
après  avoir  été  la  Bible  du  seizième  siècle,  est  resté 
un  monument  indestructible  de  notre  liLlcrature.  La 
langue  a  vieilli,  et  il  demeure  debout  quand  même. 
Donc  la  poésie,  leversn'esl  pas  indispensable  à  l'im- 
mortalité. 

Je  pourrais  continuer  ces  comparaisons.  Le  lecteur 
les  fera  aisément  lui-même.  Pour  moi,  l'erreur  de  M. 
Armand  Silvestre  est  tout  entière  dans  le  sens  res- 
treint qu'il  doit  donner  au  mot  de  roman.  11  voit  sans 
doute,  dansle  roman,  ce  qu'y  voyaient  mademoiselle 
de  Scudéri  et  Le  Sage,  un  simple  amusement  de  l'es- 
prit; et  encore  Gil  B/asse  porte-t-il  assez  bien,  après 
plus  de  cent  cinquante  ans.  Depuis  le  dix-huilième 
siècle,  le  roman  chez  nous  a  brisé  le  cadre  étroit  où 
il  était  enfermé  ;  il  est  devenu  l'histoire  et  la  criti- 
que, je  prouverais  même  aisément  qu'il  est  devenu 
la  poésie.  Avec  Balzac,  il  a  absorbé  tous  les  genres, 
je  l'ai  dit  ailleurs  et  je  le  répète  ici.  Quiconque  ne 
voit  pas  et  ne  comprend  pas  cette  grande  évolution 
littéraire,  qu'une  évolution  sociale  a  déterminée,  se 
trouve  du  coup  jeté  en  dehors  de  son  époque. 

M.  Armand  Silvestre  cite  Charles  de  Bernard,  et 
constate  qu'on  ne  le  lit  plus.  Je  le  crois  bien  : 
Charles  de  Bernard  n'était  que  la  lavure  de  Balzac, 
sans  aucune  note  originale.  Mais  ne  va-t-il  pas  un 
peu  loin,  lorsqu'il  écrit,  après  avoir  nommé  Balzac  et 

S6 


302  DE  LA  CRITIQUE. 

Flaubert  :  «  Je  trouverais  tout  à  fait  impertinent  de 
rapprocher  leur  gloire  de  celle  de  Victor  Hugo,  de 
Lamartine,  d'Alfred  de  Musset  et  de  Théophile  Gau- 
tier. »  Cette  impertinence,  je  me  la  permets,  et 
gaiement.  Il  y  a  plus  d'un  quart  de  siècle  que  Balzac 
est  mort,  et  sa  gloire  n'a  fait  que  grandir;  il  est  au- 
jourd'hui colossal,  au  sommet.  Ncfus  verrons  ce 
qu'on  pensera  de  Victor  Hugo  vingt-cinq  ans  après 
sa  mort. 

Remarquez  que  j'ai  pour  le  succès  le  même  dédain 
que  M.  Armand  Silvestre.  11  dit  avec  raison  que  l'en- 
gouement d'une  génération  ne  prouve  rien  :  on  l'a 
bien  vu  pour  Chateaubriand  et  pour  Lamartine,  on 
le  verra  encore  pour  Victor  Hugo.  Un  livre  se  vend  à 
cinquante  éditions,  cela  n'en  constate  que  la  vogue. 
Seulement,  pourquoi  M.  Armand  Silvestre  dit-il  que 
les  romans  ont  «  le  privilège  exclusif  des  éditions  ac- 
cumulées et  des  bruyants  succès  »  ?  Et  Béranger,  un 
de  ses  confrères  en  poésie,  qu'en  fait-il  ?  Et  Delille, 
et  Lebrun,  et  Casimir  Delavigne  ?  Je  trouve,  au  con- 
traire, que  les  mauvais  poètes  ont  la  spécialité  des 
grands  succès  volés  :  on  les  décore,  on  les  met  à 
l'Académie,  on  les  embaume  tout  vivants.  Il  n'a  fallu 
qu'un  sonnet  pour  faire  pâmer  un  public.  La  moin- 
dre pièce  de  vers  assure  une  situation  à  son  auteur, 
tandis  qu'on  doit  souvent  écrire  dix  volumes  de 
prose  avant  de  se  faire  prendre  au  sérieux. 

Maintenant,  pour  conclure,  je  dirai  que  l'immorta- 
lité est  au  génie.  Peu  importe  la  forme  qu'il  adopte. 
La  forme  est  secondaire,  elle  est  la  création  et  ne 
vient  qu'après  le  créateur.  M.  Armand  Silvestre  nous 
cli;isse  de  la  postérité,  nous  autres  romanciers  qui 
croyons  à  la  vie  et  qui  nions  l'absolu.  Je  serai  plus 


DE  LA  CRITIQUE.  303 

large  que  lui,  j'ouvrirai  les  siècles  aux  poètes.  Mou- 
tons tous  ensemble,  cela  sera  plus  fraternel,  car  nos 
eiïorts  sont  les  mêmes.  Je  n'aamets  pas  qu'il  m'ac- 
cuse d'écrire  sciemment  sur  du  sable,  lorsque  je 
veux  bien  croire  qu  i-.  rime  sur  le  cronze. 


LE    RÉALISME 


J'ai  eu  la  bonne  chance  d'avoir  entre  les  mains  la 
collection  d'un  journal  :  le  Réalisme,  qu'Edmond  Du- 
ranly  a  publié  avec  quelques  amis  dans  les  premières 
années  de  l'empire.  J'ai  parcouru  celte  collection,  et 
j'y  ai  trouvé  des  notes  si  curieuses,  que  je  ne  puis 
résister  au  besoin  de  lui  consacrer  quelques  pages. 
Pour  moi  le  Réalisme  est  une  date,  un  document 
très  important  et  très  significatif  de  notre  histoire 
littéraire. 

Remarquez  que  le  journal  n'a  eu  que  six  numéros. 
Il  paraissait  le  15  de  chaque  mois,  dans  le  format 
in-quarto,  sur  seize  pages,  à  deux  colonnes.  Le  pre- 
mier numéro  porte  la  date  du  15  novembre  1856,  et 
le  dernier  celle  d'avril-mai  1857;  évidemment,  les 
fonds  étaient  épuisés,  il  y  avait  un  retard  d'un  mois, 
c'était  l'agonie.  Le  journal  ne  comptait  que  trois  ré- 
dacteurs attitrés  :  M.  Edmond  Duranty,  propriétaire 
et  rédacteur  en  chef;  M.  Jules  Assézat,  plus  tard  ré~ 
àacleur  des  Débats,  aquilon  doit  une  belle  édition  de 
Diderot,  et  qui  est  mort  il  y  a  quelques  années  ;  enfin 
M.  Henri  Thulié,  aujourd'hui  médecin  distingué,  au- 


DE  LA   CRITIQUE.  305 

teur  de  plusieurs  ouvrages  remarqués,  et  qui  a  été  der- 
nièrement président  du  conseil  municipal  de  Paris. 

On  ne  s'imagine  pas  avec  quelle  verdeur  ces  jeunes 
gens  se  jetaient  dans  la  lutte  Ils  avaient  alors  de 
vingt  à  vingt-cinq  ans,  ils  dormaient  bottés,  éperon- 
nés,  la  cravache  en  main,  menant  un  tapa-^e  de  tous 
les  diables.  J'ai  sur  mon  bureau  les  six  numéros  du 
Réalisme,  et  il  s'échappe  de  ces  pages  jaunies  une 
odeur  de  bataille  qui  me  grise.  J'ai  passé  par  là  moi- 
même,  je  connais  cet  emportement  des  convictions 
de  la  vingtième  année,  ces  belles  erreurs  et  ces  belles 
injustices.  On  ne  sait  pas  grand'chose,  on  se  cherche 
encore,  et  l'on  éprouve  l'envie  de  faire  place  nette,  de 
tout  démolir  pour  tout  reconstruire,  sans  s'effrayer  de 
1  immensité  de  la  besogne,  croyant  de  bonne  foi  qu'on 
va  accoucher  d'un  monde.  Ce  sont  les  bonnes  années. 
Bien  heureux  ceux  qui  les  ont  connues.  Plus  tard, 
quand  on  est  devenu  sage,  on  pleure  ces  vastes  dé- 
sirs. 

Mais  faire  du  bruit  n'est  rien,  la  chose  stupéfiante 
est  que  ces  trois  jeunes  gens  apportaient  une  révo- 
lution, formulaient  tout  un  corps  de  doctrine.  Certes, 
le  réalisme  est  une  théorie  vieille  comme  le  monde; 
seulement,  elle  se  rajeunit  à  chaque  période  littéraire. 
Mettons  qu'ils  n'inventaient  rien,  qu'ils  continuaient 
le  mouvement  du  dix-huitième  siècle.  Ils  n'en  avaient 
pas  moins  l'étonnante  intuition  de  lever  le  drapeau 
du  réali:^me,  avant  que  l'agonie  du  romantisme  eût 
commencé,  lorsque  personne  ne  prévoyait  encoie  la 
grande  poussée  naturaliste  qui  allait  se  faire  dans 
notre  littérature,  à  la  suite  de  Balzac  et  de  Stendhal. 
Ils  étaient  les  critiques  précurseurs,  ils  annonçaient 
à  grand  fracas  la  période  nouvelle;  et  cela  était  si  au- 

26. 


306  DE   LA  CRITIQUE. 

dacieux,  qu'il  y  eut  contre  leur  petit  journal  un  dé- 
chaînement inouï.  Toute  la  presse  lillcraire  les  plai- 
santa, les  foudroya.  Personne  ne  parut  comprendre. 

Eux-mêmes,  je  dois  l'avouer,  ne  paraissaient  pas 
bien  campés  sur  leur  doctrine.  M.  Dm-anty,  à  plusieurs 
repi-ises,  explique  qu'il  a  cédé  à  un  entraînement 
instinctif  en  fondant  son  journal.  Il  a  senti  là  l'avenir 
il  s'est  jeté  de  ce  côté  à  corps  perdu,  pour  aller  à  la 
lumière.  Comme  il  le  dit  dans  le  dernier  numéro  : 
«  Au  premier  numéro,  on  aura  vu  la  hôte  Rthilisme  se 
traîner  sur  le  venire  comme  les  animaux  naisstint  du 
chaos,  puis  peu  à  peu  ses  formes  se  dégager  et  enfm 
le  loup  avec  son  poil  hérissé  marcher  dans  les  che- 
mins et  montrer  ses  dents  aux  passants  inquiétés.  » 
C'était  de  la  bonne  foi,  ces  jeunes  gens  sentaient  que 
les  idées  leur  venaient  dans  la  lutte,  qu'ils  s'aguer- 
rissaient, qu'ils  allaient  enfin  trouver  la  formule  victo- 
rieuse. Mais  il  était  trop  tôt  sans  doute.  Je  dirai  tout 
à  l'heure  pourquoi,  selon  moi,  ce  premier  effort  devait 
avorter. 

Une  doctrine  ne  pousse  pas  toute  seule.  Il  faut  des 
hommes  pour  remuer  les  esprits.  Nos  trois  enthou- 
siastes étaient  partis  en  guerre  à  la  suite  de  Courbet 
et  de  M.  Champfleury.  C'étaient  là  les  pavés  qu'ils 
jetaient  au  romantisme  triomphant.  Ils  prenaient  les 
exemples  qu'ils  avaient  sous  la  main,  sans  même 
distinguer  entre  les  talents  si  différents  de  leurs  deux 
patrons.  D'ailleurs,  le  Réalisme  contient  simplement 
une  étude  sur  M.  Champfleury,  où  il  y  a  même  des  res- 
trictions; quant  à  Courbet,  il  y  règne  moins  encore, 
il  reçoit  seulement  çà  et  là  un  éloge.  M.  Duranty  et 
ses  amis  élargissaient  la  question,  remontaient  aux 
principes,  parlaient  de  rénover  tous  les  arts.  On  m'a 


.i2'! 


DE   LA    CRITIQUE.  307 

raconté  une  histoire  bien  jolie  :  il  paraît  que  Couihet 
et  M.  Champfleury  furent  très  effrayés  du  zèle  de 
ces  jeunes  gens  qui  immolaient  tous  les  puissants  de 
la  littéiature  sur  l'autel  du  réalisme  ;  ils  eurent  peur 
d'être  compromis,  ils  lâchèrent  publiquement  leurs 
terribles  défenseurs. 

En  somme,  celte  furieuse  attaque  était  dirigée 
contre  le  romantisme.  Il  faut  se  souvenir  qu'on  était 
€n  1850,  que  Victor  Hugo  régnait,  du  fond  de  son 
exil.  Là  est  l'audace  des  novateurs,  la  prescience  du 
mouvement  qui  devait  s'accélérer  plus  (ard.  Naturel- 
lement, leurs  théories  restent  assez  confuses.  Les 
articles  sont  un  peu  lourds,  un  peu  embrouillés.  Je 
suis  loin  d'accepter  toutes  leurs  idées.  On  sent  des 
esprits  qui  se  cherchent  encore,  qui  se  débattent 
pour  arriver  à  la  formule  juste  et  précise.  Je  vais  in- 
diquer, par  deux  citations,  les  points  qui  m'ont  paru 
absolument  clairs. 

D'abord,  pas  d'école.  «  Ce  terrible  mot  de  Réalisme 
est  le  contraire  du  nnot  école.  Dire  école  réaliste  et 
un  non-sens  :  réalisme  signilie  expression  franche  et 
complète  des  individualités  ;  ce  qu'il  alt;U|iie  c'est 
justement  la  convention,  l'imitation,  toute  espèce 
d'école.  » 

Voici  maintenant  la  formule  nouvelle  : 

«  Le  Réalisme  conclut  h  la  reproduction  exacte, 
complète,  sincère,  du  milieu  social,  de  l'époque  où 
l'on  vit,  parce  qu'une  telle  direction  d'études  est  jus- 
tifiée par  la  raison,  les  besoins  de  l'intelligence  et 
l'intérêt  du  public,  et  qu'elle  est  exempte  de  tout 
mensonge,  de  toute  tricherie...  Cette  reproduction 
doit  donc  être  aussi  simple  que  possible  pour  être 
comprise  de  tout  le  monde.» 


308  DE   LA   CRITIQUE. 

Je  m'arrête  ici,  parce  que  nous  touchons  du  doigt 
l'esthétique  des  réalisles  de  1856.  Songez  qu'ils  sont 
perdus  en  plein  romantisme  et  qu'ils  vont  forcément 
accomplir  une  œuvre  de  réaction.  Aussi  le  caractère 
du  mouvement  qu'ils  veulent  déterminer,  est-il  de 
faire  tout  le  contraire  de  ce  que  font  les  romantiques. 
Ils  exaltent  la  sincérité,  la  simplicité,  le  naturel  ;  ils 
entendent  choisir  leurs  sujets  dans  la  bourgeoisie, 
dans  le  menu  peuple.  Et  comme  il  s'agit  d'exagérer 
pour  se  faire  entendre,  ils  restreignent  singulière- 
ment le  champ  littéraire.  C'est  là  une  de  leurs  plus 
grosses  fautes.  On  ne  les  écoutera  pas,  parce  que 
leur  révolution  est  trop  radicale  et  qu'une  littérature 
ne  peut  s'enfermer  dans  le  monde  étroit  où  ils  sem- 
blent vouloir  la  mettre. 

Oui,  certes,  une  littérature  est  plus  complexe  que 
cela.  Il  faut  admettre  la  peinture  de  toutes  les 
classes.  Je  ne  vois  nulle  part  qu'ils  conseillent  d'ap- 
pliquer la  méthode  naturaliste  à  tous  les  person- 
nages, princes  ou  bergers,  grandes  dames  ou  gar- 
deuses  de  vaches.  On  dira  que  cela  va  de  soi. 
Nullement.  Le  réalisme  de  1836  était  exclusivement 
bourgeois.  Par  ses  théories,  par  ses  œuvres,  il  ne 
sortait  pas  d'un  certain  cercle  limité.  Il  n'avait  pas 
la  largeur  qui  s'impose. 

Une  autre  faute  regrettable  était  de  s'attaquer 
violemment  à  notre  littérature  entière.  Jamais  on  n'a 
vu  pareil  carnage.  Balzac  n'est  pas  épargné  ;  on  le 
discute  et  on  lui  dit  son  fait,  tout  en  l'admirant  beau- 
coup. Quant  à  Stendhal,  il  n'est  pas  jugé  assez  bon 
réaliste.  Je  ne  parle  pas  de  Victor  Hugo,  contre 
lequel  on  lance  un  article  foudroyant.  Cela  rentrait 
dans  la  campagne  ouverte  par  le  journal.  Il  ialhiit 


DE   Lk   CRITIQUE.  309 

frapper  le  romantisme  à  la  lête.  La  note  la  plus  fâ- 
cheuse est  une  courte  appréciation  de  Madame  Bo- 
vary, qui  venait  de  paraître,  d'une  telle  injustice, 
qu'elle  étonne  profondément  aujourd'hui.  Comment 
les  réalistes  de  1856  ne  sentaient-ils  pas  l'argument 
décisif  que  Gustave  Flaubert  apportait  à  leur  cause? 
Eux  étaient  condamnés  à  disparaître  le  lendemain, 
tandis  que  Madame  Bovary  allait  continuer  victo- 
rieusement leur  besogne  par  la  toute-puissance  de 
son  style. 

Nier  la  poésie,  nier  toute  la  production  contem- 
poraine, cela  est  d'une  belle  hardiesse  de  novateurs. 
Mais,  dans  ce  cas,  il  faut  pouvoir  combler  le  vide  que 
l'on  fait.  Or,  M.  Champlleury  n'avait  pas  les  épaules 
assez  larges  pour  combler  ce  vide.  Il  apportait  un 
talent  très  personnel,  très  frais  et  d'une  saveur  char- 
mante ;  seulement,  l'ampleur  lui  manquait,  la|)rodiJC- 
tion  magistrale  qui  décide  des  victoires  littéraires.  Les 
soldats  furent  battus,  parce  que  legonéral  refusait  de 
marcher  et  ne  pouvait  les  conduire  au  triomphe. 
Je  mets  Courbet  à  part,  je  reste  dans  la  littérature. 
Courbet  est  un  maître. 

D'ailleurs,  les  faits  ont  jugé  la  querelle  :  la  bataille 
n'a  été  qu'une  escarmouche.  Mais,  en  dehors  de 
cette  défaite  des  personnalités  mises  en  cause,  reste 
le  programme  de  ces  trois  jeunes  gens,  qui  appa- 
raissent un  beau  jour  les  mains  pleines  de  vérités 
Ils  parlent  les  premiers,  et  avec  une  hai:teur  su 
perbe.  Ilien  ne  les  effraye,  ils  attaquent  toutes  les 
questions;Duranty  se  chargede  la  doctrineet  foni  ii  t 
si.Y,  sept  articles  dans  chaque  numéro;  Henri  Tiiilié 
publie  une  grande  étude  révolutionnaire  sur  le 
roman  ;  Jules  Assézat,  le  plus  calme  des  troi-,  fait 


310  •  DE  LA  CRITIQUE. 

une  charge  à  fond  de  train  contre  le  théâtre  contem- 
porain. Roman,  théâtre,  peinture,  sculpture,  ils  ré- 
forment tout.  Et,  quand  le  journal  va  disparaître, 
M.  Duranty  dans  un  dernier  article  indique  les  sujets 
qui  étaient  au  programme,  une  liste  sans  fin 
d'études,  dont  je  citerai  quelques-unes  :  la  discussion 
des  préfaces  littéraires  parues  depuis  1800  ;  la  filiation 
de  l'esprit  français  dans  son  afféterie  depuis  l'hôLel 
de  Rambouillet  jusqu'à  nos  jours;  une  petite  his- 
toire des  Variations  littéraires;  un  travail  sur  le  co- 
mique, le  tragique,  le  fantastique  et  l'honnête,  etc. 

Lisez  ces  lignes  que  M.  Duranty  écrivait,  en  s'adres- 
sant  à  ceux  qui  continueraient  sa  besogne. 

«  Je  leur  conseillerai  d'être  acerbes  et  hautains. 
Pendant  un  an,  on  demandera  autour  d'eux  avec 
colère  ou  raillerie  ce  que  c'est  que  ces  jeunes  gens 
qui  n'ont  rien  fait  et  qui  veulent  régenter  tout  le 
monde.  Après  dix-huit  mois,  ils  seront  devenus 
hommes  de  lettres.  La  valeur  d'un  écrivain  n'est 
jamais  constatée  dès  son  début.  On  conmience  par 
essayer  de  le  rayer  avec  les  ongles,  avec  le  bec,  avec 
le  fer,  le  diamant,  toutes  les  matières  dures  et  aiguës 
usitées  dans  la  critique;  et  quand  on  s'est  aperçu, 
après  de  longs  essais,  qu'il  n'est  pas  friable  et  qu'il 
résiste,  chacun  lui  ôte  son  chapeau  et  le  prie  de 
s'asseoir.  » 

Et  lisez  encore  ce  passage:  «Toutefois,  le  journal 
aura  tenu  six  mois,  sans  vivres,  contre  tous,  et  je 
considère  cela  comme  une  défense  suffisante.  Tout 
a  été  remué.  Les  gens  au-dessous  de  trente  ans, 
avec  la  gaieté  de  l'imprévoyance,  nous  ont  nié,  de 
tout  l'cspiit  que  vingt  Français  quelconques  peuvent 
mettre  au  service  ou  à  l'attaque  d'une  cause.  Les 


DE   LA  CRITIQUE.  31I 

autres,  plus  âgés,  plus  expérimentés,  ont  reconnu 
le  nuage  qui  annonce  la  tempête  et  la  grande  marée 
qui  doit  les  noyer;  et  ils  ont  rempli  de  limentations 
irritées  les  Revues  et  les  grands  journaux.  Plus  il 
trouvera  de  résistance,  plus  invinciblement  le  réa- 
lisme sera  vainqueur.  Où  il  n'y  a  aujourd'hui  qu'un 
homme,  il  en  viendra  bientôt  cent,  quand  le  tam- 
bour aura  battu...  » 

Ces  lignes  étaient  prophétiques.  Elles  m'ont  frappé 
profondément.  Aujourd'hui,  le  romantisme  agonise, 
le  naturalisme  triomphe.  De  toutes  parts,  la  nouvelle 
génération  se  lève.  La  formule  s'est  élargie,  elle  va 
avec  le  siècle  Ce  n'est  plus  une  guerre  d'école  à 
école,  une  querelle  de  phrases  plus  ou  moins  bien 
construiles,  c'est  le  mouvement  même  de  l'intelli- 
gence contemporaine. 


LES    CHRONIQUES    PARISIENNES    DE 
SAINTE-BEUVE 


On  sait  que  ces  chroniques  sont  des  notes  que 
Sainte-Beuve  envoyait  dans  le  secret  le  plus  strict  h 
]ai />evue  suisse.  M.  Jules  Troubat,  dans  une  excel- 
lente préface,  a  expliqué  tout  le  mécanisme  de  ces 
envois. 

Maintenant  que  nous  avons  le  recul  nécossaiio 
pour  juger  le  grand  critique,  il  nous  apparaît  .suilnul 
comme  une  intelligence  très  souple,  ciu'ieii.>e  dt.-  toul, 
mais  goûtant  particulièrement  le  lin  cl  le  compliqué 
des  choses.  Il  se  tenait  dans  un  é(iuilibre  heurouA, 
ayant  horreur  des  extrêmes,  gôné  par  Lvs  écljla  dos 
tempéraments  trop  violents,  Aujourd'lnn.  nous  tous 
qui  aimons  la  vie,  nous  sommes  souvent  charmés 
des  pénétrations  de  Sainte-Beuve,  quand  nous  tom- 
bons sur  certaines  de  ses  pages  où  il  a  formulé  avec 
une  nardiesse  tranquille  la  méthode  expérimentale 
que  nous  mettons  en  pratique.  Puis,  à  côté,  nous 
sommes  désorientés  et  fâchés,  en  trouvant  un  Sainte- 
Beuve  qui  ne  va  pas  jusqu'au  bout  de  ses  affirma- 
lions,  qui  affiche  des  goûts  et  des  opinions  de  bour- 
geois effaré  par  les  conclusions  logiques  de  ce  qu'il  a 


DE    L\    CRITIQUE.  313 

exposé  la  veille.  Evidemment,  l'écrivain  ne  disait  pas 
tout  ce  que  pensait  l'homme,  et  il  y  avait  en  outie 
chez  lui  un  féminin,  qui  se  plaisait  au  sous-entendu 
et  au  vague  des  choses. 

Rien  ne  le  prouve  mieux  que  les  Chroniques 
parisiennes.  A  Paris,  toutes  sortes  de  liens  le  gar- 
rottaient, et  il  rêvait  d'ôtre  libre  quelque  part,  de 
dire  là  ce  qu'il  pensait  réellement.  Il  envoyait  donc 
des  notes  à  la  Revue  suisse,  notes  sur  lesquelles  le 
directeur  de  cette  Revue  rédigeait  des  articles,  toute 
une  correspondance  régulière.  Selon  moi,  cela  n'était 
pas  très  brave.  Mais  on  aurait  tort  de  voir  dans  ces 
jugements  misqués  une  trahison.  Tout  venait  de  l'opi- 
nion que  Sainlc-Beuve  se  faisail  de  la  critique,  du  rôle 
qu  il  lui  assignait.  Il  l'exerçait  comme  une  charge  pu- 
blique, il  prenait  quelque  chose  du  magistrat  qui  est 
tenu  à  une  altitude  officielle.  De  là  cette  idée  que 
la  vérité  pouvait  être  brutale  et  de  mauvais  goût.  Il 
croyait  avoir  charge  d'àmcs,  toutes  sortes  de  consi- 
dérations extra-littéraires  entraient  dans  ses  juge- 
ments; avec  lui,  on  n'avait  jamais  la  vérité  vraie,  exacte^ 
mais  une  vérité  mise  à  point  pour  les  besoins  du  mo- 
ment; et  sil'on  voulait  savoir  aujuste  ce  qu'il  pensait, 
il  falliiitlire  entre  les  lignes,  être  au  courant  du  su- 
jet qu'il  traitait,  le  connaître  aussi  bien  que  lui  et 
rétablir  alors  les  faits,  grâce  aux  allusions  discrètes. 
C'était  une  machine  très  amusante,  mais  horrible- 
ment compliquée. 

Il  y  aurait  une  étude  nécessaire  à  tenter  sous  ce 
titre  :  du  rôle  de  la  critique  et  de  son  emploi.  Je  crois 
qu'en  somme  une  franchise  absolue  est  plus  saine 
que  toutes  ces  politesses  sournoises.  Lors(iu'on  doit 
tuer  son  homme,  autant  lui  couper  tout  de  suite  la 

27 


DE   LA   CRITIOUB. 

tête  que  de  l'assassiner  à  coups  d'épingle.  Je  sais  bien 
qu'avec  ce  système  brutal  de  tout  dire,  il  n'est  plus 
de  relations  mondaines  possibles  ;  en  outre,  cela  a  une 
rigueur  scientifique  qui  inquiète  les  lettrés.  Mais  la 
besogne  me  paraît  plus  honnête  et  plus  morale. 
D'ailleurs,  delà  part  de  Sainte-Beuve,  il  n'y  avait  pas 
seulement  là  prudence,  il  y  avait  nature. 

Pour  en  revenir  aux  Chroniques  parisiennes,  les  ré- 
vélations qu'elles  apportent  ne  sont  en  somme  pas 
bien  terribles.  J'ignore  si  l'éditeur  a  enlevé  les  choses 
trop  dures,  mais  on  reste  surpris  que  Sainte-Beuve 
ait  cru  devoir  se  cacher  pour  porter  de  pareils  juge- 
ments. On  y  retrouve  sa  désertion  du  camp  roman- 
tique, ses  critiques  contre  Hugo,  qu'il  encensait  la 
veille,  puis  son  horreur  instinctive  de  Balzac  ;  mais  ce 
sont  là  des  attitudes  qu'on  connaissait.  Il  fallait  vrai- 
ment que  la  vérité  effrayât  beaucoup  Sainte-Beuve, 
pour  qu'il  crût  devoir  aller  en  Suisse,  lorsqu'il  avait 
des  choses  si  simples  à  dire. 

Ce  qui  m'a  frappé,  c'est  qu'au  lendemain  des  Bur- 
graves,  Sainte-Beuve  exprimait  sur  le  théâtre  à  peu 
près  les  idées  que  je  défends  et  qui  paraissent  révo- 
lutionnaires aujourd'hui  encore.  Ici,  je  ferai  quelques 
citations. 

Voici  ce  que  Sainte-Beuve  dit  des  Burgraves,  qu'il 
n'avait  d'ailleurs  pas  vu  jouer  :  «  Il  paraît  bien  que 
c'est  beau,  mais  surtout  solennel,  écrit  Janin  :  en  bon 
français  ennuyeux.  On  écoutait,  mais  sans  aucun 
plaisir.  Ce  même  Janin,  qui  a  loué  par  nécessité  dans 
les  Débats^  disait  tout  haut  en  plein  foyer  à  qui  vou- 
lait l'entendre  «  :  Si  j'étais  ministre  de  l'intérieur, 
«je  donnerais  la  croix  d'honneur  à  celui  qui  sifflerait 
«  le  premier.  »  Il  y  aurait  eu  quelque  courage  en 


DE   LA    ClUTIQUE.  315 

efTet.  Et,  pUistard,  il  ccriL  encorecelte  noled'nnejolie 
méchanceté  :  «  Les  Burg7'aves  n'ont  réellement  pas 
réussi;  ce  n'est  pas  un  succès  malgré  les  bulletins. 
Trois  fois  la  salle  a  été  pleine  d'amis  ;  la  quatrième  ou 
la  cinquième  fois,  le  public  a  tant  sifflé  vers  la  fin, 
qu'on  a  fait  baisser  la  toile.  Depuis  ce  temps,  les  re- 
présentations i^ont  toujours  plus  ou  moins  orageuses. 
Les  journaux  acquis  à  Hugo...  disent  que  ce  fait  est 
inqualifiable  et  qu'il  y  a  je  ne  sais  quelle  cabale.  Rien 
de  plus  aisé  à  qualifier.  On  siffle  :  Huf;n  ne  veut  pas 
du  mot,  et  dit  devant  les  acteurs  :  «  on  trouble  ma 
pièce  » .  Les  acteurs,  qui  sont  malins,  disent  depuis  ce 
jour  troubler  au  lieu  de  siffler.  Il  faut  espérer  que  Ju- 
dith (ou  toute  autre  pièce)  réussira,  qu'elle  ne  sera  pas 
troublée.  Ce  mot  est  curieux  venant  de  l'école  du  mot 
propre.  » 

En  somme,  Sainte-Beuve  salua  la  Lucrèce  de  Pon- 
sard  conime  une  protestation  contre  l'école  roman- 
tique. Il  lui  était  manifestement  sympathique,  tout 
en  ne  criant  pas  au  chef-d'œuvre.  Même  je  suppose 
qu'il  ne  s'abusait  pas  sur  la  valeur  absolue  de  l'œuvre  ; 
elle  lui  semblait  simplement  une  bonne  machine  de 
guerre  dont  il  jouait. 

Mais  voici  le  passage  qui  m'a  le  plus  frappé.  «  Dé- 
cidément, l'Ecole  finit  (^l'Ecole  romantique)  ;  il  faut 
en  percer  d'une  outre:  le  public  ne  se  réveillera  qu'à 
quel[ue  nouveauté  bien  imprévue.  J'espère  toujours 
que  ce  sera  du  théâtre  que  ce  coup  viendra,  et  qu'au 
milieu  de  notre  anarchie,  il  sortira  de  par  là  un  1 8  Bru- 
maire littéraire.  Le  théâtre,  ce  côté  le  plus  invoqué  de 
l'ai  t  moderne,  est  celui  aussi  qui,  chez  nous,  a  le 
moins  produit  et  a  fait  mentir  toutes  les  espérances. 
Carque  d'admirables  etinfructueux  préparatifs  depuis 


316  DE  LA  CRITIQUE. 

vingt  ans  r  Traductions  des  théâtres  étrangers,  ana- 
lyses et  explications  critiques,  essais  et  échantillons 
de  drames  écrits  :  Barricades,  Etats  de  Blois,  Clara 
Gazul,  Soirées  de  ISeuilly,  drames  de  M.  de  Rémusat, 
préfaces  modernes,  de  Croiiiwell...^ei  puis  quoi?  //er- 
mam,  puis  rien.  Un  lourd  assommement.  Dumas  s'est 
gaspillé,  de  Vigny  n'a  jamais  pu  s'évertuer,  Hugo  s'est 
appesanti.  C'est  par  le  théâtre  qu'il  reste  tanl  à  faire 
et  à  traduire  enfin  —  devant  un  public  blasé  qu'on 
réveillerait  —  les  grandes  idée^  courantes  et  remuées 
depuis  cinquante  ans.  » 

Remarquez  que  cela  a  été  écrit  en  avril  1843,  il  y 
a  trente-six  ans.  Or,  je  ne  dis  pas  autre  chose  aujour- 
d'hui. Cependant,  il  s'est  passé  an  fait  que  Sainte- 
Beuve  n'avait  pas  prévu.  Le  réveil  qu'il  attendait  par 
le  théâtre  est  venu  par  le  roman.  C'est  Balzac,  ce 
Balzac  dont  il  n'a  jamais  compris  la  puissance,  qui  a 
accompli  le  18  Brumaire  littéraire  dont  il  parle.  De 
sorte  qu'aujourd'hui  la  situation,  au  théâtre,  est  à  peu 
près  la  même,  on  compte  toujours  sur  un  coup  de 
génie  qui  nous  tirera  de  notre  anarchie;  seulement, 
il  devient  évident  que  le  théâtre  ne  sortira  du  gâchis 
qu'en  suivant  le  roman  dans  la  voie  naturaliste  oh 
il  s'est  engagé.  Sainte-Beuve  établit  la  situation, 
mais  il  ne  prévoit  rien.  Les  faits,  à  cette  heure,  mon- 
trent 011  est  la  force  du  siècle,  dans  Balzac  et  dans  ses 
continuateurs,  qui,  pour  moi,  conquerrontprochaine- 
ment  le  théâtre  par  la  méthode. 

A  la  fin  du  volume.  Sainte-Beuve  se  lamente  encore 
sur  l'avortement  dramatique  de  son  âge.  Il  ne  voit 
pas  nettement  pourquoi  tout  a  croulé,  mais  i!  cons- 
tate le  désa-tre.  Pour  lui,  on  a  pu  avoir  de  l'espoir  au 
lendemain  à'Henmni.  «  Au  commencement  de  1830, 


DE  LA  CRITIQUE.  317 

dit-il,  Hernanî\\nl  apporter  du  mouvemen  l,  cl  comme 
un  éveil  de  prochain  espoir;  c'était  étrange,  c'était 
peu  historique,  c'était  plus  qu'humain  et  assez  sur- 
naturel, mais  enfin  il  y  avait  éclat,  poésie,  nouveauté, 
audace  ».  Seulement,  cet  espoir  fut  bientôt  déçu,  ce 
qui  suivit  Hernani,  les  pièces  que  l'école  romantique 
produisit  ensuite,  le  fâchent  et  lui  font  pousser  ce 
cri  :  «  Le  faux  historique,  l'absence  d'étude  dans  les 
sujets,  le  gigantesque  cl  le  forcené  dans  les  sentiments 
et  les  passions,  voilà  ce  qui  a  éclaté  et  débordé;  on 
avait  cru  frayer  le  chemin  et  ouvrir  le  passage 
à  une  armée  chevaleresque,  audacieuse,  mais  civi- 
lisée, et  ce  fut  une  invasion  de  barbares.  » 

Dès  lors,  Sainte-B 'uve  reste  dérouté.  11  ne  sait  plus 
où  l'on  va,  il  n'ose  plus  rien  prévoir".  La  besogne  du 
siècle  lui  échappe  totalement.  Même  il  ne  sent  pas 
que,  si  le  romantisme  croule  si  vite,  c'est  qu'il  appor- 
tait avec  lui  des  causes  immédiates  d'écroulement.  Il 
ne  comprend  pas  davantage  que  l'élan  de  1830  est  un 
simple  cri  de  délivrance,  que  le  véritable  homme  du 
siècle  est  Balzac,  que  le  romantisme,  en  un  mot,  est 
la  période  initiale  et  troublée  du  naturalisme.  De  là 
ses  perplexités  sur  l'époque  dramatique.  Il  parle  de 
tout  cela  en  virtuose  de  l'intelligence  ;  il  n'a  pas  jeté 
une  seule  clarté  sur  l'évolution  littéraire  qui  s'est 
accomplie  dans  le  roman,  et  qui  va  s'accomplir  au 
théâtre. 

D'ailleurs,  pour  moi,  un  critique  qui  n'a  pas  com- 
pris Balzac,  peut  être  un  analyste  très  fin,  une  intel- 
ligence très  souple,  mais  il  n'est  pas  à  coup  sûr  un  de 
ces  esprits  supérieurs  qui  ont  la  haute  compréhension 
de  leur  siècle.  Je  sais  bien  qu'il  y  avait  ici  anlipalhie 
de  nature;  mais,  tout  en  n'aimant  ni  l'homme  ni 

S7. 


318  •  DE   LA   CRITIQUE. 

l'œuvre,  il  s'agissait  de  deviner  l'influence  décisive 
que  Balzac  allait  avoir  sur  la  seconde  moitié  du  siè- 
cle. 

Ecoutez  la  façon  dont  il  parle  de  Balzac,  à  propos 
du  succès  qu'Eugène  Sue  venait  d'obtenir  avec  les 
Mystères  de  Paris.  «  Ce  qu'il  y  a  de  mieux  dans  son 
avènement  (l'avènement  d'Eugène  Sue),  c'est  que  cela 
di  blaie  le  terrain  et  simplilio.  Balzac  et  Frédéric 
Soiilié  sont  mis  de  côté.  Balzac  ruiné,  et  plus  que 
ruiné,  est  parti  pour  Saint-Pétersbourg,  en  faisant 
dire  dans  les  journaux  qu'il  n'allait  là  que  pour  sa 
santé  et  qu'il  était  décidé  à  ne  rien  écrire  sur  la  Rus- 
sie. »  Cela  peut-il  se  supporter  aujourd'hui?  Les  J///s- 
tères  de  Paris  balayant  les  œuvres  de  Balzac  I  Eugène 
Sue  et  Frédéric  Soulié  mis  un  instant  sur  la  même 
ligne  que  Tauteur  de  la  Comédie  humaine!  Voilà  de  ces 
lourdes  appréciations  que  seul  un  critique  à  courte 
vue  doit  commettre.  Quand  on  ne  voit  pas  plus 
clair  dans  l'œuvre  et  dans  la  jn  iss  iice  d'un  écrivain, 
on  donne  des  doutes  sur  la  sulidilc  de  son  jugement 
et  on  perd  du  coup  tous  les  droits  qu'on  peut  avoir  à 
porter  des  arrêts  définitifs. 

Je  ferai  encore  une  citation  :  «  Le  roman  de  Balzac, 
Modeste  Mignon,  est  dédié  à  une  étrangère,  fille  d'une 
terre  esclave,  ange  par  Camour,  démon  par  la  fantai- 
sie, etc.  A-ton  jamais  vu  un  galimatias  pareil?  Com- 
ment le  ridicule  ne  fustige-t-il  [)as  de  pareils  écri- 
vains, et  par  quelle  concession  un  journal  qui  se  res- 
pecte leur  ouvre-t-il  ses  colonnes  ?...  Ce  roman  de 
Balzac  était  annoncé,  il  y  a  quelques  jours,  dans  les 
Débats,  par  une  lettre  de  l'auteur,  la  plus  amphigou- 
rique, la  plus  affectée  et  la  plus  ridicule  qui  se  puisse 
lire,  tout  cela  afin  de  mettre  en  goût  le  public.  Ceux 


Dli   LA   CRITIQUE.  319 

qui  insèrent  de  telles  fadaises  s'en  moquent,  sans 
doute,  mais  ils  croient  qu'il  faut  servir  au  public  ce 
qu'il  demande.  » 

Toul  le  procédé  du  critique  est  là.  11  s'arrête  à 
l'allure  romantique  d'une  dédicace,  et  il  ne  pénètre 
pas  la  véritable  force  de  Balzac,  cette  méthode  natu- 
raliste qui  va  s'imposer.  Il  porte  un  jugement  de 
rhétoricien  exaspéré,  il  ne  se  hausse  pas  au  rôle 
d'analyste  maître  de  lui-même  qui  dégage  nettement 
la  puissance  d'un  écrivain.  La  passion  l'aveuglait. 
Le  tempérament  exubérant  de  Balzac  le  jetait  hors 
de  toute  justice.  Dans  les  derniers  temps  de  sa  vie,  il 
en  était  encore  à  se  montrer  stupéfait  de  l'influence 
décisive  de  Stendhal  et  de  Balzac  sur  le  roman  fran- 
çais. Et  il  est  mort,  sans  vouloir  comprendre.  C'est 
pour  moi  un  fait  qui  détermine  nettement  la  figure 
de  Sainte  Beuve.  11  était  comme  un  de  ces  nobles  de 
l'ancien  régime,  (\m  après  avoir  adopté  les  idées  de  la 
Révolution,  refusèrent  d'aller  jusqu'au  bout,  profon- 
dément troublés  et  ne  comprenant  plus.  Lui,  appli- 
quait en  critiquela  méthode  scientifique  ;  seulement, 
toute  sa  nature  d'hom.me  ancien  se  révoltait,  lorsqu'il 
voyait  cette  méthode  portée  dans  le  roman,  avec  une 
violence  révolutionnaire.  De  là,  ces  contradictions 
dune  critique  qui  voulait  tout  saisir  et  qui,  après 
avoir  fait  la  lumière  sur  mille  points  secondaires, 
refusait  de  comprendre  par  quelles  nouvelles  trouées 
allait  venir  le  grand  jour. 


HECTOR  BERLIOZ 


Je  viens  de  lire  un  livre  qui  m'a  profondément  ému, 
la  Correspondance  inédite  cV Hector  Berlioz,  ie  n'entends 
pas  parler  musique,  je  serais  incompétent.  Même, 
je  veux  me  mettre  à  un  point  de  vue  tout  particulier, 
n'étudier  chez  Berlioz  que  le  génie  si  longtemps 
incompris,  exaspéré  par  une  lutte  ardente  de  chaque 
jour,  hué  €t  sifflé  en  France,  lorsqu'on  l'acclamait  à 
l'étranger,  ne  triomphant  enfin  que  dans  la  mort, 
après  avoir  traîné  pendant  six  années  l'agonie  de  la 
chute  suprême  des  Troyens. 

Mon  travail  sera  simple  d'ailleurs,  je  me  bornerai 
à  des  citations.  Voici  la  vérité  des  faits. 

Dans  une  excellente  notice  biographique,  dont 
M.  Daniel  Bernard  a  fait  précéder  la  Correspondance^  je 
trouve  d'abord  de  précieux  renseignements.  Il  faut 
se  souvenir  des  légendes  qui  s'étaient  formées  sur  Ber- 
lioz de  son  vivant.  On  faisait  de  lui  un  fou  et  un  mé- 
chant, un  artiste  dont  l'orgueil  démesuré  ne  pouvait 
tolért'i  aucun  rival.  Les  journaux  du  temps  le  pei- 
gnaient ainsi  :  :<  Le  musicien  incompris  méprise  pro- 
fondément ce  qu'on  nomme  vulgairement  le  public; 
mais,  en  compensation,  il  n'a  qu'une  médiocre  estime 


DE    LA   CRITIQUE.  3-21 

pour  les  artistes  contemporains.  Si  vous  lui  nonimez 
Meyerbeer  ;  —  Hum  !  hum  !  il  a  quelque  talent,  je  ne 
dis  pas,  mais  il  sacrifie  à  la  mode.  —  El  M.  Auber  ? 

—  Compositeur    de    quadrilles    et    de    chansons. 

—  Bellini?  Donizelti  ?  — Italiens,  Italiens  !  musiciens 
faciles,  trop  faciles.  » 

Et  ce  n'est  pas  tout.  Comme  le  dit  M.  Daniel  Ber- 
nard, on  prêtait  en  critique  à  Berlioz  les  opinions  les 
plus  saugrenues.  Homme  de  lutte,  ayanl;'»  combattre 
pour  imposer  ses  idées,  il  s'était  fortifié  dans  son 
feuilleton  du  Journal  des  Débals,  d'où  il  mitraillait 
ses  adversaires,  très  nombreux,  et  qui  avaient  pour 
eux  la  bêtise  courante.  Mais  il  avait  beau  dire  blanc, 
on  lui  faisait  dire  noir.  C'est  là  un  phénomène  stu- 
péfiant qui  se  produit  toujours.  La  chose  écrite  que 
chacun  peut  lire  semble  devoir  être  un  fait.  Eh  bien  1 
pas  du  tout.  Berlioz,  à  propos  de  VIdoménée,  de 
Mozart,  écrivait  :  «  Quel  miracle  de  beauté  qu'une 
telle  musique!  Comme  c'est  pur!  Quel  parfum  d'anti- 
quité !  »  El  on  lisait  :  «  Mozart  n'a  aucun  talent,  per- 
sonne n'a  de  ta'ent,  moi  seul  ai  inventé  la  musique.» 
Explique  qui  pourra  ce  phénomène,  il  a  lieu  chaque 
fois  qu'un  artiste  convaincu  parle  à  la  médiocrité  des 
foules. 

«  Une  fois  pour  toutes,  dit  M.  Daniel  Bernard, 
établissons  que  Berlioz  ne  prétendait  nullement  au 
rôle  que  certains  compositeurs  ont  tenu  depuis.  H 
ne  se  vantait  pas  d'être  le  seul  de  son  espèce  et  ne 
croyait  point  qu'avant  lui  la  musique  fût  une  science 
ignorée,  ténébreuse,  inculte;  loin  de  renier  les 
anciens,  il  se  prosternait  avec  vénération  devant  les 
dieux  de  la  symphonie...  Son  ufiique  prétention  (et 
elle  nous  paraît  justifiée)  était  de  continuer  la  tradi- 


322  DE  LA   CRITIQUE. 

tion  musicale  en  l'agrandissant,  en  l'améliorant  grâce 
aux  ressources  modernes.  »' 

D'ailleurs,  il  avait  des  tendresses  ardentes,  il  dé- 
fendait Liszt  avec  une  passion  extraordinaire.  S'il 
faisait  un  continuel  massacre  des  opéras-comiques, 
il  était  pris  de  véritables  accès  de  dévotion  devant  les 
œuvres  qu'il  aimait.  C'était  un  croyant,  avec  une 
pointe  de  fanatisme  pour  ses  idées,  forcément  aigri 
par  l'injustice  de  ses  contemporains.  J'emprunte 
encore  à  M.  Daniel  Bernard  les  lignes  suivantes,  qui 
résument  très  nettement  la  vie  tourmentée  de  Berlioz. 

«  Il  existait  d'excellentes  raisons  pour  que  Berlioz 
fût  aitaqué,  discuté,  calomnié  par  ses  concurrents, 
qui,  ayant  du  talent,  ne  lui  pardonnaient  pas  d'avoir 
du  génie,  et  par  ceux,  beaucoup  plus  nombreux,  qui, 
ne  possédant  ni  génie  ni  talent,  se  ruaient  indiffé- 
remment à  l'assaut  de  toute  réputation  sjérieuse,  sans 
espoir  d'en  tirer  avantage  pour  eux-mêmes,  et  uni- 
quement pour  le  plaisir  de  briser.  Couvert  de  lauriers 
à  l'étranger,  Berlioz  s'irritait  de  trouver  dans  les 
feuilles  de  ses  couronnes  triomphales  des  moustiques 
parisiens  qui  le  piquaient.  11  était  plus  préoccupé 
des  haines  qu'il  rencontrait  dans  son  propre  pays  que 
des  magnifiques  ovations  qui  l'attendaient  au  delà  des 
frontières,  à  Londres,  à  Saint-Pétersbourg,  à  Vienne, 
à  Weimar,  à  Lowenberg.  » 

Une  dernière  citation  de  M.  Daniel  Bernard,  une 
phrase  que  j'ai  trouvée  bien  jolie  :  «  Certains  critiques 
croyaient  l'avoir  détruit  à  tout  jamais,  ou  s'imagi- 
naient qu'ils  le  croyaient  ;  car,  au  fond,  ils  n'en 
étaient  pas  bien  sûrs.  » 

Mais  il  est  temps  d'entendre  parler  Berlioz  lui 
même.  Je  prends  qh  et  là  les  passages  où  coule  toute 


DE   LA  ClUTIQUE.  323 

son  amertume  contre  Paris  et  la  France.  C'est  une 
blessure  sans  cesse  ouverte,  c'est  une  révolte  conti- 
nuelle contre  la  sottise,  mêlée  d'une  douleur  prolonde 
à  se  voir  ainsi  chassé  de  son  pays. 

Le  14  janvier  1848,  il  écrit  de  Londres  à  M.  Auguste 
Morel  :  «  Quant  à  la  France,  je  n'y  pense  plus... 
L'évidence  est  là  :  comparaison  faite  des  impressions 
que  ma  musique  a  produites  sur  tous  les  publics  de 
l'Europe  qui  l'ont  entendue,  je  suis  forcé  .de  conclure 
que  c'est  le  public  de  l^aris  qui  la  comprend  le  moins. 
N'est-il  pas  grotesque  qu'on  joue  dans  les  concerts 
du  Conservatoire  les  œuvres  de  tout  ce  qui  a  un  nom 
quelconque,  excepté  les  miennes  ?  N'est-il  pas  bles- 
sant pour  moi  de  voir  l'Opéra  avoir  toujours  recours 
à  des  ravaudeurs  musicaux  et  ses  directeurs  toujours 
armés  contre  moi  de  préventions  que  je  rougirais 
d'avoir  à  combattre,  si  la  main  leur  était  forcée  ?  La 
presse  ne  devient-elle  pas  ignoble  de  jour  en  jour? 
Y  voyons-nous  autre  chose  maintenant  (à  de  rares 
exceptions  près)  que  de  l'intrigue,  de  basses  tran- 
sactions et  du  crétinisme  ?...  Et  croyez-vous  que  je 
sois  la  dupe  d'une  foule  de  gens  au  sourire  empressé, 
et  qui  ne  cachent  leurs  ongles  et  leurs  dents  que 
parce  qu'ils  savent  que  j'ai  des  griffe <  et  des  dé f crises  7 
Ne  voir  partout  qu'imbécillité,  iudifférence,  ingrati- 
tude ou  terreur,  voilà  mon  lot  à  Paris.    » 

Le  15  mars  18^8,  il  écrit  de  Londres  à  M,  Joseph 
d'Ortigne  :  «  Je  n'ai  plus  à  songer,  pour  ma  carrière 
musicale,  qu'à  l'Angleterre  ou  à  la  Russie.  J'avais, 
depuis  longtemps,  fait  mon  deuil  de  la  France  ;  la  der- 
nière révolution  rend  ma  résolution  plus  ferme  et 
plus  indispensal;]e.  J'avais  à  lutter,  sous  l'ancien 
gouvernement,    contre  des  haines  semées  par   uu 


324  DE   LA  ClUTIQUE. 

feuilleton,  contre  l'ineptie  de  ceux  qui  gouver- 
nent nos  théâtres  et  rindifférence  du  public  ;  j'au- 
rais, de  plus,  la  foule  des  grands  compositeurs  que 
la  République  vient  de  faire  éclore,  la  musique  popu- 
laire, philanthropique,  nationale  et  économique.  La 
France  au  point  de  vue  musical,  n'est  qu'un  pays  de 
crétins  et  de  gredins  ;  il  faut  être  diablement  chauvin 
pour  ne  pas  le  reconnaître.  » 

Le  21  janvier  1852,  il  écrivait  de  Paris  à  M.  Alexis 
LwoCf  :  ((  Rien  n'est  plus  possible  à  Paris  et  je  crois 
que,  le  mois  prochain,  je  vais  retourner  en  Angle- 
terre, où  le  déi>i}'  iCaiiiier  la  musique  est  au  moins 
réel  et  persistant.  Ici,  tonte  place  est  prise  ;  les  mé- 
diocrités se  mangent  entre  elles  et  l'on  assi>te  au 
combat  et  aux  repas  de  ces  chiens  avec  autant  de  co- 
lère que  de  dégoût.  Les  jugements  de  la  presse  et  du 
public  sont  d'une  sottise  el.  d'une  frivolité  dont  rien 
ne  peut  offrir  un  exemple  chez  les  autres  nations.  » 

Le  9  janvier  1856,  il  écrit  de  Paris  à  M.  Auguste 
Morel  :  «  On  ne  voit  que  tripotages,  platitudes,  niai- 
series, gredineries,  gredins,  niais,  plats  et  tripoteurs. 
Je  me  tiens  toujours  de  plus  en  plus  à  l'écart  de  ce 
monde  empoisonné  d'empoisonneurs.  » 

Le  1\  lévrier  18G1,  il  écrivait  de  Paris  à  son  fils 
Louis  Berlioz  :  «  Les  professeurs  de  chiflVes  (.musique 
en  chillVes)  m'ont  provoqué  dernièrement  ;  tu  as  vu 
dans  mon  article  du  19  à  quoi  leur  instance  a  abouti 
et  quel  coup  de  poing  ils  m'ont  obligé  de  leur  donner 
sur  la  tète.  Fais  lire  cela  à  Morel,  qui  fut  insulté  par 
eux,  il  y  a  quelques  années...  Jamais  je  n'eus  tant  de 
moulins  à  vent  à  combattre  que  cette  année.  Je  suis 
entouré  de  fous  de  toute  espèce.  Il  y  a  des  instants 
où  la  colère  me  suffoque.  » 


DE   L\  CRITIQUE.  325 

Je  pourrais  multiplier  ces  citations  où  l'on  voit 
le  pauvre  grand  homme  exaspéré  se  débattre  dans 
les  insultes  qu'on  faità  son  génie  La  colère  l'emporte, 
les  épithètes  se  pressent,  il  est  continuellement 
sous  les  armes  pour  repousser  les  attaques  ;  et  l'on 
sent,  dans  son  cœur,  une  incurable  tristesse,  le  coup 
de  couteau  que  la  frivolité  de  son  cher  et  détesté 
Paris  lui  a  planté  en  pleine  poitrine  et  dont  il  mourra. 
Dans  sa  douleur,  les  consolations  ne  lui  viennent 
que  de  l'étranger.  Quand  il  sourit,  c'est  qu'il  a 
triomphé  quelque  part,  au  loin,  à  Berlin  ou  à 
Londres. 

((  J'ai  reçu  hier  une  lettre  d'un  monsieur  inconnu 
sur  ma  partilion  des  Troyens.  Il  me  dit  que  les  Pari- 
siens étaient  accoutumés  à  une  musique  plus  indul- 
gente que  la  mienne.  Cette  expression  m'a  ravi.  » 
(Lettre  à  M"*»  Ernst,  Paris,  14  décembre  1864.) 

«  Voici  encore  un  bulletin  de  la  grande  armée.... 
La  seconde  représentation  de  Béabnce  à  Weimar  a 
été  ce  qu'on  m'avait  annoncé  qu'elle  serait;  j'ai  été 
rappelé  après  le  premier  acte  et  après  le  deuxième. 
Je  vous  fais  grâce  de  toutes  les  charmantes  flatteries 
des  artistes  et  du  grand  duc.  »  (Lettre  à  M.  et 
M"*  Massart,  Lowenberg,  19  avril  1863.) 

«  Je  t'écris  trois  lignes  pour  que  tu  saches  que  j'ai 
obtenu  hier  soir  un  succès  pyramidal.  Redemandé  je 
ne  sais  combien  de  fois,  acclamé  et  tout  {sic)  comme 
compositeur  et  comme  chef  d'orchestre.  Ce  matin, 
je  lis  dans  le  Times,  le  Morning  Post,  le  Mom  ng  He- 
rald, Y Advertiser  &i  autres,  des  dithyrambes  comme 
on  n'en  écrivit  jamais  sur  moi.  Je  viens  d'éciii-o  à 
M.  Bertin  pour  que  notre  ami  Raymond,  du  Journal 
des  Déùats,  fasse  un  pot-pourri  de  tous  ces  articles 

28 


326  DE  L.\  CRITIQUE. 

et  qu'on  sache  au  moins  la  chose.  »  (Lettre  ?i  l\î.  Jo- 
sepn  d'Ortigue,  Londres,  24  mars  1852.) 

Ainsi  donc,  telle  a  été  sa  vie  jusqu'au  dernier  jour  : 
hué  en  France,  applaudi  à  l'étranger.  Je  terminerai 
mes  citations  par  une  page  d'ironie  cruelle.  On  avait 
annoncé  que  Berlioz  allait  partir  pour  l'Allemagne, 
où  il  venait  d'être  nommé  maître  de  chapelle.  C'est 
alors  que,  le  22  janvier  1834,  il  écrit  à  M.  Brandus  la 
lettre  suivante  : 

«  Le  fait  est  que  je  dois  quitter  la  France  un  jour, 
dans  quelques  années,  mais  que  la  chapelle  musicale 
dont  la  direction  m'a  été  confiée  n'est  point  en  Alle- 
magne. Et  puisque  tout  se  sait  dans  ce  diable  de  Pa- 
ris, j'aime  autant  vous  dire  maintenant  le  lieu  de  ma 
future  résidence  :  je  suis  directeur  général  des  con- 
certs particuliers  de  la  reine  des  Ovas,  à  Madagascar. 
L'orchestre  de  Sa  Majesté  Ova  est  composé  d'artistes 
malais  fort  distingués  et  de  quelques  Malgaches  de 
première  force.  Ils  n'aiment  pas  les  blancs,  il  est  vrai, 
et  j'aurais  en  conséquence  beaucoup  à  souffrir  sur  la 
terre  étrangère,  dans  les  premiers  temps,  si  tant  de 
gens  en  Europe  n'avaient  pris  à  tâche  de  me  noircir. 
J'espère  donc  arriver  au  milieu  d'eux  bronzé  contre 
leur  malveillance.  En  attendant,  veuillez  faire  savoir 
à  vos  lecteurs  que  je  continuerai  ù  habiter  Paris  le 
plus  possible,  à  aller  dans  les  théâtres  le  moins  pos- 
sible, mais  à  y  aller  cependant,  et  à  remplir  mes  fonc- 
tions de  critique  commeauparavant,  plus  qu'aupara- 
vant. Je  veux,  pour  la  fin,  m'en  donner  à  cœur  joie, 
puisque  aussi  bien  il  n'y  a  pas  de  journaux  à  Mada- 
gascar. )) 

Maintenant,  quelle  moralité  devons-nous  tirer  de 
tout  cela  Berlioz  mort,  on  sait  quela  été  son  triomphe. 


DE   LA  CRITIQUE.  327 

Aujourd'hui,  on  s'incline  très  bas  devant  sa  tombe, 
on  le  proclame  la  gloire  de  notre  école  moderne.  Ce 
grand  hom.me  qu'on  a  vilipendé,  qu'on  a  traîné  au 
ruisseau  pendant  sa  vie,  est  applaudi  dans  son  cer- 
cueil. Tous  les  mensonges  entassés  autour  de  lui, 
toutes  les  légendes  odieuses  et  ridicules,  toutes  les 
polémiques  sottes,  tous  les  efforts  delà  haine  cL  de 
l'envie  pour  le  salir,  s'en  sont  allés  comme  une  pous- 
sière balayée  par  lèvent  ;  et  il  reste  seul,  debout  dans 
sa  victoire.  C'est  Londres,  c'est  Saint-Pétersbourg, 
c'est  Berlin,  hélas!  qui  ont  eu  raison  contre  Paris. 
Mais  croyez-vous  que  cet  exemple  guérisse  la  foule 
de  sa  frivolité  et  les  médiocres  de  leur  rancune,  en 
face  des  talents  personnels?  Ahl  que  non  pas!  De- 
main, un  musicien  original  peut  naître,  il  trouvera 
exactement  les  mêmes  sifflets,  les  mêmes  calomnies, 
et  il  recommencera  identiquement  la  même  bataille, 
s'il  veut  la  même  victoire.  La  bêtise  et  la  mauvaise 
foi  sont  éternelles. 


CHAUDES- AIGUËS  ST  BALZAa 


J'ai  fait  une  trouvaille,  j'ai  découvert  un  volume 
iiililulé  :  les  Ecrivains  mod^î'nes  de  la  France.  Il  a  paru 
chezGosselin,  en  1841,  et  il  a  pour  auteur  un  "ritique 
du  nom  de  Chaudes-Aiguës,  mort  depuis  vin  :l-cinq 
à  trente  ans,  je  crois,  et  parfaitement  oublié  aujour- 
d'hui. Je  me  souviens  d'avoir  lu,  dans  la  Revue  de 
Paris,  un  article  oti  Asselineau  donnait  ce  Chaudes- 
Aiguës  comme  un  lettré  de  talent,  un  esprit  fin  et 
sagace.  En  tous  cas,  sans  être  au  premier  rang, 
Chaiides-Aigues  occupait  une  place  honorable  dans  la 
litléraliire  de  l'époque,  et  l'on  peut  dire  qu'il  résu- 
mait l'opinion  moyenne,  qu'il  tenait  alors  la  place 
de  certains  de  nos  critiques,  aujourd'hui  très  écou- 
tés. D'ailleurs,  la  preuve  que  ses  études  avaient  une 
valeur,  c'est  qu'il  a  trouvé  un  éditeur  pour  les  réunir 
en  un  volume. 

Or,  en  feuilletant  ce  volume,  j'ai  rencontré  une 
étude  sur  Balzac,  qui  est  devenue  pour  notre  généra- 
tion le  comble  de  la  drôlerie.  Cela  est  complet,  cela 
résume  la  bêlise  d'une  époque.  On  assiste  là  à  celte 


DE  LA   CRITIQUE.  329 

éternelle  rage  de  la  médiocrité,  à  cette  éternelle  né- 
galion  des  aveugles  devantles  personnalités  puissan- 
tes. Et  ce  qui  est  amusant,  c'est  que  nous  sommes 
déj.\  la  postérité  et  que  le  rire  nous  prend,  lorsque 
nous  mel  ons  Balzac  en  face  de  ce  Ghaudes-Aigues, 
le  géant  du  roman  moderne  à  côté  de  ce  nain 
ridicule  qui  lâche  de  le  couvrir  de  boue,  sans  arriver 
à  autre  chose  qu'à  se  salir  lui-même.  Quel  beau 
spectacle  et  quelle  leçon!  Mordez,  insultez,  meniez, 
soyez  bêtes,  dénoncez,  faites-vous  mouchards  et 
gardes-chiourme,  traînez  les  œuvres  dans  la  boue, 
\o\\h  le  résultat  :  ceux  que  vous  diffamez  grandissent 
et  rayonnent  dans  l'admiration  de  vos  petits-fils, 
tandis  que  vos  jugements  odieux  et  imbéciles  de- 
viennent, quand  on  les  retrouve,  un  objet  de  honte 
et  de  risée  pour  vos  mémoires. 

Je  veux  ressusciter  Ghaudes-Aigues.  Cela  sera 
d'un  bon  exemple  pour  nos  aboyeurs  d'aujourd'hui. 
Il  faut  qu'on  mette  le  nez  d'une  certaine  critique 
dans  ses  ordures.  Vous  allez  voir  que  rien  n'est 
changé.  Les  accusations  sont  toujours  les  mêmes,  et 
le  talent  ne  s'en  porle  pas  plus  mal. 

Donc,  je  me  contenterai  de  donner  des  citations. 
Il  suffît  qu'on  ait  le^  piètres  sous  les  yeux.  D'abord, 
Chaudes-Aiguës  triomphe  en  dix  pages,  parce  que 
Balzac  se  permet  d'opérer  certains  changements 
dans  la  classification  de  ses  ouvrages.  On  sait  que  le 
grand  romancier  ne  trouva  qu'après  coup  l'idée  de 
réunir  ces  romans  par  un  lien  commun,  sous  le 
large  titre  de  la  Comédie  humaine,  et  il  eut  alors  cer- 
taines hésitations,  il  modifia  plusieurs  fois  l'ordre  des 
différentes  parties.  11  n'y  avait  évidemment  là  rien 
qui  diminuât  le  talent  du  romancier;  nous  ne  nous 

S8. 


330  DE   LA   CRITIQUE. 

préoccupons  plus  de  ces  choses  aujourd'hui;  mais 
Chaudes-Aiguës  exulte,  il  s'imagine  confondre  Bal- 
zac en  lui  faisant  celte  guerre  de  détails,  et  quand  il 
a  prouvé  que  certaines  œuvres  ne  sont  pas  à  leur 
place,  il  triomphe,  il  se  vante  d'avoir  mis  en  poudre 
la  Comédie  liumaine.  Pauvre  homme  1  II  conclut  : 
«  Ce  recensement  sommaire  une  fois  livré  aux  mé- 
ditations des  admirateurs  les  plus  enthousiastes 
de  M.  de  Balzac,  nous  écouterons  d'une  oreille 
indifférente  M.  de  Balzac  vanter  à  outrance  les 
merveilles  architectoniques  dont  il  rêve.  Qui  pourrait 
songer  sans  rire,  désormais,  à  la  future  cathédrale 
de  M.  de  Balzac?  »  Gertts,  on  rit  aujourd'hui,  mais 
on  rit  de  Chaudes-Aiguës. 

Ce  qui  mettait  Chaudes-Aiguës  hors  de  lui,  c'était 
î'attitudedc  Balzac.  Ecoulez-le  :  «  Chaque  fois  que 
M.  de  Balzac  roule  sur  la  place  publique  une  pierre 
de  son  édifice,  c'est  à  son  de  trompe,  à  grand  bruit 
de  préface,  et  en  ayant  un  soin  tout  spécial  d'annon- 
cer que,  si  le  temple  n'est  point  terminé  encore, 
cela  lient  uniquement  à  l'immensité  du  plan  conçu.  » 
Naturellement,  Balzac  devait  êlre  accusé  d'être  un 
charlatan  ;  c'est  dans  l'ordre.  Il  avait  des  idées  à  dé- 
fendre, il  se  débattait  au  milieu  d'adversaires  très  ar- 
dents; pur  charlatanisme.  En  outre,  ses  chefs-d'œu- 
vre avaient  le  tort  de  faire  du  bruit,  et  ses  éditeurs 
commettaient  le  crime  de  vouloir  les  vendre.  D'ail- 
leurs, Chaudes-Aiguës  hausse  les  épaules  devant  la 
Comédie  humaine.  11  est  plein  de  pitié.  «  11  y  a  de  cela 
cinq  ou  six  ans,  dit-il,  M.  de  Balzac  imagina  un  sin- 
gulier moyen  de  se  soustraire  à  la  juridiction  souve- 
raine de  la  critique  ;  il  déclara  hautement,  avec  i.n 
sang-froid  imperturbable,  que  ses  romans  ne  pou- 


DIL  LA   CRITIQUE.  331 

vaient  pas  être  jugés  en  dernier  ressort,  ni  même 
d'aucune  façon,  par  la  critique  existante,  attendu  que 
ses  romans  n'étaient  point  des  œuvres  distinctes  les 
unes  des  autres,  rivales  pour  ainsi  dire,  procédant 
chacune  d'une  inspiration  particulière  et  arrivant  à 
des  conclusions  essentiellement  diverses,  mais  bien 
autant  de  fragments  d'un  monument  gigantesque, 
autant  de  pierres  indispensables  d'un  colossale  palais 
où  il  voulait  loger  son  pays.  Médiocrement  irritée  de 
cet  arrêt  d'incompétence  dont  on  la  frappait,  la 
critique  se  contenta  de  hausser  doucement  les 
épaules  en  signe  de  pitié  indulgente...  »  Voyez-vous 
cet  homme  de  génie  qui  a  l'ambition  de  bâtir  un 
monument  et  qui  prie  la  critique  d'attendre!  Cette 
prétention  peut-elle  se  supporter?  La  bêtise  n'attend 
pas. 

Mais  ce  n'est  là  que  l'entrée  en  matière.  Chaudes- 
Aiguës,  d'une  chiquenaude,  a  fait  crouler  la  Comé- 
di'i  liuuiaine.  Balzac  est  convaincu  de  mensonge  et 
d'impuissance;  il  n'a  pas  de  plan  général,  il  veut  en 
imposer  k  la  critique,  il  s'épuise  on  efforts  superflus. 
Maintenant,  il  s'agit  de  prouver  que  ses  romans, 
pris  à  part,  n'oflrent  ni  originalité,  ni  intérêt,  ni 
talent,  rien,  rien  du  tout,  le  vide  absolu. 

D'abord,  Balzac  n'a  rien  inventé.  Dans  toutes  ses 
œuvres,  il  n'y  a  que  deux  types,  un  homme  de  génie 
méconnu  et  luttant,  une  femme  de  cœur  vouée  à  tous 
les  sacrifices.  «  Louis  Lambert  et  madame  de  Yicu.- 
mesnil.  dit  Chaudes-Aiguës,  pour  contiauer  une  com- 
paiaison  très  juste,  sont  des  épreuves  avant  la  Icttie 
des  deux  seuls  portraits  qu'ait  gravés  M.  de  Balzac. 
Malheureusement  pour  M.  de  Balzac,  l'invention  de 
ce?T  deux  portraits  lui  est  tout  à  fait  étrangère;  il  n'a 


332  DE  LA  CRITIQUE. 

que  !e  mérite  de  reprofinctenr  habile,  en  celte  occa- 
sion. Comme  le  graveur  imprimant  sur  la  planche  de 
boi.s  0  1  d'acier  ridée  du  peintre,  ou  comme  l'élève  di- 
rigeant un  crayon  timide  sur  les  traces  qu'a  laissées  le 
pinceau  du  maître,  il  a  imité  des  images  créées  par 
d'autres  cerveaux  que  le  sien.  »  Et  plus  loin  :  «  M.  de 
Balzac  n'a  pas  été  aussi  soigneux  de  dissimuler  ses 
larcins,  quand,  au  lieu  de  caractères  principaux,  il 
s'est  agi  de  personnages  secondaires  et  de  détail.  Pour 
ne  le  combattre  que  sur  un  terrain  qui  lui  soit  favo- 
rable, nous  citerons  à  l'appui  de  notre  assertion,  ses 
deux  livres  les  plus  populaires  :  Eugénie  Grandet  et 
le  Lys  dam  la  vdlée  ;  le  premier,  où  Y  Avare  et  Mel- 
nioth,  un  peu  grimaçants  et  contrariés,  il  est  vrai,  po- 
sent constamment  devant  l'auteur,  à  tour  de  rôle; 
le  second  qui,  comme  dispositions  générales  et 
comme  effets  de  scène,  est  fabriqué  avec  les  rognures 
de  Volupté.  Molière!  Mathurin!  Hoffman  !  Sainte- 
Beuve  !  Il  faut  être  juste,  M.  de  Balzac  n'y  va  pas  de 
main  morte,  et  ce  n'est  pas  aux  pauvres  qu'il  s'a- 
dresse. »  Balzac  pillant  Sainte-Beuve,  c'est  un  com- 
ble, comme  nous  dirions  aujourd'hui.  D'ailleurs,  l'ac- 
cusation de  plagiat  est  également  dans  l'ordre 
Chaudes-Aiguës  ne  serait  pas  complet  s'il  ne  traitait 
pas  Balzac  de  voleur.  Les  Chaudes-Aiguës  d'aujour- 
d'hui continuent  la  tradition. 

Passons  maintenant  au  style.  Vous  allez  voir  com- 
ment Balzac  ignore  radicalement  sa  langue.  «  M.  de 
^alzac  est  parfaitement  étranger  aux  notions  les  plus 
vulgaires  de  la  syntaxe;  il  n'y  a  pas,  dans  l'art  d'é- 
crire, de  principe  si  élémentaire  dont  il  paraisse  avoir 
môme  une  vague  idée.  Selon  son  bon  plaisir,  il  met 
au  régime  de  l'activité  les  verbes  de  la  nature  la  plus 


DE   LA   CRITIQUE.  333 

passive,  et  réciproquemont;  ou  bien  il  ringe  dans  la 
catégorie  des  irréguliers  ou  des  absolus  des  verbes 
dont  la  condition  est  de  rester  neutres.  Presque  tous 
les  mots  sont  forcés,  sous  sa  plume,  à  des  associa- 
tions impossibles.  Avec  une  audace  et  une  assurance 
vraiment  fabuleuses,  il  établit  violemment,  entre  des 
substantifs  dont  il  ne  cormaît  ni  la  signification  pré- 
cise ni  l'origine,  et  des  adjectifs  dont  il  ignore  les  obli- 
gations particulières,  des  alliances  que  réprouvent 
tout  à  la  fois  la  tradition,  le  vocabulaire  et  le  goût. 
Quant  aux  pronoms,  relatifs  ou  possessifs,  et  aux  ad- 
verbes, le  romancier  s'en  sert  comme  de  ces  détache- 
ments de  cavalerie  légère  qu'on  lâche  au  milieu  d'une 
armée  en  déroute,  pour  accroître  le  désordre  et  le 
carnage  :  c'est  son  corps  de  réserve  destiné,  aux 
heures  décisives,  à  rendre  le  massacre  de  la  langue 
plus  complet.  »  Ceci  est  de  l'ironie.  Ghaudes-Aigues 
ne  se  doute  pas  d'une  chose  c'est  qu'une  page  de 
Balzac,  môme  incorrecte,  a  plus  d'accent  que  tout  son 
volume  d'articles.  Notre  langue  se  transforme  depuis 
le  commencement  du  siècle,  au  milieu  de  nos  luttes 
littéraires,  et  c'est  faire  une  singulière  besogne  que 
de  vouloir  juger  le  style  de  Balzac  avec  les  règles  de 
La  Harpe.  Ghaudes-Aigues  nie  tout  simplement 
l'évolution  moderne,  en  matière  de  style,  cet  enri- 
cbissement  considérable  de  lalangue,  ce  flot  d'images 
nouvelles,  cette  couleur  et  je  dirai  cette  odeur  in- 
troduites dans  la  phrase.  Sans  doute  il  faudra  plus 
tard  une  police  pour  régler  tout  cela.  Mais  ricaner  et 
s'indigner  devant  ce  mouvement,  c'est  ne  pas  com- 
prciîiire,  c'est  faire  preuve  d'infirmité  cérébrale. 

Arrivons  à  la  moralité.  Ici,  Ghaudes-Aigues  devient 
superbe.  Il  me  semble  que  j'entends  nos  critiques  et 


33i  DE  LA  CRITIQUE. 

nos  chroniqueurs  d'aujourd'hui  foudroyant  le  natu- 
lisme.  Le  comique  abonde.  Je  n'ai  que  l'embarras 
des  citations.  «  Une  des  prétentions  de  M.  de  Balzac, 
pour  laquelle  nous  seroiis  impitoyable,  s"écrie-t-il, 
c'est  celle  (jue  révèle  haulcfucnt  le  titre  général  de 
ses  œuvres,  de  connaître  à  fond  les  mœurs  du  siècle 
et  de  les  peiiidre  avec  une  rigoureuse  vérité.  Quelles 
sonl  donc  les  mœurs  que  peint  M,  de  Balzac?  Des 
mœurs  ignobles  et  dégoûtantes,  ayant  pour  seul  mo- 
bile un  intérêt  sordide  et  crapuleux.  S'il  Faut  en  croire 
le  prétendu  historien  philosophe,  l'argent  et  le  vice 
sont  lemoyen  et  le  but  uniques  pour  tousles  lio  iinies 
d'aujourd'hui:  les  passions  perverses,  les  goûts  dé- 
pravés, les  penchants  infâmes  animent  exclusivement 
la  France  du  dix  neuvième  siècle,  cette  fille  de  Jean- 
Jacques  et  de  Napoléon  !  Nul  sentiment  honorable, 
nulle  idée  hoiincle,  de  quelque  côté  que  se  tourne 
le  regard.  La  France,  —  car  c'est  le  portrait  de  la 
France  que  l'auteur  se  propose,  —  est  peuplée  de 
goujats  galonnés,  de  bandits  plus  ou  moins  déguisés 
par  un  masque,  de  femmes  arrivées  aux  dernières  li- 
mites de  la  corruption  ou  en  train  de  se  corrompre  : 
nouvelle  Sodome  dont  les  iniquités  appellent  le  feu 
du  ciel.  C'est-à-dire  que  les  cachots,  les  lupanars  et 
les  bagnes  seraient  des  asiles  de  vertu,  de  probité, 
d'innocence,  comparés  aux  cités  civilisées  de  M.  de 
Balzac.  »  Tout  y  est,  comme  ou  le  voit,  Sodome, 
Jean-Jacques  et  Napoléon.  Et  l'on  dit  cela  de  nos 
œuvres  aujourd'hui,  et  l'on  nous  jette  Balzac  à  la  tôle, 
en  déclarant  que  Balzac  au  moins  faisait  la  part  de 
la  vertu,  qu'une  haute  moralité  se  dégageait  toujours 
de  ses  œuvres  I  Voyons,  il  faudrait  s'entendre.  La  vé- 
rité est  que  les  Chandes-Âiguesde  demain  nous  jet- 


DE  LA  CRITIQUE.  335 

teront  à  la  lôte  des  romanciers  du  vingtième  siècle, 
en  les  accusant  à  ]<îur  tour  d'une  honteuse  immora- 
lité. 

Attendez,  ce  n'est  pas  fini.  Voici  le  plus  beau,  on 
croirait  entendre  parler  les  critiques  que  vous  con- 
naissez bien,  on  croirait  lire  un  article  publié  hier 
sur  des  romans  dont  vous  savez  les  titres  :  «i  Eh  !  oui, 
sans  doute,  il  y  a  dans  la  société  contemporaine  des 
infamies  et  des  hontes,  des  fortunes  dont  la  source 
est  inavouable,  des  positions  usurpées,  des  métiers 
exercés  bassement,  des  industries  déshonorantes,  des 
éi,'oï->nies  poussés  jusqu'à  la  lâcheté  et  à  la  scéléra- 
tesse, des  turpidcs  sans  nom.  Mais  dire  qu'il  n'y  a 
que  cela,  voilà  l'impardonnable  mensonge!  Mais  se 
])laire  dans  la  mise  en  œuvre  de  pareils  éléments,  les 
g  'aiidir,  les  poétiser,  les  caresser,  en  comijoscr  un 
éternel  spectacle  pour  la  foule,  en  vouloir  l'aiic  des 
sujets  d'admiration  et  d'enthousiasme,  voilà  le  tcit 
criminel  1  Heureusement,  il  y  a,  aujourd'hui  plus  que 
jamais,  dans  le  cœur  d'une  ccrlaine  jeunesse  dont 
M.  de  Balzac  ne  soupçonne  pas  l'existence,  des  ins- 
tincts désintéressés  et  nobles,  des  passions  généreu- 
ses, des  convictions  sincères  et  ardentes,  (]ue  ne  ter- 
niront ni  ne  déracineront  les  mauvais  exemples,  non 
plus  que  les  pernicieuses  leçons.  Sous  ce  l'umier  (jne 
M.  de  Balzac  remue  de  deux  mains  amoureuses,  au 
sien  d'une  terre  vierge  et  féconde,  se  développent  en 
silence,  à  cette  hrurc  môme,  des  L;eruies  piécieux... 
Maij,  à  qui  parlons-nous?  et  l'aulcur  de  /'a  Fi/Ie  aux 
yeux  d or  peut-il  nous  comprcnilrc?  Tout  ce  que  nous 
devons  dire  à  M.  de  Balzac,  c'est  qu'il  n'a  rion  de  plus 
à  démêler  avec  l'esprit  philosoiilii  [ua  de  son  siècle 
.qu'avec  la  litléi'aturo  sérieuse...  PL^Cl',  de  son  vi\ant 


336  DE   LA  CRITIQUE. 

même,  entre  mademoiselle  Scudéry,  dont  il  a  la  fé- 
condité maladive,  et  le  marquis  de  Sade,  qu  il  con- 
tinue, dans  un  autre  ordre  d'idées,  avec  un  bonheur 
rare,  il  pourra  voir  avant  peu,  de  ses  fenêtres,  le  ca- 
davre de  sa  réputation  traîné  aux  gémonies.  » 

Cette  fois,  c'est  complet.  Voilà  le  marquis  de  Sade 
arrivé.  Je  l'attendais.  Il  devait  être  de  la  fête.  On  ne 
saurait  croire  quelle  consommation  la  critique  fait  du 
marquis  de  Sade.  Il  est  la  «  tarte  à  la  crème  »  des 
Chaudes- Aiguës  passés,  présents  et  futurs.  Un  roman- 
cier ne  peut  risquer  une  plaie  humaine  sans  qu'on  le 
salisse  avec  cette  comparaison  inepte,  qui  prouve  une 
seule  chose,  l'ignorance  parfaite  de  ceux  qui  rem- 
ploient. Mais  laissez-moi  m'égayer  sur  la  clairvoyance 
extraordinaire  du  prophète  Chaudes-Aigiies.  Où  est- 
elle,  ta  jeunesse  qui  devait  traîner  Balzac  aux  gémo- 
nies, ô  Chaudes-Aiguës?  Aujourd'hui,  les  fils  et  les 
petits-fils  de  Balzac  triomphent;  ce  romancier  de 
génie,  qui  n'avait  rien  à  démêler  avec  la  littérature  sé- 
rieuse, ni  avec  l'esprit  philosophique  du  siècle,  a  jus- 
tement laissé  la  formule  scientifique  de  notre  littéra- 
ture actuelle.  Si  tes  pareils  de  l'heure  présente,  ô 
Chaudes-Aiguës,  prophétisent  avec  la  même  certitude, 
ceux  qu'ils  condamnent  à  l'égoût  peuvent  se  réjouir, 
car  c'est  à  coup  sûr  une  haute  et  noble  gloire  qui  les 
attend. 

Finissons.  Voici  encore  une  longue  citation  néces- 
saire :  Chaudes-Aiguës,  dans  un  dernier  paragraphe 
de  deux  pages,  croit  achever  Balzac  d'un  coup  de 
massue.  Il  s'en  prend  aux  excès  de  sa  personnalité, 
il  parle  de  son  orgueil,  il  le  traite  carrément  de  fou. 
Lisez  et  méditez  ces  pages. 

«  Nous  aurions  volontiers  assisté  en  témoin  aussi 


k 


DE  LA  CRITIQUE.  337 

impassible  que  peu  curieux  à  la  décadence  de  M.  de 
Balzac,  faux  météore  prêt  à  replonger  silencieusement 
dans  la  mare  d'in-octavos  sinistres  d'oïl  il  est  sorti, 
si  M.  de  Balzac,  à  mesure  qu'il  décline,  ne  prenait  à 
tâche  de  lasser  la  patience  publique  par  l'excès  de  sa 
personnalité.  M.  de  Balzac,  à  force  de  se  trouver 
semblable,  sinon  supérieur,  à  tous  les  grands  person- 
nages anciens  et  modernes,  en  est  arrivé  à  se  placer 
si  haut  dans  sa  propre  estime,  qu'il  ferait  preuve  d'une 
modestie incroyables'ilse mettait,  commeonl'assure, 
sur  les  rangs  pour  l'Académie.  Consentir  à  partager 
ainsi  l'empire  des  lettres  avec  trente-neuf  rivaux, 
vouloir  troquer  un  trône  contre  un  fauteuil  serait, 
nous  en  convenons,  une  abdication  véritable... 
MM.  de  rinslitut  ne  donneront  pas  lieu,  nous  l'espé- 
rons, à  l'une  de  ces  bouffonneries  dont  le  public  est 
las...  Que  M.  de  Balzac  se  proclame,  par  la  voie  des 
annonces,  un  auteur  incomparable,  le  plus  excellent 
des  romanciers  modernes,  le  premier  fabricant  de 
chefs-d'œuvre  en  gros  ou  en  détail,  c'est  un  ridicule 
sans  doute  qui  rappelle  la  grenouille  de  La  Fon laine, 
mais  que  les  librairies,  h  tout  prendre,  ont  le  droit  de 
donner  à  l'auteur  pour  leur  argent.  Que  M.  de  Balzac 
se  pose,  dans  une  préface,  en  écrivain  près  de  qui 
Richardson,  Walter  Scott  et  autres  sont  une  petite 
monnaie  vulgaire;  cela  est,  jusqu'à  un  certain  point, 
tolérable,  comme  sujet  précieux  d'hilarité.  Mais  que 
M.  de  Balzac,  non  content  d'imposer  son  nom  au  pu- 
blic, au  moyen  delà  préface  et  delà  réclame  i  ayanic, 
saisisse  toutes  les  occasions  de  se  prodiguer  l'encens 
à  lui-même,  et  fasse  naître  ces  occasions  au  besoin  ; 
que,  sous  prétexte,  aujourd'hui,  d'éclaircir  une  q;:cs- 
tion  de  droit  littéraire;  demain,  de  signaler  le  tort 

S9 


338  DE  LA  CRITIQUE. 

fait  à  la  librairie  française  par  1a  contrefaçon  belgR  ; 
api\s-demàin,  de  réfuter  une  opinion  émise  sur  lui, 
dans  un  article  critique;  un  autre  jour,  de  proposer 
une  modification  du  code  civil  ou  du  code  pénal, 
M.  de  Bal/.ac,  incessamment  préoccupé  de  son  irn- 
porlance  individuelle,  explique  le  double  rôle  de  ma- 
réchal de  France  et  d'empereur  qu'il  joue  tour  à  tour, 
s  !  s  que  la  société  s'en  doute,...  voilà  qui  n'est  plus 
tolci'.ible,  voilà  qui  n'est  plus  risible;  car  ceci  est  de 
l'ui  uueil  poussé  jusqu^à  la  folie.  Opposer  l'exiguilé  du 
m  M  ,Le  fi  l'extravagance  de  l'ambition  était,  en  pareil 
cà^,  un  devoir  dont  la  critique  philosophique  ne 
pouvait  se  dispenser.  » 

Les  oreilles  me  tintent.  Est-ce  de  Balzac  qu'il  s'agit, 
est  ce  d'un  autre?  L'article  a-t-il  paru  il  y  a  trente 
ans,  a-t-il  paru  ce  matin?  Ne  serait-il  pas  de  Chaudcs- 
Ai^ues,  serait-il  de  —  mettez  un  nom?  Pauvre  grand 
Balz.ic,  tombé  sous  la  férule  d'un  médiocre,  parce  qu'il 
travaillait  trop,  parce  que  sa  personnalité  débordait 
f.iLalemenl,  parce  qu'il  emplissait  son  temps  a\ec  la  foi 
dis  forts  travailleurs!  Ah!  quelle  vengeance  aujour- 
d'hui !  Mais  il  a  souffert,  et  il  n'est  plus  là. 

On  me  dira  :  «  En  voilà  assez,  vous  avez  raison  : 
C3  Chaudes-Aiguës  est  idiot.  Quelle  étrange  icbe 
a.L'Z-vous  eue  d'exhumer  ce  tas  d'enfantillages?  Ce 
n'est  pas  drôle,  ça  nous  ennuie,  ça  n'a  plus  le  sens 
commun.  A  cette  heure,  tout  le  mande  est  d'accord. 
Balzac  est  le  grand  romancier  du  siècle.  Il  est  inu- 
tile, pour  le  prouver,  d'étaler  les  sottises  que  des 
critiques  oubliés  ont  dites  sur  son  compte.  Laissez- 
nous  tranquilles  avec  votre  Ghaudes-Aigues.  » 

Et  je  répondrai:  «  D'accord,  Ghaudes-Aigues  est 
idiot;  les  citations  que  je  lui  ai  empruntées  sont 


DE   LA   Cnn^QUE.  339 

devenues  bouffonnes  et  cnnny.'iises.  Mais  i!  est  l)on 
d'établir  que  Chaudes-Aiguës  a  clé,  dans  son  temps, 
un  critique  distingué,  écouté,  lu  par  un  public  ilmt 
il  gâtait  l'intelligence  et  qui  pensait  comme  lui.  Sou 
étude  est  écrite  proprement,  sauf  quelques  incor- 
rections et  beaucoup  de  niaiseries.  A  coup  sûr,  il 
croyait  faire  œuvre  de  justice  et  de  morale.  Or.  il 
est  arrivé  que  trente  années  ont  suffi  pour'Ie  changer 
en  un  fantoche  qu'on  ne  peut  plus  lire  sans  s'égayer. 
Eh  bien  !  dites-moi  combien  nous  comptons  ;\  noire 
époque  de  Chaudes-Aiguës,  et  songez  avec  quel 
échit  de  rire  nos  petits-fils  liront  les  articles  de  cea 
messieurs.  Gela  me  réjouit,  voilà  tout.  » 


JULES    JiVNIN   ET  BALZAC 


Je  me  suis  récréé  à  donner  des  extraits  d'une 
incroyable  étude,  que  le  critique  oublié  Chaudes- 
Aiguës  avait  jadis  déposée  contre  la  haute  figure  de 
Balzac.  Aujourd'hui,  je  prendrai  un  nouveau  plaisir, 
je  reproduirai  certains  passages  d'un  article  publié 
par  Jules  Janin  sur  l'auteur  de  la  Comédie  humaine, 
dans  la  Revue  de  Paris,  numéro  de  juillet  i839. 

Chaudes-Aiguës  était  presque  un  inconnu,  un 
homme  sans  grande  autorité,  dont  l'imbécillité  ne 
tirait  pas  à  conséquence.  Mais  Jules  Janin,  diable  ! 
cela  va  devenir  grave.  Souvenez-vous  que  Jules 
Janin  a  été  solennellement  sacré  prince  des  criti- 
ques, qu'on  s'est  pendant  quarante  ans  incliné  sous 
sa  férule,  que  rien  n'a  égalé  sa  célébrité,  si  ce  n'est 
l'oubli  oij  il  est  tombé  d'un  coup  et  tout  entier.  Ro- 
mancier fécond,  critique  dramatique  acclamé,  il 
semblait  de  taille  à  comprendre  et  à  juger  Balzac. 
Eh  bienl  vous  allez  l'entendre. 

Il  faut  dire  que  Balzac  venait  de  malmener  la  presse 
dans  son  roman  des  Illusions  perdues.  Jania    crat 


DE  L\   CRITIQUE.  341 

devoir  prendre  la  défense  du  journalisme.  En  ce 
lcmps-là,on  s'étonnait  déjà  qu'un  romancier,  égorgé 
par  les  journaux,  traîné  chaque  matin  dans  la  boue, 
eût  l'audace  grande  de  n'être  pas  content  et  d'ac- 
cuser ses  diffamateurs  de  mauvaise  foi  et  d'igno- 
rance. Balzac  ne  mâchait  passes  paroles:  dans  la 
Revue  qui  lui  appartenait,  il  avait  carrément  déclaré 
que  les  journaux  montraient  une  attitude  «  ignoble  » 
à  son  égard.  Jamais,  d'ailleurs,  il  ne  leur  pardonna. 
Ce  sont  des  choses  qu'on  a  trop  oubliées  aujour- 
d'hui, lorsqu'on  cherche  à  écraser  les  vivants  sous 
le  souvenir  des  grands  morts.  Ajoutons  que  Janin, 
en  se  faisant  le  défenseur  de  la  presse,  était  basse- 
ment l'exécuteur  des  rancunes  de  la  lievue  de  Pm-is, 
qui  venait  de  perdre  son  fameux  procès  contre  lîalzac. 

Mais  arrivons  aux  citations.  Je  les  donne  simple- 
ment dans  l'ordre  oii  elles  se  présentent. 

D'abord,  Janin  plaisante  agréablement  On  l'a 
forcé  à  lire  les  Illusions  perdues,  et  c'est  pour  lui  un 
supplice  atroce.  Un  moment,  il  espère  éviter  la  corvée, 
il  s'écrie  :  u  Aussitôt,  tout  joyeux,  je  revenais  à  ces 
vieux  livres  qui  ont  eu  tout  de  suite  un  milieu,  un 
commencement,  une  fin;  nobles  chefs-d'œuvre  dont 
la  contemplation  vous  rend  meilleur.  Au  contraire, 
toutes  ces  misères  modernes,  écrites  au  hasard,  sans 
plan,  sans  but,  et  comme  si  l'on  traçait  sur  le  pa- 
pier le  plus  fantastique  des  châleaux  en  Espagne, 
vous  donnent  je  ne  sais  quelle  impatience  que  vous 
avez  de  la  peine  à  contenir.  »  Voilà  la  profession  de 
foi.  «  Sans  plan,  sans  but  »  est  bien  joli.  Cela  rappelle 
Sainte-Beuve,  qui  préférait  le  Voyage  autou7'  de  ma 
Chambj^e  à  la  Chartreuse  de  Parme. 

Continuons.   «  David  Séchard   s'estima  donc  fort 

19. 


3i2  DE   LA  CRITIQUE. 

heureux  de  remplacer  son  père  à  tout  prix,  pour  pou- 
voir nommer  son  ami  Lucien  proie  d'imprimerie, 
aux  appointements  de  50  francs  par  mois:  j'oubliais 
de  vous  dire  que  M"*  Chardon,  la  mère,  gagnait  trente 
sous  par  jour  chez  ses  malades,  sa  fille  vingt  sous 
chez  la  maîtresse  blanchisseuse.  Ce  bruit  d'argent 
et  celte  horrible  odeur  de  billon  reviendront  sou- 
vent dans  mon  récit;  mais  à  qui  la  faute!  sinon  à  M.  de 
Balzac,  qui  fait  dépendre  la  destinée  de  ses  héros, 
et  je  dis  de  presque  tous  ses  héros,  d'une  pièce  de  cin- 
quante centimes.  »  Et  plus  loin  :  «  Des  2,C00  francs 
qu'il  avait  apportés  à  Paris,  il  ne  lui  restait  plus 
que  360  francs;  il  fut  se  loger  rue  de  Cluny,  près 
de  la  Sorbonne,  il  donna  40  sous  au  fiacre;  il  lui 
resta  donc  3o8  francs.  Pour  lire  avec  fruit  les  ro- 
mans de  M.  de  Balzac,  il  faut  savoir  au  moins  un 
peu  d'arithmétique  et  un  peu  d'algèbre,  sinon  ils 
perdent  beaucoup  de  leur  charme.  Au  resle,  je  vous 
prie  de  croire  que  ces  minulieux  détails  sont  exacts 
et  que  je  suis  incapable  de  les  inventer.  )j  Je  le  crois 
pardieu  bien  !  Il  est  intelligent,  ce  Janin.  Le  prince 
des  critiques  n'a  pas  compris  que  la  grande  origina- 
lité de  Balzac  a  été  de  donnera  l'argent  en  lillérature 
son  terrible  rôle  moderne. 

Mais  le  plus  amusant  des  reproches  que  lui  fait 
Janin,  c'est  de  se  répéter,  c'est  de  n'avoir  qu'une 
note.  Cela  égaie,  quand  on  se  rappelle  que  ledit  Janin 
a  refait  pendant  quarante  ans  le  môme  arlicle.  au 
rez-de-chaussée  des /^é6^;^^\  Quarante  annéesdu  même 
bavardage  vide,  quarante  années  de  critique  inutile 
et  lleurie!  N'est-ce  pas  énorme  de  venir  ensuite  ac- 
cu ^cr  d'uniformité  l'auteur  de  la  Comédie  humaine^ 
qui  a  créé  tout  un  monde? 


DE  LA  CRITIQUE.  343 

Enfin,  il  se  risque,  il  se  lance  à  fond  dans  la  lecture 
des  Il/usions  perdues;  et  voyez  en  quels  galants  ter- 
mes :  «  Encore  une  fois,  il  le  faut  ;  donc  fermons  les 
yeux,  retenons  notre  haleine,  mettons  à  nos  jambes 
les  bottes  imperméables  des  égoûliers  et  marchons 
tout  à  notre  aise  dans  cette  fange,  puisque  cela  vous 
plaît.  »  Je  crois  lire  un  critique  d'aujourd'hui  parlant 
de  l'égoût  du  naturalisme. 

Au  passage,  Janin  rencontre  le  nom  de  Walter 
Scott,  et  le  voilà  parti,  il  en  a  pour  deux  pages  de 
ce  style  fluide  qui  coulait  comme  une  eau  tiède. 
Balzac,  qui  avait  pour  WaUcr  Scott  une  admiration 
difficile  à  comprendre  aujourd'hui,  ayant  eu  le  mal- 
heur de  dire  que  toutes  les  héroïnes  du  romancier 
anglais  se  ressemblaient,  le  critique  s'écrie  avec  in- 
dignation :  «  Quel  blasphème!  etconmient  peut-on 
méconnaître  la  valeur  de  ces  chefs-d  reuvre  que  toute 
l'Europe  sait  par  cœur?  M;iis  c'est  justement  parce 
qu'il  a  placé  la  femme  au  second  plan  de  ses  histoires, 
parce  qu'il  a  entouré  ses  hoioïncs  des  plus  douces 
vertus,  parce  que  lenr  passion  est  calme,  parce  que 
leur  amour  est  honnête,  parce  qu'elles  restent  tou- 
jours décentes  et  réservées,  comme  il  convient  à 
d'honnêtes  filles,  destinées  à  devenir  d'estimables 
mères  de  famille;  c'est  justement  pourquoi  les  ro- 
mans de  sir  Walter  Scott  ont  été  ainsi  adoptés  à 
l'infini...  »  Voilà  de  la  criticjue  profonde.  Décidément, 
le  prince  des  critiques  n'avait  pas  le  crâne  assez 
large  pour  comprendre  Balzac. 

Il  le  comprenait  si  peu  ({uil  lui  comparait  et  qu'il 
lui  prêterait  Paul  de  Kock.  Du  reste,  c'était  là  une 
des  plaisanteries  du  temps,  dont  Balzac  enrageait. 
Janin  raille  avec  perlidie  :   «  Ainsi,  par  des  chemins 


3i4  DE  LA  CRITIQUE. 

différents,  l'un  par  la  grosse  gaieté  et  par  l'exagéra- 
tion du  sans  façon,  l'autre  par  le  sentiment  le  plus 
raffiné  et  par  une  politesse  un  peu  plus  qu'exquise, 
M.  Paul  de  Kock  ei  M.  de  Balzac  sont  arrivés  tout  à 
fait  à  la  mftme  popularité,  à  la  même  faveur,  au 
même  nombre  de  lecteurs  ;  quant  à  savoir  lequel  des 
deux  l'emporte  sur  l'autre,  demandez-le  aux  grandes 
capitales  de  l'Europe?  Londres  choisira  M.  Paul  de 
Kock  ;  Saint-Pétersbourg,  la  plus  habile  des  contre- 
façons de  Paris,  proclamera  M.  de  Balzac  ;  Paris  est 
pour  tous  les  deux,  Paris  est  pour  tous  ceux  qui  l'a- 
musent; il  n'aura  jamais  trop  d'amuseurs.  »  Aujour- 
d'hui, Paris,  et  1  Europe,  et  le  monde,  ne  connaissent 
plus  que  Balzac,  car  Paul  de  Kock,  et  Jules  Janin 
lui  même,  sont  morts. 

Plus  bas,  le  prince  des  critiques  ne  veut  pas  don- 
ner la  royauté  du  roman  à  Balzac.  Il  confesse  là  son 
tempérament.  Je  cite  toute  la  page  (lui  en  vaut 
la  peine  :  «  Je  vous  répondrai  que  M.  de  Balzac  n'est 
pas  le  roi  des  romanciers  modernes  ;  le  roi  des  ro- 
manciers modernes,  c'est  une  femme,  un  de  ces 
grands  esprits  pleins  d'inquiétudes  qui  cherchent 
leur  voie,  et  qui  même,  quand  elle  écrit  ses  plus 
beaux  romans,  me  produit  l'effet  d'Apollon  gar- 
dant les  troupeaux  d'Admèle  Viennent  ensuite, 
tantôt  à  côté,  tantôt  derrière  M.  de  Balzac,  tantôt 
devant  lui,  plusieurs  romanciers  qui,  comme 
lui,  regardent  avec  grand  mépris  la  société  telle 
qu'elle  se  comporte  ;  écrivains  d'une  grande  audace, 
d'une  fécondité  merveilleuse.  Quel  ouvrage  de  M.  de 
B:ilzacaété  plus  rempli  de  mouvements  et  d'incidents 
divers  que  les  Mémoires  du  Diable  ?  Quel  conte  de 
M.  de  Balzac  est  supérieur  à  la  Femme  de  quarante  ans. 


DE   I.A   CIHTIQL'E.  345 

par  M.  de  Bcrnjinl?  ijiiiind  donc  M,  de  Balzac  a-l-il 
pou'^sé  l'ironie  plus  loin  que  M.  Eugène  Sue  1  A-t-ilrien 
écrit  pour  la  fraîchesir  des  descripl/ions,  pour  la  grâce 
murmurante  et  prinlanicrc  du  paysage,  qui  soit  pré- 
férable aux  adorables  caprices  de  M.  Alphonse  Karr? 
N'oublions  [)as,  dans  un  genre  plus  élevé,  le  roman 
de  M.  Alfred  de  Vigny  el  Nuti-e-Dame  de  Paris,  et 
Viilnidé,  qui  est  un  livre  h  part,  sans  compter  tant  de 
beaux  petits  coules  que  j'oublie,  tous  remplis  de  dé- 
lire, d'imagiiialion  el  d'amour...  »  Tout  cela  est  de- 
venu bien  drùK-  iï  celte  heure.  Ce  prince  des  critiques 
manquait  de  flair'. 

A'oiik'z-vous  maintenant  entendre  traiter  Balzac 
comme  un  infect  naturaliste  d'aujourd'hui  :  «  Parce 
que  la  chose  existe,  est-ce  à  dire  que  le  roman  et  la 
comédie,  le  crochet  à  la  main,  se  puissent  occuper  de 
ce  paudemonium  grouillant  sur  ce  tas  d'immondices? 
Non,  non,  il  y  a  des  choses  qu'on  ne  doit  pas  voir  et 
qui  sont  à  peine  permises  au  philosophe,  à  peine 
permises  au  moraliste,  à  peine  permises  au  chrétien. 
Un  écrivain  n'est  pas  un  chiffonnier,  un  livreneserem- 
plil  pas  comme  une  hotte.  »  Voilà  une  phrase  qui  a 
l'air  d'avoir  été  écrite  ce  matin.  Oh  !  ces  messieurs 
ne  se  mettent  pas  en  frais  d'imagination  :  les  mêmes 
phrases  leur  servent  depuis  un  demi-siècle.  Elles  n'ont 
pas  entamé  Balzac,  n'importe,  on  les  trouve  encore 
assez  bonnes  pour  tâcher  d'écraser  les  nouveaux  ve- 
nus. 

En  somme,  comme  je  l'ai  dit,  Jules  Janin  feint  de 
croire  que  Balzac  s'attaque  aux  grandes  personnalités 
du  journalisme,  à  tous  ces  grands  noms  :  Chateau- 
briand, Royer-Collard,  Guizot,  Armand  Garrel,  Vil- 
lemain,  Lamenais.La  vérité  était  que  Balzac  parlait 


346  DE  LA  CRITIQUE. 

des  honteuses  <  uisines  dont  il  était  le  témoin,  des 
coulisses  de  la  presse,  de  tous  les  abus  que  le  brusque 
succès  des  journaux  faisait  naître.  Dès  lors,  admirez 
lepassage  suivant:  «  Lorsque,  depuis  1789  seulement, 
tous  les  principes  sur  lesquels  repose  la  socié  é  mo- 
derne ont  été  fondés,  défendus  et  sauvés  par  le  jour- 
nal, cela  est  triste  de  voir  sa  noble  et  chère  profession 
attaquée,  même  dans  ses  ténèbres,  même  dans  ses 
accessoires  les  plus  futiles  et  les  plus  inaperçus,  et 
attaquée  par  quoi,  je  vous  prie?  Par  un  livre  sans 
style,  sans  mérite  et  sans  talent.  »  Grand  Dieu  !  est- 
ce  des  /llu'^ions  perdues  que  parle  le  prince  des  criti- 
ques ?  M.iis,  vous  ne  connaissez  seulement  pas  votre 
principauté,  vous  barbotez  !  Après  un  jugemL'iit  pa- 
reil, on  aurait  dû  vous  asseoir  sur  votre  couronne 
comme  sur  une  chaise  percée. 

Attendez,  ce  n'est  pas  fini  II  y  a  une  phrase  plus 
forte.  La  voici  :  u  Heureusement  ce  livre  est  du  grand 
nombre  de  romans,  qu'on  n'a  nul  regret  de  ne  pas 
lire,  qui  paraissent  aujourd'hui  pour  disparaître  le 
lendemain  dans  un  immense  oubli.  Jamais,  en  effet, 
et  à  aucune  époque  de  son  talent,  la  pensée  de  M.  de 
Balzac  n'a  été  plus  diffuse,  jamais  son  invention 
n'a  été  plus  languissante,  jamais  son  style  n'a  été 
plus  incorrect...  p  C'est  assez,  arrêtons-nous,  car 
nous  touchons  au  sublime  du  comique. 

Eh  bien  !  prince,  je  crois  que  c'est  vous  qui  avez 
disparu  le  lendemain  dans  un  immense  oubli.  Per- 
sonne ne  lit  plus  vos  romans,  et  vos  quarante  années 
de  critique  n'ont  pas  même  laissé  une  trace  dans 
notre  histoire  littéraire.  Quant  à  Balzac,  il  est  debout, 
il  grandit  chaque  jour  davantage.  Ce  sont  1;\  des 
fouilles  dans  le  passé,  des  lectures  saines  et  rafraî- 


DE   LA   ClîITIQUli.  347 

chissantes,  qui  font  du  bien.  On  iespiie,cn  conslalant 
l'imbécillité  de  la  critique,  même  lorsqu'elle  est  cou- 
ronnée. Songez  donc  qu'au' ourdhui  il  n'y  en  a 
pas  même  un  qu'on  ait  jugé  digue  d'asseoir  sur  le 
trône.  Si  l'on  patauge  é\  ce  poiul  lorsqu'on  est  prince, 
que  peuser  des  jugements  portés  par  le  troupeau 
des  critiques  ordinal '.es  ? 


tJN  PRIX  DE  ROME  LITTÉRAIRE. 


Il  vient  de  se  produire  un  étrange  projet,  celui  de 
fonder  un  prix  de  Rome  littéraire.  Certes,  ce  ptojet 
n'a  heureusement  aucune  chance  d'être  réalisé,  et  il 
serait  inutile  de  le  discuter,  s'il  n'était  un  symptôme 
delà  laide  maladie  que  nous  avons  en  France  d'ôlre 
protégés  et  encouragés  par  l'État. 

En  vérité,  nous  ne  nous  affranchissons  jamais  de 
notre  vie  de  bambins  au  collège.  L'art  et  les  lettres 
continuent  à  être  pour  nous  une  série  de  composi- 
tions en  thème  latin  et  en  version  grecque  ;  et  il  faut 
qu'un  maître  quelconque  distribue  des  places,  soit 
toujours  là  pour  coller  dans  le  dos  des  élèves  des 
numéros  d'ordre.  Si,  à  la  fin  de  l'année,  la  distribu- 
tion des  prix,  avec  des  couronnes  de  laurier  en  pa- 
pier peint,  venait  à  manquer,  ce  serait  une  conster- 
nation générale. 

Les  gamins  de  huit  ans  ont  des  croix  de  fer  blanc 
sur  la  poitrine.  Plus  tard,  on  les  inscrit  au  tableau 
d'honneur,  on  les  comble  de  bons  points.  Plus  tard, 
à  leur  entrée  dans  la  vie,  on  les  promène  de  con- 


DE  LA  CRITIQUE.  349 

cours  en  concours,  et  les  diplômes  tombent  sur  eux, 
drus  comme  les  feuilles  en  automne.  Ce  n'est  point 
fini,  les  médailles,  les  litres,  les  croix  de  tous  les  mé- 
taux continuent  de  pleuvoir.  On  est  timbré,  scellé, 
apostille.  On  porte  sur  chaque  membre  le  visa  de  l'ad- 
ministration, déclarant  en  bonne  forme  que  vous 
avez  du  génie.  On  devient  un  colis  dûment  enregistré 
pour  la  gloire.  Quel  enfantillage,  et  comme  il  est 
plus  sain  d'être  seul  et  libre,  avec  sa  poitrine  nue  au 
grand  soleil  I 

Ainsi,  voilà  les  écrivains  qui  n'étaient  point  trop 
protégés.  Ils  n'avaient  pas  de  concours,  seule  \  Aca- 
démie se  permettait  de  distribuer  à  des  dames  et  à 
des  hommes  tranquilles  quelques  prix  timides.  Ils  ne 
sentaient  point  la  tutelle  de  l'Ltat,  comme  les  [)ein- 
trcs  et  les  sculpteurs  par  exemple,  qui  dépendent  ab- 
solument de  l'administration.  De  là,  une  jalousie 
énorme.  Nous  voulons  des  chaînes,  nous  aussi  !  Notre 
liberté  nous  gêne,  nous  ne  savons  pas  en  faire  des 
chefs-d'œuvre,  et  nous  tendons  les  mains  pour  qu'on 
nous  garotte.  Les  artistes  sont  trop  gourmands  de 
garder  toutes  les  entraves  pour  eux.  Nous  entame- 
rons des  polémiques,  nous  ferons  des  conlérences 
s'il  est  nécessaire,  mais  nous  exigeons  quand  même 
notre  coin  de  cachot. 

Songez  donc  !  les  peintres  et  les  sculpteurs  ont  une 
école  où  des  professeurs  leur  enseignent  le  beau  pa- 
tenté. Ils  passent  leur  jeunesse  au  milieu  des  con- 
cours. Ensuite,  un  jury  les  admet  ou  ne  les  admet 
pas  à  la  publicité.  Chaque  année,  ils  composent,  et 
les  premiers  ont  des  médailles.  Quand  les  médailles 
sont  épuisées,  ilyades  récompenses  exceptionnelles. 
Voilà  une  carrière  enviable,  au  moins!  Les  élèves 

•  0 


350  DE   LA  CRITIQUE. 

forts  y  goûtent  toutes  les  jouissances  possibles.  Par- 
lez-moi de  cette  façori  de  comprendre  une  existence 
d'artiste  et  comprenez  combien  la  vie  d'un  écrivain 
est  grise  à  côté  !  Le  pauvre  homme  n'a  pas  la 
moindre  médaille  pour  s'égayer.  Son  ménage  ea 
reste  tout  chagrin. 

Pour  le  moment,  on  ne  demande  pas  encore  des 
médailles,  on  serait  satisfait,  si  l'État  voulait  simple- 
ment fonder  un  prix  de  Rome  littéraire.  Ce  prix 
consisterait,  comme  le  prix  de  Rome  de  peinture,  en 
une  certaine  rente  qu'on  servu'ait  pendant  quatie 
années  au  lauréat.  Naturellement,  il  serait  décerné  à 
la  suite  d'un  concours,  et  le  lauréat  serait  tenu  de 
fournir  chaque  année  un  travail  quelconque,  pour 
prouver  qu'il  ne  mange  pas  l'argent  de  l'admi- 
nistration avec  des  duchesses.  Yoilà  le  projet  en 
gros.  Resterait  à  fixer  le  genre  de  la  composition. 
Serait-ce  un  roman,  une  étude  historique,  un 
poème?  On  a  parlé,  je  crois,  d'une  comédie 
ou  d'un  drame  en  vers.  Cela  restreint  singuliè- 
rement le  prix  de  Rome  littéraire,  qui  devient 
en  réalité  un  prix  de  Rome  dramatique.  Je  soup- 
çonne les  inventeurs  du  projet  d'avoir  des  tragé- 
dies de  jeunesse  dans  leurs  tiroirs.  Mais,  vraiment, 
ils  n'ont  pas  dû  voir  tout  le  côté  comique  de  l'in- 
vention. 

Quand  le  prix  de  Rome  a  été  créé,  il  s'agissait 
avant  tout  de  fournira  déjeunes  artistes  l'occasion 
de  faire  un  séjour  dans  la  ville  que  l'on  regardait 
alors  comme  le  tabernacle  de  l'art.  Le  voyage  coû- 
tait fort  cher;  d'autre  part,  on  voulait  ass.irer  aux 
lauréats  un  local,  des  relations,  une  direclion  artisti- 
que ;  enfin,  l'école  avait  un  drapeau  et  entendait  foi- 


DE   LA    CRITIQUE.  X^] 

mer  des  soldats  pour  le  défendre.  Toutes  ces  raisons 
expliquent  la  fondation. 

Mais,  dans  les  lettres,  à  quoi  rimerait  un  pareil 
prix  ?  Il  ne  peut  venir  à  la  pensée  de  personne  d'en- 
voyer les  lauréats  littéraires  dans  une  ville  quelcon- 
que ;  ils  devront  rester  à  Paris,  dans  ce  Paris  qui 
attire  toutes  les  intelligences.  Je  comprendrais  à  la 
rigueur  les  grandes  villes  de  province  fondant  des 
prix  de  Paris.  D'un  autre  côté,  les  écrivains  n'ont 
aucun  frais  matériel.  Avec  une  main  de  papier,  tro;.5 
sous  d'encre  et  un  sou  de  plumes,  on  écrit  un  chef- 
d'œuvre.  Enfin,  il  n'y  a  plus  une  littérature  d'État, 
dont  on  veuille  défendre  le  drapeau.  Les  deux  cas 
sont  donc  complètement  différents,  et  je  ne  saisis 
pas  quels  rapports  on  a  pu  voir  entre  eux. 

La  seule  raison  qu'on  ait  donnée,  c'est  que  le  prix 
de  Rome  littéraire  remédierait  à  de  grands  déses- 
poirs et  à  de  grands  découragements.  Et  l'on  a  parlé 
d  iïégésippe  Moreau,  de  tous  les  poètes  delà  légende 
qui  sont  morts  à  l'hôpital,  de  misère  et  de  génie  ren- 
tré. Alors,  il  faut  s'entendre.  S'il  s'agit  de  servir  une 
rente  à  un  jeune  écrivain  pauvre,  il  faudra  poser  en 
principe  que  seuls  les  jeunes  écrivains  pauvres  au- 
ront le  droit  de  concourir.  Le  maire  et  le  commissaire 
du  quartier  délivreront  un  certificat  d'indigence, 
qu'on  devra  déposer  au  secrétariat  avec  les  autres 
pièces.  En  effet,  les  lauréats  qui  auraient  seulement 
douze  cents  francs  de  rente,  une  petite  pension  de 
leur  famille,  commettraient  une  très  vilaine  action, 
en  venant,  à  mérite  égal,  disputer  le  prix  au  meurt- 
de-faim,  La  pauvreté  du  candidat  pèsera  plus  que 
son  mérite  dans  la  balance  du  jury. 

Si  l'on  écarte  celte  raison  sentimentale,  on  ne  sau» 


.3o2  DE  LA   CRITIQUE. 

rait  citer  aucun  autre  argument  sérieux  en  faveur  de 
la  fondation.  Mais  ce  n'est  point  tout,  lors  même 
qu'on  aurait  pour  le  prix  de  Rome  littéraire  les 
mêmes  arguments  qui  ont  décidé  la  création  du  prix 
de  Home  de  peinture,  il  serait  prudent,  avant  de  se 
lancer  dans  une  seconde  tentative,  de  se  demander 
si  la  première  a  donné  de  bons  résultats. 

Aujourd'hui,  on  peut  nettement  établir  le  rôle  de 
notre  école  de  Rome,  dans  l'art  de  ce  siècle.  Ce  rôle 
a  été  complètement  nul  Certes,  un  grand  artiste 
qui  irait  à  Rome  en  reviendrait  sans  doute  avec  son 
génie.  Seulement,  Rome  est  si  peu  nécessaire  à  nos 
peintres  que  les  plus  grands  d'entre  eux,  Eugène  De- 
lacroix, Courbet,  Théodore  Rousseau,  Millet,  Corot 
et  toute  notre  grande  école  de  paysagistes,  n'y  ont 
point  passé.  De  celte  pépinière  qui  devait  être  fertile 
en  maîtres,  il  n'est  guère  sorti  que  des  médiocrités. 
Le  large  mouvement  de  l'art  au  xix^  siècle  s'est  fait  en 
dehors  et  à  côté  de  la  serre  chaude  administrative. 

Cela  est  si  vrai,  l'école  de  Rome  est  aujourd'hui 
tellement  inutile  et  dévoyée,  que  les  élèves  y  vivent 
dans  l'anarchie  absolue  des  doctrines.  Chaque  année, 
à  l'exposition  des  envois,  on  peut  constater  le  tohu- 
bohu  des  personnalités.  L'École  de  Rome  n'a  même 
plus  son  entêtement  esthétique.  Autant  envoyer  les 
lauréats  à  Pontoise,  ils  seront  plus  près  de  la  vie 
moderne.  D'ailleurs,  leur  séjour  en  Italie  est  une 
chose  agréable.  Il  fêle  peut-être  un  peu  leur  juge- 
ment, mais  un  peintre  médiocre  de  plus  ou  de 
moins,  cela  ne  lire  pas  à  conséquence.  Quant  au 
génie  qui  s'égarerait  là,  il  s'en  tirerait  toujours.  Mon 
avis  est  donc  que  notre  école  de  Rome  n'est  ni  nui- 
sible ni  utile. 


DE    LA  CRITIQUE.  333 

Ainsi,  l'expérience  est  laile,  à  quoi  bon  la  recom- 
mencer en  liLtérature?  Il  est  entendu  que  l'art  et  les 
lettres  ne  gagnent  rien  à  être  patronnés  et  pension- 
nés. Cela  ne  sert  qu'à  entretenir  la  médiocrité.  Un 
écrivain  médiocre  est  déjà  gênant  par  lui-même  ; 
s'il  était  patenté,  il  deviendrait  dangereux.  Nous 
sommes  trop  mangés  par  les  faiseurs  de  phra- 
ses, pour  qu'on  ouvre  une  école  de  rhétorique.  Le 
jour  où  l'on  fonderait  le  prix  de  Rome  littéraire, 
je  sais  bien  ce  qui  se  passerait  :  il  n'irait  pas  à  la 
pauvreté,  il  n'irait  pas  au  talent  original,  il  irait  aux 
esprits  moyens  et  souples,  qui  savent  cueillir  toutes 
les  fleurs  du  chemin.  A  quoi  bon  encourager  ces 
messieurs  qui  n'ont  déjà  que  trop  de  courage? 

J'ai  une  théorie  un  peu  barbare  en  ces  matières: 
c'est  que  la  force  est  tout,  dans  la  bataille  des  let- 
tres. Malheur  aux  faibles  !  Ceux  qui  tombent  ont 
tort  de  tomber,  et  c'est  tant  pis  si  on  les  écrase.  Ils 
n'avaient  qu'à  savoir  se  tenir  debout.  Chaque  fois 
qu'un  débutant  échoue,  qu'un  vainqueur  de  la  veille 
est  vaincu,  je  conclus  qu'il  portait  en  lui  le  germe 
de  sa  défaite.  La  victoire  est  aux  reins  solides,  et 
cela  est  juste.  Le  talent  doit  être  fort;  s'il  n'est  pas 
fort,  il  n'est  plus  le  talent,  et  il  mérite  que  la  vérité 
se  fasse  sur  son  compte.  Quand  on  arrive  dans  l'art, 
il  faut  se  dire  ces  choses  virilement,  pour  savoir  se 
conduire  en  homme  dans  la  chute  ou  dans  le  succès. 

Je  trouve,  par  exemple,  qu'on  abuse  étrangement 
d'Hégésippe  Moreau,  de  Chaterton  et  des  autres.  Hé- 
gésippe  Moreau  était  un  médiocre  poète.  Sa  grande 
habileté  a  été  de  mourir  comme  il  est  mort.  S'il  avait 
vécu,  personne  peut-être  ne  saurait  son  nom.  On 
peut  plaindre  les  pauvres  diables  que  l'ambition  lit- 

30. 


354  DE  LA   CRITIQUE. 

téraire  tue  dans  les  mansardes;  mais  il  est  nnïT  de 
regretter  leur  talent.  C'est  un  crime  que  d'entretenir 
l'orgueil  des  médiocres.  L'écrivain  qui  apporte  un 
monde,  accouche  toujours  de  ce  monde. 

J'ai  parlé  en  commençant  de  ce  vilain  besoin  de 
protection  que  nous  avons  en  Fi'ance.  On  s'appuie 
d'une  main  sur  les  dames,  de  l'autre  sur  les  corps 
constitués;  on  monte  ainsi,  peu  ?i  peu,  réchellc  des 
succès  aimables;  on  commence  par  les  diplômes  et 
les  prix  académiques,  on  finit  par  les  croix  et  le?  litres. 
Pour  gravir  cette  échelle,  il  suffit  d'avoir  l'échiné 
souple  et  de  savoir  contenter  tout  le  monde;  un  salut 
à  droite  et  un  salut  à  gauche;  une  tirade  sur  l;i  mo- 
rale de  temps  i\  autre;  surtout  un  choix  de  phrases 
qui  ne  puissent  fâcher  personne. 

Ah!  que  le  mépris  est  meilleur!  Mépriser  toutes 
ces  coin cnauces,  ne  sentir  aucun  de  ses  besoins  de  la 
vanilé,  c'est  peut-être  la  force  suprême,  dans  notre 
métier  d'écrivain.  On  est  seul,  on  ne  relève  que  de 
son  talent.  Une  œuvre  est  bonne,  et  on  l'écrit,  parce 
qu'on  veut  l'écrire.  Nulle  considération  ne  détermi- 
nera le  changement  d'une  ['hrase.  Pourquoi  un  chan- 
gement, dès  qu'on  a  renoncé  à  toutes  les  récom- 
penses? La  grande  jouissance  est  de  vouloir  et  de 
créer.  On  va  devant  soi,  jusqu'au  bout  de  sa  volonté, 
®t  c'est  la  seule  roule  qui  mène  à  des  chefs-d'œuvre; 


LA  HAINE   DE   LA  LITTÉRATURE  (1) 


Quand  je  plaçais  des  articles  avec  grand'peine,  je 
me  souviens  de  l'émotion  que  me  causait  l'apparilion 
d'un  nouveau  journal  :  une  porte  de  plus  pouvait 
s'ouvrir,  la  littérature  allait  peut-être  avoir  enfin  un 
petit  coin  d'hospitalité.  Est-ce  pour  cela,  mais  j'ai  en- 
core parfois  la  naïveté  de  me  réjouir,  lorsque  je  vois 
Paris  se  barioler  d'affiches.  C'est  au  moins  du  pain 
pour  quelques  débutants. 

Cette  année,  l'apparition  de  nouveaux  journaux  a 
coïncidé  avec  le  chômage  de  la  belle  saison .  Plus  de 


(1;  Ce  ciia;>itre  et  le  suivant  ont  une  histoire.  Ils  Turent  la 
cause  décisive  de  ma  rupture  avec  le  Voltave,  dont  le  directeur, 
sans  me  prévenir,  s'avisa  de  protester,  en  déclarant  que  je  man- 
quais de  respect  à  nos  hommes  politiques  et.  en  affectant  de 
croire  que  je  défendais  robsC(';nité.  (l'était,  provoquer  ma  démis- 
sion violemment  et  devant  tous.  Un  pareil  procédé,  inusité  dans 
les  lettres,  venait-il  d'un  lioniiue  qui  seivait  d'instrument  plua 
ou  moins  conscient  aux  laiés  littéraires  dont  je  dénonçais  les  ap- 
pétits polii  queî?  ou  bien  cet  liomme  avuii-il  agi  de  lui-même, 
seul  pour  ce  0  'ai  coup,  étranger  k  notre  nn/nde,  et  n'ayant  réel- 
lement pas  Compris  c;  que  j'écrivais  dans  son  journal?  Tout  est 
possible.  Voici  mes  article*,  on  les  jugera,  (l'est  un  beau  rôle,  de 
tomber  pour  la  littérature.  Je  n'ai  plus  qu'une  coquetterie,  je 
veux  que  ce  directeur  extraordinaire  vive  par  moi,  et  je  lègue 
son  nom  aux  peuples  futurs  :  il  se  nommait,  m.  Jules  l.aflit.e. 


356  DE  LA   CRITIQUB. 

Chambres,  presque  plus  de  politique,  à  peine  un  in- 
cident de  loin  en  loin.  Puisque  le  nombre  des  jour- 
naux augmentait  juste  au  moment  oii  la  politique  fai- 
sait relâche,  sans  doute  allait-on  se  décider  à  donner 
une  place  plus  large  à  laliltérature  ;  carvous  n'ignorez 
pas  que  la  littérature  est  devenue  simplement  un 
bouche-trou.  Entre  deux  séances  du  parlement,  on 
se  sert  d'un  article  de  bibliographie  pour  justifier. 
Quant  aux  variétés,  aux  études  littéraires  de  quelque 
longueur,  elles  restent  des  mois  sur  le  marbre.  Les 
journaux  qui  passaient  pour  être  hospitaliers  aux  let- 
tres, les  h'cbats  et  le  Tonps^  par  exemple,  se  sont  lais- 
sés dévorer  comme  les  autres  par  la  politique.  11  n'j'  a 
plus,  dans  la  presse,  que  cinq  ou  six  personnalités  en- 
têtées qui  s'obstinent  à  parler  littérature,  et  rien  que 
littérature,  au  milieu  du  sabbat  abominaSle  que  les 
partis  déchaînent  autour  d'elles.  Je  crois  que,  plus 
tard,  on  leur  tiendra  compte  de  cette  louable  obstina- 
tion. Pour  le  moment,  j'ignore  si  on  les  lit.  On  leur 
fait  déjà  une  grâce,  en  leur  laissant  prendre  chaque 
semaine  trois  cents  lignes  d'un  journal,  qu'on  pour- 
rait si  utilement  employer  à  la  discussion  delà  révi- 
sion ou  du  scrutin  de  liste. 

Donc,  la  politique  chôme,  le  nombre  des  journaux 
a  augmenté,  et  je  rêvais  qu'on  aurait  recours  au  pis 
aller  de  la  littérature.  Eh  bien  !  pas  du  tout.  La  poli- 
tique, qui  coulait  en  torrent,  s'est  simplement  étalée 
en  mare  stagnante  ;  elle  dort  et  elle  pourrit  sur  place, 
voilà  tout.  Il  se  créerait  vingt  feuilles  nouvelles,  la 
politique  en  serait  quitte  pour  s'aplatir  et  s'envaser 
davantage;  et  les  journaux  se  videraient  jusqu'aux 
annonces,  qu'elle  se  délayerait  an  point  de  les  emplir 
du  haut  en  bas  de  son  flot  tiède  et  bourbeux.  Elle 


DE  LA  CRITIQUE.  357 

seule,  et  c'est  assez.  Elle  est  la  maîadie  fatale  de 
notre  époque  de  troubles  et  de  transition. 

Je  causais  un  jour  avec  le  directeur  d'un  nouveau 
journal.  Il  me  parlait  avec  amertume  de  sa  rédaction, 
qui  élait  loin  de  le  contenter,  et  me  demandait  si  je 
ne  conn.iissais  pas  des  jeunes  gens  de  talent.  Je  lui 
citai  plusieurs  noms  ;  mais  il  haussait  les  épaules,  en 
murmurant  : 

—  Oh  !  un  littérateur  ..  Je  voudrais  un  jeune 
homme  qui  eût  un  grand  talent  et  qui  s'occupât  ex- 
clusivement de  politique. 

—  .\h  !  ça,  fîuis-je  par  lui  dire  impatienté,  est-ce 
que  vous  croyez  qu'-un  garçon  qui  a  assez  de  talent 
pour  être  un  écrivain,  consentira  jamais  à  patauger 
dans  la  sale  cuisine  de  votre  politique  ? 

C'était  brutal,  mais  c'était  et  c'est  encore  l'exacte 
expression  de  ma  pensée.  Certes,  j'admets  parfaite- 
ment que  les  ambitieux  qui  se  taillent  une  situation 
dans  la  politique,  sont  parfois  des  personnalités 
puissantes  et  originales.  Mais  remarquez  qu'ils  triom- 
phent surtout  dans  l'action,  et  qu'il  y  a  souvent  au 
fond  d'eux  un  écrivain  médiocre.  Les  grands  poètes 
et  les  grands  prosateurs  ont  toujours  fait  une  assez 
piètre  mine  dans  les  gouvernements.  Si  nous  mettons 
à  part  les  fortunes  politiques  extraordinaires,  si  nous 
nous  en  tenons  à  la  foule  des  journalisles  et  des  agi- 
tateurs, au  troupeau  des  élus  du  suffrage  universel, 
depuis  les  simples  conseillers  municipaux  jusqu'aux 
députés,  nous  voyons  qu'il  y  a  un  artiste  ou  un  écri- 
vain raté  chez  chacun  de  ces  hommes  d'Etal  d'occa- 
sion, l/obsirvation  est  presque  constante  :  la  politi- 
que se  recrute  aujourd'hui  dans  la  bohôme  littéraire. 
Que  j'en  connais,  et  que  de  bonnes  histoires  à 


3o8  DE   LA   CRITIQUE. 

raconter!  Celui-ci  a  débuté  par  uu  volume  de  vers, 
dont  on  trouve  encore  les  exemplaires  chez  les  bou- 
quinistes; celui-là  a  promené  pendant  dix  ans  des 
manuscrits  dans  les  cabinets  de  rédaction  el  chez  les 
concierges  des  théâtres  ;  uu  autre  a  fait  depuis  sa 
jeunesse  du  journalisme  obscur,  sans  arriver  au  pu- 
blic, las  d'efforts  et  ne  pouvant  dépasser  une  célé- 
brité de  brasserie;  un  autre  encore  a  tenté  de  tout, 
de  rhistoire  et  de  la  critique,  de  la  poésie  et  du 
roman,  rongé  d'ambition,  obligé  de  lâcher  un  à  un 
ses  rêves,  jusqu'au  jour  où  il  a  enfin  trouvé  dans 
la  politique  une  mère  compatissante  à  tous  les  mé- 
diocres. Et  je  ne  parle  pas  de's  écrivains  qui  ont 
eu  de  l'esprit  un  jour,  puis  qui  se  sont,  le  len- 
demain, réveilles  si  courbaturés,  qu'ils  n'ont  môme 
plus  retrouvé  leur  talent;  encore  d'excellentes  re- 
crues pour  la  politique,  dont  la  main  droite  est  ten- 
due aux  impuissants  et  la  main  gauche  aux  inva- 
lides. 

Yoilà  l'hôpital,  la  ménagerie,  et  tant  pis  si  l'on  se 
fâche,  car  je  ne  sais  pas  de  mot  assez  fort  dans  ma 
révolte.  Oui,  je  suis  indigné  d'un  pareil  étalage 
d'ambitions  mauvaises  et  bêtes.  Prenez-moi  un  scro- 
fuleux,  un  crétin,  un  cerveau  mal  conformé,  et  vous 
trouverez  quand  même  dans  le  personnage  l'étoffe 
d'une  homme  politique.  J'en  connais  dont  je  ne 
voudrais  pas  pour  domesliques.  C'e^t  un  rut,  un 
assaut  de  tous  les  appétits  donné  à  une  femme  facile 
et  que  chacun  espère  violer.  Il  n'y  faut  ni  esprit,  ni 
force,  ni  originalité,  mais  seulement  des  alliances 
et  une  certaine  platitude  personnelle.  Quand  on  a 
échoue  en  tout  et  partout,  quand  on  a  été  avocat 
médiocre,  journaliste  médiocre,  homme  médiocre 


DE   LA  CRITIQUE.  359 

des  pieds  à  la  tête',  la  politique  vous  prend  et  fait  de 
vous  lin  ministre  aussi  bon  qu'un  autre,  régnant  en 
p.irvenu  plus  ou  moins  modeste  et  aimable  sur  l'in- 
Iclligence  française.  Voilà  les  faits. 

Mon  Dieu!  les  faits  sont  encore  acceptables,  car  il 
s'en  passe  joiiruellement  d'aussi  étranges.  L'observa- 
teur s'babitue  et  se  contente  de  sourire.  Mais  où 
mon  cœur  se  soulève,  c'est  lorsque  ces  gens-là  affec- 
tent de  nous  mépriser  et  de  nous  protéger.  Nous  ne 
sommes  que  des  écrivains,  nous  comptons  à  peine; 
on  nous  limite  notre  place  au  soleil,  on  nous  place 
au  bas  bout  de  la  table.  Eb!  puisque  les  situations 
sont  connues,  messieurs,  nous  entendons  passer  les 
premiers,  avoir  toute  la  table  et  prendre  tout  le  so- 
seil.  Comprenez  dune  qu'une  seule  page  écrite  par 
un  grand  écrivain  est  plus  importante  pour  l'buma- 
nité  que  toute  une  année  de  votre  agitation  de  four- 
milière. Vous  faites  de  l'bistoire,  c'est  vrai,  mais  nous 
la  faisons  avec  vous  et  au-dessus  de  vous;  car  c'est 
par  nous  qu'elle  reste.  Votre  vie,  le  plus  souvent, 
s'use  dans  l'infiniment  petit  d'une  ambition  person- 
nelle, sans  que  la  nation  puisse  en  rien  tirer  d'utile 
ni  de  pratique  ;  tandis  que  nos  œuvres,  par  là  même 
qu'elles  sont,  aident  à  la  civilisation  du  monde.  Et, 
d'ailleurs,  voyez  comme  vous  mourez  vite  :  feuilletez 
une  histoire  des  dernières  années  de  la  Restauration, 
par  exemple,  et  demandez-vous  où  sont  allées  tant 
de  batailles  politiques  et  tant  d'éloquence;  une  seule 
chose  surnage  aujourd'hui,  après  cinquante  ans,  la 
grande  évolution  littéraire  de  l'époque,  ce  roman- 
tisme dont  les  chefs  sont  tous  restés  illustres,  lors- 
que les  hommes  d'État  sont  déjà  effacés  des  mémoi- 
res. Entendez-vous,  petits  hommes  qui   meuez  $• 


360  DE   LA  ClilTIQUE. 

grand  bruit,  c'est  nous  qui  vivons  et  qui  donnons 
l'immortalité. 

Il  faut  que  cela  soit  dit  nettement  :  la  littérature 
est  au  sommet  avec  la  science  ;  ensuite  vient  la  poli- 
tique, tout  en  bas,  dans  le  relatif  des  choses  humai- 
nes. En  un  jour  de  colère,  exaspéré  des  ambitions 
ridicules  et  du  tapage  odieux  qui  m'entouraient,  j'ai 
écrit  que  ma  génération  finissait  par  regreller  le 
grand  silence  de  l'empire.  Le  mot  dépassait  ma  peu-; 
sée,  je  puis  bien  le  confesser  aujourd'hui.  Mais,  en 
vérité,  n'ai-je  pas  toutes  les  circonstances  atténuan- 
tes? Le  milieu  de  vacarme,  de  secousses,  de  préoc- 
cupations effrayantes  et  sottes,  dans  lequel  la  politi- 
que nous  fait  vivre  depuis  dix  ans,  n'est-il  pas  un 
milieu  intolérable  oii  l'esprit  fini  par  étouffer?  Relisez 
notre  histoire.  A  chaque  convulsion,  pendant  la 
Ligue,  pendant  la  Fronde,  pendant  la  Révolution 
française,  la  littérature  est  frappée  à  mort,  et  elle  ne 
peut  ressusciter  que  longtemps  plus  tard,  après  une 
période  plus  ou  moins  longue  d'effarement  et  d'iinbc- 
cillité.  Sans  doute,  les  évolutions  sociales  ont  leur  né- 
cessité et  leur  logique.  Il  faut  les  subir.  Seulement, 
c'est  un  véritable  désastre,  quand  on  les  prolonge. 
Aujourd'hui  que  la  République  est  fondée,  qu'elle 
tâche  donc  d'avoir  la  solidité  d'un  véritable  Etat,  as- 
surant à  la  nation  le  libre  usage  de  son  intelligence. 
Sa  durée  et,  sa  gloire  sont  là.  Les  poliliqueurs  à  ou- 
trance la  tueront,  tandis  qu'elle  vivrait  par  les  artistes 
et  par  les  écrivains. 

Je  parle  moins  pour  ma  génération  que  pour  la 
génération  qui  nous  suit.  Nous  autres  encore,  nous 
avons  fait  notre  trouée  tant  bien  que  mal,  au  milieu 
des  circonstances  les  plus  fâcheuses.  Mais  combien 


DE   LA  CHITIQUE.  361 

je  plains  les  débutants  d'aujourd'hui!  N'est-ce  pas 
effrayant,  ce  pullulement  de  journaux  dont  je  parlais 
et  cette  indifférence,  ce  mépris  pour  la  littérature  ? 
Pas  une  feuille  qui  donne  un  coin  à  une  partie  litté- 
raire sérieuse.  Tous  broient  les  airs  les  plus  discor- 
dants, sur  l'orgue  de  Barbarie  politique.  Et  ils 
sont  mal  faits,  et  ils  sont  ennuyeux,  et  ils  assom- 
ment le  public;  car  le  public,  paraît-il,  ne  mord 
guère  Je  serais  enchanté  qu'ils  périssent  par  où  ils 
pèchent,  qu'ils  mourussent  d'une  indigestion  de  po- 
litique, dans  l'abandon  final  des  quelques  centaines 
de  lecteurs  qu'ils  se  disputent  avec  une  âpreté  de  bou- 
tiquiers rêvant  la  nuit  de  l'Elysée.  Vous  n'ignorez 
pas,  en  effet,  qu'il  y  a  un  président  de  la  République, 
au  fond  de  tout  nouveau  directeur  de  journal.  Après 
Napoléon,  tous  les  ambitieux  voulaient  être  lieute- 
nants. Aujourd'hui,  après  MM.  Thiers,  GrévyetGam- 
betta,  voilà  les  fêlures  qui  se  déclarent,  et  il  n'y  a  pas 
un  raté  des  lettres  et  de  l'art  qui  ne  rêve  la  magis- 
trature suprême  par  le  barreau  ou  par  la  presse. 

Folie  d'un  moment,  mais  bien  tumultueuse  et  bien 
gênante.  Tout  cela  passera,  et  nous  resterons  :  c'est 
ce  qui  nous  donne  un  peu  d'orgueil.  L'orgueil,  quoi 
qu'on  en  dise,  est  une  santé  par  les  temps  d'aplatis- 
sement où  nous  sommes.  Quand  les  directeurs  de 
journaux  demandent  des  garçons  de  talent,  et  qu'ils 
haussent  les  épaules,  si  on  leur  nomme  un  écrivain, 
un  pur  littérateur,  il  est  bon,  il  est  sain  que  les  litté- 
rateurs se  lèvent  et  leur  disent  :  «  Pardon,  vous  n'êtes 
rien,  et  nous  sommes  tout.  » 


LA   LITTÉRATURE   OBSCÈNE. 


Nous  venons  d'assister  à  un  cas  l)ien  curieux.  Paris 
a  été  pris  d'un  accès  de  vertu,  je  parle  d'un  accès  à 
'état  aigu,  d'une  de  ces  jolies  crises  qui  étalent  l'igno- 
rance et  la  bêtise  d'un  public.  Quand  le  mal  se  dé- 
clare, les  plus  spirituels  son  t  atteints  ;  ils  n'en  meuren  t 
pas  tous,  mais  tous  cèdent  à  la  contagion.  C'est  comme 
une  mode  pendant  quinze  jours.  Celte  fois,  la  presse 
a  fait  la  brusque  découverte  de  ce  qu'elle  nomme, 
dans  son  indignation,  la  littérature  obscène. 

L'histoire  est  trop  drôle  pour  que  je  ne  la  raconte 
pas  tout  au  long.  Un  journal  s'est  fondé,  le  G/7-Blas, 
qui,  dans  ses  débuts,  se  vendait  assez  mal.  Parfois,  je 
questionnais  curieusement  les  directeurs  des  feuilles 
rivales  sur  les  chances  de  succès  du  nouveau  venu  ;  et 
ces  directeurs  haussaient  les  épaules  avec  un  sourire 
de  mépris,  ils  ne  craignaient  rien,  ça  ne  se  vendait  pas. 
Puis,  voilà  tout  d'un  coup  que  j'ai  vu  le  nez  des  di- 
recteurs s'allonger  :  le  Gil-Blas  se  vendait,  il  avait  pris 
une  spécialité  de  chroniques  légères  qui  lui  donnait 
tout  un  public  spécial,  j 'entends,  si  l'on  veut,  le  grand 
public,  les  hommes  et  surtout  les  dames  qui  ne  dé- 
testent pas  les  aimables  polissonneries.  De  là,  en 


DE  L\   CRITIQUE.  363 

quelques  semaines,  la  grande  colère  de  la  presse  ver- 
tueuse. 

Je  ne  veux  nullement  défendre  le  Gil-Dlas,  mais  en 
vérité  il  me  semble  que  son  cas  est  d'une  analyse  fa- 
cile. A  coup  sûr,  il  ne  s'est  pas  fondé  avec  l'intention 
formelle  de  corrompre  la  nation.  Il  a  beaucoup  plus 
simplement  lâté  son  public;  les  nouveaux  journaux 
connaissent  bien  cette  période  d'hésitation;  le  succès 
ne  vient  pas,  on  essaye  de  tout,  jusqu'à  ce  que  le  pu- 
blic morde.  Eh  bien!  le  Gii-Blas,  ayant  risqué  dans  le 
tas  quelques  articles  grivois,  a  senti  que  le  public 
mordait;  et,  dès  lors, il  n'a  pas  boudécontre  cesuccès, 
il  a  donné  à  ses  lecteurs  la  friandise  de  leur  goût. 

Spéculation  ignoble,  école  de  perversion,  disent  les 
confrères  indignés.  Mon  Dieu  !  je  voudrais  bien  voir 
un  journal  qui  refuse  à  ses  abonnés  ce  que  ceux-ci 
lui  demandent  Par  ces  temps  d'aplatissement  aux 
pieds  du  public  la  presse  n'est-elle  pas  une  immense 
flagornerie  à  l'adresse  des  lecteurs?  En  politique,  en 
en  littérature,  en  art,  où  est  donc  la  feuille  qui  se 
plante  carrément  au  milieu  de  la  route  et  qui  résiste 
au  grand  courant  de  la  sottise  et  de  l'ordure  hu- 
maines? Puisque  toutes  les  folies,  puisque  tous  les 
appétits  ont  des  organes,  pourquoi  donc  la  polisson- 
nerie n'aurail-elle  pas  le  sien  ?  Parmi  les  confrères 
qui  se  sont  voilé  la  face,  il  en  est  qui  ont  autrement 
travaillé  à  la  désorganisation  publique.  Flatter  une 
aristocratie  imbécile,  flatter  les  vols  de  la  finance, 
l'ambiiion  de  la  bourgeoisie  ou  l'ivrognerie  du  peuplOp 
cela  est  plus  désastreux  encore  que  de  flatter  la  gau- 
driole de  tout  le  monde.  On  croirait  vraiment  que  la 
uiorals  ne  réside  que  dans  notre  piidendum. 

Je  me  suis  donc  abonné   uu  (Jil  Btas,  pour  me 


36 1  DE  LA  CRITIQUE. 

rendre  compte.  J'y  ai  lii  des  articles  charmants,  par 
exemple  les  chroniques  de  M.  Théodore  de  Banville, 
d'une  grâce  lyrique,  les  nouvelles  si  fines  ei  si  gaies 
de  M.  Armand  Silvestre,  les  études  colorées  de 
M.  Richepin  ;  voilà  trois  poètes  dont  la  compagnie 
est  fort  honorable.  Il  est  vrai  que  le  reste  de  la  ré- 
daction est  moins  littéraire.  Ainsi,  il  y  a  eu  des  his- 
toires absolument  grossières  ;  non  pas  que  j'en  blâme 
l'inspiration,  car  je  condamnerais  par  là  même  Ra- 
belais, La  Fontaine  et  d'autres  encore  que  j'eslime; 
mais  en  vérité  ces  histoires  étaient  trop  mal  écrites. 
Telle  est  toute  ma  querelle.  On  est  très  coupable, 
quand  on  écrit  mal  ;  en  littérature,  il  n'y  a  que  ce 
crime  qui  tombe  sous  mes  sens,  je  ne  vois  pas  oti  l'on 
peut  mettre  la  morale,  lorsqu'on  prétend  la  mettre 
ailleurs.  Une  phrase  bien  faite  est  une  bonne  ac- 
tion. 

J'en  étais  donc  là  de  mon  étude  sur  la  question, 
charmé  quand  je  lisais  l'article  d'un  véritable  écrivain, 
absolument  révolté  lorsque  je  tombais  sur  l'ordure 
d'un  journaliste  d'occasion,  bâclant  sa  besogne.  Pour 
moi,  l'ignoble  commence  où  finit  le  talent.  Je  n'ai 
qu'un  dégoût,  la  bêtise.  Mais  mon  époque  me  gar- 
dait encore  unétonnement.  Voilà  que  l'on  m'a  appris 
tout  d'un  coup  que  le  Gil  Blas  était  mon  œuvre,  le 
fils  de  mes  entrailles.  Ce  n'est  plus  la  faute  à  Voltaire, 
c'est  la  faute  à  Zola.  En  tout  cas,  le  Gil  Blas  serait 
un  fils  bien  dénaturé,  car  il  mange  son  père  chaque 
fois  qu'il  le  nomme.  Je  n'y  ai  pas  encore  trouvé  sur 
moi  une  ligne,  je  ne  dirai  pas  aimable,  mais  simple- 
ment polie.  On  pourrait  y  compter  jusqu'à  trois 
hommes  qui  font  publiquement  profession  de  me 
délester.    Avouez    que  ce  serait  là   un    enfant  qui 


DE  LA  CRITIQUE.  365 

désolerait  mes  vieux  jours,  si  j'avais  la   moindre 
certitude  de  paternité. 

Mais  non,  je  me  tâle,  j'interroge  mon  cœur,  et  la 
voix  du  sang  ne  parle  pas.  En  toute  honte  de  ma 
stérilité,  je  dois  rendre  l'enfant  à  Boccace  et  à  Bran- 
tôme. Je  ne  me  sens  pas  gai  du  tout,  pas  aimable, 
pas  polisson,  incapable  de  chatouiller  les  dames.  Je 
suis  un  tragique  qui  se  fâche,  un  broyeur  de  noir  que 
le  cocuage  ne  déride  pas;  et  c'est  mal  connaître  les 
lois  de  l'hérédité  que  de  vouloir  asseoir  sur  mes  ge- 
noux d'homme  hypocondre  cet  aimable  poupon  en- 
rubanné qui  fait  déjà  des  farces  avec  sa  nourrice. 
N'êtes-vous  pas  stupéfait  des  jugements  extraordi- 
naires de  la  critique  contemporaine,  je  parle  de  cette 
critique  courante  qui  emplit  les  journaux  ?  Elle  ne 
met  pas  un  seul  écrivain  en  sa  place;  elle  n'étudie 
pas,  elle  ne  classe  pas  ;  elle  part  sur  un  mot,  sur 
une  idée  toute  faite,  sans  tenir  compte  du  vrai 
tempérament  et  de  la  vraie  fonction  de  l'écrivain 
Le  Gil  Bios,  enfant  de  l'Assommoir  et  de  Nana 
mais  grand  Dieu!  c'est  Jérémie  accouchant  de  Piron 
—  j'ajoute  toutes  proportions  gardées,  pour  qu'on 
ne  m'accuse  pas  de  me  placer  au  rang  des  prophètes 

Quels  jolis  articles  mes  amis  m'envoient  !  J'en  ai 
là  une  douzaine  sous  les  yeux.  On  m'y  accuse  carré- 
ment de  faire  mal  tourner  le  siècle.  Un  surtout  est 
incroyable  :  il  y  est  dit  en  toutes  lettres  que  j'ai  in- 
venté la  littérature  obscène.  Hélas  1  non,  monsieur, 
je  n'ai  rien  inventé,  et  on  me  l'a  même  reproché  fort 
durement.  Il  faudrait  pourtant  vous  entendre  avec 
vos  confrères  :  si  je  copie  tout  le  monde,  si  je  ne  suis 
qu'une  dégénérescence  de  mes  aînés,  mon  influence 
ne  saurait  être  ni  si  terrible  ni  si  décisive.  Pourquoi 

31. 


366  DE  LA  CRITIQUE. 

ne  dites-vous  pas  aussi  que  j'ai  inventé  le  vice  ?  Cela 
me  metti'ait  du  coup  en  tiers  avec  Adam  et  Eve,  dans 
le  Paradis  terrestre.  Il  est  léger,  pour  un  garçon  qui 
se  pique  d'avoir  fait  ses  classes,  d'effacer  d'un  trait  de 
plume  tant  d'œuvres  fortes  et  charmantes,  écrites 
dans  toutes  les  langues  du  monde,  et  de  faire  com- 
mencer à  V Assommoir  et  à  Nana  ce  que  vous  appelez 
si  naïvement  la  littérature  obscène. 

Et  remarquez  que  ces  réquisitoires  ne  vont  pas  sans 
un  étalage  des  plus  beaux  sentiments  du  monde.  On 
parle  surtout  au  nom  de  la  justice,  on  réclame  des 
poursuites  par  amour  de  l'égalité.  Aimable  tartuferie 
qui  ne  trompe  même  pas  les  imbéciles  !  Pui  squ'on 
poursuit  le  journal,  pourquoi  ne  pas  poursuivre  le 
livre  ?  Puisque  tel  romancier  a  été  appelé  au  parquet, 
pourquoi  le  parquet  n'a-t-il  pas  appelé  tel  autre? 
Sans  doute  voilà  de  la  logique.  Mais  elle  sent  terri- 
blement mauvais,  cette  logique  de  la  répression.  Ehl 
monsieur,  puisque  vous  êtes  pour  la  liberté  entière, 
réjouissez-vous  donc,  le  jour  où  la  justice  a  un  ca- 
price de  libéralisme  ;  c'est  toujours  cela  de  gagné. 
Que  diriez-vous  d'un  homme  que  sa  femme  battrait 
et  qui  voudrait  être  battu  tous  les  soirs  pour  le  plai- 
sir de  la  logique?  Quand  un  de  nous  fait  triompher  la 
liberté  de  la  pensée,  en  échappantà  des  juges  que  vous 
déclarez  incompétents,  ne  devons  nous  pas  tous  nous 
réjouir  !  Je  ne  parle  point  de  ceux  que  le  succès  trop- 
vif  d'un  confrère  peut  gêner. 

En  somme,  on  accuse  tout  un  groupe  d'écrivains  de 
spéculer  sur  l'obscénité.  On  les  hue,  on  ramasse  la 
boue  des  ruisseaux  pour  la  leur  jeter  à  la  face  ;  et 
non  content  de  les  salir,  on  tâche  de  les  attaquer 
dans  leur  talent,  en  jurant  que  leurs  livres  sont  tout 


DE   LA  CRiffQUE.  TiGT 

ce  qu'il  y  a  de  plus  facile  à  faire,  qu'il  suffit  d'y  entas- 
ser des  horreurs.  Eh  bien  !  essayez,  ce  sera  drôle  ! 

Il  est  certain  qu'il  y  a  des  spéculateurs  partout. 
Dans  le  Gil  Blas,  on  trouve  des  spéculateurs  de  l'or- 
dure. Ce  sont  ces  journalistes  sans  talent,  qui  fabri- 
quen*.  un  conte  grivois  comme  ils  bâcleraient  une 
chronique  sur  les  prix  de  vertu,  avec  des  larmes  au 
bout  des  phrases.  Les  contes  grivois  se  placent  ;  ils 
en  font.  Demain,  ils  iront  ailleurs  défendre  les  jé- 
suites. Tout  notre  journalisme,  toute  la  cuisine  de 
nos  reporters,  je  le  répète,  en  est  là,  avec  plus  ou 
moins  de  scrupule.  Dans  le  roman,  le  même  fait  se 
passe.  Des  spéculateurs  battent  monnaie  avec  des 
succès  voisins,  dont  ils  ne  voient  que  le  tapage  et 
dont  ils  ne  prennent  que  les  crudités,  en  les  rendant 
révoltantes  parleur  manque  de  talent.  Gela  a  tou- 
jours eu  lieu  et  aura  toujours  lieu. 

Mais  si  nous  parlions  aussi  des  spéculateurs  de  la 
vertu.  Croyez-vous  que  le  sujet  soit  moins  vaste  et 
le  trafic  moins  condamnable  ?  Que  j'en  connais  des 
romanciers  et  des  auteurs  dramatiques  qui  exploi- 
tent carrément  la  vertu,  comme  une  carrière  à  plâ- 
tre! Je  n'interroge  pas  leur  vie  privée,  je  dis  sim- 
plement que  ces  gaillards  nous  la  baillent  belle  avec 
leur  moralité,  doijt  ils  entendent  simplement  sg  faire 
des  rentes.  Avec  la  vertu  d'abord,  il  n'est  pas  besoin  ' 
de  talent  ;  on  se  tape  sur  la  poitrine,  devant  les  da- 
mes, en  jurant  de  ne  jamais  les  faire  rougir,  et  cela 
suffit.  Ensuite  on  est  décoré,  on  a  la  certitude  de 
l'Académie,  on  pose  pour  une  statue  d'homme  pur 
et  de  patriote.  En  avons-nous  assez  entendu  de  mau- 
vais drames  patriotiques,  et  nous  en  pousse-t-on  as- 
sez de  romans  médiocres  où  les  beaux  sentiments 


368  DE  LA   CRITIQUE. 

brûlent  a  la  dernière  page  comme  des  feux  de  ben- 
gale  !  Tout  cela  est-il  convaincu?  j'en  doute,  ce  serait 
trop  bête.  Pur  tripotage,  gens  habiles,  nés  à  l'école 
de  Tartufe,  et  qui  ont  compris  qu'il  y  avait  encore 
plus  de  profits  solides  à  travailler  dans  la  vertu  que 
dans  le  vice. 

Maintenant,  entre  ceux  qui  prennent  la  spécialité 
de  ne  pas  faire  rougir  les  femmes  et  ceux  qui  mettent 
leur  gain  à  les  faire  rougir,  il  y  a  les  véritables  ar- 
tistes, les  écrivains  de  race  qui  ne  se  demandent  pas 
une  seconde  si  les  femmes  rougiront  ou  non.  Ils  ont 
l'amour  de  la  langue  et  la  passion  de  la  vérité.  (Juand 
ils  travaillent,  c'est  dans  un  but  humain,  supérieur 
aux  modes  et  aux  disputes  des  fabricants.  Ils  n'écri- 
vent pas  pour  une  classe,  ils  ont  l'ambition  d'écrire 
pour  les  siècles.  Les  convenances,  les  sentiments  pro- 
duits par  l'éducation,  le  salut  des  petites  filles  et  des 
femmes  chancelantes,  les  règlements  de  police  et  la 
morale  patentée  des  bons  esprits,  disparaissent  et  ne 
comptent  plus.  Ils  vont  à  la  vérité,  au  chef-d'œuvre, 
malgré  tout,  par  dessus  tout,  sans  s'inquiéter  du  scan- 
dale de  leurs  audaces.  Les  sols  qui  les  accusent  de 
calcul,  ne  sentent  pas  qu'ils  ont  l'unique  besoin  du 
génie  et  de  la  gloire.  Et,  lorsqu'ils  ont  mis  debout 
leur  monument,  la  foule  béante  les  accepte  dans  leur 
nudité  superbe,  comprenant  enfin. 

Je  ne  souhaite  de  la  morale  à  personne;  mais  je 
souhaite  même  âmes  adversaires  beaucoup  de  talent, 
ce  qui  serait  plus  agréable  pour  nous.  S'ils  avaient 
du  talent,  cela  les  calmerait  sans  doute,  et  ils  récla- 
meraient moins  de  vertu.  En  tous  cas,  qu'ils  soient 
persuadés  que  l'année  1880  n'est  pas  plus  vicieuse 
qu'une  autre,  aue  la  littérature  véritablement  obs- 


DE  LA  CRITIQUE.  36» 

cène  ne  s'y  étalepas  davantage  qu'au  dix-huitième  siè- 
cle, par  exemple,  et  que  des  années  s'écouleront  avant 
que  le  Gil  Bios  avance  sensiblement  la  pourriture 
de  notre  société.  Toute  cette  échauffourée  est  une 
crise  de  pudibonderie  ridicule,  qui  m'inquiète  sur  le 
sort  de  notre  fameux  esprit  français.  Il  est  donc  bien 
malade?  Voyez-vous  Rivarol  tourner  au  Grandisson  1 
C'est  le  protestantisme  qui  nous  envahit.  On  barde 
de  fer  les  urinoirs,  on  crée  des  refuges  blindés  aux 
amours  monstrueuses,  lorsque  nos  pères  innocem-. 
ment  se  soulageaient  en  plein  soleil. 


LA  RÉPUBLIQUE  ET  LA  LITTÉRATURE 


LA 

RÉPUBLIQUE   ET    LA   LITTÉRATURE 


I 


Je  ne  tiens  par  aucune  attache  au  monde  politique, 
et  je  n'attends  du  gouvernement  ni  place,  ni  pension, 
ni  récompense  d'aucune  sorte.  Ce  n'est  pas  ici  de  l'or- 
gueil; c'est,  au  début  de  cette  étude,  une  constata- 
tion nécessaire.  Je  suis  seul  et  libre,  j'ai  travaillé  et  je 
travaille  :  mon  pain  vient  de  là. 

D'autre  part,  il  me  faut  établir  un  second  point.  Je 
suis  un  républicain  de  la  veille.  Je  veux  dire  que  j'ai 
défendu  les  idées  républicaines  dans  mes  livres  et 
dans  la  presse,  lorsque  le  second  Empire  était  encore 
debout.  J'aurais  pu  être  de  la  curée,  si  j'avais  eu  la 
moindre  ambition  politique.  11  suffisait  de  me  baisser 
]  our  ramasser  les  épis,  après  les  avoirfauchés. 

Ainsi  donc,  ma  situation  est  nette.  Je  suis  un  répu- 
blicain qui  ne  vit  pas  de  la  République.  Eh  bien  !  l'idée 
mest  venue  que  cette  situation  est  excellente  pour 
dire  tout  haut  ce  que  je  pense.  Je  sais  pourquoi  beau- 

32 


374  L\    UÉPUBLIQUE   ET   LA   LITTÉRATURE. 

coup  évitent  de  parler:  l'un  attend  une  croix,  l'autre 
tient  à  la  place  qu'il  occupe  dans  l'administration, 
un  troisième  espère  de  l'avancement,  un  quatrième 
compte  devenir  conseiller  général,  puis  député,  puis 
ministre,  puis,  qui  sait?  président  de  la  République. 
La  nécessité  du  pain  quotidien,  le  prurit  des  hon- 
neurs, sont  de  terribles  liens  qui  yarroltent  les  plus 
rudes  franchises.  Dès  qu'on  a  un  besoin  ou  une  am- 
bition, on  appartient  au  premier  venu.  Si  vous  jugez 
trop  franchement  certains  personnages  politiques, 
vous  fermez  devant  vous  toutes  les  portes;  si  vous  osez 
faire  la  vérité  sur  telle  question,  vous  vous  mettez  à 
dos  un  parti  puissant.  Mais  n'ambitionnez  rien,  n'ayez 
besoin  de  personne  pour  vivre,  et  tout  de  suite  les 
entraves  tombent,  vous  marchez  librement,  comme  il 
vousplait,  adroite,  àgauche,  aveclajoiecalniedevotre 
individualité  reconquise.  Ah!  c'est  le  rêve,  vivre  dans 
son  coin,  des  fruits  du  petit  champ  qu'on  laboure,  et 
ne  pas  compter  sur  le  voisin,  et  parler  haut  au  grand 
air,  sans  craindre  que  le  vent  emporte  et  sème  vos 
paroles  ! 

Dans  les  partis  politiques,  il  y  a  ce  qu'on  appelle  la 
discipline.  C'est  une  arme  puissante,  mais  c'est  une 
laide  chose.  Dans  les  lettres,  heureusement,  la  disci- 
pline ne  saur;iit  exister,  surtout  à  notre  époque  de 
production  individuelle.  Si  un  homme  politique  a  be- 
soin de  grouper  autour  de  lui  une  majorité  qui  l'ap- 
puie, et  sans  laquelle  d'ailleurs  il  ne  serait  pas,  l'écri- 
vain existe  par  lui-même,  en  dehors  du  public  ;  ses 
livres  peuvent  ne  pas  se  vendre,  ils  sont,  ils  auront 
un  jour  le  succès  qu'ils  doivent  avoir.  C'est  pourquoi 
l'écrivain,  que  ses  conditions  d'existence  ne  foicent 
pas  à  la  discipline,  est  particulièrement  bien  placé 


LA   REPUDLIQUE   ET    LA   LITTERATURE.  373 

pour  juger  l'homme  politique.  Il  reste  supérieur  à 
l'actualilé,  il  ne  parle  pas  sous  la  pression  de  certains 
faits,  ni  dans  le  but  d'un  certain  résultat;  il  lui  est 
permis,  en  un  mot,  d'êtie  seul  de  son  avis,  parce  qu'il 
ne  lait  pas  corps  avec  un  groupe  et  qu'il  peut  tout 
dire,  sans  déranger  sa  vie  ni  risquer  sa  fortune. 

Toutefois,  je  ne  me  hasarderais  pas  dans  cette  ga 
1ère  de  la  politique,  si  je  n'avais  à  étudier  une  ques- 
tion bien  grave,  selon  moi.  Cette  question  est  de 
savoir  quel  ménage,  bon  ou  mauvais,  vont  faire  en- 
semble la  République  et  la  littérature  ;  j'entends 
notre  littérature  contemporaine,  cette  large  évolu- 
tion naturaliste  ou  positiviste,  comme  on  voudra, 
dont  Balzac  a  donné  le  branle.  Voici  longtemps  déjà 
que  j'hésite,  car  le  terrain  me  semblait  brûlant.  Puis, 
depuis  huit  années,  le  tapage  était  si  assourdissant, 
les  compliiations  se  présentaient  si  rapides,  qu'il 
était  diflicile  à  un  homme  d'étude  de  risquer  une 
enquête  sérieuse  et  surtout  de  conclure  sagement. 
Mais,  aujourd'hui,  bien  que  le  tapage  continue,  la 
période  d'incubation  a  cessé,  la  Répiipliqne  existe  en 
fait.  Elle  fonctionne,  on  pe  it  la  juger  sur  ses  actes. 
L'heur©  est  donc  venue  de  mettre  la  République  et 
la  littérature  face  à  face,  de  voir  ce  que  celle-ci  doit 
attendre  de  celle-là,  d'examiner  si  nous  autres  ana- 
lystes, anatomistes,  collectionneurs  de-  documents 
humains,  savants  qui  n'admettons  que  l'autorité  du 
fait,  nous  trouverons  dans  les  républicains  de  l'heure 
actuelle  des  amis  ou  des  adversaires.  La  solution  de 
cette  question  est  d'une  gravité  extrême.  Pour  moi, 
l'existence  de  la  République  elle-même  en  dépend» 
La  République  vivra  ou  la  République  ne  vivra  pas, 
selon  qu'elle  acceptera  ou   qu'elle  rejettera  notre 


37  6  LA  RÉPUBLIQUE  ET  LA  LITTÉRATURE. 

mélhode,  La  République  sera  naturaliste  ou  elle  ne 
sera  pas. 

Je  vais  donc  étudier  le  moment  politique  dans  ses 
rapports  avec  la  littérature.  Cela  m'amènera  forcé- 
ment, plus  que  je  ne  le  voudrais,  à  juger  les  hommes 
qui  nous  gouvernent.  Mais,  je  le  répète,  mon  inten- 
tion n'est  pas  de  me  prononcer  sur  les  destinées  de 
la  France,  d'ajouter  mon  opinion  à  la  confusion  des 
autres  opinions.  Je  pars  de  ce  point  que  la  Républi- 
que existe,  et  je  veux  simplement,  moi  écrivain, 
examiner  comment  la  République  se  comporte  à 
l'égard  des  écrivains. 

11  me  faut  pourtant  étudier,  avant  tout,  de  quelle 
façon  la  République  vient  d'être  fondée  en  France. 
Rien  de  plus  caractéribtique.  Sans  entrer  dans  l'his- 
toire si  compliquée  et  si  trouble  de  ces  huit  dernières 
années, on  peu  taise  ment  en  résumer  les  grandes  lignes. 
—  C'est  d'abord  l'écroulement  de  l'Empire,  amené  par 
la  pourriture  et  l'agencement  imbécile  des  charpen- 
tes qui  soutenaient  le  régime;  imaginez  toute  une 
décoration  de  pourpre  et  d'or,  élevée  sur  des  piliers 
trop  grêles,  mal  plantés,  piqués  des  vers,  et  qu'une 
secousse  doit  réduire  en  poudre;  la  guerre  de  1870  a 
été  cette  secousse,  et  logiquement  l'Empire  s'est 
écrasé  à  terre,  au  moment  de  toute  sa  pompe.  — 
Ensuite,  après  nos  désastres,  c'est  Bordeaux  et  l'essai 
loyal.  J'étais  là,  j'ai  vu  arriver  cette  majorité  qui 
haussait  les  épaules,  quand  on  parlait  de  la  Républi- 
que; elle  se  voyait  forte,  toute-puissante,  elle  pensait 
n'avoir  qu'à  laisser  tomber  un  vote,  pour  rétablir  la 
monarchie.  Aussi  accepta-t-elle  la  présidence  de 
M.  Thiers,  sans  inquiétude,  certaine  de  rester  maî- 
tresse de  la  France.  Cependant,  dès  le  lendemain,  le 


LA   RÉPUBLIQUE   ET    LA   LlTTÉRATUnE.  377 

dasscment  des  partis  s'était  fait.  Si  les  républicains 
étaient  en  minorité,  les  monarclii-tes  se  divisaient, 
lorsqu'ils  précisaient  leurs  vœux;  il  y  avait  les  légiti- 
mistes, les  orléanistes,  les  impérialistes,  et  aucun  de 
ces  partis  ne  restait  le  maître,  dès  qu'il  s'isolait.  De 
là  une  impuissance  radicale  à  rien  fonder.  —  C'est, 
plus  tard,  les  longues  intrigues,  les  luttes  parlemen- 
taires, à  Versailles.  M.  Thiers  avait  dit,  avec  sa  finesse 
bourgeoise,  que  la  France  serait  aux  plus  sages.  Au 
fond,  il  prévoyait  déjà  le  triomphe  délinilif  delà  Ré- 
publique; il  comprenait  que  les  trois  prétendants  se 
détruiraient  les  uns  par  les  autres.  Le  drame  de  la 
Commune  et  la  répression  violente  qui  avait  suivi, 
venaient  de  consolider  le  gouvernement  républi- 
cain, au  lieu  de  l'ébranler.  Un  danger  beaucoup 
plus  grave  le  menaçait  :  on  parlait  de  réconcilia- 
tion entre  les  deux  représentants  de  la  maison  de 
France,  la  fusion  des  légitimistes  et  des  orléanistes 
était  sur  le  point  de  s'accomplir.  —  C'est  enfin  la 
crise  du  2i  mai,  le  renversement  de  M.  Thiers,  le 
triomphe  des  monarchistes.  Un  instant,  on  put  croire 
la  Piépublique  perdue.  Henri  V  allait  rentrer  dans 
Paris,  les  voitures  de  gala  étaient  déjà  commandées. 
Puis,  au  moment  du  vote,  il  y  eut  une  scission  su- 
prême dans  le  parti  royaliste,  sur  la  question  du 
drapeau  blanc.  La  République  l'emporta  d'une  voix. 
Certes,  ce  n'était  pas  encore  là  un  vole  décisif. 
Mais  on  pouvait  dire  que  la  monarchie  était  con- 
damnée, car  elle  devait  achever  de  se  tuer  elle-même 
un  peu  chaque  jour.  Alors,  sous  la  présidence  du  ma- 
réchal de  Mac-Mahon,  on  assista  à  ce  singulier  specta- 
cle d'une  majorité  monarchique,  dontles  membres  se 
dévoraient,  et  qui  travaillait  malgré  elle  à  la  fonda- 

32. 


378  LA   RÉPUBLIQUE   ET  LA    LITTÉRATURE. 

tion  de  la  République.  Ses  attaques  violentes,  ses 
sourdes  menées,  ses  plans  les  plus  habiles  et  les  plus 
forts,  tout  aboutissait  à  rendre  plus  solide  le  gouver- 
nement qu'elle  voulait  détruire.  L'explication  de  ce 
phénomène  est  très  simple.  Un  grand  courant  répu- 
blicain s'était  déclaré  dans  le  pays,  logiquement, 
parce  que  la  république  seule  paraissait  raisonnable 
et  possible.  Pendant  que  la  majorité  royaliste  s'agi- 
tait inutilement  dans  son  impuissance  à  rétablir  la 
monarchie,  elle  se  rendait  de  plus  en  plus  impopu- 
laire, et  le  pays  entier  se  levait  pour  la  chasser  du 
parlement.  De  là,  le  travail  continu  des  élections  qui 
remplaçaient  tout  monarchiste  sortant  par  un  répu- 
blicain; de  là,  lesélections  législatives  du  14  octobre 
et  les  élections  sénatorial  s  du  o  janvier,  qui,  après 
l'aventure  désespérée  du  16  mai,  ont  tait  enfin  de  la 
République  un  gouvernement  régulier,  fonctionnant 
comme  tous  les  gouvernements  établis.  Il  faut  dire 
que  la  gauche  de  l'Assemblée  avait  retenu  et  mis  en 
pratique  le  mot  de  M.  Thiers  :  «  La  France  sera  au.x 
plus  sages.  »  Sans  doute  une  minorité  d'e.xtrèuie 
gauche  poussait  aux  décisions  extrêmes;  m;iis 
M.  Gambeila,  qui  était  le  chef  incontesté  du  parti, 
avait  lancé  le  mot  «  d'opportunisme,  »  pour  carac- 
tériser tout  ce  que  la  situation  réclamait  de  patien  c, 
d'habileté  et  de  sagesse.  Si  M.  Grévy  est  aujourd'hui 
à  la  présidence,  si  les  républicains  sont  les  maîtres 
dans  les  deux  Chambres,  c'est  que  les  républicains 
ont  laissé  se  produire  dans  la  nation  l'évolution  nou- 
velle, sans  vouloir  hâter  le  dénouement. 

Tels  sont  les  faits,  brièvement  indiqués.  Je  n'ai 
pas  besoin  de  descendre  dans  les  détails,  je  veux  en 
arriver  simplement  à  conclure  que  la  République, 


LA   RÉPUBLIQUE   ET  LA   LITTÉRATURE.  37» 

pour  exister,  doit  être  le  résultat  logique  de  certains 
faits,  et  non  la  formule  arbitraire  d'une  école  politi- 
que. Aux  yeux  de  beaucoup  de  républicains,  la  Ré- 
publique est  de  droit  divin  ;  un  seul  gouvernement 
est  légitime,  le  gouvernement  de  tous  ;  il  n'y  a  qu'un 
souverain  possible,  le  peuple.  Certes,  cette  opinion 
est  la  mienne.  Mais  nous  sommes  \h  dans  l'abslrac- 
tion  pure.  Un  mathématicien  peut  seul  raisonner 
ainsi,  parce  que  les  chiffres  n'ont  pas  de  volunté. 
Avisez-vous  de  vouloir  appliquer  In  formule  théorique 
de  la  République  à  un  peuple  ;  aussitôt  tout  se  détra- 
que. C'est  que  vous  introduisez  un  nouvel  élément, 
le  terrible  élément  humain,  qui  n'obéit  pas  comme 
les  chiffres,  qui  a  des  soubresauts  et  des  caprices.  On 
ne  fait  pas  d"un  peuple  une  équation.  Voyez  la  France 
en  89.  Elle  avait  derrière  elle  des  siècles  de  monar- 
chie ;  c'étaient  des  coutumes,  des  usages,  uni;  façon 
de  penser,  une  manière  d'être,  qui  délerïninaieiit  ce 
qu'on  nommait  la  société  fraii;'  ;ise.  La  race,  le  mi- 
lieu, les  institutions,  travaillent  à  la  lente  formation 
d'un  peuple,  lui  donnent  son  génie,  le  frappent  d'une 
empreinte  qui  reste  la  sienne.  Eh  bien  !  on  a  eu  beau 
vouloir  transformer  violemment  la  France  de  89,  elle 
s'est  retrouvée  monarchique,  après  une  des  plus 
terribles  secousses  qui  aient  bouleversé  un  État. 
Sans  doute,  le  vieux  monde  n'a  pu  ressusciter,  un 
nouveau  siècle  s'ouvrait,  les  conquêtes  de  la  liberté 
étaient  considérables.  Mais  l'Empire  allait  courber 
toutes  les  têtes  et  les  revanches  de  la  Restauration 
devaient  suivre.  C'était  simplement  que  l'élément 
humain,  depuis  si  longtemps  pétri  par  les  siècles  de 
monarchie,  n'avait  pu  se  plier  du  coup  à  la  Républi- 
que, malgré  la  violence  de  la  pression  révolution- 


380  LA  RÉPUBLIQUE  ET  LA   LITTÉRATURE. 

naire.  Les  fanatiques,  les  sectaires,  tous  ceux  qui 
obéissent  à  l'exaltation  d'une  foi  et  qui  sont  pressés 
de  jouir  de  l'État  idéal  qu'ils  rêvent,  savent  bien  ce 
qu'ils  font,  lorsqu'ils  réclament  cent  mille  têtes, 
lorsqu'ils  veulent  établir  un  régime  de  terreur.  Ils 
sentent  la  nécessité  de  dompter  brutalement  l'élé- 
ment bumain,  d'écraser  dans  l'homme  ce  que  le 
passé  y  a  déposé,  de  purger  l'homme  par  une  saignée 
de  tout  ce  que  la  race,  le  milieu,  les  institutions  ont 
mis  dans  son  sang.  Vain  espoir,  d'ailleurs.  11  n'y 
a  pas  d'exemple  d'une  nation  ainsi  transformée  d'un 
instant  à  l'autre.  Le  sang  a  pu  couler  sur  nos  écha- 
fauds,  on  a  vu  des  flaques  rouges  se  dresser  Napo- 
léon, qui  est  venu  à  son  heure  arrêter  le  mouvement 
révolutionnaire  et  faire  sa  besogne.  Même  deux 
autres  révolutions  se  sont  produites,  sans  pouvoir 
encore  fonder  la  République;  Tune  a  abouti  à  la 
monarchie  de  juillet,  l'autre,  au  second  Empire.  A 
cela,  une  seule  explication  est  possible,  et  il  serait 
aisé  de  l'établir  sur  l'histoire  :  les  faits  sociaux  et 
historiques  ne  concluaient  pas  à  la  République, 
l'élément  hum  lin  en  France  ne  se  pliait  pas  encore 
au  régime  républicain.  Et  voyez  les  événements 
actuels,  ce  que  la  terreur  n'a  pu  faire,  l'évolution 
lente  des  esprits  est  en  train  de  le  réaliser  aujour- 
d'hui. Posons  que  l'effroyable  secousse  donnée  par 
la  Révolution  à  l'ancienne  société  française,  ait  été 
nécessaire  pour  retourner  le  champ  où  allait  pousser 
la  société  nouvelle.  Mais  ensuite  quelle  longue  cul- 
ture il  a  fallu  pour  mûrir  cette  société  !  Toute  notre 
histijire  est  là,  depuis  quatre-vingts  ans.  Nous  voyons 
grandir  le  discrédit  des  dynasties,  à  chaque  tentative 
de  restauration;  c'est  la  branche  aînée  qui  casse, 


LA   HÉP'jBLÎQUli   ET  LA    LITTEKATUUE.  381 

c'est  la  branche  cadette  qui  ne  peut  porter  de  llenrs, 
c'est  l'Empire  qui  est  chasse  p  ir  une  seconde  inva- 
sion. Pend mt  ce  temps,  le  peuple  fait  une  étude  de 
la  liberté,  un  travail  ^onrd  et  continu  pousse  le  pays 
vers  lerégimcrcpnblic.iin,  etcomme  il  arrive  toujours, 
lorsqu'une  force  historique  donne  le  branle  à  une 
nation,  les  moindres  incidents,  même  ceux  qui 
par.iisscnt  devoir  ariôtcr  cette  n  tion  en  marche,  la 
précipitent  bienlùL  avec  une  impétuosité  plus  grande. 
En  un  mot,  qu  nd  les  'ails  veulent  la  République,  la 
Républi(iue  se  trouve  l'iuidée. 

Voilà  ce  que  je  voulais  nettement  établir,  au  début 
de  cetle  étude.  Je  me  résume.  Dans  tout  problème 
politique,  il  y  a  deux  éléments  :  la  formule  et 
l'homme.  Pour  moi,  la  formule  républicaine  est  la 
seule  scicniili(ine,  celle  à  laquelle  doit  forcément 
aboulii-  toute  nalion.  Si  les  hommes  étaient  de  pures 
abstractions,  des  soldats  de  plomb  ou  des  quilles 
qu'on  put  ranger  h  son  gré,  rien  ne  serait  plus  com- 
mode que  de  transformer  sur  l'heure  une  monarchie 
en  république.  Mais  dès  que  les  hommes  entrent  en 
jeu,  ils  détraquent  la  formule,  ils  compliquent  terri- 
blement la  question  par  le  chaos  d'idées,  de  volontés, 
d'ambitions,  de  folies,  qu'ils  y  apportent.  Dès  lors, 
la  politique  naît,  la  moindre  évolution  demande  par- 
fois des  centaines  d'années  pour  s'accomplir,  au  mi- 
lieu de  luttes  sans  cesse  renaissantes.  Heureusement, 
les  faits  marchent,  le  travail  s'accomplit,  la  loimule 
se  réalise  suivant  certaines  lois.  Rien  ne  serait  plus 
intéressant  que  d'étudier  ce  jeu  de  l'élément  humain 
se  pliant  à  une  nouvelle  formule  politique  et  sociale, 
en  reprenant  l'histoire  de  la  société  française  vers  le 
milieu  du  siècle  dernier.    11  y  aurait  là  une  bien 


382  LA    liÉPUBLIQUE  ET   LA   LITTÉRATURE. 

grosse  besogne.  Je  me  suis  contenté  d'indiquer  rapi- 
dement comment,  depuis  la  Révolution,  nous  avons 
été  emportés  vers  la  République,  et  comment,  dans 
ces  dernières  années,  la  République  a  été  fondée 
par  les  faits,  au  milieu  d'obstacles  qui  semblaient 
à  chaque  heure  devoir  lui  barrer  la  roule.  Mainte- 
nant, il  me  reste  à  examiner  les  différents  groupes 
du  parti  républicain.  Ensuite,  connaissant  noire 
République  actuelle,  je  pourrai  étudier  quels  sont 
ses  rapports  avec  la  lillérature  contemporaine. 

Certes,  je  me  perdrais  vite,  si  je  voulais  classer 
toutes  les  nuances  du  parti  républicain.  Je  dois  me 
borner  à  trois  ou  quatre  types  caractéristiques.  Na- 
turellement, je  choisis  les  groupes  influents.  D'ail- 
leurs, je  ne  fais  pas  œuvre  de  polémique,  je  ne  suis 
qu'un  savant  et  qu'un  observateur.  On  ne  trouvera 
donc  ici  ni  un  nom  d'homme  ni  un  titre  de  jouina!. 

Il  y  a  d'abord  le  républicain  doctrinaire.  Celui-là 
tient  à  une  chapelle  qiielconque.  Souvent  il  est  pro- 
testant, d'allures  puritaines.  Il  vise  l'Académie,  se 
pique  de  belle  langue,  d'équilibre  heureux.  C'est  le 
libéral,  avec  la  pondération  d'un  homme  habile,  qji 
a  juré  de  ne  jamais  pencher  à  droite  ni  à  gauciie. 
Quand  il  est  convaincu,  il  est  généralement  de  crâne 
dur  et  de  cervelle  étroite;  c'est  alors  un  formali&'ei 
un  bourgeois  qui  a  peur  du  peuple  et  qui  désespère 
d'une  monarchie  à  son  usage.  M-ais,  lorsqu'il  n'est 
pas  convaincu,  il  montre  une  intelligence  singuliè- 
rement souple.  Sa  gravité",  se*  grands  mots,  son  atti- 
tude correcte,  sa  phraséologie  dhomme  sérieux  et 
pudibond,  cachent  le  plus  aimable  des  sceplicismes. 
Au  lond,  il  n'a  que  son  ambition.  11  s'est  dit  en 
homme  pratique  que  le  plus  sûr  moyen  de  gou- 


LA  RÉPUBLIQUE   ET   LA   LITTÉRATURE.  383 

verner,  c'est  encore  de  n'effrayer  personne  et  d'en- 
nuyer tout  le  monde.  Aussi  a  t-il  créé  des  journaux 
où  triomphe  le  gris  en  littérature  et  en  politique, 
des  feuilles  de  pâte  ferme,  qui  ne  sacrifient  jamais  à 
l'esprit,  qui  bourrent  leurs  lecteurs  d'articles  forte- 
ment indigestes.  Cela  suffît  pour  avoir  du  poids.  Il 
ne  s'agit  que  de  mettre  une  cravate  blanche  aux 
lieux  communs.  Tous  un  public  s'est  formé  au- 
tour de  ce  vide  majestueux,  de  ce  libéralisme  vi- 
vant de  formules  académiques.  Le  mot  propre  n'y 
est  jamais  employé.  C'est  un  salon  bourgeois,  avec 
ses  préjugés,  ses  attitudes  gourmées,  sa  religiosité 
vague,  son  importance  et  son  ennui.  Il  s'agit  d'ex- 
ploiter solennellement  les  classes  moyennes  ;  de  là 
les  dogmes,  les  opinions  toutes  faites  et  rassurantes, 
les  adoucissements  continuels,  les  déclarations  pru- 
dhommesques.  Je  propose  de  donner  aux  répuhli- 
cains  doclrinaiies  le  nom  de  jésuites  du  protestan- 
tisme. Ils  ont  rêvé  le  pouvoir  dès  ie  premier  jour,  et 
leur  longue  campagne  n'a  été  qu'une  marche  lente 
vers  les  situations  convoitées.  Ce  sont  les  homme.s 
des  expédients.  Soyez  certain  qu'ils  n'acceptent 
de  la  République  (jue  l'étiquette.  Toute  formule 
scientifique  leur  répugne. 

Je  passe  au  républ.cain  romantique.  Celui  ci, 
moins  dangereux,  est  plus  drôle.  Il  tient  malheureu- 
sement beaucoup  de  place  dans  le  tapage  du  jour. 
C'est  toute  une  histoire  que  l'entrée  du  romantisme 
dans  la  politique.  Je  l'ai  déjà  racontée  ailleurs.  Il  est 
arrivé  que  certains  dramaturges  de  1830,  voyant 
leurs  recettes  baisser  au  théâtre,  ont  eu  l'idée  de  se 
jeter  dans  le  journalisme,  avec  leur  ferraille  et  leurs 
panaches.  Cela  se  passait  à  la  fin  de  lEmpire,  au 


384  LA   RÉPUBLIOUE   ET  LA  LITTÉRATURE. 

moment  où  le  public  dévorait  les  feuilles  d'opposi- 
tion. Or,  à  cette  heure  d'altaques  passionnées  contre 
le  pouvoir,  le  romantisme  fit  merveille  dans  la  presse. 
Les  tirades  dont  on  commençait  à  sourire  sur  les 
planches,  parurent  toutes  neuves,  imprimées  en  tête 
d'un  journal.  C'était  Hernani  qui  réclamait  la  liberté, 
en  relevant  fièrement  du  bout  de  sa  rapière  son 
manteau  couleur  de  muraille;  c'était  d'Artagnan, 
c'était  Buridan,  coiffés  de  leurs  feutres  à  grandes 
plumes,  qui  saluaient  le  peuple  souverain  et  le  trai- 
taient de  monseigneur.  Jamais  carnaval  n'eut  un 
succès  plus  vif.  Le  peuple  ne  reconnaissait  sans 
doute  pas  ses  héros  favoris  de  la  Tour  de  Nesle  et  des 
Trois  Mousquetaires;  il  s'était  lassé  de  les  applaudir  à 
l'Ambigu  et  à  la  Porte-Saint- Martin;  mais  toutes  ses 
tendresses  anciennes  se  réveillaient,  on  le  chatouil- 
lait au  cœur,  il  aurait  crié  volontiers  :  «  Bravo 
Melingue!  »  Dès  lors,  le  romantisme  avait  cours  sur 
la  place,  et  un  cours  formidable.  Les  recettes  étaient 
telles,  que  les  républicains  romantiques,  satisfaits  de 
cette  fortune  qui  leur  arrivait  sur  le  tard,  se  conten- 
tèrent de  battre  monnaie  avec  leurs  phrases  empa- 
nachées, sans  se  soucier  de  devenir  députés  ou  am- 
bassadeurs, comme  tant  d'autres.  Le  procédé  offrait 
une  grande  simplicité  :  il  s'agissait,  bonnement  de 
transporter,  dans  la  discussion  des  affaires  publiques, 
le  tralala  des  grandes  phrases  creuses,  la  jonglerie 
des  antithèses,  les  allures  échevelées  de  l'imagination 
lâchée  à  travers  toutes  les  fantaisies.  En  un  mot,  il 
fi^Uail  être  lyrique,  mêler  Triboulet  à  Ruy-Blas, 
prendre  un  vol  d'hippogriffe  au-dessus  de  la  terre 
étonnée.  Vous  pensez  ce  qu'est  devenue  U  politique, 
cette  science  des  faits  et  des  hommes,  en  passant 


LA  RÉPUBLIQUE   ET  LA   LITTÉRATURE.  385 

parla  formule  romantique.  Du  coup,  toute  base 
sérieuse  d'observation  a  disparu,  la  rhétorique  a 
remplacé  l'analyse,  les  mots  ont  dévoré  les  idées. 
Les  romantiques  sont  partis  à  cheval  sur  des  rêves 
humanitaires,  la  fraternité  universelle  des  nations, 
la  fin  prochaine  des  conflits  et  des  guerres,  l'égalité 
et  la  liberté  brillant  sur  le  mond  ;  ainsi  que  des  so- 
leils. D'autre  part,  comme  ils  battaient  monnaie  avec 
le  peuple,  ils  se  sont  agenouillés  devant  lui,  et  il 
n'est  pas  de  flagorneries  dont  ils  ne  l'aient  bercé; 
le  peuple  est  devenu  un  empereur,  un  pape,  un  dieu, 
enfermé  dans  un  triple  tabernacle,  et  qu'il  a  fallu 
adorer  à  genoux,  sous  peine  des  plus  grands  châti- 
ments. Les  ouvriers  auraient  eu  vraiment  mauvaise 
grâce  à  refuser  leurs  deux  sous.  Mais  quelle  mas- 
carade lamentable,  quelle  banque  éhontéel  Les 
républicains  romantiques  se  moquent  du  bon  sens, 
des  sciences  modernes,  de  l'analyse  exacte,  de  la 
méthode  expérimentale,  de  ces  outils  puissants  qui 
sont  en  train  de  refondre  les  sociétés.  Ce  sont  des 
danseurs  de  corde,  couverts  d'oripeaux  et  de  pail- 
lons, exécutant  des  culbutes  dans  l'idéal  pour  la  plus 
grande  joie  de  la  foule. 

A  côté  des  républicains  romantiques,  il  y  a  les  ré- 
publicains fanatiques,  ceux  qui  ont  passé  la  redin- 
gote de  Robespierre  ou  chaussé  les  bottes  de  Marat. 
Ceux-là  se  sont  enfermés  dans  une  figure  historique 
■et  n'en  peuvent  sortir;  crânes  singuliers  qui  veulent 
tailler  l'avenir  dans  le  pa^sé,  sans  comprendre  que 
chaque  évolution  vient  à  son  heure  et  que  l'humanité 
ne  se  répète  pas.  D'ailleurs,  je  le  dis  encore,  il  me 
«erait  difficile  de  classer  nettement  les  républicains, 
tant  les  groupes  sont  nombreux,  depuis  les  impa- 

33 


S86  LA  RÉPUBLIQUE  ET  L,\  LITTÉRATURE. 

tients  de  l'extrême  gauche  jusqu'aux  satisfaits  de 
l'opportunisme.  Il  y  a  là  des  sectaires  et  des  habiles, 
des  hommes  du  passé,  des  hommes  de  l'avenir,  toute 
une  foule.  Je  me  contenterai  d'avoir  insisté  sur  les 
républicains  doctrinaires,  sur  les  républicains  ro- 
mantiques et  sur  les  républicains  fanatiques.  Ce 
sont  les  groupes  les  plus  puissants,  ceux  en  tous  cas 
qui  ont  des  journaux  très  répandus  et  qui,  par  con- 
séquent, ont  le  plus  d'influence.  Mon  opinion  bien 
nette  est  qu'ils  tueraient  la  République  demain,  s'ils 
étaient  les  maîtres.  Les  républicains  doctrinaires 
nous  ramèneraient  à  une  monarchie  constitution- 
nelle, et  nous  aurions  une  dictature  au  bout  de  six 
mois,  avec  les  républicains  romantiques  et  avec  les 
républicains  fanatiques.  Gela  se  déduit  mathémati- 
quement. Quiconque  ne  marche  pas  avec  la  vérité, 
se  perd  en  chemin  et  va  forcément  à  l'erreur. 

Il  n'existe  donc,  à  mes  yeux,  qu'un  républicain  qui 
soit  le  véritable  travailleur  de  l'heure  présente,  c'est 
le  républicain  scientifique  ou  naturaliste.  Si  je  ne 
m'étais  promis  de  ne  nommer  personne,  je  rendrais 
ma  pensée  plus  claire,  en  citant  des  exemples.  Le  ré- 
publicain naturaliste,  qui  est  réprésenté  par  des  in- 
dividualités très  puissantes,  se  base  surtout  sur  l'ana- 
lyse et  l'expérience.  Il  fait  en  politique  la  même 
besogne  que  nos  savants  ont  faite  en  chimie  et  en 
physique,  et  que  nos  écrivains  sont  en  train  d'ac- 
complir clans  le  roman,  dans  la  critique  et  dans 
l'histoire.  C'est  un  retour  à  l'homme  et  à  la  nature,  à 
la  nature  considérée  dans  son  action,  à  l'homme 
considéré  dans  ses  besoins  et  dans  ses  instincts.  Le 
républicain  naturaliste  tient  compte  du  milieu  et  des 
circonstances;  il  ne  travaille  pas  sur  une  nation 


LA   RÉPUBLIQUE   ET  LA  LITTÉRATURE.  387 

comme  sur  de  l'argile,  car  il  sait  qu'une  nation  a  une 
vie  propre,  une  raison  d'existence,  dont  il  faut  étu- 
dier le  mécanisme  avant  de  l'utiliser.  Les  formules 
sociales,  comme  les  formules  mathématiques,  ont 
des  raideurs  auxquelles  on  ne  peut  plier  un  peuple 
d'un  jour  à  l'aulre;  et  la  science  politique,  telle 
qu'elle  existe  aujourd'hui,  est  justement  d'amener 
par  les  chemins  les  plus  courts  et  les  plus  pratiques 
un  pays  à  l'état  gouvernemental  vers  le  [ue\  le  pousse 
son  impulsion  naturelle,  accrue  par  l'impulsion  des 
faits.  Le  républicain  naturaliste  n'a  pas  les  hypocrises 
gourmées  du  républicain  doctrinaire;  il  ne  ménage 
pas  une  classe  an  profit  d'une  autre,  dit  ce  qu'il  doit 
dire,  au  risque  de  scandaliser  la  bourgeoisie.  Le  répu- 
blicain naturaliste  n'entend  rien  au  galimatias  du 
républicain  romantique,  -dont  la  rhétorique  affolée 
et  l'idéal  de  carton  doré  lui  font  hausser  les  épaules. 
Pour  lui,  tous  ces  farceurs  sont  des  charlatans,  qu'ils 
portent  la  cravate  blanche,  ou  qu'ils  se  soient  affu- 
blés d  unjuslaucorps  moyen  âge. 

Même  enadmettantqu'ily  ait  des  hommes  convain- 
cus parmi  les  doctrinaires  et  les  romantiques,  ceux- 
là  s'épuisent  à  construire  en  l'air  un  monument  qui 
n'a  pas  de  fondations  ;  ils  s'agitent  dans  l'erreur,  ils 
appliquent  des  formules  fausses  à  des  hommes  qui 
nexifetefll  point,  à  de  pures  abstractions  conçues  sur 
un  idéal;  aussi  n'est-il  pas  étonnant  que  leur  œuvre 
s'écroule,  et  qu'après  chacune  de  leurs  tentatives,  le 
pays  ait  besoin  d'un  dictateur  ou  d'un  roi  pour  ba- 
layer le  sol  des  décombres  dont  ils  l'ont  couvert.  Au 
contraire,  le  républicain  natirraliste  ne  bâtit  que  lors- 
qu'il a  étudié  et  sondé  le  sol  ;  à  chaque  pierre  qu'il 
pose,  il  sait  qu'elle  sera  solide,  parce  qu'elle  porto  de 


3^8  LA   RÉPUBLIQUE   ET  LA  LITTÉRATURE. 

tous  les  côtés  et  qu'elle  est  où  la  nature  du  terrain  et 
la  construction  de  l'édifice  demandent  qu'elle  soit.  Il 
est  l'homme  des  faits,  il  fera  de  la  République,  non 
pas  un  temple  prot  stant,  ni  une  église  gothique,  ni 
une  prison  s'ouvrant  sur  une  place  d'exécution,  mais 
une  large  et  belle  maison,  logeable  pour  toutes  les 
classes,  pleine  d'air,  pleine  de  soleil,  et  tellement 
appropriée  aux  goûts  et  aux  besoins  des  habitants, 
qu'ils  s'y  fixeront  pour  toujours. 

Ceci  n'est  qu'une  élude  indiquée  à  larges  traits. 
Mais  il  est  évident  que  l'histoire  de  ce  siècle  en  géné- 
ral, et  que  les  événements  de  ces  huit  dernières 
années  en  particulier,  nous  mènent  logiquement  à 
celte  solution  scientifique.  Le  mouvementnaturaliste 
ne  peut  avoir  mis  en  branle  l'intelligence  humaine 
tout  entière,  sans  se  communiquer  à  la  science  poli- 
tique. Il  a  renouvelé  Ihistoire,  la  critique,  le  roman, 
le  lhéâl:e,  il  doit  prendre  une  impulsion  décisive 
dans  la  politique,  qui  n'est  que  de  l'histoire  et  de  la 
critique  vivantes. La  politique,  dégagée  de  la  doctrine 
des  empiriques  et  de  l'idéalisme  des  poètes,  basée 
sur  l'analyse  et  l'expérience,  employant  la  mélhode 
comme  outil,  se  donnant  pour  but  le  développement 
norm;il  d'une  nation,  étudiée  dans  son  milieu  et  dans 
son  être,  peut  seule  fonder  en  France  la  République 
définitive.  Il  faut  le  dire  très  carrément,  il  n'y  a  pas 
de  principes,  il  n'y  a  que  des  lois.  Il  existe  simple- 
ment des  êtres  organisés  vivant  sur  la  terre  dans  de 
certaines  conditions.  La  République  ne  sera,  dans  un 
pays,  que  lorsqu'elle  y  deviendra  la  condition  même 
d'existence  de  ce  pays.  En  dehors  de  ce  fait,  toute 
tentative  n'est  qu'un  arrangemenl  temporaire  et  fac- 
tice, qui  échouera  en  provoquant  des  catastrophes. 


LA  RÉPUBLIQUE  ET  LA  LITTÉRATURE,  389 


II 


Voyons  maintenant  l'attitude  des  différents  grou- 
pes du  parti  républicain  vis-à-vis  de  la  littérature 
contemporaine. 

Depuis  quelques  années,  beaucoup  d'étrangers 
viennent  me  rendre  visite,  des  Russes  et  des  Italiens 
surtout.  J'aime  à  les  écouter,  parce  qu'ils  m'appor- 
tent sur  nous  des  jugements  originaux,  qui  presque 
toujours  me  frappent  vivement.  Or  tous  éprouvent 
la  plus  grande  surprise  à  constater  que  le  parti  répu- 
blicain se  montre  hostile  aux  nouveautés  littéraires, 
attaquant  les  écrivains  qui  se  sont  dégagés  des  tradi- 
tions etqui  marchent  en  avant,  discutant  violemment 
les  œuvres  conçues  dans  l'esprit  analytique  et  expé- 
rimental. Les  romanciers  naturalistes  surtout  sont 
maltraités  avec  une  véritable  fureur  par  les  journaux 
les  plus  influents  du  parti.  Et  les  étrangers  ne  com- 
prennent pas.  Pourquoi  cela  ?  Pourquoi  cette  bizarre 
contradiction  d'hommes  politiques  nouveaux  s'achar- 
nant  contre  les  nouveaux  écrivains?  Pourquoi  vouloir 
la  liberté  en  matière  de  gouvernement  et  contester 
aux  lettres  le  droit  d'élargir  l'horizon  ?  J'ai  tâché  plu- 
sieurs fois  d'expliquer  à  mes  visiteurs  une  anomalie  si 
singulière.  Mais  ils  ne  comprenaient  qu'àdemi,  telle- 
ment pour  eux  la  situation  restait  étrange.  Aujour- 
d'hui, je  veux  en  avoir  le  cœur  net. 

Il  y  a  d'abord  des  précédents  caractéristiques. 
Pendant  la  première  Révolution,  de  8'J  à  l'Empire, 

33. 


390  LA  RÉPUBLIQUE   ET  L\  LITTÉKATURE. 

la  littérature  du  temps  reste  classique  ;  pas  un  effort 
pour  briser  l'ancien  moule  ;  au  contraire,  un  dé- 
layage de  plus  en  plus  fade  de  l'antique  formule  du 
dix-septième  siècle.  N'est-ce  pas  curieux  ?  Voilà  des 
hommes  qui  suppriment  le  roi,  qui  suppriment  Dieu, 
qui  font  table  rase  de  l'ancienne  société,  et  ils  con- 
servent la  littérature  d'un  passé  qu'ils  veulent  effacer 
de  l'histoire,  ils  ne  semblent  pas  soupçonner  un  ins- 
tant qu'une  littérature  est  l'expression  immédiate 
d'une  société. 

Ce  fut  seulement  beaucoup  plus  tard  que  le  con- 
trecoup de  la  Révolution  se  fit  sentir  dans  les  lettres. 
Après  l'Empire,  pendant  la  Restauration,  Tinsurrec- 
tion  romantique  éclata  comme  un  93  littcraii-e.  Et 
que  vil-on  alors?  le  plus  étonnant  des  spectacles.  Oa 
vil  les  républicains,  ou  plutôt  les  libéraux,  ceux  qui 
revendiquaient  les  conquêtes  delà  Révolution,  ceux 
qui  firent  les  journées  de  18, 0  au  nom  de  la  liberté 
menacée,  on  les  vit  défendre  la  littérature  classique 
et  al  lu  luer  furieusement  le  romantisme  triomphant, 
les  drames  et  les  romans  de  Victor  Hugo.  Il  suffit  de 
lire  la  collection  de  l  ancien  National  pour  se  con- 
vaincre à  ce  sujet.  Tels  sont  les  faits.  En  France, 
liaque  fois  que  les  hommes  politiques  ont  voulu 
l'allrauchissement  de  la  nation,  ils  ont  commencé 
par  se  défitîr  des  écrivains  et  par  rêver  de  les  enfer- 
mer dans  quelque  formule  antique,  comme  dans  im 
cachot.  Us  brisent  un  gouvernement,  mais  ils  enten- 
dent réglementer  la  pensée  écrite.  Leur  audace 
s'arrête  à  la  transformation  plus  ou  moins  violente 
de  pouvoir;  ils  n'admettent  pas  qu'on  transforme  les 
lettres,  lis  précipitent  l'évolution  polilicjue,  cl  ils  ont 
l'étrange  beaoia  de  nier  l'évolution  liltcrairc.  Pour- 


LA   RÉPUBLIQUE'  ET  L\   LlTTÉRATtlRE.  39t 

tant,  je  le  répète,  les  aeiix  se  tiennent,  ne  peuvent 
s'elTectiier  l'une  sans  l'autre,  vont  de  compagnie  au 
même  bien.  Qu'y  a-t-ildoncau  fond  de  cette  attitude 
du  parti  républicain  ? 

Remarquez  que  la  loi  paraît  constante.  En  1830, 
les  libéraux  refusaient  le  romantisme;  aujourd'hui, 
les  républicains  refusent  le  naturalisme.  On  peut 
donc  croire  qu'il  y  a  un  élément  fixe  dans  ce  mau- 
vais vouloir,  dansceMe  défiance  vis-à-vis  des  formules 
littéraires  nouvelles.  Evidemment,  cet  élément  fixe 
existe,  et  je  tâcherai  tout  à  l'heure  de  le  déterminer. 
Mais  je  crois  que  les  causes  accidentelles,  les  causes 
du  moment  sont  plus  nombreuses  et  plus  puissantes. 
Je  laisserai  donc  le  pnssé  et  je  n'étudierai  que  l'iieure 
présente,  en  examinant  de  quelle  façon  se  compor- 
tent devant  le  naturalisme  les  divers  groupes  répu- 
blicains dont  j'ai  parlé   plus  haut. 

Voyons  d'abord  les  républicains  doctrinaires. 
Ceux-là,  comme  je  l'ai  dit,  sont  restés  classiques.  Un 
d'eux,  homme  de  poids,  journaliste  que  sa  pesanteur 
solennelle  a  conduit  au  Sénat,  écrivait  dernièrement 
que  Stendhal  et  Balzac  étaient  des  auteurs  louches, 
indignes  de  figurer  dans  la  bibliothèque  d'un  honnête 
homme.  Un  autre,  ancien  professeur  dont  on  a  fait 
un  haut  dignitaire,  distribuait  jadis  des  pensums  et 
des  coups  de  férule  dans  une  Revue,  avec  la  rage 
blême  d'un  pion  impuissant  Je  pourrais  en  citer 
vingt.  Ils  sont  ^out  un  groupe  de  puritains  jésuites, 
boutonnés  dans  leur  redingote,  ayant  peur  des  mots, 
tremblant  devant  la  vie,  voulant  réduire  le  vaste 
mouvement  de  l'enquête  moderne  au  train  étroit  de 
lectures  morales  et  patriotiques.  Je  ne  sais  pas  d'eu- 
nuques mieux  rasés.  Je  comprends  que  les  catholi- 


392  LA  RÉPUBLIQUE   ET   LA  LITTÉRATURE. 

ques  praliquants  ne  nous  aiment  pas,  car  nous  por- 
tons la  hache  dans  leurs  croyances  ;  je  comprends 
que  le  vieux  monde  se  débatte  sur  les  cruautés  de 
notre  analyse,  qui  le  mettent  en  poussière  ;  mais  ces 
hommes  qui  se  disent  avec  le  siècle,  ces  hommes 
dont  les  discours  réclament  la  liberté  de  la  pensée, 
pourquoi  sont-ils  donc  contre  nous,  lorsque  nous 
travaillons  plus  activement  qu'eux  aux  sociétés  de 
demain?  Il  y  a  beaucoup  d'hypocrisie  dans  leur 
cas.  Notre  besogne  est  faite  trop  au  grand  jour,  nous 
disons  trop  la  vérité,  nous  les  troublons  par  notre 
franchise,  ils  ont  pu  être  dans  l'opposition  et  voir 
l'humanité  en  laid  ;  mais  s'ils  entrent  au  pouvoir, 
l'humanité  devient  belle  ;  c'est  assez,  ils  gouvernent, 
il  faut  jeter  un  voile.  La  vérité  est  qu'un  abîme  les 
sépare  de  nous.  Hommes  d'équilibre  ou  homuies  de 
doctrine,  bourgeois  à  préjugés  ou  farceurs  jouant  la 
comédie  delà  vertu,  gens  habiles  qui  veulent  forcer 
l'abonnement  en  publiant  des  l'euilletous  pour  les 
familles,  mélange  d'esprits  acadéuiiques  et  de  cer- 
velles pédagogiques,  tous  détestent  par  instinct  ou 
par  intérêt  la  libre  allure  des  lettres,  le  style  vivant  et 
coloré  d'images,  les  audaces  de  l'analyse,  l'affirma- 
tion puissante  de  la  personnalité  de  l'écrivain.  Gomme 
le  répète  souvent  un  grand  styliste  de  nos  jours,  ils 
ont  «  la  haine  de  la  littérature,  »  haine  qui  les  fait  se 
cabrer  devant  une  phrase  de  poète,  comme  un 
cheval  se  cabre  devant  un  obstacle  dont  il  a  peur. 

Avec  les  républicains  romantiques,  le  malentendu 
devient  simplement  une  querelle  d'école  à  école.  Na- 
turellement, les  romantiques,  qui  se  sont  jetés  dans 
la  République  pour  sauvegarder  les  recettes,  se  mon 
trenl  très  inquiets  du  mouvement  qui  s'opère  dans 


LA  RÉPUBLIQUE   ET  LA  LITTÉRATURE.  393 

le  public  en  faveur  des  écrivains  naturalistes.  Cet 
amour  croissant  de  la  réalité,  cette  curiosité  qui 
s'attache  à  toute  œuvre  d'analyse  contemporaine, 
leur  font  redouter  avec  raison  que  la  foule  ne  se  dé- 
VDurne  d'eux  et  de  leurs  oeuvres.  Que  vont-ils  devenir, 
si  les  cuirasses  et  les  panaches  ne  sont  plus  de 
mode,  si  les  tirades  ne  suffisent  plus,  si  les  lecteurs 
demandent  des  idées  nettes  et  scientifiques,  des  per- 
sonnages réels  sous  les  draperies  du  style  ?  Non 
seulement  leurs  romans  et  leurs  drames  sont  discu- 
tés, mais  encore  on  commence  à  sourire  do  leur 
politique,  on  est  sur  le  point  de  ne  plus  les  prendre 
au  sérieux.  Alors,  menacés  dans  leur  orgueil  et  dans 
leur  bourse,  ils  se  fâchent,  ils  affectent  de  se  montrer 
pleins  de  dédain  et  de  dégoût  pour  les  écrivains  nou- 
veaux Au  lieu  de  convenir  que  l'évolution  roman- 
tique n'a  été  que  la  période  d'impulsion  du  large 
mouvement  naturaliste,  ils  nient  celui-ci,  ils  vou- 
draient ariô'er  les  lettres  françaises  à  la  production 
de  1830.  Le  besoin  de  s'enfermer  dans  une  époque, 
d'incarner  une  littérature  dans  une  formule  ou  dans 
un  homme  unique,  de  prétendre  que  désormais 
l'avenir  se  trouve  fixé,  est  ici  très  caractéristique;  et 
l'on  ne  saurait  citer  un  exemple  plus  frappant  de 
cette  contradiction  des  hommes  qui  admettent  tous 
les  progrès  en  politique  et  qui  refusent  absolument 
aux  lettres  le  droit  de  marcher  et  de  se  renouveler. 
Mais  il  y  a  une  question  plus  grave,  dans  l'attitude 
hostile  des  républicains  romantiques  contre  les  écri- 
vains naturalistes.  Ils  tâchent  de  les  déconsidérer  en 
leur  jetant  de  la  boue  au  visage,  en  les  traitant 
d'égoutiers,  de  pornographes,  de  romanciers  obs- 
cènes. Entendez  par  là  que  ces  écrivains  étudient 


39i  LA   RÉPUBLIQUE  ET   LA  LITTÉRATURE. 

l'homme  sans  le  costumer,  dissèquent  et  analysent 
tout,  travaillent  en  savants  à  l'enquête  contempo- 
raine. Au  fond,  sous  les  gros  mots  dont  on  cherche 
à  les  salir,  ils  sont  simplement  les  ouvriers  de  la 
vérité,  tandis  que  les  romantiques  sont  les  ouvriers 
de  l'idéal.  Il  n'y  a  là  qu'une  différence  de  méthode  et 
de  philosophie  littéraires  ;  seulement,  elle  est  capi- 
tale. Les  romantiques  croyaient  devoir  embellir  ef 
arranger  les  documents  humains  pour  le  plaisir  et  le 
profit  de  la  nation  ;  nous  sommes  convaincus,  nous 
autres,  qu'il  vaut  mieux  donner  les  documents  hu- 
mains tels  quels,  si  l'on  veut  prendre  la  nation  aux 
entrailles  et  laisser  des  oeuvres  qui  resteront  d'éter- 
nelles leçons.  Évidemment,  l'entente  est  impossible  ; 
il  faut  que  ceux-ci  tuent  ceux-là.  Je  suis  bien  tran- 
quille sur  l'issue  de  la  querelle.  Je  fais  simplement 
remarquer  que  ce  sera  nous,  les  savants,  qui  éta- 
blirons  la  République  sur  des  fondations  logiques, 
tandis  que  les  romantiques  l'aui'ont  compromise, 
en  la  promenant  dans  je  ne  sais  quel  carnaval  huma- 
nitaire. 

Enfin,  les  républicains  fanatiques,  et  je  désigne 
sous  ce  mot  les  cerveaux  étroits  et  ardents  qui  regar- 
dent la  République  comme  un  État  de  droit  divin 
qu'on  doit  imposer  violemment  aux  hommes,  les  ré- 
publicains fanatiques  traitent  les  lettres  en  général 
avec  un  certain  mépris.  Elles  ne  sont  pas  loin  d'être 
pour  eux  un  luxe  inutile.  Ils  leur  refusent  un  rôle  im- 
portant dans  le  mécanisme  social,  et  lorsqu'ils  les 
acceptent,  ils  entendent  les  plier  à  la  règle  commune 
et  leur  assigner  un  rôle  défini  par  les  lois.  Proudhon, 
un  des  cerveaux  les  plus  puissants  de  notre  époque, 
n'a  pourtant  pu  se  défendre  de  vouloir  traiter  l'art 


LA   RÉPUBLIQUE  ET    LA  LITTÉllATURE.  39S 

comme  un  point  de  l'économie  politique.  Il  rêvait 
d'abattre  les  personnalités  trop  hautes,  il  souhaitait 
un  peuple  de  dessinateurs  bien  pensants  et  bien  ins- 
truits, pour  tenir  avec  avantage  la  place  de  ce  rebelle 
de  génie  qui  s'appelait  Delacroix.  On  comprend  donc 
que  ces  républicains,  si  méfiants  devant  les  lettres, 
se  montrent  peu  disposés  à  accueillir  les  nouvelles 
formules  littéraires.  Au  fond  d'eux,  ils  ont  en  outre 
un  idéal  historique  de  la  République  :  le  brouet  noir 
des  Spartiates,  la  raideur  citoyenne  de  Brutus,  la 
rancune  sanglante  de  Marat  ;  et  cette  République 
qu'ils  souhaitent,  noire  et  grave,  nivelée  et  autori- 
taire, cette  République  de  pure  imagination  classique, 
impossible  à  l'état  définitif  dans  nos  temps  moder- 
nes, s'accommoderait  (orL  mal  avec  une  littérature 
d'observation  et  d'analyse,  ayant  besoin  d'une  ab- 
solue liberté  pour  se  développer.  Ceux-là,  nous  les 
blessons  donc  encore,  parce  que  nous  ne  sommes 
pas  dans  le  cauchemar  qu'ils  font  tout  éveillés,  parce 
que  nous  nous  refusons  à  nous  numéroter,  à  prendre 
notre  place  dans  le  rang,  à  obéir  aux  mots  d'ordre,  à 
considérer  l'homme  comme  un  bâton  qu'on  plante  oii 
l'on  veut  et  qui  doit  pousser.  Ils  sont  pour  une  for- 
mule toute  faite,  nous  sommes  pour  l'enquête  conti- 
nue et  pour  le  respect  du  document  humain.  Des 
lors,  nous  ne  pouvons  nous  entendre. 

J'ai  dit  qu'en  dehors  des  causes  accidentelles,  il  y 
avait  des  causes  générales  pour  expliquer  l'hostilité 
visible  du  parti  républicain  devant  la  nouvelle  formule 
littéraire.  Ces  causes  agissent  sous  tous  les  gouver- 
nements. Dès  que  les  républicains  sont  arrivés  au 
pouvoir,  ils  n'ont  pas  échappé  à  cette  loi  commune 
qui  veut  que  tout  homme  devenu  le  maître,  se  mette 


396  LA   RÉPUBLIQUE   ET  LA  LITTÉRATURE. 

à  trembler  devant  la  pensée  écrite.  Quand  on  est 
dans  l'opposition,  on  décrète  avec  enthousiasme  la 
liberté  de  la  presse,  la  mort  de  toute  censure  ;  mais, 
si,  le  lendemain,  une  révolution  asseoit  notre  homme 
dans  un  fauteuil  de  ministre,  il  commencera  par 
doubler  le  nombre  des  censeurs  et  par  vouloir  ré- 
genter jusqu'aux  faits  divers  des  journaux  Certes, 
je  le  sais,  il  n'est  pas  de  ministre  éphémère  qui  ne 
semble  biûler  du  beau  zèle  de  rouvrir  sous  son  nom 
le  siècle  de  Louis  XIV  ;  c'est  là  un  air  de  musi- 
que qu'il  joue  pour  la  fête  de  son  avènement,  les 
arts  et  les  lettres  au  fond  ne  comptent  pas,  la  poli- 
tique le  possède  tout  entier.  Puis,  s'il  est  tourmenté 
du  besoin  de  faire  parler  de  son  règne,  s'il  s'occupe 
réellement  des  écrivains  et  des  artistes,  c'est  une 
véritable  calamité,  il  patauge  dans  des  questions 
qu'il  ne  connaît  pas,  il  stupéfie  ses  administrés  par 
des  actes  extraordinaires,  il  distribue  des  récompen- 
ses et  des  rentes  à  de  telles  médiocrités,  que  la  foule 
elle-même  finit  par  hausser  les  épaules.  Voilà  où 
aboutit  tout  homme  qui  entre  au  pouvoir,  quelles 
que  soient  d'ailleurs  ses  bonnes  intentions  du  début: 
il  encourage  fata'ement  les  médiocres,  tandis  qu'il 
laisse  les  forts  à  l'écart,  lorsqu'il  ne  les  persécute  pas. 
Il  y  a  peut  être  là  une  raison  d'État.  Les  gouverne- 
ments suspectent  la  littérature  parce  qu'elle  est  une 
force  qui  leur  échappe.  Un  grand  artiste,  un  grand 
écrivain  les  gêne,  les  épouvante,  du  moment  où  ils 
le  sentent  en  dehors  de  la  discipline,  armé  d'un  outil 
puissant.  S'ils  acceptent  un  tableau,  un  roman,  un 
drame,  comme  une  récréation  honnête,  ils  tremblent 
lorsque  cela  sort  du  plaisir  permis  en  famille,  dès 
"^e  le  peintre,  le  romancier,  le  dramaturge,  appor- 


LA  RÉPUBLIQUE  ET   r\  LITTÉRATURE. 

tent  une  originalité,  expriment  une  vérité  qui  pas- 
sionne. Toujours  «  la  haine  de  la  littérature  ».  11  ne 
faut  pas  être  seul  et  fort  ;  il  ne  faut  pas  écrire  d'un 
style  vivant  qui  ait  un  son,  une  couleur,  une  odeur; 
il  ne  r.uit  pas  surtout  déterminer  une  évolution  nou- 
velle, autrement  on  inquiète  et  on  indigne  les  mi- 
nistres dans  leur  cabinet.  Royauté,  Empire,  Répu- 
blique, tous  les  gouvernements,  même  ceux  qui  se 
sont  piqués  de  protéger  les  lettres,  ont  repoussé  les 
écrivains  originaux  et  novateurs.  Je  parle  surtout 
des  temps  modernes,  où  la  pensée  écrite  est  devenue 
une  arme  redoutable. 

Telle  estla  situation,  et  je  la  résume.  Les  écrivains 
naturalistes  ont  donc  contre  eux  la  République, 
parce  que  la  République  est  aujourd'hui  un  gouver- 
nement définitif,  et  que,  dès  lors,  elle  a  été  atteinte 
de  ce  mal  particulier  que  j'ai  nommé  «  la  haine  de 
la  littérature  ».  En  outre,  ils  ont  contre  eux  les  ré- 
publicains doctrinaires,  les  républicains  romanti- 
ques, les  républicains  fanatiques,  en  un  mol  les 
groupes  les  plus  puissants  du  parti,  qu'ils  gênent 
dans  leur  hypocrisie,  dans  leurs  intérêts  ou  dans 
leurs  croyances.  Ai  je  besoin  d'insister  davantage,  et 
les  étrangers  ignorant  le  dessous  des  cartes,  ne  pou- 
vant voir  que  les  lignes  extérieures,  s'étonneront  ils 
encore  en  constatant  que  le  parti  républicain 
«  éreinte  »  si  furieusement  les  jeunes  écrivains 
grandis  avec  lui  et  faisant  une  besogne  parallèle  à 
la  sienne?  J'aurais  pu  citer  des  faits  plus  précis,  mais 
il  suffit  que  j'aie  indiqué  les  raisons  générales.  Nous 
n'avons  véritablement  avec  nous  que  les  républicains 
naturalistes.  Ceux  qui  veulent  la  République  par  la 
science,  parla  méthode  expérimentale,  sentent  bien 

84 


398  LA   RÉPUBLIQUE   ET  LA  LITTÉRATURE. 

que  nous  marchons  avec  eux.  Ce  sont  les  hommes 
supérieurs  de  l'époque  ;  naturellement,  ils  ne  sont 
pas  nombreux;  mais  ils  commandent  ou  ils  com- 
manderont plus  tard,  et  s'ils  doivent  employer  des 
soldats  médiocres,  par  ce  manque  d'hommes  qui 
est  général  dans  tous  les  partis,  ils  regrettent  au 
moins  les  sottises  commises,  ils  espèrent  faire  entrer 
chaque  jour  plus  de  vérité  et  plus  de  force  dans  le 
gouvernement. 

Je  citerai  ici  un  exemple  typique,  qui  montrera  la 
singulière  intelligence  de  certains  républicains.  Le 
reproche  le  plus  terrible  que  l'on  adresse  à  la  lit- 
térature naturaliste,  c'est  d'être  une  littérature  de 
faits,  par  conséquent  une  littérature  bonapartiste. 
Cela  est  un  peu  vague,  je  vais  tâcher  de  l'expliquer. 
Pour  les  républicains  en  question,  l'Empire  se  basait 
sur  des  faits,  tandis  que  la  République  se  base  sur 
un  principe;  donc  une  littérature  qui  n'admet  que 
les  faits,  qui  lepousse  l'absolu,  est  une  littérature 
bonapartiste .  Faut-il  rire  ?  Faut-il  se  fâcher?  En  réflé- 
chissant, j'ai  trouvé  la  chose  très  grave,  car  au  fond 
de  cette  accusation  étonnante,  il  y  a  la  question  de 
l'existence  même  de  la  République. 

11  existe  beaucoup  de  républicains  qui  déclarent 
delà  sorte  que  la  République  est  l'absoUi.  Les  répu- 
blicains fanatiques  posent  cela  avec  une  rigidité 
d'axiome.  Les  républicains  romantiques  poussent 
droit  à  l'idéal,  agitent  leurs  panaches,  font  à  la  Ré- 
publique une  apothéose  de  paradis,  Dieu  le  père 
coiffé  du  bonnet  phrygien,  rayonnant  dans  un  soleil. 
Selon  moi,  rien  nestplus  enfantin  ni  plus  dangereux. 
Je  veux  bien  qu'il  y  ait  des  principes,  comme  il  y  a 
une  police,  pour  tranquilliser  les  honnêtes  gens. 


LA    RÉPUBLIQUE  ET   LA  LITTÉRATURE.  399 

Seulement,  l'absolu  est  un  pur  amusement  philoso- 
p'iiifue  dont  on  peut  aimer  à  raisonner  entre  la  poire 
et  le  fromage.  Quanta  le  prendre  pour  base  des 
affaires  humaines,  c'est  vouloir  bâtir  sur  le  néant, 
c'est  édifier  une  constructi'jn  qui  croulera  certaine- 
ment au  moindre  souffle.  Gomme  je  l'ai  expliqué,  on 
entre  dans  le  relatif,  dès  que  l'homme  apparaît  avec 
SCS  muUiples  exigences.  Dès  lors,  les  faUs  seuls  gou- 
vernent. Il  est  imbécile  de  croire  qu'on  écrase  l'Em- 
pire, lorsqu'on  le  traite  de  gouvernement  des  faits 
accomplis.  Est-ce  qu'il  existe  un  gouvernement  en 
dehors  des  faits  ?  Est-ce  que  la  République  n'est  pas 
aujourd'hui  le  gouvernement  des  faits  accomplis? 
Est-ce  que  ce  ne  sont  pas  justement  les  faits  qui 
l'ont  fondée  d'une  façon  définitive.' 

Prenons  le  second  Empire.  On  peut  dire  hautement 
la  vérité  aujourd'hui.  Le  second  Empire  a  été,  parce 
que  la  République  avait  lassé  la  France.  Elle  se  te- 
nait en  dehors  des  faits,  elle  ne  s'inquiétait  pas  de 
répondre  à  lin  besoin,  elle  se  perdait  dans  des  décla- 
rations vides,  dans  des  querelles  fatigantes,  dans  les 
théories  les  plus  nuageuses  et  les  moins  pratiques. 
Rappelez-vous  cette  période  de  la  République  de  48. 
Tous  les  essais  tentés  par  elle  échouaient,  parce  que 
pas  un  ne  posait  sur  le  sol;  elle  était  dévorée  par 
l'humanitairerie,  par  un  socialisme  purement  spé- 
culatif, parla  rhétorique  romantique  et  la  religiosité 
des  poètes  déistes.  Jamais  elle  n'a  eu  une  idée  nette 
de  la  France  qu'elle  voulait  gouverner.  Elle  pré- 
tendait expérimenter  sur  elle  comme  sur  un  corps 
mort.  Certes,  les  mots  étaient  superbes  :  la  liberté, 
l'égalité,  la  fraternité,  la  vertu,  l'honneur,  le  patrio- 
tisme. Mais  ce  n'étaient  que  des  mots,  et  il  faut  des 


400  LA  RÉPUBLIQUE  ET  LA   LITTÉRATURE. 

des  pour  administrer.  Imaginez  des  hommes,  les 
mieux  intentionnés  du  monde,  très  dignes  et  très 
bons,  qui  tombent  dans  un  pays  dont  ils  ignorent 
tout,  dont  ils  veulent  tout  ignorer,  et  qui  ont  l'étrange 
idée  d'y  appliquer  un  régime  gouvernemental,  pu- 
rement théorique.  11  arrivera  forcément  que  le  pays 
dérangé  dans  sa  vie  quotidienne,  finira  par  refuser 
l'expérience.  La  dictature  est  au  bout.  C'est  ce 
qu'on  a  vu  au  2  décembre.  La  France  a  accepté  un 
maître,  par  lassitude  d'être  ainsi  tournée  et  retour- 
née depuis  trois  ans,  sans  qu'on  lui  trouvât  une  po- 
sition tolérable. 

En  étudiant  les  dix-huit  années  du  second  Em- 
pire, on  y  remarque  de  même  la  toute-puissance 
des  faits.  Acclamé  comme  un  expédient,  comme  un 
soulagement,  il  se  perd  lui-même,  il  mûrit  l'idée 
républicaine  ;  et,  lorsqu'il  tombe,  ce  sont  les 
faits  (jui  fondent  définitivement  la  République.  Je 
répète  ces  choses,  parce  qu'on  ne  saurait  trop  insister. 
Si,  aujourd'hui,  la  République  existe,  ce  n'est  pas 
par  l'absolu,  ce  n'est  pas  par  les  principes;  c'est 
uniquement  parce  que  les  faits  le  veulent,  font  d'elle 
le  seul  gouvernement  possible  en  France,  trou- 
vent en  elle  la  satisfaction  immédiate  et  exacte 
des  besoins  du  pays.  Sans  doute  le  droit  existe, 
mais  le  droit  n'est  qu'un  fait  supérieur,  qui  est,  si 
l'on  veut,  le  fait  définitif  auquel  tendent  les  nations,  à 
travers  tous  les  faits  intermédiaires.  Mettons  que 
nous  ayons  atteint  la  vérité  sociale,  la  République; 
cette  République  n'en  est  pas  moins  basée  sur  des 
faits,  comme  tous  les  autres  gouvernements  qui 
nous  y  ont  conduits.  Il  est  absurde  de  vouloir  l'en- 
lever du  sol,  pour  la  mettre  dans  le    vague  idéaldes 


LA  RÉPUBLIQUE  ET   LA   LITTÉRATURE.  401 

poètes  ou  dans  l'absolu  philosophique  des  sectaires. 
On  voil  donc  quelle  valeur  a  l'accusation  des  i  épu- 
blicains  qui  nous  reprochent  de  nous  en  tenir  sim- 
plement aux  faits.  Oui,  les  faits  ont  seuls  pour  nous 
une  certitude  scientifique;  nous  ne  croyons  qu'aux 
faits,  parce  que  c'est  uniquement  sur  les  faits  que 
toute  la  science  moderne  a  grandi.  Le  document 
humain  est  notre  base  solide.  Nous  laissons  aux 
rêveurs  l'idéal,  l'absolu,  comme  on  voudra  le  nom- 
mer, ayant  la  conviction  que  c'est  précisément  cet 
absolu  qui,  pendant  tant  de  siècles,  a  arrêté  et  éyaré 
les  hommes  dans  la  recherche  de  la  vérité.  Nous  ex- 
posons les  faits,  nous  ne  les  jugeons  pas;  car  juger 
n'est  pas  notre  besogne  à  nous,  observateurs  et  ana- 
lystes. Nous  avons  exposé  le  fait  de  l'Empire,  en  nous 
faisant  les  historiens  de  celte  période  historitpie, 
comme  nous  exposerons  le  fait  de  la  République,  lors- 
qu'elle entrera  dans  notre  histoire  et  qu'elle  déter- 
minera des  mœurs  nouvelles.  Traiter  le  naiurali^me 
de  littérature  bonapartiste  est  une  de  ces  belles  sot- 
tises qui  poussent  dans  le  crâne  étroit  des  rhéto- 
riciens  de  l'idéal.  J'affirme  au  contraire  que  le 
naturalisme  est  une  littérature  républicaine,  si 
l'on  considère  la  République  comme  le  gouverne- 
ment humain  par  excellence,  basé  sur  l'enciuête  uni- 
verselle, déterminé  par  la  majorité  des  faits,  répon- 
dant eu  un  mot  aux  besoins  observés  et  analysés 
dune  nation.  Toute  la  science  positiviste  de  notre 
siècle  est  \h. 

Au  fond  des  querelles  littéraires,  il  y  a  toujours 
une  question  philosophique.  Celte  question  peut 
rester  confuse,  on  ne  remonte  pas  jusqu'à  elle,  les 
écrivains  mis  en  cause  ne  sauraient  dire    souvent 

84. 


402  LA    HEl'UBLIQUE    ET   LA  LITTEHATURE. 

quelles  sont  leurs  croyances;  mais  l'antagonisme 
entre  les  écoles  n'en  provient  pas  moins  des  idées 
premières  qu'elles  se  font  de  la  vérité.  Ainsi  le  ro- 
mantisme est  sûrement  déiste.  Victor  Hugo,  en  qui 
il  s'est  incarné,  a  eu  une  éducation  calholique,  dont 
il  ne  s'est  jamais  dégagé  nettement  ;  le  catholicisme 
a  tourné  en  lui  au  panthéisme,  au  déisme  nuageux 
et  lyrique.  Toujours  Dieu  apparaît  à  la  fin  de  ses 
strophes;  et  il  n'y  apparaît  pas  seulement  comme 
un  article  de  foi,  il  y  apparaît  surtout  comme  une 
nécessité  littéraire,  comme  la  représentation  de 
cet  idéal  qui  résume  toute  l'école.  Passez  mainte- 
nant au  naturalisme,  et  vous  vous  sentirez  aussitôt 
sur  un  terrain  positiviste.  C'est  ici  la  littérature 
d'un  siècle  de  science  qui  ne  croit  qu'aux  faits. 
L'idéal  est  sinon  supprimé,  du  moins  mis  à  part. 
L'écrivain  naturaliste  estime  qu'il  n'a  pas  à  se  pro- 
noncer sur  la  question  d'un  Dieu.  Il  y  a  une  force 
créatrice,  voilà  tout.  Sans  entrer  en  discussion  au 
sujet  de  cette  force,  sans  vouloir  encore  la  spécifier, 
il  reprend  l'étude  de  la  nature  au  commencement, 
à  rai:alyse.  Sa  besogne  est  celle  de  nos  chimistes 
el  de  nos  physiciens.  Il  ne  fait  que  ramasser  et  que 
classer  des  documents,  sans  jamais  les  rapporter  à 
une  commune  mesure,  sans  conclure  avec  l'idéal. 
Si  Ton  veut,  c'est  une  enquête  sur  l'idéal,  sur 
Dieu  lui  môme,  une  recherche  de  ce  qui  est,  au 
lieu  d'être,  comme  dans  l'école  classique  et  l'école 
romantique,  une  dissertation  sur  un  dogme,  une 
amplification  de  rhétorique  sur  des  axiomes  extra- 
humains. 

Que  les  classiques  et  les   romantiques,  que  les 
déistes  nous  traînent  dans  la  boue  avec  le  beau  fana- 


LA    UÉI'CIiLlMUE   ET   L\    UTTi-:u  \TURb:.  iO.? 

tisme  des  passions  religieuses,  je  le  comprends  par- 
faitement, car  nous  nions  leur  bon  Dieu,  nous  \'- 
dons  leur  ciel,  en  ne  tenant  pas  conifile  de  ridé.i', 
en  ne  rapportant  pas  tout  à  cet  absolu.  Sculciiicni, 
ce  qui  m'a  toujours  surpris,  c'est  que  les  athée-  du 
parti  républicain  nous  attaquent  avec  une  violcii'e 
aveugle.  Comment  !  voilà  des  hommes  qui  renver- 
sent les  dogmes,  qui  parlent  de  tuer  Dieu,  et  ils  ont 
absolument  besoin  d'un  idéal  en  liLlérature  !  Il  leur 
faut  un  ciel  de  pacotille,  avec  des  |)einlures  célestes 
et  des  abstractions  snrhumnines.  Dans  la  science 
sociale,  ils  déclarent  ne  plus  avoir  besoin  des  reli- 
gions, ils  disent  môme  que  les  religions  mènent  aux 
abîmes;  puis,  dès  qu'il  s'agit  des  lettres,  ils  se  lâ- 
chent, si  l'on  ne  iirofcsse  pas  la  religion  du  beau. 
Mais,  en  vérité,  cette  religion  ne  va  pas  sans  l'autre. 
Le  prétendu  beau,  la  perfection  absolue,  arrêtée 
d'après  certaines  lign  s,  n'est  que  l'expression  maté- 
rielle de  la  divinité  rêvée  et  adorée  par  les  hommes. 
Si  vous  refusez  cette  divinité,  si  vous  avez  la  volonté 
de  reprendre  le  problème  philosophique  à  l'étude 
môme  du  monde,  à  la  nature  et  à  l'homme,  il  laiit 
bien  que  vous  acceptiez  notre  littérature  naturaliste, 
qui  est  précisément  l'outil  littéraire  de  la  nouvelle 
solution  scientiiiqne  cherchée  par  le  siècle.  Qui- 
conque est  avec  ta  science,  doit  être  avec  nous. 


m 


J'arrive  à  la  partie  pratique.  Je  n'ai  soulevé  ces 
grandes  questions  qu'incidemment,  pour  établir  net- 
tement l'évolution  littéraire  actuelle.  En  somuie,  il 


404  LA  RÉPUBLIQUE  ET  LA    LITTÉRATURE. 

ne  s'agit  ici  que  de  l'attitude  de  la  République  devanl 
la  littérature. 

Un  des  derniers  ministres  de  linstruction  pu- 
blique, homme  fort  aimable,  paraissait  animé  des  in- 
tentions les  plus  actives  et  les  plus  hardies,  lors  de 
son  entrée  au  pouvoir.  II  avait  surtout  un  zèle  extra- 
ordinaire pour  questionner  tous  ceux  qui  l'appro- 
chaient, répétant  :  «  Je  vous  en  prie,  dites-moi  ce  que 
je  dois  faire,  éclairez-moi,  indiquez-moi  ce  que  les 
écrivains  et  les  artistes  attendent  du  gouvernement.  » 
Cela  annonçait  une  volonté  bien  arrêtée  de  connaître 
nos  besoins  réels  et  de  les  satisfaire.  Un  jour,  j'étais 
présent,  comme  le  ministre  prononçait  sa  phrase, 
devant  plusieurs  de  mes  confrères.  Il  allait  de  l'un  à 
l'autre,  il  voulait  avoir  l'avis  de  chacun.  Le  premier 
lui  demanda  la  croix  pour  des  hommes  de  talent, 
dont  la  personnalité  avait  jusque-là  efl'rayé  le  pou- 
voir ;  le  second  réclama  des  fonds,  afin  de  créer  une 
sorte  de  vaste  encyclopédie  résumant  l'histoire  et  la 
science  ;  le  troisième  parla  d'envoyer  une  mission 
dans  certains  couvents  de  la  basse  Russie,  oii  il 
soupçonnait  que  des  trésors  littéraires  se  trouvaient 
cachés.  Certes,  tout  cela  était  excellent.  J'avoue  tou- 
tefois que  cela  ne  me  satisfaisait  pas.  Aussi,  lorsque 
le  ministre  me  questionna  à  mon  tour,  lui  répondis- 
je  simplement  :  «  Faites-nous  libres,  et  vous  serez  un 
grand  ministre.  » 

La  liberté,  voilà  tout  ce  qu'un  gouvernement  peut 
nous  donner.  Je  ne  nie  pas  le  rôle  qu'un  ministre  in- 
telligent est  appelé  à  remjilir.  11  a  sous  lui  des  écoles, 
provoque  des  concours,  distribue  des  commandes  et 
des  récompenses,  accorde  des  pensions.  Selon 
l'homme  qui  est  au  pouvoir,  les  médiocres  profitent 


LA   RÉPUBLIQUE    ET   LA  LITTERATURE.  405 

de  tout  cela  plus  ou  moins,  bien  que  ce  soiL  loujoiirs 
eux  qui  aient  quand  même  la  plus  grosse  part.  Mais 
quelle  vérilable  uLiliLé  l'art  et  la  littérature  lirent-ils 
de  cette  intervention,  de  cette  protection  du  gouver- 
nement ?  Ce  ne  sont  là  que  des  détails  de  cuisine  ad- 
ministrative qui  n'influent  ni  sur  l'évolution  des  es- 
prits, ni  sur  la  naissance  des  grands  talents.  On  donne 
une  pension  à  celui-ci  qui  est  pauvre,  on  décore 
celui-là  qui  est  agréable,  les  lettres  ne  s'en  portent 
ni  mieux  ni  pis  ;  ou  bien  on  élève  à  la  becquée  des 
peintres  et  des  compositeurs,  cela  ne  décide  en  au- 
cune façon  delà  venue  du  maître  qui  transformera 
la  peinture  ou  la  musique,  à  l'heure  dite.  Les  maîtres 
poussent  tous  seuls  dans  le  sol  de  la  nation,  sans  que 
le  gouvernement  y  soit  pour  rien;  il  arrive  même 
presque  toujours  que  le  gouvernement  les  r^'ule, 
tant  qu'ils  ne  se  sont  pas  imposés  par  leurs  propres 
forces.  Donc  un  ministre  ne  saurait  avoir  aucune  in- 
fluence directe.  En  mettant  les  choses  au  mieux,  s'il 
était  assez  fort  pour  se  dégager  des  questions  de  rou- 
tine et  des  questions  politiques,  s'il  balayait  les  mé- 
diocres et  distribuait  ses  commandes,  ses  pensions, 
ses  croix,  aux  talents  vraiment  originaux,  il  ne  serait 
encore  qu'un  Mécène  éclairé,  qu'un  ami  des  lettres, 
qui  donnerait  aux  écrivains  le  plus  d'agrément  [)os- 
sible. 

Qu'on  nous  entende!  Nous  tous  travailleurs,  qui 
n'avons  pas  grandi  à  l'école,  qui  n'avons  pas  besoin 
de  commandes,  qui  n'ambitionnons  pas  de  croix,  qui 
comptons  sur  le  public  pour  payer  nos  travaux  et 
pour  nous  récompenser,  nous  ne  réclamons  qu'une 
chose  des  hommes  politiques,  la  liberté.  Us  parlent 
de  rendre  la  nation  à  elle-même,    eh  bien  I  qu'ils 


406  LA   REPL'DLIQUE   ET   LA   LlTTi  RATURE. 

rendent  d'abord  la  littérature  à  elle-même,  qu'ils 
l'affranchissent  des  liens  dont  les  anciens  régimes 
l'avaient  garrottée.  Que  dire  de  ces  républicains,  qui 
veulent  toutes  les  libertés,  et  qui  ne  commencent  pas 
par  proclamer  la  liberté  de  la  pensée  écrite  ?  Ils  peu- 
vent garder  leurs  fleurs,  leurs  pensions  et  leurs  ru- 
bans; nous  refusons  leurs  concours,  nous  haussons 
les  épaules  devant  leurs  serres-chaudes,  nous  ne 
voulons  pas  nous  soumettre  à  leur  police,  nous  leur 
défendons  do  nous  encourager.  Ce  que  nous  récla- 
mons, c'est  la  liberté  ;  nous  y  avons  droit,  nous  l'exi- 
geoi:s,  il  nous  la  faut.  Les  hommes  politiques  dé- 
tiennent la  liberté,  qu'ils  nous  la  rendent  ! 

Je  citerai  trois  faits,  entre  beaucoup  d'autres.  N'est- 
il  pas  honteux  que  la  presse  ne  soit  pas  entièrement 
libre,  qu'il  existe  encore  une  commission  de  colpor- 
tage, que  la  censure  théâtrale  reste  toujours  debout? 
Et  ici  se  présente  un  l'ait  incroyable,  on  vient  de  re- 
constituer cette  censure,  en  lui  donnant  publique- 
ment des  ordres  sévères  de  police  morale. 

Je  ne  puis  entrer  dans  l'examen  des  lois  actuelles 
sur  la  presse.  On  sait  combien  elles  sont  restrictives. 
Notre  Hépubliquti  française  est  aussi  dure  pour  les 
journaux  que  les  royaume?  ^es  plus  autoritaires.  Tant 
que  les  républicains  n'ont  pas  été  au  pouvoir,  ils  se 
sont  prononcés  pour  la  liberté  absolue;  nous  verrons 
s'ils  s'en  souviennent.  Quant  à  la  commission  de  col- 
portage, elle  n'est  pas  seulement  attentatoire  h  la 
libcrlc,  elle  est  hôte.  Pourrait-on,  par  exemple,  me 
citer  une  distinction  plus  puérile  que  celle  établie 
entre  les  librairies  qui  se  trouvent  dans  une  gare  et 
les  librairies  qui  existent  dans  les  rues  voisines.  Tout 
le  monde  se  promène  sur  un  trottoir,  j'ai  le  droit  d'y 


LA  RÉPUBl.IOLIE    ET   LA.   LITTÉRATURE  407 

étaler  mes  livres  ;  un  public  spécial  de  voyageurs  tra- 
verse une  gare  en  courant,  je  ne  puis  y  vendre  mes 
livres  que  si  une  commission  les  a  déclarés  inoffensifs. 
Sous  lEmpire,  on  comprenait  encore  cette  police, 
fouillant  les  œuvres,  mettant  des  ordures  où  il  n'y  en 
avait  pas  ;  mais,  en  République,  une  pareille  commis- 
sion joue  un  rôle  odieux  et  inexplicable.  Petite  ques- 
tion, dira-t-on;  la  question  n'est  pas  petite  pour  les 
écrivains  qui  n'obtiennent  pas  l'estampille.  On  les 
empêche  violemment  d'arriver  au  public,  on  leur 
coupe  une  vente  certaine,  et  il  y  a  là  un  souFflet 
donné  à  l'égalité  et  au  droit.  D'ailleurs,  il  suffit  que 
cette  commission  du  colportage  soit  une  atteinte  à  la 
liberté  de  penser  et  d'écrire,  pour  que  la  République 
la  supprime.  Et  la  censure  théâtrale,  sera-t-elle  donc 
éternelle? Les  gouvernements  tombent,  mais  la  cen- 
sure demeure.  Ici,  la  question  s'élargit.  Je  sais  bien 
que  la  censure  passe  pour  être  bonne  femme.  Les 
auteurs  à  succès  prétenaent  qu'on  finit  toujours  par 
s'entendre  avec  les  censeurs  ;  on  leur  accorde  quel- 
ques coupures,  on  se  venge  ensuite  en  racontant  sur 
eux  une  bonne  sottise.  Un  homme  conciliant  me  di- 
sait :  «  Citez  moi  les  œuvres  de  talent  que  la  censure 
a  empêché  de  jouer.  »  Je  lui  répondis  :  »  Je  ne  pui  '. 
vous  dire  les  titres  des  chefs-d'œuvre  dont  la  censure 
nousa  privés,  parce  que,  justement,  ces  chefs-d'œuvre 
n'ont  pas  été  écrits.  »  Toute  la  question  est  là.  Si  la 
censure  n'a  pas  un  rôle  actif  très  considérable,  elle 
nuit  surtout  comme  épouvanlail,  elle  paralyse  l'évo- 
lution de  l'art  dramatique.  On  sait  les  pièces  qu'on 
ne  doit  pas  écrire,  celles  qui  ne  pourraient  être  jouées, 
et  on  ne  les  écrit  pas.  Ainsi,  toute  une  veine  féconds, 
la  comédie  politique,  est  interdite,  à  moins  de  se 


408^  LA  REPUBLIQUE    ET  L\  LITTERATURE. 

tenir  dans  les  limites  aimables  d'un  simple  badinage. 
Cela  est  d'anlant  plus  grave  que,  selon  moi,  toute  la 
comédie  moderne  est  dans  la  politique.  On  reproche 
à  nos  auteurs  de  ne  rien  trouver  de  nouveau,  de  ré- 
péter les  types  connus,  de  n'avoir  pas  su  dégager 
le  rire  moderne,  et  on  leur  défend  justement  d'abor- 
der le  monde  politique,  ce  monde  de  plus  en  plus 
bruyant,  qui  emplit  le  siècle.  La  comédie  doit  vivre 
de  la  vie  du  jour.  Chez  nous,  où  est  la  vie  du  jour,  si 
ce  n'est  dans  la  politique.  C'estlà  uniquement  que  nos 
auteurs  trouveraient  la  caractéristique  del'épnque,  la 
forme  nouvelle  des  appi^tits,  des  intérêts  et  des  ridi- 
cules, dans  notre  société  française.  En  leur  interdi- 
sant ce  vaste  champ,  inconnu  au  siècle  dernier,  et  qui 
va  en  s'élargissant  chaque  jour,  vous  les  réduisez  à 
l'impuissance.  C'est  comme  si  vous  autorisiez  un 
sculpteur  à  tailler  une  stat  ue,  en  lui  refusant  le  bloc 
de  marbre  dont  il  a  besoin. 

En  vérité,  je  le  répète,  que  les  hommes  politiques 
donnent  aux  écrivains  toutes  les  libertés.  Ils  ne  peu- 
vent faire  davantage,  et  ils  ne  peuvent  faire  moins. 
Le  reste  n'est  que  de  la  farce  aimable,  ne  tirant  pas 
à  conséquence.  D'ailleurs,  je  dois  confesser  une 
chose:  si  la  République  nous  refusait  ces  libertés, 
nous  saurions  bien  les  prendre.  Seulement,  je 
trouve  qu'il  serait  logique  de  voir  fonder  les  libertés 
littéraires  par  la  République.  Elle,  dont  la  formule 
est  scientifique  et  que  les  faits  imposent  aujourd  hui, 
devrait  comprendre  quelle  attitude  il  lui  faut  tenir 
devant  la  littérature  actuelle,  l'attitude  d'un  pouvoir 
qui  repousse  toute  littérature  d'Elat,  qui  ne  se  pro- 
nonce pour  aucune  école,  qui  veille  simplement  à  ce 
que  le  libre  développement  de  ses  idées  soit  assuré  à 


LA   liÉPLBLlQLE    ET    LA  LITTERATURE.  409 

chaque  citoyen.  Qu'elle  n'ait  la  prétention  ni  de 
diriger,  ni  d'encourager,  ni  de  récompenser,  qu'elle 
laisse  simplement  les  forces  géniales  et  créatrices  du 
siècle  faire  leur  besogne.  Ce  rôle  semble  tout  sim' 
pie  à  jouer.  Eh  bien  I  aucun  gouvernement  n'a  eu 
jusqu'ici  i'ssez  d'intelligence  pour  s'y  résigner  de 
bonne  mi^ce.  La  République  se  montrera- t-elle  supé- 
rieure? Nous  le  saurons  demain. 

Il  faudrait  d'abord  au  pouvoir  des  hommes  vrai- 
ment forts.  Je  ne  comprends  pas  une  République 
gouvernée  par  des  médiocrités.  Cela  me  paraît  illo- 
gique. Dans  le  gouvernement  du  pays  par  le  pays, 
les  hommes  qui  reçoivent  de  leurs  concitoyens  la 
délégation  du  pouvoir,  doivent  être  forcément  les 
plus  honnêtes  et  les  plus  intelligents  de  la  nation. 
Autrement,  pourquoi  les  choisirait-on?  S'ils  sont 
médiocres,  d'une  honnêteté  douteuse  et  d'un  esprit 
nul,  s'ils  n'ont  rien  en  un  mot,  je  demande  qu'on  me 
ramène  à  l'anrien  régime  ;  au  moins,  les  ministres, 
sous  la  monarchie,  étaient  des  hommes  titrés,  appar- 
tenant à  une  aristocratie  de  race,  existant  à  part  et 
au-dessus  delà  foule.  Le  malheur  est  que  les  choses 
de  ce  monde  ne  vont  pas  pour  le  plus  grand  honneur 
et  le  plus  grand  profit  de  l'humanité.  Je  retrouve  là 
ce  terrible  élément  humain  qui  détraque  les  plus 
belles  théories,  basées  sur  la  logique  et  le  droit.  Les 
hommes  se  battent  pour  eux  plus  encore  que  pour 
la  vérité.  C'est  ainsi  qu'un  chef  de  parti  monte  au 
pouvoir  avec  toutes  ses  créatures.  Lui,  est  supérieur; 
mais  les  créatures  ne  sont  le  plus  souvent  que  des 
nullités  complaisantes,  des  sots  dont  il  faut  tenir 
compte,  des  pantins  qui  ont  eu  l'étrange  fortune  de 
se  faire  prendre  au  sérieux  et  qui  deviennent  les 

t6 


4' 


410  LA    RÉPUBLIQUE    ET    LA    LITTÉRATURE. 

comparses  les  plus  insupportables  et  les  plus  dange- 
reux du  pouvoir.  Même  il  arrive  presque    toujours 
que  ce  sont  les  comparses  qui  tuent  le  chef  de  parti. 
La  politique,    aux  heures    troublées,    est   ainsi   le 
refuge  de  tous  les  ambitieux  déçus,  le  terrain  sur 
lequel  les  inutiles,  les  impuissants,  les  vaincus,  se 
donnent  rendez-vous  pour  monter  à  l'assaut  du  suc- 
cès.  Cela  explique  l'encombrement  des  candidatu- 
res. Presque  tous  Ont  dans  leurs  poches  des  manus- 
crits de  drames  et  de  romans  refusés  vingt  lois  par 
les  directeurs  etles  éditeurs  ;  ou  bien  il  y  a  en  eux  un 
journaliste  aigri,  un  historien    manqué,    un  poète 
incompris;  je  veux  dire  qu'ils  ont  tenu  aux  lettres, 
et  même,  lorsque  la  politique  a  satisfait  leur  ambi- 
tion, lorsqu'ils  gouvernent,  ils  conservent  pour  les 
lettres  une  tendresse  tournée  au  dépit.  Ce  sont  des 
élèves  devenus  pions.   Les  lettres   restent  à  leurs 
yeux  une  orgie  de  jeunesse  qu'il  faut  surveiller;  ils 
en  parlent  avec  de  sourds  désirs  inassouvis,  ils  ne 
sont  pas  loin  d'avoir  les  croyances  de  ces  bourgeois 
qui  accusent  les  écrivains  de  passer  leurs  journées 
sur  des  divans,  servis  par  des  sultanes,  au  milieu  des 
débauches  les  plus  galantes.  De  là  leurs  coups  de 
férule,  leurs  discours  sur  la  moralité,  leur  besoin  de 
réglementer  ces  lettres  comme   on   réglemente  la 
prostitution,  avec  une  police  et  des  arrêtés.  Ce  sont 
donc  ces  terribles  hommes  médiocres,  ces  fruits  secs 
montés  sur  les  échasses  de  l'autorité,  qui  font  tout 
le  mal.  Ils  sont  malheureusement  les  parasites  delà 
République.  On  les   trouve  toujours  les  premiers, 
dans  les  périodes  révolutionnaires,  à  se  mettre  en 
avant  et  à  encombrer  les  petites  et  les  grandes  situa- 
lions.  Mais  il  faut  espérer  que  le  tassement  se  fera. 


LA   RÉPUULIQUE    ET  LA   LITTÉRATURE.  411 

La  République  ne  peut  vivre  qu'à  la  condition  d'êtrâ 
le  gouvernemeut  des  supériorités  intellectuelles',  la 
formule  scientifique  de  la  société  moderne,  appliquée 
par  des  esprits  libres  et  logiques. 

Il  me  reste  à  exprimer  un  vœu  qui  est  celui  de  foute 
ma  génération.  On  nous  obsède,  on  nous  écrase  de  po- 
litique, et  décidément  nous  en  avons  assez.  Je  me  sou- 
viens que,  sous  l'Empire,  des  gens  regrettaient  avec 
mélancolie  les  époques  de  batailles  parlementaires; 
la  tribune  était  muette,  disaient-ils,  la  presse  mu- 
selée, la  discussion  des  afl'aires  publiques  défendue.  VAi 
bien!  aujourd'hui,  on  nous  a  tellement  bouscules, 
tellement  assourdis,  que  nous  en  venons  à  regretter 
le  grand  silence  de  l'Empire,  lorsque  la  politique 
n  at3oyait  pas  sous  les  fenêtres  du  matin  au  soir,  et 
qu'au  moins  on  s'entendait  penser,  fiertés,  nous  avons 
eu  de  la  patience.  Pendant  huit  ans,  nous  nous 
sommes  résignés.  Nous  comprenions  qu'on  ne  sort 
pas  tranquillement  d'une  crise  pareille  à  celle  de  1870; 
nous  nous  disions  qu'une  République  n'était  pas 
commode  ta  fonder,  au  milieu  de  la  colère  des  partis, 
et  qu'il  fallait  savoir  endurer  le  vacarme  de  la  lutte. 
Seulement,  à  cette  heure,  la  République  est  fondée, 
qu'on  nous  donne  la  paix! 

Oui,  nous  tous,  hommes  de  science,  écrivains  et 
artistes,  nous  tendons  les  mains  vers  les  hommes  po- 
litiques, en  leur  demandant  de  ne  pas  nous  casser 
les  oreilles  davantage.  Les  républicains  ont  vaincu, 
n'est-ce  pas?  Ils  sont  aujourd'hui  maîtres  de  toutes 
les  situations.  Eh  bien  !  par  grâce,  qu'ils  lâchent  e 
s'entendre  et  qu'ils  fassent  danser  les  dames,  au  lieu 
de  se  quereller  encore.  Nous  leur  en  serons  bien  re- 
connaissants. 


il2  LA  RÉPUBLIQUE   ET   LA   LITTÉRATURE. 

Personne  ne  songe  à  nous,  vraiment.  On  ne  paraît 
pas  s'apercevoir  que  notre  génération,  les  hommes 
qui  ont  de  trente  à  quarante  ans,  se  trouve  étranglée 
entre  les  dernières  convulsions  de  l'Empire  et  l'en- 
fantement si  laborieux  de  la  République.  Est-ce  qu'un 
écrivain  existe,  quand  les  hommes  politiques  prennent 
toute  la  place  au  soleil?  Est-ce  qu'on  s'occupe  des 
livres,  quand  les  journaux  sont  bourrés  des  débats 
parlementaires,  des  discussions  les  plus  longues  et 
les  plus  creuses?  De  la  politique,  toujours  de  la  po- 
litique, et  à  une  dose  si  énorme,  que  les  femmes  elles- 
mêmes,  dans  les  salons,  ne  parlent  plus  que  de 
politique?  Voilà  oîi  nous  en  sommes,  on  nous  vole 
notre  part  du  siècle,  on  nous  gaspille  nos  belles 
années;  demain,  lorsqu'on  nous  dira  enfin  que 
notre  heure  est  venue  et  que  nous  avons  la  parole, 
il  arrivera  que  nous  serons  très  vieux  et  que  nos 
cadets  nous  réclameront  la  place.  Il  y  a  ainsi  des 
générations  que  les  événements  suppriment.  Na- 
turellement, nous  ne  pouvons  montrer  une  grande 
tendresse  pour  la  politique,  de  même  que  l'homme 
écrasé  ne  salue  pas  la  roue  qui  lui  passe  sur  le 
corps. 

Sans  doute  nous  acceptons  les  nécessités  histori- 
ques. Ce  qui  nous  met  hors  de  nous,  c'est  la  place 
débordante  qu'ont  prise,  dans  ces  dernières  années, 
les  médiocrités  dont  je  parlais  tout  à  l'heure. 
Jamais  Corneille,  jamais  Molière,  jamais  Balzac, 
n'ont  fait  dans  les  journaux  le  tapage  honteux 
que  des  imbéciles  y  font  en  ce  moment.  Le  premier 
sot  venu  qui  monte  à  la  tribune,  prend  une  impor- 
tance plus  grande  qu'un  écrivain  livrant  au  public 
un  chef  d'œuvre.  Je  sais  que  le  bruit  importe  peu, 


LA  RÉPUBLIQUE   ET   LA   LITTÉRATURE.  413 

qu'un  sot  reste  un  sot,  surtout  lorsqu'on  le  connaît 
d'un  bout  de  la  France  à  l'autre;  mais  que  de  temps 
perdu  à  lire  des  discours  mal  écrits,  quel  déplace- 
ment de  la  vérité  et  de  la  justice,  quelles  erreurs 
mises  en  circulation  !  C'est  justement  à  cause  de  ces 
triomphes  faciles  de  la  politique,  que  tant  de  déclas- 
sés et  de  ratés  se  précipitent  pour  s'y  tailler  une  no- 
toriét'^;  et  c'est  justement  à  cause  de  ces  victoires 
des  médiocres,  de  ce  gonflement  de  certaines  person- 
nalités grotesques,  de  ces  grands  hommes  d'une 
heure  paradant  devant  la  France  étonnée,  que  nous 
prenons  la  politique  en  mépris,  nous  autres  tra- 
vailleurs qui  croyons  uniquement  au  génie  et  à 
l'étude. 

Donc,  assez  de  bruit.  Jouissons  de  notre  Républi- 
que. Que  les  besogneux  et  les  ambitieux  qui  vivent 
d'elle,  aillent  en  Amérique  chercher  un  trône  ou  ga- 
gner une  fortune.  Faisons  de  la  musique,  dansons, 
cultivons  nos  fleurs,  écrivons  de  beaux  livres.  11  faut 
bien  avouer  qu'il  y  a,  parmi  les  écrivains  et  les  artis- 
tes, une  défiance  contre  la  République.  Jusqu'ici,  ils 
ne  se  sont  pas  sentis  aimés  par  les  républicains,  qui 
ont  toujours  eu  des  raideurs  de  gendarmes  devant 
les  arts  et  les  lettres.  On  répète  volontiers  que  la 
République  est  le  pire  gouvernement  pour  nous 
autres,  avec  ses  allures  puritaines,  son  besoin  d'en- 
seigner et  de  prêcher,  sa  thèse  de  l'égalité  et  de 
l'utilité.  Mais  on  doit  ajouter  qu'on  n'a  réellement 
jamais  vu  le  gouvernement  républicain  à  l'œuvre, 
car  jusqu'à  présent  il  n'a  pas  eu  en  France  la  stabiUté 
nécessaire. 

Ma  conclusion  sera  simple.  Tout  gouvernement 
définitif  et  durable  a  une  littérature.  Les  Républiques 


414  LA  RÉPUBLIQUE   ET  LA   LITTÉRATURE. 

de  89  et  de  48  n'en  ont  pas  eu,  parce  qu'elles  ont 
passé  sur  la  nation  comme  des  crises.  Aujourd'hui 
notre  République  paraît  fondée,  et  dès  lors  elle  va 
avoir  son  expression  littéraire.  Cette  expression, 
selon  moi,  sera  forcément  le  naturalisme,  j'entends 
la  méthode  analytique,  et  expérimentale,  l'enquête 
moderne  basée  sur  les  faits  et  les  documents  hu  ■ 
mains.  Il  doit  y  avoir  accord  entre  le  mouvement 
social,  qui  est  la  cause,  et  l'expression  littéraiie,  qui 
est  l'effet.  Si  la  République,  aveuglée  sur  elle-même, 
ne  comprenant  pas  qu'elle  existe  enfin  par  la  force 
d'une  formule  scientifique,  en  venait  à  persécuter 
cette  formule  scientifique  dans  les  lettres,  ce  serait 
un  signe  que  la  République  n'est  pas  mûre  pour  les 
faits,  et  qu'elle  doit  disparaître  une  fois  encore  devant 
un  fait,  la  dictature. 


Fuv 


TABLE 


Du    nOMAN   EXPÉRIMENTAL ■ 

Lettre  a  la  jeunesse • 55 

Le  naturalisme  au  théâtre 107 

L'argent  dans  la  littérature 157 

Du  ROMAN 203 

Le  sens  du  réel 205 

L'expression  personnelle 213 

La  formule  critique  appliquée  au  roman 220 

De  la  description 227 

Trois  débuts  :  L  Léon  Hennique 234 

—  n,  J.  K.    Huysman 240 

—  III.  Paul  Alexis , 247 

Les   documents   humains 255 

Les  frères  Zemganno  :  I.  La  préface 263 

—                      II.  Le   livre 272 

De  la   critique 287 

I.  A.  M.  Charles   Bigot 289 

II.  A   M.   Armand    Sylvestre. 296 

Le  réalisme...... 304 


< 1 6  TABLE. 

Les  chroniqueB  de   Sainte-Beuve 3!î 

I.  Hector  Berlioz 320 

II.  Chaudes-Aiguës  et  Balzac , 328 

III.  Jules  Janiii   et  Balzac 340 

Cn  prix  de   Rome  littéraire 348 

La  haine  de  la  littérature 355 

La   littérature  obscène ;.62 

La  république  et  la  LITTÉRATUnS .< 37) 


FIN  DE  LA   TABLE. 


f  aris.  —  L.  Map.f.theux,  imprimeur,  1,  rue  Cassette. 


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