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NY PUBLIC LIBRARY THE BRANCH LIBRARIES
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I THE NEW YORK PUBLIC LIBRARY
CIRCULATION DEPARTMENT
PRESENTED BY
Mrs. S. L. Wolff
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LES
BONS ENFANTS
OUVRAGES DU MEME AUTEUR
PUBLIÉS DANS LA BIBLIOTHÈQUE ROSE ILLUSTRÉE
PAR LA LIBRAIRIE HACHETTE ET C"
Un bon petit diable; 1 vol. avec 100 gravures d'après Caslclli.
Quel amour d'enfant ! l vol. avec 79 gravures d'après E. Bayard.
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Les malheurs de Sophie ; 1 vol. avec 48 gravures d'après Caslclli.
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Les bons enfants ; 1 vol. avec 70 gravures d'après Ferogio.
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L'auberge de l'Ange-Gardien ; l vol. avec 75 grav. d'après Foulquicr.
La sœur de Gribouille ; l vol. avec 72 gravures d'après Caslelli.
La fortune do Gaspard; l vol. avec 32 gravures d'après Gerlier.
Jean qui grogne et Jean qui rit; 1 vol. avec 70 grav. d'après (^aslelli.
François le Bossu; l vol. avec ll4 gravures d'après E. Bayard.]
Diloy le Chemineau , l vol. avec 90 gravures d'après I!. Caslelli.
Comédies et proverbes; l vol. avec 60 gravures d'après E. Bayard.
Le mauvais génie : l vol. avec 90 gravures d'après E. Bayard.
Après la pluie le beau temps; l vol. avec 128 grav. d'après E. Bayard.
Prix de cliaque volume broché, 2 25.
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Format in-8% broché
La Bible d'une grand'mére , avec 30 gravures 10
Evangile d'une grand'mére, avec 30 gravures lO »
Les Actes des Apôtres, avec lo gravures 10 »
Évangile d'une grand'mére, édilion classique, in-l2 rnrt. . . . 1 50
La santé des enfants, in- 18 raisin, broche » 50
LES
BONS ENFANTS
PAR
jr L\ COMTESSE DE SÉGUR
NÉE R 0 S r O P c n I N E
ILLUSTRÉS DE 70 VIGNETTES
PAR FEROGIO
ONZIÈME ÉDITION
PARIS
LIBRAIRIE HACHETTE ET 0'°
■:9. BOULEVARD SAlM-GEP.MAlX, 79
1893
Droits de lia<lucl;on et de leproductiou rûsCivé*.
f - ^^11 1 Ui? INHiW lUJiJi
^^rin-
A
MES PETITS-ENFANTS
Pierre. Henri. Marie-Thérèse de Ségur,
Yalentine, Louis de Ségur,
Camille, Madeleine, Louis, Gaston de Malaret,
Elisabeth, Henriette, Armand Fresneau,
Jacques, Jeanne, Marguerite, Paul de Pitray.
Je voulais, mes chers joetits-enfants, que chacun de
vous eût son nom en tête d'un de mes ouvrages, mais
votre nombre, toujours et rapidement croissant y a
dépassé mon courage, et je vous réunis tous en une
seule dédicace, qui ne sera, je l'espère, pas la der-
nière, quoique tous les ans je perde une année de vie,
comme le dirait le bon M. de la Palisse. Encore un
peu de temps, et je garderai le silence, pour cacher
au public les infirmités de mon esprit; vous en serez
les seuls chers p)etits confidents.
Voire grand'mèrey
Comtesse de Ségur,
née RosTOPciiiNE.
UNE MAUVAISE PLAISANTERIE.
LusiEURS enfants jouaient
dans le jardin de Mme Du-
puis;il faisait beau temps,
presque trop chaud.
Jacques, Louis, Nicolas
et Jules se reposaient sur
un banc.
Jacques s'essuyait le
front avec son mouchoir ;
il avait bêché, arrosé, ra-
tissé, et il se reposait en
causant avec ses amis.
JACQUES.
Quelle chaleur il fait
aujourd'hui ! c'est pres-
que comme en été.
LOUIS.
Nous sommes bien près
de l'été.
NICOLAS.
Non,puisque nous com-
mençons le printemps.
LOUIS.
Eh bien ! est-ce que
le printemps ne touche pas à l'été?
4 LES BONS ENFANTS
NICOLAS.
Oui, comme il touche à l'hiver.
JACQUES.
Ce n'est pas la même chose; l'hiver est en ar-
rière, et l'été est en avant; la preuve, c'est que
c'est demain le 1''" avril.
JULES.
Le 1" avril demain! Je n'y pensais pas. C'est le
jour des attrapes. Tâchons d'attraper quelqu'un.
JACQUES.
Pas moi d'abord. Je n'aime pas à tromper.
JULES.
Que tu es bête ! Ce n'est pas pour tout de bon ;
c'est pour rire.
NICOLAS.
Je crois bien! J'ai joué beaucoup de tours du
1'''' avril, très drôles et très innocents.
LOUIS.
Quels tours as-tu faits?
NICOLAS.
Un jour, j'ai écrit à un vieux M. Poucque, ami
de ma tante Dupont, qu'elle l'attendait pour dîner
avec un missionnaire qui avait été martyrisé en
Chine et qu'il désirait beaucoup connaître. Pré-
cisément, ce jour-là, P' avril, ma tante dînait
chez nous. Le vieux monsieur est arrivé en belle
toilette; il avait pris une voiture, parce qu'il
pleuvait. Le portier lui dit que ma tante était
sortie; il veut monter pour l'attendre; le portier
assure qu'elle doit rentrer tard dans la soirée;
M. Poucque se fâche; le portier se fâche aussi;
Jacques s'eàsuyait le front avec sou mouchoir. (Page 3.)
LES BONS ENFANTS 7
ils se disputent longtemps; le monsieur monte,
ne trouve personne; la pluie tombait par torrents;
pas de voiture pour retourner chez lui; le bon-
homme est obligé de s'en aller à pied; il rentre
ruisselant d'eau et fort en colère; son domestique
était sorti; pas de diner; il n'a que du pain et des
confitures, et le lendemain il écrit à ma tante une
lettre furieuse, à laquelle elle ne comprend rien;
elle le prie de venir la voir; il lui montre sa lettré
d'invitation; elle devine que c'est un tour qu'on
lui a joué; ils cherchent et ne trouvent pas le
coupable (car j'avais fait copier ma lettre par un
de mes camarades de collège, pour qu'on ne re-
connût pas mon écriture). Ma tante nous a ra-
conté l'histoire; j'étais enchanté d'avoir si bien
réussi, et voilà pourquoi je voudrais cette année-
ci encore faire une attrape à quelqu'un.
LOUIS.
Tu appelles cela un tour innocent? C'est très
méchant pour ce pauvre M. Poucque, qui n'a pas
dîné, qui a été trempé et qui a passé une triste
soirée.
JACQUES.
Sans compter qu'il est pauvre ei qu'il a dépensé
de l'argent pour une voiture.
NICOLAS.
Bah ! bah ! . . . On ne s'amuserait jamais si on re-
gardait à tout.
LOUIS.
C'est que je ne trouve aucun amusement à faire
de la peine à quelqu'un.
8 LES BONS ENFANTS
NICOLAS.
Que tu es bête! Ce n'est pas une grande peine
d'être attrapé!
JACQUES.
Non, mais c'est un ennui; on est vexé de s'être
laissé attraper.
JULES.
Alors tu ne veux pas m'aider à jouer un petit
tour à la bonne de tes cousins Pierre et Henri? Tu
sais comme elle est ennuyeuse ! elle emmène tou-
jours tes cousins au plus fort de nos jeux.
JACQUES.
Ce n'est pas pour les tourmenter; il faut qu'ils
rentrent pour apprendre leurs leçons.
JULES.
Voyons! veux-tu ou ne veux-tu pas être des
nôtres pour le 1" avril?
JACOUES.
Non, je ne veux pas.
LOUIS.
Ni moi non plus.
JULES.
Vous êtes deux nigauds; nous allons nous amu-
ser, Nicolas et moi, et vous serez bien fâchés d'a-
voir refusé.
JACQUES.
Nous nous amuserons de notre côté, et bien
plus que vous, car nous ferons du bien en tâchant
de déjouer vos tours.
NICOLAS.
C'est ce que nous verrons, monsieur. Quand je
LES BONS ENFANTS 9
m'y mets, il n'est pas facile de m'empêcher de
faire ce que je veux.
JACQUES.
Tant pis pour toi si tu veux le mal. »
En disant ces mots, Jacques se leva ainsi que
Louis, et ils recommencèrent leurs travaux de
jardinage.
Nicolas et Jules reprirent leurs vestes et s'en
allèrent pour comploter le tour dont ils avaient
parlé.
PIERRE, huit ans. — iienri, six
ans. — LA NOURRICE de Pierre,
restée comme bonne près
des enfants.
{La chambre des enfants :
Pierre se lève; Henri se dé-
lire et reste près de sa cu-
vette sans y toucher.)
LA NOURRICE.
LLONS, mes enfants, dé-
pêchez-vous, nous som-
mes en retard.
HENRI, bâillant
J'ai encore sommeil.
C'est si ennuyeux de se
laver !
PIERRE, riant.
Tu dis tous les jours
la même chose.
HENRI, avec vivacité.
Je dis la même chose
o
LES BONS ENFANTS
parce que c'est tous les jours la même chose; il
faut se lever, se laver, s'habiller. Crois-tu que ce
soit amusant?
PIERRE.
On dirait que tu es le seul. Je le fais bien, moi,
tous les jours, et je ne grogne pas comme toi.
HENRI.
D'abord, toi tu es vieux; ainsi ce n'est pas éton-
nant.
PIERRE.
Non, je ne suis pas vieux; mais je suis raison-
nable, tandis que tu ne l'es pas, toi.
HENRI.
Tu es raisonnable parce que papa dit que tu as
l'âge de raison; sans cela tu ne le serais pas. »
Pierre rit, la nourrice rit, Henri se fâche; ses
grands yeux noirs commencent à briller; ses joues
rougissent, il regarde Pierre et la nourrice avec
un air de lion en colère; la nourrice ne rit plus
et arrête l'explosion en disant :
« Voyons, voyons; nous perdons tous notre
temps; Mlle Albion va venir pour les leçons, et
aucun de vous ne sera prêt. Vite, Pierre; vite, mon
petit Henri; finissez de vous débarbouiller et de
vous habiller. »
Pan, pan, on frappe à la porte.
LA NOURRICE.
Qu'est-ce que c'est? Entrez.
UN DOMESTIQUE.
C'est le déjeuner des enfants, et une lettre pour
vous, nourrice.
LES BONS ENFANTS 13
LA NOURRICE.
Bien; donnez. Pendant que les enfants déjeune-
ront, je lirai ma lettre. »
La nourrice aide les enfants à s'habiller; elle
verse le chocolat dans les tasses, les pose sur la
table, met une chaise devant chaque tasse. Les
enfants font leur prière et se mettent à table.
Après avoir rangé dans la chambre, la nourrice
ouvre la lettre, lit quelques lignes, pousse un cri
et tombe dans un fauteuil. Les enfants se préci-
pitent vers elle et lui demandent avec anxiété ce
qu'elle a. La nourrice sanglote et ne peut répon-
dre. Henri se jette sur la nourrice en pleurant et
en la serrant dans ses bras. Pierre court chez sa
maman ; il arrive pâle et suffoquant.
LA MAMAN.
Pierre, mon cher enfant! qu'est-ce que tu
as?
PIERRE.
Maman, maman, venez vite chez ma nourrice;
on lui a apporté une lettre; quand elle l'a eu lue,
elle est tombée dans un fauteuil en sanglotant, et
elle ne nous parle pas.
LA MAMAN.
Quelque malheur, sans doute, qu'on lui an-
nonce.
PIERRE.
C'est peut-être un de ses enfants qui est mort.
LA MAMAN.
Ou bien son mari. Allons la voir et tachons de la
consoler.
14 LES BONS ENFANTS
PIERRE.
Je vais prendre de la fleur d'oranger pour lui
en faire boire quelques gouttes.
LA MAMAN.
Que peut faire la fleur d'oranger contre un cha-
grin? La meilleure consolation sera de lui témoi-
gner notre amitié.
PIERRE.
C'est vrai, maman; pourtant, Henri l'embrasse,
et cela ne la console pas.
LA MAMAN.
Non, pas dans le premier moment; mais, plus
tard, ce sera un grand soulagement à sa peine. »
Ils arrivent chez la nourrice; elle sanglote tou-
jours en embrassant Henri, qui pleure autant
qu'elle.
LA MAMAN.
Vous avez donc reçu une bien triste nouvelle,
pauvre nourrice? Est-ce de votre mari, de vos en-
fants?
LA NOURRICE, sancjlotmit.
Non, madame,... C'est..., c'est... de mon père.
LA MAMAN.
Votre père est-il malade?
LA NOURRICE.
Non, . . . madame. . . . c'est. . . ma mère.
PIERRE, avec cmolion.
Ta mère est malade?
LA NOURRICE.
Morte, mon enfant! Morte en deux heures, d'une
attaque d'a|)oplexie. »
LES BONS ENFANTS 15
Les deux enfants poussent un cri et pleurent
tous deux. La maman cherche à consoler la nour-
rice et les enfants.
LA MAMAN.
Ma pauvre nourrice, il faut remercier le bon
Dieu de vous avoir donné la consolation de passer
quinze jours avec elle tout dernièrement et de
l'avoir vue se confesser et communier le dimanche
qui a précédé votre départ. Pieuse comme elle
l'était, vous êtes certaine de son bonheur; elle est
avec le bon Dieu, la sainte Vierge et les anges, et
elle remercie Dieu de l'avoir retirée de ce monde.
LA NOURRICE.
C'est vrai, madame, mais c'est tout de même
bien triste pour moi de ne plus la revoir.
LA MAMAN.
Pas dans ce monde, nourrice, mais dans l'autre!
toujours, pour ne plus la quitter.
LA NOURRICE.
C'est tout de même bien triste. Et mes pauvres
enfants qui l'aimaient tant!
LA MAMAN.
Ils vont rester avec leur grand-père et leur
tante.
HENRI, sanglotant.
Quel malheur que ce ne soit pas le beau-père de
nourrice qui soit mort! elle n'aurait pas pleuré
alors. »
La nourrice ne put s'empêcher de sourire malgré
son chagrin; elle embrassa tendrement le bon
petit Henri.
16 LES BONS ENFANTS
HENRI.
Console-toi, ma chère nourrice, je te donnerai
toutes mes pièces d'argent.
LA NOURRICE.
Ce n'est pas cela qui me consolera, mon cher petit.
HENRI.
Et puis je t'achèterai du pain d'épice, tu sais,
ce pain d'épice que tu aimes tant,... et puis je te
donnerai..., je te donnerai.... Quoi donc? ajouta-
t-il en regardant autour de lui avec angoisse. Je
n'ai rien,... rien que des joujoux.
LA MAMAN.
Donne-lui ton cœur, mon Henri ; c'est ce que tu
pourras lui donner de plus agréable.
• — Mon cœur? dit Henri en déboutonnant son
habit et en ouvrant sa chemise. Mais comment
faire? il me faudrait un couteau.
— Mon cher petit, dit la maman en souriant et
le prenant dans ses bras, ce n'est pas le cœur qui
bat dans ta poitrine que je veux dire, mais la ten-
dresse de ton cœur, ton affection. )>
La nourrice embrassa aussi en souriant ce bon
petit Henri, qui avait été prêt à se laisser ouvrir
la poitrine pour consoler sa nourrice.
Pierre, pendant ce temps, avait réfléchi au
moyen d'adoucir un chagrin qui l'affligeait pro-
fondément, et il avait trouvé.
« Nourrice, dit-il, j'ai cinq francs, je ferai dire
cinq messes pour ta pauvre mère, et nous irons
prier pour elle, afin qu'elle soit bien heureuse
près du bon Dieu.
« Coiisolc-toi, mu clièi'C nourrice, je le donnerai
toutes mes pièces d'argent. »
LES BONS ENFANTS 19
LA NOURRICE.
Merci, mon ami; j'accepte ton offre si madame
veut bien le permettre, car mon deuil va m'enlever
tout ce que j'ai d'argent, et
LA MAMAN.
Ne vous inquiétez pas de votre deuil, nourrice,
je le payerai en entier; gardez votre argent pour
vos enfants.
LA NOURRICE.
Madame est bien bonne ; ce sera un grand sou-
lagement pour moi. »
La maman resta encore quelque temps avec la
nourrice, qui continuait à pleurer, mais avec plus
de calme. Elle se retira ensuite dans sa chambre;
Pierre l'accompagna; Henri ne voulut pas quitter
sa nourrice, qu'il cherchait à consoler par tous
les moyens possibles; il répétait souvent :
« Quel dommage que ce ne soit pas ton beau-
père qui soit mort! Si j'avais été le bon Dieu,
j'aurais fait mourir ton beau-père et j'aurais fait
vivre ta mère jusqu'au jour où nous mourrions
tous ensemble. C'est ça qui eut été bien, n'est-
ce pas, nourrice? »
La nourrice souriait à travers ses larmes, em-
brassait Henri et pleurait toujours; le pauvre
enfant se désolait et ne savait qu'imaginer pour
la distraire. Sa maman vint le chercher pour
laisser la nourrice sortir et acheter son deuil. H
alla s'asseoir dans la chambre de sa maman et la
regarda ranger des affaires qui étaient en désordre,
Quand elle voulut remettre en place les différents
20 LES BONS ENFANTS
objets qu'elle avait retirés des armoires et de la
commode, elle chercha vainement un châle et une
robe en laine noire.
« C'est étonnant, dit-elle, que je ne les trouve
pas! Je viens de les poser sur le canapé avec mes
autres effets.
HENRI.
Que cherchez-vous, maman?
LA MAMAN.
Un châle et une robe noirs ; je ne peux pas les
trouver.
HENRI.
C'est moi qui les ai pris, maman.
LA MAMAN.
Toi? Où les as-tu mis? Pourquoi lea as-tu pris?
HENRI.
Je les ai portés dans la chambre de nourrice,
maman. Vous ne les mettez jamais : alors j'ai
pensé que vous n'en aviez pas besoin et que cela
ferait grand plaisir à ma pauvre nourrice.
LA MAMAN.
C'est précisément pour elle que je les cherchais,
mon petit Henri; c'est très bien à toi de vouloir
la consoler par tes présents, mais tu n'aurais pas
dû prendre mes affaires sans ma permission.
HENRI.
Je vais aller les chercher et je vous les rappor-
terai, maman; seulement j'aurais été bien content
de les donner à nourrice, parce que j'ai remarqué
que lorsqu'on lui donnait quelque chose, ça la
consolait beaucoup.
LES BONS ENFANTS 21
LA MAMAN.
Laisse-les chez elle, puisque tu les y as portés,
mon enfant; je voulais les lui donner, ce sera toi
qui les donneras, car tu en as eu, comme moi, la
pensée. »
Le visage d'Henri devint radieux.
PIERRE.
Maman, nous allons diner aujourd'hui chez
Henri portant un chàle et une robe à sa nourrice.
grand'mère?
LA MAMAN.
Oui, mon ami, vous dînerez avec vos cousins et
cousines.
HENRI.
Moi, je n'irai certainement pas.
PIERRE.
Et pourquoi cela?
HENRI.
Parce que ce n'est pas un jour à s'amuser au-
jourd'hui. Je resterai avec ma nourrice.
22 LES BONS ENFANTS
PIERRE.
Mais nourrice viendra avec nous; tu sais quelle
vient toujours avec nous chez grand'mère.
HENRI.
Oui, mais pas aujourd'hui; elle a trop de cha-
grin pour voir rire et jouer.
PIERRE.
Au contraire, ça la distraira, elle ne pensera pas
à sa mère pendant qu'elle s'occupera de nous
HENRI.
ïu crois? Alors j'irai; mais avant je lui deman-
derai si elle aime mieux venir chez grand'mère
ou rester avec moi à la maison.
LA MAMAN.
Je suis sûre, chère enfant, qu'elle aimera mieux
vous accompagner tous les deux que de te priver
du plaisir que tu te promettais de dîner avec tes
cousins et cousines. Mais j'approuve beaucoup le
sacrifice que tu voulais faire et qui prouve ton
bon cœur. »
Peu de temps après, la nourrice rentra; Henri
lui donna, de la part de sa maman, le châle et la
robe qu'il avait portés par avance dans sa chambre,
et lui demanda si elle voulait qu'il restât à diner
avec elle.
HENRI.
Vois-tu, ma pauvre nourrice, tu es triste; cela
te fera de la peine de voir jouer et rire les autres.
Je voudrais bien ne pas jouer ni rire et rester près
de toi, mais j'ai peur de ne pas pouvoir; je rirai
malgré moi en voyant rire les autres.
LES BONS ENFANTS 23
LA NOURRICE, t embrasscint .
Cher, excellent enfant, tu joueras et tu riras
avec les autres; ce sera pour moi une distraction
et un plaisir que de vous voir vous amuser.
HENRI.
Oh! merci, nourrice! Je suis content, très con-
tent que cela t'amuse. Je vais courir le dire à ma-
man et à Pierre.
(( Maman, cria Henri tout essoufflé en entrant
dans la chambre de sa mère, j'irai dîner chez
grand'mère avec Pierre; nourrice veut bien venir;
elle veut que je joue; elle dit que de nous voir
rire et jouer cela la consolera, au lieu de lui faire
du chagrin.
LA MAMAN.
J'en étais bien sûre; alors votre journée est
arrangée : vous irez vous promener à deux heures
après vos leçons ; vous reviendrez à quatre heures
faire vos devoirs; à six heures vous irez dîner
chez votre grand'mère, et le soir nous irons chez
votre tante de Rouville.
PIERRE, entrant.
Maman, voici Mlle Albion qui vient nous donner
notre leçon.
HENRI.
Ah ! mon Dieu ! et moi qui n'ai pas appris ma
fable et les mots anglais.
PIERRE.
Voilà ce que c'est; tu remets toujours au der-
nier moment. Si tu avais appris tes leçons hier,
en même temps que moi, tu les saurais comme moi.
24 LES BONS ENFANTS
HKNRI.
Est-ce que je pouvais savoir que ma pauvre
nourrice aurait du chagrin? Gomment veux-tu
que je le devine?
PIERRE.
Tu ne pouvais pas deviner cette chose-là; mais
tu aurais pu croire à une autre chose.
HENRI.
Quoi? Quelle chose?
PIERRE.
Je n'en sais rien; c'était toujours plus sûr d'ap-
prendre tes leçons hier au soir. Tu vas être en
pénitence, à présent.
HENRI, pleurant.
Ce n'est pourtant pas ma faute si je n'ai pas eu
le temps ce matin. »
La maman ne disait rien; elle faisait semblant
de ne point entendre et continuait à se coiffer.
Mlle Albion entre; c'est une grande Anglaise à
longues dents; elle salue, dit bonjour aux enfants
et prend sa place à la table de travail; Pierre
présente bravement ses cahiers, que Mlle Albion
examine.
MADEMOISELLE ALBION.
Très bien! Very v^^ell, my dear. Et vous, my
little Henry, quoi vous avez eppris?
HENRI, pleurant.
Je ne sais rien; je n'ai pas eu le temps.
MADEMOISELLE ALBION.
Oh! fy! mister Henry! Comment! vous avez eu
pas le temps? Oh! mister Henry! Shocldng, shock-
LES BONS ENFANTS 25
ing! Vous méritez un pénitence, et je demande à
medem votre mama que vous dinez tout seul dans
votre appertement.
HENRI, sanglotant et courant à sa maman.
Maman, maman, Mlle Albion ne veut pas que je
dîne chez grand'mère; elle veut que je dîne tout
seul. Ce n'est pas ma faute, ce n'est pas ma faute !
LA MAMAN, cmbrassant Henri.
La punition ne serait pas juste, mademoiselle;
Henri aurait appris ses leçons sans un malheur
imprévu arrivé à la nourrice de Pierre et qui l'a
empêché de s'occuper d'autre chose que du cha-
grin de la nourrice.
MADEMOISELLE ALBION.
Pourtant, medem, mister Pière a tout fait ses
devoirs, et je pense mister Henry povait parfaite-
ment faire le sien. Mon opinion est qu'il fallait un
pénitence.
LA MAMAN.
Soyez sure, mademoiselle, que s'il fallait une
pénitence, je ne m'y opposerais pas; mais il n'en
faut pas, et je vous prie de n'y plus penser.
MADEMOISELLE ALBION.
Verv well, medem; c'est votre volonté. Seule-
ment, je croyais qu'un pénitence fait toujours bien
aux enfants.
LA MAMAN.
Quand elle est juste, c'est possible; autrement,
elle fait plus de mal que de bien.
PIERRE.
Maman a bien raison; une pénitence injuste ou
26 lp:s bons enfants
trop forte met en colère et donne envie de mal
faire pour se venger.
MADEMOISELLE ALDION.
Hooo! Quoi vous feriez donc à votre frère, alors?
PIERRE .
Je ne ferais rien du tout, parce qu'il n*a rien
fait de mal.
MADEMOISELLE ALBION, pîquée.
Very v^^ell, mister Piêre; vous jugez comme une
étourneau. »
Pierre allait répondre; mais la maman lui im-
posa silence et pria Mlle Albion de commencer la
leçon. Les enfants travaillèrent très bien. Dans les
moments de repos, Henri courait chez la nourrice
pour voir si elle pleurait. Il était heureux quand
il la trouvait calme et occupée à son ouvrage du
matin; quand il la voyait triste, il cherchait à la
consoler par ses caresses et par des projets riants
pour l'avenir.
Les leçons finies, Mlle Albion mit son châle et
son chapeau, salua et sortit; le déjeuner était
servi; les enfants étaient sérieux et mangeaient à
peine. Ils allaient se lever de table quand la porte
s'ouvrit, et Jacques et Louis entrèrent précipitam-
ment avec leur bonne. Ils jetèrent un regard sur
leurs cousins, virent leurs visages tristes et les
yeux d'Henri rouges encore des larmes qu'il avait
répandues.
<f Qu'est-ce que tu as? Pourquoi as-tu pleure,
Henri? Pourquoi êtes-vous tristes tous les deux?
dit Jacques avec vivacité.
LES BONS ENFANTS 27
PIERRE.
Parce que la pauvre nourrice a perdu sa mère.
LOUIS.
Perdu sa mère? Comment l'a-t-elle su? Qui le
lui a annoncé?
PIERRE.
C'est par une lettre de son père, qu'elle l'a ap-
pris ce matin.
JACQUES.
Je parie que ce n'est pas vrai. C'est une méchan-
ceté de Jules et de Nicolas.
LA MAMAN.
Jacques, mon enfant, ce que tu dis là n'est pas
bien. Comment Jules et Nicolas auraient-ils in-
venté une méchanceté pareille.
LOUIS.
Justement, ma tante, nous venions vous dire
qu'ils ont parlé hier d'un tour à jouer à la pauvre
nourrice; ils appellent cela un poisson d'avril, et
nous avons refusé de le faire avec eux.
LA MAMAN.
Mais pourquoi auraient-ils causé un si grand
chagrin à la nourrice, qui ne leur a jamais rien
fait?
JACQUES.
Ils veulent la punir d'avoir emmené mes cou-
sins des Tuileries à l'heure où l'on joue le mieux.
LA MAMAN.
Ce serait abominable. Venez chez la nourrice,
mes enfants; je verrai si la lettre est marquée
de la poste de Meaux, où demeure son père. »
28 LES BONS ENFANTS
Les enfants courent en avant; la maman les
suivit plus lentement.
HENRI, esiioufflé.
Nourrice, nourrice, donne-nous vite la lettre.
Jacques et Louis disent que ce n'est pas vrai; que
c'est Jules et Nicolas qui sont des méchants.
LA NOURRICE.
Quoi, pas vrai? Gomment, méchants?
HENRI.
Tu vas voir, tu vas voir; ta mère n'est pas
morte; je te dis que c'est Jules et Nicolas. »
La nourrice devint pâle et tremblante; elle tira
avec peine de sa poche la lettre fatale, que saisit
Pierre pour la passer à sa maman, qui venait d'en-
trer. La maman regarda l'adresse; c'était le timbre
de Paris. Elle ouvrit avec précipitation, et vit en
haut de la lettre l''" AVPiIL en gros caractères, et
au-dessous, au lieu de Meaux : Cracsiiourie.
« C'est une attrape! s'écria Mme d'Arcé avec
indignation; une méchante et misérable attrape!
Nourrice, votre mère n'est ni morte ni malade.
Jacques et Louis viennent nous prévenir que Jules
et Nicolas se proposaient de vous faire une mé-
chanceté pour le P'" avril; et, en effet, la voilà,
abominable et noire comme le cœur de ces mal-
heureux enfants. »
La nourrice ne pouvait en croire ses oreilles;
elle voulut voir la lettre, mais ses mains trem-
blaient si fort qu'il lui fut impossible d'en lire un
mot. Les enfants riaient et sautaient; ils embras-
saient la nourrice, leur maman, leurs cousins. La
LES BONS ENFANTS 29
nourrice commençait à se remettre de son saisis-
sement. Le visage de Mme d'Arcé exprimait une
vive indignation.
« Ces enfants seront punis de leur méchante ac-
tion ! Ils l'auront bien mérité, dit-elle avec calme
et force.
PIERRE.
Comment seront-ils punis, maman'!
•?
MADAME D*ARCÉ.
Tu verras; vous assisterez tous à leur punition.
LOUIS.
Quand cela, ma tante?
MADAME d'aRCÉ.
Ce soir, mon enfant, à la réunion qui aura lieu
chez votre tante de Rouville.
JACQUES.
Que ferez-vous, ma tante?
MADAME d'aRCÉ.
Tu le sauras ce soir; en attendant, racontez-
moi bien en détail comment vous avez appris le
projet de ces mauvais garçons. »
Louis et Jacques racontèrent la conversation de
la veille, sans oublier Thistoire de M. Poucque.
Nous verrons avec les enfants quelle fut la puni-
tion de Jules et de Nicolas.
LA SOIRÉE DU POISSON D'AVRIL.
ADAME de Rouville
avait invité plu-
sieurs de ses ne-
veux et nièces et
quelques-uns de
leurs amis pour
passer la soirée du
l*"" avril. Jacques,
Louis, Jules et Ni-
colas , Pierre et
Henri étaient au
nombre des invi-
tés. Camille et Ma-
deleine de Rou-
ville préparaient
de quoi amuser
leurs cousins et amis. Sophie et Marguerite, leurs
amies les plus intimes, les aidaient.
CAMILLE.
Assez d'images, Sophie; tu en couvres toute la
table.
32 LES BONS ENFANTS
SOPHIE.
Les images les amuseront beaucoup; il n'y en a
jamais trop.
MARGUERITE.
Mais si! il y en a trop quand c'est trop.
SOPHIE
Cela est parfaitement vrai, mais je dis qu'il n'y
en a pas trop.
MARGUERITE.
Tu vois bien qu'il n'y a de place pour rien mettre.
SOPHIE.
Que veux-tu mettre de plus?
MARGUERITE.
Des livres, des couleurs, des dominos, des jon-
chets, des cartes, des ballons, des volants, des ra-
quettes, des....
SOPHIE, (Fun air moqueur.
Des provisions, des affaires de toilette, des lits,
des....
MARGUERITE.
Du tout, mademoiselle; moi, je dis des choses
raisonnables et vous, vous dites des bêtises.
CAMILLE.
Au lieu de vous disputer, aidez-nous à tout ran-
ger; j'entends mes cousins qui montent. »
En effet, Pierre, Henri, Jacques et Louis entrèrent
en courant; ils embrassèrent leurs cousines après
avoir dit bonjour à leur tante et à leur oncle.
JACQUES.
Qu est-ce que vous faites? Pourquoi arrangez-
vous tout cela?
LES BONS ENFANTS c3
MADFXEINE.
Pour VOUS amuser tous ce soir.
LOUIS.
Ah bah! nous nous amuserons à jouer à cohn-
maillard, à cache-cache, à d'autres jeux courants;
c'est bien plus amusant.
— C'est vrai ! c'est vrai ! » s'écrièrent ensemble
Camille, Madeleine, Sophie et Marguerite.
D'autres enfants arrivèrent, et parmi eux Jules
et Nicolas, qui regardèrent d'un air méchant Pierre
et Henri. Louis et Jacques avaient déjà raconté aux
Tuileries le mauvais tour qu'on avait joué le ma-
tin à la pauvre nourrice de Pierre et de Henri,
mais sans dire que les coupables étaient Jules et
Nicolas, car Mme d'Arcé lui avait défendu de les
nommer. Tous les enfants qui avaient bon cœur
furent indignés de la méchanceté de cette attrape ;
ils en parlaient devant Jules et Nicolas, sans remar-
quer leur embarras et leur silence. Le soir, les
papas et les mamans avaient abandonné aux enfants
le grand salon et la salle à manger, et s'étaient mis
à l'abri du tapage dans un plus petit salon.
Au plus fort des jeux, la porte de l'antichambre
s'ouvre à deux battants; un domestique annonce :
« Monsieur le commissaire de police! » Les jeux
cessent; les enfants se groupent au fond de la salle
à manger ; Jules et Nicolas se placent prudemment
derrière tout le monde.
Le commissaire de police tenait une lettre à la
main. Il regarde les enfants d'un air sévère, s'avan-
çant vers eux.
j
34 LES BONS ENFANTS
« Lequel de vous, dit-il, a écrit la lettre que je
tiens à la main?
■ — C'est celle qui a tant fait pleurer ma nourrice
ce matin, dit Pierre reconnaissant la lettre.
HENRI.
Et moi aussi, elle m'a fait pleurer très long-
temps.
— Voyons, voyons la lettre! » dirent les enfants
s'approchant du commissaire de police.
Jules et Nicolas seuls restaient près du mur et
paraissaient terrifiés.
« Savez-vous, mes enfants, qui a écrit cette
lettre?
— Je ne sais pas ! » s'écrièrent les enfants en
chœur.
Jacques et Louis ne disaient rien.
<( Voilà deux petits messieurs bien gentils qui
doivent savoir quelque chose, dit le commissaire.
Approchez, mes petits messieurs. »
Louis et Jacques s'approchèrent sans crainte, car
ils se sentaient innocents.
« Connaissez-vous ces deux messieurs qui se
tiennent collés contre le mur là-bas, comme s'ils
voulaient y entrer? »
Jacques se retourna, sourit et répondit :
« C'est Jules et Nicolas de Bricone.
— Ne serait-ce pas eux qui auraient écrit cette
lettre? Ils ont l'air de coupables qui craignent la
prison! »
Louis et Jacques ne répondirent pas.
« Vous ne voulez pas accuser ces messieurs ;
o
"3
o
ce
O
CI
3
LES BONS ENFANTS 37
c'est généreux à vous, mes enfants, mais votre
générosité ne les sauvera pas, s'ils sont coupables.
Approchez, messieurs Jules et Nicolas de Bri-
cone », ajouta le commissaire d'une voix forte et
sévère.
Jules et Nicolas approchèrent lentement; leurs
dents claquaient, leurs jambes pliaient sous eux,
ils tremblaient de tous leurs membres.
« Lequel de vous a écrit cette lettre?
— C'est Jules, dit Nicolas.
— C'est Nicolas, dit Jules.
— C'est-à-dire que c'est tous deux. Et vous
crovez qu'il est permis de prendre une fausse si-
gnature, d'annoncer une fausse nouvelle qui devait
affliger profondément la malheureuse femme à la-
quelle vous l'écriviez; vous croyez qu'il est permis
d'exercer sa méchanceté sans en être puni? La loi
vous condamne à être jugés comme porteurs de
fausses nouvelles, et vous irez en prison pour y
attendre votre jugement.
• — Grâce, pardon, monsieur le commissaire!
s'écrièrent Jules et Nicolas en tombant à genoux
devant lui.
— Grâce ! c'est Nicolas qui m'a conseillé.
— Grâce! c'est Jules qui m'y a engagé.
— Méchants et lâches, dit le commissaire avec
dégoût; vous faites le mal ensemble et vous vous
accusez l'un l'autre.... Les juges démêleront lequel
des deux est le plus coupable; quant à moi, j'ai
ordre de vous emmener en prison et je vais cher-
cher mes sergents de ville. Attendez-moi ici et ne
38 LES BONS ENFANTS
cherchez pas à vous sauver : je saurai bien vous
attraper. »
Le commissaire sortit, laissant Jules et Nicolas
dans un affreux désespoir; ils se roulaient à terre,
ils poussaient des cris lamentables, qui attirèrent
bientôt les pères et les mères. M. et Mme de Bri-
cone, voyant leurs fils dans l'état de désolation
où les avait laissés le commissaire, s'approchèrent
d'eux, les relevèrent et demandèrent aux autres
enfants ce qui était arrivé. Au lieu de témoigner
de l'inquiétude et du chagrin de la menace du com-
missaire, ils regardèrent en souriant les personnes
qui étaient restées au fond du salon. M. de Bricone
dit avec calme :
(( Voilà ce que c'est de faire des méchancetés;
on est toujours puni. M. Poucque a aussi porté
plainte contre vous, car il a fini par vous décou-
vrir; ce sera encore une mauvaise affaire pour vous.
— Papa, papa, protégez-nous, secourez-nous!
Je ne recommencerai plus ! je le jure ! s'écria Jules
en joignant les mains et le visage baigné de larmes.
— Ni moi non plus, jamais! jamais! reprit Ni-
colas en sanglotant.
— Est-ce bien vrai? Votre repentir est-il sincère?
— Bien sincère, bien vrai, papa. Oh! papa, sau-
vez-nous !
— Voyons, je vais tâcher d'arrêter tout cela.
Rentrons à la maison; j'irai ensuite chez le com-
missaire, et j'espère qu'il ne sera plus question de
cette terrible affaire. »
M. et Mme de Bricone emmenèrent Jules et
LES BONS ENFANTS 39
Nicolas, tremblants encore, mais plus rassurés.
Quand ils furent partis, Mme d'Arcé dit aux en-
fants :
« Eh bien! mes enfants, comment trouvez-vous
mon poisson d'avril? Jules et Nicolas ne sont-ils
pas bien punis du leur?
PIERRE.
Comment, maman, le commissaire?...
MADAME d'aRCÉ.
N'est pas un commissaire, mais un ami de
Mme de Rouville qui a bien voulu nous aider à
punir une méchante action.
HENRI.
Et les sergents de ville qu'il a été chercher?
MADAME d'aRCÉ.
Ne viendront pas, car il ne les a pas appelés.
CAMILLE.
Et M. et Mme de Bricone savaient tout cela?
MADAMt o'aRCÉ.
Certainement; nous étions tous dans le secret;
je ne me serais pas permis de faire jouer une
scène pareille sans l'assentiment de M. et Mme de
Bricone et des personnes ici présentes.
MADELEINE.
Est-ce que Jules et Nicolas sauront que c'est un
poisson d'avril?
MADAME d'aRCÉ.
On le leur dira demain seulement.
MADAME DE ROUVILLE.
A présent, mes enfants, reprenez vos jeux en
attendant le souper »
40 LES BONS ENFANTS
Mais les enfants avaient été si impressionnés par
la visite du prétendu commissaire et le désespoir
de Jules et de Nicolas, qu'ils préférèrent causer de
cette aventure plutôt que se livrer à des jeux
bruyants. Après bien des réflexions, des récits de
diverses méchancetés des deux coupables et des
espérances de leur changement, ils se rendirent à
l'appel de leurs mamans pour manger des crèmes,
des gelées, des glaces, des gâteaux, et ils se reti-
rèrent ensuite pour se coucher et rêver au poisson
d'avril de Mme d'Arcé.
'#
MOYEN NOUVEAQ
POUR TEINDRE E>' KOIR UN MOUTON.
AMAN, dit Arthur,
âgéde six ans, vou-
lez-vous me don-
ner de la couleur
noire?
LA MAMAN.
Certainement
non ; tu vas faire
des taches partout
et tu saliras tes
mains et tes ha-
bits.
ARTHUR.
Oh non ! ma-
man, je vous assure; je ferai bien attention, je ne
salirai rien du tout.
LA MAMAN.
Pourquoi veux-tu avoir de la couleur noire?
ARTHUR.
Pour m'amuser, maman; pour peindre.
LA MAMAN.
On ne peint pas avec du noir, c'est très laid; tu
42 LES BONS ENFANTS
as une boîte de couleurs, des pinceaux, du papier,
tu n'as pas besoin d'autre chose pour peindre.
ARTHUR,
Mais, maman....
LA MAMAN, impatientée.
Laisse-moi lire, et va t'amuser avec ton frère. »
Arthur sort à pas lents; il arrive dans la cham-
bre à côté, où l'attendait son frère Léonce.
LÉONCE [huit ans).
Eh bien! as-tu du noir?
ARTHUR.
Je n'ai rien du tout; maman n'a pas voulu m'en
donner.
LÉONCE.
Comment allons-nous faire? Il nous en faut
pourtant, et beaucoup.
ARTHUR.
Si nous demandions à Sophie?
LÉONCE.
Sophie ne pourra pas nous donner de la couleur;
elle n'en a pas plus que nous.
ARTHUR.
Non, mais elle a des idées; elle inventera quel-
que chose.
LÉONCE.
Je veux bien; vas-y, toi; je vous attendrai ici
pour répondre à maman si elle demande ce que
nous faisons. Va doucement; ouvre les portes sans
faire de bruit. »
Arthur sort sur la pointe du pied; il entre chez
sa sœur Sophie, âgée de sept ans; il la trouve oc-
LES BONS ENFANTS 43
cupée à laver sa poupée à grande eau ; l'eau coule
partout; ses manches et sa robe sont mouillées.
« Pst! pst! Sophie?
SOPHIE, se retournant.
Quoi? quoi? Tu m'as fait peur : j'ai cru que
Sophie était occupée à laver sa poupée à grande eau.
c'était maman ou ma bonne.
ARTHUR .
Chut!... Parle plus bas. Léonce te fait demander
si tu as de la couleur noire. ■
SOPHIE.
Non, je n'en ai pas. Pour quoi faire de la couleur
noire?
44 LES BONS ENFANTS
ARTHUR.
Pour teindre notre gros mouton, qui est si blanc
qu'il se salit toujours.
SOPHIE.
Tiens, tiens, tiens! c'est une bonne idée, cela;
ce sera très amusant, et le mouton sera bien plus
joli ; d'abord c'est très rare un mouton noir.
ARTHUR.
Mais c'est que nous n'avons pas de couleur, mal-
heureusement; et je viens te demander comment
faire pour avoir du noir.
SOPHIE, réfléchissant.
Comment faire? Attends, que je pense un peu....
J'ai une idée ! Prenons l'encrier et versons l'encre
sur le mouton.
ARTHUR .
Ce ne sera pas assez un encrier; ce mouton est
si grand!
SOPHIE.
Eh bien ! nous prendrons la bouteille d'encre
qui est dans le cabinet de maman.
ARTHUR.
Bravo! très bien! Viens avec moi, mais tout
doucement, pour que maman ne nous entende
pas. »
Arthur et Sophie vont dans le cabinet prendre
la bouteille d'encre et arrivent sur la pointe des
pieds près de Léonce, qui attendait avec impa-
tience le résultat de la conférence.
LÉONCE.
Eh bien! avez-vous trouvé quelque chose?
LES BONS ENFANTS 45
ARTHUR.
Tiens! une bouteille d'encre. C'est Sophie qui
en a eu l'idée.
LÉONCE.
Excellente idée! Vite, commençons. Avec quoi
allons-nous mettre l'encre sur le mouton?
SOPHIE.
En la versant tout doucement sur la tête, sur le
dos, partout, il sera teint parfaitement, nous étale-
rons avec nos mains,
LÉONCE.
C'est ça. Toi Arthur, et toi Sophie, vous éta-
lerez l'encre, et moi je la verserai avec précaution. »
Léonce commence à verser; il verse trop fort,
l'encre coule sur le tapis. Sophie et Arthur en rem-
plissent leurs mains, leurs habits; il saute même
des éclaboussures sur leurs visages. Léonce rit.
Sophie se fâche et applique sa main pleine d'encre
sur le visage de Léonce, qui se fâche à son tour et
lance de l'encre au visage de Sophie ; Arthur veut
arracher la bouteille des mains de Léonce; en se
débattant, Léonce jette de l'encre de tous côtés :
le tapis, les rideaux, les meubles, tout est taché.
Ils se disent quelques injures à voix basse : « Mé-
chant! vilaine! sotte! imbécile! » Le mélange des
voix irritées et des mouvements violents des trois
combattants fait un bruit étrange qui attire l'atten-
tion de la maman.
« Que vous arrive-t-il, mes enfants? crie la
maman, de la chambre à côté. Quel bruit vous
faites! on dirait que vous vous livrez bataille. »
46 LES BONS ENFANTS
Aucun des enfants ne répond, mais tous restent
immobiles, regardant avec efifroi leurs habits ta-
chés, leurs visages et leurs mains noircis, et les
traces d'encre dont ils sont entourés.
« Eh bien! qu'y a-t-il donc? dit la maman en
entrant; est-ce que vous...? »
Elle aperçoit les dégâts commis et reste stupé-
faite. La surprise lui coupe la parole.
« Ah! ah! dit-elle, voilà une jolie occupation!
Tous mes meubles tachés, des rideaux pleins
d'encre; des mains et des visages de nègres. Très
bien!... Vous resterez à dîner comme vous êtes;
votre oncle et votre tante de Mocqueux, qui vien-
nent dîner avec nous, s'amuseront beaucoup de
cette teinture. Et quant aux dégâts, ils seront
réparés en partie avec l'argent de vos étrennes et
celui que je vous donne pour vos semaines. Pen-
dant trois mois vous n'aurez pas un sou. »
La maman appelle la bonne.
« Tâchez, lai dit-elle, de nettoyer les taches
d'encre que ces petits mauvais sujets ont faites
partout; et, quant à eux, vous les laisserez sales
comme ils sont pour diner. »
Les enfants pleurent; la maman se retire sans
les regarder; la bonne les gronde et se moque
d'eux, tout en lavant à l'eau de savon les rideaux,
les meubles, le tapis : elle a beau laver, frotter,
les taches restent très visibles .
« Il faudra changer les rideaux et recouvrir les
meubles, dit-elle. Vous avez eu là une belle idée
tous les trois!
LES BONS ENFANTS
47
LÉONCE.
Ce n'est pas nous, c'est Sophie.
SOPHIE.
Je ne l'aurais cerlainement pas eue si Arthur
Il verse trop fort, l'encre coule sur le tapis (Page 45.)
n'était venu me la demander.
ARTHUR.
C'est Léonce; il a voulu teindre le mouton; je
n'y pensais pas.
LÉONCE.
C'est toi qui as voulu demander à Sophie com-
ment faire.
SOPHIE.
C'est toujours Léonce qui a des idées bêtes et
qui nous appelle à son secours.
48 LES BONS ENFANTS
LÉONCE.
Et c'est toujours toi qui as des idées absurdes
qui nous font punir.
SOPHIE.
Pourquoi les trouves-tu si bonnes et les acceptes-
tu, si elles sont absurdes?
LÉONCE.
Parce que je n'ai pas le temps de réfléchir; si tu
me donnais seulement deux minutes pour y penser,
je verrais que tu n'inventes et que tu ne fais que
des bêtises.
SOPHIE .
Alors tu es un imbécile qui demande conseil à
une bête et qui fait toujours ce que la bête lui
conseille.
LÉONCE.
Non, mademoiselle, je ne suis pas un imbécile;
je suis trop bon, voilà tout.
SOPHIE.
Trop bon! ah! ah! Voilà un reproche que tu es
seul à t'adresser : personne ne t'accusera d'être
trop bon. Tu es méchant comme une gale; de-
mande à Arthur.
LÉONCE.
Méchante gale toi-même ! demande à Arthur.
SOPHIE, vivement.
Arthur, est-ce que je suis méchante?
ARTHUR.
Non, pas du tout; tu es seulement trop vive.
LÉONCE.
Arthur, n'est-ce pas que je ne suis pas méchant?
LES BONS ENFANTS 49
ARTHUR, embarrassé.
Je n'en sais rien; comment veux-tu que je le
sache?
SOPHIE, triomphante.
Ce qui veut dire que tu es méchant et qu'il n'ose
pas te le dire. Ah! ah! ah! tu as l'air vexé, mon
bonhomme. C'est bien fait, c'est bien fait. »
Et Sophie se met à danser, en battant des mains,
autour de Léonce, qui, rouge et furieux, cherche
à lui donner une tape. Sophie, leste et légère,
l'évite toujours; Arthur s'est retiré prudemment
dans un coin, près de la porte, qu'il entr'ouvre afin
de pouvoir se sauver, dans le cas où Léonce vou-
drait l'attaquer. Celui-ci se fâche de plus en plus,
et, ne pouvant atteindre Sophie, il lui lance des
livres, des cahiers, des boîtes, tout ce qu'il peut
attraper; Sophie se baisse, se sauve, se retourne
toujours à temps pour éviter le coup et continue à
se moquer de Léonce en lui faisant des cornes. Le
bruit qu'ils font attire la maman, le papa et deux
autres personnes qui sont dans le salon. A l'aspect
de ces visages barbouillés de noir, l'un riant et
l'autre animé par la colère, le troisième effrayé et
à demi caché par la portière, tout le monde part
d'un éclat de rire. Les enfants s'arrêtent; le rouge
de la honte paraît sous l'encre dont ils sont noircis.
Arthur s'esquive le premier : Sophie manœuvre
habilement pour gagner aussi la porte; Léonce
veut faire de même, son père le saisit par le bras.
<( Halte-là, mon cher! lui dit-il, tu répondras
pour tous : d'abord parce que tu es l'aîné; en-
i
50 LES BONS ENFANTS
suite parce que tu dois être le plus coupable,
puisque Arthur avait l'air effrayé comme un lièvre ;
Sophie riait et paraissait se moquer de toi, tandis
que toi, tu avais la mine d'un chat fâché.
LÉONCE.
Mais, papa
LE PAPA.
Chut ! je ne te demande pas de m'expliquer l'af-
faire; je t'ordonne de réparer le désordre de la
chambre et de tout mettre en place.
LÉONCE.
Mais, papa....
LE PAPA.
Tais-toi! Ramasse tout ce qui est par terre et
mets tout en ordre. Quand tu auras fini, tu iras te
débarbouiller et changer d'habits.
LA MAMAN.
Je leur avais donné pour pénitence de diner
sales et noircis comme ils sont.
LE PAPA.
Chère amie, je demande grâce, pas pour eux,
mais pour moi et mes amis. Ils font mal au cœur
à regarder : il nous serait impossible de diner
avec de pareils teinturiers à nos côtés ou en face
de nous.
LA MAMAN.
Si c'est pour nous, je veux bien qu'on les net-
toie. Allez, monsieur Léonce, allez vous débar-
bouiller et vous habiller, et dites à votre bonne
qu'elle en fasse autant pour Sophie et Arthur. »
Léonce avait fini de tout ramasser et tout ran-
LES BONS ENFANTS bl
ger; il alla chez sa bonne, où étaient Sophie et
Arthur.
(( Ma bonne, dit-il d'un air triomphant, donne-
Ne pouvant atteindre Sopliic, il lui lance des livres. (Page 49.)
moi bien vite de l'eau tiède, du savon, du linge et
des habits propres.
LA BONNE.
Votre maman m'a dit de vous laisser dîner tous
trois sales comme vous êtes, vous le savez bien.
LÉONCE.
Oui, mais papa a dit qu'il ne voulait pas, que
cela lui ferait mal au cœur parce que j'étais près
52 LES BONS ENFANTS
de lui à table; alors maman a dit que tu me bcvcs
et m'habilles.
SOPHIE.
Moi et Arthur aussi alors?
LÉONCE.
Non, vous dînerez sales comme vcus Hei.
SOPHIE.
Pourquoi donc nous et pas toi?
LÉONCE.
Parce que je suis près de papa et que vous êtes
plus loin.
SOPHIE.
Mais il nous verra tout comme toi.
LÉONCE
Enfin, c'est comme ça. Papa l'a dit. )>
Sophie et Arthur pleurent à demi; ils s'affligent
davantage à mesure que Léonce devient blanc et
propre. Léonce les regarde d'un air moqueur. La
bonne a pitié des pauvres petits et gronde Léonce
de ses airs triomphants et narquois. L'heure du
diner sonne, le valet de chambre vient chercher
les enfants pour diner. Léonce s'avance le pre-
mier, gaiement. Tous trois rentrent au salon, où
le trouvaient leur oncle, leur tante et deux amis.
Surprise générale à l'aspect de Sophie et d'Arthur
changés en nègres.
LE PAPA.
Dans quel état vou> présentez-vous ici, mes en-
fants? Pourquoi ne vous ète3-vous pas lavés!
LÉONCE, les yeux baisses.
Parce que maman l'avait défendu.
Le valet de chambre vient chercher les enfants.
LES BONS ENFANTS 55
LA MAMAN.
Mais j'avais fait dire par Léonce que votre papa
désirait que vous fussiez lavés.
SOPHIE.
Léonce a dit que c'était lui seulement, et que
moi et Arthur nous devions rester sales.
LA MAMAN.
Qu'est-ce que c'est que cela, monsieur Léonce?
Pourquoi avez-vous fait ce mensonge?
LÉONCE, 1res embarrasse.
Mais..., mais... j'ai cru..., je n'ai pas com-
pris....
LE PAPA, sévèrement.
Vous avez très bien compris, monsieur; et moi
aussi, je comprends très bien que vous êtes un
méchant garçon, que vous avez voulu vous venger
de je ne sais quoi que j'ignore, sur votre frère et
votre sœur; mais votre méchanceté sera punie. »
Le papa tire le cordon de la sonnette ; un domes-
tique entre.
LE PAPA.
Envoyez-moi tout de suite la bonne des enfants. »
La bonne arrive.
LE PAPA.
Emmenez les trois enfants, Gertrude ; débar-
bouillez et habillez au plus vite Sophie et Arthur,
et envoyez-les-nous pour diner. Vous garderez
Léonce, qui dînera dans sa chambre, de soupe, de
bœuf et de pain tant qu'il en voudra. Il restera
chez lui toute la soirée. »
Ce fut au tour de Léonce de pleurer. Sophie et
56 LES BONS ENFANTS
Arthur avaient un peu pitié de leur frère, tout en
se disant qu'il avait mérité la punition. Ils se lais-
sèrent laver et habiller en silence; en s'en allant,
Sophie dit tout bas à Léonce :
« Je t'apporterai mes gâteaux et mon dessert.
— Merci, Sophie, répondit Léonce ; tu es bonne. »
Effectivement Sophie réussit à glisser dans sa
poche deux gâteaux, une orange mandarine, une
pomme d'api et des fruits confits. Elle crut que
personne ne l'avait vue faire, et s'applaudit de son
habileté. Après le diner, elle s'esquiva du salon
pour aller voir Léonce et lui porter ce qu'elle
avait pu lui garder. Léonce la remercia, l'embrassa
et mangea avec grand plaisir le dessert de Sophie;
il voulait au moins partager avec elle, mais elle
refusa, en disant qu'elle avait beaucoup mangé et
qu'elle n'avait plus envie de rien.
Quand Sophie rentra au salon, son papa l'ap-
pela.
« Sophie, tu as oublié ton dessert sur la table,
le voilà en entier : mandarine, pomme, fruits
confits, tu n'as rien mangé.
SOPHIE, étonnée.
Mon dessert? Gomment, mon dessert? Mais je
l'ai eu à table.
LE PAPA.
Tu l'as eu et tu l'as mangé?
SOPHIE.
Je l'ai eu, papa; bien sûr, je l'ai eu.
LE PAPA, souriant.
Et tu l'as mangé? »
LES BONS ENFANTS 57
SOPHIE, embarrassée.
Papa,... il est mangé; oui, il est mangé.
LE PAPA.
C'est toi qui l'as mangé? »
Sophie est de plus en plus embarrassée ; elle ne
veut pas mentir, elle ne veut pas dire qu'elle l'a
donné à Léonce. Elle reste rouge et muette.
LE PAPA.
Ce n'est pas pour te reprocher l'usage que tu
as fait de ton dessert, ma chère enfant, que je
t'adresse ces questions, mais pour m'assurer de
ta bonne action. Je me doutais que tu avais porté
à Léonce ce que tu enfournais si habilement dans
ta poche. G'e^t bon et généreux à toi. Je n'ai pas
voulu que tu fusses privée de ton dessert, et j'ai
fait apporter ce qui t'en revenait. Mange-le, mon
enfant, et sois toujours bonne et généreuse comme
tu l'as été ce soir. Tu n'en seras pas toujours
récompensée en ce monde, mais le bon Dieu, qui
voit tout, répandra sur toi ses bénédictions et
t'aidera de plus en plus à devenir meilleure. »
Sophie remercia et embrassa son papa, qui la
serra tendrement dans ses bras et qui lui remit
l'assiette de dessert; elle la reçut et en mangea
le contenu avec un double plaisir.
C|?
LE MAUVAIS CONSEIL.
UELQUES jours apres, une
tante qu'Arthur aimait
beaucoup lui donna un
joli petit chien blanc à
long poil et à mousta-
ches. Arthur courut bien
vite montrer son petit
chien à Sophie et à
Léonce; Sophie fut en-
chantée, et Léonce fut
mécontent, parce qu'il
était jaloux.
LÉONCE.
Je ne sais pas pour-
quoi ma tante t'a donné
ce chien, à toi qui ne
sauras pas le soigner.
ARTHUR.
Je le soignerai très bien ; aussi bien que toi.
LÉONCE.
Tu ne sauras seulement pas le mener promener.
ARTHUR.
Ce n'est pas difficile, nous l'emmènerons avec
nous aux Tuileries.
60 LES BONS ENFANTS
LÉONCE.
Et qu'en feras-tu pendant que tu joueras?
ARTHUR.
Il jouera avec nous.
LÉONCE.
Comment? tu le feras courir, sauter à la corde,
jouer au cerceau?
SOPHIE.
Mais non; que tu es bête! Pendant que nous
courrons, il l'attachera à une chaise près de ma
bonne.
LÉONCE.
Bête toi-même, avec tes inventions sottes
SOPHIE.
Tu ne m'as pas trouvée bête le jour où je t'ai
apporté mon dessert, que tu as mangé comme un
gourmand.
LÉONCE.
Puisque tu me l'avais apporté, c'était pour me
le faire manger probablement.
SOPHIE.
Je ne dis pai non, mais je dis que ce n'était pa .
bête. D'ailleurs, pourquoi te fàches-tu parce que
ma tante a donné ce chien à x\rthur et pas à toi î
Tu peux t'en amuser tout comme je ferai, moi.
LÉONCE.
Ah ! par exemple ! si tu crois que je suis jaloux
de ce beau présent; que j'aurais voulu avoir cet
ennuyeux animal : tu te trompes bien, je t'assure.
SOPHIE.
Alors pourquoi grognes-tu?
LES BONS ENFANTS 61
LÉONCE.
Je ne grogne pas, mademoiselle; vous ne savez
ce que vous dites,
ARTHUR, interrompant.
Et comment Tappellerons-nous? Il faut lui
donner un nom.
SOPHIE.
C'est vrai ! Appelle-le Blanchet.
LÉONCE.
Comme c'est commun, Blanchet! Ah! ah! ah!
que c'est laid ! que c'est bête !
SOPHIE, vivement.
Et comment veux-tu qu'on l'appelle? Azor, Mé-
dor, Castor? c'est bien plus commun!
LÉONCE, d'un air moqneur.
Appelez-le Laidronnet, il sera bien nommé.
SOPHIE.
Non, monsieur; il est charmant et il ne sera pa3
Laidronnet. Arthur, appelle-le Joliet.
ARTHUR .
Je ne peux pas; ma cousine Berthe a un chien
qui s'appelle Joliet.
SOPHIE.
C'est vrai? Alors..., alors... je ne sais pas, moi,
dis toi-même; tu ne trouves rien?
ARTHUR.
Si je l'appelais Bijou?
SOPHIE.
Très bien, très bien! Bijou, Bijou, viens, mon
petit chéri, viens que je t'embrasse. »
Bijou, qui dormait sur les genoux d'Arthur, ne
62 LES BONS ENFANTS
bougeait pas. Sophie le caressa tout doacement,
baisa ses petites pattes roses, et proposa à Arthur
de le coucher dans le lit de sa poupée. Ils rem-
portèrent chez leur bonne; Arthur le posa douce-
ment dans le petit lit, et Sophie le couvrit avec la
couverture de sa poupée. Léonce les suivit en se
moquant d'eux et se mit à faire du bruit en renver-
sant les chaises et les joujoux.
SOPHIE.
Finis donc, Léonce; tu vas l'éveiller!
LÉONCE.
Le grand malheur quand il s'éveillerait! »
Et il redoubla son tapage, secouant les casse-
roles et la vaisselle de Sophie, et battant du tam-
bour d'Arthur. Sophie se jeta sur la boîte de
ménage pour la lui arracher. Arthur saisit son
tambour, Léonce leur distribua quelques tapes.
Sophie et Arthur se mirent à crier; Bijou s'éveilla
et, voyant une bataille, s'élança sur Léonce et lui
mordit les jambes; Léonce lui donna des coups de
pied, qui heureusement ne l'atteignirent pas, mais
qui le rendirent plus furieux ; il se mit à japper, à
se jeter sur son ennemi, qui commençait à avoir
peur et à se sauver derrière les meubles; Sophie
et Arthur battaient des mains et riaient aux éclats
en criant :
« C'est bien fait! Gela t'apprendra à réveiller
Bijou ! »
La bonne, trouvant Léonce assez puni, se plaça
devant lui et chercha à calmer Bijou. Il se laissa
prendre; mais, aussitôt que Léonce faisait mine
LES BONS ENFANTS
63
de bouger, il montrait les dents et recommençait
à japper. Enfin, Léonce parvint à s'échapper.
Quand il fut en sûreté :
« Maudit animal, s'écria-t-il, je me vengerai;
tu payeras ta méchanceté. »
Le lendemain, en ramenant Bijou des Tuileries,
Il battait du tambour-
Cil les enfants l'avaient conduit en laisse, Arthur
s'aperçut que les pattes, le ventre et la queue du
petit chien étaient pleins de boue.
(( Gomme c'est ennuyeux qu'il soit blanc! dit-il.
Si, du moins, ses poils n'étaient pas si longs, il
se salirait bien moins! Comment faire pour l'em-
pêcher de se salir? »
64 LES BONS ENFANTS
Léonce, qui se trouvait tout seul avec lui, sourit
d'un air malicieux.
« Écoute, dit-il, j'ai remarqué que ce qu'on brû-
lait devenait noir. Le bois brûlé est noir, le papier
brûlé est noir, le bouchon brûlé est noir. Il me
semble que tu pourrais essayer
— De brûler mon pauvre Bijou? s'écria Arthur.
Certainement non, je ne le ferai pas; je ne le veux
pas.
LÉONCE.
Est-ce que je te dis de le brûler, nigaud? Je sais
bien que si tu le brûles, il sera mort.
ARTHUR.
Alors, à quoi sert ce que tu dis?
LÉONCE.
A te donner un bon conseil, tu vas voir. Il faut
seulement brûler le bout de ses poils; rien que
le bout, pour que ses poils soient plus courts et
noirs. Ça ne peut pas lui faire de mal, cela, puisque
tu ne laisseras brûler que le bout, absolument le
bout des poils. »
Arthur était indécis; il ne savait s'il devait ou
non suivre le conseil de Léonce. Il regardait Bijou,
qui dormait sur ses genoux.
(c Pauvre petit, dit-il, si cela te brûlait trop fort!
— C'est impossible, puisque j'éteindrai aussitôt
que tu auras allumé le bout des poils. »
Et pour achever de décider Arthur, il lui présenta
une boîte d'allumettes qui était sur la cheminée.
« Voyons, dépêche-toi; maman ou ma bonne
vont entrer, et Bijou restera sale; il faudra le
LES BONS ENFANTS
65
laver, le peigner, ce qui Tennuie et renrhume; et
ce sera ta faute, tu le vois bien. »
Arthur, convaincu par les raisonnements de
Léonce et désirant épargner un ennui à son petit
favori, prit l'allumette des mains de Léonce, la fit
flamber en frottant sur le couvercle de la boîte,
« Il faut seulement brûler le bout de ses poils. »
et l'approcha de Bijou endormi; en une seconde,
le malheureux chien fut tout en feu ; les poils de
son corps flambaient de tous côtés ; il s'éveilla en
hurlant et chercha à s'élancer à terre; mais Ar-
thur, effrayé, veut éteindre le feu et le retient
dans ses bras. Bijou se débat, se jette à terre et
5
66 LES BONS ENFANTS
tombe, heureusement pour lui, dans une petite
baignoire pleine d'eau que la bonne avait préparée
pour faire un savonnage. Le feu s'éteint aussitôt;
Bijou sort de la baignoire tout fumant, se secouant
et criant encore un peu.
Mais ce fut au tour d'Arthur de crier; le feu
avait pris à son tablier pendant qu'il retenait dans
ses bras Bijou enflammé; ses manches, son pan-
talon commençaient à brûler et à pétiller ; ses bras
et ses cuisses commençaient à griller. La bonne
accourut à ses cris. Le voyant en flammes, elle le
saisit et le plongea dans la baignoire qui avait déjà
sauvé Bijou. Le feu s'éteignit immédiatement, mais
les bras et les cuisses avaient quelques brûlures.
La bonne les bassina avec de Teau-de-vie et ler,
enveloppa de ouate imbibée d'eau-de-vie, ce qui
enleva promptement la douleur et empêcha les
cloches et les plaies.
Léonce s'était échappé au premier cri de Bijou
et d'Arthur; il rentra dans sa chambre, effrayé do
ce qu'il avait fait, et craignant que sa vengeance
contre Bijou ne tournât contre lui-même, ce qui ne
manqua pas d'arriver. Arthur raconta en pleurant
à sa bonne ce que lui avait dit Léonce; elle devina
la méchante intention de ce mauvais garçon. Quand
le papa et la maman rentrèrent, ils furent désolés
en apprenant l'accident qui aurait pu devenir si
terrible. Le papa fit venir Léonce; il entra et resta
tremblant à la porte en voyant le visage sévère de
son père.
« Approchez, monsieur.... Plus près, plus près. »
Elle le plongea dans lu baignoire.
LES BONS ENFANTS 69
Léonce avança avec une frayeur qui ne fit aucune
pitié à son père.
LE PÈRE.
Pourquoi avez-vous donné à votre frère un
conseil qui pouvait causer la mort de son chien
et peut-être la sienne?
LÉONCE.
Je ne savais pas, papa.... Je croyais qu'on pou-
vait..., qu'il éteindrait..., qu'il soufflerait
LE PÈRE.
Vous ne saviez pas que le feu brûlait? Vous ne
saviez pas qu'une fois allumés, les poils de Bijou
ne s'éteindraient pas, et que votre frère était trop
jeune pour pouvoir les éteindre? »
Léonce ne répondit pas; il baissa de plus en plus
sa tête tremblante, et comprit qu'il ne pouvait pas
échapper à la punition qu'il avait méritée.
Son père le regarda quelques instants en silence.
« Monsieur, dit-il enfin, votre sœur et votre
frère souffrent sans cesse de votre méchanceté, de
votre jalousie, de votre basse envie. Vos tours de-
viennent trop dangereux pour que je puisse vous
laisser vivre près d'eux. Allez dans votre chambre
et restez-y. Je vous emmènerai demain pour vous
mettre dans un collège où vous serez sévèrement
tenu et surveillé. Allez. »
Léonce se retira sans répondre; en rentrant dans
sa chambre, il se mit à pleurer amèrement.
« Dans un collège! Mon Dieu! mon Dieu! serai-je
malheureux! Tout seul, sans amis, avec des maîtres
sévères! »
70 LES BONS ENFANTS
Et Léonce sanglotait si bruyamment, que Sophie
l'entendit de sa chambre. Inquiète du chagrin de
son frère, qu'elle aimait malgré ses fréquentes mé-
chancetés, elle courut vers lui j)our savoir la cause
de sa douleur.
Léonce ne l'entendit pas et ne la vit pas entrer ;
la tête cachée dans ses mains, il gémissait et pleu-
rait, ne songeant qu'à son malheur.
Sophie s'approcha, lui passa le bras autour du
cou et lui dit d'une voix tremblante d'émotion :
« Mon pauvre Léonce, qu'as-tu donc pour pleurer
si fort? »
Léonce leva la tête, et, apercevant les yeux de
Sophie pleins de larmes, il en fut touché; il lui
rendit ses baisers et lui répondit à travers ses
sanglots :
(c Sophie, Sophie, je suis malheureux! Je serai
bien plus malheureux. Papa veut m'emmencr de-
main pour me mettre au collège. »
Sophie poussa un cri.
SOPHIE.
Au collège! Pauvre Léonce! Que vas-tu devenir
avec ces méchants maîtres qui ne cesseront de te
gronder et de te punir, et des méchants camarades
qui ne penseront qu'à te tourmenter? Va vite de-
mander pardon à papa. Dis que tu ne le feras plus
Et qu'as-tu fait? ajouta Sophie par réflexion.
LÉONCE.
J'ai conseillé à Arthur d'allumer les poils de
Bijou pour les raccourcir et les noircir, et ils ont
manqué de brûler tous les deux.
LES BONS ENFANTS 71
SOPHIE, se reculant.
C'était toi!... C'est méchant, cela! c'est vrai!...
Ce pauvre Arthur a les bras et le dessus des cuisses
tout grillés.... Et le pauvre petit Bijou est affreux,
il a Fair d'un lièvre cuit.
LÉOiNCE.
Est-ce qu'x\rthur a bien mal?
SOPHIE.
Non, il ne souffre pas depuis que ma bonne lui
a mis du coton trempé dans de l'eau-de-vie ; seu-
lement, il se désole d'avoir rendu Bijou si laid.
LÉONCE
ïl est donc réellement bien laid?
SOPHIE.
Aftreux, affreux! Si tu le voyais, tu ne pourrais
pas t'empêcher de rire. Il a un air si piteux, si
maigrelet ! il est d'une si drôle de couleur ! Ha ! ha !
ha! je lui ai ri au nez quand je l'ai revu. Arthur
n'était pas content; il chsait que je devais pleurer.
J'ai essayé ; pas moyen ! Je riais malgré moi ; j'ai
pourtant fini par pleurer, mais c'était à force de
rire. Je ne savais pas que c'était toi qui avais donné
ce beau conseil à Arthur. Sais-tu que c'est réelle-
ment méchant? Tu savais bien que le feu brûle-
rait.
LÉONCE.
Je le sais bien, que j'ai été méchant. Mais je t'as-
sure que je ne le serai plus. Je t'en prie, je t'en
prie, dis-le à papa. Demande-lui pardon pour moi,
Dis-lui que je ne recommencerai jamais. »
Et Léonce se mit de nouveau à pleurer.
72 LES BONS ENFANTS
Sophie, attendrie, lui promit de demander grâce
à son papa, et le quitta en courant pour chercher
son père.
Il n'était pas dans sa chambre ni au salon ; alors
elle retourna chez sa bonne, pensant qu'il était
avec Arthur. Elle l'y trouva effectivement, et, se je-
tant dans ses bras :
« Papa, je vous en prie, je vous en supplie, dit-
elle, pardonnez au pauvre Léonce; il pleure, il est
désolé; il ne sera plus jamais méchant; il me l'a
bien promis. Ne le mettez pas au collège, papa;
je vous en prie, mon cher papa, laissez-le avec
nous.
ARTHUR .
Vous voulez mettre Léonce au collège, papa?
Oh! pauvre Léonce! S'il va au collège, je serai
malheureux comme lui, je pleurerai toujours.
LE PÈRE.
Mes pauvres enfants, Léonce a déjà fait plusieurs
méchancetés; celle d'aujourd'hui est plus forte que
les autres; tu aurais pu brûler tout entier; le bon
Dieu a permis que ta bonne se soit trouvée là, que
la baignoire se soit trouvée pleine d'eau, qu'elle ait
eu l'heureuse pensée de te jeter dedans ; mais je ne
veux pas vous laisser exposés à de pareils dangers,
et je veux éloigner celui qui vous y expose. »
Arthur et Sophie continuèrent leurs supplica-
tions avec une telle insistance et avec un tel cha-
grin, que le papa, à moitié vaincu, leur promit
d'aller parler à Léonce.
« Si je le trouve vraiment repentant, comme tu
LES BONS ENFANTS 73
le dis, Sophie, je vous promets de le laisser à la
maison près de vous; mais s'il recommence, je ne
lui fais plus de grâce; il ira au collège à la pre-
mière méchanceté, quelque légère qu'elle soit. »
Le papa quitta les enfants après les avoir em-
brassés, et entra chez Léonce, qu'il trouva pleu-
rant toujours, les jeux bouffis, le visage gonflé de
larmes.
Léonce se leva à son approche, et, tombant à
genoux aux pieds de son père, il le supplia, dans
les termes les plus touchants, de pardonner à son
repentir.
(( Papa, je me repens ; bien réellement, bien sin-
cèrement, je me repens. Je sais combien j'ai été
méchant; pourtant je ne croyais pas que le pauvre
Arthur pût être brûlé; j'ai pensé que Bijou serait
un peu brûlé; croyez-moi, papa, je dis la vérité; je
vous assure que si j'avais deviné le mal que j'ai fait
à Arthur, je ne lui aurais pas donné ce mauvais
conseil. J'étais en colère contre Bijou, qui m'avait
mordu la veille : c'est de lui que j'ai voulu me
venger. Et de cela aussi je me repens. Je vois com-
bien j'ai été méchant pour ce pauvre chien, que je
n'aimais pas parce que j'étais jaloux que ma tante
l'eût donné à Arthur plutôt qu'à moi.
LE PÈRE.
Elle a eu bien raison, ta tante; elle sait qu'Ar-
thur est bon et que toi tu es méchant.
LÉONCE.
Oh oui! papa, c'est bien vrai. Arthur et Sophie
sont bons, très bons, cent fois meilleurs que moi,
74 LES BONS ENFANTS
et ma tante a bien raison de les aimer mieux que
moi.
LE PÈRE.
Ta tante t'aimera tout autant si tu mérites d'être
aimé. Je veux bien croire à ton repentir; mais du-
rera-t-il? Ne recommenceras-tu pas tes méchan-
cetés envers Sophie et Arthur?
LÉONCE.
Non, non, papa. Croyez-le. Je ne recommencerai
pas, parce que je suis trop reconnaissant de leur
bonté; je sais que ce sont eux qui ont demandé
grâce pour moi, Sophie m'a quitté pour cela après
avoir cherché à me consoler. Je ne serai plus ja-
loux d'eux, parce que je sens trop bien qu'ils sont
meilleurs que moi; et alors je n'aurai plus que de
l'affection pour eux, et je ne chercherai pas à leur
faire du mal.
• — A cette condition, je veux bien te pardonner,
mon ami, dit le papa en relevant Léonce resté à
genoux devant lui. Qu'il ne soit plus question du
passé; prouve-moi que j'ai eu raison de te par-
donner, en changeant tout à fait de sentiments, et
en devenant bon frère et bon enfant. Prie le bon
Dieu qu'il t'aide à ce changement, et demande-lui
bien pardon de ta journée d'aujourd'hui.
LÉONCE.
Oh oui! papa, aujourd'hui et tous les jours je
lui demanderai de m'aider à devenir bon comme
Sophie et Arthur. Merci, papa, merci; vous êtes
bien bon aussi et vous me rendez bien heu-
reux.
LES BONS ENFANTS 75
LE PÈRE.
Et toi, à ton tour, tu me rends heureux, cher
enfant, en me promettant de te corriger avec l'aide
du bon Dieu, car sans lui nous ne pouvons rien
faire; mais prions-le, il nous écoutera. »
Léonce se jeta dans les bras de son père, qui
l'embrassa tendrement en signe de réconciliation
parfaite ; il le mena dans la chambre de Sophie et
d'Arthur, qui attendaient avec anxiété le résultat
de la visite de leur père.
(( Je vous amène un collégien qui a fini sa péni-
tence, dit-il en sourian^t; un frère tout changé. Con-
trairement à Bijou, qui est devenu noir de blanc
qu'il était, Léonce nous revient blanc comme un
lis, de noir qu'il était; il reconnaît ses torts, si bien,
si sincèrement et si humblement, que je suis per-
suadé qu'il n'y retombera pas.
SOPHIE.
Non, non, il n'y retombera pas; il sera un bon
et excellent frère, que nous aimons beaucoup et que
nous aimerons énormément, n'est-ce pas, Léonce?
■ — Je tâcherai d'être bon comme vous, dit Léonce
attendri.
LE PÈRE.
Très bien, mon ami. Je vous laisse pour porter
la bonne nouvelle à votre maman, qui s'afflige et
qui croit que Léonce doit partir demain. »
Quand les enfants furent seuls, Sophie sauta au
cou de Léonce, qui fondit en larmes.
SOPHIE.
Quoi donc? Qu'as-tu encore? Tu n'as donc pas
76 LES BONS ENFANTS
entendu que papa t'a pardonné tout à fait? De quoi
as-tu peur?
LÉONCE.
Je pleure de joie, ce n'est pas de peur. Je suis
touché de la bonté de papa et de la vôtre, Sophie
et Arthur. Ce pauvre Arthur, au lieu d'être bien
aise de me voir punir, a demandé grâce pour moi;
cela me fait pleurer d'attendrissement.
ARTHUR.
Comment aurais-je pu être assez méchant pour
me réjouir de ton chagrin, mon pauvre Léonce?
LÉONCE.
C'est pourtant ce qui m'est arrivé bien des fois
quand j'étais jaloux de vous et que je cherchais à
me venger de ce que j'étais mauvais quand vous
étiez bons.
SOPîIlE.
Tu étais jaloux de nous? Oh! que c'est drôle!
Je ne m'étais donc pas trompée quand je disais que
tu étais jaloux de ce que ma tante avait donné
Bijou à Arthur et pas à toi?
LÉONCE.
Non, tu ne te trompais pas; c'est pour cela que
j'ai pris en grippe le pauvre Bijou.
ARTHUR.
Mais, à présent que tu n'es plus jaloux, tu ne k
détesteras plus, et tu ne lui feras plus de mal?
LÉONCE.
Non, non, je te le promets.
— Alors je peux le tirer de sa cachette », dit
Arthur enchanté.
LES BONS ENFANTS 77
Et il alla vers son armoire, l'ouvrit; Bijou en
sortit tout joyeux.
En le voyant si noir et si laid, Sophie se mit à
rire, Arthur lui-même ne put s'empêcher de sou-
rire : Léonce seul resta sérieux et pensif.
SOPHIE.
Tu ne le trouves pas drôle et affreux?
LÉONCE.
Affreux, oui; mais drôle, non; car je pense que
c'est moi qui suis cause de sa laideur.
— Viens, mon pauvre Bijou, viens dire bonjour
à ton nouveau maître, dit Sophie en menant Bijou
vers Léonce. N'aie pas peur; il ne te fera pas de
mal. »
Le pauvre chien, sans rancune, vint lécher la
main que lui tendait son ancien ennemi. Léonce,
touché de cette caresse, le prit dans ses bras,
l'embrassa à plusieurs reprises et lui promit un
des petits gâteaux ou biscuits qu'il devait avoir
pour son dessert.
Depuis ce temps, Léonce devint l'ami et le pro-
tecteur de Bijou, et l'ami le plus dévoué de Sophie
et d'Arthur; aux Tuileries il ne songeait qu'à les
protéger contre les exigences et les vivacités de
leurs camarades plus âgés; plus d'une fois il sou-
tint des combats pour les défendre ; un jour il ne
craignit pas d'attaquer un grand et gros garçon de
douze ans qui voulait, par pur caprice, mettre
Arthur hors du jeu. Léonce combattit si vaillam-
ment, que les autres garçons, qui avaient commencé
par rire et regarder la bataille, s'indignèrent de
78 LES BONS ENFANTS
la lâcheté du grand qui assommait Léonce de ses
gros poings et de ses gros pieds; ils se jetèrent
entre les combattants et donnèrent une bonne ros-
sée au grand garçon, dont le nom était Justin. Ils
félicitèrent Léonce de son courage, ainsi qu'Ar-
thur, qui, tout petit qu'il était, était accouru au
secours de son frère ; tous deux avaient reçu plu-
sieurs coups de poing et coups de pied. Leurs
camarades les portèrent en triomphe tout autour
du cercle de leurs jeux; ils chassèrent Justin de
leur société, le déclarèrent banni à tout jamais.
Justin, furieux, alla se proposera un autre cercle,
composé de tous les querelleurs, batailleurs, vau-
riens, chassés des autres jeux. Celui dans lequel
se trouvaient Léonce et Arthur prit le nom de
cercle des Vrais Français, et celui de Justin fut
connu sous celui de Bersaglieri. Jamais ils ne se
mêlaient dans leurs jeux. Il arriva quelquefois
que les Bersaglieri cherchèrent à provoquer les
Vrais Français par des injures et des mottes de
terre lancées dans les groupes. Mais les Vrais Fran-
çais dédaignaient ces insultes, faisaient les cornes
à leurs ennemis et continuaient leurs jeux, pro-
tégés par les gardiens des Tuileries, qui les recon-
naissaient à leur docilité et à leur politesse.
CÎT)
OPHiE était seule dans sa cham-
bre, assise sur une chaise bas-
se ; devant elle était une table,
et sur cette table deux livres,
un cahier de papier rayé, une
plume et un encrier. Sophie
ne lisait pas, elle n'écrivait
pas; elle restait devant sa table
les bras croisés, des larmes
dans les yeux. La porte de la
chambre s'entr'ou vrit ; une jo-
lie tête blonde se fit voir, So-
phie se retourna et reconnut
sa cousine Yalentine; mais
elle ne lui parla pas et resta
tristement sur sa chaise.
80 LES BONS ENFANTS
(( Tu ne me reconnais donc pas? dit Valentine
entrant tout à fait.
— Oui, je te reconnais; mais je ne peux pas
bouger, répondit tristement Sophie.
VALENTINE.
Pourquoi cela?
sopniE.
Parce que ma maîtresse m'a ordonné de rester
là jusqu'à ce que j'eusse fini ma leçon.
VALENTINE.
En as-tu encore beaucoup à faire?
SOPHIE.
Je crois bien ; je n'ai pas seulement commencé !
VALENTINE.
Oh! que c'est ennuyeux! Commence vite, pour
finir vite, et puis nous irons jouer.
SOPHIE.
Je ne peux pas finir, car j'en ai trop à faire.
VALENTINE.
11 faut pourtant que tu finisses.
SOPHIE.
Non, parce que je ne commencerai pas. Il y a
plus d'une demi-heure que je suis ici.
VALENTINE.
Mais tu ne peux pas rester toute la journée as-
sise devant ton cahier à ne rien faire.
SOPHIE.
11 le faut bien, puisque j'en ai trop à écrire et à
apprendre par cœur.
VALENTINE.
Écoute, fais-moi voir ce que ta maîtresse t'a
laissé à faire.
LES BONS ENFANTS 81
SOPHIE.
Tiens, regarde. Dix grandes lignes à apprendre
par cœur, et puis il faut que je les écrive d'une
écriture soignée. Et encore des chiffres auxquels
je ne comprends rien.
VALENTINE.
Tu trouves que c'est beaucoup? Moi, qui ai sept
ans, comme toi, on m'en donne bien plus, et je le
fais pourtant. Montre-moi ce que tu dois apprendre
par cœur. »
Si j'étais roi, disait Gros-Jean à Pierre,
Si j'étais roi, voici ce que je ferais, moi :
J'aurais un cheval avec deux panaches
Pour mieux garder mes moutons et mes vache^"-,
Si j'étais roi, si j'étais roi.
Si j'étais roi, lui répondit Gros-Pierre, -
Si j'étais roi, voici ce que je ferais, moi :
J'adoucirais le sort de mon vieux père,
Je donnerais du pain blanc à ma mère.
Si j'étais roi, si j'étais roi.
VALEMIXE, Usant.
« C'est très joli, cela, et très amusant à ap-
prendre; moi, on me donne des choses bien plus
ennuyeuses et difficiles, car je n'y comprends rien.
Essaye, tu vas voir comme tu le sauras vite.
SOPHIE.
Non, je ne veux pas; je ne le saurais jamais.
VALENTINE.
Je t'en prie, Sophie, essaye un peu. Je t'aiderai,
veux-tu? Je te ferai répéter. Commence <c Si
« j'étais roi
6
82 LES BONS ENFANTS
SOPHIE.
Et à quoi cela m'avancera-t-il de le savoir,
puisque je dois encore l'écrire après?
VALENTINE.
Gela t'avancera beaucoup, car, à mesure que tu
sauras une phrase, tu l'écriras, ce qui fait que tu
ne l'oublieras plus.
SOPHIE.
Comment? je ne sais pas faire cela.
VALENTINE.
Tu vas voir. Commençons.... « Si j'étais roi.... »
Répète donc : « Si j'étais roi.... »
SOPHIE.
« Si j'étais roi » Et puis?
VALENTINE.
A présent, écris : « Si j'étais roi ». Fais attention,
écris bien; ce n'est pas long, trois mots.
SOPHIE, écrivant.
Là! c'est fait. Et après? Que faut-il faire?
VALENTINE.
Répète : « Disait Gros-Jean à Pierre »
SOPHIE.
(c Disait Gros-Jean à Pierre.... » Et puis?
VALENTINE.
Eh bien ! écris sur ton cahier.
SOPHIE.
Quoi?
VALENTINE.
Mais ce que tu viens de dire : « Disait Gros-Jean
« à Pierre. »
« C'est très joli, cela. » (Page 81.)
LES BONS ENFANTS 85
Sophie écrit. Valentine continue de lui dicter
sa leçon, phrase par phrase, avec une patience
d'autant plus méritoire que Sophie faisait exprès
comme si elle ne comprenait pas, et redemandait
sans cesse : « Et puis? — Et après? — Que faut-il
faire? »
Valentine fut plusieurs fois sur le point de jeter
le livre, de dire à Sophie qu'elle faisait la bête;
mais elle réprima si bien son impatience, que So-
phie ne s'en aperçut pas. A mesure qu'elle avan-
çait la leçon, grâce à sa bonne petite cousine, So-
phie sentait son humeur se dissiper; elle reprenait
courage, et tout était fini qu'elle demandait en-
core : « Et puis?
— Et puis rien ! répondit Valentine triomphante.
C'est fini, tu as tout écrit.
— Fini? dit Sophie avec surprise. Je croyais
que ce serait bien plus long.
— Tu vois que je te disais vrai. Tu as la
bonne manière à présent, et tu feras tes leçons
bien plus facilement. A oyons maintenant si tu la
sais. »
Sophie commença, continua et termina sans s'ar-
rêter, sans hésiter un instant.
« Merci, bonne Valentine, s'écria-t-elle en l'em-
brassant; c'est toi qui m'as sauvée d'un ennui! ah!
d'un ennui qui me faisait pleurer.
VALENTINE, souriaiit .
Pleurer... un peu par humeur plus que par
chagrin, n'est-ce pas, Sophie?
— C'est vrai, dit Sophie en rougissant; j'étais
86 LES BONS ENFANTS
si en colère contre ma maîtresse que, sans toi, je
n'aurais rien fait du tout.
VALENTINE .
Et que serait-il arrivé?
SOPHIE.
Je n'en sais rien, moi.
VALENTINE.
Mais moi je le sais ; tu te serais ennuyée et fâ-
chée de plus en plus jusqu'au retour de ta maî-
tresse; elle t'aurait grondée, tu aurais répondu
avec humeur; elle serait allée se plaindre à ma
tante, qui t'aurait grondée
SOPHIE.
Et mise en pénitence, bien sûr.
VALENTINE.
Tu vois combien tu te serais rendue malheu-
reuse; et à présent, au contraire, comme tu es
gaie et contente.
SOPHIE.
C'est encore vrai ; une autre fois je ferai comme
tu m'as montré, et c'est ce que je ne savais
pas Mais j'ai encore quelque chose à faire.
Regarde comme c'est difficile. Je n'y comprends
rien .
VALENTINE,
« Sophie a trouvé 2 noix dans un coin, 4 dans son
panier, 3 dans sa poche et 5 dans le tiroir de sa
table. Son petit frère lui en prend 2; une souris
lui en emporte 1 ; le petit chat en fait rouler 2
dans le feu. Combien lui en reste-t-il? »
LES BONS ENFANTS 87
SOPHIE.
Comment veux-tu que je devine, au milieu de
tous ces chiffres, ce qui reste de noix.
VALENTINE.
C'est très facile, tu vas voir. Voyons d'abord
combien tu as trouvé de noix. Ecris : ^,... 4,...
3,... 5. Combien cela fait-il?
SOPHIE.
Cela fait : 2, 4, 3, 5. Deux mille quatre cent
trente-cinq. »
Yalentine la regarde avec surprise, prend le
cahier et éclate de rire. Sophie commence à se fâcher.
SOPHIE.
Que trouves-tu de si drôle? J'ai écrit comme tu
me l'as dit.
VALENTINE, viant.
Tu as mis les chiffres à côté les uns des autres.
SOPHIE, piquée.
Et comment veux-tu que je les mette?
VALENTINE.
Au-dessous les uns des autres ! Comme cela :
4
3
5
SOPHIE.
Et qu'est-ce que cela fera?
VALENTINE.
Cela fera 2 et 4 font 6, et 3 font 9, et 5 font 14.
SOPHIE.
Ah ! c'est vrai ! tu as raison ! J'avais oublié.
88 LES BONS ENFANTS
VALENTINE.
C'est donc 14 noix que tu as.
SOPHIE.
G'est-à-dire que je voudrais avoir, et que je
n'ai pas.
VALENTINE.
Tu vois bien que c'est une leçon pour t'apprendre
à compter. A présent, compte combien on t'a pris
de noix. »
Sophie écrit :
2
1
2
(( Cela fait,... cela fait.... Attends.... 2 et 1, 3,
puis 2, cela fait 5.
' VALENTINE.
Très bien; à présent, écris i4, et 5 au-dessous :
14
D
Très bien; combien reste-t-il? Il reste 9. Tu
vois comme c'est facile.
SOPHIE.
C'est vrai! Comme tu as vite fait cela! je ne
l'aurais jamais trouvé. Ma maîtresse ne m'explique
rien d'avance.
VALENTINE.
Comment s'appelle-t-elle?
SOPHIE.
. C'est une Anglaise; elle s'appelle miss Albion.
VALENTINE.
Moi, j'ai une Française excellente, Mlle Frichon.
LES BONS ENFANTS 89
SOPHIE.
Je voudrais bien que maman me la donnât, je
n'aime pas les Anglais, et jamais je n'apprendrai
l'anglais; j'aimerais mieux savoir l'allemand, comme
toi.
VALENTINE.
C'est que j'ai une bonne allemande; voilà pour-
quoi je le sais si bien. Demande à ma tante de te
donner une bonne allemande.
SOPHIE.
Je tâcherai de faire renvoyer miss Albion.
VALENTINE.
Comment feras-tu?
SOPHIE.
Je n'apprendrai rien ; je ne saurai rien ; alors on
croira que c'est la faute de miss Albion.
VALENTINE.
Oh! ce serait mal, Sophie; ne fais pas cela,
c'est toi qui en serais punie; tu penses bien que
miss Albion se plaindrait de toi ; tu serais en pé-
nitence et tu te ferais un mauvais cœur en faisant
du mal.
— C'e.^t vrai, répondit Sophie en soupirant;
c'est pourtant bien ennuyeux d'apprendre l'an-
glais. ))
Tout en causant, les cousines rangeaient les^
livres et les cahiers. Valentine acheva de con-
vaincre Sophie qu'elle devait se soumettre à la
volonté de sa maman, faire les devoirs que lui
donnait miss Albion, et même apprendre l'anglais.
Malgré sa bonne volonté, Sophie ne faisait pas
90 LES BONS ENFANTS
beaucoup de progrès, ni en écriture, ni en calcul, et
surtout en anglais; au bout d'un an elle ne pouvait
ni causer en anglais, ni comprendre facilement ce
qu'elle lisait; il en était de même pour le reste.
Un jour, jour de triomphe, miss Albion dit à
Sophie en s'en allant :
« Je vous dis adieu pour tout à fait, miss So-
phie, car je pars pour la Grande-Bretagne et je ne
reviendrai plus. »
Sophie poussa un cri de joie, que mîss Albion
prit pour un cri de désespoir; elle en fut très
flattée et raconta partout que « cette bonne petite
miss Sophie aimait tant elle, que lorsqu'elle s'est
séparée, la petite avait presque tombé de douleur )>.
La maman de Sophie lui donna pour maîtresse
Mlle Frichon, et, à partir de ce jour, Sophie fit
de tels progrès, qu'elle rattrapa bientôt sa cousine
Valentine. Enfin, le dernier vœu de Sophie fut
comblé quand sa maman lui annonça qu'elle allait
avoir une bonne allemande, la sœur de celle de
Valentine. Sophie fut si contente qu'elle se mit à
sauter dans le salon sans regarder où elle allait,
et qu'elle renversa une table sur laquelle étaient
une lampe et un verre d'eau sucrée; l'huile et
l'eau se répandirent sur le tapis; la maman cria, le
papa gronda, et Sophie se sauva dans sa chambre,
ou elle trouva la bonne qui venait d'arriver.
MINA.
c'était le nom de
la nouvelle bonne
de Sophie, ne sa-
vait pas du tout
le français, ce qui
obligea Sophie et
ses frères à ap-
prendre beaucoup
de mots a 1 1 e-
mands; ils firent
des progrès si ra-
pides, qu'au bout
de deux mois ils
furent en état,
non seulement de comprendre ce que leur disait
Mina, mais de lui demander en allemand tout ce
qui était nécessaire à leur vie habituelle. Léonce
était devenu bon, de méchant qu'il avait été; mais
il lui était resté un peu de malice et du goût pour
la taquinerie.
Un jour il y avait plusieurs enfants chez Mme de
Chattemur : ils jouaient à se costumer de diffé-
rentes façons; ils avaient la permission de pren-
dre les robes, châles, manteaux, bonnets, etc.,
92 LES BONS ENFANTS
de Mme de Chattemur, qui aidait même à les
déguiser. Quand ils étaient habillés, ils allaient se
faire voir au salon; quelquefois ils j jouaient une
charade.
La bonne et la maman achevaient de déguiser
Sophie en garde-malade.
« Une serviette sur le bras, dit Mme de Chatte-
mur; Mina, donnez-moi une serviette.
— Que demande madame? je n'ai pas compris,
dit Mina en allemand à Léonce.
— Elle demande un vase de nuit, répondit-il de
même.
— Oh! est-ce possible, monsieur Léonce?
— C'est très vrai, et vous devez l'apporter au
salon, car Sophie va faire la garde-malade de Va-
lentine, et il lui faut un vase de nuit. »
Mina sortit avec quelque répugnance. En atten-
dant son retour, qui se faisait attendre, Sophie et
Valentine entrèrent au salon; leur apparition,
l'une en garde-malade et l'autre en malade coif-
fée d'un bonnet de coton, vêtue d'une veste de
chasse faisant robe de chambre, provoqua un
accès de rire au salon. La gaieté redoubla quand
la porte en face s'ouvrit presque en même temps
et fît voir Mina, troublée et rougissante, qui arri-
vait avec son vase à la main et se dirigeait vers
Sophie.
« Je n'en veux pas ! je n'en veux pas ! » criait
Sophie en riant et en se sauvant.
Mina, rouge et embarrassée, la poursuivait sans
parler ; ne pouvant lui faire accepter son meuble,
LES BONS ENFANTS 95
elle le présenta à Valentine. Les rires redoublèrent
ainsi que l'embarras de Mina, qui expliquait en
allemand à M. de Chattemur qu'elle exécutait un
ordre de sa maîtresse. Personne ne comprenait le
langage de la pauvre fille ; on croyait qu'elle jouait
un rôle; les enfants riaient à se tordre; Léonce
était enchanté du succès de son espièglerie; il se
mit à sauter autour de Mina; la malade, la garde-
malade et les autres enfants se joignirent à lui, et
la pauvre Allemande, entourée, enveloppée, perdit
contenance, laissa échapper de ses mains le vase,
dont elle ne pouvait se débarrasser, et, le voyant
brisé, elle jeta sur Léonce un regard suppliant et
se mit à pleurer.
LE PÈRE.
Qu'est-ce? Je crois que Mina pleure; ce n'est,
donc pas une scène arrangée entre vous? »
Léonce, qui ne s'attendait pas du tout à cette
fm de comédie et qui croyait ne faire qu'une plai-
santerie innocente, fut très peiné du chagrin de
Mina, et, s'approchant d'elle, il lui expliqua en
allemand que ce n'était qu'une plaisanterie; que
sa maman n'avait pas demandé un vase de nuit,
mais une serviette, et que c'était lui qui avait
voulu un peu égayer le jeu. 11 fit en français la
même explication à son papa.
LÉONCE.
Je suis bien fâché, je vous assure, papa, que la
pauvre Mina s'afflige pour une chose si simple; si
j'avais cru devoir la chagriner, je ne l'aurais cer-
tainement pas fait.
96 LES BONS ENFANTS
M. DE CHATTEMUR.
-' Si Mina était chez nous depuis longtemps, mon
ami, elle n'eût pas été timide et honteuse comme
elle l'est maintenant. N'oublie pas qu'il y a tou-
jours à faire une grande différence entre un
domestique ancien, sur de la bonne opinion et de
raffection de ses maîtres, et un domestique nou-
veau, qui ne sait pas s'il plaît ou déplaît. Je parie
qu'elle est inquiète, qu'elle croit que nous pre-
nons sa mésaventure pour un manque de res-
pect. »
Quand Léonce, se tournant vers Mina, se mit à
la questionner, elle lui dit effectivement qu'il la
ferait gronder.
« Votre papa et ces messieurs et dames vont me
croire bien hardie, monsieur Léonce, et ils pren-
dront mauvaise opinion de moi; cela m'est très
pénible.
LÉONCE.
Mais non, ma bonne Mina; je viens d'expliquer
à tout le monde que c'est ma faute, que c'est moi
qui vous ai fait accroire que maman vous ordon-
nait d'apporter ce pot pour la comédie de Sophie,
et papa m'a dit que j'avais eu tort et qu'il fallait
vous rassurer, parce qu'ils savent tous que c'est
moi qui vous ai fait une mauvaise plaisanterie.
MINA.
Merci bien, monsieur Léonce; je suis tranquille
à présent. »
Mina fit quelques révérences d'excuses et de re-
merciements, et s'en alla emportant les débris du
LES BONS ENFANTS 97
vase, que les enfants l'avaient aidée à ramasser.
SOPHIE.
Pourquoi as-tu dit cela à Mina, Léonce? c'est
méchant.
LÉONCE.
Je t'assure que j'en suis bien fâché et que je ne
croyais pas lui faire de la peine. Avoue qu'elle
est un peu sotte de s'être mise à pleurer.
VALENTINE.
Non, monsieur, elle n'est pas sotte du tout; cela
prouve, au contraire, qu'elle a beaucoup d'es-
prit.
LÉONCE.
Comment cela? Je ne comprends pas.
VALENTINE.
Voilà! Toi tu ne comprends pas, et Mina a tout
de suite compris qu'elle avait l'air de se moquer
des personnes du salon, et, comme elle est très
bonne et très polie, elle a été peinée. Et toi, tu es
un méchant.
LÉONCE.
Laisse-moi donc tranquille! Je ne l'ai pas fait
par méchanceté, et je ne suis plus méchant.
VALENTINE.
Alors tu es bête.
LÉONCE, 7^é fléchissant.
Cela, c'est possible. Je ne dis pas non. Mais...
'aime encore mieux être bête que méchant. Quand
'étais méchant, je me sentais le cœur mal à l'aise,
jamais content. Quand j'ai fait une bêtise, je suis
fâché d'avoir fait de la peine; mais ce n'est pas la
98 LES BONS ENFANTS
même chose.... Je ne sais pas comment expliquer
cela.
VALENTINE.
Mon pauvre Léonce, tu es bon et tu n'es ni mé-
chant ni bête; j'étais un peu en colère contre toi
d'avoir fait pleurer Mina, qui est la sœur de ma
bonne, que j'aime beaucoup; pardonne-moi et em-
brasse-moi. »
Léonce et Valentine s'embrassèrent bien tendre-
ment.
Le papa de Valentine, qui les avait écoutés, ap-
pela Léonce.
<( Veux-tu que je t'explique, mon ami, ce que
tu ne pouvais pas comprendre tout à Theure?
LÉONCE.
Oh oui! mon oncle, je vous en prie.
M. DE RÉGIS.
Quand tu as fait de la peine à quelqu'un sans le
vouloir, ton cœur souffre parce qu'il est bon, mais
ta conscience reste tranquille.
VALENTINE.
Quelle différence y a-t-il, papa, entre le cœur
et la conscience? Où est la conscience? Est-ce
qu'elle est près du cœur?
M. DE RÉGIS.
La différence, mon enfant, c'est qu'avec le cœur
nous aimons, nous nous affligeons, nous nous
réjouissons; et avec la conscience nous sentons
que nous faisons mal ou bien, nous sentons que
nous avons mérité une punition et que nous l'au-
rons. Et c'est pourquoi, Léonce, tu avais ce ma-
LES BONS ENFANTS 99
laise, cette tristesse qui te rendait malheureux
quand tu étais méchant.
LÉONCE.
Ah! je comprends, je comprends. Je peux rac-
commoder ie chagrin que j'ai fait, et je ne peux
pas empêcher la punition que j'ai méritée.
M. DE RÉGIS.
Précisément; tu as très bien compris.
VALENTINE.
Papa, vous ne m'avez pas dit où est la con-
science. Je ne la sens nulle part.
>I. DE RÉGIS.
C'est qu'elle n'est nulle part. C'est une pensée;
tu ne peux pas voir ni toucher tes pensées.
VALENTINE, bctS Cl Sopllie.
Dis donc, Sophie, est-ce que tu comprends?
SOPHIE, de même.
Pas du tout; je n'y comprends rien.
VALENTINE.
Ni moi non plus.
SOPHIE.
Alors allons jouer. Où est donc Arthur? Tiens,
le voilà qui dort sur le canapé! Arthur, viens jouer,
VALENTINE.
Il ne bouge pas. Comme il dort bien! Camille,
Madeleine, venez voir comme Arthur dort ])rofon-
dément, il n'entend rien.
CAMILLE.
Pauvre petit, il ne faut pas l'éveiller. Comme il
est gentil ! Envoyons Louis pour appeler Mina, elle
le couchera dans son lit. Louis! Où est-il donc?
100
LES BONS ENFANTS
SOPHIE.
Cherchons-le; il s'est caché probablement. »
Les enfants cherchent et appellent Louis de tous
côtés; ils ne le trouvent pas.
(c Ma tante Ta peut-être renvoyé à la maison, dit
Sophie.
« Arthur dort profondément; il n'entend rien. » (Page 99.)
CAMILLE.
Peut-être; demandons-lui.... Ma tante, nous ne
trouvons pas Louis; est-ce que vous l'avez renvoyé
pour se coucher?
' — Non, dit Mme de Préau; il est caché quelque
part.
LES BONS ENFANTS
101
SOPHIE.
Nous l'avons pourtant cherché partout. »
Mme de Préau, un peu inquiète, se leva pour
chercher avec les enfants. En entrant dans la
chambre à coucher de Mme de Chattemur, elles
virent ou plutôt entendirent Follet, son petit
chien, aboyer avec crainte et colère près de sa
Follet aboyait avec crainte et colère.
niche, dans laquelle il voulait et n'osait pas entrer.
« Qu'a-t-il donc à aboyer ainsi? » dit Mme de
Préau en approchant de cette niche qui était grande
et belle, couverte en velours rouge, doublée de
taffetas ouaté. Elle se baissa, vit quelque chose
de noir, qu'elle tira; c'était Louis, qui s'était blotti
dans cette niche dont il avait chassé Follet quand il
102 LES BONS ENFANTS
avait entendu ses cousines l'appeler. Follet l'avait
trahi.
MADAME DE PRÉAU.
Voilà un quart d'heure que tes cousines te
cherchent, Louis; pourquoi ne répondais-tu pas?
LOUIS.
Je voulais leur faire croire que j'étais perdu ;
sans ce petit imbécile de Follet, elles ne m'auraient
jamais trouvé.
MADAME DE PRÉAU.
Tu ne penses donc pas que j'aurais été bien plus
inquiète que je ne l'ai été, et que j'aurais eu un
chagrin affreux de ne pas te trouver?
LOUIS.
Vraiment, maman, vous étiez inquiète? Pour-
quoi, puisque j'étais dans cette niche, où on est si
bien?
MADAME DE PREAU. .
Mais nous ne le savions pas! Je craignais que tu
ne te fusses échappé, sauvé dans la rue, et je ne
sais quoi encore.
LOUIS.
Pardon, maman, je suis bien fâché; je ne croyais
pas vous faire de la peine.
MADAME DE PRÉAU.
Une autre fois, quand tu verras qu'on te cherche
depuis longtemps et avec inquiétude, sors de ta
cachette ou réponds. On ne sera plus inquiet. »
Louis le promit; pendant ce temps Mina avait
trouvé Arthur endormi sur le canapé et l'avait
emporté, déshabillé et couché sans qu'il se fut
LES BONS ENFANTS 103
éveillé. Il était assez tard; on emmena les enfants
qui restaient; Sophie et Léonce allèrent aussi se
coucher. C'est ainsi que finit cette soirée amu-
sante.
ERS le milieu de l'été,
Mme de Rouville avait
réuni chez elle une grande
partie de sa famille; les
enfants étaient nombreux
et profitaient des plaisirs
innocents qu'offre la cam-
pagne en toutes saisons.
« Venez vite, venez tous
chercher et ramasser des
marrons ! criait Jacques
à ses cousins et cousines
assis en rond autour d'un
tas de fleurs, qu'ils ef-
feuillaient et mettaient
dans des paniers pour
une procession qui de-
vait avoir lieu le lende-
106 LES BONS ENFANTS
main au village. Dépèchez-vous ; tout le monde va
partir.
HENRIETTE.
Qui donc, tout le monde?
JACQUES.
Les gens de la ferme; on va grimper dans les
marronniers, secouer les branches; les marrons
tomberont, nous les ramasserons ; et puis on
s'assoira sous les arbres, on mangera du pain et
du fromage, on boira du cidre.
— Nous arrivons, nous arrivons! crièrent les
enfants tous ensemble en se levant précipitam-
ment.
— Et les fleurs? et la procession? dit Camille
d'un air consterné.
— Nous reviendrons plus tard; nous aurons le
temps ! » crièrent les enfants en se sauvant.
Camille resta seule avec les fleurs éparses devant
elle.
« Ils sont jeunes, dit-elle en soupirant, plus
jeunes que moi. Ils aiment à s'amuser; c'est bien
naturel ! »
Et la bonne petite Camille ramassa les fleurs, les
remit dans les paniers renversés sur l'herbe, et
continua à les effeuiller et à remplir les paniers.
« Là, plus de fleurs à effeuiller; les paniers sont
pleins jusqu'au bord ; voyons si nous avons chacun
le nôtre. »
Et Camille se mit à nommer les enfants et à
mettre dans chaque panier les papiers qui portaient
leur nom.
o
3
es
■Si
VI
a
o
xr.
O
LES BONS ENFANTS 109
« Madeleine,... Elisabeth,... Henriette,... Marie-
Thérèse,... Marguerite,... Léonce,... x\rthur,...
Louis,... Jacques,... Valentine,... Armand,... So-
phie,... Paul,... Pierre,... Henri,... Gaston.... Ah!
il n'y en a pas pour moi. Voici pourtant le papier
avec mon nom.... Je pourrais bien le mettre à la
place de celui de Paul ; il est si petit, qu'il se con-
tentera d'un sac ou d'un mouchoir Non, ce ne
serait pas bien, ce serait égoïste; ce pauvre petit,
il ne peut pas se défendre, lui. . . . Il pleurerait peut-
être Et moi qui suis grande, je peux bien ne
pas avoir de panier.... Au lieu de marcher avec les
enfants de la procession qui jettent des fleurs, je
marcherai près de maman.... C'est tout de même
dommage, ajouta-t-elle en soupirant J'aurais
tant aimé à jeter des fleurs au bon Dieu.... Si je
changeais le papier? Allons, allons, pas de faiblesse,
pas d'égoïsme. Adieu les fleurs! adieu les paniers!
je ne veux plus vous voir, vous me tentez trop. »
Et, courant à la maison, elle appela sa bonne :
(c Ma bonne, ma bonne, voilà tous les paniers de
fleurs pour demain, là-bas, sur l'herbe; veux-tu les
porter dans nos chambres? Les noms sont dans
chaque panier. »
Et Camille courut rejoindre ses cousins et cou-
sines; elle arriva au milieu de rires et de cris
joyeux. Des gamins étaient montés dans les mar-
ronniers; avec leurs sabots ou des bâtons ils
faisaient tomber une pluie do marrons; ceux qui
étaient dessous en recevaient sur le dos, sur la
tête.
110 LES BONS ENFANTS
(( Arrêtez, arrêtez! criaient-ils; ça pique!
— Gare là-dessous! » criaient les gamins en se-
couant les branches de plus belle.
Dans les moments d'intervalle, on se précipitait
pour ramasser le plus de marrons possible; chacun
avait son tas. Lorsque Camille arriva, il y en avait
quelques-uns très gros, d'autres tout petits ; c'étaient
ceux des quatre plus jeunes enfants, Paul, Gaston,
Armand et Marie-Thérèse. Ils étaient tous quatre
près de leurs tas, et les regardaient avec tris-
tesse.
(( Regarde, Camille, comme nous en avons peu;
c'est parce que nous sommes petits; les grands
sont plus habiles, ils prennent tout. »
Et pourtant les pauvres petits étaient rouges et
tout en sueur, tant ils s'étaient donné de peine
pour ramasser leurs misérables petits tas.
CAMILLE.
Attendez, mes petits; reposez-vous pendant que
je vais en ramasser pour vous; je vais tâcher de
vous faire de gros tas comme les autres.
— Vrai, vrai? s'écria Gaston.
— Merci, merci, bonne Camille ! » s'écrièrent-ils
en chœur.
Camille se mit à l'ouvrage avec un zèle qui fit
peur aux autres.
JACQUES.
Tu vas trop vite, Camille : tu ramasses tout.
LOUIS.
Tu vas avoir un tas plus gros que les nôtres,
quoique tu sois arrivée longtemps après nous.
LES BONS ENFANTS " 111
HENRIETTE.
Camille, prends garde, on secoue les arbres.
CAMILLE.
Ça ne fait rien, mon chapeau me garantit la tête. »
Et, pendant que les autres se sauvaient, Camille
ramassait toujours. Quand son tablier était plein,
elle le vidait sur les marrons des quatre plus
jeunes, qui sautaient autour de leurs tas à mesure
qu'ils grossissaient.
Mais Camille avait beau se dépêcher, se mettre
en nage, elle ne pouvait pas fournir assez de
marrons pour rendre les quatre tas aussi gros
que les autres, qui avaient chacun leurs ouvriers.
L'exemple de Camille avait donné aux enfants
l'envie de faire comme elle; tous s'étaient mis à
ramasser les marrons avec une ardeur admirable :
les tas grossissaient à vue d'œil ; ceux des quatre
petits augmentaient aussi, mais pas autant.
(c Pauvre Camille, tu es fatiguée, dit Gaston en
l'arrêtant, pour l'empêcher de continuer sa be-
sogne.
— Repose-toi, pauvre Camille, dit le petit Ar-
mand.
— Oui, oui, repose-toi, dirent Paul et Valen-
tine.
CAMILLE.
Mais vos tas ne sont pas assez gros, mes pauvres
petits.
MARIE-THÉRÈSE.
Ça ne fait rien; il y en a bien assez à présent;
je ne veux pas que tu te fatigues davantage.
112 LES BONS ENFANTS
ARMAND.
Comme tu es lasse, Camille ! comme tu es rouge!
PAUL.
Et comme tu sues !
— Qui est-ce qui veut faire cuire des marrons,
s'écria Elisabeth.
— Moi, moi! répondirent les autres tout d'une
voix.
ELISABETH.
Venez alors chercher du bois mort. »
Tous coururent dans le bois, le long des haies,
ramasser des branches sèches.
(c C'est bon, c'est bon, dit Camille en riant; nous
allons avancer notre ouvrage pendant ce temps.
Dites donc, petits garçons, cria-t-elle aux gamins
qui étaient montés dans les arbres, voulez-vous
m'aider à ramasser des marrons? vous en aurez
chacun douze pour votre peine.
— Certainement, mam'selle, et de grand cœur »,
répondirent les gamins en dégringolant lestement
jusqu'à terre.
Ils étaient huit, et ils étaient tous à l'œuvre.
Comme ils étaient très reposés, l'ouvrage marcha
vite, et en quelques minutes il y eut tant de marrons
que les tas des quatre petits se trouvèrent plus gros
que ceux des grands. Les petits étaient enchantés;
ils couraient d'un tas à l'autre pour juger de la
grosseur; ils les mesuraient avec de petits bâtons.
ARMAND.
Tiens, Marie-Thérèse, vois le mien comme il est
gros.
LES BONS ENFANTS 115
MARIE-THÉRÈSE.
Et le mien, regarde, aussi gros que celui de
Léonce.
PAUL.
Et moi, regarde comme j'en ai; gros comme
moi.
GASTON.
Moi aussi, j'en ai une montagne.
ARMAND.
Et celui de Camille, où est-il?
CAMILLE.
Je n'en ai pas, moi ; je suis arrivée trop tard.
MARGUERITE.
Gomment, trop tard? C'est toi qui as fait les
nôtres, qui sont si gros.
CAMILLE.
Mais c'est pour vous aider, parce que vous êtes
trop petits pour en ramasser beaucoup.
GASTON.
Non, non, je ne veux pas du mien si tu n'en as
pas, il sera pour toi.
ARMAND.
Et le mien aussi ; prends-le, ma bonne Camille !
MARIE-THÉRÈSE.
Et moi aussi, je vais t'en donner des miens.
PAUL.
Prends, prends, Camille, mon tas; attends seu-
lement que j'en mette plein mes poches... et puis
dans mon chapeau,... et puis dans mon mou-
choir,... et puis... où donc encore? »
Et, tout en parlant, Paul bourrait ses poches et
116 LES BONS ENFANTS
se dépêchait de remplir chapeau et mouchoir.
, CAMILLE, riant.
Garde tout, mon pauvre petit. Tout est pour toi;
je n'en veux pas, je t'assure. Je vous remercie
tous, mes chers petits; vous êtes bien gentils.
Quand vous en aurez de cuits, si vous voulez m'en
donner chacun deux, je serai bien contente.
PAUL .
Je crois bien; tant que tu en voudras; tout si
tu veux. »
Camille aperçut les huit gamins qui attendaient
la récompense promise.
CAMILLE.
Je vous oubliais, mes petits; tenez, voici votre
part à chacun. »
Camille prit de chaque tas de quoi payer deux
petits garçons; et, comme il y en avait huit, elle
les paya tous avec les quatre tas. Les gamins par-
tirent enchantés. Camille attendait avec ses petits
cousins et cousines le retour des plus grands,
qu'on entendait dans le bois rire, se culbuter et
pousser des cris de joie. Ils apparurent enfin, l'un
sortant d'un fossé, l'autre passant au-dessus d'une
haie, le troisième se glissant entre deux arbres,
et tous portant une charge de bois sur la tête ou
sur le dos.
Ils jetèrent leur bois auprès de leur tas de
marrons, et se rassemblèrent autour pour voir
s'il y en avait assez.
MADELEINE.
N'en faudrait-il pas encore, Léonce?
LES BONS ENFANTS
117
LÉONCE.
Il y en a bien assez, Madeleine; sois tranquille,
nous avons de quoi faire un feu magnifique.
ELISABETH.
Tiens, c'est toi, Camille? Que fais-tu là? tu as
l'air fatiguée?
PAUL.
Je crois bien, qu'elle est fatiguée, cette bonne
Ils apparurent enfin, portant une charge de bois.
Camille; elle s'est donné tant de mal pour nous
faire plaisir ! elle nous a ramassé à tous les quatre
une telle quantité de marrons, qu'elle n'en peut
plus.
ARTHUR
C'est vrai ! Quels énormes tas !
LOUIS.
Ils sont plus gros que les nôtres!
il8 LES BONS ENFANTS
HENRIETTE.
Et quels beaux marrons !
JACQUES.
Lequel est le tas de Camille?
CAMILLE.
Je n'en ai pas; je n'en ai pas besoin.
JACQUES.
Tu en as aussi besoin que nous.
CAMILLE.
Les petits m'ont promis de m'en donner quand
ils seraient cuits.
JACQUES.
Combien?
LES QUATRE PETITS, ensemble.
Deux chacun; cela fait beaucoup.
JACQUES, avec indignation.
Mais c'est abominable! Comment, la pauvre Ca-
mille s'est éreintée à vous ramasser vos marrons,
et vous ne lui en donnez que deux !
ARMAND.
Je te conseille de crier, toi qui n'en donnes pas
un, non plus que les autres grands.
JACQUES.
Je n'en donne pas, parce que je ne savais pas
que Camille travaillait pour vous, au lieu de tra-
vailler pour elle. A présent que je le sais, je lui
donnerai la moitié de mon tas.
— Nous aussi! s'écrièrent les autres.
GASTON.
Non, Camille prendra les nôtres. Nous te les
avons offerts les premiers, et avant que Jacques
fût revenu, tu sais bien, Camille.
LES BONS ENFANTS 119
CAMILLE.
Vous êtes tous bien bons, mes amis, je vouf.
remercie; savez-vous ce qu'il faut faire? Mettons
tous nos marrons ensemble, et partageons-les éga-
lement.
ELISABETH.
C'est cela! voilà une bonne idée!
HENRIETTE.
Quelle montagne cela va faire !
VALENTINE.
Ecoutez ! ce sera long à partager ; avant de com-
mencer, allumons notre feu pour faire cuire les
marrons que nous allons manger.
LÉONCE.
Allumons, allumons! il nous faut des allumettes!
LOUIS.
Arrangeons d'abord le bois : tout est jeté au tra-
vers de l'herbe ; il faut faire un petit bûcher.
MADELEINE.
Mais comment les marrons cuiront-ils dans la
flamme? Ils brûleront.
ELISABETH.
Et ils éclateront et nous sauteront à la figure.
SOPHIE.
J'ai une idée! Creusons un trou dans la terre;
mettons du bois au fond, puis un peu de terre, puis
les marrons, puis encore du bois en grande quan-
tité. Comme ca, les marrons cuiront tout douce-
ment, comme s'ils étaient sous la cendre. »
Les enfants, enchantés de l'idée de Sophie, se
mirent à creuser avec des bâtons, avec leurs cou-
120 LES BONS ENFANTS
teaiix, avec leurs doigts même; et bientôt le trou
fut fait. Ils y mirent de petits morceaux de bois,
])uis ils placèrent les marrons.
(c Arrêtez ! leur cria Camille ; avez-vous fendu les
marrons avant de les mettre dans le trou?
ARTHUR.
A quoi bon les fendre?
CAMILLE.
Si vous ne les fendez pas, ils sauteront et vous
brûleront.
LÉONCE
C'est impossible, puisque nous mettons par-
dessus de la terre et une montagne de bois. Est-ce
qu'une montagne peut sauter?
CAMILLE.
Elle sautera très bien, et plus haut que toi.
SOPHIE.
Non, non, ce sont des sottises; rien ne sautera;
laissez-moi faire et n'ayez pas peur.
JACQUES.
Tout de même, je ne resterai pas à côté; je crois
que Camille a raison.
VALENTINE.
Je m'en irai avec toi. C'est plus sûr.
MARGUERITE.
Je me mettrai près de Camille. J'ai peur.
— Et moi aussi, dirent les autres, qui commen-
çaient à craindre que l'invention de Sophie ne fût
pas excellente.
PAUL.
Où irons-nous? A la maison?
LES BONS ENFANTS 121
— Non, pas si loin, répondit Camille en riant;
seulement un peu en arrière. »
Léonce avait été chercher des allumettes; tout
était prêt; il fît partir l'allumette, alluma les feuilles
sèches qui tenaient aux branches mortes ; en deux
minutes le bois fut en feu. Camille avait emmené
les enfants à vingt pas plus loin; tous l'avaient
suivie; Sophie même s'était éloignée tout en riant
de leurs terreurs.
Le feu brûlait, le bois se consumait, rien ne sau-
tait. Sophie commençait à triompher.
(( Je t'avais bien dit qu'il n'y avait pas de dan-
ger.
CAMILLE.
Attends encore; les marrons ne sauteront que
lorsqu'ils seront assez échauffés pour que la peau
éclate en se fendant.
SOPHIE.
Mais tu vois bien que le feu va bientôt s'éteindre.
JACQUES.
Je crois vraiment que nous pouvons.... »
Jacques îi'eut pas le temps de finir sa phrase ;
une forte explosion se fit entendre, et l'on vit les
marrons, les cendres, les petits restes de bois en-
flammés sauter et se répandre dans toutes les di-
rections et à une distance assez grande du foyer
pour faire fuir les enfants plus loin encore.
« Camille avait raison, dit Jacques quand l'émo-
tion fut un peu calmée.
SOPHIE.
C'est incroyable que des marrons puissent lancer
122 LES BONS ENFANTS
si loin le feu et les cendres ! Je ne Faurais pas cru
si je ne l'avais pas vu.
HENRIETTE.
C'est bien heureux que Camille nous ait pré-
venus. Nous aurions tous été brûlés vifs, grâce à
l'heureuse idée de Sophie.
SOPHIE.
Quelle bêtise ! brûlés vifs ! Nous aurions eu de la
cendre dans la figure, voilà tout!
ELISABETH.
De la cendre dans la figure, dans les yeux, des
charbons brûlants sur nos robes, qui auraient pris
feu.
* SOPHIE.
Eh bien, nous nous serions roulées sur l'herbe!
Ce n'est pas difficile!
CAMILLE, gaiement.
Mais il vaut encore mieux que nous n'ayons eu
ni cendres, ni charbons enflammés. Le bon Dieu
nous a préservés aujourd'hui comme toujours. Je
l'en remercie de tout mon cœur.
ARMAND .
Et nos marrons! Nous n'en avons pas, tout de
même.
PAUL.
Je voudrais bien en manger, moi.
LOUIS.
Comment donc faire?
CAMILLE.
Savez-vous ce qu'il faut faire? Allons chercher
nos brouettes et notre charrette, mettons nos mar-
LES BONS ENFANTS 123
rons dedans, ei ramenons tout à la maison ; le cui-
sinier nous en fera cuire tant que nous en vou-
drons.
MADELEINE.
Oui, oui, allons! Que chacun prenne sa brouette;
Camille, Pierre et Léonce amèneront la charrette. »
Ils partirent tous, à qui courrait le plus vite; les
quatre petits restaient en arrière, malgré leurs
efforts. Camille, toujours bonne et attentive, les
voyant se dépêcher, se presser sans pouvoir arri-
ver, retourna sur ses pas.
(c N'allons pas plus loin, mes chers petits; atten-
dons-les; il faudra bien qu'ils repassent par ici.
— C'est vrai! Ah! que je suis fatigué! » dit
Gaston en se laissant tomber à terre.
Paul, Armand et Marie-Thérèse s'assirent près
de lui et de Camille. Ils attendirent, attendirent
longtemps : personne ne revenait. Camille com-
mença à trouver le temps un peu long; les petits
s'ennuyaient; ils demandaient à rentrer.
« Rentrons », dit Camille.
Ils se levèrent et se dirigèrent à pas lents vers
la maison. Tout était tranquille quand ils arri-
vèrent; on n'entendait, on ne voyait personne.
Camille demanda au cuisinier s'il n'avait pas vu
ses cousins et cousines.
(c Oui, mademoiselle, ils sont revenus il y a
déjà quelque temps; ils ont mangé des marrons
que j'avais pour eux et que je venais de faire
cuire, et....
— Et nous? et nous? s'écrièrent les quatre petits.
124 LES BONS ENFANTS
TRANCHANT.
En voulez-vous, messieurs et mesdemoiselles?
En voici tant que vous en voudrez. »
Et il leur présenta une grande jatte pleine de
marrons tout chauds, ce qui les consola de leur
longue attente et de leur ennui. Camille en man-
gea avec eux; ils en mirent dans leurs poches.
CAMILLE.
Où sont-ils allés? Savez-vous, Tranchant?
TRANCHANT.
Dans le potager, mademoiselle, pour cueillir le
raisin.
LES PETITS.
Allons-y aussi; Camille, viens au potager, je
t'en prie. Ce sera bon, du raisin après des mar-
rons. »
Camille les mena au potager, où ils trouvèrent
les cousins et cousines montés aux échelles et
cueillant les grappes de raisin, qu'ils mettaient
dans des paniers.
CAMILLE.
C'est joli de nous abandonner comme vous l'avez
fait! Nous vous attendions là-bas, pensant que vous
deviez revenir.
— Comment, vous étiez restés en arrière à nous
attendre! dit Elisabeth. Pauvres malheureux ! nous
ne le savions pas.
JACQUES.
Et vous n'avez pas eu de marrons?
CAMILLE.
Si fait, le cuisinier vient de nous en donner.
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[T^l
-<.
r-^
w
^!
JACQUES
Prends ma place pour
cueillir du raisin, c'est très
amusant. »
Et Jacques descendit de
l'échelle, tenant son panier
de raisin, qu'il offrit à
Camille; elle en prit une
grappe; ensuite les petits
se jetèrent dessus et en
prirent tant que leurs pe-
tites mains pouvaient en
tenir.
CAMILLE.
Mon petit Jacques, veux-
tu me rendre le service
d'appeler les bonnes? je
suis fatiguée de garder les
enfants. »
Ê^
èfZ^^^^
126 LES BONS ENFANTS
Jacques posa son panier à terre, et courut cher-
cher les bonnes, qui déhvrèrent Camille de sa
charge. Chacun des enfants vint offrir du raisin à
Camille, qui prit un grappillon à chacun.
(( Et nos marrons, dit-elle, que vont-ils devenir?
LÉONCE.
On les a envové chercher avec une charrette, et
on nous les mettra dans les coins du hangar.
3IARGUERTTE.
Ce sera très commode ; nous en prendrons qliand
nous voudrons.
HENRIETTE.
Et nos fleurs, où sont-elles? Tout a disparu!
fleurs, paniers, tout.
CAMILLE.
C'est moi qui les ai rangées après avoir effeuillé
les fleurs et rempli chaque panier.
ELISABETH.
Merci, Camille; que tu es bonne! C'est pour cela
que tu es venue si tard nous rejoindre aux mar-
ronniers?
CAMILLE.
Oui, je voulais que ce fût fini pour demain. »
Les enfants la remercièrent tous, et deman-
dèrent à voir leurs paniers.
(( Ils sont dans vos chambres, dit Camille; cha-
cun a le sien avec son nom écrit sur un papier
attaché à l'anse du panier. »
LENDEMAIN était la fête du
village; on devait faire
une procession avec des
bannières portées par des
petites filles en blanc ; Ca-
mille devait être à la tête
de la procession, comme
lapins âgée. Maiscomment
pouvait-elle sans fleurs et
sans panier se mettre en
tête des petites filles. C'é-
tait elle qui devait donner
le signal des temps d'ar-
rêt en jetant des fleurs,
") devant les bannières de la
sainte Vierge. Elle aurait
pu faire part de son em-
barras à ses cousins et
128 LES BONS ENFANTS
cousines, mais elle savait que tous viendraient lui
céder leur panier et se priver du plaisir qu'ils
attendaient depuis huit jours.
« Et c'est ce que je ne veux pas, se dit-elle, car
je sais par moi-même le chagrin qu'ils en auraient.
C'est moi qui suis la plus âgée, je dois être la plus
raisonnable et savoir me priver pour le plaisir des
autres; le bon Dieu saura bien me dédommager de
mon sacrifice. »
L'heure avançait pourtant; Camille ne savait
comment faire; enfin elle trouva un moven.
Une demi-heure avant le départ général, elle
demanda à sa maman la permission de partir
d'avance pour allonger le chemin en passant par
le bois et voir un pauvre vieux bonhomme qui
était très malade.
« Il vaut mieux y aller au retour de l'office et
de la procession, lui répondit sa maman. N'oublie
pas que tu as ton panier à emporter; il t'embar-
rassera pendant une si longue route.
CAMILLE.
Oh non ! maman ; on emportera tous les paniers
ensemble, et nous les retrouverons à la sacristie.
LA MAMAN .
Camille, ce n'est pas raisonnable; tu ne peux
pas aller seule par le bois ; il n'y a personne pour
.t'accompagner.
CAMILLE.
Oh! maman, je vous en prie.
LA MAMAN.
Qu'est-ce qui te prend, de demander avec tant
LES BONS ENFANTS 129
d'insistance une chose si peu raisonnable? 11 y a
quelque chose là-dessous. Voyons, Camille, avoue-
moi la vérité. Pourquoi ne veux-tu pas aller avec
tes cousins et cousines? »
Camille ne crut pas devoir cacher plus longtemps
la vérité à sa maman ; elle lui raconta ce qui était
arrivé pour les paniers et comment elle avait voulu
renoncer à être de la procession.
« Vous m'avouerez, maman, ajouta-t-elle en pre-
nant un air riant, que je ne serai pas bien malheu-
reuse de marcher derrière la procession avec vous,
au lieu de marcher en avant; au contraire, ce sera
même plus agréable pour moi, car je verrai l'effet
qu'ils produiront en lançant leurs fleurs.
— Tu es une excellente petite fille, lui répondit
sa maman en l'embrassant, et tu mérites bien la
surprise que veulent te faire tes cousins et cou-
sines, et tous les enfants du village
CAMILLE.
Quelle surprise, maman? On ne m'a rien dit.
LA MAMAN.
Puisque c'est une surprise, on ne devait te rien
dire ; mais je suis dans le secret, moi.
CAMILLE.
Et vous l'avez un peu trahi, maman, par bonté
pour moi.
LA MAMAN.
C'est vrai ! mais je ne pouvais pas et je ne devais
pas te laisser dans l'embarras que tu m'as confié
et dans la tristesse que je voyais sur ta pauvre
figure, ordinairement si gaie. Partons, mainte-
9
130 LES BONS ENFANTS
liant, pour rejoindre les autres, qui nous attendent.
— Camille! où est donc Camille? criaient les
enfants au moment où elle entra
CAMILLE.
Me voici, mes amis; j'arrive avec maman.
ELISABETH.
Et ton panier ,où est-il ? Nous avons chacun le nôtre.
— Je n'en ai pas, dit Camille avec un peu d'hé-
sitation.
— Comment, tu n'en as pas? 11 faut que tu en
aies un. Va le chercher, dépêche-toi
— Je n'en ai pas », répéta Camille.
Les enfants la regardèrent avec étonnement.
LA MAMAN.
Camille a trouvé un panier de moins qu'il n'en
fallait, mes enfants; comme c'est elle qui les a
remplis et marqués pour chacun, elle s'est sacri-
fiée, selon son habitude; elle s'est privée d'un
plaisir pour qu'aucun de vous n'en fût privé.
— Bonne Camille! dirent les enfants les uns
après les autres avec un attendrissement visible.
Bonne Camille ! » répétaient-ils.
Tous voulurent lui faire accepter leur panier,
comme elle l'avait prévu; elle avait beau refuser,
ils la suppliaient avec tant d'instances et, il faut le
dire, avec un tel vacarme, une telle importunité,
qu'elle ne savait plus auquel entendre. La maman,
après avoir ri un instant de leurs clameurs et de
leurs sauts, les appela, en disant qu'elle avait un
secret à leur confier, et que Camille ne devait pas l'en-
tendre. Ils accoururent tous, et, après avoir écouté
LES BONS ENFANTS 131
ce que Mme de Fleur ville avait à leur dire, ils de-
vinrent calmes et tranquilles, souriant avec malice.
MARGUERITE.
C'est vrai, Camille n'a pas besoin de panier.
SOPHIE.
Tais-toi donc, tu parles toujours trop!
MARGUERITE.
Moi ! je n'ai rien dit. N'est-ce pas, Camille, que tu
ne sais rien?
SOPHIE.
Là! la voilà qui recommence! Tais-toi, je te dis.
JACQUES.
Laisse-la, Sophie; elle n'a rien fait de mal; elle
est si petite!
LA MAMAN.
Voyons! pas de disputes. Nous sommes en re-
tard; partons et marchons vite. »
Tous se mirent en route pour aller se joindre
aux enfants du village, qui attendaient sur la place;
ils les trouvèrent rassemblés. Les enfants prirent
leur rang pour entrer à l'église. Quand on fut à
quelques pas de la porte, on vit paraître le curé,
tenant à la main une bannière légère en soie blanche,
sur laquelle était peinte une image de la sainte
Vierge ; au-dessous était brodé en lettres d'or :
OFFRANDE AFFECTUEUSE DE TOUS LES ENFANTS
ASSISTANT A LA PROCESSION DU 16 OCTOBRE 1861
A MADEMOISELLE CAMILLE DE ROUVILLE,
LA MEILLEURE DE TOUTES.
Le curé s'avança et chercha des yeux Camille,
132 LES BONS ENFANTS
qui, ne portant pas de panier, s'était retirée der-
rière les enfants et près de sa maman.
(( Mademoiselle Camille, dit-il, ayez la bonté de
venir recevoir le présent des enfants du village, de
vos cousins, cousines et amies, en signe de recon-
naissance et d'affection. »
Camille, fort surprise, avança et reçut des mains
du curé la jolie bannière, dont il lui fit lire l'in-
scription. Des larmes de bonheur vinrent mouiller
les yeux de Camille; elle se retourna vers les en-
fants rassemblés.
« Merci, mes amis; mille fois merci. C'est vous
qui êtes bons et aimables : c'est moi qui dois
être reconnaissante. Quelle bonne et aimable sur-
prise! Merci, monsieur le curé, ajouta-t-elle en se
retournant vers lui. Ayez la bonté de bénir la ban-
nière et celle qui la portera. »
Et, s'agenouillant aux pieds du curé avec sa
bannière inclinée vers lui, elle reçut sa bénédiction.
Les rangs se reformèrent, Camille marchant en
tête de la procession. Chacun admirait la bannière
et la charmante petite fille qui la portait avec tant
de recueillement. Camille se sentait heureuse, mais
pas fière : car elle n'était pas du tout orgueilleuse,
et prenait pour un acte de bonté ce qui n'était
que la juste récompense de sa propre bonté, de
son dévouement et de sa modestie.
Quand la cérémonie fut terminée, Camille de-
manda au curé la permission d'offrir sa bannière
à la sainte Vierge et de la laisser toujours près
de son autel. Le curé v consentit, et Camille alla
LES BONS ENFANTS
133
porter sa jolie ban-
nière près de l'autel
de la sainte Vierge.
VALENTINE.
Pourquoi n'as-tu
pas rapporté à la
maison le présent
que nous t'avons
fait? Cette bannière
t'aurait fait honneur.
CAMILLE.
Elle m'aurait fait
trop d'honneur;
dans quelque temps
on aurait pu me
croire bien meilleure
que je ne le suis. Et
puis, une bannière
doit être dans une
église, et pas dans
une chambre.
VALEXTIXE.
Comment fais-tu
pour être si bonne?
Jamais tu ne te fâ-
ches, jamais tu ne te
plains de personne.
CAMILLE.
Et de quoi pour-
rais-je me fâcher? Et
134 lp:s bons enfants
de quoi poiirrais-je me plaindre? Vous êtes tous si
bons avec moi !
VALENTINE.
Pas toujours. Ainsi, quand je t'ai mis de la cire
sur ta belle tapisserie, ce n'était pas bon cela?
CAMILLE.
Oh! tu l'as fait par maladresse, pas par méchan-
ceté.
VALENTINE.
Hem! hem! Un peu par méchanceté, parce que
tu n'as pas voulu me laisser te couper tes aiguil-
lées de soie. Et lorsque Paul t'a pris et mangé ta
part de biscuits?
M.
CAMILLE.
Il est si petit, ce pauvre Paul ! Est-ce qu'on peut
se fâcher contre lui?
VALENTINE.
Vois-tu, comme tu trouves toujours des raisons
pour ne pas accuser !
CAMILLE.
Prends garde que je n'en trouve une pour me
à cher contre toi.
VALENTINE.
Pourquoi? Qu'est-ce que je te fais?
CAMILLE.
ïu cherches à me donner de l'orgueil. C'est mal. »
Valentine sourit de ce reproche; elle embrassa
ensuite la charmante Camille et alla rejoindre ses
amis.
LA SOURICIERE.
RMAND. Ma bonne,
entends -tu ce petit
bruit? Qu'est-ce que
c'est? Tiens ! il recom-
mence.
LA BONNE.
C'est une souris qui
grignote dans l'ar-
moire Quel train
elle fait!
ARMAND.
Je voudrais bien la
voir, ma bonne. Veux-tu m'ouvrir l'armoire?
LA BONNE.
Mais si je l'ouvre, la souris se sauvera, et vous
ne verrez rien. »
Armand ne voulut pas croire ce que lui disait
sa bonne : il ouvrit lui-même l'armoire, entendit
un petit irou-frou dans des papiers qui se trou-
vaient en bas, et puis rien. Il regarda, chercha
de tous côtés et ne vit pas de souris.
ARMAND.
Où esi-eile donc, cette bête? Par où s'est-elle
sauvée?
136 LES BONS ENFANTS
LA BONNE.
Il faut à une souris un si petit trou pour passer,
que vous ne trouverez pas la |)lace.
AHMAM).
Et comment faire pour l'attraper?
LA BONNE.
II faut mettre une souricière.
ABMAND.
Qu'est-ce que c'est que ça, une souricière?
LA BONNE.
C'est une petite maison dans laquelle on met
du beurre, du fromage ou une noix attachés à une
ficelle, et, quand la souris entre dans la maison et
grignote ce qu'on a mis dedans, elle est prise.
ARMAND.
Oh! ma bonne, je t'en prie, attrape-moi une
souris.
LA BONNE.
Je vais tout de suite arranger une souricière;
nous allons tacher de prendre cette souris de tout
à l'heure. »
Armand courut avec sa bonne, pour voir com-
ment elle arrangeait sa petite maison. Il rencontra
Henriette, qui lui demanda où il courait.
ARMAND.
Je vais avec ma bonne arranger une maison
pour attraper des souris.
HENRIETTE.
Oh! ce sera amusant! Je veux voir aussi.
• — • Et moi aussi! » s'écria Paul, qui jouaiî de-
hors, devant la cuisine.
Us entendirent un petit tVou-tVou. (Page lo'ô.)
LES BONS ENFANTS 139
En moins de cinq minutes, tous les enfants
furent rassemblés et remplirent la cuisine; ce
n'était pas, heureusement, le moment du diner,
de sorte qu'ils ne gênèrent personne, excepté la
bonne, qu'ils entouraient de si près qu'elle ne
pouvait venir à bout de tendre ses ficelles : l'un
lui poussait le coude, l'autre lui marchait sur le
pied, un troisième lui tirait les mains pour mieux
voir. Elle était heureusement douce et patiente,
de sorte qu'elle ne se fâchait pas; elle finit par
arranger sa souricière.
(c A présent, dit-elle, que personne n'y touche.
Je vais la monter et la placer dans l'armoire. »
Les enfants la suivirent tous.
LA BONNE.
Si vous faites ce train dans la chambre, la souris
se sauvera à l'autre bord du château et nous ne
pourrons pas l'avoir.
— Chut! chut! dirent les enfants en s'efforcant
de ne pas faire de bruit. — Ne me pousse donc
pas, Léonce. — Tu m'écrases les pieds, Henri. — ■
Tu me fais mal aux épaules, Elisabeth. — Aïe!
aïe! tu m'étoufïes ! » criait Paul.
Enfin ils parviennent à se caser et à rester tran-
quilles. Au bout de quelques instants ils enten-
dirent le petit frou-frou dans l'armoire, puis un
bruit sec et plus rien.
« La souris est prise, dit la bonne quelques in-
stants après.
— Elle est prise ! elle est prise ! » crièrent les
enfants tous à la fois.
140 LES BONS ENFANTS
La bonne ouvrit l'armoire, tira la souricière; il
V avait une grosse souris étranglée qui pendait par
un des trous de la souricière.
« Tenez, la voilà! » dit la bonne en détachant
le fil de fer qui avait étranglé la souris.
ARMAND.
Mais elle ne bouge pas ! ses yeux sont fermés !
LA BONNE.
Parce qu'elle est morte; le fil de fer l'a étranglée.
ARMAND.
Mais je ne veux pas qu'elle soit morte ! Pauvre
30uris! je la voulais vivante.
LA BONNE.
Pour la prendre vivante, il faut une souricière
d'un autre genre, avec une petite porte et un gril-
lage à l'autre bout.
ARMAND.
Oh ! ma bonne, je t'en prie, va chercher une
souricière d'un autre genre, comme tu dis. Je
voudrais tant avoir une souris vivante!
LÉONCE.
Qu'est-ce que tu en feras?
ARMAND.
Je la garderai dans une boîte.
ELISABETH.
Elle la rongera et s'échappera par le trou qu'elle
mra fait avec ses dents.
ARMAND.
Alors je l'attacherai par la patte.
MARGUERITE.
C'est dégoûtant, une souris; ça sent mauvais.
LES BONS ENFANTS
141
ARMAND.
Je l'attacherai dehors à un arbre.
HENRIETTE.
Mais elle sera très malheureuse; serais-tu con-
tent si l'on t'attachait par une jambe et qu'on te
laissât tout seul dehors, et la nuit encore?
^\'r-^n'\
La souricière.
ARMAND.
Moi, c'est autre chose. Je pense, moi; une souris
ne pense pas.
MADELEINE.
Non, mais elle souffre.
ARMAND.
Eh bien, je ne l'attacherai pas. Je t'en prie, ma
bonne, attrape-moi une souris vivante.
LA BONNE.
Je le veux bien; mais vous ne l'aurez qu'un jour;
142 LES BONS ENFANTS
après quoi nous la tuerons, parce qu'elle finirait
par s'échapper. »
Armand ne répondit pas; mais il se dit en lui-
même qu'il cacherait si bien sa souris, qu'on ne la
trouverait pas.
La bonne alla demander une souricière à grillage
et à bascule; elle ne tarda pas à en remonter une,
avec un petit morceau de lard cpii devait attirer
les souris. Elle la mit dans l'armoire, comme
l'autre, et les enfants attendirent. On ne fut pas
longtemps sans entendre la bascule retomber : la
souris était prise.
Les enfants avaient attendu avec beaucoup de
patience, tant ils avaient envie de voir la souris
vivante. Quand la bonne ouvrit l'armoire et en tira
la souricière, ils se groupèrent tous autour pour
la mieux voir. La pauvre souris ne paraissait pas
trop rassurée au milieu de ces cris de joie et do
cet entourage, terrible pour elle; car elle se croyaiï:
perdue, et on va voir qu'elle avait raison.
ARMAND.
Comment faire pour la tirer de là?
LOUIS.
Ouvre la petite porte et prends-la.
AiniAND .
C'est que... je n'ose pas.
LOUIS.
Tu as peur d'une souris?
ARMAND.
Je crois bien! Une souris a des griffes ot rlor.
dent:^ !
LES BONS ENFANTS
143
LOUIS.
Oh! de si petites grif-
fes et de si petites dents !
ARMA>,D .
Petites, mais poin-
tues. Regarde; vois-tu,
quand elle ouvre la bou-
che, comme on voit de
petites dents aiguës?
HENRIETTE.
Alors il vaut mieux
la tuer, si tu n'oses pas
Y toucher. Ce ne sera
pas amusant du tout;
qu'est-ce que nous en
ferons?
ARMAND.
Tu vas voir. Attache-
lui une ficelle à la
patte.
HENRIETTE.
Je veux bien; quand
tu l'auras tirée de sa
prison.
*p5
144 LES BONS ENFANTS
ARMAND.
Mais puisque je te dis que j'ai peur.
ELISABETH.
Ecoutez, mes amis; si vous me promettez de ne
pas faire de mal à cette pauvre petite bête, je vais
ouvrir tout doucement la petite porte, et je la
prendrai dans ma main.
LA BONNE.
Non, mademoiselle Elisabeth, vous vous saliriez
les mains; ça sent si mauvais, une souris! Laissez-
moi faire, je vais la prendre et lui attacher un
cordon à la patte, sans lui faire de mal. )>
Et la bonne s'enveloppa la main d'une serviette,
souleva doucement la trappe et saisit la souris
au moment où elle allait s'échapper; puis elle lui
attacha la patte avec le cordon qu'elle tenait tout
prêt de l'autre main.
(c Voilà, dit-elle en remettant à Armand le bout
du cordon. Tenez bien; ne lâchez pas, »
Et elle posa à terre la souris, qui, se croyant
libre, se précipita en avant de toute la vitesse de
ses jambes. Sa course ne fut pas longue : le cor-
don l'arrêta; alors elle se mit à tourner autour
d'Armand, qui commença à s'effrayer de voir la
souris si près de ses pieds; bientôt il poussa un
cri horrible en lâchant le cordon, car la souris
grimpait le long de sa jambe. La bonne saisit le
cordon et tira; la souris se raccrocha à la jambe
d'Armand, qui criait de plus belle; les enfants
s'étaient tous réfugiés sur les chaises, les lits et
même les tables. La bonne fut obligée de prendre
LES BONS ENFANTS 145
la souris à deux mains pour lui faire lâcher
prise.
« Vous voyez, Armand, que ce n'est pas déjà si
La souris grimpait le long de sa jambe.
amusant d'avoir une souris vivante. Youlez-vous
que je la tue?
— Oh non! ma bonne; descends-la devant la
maison : tu l'attacheras à un arbre.
— Je n'aime pas ce jeu-là, dit Yalentine; c'est
cruel !
LA BONNE.
Mlle Yalentine a raison ; il vaut mieux tuer cette
bête, déjà à moitié morte de peur. »
10
146 LES BONS ENFANTS
Armand supplia tant sa bonne de ne pas la
tuer, qu'elle consentit à la descendre et à l'atta-
cher à un arbre. Tous les enfants allèrent voir
l'opération, qui ne fut pas longue, et ils regar-
dèrent avec pitié la pauvre souris courir effarée
à droite, à gauche, et faire des efforts désespérés
pour s'échapper.
Tout à coup la souris s'arrêta comme pétrifiée;
tout son corps frémissait; elle poussa quelques
cris faibles mais aigus, sans quitter la place où
elle était. Les enfants la regardaient avec sur-
prise, ne comprenant pas ce redoublement de
terreur. Il leur fut bientôt expliqué quand ils
entendirent derrière eux un miaulement féroce,
suivi immédiatement d'un bond prodigieux. C'était
le chat de la cuisine, qui s'était approché sans
bruit et qui regardait avec des yeux flamboyants
la malheureuse souris, dont il comptait se régaler.
En effet, avant que les enfants eussent eu le temps
de l'arrêter, il s'était élancé sur la souris et lui
avait broyé la tête. Les enfants poussèrent un
cri d'horreur.
« Ma souris! ma souris! criait Armand.
— Pauvre bête! Méchant animal! » s'écriaient
les autres.
Et tous se mirent à poursuivre le chat, qui em-
portait dans sa gueule les restes sanglants de la
souris; il avait coupé de ses dents la patte attachée
au cordon, et il se sauvait devant les cris des en-
fants.
Il ne tarda pas à grimper le long d'une échelle
LES BONS EXPWNTS 147
qui le conduisit au grenier, où il put achever tran-
quillement son diner improvisé.
Les enfants étaient furieux contre le chat, dont
la cruauté les indignait.
« Nous voilà bien en colère contre le chat, di'
enfin Elisabeth, et pourtant il n'a rien fait de mal.
MARGUERITE.
Comment, rien de mal! il a mangé notre souris,
et tu trouves que ce n'est pas mal.
ELISABETH.
Mais non; le chat mange les souris comme nous
mangeons les poulets; seulement nous avons des
cuisiniers qui les tuent et les font cuire, tandis
que le chat est lui-même son cuisinier.
SOPHIE.
Mais il lui a fait un mal affreux avec ses vilaines
dents !
ELISABETH.
Pas si mal que nous le pensons, car il lui a
broyé la tête en une seconde. Et croyez- vous que
nous ne lui ayons pas fait beaucoup plus de mal
par la frayeur que nous lui avons causée?
JACQUES .
C'est vrai; elle avait l'air si effrayée, qu'elle me
faisait pitié.
ARM-vXD.
Je ne veux plus avoir de souris vivantes ; je
demanderai à ma bonne de remettre les autres
souricières qui les étranglent.
JACQUES.
Tu feras très bien, car je vois que ces amuse
148 LES BONS P:NFANTS
sements sont très méchants. On s'amuse à faire
souffrir des bêtes! c'est mal; le bon Dieu n'aime
pas cela : c'est Camille qui me l'a dit.
— Et Mlle Camille a bien raison, mes enfants,
dit la bonne, qui venait d'entrer.
— Et qu'allons-nous faire à présent? dit So-
phie.
— Vous allez tous vous arranger pour le diner,
qu'on va sonner dans dix minutes. »
Les enfants rentrèrent chacun chez eux et se
retrouvèrent au salon quelques instants après. Ils
racontèrent la fin cruelle de la pauvre souris et
promirent de ne plus recommencer des jeux pa-
reils.
(( Vous aurez raison, dit Camille; cette souris
me rappelle un conte de fées que m'a raconté ma
bonne quand j'étais petite.
— Raconte-nous-le, Camille, je t'en prie, s'é-
crièrent les enfants.
— Je ne demande pas mieux, mais pas à pré-
sent; quand nous serons sortis de table. »
SSBROUFFK, LAMALIGE ET LA SOURIS.
PRÈS le dîner, les enfants allè-
rent s'asseoir sur rherbe, près
de Camille, qui* leur raconta
l'histoire qu'ils attendaient
avec impatience.
Il y avait une fois une petite
fille nommée Lamalice; elle
était pauvre et orpheline;
elle avait été recueillie
par charité chez des pa-
rents pauvres; aussi
quelquefois on man-
quait de pain à la
maison, mais jamais
Lamalice n'avait l'air
de s'en inquiéter.
Ces parents, nom-
més Sanscœur, trai-
taient Lamalice avec
froideur , et pour-
tant elle était très
bonne.
Tout le monde l'ai-
mait dans le pays, à
l'exception d'un gros
garçon appelé Es-
brouffe, qui avait une maison près de celle des pa_
150 LES BONS ENFANTS
rents de Lamalice. Il était riche, avare et méchant;
il faisait toutes sortes de méchancetés à Lamalice
et à ses parents : tantôt il arrachait lem^s légumes,
tantôt il couvrait d'ordures le linge qu'ils faisaient
sécher dans leur jardin. 11 leur avait demandé de
lui vendre la moitié de ce jardin pour agrandir le
sien, et surtout pour avoir un poirier qui donnait
de si beaux fruits, qu'il était connu sous le nom
de poirier merveilleux. Esbrouffe était gourmand
et avare; il voulait manger et vendre ces poires
merveilleuses. Plusieurs fois il avait essayé d'en
voler; chaque fois il lui était arrivé un accident
fâcheux : une fois il tomba de l'arbre et se démit
le poignet; une autre fois il culbuta dans un ba-
quet d'eau sale.
Lorsque Sanscœur refusa son jardin et son poi-
rier à Esbrouffe, celui-ci jura de s'en venger.
(( J'aurai votre poirier, ou je vous ferai mourir
de misère et de chagrin! » dit-il avec colère.
Sanscœur leva les épaules, sa femme aussi;
Lamalice sourit. EsbroufiPe, n'osant s'attaquer aux
parents, se tourna vers la petite :
« Tu me payeras ton sourire insolent! dit-il en
lui montrant le poing.
— Vas-tu nous laisser tranquilles, faiseur d'em-
barras, amateur de poires! » dit Sanscœur en se
levant et en marchant sur Esbrouffe.
Ce dernier était poltron; il crut prudent de ne
pas trop laisser approcher son ennemi, et, ou-
vrant la porte avec empressement, il sortit en la
refermant avec violence. Un petit cri doux, mais
LES BONS ENFANTS
151
aigu, se fit entendre. Lamalice regarda d'où il
avait pu venir, et aperçut une souris dont la patte
se trouvait prise dans la porte et qui se débattait
vainement pour se dégager. Un cri plaintif lui
échappait par moments; Lamalice courut à elle,
entr'ouvrit la porte
et la mit en liberté;
mais, la douleur
l'empêchant de se
sauver, Lamalice la
prit et vit sa petite
patte sanglante et à
moitié coupée.
« Pauvre petite
bête ! comme elle
souffre ! Cousine ,
donnez-moi, je
vous prie, de l'huile
de mille-pertuis.
— Pour quoi faire
enfant? Tu sais que
j'en ai bien peu et
que je la ménage.
— Cousine, c'est pour en mettre quelques gouttes
à cette pauvre souris, qui a eu la patte écrasée
dans la porte.
— Tu crois que je vais user mon huile pour
une souris ! Jette cette vilaine bête ! qu'elle se
guérisse comme elle pourra! »
Lamalice ne répondit pas ; dans la chambre à
côté, quelques parcelles de beurre restaient sur
« Tu me payeras ton sourire insolent! «
152 LES BONS ENFANTS
une assiette; elle les ramassa, les mit délicate-
ment sur la patte malade de la souris, et l'enve-
loppa d\m petit chiffon (pii traînait dans un coin;
puis elle la posa à terre.
(c Lamalice! » dit une petite voix fïatée.
Lamalice se retourna de tous côtés et ne vit rien.
« Lamalice! répéta la même petite voix.
— Qui donc m'appelle? je ne vois personne ,dit
Lamalice avec surprise.
— Par ici! en bas, à tes pieds », dit la petite
voix.
Lamalice regarda à ses pieds, et ne vit que la
souris, qui la regardait fixement.
« C'est moi qui t'appelle, dit la souris; je te
remercie de m'avoir délivrée, d'avoir soulagé ma
souffrance, au lieu de me tuer, comme l'auraient
fait tant d'autres. Je veux te témoigner ma re-
connaissance; demande-moi ce que tu voudras,
je te l'accorderai.
LAMALICE.
Vous êtes donc fée, petite souris, que vous
parlez si bien?
LA SOURIS.
Oui, je suis fée, et je peux beaucoup.
LAMALICE.
A votre place, je profiterais de mon pouvoir
pour me donner une autre forme que celle d'une
pauvre souris, que tout le monde poursuit et que
mange le chat
LA SOURIS.
Ce n'est pas moi qui ai choisi mon tris ce état,
LES BONS P:NFANTS 153
c'est la reine des fées, qui m'a condamnée à rester
souris pendant mille ans, pour me punir d'avoir
résisté à ses ordres.
LAMALICE.
Quels ordres?
LA SOURIS.
Tu es bien curieuse, Lamalice; au lieu de tant
parler,, tu devrais me demander ce que tu désires
avoir : je t'ai dit que je te l'accorderais. Veux-tu
de l'or, des terres, des bijoux, des maisons?
— ^on, dit Lamalice en secouant la tête d'un
air réfléchi; à quoi servent la fortune, l'or et tout
cela?*à rendre paresseux, méchant, orgueilleux.
Non, je ne veux rien de ce que vous m'offrez.
LA SOURIS.
Tu ne désires rien?
LAMALICE.
Pardonnez-moi, je désire quelque chose, mais
vous ne pouvez pas me l'accorder.
LA SOURIS.
Qu'en sais-tu? Essaye. Dis ce que tu veux.
— Je voudrais, dit Lamalice en rougissant lé-
gèrement, débarrasser mes parents du voisinage
d'Esbrouffe et l'obliger à s'en aller si loin que
nous n'en entendions plus parler.
— Ce sera facile, répondit la souris. Ouvre la
porte et suis-moi. »
Lamalice ouvrit la porte; la souris s'élança de-
hors avec la même vitesse que si elle n'avait pas
eu la patte cassée; elle courait si vite que Lama-
lice avait peine à la suivre : mais elle n'alla pas
154 LES BONS ENFANTS
loin. Au bout du jardin, au pied du poirier, la
souris entra dans un petit trou et disparut.
« 11 m'est impossible de vous suivre dans ce
trou, madame la souris, cria Lamalice en riant.
Adieu donc, portez-vous bien, vous et votre patte.
— Tu es bien vive, ma fille », dit une voix der-
rière elle.
Lamalice se retourna et vit un équipage, qu'elle
examina avec la plus grande surprise. Quatre gros
rats étaient attelés à une énorme carapace (ou
coquille) de tortue, dans laquelle était assise la
souris sur un coussin de peau de chat. Devant elle
était un coffret à barreaux, au travers desquels on
voyait un chat garrotté et muselé, et qui ne pou-
vait exprimer sa fureur que par ses regards étin-
celants.
« C'est pour te rendre service que j'ai disparu,
continua la souris. J'ai pris et muselé le protec-
teur de ton ennemi Esbrouffe, qui ne pourra plus
résister à mon pouvoir et au tien. Voici, ajoutâ-
t-elle, un dé que tu garderas soigneusement :
quand il sera à ton troisième doigt, il te fera tra-
vailler avec une vitesse et une adresse merveil-
leuses; si tu le mets au second doigt, il te ren-
dra invisible; au c[uatrième, il te donnera une
force extraordinaire et la puissance de te trans-
porter où tu voudras ; au petit doigt, il te donnera
tout l'or que tu voudras avoir. Au moyen de ce
dé, tu pourras effrayer et tourmenter Esbrouffe
au point de lui faire fuir le pays. »
Lamalice sourit malicieusement, remercia la
LES BONS ENFANTS 157
fée avec toute la vivacité de son caractère et se
disposait à s'en aller, lorsque la souris la rap-
pela.
(( J'ai oublié de te dire que si tu as jamais be-
soin de moi, tu n'as qu'à toucher ton pied gauche
en disant : « Patte cassée, viens à mon secours ».
Conserve soigneusement ton dé et n'en parle à
personne. Si tu le perdais ou si tu en faisais con-
naître la puissance, ton ennemi reprendrait tous
ses avantages.
— ■ Merci, madame la souris; je n'oublierai pas
vos recommandations. »
La souris et son équipage disparurent, laissant
Lamalice enchantée du présent de la fée; elle vou-
lut l'essayer sur-le-champ, et, le mettant au qua-
trième doigt, elle souhaita d'être près d'Esbrouffe.
Aussitôt elle se trouva en face de lui et d'un gros
tas de pièces d'or qu'il comptait avec avidité.
Quand il vit Lamalice souriante devant lui, il
fut saisi d'une grande frayeur.
« Comment es-tu entrée? Toutes les portes sont
fermées! »
Pour toute réponse, Lamalice passa son dé au
second doigt et disparut aux yeux d'Esbrouffe
terrifié.
« Lamalice! dit-il d'une voix tremblante.
— Par ici », dit Lamalice en lui appliquant un
violent souftlet sur la joue droite.
Esbrouffe se retourna avec colère, et, ne voyant
personne ni auprès, ni devant, ni derrière lui, il
resta tremblant et immobile.
158
LES BONS ENFANTS
« Je Tai pourtant vue, cette maudite enfant! là,
devant moi, regardant mon or.
— Qui est plus beau que toi, dit Lamalice.
— Où est-elle, cette petite insolente, que je la
fustige de la bonne façon?
— Par ici, dit Lamalice en lui appliquant un
second vigoureux soutïlet sur la joue gauche.
— Aïe! aie! Oh!
là la ! Que veut dire
cela? s'écria Es-
brouffe en retom-
bant sur sa chaise.
— Hou ! kou ! »
lui cria Lamalice
dans l'oreille, en
répandant d'un
coup de main tout
son or, qui alla rou-
ler de tous côtés.
Esbrouffe tomba
par terre, et, se je-
tant à plat ventre
sur son or, il éten-
dit les bras pour en
'•,!^:s
Soufflet sur la joue droite.
ramasser le plus possible. Lamalice, satisfaite
de ce premier essai des vertus de son dé, sou-
haita de se trouver chez elle, et, se plaçant
près de la porte d'entrée, elle mit le dé dans
sa poche.
« Te voilà, petite, dit la mère Sanscœur. Tu as
perdu bien du temps. Où as-tu été?
LES BONS ENFANTS
159
— Dans le jardin, cousine; je vais réparer le
temj3s perdu.
— Le temps perdu ne se rattrape pas, petite. ïu
auras beau faire, tu ne finiras pas ton jupon aujour-
d'hui.
— Vous allez voir, cousine. Quand je m'y mets,
mon ouvrage avance. »
Et Lamalice,
s'assejant près de
sa cousine, prit
son jupon, à peine
commencé et
qu'une ouvrière
habile aurait diffi-
cilement terminé
en une journée.
Ses mains, son
aiguille allaient,
allaient avec une
telle promptitude
qu'elle excita l'at-
tention de la mère
Sanscœur.
« Pas si vite, pas si vite, petite; tu vas gâcher
l'ouvrage, et ce sera à recommencer. Ca a-t-il du
bon sens, deux coutures en un quart d'heure!
— Pas de danger, cousine ; voyez si c'est
mal. »
La mère Sanscœur prit l'ouvrage, l'examina, re-
garda la petite avec un étonnement qui fit sourire
Lamalice, et le lui rendit en disant :
Soufflet su. la joue gauche.
160 LES BONS ENFANTS
(c Je ne te croyais pas si habile que cela, ma fille;
je ne t'ai jamais vue faire de si bon ouvrage et si
vite. »
Lamalice ne répondit pas et reprit son travail
en souriant; deux heures après, le jupon était
entièrement fini. La mère Sanscœur n'en pouvait
croire ses yeux.
« C'est pourtant vrai, disait-elle à mi-voix en
tournant et retournant le jupon dans tous les sens.
Elle a fini!... Et très bien cousu!... C'est que je
n'en ferais pas autant Où donc a-t-elle appris
à si bien faire? Et comme c'est venu vite! .. Ça ne
ressemble pas à son ouvrage d'hier Enfin, c'est
comme ça. »
La journée s'avançait; le père Sanscœur allait
rentrer de son travail pour souper. Pendant que la
mère Sanscœur préparait la soupe et les pommes
de terre, Lamalice mit son dé au quatrième
doigt.
« Une petite visite à Esbrouffe, se dit-elle ; voyons
où il en est. »
Elle se trouva en face d'Esbrouffe, qui soupait :
devant lui était une assiette de soupe aux choux,
à côté un poulet rôti et une tarte aux cerises. A
peine eut-il aperçu Lamalice qu'elle disparut.
(f Quel cauchemar! dit-il à mi-voix. Je croyais
encore voir devant moi cette petite sotte de ce
matin! Heureusement que je m'étais trompé.
— Pas tout à fait, dit Lamalice en jetant à terre
son assiette de soupe
— Au secours ! Le diable ! c'est le diable !
LES BONS ENFANTS 161
— Pas tout à fait, reprit Lamalice, enlevant le
poulet et la tarte, qui devinrent invisibles comme
elle.
■ — Minet! Minet! viens à mon secours. Où es-tu,
mon fidèle Minet? »
Lamalice, laissant Esbrouffe en face de son pain
sec, se souhaita chez une pauvre famille dans le
besoin; elle se trouva dans une misérable chau-
mière; une pauvre femme partageait entre ses
quatre enfants un morceau de pain qui aurait à
peine suffi à un seul de ces petits affamés. Le père,
pâle et hâve, se cachait le visage de ses deux mains
et priait le bon Dieu de venir à son secours.
« Hélas! mon Dieu! disait-il, je n'ai plus la force
de travailler sans manger. Du pain, mon bon Dieu!
du pain pour mes enfants, pour ma femme et pour
moi! :»
Un cri joyeux lui fit lever la tête ; quelle ne fut
pas sa surprise en voyant un gros poulet rôti et
une belle tarte ! Au moment où il allait demander
qui leur avait apporté ce secours si nécessaire,
un gros pain, une bouteille de vin et une vaisselle
complète vinrent se placer près du poulet. La faim
se faisant sentir cruellement, toute la famille
commença par manger pain, poulet et tarte, et
boire de ce bon vin qui leur donna des forces. Ils
se demandèrent ensuite comment tout cela était
venu, sans pouvoir répondre à cette question,
L'étonnement du père redoubla quand il aperçut
quelques pièces d'or au fond d'un verre.
« C'est le bon Dieu qui nous envoie ces trésors.
il
162 LES BONS ENFANTS
Mes enfants, remercions-le du fond de nos cœurs. »
Lamalice, enchantée d'avoir si bien employé le
souper du méchant Esbrouffe, se souhaita bien
vite à la maison; elle s'y retrouva au moment où
la mère Sanscœur apportait leur modeste souper :
elle en mangea sa part, et de bon appétit, ne re-
grettant ni ne désirant le poulet gras et la tarte,
et se réjouissant d'en avoir régalé la pauvre fa-
mille.
(( Je suis fatiguée, dit Camille en s'interrom-
pant; il y a longtemps que je parle.
VALENTINE.
Quel dommage! c'est si amusant!
MARGUERITE.
Quand pourras-tu achever?
CAMILLE.
Demain soir, si vous voulez.
soniiE.
Il faut bien que nous voulions, puisque tu ne
veux pas ce soir.
CAMILLE.
D'ailleurs il est trop tard; nous allons nous
coucher tout à l'heure.
ELISABETH.
Dites-moi, mes amis, ne trouvez-vous pas,
comme moi, que Lamalice est un peu méchante?
JACQUES.
Un peu, mais pas trop ; elle a fait peur à ce mé-
chant Esbrouffe; il n'y a pas grande méchanceté
à cela.
LES BONS ENFANTS 163
ELISABETH.
Non ; mais pourtant il a eu une peur terrible, il
reçoit deux soufflets et il soupe avec du pain sec.
PIERRE.
Bah! on n'est pas mort pour cela. En voyage,
Elle partageait un morceau de pain entre ses quatre enfants.
(Page 161.)
on n'a même pas toujours du pain.
VALENTINE.
Où donc? dans quel pays n'a-t-on pas du pain sec?
SOPHIE.
D'abord chez les Chinois, puis chez les Arabes,
164 LES BONS ENFANTS
puis chez les Grosses-Têtes, puis chez les Grosses
Jambes.
LÉONCE, riant.
Qu'est-ce que c'est que tous ces gens-là? Où as=
tu pris des Grosses-Têtes, des Grosses-Jarobes?
SOPHIE.
Je les ai pris où je les ai trouvés, monsieur. Si
vous ne savez rien, ce n'est pas une raison pour
que je sois comme vous. Je sais des choses très
amusantes sur les Chinois.
HENRI, crim air moqueur.
Où les as-tu apprises? Dans ton dernier voyage
en Chine.
SOPHIE.
Non, monsieur; je les ai entendu raconter par
un ancien missionnaire en Chine, qui s'appelait
l'abbé Hue.
HENRI.
Et que te racontait ce missionnaire?
SOPHIE.
Vous ne le saurez pas, monsieur; je le racon-
terai aux autres, mais pas à vous.
HENRI.
Qu'ai-je donc fait, pour te mettre en colère
contre moi?
SOPHIE.
Ce que tu as fait? Tu t'es moqué de moi, comme
tu fais toujours; je voudrais avoir le dé de Lama-
lice pour te donner quelques tapes sans que tu
pusses me les rendre.
LES BONS ENFANTS 165
HENRI.
Tu n'as pasbesoin du dé de Lamalice pour taper :
nous en savons tous quelque chose.
SOPHIE.
Bah ! bah ! Quand j'ai le malheur de vous toucher,
vous savez bien me le rendre; et c'est pourquoi je
voudrais être invisible pour vous taper à mon aise
quand vous m'impatientez.
CAMILLE.
Heureusement pour nous que tu es très visible,
et, heureusement pour toi, tu es plus méchante
en paroles qu'en actions : à t'entendre, on croirait
que tu es en colère, injuste, égoïste, et au fond tu
es très bonne et très aimable.
SOPKIE,
Merci de le dire, et surtout de le penser, ma
bonne Camille; c'est bien toi qui es bonne et ai-
mable.
MARGUERITE.
Quand finiras-tu Esbrouffe et Lamalice'l Je vou-
drais bien savoir si Lamalice parvient à le
chasser.
CAMILLE.
Demain j'espère finir; mais c'est très long; je
ne sais si je pourrai. »
Des bâillements commençaient à se faire en-
tendre ; les plus jeunes se pelotonnaient ou s'éten-
daient sur l'herbe pour dormir; les plus grands
même cherchaient à appuyer leurs têtes et leurs
coudes. Ces mouvements, accompagnés de silence,
attirèrent l'attention des mamans, qui les en-
166 LES BONS ENFANTS
voyèrent tous se coucher, ce que firent les enfants
avec empressement.
Le lendemain soir il faisait un temps superbe:
on s'assit de nouveau sur l'herbe, et Camille re-
prit son histoire.
cl';
ESBROUFFE, LAMALICE ET LA SOURIS.
(suite.)
SBROUFFE avait man-
ge son pain sec,
la
rage dans le cœur,
désirant se venger,
et ne sachant sur qui
ni comment.
« Si du moins,
pensait-il, j'étais sûr
que ce fût cette petite
coquine de Lamalice
qui me joue tous ces
tours! mais, lorsque
je crois la voir, elle
disparait ; ce n'est
donc pas elle. C'est
égal, c'est sa voix que
j'entends, c'est elle
que je crois voir, et
c'est sur elle que je
me vengerai! Demain
matin j'irai lui faire
une visite quand le
père sera parti pour son travail, et nous verrons! »
168 LES BONS ENFANTS •
Consolé par cet espoir de vengeance, Esbrouffc
se coucha, quoique tremblant encore et regrettant
amèrement son Minet, qui Taidait dans toutes ses
méchancetés avec une intelligence merveilleuse.
Le lendemain il guetta le départ de Sanscœur, et,
quand il le crut assez loin, il entra chez Lamalice,
qui travaillait déjà près de sa cousine.
« Déjà à l'ouvrage, la voisine! Pour qui tra-
vaillez-vous avec tant d'ardeur?
— Ce n'est pas pour vous, bien sûr!... Mala-
droit! » s'écria-t-elle en se relevant vivement.
Esbrouffe avait répandu sur l'ouvrage de la
femme Sanscœur un encrier plein qu'il tenait à
la main.
« C'est de la méchanceté et pas de la maladresse,
dit Lamalice en regardant le sourire méchant et
hypocrite du gros Esbrouffe.
ESBROUFFE.
Héla > ! mon Dieu! comment pouvez-vous croire
cela? Je suis désolé! mon encre perdue!
LAMALICE, vivement.
Vous payerez le jupon que vous avez abimé;
nous n'avons pas de quoi.
ESBROUFFE.
Moi? par exemple! Vous ne m'y forcerez certai-
nement pas.
— C'est ce que nous verrons! » dit Lamalice ei:
quittant la chambre.
Esbrouffe profita de l'absence de Lamalice pour
faire quelque nouveau dégât. Il allongea la main
pour saisir et jeter par terre une pile d'assiettes
LES BONS ENFANTS
169
posées sur le buffet. Avant d'avoir pu les atteindre,
il se sentit enlever par les cheveux et resta sus-
pendu en l'air, criant et gigotant à outrance. C'était
Lamalice, qui n'était sortie que pour rentrer invi-
II se scnlil eu lever par les cheveux.
sible en plaçant son dé à son quatrième, doigt; elle
enleva Esbrouffe comme une plume, et lui dit à
l'oreille, en déguisant sa voix :
« Demande bien vite pardon et paye le jupon,
— Jamais, jamais! » cria Esbrouffe en gigotant
de plus belle.
170 LES BONS ENFANTS
Pan ! pan ! Deux soufflets formidables accompa
gnèrent un second ordre de demander pardon et
de payer.
« Non, non, jamais! » cria encore Esbrouffe.
Une grêle de coups tomba sur la large face, le
gros dos, les larges épaules, le ventre rebondi
d'Esbrouffe, qui hurlait, criait, jurait, menaçait en
vain. Enfin, vaincu par la douleur, il dit d'une voix
enrouée :
« Pardon, pardon, je payerai! «
A l'instant même il se sentit à terre et délivré
des griffes qui le tenaient. Il regarda autour de
lui avec effroi, et, ne voyant rien que la mère Sans-
cœur, qui regardait cette scène avec un étonnement
comique, il se rassura, rajusta son habit, sa cra-
vate, passa la main dans ses cheveux et voulut
sortir. Un coup de pied violemment appliqué au-
dessous de la chute des reins le renvoya au milieu
de la chambre.
« Paye! entendit-il à son oreille.
— Non, c'est une volerie, c'est une Aïe! aïe!
au secours! » cria-t41 en sautant et courant autour
de la chambre.
C'est qu'un nombre infini de coups de pied le
faisaient gambader et courir plus vite qu'il n'au-
rait;-voulu. Brisé, moulu, il tomba à terre en
criant : f< ■ Je payerai ! »
Les coups avaient cessé; il chercha à se relever,
mais une- force extraordinaire le retint à terre, et
la jvûiîv lui dit :
« Tu ne seras libre que lorsque tu auras payé. »
LES BONS ENFANTS
171
Plusieurs efforts inutiles, toujours suivis d'un
ou deux soufflets, lui prouvèrent la nécessité de
céder. Il enfonça sa grosse main dans la poche de
son gilet et en tira une bourse bien garnie.
« Combien dois-je vous payer votre jupon taché?
demanda-t-il d'un ton bourru.
— Vous me donnerez quinze francs. Je l'ai payé
cela moi-même.
— C'est affreux,
ça ! Quinze francs !
je ne peux pas »
Il n'acheva pas ;
une rude secousse
vint lui rappeler
sa promesse.
(( Tenez, voici
les quinze francs.
Vous êtes des vo-
leurs ; je vous dé-
noncerai à la jus-
tice.
— Laissez donc!
Des voleurs ! on
nous connaît dans
le pays. Ce n'est pas vous qu'on croira. Pourquoi
venez-vous ici? Qui est-ce qui vous demandait?
Je ne comprends rien à vos simagrées, à vos cris,
à vos gambades. Payez le dégât que vous avez
commis, allez-vous-en et ne revenez plus : je ne
vous demande pas autre chose. »
Esbrouffe, vaincu par son ennemi invisible, jeta
À^
Un coup de pied lui fut applique.
172 LES BONS ENFANTS
les quinze francs sur la table sans mot dire et
sortit au moment où Lamalice rentrait. La mère
Sanscœur lui raconta ce qui s'était passé, sauf les
paroles de Lamalice, qu'elle n'avait pas entendues,
de sorte qu'elle ne comprenait rien à la conduite
d'Esbrouflfe.
<( Bien sûr qu'il a perdu l'esprit. Il m'a réelle-
ment fait peur un moment; ses pieds ne posaient
pas à terre; il criait, il gigotait, il hurlait. Et puis
ce garçon, qui ne donnerait pas un sou pour sauver
la vie d'un homme, et qui me donne quinze francs
sans que je les lui demande !
— C'est vrai, cousine, que c'est singulier; mais
j'aimerais mieux tout de même que ce méchant
homme ne vînt pas chez nous.
— Je crois bien, petite, qu'il n'y viendra pas
souvent. »
La mère Sanscœur et Lamalice se remirent à l'ou-
vrage. Quand la mère Sanscœur alla préparer le
dîner, Lamalice, qui était libre de s'amuser, se sou-
haita près d'Esbrouffe ; elle n'eut pas beaucoup de
chemin à faire, car il était près du mur qui séparait
les deux jardins. Sa poche était pleine de pierres,
qu'il lançait contre les fruits du poirier merveil-
leux. 11 n'avait pas encore réussi à en attraper une
seule. Lamalice, plus habile que lui, ramassait et
lançait aussi des pierres qui tombaient des mains
d'Esbrouffe et attrapait à tout coup ses joues et son
nez rouges. Il crut d'abord que quelque chose lui
avait sauté à la figure, mais la quantité de blessures
qu'il recevait lui fit craindre une nouvelle attaque
LES BONS ENFANTS 173
de son ennemi invisible, et il se retira précipitam-
ment; les pierres le poursuivirent jusqu'à la porte
de sa maison. Rentré chez lui, il se bassina avec
de l'eau fraîche. Quand il eut fini, la terrine qui
contenait l'eau lui sauta à la figure et l'inonda des
pieds à la tête ; au même moment, la cruche en fit
autant, puis le pot à eau, puis la bouteille d'huile
et un grand pot de lait qui contenait son déjeuner
du lendemain.
Effrayé, suffoqué, Esbrouffe tomba sur une
chaise; cette fois il ne cria pas, il pleura.
« Que faire? que devenir? où me cacher? Com-
ment éviter ce démon qui m'assomme de coups,
qui me fait mourir de faim, qui me vole mon
pauvre argent, qui m'inonde de saletés?
— Corrige-toi, lui dit une voix; deviens juste et
bon, et on te laissera en paix, ou bien quitte le
pays. »
Esbrouffe ne répondit pas; mais il se dit en lui-
même qu'il lui serait trop pénible d'être juste et
bon, et qu'il aimait mieux rester comme il était
et quitter le pays.
Il fut obligé de se laver des pieds à la tête et
de changer de vêtements; les siens étaient pleins
d'eau, d'huile, de crème.
Lamalice était rentrée sans que sa cousine se fût
aperçue de son absence. Pendant leur repas, la
mère Sanscœur reparla plusieurs fois d'Esbroufïe
et de la scène bizarre qu'il avait faite.
« Ce que je comprends moins encore, dit-elle,
ce sont les quinze francs qu'il m'a donnés Ah!-
174 LES BONS ENFANTS
mon Dieu! Lamalice, où es-tu? Par où a-t-elle
passé, que je ne l'ai ni vue ni entendue sortir?
-— Je suis ici, cousine, près de vous.
— Où donc? Je ne te vois pas. »
La mère Sanscœur se tournait de tous côtés : per-
sonne. Elle entendait la petite, mais ne la voyait
pas. Etlfrayée de ce prodige, elle allait appeler au
secours, quand Lamalice apparut sur sa chaise, près
de sa cousine et la regardant avec un air fort em-
barrassé. Nouvelle surprise. Lamalice, rouge, les
yeux baissés, ne disait mot. La mère Sanscœur
prenait un air de plus en plus mécontent :
« Lamalice! que veut dire cela? Comment as-tu
fait pour disparaître et reparaître? Dis-moi vrai.
Voyons, parle.
— Cousine, je ne puis rien vous dire, répondit
Lamalice les larmes aux yeux.
— Pourquoi cela? Parce que tu n'oses pas
m'avouer que tu es en rapport avec le diable?
— Oh ! cousine, comment pouvez- vous croire. . . ?
— Alors explique comment tu as disparu comme
tu l'as fait.
— Tout ce que je puis vous avouer, cousine,
c'est qu'on m'a défendu de rien dire.
— Et tu crois que je vais te garder dans ma
maison pour être ensorcelée, endiablée comme toi !
Tiens, tu n'es plus ma parente. Va-t'en, que je ne
te revoie plus.
- — - Cousine, je vous en supplie, ne me chassez
pas, je suis innocente, je vous le jure. Attendez,
du moins, jusqu'au retour de mon cousin, ce soir.
te
a
o
3
ci
o
s-,
o
«
c
u
LES BONS ENFANTS 177
— Je veux bien t'accorder cette dernière de-
mande. Prends ton ouvrage et travaille. »
Lamalice, les yeux troublés par les larmes, cher-
chait son dé sans le trouver. C'était ce dé qu'elle
avait mis par distraction à son quatrième doigt, qui
l'avait rendue invisible aux yeux de sa cousine;
aussitôt que Lamalice s'en était aperçue, elle l'avait
retiré, et, dans son trouble, au lieu de le mettre
dans sa poche, elle l'avait posé près d'elle sur la
table. Sa cousine l'avait pris et mis dans sa poche
sans y penser.
« Que cherches-tu? lui demanda-t-elle dure-
ment.
— Mon dé, cousine, pour travailler....
— ïu en as plus d'un ; prends-en un autre, il
fera tout aussi bien. »
Lamalice n'osa pas répliquer, mais, tout en tra-
vaillant, elle regardait de côté et d'autre pour
tâcher de retrouver le précieux dé. Son travail
n'avançait pas; il allait mal; les points étaient
inégaux. Sa cousine se plaça près d'elle pour
coudre; elle sortit un dé de sa poche, c'était celui
de Lamalice.
« Le voilà, ton dé ! Mais je ne te connaissais pas
celui-là. Il va bien à mon second doigt. Je ne sais
pas pourquoi ce dé me fait penser à Esbrouffe. Que
je voudrais donc savoir ce qu'il fait! »
A peine avait-elle émis ce vœu qu'elle se trouva
dans la chambre d'Esbrouffe, qui comptait son or.
Elle poussa un cri d'effroi; il fut répété par Es-
brouffe.
12
178 LES BOx\S ENFANTS
« Toi et ta cousine, vous êtes donc deux démons
chargés de me faire mourir de frayeur, s'écria-t-il
en tremblant. Hier c'était elle; aujourd'hui c'est
toi. »
La frayeur de la mère Sanscœur rendit un peu
de courage à Esbrouffe. Se levant lentement de
dessus sa chaise, il marcha vers son ennemie, qui
semblait pétrifiée, et, lui saisissant les mains, il
la tira vers la porte, qu'il ouvrit, et la mit dehors.
La mère Sanscœur ne résista pas; elle n'était pas
revenue de son étonnement quand elle rentra chez
elle. Lamalice, pâle, tremblante, se précipita au-
devant d'elle et, lui saisissant les mains, ne vit
pas son dé; elle s'écria avec angoisse :
« Mon dé, mon dé! qu'avez-vous fait de
mon dé?
— Est-ce que je sais, moi? Il est tombé et resté
chez Esbrouffe, où je me suis trouvée transportée
je ne sais comment et par qui.
— Ah! cousine, qu'avez-vous fait? Sans mon dé,
nous sommes perdues ; Esbrouffe nous tient en son
pouvoir; il va chercher à se venger. »
La mère Sanscœur tombait de surprise en sur-
prise. Lamalice, voyant son dé perdu, raconta son
aventure avec la souris, le présent de la fée et sa
défense de révéler la vertu du dé et de le perdre.
La mère Sanscœur fut atterrée.
« Comment ravoir ce dé, tombé sans doute dans
quelque coin où il reste inaperçu?
— J'ai trouvé, dit Lamalice.
— Que vas-tu faire, pauvre fille?
LES BONS ENFANTS 179
— Vous allez voir, cousine; je vais chercher
deux poires du poirier merveilleux; je lui dirai
que vous étiez venue tantôt les lui apporter, qu'il
vous a effrayée, et que cela vous a fait oublier de
les lui offrir. Il est gourmand, les poires lui fer-
meront la bouche, et il me laissera chercher mon
dé. Laissez-moi y aller seule; il aurait peur de
nous deux.
— Va, petite, va; et que Dieu te protège! »
Lamalice courut chercher les poires, arriva les-
tement chez Esbrouffe, frappa à la porte et
entra.
(c Encore toi ! s'écria Esbrouffe avec colère.
— Je vous apporte des poires, monsieur Es-
brouffe; vous avez fait si peur à ma cousine,
qu'elle n'a pas osé vous les offrir; mais je sais
que vous les aimez, et je vous les rapporte.
— Tiens, tiens, tiens, dit Esbrouffe avec mé-
fiance. Qu'est-ce qui vous prend donc d'être si
généreuses? Donne tes poires. Bonsoir, petite.
— Pardon, monsieur Esbrouffe; voulez-vous me
permettre de chercher mon dé, que ma cousine a
fait tomber chez vous?
— Cherche, pendant que je mange les poi-
res. »
Lamalice chercha partout, dans les coins, sous
les meubles, elle ne trouva rien. En se penchant
près du fauteuil d'Esbrouffe, le chat qu'elle avait
vu emprisonné dans le char de la souris lui ap-
parut tenant le dé dans sa gueule, le faisant
tomber, puis rouler avec ses pattes. Lamalice
180 LES BONS ENFANTS
s'approcha avec précaution, parla doucement au
chat, et voulut saisir le dé dans un moment où il
roulait à terre. Un coup de griffes de Minet lui dé-
chira la main et lui fit pousser un cri; d'une autre
main elle chercha à rattraper le clé qui roulait vers
elle; le chat allongea sa patte, couvrit le dé de ses
griffes et resta immobile, regardant Lamalice avec
des yeux flamboyants.
« Voyons, en voilà assez, dit Esbrouffe; j'ai fini
mes poires, va-t'en.
— Mon dé ! s'écria Lamalice ; votre chat a mon
dé sôus sa patte!
— Ge n'est pas une grande perte; mon chat
m'est revenu il y a une heure, je ne veux
pas qu'on le taquine. Va-t'en et laisse-nous tran-
quilles. ))
Lamalice ne pouvait se décider à s'en aller sans
son dé; Esbrouffe, la prenant par les épaules,
allait la mettre dehors, quand elle se souvint de
la recommandation de la fée ; se baissant rapide-
ment et touchant son pied gauche, elle dit tout
bas :
« Patte cassée, viens à mon secours. »
Au même instant, Esbrouffe se trouva lancé et
collé contre le mur de sa chambre; le chat dis-
parut, et le dé se retrouva au quatrième doigt de
Lamalice. Elle quitta tranquillement la maison
d'Esbrouffe et rentra chez elle, où elle trouva sa
cousine qui l'attendait avec inquiétude; elle lui
raconta le succès de son invocation à la souris.
« En voilà assez pour ce soir, mes amis, dit
i3IlW(
Elle prit les deux poires et arriva chez Esbrouffe. (Page 179.)
LES BONS ENFANTS 183
Camille; j'ai la gorge desséchée à force d'avoir
parlé.
JACQUES.
Je voudrais bien savoir si Esbrouffe fera encore
quelque méchanceté à Lamalice.
CAMILLE.
Je crois bien, et une fameuse, mais qui sera la
dernière.
LOUIS.
Dis-nous ce que c'est, Camille.
CAMILLE.
Non, non, demain vous saurez tout; pour au-
jourd'hui, c'est assez. »
Les enfants durent, bon gré mal gré, attendre
au lendemain soir pour connaître la fin de l'his-
toire d'Esbrouife et de Lamalice. Quand l'heure de
raconter fut venue, Camille fut entourée et tour-
mentée par les enfants, jusqu'à ce qu'elle eût com-
mencé son récit.
Après le départ de Lamalice, Esbrouffe appela
son chat; mais il avait encore disparu sans qu'il
pût comprendre en quel moment et par quel
moyen.
« C'est singulier! se dit Esbrouffe, je ne conçois
rien à ce qui m'arrive depuis deux jours; on pa-
rait, on disparaît, je me sens battu, souffleté Je
suis presque certain que c'est Lamalice qui me vaut
tout cela, et je crois avoir trouvé le bon moyen
dcTue venger de cette petite fille et de ses parents.
184 LES BONS ENFANTS
J'ai mon idée; demain je l'exécuterai. La fille sera
brûlée ou pendue, et j'aurai leur jardin et leur
poirier. »
Pendant ces réflexions du méchant Esbrouflfe,
Lamalicc, enchantée d'avoir retrouvé son dé, se
mit à l'ouvrage; mais l'ouvrage n'avançait pas :
le dé était bien à son doigt pourtant. Inquiète de
ce changement, elle voulut essayer les autres
vertus du dé, et, le mettant au quatrième doigt,
elle demanda à sa cousine :
« Me vovez-vous, cousine?
— Je crois bien, que je te vois; je ne suis pas
encore aveugle. Dieu merci.
— Hélas ! mon dé a perdu ses vertus ! il ne nous
détendra plus contre Esbrouffe. »
Pendant qu'elle parlait, la souris parut au mi-
lieu de la chambre :
(( Tu m'as désobéi, Lamalice; tu as dit à ta cou-
sine ce que je t'avais défendu de raconter. Tu as
perdu ainsi la puissance que je t'avais donnée
pour résister à Esbrouffe. Je t'avais pourtant
avertie. Ne t'en prends qu'à toi des malheurs qui
te menacent. »
Lamalice pleurait sans répondre. Qu'aurait-elle
dit? La souris avait raison. Mais la souris était une
bonne fée : les larmes de Lamalice et son silence
l'attendrirent.
« Ecoute, lui dit-elle, il y a un moyen pour toi
de retrouver ce que tu as perdu ; c'est de consentir
à garder le minet d'Esbrouffe prisonnier chez toi
malgré ses menaces et surtout ses promesses. Si tu
LES BONS ENFANTS 185
le gardes fidèlement, sans jamais lui permettre de
quitter sa prison et sans jamais oublier de lui
donner une souris pour son repas du matin et du
soir, je te continuerai ma protection. Acceptes-tu?
LAMALICE.
Mais comment ferai-je, madame la souris, pour
me procurer une souris deux fois par jour et tous
les jours? Je ne puis courir après elles pour les
attraper.
LA SOURIS.
Non, mais tu peux les prendre dans des pièges,
dans des souricières. Encore une fois, acceptes-tu?
LAMALICE.
Et si je refuse, qu'en arrivera-t-il?
LA SOURIS.
Que tu seras, comme auparavant, tourmentée par
Esbrouffe, furieux des tours que tu lui as joués.
LAMALICE.
Et si je ne puis avoir de souris en quantité suf-
fisante pour le chat?
LA SOURIS.
Alors tu retomberas au pouvoir du chat, qui est
le méchant génie protecteur d'Esbrouffe, et qui se
vengera sur vous tous de l'emprisonnement que je
lui ai fait subir.
LAMALICE.
Et mes parents, si je refuse de garder le minet?
LA SOURIS.
Tes parents n'ont rien à craindre; toi seule, tu
es menacée.
— Alors je refuse, dit Lamalice sans hésiter.
186 LES BONS ENFANTS
LA SOURIS.
Prends garde, Lamalice; réfléchis bien.
LAMALICE.
Je n'ai pas besoin de réflexion pour voir que si
j'acceptais les conditions que vous voulez bien me
proposer et que je ne pusse pas les remplir, j'en-
trainerais mes parents dans mes malheurs; tandis
que, restant comme je suis, il n'y a que moi qui
courre des dangers.
LA SOURIS.
Adieu, Lamalice. Si tu changes d'avis, appelle-
moi ; il sera temps jusqu'à ta mort. »
La souris disparut. La femme Sanscœur n'avait
rien dit pendant la conversation de Lamalice avec
la souris. Quand cette dernière eut disparu :
« Je trouve que tu as eu tort, dit-elle; tu aurais
facilement trouvé deux souris par jour, et tu nous
aurais débarrassés de ce méchant EsbroufPe.
LAMALICE
Et si j'avais manqué de souris un jour seule-
ment, vous en auriez souffert comme moi, tandis
qu'à présent moi seule serai l'objet de la colère
d'Esbrouffe.
MÈRE SANSCOEUR.
Tu as raison. D'ailleurs, quel mal peut-il te
faire? Tu sauras bien te défendre, comme tu l'as
fait jusqu'à présent.
— Oui, cousine », dit tristement Lamalice, qui
était peinée de voir sa cousine prendre si froide-
ment les dangers dont elle était menacée
La journée s'acheva tranquillement; Lamalice
LES BONS ENFANTS 187
avait gardé son dé, mais il n'était plus qu'un dé
très ordinaire; il empêchait son doigt d'être
piqué.
Le lendemain de bonne heure, un bruit assez
étrange se fit entendre à la porte de la maison;
plusieurs personnes semblaient se quereller à
mi-voix; on avançait, on reculait. Lamalice, qui
déjeunait avec ses parents avant de se mettre à
l'ouvrage, alla voir ce qui se passait; elle ouvrit
la porte; à peine avait-elle avancé d'un pas, que
des cris d'effroi se firent entendre, et une troupe
de gens amenés par Esbrouffe se sauvèrent de tous
cotés. Lamalice, surprise de ces cris et de cette
fuite, leur demanda ce qu'il y avait.
« Arrêtez la sorcière! cria Esbrouffe. Prenez
garde qu'elle ne vous échappe; elle glisse dans les
mains comme une anguille. »
Les plus hardis s'avancèrent d'un air craintif, et,
s'approchant de Lamalice, ils voulurent la saisir;
Lamalice, effrayée, rentra précipitamment en re-
fermant la porte sur elle. Le tumulte et -es cris
recommencèrent. Sanscœur et sa femme ne sa-
vaient quel parti prendre; ils devinaient qu'Es-
brouft'e avait fait croire aux gens du village que
Lamalice était une sorcière, c'est-à-dire une pro-
tégée du diable, et qu'au moyen de la puissance
du démon elle pouvait donner des maladies,
causer des incendies, des tempêtes et tous les
malheurs possibles aux personnes dont elle avait
à se venger.
Le père Sanscœur chercha à sauver sa petite
188 LES BONS ENFANTS
cousine de la fureur des gens rassemblés devant
la porte; il la fit passer dans la chambre à côté,
ouvrit une trappe qui menait à la cave, l'y fit des-
cendre, referma la trappe, jeta dessus du linge
qu'il tira d'une armoire, et rentra promptement
dans la première chambre, au moment où la foule
brisait la porte et entrait dans la maison avec Es-
brou ITe en tète.
« Où est la sorcière? crièrent-ils tout d'une voix.
— De quelle sorcière parlez-vous, mes amis? oii
donc est-elle? Pour moi, je n'en connais pas dans
le pays.
— Il y en a une, c'est votre cousine, nous la
voulons pour la brûler sur la place.
— Et vous pouvez croire un mensonge pareil?
Lequel de vous a souffert de ma cousine? Vous
a-t-elle jamais fait le moindre mal? N'a-t-elle pas,
au contraire, toujours cherché à vous rendre ser-
vice? N'est-elle pas une fille pieuse, allant à l'église
et priant avec vous tous? Vous voyez bien qu'on
vous a trompés, qu'on s'est moqué de vous, et
qu'on vous a fait sortir si matin de chez vous et
dérangés de vos travaux par pure méchanceté.
— C'est vrai, cela. Une sorcière ne se conduit
pas comme Lamalice.
— Une sorcière ne prie pas, ne va pas à l'église.
— Une sorcière a l'air sournois et méchant;
Lamalice a un visage gai et aimable.
— D'ailleurs on n'a jamais vu une sorcière de
dix ans. Ce sont de vieilles femmes qui se font sor-
cières.
LES BONS ENFANTS 189
— Pourquoi donc nous avez-vous menti, Es-
brou ffe?
— Pourquoi nous avez-vous dérangés de notre
travail?
— Pourquoi nous avez-vous amenés ici pour
faire peur à ces braves gens et nous faire faire une
sottise?
— Vous serez la cause que tout le village va rire
de nous et de notre belle équipée.
- — ■ A bas Esbrouffe !
— Une roulée à Esbrouffe.
— Pan! Voilà pour t'apprendre a mentir.
— ■ Pan! pan! pif! paf! » Les coups pleuvaient
sur Esbrouffe, qui faisait gros dos et mine piteuse,
mais qui n'en reçut pas moins une grêle de coups
de poing et de coups de pied.
« Vous vous trompez, mes bons amis; je n'ai
pas menti, je n'ai pas calomnié. Je vous jure que
j'ai vu plusieurs fois Lamalice entrer chez moi, les
portes bien fermées, puis disparaître sans que je
pusse deviner comment ; que je l'ai entendue parler
à mon oreille sans la voir; qu'elle m'a souffleté,
battu, sans qu'il me fût possible de l'apercevoir;
qu'en un mot elle est sorcière si jamais il en fut. »
Esbrouffe parla tant, qu'il parvint encore une
fois à leur faire croire que Lamalice était une sor-
cière; et cette foule, qui avait failli le mettre en
pièces quelques instants auparavant, se remettait
sous sa direction pour commettre une odieuse in-
justice.
Cette fois, Sanscœur ne put parvenir à se faire
190 LES BONS ENFANTS'
entendre; il eut peur pour lui-même, et, aban-
donnant sa cousine à la vengeance d'Esbrouffe et à
la fureur du peuple, il se sauva par une porte de
derrière, entraînant sa femme avec lui.
Lamalice entendait ce qui se disait et ce qui se
faisait; à moitié morte de terreur, elle était tombée
le visage contre terre et restait immobile dans cette
position.
(( Souris, souris, avait-elle pensé, vous m'avez
abandonnée ! »
La foule l'avait cherchée partout et se disposait
à se retirer, pensant qu'elle s'était enfuie, comme
ses parents, par la porte de derrière. Esbroutïe,
furieux de voir sa vengeance lui échapper, conti-
nuait ses recherches ; le linge blanc qui se trouvait
par terre excita ses soupçons; il le retira, aperçut la
trappe, la souleva et, à sa grande joie, vit la mal-
heureuse enfant étendue à terre au milieu de la cave.
(( La voici, je l'ai trouvée! A moi, mes amis!
Prenons la sorcière. »
La foule accourut; deux hommes descendirent
l'échelle qui menait à la cave, relevèrent Lamalice,
pâle et sans mouvement, et la montèrent, non sans
quelque répugnance. Cette enfant leur faisait pitié,
ils ne croyaient guère aux paroles d'Esbrouffe,
qu'ils méprisaient et détestaient au plus haut point.
« La voilà, dirent-ils en la posant à terre; la
pauvre enfant fait pitié. Je vous demande un peu
si ça a l'air d'une sorcière! Une enfant si jeune!
— Mes chers amis, je vous assure, commença
Esbrouffe d'un air mielleux....
LES BONS P]NFANTS 191
— Tais-toi, vieux pot à lard; tu ne parles que
pour mentir.
— C'est toi qu'on devrait brûler sur la place !
— Quelle belle grillade tu ferais!
— Et quelles couleurs te donnerait le feu!
— ■ Non, pas au feu, mais à l'eau, le gros Es-
brouffe! Il surnagera.
— A l'eau, la langue de vipère!
— A l'eau, le cœur de pierre qui n'a eu aucune
compassion de cette malheureuse enfant ! »
Pour le coup, Esbrouffe se sentit perdu; il vou-
lut parler; un coup de poing lui ferma la bouche
en lui brisant quatre dents. 11 voulut fuir; quatre
bras vigoureux l'arrêtèrent au départ. La peur le
prit; il trembla comme il avait fait trembler sa vic-
time, et, comme elle, il tomba à terre. Mais, au
lieu d'inspirer la pitié, il inspira le dégoût. On le
releva, on le soutint, en riant de sa peur, et on
allait le faire marcher pour lui administrer une
rude correction, lorsque Lamalice, revenue à elle
depuis quelques instants et voyant le changement
d'idées de la foule, résolut de sauver cet infortuné
au péril de sa propre vie.
Elle apparut plus pale qu'un fantôme ; tous s'arrê-
tèrent.
« Grâce pour cet homme! dit-elle. Grâce, mes
amis; grâce pour lui!
— C'est lui qui voulait te faire brûler comme
sorcière.
— Je le sais; mais je pardonne. Pardonnez-lui
aussi.
192 LES BONS P:NFANTS
— Mais il ne vit que de méchancetés.
— Et vous, mes amis, vivez de bonté et de gé-
nérosité. Pardonnez-lui de vous avoir trompés et
dérangés : le crime n'est pas grand.
— Tu es une bonne fille, tout de même!
— Et dire que nous te prenions pour une sorcière !
— Et que nous voulions te faire mourir!
— Grâce à cet être dégoûtant! s'écria un des
hommes qui le soutenaient et qui le jeta par terre.
— Vive Lamalice! Un triomphe pour Lamalice!
— Oui! oui! oui! Un triomphe! Portons-la dans
le village ! elle mérite cet honneur ! »
Et, malgré la résistance de Uamalice, ils la pla-
cèrent sur une chaise tenue par cjuatre hommes et
la portèrent autour de la place en criant :
« Vive Lamalice ! X bas Esbrouffe ! »
Lamalice aurait bien voulu se sauver et rentrer
chez elle, mais elle chercha en vain à s'échapper;
la foule croyait réparer le mal qu'elle avait fait ;
d'ailleurs cette promenade amusait ces bonnes
gens; tout ce qui est nouveau et bruyant amuse la
foule; on hurle parce que les autres crient; on
court parce que les autres marchent. On ne donna
à Lamalice sa liberté que lorsque chacun fut las de
crier et de courir.
Pendant le triomphe de Lamalice, Esbrouffe
avait reçu sa punition. Une partie de la foule était
restée un peu en arrière; on avait attaché Es-
brouffe sur une échelle que quatre hommes por-
taient en l'air; tous criaient : « A bas Esbrouffe le
menteur !
o
o
'3
13
LES BONS ENFANTS 195
— Un bain à Es-
brouffe le calomnia-
teur ! s'écria une voix ;
il voulait faire brûler
la petite, lavons-le de
cette sale pensée.
— A l'eau ! à l'eau ! »
hurla la foule en se di-
rigeant vers une mare
qui servait ordinaire-
ment d'abreuvoir.
Ils approchèrent de
la mare, penchèrent
l'échelle, la laissèrent
tomber dans l'eau.
Floque! Esbrouffe fit
un plongeon, puis un
second, puis un troi-
sième ; enfin on le dé-
tacha, et on lui rendit
sa liberté, après quel-
ques claques de côté
et d'autre. La foule lui
jeta encore quelques
pierres, et se dispersa.
Esbrouffe restait
seul ; ses membres en-
gourdis par les cordes,
par le froid de l'eau et
de ses habits mouillés
retardaient sa fuite
196 LES BONS ENFANTS
« S'ils allaient revenir ! se disait-il. Les méchants
gueux ! les lâches ! les misérables ! Comment rester
dans le pays après une telle honte? Je partirai;
cette nuit je ferai mes paquets, j'emporterai mes
sacs d'or et j'irai à cinq cents lieues d'ici J'en-
tends du bruit!... Quelqu'un vient!... Je suis
perdu! »
Quelqu'un venait en eflfet, mais c'était Lamalice,
qui fuyait comme lui la foule et qui courait pour
rentrer chez elle. Elle aperçut Esbrouife et eut
peur. Mais la marche lente, l'air abattu de son
ennemi la rassurèrent; en passant devant lui, elle
lui jeta un regard craintif et s'aperçut que ses
vêtements étaient trempés et qu'il semblait mar-
cher avec peine.
Elle s'arrêta et lui demanda avec intérêt :
« Qu'avez-vous, monsieur Esbrouffe? Voulez-vous
que je vous aide à revenir jusque chez vous?
— Oui », dit Esbroufïe en acceptant l'appui que
lui offrait Lamalice.
Us furent longtemps avant d'arriver. Esbrouffe
grelottait, tremblait et s'arrêtait sans cesse ; Lama-
lice ne témoigna aucune impatience; il ne parlait
pas, elle ne disait rien non plus. Quand ils furent
arrivés devant la porte d'Esbrouffe, il quitta La-
malice et lui dit merci sans la regarder, ouvrit
sa porte et la referma sur lui. Lamalice pensa
qu'il aurait pu la remercier mieux que cela.
<c Mais, se dit-elle, ce n'est pas sa faute : il n'a
pas de cœur, le pauvre homme. »
Quand elle entra, elle ne trouva personne : pour-
LES BONS p:nfants
197
tant le couvert était mis, le souper était servi; et
quel souper? jamais Lamalice n'en avait mangé un
pareil! Un poulet rôti et une tarte aux fraisis.
« Que veut dire cela? dit-elle. Le même excel-
lent souper que j'avais pris à Esbrouffe et que j'ai
donné à ces pauvres gens que je ne connais pas. 11
Oa lui jeta encore quelques pierres. (Page 19S.)
n'y a qu'un seul couvert; où sont donc mes parents?
Je vais les attendre, quoique j'aie bien faim.
— Mange, Lamalice, mange, ne les attends pas;
ils sont bien loin et ne reviendront pas ce soir. »
Lamalice se retourna pour voir qui parlait ainsi ;
elle vit la souris, qui la regardait avec des yeux
bienveillants.
(c Je ne t'ai pas abandonnée, ma fille, quoique tu
n'aies pas voulu invoquer mon pouvoir. Tu avais,
198 LES BONS ENFANTS
il est vrai, révélé à ta parente le secret de la puis-
sance du dé, mais tu avais fait un bon usage de mon
présent; tu as puni Esbrouffedans une sage mesure;
tu as été charitable envers une pauvre famille; tu
n'as pas profité pour t'enrichir des vertus du dé.
ïu t'es repentie de ta désobéissance ; tu f es dévouée
pour des parents qui ne méritent pas ton affection ;
tu as rendu à Esbrouffe le bien pour le mal. C'est
moi qui ai changé les sentiments de la foule à ton
égard. Sans moi, tu aurais été brûlée comme sor-
cière. A l'avenir, je veillerai sur toi; tu ne connaî-
tras ni la misère, ni la maladie, ni le malheur.
Adieu, ma fille; mange le repas que je t'ai préparé;
ne crains plus Esbrouffe, et si tu as jamais besoin
de moi, appelle-moi. »
Lamalice remercia respectueusement et affec-
tueusement la souris et lui demanda la permission
de lui baiser la patte ; la souris y ayant consenti de
bonne grâce, Lamalice se baissa jusqu'à terre; la
souris avança sa patte, que Lamalice baisa avec
reconnaissance. Pendant qu'elle se relevait, la
souris disparut.
Lamalice soupa de bon appétit, se coucha en-
suite, et dormit d'un profond sommeil.
Le lendemain, de bonne heure, elle vit Esbrouffe
entrer chez elle, ce qui l'effraya fort, puisqu'elle
était seule en sa puissance.
(c Lamalice, lui dit-il sans lever les yeux sur
elle, prends ce papier; tu es bonne et je t'ai fait
du mal, j'ai cherché à le réparer. Je quitte le
pays pour n'y jamais revenir; j'emporte mon or,
LES BONS ENFANTS 199
je te donne ma maison et mes biens ; le papier
que je te remets te donne le droit d'en disposer.
Je te remercie de ce que tu as fait hier pour
moi. Adieu, Lamalice; tu es une bonne fille, je
ne t'oublierai jamais.
— Adieu, monsieur Esbrouffe, répondit Lama-
lice, moi aussi je vous remercie de ce que vous
faites pour moi; j'accepte avec reconnaissance, je
ne vous oublierai pas non plus. »
Elle tendit sa main à Esbrouffe, qu'il serra, qu'il
baisa ; puis il sortit après lui avoir remis la clef de
sa maison.
Aussitôt après son départ, Lamalice courut voir
sa nouvelle propriété. La maison était grande,
jolie, bien meublée; mais comment y vivrait-elle
seule?
A peine avait-elle fait cette réflexion, qu'elle
entendit gémir dans le chemin; elle regarda
par la fenêtre et vit avec surprise la pauvre
famille qu'elle avait secourue deux jours au-
paravant. N'ayant pu payer leur loyer, on les
avait chassés, et ils ne savaient ce qu'ils allaient
devenir.
Lamalice alla à eux, leur parla, leur proposa
de venir demeurer avec elle, ce qu'ils acceptèrent
avec une joie extrême. Les chambres et les
lits ne manquaient pas dans la nouvelle maison
de Lamalice; les pauvres gens s'y installèrent
tout de suite; un déjeuner abondant se trouva
servi comme le souper de la veille. Lamalice
mena une vie douce et heureuse au milieu de
200 LES BONS ENFANTS
cette excellente famille. Jamais on ne manquait
de rien ; la fée souris veillait à tout et ne
cessa jamais de protéger Lamalice. Le gros Minet
resta enchaîné par ordre du roi des génies
jusqu'à ce qu'il fût redevenu un sujet obéis-
sant et vertueux; il est encore enchaîné et le
sera toujours, car il ne se repent pas. Es-
broutfe alla vivre dans un pays inconnu et éloi-
gné; il devint moins méchant, sans devenir bien
bon; le souvenir de Lamalice le touchait et l'em-
pêchait de mal faire, mais il resta gourmand et
avare.
ce Ouf! je suis fatiguée, dit Camille, j'ai cru que
je n'en finirais pas.
— Merci, Camille, dirent les enfants en chœur,
c'est bien amusant !
VALENTINE.
Comme j'ai eu peur quand on a voulu brûler
cette pauvre Lamalice!
JACQUES.
J'ai été bien content quand on a plongé dans
l'eau ce méchant Esbrouffe.
MARGUERITE.
Comme c'est vilain aux parents d'avoir aban-
donné leur petite cousine!
SOPHIE.
Que sont devenus les parents? Tu ne nous l'as
pas dit.
CAMILLE .
Ils sont revenus, au bout de quelques jours
seulement, tant ils avaient eu peur, et ils ne se
Elle regarda par lafenètre et vit la pauvre famille, (l'âge l\)\).)
Lr:S BONS ENFANTS 203
sont plus occupés de Lamalice quand ils ont su
qu'elle pouvait vivre sans eux.
JEANNE.
Je n'aime pas ces gens-là. Ils n'ont pas de cœur.
HENRIETTE.
Aussi les appel le-t-on Sanscœur dans l'histoire.
ELISABETH.
Je trouve une chose, moi, c'est que le chat ne
fait rien du tout, ni pour Esbrouffe ni contre La-
malice.
CAMILLE.
Tu as un peu raison; c'est qu'il y a des choses
que j'ai oubliées; quand ma bonne me racontait
cette histoire, elle expliquait pourquoi le chat
était nécessaire.
LOUIS.
Ce qui est amusant, c'est quand Esbrouffe reçoit
des soufflets, des coups de pied, qu'il est enlevé
en l'air. C'est drôle et ça fait plaisir.
SOPHIE.
Je déteste ce méchant Esbrouffe.
JACQUES.
Comme c'est bien à Lamalice d'avoir donné le
souper d'Esbrouffe à ces pauvres gens, au lieu de
le manger elle-même!
HENftl.
Et de n'avoir rien voulu demander pour elle-
même avec son dé!
PIERRE.
Et à présent nous ferons bien d'aller nous cou-
cher; il est tard et nous bâillons tous.
204 LES BONS ENFANTS
MADELEINE.
Surtout la pauvre Camille, qui est fatiguée. »
Les enfants allèrent se coucher, après avoir en-
core bien remercié Camille de son histoire.
^
LES CHINOIS.
UELQUES jours apres,
les enfants étaient
assis sur l'herbe et
parlaient d'Esbrouffe
et de Lamalice.
ELISABETH.
Nous devrions tous
raconter une histoire
chacun à notre tour;
c'est amusant!
MADELEINE.
Amusant pour ceux
qui écoutent, mais
pas pour celui qui
raconte.
CAMILLE.
Ce n'est pas en-
nuyeux, je t'assure;
on est content de
faire plaisir.
PIERRE.
Moi je ne demande pas mieux
206 LES BONS ENFANTS
— Moi aussi, moi aussi! s'écrièrent les autres.
LÉONCE.
Alors tirons au sort qui racontera le premier. )>
On met des numéros dans un sac, chacun pre-
nant le sien par rang d'âge.
HENRI.
Qui est-ce qui tirera?
CAMILLE.
C'est Pierre.
PIERRE.
Non, c'est Camille.
VALENTINE.
Non, c'est Elisabeth, qui a proposé la chose.
MADELEINE.
Ce sera le plus jeune, Paul, qui ne sait pas lire.
TOUS.
C'est ca, très bien! Paul! où est Paul? »
On va chercher Paul; on l'amène.
CAMILLE.
Viens, mon petit Paul, prends un numéro dans
ce sac.
PAUL, retirant sa main.
Non, veux pas.
CAMILLE.
Oh! Paul, je t'en prie, mets ta petite main dans
le sac.
PAUL.
Non, veux pas. »
Les enfants l'entourent, le supplient. Paul, en-
chanté d'être supplié, persiste à refuser.
HENRI.
Allez, monsieur, vous êtes un vilain; je vais
LES BONS ENFANTS 207
chercher Marie-Thérèse, elle sera plus gentille que
vous.
PAUL.
Non, veux pas.
SOPHIE.
Va-t'en avec ton : « Non, veux pas » ; nous
n'avons pas besoin de toi, petit laid.
PAUL.
Alors pourcfuoi vous m'avez amené?
SOPHIE.
Parce que nous avons cru que tu serais gentil,
et tu ne l'es pas. Ah! voici Marie-Thérèse; viens,
viens, ma petite Marie-Thérèse, tirer un numéro
du sac.
MARIE-THÉRÈSE.
Nounou, veux Nounou.
VALENTINE.
Tu vas aller avec Nounou tout à l'heure. Mets ta
main dans le sac; vois comme il est gentil.
MARIE-THÉRÈSE.
Non, pas gentil.
MADELEINE.
Mets toujours ta main. Prends un petit papier.
MARIE-THÉRÈSE.
Je veux des dragées.
SOPHIE.
Je n'en ai pas, ma petite chérie; je t'en don-
nerai si tu tires un petit papier. Tire, chérie, tire.
MARIE-THÉRÈSE.
Non, veux des dragées.
SOPHIE.
Petite bète, va. Elle ne tirera pas.
208 LES BONS ENFANTS
PIKRRE.
Sont-ils assommants ces petits!
SOPHIE.
Allez, mademoiselle, allez, vons êtes une laide;
vous n'aurez ni dragées ni rien du tout.
MARIE-THÉRÊSE.
Je veux des dragées.
SOPHIE.
Tu n'auras rien. Elisabeth, va, je t'en prie, nous
chercher le petit Armand. »
On emmène Marie-Thérèse, qui crie en s'en
allant : « Je veux des dragées )>. Elisabeth amène
Armand.
MADELEINE.
Mon petit Armand, veux-tu mettre ta petite
main dans ce gentil petit sac et tirer un tout petit
papier?
ARMAND.
Oui, veux bien, Madeleine.
MADELEINE.
Oh! qu'il est gentil! Tiens, mon petit, prends. »
Armand enfonce sa grosse petite main en riant
et la retire pleine de numéros.
LÉONCE.
Ce n'est pas ça! ce n'est pas ça! Un seule-
ment.
ELISABETH.
Attends, je vais arranger cela. Remets les petits
papiers, mon chéri; n'en prends qu'un.
ARMAND.
Non, veux tout.
LES BONS ENFANTS 209
ELISABETH.
Tu les prendras après. D'al^ord n'en prends qu'un.
ARMAND.
Non, veux tout! veux pas un.
SOPHIE.
Monsieur, rendez-moi les papiers tout de suite. »
Armand se sauve en riant; on court après lui;
se voyant pris, il jette les papiers par la fenêtre
qui est ouverte.
LÉOXCE .
Méchant petit garçon! vilain! Allez-vous-en,
monsieur, qu'on ne vous voie plus.
PIERRE.
Il n'y a pas moyen avec ces marmots; ils sont
insupportables.
JACQUES.
Mais comment faire alors?
CAMILLE.
Ecoutez, faisons une chose plus simple : pre-
nons autant de numéros que nous sommes de
personnes; mettons-les dans ce sac; retirons-en
chacun un; celui qui tirera le numéro 1 com-
mencera, le numéro 2 racontera après, et ainsi de
suite.
JACQUES.
Très bien! très bien! Camille a raison. »
Ils font comme l'a dit Camille. C'est Sophie qui
se trouve avoir le numéro 1.
VALENTINE.
Bon! c'est Sophie qui commence. Qu'est-ce que
tu vas nous raconter?
14
210 LES BONS ENFANTS
sopniiî.
De très jolies choses, très amusantes et que vous
ne connaissez pas du tout.
MARGUERITE.
Gomment cela s'appelle-t-il?
SOPHIE.
Cela s'appelle les Crapauds. C'est joli cela.
LOUIS.
C'est selon! Si l'histoire est amusante, c'est joli;
sinon, c'est affreux.
SOPHIE.
Puisque je te dis que c'est très joli.
ARTHUR.
Nous allons bien voir. Commence.
SOPHIE.
Un jour, un missionnaire qui s'appelait M. Hue
dînait chez nous. On mangeait des confitures; il
dit : « J'ai mangé des confitures meilleures que
cela en Chine, des confitures de crapauds ». Papa
dit : (( Quelle horreur! y> Maman dit : « C'est dé-
goûtant » . Je dis : (c C'est impossible » . L'abbé
Hue dit
PIERRE.
Elle est très ennuyeuse ton histoire.
SOPHIE.
Mais attends donc, elle ne fait que com-
mencer.
LÉONCE.
Ce n'est pas une histoire, cela.
SOPHIE.
Mais taisez-vous donc! laissez-moi finir.
LES BONS ENFANTS 211
HENRI.
Dépêche-toi alors, pour avoir plus tôt fini.
SOPHIE.
Du tout, monsieur, je la ferai durer très long-
temps, exprès pour vous faire enrager.
PIERRE.
Alors nous ferons un somme en attendant le nu-
méro 2. Qui a le numéro iî?
CAMILLE.
C'est Jacques.
SOPHIE.
L'abbé dit : « C'est excellent et pas dégoûtant » .
Moi je dis....
JACQUES.
Allons, la voilà qui recommence : Je dis, tu dis,
il dit.
SOPHIE.
Non, monsieur, je ne recommence pas, je con-
tinue. Moi je dis : (c Comment que ça se fait? »
• LÉONCE.
Ha ! ha ! ha ! Comment que ça se fait est joli !
SOPHIE.
Laisse-moi tranquille. L'abbé Hue répond : « On
prend les crapauds... ».
LÉONCE.
Et on les mange.
SOPHIE-
Tais-toi, tu m'ennuies. « On les enfile par la
patte, on accroche les ficelles avec les crapauds
enfilés dans de grands hangars; on les laisse sé-
cher; quand ils sont secs »
212 LES BONS ENFANTS
LÉONCE.
On les jette au fumier.
SOPHIE.
Je ne t'écoute pas seulement. « On les pile en
poudre dans des mortiers, puis on mêle cette pou-
dre avec de l'huile de sésame et avec du miel, et
cela devient une confiture excellente. »
HENRI.
Et puis?
SOPHIE.
Et puis voilà tout! On la mange.
PIERRE.
Tu appelles cela une histoire?
SOPHIE.
Attends donc, je n'ai pas fini. L'abbé Hue a dit
encore que les Chinois sont très méchants, c[u'ils
tourmentent des hommes, qu'ils les coupent en
morceaux sans que cela leur fasse pitié; ils jettent
leurs enfants tout petits aux cochons, ils battent
leurs femmes, ils vendent leurs filles, ce qui est
abominable, et beaucoup d'autres choses comme
cela très amusantes.
LÉONCE.
Mais cela ne nous amuse pas du tout.
SOPHIE.
Parce que tu es un nigaud Demande aux
autres. »
Personne ne répond. Sophie regarde : ils dor-
ment ou font semblant de dormir tous, excepté
Camille, qui craint de faire de la peine à So-
phie.
« Ils jettent leurs enfants tout petits aux cochons. »
LES BONS ENFANTS
215
SOPHIE.
Tiens, ils dorment! C'était pourtant
bien amusant, n'est-ce pas, Camille?
CAMILLE.
Non, pas très amusant, pour dire
la vérité.
Ils dorment ou font semblant de dormir,
SOPHIE.
C'est singulier ! je croyais que cela vous amu-
serait beaucoup. Je vais les éveiller; ils dorment
comme des marmottes.
CAMILLE.
Je crois plutôt qu'ils font semblant.
SOPHIE.
Âh! ils font semblant! Voilà pour les réveiller.
216 LES BONS ENFANTS
Sophie saisit un arrosoir qui se trouvait près
d'elle, j plonge la main et leur lance de l'eau à la
figure; ils se lèvent tous à la hâte, s'élancent et
courent après Sophie, que Camille cherche à pro-
téger et qui s'esquive pendant le désordre causé
par l'arrosement ; les uns s'essuient le visage, les
autres secouent leurs habits et leurs robes ; tous
parlent à la fois et sont furieux contre So-
phie.
PIERRE.
Quelles sottes idées elle a, cette Sophie!
LÉONCE.
Elle imagine toujours des choses absurdes.
HENRI.
Et qu'elle croit charmantes et très spirituelles.
ARTHUR .
Et qui sont bêtes comme elle-même.
VALENTINE.
Il faut avouer pourtant qu'elle est bonne fille.
MARGUERITE.
C'est vrai ; elle s'emporte quelquefois, mais cela
ne dure pas.
ELISABETH.
Oui, après qu'elle a joué quelque tour de sa
façon, comme celui de tout à l'heure.
MADELEINE.
Ce n'était pas bien méchant de nous lancer quel-
ques gouttes d'eau.
LOUIS.
Tu appelles cela quelques gouttes? mon panta-
lon qui est trempé !
LES BONS ENFANTS 217
JACQUES.
Et moi, mes cheveux et mon cou! Je ne fais que
m'essuyer depuis qu'elle s'est sauvée.
JEANNE .
Son histoire est très ennuyeuse tout de même
HENRIETTE.
Assommante! Je n'y ai rien compris.
CAMILLE.
Voyons, mes amis, maintenant que chacun a dit son
petit mot contre elle, avouons que nous avons fait
tout ce que nous pouvions pour la mettre en colère.
LÉONCE.
Gomment! que lui avons-nous fait?
CAMILLE.
D'abord on l'a interrompue à chaque phrase, puis
on s'est moqué d'elle, puis on a bâillé, puis on a fait
semblant de dormir. Tout cela n'est pas agréable,
et je trouve même qu'elle a été très patiente. »
Sophie apparaît à une lucarne du grenier.
« Etes-vous toujours mouillés et en colère? »
leur crie-t-elle en riant.
Les enfants lèvent la tête. En voyant cette bonne
figure riante et sans malice, leur humeur se dissipe.
^c Tu peux descendre, lui crient-ils, nous ne
sommes plus fâchés.
SOPHIE.
Bon, je descends. C'est bien vrai, n'est-ce pas?
Vous ne me réservez pas quelque malice?
CAMILLE.
Non, non, Sophie; je réponds d'eux; tu seras la
bienvenue. »
218 LES BONS ENFANTS
Deux minutes après, Sophie arrive en riant.
« Est-ce que tout de bon mon histoire était en-
nuyeuse? demanda-t-elle à ÉHsabeth
ELISABETH.
Très ennuyeuse, je t'assure.
SOPHIE.
Voulez-vous que je vous en raconte une autre
très amusante de gros singes qu'on appelle orangs-
outangs ?
ELISABETH.
Oh non! je t'en prie; nous en avons assez.
MARGUERITE.
D'ailleurs c'est au tour de Jacques.
JACQUES.
C'est que j'ai peur de vous ennuyer aussi ; je ne
sais pas grand'chose, moi, et je ne peux pas raconter
comme Camille.
SOPHIE.
C'est égal, raconte toujours ; ce sera certainement
aussi bien que moi, peut-être mieux.
CAMILLE.
Voyez comme Sophie est modeste; tu n'as pas
d'orgueil du tout, Sophie; c'est très bien, je t'assure.
SOPHIE.
Je serais bien bête d'en avoir.
CAMILLE.
On est toujours bête d'en avoir; et tant de per-
sonnes en ont pourtant! Allons, mon petit Jacques,
commence ton histoire. »
LE PETIT VOLEUR.
JACQUES.
ON histoire s'ap-
pelle le Petit Vo-
leur.
MARGUERITE.
C'est joli cela;
ce sera amusant,
je crois.
JACQUES.
Il y avait une
fois un petit gar-
çon de huit ans,
qui s'appelait Marc; il était domestique dans un
château.
VALENTINE.
Comment! un domestique de huit ans?
JACQUES.
Un domestique, c'est-à-dire pas un domestique
vrai; mais c'était le fils d'un domestique, et il
avait pour service de jouer avec les enfants de la
maison, de manger les gâteaux et les fruits qui
restaient de leur dîner, et autres choses de ce
genre. Il y avait dans la maison un autre petit
garçon, de neuf ans, nommé Michel, qui était le fils
220 LES BONS ENFANTS
du cocher, et qui aurait Incn voulu faire le même
service que Marc; mais la bonne ne voulait pas,
parce que Michel était menteur et grognon.
tin jour qu'il pleuvait, les enfants, ne pouvant
sortir, s'amusaient à regarder de beaux livres
pleins d'images; Marc était avec eux, comme tou-
jours. Ils regardaient tous avec tant d'attention
une image qui représentait une chasse au lion,
qu'ils ne virent pas Michel qui était entré et qui
regardait les images par-dessus leurs têtes.
Quand ils eurent bien longtemps regardé ce
lion, qui tenait dans sa gueule la tête d'un mal-
heureux Arabe, et qui était entouré d'hommes, de
femmes et d'enfants égorgés, déchirés, Marc leva
la tête et aperçut Michel.
MARC.
Tiens! Michel. Que veux-tu?
MICHEL.
Ton père te demande; il te fait dire de descendre
tout de suite.
— J'y vais, dit Marc en se levant. Pardon, mes-
sieurs, si je vous laisse; mais papa a besoin de moi.
il faut que j'y aille.
— C'est ennuyeux, dit le plus grand garçon, qui
s'appelait Charles; viens nous rejoindre dans la
serre. »
Marc s'en alla en promettant de revenir. Michel
restait impassible. Pour le faire partir, la bonne
lui donna le livre d'images en lui disant de le re-
porter sur la table du salon d'entrée.
Michel prit le livre et descendit.
LES BONS ENFANTS
221
Peu de temps après, les enfants allèrent jouer à
la serre ; Marc ne vint les j joindre qu'au bout de
longtemps; il avait Tair préoccupé et inquiet; il
parlait peu, jouait sans savoir ce qu'il faisait, pa-
iMichel regardait les images par-dessus leurs têtes.
raissait impatient de s'en aller; en effet il quitta
les enfants au bout d'une demi-heure, disant qu'il
avait affaire.
Après le diner, les enfants reprirent le volume
d'images et cherchèrent vainement la Chasse au
lion et deux ou trois autres qui les avaient frappés :
222 LES BONS ENFANTS
c'était un traîneau plein de chasseurs poursuivi
par des loups, que tuaient les chasseurs à mesure
qu'ils approchaient. Une autre était un goûter
d'enfants sur l'herbe; une autre, enfin, c'était un
naufrage; d(*s malheureux sautaient de leur vais-
seau en flammes dans des chaloupes qui étaient
déjà pleines. Les enfants eurent beau tourner les
pages, chercher partout, ils ne trouvaient pas leurs
images; enfin ils appelèrent leur papa pour lui
dire ce qui leur arrivait avec ce livre.
Le papa prit le livre et l'examina attentivement.
« On a coupé les images, dit-il; tenez, voyez,
on a même coupé à moitié les feuilles à côté ; c'est
avec un couteau que cela a été coupé. Avec qui
avez-vous regardé les images, mes enfants?
— Avec Marc, papa : et vous savez que Marc
n'aurait jamais fait une volerie pareille. D'ailleurs
il était parti quand ma bonne a fait descendre le
livre.
— Par qui l'a-t-elle fait descendre? Est-ce par
Marc ?
— Non, papa; par Michel, qui était venu cher-
cher Marc.
— Ah! ah!... Il faut que j'aille les voir tous
deux. »
Le papa sortit; il fut quelque temps absent.
<c Eh bien, papa, lui demandèrent les enfants
quand il rentra, savez-vous qui a coupé les images?
— Je crois que c'est Michel, bien que toutes les
apparences soient contre Marc.
— Comment cela, papa?
LES BONS ENFANTS 223
— - Michel est un mauvais sujet; c'est déjà beau-
coup contre lui. Quand il a descendu le livre, il
est resté longtemps sans revenir, après avoir de-
mandé à la cuisine un couteau pour votre bonne,
qui ne l'avait pas demandé et qui n'en a pas eu.
Il cachait ses deux mains sous sa blouse en s'en
allant, et il est resté longtemps enfermé dans sa
chambre. En effet, on les y a trouvées. Mais nous
savons que Marc est un bon et honnête garçon. Il
a été chez son père pour préparer une surprise
qu'ils veulent vous faire demain, mes enfants, et
il vous a même quittés le plus tôt qu'il a pu pour
terminer son travail. Il a eu l'air surpris et in-
digné quand Michel l'a accusé ; quand on a trouvé
les images à l'endroit que Michel a indiqué, son
visage a exprimé une honnête colère et il s'est
écrié : « C'est toi qui les y a mises! » Toutes les
apparences sont contre Michel, et pour Marc selon
moi. Tout à l'heure je m'assurerai du vrai cou-
pable.
— Gomment ferez-vous, papa?
— Vous verrez. Patience pendant une heure
encore. »
Les enfants attendirent avec une vive impatience.
Au bout d'une heure, le papa fit appeler ses en-
fants dans la salle à manger; ils y trouvèrent tous
les domestiques réunis. Le valet de chambre, père
de Marc, apporta un panier couvert d'une serviette
et le posa sur une petite table placée au milieu
de la salle. Le papa s'avança et dit :
<( Ce panier contient le moyen de me faire con-
224 LES BONS ENFANTS
naître le voleur d'images. Chacun va venir à son
tour mettre la main dans ce panier sans dire une
parole et retournera à sa place également sans
parler et sans bouger ensuite, quelque merveilleuse
que lui ait semblé la chose qu'il touchera dans le
panier. Rien ne bougera pour tous ceux qui sont
innocents; mais, quand ce sera le voleur qui en-
foncera sa main, il sortira du panier un vacarme
épouvantable, et la main du voleur sera prise par
le couvercle de façon à ne pouvoir la retirer. Mais
il faut de l'obscurité pour cette opération. Em-
portez les lumières dans la chambre à côté et lais-
sez-nous la porte à peine entr'ouverte, seulement
pour voir la table et pouvoir trouver le panier. »
Arnaud (le valet de chambre) emporta les lampes ;
on y voyait à peine assez pour ne pas se cogner
les uns contre les autres.
« Commencez, mes enfants », dit le père.
Les enfants s'avancèrent, plongèrent la main
dans le panier et retournèrent à leur place. Les
domestiques en firent autant chacun à leur tour;
on n'entendait rien. Michel vint le dernier. Quand
il eut fini, on l'entendit pousser un soupir de sa-
tisfaction.
« Apportez les lumières », dit le père.
Arnaud rapporta les lampes.
« Levez tous la main que vous avez plongée
dans le panier. »
Toutes les mains se levèrent; elles étaient cou-
vertes de farine. Michel seul avait la main propre
comme auparavant.
.Michel vint le derniei'.
i:.
LES BONS ENFANTS 227
(c Nous avons des mains de meunier ! s'écrièrent
les enfants. — Tenez, regardez Marc, il a de la
farine partout. — Et le cuisinier aussi ! Et Philippe,
son habit en est plein !
— C'est Michel qui est le voleur, dit le papa en
s'avançant vers lui.
— Moi, monsieur! répondit Michel tremblant.
Le panier n'a pas bougé; personne n'a rien en-
tendu; j'ai retiré ma main comme les autres.
— Parce que tu n'as pas osé, te sentant cou-
pable, la plonger dans le panier; tu as cru à ce que
j'avais annoncé. Le panier contient simplement de
la farine ; ceux qui n'avaient aucun sujet de crainte
se sont couvert la main de farine; toi, qui te sen-
tais coupable, tu as craint d'être découvert et tu
as laissé ta main sous la serviette sans ouvrir le
panier. »
M. d'Aurlin se tourna vers le père de Michel :
« Je chasse votre mauvais garnement de fils, lui
dit-il. Qu'il soit parti demain matin.
— Monsieur est bien sévère pour mon pauvre
garçon; quelques images ne méritent pas une pu-
nition aussi forte.
— Il les a prises avec une habileté effrayante;
ensuite il a voulu faire croire à la culpabilité du
pauvre Marc, et il a eu la méchanceté de les ca-
cher dans les effets de ce pauvre garçon. Si vous
trouvez cette abominable action peu de chose,
c'est que vous seriez capable d'en faire autant, et
je vous renvoie avec votre fils. Partez tous deux
demain. Venez, mes enfants, laver vos mains en-
228 LES BONS ENFANTS
farinées. Et toi, mon petit Marc, je suis bien aise
de te faire savoir devant tout le monde que je
t'avais jugé innocent dès le commencement; j'étais
sûr qu'un garçon bon, honnête et pieux comme toi
ne pouvait pas se rendre coupable d'un vol et d'un
mensonge. »
Marc et son père sortirent enchantés ; Michel et
son père s'en allèrent furieux et désolés, non pas
d'avoir commis une mauvaise action, mais de
quitter une maison où ils étaient bien nourris,
bien vêtus, bien chauffés, bien payés et bien
traités.
« Voilà, dit Jacques. Mon histoire vous a-t-elle
ennuyés?
CAMILLE.
Au contraire, beaucoup amusés.
ELISABETH.
Elle est charmante, ton histoire.
SOPHIE.
Bien plus jolie que la mienne.
VALENTINE .
Quelle bonne idée a eue monsieur..., mon-
sieur.... Comment s'appelle-t-il?
JACQUES.
M. d'Aurlin.
MARGUERITE.
Et comme Michel était bète ! il aurait dû penser
qu'un panier ne pouvait pas deviner!
MADELEI^E.
Mais il ne savait pas ce que c'était; il pouvait
croire que c'était une bêle qui était dedans.
LES BONS ENFANTS 229
MARGUERITE.
Une bête ne peut pas deviner un voleur, pas
plus qu'un panier.
PIERRE.
Les méchants craignent toujours d'être décou-
verts; c'est pourquoi on leur fait si facilement
peur.
HENRI.
C'est donc pour cela que les Anglais ont tou-
jours peur des Français?
LÉONCE.
Qui est-ce qui t'a dit cela?
HENRI.
Ce sont eux-mêmes. Les petits Anglais que je
voyais cet hiver aux Tuileries disaient toujours
que les Français les attaqueraient, les brûleraient,
leur prendraient leurs villes, et que pour cela
ils étaient obligés de faire beaucoup de canons,
de bâtir des vaisseaux et beaucoup d'autres choses
très chères. J'étais content quand ils me disaient
cela, parce que je sais bien que les Français se
moquent bien de leurs canons, de leurs vaisseaux
et de leurs murs.
PIERRE.
Quand je serai grand, je me ferai marin, pour
me battre contre les Anglais.
— Moi aussi! moi aussi ! dirent tous les garçons.
SOPillE.
Et nous autres, que ferons-nous pour vous aider?
JACQUES.
Vous? vous serez nos cantinières.
230 LES BONS ENFANTS
VALENTINE.
C'est cela! nous vous soignerons quand vous
serez blessés.
ELISABETH.
Et nous vous enterrerons quand vous serez morts.
ARTHUR.
Je te remercie bien, par exemple. Un beau ser-
vice que tu nous rendras!
■'■ ELISABETH.
Plus grand que tu ne penses : car nous prierons
pour vous en vous enterrant, sans quoi personne
n'y penserait.
MADELEINE.
En attendant les enterrements, continuons nos
histoires. Qui a le numéro 3?
PIERRE.
C'est moi; mais il est un peu tard. Je vous ra-
conterai quelque chose demain.
CAMILLE.
Pierre a raison ; il est bientôt temps de se
coucher. »
Les enfants causèrent un peu de l'histoire de
Jacques, et allèrent se reposer des fatigues de la
journée par un sommeil de dix ou onze heures.
fi?
LE COCHON IVRE MORT
E lendemain, à
l'heure ordinaire,
les enfants se ras-
semblèrent, et
Pierre commença.
(( L'histoire que
j'ai à raconter n'est
pas longue, mais
elle est incroyable.
SOPHIE.
Alors pourquoi
nous la racontes-tu ?
PIERRE .
Parce qu'elle est
drôle, c'est-à-dire
terrible.
MARGUERITE.
Est-ce que tu vas nous faire peur?
PIERRE.
Non, pas du tout; au contraire, vous rirez.
HENRI
Et pourquoi dis-tu qu'elle est terrible?
PIERRE.
Tu vas voir. D'abord elle s'appelle le Cochon
â32 LES BONS ENFANTS
ivre uinrl. Tu vois que c'est drôle et terrible.
N'est-ce pas, Camille?
CAMILLE.
Cela me parait très joli et très amusant.
PIERRE.
Ah! vous voyez, vous autres, ce que dit Camille.
SOPHIE.
Dis donc, si tu commençais !
7 o
PIERRE.
Je commence. Je dis donc : le Cohon ivre 3iort.
Remarquez bien que je ne dis pas seulement ivre;
je dis IVRE MORT.
LÉONCE.
Mais oui, mais oui; nous avons remarqué. Com-
mence enfin.
PIERRE.
Je commence. Ne m'interrompez plus à présent,
parce que, moi, d'abord, quand on m'interrompt,
cela me brouille les idées et je ne sais plus ce que
je dis.
SOPHIE.
Il me semble que tes idées sont déjà brouillées.
Tu parles depuis un quart d'heure pour ne rien
dire.
PIERRE.
D'abord il n'y a pas cinq minutes, et vous m'in-
terrompez toujours. Je commence. Un jour,... c'est-
à-dire un soir,... pas tout à fait soir, mais un peu
tard pour le jour. Vous comprenez?
LÉONCE.
Oui, oui, va donc!
LES BONS ENFANTS 233
— Un jour donc, c'est-à-dire un soir, nous re-
gardions le cuisinier verser de la liqueur de cassis
dans des bouteilles; il j en avait beaucoup. Quand
il eut tout versé, il lui restait tous les grains de
cassis. Je lui dis :
« Qu'allez-vous faire de tous ces grains, Luche?
Si vous nous en donniez?
— Oh non! monsieur Pierre; cela vous ferait
mal : c'est d'une force terrible, à présent que
c'est imbibé d'eau-de-vie; ce n'est plus bon qu'à
jeter. »
Et Luche versa ce que contenait le bocal dans
une terrine, qu'il mit par terre dehors.
Pendant que Luche bouchait ses bouteilles, un
cochon de la ferme vint voir s'il trouverait quelque
chose à manger; il voit la terrine, s'approche, met
dedans son gros nez pour savoir ce que c'est, re-
nifle, trouve que cela sent bon, en goiite un peu, le
trouve excellent, et mange, mange si vite et si bien,
qu'en deux minutes il mange tout. Nous appelons
Luche.
(c Tenez, Luche, le cochon vous a mangé tout
votre cassis.
— Ah! le vilain gourmand! dit Luche. Pourvu
que ça ne lui fasse pas de mal! Allons, va-t'en! »
lui dit Luche en le chassant du pied.
Le cochon fait un pas de côté et chancelle; il va
à droite, il va à gauche, il saute, il se roule, il a
l'air de danser. Il fait de si drôles de choses que
nous nous mettons à rire, que Luche rit ; il appelle
toute la maison pour voir un cochon ivre; les do-
234 LES BONS P]NFANTS
mestiques accourent : nous nous amusons beaucoup
de ce pauvre cochon; enfin il devient si bruyant,
grognard, méchant même, qu'on le pousse, on
l'oblige à retourner à la ferme et à rentrer dans sa
petite étable; il tombe sur la paille et s'endort.
Nous nous en allons.
Vous croyez peut-être que c'est fini; pas du
tout : ça ne fait que commencer.
JACQUES.
Tant mieux ! parce que c'est très amusant.
PIERRE.
Je suis content que cela vous amuse. Vous allez
voir. Nous racontons au salon comment le cochon
s'est enivré, comment il sautait, dansait et faisait
beaucoup de bêtises, et puis nous nous couchons.
Ce n'est pas tout. Vous allez voir. Le lendemain
nous nous levons, nous déjeunons et nous sortons.
A peine sortis, nous voyons arriver la grosse fer-
mière, car j'ai oublié de vous dire qu'elle était
très grosse. La grosse fermière arrive tout eiïarée.
« Messieurs, dit-elle, je voudrais bien voir votre
maman; elle a de si bons remèdes pour toutes
sortes de choses : je veux lui en demander un pour
notre cochon, sauf votre respect. »
Ils disent toujours cela quand ils parlent d'un
cochon.
Nous lui demandons si son cochon est ma-
lade.
« Mais je ne sais pas ce qu'il a, monsieur; depuis
hier il ne bouge pas plus qu'un mort; il est resté
couché sur le côté où vous l'avez vu tomber hier.
LES BONS ENFANTS 235
Nous avons beau le tirer, le secouer, rien n'y fait;
il n'ouvre seulement pas les yeux. »
Nous menons la grosse fermière chez maman;
elle lui raconte ce qu'elle nous a déjà dit. Maman
lui conseille de mettre quelques gouttes d'alcali
dans une cuillerée d'eau et de la faire avaler à son
cochon. La fermière remercie et s'en va. Une heure
après, maman nous propose d'aller savoir des
nouvelles du cochon ; nous sommes enchantés et
nous y allons. Le cochon n'allait pas mieux; il
n'avait pas bougé. Maman lui trouva un air sin-
gulier; elle lui tâte les oreilles : froides comme
un marbre; le nez : froid comme la glace; elle lui
entr'ouvre l'œil : fixe comme un mort; elle lui lève
la patte : raide comme une jambe de bois !
« Votre cochon est mort, dit-elle; il est mort
depuis longtemps, il est froid et raide.
— Hélas ! notre cochon ! Pauvre bête ! Faut-il
vraiment.... Dis donc, François, viens voir! Ma-
dame dit que notre cochon est mort. G'est-y mal-
heureux ! Une bète qui valait plus de cent francs ! »
François examine, tâte à son tour, et dit, comme
maman, que le cochon est mort et bien mort.
(c C'est-y croyable?... disaient-ils. Pour avoir
mangé du cassis ! si je l'avais pensé hier, je lui
aurais fait des remèdes, le remède de madame.
C'est qu'il était déjà mort quand je lui ai fait avaler
ce matin. »
Nous nous en sommes allés, puisqu'il n'y avait
plus rien à faire pour ce cochon. Nous ne pouvions
pas comprendre comment le cassis avait pu le
236 LES BONS ENFANTS
tuer. Le médecin a expliqué à maman que le sang
crevait le cerveau et coulait partout sous la peau,
et d'autres choses que je n'ai pas très bien com-
prises.
Voilà mon histoire. Je vois qu'elle vous a beau-
coup amusés, car vous ne m'avez pas interrompu.
JACQUES.
Oui, elle est très amusante, mais je ne la trouve
pas terrible.
PIERRE.
Tu ne trouves pas terrible que ce pauvre cochon
meure en dormant?
JACQUES.
Ma foi ! non. Il meurt en gourmand; ce n'est pas
touchant ni effrayant
CAMILLE.
Mais c'est très amusant et très bien raconté.
PIERRE.
Et toi, Sophie, tu ne dis rien?
SOPHIE.
Je réfléchis pour savoir si ce que tu as raconté
est possible, et... je crois que non.
PIERRE. ^
Comment! non? Puisque je vous dis que je l'ai
vu, que c'était devant moi que le cochon a mangé
le cassis, a été ivre, a dansé, sauté, joué, et qu'en-
fin je l'ai vu mort et sa maîtresse désolée.
SOPHIE.
Je sais bien que tu l'as dit, mais je crois que
c'est pour nous amuser, comme fait grand'mère,
qui commence souvent : « Quand j'étais petite », et
« Votre cochon est mort », dit-elle, (Page '23a.)
LES BONS ENFANTS 239
puis elle nous raconte des bêtises incroyables,
comme si grand'mère faisait jamais des bêtises.
CAMILLE.
Elle n'en fait plus depuis qu'elle est grande :
mais quand elle était petite, elle faisait tout comme
nous.
SOPHIE.
Grand'mère! Ha! ha! ha! je voudrais voir grand'-
mère faisant des bêtises. Ce doit être drôle! Je
vais lui demander ce soir de nous en faire seule-
ment une.
VALENTINE.
Tu vas te faire gronder par ta maman.
SOPHIE.
Non, car elle ne le saura pas; je le dirai tout bas
à grand'mère.
HENRIETTE.
Grand'mère le lui dira.
SOPHIE.
Pas de danger, va! Grand'mère est fine; elle ra-
conte des choses de nous à ta maman, à celle de
Pierre et de Henri ; mais pas de danger qu'elle les
dise à maman, ni à la maman de Marguerite, ni à
celle de Madeleine, ni à celle de Valentine.
LOUIS.
Bah! tu te figures cela.
SOPHIE.
Puisque j'ai entendu grand'mère presque mentir
pour nous excuser.
JACQUES.
Ce n'est pas vrai, cela ; grand'mère ne ment jamais.
240 LES BONS ENFANTS
SOPHIE.
Je n'ai pas dit qu'elle avait menti; j'ai dit « pres-
que » ; presque n'est pas tout à fait.
MADELEINE.
Comment veux-tu qu'on mente presque? on ment
ou ne ment pas.
SOPHIE.
Non, mademoiselle, on peut mentir presque.
Ainsi, ce matin, quand Marguerite a demandé à tri-
poter dans l'eau pour se laver les mains, grand'-
mère ne voulait pas. « Tu vas te mouiller, tu vas
faire des bêtises, et puis maman grondera. — Oh
non! grand'mère; je vous en prie, cela m'amuse
tant! )) Alors grand'mère, qui nous donne toujours
ce que nous voulons, tu le sais bien, a donné de
l'eau tiède, un beau petit savon rose, une gentille
petite éponge, et Marguerite a commencé à bien
s'amuser et s'est mouillée énormément. Ma tante
arrive. « Quelles bêtises faites-vous là, mademoi-
selle? Petite sotte, petite sale! Vous êtes une mé-
chante, mademoiselle! Petite laide! » La pauvre
Marguerite allait pleurer, parce qu'elle avait peur
que ma tante ne la fouettât; mais grand'mère a dit
bien vite : « Ne la gronde pas ; ce n'est pas sa faute ;
c'est moi qui lui ai donné de quoi se laver les
mains ; j'aurais dû lui relever ses manches, je n'y
ai pas pensé. Tu vois bien qu'il ne faut pas la
gronder, la pauvre petite. » Et ma tante n'a plus
rien dit. Tu vois que grand'mère a presque menti,
puisqu'elle a laissé croire à ma tante que c'était par
obéissance que Marguerite se lavait les mains.
LES BONS ENFANTS 241
ELISABETH.
C'est vrai, cela, tout de même.
JACQUES.
Non, ce n'est pas mentir; grand'mère disait vrai
et en même temps elle sauvait la pauvre Marguerite.
SOPHIE .
Mon Dieu, que vous êtes tous bêtes! Vous ne
comprenez pas ce que je veux dire !
LÉONCE.
Eh bien, je te remercie, par exemple, des dou-
ceurs que tu dis à la société !
SOPHIE.
Ah bah! vous m'ennuyez. Et moi je dis tout de
même que je ne crois pas que des bêtes puissent
être ivres.
CAMILLE.
Demandons-le à papa; il le saura bien. »
Les enfants coururent tous demander à M. Éliant
si l'histoire pouvait être vraie.
M. ÉLIANT.
Quelle histoire? Je ne la connais pas.
On lui raconta l'ivresse et la mort du cochon.
« Je vais vous en faire une expérience dès ce
soir; ce sera plus amusant encore que l'histoire de
Pierre. Nous allons prendre de l'avoine que nous
ferons tremper dans de l'eau-de-vie, et nous la
donnerons aux poules; vous verrez l'effet qu'elle
leur produira.
CAMILLE.
Et si les poules meurent comme le pauvre co-
chon.
16
242 LES BONS ENFANTS
M. ÉLIANT.
Non, nous ne leur en donnerons pas assez pour
leur faire mal ; seulement de quoi les enivrer un
peu. »
Les enfants demandèrent à leur oncle de faire
l'expérience tout de suite. M. Eliant y consentit. Ils
allèrent tous à l'écurie pour prendre de l'avoine;
on versa dans une terrine une demi-bouteille d'eau-
de-vie, puis l'avoine, que les enfants mêlèrent et
remêlèrent jusqu'à ce qu'elle fut bien imbibée
d'eau-de-vie.
M. ÉLIANT.
A présent, allons à la ferme. Qui est-ce qui se
charge de porter la terrine?
— C'est moi î c'est moi ! s'écrièrent-ils tous à la
fois.
— Vous ne pouvez pas vous mettre dix à porter
une terrine, dit M. Eliant. Tirons au sort, à la courte
paille.
— Gomment ça se fait-il, la courte paille, mon
oncle?
— Je vais prendre autant de brins de paille qu'il
y a d'amateurs pour porter la terrine. Chaque brin
aura une longueur différente; je les prendrai tous
dans ma main de manière à ne laisser passer que
les bouts, et je cacherai de l'autre main le reste des
pailles. Chacun tirera la sienne, et celui qui aura
la plus courte portera la terrine. »
Les enfants se mirent à chercher des brins de
paille; M. Eliant les coupa de longueurs différentes
et, les mêlant toutes, il les présenta aux enfants.
LES BONS ENFANTS
243
Chacun tira; ce fut Camille qui se trouva avoir la
plus courte; mais elle s'aperçut que Louis était tout
triste de ne l'avoir pas eue; elle fit semblant de
trouver la terrine trop lourde et la donna au petit
Louis, dont le visage devint radieux. M. Éliant
s'aperçut seul de la bonne action de Camille et l'em-
brassa tendrement, en lui disant tout bas :
(( C'est bien ce que tu as fait, ma petite Camille. »
Quand ils arrivèrent à la
ferme, les enfants se mirent
à appeler les poules, qui ne
tardèrent pas à accourir.
Chacun leur jeta l'avoine
trempée d'eau-de-vie; elles
la mangèrent avec avidité et
ne tardèrent pas à donner les
mêmes symptômes d'ivresse
que le cochon; elles sau-
taient, caquetaient, se bat-
taient, faisaient un tapage
extraordinaire. Quand la fer-
mière arriva, elle fut éton-
née de leur agitation et voulut les faire rentrer au
poulailler, car l'heure de leur coucher était arrivée.
Elle eut toutes les peines du monde à les faire ren-
trer; quand une partie des poules était rassemblée,
l'autre se débandait et recommençait les sauts et
les batailles; les enfants s'amusaient beaucoup de
cette agitation et se mirent tous à aider la fer-
mière, qui suait, qui n'en pouvait plus. Enfin on
parvint à enfermer les poules. r!:iais les cris et
Louis portail la terrine
244 LES BONS ENFANTS
les caquetages continuaient à se faire entendre.
On n'avait pas dit à la fermière que ses poules
étaient ivres, de peur qu'elle ne grondât; de sorte
qu'elle ne comprenait rien à leur gaieté extraordi-
naire.
« Crois-tu maintenant à mon histoire? dit Pierre
à Sophie en s'en allant.
SOPHIE.
Oh oui ! j'y crois. Étaient-elles drôles, ces poules !
Comme elles sautaient!
JACQUES.
Et comme elles se battaient! Il y en avait qui
tombaient sur le dos.
LOUIS.
Et d'autres qui se roulaient et qui ne pouvaient
parvenir à se relever.
JEANNE.
J'ai peur qu'elles ne se battent horriblement
dans le poulailler.
VALENTINE.
Oh non! elles vont s'endormir bientôt, comme
le cochon de Pierre.
MARGUERITE.
Et si elles allaient ne plus se réveiller?
CAMILLE.
Sois tranquille; papa a dit qu'il ne mettrait pas
assez d'eau-de-vie pour leur faire du mal.
LÉONCE.
Tout de même, cela fait mal d'être ivre.
MADELEINE.
Comment le sais-tu?
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lp:s bons enfants 247
LÉONCE.
Parce que je me suis enivré une fois, et je sais
comme on est mal à l'aise.
ELISABETH.
Tu t'es enivré, toi! mais c'est dégoûtant!
LÉONCE.
Je ne l'ai pas fait exprès. Voilà comme c'est ar-
rivé. J'avais très chaud et très soif. Je verse dans un
verre du vin rouge, puis de l'eau ; je bois, je trouve
cela excellent et je bois un second verre; quelques
minutes après, ma tête tourne, je marche de tra-
vers; ma bonne s'effraye, me demande ce que j'ai
bu; je lui montre les deux bouteilles. Ce que je
croyais être de l'eau était du vin blanc. Ma bonne
court vite prévenir maman, qui me fait avaler un
verre d'eau avec quelques gouttes d'alcali. Je me
sentais mal au cœur, mal à la tête, je ne savais ce
que je disais ; je voulais toujours aller me promener
et boire à même des bouteilles. On me couche; je
chante, je saute dans mon lit; enfin je m'endors
pendant que maman me mouille le front et la tête
avec de l'eau froide. J'ai dormi douze heures sans
bouger, et, quand je me suis réveillé, j'avais
encore mal à la tête et mal au cœur. Tu vois
que je sais très bien ce que c'est que d'être ivre.
HENRI.
C'est drôle, cela. Je voudrais bien avoir été ivre
aussi.
LÉONCE.
Quelle bêtise tu dis! Quand on est ivre, on est
comme un imbécile, un animal. Je t'assure que,
248 LES BONS ENFANTS
depuis que je Tai été sans le vouloir, je me suis
bien dit que j'y prendrais garde à l'avenir. »
Les enfants allèrent se coucher. Le lendemain, à
l'heure du déjeuner, Mme Eliant raconta que la fer-
mière était venue chez elle tout effarée.
« Madame, m'a-t-elle dit, il faut au plus vite
nous défaire de nos poules et purifier le poulailler.
Elles sont toutes possédées du diable.
— Que dites-vous là, ma pauvre Mathurine? Vous
savez, comme moi, que c'est impossible.
— Madame ne dirait pas cela si elle avait couché
à la ferme cette nuit. Si madame savait quel sabbat
m'ont fait ces poules jusqu'à minuit passé, elle di-
rait comme moi. Déjà hier soir, monsieur et les
enfants pourront bien dire à madame le mal qu'elles
m'ont donné pour les faire rentrer. Pas moyen de
les tenir. Une fois enfermées, elles m'ont fait un
vacarme d'enfer. Si madame veut m'en croire, elle
fera étouffer toutes ces vilaines bêtes, et elle priera
M. le curé de jeter de l'eau bénite dans le pou-
lailler. »
Je l'ai laissée parler tant qu'elle a voulu.
(( Ma pauvre Mathurine, lui ai-je répondu, vous
ne savez donc pas que mon mari s'est amusé à
enivrer vos poules avec de l'avoine trempée dans
de l'eau-de-vie, et que vos poules étaient non pas
endiablées, mais ivres? Quand l'ivresse a été pas-
sée, elles sont redevenues tranquilles. Je suis fâchée
que mon mari ne vous l'ait pas dit. Il a craint que
vous ne le grondiez; c'est ce qui l'a empêché de
vous donner l'explication de leur gaieté bruyante.
LES BONS ENFANTS 249
— Ah! monsieur s'amuse à ces tours-là! m'a-
t-elle répondu d'un air indigné. Je n'aurais jamais
cru qu'un homme raisonnable comme monsieur
pût s'amuser à ces choses-là. Il m'a fait passer une
nuit terrible, il peut s'en vanter. Madame pense
que ce n'est pas agréable de savoir le diable à sa
porte, comme je l'ai cru toute la nuit. Et mon bon-
homme aussi n'a pas dormi seulement une miette.
Il était plus tremblant que moi. J'en fais bien mon
compliment à monsieur! Un joli jeu qu'il a trouvé!
Une jolie leçon qu'il a donnée aux enfants! Enivrer
mes poules, vraiment! Perdre de l'eau-de-vie à une
pareille malice !
— Calmez-vous, ma bonne Mathurine, lui ai-je
répondu; il ne recommencera pas, je vous le pro-
mets. »
Et elle s'est retirée grondant encore et fort in-
dignée.
On s'amusa beaucoup de la colère de la pauvre
Mathurine, et on résolut d'aller en corps lui faire
des excuses de la mauvaise nuit qu'on lui avait fait
passer. Elle reçut d'abord assez mal la députation;
mais elle s'adoucit par degrés, et finit par rire avec
M. Eliant et les enfants.
VISITE AUX SINGES
E lendemain , quand
l'heure des histoires fut
arrivée, personne ne
se présentait pour en
raconter ; les enfants
étaient tous assis en
rond , attendant avec
impatience que le nu-
méro 4 voulût bien
commencer, mais per-
sonne ne disait mot.
« Allons donc ! vovons
il
donc! le numéro 4
pour raconter une
histoire, s'écria Sophie
avec impatience. Nous
perdons notre temps. Qui est le numéro 4?
— C'est Elisabeth, s'écrièrent deux ou trois voix.
SOPHIE.
Pourquoi ne dis-tu rien alors, puisque c'est ton
tour ?
ELISABETH.
C'est que je ne sais aucune histoire amusante. Je
ne suis pas en train.
252 LES BONS ENFANTS
SOPHIE.
Ah bah ! tu t'y mettras ! Je n'étais pas en train
non plus, moi, et pourtant j'ai raconté de mon
mieux.
ELISABETH.
Aussi tu nous as tous un peu ennuyés.
SOPHIE.
C'est que mon tour venait tout de suite après
Camille, qui a raconté une histoire si amusante.
Commence, tu vas voir que ce sera bien. Dis trois
ou quatre Je commence, comme Pierre; ce sera
déjà quelque chose.
PIERRE.
Je n'ai pas du tout dit je commence trois ou
quatre fois, mademoiselle, mais une seule fois;
tu exagères toujours.
SOPHIE.
Ah! par exemple! je suis sûre de trois fois au
moins. Demande à Camille.
CAMILLE.
Au lieu de nous quereller, mes amis, écoutons
l'histoire que prépare Elisabeth.
SOPHIE.
Écoutons, silence ! )>
Elisabeth se recueille, relève la tête et commence.
« Je vais vous raconter une visite au Jardin des
Plantes. Vous savez tous que le Jardin des Plantes
réunit dans son sein
SOPHIE.
- Ah ! ah ! ah ! dans son sein ! Comme si un jardin
avait un sein !
LES BONS ENFANTS 253
ELISABETH, Viant .
Dans ses entrailles, si tu aimes mieux.
SOPHIE.
Encore mieux! Elle sera jolie, ton histoire, à en
juger par la première phrase.
LÉONCE. N
Mon Dieu, Sophie, que tu es ennuyeuse! Tu cri-
tiques tout, tu interromps sans cesse. C'est impos-
sible de raconter avec toi ! on ne sait plus ce qu'on
dit.
VALENTINE.
Ne l'écoute pas, ma pauvre Elisabeth. Raconte
ta visite au Jardin des Plantes ; je suis sûre que ce
sera amusant.
ELISABETH.
Je crois que oui. Il y a deux choses à raconter :
une terrible et une drôle. Je commence par la ter-
rible. Il y avait beaucoup de monde ce jour-là au
Jardin des Plantes....
SOPHIE.
Ce jour-là, tu dis : quel jour?
ELISABETH.
Le jour dont je parle. Je ne te répondrai plus.
La foule se pressait autour des fosses où étaient
les ours; on leur jetait du pain, des gâteaux; ils
grimpaient à des espèces d'arbres qui sont au mi-
lieu de leurs fosses ; je n'étais pas satisfaite quand
je les voyais en haut, il me semblait qu'ils allaient
s'élancer sur la foule. Pendant que nous regardions
les ours manger, grimper et jouer, nous entendons
les cris d'une dame qui appelle :
254 LES BONS ENFANTS
« Mon enfant! mon enfant! J'ai perdu mon en-
fant! »
Tout le monde se précipite de ce côté; la femme
criait :
« Paul! Paul! mon petit Paul, où es-tu? ;>
Tout à coup on entend dans la foule une petite
voix étouffée qui répond :
<( Maman! au secours! on m'entraîne »
Les personnes qui se trouvent du côté où cette
petite voix se faisait entendre voient un homme à
barbe noire qui avait l'air d'un diable et qui cher-
chait à s'échapper, entraînant avec lui un petit gar-
çon de trois ou quatre ans. On crie de tous côtés :
(c Arrêtez le voleur! Otez-lui l'enfant! »
Les gardiens accourent; l'homme voit qu'il va
être pris, il lâche l'enfant et se rejette au milieu de
la foule, espérant pouvoir s'y cacher, mais les gar-
diens le poursuivent; il court d'un côté, de l'autre,
partout il les voit qui lui barrent le passage : il
s'élance sur le petit mur des ours et veut passer
d'un côté à l'autre en longeant le mur; son pied
glisse, il trébuche; il manque de tomber dans la
fosse, se raccroche à moitié chemin au mur, appelle
au secours; un gardien accourt, lui tend son mou-
choir; au moment où l'homme va le saisir, l'ours
avance vers lui, se dresse sur ses pattes de der-
rière et grogne violemment; l'homme a une telle
peur qu'il lâche le mur et le mouchoir et qu'il
tombe dans la fosse ; l'ours est si étonné qu'il reste
immobile ; l'homme se relève et demande qu'on lui
jette un couteau ou une arme quelconque pour se
LES BONS ENFANTS
255
défendre. On ne trouve qu'un bâton, personne
n'avait de couteau : on le lui jette; il court pour
le ramasser; l'ours, qui avait été plus leste que
lui, arrive le premier, attrape le bâton et le brise
de ses deux pattes de devant comme je briserais
une allumette. On jette un autre bâton, l'homme
parvient à le saisir;
l'ours vient à lui;
l'homme brandit son
bâton, donne des
coups épouvantables
sur la tête et les pattes
de l'ours, qui entre en
fureur et s'élance sur
l'homme avec tant de
violence, qu'il le ren-
verse. Au même mo-
ment, plusieurs sol-
dats, qu'on avait été
prévenir, accouraient
avec leurs fusils char-
gés. Ils veulent tirer
sur l'ours. Impossible!
l'ours et l'homme se
débattaient, se roulaient; en voulant tuer l'ours,
les soldats auraient tué l'homme. Enfin, l'ours
lâche l'homme, qui va rouler assez loin; les
soldats profitent de ce moment pour tirer tous
ensemble sur l'ours, qui paraît très blessé, car
il se roule en rugissant; le sang coule de plu-
sieurs blessures; en se tordant et en se roulant,
11 entraînait un petit garçon.
256 LES BONS ENFANTS
il arrive sur Thomme, qu'il déchire avec ses
griffes, et qui criait encore, mais faiblement;
les soldats avaient rechargé leurs fusils; ils tirent
encore, dans un moment où l'ours avait roulé
loin de l'homme, et cette fois, après un ou deux
gémissements horribles, l'ours reste immobile.
On apporte des échelles, on descend dans la fosse
et on emporte le malheureux homme, qui était
tout déchiré, tout sanglant; il n'était pas mort
pourtant, mais on croyait qu'il ne pourrait pas gué-
rir, tant il avait été mordu et déchiré. Pendant que
l'ours dévorait l'homme, la dame avait retrouvé
son petit Paul, que ce méchant homme voulait
voler. On a su depuis que cet homme volait des
enfants pour les vendre à des gens qu'on appelle
des saltimbanques, et qui font faire des tours de
force aux pauvres petits enfants. Le bon Dieu l'a
bien puni cette fois-ci. Ce qui a rendu tout cela
moins affreux, c'est la méchante action de cet
homme barbu et noir; tout le monde avait l'air
content que le bon Dieu l'eût si terriblement puni.
Moi aussi, j'ai été assez contente, tout en désirant
de le voir délivrer par les soldats. Quand la pauvre
mère a retrouvé son enfant, elle a tant pleuré,
qu'on est allé lui chercher de l'eau fraîche pour
l'empêcher d'avoir des convulsions; le pauvre petit
pleurait aussi en embrassant sa maman. Quand on
a emporté l'homme, on a passé devant eux ; le petit
garçon a poussé un cri en se cachant dans la robe
de sa maman. Elle a dit : « Malheureux homme ! que
Dieu te pardonne, comme je te pardonne de tout
Il lâcha le mur et le mouchoir. (Page -lli-L)
17
LES BONS EN-FANTS 259
mon cœur! » et elle a demandé s'il était pauvre,
s'il avait besoin de quelque chose; et comme on lui
a répondu qu'il allait probablement mourir, elle a
demandé en grâce qu'on allât lui chercher un
prêtre pour le consoler et le faire mourir en de-
mandant pardon au bon Dieu. On le lui a promis,
elle a donné de l'argent pour payer une voiture
pour emmener l'homme à l'hôpital ou chez lui, et
elle a laissé son adresse pour qu'on lui fît ravoir
où il demeurait.
« Je lui enverrai, a-t-elle dit, une bonne sœur
pour le soigner et un saint prêtre pour l'as-
sister. »
Puis elle est partie en voiture avec son petit
Paul.
Voilà mon histoire terrible. A présent, je vain
vous raconter l'autre.
MADELEINE .
Elle est, en effet, bien terrible, cette histoire, et
très intéressante.
MARGUERITE.
Ce qui prouve combien elle était intéressante,
c'est que Sophie n'a pas interrompu.
SOPHIE.
Tiens î c'est vrai, je n'y ai pas pensé. Au reste,
soyez tranquilles, je n'interromprai plus, car je
vois que c'est par malice que je le fais, pour
impatienter celui qui raconte, et me venger ainsi
de vos interruptions pendant que je racontais.
Mais, je le répète, c'est fini, je n'interromprai
plus.
260 LES BONS ENFANTS
JACQUES.
C'est très bien, ce que dit Sophie; n'est-ce
pas, mes amis? J'aime beaucoup la simplicité
avec laquelle Sophie s'accuse quand elle a mal
fait.
CAMILLE.
Parce qu'elle est réellement bonne et sans or-
gueil; elle s'aperçoit qu'elle a mal fait, elle l'avoue
tout de suite.
SOPHIE .
Prends garde, Camille, de m'en donner de l'or-
gueil, avec tes éloges. Écoutons plutôt l'histoire
d'Elisabeth.
ELISABETH.
Après le départ de la dame et du voleur, per-
sonne ne voulut retourner aux bêtes féroces, et
nous sommes allés voir les singes. Il faisait beau
et chaud; tous les singes étaient dehors sous leur
grillage. Ils s'amusaient à plusieurs jeux; les
grands se battaient presque continuellement.
J'aperçus dans un coin une guenon avec son petit
singe; elle le mettait par terre, et le petit criait
toujours pour qu'elle le reprit dans ses bras :
enfin, la mère, ennuyée, donne à son petit un
grand soufflet; le petit se frotte la joue tout en
regardant la guenon d'un air furieux. Elle se lève
et fait quelques pas; le petit court après et lui
marche sur la queue; elle se retourne : le petit
avait sauté lestement de côté. La guenon continue
à marcher gravement; le petit recommence à lui
marcher sur la queue sans que sa mère le voie.
LES BONS ENFANTS
261
Au bout de trois ou quatre fois pourtant, elle se
retourne si promptement qu'il n'a pas le temps
de se sauver, et qu'elle voit sa malice. Alors elle
veut l'attraper; le petit se sauve, la mère le pour-
suit et l'attrape bien vite; elle le prend dans ses
bras, et malgré ses cris elle lui donne une di-
zaine de tapes bien appliquées, puis elle le jette
par terre ; le petit se retire de très mauvaise hu-
Elle avait ramassé une carotte et la mangeait.
meur dans un coin, d'où il observe sa mère; elle
avait ramassé une carotte et la mangeait tranquil-
lement. Le petit saisit une poignée de sable et la
jette à l'oreille de sa mère pendant qu'elle regarde
du côté opposé; elle se retourne vers le petit,
mais il avait si promptement repris son air insou-
ciant et tranquille, qu'elle ne le croit pas cou-
pable d'une telle insolence; elle recommence à
grignoter sa carotte ; le petit ramasse une seconde
262 LES BONS ENFANTS
poignée de sable et la lance comme la première en
choisissant un bon moment. La mère commence
à se douter que c'est de son petit que lui vient le
sable; elle est plus attentive que jamais et se re-
tourne au moment où le petit lançait sa poignée.
Elle jette sa carotte, s'élance sur le petit, qui n'a
pas le temps de s'esquiver, lui donne deux
énormes soufflets et s'apprête à le battre; les
cris du petit attirent les autres singes, qui se ras-
semblent autour de la guenon et du petit, et
prennent parti, les uns pour elle, les autres pour
lui. Ils se mettent tous à gronder, à siffler, à cla-
quer des dents; ils se lancent quelques tapes, puis
se jettent les uns sur les autres, et dans peu d'in-
stants la bataille devient générale; ils se mordent,
ils se griffent, ils se roulent et se piétinent; enfin,
ce sont de tels cris, de tels hurlements, que les
gardiens arrivent, séparent les combattants à grands
coups de fouet et les font rentrer chacun dans sa
cellule; le petit a été rendu à sa mère et aura reçu
une bonne correction pour son impertinence. Cette
scène nous a beaucoup amusés, surtout quand
tous les singes sont accourus et ont commencé à se
disputer; la triste impression de l'homme et de
Tours a été tout à fait effacée par la visite aux
singes, et nous sommes partis riants et très gais.
« Voilà ma seconde histoire. J'ai fini.
— Très bien ! très bien ! s'écrièrent les enfants ;
tes histoires sont très jolies.
PIERRE.
Qui est-ce qui doit en raconter une après?
LES BONS ENFANTS 263
MARGUERITE.
C'est Henri.
HENRI.
Moi, d'abord, je ne raconterai rien, parce que
je ne sais rien.
JACQUES.
Tu trouveras quelque chose, tout comme nous.
HENRI.
Que veux-tu que je trouve?
JACQUES.
Je ne sais pas, moi; un chien, par exemple.
HENRI.
Quel chien?
JACQUES.
Je n'en sais rien ; c'est à toi à chercher. »
Henri cherche ; tout le monde attend ; personne ne
dit mot pour ne pas le déranger ; enfin, Pierre lui dit :
« Eh bien! trouves-tu? »
Henri ne répond pas; il tient la tête baissée et
ne regarde personne.
PIERRE.
Mais réponds donc, Henri! C'est ennuyeux! nous
attendons depuis dix minutes. »
Rien encore, pas de réponse; les enfants s'ap-
prochent de lui, le regardent et s'aperçoivent qu'il
pleure.
SOPHIE.
Eh bien! Qu'est-ce que tu as? Pourquoi pleures-
tu?
HENRI, pleur ayit.
Je ne sais pas d'histoire.... Je ne sais que dire.
2G4 LES BONS ENFANTS
CAMILLE.
Mais, mon petit Henri, il ne faut pas pleurer
pour cela. Tu n'es pas obligé de raconter une
hjjtoire, c'est pour nous amuser que nous avons
imaginé cela; si cela ne t'amuse pas, tu n'y es pas
obli,"é.
o
HENRI.
Ils vont tous dire que je suis un imbécile.
VALENTINE.
Imbécile, non; mais nigaud, oui.
HENRI.
Raconte donc toi-même, si tu crois que c'est si
facile. Je te cède mon tour; prends-le.
VALENTINE,
Très volontiers et tout de suite, si mes cousins
et cousines le veulent bien.
TOUS LES ENFANTS.
Certainement : raconte à la place de Henri,
puisque tu as des idées.
VALENTINE.
C'est un conte de fées que je vais vous ra-
conter.
HENRIETTE.
Tant mieux! J'aime beaucoup les contes do
fées.
MARGUERITE.
Et moi aussi; fais-en un aussi joli que celui de
Camille.
VALENTINE.
Je ne crois pas qu'il soit aussi joli, mais je ferai
de mon mieux.
LES BONS ENFANTS 265
SOPHIE.
Comment s'appelle-t-il ?
VALENTINE.
11 s'appelle :
^4>-}
LA FÉE PRODIGUE ET LA FÉE BUNSENS.
L y avait une fois un roi, qui
s'appelait le roi Pétaud, et
une reine, qui avaient un tout
petit royaume.
Ce roi et cette reine n'a-
vaient pas encore d'enfants,
mais ils avaient une amie
très puissante qui s'appelait la fée
Prodigue.
HENRIETTE.
Comment étaient-ils amis?
VALENTTNE.
Ils étaient amis parce que la mère
^|W de la fée Prodigue était la fée Drô-
^ lette, et que la reine était la fille d'une
princesse Blondine et d'un prince Merveilleux que
la fée Drôlette aimait beaucoup.
La fée Prodigue avait une sœur qui s'appelait
la fée Bonsens; la fée Bonsens aimait aussi beau-
coup la reine, mais la reine l'aimait moins parce
qu'elle ne lui accordait pas tout ce qu'elle lui de-
mandait, et qu'elle lui faisait quelquefois de la mo-
rale sur les mauvaises actions qu'elle commettait.
'^68 LES BONS ENFANTS
Un jour la reine était seule et pleurait. La fée
Bonsens venait précisément lui faire une visite.
« Pourquoi pleurez-vous, chère reine? lui de-
manda-t-elle.
LA REINE.
Parce que tous mes sujets ont des enfants; moi
seule je n'en ai pas. Moi qui aime tant les en-
fants! Je serais si contente d'en avoir!
LA FÉE.
Si vous aviez des enfants, chère reine, ce serait
peut-être pour votre malheur; laissez les fées et la
reine des fées arranger les choses à leur idée;
elles savent ce qu'il vous faut.
LA REINE.
11 me faut un enfant; je veux un enfant; et je
serai malheureuse tant que je n'aurai pas d'enfant.
LA FÉE.
Vous n'êtes pas raisonnable, chère reine. Je
vous laisse vous désoler toute seule, ajouta- t-elle,
voyant que les pleurs de la reine redoublaient,
car, pour votre bonheur, je ne veux pas vous ac-
corder ce que vous désirez. »
La fée disparut en achevant ces mots, et la reine
recommença ses gémissements.
« Fée Prodigue, fée Prodigue, s'écria-t-elle, vous
ne me refuseriez pas comme l'a fait votre sœur, si
je vous le demandais ! »
La fée Prodigue apparat immédiatement.
« Qu'est-ce, ma bonne petite reine? Vous m'avez
appelée? Et pourquoi ces larmes sur ces jolies
joues?
LES BOXS ENFANTS 269
LA REINE.
Bonne et chère fée; je veux un entant et je n'en
2.] pas.
LA FÉE.
Et c'est pour cela que vous pleurez, ma rei-
nette? Vous êtes pourtant heureuse! Qui sait ce
que deviendra votre bonheur avec des enfants?
LA REINE, pleurant plus fort.
C'est égal, j'en veux un. Oh! bonne fée, donnez-
moi un enfant.
LA FÉE.
Je vous en donnerai deux, ma bonne petite reine.
Ce n'est pas pour rien que je m'appelle Pro-
digue. Vous aurez deux filles dans peu de temps.
— Merci, bonne et aimable fée; votre sœur, à
qui j'avais fait la même demande, vient de me
refuser; j'étais bien sûre que vous ne feriez pas
comme elle.
— Ma sœur est un peu trop sage, dit la fée en
souriant, et les gens sages sont souvent ennuyeux.
Adieu et au revoir, ma bonne reine ; je reviendrai
vous voir dès que vos filles seront nées. »
La fée disparut, laissant la reine transportée de
joie; elle courut raconter au roi la promesse de
la fée; il en fut enchanté, quoiqu'il conservât un
peu d'inquiétude du refus de la fée Bonsens.
Quelque temps après, la reine eut deux filles,
comme le lui avait dit la fée. Aussitôt qu'elles
furent nées, la fée Prodigue parut, et, prenant
dans ses bras une des petites princesses, elle l'em-
brassa et lui dit :
270 LES BONS P:NFANTS
« Je te donne le nom cI'Insatiable et je t'accorde
le don de réussir dans tout ce que tu entreprendras,
d'obtenir tout ce que tu désireras
— Excepté si son désir est injuste ou cruel, ma
sœur, dit la fée Bonsens, qui parut tout à coup,
et seulement jusqu'à quinze ans. Je corrige ainsi
le mal que vous lui faites et qu'elle pourrait faire
à d'autres. Quant à toi, enfant, ajouta la fée Bon-
sens en s'adressant à l'autre petite fille, je te donne
le nom de Modeste et je te doue d'une grande sa-
gesse et de ne jamais désirer que ce qui est juste
et raisonnable. Je veillerai sur elle, ajouta la fée,
et voici mon présent de marraine pour ma fil-
leule. »
Elle présenta à la reine un miroir encadré d'or,
de diamants et de rubis.
« Toute personne qui regardera dans cette
glace, dit-elle, y verra comment elle doit agir, le
mal qu'elle a fait et le bien qu'elle peut faire. »
La reine saisit le miroir, s'y regarda un instant,
rougit, le rendit à la fée d'un air de dépit, et lui
demanda de le serrer jusqu'à ce que Modeste fût
assez grande pour s'en servir.
La fée sourit en reprenant le miroir, et le dé-
posa dans une cassette dont elle confia la clef à la
reine.
La fée Prodis^ue était contrariée de l'arrivée de
sa sœur et mécontente de l'empêchement qu'elle
avait mis, dans l'avenir, aux désirs de sa filleule
Insatiable. Celle-ci ne tarda pas à faire voir qu'elle
mériterait le nom que lui avait donné sa marraine,
LES BONS ENFANTS 271
car elle ne se trouvait jamais satisfaite et criait
sans cesse. Modeste, au contraire, était douce et
tranquille et ne criait jamais.
Le roi et la reine auraient du préférer Modeste
à Insatiable; mais la reine sentit une grande af-
fection pour Insatiable et une grande indifférence
pour Modeste. A mesure que les deux petites fille i
grandissaient. Insatiable montrait de plus en plus
son mauvais caractère; elle voulait être seule ca-
ressée, soignée. Modeste avait beau lui céder tout
ce qu'elle possédait, jamais elle ne parvenait à la
contenter.
Un jour, Modeste mangeait un gâteau que lui
avait donné une des dames de la reine; Insatiable,
qui en avait déjà mangé deux, voulut avoir celui
de sa sœur; Modeste avait faim et ne voulut pas
lui donner le sien. Insatiable se jeta sur elle pour
le lui arracher, mais elle ne put pas le saisir;
elle avait beau allonger le bras, ouvrir la main,
elle ne pouvait atteindre le gâteau. Elle se mit
à pousser des cris de rage; la reine voulut la
contenter et prendre le gâteau, mais elle aussi ne
put pas l'avoir. Elle se souvint alors de ce que la
fée Bonsens avait ajouté au don de Prodigue et en
fut très mécontente. Son humeur se porta sur la
pauvre Modeste.
« Emportez cette petite, dit-elle; elle est insup-
portable; elle ne fait que contrarier et faire crier
sa sœur. »
Un autre jour, Insatiable vit un nid d'oiseaux-
mouches dans les mains de Modeste.
272 LES BONS ENFANTS
« Je voudrais un nid comme Modeste », criu-
t-elle.
Aussitôt un page entra et présenta à Insatiable
un nid tout semblable qu'on venait d'apporter
pour elle.
« Je veux un second nid. »
Un autre nid fut apporté de la même ma-
nière.
^ « Je veux le nid de Modeste », s'écria-t-elle.
Mais pour le nid, comme pour le gâteau, elle ne
put le saisir.
Plusieurs fois de pareilles scènes se renouve-
lèrent. Insatiable, habituée à voir tous ses désirs
satisfaits, entrait dans des colères effroyables de-
vant la moindre résistance, et comme c'était tou-
jours avec sa sœur qu'elle éprouvait ces contra-
riétés, elle la prit en haine et dit à la reine de
chasser Modeste, qui la tourmentait sans cesse.
La reine ordonna que Modeste fût emmenée
dans un château éloigné. La nourrice qui avait
élevé Modeste fut chargée de l'accompagner dans
sa nouvelle demeure avec une suite nombreuse.
Modeste voyait que sa mère ne l'aimait pas; elle
souffrait du caractère méchant de sa sœur, et elle
partit sans regret. Le château qu'elle devait ha-
biter était charmant; il y avait à côté une ferme
011 Modeste passait une partie de sa journée avec
les vaches, les moutons, les poulets, dindons et
oisillons de toute espèce. Elle y vivait heureuse
avec sa bonne, qu'elle aimait, et sa sœur de lait,
qu'elle aimait plus encore; elle recevait souvent
Elle pa.3aait une partie de la journée avec les moutons
et les poules.
18
LES BONS ENFANTS 275
la visite de sa marraine, la fée Bonsens, qui lui
témoignait beaucoup d'amitié.
Insatiable, de son côté, ne cessait de vouloir
une chose, une autre; tout l'ennuyait parce que
tout lui venait trop facilement; elle avait en telle
abondance joujoux, livres, robes, bijoux, que rien
ne lui faisait ni plaisir ni envie. Il en était de
même pour son travail; elle apprenait avec une
telle facilité qu'elle ne s'intéressait à rien.
Sans cesse elle obligeait son père de changer
ses ministres, de changer les lois, de changer
d'alliés et d'amis : elle portait partout le trouble;
on faisait tout ce qu'elle voulait, et cependant on
ne pouvait jamais la contenter. Tout le royaume
était dans la confusion à cause d'elle.
Cependant elle approchait de ses quinze ans;
elle dit alors à son père qu'elle voulait se mettre
à la tête des troupes. Elle eut d'abord quelques
succès; mais le temps passait, les quinze ans
d'Insatiable arrivèrent, elle perdit plusieurs ba-
tailles ; ses soldats se révoltèrent et refusèrent de
la suivre, et elle fut obligée de s'enfuir honteu-
sement.
Quand Insatiable revint à la cour de son père,
tout y était en désordre ; chacun la maudissait, la
détestait; on l'appelait à k cour une Pétaudière,
par dérision, par moquerie. Le roi, voyant que
c'était elle qui avait causé ses malheurs, la chassa
de sa présence ; la reine l'engagea à aller rejoindre
sa sœur et lui conseilla de se regarder dans le
miroir de Modeste. Insatiable, affligée, humiliée,
276 LES BONS ENFANTS
alla retrouver sa sœur et lui demanda où était ce
miroir dont lui avait parlé la reine.
« Le voici, dit Modeste en le lui présentant;
c'est lui qui a été mon maître, qui m"a empêchée
de mal faire et qui m'a montré à bien faire. »
Insatiable le prit, y jeta un coup d'œil et pousr,a
un cri d'effroi, mais elle ne put en détacher ses re-
gards ; elle vovait tout le mal dont elle s'était rendue
coupable depuis sa naissance; elle ne pouvait en
croire ses yeux. Quand elle eut tout vu, elle tomba
dans les bras de sa sœur et pleura amèrement.
Modeste chercha vainement à la consoler; le sou-
venir des maux qu'elle avait causés la poursuivait
jour et nuit; elle ne dormait pas, ne mangeait plus.
Enfin elle tomba dans un état si alarmant, que Mo-
deste envoya un exprès au roi et à la reine; ils
arrivèrent tous deux, et, voyant leur fille si mal,
ils appelèrent Prodigue à leur secours. La fée ar-
riva triste et morne.
(( Je n'y puis rien, dit-elle; c'est sa conscience
qui la fait mourir; elle sent que le monde la hait,
la méprise, et qu'elle ne peut vivre; mais elle se
repent, on lui pardonnera. »
Insatiable, se sentant mourir, demanda pardon
au roi, à la reine, à sa sœur, à toute la cour, et
expira dans les bras de Modeste. On la regretta
peu, tout en pleurant sa triste mort. La reine et
le roi se regardèrent ausû dan:, le miroir de la fée
Bonsèns. Effrvaés des fautes de leur vie, ils réso-
lurent de s'amender et de reprendre chez eux la
princesse Modeste, exilée depuis tant d'années.
m^^^^'^:^
Elle se mit à la tète des troupes. (Page ^275.)
LES BONS ENFANTS 279
Elle fut heureuse de ce retour de tendresse de son
père et de sa mère, mais elle regretta beaucoup
et toujours sa ferme et son château, où elle avait
vécu si longtemps calme et sans chagrins. Du reste,
elle vécut très heureuse, se maria avec un prince
excellent, et succéda à son père après sa mort. Sa
Insatiable y jeta un coup d'œil. (Page 276.)
sœur de lait ne la quitta jamais et éleva tous ses
enfants.
« Voilà mon histoire, mes enfants, elle est longue
et je suis fatiguée.
— Merci, merci, Valentine, s'écrièrent tous les
enfants; c'est charmant, c'est très amusant. »
Ce jour-là, les enfants causèrent longuement de
l'histoire qu'ils venaient d'entendre.
280 LES BONS ENFANTS
MADELEINE .
Ce n'est pas toi qui l'as composée, n'est-ce pas^
Yalentine?
VALENTINE.
Si, c'est moi.
SOPHIE.
Quand donc l'as-tu faite?
VALENTINE.
En la racontant. J'inventais à mesure que je
parlais.
LÉONCE.
Mais c'est superbe! c'est étonnant! Jamais je
n'aurais pu faire comme toi.
VALENTINE.
Si tu essayes, tu verras que ce n'est pas diffi-
cile. C'est tout justement ton tour demain.
LES LOUPS ET LES OURS.
E lendemain,
quand les enfants
se rangèrent au-
tour de Léonce, il
commença grave-
ment :
« Mes amis, je
sais que vous vou-
lez savoir le nom
de mon histoire :
elle s'appelle de
deux noms terri-
bles....
— Ah! mon Dieu!
s'écria Jeanne.
— Ne t'effraye pas, Jeanne, reprit Léonce, les
loups et les ours dont je vais parler sont heureu-
sement bien loin de nous; ils vivent dans la Li-
thuanie, pa.ys qui appartient à la Russie, et mon
histoire s'appelle : les loups et les ours. Écoutez
bien et ne m'interrompez pas.
marguerite, riant.
Quel drôle d'air tu as !
LÉONCE.
J'ai l'air que j'ai toujours.
282 LES BONS ENFANTS
MARGUERITE.
Non, non, tu as un air grave comme si tu allais
nous juger et nous condamner.
LÉONCE, gaiement.
En effet, je vous condamne à entendre mon his-
toire, après vous avoir jugés dignes de l'écouter.
ELISABETH.
Ah, ah, ah! très joli! Nous écoutons.
LÉONCE.
Il y avait une famille qui vivait en Russie dans
une belle et agréable province du Midi ; cette fa-
mille n'était pas nombreuse; il j avait le père, la
mère, trois fils, deux filles et une sœur imbé-
cile.
SOPHIE.
Tu appelles cela pas nombreux? Combien t'en
faut-il donc?
LÉOXCE.
Sophie, Sophie, j'ai dit de ne pas m'inter-
rompre J'appelle cette famille peu nombreuse
pour la Piussie; car, dans ce pays, il arrive sou-
vent qu'une famille est composée de douze ou de
quatorze enfants.
HENRIETTE.
Ah! quelle bêtise!
LÉONCE.
Pas bêtise du tout, puisque j'ai une tante russe
qui a eu dix-sept enfants. Voyons! silence à pré-
sent! Cette famille devait aller en Lithuanie pour
passer quelques mois près d'un vieux grand-père
très malade.
LES BONS ENFANTS 283
JEANNE.
Qu'est-ce qu'il avait?
LÉONCE.
Une hjdropisie, c'est-à-dire une enflure énorme
du ventre, cjui se remplit d'eau et qui vous étouffe.
Ils allaient donc en Lithuanie; la neige couvrait
déjà la terre; on avait mis la grande voiture, qui
contenait toute la famille, sur des patins.
HENRI.
Qu'est-ce que c'est, des patins?
LÉONCE.
Des patins sont des traîneaux sur lesquels on
attache les voitures quand il gèle et quand il y a
de la neige. Ne m'interrompez plus, vous me dé-
rangez; je ne sais plus où j'en suis
« On avait mis la grande voiture sur des patins ;
on y avait attelé huit bons chevaux, et on n'allait
pas très vite, parce que la course était longue
et qu'on ménageait les chevaux pour la traversée
de la for4t. Une fois arrivé à la forêt, le cocher de-
vait fouetter les chevaux et marcher vite, pour ne
pas donner aux bandes de loups le temps de se
rassembler et de les poursuivre : car il faut vous
dire que les forêts de ces pays sont pleines de
loups. Quand on en rencontre un, deux, trois
même, on s'en moque, parce que les loups sont
poltrons et qu'ils n'osent attaquer les voitures que
lorsqu'ils sont en bandes.
« On arrive à la forêt; le cocher arrête ses che-
vaux quelques minutes, leur donne de l'avoine, leur
remet leurs brides et entre dans la forêt. Les che-
284 LES BONS ENFANTS
vaux trottaient, galopaient, allaient bon train; le
cocher se réjouissait de n'avoir plus qu'une demi-
lieue à faire pour sortir de la forêt, lorsqu'on en-
tend un houououî très éloigné.
« Les loups! crie le cocher; les loups!
— Fouettez les chevaux, Nikita, s'écria le maître,
nommé M. Bogoslafe, fouettez ferme; tâchons de
sortir de la forêt avant que les loups nous aient
rejoints. »
Le cocher fouette; les chevaux, tremblants eux-
mêmes, vont comme le vent. Les hurlements se
rapprochaient pourtant; la peur donnait des ailes
aux chevaux. Nikita se retournait de temps en
temps; il ne voyait pas les loups; mais une fois,
après s'être retourné, il crie :
« Les voici ! je vois une masse noire dans le loin-
tain; il y en a plus de cinq cents.
— Nous sommes perdus! dit M. Bogoslafe.
— Non, mon cher maître; nous pouvons encore
être sauvés, si Dieu nous protège. Je connais une
grange à cent pas d'ici. Si la grande porte est ou-
verte, nous sommes sauvés. »
Et, fouettant les chevaux avec une nouvelle vi-
gueur, il les dirige vers la grange, dont la grande
porte restait heureusement ouverte pour laisser
aux voyageurs la facilité d'entrer et se mettre à
l'abri des loups, qui ne tardaient ordinairement
pas à se disperser. Les hurlements des loups deve-
naient de plus en plus distincts ; la masse noire
avançait toujours; Nikita touche à la grange, y
entre ventre à terre; les chevaux s'abattent en
Lco chevaux, elïrayés, vont comme le vent.
LES BONS ENFANTS 287
touchant le mur de leur front. Nikita les laisse se
débattre, saute à bas de son siège et se précipite
pour fermer les deux battants; il en ferme un, les
loups approchent; il pousse l'autre et met les ver-
rous juste à temps pour empêcher les loups de se
Il ferme à temps pour empêcher les loups d'entrer.
précipiter dans la grange. M. Bogoslafe avait ouvert
la portière et était descendu de la voiture pour
aider Nikita à barricader solidement la porte, de
manière que les loups ne pussent en forcer l'en-
trée. La grange était grande, peu éclairée, car on
288 LES BOX 3 ENFANTS
avait fait les ouvertures petites et très hautes pour
que les loups ne pussent pas y pénétrer. Quand
toute la famille fut un peu remise de sa frayeur,
tous se jetèrent à genoux pour remercier Dieu de
les avoir sauvés ; ensuite le maître embrassa Nikita
et lui dit avec émotion :
« Mon ami, c'est toi après Dieu qui nous as sau-
vés. Et si Dieu permet que nous sortions vivants
d'ici, je te donnerai ta liberté et je te ferai
une pension pour que tu puisses vivre sans
servir. »
Nikita se mit à genoux, baisa la main de son
maître, essuya ses yeux du revers de sa main et
alla vers ses chevaux pour les dételer et les ar-
ranger. Les pauvres bêtes étaient encore trem-
blantes de la frayeur que leur causaient les hur-
lements des loups, de la vitesse de leur course et
de la violence de leur chute. Pendant que Nikit-?.
arrangeait la litière des chevaux avec la paille
qui était entassée dans un coin, M. Bogoslafe fai-
sait sortir sa femme et ses enfants de la voiture,
dans laquelle ils avaient voulu remonter, s'y
croyant plus en sûreté contre les loups.
(( Examinez bien cette grange, leur dit-il, et
voyez comme elle est solidement bâtie : les loups
ont beau gratter et sauter, ils ne peuvent y faire
de trou. »
Mme Bogoslafe et ses enfants se laissèrent enfin
persuader, et firent le tour de la grange pour s'as-
surer qu'il n'y avait aucun pas ^cige pc ,5iblc pour
les loups.
LES BONS ENFANTS 289
(c Combien de temps devrons-nous rester ici?
demanda Mme Bogoslafe.
— Je ne sais, répondit le mari; nous ne pour-
rons sortir avant le départ des loups; j'ignore
quelles sont leurs habitudes dans ces occasions.
Que penses-tu, Nikita? Combien de temps allons-
nous être entourés par les loups?
— Quand ils ont poursuivi des gens qui leur
échappent, maître, ils ont l'habitude de ne pas les
quitter si promptement. Demain ils seront encore
là, à moins qu'ils ne se mettent à la poursuite de
quelque autre voyageur qui pourrait être moins
heureux, que nous.
— Tu crois, Nikita, que nous devons passer la
nuit dans cette grange?
— Oui, maître; je serais bien étonné que les en-
nemis nous laissassent tranquilles avant demain.
— Et comment allons-nous faire? Hommes et
chevaux nous n'avons ni à boire ni à manger.
— Pardon, maître, la nourriture ne manquera
pas : j'en ai rempli les deux grands coffres de la
voiture; et quant à la boisson, il doit y avoir ici
une citerne : on a toujours soin d'en faire une dans
ces granges qui doivent servir de refuge contre les
loups.
— Mais tes chevaux, que leur donneras-tu?
— D'abord, maître, j'ai un grand sac d'avoine
sous le siège, et puis les pauvres bêtes n'ont guère
envie de manger, elles ont trop peur. Pour ce qui
est du coucher, il ne manque pas de paille dans ce
coin. Non, non, nous ne manquerons de rien. »
290 LKS BONS ENFANTS
Les enfants de Mme Bogoskfe finirent par se
rassurer un peu; vers le soir ils demandèrent à
manger; iSikita tira les provisions de dedans les
coffres de la voiture ; il étala une couche de paille
dans le coin le plus éloigné des chevaux, apporta
et plaça à côté des pâtés, des viandes froides, des
gâteaux, du vin, de la bière, et tira de l'eau d'une
citerne qu'il avait trouvée dans un autre coin du
bâtiment.
On se mit par terre sur la paille et on mangea
de bon appétit, quoique silencieusement. M. Bo-
goslafe donna à Nikita le reste des provisions. 11
mangea peu et rangea soigneusement ce qui
restait.
« Il faut être économe, dit-il, on ne sait jamais
ce qui peut arriver. Si les loups s'entêtent à rester
près de la grange, il n'y aura pas trop des provi-
sions que nous avons, et même,... qui sait?... »
Quand la nuit fut venue, le nombre des loups
semblait avoir augmenté, à en juger par la force
de leurs hurlements. M. et Mme Bogoslafe et leurs
enfants s'étaient étendus sur la paille en se cou-
vrant de leurs pelisses. Nikita ne se coucha pas; il
veilla pour entretenir le feu qu'il avait allumé.
Quand le jour parut, les hurlements des loups
diminuèrent. Nikita appliqua une échelle contre le
mur pour grimper jusqu'à une des fenêtres et voir
s'il restait encore des loups. 11 vit avec épouvante
que les loups avaient établi leur domicile près de
la grange ; ils étaient étendus sur la neige de tous
côtés ; Nikita en compta cent vingt-trois ; le reste
LES BONS ENFANTS 291
était caché par les arbres. Le brave homme des-
cendit de son échelle tout triste.
« Eh bien, Nikita, lui dit M. Bogoslafe, tu n'as
vu rien de bon, ton visage le dit assez.
— Ils sont là, maître, et ils j resteront J'ai
quelque chose à vous proposer, maître : c'est une
chance à courir 11 faut sacrifier les chevaux.
— Et à quoi nous servirait ce sacrifice? Huit
chevaux ne peuvent apaiser la faim de cjuatre à
cinq cents bètes féroces. Et comment partirons-
nous sans chevaux !
— Vous n'en manquerez pas, maître, si vous
voulez m'écouter. Les chevaux ont bien bu et bien
mangé, ils sont bien reposés; je les mettrai dehors
à coups de fouet; je n'en garderai que deux, vous
allez voir pourquoi. Les chevaux, effrayés à la vue
des loups, se mettront à courir du côté de la mai-
son, par où nous sommes venus; tous les loups se
mettront à leur poursuite; quand ils seront loin,
je prendrai le cheval cjui sera resté et je courrai
à la ville voisine, où je demanderai une escorte
et des chevaux pour vous ramener. Si je ne suis
pas revenu avec l'escorte à la fin de la journée,
alors, maître, vous monterez l'autre cheval et
vous aurez, Dieu aidant, une meilleure chance
que moi.
— Excellent homme! dit M. Bogoslafe, ton
plan est bon, mais tu en seras la victime, et je ne
puis accepter ton dévouement : c'est moi qui par-
tirai le premier.
— Non, maître, car c'est là où sera le danger
292 LES BONS ENFANTS
si les loups ne sont pas tous assez éloignés; il y
a toujours des traînards parmi eux. Vous êtes le
maître, vous devez rester près de madame et des
enfants; moi je suis le serviteur et je dois chercher
à nous sauver tous. D'ailleurs, maître, Tidée est à
moi, j'ai le droit de Fexécuter.
— Va, mon brave Nikita, et que Dieu te pro-
tège. »
Nikita ôta son chapeau, fit un grand signe de
croix, détacha six chevaux, les plaça près de la
porte.
(f Entr'ouvrez la porte, maître. »
M. Bogoslafe ouvrit la porte suffisamment pour
le passage d'un cheval. Nikita donna de grands
coups de fouet aux chevaux, qui se précipitèrent
dehors; il referma vivement la porte et la barri-
cada. Dès que les chevaux furent dehors, des hur-
lements s'élevèrent, les loups se précipitèrent de
tous côtés sur les chevaux, qui se mirent à courir,
comme l'avait prévu Nikita, dans le chemin qu'ils
avaient parcouru la veille. Toute la bande hur-
lante se mit à leur poursuite. Quand on n'entendit
plus rien, Nikita sauta sur un des chevaux res-
tants, salua son maître, fit un signe de croix et se
dirigea vers la porte.
« Ouvrez, maître! et que le bon Dieu vous bé-
nisse, vous, madame et les enfants. »
M. Bogoslafe fit aussi le signe de croix, ouvrit
la porte et la referma sur ce fidèle serviteur qui
payerait peut-être de sa vie son dévouement à
ses maîtres. M. Bogoslafe écouta, mais n'entendit
f|'':lill!l!|f,1iigiS!|!iii
M:l|l'1 t «■,;,:,! X:',, . ;/;».!^;>f/y,\\\'Hl?l,r 'ïiïWf,'!: ■ I / IM I ' T M 1 1 T 1 1 1 1 1 1 1 1
LES BONS ENFANTS 295
rien que le galop de cheval, puis quelques hur-
lements éloignés, puis rien. Deux heures se pas-
sèrent dans la plus vive inquiétude. On n'entendit
plus aucun bruit; une troisième heure se passa,
rien encore.
« Je vais partir dit M. Bogoslafe : notre pauvre
Nikita a sans doute été dévoré par les loups.
— Attendez encore, lui dirent sa femme et ses
enfants. Une heure encore! »
M. Bogoslafe attendit une heure et se prépara à
partir malgré le désespoir et la terreur de sa
femme et de ses enfants. Il allait monter à cheval,
lorsqu'un bruit étrange l'arrêta. « Encore une
bande de loups! » dit-il.
Le bruit approchait. Des hourras, des cris de
joie rassurèrent la malheureuse famille, qui devina
sans peine que c'était l'escorte amenée par Nikita.
(c La porte, maître? » cria Nikita d'une voix triom-
phante.
La porte s'ouvrit ; le maître se jeta dans les bras
de son serviteur et l'embrassa comme un frère;
Nikita était rayonnant. On attela huit chevaux
frais et vigoureux à la voiture; la famille Bogoslafe
y monta; Nikita prit sa place sur le siège, et la
voiture partit au galop, suivie et entourée d'une
escorte de deux cents cavaliers.
On arriva sans autre accident chez le vieux
grand-père, qui fit distribuer à l'escorte de l'eau-
de-vie et de l'argent. Nikita reçut le jour même
sa liberté et une somme d'argent considérable. 11
demanda à son maître de rester cocher à son ser-
296 LES BONS ENFANTS
vice : « Vous êtes un bon maître, dit-il, je suis
heureux près de vous. Que ferais-je si je vivais à
rien faire? Je m'ennuierais et je ferais peut-être
des sottises. »
Nikita resta donc chez M. Bogoslafe jusqu'à sa
mort, et y fut traité en ami plus qu'en domestique.
« C'est fini! dit Léonce en s'essuyant le front.
Comme cela fait chaud de raconter des histoires!
PIERRE.
Est-ce que tu l'as inventée?
LÉONCE.
Pas tout à fait; j'ai lu une histoire de ce genre,
que j'ai arrangée en la racontant.
ELISABETH.
Elle est bien intéressante et bien terrible,
comme tu le disais. Mais où sont les ours? Je n'en
vois pas un seul.
LÉONCE.
Je crois bien, c'est une autre histoire. Mais celle
des loups a été longue, je suis fatigué.
JACQUES.
Mais tu nous la raconteras demain?
LÉONCE.
Oui, si cela ne vous ennuie pas.
CAMILLE.
Comment peux-tu croire cela? Tu racontes si
bien !
LÉONCE.
Après moi, c'est le tour de Jeanne.
JEANNE.
Ah bien! Je ferai comme Henri, je pleurerai.
LES BONS ENFANTS 297
SOPHIE.
Par exemple! si tout le monde pleure au lieu de
raconter, nous n'aurons pas d'histoires.
JEANNE.
C'est trop difficile de raconter ; je n'ai rien dans
la tête et je ne me souviens de rien d'amusant.
SOPHIE.
Tu feras comme moi, tu conteras une histoire
bête.
JEANNE.
On se moquera de moi comme on s'est moqué
de toi ; crois-tu que ce soit agréable?
SOPHIE.
Tant pis pour ceux qui se moquent. On se venge
en se moquant aussi.
JEANNE.
C'est que je ne veux pas me moquer, cela me
fait de la peine; je n'ai pas autant d'esprit que toi.
SOPHIE.
Ce qui veut dire que tu es meilleure que moi.
11 ne faut pas avoir d'esprit pour se moquer, mais
seulement un peu de méchanceté.
MARGUERITE.
Tu es donc méchante, toi?
SOPHIE.
Je crois que oui; demande à Camille.
CAMILLE.
Non, Marguerite, elle n'est pas méchante, mais
un peu malicieuse et trop vive.
MARGUERITE .
Eh bien, sais-tu ce que je pense, moi? que c'est
298 LES BONS ENFANTS
très agréable d'être malicieuse, parce qu'on amuse
tout le monde. Sophie est très amusante.
CAMILLE.
C'est vrai, mais elle fait de la peine quelque-
fois, et il vaut mieux ne pas amuser et ne jamais
chagriner personne.
SOPHIE.
Camille a raison : j'ai souvent des remords d'avoir
taquiné et peiné mes cousins et cousines, et c'est
désagréable d'avoir des remords.
JEANNE .
En quoi est-ce désagréable?
SOPHIE.
Parce qu'on sent qu'on a été méchant; on vou-
drait demander pardon, et on a honte. On ne sait
comment faire, et on est triste.
JEANNE.
Moi, je ne serais pas si bête. Si j'avais fait une
méchanceté, je demanderais vite pardon et je ne
recommencerais pas.
SOPHIE.
Tu as raison ; je tâcherai de le faire une autre fois.
LÉONCE.
Ha! ha! ha! c'est très joli, cela! Tu veux donc
être méchante, puisque tu dis qu'une autre fois —
SOPHIE.
Tu m'ennuies, toi, avec tes réflexions. Dis-nous
plutôt si les pauvres chevaux lâchés ont été mangés
par les loups.
LÉONCE.
Je n'y ai pas pensé; faut-il les faire manger?
LES BONS ENFANTS 299
JACQUES.
Non, non, ces pauvres bêtes! Il faut les sauver.
LÉONCE.
On ne peut les sauver tous. Il y en a quatre qui
sont revenus chez eux, et deux qui ont disparu, ce
qui doit faire croire que les loups les ont mangés.
JACQUES.
J'en suis fâché; puisque c'est toi qui composes
l'histoire, tu peux bien dire qu'ils sont revenus
tous les six.
LÉONCE.
Mais ce serait peu probable. Juge donc, cinq
cents loups qui poursuivent six chevaux, il faut
bien leur en laisser dévorer deux.
HENRIETTE.
Oh non! oh non! Léonce, je t'en prie, sauve-les
tous.
LÉONCE.
Je veux bien. Alors, pour la fin de l'histoire, je
dis que les chevaux avaient une telle vigueur,
grâce aux soins de Nikita, qu'ils sont parvenus à
mettre les loups en fuite en leur cassant la mâ-
choire par leurs ruades quand ils approchaient de
trop près. Et puis j'ajoute encore que deux régi-
ments ont été envoyés contre les loups; qu'ils les
ont entourés et fusillés tous, de sorte qu'il n'en
est pas resté un seul en vie, et que les corbeaux,
les vautours et les éperviers ont dévoré leurs ca-
davres ; ainsi on n'a pas eu à craindre la peste dans
le pays. J'espère que tout le monde est content de
cette fin si heureuse. »
300 LES BONS ENFANTS
Les enfants se mirent à rire et attendirent le
lendemain avec impatience pour entendre de nou-
velles histoires.
€^
wiS
RECIT D'IiENRIETTE.
N avait décidé dans
ia journée que ce
serait Henriette qui
commencerait. Elle
s'jrésigna de bonne
grâce, et, quand on
fut réuni, elle com-
mença sans se faire
prier et sans pa-
raître contrariée.
« Il y avait une
petite fille pas plus grande que le Petit Poucet,
et qui s'appelait Poucette; elle était maligne et
pleine d'esprit. Sa maman la gâtait à cause de sa
petite taille. On ne pouvait pas la punir, car elle
était si petite! Un soufflet l'aurait tuée, un coup
de bâton aussi; elle était donc plus heureuse que
son frère Boursouflé et que sa sœur Joufflue qu'on
battait très souvent. Cela faisait de la peine à Pou-
cette, qui les aimait, quoiqu'elle fût très méchante
et qu'elle n'aimât pas sa maman : elle cherchait
toujours à les secourir quand ils avaient fait une
bêtise, et elle était enchantée de jouer des tours
à sa maman. Un jour, ils trouvèrent un panier de
302 LES BONS ENFANTS
marrons que leur maman avait ramassés; ils en
remplirent leurs poches, les firent cuire dans la
cendre et les mangèrent. Quand ils eurent tout
mangé :
(( Hélas! s'écria Joufflue, qu'avons-nous fait?
maman, qui a compté ses marrons, va voir qu'il
lui en manque une cinquantaine. Qu'allons-nous
faire? Poucette, viens à notre secours.
— Soyez tranquilles, je vais arranger cela. »
Et Poucette, sautant à terre de dessus son petit
fauteuil, qui était haut comme la main, prit une
baguette, fit rouler des charbons embrasés jus-
qu'auprès du panier de marrons, alluma à un
des charbons un morceau de papier et mit le feu
au panier; quand tout fut en flammes, Poucette
poussa les marrons dans la braise brûlante, et, les
voyant tous pétiller et brûler, elle dit à Boursouflé
et à Joufflue d'aller le long des haies ramasser du
bois mort.
« Vous en rapporterez tant que vous pourrez;
vous ne direz pas que vous êtes rentrés, et maman
croira que c'est le feu qui a roulé et qui a brûlé le
panier et les marrons.
— Merci, Poucette, merci », crièrent-ils en se
sauvant.
Poucette, enchantée d'avoir joué un tour à sa
mère, monta dans sa chambre, pour n'avoir pas
l'air de savoir l'accident arrivé aux marrons. La
mère Frottant ne tarda pas à rentrer; voyant la
cuisine pleine de fumée, elle se mit à crier au feu;
des voisins accoururent et l'aidèrent à jeter quel-
Elle mit le feu au panier.
LES BONS ENFANTS 305
qiies seaux creaii sur les marrons enflammés et
fumants. Tout fut éteint sans peine.
(( Gomment cela s'est-il fait? dit la mère Futaille.
MÈRE FROTTANT.
Le feu aura roulé sur le panier.
MÈRE FUTAILLE.
Et pourquoi avez-vous mis vos marrons si près
du feu?
MÈRE FROTTANT.
Dame! pour les faire sécher, bien sûr, puisqu'ils
étaient humides.
MÈRE FUTAILLE.
Ah bien! les voilà bien secs à cette heure.
MÈRE FROTTANT.
Et Poucette ! est-ce qu'elle aurait brûlé par
hasard !
POUCETTE.
Me voici, maman, je suis dans ma chambre. »
Poucette descendit lestement et fit semblant
d'être excessivement désolée de la perte des mar-
rons.
« Où sont Boursouflé et Joufflue? dit la mère en
regardant autour d'elle.
— Ils travaillent dehors ; ils ne tarderont pas à
rentrer pour diner », répondit Poucette.
En effet, ils revinrent peu de temps après avec
une charge de bois qui fît croire à la mère qu'ils
avaient travaillé toute la matinée.
Poucette avait la mauvaise habitude de courir
après toutes les personnes de la maison qui allaient
à la cave, au grenier; souvent on ne la voyait pas
29
306 LES BONS P:NFANTS
à cause de sa petite taille. Bien des fois sa mère le
lui avait défendu : mais Poucette se moquait d'elle
et n'obéissait pas.
Un jour, elle suivit une servante qui allait sécher
le linge au grenier. Quand le linge fut étalé, la ser-
vante sortit et ferma la porte.
Voilà Poucette enfermée; elle crie, elle crie tant
qu'elle peut; mais elle avait une si petite voix que
personne ne l'entendait; pendant qu'elle courait
çà et là en criant, un chat entre par la lucarne, la
prend pour une souris et s'élance sur elle ; Pou-
cette se sauve; mais le chat était leste et adroit :
il attrape Poucette, lui donne un coup de dent et
lui coupe la tête. Les cheveux de Poucette étaient
très longs, ils étranglent le chat, qui tombe étouffé
près du corps sans tête de Poucette.
Quelques heures après. Boursouflé et Joufflue ne
manquèrent pas de faire une sottise qui leur fit
appeler Poucette comme d'habitude ; mais Poucette
n'arrivait pas. Effrayés de sa longue absence, Bour-
souflé et Joufflue la cherchèrent partout et mon-
tèrent au grenier; ils virent en entrant le chat mort
et Poucette sans vie; leurs cris furent mieux en-
tendus que ceux de Poucette, car ils étaient per-
çants et terribles. Tout le monde accourut; mais
que faire? On ne pouvait refaire une tête à Pou-
cette, ni lui rendre la vie; alors on fit un petit cer-
cueil, on y mit le corps de Poucette, qu'on enterra,
et l'on jeta le chat sur le fumier. Boursouflé et
Joufflue furent plus battus que jamais, car ils
étaient gourmands, voleurs, menteurs et pares-
LÈS BONS ENFANTS
307
seux, et Poucette n'était plus là pour réparer leurs
sottises. Quand ils furent grands, ils se firent
voleurs et on leur coupa la tête; de sorte que les
trois enfants de la mère Frottant moururent sans
tête.
« J'ai fini ; je crois que mon histoire est très jolie.
Un chat entra par la lucarne.
J'aurais bien voulu voir Poucette. » Les enfants s€
mirent à rire.
MARGUERITE.
Comme je voudrais avoir une poupée comme
Poucette !
JEANNE.
Pas moi, par exemple, elle me ferait enrager du
matin au soir.
308 LES BONS P]NFANTS
HENRIETTE.
Mais VOUS ne me dites pas si mon histoire est jolie
CAMILLE.
Très jolie, ma pauvre petite, et tu es bien gen
tille de l'avoir si bien racontée.
HENRIETTE.
Merci, Camille; mais je voudrais savoir ce qu'e:
pense Sophie.
SOPHIE.
Pourquoi moi plutôt que les autres?
HENRIETTE
Parce que les autres feraient comme Camille par
l)onté; mais toi tu diras franchement ce que tu
penses.
SOPHIE.
Oh bien!... alors,... tiens, franchement, elle est
un peu bête.
HENRIETTE.
Comment? Pourquoi?
SOPHIE.
Parce que Poucette est en même temps bonne et
méchante, et qu'elle est punie d'une façon terrible,
comme si elle était une scélérate. Parce que Bour-
souflé et Joufflue ne sont pas punis de leur trom-
perie envers leur maman. Parce qu'ils se font
voleurs on ne sait pourquoi. Parce qu'on ne coupe
pas la tête à des voleurs, mais qu'on les met en
prison. Enfin, parce que rien dans ton histoire ne
mène à rien.
HENRIETTE, pleurmit.
Tu vois bien que j'avais raison de ne pas vouloir
LES BONS ENFANTS 309
raconter. Je savais bien que je ne savais pas. C'est
votre faute à tous; vous m'avez forcée quand je ne
voulais pas.
JACQUES.
Sophie, pourquoi fais-tu de la peine à cette
pauvre Henriette, qui a fait de son mieux, et dont
l'histoire nous a beaucoup amusés?
SOPHIE.
Elle m'interroge. Que veux-tu que je fasse?
Veux-tu que je mente?
MADELEINE.
Non; mais tu pouvais juger moins sévèrement.
Moi aussi, l'histoire de Poucette m'a amusée.
— Et moi aussi, moi aussi )>, dirent Marguerite,
Valentine et Jeanne. Camille, Pierre, Léonce et
Louis ne disaient rien et restèrent immobiles pen-
dant que les autres entouraient Henriette, la con-
solaient et l'embrassaient, repoussant Sophie et la
traitant de méchante. Sophie les regardait d'un air
moqueur, et dit enfin, en levant les épaules :
« Aurez-vous bientôt fini vos simagrées? Est-ce
bête de faire tant d'efforts pour consoler Henriette,
qui pleure parce qu'elle est vexée de n'avoir pas
fait une histoire très spirituelle !
— Méchante! mauvaise! veux-tu te taire? s'é-
crièrent les enfants avec indignation.
SOPHIE.
Demande à Camille, à Léonce, à Pierre et à Louis
s'ils trouvent que j'ai tellement tort et que vous
ayez si fort raison. »
Jacques se retourna, et, v^yant le silence et l'im-
310 LES BONS ENFANTS
mobilité de ceux dont il estimait l'opinion, il leur
demanda qui avait tort, de Sophie ou d'Henriette.
Il y eut un moment d'hésitation. Camille, voyant
que personne n'osait dire l'entière vérité, prit la
parole.
CAMILLE.
Je crois que mes cousins trouvent, comme moi,
que vous êtes injustes pour Sophie, qui n'a parlé
que lorsque Henriette l'y a presque forcée. Son
jugement a été sévère, mais juste au fond; et je
crois qu'il y a effectivement plus de dépit que de
chagrin dans les larmes d'Henriette. En somme,
Sophie ne mérite pas votre colère ni vos reproches.
LÉONCE.
Je pense comme Camille. J'ajoute seulement
qu'Henriette ne me semble pas mériter tant de
caresses et de consolations.
PIERRE.
Je dis comme Léonce et comme Camille; Hen-
riette n'avait qu'à ne pas interroger Sophie, si elle
ne voulait pas avoir une réponse franche.
LOUIS.
Et moi aussi, je pense comme eux. Seulement
j'aurais mieux aimé que Sophie n'eût pas dit tout
ce qu'elle pensait, et qu'elle se fût rappelée qu'Hen-
riette racontait son histoire par complaisance et
avec répugnance.
SOPHIE .
Et moi, je trouve que vous avez tous les quatre
très bien jugé, et que j'ai parlé trop rudement,
comme je fais toujours. Pardonne-moi, ma petite
LES BONS ENFANTS 311
Henriette, de t'avoir blessée par mon injuste sévé-
rité ; console-toi par la pensée que ton histoire est
beaucoup plus jolie et mieux racontée que ne l'a
été la mienne, dont ils se sont tous mocjués avec
raison. Mais voilà la différence : toi tu pleures, et
moi je me bats et je dis des injures. Tu es bonne
et douce, et moi méchante et colère. Yois-tu, c'est
encore du remords pour moi.
CAMILLE.
Non, ma bonne Sophie, pas de remords, je t'en
prie; car si tu as été un peu rude, tu n'as pas
hésité à réparer ta rudesse, et je suis bien sûre
qu'Henriette ne t'en veut plus.
— Non, non, Sophie, je t'aime comme avant, je
t'assure », dit Henriette en se jetant à son cou.
L'attendrissement gagna tous les coupables, tous
se jetèrent au cou de Sophie, qui finit par deman-
der grâce ; car ce qui avait commencé avec un sen-
timent de tendresse et de justice devint un jeu, et
Sophie était écrasée par les bras et les têtes qui
l'entouraient, d'abord avec des larmes dans les
yeux, avec le sourire aux lèvres, et enfin avec des
éclats de rire et des cris de joie.
(c Au secours! criait Sophie, riant elle-même à
perdre haleine. A moi, les grands! à moi, les rai-
sonnables! »
Les grands répondirent à l'appel ; Camille, Léonce,
Pierre et Louis se jetèrent dans la mêlée, et le
combat devint sérieux. La quantité était pour l'at-
taque; la qualité, c'est-à-dire la force et l'âge, était
pour la défense. Les plus jeunes se glissaient dans
312 LES BONS ENFANTS
les jambes, sautaient aux mollets, tiraient par der-
rière. Les grands forçaient les retranchements, pé-
nétraient jusqu'à Sophie, dont ils se retrouvaient
séparés par la masse des petits, qui se coulaient
partout. Enfin, Léonce parvint à saisir une main
de Sophie, Camille attrapa ses jupes, et, tirant,
poussant, riant, criant, aidés de Pierre qui faisait
l'avant-garde, de Louis qui était à'I'arrière-garde,
ils parvinrent à la dégager et à l'emmener en
triomphe. Quelqu'un qui serait entré dans le salon
en ce moment aurait cru à une bataille sérieuse,
tant les cheveux étaient épars, les habits, les robes
en désordre : l'un avait perdu sa cravate, l'autre
son peigne; un troisième n'avait plus de boutons à
son gilet, une quatrième avait une queue à sa jupe
arrachée dans toute sa largeur; celui-ci cherchait
son soulier, celle-là son col; tous étaient rouges
et suants.
C'est au beau milieu de ce désordre que la porte
s'ouvrit et que Mme de Rouville fit entrer de nou-
veaux voisins, qui étaient venus faire une visite et
qui désiraient faire connaissance avec les enfants.
Mme de Rouville fut interdite à l'aspect général
des enfants.
« Qu'y a-t-il donc? Qu'arrive-t-il, mes enfants,
pour que vous soyez dans cet état? Où est Ca-
mille? ))
Mme de Rouville espérait que Camille au moins
serait présentable. Camille avança, les cheveux
épars, une manche déchirée, le visage suant, et
fort embarrassée de sa personne.
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LES BONS ENFANTS 315
(c Veuillez excuser, madame, dit Mme de Rou-
ville, le désordre dans lequel se trouvent ces en-
fants.... Pourquoi êtes-vous comme au sortir d'un
combat? ajouta-t-elle en jetant un regard mécon-
tent sur Camille.
CAMILLE.
Nous jouions, maman, à délivrer Sophie d'une
bande qui l'entourait, et nous sommes un peu
clecoiiies.
— Un peu est joli! Décoiffés, déshabillés; vous
avez l'air de gamins des rues. Nous vous laissons
à vos jeux désordonnés. Quand vous serez présen-
tables, vous viendrez au grand salon. »
Mme de Rouville se retira avec les personnes
qu'elle avait amenées ; les enfants restèrent un peu
confus, puis ils sourirent en se regardant, puis ils
rirent à gorge déployée et ils coururent s'arranger
chacun chez soi.
Quand la nouvelle voisine, Mme Delmis, fut par-
tie, Mme de Rouville appela les enfants.
« Comment se fait-il, leur dit-elle, que vous
ayez joué si brutalement et avec une telle violence?
Vous aviez l'air tous de déguenillés et de fous
quand j'ai fait entrer Mme Delmis. Les habits dé-
chirés, les visages emflammés, les cheveux hérissés
ou épars; le parquet couvert de souliers, de mou-
choirs, de lambeaux de vêtements : tout cela vous
donnait un aspect si affreux, que j'ai été honteuse
de vous et pour vous.
— Maman, dit Camille, nous ne pensions pas
que personne entrât dans le salon où nous étions;
316 LES BONS ENFANTS
nous avions commencé par être très sages et très
tranquilles, et puis nous nous sommes animés en
défendant et en attaquant Sophie, et vous êtes
malheureusement entrée au plus beau moment de
la bataille.
MADAME DE ROUVILLE.
De la bataille? Vous vous battiez donc?
CAMILLE.
Une bataille pour rire, maman; les uns tiraient
Sophie, les autres voulaient la dégager, et aucun
de nous ne voulait céder.
MADAME DE ROUVILLE.
Ce sont des jeux qu'il ne faut pas recommencer,
mes enfants; Mme Delmis a dû croire que vous
vous battiez tout de bon, et j'en suis fâchée pour
vous ; elle a deux filles qu'elle m'avait promis
d'amener à sa première visite; je crains qu'elle ne
veuille pas leur faire faire connaissance avec des
enfants qui se battent.
SOPHIE .
Ma tante, dites-lui que c'est ma faute, et que
mes cousins et cousines sont bien innocents.
MADAME DE ROUVILLE.
Pourquoi veux-tu que je lui dise un mensonge,
ma pauvre Sophie? Tu es trop généreuse.
SOPHIE.
Mais ce n'est pas un mensonge dit tout, ma
tante ; je ne dis que la vérité ! »
Et Sophie raconta à sa tante ce qui était arrivé,
et comment, en réparant une sottise, elle avait
attendri ses cousins et cousines, qui avaient failli
LES BONS ENFANTS 317
l'étouffer, et comment les autres étaient venus à
son secours.
Mme de Rouville sourit, embrassa Sophie et les
quitta en leur conseillant des amusements plus
calmes. On voulut recommencer les histoires.
C'était au tour de Louis; mais, comme il était trop
tard, on remit au lendemain.
LE VOYAGE.
:*i
UAND on fut réu-
ni, Louis se plaça
clans le fauteuil
de celui qui de-
vait raconter.
(( Sophie, dit-
il, je te prie de
ne pas m'inter-
rompre.
SOPHIE.
Sois tranquil-
le, je ne dirai
pas un seul petit
mot.
LOUIS.
Bon ! car si tu parles, je me tais.
SOPHIE.
Ce ne sera peut-être pas un malheur.
LOUIS.
Pourquoi cela, mademoiselle?
SOPHIE.
Parce que nous ne sommes pas sûrs que Lu nous
amuses.
320 LES BONS ENFANTS
LOUIS.
Eh bien! bouche tes oreilles, si je t'ennuie.
SOPHIE.
Je préférerais te fermer la bouche.
LOUIS.
Mon Dieu! quel esprit a mademoiselle! Comme
mademoiselle est aimable et encourageante!... Je
demande qu'on te chasse et qu'on t'empêche de
m' écouter.
SOPHIE.
Gomment donc, monsieur! mais très volontiers!
Je m'en vais avec grand plaisir! J'ai l'honneur de
saluer monsieur, qui ne veut pas souffrir une ob-
servation, qui ne permet que des applaudisse-
ments! »
Sophie fait une grande révérence à Louis, lui
donne une chiquenaude sur le nez et se sauve en
riant. Louis veut la poursuivre, mais les autres
l'arrêtent, lui disant que Sophie est gaie et rieuse
et pas méchante; Louis se calme et commence.
« Je vais vous raconter le voyage d'une de mes
tantes qui allait en Allemagne et qui avait une
forêt à traverser. Une forêt! Quelle forêt! Vous
allez voir ! Par un temps affreux ! Vous allez voir !
Et des chemins affreux! Vous allez voir! »
On entend un soupir long et bruyant ; les enfants
3e retournent et voient Sophie, rentrée par une
petite porte, qui écoute d'un air malin et qui con-
tinue à soupirer.
LOUIS.
Te voilà donc revenue, toi ! Pourquoi me dé-
ranges-tu?'Pourquoi soupires-tu? *
LES BONS ENFANTS 321
SOPHIE.
Je reviens, parce que j'aime à t'entendre. Je ne
te dérange pas du tout. Je soupire parce que je
crains, avec tout ce que nous avons à voir, que
nous n'ayons pas le temps de tout voir ni de rien
entendre. »
Louis ne sait pas s'il doit rire ou se fâcher. Ca-
mille prend la parole.
(( Sophie, tues réellement trop taquine; je t'as-
sure que ce n'est pas bien.
— Pardon, pardon, Camille; je ne le ferai plus »,
répond Sophie en riant.
Elle saute au cou de Camille et l'embrasse; elle
se retourne en pirouettant vers Louis, l'embrasse
aussi, s'élance sur la chaise qu'elle avait quittée,
croise les bras, baisse les yeux.
« Parle, dit-elle, parle, je suis muette,... mais
pas sourde : je t'entends.
— Tant pis, dit Louis en souriant; j'aimerais
mieux que tu fusses sourde : tu ne rirais plus de
mon histoire. Je commence. »
Sophie le regarde d'un air malicieux ; elle grille
de parler, mais elle mord ses lèvres et reste silen-
cieuse et immobile. Louis continue, tout en lu: lan-
çant parfois un regard méfiant.
« Ma tante voyageait donc en Allemagne. Elle
était pressée d'arriver à Prague, qui était encore à
plusieurs journées de route, car dans ce temps on
voyageait avec des chevaux : on n'avait pas encore
inventé les chemins de fer. On lui avait conseillé
de coucher dans une ville dont j'ai oublié le nom,
21
322 LES BONS ENFANTS
mais elle croyait avoir le temps d'arriver avant la
nuit dans une autre ville qui était à dix lieues plus
loin. Il avait beaucoup plu depuis quelques jours;
les chemins étaient horribles; des ornières, des
trous, des pierres! La voiture sautait, penchait à
faire croire qu'elle allait tomber; les chevaux
allaient au pas, s'arrêtaient à chaque instant. Pour
rendre le voyage plus difficile encore, voilà un
orage terrible qui commence; le vent souffle avec
une telle violence que de tous côtés on entend des
branches se briser et tomber ; la pluie tombe à tor-
rents, la grêle fouette le nez et le dos des chevaux;
le postillon, le domestique sont trempés; le ton-
nerre commence à gronder; les éclairs se suivent
sans interruption; les chevaux refusent d'avancer.
Ma tante était désolée d'avoir continué sa route;
elle appelle son domestique.
« Fritz, dit-elle, n'y a-t-il pas un village ou une
ferme près d'ici, où nous pourrions nous arrêter
pour la nuit?
— Je ne sais, madame; je vais demander au
postillon. »
Il revint un instant après pour annoncer à ma
tante qu'à cent pas plus loin il y avait une auberge
habitée par deux hommes et une femme, mais que
cette auberge manquait de tout, et qu'on y serait
très mal.
« Nous serons toujours mieux qu'ici, sur la
grande route, dit ma tante. Tâchez, Fritz, d'y faire
arriver nos chevaux, pour que nous y passions la
nuit. »
LES BONS ENFANTS 325
Avec des peines infiniei, on parvint à faire avan-
cer les chevaux, et on arriva à la porte de l'auberge.
Malgré le bruit que faisaient les gens et les chevaux,
personne ne paraissait; la porte restait fermée. On
continua d'appeler, de frapper; enfin un homme
entr'ouvrit la porte et demanda d'un ton bourru ce
qu'on voulait. Le postillon et le domestique expli-
quèrent ce que demandait ma tante, et déclarèrent
à l'aubergiste que s'il ne voulait pas les laisser
entrer de bonne grâce, ils entreraient de force.
L'aubergiste ne répondit pas et ouvrit la porte ; ma
tante descendit de voiture avec sa femme de chambre,
le postillon détela les chevaux à l'écurie, Fritz aida
la femme de chambre à monter les sacs de nuit et
la cassette qui contenait l'argent et les bijoux de ma
tante.
L'aubergiste, toujours silencieux, mena ma tante
dans une chambre au rez-de-chaussée, où se trou-
vaient un lit, une table, deux chaises et un buffet.
« Je voudrais avoir une chambre à deux lits, pour
que ma femme de chambre couche auprès de moi,
dit ma tante.
— Je n'en ai pas, répondit brusquement l'auber-
giste.
MA TANTE.
Je veux au moins que ma femme de chambre
couche tout près d'ici
l'aubergiste.
On la mettra dans la chambre à côté.
MA tante.
Et mon domestique?
326 LES BONS ENÏ^ANTS
l'aubergiste.
Avec le postillon.
MA TANTE.
Est-ce près de ma chambre?
l'aubergiste.
Non; là-bas, aux écuries.
MA tante.
Mon Dieu! mais je serai donc seule? »
L'homme la regarda d'une façon singulière, sou-
rit à moitié, et lui dit avec rudesse :
« Est-ce que vous avez peur? Vous craignez pour
votre cassette?
— Pas du tout, dit ma tante d'une voix trem-
blante; je n'ai rien de précieux dans ma cas-
sette. »
L'homme la regarda encore avec un demi-sourire
féroce et lui dit :
(c Alors, pourquoi l'avez-vous fait monter avec
tant de soin?
— C'est... parce qu'elle contient... mes effets
de toilette, répliqua ma tante, de plus en plur,
effrayée.
— Voulez- vous souper? demanda l'homme tou-
jours souriant.
— Oui, non, comme vous voudrez », répondit
ma tante, qui ne savait plus ce qu'elle disait.
L'aubergiste sortit; à peine était-il parti que la
femme de chambre entra, pâle comme une morte.
« Madame!... madame!... »
Ses dents claquaient tellement qu'elle ne pouvait
parler.
LES BONS ENFANTS 327
« Quoi! qu'avez-yous, Pulchérie? dit ma tante
non moins effrayée qu'elle.
— Madame,... nous sommes chez des bii-
gands;... dans ma chambre,... sous le lit,... un
homme mort un cadavre! »
Ma tante mit son mouchoir sur sa bouche pour
étoufïer le cri qui allait s'échapper ; elle tomba sur
un fauteuil.
« Un... cadavre i^tes-vous bien sûre?
PULCHÉRIE.
Je l'ai vu, madame,... je l'ai touché,... froid
comme un marbre !
MA TANTE.
Ils vont nous égorger... cette nuit...j
PULCHÉRIE.
C'est certain Comment nous sauver? »
Ma tante se leva, examina la chambre, il n'y avait
que la porte d'entrée; elle alla à la fenêtre; on
pouvait facilement descendre dans la cour. Ma tante
se trouva rassurée.
« Ecoutez, Pulchérie : dès que l'aubergiste aura
emporté le souper et sera sorti pour ne plus ren-
trer, j'irai chez vous, et nous nous échapperons
par la fenêtre; nous tâcherons de retrouver Fritz
et le postillon, et nous partirons dés que les che-
vaux seront attelés. Chut! je l'entends; n'ayez l'air
de rien. »
L'aubergiste entra, parut surpris de voir la
femme de chambre, les observa toutes deux atten-
tivement, mais ne dit rien. Il posa sur la table les
plats qu'il avait apportés.
328 LES BONS ENFANTS
Ma tante n'osait pas demander son domestique,
tant elle craignait d'irriter l'assassin et de hâter
l'exécution du crime auquel elle voulait se sous-
traire ; elle se mit à table comme pour dîner et dit
à sa femme de chambre de manger avec elle ; en-
suite elle demanda une bouteille de bière. L'auber-
giste sortit. Ma tante se dépêcha de mettre dans des
assiettes de la soupe et de la viande, salit deux
couverts et jeta le contenu des assiettes dans un
seau qui se trouvait sous le lit.
« C'est pour lui faire croire que nous avons
mangé, dit-elle à sa femme de chambre étonnée : il
y a peut-être du poison dans tout ceci. »
L'aubergiste rentra apportant une bouteille de
bière. Ma tante s'en versa un verre, mais se garda
d'y tremper ses lèvres. Quand l'aubergiste fut parti,
elle vida la bière dans le même seau où elle avait
jeté la soupe et le ragoût.
Bientôt tout fut tranquille dans la maison; Pul-
chérie s'était retirée dans sa chambre sur l'invita-
tion de l'aubergiste. Ma tante songea à exécuter son
projet de fuite, elle voulut ouvrir la porte qui
donnait sur le corridor; ses efforts furent vains :
elle était fermée à double tour. Plus convaincue que
jamais que l'aubergiste ne tarderait pas à venir
l'égorger, elle ouvrit la fenêtre sans bruit, descendit
lestement à terre et se dirigea vers la fenêtre de
Pulchérie; mais elle eut beau frapper au carreau,
d'abord doucement, puis plus fort, personne ne ré-
pondit, et la fenêtre resta fermée. Que faire, que
devenir, seule, à la pluie, au vent? La nuit était
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LES BONS ENFANTS 331
noire ; elle marcha à tâtons, longeant le mur de l'au-
berge, et se sentit enfin à l'abri; elle pensa que ce
devait être un hangar, et, s'avançant toujours, elle
sentit quelque chose de chaud sous sa main. C'était
un animal quelconque, un veau sans doute ou une
vache. Elle resta près de l'animal inconnu, qui ne
devait pas être méchant, puisqu'il ne faisait en-
tendre aucun bruit et ne témoignait aucune contra-
riété de cette visite inattendue; mais, à un mouve-
ment qu'elle fit, elle entendit un grognement très
fort qui la fit reculer de quelques pas.
Peu d'instants après, la lune se leva; ma tante
put distinguer les objets et vit avec effroi qu'elle
était à deux pas d'un ours attaché au mur par une
chaîne, et qui tirait dessus de toutes ses forces pour
arriver jusqu'à elle et sans doute pour la dévorer.
Sans la peur que lui causait l'aubergiste, elle aurait
poussé des cris à éveiller toute la maison; mais,
n'osant crier, ne sachant oi^i étaient son domestique,
sa femme de chambre et le postillon, elle eut la
force de se taire et de ne pas tomber, malgré le
tremblement de tout son corps. Elle recula pour-
tant de quelques pas et se sentit encore arrêtée par
quelque chose qui remuait et s'agitait violemment ;
elle se retourna : c'était un loup dont elle écrasait
la queue; heureusement qu'on l'avait muselé, sans
quoi ma pauvre tante eût été dévorée. Pour le coup
elle perdit tout courage et se mit à pousser des cris
lamentables. La porte de la maison resta fermée,
personne n'en sortit, mais la porte de l'écurie s'ou-
vrit; Fritz et le postillon se montrèrent à moitié
332 LES BONS ENFANTS
endormis et demandèrent ce qu'il y avait, pourquoi
on criait.
« Fritz, postillon, au secours! sauvez-moi! »
s'écria ma tante d'une voix étranglée par la peur.
Aidés par la lueur de la lune, Fritz et le postillon
approchèrent de ma tante, et furent effrayés à leur
tour en entendant les grognements de l'ours et les
hurlements du loup.
Ils la prirent et l'emmenèrent à l'écurie, en lui
demandant comment elle se trouvait là et ce qui
lui était arrivé. Elle leur raconta ce qu'elle avait
soupçonné, ce que Pulchérie avait vu, et comment
elle avait dû fuir seule, n'ayant pu se faire entendre
de Pulchérie.
ce Pourvu qu'on ne l'ait pas égorgée, dit-elle. Ils
se seront ensuite sauvés avec ma cassette, et c'est
pourquoi nous ne voyons ni n'entendons per-
sonne. »
Fritz voulut aller à la recherche de Pulchérie,
car il partageait les craintes de sa maîtresse ; il lui
dit que l'aubergiste n'avait jamais voulu le laisser
entrer, sous prétexte que madame ne le voulait
pas, parce qu'il était fatigué et mouillé, et qu'il
devait se chauffer et se reposer. >lais il eut beau
frapper et pousser, la porte était solidement fermée
avec des barres et des verrous.
« Cette pauvre Pulchérie ! s'écria ma tante ; c'est
affreux, je ne veux pas l'abandonner; cassons les
vitres, entrons comme nous pourrons. »
Fritz n'eut pas de peine à casser un carreau d'une
croisée avec son poing; il passa le bras, tira le
LES BONS ENFANTS
verrou de la croisée, la poussa, elle s'ouvrit; Frantz
sauta dans la chambre, le postillon le suivit, et ma
tante, qui avait peur de rester seule, entra aussi.
La lune éclairait parfaitement ; on put voir que la
chambre était vide; ils ouvrirent une porte, puis
une autre, sans trouver personne; dans une troi-
Elle se trouvait entre un ours et un loup. (Page 331.)
sième chambre ils virent des baquets, du linge
mouillé qui venait évidemment d'être lavé.
« C'est, dit ma tante, le linge des gens qu'ils ont
assassinés. »
Ils montèrent au premier étage, poussèrent une
porte; elle était fermée.
334 LES BONS ENFANTS
(c Au secours ! » cria une voix tremblante derrière
la porte. C'était la voix de Pulchérie.
« Elle vit encore, dit ma tante, sauvons-la et
quittons vite cette maison d'assassins. »
Fritz et le postillon n'eurent pas de peine à en-
11 eut beau frapper et pousser la porte. (Page 333.)
foncer la porte. Ils trouvèrent Pulchérie tout ha-
billée, pâle comme une morte; elle suivit sans mot
dire ma tante, qui venait de la délivrer si cliai'ita-
blement. Tous descendirent et suivii'ent Fritz à
l'écurie ; les chevaux étaient bien reposés, l'orage
LES BONS ENFANTS
335
avait cessé; mais quand ils voulurent atteler, plus
de voiture, on l'avait enlevée. Voilà ma tante plus
désolée que jamais.
tf Si madame veut bien me permettre de donner
im conseil, dit Fritz, nous pourrons tous nous
Elles se mirent en croupe derrière P^-itz et le postillon.
sauver. Le postillon et moi, nous monterons chacun
un cheval, madame se mettra en croupe derrière
moi, et Pulchérie derrière le postillon. Nous irons
ainsi jusqu'à Bamheri^, où nous ferons notre dépo-
sition à la police. »
Ma tante n'avait jamais monté à cheval; cette
336 LES BONS ENFANTS
manière de voj^ager en croupe lui faisait une peur
affreuse, mais il n'y avait pas d'autre moyen de
salut; les assassins pouvaient revenir avec des
amis et les égorger tous; elle consentit donc à
monter en croupe derrière Fritz. Pulchérie voulut
crier, se débattre; ma tante lui dit qu'on la lais-
serait là si elle faisait perdre du temps avec ses
sottes peurs; elle ne se débattit plus et se plaça
sur le cheval comme si elle n'avait fait autre chose
toute sa vie. On partit au galop, et on arriva au
petit jour à Bamberg. Les gens qui les voyaient
passer riaient et s'étonnaient de voir une dame
en robe de soie et en manteau de velours en
croupe derrière un homme en livrée, et suivie
d'une autre femme également en croupe derrière
un postillon. Au premier groupe qu'ils rencon-
trèrent, Fritz demanda où il fallait aller pour
faire une déclaration de vol et de meurtre.
L'étonnement des bonnes gens redoubla, et
après quelques interrogations ils indiquèrent une
maison qui était sur la grande place. Quand
ma tante arriva, Fritz fit garder les chevaux
par le postillon, et ils entrèrent tous chez le
bourgmeister, auquel ma tante raconta en bon
allemand (car elle parlait très bien l'allemand)
ce qui lui était arrivé. Pulchérie confirma le
récit de sa maîtresse; Fritz dit ce qu'il avait
vu avec le postillon. Le bourgmeister parut fort
étonné de ce récit; il demanda à ma tante son
nom pour faire une enquête.
« La princesse de Guéménée », répondit-elle.
LES BONS ENFANTS 337
A ce nom illustre, le bourgmeister salua profon-
dément et lui offrit ses services pour tout ce qui
lui serait agréable. Ma tante demanda qu'on arrê-
tât promptement l'assassin et qu'on lui fit retrou-
ver sa cassette et sa voiture.
Le bourgmeister offrit à ma tante une chambre
où elle pût se retirer et déjeuner pendant qu'il
donnerait ses ordres pour l'enquête. Ma tante le
remercia et accepta avec plaisir. Le bourgmeister
la mena dans une belle chambre et lui envoya une
servante pour recevoir ses ordres. Ma tante se
reposa un instant, fit sa toilette, aidée de Pul-
chérie; ensuite elles déjeunèrent. Elles étaient
prêtes à partir quand le bourgmeister vint lui de-
mander de vouloir bien l'accompagner à l'auberge.
Ma tante et Pulchérie montèrent en voiture avec
le bourgmeister; Fritz et le postillon suivirent à
cheval avec l'escorte. Quand on arriva devant cette
auberge, ma tante frémit encore au souvenir du
danger qu'elle avait couru. Au bruit que fit la voi-
ture avec son escorte, l'aubergiste sortit et offrit
des logements.
« C'est lui ! c'est lui ! s'écria ma tante, arrê-
tez-le! »
Cinq ou six soldats se précipitèrent sur l'auber-
giste, qui leur demanda d'un air étonné pourquoi
on l'arrêtait.
« Pour vol et pour meurtre, dit le bourgmeister-
— Vol de quoi et meurtre de qui? demanda l'au-
bergiste.
— Vol de la cassette et de la voiture de Mme la
23
338 LES BONS ENFANTS
princesse de Guéménée, meurtre d'un inconnu dont
vous aviez caché le cadavre.
■ — La cassette de madame est dans sa chambre
comme elle l'a laissée; la voiture est rentrée sous
la remise. Quant au cadavre, ajouta-t-il avec tris-
tesse, c'était celui de mon père, mort hier matin;
il avait désiré être enterré chez lui, à Krasnacht;
nous y avons mené son corps cette nuit pour l'en-
terrer demain; et, comme il pleuvait, j'ai pensé
que nous pouvions prendre la voiture de madame
sans que personne le sût; j'ai pris nos chevaux, et
nous étions revenus au petit jour; à ma grande sur-
prise, je n'ai plus trouvé personne. J'ai bien pensé
que ces dames s'étaient effrayées. Ma femme avait
mis le corps de mon père sur un matelas, sous le
lit que la femme de chambre devait occuper ; quand
ces dames ont soupe, j'ai deviné à leur air effrayé
que la femme de chambre avait vu le corps; c'est
pourquoi je l'ai changée de chambre quand elle a
quitté sa maîtresse, et j'ai enfermé madame à
double tour dans la sienne, de peur qu'elle aussi
ne vît le corps de mon pauvre père. »
Ma tante écoutait avec la plus grande surprise et
avec quelque honte l'explication si simple de l'au-
berdste. Le bourermeister n'était pas moins étonné.
« Ce que dit cet homme me semble assez naturel,
madame la princesse, dit-il en souriant légèrement;
mais nous allons savoir s'il dit vrai pour la cas-
sette. Veuillez me faire voir la chambre que vous
avez occupée. »
Ma tante l'y mena avec empressement, désirant
LES BONS ENFANTS 339
presque ne pas trouver sa cassette, tant elle était
honteuse de sa fausse accusation et du dérange-
ment qu'elle avait causé au bourgmeister et à toute
son escorte.
Quand ils entrèrent, ils trouvèrent la chambre
telle que ma tante l'avait laissée; la cassette, les
manteaux, la montre, tout y était, rien ne man-
quait. Ma tante fit mille excuses au bourgmeister,
témoigna ses vifs regrets à l'aubergiste et lui donna
une forte somme pour lui faire oublier sa fausse
accusation. Le bouroineister demanda à ma tante
de vouloir bien monter dans sa voiture pour re-
venir à Bamberg. Ma tante n'osa refuser, mais elle
était si honteuse qu'elle aurait bien préféré être
seule avec Pulchérie dans sa berline.
Avant de partir, elle demanda à l'aubergiste com-
ment elle s'était trouvée près d'un ours et d'un
loup. L'aubergiste sourit et lui dit que le mauvais
temps avait forcé un conducteur d'ours et de loups
savants à lui demander un abri pour la nuit, et
qu'il avait mis les bêtes féroces sous la remise à
la place de la voiture. Tout était expliqué, à la plus
grande confusion de ma tante, qui avait pensé que
l'ours et le loup étaient là pour manger les corps
des gens assassinés par l'aubergiste.
Le bourgmeister rit de si bonne grâce de l'erreur
de ma tante, qu'il finit par la mettre à l'aise et
qu'elle s'en amusa elle-même par la suite. Elle
continua et acheva heureusement son voyage; c'est
elle-même qui nous a raconté cette histoire, qui
nous a bien amusés.
340 LES BONS ENFANTS
« Et moi aussi, elle m'a bien amusée, s'écria
Sophie en se jetant au cou de Louis et en l'em-
brassant. Quand tu as commencé, je ne croyais pas
que ce serait si bien.
LOUIS.
C'est qu'il fallait me donner le temps de me
mettre en train. En commençant, ça ne va pas.
PIERRE.
Mais ça a joliment été après. C'est une des plus
jolies histoires que nous avons entendues.
— C'est vrai! c'est vrai! dirent tous les enfants.
MARGUERITE.
Eh bien! Henri, l'exemple de Louis ne te donne
pas de courage?
HENRI.
Non, au contraire; je suis sûr que je ne pourrais
rien trouver, et je ne chercherai seulement pas.
LÉONCE.
Il faudra bien que tu trouves pourtant, car si tu
ne racontes pas, on te chassera de notre société.
CAMILLE.
Ne lui dis pas cela, Léonce, tu lui fais de la peine;
ce n'est pas sa faute, s'il n'a pas le don des histoires.
HENRI, pleur cnit.
Je ne veux pas qu'on me chasse.
CAMILLE.
Non, mon cher petit, on ne te chassera pas ; c'est
Léonce qui invente cela.
SOPHIE.
Il est mauvais, Léonce; il taquine presque tou-
jours.
LES BONS ENFANTS 341
LÉONCE.
Je te conseille de parler, toi qui ne fais pas autre
chose, et qui tout à l'heure encore as tellement
taquiné ce pauvre Louis, que je t'aurais claquée si
je ne m'étais retenu.
SOPHIE.
Essaye donc de me claquer ; tu verras si je sais
me défendre.
VALENTINE.
Voyons, Sophie ! tu es toujours prête à la bataille.
SOPHIE.
Écoute! moi, je n'aime pas à me laisser écraser!
LÉONCE.
Ecraser ! Ah ! ah ! ah ! Ecraser ! Qui est-ce qui se-
rait assez hardi pour écraser un si gros morceau?
Avec tes grosses joues, tes gros bras, tes grosses
jambes ?
SOPHIE.
C'est parce que tu es jaloux de mes belles joues,
de mes beaux bras et de mes belles jambes que tu
dis cela! toi qui es maigre, sec, effilé comme un fil
de fer. Tu as l'air d'un faucheux; et moi!...
LÉONCE
Toi, tu as l'air de la grenouille qui s'enfle et qui
crève.
SOPHIE.
Ah ! ah ! Monsieur en colère ! Monsieur croit dire
des injures! Mais cela m'est bien égal! Tu es fu-
rieux, ce qui prouve que j'ai dit vrai.
LÉONCE, se levant.
Mes amis, faites-la taire, je vous en prie. Quelle
342 LES BONS P:NFANTS
insupportabie fille! Plus désagréable qu'elle n'est
grosse! ce qui n'est pas peu dire.
SOPHIE, se levant aussi.
Voyons, que veux-tu? Veux-tu boxer? j'y suis. »
Sophie se met en posture pour boxer. Léonce
s'élance sur elle, Sophie se sauve en riant et ne
revient plus. Léonce se cache près de la porte par
laquelle elle est sortie; les enfants rient et at-
tendent. Sophie apparaît, sans faire de bruit, à une
autre porte derrière Léonce; elle fait signe aux
autres de ne rien dire. Léonce se penche avec pré-
caution pour voir si elle arrive ; un petit jet d'eau
lui tombe sur la nuque et dans l'oreille. Pendant
qu'il se retourne pour voir d'où cela vient, Sophie
se sauve précipitamment.
« Qu'est-ce que c'est? qu'est-ce que c'est? dit
Léonce avec colère. Qui m'a lancé cela? »
Les enfants rient tous; Léonce cherche dans
leurs mains, dans leurs poches, il ne trouve rien
et commence à se fâcher. Sophie rentre et dit :
<c C'est moi, Léonce, c'est moi; j'ai voulu te
rafraîchir le sang en te seringuant un peu d'eau.
Tout cela c'est pour rire, vois-tu. Je t'aime beau-
coup, tu sais, et quand je te taquine, c'est toujours
pour rire, et je ne t'en aime que plus. »
Léonce n'avait pas l'air de trop approuver la
plaisanterie de Sophie; mais, comme il était bon
garçon, il se décida à en rire, et on ne parla plus
que de l'intéressante histoire de Louis.
€i
p
LA PECHE AUX ÉCREVISSES.
E lendemain, ma-
dame de Rouville
proposa aux en-
fants une pêche
auxécrevisses. Ils
acceptèrent avec
des transports de
joie.
ELISABETH.
îl y a longtemps
que je désirais
pêcher des écre-
visses.
MADELEINE.
Et il est temps
de les pêcher, car l'été finit, et bientôt il fera trop
froid.
JEANNE.
Ce sera bien joli et bien amusant d'attraper ces
petites bêtes rouges.
HENRIETTE.
Elles ne sont pas rouges du tout, elles sont
grises.
344 LES BONS ENFANTS
JEANNE.
Ah! par exemple! Où as-tu jamais vu des écre-
visses grises? Quelle bêtise! Des écrevisses grises!
HENRIETTE.
J'en ai vu partout, car elles sont toujours grises.
JEANNE.
Et moi, je te dis qu'elles sont rouges; j'en ai
assez mangé pour le savoir.
HENRIETTE.
Je vous dis, mademoiselle, qu'elles sont grises
avant d'être cuites, quand elles sont vivantes.
JEANNE.
Je vous dis, mademoiselle, que vous ne savez ce
que vous dites. Nous allons demander à Camille.
Camille, n'est-il pas vrai que les...?
HENRIETTE.
Ce n'est pas comme cela qu'on demande. Camille,
les écrevisses sont-elles grises ou rouges?
CAMILLE.
Elles sont grises et rouges : grises quand elles
sont en vie, rouges quand elles sont cuites.
JEANNE.
Tu vois bien que j'avais raison.
HENRIETTE.
Comment, toi! c'est moi, au contraire.
JEANNE.
Puisque Camille a dit qu'elles étaient rouges!
HENRIETTE.
Pas du tout; elles étaient grises.
JEANNE.
Camille, n'est-il pas vrai que les écrevisses que
LES BONS ENFANTS 345
nous avons mangées l'autre jour étaient rouges?
CAMILLE, riant.
Certainement, tu le sais bien.
JEANNE.
Tu vois ! je t'avais bien dit.
HENRIETTE.
Camille, n'est-ce pas que les écrevisses sont
grises?
CAMILLE .
Certainement; vous vous disputez et vous avez
raison toutes les deux, puisque les écrevisses vi-
vantes sont grises et qu'elles deviennent rouges en
cuisant.
JEANNE.
C'est tout de même moi qui avais raison.
HENRIETTE.
C'est trop fort cela! Si je ne me retenais, je te
dirais des sottises.
JEANNE.
Dis toujours ; je saurais bien t'en répondre.
HENRIETTE.
Non, je veux me retenir et être douce comme
Sophie.
JEANNE.
Douce comme Sophie! C'est comme tes écre-
visses grises, cela.
HENRIETTE.
Précisément ! Comme mes écrevisses qui sont
grises et rouges. Sophie est colère par sa nature et
douce par sa volonté. y>
Pendant cette discussion on faisait les prépara-
346 LES BONS ENFANTS
tifs de la pêche ; les unes apportaient les pêchettes ;
les autres y mettaient de petits morceaux de viande
crue, d'autres visitaient les ficelles qui attachaient
les pêchettes. Quand tout fut prêt, on partit pour
commencer la pêche. 11 y avait une grande pe-
louse à traverser; elle descendait en pente douce
jusqu'à un petit ruisseau ombragé de saules, de
bouleaux et d'aunes. L'eau y était si peu profonde,
qu'on pouvait le traverser en se mouillant seule-
ment jusqu'à mi-jambes ; elle était si claire, qu'on
voyait les cailloux qui tapissaient le fond.
Quand on fut arrivé, chacun s'élança pour jeter
les pêchettes dans l'eau. Mme de Rouville les ar-
rêta.
:( Vous ne prendrez rien si vous vous précipitez
tous à la fois, mes enfants. Et puis vous faites trop
de bruit, les écrevisses resteront au fond de leurs
trous.
VALENTINE.
Comment, ma tante, elles sont dans des trous?
Je croyais qu'elles nageaient comme les poissons.
MADAME DE ROUVILLE.
Elles ne se mettent dans l'eau que pour attraper
leur nourriture; elles restent habituellement dans
des trous formés par des pierres. Maintenant met-
tez-vous à l'ouvrage ; les garçons vont placer les
pêchettes sans faire de bruit, les filles prendront
les écrevisses qui se trouveront dans les pêchettes
quand on les relèvera.
JEANNE.
Avec quoi les prendrons-nous, ma tante?
LES BONS ENFANTS 347
MADAME DE ROUVILLE.
Avec VOS mains, comme de raison.
HENRIETTE.
Mais elles pincent, elles nous feront mal.
SOPHIE.
Poltronne, va! Je les prendrai bien, moi!
ELISABETH.
Oh oui ! j'en ai pris bien des fois dans mes mains.
JACQUES.
Il faut seulement les prendre avec précaution
par le milieu du corps.
PIERRE.
Commençons!.... Deux pêchettes à l'eau.
LÉONCE.
Et encore deux. »
Ils mettent leurs pêchettes dans le ruisseau, et
les autres continuent jusqu'à ce que les douze y
soient. Ensuite ils s'asseyent sur l'herbe et at-
tendent quelques instants . Ils tirent leurs pê-
chettes : celles de Pierre, de Léonce et de Henri
ont plusieurs écrevisses; celles de Jacques, d'Ar-
thur et de Louis en ont à peine une ou deux.
Les filles accourent et veulent toutes, à Texcep-
tion de Camille et de Madeleine, prendre les écre-
visses; pour en avoir davantage, Sophie les prend
à poignée dans la pêchette de Léonce; aussitôt
après les avoir saisies, elle pousse un grand cri,
ouvre la main, les écrevisses retombent dans l'eau.
« Mes écrevisses! s'écrie Léonce.
— Ma main ! elles m'ont pincé au sang ! s'écrie
Sophie.
348 LES BOiNS ENFANTS
MADAME DE ROUVILLE.
Voilà ce que c'est que d'être si impatiente et
égoïste. Tu as voulu en avoir plus que les autres,
et non seulement tu n'as rien, mais tu t'es fait
pincer.
SOPHIE, pleurant.
Dieu, que cela pince fort! Ma main saigne.
CAMILLE.
Mets ta main dans le ruisseau; la fraîcheur de
l'eau te fera du bien. »
Pendant que Sophie baignait sa main, les autres
ne perdaient pas leur temps ; elles prenaient les
écrevisses une à une et les mettaient dans un pa-
nier à salade d'où elles ne pouvaient s'échapper.
Léonce était très contrarié d'avoir perdu ses écre-
visses.
(c C'est dommage, dit-il, il j en avait deux qui
étaient énormes. Cette Sophie fait toujours des
bêtises !
— ■ Nous les retrouverons; j'ai une manière; tu
vas voir, dit Jacques en ôtant ses souliers, ses bas,
et en retroussant son pantalon.
PIERRE.
Qu'est-ce que tu vas faire?
JACQUES.
Entrer dans le ruisseau et les reprendre à la
main .
LOUIS.
Tu vas avoir les pieds gelés.
JACQUES.
Bah ! l'eau est tiède par un beau temps comme ça. »
LES BONS ENFANTS 349
Et Jacques, sautant dans l'eau, se mit à chercher
avec ses mains dans les trous et sous les pierres.
JACQUES.
En voici une déjà ! Oh! qu'elle est belle!
LÉONCE.
Magnifique! Je crois que c'est la mienne,
JACQUES.
Encore une, deux ! )>
Les autres garçons, voyant la pèche à la main si
bien réussir, firent comme Jacques, et tous barbo-
tèrent dans l'eau. Le bruit qu'ils firent attira l'at-
tention de leurs cousines et de Mme de Rouville.
MADAME DE ROUVILLE.
Mais vous allez vous enrhumer, mes enfants!
HENRI.
Pas de danger, ma tante. L'eau est chaude.
— Moi aussi, je voudrais aller dans l'eau, s'écria
Sophie.
MADAME DE ROUVILLE.
Quelle idée tu as ! tes jupons seraient trempés !
SOPHIE.
Je les relèverai !
MADAME DE ROUVILLE.
Ce serait joli ! Est-ce que les filles peuvent faire
comme les garçons ! Ramasse les écrevisses avec
tes cousines; voici encore des pêchettes qui en ont
beaucoup.
SOPHIE.
Non, non, ma tante! Je ne veux plus y toucher.
MADAME DE ROUVILLE.
Tu as tort ; parce que tu as fait une bêtise en les
350 LES BONS r:XFAXT3
prenant à poignée, cela ne veut pas dire que tu ne
puisses j toucher.
SOPHIE.
C'est vrai, ma tante; je vais essayer. »
Elle en prend une avec précaution et la pose
dans le panier sans avoir été pincée. Enhardie par
ce succès, elle continue à les prendre et finit par
ne plus en avoir peur. En peu de temps les enfants
en prennent une si grande quantité, que le panier
se trouve plein.
PIERRE.
Quelle belle pêche nous avons faite!
JACQUES.
Oui, et en si peu de temps! H y a deux heures
que nous avons commencé.
HENRIETTE.
Tu vois bien, Jeanne, que les écrevisses sont
grises.
JEANNE.
C'est vrai ; mais tout de même elles deviennent
rouges.
HENRIETTE.
Oui, en cuisant.
JEANNE.
Si nous allions voir comment on les cuit?
HENRIETTE.
Oui, ce sera très amusant; je voudrais bien voir
comment on les fait mourir. Sais-tu, toi?
JEANNE.
Non ; mais je pense qu'on les égorge comme des
moutons.
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C
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LES BONS ENFANTS 353
HENRIETTE.
Comment veux-tu qu'on les égorge, puisqu'on
ne voit rien à leur cou quand on les sert à table?
JEANNE.
C'est vrai! x^lors... on les étouffe peut-être.
HENRIETTE.
Ce n'est pas facile d'étouffer des écrevisses avec
leur grosse écaille dure. Au reste nous allons le
savoir, puisque nous les verrons cuire à la cui-
sine, et tu penses bien qu'avant de les cuire il
faut les tuer.
JEANNE.
Certainement; je sais bien. »
On ne fut pas longtemps à arriver à la cuisine, et
on remit au cuisinier le panier rempli d'écrevisses.
« Allez-vous les tuer tout de suite, Luche? lui
dit Jeanne.
LUCHE.
Oui, mademoiselle, je vais les faire cuire tout de
suite.
JEANNE.
Tant mieux, car je voudrais bien voir comment
vous les tuez.
LUCHE.
Je ne les tue pas, mademoiselle; elles meurent
toutes seules.
JEANNE.
Et de quoi donc? Est-ce de peur?
LUCHE.
Je ne pense pas, mademoiselle : c'est la chaleur
qui les étouffe.
•23
354 LES BONS ENFANTS
HENRIETTE.
Que c'est singulier! Eh bien, qu'est-ce que vous
faites? Pourquoi leur tirez-vous la queue?
LUCHE.
C'est pour les vider, pour arracher leurs en-
trailles, mademoiselle.
HENRIETTE.
Mais vous leur faites mal, à ces pauvres bêtes!
C'est méchant, ce que vous faites, Luche.
LUCHE.
Que voulez-vous, mademoiselle? il le faut bien.
La queue serait amère si je ne leur ôtais leurs en-
trailles. »
Tout en causant, Luche préparait le court-bouil-
lon, c'est-à-dire la marmite ou casserole dans la-
quelle on devait cuire les écrevisses; et les enfants
virent avec surprise qu'il les mettait dans la casse-
role toutes vivantes.
HENRIETTE.
Vous n'allez donc pas les tuer?
LUCHE.
Non, mademoiselle, elles vont mourir en cui-
sant.
HENRIETTE.
Mais c'est très cruel, cela! c'est abominable!
Pourquoi les faites-vous mourir si méchamment?
LUCHE.
C'est toujours comme cela qu'on accommode les
écrevisses : il n'y aurait pas moyen de faire autre-
ment. »
Jeanne et Henriette ne voulurent pas assister
LES BONS ENFANTS 355
jusqu'à la fui au supplice des pauvres écrevisses;
elles s'en allèrent raconter à leurs cousins et cou-
sines ce qu'elles venaient de voir.
CAMILLE.
Mais, Jeanne, on fait souffrir toutes les bêtes que
nous mangeons ; vois les poissons : on leur ouvre
le ventre tout vivants, on leur arrache les en-
trailles, et on les coupe en morceaux; chaque
morceau remue encore quand on les met frire.
Et les poulets, les moutons, et toutes les autres
bêtes, crois-tu qu'elles ne souffrent pas quand on
leur coupe le cou?
JEANNE.
C'est vrai ça! Elles souffrent, ces pauvres bê-
tes.... Je conçois que cela est nécessaire.... Mais
ce qui est singulier, c'est que le bon Dieu, qui est
bon, permette que les hommes aussi souffrent si
souvent.
CAMILLE.
Quand tu seras plus grande, tu le comprendras,
et tu verras que cela n'empêche pas le bon Dieu
d'être bon.
JEANNE.
Dis-le-moi tout de suite, Camille; je le compren-
drai, je t'assure.
CAMILLE.
Eh bien, le bon Dieu permet que les hommes
souffrent pour nous faire voir que notre vraie
bonne vie n'est pas dans ce monde, et puis pour
nous punir du mal que nous faisons tous les jours
et continuellement.
356 LES BONS ENFANTS
JEANNE.
Je comprends très bien,... c'est bien cela; c'est
juste; mais tout de même, si j'étais le bon Dieu,
je crois que je ferais autrement.
CAMILLE.
Si tu étais le bon Dieu, je te respecterais et je
te vénérerais autrement que je ne le fais, parce
que tu serais autrement que tu n'es. Mais comme
tu n'es que la petite Jeanne, je t'engage à aller
rejoindre ta bonne, parce que je vais prendre mes
leçons avec maman.
LE CHIEN.
ES enfants s'amu-
saient un jour sous
un grand chêne
qui était près de
la grande route;
les uns descen-
daient en courant
une pente rapide
qui se trouvait à
côté; d'autres
cherchaient à
grimper sur les
branches du
chêne ; Jacques et
Louis étaient
montés très haut
et disaient qu'ils voyaient au delà du bois des
choses charmantes et très éloignées.
« Un monsieur qui arrive à cheval, s'écria Jac-
ques.
— Suivi d'un beau chien blanc et d'un chien
noir, dit Louis.
VALENTINE.
Où donc? où est le monsieur? où est le chien?
358 LES BONS ENFANTS
MADELEINE.
ïu vois bien qu'ils inventent et qu'il n'y a ni
monsieur ni chien.
JACQUES.
Tiens, le chien blanc a l'air de vouloir venir de
notre côté.
LOUIS.
Certainement! le voilà qui entre dans le bois. y>
Valentine court au bois pour mieux voir.
MADELEINE.
C'est pour t'attraper qu'ils disent cela; ils veu-
lent s'amuser de nous, mais nous ne les croyons
pas. ))
A peine avait-elle dit ces mots, qu'un beau chien
épagneul blanc sortit du bois et s'approcha des
enfants .
(c C'est pourtant vrai, dit Madeleine; voilà le
chien blanc.
ELISABETH.
Pourquoi donc reste-t-il à nous regarder, au lieu
de suivre son maître? >>
Le chien se coucha à leurs pieds.
MADELEINE.
Qu'est-ce qu'il fait donc? Le voilà qui se couche,
au lieu de rejoindre son maître, qui va s'éloi-
gner.
VALENTINE.
Jacques, vois-tu le maître du chien?
JACQUES.
Oui, je le vois, mais à peine; il est déjà très loin
avec son autre chien tout noir.
LES BONS ENFANTS
359
ELISABETH.
C'est drôle, cela. Mais ce pauvre chien va être
perdu.
LÉO>;CE.
Oh! que non! les chiens retrouvent la trace de
~:i-3.^m5K)5.v':- ,/^^^
Jacques et Louis étaient montés
sur un chêne.
leurs maîtres à dix et
vingt lieues. )>
Le chien restait tou-
jours couché; quand les
enfants s'approchaient et
le caressaient, il remuait
la queue, leur léchait la main et avait l'air content.
Quand les enfants voulurent s'en aller pour ren-
trer à la maison, le chien se leva et les suivit à
leur grande joie. Ils l'amenèrent ainsi jusqu'à la
maison, et ils demandèrent à leurs parents la per-
mission de le garder.
360 LES BONS ENFANTS
(c Gardez-le tant que vous voudrez, mes en-
fants, dirent les parents, puisque c'est lui-même
qui vous a choisis pour ses maîtres. C'est un beau
chien! Quelle belle queue!
CAMILLE.
Et quelles oreilles soyeuses, et quels beaux
poils!
MADAME DE ROUVILLE.
C'est singulier qu'il ait ainsi quitté son maître.
JACQUES.
Et je ne comprends pas comment il a su que
nous étions là, et pourquoi il est venu près de
nous. Je l'ai aperçu quand je suis monté au haut
du grand chêne. Il suivait le cheval de son maître,
qui a caressé un autre chien noir : alors le blanc
s'est arrêté, a levé le nez comme s'il voulait sentir
quelque chose dans l'air, puis il est entré dans le
bois et il est venu à nous.
PIERRE.
Comment l'appellerons-nous?
ELISABETH.
Ce ne sera toujours pas Fidèle, puisqu'il a été
infidèle à son maître.
LÉONCE.
Ah! tu fais des calembours! appelons-le Caprice,
car c'est vraiment par caprice qu'il est venu avec
nous.
— Très bien ! s'écrièrent les enfants ; Caprice est
son nom. »
Le chien, malgré son nouveau nom, restait fidèle
à ses jeunes maîtres, et ne perinettait à aucun
LES BONS ENFANTS 361
autre chien de les approcher. Les enfants remar-
quaient avec surprise la haine qu'il témoignait à
tous les chiens; quand il en voyait un qui parais-
sait vouloir faire connaissance avec lui, ses yeux
flamboyaient, ses poils se hérissaient, il était prêt
à se jeter sur le nouveau venu, qui s'enfuyait pru-
demment pour éviter les dents de Caprice.
Il y avait près d'un mois qu'il vivait paisible-
ment au milieu des enfants, lorsque, dans une
promenade qu'ils faisaient sur la grande route,
ils virent arriver un monsieur à cheval suivi d'un
chien noir. Le monsieur s'arrêta à quelque dis-
tance des enfants, descendit de cheval et s'appro-
cha d'eux.
« C'est le maître de Caprice ! s'écria Jacques.
VALENTTNE .
Ah! mon Dieu, il va nous le prendre!
HENRI.
Tachons de nous sauver.
PIERRE.
C'est impossible! Il nous a vus; le voici qui
avance.
— Messieurs et Mesdemoiselles, dit le monsieur
en saluant très poliment, pardon si je vous dé-
range, mais je crois que vous avez un chien qui
est à moi et que j'avais perdu depuis quelque
temps; je viens vous demander la permission de
le reprendre.
VALENTINE.
Oh non! non, monsieur; je vous en prie, lais-
sez-nous Caprice; il nous aime tant! il est si bon!
362 LES BONS P:NFANTS
— Ah! vous l'avez appelé Caprice, reprit le
monsieur en souriant; c'est bien nommé; je re-
grette de vous chagriner, ma gentille demoiselle,
mais il faut que je remmène mon chien ; j'en ai
besoin pour les chasses qui vont commencer. Ici,
Brillant! ici! » cria le monsieur d'une voix impé-
rieuse et dure.
Brillant ne bougeait pas; il restait effrayé et
tremblant derrière Camille et Madeleine, en les
regardant avec tendresse et chagrin. Il avait Tair
de leur dire :
(( Mes chères petites maîtresses que j'ai choi-
sies, protégez-moi contre ce méchant maître, qui
me traite mal et que je n'aime pas. »
Camille, attendrie par le regard suppliant du
pauvre chien, avança vers le monsieur et se hasarda
à lui dire :
« Monsieur, nous savons bien que vous avez le
droit d'emmener Caprice, puisqu'il est à vous; mais
nous vous prions tous de ne pas nous en séparer,
car il nous a choisis pour maîtres, il nous aime et
nous l'aimons ; ce sera un grand chagrin pour nous
de ne plus l'avoir.
— Ma chère demoiselle, reprit le monsieur après
quelques instants d'hésitation, ce chien n'a pas son
pareil pour chasser; sans lui je n'ai plus de plaisir
à la chasse ; il faut que je l'emmène à quinze lieues
d'ici, chez mon frère qui m'attend. »
En finissant ces mots, le monsieur salua poliment,
s'approcha de Brillant, lui attacha une corde au
cou et voulut l'emmener. Mais le chien résista de
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3
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I
LES BONS ENFANTS 365
toutes ses forces; il ne voulait pas avancer, il se
faisait tramer, il se débattait en hurlant plaintive-
ment et en regardant les enfants comme pour im-
plorer leur secours. Les enfants, obligés de céder,
étaient très affligés de perdre Caprice : les uns se
détournaient pour ne pas voir la lutte du chien et
du maître; les autres regardaient avec les yeux
pleins de larmes. Le maître, voyant ses efforts inu-
tiles pour se faire suivre de Brillant, tira de sa poche
un fouet de chasse et lui en donna plusieurs coups ;
le pauvre Brillant hurla, gémit, jeta sur les enfants
un dernier regard d'adieu et suivit son ancien
maître, non sans se faire tirer assez fortement;
quelques coups de fouet le firent marcher plus vite.
Le monsieur remonta à cheval et partit au trot;
les enfants restèrent consternés.
« Méchant homme! s'écria Valentine.
SOPHIE.
Vous auriez tous dû vous jeter sur lui et le
chasser.
PIERRE.
Nous ne le pouvions pas. Il avait le droit de re-
prendre un chien qui lui appartenait; d'ailleurs il
était le plus fort et nous n'aurions réussi qu'à faire
maltraiter ce pauvre Caprice, qui ne se souciait pas
du tout de retourner avec son ancien maître.
JACQUES.
Pauvre Caprice ! comme il va être malheureux
avec ce méchant homme! »
Les enfants eurent beau se lamenter, il fallut
bien qu'ils se résignassent à perdre ce chien auquel
366 LES BONS ENFANTS
ils s'étaient attachés et qui avait l'air de tant les
aimer.
Ils apprirent par un garde voisin que le maître,
qui s'appelait M. Fonnebot, avait enchaîné Caprice,
qu'il le menait promener en laisse et lui faisait une
vie très malheureuse.
Il y avait trois semaines que Caprice leur avait
été enlevé, lorsqu'un ami de M. de Rouville offrit
aux enfants un très joli chien caniche avec de belles
soies blanches. Ils l'acceptèrent avec plaisir, et dès
le lendemain le caniche Follet fut installé dans
la maison; il ne remplaçait pas Caprice, dont il
n'avait pas les rares qualités, mais il suivait les en-
fants partout, et les amusait par ses mouvements
lourds et maladroits.
Un jour on était à table; Follet jappait, s'impa-
tientait pour avoir à manger, lorsque la porte fut
poussée, et Caprice se précipita joyeusement vers
les enfants. Il avait encore au cou un morceau de
sa chaîne qu'il avait réussi à casser, et sa maigreur
prouvait combien il avait souffert depuis trois
semaines ou un mois. Il avait l'air heureux de se
retrouver avec ses amis ; il allait de l'un à l'autre,
leur faisait mille caresses, lorsque tout à coup il
aperçoit Follet. 11 s'arrête comme frappé de stu-
peur; il regarde les enfants d'un air de reproche;
toute sa joie disparait ; il pousse un hurlement
plaintif, va lécher la main de chacun des enfants et,
sans rien écouter, il reprend le chemin de la porte,
laissée ouverte. Les enfants le suivent, l'appellent.
Caprice se retourne, s'arrête, parait indécis, lorsque
w
Il prit .sou fouet de chasse. (Page 3Go.)
LES BONS ENFANTS
369
le gros pataud de Follet accourt également et saute
autour des enfants. A Taspect de son rival, Caprice
reprend sa course et disparaît pour ne plus revenir.
11 avait fait en courant dix lieues pour rejoindre
ses chers petits maîtres. En arrivant, il avait trouvé
un autre chien installé à sa place. Son caractère
jaloux ne lui permit pas de supporter un rival ; il
s'affligea de ce qu'il croyait être l'ingratitude de ses
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Follet et Caprice.
maîtres et il retourna prendre sa chaîne et sa triste
existence. Les enfants apprirent qu'il était mort
peu de temps après ; il passait son temps à hurler
lamentablement, et il mourut dans un état de
maigreur effrayant, 11 fut très regretté et pleuré
par les enfants, qui ne voulurent plus garder Follet.
(c C'est lui, disaient-ils, qui est la cause de la
fuite et du chagrin de notre pauvre Caprice. Va-
t'en ; nous ne voulons pas de toi. »
2i
370 LES BONS ENFANTS
Follet, un peu bête, ne comprenait pas bien ce
que lui disait Léonce et voulait rentrer dans la
maison ; mais quelques coups de baguette lui
firent comprendre qu'il ferait sagement de s'en
aller.
Le beau temps était fini, l'hiver approchait : la
campagne n'était plus agréable à habiter; chacun
se préparait à retourner à Paris. Mme de Rouvillo
faisait î;qs visites d'adieu dans le voisinage; Camille
l'accompagnait. Elles arrivèrent chez une voisine
de campagne qui avait un fils et une fille. Pendant
que la mère causait avec Mme de Rouville, Camille
s'amusait comme elle pouvait avec la fille et le gar-
çon, âgéo de douze et quatorze ans.
« Que je voudrais aller à Paris ! s'écria Innocent;
maman n'y va jamais.
— Et moi donc ! que ne donnerais-je pas pour
passer un hiver à Paris ! dit sa sœur Simplicie.
CAMILLE.
Paris n'est pas si amusant que vous le pensez!
vous y regretteriez souvent la campagne. Quant à
moi, j'aimerais mieux passer toute l'année à la cam-
pagne qu'à Paris.
INNOCENT.
Oh! mademoiselle! est-il possible! Comment
pouvez-vous dire cela? Ce n'est pas croyable.
CAMH.LE
Je vous assure que si vous passiez un hiver à
Paris, vous ne le trouveriez pas si agréable.
SIMPLTCIE
Et moi, mademoiselle, je vous assure que si vous
LES BONS ENFANTS 371
passiez un hiver à la campagne, vous la trouveriez
insupportable.
CAMILLE.
J'y en ai passé plusieurs, et je m'y suis trouvée
très heureuse.
INNOCEM. •
Vous, mademoiselle, vous qui paraissez avoir
tant d'esprit, vous vous plaisez à la cam-
pagne!
CAMILLE. ;
Beaucoup, monsieur; j'ai sans doute l'esprit trop
borné pour en sentir les ennuis; mais je répète que
je me trouve toujours plus agréablement à la cam-
pagne qu'à Paris.
SIMPLICIE.
Mais on dit qu'on s'amuse tant à Paris! L'Hippo-
drome, le Jardin des Plantes, le bois de Boulogne,
les boulevards garnis de boutiques éclairées toute
la nuit, les faiseurs de tours de force, les chevaux
tournants et tant d'autres choses qu'on ne trouve
qu'à Paris!
CAMILLE.
Et la boue, et les voitures qui vous éclaboussent,
qui vous écrasent, et les gens qui vous coudoient,
et les brouillards c[ui vous aveuglent, et l'ennui de
ne pas voir les personnes qu'on aime le plus, et
tant d'autres désagréments qu'on ne trouve pas à
la campagne.
INNOCENT.
On peut toujours voir ceux qu'on aime en allant
chez eux.
372 LES BONS P:XP\\NTS
CAMILLE.
On y va, mais on ne les trouve pas; ils viennent
chez vous, vous êtes sorti.
INNOCENT.
Malgré tout, mademoiselle, j'espère, si nous al-
lons cet hiver à Paris, avoir le plaisir de vous voir
chez vous et chez nous.
CAMILLE.
Vous pouvez toujours essayer; ce sera une ma-
nière comme une autre de vous promener et de
passer le temps.
SIMPLICIE.
Je voudrais bien, Camille, que vous me don-
nassiez l'adresse de vos cousins et cousines à
Paris ; nous irons les voir.
CAMILLE.
Très volontiers : je vous la donnerai la première
fois que nous nous rencontrerons à Paris. »
La conversation continua ainsi pendant tout le
temps que dura la visite de Mme de Piou ville, ce
qui ennuya beaucoup Camille ; mais elle était trop
bonne pour le laisser paraître, et quand elle partit,
Innocent et Simplicie trouvèrent qu'elle avait été
charmante.
« Comme elle a l'air bon et aimable ! dit Simplicie.
INNOCENT.
Oui; ce n'est pas comme toi, avec ton air maus-
sade et pimbêche.
SIMPLICIE.
Maussade toi-même, avec ta tournure de grand
vaurien et tes manières de singe.
LES BONS ENFANTS 373
INNOCENT.
Mlle Camille n'aurait jamais dit les sottises que
tu dis, toi, à la journée.
SIMPLICIE.
Je n'en dis pas; et si j'en disais, ce serait pour
faire comme toi, mon aîné de deux ans.
INNOCENT.
Tu oublies qu'en qualité d'ainé je suis aussi le
plus fort, et que, si je voulais te donner une gifle,
elle serait bonne.
SIMPLICIE.
Une gifle! Comme c'est parlé, ça!
INNOCENT.
Et comment dirais-tu, toi, fille prétentieuse et
bête?
SIMPLICIE.
Je ne dirais pas, mais je ferais. Tiens, comme
cela, vois-tu? »
Et Simplicie, joignant l'action à la parole, donna
à son frère un soufflet qui retentit comme une
batte sur du linge mouillé. Innocent riposta par
un coup de poing qui jeta Simplicie par terre.
Pendant qu'elle se relevait, Innocent disparut ma-
jestueusement, mais promptement, pour éviter une
seconde démonstration de la force et de l'agilité de
sa sœur.
Pendant qu'ils se disputaient et se battaient,
Camille racontait à sa maman la conversation
qu'elle avait eue avec Innocent et Simplicie.
« J'étais si ennuyée de ce qu'ils me disaient, ma-
man, que j'avais toujours peur do leur répondre
374 LES BONS ENFANTS
quelque chose de pas bien, de pas aimable. J'ai été
bien contente quand vous vous êtes levée pour
partir.
— J'espère bien qu'ils ne viendront pas à Paris
et que nous ne les verrons pas; je n'aime pas à
voir des gens prétentieux et qui ne pensent qu'à
s'amuser. Gomme si l'on n'avait pas à faire autre
chose que de s'amuser! »
Quand tout le monde fut rentré, les enfants se
racontèrent ce qu'ils avaient vu dans leurs visites.
Camille ne disait pas grand'chose et répondait
avec hésitation aux questions que lui adressaient
ses cousins et cousines.
SOPHIE.
Mais parle donc, Camille; tu ne nous racontes
rien.
CAMILLE.
C'est que je n'ai rien à dire, c'est pour cela que
je me tais.
SOPHIE.
Ce qui signifie que tu n'as rien de bon à dire,
et que, pour ne pas dire de mal, tu aimes mieux
être ennuyeuse.
JACQUES.
, Camille n'est pas du tout ennuyeuse; je ne vois
pas où tu prends cela.
SOPHIE.
.Je prends cela dans ma sagesse, car tu sauras
que Sophie veut dire « sagesse. »
.... VALENTINE.
c;- pan ^quelle langue, donc?
LES BONS ENFANTS 375
SOPHIE.
En grec, mademoiselle l'ignorante.
VALENTINE
Je ne suis pas obligée de savoir le grec, made-
moiselle la savante.
LÉONCE.
Ne vas-tu pas faire la pédante, maintenant, et
nous faire croire que tu sais le grec?
SOPHIE.
J'en sais toujours plus que toi, imbécile.
LÉONCE.
Pas si imbécile que je ne puisse voir que tu es
une sotte.
CAMILLE.
Mes amis, ne vous disputez pas, je vous en prie.
Si Mlle Simplicie et M. Innocent vous entendaient,
ils perdraient leur haute opinion des gens de
Paris.
ELISABETH.
Ah! que croient-ils de nous autres Parisiens?
CAMILLE.
Ils croient que nous sommes les plus heureuses
gens du monde...
PIERRE.
Hem! ils ne se trompent pas de beaucoup.
CAMILLE.
C'est vrai ; mais ils trouvent que notre bonheur
est de passer l'hiver à Paris.
ELISABETH.
J'aimerais bien mieux le passer à la campagne,
tous ensemble comme nous sommes ici.
o
76 LES BONS ENFANTS
LÉONCE.
Moi aussi, à la condition qu'on attacherait la
langue de Sophie.
SOPHIE.
Celui qui attachera ma langue sera bien habile.
PIERRE.
Aussi ne se présentera-t-il personne pour l'es-
sayer.
SOPHIE.
Et l'on fera bien, car je ne me laisserais pas
faire; je ne suis pas un agneau.
LÉONCE.
Oh! tu n'as pas besoin de le dire; cela se voit
sans lunettes.
SOPHIE.
Comme tes défauts... et tes bonnes qualités,
ajouta-t-elle après un instant de réflexion.
MADELEINE.
Bien, Sophie! Tu as bien fini après avoir mal
commencé. N'est-ce pas, Léonce?
LÉONCE.
C'est vrai. Je suis battu par la fin de la phrase,
qui est agréable et généreuse. Elle a du bon tout
de même, cette Sophie!
SOPHIE.
Parce que je t'ai dit quelque chose de flat-
teur ?
LÉONCE.
Mais non; c'est la vérité.
CAMILLE.
En résumé, mes chers amis, vous ferez connais-
LES BONS ENFANTS - 377
sance cet hiver avec Mlle Simplicie et M. Innocent
Gargilier; ils m'ont demandé vos adresses à tous.
MADELEINE.
J'espère que tu ne les as pas données?
CAMILLE.
Non, non! Seulement je les ai promises à notre
première rencontre à Paris.
ELISABETH.
Qui n'arrivera jamais, j'espère.
CAMILLE.
Peut-être! et peut-être aussi nos voisins de cam-
pagne gagneront-ils à un hiver passé à i^aris.
ELISABETH.
Que veux-tu qu'ils gagnent?
CAMILLE.
Du bon sens, de la sagesse, pour être semblables
à Sophie.
SOPHIE.
Ah! toi aussi, bonne Camille, tu te moques de
moi! Mais je te prie de remarquer que j'ai parlé
de mon nom et pas de ma personne.
CAMILLE.
Je croyais les deux fondus dans un. »
Les enfants continuèrent à se faire part de leurs
observations pendant leurs visites de la matinée.
Peu de jours après, ils quittèrent tous la campagne
et se dispersèrent dans Paris, chacun chez soi.
Malgré la difficulté de s'y rencontrer, il n'est pas
dit que nous ne puissions les retrouver en nous
mettant de la suite de Simplicie et d'Innocent. Ils
partent aussi pour Paris. Fermons le livre et par-
378
LES BONS ENFANTS
tons avec eux. Nous nous amuserons peut être-plus
qu'ils ne le voudraient des aventures dont ils se-
ront victimes et dont je vous raconterai tout ce que
je pourrai découvrir.
TABLE DES MATIERES
Pages.
A MES PETITS-ENFANTS 1
Une mauvaise plaisanterie 3
Le 1" avril 11
La soirée du poisson d'avril 31
Moyen nouveau pour teindre en noir un moulun Al
Le mauvais conseil 59
La leçon 70
Mina 91
La campagne ; les marrons 105
La récompense 127
La souricière 135
Esbrouffe, Lamalice et la souris 1 49
Esbroufie, Lamalice et la souris (suite) 107
Les Chinois 205
Le petit voleur :219
Le cochon ivre mort 231
Visite aux singes 251
La fée Prodigue et la fée Bonsens 267
380 TABLE DES MATIÈRES
Pages.
Les loups et les oui's '28 1
Récit d'Hcnrielte 30 i
Le voyage 319
La pêche aux écrevisses 543
Le chien 357
iTjai. — Imp. A. Lahure, rue. de Fleurus, 9, à Paris
<îl!Vu''
s; h la.
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