Digitized by the Internet Archive
in 2010 with funding from
University of Ottawa
http://www.archive.org/details/lesannesromantOOberl
LES
ANNÉES ROMANTIQUES
1819-1842
OEUVRES DE BERLIOZ
Format in-18
A TRAVERS CHANTS 1 Vol.
CORRESPONDANCE INÉDITE 1 —
LES GROTESQUES DE LA MUSIQUE 1 —
LETTRES INTIMES 1 —
MÉMOIRES 2 —
LA MLSIQIE ET LES MUSICIENS 1 —
LES SOIRÉES DE LORCHESTRE 1 —
JULIEN TIERSOT
Hector Berlioz et la Société de son temps, ouvrage couronné par
l'Académie française, 1 vol. in-12 (1903), Hachette et C'V
Droits de reproduction et de traduction réservés pour tous les pays
y compris la Suède, la Norvège et la Hollande.
imprimerie ciuix. rue kergèke, :>0, paris. — 6560-*-<M- — Œicre Lorilleui).
M h ii A I I. 1. " N F \ I T A ROM] E s
PAR
DANTAN \IM
HECTOR BERLIOZ
LES
VNNÉES ROMANTIQUES
1819-1842
CORRESPONDANCE
PUBLIEE PAR
JULIEN TIERSOT
iE3
PARIS
CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS
3, RUE AUBER, 3
~J
3
leotf
PREFACE
Peu d'artistes ont mis dans leur œuvre autant d'eux-
mêmes que Berlioz. Ses sentiments, ses passions, ses
pensées intimes furent presque seuls les sources de
son inspiration. La Symphonie fantastique, Harold,
Lelio, Tristia sont là pour le dire : leurs pages fes plus
émouvantes sont des confidences, des confessions en
musique. Et si, ailleurs, le musicien ne prétend qu'être
l'interprète de Shakespeare, de Gœthe, de Virgile, c'est
encore lui qui parle et chante sous le couvert de Ro-
méo, de Faust, de Didon: s'étant reconnu dans les
créalions des poètes qui émurent sa jeunesse, vibrant
à leur unisson, il leur a tout naturellement prêté ses
propres accents.
Par ce naturel besoin d'expansion, loin d'imiter les au-
II PREFACE.
teurs qui abritent plus ou moins leur personne derrière]
leur œuvre, il a voulu se faire connaître à tous de la
façon la plus explicite. Il a publié ses Mémoires, où il nous \
apparaît peint par lui-même. Tels Rembrandt, Durer, j
Delacroix ont conservé pour la postérité leurs propres ;
traits en les fixant sur la toile. « Vous m'y trouverez tel '
que je fus, tel que je suis », écrivait-il un jour à l'amie
qui inspira les chapitres les plus intimes de son livre ;
« tout est vrai et d'une sincérité parfaite : vous verrez
bien que je n'ai pas cherché à produire de l'effet ». Rien
de plus exact que ce jugement : aussi les Mémoires de
Rerlioz, l'étude la • plus fouillée, l'évocation la plus
réelle d'une existence d'artiste, demeurent pour l'his-
toire un document de premier ordre.
Mais cela même ne suffit point à satisfaire l'irrésis-
tible désir qu'il avait d'ouvrir son cœur. A côté des
Mémoires, où il se résume, il improvise, au jour le jour,
des pages où frémit sa vie même, sa vie tout entière,
et dont la lecture laisse une impression immédiate et
fraîche de « chose vue ». On se rappelle, en les parcou-
rant, ces vers d'un de ses poètes préférés :
... J!-étaia là, toile chose m'avint ;
Viius y croirez être vous-même.
Ces feuillets rapides, qu'il dispersa dans toutes les
directions depuis sa tendre jeunesse jusqu'à sa mort.
PREFACE. III
sans se douter que leur réunion pût former un tel
monument, c'est toute sa correspondance.
Ce fut un terrible écriveur que Berlioz! Pourtant, par
métier il fut « écrivain », et comme tel, astreint à de
durs labeurs. Mais, quand il avait achevé sa besogne et
posé la plume du critique, il aimait encore à causer
de loin, librement, avec ceux qu'il aimait. Dès lors,
plus de lassitude : il redevenait lui-même ; il pouvait
s'exprimer sans contrainte, il en profitait avec joie 1 Aussi
est-ce dans ses lettres surtout qu'il faut chercher sa pen-
sée vraie. Il y parle à cœur ouvert, il s'abandonne, il se
livre. Les Mémoires ne donnent pas de lui une idée
aussi complète : ce raccourci de son existence, malgré
sa parfaite sincérité, ne va pas sans quelque part d'ap-
prêt : on y sent, par endroits, la « littérature ». Les
lettres, en leur tenue plus négligée, ont peut-être de
moins brillants dehors ; mais que de compensations
elles nous offrent ! Quelle abondance de sensations
directes et personnelles ! Et quelle variété de tons ! Car
elles s'adressent aux correspondants les plus divers; on
y voit l'homme sous tous les aspects possibles, dans
le secret de son foyer comme dans le inonde dis-
parate où il lui faut s'agiter, parlant à chacun le langage
qui convient, mais restant lui-même, et mêlant au récit
de ses actes la confidence perpétuelle de ses sentiments
et de ses pensées.
b
IV PREFACE.
Qui aura lu soigneusement ces lettres connaîtra Ber-
lioz encore mieux peut-être que le connurent jamais
ses plus intimes amis.
On a déjà recueilli et publié maintes lettres de Ber-
lioz. Mais il en est un bien plus grand nombre qui sont
restées jusqu'à présent inédites. C'est d'abord près de
trois cents lettres intimes qu'il écrivit aux représentants
des générations successives de sa famille, — tour à
tour son père, sa mère, son grand-père, puis ses sœurs,
enfin ses nièces l — lettres réparties sur un espace de
près de cinquante ans (de 1821 à 1868), et dont l'en-
semble constituerait à lui seul une autobiographie au
jour le jour aussi complète qu'animée. D'autres sont
adressées à des amis en art. écrivains, poètes, parfois
les premiers de l'époque, ou à des confrères — qui ne I
sont pas toujours des amis, — et aux indifférents avec
lesquels les obligations de la société l'ont mis en contact.
C'est donc, en joignant aux lettres inédites quelques
pièces dispersées et comme perdues dans diverses
publications, un ensemble de plus de cinq cents lettres
inconnues de la généralité du public que nous avons
la bonne fortune de pouvoir lui présenter. L'abondance
1. Les lettres de Berlioz à son iils forment une autre collection
dont les pièces les plus intéressantes, publiées dans la Correspon-
dance inédite, sont déjà connues.
PREFACE. V
on est telle qu'il eût été impossible de les lui offrir
toutes à la fois : nous avons dû nous résoudre à en
former plusieurs volumes, les partageant par séries
chronologiques correspondant aux principales étapes de
la carrière de Berlioz.
Le livre par lequel est inaugurée celte publication
comprend les lettres des « années romantiques », — de ce
temps où l'artiste est jeune, où son exubérance est le
plus ardente, où, non content d'exprimer par son art
l'idéal de l'époque, il en incarne l'esprit en sa per-
sonne, apparaissant lui-même comme le type réel de
l'homme romantique. Cette division correspond à une
tranche de vie parfaitement déterminée, qui, commen-
tant avec ses débuts, se trouve nettement limitée, à
l'autre extrémité, d'une part par des événements par-
ticuliers qui eurent une grande influence sur la suite
de suri existence intime, d'autre part, et de façon plus
apparente, par son premier départ pour l'Allemagne,
commencement d'un apostolat d'art qui l'occupera pen-
dant toute la période suivante.
Dire que l'assemblage de ces lettres renouvellera de
tond en comble sa biographie serait sans doute excessif.
La plupart des faits importants qu'elles contiennent
sont déjà connus. .Mais elles nous découvrent bien
des particularités nouvelles. 11 n'en est vraiment pas
une qui soit négligeable : les moindres ont leur valeur,
VI PREFACE.
contenant soit un détail de vie, soit un mot, un trait où
l'on reconnaît son esprit, qui est inépuisable. Quant
aux plus importantes, celles qui nous montrent l'homme
aux prises avec les difficultés de l'existence, point n'est
besoin d'insister par avance pour en faire comprendre
le puissant intérêt.
L'ensemble est d'autant plus précieux qu'on n'y peut
surprendre aucune solution de continuité. Berlioz
nous avait donné une première autobiographie : en voici
une seconde, qui n'en est pas seulement le complé-
ment, mais se révèle comme une œuvre intégrale. Ces
Lettres ne contredisent pas les Mémoires (si ce n'est sur
quelques détails insignifiants). Elles les contrôlent,
les précisent et y ajoutent. Enfin leur récit est plus vivant
encore. Aussi faudrait-il bien se garder de ne voir
dans cette correspondance qu'un recueil de documents :
c'est un livre complet, dont toutes les parties se suivent
et s'enchaîaent, qu'il faut lire comme on lit un roman
par lettres, — Werther, ou la Nouvelle Héloïse, — et
les éléments dont il se compose ne sont pas des fic-
tions, mais la vérité même, l'émanation réelle du plus
grand maître qui ait honoré l'art musical en France
au xixe siècle.
Berlioz est là tout entier qui revit devant nous.
Veut-on lui entendre formuler sa doctrine ? On lui a
parfois reproché do ne l'avoir pas fait publiquement en
PREFACE. VII
rédigeant une profession de foi qu'il aurait fallu pro-
bablement afficher sur les murs. Il est bien vrai qu'on
ne trouvera pas plus ce morceau oratoire dans ses
lettres que dans ses livres ; mais les éléments en sont
épars à chaque page: ils pourraient être facilement
détachés et réunis pour constituer l'exposé des prin-
cipes qui se dégagent de son œuvre même, et auxquels
il a obéi avec une constance rare, depuis ses premiers
pas dans la carrière jusqu'à l'arrêt final.
Mais c'est encore bien plus son caractère que son esthé-
tique que ses lettres vont nous révéler.
Nous y observerons d'abord, avec des particularités
nouvelles, sa tendance au grossissement qui, en art, lui
fait concevoir le gigantesque, et, dans la vie, le porte
souvent à exagérer les choses. Nous savions déjà que
ses divers états passionnés furent, en général, assez
disproportionnés avec leurs objets : la connaissance
plus approfondie de son existence intime nous apportera
des précisions nouvelles. Il ne savait pas toujours con-
server la mesure qu'imposent à chacun les nécessités
sociales : il supportait sans patience les petites mi-
sères de tous les jours, et il exhalait ses indignations
en des termes dont l'outrance nous fait sourire. Il dit
'< turpitudes », « infamies », là où nous aurions vu seu-
lement l'occasion d'un regret passager ou d'un simple
blâme. Quelqu'un qui lui a fait un reproche injuste
VIII PREFACE.
est qualifié « crapaud gonflé de sottise » , et une « gre-
dinerie » est une de ces indélicatesses ordinaires
auxquelles l'usage de la vie commune nous oblige tous
à nous résigner ! Il y a en lui une vibration qui ne
peut être contenue, une exaltation maladive, provo-
quant un tremblement de tout l'être, et dont la réper-
cussion sur le style est parfois singulière. « Je suis
dans un de ces moments d'orage auxquels je suis sujet.
Une multitude d'idées se pressent dans ma tète, se
choquent, s'embrouillent, me font bouillonner le sang,
m'agitent, en un mot, d'une manière extraordinaire. »
I! parle ainsi dans une de ses premières lettres de jeu-
nesse : nous en retrouverons du même ton jusqu'à la
veille de sa mort.
C'est une vraie sensitive.
Ses enthousiasmes, ses amours ne sont pas moins
violents que ses haines.
Cependant, il faut le déclarer bien haut, une prédis-
position si dangereuse ne l 'égara pas. Si elle put avoir
parfois des effets regrettables, ce fut plutôt sur sa des-
tinée d'homme que sur son œuvre d'art. En matière
sentimentale — et l'on sait si elle eut de l'impor-
tance dans la vie de Berlioz — il fut trop souvent
victime de l'illusion : comme producteur, au contraire,
cet état d'esprit fut sa force et la cause de sa gran-
deur. Sa critique même n'en ressentit pas de mauvais
P R E F A C E . I \
effets en sa direction générale. Ses jugements, pour
n'être pas toujours mesurés, n'en procèdent pas
moins d'un esprit juste, d'une raison droite et saine,
• parfaitement conforme à son tempérament génial. S'ils
l sont souvent en contradiction avec l'esprit de son
I époque, ils ont été confirmés hautement par les géné-
. rations qui suivirent. Oui certes, il s'est exprimé sur un
ton virulent au sujet de Rossini et de son école; il avait
j quelques bonnes raisons pour cela : c'étaient ses enne-
; mis, ennemis d'origine aussi bien que de fait ; mais
a-t-il donc fallu attendre de si longues années pour
• qu'ils fussent dépossédés de leur royauté tyrannique?
Si d'ailleurs, à vingt ans, nous le voyons délirer d'ad-
miration devant des œuvres de second ordre — tel
opéra de Kreutzer, ou les o histoires saintes » de son
maître Lesueur, — cela n'a rien pour nous choquer :
ces œuvres, imparfaites quant à la réalisation, étaient
d'une tendance louable, et il y trouvait contenue une
part de son idéal. Mais quand Beethoven, Weber.
Gluck, et Shakespeare, et Gœthe lui furent révélés, il
lui sembla voir la lumière jaillir devant ses yeux : il
put alors crier haut son enthousiasme, qui, cette fois,
n'avait plus rien d'exagéré.
Avec ce besoin d'admirer, il est assez naturel que
Berlioz se soit admiré lui-même. Je n'y vois, pour ma
; part, aucun inconvénient. L'orgueil, chez les hommes
X PREFACE.
de génie, c'est le juste sentiment de la réalité. C'est une
preuve de leur bon sens. Cette preuve, il est vrai que Ber-
lioz l'a donnée abondamment! Nous la trouvons surtout
dans les lettres à sa famille, où il se montre « en toute
sa candeur » . Nous ne ferons pas le compte de celles qui
commencent par ces mots : « J'ai obtenu hier un succès
extraordinaire », ou qui répètent avec satisfaction les
compliments reçus, parlent des coups de chapeau adressés
par des inconnus, etc. Au surplus, n'était-il pas naturel
qu'il fût empressé à transmettre aux siens les bonnes
nouvelles, fût-ce en les exagérant un peu? Et nous
devons parfois à ces communications de voir tracés
de petits tableaux de mœurs singulièrement évo-
cateurs de la physionomie et de la vie de l'artiste, en
un temps où cette vie était si caractéristique.
Lisez par exemple la lettre où il raconte l'exécution
de sa première œuvre, une messe à grand orchestre
chantée à Saint-Roch en 1825 : il évoque ses émotions,
son agitation fiévreuse qui pensa faire perdre la tête au
chef d'orchestre ; il dit le défilé à la sacristie des audi-
teurs ébahis, le discours en trois points du curé, l'étreinte
paternelle du bon Lesueur qui, du premier jour, l'a
deviné homme de génie...
Autre scène, cinq ans plus tard, après la distribution
des prix de l'Académie des Beaux-Arts : sa cantate a été
mal exécutée, il s'en désole comme d'un malheur
PREFACE. XI
public ! Il semble, en le lisant, qu'on voie le jeune
artiste lauréat s'agiter dans la cour immuable de l'Insti-
tut, arrachant des touffes de ses abondants cheveux,
maudissant le malheureux cor dont la distraction a
causé tout le mal : ses amis s'empressent autour de lui,
le plaignent en toute la sincérité de leur âme, tandis que
les filles du professeur s'en vont criant que c'est un
coup monté par la classe rivale. Cependant, la généra-
lité des assistants hoche la tête en se demandant ce que
cela veut dire; l'un, bon provincial, ami de la famille,
cherche des paroles pour le consoler : « Mais non 1 C'a
été très bien ! Tout a été senti et apprécié ! » Mais
son chagrin en redouble : « Comment pourrait-on
sentir et apprécier ce qu'on n'a pas entendu ?. . . »
Il est aussi sincère dans ses accès de désespoir naïf que
dans les témoignages qu'il donne de son contentement
de lui-même ; qu'il s'agisse de défaites ou de victoires,
il ne cèle rien. Ces batailles pour la cause de l'art ne
sont-elles pas les seules choses qui ont de l'impor-
tance à ses yeux ? George Sand le jugeait fort bien
quand, dans un paragraphe tout sympathique, elle
disait de lui : « Peut-être bien a-t-il la scélératesse de
penser en secret que tous les peuples de l'univers ne
valent pas une gamme chromatique placée à propos,
comme moi j'ai l'insolence de préférer une jacinthe
blanche à la couronne de France. Mais on peut avoir
b.
XII PREFACE.
ces folies dans le cerveau et ne pas être l'ennemi du
genre humain. » Celte exclusive préoccupation d'art, ce
souci d'y tout rapporter, sont la conséquence de la haute
idée qu'il se faisait de sa mission, et c'est bien à tort
qu'on l'en voudrait blâmer. La confiance en soi est une
condition nécessaire pour vaincre. Le lendemain de
son premier concert (il n'avait guère plus de vingt -quatre
ans, et c'était la première fois qu'un musicien français
tentait pareil effort), il écrivait à son père : « Plusieurs
personnes redoutaient pour moi le souvenir des sympho-
nies de Beethoven qu'on avait entendues dans le même
local quinze jours auparavant. » Mais lui n'avait pas de
ces craintes : ne venait-il pas de déclarer, le même
jour, qu'il reprenait la musique au point où Beethoven
l'avait laissée? Prétention risible de la part de tout
autre : chez Berlioz, admirable perspicacité.
Pourtant il put avoir bien des sujets d'impatience
lorsqu'il comprit que ce but, qui lui apparaissait clai-
rement dès l'abord, restait inaperçu de la plupart de
ceux qui marchaient à ses côtés. Là-dessus encore il fut
averti dès le premier jour. La même lettre qui rend
compte de ce concert de début contient cette phrase :
« J'ai reconnu qu'on ne peut pas plier tout d'un coup
un auditoire musical à des formes nouvelles. » Voilà
une constatation qu'il eut d'assez fréquentes occasions
de répéter par la suite I
PRÉFACE. XIII
Nous allons donc le voir à l'œuvre, et suivre jour par
jour les étapes de son incessant labeur. Je ne sais qui
a dit que la mémoire de Berlioz ne gagnait pas à la
publication posthume de ses lettres, — ou plutôt je le
sais trop. Il n'y a qu'une réponse à faire à cela: qu'on
lise ce livre ; on dira ensuite si l'existence qu'il évoque
ne fut pas un constant effort de travail et de probité,
l'honneur de l'homme et de l'artiste qui l'a vécue.
Qu'on étudie surtout les chapitres qui correspondent à
la période de son plus grand effort créateur, pendant les
années qui suivirent les crises passionnelles dont fut
agitée sa jeunesse. Il est seul, n'ayant auprès de lui que
la compagne conquise au prix de tant de sacrifices. Il
lui faut remplir une double tâche, vraiment contra-
dictoire : créer une œuvre destinée à l'avenir, et assurer
l'existence des siens dans le présent. Quel superbe
exemple de courage et de foi il donne pendant ces années
d'inépuisable activité! Mozart écrivait, deux mois
avant sa mort, aussi dans une lettre intime, cette simple
parole : « Il faut être appliqué au travail, et cela je le
suis volontiers. » Ces mots, qui résument une telle
vie, Berlioz aurait pu les prononcer de même. Son
effort porte sur tout. Il lui faut parer aux nécessités
de la vie quotidienne en même temps que produire
les œuvres que lui impose son génie: son supplice est
que la première tâche l'empêche incessamment de
XIV . PREFACE.
remplir la seconde. « Il faut en prendre son parti : notre
art n'est pas productif dans le sens commercial du
mot. » Telle est la constatation qu'il se trouve amené
à faire à la fin de ces premières années de sa carrière,
lui qui y était entré, sans tant réfléchir à cela, avec
l'illusion que tout travail doit avoir sa récompense. Pour
lui, au contraire, le travail est la ruine. Et malgré
tout il persévère. Nous assistons au spectacle de ses
luttes, nous entendons les éclats de ses colères, et,
même, parfois de ses joies : car dans cette période il
eut au moins quelques satisfactions, qui lui furent
inexorablement refusées par la suite. Il est encore
soutenu par l'espérance ; le combat quotidien sied à son
tempérament batailleur. « Bah! j'aime cette vie-là, »
écrira-t-il un jour 'i Liszt; et, dans le même instant, il
commence Roméo et Juliette. Ce sont les plus belles
années de sa vie qu'il nous raconte ici.
Nous le verrons aussi dans l'intimité, et ce ne sera pas
le moindre charme de son récit épistolaire. Les hommes
de ce temps savaient mettre un agrément tout particulier
à leurs confidences familiales : pour eux « l'art d'être
grand-père » n'était point un art inférieur. Les lettres
de Berlioz vont nous montrer d'abord le fils « au sein
de sa famille », comme on chantait en son enfance.
Elles évoqueront ce monde lointain de bonnes gens de
la province, aux occupations tranquilles et peu variées,
PREFACE. XV
d'une droiture impeccable, nullement fermés à certaines
notions élevées, mais pleins de préjugés et trop facile-
ment buttés à des idées fausses. Nous connaîtrons par
le menu leurs dissentiments, assez généralement causés
par un mélange approximativement égal d'erreurs naïves
et d'une raison peut-être trop rigoureuse. Que les parents
d'Hector Berlioz l'aient, à son début, mis en garde
contre les dangers d'une carrière qui, pour tous, était
l'inconnu, rien de plus légitime ; mais quelle singulière
concession que celle qui limitait une adhésion momen-
tanée à cette condition qu'au bout d'une année, l'enfant,
à peine au début de ses études, se serait affirmé grand
compositeur ! De même on peut sourire en constatant
l'empressement satisfait avec lequel fut accueilli le projet
de son mariage avec une personne r^u digne de lui,
alors que son union avec une autre, dont la vie fut
d'une parfaite honorabilité, devint un objet de scandale,
causa des querelles, des brouilles à n'en plus finir : c'est
que miss Smithson était une actrice, et cela ne se par-
donne pas en province ! D'ailleurs leurs intentions et
leurs actes sont au-dessus de tout reproche : la mémoire
de la famille Berlioz n'a rien à redouter, bien au con-
traire, à sortir de son obscurité à la faveur de la gloire
posthume de celui qui fut son enfant. Il est du plus
grand intérêt de les voir revivre tous, père, mère, sœurs,
petit frère, chacun avec son caractère distinct, ayant
XVI PREFACE.
cependant une prédisposition commune, qui est celle
de l'époque : la mélancolie, l'inquiétude, l'ennui de
l'existence monotone. Quant à lui, il est parfait dans ses
rapports avec eux : fils respectueux, frère tendre. Ses
lettres à sa sœur Adèle, sa préférée, sont pénétrées
d'une affection vraiment émouvante. Et quelle n'est
pas sa joie quand il peut répondre à une parole de
confiance venant de ceux qui avaient douté d'abord, ou
leur donner, eux premiers, la bonne nouvelle d'un
succès ! Les lettres mêmes qu'il fut obligé d'écrire lors
des discussions qu'il lui fallut soutenir à l'époque de son
mariage sont d'un ton irréprochable. Dans les plus
graves difficultés, nous le verrons toujours soucieux de
ne rien laisser échapper qui puisse choquer ceux qui
l'aiment; au milieu de ce monde dévot, c'est lui qui
sait pardonner le plus chrétiennement à ceux qui l'ont
offensé.
Et le voici encore dans le secret du foyer conjugal.
Le seul regret que nous ayons à ressentir ici sera que les
tableaux qui se dérouleront dans cette correspondance
de sa jeunesse ne doivent pas se reproduire par la suite,
car ils sont charmants. Il n'est que trop vrai qu'en
voulant épouser l'interprète de Shakespeare, Berlioz
fut victime d'une illusion dont il porta douloureusement
la peine. Quand, après six ans de refus, Henriette Smith-
son consentit à s'unir à lui, elle était, à proprement
PREFACE. XVII
parler, une femme finie: malade et ruinée, plus âgée que
lui, sa carrière d'artiste brisée. Berlioz la voulut pour-
tant, et son illusion put se prolonger encore quelques
années (presque jusqu'à la fin de la période que
comprend ce livre i. Retenons donc au passage ce
moment unique. Le> confidences du jeune marié,
puis du jeune père, à sa sœur Adèle — la seule de la
famille qui lui ait toujours été fidèle — sont d'une ra-
vissante expansion. Nous voyons le couple artiste pendant
la " lune de miel ». puis après la naissance du fils, retiré
$ans la solitude de Montmartre, vivant heureux et caché.
l'épouse entièrement éloignée du monde après des années
d'une vie si brillante, lui toujours à son labeur, et
retrouvant chaque soir le calme bienfaisant dans cette
atmosphère de bonheur. Bonheur trop fugitif!... Quel-
ques-unes des pages écrites pour raconter à une sœur
aimée cette vie familiale sont, sans que l'auteur l'ait
cherché, de l'art le plus achevé. Des détails vulgaires,
mêlés aux préoccupations les plus hautes, achèvent de
donner au récit toute son impression de vérité. Nous
lirons par exemple, dans la même lettre où Berlioz, dans
le premier feu de la composition du Requiem, exhale
son enthousiasme inspiré, des remerciements émus pour
un pantalon que tante Adèle a brodé à l'intention de
son neveu, âgé de trois ans. La réconciliation des parents
avec l'enfant prodigue est scellée, sinon par le sacrifice
XVITI PREFACE.
d'un veau gras, du moins par un envoi de confitures ;
et quand Hector a adressé à son père un bulletin de
victoire pour la première audition de Roméo et Juliette,
le brave homme, dans sa joie, transmet la lettre à sa
fille en y joignant. . . une pelote de beurre. Nous n'aurions
eu garde de taire ces détails, bien dignes de l'épithète
de « savoureux » : ce sont les accessoires de la vie d'un
maître.
Les questions d'argent tiennent une grande place
dans cette correspondance. On comprendra la cause de
cette préoccupation chez un homme pour qui l'argent
était chose secondaire, — un moyen, non un but, —
lorsqu'on se sera rendu exactement compte de sa situa-
tion personnelle comme nous pourrons le faire en lisant
ses lettres les plus intimes. Nous verrons que, depuis
l'âge de vingt ans jusqu'à une époque déjà avancée de
sa carrière (bien postérieure à celle à laquelle s'arrête
ce volume), il ne cessa pas d'être dans la situation la
plus précaire. Or, si beau que soit le rêve, la vie a des
réalités avec lesquelles il faut s'accommoder, sous peine
que tout se dissipe à la fois. Berlioz le comprit. Nous
allons donc assister à sa double lutte parallèle pour le
pain quotidien, et pour l'art. Il me paraît difficile que
l'on puisse assister à ce spectacle sans être rempli de pitié.
Je pense aussi qu'une profonde estime devra s'y joindre.
C'est dans les lettres à la famille qu'on trouvera la plus
PREFACE. XIX
grande abondance de renseignements sur ce sujet : cela
se conçoit ; les affaires d'argent sont celles qui inté-
ressent avant tout les gens de province, dont la première
parole, lorsqu'il est question de quelqu'un, est pour
demander: « Qu'est-ce qu'il gagne? » L'enfant de
la Côte-Saint-André, du fond de son grand Paris, vou-
drait bien n'avoir que de bonnes nouvelles à donner ;
il s'y étale avec complaisance quand par hasard l'occa-
sion s'en présente. Mais qu'elle est rare ! Il suppute
le bénéfice de ses concerts, le prix de ses articles, ses
droits d'auteur, si dérisoires ; il se désespère de n'avoir
pas les quelques avances qu'il lui faudrait pour tra-
vailler librement à la composition. Parfois il nous fait
sourire en donnant à ce regret une formule positive,
parlant de ses œuvres futures comme d'un placement
avantageux qui doit lui faire réaliser des bénéfices
considérables. Comme c'est pour cela qu'il travaille! ...
En attendant, il faut qu'il paie ses meubles (ceux qui
les ont vus ont dit qu'ils n'étaient pas beaux), et le
produit de quelques maudits feuilletons sur des plati-
tudes y servira mieux que la Symphonie fantastique.
Cette difficulté de se procurer de l'argent lui en fait
connaître le prix. Aussi est-il très scrupuleux en ces
matières. S'il est redevable d'un service à quelque ami
pitoyable à sa peine, il en manifeste une gratitude qui
montre l'importance qu'il lui reconnaît. Legouvé a dit
XX PREFACE.
fort à propos, rappelant deux incidents racontés dans les
Mémoires : « Il nous a donné en remerciements cent
pour cent de notre argent, comme s'il ne nous l'avait
pas remboursé. » On trouvera de nouveaux témoignages
de cette même préoccupation dans les lettres. Il a
compté le don de Paganini comme un des événements
les plus considérables de sa vie, — avec raison d'ailleurs,
car ce don, si grandement à l'honneur de celui qui l'a
fait, ne doit pas être considéré comme une aubaine
quelconque : ce fut, à proprement parler, le salut de
Berlioz, salut pour l'avenir, pour les siens et pour l'art.
Comme il le comprit vite ! Dans la même lettre où
il en donne la nouvelle, il s'écrie : « A présent je pourrai
faire mon voyage d* Allemagne! » Admirable préoccu-
pation ! Ce n'est pas au repos ni à l'abondance qu'il
songe : dès la première minute, il voit avec joie qu'il a
le moyen de continuer sa mission, qu'il pourra faire
honneur à son art. En attendant, il jouit du bonheur
de travailler en paix : il n'attend pas un mois pour se
mettre à L'œuvre el entreprendre la composition de si
plus vaste symphonie
A côté du Berlioz intime, les lettres vont nous mon-
trer l'homme public, en relations avec toutes les som-
mités de son temps. Il est l'ami des écrivains, des poêles.
des artistes, — et même de quelques musiciens. Les jours
de ses concerts, la salle du Conservatoire est remplie
PREFACE. XXI
par l'élite intellectuelle de Paris. « C'était un cerveau
que votre salle », lui dira Balzac après la première
audition de Romeo et Juliette. Lui-même est mêlé à
toutes les luttes de l'époque romantique. Après avoir
été le spectateur le plus violemment ému des représenta-
tions shakespeariennes de 1827, il se joint aux Jeunes-
Frances de 1830 pour soutenir Hugo à la première
d'Hernani. Il a dit son impression vraie sur cette œuvre,
— impression assez inattendue, en vérité : il admire le
poète d'avoir détruit le vieux moule, mais ne s'intéresse
pas du tout à ses innovations rythmiques, constatant
seulement, — lui qui devait scandaliser les musiciens
classiques par des hardiesses analogues, — que sa ma-
nière de briser le vers a pour unique effet de le faire
ressembler à de la prose, ce qui lui est « entièrement
indifférent »,car « il déteste les vers au théâtre ». Pour
un néophyte, voilà une opinion qui sent son philistin !
Par contre, il trace le brouillon d'une lettre folle
d'enthousiasme, qu'il projette d'adresser au poète
après l'apparition de Notre-Dame de Paris, — qui
est en prose. Il ne fréquente d'ailleurs pas très volontiers
chez Hugo, qui lui manifeste pourtant sa sympathie,
mais qui « trône » trop. Ses vrais amis parmi les poètes,
ce sont les dissidents du romantisme, ceux que, dans
une lettre de 183o, il qualifie de représentants de « la
jeune littérature contre-révolutionnaire ». Alfred de
XXII PREFACE.
Vigny et ses familiers. Il se sent plus libre avec eux ; il
les invite, avec Chopin et Liszt, à des parties de cam-
pagne dans sa maison de Montmartre, où, dans le
grand jardin, ils jouent aux barres comme des écoliers.
Il aime à donner ces détails familiers. N'écrit-il pas un
jour à Eugène Delacroix, pour s'excuser d'avoir manqué
un rendez-vous, qu'il a été empêché par une partie de
pêche à la ligne?...
Dans ses lettres d'Italie, il note ses impressions pitto-
resques ou sentimentales, révélant le vif sentiment
de la nature qu'il traduira musicalement, par la suite,
en plusieurs de ses partitions.
Et enfin il se mêle parfois aux foules, lui dont nous
avons lu tant de déclarations d'art aristocratiques. Mais
il a ressenti le frisson de la fièvre de 1830 : il est des-
cendu dans la rue, pour faire le coup de feu, avec les
frères. Les deux lettres par lesquelles il raconte à sa
famille les détails de sa participation aux journées de
Juillet sont, à tous égards, des documents intéressants
pour l'histoire. On y lit ces phrases : « Cette idée, que
tant de braves gens ont payé de leur sang la conquête
de nos libertés pendant que je suis du nombre de ceux
qui n'ont servi à rien, ne me laisse pas un instant de
repos. » — « L'ordre admirable a régné dans cette révo-
lution magique de trois jours... C'est un peuple
sublime 1 » Et, faisant en pensée un retour vers la
PREFACE. XXIII
petite patrie : « Je pense que le beau drapeau flotte
aujourd'hui sur le clocher de la Côte comme dans toute
la France ! » Il ne sut plus retrouver par la suite cette
ferveur pour les luttes de la liberté. Mais, nous l'avons
dit, cette partie de sa correspondance n'est qu'une tran-
che de vie : c'est celle où Berlioz se montre avec le plus
d'ardeur, le plus d'enthousiasme, le plus de foi.
Emile Zola écrivait un jour, dans un chapitre qu'il
consacra au maître musicien :
« Il avait beau dire blanc, on lui faisait dire noir.
C'est là un phénomème stupéfiant qui se produit tou-
jours... »
Le grand romancier avait des raisons pour s'y connaî-
tre. Son mot est d'une application parfaitement juste :
il nous revient à l'esprit au moment où nous présen-
tons au public cette nouvelle collection de lettres par
lesquelles la personnalité de l'auteur de la Damnation
de Faust se montre en pleine lumière, et sans que
rien en reste caché. Nous avons confiance qu'elle ne
perdra rien pour paraître à cette clarté, et que ceux
qui voudront bien regarder simplement les choses telles
qu'elles sont n'y trouveront aucun motif de blâme.
Pourtant, nous sommes résignés par avance à voir tirer
de cette lecture de tout autres conclusions. Accepter de
prendre les choses telles qu'elles sont, cela se pourrait-il
XXIV PREFACE.
souffrir? IS'e faudra-t-il pas chercher des sous-entendus,
des intentions secrètes, isoler des phrases, torturer les
textes, fausser les mots, — ou tout simplement dire
noir là où il y a blanc ? Ce sont là les risques communs
à tous les hommes de lutte, et il parait que pour Berlioz,
même après cent ans passés, l'ère de la lutte n'est pas
encore close.
Sans aucun doute, Berlioz a eu sa part de défauts.
— comme tous les autres mortels. Il avait des impa-
tiences de caractère. Ayant du génie, il le savait. S'il
avait des raisons de se plaindre, il se plaignait.
Il n'était pas toujours d'une bienveillance extrême
pour ses confrères, — si bienveillants, eux ! Le*
circonstances et les difficultés de la vie l'ont parfois
entraîné à des erreurs qu'il a déplorées lui-même, et dont
la chimère qui le hantait fut la principale coupable. Il
est vrai que cette même chimère fut celle qui lui dicta
ses chefs-d'œuvre, et cela nous paraît être une cir-
consUaoe très atténuante à quelques fautes... Enfin, et
c'est là, au fond, son principal travers, il ne resseniMait
pas à tout le monde.
Oui, on l'a déjà dit : Berliuz ne fut pas un saint. Mais, '
au fait, est-il donc si nécessaire qu'un homme de génie
soit un saint ? Il nous semble qu'il vaut autant qu'il eoit
un homme. Et j'en sais qui passent pour des saints, et
qui. dani la réalité, furent toul simplement de tir
PREFACE. XXV
grands hommes. Ils ne valent peut-être pas moins pour
cela. Sans doute on pourra toujours qualifier de a saintes
colères » les invectives que Beethoven avait accoutumé
d'adresser contre ses meilleurs amis, ses frères, ses
belles-sœurs, et qui n'étaient au fond que de basses
injures. Cependant, le geste de Bach lançant sa perruque
à la tête des gens qui faisaient des notes fausses paraît
décidément manquer de sainteté ; et Gluck, en détruisant
furieusement la musique commencée d'un Roland (peut-
être un chef-d'œuvrej lorsqu'il apprit que le même
poème avait été confié à Piccini, ou bieu en annonçant
Armide en ces termes : « Cela sera superbe », ne donnait
certainement pas un bon exemple d'humilité. Pourtant
Gluck., Bach et Beethoven me paraissent assez bien
tels qu'ils sont. J'oserai même avouer que je les aime
mieux ainsi que s'ils étaient doués de perfections
trop uniformes. Ce dernier reproche, il est bien vrai
que Berlioz ne se l'est pas plus qu'eux attiré ; mais pas
davantage il ne mérite sérieusement le blâme. C'est un
f aitd'une observation consolante que, parmi les hommes
de génie, il se trouve très peu de coquins... Il faut
croire qu'ils n'ont pas le temps, tout oeccupés qu'ils sont
à poursuivre leur rêve !... Les griefs qu'on trouve à leur
imputer se réduisent ordinairement à ce qu'ils man-
quent de certaines qualités banales, et diffèrent de la
généralité par un grossissement, qui leur est propre.
XXVI PRÉFACE.
des facultés et des passions humaines. Mais comme ce
grossissement est la conséquence, peut être la cause de
leur génie, il faut leur pardonner ! Mieux encore : il est
bon de faire du phénomène qu'il constitue un objet
d'observations et d'étude. La connaissance intime d'une
personnalité comme celle de Berlioz apportera pour
cela une contribution importante, et nous pensons que
le lecteur impartial, après avoir lu ses lettres, y trou-
vera le sujet de maintes remarques fécondes, en même
temps qu'il pourra redire, à l'exemple de cet Hamlet
dont la pensée mélancolique a causé à notre auteur
tant d'émotion et de trouble :
« C'était un homme auquel, tout bien considéré,
nous ne retrouverons pas de pareil. »
JULIEN TIERSOT.
BIBLIOGRAPHIE
11 a été publié déjà quelques recueils de lettres de Berlioz.
Les principaux sont les suivants :
Correspondance inédite de Hector berlioz (1819-1868),
avec une notice biographique par Daniel Bernard, Paris,
Calmann-Lévy, 1879. (Les éditions postérieures ont paru
avec un fac-similé et un appendice.)
Lettres intimes, avec une préface par charles gounod,
Paris, Calmann-Lévy, 1882.
Il a paru aussi quelques séries de lettres dans des livres
tels que :
Les Révolutionnaires de la musique, par octave fouqoe.
Paris, Calmann-Lévy, 1882 (particulièrement dans le cha-
pitre : Berlioz en Russie).
Briefe lieruorragender Zeitgenossen an Franz Liszt (Lettres
de contemporains illustres à Franz Liszt), publiées par la
m ara. Leipzig, Breitkopf et Hartel, 1895 (2 volumes, conte-
nant 61 lettres de Berlioz).
Briefe von Hector Berlioz an die Fûrstin Carolyne Sayn-
Wittgenstein. (Lettres d'Hector Berlioz à la Princese Carolyne
Sayn-Wittgenstein), publiées par la m ara. Leipzig Breit-
kopf et Hartel, 1903.
XXVIII BIBLIOGRAPHIE.
karlovicz, Souvenirs inédits de Chopin. Paris, Revue
musicale, 1903.
D'autres collections encore ont paru dans des périodiques.
Les deux suivantes ont été tirées à part :
Lettres d'amour à madame Estelle F*** (1864-1868), publiées
dans la Revue bleue. 1903.
Lettres inédites d'Hector Berlioz à Thomas Gounet, publiées
par l. michol'd et annotées par g. allix. (Bulletin de
l'Académie delphinale, Grenoble, 1903.)
Beaucoup d'autres publiées, soit isolément, soit par séries,
sont éparses dans divers journaux spéciaux tels que la
Revue et Gazette musicale, le Ménestrel, le Guide musical, le
Monde musical, Musica, la Musique des familles, la Revue
musicale, ou des journaux quotidiens comme le Figaro,
le Temps, le Gaulois, — les Annales dauphinoises, — et
encore diverses revues musicales allemandes, italiennes, etc.
Enfin nous avons eu communication d'un grand nombre
de lettres inédites provenant de diverses sources. Les plus
nombreuses, en même temps que les plus précieuses, sont,
nous l'avons dit déjà, celles que Berlioz écrivit à sa famille
depuis 1821, époque de son départ de la Côte-Saint- André
pour Paris, jusqu'à la dernière maladie qui l'emporta:
Le texte de ces lettres nous a été communiqué obligeam-
ment par les membres de la famille de Berlioz, en powes-j
sion de ce dépôt intime et précieux : nous sommes rede-
vables du plus grand nombre à madame Chapot. fille
aînée de madame Adèle Suât, la sœur cadette d'Hector Ber-
lioz, et de quelques autres à madame Beboul, petite-fille de
madame N'anci Pal, sa sœur ainée. Nous adressons nos
vifs et respectueux remerciements à ces personnes qui,
pieuses gardiennes de la mémoire de leur illustre parent,
ont bien compris que cette mémoire ne pouvait que gagner
à ce que sa vie, comme son œuvre, fût intimement connue.
D'autres lettres nous ont été communiquées par d< - ' "i-
BIBLIOGRAPHIE. XXIX
respondants de Berlioz, ou par divers collectionneurs, au
nombre desquels nous citerons : madame Pauline Viardot (en
possession d'une très intéressante série de lettres écrites
à elle lors des représentations d'Orphée et d'Alccste et de la
composition des Troyens, série qui trouvera sa place dans la
suite de cette correspondance); mesdames Henriette Fuchs,
Talayrach d'Eckardt, Michel Brenet; M. Paladilhe (qui nous
a fait part des lettres de Berlioz à Ernest Legouvé) ; MM. Ca-
mille Saint-Saëns, Bourgault-Ducoudray, Ad. Boschot, J. de
Brayer, Gaston Calmann-Lévy, L. Ceillier, Jean Celle (à la
Cote Saint-André), Chaper (d'Eybens, près Grenoble), Ed.
Colonne, Dieterlen (gendre du défunt collectionneur Alfred
Bovet), P. Du Boys (fils d'un ami de jeunesse et collaborateur
de Berlioz), A. Geloso, Gaston Hirsch, Vincent d'Indy,
Ad. Jullien, Xavier Lesueur (arrière-petit-fils du maître de
Berlioz), Loviot (gendre de l'architecte Duc, prix de Home la
même année que Berlioz), Maignien (bibliothécaire de la
ville de Grenoble), Ch. Malherbe, Emile Ollivier, Schirmer,
Spolberch de Lovenjoul, Maurice Tourneux, Gustave Simon,
la Société des Concerts du Conservatoire, etc.
Nous en avons également trouvé dans les collections d'au-
tographes de la Bibliothèque du Conservatoire, la Biblio-
thèque nationale, celle de Grenoble, la Public Library
de New- York (les lettres de cette dernière collection nous
ont été obligeamment communiquées par le bibliothécaire,
M. J. S. Billings), celle de Boston, etc.
Enfin nous avons dépouillé un grand nombre de cata-
logues d'autographes, notamment ceux de la maison Cha-
ravay, où nous avons trouvé, sinon toujours des textes,
du moins de nombreuses et parfois très utiles indications.
Bien que notre désir eût été de donner le recueil complet
des lettres de Berlioz, il n'a pas paru nécessaire de réim-
primer celles qui figurent dans les deux volumes antérieu-
rement publiés par la librairie Calmann-Lévy, et qui sont
entre les mains de tous les lecteurs qu'intéresse la person-
nalité de Berlioz. Nous avonsvoulu pourtant que chacune fût
XXX BIBLIOGRAPHIE.
mentionnée à sa date et résumée, afin que le récit qui
ressort de l'ensemble fût aussi circonstancié que possible.
Quant aux lettres éparses en d'autres publications moins
accessibles au public, elles devaient tout naturellement
prendre leur place ici au même titre que celles qui sont
inédites.
Il en est de même pour les indications contenues dans
les catalogues d'autographes.
Ces lettres sont présentées dans leur ordre naturel, qui
est l'ordre chronologique.
Beaucoup, dans l'original, ne sont pas datées; mais, la
plupart du temps, l'énoncé des faits qu'elles contiennent,
' ou diverses autres particularités, ont permis de leur assi-
gner une époque au moins approximative.
Ces observations nous ont conduit en outre à reconnaître
l'inexactitude de plusieurs dates arbitrairement inscrites
sur des lettres antérieurement imprimées : nous avons pro-
lité de l'occasion que nous donnaient les résumés de ces
lettres pour faire toutes les rectifications utiles.
Afin que le lecteur puisse suivre sans peine le fil de ce
récit épistolaire, les particularités biographiques qui y se-
raient omises seront rappelées en leur lieu par de brèves
notes intercalées entre les lettres.
Enfin l'on a poussé le souci de l'ordre et de la clarté au
point de partager cette nouvelle autobiographie en chapitres
correspondant aux principales divisions de la vie du héros.
Avant de céder définitivement la parole à Hector Berlioz,
nous la donnerons à son père, à qui nous devons un docu-
ment digne d'être conservé sur les origines, l'histoire et la
personnalité des différents membres de la famille. Ce sont des
notes prises par lui sur un Livre de raison, où il écrivait au
jour le jour les dépenses, recettes, etc. de sa maison, pêle-
mêle avec d'autres indications. Les suivantes sont faites
pour nous intéresser.
LIVRE DE RAISON
DE LOUIS-JOSEPH BERLIOZ, DOCTEUR-MÉDECIN
RÉSIDANT A LA CÔTE - SAINT-ANDRÉ .
Commencé le /er janvier 1815.
La famille berlioz1 est établie à la Côte ou dans les
environs depuis plus de quatre cents ans : il était fait
mention dans les archives du chapitre de Saint-Maurice
de Vienne d'un capitaine de ce nom qui commandait
les troupes dudit chapitre dans le xive siècle. Le mau-
vais état des registres de l'état civil de la ville de la
Côte ne m'a pas permis de faire des recherches à ce
sujet.
Claude berlioz, marchand tanneur à la Côte,
marié à Françoise Mugnier, fille de Jean Mugnier et
1. Nous imprimons en capitales les noms qui appartiennent à la
lignée directe d'Hector Berlioz, et en italiques les paragraphes in-
cidents qui interrompent une génération pour indiquer la descen-
dance de membres des lignées collatérales.
XXXII LIVRE DE RAISON.
d'Antoinette Heurard, mort en 1667, veut par son tes-
tament, reçu Nugnoz notaire le 5 septembre 1662, être
enterré dans le tombeau de ses ancêtres.
Il était riche pour ce temps-là, puisqu'il lègue à sa
fille Jeanne 550 livres en sus de sa constitution dotale.
Ses enfants étaient :
Jeanne Berlioz, mariée à Ennemond Costany :
Antoinette Berlioz, mariée à Jean Yial ;
Constance Berlioz, capucin ;
guy berlioz, marié le 11 juin 1655 à Philippaz
Brochier, qui eut 1800 livres de dot. Il est mort en 1687.
De ce mariage est né François berlioz, marié le
20 février 1086 à Marie-Marthe Massy-Brun. Il est mort
en 1735. Leurs enfants étaient :
1° Marie Berlioz, mariée à Jean Révillon, son cousin
issu de germain du côté maternel, avec 1500 livres de
dot.
2° Matholin Berlioz, dont le fils est mort célibataire,
et ses biens ont passé dans les familles Tillion et Rajat,
chez lesquelles ses sœurs étaient mariées.
•'!• Madeleine Berlioz, mariée à Philippe Trouillon à
Beaurepaire ; elle a laissé deux fils morts célibataires.
4° Maximin Berlioz,)
î augustins.
o° Théodore Berlioz, )
6° Claude Berlioz, marié le 28 juillet 1727 à Isabeau
Berger Lavillardière.
Onze enfants lui ont survécu, dont neuf prêtres ou re-
ligieuses. Claude Berlioz, cure de Vinay, mourut en 1809
LIVRE DE RAISON
XXXIII
et institua mon père héritier, ce qui mit de mauvaise
humeur le suivant :
Joseph Berlioz, notaire, marié en 1794 à Marguerite
Forgeret; ils étaient tous deux, déjà <îf/és, ils n'ont pas eu
d'enfants. Il est mort le 17 novembre 18/2. étouffé dans
la boue du marais de Faramans. où il était tombé pen-
dant la nuit. Il a institué pour héritiers deux de ses
frères et quatre sœurs qui lui ont survécu. Magdeleine-
Geneviève. sa dernière survivante, m'a fait donation de
tous ses biens, le 24 avril 182 ï, par acte reçu M" Pierre
ès-liens Pion, notaire à Boisseux,
i° JOSEPH BERLIOZ,
marchand tanneur, né le
19 mars 1700, décédé le
11 avril 1779, à la Côte.
Catherine Vallet, née...
décédée le 7 avril 1779, à
la Côte.
Antoine Robert, méde-
cin, né le 5 août 1720.
Décédé le 7 septembre
1763 à la Côte.
Sophie Rrochier, née à
Grenoble, décédée à la Côte
le 2o janvier 1810. âgée de
quatre-vingt-un ans. Le feu
prit à ses vêtements lors-
qu'elle tournait le dos à la
cheminée pour se mettre
à table. J'accourus aux
cris de la domestique, et
j'éteignis le feu en l'enve-
loppant d'une couverture.
.Mais les secours ne pou-
vaient être assez prompts
XXXIV
LIVRE DE RAISON
De ce mariage
est né louis-joseph-
berlioz, le 28 décembre
1747 à la Côte, mort à Gre-
noble le 17 août 1815.
puisqu'il fallait sortir de
chez moi, traverser la rue,
et encore attendre à sa
porte. Les brûlures étaient
trop multipliées; elle mou-
rut au bout de vingt-quatre
heures à la Côte.
De ce mariage
est née Espérance Robert,
le 16 août 1754, morte en
couches le 7 juin 1791 à la
Côte.
Mariés le 16 février 1773.
De ce mariage sont nés :
1° louis-joseph-berlioz, le 9 juin 1776, reçu
docteur médecin à Paris, le 26 frimaire an XI, marié
le 6 février 1802 à Marie-Antoinette- Joséphine Marmion,
née le 14 octobre 1784 à Grenoble, fille de M. Nicolas
Marmion, avocat, et de dame Yictoire-Thérèse-Blanche
Elisabeth Desroches-Delisle.
De ce mariage sont nés à la Côte :
louis-hector, le 11 décembre 1803, marié avec
Henriette Smithson en juillet 1833.
Anne-Marguerite, le 17 février 1806, mariée en 1832.
Louise-Julie-Virginie, le 29 novembre 1807, morte le
lii avril 1815.
LIVRE DE RAISON. XXXV
Adèle-Eugénie, le 9 mai 1814.
Louis -Jules, né le 15 décembre 1816, mort le
) mai 1819, vraisemblablement d'un épanchement
dans le quatrième ventricule du cerveau, après vingt
et une heures de maladie, et jouissant la veille de la
plus florissante santé.
Prosper, né le 25 juin 1820, à onze heures du soir.
2° Louis-Benjamin Berlioz, le 19 novembre 1778,
mort le 10 mai 1806 en trois jours, d'une pleurésie
accompagnée de fièvre adynamique, et dont la perte m'a
laissé des regrets que j'emporterai au tombeau.
3° Auguste-Aventin Berlioz, médecin à Grenoble, le
4 février 1780, mort le 19 septembre 1843, marié à
Félicie Jourdan-Duchadoz (née en 1794), en avril 1811.
De ce mariage sont nés à Grenoble :
Pauline Berlioz-, le 26 juillet 1813.
Louis-Noël-Benjamin Berlioz, le 25 décembre 181 'i.
François-Victor Berlioz-, le 21 octobre 1816.
Auguste-Vineent-François-Berliojs, le 19 juillet 18/0.
Auguste-Félicien, le 17 avril 1824, mort le 26 août 182/.
4° Victor-Abraham Berlioz, sous-préfet à Valence, le
16 mars 1784, marié le 2 octobre 1811 à Laure Anglès-
d'Auriac, née à Sainte-Lucie en 1792.
De ce mariage sont nés à Valence :
Odile Berlioz, le 19 avril 1813.
Jules- Jean Berlioz-, le 9 juillet 1820.
XXXVI LIVRE DE RAISON.
Mon aïeul paternel Joseph Berlioz a, lui seul, fait la|
fortune de notre maison, avec six mille francs qu'il
avait de légitime. Sa sagacité et sa bonne conduite, et
il faut dire aussi son bonheur, lui facilitèrent successi-
vement l'acquisition de plusieurs pièces de terre, de
vignes, de la maison que nous habitons aujourd'hui, et
qu'il a fait presque rebâtir en entier, des moulins, du
pré neuf, du grand jardin, de la grange attenante, des
possessions de Saint-Étienne, et du domaine des Granges
près de Grenoble.
Il avait eu une très nombreuse famille, dont cinq
enfants seulement lui ont survécu : son fils aîné, qui
entra dans l'ordre des Chartreux à l'âge de dix-sept ans;
Andrée-Anne, religieuse ursuline ; Catherine Berlioz, qui
ne s'est point mariée; une troisième fille, mariée à
son cousin Vallet, dit Vernatel ; et Louis-Joseph, mon
père, le dix-neuvième et le dernier de tous.
Louis-Joseph Berlioz, mon père, de onze enfants en
a conservé trois. Il a très sagement administré ses biens
et les a encore augmentés par l'acquisition des maisons
de Grenoble et du domaine de Murianetlo.
La maison que nous habitons a été achetée par mon
grand-père Joseph Berlioz, qui l'a rebâtie presque en
entier. Mon père Louis-Joseph Berlioz a fait la plus
grande partie des réparations intérieures, telles que les
plafonds, le salon de compagnie en entier, et de plus
le9 deux chambres qui sont au-dessus de la cuisine.
LIVRE DE RAISON. XXXVII
Pour ce qui me concerne, j'ai fait construire le bâti-
ment situé au levant, et qui forme écurie, grenier à
foin et bûcher. La fougère de la grande chambre. Je me
propose, lorsque mes moyens me le permettront, dé-
faire reconstruire la galerie en fer, et sur voûte en tuf,
et de faire élever les toits de manière que tous les trois
aient la même pente. La clôture en pisé du grand jar-
din est encore mon ouvrage, ainsi que la chambre que
le jardinier occupe dans la grange.
Le grand jardin était de forme irrégulière, je l'ai
aligné et agrandi aux dépens du pré et d'un ravin très
profond, qui existait au midi, à la place du pavé qui
conduit les eaux. J'ai fait planter tous les arbres du pré,
excepté deux poiriers.
Mon père était d'une taille moyenne, bien propor-
tionné et musculeux : il avait une belle figure et de
l'expression dans la physionomie.
Ses mœurs ont toujours été très réglées; il était d'une
sobriété poussée à l'excès. Religieux jusqu'au scrupule,
il n'avait jamais examiné les motifs de la croyance, et
se serait cru coupable de vouloir le faire. Les décisions
de l'Église étaient sans appel pour lui. 11 avait peu
d'instruction, mais un bon sens plus que commun le
dirigea bien dans toutes les circonstances de la vie. 11 se
tint constamment éloigné des fonctions publiques. Il
était économe, il a augmenté par sa sage administration
et des acquisitions heureuses sa fortune ; mais il n'était
XXXYIII LIVRE DE RAISON.
point avare, et il n'a rien négligé pour notre éducation
à tous. Sa conversation était enjouée, mais il supportait
peu la contradiction. Il avait été sévère avec ses enfants
jusqu'à ce qu'ils eussent acquis l'âge de vingt ans ; en-
suite il ne s'est plus montré que leur ami et le père le
plus tendre. Il partagea sa fortune en quatre parties, nous
en donna à chacun une en nous mariant, et se réserva
l'autre. Il disposa de cette dernière en ma faveur.
Sous le règne de Louis XVI, il avait acheté une charge
d'audileur à la Chambre des comptes, et depuis la Révo-
lution il n'a exercé aucune fonction publique. Sous le
régime de la Terreur, il fut inscrit sur la liste des notoi-
rement suspects, et tous ses biens séquestrés.
J'étais âgé de dix-sept ans lorsque la République fut
proclamée. Les malheurs de mon père modérèrent mon
effervescence républicaine ; mais lorsque les circons-
tances furent moins orageuses, les beaux mots de
liberté et d'égalité que j'entendais sans cesse retentir à
mes oreilles, les triomphes de nos armées, et les souve-
nirs d'Athènes et de Rome me firent déraisonner comme
beaucoup d'autres, et maintes fois j'ai mis la patience
de mon père à une rude épreuve.
Mon père me destinait à la profession d'avocat, mais
jamais je n'ai pu surmonter la répugnance que me cau-
saient les gloses et les commentaires sur les lois, l'impor-
tance que l'on accorde à la forme sur le fond, les innom-
brables détours de la chicane, et la rapacité de cette
troupe de gens de lois qui entourent le palais de ïhémis.
LIVRE DE RAISON. XXXIX
Pendant trois ans, j'essayai successivement les mathé-
matiques et l'étude des lois, je m'adonnai au dessin et
à la musique 4, je cultivai la littérature, et j'entrepris
d'apprendre sans maître les langues anglaise et
italienne.
J'embrassai à vingt ans 1 étude de la médecine avec un
penchant bien déterminé; j'ai suivi les cours de bota-
nique du docteur Villars, et de chimie du docteur
Trousset. Mais j'apprenais l'art de guérir sans le secours
d'aucunes leçons orales, ni d'aucune démonstration; j'ai
disséqué et étudié seul à Grenoble, et je n'ai passé, en
deux fois, que trois mois à Paris, où j'ai été reçu méde-
cin avant la loi du 19 ventôse an XI2.
Après avoir été témoin de tant d'événements, je puis
sans présomption me croire capable de donner quelques
salutaires avis à mes enfants, et leur indiquer la ma-
1. Prenons bonne note de cette vocation musicale manifestée par
le père d'Hector Berlioz.
2. Louis Berlioz fut reçu médecin à Paris, le 26 frimaire an XI
(voir ci-dessus), c'est-à-dire en décembre 1802. Il était marié depuis
!e mois de février précédent, et c'est un an après que vint au
monde son premier-né, Hector. — La loi du 19 ventôse est celle
qui fixa les dispositions relatives à l'exercice de la médecine, et
.établit la distinction entre les grades de docteur et d'officier de
lisante. Louis Berlioz n'était donc pourvu d'aucun de ces titres : il
était simplement « médecin », — appellation qui avait suffi à Bi-
chat , comme à tous les autres contemporains, pour exercer
leur art. C'est à tort que, dans l'acte de naissance d'Hector, le
père fut qualifié « officier de santé » par le scribe de l'état civil.
Et quand le titre de docteur fut devenu d'usage courant, Louis
Berlioz se l'attribua tout naturellement, comme correspondant à sa
qualité professionnelle.
d
XL LIVRE DE RAISON.
nière dont ils doivent se conduire s'ils ont le malheur
d'être témoins d'une nouvelle révolution.
Je leur recommande de se garantir de l'enthou-
siasme1. Le sang-froid de la raison est une des qua-
lités les plus précieuses dans toutes les circonstances de
la vie, mais il l'est encore bien plus durant les crises
politiques. Qu'ils se donnent bien garde de devenir
haineux ou persécuteurs, s'il survient des querelles
religieuses. Il n'appartient qu'à Dieu seul de punir les
délits de la pensée et de l'opinion. Si nous croyons nos
frères dans l'erreur, plaignons-les comme des hommes
malheureux, et portons-leur secours s'ils en ont besoin.
Pendant les discussions politiques, on doit se méfier
des novateurs. Ne disputez jamais : une discussion trop
vive n'éclaircit rien ; elle produit ou augmente l'animo-
sité. Discutez de sang-froid avec ceux qui sont suscep-
tibles de le faire, et, sur les objets qui partagent l'opinion,
gardez un imperturbable silence avec les autres.
En tous les temps de la vie, ne recherchez jamais 1rs
emplois : il n'est pas d'homme plus heureux que celui
qui peut vivre dans l'indépendance: ni l'argent, ni les
honneurs ne dédommagent de la perte de la liberté*
Cependant acceptez-les avec dévouement, lorsque vous
croirez les pouvoir remplir d'une manière utile pour la
patrie.
1. Vnilà un conseil qui û'a guère été suivi.
ACTE DE NAISSANCE
DE
HECTOR BERLIOZ
NAISSANCE DE BERLIOZ LOUIS - H ECTO R . — AN XII
DE LA RÉPUBLIQUE.
« extrait des registres des actes de l'État civil de la com-
mune de la Côte-Saint- André pour l'année mil huit cent
trois, etc.
Mairie de la Côte-Saint-André.
Arrondissement communal de Vienne.
Du lundy vingtième jour du mois de Frimaire à onze
heures du matin. L'an XII de la République Française.
Acte de naissance de Louis-Hector Berlioz né hier
dimanche dix-neuf de ce mois à cinq heures du soir, fils
légitime du citoyen Louis-Joseph Berlioz, officier de santé,
domicilié à la Côte- Saint-André, et de Marie-Antoinette-
Joséphinc Marmion, mariés.
Premier témoin : le citoyen Auguste Buisson, âgé de
trente-trois ans, propriétaire, domicilié à la Côte-Saint-
André. Second témoin le citoyen Jean-François Recourdon,
âgé de quarante ans, receveur des contributions, domicilié
XLII ACTE DE NAISSANCE.
au même lieu. Sur la réquisition à moi faite par le citoyen
Louis-Joseph Berlioz père de l'enfant. Et ont signé.
Signé : l. berlioz, buisson, recourdon.
Constaté suivant la loi par moi Joseph-Louis-Marie de
Buffevent, maire de la Côte-Saint-André faisant les fonc-
tions d'officier public de l'État civil.
Signé : buffevent.
LES
ANNÉES ROMANTIQUES
CHAPITRE PREMIER
ANNÉES D:ENFANCE ET ANNÉES D'ÉTUDES
(1819-1830;
AUX EDITEURS JANET ET COTELLE
La Côte, le 25 mars 1819.
Messieurs,
Ayant le projet de faire graver plusieurs ouvrages de
nusique, je me suis adressé à vous espérant que vous
jourriez remplir mon but. Je voudrais que vous en
«rissiez l'édition à votre compte moyennant un certain
lombre d'exemplaires que vous m'enverriez ; répondez
Toi au plus tôt, je vous prie, si vous voulez le faire.
Jors je vous enverrai un pot-pourri concertant pour
1
2 LÈS ANNÉES ROMANTIQUES.
flutte *, cor. deux violons, alto et basse - . Suivant le
temps que vous employerez à graver cet œuvre je puis
vous envoyer des romances avec accompagnement de
piano et divers autres, le tout aux mêmes conditions.
J'ai l'honneur de vous saluer,
HECTOR BERLIOZ.
Mon adresse est à la Côte-Saint-André, département
de l'Isère.
A Messieurs Janet et Cotelle, éditeurs et marchands de
musique, rue Saint-Honoré. n° 125. près celle des Poulies,
à Paris.
Communiqué par M. Ch. Malherbe
Berlioz était âgé de quinze ans el trois mois quand i
écrivit cette lettre, la première de lui qu'on ait conservée.
La seconde, écrite douze jours après, a le même objet :
.
a ignace pleyel. la Côte-Saint -André, 6 avril 181
{Corresp. inéd., 63; original exposé dans les salons de la
maison Pleyel). Propositions analogues à celles de la lettre
précédente (il n'est pas fait mention des romances).
Les destinataires de ces deux lettres furent d"accord pour
répondre par un refus.
L'existence d'uns lettre antérieure nous a étésignalée à la
QAte-Saint-André : Berlioz lavait écrite à un de ses camarade!
1. Nous avoua conservé seulement dans cette première lett
l'orthographe surannée dont Berlioz a longtemps fait us
2. Il est fait mention de ce « pol pourri à six parties sur des
thèmes italiens » dans le chapitre IV des tfétyoires
:
LES ANNÉES ROMANTIQUES. 3
d'enfance auquel il demandait de venir avec sa clarinette
prendre part à une exécution musicale dans une procession.
O détail nous a été donné par le fils de celui même auquel
jfette lettre était adressée, M. H. Favre, qui l'a détruite
autrefois, ne se doutant pas de l'intérêt que ce document
pourrait avoir un jour.
A la fin d'octobre 1821, Hector Berlioz quitta pour la
première fois sa province. Son passe-port pour aller à Paris
comme « étudiant médecin » est daté de la Cote-Saint-
André, 26 octobre 1821 (collection de M. Maignien, bibliothé-
icaire de la ville de Grenoble).
Les premières lettres qui nous aient été conservées comme
postérieures à son arrivée dans la capitale sont adn ss
i sa sœur Nanci (Anne-Marguerite, d'après la généalogie
dressée par le père), de deux ans et quelques mois plus
jeune que lui. Encore écrites dans un style presque enfantin.
| elles révèlent comme déjà définitivement formées maintes
«particularités du caractère de Berlioz: son humeur sombre,
si vive tendresse pour les siens, sa répugnance pour tes
études médicales, et, par-dessus tout, son amour irrésistible
i pour la musique, qui apparaît déjà comme son unique et
exclusive préoccupation.
Il
A SA SOEUR NANCI
Paris, ce 13 décembre 1821.
J'ai bien attendu, ma chère sœur, de répondre à ta
charmante lettre, mais tu sais que j'ai été obligé d'écrire
4 LES ANNEES ROMANTIQUES.
à papa la semaine dernière, et, celle-ci, j'ai écrit
à mes oncles Félix et Auguste et au grand-papa1; en
outre, visites sur visites tous les dimanches.
Tu commences ta lettre par me prêter sur ton carac-
tère une opinion que je n'ai certainement pas; non, ma
chère Nanti, je ne t'ai jamais crue froide ni indifférente
pour moi; quoique tu sois peu démonstrative, je ne t'ai
pas jugée telle, et quand cela serait, ta lettre aurait suffi
pour me désabuser. Tu me demandes quels sont mes
plaisirs et mes peines; pour celles-ci, je te répondrai
avec La Fontaine : « L'absence est le plus grand des
maux » ; mais il s'en joint encore d'autres, causés, tan-
tôt par une étude dégoûtante, tantôt par le décourage-
ment que j'éprouve souvent, lorsque après un travail
opiniâtre je réfléchis que je ne sais rien, que j'ai tout à
apprendre, que peut-être papa ne sera pas content de
moi, que peut-être... que sais-je, moi? je ne finirais pas
si je voulais te peindre toutes les idées tristes qui m'ac-
cablent.
Mes plaisirs même, qui sont en petit nombre, se rédui-
sent toujours à faire frémir ou pleurer. Les seuls que
j'aie encore connus jusqu'ici, c'est le cours d'histoire de
M. Lacretelle2 et le grand Opéra. A cause du nom de
1. Auguste Berlioz, médecin ù Grenoble, frère du père d'Hector;
Félix Marmion, officier, frère de la mère d'Hector; Nicolas Mar-
mion, père de ces derniers (Cf. Mémoires, chap. III). — Les lettres
signalées ci-dessus n'ont pas été retrou\ées.
2. L'historien Charles de Lacretelle, professeur à la Faculté des
Lettres.
LES ANNEES ROMANTIQUES. 5
cours, tu ne te fais peut-être pas d'idée qu'il y ait du
plaisir là ; cependant tu te trompes ; cet homme parle
comme un Dieu. Le premier jour où je l'entendis, il
nous fit à tous une impression je puis dire cruelle en
racontant l'assassinat de Henri IV ; puis, après avoir
peint sous des couleurs aussi vives les désordres et les
troubles qui affligent le commencement du règne de
Louis XÏÏI, quel plaisir ne me fit-il pas éprouver quand
il vint offrir le contraste de la tranquillité de Sulli dans
sa retraite, déplorant en secret les malheurs de sa pa-
trie. Il me sembla le voir lui-même, tellement il avait de
dignité en racontant que ce digne ami de Henri IV,
appelé à la cour de Louis XIII et s'y étant présenté avec
un habit fait à l'ancienne mode, excita les ris et les
sarcasmes des courtisans du jeune Roi ; lors Sulli s'ap-
procha du trône, et, jetant un regard de mépris sur ces
misérables qui se moquaient de lui : « Sire, dit-il,
quand le roi votre père (d'honorable mémoire) me fai-
sait l'honneur de m'appeler à sa cour, il avait soin,
avant de m'introduire, de faire retirer les bouffons et les
baladins. » Voilà sur quel ton se fait toujours ce cours ;
je t'assure que c'est un grand plaisir que d'y assister,
mais je ne le puis presque jamais.
Pour l'Opéra, à présent, c'est autre chose; je ne crois
pas qu'il me soit possible de t'en donner la moindre
idée. A moins de m'évanouir, je ne pouvais pas éprou-
ver une impression plus grande quand j'ai vu jouer
Iphigénie en Tauride, le chef-d'œuvre de Gluck. Figure-
G LES ANNEES ROMANTIQUES.
toi d'abord un orchestre de quatre-vingts musiciens qui
exécutent avec un tel ensemble qu'on dirait que c'est
un seul instrument. L'opéra commence : on voit au
loin une plaine immense (oh ! l'illusion est parfaite) et
plus loinencor on aperçoit la mer ; un orage est annoncé
par l'orchestre, on voit des nuages noirs descendre len-
tement et couvrir toute la plaine; le théâtre n'est éclairé
que par la lueur tremblante des éclairs, qui fendent
les nuages, mais avec une vérité et une perfection qu'il
faut voir pour croire. C'est un moment de silence, au-
cun acteur ne parait; l'orchestre murmure sourdement,
il semble qu'on entend souffler le vent (comme tu as
certainement remarqué l'hiver, quand on est seul, qu'on
entend souffler la bise), eh bien, c'est ça parfaitement;
insensiblement le trouble croît, l'orage éclate, et on voit
arriver Oreste et Pylade enchaînés et amenés par les
barbares de la Tauride. qui chantent cet horrible chœur:
« Il faut du sang pour venger nos crimes. » On n'y
tient plus; je défie l'être le plus insensible de n'être pas
profondément ému en voyant ces deux malheureux se
disputant la mort comme le plus grand bien, et lorsque
enfin c'est par Oreste qu'elle est rejetée, eh bien, c'est
sa sœur, c'est Iphigénie, la prêtresse de Diane qui doit
égorger son frère. C'est épouvantable, vois-tu; je ne
pourrai jamais te décrire, seulement de manière à ap-
procher un peu de la vérité, le sentiment d'horreui
qu'on éprouve quand Oreste accablé tombe en disant :
« Le calme rentre dans mon cœur. » Il est assoupi, et
LES A.NNÉRS ROMANTIQUES. 7
on voit l'ombre de sa mère qu'il a égorgée rôdant autour
de lui avec divers spectres qui tiennent dans leurs mains
deux torches infernales qu'ils agitent autour de lui. Et
l'orchestre! tout cela était dans l'orchestre. Si tu enten-
dais comme toutes les situations sont peintes par lui,
surtout quand Oreste parait calme : eh bien, les violons
font une tenue qui annonce la tranquillité, très piano;
mais au-dessous on entend murmurer les basses comme
le remords qui, malgré son apparent calme, se fait en-
core entendre au fond du cœur du parricide.
Mais je m'oublie; adieu, ma chère so.-ur, pardonne-
moi ces digressions et crois toujours que ton frère
t'aime de tout son cœur.
HECTOR BERLIOZ.
Embrasse bien pour moi tout le monde.
Communiqué par madame Reboul.
De la lettre suivante, il ne subsiste que le premier leuillet,
qui, criblé de piqûres d'aiguilles, taillé aux ciseaux sur les
bords, a visiblement servi de patron à un ouvrage de
femme, destination à la faveur de laquelle nous pouvons
être assures d'en avoir dû la conservation.
III
A SA S0EIR NANCI
Paris, ce 20 février 1822.
Comment passes-tu ton carnaval, ma chère sœur?
Comme un carême je gage ; le passage de l'un dans
8 LES ANNEES ROMANTIQUES.
l'autre ne sera pas bien brusque, n'est-ce pas... ? Je t'en
puis bien dire autant; j'ai pourtant reçu ces derniers
jours quatre invitations de bal de la part de M. Teisseyre1,
tant pour aller chez lui que chez des personnes de sa
connaissance. Nous2 avons refusé les deux premières,
mais lui étant allé faire une visite et ayant avoué que
nous savions danser, il nous engagea pour le vendredi et
le dimanche gras de manière à ne pas pouvoir refuser.
Nous y allâmes donc. Tu crois peut-être que les bals de
Paris sont bien différents des nôtres, et tu te trompes :
toute la différence consiste en ce qu'on est beaucoup plus
nombreux, qu'on danse à soixante au lieu de danser à seize
comme chez nous, que malgré la grandeur des salons on est
tellementjonchéqueles danseurs sontobligésde se tenir
derrière les danseuses faute de place ; et de faire con-
tinuellement attention où on met les pieds pour ne
marcher sur personne. Le costume est uniformément
blanc pour les dames et noir pour les hommes.
L'orchestre! Tu croiras peut-être qu'il est superbe? Eh
bien, il n'est pas même comparable aux nôtres ; figure-toi
deux violons et un flageolet; s'il n'y a pas de quoi
faire pitié, deux violons et un flageolet! Oh! je n'en
revenais pas. Encore ces trois malheureux jouèrent
1. I U' Grenoble. La mère de Camille Pal, futur mari de Nanti
Berlioz, était une demoiselle Teisseyre.
2. Nous, c'est, outre Berlioz, son cousin Alphonse Robert, avec
qui il était venu de la Côte-Saint-André à Paris pour étudier la
médecine (voy. Mémoires, chap. iv, v). Ce parent est souvent men-
tionné par son prénom dans les lettres.
LES ANNEES ROMANTIQUES. 9
presque toute la soirée des contredanses tirées des
ballets que j'ai entendus à l'Opéra; tu peux penser quel
joli parallèle. Enfin nous n'y tînmes plus, nous partîmes
à une heure en cherchant le moyen d'éviter la soirée
de dimanche. L'occasion se présenta bientôt. Nous
allâmes voir mon oncle1 qui nous dit qu'il fallait que
nous dînassions ensemble le lendemain ; en consé-
quence nous écrivîmes à M. Tisseyre, comme si mon
oncle ne faisait que passer, qu'il désirait passer la soirée
avec nous, ce qui nous dégagea très bien.
Nous fîmes un dîner charmant avec le cousin Ray-
mond2 et mon oncle ; après nous allâmes à Feydeau
entendre Martin3 ; on jouait ce soir-là Azemia et les
Voitures versées ; ah 1 comme je me dédommageais !
J'absorbais la musique. Je pensais à toi, ma sœur, quel
plaisir tu aurais à entendre cela. L'Opéra te ferait peut-
lêtre moins de plaisir, c'est trop savant pour toi, au lieu
que cette musique touchante, enchanteresse, de Dalayrac,
la gaieté de celle de Boïeldieu, les inconcevables tours
[de force des actrices, la perfection de Martin et de Pon-
Ichard... Oh ! tiens, je me serais jeté au cou de Dalayrac
si je m'étais trouvé à côté de sa statue, quand j'ai
entendu cet air auquel on ne peut point donner d'épi-
thète : « Ton amour, ô fille chérie. » C'est à peu près la
[même sensation que celle que j'ai éprouvée à l'Opéra
1. L'oncle Félix Marmion.
2. Raymond de Roger, parent de Berlioz du côté maternel.
' 3. Célèbre chanteur de l'Opéra-Comique.
1.
10 LES ANNÉES ROMANTIQUES.
en entendant dans Slratonice celui de « Versez tous
vos chagrins dans le sein paternel ». Mais je n'entre-
prends pas de te décrire encore cette musique...
Communiqué par madame Chapot. La fin manque.
Nous groupons ici trois lettres, non datées, que Berlioz
écrivit, dans les années qui suivirent, à sa sœur cadette,
Adèle, de plus de dix ans plus jeune que lui, et pour
laquelle il éprouva toute sa vie la plus vive tendresse. Elle
était encore une petite fille au moment où son frère lui
écrivait dans les termes qu'on va lire:
IV
A SA SOEUR ADELE
Ma chère Adèle,
Je ne t'écris qu'une toute petite lettre pour te remer-
cier des tiennes. J'apprends avec bien du plaisir que
mon oncle est venu rompre un peu l'uniformité de votre
existence à la Côte ; mais je suis peiné de te voir triste
comme tu le parais dans tes lettres. Je pense que l'espèce
d'isolement que tu te crées à toi-même est la cause de
ton ennui. Je voudrais bien connaître quelque moyen
de distraction pour te l'offrir. Ne cherche pas tou-
jours à comparer ta manière de vivre avec celle de
Nanci ; songe que la différence d'âge en établit néces-
sairement une dans tous les rapports que vous avez
l'une et l'autre avec la société*
l j: s a x n Ë i; s r o if À N i i Q dès . 11
Je n'ai reçu ta dernière lettre qu'hier. Elle a plus
d'un mois de date, je n'y conçois rien. Il faut que la
caisse d'Alphonse1 soit demeurée bien longtemps en
route, ou qu'il ait négligé de me faire savoir qu'elle
était arrivée.
Si tu vois Charles Bert, dis-lui que je n'ai pas oublié
que je dois lui écrire et que je le ferai dans peu. Je dois
également une lettre à Edouard2.
Adieu, ma chère sœur, je t'embrasse et t'aime.
Ton affectionné frère.
U. BERLIOZ.
Communiqué par madame Chapot.
Quelque temps après son arrivée à Paris, Berlioz avait
déserte l'École de médecine pour le Conservatoire, et avait
été admis parmi les élèves particuliers de Lesueur. qui eut
toujours pour lui les plus grandes bontés. On verra par les
deux lettres ci-après qu'il avait été vite accueilli dans linti-
mité de la famille de son maître.
A LA MÊME
Ma pauvre Adèle, ta lettre a bien failli être per-
due ; tu l'avais si bien cachée dans un livre que j'ai
demeuré persuadé pendant trois jours qu'elle était
1. Alphonse Robert (v. note 2, p. 8).
2. Edouard Rocher. Les familles Rocher et Bert. de la Cote-
Saint-Ândré, étaient en r^kuions intimes avec la famille Berlioz :
on trouvera fréquemment dans le? lettiv< dliëctor les nums de
leurs divers membres.
12 LES ANNÉES ROMANTIQUES.
égarée. C'est en cherchant de nouveau que j'ai fini par
la découvrir. J'ai fait ta commission à mademoiselle
Clémentine Lesueur ; elle te remercie et me charge
de te dire mille choses de sa part.
J'ai été obligé d'aller au bal il y a trois semaines ;
j'étais l'un des chevaliers de ces dames1. Tu peux penser
combien je me suis ennuyé. Aussi, en arrivant,
M. Schlôsser 2 et moi avons dansé la première contre-
danse avec les demoiselles Lesueur, puis ayant été de-
mander la demoiselle de la maison, elle nous a répondu
qu'elle était engagée pour quatorze ; nous nous sommes
donc retirés du monde, et je n'ai été que spectateur toute
la soirée ; il y avait dix fois plus de danseurs qu'il n'en
fallait.
Alphonse se porte bien. J'ai eu la visite hier de
M. Du Boys de Grenoble qui m'a apporté une lettre de
Casimir Faure3. Nous dînons ensemble demain chez
M. ïeisseyre.
1. Madame Adeline Losueur, née de Courchamps, mesdemoi-
selles Clémence, Eugénie et Clémentine Lesueur, femme et filles
de Jean-François Lesueur, auteur des Bardes, et maître d'Hector
Berlioz.
2. Louis Schlôsser (1800-1886), Coneertnieister, puis KapelluieiMiT
à Darmstadt, avait été élève du Conservatoire de Paris (classes Le-
sueur et Kreutzer), et, comme tel, camarade de Berlioz. Son nom
est mentionné dans les Mémoires (Premier voyage en Allemagne}.
Son fils, .M. Adolphe Schlôsser, ancien professeur de piano à la
Royal Academy of Music de Londres, prépare à son tour des .Mu-
moires qui contiendront plusieurs lettres inédites de Berlioz.
:(. Albert Du Boys et Casimir Faure, compatriotes d'Hector
Berlioz <t sr< camarades de jeunesse, le premier plus tard, ihmims-
LES ANNÉES ROMANTIQUES. 13
Dis à Nanci que j'avais l'intention de lui écrire au-
jourd'hui, mais je ne puis pas rassembler deux idées ;
j'ai peine à écrire lisiblement.
Adieu, une autre fois je t'écrirai plus longuement.
Ton ami,
H. BERLIOZ.
Communiqué par madame Chapot.
VI
A LA MEME
Tu as donc été malade, ma pauvre Adèle ? Je suis
bien aise d'apprendre que ton malaise n'ait pas duré
assez longtemps pour t'empêcher de bien f amuser. Il pa-
raît que la Côte s'est un peu dégourdie cet hiver ; tant
mieux. On commence donc à te trouver assez grande
personne pour t'admettre volontiers dans les brillantes
réunions6! Allons, tout n'est pas perdu, puisque chez
nous
L'on rit, l'on jase et l'on raisonne
Et l'on s'amuse un moment '.
Je n'ai pas encore eu le plaisir de voir M- Bert qui
m'a apporté ta lettre. Quand il est venu, je n'y étais
trat à Grenoble, le second avocat à Vienne. — Albert Du Boys a
éerit pour Berlioz, vers ce temps-là, plusieurs pièces de vers qu'il
mit en musique, notamment la ballade du Pécheur, traduite de
Goethe, replacée dans le mélologue du Retour à la vie ou Le/io.
1. Citation tronquée dune chanson intercalée dans les VisUandines.
14 LES ANNÉES ROMANTIQUES.
pas. J'ai chargé mon portier de le prier.de laisser sua
adresse s'il revenait, mais il ne s'est pas représenté.
Tu me demandes si je suis allé au bal cet hiver avec
les daines Lesueur. J'y suis allé une fois, mais elles ont
eu la bonté de me dispenser des autres réunions où
elles auraient pu me conduire, elles savent combien je
m'y ennuie.
Je ne vais presque jamais dans ce qu'on appelle le
monde. Le vendredi soir, je vais assez ordinairement
dans une maison où l'on fait de la musique ; je m'y
plais assez parce qu'on y boit du bon thé, et que j'ai
une passion pour cette boisson ; cela m'aide à avaler la
musique qu'on y fait.
Finalement, je m'amuse beaucoup.
Voilà plus d'une demi-heure que je me creuse la tête
pour le dire quelque chose d'intéressant. Je ne puis
rien trouver. Embrasse Prusper1 pour moi. Qu'a-t-il
fait de son terrible sabre? A-t-il toujours d'aussi belles
dispositions pour faire des grimaces?
Sois sans inquiétude sur les moyens de te faire par-
venir mes lettres quand je serai dans /es pays étran-
gers2, je t'assure qu'on peut s'écrire partout; il n'y a
qu'un pays où les lettres ne parviennent pas, c'est celui
d'où personne ne revient.
I . Frère cadet de Berlioz, né en 1820.
-'. Cette phrase doit foire supposer que la lettre fut écrite après
que Berlioz eût manifesté l'intention de prendre part au concours
de Rome, où il se présenta pour la première fois en 1826.
LES ANNÉES ROMANTIQUES. 15
Tu me dis que tu arrives de Pointières1. Y a-t-on en-
core dansé? Xanci doit se plaire dans ce castel de nou-
velle structure2, la vue est ravissante, il y a un peu de
Walter Scott dedans, et la société de mademoiselle
Louise3 est bien, je crois, la seule qu'elle puisse avoir à
quatre lieues à la ronde. Pour toi je ne vois pas celle
que tu peux avoir, ni dedans ni dehors.
Enfin... Adieu.
H. BERLIOZ.
Communiqué par madame Chapot,
Berlioz raconte dans ses Mémoires (chap. V) qu'après avoir
assisté à plusieurs représentations à l'Opéra il résolut de se
faire musicien. « J'osai même, sans plus tarder, écrire
à mon père pour lui faire connaître tout ce que ma ^cation
avait d'impérieux et d'irrésistible, en le conjurant de ne
pas la contrarier inutilement. Il répondit par des raison-
nements affectueux.., Mais loin de me rallier à sa manière
de voir, je m'obstinai dans la mienne, et dès ce moment
une correspondance régulière s'établit entre nous, de plus
en plus sévère et menaçante du côté de mon père, toujours
plus passionnée du mien et animée enfin d'un emporte-
ment qui allait jusques à la fureur. »
Il ne nous est resté de toute cette correspondance que la
lettre suivante :
1. Domaine de la famille Wvroo, sur le haut du coteau qui
domine la Côte-Saint-André ; on y jouit de la vue des Alpes.
2. Citation par à peu près du premier vers d'une romance sur
l'air de laquelle se chantait la complainte (ÏHéloïse et Abailard. On
sait que Berlioz eut toujours du goût pour la romance...
3. Mademoiselle Louise Veyron, plus tard madame Boutaud.
16 LES ANNÉES ROMANTIQUES.
VII
A SON PÈRE
Paris, ce 31 août 1824.
Mon cher papa,
Je n'ai pas besoin de vous dire combien votre lettre
m'a surpris et navré, vous n'en doutez certainement
pas et j'ose espérer que votre cœur désavoue les cruelles
phrases qu'elle contenait. Je ne comprends pas encor
comment celle que j'avais laissée à Alphonse a pu vous
émouvoir à ce point; elle ne contenait rien que je ne
croie vous avoir dit ou fait entendre cent fois, et je ne
pense pas qu'il me soit échappé, en parlant de mes pa-
rents, aucune expression contraire aux sentiments d'un
fils tendre et respectueux.
Je suis entraîné volontairement vers une carrière ma-
gnifique (on ne peut donner d'autre épithète à celle des
arts) et non pas vers ma perle; car je crois que je réus-
sirai, oui, je le crois: il ne s'agit plus de considérations
de modestie ; pour vous prouver que je ne donne rien
au hasard, je pense, je suis convaincu que je me distin-
guerai en musique, tout me l'indique extérieurement;
et dans moi-même la voix de la nature est plus forte que
les plus rigoureux arrêts de la raison. J'ai toutes les
chances imaginables pour moi, si vous voulez me secon-
der; je commence jeune; je n'aurais pas besoin de don-
LES ANNÉES ROMANTIQUES. 17
ner de leçons comme tant d'autres pour m'assurer une
existence; j'ai quelques connaissances et possède des
éléments de quelques autres, de manière à pouvoir un
jour les approfondir, et certes j'ai éprouvé des passions
assez fortes pour ne pas me méprendre sur leurs accents
toutes les fois qu'il s'agira de les peindre ou de les faire
parler.
Si j'étais condamné sans rémission à mourir de faim
dans le cas de non-réussite (je n'en persisterais pas
moins à la vérité), vos raisons du moins et votre inquié-
tude seraient plus fondées ; mais il n'en est rien, et, en
fixant au plus bas, je suis bien convaincu que je pour-
rai avoir un jour deux mille francs de rente; mais ne
mettons que quinze cents francs, jevivraistoutde même
avec cette somme; n'en mettons que douze cents, je m'en
contenterais, même quand la musique ne devrait rien
me rapporter. Enfin je veux me faire un nom, je veux lais-
ser sur la terre quelques traces de mon existence ; et
telle est la force de ce sentiment, qui en lui-même n'a
rien que de noble, que j'aimerais mieux être Gluck ou
Méhul mort que ce que je suis dans la fleur de l'âge.
Telle était l'ambition du célèbre Marcello ; il avait à
vaincre des préjugés bien plus forts que ceux qu'on a
généralement contre les artistes, puisqu'il était fils du
doge de Venise et que son père aurait mieux aimé le
voir au fond de la mer que dans une carrière qui le
couvrait lui et sa famille de ce qu'il croyait être un
pareil déshonneur; eh bien, qui se douterait à présent
18 LES ANNÉES ROMANTIQUES.
qu'il y a eu un doge de Venise nommé Marcello si son
iils n'en avait immortalisé le nom par des chants sa-
crés, sublimes, qui s'exécutent encore dans toutes les
principales églises d'Italie et d'Allemagne?...
Vous m'avez souvent objecté l'énorme différence qu'il
y a entre mes connaissances accessoires et celles de
M. Lesueur. Il connaît les langues anciennes et les ma-
thématiques ; mais, comme il me le disait encore hier,
ce sont des connaissances générales qu'il a acquises
comme tout le inonde dans les collèges et qu'il a appro-
fondies longtemps après ses classes, quand il a aperçu le
rapport qu'il y a entre certaines sciences et la musique.
Il a commencé par devenir un grand musicien avant
d'être un musicien savant; et, s'il n'est pas entré dans
mon premier plan d'études d'apprendre le grec ou
l'hébreu et les mathématiques, il n'y a pas le moindre
doute que cela n'augmentera ni ne diminuera le nombre
des chances que je cours en me livrant à la musique.
Telle est ma manière de penser, tel je suis, et rien au
monde ne pourra me changer; vous pourriez me reti-
rer tout secours ou me forcer de quitter Taris, mais je
ne le crois pas, vous ne voudriez pas ainsi me faire
perdre les plus belles années de ma vie et briser l'ai-
guille aimantée, ne pouvant l'empêcher d'obéir à l'attrac-
tion des pôles.
Adieu, mon cher papa, relisez ma lettre, et ne l'attri-
buez pas à quelque mouvement exalté, jamais peut-être
je il'al été plus calme.
LES ANNÉES ROMANTIQUES. 19
Je vous embrasse tendrement ainsi que maman et
mes sœurs.
Votre respectueux et tendre fils,
11. BEBLIOZ.
P.-S. — Charles se porte bien.
Communiqué par madame Reboul.
On a imprimé les deux lettres ci-après mentionnées,
en leur donnant par hypothèse la date de 1825. manifeste-
ment erronée, car, écrites l'une et l'autre de la Cole-Saint-
Audré, elles appartiennent à la période des discussions
auxquelles fait allusion la lettre précédente, qui est de 182ï.
A HUMBERT FERRAND, Lett. iîlt. 1 ;
a lesueur, Membre de l'Institut, surintendant de la
Chapelle du Roi. (Corresp. inéd. Appendice, 358, d'après un
brouillon appartenant à madame Chapot).
La lettre à Lesueur, après avoir rendu compte du désac-
cord auquel la vocation de Berlioz avait donné naissance
entre lui et ses parents, fait mention de deux œuvres aux-
quelles il travaillait alors : l'oratorio le Passage de la Mer
Rouge et une Messe, dont il dit que le Credo et le Kyrie sont
déjà écrits.
Cette messe, la première œuvre de Berlioz qui ait eu les
honneurs d'une audition puhlique (voir à ce sujet Mémoires,
VII, VIII,) fut exécutée pour la première fois à l'église Saint-
Boch, le 10 juillet 1825. Les lettres ci-après nous donnent
un compte rendu circonstancié et très vivant de cette
mémorable cérémonie musicale.
20 LES ANNÉES ROMANTIQUES
VIII
A SA MÈRE
Paris, ce 14 juillet 1825.
Ma chère maman,
Vous avez sans doute appris par Edouard que je venais
d'obtenir un succès assez brillant par l'exécution de ma
messe. Si j'ai tardé jusqu'à présent de vous en faire
hommage, ce n'est pas que j'aie eu le moindre doute sur
le plaisir que cette nouvelle vous ferait; malgré le désir
que vous auriez, ainsi que papa, de me voir tourner mes
études d'un autre côté, votre tendresse pour moi est
trop grande pour que ce qui m'a causé tant de joie
puisse vous faire de la peine. Apprenez donc, ma chère
maman, que la seule cause de ce retard est le désir que
j'avais de voir mon succès sanctionné par les journaux;
il y en a une sixaine qui me donnent des encourage-
ments et des éloges; malheureusement, pas un n'est
rei;u à la Côte : ce sont J'Aristarque, le Drapeau blanc,
le Moniteur, le Corsaire et le Journal de Paris. A me-
sure qu'ils paraissent, je les achète, je veux arriver près
de vous armé de mes pièces justificatives.
J'ai eu la plus belle exécution qu'on puisse voir;
j'avais cent cinquante musiciens. Les protections de
mon maître, du directeur de l'Opéra, du chef d'orchestre.
LES ANNÉES ROMANTIQUES. 21
et surtout le zèle qu'ils y ont mis, m'ont fait surmonter
les obstacles les plus grands.
Dès la fin de l'exécution, les compliments, les ques-
tions, les invitations de toute espèce me sont tombés
dessus comme la grêle; je ne savais à qui répondre.
.Mais tout cet engouement des amateurs était loin de me
satisfaire ; c'était le suffrage des artistes, celui seulement
des connaisseurs que j'ambitionnais. J'ai eu le bonheur
de l'obtenir. Quel plaisir d'entendre tous les musiciens
blasés sur les effets de leur art venir me dire que je les
avais fait frissonner, que j'avais le diable au corps, que
mes crescendo leur avait fait perdre haleine, que j'irais
loin, qu'il fallait me modérer, etc., etc. .etc. Après avoir
essuyé une harangue d'un quart d'heure de la part du
curé de Saint-Roch, qui voulait me prouver que
J.-J. Rousseau avait perverti le goût en musique comme
en littérature et que j'étais appelé à ramener le public
dans la bonne voie, je me suis sauvé chez mon maître
qui m'avait fait dire qu'il m'attendait. En entrant,
M. Lesueur m'a embrassé; je ne savais plus où j'en
étais; il m'a témoigné sa joie, sa satisfaction, je dirai
même son enchantement, de manière à me bouleverser
tout à fait. Puis il m'a raconté que, s'élant caché dans
un coin de l'église pour n'être pas reconnu, il avait vu
et entendu l'effet prodigieux de ma musique sur le pu-
blic. Madame Lesueur et ses filles, qui étaient pla-
cées dans une autre partie de Saint-Roch, me rappor-
taient ce qu'elles avaient également vu et entendu,
22 LES ANNEES ROMANTIQUES.
les compliments qu'on leur avait adressés sur mon
compte, le dépit des élèves de Berton, qui étaient sin-
gulièrement vexés de tout cela.
Enfin voilà le premier pas fait heureusement; mais
je n'en ai pas moins vu combien j'ai besoin de travailler;
des défauts nombreux, qui avaient échappé à la multi-
tude entraînée par la fougue des idées, m'ont été signa-
lés , je les ai reconnus et je m'efforcerai de les éviter
une autre fois.
Adieu, ma chère maman, dans quelques jours je vous
écrirai de nouveau; je n'ai pas le temps aujourd'hui de
vous donner plus de détails, je suis à peine deuxheures
de la journée chez moi.
Votre affectionné fils,
II. BERLIOZ.
Communiqué par madame Reboul.
IX
A ALBERT DU BOYS
Paris, 20 juillet 1825.
Vous êtes bien aimable garçon, mon cher Albert, de
in'avoir écrit. J'aurais été capable, je l'avoue, d'attendre
mon voyage à Grenoble pour vous donner sur mon
début les détails que vous me demandes.
Ma messe a été exécutée.
LES ANNÉES ROMANTIQUES. 23
Parfaitement (il faut que ce soit vrai pour que l'au-
teur le dise).
Par cent cinquante musiciens — de l'Opéra et du
Théâtre-Italien.
Valentino 1 conduisait.
Prévost chantait.
Et je suis fâché de vous dire que malgré la peine que
vous, M. Briffault et M. de Montesquiou vous êtes don-
née, je ne dois absolument rien à M. Sosthène2, que deux
audiences particulières, dans lesquelles il m'a accablé
de sa haute Bêtise. C'est bien le plus grand cheval que
la maison du roi ait jamais eu à son service. Croiriez-
vous qu'il me permettait d'avoir les musiciens de
l'Opéra... pourvu que je les paye ? Le brave homme ! Il
me permettait de dépenser mille francs, si je les avais ;
et il donnait aux artistes liberté pleine et entière de les
recevoir.
Je crois que ma messe a produit un effet d'enfer;
surtout les morceaux de force, tel s que le Kyrie, le Cru-
ciftxus, ïlterum venlurusAa Domine Salvum, le Sanctus.
Quand j'ai entendu le crescendo de la lin du Kyrie, ma
poitrine s'enflait comme l'orchestre, les battements de
mon cœur suivaient les coups de baguette du timba-
1. Chef d'orchestre à l'Opéra, plus tard directeur déconcerta
syniphoniques qui portèrent son nom.
2. Vicomte Sosthène de la Rochefoucauld, surintendant des
Beaux-Arts. Nous retrouverons le nom de ce personnage officiel
dans plusieurs des lettres qui vont suivre.
24 LES ANNEES ROMANTIQUES.
lier. Je ne sais ce que je disais, mais à la fin du mor-
ceau, Valentino m'a dit : « Mon ami, tâchez de vous
tenir tranquille, si vous ne voulez pas me faire perdre
la tête. » Dans Ylterum venturus, après avoir annoncé
par toutes les trompettes et trombones du monde l'arri-
vée du Juge suprême, le chœur des humains séchant
d'épouvante s'est déployé ; ô Dieu ! je nageais sur cette
mer agitée, je humais ces flots de vibrations sinistres;
je n'ai voulu charger personne du soin de mitrailler
mes auditeurs, et après avoir annoncé aux méchants,
par une dernière bordée de cuivres, que le moment des
pleurs et des grincements de dents était venu, j'ai appli-
qué un si rude coup de tam-tam que toute l'église en a
tremblé. Ce n'est pas ma faute si les dames surtout
ne se sont pas crues à la fin du monde.
Le peuple des amateurs s'est prononcé pour le Gloria
in excelsis, morceau brillant et en style léger ; c'était
immanquable.
Rien de plus curieux que le moment qui a suivi
l'exécution de l'ouvrage. En deux minutes j'ai été envi-
ronné, pressé, accablé par les artistes, exécutants et
auditeurs dont l'église était garnie. L'un me prenait la
main, l'autre me tirait par mon habit : « Vous avez le
diable au corps. — Monsieur, il faut vous modérer, vous
vous tueriez. — J'en ai encore la chair de poule. —
Jeune homme vous irez loin, vous avez des idées. —
Voilà bien des enfoncés, de cette affaire ; j'en vois d'ici
qui ne rient pas. »
LES ANNEES ROMANTIQUES. 25
Peu à peu, les amateurs ont franchi les barrières,
sont venus dans l'orchestre et demandaient aux musi-
ciens de leur montrer l'auteur. L'un des plus empressés
courait, renversant chaises et pupitres ; il est enfin par-
venu jusqu'à moi : « Monsieur, où est le maître de
chapelle? je vous prie. — Qui? lui dis-je, M. Lesueur?
— Non. — Celui qui menait l'orchestre, M. Valentino?
— IS'on, non, l'auteur de la musique. — C'est moi,
monsieur. — Ah... ah... ah... ah... ah... ah... » Et
je l'ai laissé à la première lettre de son alphabet.
Les compliments me pleuvaient comme la grêle. Ici,
on me demandait si mon meilleur morceau n'était
pas le Sanctus ou tel autre qu'on préférait. Là, on
m'assurait que je n'aimais pas la musique absurde, que
toutes mes idées peignaient la situation, que toutes mes
notes portaient coup. Au milieu de tout cela, les demoi-
selles Lesueur avec leur mère viennent me dire que
mon maître m'attend chez lui. J'allais y courir, quand un
envoyé du curé me force d'entrer à la sacristie, et d'y
entendre un discours d'un quart d'heure. Le Pasteur
voulait me dire que mes idées ne venaient pas de la tête,
mais du cœur. « Ex pectore, monsieur, ex pectore,
comme l'a dit le grand saint Augustin. » Enfin, je
m'échappe, je vais chez mon maître, je sonne, made-
moiselle Lesueur m'ouvre : « Papa, le voilà 1 — Venez
que je vous embrasse ; morbleu, vous ne serez ni mé-
decin, ni apothicaire, mais un grand compositeur ; vous
avez du génie, je vous le dis parce que c'est vrai ; il y
2
26 LES ANNÉES ROMANTIQUES.
a trop de notes dans votre messe, vous vous êtes laissé
emporter, mais, à travers toute cette pétulance d'idées,
pas une intention n'est manquée, tous vos tableaux
sont vrais ; c'est d'un effet inconcevable. Et je veux que
vous sachiez que cet effet a été senti de la multitude,
car je m'étais placé exprès tout seul dans un coin pour
observer le public, et je vous réponds que si ce n'eût
pas été dans l'église, vous auriez reçu trois ou quatre
fameuses salves d'applaudissements. »
Mon cher Albert, j'en reste là, je ne puis tout vous
écrire : je vous raconterai le plus intéressant. C'est ce
qui est arrivé dernièrement à Lesueur, à mon sujet, au
Conservatoire. Sa conversation avec Chérubini et Ber-
ton. Les félicitations que je reçus le lendemain de
l'exécution de nia messe à la noce de la fille de ma-
dame Branchu à laquelle j'étais invité et où je trouvai
à qui parler.
Je n'ai pu avoir l'adresse de M. Brillault : je suis entré
dans dix maisons de la rue du Bac et, ne le trouvant
pas, j'ai pris le parti de lui écrire sans numéro ; je crains
que la lettre ne lui soit pas parvenue. Ayez la bonté de
le lui faire savoir. Je comptais sur M. de Montesquiou
pour le déterrer: niais je ne sais comment je m'y suis
pris, sa propre invitation m'a passé de la tète, et je n'y
ai songé que quand tout a été li ni- Voilà qui est diabo-
lique, mais j'étais .si tourmenté, si préoccupé dans ce
moment-là, que en vérité ce n'est pas taule. Au reste,
c'est moi qui porterai la peine de paon étourderie.
LES ANNÉES ROMANTIQUES. 27
Ferrand1 perdait la tête, il me prodiguait les épithètes
les plus extravagantes, et, jetant feu et flammes, il a
fait un grand et bel article pour la Gazette de France
[ddiit il connaît un rédacteur), qu'on lui a promis d'in-
sérer et qui n'a pas paru ; il comptait également sur
deux de ses amis, l'un du Diable boiteux et l'autre du
Globe, il ne les a pas rencontrés et je n'ai rien eu. M. de
Carné2 n'était pas à Paris à cette époque, j'en ai été bien
fâché de toutes les manières.
Les journaux qui parlent de moi sont :
Le Moniteur du 11.
Le Journal de Paris du 11,
L'Aristanj'e du 11.
Le Corsaire du 13.
Le Drapeau blanc du 13.
Les Débats du 14.
La Quotidienne du 15.
Nous étions montés en cabriolet, Ferrand et moi,
pour faire nos invitations; malgré cela, l'Etoile, le
Diable boiteux, la Pandore et quelques autres qui nous
avaient promis d'assister à ma messe et d'en rendre
compte n'en ont rien fait.
Mille choses de ma part à Casimir; si je ne lui écris
pas, c'est que ma lettre ne serait qu'une copie de celle
que je vous envoie, et que je crains qu'il ne soit plus à
1. Humbert Ferrand, l'ami de jeunesse et le confident de toute
la vie de Berlioz, à qui sont adressées les lettres dont la collection
forme le volume intitulé Lettres intimes.
2. Sur les rapports de Berlioz avec de Carné et Cazalés, et leur
collaboration à la Revue européenne, voir ses Mémoires, chap. XXI.
28 LES ANNÉES ROMANTIQUES.
Grenoble; montrez-lui mon barbouillage s'il y est
encore et ce sera tout comme.
Adieu, mon cher Albert, ne perdez pas vos peines à
me justifier auprès des gens qui me trouvent cou-
pable. Les uns sont des glaces flottantes, laissez-les
obéir à la force d'inertie; les autres sont des fanatiques,
avec lesquels on ne peut pas raisonner, et vous ne
pourriez jamais rompre la croûte de préjugés qui les
couvre.
Je vous embrasse et compte avoir le plaisir de vous
voir sous peu.
Votre ami.
H. BERLIOZ.
P.-S. — On vient de me demander ma messe pour
dimanche 31 juillet. On se charge de la faire exécuter.
Je l'entendrai encore ; mais moins en grand que la
première fois ; nous ne serons, je crois, qu'une soixan-
taine : nombre suffisant pour le local l.
Communiqué par M. P. Du Boys (précédemment reproduit
dans l'Appendice de Ad. Jullien, H. Berlios).
Berlioz avait obtenu de son père la permission de revenir
à Paris et de se livrer à l'étude de la composition musicale,
mais pour quelque temps seulement, et à la condition que,
le délai passé, si l'épreuve n'était pas favorable, il renonce-
rait définitivement à suivre sa vocation. La lettre ci-après
fait allusion à ces difficultés.
1. Cette seconde exécution n'eut pas lieu. La messe de Berlioz ne
fut exécutée de nouveau qu'en 1827.
LES ANNÉES ROMANTIQUES. 29
A
A SA SOEUR NANCI
Paris, 12 décembre 1825.
Ma chère Nanci,
Ta lettre est venue bien mal à propos. Ne t'effarouche
pas de ce terme-là et écoute.
Je suis aujourd'hui dans un de ces moments d'orage
auxquels je suis sujet. Une multitude d'idées se pressent
dans ma tête, se choquent, s'embrouillent, me font
bouillonner le sang, m'agitent en un mot d'une manière
extraordinaire. Je ne suis pas capable de te décrire cet
état, mais je puis t'en indiquer les causes.
Je ne connais cette espèce de maladie que depuis que
je m'occupe sérieusement de musique (c'est-à-dire
depuis que je suis capable de réfléchir et depuis que
j'attache une grande importance à certaines idées).
Elle m'est ordinairement occasionnée par une pensée
prompte, qui m'apparaît comme un éclair, m'arrache à
mon état ordinaire, me fait rougir subitement et me
livre à tous les transports d'une sensibilité et d'une ima-
gination exaltée. Par exemple : je suis pénétré d'une
profonde admiration pour quelque conception humaine
inpistinctement, je brûle de la faire partager, je cours,
30 LES ANNÉES ROMANTIQUES.
je vole. . . je rencontre un être froid qui ne me comprend
pas, ou qui est d'une opinion opposée à la mienne. —
Une vérité méconnue. — Une absurdité triomphante ;
l'impossibilité de la détruire ; le spectacle d'un bonheur
ou d'une gloire non méritée, et surtout le spectacle d'un
triomphe justement obtenu : oui, rien ne m'émeut plus
profondément et plus impétueusement que la vue d'un
éclatant hommage rendu au génie ou même au talent ; je
fais soudain un retour sur moi-même, je sens que j'en
mériterai un pareil quelque jour, que même, actuel-
lement, je suis capable de produire du grand, du pas-
sionné, de l'énergique, du vrai, du beau enfin l. Je suis
persuadé que si j'étais connu, mon existence serait
entièrement différente ; mais la raison me dit que le
temps seul peut produire cet heureux effet, et que l'être
dont j'envie le sort a passé par les mêmes épreuves que
moi et a ressenti les mêmes impressions ; alors je me
1. « Je Genlise* un peu, comme tu vois. Mais voilà pourquoi j'ai
si bonne opinion de moi. Je suis en garde autant que personne
contre les séductions de l'amour-propre, et quand je veux connaître
si une de mes productions est bonne, après l'avoir achevée, je la
laisse reposer, je me donne le temps de bien me remettre de l'effer-
vescence que la composition apporte toujours dans mes organes et,
quand je suis bien calme, je lis mon ouvrage comme s'il n'était
pas de moi ; alors, s'il excite mon admiration, je demeure con-
vaincu qu'il mérite celle de tous les gens qui ont la sensibilité et
les connaissances nécessaires pour l'entendre. »
*. Les romans d'éducation de madame de Geolis, d'une vertu verbeuse et
ostentatoire, jouissaient d'une grande faveur dans les familles bourgeoises
au commencement du xix« siècle. Ce devaient être les lectures favorites de
la COte-Saint-André. Encore une influence à signaler sur la formation de
l'esprit de Berlioz. George Sand l'a constatée sur elle-même.
LES ANNÉES ROMANTIQUES. 31
trouve dans le même état pénible et presque insuppor-
table où serait celui d'un entre plusieurs esclaves qui,
témoin de la délivrance successive de tous ses camarades,
saurait que la sienne est prochaine, mais n'en connaîtrait
pas encore l'époque.
Voilà les principales causes de ces crises fréquentes,
et dont la violence est toujours plus grande, quand je
suis éloigné des lieux où se trouvent les sujets de mon
émotion ; parce que l'impossibilité de vérifier les faits
amène nécessairement des illusions ou exagère les
vérités.
Ce langage te surprend peut-être, ma chère sœur,
mais tu ne me connais pas; ma poitrine est le foyer
de passions inconnues à plusieurs et incompréhensibles
pour tous les individus qui ne les ont pas ressenties.
Je t'ai dit que ta lettre était venue mal à propos ; et,
en effet, ce que tu m'apprends n'est pas propre à me
calmer. D'abord la mort de M. Rocher et le conseil que
tu me donnes de ne pas oublier d'écrire à Edouard. As-
tu pu penser, ma chère sœur, que je négligerais de
m'acquitter d'un devoir que la liaison la plus légère
imposerait? Ou bien t'es-tu persuadée avec quelques
personnes que mon amitié pour Edouard étant devenue
moins démonstrative que dans le temps où j'en ressen-
tais pour la première fois le charme, elle avait réellement
diminué? Dans l'un et l'autre cas tu te trompes actuel-
lement.
Pour ce qui est de l'article des dettes, je vois bien
32 LES ANNÉES ROMANTIQUES.
que l'incertitude sur certaines choses est un supplice
pour papa; c'est un point de ressemblance que nous
avons. Je vais lever le doute. Je dois trois cents francs à
un jeune homme de Paris, que je puis appeler de mes
amis. Voici pourquoi et comment j'ai fait cet emprunt.
Le temps fixé par mon père pour abandonner l'étude
de la musique approchait ; un succès seul pouvait me
sauver ; je le croyais assuré si ma Messe était bien exé-
cutée. La fête pour laquelle je la préparais était prochaine ;
tout était copié, j étais à peu près sûr de tout mon
monde, quand j'appris que, par une fatalité incon-
cevable, le Roi serait à Saint-Cloud précisément le jour
de mon exécution, ce qui m'enlevait tous les artistes de
la Chapelle Royale que je connaissais et sur lesquels,
par cette raison, je pouvais compter. Chérubini qui, à
cette époque, était de service, n'aurait pas été homme à
accorder une seule exemption en ma faveur. Le curé de
Saint-Roch ne voulait pas remettre la fête. Je ne devais
pas m'aventurer à inviter gratuitement des artistes que
je ne connaissais pas, ils m'auraient manqué de parole
comme la première fois, et, en échouant une seconde
fois, j'étais perdu sans ressource sous tous les rapports.
J'étais désespéré dans toute la force du terme, quand
un de mes amis, témoin de ma cruelle situation, me
dit: « Tenez, je puis disposer de trois cents francs,
acceptez-les ; avec cette somme vous payerez les plus
indispensables dans les chœurs et dans l'orchestre, et
nous nous remuerons si bien, nous tirerons si bon
LES ANNÉES ROMANTIQUES. 33
oarti de la protection de MM. Valentino et Lesueur, que
.out le reste viendra. Vous ne parlerez pas de cet argent
p vos parents, et vous me le rendrez quand vous
pourrez, je n'en ai pas besoin ». La possibilité de lui
rendre la somme moi-même et l'urgence du cas m'en-
iraînèrent1. On ne se figure pas ce que c'est que d'avoir
e pied à l'étrier et de se voir inopinément arrêté par une
circonstance malheureuse ! Je parie qu'il n'est pas un
eune homme qui à ma place n'en eût fait autant. J'avais
bien l'intention de ne jamais parler de cela et il n'aurait
oas été question des quatre-vingts francs qu'Alphonse
n'avait prêtés pour le louage des instruments et que
japa a eu la bonté de me donner pour les lui rendre
ù Alphonse avait pu attendre que le fruit de mon
,ravail et mes épargnes eussent suffi, mais comme il ne
e pouvait pas, j'ai dû agir autrement. J'ose espérer que
oapa ne regardera pas comme faute une action qui
l'était que la conséquence naturelle de la situation
)ù j'étais et dans laquelle je ne dois plus me retrouver.
Adieu, ma chère sœur, je t'embrasse.
Ton frère et ton ami,
H. BERLIOZ.
Communique par madame Chapot ( précédemment reproduit
lan> le Monde musical, décembre 1903, n° du Centenaire).
Nous restons maintenant près de deux années sans trouver
[me seule lettre de Berlioz, — si ce n'est la lettre follement
1. Ci'. Mémoires, VII VIII. Il est question dans ce livre d'une
•omme de 1200 francs. L'ami qui les prêta se nommait A. de Pons.
34 LES ANNÉES ROMANTIQUES.
enthousiaste qu'il adressa à Kreutzer après une représentation
de son opéra La Mort d'Abel, lettre qui, non datée, fut
peut-être écrite une des années précédentes1.
a Rodolphe kreutzer (Corresp. inéd., 64) « 0 génie !
Je[succombe ! je meurs ! les larmes m'étouffent ! La Mort
d'Abel \ dieux!... etc. »
Ces deux années d'études musicales, d'efforts et de luttes
de toute nature, furent traversées par l'événement que
Berlioz a appelé le plus grand drame de sa vie. Le 11 sep-
tembre 1S27, il assista à la représentation ftHamlet au cours
de laquelle il s'éprit passionnément de miss Smithson, inter-
prète du rôle d'Ophélie. Il est fait mention pour la première
fois, à mots couverts, de cet état de son âme dans la lettre
suivante :
a humbert ferrand, [Paris] 29 novembre [1827] (Let.
int.A) : « Je suis depuis trois mois en proie à un chagrin dont
rien ne me peut distraire, et le dégoût de la vie est poussé
chez moi aussi loin que possible... Je ne puis ici vous donner
la clef de l'énigme; ce serait trop long, et, d'ailleurs, je crois
que je ne saurais former des lettres en vous parlant de ce
sujet. » Il ajoute qu'une seconde audition de sa Messe a
été donnée à Saint-Eustache pour la Sainte-Cécile, et qu'il
doit, pour complaire à sa famille, persévérer à se présenter
au concours de Rome (auquel il avait précédemment échoué).
1. Contrairement à l'assertion du rédacteur de la Correspondance
inédite, l'opéra de Kreutzer, représenté en 1810 sous le titre d'Abel,
fut repris le 17 mars 1823, sous le nom de La Mort d'Abel, et resta
au répertoire de l'Opéra jusqu'en 1826. (Juant au titre que Berlioz
se donne en signant : Elève de Lesueur, il n'implique aucune-
ment que la lettre n'ait pu être écrite avant 1826, car s'il est
vrai qu'il ne fut inscrit officiellement comme élève du Conserva-
toire qu'au mois d'août de cette anntt là, il était élève particulier
de Lesueur depuis 1823.
LES ANNÉES ROMANTIQUES. 35
XI
A S A MERE
Taris, 11 janvier 1828.
Ma chère maman,
Je n'aurais pas dû attendre si longtemps pour vous
écrire, mais jamais je ne fus si occupé, et chez moi et
dehors. Nanti, dans sa dernière lettre, m'apprend que
vous êtes loin d'être entièrement rétablie et que vous
êtes obligée de suivre encore un régime qui doit être
pour vous bien fatigant, surtout dans ce moment-ci.
Je conçois combien il doit être pénible pour vous
d'assister aux joyeuses réunions qui ont lieu assez fré-
quemment à ce qu'il paraît, et de ne pouvoir pas y
prendre part ; le plaisir de ma sœur doit en être de
beaucoup diminué. J'ai fait plusieurs visites, ce mois-ci,
à M. de Prudhoinmc ; lorsque je le vis peu de jours
après la mort de sa femme, à la perte de laquelle il a
été on ne peut plus sensible, il me chargea d'inviter
Alphonse à dîner avec moi chez lui. Nous y allâmes
ensemble le jeudi suivant et il me parut que son chagrin
commençait à s'adoucir. C'est un excellent homme, qui
me témoigne beaucoup d'amitié. J'essuie toujours de sa
part des reproches sur la rareté de mes visites; mmi
36 LES ANNÉES ROMANTIQUES.
excuse est fort bonne, il demeure dans un quartier si
éloigné qu'il faut près d'une heure de marche pour y
arriver, et je n'ai jamais la moindre occasion de diriger
mes pas de ce côté ; je vois souvent son fils qui demeure
dans une rue où je passe presque tous les jours. Pour
mademoiselle Louise, elle est si fort passée que je crois
que vous ne la reconnaîtriez plus.
Un malheur plus affreux vient d'accabler la famille
de mon pauvre maître. M. Lesueur vient de perdre sa
fille aînée âgée de vingt ans, un ange de grâce et de
beauté. Elle était sur le point de se marier; depuis
quelques semaines elle était souffrante, mais sans garder
le lit. Ses parents n'éprouvaient pas la moindre inquié-
tude, ne se doutant pas qu'elle fût attaquée d'une
maladie de poitrine; les médecins, qui ne s'y trom-
paient pas, les ont abusés jusqu'au dernier moment.
Huit jours avant sa mort, assistant au déjeuner de la
famille, elle me faisait des questions sur les tragédies
anglaises qu'elle n'avait pas encore vues ; je la voyais
frémir au récit de l'horrible scène du cimetière dans
Hamlet ; je ne croyais pas alors que, nouveau Laërte,
j'accompagnerais si tôt Ophélie à sa dernière demeure.
Elle ressemblait un peu à Nanti, et cette circonstance,
jointe à l'habitude de la voir et à l'intérêt qu'elle inspi-
rait naturellement, me l'a fait pleurer amèrement. Toute
la chapelle du roi a assisté à son convoi. C'était
M. Plantade, assisté des principaux élèves de M. Lesueur,
qui était chargé de la direction de la cérémonie. Nous
LES ANNÉES ROMANTIQUES. 37
l'avons déposée au cimetière du Père-Lachaise, entre
Delille, Grétry et Bernardin de Saint-Pierre.
Et rose elle a vécu ce que vivent les roses,
L'espace d'un matin.
Le père montre beaucoup de fermeté, mais je crois
qu'une seconde perte comme celle-là le tuerait.
Je vois souvent M. Teisseyre ; nous sommes presque
voisins. Quand on est accoutumé à sa conversation, on
le trouve fort aimable ; malgré cela il cherche depuis
longtemps à se marier et n'y réussit pas.
Je vous remercie, ma chère maman, des mouchoirs
que vous m'avez envoyés par Charles ; mais c'est ce
dont j'ai le moins besoin. Ce qui me manque essentiel-
lement, ce sont des bas ; je n'en ai pas une paire intacte,
et le nombre de celles qui sont encore portables dimi-
nue de jour en jour. Je vous prie de m'en envoyer
quand vous pourrez.
Le grand-papa se décide-t-il à venir à la Côte?... Je
charge mes sœurs de lui faire mille amitiés pour moi.
Adieu, ma chère maman, je vous embrasse tendre-
ment.
Votre affectionné fils,
H. BERLIOZ.
Je n'envoie pas encore les livres de papa, /es Fiancés1
1. De Manzoni. L'édition française de cette œuvre parut en effet
en 1828 (traduction de Rey-Dusseuil, 5 vol. in-12^.
3
38 LES ANNÉES ROMANTIQUES.
ne paraîtront que dans huit jours. Je suis allé che
l'éditeur ce matin.
Communiqué par madame Reboul.
De plus en plus absorbé par sa passion pour miss Smithson
Berlioz veut montrer ce dont lui aussi est capable, et il tent
« ce que nul compositeur en France n'avait encore tenté
(Mémoires, XVIII). Il entreprend de donner au Conservatoire ui
concert composé exclusivement de ses œuvres. Les lettre
qui vont suivre, adressées au Surintendant des Beaux-Arts
nous font connaître ses démarches et les difficultés qu'il eu
à surmonter pour parvenir à ce but.
XII
AU VICOMTE SOSTHÈNE DE LA ROCHEFOUCAULD
Paris, 27 avril 18-28.
Monsieur le vicomte,
Veuillez avoir la bonté de m'accorder un instan
d'entretien particulier dans le courant de celte semaine
s'il vous est possible ; je serai extrêmement reconnais
sant de celte faveur.
J'ai l'honneur d'èlrc, monsieur le vicomte, avec h\
plus profond respect, votre 1res humble et très obéis-
sant serviteur.
IIECTOR BERLIOZ,
Élève de l'École royale de musique (composition).
Archives nationales.
LES ANNÉES ROMANTIQUES. 39
Cette lettre et les trois suivantes, de même origine, ont
été publiées par M. H. de Curzon, dans le Guide musical des
6 et 13 juillet 1902.
XIÏI
A U M Ê M E
Paris, ce 3 mai 1828.
Monsieur le vicomte.
D'après la réponse obligeante que vous avez bien
voulu faire à M. Chenavaz, député de l'Isère, jeudi der-
nier, j'ai lieu d'espérer qu'il vous sera possible de m'ac-
corder la salle des Menus-Plaisirs pour y donner mon
concert. Mais n'étant pas assuré qu'elle fût libre pour le
dimanche 18 mai, vous n'avez pu lui donner de réponse
définitive. Vous trouverez peut-être importune la nou-
velle démarche que je fais auprès de vous pour cela ;
mais, monsieur le vicomte, j'y suis forcé par ma situa-
tion, et je vous prie de m'excuser si je n'attends pas
votre décision avec plus de patience. Un concert de la
nature de celui que je veux donner exige des démarches
• et des précautions infinies: il faut que je prenne jour
avec mes chanteurs et avec les chœurs pour les répéti-
tions partielles; je ne puis obtenir des instrumentistes
iune promesse positive qu'en leur indiquant le jour et
l'heure de la répétition générale. Comme je n'ai pas
40 LES ANNÉES ROMANTIQUES.
encore votre consentement pour la salle, je ne puis rien
faire, rien arrêter, et je crains que le temps ne me manque
pour vaincre les difficultés innombrables qui se trouvent
sur ma route. Ce concert, étant destiné uniquement à
me faire connaître, est pour moi de la dernière impor-
tance; il y va de mon existence musicale tout entière.
Si j'obtiens de vous la salle de l'École royale, j'y trou-
verai de grands avantages sous tous les rapports ; si, au
contraire, vous ne pouvez me l'accorder, il est urgent
que je prenne des mesures pour m'en assurer une autre.
J'ose donc vous prier, monsieur le vicomte, de me
faire connaître le plus tôt que vous pourrez votre déter-
mination à cet égard.
Le dernier concert de l'École royale est invariable-
ment fixé au dimanche 11 mai. Celui de la Société des
Enfants d'Apollon a toujours lieu le jour de l'Ascen-
sion, 15 mai. Conséquemment, à moins de quelque
demande antérieure à la mienne, la salle doit être libre
le 18. Si toutefois ellcne l'était pas et qu'il vous fût
possible de me l'accorder pour le 25 ou 26 mai, fêtes
de la Pentecôte, j'attendrais jusque-là.
Veuillez, monsieur le vicomte, prendre en considé-
ration la position difficile où je suis et me continuer la
bienveillante protection que j'ai toujours trouvée en
vous toutes les fois que j'y ai eu recours. La carrière
des compositeurs devient de jour en jour plus épineuse
et si une main puissante ne vient à mon secours, mal-
gré mon inébranlable constance, je crains bien de me
LES ANNÉES ROMANTIQUES. il
bonsumer en stériles efforts et de ne jamais atteindre le
ibut où je tends avec tant d'ardeur.
J'ai l'honneur d'être, monsieur le vicomte, avec le
[plus profond respect, votre dévoué serviteur.
HECTOR BERLIOZ.
Archives nationales.
Le même dossier contient ensuite la minute d'une lettre du
Surintendant des Beaux-Arts à Cherubini (6 mai), la réponse
de celui-ci. entièrement défavorable à la demande de Ber-
lioz (7 mai), une nouvelle lettre du Surintendant infor-
mant Cherubini qu'il passe outre à son opposition (13 mai),
puis une troisième lettre de Berlioz. Notons, avant de repro-
duire le texte de celle-ci, que cet échange de correspon-
dances officielles atteste de la façon la plus péremptoire
l'exactitude du chapitre XVIII des Mémoires, compris sous
ce titre sommaire : Opposition comique de Cherubini. — Sa
défaite.
XIV
A U M È M i:
Taris, ce lundi 12 mai . 1828 .
Monsieur le vicomte,
M. Cherubini m'a appris ce matin qu'il avait eu l'hon-
neur de vous écrire pour vous dissuader de m'accorder
la salle de l'École royale de musique pour mon concert.
Je viens me justifier à vos yeux du mensonge dont vous
devez me croire coupable. En effet, vous ayant demandé
12 LES ANNÉES ROMANTIQUES..
la salle en affirmant que M. Cherubini m'avait engagé
à faire auprès de vous cette démarche, il doit vous
paraître extraordinaire que lui-même s'oppose aujour-
d'hui à ce que vous m'accordiez cette faveur. Cependant,
rien n'est plus vrai, et je puis vous assurer que s'il ne
m'avait pas dit positivement : « Il faut demander à
M. le vicomte de La Rochefoucauld », je ne vous aurais
pas importuné de mes lettres comme je le fais.
Les raisons qu'il m'a données ce matin sont bien
faibles : « Je crains, m'a-t-il dit, que vous ne fassiez
pas vos frais, à cause de la saison avancée; vous n'aurez
personne. — Monsieur, lui ai-je répondu, je veux en
courir les risques. — Mais, après nos concerts, vous ne
pouvez pas vous présenter sans un orchestre formidable!
— Je suis sûr de mon fait, j'en aurai un au moins aussi
beau que le vôtre. — Au reste, ces concerts dérangent
les classes et font perdre leur temps aux élèves. —
Monsieur, nous ne répéterons avec l'orchestre qu'une
fois, et le concert aura lieu un dimanche, jour de repos
à l'École. — D'ailleurs, a-t-il ajouté, je veux faire
démolir l'amphithéâtre qui existe maintenant sur la
scène; il faut qu'on enlève les pupitres. — Il me semble,
monsieur, qu'il ne vous en coulerait pas beaucoup de
laisser encore subsister cet amphithéâtre pendant
quelques jours, afin que je puisse en profiter. — Enfin,
si monsieur de La Rochefoucauld vous accorde la salle,
je ne m'y opposerai pas; mais je lui ai adressé mes
observations. «
LES ANNÉES ROMANTIQUES. 43
Je l'ai quitté là-dessus péniblement affecté et forcé de
«connaître que, bien loin de trouver un protecteur
dans le directeur de l'École royale de musique, moi,
loublement élève de cel établissement, puisque je fais
: partie des classes de MM. Lesueur et Ileicha, ne ren-
contrais en M. Cherubini qu'un homme disposé à
mtraver mes pas et apporter des obstacles à l'accom-
plissement de mon dessein.
Si ma lettre arrive trop lard et que votre détermi-
nation soit déjà prise, ce sera la seconde fois que vos
bienveillantes intentions pour moi auront été paralysées
par la volonté d'un agent subalterne.
Il vous souvient peut-être encore de la lettre que vous
daignâtes écrire à M. Kreutzer, il y a trois ans, pour
il'engager à examiner une partition que je désirais faire
entendre au Concert spirituel. Malgré votre recomman-
dation, avant d'avoir lu mon ouvrage, il me refusa en
disant que l'Opéra n'était pas fait pour les jeunes gens
et qu'on n'avait pas le temps d'apprendre dés ouvrages
nouveaux. Il résista aux instances qui lui furent faites
par MM. Lesueur, Gardel, Prévost, Yalentino, Du
Boys, etc., etc.
Aujourd'hui, après avoir employé inutilement tous
les moyens de me faire connaître en musique drama-
tique, je veux essayer de donner un concert. J'ai déjà
vaincu les principaux obstacles; tout est prêt, les chan-
teurs, les chœurs et l'orchestre. Mais le seul local favo-
rable pour moi est celui que je demande. Faudra-t-il
44 LES ANNEES ROMANTIQUES.
que, par la mauvaise volonté de M. Cherubini, j'aie
perdu mon temps et mon repos pendant un mois et
demi et quatre cents francs de copie, pour ne recueillir
que dégoûts et découragements?...
Il ne m'est plus possible d'être prêt pour dimanche
18 mai. D'ailleurs, les courses du Champ de Mars, qui
auront lieu ce jour-là, me feraient un tort immense ;
en conséquence, je désirerais obtenir la salle pour le
25 mai, dimanche suivant. Je vous en conjure, mon-
sieur le vicomte, ne me la refusez pas, et veuillez me
faire savoir votre décision le plus tôt possible. Vous me
tirerez d'une position vraiment cruelle.
J'ai l'honneur d'être, monsieur le vicomte, avec le
plus profond respect, votre très humble et très obéis-
sant serviteur.
HECTOR RERLIOZ.
Archives nationales. ,
XV
AU MÊME
Mercredi, 14 mai 1828.
Monsieur le vicomte.
J'ai l'honneur de vous remercier de la bonté que
vous avez de m'accorder la salle de l'École royale de
musique pour mon concert. M. Cherubini ne m'ayant
LES ANNÉES ROMANTIQUES. 45
fait connaître votre décision qu'aujourd'hui mercredi
à onze heures, je lui ai fait envisager l'impossibilité où je
! serais de faire tous mes préparatifs pour dimanche
18 mai; en conséquence, il m'engage à vous adresser
'• une seconde demande tendant à obtenir la même faveur
■ pour le lundi de la Pentecôte 26, jour de repos à l'École.
J'ai l'honneur d'être, monsieur le vicomte, avec le
; plus profond respect,
Votre dévoué serviteur,
HECTOR BERLIOZ.
Archives nationales.
Le dossier est complété par les minutes de deux lettres du
Surintendant des Beaux-Arts, l'une à Cherubini, l'autre à
Berlioz, fixant le concert au 26 mai.
L'avant-veille du concert, Berlioz écrivit au Surintendant
des Beaux-Arts la lettre personnelle suivante :
XVI
A U MÊME
Puris, ce 24 mai 1828.
Monsieur le vicomte,
A tant de bontés oserai-je vous prier de joindre encor
celle de me faire l'honneur de venir m'entendre ?
D'après la dernière répétition qui a eu lieu aujour-
d'hui, j'espère que je serai bien exécuté ; mais à quoi me
3.
i6 LES ANNÉES ROMANTIQUES.
servirait même un grand succès, si je ne l'obtiens pas
sous vos yeux ?. . .
C'est votre suffrage que je désire le plus vivement
obtenir ; c'est de vous seul que dépend le sort des ar-
tistes en général, mais plus particulièrement des com-
positeurs.
Je vous prie donc instamment, monsieur le vicomte,
d'assister à mon concert. Sans vous je n'aurais jamais
pu vaincre les difficultés qui m'ont été suscitées de
toutes parts. Il me serait difficile de vous peindre ma
reconnaissance; puissé-je prouver un jour que je
n'étais pas indigne de la protection dont vous m'avez
honoré ; c'est le vœu le plus ardent de mon cœur.
J'ai l'honneur d'être, monsieur le vicomte, avec le
plus profond respect
Votre dévoué serviteur,
HECTOH BERLIOZ.
P.- S. — Nous commencerons lundi 26 à deux heures
et demie.
Bibliothèque du Conservatoire (Autographes).
Quelques jours avant ce concert, Berlioz lit insérer
dans la Revue musicale (Fétis), le Corsaire, le Figaro et
la Pandore une lettre développant cette idée :
Une rumeur de blâme s'élève contre moi ; on m'accuse
de témérité, on me prête les intentions les plus ridicules.
A tout cela je répondrai que je veux tout simplement me
faire connaître... [Cortetp. inéd., 65.)
L ES ANNÉES R 0 .M \ N I" I Q DÈS. 47
La lettre suivante, écrite trois jours après le concert,
en expose les résultats.
XVI
A SON PÈRE
Paris, 29 mai 1828.
Mon cher papa,
Le retard que j'ai mis à vous rendre compte du ré-
sultat de mon concert vous a peut-être inquiété; je m'em-
presse de vous annoncer que j'ai obtenu le plus grand
succès. Si je ne l'ai pas fait plus tôt, c'est que j'atten-
dais que les journaux en fissent mention: comme
il n'y en a encore que deux qui ont émis leur opinion
sur moi et que pour l'ordinaire les autres ne s'occu-
pent des concerts que huit jours plus tard, j'attendrai à
la semaine prochaine pour vous les envoyer.
Je n'avais presque aucune crainte du public d'après
le prodigieux bonheur que j'avais eu aux deux répéti-
tions générales ; les artistes avaient paru si étonnés,
ils m'avaient si fort applaudi, que. lors même que mon
concert n'eût pas eu lieu, les répétitions auraient suffi
pour me faire une réputation dans le monde musical.
J'avais le plus bel orchestre qu'on puisse peut-être
trouver en Europe; malheureusement les chœurs étaient
48 LES ANNEES ROMANTIQUES.
de beaucoup inférieurs, et la partie vocale de mon con-
cert était écrasée par l'instrumentale, et par la qualité et
par la quantité. Quoi qu'il en soit, j'ai réussi autant qu'il
est possible et plus même que je n'avais espéré. Plu-
sieurs personnes redoutaient pour moi le souvenir des
symphonies de Beethoven, qu'on avait entendues dans
le même local quinze jours auparavant. Néanmoins ma
première ouverture ! a été applaudie à plusieurs reprises
et le chœur final de la première partie du concert " a
produit un tel effet que les artistes même n'ont pu se
contenir. Malgré l'usage qui ne permet de donner au-
cune marque d'approbation ou d'improbation devant le
public, l'orchestre, le chœur, les chanteurs se sont levés
en masse et les bravos qui partaient du théâtre ont
couvert ceux de la salle. Il est difficile de se faire une
idée de ce que j'éprouvais dans ce moment-là.
Mon ouverture des Fraiics-Juges était moins à la por-
tée du public qui l'entendait pour la première fois,
aussi n'a-t-elle obtenu qu'une salve tandis que les
autres morceaux en ont eu jusqu'à trois. Quand nous
l'avons répétée le premier jour, elle a excité par ses
formes étranges et ses allures gigantesques une sorte de
stupeur dans l'orchestre ; au milieu de l'introduction, un
de mes violons, frappé d'étonnement s'arrête et
s'écrie: « Ah! ah! L'arc en ciel joue du violon, les
vents jouent de l'orgue, le temps bat la mesure! » Cette
1. L'Ouverture de Waverley.
2. !.. Resurrexii de la Messe solennelle.
LES ANNÉES ROMANTIQUES. 49
citation d'une ancienne tragédie a donné le signal, et
sans connaître seulemement Y Allegro de l'ouverture
une grêle d'applaudissements a salué l'introduction.
Voilà la 'raison de cet enthousiasme : je me suis avisé,
pour peindre la terrible puissance des Francs-Juges et
leur sombre fanatisme, de faire exécuter un chant d'une
expression grandement féroce, par tous les instruments
de cuivre réunis en octaves. Ordinairement les compo-
siteurs n'emploient ces instruments que pour renforcer
l'expression des masses ; mais en donnant aux trombones
une mélodie caractérisée exécutée par eux seuls, le reste
de l'orchestre frémissant au-dessous, il en résulte l'effet
monstrueux et nouveau qui a si fort étonné les artistes.
Le public n'a pas pu se rendre raison aussi vite de la
singularité de l'impression qu'il éprouvait. Et j'ai re-
connu là comme dans plusieurs autres morceaux qu'on
ne peut pas plier tout d'un coup un auditoire musical à
des formes nouvelles ; à l'exécution d'un chœur qui se
termine d'une manière inusitée, les applaudissements
ne sont partis qu'un instant après la fin, quand on a vu
que c'était décidément fini. J'évite en général comme
la peste ces lieux communs que les compositeurs (ex-
cepté \Veber et Beethoven) mettent à la fin de leurs
morceaux ; c'est une espèce de charlatanisme qui veut
dire : « Préparez-vous à applaudir, ça va être fini ; » et
rien à mes yeux n'est plus pitoyable que ces phrases
banales et de convention qui font que toutes les musi-
ques se ressemblent.
50 LES ANNÉES ROMANTIQUES.
Mon auditoire renfermait tout ce que le monde musi-
cal cite de plus brillant : j'ai été singulièrement flatté
de me voir applaudir par Herold, Auber, Lesueur, Reicha,
Nourrit, Derivis, madame Catalani (qui passait à Paris
cette semaine), des membres de l'Institut, les directeurs de
l'Odéon et de l'Opéra, etc., etc. Malheureusement je n 'a
pas eu le temps de m'occuper des annonces comme il
aurait fallu le faire, et puis la saison des parties de
campagne étant déjà venue ma salle n'était qu'aux deux
tiers pleine, et je n'ai pas pu couvrir les frais en entier.
Charles m'a prêté deux cents francs qui me manquaient
malgré le billet que vous avez eu la bonté de m'envoyer
dernièrement. Le travail immense de monter un pareil
concert m'avait empêché, pendant tout ce mois-ci, de
donner mes leçons, ce qui a fait évidemment une lacune
dans mes revenus que je vais tâcher de réparer par le
plus d'économie possible.
Adieu, mon cher papa, je vous écrirai encore dans
quatre ou cinq jours en vous envoyant les journaux qui
n'ont encore rien dit de moi.
r. BERLIOZ.
Communiqué par madame Chapol.
a huhbert f err a n d, 6 juin 1828 (Let. iiit., 10). Compte
rendu du même concert. L'incident de l'apostrophe :
Ah ! ah! l'arc en ciel joue du violon, etc., est répété en des
termes presques identiques.
au même, 28 juin 1828, {Let. uit.. loi. Nouveaux détails
sur le concert du 26 mai. Suivent deux suppléments conte-
LÈS ANNÉES ROMANTIQUES. 51
nant des confidences sur les progrès de la passion de l'écri-
vain pour miss Smithson. Le dernier recommande de ne
rien dire aux amis du Dauphiné, de crainte que le père
n'en soit informé.
au même , lo juillet 1828, Let. int., 43 (datée par erreur
1829). Remerciements pour l'envoi de deux actes du poème
des Francs-Juges. «Depuis mon concert, mon père a pris
une nouvelle boutade et ne veut plus m'envoyer ma pen-
sion... Il n'a pas même voulu fournir à la dépense de mon
séjour à l'Institut; c'est M. Lesueur qui y a pourvu. »
Berlioz obtint cette année le second prix de Rome. Un
mois après cette dernière lettre, il tenta une démarche que
nous fait connaître la lettre suivante:
XVIII
AU COMTE DE MARTIGNAC
Paris, ce 20 août 1828.
Monseigneur,
Je suis âgé de vingt-quatre ans, j'appartiens à une
famille honorable, mais nombreuse, de la Côte-Saint-
André (Isèrej.
Je viens, après de grands travaux déjà encouragés par
les plus honorables suffrages, d'obtenir le second grand
prix au concours de composition musicale de l'Institut.
Cependant, mon père, épuisé par des sacrifices con-
sidérables, ne peut plus me soutenir à Paris : je suis au
52 LES ANNEES ROMANTIQUES.
moment d'être arrêté dans ma carrière et de perdre
toutes mes espérances.
Plusieurs élèves de l'École des Beaux-Arts auxquels
l'Institut a décerné, comme à moi, des seconds grands
prix, ont obtenu du gouvernement la faveur d'être
envoyés à Rome, soit comme récompense, soit comme
moyen d'achever leurs études.
Je sollicite de la bienveillance éclairée de Votre
Excellence, non pas une faveur aussi grande, mais du
moins un encouragement annuel qui me mette dans le
cas de perfectionner mes études à Paris, et d'aspirer au
premier grand prix pour un prochain concours.
J'ose croire, monseigneur, que je pourrai quelque
jour justifier votre appui.
Je suis donc, avec un profond respect, de Votre
Excellence, le très humble et très obéissant serviteur,
HECTOR BERLIOZ,
Élève de M. le chevalier Lesueur (École Royale de musique).
A Son Excellence, Monseigneur le Ministre,
Secrétaire d'État à l'Intérieur.
Sur cette lettre est écrite une apostille de Lesueur.
aussi remarquable par ce qu'elle révèle de dévouement et
de bonté de cœur chez celui qui la traça que par ce qu'elle
contient de véritablement prophétique :
J'ai l'honneur d'attester à Son Excellence que la péti-
tion de M. Berlioz est fondée sur les plus brillantes
LES ANNÉES ROMANTIQUES. 53
espérances qu'il donne par son talent tout de génie,
qui n'a besoin que d'être développé pour acquérir toute
sa force. Ce jeune homme, très instruit dans toutes les
autres sciences, deviendra, j'en réponds, un grand
compositeur qui fera honneur à la France; et j'ose
prédire qu'avant dix ans, il peut devenir même un
véritable chef d'école. Mais il lui faut de l'appui, pour
se procurer les moyens d'achever ses études musicales,
qui ont encore besoin d'un an ou dix-huit mois.
M. Berlioz est né pour la musique ; la nature semble
l'avoir choisi entre beaucoup d'autres pour devenir un
compositeur d'un talent éminent et qui sera peintre
dans son art; mais il serait perdu pour son talent, s'il
n'obtient la protection d'un ministre si éclairé, protec-
teur des beaux-arts et des lettres. Si M. Berlioz est assez
heureux pour mériter la bienveillance et l'appui de
notre Mécène français, il justifiera cette noble protec-
tion et se fera gloire de répéter toute sa vie : « C'est
monsieur le comte de Martignac qui m'a ouvert la
carrière. »
LESUEUR.
Membre de l'Institut, surintendant de la
musique de la chapelle du Roi, che-
valier des ordres royaux de Saint-
Michel et de la Légion d'honneur, pro-
fesseur de composition à l'École royale
de Musique.
Communiqué par M. Albert Geloso (reproduit dans le Monde
musicalàe décembre 1903, numéro du centenaire.)
Le ministre répondit à. cette requête par un refus.
54 LES ANM-FS ROMANTIQUES.
a humbert ferrand, 29 août 1828 (Let int. 22j. » Je
pars demain pour la Côte... »
au même, Grenoble, 16 septembre 1828 (id., 23). « J'ai
fait avant-hier, en voiture, la ballade du Roi de Thulé... »
XIX
A SA SUEUR NANCI
Paris, 1er novembre 1828.
Ma chère sœur,
Je commence par donner les explications que maman
me demande pour les commissions de madame Char-
meil 1 :
Il y a pour elle une chaîne en fer ... Fr. 8 »
Deux croix (pour adapter successivement au
même collier à volonté) 4 »
Une paire de boucles d'oreilles 6 »
total. . . Fr. 18 »
.M. Faure2 m'avait remis vingt francs; j'ai envoyé de
la musique pour trois francs et quelques sous ; madame
Charmeil m'avait dit avoir une prédilection pour les
deux airs de Marie: j'y ai joint la charmante barcarolle
de la Muette.
I. Femme d'un magistrat de Grenoble, amie des Berlioz.
i. Père de Casimir et Amédée Faure;
LES ANNÉES ROMANTIQUES ; 55
Mon oncle Victor ' a dû recevoir sa lampe le lende-
main ou le même jour que papa a reçu la sienne ; elles
sont parties ensemble. Il m'avait remis soixante francs :
La lampe bleu Lapis coûte Fr. 47 »
Plus un globe en sus 3 »
Emballage 4 s
total. . . Fr. 54 »
J'ai envoyé pour le reste de la somme des romances
et de la musique de guitare que mon oncle m'avait
demandée pour Odile2.
Commissions pour la maison :
Une chaîne en fer pour toi Fr. 8 »
Deux croix 4 s
Une paire de boucles d'oreilles pour Adèle . 6 »
Lampe bronze 4o
En plus un globe 3 »
Emballage 4 »
Dans la caisse de la lampe il y avait :
En livres pour. . . . „ 57 7.*j
Plus un pot de savon et un rasoir .... '■>
J'ai expédié par la poste :
Les Mille et une y ails Fr. 18
.-1 reporter ion 7o
1 Victor Berlioz, frère cadet du docteur Louis Berlioz.
2 Odile Berlioz, tille du précédent, plus tard madame Caffarel,
puis madame Ainédée Burdet, morte en 1899.
56 LES ANNÉES ROMANTIQUES.
Repoii. . . . Fr. 150 75
Mémoire sur la Corse 2 »
Un volume de Loréal 2 50
Un volume de Destult de Tracy . ... 2 50
Frais de la poste 7 20
total. . . Fr. 164 95
A présent laissons les chiffres.
Ta lettre m'a fait un bien grand plaisir, ma chère
Nanti, et je le dirai en confidence qu'Adèle m'en a
adressé une par Alphonse, qui était également char-
mante. Je l'avoue que j'ai été fort étonné du style et
des pensées et j'étais loin de croire qu'elle écrivît aussi
bien. Vraiment elle mériterait qu'on la traite un peu
moins en enfant, surtout toi. Elle m'avait recommandé
de ne pas dire qu'elle m'avait écrit, mais je crois que
c'est un enfantillage de sa part; je ne vois pas pourquoi
elle ferait un mystère de notre correspondance. — Mon
oncle est donc enfin arrivé; j'ai vu ici dernièrement un
monsieur de Meylan, ou des environs, qui est venu
me voir et avec qui j'ai beaucoup causé de mon oncle
et du grand-père. C'est M. Mollard, le fils de cette
certaine dame Chausson que nous avons vue à Meylan.
Il m'a invité fort poliment à aller chez lui, en m'enga-
geait à me servir de sa famille et de ses nombreuses
connaissances à Paris s'il se présentait une occasion où
je puisse en avoir besoin.
LES ANNÉES ROMANTIQUES. 57
Dernièrement, après la réouverture du théâtre de
l'Odéon, les musiciens, pour remercier M. Bloc, leur
chef d'orchestre1, de la manière énergique dont il avait
défendu leurs intérêts pendant la débâcle administra-
tive, lui ont offert un grand banquet, auquel ils m'ont
également invité. Après les toasts de circonstance,
M. Bloc s'est levé et a porté celui-ci : « Messieurs, je
bois aux succès d'un artiste qui ne fait pas partie de
l'administration de l'Odéon, mais que nous serions fiers
de posséder, c'est M. Berlioz. » La motion a été reçue
avec applaudissements, cris et embrassades, au point
que j'en étais tout bouleversé. Je m'attendais si peu, ou
plutôt j'étais si loin de m'attendre à recevoir un pareil
témoignage d'estime et d'intérêt que j'en ai été excessi-
vement ému. Immédiatement après j'ai porté le toast
à la mémoire de Weber et de Beethoven; tu peux penser
comme il a été reçu ; et pour couronner l'œuvre on a
choisi ce moment-là pour apporter à M. Bloc la collec-
tion complète des œuvres de Beethoven dont Torchestre
lui faisait présent ; c'étaient des applaudissements à
n'en plus finir.
A propos de ce pauvre immortel, je t'ai envoyé une
petite composition de Weber qui est bien la chose du
monde la plus ravissante de grâce et de fraîcheur. Je
ne sais si tu parviendras à apprendre la Walze au
1. Bloc avait dirigé l'exécution du premier concert de Berlioz au
Conservatoire.
58 LES ANNÉES ROMANTIQUES.
chalet, car elle est forl dilïicile ; il n'y a qu'un moyen,
c'est d'apprendre par cœur mesure par mesure et surtout
de ne pas t'étonner des étrangetés qu'elle contient ; les
sol t dans le ton de ré et les ut ±t dans le ton de sol ne
sont là que pour donner à la mélodie une couleur
locale ; car tu sauras que les instruments dont se servent
les bergers suisses ont la quatrième note du ton trop
élevée, ce que \Yeber a rendu par un j et à quoi on
s'accoutume au bout d'un instant. Le mouvement est
très vif et l'expression celle d'une gaieté franche et naïve.
Figure-toi une montagne suisse, un soleil couchant, un
bal champêtre, l'odeur du thym et du serpolet, une
belle soirée calme. 0 Weber, "Weber !... mourir à
trente-cinq ans, seul, à Londres, éloigne de sa femme
et de ses deux enfants, lui qui ne demandait pas mieux
que de vivre !
Je suis lié avec un jeune Allemand qui avait beau-
coup connu AVeber ; dernièrement nous passâmes cinq
heures de suite devant un piano à faire entendre à
M. Lesueur des morceaux du Freîsçhiitz, d'Obéron et
d'Euryanthe, qu'il ne connaissait pas le moins du
monde ; nous exécutions tout cela de mémoire, Schlos-
ser accompagnait en chaulant les morceaux allemands
ri je chantais ceuï dont la traduction française existe ;
M. Lesueur était aux anges ; ces formes nouvelles lui
faisaienl éprouver des sensations inconnues.
Notre liaison avec ce jeune homme est assez originale.
Je me trouvais chez M. Lesueur le jour où il s'y pré-
LES ANNÉES ROMANTIQUES. 59
senta pour la première fois, avec une lettre de recom-
mandation : cette lettre était de son frère aîné qui, en
passant à Paris, il y a cinq ans, avait pris quelques
leçons de composition de M. Lesueur, et que j'avais
connu aussi à cette époque1. Nous trouvant ensemble
quelques jours après, la conversation tomba sur les
compositeurs modernes; je le voyais tergiverser pour
donner son avis sur Rossini, dont il me croyait, sans
aucun motif, partisan passionné. Moi, par la raison
même qu'il ne s'énonçait pas franchement, je pensais
qu'il n'osait pas m'avouer qu'il était rossiniste, et pen-
dant une demi-heure nous employions toutes les formes
détournées pour voiler une opinion que nous pensions
mutuellement qu'il eût été malhonnête d'émettre dans
sa crudité. Enfin je lui dis : « Que pensez-vous du
Comte Ory? — Ma foi! ce n'est pas... — Fameux,
n'est-ce pas? — Au contraire c'est détestable. — Vous
n'êtes donc pas rossiniste ? — Moi, Dieu m'en garde!
Comment voulez-vous qu'un admirateur de "Weber, de
Beethoven et de Spontini soit rossiniste? c'est ce qui
m'étonne en vous, permettez-moi de le dire. — Ah
bien! lui dis-je, si Rossini n'avait d'autre partisan que
moi... où avez-vous donc pris cela?... » Là-dessus,
rires inextinguibles de nos précautions oratoires. Puis
la conversation s'est animée, il sait l'anglais, admire
Shakespeare, a vu Gœthe en passant à Weimar, déteste
1. Voir ci-dessus, lettre V et note.
60 LES ANNÉES ROMANTIQUES.
les absurdités de l'École italienne, abhorre les lieux
communs en musique et en littérature, en voilà dix
fois plus qu'il n'en faut pour rapprocher nos caractères.
Par-dessus le marché, il est rempli d'esprit et d'instruc-
tion, il a fait des études brillantes dans plus d'un genre
et parle français comme nous. Rien ne m'impatiente
comme de voir des étrangers parler si bien notre langue,
quand nous ne savons pas dire un mot dans la leur. Je
regrette amèrement de ne pouvoir pas apprendre plus
vite l'anglais ; c'est si peu de suivre trois fois par
semaine un cours public où on apprend en une heure
ce qu'on pourrait savoir en quinze minutes dans un
cours particulier; mais je ne puis, faute de numéraire,
avoir un maître à moi.
Schlosscr m'a raconté des particularités de Goethe qui
sont charmantes ; ce vieillard a encore autant de feu
qu'on en a à trente ans ! Il reçoit les étrangers avec une
cordialité et une simplicité qui doivent enchanter dans
un homme comme lui ; il a ordinairement une gaieté
douce qui ressemble à la mélancolie. Il survit à ses
deux illustres amis. Schiller et Beethoven, avec plus
de courage qu'on ne pourrait le penser.
On a profané son Faust pour en faire un indigne
mélodrame à la porte Saint-Martin, qui, fût-il bon, ne
pouvait pas être compris d'un public comme celui de
ce théâtre, quoique les autres publics soient tous à peu
près de sa force en gros bon sens, en sensibilité et en
imagination. Rossini et les chevaux de Franconi, voilà
LES ANNÉES ROMANTIQUES. 61
ce qu'il leur faut : des contredanses brillantes, des tours
de paillasses, rien ne réussit mieux.
Adieu, ma chère sœur, je te quitte pour aller dîner
chez M. Lesueur où il y a une grande réunion aujour-
d'hui. Embrasse Prosper et Adèle pour moi et dis à
celle-ci que je lui répondrai en même temps que j'écri-
rai à maman.
Ton frère et ami,
H. BERLIOZ.
Communiqué par madame Reboul.
a hlmbert ferra nd, Paris, 11 novembre 1828 (Lct.
mt. 25). Confidences sur miss Smithson; travaux en cours.
au même, fin de 1828 (id., 27). Travaux de musique et
de critique.
au même, 2 février 1829. id., 28). La partition de Faust
est terminée... la gravure n'est pas encore finie. — Miss
Smithson lui a donné quelque espoir. « L'amour d'Ophélie
a centuplé mes moyens... J'ai dans la tête une symphonie
descriptive de Faust qui fermente; quand je lui donnerai la
liberté, je veux qu'elle épouvante le monde musical. » Il a
écrit à sa sœur une « immense épitre » dans laquelle il
s'est expliqué sur ses projets de mariage ; elle a répondu que
« ses parents s'attendaient tellement à cela qu'ils n'en ont
pas été surpris ».
La lettre à laquelle font allusion ces derniers mots n*a pas
été conservée. — La symphonie descriptive de Faust s'est
muée, un an plus tard, en la Symphonie fantastique, dont la
« Nuit du sabbat » est manifestement inspirée par le poème
de Gœthe. Quant au Faust dont il est fait mention au début
de cette lettre et dans celle du 16 décembre précédent, il
4
62 LE> ANNÉES ROMANTIQUE'-.
s'agit ici des Huit scènes de Faust, Op. 1, dont tous les élé-
ments, remaniés, ont été repris dix-huit ans plus tard pour
la Damnation de Faust. Berlioz s'efforça de retrancher celte
partition de son œuvre en détruisant tous les exemplaires
qu'il put retrouver, et en attribuant définitivement le
'numéro d'Op. 1 à son ouverture de Waverley. Il sera ques-
tion de ces Huit scènes de Faust dans les prochaines lettres.
Tout cela se passait au moment où l'amour désespéré de
Berlioz pour miss Smithson avait atteint au paroxysme du
délire. Une précédente lettre à Humbert Ferrand (du 2 fé-
vrier) contenait l'expression d'espérances momentanées; la
suivante, écrite à un autre ami de sa jeunesse, le montre à
l'heure la plus décisive et la plus pathétique de cet épisode
passionnel.
XX
A ALBERT DU D 0 Y S
Paris, ce lundi soir 2 mars (1829),
Mon cher Albert.
J'y suis encore... Je vous remercie du fond du cœur
de votre lettre affectueuse Tout est fini... En vous quit-
tant, j'écrivis en anglais à Ophélia, je la suppliais de
nouveau de me répondre un seul mot. Les domestiques
n'ont jamais voulu lui remettre ma lettre. Elle leur avait
expressément défendu de rien recevoir de moi. Enfin la
représentation a eu lieu ; exaspéré de douleur j'ai été
entendre mon ouverture, qui. mieux exécuter que je ne
LES ANNÉES ROM \ N'TIQUF.S . 63
l'espérais, a produit un effet médiocre sur le peu de
spectateurs qui paraissaient dans la salle déserte l. J'ai
senti qu'il était absolument au-dessus de mes forces de
voir Juliette et de renouveler des sensations si extraordi-
nairement déchirantes, que je n'avais pas éprouvées
depuis deux ans. Je me suis enfui aussitôt après la der-
nière note; je n'ai pas même entendu le son de sa voix.
Pendant la représentation, je suis allé chez elle parler à
M. Tartes, le maître de la maison, qui, par une circons-
tance fortuite, connaissait ma malheureuse histoire dès
le commencement. Cet homme respectable, sachant
l'état dans lequel je me trouvais, m'avait fait inviter à
le venir voir pour tâcher de me remettre un peu. Il m'a
promis ce soir-là de me faire obtenir une réponse en
anglais. Il l'avait déjà sollicitée vainement. Il m'a appris
ce que je soupçonnais déjà « que toutes les espérances
dont on m'avait leurré étaient fausses. Qu'elle avait
refusé avec une sorte de brusquerie inexplicable un parti
extrêmement brillant qui s'était offert l'année dernière.
Qu'elle lui avait dit, en parlant de moi, que c'était abso-
lument impossible, et qu'elle ne croyait pas qu'il fût
de son devoir de me répondre ».
Néanmoins, il l'a sollicitée de nouveau hier de m'ac-
corder quelques lignes. Et voilà ce qu'elle a répondu :
1. Berlioz ayant appris que miss Smitlison devait jouer des scènes
de Roméo et Juliette dans une représentation au bénéfice d'un ar-
tiste, avait résolu de figurer lui-même dans le programme, et obtenu
qu'on inscrivit une de ses ouvertures. Sur ce détail, comme sur
plusieurs autres contenus dans cette lettre, cf. Mémoires, XXIV.
64 LES ANNÉES ROMANTIQUES.
Monsieur, je vous en prie, ne parlons pas de cela.
— Mademoiselle, je vous demande pardon, mais je vous
en parle de manière que vous puissiez m'entendre. —
Mon Dieu, je vous l'ai déjà dit. quand M. Berlioz fît faire
des démarches auprès de moi, il y a deux ans, je lui fis
répondre que je ne pouvais absolument partager ses
sentiments, je ne conçois pas sa persévérance. — Mais
c'est donc tout à fait impossible? — Oh! monsieur, il
n'y a rien de plus impossible. » Elle a dit ces mots avec
un accent et une expression (m'a dit M. Tartes) qui en
disaient infiniment plus que ses paroles. On voyait
qu'elle ne voulait pas découvrir un secret, qui la mettait
dans le cas de ne pouvoir absolument contracter aucun
engagement lors même qu'elle en aurait le plus ardent
désir.
Il croit, lui qui la voit tous les jours et qui a recueilli
quelques mots échappés, qu'elle a une parole donnée
qui la lie irrévocablement avec quelqu'un à Londres, et
que peut-être même elle est mariée secrètement... Mais
il n'en a aucune certitude. Toutes les circonstances,
néanmoins, prouvent qu'elle n'est pas libre... de quelque
manière que ce soit... et qu'elle veut éviter jusqu'à
l'ombre d'un soupçon d'infidélité. Cette idée me la rend
encore plus chère, je l'admire en gémissant... Quelle
destinée!... Deux ans de souffrance l'ont commencée...
Combien m'en reste-t-il pour la finir ?
Elle part demain...
Je n'ai point de larmes, je ne souffre presque pas...
LES ANNÉES ROMANTIQUES. 65
l'excès de la douleur m'a rendu insensible. Peut-être
je m'accoutumerai à la vie. Cependant... Il me semble
que je suis au centre d'un cercle dont la circonférence
va toujours en grandissant; le monde physique et intel-
lectuel me paraît placé sur cette circonférence qui
s'éloigne sans cesse, et je demeure seul avec la mémoire,
dans un isolement toujours plus grand. Le matin, quand
je sors du néant où le sommeil me plonge, mon esprit,
qui s'était accoutumé si facilement aux idées de bonheur,
se réveille souriant; cette rapide illusion fait bientôt
place à l'idée atroce de la réalité qui vient de nouveau
m'accabler de tout son poids et glacer d'un frisson mortel
tout mon être.
J'ai beaucoup de peine à réunir mes idées. Si ce n'était
pas pour vous rassurer, je ne vous écrirais pas. Cela me
fatigue extrêmement. Je suis obligé de reprendre ma
lettre à plusieurs fois pour aller jusqu'au bout.
Je suis allée hier au concert de l'École, la symphonie
en la de Beethoven a fait son explosion. Je redoutais
beaucoup la fameuse méditation. Le public qui ne l'avait
jamais entendue l'a redemandée. Quel supplice ! ... Oh ! la
seconde fois, si les larmes ne fussent venues, je serais
devenu fou.
Cette inconcevable production du génie le plus sombre
et le plus méditatif est placée justement entre tout ce
que la joie offre de plus enivrant, de plus naïf et de
plus tendre. Il n'y a que deux idées : celle-ci « Je pense,
donc je souffre », et l'autre : « Je me souviens, je souffre
4.
66 LES ANNÉES ROMANTIQUES.
davantage ». Oh ! malheureux Beethoven, il avait donc
aussi dans le cœur un monde idéal de bonheur où il ne
lui a pas été donné d'entrer.
A présent, que faire !... Pour qui penser... pour qui
écrire? Que me font les succès, que me fait la vie?...
Je lis Moore, ses mélodies me tirent de temps en temps
quelques larmes1. C'est son compatriote; l'Irlande, tou-
jours l'Irlande! J'ai sous les yeux dans ce moment:
« Le cœur qui respire avec le plus d'ivresse le par-
fum des roses, est toujours le premier que déchirent les
épines ! » Le poète a vécu trop aussi.
Hier, en passant dans ma rue, j'ai vu une grande
affiche déchirée où il y avait :
Aujourd'hui mercredi
Rom
And Jul
Tragédie de Shak
précédée de Wavert verture1
par M. Hec lioz
Le rôle de Juliette sera thson
pour la dernière
son départ
Le spectacle sera termine
La Fiancée
Quel jeu du hasard !
Je ne puis plus aller, toutes les articulations me font
mal.
1. Berlioz mit en musique, en cette même année L8t9, plusieurs
poésies de Thomas .Moore traduites en français (voir ei-après :
Mélodie» Irlandak
2. Ouverture de Waverley, postérieurement publiée comme Op. I.
LES ANNÉES ROMANTIQUES. 67
Elle vient d'éteindre la lumière i, elle dormira tout à
l'heure. L'idée de son retour vers quelque être chéri la
berce doucement.
Sa mère est encore occupée dans son appartement.
J'entends le bruit des masques sous mes fenêtres; les
cabriolets ébranlent en même temps mes fenêtres et les
siennes. Demain elles ne seront plus les siennes.
Je sortirai de bonne heure : elle part à midi. Hiller2
m'attend à dix heures, il me jouera un adagio de
Beethoven, mes yeux ne demeureront pas secs comme ce
soir, c'est tout ce que j'espère.
Adieu... quel silence !...
Soyez sans inquiétude, le coup est porté, je suis
abattu, mais je garde la vie.
Que Casimir me pardonne de ne pas lui écrire ; je le
ferai plus tard... en vous envoyant vos livres.
Communiqué par M. P. Du Boys.
Le chapitre cité des Mémoires fait connaître le dénouement
momentané de cette situation douloureuse : « Après être de-
meuré étendu sur mon lit brisé, mourant, jusqu'à trois
heures de l'après-midi, je me levai et m'approchai machi-
nalement de la fenêtre. Une de ces cruautés gratuites et
1. Berlioz était voisin de miss Smithson. « Un hasard (auquel
elle n'a jamais cru) m'avait fait venir me loger rue Richelieu, u°96,
presque en face de l'appartement qu'elle occupait au coin de la rue
Neuve-Saint-Marc. » A/ém.,XXIV.
2. Ferdinand Hiller, pianiste et compositeur allemand, né en
1811, passa plusieurs années de sa jeunesse à Paris (de 1828 à
1835).
68 LES ANNÉES ROMANTIQUES.
lâches du sort voulut qu'à ce moment même je visse miss
Smithson monter en voiture devant sa porte et partir pour
Amsterdam... Il est bien difficile de décrire une souffrance
pareille à celle que je ressentis... »
XXI
AU VICOMTE SOSTHEN'E DE LA ROCHEFOUCAULD
Paris, ce 3 mars 1829.
Monsieur le vicomte,
Je publie en ce moment la partition de huit scènes du
Faust de Gœthe dont j'ai composé la musique; c'est le
premier ouvrage que je livre à l'impression ; veuillez,
monsieur le vicomte, me faire l'honneur d'en accepter
la dédicace.
Je vous dois beaucoup et je serai bien heureux si vous
daignez recevoir cet hommage de mon faible talent
comme un témoignage de ma vive reconnaissance.
J'ai l'honneur d'être, monsieur le vicomte, avec le
plus profond respect, votre dévoué serviteur,
HECTOR BERLIOZ.
Bibliothèque du Conservatoire Autographes).
Rapprochez une lettre de Berlioz au même vicomte de la
Rochefoucauld, demandant à composer la musique d'un
ballet de Faust: « J'ai mis en musique la plus grande
partie des poésies de Gœthe ; j'ai la tête pleine de Faust, et
si la nature m'a doué de quelque imagination, il m'est
LES ANNÉES ROMANTIQUES. 69
impossible de rencontrer un sujet sur lequel cette imagina-
tion puisse s'exercer avec plus d'avantages. » Notice de la
Corrcsp. inéd., 19-20 ; mention dans plusieurs catalogues.
XXII
A SA SUEUR N'ANCI
Paris, ce 29 mars 1829.
Je rentre à huit heures et demie; j'ai l'intention de
me coucher tout de suite, ma soirée étant libre, pour
échapper par le sommeil à ce fléau obstiné du dégoût
et de l'ennui ; je trouve trois lettres, de mes deux sœurs
et de Charles Bert. J'avoue que j'ai trouvé qu'il valait
mieux ne pas dormir. Celle de Charles m'a fait rire
avec plaisir, celle d'Adèle m'a fait plaisir sans rire, et
la tienne m'a fait pleurer sans plaisir. Au lieu de me
coucher, je veux te répondre, te parler, non pas de ce
qui ne regarde que moi, mais de ce qui me touche
parce qu'il te concerne. Je crois qu'il en est de l'amitié
comme du véritable amour, l'absence la grandit ; chaque
fois que je reçois une lettre de toi, il me semble que tu
m'es devenue plus chère. Que je voudrais te voir heu-
reuse! — A mesure que je crois découvrir quelques
ressemblances sympathiques entre nos deux caractères,
je sens redoubler mes inquiétudes pour ton avenir. Il
n'est pas douteux que plus l'intelligence et la sensibilité
70 LES ANNEES ROMANTIQUES.
se développeront en toi. et plus les chances de peines
augmenteront. Tu n'as pas comme moi la ressource des
distractions fortes, tu n'en as pas à la vérité un besoin
aussi pressant, aussi impérieux ; mais je crois pourtant
que le séjour de Paris, cette atmosphère de sensations
neuves, serait d'un grand prix. Peut-être plus tard...
C'est vraiment une existence dont tu n'as pas d'idée.
Seulement cette délicieuse liberté dont je jouis ne te
serait pas dévolue. Quelquefois seul deux ou trois heures
quand il fait ce beau soleil qui me supplicie, je me
trouve sans occupations pressantes sur le boulevard ou
au milieu du jardin des Tuileries... De quel côté vais-je
avancer? Au sud. que trouverais-je de ce côté ?.. Rien...
Et à l'est, et à l'ouest? — Rien. Et au nord?... c'est au
nord que se trouve la patrie des brouillards, des glaces.
des vents et des tempêtes... — Rien...
Je m'aperçois que la boîte de Pandore commence à
s'ouvrir à mon insu; allons, qu'elle se referme !... Je
veux dire seulement qu'il est fort agréable de pouvoir
se dire : j'irai où je voudrai, ou bien je n'irai pas, je ne
ferai rien.
Je t'avoue, ma chère sœur, que je suis intérieurement
affecté du silence qu'on a gardé avec moi jusqu'à présent
sur tout ce qui concerne ton établissement. J'ai su par
des voix étrangères qu'il en avait été question plusieurs
lois ; je conviens qu'il était inutile de m'en parler.
mais on n'aurait peut-être pas dû me montrer une
pareille réserve; on m'a traité là-dessus tout à fait
LES ANNÉES ROMANTIQUES. 71
comme un étranger. Cependant ne parlons pas de tout
cela, le langage du reproche est d'une mesquinerie
pitoyable.
Eh bien , je n'ai plus d'idées...
Ah! tu me parles du beau, du grand, du sublime...
en voilà une foule... toutes sombres. Mais le sublime
n'est pas sublime pour tout le monde. Ce qui trans-
porte certains individus est inintelligible pour d'autres,
quelquefois même ridicule. Et puis les préjugés d'édu-
cation, et puis les diverses organisations. A mesure que
les Génies s'élèvent dans leur vol, ils se mettent plus
loin de la portée des êtres qui prétendent qu'ils sont
faits pour eux. Cela se voit surtout en musique et en
littérature dramatique. L'autre jour j'ai entendu l'un
des derniers quatuors de Beethoven. M. Baillot le faisait
entendre dans l'une de ses soirées. J'y ai couru pour
voir l'effet que cette incroyable production produirait
sur l'assemblée. Il y avait près de trois cents personnes,
nous nous sommes trouvés six à demi morts à la vérité
de l'émotion que nous éprouvions, mais les seuls qui
ne trouvassions pas cette composition absurde, incom-
préhensible, barbare... Il est monté si haut que la
respiration commence à manquer... Il était sourd quand
il écrivit ce quatuor : et pour lui comme pour Homère,
« l'univers s'enferma dans son âme profonde l ». C'est
1. Ces paroles sont d'environ quarante années antérieures à
celles que prononça Wagner, inspiré par le même sujet, sur la
« bienheureuse surdité » de Beethoven.
72 LES ANNÉES ROMANTIQUES.
de la musique pour lui ou pour ceux qui ont suivi la
progression incalculable de son génie. Il y en a un
autre qui vole à peu près dans la même région, c'est
Weber. Spontini le suit de près ; mais il a le malheur
d'être né en Italie, quoiqu'il ait complètement abjuré le
style trivial. Je crois que les premières impressions ont
conservé quelque influence sur la direction de ses idées ;
ensuite il n'a écrit que dans le genre dramatique ; oh !
la Vestale!... Et toi-même, tu ne comprends pas Shakes-
peare, Moore ne te transporte pas. C'est peut-être mieux.
Ce qu'il y a de sûr, c'est que tu t'efforces de te dire :
« Je suis heureuse ! » et tu ne l'es pas. Tandis que moi,
je me dis sans effort : « Je suis malheureux ! » et je le
suis. Ris donc, c'est drôle. Va, ce n'est qu'une plaisan-
terie.
As-tu lu Le Dernier jour d'un condamné? C'est là
qu'il y a des pleurs et des grincements de dents. Et
Jean Paul, voilà un penseur! il n'est pas froidement
pédant comme tant d'autres que je connais et que je
déteste.
Tu me parles de mon oncle : je l'ai vu ici la semaine
dernière; il m'a quitté avant-hier. Je pourrais t'en
parler bien longuement.
Adieu ; quel nuage d'idées confuses, n'est-ce pas ?
Cependant elles tiennent toutes par quelque point à
une seule, c'est mon amitié pour toi.
H . BERLIOZ.
Communiqué par madame Reboul.
LES ANNÉES ROMANTIQUES. 73
a humbert ferrand, 9 avril 1829. (Let. int., 34).
Malgré ses espérances, miss Smithson l'a abandonné.
« Je vous envoie Faust, dédié à M. de la Rochefoucauld; ce
n'était pas pour lui. » Composition des Francs-Juges.
Désespoir d'amour.
XXIII
A GOETHE
[Paris], 10 avril 1829.
Monseigneur ,
Depuis quelques années, Faust étant devenu ma lec-
ture habituelle, à force de méditer cet étonnant ouvrage
( quoique je ne puisse le voir qu'à travers les brouillards
de la traduction) il a fini par opérer sur mon esprit une
espèce de charme ; des idées musicales se sont grou-
pées dans ma tête autour de vos idées poétiques, et, bien
que fermement résolu de ne jamais unir mes faibles ac-
cords à vos accents sublimes, peu à peu la séduction a
été si forte, le charme si violent, que la musique de
plusieurs scènes s'est trouvée faite presque à mon
insu.
Je viens de publier ma partition, et, quelque indigne
qu'elle soit de vous être présentée, je prends aujourd'hui
la liberté de vous en faire hommage. Je suis bien con-
vaincu que vous avez reçu déjà un très grand nombre
5
~,\ Lis ANM-.I> ROMANTIQUES.
de compositions en tout genre inspirées par le prodi-
gieux poème : j'ai donc lieu de craindre qu'en arrivant
après tant d'autres, je ne fasse que vous importuner.
Mais dans l'atmosphère de gloire où vous vivez, si des
suffrages obscurs ne peuvent vous toucher, du moins
j'espère que vous pardonnerez à un jeune compositeur
qui, le cœur gonflé et l'imagination enflammée par
votre génie, n'a pu retenir un cri d'admiration.
J'ai l'honneur d'être, monseigneur, avec le plus pro-
fond respect, votre très humble et très obéissant servi-
teur,
HECTOR BERLIOZ.
Gœthe Jahrbuch, 1891 (vol. XII. pp. 99-100;.
Goethe, après avoir reçu avec sympathie la partition du
jeune musicien français, voulut avoir l'avis d'un profession-
nel ; il le demanda à Zelter, le professeur de contrepoint
de Mendelssohn. Ce maître répondit en qualifiant la mu-
sique de Berlioz « d'expectorations bruyantes, de croasse-
ments, de vomissements, d'excroissance et de résidus d'avor-
temeat résultant d'un hideux inceste ». (Voir un article
de .M. A. liuiilarel dan- le Ménestrel du ±) février 1903.) Ainsi
renseigné sur la valeur de l'eeuvre qui était le germe de la
Damnation de Faust et en contenait plusieurs parties déjà
formées, Gu'the laissa sans réponse l'envoi déférent de
Berlioz.
a iiumbert i errand, 3 juin 1829 (Let. int., 36).
a Faust a le plus grand succès parmi les artistes. » — « Le
poème îles Francs-Juges vient d'être refusé par le jury de
l'Opéra. » Désespoir de l'abandon de miss Smitbson.
LES ANNÉES ROMANTIQUES. 75
au même. 15 juin 1820 [ld.t 41). Sur Faust. « J'attends
tous les jours la réponse do Goethe. » Affaissement ner-
veux.
XXIV
A IIL'MBERT FER RAM'
Paris, ce 29 juin 1329.
Mon cher ami,
Le concours de L'Institut commence après demain1!
l'imprimeur m'a promis les titres pour ce soir, je vous,
les enverrai avec un exemplaire de Faust. Je ne puis
vous en envoyer deux, parce que je ne les ai pas; je ne
ferai faire un autre tirage que plus tard. Je suis étonné,
d'après ma dernière lettre, de n'avoir pas encore reçu
votre réponse : peut-être n'est-elle que retardée; j'en suis
vexé à cause de ces absurdes formalités de l'Institut que
vous connaissez.
Marescot est revenu; il m'a demandé l'argent des
exemplaires que j'ai fait remettre à deux francs, malgré
son intention de hausser; ainsi il s'agit de savoir com-
bien d'exemplaires, sur le nombre que je vous ai envoyé,
smit destinés gratis à l'auteur et combien sont payants;
1. Au sujet de la participation de Berlioz au concours do 1829,
par lequel il mit en musique la cantate de Cbiopdtre, voy. Mé-
moires, XXV, et les lettre? d-> -1 t 11 août ci-après.
7 G L F. S A X N ÉES R 0 M ANTIQUES.
je crois qu'il n'y en a que quinze payants; vous
me direz cela dans votre prochaine lettre1. Je compte
sur le prix de l'Institut pour vous rendre ce que je vous
dois; les exemplaires de Faust que Schlésinger* a Tendus
couvrent déjà une partie des frais, mais il ne m'a pas
encore payé : ce n'est que plus tard, m'a-t-il dit, à cause
des crédits qu'il est obligé de faire.
Voilà une lettre qui prend une tournure furieusement
plate; je suis aujourd'hui d'une stupidité sans égale. Je
vous écris du café Richelieu, sur une table près du bou-
levard ; Jawurek 3 vient de paraître sur son balcon, ce
qui me fait penser que ce pauvre Gounet l n'est pas trop
bien non plus. 11 y a demain un examen au Conserva-
toire; je vais leur montrer le concert des Sylphes; je
suis curieux de savoir ce qu'ils vont me dire,
Du Boys est ici ; je crois que nous verrons aussi bientôt
Auguste5, qui est àBlois.
Adieu.
Collection de M. Gaston Calmann-Lëvy.
1. Il s'agit, d;i ns ci1 paragraphe, de la publication d'un Stabat
<l'un .M. Duparl (musicien de province), déjà mentionné dans la
lettre Xie Berlioz à H. Ferrand du 18 février 1829. — Marescut
était un copiste et graveur de musique, grand dérangeur de chefs-
d'œuvre, auquel Berlioz a consacré quelques pages humoristiques
dans ses Soirées de l'orchestre p. 62 ,
± Éditeur de musique à Paris.
'■'<- Mademoiselle Jawurek, actrice de l'Opéra.
'i. Ami de jeunesse de Berlioz. Voir les lettres à lui adressées
à partir de mai 1830.
5. Auguste Berlioz, camarade aon parent) d'Hector.
LES ANNÉES ROMANTIQUES. 7 7
XXV
A SON PÈRE
Paris, ce 2 août 1829.
Mon cher papa,
J'ai attendu que tout fût terminé pour répondre à la
dernière lettre de maman, que j'ai reçue à l'Institut,
avec le billet qu'elle contenait. Le jugement a été porté
hier : il n'y a 'point de premier prix ni pour moi, ni
pour d'autres. L'Institut ayant déclaré qu'il n'y avait pas
lieu à en donner un l'a réservé pour l'année prochaine,
où il pourra en donner deux si bon lui semble. M. Le-
sueur étant malade n'a pu se mêler de tout cela, et c'est
ce qui m'a nui terriblement. Cependant, Cherubini et
Auber m'ont soutenu; MM. Pradier et Ingres, grands
admirateurs de l'École allemande, ont fait, à la fin de
la séance, un long discours où ils ont exhalé toute leur
indignation en disant qu'il était inconcevable qu'une
telle assemblée prononce aussi légèrement sur moi dont
on connaissait les antécédents et dont on ne pouvait
connaître l'ouvrage après une pareille exécution.
En effet, madame Dabadie, qui devait chanter pour
moi, a été obligée de me manquer de parole à cause de
78 LES ANNÉES ftOMANTIQTJÉS .
la répétition générale de Guillaume Tell1, qui était à la
même heure que le concours de l'Institut. Elle ma
envoyé sa sœur, élève du Conservatoire, qui est d'une
inexpérience totale, et qui n'avait eu que quelques
heures pour se préparer.
Mais la principale cause de tout ceci est que, d'après
la voix publique, le prix m'était destiné. Je me suis cru
assez solidement soutenu pour me permettre d'écrire
comme je sens, au lieu de me contraindre comme l'an-
née dernière. Le sujet était la Mort dé Cléopàtre; il m'a
inspiré beaucoup de choses qui me paraissent grandes
et neuves, et que je n'ai pas hésité à écrire; et c'est là
mon tort. Tous ces messieurs étaient bien disposés pour
moi : mais ils n'y ont rien compris, et. pour les musi-
ciens, mon ouvrage a été une sorte de satire de leur
manière qui a horriblement froissé leur amour-propre.
Je viens de rencontrer Boïeldieu sur le boulevard. Il
est tout de suite venu à moi, m'a tenu en conversation
pendant une heure ; voici le résumé :
« Oh ! mon ami ! qu'avez-vous fait? nous comptions
tous vous donner le prix. Nous pensions que vous seriez
plus sage que l'année dernière, et voilà qu'au contraire
vous avez été cent fois plus loin en sens inverse. Je ne
puis juger que ce que je comprends : aussi, suis-jebien
loin de dire que votre ouvrage n'est pas bon; j'ai déjà
1. Guillaume Tell fut représenté pour la première fois le lendemain
de cette lettre, 3 août 1829. Madame Dabadie y interpréta le rôle
'ii' .Irninii.
LES ANNÉES ROMANTIQUES. 79
tant entendu de choses que je n'ai comprises et admi-
rées qu'à force de les entendre! Mais, que voulez- vous?
je n'ai pas encore pu comprendre la moitié des œuvres
de Beethoven, et vous allez plus loin que Beethoven.
Vous avez une organisation volcanique au niveau de
laquelle nous ne pouvons pas nous mettre. D'ailleurs,
je ne pouvais m'empêcher de dire à ces messieurs hier :
— Ce jeune homme, avec de telles idées, une semblable
manière d'écrire, doit nous mépriser du plus profond de
son cœur, il ne veut pas absolument écrire une note
comme personne. Il faut qu'il ait jusqu'à des rythmes
nouveaux; il voudrait inventer des modulations si c'était
possible. Tout ce que nous faisons doit lui paraître
commun et usé1/ »
Voilà la clef de l'énigme pour Catel et Boïeldieu.
Auber et Chérubin! ont été néanmoins pour moi par
des considérations personnelles; mais ils éprouvaient la
même influence de mon ouvrage; Cherubini, toutefois,
beaucoup moins que les autres.
Pour les membres non musiciens, ils n'y ont rien
compris : c'est comme si on faisait lire Faust à Pros-
per'-. L'autre second prix qui concourait avec moi pour
le premier, n'a rien eu pour la raison contraire; c'est
qu'il était trop plat; il a excité l'hilarité.
1. Cette conversation avec Boïeldieu est reproduite en termes
presque identiques dans la lettre à Huinbert Ferrand du 21 août
(voir ci-après) ainsi que dans les Mémoires, rédigés vingt ans plus
tard.
2. Son petit frère, âgé de neuf ans.
80 LES ANNÉES ROMANTIQUES.
Je n'ai pas pu faire la commission de l'alcarazas;
quand je suis sorti de loge, la caisse de livres était déjà
repartie. Je ne puis pas encore aller vous voir. Je veux
terminer quelques arrangements avec Feydeau qui me
donneront la latitude de demeurer plus longtemps auprès
de vous. Je vous écrirai encore dans peu. Il faut, ce soir,
que j'aille passer la soirée chez Boïeldieu. Il me l'a fait
promettre pour reprendre notre conversation. Il veut,
dit-il, m'étudier.
Adieu, mon cher papa, je vous embrasse tendre-
ment .
H. BERLIOZ.
Communiqué par madame Chapot.
a humrert F errand, 21 août 1829 (Let. int., 44). Récit
du concours de l'Institut ; propos de Boïeldieu, Auber ; cita-
tion musicale de la cantate; critique de Guillaume Tell;
admiration pour Spontini.
au même, 3 octobre 1829 (id., 50). Préparatifs d'un
concert.
au même, 30 octobre 1829 (id., 52). Même sujet.
Le second concert de Berlioz eut lieu au Conservatoire le
1er novembre 1829.
LES ANNÉES ROMANTIQUES. 81
XXVI
A SON PÈRE
Paris, ce 3 novembre 1829.
Mon cher papa,
D'abord, pour vous tirer d'inquiétude, vous saurez
que j'ai obtenu un succès d'enthousiasme des artistes et
du public, que j'ai couvert les frais du concert et que de
plus j'y gagne cent cinquante francs. J'ai mieux aimé
ne pas vous parler de ce concert avant de l'avoir donné.
Je vous aurais encore trop inquiété. Quoiqu'il m'ait
donné beaucoup moins de peine que le premier, néan-
moins, après la dernière répétition, je ne pouvais plus
me tenir. La fatigue m'accablait. Je ne m'en ressens
presque plus. Cherubini s'est contenté, cette fois, de ne
pas trop me contrarier. Il m'a refusé d'abord, et accordé,
l'instant d'après, tout ce que je lui ai demandé.
Enfin, le concert a eu lieu. Mon orchestre de cent
musiciens a été dirigé par Habeneck. A part quelques
fautes, qui venaient du défaut de répétitions, mes grands
morceaux ont été exécutés d'une manière foudroyante.
Il n'y a eu que mon sextuor de Faust que je n'ai pas eu
le temps d'apprendre aux exécutants et au public.
J'ai été mis à une épreuve effrayante à laquelle je
n'avais pas réfléchi. Hiller, ce jeune Allemand dont
5.
82 LES ANNÉES ROMANTIQUES.
je vous ai parlé, jouait dans mon concert un concerto
de piano de Beethoven1, qui est une composition vrai-
ment merveilleuse. Immédiatement après venait mon
ouverture des Francs-Juges. En voyant l'effet du su-
blime concerto, tous mes amis m'ont cru perdu, écrasé,
anéanti, et j'avoue que j'ai éprouvé un moment de crainte
mortelle. Mais aussitôt que l'ouverture a été commencée,
je me suis aperçu de l'impression qu'éprouvait le par-
terre et j'ai été complètement rassuré. L'effet a été ter-
rible, affreux, volcanique; les applaudissements ont
duré près de cinq minutes, avec des cris, des trépigne-
ments. Après que le calme fut un peu rétabli, j'ai
voulu me glisser entre les pupitres pour prendre une
liasse de musique qui était sur une banquette du théâtre
(car l'orchestre est sur la scène). Le public m'a aperçu.
Alors, les cris, les bravos ont recommencé ; les artistes
s'y sont mis, la grêle d'archets est tombée sur les vio-
lons, les basses, les pupitres. J'ai failli me trouver mal;
cette bourrasque inattendue m'a bouleversé. Je tremblais
comme vous pouvez le penser ; mais vous me manquiez.
J'étais seul de la famille dans un tel moment; tout le
monde m'embrassait, excepté mon père, ma mère, mes
sœurs I . . .
La séance a été terminée par mon chœur du Juge-
ment dernier'1, qui a produit presque autant d'ellet que
1. Le Concerto en mi bémol, dont la première audition à I'aris fut
donnée à ce concert.
2. licsurnxit de la Messe exécutée pour la première t'ois en 1825.
LES AXNÉKS ROMÀRÎIQUËS. 83
l'ouverture des Francs-Juges. Je n'avais pas assez de
voix; l'orchestre les écrasait.
Quand tout a été fini, que j'ai cru les issues libres, je
suis sorti ; mais les artistes m'attendaient dans la cour
du' Conservatoire, et, en me voyant passer, les cris ont
recommencé de plus belle. Hier soir, à l'Opéra, quand
j'ai paru à l'orchestre, tous les musiciens sont venus me
complimenter, me fêter de mille manières. Enfin, j'ai
obtenu un grand succès qui m'a complètement satisfait.
Le Figaro d'aujourd'hui a rendu compte de mon con-
cert ; je vous l'enverrai avec les autres journaux.
Depuis hier, je suis d'une tristesse mortelle; j'ai tou-
jours envie de pleurer ; je voudrais mourir. Je sens que
le spleen va me reprendre plus fort qu'auparavant. Il
faut, je crois, que je dorme beaucoup.
Je ne puis lier mes idées.
Adieu, mon cher papa, j'embrasse maman, et vous,
et mes sœurs et frère.
II. BERLIOZ.
Communiqué par madame Chapot.
a iiumbert fer r and, G novembre 1S29 (Let. int., 54J.
.Même sujet.
84 LES ANNÉES ROMANTIQUES.
XXVII
A SA MÈRE
Paris, 20 novembre 1829.
Je vous envoie, ma chère maman, les journaux que
vous me demandez ; je n'y joins pas la Gazette de
France ni les Débats parce que je pense que vous les avez
à la Côte. Il est très difficile de faire venir aux concerts
les directeurs de ces grands journaux, il n'y a qu'un
théâtre privilégié pour obtenir d'eux de longs et fré-
quents articles, c'est le Théâtre Italien : comme c'est
celui que la mode affectionne, les grands journaux se
croient obligés de le prôner ; ainsi ils vous écriront
deux colonnes sur la rentrée d'une cantatrice et ne diront
pas un mot de tout ce qui intéresse véritablement l'art
musical. J'avais envoyé des billets àM. Soulié, rédacteur
des feuilletons de la Quotidienne,\\ a annoncé mon con-
cert et n'y est pas venu ; j'ai su qu'il avait donné ses
billets à des gens inutiles. Il faudrait dans ces circons-
tances pouvoir s'occuper exclusivement des journaux ;
j'en ai oublié plus de la moitié. J'étais tellement abîmé
de fatigue que les deux derniers jours j'avais toutes les
peines du monde à me lever pour aller aux répéti-
tions. Je me traînais comme je pouvais jusqu'aux
LES ANNÉES ROMANTIQUES. 85
Menus-Plaisirs ' ; mais une fois que mon orchestre était
lancé, les forces me revenaient, une espèce de feu
électrique me ranimait et je devenais à peu près comme
un homme qui a trop bu d'eau-de-vie ; les applaudis-
sements des artistes m'enivraient moins que l'effet de
ma musique. Il est impossible aussi de se faire une
idée d'un pareil orchestre ; le moral des artistes dispo-
sés en ma faveur donnait à leur exécution un feu et
une précision qu'ils n'apportent pas souvent dans leurs
occupations habituelles.
Puisque mon succès vous a fait plaisir, je vous dirai,
ma chère maman, qu'il continue à faire sensation. Je
suis allé dans plusieurs soirées, chez des personnes
que je ne connaissais pas et chez lesquelles j'étais pré-
senté ; partout, quand les assistants venaient à savoir
mon nom, j 'étais accablé de compliments et de félicita-
tions.
Je suis bien aise que vous ayez eu occasion de vous
distraire un peu à Grenoble, mais je parierais presque
que vous avez plus eu de peine que de plaisir. Papa a
dû être bien seul pendant tout ce temps. Vous ne m'a-
vez pas dit si les vendanges avaient été bonnes ou mau-
vaises. La caisse de livres a dû vous arriver il y a long-
temps, elle est partie d'ici le 6 ; le libraire m'a dit de
demander à papa ce qu'il veut pour le prochain envoi,
afin de ne pas le faire attendre.
1. Le Conservatuire avait repris, sous la Restauration, ce nom de
l'ancien régime.
86 LES ANNÉFS ROM ANTIOU l'.S .
Dans ma prochaine lettre je vous donnerai les détails
que vous me demandez sur mon équipement.
Adieu, ma chère maman.
Je vous embrasse.
Votre affectionné.
H. BERLI HZ.
Mille choses à Edouard et à Charles. — J'ai déjeuné
chez M. Rocher dimanche dernier.
Communiqué par madame Chapot.
Au graveur barathier1, 20 novembre 1829 (Catalogue
d'à olographes, J. Charavay, 201). Il lui annonce qu'il est
invité à dîner par M. Kalkbrenner, et qu'il a reçu de M. de
La Rochefoucauld une gratification de cent francs pour son
dernier concert.
a ii v m b e r r i'ehra a d, , 4 décembre 1829 (Let. int. , 56J.
au même, 27 décembre (id., o7J. Envoi des Mélodies Irlan-
daises, op. 2, et du Ballet des Ombres, op. 2 *. Spleen.
au même, 2 janvier 1830 (id., 59). Correspondances inter-
ceptées ; embarras d'argent ; il corrige les épreuves de
Guillaume Tell pour deux cents francs.
I. Cel artiste a\ait composé pour Berlioz une vignette, dans le
goût romantique, qui orne le titre de ses Mélodies Irlandaises,
op. 2.
->. Le Ballet des Ombres, composé sur des vers d'Albert Du Boys,
œuvre d'un caractère romantique ultra-renforeé, ne tarda pas à
ne plus satisfaire son auteur, qui détruisit la presque totalité de
l'édition.
LES ANNÉES ROMANTIQUES. 87
XXVIII
A SA SOEUR NANCI
Paris, le 30 janvier 1830.
Ma chère Nanti,
J'aurais dû répondre plus lot à ta dernière lettre ;
j'avais mille choses à te dire qui me sont passées de la
tête et dont par conséquent je te ferai grâce. Je mène
une vie excessivement active tout cet hiver ; je suis
occupé constamment ; depuis quelques jours surtout, j'ai
à peine le temps de respirer. Je viens d'arrêter le projet
de donner un grand concert au Théâtre des Nouveautés,
dans trois mois et demi. Le jour de l'Ascension, tous
les théâtres étant fermés, j'aurai une grande latitude
pour mon entreprise : les Nouveautés viennent de se
constituer un appareil musical ; un orchestre excellent,
dirigé par un artiste du plus grand talent et qui m'est
tout dévoué S sera à mes ordres. Il ne me restera plus
qu'à le doubler par des auxiliaires. Pour accomplir mon
dessein, je prépare beaucoup de musique nouvelle :
entre autres une immense composition instrumentale
1. Bloc, précédemment chef d'orchestre de l'Odéon (voir ci-
dessus, lettre du lor novembre 1828, et Mémoires, XXV'lj.
88 LES ANNÉES ROMANTIQUKS.
d'un genre nouveau1, au moyen de laquelle je tâcherai
d'impressionner fortement mon auditoire. Malheureu-
sement c'est très considérable, et je crains de ne pouvoir
être prêt pour le 23 mai, jour de l'Ascension ; d'un autre
côté, ce travail de feu me fatigue excessivement ; quoique
depuis longtemps j'aie le squelette de mon ouvrage dans
la tête, il faut beaucoup de patience pour en lier les
parties et bien ordonner le tout.
Enfin il faut toujours aller; nous verrons bien.
Ah ! ma sœur, tu ne peux te figurer le plaisir du
compositeur écrivant librement sous l'influence directe
de sa seule volonté. Quand j'ai tracé la première accolade
de ma partition, où sont rangés en bataille mes instru-
ments de différents grades, quand je songe à ce champ
d'accords que les préjugés scolastiques ont conservé
vierge jusqu'à présent et que depuis mon émancipation
je regarde comme mon domaine, je m'élance avec
une sorte de fureur pour y fourrager. J'adresse quelque-
fois la parole à mes soldats : « Toi, grossier personnage,
qui jusqu'à présent n'as su dire que des sottises,
viens çà que je t'apprenne à parler ; vous tous, gracieux
follets musicaux, que la routine avait relégués dans
les cabinets poudreux des savants théoriciens, venez
danser devant moi et montrez que vous êtes bons
à quelque chose de mieux qu'à des expériences d'acous-
1 . La Symphonie fantastique, dont il est fait pour la première
fois mention positive dans cette lettre (cf. ci-des9us, lettre à
Humbert Ferrand du 2 février 1829j.
LES ANNEES ROMANTIQUES. 89
tique ; et surtout, dis-je à mon armée, qu'on oublie
les chansons de corps de garde et les habitudes de
caserne... »
Mes Mélodies de Moore paraîtront dans trois jours1.
Quoiqu'il y en ait peu pour des voix féminines, que tu
n'aies point de piano, et que quelques-unes soient avec
chœur, si tu en veux un exemplaire, parle, je te l'en-
verrai.
Plusieurs des grands chanteurs de Paris viennent
de les adopter pour les chanter dans les soirées musi-
cales. Cela exercera ta patience, et sur le nombre il y
en aura peut-être bien une ou deux que tu déchiffreras
tant bien que mal.
Les commissions de papa ont toutes été faites avec la
plus scrupuleuse exactitude : s'il a éprouvé un retard
dans l'envoi de son avant-dernière caisse, il n'y a cer-
tainement pas de ma faute : quand le libraire me dit :
« L'expédition a été faite, c'est en route ». que puis-je
faire ? il faut bien que je le croie. La dernière caisse est
partie il y a trois jours: j'y avais joint le volume de
M. Say que je n'avais pu avoir avant la semaine
dernière.
Vous avez sans doute entendu parler du testament
d'Anatole qui, pour frustrer ses neveux de sa succession,
donne tout son bien au beau-fils de M. Guernon de
Banville, et à deux hommes de loi de Grenoble. Que la
1. Les Mélodies Irlandaises, op. 2, dont il était déjà fait mention
dans la lettre du 27 décembre 1829.
90 LES années; romantiques.
rancune est une chose hideuse! Ainsi, toutes les belles
protestations qu'il avait faites avant de se tuer étaient
des faussetés ! . . .
Adieu. Embrasse Adèle pour moi, et dis-lui que je lui
écrirai une longue lettre dans peu.
Ton affectionné frère,
H. BERLIOZ
Communiqué par madame Chapot.
A humbert ferrand. 6 février 1830 (Let. int., 63).
Sur l'Élégie en prose, n° 9 des Mélodies Irlandaises (cf. Mé-
moires, xviii). Désespoir d"amour. La Symphonie fantastique :
« Je l'ai toute dans la tète, mais je ne puis rien écrire. »
catalogue d'autographes, J. Charavay, 179: 2o fé-
vrier 1830. Reçu de cent francs à titre d'encouragement (de
la Direction des Beaux-Arts?).
a Ferdinand h iller, mars 1830 l (Corresp. inéd., 67).
Amour désespéré. « Qu'est-ce que cette faculté de souffrir qui
me tue? Demandez à votre ange, à ce séraphin qui vous a
ouvert la porte des deux!... » Cet ange était mademoiselle
Camille Moke, qui va bientôt tenir une place importante
dans les préoccupations de Berlioz.
1. Cette lettre, la plus désolée de toute cette correspondance
romantique, est, dans la Corresp. inéd., datée par à peu près « 1829".
H est facile d'en préciser la date par les observations suivantes.
Elle contient cette phrase: « Il y a aujourd'hui un an que je la vis
pour la dernière t'ois. » Or, le 9 avril 1829, Berlioz écrivait à
Ferrand : « Il y a trente-six jours qu'elle est partie. » La séparation
avait donc eu lieu le 5 mars 1829, et la lettre à Hiller peut être
ainsi datée du 5 mars 1830, — huit jours exactement après la pre-
mière d'Hernani.
LES ANNEES ROMANTIQUES. 91
a iiumbert ferrand, 16 avril 1830 (Let. hit., 65).
Rupture avec miss Smithson. « D'àfireugés vérités décou-
vertes à n'en pouvoir douter... » Programme de \a.Symphonie
antastique. « Je viens d'en écrire la dernière note. Si je
puis être prêt le jour de la Pentecôte, 30 mai, je donnerai
un concert aux Nouveautés. »
XXIX
A SES S OE U R S
[Paris, vers le 18 avril 183Û.[
Mes chères sœurs,
Edouard vous remettra une lettre qui devait être
longue et détaillée, mais qui sera courte et sèche: c'est
bien mal, mais c'est comme ça. Je suis dans un de mes
accès de haine générale. Hier, j'étais tout autre : la joie
d'avoir terminé ma symphonie m'avait t'ait oublier la
fatigue que j'éprouvais de celle énorme composition.
A présent, je rentre en moi-même, et puis il fait un
temps qui me fait souffrir comme si on m'arrachait la
peau depuis la tête jusqu'aux pieds: un temps superbe...
J'aurais dû t'écrive en particulier, .\anci, et à toi aussi,
Adèle, mais que vous dire d'agréable à l'une et à
l'autre?... Adèle conjugue le verbe Hre, Xanci celui de
s'ennuyer, et moi plusieurs autres moins gais et moins
tranquilles; par exemple, je grince des dents.
92 LES ANNEES ROMANTIQUES.
A propos de grincements de dents, je me rappelle
Firmin dans Hernani; tu m'as demandé. Nanti, mon
opinion sur Hernani1 ; la voilà! Je trouve des choses et
surtout des pensées sublimes, des choses et des idées
ridicules, peu do nouveauté dans tout cela, mais quant
aux vers, comme je les déteste au théâtre, ces enjam-
bements de l'un à l'autre, ces hémistiches rompus qui
.font donner au diable tous les classiques me sont entiè-
rement indifférents, parce que, quand on parle, cela
ressemble exactement à de la prose: à cet égard même,
je les aimerais mieux: toutefois, je trouve que, puisque
Hernani a été écrit on vers, et que Hugo sait bien les
faire quand il veut, il était plus simple de faire des vers
suivant les règles du goût de la masse, cela aurait
épargné bien de la fatigue aux poumons des merles du
parterre: c'est une innovation qui ne mène à rien. Mais
Hugo a détruit l'unité de temps et l'unité de lieu: à ce
litre seul, je m'intéresserais à lui comme au brave qui,
à travers les balles, va mettre le feu à la mine qui doit
faire sauter un vieux rempart. La pièce moderne par
excellence, pour moi, c'est Trente ans ou la Vie d'un
Joueur.
J'ai demain rendez-vous avec le directeur de Fey-
deau pour lui demander une lecture d'un opéra qu'un
1. Keprésenté pour la première l'ois quelques semaines aupara-
vant, le 25 lévrier. L'auteur de Victor Hio/o raconté jxir un témoin
de sa vie nomme Berlioz parmi les spectateurs de cette mémorable
représentation.
LES ANNÉES ROMANTIQUES. 93
auteur me confie et qui me convient assez; il faut vingt
cérémonies pour voir ce grand seigneur; celui de l'Opéra
n'est pas si fier. Oh! que je voudrais avoir une immense
réputation pour amener toute cette canaille de direc-
teurs à mes pieds me demander des partitions et poul-
ies renvoyer à coups de boites!
Amen.
h. b.
P.-S. — Le libraire de mon père, qui est aussi un
homme aimable, n'a pas encore pu me donner les vo-
lumes dont je voulais charger Edouard.
Communiqué par madame Reboul.
XXX
A SON PÈRE
Paris, ce 10 mai [1830J.
Mon excellent père,
Que je vous remercie de votre lettre ! Quel bien elle
m'a fait ! Vous commencez donc à prendre un peu con-
fiance en moi ! Puissé-je la justifier ! C'est la première
fois que vous m'écrivez sur ce ton, et mille fois je vous
en remercie ; c'est un si grand bonheur de pouvoir faire
honneur et plaisir à ceux qui nous sont si chers. Oh !
certes, oui, je serais enchanté de pouvoir me faire
94 T. ES ANNÉES ROMANTIQUES.
entendre de vous; mais pour un voyage de Paris, il faut
quelque chose de plus positif et de plus assuré qu'un
concert qui peut être empêché par le plus léger caprice
des hommes du pouvoir. J'attends depuis huit jours,
dans une mortelle impatience, la permission de M. Man-
gïn. le préfet de police, pour faire afficher le concert; je
dois retourner seulement demain pour savoir si on m'ac-
corde l'autorisation. Il faut passer par les mains des
chefs et sous-chefs de division, qui ont l'air de faire une
affaire d'État de ce qui n'est qu'une formalité. Dans mes
deux précédents concerts, je m'en étais dispensé; mais
comme, cette fois, c'est le soir et dans un théâtre, les
directeurs des .Nouveautés ne veulent point prendre
d'engagements décisifs avec moi, avant d'avoir la pièce
officielle de la police. D'un autre côté, M. de la Roche-
foucauld pourrait, s'il voulait, empêcher ma soirée
d'avoir lieu, car, dans ce pays de liberté, les musiciens
sont au nombre des esclaves. D'un autre côté, le succès
de ma symphonie n'est pas sûr; le public sera moins
musical dans cette saison que dans l'hiver; toute la haute
société qui a une espèce d'éducation musicale est à la
campagne, et je doute que l'originalité de mon drame
instrumental in>pire assez d'intérêt pour faire revenir à
Paris des gens de sang aus>i froid. Puis, j'ai un autre
sujet d'inquiétude, c'est celui de l'exécution : mon
orchestre va être obligé de se frayer une route à travers
un* forêt vierge. Outre qu'il y a beaucoup de choses
nouvelles pour eux, la plus grande difficulté est celle de
LES ANNÉES ROMANTIQUES. 95
l'expression. La première partie, surtout, est d'une telle
fougue dans le mouvement et d'une si grande intensité
de sentiment, qu'avant de pouvoir leur inculquer toutes
mes intentions et qu'ils puissent les rendre, il faudra
une patience angélique de la part du chef d'orchestre
et un nombre très considérable de répétitions. Heureu-
sement, ce n'est pas plus difficile que l'ouverture des
Francs-Juges (que je redonne encore), et elle a été subli-
mement exécutée.
Je suis déjà vos instructions quant au régime; je
mange ordinairement peu et ne bois presque plus de
thé ».
Je ne fais, depuis quelques jours, que corriger im-
parties d'orchestre, surveiller mes copistes, copier moi-
même. Le soir, je vais au Théâtre allemand, où le direc-
teur a eu la politesse de me donner mes entrées, sans
que je les aie. en aucune manière, demandées. Je compte
sur l'incroyable chanteur Hailzinger 2 pour chanter à
mon concert et compléter le programme. Je l'ai vu ces
jours-ci: il m'a demandé si j'avais un rôle important
pour sa voix dans l'opéra <\cs Francs-Juges (que je ne
pourrai jamais mouler à Paris;; et, sur l'assurance que
je lui en ai donnée, il m'a engagé beaucoup à venir en
Allemagne, où il me serait beaucoup plus aisé de le
faire exécuter. Mais j<? ne puis pas encore m'occuper de
1. Dans une précédente lettre VJ , Berlioz avait écrit qu'il avait
« une passion » pour le thé. Toujours des passions malheureuses!
v2. Excellent ténor de l'Opéra allemand-
06 LES ANNÉES ROMANTIQUES.
le faire traduire en allemand. Voilà mon plan. Si ces
messieurs de l'Institut me croient digne d'obtenir un des
deux grands prix, si je puis me faire assez petit pour
passer par la porte du royaume des deux, je resterai
aussi peu de temps que possible en Italie, et de là, je
courrai à Carlsruhe, où est ordinairement Haitzinger,
ou bien à Dresde, où le célèbre compositeur Spohr est
maître de chapelle et professe des principes autrement
généreux que ne le font les compositeurs de Paris. Alors,
il me sera aisé de voir ce que j'ai à faire pour monter
mon opéra. Vous me parlez d'hommes de lettres en répu-
tation: mais rien n'est plus inutile. Il n'y en a qu'un,
c'est Scribe, qui puisse faire passer une partition ; les
directeurs ne font pas plus de cas des autres que s'ils
étaient inconnus. J'ai un grand opéra, Atala, qui a été
reçu, il y a deux mois, à l'unanimité, sa?is corrections,
ni conditions, par le jury de l'Opéra. Dernièrement. Ons-
low, qui venait de lire la partition des Francs-Juges que
je lui avais prêtée, courut, dans son enthousiasme de
jeune homme (quoiqu'il ait quarante-neuf ans), chez
M. Lubbert, directeur de l'Opéra, lui parler de moi. Il
savait qu' Atala était reçu et m'était destiné; il pressa
beaucoup Lubbert de me faire jouer, l'assurant que rien
n'était ridicule comme les obstacles qu'on me faisait
éprouver et qu'il était de son intérêt de les lever. A tout
cela, Lubbert se contenta de répondre que beaucoup de
gens lui avaient parlé de moi, les uns avec admiration,
les autres lui assurant que j'étais fou, que je perdais la
LES ANNÉES ROMANTIQUES. 97
tête ; d'autres, qu'il n'y avait aucun fond à faire sur moi
(entre autres Cherubini, qui n'a jamais entendu de sa
vie une note de moi, si on excepte les balivernes de
l'Institut défigurées sur un piano) ; mais que, dans tous
les cas, il avait l'intention de m'écrire pour m'engager
à ne pas faire la musique d'Atala, parce que, malgré sa
réception, il ne voulait pas monter ce poème, dont il ne
voulait pas introduire le genre à l'Opéra. « D'ailleurs,
ajouta-t-il, je répète encore ce que j'ai déjà dit tant de
fois : il me faut de l'argent; rien ne fait plus d'argent
que la musique d'Auber, parce que le peuple l'aime.
Ainsi, j'ai assez d'Auber et de Rossini. Beethoven et
weber reviendraient au monde, m'apporteraient des
opéras, que je n'en voudrais pas. »
A Feydeau, c'est le dernier degré de la dégradation
musicale. Ils ne pourraient m'exécuter. Le directeur va
faire banqueroute incessamment. Il faut absolument
laisser un théâtre nouveau jouer de la musique nouvelle;
il faut que cet odieux privilège tombe, et il tombera si,
à la Chambre des députés, la demande en est faite. Ben-
jamin Constant et deux autres devaient se charger de la
présenter, si la prorogation ne fût survenue. Conçoit-on
que les Allemands, les Italiens, tous les étrangers puis-
sent élever des théâtres à Paris pendant une partie de
l'année et que les Français, seuls, soient obligés de se
faire écorcher à Feydeau, ou de garder leurs partitions?
Tandis que le théâtre des Nouveautés a un orchestre
superbe et des chœurs passables, qu'on emploie à chan-
6
98 LES ANNÉES ROMANTIQUES-
1er des vaudevilles ou des morceaux tirés des partitions
étrangères. Mais il ne faut pas porter ombrage à ce
Conservatoire du pont-neuf et de la routine; il faut tout
sacrifier pour faire prospérer la rotule, la romance, le
duetto, et, malgré la puissance de ces grands moyens
musicaux, donner des subventions payées par les pro-
vinciaux qui ne vont pas à l'Opéra-Comique, et voir,
tous les deux ans, un directeur manquer.
Eh ! mon Dieu ! laissez-les donc libres tous de jouer
ce qu'ils voudront, opéra, grand ou petit; ne donnez
point de subventions et laissez-les se ruiner ! Cela coû-
tera moins cher aux contribuables, et les moyens ne
manqueront pas, au moins, à quelques-uns de s'enri-
chir,
Je vous écrirai dans quelques jours pour vous donner
des nouvelles de mon affaire, si les répétitions sont com-
mencées .
Adieu, mon cher papa, je vous embrasse tendrement.
Votre affectionné fils,
h. bkhi.ioz.
J'irai incessamment chez madame Thomas1 et M.(i<>-
létti*.
Communiqué par madame Chapûl.
1 . Sœur du Béaateur Louis Rocher, de la Côte-Saint-André.
2. Mari d'une demoiselle Rocher, de la Cùte-Suint-André.
LIS IHIfÎRS ROMAtfTIQURS. 99
a HLMBERT ferrand. 13 mai 1830 (Let . int., 69).
Répons^ nux consolations de l'ami au sujet de la rupture
avec miss Smithson. Préparatifs du concert où doit avoir
lieu l'audition de la Symphonie fantastique. Projet de repré-
sentation des Francs-Juges en Allemagne (cf. lettres ci-dessus).
Les Mélodies Irlandaises.
XXXI
A THOMAS GOUNET1
[Paris, mai 1830.]
Mon cher Gounet,
N'auriez-vous pas dans vos papiers le manuscrit ori-
ginal des Francs-Juges ? La copie soignée que vous m'en
aviez donnée ne peut se retrouver aux Nouveautés et le
directeur du Théâtre Allemand veut le lire avec l'in-
tention de le faire traduire aussitôt pour le monter ici
cet été.
Adieu.
H. BERLIOZ.
Lettres à Gonnet.
1. Un de? meilleurs amis de jeunesse de Berlioz. A écrit pour
lui la traduction des poésies de Thomas Moore mises en musique
et publiées sous le nom de Mélodies Irlandaises: lui a été tout par-
ticulièrement fidèle à l'époque la plus difficile de sa vie, celle de
son mariage avec miss Smithson. Trente-deux lettres et billets de
Berlioz, à lui adressés de 1830 à 1834, et dont les autographes ont
été conservés par son parent M. L. Michoud, professeur à l'Uni-
versité de Grenoble, ont été imprimée; par les soins de l'Académie
Delphinaleen 1903, avec des notes de M. G. Allix.
100 LES ANNÉES ROMANTIQUES
XXXII
A SON PÈRE
Paris, ce 28 mai (1830;.
Mon cher papa,
J'arrive de la campagne, où j'étais depuis les premiers
jours de cette semaine, chez un riche Espagnol de ma
connaissance à la fille duquel j'avais donné l'année der-
nière quelques leçons de composition. Le père et la mère
ont pour moi toute sorte de bons procédés, et ils m'ont
invité tant de fois à aller les voir à la campagne, que,
mon concert n'ayant jtas eu lieu, j'en ai profité. En ren-
trant j'ai trouvé la lettre de maman ; cet imbécile de
libraire, à qui j'avais dit de mettre votre volume à la
poste, attendait que je vienne le chercher.
Voilà pourquoi mon concert est renvoyé. Le Théâtre
allemand en donna ce soir-là à la même heure ; et le
Conservatoire en donna un autre pour faire entendre
au roi de Naplcs les Symphonies de Beethoven. La du-
chesse de Berry a demandé celui du Conservatoire qui
sera extrêmement brillant. Nous n'aurions pas eu grand
monde aux Nouveautés, lors même que j'aurais pu
monter le mien ; mais le moyen sans chanteur, puisque
llailzingeret mademoiselle Schrœder1 qui m'avaient pro-
1. Wilhelniine Schrœder-Devrient, la célèbre cantatrice alle-
mande.
LES ANNÉES ROMANTIQUES. 101
mis sont obligés de chanter à leur théâtre, et sans
orchestre, puisque celui que je comptais amener aux
Nouveautés était pris en partie au Conservatoire et au
Théâtre allemand. Je ne puis pas faire exécuter ma
Symphonie avec un orchestre aussi maigre que celui des
Nouveautés. Je vous envoie le Figaro de vendredi qui
avait déjà annoncé le concert et inséré le programme de
ma Symphonie, tel qu'il sera distribué dans la salle
le jour de l'exécution. Cela fait un bruit incroyable,
tout le monde achète ou vole le Figaro dans les cafés.
Nous avions déjà fait deux répétitions, très mauvaises,
mais cela aurait fini par aller passablement au bout
de cinq ou six autres séances *. Je ne me suis pas du
tout trompé en écrivant. Tout est comme je l'avais
pensé. Seulement la Marche du Supplice est toute-
fois plus effrayante que je ne m'y attendais. Je ne puis
plus monter de concert avant le jour de la Toussaint
au mois de novembre. D'ici là, Habeneck m'a offert
ses services, nous allons monter les symphonies
comme on fait pour un grand opéra, et l'exécution sera
ce qu'elle doit être, foudroyante.
Adieu, mon cher papa, je vous embrasse affectueuse-
ment.
Votre affectionné fils,
h . DERLIOZ.
Musée Berlioz à laCùte-Saiut-André. i Reproduit dans Musica,
décembre 19o3. i
1. Comparez le récit des Mémoires, XXVI.
6.
402 LES ANNÉES ROMANTIQUES.
C'est vers ce temps que Berlioz fit la connaissance de la
brillante pianiste Camille Moke, qui devait, sous le nom
de madame Pleyel, devenir, selon l'expression des Mémoires,
« celle de nos virtuoses la plus célèbre par son talent et ses
aventures ». Cette séduisante femme, — qui n'était autre
que celle qu'il dénommait naguère, en écrivant à Ferdinand
Hiller: «Votre ange... ce séraphin qui vous a ouvert la porte
des deux », inspira à Berlioz la Distraction violente dont il
est parlé au chapitre XXYII des Mémoires, et qui faillit avoir,
l'année suivante, un dénouement tragique, mais s'acheva
fort heureusement en comédie. C'est d'elle qu'il sera ques-
tion dans les lettres qui vont suivre, et l'on verra, par celle
qu'il écrivit à son père le 2 août, qu'il la considérait dos
ce moment comme sa fiancée.
C'est aussi à la même époque (juillet 1830) qu'il se pré-
senta pour la cinquième fois au concours de Borne, et obtint
le premier grand prix.
a humbeiît ferrand, 24 juillet 1830 (Let. int., 73). « Tout
ce que l'amour a de plus tendre et de plus délicat, je l'ai.
Ma ravissante sylphide, mon Ariel, ma vie... » Il est en-
fermé à l'Institut et va instrumenter le dernier air de sa
scène (Sardanapale).
XXXIII
A SON PÈRE
Paris, ce 2 août (1830).
Mon cher papa,
Je suis sorti de l'Institut, le premier, jeudi dernier à
cinq heures, au momentoùs'ache"ait la prise duLouvre1.
1. Le 29 juillet 1830.
LFS ANNÉES ROMANTIQUES. 103
L'importance désespérante de ce concours a pu seule
me retenir deux jours dans notre fort barricadé et muré,
pendant qu'on se massacrait sous no> yeux. La mitraille
et les boulets nous arrivaient en ligne directe d'une
batterie du Louvre qui balayait le pont des Arts et don-
nait dans les portes de l'Institut, qui en ont été criblées.
Aussitôt que j'ai eu écrit la dernière note, vous pensez
bien que la première chose a été de courir où une in-
quiétude mortelle m'appelait '. à travers les dernières
balles, les cris, les morts, les blessés, etc. J'ai trouvé tout
heureusement comme je l'espérais. En sortant de chez
madame Moke, courir,' s'armer et chercher à s'utiliser
était la première chose, mais non pas la plus aisée à
faire ; aussi après trois heures de course je n'ai pu
attraper qu'une paire de longs pistolets d'arçon sans
munitions.
Les gardes nationaux m'envoyaient à l'Hôtel de Ville ;
j'y cours, point de cartouches. Enfin, à force de deman-
der aux passants, j'ai fini par être équipé complètement.
L'un me donnait une balle, l'autre de la poudre, un
autre un couteau pour couper le plomb. Puis voilà tout,
pas une amorce de brûlée. Le soir du vendredi, on
annonçait qu'il y aurait une affaire à Saint-Cloud ; nous
nous sommes portés jusqu'à la barrière de l'Étoile en
foule, mais individuellement, et il n'y a rien eu encore;
1. Chez madame Moke, savoir des nouvelles de sa fiancée. — La
lettre antérieure par laquelle Berlioz dut faire part à ses parents
de ce projet de mariage n'a pas été retrouvée.
104 LES ANNÉES ROMANTIQUES.
les gardes du corps campés au bois de Boulogne s'é-
taient dispersés, et tout le monde a rétrogradé sur Paris.
Cette idée, que tant de braves gens ont payé de leur
sang la conquête de nos libertés, pendant que je suis du
nombre de ceux qui n'ont servi à rien, ne me laisse pas
un instant de repos. C'est un supplice nouveau, joint à
tant d'autres...
Je suis bien impatient d'avoir de vos nouvelles. Que
se passe-t-il à Grenoble? Ici tout est calme; l'ordre ad-
mirable qui a régné dans cette révolution magique de
trois jours se soutient et s'affermit; pas un vol, pas
un attentat d'aucun genre. C'est un peuple sublime1 !
Adieu, mon cher père,
Votre affectionné fils.
H. BERLIOZ,
Communiqué par madame Chapot.
XXXIV
A SA SOEUB NANCI.
Paris, ce 'i août 1830.
Ma chère Xanci.
Je viens de recevoir la lettre et le billet y inclus, je
le réponds sur-le-champ. Je conçois facilement vos
1. Comparez à cette description des journées de Juillet, écrite
pour ainsi dire dans le feu de faction, le chapitre XXIX des Mé-
moires de Berlioz.
LES ANNÉES ROMANTIQUES. 108
alarmes. Vous êtes sans doute instruits aujourd'hui de
toute la vérité. Quoiqu'elle ait l'air d'un conte des
mille et une nuits, elle n'en est pas moins la vérité.
Tout est si tranquille à Paris qu'on ne dirait pas que la
moindre des choses fût arrivée. Les barricades sont
démolies, on répare les rues, on fait des illuminations
qui remplacent les réverbères. Il n'y a que les pauvres
arbres du boulevard qu'on ne peut pas replanter et les
morts qu'on ne peut pas ranimer. Si tu voyais, devant
la croix noire plantée devant le Louvre et qui indique
la grande fosse des gardes nationaux, ces pauvres
femmes qui pleurent sur leur fils, ou mari, ou père,
ou frère, c'est un spectacle déchirant. Mais l'enthou-
siasme public est si grand ! Avant-hier, comme on fai-
sait courir le bruit que le bon Charles X faisait le
méchant et qu'il voulait rester à Rambouillet avec le
petit nombre d'hommes qui lui restait, Lafayette avait
ordonné que dix mille Parisiens se portent sur Ram-
bouillet pour le prendre ; mais la masse s'est tellement
grossie que, dès la barrière de l'Étoile, on comptait
déjà plus de trente mille hommes armés, qui partaient,
les uns à pied, les autres à cheval, d'autres en voiture;
on arrêtait tous les cabriolets, diligences, omnibus ; on
faisait descendre ceux qui y étaient, et les gardes natio-
naux y montaient. Le roi déchu est aujourd'hui en route
pour Cherbourg où il va s'embarquer pour Londres.
Hier soir, à l'Opéra, on a demandé la Marseillaise;
Ad. Nourrit est venu la chanter, son drapeau à la main,
106 LES ANNÉES ROMANTIQUES.
avec tout l'appareil des chœurs et de l'orchestre : on
n'a pas d'idée d'un pareil effet. Immédiatement après,
un billet, jeté sur la scène et lu au public a appris que
l'auteur de cet hymne sublime, Rouget de Lisle, était
dans la misère et qu'on proposait une souscription pour
lui. A l'instant, tout le monde s'est précipité au foyer,
et une collecte considérable a été faite pour le moderne
Tyrtée *. Je ne compte heureusement ni morts ni bles-
sés parmi mes amis, quoique presque tous se soient
dignement comportés. Un seul a reçu un coup de fusil
d'un Suisse, tiré de si près que le feu a pris à la poche
de son habit. Il avait à côté de lui un petit garçon ser-
rurier, âgé de quatorze à quinze ans, qui n'était armé
que d'un marteau. Il lui disait snns cesse : « Mais, mon
général, foutez-en donc un à bas, que je lui prenne son
fusil. » Effectivement, Richard (c'est son nom, il est le
traducteur des Contes fantastiques d'Hoffmann 2) abat un
Suisse, et mon petit drôle ne l'a pas plus tôt vu tomber
qu'il se précipite sur le cadavre, lui prend son fusil
encore chargé et le décharge sur le reste de la troupe
1. Cet épisode était déjà connu par les biographies de Rougel
de Liste; complétons-le en rappelant que l'auteur de la Marseil-
laise, priiMimné au même moment par Louis- Philippe, et se trou-
vant ainsi à l'abri du besoin, abandonna le produit de la collecte
aux blessés des trois journées. (.1. Tiersot, Rouget de Lisle, p. 284.)
2. Ce Richard 88l un des destinataire* de la letlre collective du
6 mai 1831 (Corresp. inéd., 75) ; il j psi mentionné comme traduc-
teur de la Symphonie avec chœur de Beethoven que la Société dçs
1 1 1- avait donnée pour la première fois le 27 mars précédent.
LES ANNÉES ROMANTIQUES. 107
qui fuyait. Au reste, il va des milliers de traits tous
plus extraordinaires les uns que les autres. Aujourd'hui,
au lieu de se désespérer comme tu fais, il faut au con-
traire espérer pour notre pays les plus brillantes des-
tinées.
Oui, oui, j'aurai le prix, sois tranquille. M. Lesueur
est dans le ravissement de ma cantate ; j'ai fait à point
nommé ce qu'il fallait pour l'Institut. Mais ce prixn'aura
de valeur pour moi qu'autant qu'il me fera obtenir
Camille, autrement je n'en profilerai pas. Son père arrive
ici le 25 ou le 26 de ce mois 1 ; le prix sera décerné Te
11. Les agitations extérieures ne font que redoubler
mon trouble intérieur au lieu de m'en distraire. Si
j'étais né pour une vie de souffrances et d'émotions
cruelles, je remplis bien ma destinée.
Alphonse se porte bien; il a eu tant de blessés à
panser 1... Mon oncle Félix m'a écrit six lignes pour
savoir de mes nouvelles ; il ne me dit rien des siennes.
J'attends dimanche avec le tourment d'un homme
qui à chaque seconde recevrait une goutte de plomb
fondu sur le cœur.
Je pense que le beau drapeau flotte aujourd'hui sur
le clocher de la Côte connue dans toute la France. On
v;1 remettre le buste de .Napoléon sur la colonne Ven-
dôme qui a été trop longtemps orpheline. Tous les
Anglais qui sont à Paris se confondent en admiration
1. Cette indication est la seule par laquelle nou n. nais-
sance que Camille Moke ait eu un père.;.
108 LES ANNÉES ROMANTIQUES
devant le peuple français ; plusieurs d'entre eux, ainsi
que trois Allemands de ma connaissance, ont combattu
au siège des Tuileries. Adieu, écris-moi vite ce qui s'est
passé à Grenoble et chez vous. Adieu.
H. BERLIOZ.
Communiqué par madame Reboul.
a humbert ferrand. 23 août 1830 (Let. int., 76). «J'ai
obtenu le grand prix à l'unanimité, ce qui ne s'est encore
jamais vu. » Projets d'exécutions musicales (Sardanapale,
la Tempête, la Symphonie fantastique, les Francs-Jiujcs), et
d'avenir avec Camille.
au même, octobre 1830 (id., 78). Il a écrit la Tempête,
inspirée par Camille, son gracieux Ariel: cette œuvre doit être
exécutée à l'Opéra1. Retour mélancolique de sa pensée vers
miss Smithson.
XXXV
A SA SOEUR ADÈLE
Ce jeudi 21 octobre (1830).
Ma chère Adèle,
M. Amédée ayant retardé son départ de quelques
jours, je le charge d'une troisième lettre pour toi.
1. La fantaisie sur la Tempête, exécutée à l'Opéra le 7 novembre
1830, a été replacée l'année suivante par Berlioz dans Le Retour
à la vie, et lui a servi d'envoi de Rome.
LES ANNÉES ROMANTIQUES. 109
Je suis bien fatigué de toutes les courses que je suis
obligé de faire depuis quelque temps, pour mes sollici-
tations. Rien n'avance au ministère de l'Intérieur pour
les Beaux-Arts ; le ministre a bien d'autres intérêts en
tête ; il y a une si grande agitation partout qu'on ne
s'occupe que de politique.
Depuis que j'ai écrit à maman et à Nanti, j'ai vu le
directeur de l'Opéra qui doit faire exécuter un grand
morceau de ma composition1. Il m'a averti ce matin
que ce serait dimanche prochain ; mais comme c'est
aujourd'hui jeudi, je lui ai fait observer qu'on ne pourrait
monter mon ouvrage en deux jours, cette précipita-
tion en compromettrait l'exécution ; alors, comme de
dimanche en huit il y a une grande revue de la Garde
nationale qui occupera les Parisiens toute la journée,
le directeur de l'Opéra a consenti, à cause de moi, à
remettre la représentation où je dois être exécuté au
dimanche suivant 7 novembre. C'est une fête pour ma
chère Camille qui n'a jamais entendu de ma musique ;
j'espère que ce sera grandement exécuté ; je t'écrirai
pour te dire comment cela se sera passé.
Comment se présente ton hiver?... Toujours aussi
monotone, aussi ennuyeux que les autres?... Ta sœur
n'est pas destinée à t'égayer... ton frère non plus (l'aîné
j'entends) ; peut-être les lutineries de Prosper te font
impatienter quelquefois et servent à te distraire.
1. La Tempête.
110 LES ANNEES ROMANTIQUES.
Comment va papa ?. . . Les vendanges ne l'ont-elles pas
bien fatigué ? Embrasse-le de ma part, dis-lui mille
choses affectueuses pour moi. Il est le seul de la famille
qui ne reçoive pas de lettre cette fois-ci, je lui écrirai
incessamment.
M. Amédée te remettra un verre de cristal que je te
prie de garder toujours par amitié pour moi; j'aurais
voulu trouver quelque chose de plus intéressant à
t'envoyer, mais j'ai pensé qu'un objet dont tu te servi-
rais deux fois par jour me rappellerait plus souvent à
ton souvenir, et c'est pour cela quejel'ai choisi.
Adieu, ma chère Adèle.
Je t'embrasse tendrement.
Ton affectionné frère,
H. BERLIOZ.
Communiqué par madame Chapot.
XXXVI
A ADOLPHE ADAM
[Paris], ce lundi soir [25 octobre 1830].
Monsieur,
Ce sera avec beaucoup de plaisir que je vous offrirai
un billet d'Institut si je puis me le procurer; je n'ose (|
pas vous l'assurer d'avance, tous ceux que je possède
étant déjà promis, mais si vous voulez vous donner la '
LES ANNÉES ROMANTIQUES. Hl
peine de passer à l'Institut à une heure et demie ven-
dredi, jour de la dernière répétition, j'espère être assez
heureux pour vous procurer une place. Si le désir
d'entendre ma scène vous fait souhaiter d'assister à la
séance, je ne puis m'empècher de vous prévenir, mon-
sieur, que c'est un ouvrage fort médiocre qui ne repré-
sente pas du tout ma pensée musicale intime ; il y a fort
peu de choses que j'aime ; cette partition n'est pas au
niveau de l'état actuel de la musique, elle est pleine de
lieux communs , d'instrumentations triviales, que j'ai été
forcé d'écrire pour avoir le prix. Si vous êtes assez bon
pour vous intéresser à mes compositions, je vous engage
plutôt à venir à l'Opéra dimanche 7 novembre, on y
doit exécuter une ouverture pour choeurs, orchestre,
harmonica et deux pianos à quatre mains, que j'ai com-
posée pour le drame de la Tempête de Shakespeare ; j'ai
lieu de croire que ce sera bien exécuté ; au moins là je
parlerai ma langue, je n'aurai pas de bâillons.
Croyez, monsieur, au désir sincère que j'ai de vous
être agréable.
J'ai l'honneur de vous saluer.
Votre dévoué serviteur,
HECTOR BERLIOZ.
Hivista musicale ilaliana, 1903, p. 643. (Da Autografi di
grandi musicisti, Giuseppe Roberti.i — C'est évidemment par
suite d'une mauvaise lecture qu'on a imprimé 185:2 comme
date de la poste, cette lettre se rapportant, sans aucun
doute possible aux événements d octobre-novembre 1830.
112 LES ANNEES ROMANTIQUES,
XXXVII
A SON PERE
Paris, dimanche 31 octobre 1830.
Mon cher papa,
C'est hier qu'a eu lieu la distribution des prix à l'Ins-
titut. J'ai reçu le mien dans le plus complet isolement.
M. Lesueur était malade au lit et n'a pu y assister.
Madame Moke a tenu bon et n'a pas voulu y paraître.
Je n'avais ni père, ni mère, ni maître, ni maîtresse1,
rien... qu'une foule de curieux attirés par le bruit
qu'avait fait la dernière répétition de mon ouvrage2.
Voilà le fait. Depuis que le prix m'a été décerné, j'ai
ajouté un grand morceau de musique descriptive, pour
l'incendie du palais de Sardanapale ; je ne craignais
plus les académiciens, et j'ai laissé agir mon imagina-
tion. J'ai fait revenir au milieu du tumulte de cet incen-
die tous les motifs de la scène, amoncelés les uns sur
1. Phrase reproduite presque textuellement dans les Mémoires,
\\.\. Comparez l'ensemble du chapitre à la lettre écrite sous le
coup de l'émotion immédiate des événements : en des termes lift
férents, la conformité des deux récits est parfaite.
2. « La salle des séances était pleine d'artistes et d'amateurs
curieux d'entendre cette cantate dont l'auteur avait alors déjà une
fière réputation d'extravagance. » Mémoires, loc. cit.
LES ANNÉES ROMANTIQUES. 113
les autres : d'un côté le chant des Bayadères de la pre-
mière partie changé (en le modifiant mélodiquement)
en cris d'effrois féminins, de l'autre, le morceau de
fierté dans lequel Sardanapale refuse d'abdiquer la cou-
ronne ; puis tout cet effroyable amalgame d'accents de
douleur, de cris de désespoir, ce langage orgueilleux
dont la mort même ne peut effrayer l'audace, ce bruis-
sement des flammes, aboutissent à un écroulement du
palais qui fait taire toute les plaintes et éteint les
flammes.
J'ai eu un succès épouvantable. Je ne puis pas
vous donner d'autre expression.
La dernière répétition a eu lieu vendredi à l'Institut.
Pour la première fois, depuis qu'on y donne des prix,
la salle était pleine comme aux jours des séances pu-
bliques ; mais pleine d'artistes : c'était là l'aréopage
qu'il me fallait. On a exécuté deux autres scènes : celle
de Montfort qui a obtenu le second grand prix, et un
morceau italien d'un lauréat arrivant de Rome. Us ont
été l'un et l'autre chutes (c'est le terme qui désigne les
sifflets de bon ton). A la fin de la répétition on a enfin
entendu ma scène. J'avais pris mes mesures avec l'or-
chestre pour ne pas s'arrêter et aller d'un bouta l'autre
sans accroc ; tout a bien marché, et à la fin cet incen-
die a consterné l'auditoire; j'ai été écrasé d'applaudis-
sements, embrassé par je ne sais combien de personnes,
porté pour ainsi dire jusque dans la cour de l'Institut.
enfin abîmé de succès. Et puis le soir, à l'Opéra, quand
114 LES ANNÉES ROMANTIQUES".
je suis arrivé, encore la même chose... Ce qui m'a pris
au cœur vraiment, c'était l'émotion de ces vieux gro-
gnards de l'orchestre que rien n'émeut d'ordinaire et qui
restent à leur pupittfe comme des machines sans sensa-
tions. Quelques-uns sont sortis de leurs habitudes au
point de venir me prendre la main et me féliciter très
longuement. Puis j'entendais les autres se dire entre
eux avec ce sang-froid comique qu'ils apportent à tout :
« Ah sacré nom... j'ai entendu diablement de musique
depuis vingt-cinq ans, mais ça me confond, je n'ai
jamais rien entendu dans ce genre-là. — C'est que c'est
une conception étonnante ! » Oh ! mon père , que
n'étiez-vous là !
Eh bien, hier, à la distribution des prix où j'ai obtenu
un grand succès également, et à la proclamation des
noms, et après et pendant l'exécution de ma scène (car
on a interrompu l'orchestre au milieu pour applaudir),
croiriez-vous que le malheur a voulu que le grand effet
de mon incendie ait été perdu ? La fin, l'écroulement
du palais, le bouquet de mon feu d'artifice, une chose
immense, neuve, qui est à moi, que j'ai trouvée, a été
manquée. Les instruments qui devaient produire cet
effet comptent des silences auparavant et partent en-
suite comme la foudre ; eh bien non, ils ne sont pas
partis!... une distraction inconcevable, une terreur
panique 1... Et moi qui étais à l'orchestre, qui leur fais
signe de partir ; ils croient que je me trompe, ils ne
partent pas, puis la mesure se passe et il n'est plus
Les années romantiques. Lis
temps l. Oh ! il n'y a pas de chose pareille ! Une fureur
à en mourir2! Je n'ai pu me contenir, j'ai jeté ma
partition à travers l'orchestre, j'ai renversé le pupitre
qui m'avoisinait, j'aurais tout exterminé si j'avais pu.
On n'en a pas moins applaudi à trois reprises à la
fin (car l'orchestre a continué) ; mais quel effet en com-
paraison de ce que j'aurais produit ! Figurez- vous une
fusée volante, une bombe lumineuse qui monte en l'air
avec fracas, puis qui n'éclate pas. D'ailleurs tout ce
monde qui était ameuté par les gens de la veille qui
disaient de tous côtés (comme je l'ai su) : « Attendez,
vous allez entendre quelque chose d'extraordinaire ;
c'est incroyable d'illusion ; on croit voir le saut du
Kremlin. » M. Rocher, qui y était, faisait en sortant tout ce
qu'il pouvait pour me consoler ; il m'assure que tout a
été senti et apprécié ; mais, mon Dieu, on ne peut sentir
ni apprécier ce qu'on n'entend pas. Tous les admira-
teurs de la veille sont venus à leur tour, non plus
m'embrasser, mais maudire avec moi la maladresse
des exécutants ; c'était un concert d'imprécations
adressé par le reste de l'orchestre aux pauvres diables
1. Les Mémoires précisent, disant: i Une partie décor donnait la
réplique aux timbales, les timbales la donnaient aux cymbales,
celles-ci à la grosse caisse, et le premier coup de grosse caisse ame-
nait l'explosion finale. Mon damné cor ne fait pas sa note, les tim-
bales ne l'entendant pas n'ont garde de partir, par suite, les cymbales
et la grosse caisse se taisent aussi ; rien ne part, rien !!!... »
2. i Je crois ne pas avoir éprouvé de plus .horrible colère dans
toute ma vie. » Mémoires.
116 LES ANNEES ROMANTIQUES.
qui m'ont joué sans le vouloir cet abominable tour ;
ils se sont confondus à me demander pardon de leur
manque de sang-froid, mais à quoi bon! C'est fini.
Et Spontini qui était là, qui était venu exprès pour
ce morceau : oh Dieu ! une chose grande et neuve
que je lui offrais la première fois qu'il entendait ma
musique!...
Et ce matin le Journal du Commerce qui s'amuse à
raconter ma fureur et qui dit qu'il n'a pas compris
mon ouvrage, sans doute par sa faute... J'aime beau-
coup la réticence. Eh oui, c'est par sa faute. Je
n'écris pas pour les marchands de bas de la rue Saint-
Denis.
Madame Lesueur et ces demoiselles, qui avaient été
terrorifiées à la répétition, se faisaient un triomphe de
ce morceau pour le lendemain ; à présent je ne puis pas
leur ôter de la tête que c'est un coup monté par Berton
pour m'empêcher d'écraser autant ses élèves ; elles ont
une facilité incroyable à voir des cabales partout ; c'est
une folie. Les artistes coupables, au nombre de quatre
seulement, me sont bien dévoués, et certes ils se déses-
pèrent assez de leur bévue.
Je n'avais pas l'intention de donner Sardanapale à
mon concert, mais à présent il le faut, il attirera du
monde ; d'ailleurs j'aurai mon orchestre géant, au lieu
du petit orchestre de l'Institut, et l'effet de l'incendie
sera bien autre chose.
A présent je m'occupe de mon ouverture de la Tem-
LES ANNÉES ROMANTIQUES. 117
pète pour dimanche prochain1. Nous commençons les
répétitions après-demain mardi ; ce n'est pas de la mu-
sique d'Institut ; il faut voir ce que le public de l'Opéra
va comprendre à cela. Spontini veut assister à toutes les
répétitions; il m'a donné rendez-vous pour demain,
nous passerons une partie de la journée ensemble ; il
veut étudier ma partition avec moi. Je n'ai pu lui
parler hier ; il croit peut-être que mon incendie n'est
pas autre chose que ce qu'il a entendu !...
Oh ! malédiction ! je ne puis en prendre mon
parti.
Je tâcherai de donner mon concert le 21 novembre,
si je puis avoir la salle. Je donnerai encore une fois
l'ouverture des Francs-Juges, puis quelques mélodies
de Moore en chœur, Sardanapale et la Symphonie fan-
tastique. Habeneck conduira mon orchestre, il se met
déjà en mouvement pour conduire l'ouverture de la
Tempête à l'Opéra; toute l'administration, les chœurs,
l'orchestre, les répétiteurs sont à mes ordres. Il me faut
quatre pianistes qui ne sont pas à l'Opéra ; je les ai déjà ;
puis cinq instruments de cuivre qui manquent à l'or-
chestre, je les aurai.
Voilà que je commence à éclater. Soyez tranquille,
mon père, j'espère qu'un jour on pourra me dire comme
Napoléon disait à Goethe : a Vous êtes un homme. »
Je vous embrasse tous.
1. Sur cette audition, voir Mémoires, XXVII.
118 LES ANNÉES ROMANTIQUES.
A lundi prochain autre bulletin1.
Adieu, mon cher papa. Votre affectionné fils.
H. BERLIOZ.
Communiqué par madame Chapot.
11 est vraisemblable que c'est vers cette époque que le
père de Berlioz écrivit à Lesueur une lettre dont un cata-
logue d'autographes (Charavay), et, d'après lui, M. J.-G.
Prod'homme (Rivista musicale italiana, 1905) reproduisent
l'extrait suivant :
« Si mon fils atteint à quelque célébrité, si déjà il se
trouve sur le seuil du temple de la gloire et de la for-
tune, c'est à vos conseils affectueux, c'est à vos savantes
leçons, c'est à vous, son maître et son ami qu'il le doit. »
a humberi ferrand, 19 novembre 1830 [Let. inl., 82).
On commence les répétitions du concert du o décembre où
doit avoir lieu la première audition de la Symphonie fautas
tique. La Tempête a été exécutée à l'Opéra (le 7 novembre).
XXXVIII
A SON PÈRE
Lundi 6 décembre (1830).
Mon cher papa,
Je n'ai le temps de vous écrire que six lignes ; mon
concert a eu lieu hier avec un succès extraordinaire. La
1. Ce a bulletin », qui devait contenir le récit de l'exécution de
li Tempête, ù t'Opéra; a'à pas été retrouvé.
LES ANNÉES ROMANTIQUES, H9
Symphonie fantastique a été accueillie avec des cris, des
trépignements ; le public a redemandé la Marche du
Supplice ; mais comme il était très tard et que le Songe
d'une nuit du Sabbat est un long morceau, Habeneck n'a
pas voulu recommencer ; on a fait observer que ce serait
trop, et on n'a pas insisté.
Camille et sa mère y étaient, elles mouraient de peur
de ce que madame Moke appelait mon extravagant pro-
gramme; elles ont été. consternées d'émotion. Camille
me disait hier soir : « Non, jamais je n'aurais supposé
qu'un orchestre pût faire entendre de pareils effets. Oh !
comme je déteste ma musique de piano à présent ;
comme c'est pauvre et mesquin I »
Madame Moke était dans un transport incroyable.
Pixis1, Spontini, Meyerbeer, Fétis2 ont applaudi comme
des furieux, et Spontini s'est écrié en entendant ma
Marche du supplice : <r Il n'y a jamais eu qu'un homme
capable de faire un pareil morceau, c'est Beethoven ;
c'est prodigieux ! »
Pixis m'a embrassé, et plus de cinquante autres. C'é-
tait une fureur. Liszt3, le célèbre pianiste, m'a pour ainsi
dire emmené de force diner chez lui en m'accablant de
tout ce que l'enthousiasme a de plus énergique. Ce
pauvre M. Lesueur était encore malade, il n'a pu y venir,
mais ces dames y étaient : elles sont ravies.
1. Johann-Peter Pixis, pianiste et compositeur allemand.
2. Qui depuis...
3. Première entrevue de Berlioz et de Liszt.
120 LES ANNÉES ROMANTIQUES.
On me tourmente pour redonner dimanche prochain
un second concert avec encore l'ouverture et la sym-
phonie. Je vais voir si Chérubini veut me prêter encore
la salle, si madame Malibran veut chanter, si Bériot
veut me jouer un solo de violon, et je conduirai moi-
même l'orchestre: je crois que nous ferons de l'argent1.
Cette fois ce ne sera pas au bénéfice des blessés.
Adieu, mon cher papa.
Je vous embrasse fort et maman aussi.
H. D.
Communiqué par madame Chapot.
a humbert ferrand, 7 décembre 1830 (Let. int., 84).
Bulletin sommaire de la victoire du o.
au même, 12 décembre 1830 (id.). Il va partir pour Rome.
Son mariage avec Camille Moke est arrêté pour Pâques 1832.
Spontini lui a fait hommage de sa partition d'Olympie. avec
une dédicace affectueuse2.
1. Cette seconde audition n'eut pas lieu.
2. La Bibliothèque du Conservatoire possède aujourd'hui cette
partition. Les héritiers de Berlioz conservent en outre un portrait
de Spontini, offert à la même époque, et portant une dédicace
.utographe ainsi libellée :
a Saluez pour moi ma patrie chérie, mon cher Berlioz. Parlez-
lui un peu de son fils reconnaissant. Spontini, »
LES ANNÉES ROMANTIQUES. 121
XXXIX
A ROUGET DE LISLE
Paris, 29 décembre 1830.
Monsieur,
Je reçois votre lettre à l'instant et je pars dans quel-
ques heures. Je suis forcé de faire un voyage en Italie
pour ne pas perdre la pension qui est attachée au grand
prix de l'Institut; je serai donc privé jusqu'à mon retour
de l'honneur de vous voir. Je suis bien peiné de cette
circonstance fâcheuse ; un de mes rêves d'enthousiasme
a toujours été de connaître personnellement l'auteur de
la Marseillaise et l'occasion qu'il veut bien m'en offrir
lui-même serait saisie par moi avec le plus vif empres-
sement sans ce fatal voyage. Je ne puis que maudire
plus amèrement le despotisme de routine qui m'exile de
France au moment où ma présence à Paris pourrait
m'être avantageuse et vous remercier, monsieur, de la
lettre flatteuse dont vous avez bien voulu m'honorer.
J'ai l'honneur d'être, monsieur, votre dévoué servi-
teur et admirateur sincère.
HECTOR BERLIOZ.
Communiqué par M.Dieterlen (Collection Alfred Bovet).
122 LES ANNÉES ROMANTIQUES.
Rouget de Lisle avait écrit à Berlioz (lettre datée de
Choisy-le-Roi, 20 décembre 1830, insérée au chapitre xxix
des Mémoires), demandant un rendez -vous pour lui faire
a une et peut-être deux propositions », c'est-à-dire pour
lui offrir des poèmes d'opéras à mettre en musique.
(J. Tiersot, Rouget de Lisle, son œuvre, sa vie, pp. 277 et
suiv.).
CHAPITRE II
VOYAGE EN ITALIE
Berlioz partit de Paris pour se rendre à Rome, confor-
mément au règlement de l'Institut, à la fin de décembre
1830 (le 29 ou le 30, d'après la lettre précédente). Il s'en
fut d'abord passer quelques semaines dans sa famille, à
la Côte-Saint- André, ou il arriva le 3 janvier. Les lettres
qu'il écrivit à ses amis pendant ce séjour en Dauphine
exhalent abondamment le désespoir causé par sa sépara-
tion d'avec Camille Moke, avec laquelle il avait, avant le
départ, échangé l'anneau de fiançailles, et dont la mère
l'appelait « mon gendre » .
a humbert ferrand, La Côte-Saint-André, G janvier
1831 (Let. irit., 86). Il est chez son père depuis lundi. « Je
ne puis me remettre de la déchirante séparation qu'il m'a
fallu subir... 0 ma pauvre Camille, mon ange protecteur,
mon bon Ariel. ne plus te voir de huit ou dix mois!... »
a Ferdinand hii.ler. La Gôte-Saint-Andre, 9 janvier
124 LES ANNÉES ROMANTIQUES.
1831 (Cor. inéd., 69). « Je suis depuis huit jours chez mon
père, environné de soins affectueux et tendres par mes pa-
rents et mes amis... mais mon cœur a tant de peine à bat-
tre, je suis si oppressé... Mes parents conçoivent ma tristesse
et me la pardonnent. »
a HUMBERT ferrand, Grenoble. 17 janvier 1831 (Let.
int., 87). Il 1 invite à venir le voir avant son départ pour
l'Italie.
a Ferdinand HiLLER,La Côte-Saint-André, 23 janvier
1S31 (Corresp. inéd., 71). Il a reçu une lettre double de ma-
dame et mademoiselle Moke, qui a calmé sa tristesse. Mais
pourquoi Hiller est-il venu troubler sa tranquillité en lui
écrivant qu'il se plaît « dans un désespoir dont personne
ne lui sait gré, personne moins que les gens pour qui il se
désespère? »
Ferdinand Hiller. que Berlioz avait supplanté l'année pré-
cédente dans les bonnes grâces de Camille Muke, ne s'était pas
éloigné, et observait, non sans ironie, la tournure qu'allaient
prendre des événements passionnels auxquels il s'était trouvé
mêle de près. Ses lettres tâchent de familiariser Berlioz avec
la perspective d'une rupture qu'il avait facilement jugée
inévitable et immédiate. Mais lui s'obstine à ne vouloir rien
entendre:
a Ferdinand hiller. La Côte-Saint-André, 31 jan-
vier 1831 (Corresp. inéd., 73). « Je vous supplie de me dire ce
que vous entendez par cette phrase de votre dernière lettre :
« Vous voulez faire un sacrifice; il y a longtemps que j'en
» crains un que, malheureusement, j'ai bien des raisons à
s croire que vous ferez un jour. » Je vous en conjure, ne par-
lez jamais à mots couverts, surtout quand il s'agit d'elle.
Cela me torture. »
a humbert ferrand, Lyon, 9 février 1831. 11 est en
route pour Marseille.
LES ANNÉES ROMANTIQUES. 125
A THOMAS GOUNET
Lyon, ce 9 février (1831).
Mon cher Goimet,
Je comptais vous donner des nouvelles de Ferrand,
mais après m'avoir fait attendre pendant trois semaines,
et laissé trois lettres sans réponse, suivant son habitude,
il a fini par m'écrire qu'il ne pouvait pas venir à la
Côte, en m'engageanl à aller à Belley. Ce voyage m'au-
rait fort intéressé à cause de lui, mais ses parents sont
de si étranges personnages, que je me suis retenu de ce
côté et cédant à la force qui me pousse en Italie, je
pars ce soir.
Te saurai au moins dans dix jours la durée de mon
infernal exil. Oh 1 mon cher Gounet, je suis bien mal-
heureux ; rien, je vous assure, ne peut donner une idée
de ce que je souffre.
Et vous, que devenez-vous? Ne vous guérissez-vous
pas ? Je pense bien souvent à vous et je me figure que
vous êtes triste ; écrivez-moi quelquefois à Rome, Villa
Médici.
Veuillez avoir la bonté de porter le billet de vingt
francs ci-inclus à mon imprimeur, madame Michel, rue
1-26 LES ANNÉES ROMANTIQUES.
Montmartre. On vous donnera l'adresse chez Schlesin-
ger; je lui dois soixante-deux francs: dites-lui, je vous
prie, que je suis en Italie pour quelques mois et que je
pense lui envoyer le reste avant mon retour.
Schlesinger m'a payé sept exemplaires sur huit des
mélodies1; j'en avais placé un chez une élève, je vous
en dois donc quatre à cinq francs ; ainsi marquez sur
votre compte des mélodies que je vous dois vingt francs,
car tout cela s'embrouillerait dans ma tète. Je ne sais
pas encore ce que je toucherai à Home de ma pension.
Adieu, mon cherGounet, mille amitiés, je vous prie,
à Auguste.
Votre sincère ami.
h . P. e p. 1. 1 ( i / .
Lettres à Goùnet.
II
A SA SŒUR ADELE
Marseille, dimanche (12 février 1831 .
Ma chère Adèle,
Je n'ai pas écrit à maman de Bclley comme nous en
étions convenus parce que je n'y suis pas allé. J'avais
1. Les Mélodies Irlandaises, que les deux amis et collaborateurs
avaient publiées à frais communs.
LES ANNÉES ROMANTIQUES. 127
pourtant un bien vif désii* oV voir F^rrand ; j'avais même
retenu ma place, mais l'impatience de partir est deve-
nue si grande, le tourment de l'absence si cruel, que
pour l'abréger de quelques jours je suis parti le lende-
main de mon arrivée à Lyon. Le bateau à vapeur devant
demeurer plus longtemps en roule qu'à l'ordinaire à
cause de son séjour de nuit à Valence et à Avignon, j'ai
préféré prendre les diligences qui nous ont fait languir
en route quatre jours.
Je partirai demain soir si le capitaine tient parole,
car ils sont fort sujets à caution. Je ne vais que jusqu'à
Livourne, de là j'irai à Rome par terre ou par mer faci-
lement. J'ai fait une petite course en mer ce matin, je
suis fort curieux d'en entreprendre une plus grande;
c'est un monstre sublime que cette mer, j'étais ravi de
la voir venir lécher mes pieds sur le rivage et les cou-
vrir de son écume en rugissant comme une bête furieuse.
Ce sera beau au large.
J'ai trouvé ici beaucoup de connaissances du Conser-
vatoire de Paris, on m'a tout de suite donné mes entrées
au grand théâtre, sans quoi je n'aurais su que devenir
le soir; j'ai été reconnu par quelques musiciens de l'or-
chestre de mon dernier concert, ma musique avait fait
bruit ici; on m'a fait beaucoup de fêtes; c'est vraiment
une rencontre singulière.
Marseille est superbe; sans le tumulte affreux de mes
pensées je l'aurais admirée.
Adieu, ma chère sœur, j'écrirai aussitôt après mon
128 LES ANNÉES ROMANTIQUES.
arrivée à Rome : les vents peuvent la retarder, ainsi ne
soyez pas inquiets.
H. BERLIOZ.
Communiqué par madame Chapot.
III
A SON PERE
Florence, 2 mars 1831.
Je n'attends pas le terme de mon voyage, mon cher
papa, pour vous en donner des nouvelles. Comme je le
craignais, notre capitaine n'est parti de Marseille
que deux jours après celui qu'il avait indiqué ; après
avoir enfin mis à la voile, le brick sarde, sur lequel je
me trouvais avec une dizaine d'Italiens parlant tous
français, a demeuré toute une journée en panne, faute
de vent ; puis nous avons cheminé tout doucement
pendant huit ou neuf heures et le calme plat est revenu
nous assommer : nous en devions être vigoureusement
dédommagés. Quoi qu'il en soit, pour une traversée de
Marseille à Livourne on demeure quatre ou cinq jours
avec le plus médiocre temps et nous en avons mis onze,
tantôt à cause du calme, tantôt ci cause du vent contraire.
Arrivés dans le golfe de Gènes, nous avons été assaillis
par un vent furieux venant des montagnes neigeuses
LES ANNÉES ROMANTIQUES. 129
qui bordent la terre, nous mourions de froid ; toutefois,
le vaisseau, que le vent prenait par travers, cinglait
assez bien pour notre impatience ; notre capitaine, bon
homme qui n'est pas fort dans sa partie, avait fait
meltre hors toutes les voiles, ce qui offrait au vent une
telle prise que le bâtiment cheminait horriblement
penché d'un côté, et nous inquiétait tous fort. Nous
avions à bord un jeune capitaine de corsaire vénitien,
fort instruit dans son art, qui, voyant la tourmente
redoubler, ne cessait de nous dire : « Cet imbécile va
nous faire couler à fond, avec toutes ces voiles. » Toute-
fois, nous en étions quittes pour voir les lames se briser
sur le pont, l'inonder et repartir ; mais la nuit suivante,
la tempête a redoublé, et comme je m'amusais dans la
chambre à voir les contorsions des passagers qui vou-
laient sortir pour vomir et se ruaient les uns sur les
autres (je n'ai pas le mal de mer) j'entendis notre cor-
saire crier aux matelots : « Corragio, corpo dl dio, e
mente ». Je compris de suite que c'était beaucoup, et
j'avoue que le cœur commença à me battre d'une hor-
rible manière en voyant la fureur de ce vent de travers
donnant dans ces quatorze voiles étendues ; au bout
d'un instant, les matelots désespérés commencèrent à
murmurer : « Eh! santa Madona, e tutto perduto! »
Notre vieux capitaine ne bougeait toujours pas et ne disait
mot, quand l'autre s'écrie en italien : « Il ne s'agit pas de la
Madona, sacredieu, carguez les voiles ou nous sombrons
dans une minute ! » Alors quelques autres passagers qui
130 LES ANNÉES ROMANTIQUES.
étaient avec moi sur le pont, nous cramponnant comme
nous le pouvions aux agrès (car il était impossible de
se tenir debout tellement le plan était incliné), s'écriè-
rent à la fois : « Capitaine Jermann, prenez le comman-
dement ; vous voyez bien que ce vieil imbécile perd
la tête. — Presto, presto al perrocJtetto tutti.'». Il était
temps : tous ces matelots, jeunes et vieux, se précipitent
sur le grand mât, et, pendant qu'ils montaient, un der-
nier effort du vent nous donne une telle secousse que
tous les meubles, ustensiles, malles, etc... qui étaient
dans l'intérieur s'écroulent avec un horrible fracas ; sur
le pont, les tonneaux tombent et roulent les uns sur les
autres, l'eau entre par les écoutilles, par tout, le vais-
seau craque comme une vieille coquille de noix, el
nous nous croyons tous au dernier moment. Cepen-
dant l'oscillation du vaisseau ayant eu lieu néanmoins,
pendant qu'il revenait sur lui-même, nos intrépides
matelots sont parvenus à plier la plus grande voile,
et, le vent reprenant haleine dans ce moment-là, nous
nous sommes un peu relevés; enfin, en deux minutes,
douze voiles ont été carguées et le vent sifflant dans
les cordages a cessé de nous épouvanter. Puis après
l'eau intérieure, les pompes!... le feu dans un ballot
de laine !.. j'enfer n'est pas pire qu'un pareil momcnl.
Pour, moi je m'étais précautionné contre une agonie
inutile, et pour ni'cmpècher de nager je m'étais entor-
tillé les bras dans mon manteau de manière à aller au
loin! comme un sac tje plomb. Je suis bien aise à pré-
LES ANNÉES ROMANTIQUES. 131
Iseut d'avoir subi cette épreuve et vu par moi-même
frque la mort est plus laide de loin que de près. La
vérité est que, dans le commencement de cette tempête
nocturne, j'aurais fait de vains efforts pour ne pas trem-
bler; mais quand j'ai cru que tout était fini pour nous,
quand j'ai vu cette mer furieuse venir nous blanchir de
i son écume, comme les boas d'Amérique qui couvrent
: de leur bave leur victime avant de la dévorer, je n'ai
plus regardé tout qu'avec une étrange indifférence ; je
! pensais au lendemain, il me semblait que ces vallées
blanches, que je voyais écumer devant moi. allaient me
bercer et m'endormir sans douleur.
Arrivés à Livourne, nous nous sommes logés six
I ensemble dans le même hôtel. Le lendemain matin
: nous avons reçu la visite de nos braves matelots qui
I venaient se féliciter avec nous d'avoir échappé à la mer et
nous souhaiter bon voyage ; nous avons voulu leur donner
de l'argent qu'ils ont refusé en disant « qu'ils ne voulaient
pas nous laisser croire que leur visite avait un but
inléressé «.Pauvre espèce humaine; faire un pareil
métier! passer sa vie dans une prison de planches,
monter dans la nuit, au milieu de la fureur des élé-
ments déchaînés, sur des mâts chancelants, s'accrocher
à des vergues au-dessus de l'abîme comme des arai-
gnées pendues à leurs toiles, et le tout pour manger du
biscuit dur comme du bois, assaisonné de morue crue
et d'un peu de vin. Comme je leur en parlais (car ils
parlaient tous français): Qfue voulez-vous que qous
132 LES ANNÉES ROMANTIQUES.
fassions?.. Ça vaut encore mieux que d'être brigand en
Calabre, ou de mourir de faim. »
Depuis que je suis à terre, je suis, et je puis dire :
nous sommes harcelés par la police ; on visite les effets
en entrant et en sortant ; il faut cinquante formalités
pour pouvoir séjourner dans une ville. Arrivés ici, mes
compagnons de voyage m'ont quitté. Je suis demeuré
dans la plus grande indécision ; la révolution italienne
se répand comme un torrent; le Nonce du Pape1 refu-
sait de viser mon passeport pour Rome ; j'ai écrit tout
de suite à l'Académie de France, et Vernet 2 m'a fait
répondre qu'il avait pris ses mesures pour assurer mon
entrée, et m'a envoyé un bon de i"o francs à toucher à
Florence pour mon mois de février. En attendant, tous
les Français se sauvent de Rome, et il faut que j'aille
me fourrer dans ce guêpier, parce que quarante rado-
teurs, grands prêtres de la routine, ont décidé que je ne
serais habile qu'en sortant de ce cloaque musical.
J'ai vu ici un opéra nouveau du jeune Bellini sur
Roméo et Juliette; ignoble, ridicule, impuissant, nul;
ce petit sot n'a pas eu peur que l'ombre de Shakespeare
De vint le fatiguer pendant son sommeil : il le mérite-
rait bien. Et on met sur l'affiche: // célèbre Maestro
1. Grégoire XVI, dont le pontificat fut troublé par des insurrec-
tions, l'intervention de l'Autriche, l'occupation d'Àncône par les
Français.
2. Horace Vernet, alors directeur de l'Académie de France à
Rome. Les lettres suivantes le désigneront fréquemment par son
prénom : « M. Horace ».
LES ANNÉES ROMANTIQUES. 133
Bellini! Il faut pourtant rendre justice aux Florentins:
s'était la premier e représentation, et ils ont été d'un froid
admirable ; pas un applaudissement. Le grand duc y
était ;il paraît très aimé, on l'a salué de plusieurs accla-
mations très vives.
J'ai retrouvé ici un jeune architecte danois que
j'avais vu à Paris. Un Danois!.. C'est une idée shakes-
pearienne qui se réveille ; nous avons parlé d'Elseneur
et du château de Hamlet. . . Oh ! Hamlet ! J'ai beau être en
Italie, mon ciel est sombre et nébuleux ; ma vie est à
Paris et je souffre ce que rien ne peut exprimer ; il n'y
a pas un instant, non pas un seul, nuit et jour, où je
puisse mettre la main sur mon cœur et dire : « Je suis
bien aise que tu battes encore. » Je regrette l'eau salée.
Je n'ai d'occasion pour Rome que dans trois jours ; je
brûle de savoir combien de temps Vernet compte me
retenir absent. Et point de lettre de Camille!., s'il y en
avait eu à Rome on me les aurait envoyées, je l'avais
dit.
Mon adresse est :
Pensionnaire de l'Académie de France, villa Medici,
Ronia.
Je crois qu'il faut affranchir jusqu'à la frontière.
Adieu, mon cher papa, donnez-moi au plus tôt de vos
nouvelles ; je vous embrasse tous.
h. b .
Communùiuc par madame Chapot.
134 LES ANNÉES ROMANTIQUES
Berlioz acheva son voyage et arriva à Rome dans le cou-
rant de mars. Mais il en repartit bientùt, dévoré d'inquié-
ude de ne recevoir aucune nouvelle de sa fiancée. Il
revint à Florence où il séjourna pendant quelques jours.
a humbert ferrand, Florence, 12 avril 1831 {Let.
int., 89). « Je suis parti de Rome pour retourner en France,
abandonnant ma pension tout entière, parce que je ne
recevais point de lettres de Camille. » L'ensemble de cette
lettre, qui est fort longue, est d*un délire romantique très
caractérisé.
La lettre attendue arriva enfin : elle n'était pas de
Camille, mais de sa mère, et signifiait à Berlioz son congé,
lui annonçant le mariage de la belle avec le facteur de
pianos Pleyel. A cette nouvelle. Berlioz rêva une vengeance
éclatante, qui devait se terminer par le suicide. Il partit.
A Gènes, il se jeta à la mer. Il se ressaisit pourtant, et,
pendant une balte dans un village proebe de la frontière, il
écrivit en ces termes au directeur de l'Académie :
IV
A HORACE VERNET
Diano Marina, 18 avril 1831.
.Monsieur.
.le vous écris précipitamment... Un crime hideux,
un abus de confiance dont j'ai été pris pour victime,
m'a fait délirer de rage depuis Florence jusqu'ici. Je
volais en Fiance pour tirer la plus juste et la plus
IfES ANNÉES ROMANTIQUES. 135
terrible lies vengeances; à Gênes, un instant de ver-
tige, la plus inconcevable faiblesse a brisé ma volonté,
je me suis abandonné au désespoir d'un enfant ; mais
enfin j'en ai été quitte pour boire l'eau salée, être
barponné comme un saumon, demeurer un quart
d'heure étendu mort au soleil et avoir des vomisse-
.ments violents pendant une heure. Je ne sais qui m'a
retiré ; on m'a cru tombé par accident des remparts
de la ville. Mais enfin je vis, je dois vivre pour deux
sœurs dont j'aurais causé la mort par la mienne, et
vivre pour mon art.
Quoique je tremble encore comme l'entrepont d'un
vaisseau faisant feu de bâbord et de tribord, je viens
m'engager sur l'honneur devant vous à ne pas quitter
l'Italie; c'est le seul moyen de m'empêcher d'accomplir
mon projet.
J'espère que vous n'aurez pas encore écrit en France
et que je n'aurai pas perdu ma pension.
Adieu, monsieur.
La lutte entre la vie et la mort est encore terrible ;
I mais je resterai debout ; je vous l'ai juré sur l'honneur.
H. RERLIOZ.
Veuillez me répondre à Xice un mot seulement pour
ni'instruire sur le sort de ma pension.
Les Contemporains : berlioz, par Eugène de Mirecourt.
' 4856, pp. 45, 46; complété d'ap. Ad. Boschot. La Jeunesse
d'un romantique, 1906, pp. 508-509.
A GOUNET, GIRARD, HILLER. DES M ARE ST, RICHARD.
436 LES ANNÉES ROMANTIQUES.
sichel, Nice, le 6 mai 1831 (Corresp. inéd., 75). « D'abord,
je vous embrasse tous... Je suis sauvé, je commence à
m'apercevoir que je renais meilleur que je n'étais, je n'ai
même plus de rage dans l'âme. » Récit des événements des
trois derniers mois : voyage en mer ; arrivée à Rome ;
situation politique ; Horace et Carie Vernet ; Mendelssohn ;
retour et séjour à Florence ; enfin l'équipée qui l'a ramené
à Nice.
a humbert ferrand, Nice, 10 ou 11 mai 1831 {Let.
int., 98). Récit sommaire des derniers événements: « Oui,
Camille est mariée avec Pleyel... J'apprends par là à
connaître le danger auquel je viens d'échapper. » Il vient
d'achever l'ouverture du Roi Lear.
La lettre du 6 mai contenait cette phrase : « Je reste à
Nice à cause de la proximité de la France et du besoin
impérieux que j'éprouve de correspondre rapidement avec
ma famille. Mes sœurs m'écrivent tous les deux jours; leur
indignation et celle de mes parents est au comble. » Il n'a
rien été conservé de cette correspondance : la lettre qui va
suivre est d'une époque où la crise est calmée.
A SON PERE
Nice, ce lundi (mai 1831).
Mon cher papa,
Je pars jeudi prochain pour Rome ; je ne vous écris
aujourd'hui ce peu de lignes que pour vous en prévenir
afin qu'on ne m'adresse plus de lellres ici. Si toutefois
il en arrivait, on m'a promis à la poste de me les faire
parvenir.
LES ANNÉES ROMANTIQUES. 137
Bien loin d'avoir eu la visite de Ferrand, je lui ai
écrit trois fois sans obtenir de réponse, ce qui me paraît
fort extraordinaire.
Casimir a dû recevoir aussi dernièrement une lettre
de moi.
Je viens de commencer un nouveau travail, après
avoir bien revu et retouché ma partition du Roi Lear ;
c'est encore de la musique instrumentale * ; en attendant
que mon retour en France me permette de réaliser un
grand projet en musique dramatique, j'augmente mon
répertoire de concert.
Je ne sais si je retrouverai à Rome le jeune Mendels-
sohn, dont je vous ai, je crois, parlé ; je crains qu'il ne
soit parti pour Naples. Nous avons été bien vite liés,
c'est un jeune homme d'un talent prodigieux, comme
compositeur et exécutant, lettré et instruit autant qu'on
puisse désirer de l'être, d'un caractère candide, et
luthérien zélé sinon fervent. C'est à lui que je dois le
peu de moments agréables que j'ai passés à Rome. Nos
opinions étaient bien souvent conformes comme nos
admirations. Nous nous retrouverons bien.
Je suis allé me baigner clans la mer il y a trois jours;
j'en ai éprouvé un grand bien être tout le reste de la
ournée. C'est délicieux.
Votre affectionné fils,
II. B.
Communiqué par madame Chapot.
1 . L'ouverture de Rob-fioy.
138 LES ANNÉES ROMANTIQUES,
VI
A SA SOEUR ADELE
Rome, ce 6 juin 1831.
Ma chère Adèle,
Je suis arrivé ici il y a trois jours et j'y ai trouvé ta
lettre qui m'a fait d'autant plus de plaisir que je ne
m'y attendais pas. J*ai fait tout ce grand voyage de >"ice
à Rome sans accident et avec un temps superbe. De
Nice à Gènes sur une route pittoresque qu'on appelle la
Corniche, taillée par Napoléon dans le flanc des rochers
à six cents pieds au-dessus de la mer qui se brise à leur
base. De Gênes à Florence, je me suis trouvé tout seul
avec mon jeune conducteur qui, ne sachant pas un mot
de français et étant fort bavard, m'a plus fait apprendre
d'italien en trois jours que je n'en apprendrai ici dans
trois mois : j'ai vu à Pise cette fameuse tour penchée ;
c'est vraiment curieux. Ensuite j'ai voyagé jusqu'ici
avec des moines qui venaient pour la Fête-Dieu. C'était
de très bonnes gens extrêmement polis ; sur trois, deux
parlaient fort bien français. Le dernier jour, je les ai
laissés dans la voiture et j'ai fait quinze lieues à pied
en composant un ouvrage moitié musique moitié poésie
que j'écris dans ce moment1. J'ai parcouru les bords
t. Le monodrame : te Retour à lu vie, postérieurement intitulé
Lelio.
LES ANNÉES ROMANTIQUES. 139
l'un lac délicieux appelé Bolsena, au milieu duquel
je trouvent deux petites îles ; l'une est habitée et
contient sept maisons, on dit que c'est un petit
Éden; je regrettais bien de ne pouvoir pas aller les
visiter.
En arrivant, je n'ai rien eu de plus pressé que d'aller
à, cette procession qu'on m'avait tant vantée tout le
ilong du chemin. Je m'attendais à quelque chose de
pompeux, mon imagination me représentait déjà les
Panathénées des Grecs ; et je n'ai jamais rien vu de si
isale, de si mesquin, de si dépourvu de dignité.
Viennent des moines de toutes les couleurs, puis de
petits gredins d'abbés grotesquement vêtus faisant des
mines aux femmes qui sont assises dans les galeries,
riant, plaisantant tout haut entre eux ; puis une musi-
que militaire comme celle de la loterie à Paris ou mieux
encore comme celles que les charlatans ont coutume
d'avoir à leur suite pour vendre leurs drogues ; de
pauvres diables de soldats à l'uniforme blanc, aux
parements jadis bleus, mais tellement usés qu'on voit
la corde partout, portant leurs shakos et leurs armes
comme des conscrits de huit jours ; des suisses, des
cardinaux chamarrés d'or, des porte-bannières aux bas
troués, aux mauvais souliers couverts de boue, et de
jinaudits petits drôles chantant un exécrable contrepoint
avec des voix et des harmonies fausses, assez semblables
aux cris de plusieurs portes rouillées. Le pape n'y était
pas. Voilà, dans la capitale du monde chrétien et le
140 LES ANNÉES ROMANTIQUES.
lieu où on nous envoie admirer les chefs-d'œuvre musi-
caux, comme on entend les fêtes religieuses. Je regrette
ma belle musique militaire de IVice ; c'était au moins
quelque chose.
Ah ! certes, c'est bien mieux en France, cette proces-
sion de la Fête-Dieu ; je n'ai jamais pu la voir, même
à la Côte, sans une certaine émotion ; et ici c'était du
dégoût qu'elle m'inspirait.
Je n'ai pas reçu la lettre de Naneî que tu m'annonces,
ce sera sans doute pour demain. Ferrand qui était en
Suisse vient enfin de m'écrire.
Adieu, je te quitte ; il est midi, on sonne pour déjeu-
ner; la cloche vient déjà de parcourir le jardin, la poste
part à une heure et demie, et je meurs de faim.
Il fait un temps détestable aujourd'hui ; le siroco
souffle et l'air semble épais comme de la fumée ; on est
tout avili, disent les Romains, on ne peut rien faire. Oh !
ma jolie petite Nice, et la mer, et les rochers verdoyants,
et le vent frais !
Adieu, adieu.
H . BERLIOZ.
Communiqué par madame Chapot.
LES ANNÉES ROMANTIQUES. 141
VII
A THOMAS GOUNET
Rome, ce 14 juin 1831.
Je vous remercie mille fois, mon cher Gounet, de
votre lettre aimable et affectueuse ; il y avait si long-
emps que j'étais privé de vos nouvelles... tant de choses
s'étaient passées depuis notre séparation... Me voilà de
nouveau caserne, j'ai quitté Nice par prudence pour ne
pas exposer ma pension, M. Horace faisant quelques
difficultés pour me la faire toucher en Sardaigne. Votre
lettre est arrivée à Nice après mon départ, mais le direc-
teur de la poste m'a tenu parole et me l'a fidèlement
adressée à Rome. Ainsi il m'est impossible d'expliquer
le silence d'Hiller et de ces messieurs dont vous m'an-
noncez vous-même la réponse. Voulez-vous, je vous
prie, passer chez Hiller et savoir pourquoi il ne me répond
pas. Que diable y a-t-il donc qui retienne la plume de
Richard, de Desmarest1 ?... C'est incompréhensible.
Ferrand m'a écrit ces jours-ci, il arrive de la Suisse.
Pixis m'a répondu à Florence et j'ai reçu sa lettre à
Nice. Si vous le voyez au café Feydeau où il va tous les
soirs, dites-lui mille choses de ma part.
Je travaille beaucoup ; j'achève dans ce moment un
1. Violoncelle à l'Opéra, ami dévoué de Berlioz.
142 LES ANNÉES ROMANTIQUES.
Mélologue faisant suite à l'épisode de la vie d'un artiste ;
ce sera pour être exécuté après la Symphonie et cela
complétera un concert. J'ai fait les paroles en venant
de Saint-Lorenzo à Rome, dans mon dernier voyage ;
j'avais laissé derrière moi la voilure et, en cheminant,
j'écrivais sur mon portefeuille. La musique est faite
aussi, je n'ai plus qu'à copier. Il y a six monologues et
six morceaux de musique, chant seul, chœurs, orchestre
seul, ou chœur et orchestre. Je regrette bien de ne pou-
voir vous montrer mon coup d'essai en littérature,
et profiter de vos conseils, mais ce n'est que différé.
Pour les vers, je ne me suis pas amusé à courir après
la rime, j'ai fait de la prose cadencée et mesurée, quel-
quefois rimée, c'est tout ce qu'il faut pour la musique.
C'est Moore qui m'en a donné l'idée. Toutefois, la pré-
sence de la musique est justifiée dans le mien et c'est
sous une forme dramatique que j'ai présenté le sujet.
La scène commence après le songe d'une nuit du Sabbat,
au moment où l'artiste revient à la vie.
Ce voyage m'a enrichi de trois nouvelles composi-
tions : l'ouverture du Roi Lear, celle de Rob-Roy et le
Mélologue; je ne sais pas au juste ce que cela vaut, mais
je sais que ma course à Nice m'a coûté mille cinquante
francs; trop heureux que mon but n'ait pas été atteint,
je ne regrette pas aujourd'hui cet argent.
Vous me parlez du nouveau roman de Y. Hugo1 ; je
1. Notre-Dame de Paris.
L Ë S A .\ N R K S Jl 0 -M A N T I Q U 1 > . 143
brûlais de le lire avant que vous m'en eussiez parlé;
mais trouve-t-on quelque chose à Rome? Passe encore
à Florence où il y a un cabinet littéraire. Rome est la ville
la plus stupide, la plus prosaïque que je connaisse. On
n'y vit pas si on a une tête et un cœur; il n'y faut que
des sens externes.
Je suis environné, dans ma maudite caserne, d'êtres
vulgaires, sans âme d'artiste, dont la société et le bour-
donnement m'impatientent horriblement ; il y a deux
ou trois exceptions peu tranchées, mais c'est tout. Ah !
Dieu, quand reverrai-je nos soirées de tète-à-tête avec
notre bain de thé au café de la Bourse, avec un cabinet
sombre et le spleen !
Si au moins je pouvais être seul, si j'avais la mer k
adorer (car je l'adore) comme à ma riante Nice, je ne
me plaindrais pas. Tous les jeudis il y a grande récep-
tion chez M. Horace, on y danse ; quelquefois aussi le
dimanche. Vous jugez comme cela m'amuse.
Si cela ne vous ennuyait pas trop, je vous prierais de
m 'écrire le plus que vous pourrez, et de me parler de
vous, de tout ce que vous faites : vous verrez si je suis
exact à répondre.
Adieu, il nie semblait que mon attachement pour
vous ne pouvait croître, mais je m'étais trompé.
II. lil-fil.loZ.
Lettres à Goitnct.
lii LES ANNÉES ROMANTIQUES.
VIII
A SES PARENTS
Rome, 2i juin 1831.
Adèle me dit dans sa dernière lettre que j'ai trouvée
ici à mon arrivée : « Nanci t'écrira dans deux jours »,
et cette lettre n'arrive pas. J'ai répondu à Adèle le
6 juin, et depuis ce temps, tous les jours de courrier
sont autant de désappointements. Ne m'annoncez donc
jamais des lettres quand vous ne devez pas les écrire,
c'est un supplice de voir des séries d'attentes trompées.
Je pense que tout va bien à la maison et que Nanci a
seulement voulu recevoir la nouvelle de ma rentrée à
la caserne. .0 mille fois maudit pays! Mais j'en sortirai
bientôt, dans huit jours au plus je décampe et je vais
réinstaller à Tivoli. J'y suis allé samedi dernier, à pied,
à deux heures après-midi, au milieu de la poussière
brûlante ; nous étions deux : arrivés aux -trois quarts du
chemin, nous n'en pouvions plus et nous sommes
montés dans une voiture qui passait. Il y a six lieues
de Rome à Tivoli. Nous sommes arrivés le soir à huit
heures et demie, et le lendemain, à quatre heures du
matin, nous avons commencé à courir. Je n'ai jamais
rien vu de si délicieusement beau. Ces cascades, ces ^
nuages de poudre d'eau, ces gouffres fumants, cette
LES ANNÉES ROMANTIQUES. 145
[rivière fraîche, ces grottes, ces innombrables arcs- en-
ciel, les bois d'oliviers, les montagnes, les maisons de
I campagne, le village, tout cela est ravissant et original.
I Le peuple y est très beau, mais encore plus mendiant
I qu'à Rome ; toutefois, leur mendicité n'a pas le carac-
I tère de bassesse repoussante de celle des Romains.
[ Comme ils mendient tout à fait à découvert, cela finit
j par paraître drôle ; ils nous désignent la somme qu'ils
veulent, en riant, comme si c'était une plaisanterie. De
jeunes hommes, de jeunes filles de vingt à trente ans,
occupés à moissonner et nous voyant passer, nous
criaient : « Eh messieurs, donnez-nous donc un demi
paolo (cinq sous), donnez-nous donc un baiocco (un sou),
qu'est-ce que ça vous fait ? »
J'ai vu aussi la villa Adriana, et ces sublimes ruines
m'ont rempli de tant de pensées et de sensations que je
crois qu'elles ont voulu me dédommager de la non
impression de toutes celles de Rome. Figurez-vous une
maison de campagne d'une lieue et demie de tour, dans
laquelle l'empereur Adrien avait réalisé de véritables
rêves. En entrant, il y avait un théâtre grec; il n'y a
plus que deux colonnes et quelques arcades de l'amphi-
théâtre; le milieu est un carré de choux; mais il faut
rendre justice au propriétaire, c'est le seul endroit cul-
tivé ; tout le reste est dans le plus magnifique abandon ;
le palais impérial, les bains, la bibliothèque, les pavil-
lons de repos, les cours, sont assez bien conservés pour
des ruines ; dans les salles des gardes de l'empereur, les
9
1-iti LES ANNÉES ROMANTIQUES.
éperviers et les milans bâtissent leurs nids ; la vallée de
lempé (imitation de celle de la Grèce) est aujourd'hui
une forêt de cannes ; je n'ai pu voir le Tartare ni
les Champs-Elysées, ni beaucoup d'autres choses dont
les noms m'échappent, on s'y perd ; des murs de six
pas d'épaisseur, d'une hauteur prodigieuse, recouverts
en stuc, peints à fresques, des tours, des voûtes, des ]
colonnes partout ; pas de statues, parce qu'un pape,
je ne sais lequel, les a fait enlever pour faire de la
chaux ; en entrant dans ce monument, je me suis vu,
pour la première fois, en présence de la grandeur
romaine, j'étais oppressé, consterné, anéanti. Encore
si j'eusse été seul !... mais, patience, ce n'est qu'à une
demi-heure de Tivoli, et quand j'y serai établi, je me
permettrai d'y passer la journée quelquefois.
J'attends pour partir d'ici d'avoir achevé d'écrire la
musique d'un Mclologue en six parties que j'avais com-
posé en venant de Florence à Rome. Les paroles sont
finies depuis longtemps, je n'ai plus qu'à mettre au net
deux morceaux d'orchestre. C'est une composition sans
modèle, d'un genre nouveau, dont l'idée m'a été donnée
par une petite ébauche de Th. Moore qui se trouve à la
fin de ses mélodies. Heureusement que tout était fini
dans ma tête et sur mon portefeuille quand j'ai nu- le
pied dans la succursale de l'Académie, car je n'y ai pas j
une idée, pas une sensation; l'ennui y a établi sa
d'iii. uiv. et son sceptre de plomb me paraît cent fois
plus lourd qu'ailleurs. J'essaie quelquefois de descendre
LES A.HNÉES ROMANTIQUES. 14"
à Rome, mais je m'y ennuie encore davantage. Point
de spectacle, pas l'ombre de musique, point de cabinet
littéraire, des cafés sales, obscurs, mal servis, sans
journaux ; dans le pays du marbre on vous sert sur de
petits vilains guéridons de bois comme celui qui est à la
cuisine pour porter la lampe. Touty esta cent cinquante
ans en arrière de la civilisation, et en général dans toulc
l'Italie. Ce peuple est si lâche, si mou, si peu indus-
trieux, la nature lui donne tout, il ne sait rien en faire.
Oh ! si ce beau pays était peuplé d'Anglais, quel chan-
gement !
Avant-hier soir, j'ai, pour la première fois, éprouvé
une véritable émotion dans notre couvent. Nous étions
quatre ou cinq assis au clair de lune autour du jet d'eau
qui se trouve sur le petit escalier du jardin ; on tire au
sort pour aller chercher ma guitare, et comme l'audi-
toire était composé du petit nombre de pensionnaires
que je puis souffrir, je ne me suis pas fait prier pour
chanter. Comme je commençais un air dlplngénie en
Tauride, M. Carie Vemet arrive; au bout de deux mi-
nutes il se met à pleurer, à sangloter tout haut, et, n'y
tenant plus, il se" sauve dans le salon de son fils, en
criant d'une voix étouifée : « Horace ! Horace, viens
donc ! — Qu'est-ce que c'est, qu'est-ce que c'est ? —
Nous pleurons tous ! — Comment, comment, qu'est-il
arrivé? — C'est monsieur Berlioz qui nous chante
Gluck! Oui. monsieur, comme vous dites, c'est à se
prosterner (me dit-il) ; allez, vous êtes un caractère
148 LES ANNÉES ROMANTIQUES.
mélancolique, je vous comprends, moi, il y a des gens
qui... » Il n'achève pas; et pourtant personne n'a ri1.
Le fait est que nous étions tous très émus; j'étais dis-
posé, il faisait nuit, rien ne m'inquiétait sous ce por-
tique retentissant, je m'abandonnais comme si j'eusse
été seul.
M. Horace dit toujours que c'est superbe et qu'il est
fou de la musique, mais il ne sent rien ; je remarque
que tous les gens qui parlent de leur grand amour
musical sont précisément les plus mal organisés. C'est
l'homme le plus heureux qu'on puisse voir ; il a encore,
à quarante-deux ans, tous les goûts de dix-huit. Derniè-
rement, il a eu les honneurs d'un bal masqué chez la
princesse de Wolkonsky ; sa fille était en Napolitaine
et lui en capitaine de hussards ; ils ont dansé ensemble
la tarentelle et la mazourka avec un succès fracassant.
Toutes les semaines il y a grande soirée chez lui, on y
danse aussi; j'y vais presque toujours, et, quand j'y
manque, madame Horace ne me manque pas : elle me
demanderait volontiers ce que j'ai fait et pourquoi je ne
suis pas venu. C'est ce soir la fête de notre directeur,
il y aura grand bal, le père Carie va me reprendre
pour parler de Gluck ; il est si content que je ne sois
1. Comparez à cet épisode si caractéristique cet extrait de la
lettre du 6 mai précédent (Corresp. inéd.) : « De M. Horace et de
sa famille j'ai reçu un très bon accueil ; mais quand le vieux
Carie Vernet a su que j'admirais Gluck, il n'a plus voulu me quit-
ter. « C'est que, voyez-vous, me disait-il, M. Despréaux préten-
» dait que tout cela était rococo, et que Gluck était perruque. ».
LES ANNÉES ROMANTIQUES 149
pas comme mon prédécesseur 1 qui trouvait tout cela
rococo ! C'est un homme singulier, qui passe la moitié
de la journée à courir à cheval (car il ne peint plus) et
le reste du temps à faire des calembours et à se tour-
menter de la santé de son fils, qu'il aime comme les
vieillards n'aiment guère. Enfin, cela tuera la soirée
avec l'aide d'une demi-douzaine de tasses de thé ;
pourvu que mademoiselle Horace ne nous régale pas
de quelque air à la mode; j'aimerais autant entendre
les demoiselles Lesueur ou le cri d'une chauve-souris
que de l'entendre chanter; et puis le celeberrimo maestro
Belîini, un petit polisson qui s'est avisé de faire un
Romeo e Giuliettaf Ce drôle est préféré aujourd'hui.
Rossini n'a pas trop le don de plaire aux Romains, ils le
trouvent trop grave, il les endort, c'est trop fort
pour eux. Malheureux singes! Bientôt Bellini lui-
même sera trop triste, il leur faudra un autre celeber-
rimo maestro plus amusant. Les habitants de la lune se
doutent de la musique autant que ces èlres-là.
H. BERLIOZ.
Communiqué par madame Chapot.
1. Despréaux, prix de Rome de 1828, mentionné dans la note
ci -dessus.
150 LES ANNÉES ROMANTIQUES,
IX
\ MADAME LESL'EUR
Ruine, ce 2 juillet 1831.
.Madame,
Je me disposais à vous écrire de nouveau pour avoir
de vos nouvelles, ne recevant pas de réponse de ma
lettre de Nice x ; quand elle est arrivée, je commençais
;'i craindre quelque infidélité de la poste, qui m'aurait
fait passer aux yeux de M. Lesueur pour plus coupable
que je ne l'étais réellement. M. Horace va faire un
voyage d'un mois à Paris, il sera donc mon courrier en
allant et j'espère aussi en revenant; pourvu toutefois
qu'une nouvelle Révolution de Juillet ne le retienne en
France. Nous nous attendons ici tous les jours à quelque
nouveau bouleversement. Le ciel confonde tous ces
petits ambitieux sans génie, qui troublent l'ordre social
en pure perte !... Ces héros de carrefours, ces assiégeurs
de corps de garde, ne servent à mon avis qu'à discré-
diter la cause de la gloire et de la liberté ; c'est dans des
guerres de pots de chambre qu'ils cueillent leurs lau-
riers. Pour moi, l'aversion que j'ai toujours eue pour
la politique va encore croissant ; cette grande sèche aux
yeux louches, au teint pâle et au cœur dur. me parait
1. Cette lettre est perdue.
LES ANNÉES ROMANTIQUES. 154
de plus en plus haïssable; mal heureusement on ne peut
faire un pas sans la rencontrer.
Je remercie M. Lesueur des espérances qu'il veut bien
fonder sur moi ; je ferai les derniers efforts pour en réa-
liser une partie.
Depuis mon retour à la caserne, je n'ai fait qu'écrire,
mais non pas composer. L'air de Rome m'étouffe, je n'ai
pas une idée. En revenant de Nice j'avais composé en
entier un ouvrage d'un genre nouveau, que j'intitulerai
Mélologue, mélange de musique et de discours, dans
lequel j'ai pu exécuter plusieurs projets qui m'étaient
chers. Les paroles sont mon coup d'essai, et quoique j'y
aie mis tout mon savoir-faire, vous pouvez penser que
je n'ai pas sacrifié mon ancienne maîtresse, la musique,
à la nouvelle venue. C'est pour être exécuté clans un
concert, à la suite de ma Symphonie fantastique, dont le
Mélologue est le complément et la fin. Il y a des chœurs,
des airs seuls, des morceaux d'orchestre seul, et même
une ballade avec accompagnement de piano. Il faudra
un acteur pour réciter les monologues et chanter un
morceau ; je compte pour cela sur A. Nourrit, qui, j'en
suis sûr, me comprendra à merveille. Tout est fini à peu
près, et comme je veux entreprendre immédiatement
un autre grand ouvrage que je rumine, je vais dès main-
tenant m'établir dans les montagnes de Soubiac1 à
dix-huit lieues de Rome, où je recommencerai ma vie
1. Subiaco (Voir lettre du 10 juillet, et les Mémoires*.
152 LES ANNÉES ROMANTIQUES.
libre de Nice ; mais, Dieu ! je n'y trouverai pas la mer ;
cette belle et vaste mer qui s'étendait sous mes fenêtres,
qui me charmait par le flou-flou de sa robe verte, qui
rugissait avec moi dans mes jours de rage, et me laissait
dormir sur ses cailloux blancs, en se contentant de venir
lécher mes pieds, dans mes journées calmes ou mélan-
coliques... N'importe, il faut que je redevienne seul ; je
m'aperçois que ces messieurs de l'Académie, avec les-
quels du reste je sympathise très peu, m'observent avec
malignité et contrôlent toutes mes acfions ; il faut pour
ne pas leur paraître maniéré (c'est leur mot) se façonner
à leurs manières de sentir, de voir, de parler ; s'amuser
de ce qui les amuse, ne pas témoigner de l'enthousiasme
pour ce qu'ils ne connaissent pas ; en un mot, il faut
être tout autre que je ne suis. Comme je ne puis pas me
refaire, j'aime mieux leur laisser le champ libre. J'em-
porte une mauvaise guitare, un fusil à deux coups, des
albums pour prendre des notes et quelques livres; un
bagage aussi modeste ne peut tenter les brigands, avec
lesquels, à dire le vrai, je serais charmé de faire
connaissance. Je vous remercie de n'avoir pas commu-
niqué à mademoiselle Corinaldi mes observations sur
ses compatriotes ; je serais bien fâché de lui faire de la
peine, et d'ailleurs il peut se trouver des hommes partout,
même en Italie. Celte terre est une mère injuste et par-
tiale, qui a tout donné à ses fils aînés. Le Dante, Arioste,
Tasso, paraîtraient avoir dévoré tout l'héritage du
génie, si une petite portion échappée n'était échue
LES ANNEES ROMANTIQUES.
153
en partage au gracieux et spirituel auteur des Fiances
(Manzoni).
Quant aux peintres modernes italiens personne!
Pour les musiciens, excepté Rossini, on compte
MM. Bellini, Coccia, Vaccai, Pacini ; oh! tous ces bons
messieurs, je ne leur veux pas de mal, mais pour-
tant, si le diable en voulait je ne les disputerais pas.
Y a-t-il au monde un musicien italien capable d'écrire
ce ranz de vaches, ouvrage d'un paysan suisse des
environs de Genève?
Sur les ALpes, quel dé _ 1
ce!
Au val _ Ion je me dé _ plais Mal-gré que l'on
5SS
PW
pif , if frii^a
w
m'a_ver_tis _ se Des daD-gers du pré.ci
5E2
§
PÊX
» r.ijir' irrjir £/ir r j i r -
_ pi _ ce. Bra_ves geDS,je vous ré _ ponds,
tH-f
£=trff-f i f i r » ^
Tout m'at _ ti.re sur les monts, Toutm'at.
re sur les monts.1
1. Nous connaissions déjà cette chanson rustique pour l'avoir
9.
454 LES ANNÉES ROMANTIQUES.
Voilà de la couleur ! Je vois les grosses bottes ferrées
du chasseur de chamois, son long fusil, son pain noir,
son morceau de fromage, sa grosse face réjouie, sa voix
de stentor qui appelle l'écho; pour moi c'est admirable !
admirable 1 admirable !
Dans le cas où ce ranz plairait à mesdemoiselles
Lesueur, voici les autres couplets (aussi de la composi-
tion du paysan) :
DEUXIÈME
Dès que parait la lumière,
Je vais chasser le chamois ;
De ma femme la prière
Ne peut changer ma carrière ;
Je lui dis que dans tout lieu
Sur nous veille le grand Dieu (bis'.
TROISIÈME
Là où le plus intrépide
Craint de diriger ses pas,
Moi, prenant le ciel pour guide,
Nul danger ne m'intimide :
Sans souci, le cœur content,
Je franchis roc et torrent (bis).
Mademoiselle Clémentine priera monsieur Lesùëur
d'écrire un accompagnement de piano au chasseur de
trouvée notée, de la main de Berlioz, en un endroit fort inattendu :
sous une collette du manuscrit autographe de la Symphonie
fantastique ! Voir le chapitre de nos Berliosùma consacré à cette
œuvre.
LES ÂJfltÉES ROMANTIQUES. 15o
chamois pour faire un peu diversion à Masaniello et à
toutes les musiques pointues.
Mais je m'aperçois que la terre me manque : il faut
donc faire la cadence parfaite, qui me déplaît en ce
moment plus que jamais, et vous prier de recevoir les
salutations affectueuses de votre tout dévoué,
H. BERLIOZ.
Communiqué par M. Xavier Lesueur (précédemment repro-
duit dans la Revue musicale, lo février 1906).
a hl'mbert ferran'd, Rome 3 juillet 1831 (Let. int.
100). Récit de voyage. Composition du Retour à la vie. Pro-
position de collaboration à « un oratorio colossal pour être
exécuté à une fête musicale donnée à Paris, à l'Opéra ou
au Panthéon, dans la cour du Louvre; il serait intitulé le
Dernier Jour du monde * .
A SA SOEUR ADELE
Tivoli, ce 8 juillet 1831.
Je suis là, à côté de la grande cascade; je t'écris dans
un petit temple de Vesta dont les trois quarts sont
conservés; il est attenant à l'auberge; il y a une table
au milieu, à la place sans doute où on entretenait autre-
fois le feu sacré. C'est au bord du gouffre dans lequel
l'eau se précipite. Je viens de me faire apporter du thé
156 LES ANNÉES ROMANTIQUES.
avec ma guitare. Je suis chagrin plus que je ne puis
dire. En allant ce matin à la villa Adriana dont je t'avais
parlé dernièrement, j'ai demandé à des petits garçons
que j'ai rencontrés, des nouvelles d'Antonio, un enfant
de quatorze ans qui m'avait servi de guide la première
fois que je suis venu ici ; il m'avait plu extrêmement,
et je m'étais attaché tout à coup à lui, sans savoir
presque pourquoi. Ils m'ont dit qu'il était bien malade
depuis dix jours. En revenant de ma course aux grandes
ruines, on m'a indiqué la maison du petit Antonio; je
suis monté, sa mère et ses petites sœurs étaient dans
une pauvre chambre délabrée entourant son lit ; il dor-
mait, tout pâle, tout défait, mais pourtant toujours beau,
de cette beauté raphaëlique que je n'ai encore vue qu'en
Italie. Sa mère m'a dit qu'en allant pêcher dans l'Anio
il s'était mouillé la tête au soleil et que depuis ce mo-
ment il était dans l'état où je le voyais. Je suis allé
chercher de l'argent; quand je suis revenu, il était
réveillé, il m'a bien reconnu, mais n'a pas pu parler;
j'ai donné ce dont je pouvais disposer à la mère; elle a
voulu qu'Antonio fit un effort pour remercier lo signore
francese, il n'a rien pu prononcer d'intelligible, je n'ai
compris que ses beaux yeux ternes qu'il tournait vers
moi ; alors la pauvre veuve s'est mise à pleurer en me
disant qu'elle ne savait plus que faire, qu'on avait essayé
des sangsues à la tête mais qu'il s'en plaignait toujours,
qu'elle était bien malheureuse, pourtant qu'elle ne pou-
vait croire que la madona ne lui conservât pas son fils ;
LES ANNÉES ROMANTIQUES. 157
je lui ai dit qu'il serait encore quelque temps au lit,
mais que bien certainement la madona le sauverait. Je
n'y étais plus du tout, j'étouffais; je me suis enfui; j'ai
grimpé la montagne qui est derrière Tivoli; tout en
haut il y a une mauvaise croix de bois, je me suis assis
au pied; je voyais au loin cette slupide ville de Rome,
tout autour l'immense plaine et les détours de l'Anio,
puis des lacs éloignés réfléchissant le soleil, j'ai demeuré
là bien longtemps... Il est venu une pluie battante; à
moins de s'enfoncer dans les rochers, il n'y avait pas
moyen de l'éviter; je l'ai donc reçue, en cueillant des
bruyères et des branches de myrte sauvage que je voyais
pour la première fois ; je suis revenu avec mes paquets
de myrtes fleuris, je me suis changé, j'ai voulu penser
un peu de musique en m'excitant avec la guitare, mais
je n'ai point d'idées ; cette pauvre femme avec sa madona
me revient toujours dans la tète; j'ai devant les yeux le
pauvre Antonio qui était si gai il y a quelques jours et
que voilà mourant.
Je t'écris ce soir parce que demain ma place est rete-
nue pour Subiaco, petit bourg des montagnes, à dix
lieues plus loin que Tivoli; je ne sais pas combien de
temps j'y demeurerai, et de là il ne serait pas trop sûr
que ma lettre te parvînt. J'ai reçu celle de Nanci avant
mon départ de Rome. D'après ce qu'elle me dit, la Côte
est toujours plus monotone et plus nulle. Je pense pour-
tant que vous voyez quelquefois mademoiselle Veyron.
Elle doit avoir autant besoin de votre société que vous
158 LES ANNÉES ROMANTIQUES.
de la sienne. Maman est remise à présent des fatigues
de ses vers à soie? Il y a des mûriers ici qui lui feraient
bien envie si elle pouvait les voir. Papa a dû être bien
content du dernier succès d'Alphonse; je lui répondis
aussitôt après la réception de sa lettre pour l'en féliciter.
Madame Forgeret ' ayant avantagé Victor, monsieur et
madame Robert sont, je pense, aujourd'hui dans la joie.
J'ai fait, l'autre nuit, un étrange rêve : trois brigands
étaient venus dans la salle à manger de la Côte et vou-
laient entraîner mon père de force; à mes cris, Claude
Ferlet est accouru*, il en a assommé un avec son marteau
et j'ai coupé l'avant-bras aux deux autres avec un grand
poignard recourbé. — J'avais effectivement manié der-
nièrement un poignard arabe de M. Horace, voilà pour-
quoi il m'est revenu dans la têle. Quelle bizarrerie!...
Notre directeur est parti pour la France parle vaisseau
à vapeur le Sphinx ; il a embarqué sa voiture et compte
1. Mère de la femme de Joseph Berlioz (\oy. p. xxxm).
2. Claude Ferlet est le nom de l'homme qui a inspiré à Berlioz
cette amusante boutade : « La Côte Saint-André est la petite rési-
dence d'un adjoint, d'un maire, d'un juge de paix et d'un maré-
chal-ferrant. Le maréchal, se trouvant précisément sous les fenêtres
de la maison de mon père, me réveillait, dès ma plus tendre
enfance, régulièrement chaque jour à quatre heures du matin, par
le bruit cadencé de son enclume, ce qui n'a pas peu contribué à
développer en moi le sentiment du rythme dont mes ennemis pré-
tendent que je suis dépourvu. » Les vieux du paya se souviennent
du « père Ferlet », dont la maison, située vis-à-vis de celle des
Berlioz, en façade sur l'étroite rue, est restée debout, et l'atelier
intact, jusqu'à l'époque récente où le tout fut mis à bas pour
élargir la voie et faire place au passage d'un tramway.
LES ANNÉES ROMANTIQUES. 159
ne mettre que quinze jours à ce voyage. Dix jours pour
aller et venir et cinq jours de séjour à Paris; voilà qui
peut s'appeler voler.
Je n'ai pas pu profiter de l'invitation des officiers du
Sphinx, dont je vous avais parlé dans ma dernière
lettre; mon passe-port m'a empêché de partir avec ces
messieurs et je n'ai plus été tenté d'aller à Civita Vec-
chia tout seul.
Adieu, voilà la nuit.
Du temple de Vesta l'enceinte est profanée
Le feu céleste est mort et "...
H. BERLIOZ.
je n'y vois plus.
Communiqué }xir madame Chapot.
XI
A SA FAMILLE
Subiaco, le 10 juillet 1831.
Il pleut enfin ! je vois des nuages ! Ah ! béni soit le
ciel de Subiaco et maudit soit le ciel de plomb de Rome
qui brûle toujours et n'a ni tonnerre ni éclairs I Ce
pays-ci est le plus pittoresque que j'aie encore vu de
ma vie. Il n'y a pas les cascades de Tivoli, mais on y
voit un torrent furieux presque aussi grand que l'Anio
et qui se précipite en deux ou trois endroits avec autant
1. Citation de la Vestale,
160 LES ANNÉES ROMANTIQUES.
de fracas sinon autant de majesté que la grande cascade
de Tivoli.
Et puis des montagnes ! Ah des montagnes 1 J'en ar-
rive il y a une heure. J'ai gravi ce matin une masse
élevée que les peintres paysagistes appellent la Baleine,
parce qu'elle ressemble en effet à une immense baleine
sortant de la mer pour respirer. A une heure après-midi
je suis arrivé à la pointe de la pointe, j'y ai bâti avec
des quartiers de roc une petite pyramide terminée par
une pierre plate en forme d'autel druidique1. Oh ! comme
j'ai respiré, comme j'ai vu, comme j'ai vécu! pas un
nuage. Je montais des pieds et des mains pendant une
demi-heure, puis je me couchais sur des touffes de buis,
et un vent bienfaisant me berçait mollement. Avant
d'arriver dans les hauteurs sublimes, j'ai trouvé une
petite maison inhabitée, j'ai traversé un jardin rempli
de vignes et de maïs et, franchissant le buisson de clô-
ture, je me suis trouvé dans une charmante prairie
en plate -forme plantée d'oliviers... Aussitôt j'ai cru
entendre maman, il y a quinze ans, chantant ce
couplet :
Oue je voudrais avoir une chaumière
Dont un verger ombrage l'alentour,
Pour y passer la saison printanière
Avec ma mie et ma muse et l'amour.
1. 11 est fait mention de cette pyramide au chapitre xxvvn des
Mémoires et dans une lettre à la princesse Wittgenstein, écrite le
23 décembre 1863; Berlioz y dit que, l'année précédente, elle exis-
tait encore; des peintres l'avaient baptisée de son nom.
LES ANNÉES ROMANTIQUES. 161
Plus haut, aux lieux où finit la végétation, j'ai trouvé
des paysans qui moissonnaient quelques épis clairsemés.
Ils paraissaient inquiets de me voir gravir tout seul et
sans but apparent (j'avais laissé mon fusil à Subiaco) :
il y a ici une superstition sur les jettatores (gens qui
jettent un sorti. Je crois qu'ils me prenaient pour un
jettatore; ils m'ont demandé avec humeur où j'allais et
ce que je voulais faire là-haut; heureusement il m'est
venu une bonne idée : je leur ai répondu que j'avais
fait un vœu à la madona et que c'était pour l'accomplir
que je montais. Alors ils se sont remis à moissonner
sans s'inquiéter de moi. En arrivant, j'ai vu à mes pieds
le couvent de Saint-Benoît où j étais allé la veille. Ce
couvent m'a rappelé notre vieux curé Durand qui nous
parlait souvent de saint Benoît se cachant sous les ronces
pour éviter les tentations du mauvais esprit. J'ai vu la
caverne où saint Benoît a combattu le démon. On a
bùti la chapelle de manière que cette caverne se trouve
derrière l'autel. A côté est un petit bois de rosiers; il y
a dans un coin un monceau de feuilles de roses que les
moines bénédictins donnent aux malades qui ont des
visions; les feuilles les font passer. Dans l'église, sont
suspendus les débris de deux carabines, preuves pal-
pables de deux grands miracles : des chasseurs avaient
trop chargé leur arme, mais ils invoquèrent saint Benoît
pendant qu'elle éclatait et ils n'en furent point blessés.
Ces messieurs Bénédictins ne sont pas comme les Char-
treux, car ils ne m'ont pas seulement offert un verre
162 LES ANNEES ROMANTIQUES.
d'eau, malgré le besoin que j'en avais. Subiaco est un
sale village dédié à saint André (second point de res-
semblance avec la Côte) et bâti autour d'un pain de
sucre couronné par un petit fort. Au bas coule le tor-
rent mugissant qui ferait la richesse d'un autre peuple,
mais qui ne sert ici qu'à laver des haillons.
Il n'y a à manger ni pommes de terre, ni lait de
vache, ni figues, ni oranges, mais force chèvres et noi-
settes; c'est tous les jours le même régal. Il y a dans la
maison où je suis plusieurs paysagistes français, venus
pour copier la belle nature de Subiaco ; nous dînons
ensemble, l'un d'eux est un de mes camarades de l'Aca-
démie. L'autre auberge est pleine de Suisses, d'Irlandais,
de Français paysagistes ; nous nous connaissons déjà tous.
Hier soir, les enfants de la maison dansaient la sal-
ta relie au son du tambour de basque joué par une
petite voisine : je suis venu les regarder ; alors la fille
ainée, qui a douze ans, prenant l'air caressant : Signore,
oh ! signore; pigliate la chitarra francese. J'ai pris la
chitarra francese, et lo ballo a recommencé de plus belle.
Ces messieurs les peintres ont entendu notre ballo et
sont venus y prendre part ; toutes les petites paysannes
étaient d'une joie folle et dansaient avec un abandon
délicieux, pendant que la voisine agitait son tambour
de basque et que je m'écorchais les doigts en improvi-
sant des saltarelles sur la chitarra francese!
Tout le pays sait déjà qu'il y a un maestro dcll' Acu-
demia di Francid : oh commence à me faire circonve-
LES ANNÉES ROMANTIQUES. 163
nir par Je peintre que je connais et qui est répandu
dans la belle société de Subiaco, pour me faire prendre
part aux réunions musicales du cru. Hier, pendant
déjeuner, le maître de chant est venu avec un des élé-
gants du pays, pour me sonder, mais Gibert (c'est le
nom de mon académicien) 1 a tâché de leur faire entendre
que j'étais un sauvage et qu'il serait bien difficile de
m apprivoiser; ils n'ont pas osé me faire de propositions
directes et j'espère qu'ils s'en abstiendront. Il y a de
belles dames qui chantent les chœurs, mais je les ai
vues à la promenade, ce n'est pas assez bien pour com-
penser le mal que me ferait leur musique, et je ne leur
servirais à rien.
1" juillet.
Oh ! comme Nanti serait enchantée de ce pays-ci, et
comme Adèle pourrait briller en gravissant les mon-
tagnes! (Je me rappelle notre course au Saint-Eynard,
Adèle nous devançait toujours de trente pas.) A présent
que je suis en train de travailler, je défie l'ennui, qui
me tourmente si fort quelquefois. Nous avons souvent
la pluie, et, quand il fait trop chaud dans Subiaco, j'ai
la ressource d'aller dans le torrent, aux sinuosités que
le soleil ne brûle pas, et là, on dort sur quelque ro-
1. Sur Gibert, grand prix de 18'20 pour le paysage historique, et
demeuré à Rome, voir les souvenirs, postérieurs de quarante ans,
qu'a racontés M. Henri Maréchal dans son livre : Rome (l904ï,
pp. 90 et suiv.
164 LES ANNÉES ROMANTIQUES
cher creux, étourdi plutôt qu'endormi par le fracas des
eaux. Hier les paysagistes qui travaillent au torrent
m'ont emmené avec eux, j'ai porté ma guitare (elle va
devenir bientôt comme la fameuse harpe de madame de
Genlis qui la traînait partout et en parlait sans cesse)
et nous avons chanté tant et plus « Sur les Alpes, ah !
quel délice »*, et la grande « chasse des Bardes »,et ma
ballade d'Hélène, que je suis obligé de leur répéter régu-
lièrement deux fois par jour, et Orphée, et que sais-je
encore ; c'était charmant, mais le bruit du torrent était
un peu près de nous et empêchait de bien entendre. Ce
bon M. Lesueur ne se doute guère que sa musique a été
admirée à Subiaco. Sa « chasse des Bardes », que nous
chantions en marchant au pas dans la montagne, trans-
portait notre auditoire, et de petits paysans qui nous sui-
vaient manifestaient leur plaisir par des mouvements
rythmés pleins d'expression. J'ai reçu une lettre de lui
au moment de mon départ de Borne ; je lui avais écrit
de Nice. M. Horace lui a porté une seconde lettre où je
lui donne les détails qu'il m'avait demandés sur mes
travaux.
C'est aujourd'hui grande fête de la Madona del Car-
mino, on a illuminé et tiré les boîtes hier soir. Demain,
nous irons à la noce d'un jeune brigand nommé Cris-
pino, qui n'est plus à la montagne depuis trois mois, et
qui nous a tous invités. Je lui ai fait cadeau d'un beau
1. Voir ci-dessus, p. 151.
LES ANNÉES ROMANTIQUES. 465
foulard que j'avais acheté à Nice; il m'a dit qu'il le
donnerait à sa ragazza, parce que c'était trop joli pour
lui. Toute la nuit nous l'entendons sérénader sa ragazza
qui demeure près de chez nous ; tantôt il chante avec la
musette, tantôt avec mandoline, guitare et triangle ;
l'air est une espèce de grand cri plaintif de dix mesures
au plus, sur lequel il improvise les paroles Ml y a beau-
coup de mœurs sauvages dans ce pays-ci. Les femmes
travaillent, portent les fardeaux, pendant que les maris
se reposent. Quand on va tuer une bête à cornes, avant
de la mener à la boucherie on la fait courir dans les
rues en l'accablant de pierres, de bâtons, de boue, en
la faisant tomber dans les ruisseaux et la tourmentant
de mille manières; absolument comme les Hurons
quand ils sacrifient un captif. La misère est extrême, et
la saleté aussi grande que possible. Il y a des femmes
d'une beauté rare, presque toutes blondes, ce qui est
fort étonnant en Italie; on croit qu'une colonie de
Saxons s'était autrefois établie à Subiaco et a peuplé le
pays de têtes blondes.
J'espère recevoir incessamment de vos nouvelles ; un
sculpteur est venu de Rome il y a quatre jours et m'a
dit que je n'avais pas de lettres, ce qui m'a un peu
étonné. . . mais, j'y suis fait à présent, et je sais que
1. Sur Crispino, cf. Mémoires, Voyage en Italie. Le chapitre
xxxviii donne la notation de la sérénade, dont Berlioz a repro-
duit la mélopée dans Benvcnuio Cellini (chœur des fondeurs :
« Bienheureux les matelots »).
166 LES ANNÉES ROMANTIQUES
bien souvent il ne dépend que de vous de m'éviter ces
retards.
H. BERLIOZ.
Les Annales dauphinoises, août 1903. L'original de cette
lettre a été communiqué par mademoiselle Thimont, de
Vienne (Isère).
XII
A SA SOEUR ADELE
Rome, ce 7 auùt 1831.
Ah ! enfin... il y a quinze jours que je suis de retour
de Subiaco et que j'attends avec une impatience diabo-
lique la réponse à mes trois dernières lettres, car la
vôtre, chère maman, que j'ai trouvée ici, ne m'annon-
çait pas même la réception de la première. Vous êtes
trois ou quatre et vous ne pouvez pas vous tenir au cou-
rant de la correspondance de l'exilé tout seul. Je m'en-
nuie à en devenir fou: j'ai quitté les montagnes parce
que je n'avais plus d'argent, je suis revenu à Tivoli
monté sur un âne, par la route des rochers en gravis-
sml et en descendant un sentier au prix duquel l'esca-
lier le plus difficile n'est rien ; de retour ici, l'ennui m'a
repris comme jamais il ne s'en était encore avisé: habi-
tué à une vie morale extrêmement active, je me trouve
cloué dans un pays où il n'y a ni livres, ni musique,
LES ANNÉES ROMANTIQUES. 167
ni spectacles ; je compose et ne puis pas seulement trou-
ver un pianiste capable d'accompagner proprement une
romance ; il est au-dessus de mes forces d'aller souvent
aux soirées de madame Horace. C'est toujours la même
chanson; on danse, on dit des riens, on regarde les
gravures, on lit de vieux journaux, on boit du thé fade,
puis on va à la croisée qui domine Home, on fait au
clair de lune quelques vieilles réflexions bien usées,
bien rebattues, bien académiques, bien bêtes ; on parle
du choléra morbus, des émeutes de Paris, des Polonais
«fui succombent, de la défaite des Français à Alger, du
feu d'artifice, de l'illumination de Saint-Pierre, de la
danse de mademoiselle Horace, de la gaieté insouciante
de son père, des intrigues d'un cardinal, des bains du
Tibre, et je m'en retourne plus seul, plus ennuyé qu'au-
paravant, souhaitant que le diable ou le choléra morbus
les emporte tous, ce qui ne tardera peut-être pas d'arri-
ver, et que redoute déjà toute la volaille du pays. Il n'y
a pas de montagne à gravir ici, il n'y a pas de torrent,
pas d'ombres fraîches, mais des rues, des places brû-
lantes comme le pavé d'un four, un petit fleuve d'eau
jaune et boueuse, des habitants qui ont toujours l'air
endormi, puis des abbés et des moines en haut, eu bas,
à droite, à gauche, dehors, dedans, chez les pauvres,
chez les riches, à l'église, au bal, dans les cafés, les
amphithéâtres, en cabriolet avec les dames, à pied avec
les hommes, aux soirées de M. Horace, dans son atelier,
dans notre jardin, partout.
168 LES ANNÉES ROMANTIQUES,
Puis vous ne pouvez faire une lieue hors des murs
sans rencontrer à tout instant de petites croix de bois
plantées dans un tas de pierres qui marquent la place
d'un assassinat; on demande au voiturier ce que c'est,
et il répond avec le plus grand sang-froid : « C'est une
femme qui a assassiné son amant », ou : « C'est un
Français qui avait insulté la Madone et qu'on a tué d'un
coup de fusil », ou bien : « C'est un Anglais tué par
des brigands », etc., etc.
Il n'y a que deux choses pour lesquelles ce peuple
romain puisse vraiment se passionner ; ce qu'il appelle
l'amour et sa madone. On croit généralement qu'il a un
sentiment vif des arts (comme si ce sentiment pouvait
exister chez des êtres dépourvus de tous les autres, et
pour lesquels la vie ne consiste que dans la satisfaction
des sens externes). Je parlais, l'autre jour, à un modèle,
de Raphaël: il me dit qu'il ne connaissait pas ce peintre
et qu'il n'avait jamais posé chez lui. Pour la musique!...
Et il faut vivre ici !... // n'y a que Paris pour tout ; mais,
puisque je ne puis y être, je voudrais voyager, courir,
voir quelque chose de vraiment nouveau, parcourir le
plus grand segment possible du cercle si borné de la
vie, essayer deux, trois, dix, trente manières de vivre,
jouer à la roulette ; peut-être qu'une semaine ou deux
de contentement complet pourraient sortir de la combi-
naison de toutes ces chances et on aurait toujours l'amu-
sement du jeu, ou celui, si on ne gagne pas, de voir
jusqu'où s'étend la mystification dont les quatre-vingt-
LES ANNEES ROMANTIQUES. 169
dix-neuf-centièmes des êtres sensibles et intelligents
sont victimes. Ce n'est pas que je veuille tenter d'imiter
Byron, ce serait pitoyable; mais je voudrais voir l'Amé-
rique, les îles de la mer du sud, la grande nature à
catastrophes, de jeunes peuples, des villes fraîchement
sorties de terre. Je voudrais essayer de tout, me faire
planteur aux Antilles, philanthrope aux États-Unis1,...
au Pérou, quaker à Olaïti, pionnier à la Nouvelle-Hol-
lande, puis, revenir en Europe, voir si la vieille décré-
pite radote toujours, si sa lièvre chaude est passée, et si
elle est parvenue à savoir ce qu'elle veut. Au moins, si
la vie m'avait échappé à la fin, ce ne serait pas sans
que je l'eusse vigoureusement poursuivie. Et il faut
pourrir ici !
Je ferais quarante lieues à pied au soleil pour me
procurer des livres qui m'aillent: Notre-Dame de Paris,
les intimes et autres ; mais pas moyen ! Nous avons une
bibliothèque à l'Académie, il faut voir... Vous vous
ennuyez aussi, vous autres, je le veux bien, mais au
moins vous avez des livres.
Adèle m'apprend le mariage de Ferrand; je savais
qu'il avait obtenu l'assentiment de ses parents, mais je
n'ai pas eu de ses nouvelles depuis le 24 mai ; je lui
écrivis en parlant pour Subiaco, il ne m'a pas répondu.
Je pars cette nuit avec un de mes camarades qui m'a
proposé de venir à la chasse à une dizaine de lieues de
1 . Une déchirure du papier a enlevé ici un mol.
10
170 LES ANNÉES ROMANTIQUES.
Rome ; je vais voir si cette course aux champs me don-
nera quelques sensations ; je l'espère; nous nous fati-
guerons, puis à dix heures, quand le soleil brûlera, nous
irons boire de l'orvieto dans quelque cabaret et dormir
dans du foin avec nos chiens; allons, la vie animale !...
H. B.
Mon père1 ne m'écrit jamais; dites-moi donc comment
mettre l'adresse pour envoyer une lettre à Meylan, je
n'en sais plus rien.
Communiqué par madame Chapot.
XIII
A S O N G R A N D-P ÈRE M A R M 1 0 N
Rome, ce 15 septembre 1831.
Cher papa,
Je serais bien coupable de ne vous avoir pas encore
écrit depuis mon départ de France, si je n'eusse été
persuadé que lorsque mes lettres contenaient quelque
chose d'intéressant maman s'empressait de vous les
envoyer; j'ai pris l'habitude de n'adresser spécialement
mes lettres ni à l'un ni à l'autre des membres de la
famille, mais à tous, et je suis bien facile que l'éloigne-
1. Le grand-pcrc Marmion, de Mejlun ; voir la lettre ci-apre^
LES ANNÉES ROMANTIQUES. 171
ment ait été cause d'une exception pour vous. Je vous
connais trop bien pour craindre que vous n'attribuiez
à légèreté de caractère mon silence si longtemps prolongé.
On vous aura au moins instruit, je pense, des nou-
velles agitations qui ont accueilli mon arrivée en Italie,
et du déchirement de cœur que m'a fait éprouver celle
de qui j'avais si peu droit d'en attendre; l'amour profond
s'est changé en un profond mépris... je ne reviendrai
pa^ là-dessus.
Il me reste au moins l'amour de mon art. qui ne me
quittera jamais ; malheureusement je suis forcé de vivre
dans un pays où le dieu que je sers est inconnu. Si
jamais Rome fut le pays de la musique, on peut dire
aujourd'hui avec vérité: Rome n'est plus dans Rome.
Les autres villes que j'ai vues jusqu'à présent, telles que
Gênes et Florence, sont dans le même cas : je n'y ai
trouvé que de détestables ouvrages plus détestablement
exécutés, et un public qui ne se doute pas même qu'il
existe quelque chose de mieux. Il faut sortir de Paris
pour sentir son immense supériorité en tout, et une fois
en Italie, il faut renoncer à la plupart des jouissances
intellectuelles qui font le charme de notre capitale. Il y
en a d'autres, il est vrai, que j'apprendrai pput-être à
apprécier ; on m'avait beaucoup parlé du beau ciel
d'Italie, il est beau effectivement pour les gens à qui sa
constante uniformité peut plaire; mais j'avoue que
j'aime le vent, la pluie, le tonnerre, les orages qui font
ressortir la beauté calme des jours de soleil ; et ces
1*72 LES ANNÉES ROMANTIQUES.
rayons ardents qui ne sont presque jamais voilés et qui
font que pendant des mois entiers tous les jours se res-
semblent, m'ennuient au suprême degré ; c'est la diffé-
rence d'une figure vivante qui pleure, rêve et sourit, à
une statue de marbre parfaitement régulière, mais dont
les yeux toujours ouverts n'expriment rien. Aussi me
suis-je plu bien davantage dans les montagnes sauvages
des frontières du royaume de Naples où j'ai déjà passé
près d'un mois et où je retourne incessamment.
Je trouve délicieuse cette vie isolée, ces courses dans
les rochers, ces bains dans le torrent, cette société de
paysans dont quelques-uns sont pleins d'une affectueuse
bonhomie, séparé entièrement du tracas insipide de
la ville. Je prends les mœurs agrestes d'autant plus
volontiers que la contrainte imposée par celles du monde
civilisé (de Rome s'entend) ne se trouve compensée par
rien. Je comprends mieux que jamais le plaisir que vous
trouvez dans votre solitude de Meylan, surtout avec
votre goût pour l'agriculture : on ne vous rompt pas la
tête de Chambre des députés, de pairie, de budget, de
choléra morbus, de Don Miguel*, du Pape, etc., ou, si
vous en entendez parler, ce n'est pas assez fréquemment
pour en être obsédé. Vous êtes le véritable philosophe
de Bernardin de Saint-Pierre, et vous pouvez dire
comme lui : « Je contemple de ma solitude les orages
qui frémissent dans le reste du monde et mon repos
1. Prétendant et usurpateur du trône de Portugal.
LES ANNÉES ROMANTIQUES. 173
redouble au bruit lointain de la tempête. » Je me pro-
mets bien à mon retour en France d'aller partager votre
ermitage le plus longtemps qu'il me sera possible, en
vous demandant toutefois un peu d'indulgence pour
mes accès de spleen qui m'ôtent presque la faculté de
parler quand j'en suis atteint.
Avez-vous lu la dernière épitre (A Barthélémy) de
Lamartine ? C'est, à mon avis, tout ce qu'on peut voir
de suave, de délicat, de céleste, de ravissant. Oh ! c'est
un grand poète ! Quel dommage quil soit si incomplet !
Il ne sort pas des cieux ; et pourtant un poète devrait
être un miroir où tous les objets gracieux, et horribles,
brillants et sombres, calmes et agités se réfléchissent.
Moore est un peu comme Lamartine: mais Byron, mais
Hugo '(en pvse) mais Shakespeare, gœthe, Schil-
ler... et parmi les miens, Beethoven, Weberl... quels
noms!... Je ne puis y penser sans m'écrier comme les
sauvages : OH !.. .
Adieu, cher papa, j'espère que vous voudrez bien ne
pas me punir de mon apparente négligence et que je
recevrai dans peu de vos nouvelles.
Je vous embrasse tendrement.
Votre affectionné.
H. BERLIOZ.
Monsieur Marmion. à Montbonnot (pour Meylan),près
Grenoble (Isère). France.
Communiqué par madame Chapot.
10.
174 LES ANNEES ROMANTIQUES.
a Ferdinand hiller, Rome, 17 septembre 1831 ( Corresp.
inéd., 86). La vie dans la campagne de Rome. Souvenir de
Mendelssohn.
XIV
A SON PERE
San Germano, lundi 17, 18, 19, 20 ou 21 octobre
(je ne sais pas bien) [1831].
Je suis parti de Naples vendredi dernier à pied avec
deux officiers suédois qui parlent fort bien le français
et sont d'une société fort aimable. Cette manière de par-
courir le pays est incomparablement plus agréable que
les moyens ordinaires ; dans ce moment-ci surtout; le
soleil ne brûle plus, le siroco ne souffle pas, les fruits
sont murs, on vendange partout, il fait un petit air frais
délicieux ; c'est le beau moment de l'Italie. Pendant que
ces messieurs grimpent au mont Cassino, pour visiter le
fameux couvent dont je vous ai parlé dans ma lettre de
Naples i , je vous écris. . . Il faut bien profiter des moments
où on a quelque chose d'intéressant à dire, j'ai assez le
temps à Kome de me sentir l'esprit obtus, l'imagination
morte ou le cœur serré.
Depuis ma dernière lettre, j'ai visité les illustres débris
1. Cette lettre n'a pas été retrouvée.
LES ANNÉES ROMANTIQUES. 175
de Pompéi ; je ne veux pas vous assommer d'une des-
cription de ce squelette de ville, mais, à coup sûr, c'est
au niveau de ce qu'on peut d'avance s'en figurer.
Mes quatre compagnons de voyage et le cicérone
gâtaient beaucoup, toutefois, mon petit monde antique:
ce n'est pas là l'effet de Pompéi. Je pestais en moi-
même contre les circonstances qui m'empêchaient d'être
seul, errant, la nuit, à travers des colonnes et des ombres
de colonnes, vu de la lune seulement et libre de me
livrer à tous les caprices de mon impressionnabilité (pour
ne pas toujours dire imagination). Il doit être beau de
pouvoir rêver ainsi au milieu du silence, marchant sur
ces grandes dalles polies, dans ces longues rues reten-
tissantes, à travers les temples et les palais ; d'aller
s'asseoir dans le grand Théâtre tragique, penser aux
Sophocles, aux Euripides ; de voir en frémissant s'agiter
derrière le nuage du passé, au milieu de l'immense
amphithéâtre, les gladiateurs, les lions, les tigres, et,
plus effrayant encore, ce peuple altéré de sang, pour-
suivant de regards vides le cœur de la victime déchirée
par l'ongle ou par le fer d'un animal désespéré, et
applaudissant à ses dernières pulsations. J'aurais bien
voulu dormir dans un de ces jolis appartements, pavés
de mosaïque, qu'on se figure peuplés de belles, drapées
à la grecque, au regard fier, impérieux, qu'environnaient
de ravissantes esclaves jouant de la lyre et chantant la
volupté. Mais tout cela est impossible. Il y a des gardiens
partout, qui vous suivent d'un œil attentif; je n'ai pas
176 LES ANNÉES ROMANTIQUES.
seulement pu voler, pour mon père, un pauvre petit
débris de fresque ou de mosaïque.
Après la course à Pompéi je suis allé à Castellamare
où j'ai laissé mes quatre compagnons. J'ai failli m'era-
barquer pour la Sicile, mais les raisons d'argent m'ont
retenu.
Revenu à pied à Naples, j'ai rencontré mes deux
Suédois qui m'ont proposé de les accompagner dans
leur voyage pédestre jusqu'à Rome. Jusqu'à présent, je
n'ai qu'à m'applaudir de l'avoir fait. Nous n'avons eu
encore d'autre inconvénient que la fatigue et des disputes
pour des poires ou des raisins ou des figues volés quand
les maîtres n'étaient pas là pour nous les vendre. Cette
vie vagabonde est fort amusante ; mes effets sont à la
poste qui les porte à Rome ; je n'ai que mon porte-
feuille, ma canne et ma bourse, et ce n'est pas du poids
de celle-ci que je puis avoir à me plaindre, d'ailleurs il
diminue graduellement à mesure que je me fatigue et
finira par disparaître tout à fait au moment d'arriver.
Nous nous sommes arrêtés ici un jour, séduits par la
beauté du pays ; nous repartirons demain pour Isola di
Soi-a, petit bourg situé dans les Abbruzzes, où se trouve
une rivière très curieuse et des papeteries dirigées par
des Français (un, entre autres, de Yoiron). Comme j'ai
déjà passé par cette route, je sers de guide aux deux
étrangers ; nous comptons, en sortant de Sora, aller à
travers les montagnes à Subiaco, qu'un de ces messieurs
connaît déjà et affectionne autant que moi : puis de là,
LES ANNÉES ROMANTIQUES 177
disant adieu auxrochers. torrents, nuages, bois, paysannes
bigarrées, et à tous les charmes de la vie active, nous
irons nous endormir à Rome du triste et lourd sommeil
de l'ennui.
H. BERLIOZ.
Communiqué par madame Chapot.
XV
A THOMAS G OU NET
Rome, ce 28 novembre 1831 .
Mon dearest Gounet,
Béni soyez- vous mille fois ! Vous n'oubliez pas les
absents, les exilés, les orphelins ; votre lettre, que j'ai
trouvée sur le chevetde mon lit, un soir en revenant de
la campagne, m'a donné une délicieuse insomnie. Vous
m'écrivez de grandes lettres, je riposte par une espèce
de poulet, maigre d'expressions, pour mes sentiments
pour vous. C'est donc fini, l'empire de Constance est
passé? Je vous en félicite de tout mon cœur, puisque
votre liaison avec la nymphe capricieuse ne servait qu'à
vous tourmenter. Vous me demandez si j'ai trouvé
quelque âme romaine qui, etc., etc.?... Non.
Ne parlons pas de cela. Ce qu'il y a de pire, c'est que
je ne puis vivre sans musique : je ne puis m'y accoutu-
178 LES ANNEES ROMANTIQUES.
mer, c'est impossible. Ma haine pour tout ce qu'on a
l'impudence de décorer de ce nom, en Italie, est plus
forte que jamais. Oui, leur musique est une catin ; de
loin, sa tournure indique une dévergondée, de près, sa
conversation plate décèle une sotte bête. Je ne suis
revenu que d'une seule de mes préventions ; c'est celle
contre les Italiens, que je trouve jusqu'à présent d'aussi
bonnes gens que d'autres ; surtout ceux des montagnes
que j'ai vus davantage. Aussi vais-je souvent les visi-
ter: ma malheureuse maladie fait tous les jours, à
Rome, de nouveaux progrès ; je n'y connais d'autre
remède, quand les accès sont trop forts, que la fuite.
Dès que je me sens plus tourmenté du spleen qu'à l'or-
dinaire, je mets ma veste de chasse, je prends mon
fusil et je décampe à Subiaco, quelque temps qu'il fasse.
Il y a huit jours que j'ai fait le voyage de Tivoli à
.Subiaco par une pluie enragée qui a duré toute la jour-
née. Le mois dernier je suis revenu de ÎNaples à pied, à
travers les montagnes, par les bois, les rochers, les
hauts pâturages, et je n'ai pris de guide qu'une fois.
Vous ne sauriez croire le charme d'un pareil voyage :
ses fatigues, ses privations, ses apparences de danger,
tout cela m'enchantait : j'y ai mis neuf jours que je me
rappellerai longtemps.
Je ne vous parle pas de mes impressions multipliées,
au Vésuve, à Naples, à Pompéi, etc.; j'aurais trop à dire;
seulement je trouve toujours que rien n'égale la mer.
Mais nous causerons, nous causerons de tout cela. Vous
LES ANNÉES ROMANTIQUES. 179
m'apprenez le mariage de la sœur de Berlioz ; je lui avais
écrit de Naples, il ne m'a pas répondu ; je lui demandais
[ des nouvelles de cet inexplicable Ferrand qui vient aussi
1 de se marier il y a trois mois et qui n'en dit rien à per-
I sonne. Il parait que vous l'ignoriez, car vous ne m'en
dites rien ; je lui avais écrit à l'époque de son mariage,
I que je ne connaissais pas, une lettre qui motivait plus
[ que toute autre une réponse, et il ne me l'a pas accor-
I dée. J'ai su indirectement qu'il avait épousé sa passion,
J mademoiselle Aimée Roland. Personne ne me répond ;
: ce qui me met par moments dans des rages inconce-
vables. J'écrivis à Hiller, rue Sainte-Anne, n° \ , il y
j a deux mois; pointde réponse; pas plus que de Ferrand
fcj et d'Auguste. J'aurai, je crois, bientôt à vous apprendre
i) le mariage de ma sœur aînée1 et son voyage à Paris.
\ Voyez quel crève-cœur de ne pas m'y trouver, mais
I vous irez au moins la voir; j'arrangerai ça. Son futur
I est un juge au tribunal de Grenoble. Je ne sais pas
d combien de mois j'aurai encore à dévorer mon cœur
■i dans notre maudite caserne: mais, dans tous les cas, je
pa -serai par Paris avant d'aller en Allemagne pour ma
i troisième année. Adieu, mon cher Gounet, si vous ren-
jj contrez Hiller, accablez-le de malédictions de ma pari ;
I rappelez-moi au souvenir du patcr familias Auguste, de
I ce bon Pixis que vous trouverez facilement au café
1. Nanci Berlioz épousa, en effet, au coiuinencement de 1832,
Camille Pal, juge à Grenoble.
180 LES ANNÉES ROMANTIQUES.
Feydeau, de Desmarest qui est un drôle, un pares-
seux, un grand vilain, et croyez-moi plus que jamais
votre tout dévoué.
H. BERLIOZ.
Lettres à Gounet.
a Ferdinand hiller, Rome, 8 décembre 1831 (Corresp.
inéd. 88). Impressions de voyage. « Faut-il que je sois ici cla-
quemuré, dans ce pays morne et antimusical, pendant qu*à
Paris on joue la Symphonie avec chœurs, Euryanthe et Robert
le Diable? »Prière de copier dans la cantate la Mort d'Orphée
Yadagio con tremulandi (destinée à devenir la Harpe éolienne
dans le Retour à la vie).
a HUMBERT ferra nd, même date (Let. int., 105). Court
billet, demande de nouvelles.
XVI
A VICTOR HUGO
(Fragment.)
Rome, 10 décembre 1831.
(Après la lecture de Notre-Dame de Paris.)
Ah ! vous êtes un génie, un être puissant, un colosse
à la fois tendre, impitoyable, élégant, monstrueux,
rauque, mélodieux, volcanique, caressant et méprisant.
Cette dernière qualité du génie est certainement la plus
rare; ni Shakespeare, ni Molière ne l'ont eue. Beethoven
seul parmi les grands a mesuré juste la hauteur des
insectes humains qui l'entouraient, et avec lui je ne
vois que vous !
LES ANNÉES ROMANTIQUES. 181
Il lui peint en termes exaltés l'ennui qu'il ressent d'être
exilé à Rome et l'effet qu'a produit sur lui la lecture de
Notre-Dame de Paris. Il voudrait le voir, lui demander un
livret d'opéra, mais il craint qu'il n'ait pas les mêmes goûts
que lui en musique, car il croit savoir que le gros homme
gai (Rossini) va mettre Notre-Dame de Paris en musique.
Il est bien gai, le gros homme ; il est vrai que"\Yeber
est mort...
{Catalogue d'autographes, J. Charavay, 403.) — L'original de
cette pièce n'est qu'un brouillon : la lettre n'a certainement pas
été envoyée à son destinataire, car elle n'a pas été retrouvée dans
les papiers de Victor Hugo, parmi lesquels ont été conservées
plusieurs lettres de Berlioz qu'on lira dans la suite de ce recueil.
a Ferdinand iiiLLER, Rome, 1er janvier 183-2 (Corresp.
inéd., 90). Travaux de composition : Roi Lear, Rob-Roy,
Mélologue, quelques morceaux détachés. Impressions de ses
voyages. Mendelssohn. Projets de retour en France et de
voyage en Allemagne.
a humbert ferra nd, Rome, 8 janvier 1832 (Let. int.,
106). Projet de scénario du Dernier jour du monde.
XVII
A MADAME LESUEUR
Rouie, ce 11 janvier 1832.
Madame.
Je vous remercie mille fois, madame, delà bonté que
vous avez eue de m'envoyer ma partition1 et plus
1. Vraisemblablement la Messe solennelle, de 1823, d'où Berlioz
tira le Resurrexit (deuxième partie du Credo) pour l'utiliser comme
envoi de Rome.
11
182 LES ANNÉES ROMANTIQUES.
encore de la lettre qui l'accompagnait. Je suis bien sen-
sible à tout l'intérêt que vous me témoignez et je prends
aujourd'hui, pour la première fois, la liberté de vous en
remercier directement. Je vous prie de croire que rien
ne m'eût été plus agréable que d'entretenir activement
notre correspondance, mais j'ai souvent craint de vous
fatiguer par des lettres dont le style se serait trop ressenti
de mon humeur sombre.
J'ai été pendant trois mois de suite possédé du spleen
jusqu'à en devenir comme un dogue qui prend la rage ;
ce n'était guère le cas de prendre la plume, je n'aurais
pu la tremper que dans le fiel. Depuis le retour de
M. Horace, qui m'a fidèlement remis votre lettre, j'ai
fait un voyage à Naples. Je m'y suis déterminé, brus-
quement, un jour que je dormitais dans notre bois de
lauriers, couché sur un tas de feuilles mortes, enviant le
sort des lézards que je voyais se jouer à mes pieds au soleil
d'août. Ma détermination a été bientôt prise ; je me suis
levé, j'ai secoué mon habit, je suis monté faire un petit
porte-manteau et avertir M. Horace, et le lendemain
matin je suis parti. Oh ! Voilà une ville, Naples ! C'est
du bruit, de l'éclat, du mouvement, de la richesse, de
l'activité, des théâtres ; c'est tout ce qui nous manque ici
et plus encore. Il n'y a pas, il est vrai, ce fantôme de
grandeur qui assombrit la physionomie de Rome et
semble couvrir d'un crêpe la désolée campagne qui l'en-
ceint de toutes parts. Il n'y a pas d'arides monticules
couverts de débris, sur lesquels le rêveur va s'asseoir
LES ANNÉES ROMANTIQUES. 183
pour écouter au loin le grave chant des cloches de Saint-
Pierre ; il n'y a pas de plaine immense, inculte, sans
arbres ni habitations. Mais il y a un Vésuve, une grande
et superbe mer, des îles ravissantes, un golfe de Baya
rempli de souvenirs Virgiliens qui me vont au moins
aussi bien que la poudre tumulaire et la cendre des
empereurs. On sait que les caractères les plus dissem-
blables sont ceux qui sympathisent le plus fortement et
que deux êtres organisés absolument de la même ma-
nière ne peuvent que s'ennuyer ensemble; voilà pour-
quoi Home m'assomme. Il y a tant en moi de champs
ravagés, de palais déserts, de ruines déjà froides, que je
cherche au moins au dehors le mouvement, la chaleur
et la vie. Il y a tant de matières fulminantes accumulées
au fond de mon caractère refroidi, que vous pouvez
penser si mes entrailles fraternelles ont dû s'émouvoir
aux cris du Vésuve souffrant et furieux. J'y suis arrivé à
pied, à minuit : les étoiles scintillaient sur ma tète ; au-
dessous de moi, la mer, resplendissante des feux des
pêcheurs, semblait une vaste prairie avec un concilia-
bule de vers luisants, et tout près, le Vésuve soufllant.
râlant, vomissait contre le ciel des tourbillons de flammes
et de roches fondantes, comme de brûlants blasphèmes
auxquels j'applaudissais avec transport.
Il serait trop long de vous parler de toutes mes excur-
sions à Pompei, à l'île de Nisida, de mes promenades
en mer, de mes diners avec mes rameurs dans les bois
de Puzolles où, sous une tente de paille de maïs, nous
184 LES ANNÉES ROMANTIQUES.
mangions le macaroni et sablions le vin du Pausilippe
en discourant du brillant roi Murât, de l'île d'Elbe, de
la Corse et de ce qui s'en suit.
Je ne croit pas qu'il fût fort intéressant pour vous
de savoir jusqu'à quel point je fus ému en voyant
un soir le soleil se coucher derrière le cap Misène,
pendant que du sublime paysage illustré par Virgile
semblaient surgir, rajeunis, Enée, Jubé, Latinus, Pallas,
le bon Evandre, la résignée Lavinie, Amanda, le mal-
heureux Turnus et tout le bataillon de héros aux pana-
ches flottants dont le génie du poète a peuplé ce rivage.
Les mots ne peuvent rendre l'effet d'un tel magnétisme
de souvenirs, de poésie, de lumière, d'air pur, d'horizon
rosé, de créations fantastiques... J'étais enivré, je me
serais cru loin de la terre si mes larmes ne m'eussent
rappelé que j'étais encore dans la triste vallée où l'on en
répand.
Ainsi je vous dirai donc simplement, qu'après avoir
admiré de toutes mes forces, jusqu'à en perdre la raison,
je suis reparti pour Rome, ù pied, à travers les mon-
tagnes, couchant la nuit dans des capitales de bandits et
marchant le jour dans des lits de torrents ou de vastes
prairies sans chemin frayé. Le septième jour je suis
arrivé à Subiaco, où j'ai trouvé un camarade de l'Aca-
démie qui m'a prèle du linge, dont j'avais grand besoin,
et après vingt-quatre heures de repos j'ai repris ma
course vers Tivoli et Rome, où je suis arrivé sans encom-
bre.
LES ANNÉES ROMANTIQUES. 18o
Je ne vous parlerai pas de mes observations musi-
cales : elles sont toutes consignées dans un grand article
qui m'a été demandé de Paris pour la Revue européenne ;
je l'achève en ce moment et vous pourrez le lire avant
mon retour1.
Je partirai d'ici au mois de mai prochain, me dirigeant
sur Milan que je n'ai pas encore vu, de là plus tard sur Paris,
où j'irai faire ma cargaison de musique et lâcher deux
ou trois bordées vocales et instrumentales avant de
me lancer sur l'océan musical de la Germanie. Quel
plaisir je me promets de revoir mon excellent maître et
vous, madame, qui avez droit à tant d'affection de ma
part ! Veuillez assurer à M. Lesueur que mes efforts ne
se ralentissent pas pour me rendre de plus en digne de
la sienne.
Je demande bien pardon à mesdemoiselles Eugénie et
Clémentine, mais le jour de l'an n'est pas si éloigné que
l'usage ne puisse m'autoriser à les embrasser toutes les
deux.
Votre tout dévoué.
H. BERLIOZ.
1. Cet article a paru, en deux numéros, dans la Revue euro-
péenne de 1832, sous ce titre: Lettre d'un enthousiaste sur l'état de
la musique en Italie. Les éléments principaux en ont été postérieu-
rement utilisés par l'auteur dans l'Italie pittoresque (1835), puis
dans son Voyage musical en Allemagne et en Italie (1844), enfin dans
ses Mémoires.
186 LES ANNKKS ROMANTIQUES.
P. -S. Que fait Turbri ' ? N'a-t-il point obtenu d'avan-
cement à l'Opéra? Je pense bien souvent à lui el le
voudrais voir plus heureux. C'est un excellent garçon
qui aurait plus d'amis s'il ne pensait pas tout haut
devant des gens que ses pensées offusquent. Mes amitiés
à Stophen2 et à tutti gli fratelli in musica.
Communiqué par M. Xavier Lesueur (précédemment reproduit
dans la Bévue musicale, 15 février 1906).
a HUMBERT ferrand, 17 février (Let. int., 111). Court
billet. Il partira le 1er mai.
1. Turbri, violoniste et compositeur, auteur, comme Berlioz,
d'une Symphonie fantastique, était entré à l'orchestre de l'Opéra,
comme alto, en 1830; au moment même où Berlioz écrivait la lettre
ci-dessus, dans laquelle il s'intéressait à son avancement, il était
congédié. Fétis a apprécié son caractère en ces termes, qu'on peut
rapprocher de' ceux de Berlioz: «Esprit bizarre, inconstant, sans
ordre dans les idées comme dans sa conduite, il ne sut pas mettre
à profit son heureuse organisation d'artiste, et finit par tomber
dans la misère et la dégradation qui en est souvent la compagne. »
2. Stephen delà Madelaine, ancien chanteur récitant de la cha-
pelle du Boi, dont Lesueur était directeur, a écrit une biographie
de ce dernier (1841). Il y dit avoir vécu dans l'intimité du maître,
et, dans une note (p. 31), émet les réflexions suivantes: «Lesueura
assez vécu pour être témoin des premiers triomphes de M. Berlioz,
auxquels il applaudit de tout son cœur et sans nulle réserve. Il avait
poussé avec énergie ce jeune et déjà célèbre maître dans la voie
nouvelle qu'il a suivie jusqu'à ce jour avec tant de courage et de
bonheur ».
LES ANNÉES ROMANTIQUES. 187
XVIII
A THOMAS GOUNET
Rome, 17 février 1832.
Mon cher Gounet,
Puisque vous êtes le seul homme exact, le seul sur
lequel un absent puisse compter, entre tous ses amis,
j'ai recours à vous pour une petite commission dont je
suis sûr que vous me rendrez bon compte. J'ai envoyé,
il y a plus d'un mois, à la Revue européenne, un grand
article sur l'état actuel de la musique en Italie1, lequel
article m'avait été demandé peu de temps auparavant
par de Carné. Je l'ai adressé, comme il me l'avait indi-
qué, au bureau de la revue, rue des Saints-Pères, numéro
69, ou, en l'absence du directeur, à M. de Cazalès2 que
je connais personnellement un peu ; en outre, j'ai écrit
une lettre particulière à M. Cazalès pour le prier de
m'informer du sort de mon article, de l'époque de son
insertion, etc. Depuis lors je n'en ai pas reçu de nou-
velles; veuillez donc, je vous prie, un matin, en vous
rendant à votre bureau, passer à celui de la revue, ou
chez M. Cazalès, rue du Cherche-Midi, numéro lo, et de-
mander ce qu'est devenu mon paquet. Je vous prie
1. Voyez lettre du 12 janvier ci-dessus, et note.
2. Voyez note, p. 27.
188 LES ANNÉES ROMANTIQUES.
aussi de me répondre aussitôt ce que vous aurez appris.
Ce serait pour moi une vexation cruelle et une insup-
portable corvée d'être obligé de recopier ce maudit
article si la première copie a été égarée .
J'ai enfin reçu des nouvelles de Ferrand ; de Germain
aussi, mais d'Auguste point; il a laissé deux lettres sans
réponse, il se marie, il est marié, avec la sœur de Gilar-
din, une compatriote de Ferrand. Hillern'apas répondu
non plus à mes deux dernières lettres, et si j'en ai enfin
obtenu signe de vie il y a deux mois, c'est à vous que
je le dois.
Que faites- vous au milieu de toutes ces conjurations,
conspirations, factions, désolation du sens commun, des
arts et des gens paisibles?... Quelle part y prenez-vous?
Je voudrais bien, pour votre repos, qu'elles ne vous
intéressassent pas plus que moi.
Si vous écrivez quelque jolie petite poésie dans votre
genre, voudriez-vous bien me la réserver? me l'envoyer?
Je compte, à mon retour en France, publier un autre
recueil dans le goût des mélodies sur des paroles de
divers auteurs. J'ai fait dernièrement un petit air sur la
Captive de Victor Hugo qui vous plaira, j'en suis sûr.
J'arrive des montagnes où j'ai passé tout le commence-
ment de ce mois, vagabondant, mon fusil sur l'épaule,
malgré le froid piquant, la neige et la glace, couchant
tantôt dans un village, tantôt dans un autre, content de
satisfaire mou désir de voir et mon humeur inquiète,
libre au moins des entraves académiques.
LES ANNÉES ROMANTIQUES. 189
Je partirai d'ici au commencement de mai ; je me
dirigerai sur Grenoble en jouant un tour à M. Horace
qui me croira à Milan. De là je ferai une excursion à
Paris, et Je laisse à pense?* quelle joie de retrouver et
vous, et la musique, et nos thés au café de la Bourse,
et nos fins dîners chez Lemardeley, et les récits, et les
caquets : car nous pouvons nous en permettre nous, nous
qui ne sommes pas mariés. Concevez-vous rien à cette
matrimoniofurie qui les prend tous? Ma sœur aussi
vient d'épouser un juge au tribunal de Grenoble. Albert
Du Boys, dont vous vous rappelez la Cantate à la duchesse
de Berry et la lettre un peu drôle qui y était jointe,
épouse aussi une beauté riche kdu département de la
Drôme. Auguste, Ferrand, Edouard Rocher, de Carné,
tous, tous mariés cette année; prenez garde à vous:
e Oiseaux, gardez bien, gardez bien votre liberté ! »
Adieu, mon très cher Gounet, mille milliers d'amitiés.
A vous pour la vie.
H. BERLIOZ.
Lettres à Gounet.
XIX
A ALliKRT DU BOYS
Roma, 4 ou 5 mars 1832.
Je vous remercie, mon cher Albert, de votre lettre
et de la bonne nouvelle qu'elle m'a apportée. J'avais
11.
190 LES ANNEES ROMANTIQUES.
appris indirectement votre mariage, et les détails qu'on
me donnait sur votre future me font concevoir à mer-
veille votre enthousiasme pour elle. Allons, soyez heu-
reux, je suis convaincu ou au moins persuadé que vous
le serez. Je vous crois né sous une étoile favorable qui
brille en ce moment de tout son éclat. Le mariage a fait,
depuis que j'ai quitté la France, une terrible déconfiture
de mes amis. Vous êtes le septième. Il ne reste plus, je
crois, que cet excellent Casimir. Il me donnait dernière-
ment des conseils de la même nature que les vôtres.
Il me croit encore ébloui des illusions de la première
jeunesse et tâche de me prémunir contre elles. Il ne
me comprend pas, ni vous non plus. Mais en tout cas je
puis vous assurer que jamais je ne fus plus éloigné de
m'enchaîner et qu'aucun engagement ne me paraît plus
que celui du mariage incompatible avec mon hu-
meur1.
Depuis que j'ai recouvré ma liberté morale, j'ai appris
à l'apprécier. Mon isolement même, mon exil en Italie,
la privation des jouissances de mon art, la raréfaction
de mon atmosphère intellectuelle, en me jetant dans la
vie sauvage, m'ont fait sentir tout le charme de la liberté
physique absolue.
Ne sachant que devenir ici, obligé d'opter entre lis
salons du grand monde et les stériles conversa zioni du
1. Conférer cette déclaration avec l'hypothèse aventureuse d'un
biographe, d'après lequel, en ce moment, Berlioz aurait manœuvré
pour épouser la fille d'Horace Vernet.
L i: S ANNÉES ROMANTIQUES. 191
petit, je m'enfuis aux montagnes où je passe une bonne
partie de mon temps, n'obéissant qu'à mon caprice. Un
village m'ennuie-t-il ? je vais dans un autre. Tantôt
perché sur les roches nues de Civitel la, je salue avec
amour la mer que j'aperçois à l'horizon ; tantôt, mon
fusil à la main, je redescends dans les plaines, mener la
délicieuse vie du chasseur errant, indifférent à tout, sans
inquiétude pour ma nuit, sûr de trouver toujours un
gîte, au besoin dans les innombrables cavernes dont tous
les rochers sont percés, désireux d'aventures, et par
conséquent n'en trouvant jamais, un jour brûlé du soleil,
un autre jour à demi mort de froid, mouillé jusqu'aux
os, je circule dans toutes les directions, poussé à l'ouest,
à l'est, au sud ou au nord, par le vent capricieux de ma
fantaisie. Je reviens à Rome quand je n'ai plus d'argent.
C'est cette irrésistible raison qui m'y retient encore de-
puis quinze jours. En arrivant, j'ai trouvé votre lettre,
mais je n'ai pas de nouvelles du paquet que vous
m'annoncez, ni des personnes qui devaient me le re-
mettre. J'ai questionné le portier sur celles qui m'ont
demandé pendant mon absence, aucun étranger ne s'est
présenté. Si j'ai attendu jusqu'à cette semaine pour vous
répondre, c'est que j'espérais toujours voir arriver le
paquet dont vous me parlez et vous rendre compte de
son contenu.
Vous rappelez-vous la ballade du Pécheur de Gœthe,
dont vous m'avez envoyé une traduction? Je m'en suis
emparé pour un ouvrage dont j'écris ici les paroles et la
192 LES ANNÉES ROMANTIQUES.
musique1. Le sujet de votre petit poème cadrant avec le
mien, je l'y ai placé, en indiquant toutefois que vos
vers ne sont pas de moi. Je vous montrerai cette singu-
lière composition à notre prochaine entrevue. J'accepte
avec grand plaisir votre invitation pour La Combe2.
Mon départ de Rome est fixé au 1er mai prochain. Je
donnerai un croc en jambe au règlement de l'Académie,
et pendant que M. Horace me croira à Milan ou à Venise,
je serai en Dauphiné.
Avant de quitter la povera bella Italia, je reverrai
Florence et Pise, et j'irai faire un pèlerinage à l'île
d'Elbe et en Corse, puis je plongerai sur vous du haut
des Alpes.
Adieu, mon cher Albert, recevez tous mes vœux pour
votre bonheur et l'assurance de ma sincère amitié.
H. BERLIOZ.
P.-S. — Mille choses à Casimir.
Deuxième P. -S. — Oh Dieu! le soleil donne sur les
montagnes d'Albano. Croi riez-vous que je n'ai pas
encore vu le fameux lac? J'y vais tout de suite.
Communiqué par M. P. Du Boys.
a Ferdinand niLLER, Rome, 16 mars 1832 (Corresp.
incd., 94). Projets de retour et de voyage en Allemagne. Men-
delssohn. La Captive.
1. Le Retour à la vie.
2. Le château delà Combe de Lancey (Isère), qu'habite actuel-
lement II. P. Du Boys, lils de l'ami de Berlioz.
LES ANNÉES ROMANTIQUES. 193
XX
A SA MERE
Rome, 20 mars (1832).
Chère maman,
J'ai laissé passer cette semaine sans vous écrire,
attendant toujours la réponse de Nanci, pour ne pas
avoir à me plaindre d'elle dans ma lettre. Cette réponse
un peu tardive est enfin arrivée et m'a inspiré naturel-
lement beaucoup d'envie de faire la connaissance de la
nouvelle famille de ma sœur. Mais laissons-la un peu
pour parler de vous, elle n'y perd rien puisque je lui
écris.
Je sympathise bien vivement avec tous les tracas,
soucis et chagrins de toute espèce que vous combattez
dans ce moment-ci ; je ne vois pas trop comment vous
viendrez à bout de réduire Prosper, car il paraît que
toutes ses fredaines lui sont comptées comme titres de
gloire par son amour-propre.
Vous me reprochez de ne rien vous dire de ce qui
se passe ici ; d'abord il ne s'y passe rien, excepté les
crimes ordinaires, les assassinats dans les rues, sur notre
escalier, partout..., mais c'est toutes les semaines la
même chose, ce sont les mœurs du pays. S'il se passait
quelque chose d'intéressant en politique, il serait fort
194 LES ANNÉES ROMANTIQUE S.
imprudent à moi de vous en parler, je m'exposerais à ce
que mes lettres ne vous parviennent pas. Nous ne savons
presque rien de ce que font les Français à Ancône, ils
y dansent et s'amusent comme à l'ordinaire ou plus
qu'à l'ordinaire. Nous ne savons rien de ce qui se fait
en France, le Pape s'étant avisé (un peu tard, ce me
semble) d'interdire l'entrée de tous nos journaux dans
ses états. Quant à mon indifférence radicale en matière
de politique, elle tient à une chaîne d'idées plus étendue
que vous ne pensez, aussi nous n'en parlerons plus.
Napoléon dit quelque part qu'il est des choses qu'on ne
doit jamais écrire et d'autres qu'on ne doit même jamais
dire. Il a mille fois raison.
Je pars invariablement le 2 mai, j'irai d'abord à Flo-
rence et à Livourne où je m'embarquerai pour l'île
d'Elbe et la Corse ; après quelques courses de peu de
durée je reviendrai en terre ferme et rentrerai en France
par les Alpes. Je vous écrirai encore une fois de Rome
avant mon départ.
Dites-moi en détail ce que je dois faire pour les cha-
peaux de paille ; madame Vernet me donnera des conseils
pour cette emplette1.
Vous me demandez quels succès obtiennent mes
compositions?... mais vous savez bien, chère maman,
qu'il n'y a point de musique dans ce pays-ci ; il n'y a
pas seulement moyen d'y faire exécuter un quatuor. Ils
1. Sur cette commission de chapeaux de paille d'Italie, voir la
lettre -lu 21 mai 1832.
LES ANNÉES ROMANTIQUES. 198
sont à deux cents ans en arrière de la civilisation, et quand
je leur parle de nos richesses musicales de Paris, ils
ouvrent des yeux que Tâtonnement rend presque stu-
pides. Ce sont des enfants de huit ans. Pour les succès
de salon, ils ne m'ont pas manqué cet hiver; une petite
composition écrite dans ma dernière course aux monta-
gnes est devenue populaire et aristocratique1. On la
chante partout, depuis l'ambassade jusqu'aux ateliers
de sculpture; j'ai le malheur, du matin au soir, de l'en-
tendre écorcher dans les corridors, au jardin, même dans
les rues de Rome ; on me la fait suer.
Je compte les jours qui me restent encor à passer
dans cette sotte caserne. Je reverrai Rome avec plaisir
pour ses sublimes plaines et ses délicieuses montagnes,
mais alors je serai libre et aujourd'hui je ne le suis
pas ; alors une absence forcée ne me rendra pas malade
de besoin de musique, je viendrai au contraire m'y
délasser, comme dans un beau jardin que j'apprécierai
bien mieux.
H. B.
P. -5. — Je voulais écrire à Nanci mais je suis trop
mal disposé, je sens un mauvais accès me prendre et je
renvoie à un autre jour.
Communiqué par madame Chapot.
1. La Captive, sur les vers de Victor Hugo (les Orientales).
196 LES ANNÉES ROMANTIQUES.
a humbert ferrand, Rome, 26 mars 1832 (Let. int.,
H 2). Idées sur la musique en prose. Projet de collaboration
(le Dernier jour du monde). Impressions de voyage.
a Ferdinand HiLLER, Florence, 13 mai 1832 (M., 97).
« J'ai laissé Rome sans regret. La famille d'Horace Ver-
net m'a donné, à mon départ, des marques d'attachement
et d'affection... Mademoiselle Vernet est toujours plus jolie
que jamais, et son père toujours plus jeune homme... »
— Duprez. — Il rentre directement en France. Son aversion
pour Bellini.
XXI
A SA MERE
Milan, 21 mai [1832].
Chère maman,
J'ai reçu votre dernière lettre l'avant-veille de mon
départ de Rome; si je n'y ai pas répondu, c'est que je
comptais le faire ici. Je crains cependant que mon
silence ne vous ait paru inquiétant, mon voyage depuis
Rome ayant duré plus longtemps que je ne pensais.
C'est terriblement loin. Je n'ai demeuré que trois jours
à Florence où j'ai trouvé beaucoup de gens de ma con-
naissance.
Je ne suis ici que depuis hier, et déjà j'ai reçu deux
invitations. Milan est une vraie grande ville, c'est
presque comme Paris. Me voilà plus près de vous de
LES ANNÉES ROMANTIQUES. 197
cent quatre-vingts lieues. Je ne sais combien de temps
je m'arrêterai ici, ainsi ne m'y écrivez pas. J'espérais
trouver à la poste une lettre d'Adèle, pourquoi n'y est-
elle pas?
Encor des bêtises à Grenoble î ils sont donc stupides * 1
Le temps me dure pourtant de la revoir, cette bonne
ville de Grenoble ; je n'ai plus que les Alpes à passer.
Je sais que la fatigue de ce passage me paraîtra bien
peu de chose en comparaison de ce que nous avons
éprouvé en traversant les Apennins, de Florence à
Bologne. Il faisait très froid, et un vent à faire craindre
d'être emportés.
M. Horace a été très facile pour arranger mes affaires,
et toute sa famille m'a comblé à mon départ de marques
particulières d'attachement ; je n'ai pu douter d'en être
vivement regretté; je vous le dis, chère maman, pour
vous prouver que je ne suis pas aussi sauvage et inso-
ciable que vous me le reprochez quelquefois.
Je pense que tout le monde va, sinon bien, au moins
comme à l'ordinaire, à la maison. Mon beau-frère
doit être revenu de Dijon. J'ai acheté à Florence les
chapeaux que vous m'aviez recommandé d'apporter
pour mes sœurs ; je vous avoue qu'ils m'ont déjà fait
1. Pendant le carnaval de 1832, une querelle avait éclaté entre
des soldats de la garnison et des masques : cet incident provoqua
une telle effervescence dans la population que le régiment dut
quitter la ville au milieu des huées. D'où l'expression : « Faire une
conduite de Grenoble. »
H»<S LES ANNÉES ROMANTIQUES.
éprouver de furieuses tribulations pour les douanes 4
mais j'y suis fait à présent et je me moque du reste.
J'ai reçu à Rome, la veille de mon départ, le troi-
sième numéro de la Revue européenne, un mois et demi
après l'impression de mon article ; je pense que vous
la recevez toujours.
Si vous recevez une lettre de Berlin pour moi, il fau-
dra la garder. Parbleu, c'est bien clair, puisque vous ne
sauriez pas où me l'adresser ; je vous dis là une sottise.
Adieu, chère maman,
Je vous embrasse tendrement.
H. BERLIOZ.
Communiqué par madame Chapot.
a humbert ferrand, Turin, 25 mai 1832 (Let. int.,
Ho). « Je vois les Alpes ! » A Milan, il a entendu pour la
première fois un vigoureux orchestre. Donizetti, Pacini.
Vaccaï. Le public. « Si jamais j'écris pour ces butors je
mériterai mon sort ; il n'en est pas de plus bas pour un
artiste. »
1. Un carnet de notes (sur papier à musique), conservé par la
famille, porte des traces curieuses de ces tribulations. Berlioz y
inscrit au jour le jour, parmi ses dépenses de voyage, dos
,ii ticlcs tels que : « Pour les chapeaux, douane de Bologne, trente
baïocchi; deux francs à la douane de Modène pour les chapeaux;
deux francs vingt-cinq centimes à la douane de Parme pour les
chapeaux ; à la douane milanaise, pour les chapeaux, quatre francs ;
à Milan, deux francs douane, chapeaux, et un franc et demi à la
douane de Saint-Martino; douane de Cliapareillan, cinquante-six
sous. » Mous relevons encore, dans cette comptabilité : « A Milan,
deux francs cinquante de sous-pieds en chaîne de laiton; même
somme, théâtre délia Cambiana ; un col, Turin, trois francs, etc. »
11 n'est pas de détails négligeables pour les grands hommes !
LES ANNEES ROMANTIQUES. 199
XXII
A THOMAS GOUNET
La Côte-Saint-André. 11 juin 1832.
Mon carissime Gounet,
Donnez-moi vite de vos nouvelles, je vous en prie
en grâce. Vous pouvez penser si j'ai des sujets d'inquié-
tude sur votre compte, au milieu de tout cet affreux
galimatias1. J'arrive de Rome il y a peu de jours, je
me suis arrêté à Florence, à Milan et à Turin ; je suis
censé en Italie, et en conséquence je ne pourrai me
montrer à Paris qu'au mois de novembre pour y donner
quelque concert, si le ciel le permet, et de là partir pour
Berlin.
Pourquoi pendant ces jours mauvais m'avez-vous
laissé sans me donner signe de vie?... Il n'y a pas
besoin de m'écrire de longues lettres si vous n'en avoz
pas le temps; quelques lignes suffiront.
Aussitôt après votre réponse, qui, je l'espère, ne se
fera pas attendre, je vous enverrai une petite lettre
pour Cazalès dont je vous expliquerai le contenu et au
moyen de laquelle je pourrai, je pense, vous faire tou-
cher l'argent que je vous dois depuis si longtemps. Je
1. Le choléra, troubles politiques, insurrections diverses.
200 LES ANNÉES ROMANTIQUES.
vous traite bien sans façon, il est vrai, et je crains que
vous ne me disiez comme Lucullus : « Je ne savais pas
être si fort de vos amis... » Mais non, franchement, je
ne le crains pas ; vous savez très bien que vous m'avez
donné le droit de vous regarder comme un de mes
meilleurs et de mes plus solides amis.
Comme le règlement de l'Académie me confine en
Italie pour le reste de cette année, ne parlez pas trop
de mon arrivée en France, cela pourrait compromettre
M. Horace et moi. Toutefois, je voudrais bien avoir des
nouvelles de M. Lesueur ; tâchez de m'informer aussi du
sort de mes autres connaissances, Desmarest, Prévost,
Casimir, Turbri, Girard1, si vous pouvez.
Hiller est à Francfort, j'ai reçu une lettre de lui à
Florence. Ne vous a-t-il pas embarrassé d'un paquet
pour moi ?. . .
Je vais voir Ferrand à Belley, la semaine prochaine ;
adressez néanmoins à la Côte votre réponse.
Adieu, mon cher ami.
Tout à vous.
H. BERLIOZ.
Lettres à Gounet.
a humbert ferrand, La Côte, samedi 16 juin 1832
(Let. int., 118). Annonce de sa prochaine visite.
au même, La Côte, vendredi 22 juin 1832 (id.). Il s'ex-
cuse d'être obligé de différer sa visite.
1. Pirvust (E.-P.), camarade- de Berlioz à la classa do Lesueur.
Sur Girard, voy. ci-après, p. "238.
LÈS ANNÉES ROMANTIQUES 201
XXIII
A THOMAS GOUNET
Grenoble, 10 juillet 1832.
Mon cher Gounet,
Je vous envoie la petite couyonade ou couïonnade ' en
question. C'est mon beau-frère, M. Pal, qui vous la
remettra. J'ai essayé de mettre quelques notes sur la
jolie poésie que vous m'avez envoyée, mais sans y
réussir; elle a une teinte satirique qui m'a, je crois,
gêné. Si je réussis plus tard, je vous l'enverrai. Voulez-
vous avoir la bonté de m' envoyer, par la même occa-
sion, un exemplaire de vos mélodies, s'il en reste
encore chez Schlesinger. J'ai promis à madame Lacroix,
dame d'honneur de la reine Hortense à Rome, de les
lui envoyer et je ne voudrais pas manquer à ma parole.
J'ai donné à Mendelssohn le dernier exemplaire qui
m'était resté.
(J'espère que je n'ai pas oublié la conjugaison du
verbe envoyer.)
Je suis dans un état de stupidité complet depuis quel-
ques jours ; ainsi ne m'en veuillez pas de l'insignifiance
de ma lettre. Il fait trop chaud. Je m'ennuie trop. Mes
idées sont trop sombrement violentes. Je suis fort bète.
Je n'ai pas encore vu Ferrand. Desmarest m'a ponc-
1. C'est la romance la Captive que désigne cet élégant vocable1.
201 LES ANNEES ROMANTIQUES.
tuellement répondu. Si vous le voyez, dites-lui de ne
pas s'impatienter si je ne réponds pas encore à ses
questions. J'attends d'être retourné à la Côte. Ici je
n'ai fait jusqu'à présent que mon métier ordinaire de
vagabond ; de campagne en campagne, oncles et tantes
et cousines et amis mariés, d'autres se mariant, noces
et festins, parties de boules, baignades, sottes réflexions,
tambours en troupes nombreuses que j'aime à suivre
comme les enfants. Voilà.
Adieu, mon cher ami. Vous voyez que ce n'est pas
ma faute et que je suis vraiment bête comme un cons-
pirateur.
II. BERLIOZ.
P.-S. — Quand vous m'écrirez à la Côte, mettez mes
deux noms pour que la lettre ne soit pas remise à mon
père.
Je pense que vous avez les Orientales ; comme je ne
sais pas tous les couplets de la Captive, je ne les ai pas
copiés.
Je retourne à la Côte dans trois jours.
Lettres à Gounet.
a humbert fer r and, Grenoble, 13 juillet 1832 (Lel.
int., 119). Projet de réunion. Le monde au milieu duquel
il vit est « le plus prosaïque, le plus desséchant ».
a madame horace vernet, La Côte-Saint-André,
25 juillet 1832 (Çorresp. inéd., 99). Lettre de courtoisie, où
Berlioz révèle qu'il pouvait, quand il le voulait, être homme
du monde Ion I comme nn autre.
LES ANNÉES ROMANTIQUES. 103
a Ferdinand hiller, La Côte, 7 août 1832 (Gorresp.
inéd., 103). Persiflages divers. Il copie les parties du Mélo-
logue.
XXIV
A SA SOEUR ADÈLE
[La Côte-Saint-André, août 1832.]
Ma bonne, belle, chère et excellente Adèle,
Je ne sais pas que t'écrire. Il n'y a rien ici de nouveau
en bien ou en mal. Mon père va comme à l'ordinaire, il
se couche à huit heures et demie presque toujours ; hier
soir seulement madame Pion est venue nous voir et a
parlé, parlé, parlé pour quatre, pour cent, pour trente
mille. Madame Chaînon est arrivée; c'est ce qui avait
occasionné ce flux de paroles. Je n'ai point encore de
nouvelles de Ferrand, qui sera sans doute retourné en
Suisse pour son affaire. En conséquence j'attends tou-
jours. Je travaille tant que le pouce commence à me
faire mal. Je viens de faire deux visites, une à madame
Bert la jeune, et l'autre à madame Desplagnes ' dont le
mari arrive ce soir de Grenoble. Elle m'a invité à dîner
pour demain. Xous attendons ce soir M. Joseph Rocher.
M. Angles* est destitué, c'est un secrétaire de la préfec-
1. Mesdames Pion, Chanron, Bert et Desplagnes, daines de la Côte-
Saint-André.
2. Parent d'Odile Berlioz (M"« LuIVaivl , cousine d'Heolur.
204 LES ANNÉES ROMANTIQUES.
ture du Puy-de-Dôme qui le remplace. Le pauvre homme
va peut-être se trouver bien gêné, lui qui aimait tant ses
aises.
Voilà bien des nouvelles. Ah ! attends, qui est-ce u-.°.nc
encore qui se marie?... Personne, je me trompais.
Je voudrais te dire quelque chose d'aimable, d'ado-
rable, je ne trouve rien ; rien de nouveau ni de beau.
Ainsi adieu, mille choses au grand-papa, atout le monde,
à mademoiselle Nanci et à madame Nanci surtout. Re-
mercie Camille ! pour moi de sa complaisance pour la
commission dont je l'avais chargé.
On dit que Casimir se marie incessamment à cause de
l'état fâcheux de son beau-père. Si tu le vois, mille ami-
tiés de ma part. Et à Odile2 donc aussi, dis-lui de
modérer un peu sa passion pour son mari ; ces grands
amours-là ne sont plus de mise, et deviennent ridicules.
Amuse-toi ferme... si tu peux. Va le soir au jardin,
n'oublie pas les glaces au café de l'Isère, va même au
spectacle, fais des folies, des extravagances.
Allons, je t'embrasse un torrent de fois.
Ton ami e fratello,
H. BERLIOZ.
Mademoiselle Adèle Berlioz, chez M. Pal, Grande Rue
Xeuvc, n° 10. Grenoble.
Communiqué par madame Clmpot.
1. Camille Pal, mari de Nanci Berlioz : souvent désigné par son
prénom dans les lettres.
2. Casimir Faure. Odile Berlioz.
LES ANNÉES ROMANTIQUES. 205
XXV
A HUMBERT FERRAND
Grenoble, lundi, le 20 août 1832.
Mon cher ami,
Je partirai d'ici pour les Abrels mercredi prochain à
midi, j'y serai à huit heures du soir; alors, si vous pou-
vez me venir prendre jeudi matin, tout ira bien; si non
j'irai à pied à Belley. Car je brave la chaleur au point
d'être venu de la Côte ici à pied dernièrement, parlant à
dix heures du matin '. Vous voyez que le soleil d'Italie
m'a bronzé.
Adieu a riveder lo.
H . BERLIOZ.
Collection de M. GaUon Calmann-Lévy.
XXVI
A THOMAS GOl' N E T
Belley, 25 août 1832.
Mon cher Gounet,
Mon beau-frère m'a apporté les deux exemplaires de
vos mélodies que vous m'avez envoyés et, de plus, une
1. Il y a cinquante-cinq kilomètres de la Côle-Saint-André à
Grenoble. Il y en a une quarantaine des Abrets à Belley.
12
206 LES ANNÉES ROMANTIQUES.
bonne et charmante lettre sur laquelle je ne devais guère
compter d'après les sottes quelques lignes que je vous
écrivis sous l'influence spleenique de la chaleur. Ma sœur
aînée se trouvant dernièrement aux eaux d'Uriage y a
rencontré madame votre mère et n'a pas manqué de
l'aborder; elles ont beaucoup parlé de nous deux; je
regrette bien de ne pas m'y être trouvé en même temps ;
mais il n'est pas bien loin celui où je pourrai, non seu-
lement parler de vous, mais parler à vous, ce qui vaut
encore mieux.
Je vous écris de chez Ferrand, que je quitterai dans
deux jours pour retourner à la Côte. J'ai encore tant à
copier pour mon prochain concert que je n'ose pas
perdre trop de temps.
Que vous dire de mon séjour en Dauphiné ? Je copie,
je mène mon petit frère à la chasse au filet, je lis M. de
Balzac, Saintine, Michel Raimond, puis je m'ennuie ; je
fais la partie de boules, puis je m'ennuie; je voyage dans
les campagnes voisines, puis je m'ennuie encore; je
pense à mes montagnes d'Italie où je m'ennuyais si libre-
ment; puis je les regrette et je m'ennuie de plus belle ;
enfin je mène une vie charmante.
Et vous, je pense que vous conjuguez aussi fort bien
le verbe « nous nous ennuyons, vous nous ennuyez ».
Tenez, je ne sais que vous dire; je ne voulais que
vous donner signe de vie; demain je vais avec Ferrand
aux eaux d'Aix chercher sa femme que je ne connais
pas encore.
L E S A X N É R S R 0 M A N T I Q D I". s . 1 0 7
Voilà tout ce que je puis vous dire déplus important.
Ce n'est pas... tenez, adieu.
Je suis fort bête aujourd'hui, et pourtant il vient de
pleuvoir.
Tout à vous. Votre dévoué,
II. BERLIOZ.
Lettres à Gounet.
a humbert ferrand, La Côte. 10 octobre 1832 (Letint.,
121). Invitation à venir le voir. Aura-t-il quelque chose à lui
montrer de leur« grande machine dramatique? » Il partira
pour Paris à la fin du mois.
au même, Lyon, 3 novembre 1832 {id., 122). Il part le
soir pour Paris. Préparatifs de concerts. Spleen.
M. Maignien, bibliothécaire de la ville de Grenoble, pos-
sède un passe-port (sans signalement ni signature) pour
Hector Berlioz, compositeur de musique et pensionnaire de
l'Académie de France, âgé de vingt-huit ans, pour aller à
Paris, le 28 octobre 1832.
CHAPITRE III
MARIAGE DE BERLIOZ
ANNÉES D'ACTIVITÉ PRODUCTRICE.
(Épisode de la vie d'un artiste: Harold en Italie;
travaux divers.)
(1833-1 83G)
A THOMAS GOUNET
[Paris, 7 novembre 1832.]
J'arrive à l'instant. Je loge rue Neuve-Saint-Marc,
n° 1, dans l'ancien logement d'H. Sm... C'est curieux1 !
Je meurs d'envie de vous embrasser; à ce soir à huit
heures, au café Feydcau.
H. BERLIOZ.
Letlres à Gounet.
1. Détail exactement conforme aux indications des Mémoires,
XLIV.
LES ANNÉES ROMANTIQUES. 209
II
A SA SOEUR ADELE
Paris, jeudi 8 novembre [1832].
Ma bonne Adèle,
Je t'écris six lignes comme je m'y étais engagé, pour
t'annoncer mon arrivée à Paris sans encombre. Je suis
si occupé des préparatifs de mon concert que je n'ai pas
un moment à moi. J'espère bien lever les obstacles de
peu d'importance qui se rencontrent toujours en pareille
occasion et je retrouve dans la coopération des artistes
toute la bienveillance sur laquelle ils m'ont donné le
droit de compter. Je ne suis arrivé que hier matin et
déjà ma machine musicale est en train. Je suis venu de
Vienne à Lyon avec M. Bernard de Grenoble. A Lyon
je me suis trouvé au spectacle à côté de madame Fleu-
vant, la sœur de madame Desplagnes dont elle m'a de-
mandé des nouvelles. De Lyon à Paris je me suis encore
trouvé en fort bonne société avec des amis de mes con-
naissances de Paris. J'ai été reçu ici par tout mon
monde avec la plus vive affection. J'ai dîné hier chez
M. Lesueur. Je vais voir Alphonse; c'est un voyage, car
je loge à une lieue de lui, rue Neuve-Saint-Marc.
n° 1.
12.
-210 LES ANNÉES ROMANTIQUES.
Adieu, ma chère sœur, je l'embrasse ainsi que maman
et mon père.
Ton ami,
H. BERLIOZ.
Communiqué par madame Chapot.
I. A. H. L'INTENDANT GÉNÉRAL DE LA LISTE CIVILE,
Paris,- vendredi 9 novembre 1832. [Çorresp. inéd., 166). De-
mande de la salle du Conservatoire pour y donner un concert
le dimanche 2 décembre.
Le concert de Berlioz eut lieu, non le 2, mais le 9 dé-
cembre. Le programme comprenait l'intégralité de Y Épisode
de la vie d'un artiste, — c'est-à-dire la Symphonie fantas-
tique, notablement remaniée depuis sa première audition,
et le Retour à la vie, mélologuc pour soli, chœur, orchestre
et monologues déclamés, exécuté pour la première fois.
Miss Smithson assistait à ce concert, composé des œuvres
qu'elle avait inspirées.
III
A SA SOEUR ADELE
(Paris], 10 décembre [1832].
Chère Adèle,
J'ai obtenu hier un succès extraordinaire. Presque
tout a été bien exécuté et senti. J'ai été écrasé d'applau-
dissements, et, ce qui ne m'était jamais arrivé, rede-
mandé à grands cris par le publie qui avant de sortir de
LES ANNÉES ROMANTIQUES. 211
la salle a voulu me voir ; j'ai donc été obligé de paraître
sur l'avant-scène au milieu de la grêle retentissante de
bravos du public et de l'orchestre. Je suis presque bien
aise, bonne sœur, que tu ne te sois pas trouvée là, tu
en aurais pris une attaque de nerfs. Je suis sûr aussi
que cela aurait fait mal à mon père. Mon nouvel ou-
vrage, le Mélologue, dont j'ai fait aussi les paroles, a été
joué par notre admirable tragique Bocage qui a été d'un
sublime irrésistible. Je suis encore fatigué des embras-
sades, des transports de tout ce monde, et entre autres
de Paganini, de V. Hugo, d'A. Dumas, de Pixis,
d'A. Nourrit, de je ne sais combien de gens, hommes et
femmes, qui sont montés au théâtre pour me voir.
J'ai vu que j'avais fait un fameux progrès sur mes
propres sensations, car je n'ai pas été faible un seul
instant; ah! si, cependant; quand Bocage, encore pâle
d'émotion, s'est élancé au foyer et m'a embrassé avec
fureur à trois reprises, j'ai failli me compromettre et
laisser échapper des larmes.
J'ai obtenu encore un bien autre suffrage, plus inat-
tendu, et qui est le sujet de toutes les conversations ; je
te dirai cela plus au long une autre fois '.
Pour l'argent, je ne sais pas encore à combien s'est
montée la recette, je crois que j'y gagne quelques cen-
taines de francs.
On me tourmente pour redonner une seconde repré-
1. L'application de ce paragraphe à miss Smithson est facile.
212 LES ANNEES ROMANTIQUES.
sentation, à laquelle certainement je gagnerais beau-
coup ; je vais voir si la chose est possible d'ici à une
quinzaine. Il n'y a encore aujourd'hui que la Quotidienne
et les Débats qui parlent de moi, je vous enverrai tous
les articles de journaux qui paraîtront là-dessus.
Adieu, embrasse bien pour moi maman et mon père.
Je vous enverrai le Méloîogue dès que j'aurai le temps
d'aller à la grande poste.
H. BERLIOZ.
Communiqué par madame Chapot.
IV
A SON PERE
[Paris], 14 décembre 1832.
Cher papa,
Je vous envoie aujourd'hui dix exemplaires de Mélo-
îogue avec quelques journaux ; je vous aurais adressé
tous ceux qui ont parlé de moi, mais plusieurs n'étant
pas timbrés, je n'ai pu les mettre à la poste ; je m'en
procurerai d'autres que je vous enverrai avec ceux qui
n'ont encore rien dit. Fétis, qui a reçu en plein sur la
figure le soufflet que je lui avait adressé dans le .Mélo-
îogue dans la tirade des arrangeurs et correcteurs, s'en
est vengé aujourd'hui dans un article virulent du
Temps où la passion perce de toutes parts. N'importe! le
succès est immense, je remis tous les jours une paco-
LES ANNÉES ROMANTIQUES. 213
tille de lettres de gens inconnus qui me complimentent
avec effusion. M. d'Argout m'en a écrit une charmante
avant-hier. On redemande le concert de tous côtés et je
vais le redonner ; je suis sûr d'avoir une brillante recette.
Je reçois des coups de chapeau dans les rues, au théâtre,
de gens que je n'ai jamais vus ; c'est un brait de cli-
quetis de conversations dans les salons, à l'Opéra, au
foyer, aux coulisses, il n'est question que de mon con-
cert partout. Bocage, dans mon rôle de l'artiste, a été
sublime de verve, de sensibilité, d'inspiration et de
malice. Dans la tirade sur les arrangeurs et celle des
brigands, il a été interrompu par des applaudissements
sans fin. A celle: «Oh! que ne puis-je la trouver cette
Juliette, cette Ophélie, que mon cœur appelle ! » les
mouchoirs ont commencé à se montrer.
L'orchestre, composé des mêmes exécuteurs, sera
fort et hardi la prochaine fois ; ce qui lui a manqué,
c'est l'assurance. Avec une nouvelle répétition soignée
et payée, tous les détails, toutes les nuances sortiront.
Je vous prie de donner un Mélologue à Edouard,
un à Charles Bert, un à madame Pion qui me l'avait
demandé, et deux à Laurent, qui en enverra un à Figuet
à Beaurepaire, également promis. Hippolyte1 aussi, s'il
est à la Côte.
1. Edouard et Hippolyte Rocher. — A. Figuet du Feuillant, ou
simplement « Dufeuillant », de Beaurepaire, ami commun d'Hec-
tor Berlioz et de son futur beau-frère Marc Suât. — Beaurepaire,
chef-lieu de canton de l'Isère, proche de la Cùte Saint-André.
214 L'ES ANNÉKS li « 1 M AXTIQl'LS.
Adieu, mon cher père, je vous embrasse tendrement
ainsi que maman, Prosper, et la bonne Adèle.
H. BERLIOZ.
Je n'avais point envoyé de billets à Castil-Blaze, ainsi
j'ai évité le feuilleton du Constitutionnel.
Communiqué par madame Chapot.
A FRANZ LISZT
[Paris,] 19 décembre 1832 .
Mon cher Lilz (sic),
Vous m'avez donné une grande preuve d'amitié hier
matin; mais il eût mieux valu pour moi que ce fiït sur
un autre sujet. Depuis que je vous ai quitté, j'ai eu avec
H: S. une scène qui, sans vous, m'aurait noyé dans Un
bonheur sans mélange, dans une ivresse qu'aucune
langue ne peut exprimer; cette joie, cette rage d'amour,
ont été empoisonnées, mais je bois le tout ensemble,
dussé-je mourir au bout.
Tout en elle me ravit et m'exalte; l'aveu franc de ses
sentiments m'a consterne et rendu presque fou. Je vous
demande, au nom de notre amitié, de ne plus reparler
ni a moi ni à d'autres de ce que vous m'avez dit. Nous
n'en sommes pas encore au mariage.
LES ANNÉES ROMANTIQUES. 215
Je ne la quitterai jamais. C'est mon étoile. Elle m'a
compris. Si c'est une erreur, on doit me la laisser; elle
embellira les derniers temps de ma vie, qui, je l'espère,
ne sera pas longue. On ne peut résister longtemps à de
pareilles émotions. Éteignez, je vous prie, tout entretien
là-dessus avec Dumas, et Hiller quand il sera ici ; dites
même le contraire de votre pensée, il le faut, je vous le
demande à genoux.
Oui, je l'aime! je l'aime! et j'en suis aimé. Elle me
Va dit hier devant sa sœur; oui, elle m'aime, mais je
n'en parle qu'à vous, je veux enfouir mon bonheur, s'il
est possible. Ainsi, silence! Il n'est rien aujourd'hui qui
puisse nous séparer. Elle a su l'aventure de mademoi-
selle Moke, il a fallu lui tout raconter; c'était elle, elle,
H. S. qui me manquait; mon existence est complète,
voilà le cœur qui devait répondre au mien. Ne prenez
pas en pitié ce que je vous écris ; il faut respecter l'amour
et l'enthousiasme quand ils sont aussi profonds et aussi
intimes que ceux que je ressens.
Adieu, mon ami, vous devez comprendre aujourd'hui
ce que mon cœur attend du votre.
HECTOR BERLIOZ.
P. -S. — Notre concert est remis au dimanche 30 dé-
cembre.
Communiqué par M. Emile Ollivier (publié en partie clans
son roman Marie-Magdelcine).
Berlioz et Liszt avaient fait connaissance lors de la pre-
mière audition de la Symphonie fantastique (voy. Mémoires,
216 LES ANNÉES ROMANTIQUES.
ch. xxxi, confirmés par la lettre ci-dessusdu 6 décembre 1830).
Cette lettre est la première de leur longue et précieuse cor-
respondance qui nous soit parvenue. On peut remarquer que
le tutoiement amical, qui n'a jamais cessé par la suite, n'est
pas encore en usage entre eux.
En ce qui concerne le fond de cette lettre, disons dès main-
tenant que Liszt, un peu enclin à colporter certains propos,
tint à honneur de réparer le tort que ceux-ci auraient pu
causer à miss Smithson en acceptant d'être témoin de son
mariage avec Berlioz, lorsqu'il fut célébré dix mois plus
tard. La lettre que lui écrivit son ami au lendemain de la
cérémonie, et la confidence qu'elle contient, dut achever de
dissiper ses dernières inquiétudes s'il en avait encore. (Voir
ci-après, lettre du 7 octobre 1833).
Sur l'exubérance de la passion de Berlioz pendant cette
période de crise, on peut comparer à ces lettres le récit
rapporté par Ernest Legouvé dans ses Soixante ans de souve-
nirs. D'après cet écrivain, Eugène Sue et lui-même auraient
été promus par l'artiste aux emplois, l'un de « conseiller
ordinaire », l'autre de « confesseur adjoint ». Il est bien vrai
que cet amour romantique ne connut jamais le mystère, non
pas même la plus simple discrétion !
VI
A ALBERT DU BOYS
Paris, 5 janvier 1833.
Mon cher Albert,
Je profite d'un moment de liberté et d'isolement pour
vous répondre : ces moments-là sont rares 'aujourd'hui
LES ANNÉES ROMANTIQUES. 217
dans mon tourbillon. Je vous remercie d'abord de l'in-
térêt affectueux que vous prenez à ma carrière musicale.
Oui, sans doute le succès du premier concert et celui du
second ont été fort grands, mais un suffrage dont je
vous parlerai tout à l'heure est venu s'y joindre et m'a
noyé, submergé de bonheur. J'ai failli devenir fou.
Avant de vous dire ce que c'est, vous saurez que votre
charmante traduction a été chantée et qu'on la grave en
ce moment-ci1. Je vous en enverrai avec la Captive
d'Hugo et le Chant du Bonheur lorsque tout cela aura
paru . Seulement je crois que vos daines ne pourront
chanter que la Captive, le reste étant écrit très haut
pour un ténor, et d'un genre qui ne leur plaira pas. Je
vous adresserai aussi un exemplaire du mélologue si
vous n'en avez déjà.
Assez parlé de la terre, voilà mon ciel.
Quel roman invraisemblable que la vie !
Henriette Smithson a été amenée à mon concert,
ignorant qu'il était donné par moi ; elle a entendu l'ou-
vrage dont elle est le sujet et la cause première, elle
en a pleuré, elle a vu mon furieux succès. Cela est allé
droit à son cœur, elle m'a fait témoigner après le con-
cert tout son enthousiasme, on m'a présenté chez elle ;
elle m'a écoulé tout en larmes, lui racontant comme
Othello les vicissitudes de ma vie depuis le jour où je
1. La ballade du Pêcheur, d'après Goethe, chantée dans le Retour
û la vie.
13
218 LES ANNÉES ROMANTIQUES <
l'aimais, elle m'a demandé grâce pour les tourments
qu'elle m'a\ait fait souffrir (sans le savoir, car elle igno-
rait presque tout) et enfin le 18 décembre, en présence de
sa sœur, j'ai entendu ces mots : « Eh bien, Berlioz... je
vous aime. » Depuis lors tous mes efforts se sont bornés
à éteindre le volcan de ma tête, j'ai cru perdre la rai-
son. Oui, elle m'aime ! elle a un cœur de Juliette; c'est
bien là mon Ophélie ! Quand je ne puis la voir, nous
nous écrivons jusqu'à trois lettres par jour, elle en
anglais, moi en français ' ; oh ! mon cher, il y a donc
une justice au ciel! je ne le croyais pas. Mon art, ma
pensée, c'est à vous deux que je dois d'être ainsi ! Ma
chère symphonie I je voudrais la meUre sur un autel et
lui brûler des parfums ! Quel amour, Albert, quelle
idolâtrie ! quanti palpili ! vous avez été témoin de mes
angoisses, vous figurez-vous ce que je dois éprouver?...
Ce n'est pas un amour des sens, non, c'est le cœur seul
et la tête qui sont parfumés de ce sentiment sublime.
Mais elle est dans un moment de chagrins et de peines
cruelles que tous mes efforts ne peuvent alléger; cela
me désespère; je voudrais au prix du sang de mes
veines lui épargner un instant de souffrances et je ne le
puis. Ne croyez pas, Albert, que notre amour, nos entre-
vues soient d'une autre nature que ce que l'honneur
d'une femme peut lui permettre; non, vous vous Irom-
1. Sauf un unique billet, rien n'a été conservé de cette corres-
pondance, qui ne devait pas manquer d'être grandement intéressante
LES ANNÉES ROM ANTIQUES . 21'.J
periez. Au contraire, elle est d'une réserve dans nos
lète-à-tète qui me tue. Mon Ophélie !!!... Je demeure
quelquefois des heures entières à genoux devant elle,
tenant ses mains dans les miennes, regardant naître
lentement des larmes dans ses yeux, jusqu'à ce qu'un
baiser descendant sur mon front, je me lève, je rugis,
je la brise dans mes bras, nous nous promenons à
grands pas dans le salon, nous récriant sur l'étrange
destinée qui, des deux bouts de ('Europe nous a l'ait
accourir à Paris au même moment pour nous réunir.
Elle doit jouer bientôt dans une grande représentation
le Roméo de Shakespeare, il est convenu que j'y assis-
terai (pour toutes les autres représentations, elle a exigé
que je n'y parusse pas, ma présence pouvant la trou-
bler;. Oui, j'y serai, et après la tragédie le véritable
lioméo, celui qu'a créé Shakespeare, moi enfin, oui moi,
je serai aux pieds de ma Juliette prêta mourir, prêt à
tivre même si elle veut...
Oh!!! parle donc, mon orchestre...
Adieu, cher bon Albert. Jusqu'au moment où il fau-
dra bien Cfùë mes parents le sachent, gardez-moi le
secret le plus absolu. D'Ortigue a eu l'imprudence de le
dévoiler à demi dans ma biographie de la Revue de
Paris1; avez-vous lu cela?... à présent, froidl
1. Premier article biographique écrit sur Berlioz, reproduit
dans le Balcon de l'Opéra, livre de Joseph d'Ortigue qui parut
dans la même année 1833. Berlioz a contribué à la rédaction par
des notes dont l'original, écrit de sa main, appartient à la Biblio ■
tlièque du Conservatoire.
220 LES ANNÉES ROMANTIQUES.
Je réponds à vos questions pour votre ouvrage ; il ne
faut pas songer à imprimer à Paris sans être présent,
cela est sûr, vous manqueriez votre succès.
Adieu, mon cher ami, tout à vous, vous ne m'en vou-
drez pas de vous avoir désigné dans le mélologue sous
le nom d'Horatio, ami d'Hamlet1.
H. BERLIOZ.
P. -S. — Écrivez-moi tout de suite et dites- moi un
peu comment on jase de tout cela à Grenoble. La Revue
de Paris aura produit son effet.
Un amour de cinq ans concentré, qui a résisté atout,
même à une passion épisodique 2 ! Le fer était rompu
dans la plaie.
Mon Dieu 1 qui est-ce qui pourra jamais exprimer?...
rien, pas même la musique.
Communiqué par M. P. Du Boys.
1. « Je ne me trompe pas : c'est la ballade du Pêcheur de Goelhe
qu'Horatio traduisit et dont je fis la musique pour lui plaire il y
a quatre ou cinq ans. Nous étions heureux alors. Son sort n'a pas
changé; et le mien... » (Le Retour à la vie).
2. « Passion épisodique» : autre expression de ce que Berlioz
qualifie ailleurs: «distraction violente », voire «épisode bouflbn ».
LES ANNÉES ROMANTIQUES. 221
VII
A MONSIEUR LE MINISTRE DU COMMERCE
ET DES TRAVAUX PUBLICS
[Paris,] 19 janvier [1833].
Monsieur le Ministre,
Les encouragements donnés aux Beaux-Arts par un
gouvernement éclairé et protecteur n'ont guère été
appliqués jusqu'ici qu'à la littérature et aux arts du
dessin ; la musique n'y a jamais eu qu'une faible
part. Il semble cependant qu'elle tienne assez de
place dans les habitudes des peuples civilisés pour être
admise plus largement au partage du bienfait.
Ce qui arrête le plus souvent l'artiste dans son essor
et le fait reculer devant le pénible travail d'une grande
composition, c'est la difficulté des moyens d'exécution.
Rien que les frais de papier et de copie pour un
ouvrage de quelque étendue s'élèvent à des sommes
considérables.
J'ai tenté, monsieur le Ministre, et avec de fort minces
ressources, une entreprise qui pouvait justement passer
pour téméraire. J'ai composé une œuvre musicale
remplissant exclusivement la durée ordinaire d'un con-
cert, trois heures ; et par mes soins elle a été exécutée.
Le succès a dépassé mes espérances sous le rapport de
1*2-2 LES ANNEES ROMANTIQUES.
l'art : j'ai recueilli des témoignages précieux. C'est
ce qui m'enhardit, monsieur le Ministre, à réclamer de
votre bienveillance une indemnité pour les dépenses
premières qui m'ont amené à pouvoir produire ma
composition. Ces dépenses ne s'élèvent pas à moins
de cinq cents francs. Je regarderais le remboursement
de cette somme comme un encouragement suffi-
sant pour me livrer de nouveau au travail avec
ardeur. Elève de l'école française, j'ai le devoir et le
désir de justifier de mon mieux cette honorable qualité.
J'ai l'honneur d'être respectueusement, monsieur le
Ministre, votre très humble serviteur.
HECTOR REF. LIOZ.
Communiqué par M. Albert Geloso.
Une note inscrite au crayon en marge de cette pétition
indique la matière de la réponse, dont la minute (égale-
ment conservée par M. Geloso) donne la teneur complète.
Elle est datée du 3 février. Nous en détachons ces mots:
« Je n'ai à ma disposition aucun fonds sur lequel je
puisse imputer une dépense de cette nature, et je vous en
témoigne mes regrets.
» Je saisis cette occasion pour vous rappeler qu'ayant rem-
porté le grand prix de composition musicale en 1832 et étant
à ce titre pensionnaire du Moi, vous devez, aux termes des
règlements qui régissent l'Académie, être en Allemagne
depuis le Ier janvier de L'année courante, et je vous engage
à vous y rendre sans délai. »
Il y a une erreur assez grave dans ce document officiel.
Ce n'est pas en 183-2. mais en 1830, que Berlioz remporta
lo grand prix île composition musicale. Quant au voyage
LES ANNÉES ROMANTIQUES. 223
en Allemagne auquel l'obligeait le règlement, nous verrons
par les lettres qui vont suivre que, jusqu'au commence-
ment de septembre il n'avait pas renoncé à la perspective
de l'effectuer. Pourtant il ne l'accomplit pas. Les Mémoires
(klv) disent à ce sujet:» Le ministre de l'Intérieur m'avait
dispensé du voyage en Allemagne, o Nous ne connaissons
aucun document relatif à cette dispense.
Notons que, d'après cette dernière lettre et sa réponse,
le bureau «1rs Beaux-Arts était alors rattaché au Ministère
du Commerce et do Travaux publics, troisième bureau,
tandis qu'en 1828 et 1830 (voir ci-dessus) il dépendait de
l'Intérieur; c'est d'ailleurs à ce dernier Ministère que les
Mémoires attribuent la dispense du voyage en Allemagne en
cette même année 1833.
a d'ortigue, Paris 19 janvier 1833 (Corresp. inéd., lUT).
« Je vous parle de chants tandis que Rome brûle... Jamais
plus intense douleur n'a rongé un cœur d'homme ! Je suis
au septième cercle de l'enfer. — A propos, je vais faire un
opéra italien fort gai, sur la comédie de Shakespeare.
Beaucoup de brait pour rien. — Oh! oh! Damnation! je
broierais un fer rouge entre mes dents!... »
VIII
A B \ SOBUK ADÈL1
23 janvier 1833.
Chère Adèle,
Tu as dû voir que nos dernières lettres s'étaient croi-
sées; je te remercie de ta tendre inquiétude, mais je
n'étais pas malade.
Je suis excessivement préoccupé de mille manières.
22 i LES ANNÉES ROMANTIQUES.
J'ai demeuré quinze jours sans rien faire, et à présent
mon activité me reprend. Je suis obligé de surveiller
les graveurs, les imprimeurs, les éditeurs; Schlesinger
grave trois morceaux de mon mélologue; j'enverrai tout
cela à Nanci avec la ballade de la Captive, quand tout
aura paru.
Mon début dramatique est à peu près fixé. Il faut que
toute ma carrière soit bizarre. Je débuterai par le Théâtre
Italien. Je suis fort bien vu à cette administration, et
comme on n'y joue que des ouvrages déjà connus en
Italie, je suis seul à écrire du nouveau pour elle.
Je viens de ce pas de porter au théâtre le plan du
libretto, dont j'ai moi-même choisi et arrangé le sujet '.
Ces messieurs vont le lire, et, s'il leur convient, ils me
mettront immédiatement en rapport avec un poète
italien qui l'écrira sous mes yeux. Il n'y a point de droits
d'auteur à ce théâtre ; mais ils me donneront une repré-
sentation à bénéfice dont le produit moyen est de cinq
mille francs, et qui peut s'élever à huit mille.
Je contracterai un engagement écrit, sans quoi, rien.
Ce serait pour le mois d'octobre prochain, dans neuf mois.
Si tout cela se conclut, comme je l'espère, je vous en
informerai2.
1. Beaucoup de bruit pour rien (voir lettre du 19 janvier, à
d'Ortigue).
•1. Cela ne se conclut pas. 11 fallut près de trente années pour
que Berlioz réalisât son projet de mettre en musique (avec un
livret français cette fois) la conu'die de Shakespeare: on sait qu'il
lui emprunta le sujet de Béatrice et Bênédkt, sa dernière œuvre.
LES ANNÉES ROMANTIQUES. 225
Comment va-t-on à la maison?... Il y a terriblement
longtemps que IS'anci ne m'a écrit.
Mon oncle est arrivé en garnison ici depuis trois jours.
Son régiment a seulement fait son entrée ce matin. Je
les ai vus passer sur le boulevard, ils sont superbes.
Adieu, ma bonne, mon excellente so:-ur, aime-moi
toujours comme je t'aime.
II. BERLIOZ.
Communiqué par madame Chapot.
A d'ortigde, 5 février 1833 (Corresp. inéd., 108). «Je n'ai
rien que du bonheur à vous annoncer. Le soleil luit en ce
moment-ci du plus vif éclat... Henriette et moi avions été
mutuellement calomniés vis-à-vis de l'autre d'une manière
infâme. Tout est éclairci. Son amour se montre fort. Il y a
une opposition formidable. J'ai écrit à mon père. Le dénoù-
inent approche... »
Il n'a rien été conservé des lettres que Berlioz écrivit à
ses parents pendant cette période difficile. On verra par la
suite de cette correspondance que la rupture à laquelle
donna lieu avec eux son mariage avec miss Smithson ne fut
que momentanée, et qu'après la naissance de l'enfant les
relations de famille redevinrent aussi affectueuses que par
le passé. C'est avec la sœur aînée, Nanci, que le refroidisse-
ment fut le plus durable. En revanche, même au moment
des plus graves difficultés, Adèle resta toujours fidèle à
L'affection de son frère, ainsi qu'en vont témoigner, et par-
fois de la façon la plus touchante, plusieurs des lettres ci-
après.
13.
226 LES ANNÉES ROMANTIQUES
IX
A THOMAS GOUNET
[Paris] Jeudi matin [7 février 1833].
.Mon cher Gounet,
Pourriez-vous me faire le plaisir de venir me prendre
ce soir chez Desmarest après votre dîner sur les six
heures ?
J'aurai beaucoup à causer avec vous. Vous vous êtes,
nous nous sommes étrangement trompés sur le compte
d'H. S..., mon bon et cher ami, je suis immensément
heureux; jusqu'à nouvel ordre. Les persécutions com-
mencent du côté de ma famille et ne cessent pas de la
part de la, sienne. Mais elle me promet du courage et de
l'énergie; pour moi, je suis sur de n'en pas manquer, et
nous vaincrons les difficultés; bientôt, j'espère.
Adieu, mon cher et bon ami. J'ai fait preuve d'un
courage infernal après vous avoir quitté l'autre jour ;
cet effort m'a été largement payé.
Mais je vous dirai fout. Adieu.
ii . îii-.ni.i"/
Lettres à (iounet.
\ iiumbert kerrand, 2 mars 1833 (Let. int., 124). « Je
suis entièrement absorbé par les inquiétudes et les chagrins
dévorants de ma position. Mon père a refusé son consen-
temenl el m'oblige à taire des sommations.
LES ANNÉES ROMANTIQUES. Î21
» Henriette, dans tout cela montre une dignité et un
caractère irréprochables ; sa famille et ses amis la persé-
cutent plus encore que les miens pour la détacher de moi.
Quand j'ai mi à quel point cela était porté et les scènes
journalières dont j'étais la cause, j'ai \oulu me dévouer : je
lui ai fait dire que je me sentais capable de renoncer à elle
(ce qui n'était pas vrai, car j'en serais mort), plutôt que de
la brouiller avec ses parents. Bien loin d'accepter ma pro-
position, elle n'en a éprou\é qu'un chagrin cruel, et un
redoublement de tendresse pour moi en a été le résultat.
Depuis lors, sa sœur nous laisse tranquilles, et quand je
viens, elle s'en va.
» Ces tëte-à-téte sont quelquefois bien pénibles; comme
vous pensez bien, je suis obligé de me consumer en efforts
pour me contenir. Un rien l'effarouche, elle a peur de mon
exaspération; mes caresses, si réservées qu'elles soient, lui
paraissent trop ardentes; elle me brûle le cœur : moi, je
l'épouvante; nous nous tourmentons mutuellement. Mais
mes propres inquiétudes, mes craintes de ne pas l'obtenir
me rendent le plus malheureux des hommes. Il ne man-
quait plus que son malheur à elle pour compléter le mien !
» Ses affaires ont très mal tourné; elle allait avoir une
représentation à son bénéfice, qui pouvait les remonter un
peu ; je lui avais arrangé un concert assez beau dans un
entr'ai ;te; tout allait assez bien, quand, hier, a quatre heures,
en revenant du Ministère du Commerce en cabriolet, elle a
voulu descendre sans que sa femme de chambre lui donnât
la main ; sa robe s'est accrochée, son pied a tourné dans le
marchepied, et elle s'est cassé la jambe au-dessus de la
cheville. Elle a souffert horriblement cette nuit; ce matin
encore, quand Dubois fils a revu l'appareil, elle n'a pu
retenir ses cris; je les entends encore. Je suis désolé. Vous
dire mon chagrin est impossible. La voir souffrante et si
malheureuse el ue pouvoir rien pour elle est affreux!
» Quelle destinée sera donc la nôtre?... Le sort nous a
évidemment faits pour être unis, je ne la quitterai pas
228 LES ANNÉES ROMANTIQUES.
vivant. Plus son malheur deviendra grand, plus je m'y
attacherai. Si elle perdait, avec son talent et sa fortune, sa
beauté, je sens que je l'aimerais également. C'est un senti-
ment inexplicable; quand elle serait abandonnée du ciel et
de la terre, je lui resterais encore, aussi aimant, aussi
prosterné d'amour qu'aux jours de sa gloire et de son
éclat. »
X
A MESSIEURS LES MEMBRES DU COMITE
LE LA SOCIÉTÉ DES CONCERTS
[Paris,] 13 mars [1833] .
Messieurs,
J'ai apporté d'Italie quelques compositions instrumen-
tales qui n'ont point encore été exécutées. L'une d'elles
(l'ouverture de Rob Roy) pourrait-elle avoir l'honneur
de figurer dans le programme d'un de vos brillants
concerts?... Les parties n'étant pas encore copiées, je
vous prie, messieurs, dans le cas où votre réponse serait
favorable, de me la faire parvenir le plus lot possible.
J'ai l'honneur d'être, messieurs, votre dévoué servi-
teur,
HECTOR BERLIOZ.
Rue Neuve Saint-Man.', n" 1.
En marge : Répondu 15 mars.
Archives île la Sociét*' îles Concerts.
LES ANNÉES ROMANTIQUES. 229
L'ouverture de Rob Roy fut exécutée par la Société des
Concerts, le 14 avril 1833. Elle ne fut pas accueillie favora-
blement, et Berlioz, dont l'impressionabilité coutumière était
encore accrue par la crise passionnelle qu'il traversait, en
détruisit le matériel à l'issue d'un concert. Mais l'exemplaire
autographe que, d'autre part, il avait adressé à l'Académie
des Beaux- Arts, comme envoi de Borne, a été retrouvé à la
Bibliothèque du Conservatoire.
XI
A M. CIIARAVEL, JUGE DE PAIX A LA TOUR DU PIN
Paris, 29 mars [1833].
Monsieur,
Quoique je n'aie pas l'honneur d'être connu de vous,
Duchadoz1, noire ami commun, m'engage à vous de-
mander un service qui est d'un très grand prix à mes
yeux. Seriez-vous assez bon pour accepter ma procu-
ration et présenter avec M. Simian, notaire à la Côte-
Saint-André, deux actes respectueux à mes parents. Le
mariage que je veux contracter ne leur convenant pas,
je me suis vu forcé d'employer ce moyen. La première
sommation a été faite à la fin de février dernier ; mais
des considérations de famille empêchant mon ancien
ami M. Edouard Rocher de continuer, je vous prie ins-
1. Fils d'un médecin de Grenoble, fut attaché à la personne de
Pie VI pendant une partie de son séjour en France, le docteur
Auguste Berlioz, oncle d'Hector, aurait épousé une demoiselle
Duchadoz (voy. p. xxxv).
230 LES ANNÉES ROMANTIQUES.
tamment, monsieur, de vouloir bien le remplacer. C'est
un service que je ne pourrai jamais assez reconnaître :
Duchadoz et moi nous pensons que les raisons qui
arrêtent M. Rocher n'existant pas pour vous, il vous
sera facile de me tirer d'embarras.
Veuillez, monsieur, recevoir d'avance tous mes re-
merciements, et mes excuses pour mon indiscrétion.
Votre dévoué serviteur,
HECTOR BERLIOZ.
Communiqué par M. Maignien.
XII
A SA SCIEUR ADELE
Paris, 30 mai [1833].
Ma chère Adèle,
Es-tu fâchée de mon silence?.. Oh 1 ne le sois pas, je
t'en prie. Si tu savais comme je suis continuellement
absorbé par l'étrangeté et le romanesque de ma posi-
tion, par les inquiétudes que me donnent celle de ma
pauvre chère malade, tu me pardonnerais. Il y a aujour-
d'hui trois mois qu'Henriette s'est cassé la jambe et elle
ne marche encore qu'à peine avec des béquilles. Elle
s'exerce quelques heures dans le jour à traverser sa
chambre et à rester levée; tout le reste du temps, elle le
passe tristement dans son lit à écouter, quand je n'y luil
LE8 ANNÉES ROMANTIQUES. 231
pas. l'infernal concert de la conversation de sa sœur, qui,
avec une persévérance vraiment diabolique, s'obstine à
la tourmenter à cause de moi. Il n'y a sorte d'absurdes
calomnies qu'elle n'invente pour essayer de détacher
Henriette de moi. Heureusement tout cela est sans effet:
mais te figures-tu quelle dose de patience il faut que j'aie
pour ne pas exterminer cette damnée petite bossue qui
poursuit son intérêt d'égoïsme envers et contre tous et
vient me dire en face que si elle était assez forte elle me
jetterait par la fenêtre.'... La plupart du temps nous en
rions, mais il y a des jours où la patience est sur le
point de Qu'échapper, et sans un regard de ma bonne,
belle et adorée Henriette, je sens que la maudite naine
passerait un mauvais moment ; mais je sais que dans
beaucoup d'occasions « patience et longueur de temps
font plus que force ni que rage » et je ine contiens. Je
t'écrirai quelque jour, bonne sœur, une longue lettre où
je te donnerai tous les détails possibles sur mademoi-
selle Smithson, sur son caractère vraiment incroyable
et sur les ravissantes découvertes que j'y fais tous les
jours. Aujourd'hui tout cela serait anticipé et tu es en-
core sous l'influence d'une multitude de préventions
horriblement injustes qui t'empêcheraient de me croire.
Je pense que la troisième et dernière sommation aura
été faite quand lu recevra sma lettre : fais-le-moi savoir,
je t'en prie, sur-le-champ. J'ai vu hier mon oncle qui
m'a dit ne rien savoir sur l'accouchement de Nanti;
informe-moi de son état et de celui de tout le monde à
232 LES ANNÉES ROMANTIQUES.
la maison, quoique je sois pour eux un paria. Adieu,
chère sœur, excellente Adèle, je te remercie de ton
inaltérable affection ; je n'ai pas besoin de te répéter
l'assurance de la mienne.
Ton frère,
H. BERLIOZ.
Communiqué par madame Chapot.
A humbert ferrand, 12 juin 1833. (Let. inl., 127.) «Je
suis absorbé... ma vie ondule. Un jour, bien, calme, poéti-
sant, rêvant; un autre jour, maux de nerfs, ennuyé, chien
galeux, hargneux, méchant comme mille diables, vomissant
la vie et prêt à y mettre fin pour rien, si je n'avais pas un
délirant bonheur en perspective toujours plus prochaine,
une bizarre destinée à accomplir, des amis sûrs, la musique,
et puis la curiosité. .Ma vie est un roman qui m'intéresse
beaucoup.
»... L'opinion que vous pouvez vous être formée d'Hen-
riette est aussi fausse que possible. C'est tout un autre
roman que sa vie, et sa manière de voir, de sentir et de
penser n'en est pas la partie la moins intéressante. Sa con-
duite, dans la position où elle a été placée dès l'enfance, est
tout à fait incrovable... »
XIII
A MISS SMITH S ON
(Date indéterminée.)
Si vous ne voulez pas ma mort, au nom de la pitié,
(je n'ose dire de l'amour), faites-moi savoir quand je
LES ANNÉES ROMANTIQUES. 233
pourrai vous voir. Je vous demande grâce, pardon, à
genoux, avec sanglots ! ! !
Oh! malheureux que je suis, je n'ai pas cru mériter
tout ce que je souffre, mais je bénis les coups qui
viennent de votre main.
J'attends votre réponse comme l'arrêt de mon juge.
H. HERLIOZ.
A Mademoiselle Henriette Smithson. rue de Rivoli,
hôtel du Congrès.
Collection de M. Gaston Calmann-Lévy.
a Ferdinand hiller, Paris, 18 juillet 1833 (Corresp.
inéd., 109). « Vous devinez sans doute, au long et absurde
silence que j'ai gardé avec vous, que l'état de liberté dans
lequel vous m'avez laissé à votre départ n'a pas été long.
Deux jours après que vous aviez quitté Paris, Henriette me fit
prier instamment de venir la voir. Je fus froid et calme
comme un marbre. Elle m'écrivit deux heures après ; j'y
retournai, et après mille protestations et explications qui,
sans la justifier complètement, la disculpaient au moins sur
le point principal, j'ai fini par lui pardonner, et depuis lors
je ne l'ai pas quittée un seul jour...
» Je vais partir dans deux jours pour Grenoble: il faut
que je voie si décidément j'ai aussi perdu mon père, et si je
suis pour toute ma famille un paria.
» Ma pauvre Henriette commence à marcher : nous sommes
allés déjà plusieurs fois ensemble nous promener aux Tui-
leries. Je suis les progrès de sa guérison avec l'anxiété d'une
mère qui voit les premiers pas de son enfant. Mais quelle
affreuse position est la nôtre ! Mon père ne veut rien me
donner, espérant par là empêcher mon mariage. Elle n'a
rien, je ne puis rien ou fort peu pour elle; hier soir, nous
avons passé deux heures noyés de larmes tous les deux.
•234 LES ANNÉES ROMANTIQUES.
» Sous quelque prétexte que ce soit, je ne puis lui l'aire
accepter l'argent dont je puis disposer. Heureusement, j'ai
obtenu de la Caisse d'encouragement des Beaux-Arts une
gratification de mille francs pour elle, que je lui remettrai
ces jours-ci. C'est l'attente de cette somme, que je veux lui
remettre moi-même, qui retarde mon voyage. Aussitôt après,
je pars pour obtenir, soit de mon père, soit de mon beau-
frère, ou de mes amis, ou même des usuriers qui connais-
sent la fortune de mon père, quelques mille francs qui
puissent me mettre dans le cas de la tirer, ainsi que moi,
de l'atroce situation où nous nous trouvons.
» Comme je ne sais pas trop comment tout cela finira, je
vous prie de conserver cette lettre, afin que, si quelque
malheur définitif m'arrive, vous puissiez réclamer toute ma
musique manuscrite que je vous lègue et confie. »
A humbert ferrand, 1er août 1833 (Lel. int., 129). «Je
suis toujours dans la même vie déchirée et bouleversée; je
verrai peut-être Henriette ce soir pour la dernière fois; elle
est si malheureuse que le cœur m'en saigne, et son carac-
tère irrésolu et timide l'empêche de savoir prendre la
moindre détermination... Toute cette histoire est triste et
baignée de larmes; mais j'espère qu'il n'y aura que des
larmes... »
ai; mkme, 30 août 1833 (id., 131). «Je ne sais ce
que je vous avais écrit de ma séparation d'avec cette
pauvre Henriette, mais elle n'a pas encore eu lieu, elle
ne l'a pas voulu. Depuis lors, les scènes sont deveuuea plus
violentes; il y a eu un commencement de mariage, un acte
civil que son exécrable sieur a déchiré : il 3 ;i eu (\(^ déses-
poirs de sa part; il y a eu un reproche de ne pas l'aimer :
là-dessus, je lui ai répondu de guerre lasse en in'empoison-
nant à ses yux. Cris affreux d'Henriette l.., desespoir
sublime !... lires atroces de ma pari !... désir île revivre en
Voyant 968 terribles protestations d'amour!... éinétique j,.,
ipéracnaiiii '..„ vomissements de «lciiv heures !... il n'esl
LES ANNÉES ROMANTIQUES. '235
resté que deux grains d'opium; j'ai été malade trois jours
et j'ai survécu. Henriette, désespérée, a voulu réparer tout
(0 mal qu'elle venait de me faire, m'a demandé quelles ac-
tions je voulais lui dicter, quelle marche elle devait suivre
|iuur fixer enfin notre sort ; je le lui ai indiqué. Elle a bien
commencé, et, à présent, depuis trois jours, elle hésite
encore, ébranlée par les instigations de sa sœur et par la
crainte que lui cause notre misérable situation de fortune.
» Elle n'a rien et je l'aime, et elle n'ose me confier son sort...
Elle veut attendre quelques mois... des mois ! Damnation !
je ne veux plus attendre, j'ai trop souffert. .Te lui ai écrit hi< r
que, si elle ne voulait pas que j'aille la chercher demain
samedi pour la conduire à la mairie, je partais jeudi pro-
chain pour Berlin. Elle ne croit pas à ma résolution et m'a
fait dire qu'elle me répondrait aujourd'hui. Ce seront en-
core des phrases, des prières d'aller la voir, qu'elle est ma-
lade, etc. Mais je tiendrai bon, et elle verra que. si j'ai été
faible et mourant à ses pieds si longtemps, je puis encore me
lever, la fuir, et vivre pour ceux qui m'aiment et me com-
prennent. J'ai tout fait pour elle, je ne puis rien de plus. Je
lui sacrifie tout, et elle n'ose rien risquer pour moi. C'est
trop de faihlesse et de raison. Je partirai donc.
» Pour m'aider à supporter cette horrible séparation, un
hasard inouï me jette entre les bras une pauvre jeune fille
«le dix-huit ans, charmante et exaltée, qui s'est enfuie, il
y a quatre jours, de chez un misérable qui l'avait achetée
cnfanl el la tenait enfermée depuis quatre ans comme une
esclave; elle meurt de peur de retomber entre les mains de
ee monstre el déclare qu'elle se jettera à l'eau plutôt que de
redevenir sa propriété. On m'a parlé de cela avant-hier; elle
veut absolument quitter la France; une idée m'est venue de
l'emmener; on lui a parlé de moi, elle a voulu me voir, je
l'ai vue. je l'ai un peu rassurée et consolée : je lui ai pro-
posé de m'accompagner à Berlin el de la placer quelque pari
dans les chœurs, par l'entremise de Sponlini; elle y con-
sent. Elle est belle, seule au momie, désespérée el confiante,
236 LES ANNÉES ROMANTIQUES.
je la protégerai, je ferai tous mes efforts pour m'y attacher.
Si elle m'aime, je tordrai mon cœur pour en exprimer un
reste d'amour. Enfin je me figurerai que je l'aime. Je viens
de la voir, elle est fort bien élevée, touche assez bien du
piano, chante un peu, cause bien et sait mettre de la dignité
dans son étrange position. Quel absurde roman!
» Mon passe-port est prêt, j'ai encore quelques affaires à
terminer et je pars. Il faut en finir. Je laisse cette pauvre
Henriette bien malheureuse, sa position est épouvantable ;
mais je n'ai rien à me reprocher et je ne puis rien de plus
pour elle. Je donnerais encore à l'instant ma vie pour un
mois passé près d'elle, aimé comme je dois l'être. Elle pleu-
rera, se désespérera ; il sera trop tard. Elle subira la consé-
quence de son malheureux caractère, faible et incapable
d'un grand sentiment et d'une forte résolution... puis elle
se consolera et me trouvera des torts. C'est toujours ainsi.
Pour moi, il faut que j'aille en avant, sans écouter les cris
de ma conscience, qui me dit toujours que je suis trop mal-
heureux et que la vie est une atrocité. Je serai sourd. Je
vous promets bien, cher ami, de ne pas faire mentir votre
oracle. »
au même, 3 septembre 1833 (id., 135). « Henriette est
venue, je reste. Nous sommes annoncés. Dans quinze jours,
tout sera fini, si les lois humaines veulent bien le per-
mettre. Je ne crains que leurs lenteurs. Enfin!!! Oh! il
le fallait, voyez-vous.
» Nous avons, à plusieurs, fait un petit sort à la pauvre
fugitive. Jules Janin s'en est chargé spécialement pour la
faire partir. »
Le mariage d'Hector Berlioz et d'Henriette Smithson fut
célébré le 3 octobre 1833, ainsi qu'en témoigne l'acte dont
suit la copie, et dont l'original est conservé à l'Ambassade
d'Angleterre. On remarquera la signature de Liszt parmi
celles des témoins.
LES ANNÉES ROMANTIQUES. 237
Marriages solennized in Oie House of Her Britannic
Majesty's Embassy at Paris,
in Oie year 4833.
M' Louis Hector Berlioz, of the Town of Cote Svint-
André, in the Départent1 of Isère, France, Bachelor
and Harriett Constance Smitlison, of the Parish of
Ennis, in the County of Clave, Ireland, Spinster
were married in this House this third day of October,
in the year one thousand eight hundred and thirty threc.
by me, M. H. Luscombe, Chaplain.
This marriage ivas solemnized between us : H. Ber-
lioz, H. C. Siiirnsos.
In the présence of : Berlha Stritcb, Bobert Cooper,
Jacques Heisry (?), F. Li>zr.
A'° 369.
XIV
A SA SOEUR ADÈLE
Vincennes, lundi 7 octobre 1833.
Ma chère bonne petite sœur,
J'ai demeuré bien longtemps sans t'écrire et tu as dû
me trouver aussi ingrat qu'oublieux, mais c'est qu'après
tant d'incertitudes je ne voulais prendre la plume que
238 LE.S ANNÉES ROMANTIQUES.
pour t' annoncer que j'étais enfin marié. Oui, ma bonne
Adèle, c'est fini. Jeudi dernier la cérémonie a eu lieu
suivant les usages français et anglais. Henriette avait
peur de mon émotion, et m'avait bien recommandé de
me contenir le plus possible devant tant de témoins, et
j'ai si bien suivi ses leçons que j'ai été d'un calme
superbe et que c'est elle au contraire qui a pleuré. Je
suis avec elle à Vincennes dans une jolie petite maison
de campagne, loin de tous les curieux importuns. Le
jour de notre mariage, sa sœur nous ayant laissés seuls,
nous avons t'ait notre repas de noces de la plus comique
manière du monde; sans domestiques pour nous servir,
nous avions t'ait apporter notre dîner du restaurant de
Viucennes; le dessert, nous l'avions cueilli au jardin; il
faisait un temps délicieux, riant, doux, frais, superbe.
Enfin, c'était d'un bonheur insolent. Detempsen tempsje
vais à Paris, voir ce qu'on y fait et suivre le fil de mes
occupations habituelles. Il me faut aujourd'hui redoubler
d'activité et de travail. Quand je songe que j'ai mal em-
ployé une heure que j'aurais pu consacrer au bonheur
de ma chère adorée, je me le reproche toute la journée.
C'est une créature bien délicieusement pure et bonne
que ma femme; il n'est presque pas croyable de ren-
contrer chez une actrice de son âge tout ce que j'y ai
trouvé. Ainsi, arrière les calomnies, qu'elles retombent
sur leurs infâmes auteurs, elle peut les braver: je suis
bût d'elle. Oh ! que j'ai eu raison d'écouler la voix de
monoœur; lui qui trompe si souvent ne m'a dit oèt&efoid
LES ANNÉES ROMANTIQUES. 239
que la vérité. Je vais monter un petit concert qui ne
coûtera rien et dont le produit sera par conséquent tout
bénéfice ; dans un mois ou deux, j'irai peut-être à
Lyon en donner un énorme. Henriette m'y accompa-
gnera, et cet hiver nous irons l'un et l'autre en Prusse
où ma pension m'Oblige d'aller et où on vient de pro-
poser à ma femme un engagement assez avantageux
pour y jouer la tragédie anglaise. Je ne compte plus
sur l'aide de nos parents, quoique je nie trouve dans
le moment le plus ditlicile, mais mon père m'a écrit
une lettre si atroce sans que je l'eusse provoqué que
réellement il y aurait folie de chercher à vaincre ses
préventions. Il reconnaîtra peut-être plus tard combien
elles sont injustes. Pour loi, qui es bonne comme un
ange, je ne doute pas que tu prennes la part la plus
vive à mon bonheur et à mes inquiétudes.
Adieu, chère bonne sœur, adieu.
Je t'écrirai une autre ibis, et Henriette y joindra
quelques lignes de sa main.
Ecris-moi toujours à la même adresse à Paris.
Ton affectionné frère,
H. BERLIOZ.
Communiqué par madame Chapot.
240 LES ANNÉES ROMANTIQUES.
XV
A FRANZ LISZT
Vincennes, lundi matin, 7 octobre 1833.
Mon ami,
Veux-tu te trouver ce soir chez Hugo, à sept heures?
Tu sais qu'il doit lire son nouvel ouvrage1, j'y serai.
Eh bien, avais-je raison de croire la voix secrète de
mon cœur? Mon expérience a réussi; oui, à telles ensei-
gnes que j'en suis tout brisé d'efforts.
Mais à ce soir.
Adieu.
H. BERLIOZ.
Vierge, tout ce qu'il y a de plus vierge.
Communiqué par M. Emile Ollivier.
a humbert ferra nd, Vincennes, 11 octobre 1833
(Let. int., 136). « Je suis marié ! enfin! » Détails analogues
à ceux des lettres précédentes.
a d'ortigue, Paris, lo octobre 1833 (Corresp. inéd. ,lii).
t J'iu été si préoccupé de mon bonheur, de mes inquiétudes,
de mes projets pour elle, si accablé par la révolution im-
mense que tout cela fait dans ma vie, qu'en vérité je ne
songeais pas au monde, et tu me pardonneras île l'avoir
oublié, ainsi que tous mes autres amis, s Préparatifs d'une
représentation avec concert à l'Odéon pour le 12 novembre ;
Henriette jouera le quatrième acte d'Hamlet.
1. Probablement Marie Tudor, qui parut en novembre 1833.
LES ANNÉES ROMANTIQUES. 2 il
XVI
A THOMAS G 0 U NET
Paris, 24 octobre [1833].
Cher Gounet,
Voilà l'ouvrage en question.
Lisez, voyez, et écrivez de ces jolis vers que vous
faites si bien.
Adieu à vous sur votre terre, je retourne à mon ciel.
il . B.
Lettres à Gounet.
a humbert ferrand, Paris, 2o octobre 1833 (Let. int.,
138). Tableau de son bonheur conjugal. « C'est Ophélie elle-
même ; non pas Juliette, elle n'en a pas la fougue passion-
née; elle est tendre, douce et timide... C'est une sensitive...
.Mais elle n'a aucune éducation musicale, et, le croiriez-
\ous? elle se plaît à entendre certains ponts-neufs d'Auber.
Elle trouve cela pas beau, mais gentil. »
XVII
A THOMAS GOUNET
>
[Commencement de novembre 1833.]
Mon cher Gounet,
Seriez- vous assez bon pour m'envoyer le plus tôt
possible la chanson de \Yeber (Lutzow); il faut que je
14
242 LES ANNÉES ROMANTIQUES.
fasse copier les parties ' ? — Si vous veniez ce soir me
l'apporter vous-même, ce serait parfait.
Lettres à Gounet.
XMII
AU MÊME
[1" novembre 1833.]
Mon cher Gounet,
Travaillez-vous ? et à quoi? est-ce notre acte? sont-ce
les Brigands ? je voudrais bien avoir le Cri de guerre*
avant l'autre ; si vous pouviez le finir, je m'y mettrais.
Nous allons ce soir aux Italiens et demain à l'Opéra.
mais je pense que notre soirée sera libre samedi ; ainsi,
si vous pouvez disposer de la vôtre, nous serions heu-
reux de vous voir,
Adieu, adieu.
Lettres à Gounet.
1. Pour le concert du 2i novembre. (Voir lettres ci-après.)
2. Le Cri de guerre du Brisguw, intermède en un acte, formé de
fragments empruntés aux Francs-Juges. La Bibliotbèque nationale
possède des fragments manuscrits de cette œuvre restée inachevée
et inédite.
LES ANNÉES ROMANTIQUES. -24.'i
XIX
AU MÊME
Paris, 18 novembre [1833].
Mon cher Gounet.
J'ai encore recours à vous pour les lettres du roi et
de la famille royale l. Je ne sais si celles que vous m'a-
viez faites pour mon concert pourraient encore servir.
Envoyez-les-moi, voulez-vous? car je suis incapable de
tourner convenablement ces épîtres sur la Cassette
royale.
Vous ne venez plus nous voir. Je pense que vous
avez reçu des billets de notre représentation : j'ai donné
votre adresse au théâtre avant-hier pour qu'on vous les
envoie.
Adieu. Tout à vous.
H. BERLIOZ.
Henriette vous souhaite le bonjour.
Lettres à Gounet.
1. Pour «olliciter l'honneur de leur présence à la représentation
du 24 novembre. Gounet, fonctionnaire au Ministère de l'Instruc-
tion publique, connaissait mieux que Berlioz le secret du style
dans lequel ces sortes de requêtes doivent être rédigées.
244 LES ANNÉES ROMANTIQUES.
XX
A L EDITEUR RENDUEL
Vers le 20 novembre 1833.]
M. Berlioz présente ses compliments à M. Renduel et
le prie de vouloir bien disposer des deux places ci-joinles
pour son concert de dimanche prochain.
L'original de cette invitation à la représentation donnée
par Berlioz et sa femme le 24 novembre 1833 est reproduit
en fac-similé dans le livre de M. Adolphe Jullien : Le
Romantisme et l'éditeur Renduel, p. 249.
XXI
A SA S nK ri; ADELE
[Paris,] le 28 novembre 1833.
Chère Adèle.
Je devais t'écrire tous ces jours-ci pour t'apprendre
que nous sommes enfin débarrassés de notre représenta-
tion à bénéfice. J'ai cru que j'en mourrais de fatigue
et d'ennui. Mais la nécessité était là pour me pousser
jusqu'au bout. Henriette, malgré sa peur et la faiblesse
LES ANNÉES ROMANTIQUES. 2 45
de sa jambe droite, a reparu dans Ophélia et y a été,
comme de raison, déchirante, sublime et couverte d'ap-
plaudissements. Mais le spectacle était trop long, nous
avions mal calculé la durée de chaque pièce et celle des
entr'actes, de sorte que mon concert n'a pu commencer
qu'à minuit moins un quart. Les musiciens étaient
mécontents et mal disposés, plusieurs même manquaient.
Aussi, à part une ouverture et un autre morceau, ce
qu'on a exécuté a été exécrable ; enfin, à minuit et
demi, l'orchestre s'est peu à peu sauvé devant le public!
Le parterre s'est levé demandant la Symphonie fantas-
tique, et j'ai été obligé de parler au publie en lui mon-
trant mes pupitres dégarnis et l'impossibilité où j'étais
de lui faire entendre un pareil ouvrage avec ce qui me
restait de musiciens; alors on a eu pitié du général
abandonné de ses soldats, et on a crié : « Au Conserva-
toire ! une autre fois l. »
La recette s'est élevée à cinq mille francs qui nous
tireront d'embarras momentanément ; les frais étaient de
deux mille cinq cents. Eh bien, un autre effort amènera
un autre résultat ; je ne demande que du temps et de la
tranquillité. J'aurais bien besoin de te voir, ma chère
sœur ; écris-moi au moins ; je crois que je vais devenir
fou d'amour pour ma pauvre chérie sublime. Oh ! que
je voudrais que tu puisses la connaître !
Nanci ne m'a pas fait l'honneur de me répondre. Je
1. Cf. Mémoires, XLV.
14.
*2i6 LES ANNÉES ROMANTIQUES.
n'aurais jamais cru cela de sa part. Adieu : loi au moins
tu m'es restée fidèle, et je t'en remercie.
Adieu, adieu, chère sœur.
Henriette, sans le connaître, t'aime aussi de tout son
cœur.
H . BERLIOZ.
Communiqué par madame Chapot.
XXI I
A THOMAS G 0 U N E T
[28 novembre 1833. |
Eh bien, mon cher, avez-vous eu le temps de faire
quelques vers pour notre acte ? Il faut le plus tôt possi-
ble en finir. Je suis libre de toute autre occupation et le
vent esl bon à l'Opéra. Au nom de Dieu, profitons-en.
J'ai copié et mis en ordre tout ce qu'il y a de fait dans
le poème ; je n'attends plus que votre soudure entre les
deux pièces de rapport de la fin. Vous en avez le plan
en prose.
Adieu, écrivez-moi pour me rassurer, car je brûle
d'impatience.
lettres à Gounet.
LES ANNÉES ROMANTIQUES. 2ï7
XXIII
\r M ÈME
[Décembre 1833.]
Mon cher Gounet,
J'espère que vous viendrez dimanche prochain en-
tendre mon ouverture du Bol Lear qui est une chose1...
cette chose a obtenu un succès violent à la répétition de
ce matin et j'espère qu'il en sera de même au grand
jour.
Adieu, vous êtes rare comme la bonne musique.
H. BBBLI055.
Lettre?, à Go un et.
XXIV
A SA SOEUR ADÈLE
Jeudi, 26 décembre 1833.
Chère Adèle,
Merci mille fois, bonne sœur, véritable amie, de ton
affectueuse lettre; je l'attendais il va longtemps. Depuis
1. L'ouverture du Roi Lear, composée à Mce en 1831, fut exé-
cutée pour la première fois au concert que donna Berlioz au
Conservatoire le 22 décembre 1833, et qu'il a, dans les Mémoires
(XLV), appelé son a concert de réhabilitation ».
248 LES ANNÉES ROMANTIQUES.
que je l'ai reçue, j'ai pris une furieuse revanche du
gâchis du Théâtre Italien. Dimanche dernier j'ai donné
un concert au Conservatoire avec un succès plus grand
que je n'en ai obtenu de ma vie. Tout a été exécuté
avec une perfection rare, une chaleur, un enthousiasme
qu'on ne voit presque jamais parmi les artistes d'or-
chestre. L'effet a été foudroyant ; le public a fait
recommencer la Marche du supplice malgré la longueur
énorme du morceau. C'est la première fois que j'ai les
honneurs du bis. La recette a été assez belle, je n'ai pas
à me plaindre, sous aucun rapport. Henriette était dans
un transport de joie dont toi seule au monde peux avoir
une idée. Elle était si ravie en sortant au milieu des
félicitations qui lui venaient des Alfred de Vigny S Hugo,
E. Deschamps, Legouvé, Eugène Sue (car il faut que
tu saches que tous les poètes de Paris y assistaient). Oh!
ma pauvre Adèle, pourquoi n'y étais-tu pas? Mon oncle
y a assisté ; je ne l'ai vu qu'un instant au commence-
ment. Nous ne sommes pas très empressés de nous
rencontrer. Il n'est pas venu me voir une fois depuis
mon mariage ; je le rencontre dans le monde où je vais
de temps en temps seul, par nécessité d'entretenir mes
relations ; Henriette ne sort guère, elle aime mieux lire
au coin du feu. Nous avons quelquefois nos amis le
soir; M. Joseph Hocher a lait partie de notre petite
réunion de la semaine dernière; Alphonse vient souvent,
1. Berlioz orthographie habituellement : Devigny.
LES ANNÉES ROMANTIQUES. 249
ainsi que les poètes Emile et Anlony Deschamps, A. de
Vigny, Legouvé, Brizeux, Liszt, Chopin, elc. Nous
dînons chez Alphonse ' demain. Henriette qui a un tact
incroyable pour juger les nouveaux visages s'est laissée
prendre à ses bonnes qualités et l'a pris en affection dès
la première conversation qu'ils ont eue ensemble.
Tu l'as bien fait pleurer, ma pauvre Ophélie, par le
petit passage de ta lettre où tu la'charges d'une'commis-
sion pour moi ; je ne puis te dire combien elle y a été
sensible. Aussi a-t-elle voulu t'écrire une petite lettre
anglaise dont je t'envoie en même temps la traduction.
Je pense que tu recevras bientôt par une occasion de
Firmin Rocher son portrait gravé; il est très ressemblant.
Nous n'allons pas en Prusse, l'entreprise sur laquelle nous
comptions n'a pas réussi, et nous restons à Paris où je vois
que ma carrière se dessine de jour en jour. Henriette
est trop souffrante depuis quelque temps pour que nous
songions à autre chose qu'à la rétablir. Sa jambe est
parfaitement guérie, mais à présent ce sont les dents
qui la font souffrir horriblement ; je viens pourtant de
la décider à s'en faire arracher une; j'espère qu'elle
sera débarrassée ce soir et qu'elle pourra dormir. Mais
elle se désespère à cause de moi ; elle prétend que c'est
affreux d'avoir toujours auprès de soi une femme qui se
plaint, et que depuis dix mois, au moins, je n'entends
1. Alphonse Robert, plus fidèle à la médecine que son cousin
Hector, était devenu un praticien distingué.
2"i0 LES ANNÉES ROMANTIQUES.
sortir de sa bouche que des plaintes. Tu penses ce que
je puis répondre à cela.
Mais toi que deviens-tuf pauvre sœur! que de-
viennent nos parents? Comment est mon père dont tu
ne me dis rien?... Je pense que les santés sont bonnes
puisque tu ne m'annonces rien de mauvais.
On vient de me prêter le Messager des Chambres, de
mercredi dernier, ainsi que le Vert-Vert et le Cabinet de
Lecture, où on m'a lait dois bons articles sur mon con-
cert. Les autres journaux n'ont encore rien dit.
Tu sais peut-être que je fais le feuilleton musical du
Rénovateur, journal légitimiste. J'ai envie de te le faire
envoyer. Il y a quelquefois des feuilletons littéraires de
M. Saint-Félix qui sont intéressants. Comme je me
moque des opinions politiques, tu penses que la cou-
leur du journal ne me fait absolument rien. Je ne
touche jamais à ce qui est en dehors de mon domaine.
Adieu, bonne sœur. Je t'embrasse tendrement.
Ton affectionné frère,
H. liKH Un/
A cette lettre ('lait joint un billot écrit on anglais par
Henriette, e( auquel Berlioz a. do sa main, ajouté celle tra-
duction i'l ce |ti)sl-soii]ituin :
Mademoiselle ou ma chère demoiselle (en anglais,
chère Madame).
Vos témoignages d'affection envers voire frère sont la
preuve d'un excellent cœur, et nous y sommes l'un et l'autre
LES ANNÉES ROMANTIQUES. 2bl
profondément sensibles. Le plus grand plaisir que
pourraient nous procurer les succès que nous espérons
obtenir dans notre carrière difficile serait de pouvoir vous
prouver combien est sincère le sentiment de reconnaissance
que votre bonté nous inspire. Mon cœur repond au vôtre,
c'est tout ce que je puis dire aujourd'hui. Notre conduite
et nos motifs sont entièrement désintéressés et je suis sûre
que votre amitié et ma gratitude sont également vraies.
Les véritables amis sont si rares dans ce monde qu'à mon
avis vous ne pouvez rien m'offrir de plus précieux que
votre amitié, et je l'accepte avec l'espérance que je vivrai
assez pour vous payer de retour de toutes les manières.
Votre très sincère
h . h. s .
P.-S. — Je n'ai pu traduire littéralement partout. C'est
impossible : mais c'est exactement le sens.
Communique par madame Chapot.
XXV
A T H 0 M AS GOU.NET
[1er janvier 1834.]
Cher Gounet.
Merci mille fois et de vos vers et de vos bonbons et
de votre lettre et de tout. Vous êtes la bonté personni-
252 LES ANNEES ROMANTIQUES.
fiée. Ne vous donnez pas la peine de copier le poème1,
car c'est déjà fait à peu près. Il faudrait à présent nous
voir pour nous entendre sur plusieurs petites choses.
Pourrez-vous trouver un moment de liberté? Le soir
vous savez que je ne sors guère. Prévenez-moi cepen-
dant dans la journée quand je devrai m'y trouver.
Henriette vous souhaite le bonjour avec mille ami-
tiés. Elle prétend que M. Gounet il a un bon cœur.
Je penche assez pour son opinion.
Lettres à Gounet.
XXVI
AU MÊME
3 janvier [1834].
Mon cher Gounet,
Je suis allé vous voir et vous harceler, pardonnez-
moi mon importunilé. Je suis sûr que vous me donnez
au diable ; mais vous savez aussi bien que moi combien
il est important de saisir le moment et l'occasion quand
ils se présentent. Voilà pourquoi je vous talonne ainsi
pour obtenir de vous mes vers. Il y a bien des gens qui
peuvent être en sécurité contre une pareille importunité
de ma part; ils ont un talisman dont l'effet est sûr.
1. Le Cri de guerre du firisgawf
LES ANNÉES ROMANTIQUES. 253
Mais vous, c'est le talisman contraire que vous possé-
dez; je ne vous flatte pas en jurant que je n'ai jamais
mis en musique des vers plus allants que les vôtres. Il est
naturel que j'en sois friand, comme les mouches sont
friandes du miel.
Adieu, j?cspère en voire bonté pour prendre sur votre
loisir, déjà si restreint, le temps nécessaire à l'achève-
ment de notre opuscule.
H. BERLIOZ.
Lettres à Gounet.
XXVII
A MESSIEURS LES MEMBRES DU COMITÉ
DE LA SOCIÉTÉ DES CONCERTS
[Février 1834.]
Messieurs,
Je désirerais obtenir l'iionneur d'être entendu dans une
de vos magnifiques séances musicales. Si ma Fantaisie
dramatique sur la Tempête (de Shakespeare), pour chœurs
et orchestre, qui a été entendue déjà trois fois en public,
et que vous connaissez peut-être, pouvait figurer sans
trop de désavantage dans un de vos prochains concerts,
veuillez, messieurs, accueillir ma demande, et croire à
ma reconnaissance.
u254 LES ANNÉES ROMANTIQUES.
J'ai l'honneur d'être, avec la plus parfaite considéra-
lion, messieurs, votre très humble serviteur,
HE CT O R B B HL1 0 Z t
En marge : Non. — Répondu 5 février 1834.
Archives de la Société des Concerts.
a émile deschamps, vers le 5 mars 1834 (Ad. Jullien,
Berlioz, p. 88, note). Il le prie de le venir voir aussitôt
après la répétition (de Don Juan), car il est lui-même trop
esclave pour assister à la prova prima, mais il aurait beau-
coup à causer avec le poète de Mozart, car il faut faire mous-
ser le chef-d'œuvre de manière à donner des vertiges aux
amants de la grosse caisse1.
A HUMBEKT FERRASD, 19 Uiai'S 1834 (Let. Mit., 141).
b Avant-hier, j'ai écrit pendant treize heures sans quitter
la plume. Je suis à terminer la Symphonie avec alto prin-
cipal que m'a demandée Paganini 2. » Critique delareprésen-
tation de Don Juan à l'Opéra. « La Symphonie (fantastique),
m rangée par Liszt, n"a pas encore paru. Je vous l'enverrai
avec le Paysan breton dès qu'elle sera imprimée. »
1. Don Juan de Mozart fut représenté à l'Opéra le 10 murs 1834,
avec une traduction française d'Emile Deschamps et Henri Blase.
Berlioz n'était pas encore attaché à la rédaction des Débats à l'é-
poque où eut lieu cette représentation, mais il prolita de la pre-
mière occasion qui se présenta, dix-huit mois plus tard, pour dé-
velopper dans ce journal les idées exposées dans la lettre ci-dessus,
— non sans y mêler quelques critiques concernant l'interprétation
{Journal des Débals du 15 novembre 1835, article reproduit dans
Les Musiciens et la Musique, p. 3).
2. Première mention tVIFurold en Italie.
LES ANNÉES ROMANTIQUES, 255
XX VIII
A T H U M A S G 0 l Pi 1 : 1
[Mars? 1834] Mercredi malin.
Mon cher Gounel,
J'ai oublié, hier, de vous écrire le résultai de nia
visite à Pape1. Le voici. Il a un piano neuf vertical fort
beau, du prix de mille neuf cents francs, ce qui veut dire
pour moi mille quatre cent cinquante à peu près : j'ai
dit que c'était trop cher, suivant vus instructions ; en
conséquence, il en prépare un autre qui doit être achevé
dans trois jours, dont le prix net n'excédera pas mille
cent francs. Mais il faut dire aussi que c'est un ins-
trument qui a déjà servi six mois. Il sera absolument
comme neuf, mais il est bon que l'acheteur en soit in-
formé. Voyez ce que vous déciderez ; quand la personne
qui achète voudra voir l'instrument, si je ne (mis pas
l'accompagner, Pape est prévenu ; cela sullit. Venez ce
soir si vous êtes libre.
Tout à vous.
Lettres à Gounet.
1 Facteur de pianos à Paris.
2b6 LES ANNÉES ROMANTIQUES.
XXIX
AU MÊME
Mon cher Gounet,
Je n'ai plus de vos nouvelles ; vous ne m'avez pas ré-
pondu et je ne sais que dire à Pape pour le piano en
question. Venez donc nous voir, si vous en avez le temps,
demain dimanche.
Tout à vous.
Samedi soir.
P.- S. — Pardonnez-moi de ne vous avoir pas
encore rendu le Paysan breton , on vient de me prêter
l'album, et si vous venez demain, je le copierai devant
vous.
Lettres à Gounet.
XXX
a i i h \: m E
Montmartre, 10 avril 1834.
Mon cher Gounet,
Je venais d'apprendre par Desmarest votre malheureux
événement, quand j'ai reçu votre lettre. Vous ne pouvez
douter de toute la part que nous y avons prise Henriette
LES ANNÉES ROMANTIQUES. 257
et moi. Nous aurions bien voulu vous voir pour vous le
dire. Si je n'avais craint de vous faire une offre de
Gascon, je vous aurais prié, dans le cas où vous seriez
embarrassé, de partager le peu que je possède ; si cela
pouvait vous être de quelque utilité, j'espère assez de
votre amitié pour croire que vous ne vous gêneriez pas.
Venez nous voir dimanche si vous pouvez, nous cau-
serons un peu de tout ce qui vous touche, et nous vous
montrerons les beautés de notre maison de campagne,
qui ne sont réellement pas à dédaigner. Je vous remercie
de votre Ballanche; cela me parait bien mystico-amphi-
gourique ; c'est trop au-dessus de moi. A propos d'homme
mystique, j'ai déjeuné dernièrement chez d'Ortigue avec
l'abbé de Lamennais ; le génie le sèche, le ronge, le brûle !
Quel diable d'homme! il m'a fait vibrer d'admiration.
Adieu, mon cher et bon ami, réjouissez-vous si de
malencontres se succèdent si rapidement, la joie et le
bonheur vont venir à leur tour.
H. BERLIOZ,
Lettres à Goiinet.
XXXI
A GIRARD
Montmartre, H avril 1834.
Mon cher Girard, si vous pouvez adroitement emman-
cher notre affaire à votre théâtre, je crois que cela peut
258 LES ANNÉES ROMANTIQUES.
avoir un grand résultat pour le théâtre et pour moi. Vous
savez que la direction avait fait faire une démarche
auprès de nous pour engager ma femme. Nous refusâmes
alors, mais Henriette, à qui je viens de parler de notre
projet, serait enchantée de jouer le principal rôle dans
la pièce géante (dont elle connaît le plan). Ce serait une
grande chance de succès de plus, et vous pouvez même
le laisser pressentir à l'administration. Je crois que ce
serait un coup de parti musical et dramatique sil'admi-
nisl ration avait l'esprit d'entrer franchement et largement
dans mes vues.
Voyez ce que vous avez à faire, je m'en rapporte en-
tièrement à votre amitié éclairée là-dessus.
Tout à vous de cœur et d'âme.
Il . BBRLI02.
Ménestrel du 7 décembre 1884. (Vente Charavay.)
Girard, qui fui par la suite chef d'orchestre de l'Opéra,
(Mait, dans sa jeunesse, un des bons camarades de Berlioz.
Ils entreprirent de donner en société des concerts à
la fin de la présente année IX3i. Girard dirigea ainsi la
première audition il' Harotd en Italie, ce qu'il fit, au dire de
Berlioz, avec maladresse; ils rompirent leur association,
et Berlioz prit dès lors le parti de diriger lui-même ses
c cils. — La lettre ci-dessus traite d'un projet de repré-
sentation à un certain Théâtre Nautique donl Girard élail
chef d'orchestre, projet qui ne lui pas réalisé. Madame
Berlioz-Smithson fut cependant engagée à ce théâtre où.
en novembre 1834, elle joua un rôle mimé dans une pièce
intitulée In Dernière heure d'un condamné (voir à ce sujet un
article de la Gazette musicale, du 7 décembre, non signe.
l r. s a \ n e e s n o m \ x r [Q u r. s . âS9
mais visiblement écrit par Berlioz lui-même). Au reste,
le seul but qu'elle eût pu viser en acceptant un tel enga-
gement ne fui pas atteint : le directeur du théâtre fît ban-
queroute, et le ménage Berlioz fut encore privé d'une
ressource qui lui était légitimement due et lui eût été
nécessaire (voir ci-après, lettre du 6 mai 1835).
Au sujet des efforts d'Henriette pour continuer l'exercice
de son art, comparez une indication (inexacte quant à la
date, 15 décembre 1834) d'un catalogue d'autographes (Cha-
ravay) : « Elle remercie .M. Bloqué de lui avoir trouvé un
- emenl dans la troupe de Kemble dont le manager est
.M. Lawson. .Malheureusement sa jambe brisée la retient
encore au lit. Elle a obtenu des arrangements de la part
de se» créanciers, mais elle désirerait que M. Lawson lui fit
des avances, o
XXXII
A THOMAS G 0 l ' N E I
".Montmartre, vers le 15 avril 1*34.
M<mi cher Gounet,
D'après ma lettre de la semaine dernière, mais
comptions presque sur vous dimanche : pourquoi ne
vous avons-nous pas encore vu ? Venez admirer notre
ermitage : nous sommes impatients d'avoir de vos nou-
velles.
II. IÎKIU.IOZ.
lettres à Gounet.
2G0 LES ANNÉES ROMANTIQUES
XXXIII
A FRANZ LISZT
"Montmartre, commencement de mai 1834.]
Je ne sais, mon cher Liszl, si tu as décidé ces mes-
sieurs à t'accompagner et si vous avez ensemble arrêté
le jour ; il fait un temps d'Italie, de Rome, de Naples,
cette belle plaine est si belle aujourd'hui que je me
crois à Tivoli avec sa verdure si jeune, si pure, si
fraîche. Venez donc nous voir avant que le vent n'ait
poudré cette belle chevelure verte.
Je ne puis te dire à quel point ce spectacle printanier
me remue et m'attriste ; j'ai éprouvé hier, en outre,
plusieurs froissements dans mes affections d'art qui me
rendent malheureux jusqu'aux larmes et que toute ma
raison (car j'en ai beaucoup plus que tu ne crois peut-
être) et tous les raisonnements de ma pauvre Henriette
ne peuvent me faire oublier ou surmonter. Je voudrais
te voir. De Vigny viendra-t-il ? Il a quelque chose de
doux et d'affectueux dans l'esprit qui me charme tou-
jours, mais qui me serait presque nécessaire aujour-
d'hui... Pourquoi n'êtes-vous pas là tous les deux?...
Demain ma disposition sera peut-être modifiée...
Sommes-nous donc réellement les jouets de chaque
impression de l'air?... Shakespeare a-t-il raison?...
Moore a-t-il raison aussi quand il dit : « L'éclat des
LKS ANNÉES ROMANTIQUES
261
ailes de la gloire est faux et passager comme les teintes
pâlissantes du soir. Le flambeau du génie, celui de
l'intelligence, ne font que nous montrer les dangers de
la route. Il n'est rien de vrai, il n'est rien de brillant
que le ciel l. »
Et je ne crois pas au ciel !... C'est affreux. Mon ciel,
c'est le monde poétique, et il y a une chenille sur cha-
cune de ses fleurs... Tiens, viens me voir, amène-moi
de Vigny : tu me manques, vous me manquez... Pour-
quoi ne puis-je me corriger d'admirer avec une passion
si tenace certaines productions fragiles, après tout,
comme nous-mêmes, comme tout ce qui existe?
t^-ijrJ iWW3| Jfjij m J- -H I JTjSj r
m
j^OT.jjy— Vjj
a
2É5É
9
t, J J •lT,ll| Jt.!jf
^m
etc.
^:rTrrrr'rrfr
1. Ces paroles ont servi de teïte à une composition vocale de
Berlioz : Méditation religieuse, écrite à Rome en 1831, et devenue
plus tard le numéro 1 de Tristia.
2. La citation musicale est empruntée à un épisode orchestral
15.
26 2 LKS ANNÉES ROMANTIQUES,
Voilà M. Lamennais qui fait encore un livre sublime
eu faveur d'une idée qui me paraît absurde... Est- il de
bonne foi?... L'égalité!... Est-ce qu'il y a une égalité?
Shakespeare est-il né l'égal de M. Scribe? Beethoven,
celui de Rossini ?...
II. liERLIOZ.
Communiqué par M. Emile Ollicier.
XX XIV
A CHOPIN
[Montmartre, commencement de mai 1834.]
Mon cher Chopinetto,
.Nous projetons de faire une excursion hors la ville,
à Montmartre, rue Saint-Denis, numéro 10 A ; j'ai l'espoir
que Hiller, Liszt ft de Vigny seront accompagnés de
Chopin.
Énorme bêtise. Tant pis !
H . Iî .
Karlovicz, Souvenirs inédits de Chopin.
de la Vestale, où s'exprime l'angoisse passionnée de la vierge
attendant la venue de celui qu'elle aime: Berlioz la fait de mé-
moire, avec quelques inexactitudes. Sans doute, ces froissements
dans srs affection* d'art, qu'il vient de confiera Liszt, il les avait
subis au sujet du chef-d'œuvre de Spontini, pour lequel on con-
naît son admiration.
1. Berlioz désignait ainsi plaisamment sa propre demeure.
LES ANNÉES ROMANTIQUES. 263
XXXV
A SA SOEUR ajw-i.i:
Paris, 12 mai [1834].
Chère Adèle
Madame Sabine part demain ; je ne veux pas la
laisser partir sans lui donner un mot, un simple bon-
jour pour toi. .le t'écris de chez Alphonse où j'ai dîné
avec la famille Rocher. Je vais vile retourner à Mont-
martre, ma pauvre Henriette est si souffrante qu'elle est
restée seule et je ne veux pas la tourmenter pour sortir.
Aujourd'hui elle va mieux, Dieu veuille que cela dure.
Le hasard a amené dans la maison que nous habitons
une dame anglaise qui a plusieurs jeunes enfants et
qui lui est d'une grande utilité.
PÎ0U8 avons eu lundi dernier une espèce de petite partie
de campagne. Mes amis sont venus passer une demi-
journée chez moi. C'étaient des célébrités musicales et
poétiques, MM. Alfred de Vigny, Antony Deschamps,
Liszt, Hiller et Chopin. Nous avons causé, discuté art,
poésie, pensée, musique, drame, enfin ce qui constitue
la vie en présence de cette belle nature, de ce soleil
d'Italie que nous avons depuis quelques jours. Pauvre
sœur, comme Henriette te désire souvent l quand nous
trouverons-nous ensemble?.. Mon père va bien, à ce
2G4 LKS ANNÉES ROMANTIQUES.
que m'ont dit les dames Rocher ; en est-il de même de
tout le monde?
On m'assure que tu as maigri, pourquoi? qu'as-tu?..
tu es si seule, si triste !
Nous nous retrouverons bien, va ! tôt ou tard... C'est
impossible autrement.
Adieu, ces pensées m'attristent.
Adieu, je t'embrasse de toute mon affection et de
toute celle que le porte aussi ma bonne et excellente
Henriette.
11. BERLIOZ.
Communiqué par madame Chapot.
a humbert ferrand, 15 ou 16 mai 1834 (Let. illt.. 1 Y-\ .
« Je suis tué de travail et d'ennui, obligé de gribouiller à
tant la colonne pour ces gredins de journaux. Mes affaires
ù L'Opéra sont entre les mains de la famille Berlin. Il s'agit
de me donner YHamlet de Sbakespeare supérieurement
arrangé en opéra... En attendant, j'ai fait choix pour un
opéra-comique en deux actes de Benvenuto Cellini1... j'ai
achevé les trois premières parties de ma nouvelle sym-
phonie avec alto principal. » Berlioz offre la dédicace de
cette œuvre à son correspondant et ami Humbert Ferrand.
a d'ortigue, 31 mai 1834 (Corresp. inéd., 142). Je ne
quitte pas la plume, soit pour ces gredins de journaux, suit
pour finir ma symphonie, qui sera née et baptisée avant
peu.
La partition autographe d'Harold en Italie (appartenant
à M. Alexis Rostand) porte la date de ■ Montmartre,
22 juin 1834 ».
1. Première mention de cet ouvrage, qui, on le voit, avait été
conçu comme opéra-comique.
LES ANNÉES ROMANTIQUES. v26-*i
XXXVI
A SA SOEUR ADÈLE
Paris, 31 juillet 1834.
Chère sœur,
J'aurais dû l'écrire depuis longtemps, mais mon excuse
est dans le nombre accablant de mes occupations qui
me rendent esclave le jour et une partie de la nuit.
J'espérais aussi de jour en jour avoir à t'apprendre la
délivrance d'Henriette. Il n'en est rien encore, quoique
le terme ne puisse être éloigné de plus de huit ou dix
jours. Elle souffre toujours beaucoup. Alphonse nous a
trouvé une nourrice que nous serons obligés de garder
à la maison malgré l'embarras et la dépense qu'elle
occasionnera. Henriette ne veut pas entendre parler de
mettre son enfant en nourrice dehors ; quelques mots
d'Alphonse à ce sujet ont été fort mal reçus. Pour
nourrir elle-même c'est impraticable, à cause de l'impos-
sibilité où elle serait de jouer. Et l'engagement au
Théâtre Nautique est là, au mois d'octobre il sera obli-
gatoire.
Je suis toujours la plume à la main, soit pour achever
les compositions que je destine à mes concerts de cet
hiver, et pour travailler aux plans d'opéras que m'ap-
portent les auteurs, ou pour écrire des articles, nouvelles,
contes et autres balivernes pour les journaux.
266 LES ANNÉES ROMANTIQUES.
Firmin Rocher est venu hier soir nous surprendre
à Montmartre pastoralement assis, Henriette et moi, dans
le jardin, non pas sous un hêtre, mais sous un prunier.
Je ne puis le laisser partir sans un mot pour ma bonne
Adèle que je charge de dire à nos parents tout ce
qu'elle doit bien penser que je ressens pour eux.
malgré les doutes qu'ils émettent quelquefois à ce sujet.
Je t'écrirai pour le donner des nouvelles de la mère
et de l'enfant.
Adieu, je suis en course et je n'ai que le lemps de
l'embrasser.
II. BERLIOZ,
Communiqué par madame Chapot.
Le fils de Berlioz naquit le vendredi 15 août 1834, à onze
heures du matin: il fut déclaré sur l'heure par le père,
et inscrit sur les registres de l'état civil de la commune
de Montmartre sous le prénom de Louis1 (voir son extrait de
naissance dans la Revue musicale du 15 août 1903).
La lettre par laquelle Hector Berlioz fit part de cet événe-
ment à son père n'a pas été conservée. Mais on lit ces mots
dans la lettre du 31 août dont le résumé va suivre :
o Mon père m'a écrit dernièrement en réponse à une
Ici Ire où je lui apprenais la délivrance d'Henriette et la
naissance (le innn (ils. Sa réponse a été aussi bonne que je
l'espérais et ne s'est pas l'ait attendre. »
a humdert ferrand, Montmartre, 31 août 1834 (Let.
int., 148). Naissance de Louis Berlioz. « Les couches d'Hen-
riette ont été extrêmement pénibles : j'ai mème'éprouvé quel-
ques instants d'une inquiétude mortelle. Tout cependant s'est
1. Louis était le prénom (lu père de Berlioz.
LES INNÉES ROMANTIQUES. 267
heureusement terminé après quarante heures d'horribles
souffrances... Il y a deux mois que ma symphonie avec
alto principal, intitulée Harold, est terminée... » Le poème de
Benvenuto Cellini, écrit par Léon de YA'ailly et Auguste
Hnrhier (sur les indications de Berlioz) a été refusé par le
directeur de l'Opéra-Comique. Relations a\ec Alfred de
Vigny. Victor Hugo. Alexandre Dumas, Auguste Barbier,
Anlony Deschamps, etc.
XXXVII
A SA SOEIR ADÈLE
Montmartre, 23 septembre [18u'i .
Oui, ma chère Adèle, je suis furieusement occupé et
depuis plusieurs semaines j'ai cherché un moment
opportun pour t'écrire, sans pouvoir le trouver. Enfui
aujourd'hui, n'ayant ni partition à instrumenter, ni
vérification du travail de mon copiste à faire, ni ren-
dez-vous avec le directeur de l'Opéra, ni travail avec
mes poètes faiseurs de pièces, ni épreuves à corriger, ni
articles de journaux à bâcler, je profite de ce loisir pour
le répondre.
D'abord, sois tranquille, notre garçon est baptisé. Il ne
s'appelle pas Hercule, Jean-Baptiste, César. Alexandre,
Magloire, mais Louis tout simplement. 11 n'est pas criard
du tout le jour, mais bien la nuit, ce dont se plaignent
un peu sa mère et sa nourrice. Pour moi, je suis tran-
quillement dans ma chambre où je dors sans rien
268 LES ANNÉES ROMANTIQUES.
•
entendre et me repose comme un sauvage après l'accou-
chement de sa femme. Il est charmant, très fort, des yeux
bleus superbes, une petite fossette imperceptible au men-
ton 1, des cheveux d'un blond un peu ardent comme je
les avais dans mon enfance, un petit cartilage pointu aux
oreilles comme ceux que j'ai, et le bas du visage un peu
court''. Voilà tous ses points de ressemblance avec son
père; malheureusement il n'a absolument rien de sa
mère. Henriette en est plus folle qu'une folle. Elle est
bien rétablie à présent; quand je vais à Paris elle vient
avec son fils et la nourrice m'at tendre au milieu de la
descente de Montmartre, sous une allée d'arbres où bien
souvent, il y a sept ans, je venais contempler Paris en
levant à elle. Si on nous eût dit, à l'un et à l'autre,
qu'en 1834, nous viendrions nous asseoir en famille sur
ces rochers ! . . .
Hier, comme elle m'y attendait, plusieurs dames an-
glaises sont venues à passer ; la nourrice était à quelques
pas avec le petit. Ces dames se sont approchées pour
voir l'enfant qu'elles ont trouvé superbe3. A toutes leurs
questions, faites en mauvais français, Marie ouvrait de
1. Par ordre de sa mère je mets ici une note pour ajouter qu'il
a un très beau front, ce qui est vrai. (Note de Berlioz en marge de,
la lettre.)
2. Deuxième note par ordre de la mère : // est fait au tour, ses
membres sont admirables. [Id.J
3. Troisième note par ordre d'Henriette : Beaucoup d'autres dames
françaises et des femmes de Montmartre se sont également arrêtées
pour admirer Louis. (Id.j
LKS ANNÉES ROMANTIQUES. "269
grands yeux sans comprendre un mot; Henriette écou-
lait avec ravissement toutes leurs exclamations et leurs
a parte, mais ne pouvant y tenir elle a répondu en an-
glais, moitié riant moitié pleurant, qu'il n'avait que
cinq semaines, qu'il était Français, né à Montmartre et
qu'ELLE était sa mère. Elle éclate de fierté en me
racontant ça. C'est l'événement du jour. Henriette te
remercie mille fois de l'intérêt avec lequel tu parles
d'elle et de Louis dans ta dernière lettre. Si nous
n'étions pas m loin, elle te prierait même de faire un
bonnet pour lui, afin d'avoir quelque chose de toi. Nous
n'avons pas l'ail un baptême brillant, comme tu peux
le penser, quille à prendre une revanche cet hiver :
parbleu ! tu connais son parrain, c'est Gounet.
Voilà toutes tes questions passées en revue. Dans huit
jours nous serons à Paris, rue de Londres, numéro 34.
Nous avons pris un appartement non garni, ce qui, au
boni de l'année, devient beaucoup plus économique:
mais c'est rude au premier moment: il faut acheter
des meubles, du vin. du bois, mille autres bêtises aux-
quelles on ne songe pas dans les maisons meublées1.
1. Ces meubles, dont le paiement préoccupait encore Berlioz
plusieurs mois après (voir lettre du 10 janvier 1835), ont été
décrits de la manière suivante par un témoin encore vivant,
M. Léon Gastinel, qui lui fit visite à son arrivée à Paris, en 1840 :
« Berlioz habitait rue de Londres et avait installé son cabinet de
travail dans une mansarde sous les toits. Une chaise, une table où
se trouvait la guitare qui lui servit à composer ses premières
O'uvres, voilà tout l'ameublement du grenier où vivait le génie
dont la mort a marqué l'heure de l'apothéose. — Jeune homme,
270 LES ANNÉES ROMANTIQUES.
Pour loi. lu l'ennuies toujours, pauvre sœur; je le
conçois. La Côte doit être un triste pays. Mon père est
sans doute noyé dans ses vendanges, au moment où lu
me lis. et maman se tourmente do ses fatigues. Ce
matin do bonne heure nous avons fait avec Henriette
une grande promenade dans la plaine Saint-Denis el
nous parlions de ce jeune Prosper qui ne craint pas le
grand air. en voyant los vols d'alouettes qui se levaient
autour do nous. Dis-lui un pou (pie, si son filet lui laisse
un instant de loisir, il me fasse l'honneur de m'écrire
le résultat de ses chasses de cette année, je m'y inté-
resse toujours beaucoup.
Adieu, ma bonne Adèle, mille amitiés.
Ton affectionné frère,
II. BERLIOZ.
Communiqué par madame Chapot.
XXXVIII
A MONSIEUR L'INTENDANT GÉNÉRAL
DE LA LISTE CIVILE
Paris, le 9 octobre 1834.
Monsieur l'Intendant général,
Je me propose de donner trois concerts dans le cou-
rant de novembre prochain; la salle des Menus-Plaisirs,
<lii -il, vous venez à Paris pour faire da la musique, Hl> bien, vous
pouvez vous préparer à souffrir. >> {Mwiciem contemporaine, I.kun
(Iastinkl, par Félix Hois«>n, 189:î- '
I.r.s ANNÉES ROMANTIQUES. 271
que vous avea bien voulu déjà m'accorder plusieurs
foi-, étant la seule convenable à Paris pour de sembla-
bles -éances musicales, soyez assez bon pour m'autoriser
;'i y donner les miennes. Ces concerts, comme ceux que
je montai l'année dernière, auraient lieu le dimanche à
deux heures de l'après-midi.
J'ai l'honneur d'être, monsieur l'Intendant général.
votre très humble Berviteur,
HECTOR HEISLIOZ.
rue de Londres, 34.
En marge : E. a. 1147. — Salle des concerts. —
Accordé, G. Delavigne.
Communiqué par M. Dieterlin.
X X X I X
\ CHRÉTIEN URHAN
"Paris, vers octobre 1834.]
Bonjour! mon cher Urhan. Je vous apporterai dans
quelque temps les partitions de Harold pour que vous
puissiez combiner votre personnage avec l'ensemble.
Tnlll à vous.
H. BERLIOZ.
Communiqué par M. Ad. Boschot.
21-2 LES ANNEES ROMANTIQUES.
Urhan, alto, puis violon solo à l'Opéra, interpréta le pre-
mier la partie principale de la symphonie Harold en Italie.
dont la première audition eut lieu au Conservatoire le
23 novembre 1834. Artiste de talent, il fut un des types du
romantisme musical, dont il représentait l'esprit mystique.
Il passe pour n'avoir jamais levé les yeux de l'orchestre
vers la scène de l'Opéra, surtout quand le corps de ballet
L'occupait. 11 jouait la partie d'alto dans les quatuors de
Beethoven; voici comment Berlioz interprétait son attitude
pendant qu'il exécutait ces chefs-d'œuvre : « Urhan adorait
en silence, et baissait les yeux comme devant le soleil; il
paraissait dire : « Dieu a voulu qu'il y eût un homme aussi
» grand que Beethoven, et qu'il nous fût permis de le con-
» templer; Dieu l'a voulu! ! ! » (Mémoires, Premier Voyage en
Allemagne, dixième lettre.) C'est à lui que Berlioz a dédié
son Ballet des Ombres, op. 2, dont il détruisit ensuite l'édition.
XL
A BLOC
Paris, ce 28 novembre 1834.
Mon cher Bloc,
Rien n'est plus rare que les chanteurs seulement
passables; je ne puis en trouver pour mes concerts. J'ai
été obligé déjà deux fois de De pas faire exécuter un
trio sur lequel je compte beaucoup par l'impossibilité
de trouver une basse un peu propre. Les directeurs de
théâtre refusent de prêter leurs acteurs; M. Véron a fait
un miracle dernièrement en me prêtant mademoiselle
LES ANNÉES ROMANTIQUES. 273
Falcon '. Je ne connais qu'un jeune homme nommé
Puig, excellent musicien et ténor fort remarquable2, qui
eût pu faire votre affaire, mais il est pensionnaire au
Conservatoire et ne peut quitter sa position pour aller à
Genève.
Je vous remercie de votre lettre et des bons souvenirs
qu'elle contient. Vous me demandez quelques détails
sur ce que je fais, mais en vérité je suis dans un tel
tourbillon d'affaires de toute espèce que je remettrai à
une autre fois les détails. Seulement je viens de donner
deux concerts, j'en donne un troisième dans huit jours,
où je fais entendre une seconde fois la nouvelle sym-
phonie (Rarold) avec alto principal, puis je quitte la
salle du Conservatoire pour la salle Ventadour où nous
allons, Girard et moi, monter une fêle musicale.
Ce sera la première qu'on aura donnée à Paris. Mes
actions commencent à monter. Adieu, tout à vous.
Mais ne cherchez pas de chanteur à Paris, il n'y en a
pas.
H. BERLIOZ,
Boulanger, à la vérité, vaut mieux que Domange,
mais il gagne beaucoup plus à Paris que ce que vous
1. Le docteur Véron, directeur de l'Opéra de 1831 à 1N3Ô. —
Mademoiselle Falcon a chanté la Captive et le Jeune pâtre breton
au concert de Berlioz du 23 novembre 1834.
2. Puig, ainsi que Boulanger (cité dans la suite de cette lettre),
ont chanté plusieurs fois dans les concerts donnés par Berlioz à
cette époque.
274 LES ANNÉES ROMANTIQUES.
lui offrez et ne consentirait pas à s'en éloigner lui et sa
femme. Si je découvre quelque chose je vous avertirai
aussitôt.
Bibliothèi/ue du Conservatoire Autographes,.
Le destinataire de cette lettre est ce même Bloc qui,
chef d'orchestre de l'Odéon en 18:28, a dirigé l'orchestre au
premier concert de Berlioz, et, deux ans plus tard, devenu
chef d'orchestre aux Nouveautés, tenta d'organiser la pre-
mière audition de la Symphonie fantastique.
a humbert ferrand, 30 novembre 1834 <L(t. int.,
154). « Harold a reçu l'accueil que j'espérais, malgré une
exécution encore chancelante, o La Symphonie fantastique a
paru (transcrite par Liszt). Mademoiselle Falcon a chanté
le Paysan breton.
XL!
A JOSEPH D ORTIGUE
Pin 1834.]
.Mon cher d'Ortîgue,
Tues un excellent garçon, je te remercie mille fois
de Ion dernier article de la Quotidienne. J'ai envoyé
hier des billets et une annonce à M. de Brian ; elle n'a
pas encore passé; surveille un peu ça.
Adieu, à dimanche.
il. BERLIOZ*
LES ANNÉES ROMANTIQUES. 275
J'ai été obligé de donner ce quatrième concert pour
faire un peu d'argent. Tout l'orchestre vient pour rien.
Ne reviens plus dans tes articles sur ma position d'ar-
gent; il est inutile d'insister davantage là-dessus.
Musée Calvet. à Avignon. Publié par M. J.-G. Prud'homme dans
la Rivista musicale ilaliuiiu, 1904.
XLII
A SA SOEUIt ADÈLE
Paris, ce 10 janvier 1835.
Ma bonne petite Adèle,
Nous avons reçu avant-hier ton charmant bonnet
pour Louis, il est admirable, superflu, transcendant,
Henriette en a été ravie à un point que je ne saurais
dire: lu l'as rendue heureuse comme les reines ne le
sont plus, et elle t'en remercie autant que moi. Je ne
t'avais pas écrit depuis longtemps c'est vrai: niais lu
sais combien j'ai eu de choses à taire. Quatre concerts
en un mois et demi, et plusieurs ouvrages nouveaux à
faire entendre, ce qui double la difficulté ; puis des ar-
ticles sans fin à écrire pour mon misérable Rénovateur
et pour la Gazette musicale. Sans cela je ne sais trop de
quoi nous aurions vécu pendant que je moulais mes
276 LES ANNEES ROMANTIQUES.
concerts, ce damné théâtre Ventadour1 ayant mal tourné;
je n'ai pu arracher un sou des appointements de ma
femme. De sorte que voilà près de deux mille francs
de perdus sur lesquels nous devions compter. Il est vrai
que j'ai gagné à peu près autant, malgré l'énormité des
frais, avec mes concerts; mais pour acheter mes mau-
dits meubles j'avais été obligé de dépenser beaucoup
d'avance et tu penses que l'argent n'a pas fait un long
séjour à la maison. Mais je ne sais pourquoi je te parle
de cela.
Notre petit garçon est toujours délicieux, tu n'as pas
idée de la beauté de cet enfant; il ne crie jamais et
rit aux éclats dès qu'on veut bien jouer avec lui; Hen-
riette en est toujours plus fière. Madame Rocher est
venue un moment nous voir; j'étais au lit fort enrhumé,
et ma femme qui n'était pas habillée et point du tout
disposée à subir un examen est restée sans se montrer;
depuis lors j'ai fait trois visites chez madame Rocher.
j'y ai laissé ma carte chaque fois puisque Hippolyte et
elle étaient sortis; je ne les ai plus revus.
Nous sommes allés en famille, dernièrement, faire
une visite à Alphonse, ou pour mieux dire à sa femme
qui vient d'accoucher d'une petite fille; ces dames se
sont fait sur leurs enfants beaucoup de compliments
mutuels; il n'y a que moi qui ai fait la bêtise de m e-
1. Madame Berlioz avait. joue l'année précédente un rôle impor-
tant dans une pantomime représentée à ce théâtre : La dernière
heure d'un condamne. Voir ci-après, lettre du 6 mai 1835.
LES ANNÉES ROMANTIQUES. 277
crier en voyant la petite Robert « Oh ! comme elle est
chétive! » ce qui pouvait être assez mal pris, d'autant
plus que c'est vrai. Cependant il n'en a rien été. Mais
si Alphonse avait dit cela de Louis, Henriette ne lui
pardonnerai! jamais.
Tu as mal calculé la grosseur de la tête de ce gamin,
ton bonnet1 lui va bien, mais fut-il un peu plus large
cela ne gâterait rien. Henriette comptait hier combien
de temps il avait fallu pour broder tout ça ; à coup sur
il y a beaucoup d'ouvrage.
Notre père va toujours de même ? Tu ne m'en dis que
quelques mots; et maman, tu ne m'en dis rien. Prosper
devient savant, et Nanci continue à jouer son rôle de
noble dame ; fais bien mes compliments à Leurs Altesses
royales quand tu les verras, et dis-leur que j'apprécie
comme je le dois les sentiments dont ils veulent bien
m'honorer.
Pour toi je t'aime comme lu sais, plus que tu ne
sais, mais comme tu le mérites.
Adieu, ton frère et ami,
H . BERLIOZ.
Communiqué par madame Chapot.
a humbert ferrand, 10 janvier 1835 {Let. int., 156).
Envoi de musique. « La symphonie (Harold) a eu une re-
crudescence de succès à sa troisième exécution. »
1. « Une observation importante. Ce n'est pas le bonnet c'est le
boudreau qui n'est pas assez large : ainsi te voilà justifiée. Je ne
connais rien à tout cela » (Note de Berlioz, en marge de la lettre).
278 LES ANNÉES ROMANTIQUES.
XLIII
\ ALFRED DE VIGNY
[Paris, vers le 10 février 183J.]
Mille remerciements pour voire offre gracieuse; ma
femme a hésité un instant à en profiter; mais tout
bien considéré, la tristesse que lui cause l'obscurité où
son talent se trouve condamné momentanément par les
circonstances est trop poignante pour qu'une solennité
dramatique coin ii îe celle où vous voulez bien l'inviter
ne soit une épreuve cruelle qu'il vaut mieux éviter.
J'irai donc seul applaudir Chatterton avec la chaleur
d'affection et d'enthousiasme que je ressens pour le
poète et la cause qu'il plaide si bien. En conséquence
je lui renvoie la loge en le priant de l'échanger contre
une -talle.
Mille amitiés bien vives et bien sincères.
11. BERLIOZ.
Monsieur Alfred de Vigny, 3, rue des Ècuries-d'Ârtois.
Communiqué par M. Çhaper.
Cette lettre fut écrite peu avant la représentation de Chat-
terton, qui fut donnée au Théâtre-Français, le 12 février 183o.
A quelques jours de là, Alfred de Vigny écrivait à Brizeux(
LKS ANNÉES ROMANTIQUES. 279
alors absen! : " Où étie?-V0U8, ami? quand Auguste Bar*
bîor. Berlioz, Antony, et tous mes bons et fidèles amis me
serraient sur leur poitrine on pleurant... »
a humbekt FERRAN d, 15 avril 1835 (Let. int., 170,
daté par erreur 1830). a Je suis obligé de travailler horri-
blement à tous ers journaux qui me pavent ma prose. Je
fais à prisent les feuilletons de musique dans les Débats.
C'esl une affaire importante pour moi,.. Je vais faire cel été
une troisième symphonie sur un plan vaste el nouveau ' ...
— Meyerbeer va arriver pour commencer les répétitions de
son grand ouvrage, la Saint-Barthélémy, .le suis tort curieux
de connaître cette nouvelle partition. »
XLIV
A SA S OE D 1! A D K L E
Paris, 17 avril 1835.
Tu as bien raison, chère sœur, de t' étonner de mon
long silence, mais ce serait à tort que tu y trouverais
l'occasion d'un reproche. Tu ne sais pas jusqu'à quel
point je suis esclave d'impérieuses occupations; vingt
fois j'ai cru pouvoir disposer d'une heure pour t'écrire,
et vingt fois je nie suis trompé. L'obligation de gagner
le plus d'argent possible pour acheter les mille choses
qui nous manquent et nous manqueront longtemps
1. Cette symphonie n'a pas été écrite: la troisième symphonie
de Berlioz, Roméo et Juliette, date de cinq années plus tard.
280 LES ANNÉES ROMANTIQUES.
encore dans notre petit ménage, et même tout simple-
ment pour vivre, me force de tirer de ma plume tout le
parti possible. Si j'avais pu donner depuis trois mois
quelques concerts nous serions à l'aise, mais n'y a-t-il
pas en tout et partout des monopoles? La seule salle de
Paris dans laquelle je puisse faire exécuter ma musique
est celle du Conservatoire: or, par un privilège de la
liste civile, elle est accordée exclusivement depuis le
1er janvier de chaque année jusqu'au 1er mai à la Société
des Concerts. C'est la meilleure époque de l'année qui
m'est interdite. Je vais, au 3 mai prochain, donner une
dernière séance musicale1, puis je me tairai jusqu'à
l'hiver prochain. Pendant cet intervalle j'ai plusieurs
ouvrages à écrire sur lesquels je compte pour mon nou-
veau répertoire. Quant aux journaux où je travaille, ce
sont : le Rénovateur, où je fais quatre articles par mois,
fort peu payés, la Gazelle musicale, où j'écris quand
je le puis, qui me paye encore plus mal, puis enfin le
Journal des Débats, qui m'a donné a faire, depuis peu,
les articles concerts, que je signe H... et qu'on me paye
cent francs chacun, quelle qu'en soit 1 étendue. J'ai t'ait
en outre une troisième livraison pour l'Italie pittoresque,
et ce mois-ci j'ai composé une scène d'opéra2 pour mes
concerts à venir. Le soir, très souvent il faut que je
sorte, pour assister, dans les différents théâtres qui
sont de mon ressort, aux turpitudes qui s'y commet-
1. On y exécuta flans son entier YÉpisode de la rie d'un artiste.
2. Benvenuto Cellini.
LES ANNÉES ROMANTIQUES, 281
tent et pouvoir ainsi en rendre compte le lende-
main.
Tu vois que je n'ai presque pas le temps de respirer.
Cet état de travail continuel n'est pas ce qu'il y a de
plus fâcheux, il empêche de sentir les mille pointes
dont la réflexion sur bien des choses me torturait; mais
Henriette se désespère de me voir travailler tout seul
et de ne pouvoir rien faire, habituée qu'elle a été toute
sa vie à être au contraire le soutien de tous les siens.
Quelquefois le chagrin la prend à la rendre folle: les
consolations que je puis lui donner ne sont pas trop
bonnes: il n'y a rien à dire contre les faits. Je l'ai
menée chez Hugo dernièrement pour obtenir du poète
un rôle approprié à son talent et dans lequel son impos-
sibilité de bien parler le français fut justifiée; Hugo ne
demande pas mieux que de chercher, mais on a déjà,
par d'informes essais, usé et gâté toutes les situations
dramatiques qui se présentent là-dessus. Pourtant nous
ne désespérons pas encore. Hugo doit venir ces jours-ci
nous dire s'il a pu vaincre ou tourner la difficulté. II
m'a offert un opéra le mois dernier. Scribe de son côté
en a fait autant, niais ces offres sont inutiles à cause de
l'opposition des directeurs de l'Opéra et de l'Opéra-
Comique. Il me faut encore écrire pendant quelques
années hors du théâtre avant de mettre le pied sur la
nuque de ces stupides industriels.
En attendant, c'est une vie bien pénible et bien cruelle
que la mienne sous le rapport de l'art. Être obligé de
1G.
•28-2 LES ANNÉES ROMANTIQUES.
voir les plus belles années de ma vie perdues pour la
musique dramatique par la seule raison que trois gre-
dins ont en même temps le malheur d'être des imbé-
ciles ! Yéron. par exemple, que Meyer-Beer a été obligé
de contraindre par tous les moyens légaux à jouer
Robert le Diable el à faire ainsi malgré lui sa fortune.
n"a depuis lors monté que d'absurdes platitudes, que
la Juive vient de couronner. Il en est de même ailleurs.
Il faut de la patience. Tout viendra à point.
Mais parlons d'autre chose. Louis est toujours plus
beau. Il commence à êlre un peu méchant, mais vrai-
ment très peu; ses dents ne le tourmentent pas encore.
Il est le phénix du quartier et de la plaine de Mousseaux
où Marie le promène chaque jour au milieu de beaucoup
d'autres enfants. Il les écrase tous. Madame L. Y. est
venue avec sa petite dernièrement ; Henriette rayonnait
en voyant la différence qu'il y avait entre son fils et la
riche mais laide petite fille. Mademoiselle Robert1 a reçu
notre visite lundi dernier : elle commence à se déve-
lopper un peu. Nous avons trouvé chez Alphonse
M. Robert le père nouvellement arrivé. 11 m'a remis ta
lettre en me donnant d'assez bonnes nouvelles de toute
la famille ; il m'a appris la mort de Julie, qui aura dû
être pour ma mère et pour toi surtout un triste événe-
ment. Je te remercie de tes détails sur la santé de notre
père: peut-être enfin se raffermira-t-elle pour ne plus
1 . Agée de trois mois environ ivuir lettre du 10 janvier 1835K
u:s ANNÉES ROMAUTIQUES. 283
varier d'une si triste et si inquiétante façon. Maman ne
va pas mal sans rlouto puisque tu m'annonces le retour
de Grenoble. Dis bien des choses affectueuses à notre
grand-père quand tu lui écriras. Je rencontre de temps
en temps mon oncle Félix soit au théâtre, soit au concert:
je l'ai vu un instant la semaine passée au concert de
Li>zt. je n'ai pu lui dire que deux mots, de sorte que je
ne sais ni où il loge ni ce qu'il est venu faire à Paris.
D'ailleurs je ne suis pas, je te l'avoue, très empressé de
le rencontrer, pour des raisons qu'il ne m'est pas pos-
sible d'oublier.
Tu me dis qui- lu as parlé beaucoup de nous avec
mon grand-père et d'autres encore: qu'on ne m'oublie
pas, etc.. etc. Je ne sais qui tu as voulu désigner par
ces mots, mais je sais bien qu'il vaudrait mieux pour
l'honneur de certaines gens de m'avoir oublié complè-
tement et de n'avoir ainsi à défendre que leur mé-
moire...
Tu as beaucoup d'illusions, ma pauvre chère sœur.
Dieu veuille que tu ne te trouves jamais dans le cas de
les voir se dissiper. Pour moi, je crois ce que je vois.
Je te crois bonne parce que tu me le prouves: je crois
d'autres égoïstes, sots, ridicules et absurdes parce qu'ils
me le prouvent aussi. Je juge dans ce cas en compa-
rant la conduite que je tiendrais à coup sûr si j'étais à
la place des autres et qu'ils fussent à la mienne, avec
celle que je leur vois tenir à mon égard.
Louis t'envoie une boucle de ses petits cheveux que
284 LKS ANNÉES ROMANTIQUES.
sa mère te défend expressément de trouver ardents ; je
t'avertis qu'il ne faut pas se lier à l'apparence. Il com-
mence à dire, à ce que prétend Henriette, maman, papa ;
j'ai ordre de te dire que le troisième nom qu'il appren-
dra sera le tien.
Adieu, ma chère Adèle : embrasse bien pour moi
maman et mon père ; dis à Prosper qu'il est un polis-
son de ne pas m'écrire un mot à présent qu'il est un
jeune homme, et crois à la sincère et vive affection de
ton frère.
H. BERLIOZ.
P. -S. — J'écrirai à mon père après mon concert.
(De l'écriture d'Henriette): Les cils de Louis com-
mencent à noircir ! ! !
H. P.
H. B.
(De celle d'Hector) : Certifié vrai ! ! !
Communiqué par madame Chapot.
XL Y
A SON PÈRE
Paris, 6 mai 1835.
Mon cher papa.
Je viens enfin d'être débarrassé de mon dernier
concert1 et je profite du premier moment de liberté pour
1. Celai du 3 mai (Voir lettre du 17 avril).
LES ANNÉES ROMANTIQUES. 285
vous écrire. Adèle, dans sa dernière lettre, me donnait
d'assez bonnes nouvelles de votre santé, mais sans y
ajouter beaucoup de détails sur la vie que vous menez
habituellement à la Côte. Je crains bien qu'elle ne soit
toujours triste et monotone. Il paraît cependant que le
temps s'écoule plus facilement pour vous aux champs
que dans la solitude de votre cabinet. Je serais bien
heureux que ce goût d'agriculture vînt à se développer,
j'en espérerais au physique les résultats que nous ad-
mirons dans la constitution de mon grand-père, joints
à des habitudes mentales moins sombres que celles où
votre esprit est enclin.
Qu'il y a longtemps que je vous ai vu, mon père, et
comme souvent il me parait étrange que nous soyons
ainsi séparés !... L'arrivée de M. Robert à Paris m'a
fait sentir encore bien plus vivement la peine de notre
éloignement. Vous serait-il donc impossible de suivre
quelque jour son exemple?... Il paraît que les voyages
de Grenoble suffisent aujourd'hui pour vous effrayer; je
crois que maman y est allée seule ou tout au moins
sans vous. Pourquoi cela?... Le mouvement serait, j'en
suis convaincu, ce qu'il y aurait de mieux pour votre
rétablissement complet. Maman est de mon avis, je le
parierais. Que fait-elle? Comment se trouve-t-elle ?
Eles-vous un peu content de Prosper ? Son humeur
vagabonde est, je crois, bien passée aujourd'hui. Ses
facultés se développent-elles? Je n'ai jamais cru qu'il
fût d'une organisation ordinaire; il me semblerait bien
i86 LÈS ANNÉES ROMANTIQUES.
bizarre de m'être trompé dans mon diagnostic en sa
laveur. Pour mon garçon, il esl toujours charmant,
bien portant, de bonne humeur, el sa première dent
vient de percer. Sa mère esl dans les transports dejoie
que lui cause ce grand événement. Nous allons dans
peu remonter à Montmartre dans un local délicieux et
fort peu dispendieux. Le jardin est immense, la vue sur
la plaine Saint-Denis magnifique, et loi 1 1 y est moins
cher que dans Paris à cause des droits d'entrée dont
nous sommes exempts. Mon dernier concert a été assez
satisfaisant sous le rapport financier ; la recette s'est
arrêtée à deux mille cinq cent quarante francs, mais
j'eusse fait bien certainement quatre mille francs sans
les courses du Champ de Mars et les Grandes Eaux de
Versailles que favorisait un temps admirable et où
beaucoup de monde s!est précipité. Car l'amour de la
musique chez les Parisiens ne va pas jusqu'à la préfé-
rer aux chevaux et aux autres spectacles des yeux. Ils
traitenl les Espagnols de barbares, mais si quelque
entrepreneur s'avisait d'annoncer des combats de tau-
reaux, à coup sûr toute la société fashionable se ferait
enfoncer des cé>tes pour y assister.
L'exécution musicale a élé au contraire détestable;
nous n'avions pu faire qu'une seule répétition, et, bien
qu'elle ait duré trois heures el demie, elle était com-
plètement insuffisante. Je ne m'exposerai plus ainsi une
autre fois. Le roi avait fait retenir sa loge; la reine qui
devait y venir s'est décidée, une heure avant le concert.
LES ANNÉES ROMANTIQUES. 287
à partir pour Versailles. Trois gouttes de pluie me
l'eussent amenée. Ses clames d'honneur seules y sont
venues. Je vais travailler beaucoup cet été au nouvel
ouvrage que je rumine, mais il est d'une telle étendue
qu'il y a lieu de craindre qu'il ne soit pas prêt pour
mes concerts de l'hiver prochain *. Henriette su déses-
père de rester dans l'inaction ; la banqueroute du
théâtre Venladour est venue lui enlever un argent
qu'elle avait bien gagné en jouant un rôle au-dessous
de son talent. J'ai plaidé, j'ai gagné, et j'ai payé les
frais. Ce directeur est un drôle. Il est en prison à l'heure
qu'il est, ce qui ne nous avance guère.
Mais il faudrait un volume pour vous donner sur ma
position tous les détails que je voudrais vous faire con-
naître. Elle s'améliorera tous les ans, je l'espère. Ma
femme est toujours plus excellente et je l'aime plus que
je ne puis dire. Probablement il me sera possible de
quitter Paris dans dix-huit mois; nous ferons alors un
grand voyage en Angleterre et en Allemagne, et elle
pourra reprendre l'exercice de son art.
Pour la troisième lois, la semaine dernière, j'ai reçu
de Vienne la demande d'une copie de mes symphonies
à. quelque prix que ce fût. J'ai répondu que, comptant
visiter moi-même l'Autriche dans peu il me paraissait
plus prudent d'attendre jusqu'à cette époque pour faire
1. La Fêle funèbre dont il a été question dans une précédante
lettre.
LES ANNEES ROMANTIQUES.
monter mes ouvrages devant moi. Je suis convaincu
qu'en mon absence ce serait un infâme gâchis. — Avant-
hier, un amateur qui revenait de mon concert m'a fait
cadeau des œuvres complètes de Shakespeare en un
volume en anglais. Ce livre vaut une centaine de francs.
Plus de papier ! Je causais avec vous sans y songer.
Adieu, mon cher père, j'attends de vos nouvel les avant
quinze jours. J'embrasse maman et vous et Adèle et
Prosper de toute mon âme.
H. u,
Communiqué par madame Chapot.
LXVI
A SA SOEUR ADELE
Montmartre, 2 août 1835.
Chère sœur,
J'ai bien reçu ta première lettre, mais la vérité est
sans aucune exagération que le temps m'a manqué pour
y répondre. Tu sais que j'ai eu un violent mal dégorge,
mais tu ne sais pas qu'il a duré plus de quinze jouis.
Bien qu'il ne me fut pas toujours impossible de travailler
dans mon lit, cette indisposition m'a cependant fait
perdre beaucoup de temps. Pour moi, le temps aujour-
d'hui. cY-t de l'argent; el l'argeni que je gagne c'est
LES ANNÉES ROMANTIQUES. 289
notre vie à toute la famille; tellement que faute d'avoir
assez d'avances pour attendre quelque mois je suis dans
l'impossibilité absolue de travailler à une vaste compo-
sition musicale que j'ai commencée et dont j'attends
beaucoup l. Il faut que j'écrive pour mes journaux, et
toujours, sous peine de n'avoir pas un sou le lendemain
du jour où je n'aurai rien fait pour eux. Vous ne savez
pas, vous autres, ce que c'est que d'être talonné par le
besoin au point de ne lui échapper qu'à force de travail,
de patience et de courage. Je gagne de l'argent, c'est
vrai, mais il nous en faut beaucoup ; la nourrice est très
dispendieuse, j'ai perdu beaucoup par la banqueroute
d'un théâtre ; quand je me suis marié, Henriette ni moi
ne possédions rien, et nous manquons encore de beau-
coup de choses. Ma pension est finie, je n'ai donc plus
que ma plume. Mais ce qu'il y a de vraiment atroce
dans cette situation, c'est que mes journaux ne me rap-
portent pas le quart ni le sixième de ce que je gagnerais
avec mes concerts si je pouvais composer ; et, comme
je te l'ai dit, je ne puis pas composer parce que mon
ouvrage est long et qu'il ne rendrait rien avant six mois.
Il faut donc que j'attende pour l'achever qu'il m'ait été
possible de mettre assez de côté pour vivre quelques
mois sans rien faire. Henriette se désole de me voir
1. Fête funèbre à la mémoire dts h, mines illustres d lu France
(voir lettre à Uumbert Ferrand, résumée ci-après) Cette œuvre ne
fut pas achevée, mais on en retrouve des traces dans le Cinq Mai,
la Symphonie funèbre et triomphale, même dans le Requiem.
17
290 LES ANNÉES ROMANTIQUES.
ainsi esclave, d'autant plus qu'elle ne peut rien faire
elle-même ; nous avons été un instant sur le point de
partir pour l'Amérique du Nord, mais des incertitudes
sur le sort qui pourrait lui être offert et la trop grande
jeunesse de Louis nous ont retenus. Vraiment c'est elle
qui a besoin de courage, car, après tout, je m'occupe,
moi, je produis, j'agis, je m'étourdis ; mais elle ! tour-
mentée toute la journée par les domestiques qui nous
volent, inquiète à en devenir folle à la moindre indispo-
sition de l'enfant, environnée d'un monde pour lequel
elle n'a pas été faite et qui ne parle pas même sa
langue, inactive quand elle se sent un immense talent
qui pourrait nous enrichir tous si les circonstances
étaient différentes, il faut convenir que ses accès de
désespoir sont bien motivés. Il n'y aura, dans quelques
aimées, plus, ou à peu près plus de théâtre en France
(excepté les théâtres de boulevard) ; il n'y en a plus en
Angleterre, tous les acteurs de quelque mérite dans la
haute poésie dramatique s'enfuient en Amérique. La
politique, le méthodisme et la vieillesse de notre civi-
lisation ont tué cet art-là. La musique au contraire
envahit tout ; mais c'est une fureur d'enfant qui s'attaque
à ce qui brille sans en concevoir l'usage. On monte des
espèces de concerts partout, mais la contredanse y
domine, la grosse caisse et le flageolet en font tous les
frais. Dans six ou sept ans néanmoins, il est probable
que les Français commenceront à comprendre la vraie
musique. Pour moi j'ai mon public qui grossit tous les
LES ANNÉES ROMANTIQUES. 291
jours, mais qui devient tous les jours plus avide. « Tra-
vaillez-vous? A quand une nouvelle symphonie ? Quand
donc un concert? » Telles sont les questions dont on
m'accable quand je sors à Paris. Et je ne puis pas com-
poser...
Je te remercie de tes deux lettres; tu es bien la
meilleure des sœurs et tu as de l'affection fraternelle
pour deux ; nous parlons bien souvent de loi avec Hen-
riette qui t'aime bien sincèrement. A propos, ne parle
donc jamais dans tes lettres d'irritations qui pourront se
calmer, de préventions que le temps effacera, etc. Tu penses
bien que ces expressions la blessent et l'affligent horri-
blement, et quand je ne parviens pas à lui cacher d'une
manière ou d'autre ces passages de les lettres, c'en est
assez pour la faire pleurer pendant deux jours. Pour
moi je n'aime pas à entendre non plus ce langage; ces
irritations qui se calment redoublent ou triplent les
miennes et me rendraient peut-être injuste sous plus d'un
rapport. Je ne suis pas un ange, et je n'ai pas besoin
qu'on me rappelle certaines choses ; ensuite tu sais que
j'aimerais mieux recevoir cent soufflets, autant de coups
de pied et de crachats à la figure que de m'enlendre
dire ce qui nie parait des absurdités. Je me suis marié
parce que j'aimais ma femme, je savais qu'elle n'avait
rien et que je n'avais rien ; je ne trouverais pas mauvais
que chacun suive mon exemple en pareil cas ; les idées du
monde, j'en connais la valeur, et je ?i entends pas qu'on
vienne me faire un crime d'avoir fait usage de la liberté
292 LES ANNÉES ROMANTIQUES.
que tout homme doit avoir, à défaut d'autres. Je méprise
l'opinion parce que je sais mieux que jamais sur quoi
elle est fondée ; et je déteste de toutes les forces de ma
haine tout ce qui tendrait à me soumettre aux caprices
absurdes de celte ou de ces opinions. Ainsi ne me parle
donc jamais de tout cela, au nom de Dieu. Laisse en
repos à mon sujet les gens qui me blâment et ne me
parle pas d'eux. J'aime encore mieux travailler comme
je fais, et plus encore s'il le faut, que de flatter le
moins du monde la plate sottise de leur égoïsme.
Mon père m'écrivait il y a quelque temps une bonne
et excellente lettre dont je devrais bien le remercier. Je
lui écrirai le premier jour où je pourrai trouver deux
heures disponibles. Dis-lui, en attendant, mille choses
affectueuses de ma part ; ne m'oublie pas auprès de ma
mère, dis à Prosper que j'attends sa lettre avec impa-
tience et que je le félicite de ses progrès.
Tu me demandes des détails sur ma position
avec l'Opéra (je ne parle pas de l'Opéra-Comique, c'est
un théâtre d'épiciers), la voici: je n'y entrerai pas tant
que M. Yéron y sera ; or il s'en va, il cède la direction
à son associé M. Duponchcl. le dessinateur des costumes,
lequel s'imagine qu'il aime ma musique quoiqu'il la
comprenne absolument comme M. Véron ; Duponchel,
il y a six mois, s'est engagé sur l'honneur entre les
mains de Meyer-Beer et de M. Berlin, en ma présence
et devant Barbier, que si, comme il était probable, il
devenait directeur de l'Opéra, son premier acte en y
LES ANNÉES ROMANTIQUES. 293
entrant serait de s'occuper de me faire écrire un ouvrage.
Des intrigues ministérielles s'opposent momentanément
à sa nomination ; l'événement qui met tout Paris en
émoi, à juste raison1, y apporte de nouveaux retards;
et nous attendons. Cependant je sais si bien ce que c'est
que ces animaux de directeurs, que je donnerais pour
cent écus la parole de Duponchel. Je n'oublierai jamais
que Meyer-Beer n'a pu faire monter Robert le Diable,
auquel le théâtre doit toute sa prospérité depuis quatre
ans, qu'en payant soixante mille francs de son argent à
l'administration de l'Opéra qui ne voulait pas faire les
frais. Pour obtenir la sympathie de ces gredins, il faut
absolument être un homme aussi médiocre qu'eux.
Voilà ce que je puis te dire de plus positif à ce sujet.
Henriette te remercie pour ton bon souvenir et surtout
pour ce que tu dis de Louis. Il est charmant. Ses dents
le tourmentent encore, il en a cinq, il marche presque
seul ; nous le sèvrerons dans peu.
Adieu, ma bonne sœur, le modèle des sœurs, je t'em-
brasse tendrement.
Ton affectionné frère,
H. BERLIOZ.
Communiqué par madame Chapot.
ahumbert fer r and, août ou septembre (et non avril
ou mai) 1833 (Let. int., 149). « J'ai commencé un immense
ouvrage intitulé: Fête funèbre à la mémoire des hommes
1. L'attentat de Fieschi.
294 LES ANNÉES ROMANTIQUES.
illustres de la France; j'ai déjà fait deux morceaux, il y en
aura sept. Véron n'est plus à l'Opéra. Duponchel s'est engagé
avec moi pour un opéra en deux actes1. Mon père m'a
écrit, ma sœur Adèle également, des lettres pleines d'affec-
tion. » Musard, Mozart, Ballanche.
destinataire inconnu (Catal. d'autogr. J. Charavay,
345). Il mande qu'il veut faire entendre à MM. Bertin et
Duponchel des fragments de son opéra Benvenuto Cellini.
XLVI1
A PANOFKA
[Montmartre], samedi soir [10 octobre 1835].
Mon cher Panofka,
Nous comptons sur vous pour demain dimanche.
L'heure du dîner est cinq heures. Le dîner sera tout
à fait sans façon ; les convives seront : vous, M. Gounet
un de mes anciens amis, ma femme et moi. Voilà tout.
N'oubliez pas.
Adieu . Votre tout dévoué,
HECTOR BERLIOZ.
Communiqué par M. le vicomte de Spoelberch de Lovenjoiil.
Panofka, violoniste allemand, vint à Paris en 1834 ; il se
fit entendre pour la première fois au Conservatoire dans
un concert donné par Berlioz (Fktis).
1. Benvenuto Cellini, primitivement destiné à l'Opéra-Comique
(Voir lettres des 15 mai ot 31 août 1834).
LES ANNÉES ROMANTIQUES. 295
XLVIII
A SA MÈRE
Pnris, 11 octobre 1835.
Chère maman,
Voilà bien longtemps que je veux vous écrire, mais
je ne voulais vous donner que de bonnes nouvelles,
c'est pourquoi j'ai tant attendu, \otre petit Louis est
enfin hors de danger; nous avons eu bien peur de le
perdre; depuis plus dun mois, Henriette ni moi n'a-
vons passé une nuit tranquille; mais le voilà sur pied
et nous respirons. Il court avec sa bonne dans le jar-
din; ses progrès sont fort lents. Malgré toute l'intelli-
gence qui éclate sur sa petite figure, il ne dit pas encore
un mot bien net. J'étais vraiment dans l'impossibilité
de vous écrire quand M. Rocher est parti. Comment
nous y avons tenu, c'est ce que je ne comprends pas ;
ma femme a été plusieurs jours malade assez grave-
ment; pour moi, j'ai eu mon mal de gorge, qui ne me
manque jamais tous les ans et que la fréquence de mes
excursions nocturnes dans la maison, souvent sans
chaussure et demi nu, m'a ramené cette fois un peu
plus intense. Mais puisque c'est fini, n'y pensons plus.
Tout va-t-il bien à la maison? Votre santé se raffermit-
elle? Mon père est-il bien fatigué de ses vendanges. Je
296 LES ANNÉES ROMANTIQUES.
n'ai pas signe d'aucun de vous, n'ayant vu personne
de votre connaissance depuis fort longtemps. Je profite
d'un moment de liberté qui me reste, avant de remon-
ter à Montmartre, pour vous adresser ces quelques
lignes; c'est chose rare, je vous assure, mes journaux
me prenant tout mon temps. Nous sommes dans une
maison peu éloignée de Paris, mais dont les abords sont
assez pénibles; il faut pour y arriver gravir puis redes-
cendre la montagne. La vue de la plaine Saint-Denis
avec son tombeau des rois de France à l'horizon, les co-
teaux de Saint-Germain, Montmorency, etc., est vrai-
ment magnifique. Et quand Adèle me disait dans une
de ses lettres qu'elle voudrait pour moi le bon air, elle
me souhaitait ce dont je suis loin de manquer. Notre
jardin est fort grand; le salon de notre appartement
était jadis un pavillon bâti par Henri IV pour la char-
mante, Gabrielle, c'est une antiquité intéressante que
nous avons un peu restaurée à la moderne. Malgré la
fatigue extrême que me causent mes allées et venues à
Paris, nous garderons ce logement pour cet hiver. Outre
le site et le bon marché, il offre un autre avantage en
nous affranchissant de la servitude des visites; les oisifs
y regardent à deux fois avant de venir me relancer et
me faire perdre mon temps.
Par-ci par-là mes amis viennent passer une demi-
journée à la maison ; dernièrement pour l'anniversaire
de la naissance de Louis, nous avons eu une réunion
brillante. L'élite de la jeune littérature contre révolu-
LES ANNÉES ROMANTIQUES. 297
tionnaire, c'est-à-dire celle qui a secoué le joug de
Victor Hugo, s'y trouvait. Nous avons joué aux barres
dans le jardin comme de vrais écoliers.
A propos de poètes, je dois enfin vous apprendre que
je viens d'être reçu à l'Opéra. Le nouveau directeur étant
dans de tout autres dispositions que son prédécesseur, je
lui ai présenté un opéra en deux actes qui a été fait
sous mes yeux par MM. Alfred de Vigny, Auguste Bar-
bier et Léon de Wailly1. Il l'a reçu avec le plus vif
empressement. En conséquence, je vais me mettre dans
peu à écrire la partition. J'ai de grands détails à vous
donner sur cette grande affaire qui est pour moi de la
plus haute importance, je les réserve pour ma prochaine
lettre. Je répondrai bientôt à Adèle et à Prosper.
Adieu, chère maman, je vous embrasse tendrement.
Votre affectionné fils,
H. BERLIOZ.
Communiqué par madame Reboul.
XLIX
A DUPONCHEL, DIRECTEUR DE L'OPÉRA
Paris, 3 novembre 1835.
Monsieur,
Je me propose de donner au Conservatoire, le
dimanche 22 novembre, un concert dans lequel made-
1. Benvenuto Cellini.
M.
298 LES ANNÉES ROMANTIQUES.
moiselle Falcon voudrait bien se charger de l'exécution
de deux morceaux : votre autorisation est nécessaire
t
pour que je puisse profiter de son obligeance, serez-vous
assez bon pour la lui accorder? Vous obligerez beaucoup
Votre tout dévoué,
H. BERLIOZ.
Collection du baron Trëmont (Bibliothèque Nationale).
Mademoiselle Falcon chanta en effet la Captive et le Jeune
Pâtre breton au concert de Berlioz du 22 novembre 183o ;
on y entendit également le Cinq Mai (sur les vers de
Béranger) exécuté par vingt basses à l'unisson, et la sym-
phonie d'Harold (voir lettre du 24 décembre ci-après).
A VICTOR HUGO
[Paris,] 9 décembre 1835.
J'ai reçu vos merveilleuses poésies1. Vous êtes mille
fois bon d'avoir pensé à moi et de me dire, bien plus,
que je dois vous compter parmi mes plus vrais amis.
Voilà de ces mots qui électrisent et qui donnent au
soldat fatigué la force de reprendre son arme et de se
ruer comme un lion dans la mêlée. Merci ! Si j'étais un
grand poète comme vous, peut-être trouverais-je
1. Les Chants du Crépuscule, dont la préface est datée du 25 oc-
tobre 1835.
LES ANNÉES ROMANTIQUES. 299
quelques mots pour exprimer ce que m'a fait éprouver
la lecture de votre nouvelle œuvre, mais dans mon
impuissance, je ne saurais que m'écrier comme les
sauvages au lever du soleil : « Oh II! t
II. BERLIOZ.
P. -S. — Aurez-vous encore un moment de liberté
dimanche prochain pour venir m'entendre ■ ?
Communiqué par M. Gustave Simon.
a humbert ferrand, 16 décembre 1835 (Let. int., 166).
Harold a obtenu un succès double de celui de l'année der-
nière. Benvenuto est reçu à TOpéra. La transcription de la
Symphonie fantastique par Liszt a grand succès en Allema-
gne ; les journaux de Leipzig et de Berlin en ont rendu
compte2.
LI
A SA SOEUR ADELE
Montmartre, 24 décembre 1835.
Ma chère Adèle,
D'abord il faut te remercier et pour Henriette et pour
moi de la charmante robe que tu as envoyée à Louis ;
1. Le concert du 13 décembre 1835, auquel Berlioz invite
ainsi Victor Hugo, est le premier dont il ait dirigé lui-même l'exé-
cution [voy. Mémoires XLVVLe programme comprenait, notamment,
la Sympltonie fantastique, la Marche des Pèlerins d' Harold, l'ouver-
ture du Roi Lear, Le 5 mai, etc.
2. L'article de Schumann dans la Gazette musicale de Leipzig
est du nombre de ceux auxquels fait allusion Berlioz.
300 LES ANNÉES ROMANTIQUES.
la mère en a été enchantée plus que tu ne peux le
croire ; ces attentions affectueuses lui sont extrêmement
sensibles ; ton bon cœur l'avait bien deviné. La robe va
fort bien et M. Louis s'y pavane avec une vanité fort
prononcée. Je ne t'ai pas écrit depuis bien longtemps,
tu devines que mes concerts m'en ont empêché. Ils ont
été fort brillants, mais je n'ai pu en donner que deux
faute de nouveautés pour le troisième. Je n'ai rien pu
composer de toute l'année, excepté le chant sur la
mort de Napoléon. Cette nécessité de sacrifier non seule-
ment mon art, mais aussi un bénéfice certain, par
l'impossibilité d'attendre et d'avoir de quoi vivre pen-
dant le temps de la composition, est une des plus abomi-
nables mystifications qu'un homme puisse supporter.
Ce que mes deux concerts m'ont rapporté équivaut
à peine à ce que j'aurais gagné avec mes journaux pen-
dant ces deux mois ; d'abord parce que tout ce que j'y ai
fait entendre est aujourd'hui trop connu, ensuite parce
que j'ai donné \e premier en société avec le chef d'or-
chestre Girard, et que le bénéfice a dû, en conséquence
être partagé. Pour le second concert, je l'ai conduit
moi-même, et désormais je n'aurai plus besoin d'avoir
recours à personne pour diriger l'exécution de ma
musique. Je voulais t'envoyer ces jours-ci la collec-
tion complète de livraisons ornées de planches de V Italie
pittoresque, où tu sais j'ai écrit quelques pages, mais les
dernières feuilles n'ayant pas encore paru je n'ai pas
hésité à attendre la fin de l'ouvrage pour le l'adresser.
LES ANNÉES ROMANTIQUES. 301
Cela fera un assez beau volume, dont plusieurs parties
t'intéresseront et te donneront envie de voir l'Italie.
Je n'ai pas encore pu commencer mon opéra; les
petits journaux, à notre grand regret, en ont annoncé le
sujet. Quelque indiscrétion le leur aura fait connaître ;
Dieu veuille que les vaudevillistes ne s'en emparent pas
avant notre représentation !
Que fais-tu cet hiver, ma pauvre sœur? comme tu
dois t'ennuyer ! Mon père est toujours triste, maman de
son côté s'inquiète beaucoup de nous tous. Tu dois na-
turellement te ressentir de la disposition d'esprit de nos
parents. Et puis le charmant pays que tu habites, la
tournure poétique de l'esprit de sa population, ne doi-
vent pas peu contribuer à te faire paraître la mauvaise
saison interminable. Ma mère a bien raison de me re-
procher de n'avoir point encore écrit à mon grand-père,
je me le suis dit souvent ; il y a d'autres lettres encore
que je voudrais écrire, mais en vérité je n'ai pas le
temps, et si on savait combien est rigoureuse pour moi
l'acception de cette phrase banale, on m'excuserait
peut-être un peu.
Remercie maman pour l'offre qu'elle m'a faite d'un
tonneau de vin. Nous ne sommes pas sûrs de demeurer
encore longtemps à Montmartre, et, en tout cas, l'embar-
ras de le mettre en bouteilles, de le garder des voleurs
dont nous n'avons pas peu à nous plaindre sous tous les
rapports, le déboursé de l'achat des bouteilles et du port,
tout cela réduit à peu près à rien l'avantage et 1 econo-
302 LES ANNÉES ROMANTIQUES.
mie qui résulteraient de cet envoi. Pour les confitures,
au contraire, elles seront les bienvenues ; Louis les aime
énormément. Cet enfant grandit et se fortifie rapide-
ment; il ne parle pas du tout encore. Henriette cepen-
dant prétend qu'il dit très distinctement « Tante » en
montrant sa robe, et je suis chargé de te le dire.
Adieu ; j'ai à courir demain tout le jour, j'ai un mal
de tête fou, causé par l'odeur du charbon de terre que
nous brûlons, et enjolivé de tout ce que la fatigue de
ma journée peut y ajouter. Il faut donc te quitter sans
t'avoir vraiment dit la centième partie de ce que j'aurais
à te dire.
Ton affectionné frère.
H. BERLIOZ.
P.-S. — Je dois une réponse à Prosper ; sa lettre
m'a fait bien plaisir, seulement une autre fois je le prie
de ne pas prendre un ton si grand garçon et de ne pas
régler son papier; c'est écolier en diable.
Communiqué par madame Chapot.
a HUMBERT ferrand, 23 janvier 1836 (Le*, int., 169).
« Thiers vient de me faire perdre la place de directeur du
Gymnase musical (12.000 fr.) en refusant d'y laisser chanter
des oratorios, ce qui aurait fait tort à l'Opéra-Comique. »
Le Cinq Mai est écrit sur les « mauvais vers de Béranger,
parce que le sentiment de cette quasi-poésie m'avait paru
musical ».
LES ANNÉES ROMANTIQUES. 303
lu
A FRANZ LISZT '
[Paris,] 25 janvier 1836.
Je reçois ta lettre et j'y réponds à l'instant. J'avais
déjà vu M. Bartholoni, et avant de l'avoir vu, sur un
prospectus imprimé qu'il m'avait envoyé, j'avais écrit
un article sur ton Conservatoire. Ce demi -feuilleton était
nécessairement fort incomplet, mais il servira de pré-
texte à un second article plus digne de son objet et pour
lequel je profiterai des instructions que tu me donneras.
Je verrai ces jours-ci M. Lévy.
Tu me surprends dans un de ces moments de profond
abattement qui succèdent toujours à ces rages concentrées
qui rongent intérieurement le cœur sans pouvoir faire
explosion... tu les connais malheureusement aussi bien
que moi. Le sujet de ce tremblement de cœur sans éruption ,
le voici : on m'avait nommé directeur général du Gymnase
musical avec des appointements de six mille francs, plus
deux concerts sans frais à mon bénéfice et des droits
d'auteur pour chacune de mes compositions ; Thiers me
fait perdre cette place en refusant obstinément de per-
1. Cette lettre à Liszt, comme la suivante (du 28 avril) est
adressée à Monsieur Liszt, à Genève.
304 LES ANNÉES ROMANTIQUES.
mettre le chant au Gymnase. En conséquence, cet éta-
blissement, auquel j'allais adjoindre une école de chœurs
dans le genre de celle de Choron, est aujourd'hui ruiné
et fermé. On y donne des bals...
De plus, la Commission de l'Opéra a demandé à ce
même M. Thiers d'autoriser Duponchel à contracter
avec moi pour mon opéra. (Le poème est de de Vigny,
Barbier et Léon de Wailly.) M. Thiers s'y refuse, en di-
sant que, M. Duponchel n'étant pas assuré d'être direc-
teur de l'Opéra à l'époque où ma partition pourrait être
représentée, il ne doit pas grever la succession du direc-
teur futur d'un ouvrage qui pourrait ne pas lui conve-
nir. — A présent je propose à Duponchel de faire un
contrat conditionnel ; il hésite, en mettant en avant
l'incertitude où il est que cet engagement convienne à
Rossini et à Aguado son banquier. Cet homme s'est jeté
à corps perdu dans les bras de Rossini depuis quelque
temps, et tu penses quelles conséquences cela peut
amener. Les bras de Rossini?... A présent, Meyerbeer
et Bertin m'engagent à écrire néanmoins mon opéra,
persuadés qu'au moment de le monter on trouvera un
biais pour y parvenir ; c'est ce que je vais faire.
Tu me parles de mon morceau de Napoléon ; je crois
aussi que c'est bien : c'est grand et triste ; malheureu-
sement j'ai été obligé de le faire chanter par vingt
basses, faute d'en avoir une bonne, et tu connais l'ex-
pression des choristes.
Richault m'avait demandé, il y a un mois, d'arranger
LES ANNÉES ROMANTIQUES. 305
à quatre mains l'ouverture des Francs-Juges. J'ai fait
cette besogne avec les conseils de Chopin ; on la grave
en ce moment, ainsi que la grande partition. Je t'enver-
rai le tout. Harold a eu celte année un énorme succès,
grâce à la magnifique exécution que j'en ai obtenue
pour la première fois. Je conduis moi-même mes con-
certs à présent; l'exécution s'en ressent; les mouve-
ments avaient toujours été pris imparfaitement. Je ne
sais comment t'envoyer les deux partitions que tu me
demandes, j'aurais une peur ridicule de les voir s'égarer
en route. Si tu pouvais sans un terrible dérangement
venir nous embrasser et nous réjouir le cœur par ta
présence, ne fût-ce que pour trois semaines et fallût-il
te cacher dans la lanterne du Panthéon, je t'avoue que
j'en serais bien heureux. Tu es dans la meilleure posi-
tion possible pour écrire de grandes choses, profites-en.
Va en Suisse et en Italie à pied. Ce n'est qu'ainsi qu'on
voit et qu'on comprend ces belles natures. Tu ne me dis
rien de ton intérieur à Genève, de mille choses qui te
touchent de près. Crois-tu qu'il existe entre nous une
ligne de démarcation où finissent l'amitié et les confi-
dences? je ne le croyais pas1. N'importe, je n'en suis pas
moins tout à toi.
II. BERLIOZ.
1. Allusion à l'intimité de Liszt avec la comtesse d'Agoult (voir
ci-après, pp. 342 et suiv.).
306 LES ANNÉES ROM ANTIQ L'ES .
Dis mille choses de ma part à Bloc, et assure-le que
je ne négligerai rien de ce qui l'intéresse.
Communiqué par M. Emile Ollivier ("antérieurement reproduit
dans le Gaulois, 2 janvier 1896K
lui
A SA SOEUR ADÈLE
Paris, 25 janvier 1836,
Chère Adèle,
Je ne t'écris que deux mots faute de temps.
La malle est arrivée fort tard hier soir ; tout était en
bon état. Henriette était ravie de tant d'attentions de
notre excellente mère1: dis-lui tout ce que tu
pourras trouver de plus affectueux pour la remercier de
notre part.
Louis est un peu malade aujourd'hui : sa mère s'in-
quiète déjà, et je suis obligé de sortir et de la laisser
seule s'attrister de plus en plus. J'espère pourtant que
cette indisposition ne sera rien. Les joujoux de Prosper
1. La grand'mère envoyait des jouets à son petit-fils : la réconci-
liation était complète. Et nous verrons par les lettres suivantes que
la sœur aînée, à son tour, consentira à un rapprochement, et que
le père, pris de pitié pour la condition pénible si courageusement
supportée par son fils, et n'écoutant plus que son cœur, lui viendra
enfin en aide.
LES ANNÉES ROMANTIQUES. 307
ont fait un peu diversion ; quand il sera mieux, ils feront
merveille.
Je tenais à rassurer ma mère sur l'arrivée de son envoi.
A un autre jour les détails ; il faut que je coure au fau-
bourg Saint-Germain, aune lieue et demie de chez nous.
Adieu, tout à toi.
H. BERLIOZ.
Communiqué par madame Chapot.
LIV
A SA SOEUR NANCI
21 février 1836.
Ma chère sœur,
Ne sois pas surprise de recevoir si tard ma réponse.
Tu sais que je travaille comme un forçat à mille choses
différentes à la fois et c'est à peine si je trouve cinq mi-
nutes pour te dire que ta lettre m'a fait beaucoup de
plaisir. Ne pensons plus à nos vieilles discussions, je te
tends la main, donne-moi la tienne et soyons amis
comme auparavant. Le défaut de nos jugements vient
souvent de ce qu'il s'exerce sur des sujets qu'on connaît
peu ou mal ou pas du tout, parce qu'ils sont hors de
notre portée. Penses-y. As-tu fini tes déménagements,
tes achats de mobilier, tes noces et festins? Ta belle-
308 LES ANNÉES ROMANTIQUES.
sœur nouvelle permettra- t-elle à Henri1 de fumer? C'est
un point important et que peut-être tu as oublié de
débattre dans les négociations du mariage. Ta petite
Matb.il de est, dit-on, charmante et son père commence
à s'en apercevoir. Qu'en dit notre grand-père? Le vois-
tu souvent? Tâche donc qu'il me pardonne mon silence
à son égard. Si tu savais comme mes heures sont comp-
tées! Cela me tourmente bien souvent, je voudrais lui
écrire des volumes. Maman m'a donné dernièrement
des détails sur vos joies de la ville, vos concerts, vos
dames qui chantent l'italien, etc.. Ta voix s'est-elle un
peu accrue? Dis-moi tout cela quand tu m'écriras.
Pour moi, voilà en quatre mots ma vie : je suis très
heureux d'avoir la meilleure et la plus aimée femme du
monde, mais je souffre beaucoup de toutes les privations
que je lui vois souffrir sans se plaindre de son isolement
et surtout de la perte de son immense talent (son inaction
forcée la tue). Il n'y a plus de haut drame en Angleterre,
l'art y est mourant. Ici le théâtre anglais est mort et toutes
les tentatives seraient inutiles pour le ressusciter. Elle a
dans son fils une consolation toujours présente, mais
elle ne prend pas assez son parti sur les travaux que je
suis forcé de faire à la maison et dehors et qui m'obli-
gent à la laisser seule. Les domestiques la tourmen-
tent, elle ne va pas à Paris une fois tous les trois mois ;
1. Henri Pal, frère du mari de Nanci, plus tard président du
tribunal civil de Vienne.
LES ANNÉES ROMANTIQUES. 309
mais nous irons ensemble après-demain pour la pre-
mière fois depuis le milieu de décembre. Il s'agit de la
première représentation de la Saint-Barthélémy ' à
l'Opéra et Meyer-Beer ne veut pas qu'elle y manque.
D'ailleurs ça la distraira un peu. Moi je vais ce soir à la
répétition de cette encyclopédie musicale dont le succès
se rattache à tant d'intérêts d'art et de fortune. Adieu,
Henriette m'appelle pour dîner, Louis crie devant la
table, il faut que je te quitte, il me reste à peine le
temps de m'habiller et de descendre à Paris. Mille
choses à Camille et à son frère.
Adieu, adieu.
Ton affectionné frère,
H. BERLIOZ.
Communiqué par madame Reboul.
LV
A FRANZ LISZT .
Paris, 28 avril ^1836^.
Mon cher ami.
Je profite d'un instant fort court de liberté, que me
laissent les mille et une torturantes occupations dont je
1. Les Huguenots.
2. A Genève.
310 LES ANNÉES ROMANTIQUES.
suis esclave, pour t'expliquer pourquoi mes partitions
ne t'arrivent pas encore. Je viens de recevoir d'Alle-
magne une ouverture des Francs- Juges arrangée à
quatre mains de telle sorte que j'ai eu peine à recon-
naître mon ouvrage. On l'a taillée, rognée, etc., de la
façon perfectionnée de Castil-Blaze. J'exècre ces inso-
lentes libertés, et cette nouvelle preuve du danger
qu'il y a pour moi à laisser circuler mes ouvrages m'a
fait prendre décidément le parti de ne rien laisser
graver jusqu'à ce que j'aie fait le voyage d'Allemagne.
On me menace même d'un autre arrangement à quatre
mains de ma première symphonie d'après ta partition
de piano; Dieu sait le ravage que tous ces conscrits
maraudeurs vont faire là dedans. Je ne veux pas leur
donner une nouvelle proie.
Adieu, je t'écrirai plus longuement dans quelque
temps.
Mille choses à Bloc de ma part.
Ton ami,
H. BERLIOZ.
V.-S. — Il y a plus de deux mois que mon article
sur le Conservatoire de Genève attend aux bureaux des
Débats1. J'en ai trois autres qui sont dans le même cas,
je ne sais pas quand ils seront imprimés.
1. Cet article, dont il était déjà question dans une lettre du
25 janvier précédent, n'a passé dans le Journal dm Débals que le
-20 août 1836.
LES ANNÉES ROMANTIQUES. 311
Schlesinger a reçu de toi dernièrement une lettre
relative à un article sur tes compositions ; il n'était pas
d'avis d'imprimer cette analyse dans la Gazette musicale.
et après l'avoir lue, sur la demande qu'il m'adressait si
cette critique te serait avantageuse ou nuisible, j'ai dû
lui dire ce que je pensais de l'esprit général de l'article.
Il n'est pas tel que je l'eusse désiré pour toi, et, quant
à l'impression qu'il aurait faite sur le public de Paris,
il est hors de doute qu'elle était de nature à ce que tes
amis doivent chercher à t'en préserver. Comme tu dési-
rais formellement l'insertion de l'article, peut-être
Schlesinger aurait-il dû ne pas la refuser ; mais il m'a
demandé ma pensée au sujet de l'avantage qui pourrait
en résulter pour toi et je ne pouvais manquer de fran-
chise en pareille occasion; je crois avoir bien fait1.
Adieu, adieu ; pourquoi diable es-tu loin de Paris?...
Communique par M. Emile Ollivier,
a hofkmeister, éditeur de musique à Leipzig,
8 mai 1836 [Corresp. inéd., 113, d'après la Gazette musicale).
Protestation contre une édition infidèle de l'ouverture des
Francs-Juges.
1. L;i Gazelle musicale de 1830 n'a rien publié qui réponde à
tes indications. En revanche, son numéro du 12 juin contient un
article sur Liszt, dû à la plume de Berlioz lui-même.
312 LES ANNÉES ROMANTIQUES.
LVI
A SA SOEUR ADELE
Montmartre, vendredi 1er juillet 1836.
Il faut bien, chère Adèle, trouver un moment pour
t'écrire, ne fût-ce que dix lignes, pour te charger de
remercier mon excellent père. J'ai peur qu'il ne se soit
gêné pour m'envoyer cet argent auquel j'étais loin de
m'attendre, et cette idée m'attriste plus que je ne saurais
dire... Embrasse-le ainsi que maman de ma part.
Je suis bien aise que de petites excursions chez ton
ancienne amie puissent de temps en temps te fournir
d'agréables distractions ; je me figure qu'en effet tu as
dû t'amuser beaucoup chez madame Boutaud1, beaucoup
plus même qu'à Grenoble.
A propos de Grenoble, j'ai vu ces jours-ci madame
Aprin2; nous comptions l'engager à déjeuner dimanche
prochain, d'après ce qu'elle m'avait dit de son projet de
voyage à Montmartre ; mais son départ anticipé nous
privera du plaisir de l'y recevoir. Elle part aujourd'hui.
1. Précédemment mademoiselle Louise Veyron, amie des sœurs
de Berlioz; elle était devenue, par son mariage, belle-sœur de leur
oncle le colonel Marmion.
2. Amie de la famille Berlioz.
LES ANNÉES ROMANTIQUES. 313
Je me suis informé des écoles préparatoires pourPros-
per ; il y en a deux : celle de M. Mayer, et une autre moins
célèbre, située fort loin (au Marais). J'ai vu M. Mayer,
et j'envoie son prospectus à mon père ; il m'a demandé
si Prosper savait quelque chose en mathématiques... je
n'ai pas pu lui dire que je le crusse très savant. Il a
ajouté qu'on ne recevait pas chez lui de commençants
et que les élèves devaient, avant d'y entrer, savoir au
moins l'arithmétique et un peu de géométrie.
Louis a été bien malade dernièrement. Le voilà encore
une fois sur pied, mais il a le diable au corps ; je n'ai
jamais vu de caractère d'enfant comparable au sien
pour la violence et la bizarrerie. Il est charmant, et
grandit rapidement.
Il commence à parler une langue que je crois être le
Polonais : du moins cela y ressemble ; dans peu il y
aura des mots français .
Henriette a voulu t'écrire hier, mais son style traduit
de l'anglais et ses fautes d'orthographe l'ont découragée
pour cette fois ; son billet a donc été déchiré, et ce sera
pour ma prochaine lettre, dans laquelle elle se propose
d'insérer quelques lignes.
Tu sais qu'elle a perdu sa sœur, et c'est un sujet con-
tinuel de chagrin qui ne s'adoucit que fort lentement.
On s'attache d'autant plus aux êtres qu'on aime qu'on
a fait pour eux plus de sacrifices, et Henriette en a fait
pour sa sœur toute sa vie.
Je suis dans le grand tourbillon de la composition de
18
314 LES ANNÉES ROMANTIQUES.
mon opéra; j'en ai à peu près fait la moitié. C'est énor-
mément long à écrire; mais j'avoue qu'en comparaison
de la difficulté que présentent les compositions sym-
phoniques, ce n'est qu'un jeu.
Les répétitions de mademoiselle Bertin • ont été un
peu suspendues ce mois-ci, à cause du départ de Nourrit
et de mademoiselle Falcon, mais ils arrivent demain l'un
et l'autre et nous allons recommencer. Il y en a encore
pour deux mois et demi au moins. Cela prend une tour-
nure, et je crois à un résultat assez satisfaisant pour
l'amour-propre de la famille Bertin. Il y a des chœurs
charmants, qu'on me fait l'honneur de m'attribuer à
l'Opéra, quoi que je puisse dire. Je n'y suis effective-
ment pour rien. Les rôles ne sont pas malheureusement
aussi bien, il s'en faut de beaucoup, et les acteurs font
de cruelles grimaces ; mais tout s'arrangera avec de la
persévérance.
Adieu, ma bonne sœur; je le laisse pour aller travailler
à Paris, malgré l'effroyable chaleur qui m'attend au
passage.
Notre jardin est magnifique ; on ne se lasse pas du
coup d'œil de cette plaine Saint-Denis. Dernièrement
nous sommes allés à pied en famille à Saint-Ouen, et
Louis était transporté de joie à la vue de la pièce d'eau.
I. 11 s'agit à'Estneralda, opéra dont Victor Huga avait écrit la
poème pour mademoiselle Louise Berlin. Berlioz avait été chargé
île diriger les répétitions de celle o'uvre à l'opérai
LES ANNÉES ROMANTIQUES. 31o
Il n'y a rien de si beau en Dauphiné, à moins de voir
la vallée des hauteurs de la frontière de Savoie.
Adieu encore.
H. BERLIOZ,
Communiqué par madame Chapot.
LVII
A SA MERE
27 juillet |1836].
Chère maman.
Encore une petite lettre, écrite à la course comme
toujours. Je réponds d'abord à ce que me demande
Prosper de la part de mon père : // n'est pas néces-
saire d'être pourvu d'aucun diplôme de bachelier pour
être reçu à l'École polytechnique ; on ne prépare pas
spécialement pour les examens du baccalauréat chez
M. Mayer ; cependant il y a des maîtres qui pourraient
remplir ce but. Je me suis informé de tout cela dans
l'institution de M. Mayer. Il était sorti quand j'y suis
venu, mais un professeur de ses classes et un élève qui
se destine à l'École polytechnique m'ont donné les dé-
tails que je vous transmets, en m'assurant positivement
qu'il n'était pas exigé des élèves qu'ils fussent bache-
liers pour se présenter à l'École polytechnique.
316 LES ANNÉES ROMANTIQUES.
Je remercie Prosper de sa lettre et de toutes les choses
aimables qu'elle contient pour son petit neveu ; je serais
vraiment enchanté de le revoir, s'il est assez formé pour
le risquer dans un voyage comme celui de Paris. Vous
pouvez en juger mieux que moi qui ne sais absolument
rien de ses progrès depuis que je l'ai quitté. Peut-être
aussi, d'un autre côté, un tel changement dans sa vie et
ses études ne peut-il qu'accélérer le développement de
son intelligence et le former rapidement sous tous les
rapports. Si malheureusement cette confraternité d'éco-
liers, tous plus ou moins niaisement polissons, n'était
inévitable pour lui, je ne douterais pas des prompts
résultats de l'expérience.
Vos vers à soie doivent être terminés à présent ; d'a-
près ce que j'ai vu ces jours-ci dans les journaux et ce
que vous m'avez dit dans votre dernière lettre, je pense,
chère maman, que vous êtes bien dédommagée de vos
peines. Mon père est-il aussi satisfait de son adminis-
tration rurale? j'en doute un peu, à cause des bizarre-
ries inconcevables de la saison ; hier, pour travailler
dans ma petite chambre du jardin, j'ai été obligé défaire
du feu. Aujourd'hui la plaine est couverte de brouillards,
c'est une journée du mois d'octobre. Paris est fort triste.
La revue de la garde nationale est contremandée, et
les commentaires que cette décision fait naître jettent
du sombre dans toutes les conversations. La mort de ce
pauvre Armand Carrel qu'on a enterré hier n'est pas
propre à diminuer l'espèce de tristesse pleine d'inquié-
LES ANNÉES ROMANTIQUES. 317
tude qu'on remarque partout. Les regrets que cette mort
excite ne sont point des phrases de journaux ; rien n'est
plus réel. M. E. de Girardin est aussi de son côté en
assez mauvais état, mais il l'a bien mérité.
Nous nous y intéressons jusqu'à un certain point.
Henriette et moi, à cause de sa femme (la ci-devant
Delphine Gayj que nous avons eu l'occasion de voir cet
hiver et qui a été pleine de prévenances et d'amabilité
pour Henriette.
Il parait qu'Adèle promène ses loisirs chez toutes ses
amies. N'était la solitude où son absence vous laisse, je
dirais que c'est très bien. Ces petits voyages lui font
voir le monde, elle ne peut qu'y gagner. Je lui écrirai
longuement dans peu.
Amédée Faure^st venu nous voir, c'est-à-dire me voir
(car c'était de bien bonne heure et Henriette n'était pas
levée) il y a huit jours ; il m'annonce son départ pour
le quinze du mois prochain ; il a l'air fort content de sa
prochaine paternité.
Adieu, chère maman ; je vous embrasse bien tendre-
ment.
Une maudite répétition m'appelle à l'Opéra et va me
faire perdre les trois quarts de ma journée. Henriette
vous remercie de tout ce que votre dernière lettre con-
tenait de bon et d'affectueux pour elle ; elle en est plus
1. Frère de Casimir Faure, et comme lui ami de Berlioz, proprié-
taire ;"i Bressieux, localité proche de laCôte-Saint-Andiv.
18.
318 LES ANNÉES ROMANTIQUES.
que digne. C'est la plus excellente femme qu'il soit
possible de rêver. Louis se porte bien, et grandit en
méchanceté, à part son affection pour moi qui ne se
dément pas.
Communiqué pa,r madame Chapot.
LVIII
A THÉOPHILE DE FERRIÈRES
Montmartre, 15 août 1836.
Mon cher confrère en critique musicale.
Je viens de donner votre nouvelle adresse au bureau
de la Gazette, et le journal va vous y être envoyé, Je
suis effectivement chargé de remplacer Schlesinger
pendant qu'il prend les eaux je ne sais où, et j'ai déjà
lu votre article qui m'a beaucoup intéressé. Ne vous
inquiétez pas des épreuves, que je corrigerai. Notre-
Dame de Paris me prend en effet beaucoup de temps,
mais je crois pourtaut que nous touchons au commen-
cement de la fin. Il y a vraiment dans cette partition
des choses bien remarquables, et les gens impartiaux
seront fort surpris. Pour la mienne, j'y travaille de
LES ANNÉES ROMANTIQUES. 319
toutes mes forces, et j'espère avoir fini dans quelques
mois. C'est un rude travail qu'un grand opéra. Que
faites-vous à Montrichard ainsi séparé du monde et
quand reviendrez- vous ?
Mille compliments et amitiés.
H. BERLIOZ.
L'Amateur d'autographes, janvier 1878.
a humbert febrand, 2 octobre 1836 (Lit. Vit., 163,
daté par erreur 1835)... « Mes cent fois maudites répétitions
de Notre-Dame de Paris... Je touche à la fin de ma parti-
tion. J'ai l'assurance écrite du directeur de l'Opéra d'être
représenté. »
LIX
\ L INGENIEUR BUSSET.
[Paris,] le 9 octobre 1836.
Monsieur,
Je me disposais à faire les démarches que vous m'a-
viez indiquées dans votre dernière lettre, quand un
mot de M. Quinzard (chez M. Lemoine) m'a arrêté de
votre part. Je pense comme vous qu'il y a moyen de
donner à votre réplique un éclat beaucoup plus grand
que celui qu'elle aurait pu avoir dans la Gazette ainsi-
320 LES ANNÉES ROMANTIQUES.
cale; ainsi, bon courage! Faites-en tirer beaucoup
d'exemplaires, les lecteurs ne manqueront pas.
Je vous salue, de cœur, votre tout dévoué,
H. BERLIOZ,
(non homme de lettres)
comme vous voulez bien l'appeler.
Bibliothèque publique de New-York, Collection Ford.
Le destinataire de cette lettre, ingénieur à Dijon, avait
publié un livre sur l'harmonie qui donna lieu à une polé-
mique à laquelle pri part Fétis et où l'autorité de Berlioz
fut invoquée plusieurs fois (voir Revue et Gazette musicale
des 12 juin, 31 juillet, 28 août et 6 novembre 1836).
LX
A SA SOEUR ADELE
[Paris,] 22 décembre 1836.
C'est vrai, chère Adèle, nos lettres se croisent, mais
le pis est que je ne puis les faire se croiser souvent. Tu
n'as pas idée de l'esclavage où me tiennent mes
cinquante mille affaires. Je n'y reviendrai pas, t'en
avant déjà parlé bien souvent. Pour répondre à tes
questions le plus directement possible j'entre en matière
tout de suite.
LES ANNÉES ROMANTIQUES. 321
Je viens de donner deux concerts 1 ; comme succès
d'art je n'en ai jamais eu de pareil, à cause de
l'immense supériorité de l'exécution que j'ai obtenue
en conduisant moi-même l'orchestre. Comme succès
d'argent, les frais de chacun des deux concerts étant de
dix-huit cents francs et la recette du dernier ayant été
partagée entre Liszt et moi, il me reste de bénéfice net
seize cents francs, et de plus cent soixante francs
qu'on me doit pour des billets placés dans Paris, et
soixante-quatre francs la loge du ministre de l'Intérieur,
qui est venu à mon premier concert mais qui, j'en suis
sûr, ne payera jamais. Supposons ce cas fort probable,
j'aurai donc gagné en quinze jours dix-sept cent soixante
francs, dont j'avais un furieux besoin pour payer les
billets que j'ai faits à mon marchand de meubles et à
d'autres, et dont l'échéance est proche.
Figure-toi que j'ai eu un instant de terreur panique
en songeant que je n'avais rien de nouveau à offrir au
public et que je pouvais ne pas faire les frais. Heureu-
sement Henriette a eu plus de confiance que moi et m'a
poussé à persister. J'ai donc affiché mes deux grandes
symphonies qui n'avaient jamais été données ensemble
en entier, et la foule est venue. Malheureusement encore,
comme presque toujours, j'ai été assassiné de demandes
de billets par les quarante ou cinquante journaux petits
et grands qui déraisonnent dans Paris, et j'ai été obligé,
1. Les 4 et 18 décembre 1<<36.
322 LES ANNÉES ROMANTIQUES.
pour ne pas m'attirer une avalanche d'injures dont ces
messieurs ne se font pas faute pour se venger quand on
les refuse, de leur donner tout ce qu'ils me deman-
daient. De là un tort considérable pour la recette. Je ne
fais pas grand cas d'ordinaire de ces ignobles petites
vengeances, mais les directeurs de théâtre tremblent
devant la moindre ligne imprimée, et ma position avec
Duponchel, qui n'est pas des plus hardis à cet égard,
m'a fait baisser la tête et payer l'impôt. Aussi la presse
m'a-t-elle fort bien traité, c'est un concert d'éloges
sur tous les tons. Le Courrier lui-même, le chef de mon
opposition, a été fort doux cette année. Je suis fâché
que vous n'ayez vu ni le Journal du Commerce, ni le
Monde, ni la Loi, ni l'Entracte, ni le Contemporain, ni
la Presse, ni le Carrousel. Je n'ai pas pensé à les
rassembler pour te les envoyer. J'ai même reçu des vers
d'un poète inconnu, qui paraît avoir une passion très
prononcée pour ma musique. Assez là-dessus.
Esmeralda est tombée, tu le sais, abattue par une
opposition systématique où la politique avait une grande
part; à la dernière représentation, qui n'a pu être
achevée, le parterre criait : « A bas les Bertin ! à bas le
Journal des Débats! » Il n'y a que l'air des cloches de
Quasimodo qui ait réellement trouvé grâce devant cette
méchante cabale; aussi ne veut-elle pas absolument en
laisser l'honneur à mademoiselle Bertin et s'obstine-t-on,
malgré toutes mes dénégations, à me l'attribuer. Ce
morceau est vraiment une invention musicale des plus
LES ANNÉES ROMANTIQUES. 323
remarquables, il eut les honneurs du bis aux première,
deuxième et troisième représentations, et, à la première,
Alexandre Dumas, qui n'aime pas les Bertin, se mit à
crier de toute la force de ses poumons mulâtres : « C'est
de Berlioz, c'est de Berlioz ! » Voilà la justice !... Si j'ai
contribué à l'effet de cet air, c'est pour bien peu de
chose; il est réellement bien de mademoiselle Bertin.
mais (entre nous) il Unissait mal, c'est-à-dire il finissait
de manière à empêcher l'effet des belles choses qu'il
contient; ma collaboration s'est bornée à indiquer à
l'auteur une péroraison plus digne de l'exorde ; c'est
tout, et je ne l'ai jamais avoué à personne.
Quant à mon opéra voilà où j'en suis : j'ai fini. Il me
reste seulement à écrire la scène du dénouement et à
instrumenter une grande partie de la partition. D'après
mon engagement avec Duponchel, je ne dois passer que
le quatrième, mais il s'est réservé avec les autres auteurs
la faculté de me faire jouer avant eux s'il y trouvait
avantage. Or, on monte en ce moment Slradclla de
MM. Emile Deschamps et Niedermeyer; cet ouvrage
sera en scène dans deux mois et peut-être plus tôt. Le
directeur voudrait monter le mien immédiatement après,
mais Halévy. qui, aux termes de nos traités, devrait
passer avant moi, si l'opéra en cinq actes qu'il vient de
commencer l se trouve prêt quand Stradella sera monté.
1. Qitido et Qinevra. Cet opéra ne fut pas représenté avant le
U mars 1838.
324 LES ANNÉES ROMANTIQUES.
Halévy se consume en efforts pour ne pas rester en
arrière et écrit sa partition au grand galop pour arriver
à temps. C'est donc une lutte à la course, où l'un des
lutteurs touche le but et doit regarder sans courir si son
antagoniste arrivera au même point que lui dans un
temps donné. En tout cas, je suis prêt à entrer en répé-
titions, et il y a longtemps que toute ma musique serait
complètement achevée si, comme mon héros Cellini,
j'avais eu du métal pour fondre ma statue.
Je te dirai dans un mois ou deux où en seront les
choses et si je passe ou non avant Halévy.
Voilà pour les affaires extérieures. Venons-en au
ministère de l'intérieur.
Nous avons eu, Henriette et moi, de cruels moments
à passer à cause de Louis. Une misérable bonne, l'ayant
emporté sans notre permission dans Paris, s'est arrangée
de manière à amener un affreux accident. Elle lui a
fait pincer le doigt dans la porte d'un café, où Dieu sait
ce qu'elle allait faire; le pauvre enfant a eu l'ongle
arraché et le médecin a été obligé, pour simplifier la
plaie, de couper le lambeau de chair restant. Par
bonheur la phalange n'a pas été atteinte, et l'ongle a
déjà repoussé ; mais comme il a souffert ! J'ai cru que
sa mère en deviendrait folle. Chaque pansement était
une nouvelle scène. Enfin tout va bien à l'heure qu'il
est, et la nouvelle domestique à qui nous nous sommes
confiés paraît plus sûre sous tous les rapports. Il faut
ajouter à ce malheur celui de sa mère qui est encore
LES ANNÉES ROMANTIQUES. Mo
souiïïanle d'une contusion qu'elle s'est faite au côté
gauche, contre l'angle d'un meuble. Louis est devenu
aussi caressant pour Henriette qu'il l'était auparavant
pour moi; une infernale créature qui nous servait à
Montmartre avait appris à cet enfant à repousser et à
gronder sa mère dès qu'il l'apercevait. Cette misérable
fille détestait ma femme à cause de la surveillance
qu'elle était constamment obligée d'exercer à son égard,
et elle avait imaginé cet horrible moyen de vengeance.
Depuis que nous en sommes débarrassés. Louis a repris
sa mère en affection. Ce qu'il montre pour moi à pré-
sent est plutôt de la passion que tout autre sentiment.
Il m'appelle dans ses rêves, il ne veut ni manger ni
rester en repos quand je suis dehors, et quand je rentre
ce sont des cris de joie, des gambades interminables: il
me baise la main de la façon la plus tendre et la plus
élégante tout à la fois ; à dîner il faut qu'il soit sur mes
genoux, il me donne tout ce qu'il a, il vient me cher-
cher dans mon cabinet pour me mettre à table, et le soir
il me raconte dans sa langue et en pantomime très
expressive tout ce qu'il a vu dans la rue pendant la
journée (il ne quitte pas les carreaux de la fenêtre).
Hier c'était une troupe de musiciens ambulants, il me
contrefaisait la clarinette, le tambour de basque et
l'orgue de Barbarie, de la façon la plus originale, en
chantant et gesticulant à nous faire mourir de rire.
Henriette a joué superbement l'autre jour à une
représentation extraordinaire des Variétés. Tu as vu
19
326 LES ANNÉES ROMANTIQUES.
sans doute le feuilleton de ce bon Janin là-dessus.
C'est A. Dumas qui avait donné à Frederick, le béné-
ficiaire, une lettre de recommandation à laquelle il
était presque impossible de refuser ce service. Voilà
toutes les nouvelles qui nous concernent. J'ai du reste
un encombrement de demandes pour les journaux, et
si je n'avais rien autre à faire je gagnerais beaucoup
d'argent par ce moyen. J'ai à ma disposition les Débats,
la Gazette musicale, l'Encyclopédie catholique, la Biogra-
phie des Hommes illustres de l'Italie, et, si je voulais, le
Siècle, et tant d'autres.
J'ai rencontré il y a trois semaines ce pauvre Amédée
Faure dans la désolation ; l'état de sa femme était des
plus alarmants : il m'avait promis de m'écrire un mot
pour me donner de ses nouvelles, il ne l'a pas encore
fait. J'irai chez lui demain au plus tard.
Mon oncle m'a écrit dernièrement avant son départ
pour Huningue ; il m'envoyait un jeune homme de son
régiment. C'est un billet de concert que celui-là m'a
coûté; je voudrais bien être quitte de tous les autres
solliciteurs ou visiteurs à aussi bon marché.
A. Figuet du Feuillant, de IVaurepaire, estici, et nous
nous courons après depuis longtemps sans pouvoir nous
rencontrer. Je l'attends aujourd'hui à trois heures.
Tu me dis que inaman n'est pas bien, et que mon
père ne vit plus que de lait. Kxplique-toi un peu plus
en détail là-dessus, j'aime mieux savoir tout que d'être
inquiété de la sorte. Embrasse-les bien l'un et l'autre
LES ANNÉES ROMANTIQUES. 327
pour moi, je t'en prie. Que je voudrais qu'ils puissent
voir Louis! Pour Prosper, ne l'en tourmente pas: il
n'est pas développé encore, tant s'en faut, et je parie
qu'il aura une intelligence plus grande que vous ne
supposez tous. D'ailleurs ne fût— il qu'un habile indus-
triel, un fabricant de sucre de betteraves comme il disait
lui-même il y a quatre ans, il n'en serait pas plus
malheureux pour cela, s'il n'a pas d'autre ambi-
tion.
Louis contrefait toute la journée les marchands de
parapluies, d'où nous avons conclu, sa mère et moi,
qu'il avait de grandes dispositions pour la carrière
de... marchand de parapluies.
Adieu, chère sœur. Je t'embrasse tendrement. Hen-
riette et Louis en font autant.
Ton affectionné frère,
Il . BEA LI07..
Communiqué par madame Chapot,
CHAPITRE IV
ANNÉES D'ACTIVITÉ PRODUCTRICE
(Suite.)
(1837-1842)
Le Requiem — Benvenuto Cellini. — Roméo et Juliette.
Symphonie funèbre et triomphale.
a kobert schumann, 19 février 1837 (Corresp. inéd., 116).
Celte pièce est plutôt un article de journal, dédié à Schu-
mann, qu'une lettre proprement dite. Après avoir remercié
le jeune maître des soins qu'il prend à faire connaître son
œuvre en Allemagne, Berlioz lui fait part de son intention
de se rendre lui-même dans ce pays afin d'éviter les erreurs
d'exécution qui se produisent toujours en dehors de la pré-
sence du compositeur.
A SA SoK I l! N V MM
Paris, ce 27 février 1S37.
Chère sœur.
'C'est à grand'peine que je puis trouver cinq minutes
ftour l'écrire quelques lignes ; au milieu del'instrumen-
LES ANNÉES ROMANTIQUES. 32",l
tation de mon opéra, de mes maudits articles et des
courses qu'ils me forcent à faire, tu peux penser si j'ai
des loisirs. Il faut pourtant que je réponde, à toi d'abord,
à mon père ensuite, puis à Adèle, sans compter dix ou
douze lettres qui depuis six mois me font sans doute
accu?er d'impolitesse ou de négligence tout au moins
par plusieurs de mes amis. Le couvert d'argent que tu
as envoyé à Louis l'a ravi comme tu l'imagines ; son
parrain (Gounet) lui a justement donné le jour de l'an
une timbale, et le voilà riche. C'est un enfant étourdis-
sant... de grâce et de gentillesse. On dit merveilles de
ta fille; Prosper encore dernièrement m'en parlait,
avec son ton de jeune homme qui s'émancipe, de
la façon la plus /Ltlleuse. Mon oncle aussi m'assure
qu'il n'y a rien d'exagéré. Nous le voyons souvent : il
me charge de te dire que, dans le cas où tu te déciderais
avec Camille à faire le voyage de Paris, il a un loge-
ment à vous offrir. Dans le fait, il est fort à l'aise dans
son charmant appartement au bord de la Seine, en face
des Tuileries. Cette raison peut faire pencher la balance
pour le voyage.
Il paraît que vous avez été rudement influences l, toi
et les tiens ; pour Henriette et moi, la grippe a été assez
1. C'est la deuxième fois, à notre connaissance, que l'on voit
paraître dans les écrits de Berlioz le nom d'une maladie réputée
plus moderne. Le chapitre XLII des Mémoire» Voyage en Italie)
parle en effet de Yinfluenza qui sévissait à Rome : « Une sorte
à'influenza plus ou moins contagieuse désole la ville ; on meurt
très bien, par centaines, par milliers. »
3 3 0 LESA N X K E S K < ) M A N T I Q CES.
discrète, elle s'esl bornée à nous faire enrager pendant
huit ou dix jours. J'étais obligé de travailler dans mon
lit. ce qui est fort incommode. J. Janin m'a depuis peu
cédé de fort bonne grâce le feuilleton des théâtres
lyriques dans les Débals (le Théâtre-Italien et les ballets
seulement ne sont pas de mon domaine), de sorte que
je tiens sous ma férule l'Opéra et l'Opéra-Comique ;
mais c'est une position bien difficile à conserver sans
de vilaines concessions. Ainsi, dans quelques jours, je
vais avoir à dire passablement de bêtises indulgentes pour
une énorme niaiserie musicale appelée Stradella, dont
j'ai vu la répétition hier soir, à l'Opéra. Mille raisons
m'y obligent, indépendamment de l'inconvenance qu'il
y aurait dans ma position à éreinter un jeune composi-
teur * qui s'est trouvé longtemps dans la position où je
me trouve vis-à-vis du théâtre. Mais je te préviens de ne
rien croire de ce que je dirai de la musique, car, depuis
quinze ans que j'en entends, je n'ai encore rien rencon-
tré d'aussi tranquillement plat. Cela fait terriblement
ressortir l'œuvre de cette pauvre mademoiselle Bertin,
cent fois plus virile, et forte, et neuve, que cette musique
suisse qui n'est ni allemande, ni italienne, ni française,
mais touche un peu à toutes ces écoles comme le pays
de son auteur touche aux trois autres. Par habitude, je
retombe dans le feuilleton en l'écrivant, pardonne-moi,
car j'aimerais infiniment à m'en corriger et. Dieu
I. Niedermeyer.
LKS ANNÉES ROMANTIQUES- 331
aidant, nous y parviendrons bien tôt ou tard. Adieu,
adieu, mille choses à ton mari ffue j'aime beaucoup,
beaucoup plus qu'il ne croit peut-être, et embrasse pour
moi ta petite Mathilde.
Ton ami et frère,
Il . BERLIOZ.
Communiqué par madame Reboul.
II
a s 0 .\" P È i! r:
Paris, 8 mars 1837.
Cher papa,
J'ai reru hier soir la lettre de N;inci, avec le billet que
vous avez eu la bouté de m'envoyer ; bien que cet
argent me soit très utile, à présent qu'il s'agit de
m'équiper pour la garde nationale, j'aurais pu. à la
rigueur, m'en passer, et je crains que vous ne vous
soyez imposé quelque privation pour m'aider encore.
La lettre de Nanci contenait de bien tristes nouvelles
sur notre grand-père et sur tout ce que sou état a de
désolant pour ma mère et mes sueurs. Je viens de cher-
cher mon oncle pour lui en parler, je n'ai pas pu le
rencontrer. Amédée Faure m'écrivait dernièrement que
votre commission était faite depuis quelque temps, mais
pas tout à fait comme vous l'auriez voulu; le fabricant
de lampes ne fait pas d'échanges, il a seulement fait
réparer celle que vous lui aviez fait remettre par Aîné-
332 LES ANNÉES ROMANTIQUES.
dée et l'autre que vous lui avez envoyée depuis ; l'une
et l'autre à présent vous ont été renvoyées.
Je travaille toujours beaucoup, de toutes manières :
ma position au Journal des Débats s'agrandit et se con-
solide : je suis assiégé par une foule d'autres journaux
qui me demandent ma collaboration. Je crois que j'ac-
cepterai celle de la Chronique de Paris* et de l'Encyclo-
pédie du XIXe siècle, à causede la puissance que ces
feuilles me donneront pour aider encore à l'influence si
énergique des Débats. Cependant, tout cela me prend
un temps énorme, et si je composais une bonne sym-
phonie, elle me rapporterait, positivement parlant, dix
fois plus que tous mes articles d'un an réunis. Mais il
faut arriver à l'Opéra, et c'est là ma machine de guerre
pour battre la porte de cet immense théâtre. Stradella
est une œuvre morte sans rémission ; c'est du dernier
médiocre, ou plutôt c'est exécrablement plat, quoi que
j'en aie dit dans mes articles des Débats et de la Gazette
musicale dimanche dernier. A présent je n'ai plus que
deux ouvrages à voir monter avant le mien. Halévy et
Auber, qui n'ont pas fait la moitié de leur partition, ne
veulent pas se désister de leur droit et laisser jouer la
mienne, qui est finie. A leur aise. — En attendant, je
sors de chez le ministre de l'Intérieur a, qui veut me
1. Berlioz donna en effet quelques articles à la Chronique de
Paris dans les années 1837-1838.
*■>. Comte de Gasparin. Cet homme politique, protecteur de
Berlioz, était originaire d'une ville toute voisine <lu Dauphiné
(Orange) : il avait été en outre préfet de l'Isère.
LES ANNÉES ROMANTIQUES. 333
charger de faire une grande composition pour l'anni-
versaire de la mort du maréchal Mortier, etc., aux Inva-
lides1. J'allais le voir pour autre chose; il m'a appris
cette nouvelle à {'improviste ; j'ai demandé une certaine
latitude pour mes moyens d'exécution, qu'il parait dis-
posé à m'accorder. En tout cas, l'affaire se terminera
incessamment, et il le faut pour que j'aie le temps
d'écrire mon ouvrage d'ici au 2<S juillet. Seulement j'ai
peur de la fièvre que l'idée du sujet et des cinq ou six
cents exécutants que j'aurai à mes ordres va me donner.
Quel Dies irœ ! ! !
Voilà, cher papa, toutes mes nouvelles. Vous savez
déjà que la loi de disjonction a été rejetée hier par la
Chambre, le Gouvernement en est dans la stupeur.
Henriette et Louis se portent bien ; mon oncle vient
nous voir de temps en temps; je lui donne des billets
d'Opéra tant que je puis, c'est toujours ça ; du reste, je
ne sais rien de ses affaires.
Adieu, cher papa, écrivez-moi, quand vous pourrez,
un peu plus longuement. Il y a bien longtemps que
nous n'avons eu ensemble une véritable causerie.
Votre affectionné fils,
H. BERLIOZ.
Communiqué par madame Iîeboul.
1. Première mention du Requiem. On sait que le maréchal Mortier
était tombé aux côtés de Louis-Philippe, le 28 juillet 1835, frappé
mortellement par la « machine infernale » de Fieschi, pendant la
revue que passait le roi pour commémorer les Journées de Juillet.
19.
33 1 LES ANNÉES ROMANTIQUES
III
A SA 5TKF. E
Paris, mars 1837.
Chère maman.
Quand la lettre d'Adèle m'est arrivée, je savais déjà
le malheur qui vient de nous frapper * ; mon pauvre
oncle était venu la veille me l'apprendre. Je ne crois
pas qu'il ait l'intention de faire le voyage de Grenoble ;
malgré tout le besoin qu'il sent aussi bien que moi d'être
auprès de vous pour pleurer ensemble celui que nous
avons perdu, notre position actuelle ne nous permet
guère à l'un ni à l'autre de quitter Paris. Il compte
beaucoup sur l'activité et la bonne amitié de Camille,
à qui il a sans doute, à l'heure qu'il est. envoyé sa
procuration.
Adèle a dû vous être d'un grand secours dans ce
triste moment, et vous en aviez besoin, chère maman,
seule et désolée comme vous étiez: il lui fallait des
forces, elle en a trouvé. Adèle est une bonne et digne
entant dont L'affection et la tendresse ne seront cer-
tainement pas sans adoucir autant que possible la pro-
fonde douleur que vous éprouvez.
1. Le grand-père Marmion, de Meylan, venait de mourir.
LES ANNÉES ROMANTIQUES. 333
Comme j'ai peine à croire que votre présence à Me y] an
soit indispensable, je suppose que vous êtes retournée
auprès de mon père qui. lui aussi, devait avoir besoin
de vous voir. Il paraît cependant que sa santé se sou-
tient passablement; je lui ai écrit, il y a trois jours,
pour le remercier de ses nouvelles bontés.
Nanci m'écrit, an contraire qu'elle est souffrante: il
semble vraiment que tout ait conspiré à nous isoler
les uns des autre- et â vu- laisser, Adèle et vous, sans
appui, dans le moment où il vous eut été le plus m
sa ire !
Adieu, chère maman; je ne puis, en vous embras-
sant, que vous prier de soigner votre santé et celle de
mon père et de songer un peu à nous tous qui restons
pour vous chérir,
Votre affectionné fils.
H . BERLI OZ .
Communii/ué par madame Chapot.
IV
a i h r b u i: 1 \ i
24 mars 1837.
Monsieur.
Je suis vivement touché de la noble abnégation qui
vous porte à refuser votre admirable Requiem pour la
336 LES ANNEES ROMANTIQUES.
cérémonie des Invalides ; veuillez être convaincu de
toute ma reconnaissance. Cependant, comme la déter-
mination de M. le ministre de l'Intérieur est irrévo-
cable, je viens vous prier instamment de ne plus penser
à moi et de ne pas priver le gouvernement et vos admi-
rateurs d'un chef-d'œuvre qui donnerait tant d'éclat à la
solennité.
Je suis avec un profond respect, monsieur, votre
dévoué serviteur,
H. BERLIOZ,,
Reproduit en fac-siinilé en tête de la deuxième édition de la
Correspondance inédite.
Cette lettre, déjà connue, n'a jamais été insérée dans les
recueils à sa date, ce qui n'a pas peu contribué à en faire
tirer des conclusions toutes différentes de celles qu'elle com-
porte. On en trouvera l'explication dans la lettre du 17 avril.
Outre que ce serait un peu trop reculer les bornes de la
crédulité que de prendre au sérieux cette lutte de généro-
sité entre les deux compositeurs rivaux s'offrant de se sacrifier
l'un à l'autre, il faut considérer que, par sa date, la lettre >\r
Berlioz n'apporte aucun démenti, comme on l'a prétendu,
aux assertions des Mémoires. Ce livre, en effet, parle d'une
démarche qui aurait été faite par Halévy, de la part de Cbc-
rubini. ou lonl au moins en sa faveur, à la veille du jour
où le Requiem de Berlioz devait être exécuté. Or. cette exécu-
lion eut lieu le "i décembre, et la Lettre esl du "2i mars. Cel
écarl de ilales esl une preuve surabondante qu'il n'y a
aucun rapport entre la lettre et le récit des Mémoires, ci
ipie c'est à tort qu'on s'en est servi pour les démentir.
A humbert FERRAND, Il avril 1837 (Lct. int., 178).
Détails sur Esmcralda. La composition de Benvenulo Cellmi
LES ANNÉES ROMANTIQUES. 337
est terminée. « En attendant, je fais en ce moment un
Requiem... C'est le ministre de l'Intérieur qui me Ta
demandé. Je finis aujourd'hui la Prose des morts. C'est une
poésie d'un sublime gigantesque. J'en ai été enivré d'abord :
puis j'ai pris le dessus, j'ai dominé mon sujet, et je crois ù
présent que ma partition sera passablement grande. »
A SA SOEUR ADELE
[Paris,] 17 avril [1837].
Je n'ai que le temps de te remercier, chère sœur, de
ta charmante attention pour Louis : madame Boufaud
et son mari sont venus, il y a deux jours, nous sur-
prendre agréablement. Henriette a été enchantée du
petit pantalon que tu as brodé. Le pauvre enfant
est depuis plusieurs jours assez enrhumé : j'espère
cependant que ce ne sera rien, mais sa mère et moi ne
sommes pas, de temps en temps, sans inquiétudes.
Madame Boulaud m'a donné de vous tous d'assez
bonnes nouvelles : je la verrai ce soir, et nous cause-
rons de toi plus à l'aise que je n'ai pu le faire la pre-
mière fois.
Je réponds tout de suite à la question que tu me fais
au sujet de mon oncle : Il ne m'a jamais emprunté un
sou. Ainsi soyez bien rassurés là-dessus. Je le verrai ce
soir aussi. Il est fort bien en cour: il a dîné chez le
.338 LES ANNÉES ROMANTIQUES.
roi il y a quelque temps et la reine a été pleine de pré-
venances pour lui.
Tes détails sur ta seconde visite à Meylan m'ont tris-
tement ému. Avant d'avoir reçu ta lettre, je m'étais
bien souvent figuré les mêmes impressions pour mon
propre compte, quand je reverrai cette campagne pitto-
resque où notre pauvre grand-père était si heureux de
nos premières joies. Ces souvenirs-là ne s'effaceront
jamais. Remercie pour moi cet excellent Camille pour
les soins et l'activité qu'il met à débrouiller toutes ces
affaires... Mon affection et mon estime pour lui s'en
augmentent beaucoup. Nanci est donc toujours souf-
frante?...
J'ai reçu, la semaine passée, la visite d'une dame
Boissat1, tante deCasimirFaure; elle m'avait été annoncée
par une lettre d'Amédée; je ne me trouvais pas à la
maison, et il s'agissait d'un petit service à lui rendre
pour les concerts du Conservatoire, qui était malheu-
reusement tout à fait hors de ma portée. Je lui ai écrit,
faute de temps pour l'aller voir.
Je ne puis faire aucune visite; mon Requiem m'occupe
exclusivement du matin au soir et me permet à peine
le travail obligé des feuilletons. Celle affaire, après
quelques traverses suscitées par Cherubini, qui voulait
faire exécuter aux Invalides un nouveau Requiem qu'il
vient de composer, s'est terminée cependanl d'une ma-
1 . De Vienne.
LES ANNÉES ROMANTIQUES. 330
nière honorable pour lui (Cherubini) et pour M. Gas-
parin, qui m'avait offert de faire cet ouvrage.
Le ministre m'a demandé si je voulais accepter quatre
mille francs; je n'ai pas cru devoir liarder à cette occa-
sion, bien que ce soit payé d'une façon assez mesquine,
parce que les frais d'exécution seront énormes ; j'ai exigé
cinq cents musiciens et j'en aurai quatre cent trente.
Enfin l'arrêté ministériel estsignédepuistroissemaines,
cl je le tiens dans mon secrétaire ; il n'y a plus de dan-
ger de ce côté-là1. Dans deux mois j'aurai fini, je l'es-
père. J'ai eu de la peine à dominer mon sujel ; dans
les premiers jours, celle poésie de la Prose des morts
m'avait enivré et exalté à tel point que rien de lucide
ne se présentail à mon esprit, ma tête bouillait, j'avais
des vertiges. Aujourd'hui l'éruption est réglée, la lave
a creusé son lit, el, Dieu aidant, tout ira bien. C'est une
grande affaire ! Je vais encore sans doute m'attirer le
reproche d'innovation, parce que j'ai voulu ramener
celle partie de l'art à une vérité dont Mozart el Cheru-
bini m'ont paru s'éloigner bieo souvent. Puis il y a des
combinaisons formidables qu'on n'a heureusement pas
encore tentées e1 dont j'ai eu, je pense, le premier l'idée.
Adieu, adieu.
Ton affectionné frère.
H. BERLIOZ.
Communiqué par madame Chapot.
1. Cet arrêté avait été signé fort à temps, car, à l'heure même
où Berlioz écrivail celte Lettre, le comte de Gasparin, entraîné dans
la chute du ministère Guizot, venait de quitter le pouvoir,
340 LES ANNÉES ROMANTIQUES.
VI
A FRANZ LISZT '
Paris, 22 mai 1837.
Cher ami,
J'ai deux ou trois choses à te demander :
1° Fais-moi le plaisir d'analyser, pour la Gazette mu-
sicale, les œuvres de Schumann que je t'ai envoyées ;
ce sera d'un très grand intérêt sous tous les rapports,
car tu es le seul, ce me semble, qui puisse le faire d'une
manière complète. Schlesinger est arrivé depuis huit
jours, la Gazette ne me regarde plus, mais je voudrais
bien ne pas manquer de parole à Schumann, à qui
j'avais fait espérer une critique de ta façon sur ses
œuvres * ;
2° Si tu en as le temps, arrange donc l'ouverture du
Roi Lear; je n'ai pas de raisons comme pour les sym-
phonies de retarder la publication de ce morceau; au
contraire je serais bien aise qu'il parût 3 :
1. Cette lettre à Liszt et la suivants (du 20 juillet) sont adressées
;'i Monsieur Liszt, chez madame Dudcranl, <t Lu l'Iuilre (Indre).
2. Nous verrons Berlioz insister deux fois encore (lettres «lu
15 juin et du 20 juillet) pour obtenir de Liszt renvoi de eetartiele,
qui parut enfin dans la Gazelle musicale Le \i novembre 1837.
S. Nous n'avons pas connaissance que la transcription de l'ou-
verture du Roi Lear par Liszt ait été publiée. tVoir. ci-après, lettre
du 8 février 1838: « Richault... ne >'< -n soucie pas. »)
LES ANNÉES ROMANTIQUES. 341
3° Dis-moi si, décidément, tu viendras à Paris au
mois de juillet, car ta dernière lettre semblait indiquer
le contraire. Mon Requiem est fini, je me débals avec la
matière. Ce sont les copistes, les lithographes, les char-
pentiers qui se me disputent, sans compter Cave1.
Tu feras bien d'envoyer le plus tôt possible ton tra-
vail sur Esmeralda à mademoiselle Bertin; elle venait
justement, quand j'ai reçu ta lettre, de me prier de
t'écrire à ce sujet.
Je viens de lire Mauprat; fais-en mon compliment à
l'auteur. C'est d'un extrême intérêt; et puis quelle vita-
lité endiablée de style! ! ! Si jamais madame Sand fait
un drame, on ne s'y endormira pas, j'en réponds.
A propos, dis-moi quelque chose de l'idée dont nous
avions parlé; qu'en pense-t-elle réellement? A ce sujet,
je dois avouer que la semaine dernière Henriette a joué
le cinquième acte de Jane Shoi'e chez M. de Castellane,
et que vraiment c'était beau, très beau! Je ne crois pas
que l'alliance de la vérité et de la poésie dramatique ait
encore été aussi intime chez une actrice3.
1. Chef iln bureau des Beaux-Arts, que Berlioz accusait de lui
être hostile.
2. Après avoir lu ce paragraphe, si l'on se souvient de la
démarche antérieurement faite par Berlioz et sa femme auprès de
Victor Hugo pour le prier d'écrire un drame dont un rôle pourrait
être confié à Henriette (voir ci-dessus, lettre du 17 avril 183a), on
a supposer que, n'ayant pas réussi à persuader le poète, ils recom-
mencèrent la tentative auprès de George Sand, et que tel est le
sens et la raison principale de cette lettre adressée à Liszt, et de
la suivante à madame d'AgOult, l'un et l'autre, à ce moment, hôtes
3 42 LKS ANNÉES romantiques.
Adieu; mes hommages à madame d'Agoult1 ot à ma-
dame Sand. A toi ma vive et solide affection.
H. BERLIOZ.
Communiqué pur il. Emile Ollivier.
VII
A MADAME D AGODLT
Paris, 15 juin 1837.
Madame,
Nous sommes bien reconnaissants, ma femme et moi,
de l'intérêt que vous voulez bien prendre au projet qui
nous préoccupe 2 ; sans manquer de confiance dans la
bonté et le sentiment artiste de madame Sand, il ne
fallait rien moins, je l'avoue, que l'appui d'un intermé-
diaire tel que vous pour me décider à lui faire une
demande pareille. Puisque notre idée ne lui paraît pas
inadmissible, et que déjà même au milieu de ses tra-
vaux elle a pu trouver quelques instants pour y songer.
je vais l'en remercier et en causer avec elle directement.
de Nohant. On voit en tout cas, par les derniers mots que, même à
cette époque, Henriette Smithson n'avait p;is encore renoncé défini-
tivement au théâtre.
1. La comtesse d'Agoult, connue en littérature sous le peeudo-
nj me de Daniel Stern, l'une des compagnes de Liszt, mère de
madame Cosima Wagner el de madame Emile ollivier.
■2. Voir la lettre précédente.
LES ANNÉES ROMANTIQUES. 3i3
Le voyage d'Italie vous sourit beaucoup, madame, et
pourtant ce sera, je crois, votre première visite à ce
beau pays; si vous en étiez à la seconde, voire joie de
le retrouver dépasserait de beaucoup l'empressement
que vous montrez de le connaître. Dieu vous garde seu-
lement des cierroni, des douaniers, des Autrichiens,
des touristes, des conversations romaines, des traduc-
tions de Scribe et des opéras de Vaccaï.
Je ne saurais en vouloir à Liszt de ne pas venir à
Paris au mois de juillet, comme il me l'avait fait espé-
rer; les séductions qui l'entraînent au delà des Alpes
sont trop fortes et je suis heureux de son bonheur.
Quand vous serez à Naples, quand Liszt sentira le
besoin d'une de ces grandes émotions, à la poursuite
desquelles nous nous sommes tant fatigués l'un et
l'autre, et que l'art italien ne donnera jamais, qu'il
gravisse un soir le Pausilippe, que du sommet de cette
colline chère à Virgile, il écoute les arpèges infinis de
la mer, pendant que le soleil, ce fastueux soleil si diffé-
rent du nôtre, descendra lentement derrière le cap
Misène, colorant de ses derniers rayons les pâles oliviers
deNisida... voilà un concert digne de vous et de lui.
et le seul que je vous recommande.
Nous avez bien raison, madame, de regarder la vie
de Paris comme une lutte désespérée; mais quelques
heures de calme passées à Caprée ou à Ainalli vous
auront bientôt fait oublier et la Grand-Ville et les pau-
vres galériens que vous y laissez.
34 1 LES ANNÉES ROMANTIQUES.
Ils n'en forment pas moins des souhaits bien sincères
pour votre voyage.
J'ai l'honneur d'être, madame, votre dévoué servi-
teur,
II . BERLIOZ.
P.-S. — Je prie Liszt de ne pas oublier mon manus-
crit du Roi Lear en m'envoyant le sien. J'attends son
article sur Schumann avec impatience.
Communiqué par M. Emile Ollivier.
La partition autographe du Requiem (appartenant à la
Bibliothèque du Conservatoire) est datée de Paris, 29 juin
1837.
L'œuvre terminée, les parties copiées et les répétitions
commencées, il vint un ordre de surseoir à l'exécution. Les
lettres suivantes se rapportent à ce contre-temps.
VIII
A BOTTÉE DE TO ULMO N '
18 juillet 1837.
Mon cher Bottée,
Vous êtes mille fois bon d'avoir pensé à m'écrire. Il
est de fait que la vague était cette fois haute et longue
1 . Bibliothécaire du Conservatoire ; a écrit dans la Gazette musi-
cale un long et élogieux compte rendu du Requiem de Berlioz,
après sa première audition.
LES ANNÉES ROMANTIQUES. 3io
et que, malgré mou habitude à en laisser passer sur ma
tèle sans craindre de me noyer. j*ai cru un instant que
la respiration allait me manquer. Mais c'est fini,... prêt
à recommencer. L'ouvrage existe, c'est toujours ça. Nous
trouverons bien l'occasion de le faire entendre plus
tard. Les répétitions partielles des voix marchaient si
bien ! En vérité il faut que l'enfer s'en mêle.
Mille tonnerres !!
Mais, je vous l'ai dit, je les délit.' a lu patience.
Mille amitiés bien sincères.
11. BKHI.IOZ
Communiqué par M. Ch. Malherbe.
IX
A bJETSCH
Paris, juillet, 18 3
Mon cher Dietsch,
Vous savez sans doute déjà que toute mon allaire est
renversée jusqu'à nouvel ordre par une décision minis-
térielle qui annule la cérémonie funèbre des Invalides.
Je vous en préviens encore dans le cas où vous n'en
Feriez pas instruit, pour vous éviter la peine de venir
du Conservatoire avec vos gamins demain malin.
346 LES ANNÉES ROMANTIQUES.
Vous imaginez dans quelle situation d'esprit cet infer-
nal contre-temps à dû me mettre. J'en suis malade
dans toute la force du terme.
Adieu, je vous reverrai ces jours-ci ; tout à vous,
H . BERLIOZ.
Bibliothèque publique de New-York, Collection Urcrd.
Dietsch, plus tard, chef d'orchestre à l'Opéra el auteur de
la musique du Vaisseau fantôme (d'après le poème de Wa-
gner),fut d'abord maître de chapelle à Saint-Eustache, puis
à la Madeleine.
a isrizeux, -27 juillet 1827 (Citai, d'au togr.J. Charavay,
395). Il l'informe que le ministre, pour ration politique,
vient d'interdire l'exécution de son Requiem. « On m*a inter-
rompu au milieu de mes répétitions. C'est infâme. »
A FRANZ LISZT
[Par s, , 26 juillet 1837.
Mon cher ami,
J'ai fait ta commission auprès de M. Bertin. Armand
fera remettre les cinq cents francs chez ta mère.
Remercie mille fois pour Henriette et pour moi
madame Sand de sa gracieuse promesse, en attendant
LES ANNÉES ROMANTIQUES. 347
que nous puissions lui en parler directement. Viendra-
t-elle bientôt à Paris ?...
Tu sais peut -être déjà le nouveau coup de massue
que je viens de recevoir! Heureusement j'ai la tète dure,
et il faudrait un fameux tomahawk pour me la casser.
Le Conseil des ministres, après trois jours d'indécision,
a décidément supprimé la fête funèbre des Invalides.
Qu'il ne soit plus question des héros de Juillet ! Malheur
aux vaincus! et malheur aux vainqueurs ! En consé-
quence, après trois répétitions partielles des voix, j'ai
appris par hasard (car on me laissait faire i que la céré-
monie n'aurait pas lieu et que mon Requiem, par consé-
quent, ne serait pas exécuté. Dis-moi s'il n'y a pas là de
quoi souiller comme un cachalot ! Tout marchait à
souhait, j'étais sur de mon affaire, l'ensemble des quatre
cent vingt musiciens était disposé et accordé comme un
de tes excellents pianos d'Érard, rien ne pouvait man-
quer, et je crois qu'on allait entendre bien des choses
pour la première fois.
La politique est venue y mettre bon ordre. J'en suis
encore un peu malade. Voilà à quoi s'expose l'art en
acceptant l'aide d'un pouvoir aussi mal assis que le
nôtre. Mais, faute d'autre, il faut bien admettre cet
appui, tout incertain qu'il soit. Oh les gouvernements
représentatifs, et à bon marché encore, stupide farce !
Mais ne parlons pas de ça, nous nous entendrions,
je crois, assez peu. Heureusement nos sympathies sont
les mêmes pour tout le reste.
348 LES ANNÉES ROMANTIQUES.
Adieu ! adieu ! Mille amitiés. Mes hommages à ces
dames.
H. BERLIOZ.
J'attends la musique et ton article sur Schumann.
Communiqué par M. Emile OUtvier (reproduit dans le Gaulois
du 2 janvier 1896-.
XI
A SON PERE
■20 juillet 1837.
Cher père,
J'ai tardé jusqu'ici à vous faire part de la nouvelle
gredinerie ministérielle que je viens d'essuyer, parce
que j'espérais toujours avoir à vous apprendre quelque
chose de propre à en adoucir l'effet. Mais rien ne se
termine, et je ne veux pas vous laisser plus longtemps
dans l'inquiétude.
Voilà le fait : deux cent mille francs ont été votés
par les Chambres pour les fêtes do Juillet, la cérémonie
funèbre en avait sa part, j'en suis sur: M. Gasparin m'a
montré lo procès-verbal de la séance de la Chambre des
députés.
J'avais, comme vous savez, un arrêté bien en règle,
LES ANNÉES ROMANTIQUES « 349
c'est-à-dire un contrat passé entre le gouvernement et
moi, pour la composition de ce Requiem ; il en assurait
l'exécution au 28 juillet. Malgré cela, la cérémonie des
Invalides ayant été supprimée cette année par raison po-
litique, on s'est dispensé d'exécuter mon ouvrage, bien
cpie toutes les églises de Paris tendues de noir aient
célébré des messes de morts pour les victimes de Juillet.
Je demande en quoi la suppression de la cérémonie des
Invalides et l'exécution de mon ouvrage étaient incon-
ciliables, la fête funèbre n'étant pas supprimée? En au-
cune façon. Je ne demandais pas de catafalque de vingt
mille francs, de tentures au dedans et au dehors ; loin
de là, j'avais manifesté dès l'origine le désir qu'il n'y
eût lien de tout cela, l'effet musical étant à peu près
impossible avec cet appareil.
Les raisons véritables ne sont autres qu'une sale lési-
nerie et l'impudeur avec laquelle on se joue aujour-
d'hui des engagements contractés. On économisera de
la sorte une quinzaine de mille francs, et Dieu sait où
ils passeront.
M. de Montalivet m'a fait demander comment il pour-
rait me dédommager de cocon Ire-temps dont la raison
politique est seule cause, proteste-t-il : j'ai répondu que
dans une affaire de celle nature il n'y avait pas de dé-
dommagement possible autre que l'exécution de mon
ouvrage.
Le Journal des Débats s'est fâché, Armand Berlin a
écrit à Montalivet une lettre foudroyante que j'ai vue et
20
350 LES ANNÉES ROMANTIQUES.
remise moi-même. Rien n'y a fait, toujours mêmes
protestations; c'est une décision du Conseil des mi-
nistres, etc., et autres farces de même valeur.
Mais ce n'est pas tout : il s'agit de me payer les frais
faits: M. Montalivet veut bien ne pas se refuser à les
reconnaître. Il y a d'abord quatre mille francs pour
moi, puis trois mille huit cents francs de copie, et de
plus les frais de trois répétitions partielles des chœurs.
Car je me préparais, tout marchait à souhait, je n'eusse
jamais été exécuté de la sorte, et c'était merveille de
voir comme ces masses vocales s'animaient. Malheureu-
sement je n'ai pu aller jusqu'à une répétition générale
de sorte que je n'ai pas même pu faire connaître aux
artistes cette immense partition qui excite si fort leur
curiosité. J'appelle une telle conduite du gouvernement
tout bonnement un vol. On me vole mon présent et mon
avenir, car cette exécution avait pour moi de grandes
conséquences. Un ministre n'eût pas osé, sous l'Empire,
se comporter de la sorte, et, l'eùt-il fait, je crois que
.Napoléon l'eût tancé d'importance; car enfin, je le ré-
pète, c'est un vol manifeste.
On vient me chercher, on me demande si je veux
écrire cet ouvrage, je fais mes conditions (musicales),
on les accepte ; on me propose quatre mille francs, je
ne les refuse pas: on me promet par écrit l'exécution
au 28 juillet ; je finis ma musique, tout est prêt, et mi
refuse d'aller plue loin. Le gouvernement se dispense
de tenir la clause importante de l'engagement contracté
LES ANNÉES ROMANTIQUES, 3ol
avec moi; c'est donc un abus de confiance, un abus de
pouvoir, une saleté, un tour de gobelet, un vol.
A présent, me voilà avec le plus grand ouvrage mu-
sical qu'on ait jamais écrit, je pense, comme Robinson
avec son canot : impossible de le lancer. Il faut une
vaste église et quatre cents musiciens...
Rien n'est encore terminé quant au paiement des
sommes dues, et je parie que je vais encore perdre un
temps précieux en courses pour leur arracher cet argent.
Il est question de me nommer inspecteur général de
l'enseignement musical dans les écoles primaires. Le
ministre de l'Instruction publique, M. Salvandy, na-
guère mon collaborateur aux Débats (bien que je ne le
connaisse pas), est disposé à créer cette place pour moi.
Je n'y compte pas plus que sur le reste. A présent on
n'est sûr que de ce qu'on lient.
N'importe! Le Requiem existe, et je vous jure, mon
père, que c'est quelque chose qui marquera dans l'art :
je viendrai bien à bout, tôtou lard, de le faire entendre.
Henriette et Louis se portent bien: nous avons eu
dernièrement un moment de vives inquiétudes pour le
pauvre enfant que menaçait une congestion cérébrale;
combattue à temps, elle s'est dissipée et il est aujour-
d'hui parfaitement remis.
Henriette a été surprise, il y a quelques semaines, par
une visite bien inattendue. C'était un chevalier d'hon-
neur de la princesse Hélène qui venait de sa part la
complimenter. La duchesse d'Orléans lui taisait témoi-
352 LES ANNÉES ROMANTIQUES.
gner ses regrets de n'avoir pas pu, aux fêles de Ver-
sailles, trouver l'occasion d'admirer son talent, et lui
envoyait en même temps un présent de cinq cents
francs. Il y a quelque chose de gauche et de bon en
même temps dans celle démarche, que nous sommes
encore à comprendre.
Le voyage de mes sœurs est donc ajourné indéfini-
ment? Je prie maman de m'écrire à ce sujet; je ne vois
pas bien comment Camille n'a pu obtenir de congé.
Et vous, cher papa, la vie des champs vous plaît-elle
toujours autant ? Il y a bien longtemps, bien longtemps
que vous ne m'avez écrit, et je serais bien heureux
d'une lettre de vous.
P. -S. — Bonjour, Adèle.
Prosper, as-tu fait une bonne chasse?...
Communique par madame Cliapot.
L'irritation ressentie par Berlioz se traduisit encore par
lu composition de la nouvelle : Un premier opéra, qu'il
donna d'abord dans la Gazette musicale el reproduisit dans
Les Soirées de l'orchestre. En voici le sujet : un altiste ita-
lien, Alfonso délia Viola, a reçu d'un grand seigneur la
commande d'un opéra. .Mais au moment où cette œuvre
va être jouer, le seigneur décide que la représentation
n'aura pas lieu : il a changé d'idée! La nouvelle, dans
les développements de laquelle on reconnaît tous les épisodes
de l'histoire du fietjuinn. s'au liève par un récit imaginaire
de la vengeance du musicien.
I.a prise de Constantine 1 1 1 octobre 1837) et la mort du
général Damrémonl furent l'occasion d'une cérémonie
LES ANNÉES ROMANTIQUES. 353
funèbre dans laquelle, après les démarches dont témoignent
les lettres suivantes, le Requiem de Berlioz pul être enfin
exécuté.
XII
A U M I N I S TR E D E L A GUERRE1
Paris, 30 octobre 1837.
Monsieur le ministre,
Une messe de Requiem me fut demandée par M. Gas-
parin au mois de mars dernier pour les fêtes funèbres
de Juillet; ma composition ne fut pas exécutée cepen-
dant, à cause de la suppression de la cérémonie des
Invalides. M. le comte de Monlalivet veut bien s'inté-
resser à l'exécution de mon ouvrage. Une circonstance
se prépare à l'occasion de la mort du général Damré-
mont, où il pourrait se plaeer tout naturellement.
Veuillez, monsieur le baron, le choisir pour celle solen-
nité et, dans le cas où ma demande sérail accueillie,
me faire prévenir assez tôt pour que je puisse me mettre
en mesure. C'est un ouvrage nouveau, conçu sur un
plan très vaste ; il exige, en conséquence, plusieurs
répétitions.
Les frais de copie et de composition oui été faits déjà
par le ministre de l'Intérieur.
1. Général Bernard.
-20.
354 LES ANNÉES ROMANTIQUES.
Je suis, avec respect, monsieur le ministre, votre très
humble serviteur.
H. BERLIOZ.
Bibliothèque de Grenoble. Autographes, n° 532.
XIII
A ALEXANDRE DUMAS
Lnndi [23 octobre 1837J.
Mon cher Dumas,
Ruolz1 doit vous voir demain, mardi, au sujet d'une
affaire musicale que vous pourriez faire réussir et qui
m'intéresse vivement. Seriez-vous assez bon pour me
donner encore un coup d'épaule ? Il s'agit de faire exé-
cuter mon malencontreux Requiem dans une cérémonie
que motiverait la prise de Constantine. Si le duc d'Or-
léans voulait, ce serait très aisé. J'irai vous voir pour
en causer plus au long.
Tout à vous,
II. KERI.IOZ.
Monsieur, Mons. Alex. Dumas.
21 ou 22, rue de Rivoli, l'uris.
Communii/if par M. Maurice Tourneux.
1. Henri de Ruolz, Buteur d'un opéra, /</ Vendetta, représenté à
Paria en 1S39.
LES INNÉES ROMANTIQUES. 3oo
Le billet que voici fait une aimable diversion aux préoc-
cupations causées par le Requiem.
XIV
\ SA SOEUB ADÈLE
No\embre 1837
Chère Adèle,
Louis, pour te remercier du joli petit palapon (panta-
lon) que tu lui as brodé, t'envoie une corbeille à ouvrage
que mon oncle te remettra; je souhaite qu'elle te plaise.
Henriette m'a bien recommandé de la choisir simple et
de bon goût, je crains de n'avoir pas tout à fait trouvé
ce qu'il faut pour justifier ces deux épithètes ; mais tu
m'excuseras, je n'y connais rien.
Adieu. — Ton frère,
11. BERLIOZ.
Communiqué par madame < hapol.
Le Requiem de Berlioz fut exécuté aux Invalides le 5 dé-
cembre 1837.
XV
\ SA MER E
Paris, 17 décembre [1837 .
Voilà où j'en suis, obère maman : quant au mural,
on ne m'a pas encore paye, mais l'ordonnance du
payement est faite, elle sera signée demain, ei je sais
356 LES ANNÉES ROMANTIQUES.
que M. de Montalivet s'est cru obligé d'ajouter aux
quatre mille francs promis par l'arrêté de M. Gas-
parin une gratification de quinze cents francs. A pré-
sent il s'agit de m'acheter mon ouvrage, qui de-
viendrait propriété nationale : les chefs de bureau du
ministère m'ont confié cela ce matin : je ne sais à cet
égard rien de positif, j'ignore également combien on
compte m'offrir de ma partition et si Ton entend la
garder en manuscrit ou la faire graver aux frais du gou-
vernement; quoi qu'il en soit, tout va assez bien. Je
vous ai envoyé une vingtaine de journaux en deux fois ;
je pense qu'ils vous sont tous parvenus. La presse
anglaise a été aussi très bonne, de sorte que nous pou-
vons nous flatter de faire un tapage d'enfer dans les
quatre parties du monde. Tout cela arrange fort bien
mes affaires à l'Opéra, et je suis à peu près sur à. pré-
sent, quand cet interminable opéra d'Halévy qu'on
répète depuis huit mois sera monté, d'être mis à l'étude.
La seule chance contraire est peu probable : il fau-
drait qu'Auber (qui a un engagement antérieur au
mien) fît un opéra en cinq actes en quatre mois.
Votre triple lettre m'a fait bien plaisir, chère maman,
remerciez bien pour moi Nanci el Camille de leur bon
souvenir; j'écrirai à Nanci prochainement. Adèle est
toujours la même charmante enfant que je connaissais.
et je l'embrasse <t tout rompre comme elle m'applaudit.
Je suis fâché que personne ne m'ait dit un mot de
Prosper; il ost, je pense, devenu raisonnablement
LES ANNÉES ROMANTIQUES. 357
grand et grandement raisonnable. S'il veut me faire
plaisir, il m'écrira une longue lettre sans régler son
papier et sans endimancher sos phrases.
Mon père avait été fort contrarié des incidents qui
ont retardé l'exécution de mon Requiem, il est sans
doute content aujourd'hui: nous n'avons rien perdu
pour attendre. Cherubini a été un peu étrangement
surpris de voir le bibliothécaire de son Conservatoire
énoncer clans la Gazette musicale des opinions aussi
audacieuses à mon sujet1: toutefois il paraît que la lettre
du ministre de la guerre • lui a dr'plu davantage. Los
académiciens de la section de musique, en général, ne
sont pas gais.
Vous savez qu'Alphonse est depuis assez longtemps
malade d'un rhumatisme aigu qui l'a cloué assez
rudement dans son lit ; je l'ai vu il y a quatre jours, il
craint d'en avoir pour longtemps encore.
Henriette est un pou malade aussi d'un rhume vio-
lent ; il n'y a que Louis do vraiment bien portant, car
j'ai un léger mal de gorge.
Adieu, chère mère, mille bonjours à tous mes amis
de la Côte : je charge Adèle d'embrasser mou père et
vous, et même Prosper, dont on no me dit rien.
H. BERLIOZ,
Communiqué par madame Cluijwt.
1. Bottée de Toulmon : voir ci-dessus, lettre du 18 juillet.
2. La lettre de félicitations que le général Bernard écrivit à Ber-
lioz avait été reproduite parla Gazette musical' 10 décembre Ki" .
358 LES ANNÉES ROMANTIQUES.
a iiumbert ferrand, 17 décembre 1837 (Let. int.,
178). « Le Requiem a été bien bien exécuté: l'effet en a été
terrible sur la grande majorité des auditeurs : la minorité,
qui n'a rien senti ni compris, ne sait trop que dire... Le
tour de l'Opéra arrivera peut-être bientôt: ce succès a joli-
ment arrangé mes affaires. »
a Maurice schlesinger. Paris. 7 janvier 1838 (Corresp.
inéd. 1±2, lettre parue dans la Gazette musicale). Il lui
demande de le dispenser de rédiger quelques articles afin
de pouvoir travailler librement à l'achèvement de son
opéra (Bcni-enuto Cellini).
XVI
A S A M ERE
Paris, 18 janvier 1838.
Chère maman,
Je reçois à l'instant la lettre d'Adèle qui m'annonce
la continuation de votre maladie : j'avais pensé d'après
sa première lettre que vous n'éprouviez qu'un de ces
malaises passagers auxquels malheureusement vous
êtes fort sujette depuis quelques années, mais il
paraît que c'est plus sérieux et qu'il s'agit même d'un
rhumatisme dans le genre de celui qui vient d'éprouver
Alphonse si rudement. Il ne semble pas cependant
que le vôtre soit d'une aussi grande intensité; mais
LES ANNÉES ROMANTIQUES. 359
vous souffrez beaucoup, malgré cela, je n'en doute pas,
et mon père n'est pas trop bien non plus, et Nanci est
absente, et je suis ici. Tout vous attriste. Je vous aurais
écrit plus tôt si je n'eusse voulu attendre de bonnes
nouvelles pour vous les communiquer; loin de là, j'en ai
une bien pénible à vous annoncer, celle de la mort de
Ferdinand de Roger, fils de notre cousin Raymond. Ce
malheureux jeune homme que je voyais souvent, surtout
pendant que mon oncle était ici , a succombé à vingt-cinq
ans à une petite vérole contluenle. après huit jours de
souffrances atroces. Je frémis de pensera l'étal de son père
eu apprenant ce triste malheur; je l'ai connu ici il y a
quelques années et je sais que sa tendresse pour son fils
était excessive. Je viens d'écrire à mon oncle pour
l'informer de ce cruel avènement.
La semaine est mauvaise, je n'entends parler que de
catastrophes dont je ne vous entretiendrai pas parce
qu'elles ne vous louchent pas, fort heureusement.
En revenant de conduire le jeune de Roger au cimetière.
j'apprends la mort d'un de mes amis qui habitait Franc-
fort; puis l'horrible incendie du Théâtre-Italien, des
familles riches hier, aujourd'hui sans un sou. le direc-
teur qui se brise le crâne en tombant sur le pavé pour
échapper aux flammes, et pour compléter tout cela, mes
tracasseries interminables avec le ministre de l'Intérieur.
Je sais que mon père et vous, chère maman, attendiez
impatiemment de savoir si j'avais été payé. Eh bien, je
n'ai rien reçu encore. Le ministre de la Guerre (un
360 LES ANNÉES ROMANTIQUES.
brave et digue homme) m'a remis les dix mille francs
destinées à payer l'exécution de mon ouvrage, de sorte
qu'à cette heure tout le monde est payé, excepté moi.
parce que j'ai le malheur d'avoir affaire au ministre de
l'Intérieur.
Hier je suis allé clans ses bureaux faire une scène comme
on n'en a, je crois, jamais vu en pareil lieu ; j'ai fait dire
à M. de Montalivet par son chef de division que je serais
honteux d'agir avec mon bottier comme il se comporte
avec moi. et que si je n'étais pas payé dans le plus bref
délai je raconterais tous les infâmes tripotages qui se sont
faits à mon sujet au ministère, de manière à donner aux
journaux de l'opposition ample matière à scandale. Il
parait qu'on a voulu, avant l'exécution du Requiem.
annuler l'arrêté de M. Gasparin et qu'on a disposé de
mes quatre mille francs, ou, pour parler français, qu'on
les a volés. Les quinze cents francs de gratification ont
disparu de la mémoire des chefs de bureau des Beaux-Arts,
ils disent à présent que c'était une erreur. Jamais on n'a vu
plus complet ramas de gredinset de voleurs. Mais je serai
payé, il n'y a pas à s'en inquiéter, ce n'est qu'un relard,
ils oui trop peur de la presse. On m'a parlé de la croix
d'honneur pour l'époque de la fête du roi, au mois
de mai. .Nous verrons si ce sera encore une mystifica
lion. Au reste, c'est le moindre de mes soucis.
Toutes ces courses me fonl perdre beaucoup de temps :
je suis pourtant allé voir Alphonse de votre part, et il
était en pleine convalescence : j'espère qu'Adèle in'an-
LES ANNÉES ROMANTIQUES. 361
noncera dans peu que vous allez beaucoup mieux aussi.
La lettre de Prosper m'a fait un véritable plaisir, elle
témoigne des progrès immenses qu'il a faits depuis deux
ans et je m'en réjouis avec vous.
Nous allons tous les trois assez bien. Louis grandit et
se forme ; c'est lui qui est venu m'apporter la lettre de
la tante Adèle, la sœur de toi, tu sais. >*ous pensons à lui
trouver dans quelques mois une école pour commencer
à le dépayser, car, entre nous, il est parfaitement gâté,
et ne fait à peu près que ce qu'il veut. Henriette le gâte
pourtant moins que moi qui n'ai guère le temps d'être
sévère. Adieu, chère maman, je suis bien et solidement
enchaîné ici, sans quoi vous pouvez croire que je serais
parti pour vous voir ne fût-ce que quatre ou cinq jours ;
j'en ai grand besoin, et je suis sûr que ma visite vous
ferait du bien aussi. Mais nous aurons bien plus tard un
peu de liberté, et alors... en attendant, soignez-vous,
chère mère, et ne négligez rien pour chasser les tristes
pensées auxquelles vous vous laissez aller trop facile-
ment.
Je vous embrasse tendrement.
H. BERLIOZ.
P. -S. — >'e faites pas attention à la malpropreté de ma
lettre, je ne puis écrire sans raturer horriblement, vous
n'avez pas d'idée de ce que sont les manuscrits de mes
articles : c'est effrayant.
Communiqué par madame Chapot.
21
362 LES ANNÉES ROMANTIQUES.
Voici enfin deux documents qui nous font apercevoir le
dénouement des difficultés dont il est question dans les pré-
cédentes lettres, et dont la réalité nous était déjà connue
par les Mémoires.
1° Catalogue d'autograplies (5. Charavay, 201): Berlioz...
Paris, lo décembre 1837. — Reçu de mille francs à
valoir sur les frais de répétitions de son Requiem exécuté
aux funérailles du général Damrémont.
2° Avis dordonnance (comptabilité générale du Mi-
nistère de l'Intérieur, 23 janvier 1837; :
A M. Berlioz, compositeur/ / . . . 4.000 francs.
Pour le prix d'acquisition de la partition de la messe
que vous avez composée à l'occasion de la cérémonie
funèbre qui a eu lieu aux Invalides en l'honneur du
général Damrémont et des autres Français tués au siège
de Conslantine.
Au bas, signature de Berlioz, précédée des mots:
Acquitté, le 1er février 1838.
Bibliothèque du Conservatoire ! Autographes).
LKS ANNÉES ROMANTIQUES. 363
XVII
A IKANZ LISZT1
Paris, 8 février 1838.
Ta lettre m'a fait un bien grand plaisir, mon cher et
bon ami; d'autant plus grand que je ne l'espérais pres-
que pas. On accuse les habitants de Paris d'oublier le
reste du monde, mais il me semble que le reste du
monde a des velléités de rendre à Paris son indifférence
et son oubli. Je me rappelle le temps où je parcourais
comme toi l'Italie ; rien ne me paraissait plus fatigant
alors que de prendre ma plume et de porter ma pensée
sur cette grande, boueuse et dédaigneuse ville, si diffé-
rente de la paisible capitale des Etals romains, où je
n'aimais qu'à dormir, et de mes villages favoris des
Abbruzes et de la Sabine, où j'ai tant chassé, péché,
dansé, chanté et joué de la guitare Je conçois donc à
merveille que tu m'aies délaissé si longtemps, et qu'il
ait fallu le canon des Invalides pour le rappeler mon
souvenir. Je n'ai jamais vu Como ni ses lacs, mais je
m'en fais une idée ravissante, et tu dois t'y trouver
heureux. J'ai su par d'autres que par toi la grande sen-
1. Adressé à .Milan, chez l'éditeur Ricordi.
36 i LES ANNÉES ROMANTIQUES.
sation que lu as produite à Milan; j'en ai dil quelques
mots dans les Débats et ailleurs; j'aurais bien voulu
avoir quelques détails, faute desquels je n'ai pas osé
m*aventurer. Notre ami Heine a parlé de nous deux dans
la Gazette musicale, avec autant d'esprit que d'irrévé-
rence, mais sans méchanceté aucune toutefois ; il a, en
revanche, tressé pour Chopin une couronne splendide
qu'il mérite au reste depuis longtemps1.
C'eût été, je t'assure, un grand bonheur pour moi de
l'avoir là quand on a exécuté le Requiem. Je crois que
cette grande machine musicale t'aurait semblé fonc-
tionner assez bien ; il y a eu réellement des pleurs cl
des grincements de dents; les pleurs étaient pour l'ou-
vrage, les grincements étaient contre. Habeneck s'est
tout à fait rallié (comme on dit en politique de certains
légitimistes). Cherubini m'exècre et m'appelle son cher
ami. On grave la partition, lu l'auras dans trois mois si
la graveuse me tient parole. A propos de cette publica-
tion, si tu me trouves des souscripteurs à Milan, chez
Kicordi ou ailleurs, tu me feras grand plaisir; le prix
de la souscription est de trente francs. J'ai eu toutes les
1. Henri Heine a publié dans la Gazette musicale des 21 janvier
et-'» février 1838, sous le titre de Lettres confidentielles (traduction
d'une série de lettres adressées à Auguste Lewald, directeur de la
Revue dramatique de Stuttgard) deux articles sur le mouvement
musical à Paris. La partie consacrée à Berlioz, toute sympa-
thique en sa forme humoristique, a été reproduite ou résumée dans
plusieurs biographies du compositeur (voir notamment J. Tiersot,
Hector Berlioz et lu Société de son temps, p. 76).
LES ANNÉES ROMANTIQUES. 365
peines du monde à me faire payer de Montalivet; si je
ne m'étais mis enfin dans une de mes colères bleues, et
sans une scène des plus violentes que j'ai faite au Mi-
nistère, je courrais encore après mon argent.
J'ai parlé à Richault de la gravure de mes deux ouver-
tures que tu as réduites pour le piano1, il ne s'en soucie
pas; pour la symphonie, si Hofmeister veut m'en don-
ner un prix raisonnable, je ne demande pas mieux que
de la lui laisser publier, ainsi que les deux autres ma-
nuscrits que tu m'as envoyés; fais la négociation loi-
même, je te confie mes intérêts absolument. J'ai essayé
d'écrire un morceau de chant sur des paroles que m'a
faites Brizeux, je comptais prier madame d'A... don
accepter la dédicace, mais je n'ai rien pu trouver encore
qui me parût digne de lui être offert; mon Pégase est
rétif pour c^s petites compositions. Il y a longtemps
(tailleurs que je cherche à écrire quelque chose sur
YErigone de Ballanche1 (admirable poète!). C'est là ce
que je voudrais présentera madame d'A... ; si j'en viens
à bout, ou si je trouve le temps d'y travailler, tu auras
de mes nouvelles.
L'Opéra m'a demandé ma partition de Cellini, elle est
à la copie. Auber cependant a le droit de passer avant
1 . Celles des Francs-Juges et du Roi Leur.
2. La Bibliothèque du Conservatoire possède, dans sa collec-
tion d'autographes de Berlioz, un fragment inachevé d'Erigone.
— Madame d'Ag'mlt a reçu plus tard de Berlioz la dédicace de
la poétique romance : La Mort d'Ophélie, dont les paroles sont
d"Ernest Legouvé.
366 LES ANNÉES ROMANTIQUES.
moi, mais comme il n'aura pas fini à beaucoup près,
quand Cosme de Médicis sera joué, on Y obligera de me
céder le pas. En attendant je viens de faire mon ouver-
ture et je l'instrumente à loisir.
Hiller voyage donc avec son ami Rossini. au dire des
journaux? Qu'il prenne garde de ne pas être le Bertrand
de ce Robert Macaire.
Adieu. Mille amitiés.
H. BERLIOZ.
Communiqué par M. Emile Ollivier.
La lettre du 18 janvier 1838, dans laquelle Berlioz mani-
festait à sa mère les inquiétudes qu'il éprouvait pour sa santé
est, à notre connaissance, la dernière qu'il lui ait écrite :
madame Berlioz mourut un mois plus tard, le 18 février 1838.
Sa mort coïncidait avec les fiançailles d'Adèle, qui épousa
quelques mois plus tard Marc Suât, notaire à Saint-Cha-
mond, puis à Vienne. Ce mariage ne fit que resserrer les
liens qui unirent toujours le frère et la sœur, et les mem-
bres de la nouvelle famille connurent à leur tour les bien-
faisants effets de cette affection.
XVIII
A M A l: C S L' A T
7 mars 1838.
Mon cher Suât,
Votre lettre m'a fait un bien grand plaisir, et si je n'y
ai pas répondu plus tôt. c'est qu'en vérité depuis quelques
LES ANNÉES ROMANTIQUES. 367
jours je perds le sommeil et le senlimenL des réalités,
tant l'ouvrage auquel je travaille m'absorbe. Ce
soir, je profite d'un moment de repos pour vous
dire combien je suis enchanté de la vive affection que
vous éprouvez pour ma sœur. C'est une excellente
enfant, qui vous rendra très heureux, j'en suis sûr. Quant
à vous, je connais la bonté de votre caractère, et l'ave-
nir de ma sœur me paraît assuré.
IXous avons parlé de vous bien souvent avec Dufeuil-
lant, à son dernier voyage à Paris ; c'est un ami sincère
que vous avez là.
Je ne sais si je me trompe, mais il me semble com-
prendre par une phrase de votre lettre que vous pensez
à faire avec Adèle le voyage de Paris... le pourrez- vous en
effet?... Ce serait un grand bonheur pour moi, qui suis
enchaîné ici de manière à ne pouvoir m'absenter seu-
lement pour une semaine. Mon oncle Marmion est plus
heureux, il assistera à votre mariage, il m'a promis de
m'écrire à ce sujet. Vous seriez bien aimable de m'a-
dresser aussi quelques lignes à votre arrivée à la Côte.
Il n'y a que mon pauvre père qui m'inquiète, il va
demeurer seul jusqu'à ce qu'un beau jour je puisse
aller le surprendre et l'embrasser après une si longue
séparation.
Mille amitiés.
Votre tout dévoué,
H. BERLIOZ.
P. -S. — Le premier jour où j'aurai le temps d'aller
3<i8 LES ANNÉES ROMANTIQUES.
chez Danlan1, je vous ferai expédier les deux bustes que
vous me faites le plaisir de me demander.
Communiqué par madame Chapot.
Les deux futurs beaux-frères, qu"unit toujours une vive
affection, se connaissaient longtemps avant cette alliance ;
étudiants à Paris, ils s'étaient déjà trouvés attirés l'un vers
l'autre par un commun amour de la musique. Suât donna
à Berlioz la satisfaction de comprendre et d'apprécier son
effort d'artiste : nous verrons celui-ci écrire à Adèle, en
4856 : « J'ai toujours beaucoup souffert en silence de vous
voir tous (ton mari excepté) ne considérer que le résul-
tat final de mes efforts et de mes rêves... »
XIX
A SON PÈRE
ParK 19 mars 1838.
Mon cher père,
Votre lettre, celle d'Adèle et celle de Camille m'ont
affligé presque en même temps d'une façon tout à fait
inattendue. Adèle me parle de certaines dispositions
faites en sa faveur par notre excellente mère, d'un air
à me faire croire qu'elle redoute l'effet de ce léger
avantage sur l'esprit de ses frères et sœurs... Vous
1. Danlan aîné, camarade <le Berlioz à L'Académie de Franco à
Rome, a exécuté son portrait en médaillon (reproduit on tôle i\<-
ci' livre). Dantan jeune a fait sa charge : Ber. lit. haut roy. Ail .
Jullien, Hector Berlioz, p. 101'.
LES ANNÉES ROMANTIQUES. 360
ajoutez des détails sur vos intentions personnelles à
notre égard qui indiquent le découragement profond
avec lequel vous envisagez votre avenir. Au nom de
tout ce qui nous est cher, ne parlez plus ainsi, rien
n'est plus inutile. D'après les lettres de mes sœurs,
vous auriez supporté notre malheur avec votre courage
ordinaire, se sont-elles trompées?...
Nous parlerons plus tard, beaucoup plus tard, de ces
questions d'intérêt que vous me proposez avec un si
triste sang-froid: et en tout cas, pour ce qui me regarde,
ce que vous ferez sera toujours bien. Je remercie made-
moiselle Clapier ! d'être venue avec ma sœur passer
quelque temps auprès de vous; c'est, à coup sûr, la
société qui peut, en d'aussi cruelles circonstances, vous
être la plus consolante et la plus douce; j'espérais bien
qu'elle ne vous ferait pas faute. Que fait Prosper? On ne
m'en parle jamais. Et Nanti, comment se trouve-t-elle?
Vous n'avez aucun projet de voyages, je le crains ; et
pourtant rien au monde ne vous serait meilleur sous
tous les rapports.
Pour moi, mon esclavage continue, ou, pour mieux
dire, il devient plus dur de jour en jour. J'ai l'espé-
rance fondée, mais sans aucune certitude d'être nommé
directeur du Théâtre Italien 2. Les hommes d'affaires qui
1. Mademoiselle Nancy Clapier, amie intime de la famille Berlioz.
8. La Gazette musicale du 10 juin 1838 annonça cette nomina-
tion comme faite. On verra par la lettre du 28 juin ce qui en
advint.
21.
370 LES ANNÉES ROMANTIQUES.
m'ont choisi et m'ont fait demander le privilège en
mon nom, m'assurent des appointements fixes de six
mille francs et un cinquième dans les bénéfices de
l'exploitation du théâtre. D'un autre côté, on m'a engagé
à me mettre sur les rangs pour une place de professeur
d'harmonie vacante en ce moment au Conservatoire;
celle-là n'est que de deux mille francs. Je n'y compte
pas du tout ; Cherubini poussera toujours de préférence
ses créatures 1 ; d'ailleurs, depuis le succès de mon der-
nier ouvrage, sa haine, obligée d'emprunter les formes
d'une obséquieuse amitié, n'en est que plus intense.
Enfin on monte mon opéra2 ; les intrigues se croisent
autour de moi depuis mes deux premières répétitions,
au point de me donner des vertiges ; il faut les suivre
cependant, avoir l'œil sur tout et ne s'effrayer de rien.
Je vous parlerai plus au long de tout ceci dans une
prochaine lettre, quand ma situation sera plus nette-
ment dessinée.
Adieu, cher père, ne vous inquiétez pas de mon ave-
nir et songez davantage à vous-même. De tous les
témoignages d'affection que vous puissiez donner à vos
enfants, le soin de votre santé et de votre repos est
celui dont ils ont le plus besoin.
Votre affectionné fils,
H. BERLIOZ.
Communiqué par madame Chapot.
1. Cf. Mémoires, XLVII.
2. Benvenuto Cellini. Cette lettre est la première qui fasse men-
tion de la mise en répétitions de cet ouvrage.
LES ANNÉES ROMANTIQUES. 371
XX
A SA SOEUR ADÈLE
[Paris,] 20 mai 1838.
Chère Adèle.
Je n'ai que trois minutes pour te donner des nou-
velles de mes affaires. Tout commence à marcher, mon
opéra sera su par les acteurs, et les chœurs dans un mois;
le succès se montre à l'horizon : du moins, l'effet mu-
sical des points culminants de l'ouvrage paraît cer-
tain. Déjà les exécutants commencent à s'échauffer, on
applaudit aux répétitions ; enfin je suis content, tout en
observant de l'œil les bêtes venimeuses qui m'entourent.
Duponchel fait de son mieux, les acteurs sont bien
disposés; quand Duprez sera revenu de son congé,
c'est-à-dire au mois de juillet, nous commencerons les
répétitions d'orchestre. Ce sera prêt pour le commence-
ment du mois d'août.
Henriette va bien, Louis aussi ; sois tranquille, tout
marche bien. On me parle toujours de la croix, j'ai su
que j'étais sur la liste présentée par M. de Montalivet.
La direction du Théâtre-Italien n'est pas encore nom-
mée. Il y a cinq jours, Félix Real triomphait, il allait
faire nommer son cousin Robert ; aujourd'hui, ses
37^ LES ANNÉES ROMANTIQUES.
actions baissent. Nous lui avons donné une passade
(comme on dit en terme de natation), voyons s'il revien-
dra sur l'eau.
Adieu, chère sœur, embrasse Nanci et Mathilde pour
moi, et écris-moi le plus souvent possible. Mon père
va bien, n'est-ce pas?... Mais il doit se trouver bien
abandonné seul dans ses champs.
H. BERLIOZ,
Communiqué par madame Chapot.
XXI
A LA MEME
[Paris,] "28 juin 18:18.
Chère sœur,
Si je ne t'ai pas écrit pour l'affaire du Théâtre-Italien,
c'est qu'elle n'était pas sûre. La suite l'a bien prouvé ;
la Chambre a rejeté le projet de loi présenté par le
ministre. Tout cela m'a donné un tel tracas et des ennuis
de telle nature que je suis bien déterminé à ne pas
poursuivre l'année prochaine ce lièvre-là. Je ne suis
pas né pour m'occuper d'affaires d'argent, et la question
de la reconstruction de la salle qu'on s'obstine à impo-
ser au futur directeur en est une des plus graves et des
plus compliquées. Montalivet est très contrarié, et beau-
LES ANNÉES ROMANTIQUES. 373
coup plus que moi, de cet échec de son projet de loi,
échec dont il est seul fa cause; il manifeste les meilleures
intentions de me dédommager; nous allons voir à quoi
cela aboutira.
En attendant, je ne sais'où donner de la tête avec mes
répétitions qui m'occupent du matin au soir.
Duprez n'est pas encore de retour, je suis obligé de
répéter son rôle. Je l'attends dans six jours. Mon opéra
sera joué dans la première quinzaine d'août, tout se pré-
sente mieux que je n'avais osé l'espérer. Mais ces répé-
titions me tuent, et nous n'avons pas encore abordé
l'orchestre.
On vient d'exécuter le Requiem à Lille, avec cinq
cents musiciens, et Habeneck m'écrit que le succès a été
immense et l'exécution parfaite; il faut que cela soit
plus que vrai pour que ce vieux loup se soit laissé
prendre d'enthousiasme au point de me l'écrire. Je l'at-
tends en même temps que Duprez pour commencer mes
répétitions d'orchestre.
Dis à Camille de ne pas manquer de faire ce qu'il a
la bonté de me promettre pour le milieu de juillet, car
je ne fais presque rien pour les journaux; on m'accable
de lettres, de diplômes, de compliments, d'Allemagne,
on me croit ici même parfaitement heureux sous le rap-
port de la fortune ! Quelle belle chose que le gouverne-
ment représentatif, pour l'art et pour les artistes ! Si
j'étais Russe, j'aurais cinquante mille livres de rente.
H . BERLIOZ.
37 i LES ANNÉES ROMANTIQUES.
Mille amitiés à Xanci et à sa jolie petite Mathilde.
Louis grandit mais ne sait pas lire. Mon père est tou-
jours seul ? Henriette va très bien.
Communiqué par madame Chapot.
XXII
A LA MÊME
[Paris,] 12 juillet 1838.
Chère Adèle,
Je ne t'écris que pour l'annoncer la réception de ta
lettre et du billet qu'elle contenait. Je passe ma vie à
l'Opéra. Nous faisons à présent deux répétitions par
jour; j'y vais de ce pas. Dans quelques jours les répéti-
tions d'orchestre commenceront: le dénouement ap-
proche. Mais j'ai un acteur malade, ce qui m'inquiète
beaucoup. Du reste, tout marche à souhait. Duprez-Cel-
lini est superbe, on ne peut se faire une idée de l'éner-
gie et de la beauté de son chant. La censure nous a ôté
le Pape, il a fallu mettre à la place un Cardinal ministre.
C'eût été curieux pourtant de voir Clément VII aux
prises avec ce bandit-homme de génie de Cellini. Les
autres acteurs mettent beaucoup de zèle, à quelques
exceptions près, dans l'accomplissement de leur tâche.
Les chœurs vont à merveille!
LES ANNÉES ROMANTIQUES. 37o
Tu sais (je t'en ai déjà parlé) mon succès à Lille au
Festival. J'ai été exécuté par six cents musiciens devant
cinq mille auditeurs. Tu as lu les journaux du déparle-
ment du Nord, ils ont été copiés par ceux de Paris. J'ai
vu beaucoup de personnes qui assistaient à cette fête
musicale: au moment de la péroraison de mon Lacry-
mosa il y a eu des larmes et même, à ce que disent
plusieurs lettres, deux ou trois bons évanouissements !
Certes, je sais beaucoup de gré à ces dames de s'être si
bien trouvées mal en mon honneur.
Habeneck, le chef d'orchestre de l'Opéra, était à Lille
et conduisait tout ça; il m'a donné des détails qui m'ont
fait bien regretter de n'y être pas allé. Il m'avait écrit
;i près le premier concert (mon morceau a été redemandé
pour le second), et à son retour à Paris Cherubini, dont
on avait exécuté un Credo, lui a fait des reproches assez
aigres, relativement à la lettre que j'avais reçue de lui.
Nous avons encore un feu à soutenir avant la repré-
sentation de Cellini, celui des répétitions d'orchestre,
après quoi viendra la fusillade des journaux et celle des
ennemis intimes cachés dans les coins du parterre. Mais
je suis armé de pied en cap contre eux.
Adieu, chère sœur. Nous allons tous bien. Embrasse
Nanci et Mathilde pour moi. Mon père va bien, Dieu
merci ?... Dis à Camille qu'il est un bon beau-hère et
que je l'aime sincèrement.
H. BERLIOZ.
Communiqué par madame Chapot.
37G LES ANNÉES ROMANTIQUES.
XXIII
A ERNEST LEGOUVÉ
Paris, 31 juillet 1838.
Mon cher Legouvé,
Je ne sais comment vous dire tout ce que votre noble
amitié et votre exquise délicatesse m'inspirent de sen-
timents d'affection et de reconnaissance; heureusement
vous avez, par-dessus toutes vos autres belles qualités,
l'imagination poétique qui devine et la chaleur de cœur
qui sympathise, et je m'en rapporte à elles pour vous
traduire ma pensée...
Schœlcher m'avait trouvé au lit l'autre jour, j'ai été
réellement malade les deux jours suivants, ne me levant
qu'aux heures de mes répétitions. Xous commençons à
débrouiller l'orchestre, malgré les criailleries de tous
les vieux qui déclarent n'avoir jamais eu rien de pareil
à exécuter. Les millions de notes fausses, de mouve-
ments mal donnés et surtout de rythmes pris à contre-
sens, m'ont si cruellement torturé et agacé les nerfs, que
ce supplice est l'unique cause du malaise dont je ne
suis pas encore tout à fait remis. Patience!... Xous arri-
verons à la première représentation vers le 21 ou le 25
du mois d'août. Dupiez sera superbe, les chœurs vont
LES ANNÉES ROMANTIQUES. 377
très bien, madame Dorus-Gras n'est pas mal du tout, et
il y a une certaine entrée du Cardinal ministre qui vous
plaira.
Et l'ouverture, à propos, je parie que vous en serez
content.
J'ai l'air de vendre la peau de l'ours, mais si ma par-
tition se grave, vous me ferez le plaisir d'en accepter la
dédicace, n'est-ce pas?... Car enfin c'est vous qui avez
donné le métal pour fondre Persée, et le pauvre Benve-
nuto vous doit son œuvre telle quolle.
Adieu. Mes hommages respectueux à madame Le-
gouvé. Mille amitiés à Schœlcher. Je vous écrirai pour
la dernière répétition.
Communiqué par M. Paladilhe.
Cette lettre fait allusion à l'acte de bonne et généreuse
amitié qu'accomplit Legouvé en avançant à Berlioz la somme
d'argent, — le métal, suivant son expression, tirée de la
dernière scène de Benvenuto Cellini, — qui lui était néces-
saire pour achever la composition de cette œuvre. Voir les
Mémoires, et comparer le passage des Soixante ans de souve-
nirs de Legouvé cité dans la préface de ce recueil.
Comme suite à l'offre dont il est question dans cette lettre,
Berlioz a communiqué à Legouvé le projet de dédicace ci-
après, écrit de sa main sur du papier à musique, entravers
des portées.
Mon cher Legouvé,
Vous connaissez la vie de l'homme étrange et admi-
rable dont mon opéra porte le nom.
378 LES ANNÉES ROMANTIQUES.
Vous savez que la veille du jour où devait être fondu
son immortel Persée, il parcourut Florence, implorant
de ceux qu'il croyait ses amis la somme nécessaire à
l'achèvement de son plus bel ouvrage. Le métal lui
manquait, il était pauvre alors et ne pouvait l'acheter.
Tous furent sourds à la noble prière de l'artiste.
Au moment décisif, son œuvre allait être anéantie,
quand, inspiré par un désespoir sublime, il saisit les
vases d'or, les statuettes, les armures ciselées, travaux
sans- prix de ses savantes mains, et les jetant dans la
fournaise, la lave ardente put étancher enfin la soif du
moule qui l'attendait béant : et Persée apparut. Comme
il ne devait rien qu'à lui-même, Cellini triomphant
n'inscrivit auprès du corps de la Méduse terrassée que
ces mots énergiques :
Si quis te lœserit, ego tuus ultor ero.'H
Vous voyez que le peu de valeur de mon ouvrage
n'est pas la seule différence à signaler entre l'aventure
du statuaire florentin et celle du compositeur français.
Car vous avez deviné que le métal me manquerait aussi
pour achever ma musique : et sans attendre le jour où,
n'ayant point de vases d'or à jeter à la fonte, j'eusse
rit' i tbligé de i ne jeter ailleurs, vous êtes venu me pi-ier
d'accepter une offre généreuse qui seule pouvait me
permettre de terminer ma lâche à loisir.
C'est donc votre nom. cher et digne ami, qui doit se
trouver eu tête de cette partition. Los vrais artistes coin-
LES ANNÉES ROMANTIQUES. 379
prendront tout ce qu'il y a d'inexprimable dans le sen-
timent qui m'a porté à l'y inscrire.
Je n'ai pu graver sur mon ouvrage, comme Benve-
nuto sur le sien : Si quelqu'un t'outrage, je te vengerai !
Cet engagement m'eût donné trop à faire, et Cellini
lui-même ne suffirait pas à le remplir.
H. BERLIOZ
Communiqué par M. Pakidilhe.
La partition de Benvenuto Cellini n'ayant paru que beau-
coup plus tard — en Allemagne. — la partition d'orchestre
même n'ayant été gravée qu'après la mort de Berlioz, la
rédaction ci-dessus ne fut pas utilisée. Berlioz n'en
dédia pas moins à Legouvé l'ouverture, seul morceau de
l'opéra qui ait paru de son temps en grande partition. Plus
tard, il lui fit encore hommage de son livre : A travers chants.
Catalogue d'autographes, J. Charavay. 230. 15 septembre
(1838). Demande de renseignements pour l'envoi de la par-
tition de son Requiem au duc d'Orléans > Cf. . ci-après, lettre
du 30 novembre à son pèrej.
La première représentation de Benvenuto Cellini eut lieu
à l'Opéra, le 10 septembre 1838.
XXIV
A SON PÈRE
Paris, 20 septembre 1838.
Cher père.
Il y a dix jours que j'aurais dit vous écrire ; mais \p
moyen dans une tourmente comme celle d'où je sors?
380 LRS ANNÉES ROMANTIFUES.
Vous avez vu les journaux, du moins les mauvais, car
c'est toujours sur ceux-là que l'on tombe en pareil cas.
Les bons sont la Quotidienne, le Messager, le Journal de
Paris, la France musicale, la Gazette musicale, l'Artiste,
la Presse. Le fait est que la seconde et la troisième re-
présentation ont marché à merveille grâce à la suppres-
sion des scènes qui avaient le plus indisposé le public.
Si je me trouve arrêté cette semaine, c'est l'amour-
propre géant de Duprez qui en est cause. Le succès ne
s'est pas trouvé concentré sur lui, et les deux canta-
trices au contraire ont eu les honneurs du chant et de
l'action. En conséquence il n'a plus voulu jouer ce rôle.
et c'est A. Dupont1 qui va le remplacer ; mais comme il
ne s'y attendait pas plus que moi, il est obligé d'ap-
prendre toute cette musique, et nous de patienter jusqu'à
ce qu'il la sache. Ce sera huit ou dix jours d'inter-
ruption. Après quoi, par la combinaison du répertoire,
je serai représenté plus souvent que je n'aurais pu l'être
si Duprez avait gardé son rôle1.
Vous dire toutes les menées, intrigues, cabales, dis-
putes, batailles, injures auxquelles mon ouvrage a donné
lieu est impossible. C'est un miracle d'en être resté le
maître; la fureur de certains journaux contre ce qu'ils
appellent mon système peut vous donner une idée très
affaiblie de l'acharnement de la lutte. On en est à faire
1. Alexis Dupont, second ténor ;"i L'Opéra, a fréquemment prêté
son concours à Berlioz (dès 1821).
2. Que d'illusions le pauvre grand homme se fit toute sa vie !
LES ANNÉES ROMANTIQUES. 381
des brochures pour et contre *. C'est une mêlée dans
laquelle mes défenseurs disent presque autant de folies
que mes détracteurs. Il faut laisser faire ; tout ce trouble
disparaîtra avec le temps. Les Français ont la rage de dis-
puter sur la musique sans en avoir les premières notions
ni le sentiment. Cela fut au siècle dernier, cela est, et
cela sera. L'important est qu'on m'entende souvent,
très souvent, je compte sur ma partition pour me tirer
d'affaire plus que sur tout ce qu'on dirait en sa faveur.
Les deux représentations qui ont suivi la première me
font voir que j'ai droit de l'espérer.
Il a fallu tant de remaniements occasionnés par les
changements apportés dans la pièce que j'en suis tout
hébété de fatigue. Cependant le mauvais moment est
passé. J'espère que ni vous ni mes sœurs ne vous tour-
menterez de cet orage plus qu'il n'y a lieu. Vous aviez
dû le prévoir comme je le prévoyais. C'était inévitable.
Il ne s'agissait que de rester maîtres du terrain, et nous
y sommes parvenus plus aisément que je n'espérais, eu
égard aux ennemis enragés que mes feuilletons, la pro-
tection que m'accordent les Débats, ma tendance musi-
cale et les jalousies de métier m'ont suscités depuis de
longues années. Et ils s'étaient tous donné rendez-vous
à l'Opéra ce jour-là.
1. On fit même un livre de 35'J pages: De l'école musicale ita-
lienne et de l'Académie royale de musique, à l'occasion de l'opéra
de M. H. Berlioz, par joseph d'orticle. 1830. Voir, plus loin
la lettre du 30 novembre 1838.
382 LES ANNÉES ROMANTIQUES.
Adieu, cher père, je vous embrasse tendrement; j'at-
tends de vos nouvelles.
H. BERLIOZ.
Communiqué par madame Chapot.
a humbert ferrand, même date (Let. int., 181). Détails
analogues à ceux de la lettre précédente. Berlioz y avoue en
outre le mauvais effet produit par le livret. « Nous avons
eu tort de croire qu'un livret d'opéra roulant sur un in-
térêt d'art, sur une passion artiste, pourrait plaire à un
public parisien. »
Au sujet des intrigues sous lesquelles succomba l'œuvre de
Berlioz et de la défection de Duprez, voir une lettre de
L. Jonnart à Desmarets (violoncelliste à l'Opéra, et ami
dévoué de Berlioz) dans la Revue musicale du 15 août 1903.
— Comparez les aveux ingénus, ou pour mieux dire incons-
cients, de Duprez lui-même dans ses Souvenirs d'un chan-
teur, 153.
a humbert ferrand, septembre 1838 (Let. int., 183).
Envoi d'une place pour une représentation de Benvenuto
Cellini.
XXV
A 8 A SOEUR ADÈLE
[Paris,] 8 octobre 1838.
Chère sœur,
Nos lettres se sont croisées ; je ne t'écris que trois
lignes pour te dire où j'en suis de ma grande affaire.
LES ANNÉES ROMANTIQUES. 383
A. Dupont qui remplace ce gredin de Duprez ne sait
pas encore son rôle. Il lui reste les deux tiers du second
acte à apprendre. La polémique ne se ralentit pas. On
a été sur le point d'en venir aux coups de pistolet la
semaine dernière, à ce que j'ai appris par un feuilleton
de la Revue du XIXe siècle. En attendant on grave ma
musique l.
Mon Requiem qui vient de paraître et dont le prix est
assez élevé se vend bien.
Dès que Benvenuto sera remis en scène je t'écrirai.
D'ici là probablement j'aurai vu Prosper. Nous l'atten-
dons le 18 ou le 20 au plus tard. Il viendra débarquer
chez moi. Henriette se fait une fête de l'avoir pour che-
valier et de lui montrer Paris. Louis demande tous les
jours s'il est arrivé et s'il ira à la chasse avec lui. Le
pauvre enfant est un peu souffrant d'une espèce de
grippe depuis quelques jours.
J'ai vu un des Strauss qui m'a parlé de loi.
Comment va mon père?... et Nanti?... et son excel-
lent mari?... et Henri le nouveau marié? Tu m'as
parlé d'un jeune musicien qui m'est recommandé par
Pauline : je ne l'ai pas vu, personne n'est venu.
Mille amitiés k Casimir Faure si tu as occasion de les
lui transmettre. Je lui dois une réponse. C'est très mal
de ma part. . .
1. On n'a gravé, à ce moment, que les morceaux séparé» de
Benvenuto Cellini.
38 i LES ANNÉES ROMANTIQUES.
Et les vendanges?... Prosper me racontera tout ça.
Adieu, adieu.
II. BERLIOZ.
Communiqué par madame Chapot.
XXVI
A SON PERE
[Pari?, 30 novembre 1838.]
Cher père,
J'apprends que vous avez été malade d'un rhume long
et violent; il est je pense tout à fait dissipé aujourd'hui.
Voilà malheureusement la saison où la plus chère de
vos distractions vous est interdite : le froid, l'humidité,
sont vos ennemis naturels. Que ne puis-je, ne fût ce que
pour huit jours, aller partager avec Adèle les soins
qu'elle vous donne ! Car vous êtes tous les deux seuls je
crois? iXanci est partie. Mais le moyen ! il n'y a pas plus
de liberté pour moi de quitter Paris un instant, qu'il n'y
en a, à ce qu'il paraît, pour vous de passer les Alpes et
d'aller retrouver en Toscane le soleil et la campagne
verdoyante que vous aimez tant.
Je suis d'ailleurs au lit depuis trois semaines ; un rhume
qui menaçait de devenir autre chose m'y retient encore,
pour peu de temps j'espère. J'avais annoncé un concert
LES ANNÉES ROMANTIQUES. 385
que je devais diriger, il a eu lieu sans moi hier; et, à en
croire les félicitations des amis qui ont rempli ma
chambre hier jusqu'à une heure assez avancée, le succès
a été d'une violence extrême. On devait reprendre mon
opéra mercredi dernier, il était affiché, quand une indis-
position d'un des chanteurs est venue ajourner encore
cette reprise... Elle aura lieu, dit-on, mercredi prochain,
après-demain. Je ne sais si je pourrai y assister. Mes
sœurs ont écrit à Prosper pour lui demander des détails
sur l'affaire ou plutôt l'intrigue multiple qui se rattache
à la représentation de mon ouvrage. Le pauvre garçon
est fort loin de pouvoir vous les donner, moi-même par
lettre j'en serais incapable. Mais d'Ortigue publie en ce
moment un volume où tout est exposé fort clairement1.
Quand je dis tout, c'est presque tout que je devrais dire,
il y a encore bien des détails que je l'ai prié de taire,
puisque je n'ai pas rompu avec l'administration de
l'Opéra. Je vous enverrai ce livre dès qu'il paraîtra.
Ce monde-là est un monde d'intrigues aussi com-
pliquées qu'aucunes de celles qui se puissent tramer à
la cour.
A propos de la cour, je suis allé présenter un exem-
plaire de mon Requiem au duc d'Orléans qui avait
depuis longtemps souscrit pour cet ouvrage. Le prince
a été fort aimable et accueillant. On m'écrit des Tuile-
ries pour m'engager à demander une audience au duc
1. Voir ci-dessus, lettre du 20 septembre.
12
386 LES ANNÉES ROMANTIQUES.
de Nemours; il paraît qu'on a envie de me voir. Quand
je serai tout à fait guéri, je me présenterai.
Prosper travaille beaucoup, le directeur de son insti-
tution m'a dit plusieurs fois qu'il était très content de lui.
Vous savez que nous avons toujours été fort bien
ensemble, mon frère et moi, je puis vous assurer que
j'ai toute sa confiance et que le meilleur moyen de
l'obtenir c'est de montrer qu'on en a en lui. Il se plaint
d'être entouré exclusivement de petits garçons ; je ne
sais si c'est à dessein que vous l'avez placé dans cette
institution. Il aurait besoin de couvertures. Il meurt de
froid dans son lit. Il voudrait aussi pouvoir, comme
quelques autres, travailler dans une chambre à part. Je
le trouve plus avancé que je ne m'y attendais. Sa tète
est assez bien meublée. Il me semble que mes sœurs
l'ont jugé bien sévèrement. C'est un esprit lent, mais
qui se développera tôt ou tard d'une manière fort
remarquable. Il est transporté de joie quand je puis
le faire sortir et pour moi j'en ai beaucoup aussi à le
voir.
Adieu, cher et excellent père, faites-moi donner de vos
nouvelles le plus tôt possible. J'écrirai je pense bientôt à
Adèle pour lui apprendre comment se sera passée ma
nouvelle bataille à l'Opéra.
Henriette et Louis ont été malades aussi, mais ils vont
mieux fort heureusement.
H. BERLIOZ.
Communiqué pur mcukUM Chapot.
LES ANNÉES ROMANTIQUES. 3S7
XXVII
AU MÊME
"Paris," 18 décembre 1838.
Cher père.
Mon dernier concert a obtenu avant-hier un tel succès
que je ne sais comment vous le décrire. Mais voilà un
fait.
Après le concert. Paganini, ce noble et grand artiste,
est monté au théâtre et m'a dit que pour cette fois il
était tellement ému et étonné qu'il avait envie de s'a-
genouiller devant moi ; comme je me récriais sur cette
expression outrée, il m'a entraîné vers le milieu de la
scène, et là, en présence des quelques musiciens de mon
orchestre qui n'étaient pas encore sortis, malgré mes
efforts, il s'est mis à genoux devant moi déclarant que
j'étais allé plus loin que Beethoven.
Ce n'est pas tout. A présent, il y a cinq minutes,
voilà son fils, le petit Achille, charmant enfant de douze
ans, qui vient me trouver et me remet de la part de -"ii
père la lettre suivante avec un présent de vingt mille
francs :
Mio coro amico,
Beethoven estinto, non c'erache Berlioz cite potesse\farlo
7ivivere ; ed io, che ho gustato le vostre divine compo-
388 LES ANNÉES ROMANTIQUES.
sizioni, digne di un genio quai siete, credo mio doverë di
pregarvi a voler accettare in segno del mio omaggio venti-
mila franchi, i quali vi saranno rimessi dal signor baron
de Rothschild.
Credete mi sempre
il vostro affettuoso amico,
M coin PAG AN INI.
Cher père, je ne perds pas un intant pour vous
apprendre cette bonne nouvelle.
H. BERLIOZ.
Communiqué par madame Chapot.
XXVIII
A PAG AN INI
18 décembre 1838.
0 digne et grand artiste,
Comment vous exprimer ma reconnaissance ! ! ! Je ne
suis pas riche, mais, croyez-moi, le suffrage d'un
homme de génie tel que vous me touche mille fois
plus que la générosité royale de votre présent.
Les paroles me manquent, je courrai vous embrasser
LFS ANNÉES ROMANTIQUES. 389
dès que je pourrai quitter mon lit, où je suis encore
retenu aujourd'hui.
H. BERLIOZ.
Cette lettre, reproduite en fac-similé dans la Gazette musicale,
n'avait pas encore été insérée à sa date dans les recueils de lettres
de Berlioz.
XXIX
A SA SOEUR ADÈLE
[Paris,] 20 décembre 1838.
Chère sœur,
J'ai reçu ta lettre avec ce qu'elle contenait. Shakespeare
dit que les malheurs ne marchent que par paires, il en
est de môme des événements heureux. Après ma lettre
à mon père, vous avez dû voir des douzaines de journaux
parlant de la noble action de Paganini; à présent, voilà
qu'on m'apprend que je suis nommé sous-bibliothécaire
du Conservatoire1. Le bibliothécaire est un de mes
meilleurs amis2 qui remplit sa place sans appointements;
j'aurai moi.au contraire, deux mille francs par an, sans
1. Berlioz fut en effet nommé Conservateur de la Bibliothèque
du Conservatoire pour prendre date au 1er janvier 1839 (Archiva du
Conservatoire).
2. Bottée de Toulmon.
22.
390 LES ANNÉES ROMANTIQUES.
aucune obligation à remplir ni travail à faire. C'est une
sinécure qu'on me donne; les appointements pourront
être élevés jusqu'à trois mille francs l'année prochaine1.
Je n'ai pas encore reçu ma nomination officielle, mais
on m'assure que c'est positif.
A présent je reviens à Paganini. On ne parle que de
ça dans tout Paris ; il était aussi célèbre, le pauvre
homme, pour son avarice que pour son talent phéno-
ménal. Aussi tout le monde de me dire : « C'est prodi-
gieux! C'est le triomphe le plus inouï que l'art ait!
jamais obtenu, c'est presque incroyable! » — Beaucoup
de gens ne veulent pas encore le croire. C'est que*
beaucoup de gens ne peuvent comprendre un artiste tel
que lui. Paganini professe un mépris incommensurable
pour les nécessités matérielles et toutes les platitudes
de la vie, et il regrette en conséquence la moindre i
dépense qui leur est consacrée ; mais en fait d'art son
âme est plus noble et plus grande qu'aucune autre. Il
vient hier d'en donner la preuve.
J'avais été obligé de garder encore mon lit depuis
mardi dernier, en conséquence je n'avais pu le voir :
lui de son côté n'osait sortir à cause du temps glacial
et du brouillard qui régnent. J'ai quitté ma chambn
1. Toujours des illusions! Les appointements que reçut Berlio
ne furent pas de deux mille francs, mais de quinze cents, e
il n'obtint jamais d'augmentation, soit comme conservateur adjoint
soit comme bibliothécaire, sinon par la mesure générale qu;
doubla les appointements — si dérisoires! — de tout le personne
du Conservatoire, — trois ans avant sa mort.
LES ANNÉES ROMANTIQUES. 391
aujourd'hui seulement, et tu penses que ma première
visite a été pour lui. Je l'ai trouvé seul dans une grande
salle des Néo-Thermes où il demeure. Tu sais qu'il a
depuis un an complètement perdu la voix, et que sans
l'intermédiaire de son fils nn a beaucoup de peine à
l'entendre. Quand il m'a aperçu, les larmes lui sont
venues aux yeux (je t'avoue que les miennes n'étaient
pas loin de mes paupières) : il a pleuré, ce féroce man-
geur d'hommes, cet assassin de femmes, ce forçat libéré,
comme on l'a dit tant de fois, il a pleuré à chaudes
larmes en m'embrassant : « .\e me parlez plus de tout
ça, m'a-t-il dit. je n'ai aucun mérite ; c'est la plus pro-
fonde joie, la satisfaction la plus complète que j'aie
éprouvée de ma vie ; vous m'avez donné des émotions
que je ne soupçonnais pas, vous avez tait avancer le grand
art de Beethoven. » — Puis, s'essuyant les yeux et
frappant sur une table avec un singulier éclat de rire, il
s'est mis à parler avec volubilité, mais comme je ne
l'entendais plus, il est allé chercher son fils pour servir
d'interprète; alors, le petit Achille m'aidant, j'ai com-
pris qu'il disait : « Oh je suis heureux ! je suis au
comble de la joie en songeant que toute cette vermine
qui écrivait et parlait contre vous ne sera plus si hardie 1
Car on ne pourrra pas dire que je ne m'y connais pas,
moi, et je suis cité pour n'être pas facile à séduire. » Mais
je ne puis te rapporter tous les détails de cette entrevue.
Tous mes amis sont dans un enthousiasme inexprima-
ble. Janin m'a écrit ce matin une lettre qui paraîtra
30-2 LES ANNÉES ROMANTIQUES.
dimanche dans la Gazette musicale avec celle de
Paganini. Schlesinger a obtenu de ce dernier la mienne,
qu'il fait autographier avec les deux autres, bien que ce
ne fût pas mon avis ; enfin vous verrez ça. Je vous
enverrai ce que je pourrai trouver de journaux sur
mes deux concerts. Mais c'est un travail que de fouiller
dans tout ça; moi qui ne sors pas, il faudra que je
cherche dans les numéros de quinze jours au moins.
Oh ! quel tapage en Allemagne et en Angleterre ! Un
pareil hommage me venir d'un Italien ! C'est foudroyant I
Il est vrai que cet Italien-là ne fait pas de musique
italienne, il a en oublié le style depuis longtemps. Je
pense que mon père sera satisfait. Si je pouvais donner
un troisième concert. j'aurais un monde fou. Mais il n'y
a plus de salle disponible. Nous allons voir ce qu'ils
vont faire à l'Opéra pour Benvenuto. Dupont est rétabli,
il joue ce soir.
A présent je pourrai faire mon voyage d'Allemagne.
Le hasard a amené à Paris cet hiver une foule d'artistes
allemands qui sont pour ma musique d'un fanatisme
fort encourageant.
Mon oncle est ici. Il est trop en dehors du monde
artiste pour comprendre tout à fait ce qui se passe en
moi et autour de moi. Liszt, qui est à Florence, va
bondir de joie ; et Rossini, qui promène son ironie à
Milan, va se mordre les lèvres jusqu'au sang, Paganini
étant à peu près le seul homme dont il prise le suffrage
et dont il redoute la critique.
LES ANNÉES ROMANTIQUES. 303
Prosper a été un peu malade, il va beaucoup mieux ;
Henriette et Louis ne vont pas mal. La maison ne
désemplit pas de visiteurs et les lettres de félicitations
pleuvent.
Adieu, chère Adèle, te voilà contente pour quelques
jours, j'espère !
H . BERLIOZ.
Communiqué par madame Chapot.
La reprise de Benvenuto Cellini eut lieu à L'Opéra le
11 janvier 1839.
XXX
A JULES JANIN
[Paris, 12 janvier 1839. j
Mon cher Janin,
Je n'avais pas reçu votre lettre quand je vous ai écrit ce
matin. Puisque vous n'étiez pas à l'Opéra, voilà ce qui
s'est passé. L'opposition s'est bornée à chuter le sextuor
du second acte, qui est réellement trop long (et que je vais
raccourcir autant que me le permettront les paroles),
tout le reste a été chaudement applaudi, surtout les
trois airs de madame Gras, de Massol et surtout de
madame Stoltz. Le grand final, qui n'a jamais été si
bien exécuté, a été également fort chaudement accueilli.
394 LES ANNÉES ROMANTIQUES.
La scène de la foule sur la place Colonne a produit un
grand effet. Dupont a dit avec un charme et un senti-
ment vrai toutes les parties douces de son rôle. L'air « Sur
les monts les plus sauvages » a paru à tout le monde
mieux rendu par lui que par Duprez. L'orchestre a
massacré l'ouverture qu'il n'avait pas répétée, mais il
ne faut pas le dire. Les chœurs ont mis dans leur exé-
cution plus de chaleur et d'ensemble qu*à l'ordinaire.
En somme, nous voilà relevés, si Duponchel ne nous
laisse une seconde fois retomber à terre en éloignant
trop les autres représentations.
Les acteurs ont quelquefois manqué de mémoire. La
salle était fort belle, et Duponchel est content.
Adieu, je vous embrasse pour toute votre verve affec-
tueuse, vous êtes un excellent ami, je ne l'oublierai
jamais. Horace aura menti :
Tempora si fuerint nubila. non solus eris.
H. BERLIOZ.
La Musique des familles, 11 août 1888 (Collection Dentu.
Ed. hippeau).
Un bille! au même .1. .Tanin, postérieur de quelques
jours au précédant, contient ces mots :
Je suis bien triste aujourd'hui, je viens de perdre mon
frère, un pauvre garçon de dix-neuf ans, que j'aimais.
(D'après .T. G. Prod'honnne, Hector Berlin:, p. iOo).
Prosper Berlioz mourut en effet à Paris, le 15 janvier
1839, dans la pension où il faisait ses études. Il exista
LES ANNÉES ROMANTIQUES. 395
ici, parmi les lettres conservées par la famille, une lacune
de près de quatre mois (jusqu'au 9 avril 1839) : nous
n'avons donc aucun renseignement immédiat sur cet évé-
nement ; mais nous ne saurions douter que Berlioz, malgré
tant d'obligations impérieuses, ait rempli tous les devoirs
que lui imposait sa situation de frère aîné, avec le dévoue-
ment affectueux dont il ne s'est jamais départi à l'égard des
siens. En tout cas, l'ensemble de ses lettres ne peut laisser
aucun doute sur la cordialité des sentiments qu'il éprouvait
pour ce jeune frère, et qui ont inspiré à un biographe des
réflexions aussi inopportunes que peu justifiées.
XXXI
A FRANZ LISZT
[Paris,] 22 janvier 1839.
Cher ami,
J'allais t écrire pour te remercier précisément de l'ar-
ticle dont tu me parles1. Il a paru dans la Gazette mu-
sicale, deux jours après la reprise de mon opéra, et je
t'avoue qu'il m'a touché plus que je ne saurais le dire ; l'a
propos de son insertion est, en outre, un hasard heu-
reux qui ne te fâchera pas. Oh! tu m'as fait bien plaisir.
Je n'ai rien changé à la rédaction, n'ayant appris l'exis-
tence de ton article qu'en le lisant dans le numéro du
1. Le Persée de lienvenuto Cellini, extrait des lettres d'un bachelier
ès-musique, très bel article de Liszt, daté de Florence, 30 novembre
[1838], et inséré clans la Revue et Gazelle musicale, du 13 janvier
1839.
306 LES ANNÉES ROMANTIQUES.
journal où l'on rendait compte de ma représentation.
Merci ! tu es un bon, un excellent ami.
La reprise de Benvenuto a été très heureuse, tu sais
déjà cela par les journaux ; tu as dû le voir par le feuil-
leton de Janin où il racontait la soirée chez le Grand -
Duc et la charmante délicatesse avec laquelle la Grande-
Duchesse a imaginé de te faire un présent dans la per
sonne d'un de tes compatriotes. J'ai été agréablement
surpris de la nouvelle coïncidence qui nous a fait nous
rencontrer encore dans le feuilleton des Débats. A pré-
sent, Benvenuto sera joué aussi souvent que le permet-
tront les arrangements des ballets. Je dépends en consé-
quence des caprices de Fanny Essler ; elle est enchantée
de danser devant moi (terme de coulisses), mais comme
le nombre des ballets dont l'étendue permet de les
donner avec mon ouvrage est très petit et que d'ailleurs
elle n'a pas de succès dans la Fille du Danube, ni dans
la Sylphide, la fréquence de nos représentations dépend
aujourd'hui de la durée de la Gitana qu'on monte en ce
moment pour elle. Nous allons voir. Ma quatrième repré-
sentation, retardée, comme tu sais, par l'abandon subit
du rôle par Duprez, a été fort belle; salle comble et
grands applaudissements (un seul morceau excepté,
dont la longueur paraissait démesurée eu égard à la
faiblesse du jeu de Dupont, qui n'animait pas assez une
scène déjà ennuyeuse et longue par elle-même). Je t'en-
verrai le petit nombre de morceaux gravés ; il n'y en a
que neuf , et pas un chœur; j'attends d'avoir fini de
LES ANNEES ROMANTIQUES. 397
corriger les épreuves de la grande partition de l'ouver-
ture pour que tu puisses avoir le tout ensemble. J'ai
cédé à Schlesinger la propriété de mon Requiem; tu
penses bien que je ne t'ai jamais compté parmi mes
souscripteurs sérieux (terme de boutique), et je te prie
d'accepter l'exemplaire que tu recevras avec le reste.
Quel monde que notre monde à l'Opéra! Quelles
intrigues 1 Toutes ces rivalités 1 toutes ces haines ! tous
ces amours! C'est vraiment plus curieux de jour en jour.
On ne me dit rien de Paganini ! C'est beau pourtant !
Tu aurais fait ça, toi !.. . Réellement, mon dernier con-
cert a été magnifique, je n'ai jamais été exécuté ni com-
pris comme ce jour-là.
Je rumine en ce moment une nouvelle symphonie ' ;
je voudrais bien aller la finir près de toi, à Sorrente ou
à Amalfi (va à Amalfi), mais impossible : je suis sur la
brèche, il faut y rester. Je n'ai jamais mené une vie
aussi agitée ; la lutte musicale à laquelle je viens de
donner lieu est d'une animation et même d'une violence
rares. J'ai reçu bien des lettres en prose et en vers de
mes partisans, mais aussi des invectives anonymes de
mes adversaires: l'un, entre autres, poussait la stupidité
jusqu'à m'engager à me brûler la cervelle... N'est-ce
pas joli?... Quand Paganini m'a écrit sa fameuse lettre
et quand on a su son exaltation en entendant pour
la première fois Harold au Conservatoire, il y a eu des
1. Première mention de Roméo et Juliette.
23
398 LES ANNÉES ROMANTIQUES.
grincements de dents d'une part et des applaudissements
furieux de l'autre. Je suis sûr que si j'avais habité
l'Italie et que le théâtre de la guerre eût été Rome, par
exemple, certaines gens se seraient donné le plaisir de
me faire assassiner, à moins toutefois que je ne les eusse
prévenus. Bah! j'aime cette vie-là ; j'aime à nager en
mer, tout comme toi. Et à force de nous rouler dans les
vagues, nous finirons par les dompter et par ne plus
leur permettre de nous passer sur la tète.
Te voilà donc à Rome ! M. Ingres va te faire un fier
accueil, surtout si tu veux lui jouer notre adagio en ut
dièze mineur, de Beethoven, et la sonate en la bémol
de Weber. J'admire beaucoup le fanatisme des admira-
tions musicales de ce grand peintre, et tu lui pardon-
neras de bon cœur de me détester en songeant qu'il
adore Gluck et Beethoven.
Ah 1 tu vas à Rome ! Tu vas faire connaissance avec
le siroco! Tu me diras des nouvelles de ce vent d' Afrique
qui fait tant souffrir les organisations nerveuses. Je le
recommande une chose sans laquelle tu ne connaîtrai
que fort incomplètement le sens poétique de ce grand
nom de la Ville Éternelle : prends un fusil (c'est un
prétexte) et va chasser pendant deux ou trois jours dans
la plaine, du côte du lac de Gabia ; il y a là des ruines,
des oasis, des monticules qui te diront bien des choses.
Ensuite, garde-toi autant que possible des conversations
romaines, tu De trouverais pas à parler à de* visagesl
il u'\ a pas d'épicier pire que l'épicier romain.
LES ANNÉES ROMANTIQUES. 399
Que je suis content de bavarder avec toi, ce soir ! Je
t'aime beaucoup, Liszt. Quand nous reviendras-tu?
Aurons-nous encore des heures de causeries enfumées,
avec tes longues pipes et ton tabac turc?... J'ai eu une
bronchite très violente, qui m'a fait un instant penser
à l'ode de Gluck : « Caron t'appelle » , et dont je ne
suis pas encore guéri entièrement.
Pourquoi donc suis-jegai? Nos amis sont pour la
plupart assez tristes ; Legouvé a une cruelle gastrite ;
Schœlcher vient de perdre sa mère; Heine n'est pas
heureux; Chopin est souffrant aux îles Baléares; Dumas
traîne un boulet dont le poids augmente de jour en
jour ; madame Sand a un enfant malade, Hugo seul
reste tranquille et fort.
Ah ! bon ! me voilà vexé. On devait me jouer demain
et voilà que Dupont est malade ; on joue la Fille mal
gardée et le bal de Gustave, quatre cents francs de
recette I « Tant pis ! » comme dit mon gamin d' Ascanio ;
je ne prendrai pas pour cela le mode mineur.
Rappelle-moi au souvenir de madame d'A... Je la
remercie sincèrement de l'intérêt qu'elle veut bien
prendre aux péripéties de mon drame ; c'est par affection
pour toi, mais je n'en suis pas moins reconnaissant.
Adieu, adieu, je t'embrasse de toute mon âme et te
souhaite le vent du nord, puisque tu es à Rome.
Ton ami,
U. BERLIOZ.
Communiqué pur M. Emile Ollivier, (antérieurement reproduit
dans le Gaulois, 2 janvier 1896).
400 LES ANNEES ROMANTIQUES
XXXII
A LECOUR
Mercredi, 20 février (1839).
Mon cher Lecour,
Donnez-moi des nouvelles de Paganini ; je lui ai
écrit il y a un mois et je n'ai point de réponse. Remer-
ciez aussi de ma part l'auteur de l'article du Sud sur
cet aimable Mainzer; vous devez le connaître. Morel
est toujours un excellent ami, je le vois souvent et nous
parlons toujours beaucoup de vous.
Je fais une grandissime symphonie. On donne
Benvenuto ce soir; l'ouverture en partition et parties
séparées paraîtra dans peu.
Mille millions d'amitiés.
Est-ce vous qui avez fait l'article sur les concerts de
Marseille qui a paru dans la Gazette musicale"!...
Vous me direz tout ça dans peu, n'est-ce pas ?
Tout à vous,
H. BERLIOZ.
Bibliothèque du Conservatoire 'Autographes'
LES ANNÉES ROMANTIQUES. 401
Lecour, avocat à Marseille, fut un des plus fidèles amis de
Berlioz. De même Auguste Morel, plus tard directeur du
Conservatoire de Marseille. — Joseph Mainzer, musicien et
écrivain allemand, a consacré à Berlioz un écrit très défavo-
rable. — Paganini avait quitté Paris pour le midi en jan-
vier 1839, un mois après le concert qui donna lieu à son
acte généreux, destiné ù des conséquences si fécondes pour
la suite de la carrière de Berlioz. Ils ne se revirent jamais.
XXXIII
A SA SOEUR ADÈLE1
[Paris,] 9 avril 1839.
Chère bonne sœur.
J'ai reçu et ta lettre et ton charmant cadeau. Tu as
précisément deviné ce qui pouvait nous faire le plus de
plaisir, car nous n'avions pas de thé complet, et derniè-
rement, quand Ferrand et son frère sont venus à Paris,
nous avons été obligés d'emprunter lasses et cuillers
pour donner du thé à notre petite réunion.
Te voilà donc mariée ! Suât, d'après la lettre qu'il m'a
écrite, était fou de toi (c'est-à-dire est fou de loi) et tu
paraissais l'aimer pas mal aussi. Je ne sais rien de la
cérémonie, etc., personne ne m'a écrit depuis ta lettre.
Je pense que tout s'est passé comme lu l'entendais. Ta
1. Cette lettre est la première qui soit adressée « à madame
Adèle Suât », et non « à mademoiselle Adèle Berlioz ».
402 LES ANNEES ROMANTIQUES.
proposition d'envoyer Louis à mon père a été acceptée
dans le premier moment de fierté de sa mère, glorieuse
d'envoyer à mon pauvre père un si joli garçon; puis les
larmes sont venues à l'idée extravagante de s'en séparer,
puis enfin comme c'est encore éloigné et qu'il sera plus
grand alors, elle s'y décide à peu près. Mais c'est toi
qui viendras le chercher. C'est l'enfant le plus charmant
et le plus horriblement mal élevé que je connaisse.
Il menace tout le monde avec son sabre, et il dit toutes
sortes d'injures quand on le contrarie; il jure comme...
son père ; il a percé mon lit avant-hier d'un coup de
baïonnette; il avait pris mon attirail de la garde natio-
nale. Et avec tout ça il est charmant. Il est enchanté à
l'idée d'aller cueillir des fraises et des pêches avec son
grand-père, mais je ne sais trop comment il prendrait
l'absence de ses parents dont il ne peut même se séparer
une soirée sans des larmes. Enfin tu verras ça quand tu
viendras à Paris.
Je suis malade, je ne puis décidément plus supporter
le froid et il gèle depuis trois jours.
Je ne puis pas rester en repos à travailler chez moi ;
toujours sortir, toujours des premières représentations,
des concerts, des répétitions.
Adieu, chère sœur, mille amitiés à ton mari. Je vous
embrasse tous les deux.
H. BERLIOZ.
Communiqué par madame Chapot.
LES ANNÉES Iî OM A NTIQUES . |03
XXXIV
A LA MÊME
[Paris,] 17 mai 1839.
A la bonne heure I il n'y a que toi dans la famille,
pour te décider enfin à ce gigantesque voyage ! ! ! Bonne
sœur, je te remercie. Henriette est transportée de joie,
et Louis court dans toute la maison en criant comme
un fou qu'il va voir sa tante Adèle !
J'écrivais il y a huit jours à mon père pour lui de-
mander de venir1. Peut-être se décidera-t-il plus tard !
Il faut venir vous loger dans la rue du Mont-Blanc 2, il
y a là des hôtels garnis et nous serons voisins. Je ne
sais qui t'a pu dire que nous étions à l'autre extrémité
de Paris; mais Paris c'est la Chaussée-d'Antin, c'est le
boulevard des Italiens, et nous sommes près de tout ça.
Le beau temps reparaît aujourd'hui, il est venu avec ta
lettre. Je sais bien bon gré à Suât de n'avoir pas lan-
terné comme tout le monde pour t'amener à Paris ; dis-le-
lui bien de ma part.
Allons, dépèchez-vous de partir !
Je vous embrasse tous les deux.
H. BERLIOZ.
Communiqué par madame Chapot.
1. Lettre non retrouvée.
2. Aujourd'hui rue de la Chaussée-d'Antin. Berlioz demeurait
alors rue de Londres.
404 LES ANNÉES ROMANTIQUES.
XXXV
A CHOPIN
[Paris, avril ou mai 1839.]
Mon cher Chopin,
Les uns me disent que vous allez bien, les autres que
vous souffrez davantage, d'autres enfin qu'ils n'ont
point de vos nouvelles ; pour en finir, soyez assez bon
pour m'écrire quatre lignes et me dire comment vous
vous trouvez et quand vous nous revenez .
Mille amitiés.
H. BERLIOZ.
P.-S. — Rappelez-moi, je vous prie, au souvenir de
madame Sand et mettez à ses pieds mes plus violentes
admirations. Nous venons d'éprouver un rude opéra...
d'Auber *.
Monsieur, monsieur Chopin, à Marseille.
Karlovicz, Souvenirs inédits de Chopin.
a liszt, Paris, 6 août 1839 (Corrcsp. inéd., 123). Chroni-
que sous forme de lettre ouverte, parue dans la Gazette musi-
1. Le Lac des Fées, représenté le 1" avril 1S.Î9.
LES ANNEES ROMANTIQUES. 405
cale dudit jour. Au nombre des nouvelles données, mention-
nons celle-ci : « La cause de Spontini a été défendue dans
une brochure par un de nos amis, Emile Dieschampsj. »
a humbert ferrand, 22 août 1839. « J'ai fini ma
grande symphonie avec chœurs. — Spontini a écrit à Emile
Deschamps avant-hier une lettre incommensurablement
ridicule... » Benvenuto. — La Vendetta de Rivolz.
XXXVI
A ANTONY DESCHAMPS
[Vers 1839.]
Mon cher Antony,
Je trouve ces vers magnifiques, pleins de feu, d'élan
et d'enthousiasme bien senti. Spontini en sera très flatté,
je n'en doute pas. Allez les lui porter.
Mille amitiés.
H. BERLIOZ.
Bibliothèque du Conservatoire (Autographes}.
Rapprocher cette lettre des extraits des deux précédentes
sur Spontini. Emile et Antony Deschamps furent collabo-
rateurs de Rerlioz, le premier pour Roméo et Juliette qui
s'achevait juste à ce moment, le second pour le chœur final
la Symphonie funèbre et triomphale.
a Georges kastner, 9 septembre 1839 (Guide musical
du 14 décembre 1890). « J'étais dans Yultimo fuoco de mon
23.
406 LES ANNÉES ROMANTIQUES.
ultimo pezzo; je ne pensais à rien autre. De plus nous avons
eu une de nos voisines dans la maison qui est devenue folle,
qui a fait une peur atroce à ma femme, qui nous a forcé
d'aller chercher un refuge hors de chez nous pendant deux
jours; tout cela m'a fait perdre le souvenir de la réponse
que je vous devais... J'ai fini tout à fait la symphonie; fini,
très fini, ce qui s'appelle fini. Plus une note à écrire. Amen,
amen, amenissimen ! ! ! »
a l'éditeur catelin, 1er octobre 1839 (Catal. d'au-
togr. J. Charavay, 219). Il le somme de publier de suite
sa partition (Benvenuto Cellini?)1.
XXXVII
A ELWART
[Paris, 8 novembre 1839.]
Mon cher Elwart,
Je ne pourrai pas me trouver jeudi à notre dîner.
Tout à toi.
H. BERLIOZ.
Commtiniqué par M. Chaper.
La dernière page de la partition autographe de Roméo et
Juliette porte cette note de la main de Berlioz :
Cette symphonie, commencée le 24 janvier 1839, a été
1. Cette lettre, mise en vente à Paris le 16 juin 1884, a été ra-
chetée par l'éditeur Brandus, successeur de Schlesinger, lequel
avait publié les morceaux séparés de Benvenuto Cellini. (Voir
Ménestrel, 1884, 236.)
LES ANNEES ROMANTIQUES. 'P(Ï7
terminée le 8 septembre de la même année et exécutée pour
la première fois au Conservatoire, sous la direction de
Fauteur, le 24 novembre suivant.
XXXVIII
A SON PÈRE
[Paris,] 26 novembre 1839.
Cher père,
Je ne vous écris que six lignes pour vous annoncer
un grand succès! Roméo et Juliette ont été accueillis
avec des acclamations dont mon oncle Auguste pourra
vous rendre bon compte, car il était au concert avec
mes cousins. J'ai failli succomber à la fatigue des répé-
titions, mais le succès m'a remonté. Et, n'était un bain
que j'ai pris mal à propos ce matin et qui m'a enrhumé,
je n'aurais plus ni toux ni autre incommodité. Quel
malheur que vous ne puissiez jamais vous trouver à
Paris dans des occasions semblables ! Ce premier concert,
outre son importance immense musicalement parlant
(la forme d'art qui en faisait le sujet étant encore
inconnue), devait m'éclairer sur l'intérêt réel qu'une
nouvelle composition de moi pouvait, à cette heure,
exciter chez le vrai public.
L'affluence a été telle qu'on a refusé au bureau pour
4ÛS LES ANNÉES ROMANTIQUES.
plus de quinze cents francs de location. Malgré l'énorme
quantité de billets que les exigences incroyables de la j
presse m'ont arrachée, le résultat de la recette a été de
quatre mille cinq cent cinquante-neuf francs.
La salle ne peut contenir, avec les prix ordinaires, que
cinq mille francs. La reine m'avait fait prévenir à midi
qu'elle viendrait, on a tout disposé pour la recevoir, et
je ne sais ce qui l'a retenue aux Tuileries. Les deux
jeunes princes, le duc d'Aumale et le duc de Montpen-
sier, ont seuls paru dans la loge royale. Je suppose que
l'arrivée du duc d'Orléans qu'on attendait dans la
journée aura été cause de ce contretemps.
J'ai reçu force lettres de compliments aujourd'hui.
A part la presse sans-culotte, je crois, à en juger par ce
qu'on dit, que les journaux me seront très favorables.
C'est probablement le succès le plus grand que j'aie
encore obtenu.
Je vous embrasse avec l'espérance que cette nouvelle
vous donnera quelques heures de bonheur.
Balzac me disait ce matin : « C'était un cei*veau que
votre salle de concert. » On y remarquait en effet toutes
les notabilités intelligentes de Paris. Bien des ennemis
venus là avec de sinistres intentions ont été obligés, par
contenance, de faire semblant d'être enchantés. Ils se
dédommageront dans les petits journaux par des farces
anonymes.
La seconde exécution sera pi us satisfaisante encore, je
l'espère; elle aura lieu dimanche prochain.
LES ANNÉES ROMANTIQUES. 409
Cependant, la première est un tour de force que mon
système de répétitions partielles pouvait seul produire;
les artistes eux-mêmes s'étonnent de ce qu'ils ont fait.
Adieu, cher père, embrassez mes sœurs pour moi, je
vous quitte pour m'occuper de quelques petits change-
ments que je veux faire dans ma partition.
H. BERLIOZ.
Communiqué par madame Chapot.
Sur le verso de cette lettre, du côté de l'adresse, on lit
les lignes suivantes, de la main du docteur Berlioz :
« Je m'empresse de te communiquer la lettre d'Hector,
c'est un nouveau certificat de vie de ma part. Fais-moi
le plaisir de me donner son adresse, car il faut bien que
je lui témoigne combien ce nouveau succès me rend
heureux. Adieu, chère fille, tu trouveras cette lettre
jointe à un singulier envoi, une pelotte de beurre, »
a jules janin, Paris, 28 novembre 1S39 (Catal. d'autogr.
J. Charavay, 373). En réponse à un article sur Roméo et
Juliette où était rappelé le don de Paganini : « Je ne suis
plus ou pas encore à L'âge où l'on pleure volontiers d"atten-
drissement, mais votre apostrophe à Paganini m'a fait
fondre en larmes. »
ilO LES ANNÉES ROMANTIQUES
XXXIX
A LASSAILLY
[Paris, 28 novembre 1839. |
Mon cher Lassailly,
Pourriez-vous trouver un moyen de m'annoncer dans
le Capitule ou le Journal général où je ne connais per-
sonne ? Vous m'obligeriez beaucoup.
Votre tout dévoué,
H. BERLIOZ.
A dimanche prochain.
Communiqué par M. Chaper.
XL
A SON PÈRE
Dimanche soir, 1" décembre 1839.
Cher père,
Il faut absolument, malgré ma fatigue, ma complète
extermination, que je vous dise ces quelques mots : la
seconde représentation de Roméo et Juliette a eu un
tLES ANNÉES ROMANTIQUES. 411
ccès prodigieux, écrasant! on m'a abîmé d'applaudis-
ments, de cris, de larmes, de tout.
A la fin du concert, au moment de la réconciliation
■s Capulets et des Montaigus, tout l'orchestre et les
ï. chœurs se sont levés avec des hourras à ébranler la
( salle, pendant que le public, dans le parterre, dans les
I loges, applaudissait à tout casser ; j'ai eu peur un mo-
ment de perdre mon sang-froid, chose que je redoute
par-dessus tout, mais j'ai tenu bon !
Adieu pour ce soir.
H. BERLIOZ.
Communiqué par madame Chapot.
XLI
A EDOUARD MONNAIS, DIRECTEUR DE L OPERA
Lundi, matin [-2 décembre 1839].
Monsieur le directeur,
Veuillez être assez bon pour autoriser madame Wide-
man, MM. Alizard et Dupont, à chanter encore dimanche
prochain les solos de ma symphonie. Je sais qu'on doit
jouer à l'Opéra ce jour-là, mais ce que ces trois artistes
ont à faire entendre dans mon concert n'est pas de
nature à pouvoir les fatiguer ; ils s'engagent d'ailleurs,
412 LES ANNÉES ROMANTIQUES.
tous les trois, à ne compromettre en rien les intérêts de
la représentation du soir. Vous m'obligerez en m'accor-
dant cette première faveur.
Votre tout dévoué,
H. BERLIOZ.
P. -S. — J'espère que voilà une lettre administrative !
Mais je prie mon ancien confrère, M. E. Monnais, de
me recommander chaudement à M. le directeur de
l'Opéra.
Monsieur E. Monnais, à l'Opéra.
Communiqué par M. Chaper.
Edouard Monnais, collaborateur de Berlioz à la Gazette
musicale, avait été adjoint à Duponchel pour la direction de
l'Opéra, le lo novembre 1839.
XLII
A THEOPHILE GAUTIER
Mercredi matin [12 décembre 1839].
Vous avez été admirablement bon; je vous remercie!
II. BERLIOZ.
Communiqué par M. le vicomte de Spoelberch de Lovenjoul.
Théophile Gautier avait rendu compte de Roméo et Julùlle
dans son feuilleton de la Presse (11 décembre). L'article
LES ANNÉES ROMANTIQUES. 413
contenait de magnifiques éloges à l'adresse de Berlioz :
« Il a donné une âme à chaque instrument de l'orchestre,
une expression à chaque note ; il a voulu que chaque phrase
eût un sens précis ; cette idée, pressentie par quelques
maîtres, essayée par Beethowen, a été bien développée par
M. Berlioz, etc. »
XLIII
A SA SOEUR ADÈLE
Vendredi soir, 20 décembre 1839.
Chère Adèle,
Ta lettre m'a fait bien plaisir, je t'en remercie. Nanci
m'écrit aujourd'hui que tu vas toujours bien l à la bonne
heure. Henriette vient d'être un peu malade; j'ai eu
peur, un instant, d'une pleurésie, comme l'année der-
nière, mais tout s'est dissipé heureusement sans recourir
aux remèdes violents.
Mes trois concerts sont terminés, le succès est allé
croissant jusqu'au dernier. L'exécution aété foudroyante.
On n'a jamais osé donner trois fois de suite une seule et
même symphonie ; je l'ai fait, et cette expérience a fait
sortir de la poche du public la somme de treize mille
deux cents francs ; il y a eu, tout compris, douze mille
cent francs de frais, tu vois ce qui me reste... c'est
misérable, n'est-ce pas ? mais ce résultat, eu égard ù la
414 LES ANNÉES ROMANTIQUES.
ladrerie de notre public musical, à l'exiguïté de la salle,
et aux exigences des journaux pour les billets, est
magnifique.
Henriette est un peu fîère, tu le penses, d'avoir pré-
dit tout ça.
Adieu, je n'ai que le temps de t'écrire ces deux ou
trois lignes. Mille amitiés à Suât.
II. BERLIOZ.
P.-S. — J'enverrai à Xanci, la semaine prochaine,
un gros paquet de journaux ; pour les feuilles hostiles,
vous les avez toutes lues sans aucun doute, ce sont les
premières qui vous seront tombées sous les yeux, comme
de raison.
Communiqué par madame Chapot.
A h'dmbert ferrand, Paris (et non Londres), 31 janvier
1840 (Let. int., 187). a Vos félicitations me manquaient...
me voilà content, le succès est complet. » Résultat financier :
« N'est-ce pas triste d'avouer qu'un résultat si beau est
misérable quand j'y veux chercher des moyens d'existence?
Décidément l'art sérieux ne peut pas nourrir son homme.
— Paganini est à Nice ; il m'a écrit il y a peu de jours ; il
est enchanté de son ouvrage. Il est bien à lui, celui-là, il lui
doit l'existence. »
LES ANNEES ROMANTIQUES. 415
XLIV
A SA SOEUR ADÈLE
[ParisJ, 13 février 1840.
Ah çà ! mais il est donc convenu entre vous de ne
lus m'écrire? Je ne sais rien de vous tous et je vou-
drais tant être au courant de vos façons de vivre. Com-
ment vas-tu, toi, petite sœur? Quand me donnes-tu un
neveu ou une nièce? Que fait ton mari? Que t'écrit
iNanci? Que te dit-on de mon père? Réponds à tout ça.
Pour nous ici, voilà: Louis vient d'avoir la rougeole,
et Henriette a été gratifiée d'une inflammation des
amygdales qui l'a tourmentée assez longtemps. On est
guéri à cette heure. xAIoi j'ai de temps en temps d'affreux
maux de nerfs qui me font trembler comme un fiévreux,
puis ces vents orageux du mois dernier m'avaient donné
un spleen actroce; j'aurais massacré le Père éternel et
son auguste Fils. Maintenant, je suis un peu remonté
grâce à un splendide concert que j'ai dirigé pour le
compte du directeur de la Gazette musicale et dans le-
quel ma symphonie cYHarold et l'ouverture de Beneve-
nuto ont obtenu un succès vigoureux. Fétis y était, il a
failli avoir un coup de sang... de rage.
Je suis enchanté en outre de voir des conversions
s'opérer de jour en jour plus fréquentes. Enfin tout
marche assez bien, il ne manque que des lettres de Saint-
416 LES ANNEES ROMANTIQUES.
Chamond1, ou de la Côte, ou de Grenoble. Un des ca-
marades de mon oncle m'a donné de ses nouvelles
l'autre jour.
Adieu. Ton affectionné frère.
Mille amitiés à Suât.
H. BERLIOZ.
Communiqué par madame Chapot.
XLV
A SON BEAU-FRÈRE SUAT
[Paris, vers mar3 1840.]
Voilà, mon cher Suât, la signature demandée. J'au-
rais dû vous l'envoyer un jour plus tôt, mais j'ai étéj
pris au lit ce matin par des visiteurs, puis obligé del
courir les ministères toute la journée, de sorte que cet
soir seulement j'ai pu trouver une minute pour vous
répondre.
Vos bonnes nouvelles d'Adèle nous ont fait un bien
grand plaisir. Henriette a eu la grippe. Je ne vais pas ;
mal. Louis est très bien.
Nous allons avoir une catastrophe à l'Opéra ; ce théà- ) I
tre, comme tous les autres, est aux trois quarts ruine par
l'imbécillité de sa direction ; il compte sur les Martyrs
1. Ht'sidenco de sou beau-frère Suai et de sa sœur Adèle.
-LES ANNÉES ROMANTIQUES. 417
de Bonizetti1 comme il comptait sur la voix de made-
moiselle Falcon ; on dit cette partition d'une platitude
immense, et j'ai peu de peine à le croire; le poème
d'ailleurs est assommant et religieux. Nous allons laisser
couler ça à terre tout doucement. Il faut espérer que le
règne du crétinisme musical ne sera pas éternel. Après
cette chute, l'Opéra ne saura où donner de la tète, Meyer-
beer ne voulant pas laisser jouer son nouvel ouvrage2.
Adieu, mille amitiés à vous et à Adèle.
H. BERLIOZ.
Bien des choses de ma part à Dufeuillant quand vous
lui écrirez.
Communiqué par madame Clwpot.
XLVI
A VICTOR HUGO
[Paris,] 5 mai 1840 3.
Si sentir est vivre, j'ai vécu beaucoup aujourd'hui...
J'ai lu vos vers ce matin ; à midi (c'était hier le i mai)
1. Cet ouvrage fut représenté à l'Opéra le 10 avril 1840.
2. Le Prophète, qui ne fut pas représenté avant 1849.
3. La préface des Rayons et les Ombres porte la date du
4 mai 1840. Ce recueil se termine par le Retour de l'Empereur:
c'est de ce poème, sans doute, qu'il est question ici. — Est-il
besoin de rappeler que le 5 mai est l'anniversaire de la mort
de Napoléon?
418 LES ANNÉES ROMANTIQUES.
j'ai suivi le peuple au pied de la colonne, ce poème!
immortel de l'autre empereur...
J'ai marché longtemps, comme Ruy Blas, dans mon
rêve étoile... puis j'ai revu le bronze et j'ai relu vos
vers... Maintenant je m'incline en pleurant, et j'adore...
H. BERLIOZ.
Monsieur Victor Hugo, Place Royale, Paris.
Communiqué par M. Gustave Simon.
XLVII
A CHOPIN
[Paria, Juillet ISiO.]
Je viens de voir Vidal; j'aurais voulu vous parler.
Severini1 est prévenu, allez le plus tôt possible vous
arranger avec lui.
U. BERLIOZ.
1. Directeur du Théâtre-Italien.
LES ANNÉES ROMANTIQUES. 41'J
(Le billet suivant était joint à cette lettre :
Dimanche, 26 juillet, à onze heures et demie,
Salle des concerts de la rue Neuve-Vwiennè.
Répétition générale de la Symphonie militaire
Composée par M. H. Berlioz .
Pour la fête funèbre du 28 juillet.
H. BERLIOZ.
Bon pour deux personnes.
Marche funèbre, Hymne d'adieu, Apothéose.
Karlovicz, Souvent, s inédits de Chopin.
La Symphonie funèbre et triompliale fut exécutée publique-
ment le 28 juillet 1840, dixième anniversaire de la Révolu-
tion de Juillet, pour l'inauguration de la colonne érigée à
cette occasion sur la place de la Bastille.
Le 1er no\embre 1840, Berlioz dirigea un festival à
l'Opéra, dont les Mémoires ont conté les incidents divers.
La lettre ci-après donne uu autre récit des mêmes faits.
XLYII1
A SA SOEUR ADÈLE
Lundi, 2 novembre (,18-iOy.
Chère sœur,
Je ne t'ai pas répondu parce que je préparais une
grande bataille que nous avons gagnée hier soir. Vous
420 LES ANNÉES ROMANTIQUES.
ne lisez donc rien à la Côte ? Je viens de monter un fes-
tival à TOpéra; quatre cent cinquante musiciens eti
choristes ont exécuté sous ma direction des fragments
de mon Requiem, de mes symphonies, un acte à'Iphi-
génie en Tauride, une partie de YAthaiie de Hœndel et
un madrigal du vieux maître italien Palestrina. Il y a
eu, quinze jours à l'avance, cabales pour empêcher les
musiciens de l'Opéra de se réunir à moi, injures dans
les petits journaux, menaces, etc., etc. La répétition
d'avant-hier ayant été horriblement fatigante et confuse,
j'étais donc dans une anxiété que tu peux concevoir.
Mais quand je suis entré hier soir sur cette immense
scène de l'Opéra rendue plus immense encore par un
plancher incliné qui descendait jusqu'au public, quand
j'ai vu mon armée attentive, la salle pleine inondée de lu-
mière, quand j'ai entendu le frémissement de l'auditoire
au premier chœur des prêtresses de Diane (pendant
l'orage), les applaudissements qui ont accueilli le chœur
des Scythes, j'ai senti que l'affaire s'engageait bien. Aussi
j'ai commencé mon Dies irœ avec confiance malgré les
deux ou trois gredins que je savais être au parterre.
L'effet de cette masse harmonique a été foudroyant, la
salle tremblait sous l'effort des voix et des tonnerres et des
trompettes ; cette peinture du jugement dernier les a
écrasés, et trois fois au milieu du morceau les applau-
dissements et les cris du public ont couvert les sons de
mon peuple chantant. A la fin de ce morceau, un cher
ennemi a eu la stupidité de pousser un coup de sifflet,
LES ANNÉES ROMANTIQUES. 421
que j'aurais payé mille francs s'il s'était agi de l'acheter ;
I. à l'instant la salle entière s'est levée avec des cris de
fureur, mes exécutants ont joint leurs applaudissements
§ à ceux du parterre et des loges. Les femmes applaudis-
I saient avec leurs cahiers de musique, les violons et les
: basses avec leurs archets, les timbaliers avec leurs
| baguettes, c'était, on peut le dire, un succès furieux.
La leçon a été bonne ; le gredin en question une fois
|| jeté à la porte, le Lacnjmosa, la Fête chez Capulet, et la
f Symphonie militaire tout entière ont été accueillis avec
I un enthousiasme qu'il est bien rare d'obtenir à l'Opéra.
| surtout d'un public qui a payé plus cher qu'à l'ordi-
i naire. L'Apothéose a été interrompue cinq fois par les
ji applaudissements, et au dernier retour du thème triom-
phal tout le parterre s'est levé debout en gesticulant,
criant; c'était superbe. Je suis exténué, mais moins qu'a-
vant-hier.
Henriette pleure de bonheur.
C'est pour moi un événement dont les suites sont in-
calculables.
Adieu, embrasse bien mon père.
H. B.
Communiqué par madame Chapot.
a buloz, 22 novembre 1840 (Corresp. inéd., 132). Pro-
testation contre un article de la Revue des Deux Mondes lui
reprochant d'avoir, au festival de l'Opéra, fait à Gluck « l'au-
mône de quelques ophicléides et écrasé Palestrina sous la
pompe des voix et des instruments ».
24
i-2:2 LES ANNÉES ROMANTIQUES
XLIX
A SA SOEUR ADÈLE.
[Fin décembre 1840, ou commencement de 1841.]
Chère petite sœur,
Appelle-moi ingrat, paresseux, vilain, drôle, gredin,
pour ne t'avoir pas encore répondu 1 Tu feras bien !
Pourtant j'ai fait tant d'affaires musicales que je ne
mérite guère que la moitié de tes éloges. Sois tranquille,
tout ça ne fait rien, je t'aime, chère petite sœur, je
t'aime autant que lu puisses désirer d'être aimée de ton
frère.
Je viens de donner mon dernier concert. Grand, furi-
bond enthousiasme ! Si tu faisais collection d'auto-
graphes, je t'enverrais une lettre de Balzac à ce sujet.
Tu sais qu'on m'a demandé une marche triomphale
pour l'empereur, quinze jours avant la cérémonie 1 et
que j'ai refusé sous prétexte qu'il ne s'agissait pas là
d'un couplet de mariage qu'on peut improviser un soir
en se couchant. Au fond je voulais me donner le plai-
sir de voir Auber, Halévy et Adam se casser les reins
sur mon apothéose de Juillet; cl, j'ai réussi à tel point
que j'en ai eu le cœur saignant. Il n'est pas possible de
1. Le retour dis cendres vlô décembre 1840 .
LES ANNEES ROMANTIQUE^. 4'23
voir une chute plus absolue et plus honteuse que celle
de ces trois pauvres diables devant la salle de l'Opéra
remplie jusqu'aux combles de billets donnés le jour de
la répétition. Tous les musiciens me faisaient compli-
ment en sortant. Et un musicien à moi inconnu, me
prenant la main sur le grand escalier de l'Opéra :
;« Monsieur Berlioz, voilà une journée qui vous met
sur la colonne Vendôme ! »
Le Requiem de Mozart a fait un assez triste effet, bien
ique ce soit un chef-d'œuvre ; il n'est pas taillé dans les
jproportions qu'exigeait une pareille cérémonie.
Oh ! notre sublime empereur, quelle pitoyable ré-
ception on lui a faite ! Mes larmes se gelaient sur mes
[paupières plus encore de honte que de froid. Je n'ai eu
quelques heures de demi-contentement que celles que
n'ai passées avec les canonniers des Invalides qui ne
tiraient guère pourtant que comme pour le baptême du
Comte de Paris ou de tout autre embryon princier. Ohl
j'aurais voulu, au lieu de ces cinq petites pièces enrhu-
mées, avoir cinq cents dogues hurlant et jetant la
flamme autour du monument, au moment de l'entrée
du cortège. Mais rien ! tout raté 1 tout manqué ! tout
avorté ! même les effets d'artillerie I
Je suis, à cette heure, occupé d'adjoindre Scribe à
Soulié pour terminer mon opéra1, J'ai lu le plan de la
pièce à Henriette qui en est enthousiasmée.
1. La Nonne sanglante, que Berlioz n'acheva poinl.
424 LES ANNÉES ROMANTIQUES.
Adieu, petite sœur, embrasse ta jolie petite pour nous
et fais de ma part mille amitiés à ton mari. Quand re-
viendrez-vous à Paris ?
On m'a proposé la semaine dernière un engagement
de deux mois pour aller donner des concerts à Londres,
mais j'ai refusé de signer et fait d'autres conditions
qu'on n'acceptera probablement pas.
II. BERLIOZ.
Louis embrasse sa tante Adèle et son oncle Suât ; il
commence à lire, il chante du matin au soir comme le
savetier de La Fontaine, et c'est aussi merveille de le voir.
Communiqué par madame Chapot.
X EUGENE DELACROIX
[Été 1841.]
Mon cher Delacroix,
On m'affirme que vous m'en voulez de m'avoir vai-
nement attendu pendant trois jours. Vous m'excuserez
peut-être en mettant mon absence sur le compte d'un
travail pressé : l'achèvement de cette fameuse symphonie
sauvage, dont Meyerbeer s'est, paraît-il, tant diverti
avant de la connaître. Cette excuse m'échappe. Que
LES ANNÉES ROMANTIQUES. 425
Meyerbeer se rassure ! Je vous ai sacrifié, non pas à une
harmonie quelconque, mais tout simplement à une
pèche à la ligne dont Scribe a eu l'idée.
Ne sachant plus où s'isoler, il a eu cette invention de
m'entraîner sur les bords de la Bièvre, pour y réfléchir
à son aise, sous prétexte de dépeupler les rivages chers
à Hugo. Tandis qu'il s'efforçait de chercher un dénoue-
ment, je m'efforçais de ramener une ablette. Mon cher
peintre, je suis rentré bredouille. Le poisson se fait rare.
On l'a prévenu contre les hommes et aussi, paraît-il,
contre les musiciens.
J'ai même des jaloux au royaume des ondes !
Me voilà sans défense devant vous. Mais ce qui est
différé n'est pas perdu. Je suis à jamais dégoûté d'un
plaisirnouveau que je juge impossible. Tant il est vrai
que, sauf la musique, toutes les tentatives m'échappe-
ront. Quand je dis, sauf la musique, je me vante !
Excusez-moi encore, et à bientôt !
H. BERLIOZ.
Ménestrel du 10 août 1884.
Cette lettre, non datée, est évidemment de l'été de 1841,
car il y est question du projet de collaboration avec Scribe,
pour la Nonne sanglante, dont la première mention est
faite dans la précédente lettre, et dont il sera de nouveau
question dans la lettre du 3 octobre 1841, spécifiant que
le dénouement est enfin trouvé.
Si, comme on peut le supposer, le rendez-vous que Berlioz
s'excuse d'avoir manqué avait été motivé par un projet de por-
24.
426 LES ANNÉES ROMANTIQUES.
trait de Berlioz par Eugène Delacroix, on ne peut que déplorer
les raisons qui l'ont empêché d*aboutir. nous privant ainsi
d'un chef-d'œuvre, sans compensation. C'eût été un spec-
tacle suggestif que de voir cette œuvre, réunissant les noms
des deux grands artistes romantiques, exposée au Louvre
en face du Cherubini d'Ingres.
LI
A SPONTIN1
Paris, 27 août 1841.
Cher maître,
Votre œuvre est noble et belle! et c'est peut-être au-
jourd'hui, pour les artistes capables -d'en apprécier les
magnificences, un devoir de vous le répéter. Quels que
puissent être à cette heure vos chagrins, la conscience
de votre génie et de l'inappréciable valeur de ses créa-
tions vous les fera aisément oublier.
Vous avez excité des haines violentes, et, à cause
d'elles, quelques-uns de vos admirateurs semblent
craindre d'avouer leur admiration. Ceux-là sont des
lâches ; j'aime mieux vos ennemis 1
On a donné hier Cariez à l'Opéra. Tout brisé encore)
par le terrible effet de la scène de la révolte, je viens
vous crier : Gloire! gloire! gloire et respect à l'homme,
dont la pensée puissante, échauffée par son cœur, a créé
cette scène immortelle !
LES ANNEES ROMANTIQUES. 427
Jamais, dans aucune production musicale, l'indigna-
tion sut-elle emprunter à la nature de pareils accents ?
jamais enthousiasme guerrier fut-il plus brûlant et plus
poétique ? A-t-on quelque part montré sous un pareil
jour, peint avec de telles couleurs, l'audace et la volonté,
ces fières filles du génie? — Non, et personne ne le
croit. — C'est vrai, c'est fort, c'est beau, c'est neuf, c'est
sublime ! Si la musique n'était pas abandonnée à la
charité publique, on aurait en Europe un théâtre, un
Panthéon lyrique, exclusivement consacré à la repré-
sentation des chefs-d'œuvre monumentaux, où ils
seraient exécutés à longs intervalles, avec un soin et
une pompe dignes d'eux par des artistes et écoutés aux
fêtes solennelles de l'art par des auditeurs sensibles et
intelligents.
Mais partout à peu près, la musique, déshéritée des
prérogatives de sa noble origine, n'est qu'une enfant
trouvée qu'on semble vouloir contraindre à devenir une
fille perdue.
Adieu, cher maître. Il y a la religion du beau ; je suis
de celle-là. Et si c'est un devoir d'admirer les grandes
choses et d'honorer les grands hommes, je sens, en vous
serrant la main, que c'est de plus un bonheur.
Votre tout dévoué,
HECTOR BERLIOZ.
Communiqué par M. Dieterlen (Collection Alfred Bovet).
L'autographe de cette lettre est une superbe pièce, écrite
sur le plus beau papier, calligraphiée avec un soin qui
428 LES ANNÉES ROMANTIQUES.
montre l'importance que Berlioz voulait donner à son homj
mage. Le texte en a déjà été imprimé, par lui-même, dan]
un article sur Spontini reproduit dans les Soirées de ïor\
chestre.
a humbert ferrand, 3 octobre 1841 (Let. int., 191)1
Il écrit la musique de la Nonne sanglante, opéra tiré du Moirn]
de Lewis, terminé « par un terrible dénouement emprunt^
à un ouvrage de M. de Keratry ». Déboires de Spontini: c'esij
pour l'en consoler qu'il lui a écrit la lettre ci-dessus : « Il
ne faut pas, en pareil cas, négliger la moindre protestation
capable de rendre un peu de calme au cœur ulcéré de
l'bomme de génie, quels que soient les défauts de son
esprit. » On l'a chargé de composer des récitatifs pour le
Freischûtz.
Le Freischiitz, avec les récitatifs de Berlioz, fut représenté
pour la première fois à l'Opéra le 7 juin 1841.
LU
A SA SOEUR ADELE
[Paris], 6 octobre [1841].
Chère bonne petite sœur,
J'apprends par Nanti que tu vas voir notre père, et je
t'écris, en conséquence, à la Côte. Vous allez donc y être
à peu près tous réunis, bien que le voyage de mon
oncle Marmion me paraisse tant soit peu problématique.
Ta fille grandit, tu en es plus folle que jamais, c'est
dans l'ordre! et ton mari, comment l'aime-t-il, à ton
LES ANNEES ROMANTIQUES. 429
gré, cette enfant? Raisonnablement? trop? ou pas assez?
Tu me répondras là-dessus. Nous avons ici, et nous
voyons quelquefois un des amis de ton mari et de ton
frère, Dufeuillant, qui nous parle beaucoup de toi; je ne
sais laquelle des deux il admire le plus, ou de toi, ou
d'Henriette. Il nous disait avant-hier que Suât lui avait
fait entrevoir la possibilité d'un établissement définitif à
Paris pour lui et toi, dans quelques années. Ce serait
charmant de nous trouver ainsi réunis, chère sœur; mais
je n'y crois pas. Mon père a de temps en temps des
velléités de voyage, qui me font espérer de le recevoir;
autant de rêves.... Je ne sais si une autre raison que celle
de sa présence pourrait me déterminer à donner cet
hiver des concerts; je suis et serai encore longtemps
absorbé par la composition de mon grand diable d'opéra.
Scribe vient de m'arriver, exténué de travail et maigre
comme un phtisique. Il me fait attendre le second acte ;
il m'a demandé quinze jours de repos après le rude
labeur qu'il vient d'accomplir pour le Théâtre-Français;
je lui en ai accordé huit seulement, qu'il est allé passer
à Chartres, après quoi il va reprendre la plume et ne la
plus quitter jusqu'à l'achèvement de mon opéra.
Malheureusement l'exécution vocale à notre grand
théâtre lyrique ne s'améliore point, au contraire ; et je
ne sais trop quel parti je prendrai quand j'aurai fini.
Le Freischiitz se joue de temps en temps tant bien que
mal, et me rapporte deux cent trente francs par repré-
sentation,
430 LES ANNEES ROMANTIQUES.
Louis travaille le piano; sa mère trouve qu'il fait des|| ■
progrès.
Je ne suis pas dans mes jours tristes aujourd'hui; et
si j'avais le temps, je t'écrirais une lettre, d'autant plus |
longue que j'ai une plume neuve et de l'encre claire,
ce qui ne m'arrive pas souvent. Mais il faut que je dé-
campe, ma montre me le dit.
Henriette te conserve sa vive affection et me charge
de mille tendresses pour toi et les tiens.
J'écrirai ces jours-ci probablement à notre père. En
attendant embrasse-le pour moi.
Mes amitiés à ton mari.
Adieu.
H. BERLIOZ.
Communiqué par madame Chupol.
LUI
A LÉON PILLET, DIRECTEUR DE L'OPÉRA
26 octobre 1841.
Mon cher monsieur Pillet,
Les affaires d'intérêt sont pour moi un sujet de
conversation tellement difficile et pénible que je n'ai
pas pu me décider hier soir à vous avouer combien la
suspension de paiement de mes droits d'auleur pour le
LES ANNEES ROMANTIQUES. 43.1
Breischûtz me dérange de toutes façons. Cet embarras
va devenir pour moi plus grave encore à cause du
nouveau retard que votre appel contre M. Pacini1 peut
et doit amener. Veuillez donc donner l'ordre au caissier
de me compter ce qui m'est dû pour le mois dernier,
vous m'obligerez beaucoup.
Votre tout dévoué,
H. UEHLIOZ.
Monsieur L. Pillct, directeur de l'Opéra, rue Grange-
Batelière.
Communique par M. th. Malherbe.
LIV
A SON BÉÀU-FftÊRË SUAT
Paris, 10 août 1842.
Mon cher Suai,
Je vous remercie des bonnes nouvelles que vous me
donnez d'Adèle, j'espère qu'elle est déjà à cette heure à
peu près rétablie. Mais ne cherchez donc pas des pré-
textes pour vous consoler d'avoir deux tilles... les
jolies filles ne sont parbleu pas si communes, et toutes
li E. Paciai, traducteur du Freischuls.
432 LES ANNÉES ROMANTIQUES.
celles qui se présentent sont les bienvenues ! ! ! ! Loui
est déjà de cet avis.
Vous me demandez ce que je fais, mon cher Suât; ei
vérité je travaille beaucoup. Je mets en ordre et j
parachève en ce moment un grand traité d'instrumen
tation, qui, je l'espère, me sera passablement payé
c'est un ouvrage qui manque dans l'enseignement e
qu'on m'a engagé de toutes parts à entreprendre. Me
articles dans la Gazette musicale sur ce sujet n'e
étaient que la superficie, la fleur, et maintenant il fai
reprendre tout cela en sous-œuvre et s'occuper de
moindres détails techniques.
Scribe ne me donne toujours pas les deux dernier
actes de mon opéra; voilà cependant son mariag
accompli et la lune de miel passée ; je ne sais ce qu'il
en tête.
Je publierai bientôt successivement toutes mes sym
phonies, il faut bien en venir là toujours. La premier
qui paraîtra est la dernière venue, c'est la grand
symphonie funèbre composée pour la translation de
victimes de Juillet et celle dont ce pauvre duc d'Orléan
venait d'accepter la dédicace, quand il est mort
cruellement1. Je ne puis vous dire tout le chagrin qu
cet affreux événement m'a donné... au reste je ne soi
pas des enterrements et des catastrophes ; il n'y a pa
si longtemps que j'ai assisté au convoi de la famill
1. 13 juillet 1842;
L E S A N -N K E S P. 0 H A X T I Q DES. 433
p'Urville1, si épouvantableinent détruite dans l'incendie
du chemin de fer de Versailles...
Nous allons tous bien ici; Henriette vous dil mille
choses amicales et embrasse Adèle de toute son âme.
Nous voyons souvent Dufeuillant. qui est bien le
plus excellent ami imaginable, pour ses amis, et nous
en sommes.
Voilà peut-être vos projets de voyage à Paris dans
l'eau.
Adieu, mon cher Suât ; croyez à l'amitié sincère de
votre tout dévoué,
U. BERLIOZ.
Communiqué par madame Chapot.
LETTRES DE DATES INCERTAINES
A VICTOR HUGO
Je suis avec ma femme dans la loge numéro 81. aux
premières, et nous serions bien heureux l'un et l'autre
1. On sait comment Dumont d'Urville péril avec sa femme ci
son til:-, dans la catastrophe du S mai [>\l.
23
434 LES ANNÉES ROMANTIQUES.
de pouvoir vous faire notre compliment ce soir si youâ
venez au théâtre.
Mille amitiés.
II. BERLIOZ.
Communiqué pur SI. Gustave Simon.
II
A DAMAN AINE
Mon cher Dantan,
Voulez-vous venir à mon concert et pouvez-vous
disposer d'une de ces deux places en faveur de votre
frère? Vous me ferez plaisir.
Tout à vous.
H. BERLIOZ.
Bibliothèque du Conservatoire (Autographes).
III
A ERNEST LEG0UVE
Paris, dimanche matin.
Mon cher Legouvé,
Quand vous viendrai à Paris, avertissez-moi, je vous
prie. J'ai à vous fane entendre œ que j'ai écrit la
LES ANNÉES ROMANTIQUES. 435
semaine dernière sur vos vers charmants de la Mort
d'Ophélie (que j'avais perdus et que j'ai retrouvés).
Si cette musique vous plaît, j'instrumenterai l'accom-
pagnement de piano pour un joli petit orchestre et je
pourrai faire exécuter le tout à un de mes concerts.
Mille amitiés sincères,
H. BERLIOZ.
Communiqué par M. Puladilhe.
La Mort d'Ophélie n'a paru en partition qu'en 1854, dans
Tristia, où elle porte la date du 4 juillet 1848; mais cette
date, qui est celle du dernier développement de l'œuvre, esl
certainement postérieure à la composition première (voir à
ce sujet nos Berlioziana. Ménestrel, novembre 1905).
IV
AU MEME
Voilà, mon cher Legouvé, trois articles sur Gluck,
commencés par celui intitulé :
Du Système de Gluck eu musique dramatique.
Il prépare les autres.
.Mille amitiés.
Je suis tout remué par cette musique qui dormait
dans ma mémoire et que vous avez réveillée.
H. BERLIOZ.
436 LES ANNÉES ROMANTIQUES.
P.-S. — Je prie madame Legouvé de pardonner à la
rudesse de certaines expressions en lisant ma nouvelle
sur Cellini. Je n'étais pas de bonne humeur en écrivant
cela.
Communiqué par M. Paladilhe.
La nouvelle sur Cellini (Un premier opéra) date de 1837
(voir ci-dessus, lettre du 29 juillet 1837, et note à la suite).
Quant aux articles sur Gluck, Berlioz en a écrit un grand
nombre dans les revues littéraires et musicales, au début de
sa carrière. Tous les articles mentionnés dans cette l-ltie
ont été réunis dans le Voyage musical, premier livre de
Berlioz (2 vol.). paru en 1844. L'omission de ce titre dans
la lettre ci-dessus semble indiquer qu'il s'agit d'un envoi
des articles à une époque antérieure et sous leur forme
originale.
Y
A CHOPIN
Mon cber Chopin,
Excusez-moi auprès de Liszt et de ces messieurs ; je
ne pourrai pas me trouver ce soir à votre dîner; j'ai
trop à travailler.
Je vous voirai, je pense, après-demain, ainsi que
Liszt, dans la matinée.
Tout à vous.
H. BERLIOZ.
Karlovicz, Souvenirs inédits de Chopin.
LES ANNÉES ROMANTIQUES. 437
VI
A M. MANTOU1
14 février.
Mon cher monsieur Mantou,
Je suis cette fois tout à fait à votre merci, et je me
recommande à votre justice. J'ai cru pouvoir reproduire
à peu près le même programme et je me suis trompé,
on ne loue presque rien, mais comme je ne veux pas
absolument laisser ma salle vide, j'ai dû donner les trois
quarts des billets, je vous donne ma parole d'honneur
que c'est la vérité. Prenez donc cette nécessité en consi-
dération, je vous prie, je compte sur votre équité.
Tout à vous,
H. BERLIOZ.
Bibliothèque du Conservatoire (Autographes).
VII
A DE BÉRIOT
(Fragment).
Il faut en prendre son parti ; à moins de quelques
circonstances produites par le hasard, à moins de cer-
1. Fermier du droit des pauvres. Berlioz a maintes fois pro-
testé avec véhémence contre cet impôt prélevé sur l'exercice d'un
art qui, pour lui seul, exige déjà tant de sacrifices.
438 LES ANNÉES ROMANTIQUES.
taines associations avec les arts inférieurs et qui le
rabaissent toujours plus ou moins, notre art n'est pas
productif dans le sens commercial du mot ; il s'adresse
trop exclusivement aux exceptions des sociétés intelli-
gentes, il exige trop de préparatifs, trop de moyens
pour se manifester au dehors. Il doit donc y avoir
nécessairement une sorte d'ostracisme honorable pour
les esprits qui le cultivent sans préoccupation aucune
des intérêts qui lui sont étrangers... On trouve dans
les archives d'un des théâtres de Londres une lettre
adressée à la reine Elisabeth par une troupe d'acleurs,
et signée de vingt noms obscurs, parmi lesquels se
trouve celui de William Shakespeare, avec cette dési-
gnation collective: yottr poor players. Shakespeare était
l'un de ces pauvres acteurs... Encore l'art dramatique
était-il, au temps de Shakespeare, plus appréciable par
la masse que ne l'est de nos jours l'art musical chez les
nations qui ont le plus de prétention à en posséder le
sentiment. La musique est essentiellement aristocra-
tique; c'est une fille de race que les princes seuls
peuvent doter aujourd'hui, et qui doit savoir vivre
pauvre et vierge plutôt que de se mésallier.
Revue et Gazette musicale du 26 juin 1870.
FIN
INDEX DES NOMS CITES
LETTRES ADRESSEES A :
adam (Adolphe), p. UO.
agoult (Comtesse d' . p.
343.
BARATHIER, p. 86.
bériot (A." de), p. 437.
it e r l i o z (T)T Louis-Joseph , père
d'Hector), pp. 16, 47, 77, 81,
93, 100, 102, 112, 118, 128,
136, 144, 159, 174, 212, 284,
331, 348, 368, 379, 384, 387,
407, 410.
berlioz (Madame Marie-Aotoi-
nette-Jo*épliine,néeMarmion,
mère d'Hector , pp. 20, 35,
84, 144, 19:;, 196, 295, 315,
334, 35:., 358.
berlioz (Anne-Marguerite,plus
tard madame Pal, habituel-
lement désignée sous le pré-
nom de Nanti, sœur d'Hector),
pp. 3, 7, -29, 54, 69, 87, 91,
104. Pour la suite, wy. pal
Madame'.
berlioz (Adèle-Eugénie, plus
tard madame Suât, sœur
d'Hector), pp. 10, 11, 13, 91,
108, 126, 138, 155, 166, 203,
2u9, 210, 223, 230, 237, 244,
247, 263, 265, 267, 275. 279,
288, 299, 306, :i!2, 320, 337.
355, 371, 372, 374, 382, 389.
Pour la suite, voy. suât
(Madame).
bloc, P. 272.
BOTTÉE DE TOULMON, p. 344.
brizeux (A.), p. 346.
buloz, p. 421.
BUS SET. p. 319.
CATELIN, p. 406.
CHARAVEL, p. 229.
CHERUBINI, p. 335.
chopin (Fr.), pp. 262, 404,418,
436.
4-iO
INDEX DES NOMS CITES
dantan aîné, p. 434.
Delacroix (Eugène), p. 424.
deschamps (Antonyj, p. 405.
deschamps (jtmile), p. 254.
DESMARETS, p. 135.
DIET SCH, p. 345.
du boys (Albert', pp. 22, f>2,
189, 216.
dumas Alexandre', p. 354.
DUPONCHEL, p. 297.
ELWART, p. 406.
ferra nd (Humbertï, pp. 19,
34,50, 51, 54, 61, 73. 74. 7:..
80, 83, 86, 90, 91, 99, 102,
108, 118, 120, 123,124, 134,
136, 155,- 180, 181, 186, 1%.
198.200, 202, 205, 207, 226,
232, 234, 236, 240, 241, 254,
264, 266, 274, 277. 279. 293,
299, 302, 319, 336, 358, 382,
405, 414, 428.
fsrrièrks i Théophile de .
p. 318.
gautier (Théophile), p. 412.
GIRARD N. , pp. 135, -'■">".
G ŒTHE (W.)> p. 73.
gounet (Thomas), pp. 99, 125,
135, L41, 177. IS7, 199, 201,
205, 208, 226, 241, 242, 243,
246, 247, 251, 152, 255, 256,
H
hiller Ferdinand ), pp. 90,
123, 124, 135. 174, 180, 189
192, 196, 203, 233.
HOFFMEISTER, p. 311.
hugo (Victor), pp. 180, 299
417, 433.
INTENDANT GENERAL DE LA
liste civile, pp. 210,270.
JANET ET COTELLE, p. 1.
janin (Jules), pp. 393, 409.
kastner (Georges), p. 405.
KREUTZER (Rodolphe , p. 3'(.
LASSAI II. Y. p. 't 10.
LECOUR, p. 400.
r.EGOUYÉ (Ernest , pp. 376,
434, 435.
i.esueur (Jean*François .p. 19.
lesueur Madame AdeÙnel
pp. 150, 181.
i.i szt ' Franz . pp. 214, -2 '•«>,
260, 303, 309, 340, 346, 361
395, '.ni.
M
m \ n rou, p. 137.
HARyion x nd-pfl
d'Hector Berlioz . p. 170.
INDEX DES NOMS CITÉS
441
martignac (comte de), p. 51.
MINISTRE DU COMMERCE ET
DES TRAVAUX PUBLICS,
p. 221.
MINISTRE DE LA GUERRE,
p. 353.
MONnais (Edouard), p. 411.
ortigue (Joseph d'), pp. 223,
225, 240, 264, 274.
PAGA*NINI, p. 388.
pal (Madame), née Nanci Ber-
lioz. Voy. d'abord ce nom,
puis : pp. 307, 328.
panofka, p. 294.
pillet (Léon), p. 430.
pleyel (Ignace), p. 2.
R
RENDUEL, p. 244.
RICHARD, p. 135.
ROCHEFOUCAULD (vk'Omle
Sostliène de la), pp. 38, 39,
41, 44, 45, 68.
ROUGETDELISLE, p. 121.
s
schlesinger (Maurice),
p. 358.
schumann (Robert), p. 328.
sich el (Docteur), p. 135.
smithson (Miss Harriett, plus
tard madame Berlioz), p. 232.
SOCIÉTÉ DES CONCERTS
(Comité de la), pp. 228, 253.
spontini (Gasparo), p. 426.
suât (Marc, beau-frère de
Berlioz), pp. 366, 416, 431.
suât (Madame), née Adèle
Berlioz. Voy. d'abord ce nom,
puis: pp. 401, 403, 413, 415,
419, 422, 428.
U
urhan (Chrétien), p. 271.
V
vernet (Horace), p. 134.
vernet (Madame Horace),
p. 202.
vigny (Alfred de), p. 278.
NOMS DE PERSONNES CITÉS DANS LES LETTRES :
adam (Adolphe), p. 422.
agoult (Comtesse d'), pp. 305,
342, 365, 399.
aguado, p. 304.
ALIZARD, p. 411.
andré (Saint-), p. 161.
ANGLES, p. 203.
ANTONIO, pp. 156, 157.
aprin (Madame), p. 312.
argout (d1), p. 213.
ARIOSTE, p. 152.
auber, pp. 50, 54 (La Muette),
77, 79, 80, 97, 155 (Masa-
niello), 241, 332, 356, 365,
404, 422.
aumale (duc d'), p. 408.
25.
442
INDEX DES NOMS CITES
BAILLOï, p. 71.
BALLANCHE, pp. 257,294, 365.
balzac (Honoré de), pp. 206.
408, 422,
rarbier (Auguste), pp. 267,
292, 297, 304.
BARTHOLOM. p. 303.
BEETHOVEN (L. Van), pp. 48.
49, 57, 59, 60, 64, 65, 67, 71.
79, 82, 97, 100, 106, 119, 173,
180 (Symphonie avec chœurs ,
262,387,391,398.
bellim(V.),pp. 132. 133, 149,
153, 196.
benoît Saint-, p. 161.
BÉ RANGER, ]t. 302.
bériot Ch. de), p. 120.
berlioz (Dr Louis- Joseph,
père d'Hector). Son Livre de
raison, pp. xxxi et suiv., 4,
32,51, 109,124, 15S, 211,226,
229, 231. 233, 234, 239, 250,
26'*, 266, 267, 270, 277, 283 à
286, 292, 294, 205, 301, 312,
315, 316, 326, 327, 329, 335,
357, 359, 367, 372, 374, 376.
383, 389, 401 à 403, 415, 421,
428, 429, 430.
berlioz (Madame, née Marie-
An toi nette -Joséphine Mar-
mion, mère d'Hector), pp.
xxxiv, 19, 61, 100, L09, 120,
124, 126, 158, 166, 814, 221,
231, 250, 266, 27o. 277, 282 à
285, 188, 892, 301, 306, 308,
312, 326, :i27, 331, 366,368.
berlioz (Nanti, sœur d'Hec-
tor, plus tard madame Pal •
pp. xxxiv, 10,13,15,19,35,36,
61, 69, 109, 135, L36, 140, 144,
L57, 163, 179. Pour la mite,
voy. l'A i. (Madame ,
berlioz (Adèle, sœur d'Hec-
tor, plus tard madame Suât),
pp. xxxiv, 19, 55, 56, 61 , 69. 90,
135, 136, 144, 163, 196, 214,
2S5, 288, 294, 296, 297. 317,
329, 331, 334, 335, 352, 356,
358, 360, 361, 366 à 369, 381,
384 à 386. Pour la suite, voy.
sr at (Madame).
berlioz (Prosper, frère d'Hec-
tor), pp. xxxiv, li, 61, 70,
luO, 103. 214, 271, 277, 284
-i2, 297, 302, 306,
313, 315, 316, 327, 329, 352.
357, 361, 369, 383, 385 à 387v
393 à 395.
berlioz (Henriette, épouse
d'Hector), précédemment Miss
Smithson : voy. d'abord ce
nom, puis : pp. 23* à 246,
248 à 250, 256 à 260, 263 à
270, 275 à 278, 281 à 284, 2*6
à 201, 293 à 296, 299, 300, 302,
306, 308, 309, 313, 314, 317,
318, 321, 324 à 327, 320. 333,
337, 341, 346, 351, 36
361, 371, 374, 383, 386, 393,
',o2. 403, U3 à 'il 5, 121, 423,
',2'., 129, 430, 433.
berlioz (Louis, lîls d'Hector .
pp. 266 à 269, 275 à 27*. 2s2
à 284, 286, 290, 20:!. 295,299
m, -"2, 306, 3os, 309
313, 314, 318, 324, 325, 327,
337, 351, 355, 357,
361, 371, 374, 3S5\ 384, 38ÉJ
393,402, M)3, 115,416,430,439
1:1. it 1 ioz (Auguste, oncle d'Hec-
tor), pp. xxxv, '1. 104.
berlioz (Victor, oncle d'Hec-
. pp. \\\v. 55.
berlioz (Odile, cousine d'Hec-
tor . pp. \vw. :>:., 204.
berlioz (Auguste), pp. 76, no,
188, 189.
INDEX DES NOMS CITES
143
Bernard (Général), pp. 357,
359, 360.
BERNARD, p. 208.
BERNARDIN DE SAINT-
pierre_, pp. 37, 177.
berry (Duchesse de), p. 100.
bert (Père), p. 13.
bert (Charles), pp. 11, 10, 37,
50, 60, 86, 213.
bert (Madame), p. 203.
bertin (La famille!, pp. 864,
286, 31'., 322.
berti.n Armand', pp. 346, 349.
bertin (L.-L, l'aîné', pp. 20_\
;o'i, 346.
bertin (Mademoiselle Ionise .
pp. 314, m&IN.-D. deP'iris ,
319 (id.), 322, 323, 330, 336
(Esmeralda), 341.
BERTON(H.-M. , pp. 22, 26, lit,.
bloc, pp. 57,87, 27'», 306, 310.
BLOQUÉ, p. 259.
BOCAGE, pp. 211, 213.
BOiELDiEuF.-A.),pp. 9,78,80.
boissat (Madame), p. 338.
BOTTÉE DE TOULMON, pp. 357,
389.
bouchardy, p. 92 (Trente ans
ou la vie d'un joueur).
BOULANGER, p. 273.
boutaud (Madame;, née Louise
Yeyron. Voy. d'abord <:<■
nom, puis pp. 312, 331 M. .
brancih: (Madame), p. 26,
brian (dej, p. 274.
briffault, pp. 23, 26.
BRiZEUX, pp. 249, 278, 365.
Byron, pp. 169, 173.
CARN
CARR
CAST
É (de), pp. 27, i»/,
EL (Armand), p. 316.
llane (de), p. 341,
187, 189.
316.
341.
CASTIL-BLAZE, pp. 814,310.
catalani (Madame), p. 50.
CATEL, p. 79.
cave, pp. 341, 360 (chef de di-
vision),
c a z a l è s, pp. 27 (note), 187, 1 99.
chanron (Madame), p. 203,.
CHARLES X. pp. 32, 105.
ciiARMEiL (Madamr,. p. 54.
CHATEAUBRIAND (II. de), p.
W(Atala).
CHAUSSON (Madame), p. 56.
CHENAVAZ, p. 39.
cheul'iiim, pp. 26, 38, 'ilà 15,
77, 79, 81, 97. 180, 338, 339,
357, 36'», 370, 375.
chopin (F.), pp. 849, 263, 305,
364, 399.
CHORON, p. 304.
clapier (Mademoiselle .
p. 369.
clément VII (le Pape), p. 374.
coccia, p. 153.
constant (Benjamin), p. '.'T.
corinaldi ( Mademoiselle ) ,
p. 152.
crispino. pp. 164. 165.
dabadib (Madame), pp. 77,78.
DALAYRAC, p. 9.
dam rémont (Général), pp. 353,
362.
DANTAN , p. 368.
DANTE, p. !",-.
DE LILLE , p. 37.
DÉRI VIS, p. 50.
deschamps (Antonv), pp. i
263, 267, 280, 405.
deschamps (Emile\ pp. 848,
849, 323, ', i »r, .
dbsharets, pp. 141, 180,
2no, 2ol. 826, 256.
444
INDEX DES NOMS CITES.
desplagnes (Madame), pp.
203, 209.
despréaux, pp. 148, 149.
DEMANGE, p. 273.
donizetti, pp. 198, 417.
dorus-gras i Madame), pp.
377, 393.
dubois fils (Dr), p. 227.
du boys lAlbert', pp. 11. 12,
43, 76, 189.
DUCHADOZ, pp. XXXV, 229,
230.
DUFEUILLANT (A. Figuet dll
Feuillant , pp. 213. 326, 367,
417, 429, 433.
dlmas (Alexandre), pp. 211.
215, 267, 323, 326, 399.
dumont-d'urville, p. 433.
duponchel, pp. 285, 286, 292
à 294, 298, 304, 322,323, 371.
394.
dupont A. .pp. 380, 383,392,
39'., 396,399, 411.
duprez, pp. 196, 371, 37:'..
374, 376, 380 à 383, 394, 390.
DURAND, p. 161.
Elisabeth (la Reine), p. 438.
essler (Fanny), p. 396.
EURIPIDE, p. 17."..
f ai.c on (Mademoiselle), pp.
273, 875, 298, 314, 417.
fauke Amédée), pp. 317, 32» .
(et Madame), 331, 332, 338.
faure (Casimir, pp. 11, 12,
27,67, 137,198, 192, 200, 204,
338, 383.
i \ r i;i. M. |, p. .">'(.
FAVRE (H.), p. 3.
ferlet (Claude), p. 158.
ferrand (Humbertt, pp. 27/_
125, 126, 137, 140, 167, 179;
188, 190, 200, 201, 203, 206/'
212, 401.
fétis (F.), pp. 119, 213, 415.
fieschi, pp. 294, 334.
FIGUET OU FIGUET D l' PB U I L-
LANT, 10)/. DUFEUII. LAN T.
firmin, p. 92.
fleurant Madame . p. 209J
forgeret (Madame), p. 158.'
FREDERICK- LE MAITRE, p.32a
G
GARDEL, p. 43.
gasparin (de), pp. 332, 339j
348, 353, 356, 360.
genlis (Madame de), pp. 30,
164.
GIBERT, p. 163.
GIRARD lN.). pp. 200, 2!
300.
GIRARD IN, p. 188.
girardin (Emile de), p. 317.
girard in (Madame Emile de),
précédemment Delphine Gay~,'
p. 317.
gluck Cli.-\V. , pp. 5, 17, 1 48,
164 Urphre;, 398, 399, VU
(Iphigénie en Tauride , i-'l,
435.
GOETHE (W.)> pp. 59, 60, 117,
171.
GOLETTI, p. 98.
inet Th. . pp. 76,269,291
329.
GRÉTRY A. -M. . p. 37.
Grégoire XVI, [ le Pape i .
pp. 132,139, 17.', 194.
GUERNOfl DE r, \ N VILLE, -
P. 89.
INDEX DES NOMS CITÉS
44o
H
HABENECK (F.-A.), PP- 81, 100,
117, 119, 364, 373, 375.
HAENDEL (F.), p. 420.
HAITZINGER, pp. 95, 96, 100.
halévt 'Fromental , pp. 282
(la Juive), 323, 324', 332, 356.
heixe Henri . p. 364, 399.
HENRI IV, p. 296.
H É R o l d F. . pp. 50, 54 'Marie .
hiller 'Ferdinand', pp. 67,
81, 102, 124, 141. 179, '188,
200, 215, 262, 263, 366.
HOFFMANN, p. 106.
HOFMEISTER, p. 356.
HOMÈRE , p. 71.
hortense (la Reine), p. 201.
HUGO (Victor), p. 72 (Le Dernier
jour d'un condamné), 142,
169 f Notre- Darne-de-Paris ,
173, 188, 211, 217, 240, 248,
267, 281, 297, 399, 425.
ingres, pp. 77, 398.
janin f Jules), pp. 236, 326,
330, 391, 396.
ja wi/rek Mademoiselle , p.7H
je r mann Capitaine), p. 130.
kalkbrenner, p . 86.
KEMBLE . p. 259.
keratry (de , p. 428.
KREUTZER (R.), pp. 34, 43.
LACRETELLE (Ch. de), p. 4.
lacroix Madame , p. 201.
LA FAYETTE, p. 105.
LA FONTAINE, pp. '(, 422.
LAMARTINE Alpb. de), p. 173.
lamennais Abbé de),
pp. 257, 262.
lawson, p. 254.
legouvé (Ernest), p. 248,249,
399.
legouvé (Madame', pp. 377,
435.
LEMOINE, p. 319.
lesueur Jean-François, maî-
tre d'Hector Berlioz i, pp. 18,
21, 25, 26, 33, 36, 37, 43, 50
à 53, 58, 61, 77, 107, 112,
117, 119, 150, 151, 154, 164,
185, 200, 209.
lesueur (Madame Âdeline,
femme du précédent , pp. 12,
14, 21, 25, 116, 119.
LBSOEOB Mademoiselle Clé-
mence, fille aînée des précé-
dents >, pp. 12, 14, 21, 25, 36,
37.
lesueur (Mademoiselle Eugé-
nie, sœur de la précédente .
pp. 12, 14, 21, 25, 116, 119,
149, 154.
lesueur 'Mademoiselle Clé-
mentine, sœur des précé-
dentes), pp. 12, 14, 21, 85,
116, 119, 149, 154, 185.
I. É Y Y , p. 303.
LEWIS, p. 42*.
liszt Franz , pp. 119. 215.
24'». 854, 262, 263,
299, 321, 343, 344, 392, 436.
LOUIS- PHI LIPPE, pp. 106,
243, 286, 338, 360.
lubbert, pp. 96, 109.
446
INDEX DES NOMS CITÉS
M
madelaine (Stephen de la),
p. 185.
M.VINZER, p. 400.
malibran (Madame', p. 120.
MANGIN, p. 94.
manzoni, pp. 37, 153.
MARCELLO, pp. 17, 18.
marescot, pp. 75, 76.
marie - amélie \la Reineï,
pp. 286, 338, 408.
m arm ion (Nicolas, grand-père
d'Hector Berlioz), pp. xxxiv,
4,170, 804, 384, 301,308,381,
334, 338.
marmion (Félix, oncle d'Hec-
tor Berlioz), pp. 4, 72, 107,
225, 231, 248, 283, 326, 329,
337, 338, 355, 359, 367. 302,
416, 428.
MARTIN, p. 9.
massol, p. 393.
MAYER, pp. 313, 315.
MÉHUL (E. N.), pp. 10 (Stnito-
nice), 17.
M EN DE LSSOHN - HARTHOLDY
(Félix), pp. 136, 137, 174,
181, 192, 201.
MEYER-BEER, VOIJ. MEYSRBEER.
meyerreer (Giacomo), pp.
119, ISO (Robert le Diable ,
879, 2S2, 291, 293, 304, 309,
417, 414, 42").
mk.he l (Madame), p. 12">.
miguel (Don), p. 171.
more (Mademoiselle Camille,
plus tard madame PleyeK
pp. 90, 102. Kt3, LOT, 103,
109, 119, 120. [93, 184, 138,
134, 136, 171, 815, 230 (passion
épisodique).
moke (Madame mère), pp. 103,
112, 119, 123, 134.
more (père), p. 107.
MOLIÈRE, p. 180.
MOLLARD, p. 56.
MONNAIS (Ed.), p. 412.
montalivet (de), pp. 349,
350, 353, 356, 360, 371, 372.
montesquiou (de), pp. 23,
26.
montpensier (Duc de), p. 408,
moore i Thomas), pp. 66, 72,
89, 141, 146, 173, 200.
M ONT FORT, p. 113.
morel (Auguste), p. 400.
mortier Maréchal), p. 333.
mozart, pp. 254, 294, 339,
423.
MURAT, p. 184.
MUSARD, p. 294.
N
napoléon, pp. 107,117, 138,
184 (la Corse), 192 (id.), 194,
300, 304, 350, 41 8 (la colonne),
422, 423.
nemours (Duc de"), p. 386.
NIEDERMEYER, pp. 323, 330,
332 (Slradella'.
nourrit (Ad.), pp. 50, 105,
151, 211, 314.
on slow, p. 96.
orléans (Duc d'), pp. 354,
379, 385, 408, 432.
orléans (Duchesse d'), pp.
351, 352.
ortigue (Joseph d'), pp. 219,
257, 381, 385.
INDEX DES NOMS CITES
447
pacini (E.), p. 431.
pacin'i (Giovanni), pp. 153.
198.
pag an ini (N.},pp.2H,S54,387,
à 393, 397, 400, 401,409,414.
paganini Achille, pp. 387.
391.
pat. Camille, beau - frère de
Berlioz , pp. 179, 197, 201,
204, 205, 234. 308, 309, 329,
331, 334, 338, 352, 356, 368,
373, 375, 383.
pal Madame), née Nanci Ber-
lioz. Yoy. d'abord ce nom,
puis: pp. 189, 193, 195, 204.
206, 224, 225, 231, 24:.. 277.
283, 291, 331. 337, 338, 352,
356, 359, 369, 372. 374, 375.
381 à 383, 386, 409. 413,
415, 428.
pal LMathilde, fille des précé-
dents, plus tard madame
Jules Masclet), pp. 308, 329,
331, 372, 374, 375.
pal 'Henri, frère de Camille ,
pp. 308, 309. 383.
PALESTRINA, pp. 420. 421.
pape, pp. 255, 256.
paris Corn le de , p. 423.
pion Madame . pp. 203, 213.
PIXI8, pp. 119. 141, 170. 211.
PLANTA DE . |>. 36.
pleyel (Camille), p. 136. Pour
madame Pleyel, voy. moke
Camille).
ponchard, p. 9.
pqhs A. de . pp. 32, 33.
PI1ADIER. p. 77.
PRÉVOST ? . p. 43.
PRÉVOST (E. P. , p. 200.
PRUDHOMME de . p. 35.
puig, p. 273.
Q
QVIN'Z ARD, p. 319.
R
RAIMON'M Michel , p. 206.
RAPHAËL, p. 1' v
REAL F. . pp. 371, 372.
REICHA A. . pp. 43, 50.
RICHARD, pp. 106, 110.
richault, pp. 304. 365.
richter Jean-Paul), p. 72.
ricordi, pp. 363. 36'».
robert Alphonse, cousin
d'Hector Berlioz, pp. xxxin,
xxxiv . s, H, i:;. ic, 33,
35, 56, 107. I5n 809, - -
263, 265, 276 et 277 madame
Robert et leur fille , 882 id .
357, 358, 360.
robert l'è-rc du précédent .
pp. 158 et Madame ,288,
ROBERT ? . p. 372.
Rochefoucauld (Vicomte
Sosthène de la . pp. 23
94.
rocher ? , pp. 31, 295.
rocher Amédée . pp. 86, 108,
110,115.
rocher Edouard . pp. 11. 20,
31,86,91,93,189,213,229
rocher liimin , pp. 249, 266.
rocher (Hippolyte, et ma-
dame , pp. 263, 264, 276.
rocher Joseph . pp. Ji*:;. 2 iv
ROGER Ferdinand de . p.
roger Raymond de, père du
précédent, cousin d'Hector
Berlioz , pp. 9.
nnLAND de ravei. Made-
moiselle Aimée, plus tard
madame Humbert Perrand .
i. 179.
448
INDEX DES NOMS CITES.
rossini (G.), pp- 59, 60, 78
(Guillaume Tell), 80, 86 (G. T.),
97, 149, 153, 181, 262, 304,
366, 392.
ROUGET DE LISLE, pp. 105,
106.
rousseau (Jean- Jacques), p. 21.
ruolz, pp. 354, 405.
S
sabine (Madame), p. 263.
saint-félix, p. 250.
SAINTINE, p. 206.
SALVANDY, p. 351.
sand (George), pp. 341, 342,
346, 347, 399, 404.
SCHILLER, pp. 60, 173.
SCHLESINGER, pp. 76, 124,
201, 224, 311, 318, 340, 392,
397.
schlosser (Louis), pp. 12,
58 à 60.
SCHOELCHER (V.), pp. 376,
377, 399.
schumann (Robert), pp. 299,
340, 344, 348.
schroeder-devrient (Ma-
dame), p. 100.
scribe, pp. 96, 262, 281, 343,
'.-23, 425, 429, 432.
SEVERINI, p. 418.
SHAKESPEARE (W.), pp. 34
(Hamlet), 36 (id.), 59, 72, 132,
133. 173, 180, 260, 262, 288,
389, 438.
SIM I an, p. 229.
smithson Miss Harriett, plus
tard madame Hector Berlioz i,
pp, 34, 38, 51, 61, 62, 63, 64,
66, 67. 68, 74, '.'I. 99, 108,
208, 210, 211, 212, 213, 217 à
220, 223. Pour la suite, voy.
berlioz (Henriette).
smithson (?), sœur de la pré-
cédente, pp. 226, 230, 231,
234, 235, 313.
SOPHOCLE, p. 175.
soulié (F.), pp. 84, 423.
spokr, p. 96.
spontini (Gasparo), pp. 59,
72, 80, 116, 117, 119, 120, 159,
(la Vestale) 235, 261, 405,428.
stoltz (Madamei, p. 393.
STRAUSS (?), p. 383.
suât (Marc, beau-frère de Ber-
lioz), pp, 366, 368, 401 à 403,
414 à 416, 424, 428 à 430.
suât (Madame), née Adèle
Berlioz. Voy. d'abord ce
nom, puis : 409, 416, 429, 431,
432.
suât (Mademoiselle Joséphine,
plus tard madame Auguste
Chapot), pp. 424, 428, 429,
431.
suât Mademoiselle Nancy,
plus tard madame Gilbert de
Colonjon), p. 431.
sue (Eugène), p. 248.
tasso (Torquato), p. 152.
tartes, pp. 63, 64.
teisseyre, pp. 8, 9, 12,37.
t hier s (Ad.), pp. 302 à 304.
thomas (Madame), p. 98.
i i un ri, p. 186, 200.
VACCAI, pp. 153, 198, 343.
VALENTINO, pp. 23, 21. 25,
33, 43.
vernet (Carie), pp. 136, 1 17,
a I 19.
INDEX DES NOMS CITES.
449
verne T (Horace), pp. 132 à
134, 136, 141, 143, 147 à 150,
158, 164*, 167. 182, 189, 192.
196, 197, 200.
ver.net .Madame Horace . pp.
149. 167, 194, 196, 197.
ver net Mademoiselle . pp.
149, 167, 190, 196.
véron, pp. 272. 282, 285, 292.
2'. 14.
vetroh .Mademoiselle Louise,
pins tard madame Boutaud),
pp. 15, 35, 157. Pour la suite,
voy. boui v t- r> madame .
vi haï., p. U8.
vigny Alfred de . pp. 248,
249, 260, 261, 262, 263, 267.
279. 2' >:. 304.
VIRGILE, pp. ISi. 343.
W
waii.ly (Léon de*, pp. 267,
297, 304.
webetî (G. -M.), pp. 49, 57,
58, 59, 72. 97. 173. 180 Eu-
ryanthe , 181, 241, 398.
wiDKM v n Madame . p. (13.
WOLKONSKI ("princesse de . p.
148.
OUVRAGES DE BERLIOZ CITES PANS SES LETTRES
Ballet des Ombres, p. 86.
Beaucoup de bruit pour rien.
projet, pp. 223, 224.
Benvenuto Cellini, pp. 264, 267,
280, 294, 297, 299, 301, 314,
319, 323, 324, 32m, 336, 358,
365, 366, 37ii. 371. 373 à 383,
385à 387, 393à 396, 399, 400,
405, 106, 415.
Brigands les , projet, p. 2 'il.
Captive 'la . pp. 188, 192, 195,
201, 2i i2, 217, 22'i, 29s.
Chronique de Paris (Collabora-
tion à la , p. 332.
Cinq Mai (le), pp. 298. 299, 300,
302, 304.
Cléopâtre Cantate . pp. 75, 71-.
Ml.
Cri de (pierre du Brisgau le .
projet, pp. 242,246, 2'i7, 252.
253.
Débats Collaboration au Jour-
nal des , pp. 279, 280, 310,
326, 330. 331, 364, 381.
Dernier jour du monde le), pro-
jet, pp. 155. 181, 196, 2"7.
Du système de Gluck en musique
dramatique, p. 135.
Épisode de la vie d'un artiste,
Symphonie fantastique et mé-
lologue : Le Retour à la rie',
pp. 2H9. 280.
Erigone, intermède antique,
inachevé . p. 365.
Faust S< ènesde), pp
Thulé ,61,68,73,74,75 " 3
h'rte funèbre a la mémoire des
hommes illustres de la France,
projet, pp. 28 , 28 I, 293, 29i.
,11
INDEX DES NOMS CITES
Francs-Juges (les), opéra ina-
chevé, et Ouverture, pp. 48, 50,
51, 73, 74, 82, 83, 94, 95, 96,
99, 108, 11 7, 305, 310,311,365.
Fraischiitz (Récitatifs du), pp.
428 à 430.
Gazette musicale (Collaboration
à la), pp. 258, 275, 280, 311,
318, 3-26, 332, 340, 404, 415,
432.
H
Hamlet (Projet d'opéra), p. 264.
Harold en Italie, pp. 254, 264,
267, 272 à 274, 277, 298, 299,
305, 397, 115.
Italie pittoresque (Collaboration
à 1'), pp. 185, 280, 300.
Jeune pâtre breton (le), pp. 254,
256, 275, 298.
Lelio, voy. Retour à la vie (le).
Lettre d'un enthousiaste sur l'état
de la musique en Italie ,
pp. IN.",, IS7. 198.
M
Méditation religieuse {de Tristia),
p. 260.
Mélodies irlandaises, pp. 66, m'1.
89,90,99,111,116,164 (Hélène).
I
Mèlologuc : vov. Retour à la vie.
(le).
Messe des Morts : voy. Requiem, i
Messe solennelle, pp. 19, 22, 31,
34, 181 (voy. Resurrexit).
Mort d'Ophclie (la), pp. 365, ]
435.
Mort d'Orphée (la), cantate,]
p. 180.
N
Nonne sanglante (la), opéra ina-
cbevé, pp. 423. 425, 428, 429.
Passage de lu mer Rouge (le),
oratorio (perdu), p. 19.
Paysan breton (le), vo\ . Jeune
paire breton (le).
Pêcheur (Ballade du), pp. 191.
217, 220.
Pot pourri concertant, sextuor
(perdu), pp. 1, 2.
Rénovateur (Collaboration an ,
pp. 250. 275, 2S0.
Requiem, pp. '■>'■>'■'<, 336 à 339,
341, 344 à 360, 362, 364, 373,
375, 379, 383, 385, 397, 420,
421.
Resurrexil (de la Messe solen-
nelle), pp. 48, 88, L81.
Retour à la vie (le) (Mélologue,
postérieurement intitulé !■•-
lio), pp. lus. 138, L42, 146,
151, I.'.:., iso, 181, 192, 803,
210 à 213, 217 (le l'haut du
bonheur), 280,
11, vue européenne (Collaboration
a la . pp. 185, 187, 19S.
lioh Roy (Ouverture de), pp. 137,
181, 888.
INDEX DES NOMS CITES
451
iRoi Lear (Ouverture du), pp.
137, 181, 247, 299, 340, 344,
365.
[Romances de la Côte Saint-An-
dré, p. 2.
LRo»)e'o et Juliette, pp. 397, 405
à ',14, 420,421.
Sardanapale (Cantate), pp. 102,
107, 108, 111 à 117.
Symphonie fantastique, pp. 61,
88, 90, 91, 94, 99, 101, 108,
117 à 119, 142, loi, 154,
210, 245, 248, 254, 274, 299,
310.
Symphonie funèbre et triom-
phale [ou militaire), pp. il9
à 422, 432.
Tempête (la), pp. 108, L09, 111.
116, 117, 118,253.
Traité d'instrumentation,^. 432.
U
Un premier opéra, nouvelle, pp.
352, 436.
W
Waverley Ouverture il'' . pi'.
48, 62, 66.
TABLE
PREFACE • I
BIBLIOGRAPHIE XXVII
LIVRE DE RAISON DE LOUIS-JOSEPH BERLIOZ . . . XXXI
ACTE DE NAISSANCE D'HECTOR BERLIOZ X 1. 1
LES ANNÉES ROMANTIQUES
CHAP. I. — ANNÉES D'ENFANCE ET ANNÉES D'ÉTUDES
(1819-1830) 1
— II. — VOYAGE EN ITALIE (1831-1832, 123
— III. — MARIAGE DE BERLIOZ", ANNÉES D' ACTI-
VITÉ productrice (1833-1836). . 208
— IV. — ANNÉES D'ACTIVITÉ PRODUCTRICE, SUITE
(1837-1842) 328
L E T T II E S D E D A T E S 1 N C E R T A I N E S 433
INDKX DES NOMS CITÉS 439
IMPRIMERIE LIIA1X, RLE BEUGERE, 20, PARIS. — lioGO-4-04. — CEacre Lcriliem).
fiINDiNG bto * . Ftb i 6 197B
3erlioz, Hector
410 Les années rouan tique s
190/,
lAuaic
PLEASE DO NOT REMOVE
CARDS OR SLIPS FROM THIS POCKET
UNIVERSITY OF TORONTO L1BRARY