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Full text of "Les bons enfants"

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NY  PUBLIC  LIBRARY     THE  BRANCH  LIBRARIES 


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I     THE  NEW  YORK  PUBLIC  LIBRARY 


CIRCULATION    DEPARTMENT 


PRESENTED    BY 


Mrs.    S.    L.    Wolff 


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LES 


BONS  ENFANTS 


OUVRAGES  DU  MEME  AUTEUR 

PUBLIÉS    DANS      LA     BIBLIOTHÈQUE     ROSE     ILLUSTRÉE 

PAR  LA  LIBRAIRIE  HACHETTE  ET  C" 

Un  bon  petit  diable;  1  vol.  avec  100  gravures  d'après  Caslclli. 
Quel  amour  d'enfant  !  l  vol.  avec  79  gravures  d'après  E.  Bayard. 
Pauvre  Biaise  ;  1  vol.  avec  96  gravures  d'après  H.  Caslclli. 
Mémoires  d'un  âne  ;  1  vol.  avec  75  gravures  d'après  Caslelli. 
Les  vacances  ;  1  vol.  avec  36  gravures  d'après  Berlall. 
Les  petites  filles  modèles;  l  vol.  avec  21  gravures  d'après  Berlall. 
Les  malheurs  de  Sophie  ;  1  vol.  avec  48  gravures  d'après  Caslclli. 
Les  deux  nigauds  ;  l  vol.  avec  76  gravures  d'après  Caslelli. 
Les  bons  enfants  ;  1  vol.  avec  70  gravures  d'après  Ferogio. 
Le  général  Dourakine  ;  l  vol.  avec  lOO  gravures  d'après  E.  Bayard. 
L'auberge  de  l'Ange-Gardien  ;  l  vol.  avec  75  grav.  d'après  Foulquicr. 
La  sœur  de  Gribouille  ;  l  vol.  avec  72  gravures  d'après  Caslelli. 
La  fortune  do  Gaspard;  l  vol.  avec  32  gravures  d'après  Gerlier. 
Jean  qui  grogne  et  Jean  qui  rit;  1  vol.  avec  70  grav.  d'après  (^aslelli. 
François  le  Bossu;  l  vol.  avec  ll4  gravures  d'après  E.  Bayard.] 
Diloy  le  Chemineau  ,  l  vol.  avec  90  gravures  d'après  I!.  Caslelli. 
Comédies  et  proverbes;  l  vol.  avec  60  gravures  d'après  E.  Bayard. 
Le  mauvais  génie  :  l  vol.  avec  90  gravures  d'après  E.  Bayard. 
Après  la  pluie  le  beau  temps;  l  vol.  avec  128  grav.  d'après  E.  Bayard. 

Prix  de  cliaque  volume  broché,  2  25. 
Relie  en  percaline  rouge,  Iranclies  dorées,  3  50. 


Format  in-8%  broché 

La  Bible  d'une  grand'mére  ,  avec  30  gravures 10 

Evangile  d'une  grand'mére,  avec  30  gravures lO     » 

Les  Actes  des  Apôtres,  avec  lo  gravures 10    » 


Évangile  d'une  grand'mére,  édilion  classique,  in-l2  rnrt. . . .       1  50 
La  santé  des  enfants,   in- 18  raisin,  broche »  50 


LES 


BONS  ENFANTS 


PAR 


jr  L\  COMTESSE  DE  SÉGUR 

NÉE  R  0  S  r  O  P  c  n I N  E 

ILLUSTRÉS    DE    70    VIGNETTES 
PAR    FEROGIO 


ONZIÈME   ÉDITION 


PARIS 

LIBRAIRIE   HACHETTE   ET   0'° 

■:9.   BOULEVARD    SAlM-GEP.MAlX,   79 
1893 

Droits  de  lia<lucl;on    et  de   leproductiou  rûsCivé*. 


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A 

MES    PETITS-ENFANTS 

Pierre.  Henri.  Marie-Thérèse  de  Ségur, 

Yalentine,  Louis  de  Ségur, 

Camille,  Madeleine,  Louis,  Gaston  de  Malaret, 

Elisabeth,  Henriette,  Armand  Fresneau, 
Jacques,  Jeanne,  Marguerite,  Paul  de  Pitray. 

Je  voulais,  mes  chers  joetits-enfants,  que  chacun  de 
vous  eût  son  nom  en  tête  d'un  de  mes  ouvrages,  mais 
votre  nombre,  toujours  et  rapidement  croissant  y  a 
dépassé  mon  courage,  et  je  vous  réunis  tous  en  une 
seule  dédicace,  qui  ne  sera,  je  l'espère,  pas  la  der- 
nière, quoique  tous  les  ans  je  perde  une  année  de  vie, 
comme  le  dirait  le  bon  M.  de  la  Palisse.  Encore  un 
peu  de  temps,  et  je  garderai  le  silence,  pour  cacher 
au  public  les  infirmités  de  mon  esprit;  vous  en  serez 
les  seuls  chers  p)etits  confidents. 

Voire  grand'mèrey 

Comtesse  de  Ségur, 

née  RosTOPciiiNE. 


UNE     MAUVAISE    PLAISANTERIE. 


LusiEURS  enfants  jouaient 
dans  le  jardin  de  Mme  Du- 
puis;il  faisait  beau  temps, 
presque  trop  chaud. 

Jacques,  Louis,  Nicolas 
et  Jules  se  reposaient  sur 
un  banc. 

Jacques  s'essuyait  le 
front  avec  son  mouchoir  ; 
il  avait  bêché,  arrosé,  ra- 
tissé, et  il  se  reposait  en 
causant  avec  ses  amis. 

JACQUES. 

Quelle  chaleur  il  fait 
aujourd'hui  !  c'est  pres- 
que comme  en  été. 

LOUIS. 

Nous  sommes  bien  près 
de  l'été. 

NICOLAS. 

Non,puisque  nous  com- 
mençons le  printemps. 

LOUIS. 

Eh    bien  !    est-ce    que 


le  printemps  ne  touche  pas  à  l'été? 


4  LES    BONS    ENFANTS 

NICOLAS. 

Oui,  comme  il  touche  à  l'hiver. 

JACQUES. 

Ce  n'est  pas  la  même  chose;  l'hiver  est  en  ar- 
rière, et  l'été  est  en  avant;  la  preuve,  c'est  que 
c'est  demain  le  1''"  avril. 

JULES. 

Le  1"  avril  demain!  Je  n'y  pensais  pas.  C'est  le 
jour  des  attrapes.  Tâchons  d'attraper  quelqu'un. 

JACQUES. 

Pas  moi  d'abord.  Je  n'aime  pas  à  tromper. 

JULES. 

Que  tu  es  bête  !  Ce  n'est  pas  pour  tout  de  bon  ; 
c'est  pour  rire. 

NICOLAS. 

Je  crois  bien!  J'ai  joué  beaucoup  de  tours  du 
1''''  avril,  très  drôles  et  très  innocents. 

LOUIS. 

Quels  tours  as-tu  faits? 

NICOLAS. 

Un  jour,  j'ai  écrit  à  un  vieux  M.  Poucque,  ami 
de  ma  tante  Dupont,  qu'elle  l'attendait  pour  dîner 
avec  un  missionnaire  qui  avait  été  martyrisé  en 
Chine  et  qu'il  désirait  beaucoup  connaître.  Pré- 
cisément, ce  jour-là,  P'  avril,  ma  tante  dînait 
chez  nous.  Le  vieux  monsieur  est  arrivé  en  belle 
toilette;  il  avait  pris  une  voiture,  parce  qu'il 
pleuvait.  Le  portier  lui  dit  que  ma  tante  était 
sortie;  il  veut  monter  pour  l'attendre;  le  portier 
assure  qu'elle  doit  rentrer  tard  dans  la  soirée; 
M.  Poucque  se  fâche;   le  portier  se  fâche  aussi; 


Jacques  s'eàsuyait  le  front  avec  sou  mouchoir.  (Page  3.) 


LES    BONS    ENFANTS  7 

ils  se  disputent  longtemps;  le  monsieur  monte, 
ne  trouve  personne;  la  pluie  tombait  par  torrents; 
pas  de  voiture  pour  retourner  chez  lui;  le  bon- 
homme est  obligé  de  s'en  aller  à  pied;  il  rentre 
ruisselant  d'eau  et  fort  en  colère;  son  domestique 
était  sorti;  pas  de  diner;  il  n'a  que  du  pain  et  des 
confitures,  et  le  lendemain  il  écrit  à  ma  tante  une 
lettre  furieuse,  à  laquelle  elle  ne  comprend  rien; 
elle  le  prie  de  venir  la  voir;  il  lui  montre  sa  lettré 
d'invitation;  elle  devine  que  c'est  un  tour  qu'on 
lui  a  joué;  ils  cherchent  et  ne  trouvent  pas  le 
coupable  (car  j'avais  fait  copier  ma  lettre  par  un 
de  mes  camarades  de  collège,  pour  qu'on  ne  re- 
connût pas  mon  écriture).  Ma  tante  nous  a  ra- 
conté l'histoire;  j'étais  enchanté  d'avoir  si  bien 
réussi,  et  voilà  pourquoi  je  voudrais  cette  année- 
ci  encore  faire  une  attrape  à  quelqu'un. 

LOUIS. 

Tu  appelles  cela  un  tour  innocent?  C'est  très 
méchant  pour  ce  pauvre  M.  Poucque,  qui  n'a  pas 
dîné,  qui  a  été  trempé  et  qui  a  passé  une  triste 
soirée. 

JACQUES. 

Sans  compter  qu'il  est  pauvre  ei  qu'il  a  dépensé 
de  l'argent  pour  une  voiture. 

NICOLAS. 

Bah  !  bah  ! . . .  On  ne  s'amuserait  jamais  si  on  re- 
gardait à  tout. 

LOUIS. 

C'est  que  je  ne  trouve  aucun  amusement  à  faire 
de  la  peine  à  quelqu'un. 


8  LES    BONS    ENFANTS 

NICOLAS. 

Que  tu  es  bête!  Ce  n'est  pas  une  grande  peine 
d'être  attrapé! 

JACQUES. 

Non,  mais  c'est  un  ennui;  on  est  vexé  de  s'être 
laissé  attraper. 

JULES. 

Alors  tu  ne  veux  pas  m'aider  à  jouer  un  petit 
tour  à  la  bonne  de  tes  cousins  Pierre  et  Henri?  Tu 
sais  comme  elle  est  ennuyeuse  !  elle  emmène  tou- 
jours tes  cousins  au  plus  fort  de  nos  jeux. 

JACQUES. 

Ce  n'est  pas  pour  les  tourmenter;  il  faut  qu'ils 
rentrent  pour  apprendre  leurs  leçons. 

JULES. 

Voyons!  veux-tu  ou  ne  veux-tu  pas  être  des 
nôtres  pour  le  1"  avril? 

JACOUES. 

Non,  je  ne  veux  pas. 

LOUIS. 

Ni  moi  non  plus. 

JULES. 

Vous  êtes  deux  nigauds;  nous  allons  nous  amu- 
ser, Nicolas  et  moi,  et  vous  serez  bien  fâchés  d'a- 
voir refusé. 

JACQUES. 

Nous  nous  amuserons  de  notre  côté,  et  bien 
plus  que  vous,  car  nous  ferons  du  bien  en  tâchant 
de  déjouer  vos  tours. 

NICOLAS. 

C'est  ce  que  nous  verrons,  monsieur.  Quand  je 


LES    BONS    ENFANTS  9 

m'y  mets,  il  n'est  pas  facile   de  m'empêcher  de 
faire  ce  que  je  veux. 

JACQUES. 

Tant  pis  pour  toi  si  tu  veux  le  mal.  » 

En  disant  ces  mots,  Jacques  se   leva  ainsi  que 

Louis,   et   ils   recommencèrent  leurs   travaux    de 

jardinage. 

Nicolas  et  Jules  reprirent  leurs  vestes  et  s'en 

allèrent  pour  comploter  le  tour  dont  ils  avaient 

parlé. 


PIERRE,  huit  ans.  —  iienri,  six 
ans.  —  LA  NOURRICE  de  Pierre, 
restée  comme  bonne  près 
des  enfants. 

{La  chambre  des  enfants  : 
Pierre  se  lève;  Henri  se  dé- 
lire et  reste  près  de  sa  cu- 
vette sans  y  toucher.) 


LA  NOURRICE. 

LLONS,  mes  enfants,  dé- 
pêchez-vous, nous  som- 
mes en  retard. 
HENRI,  bâillant 

J'ai  encore  sommeil. 
C'est  si  ennuyeux  de  se 
laver  ! 

PIERRE,  riant. 

Tu  dis  tous  les  jours 
la  même  chose. 
HENRI,  avec  vivacité. 
Je  dis  la  même  chose 


o 


LES    BONS    ENFANTS 


parce  que  c'est  tous  les  jours  la  même  chose;  il 
faut  se  lever,  se  laver,  s'habiller.  Crois-tu  que  ce 
soit  amusant? 

PIERRE. 

On  dirait  que  tu  es  le  seul.  Je  le  fais  bien,  moi, 
tous  les  jours,  et  je  ne  grogne  pas  comme  toi. 

HENRI. 

D'abord,  toi  tu  es  vieux;  ainsi  ce  n'est  pas  éton- 
nant. 

PIERRE. 

Non,  je  ne  suis  pas  vieux;  mais  je  suis  raison- 
nable, tandis  que  tu  ne  l'es  pas,  toi. 

HENRI. 

Tu  es  raisonnable  parce  que  papa  dit  que  tu  as 
l'âge  de  raison;  sans  cela  tu  ne  le  serais  pas.   » 

Pierre  rit,  la  nourrice  rit,  Henri  se  fâche;  ses 
grands  yeux  noirs  commencent  à  briller;  ses  joues 
rougissent,  il  regarde  Pierre  et  la  nourrice  avec 
un  air  de  lion  en  colère;  la  nourrice  ne  rit  plus 
et  arrête  l'explosion  en  disant  : 

«  Voyons,  voyons;  nous  perdons  tous  notre 
temps;  Mlle  Albion  va  venir  pour  les  leçons,  et 
aucun  de  vous  ne  sera  prêt.  Vite,  Pierre;  vite,  mon 
petit  Henri;  finissez  de  vous  débarbouiller  et  de 
vous  habiller.  » 

Pan,  pan,  on  frappe  à  la  porte. 

LA    NOURRICE. 

Qu'est-ce  que  c'est?  Entrez. 

UN    DOMESTIQUE. 

C'est  le  déjeuner  des  enfants,  et  une  lettre  pour 
vous,  nourrice. 


LES    BONS    ENFANTS  13 

LA    NOURRICE. 

Bien;  donnez.  Pendant  que  les  enfants  déjeune- 
ront, je  lirai  ma  lettre.  » 

La  nourrice  aide  les  enfants  à  s'habiller;  elle 
verse  le  chocolat  dans  les  tasses,  les  pose  sur  la 
table,  met  une  chaise  devant  chaque  tasse.  Les 
enfants   font  leur   prière  et   se  mettent  à  table. 

Après  avoir  rangé  dans  la  chambre,  la  nourrice 
ouvre  la  lettre,  lit  quelques  lignes,  pousse  un  cri 
et  tombe  dans  un  fauteuil.  Les  enfants  se  préci- 
pitent vers  elle  et  lui  demandent  avec  anxiété  ce 
qu'elle  a.  La  nourrice  sanglote  et  ne  peut  répon- 
dre. Henri  se  jette  sur  la  nourrice  en  pleurant  et 
en  la  serrant  dans  ses  bras.  Pierre  court  chez  sa 
maman  ;  il  arrive  pâle  et  suffoquant. 

LA    MAMAN. 

Pierre,  mon  cher  enfant!  qu'est-ce  que  tu 
as? 

PIERRE. 

Maman,  maman,  venez  vite  chez  ma  nourrice; 
on  lui  a  apporté  une  lettre;  quand  elle  l'a  eu  lue, 
elle  est  tombée  dans  un  fauteuil  en  sanglotant,  et 
elle  ne  nous  parle  pas. 

LA    MAMAN. 

Quelque  malheur,  sans  doute,  qu'on  lui  an- 
nonce. 

PIERRE. 

C'est  peut-être  un  de  ses  enfants  qui  est  mort. 

LA    MAMAN. 

Ou  bien  son  mari.  Allons  la  voir  et  tachons  de  la 
consoler. 


14  LES    BONS    ENFANTS 

PIERRE. 

Je  vais  prendre  de  la  fleur  d'oranger  pour  lui 
en  faire  boire  quelques  gouttes. 

LA    MAMAN. 

Que  peut  faire  la  fleur  d'oranger  contre  un  cha- 
grin? La  meilleure  consolation  sera  de  lui  témoi- 
gner notre  amitié. 

PIERRE. 

C'est  vrai,  maman;  pourtant,  Henri  l'embrasse, 
et  cela  ne  la  console  pas. 

LA    MAMAN. 

Non,  pas  dans  le  premier  moment;  mais,  plus 
tard,  ce  sera  un  grand  soulagement  à  sa  peine.  » 

Ils  arrivent  chez  la  nourrice;  elle  sanglote  tou- 
jours en  embrassant  Henri,  qui  pleure  autant 
qu'elle. 

LA    MAMAN. 

Vous  avez  donc  reçu  une  bien  triste  nouvelle, 
pauvre  nourrice?  Est-ce  de  votre  mari,  de  vos  en- 
fants? 

LA  NOURRICE,  sancjlotmit. 

Non,  madame,...  C'est...,  c'est...  de  mon  père. 

LA    MAMAN. 

Votre  père  est-il  malade? 

LA  NOURRICE. 

Non, . . .  madame. . . .  c'est. . .  ma  mère. 

PIERRE,  avec  cmolion. 
Ta  mère  est  malade? 

LA    NOURRICE. 

Morte,  mon  enfant!  Morte  en  deux  heures,  d'une 
attaque  d'a|)oplexie.    » 


LES    BONS    ENFANTS  15 

Les  deux  enfants  poussent  un  cri  et  pleurent 
tous  deux.  La  maman  cherche  à  consoler  la  nour- 
rice et  les  enfants. 

LA    MAMAN. 

Ma  pauvre  nourrice,  il  faut  remercier  le  bon 
Dieu  de  vous  avoir  donné  la  consolation  de  passer 
quinze  jours  avec  elle  tout  dernièrement  et  de 
l'avoir  vue  se  confesser  et  communier  le  dimanche 
qui  a  précédé  votre  départ.  Pieuse  comme  elle 
l'était,  vous  êtes  certaine  de  son  bonheur;  elle  est 
avec  le  bon  Dieu,  la  sainte  Vierge  et  les  anges,  et 
elle  remercie  Dieu  de  l'avoir  retirée  de  ce  monde. 

LA    NOURRICE. 

C'est  vrai,  madame,  mais  c'est  tout  de  même 
bien  triste  pour  moi  de  ne  plus  la  revoir. 

LA    MAMAN. 

Pas  dans  ce  monde,  nourrice,  mais  dans  l'autre! 
toujours,  pour  ne  plus  la  quitter. 

LA    NOURRICE. 

C'est  tout  de  même  bien  triste.  Et  mes  pauvres 
enfants  qui  l'aimaient  tant! 

LA    MAMAN. 

Ils  vont  rester  avec  leur  grand-père  et  leur 
tante. 

HENRI,  sanglotant. 

Quel  malheur  que  ce  ne  soit  pas  le  beau-père  de 
nourrice  qui  soit  mort!  elle  n'aurait  pas  pleuré 
alors.  » 

La  nourrice  ne  put  s'empêcher  de  sourire  malgré 
son  chagrin;  elle  embrassa  tendrement  le  bon 
petit  Henri. 


16  LES    BONS    ENFANTS 

HENRI. 

Console-toi,  ma  chère  nourrice,  je  te  donnerai 
toutes  mes  pièces  d'argent. 

LA    NOURRICE. 

Ce  n'est  pas  cela  qui  me  consolera,  mon  cher  petit. 

HENRI. 

Et  puis  je  t'achèterai  du  pain  d'épice,  tu  sais, 
ce  pain  d'épice  que  tu  aimes  tant,...  et  puis  je  te 
donnerai...,  je  te  donnerai....  Quoi  donc?  ajouta- 
t-il  en  regardant  autour  de  lui  avec  angoisse.  Je 
n'ai  rien,...  rien  que  des  joujoux. 

LA    MAMAN. 

Donne-lui  ton  cœur,  mon  Henri  ;  c'est  ce  que  tu 
pourras  lui  donner  de  plus  agréable. 

• —  Mon  cœur?  dit  Henri  en  déboutonnant  son 
habit  et  en  ouvrant  sa  chemise.  Mais  comment 
faire?  il  me  faudrait  un  couteau. 

—  Mon  cher  petit,  dit  la  maman  en  souriant  et 
le  prenant  dans  ses  bras,  ce  n'est  pas  le  cœur  qui 
bat  dans  ta  poitrine  que  je  veux  dire,  mais  la  ten- 
dresse de  ton  cœur,  ton  affection.  )> 

La  nourrice  embrassa  aussi  en  souriant  ce  bon 
petit  Henri,  qui  avait  été  prêt  à  se  laisser  ouvrir 
la  poitrine  pour  consoler  sa  nourrice. 

Pierre,  pendant  ce  temps,  avait  réfléchi  au 
moyen  d'adoucir  un  chagrin  qui  l'affligeait  pro- 
fondément, et  il  avait  trouvé. 

«  Nourrice,  dit-il,  j'ai  cinq  francs,  je  ferai  dire 
cinq  messes  pour  ta  pauvre  mère,  et  nous  irons 
prier  pour  elle,  afin  qu'elle  soit  bien  heureuse 
près  du  bon  Dieu. 


«  Coiisolc-toi,  mu  clièi'C  nourrice,  je  le  donnerai 
toutes  mes  pièces  d'argent.  » 


LES    BONS    ENFANTS  19 

LA    NOURRICE. 

Merci,  mon  ami;  j'accepte  ton  offre  si  madame 
veut  bien  le  permettre,  car  mon  deuil  va  m'enlever 
tout  ce  que  j'ai  d'argent,  et 

LA    MAMAN. 

Ne  vous  inquiétez  pas  de  votre  deuil,  nourrice, 
je  le  payerai  en  entier;  gardez  votre  argent  pour 
vos  enfants. 

LA    NOURRICE. 

Madame  est  bien  bonne  ;  ce  sera  un  grand  sou- 
lagement pour  moi.  » 

La  maman  resta  encore  quelque  temps  avec  la 
nourrice,  qui  continuait  à  pleurer,  mais  avec  plus 
de  calme.  Elle  se  retira  ensuite  dans  sa  chambre; 
Pierre  l'accompagna;  Henri  ne  voulut  pas  quitter 
sa  nourrice,  qu'il  cherchait  à  consoler  par  tous 
les  moyens  possibles;  il  répétait  souvent  : 

«  Quel  dommage  que  ce  ne  soit  pas  ton  beau- 
père  qui  soit  mort!  Si  j'avais  été  le  bon  Dieu, 
j'aurais  fait  mourir  ton  beau-père  et  j'aurais  fait 
vivre  ta  mère  jusqu'au  jour  où  nous  mourrions 
tous  ensemble.  C'est  ça  qui  eut  été  bien,  n'est- 
ce  pas,  nourrice?  » 

La  nourrice  souriait  à  travers  ses  larmes,  em- 
brassait Henri  et  pleurait  toujours;  le  pauvre 
enfant  se  désolait  et  ne  savait  qu'imaginer  pour 
la  distraire.  Sa  maman  vint  le  chercher  pour 
laisser  la  nourrice  sortir  et  acheter  son  deuil.  H 
alla  s'asseoir  dans  la  chambre  de  sa  maman  et  la 
regarda  ranger  des  affaires  qui  étaient  en  désordre, 
Quand  elle  voulut  remettre  en  place  les  différents 


20  LES    BONS    ENFANTS 

objets  qu'elle  avait  retirés  des  armoires  et  de  la 
commode,  elle  chercha  vainement  un  châle  et  une 
robe  en  laine  noire. 

«  C'est  étonnant,  dit-elle,  que  je  ne  les  trouve 
pas!  Je  viens  de  les  poser  sur  le  canapé  avec  mes 
autres  effets. 

HENRI. 

Que  cherchez-vous,  maman? 

LA    MAMAN. 

Un  châle  et  une  robe  noirs  ;  je  ne  peux  pas  les 
trouver. 

HENRI. 

C'est  moi  qui  les  ai  pris,  maman. 

LA    MAMAN. 

Toi?  Où  les  as-tu  mis?  Pourquoi  lea  as-tu  pris? 

HENRI. 

Je  les  ai  portés  dans  la  chambre  de  nourrice, 
maman.  Vous  ne  les  mettez  jamais  :  alors  j'ai 
pensé  que  vous  n'en  aviez  pas  besoin  et  que  cela 
ferait  grand  plaisir  à  ma  pauvre  nourrice. 

LA    MAMAN. 

C'est  précisément  pour  elle  que  je  les  cherchais, 
mon  petit  Henri;  c'est  très  bien  à  toi  de  vouloir 
la  consoler  par  tes  présents,  mais  tu  n'aurais  pas 
dû  prendre  mes  affaires  sans  ma  permission. 

HENRI. 

Je  vais  aller  les  chercher  et  je  vous  les  rappor- 
terai, maman;  seulement  j'aurais  été  bien  content 
de  les  donner  à  nourrice,  parce  que  j'ai  remarqué 
que  lorsqu'on  lui  donnait  quelque  chose,  ça  la 
consolait  beaucoup. 


LES    BONS    ENFANTS  21 

LA    MAMAN. 

Laisse-les  chez  elle,  puisque  tu  les  y  as  portés, 
mon  enfant;  je  voulais  les  lui  donner,  ce  sera  toi 
qui  les  donneras,  car  tu  en  as  eu,  comme  moi,  la 
pensée.  » 

Le  visage  d'Henri  devint  radieux. 

PIERRE. 

Maman,    nous    allons    diner   aujourd'hui   chez 


Henri  portant  un  chàle  et  une  robe  à  sa  nourrice. 

grand'mère? 

LA    MAMAN. 

Oui,  mon  ami,  vous  dînerez  avec  vos  cousins  et 
cousines. 

HENRI. 

Moi,  je  n'irai  certainement  pas. 

PIERRE. 

Et  pourquoi  cela? 

HENRI. 

Parce  que  ce  n'est  pas  un  jour  à  s'amuser  au- 
jourd'hui. Je  resterai  avec  ma  nourrice. 


22  LES    BONS    ENFANTS 

PIERRE. 

Mais  nourrice  viendra  avec  nous;  tu  sais  quelle 
vient  toujours  avec  nous  chez  grand'mère. 

HENRI. 

Oui,  mais  pas  aujourd'hui;  elle  a  trop  de  cha- 
grin pour  voir  rire  et  jouer. 

PIERRE. 

Au  contraire,  ça  la  distraira,  elle  ne  pensera  pas 
à  sa  mère  pendant  qu'elle  s'occupera  de  nous 

HENRI. 

ïu  crois?  Alors  j'irai;  mais  avant  je  lui  deman- 
derai si  elle  aime  mieux  venir  chez  grand'mère 
ou  rester  avec  moi  à  la  maison. 

LA    MAMAN. 

Je  suis  sûre,  chère  enfant,  qu'elle  aimera  mieux 
vous  accompagner  tous  les  deux  que  de  te  priver 
du  plaisir  que  tu  te  promettais  de  dîner  avec  tes 
cousins  et  cousines.  Mais  j'approuve  beaucoup  le 
sacrifice  que  tu  voulais  faire  et  qui  prouve  ton 
bon  cœur.  » 

Peu  de  temps  après,  la  nourrice  rentra;  Henri 
lui  donna,  de  la  part  de  sa  maman,  le  châle  et  la 
robe  qu'il  avait  portés  par  avance  dans  sa  chambre, 
et  lui  demanda  si  elle  voulait  qu'il  restât  à  diner 
avec  elle. 

HENRI. 

Vois-tu,  ma  pauvre  nourrice,  tu  es  triste;  cela 
te  fera  de  la  peine  de  voir  jouer  et  rire  les  autres. 
Je  voudrais  bien  ne  pas  jouer  ni  rire  et  rester  près 
de  toi,  mais  j'ai  peur  de  ne  pas  pouvoir;  je  rirai 
malgré  moi  en  voyant  rire  les  autres. 


LES    BONS    ENFANTS  23 

LA  NOURRICE,  t embrasscint . 
Cher,    excellent  enfant,  tu  joueras  et  tu   riras 
avec  les  autres;  ce  sera  pour  moi  une  distraction 
et  un  plaisir  que  de  vous  voir  vous  amuser. 

HENRI. 

Oh!  merci,  nourrice!  Je  suis  content,  très  con- 
tent que  cela  t'amuse.  Je  vais  courir  le  dire  à  ma- 
man et  à  Pierre. 

((  Maman,  cria  Henri  tout  essoufflé  en  entrant 
dans  la  chambre  de  sa  mère,  j'irai  dîner  chez 
grand'mère  avec  Pierre;  nourrice  veut  bien  venir; 
elle  veut  que  je  joue;  elle  dit  que  de  nous  voir 
rire  et  jouer  cela  la  consolera,  au  lieu  de  lui  faire 
du  chagrin. 

LA    MAMAN. 

J'en  étais  bien  sûre;  alors  votre  journée  est 
arrangée  :  vous  irez  vous  promener  à  deux  heures 
après  vos  leçons  ;  vous  reviendrez  à  quatre  heures 
faire  vos  devoirs;  à  six  heures  vous  irez  dîner 
chez  votre  grand'mère,  et  le  soir  nous  irons  chez 
votre  tante  de  Rouville. 

PIERRE,  entrant. 

Maman,  voici  Mlle  Albion  qui  vient  nous  donner 
notre  leçon. 

HENRI. 

Ah  !  mon  Dieu  !  et  moi  qui  n'ai  pas  appris  ma 
fable  et  les  mots  anglais. 

PIERRE. 

Voilà  ce  que  c'est;  tu  remets  toujours  au  der- 
nier moment.  Si  tu  avais  appris  tes  leçons  hier, 
en  même  temps  que  moi,  tu  les  saurais  comme  moi. 


24  LES    BONS    ENFANTS 

HKNRI. 

Est-ce  que  je  pouvais  savoir  que  ma  pauvre 
nourrice  aurait  du  chagrin?  Gomment  veux-tu 
que  je  le  devine? 

PIERRE. 

Tu  ne  pouvais  pas  deviner  cette  chose-là;  mais 
tu  aurais  pu  croire  à  une  autre  chose. 

HENRI. 

Quoi?  Quelle  chose? 

PIERRE. 

Je  n'en  sais  rien;  c'était  toujours  plus  sûr  d'ap- 
prendre tes  leçons  hier  au  soir.  Tu  vas  être  en 
pénitence,  à  présent. 

HENRI,  pleurant. 

Ce  n'est  pourtant  pas  ma  faute  si  je  n'ai  pas  eu 
le  temps  ce  matin.  » 

La  maman  ne  disait  rien;  elle  faisait  semblant 
de  ne  point  entendre  et  continuait  à  se  coiffer. 

Mlle  Albion  entre;  c'est  une  grande  Anglaise  à 
longues  dents;  elle  salue,  dit  bonjour  aux  enfants 
et  prend  sa  place  à  la  table  de  travail;  Pierre 
présente  bravement  ses  cahiers,  que  Mlle  Albion 
examine. 

MADEMOISELLE    ALBION. 

Très  bien!  Very  v^^ell,  my  dear.  Et  vous,  my 
little  Henry,  quoi  vous  avez  eppris? 

HENRI,  pleurant. 
Je  ne  sais  rien;  je  n'ai  pas  eu  le  temps. 

MADEMOISELLE    ALBION. 

Oh!  fy!  mister  Henry!  Comment!  vous  avez  eu 
pas  le  temps?  Oh!  mister  Henry!  Shocldng,  shock- 


LES    BONS    ENFANTS  25 

ing!  Vous  méritez  un  pénitence,  et  je  demande  à 
medem  votre  mama  que  vous  dinez  tout  seul  dans 
votre  appertement. 

HENRI,  sanglotant  et  courant  à  sa  maman. 

Maman,  maman,  Mlle  Albion  ne  veut  pas  que  je 
dîne  chez  grand'mère;  elle  veut  que  je  dîne  tout 
seul.  Ce  n'est  pas  ma  faute,  ce  n'est  pas  ma  faute  ! 
LA  MAMAN,  cmbrassant  Henri. 

La  punition  ne  serait  pas  juste,  mademoiselle; 
Henri  aurait  appris  ses  leçons  sans  un  malheur 
imprévu  arrivé  à  la  nourrice  de  Pierre  et  qui  l'a 
empêché  de  s'occuper  d'autre  chose  que  du  cha- 
grin de  la  nourrice. 

MADEMOISELLE    ALBION. 

Pourtant,  medem,  mister  Pière  a  tout  fait  ses 
devoirs,  et  je  pense  mister  Henry  povait  parfaite- 
ment faire  le  sien.  Mon  opinion  est  qu'il  fallait  un 
pénitence. 

LA    MAMAN. 

Soyez  sure,  mademoiselle,  que  s'il  fallait  une 
pénitence,  je  ne  m'y  opposerais  pas;  mais  il  n'en 
faut  pas,  et  je  vous  prie  de  n'y  plus  penser. 

MADEMOISELLE    ALBION. 

Verv  well,  medem;  c'est  votre  volonté.  Seule- 
ment,  je  croyais  qu'un  pénitence  fait  toujours  bien 
aux  enfants. 

LA    MAMAN. 

Quand  elle  est  juste,  c'est  possible;  autrement, 
elle  fait  plus  de  mal  que  de  bien. 

PIERRE. 

Maman  a  bien  raison;  une  pénitence  injuste  ou 


26  lp:s  bons  enfants 

trop  forte  met  en  colère  et  donne  envie  de  mal 
faire  pour  se  venger. 

MADEMOISELLE    ALDION. 

Hooo!  Quoi  vous  feriez  donc  à  votre  frère,  alors? 

PIERRE . 

Je  ne  ferais  rien  du  tout,  parce  qu'il  n*a  rien 
fait  de  mal. 

MADEMOISELLE  ALBION,  pîquée. 

Very  v^^ell,  mister  Piêre;  vous  jugez  comme  une 
étourneau.  » 

Pierre  allait  répondre;  mais  la  maman  lui  im- 
posa silence  et  pria  Mlle  Albion  de  commencer  la 
leçon.  Les  enfants  travaillèrent  très  bien.  Dans  les 
moments  de  repos,  Henri  courait  chez  la  nourrice 
pour  voir  si  elle  pleurait.  Il  était  heureux  quand 
il  la  trouvait  calme  et  occupée  à  son  ouvrage  du 
matin;  quand  il  la  voyait  triste,  il  cherchait  à  la 
consoler  par  ses  caresses  et  par  des  projets  riants 
pour  l'avenir. 

Les  leçons  finies,  Mlle  Albion  mit  son  châle  et 
son  chapeau,  salua  et  sortit;  le  déjeuner  était 
servi;  les  enfants  étaient  sérieux  et  mangeaient  à 
peine.  Ils  allaient  se  lever  de  table  quand  la  porte 
s'ouvrit,  et  Jacques  et  Louis  entrèrent  précipitam- 
ment avec  leur  bonne.  Ils  jetèrent  un  regard  sur 
leurs  cousins,  virent  leurs  visages  tristes  et  les 
yeux  d'Henri  rouges  encore  des  larmes  qu'il  avait 
répandues. 

<f  Qu'est-ce  que  tu  as?  Pourquoi  as-tu  pleure, 
Henri?  Pourquoi  êtes-vous  tristes  tous  les  deux? 
dit  Jacques  avec  vivacité. 


LES    BONS    ENFANTS  27 

PIERRE. 

Parce  que  la  pauvre  nourrice  a  perdu  sa  mère. 

LOUIS. 

Perdu  sa  mère?  Comment  l'a-t-elle  su?  Qui  le 
lui  a  annoncé? 

PIERRE. 

C'est  par  une  lettre  de  son  père,  qu'elle  l'a  ap- 
pris ce  matin. 

JACQUES. 

Je  parie  que  ce  n'est  pas  vrai.  C'est  une  méchan- 
ceté de  Jules  et  de  Nicolas. 

LA    MAMAN. 

Jacques,  mon  enfant,  ce  que  tu  dis  là  n'est  pas 
bien.  Comment  Jules  et  Nicolas  auraient-ils  in- 
venté une  méchanceté  pareille. 

LOUIS. 

Justement,  ma  tante,  nous  venions  vous  dire 
qu'ils  ont  parlé  hier  d'un  tour  à  jouer  à  la  pauvre 
nourrice;  ils  appellent  cela  un  poisson  d'avril,  et 
nous  avons  refusé  de  le  faire  avec  eux. 

LA    MAMAN. 

Mais  pourquoi  auraient-ils  causé  un  si  grand 
chagrin  à  la  nourrice,  qui  ne  leur  a  jamais  rien 
fait? 

JACQUES. 

Ils  veulent  la  punir  d'avoir  emmené  mes  cou- 
sins des  Tuileries  à  l'heure  où  l'on  joue  le  mieux. 

LA    MAMAN. 

Ce  serait  abominable.  Venez  chez  la  nourrice, 
mes  enfants;  je  verrai  si  la  lettre  est  marquée 
de  la  poste  de  Meaux,  où  demeure  son  père.  » 


28  LES    BONS    ENFANTS 

Les  enfants  courent  en  avant;  la  maman  les 
suivit  plus  lentement. 

HENRI,  esiioufflé. 

Nourrice,  nourrice,  donne-nous  vite  la  lettre. 
Jacques  et  Louis  disent  que  ce  n'est  pas  vrai;  que 
c'est  Jules  et  Nicolas  qui  sont  des  méchants. 

LA    NOURRICE. 

Quoi,  pas  vrai?  Gomment,  méchants? 

HENRI. 

Tu  vas  voir,  tu  vas  voir;  ta  mère  n'est  pas 
morte;  je  te  dis  que  c'est  Jules  et  Nicolas.  » 

La  nourrice  devint  pâle  et  tremblante;  elle  tira 
avec  peine  de  sa  poche  la  lettre  fatale,  que  saisit 
Pierre  pour  la  passer  à  sa  maman,  qui  venait  d'en- 
trer. La  maman  regarda  l'adresse;  c'était  le  timbre 
de  Paris.  Elle  ouvrit  avec  précipitation,  et  vit  en 
haut  de  la  lettre  l''"  AVPiIL  en  gros  caractères,  et 
au-dessous,  au  lieu  de  Meaux  :  Cracsiiourie. 

«  C'est  une  attrape!  s'écria  Mme  d'Arcé  avec 
indignation;  une  méchante  et  misérable  attrape! 
Nourrice,  votre  mère  n'est  ni  morte  ni  malade. 
Jacques  et  Louis  viennent  nous  prévenir  que  Jules 
et  Nicolas  se  proposaient  de  vous  faire  une  mé- 
chanceté pour  le  P'"  avril;  et,  en  effet,  la  voilà, 
abominable  et  noire  comme  le  cœur  de  ces  mal- 
heureux enfants.   » 

La  nourrice  ne  pouvait  en  croire  ses  oreilles; 
elle  voulut  voir  la  lettre,  mais  ses  mains  trem- 
blaient si  fort  qu'il  lui  fut  impossible  d'en  lire  un 
mot.  Les  enfants  riaient  et  sautaient;  ils  embras- 
saient la  nourrice,  leur  maman,  leurs  cousins.  La 


LES    BONS    ENFANTS  29 

nourrice  commençait  à  se  remettre  de  son  saisis- 
sement. Le  visage  de  Mme  d'Arcé  exprimait  une 
vive  indignation. 

«  Ces  enfants  seront  punis  de  leur  méchante  ac- 
tion !  Ils  l'auront  bien  mérité,  dit-elle  avec  calme 
et  force. 

PIERRE. 


Comment  seront-ils  punis,  maman'! 


•? 


MADAME    D*ARCÉ. 


Tu  verras;  vous  assisterez  tous  à  leur  punition. 

LOUIS. 

Quand  cela,  ma  tante? 

MADAME    d'aRCÉ. 

Ce  soir,  mon  enfant,  à  la  réunion  qui  aura  lieu 
chez  votre  tante  de  Rouville. 

JACQUES. 

Que  ferez-vous,  ma  tante? 

MADAME    d'aRCÉ. 

Tu  le  sauras  ce  soir;  en  attendant,  racontez- 
moi  bien  en  détail  comment  vous  avez  appris  le 
projet  de  ces  mauvais  garçons.  » 

Louis  et  Jacques  racontèrent  la  conversation  de 
la  veille,  sans  oublier  Thistoire  de  M.  Poucque. 
Nous  verrons  avec  les  enfants  quelle  fut  la  puni- 
tion de  Jules  et  de  Nicolas. 


LA    SOIRÉE    DU    POISSON    D'AVRIL. 


ADAME  de  Rouville 
avait  invité  plu- 
sieurs de  ses  ne- 
veux et  nièces  et 
quelques-uns  de 
leurs  amis  pour 
passer  la  soirée  du 
l*""  avril.  Jacques, 
Louis,  Jules  et  Ni- 
colas ,  Pierre  et 
Henri  étaient  au 
nombre  des  invi- 
tés. Camille  et  Ma- 
deleine de  Rou- 
ville préparaient 
de    quoi    amuser 

leurs  cousins  et  amis.  Sophie  et  Marguerite,  leurs 

amies  les  plus  intimes,  les  aidaient. 

CAMILLE. 

Assez  d'images,  Sophie;  tu  en  couvres  toute  la 
table. 


32  LES    BONS    ENFANTS 

SOPHIE. 
Les  images  les  amuseront  beaucoup;  il  n'y  en  a 
jamais  trop. 

MARGUERITE. 

Mais  si!  il  y  en  a  trop  quand  c'est  trop. 

SOPHIE 
Cela  est  parfaitement  vrai,  mais  je  dis  qu'il  n'y 
en  a  pas  trop. 

MARGUERITE. 

Tu  vois  bien  qu'il  n'y  a  de  place  pour  rien  mettre. 

SOPHIE. 

Que  veux-tu  mettre  de  plus? 

MARGUERITE. 

Des  livres,  des  couleurs,  des  dominos,  des  jon- 
chets, des  cartes,  des  ballons,  des  volants,  des  ra- 
quettes, des.... 

SOPHIE,  (Fun  air  moqueur. 

Des  provisions,  des  affaires  de  toilette,  des  lits, 
des.... 

MARGUERITE. 

Du  tout,  mademoiselle;  moi,  je  dis  des  choses 
raisonnables    et  vous,  vous  dites  des  bêtises. 

CAMILLE. 

Au  lieu  de  vous  disputer,  aidez-nous  à  tout  ran- 
ger; j'entends  mes  cousins  qui  montent.  » 

En  effet,  Pierre,  Henri,  Jacques  et  Louis  entrèrent 
en  courant;  ils  embrassèrent  leurs  cousines  après 
avoir  dit  bonjour  à  leur  tante  et  à  leur  oncle. 

JACQUES. 

Qu  est-ce  que  vous  faites?  Pourquoi  arrangez- 
vous  tout  cela? 


LES    BONS    ENFANTS  c3 

MADFXEINE. 

Pour  VOUS  amuser  tous  ce  soir. 

LOUIS. 

Ah  bah!  nous  nous  amuserons  à  jouer  à  cohn- 
maillard,  à  cache-cache,  à  d'autres  jeux  courants; 
c'est  bien  plus  amusant. 

—  C'est  vrai  !  c'est  vrai  !  »  s'écrièrent  ensemble 
Camille,  Madeleine,  Sophie  et  Marguerite. 

D'autres  enfants  arrivèrent,  et  parmi  eux  Jules 
et  Nicolas,  qui  regardèrent  d'un  air  méchant  Pierre 
et  Henri.  Louis  et  Jacques  avaient  déjà  raconté  aux 
Tuileries  le  mauvais  tour  qu'on  avait  joué  le  ma- 
tin à  la  pauvre  nourrice  de  Pierre  et  de  Henri, 
mais  sans  dire  que  les  coupables  étaient  Jules  et 
Nicolas,  car  Mme  d'Arcé  lui  avait  défendu  de  les 
nommer.  Tous  les  enfants  qui  avaient  bon  cœur 
furent  indignés  de  la  méchanceté  de  cette  attrape  ; 
ils  en  parlaient  devant  Jules  et  Nicolas,  sans  remar- 
quer leur  embarras  et  leur  silence.  Le  soir,  les 
papas  et  les  mamans  avaient  abandonné  aux  enfants 
le  grand  salon  et  la  salle  à  manger,  et  s'étaient  mis 
à  l'abri  du  tapage  dans  un  plus  petit  salon. 

Au  plus  fort  des  jeux,  la  porte  de  l'antichambre 
s'ouvre  à  deux  battants;  un  domestique  annonce  : 
«  Monsieur  le  commissaire  de  police!  »  Les  jeux 
cessent;  les  enfants  se  groupent  au  fond  de  la  salle 
à  manger  ;  Jules  et  Nicolas  se  placent  prudemment 
derrière  tout  le  monde. 

Le  commissaire  de  police  tenait  une  lettre  à  la 
main.  Il  regarde  les  enfants  d'un  air  sévère,  s'avan- 
çant  vers  eux. 


j 


34  LES    BONS    ENFANTS 

«  Lequel  de  vous,  dit-il,  a  écrit  la  lettre  que  je 
tiens  à  la  main? 

■ —  C'est  celle  qui  a  tant  fait  pleurer  ma  nourrice 
ce  matin,  dit  Pierre  reconnaissant  la  lettre. 

HENRI. 

Et  moi  aussi,  elle  m'a  fait  pleurer  très  long- 
temps. 

—  Voyons,  voyons  la  lettre!  »  dirent  les  enfants 
s'approchant  du  commissaire  de  police. 

Jules  et  Nicolas  seuls  restaient  près  du  mur  et 
paraissaient  terrifiés. 

«  Savez-vous,  mes  enfants,  qui  a  écrit  cette 
lettre? 

—  Je  ne  sais  pas  !  »  s'écrièrent  les  enfants  en 
chœur. 

Jacques  et  Louis  ne  disaient  rien. 

<(  Voilà  deux  petits  messieurs  bien  gentils  qui 
doivent  savoir  quelque  chose,  dit  le  commissaire. 
Approchez,  mes  petits  messieurs.   » 

Louis  et  Jacques  s'approchèrent  sans  crainte,  car 
ils  se  sentaient  innocents. 

«  Connaissez-vous  ces  deux  messieurs  qui  se 
tiennent  collés  contre  le  mur  là-bas,  comme  s'ils 
voulaient  y  entrer?  » 

Jacques  se  retourna,  sourit  et  répondit  : 

«  C'est  Jules  et  Nicolas  de  Bricone. 

—  Ne  serait-ce  pas  eux  qui  auraient  écrit  cette 
lettre?  Ils  ont  l'air  de  coupables  qui  craignent  la 
prison!  » 

Louis  et  Jacques  ne  répondirent  pas. 

«  Vous  ne  voulez  pas  accuser  ces  messieurs  ; 


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LES    BONS    ENFANTS  37 

c'est  généreux  à  vous,  mes  enfants,  mais  votre 
générosité  ne  les  sauvera  pas,  s'ils  sont  coupables. 
Approchez,  messieurs  Jules  et  Nicolas  de  Bri- 
cone  »,  ajouta  le  commissaire  d'une  voix  forte  et 
sévère. 

Jules  et  Nicolas  approchèrent  lentement;  leurs 
dents  claquaient,  leurs  jambes  pliaient  sous  eux, 
ils  tremblaient  de  tous  leurs  membres. 

«  Lequel  de  vous  a  écrit  cette  lettre? 

—  C'est  Jules,  dit  Nicolas. 

—  C'est  Nicolas,  dit  Jules. 

—  C'est-à-dire  que  c'est  tous  deux.  Et  vous 
crovez  qu'il  est  permis  de  prendre  une  fausse  si- 
gnature, d'annoncer  une  fausse  nouvelle  qui  devait 
affliger  profondément  la  malheureuse  femme  à  la- 
quelle vous  l'écriviez;  vous  croyez  qu'il  est  permis 
d'exercer  sa  méchanceté  sans  en  être  puni?  La  loi 
vous  condamne  à  être  jugés  comme  porteurs  de 
fausses  nouvelles,  et  vous  irez  en  prison  pour  y 
attendre  votre  jugement. 

• —  Grâce,  pardon,  monsieur  le  commissaire! 
s'écrièrent  Jules  et  Nicolas  en  tombant  à  genoux 
devant  lui. 

—  Grâce  !  c'est  Nicolas  qui  m'a  conseillé. 

—  Grâce!  c'est  Jules  qui  m'y  a  engagé. 

—  Méchants  et  lâches,  dit  le  commissaire  avec 
dégoût;  vous  faites  le  mal  ensemble  et  vous  vous 
accusez  l'un  l'autre....  Les  juges  démêleront  lequel 
des  deux  est  le  plus  coupable;  quant  à  moi,  j'ai 
ordre  de  vous  emmener  en  prison  et  je  vais  cher- 
cher mes  sergents  de  ville.  Attendez-moi  ici  et  ne 


38  LES    BONS    ENFANTS 

cherchez  pas  à  vous  sauver  :  je  saurai  bien  vous 
attraper.  » 

Le  commissaire  sortit,  laissant  Jules  et  Nicolas 
dans  un  affreux  désespoir;  ils  se  roulaient  à  terre, 
ils  poussaient  des  cris  lamentables,  qui  attirèrent 
bientôt  les  pères  et  les  mères.  M.  et  Mme  de  Bri- 
cone,  voyant  leurs  fils  dans  l'état  de  désolation 
où  les  avait  laissés  le  commissaire,  s'approchèrent 
d'eux,  les  relevèrent  et  demandèrent  aux  autres 
enfants  ce  qui  était  arrivé.  Au  lieu  de  témoigner 
de  l'inquiétude  et  du  chagrin  de  la  menace  du  com- 
missaire, ils  regardèrent  en  souriant  les  personnes 
qui  étaient  restées  au  fond  du  salon.  M.  de  Bricone 
dit  avec  calme  : 

((  Voilà  ce  que  c'est  de  faire  des  méchancetés; 
on  est  toujours  puni.  M.  Poucque  a  aussi  porté 
plainte  contre  vous,  car  il  a  fini  par  vous  décou- 
vrir; ce  sera  encore  une  mauvaise  affaire  pour  vous. 

—  Papa,  papa,  protégez-nous,  secourez-nous! 
Je  ne  recommencerai  plus  !  je  le  jure  !  s'écria  Jules 
en  joignant  les  mains  et  le  visage  baigné  de  larmes. 

—  Ni  moi  non  plus,  jamais!  jamais!  reprit  Ni- 
colas en  sanglotant. 

—  Est-ce  bien  vrai?  Votre  repentir  est-il  sincère? 

—  Bien  sincère,  bien  vrai,  papa.  Oh!  papa,  sau- 
vez-nous ! 

—  Voyons,  je  vais  tâcher  d'arrêter  tout  cela. 
Rentrons  à  la  maison;  j'irai  ensuite  chez  le  com- 
missaire, et  j'espère  qu'il  ne  sera  plus  question  de 
cette  terrible  affaire.  » 

M.    et  Mme   de   Bricone   emmenèrent  Jules  et 


LES    BONS    ENFANTS  39 

Nicolas,  tremblants  encore,  mais  plus  rassurés. 
Quand  ils  furent  partis,  Mme  d'Arcé  dit  aux  en- 
fants : 

«  Eh  bien!  mes  enfants,  comment  trouvez-vous 
mon  poisson  d'avril?  Jules  et  Nicolas  ne  sont-ils 
pas  bien  punis  du  leur? 

PIERRE. 

Comment,  maman,  le  commissaire?... 

MADAME    d'aRCÉ. 

N'est  pas  un  commissaire,  mais  un  ami  de 
Mme  de  Rouville  qui  a  bien  voulu  nous  aider  à 
punir  une  méchante  action. 

HENRI. 

Et  les  sergents  de  ville  qu'il  a  été  chercher? 

MADAME    d'aRCÉ. 

Ne  viendront  pas,  car  il  ne  les  a  pas  appelés. 

CAMILLE. 

Et  M.  et  Mme  de  Bricone  savaient  tout  cela? 

MADAMt   o'aRCÉ. 

Certainement;  nous  étions  tous  dans  le  secret; 
je  ne  me  serais  pas  permis  de  faire  jouer  une 
scène  pareille  sans  l'assentiment  de  M.  et  Mme  de 
Bricone  et  des  personnes  ici  présentes. 

MADELEINE. 

Est-ce  que  Jules  et  Nicolas  sauront  que  c'est  un 
poisson  d'avril? 


MADAME    d'aRCÉ. 


On  le  leur  dira  demain  seulement. 

MADAME    DE    ROUVILLE. 

A  présent,  mes  enfants,  reprenez  vos  jeux  en 
attendant  le  souper  » 


40  LES    BONS    ENFANTS 

Mais  les  enfants  avaient  été  si  impressionnés  par 
la  visite  du  prétendu  commissaire  et  le  désespoir 
de  Jules  et  de  Nicolas,  qu'ils  préférèrent  causer  de 
cette  aventure  plutôt  que  se  livrer  à  des  jeux 
bruyants.  Après  bien  des  réflexions,  des  récits  de 
diverses  méchancetés  des  deux  coupables  et  des 
espérances  de  leur  changement,  ils  se  rendirent  à 
l'appel  de  leurs  mamans  pour  manger  des  crèmes, 
des  gelées,  des  glaces,  des  gâteaux,  et  ils  se  reti- 
rèrent ensuite  pour  se  coucher  et  rêver  au  poisson 
d'avril  de  Mme  d'Arcé. 


'# 


MOYEN    NOUVEAQ 


POUR  TEINDRE  E>'  KOIR  UN  MOUTON. 


AMAN,  dit  Arthur, 
âgéde  six  ans, vou- 
lez-vous me  don- 
ner de  la  couleur 
noire? 

LA  MAMAN. 

Certainement 
non  ;  tu  vas  faire 
des  taches  partout 
et  tu  saliras  tes 
mains  et  tes  ha- 
bits. 

ARTHUR. 

Oh  non  !  ma- 
man,  je  vous  assure;  je  ferai  bien  attention,  je  ne 
salirai  rien  du  tout. 

LA  MAMAN. 

Pourquoi  veux-tu  avoir  de  la  couleur  noire? 

ARTHUR. 

Pour  m'amuser,  maman;  pour  peindre. 

LA  MAMAN. 

On  ne  peint  pas  avec  du  noir,  c'est  très  laid;  tu 


42  LES    BONS    ENFANTS 

as  une  boîte  de  couleurs,  des  pinceaux,  du  papier, 
tu  n'as  pas  besoin  d'autre  chose  pour  peindre. 

ARTHUR, 

Mais,  maman.... 

LA  MAMAN,  impatientée. 
Laisse-moi  lire,  et  va  t'amuser  avec  ton  frère.  » 
Arthur  sort  à  pas  lents;  il  arrive  dans  la  cham- 
bre à  côté,  où  l'attendait  son  frère  Léonce. 

LÉONCE  [huit  ans). 
Eh  bien!  as-tu  du  noir? 

ARTHUR. 

Je  n'ai  rien  du  tout;  maman  n'a  pas  voulu  m'en 
donner. 

LÉONCE. 

Comment  allons-nous  faire?  Il  nous  en  faut 
pourtant,  et  beaucoup. 

ARTHUR. 

Si  nous  demandions  à  Sophie? 

LÉONCE. 

Sophie  ne  pourra  pas  nous  donner  de  la  couleur; 
elle  n'en  a  pas  plus  que  nous. 

ARTHUR. 

Non,  mais  elle  a  des  idées;  elle  inventera  quel- 
que chose. 

LÉONCE. 

Je  veux  bien;  vas-y,  toi;  je  vous  attendrai  ici 
pour  répondre  à  maman  si  elle  demande  ce  que 
nous  faisons.  Va  doucement;  ouvre  les  portes  sans 
faire  de  bruit.  » 

Arthur  sort  sur  la  pointe  du  pied;  il  entre  chez 
sa  sœur  Sophie,  âgée  de  sept  ans;  il  la  trouve  oc- 


LES    BONS    ENFANTS  43 

cupée  à  laver  sa  poupée  à  grande  eau  ;  l'eau  coule 
partout;  ses  manches  et  sa  robe  sont  mouillées. 

«  Pst!  pst!  Sophie? 

SOPHIE,  se  retournant. 

Quoi?  quoi?  Tu  m'as  fait  peur   :  j'ai  cru   que 


Sophie  était  occupée  à  laver  sa  poupée  à  grande  eau. 


c'était  maman  ou  ma  bonne. 

ARTHUR . 

Chut!...  Parle  plus  bas.  Léonce  te  fait  demander 
si  tu  as  de  la  couleur  noire.  ■ 

SOPHIE. 

Non,  je  n'en  ai  pas.  Pour  quoi  faire  de  la  couleur 
noire? 


44  LES    BONS    ENFANTS 

ARTHUR. 

Pour  teindre  notre  gros  mouton,  qui  est  si  blanc 
qu'il  se  salit  toujours. 

SOPHIE. 

Tiens,  tiens,  tiens!  c'est  une  bonne  idée,  cela; 
ce  sera  très  amusant,  et  le  mouton  sera  bien  plus 
joli  ;  d'abord  c'est  très  rare  un  mouton  noir. 

ARTHUR. 

Mais  c'est  que  nous  n'avons  pas  de  couleur,  mal- 
heureusement; et  je  viens  te  demander  comment 
faire  pour  avoir  du  noir. 

SOPHIE,  réfléchissant. 

Comment  faire?  Attends,  que  je  pense  un  peu.... 
J'ai  une  idée  !  Prenons  l'encrier  et  versons  l'encre 
sur  le  mouton. 

ARTHUR . 

Ce  ne  sera  pas  assez  un  encrier;  ce  mouton  est 
si  grand! 

SOPHIE. 

Eh  bien  !  nous  prendrons  la  bouteille  d'encre 
qui  est  dans  le  cabinet  de  maman. 

ARTHUR. 

Bravo!  très  bien!  Viens  avec  moi,  mais  tout 
doucement,  pour  que  maman  ne  nous  entende 
pas.   » 

Arthur  et  Sophie  vont  dans  le  cabinet  prendre 
la  bouteille  d'encre  et  arrivent  sur  la  pointe  des 
pieds  près  de  Léonce,  qui  attendait  avec  impa- 
tience le  résultat  de  la  conférence. 

LÉONCE. 

Eh  bien!  avez-vous  trouvé  quelque  chose? 


LES    BONS    ENFANTS  45 

ARTHUR. 

Tiens!  une  bouteille  d'encre.  C'est  Sophie  qui 
en  a  eu  l'idée. 

LÉONCE. 

Excellente  idée!  Vite,  commençons.  Avec  quoi 
allons-nous  mettre  l'encre  sur  le  mouton? 

SOPHIE. 

En  la  versant  tout  doucement  sur  la  tête,  sur  le 
dos,  partout,  il  sera  teint  parfaitement,  nous  étale- 
rons avec  nos  mains, 

LÉONCE. 

C'est  ça.  Toi  Arthur,  et  toi  Sophie,  vous  éta- 
lerez l'encre,  et  moi  je  la  verserai  avec  précaution.  » 

Léonce  commence  à  verser;  il  verse  trop  fort, 
l'encre  coule  sur  le  tapis.  Sophie  et  Arthur  en  rem- 
plissent leurs  mains,  leurs  habits;  il  saute  même 
des  éclaboussures  sur  leurs  visages.  Léonce  rit. 
Sophie  se  fâche  et  applique  sa  main  pleine  d'encre 
sur  le  visage  de  Léonce,  qui  se  fâche  à  son  tour  et 
lance  de  l'encre  au  visage  de  Sophie  ;  Arthur  veut 
arracher  la  bouteille  des  mains  de  Léonce;  en  se 
débattant,  Léonce  jette  de  l'encre  de  tous  côtés  : 
le  tapis,  les  rideaux,  les  meubles,  tout  est  taché. 
Ils  se  disent  quelques  injures  à  voix  basse  :  «  Mé- 
chant! vilaine!  sotte!  imbécile!  »  Le  mélange  des 
voix  irritées  et  des  mouvements  violents  des  trois 
combattants  fait  un  bruit  étrange  qui  attire  l'atten- 
tion de  la  maman. 

«  Que  vous  arrive-t-il,  mes  enfants?  crie  la 
maman,  de  la  chambre  à  côté.  Quel  bruit  vous 
faites!  on  dirait  que  vous  vous  livrez  bataille.  » 


46  LES    BONS    ENFANTS 

Aucun  des  enfants  ne  répond,  mais  tous  restent 
immobiles,  regardant  avec  efifroi  leurs  habits  ta- 
chés, leurs  visages  et  leurs  mains  noircis,  et  les 
traces  d'encre  dont  ils  sont  entourés. 

«  Eh  bien!  qu'y  a-t-il  donc?  dit  la  maman  en 
entrant;  est-ce  que  vous...?  » 

Elle  aperçoit  les  dégâts  commis  et  reste  stupé- 
faite. La  surprise  lui  coupe  la  parole. 

«  Ah!  ah!  dit-elle,  voilà  une  jolie  occupation! 
Tous  mes  meubles  tachés,  des  rideaux  pleins 
d'encre;  des  mains  et  des  visages  de  nègres.  Très 
bien!...  Vous  resterez  à  dîner  comme  vous  êtes; 
votre  oncle  et  votre  tante  de  Mocqueux,  qui  vien- 
nent dîner  avec  nous,  s'amuseront  beaucoup  de 
cette  teinture.  Et  quant  aux  dégâts,  ils  seront 
réparés  en  partie  avec  l'argent  de  vos  étrennes  et 
celui  que  je  vous  donne  pour  vos  semaines.  Pen- 
dant trois  mois  vous  n'aurez  pas  un  sou.  » 

La  maman  appelle  la  bonne. 

«  Tâchez,  lai  dit-elle,  de  nettoyer  les  taches 
d'encre  que  ces  petits  mauvais  sujets  ont  faites 
partout;  et,  quant  à  eux,  vous  les  laisserez  sales 
comme  ils  sont  pour  diner.  » 

Les  enfants  pleurent;  la  maman  se  retire  sans 
les  regarder;  la  bonne  les  gronde  et  se  moque 
d'eux,  tout  en  lavant  à  l'eau  de  savon  les  rideaux, 
les  meubles,  le  tapis  :  elle  a  beau  laver,  frotter, 
les  taches  restent  très  visibles . 

«  Il  faudra  changer  les  rideaux  et  recouvrir  les 
meubles,  dit-elle.  Vous  avez  eu  là  une  belle  idée 
tous  les  trois! 


LES    BONS    ENFANTS 


47 


LÉONCE. 

Ce  n'est  pas  nous,  c'est  Sophie. 

SOPHIE. 

Je   ne  l'aurais   cerlainement  pas  eue  si  Arthur 


Il  verse  trop  fort,  l'encre  coule  sur  le  tapis    (Page  45.) 


n'était  venu  me  la  demander. 

ARTHUR. 

C'est  Léonce;  il  a  voulu  teindre  le  mouton;  je 
n'y  pensais  pas. 

LÉONCE. 

C'est  toi  qui  as  voulu  demander  à  Sophie  com- 
ment faire. 

SOPHIE. 

C'est  toujours  Léonce  qui  a  des  idées  bêtes  et 
qui  nous  appelle  à  son  secours. 


48  LES    BONS    ENFANTS 

LÉONCE. 

Et  c'est  toujours  toi  qui  as  des  idées  absurdes 
qui  nous  font  punir. 

SOPHIE. 

Pourquoi  les  trouves-tu  si  bonnes  et  les  acceptes- 
tu,  si  elles  sont  absurdes? 

LÉONCE. 

Parce  que  je  n'ai  pas  le  temps  de  réfléchir;  si  tu 
me  donnais  seulement  deux  minutes  pour  y  penser, 
je  verrais  que  tu  n'inventes  et  que  tu  ne  fais  que 
des  bêtises. 

SOPHIE  . 

Alors  tu  es  un  imbécile  qui  demande  conseil  à 
une  bête  et  qui  fait  toujours  ce  que  la  bête  lui 
conseille. 

LÉONCE. 

Non,  mademoiselle,  je  ne  suis  pas  un  imbécile; 
je  suis  trop  bon,  voilà  tout. 

SOPHIE. 

Trop  bon!  ah!  ah!  Voilà  un  reproche  que  tu  es 
seul  à  t'adresser  :  personne  ne  t'accusera  d'être 
trop  bon.  Tu  es  méchant  comme  une  gale;  de- 
mande à  Arthur. 

LÉONCE. 

Méchante  gale  toi-même  !  demande  à  Arthur. 

SOPHIE,  vivement. 
Arthur,  est-ce  que  je  suis  méchante? 

ARTHUR. 

Non,  pas  du  tout;  tu  es  seulement  trop  vive. 

LÉONCE. 

Arthur,  n'est-ce  pas  que  je  ne  suis  pas  méchant? 


LES    BONS    ENFANTS  49 

ARTHUR,  embarrassé. 

Je  n'en  sais  rien;  comment  veux-tu  que  je  le 
sache? 

SOPHIE,  triomphante. 

Ce  qui  veut  dire  que  tu  es  méchant  et  qu'il  n'ose 
pas  te  le  dire.  Ah!  ah!  ah!  tu  as  l'air  vexé,  mon 
bonhomme.  C'est  bien  fait,  c'est  bien  fait.  » 

Et  Sophie  se  met  à  danser,  en  battant  des  mains, 
autour  de  Léonce,  qui,  rouge  et  furieux,  cherche 
à  lui  donner  une  tape.  Sophie,  leste  et  légère, 
l'évite  toujours;  Arthur  s'est  retiré  prudemment 
dans  un  coin,  près  de  la  porte,  qu'il  entr'ouvre  afin 
de  pouvoir  se  sauver,  dans  le  cas  où  Léonce  vou- 
drait l'attaquer.  Celui-ci  se  fâche  de  plus  en  plus, 
et,  ne  pouvant  atteindre  Sophie,  il  lui  lance  des 
livres,  des  cahiers,  des  boîtes,  tout  ce  qu'il  peut 
attraper;  Sophie  se  baisse,  se  sauve,  se  retourne 
toujours  à  temps  pour  éviter  le  coup  et  continue  à 
se  moquer  de  Léonce  en  lui  faisant  des  cornes.  Le 
bruit  qu'ils  font  attire  la  maman,  le  papa  et  deux 
autres  personnes  qui  sont  dans  le  salon.  A  l'aspect 
de  ces  visages  barbouillés  de  noir,  l'un  riant  et 
l'autre  animé  par  la  colère,  le  troisième  effrayé  et 
à  demi  caché  par  la  portière,  tout  le  monde  part 
d'un  éclat  de  rire.  Les  enfants  s'arrêtent;  le  rouge 
de  la  honte  paraît  sous  l'encre  dont  ils  sont  noircis. 
Arthur  s'esquive  le  premier  :  Sophie  manœuvre 
habilement  pour  gagner  aussi  la  porte;  Léonce 
veut  faire  de  même,  son  père  le  saisit  par  le  bras. 

<(  Halte-là,  mon  cher!  lui  dit-il,  tu  répondras 
pour  tous  :   d'abord  parce  que   tu   es  l'aîné;  en- 

i 


50  LES    BONS    ENFANTS 

suite  parce  que  tu  dois  être  le  plus  coupable, 
puisque  Arthur  avait  l'air  effrayé  comme  un  lièvre  ; 
Sophie  riait  et  paraissait  se  moquer  de  toi,  tandis 
que  toi,  tu  avais  la  mine  d'un  chat  fâché. 

LÉONCE. 

Mais,  papa 

LE  PAPA. 

Chut  !  je  ne  te  demande  pas  de  m'expliquer  l'af- 
faire; je  t'ordonne  de  réparer  le  désordre  de  la 
chambre  et  de  tout  mettre  en  place. 

LÉONCE. 

Mais,  papa.... 

LE  PAPA. 

Tais-toi!  Ramasse  tout  ce  qui  est  par  terre  et 
mets  tout  en  ordre.  Quand  tu  auras  fini,  tu  iras  te 
débarbouiller  et  changer  d'habits. 

LA  MAMAN. 

Je  leur  avais  donné  pour  pénitence  de  diner 
sales  et  noircis  comme  ils  sont. 

LE  PAPA. 

Chère  amie,  je  demande  grâce,  pas  pour  eux, 
mais  pour  moi  et  mes  amis.  Ils  font  mal  au  cœur 
à  regarder  :  il  nous  serait  impossible  de  diner 
avec  de  pareils  teinturiers  à  nos  côtés  ou  en  face 
de  nous. 

LA  MAMAN. 

Si  c'est  pour  nous,  je  veux  bien  qu'on  les  net- 
toie. Allez,  monsieur  Léonce,  allez  vous  débar- 
bouiller et  vous  habiller,  et  dites  à  votre  bonne 
qu'elle  en  fasse  autant  pour  Sophie  et  Arthur.   » 

Léonce  avait  fini  de  tout  ramasser  et  tout  ran- 


LES    BONS    ENFANTS  bl 

ger;  il  alla  chez  sa  bonne,  où  étaient  Sophie  et 
Arthur. 

((  Ma  bonne,  dit-il  d'un  air  triomphant,  donne- 


Ne  pouvant  atteindre  Sopliic,  il  lui  lance  des  livres.  (Page  49.) 


moi  bien  vite  de  l'eau  tiède,  du  savon,  du  linge  et 
des  habits  propres. 

LA    BONNE. 

Votre  maman  m'a  dit  de  vous  laisser  dîner  tous 
trois  sales  comme  vous  êtes,  vous  le  savez  bien. 

LÉONCE. 

Oui,  mais  papa  a  dit  qu'il   ne  voulait  pas,  que 
cela  lui  ferait  mal  au  cœur  parce  que  j'étais  près 


52  LES    BONS    ENFANTS 

de  lui  à  table;  alors  maman  a  dit  que  tu  me  bcvcs 
et  m'habilles. 

SOPHIE. 
Moi  et  Arthur  aussi  alors? 

LÉONCE. 

Non,  vous  dînerez  sales  comme  vcus  Hei. 

SOPHIE. 

Pourquoi  donc  nous  et  pas  toi? 

LÉONCE. 

Parce  que  je  suis  près  de  papa  et  que  vous  êtes 
plus  loin. 

SOPHIE. 

Mais  il  nous  verra  tout  comme  toi. 

LÉONCE 

Enfin,  c'est  comme  ça.  Papa  l'a  dit.  )> 
Sophie  et  Arthur  pleurent  à  demi;  ils  s'affligent 
davantage  à  mesure  que  Léonce  devient  blanc  et 
propre.  Léonce  les  regarde  d'un  air  moqueur.  La 
bonne  a  pitié  des  pauvres  petits  et  gronde  Léonce 
de  ses  airs  triomphants  et  narquois.  L'heure  du 
diner  sonne,  le  valet  de  chambre  vient  chercher 
les  enfants  pour  diner.  Léonce  s'avance  le  pre- 
mier, gaiement.  Tous  trois  rentrent  au  salon,  où 
le  trouvaient  leur  oncle,  leur  tante  et  deux  amis. 
Surprise  générale  à  l'aspect  de  Sophie  et  d'Arthur 
changés  en  nègres. 

LE    PAPA. 

Dans  quel  état  vou>  présentez-vous  ici,  mes  en- 
fants? Pourquoi  ne  vous  ète3-vous  pas  lavés! 
LÉONCE,  les  yeux  baisses. 
Parce  que  maman  l'avait  défendu. 


Le  valet  de  chambre  vient  chercher  les  enfants. 


LES    BONS    ENFANTS  55 

LA    MAMAN. 

Mais  j'avais  fait  dire  par  Léonce  que  votre  papa 
désirait  que  vous  fussiez  lavés. 

SOPHIE. 

Léonce  a  dit  que  c'était  lui  seulement,  et  que 
moi  et  Arthur  nous  devions  rester  sales. 

LA    MAMAN. 

Qu'est-ce  que  c'est  que  cela,  monsieur  Léonce? 
Pourquoi  avez-vous  fait  ce  mensonge? 
LÉONCE,  1res  embarrasse. 

Mais...,  mais...  j'ai  cru...,  je  n'ai  pas  com- 
pris.... 

LE  PAPA,  sévèrement. 

Vous  avez  très  bien  compris,  monsieur;  et  moi 
aussi,  je  comprends  très  bien  que  vous  êtes  un 
méchant  garçon,  que  vous  avez  voulu  vous  venger 
de  je  ne  sais  quoi  que  j'ignore,  sur  votre  frère  et 
votre  sœur;  mais  votre  méchanceté  sera  punie.  » 

Le  papa  tire  le  cordon  de  la  sonnette  ;  un  domes- 
tique entre. 

LE    PAPA. 

Envoyez-moi  tout  de  suite  la  bonne  des  enfants.  » 
La  bonne  arrive. 

LE    PAPA. 

Emmenez  les  trois  enfants,  Gertrude  ;  débar- 
bouillez et  habillez  au  plus  vite  Sophie  et  Arthur, 
et  envoyez-les-nous  pour  diner.  Vous  garderez 
Léonce,  qui  dînera  dans  sa  chambre,  de  soupe,  de 
bœuf  et  de  pain  tant  qu'il  en  voudra.  Il  restera 
chez  lui  toute  la  soirée.  » 

Ce  fut  au  tour  de  Léonce  de  pleurer.  Sophie  et 


56  LES    BONS    ENFANTS 

Arthur  avaient  un  peu  pitié  de  leur  frère,  tout  en 
se  disant  qu'il  avait  mérité  la  punition.  Ils  se  lais- 
sèrent laver  et  habiller  en  silence;  en  s'en  allant, 
Sophie  dit  tout  bas  à  Léonce  : 

«  Je  t'apporterai  mes  gâteaux  et  mon  dessert. 

—  Merci,  Sophie,  répondit  Léonce  ;  tu  es  bonne.  » 

Effectivement  Sophie  réussit  à  glisser  dans  sa 
poche  deux  gâteaux,  une  orange  mandarine,  une 
pomme  d'api  et  des  fruits  confits.  Elle  crut  que 
personne  ne  l'avait  vue  faire,  et  s'applaudit  de  son 
habileté.  Après  le  diner,  elle  s'esquiva  du  salon 
pour  aller  voir  Léonce  et  lui  porter  ce  qu'elle 
avait  pu  lui  garder.  Léonce  la  remercia,  l'embrassa 
et  mangea  avec  grand  plaisir  le  dessert  de  Sophie; 
il  voulait  au  moins  partager  avec  elle,  mais  elle 
refusa,  en  disant  qu'elle  avait  beaucoup  mangé  et 
qu'elle  n'avait  plus  envie  de  rien. 

Quand  Sophie  rentra  au  salon,  son  papa  l'ap- 
pela. 

«  Sophie,  tu  as  oublié  ton  dessert  sur  la  table, 
le  voilà  en  entier  :  mandarine,  pomme,  fruits 
confits,   tu   n'as  rien  mangé. 

SOPHIE,  étonnée. 

Mon  dessert?  Gomment,  mon  dessert?  Mais  je 
l'ai  eu  à  table. 

LE    PAPA. 

Tu  l'as  eu  et  tu  l'as  mangé? 

SOPHIE. 

Je  l'ai  eu,  papa;  bien  sûr,  je  l'ai  eu. 

LE  PAPA,  souriant. 
Et  tu  l'as  mangé?  » 


LES    BONS    ENFANTS  57 

SOPHIE,  embarrassée. 
Papa,...  il  est  mangé;  oui,  il  est  mangé. 

LE    PAPA. 

C'est  toi  qui  l'as  mangé?  » 

Sophie  est  de  plus  en  plus  embarrassée  ;  elle  ne 
veut  pas  mentir,  elle  ne  veut  pas  dire  qu'elle  l'a 
donné  à  Léonce.  Elle  reste   rouge  et  muette. 

LE    PAPA. 

Ce  n'est  pas  pour  te  reprocher  l'usage  que  tu 
as  fait  de  ton  dessert,  ma  chère  enfant,  que  je 
t'adresse  ces  questions,  mais  pour  m'assurer  de 
ta  bonne  action.  Je  me  doutais  que  tu  avais  porté 
à  Léonce  ce  que  tu  enfournais  si  habilement  dans 
ta  poche.  G'e^t  bon  et  généreux  à  toi.  Je  n'ai  pas 
voulu  que  tu  fusses  privée  de  ton  dessert,  et  j'ai 
fait  apporter  ce  qui  t'en  revenait.  Mange-le,  mon 
enfant,  et  sois  toujours  bonne  et  généreuse  comme 
tu  l'as  été  ce  soir.  Tu  n'en  seras  pas  toujours 
récompensée  en  ce  monde,  mais  le  bon  Dieu,  qui 
voit  tout,  répandra  sur  toi  ses  bénédictions  et 
t'aidera  de  plus  en  plus  à  devenir  meilleure.  » 

Sophie  remercia  et  embrassa  son  papa,  qui  la 
serra  tendrement  dans  ses  bras  et  qui  lui  remit 
l'assiette  de  dessert;  elle  la  reçut  et  en  mangea 
le  contenu  avec  un  double  plaisir. 


C|? 


LE    MAUVAIS    CONSEIL. 


UELQUES  jours  apres,  une 
tante  qu'Arthur  aimait 
beaucoup  lui  donna  un 
joli  petit  chien  blanc  à 
long  poil  et  à  mousta- 
ches. Arthur  courut  bien 
vite  montrer  son  petit 
chien  à  Sophie  et  à 
Léonce;  Sophie  fut  en- 
chantée, et  Léonce  fut 
mécontent,  parce  qu'il 
était  jaloux. 

LÉONCE. 

Je  ne  sais  pas  pour- 
quoi ma  tante  t'a  donné 
ce  chien,  à  toi  qui  ne 
sauras  pas  le  soigner. 

ARTHUR. 

Je  le  soignerai  très  bien  ;  aussi  bien  que  toi. 

LÉONCE. 

Tu  ne  sauras  seulement  pas  le  mener  promener. 

ARTHUR. 

Ce  n'est  pas  difficile,  nous  l'emmènerons  avec 
nous  aux  Tuileries. 


60  LES    BONS    ENFANTS 

LÉONCE. 

Et  qu'en  feras-tu  pendant  que  tu  joueras? 

ARTHUR. 

Il  jouera  avec  nous. 

LÉONCE. 

Comment?  tu  le  feras  courir,  sauter  à  la  corde, 
jouer  au  cerceau? 

SOPHIE. 

Mais  non;  que  tu  es  bête!  Pendant  que  nous 
courrons,  il  l'attachera  à  une  chaise  près  de  ma 
bonne. 

LÉONCE. 

Bête  toi-même,  avec  tes  inventions  sottes 

SOPHIE. 

Tu  ne  m'as  pas  trouvée  bête  le  jour  où  je  t'ai 
apporté  mon  dessert,  que  tu  as  mangé  comme  un 
gourmand. 

LÉONCE. 

Puisque  tu  me  l'avais  apporté,  c'était  pour  me 
le  faire  manger  probablement. 

SOPHIE. 

Je  ne  dis  pai  non,  mais  je  dis  que  ce  n'était  pa . 
bête.  D'ailleurs,  pourquoi  te  fàches-tu  parce  que 
ma  tante  a  donné  ce  chien  à  x\rthur  et  pas  à  toi  î 
Tu  peux  t'en  amuser  tout  comme  je  ferai,  moi. 

LÉONCE. 

Ah  !  par  exemple  !  si  tu  crois  que  je  suis  jaloux 
de  ce  beau  présent;  que  j'aurais  voulu  avoir  cet 
ennuyeux  animal  :  tu  te  trompes  bien,  je  t'assure. 

SOPHIE. 

Alors  pourquoi  grognes-tu? 


LES    BONS    ENFANTS  61 

LÉONCE. 

Je  ne  grogne  pas,  mademoiselle;  vous  ne  savez 
ce  que  vous  dites, 

ARTHUR,  interrompant. 

Et    comment    Tappellerons-nous?    Il    faut    lui 
donner  un  nom. 

SOPHIE. 

C'est  vrai  !  Appelle-le  Blanchet. 

LÉONCE. 

Comme  c'est  commun,  Blanchet!  Ah!  ah!  ah! 
que  c'est  laid  !  que  c'est  bête  ! 

SOPHIE,  vivement. 
Et  comment  veux-tu  qu'on  l'appelle?  Azor,  Mé- 
dor,  Castor?  c'est  bien  plus  commun! 
LÉONCE,   d'un  air  moqneur. 
Appelez-le  Laidronnet,  il  sera  bien  nommé. 

SOPHIE. 

Non,  monsieur;  il  est  charmant  et  il  ne  sera  pa3 
Laidronnet.  Arthur,  appelle-le  Joliet. 

ARTHUR . 

Je  ne  peux  pas;  ma  cousine  Berthe  a  un  chien 
qui  s'appelle  Joliet. 

SOPHIE. 

C'est  vrai?  Alors...,  alors...  je  ne  sais  pas,  moi, 
dis  toi-même;  tu  ne  trouves  rien? 

ARTHUR. 

Si  je  l'appelais  Bijou? 

SOPHIE. 

Très  bien,  très  bien!  Bijou,  Bijou,  viens,  mon 
petit  chéri,  viens  que  je  t'embrasse.  » 

Bijou,  qui  dormait  sur  les  genoux  d'Arthur,  ne 


62  LES    BONS    ENFANTS 

bougeait  pas.  Sophie  le  caressa  tout  doacement, 
baisa  ses  petites  pattes  roses,  et  proposa  à  Arthur 
de  le  coucher  dans  le  lit  de  sa  poupée.  Ils  rem- 
portèrent chez  leur  bonne;  Arthur  le  posa  douce- 
ment dans  le  petit  lit,  et  Sophie  le  couvrit  avec  la 
couverture  de  sa  poupée.  Léonce  les  suivit  en  se 
moquant  d'eux  et  se  mit  à  faire  du  bruit  en  renver- 
sant les  chaises  et  les  joujoux. 

SOPHIE. 

Finis  donc,  Léonce;  tu  vas  l'éveiller! 

LÉONCE. 

Le  grand  malheur  quand  il  s'éveillerait!  » 

Et  il  redoubla  son  tapage,  secouant  les  casse- 
roles et  la  vaisselle  de  Sophie,  et  battant  du  tam- 
bour d'Arthur.  Sophie  se  jeta  sur  la  boîte  de 
ménage  pour  la  lui  arracher.  Arthur  saisit  son 
tambour,  Léonce  leur  distribua  quelques  tapes. 
Sophie  et  Arthur  se  mirent  à  crier;  Bijou  s'éveilla 
et,  voyant  une  bataille,  s'élança  sur  Léonce  et  lui 
mordit  les  jambes;  Léonce  lui  donna  des  coups  de 
pied,  qui  heureusement  ne  l'atteignirent  pas,  mais 
qui  le  rendirent  plus  furieux  ;  il  se  mit  à  japper,  à 
se  jeter  sur  son  ennemi,  qui  commençait  à  avoir 
peur  et  à  se  sauver  derrière  les  meubles;  Sophie 
et  Arthur  battaient  des  mains  et  riaient  aux  éclats 
en  criant  : 

«  C'est  bien  fait!  Gela  t'apprendra  à  réveiller 
Bijou  !   » 

La  bonne,  trouvant  Léonce  assez  puni,  se  plaça 
devant  lui  et  chercha  à  calmer  Bijou.  Il  se  laissa 
prendre;  mais,  aussitôt  que  Léonce  faisait  mine 


LES    BONS    ENFANTS 


63 


de  bouger,  il  montrait  les  dents  et  recommençait 
à  japper.  Enfin,  Léonce  parvint  à  s'échapper. 
Quand  il  fut  en   sûreté   : 

«  Maudit  animal,  s'écria-t-il,  je  me  vengerai; 
tu  payeras  ta  méchanceté.   » 

Le  lendemain,  en  ramenant  Bijou  des  Tuileries, 


Il  battait  du  tambour- 


Cil  les  enfants  l'avaient  conduit  en  laisse,  Arthur 
s'aperçut  que  les  pattes,  le  ventre  et  la  queue  du 
petit  chien  étaient  pleins  de  boue. 

((  Gomme  c'est  ennuyeux  qu'il  soit  blanc!  dit-il. 
Si,  du  moins,  ses  poils  n'étaient  pas  si  longs,  il 
se  salirait  bien  moins!  Comment  faire  pour  l'em- 
pêcher de  se  salir?  » 


64  LES    BONS    ENFANTS 

Léonce,  qui  se  trouvait  tout  seul  avec  lui,  sourit 
d'un  air  malicieux. 

«  Écoute,  dit-il,  j'ai  remarqué  que  ce  qu'on  brû- 
lait devenait  noir.  Le  bois  brûlé  est  noir,  le  papier 
brûlé  est  noir,  le  bouchon  brûlé  est  noir.  Il  me 
semble  que  tu  pourrais  essayer 

—  De  brûler  mon  pauvre  Bijou?  s'écria  Arthur. 
Certainement  non,  je  ne  le  ferai  pas;  je  ne  le  veux 
pas. 

LÉONCE. 

Est-ce  que  je  te  dis  de  le  brûler,  nigaud?  Je  sais 
bien  que  si  tu  le  brûles,  il  sera  mort. 

ARTHUR. 

Alors,  à  quoi  sert  ce  que  tu  dis? 

LÉONCE. 

A  te  donner  un  bon  conseil,  tu  vas  voir.  Il  faut 
seulement  brûler  le  bout  de  ses  poils;  rien  que 
le  bout,  pour  que  ses  poils  soient  plus  courts  et 
noirs.  Ça  ne  peut  pas  lui  faire  de  mal,  cela,  puisque 
tu  ne  laisseras  brûler  que  le  bout,  absolument  le 
bout  des  poils.  » 

Arthur  était  indécis;  il  ne  savait  s'il  devait  ou 
non  suivre  le  conseil  de  Léonce.  Il  regardait  Bijou, 
qui  dormait  sur  ses  genoux. 

(c  Pauvre  petit,  dit-il,  si  cela  te  brûlait  trop  fort! 

—  C'est  impossible,  puisque  j'éteindrai  aussitôt 
que  tu  auras  allumé  le  bout  des  poils.  » 

Et  pour  achever  de  décider  Arthur,  il  lui  présenta 
une  boîte  d'allumettes  qui  était  sur  la  cheminée. 

«  Voyons,  dépêche-toi;  maman  ou  ma  bonne 
vont    entrer,  et  Bijou   restera   sale;  il   faudra  le 


LES    BONS    ENFANTS 


65 


laver,  le  peigner,  ce  qui  Tennuie  et  renrhume;  et 
ce  sera  ta  faute,  tu  le  vois  bien.  » 

Arthur,  convaincu  par  les  raisonnements  de 
Léonce  et  désirant  épargner  un  ennui  à  son  petit 
favori,  prit  l'allumette  des  mains  de  Léonce,  la  fit 
flamber  en  frottant  sur  le  couvercle  de  la  boîte, 


«  Il  faut  seulement  brûler  le  bout  de  ses  poils.  » 


et  l'approcha  de  Bijou  endormi;  en  une  seconde, 
le  malheureux  chien  fut  tout  en  feu  ;  les  poils  de 
son  corps  flambaient  de  tous  côtés  ;  il  s'éveilla  en 
hurlant  et  chercha  à  s'élancer  à  terre;  mais  Ar- 
thur, effrayé,  veut  éteindre  le  feu  et  le  retient 
dans  ses  bras.  Bijou  se  débat,  se  jette  à  terre  et 

5 


66  LES    BONS    ENFANTS 

tombe,  heureusement  pour  lui,  dans  une  petite 
baignoire  pleine  d'eau  que  la  bonne  avait  préparée 
pour  faire  un  savonnage.  Le  feu  s'éteint  aussitôt; 
Bijou  sort  de  la  baignoire  tout  fumant,  se  secouant 
et  criant  encore  un  peu. 

Mais  ce  fut  au  tour  d'Arthur  de  crier;  le  feu 
avait  pris  à  son  tablier  pendant  qu'il  retenait  dans 
ses  bras  Bijou  enflammé;  ses  manches,  son  pan- 
talon commençaient  à  brûler  et  à  pétiller  ;  ses  bras 
et  ses  cuisses  commençaient  à  griller.  La  bonne 
accourut  à  ses  cris.  Le  voyant  en  flammes,  elle  le 
saisit  et  le  plongea  dans  la  baignoire  qui  avait  déjà 
sauvé  Bijou.  Le  feu  s'éteignit  immédiatement,  mais 
les  bras  et  les  cuisses  avaient  quelques  brûlures. 
La  bonne  les  bassina  avec  de  Teau-de-vie  et  ler, 
enveloppa  de  ouate  imbibée  d'eau-de-vie,  ce  qui 
enleva  promptement  la  douleur  et  empêcha  les 
cloches  et  les  plaies. 

Léonce  s'était  échappé  au  premier  cri  de  Bijou 
et  d'Arthur;  il  rentra  dans  sa  chambre,  effrayé  do 
ce  qu'il  avait  fait,  et  craignant  que  sa  vengeance 
contre  Bijou  ne  tournât  contre  lui-même,  ce  qui  ne 
manqua  pas  d'arriver.  Arthur  raconta  en  pleurant 
à  sa  bonne  ce  que  lui  avait  dit  Léonce;  elle  devina 
la  méchante  intention  de  ce  mauvais  garçon.  Quand 
le  papa  et  la  maman  rentrèrent,  ils  furent  désolés 
en  apprenant  l'accident  qui  aurait  pu  devenir  si 
terrible.  Le  papa  fit  venir  Léonce;  il  entra  et  resta 
tremblant  à  la  porte  en  voyant  le  visage  sévère  de 
son  père. 

«  Approchez,  monsieur....  Plus  près,  plus  près.  » 


Elle  le  plongea  dans  lu  baignoire. 


LES    BONS    ENFANTS  69 

Léonce  avança  avec  une  frayeur  qui  ne  fit  aucune 
pitié  à  son  père. 

LE    PÈRE. 

Pourquoi  avez-vous  donné  à  votre  frère  un 
conseil  qui  pouvait  causer  la  mort  de  son  chien 
et  peut-être  la  sienne? 

LÉONCE. 

Je  ne  savais  pas,  papa....  Je  croyais  qu'on  pou- 
vait..., qu'il  éteindrait...,  qu'il  soufflerait 

LE    PÈRE. 

Vous  ne  saviez  pas  que  le  feu  brûlait?  Vous  ne 
saviez  pas  qu'une  fois  allumés,  les  poils  de  Bijou 
ne  s'éteindraient  pas,  et  que  votre  frère  était  trop 
jeune  pour  pouvoir  les  éteindre?  » 

Léonce  ne  répondit  pas;  il  baissa  de  plus  en  plus 
sa  tête  tremblante,  et  comprit  qu'il  ne  pouvait  pas 
échapper  à  la  punition  qu'il  avait  méritée. 

Son  père  le  regarda  quelques  instants  en  silence. 

«  Monsieur,  dit-il  enfin,  votre  sœur  et  votre 
frère  souffrent  sans  cesse  de  votre  méchanceté,  de 
votre  jalousie,  de  votre  basse  envie.  Vos  tours  de- 
viennent trop  dangereux  pour  que  je  puisse  vous 
laisser  vivre  près  d'eux.  Allez  dans  votre  chambre 
et  restez-y.  Je  vous  emmènerai  demain  pour  vous 
mettre  dans  un  collège  où  vous  serez  sévèrement 
tenu  et  surveillé.  Allez.   » 

Léonce  se  retira  sans  répondre;  en  rentrant  dans 
sa  chambre,  il  se  mit  à  pleurer  amèrement. 

«  Dans  un  collège!  Mon  Dieu!  mon  Dieu!  serai-je 
malheureux!  Tout  seul,  sans  amis,  avec  des  maîtres 
sévères!  » 


70  LES    BONS    ENFANTS 

Et  Léonce  sanglotait  si  bruyamment,  que  Sophie 
l'entendit  de  sa  chambre.  Inquiète  du  chagrin  de 
son  frère,  qu'elle  aimait  malgré  ses  fréquentes  mé- 
chancetés, elle  courut  vers  lui  j)our  savoir  la  cause 
de  sa  douleur. 

Léonce  ne  l'entendit  pas  et  ne  la  vit  pas  entrer  ; 
la  tête  cachée  dans  ses  mains,  il  gémissait  et  pleu- 
rait, ne  songeant  qu'à  son  malheur. 

Sophie  s'approcha,  lui  passa  le  bras  autour  du 
cou  et  lui  dit  d'une  voix  tremblante  d'émotion  : 

«  Mon  pauvre  Léonce,  qu'as-tu  donc  pour  pleurer 
si  fort?  » 

Léonce  leva  la  tête,  et,  apercevant  les  yeux  de 
Sophie  pleins  de  larmes,  il  en  fut  touché;  il  lui 
rendit  ses  baisers  et  lui  répondit  à  travers  ses 
sanglots  : 

(c  Sophie,  Sophie,  je  suis  malheureux!  Je  serai 
bien  plus  malheureux.  Papa  veut  m'emmencr  de- 
main pour  me  mettre  au  collège.  » 

Sophie  poussa  un  cri. 

SOPHIE. 

Au  collège!  Pauvre  Léonce!  Que  vas-tu  devenir 
avec  ces  méchants  maîtres  qui  ne  cesseront  de  te 
gronder  et  de  te  punir,  et  des  méchants  camarades 
qui  ne  penseront  qu'à  te  tourmenter?  Va  vite  de- 
mander pardon  à  papa.  Dis  que  tu  ne  le  feras  plus 

Et  qu'as-tu  fait?  ajouta  Sophie  par  réflexion. 

LÉONCE. 

J'ai  conseillé  à  Arthur  d'allumer  les  poils  de 
Bijou  pour  les  raccourcir  et  les  noircir,  et  ils  ont 
manqué  de  brûler  tous  les  deux. 


LES    BONS    ENFANTS  71 

SOPHIE,  se  reculant. 
C'était  toi!...  C'est  méchant,  cela!  c'est  vrai!... 
Ce  pauvre  Arthur  a  les  bras  et  le  dessus  des  cuisses 
tout  grillés....  Et  le  pauvre  petit  Bijou  est  affreux, 
il  a  Fair  d'un  lièvre  cuit. 

LÉOiNCE. 

Est-ce  qu'x\rthur  a  bien  mal? 

SOPHIE. 

Non,  il  ne  souffre  pas  depuis  que  ma  bonne  lui 
a  mis  du  coton  trempé  dans  de  l'eau-de-vie  ;  seu- 
lement, il  se  désole  d'avoir  rendu  Bijou  si  laid. 

LÉONCE 

ïl  est  donc  réellement  bien  laid? 

SOPHIE. 

Aftreux,  affreux!  Si  tu  le  voyais,  tu  ne  pourrais 
pas  t'empêcher  de  rire.  Il  a  un  air  si  piteux,  si 
maigrelet  !  il  est  d'une  si  drôle  de  couleur  !  Ha  !  ha  ! 
ha!  je  lui  ai  ri  au  nez  quand  je  l'ai  revu.  Arthur 
n'était  pas  content;  il  chsait  que  je  devais  pleurer. 
J'ai  essayé  ;  pas  moyen  !  Je  riais  malgré  moi  ;  j'ai 
pourtant  fini  par  pleurer,  mais  c'était  à  force  de 
rire.  Je  ne  savais  pas  que  c'était  toi  qui  avais  donné 
ce  beau  conseil  à  Arthur.  Sais-tu  que  c'est  réelle- 
ment méchant?  Tu  savais  bien  que  le  feu  brûle- 
rait. 

LÉONCE. 

Je  le  sais  bien,  que  j'ai  été  méchant.  Mais  je  t'as- 
sure que  je  ne  le  serai  plus.  Je  t'en  prie,  je  t'en 
prie,  dis-le  à  papa.  Demande-lui  pardon  pour  moi, 
Dis-lui  que  je  ne  recommencerai  jamais.  » 

Et  Léonce  se  mit  de  nouveau  à  pleurer. 


72  LES    BONS    ENFANTS 

Sophie,  attendrie,  lui  promit  de  demander  grâce 
à  son  papa,  et  le  quitta  en  courant  pour  chercher 
son  père. 

Il  n'était  pas  dans  sa  chambre  ni  au  salon  ;  alors 
elle  retourna  chez  sa  bonne,  pensant  qu'il  était 
avec  Arthur.  Elle  l'y  trouva  effectivement,  et,  se  je- 
tant dans  ses  bras  : 

«  Papa,  je  vous  en  prie,  je  vous  en  supplie,  dit- 
elle,  pardonnez  au  pauvre  Léonce;  il  pleure,  il  est 
désolé;  il  ne  sera  plus  jamais  méchant;  il  me  l'a 
bien  promis.  Ne  le  mettez  pas  au  collège,  papa; 
je  vous  en  prie,  mon  cher  papa,  laissez-le  avec 
nous. 

ARTHUR . 

Vous  voulez  mettre  Léonce  au  collège,  papa? 
Oh!  pauvre  Léonce!  S'il  va  au  collège,  je  serai 
malheureux  comme  lui,  je  pleurerai  toujours. 

LE    PÈRE. 

Mes  pauvres  enfants,  Léonce  a  déjà  fait  plusieurs 
méchancetés;  celle  d'aujourd'hui  est  plus  forte  que 
les  autres;  tu  aurais  pu  brûler  tout  entier;  le  bon 
Dieu  a  permis  que  ta  bonne  se  soit  trouvée  là,  que 
la  baignoire  se  soit  trouvée  pleine  d'eau,  qu'elle  ait 
eu  l'heureuse  pensée  de  te  jeter  dedans  ;  mais  je  ne 
veux  pas  vous  laisser  exposés  à  de  pareils  dangers, 
et  je  veux  éloigner  celui  qui  vous  y  expose.  » 

Arthur  et  Sophie  continuèrent  leurs  supplica- 
tions avec  une  telle  insistance  et  avec  un  tel  cha- 
grin, que  le  papa,  à  moitié  vaincu,  leur  promit 
d'aller  parler  à  Léonce. 

«  Si  je  le  trouve  vraiment  repentant,  comme  tu 


LES    BONS    ENFANTS  73 

le  dis,  Sophie,  je  vous  promets  de  le  laisser  à  la 
maison  près  de  vous;  mais  s'il  recommence,  je  ne 
lui  fais  plus  de  grâce;  il  ira  au  collège  à  la  pre- 
mière méchanceté,  quelque  légère  qu'elle  soit.  » 

Le  papa  quitta  les  enfants  après  les  avoir  em- 
brassés, et  entra  chez  Léonce,  qu'il  trouva  pleu- 
rant toujours,  les  jeux  bouffis,  le  visage  gonflé  de 
larmes. 

Léonce  se  leva  à  son  approche,  et,  tombant  à 
genoux  aux  pieds  de  son  père,  il  le  supplia,  dans 
les  termes  les  plus  touchants,  de  pardonner  à  son 
repentir. 

((  Papa,  je  me  repens  ;  bien  réellement,  bien  sin- 
cèrement, je  me  repens.  Je  sais  combien  j'ai  été 
méchant;  pourtant  je  ne  croyais  pas  que  le  pauvre 
Arthur  pût  être  brûlé;  j'ai  pensé  que  Bijou  serait 
un  peu  brûlé;  croyez-moi,  papa,  je  dis  la  vérité;  je 
vous  assure  que  si  j'avais  deviné  le  mal  que  j'ai  fait 
à  Arthur,  je  ne  lui  aurais  pas  donné  ce  mauvais 
conseil.  J'étais  en  colère  contre  Bijou,  qui  m'avait 
mordu  la  veille  :  c'est  de  lui  que  j'ai  voulu  me 
venger.  Et  de  cela  aussi  je  me  repens.  Je  vois  com- 
bien j'ai  été  méchant  pour  ce  pauvre  chien,  que  je 
n'aimais  pas  parce  que  j'étais  jaloux  que  ma  tante 
l'eût  donné  à  Arthur  plutôt  qu'à  moi. 

LE    PÈRE. 

Elle  a  eu  bien  raison,  ta  tante;  elle  sait  qu'Ar- 
thur est  bon  et  que  toi  tu  es  méchant. 

LÉONCE. 

Oh  oui!  papa,  c'est  bien  vrai.  Arthur  et  Sophie 
sont  bons,  très  bons,  cent  fois  meilleurs  que  moi, 


74  LES    BONS    ENFANTS 

et  ma  tante  a  bien  raison  de  les  aimer  mieux  que 
moi. 

LE    PÈRE. 

Ta  tante  t'aimera  tout  autant  si  tu  mérites  d'être 
aimé.  Je  veux  bien  croire  à  ton  repentir;  mais  du- 
rera-t-il?  Ne  recommenceras-tu  pas  tes  méchan- 
cetés envers  Sophie  et  Arthur? 

LÉONCE. 

Non,  non,  papa.  Croyez-le.  Je  ne  recommencerai 
pas,  parce  que  je  suis  trop  reconnaissant  de  leur 
bonté;  je  sais  que  ce  sont  eux  qui  ont  demandé 
grâce  pour  moi,  Sophie  m'a  quitté  pour  cela  après 
avoir  cherché  à  me  consoler.  Je  ne  serai  plus  ja- 
loux d'eux,  parce  que  je  sens  trop  bien  qu'ils  sont 
meilleurs  que  moi;  et  alors  je  n'aurai  plus  que  de 
l'affection  pour  eux,  et  je  ne  chercherai  pas  à  leur 
faire  du  mal. 

• —  A  cette  condition,  je  veux  bien  te  pardonner, 
mon  ami,  dit  le  papa  en  relevant  Léonce  resté  à 
genoux  devant  lui.  Qu'il  ne  soit  plus  question  du 
passé;  prouve-moi  que  j'ai  eu  raison  de  te  par- 
donner, en  changeant  tout  à  fait  de  sentiments,  et 
en  devenant  bon  frère  et  bon  enfant.  Prie  le  bon 
Dieu  qu'il  t'aide  à  ce  changement,  et  demande-lui 
bien  pardon  de  ta  journée  d'aujourd'hui. 

LÉONCE. 

Oh  oui!  papa,  aujourd'hui  et  tous  les  jours  je 
lui  demanderai  de  m'aider  à  devenir  bon  comme 
Sophie  et  Arthur.  Merci,  papa,  merci;  vous  êtes 
bien  bon  aussi  et  vous  me  rendez  bien  heu- 
reux. 


LES    BONS    ENFANTS  75 

LE    PÈRE. 

Et  toi,  à  ton  tour,  tu  me  rends  heureux,  cher 
enfant,  en  me  promettant  de  te  corriger  avec  l'aide 
du  bon  Dieu,  car  sans  lui  nous  ne  pouvons  rien 
faire;  mais  prions-le,  il  nous  écoutera.  » 

Léonce  se  jeta  dans  les  bras  de  son  père,  qui 
l'embrassa  tendrement  en  signe  de  réconciliation 
parfaite  ;  il  le  mena  dans  la  chambre  de  Sophie  et 
d'Arthur,  qui  attendaient  avec  anxiété  le  résultat 
de  la  visite  de  leur  père. 

((  Je  vous  amène  un  collégien  qui  a  fini  sa  péni- 
tence, dit-il  en  sourian^t;  un  frère  tout  changé.  Con- 
trairement à  Bijou,  qui  est  devenu  noir  de  blanc 
qu'il  était,  Léonce  nous  revient  blanc  comme  un 
lis, de  noir  qu'il  était;  il  reconnaît  ses  torts,  si  bien, 
si  sincèrement  et  si  humblement,  que  je  suis  per- 
suadé qu'il  n'y  retombera  pas. 

SOPHIE. 

Non,  non,  il  n'y  retombera  pas;  il  sera  un  bon 
et  excellent  frère,  que  nous  aimons  beaucoup  et  que 
nous  aimerons  énormément,  n'est-ce  pas,  Léonce? 

■ —  Je  tâcherai  d'être  bon  comme  vous,  dit  Léonce 
attendri. 

LE    PÈRE. 

Très  bien,  mon  ami.  Je  vous  laisse  pour  porter 
la  bonne  nouvelle  à  votre  maman,  qui  s'afflige  et 
qui  croit  que  Léonce  doit  partir  demain.  » 

Quand  les  enfants  furent  seuls,  Sophie  sauta  au 
cou  de  Léonce,  qui  fondit  en  larmes. 

SOPHIE. 

Quoi  donc?  Qu'as-tu  encore?  Tu  n'as  donc  pas 


76  LES    BONS    ENFANTS 

entendu  que  papa  t'a  pardonné  tout  à  fait?  De  quoi 
as-tu  peur? 

LÉONCE. 

Je  pleure  de  joie,  ce  n'est  pas  de  peur.  Je  suis 
touché  de  la  bonté  de  papa  et  de  la  vôtre,  Sophie 
et  Arthur.  Ce  pauvre  Arthur,  au  lieu  d'être  bien 
aise  de  me  voir  punir,  a  demandé  grâce  pour  moi; 
cela  me  fait  pleurer  d'attendrissement. 

ARTHUR. 

Comment  aurais-je  pu  être  assez  méchant  pour 
me  réjouir  de  ton  chagrin,  mon  pauvre  Léonce? 

LÉONCE. 

C'est  pourtant  ce  qui  m'est  arrivé  bien  des  fois 
quand  j'étais  jaloux  de  vous  et  que  je  cherchais  à 
me  venger  de  ce  que  j'étais  mauvais  quand  vous 
étiez  bons. 

SOPîIlE. 

Tu  étais  jaloux  de  nous?  Oh!  que  c'est  drôle! 
Je  ne  m'étais  donc  pas  trompée  quand  je  disais  que 
tu  étais  jaloux  de  ce  que  ma  tante  avait  donné 
Bijou  à  Arthur  et  pas  à  toi? 

LÉONCE. 

Non,  tu  ne  te  trompais  pas;  c'est  pour  cela  que 
j'ai  pris  en  grippe  le  pauvre  Bijou. 

ARTHUR. 

Mais,  à  présent  que  tu  n'es  plus  jaloux,  tu  ne  k 
détesteras  plus,  et  tu  ne  lui  feras  plus  de  mal? 

LÉONCE. 

Non,  non,  je  te  le  promets. 
—  Alors  je  peux  le  tirer  de  sa  cachette  »,  dit 
Arthur  enchanté. 


LES    BONS    ENFANTS  77 

Et  il  alla  vers  son  armoire,  l'ouvrit;  Bijou  en 
sortit  tout  joyeux. 

En  le  voyant  si  noir  et  si  laid,  Sophie  se  mit  à 
rire,  Arthur  lui-même  ne  put  s'empêcher  de  sou- 
rire :  Léonce  seul  resta  sérieux  et  pensif. 

SOPHIE. 

Tu  ne  le  trouves  pas  drôle  et  affreux? 

LÉONCE. 

Affreux,  oui;  mais  drôle,  non;  car  je  pense  que 
c'est  moi  qui  suis  cause  de  sa  laideur. 

—  Viens,  mon  pauvre  Bijou,  viens  dire  bonjour 
à  ton  nouveau  maître,  dit  Sophie  en  menant  Bijou 
vers  Léonce.  N'aie  pas  peur;  il  ne  te  fera  pas  de 
mal.  » 

Le  pauvre  chien,  sans  rancune,  vint  lécher  la 
main  que  lui  tendait  son  ancien  ennemi.  Léonce, 
touché  de  cette  caresse,  le  prit  dans  ses  bras, 
l'embrassa  à  plusieurs  reprises  et  lui  promit  un 
des  petits  gâteaux  ou  biscuits  qu'il  devait  avoir 
pour  son  dessert. 

Depuis  ce  temps,  Léonce  devint  l'ami  et  le  pro- 
tecteur de  Bijou,  et  l'ami  le  plus  dévoué  de  Sophie 
et  d'Arthur;  aux  Tuileries  il  ne  songeait  qu'à  les 
protéger  contre  les  exigences  et  les  vivacités  de 
leurs  camarades  plus  âgés;  plus  d'une  fois  il  sou- 
tint des  combats  pour  les  défendre  ;  un  jour  il  ne 
craignit  pas  d'attaquer  un  grand  et  gros  garçon  de 
douze  ans  qui  voulait,  par  pur  caprice,  mettre 
Arthur  hors  du  jeu.  Léonce  combattit  si  vaillam- 
ment, que  les  autres  garçons,  qui  avaient  commencé 
par  rire  et  regarder  la  bataille,  s'indignèrent  de 


78  LES    BONS    ENFANTS 

la  lâcheté  du  grand  qui  assommait  Léonce  de  ses 
gros  poings  et  de  ses  gros  pieds;  ils  se  jetèrent 
entre  les  combattants  et  donnèrent  une  bonne  ros- 
sée au  grand  garçon,  dont  le  nom  était  Justin.  Ils 
félicitèrent  Léonce  de  son  courage,  ainsi  qu'Ar- 
thur, qui,  tout  petit  qu'il  était,  était  accouru  au 
secours  de  son  frère  ;  tous  deux  avaient  reçu  plu- 
sieurs coups  de  poing  et  coups  de  pied.  Leurs 
camarades  les  portèrent  en  triomphe  tout  autour 
du  cercle  de  leurs  jeux;  ils  chassèrent  Justin  de 
leur  société,  le  déclarèrent  banni  à  tout  jamais. 
Justin,  furieux,  alla  se  proposera  un  autre  cercle, 
composé  de  tous  les  querelleurs,  batailleurs,  vau- 
riens, chassés  des  autres  jeux.  Celui  dans  lequel 
se  trouvaient  Léonce  et  Arthur  prit  le  nom  de 
cercle  des  Vrais  Français,  et  celui  de  Justin  fut 
connu  sous  celui  de  Bersaglieri.  Jamais  ils  ne  se 
mêlaient  dans  leurs  jeux.  Il  arriva  quelquefois 
que  les  Bersaglieri  cherchèrent  à  provoquer  les 
Vrais  Français  par  des  injures  et  des  mottes  de 
terre  lancées  dans  les  groupes.  Mais  les  Vrais  Fran- 
çais dédaignaient  ces  insultes,  faisaient  les  cornes 
à  leurs  ennemis  et  continuaient  leurs  jeux,  pro- 
tégés par  les  gardiens  des  Tuileries,  qui  les  recon- 
naissaient à  leur  docilité  et  à  leur  politesse. 


CÎT) 


OPHiE  était  seule  dans  sa  cham- 
bre, assise  sur  une  chaise  bas- 
se ;  devant  elle  était  une  table, 
et  sur  cette  table  deux  livres, 
un  cahier  de  papier  rayé,  une 
plume  et  un  encrier.  Sophie 
ne  lisait  pas,  elle  n'écrivait 
pas;  elle  restait  devant  sa  table 
les  bras  croisés,  des  larmes 
dans  les  yeux.  La  porte  de  la 
chambre  s'entr'ou  vrit  ;  une  jo- 
lie tête  blonde  se  fit  voir,  So- 
phie se  retourna  et  reconnut 
sa  cousine  Yalentine;  mais 
elle  ne  lui  parla  pas  et  resta 
tristement  sur  sa  chaise. 


80  LES    BONS    ENFANTS 

((  Tu  ne  me  reconnais  donc  pas?  dit  Valentine 
entrant  tout  à  fait. 

—  Oui,  je  te  reconnais;  mais  je  ne  peux  pas 
bouger,  répondit  tristement  Sophie. 

VALENTINE. 

Pourquoi  cela? 

sopniE. 
Parce  que  ma  maîtresse  m'a  ordonné  de  rester 
là  jusqu'à  ce  que  j'eusse  fini  ma  leçon. 

VALENTINE. 

En  as-tu  encore  beaucoup  à  faire? 

SOPHIE. 

Je  crois  bien  ;  je  n'ai  pas  seulement  commencé  ! 

VALENTINE. 

Oh!  que  c'est  ennuyeux!  Commence  vite,  pour 
finir  vite,  et  puis  nous  irons  jouer. 

SOPHIE. 

Je  ne  peux  pas  finir,  car  j'en  ai  trop  à  faire. 

VALENTINE. 

11  faut  pourtant  que  tu  finisses. 

SOPHIE. 

Non,  parce  que  je  ne  commencerai  pas.  Il  y  a 
plus  d'une  demi-heure  que  je  suis  ici. 

VALENTINE. 

Mais  tu  ne  peux  pas  rester  toute  la  journée  as- 
sise devant  ton  cahier  à  ne  rien  faire. 

SOPHIE. 

11  le  faut  bien,  puisque  j'en  ai  trop  à  écrire  et  à 
apprendre  par  cœur. 

VALENTINE. 

Écoute,  fais-moi  voir  ce  que  ta  maîtresse  t'a 
laissé  à  faire. 


LES     BONS     ENFANTS  81 

SOPHIE. 

Tiens,  regarde.  Dix  grandes  lignes  à  apprendre 
par  cœur,  et  puis  il  faut  que  je  les  écrive  d'une 
écriture  soignée.  Et  encore  des  chiffres  auxquels 
je  ne  comprends  rien. 

VALENTINE. 

Tu  trouves  que  c'est  beaucoup?  Moi,  qui  ai  sept 
ans,  comme  toi,  on  m'en  donne  bien  plus,  et  je  le 
fais  pourtant.  Montre-moi  ce  que  tu  dois  apprendre 
par  cœur.  » 

Si  j'étais  roi,  disait  Gros-Jean  à  Pierre, 
Si  j'étais  roi,  voici  ce  que  je  ferais,  moi  : 
J'aurais  un  cheval  avec  deux  panaches 
Pour  mieux  garder  mes  moutons  et  mes  vache^"-, 
Si  j'étais  roi,  si  j'étais  roi. 

Si  j'étais  roi,  lui  répondit  Gros-Pierre, - 

Si  j'étais  roi,  voici  ce  que  je  ferais,  moi  : 

J'adoucirais  le  sort  de  mon  vieux  père, 

Je  donnerais  du  pain  blanc  à  ma  mère. 

Si  j'étais  roi,  si  j'étais  roi. 

VALEMIXE,  Usant. 
«  C'est   très  joli,    cela,  et  très   amusant  à  ap- 
prendre; moi,  on  me  donne  des  choses  bien  plus 
ennuyeuses  et  difficiles,  car  je  n'y  comprends  rien. 
Essaye,  tu  vas  voir  comme  tu  le  sauras  vite. 

SOPHIE. 

Non,  je  ne  veux  pas;  je  ne  le  saurais  jamais. 

VALENTINE. 

Je  t'en  prie,  Sophie,  essaye  un  peu.  Je  t'aiderai, 

veux-tu?  Je   te  ferai  répéter.    Commence <c   Si 

«  j'étais  roi 

6 


82  LES    BONS    ENFANTS 

SOPHIE. 

Et  à  quoi  cela  m'avancera-t-il  de  le  savoir, 
puisque  je  dois  encore  l'écrire  après? 

VALENTINE. 

Gela  t'avancera  beaucoup,  car,  à  mesure  que  tu 
sauras  une  phrase,  tu  l'écriras,  ce  qui  fait  que  tu 
ne  l'oublieras  plus. 

SOPHIE. 

Comment?  je  ne  sais  pas  faire  cela. 

VALENTINE. 

Tu  vas  voir.  Commençons....  «  Si  j'étais  roi....  » 
Répète  donc  :  «  Si  j'étais  roi....  » 

SOPHIE. 

«  Si  j'étais  roi »  Et  puis? 

VALENTINE. 

A  présent,  écris  :  «  Si  j'étais  roi  ».  Fais  attention, 
écris  bien;  ce  n'est  pas  long,  trois  mots. 

SOPHIE,  écrivant. 
Là!  c'est  fait.  Et  après?  Que  faut-il  faire? 

VALENTINE. 

Répète  :  «  Disait  Gros-Jean  à  Pierre » 

SOPHIE. 

(c  Disait  Gros-Jean  à  Pierre....  »  Et  puis? 

VALENTINE. 

Eh  bien  !  écris  sur  ton  cahier. 

SOPHIE. 

Quoi? 

VALENTINE. 

Mais  ce  que  tu  viens  de  dire  :  «  Disait  Gros-Jean 
«  à  Pierre.  » 


«  C'est  très  joli,  cela.  »  (Page  81.) 


LES    BONS    ENFANTS  85 

Sophie  écrit.  Valentine  continue  de  lui  dicter 
sa  leçon,  phrase  par  phrase,  avec  une  patience 
d'autant  plus  méritoire  que  Sophie  faisait  exprès 
comme  si  elle  ne  comprenait  pas,  et  redemandait 
sans  cesse  :  «  Et  puis?  —  Et  après? —  Que  faut-il 
faire?  » 

Valentine  fut  plusieurs  fois  sur  le  point  de  jeter 
le  livre,  de  dire  à  Sophie  qu'elle  faisait  la  bête; 
mais  elle  réprima  si  bien  son  impatience,  que  So- 
phie ne  s'en  aperçut  pas.  A  mesure  qu'elle  avan- 
çait la  leçon,  grâce  à  sa  bonne  petite  cousine,  So- 
phie sentait  son  humeur  se  dissiper;  elle  reprenait 
courage,  et  tout  était  fini  qu'elle  demandait  en- 
core :  «  Et  puis? 

—  Et  puis  rien  !  répondit  Valentine  triomphante. 
C'est  fini,  tu  as  tout  écrit. 

—  Fini?  dit  Sophie  avec  surprise.  Je  croyais 
que  ce  serait  bien  plus  long. 

—  Tu  vois  que  je  te  disais  vrai.  Tu  as  la 
bonne  manière  à  présent,  et  tu  feras  tes  leçons 
bien  plus  facilement.  A  oyons  maintenant  si  tu  la 
sais.  » 

Sophie  commença,  continua  et  termina  sans  s'ar- 
rêter, sans  hésiter  un  instant. 

«  Merci,  bonne  Valentine,  s'écria-t-elle  en  l'em- 
brassant; c'est  toi  qui  m'as  sauvée  d'un  ennui!  ah! 
d'un  ennui  qui  me  faisait  pleurer. 

VALENTINE,  souriaiit . 

Pleurer...  un  peu  par  humeur  plus  que  par 
chagrin,  n'est-ce  pas,  Sophie? 

—  C'est  vrai,  dit  Sophie  en  rougissant;  j'étais 


86  LES    BONS    ENFANTS 

si  en  colère  contre  ma  maîtresse  que,  sans  toi,  je 
n'aurais  rien  fait  du  tout. 

VALENTINE . 

Et  que  serait-il  arrivé? 

SOPHIE. 

Je  n'en  sais  rien,  moi. 

VALENTINE. 

Mais  moi  je  le  sais  ;  tu  te  serais  ennuyée  et  fâ- 
chée de  plus  en  plus  jusqu'au  retour  de  ta  maî- 
tresse; elle  t'aurait  grondée,  tu  aurais  répondu 
avec  humeur;  elle  serait  allée  se  plaindre  à  ma 
tante,  qui  t'aurait  grondée 

SOPHIE. 

Et  mise  en  pénitence,  bien  sûr. 

VALENTINE. 

Tu  vois  combien  tu  te  serais  rendue  malheu- 
reuse; et  à  présent,  au  contraire,  comme  tu  es 
gaie  et  contente. 

SOPHIE. 

C'est  encore  vrai  ;  une  autre  fois  je  ferai  comme 
tu   m'as   montré,   et    c'est    ce    que   je    ne    savais 

pas Mais  j'ai   encore    quelque   chose    à   faire. 

Regarde  comme  c'est  difficile.  Je  n'y  comprends 
rien . 

VALENTINE, 

«  Sophie  a  trouvé  2  noix  dans  un  coin,  4  dans  son 
panier,  3  dans  sa  poche  et  5  dans  le  tiroir  de  sa 
table.  Son  petit  frère  lui  en  prend  2;  une  souris 
lui  en  emporte  1  ;  le  petit  chat  en  fait  rouler  2 
dans  le  feu.  Combien  lui  en  reste-t-il?  » 


LES    BONS    ENFANTS  87 

SOPHIE. 

Comment  veux-tu  que  je  devine,  au  milieu  de 
tous  ces  chiffres,  ce  qui  reste  de  noix. 

VALENTINE. 

C'est  très  facile,  tu  vas  voir.  Voyons  d'abord 
combien  tu  as  trouvé  de  noix.  Ecris  :  ^,...  4,... 
3,...  5.  Combien  cela  fait-il? 

SOPHIE. 

Cela  fait  :  2,  4,  3,  5.  Deux  mille  quatre  cent 
trente-cinq.  » 

Yalentine  la  regarde  avec  surprise,  prend  le 
cahier  et  éclate  de  rire.  Sophie  commence  à  se  fâcher. 

SOPHIE. 

Que  trouves-tu  de  si  drôle?  J'ai  écrit  comme  tu 
me  l'as  dit. 

VALENTINE,  viant. 
Tu  as  mis  les  chiffres  à  côté  les  uns  des  autres. 

SOPHIE,  piquée. 
Et  comment  veux-tu  que  je  les  mette? 

VALENTINE. 

Au-dessous  les  uns  des  autres  !  Comme  cela  : 

4 
3 
5 

SOPHIE. 

Et  qu'est-ce  que  cela  fera? 

VALENTINE. 

Cela  fera  2  et  4  font  6,  et  3  font  9,  et  5  font  14. 

SOPHIE. 

Ah  !  c'est  vrai  !  tu  as  raison  !  J'avais  oublié. 


88  LES    BONS    ENFANTS 

VALENTINE. 

C'est  donc  14  noix  que  tu  as. 

SOPHIE. 

G'est-à-dire  que  je  voudrais  avoir,  et  que  je 
n'ai  pas. 

VALENTINE. 

Tu  vois  bien  que  c'est  une  leçon  pour  t'apprendre 
à  compter.  A  présent,  compte  combien  on  t'a  pris 
de  noix.  » 
Sophie  écrit  : 

2 
1 
2 
((  Cela  fait,...  cela  fait....  Attends....  2  et  1,  3, 
puis  2,  cela  fait  5. 

'      VALENTINE. 

Très  bien;  à  présent,  écris  i4,  et  5  au-dessous  : 

14 

D 

Très  bien;  combien  reste-t-il? Il  reste  9.  Tu 

vois  comme  c'est  facile. 

SOPHIE. 

C'est  vrai!  Comme  tu  as  vite  fait  cela!  je  ne 
l'aurais  jamais  trouvé.  Ma  maîtresse  ne  m'explique 
rien  d'avance. 

VALENTINE. 

Comment  s'appelle-t-elle? 

SOPHIE. 

.   C'est  une  Anglaise;  elle  s'appelle  miss  Albion. 

VALENTINE. 

Moi,  j'ai  une  Française  excellente,  Mlle  Frichon. 


LES    BONS     ENFANTS  89 

SOPHIE. 

Je  voudrais  bien  que  maman  me  la  donnât,  je 
n'aime  pas  les  Anglais,  et  jamais  je  n'apprendrai 
l'anglais;  j'aimerais  mieux  savoir  l'allemand, comme 
toi. 

VALENTINE. 

C'est  que  j'ai  une  bonne  allemande;  voilà  pour- 
quoi je  le  sais  si  bien.  Demande  à  ma  tante  de  te 
donner  une  bonne  allemande. 

SOPHIE. 

Je  tâcherai  de  faire  renvoyer  miss  Albion. 

VALENTINE. 

Comment  feras-tu? 

SOPHIE. 

Je  n'apprendrai  rien  ;  je  ne  saurai  rien  ;  alors  on 
croira  que  c'est  la  faute  de  miss  Albion. 

VALENTINE. 

Oh!  ce  serait  mal,  Sophie;  ne  fais  pas  cela, 
c'est  toi  qui  en  serais  punie;  tu  penses  bien  que 
miss  Albion  se  plaindrait  de  toi  ;  tu  serais  en  pé- 
nitence et  tu  te  ferais  un  mauvais  cœur  en  faisant 
du  mal. 

—  C'e.^t  vrai,  répondit  Sophie  en  soupirant; 
c'est  pourtant  bien  ennuyeux  d'apprendre  l'an- 
glais.   )) 

Tout  en  causant,  les  cousines  rangeaient  les^ 
livres  et  les  cahiers.  Valentine  acheva  de  con- 
vaincre Sophie  qu'elle  devait  se  soumettre  à  la 
volonté  de  sa  maman,  faire  les  devoirs  que  lui 
donnait  miss  Albion,  et  même  apprendre  l'anglais. 
Malgré   sa   bonne  volonté,  Sophie   ne   faisait  pas 


90  LES    BONS    ENFANTS 

beaucoup  de  progrès,  ni  en  écriture,  ni  en  calcul,  et 
surtout  en  anglais;  au  bout  d'un  an  elle  ne  pouvait 
ni  causer  en  anglais,  ni  comprendre  facilement  ce 
qu'elle  lisait;  il  en  était  de  même  pour  le  reste. 

Un  jour,  jour  de  triomphe,  miss  Albion  dit  à 
Sophie  en  s'en  allant  : 

«  Je  vous  dis  adieu  pour  tout  à  fait,  miss  So- 
phie, car  je  pars  pour  la  Grande-Bretagne  et  je  ne 
reviendrai  plus.  » 

Sophie  poussa  un  cri  de  joie,  que  mîss  Albion 
prit  pour  un  cri  de  désespoir;  elle  en  fut  très 
flattée  et  raconta  partout  que  «  cette  bonne  petite 
miss  Sophie  aimait  tant  elle,  que  lorsqu'elle  s'est 
séparée,  la  petite  avait  presque  tombé  de  douleur  )>. 

La  maman  de  Sophie  lui  donna  pour  maîtresse 
Mlle  Frichon,  et,  à  partir  de  ce  jour,  Sophie  fit 
de  tels  progrès,  qu'elle  rattrapa  bientôt  sa  cousine 
Valentine.  Enfin,  le  dernier  vœu  de  Sophie  fut 
comblé  quand  sa  maman  lui  annonça  qu'elle  allait 
avoir  une  bonne  allemande,  la  sœur  de  celle  de 
Valentine.  Sophie  fut  si  contente  qu'elle  se  mit  à 
sauter  dans  le  salon  sans  regarder  où  elle  allait, 
et  qu'elle  renversa  une  table  sur  laquelle  étaient 
une  lampe  et  un  verre  d'eau  sucrée;  l'huile  et 
l'eau  se  répandirent  sur  le  tapis;  la  maman  cria,  le 
papa  gronda,  et  Sophie  se  sauva  dans  sa  chambre, 
ou  elle  trouva  la  bonne  qui  venait  d'arriver. 


MINA. 


c'était  le  nom  de 
la  nouvelle  bonne 
de  Sophie,  ne  sa- 
vait pas  du  tout 
le  français,  ce  qui 
obligea  Sophie  et 
ses  frères  à  ap- 
prendre beaucoup 
de  mots  a  1 1  e- 
mands;  ils  firent 
des  progrès  si  ra- 
pides, qu'au  bout 
de  deux  mois  ils 
furent  en  état, 
non  seulement  de  comprendre  ce  que  leur  disait 
Mina,  mais  de  lui  demander  en  allemand  tout  ce 
qui  était  nécessaire  à  leur  vie  habituelle.  Léonce 
était  devenu  bon,  de  méchant  qu'il  avait  été;  mais 
il  lui  était  resté  un  peu  de  malice  et  du  goût  pour 
la  taquinerie. 

Un  jour  il  y  avait  plusieurs  enfants  chez  Mme  de 
Chattemur  :  ils  jouaient  à  se  costumer  de  diffé- 
rentes façons;  ils  avaient  la  permission  de  pren- 
dre  les    robes,   châles,    manteaux,  bonnets,   etc., 


92  LES    BONS    ENFANTS 

de  Mme  de  Chattemur,  qui  aidait  même  à  les 
déguiser.  Quand  ils  étaient  habillés,  ils  allaient  se 
faire  voir  au  salon;  quelquefois  ils  j  jouaient  une 
charade. 

La  bonne  et  la  maman  achevaient  de  déguiser 
Sophie  en  garde-malade. 

«  Une  serviette  sur  le  bras,  dit  Mme  de  Chatte- 
mur;  Mina,  donnez-moi  une  serviette. 

—  Que  demande  madame?  je  n'ai  pas  compris, 
dit  Mina  en  allemand  à  Léonce. 

—  Elle  demande  un  vase  de  nuit,  répondit-il  de 
même. 

—  Oh!  est-ce  possible,  monsieur  Léonce? 

—  C'est  très  vrai,  et  vous  devez  l'apporter  au 
salon,  car  Sophie  va  faire  la  garde-malade  de  Va- 
lentine,  et  il  lui  faut  un  vase  de  nuit.  » 

Mina  sortit  avec  quelque  répugnance.  En  atten- 
dant son  retour,  qui  se  faisait  attendre,  Sophie  et 
Valentine  entrèrent  au  salon;  leur  apparition, 
l'une  en  garde-malade  et  l'autre  en  malade  coif- 
fée d'un  bonnet  de  coton,  vêtue  d'une  veste  de 
chasse  faisant  robe  de  chambre,  provoqua  un 
accès  de  rire  au  salon.  La  gaieté  redoubla  quand 
la  porte  en  face  s'ouvrit  presque  en  même  temps 
et  fît  voir  Mina,  troublée  et  rougissante,  qui  arri- 
vait avec  son  vase  à  la  main  et  se  dirigeait  vers 
Sophie. 

«  Je  n'en  veux  pas  !  je  n'en  veux  pas  !  »  criait 
Sophie  en  riant  et  en  se  sauvant. 

Mina,  rouge  et  embarrassée,  la  poursuivait  sans 
parler  ;  ne  pouvant  lui  faire  accepter  son  meuble, 


LES    BONS    ENFANTS  95 

elle  le  présenta  à  Valentine.  Les  rires  redoublèrent 
ainsi  que  l'embarras  de  Mina,  qui  expliquait  en 
allemand  à  M.  de  Chattemur  qu'elle  exécutait  un 
ordre  de  sa  maîtresse.  Personne  ne  comprenait  le 
langage  de  la  pauvre  fille  ;  on  croyait  qu'elle  jouait 
un  rôle;  les  enfants  riaient  à  se  tordre;  Léonce 
était  enchanté  du  succès  de  son  espièglerie;  il  se 
mit  à  sauter  autour  de  Mina;  la  malade,  la  garde- 
malade  et  les  autres  enfants  se  joignirent  à  lui,  et 
la  pauvre  Allemande,  entourée,  enveloppée,  perdit 
contenance,  laissa  échapper  de  ses  mains  le  vase, 
dont  elle  ne  pouvait  se  débarrasser,  et,  le  voyant 
brisé,  elle  jeta  sur  Léonce  un  regard  suppliant  et 
se  mit  à  pleurer. 

LE    PÈRE. 

Qu'est-ce?  Je  crois  que  Mina  pleure;  ce  n'est, 
donc  pas  une  scène  arrangée  entre  vous?  » 

Léonce,  qui  ne  s'attendait  pas  du  tout  à  cette 
fm  de  comédie  et  qui  croyait  ne  faire  qu'une  plai- 
santerie innocente,  fut  très  peiné  du  chagrin  de 
Mina,  et,  s'approchant  d'elle,  il  lui  expliqua  en 
allemand  que  ce  n'était  qu'une  plaisanterie;  que 
sa  maman  n'avait  pas  demandé  un  vase  de  nuit, 
mais  une  serviette,  et  que  c'était  lui  qui  avait 
voulu  un  peu  égayer  le  jeu.  11  fit  en  français  la 
même  explication  à  son  papa. 

LÉONCE. 

Je  suis  bien  fâché,  je  vous  assure,  papa,  que  la 
pauvre  Mina  s'afflige  pour  une  chose  si  simple;  si 
j'avais  cru  devoir  la  chagriner,  je  ne  l'aurais  cer- 
tainement pas  fait. 


96         LES  BONS  ENFANTS 

M.  DE  CHATTEMUR. 

-'  Si  Mina  était  chez  nous  depuis  longtemps,  mon 
ami,  elle  n'eût  pas  été  timide  et  honteuse  comme 
elle  l'est  maintenant.  N'oublie  pas  qu'il  y  a  tou- 
jours à  faire  une  grande  différence  entre  un 
domestique  ancien,  sur  de  la  bonne  opinion  et  de 
raffection  de  ses  maîtres,  et  un  domestique  nou- 
veau, qui  ne  sait  pas  s'il  plaît  ou  déplaît.  Je  parie 
qu'elle  est  inquiète,  qu'elle  croit  que  nous  pre- 
nons sa  mésaventure  pour  un  manque  de  res- 
pect.  » 

Quand  Léonce,  se  tournant  vers  Mina,  se  mit  à 
la  questionner,  elle  lui  dit  effectivement  qu'il  la 
ferait  gronder. 

«  Votre  papa  et  ces  messieurs  et  dames  vont  me 
croire  bien  hardie,  monsieur  Léonce,  et  ils  pren- 
dront mauvaise  opinion  de  moi;  cela  m'est  très 
pénible. 

LÉONCE. 

Mais  non,  ma  bonne  Mina;  je  viens  d'expliquer 
à  tout  le  monde  que  c'est  ma  faute,  que  c'est  moi 
qui  vous  ai  fait  accroire  que  maman  vous  ordon- 
nait d'apporter  ce  pot  pour  la  comédie  de  Sophie, 
et  papa  m'a  dit  que  j'avais  eu  tort  et  qu'il  fallait 
vous  rassurer,  parce  qu'ils  savent  tous  que  c'est 
moi  qui  vous  ai  fait  une  mauvaise  plaisanterie. 

MINA. 

Merci  bien,  monsieur  Léonce;  je  suis  tranquille 
à  présent.  » 

Mina  fit  quelques  révérences  d'excuses  et  de  re- 
merciements, et  s'en  alla  emportant  les  débris  du 


LES    BONS    ENFANTS  97 

vase,  que  les  enfants  l'avaient  aidée  à  ramasser. 

SOPHIE. 

Pourquoi  as-tu  dit  cela  à  Mina,  Léonce?  c'est 
méchant. 

LÉONCE. 

Je  t'assure  que  j'en  suis  bien  fâché  et  que  je  ne 
croyais  pas  lui  faire  de  la  peine.  Avoue  qu'elle 
est  un  peu  sotte  de  s'être  mise  à  pleurer. 

VALENTINE. 

Non,  monsieur,  elle  n'est  pas  sotte  du  tout;  cela 
prouve,  au  contraire,  qu'elle  a  beaucoup  d'es- 
prit. 

LÉONCE. 

Comment  cela?  Je  ne  comprends  pas. 

VALENTINE. 

Voilà!  Toi  tu  ne  comprends  pas,  et  Mina  a  tout 
de  suite  compris  qu'elle  avait  l'air  de  se  moquer 
des  personnes  du  salon,  et,  comme  elle  est  très 
bonne  et  très  polie,  elle  a  été  peinée.  Et  toi,  tu  es 
un  méchant. 

LÉONCE. 

Laisse-moi  donc  tranquille!  Je  ne  l'ai  pas  fait 
par  méchanceté,  et  je  ne  suis  plus  méchant. 

VALENTINE. 

Alors  tu  es  bête. 

LÉONCE,  7^é fléchissant. 

Cela,  c'est  possible.  Je  ne  dis  pas  non.  Mais... 

'aime  encore  mieux  être  bête  que  méchant.  Quand 

'étais  méchant,  je  me  sentais  le  cœur  mal  à  l'aise, 

jamais  content.  Quand  j'ai  fait  une  bêtise,  je  suis 

fâché  d'avoir  fait  de  la  peine;  mais  ce  n'est  pas  la 


98  LES    BONS    ENFANTS 

même  chose....  Je  ne  sais  pas  comment  expliquer 
cela. 

VALENTINE. 

Mon  pauvre  Léonce,  tu  es  bon  et  tu  n'es  ni  mé- 
chant ni  bête;  j'étais  un  peu  en  colère  contre  toi 
d'avoir  fait  pleurer  Mina,  qui  est  la  sœur  de  ma 
bonne,  que  j'aime  beaucoup;  pardonne-moi  et  em- 
brasse-moi.  » 

Léonce  et  Valentine  s'embrassèrent  bien  tendre- 
ment. 

Le  papa  de  Valentine,  qui  les  avait  écoutés,  ap- 
pela Léonce. 

<(  Veux-tu  que  je  t'explique,  mon  ami,  ce  que 
tu  ne  pouvais  pas  comprendre  tout  à  Theure? 

LÉONCE. 

Oh  oui!  mon  oncle,  je  vous  en  prie. 

M.    DE    RÉGIS. 

Quand  tu  as  fait  de  la  peine  à  quelqu'un  sans  le 
vouloir,  ton  cœur  souffre  parce  qu'il  est  bon,  mais 
ta  conscience  reste  tranquille. 

VALENTINE. 

Quelle  différence  y  a-t-il,  papa,  entre  le  cœur 
et  la  conscience?  Où  est  la  conscience?  Est-ce 
qu'elle  est  près  du  cœur? 

M.    DE    RÉGIS. 

La  différence,  mon  enfant,  c'est  qu'avec  le  cœur 
nous  aimons,  nous  nous  affligeons,  nous  nous 
réjouissons;  et  avec  la  conscience  nous  sentons 
que  nous  faisons  mal  ou  bien,  nous  sentons  que 
nous  avons  mérité  une  punition  et  que  nous  l'au- 
rons. Et  c'est  pourquoi,  Léonce,  tu  avais  ce  ma- 


LES    BONS    ENFANTS  99 

laise,   cette   tristesse    qui   te   rendait  malheureux 
quand  tu  étais  méchant. 

LÉONCE. 

Ah!  je  comprends,  je  comprends.  Je  peux  rac- 
commoder ie  chagrin  que  j'ai  fait,  et  je  ne  peux 
pas  empêcher  la  punition  que  j'ai  méritée. 

M.    DE    RÉGIS. 

Précisément;  tu  as  très  bien  compris. 

VALENTINE. 

Papa,  vous  ne  m'avez  pas  dit  où  est  la  con- 
science. Je  ne  la  sens  nulle  part. 

>I.    DE    RÉGIS. 

C'est  qu'elle  n'est  nulle  part.  C'est  une  pensée; 
tu  ne  peux  pas  voir  ni  toucher  tes  pensées. 

VALENTINE,    bctS    Cl    Sopllie. 

Dis  donc,  Sophie,  est-ce  que  tu  comprends? 

SOPHIE,  de  même. 
Pas  du  tout;  je  n'y  comprends  rien. 

VALENTINE. 

Ni  moi  non  plus. 

SOPHIE. 

Alors  allons  jouer.  Où  est  donc  Arthur?  Tiens, 
le  voilà  qui  dort  sur  le  canapé!  Arthur,  viens  jouer, 

VALENTINE. 

Il  ne  bouge  pas.  Comme  il  dort  bien!  Camille, 
Madeleine,  venez  voir  comme  Arthur  dort  ])rofon- 
dément,  il  n'entend  rien. 

CAMILLE. 

Pauvre  petit,  il  ne  faut  pas  l'éveiller.  Comme  il 
est  gentil  !  Envoyons  Louis  pour  appeler  Mina,  elle 
le  couchera  dans  son  lit.  Louis!  Où  est-il  donc? 


100 


LES    BONS    ENFANTS 


SOPHIE. 

Cherchons-le;  il  s'est  caché  probablement.  » 
Les  enfants  cherchent  et  appellent  Louis  de  tous 

côtés;  ils  ne  le  trouvent  pas. 

(c  Ma  tante  Ta  peut-être  renvoyé  à  la  maison,  dit 

Sophie. 


«  Arthur  dort  profondément;  il  n'entend  rien.  »  (Page  99.) 


CAMILLE. 

Peut-être;  demandons-lui....  Ma  tante,  nous  ne 
trouvons  pas  Louis;  est-ce  que  vous  l'avez  renvoyé 
pour  se  coucher? 

' —  Non,  dit  Mme  de  Préau;  il  est  caché  quelque 
part. 


LES    BONS     ENFANTS 


101 


SOPHIE. 

Nous  l'avons  pourtant  cherché  partout.  » 
Mme  de  Préau,  un  peu  inquiète,  se  leva  pour 
chercher  avec  les  enfants.  En  entrant  dans  la 
chambre  à  coucher  de  Mme  de  Chattemur,  elles 
virent  ou  plutôt  entendirent  Follet,  son  petit 
chien,   aboyer  avec  crainte  et  colère  près  de  sa 


Follet  aboyait  avec  crainte  et  colère. 


niche,  dans  laquelle  il  voulait  et  n'osait  pas  entrer. 
«  Qu'a-t-il  donc  à  aboyer  ainsi?  »  dit  Mme  de 
Préau  en  approchant  de  cette  niche  qui  était  grande 
et  belle,  couverte  en  velours  rouge,  doublée  de 
taffetas  ouaté.  Elle  se  baissa,  vit  quelque  chose 
de  noir,  qu'elle  tira;  c'était  Louis,  qui  s'était  blotti 
dans  cette  niche  dont  il  avait  chassé  Follet  quand  il 


102  LES    BONS    ENFANTS 

avait  entendu  ses  cousines  l'appeler.  Follet  l'avait 
trahi. 

MADAME    DE    PRÉAU. 

Voilà  un  quart  d'heure  que  tes  cousines  te 
cherchent,  Louis;  pourquoi  ne  répondais-tu  pas? 

LOUIS. 

Je  voulais  leur  faire  croire  que  j'étais  perdu  ; 
sans  ce  petit  imbécile  de  Follet,  elles  ne  m'auraient 
jamais  trouvé. 

MADAME    DE    PRÉAU. 

Tu  ne  penses  donc  pas  que  j'aurais  été  bien  plus 
inquiète  que  je  ne  l'ai  été,  et  que  j'aurais  eu  un 
chagrin  affreux  de  ne  pas  te  trouver? 

LOUIS. 

Vraiment,  maman,  vous  étiez  inquiète?  Pour- 
quoi, puisque  j'étais  dans  cette  niche,  où  on  est  si 
bien? 

MADAME    DE    PREAU.       . 

Mais  nous  ne  le  savions  pas!  Je  craignais  que  tu 
ne  te  fusses  échappé,  sauvé  dans  la  rue,  et  je  ne 
sais  quoi  encore. 

LOUIS. 

Pardon,  maman,  je  suis  bien  fâché;  je  ne  croyais 
pas  vous  faire  de  la  peine. 

MADAME    DE    PRÉAU. 

Une  autre  fois,  quand  tu  verras  qu'on  te  cherche 
depuis  longtemps  et  avec  inquiétude,  sors  de  ta 
cachette  ou  réponds.  On  ne  sera  plus  inquiet.  » 

Louis  le  promit;  pendant  ce  temps  Mina  avait 
trouvé  Arthur  endormi  sur  le  canapé  et  l'avait 
emporté,   déshabillé   et  couché   sans  qu'il  se  fut 


LES    BONS    ENFANTS  103 

éveillé.  Il  était  assez  tard;  on  emmena  les  enfants 
qui  restaient;  Sophie  et  Léonce  allèrent  aussi  se 
coucher.  C'est  ainsi  que  finit  cette  soirée  amu- 
sante. 


ERS  le  milieu  de  l'été, 
Mme  de  Rouville  avait 
réuni  chez  elle  une  grande 
partie  de  sa  famille;  les 
enfants  étaient  nombreux 
et  profitaient  des  plaisirs 
innocents  qu'offre  la  cam- 
pagne en  toutes  saisons. 
«  Venez  vite,  venez  tous 
chercher  et  ramasser  des 
marrons  !  criait  Jacques 
à  ses  cousins  et  cousines 
assis  en  rond  autour  d'un 
tas  de  fleurs,  qu'ils  ef- 
feuillaient et  mettaient 
dans  des  paniers  pour 
une  procession  qui  de- 
vait avoir  lieu  le  lende- 


106  LES    BONS    ENFANTS 

main  au  village.  Dépèchez-vous  ;  tout  le  monde  va 
partir. 

HENRIETTE. 

Qui  donc,  tout  le  monde? 

JACQUES. 

Les  gens  de  la  ferme;  on  va  grimper  dans  les 
marronniers,  secouer  les  branches;  les  marrons 
tomberont,  nous  les  ramasserons  ;  et  puis  on 
s'assoira  sous  les  arbres,  on  mangera  du  pain  et 
du  fromage,  on  boira  du  cidre. 

—  Nous  arrivons,  nous  arrivons!  crièrent  les 
enfants  tous  ensemble  en  se  levant  précipitam- 
ment. 

—  Et  les  fleurs?  et  la  procession?  dit  Camille 
d'un  air  consterné. 

—  Nous  reviendrons  plus  tard;  nous  aurons  le 
temps  !  »  crièrent  les  enfants  en  se  sauvant. 

Camille  resta  seule  avec  les  fleurs  éparses  devant 
elle. 

«  Ils  sont  jeunes,  dit-elle  en  soupirant,  plus 
jeunes  que  moi.  Ils  aiment  à  s'amuser;  c'est  bien 
naturel  !   » 

Et  la  bonne  petite  Camille  ramassa  les  fleurs,  les 
remit  dans  les  paniers  renversés  sur  l'herbe,  et 
continua  à  les  effeuiller  et  à  remplir  les  paniers. 

«  Là,  plus  de  fleurs  à  effeuiller;  les  paniers  sont 
pleins  jusqu'au  bord  ;  voyons  si  nous  avons  chacun 
le  nôtre.  » 

Et  Camille  se  mit  à  nommer  les  enfants  et  à 
mettre  dans  chaque  panier  les  papiers  qui  portaient 
leur  nom. 


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LES    BONS    ENFANTS  109 

«  Madeleine,...  Elisabeth,...  Henriette,...  Marie- 
Thérèse,...  Marguerite,...  Léonce,...  x\rthur,... 
Louis,...  Jacques,...  Valentine,...  Armand,...  So- 
phie,... Paul,...  Pierre,...  Henri,...  Gaston....  Ah! 
il  n'y  en  a  pas  pour  moi.  Voici  pourtant  le  papier 
avec  mon  nom....  Je  pourrais  bien  le  mettre  à  la 
place  de  celui  de  Paul  ;  il  est  si  petit,  qu'il  se  con- 
tentera d'un  sac  ou  d'un  mouchoir Non,  ce  ne 

serait  pas  bien,  ce  serait  égoïste;  ce  pauvre  petit, 
il  ne  peut  pas  se  défendre,  lui. . . .  Il  pleurerait  peut- 
être Et  moi  qui  suis  grande,  je  peux  bien  ne 

pas  avoir  de  panier....  Au  lieu  de  marcher  avec  les 
enfants  de  la  procession  qui  jettent  des  fleurs,  je 
marcherai  près  de  maman....  C'est  tout  de  même 

dommage,    ajouta-t-elle    en    soupirant J'aurais 

tant  aimé  à  jeter  des  fleurs  au  bon  Dieu....  Si  je 
changeais  le  papier?  Allons,  allons,  pas  de  faiblesse, 
pas  d'égoïsme.  Adieu  les  fleurs!  adieu  les  paniers! 
je  ne  veux  plus  vous  voir,  vous  me  tentez  trop.  » 

Et,  courant  à  la  maison,  elle  appela  sa  bonne  : 

(c  Ma  bonne,  ma  bonne,  voilà  tous  les  paniers  de 
fleurs  pour  demain,  là-bas,  sur  l'herbe;  veux-tu  les 
porter  dans  nos  chambres?  Les  noms  sont  dans 
chaque  panier.  » 

Et  Camille  courut  rejoindre  ses  cousins  et  cou- 
sines; elle  arriva  au  milieu  de  rires  et  de  cris 
joyeux.  Des  gamins  étaient  montés  dans  les  mar- 
ronniers; avec  leurs  sabots  ou  des  bâtons  ils 
faisaient  tomber  une  pluie  do  marrons;  ceux  qui 
étaient  dessous  en  recevaient  sur  le  dos,  sur  la 
tête. 


110  LES    BONS    ENFANTS 

((  Arrêtez,  arrêtez!  criaient-ils;  ça  pique! 

—  Gare  là-dessous!  »  criaient  les  gamins  en  se- 
couant les  branches  de  plus  belle. 

Dans  les  moments  d'intervalle,  on  se  précipitait 
pour  ramasser  le  plus  de  marrons  possible;  chacun 
avait  son  tas.  Lorsque  Camille  arriva,  il  y  en  avait 
quelques-uns  très  gros,  d'autres  tout  petits  ;  c'étaient 
ceux  des  quatre  plus  jeunes  enfants,  Paul,  Gaston, 
Armand  et  Marie-Thérèse.  Ils  étaient  tous  quatre 
près  de  leurs  tas,  et  les  regardaient  avec  tris- 
tesse. 

((  Regarde,  Camille,  comme  nous  en  avons  peu; 
c'est  parce  que  nous  sommes  petits;  les  grands 
sont  plus  habiles,  ils  prennent  tout.  » 

Et  pourtant  les  pauvres  petits  étaient  rouges  et 
tout  en  sueur,  tant  ils  s'étaient  donné  de  peine 
pour  ramasser  leurs  misérables  petits  tas. 

CAMILLE. 

Attendez,  mes  petits;  reposez-vous  pendant  que 
je  vais  en  ramasser  pour  vous;  je  vais  tâcher  de 
vous  faire  de  gros  tas  comme  les  autres. 

—  Vrai,  vrai?  s'écria  Gaston. 

—  Merci,  merci,  bonne  Camille  !  »  s'écrièrent-ils 
en  chœur. 

Camille  se  mit  à  l'ouvrage  avec  un  zèle  qui  fit 
peur  aux  autres. 

JACQUES. 

Tu  vas  trop  vite,  Camille  :  tu  ramasses  tout. 

LOUIS. 

Tu  vas  avoir  un  tas  plus  gros  que  les  nôtres, 
quoique  tu  sois  arrivée  longtemps  après  nous. 


LES    BONS     ENFANTS  "  111 

HENRIETTE. 

Camille,  prends  garde,  on  secoue  les  arbres. 

CAMILLE. 

Ça  ne  fait  rien,  mon  chapeau  me  garantit  la  tête.  » 

Et,  pendant  que  les  autres  se  sauvaient,  Camille 
ramassait  toujours.  Quand  son  tablier  était  plein, 
elle  le  vidait  sur  les  marrons  des  quatre  plus 
jeunes,  qui  sautaient  autour  de  leurs  tas  à  mesure 
qu'ils  grossissaient. 

Mais  Camille  avait  beau  se  dépêcher,  se  mettre 
en  nage,  elle  ne  pouvait  pas  fournir  assez  de 
marrons  pour  rendre  les  quatre  tas  aussi  gros 
que  les  autres,  qui  avaient  chacun  leurs  ouvriers. 
L'exemple  de  Camille  avait  donné  aux  enfants 
l'envie  de  faire  comme  elle;  tous  s'étaient  mis  à 
ramasser  les  marrons  avec  une  ardeur  admirable  : 
les  tas  grossissaient  à  vue  d'œil  ;  ceux  des  quatre 
petits  augmentaient  aussi,  mais  pas  autant. 

(c  Pauvre  Camille,  tu  es  fatiguée,  dit  Gaston  en 
l'arrêtant,  pour  l'empêcher  de  continuer  sa  be- 
sogne. 

—  Repose-toi,  pauvre  Camille,  dit  le  petit  Ar- 
mand. 

—  Oui,  oui,  repose-toi,  dirent  Paul  et  Valen- 
tine. 

CAMILLE. 

Mais  vos  tas  ne  sont  pas  assez  gros,  mes  pauvres 
petits. 

MARIE-THÉRÈSE. 

Ça  ne  fait  rien;  il  y  en  a  bien  assez  à  présent; 
je  ne  veux  pas  que  tu  te  fatigues  davantage. 


112  LES    BONS    ENFANTS 

ARMAND. 

Comme  tu  es  lasse,  Camille  !  comme  tu  es  rouge! 

PAUL. 

Et  comme  tu  sues  ! 

—  Qui  est-ce  qui  veut  faire  cuire  des  marrons, 
s'écria  Elisabeth. 

—  Moi,  moi!  répondirent  les  autres  tout  d'une 
voix. 

ELISABETH. 

Venez  alors  chercher  du  bois  mort.  » 
Tous  coururent  dans  le  bois,  le  long  des  haies, 
ramasser  des  branches  sèches. 

(c  C'est  bon,  c'est  bon,  dit  Camille  en  riant;  nous 
allons  avancer  notre  ouvrage  pendant  ce  temps. 
Dites  donc,  petits  garçons,  cria-t-elle  aux  gamins 
qui  étaient  montés  dans  les  arbres,  voulez-vous 
m'aider  à  ramasser  des  marrons?  vous  en  aurez 
chacun  douze  pour  votre  peine. 

—  Certainement,  mam'selle,  et  de  grand  cœur  », 
répondirent  les  gamins  en  dégringolant  lestement 
jusqu'à  terre. 

Ils  étaient  huit,  et  ils  étaient  tous  à  l'œuvre. 
Comme  ils  étaient  très  reposés,  l'ouvrage  marcha 
vite,  et  en  quelques  minutes  il  y  eut  tant  de  marrons 
que  les  tas  des  quatre  petits  se  trouvèrent  plus  gros 
que  ceux  des  grands.  Les  petits  étaient  enchantés; 
ils  couraient  d'un  tas  à  l'autre  pour  juger  de  la 
grosseur;  ils  les  mesuraient  avec  de  petits  bâtons. 

ARMAND. 

Tiens,  Marie-Thérèse,  vois  le  mien  comme  il  est 
gros. 


LES    BONS    ENFANTS  115 

MARIE-THÉRÈSE. 

Et  le  mien,  regarde,  aussi  gros  que  celui  de 
Léonce. 

PAUL. 

Et  moi,  regarde  comme  j'en  ai;  gros  comme 
moi. 

GASTON. 

Moi  aussi,  j'en  ai  une  montagne. 

ARMAND. 

Et  celui  de  Camille,  où  est-il? 

CAMILLE. 

Je  n'en  ai  pas,  moi  ;  je  suis  arrivée  trop  tard. 

MARGUERITE. 

Gomment,  trop  tard?  C'est  toi  qui  as  fait  les 
nôtres,  qui  sont  si  gros. 

CAMILLE. 

Mais  c'est  pour  vous  aider,  parce  que  vous  êtes 
trop  petits  pour  en  ramasser  beaucoup. 

GASTON. 

Non,  non,  je  ne  veux  pas  du  mien  si  tu  n'en  as 
pas,  il  sera  pour  toi. 

ARMAND. 

Et  le  mien  aussi  ;  prends-le,  ma  bonne  Camille  ! 

MARIE-THÉRÈSE. 

Et  moi  aussi,  je  vais  t'en  donner  des  miens. 

PAUL. 

Prends,  prends,  Camille,  mon  tas;  attends  seu- 
lement que  j'en  mette  plein  mes  poches...  et  puis 
dans  mon  chapeau,...  et  puis  dans  mon  mou- 
choir,... et  puis...   où  donc  encore?  » 

Et,  tout  en  parlant,  Paul  bourrait  ses  poches  et 


116  LES    BONS    ENFANTS 

se   dépêchait    de   remplir    chapeau   et   mouchoir. 
,  CAMILLE,  riant. 

Garde  tout,  mon  pauvre  petit.  Tout  est  pour  toi; 
je  n'en  veux  pas,  je  t'assure.  Je  vous  remercie 
tous,  mes  chers  petits;  vous  êtes  bien  gentils. 
Quand  vous  en  aurez  de  cuits,  si  vous  voulez  m'en 
donner  chacun  deux,  je  serai  bien  contente. 

PAUL . 

Je  crois  bien;  tant  que  tu  en  voudras;  tout  si 
tu  veux.   » 

Camille  aperçut  les  huit  gamins  qui  attendaient 
la  récompense  promise. 

CAMILLE. 

Je  vous  oubliais,  mes  petits;  tenez,  voici  votre 
part  à  chacun.  » 

Camille  prit  de  chaque  tas  de  quoi  payer  deux 
petits  garçons;  et,  comme  il  y  en  avait  huit,  elle 
les  paya  tous  avec  les  quatre  tas.  Les  gamins  par- 
tirent enchantés.  Camille  attendait  avec  ses  petits 
cousins  et  cousines  le  retour  des  plus  grands, 
qu'on  entendait  dans  le  bois  rire,  se  culbuter  et 
pousser  des  cris  de  joie.  Ils  apparurent  enfin,  l'un 
sortant  d'un  fossé,  l'autre  passant  au-dessus  d'une 
haie,  le  troisième  se  glissant  entre  deux  arbres, 
et  tous  portant  une  charge  de  bois  sur  la  tête  ou 
sur  le  dos. 

Ils  jetèrent  leur  bois  auprès  de  leur  tas  de 
marrons,  et  se  rassemblèrent  autour  pour  voir 
s'il  y  en  avait  assez. 

MADELEINE. 

N'en  faudrait-il  pas  encore,  Léonce? 


LES    BONS    ENFANTS 


117 


LÉONCE. 

Il  y  en  a  bien  assez,  Madeleine;  sois  tranquille, 
nous  avons  de  quoi  faire  un  feu  magnifique. 

ELISABETH. 

Tiens,  c'est  toi,  Camille?  Que  fais-tu  là?  tu  as 
l'air  fatiguée? 

PAUL. 

Je  crois  bien,  qu'elle  est  fatiguée,  cette  bonne 


Ils  apparurent  enfin,  portant  une  charge  de  bois. 


Camille;  elle  s'est  donné  tant  de  mal  pour  nous 
faire  plaisir  !  elle  nous  a  ramassé  à  tous  les  quatre 
une  telle  quantité  de  marrons,  qu'elle  n'en  peut 
plus. 

ARTHUR 

C'est  vrai  !  Quels  énormes  tas  ! 

LOUIS. 

Ils  sont  plus  gros  que  les  nôtres! 


il8  LES    BONS    ENFANTS 

HENRIETTE. 

Et  quels  beaux  marrons  ! 

JACQUES. 

Lequel  est  le  tas  de  Camille? 

CAMILLE. 

Je  n'en  ai  pas;  je  n'en  ai  pas  besoin. 

JACQUES. 

Tu  en  as  aussi  besoin  que  nous. 

CAMILLE. 

Les  petits  m'ont  promis  de  m'en  donner  quand 
ils  seraient  cuits. 

JACQUES. 

Combien? 

LES  QUATRE  PETITS,  ensemble. 
Deux  chacun;  cela  fait  beaucoup. 

JACQUES,  avec  indignation. 
Mais  c'est  abominable!  Comment,  la  pauvre  Ca- 
mille s'est  éreintée  à  vous  ramasser  vos  marrons, 
et  vous  ne  lui  en  donnez  que  deux  ! 

ARMAND. 

Je  te  conseille  de  crier,  toi  qui  n'en  donnes  pas 
un,  non  plus  que  les  autres  grands. 

JACQUES. 

Je  n'en  donne  pas,  parce  que  je  ne  savais  pas 
que  Camille  travaillait  pour  vous,  au  lieu  de  tra- 
vailler pour  elle.  A  présent  que  je  le  sais,  je  lui 
donnerai  la  moitié  de  mon  tas. 

—  Nous  aussi!  s'écrièrent  les  autres. 

GASTON. 

Non,  Camille  prendra  les  nôtres.  Nous  te  les 
avons  offerts  les  premiers,  et  avant  que  Jacques 
fût  revenu,  tu  sais  bien,  Camille. 


LES    BONS    ENFANTS  119 

CAMILLE. 

Vous  êtes  tous  bien  bons,  mes  amis,  je  vouf. 
remercie;  savez-vous  ce  qu'il  faut  faire?  Mettons 
tous  nos  marrons  ensemble,  et  partageons-les  éga- 
lement. 

ELISABETH. 

C'est  cela!  voilà  une  bonne  idée! 

HENRIETTE. 

Quelle  montagne  cela  va  faire  ! 

VALENTINE. 

Ecoutez  !  ce  sera  long  à  partager  ;  avant  de  com- 
mencer, allumons  notre  feu  pour  faire  cuire  les 
marrons  que  nous  allons  manger. 

LÉONCE. 

Allumons,  allumons!  il  nous  faut  des  allumettes! 

LOUIS. 

Arrangeons  d'abord  le  bois  :  tout  est  jeté  au  tra- 
vers de  l'herbe  ;  il  faut  faire  un  petit  bûcher. 

MADELEINE. 

Mais  comment  les  marrons  cuiront-ils  dans  la 
flamme?  Ils  brûleront. 

ELISABETH. 

Et  ils  éclateront  et  nous  sauteront  à  la  figure. 

SOPHIE. 

J'ai  une  idée!  Creusons  un  trou  dans  la  terre; 
mettons  du  bois  au  fond,  puis  un  peu  de  terre,  puis 
les  marrons,  puis  encore  du  bois  en  grande  quan- 
tité. Comme  ca,  les  marrons  cuiront  tout  douce- 
ment,  comme  s'ils  étaient  sous  la  cendre.  » 

Les  enfants,  enchantés  de  l'idée  de  Sophie,  se 
mirent  à  creuser  avec  des  bâtons,  avec  leurs  cou- 


120  LES     BONS     ENFANTS 

teaiix,  avec  leurs  doigts  même;  et  bientôt  le  trou 
fut  fait.  Ils  y  mirent  de  petits  morceaux  de  bois, 
])uis  ils  placèrent  les  marrons. 

(c  Arrêtez  !  leur  cria  Camille  ;  avez-vous  fendu  les 
marrons  avant  de  les  mettre  dans  le  trou? 

ARTHUR. 

A  quoi  bon  les  fendre? 

CAMILLE. 

Si  vous  ne  les  fendez  pas,  ils  sauteront  et  vous 
brûleront. 

LÉONCE 

C'est  impossible,  puisque  nous  mettons  par- 
dessus de  la  terre  et  une  montagne  de  bois.  Est-ce 
qu'une  montagne  peut  sauter? 

CAMILLE. 

Elle  sautera  très  bien,  et  plus  haut  que  toi. 

SOPHIE. 

Non,  non,  ce  sont  des  sottises;  rien  ne  sautera; 
laissez-moi  faire  et  n'ayez  pas  peur. 

JACQUES. 

Tout  de  même,  je  ne  resterai  pas  à  côté;  je  crois 
que  Camille  a  raison. 

VALENTINE. 

Je  m'en  irai  avec  toi.  C'est  plus  sûr. 

MARGUERITE. 

Je  me  mettrai  près  de  Camille.  J'ai  peur. 

—  Et  moi  aussi,  dirent  les  autres,  qui  commen- 
çaient à  craindre  que  l'invention  de  Sophie  ne  fût 
pas  excellente. 

PAUL. 

Où  irons-nous?  A  la  maison? 


LES    BONS    ENFANTS  121 

—  Non,  pas  si  loin,  répondit  Camille  en  riant; 
seulement  un  peu  en  arrière.  » 

Léonce  avait  été  chercher  des  allumettes;  tout 
était  prêt;  il  fît  partir  l'allumette,  alluma  les  feuilles 
sèches  qui  tenaient  aux  branches  mortes  ;  en  deux 
minutes  le  bois  fut  en  feu.  Camille  avait  emmené 
les  enfants  à  vingt  pas  plus  loin;  tous  l'avaient 
suivie;  Sophie  même  s'était  éloignée  tout  en  riant 
de  leurs  terreurs. 

Le  feu  brûlait,  le  bois  se  consumait,  rien  ne  sau- 
tait. Sophie  commençait  à  triompher. 

((  Je  t'avais  bien  dit  qu'il  n'y  avait  pas  de  dan- 
ger. 

CAMILLE. 

Attends  encore;  les  marrons  ne  sauteront  que 
lorsqu'ils  seront  assez  échauffés  pour  que  la  peau 
éclate  en  se  fendant. 

SOPHIE. 

Mais  tu  vois  bien  que  le  feu  va  bientôt  s'éteindre. 

JACQUES. 

Je  crois  vraiment  que  nous  pouvons....  » 
Jacques  îi'eut  pas  le  temps  de  finir  sa  phrase  ; 
une  forte  explosion  se  fit  entendre,  et  l'on  vit  les 
marrons,  les  cendres,  les  petits  restes  de  bois  en- 
flammés sauter  et  se  répandre  dans  toutes  les  di- 
rections et  à  une  distance  assez  grande  du  foyer 
pour  faire  fuir  les  enfants  plus  loin  encore. 

«  Camille  avait  raison,  dit  Jacques  quand  l'émo- 
tion fut  un  peu  calmée. 

SOPHIE. 

C'est  incroyable  que  des  marrons  puissent  lancer 


122  LES    BONS     ENFANTS 

si  loin  le  feu  et  les  cendres  !  Je  ne  Faurais  pas  cru 
si  je  ne  l'avais  pas  vu. 

HENRIETTE. 

C'est  bien  heureux  que  Camille  nous  ait  pré- 
venus. Nous  aurions  tous  été  brûlés  vifs,  grâce  à 
l'heureuse  idée  de  Sophie. 

SOPHIE. 

Quelle  bêtise  !  brûlés  vifs  !  Nous  aurions  eu  de  la 
cendre  dans  la  figure,  voilà  tout! 

ELISABETH. 

De  la  cendre  dans  la  figure,  dans  les  yeux,  des 
charbons  brûlants  sur  nos  robes,  qui  auraient  pris 
feu. 

*  SOPHIE. 

Eh  bien,  nous  nous  serions  roulées  sur  l'herbe! 
Ce  n'est  pas  difficile! 

CAMILLE,  gaiement. 

Mais  il  vaut  encore  mieux  que  nous  n'ayons  eu 
ni  cendres,  ni  charbons  enflammés.  Le  bon  Dieu 
nous  a  préservés  aujourd'hui  comme  toujours.  Je 
l'en  remercie  de  tout  mon  cœur. 

ARMAND . 

Et  nos  marrons!  Nous  n'en  avons  pas,  tout  de 
même. 

PAUL. 

Je  voudrais  bien  en  manger,  moi. 

LOUIS. 

Comment  donc  faire? 

CAMILLE. 

Savez-vous  ce  qu'il  faut  faire?  Allons  chercher 
nos  brouettes  et  notre  charrette,  mettons  nos  mar- 


LES    BONS     ENFANTS  123 

rons  dedans,  ei  ramenons  tout  à  la  maison  ;  le  cui- 
sinier nous  en  fera  cuire  tant  que  nous  en  vou- 
drons. 

MADELEINE. 

Oui,  oui,  allons!  Que  chacun  prenne  sa  brouette; 
Camille,  Pierre  et  Léonce  amèneront  la  charrette.  » 

Ils  partirent  tous,  à  qui  courrait  le  plus  vite;  les 
quatre  petits  restaient  en  arrière,  malgré  leurs 
efforts.  Camille,  toujours  bonne  et  attentive,  les 
voyant  se  dépêcher,  se  presser  sans  pouvoir  arri- 
ver, retourna  sur  ses  pas. 

(c  N'allons  pas  plus  loin,  mes  chers  petits;  atten- 
dons-les; il  faudra  bien  qu'ils  repassent  par  ici. 

—  C'est  vrai!  Ah!  que  je  suis  fatigué!  »  dit 
Gaston  en  se  laissant  tomber  à  terre. 

Paul,  Armand  et  Marie-Thérèse  s'assirent  près 
de  lui  et  de  Camille.  Ils  attendirent,  attendirent 
longtemps  :  personne  ne  revenait.  Camille  com- 
mença à  trouver  le  temps  un  peu  long;  les  petits 
s'ennuyaient;  ils  demandaient  à  rentrer. 

«  Rentrons  »,  dit  Camille. 

Ils  se  levèrent  et  se  dirigèrent  à  pas  lents  vers 
la  maison.  Tout  était  tranquille  quand  ils  arri- 
vèrent; on  n'entendait,  on  ne  voyait  personne. 
Camille  demanda  au  cuisinier  s'il  n'avait  pas  vu 
ses  cousins  et  cousines. 

(c  Oui,  mademoiselle,  ils  sont  revenus  il  y  a 
déjà  quelque  temps;  ils  ont  mangé  des  marrons 
que  j'avais  pour  eux  et  que  je  venais  de  faire 
cuire,  et.... 

—  Et  nous?  et  nous?  s'écrièrent  les  quatre  petits. 


124  LES    BONS    ENFANTS 

TRANCHANT. 

En  voulez-vous,  messieurs  et  mesdemoiselles? 
En  voici  tant  que  vous  en  voudrez.  » 

Et  il  leur  présenta  une  grande  jatte  pleine  de 
marrons  tout  chauds,  ce  qui  les  consola  de  leur 
longue  attente  et  de  leur  ennui.  Camille  en  man- 
gea avec  eux;  ils  en  mirent  dans  leurs  poches. 

CAMILLE. 

Où  sont-ils  allés?  Savez-vous,  Tranchant? 

TRANCHANT. 

Dans  le  potager,  mademoiselle,  pour  cueillir  le 
raisin. 

LES    PETITS. 

Allons-y  aussi;  Camille,  viens  au  potager,  je 
t'en  prie.  Ce  sera  bon,  du  raisin  après  des  mar- 
rons. » 

Camille  les  mena  au  potager,  où  ils  trouvèrent 
les  cousins  et  cousines  montés  aux  échelles  et 
cueillant  les  grappes  de  raisin,  qu'ils  mettaient 
dans  des  paniers. 

CAMILLE. 

C'est  joli  de  nous  abandonner  comme  vous  l'avez 
fait!  Nous  vous  attendions  là-bas,  pensant  que  vous 
deviez  revenir. 

—  Comment,  vous  étiez  restés  en  arrière  à  nous 
attendre!  dit  Elisabeth.  Pauvres  malheureux  !  nous 
ne  le  savions  pas. 

JACQUES. 

Et  vous  n'avez  pas  eu  de  marrons? 

CAMILLE. 

Si  fait,  le  cuisinier  vient  de  nous  en  donner. 


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JACQUES 

Prends  ma  place  pour 
cueillir  du  raisin,  c'est  très 
amusant.  » 

Et  Jacques  descendit  de 
l'échelle,  tenant  son  panier 
de  raisin,  qu'il  offrit  à 
Camille;  elle  en  prit  une 
grappe;  ensuite  les  petits 
se  jetèrent  dessus  et  en 
prirent  tant  que  leurs  pe- 
tites mains  pouvaient  en 
tenir. 

CAMILLE. 

Mon  petit  Jacques,  veux- 
tu  me  rendre  le  service 
d'appeler  les  bonnes?  je 
suis  fatiguée  de  garder  les 
enfants.  » 


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126  LES    BONS    ENFANTS 

Jacques  posa  son  panier  à  terre,  et  courut  cher- 
cher les  bonnes,  qui  déhvrèrent  Camille  de  sa 
charge.  Chacun  des  enfants  vint  offrir  du  raisin  à 
Camille,  qui  prit  un  grappillon  à  chacun. 

((  Et  nos  marrons,  dit-elle,  que  vont-ils  devenir? 

LÉONCE. 

On  les  a  envové  chercher  avec  une  charrette,  et 
on  nous  les  mettra  dans  les  coins  du  hangar. 

3IARGUERTTE. 

Ce  sera  très  commode  ;  nous  en  prendrons  qliand 
nous  voudrons. 

HENRIETTE. 

Et  nos  fleurs,  où  sont-elles?  Tout  a  disparu! 
fleurs,  paniers,  tout. 

CAMILLE. 

C'est  moi  qui  les  ai  rangées  après  avoir  effeuillé 
les  fleurs  et  rempli  chaque  panier. 

ELISABETH. 

Merci,  Camille;  que  tu  es  bonne!  C'est  pour  cela 
que  tu  es  venue  si  tard  nous  rejoindre  aux  mar- 
ronniers? 

CAMILLE. 

Oui,  je  voulais  que  ce  fût  fini  pour  demain.  » 
Les  enfants    la    remercièrent   tous,    et   deman- 
dèrent à  voir  leurs  paniers. 

((  Ils  sont  dans  vos  chambres,  dit  Camille;  cha- 
cun a  le  sien  avec  son  nom  écrit  sur  un  papier 
attaché  à  l'anse  du  panier.  » 


LENDEMAIN  était  la  fête  du 
village;  on  devait  faire 
une  procession  avec  des 
bannières  portées  par  des 
petites  filles  en  blanc  ;  Ca- 
mille devait  être  à  la  tête 
de  la  procession,  comme 
lapins  âgée. Maiscomment 
pouvait-elle  sans  fleurs  et 
sans  panier  se  mettre  en 
tête  des  petites  filles.  C'é- 
tait elle  qui  devait  donner 
le  signal  des  temps  d'ar- 
rêt en  jetant  des  fleurs, 
")  devant  les  bannières  de  la 
sainte  Vierge.  Elle  aurait 
pu  faire  part  de  son  em- 
barras  à   ses   cousins  et 


128  LES    BONS    ENFANTS 

cousines,  mais  elle  savait  que  tous  viendraient  lui 
céder  leur  panier  et  se  priver  du  plaisir  qu'ils 
attendaient  depuis  huit  jours. 

«  Et  c'est  ce  que  je  ne  veux  pas,  se  dit-elle,  car 
je  sais  par  moi-même  le  chagrin  qu'ils  en  auraient. 
C'est  moi  qui  suis  la  plus  âgée,  je  dois  être  la  plus 
raisonnable  et  savoir  me  priver  pour  le  plaisir  des 
autres;  le  bon  Dieu  saura  bien  me  dédommager  de 
mon  sacrifice.  » 

L'heure  avançait  pourtant;  Camille  ne  savait 
comment  faire;  enfin  elle  trouva  un  moven. 

Une  demi-heure  avant  le  départ  général,  elle 
demanda  à  sa  maman  la  permission  de  partir 
d'avance  pour  allonger  le  chemin  en  passant  par 
le  bois  et  voir  un  pauvre  vieux  bonhomme  qui 
était  très  malade. 

«  Il  vaut  mieux  y  aller  au  retour  de  l'office  et 
de  la  procession,  lui  répondit  sa  maman.  N'oublie 
pas  que  tu  as  ton  panier  à  emporter;  il  t'embar- 
rassera pendant  une  si  longue  route. 

CAMILLE. 

Oh  non  !  maman  ;  on  emportera  tous  les  paniers 
ensemble,  et  nous  les  retrouverons  à  la  sacristie. 

LA  MAMAN . 

Camille,  ce  n'est   pas  raisonnable;  tu  ne  peux 
pas  aller  seule  par  le  bois  ;  il  n'y  a  personne  pour 
.t'accompagner. 

CAMILLE. 

Oh!  maman,  je  vous  en  prie. 

LA  MAMAN. 

Qu'est-ce  qui  te  prend,  de  demander  avec  tant 


LES    BONS    ENFANTS  129 

d'insistance  une  chose  si  peu  raisonnable?  11  y  a 
quelque  chose  là-dessous.  Voyons,  Camille,  avoue- 
moi  la  vérité.  Pourquoi  ne  veux-tu  pas  aller  avec 
tes  cousins  et  cousines?  » 

Camille  ne  crut  pas  devoir  cacher  plus  longtemps 
la  vérité  à  sa  maman  ;  elle  lui  raconta  ce  qui  était 
arrivé  pour  les  paniers  et  comment  elle  avait  voulu 
renoncer  à  être  de  la  procession. 

«  Vous  m'avouerez,  maman,  ajouta-t-elle  en  pre- 
nant un  air  riant,  que  je  ne  serai  pas  bien  malheu- 
reuse de  marcher  derrière  la  procession  avec  vous, 
au  lieu  de  marcher  en  avant;  au  contraire,  ce  sera 
même  plus  agréable  pour  moi,  car  je  verrai  l'effet 
qu'ils  produiront  en  lançant  leurs  fleurs. 

—  Tu  es  une  excellente  petite  fille,  lui  répondit 
sa  maman  en  l'embrassant,  et  tu  mérites  bien  la 
surprise  que  veulent  te  faire  tes  cousins  et  cou- 
sines, et  tous  les  enfants  du  village 

CAMILLE. 

Quelle  surprise,  maman?  On  ne  m'a  rien  dit. 

LA    MAMAN. 

Puisque  c'est  une  surprise,  on  ne  devait  te  rien 
dire  ;  mais  je  suis  dans  le  secret,  moi. 

CAMILLE. 

Et  vous  l'avez  un  peu  trahi,  maman,  par  bonté 
pour  moi. 

LA  MAMAN. 

C'est  vrai  !  mais  je  ne  pouvais  pas  et  je  ne  devais 
pas  te  laisser  dans  l'embarras  que  tu  m'as  confié 
et  dans  la  tristesse  que  je  voyais  sur  ta  pauvre 
figure,    ordinairement    si    gaie.    Partons,   mainte- 

9 


130  LES    BONS    ENFANTS 

liant,  pour  rejoindre  les  autres,  qui  nous  attendent. 

—  Camille!  où  est  donc  Camille?  criaient  les 
enfants  au  moment  où  elle  entra 

CAMILLE. 

Me  voici,  mes  amis;  j'arrive  avec  maman. 

ELISABETH. 

Et  ton  panier  ,où  est-il  ?  Nous  avons  chacun  le  nôtre. 

—  Je  n'en  ai  pas,  dit  Camille  avec  un  peu  d'hé- 
sitation. 

—  Comment,  tu  n'en  as  pas?  11  faut  que  tu  en 
aies  un.  Va  le  chercher,  dépêche-toi 

—  Je  n'en  ai  pas  »,  répéta  Camille. 

Les  enfants  la  regardèrent  avec  étonnement. 

LA  MAMAN. 

Camille  a  trouvé  un  panier  de  moins  qu'il  n'en 
fallait,  mes  enfants;  comme  c'est  elle  qui  les  a 
remplis  et  marqués  pour  chacun,  elle  s'est  sacri- 
fiée, selon  son  habitude;  elle  s'est  privée  d'un 
plaisir  pour  qu'aucun  de  vous  n'en  fût  privé. 

—  Bonne  Camille!  dirent  les  enfants  les  uns 
après  les  autres  avec  un  attendrissement  visible. 
Bonne  Camille  !  »  répétaient-ils. 

Tous  voulurent  lui  faire  accepter  leur  panier, 
comme  elle  l'avait  prévu;  elle  avait  beau  refuser, 
ils  la  suppliaient  avec  tant  d'instances  et,  il  faut  le 
dire,  avec  un  tel  vacarme,  une  telle  importunité, 
qu'elle  ne  savait  plus  auquel  entendre.  La  maman, 
après  avoir  ri  un  instant  de  leurs  clameurs  et  de 
leurs  sauts,  les  appela,  en  disant  qu'elle  avait  un 
secret  à  leur  confier,  et  que  Camille  ne  devait  pas  l'en- 
tendre. Ils  accoururent  tous,  et,  après  avoir  écouté 


LES    BONS    ENFANTS  131 

ce  que  Mme  de  Fleur  ville  avait  à  leur  dire,  ils  de- 
vinrent calmes  et  tranquilles,  souriant  avec  malice. 

MARGUERITE. 

C'est  vrai,  Camille  n'a  pas  besoin  de  panier. 

SOPHIE. 

Tais-toi  donc,  tu  parles  toujours  trop! 

MARGUERITE. 

Moi  !  je  n'ai  rien  dit.  N'est-ce  pas,  Camille,  que  tu 
ne  sais  rien? 

SOPHIE. 

Là!  la  voilà  qui  recommence!  Tais-toi,  je  te  dis. 

JACQUES. 

Laisse-la,  Sophie;  elle  n'a  rien  fait  de  mal;  elle 
est  si  petite! 

LA  MAMAN. 

Voyons!  pas  de  disputes.  Nous  sommes  en  re- 
tard; partons  et  marchons  vite.  » 

Tous  se  mirent  en  route  pour  aller  se  joindre 
aux  enfants  du  village,  qui  attendaient  sur  la  place; 
ils  les  trouvèrent  rassemblés.  Les  enfants  prirent 
leur  rang  pour  entrer  à  l'église.  Quand  on  fut  à 
quelques  pas  de  la  porte,  on  vit  paraître  le  curé, 
tenant  à  la  main  une  bannière  légère  en  soie  blanche, 
sur  laquelle  était  peinte  une  image  de  la  sainte 
Vierge  ;  au-dessous  était  brodé  en  lettres  d'or  : 

OFFRANDE  AFFECTUEUSE  DE  TOUS  LES  ENFANTS 
ASSISTANT  A  LA  PROCESSION  DU  16  OCTOBRE   1861 
A  MADEMOISELLE  CAMILLE  DE  ROUVILLE, 
LA  MEILLEURE  DE  TOUTES. 

Le  curé  s'avança  et  chercha  des  yeux  Camille, 


132  LES    BONS    ENFANTS 

qui,  ne  portant  pas  de  panier,  s'était  retirée  der- 
rière les  enfants  et  près  de  sa  maman. 

((  Mademoiselle  Camille,  dit-il,  ayez  la  bonté  de 
venir  recevoir  le  présent  des  enfants  du  village,  de 
vos  cousins,  cousines  et  amies,  en  signe  de  recon- 
naissance et  d'affection.  » 

Camille,  fort  surprise,  avança  et  reçut  des  mains 
du  curé  la  jolie  bannière,  dont  il  lui  fit  lire  l'in- 
scription. Des  larmes  de  bonheur  vinrent  mouiller 
les  yeux  de  Camille;  elle  se  retourna  vers  les  en- 
fants rassemblés. 

«  Merci,  mes  amis;  mille  fois  merci.  C'est  vous 
qui  êtes  bons  et  aimables  :  c'est  moi  qui  dois 
être  reconnaissante.  Quelle  bonne  et  aimable  sur- 
prise! Merci,  monsieur  le  curé,  ajouta-t-elle  en  se 
retournant  vers  lui.  Ayez  la  bonté  de  bénir  la  ban- 
nière et  celle  qui  la  portera.  » 

Et,  s'agenouillant  aux  pieds  du  curé  avec  sa 
bannière  inclinée  vers  lui,  elle  reçut  sa  bénédiction. 

Les  rangs  se  reformèrent,  Camille  marchant  en 
tête  de  la  procession.  Chacun  admirait  la  bannière 
et  la  charmante  petite  fille  qui  la  portait  avec  tant 
de  recueillement.  Camille  se  sentait  heureuse,  mais 
pas  fière  :  car  elle  n'était  pas  du  tout  orgueilleuse, 
et  prenait  pour  un  acte  de  bonté  ce  qui  n'était 
que  la  juste  récompense  de  sa  propre  bonté,  de 
son  dévouement  et  de  sa  modestie. 

Quand  la  cérémonie  fut  terminée,  Camille  de- 
manda au  curé  la  permission  d'offrir  sa  bannière 
à  la  sainte  Vierge  et  de  la  laisser  toujours  près 
de  son  autel.  Le  curé  v  consentit,  et  Camille  alla 


LES    BONS    ENFANTS 


133 


porter  sa  jolie  ban- 
nière près  de  l'autel 
de  la  sainte  Vierge. 

VALENTINE. 

Pourquoi  n'as-tu 
pas  rapporté  à  la 
maison  le  présent 
que  nous  t'avons 
fait?  Cette  bannière 
t'aurait  fait  honneur. 

CAMILLE. 

Elle  m'aurait  fait 
trop  d'honneur; 
dans  quelque  temps 
on  aurait  pu  me 
croire  bien  meilleure 
que  je  ne  le  suis.  Et 
puis,  une  bannière 
doit  être  dans  une 
église,  et  pas  dans 
une  chambre. 

VALEXTIXE. 

Comment  fais-tu 
pour  être  si  bonne? 
Jamais  tu  ne  te  fâ- 
ches, jamais  tu  ne  te 
plains  de  personne. 

CAMILLE. 

Et  de  quoi  pour- 
rais-je  me  fâcher? Et 


134  lp:s   bons   enfants 

de  quoi  poiirrais-je  me  plaindre?  Vous  êtes  tous  si 
bons  avec  moi  ! 

VALENTINE. 

Pas  toujours.  Ainsi,  quand  je  t'ai  mis  de  la  cire 
sur  ta  belle  tapisserie,  ce  n'était  pas  bon  cela? 

CAMILLE. 

Oh!  tu  l'as  fait  par  maladresse,  pas  par  méchan- 
ceté. 

VALENTINE. 

Hem!  hem!  Un  peu  par  méchanceté,  parce  que 
tu  n'as  pas  voulu  me  laisser  te  couper  tes  aiguil- 
lées de  soie.  Et  lorsque  Paul  t'a  pris  et  mangé  ta 
part  de  biscuits? 

M. 

CAMILLE. 

Il  est  si  petit,  ce  pauvre  Paul  !  Est-ce  qu'on  peut 
se  fâcher  contre  lui? 

VALENTINE. 

Vois-tu,  comme  tu  trouves  toujours  des  raisons 
pour  ne  pas  accuser  ! 

CAMILLE. 

Prends  garde  que  je  n'en  trouve  une  pour  me 
à  cher  contre  toi. 

VALENTINE. 

Pourquoi?  Qu'est-ce  que  je  te  fais? 

CAMILLE. 

ïu  cherches  à  me  donner  de  l'orgueil.  C'est  mal.  » 
Valentine  sourit  de  ce  reproche;  elle  embrassa 

ensuite  la  charmante  Camille  et  alla  rejoindre  ses 

amis. 


LA  SOURICIERE. 


RMAND.  Ma  bonne, 
entends -tu  ce  petit 
bruit?  Qu'est-ce  que 
c'est?  Tiens  !  il  recom- 
mence. 

LA  BONNE. 

C'est  une  souris  qui 
grignote  dans  l'ar- 
moire      Quel    train 

elle  fait! 

ARMAND. 

Je  voudrais  bien  la 
voir,  ma  bonne.  Veux-tu  m'ouvrir  l'armoire? 

LA    BONNE. 

Mais  si  je  l'ouvre,  la  souris  se  sauvera,  et  vous 
ne  verrez  rien.  » 

Armand  ne  voulut  pas  croire  ce  que  lui  disait 
sa  bonne  :  il  ouvrit  lui-même  l'armoire,  entendit 
un  petit  irou-frou  dans  des  papiers  qui  se  trou- 
vaient en  bas,  et  puis  rien.  Il  regarda,  chercha 
de  tous  côtés  et  ne  vit  pas  de  souris. 

ARMAND. 

Où  esi-eile  donc,  cette  bête?  Par  où  s'est-elle 
sauvée? 


136  LES    BONS    ENFANTS 

LA    BONNE. 

Il  faut  à  une  souris  un  si  petit  trou  pour  passer, 
que  vous  ne  trouverez  pas  la  |)lace. 

AHMAM). 

Et  comment  faire  pour  l'attraper? 

LA    BONNE. 

II  faut  mettre  une  souricière. 

ABMAND. 

Qu'est-ce  que  c'est  que  ça,  une  souricière? 

LA    BONNE. 

C'est  une  petite  maison  dans  laquelle  on  met 
du  beurre,  du  fromage  ou  une  noix  attachés  à  une 
ficelle,  et,  quand  la  souris  entre  dans  la  maison  et 
grignote  ce  qu'on  a  mis  dedans,  elle  est  prise. 

ARMAND. 

Oh!  ma  bonne,  je  t'en  prie,  attrape-moi  une 
souris. 

LA    BONNE. 

Je  vais  tout  de  suite  arranger  une  souricière; 
nous  allons  tacher  de  prendre  cette  souris  de  tout 
à  l'heure.  » 

Armand  courut  avec  sa  bonne,  pour  voir  com- 
ment elle  arrangeait  sa  petite  maison.  Il  rencontra 
Henriette,  qui  lui  demanda  où  il  courait. 

ARMAND. 

Je  vais  avec  ma  bonne  arranger  une  maison 
pour  attraper  des  souris. 

HENRIETTE. 

Oh!  ce  sera  amusant!  Je  veux  voir  aussi. 
• — •  Et  moi  aussi!  »  s'écria  Paul,  qui  jouaiî  de- 
hors, devant  la  cuisine. 


Us  entendirent  un  petit  tVou-tVou.  (Page  lo'ô.) 


LES    BONS     ENFANTS  139 

En  moins  de  cinq  minutes,  tous  les  enfants 
furent  rassemblés  et  remplirent  la  cuisine;  ce 
n'était  pas,  heureusement,  le  moment  du  diner, 
de  sorte  qu'ils  ne  gênèrent  personne,  excepté  la 
bonne,  qu'ils  entouraient  de  si  près  qu'elle  ne 
pouvait  venir  à  bout  de  tendre  ses  ficelles  :  l'un 
lui  poussait  le  coude,  l'autre  lui  marchait  sur  le 
pied,  un  troisième  lui  tirait  les  mains  pour  mieux 
voir.  Elle  était  heureusement  douce  et  patiente, 
de  sorte  qu'elle  ne  se  fâchait  pas;  elle  finit  par 
arranger  sa  souricière. 

(c  A  présent,  dit-elle,  que  personne  n'y  touche. 
Je  vais  la  monter  et  la  placer  dans  l'armoire.  » 

Les  enfants  la  suivirent  tous. 

LA    BONNE. 

Si  vous  faites  ce  train  dans  la  chambre,  la  souris 
se  sauvera  à  l'autre  bord  du  château  et  nous  ne 
pourrons  pas  l'avoir. 

—  Chut!  chut!  dirent  les  enfants  en  s'efforcant 
de  ne  pas  faire  de  bruit.  —  Ne  me  pousse  donc 
pas,  Léonce.  —  Tu  m'écrases  les  pieds,  Henri.  — ■ 
Tu  me  fais  mal  aux  épaules,  Elisabeth.  —  Aïe! 
aïe!  tu  m'étoufïes  !  »  criait  Paul. 

Enfin  ils  parviennent  à  se  caser  et  à  rester  tran- 
quilles. Au  bout  de  quelques  instants  ils  enten- 
dirent le  petit  frou-frou  dans  l'armoire,  puis  un 
bruit  sec  et  plus  rien. 

«  La  souris  est  prise,  dit  la  bonne  quelques  in- 
stants après. 

—  Elle  est  prise  !  elle  est  prise  !  »  crièrent  les 
enfants  tous  à  la  fois. 


140  LES    BONS    ENFANTS 

La  bonne  ouvrit  l'armoire,  tira  la  souricière;  il 
V  avait  une  grosse  souris  étranglée  qui  pendait  par 
un  des  trous  de  la  souricière. 

«  Tenez,  la  voilà!  »  dit  la  bonne  en  détachant 
le  fil  de  fer  qui  avait  étranglé  la  souris. 

ARMAND. 

Mais  elle  ne  bouge  pas  !  ses  yeux  sont  fermés  ! 

LA    BONNE. 

Parce  qu'elle  est  morte;  le  fil  de  fer  l'a  étranglée. 

ARMAND. 

Mais  je  ne  veux  pas  qu'elle  soit  morte  !  Pauvre 
30uris!  je  la  voulais  vivante. 

LA    BONNE. 

Pour  la  prendre  vivante,  il  faut  une  souricière 
d'un  autre  genre,  avec  une  petite  porte  et  un  gril- 
lage à  l'autre  bout. 

ARMAND. 

Oh  !  ma  bonne,  je  t'en  prie,  va  chercher  une 
souricière  d'un  autre  genre,  comme  tu  dis.  Je 
voudrais  tant  avoir  une  souris  vivante! 

LÉONCE. 

Qu'est-ce  que  tu  en  feras? 

ARMAND. 

Je  la  garderai  dans  une  boîte. 

ELISABETH. 

Elle  la  rongera  et  s'échappera  par  le  trou  qu'elle 
mra  fait  avec  ses  dents. 

ARMAND. 

Alors  je  l'attacherai  par  la  patte. 

MARGUERITE. 

C'est  dégoûtant,  une  souris;  ça  sent  mauvais. 


LES    BONS    ENFANTS 


141 


ARMAND. 

Je  l'attacherai  dehors  à  un  arbre. 

HENRIETTE. 

Mais  elle  sera  très  malheureuse;  serais-tu  con- 
tent si  l'on  t'attachait  par  une  jambe  et  qu'on  te 
laissât  tout  seul  dehors,  et  la  nuit  encore? 


^\'r-^n'\ 


La  souricière. 


ARMAND. 

Moi,  c'est  autre  chose.  Je  pense,  moi;  une  souris 
ne  pense  pas. 

MADELEINE. 

Non,  mais  elle  souffre. 

ARMAND. 

Eh  bien,  je  ne  l'attacherai  pas.  Je  t'en  prie,  ma 
bonne,  attrape-moi  une  souris  vivante. 

LA    BONNE. 

Je  le  veux  bien;  mais  vous  ne  l'aurez  qu'un  jour; 


142  LES     BONS    ENFANTS 

après  quoi  nous  la  tuerons,  parce  qu'elle  finirait 
par  s'échapper.  » 

Armand  ne  répondit  pas;  mais  il  se  dit  en  lui- 
même  qu'il  cacherait  si  bien  sa  souris,  qu'on  ne  la 
trouverait  pas. 

La  bonne  alla  demander  une  souricière  à  grillage 
et  à  bascule;  elle  ne  tarda  pas  à  en  remonter  une, 
avec  un  petit  morceau  de  lard  cpii  devait  attirer 
les  souris.  Elle  la  mit  dans  l'armoire,  comme 
l'autre,  et  les  enfants  attendirent.  On  ne  fut  pas 
longtemps  sans  entendre  la  bascule  retomber  :  la 
souris  était  prise. 

Les  enfants  avaient  attendu  avec  beaucoup  de 
patience,  tant  ils  avaient  envie  de  voir  la  souris 
vivante.  Quand  la  bonne  ouvrit  l'armoire  et  en  tira 
la  souricière,  ils  se  groupèrent  tous  autour  pour 
la  mieux  voir.  La  pauvre  souris  ne  paraissait  pas 
trop  rassurée  au  milieu  de  ces  cris  de  joie  et  do 
cet  entourage,  terrible  pour  elle;  car  elle  se  croyaiï: 
perdue,  et  on  va  voir  qu'elle  avait  raison. 

ARMAND. 

Comment  faire  pour  la  tirer  de  là? 

LOUIS. 

Ouvre  la  petite  porte  et  prends-la. 

AiniAND . 

C'est  que...  je  n'ose  pas. 

LOUIS. 

Tu  as  peur  d'une  souris? 

ARMAND. 

Je  crois  bien!  Une  souris  a  des  griffes  ot  rlor. 
dent:^  ! 


LES     BONS    ENFANTS 


143 


LOUIS. 

Oh!  de  si  petites  grif- 
fes et  de  si  petites  dents  ! 

ARMA>,D . 

Petites,  mais  poin- 
tues. Regarde;  vois-tu, 
quand  elle  ouvre  la  bou- 
che, comme  on  voit  de 
petites  dents  aiguës? 

HENRIETTE. 

Alors  il  vaut  mieux 
la  tuer,  si  tu  n'oses  pas 
Y  toucher.  Ce  ne  sera 
pas  amusant  du  tout; 
qu'est-ce  que  nous  en 
ferons? 

ARMAND. 

Tu  vas  voir.  Attache- 
lui  une  ficelle  à  la 
patte. 

HENRIETTE. 

Je  veux  bien;  quand 
tu  l'auras  tirée  de  sa 
prison. 


*p5 


144  LES     BONS    ENFANTS 

ARMAND. 

Mais  puisque  je  te  dis  que  j'ai  peur. 

ELISABETH. 

Ecoutez,  mes  amis;  si  vous  me  promettez  de  ne 
pas  faire  de  mal  à  cette  pauvre  petite  bête,  je  vais 
ouvrir  tout  doucement  la  petite  porte,  et  je  la 
prendrai  dans  ma  main. 

LA    BONNE. 

Non,  mademoiselle  Elisabeth,  vous  vous  saliriez 
les  mains;  ça  sent  si  mauvais,  une  souris!  Laissez- 
moi  faire,  je  vais  la  prendre  et  lui  attacher  un 
cordon  à  la  patte,  sans  lui  faire  de  mal.  )> 

Et  la  bonne  s'enveloppa  la  main  d'une  serviette, 
souleva  doucement  la  trappe  et  saisit  la  souris 
au  moment  où  elle  allait  s'échapper;  puis  elle  lui 
attacha  la  patte  avec  le  cordon  qu'elle  tenait  tout 
prêt  de  l'autre  main. 

(c  Voilà,  dit-elle  en  remettant  à  Armand  le  bout 
du  cordon.  Tenez  bien;  ne  lâchez  pas,  » 

Et  elle  posa  à  terre  la  souris,  qui,  se  croyant 
libre,  se  précipita  en  avant  de  toute  la  vitesse  de 
ses  jambes.  Sa  course  ne  fut  pas  longue  :  le  cor- 
don l'arrêta;  alors  elle  se  mit  à  tourner  autour 
d'Armand,  qui  commença  à  s'effrayer  de  voir  la 
souris  si  près  de  ses  pieds;  bientôt  il  poussa  un 
cri  horrible  en  lâchant  le  cordon,  car  la  souris 
grimpait  le  long  de  sa  jambe.  La  bonne  saisit  le 
cordon  et  tira;  la  souris  se  raccrocha  à  la  jambe 
d'Armand,  qui  criait  de  plus  belle;  les  enfants 
s'étaient  tous  réfugiés  sur  les  chaises,  les  lits  et 
même  les  tables.  La  bonne  fut  obligée  de  prendre 


LES     BONS     ENFANTS  145 

la    souris    à    deux    mains    pour    lui    faire  lâcher 
prise. 

«  Vous  voyez,  Armand,  que  ce  n'est  pas  déjà  si 


La  souris  grimpait  le  long  de  sa  jambe. 

amusant  d'avoir   une  souris   vivante.  Youlez-vous 
que  je  la  tue? 

—  Oh   non!   ma  bonne;  descends-la  devant  la 
maison  :  tu  l'attacheras  à  un  arbre. 

—  Je  n'aime  pas  ce  jeu-là,  dit  Yalentine;  c'est 
cruel  ! 

LA    BONNE. 

Mlle  Yalentine  a  raison  ;  il  vaut  mieux  tuer  cette 
bête,  déjà  à  moitié  morte  de  peur.  » 

10 


146  LES    BONS    ENFANTS 

Armand  supplia  tant  sa  bonne  de  ne  pas  la 
tuer,  qu'elle  consentit  à  la  descendre  et  à  l'atta- 
cher à  un  arbre.  Tous  les  enfants  allèrent  voir 
l'opération,  qui  ne  fut  pas  longue,  et  ils  regar- 
dèrent avec  pitié  la  pauvre  souris  courir  effarée 
à  droite,  à  gauche,  et  faire  des  efforts  désespérés 
pour  s'échapper. 

Tout  à  coup  la  souris  s'arrêta  comme  pétrifiée; 
tout  son  corps  frémissait;  elle  poussa  quelques 
cris  faibles  mais  aigus,  sans  quitter  la  place  où 
elle  était.  Les  enfants  la  regardaient  avec  sur- 
prise, ne  comprenant  pas  ce  redoublement  de 
terreur.  Il  leur  fut  bientôt  expliqué  quand  ils 
entendirent  derrière  eux  un  miaulement  féroce, 
suivi  immédiatement  d'un  bond  prodigieux.  C'était 
le  chat  de  la  cuisine,  qui  s'était  approché  sans 
bruit  et  qui  regardait  avec  des  yeux  flamboyants 
la  malheureuse  souris,  dont  il  comptait  se  régaler. 
En  effet,  avant  que  les  enfants  eussent  eu  le  temps 
de  l'arrêter,  il  s'était  élancé  sur  la  souris  et  lui 
avait  broyé  la  tête.  Les  enfants  poussèrent  un 
cri  d'horreur. 

«  Ma  souris!  ma  souris!  criait  Armand. 

—  Pauvre  bête!  Méchant  animal!  »  s'écriaient 
les  autres. 

Et  tous  se  mirent  à  poursuivre  le  chat,  qui  em- 
portait dans  sa  gueule  les  restes  sanglants  de  la 
souris;  il  avait  coupé  de  ses  dents  la  patte  attachée 
au  cordon,  et  il  se  sauvait  devant  les  cris  des  en- 
fants. 

Il  ne  tarda  pas  à  grimper  le  long  d'une  échelle 


LES    BONS    EXPWNTS  147 

qui  le  conduisit  au  grenier,  où  il  put  achever  tran- 
quillement son  diner  improvisé. 

Les  enfants  étaient  furieux  contre  le  chat,  dont 
la  cruauté  les  indignait. 

«  Nous  voilà  bien  en  colère  contre  le  chat,  di' 
enfin  Elisabeth,  et  pourtant  il  n'a  rien  fait  de  mal. 

MARGUERITE. 

Comment,  rien  de  mal!  il  a  mangé  notre  souris, 
et  tu  trouves  que  ce  n'est  pas  mal. 

ELISABETH. 

Mais  non;  le  chat  mange  les  souris  comme  nous 
mangeons  les  poulets;  seulement  nous  avons  des 
cuisiniers  qui  les  tuent  et  les  font  cuire,  tandis 
que  le  chat  est  lui-même  son  cuisinier. 

SOPHIE. 

Mais  il  lui  a  fait  un  mal  affreux  avec  ses  vilaines 
dents  ! 

ELISABETH. 

Pas  si  mal  que  nous  le  pensons,  car  il  lui  a 
broyé  la  tête  en  une  seconde.  Et  croyez- vous  que 
nous  ne  lui  ayons  pas  fait  beaucoup  plus  de  mal 
par  la  frayeur  que  nous  lui  avons  causée? 

JACQUES . 

C'est  vrai;  elle  avait  l'air  si  effrayée,  qu'elle  me 
faisait  pitié. 

ARM-vXD. 

Je  ne  veux  plus  avoir  de  souris  vivantes  ;  je 
demanderai  à  ma  bonne  de  remettre  les  autres 
souricières  qui  les  étranglent. 

JACQUES. 

Tu  feras  très  bien,  car  je  vois  que  ces  amuse 


148  LES    BONS    P:NFANTS 

sements  sont  très  méchants.  On  s'amuse  à  faire 
souffrir  des  bêtes!  c'est  mal;  le  bon  Dieu  n'aime 
pas  cela  :  c'est  Camille  qui  me  l'a  dit. 

—  Et  Mlle  Camille  a  bien  raison,  mes  enfants, 
dit  la  bonne,  qui  venait  d'entrer. 

—  Et  qu'allons-nous  faire  à  présent?  dit  So- 
phie. 

—  Vous  allez  tous  vous  arranger  pour  le  diner, 
qu'on  va  sonner  dans  dix  minutes.  » 

Les  enfants  rentrèrent  chacun  chez  eux  et  se 
retrouvèrent  au  salon  quelques  instants  après.  Ils 
racontèrent  la  fin  cruelle  de  la  pauvre  souris  et 
promirent  de  ne  plus  recommencer  des  jeux  pa- 
reils. 

((  Vous  aurez  raison,  dit  Camille;  cette  souris 
me  rappelle  un  conte  de  fées  que  m'a  raconté  ma 
bonne  quand  j'étais  petite. 

—  Raconte-nous-le,  Camille,  je  t'en  prie,  s'é- 
crièrent les  enfants. 

—  Je  ne  demande  pas  mieux,  mais  pas  à  pré- 
sent; quand  nous  serons  sortis  de  table.  » 


SSBROUFFK,    LAMALIGE    ET    LA    SOURIS. 


PRÈS  le  dîner,  les  enfants  allè- 
rent s'asseoir  sur  rherbe,  près 
de  Camille,  qui*  leur  raconta 
l'histoire  qu'ils  attendaient 
avec  impatience. 

Il  y  avait  une  fois  une  petite 
fille  nommée   Lamalice;  elle 
était  pauvre    et  orpheline; 
elle    avait  été   recueillie 
par  charité  chez  des  pa- 
rents pauvres;  aussi 
quelquefois  on  man- 
quait  de   pain    à   la 
maison,  mais  jamais 
Lamalice  n'avait  l'air 
de  s'en  inquiéter. 

Ces  parents,  nom- 
més Sanscœur,  trai- 
taient Lamalice  avec 
froideur ,  et  pour- 
tant elle  était  très 
bonne. 

Tout  le  monde  l'ai- 
mait dans  le  pays,  à 
l'exception  d'un  gros 
garçon     appelé    Es- 
brouffe,  qui  avait  une  maison  près  de  celle  des  pa_ 


150  LES    BONS    ENFANTS 

rents  de  Lamalice.  Il  était  riche,  avare  et  méchant; 
il  faisait  toutes  sortes  de  méchancetés  à  Lamalice 
et  à  ses  parents  :  tantôt  il  arrachait  lem^s  légumes, 
tantôt  il  couvrait  d'ordures  le  linge  qu'ils  faisaient 
sécher  dans  leur  jardin.  11  leur  avait  demandé  de 
lui  vendre  la  moitié  de  ce  jardin  pour  agrandir  le 
sien,  et  surtout  pour  avoir  un  poirier  qui  donnait 
de  si  beaux  fruits,  qu'il  était  connu  sous  le  nom 
de  poirier  merveilleux.  Esbrouffe  était  gourmand 
et  avare;  il  voulait  manger  et  vendre  ces  poires 
merveilleuses.  Plusieurs  fois  il  avait  essayé  d'en 
voler;  chaque  fois  il  lui  était  arrivé  un  accident 
fâcheux  :  une  fois  il  tomba  de  l'arbre  et  se  démit 
le  poignet;  une  autre  fois  il  culbuta  dans  un  ba- 
quet d'eau  sale. 

Lorsque  Sanscœur  refusa  son  jardin  et  son  poi- 
rier à  Esbrouffe,  celui-ci  jura  de  s'en  venger. 

((  J'aurai  votre  poirier,  ou  je  vous  ferai  mourir 
de  misère  et  de  chagrin!  »  dit-il  avec  colère. 

Sanscœur  leva  les  épaules,  sa  femme  aussi; 
Lamalice  sourit.  EsbroufiPe,  n'osant  s'attaquer  aux 
parents,  se  tourna  vers  la   petite  : 

«  Tu  me  payeras  ton  sourire  insolent!  dit-il  en 
lui  montrant  le  poing. 

—  Vas-tu  nous  laisser  tranquilles,  faiseur  d'em- 
barras, amateur  de  poires!  »  dit  Sanscœur  en  se 
levant  et  en  marchant  sur  Esbrouffe. 

Ce  dernier  était  poltron;  il  crut  prudent  de  ne 
pas  trop  laisser  approcher  son  ennemi,  et,  ou- 
vrant la  porte  avec  empressement,  il  sortit  en  la 
refermant  avec  violence.  Un  petit  cri  doux,  mais 


LES    BONS    ENFANTS 


151 


aigu,  se  fit  entendre.  Lamalice  regarda  d'où  il 
avait  pu  venir,  et  aperçut  une  souris  dont  la  patte 
se  trouvait  prise  dans  la  porte  et  qui  se  débattait 
vainement  pour  se  dégager.  Un  cri  plaintif  lui 
échappait  par  moments;  Lamalice  courut  à  elle, 
entr'ouvrit  la  porte 
et  la  mit  en  liberté; 
mais,  la  douleur 
l'empêchant  de  se 
sauver,  Lamalice  la 
prit  et  vit  sa  petite 
patte  sanglante  et  à 
moitié  coupée. 

«  Pauvre  petite 
bête  !  comme  elle 
souffre  !  Cousine , 
donnez-moi,  je 
vous  prie,  de  l'huile 
de  mille-pertuis. 

—  Pour  quoi  faire 
enfant?  Tu  sais  que 
j'en  ai  bien  peu  et 
que  je  la  ménage. 

—  Cousine,  c'est  pour  en  mettre  quelques  gouttes 
à  cette  pauvre  souris,  qui  a  eu  la  patte  écrasée 
dans  la  porte. 

—  Tu  crois  que  je  vais  user  mon  huile  pour 
une  souris  !  Jette  cette  vilaine  bête  !  qu'elle  se 
guérisse  comme  elle  pourra!  » 

Lamalice  ne  répondit  pas  ;  dans  la  chambre  à 
côté,  quelques  parcelles  de  beurre  restaient  sur 


«  Tu  me  payeras  ton  sourire  insolent!  « 


152  LES    BONS    ENFANTS 

une  assiette;  elle  les  ramassa,  les  mit  délicate- 
ment sur  la  patte  malade  de  la  souris,  et  l'enve- 
loppa d\m  petit  chiffon  (pii  traînait  dans  un  coin; 
puis  elle  la  posa  à  terre. 

(c  Lamalice!  »  dit  une  petite  voix  fïatée. 

Lamalice  se  retourna  de  tous  côtés  et  ne  vit  rien. 

«  Lamalice!  répéta  la  même  petite  voix. 

—  Qui  donc  m'appelle?  je  ne  vois  personne  ,dit 
Lamalice  avec  surprise. 

—  Par  ici!  en  bas,  à  tes  pieds  »,  dit  la  petite 
voix. 

Lamalice  regarda  à  ses  pieds,  et  ne  vit  que  la 
souris,  qui  la  regardait  fixement. 

«  C'est  moi  qui  t'appelle,  dit  la  souris;  je  te 
remercie  de  m'avoir  délivrée,  d'avoir  soulagé  ma 
souffrance,  au  lieu  de  me  tuer,  comme  l'auraient 
fait  tant  d'autres.  Je  veux  te  témoigner  ma  re- 
connaissance; demande-moi  ce  que  tu  voudras, 
je  te  l'accorderai. 

LAMALICE. 

Vous  êtes  donc  fée,  petite  souris,  que  vous 
parlez  si  bien? 

LA    SOURIS. 

Oui,  je  suis  fée,  et  je  peux  beaucoup. 

LAMALICE. 

A  votre  place,  je  profiterais  de  mon  pouvoir 
pour  me  donner  une  autre  forme  que  celle  d'une 
pauvre  souris,  que  tout  le  monde  poursuit  et  que 
mange  le  chat 

LA    SOURIS. 

Ce  n'est  pas  moi  qui  ai  choisi  mon  tris  ce  état, 


LES    BONS    P:NFANTS  153 

c'est  la  reine  des  fées,  qui  m'a  condamnée  à  rester 
souris  pendant  mille  ans,  pour  me  punir  d'avoir 
résisté  à  ses  ordres. 

LAMALICE. 

Quels  ordres? 

LA    SOURIS. 

Tu  es  bien  curieuse,  Lamalice;  au  lieu  de  tant 
parler,,  tu  devrais  me  demander  ce  que  tu  désires 
avoir  :  je  t'ai  dit  que  je  te  l'accorderais.  Veux-tu 
de  l'or,  des  terres,  des  bijoux,  des  maisons? 

—  ^on,  dit  Lamalice  en  secouant  la  tête  d'un 
air  réfléchi;  à  quoi  servent  la  fortune,  l'or  et  tout 
cela?*à  rendre  paresseux,  méchant,  orgueilleux. 
Non,  je  ne  veux  rien  de  ce  que  vous  m'offrez. 

LA    SOURIS. 

Tu  ne  désires  rien? 

LAMALICE. 

Pardonnez-moi,  je  désire  quelque  chose,  mais 
vous  ne  pouvez  pas  me  l'accorder. 

LA    SOURIS. 

Qu'en  sais-tu?  Essaye.  Dis  ce  que  tu  veux. 

—  Je  voudrais,  dit  Lamalice  en  rougissant  lé- 
gèrement, débarrasser  mes  parents  du  voisinage 
d'Esbrouffe  et  l'obliger  à  s'en  aller  si  loin  que 
nous  n'en  entendions  plus  parler. 

—  Ce  sera  facile,  répondit  la  souris.  Ouvre  la 
porte  et  suis-moi.  » 

Lamalice  ouvrit  la  porte;  la  souris  s'élança  de- 
hors avec  la  même  vitesse  que  si  elle  n'avait  pas 
eu  la  patte  cassée;  elle  courait  si  vite  que  Lama- 
lice avait  peine  à  la  suivre  :  mais  elle  n'alla  pas 


154  LES    BONS    ENFANTS 

loin.  Au  bout  du  jardin,  au  pied  du  poirier,  la 
souris  entra  dans  un  petit  trou  et  disparut. 

«  11  m'est  impossible  de  vous  suivre  dans  ce 
trou,  madame  la  souris,  cria  Lamalice  en  riant. 
Adieu  donc,  portez-vous  bien,  vous  et  votre  patte. 

—  Tu  es  bien  vive,  ma  fille  »,  dit  une  voix  der- 
rière elle. 

Lamalice  se  retourna  et  vit  un  équipage,  qu'elle 
examina  avec  la  plus  grande  surprise.  Quatre  gros 
rats  étaient  attelés  à  une  énorme  carapace  (ou 
coquille)  de  tortue,  dans  laquelle  était  assise  la 
souris  sur  un  coussin  de  peau  de  chat.  Devant  elle 
était  un  coffret  à  barreaux,  au  travers  desquels  on 
voyait  un  chat  garrotté  et  muselé,  et  qui  ne  pou- 
vait exprimer  sa  fureur  que  par  ses  regards  étin- 
celants. 

«  C'est  pour  te  rendre  service  que  j'ai  disparu, 
continua  la  souris.  J'ai  pris  et  muselé  le  protec- 
teur de  ton  ennemi  Esbrouffe,  qui  ne  pourra  plus 
résister  à  mon  pouvoir  et  au  tien.  Voici,  ajoutâ- 
t-elle, un  dé  que  tu  garderas  soigneusement  : 
quand  il  sera  à  ton  troisième  doigt,  il  te  fera  tra- 
vailler avec  une  vitesse  et  une  adresse  merveil- 
leuses; si  tu  le  mets  au  second  doigt,  il  te  ren- 
dra invisible;  au  c[uatrième,  il  te  donnera  une 
force  extraordinaire  et  la  puissance  de  te  trans- 
porter où  tu  voudras  ;  au  petit  doigt,  il  te  donnera 
tout  l'or  que  tu  voudras  avoir.  Au  moyen  de  ce 
dé,  tu  pourras  effrayer  et  tourmenter  Esbrouffe 
au  point  de  lui  faire  fuir  le  pays.   » 

Lamalice    sourit    malicieusement,   remercia    la 


LES    BONS    ENFANTS  157 

fée  avec  toute  la  vivacité  de  son  caractère  et  se 
disposait  à  s'en  aller,  lorsque  la  souris  la  rap- 
pela. 

((  J'ai  oublié  de  te  dire  que  si  tu  as  jamais  be- 
soin de  moi,  tu  n'as  qu'à  toucher  ton  pied  gauche 
en  disant  :  «  Patte  cassée,  viens  à  mon  secours  ». 
Conserve  soigneusement  ton  dé  et  n'en  parle  à 
personne.  Si  tu  le  perdais  ou  si  tu  en  faisais  con- 
naître la  puissance,  ton  ennemi  reprendrait  tous 
ses  avantages. 

— ■  Merci,  madame  la  souris;  je  n'oublierai  pas 
vos  recommandations.  » 

La  souris  et  son  équipage  disparurent,  laissant 
Lamalice  enchantée  du  présent  de  la  fée;  elle  vou- 
lut l'essayer  sur-le-champ,  et,  le  mettant  au  qua- 
trième doigt,  elle  souhaita  d'être  près  d'Esbrouffe. 
Aussitôt  elle  se  trouva  en  face  de  lui  et  d'un  gros 
tas  de  pièces  d'or  qu'il  comptait  avec  avidité. 

Quand  il  vit  Lamalice  souriante  devant  lui,  il 
fut  saisi  d'une   grande  frayeur. 

«  Comment  es-tu  entrée?  Toutes  les  portes  sont 
fermées!   » 

Pour  toute  réponse,  Lamalice  passa  son  dé  au 
second  doigt  et  disparut  aux  yeux  d'Esbrouffe 
terrifié. 

«  Lamalice!  dit-il  d'une  voix  tremblante. 

—  Par  ici  »,  dit  Lamalice  en  lui  appliquant  un 
violent  souftlet  sur  la  joue  droite. 

Esbrouffe  se  retourna  avec  colère,  et,  ne  voyant 
personne  ni  auprès,  ni  devant,  ni  derrière  lui,  il 
resta  tremblant  et  immobile. 


158 


LES    BONS    ENFANTS 


«  Je  Tai  pourtant  vue,  cette  maudite  enfant!  là, 
devant  moi,  regardant  mon  or. 

—  Qui  est  plus  beau  que  toi,  dit  Lamalice. 

—  Où  est-elle,  cette  petite  insolente,  que  je  la 
fustige  de  la  bonne  façon? 

—  Par  ici,   dit  Lamalice  en   lui  appliquant  un 
second  vigoureux  soutïlet  sur  la  joue  gauche. 

—  Aïe!  aie!  Oh! 
là  la  !  Que  veut  dire 
cela?  s'écria  Es- 
brouffe  en  retom- 
bant sur  sa  chaise. 

—  Hou  !  kou  !  » 
lui  cria  Lamalice 
dans  l'oreille,  en 
répandant  d'un 
coup  de  main  tout 
son  or,  qui  alla  rou- 
ler de  tous  côtés. 

Esbrouffe  tomba 
par  terre,  et,  se  je- 
tant à  plat  ventre 
sur  son  or,  il  éten- 
dit les  bras  pour  en 


'•,!^:s 


Soufflet  sur  la  joue  droite. 


ramasser  le  plus  possible.  Lamalice,  satisfaite 
de  ce  premier  essai  des  vertus  de  son  dé,  sou- 
haita de  se  trouver  chez  elle,  et,  se  plaçant 
près  de  la  porte  d'entrée,  elle  mit  le  dé  dans 
sa  poche. 

«  Te  voilà,  petite,  dit  la  mère  Sanscœur.  Tu  as 
perdu  bien  du  temps.  Où  as-tu  été? 


LES    BONS     ENFANTS 


159 


—  Dans  le  jardin,  cousine;  je  vais  réparer  le 
temj3s  perdu. 

—  Le  temps  perdu  ne  se  rattrape  pas,  petite.  ïu 
auras  beau  faire,  tu  ne  finiras  pas  ton  jupon  aujour- 
d'hui. 

—  Vous  allez  voir,  cousine.  Quand  je  m'y  mets, 
mon  ouvrage  avance.  » 

Et  Lamalice, 
s'assejant  près  de 
sa  cousine,  prit 
son  jupon,  à  peine 
commencé  et 
qu'une  ouvrière 
habile  aurait  diffi- 
cilement terminé 
en  une  journée. 
Ses  mains,  son 
aiguille  allaient, 
allaient  avec  une 
telle  promptitude 
qu'elle  excita  l'at- 
tention de  la  mère 
Sanscœur. 

«  Pas  si  vite,  pas  si  vite,  petite;  tu  vas  gâcher 
l'ouvrage,  et  ce  sera  à  recommencer.  Ca  a-t-il  du 
bon  sens,  deux  coutures  en  un  quart  d'heure! 

—  Pas  de  danger,  cousine  ;  voyez  si  c'est 
mal.  » 

La  mère  Sanscœur  prit  l'ouvrage,  l'examina,  re- 
garda la  petite  avec  un  étonnement  qui  fit  sourire 
Lamalice,  et  le  lui  rendit  en  disant  : 


Soufflet  su.    la  joue  gauche. 


160  LES    BONS    ENFANTS 

(c  Je  ne  te  croyais  pas  si  habile  que  cela,  ma  fille; 
je  ne  t'ai  jamais  vue  faire  de  si  bon  ouvrage  et  si 
vite.  » 

Lamalice  ne  répondit  pas  et  reprit  son  travail 
en  souriant;  deux  heures  après,  le  jupon  était 
entièrement  fini.  La  mère  Sanscœur  n'en  pouvait 
croire  ses  yeux. 

«  C'est  pourtant  vrai,  disait-elle  à  mi-voix  en 
tournant  et  retournant  le  jupon  dans  tous  les  sens. 
Elle  a  fini!...  Et  très  bien  cousu!...  C'est  que  je 

n'en  ferais  pas  autant Où  donc  a-t-elle  appris 

à  si  bien  faire?  Et  comme  c'est  venu  vite!  ..  Ça  ne 

ressemble  pas  à  son  ouvrage  d'hier Enfin,  c'est 

comme  ça.  » 

La  journée  s'avançait;  le  père  Sanscœur  allait 
rentrer  de  son  travail  pour  souper.  Pendant  que  la 
mère  Sanscœur  préparait  la  soupe  et  les  pommes 
de  terre,  Lamalice  mit  son  dé  au  quatrième 
doigt. 

«  Une  petite  visite  à  Esbrouffe,  se  dit-elle  ;  voyons 
où  il  en  est.  » 

Elle  se  trouva  en  face  d'Esbrouffe,  qui  soupait  : 
devant  lui  était  une  assiette  de  soupe  aux  choux, 
à  côté  un  poulet  rôti  et  une  tarte  aux  cerises.  A 
peine  eut-il  aperçu  Lamalice  qu'elle  disparut. 

(f  Quel  cauchemar!  dit-il  à  mi-voix.  Je  croyais 
encore  voir  devant  moi  cette  petite  sotte  de  ce 
matin!  Heureusement  que  je  m'étais  trompé. 

—  Pas  tout  à  fait,  dit  Lamalice  en  jetant  à  terre 
son  assiette  de  soupe 

—  Au  secours  !  Le  diable  !  c'est  le  diable  ! 


LES    BONS    ENFANTS  161 

—  Pas  tout  à  fait,  reprit  Lamalice,  enlevant  le 
poulet  et  la  tarte,  qui  devinrent  invisibles  comme 
elle. 

■ —  Minet!  Minet!  viens  à  mon  secours.  Où  es-tu, 
mon  fidèle  Minet?  » 

Lamalice,  laissant  Esbrouffe  en  face  de  son  pain 
sec,  se  souhaita  chez  une  pauvre  famille  dans  le 
besoin;  elle  se  trouva  dans  une  misérable  chau- 
mière; une  pauvre  femme  partageait  entre  ses 
quatre  enfants  un  morceau  de  pain  qui  aurait  à 
peine  suffi  à  un  seul  de  ces  petits  affamés.  Le  père, 
pâle  et  hâve,  se  cachait  le  visage  de  ses  deux  mains 
et  priait  le  bon  Dieu  de  venir  à  son  secours. 

«  Hélas!  mon  Dieu!  disait-il,  je  n'ai  plus  la  force 
de  travailler  sans  manger.  Du  pain,  mon  bon  Dieu! 
du  pain  pour  mes  enfants,  pour  ma  femme  et  pour 
moi!  :» 

Un  cri  joyeux  lui  fit  lever  la  tête  ;  quelle  ne  fut 
pas  sa  surprise  en  voyant  un  gros  poulet  rôti  et 
une  belle  tarte  !  Au  moment  où  il  allait  demander 
qui  leur  avait  apporté  ce  secours  si  nécessaire, 
un  gros  pain,  une  bouteille  de  vin  et  une  vaisselle 
complète  vinrent  se  placer  près  du  poulet.  La  faim 
se  faisant  sentir  cruellement,  toute  la  famille 
commença  par  manger  pain,  poulet  et  tarte,  et 
boire  de  ce  bon  vin  qui  leur  donna  des  forces.  Ils 
se  demandèrent  ensuite  comment  tout  cela  était 
venu,  sans  pouvoir  répondre  à  cette  question, 
L'étonnement  du  père  redoubla  quand  il  aperçut 
quelques  pièces  d'or  au  fond  d'un  verre. 

«  C'est  le  bon  Dieu  qui  nous  envoie  ces  trésors. 

il 


162  LES    BONS    ENFANTS 

Mes  enfants,  remercions-le  du  fond  de  nos  cœurs.  » 
Lamalice,  enchantée  d'avoir  si  bien  employé  le 
souper  du  méchant  Esbrouffe,  se  souhaita  bien 
vite  à  la  maison;  elle  s'y  retrouva  au  moment  où 
la  mère  Sanscœur  apportait  leur  modeste  souper  : 
elle  en  mangea  sa  part,  et  de  bon  appétit,  ne  re- 
grettant ni  ne  désirant  le  poulet  gras  et  la  tarte, 
et  se  réjouissant  d'en  avoir  régalé  la  pauvre  fa- 
mille. 


((  Je  suis  fatiguée,  dit  Camille  en  s'interrom- 
pant;  il  y  a  longtemps  que  je  parle. 

VALENTINE. 

Quel  dommage!  c'est  si  amusant! 

MARGUERITE. 

Quand  pourras-tu  achever? 

CAMILLE. 

Demain  soir,  si  vous  voulez. 

soniiE. 
Il  faut  bien  que  nous  voulions,  puisque  tu   ne 
veux  pas  ce  soir. 

CAMILLE. 

D'ailleurs  il  est  trop  tard;  nous  allons  nous 
coucher  tout  à  l'heure. 

ELISABETH. 

Dites-moi,  mes  amis,  ne  trouvez-vous  pas, 
comme  moi,  que  Lamalice  est  un  peu  méchante? 

JACQUES. 

Un  peu,  mais  pas  trop  ;  elle  a  fait  peur  à  ce  mé- 
chant Esbrouffe;  il  n'y  a  pas  grande  méchanceté 
à  cela. 


LES    BONS    ENFANTS  163 

ELISABETH. 

Non  ;  mais  pourtant  il  a  eu  une  peur  terrible,  il 
reçoit  deux  soufflets  et  il  soupe  avec  du  pain  sec. 

PIERRE. 

Bah!  on  n'est  pas  mort  pour  cela.  En  voyage, 


Elle  partageait  un  morceau  de  pain  entre  ses  quatre  enfants. 

(Page  161.) 


on  n'a  même  pas  toujours  du  pain. 

VALENTINE. 

Où  donc?  dans  quel  pays  n'a-t-on  pas  du  pain  sec? 

SOPHIE. 

D'abord  chez  les  Chinois,  puis  chez  les  Arabes, 


164  LES    BONS    ENFANTS 

puis  chez  les  Grosses-Têtes,  puis  chez  les  Grosses 
Jambes. 

LÉONCE,  riant. 
Qu'est-ce  que  c'est  que  tous  ces  gens-là?  Où  as= 
tu  pris  des  Grosses-Têtes,  des  Grosses-Jarobes? 

SOPHIE. 

Je  les  ai  pris  où  je  les  ai  trouvés,  monsieur.  Si 
vous  ne  savez  rien,  ce  n'est  pas  une  raison  pour 
que  je  sois  comme  vous.  Je  sais  des  choses  très 
amusantes  sur  les  Chinois. 

HENRI,  crim  air  moqueur. 

Où  les  as-tu  apprises?  Dans  ton  dernier  voyage 
en  Chine. 

SOPHIE. 

Non,  monsieur;  je  les  ai  entendu  raconter  par 
un  ancien  missionnaire  en  Chine,  qui  s'appelait 
l'abbé  Hue. 

HENRI. 

Et  que  te  racontait  ce  missionnaire? 

SOPHIE. 

Vous  ne  le  saurez  pas,  monsieur;  je  le  racon- 
terai aux  autres,  mais  pas  à  vous. 

HENRI. 

Qu'ai-je  donc  fait,  pour  te  mettre  en  colère 
contre  moi? 

SOPHIE. 

Ce  que  tu  as  fait?  Tu  t'es  moqué  de  moi,  comme 
tu  fais  toujours;  je  voudrais  avoir  le  dé  de  Lama- 
lice  pour  te  donner  quelques  tapes  sans  que  tu 
pusses  me  les  rendre. 


LES    BONS    ENFANTS  165 

HENRI. 

Tu  n'as  pasbesoin  du  dé  de  Lamalice  pour  taper  : 
nous  en  savons  tous  quelque  chose. 

SOPHIE. 

Bah  !  bah  !  Quand  j'ai  le  malheur  de  vous  toucher, 
vous  savez  bien  me  le  rendre;  et  c'est  pourquoi  je 
voudrais  être  invisible  pour  vous  taper  à  mon  aise 
quand  vous  m'impatientez. 

CAMILLE. 

Heureusement  pour  nous  que  tu  es  très  visible, 
et,  heureusement  pour  toi,  tu  es  plus  méchante 
en  paroles  qu'en  actions  :  à  t'entendre,  on  croirait 
que  tu  es  en  colère,  injuste,  égoïste,  et  au  fond  tu 
es  très  bonne  et  très  aimable. 

SOPKIE, 

Merci  de  le  dire,  et  surtout  de  le  penser,  ma 
bonne  Camille;  c'est  bien  toi  qui  es  bonne  et  ai- 
mable. 

MARGUERITE. 

Quand  finiras-tu  Esbrouffe  et  Lamalice'l  Je  vou- 
drais bien  savoir  si  Lamalice  parvient  à  le 
chasser. 

CAMILLE. 

Demain  j'espère  finir;  mais  c'est  très  long;  je 
ne  sais  si  je  pourrai.  » 

Des  bâillements  commençaient  à  se  faire  en- 
tendre  ;  les  plus  jeunes  se  pelotonnaient  ou  s'éten- 
daient sur  l'herbe  pour  dormir;  les  plus  grands 
même  cherchaient  à  appuyer  leurs  têtes  et  leurs 
coudes.  Ces  mouvements,  accompagnés  de  silence, 
attirèrent    l'attention   des    mamans,    qui    les    en- 


166  LES    BONS    ENFANTS 

voyèrent  tous  se  coucher,  ce  que  firent  les  enfants 
avec  empressement. 

Le  lendemain  soir  il  faisait  un  temps  superbe: 
on  s'assit  de  nouveau  sur  l'herbe,  et  Camille  re- 
prit son  histoire. 


cl'; 


ESBROUFFE,    LAMALICE    ET    LA    SOURIS. 

(suite.) 


SBROUFFE   avait    man- 


ge  son   pain   sec, 


la 


rage  dans  le  cœur, 
désirant  se  venger, 
et  ne  sachant  sur  qui 
ni  comment. 

«  Si  du  moins, 
pensait-il,  j'étais  sûr 
que  ce  fût  cette  petite 
coquine  de  Lamalice 
qui  me  joue  tous  ces 
tours!  mais,  lorsque 
je  crois  la  voir,  elle 
disparait  ;  ce  n'est 
donc  pas  elle.  C'est 
égal,  c'est  sa  voix  que 
j'entends,  c'est  elle 
que  je  crois  voir,  et 
c'est  sur  elle  que  je 
me  vengerai!  Demain 
matin  j'irai  lui  faire 
une  visite  quand  le 
père  sera  parti  pour  son  travail,  et  nous  verrons!  » 


168  LES    BONS    ENFANTS      • 

Consolé  par  cet  espoir  de  vengeance,  Esbrouffc 
se  coucha,  quoique  tremblant  encore  et  regrettant 
amèrement  son  Minet,  qui  Taidait  dans  toutes  ses 
méchancetés  avec  une  intelligence  merveilleuse. 
Le  lendemain  il  guetta  le  départ  de  Sanscœur,  et, 
quand  il  le  crut  assez  loin,  il  entra  chez  Lamalice, 
qui  travaillait  déjà  près  de  sa  cousine. 

«  Déjà  à  l'ouvrage,  la  voisine!  Pour  qui  tra- 
vaillez-vous avec  tant  d'ardeur? 

—  Ce  n'est  pas  pour  vous,  bien  sûr!...  Mala- 
droit! »  s'écria-t-elle  en  se  relevant  vivement. 

Esbrouffe  avait  répandu  sur  l'ouvrage  de  la 
femme  Sanscœur  un  encrier  plein  qu'il  tenait  à 
la  main. 

«  C'est  de  la  méchanceté  et  pas  de  la  maladresse, 
dit  Lamalice  en  regardant  le  sourire  méchant  et 
hypocrite  du  gros  Esbrouffe. 

ESBROUFFE. 

Héla  >  !  mon  Dieu!  comment  pouvez-vous  croire 
cela?  Je  suis  désolé!  mon  encre  perdue! 

LAMALICE,  vivement. 

Vous  payerez  le  jupon  que  vous  avez  abimé; 
nous  n'avons  pas  de  quoi. 

ESBROUFFE. 

Moi?  par  exemple!  Vous  ne  m'y  forcerez  certai- 
nement pas. 

—  C'est  ce  que  nous  verrons!  »  dit  Lamalice  ei: 
quittant  la  chambre. 

Esbrouffe  profita  de  l'absence  de  Lamalice  pour 
faire  quelque  nouveau  dégât.  Il  allongea  la  main 
pour  saisir  et  jeter  par  terre  une  pile  d'assiettes 


LES    BONS    ENFANTS 


169 


posées  sur  le  buffet.  Avant  d'avoir  pu  les  atteindre, 
il  se  sentit  enlever  par  les  cheveux  et  resta  sus- 
pendu en  l'air,  criant  et  gigotant  à  outrance.  C'était 
Lamalice,  qui  n'était  sortie  que  pour  rentrer  invi- 


II  se  scnlil  eu  lever  par  les  cheveux. 


sible  en  plaçant  son  dé  à  son  quatrième,  doigt;  elle 

enleva  Esbrouffe  comme  une  plume,  et  lui  dit  à 

l'oreille,  en  déguisant  sa  voix  : 

«  Demande  bien  vite  pardon  et  paye  le  jupon, 
—  Jamais,  jamais!  »  cria  Esbrouffe  en  gigotant 

de  plus  belle. 


170  LES    BONS    ENFANTS 

Pan  !  pan  !  Deux  soufflets  formidables  accompa 
gnèrent  un  second  ordre  de  demander  pardon  et 
de  payer. 

«  Non,  non,  jamais!  »  cria  encore  Esbrouffe. 

Une  grêle  de  coups  tomba  sur  la  large  face,  le 
gros  dos,  les  larges  épaules,  le  ventre  rebondi 
d'Esbrouffe,  qui  hurlait,  criait,  jurait,  menaçait  en 
vain.  Enfin,  vaincu  par  la  douleur,  il  dit  d'une  voix 
enrouée  : 

«  Pardon,  pardon,  je  payerai!  « 

A  l'instant  même  il  se  sentit  à  terre  et  délivré 
des  griffes  qui  le  tenaient.  Il  regarda  autour  de 
lui  avec  effroi,  et,  ne  voyant  rien  que  la  mère  Sans- 
cœur,  qui  regardait  cette  scène  avec  un  étonnement 
comique,  il  se  rassura,  rajusta  son  habit,  sa  cra- 
vate, passa  la  main  dans  ses  cheveux  et  voulut 
sortir.  Un  coup  de  pied  violemment  appliqué  au- 
dessous  de  la  chute  des  reins  le  renvoya  au  milieu 
de  la  chambre. 

«  Paye!  entendit-il  à  son  oreille. 

—  Non,  c'est  une  volerie,  c'est  une Aïe!  aïe! 

au  secours!  »  cria-t41  en  sautant  et  courant  autour 
de  la  chambre. 

C'est  qu'un  nombre  infini  de  coups  de  pied  le 
faisaient  gambader  et  courir  plus  vite  qu'il  n'au- 
rait;-voulu.  Brisé,  moulu,  il  tomba  à  terre  en 
criant  :  f<  ■  Je  payerai  !    » 

Les  coups  avaient  cessé;  il  chercha  à  se  relever, 
mais  une- force  extraordinaire  le  retint  à  terre,  et 
la  jvûiîv  lui  dit  : 

«  Tu  ne  seras  libre  que  lorsque  tu  auras  payé.  » 


LES    BONS    ENFANTS 


171 


Plusieurs  efforts  inutiles,  toujours  suivis  d'un 
ou  deux  soufflets,  lui  prouvèrent  la  nécessité  de 
céder.  Il  enfonça  sa  grosse  main  dans  la  poche  de 
son  gilet  et  en  tira  une  bourse  bien  garnie. 

«  Combien  dois-je  vous  payer  votre  jupon  taché? 
demanda-t-il  d'un  ton  bourru. 

—  Vous  me  donnerez  quinze  francs.  Je  l'ai  payé 
cela  moi-même. 

— C'est  affreux, 
ça  !  Quinze  francs  ! 
je  ne  peux  pas » 

Il  n'acheva  pas  ; 
une  rude  secousse 
vint  lui  rappeler 
sa  promesse. 

((  Tenez,  voici 
les  quinze  francs. 
Vous  êtes  des  vo- 
leurs ;  je  vous  dé- 
noncerai à  la  jus- 
tice. 

—  Laissez  donc! 
Des  voleurs  !  on 
nous  connaît  dans 

le  pays.  Ce  n'est  pas  vous  qu'on  croira.  Pourquoi 
venez-vous  ici?  Qui  est-ce  qui  vous  demandait? 
Je  ne  comprends  rien  à  vos  simagrées,  à  vos  cris, 
à  vos  gambades.  Payez  le  dégât  que  vous  avez 
commis,  allez-vous-en  et  ne  revenez  plus  :  je  ne 
vous  demande  pas  autre  chose.    » 

Esbrouffe,  vaincu  par  son  ennemi  invisible,  jeta 


À^ 


Un  coup  de  pied  lui  fut  applique. 


172  LES    BONS    ENFANTS 

les  quinze  francs  sur  la  table  sans  mot  dire  et 

sortit  au   moment  où  Lamalice  rentrait.  La  mère 

Sanscœur  lui  raconta  ce  qui  s'était  passé,  sauf  les 

paroles  de  Lamalice,  qu'elle  n'avait  pas  entendues, 

de  sorte  qu'elle  ne  comprenait  rien  à  la  conduite 

d'Esbrouflfe. 

<(  Bien  sûr  qu'il  a  perdu  l'esprit.  Il  m'a  réelle- 
ment fait  peur  un  moment;  ses  pieds  ne  posaient 
pas  à  terre;  il  criait,  il  gigotait,  il  hurlait.  Et  puis 
ce  garçon,  qui  ne  donnerait  pas  un  sou  pour  sauver 
la  vie  d'un  homme,  et  qui  me  donne  quinze  francs 
sans  que  je  les  lui  demande  ! 

—  C'est  vrai,  cousine,  que  c'est  singulier;  mais 
j'aimerais  mieux  tout  de  même  que  ce  méchant 
homme  ne  vînt  pas  chez  nous. 

—  Je  crois  bien,  petite,  qu'il  n'y  viendra  pas 
souvent.  » 

La  mère  Sanscœur  et  Lamalice  se  remirent  à  l'ou- 
vrage. Quand  la  mère  Sanscœur  alla  préparer  le 
dîner,  Lamalice,  qui  était  libre  de  s'amuser,  se  sou- 
haita près  d'Esbrouffe  ;  elle  n'eut  pas  beaucoup  de 
chemin  à  faire,  car  il  était  près  du  mur  qui  séparait 
les  deux  jardins.  Sa  poche  était  pleine  de  pierres, 
qu'il  lançait  contre  les  fruits  du  poirier  merveil- 
leux. 11  n'avait  pas  encore  réussi  à  en  attraper  une 
seule.  Lamalice,  plus  habile  que  lui,  ramassait  et 
lançait  aussi  des  pierres  qui  tombaient  des  mains 
d'Esbrouffe  et  attrapait  à  tout  coup  ses  joues  et  son 
nez  rouges.  Il  crut  d'abord  que  quelque  chose  lui 
avait  sauté  à  la  figure,  mais  la  quantité  de  blessures 
qu'il  recevait  lui  fit  craindre  une  nouvelle  attaque 


LES    BONS    ENFANTS  173 

de  son  ennemi  invisible,  et  il  se  retira  précipitam- 
ment; les  pierres  le  poursuivirent  jusqu'à  la  porte 
de  sa  maison.  Rentré  chez  lui,  il  se  bassina  avec 
de  l'eau  fraîche.  Quand  il  eut  fini,  la  terrine  qui 
contenait  l'eau  lui  sauta  à  la  figure  et  l'inonda  des 
pieds  à  la  tête  ;  au  même  moment,  la  cruche  en  fit 
autant,  puis  le  pot  à  eau,  puis  la  bouteille  d'huile 
et  un  grand  pot  de  lait  qui  contenait  son  déjeuner 
du  lendemain. 

Effrayé,  suffoqué,  Esbrouffe  tomba  sur  une 
chaise;  cette  fois  il  ne  cria  pas,  il  pleura. 

«  Que  faire?  que  devenir?  où  me  cacher?  Com- 
ment éviter  ce  démon  qui  m'assomme  de  coups, 
qui  me  fait  mourir  de  faim,  qui  me  vole  mon 
pauvre  argent,  qui  m'inonde  de  saletés? 

—  Corrige-toi,  lui  dit  une  voix;  deviens  juste  et 
bon,  et  on  te  laissera  en  paix,  ou  bien  quitte  le 
pays.  » 

Esbrouffe  ne  répondit  pas;  mais  il  se  dit  en  lui- 
même  qu'il  lui  serait  trop  pénible  d'être  juste  et 
bon,  et  qu'il  aimait  mieux  rester  comme  il  était 
et  quitter  le  pays. 

Il  fut  obligé  de  se  laver  des  pieds  à  la  tête  et 
de  changer  de  vêtements;  les  siens  étaient  pleins 
d'eau,  d'huile,   de  crème. 

Lamalice  était  rentrée  sans  que  sa  cousine  se  fût 
aperçue  de  son  absence.  Pendant  leur  repas,  la 
mère  Sanscœur  reparla  plusieurs  fois  d'Esbroufïe 
et  de  la  scène  bizarre  qu'il  avait  faite. 

«  Ce  que  je  comprends  moins  encore,  dit-elle, 
ce  sont  les  quinze  francs  qu'il  m'a  donnés Ah!- 


174  LES    BONS    ENFANTS 

mon  Dieu!    Lamalice,   où    es-tu?  Par  où   a-t-elle 
passé,   que  je  ne  l'ai  ni  vue  ni  entendue  sortir? 
-—  Je  suis  ici,  cousine,  près  de  vous. 

—  Où  donc?  Je  ne  te  vois  pas.  » 

La  mère  Sanscœur  se  tournait  de  tous  côtés  :  per- 
sonne. Elle  entendait  la  petite,  mais  ne  la  voyait 
pas.  Etlfrayée  de  ce  prodige,  elle  allait  appeler  au 
secours,  quand  Lamalice  apparut  sur  sa  chaise,  près 
de  sa  cousine  et  la  regardant  avec  un  air  fort  em- 
barrassé. Nouvelle  surprise.  Lamalice,  rouge,  les 
yeux  baissés,  ne  disait  mot.  La  mère  Sanscœur 
prenait  un  air  de  plus  en  plus  mécontent  : 

«  Lamalice!  que  veut  dire  cela?  Comment  as-tu 
fait  pour  disparaître  et  reparaître?  Dis-moi  vrai. 
Voyons,  parle. 

—  Cousine,  je  ne  puis  rien  vous  dire,  répondit 
Lamalice  les  larmes  aux  yeux. 

—  Pourquoi  cela?  Parce  que  tu  n'oses  pas 
m'avouer  que  tu  es  en  rapport  avec  le  diable? 

—  Oh  !  cousine,  comment  pouvez- vous  croire. . .  ? 

—  Alors  explique  comment  tu  as  disparu  comme 
tu  l'as  fait. 

—  Tout  ce  que  je  puis  vous  avouer,  cousine, 
c'est  qu'on  m'a  défendu  de  rien  dire. 

—  Et  tu  crois  que  je  vais  te  garder  dans  ma 
maison  pour  être  ensorcelée,  endiablée  comme  toi  ! 
Tiens,  tu  n'es  plus  ma  parente.  Va-t'en,  que  je  ne 
te  revoie  plus. 

- — -  Cousine,  je  vous  en  supplie,  ne  me  chassez 
pas,  je  suis  innocente,  je  vous  le  jure.  Attendez, 
du  moins,  jusqu'au  retour  de  mon  cousin,  ce  soir. 


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LES     BONS    ENFANTS  177 

—  Je  veux  bien  t'accorder  cette  dernière  de- 
mande. Prends  ton  ouvrage  et  travaille.   » 

Lamalice,  les  yeux  troublés  par  les  larmes,  cher- 
chait son  dé  sans  le  trouver.  C'était  ce  dé  qu'elle 
avait  mis  par  distraction  à  son  quatrième  doigt,  qui 
l'avait  rendue  invisible  aux  yeux  de  sa  cousine; 
aussitôt  que  Lamalice  s'en  était  aperçue,  elle  l'avait 
retiré,  et,  dans  son  trouble,  au  lieu  de  le  mettre 
dans  sa  poche,  elle  l'avait  posé  près  d'elle  sur  la 
table.  Sa  cousine  l'avait  pris  et  mis  dans  sa  poche 
sans  y  penser. 

«  Que  cherches-tu?  lui  demanda-t-elle  dure- 
ment. 

—  Mon  dé,  cousine,  pour  travailler.... 

—  ïu  en  as  plus  d'un  ;  prends-en  un  autre,  il 
fera  tout  aussi  bien.   » 

Lamalice  n'osa  pas  répliquer,  mais,  tout  en  tra- 
vaillant, elle  regardait  de  côté  et  d'autre  pour 
tâcher  de  retrouver  le  précieux  dé.  Son  travail 
n'avançait  pas;  il  allait  mal;  les  points  étaient 
inégaux.  Sa  cousine  se  plaça  près  d'elle  pour 
coudre;  elle  sortit  un  dé  de  sa  poche,  c'était  celui 
de  Lamalice. 

«  Le  voilà,  ton  dé  !  Mais  je  ne  te  connaissais  pas 
celui-là.  Il  va  bien  à  mon  second  doigt.  Je  ne  sais 
pas  pourquoi  ce  dé  me  fait  penser  à  Esbrouffe.  Que 
je  voudrais  donc  savoir  ce  qu'il  fait!  » 

A  peine  avait-elle  émis  ce  vœu  qu'elle  se  trouva 
dans  la  chambre  d'Esbrouffe,  qui  comptait  son  or. 
Elle  poussa  un  cri  d'effroi;  il  fut  répété  par  Es- 
brouffe. 

12 


178  LES    BOx\S    ENFANTS 

«  Toi  et  ta  cousine,  vous  êtes  donc  deux  démons 
chargés  de  me  faire  mourir  de  frayeur,  s'écria-t-il 
en  tremblant.  Hier  c'était  elle;  aujourd'hui  c'est 
toi.  » 

La  frayeur  de  la  mère  Sanscœur  rendit  un  peu 
de  courage  à  Esbrouffe.  Se  levant  lentement  de 
dessus  sa  chaise,  il  marcha  vers  son  ennemie,  qui 
semblait  pétrifiée,  et,  lui  saisissant  les  mains,  il 
la  tira  vers  la  porte,  qu'il  ouvrit,  et  la  mit  dehors. 
La  mère  Sanscœur  ne  résista  pas;  elle  n'était  pas 
revenue  de  son  étonnement  quand  elle  rentra  chez 
elle.  Lamalice,  pâle,  tremblante,  se  précipita  au- 
devant  d'elle  et,  lui  saisissant  les  mains,  ne  vit 
pas  son  dé;  elle  s'écria  avec  angoisse  : 

«  Mon  dé,  mon  dé!  qu'avez-vous  fait  de 
mon  dé? 

—  Est-ce  que  je  sais,  moi?  Il  est  tombé  et  resté 
chez  Esbrouffe,  où  je  me  suis  trouvée  transportée 
je  ne  sais  comment  et  par  qui. 

—  Ah!  cousine,  qu'avez-vous  fait?  Sans  mon  dé, 
nous  sommes  perdues  ;  Esbrouffe  nous  tient  en  son 
pouvoir;  il  va  chercher  à  se  venger.  » 

La  mère  Sanscœur  tombait  de  surprise  en  sur- 
prise. Lamalice,  voyant  son  dé  perdu,  raconta  son 
aventure  avec  la  souris,  le  présent  de  la  fée  et  sa 
défense  de  révéler  la  vertu  du  dé  et  de  le  perdre. 

La  mère  Sanscœur  fut  atterrée. 

«  Comment  ravoir  ce  dé,  tombé  sans  doute  dans 
quelque  coin  où  il  reste  inaperçu? 

—  J'ai  trouvé,  dit  Lamalice. 

—  Que  vas-tu  faire,  pauvre  fille? 


LES    BONS    ENFANTS  179 

—  Vous  allez  voir,  cousine;  je  vais  chercher 
deux  poires  du  poirier  merveilleux;  je  lui  dirai 
que  vous  étiez  venue  tantôt  les  lui  apporter,  qu'il 
vous  a  effrayée,  et  que  cela  vous  a  fait  oublier  de 
les  lui  offrir.  Il  est  gourmand,  les  poires  lui  fer- 
meront la  bouche,  et  il  me  laissera  chercher  mon 
dé.  Laissez-moi  y  aller  seule;  il  aurait  peur  de 
nous  deux. 

—  Va,  petite,  va;  et  que  Dieu  te  protège!  » 
Lamalice  courut  chercher  les  poires,  arriva  les- 
tement   chez    Esbrouffe,    frappa    à    la     porte    et 
entra. 

(c  Encore  toi  !  s'écria  Esbrouffe  avec  colère. 

—  Je  vous  apporte  des  poires,  monsieur  Es- 
brouffe; vous  avez  fait  si  peur  à  ma  cousine, 
qu'elle  n'a  pas  osé  vous  les  offrir;  mais  je  sais 
que  vous  les  aimez,  et  je  vous  les  rapporte. 

—  Tiens,  tiens,  tiens,  dit  Esbrouffe  avec  mé- 
fiance. Qu'est-ce  qui  vous  prend  donc  d'être  si 
généreuses?  Donne  tes  poires.  Bonsoir,  petite. 

—  Pardon,  monsieur  Esbrouffe;  voulez-vous  me 
permettre  de  chercher  mon  dé,  que  ma  cousine  a 
fait  tomber  chez  vous? 

—  Cherche,  pendant  que  je  mange  les  poi- 
res. » 

Lamalice  chercha  partout,  dans  les  coins,  sous 
les  meubles,  elle  ne  trouva  rien.  En  se  penchant 
près  du  fauteuil  d'Esbrouffe,  le  chat  qu'elle  avait 
vu  emprisonné  dans  le  char  de  la  souris  lui  ap- 
parut tenant  le  dé  dans  sa  gueule,  le  faisant 
tomber,   puis   rouler    avec   ses    pattes.    Lamalice 


180  LES    BONS    ENFANTS 

s'approcha  avec  précaution,  parla  doucement  au 
chat,  et  voulut  saisir  le  dé  dans  un  moment  où  il 
roulait  à  terre.  Un  coup  de  griffes  de  Minet  lui  dé- 
chira la  main  et  lui  fit  pousser  un  cri;  d'une  autre 
main  elle  chercha  à  rattraper  le  clé  qui  roulait  vers 
elle;  le  chat  allongea  sa  patte,  couvrit  le  dé  de  ses 
griffes  et  resta  immobile,  regardant  Lamalice  avec 
des  yeux  flamboyants. 

«  Voyons,  en  voilà  assez,  dit  Esbrouffe;  j'ai  fini 
mes  poires,  va-t'en. 

—  Mon  dé  !  s'écria  Lamalice  ;  votre  chat  a  mon 
dé  sôus  sa  patte! 

—  Ge  n'est  pas  une  grande  perte;  mon  chat 
m'est  revenu  il  y  a  une  heure,  je  ne  veux 
pas  qu'on  le  taquine.  Va-t'en  et  laisse-nous  tran- 
quilles. )) 

Lamalice  ne  pouvait  se  décider  à  s'en  aller  sans 
son  dé;  Esbrouffe,  la  prenant  par  les  épaules, 
allait  la  mettre  dehors,  quand  elle  se  souvint  de 
la  recommandation  de  la  fée  ;  se  baissant  rapide- 
ment et  touchant  son  pied  gauche,  elle  dit  tout 
bas  : 

«  Patte  cassée,  viens  à  mon  secours.  » 

Au  même  instant,  Esbrouffe  se  trouva  lancé  et 
collé  contre  le  mur  de  sa  chambre;  le  chat  dis- 
parut, et  le  dé  se  retrouva  au  quatrième  doigt  de 
Lamalice.  Elle  quitta  tranquillement  la  maison 
d'Esbrouffe  et  rentra  chez  elle,  où  elle  trouva  sa 
cousine  qui  l'attendait  avec  inquiétude;  elle  lui 
raconta  le  succès  de  son  invocation  à  la  souris. 

«  En  voilà  assez  pour  ce  soir,  mes  amis,   dit 


i3IlW( 


Elle  prit  les  deux  poires  et  arriva  chez  Esbrouffe.  (Page  179.) 


LES    BONS    ENFANTS  183 

Camille;  j'ai   la  gorge   desséchée  à  force   d'avoir 
parlé. 

JACQUES. 

Je  voudrais  bien  savoir  si  Esbrouffe  fera  encore 
quelque  méchanceté  à  Lamalice. 

CAMILLE. 

Je  crois  bien,  et  une  fameuse,  mais  qui  sera  la 
dernière. 

LOUIS. 

Dis-nous  ce  que  c'est,  Camille. 

CAMILLE. 

Non,  non,  demain  vous  saurez  tout;  pour  au- 
jourd'hui, c'est  assez.  » 

Les  enfants  durent,  bon  gré  mal  gré,  attendre 
au  lendemain  soir  pour  connaître  la  fin  de  l'his- 
toire d'Esbrouife  et  de  Lamalice.  Quand  l'heure  de 
raconter  fut  venue,  Camille  fut  entourée  et  tour- 
mentée par  les  enfants,  jusqu'à  ce  qu'elle  eût  com- 
mencé son  récit. 


Après  le  départ  de  Lamalice,  Esbrouffe  appela 
son  chat;  mais  il  avait  encore  disparu  sans  qu'il 
pût  comprendre  en  quel  moment  et  par  quel 
moyen. 

«  C'est  singulier!  se  dit  Esbrouffe,  je  ne  conçois 
rien  à  ce  qui  m'arrive  depuis  deux  jours;  on  pa- 
rait, on  disparaît,  je  me  sens  battu,  souffleté Je 

suis  presque  certain  que  c'est  Lamalice  qui  me  vaut 
tout  cela,  et  je  crois  avoir  trouvé  le  bon  moyen 
dcTue  venger  de  cette  petite  fille  et  de  ses  parents. 


184  LES    BONS    ENFANTS 

J'ai  mon  idée;  demain  je  l'exécuterai.  La  fille  sera 
brûlée  ou  pendue,  et  j'aurai  leur  jardin  et  leur 
poirier.  » 

Pendant  ces  réflexions  du  méchant  Esbrouflfe, 
Lamalicc,  enchantée  d'avoir  retrouvé  son  dé,  se 
mit  à  l'ouvrage;  mais  l'ouvrage  n'avançait  pas  : 
le  dé  était  bien  à  son  doigt  pourtant.  Inquiète  de 
ce  changement,  elle  voulut  essayer  les  autres 
vertus  du  dé,  et,  le  mettant  au  quatrième  doigt, 
elle  demanda  à  sa  cousine  : 

«  Me  vovez-vous,  cousine? 

—  Je  crois  bien,  que  je  te  vois;  je  ne  suis  pas 
encore  aveugle.  Dieu  merci. 

—  Hélas  !  mon  dé  a  perdu  ses  vertus  !  il  ne  nous 
détendra  plus  contre  Esbrouffe.  » 

Pendant  qu'elle  parlait,  la  souris  parut  au  mi- 
lieu de  la  chambre  : 

((  Tu  m'as  désobéi,  Lamalice;  tu  as  dit  à  ta  cou- 
sine ce  que  je  t'avais  défendu  de  raconter.  Tu  as 
perdu  ainsi  la  puissance  que  je  t'avais  donnée 
pour  résister  à  Esbrouffe.  Je  t'avais  pourtant 
avertie.  Ne  t'en  prends  qu'à  toi  des  malheurs  qui 
te  menacent.  » 

Lamalice  pleurait  sans  répondre.  Qu'aurait-elle 
dit?  La  souris  avait  raison.  Mais  la  souris  était  une 
bonne  fée  :  les  larmes  de  Lamalice  et  son  silence 
l'attendrirent. 

«  Ecoute,  lui  dit-elle,  il  y  a  un  moyen  pour  toi 
de  retrouver  ce  que  tu  as  perdu  ;  c'est  de  consentir 
à  garder  le  minet  d'Esbrouffe  prisonnier  chez  toi 
malgré  ses  menaces  et  surtout  ses  promesses.  Si  tu 


LES    BONS     ENFANTS  185 

le  gardes  fidèlement,  sans  jamais  lui  permettre  de 
quitter  sa  prison  et  sans  jamais  oublier  de  lui 
donner  une  souris  pour  son  repas  du  matin  et  du 
soir,  je  te  continuerai  ma  protection.  Acceptes-tu? 

LAMALICE. 

Mais  comment  ferai-je,  madame  la  souris,  pour 
me  procurer  une  souris  deux  fois  par  jour  et  tous 
les  jours?  Je  ne  puis  courir  après  elles  pour  les 
attraper. 

LA    SOURIS. 

Non,  mais  tu  peux  les  prendre  dans  des  pièges, 
dans  des  souricières.  Encore  une  fois,  acceptes-tu? 

LAMALICE. 

Et  si  je  refuse,  qu'en  arrivera-t-il? 

LA    SOURIS. 

Que  tu  seras,  comme  auparavant,  tourmentée  par 
Esbrouffe,  furieux  des  tours  que  tu  lui  as  joués. 

LAMALICE. 

Et  si  je  ne  puis  avoir  de  souris  en  quantité  suf- 
fisante pour  le  chat? 

LA    SOURIS. 

Alors  tu  retomberas  au  pouvoir  du  chat,  qui  est 
le  méchant  génie  protecteur  d'Esbrouffe,  et  qui  se 
vengera  sur  vous  tous  de  l'emprisonnement  que  je 
lui  ai  fait  subir. 

LAMALICE. 

Et  mes  parents,  si  je  refuse  de  garder  le  minet? 

LA    SOURIS. 

Tes  parents  n'ont  rien  à  craindre;  toi  seule,  tu 
es  menacée. 

—  Alors  je  refuse,  dit  Lamalice  sans  hésiter. 


186  LES    BONS    ENFANTS 

LA    SOURIS. 

Prends  garde,  Lamalice;  réfléchis  bien. 

LAMALICE. 

Je  n'ai  pas  besoin  de  réflexion  pour  voir  que  si 
j'acceptais  les  conditions  que  vous  voulez  bien  me 
proposer  et  que  je  ne  pusse  pas  les  remplir,  j'en- 
trainerais  mes  parents  dans  mes  malheurs;  tandis 
que,  restant  comme  je  suis,  il  n'y  a  que  moi  qui 
courre  des  dangers. 

LA    SOURIS. 

Adieu,  Lamalice.  Si  tu  changes  d'avis,  appelle- 
moi  ;  il  sera  temps  jusqu'à  ta  mort.  » 

La  souris  disparut.  La  femme  Sanscœur  n'avait 
rien  dit  pendant  la  conversation  de  Lamalice  avec 
la  souris.  Quand  cette  dernière  eut  disparu  : 

«  Je  trouve  que  tu  as  eu  tort,  dit-elle;  tu  aurais 
facilement  trouvé  deux  souris  par  jour,  et  tu  nous 
aurais  débarrassés  de  ce  méchant  EsbroufPe. 

LAMALICE 

Et  si  j'avais  manqué  de  souris  un  jour  seule- 
ment, vous  en  auriez  souffert  comme  moi,  tandis 
qu'à  présent  moi  seule  serai  l'objet  de  la  colère 
d'Esbrouffe. 

MÈRE    SANSCOEUR. 

Tu  as  raison.  D'ailleurs,  quel  mal  peut-il  te 
faire?  Tu  sauras  bien  te  défendre,  comme  tu  l'as 
fait  jusqu'à  présent. 

—  Oui,  cousine  »,  dit  tristement  Lamalice,  qui 
était  peinée  de  voir  sa  cousine  prendre  si  froide- 
ment les  dangers  dont  elle  était  menacée 

La  journée   s'acheva   tranquillement;   Lamalice 


LES    BONS    ENFANTS  187 

avait  gardé  son  dé,  mais  il  n'était  plus  qu'un  dé 
très  ordinaire;  il  empêchait  son  doigt  d'être 
piqué. 

Le  lendemain  de  bonne  heure,  un  bruit  assez 
étrange  se  fit  entendre  à  la  porte  de  la  maison; 
plusieurs  personnes  semblaient  se  quereller  à 
mi-voix;  on  avançait,  on  reculait.  Lamalice,  qui 
déjeunait  avec  ses  parents  avant  de  se  mettre  à 
l'ouvrage,  alla  voir  ce  qui  se  passait;  elle  ouvrit 
la  porte;  à  peine  avait-elle  avancé  d'un  pas,  que 
des  cris  d'effroi  se  firent  entendre,  et  une  troupe 
de  gens  amenés  par  Esbrouffe  se  sauvèrent  de  tous 
cotés.  Lamalice,  surprise  de  ces  cris  et  de  cette 
fuite,  leur  demanda  ce  qu'il  y  avait. 

«  Arrêtez  la  sorcière!  cria  Esbrouffe.  Prenez 
garde  qu'elle  ne  vous  échappe;  elle  glisse  dans  les 
mains  comme  une  anguille.  » 

Les  plus  hardis  s'avancèrent  d'un  air  craintif,  et, 
s'approchant  de  Lamalice,  ils  voulurent  la  saisir; 
Lamalice,  effrayée,  rentra  précipitamment  en  re- 
fermant la  porte  sur  elle.  Le  tumulte  et  -es  cris 
recommencèrent.  Sanscœur  et  sa  femme  ne  sa- 
vaient quel  parti  prendre;  ils  devinaient  qu'Es- 
brouft'e  avait  fait  croire  aux  gens  du  village  que 
Lamalice  était  une  sorcière,  c'est-à-dire  une  pro- 
tégée du  diable,  et  qu'au  moyen  de  la  puissance 
du  démon  elle  pouvait  donner  des  maladies, 
causer  des  incendies,  des  tempêtes  et  tous  les 
malheurs  possibles  aux  personnes  dont  elle  avait 
à  se  venger. 

Le  père   Sanscœur  chercha  à  sauver  sa  petite 


188  LES    BONS    ENFANTS 

cousine  de  la  fureur  des  gens  rassemblés  devant 
la  porte;  il  la  fit  passer  dans  la  chambre  à  côté, 
ouvrit  une  trappe  qui  menait  à  la  cave,  l'y  fit  des- 
cendre, referma  la  trappe,  jeta  dessus  du  linge 
qu'il  tira  d'une  armoire,  et  rentra  promptement 
dans  la  première  chambre,  au  moment  où  la  foule 
brisait  la  porte  et  entrait  dans  la  maison  avec  Es- 
brou  ITe  en  tète. 

«  Où  est  la  sorcière?  crièrent-ils  tout  d'une  voix. 

—  De  quelle  sorcière  parlez-vous,  mes  amis?  oii 
donc  est-elle?  Pour  moi,  je  n'en  connais  pas  dans 
le  pays. 

—  Il  y  en  a  une,  c'est  votre  cousine,  nous  la 
voulons  pour  la  brûler  sur  la  place. 

—  Et  vous  pouvez  croire  un  mensonge  pareil? 
Lequel  de  vous  a  souffert  de  ma  cousine?  Vous 
a-t-elle  jamais  fait  le  moindre  mal?  N'a-t-elle  pas, 
au  contraire,  toujours  cherché  à  vous  rendre  ser- 
vice? N'est-elle  pas  une  fille  pieuse,  allant  à  l'église 
et  priant  avec  vous  tous?  Vous  voyez  bien  qu'on 
vous  a  trompés,  qu'on  s'est  moqué  de  vous,  et 
qu'on  vous  a  fait  sortir  si  matin  de  chez  vous  et 
dérangés  de  vos  travaux  par  pure  méchanceté. 

—  C'est  vrai,  cela.  Une  sorcière  ne  se  conduit 
pas  comme  Lamalice. 

—  Une  sorcière  ne  prie  pas,  ne  va  pas  à  l'église. 

—  Une  sorcière  a  l'air  sournois  et  méchant; 
Lamalice  a  un  visage  gai  et  aimable. 

—  D'ailleurs  on  n'a  jamais  vu  une  sorcière  de 
dix  ans.  Ce  sont  de  vieilles  femmes  qui  se  font  sor- 
cières. 


LES    BONS    ENFANTS  189 

—  Pourquoi  donc  nous  avez-vous  menti,  Es- 
brou  ffe? 

—  Pourquoi  nous  avez-vous  dérangés  de  notre 
travail? 

—  Pourquoi  nous  avez-vous  amenés  ici  pour 
faire  peur  à  ces  braves  gens  et  nous  faire  faire  une 
sottise? 

—  Vous  serez  la  cause  que  tout  le  village  va  rire 
de  nous  et  de  notre  belle  équipée. 

- — ■  A  bas  Esbrouffe  ! 

—  Une  roulée  à  Esbrouffe. 

—  Pan!  Voilà  pour  t'apprendre  a  mentir. 

— ■  Pan!  pan!  pif!  paf!  »  Les  coups  pleuvaient 
sur  Esbrouffe,  qui  faisait  gros  dos  et  mine  piteuse, 
mais  qui  n'en  reçut  pas  moins  une  grêle  de  coups 
de  poing  et  de  coups  de  pied. 

«  Vous  vous  trompez,  mes  bons  amis;  je  n'ai 
pas  menti,  je  n'ai  pas  calomnié.  Je  vous  jure  que 
j'ai  vu  plusieurs  fois  Lamalice  entrer  chez  moi,  les 
portes  bien  fermées,  puis  disparaître  sans  que  je 
pusse  deviner  comment  ;  que  je  l'ai  entendue  parler 
à  mon  oreille  sans  la  voir;  qu'elle  m'a  souffleté, 
battu,  sans  qu'il  me  fût  possible  de  l'apercevoir; 
qu'en  un  mot  elle  est  sorcière  si  jamais  il  en  fut.  » 

Esbrouffe  parla  tant,  qu'il  parvint  encore  une 
fois  à  leur  faire  croire  que  Lamalice  était  une  sor- 
cière; et  cette  foule,  qui  avait  failli  le  mettre  en 
pièces  quelques  instants  auparavant,  se  remettait 
sous  sa  direction  pour  commettre  une  odieuse  in- 
justice. 

Cette  fois,  Sanscœur  ne  put  parvenir  à  se  faire 


190  LES    BONS    ENFANTS' 

entendre;  il  eut  peur  pour  lui-même,  et,  aban- 
donnant sa  cousine  à  la  vengeance  d'Esbrouffe  et  à 
la  fureur  du  peuple,  il  se  sauva  par  une  porte  de 
derrière,  entraînant  sa  femme  avec  lui. 

Lamalice  entendait  ce  qui  se  disait  et  ce  qui  se 
faisait;  à  moitié  morte  de  terreur,  elle  était  tombée 
le  visage  contre  terre  et  restait  immobile  dans  cette 
position. 

((  Souris,  souris,  avait-elle  pensé,  vous  m'avez 
abandonnée  !  » 

La  foule  l'avait  cherchée  partout  et  se  disposait 
à  se  retirer,  pensant  qu'elle  s'était  enfuie,  comme 
ses  parents,  par  la  porte  de  derrière.  Esbroutïe, 
furieux  de  voir  sa  vengeance  lui  échapper,  conti- 
nuait ses  recherches  ;  le  linge  blanc  qui  se  trouvait 
par  terre  excita  ses  soupçons;  il  le  retira,  aperçut  la 
trappe,  la  souleva  et,  à  sa  grande  joie,  vit  la  mal- 
heureuse enfant  étendue  à  terre  au  milieu  de  la  cave. 

((  La  voici,  je  l'ai  trouvée!  A  moi,  mes  amis! 
Prenons  la  sorcière.  » 

La  foule  accourut;  deux  hommes  descendirent 
l'échelle  qui  menait  à  la  cave,  relevèrent  Lamalice, 
pâle  et  sans  mouvement,  et  la  montèrent,  non  sans 
quelque  répugnance.  Cette  enfant  leur  faisait  pitié, 
ils  ne  croyaient  guère  aux  paroles  d'Esbrouffe, 
qu'ils  méprisaient  et  détestaient  au  plus  haut  point. 

«  La  voilà,  dirent-ils  en  la  posant  à  terre;  la 
pauvre  enfant  fait  pitié.  Je  vous  demande  un  peu 
si  ça  a  l'air  d'une  sorcière!  Une  enfant  si  jeune! 

—  Mes  chers  amis,  je  vous  assure,  commença 
Esbrouffe  d'un  air  mielleux.... 


LES    BONS    P]NFANTS  191 

—  Tais-toi,  vieux  pot  à  lard;  tu  ne  parles  que 
pour  mentir. 

—  C'est  toi  qu'on  devrait  brûler  sur  la  place  ! 

—  Quelle  belle  grillade  tu  ferais! 

—  Et  quelles  couleurs  te  donnerait  le  feu! 

— ■  Non,  pas  au  feu,  mais  à  l'eau,  le  gros  Es- 
brouffe!  Il  surnagera. 

—  A  l'eau,  la  langue  de  vipère! 

—  A  l'eau,  le  cœur  de  pierre  qui  n'a  eu  aucune 
compassion  de  cette  malheureuse  enfant  !  » 

Pour  le  coup,  Esbrouffe  se  sentit  perdu;  il  vou- 
lut parler;  un  coup  de  poing  lui  ferma  la  bouche 
en  lui  brisant  quatre  dents.  11  voulut  fuir;  quatre 
bras  vigoureux  l'arrêtèrent  au  départ.  La  peur  le 
prit;  il  trembla  comme  il  avait  fait  trembler  sa  vic- 
time, et,  comme  elle,  il  tomba  à  terre.  Mais,  au 
lieu  d'inspirer  la  pitié,  il  inspira  le  dégoût.  On  le 
releva,  on  le  soutint,  en  riant  de  sa  peur,  et  on 
allait  le  faire  marcher  pour  lui  administrer  une 
rude  correction,  lorsque  Lamalice,  revenue  à  elle 
depuis  quelques  instants  et  voyant  le  changement 
d'idées  de  la  foule,  résolut  de  sauver  cet  infortuné 
au  péril  de  sa  propre  vie. 

Elle  apparut  plus  pale  qu'un  fantôme  ;  tous  s'arrê- 
tèrent. 

«  Grâce  pour  cet  homme!  dit-elle.  Grâce,  mes 
amis;  grâce  pour  lui! 

—  C'est  lui  qui  voulait  te  faire  brûler  comme 
sorcière. 

—  Je  le  sais;  mais  je  pardonne.  Pardonnez-lui 
aussi. 


192  LES    BONS    P:NFANTS 

—  Mais  il  ne  vit  que  de  méchancetés. 

—  Et  vous,  mes  amis,  vivez  de  bonté  et  de  gé- 
nérosité. Pardonnez-lui  de  vous  avoir  trompés  et 
dérangés  :  le  crime  n'est  pas  grand. 

—  Tu  es  une  bonne  fille,  tout  de  même! 

—  Et  dire  que  nous  te  prenions  pour  une  sorcière  ! 

—  Et  que  nous  voulions  te  faire  mourir! 

—  Grâce  à  cet  être  dégoûtant!  s'écria  un  des 
hommes  qui  le  soutenaient  et  qui  le  jeta  par  terre. 

—  Vive  Lamalice!  Un  triomphe  pour  Lamalice! 

—  Oui!  oui!  oui!  Un  triomphe!  Portons-la  dans 
le  village  !  elle  mérite  cet  honneur  !  » 

Et,  malgré  la  résistance  de  Uamalice,  ils  la  pla- 
cèrent sur  une  chaise  tenue  par  cjuatre  hommes  et 
la  portèrent  autour  de  la  place  en  criant  : 

«  Vive  Lamalice  !  X  bas  Esbrouffe  !  » 

Lamalice  aurait  bien  voulu  se  sauver  et  rentrer 
chez  elle,  mais  elle  chercha  en  vain  à  s'échapper; 
la  foule  croyait  réparer  le  mal  qu'elle  avait  fait  ; 
d'ailleurs  cette  promenade  amusait  ces  bonnes 
gens;  tout  ce  qui  est  nouveau  et  bruyant  amuse  la 
foule;  on  hurle  parce  que  les  autres  crient;  on 
court  parce  que  les  autres  marchent.  On  ne  donna 
à  Lamalice  sa  liberté  que  lorsque  chacun  fut  las  de 
crier  et  de  courir. 

Pendant  le  triomphe  de  Lamalice,  Esbrouffe 
avait  reçu  sa  punition.  Une  partie  de  la  foule  était 
restée  un  peu  en  arrière;  on  avait  attaché  Es- 
brouffe sur  une  échelle  que  quatre  hommes  por- 
taient en  l'air;  tous  criaient  :  «  A  bas  Esbrouffe  le 
menteur  ! 


o 


o 


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13 


LES    BONS    ENFANTS  195 

—  Un  bain  à  Es- 
brouffe  le  calomnia- 
teur !  s'écria  une  voix  ; 
il  voulait  faire  brûler 
la  petite,  lavons-le  de 
cette  sale  pensée. 

—  A  l'eau  !  à  l'eau  !  » 
hurla  la  foule  en  se  di- 
rigeant vers  une  mare 
qui  servait  ordinaire- 
ment d'abreuvoir. 

Ils  approchèrent  de 
la  mare,  penchèrent 
l'échelle,  la  laissèrent 
tomber  dans  l'eau. 

Floque!  Esbrouffe  fit 
un  plongeon,  puis  un 
second,  puis  un  troi- 
sième ;  enfin  on  le  dé- 
tacha, et  on  lui  rendit 
sa  liberté,  après  quel- 
ques claques  de  côté 
et  d'autre.  La  foule  lui 
jeta  encore  quelques 
pierres,  et  se  dispersa. 

Esbrouffe  restait 
seul  ;  ses  membres  en- 
gourdis par  les  cordes, 
par  le  froid  de  l'eau  et 
de  ses  habits  mouillés 
retardaient  sa  fuite 


196  LES    BONS    ENFANTS 

«  S'ils  allaient  revenir  !  se  disait-il.  Les  méchants 
gueux  !  les  lâches  !  les  misérables  !  Comment  rester 
dans  le  pays  après  une  telle  honte?  Je  partirai; 
cette  nuit  je  ferai  mes  paquets,  j'emporterai  mes 
sacs  d'or  et  j'irai  à  cinq  cents  lieues  d'ici J'en- 
tends du  bruit!...  Quelqu'un  vient!...  Je  suis 
perdu!  » 

Quelqu'un  venait  en  eflfet,  mais  c'était  Lamalice, 
qui  fuyait  comme  lui  la  foule  et  qui  courait  pour 
rentrer  chez  elle.  Elle  aperçut  Esbrouife  et  eut 
peur.  Mais  la  marche  lente,  l'air  abattu  de  son 
ennemi  la  rassurèrent;  en  passant  devant  lui,  elle 
lui  jeta  un  regard  craintif  et  s'aperçut  que  ses 
vêtements  étaient  trempés  et  qu'il  semblait  mar- 
cher avec  peine. 

Elle  s'arrêta  et  lui  demanda  avec  intérêt  : 

«  Qu'avez-vous,  monsieur  Esbrouffe?  Voulez-vous 
que  je  vous  aide  à  revenir  jusque  chez  vous? 

—  Oui  »,  dit  Esbroufïe  en  acceptant  l'appui  que 
lui  offrait  Lamalice. 

Us  furent  longtemps  avant  d'arriver.  Esbrouffe 
grelottait,  tremblait  et  s'arrêtait  sans  cesse  ;  Lama- 
lice ne  témoigna  aucune  impatience;  il  ne  parlait 
pas,  elle  ne  disait  rien  non  plus.  Quand  ils  furent 
arrivés  devant  la  porte  d'Esbrouffe,  il  quitta  La- 
malice et  lui  dit  merci  sans  la  regarder,  ouvrit 
sa  porte  et  la  referma  sur  lui.  Lamalice  pensa 
qu'il  aurait  pu  la  remercier  mieux  que  cela. 

<c  Mais,  se  dit-elle,  ce  n'est  pas  sa  faute  :  il  n'a 
pas  de  cœur,  le  pauvre  homme.  » 

Quand  elle  entra,  elle  ne  trouva  personne  :  pour- 


LES  BONS  p:nfants 


197 


tant  le  couvert  était  mis,  le  souper  était  servi;  et 
quel  souper?  jamais  Lamalice  n'en  avait  mangé  un 
pareil!  Un  poulet  rôti  et  une  tarte  aux  fraisis. 

«  Que  veut  dire  cela?  dit-elle.  Le  même  excel- 
lent souper  que  j'avais  pris  à  Esbrouffe  et  que  j'ai 
donné  à  ces  pauvres  gens  que  je  ne  connais  pas.  11 


Oa  lui  jeta  encore  quelques  pierres.  (Page  19S.) 


n'y  a  qu'un  seul  couvert;  où  sont  donc  mes  parents? 
Je  vais  les  attendre,  quoique  j'aie  bien  faim. 

—  Mange,  Lamalice,  mange,  ne  les  attends  pas; 
ils  sont  bien  loin  et  ne  reviendront  pas  ce  soir.  » 

Lamalice  se  retourna  pour  voir  qui  parlait  ainsi  ; 
elle  vit  la  souris,  qui  la  regardait  avec  des  yeux 
bienveillants. 

(c  Je  ne  t'ai  pas  abandonnée,  ma  fille,  quoique  tu 
n'aies  pas  voulu  invoquer  mon  pouvoir.  Tu  avais, 


198  LES    BONS    ENFANTS 

il  est  vrai,  révélé  à  ta  parente  le  secret  de  la  puis- 
sance du  dé,  mais  tu  avais  fait  un  bon  usage  de  mon 
présent;  tu  as  puni  Esbrouffedans  une  sage  mesure; 
tu  as  été  charitable  envers  une  pauvre  famille;  tu 
n'as  pas  profité  pour  t'enrichir  des  vertus  du  dé. 
ïu  t'es  repentie  de  ta  désobéissance  ;  tu  f  es  dévouée 
pour  des  parents  qui  ne  méritent  pas  ton  affection  ; 
tu  as  rendu  à  Esbrouffe  le  bien  pour  le  mal.  C'est 
moi  qui  ai  changé  les  sentiments  de  la  foule  à  ton 
égard.  Sans  moi,  tu  aurais  été  brûlée  comme  sor- 
cière. A  l'avenir,  je  veillerai  sur  toi;  tu  ne  connaî- 
tras ni  la  misère,  ni  la  maladie,  ni  le  malheur. 
Adieu,  ma  fille;  mange  le  repas  que  je  t'ai  préparé; 
ne  crains  plus  Esbrouffe,  et  si  tu  as  jamais  besoin 
de  moi,  appelle-moi.  » 

Lamalice  remercia  respectueusement  et  affec- 
tueusement la  souris  et  lui  demanda  la  permission 
de  lui  baiser  la  patte  ;  la  souris  y  ayant  consenti  de 
bonne  grâce,  Lamalice  se  baissa  jusqu'à  terre;  la 
souris  avança  sa  patte,  que  Lamalice  baisa  avec 
reconnaissance.  Pendant  qu'elle  se  relevait,  la 
souris  disparut. 

Lamalice  soupa  de  bon  appétit,  se  coucha  en- 
suite, et  dormit  d'un  profond  sommeil. 

Le  lendemain,  de  bonne  heure,  elle  vit  Esbrouffe 
entrer  chez  elle,  ce  qui  l'effraya  fort,  puisqu'elle 
était  seule  en  sa  puissance. 

(c  Lamalice,  lui  dit-il  sans  lever  les  yeux  sur 
elle,  prends  ce  papier;  tu  es  bonne  et  je  t'ai  fait 
du  mal,  j'ai  cherché  à  le  réparer.  Je  quitte  le 
pays  pour  n'y  jamais  revenir;  j'emporte  mon  or, 


LES    BONS    ENFANTS  199 

je  te  donne  ma  maison  et  mes  biens  ;  le  papier 
que  je  te  remets  te  donne  le  droit  d'en  disposer. 
Je  te  remercie  de  ce  que  tu  as  fait  hier  pour 
moi.  Adieu,  Lamalice;  tu  es  une  bonne  fille,  je 
ne  t'oublierai  jamais. 

—  Adieu,  monsieur  Esbrouffe,  répondit  Lama- 
lice, moi  aussi  je  vous  remercie  de  ce  que  vous 
faites  pour  moi;  j'accepte  avec  reconnaissance,  je 
ne  vous  oublierai  pas  non  plus.  » 

Elle  tendit  sa  main  à  Esbrouffe,  qu'il  serra,  qu'il 
baisa  ;  puis  il  sortit  après  lui  avoir  remis  la  clef  de 
sa  maison. 

Aussitôt  après  son  départ,  Lamalice  courut  voir 
sa  nouvelle  propriété.  La  maison  était  grande, 
jolie,  bien  meublée;  mais  comment  y  vivrait-elle 
seule? 

A  peine  avait-elle  fait  cette  réflexion,  qu'elle 
entendit  gémir  dans  le  chemin;  elle  regarda 
par  la  fenêtre  et  vit  avec  surprise  la  pauvre 
famille  qu'elle  avait  secourue  deux  jours  au- 
paravant. N'ayant  pu  payer  leur  loyer,  on  les 
avait  chassés,  et  ils  ne  savaient  ce  qu'ils  allaient 
devenir. 

Lamalice  alla  à  eux,  leur  parla,  leur  proposa 
de  venir  demeurer  avec  elle,  ce  qu'ils  acceptèrent 
avec  une  joie  extrême.  Les  chambres  et  les 
lits  ne  manquaient  pas  dans  la  nouvelle  maison 
de  Lamalice;  les  pauvres  gens  s'y  installèrent 
tout  de  suite;  un  déjeuner  abondant  se  trouva 
servi  comme  le  souper  de  la  veille.  Lamalice 
mena  une  vie   douce   et  heureuse   au  milieu   de 


200  LES    BONS     ENFANTS 

cette  excellente  famille.  Jamais  on  ne  manquait 
de  rien  ;  la  fée  souris  veillait  à  tout  et  ne 
cessa  jamais  de  protéger  Lamalice.  Le  gros  Minet 
resta  enchaîné  par  ordre  du  roi  des  génies 
jusqu'à  ce  qu'il  fût  redevenu  un  sujet  obéis- 
sant et  vertueux;  il  est  encore  enchaîné  et  le 
sera  toujours,  car  il  ne  se  repent  pas.  Es- 
broutfe  alla  vivre  dans  un  pays  inconnu  et  éloi- 
gné; il  devint  moins  méchant,  sans  devenir  bien 
bon;  le  souvenir  de  Lamalice  le  touchait  et  l'em- 
pêchait de  mal  faire,  mais  il  resta  gourmand  et 
avare. 

ce  Ouf!  je  suis  fatiguée,  dit  Camille,  j'ai  cru  que 
je  n'en  finirais  pas. 

—  Merci,  Camille,  dirent  les  enfants  en  chœur, 
c'est  bien  amusant  ! 

VALENTINE. 

Comme  j'ai  eu  peur  quand  on  a  voulu  brûler 
cette  pauvre  Lamalice! 

JACQUES. 

J'ai  été  bien  content  quand  on  a  plongé  dans 
l'eau  ce  méchant  Esbrouffe. 

MARGUERITE. 

Comme  c'est  vilain  aux  parents  d'avoir  aban- 
donné leur  petite  cousine! 

SOPHIE. 

Que  sont  devenus  les  parents?  Tu  ne  nous  l'as 
pas  dit. 

CAMILLE . 

Ils  sont  revenus,  au  bout  de  quelques  jours 
seulement,  tant  ils  avaient  eu  peur,  et  ils  ne  se 


Elle  regarda  par  lafenètre  et  vit  la  pauvre  famille,  (l'âge  l\)\).) 


Lr:S    BONS    ENFANTS  203 

sont  plus   occupés  de  Lamalice  quand  ils  ont  su 
qu'elle  pouvait  vivre  sans  eux. 

JEANNE. 

Je  n'aime  pas  ces  gens-là.  Ils  n'ont  pas  de  cœur. 

HENRIETTE. 

Aussi  les  appel le-t-on  Sanscœur  dans  l'histoire. 

ELISABETH. 

Je  trouve  une  chose,  moi,  c'est  que  le  chat  ne 
fait  rien  du  tout,  ni  pour  Esbrouffe  ni  contre  La- 
malice. 

CAMILLE. 

Tu  as  un  peu  raison;  c'est  qu'il  y  a  des  choses 
que  j'ai  oubliées;  quand  ma  bonne  me  racontait 
cette  histoire,  elle  expliquait  pourquoi  le  chat 
était  nécessaire. 

LOUIS. 

Ce  qui  est  amusant,  c'est  quand  Esbrouffe  reçoit 
des  soufflets,  des  coups  de  pied,  qu'il  est  enlevé 
en  l'air.  C'est  drôle  et  ça  fait  plaisir. 

SOPHIE. 

Je  déteste  ce  méchant  Esbrouffe. 

JACQUES. 

Comme  c'est  bien  à  Lamalice  d'avoir  donné  le 
souper  d'Esbrouffe  à  ces  pauvres  gens,  au  lieu  de 
le  manger  elle-même! 

HENftl. 

Et  de  n'avoir  rien  voulu  demander  pour  elle- 
même  avec  son  dé! 

PIERRE. 

Et  à  présent  nous  ferons  bien  d'aller  nous  cou- 
cher; il  est  tard  et  nous  bâillons  tous. 


204  LES    BONS    ENFANTS 

MADELEINE. 

Surtout  la  pauvre  Camille,  qui  est  fatiguée.  » 
Les  enfants  allèrent  se  coucher,  après  avoir  en- 
core bien  remercié  Camille  de  son  histoire. 


^ 


LES    CHINOIS. 


UELQUES  jours  apres, 
les  enfants  étaient 
assis  sur  l'herbe  et 
parlaient  d'Esbrouffe 
et  de  Lamalice. 

ELISABETH. 

Nous  devrions  tous 
raconter  une  histoire 
chacun  à  notre  tour; 
c'est  amusant! 

MADELEINE. 

Amusant  pour  ceux 
qui  écoutent,  mais 
pas  pour  celui  qui 
raconte. 

CAMILLE. 

Ce  n'est  pas  en- 
nuyeux, je  t'assure; 
on  est  content  de 
faire  plaisir. 


PIERRE. 

Moi  je  ne  demande  pas  mieux 


206  LES    BONS    ENFANTS 

—  Moi  aussi,  moi  aussi!  s'écrièrent  les  autres. 

LÉONCE. 

Alors  tirons  au  sort  qui  racontera  le  premier.  )> 
On  met  des  numéros  dans  un  sac,  chacun  pre- 
nant le  sien  par  rang  d'âge. 

HENRI. 

Qui  est-ce  qui  tirera? 

CAMILLE. 

C'est  Pierre. 

PIERRE. 

Non,  c'est  Camille. 

VALENTINE. 

Non,  c'est  Elisabeth,  qui  a  proposé  la  chose. 

MADELEINE. 

Ce  sera  le  plus  jeune,  Paul,  qui  ne  sait  pas  lire. 

TOUS. 

C'est  ca,  très  bien!  Paul!  où  est  Paul?  » 
On  va  chercher  Paul;  on  l'amène. 

CAMILLE. 

Viens,  mon  petit  Paul,  prends  un  numéro  dans 

ce  sac. 

PAUL,  retirant  sa  main. 
Non,  veux  pas. 

CAMILLE. 

Oh!  Paul,  je  t'en  prie,  mets  ta  petite  main  dans 
le  sac. 

PAUL. 

Non,  veux  pas.  » 

Les  enfants  l'entourent,  le  supplient.  Paul,  en- 
chanté d'être  supplié,  persiste  à  refuser. 

HENRI. 

Allez,  monsieur,  vous  êtes   un   vilain;  je   vais 


LES    BONS    ENFANTS  207 

chercher  Marie-Thérèse,  elle  sera  plus  gentille  que 
vous. 

PAUL. 

Non,  veux  pas. 

SOPHIE. 

Va-t'en  avec  ton  :  «  Non,  veux  pas  »  ;  nous 
n'avons  pas  besoin  de  toi,  petit  laid. 

PAUL. 

Alors  pourcfuoi  vous  m'avez  amené? 

SOPHIE. 

Parce  que  nous  avons  cru  que  tu  serais  gentil, 
et  tu  ne  l'es  pas.  Ah!  voici  Marie-Thérèse;  viens, 
viens,  ma  petite  Marie-Thérèse,  tirer  un  numéro 
du  sac. 

MARIE-THÉRÈSE. 

Nounou,  veux  Nounou. 

VALENTINE. 

Tu  vas  aller  avec  Nounou  tout  à  l'heure.  Mets  ta 
main  dans  le  sac;  vois  comme  il  est  gentil. 

MARIE-THÉRÈSE. 

Non,  pas  gentil. 

MADELEINE. 

Mets  toujours  ta  main.  Prends  un  petit  papier. 

MARIE-THÉRÈSE. 

Je  veux  des  dragées. 

SOPHIE. 

Je  n'en  ai  pas,  ma  petite  chérie;  je  t'en  don- 
nerai si  tu  tires  un  petit  papier.  Tire,  chérie,  tire. 

MARIE-THÉRÈSE. 

Non,  veux  des  dragées. 

SOPHIE. 

Petite  bète,  va.  Elle  ne  tirera  pas. 


208  LES    BONS    ENFANTS 

PIKRRE. 

Sont-ils  assommants  ces  petits! 

SOPHIE. 

Allez,  mademoiselle,  allez,  vons  êtes  une  laide; 
vous  n'aurez  ni  dragées  ni  rien  du  tout. 

MARIE-THÉRÊSE. 

Je  veux  des  dragées. 

SOPHIE. 

Tu  n'auras  rien.  Elisabeth,  va,  je  t'en  prie,  nous 
chercher  le  petit  Armand.  » 

On  emmène  Marie-Thérèse,  qui  crie  en  s'en 
allant  :  «  Je  veux  des  dragées  )>.  Elisabeth  amène 
Armand. 

MADELEINE. 

Mon  petit  Armand,  veux-tu  mettre  ta  petite 
main  dans  ce  gentil  petit  sac  et  tirer  un  tout  petit 
papier? 

ARMAND. 

Oui,  veux  bien,  Madeleine. 

MADELEINE. 

Oh!  qu'il  est  gentil!  Tiens,  mon  petit,  prends.  » 
Armand  enfonce  sa  grosse  petite  main  en  riant 
et  la  retire  pleine  de  numéros. 

LÉONCE. 

Ce  n'est  pas  ça!  ce  n'est  pas  ça!  Un  seule- 
ment. 

ELISABETH. 

Attends,  je  vais  arranger  cela.  Remets  les  petits 
papiers,  mon  chéri;  n'en  prends  qu'un. 

ARMAND. 

Non,  veux  tout. 


LES    BONS    ENFANTS  209 

ELISABETH. 

Tu  les  prendras  après.  D'al^ord  n'en  prends  qu'un. 

ARMAND. 

Non,  veux  tout!  veux  pas  un. 

SOPHIE. 

Monsieur,  rendez-moi  les  papiers  tout  de  suite.  » 
Armand  se  sauve  en  riant;  on  court  après  lui; 

se  voyant  pris,  il  jette  les  papiers  par  la  fenêtre 

qui  est  ouverte. 

LÉOXCE . 

Méchant  petit  garçon!  vilain!  Allez-vous-en, 
monsieur,   qu'on  ne  vous  voie  plus. 

PIERRE. 

Il  n'y  a  pas  moyen  avec  ces  marmots;  ils  sont 
insupportables. 

JACQUES. 

Mais  comment  faire  alors? 

CAMILLE. 

Ecoutez,  faisons  une  chose  plus  simple  :  pre- 
nons autant  de  numéros  que  nous  sommes  de 
personnes;  mettons-les  dans  ce  sac;  retirons-en 
chacun  un;  celui  qui  tirera  le  numéro  1  com- 
mencera, le  numéro  2  racontera  après,  et  ainsi  de 
suite. 

JACQUES. 

Très  bien!  très  bien!  Camille  a  raison.  » 
Ils  font  comme  l'a  dit  Camille.  C'est  Sophie  qui 
se  trouve  avoir  le  numéro  1. 

VALENTINE. 

Bon!  c'est  Sophie  qui  commence.  Qu'est-ce  que 
tu  vas  nous  raconter? 

14 


210  LES    BONS    ENFANTS 

sopniiî. 
De  très  jolies  choses,  très  amusantes  et  que  vous 
ne  connaissez  pas  du  tout. 

MARGUERITE. 

Gomment  cela  s'appelle-t-il? 

SOPHIE. 

Cela  s'appelle  les  Crapauds.  C'est  joli  cela. 

LOUIS. 

C'est  selon!  Si  l'histoire  est  amusante,  c'est  joli; 
sinon,  c'est  affreux. 

SOPHIE. 

Puisque  je  te  dis  que  c'est  très  joli. 

ARTHUR. 

Nous  allons  bien  voir.  Commence. 

SOPHIE. 

Un  jour,  un  missionnaire  qui  s'appelait  M.  Hue 
dînait  chez  nous.  On  mangeait  des  confitures;  il 
dit  :  «  J'ai  mangé  des  confitures  meilleures  que 
cela  en  Chine,  des  confitures  de  crapauds  ».  Papa 
dit  :  ((  Quelle  horreur!  y>  Maman  dit  :  «  C'est  dé- 
goûtant » .  Je  dis  :  (c  C'est  impossible  » .  L'abbé 
Hue  dit 

PIERRE. 

Elle  est  très  ennuyeuse  ton  histoire. 

SOPHIE. 

Mais  attends  donc,  elle  ne  fait  que  com- 
mencer. 

LÉONCE. 

Ce  n'est  pas  une  histoire,  cela. 

SOPHIE. 

Mais  taisez-vous  donc!  laissez-moi  finir. 


LES    BONS    ENFANTS  211 

HENRI. 

Dépêche-toi  alors,  pour  avoir  plus  tôt  fini. 

SOPHIE. 

Du  tout,  monsieur,  je  la  ferai  durer  très  long- 
temps, exprès  pour  vous  faire  enrager. 

PIERRE. 

Alors  nous  ferons  un  somme  en  attendant  le  nu- 
méro 2.  Qui  a  le  numéro  iî? 

CAMILLE. 

C'est  Jacques. 

SOPHIE. 

L'abbé  dit  :  «  C'est  excellent  et  pas  dégoûtant  » . 
Moi  je  dis.... 

JACQUES. 

Allons,  la  voilà  qui  recommence  :  Je  dis,  tu  dis, 
il  dit. 

SOPHIE. 

Non,  monsieur,  je  ne  recommence  pas,  je  con- 
tinue. Moi  je  dis  :  (c  Comment  que  ça  se  fait?  » 

•   LÉONCE. 

Ha  !  ha  !  ha  !  Comment  que  ça  se  fait  est  joli  ! 

SOPHIE. 

Laisse-moi  tranquille.  L'abbé  Hue  répond  :  «  On 
prend  les  crapauds...  ». 

LÉONCE. 

Et  on  les  mange. 

SOPHIE- 

Tais-toi,  tu  m'ennuies.  «  On  les  enfile  par  la 
patte,  on  accroche  les  ficelles  avec  les  crapauds 
enfilés  dans  de  grands  hangars;  on  les  laisse  sé- 
cher; quand  ils  sont  secs » 


212  LES    BONS    ENFANTS 

LÉONCE. 

On  les  jette  au  fumier. 

SOPHIE. 

Je  ne  t'écoute  pas  seulement.  «  On  les  pile  en 
poudre  dans  des  mortiers,  puis  on  mêle  cette  pou- 
dre avec  de  l'huile  de  sésame  et  avec  du  miel,  et 
cela  devient  une  confiture  excellente.  » 

HENRI. 

Et  puis? 

SOPHIE. 

Et  puis  voilà  tout!  On  la  mange. 

PIERRE. 

Tu  appelles  cela  une  histoire? 

SOPHIE. 

Attends  donc,  je  n'ai  pas  fini.  L'abbé  Hue  a  dit 
encore  que  les  Chinois  sont  très  méchants,  c[u'ils 
tourmentent  des  hommes,  qu'ils  les  coupent  en 
morceaux  sans  que  cela  leur  fasse  pitié;  ils  jettent 
leurs  enfants  tout  petits  aux  cochons,  ils  battent 
leurs  femmes,  ils  vendent  leurs  filles,  ce  qui  est 
abominable,  et  beaucoup  d'autres  choses  comme 
cela  très  amusantes. 

LÉONCE. 

Mais  cela  ne  nous  amuse  pas  du  tout. 

SOPHIE. 

Parce    que   tu   es  un   nigaud Demande   aux 

autres.  » 

Personne  ne  répond.  Sophie  regarde  :  ils  dor- 
ment ou  font  semblant  de  dormir  tous,  excepté 
Camille,  qui  craint  de  faire  de  la  peine  à  So- 
phie. 


«  Ils  jettent  leurs  enfants  tout  petits  aux  cochons.  » 


LES    BONS    ENFANTS 


215 


SOPHIE. 

Tiens,  ils  dorment!  C'était  pourtant 
bien  amusant,  n'est-ce  pas,  Camille? 

CAMILLE. 

Non,  pas  très   amusant,  pour  dire 
la  vérité. 


Ils  dorment  ou  font  semblant  de  dormir, 


SOPHIE. 

C'est  singulier  !  je  croyais  que  cela  vous  amu- 
serait beaucoup.  Je  vais  les  éveiller;  ils  dorment 
comme  des  marmottes. 

CAMILLE. 

Je  crois  plutôt  qu'ils  font  semblant. 

SOPHIE. 

Âh!  ils  font  semblant!  Voilà  pour  les  réveiller. 


216  LES    BONS    ENFANTS 

Sophie  saisit  un  arrosoir  qui  se  trouvait  près 
d'elle,  j  plonge  la  main  et  leur  lance  de  l'eau  à  la 
figure;  ils  se  lèvent  tous  à  la  hâte,  s'élancent  et 
courent  après  Sophie,  que  Camille  cherche  à  pro- 
téger et  qui  s'esquive  pendant  le  désordre  causé 
par  l'arrosement  ;  les  uns  s'essuient  le  visage,  les 
autres  secouent  leurs  habits  et  leurs  robes  ;  tous 
parlent  à  la  fois  et  sont  furieux  contre  So- 
phie. 

PIERRE. 

Quelles  sottes  idées  elle  a,  cette  Sophie! 

LÉONCE. 

Elle  imagine  toujours  des  choses  absurdes. 

HENRI. 

Et  qu'elle  croit  charmantes  et  très  spirituelles. 

ARTHUR . 

Et  qui  sont  bêtes  comme  elle-même. 

VALENTINE. 

Il  faut  avouer   pourtant  qu'elle  est  bonne  fille. 

MARGUERITE. 

C'est  vrai  ;  elle  s'emporte  quelquefois,  mais  cela 
ne  dure  pas. 

ELISABETH. 

Oui,  après  qu'elle  a  joué  quelque  tour  de  sa 
façon,  comme  celui  de  tout  à  l'heure. 

MADELEINE. 

Ce  n'était  pas  bien  méchant  de  nous  lancer  quel- 
ques gouttes  d'eau. 

LOUIS. 

Tu  appelles  cela  quelques  gouttes?  mon  panta- 
lon qui  est  trempé  ! 


LES    BONS    ENFANTS  217 

JACQUES. 

Et  moi,  mes  cheveux  et  mon  cou!  Je  ne  fais  que 
m'essuyer  depuis  qu'elle  s'est  sauvée. 

JEANNE . 

Son  histoire  est  très  ennuyeuse  tout  de  même 

HENRIETTE. 

Assommante!  Je  n'y  ai  rien  compris. 

CAMILLE. 

Voyons, mes  amis, maintenant  que  chacun  a  dit  son 
petit  mot  contre  elle,  avouons  que  nous  avons  fait 
tout  ce  que  nous  pouvions  pour  la  mettre  en  colère. 

LÉONCE. 

Gomment!  que  lui  avons-nous  fait? 

CAMILLE. 

D'abord  on  l'a  interrompue  à  chaque  phrase,  puis 
on  s'est  moqué  d'elle,  puis  on  a  bâillé,  puis  on  a  fait 
semblant  de  dormir.  Tout  cela  n'est  pas  agréable, 
et  je  trouve  même  qu'elle  a  été  très  patiente.  » 

Sophie  apparaît  à  une  lucarne  du  grenier. 

«  Etes-vous  toujours  mouillés  et  en  colère?  » 
leur  crie-t-elle  en  riant. 

Les  enfants  lèvent  la  tête.  En  voyant  cette  bonne 
figure  riante  et  sans  malice,  leur  humeur  se  dissipe. 

^c  Tu  peux  descendre,  lui  crient-ils,  nous  ne 
sommes  plus  fâchés. 

SOPHIE. 

Bon,  je  descends.  C'est  bien  vrai,  n'est-ce  pas? 
Vous  ne  me  réservez  pas  quelque  malice? 

CAMILLE. 

Non,  non,  Sophie;  je  réponds  d'eux;  tu  seras  la 
bienvenue.  » 


218  LES    BONS    ENFANTS 

Deux  minutes  après,  Sophie  arrive  en  riant. 
«  Est-ce  que  tout  de  bon  mon  histoire  était  en- 
nuyeuse? demanda-t-elle  à  ÉHsabeth 

ELISABETH. 

Très  ennuyeuse,  je  t'assure. 

SOPHIE. 

Voulez-vous  que  je  vous  en  raconte  une  autre 
très  amusante  de  gros  singes  qu'on  appelle  orangs- 
outangs  ? 

ELISABETH. 

Oh  non!  je  t'en  prie;  nous  en  avons  assez. 

MARGUERITE. 

D'ailleurs  c'est  au  tour  de  Jacques. 

JACQUES. 

C'est  que  j'ai  peur  de  vous  ennuyer  aussi  ;  je  ne 
sais  pas  grand'chose,  moi,  et  je  ne  peux  pas  raconter 
comme  Camille. 

SOPHIE. 

C'est  égal,  raconte  toujours  ;  ce  sera  certainement 
aussi  bien  que  moi,  peut-être  mieux. 

CAMILLE. 

Voyez  comme  Sophie  est  modeste;  tu  n'as  pas 
d'orgueil  du  tout,  Sophie;  c'est  très  bien,  je  t'assure. 

SOPHIE. 

Je  serais  bien  bête  d'en  avoir. 

CAMILLE. 

On  est  toujours  bête  d'en  avoir;  et  tant  de  per- 
sonnes en  ont  pourtant!  Allons,  mon  petit  Jacques, 
commence  ton  histoire.  » 


LE    PETIT    VOLEUR. 


JACQUES. 

ON  histoire  s'ap- 
pelle le  Petit  Vo- 
leur. 

MARGUERITE. 

C'est  joli  cela; 
ce  sera  amusant, 
je  crois. 

JACQUES. 

Il  y  avait  une 
fois  un  petit  gar- 
çon de  huit  ans, 

qui  s'appelait  Marc;  il   était  domestique  dans  un 

château. 

VALENTINE. 

Comment!  un  domestique  de  huit  ans? 

JACQUES. 

Un  domestique,  c'est-à-dire  pas  un  domestique 
vrai;  mais  c'était  le  fils  d'un  domestique,  et  il 
avait  pour  service  de  jouer  avec  les  enfants  de  la 
maison,  de  manger  les  gâteaux  et  les  fruits  qui 
restaient  de  leur  dîner,  et  autres  choses  de  ce 
genre.  Il  y  avait  dans  la  maison  un  autre  petit 
garçon,  de  neuf  ans,  nommé  Michel,  qui  était  le  fils 


220  LES    BONS    ENFANTS 

du  cocher,  et  qui  aurait  Incn  voulu  faire  le  même 
service  que  Marc;  mais  la  bonne  ne  voulait  pas, 
parce  que  Michel  était  menteur  et  grognon. 

tin  jour  qu'il  pleuvait,  les  enfants,  ne  pouvant 
sortir,  s'amusaient  à  regarder  de  beaux  livres 
pleins  d'images;  Marc  était  avec  eux,  comme  tou- 
jours. Ils  regardaient  tous  avec  tant  d'attention 
une  image  qui  représentait  une  chasse  au  lion, 
qu'ils  ne  virent  pas  Michel  qui  était  entré  et  qui 
regardait  les  images  par-dessus  leurs  têtes. 

Quand  ils  eurent  bien  longtemps  regardé  ce 
lion,  qui  tenait  dans  sa  gueule  la  tête  d'un  mal- 
heureux Arabe,  et  qui  était  entouré  d'hommes,  de 
femmes  et  d'enfants  égorgés,  déchirés,  Marc  leva 
la  tête  et  aperçut  Michel. 

MARC. 

Tiens!  Michel.  Que  veux-tu? 

MICHEL. 

Ton  père  te  demande;  il  te  fait  dire  de  descendre 
tout  de  suite. 

—  J'y  vais,  dit  Marc  en  se  levant.  Pardon,  mes- 
sieurs, si  je  vous  laisse;  mais  papa  a  besoin  de  moi. 
il  faut  que  j'y  aille. 

—  C'est  ennuyeux,  dit  le  plus  grand  garçon,  qui 
s'appelait  Charles;  viens  nous  rejoindre  dans  la 
serre.   » 

Marc  s'en  alla  en  promettant  de  revenir.  Michel 
restait  impassible.  Pour  le  faire  partir,  la  bonne 
lui  donna  le  livre  d'images  en  lui  disant  de  le  re- 
porter sur  la  table  du  salon  d'entrée. 

Michel  prit  le  livre  et  descendit. 


LES    BONS    ENFANTS 


221 


Peu  de  temps  après,  les  enfants  allèrent  jouer  à 
la  serre  ;  Marc  ne  vint  les  j  joindre  qu'au  bout  de 
longtemps;  il  avait  Tair  préoccupé  et  inquiet;  il 
parlait  peu,  jouait  sans  savoir  ce  qu'il  faisait,  pa- 


iMichel  regardait  les  images  par-dessus  leurs  têtes. 


raissait  impatient  de  s'en  aller;  en  effet  il  quitta 
les  enfants  au  bout  d'une  demi-heure,  disant  qu'il 
avait  affaire. 

Après  le  diner,  les  enfants  reprirent  le  volume 
d'images  et  cherchèrent  vainement  la  Chasse  au 
lion  et  deux  ou  trois  autres  qui  les  avaient  frappés  : 


222  LES    BONS    ENFANTS 

c'était  un  traîneau  plein  de  chasseurs  poursuivi 
par  des  loups,  que  tuaient  les  chasseurs  à  mesure 
qu'ils  approchaient.  Une  autre  était  un  goûter 
d'enfants  sur  l'herbe;  une  autre,  enfin,  c'était  un 
naufrage;  d(*s  malheureux  sautaient  de  leur  vais- 
seau en  flammes  dans  des  chaloupes  qui  étaient 
déjà  pleines.  Les  enfants  eurent  beau  tourner  les 
pages,  chercher  partout,  ils  ne  trouvaient  pas  leurs 
images;  enfin  ils  appelèrent  leur  papa  pour  lui 
dire  ce  qui  leur  arrivait  avec  ce  livre. 

Le  papa  prit  le  livre  et  l'examina  attentivement. 

«  On  a  coupé  les  images,  dit-il;  tenez,  voyez, 
on  a  même  coupé  à  moitié  les  feuilles  à  côté  ;  c'est 
avec  un  couteau  que  cela  a  été  coupé.  Avec  qui 
avez-vous  regardé  les  images,  mes  enfants? 

—  Avec  Marc,  papa  :  et  vous  savez  que  Marc 
n'aurait  jamais  fait  une  volerie  pareille.  D'ailleurs 
il  était  parti  quand  ma  bonne  a  fait  descendre  le 
livre. 

—  Par  qui  l'a-t-elle  fait  descendre?  Est-ce  par 
Marc  ? 

—  Non,  papa;  par  Michel,  qui  était  venu  cher- 
cher Marc. 

—  Ah!  ah!...  Il  faut  que  j'aille  les  voir  tous 
deux.   » 

Le  papa  sortit;  il  fut  quelque  temps  absent. 
<c   Eh  bien,  papa,   lui  demandèrent  les  enfants 
quand  il  rentra,  savez-vous  qui  a  coupé  les  images? 

—  Je  crois  que  c'est  Michel,  bien  que  toutes  les 
apparences  soient  contre  Marc. 

—  Comment  cela,  papa? 


LES    BONS    ENFANTS  223 

— -  Michel  est  un  mauvais  sujet;  c'est  déjà  beau- 
coup contre  lui.  Quand  il  a  descendu  le  livre,  il 
est  resté  longtemps  sans  revenir,  après  avoir  de- 
mandé à  la  cuisine  un  couteau  pour  votre  bonne, 
qui  ne  l'avait  pas  demandé  et  qui  n'en  a  pas  eu. 
Il  cachait  ses  deux  mains  sous  sa  blouse  en  s'en 
allant,  et  il  est  resté  longtemps  enfermé  dans  sa 
chambre.  En  effet,  on  les  y  a  trouvées.  Mais  nous 
savons  que  Marc  est  un  bon  et  honnête  garçon.  Il 
a  été  chez  son  père  pour  préparer  une  surprise 
qu'ils  veulent  vous  faire  demain,  mes  enfants,  et 
il  vous  a  même  quittés  le  plus  tôt  qu'il  a  pu  pour 
terminer  son  travail.  Il  a  eu  l'air  surpris  et  in- 
digné quand  Michel  l'a  accusé  ;  quand  on  a  trouvé 
les  images  à  l'endroit  que  Michel  a  indiqué,  son 
visage  a  exprimé  une  honnête  colère  et  il  s'est 
écrié  :  «  C'est  toi  qui  les  y  a  mises!  »  Toutes  les 
apparences  sont  contre  Michel,  et  pour  Marc  selon 
moi.  Tout  à  l'heure  je  m'assurerai  du  vrai  cou- 
pable. 

—  Gomment  ferez-vous,  papa? 

—  Vous  verrez.  Patience  pendant  une  heure 
encore.    » 

Les  enfants  attendirent  avec  une  vive  impatience. 
Au  bout  d'une  heure,  le  papa  fit  appeler  ses  en- 
fants dans  la  salle  à  manger;  ils  y  trouvèrent  tous 
les  domestiques  réunis.  Le  valet  de  chambre,  père 
de  Marc,  apporta  un  panier  couvert  d'une  serviette 
et  le  posa  sur  une  petite  table  placée  au  milieu 
de  la  salle.  Le  papa  s'avança  et  dit  : 

<(  Ce  panier  contient  le  moyen  de  me  faire  con- 


224  LES    BONS    ENFANTS 

naître  le  voleur  d'images.  Chacun  va  venir  à  son 
tour  mettre  la  main  dans  ce  panier  sans  dire  une 
parole  et  retournera  à  sa  place  également  sans 
parler  et  sans  bouger  ensuite,  quelque  merveilleuse 
que  lui  ait  semblé  la  chose  qu'il  touchera  dans  le 
panier.  Rien  ne  bougera  pour  tous  ceux  qui  sont 
innocents;  mais,  quand  ce  sera  le  voleur  qui  en- 
foncera sa  main,  il  sortira  du  panier  un  vacarme 
épouvantable,  et  la  main  du  voleur  sera  prise  par 
le  couvercle  de  façon  à  ne  pouvoir  la  retirer.  Mais 
il  faut  de  l'obscurité  pour  cette  opération.  Em- 
portez les  lumières  dans  la  chambre  à  côté  et  lais- 
sez-nous la  porte  à  peine  entr'ouverte,  seulement 
pour  voir  la  table  et  pouvoir  trouver  le  panier.  » 

Arnaud  (le  valet  de  chambre)  emporta  les  lampes  ; 
on  y  voyait  à  peine  assez  pour  ne  pas  se  cogner 
les  uns  contre  les  autres. 

«  Commencez,  mes  enfants  »,  dit  le  père. 

Les  enfants  s'avancèrent,  plongèrent  la  main 
dans  le  panier  et  retournèrent  à  leur  place.  Les 
domestiques  en  firent  autant  chacun  à  leur  tour; 
on  n'entendait  rien.  Michel  vint  le  dernier.  Quand 
il  eut  fini,  on  l'entendit  pousser  un  soupir  de  sa- 
tisfaction. 

«  Apportez  les  lumières  »,  dit  le  père. 

Arnaud  rapporta  les  lampes. 

«  Levez  tous  la  main  que  vous  avez  plongée 
dans  le  panier.   » 

Toutes  les  mains  se  levèrent;  elles  étaient  cou- 
vertes de  farine.  Michel  seul  avait  la  main  propre 
comme  auparavant. 


.Michel  vint  le  derniei'. 


i:. 


LES    BONS    ENFANTS  227 

(c  Nous  avons  des  mains  de  meunier  !  s'écrièrent 
les  enfants.  —  Tenez,  regardez  Marc,  il  a  de  la 
farine  partout.  —  Et  le  cuisinier  aussi  !  Et  Philippe, 
son  habit  en  est  plein  ! 

—  C'est  Michel  qui  est  le  voleur,  dit  le  papa  en 
s'avançant  vers  lui. 

—  Moi,  monsieur!  répondit  Michel  tremblant. 
Le  panier  n'a  pas  bougé;  personne  n'a  rien  en- 
tendu; j'ai  retiré  ma  main  comme  les  autres. 

—  Parce  que  tu  n'as  pas  osé,  te  sentant  cou- 
pable, la  plonger  dans  le  panier;  tu  as  cru  à  ce  que 
j'avais  annoncé.  Le  panier  contient  simplement  de 
la  farine  ;  ceux  qui  n'avaient  aucun  sujet  de  crainte 
se  sont  couvert  la  main  de  farine;  toi,  qui  te  sen- 
tais coupable,  tu  as  craint  d'être  découvert  et  tu 
as  laissé  ta  main  sous  la  serviette  sans  ouvrir  le 
panier.  » 

M.  d'Aurlin  se  tourna  vers  le  père  de  Michel  : 
«  Je  chasse  votre  mauvais  garnement  de  fils,  lui 
dit-il.  Qu'il  soit  parti  demain  matin. 

—  Monsieur  est  bien  sévère  pour  mon  pauvre 
garçon;  quelques  images  ne  méritent  pas  une  pu- 
nition aussi  forte. 

—  Il  les  a  prises  avec  une  habileté  effrayante; 
ensuite  il  a  voulu  faire  croire  à  la  culpabilité  du 
pauvre  Marc,  et  il  a  eu  la  méchanceté  de  les  ca- 
cher dans  les  effets  de  ce  pauvre  garçon.  Si  vous 
trouvez  cette  abominable  action  peu  de  chose, 
c'est  que  vous  seriez  capable  d'en  faire  autant,  et 
je  vous  renvoie  avec  votre  fils.  Partez  tous  deux 
demain.  Venez,  mes  enfants,  laver  vos  mains  en- 


228  LES    BONS     ENFANTS 

farinées.  Et  toi,  mon  petit  Marc,  je  suis  bien  aise 
de  te  faire  savoir  devant  tout  le  monde  que  je 
t'avais  jugé  innocent  dès  le  commencement;  j'étais 
sûr  qu'un  garçon  bon,  honnête  et  pieux  comme  toi 
ne  pouvait  pas  se  rendre  coupable  d'un  vol  et  d'un 
mensonge.  » 

Marc  et  son  père  sortirent  enchantés  ;  Michel  et 
son  père  s'en  allèrent  furieux  et  désolés,  non  pas 
d'avoir  commis  une  mauvaise  action,  mais  de 
quitter  une  maison  où  ils  étaient  bien  nourris, 
bien  vêtus,  bien  chauffés,  bien  payés  et  bien 
traités. 

«  Voilà,  dit  Jacques.  Mon  histoire  vous  a-t-elle 
ennuyés? 

CAMILLE. 

Au  contraire,  beaucoup  amusés. 

ELISABETH. 

Elle  est  charmante,  ton  histoire. 

SOPHIE. 

Bien  plus  jolie  que  la  mienne. 

VALENTINE . 

Quelle  bonne  idée  a  eue  monsieur...,  mon- 
sieur.... Comment  s'appelle-t-il? 

JACQUES. 

M.  d'Aurlin. 

MARGUERITE. 

Et  comme  Michel  était  bète  !  il  aurait  dû  penser 
qu'un  panier  ne  pouvait  pas  deviner! 

MADELEI^E. 

Mais  il  ne  savait  pas  ce  que  c'était;  il  pouvait 
croire  que  c'était  une  bêle  qui  était  dedans. 


LES    BONS    ENFANTS  229 

MARGUERITE. 

Une  bête  ne  peut  pas  deviner  un  voleur,  pas 
plus  qu'un  panier. 

PIERRE. 

Les  méchants  craignent  toujours  d'être  décou- 
verts; c'est  pourquoi  on  leur  fait  si  facilement 
peur. 

HENRI. 

C'est  donc  pour  cela  que  les  Anglais  ont  tou- 
jours peur  des  Français? 

LÉONCE. 

Qui  est-ce  qui  t'a  dit  cela? 

HENRI. 

Ce  sont  eux-mêmes.  Les  petits  Anglais  que  je 
voyais  cet  hiver  aux  Tuileries  disaient  toujours 
que  les  Français  les  attaqueraient,  les  brûleraient, 
leur  prendraient  leurs  villes,  et  que  pour  cela 
ils  étaient  obligés  de  faire  beaucoup  de  canons, 
de  bâtir  des  vaisseaux  et  beaucoup  d'autres  choses 
très  chères.  J'étais  content  quand  ils  me  disaient 
cela,  parce  que  je  sais  bien  que  les  Français  se 
moquent  bien  de  leurs  canons,  de  leurs  vaisseaux 
et  de  leurs  murs. 

PIERRE. 

Quand  je  serai  grand,  je  me  ferai  marin,  pour 
me  battre  contre  les  Anglais. 

—  Moi  aussi!  moi  aussi  !  dirent  tous  les  garçons. 

SOPillE. 

Et  nous  autres,  que  ferons-nous  pour  vous  aider? 

JACQUES. 

Vous?  vous  serez  nos  cantinières. 


230  LES    BONS    ENFANTS 

VALENTINE. 

C'est  cela!  nous  vous  soignerons  quand  vous 
serez  blessés. 

ELISABETH. 

Et  nous  vous  enterrerons  quand  vous  serez  morts. 

ARTHUR. 

Je  te  remercie  bien,  par  exemple.  Un  beau  ser- 
vice que  tu  nous  rendras! 

■'■  ELISABETH. 

Plus  grand  que  tu  ne  penses  :  car  nous  prierons 
pour  vous  en  vous  enterrant,  sans  quoi  personne 
n'y  penserait. 

MADELEINE. 

En  attendant  les  enterrements,  continuons  nos 
histoires.  Qui  a  le  numéro  3? 

PIERRE. 

C'est  moi;  mais  il  est  un  peu  tard.  Je  vous  ra- 
conterai quelque  chose  demain. 

CAMILLE. 

Pierre  a  raison  ;  il  est  bientôt  temps  de  se 
coucher.  » 

Les  enfants  causèrent  un  peu  de  l'histoire  de 
Jacques,  et  allèrent  se  reposer  des  fatigues  de  la 
journée  par  un  sommeil  de   dix  ou  onze  heures. 


fi? 


LE    COCHON    IVRE    MORT 


E  lendemain,  à 
l'heure  ordinaire, 
les  enfants  se  ras- 
semblèrent, et 
Pierre  commença. 
((  L'histoire  que 
j'ai  à  raconter  n'est 
pas  longue,  mais 
elle  est  incroyable. 

SOPHIE. 

Alors  pourquoi 
nous  la  racontes-tu  ? 

PIERRE . 

Parce  qu'elle  est 
drôle,  c'est-à-dire 
terrible. 

MARGUERITE. 

Est-ce  que  tu  vas  nous  faire  peur? 

PIERRE. 

Non,  pas  du  tout;  au  contraire,  vous  rirez. 

HENRI 

Et  pourquoi  dis-tu  qu'elle  est  terrible? 

PIERRE. 

Tu   vas  voir.  D'abord  elle   s'appelle  le  Cochon 


â32  LES    BONS    ENFANTS 

ivre  uinrl.    Tu    vois   que  c'est  drôle   et    terrible. 
N'est-ce  pas,  Camille? 

CAMILLE. 

Cela  me  parait  très  joli  et  très  amusant. 

PIERRE. 

Ah!  vous  voyez,  vous  autres,  ce  que  dit  Camille. 

SOPHIE. 

Dis  donc,  si  tu  commençais  ! 

7  o 

PIERRE. 

Je  commence.  Je  dis  donc  :  le  Cohon  ivre  3iort. 
Remarquez  bien  que  je  ne  dis  pas  seulement  ivre; 

je  dis  IVRE  MORT. 

LÉONCE. 

Mais  oui,  mais  oui;  nous  avons  remarqué.  Com- 
mence enfin. 

PIERRE. 

Je  commence.  Ne  m'interrompez  plus  à  présent, 
parce  que,  moi,  d'abord,  quand  on  m'interrompt, 
cela  me  brouille  les  idées  et  je  ne  sais  plus  ce  que 
je  dis. 

SOPHIE. 

Il  me  semble  que  tes  idées  sont  déjà  brouillées. 
Tu  parles  depuis  un  quart  d'heure  pour  ne  rien 
dire. 

PIERRE. 

D'abord  il  n'y  a  pas  cinq  minutes,  et  vous  m'in- 
terrompez toujours.  Je  commence.  Un  jour,...  c'est- 
à-dire  un  soir,...  pas  tout  à  fait  soir,  mais  un  peu 
tard  pour  le  jour.  Vous  comprenez? 

LÉONCE. 

Oui,  oui,  va  donc! 


LES    BONS    ENFANTS  233 

—  Un  jour  donc,  c'est-à-dire  un  soir,  nous  re- 
gardions le  cuisinier  verser  de  la  liqueur  de  cassis 
dans  des  bouteilles;  il  j  en  avait  beaucoup.  Quand 
il  eut  tout  versé,  il  lui  restait  tous  les  grains  de 
cassis.  Je  lui  dis  : 

«  Qu'allez-vous  faire  de  tous  ces  grains,  Luche? 
Si  vous  nous  en  donniez? 

—  Oh  non!  monsieur  Pierre;  cela  vous  ferait 
mal  :  c'est  d'une  force  terrible,  à  présent  que 
c'est  imbibé  d'eau-de-vie;  ce  n'est  plus  bon  qu'à 
jeter.  » 

Et  Luche  versa  ce  que  contenait  le  bocal  dans 
une  terrine,  qu'il  mit  par  terre  dehors. 

Pendant  que  Luche  bouchait  ses  bouteilles,  un 
cochon  de  la  ferme  vint  voir  s'il  trouverait  quelque 
chose  à  manger;  il  voit  la  terrine,  s'approche,  met 
dedans  son  gros  nez  pour  savoir  ce  que  c'est,  re- 
nifle, trouve  que  cela  sent  bon,  en  goiite  un  peu,  le 
trouve  excellent,  et  mange,  mange  si  vite  et  si  bien, 
qu'en  deux  minutes  il  mange  tout.  Nous  appelons 
Luche. 

(c  Tenez,  Luche,  le  cochon  vous  a  mangé  tout 
votre  cassis. 

—  Ah!  le  vilain  gourmand!  dit  Luche.  Pourvu 
que  ça  ne  lui  fasse  pas  de  mal!  Allons,  va-t'en!  » 
lui  dit  Luche  en  le  chassant  du  pied. 

Le  cochon  fait  un  pas  de  côté  et  chancelle;  il  va 
à  droite,  il  va  à  gauche,  il  saute,  il  se  roule,  il  a 
l'air  de  danser.  Il  fait  de  si  drôles  de  choses  que 
nous  nous  mettons  à  rire,  que  Luche  rit  ;  il  appelle 
toute  la  maison  pour  voir  un  cochon  ivre;  les  do- 


234  LES    BONS    P]NFANTS 

mestiques  accourent  :  nous  nous  amusons  beaucoup 
de  ce  pauvre  cochon;  enfin  il  devient  si  bruyant, 
grognard,  méchant  même,  qu'on  le  pousse,  on 
l'oblige  à  retourner  à  la  ferme  et  à  rentrer  dans  sa 
petite  étable;  il  tombe  sur  la  paille  et  s'endort. 
Nous  nous  en  allons. 

Vous  croyez  peut-être  que  c'est  fini;  pas  du 
tout  :  ça  ne  fait  que  commencer. 

JACQUES. 

Tant  mieux  !  parce  que  c'est  très  amusant. 

PIERRE. 

Je  suis  content  que  cela  vous  amuse.  Vous  allez 
voir.  Nous  racontons  au  salon  comment  le  cochon 
s'est  enivré,  comment  il  sautait,  dansait  et  faisait 
beaucoup  de  bêtises,  et  puis  nous  nous  couchons. 

Ce  n'est  pas  tout.  Vous  allez  voir.  Le  lendemain 
nous  nous  levons,  nous  déjeunons  et  nous  sortons. 
A  peine  sortis,  nous  voyons  arriver  la  grosse  fer- 
mière, car  j'ai  oublié  de  vous  dire  qu'elle  était 
très  grosse.  La  grosse  fermière  arrive  tout  eiïarée. 

«  Messieurs,  dit-elle,  je  voudrais  bien  voir  votre 
maman;  elle  a  de  si  bons  remèdes  pour  toutes 
sortes  de  choses  :  je  veux  lui  en  demander  un  pour 
notre  cochon,  sauf  votre  respect.  » 

Ils  disent  toujours  cela  quand  ils  parlent  d'un 
cochon. 

Nous  lui  demandons  si  son  cochon  est  ma- 
lade. 

«  Mais  je  ne  sais  pas  ce  qu'il  a,  monsieur;  depuis 
hier  il  ne  bouge  pas  plus  qu'un  mort;  il  est  resté 
couché  sur  le  côté  où  vous  l'avez  vu  tomber  hier. 


LES    BONS    ENFANTS  235 

Nous  avons  beau  le  tirer,  le  secouer,  rien  n'y  fait; 
il  n'ouvre  seulement  pas  les  yeux.  » 

Nous  menons  la  grosse  fermière  chez  maman; 
elle  lui  raconte  ce  qu'elle  nous  a  déjà  dit.  Maman 
lui  conseille  de  mettre  quelques  gouttes  d'alcali 
dans  une  cuillerée  d'eau  et  de  la  faire  avaler  à  son 
cochon.  La  fermière  remercie  et  s'en  va.  Une  heure 
après,  maman  nous  propose  d'aller  savoir  des 
nouvelles  du  cochon  ;  nous  sommes  enchantés  et 
nous  y  allons.  Le  cochon  n'allait  pas  mieux;  il 
n'avait  pas  bougé.  Maman  lui  trouva  un  air  sin- 
gulier; elle  lui  tâte  les  oreilles  :  froides  comme 
un  marbre;  le  nez  :  froid  comme  la  glace;  elle  lui 
entr'ouvre  l'œil  :  fixe  comme  un  mort;  elle  lui  lève 
la  patte  :  raide  comme  une  jambe  de  bois  ! 

«  Votre  cochon  est  mort,  dit-elle;  il  est  mort 
depuis  longtemps,  il  est  froid  et  raide. 

—  Hélas  !  notre  cochon  !  Pauvre  bête  !  Faut-il 
vraiment....  Dis  donc,  François,  viens  voir!  Ma- 
dame dit  que  notre  cochon  est  mort.  G'est-y  mal- 
heureux !  Une  bète  qui  valait  plus  de  cent  francs  !  » 

François  examine,  tâte  à  son  tour,  et  dit,  comme 
maman,  que  le  cochon  est  mort  et  bien  mort. 

(c  C'est-y  croyable?...  disaient-ils.  Pour  avoir 
mangé  du  cassis  !  si  je  l'avais  pensé  hier,  je  lui 
aurais  fait  des  remèdes,  le  remède  de  madame. 
C'est  qu'il  était  déjà  mort  quand  je  lui  ai  fait  avaler 
ce  matin.  » 

Nous  nous  en  sommes  allés,  puisqu'il  n'y  avait 
plus  rien  à  faire  pour  ce  cochon.  Nous  ne  pouvions 
pas    comprendre  comment  le   cassis   avait   pu   le 


236  LES    BONS    ENFANTS 

tuer.  Le  médecin  a  expliqué  à  maman  que  le  sang 
crevait  le  cerveau  et  coulait  partout  sous  la  peau, 
et  d'autres  choses  que  je  n'ai  pas  très  bien  com- 
prises. 

Voilà  mon  histoire.  Je  vois  qu'elle  vous  a  beau- 
coup amusés,  car  vous  ne  m'avez  pas  interrompu. 

JACQUES. 

Oui,  elle  est  très  amusante,  mais  je  ne  la  trouve 
pas  terrible. 

PIERRE. 

Tu  ne  trouves  pas  terrible  que  ce  pauvre  cochon 
meure  en  dormant? 

JACQUES. 

Ma  foi  !  non.  Il  meurt  en  gourmand;  ce  n'est  pas 
touchant  ni  effrayant 

CAMILLE. 

Mais  c'est  très  amusant  et  très  bien  raconté. 

PIERRE. 

Et  toi,  Sophie,  tu  ne  dis  rien? 

SOPHIE. 

Je  réfléchis  pour  savoir  si  ce  que  tu  as  raconté 
est  possible,  et...  je  crois  que  non. 

PIERRE.  ^ 

Comment!  non?  Puisque  je  vous  dis  que  je  l'ai 
vu,  que  c'était  devant  moi  que  le  cochon  a  mangé 
le  cassis,  a  été  ivre,  a  dansé,  sauté,  joué,  et  qu'en- 
fin je  l'ai  vu  mort  et  sa  maîtresse  désolée. 

SOPHIE. 

Je  sais  bien  que  tu  l'as  dit,  mais  je  crois  que 
c'est  pour  nous  amuser,  comme  fait  grand'mère, 
qui  commence  souvent  :  «  Quand  j'étais  petite  »,  et 


«  Votre  cochon  est  mort  »,  dit-elle,  (Page  '23a.) 


LES    BONS    ENFANTS  239 

puis    elle  nous    raconte    des    bêtises    incroyables, 
comme  si  grand'mère  faisait  jamais  des  bêtises. 

CAMILLE. 

Elle  n'en  fait  plus  depuis  qu'elle  est  grande  : 
mais  quand  elle  était  petite,  elle  faisait  tout  comme 
nous. 

SOPHIE. 

Grand'mère!  Ha!  ha!  ha!  je  voudrais  voir  grand'- 
mère faisant  des  bêtises.  Ce  doit  être  drôle!  Je 
vais  lui  demander  ce  soir  de  nous  en  faire  seule- 
ment une. 

VALENTINE. 

Tu  vas  te  faire  gronder  par  ta  maman. 

SOPHIE. 

Non,  car  elle  ne  le  saura  pas;  je  le  dirai  tout  bas 
à  grand'mère. 

HENRIETTE. 

Grand'mère  le  lui  dira. 

SOPHIE. 

Pas  de  danger,  va!  Grand'mère  est  fine;  elle  ra- 
conte des  choses  de  nous  à  ta  maman,  à  celle  de 
Pierre  et  de  Henri  ;  mais  pas  de  danger  qu'elle  les 
dise  à  maman,  ni  à  la  maman  de  Marguerite,  ni  à 
celle  de  Madeleine,  ni  à  celle  de  Valentine. 

LOUIS. 

Bah!  tu  te  figures  cela. 

SOPHIE. 

Puisque  j'ai  entendu  grand'mère  presque  mentir 
pour  nous  excuser. 

JACQUES. 

Ce  n'est  pas  vrai,  cela  ;  grand'mère  ne  ment  jamais. 


240  LES    BONS    ENFANTS 

SOPHIE. 

Je  n'ai  pas  dit  qu'elle  avait  menti;  j'ai  dit  «  pres- 
que »  ;  presque  n'est  pas  tout  à  fait. 

MADELEINE. 

Comment  veux-tu  qu'on  mente  presque?  on  ment 
ou  ne  ment  pas. 

SOPHIE. 

Non,  mademoiselle,  on  peut  mentir  presque. 
Ainsi,  ce  matin,  quand  Marguerite  a  demandé  à  tri- 
poter dans  l'eau  pour  se  laver  les  mains,  grand'- 
mère  ne  voulait  pas.  «  Tu  vas  te  mouiller,  tu  vas 
faire  des  bêtises,  et  puis  maman  grondera.  —  Oh 
non!  grand'mère;  je  vous  en  prie,  cela  m'amuse 
tant!  ))  Alors  grand'mère,  qui  nous  donne  toujours 
ce  que  nous  voulons,  tu  le  sais  bien,  a  donné  de 
l'eau  tiède,  un  beau  petit  savon  rose,  une  gentille 
petite  éponge,  et  Marguerite  a  commencé  à  bien 
s'amuser  et  s'est  mouillée  énormément.  Ma  tante 
arrive.  «  Quelles  bêtises  faites-vous  là,  mademoi- 
selle? Petite  sotte,  petite  sale!  Vous  êtes  une  mé- 
chante, mademoiselle!  Petite  laide!  »  La  pauvre 
Marguerite  allait  pleurer,  parce  qu'elle  avait  peur 
que  ma  tante  ne  la  fouettât;  mais  grand'mère  a  dit 
bien  vite  :  «  Ne  la  gronde  pas  ;  ce  n'est  pas  sa  faute  ; 
c'est  moi  qui  lui  ai  donné  de  quoi  se  laver  les 
mains  ;  j'aurais  dû  lui  relever  ses  manches,  je  n'y 
ai  pas  pensé.  Tu  vois  bien  qu'il  ne  faut  pas  la 
gronder,  la  pauvre  petite.  »  Et  ma  tante  n'a  plus 
rien  dit.  Tu  vois  que  grand'mère  a  presque  menti, 
puisqu'elle  a  laissé  croire  à  ma  tante  que  c'était  par 
obéissance  que  Marguerite  se  lavait  les  mains. 


LES    BONS    ENFANTS  241 

ELISABETH. 

C'est  vrai,  cela,  tout  de  même. 

JACQUES. 

Non,  ce  n'est  pas  mentir;  grand'mère  disait  vrai 
et  en  même  temps  elle  sauvait  la  pauvre  Marguerite. 

SOPHIE . 

Mon  Dieu,  que  vous  êtes  tous  bêtes!  Vous  ne 
comprenez  pas  ce  que  je  veux  dire  ! 

LÉONCE. 

Eh  bien,  je  te  remercie,  par  exemple,  des  dou- 
ceurs que  tu  dis  à  la  société  ! 

SOPHIE. 

Ah  bah!  vous  m'ennuyez.  Et  moi  je  dis  tout  de 
même  que  je  ne  crois  pas  que  des  bêtes  puissent 
être  ivres. 

CAMILLE. 

Demandons-le  à  papa;  il  le  saura  bien.   » 
Les  enfants  coururent  tous  demander  à  M.  Éliant 
si  l'histoire  pouvait  être  vraie. 

M.    ÉLIANT. 

Quelle  histoire?  Je  ne  la  connais  pas. 

On  lui  raconta  l'ivresse  et  la  mort  du  cochon. 

«  Je  vais  vous  en  faire  une  expérience  dès  ce 
soir;  ce  sera  plus  amusant  encore  que  l'histoire  de 
Pierre.  Nous  allons  prendre  de  l'avoine  que  nous 
ferons  tremper  dans  de  l'eau-de-vie,  et  nous  la 
donnerons  aux  poules;  vous  verrez  l'effet  qu'elle 
leur  produira. 

CAMILLE. 

Et  si  les  poules  meurent  comme  le  pauvre  co- 
chon. 

16 


242  LES    BONS    ENFANTS 

M.    ÉLIANT. 

Non,  nous  ne  leur  en  donnerons  pas  assez  pour 
leur  faire  mal  ;  seulement  de  quoi  les  enivrer  un 
peu.  » 

Les  enfants  demandèrent  à  leur  oncle  de  faire 
l'expérience  tout  de  suite.  M.  Eliant  y  consentit.  Ils 
allèrent  tous  à  l'écurie  pour  prendre  de  l'avoine; 
on  versa  dans  une  terrine  une  demi-bouteille  d'eau- 
de-vie,  puis  l'avoine,  que  les  enfants  mêlèrent  et 
remêlèrent  jusqu'à  ce  qu'elle  fut  bien  imbibée 
d'eau-de-vie. 

M.    ÉLIANT. 

A  présent,  allons  à  la  ferme.  Qui  est-ce  qui  se 
charge  de  porter  la  terrine? 

—  C'est  moi  î  c'est  moi  !  s'écrièrent-ils  tous  à  la 
fois. 

—  Vous  ne  pouvez  pas  vous  mettre  dix  à  porter 
une  terrine,  dit  M.  Eliant.  Tirons  au  sort,  à  la  courte 
paille. 

—  Gomment  ça  se  fait-il,  la  courte  paille,  mon 
oncle? 

—  Je  vais  prendre  autant  de  brins  de  paille  qu'il 
y  a  d'amateurs  pour  porter  la  terrine.  Chaque  brin 
aura  une  longueur  différente;  je  les  prendrai  tous 
dans  ma  main  de  manière  à  ne  laisser  passer  que 
les  bouts,  et  je  cacherai  de  l'autre  main  le  reste  des 
pailles.  Chacun  tirera  la  sienne,  et  celui  qui  aura 
la  plus  courte  portera  la  terrine.  » 

Les  enfants  se  mirent  à  chercher  des  brins  de 
paille;  M.  Eliant  les  coupa  de  longueurs  différentes 
et,  les  mêlant  toutes,  il  les  présenta  aux  enfants. 


LES    BONS    ENFANTS 


243 


Chacun  tira;  ce  fut  Camille  qui  se  trouva  avoir  la 
plus  courte;  mais  elle  s'aperçut  que  Louis  était  tout 
triste  de  ne  l'avoir  pas  eue;  elle  fit  semblant  de 
trouver  la  terrine  trop  lourde  et  la  donna  au  petit 
Louis,  dont  le  visage  devint  radieux.  M.  Éliant 
s'aperçut  seul  de  la  bonne  action  de  Camille  et  l'em- 
brassa tendrement,  en  lui  disant  tout  bas  : 

((  C'est  bien  ce  que  tu  as  fait,  ma  petite  Camille.  » 

Quand  ils  arrivèrent  à  la 
ferme,  les  enfants  se  mirent 
à  appeler  les  poules,  qui  ne 
tardèrent  pas  à  accourir. 
Chacun  leur  jeta  l'avoine 
trempée  d'eau-de-vie;  elles 
la  mangèrent  avec  avidité  et 
ne  tardèrent  pas  à  donner  les 
mêmes  symptômes  d'ivresse 
que  le  cochon;  elles  sau- 
taient, caquetaient,  se  bat- 
taient, faisaient  un  tapage 
extraordinaire.  Quand  la  fer- 
mière arriva,  elle  fut  éton- 
née de  leur  agitation  et  voulut  les  faire  rentrer  au 
poulailler,  car  l'heure  de  leur  coucher  était  arrivée. 
Elle  eut  toutes  les  peines  du  monde  à  les  faire  ren- 
trer; quand  une  partie  des  poules  était  rassemblée, 
l'autre  se  débandait  et  recommençait  les  sauts  et 
les  batailles;  les  enfants  s'amusaient  beaucoup  de 
cette  agitation  et  se  mirent  tous  à  aider  la  fer- 
mière, qui  suait,  qui  n'en  pouvait  plus.  Enfin  on 
parvint  à   enfermer  les  poules.  r!:iais  les  cris  et 


Louis  portail  la  terrine 


244  LES    BONS    ENFANTS 

les  caquetages  continuaient  à  se  faire  entendre. 
On  n'avait  pas  dit  à  la  fermière  que  ses  poules 
étaient  ivres,  de  peur  qu'elle  ne  grondât;  de  sorte 
qu'elle  ne  comprenait  rien  à  leur  gaieté  extraordi- 
naire. 

«  Crois-tu  maintenant  à  mon  histoire?  dit  Pierre 
à  Sophie  en  s'en  allant. 

SOPHIE. 

Oh  oui  !  j'y  crois.  Étaient-elles  drôles,  ces  poules  ! 
Comme  elles  sautaient! 

JACQUES. 

Et  comme  elles  se  battaient!  Il  y  en  avait  qui 
tombaient  sur  le  dos. 

LOUIS. 

Et  d'autres  qui  se  roulaient  et  qui  ne  pouvaient 
parvenir  à  se  relever. 

JEANNE. 

J'ai  peur   qu'elles   ne   se  battent  horriblement 
dans  le  poulailler. 

VALENTINE. 

Oh   non!  elles  vont  s'endormir  bientôt,  comme 
le  cochon  de  Pierre. 

MARGUERITE. 

Et  si  elles  allaient  ne  plus  se  réveiller? 

CAMILLE. 

Sois  tranquille;  papa  a  dit  qu'il  ne  mettrait  pas 
assez  d'eau-de-vie  pour  leur  faire  du  mal. 

LÉONCE. 

Tout  de  même,  cela  fait  mal  d'être  ivre. 

MADELEINE. 

Comment  le  sais-tu? 


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LÉONCE. 

Parce  que  je  me  suis  enivré  une  fois,  et  je  sais 
comme  on  est  mal  à  l'aise. 

ELISABETH. 

Tu  t'es  enivré,  toi!  mais  c'est  dégoûtant! 

LÉONCE. 

Je  ne  l'ai  pas  fait  exprès.  Voilà  comme  c'est  ar- 
rivé. J'avais  très  chaud  et  très  soif.  Je  verse  dans  un 
verre  du  vin  rouge,  puis  de  l'eau  ;  je  bois,  je  trouve 
cela  excellent  et  je  bois  un  second  verre;  quelques 
minutes  après,  ma  tête  tourne,  je  marche  de  tra- 
vers; ma  bonne  s'effraye,  me  demande  ce  que  j'ai 
bu;  je  lui  montre  les  deux  bouteilles.  Ce  que  je 
croyais  être  de  l'eau  était  du  vin  blanc.  Ma  bonne 
court  vite  prévenir  maman,  qui  me  fait  avaler  un 
verre  d'eau  avec  quelques  gouttes  d'alcali.  Je  me 
sentais  mal  au  cœur,  mal  à  la  tête,  je  ne  savais  ce 
que  je  disais  ;  je  voulais  toujours  aller  me  promener 
et  boire  à  même  des  bouteilles.  On  me  couche;  je 
chante,  je  saute  dans  mon  lit;  enfin  je  m'endors 
pendant  que  maman  me  mouille  le  front  et  la  tête 
avec  de  l'eau  froide.  J'ai  dormi  douze  heures  sans 
bouger,  et,  quand  je  me  suis  réveillé,  j'avais 
encore  mal  à  la  tête  et  mal  au  cœur.  Tu  vois 
que  je  sais  très  bien  ce  que  c'est  que  d'être  ivre. 

HENRI. 

C'est  drôle,  cela.  Je  voudrais  bien  avoir  été  ivre 
aussi. 

LÉONCE. 

Quelle  bêtise  tu  dis!  Quand  on  est  ivre,  on  est 
comme  un  imbécile,  un  animal.  Je  t'assure  que, 


248  LES    BONS    ENFANTS 

depuis  que  je  Tai  été  sans  le  vouloir,  je  me  suis 
bien  dit  que  j'y  prendrais  garde  à  l'avenir.  » 

Les  enfants  allèrent  se  coucher.  Le  lendemain,  à 
l'heure  du  déjeuner,  Mme  Eliant  raconta  que  la  fer- 
mière était  venue  chez  elle  tout  effarée. 

«  Madame,  m'a-t-elle  dit,  il  faut  au  plus  vite 
nous  défaire  de  nos  poules  et  purifier  le  poulailler. 
Elles  sont  toutes  possédées  du  diable. 

—  Que  dites-vous  là,  ma  pauvre  Mathurine?  Vous 
savez,  comme  moi,  que  c'est  impossible. 

—  Madame  ne  dirait  pas  cela  si  elle  avait  couché 
à  la  ferme  cette  nuit.  Si  madame  savait  quel  sabbat 
m'ont  fait  ces  poules  jusqu'à  minuit  passé,  elle  di- 
rait comme  moi.  Déjà  hier  soir,  monsieur  et  les 
enfants  pourront  bien  dire  à  madame  le  mal  qu'elles 
m'ont  donné  pour  les  faire  rentrer.  Pas  moyen  de 
les  tenir.  Une  fois  enfermées,  elles  m'ont  fait  un 
vacarme  d'enfer.  Si  madame  veut  m'en  croire,  elle 
fera  étouffer  toutes  ces  vilaines  bêtes,  et  elle  priera 
M.  le  curé  de  jeter  de  l'eau  bénite  dans  le  pou- 
lailler.  » 

Je  l'ai  laissée  parler  tant  qu'elle  a  voulu. 

((  Ma  pauvre  Mathurine,  lui  ai-je  répondu,  vous 
ne  savez  donc  pas  que  mon  mari  s'est  amusé  à 
enivrer  vos  poules  avec  de  l'avoine  trempée  dans 
de  l'eau-de-vie,  et  que  vos  poules  étaient  non  pas 
endiablées,  mais  ivres?  Quand  l'ivresse  a  été  pas- 
sée, elles  sont  redevenues  tranquilles.  Je  suis  fâchée 
que  mon  mari  ne  vous  l'ait  pas  dit.  Il  a  craint  que 
vous  ne  le  grondiez;  c'est  ce  qui  l'a  empêché  de 
vous  donner  l'explication  de  leur  gaieté  bruyante. 


LES    BONS    ENFANTS  249 

—  Ah!  monsieur  s'amuse  à  ces  tours-là!  m'a- 
t-elle  répondu  d'un  air  indigné.  Je  n'aurais  jamais 
cru  qu'un  homme  raisonnable  comme  monsieur 
pût  s'amuser  à  ces  choses-là.  Il  m'a  fait  passer  une 
nuit  terrible,  il  peut  s'en  vanter.  Madame  pense 
que  ce  n'est  pas  agréable  de  savoir  le  diable  à  sa 
porte,  comme  je  l'ai  cru  toute  la  nuit.  Et  mon  bon- 
homme aussi  n'a  pas  dormi  seulement  une  miette. 
Il  était  plus  tremblant  que  moi.  J'en  fais  bien  mon 
compliment  à  monsieur!  Un  joli  jeu  qu'il  a  trouvé! 
Une  jolie  leçon  qu'il  a  donnée  aux  enfants!  Enivrer 
mes  poules,  vraiment!  Perdre  de  l'eau-de-vie  à  une 
pareille  malice  ! 

—  Calmez-vous,  ma  bonne  Mathurine,  lui  ai-je 
répondu;  il  ne  recommencera  pas,  je  vous  le  pro- 
mets. » 

Et  elle  s'est  retirée  grondant  encore  et  fort  in- 
dignée. 

On  s'amusa  beaucoup  de  la  colère  de  la  pauvre 
Mathurine,  et  on  résolut  d'aller  en  corps  lui  faire 
des  excuses  de  la  mauvaise  nuit  qu'on  lui  avait  fait 
passer.  Elle  reçut  d'abord  assez  mal  la  députation; 
mais  elle  s'adoucit  par  degrés,  et  finit  par  rire  avec 
M.  Eliant  et  les  enfants. 


VISITE    AUX    SINGES 


E  lendemain ,  quand 
l'heure  des  histoires  fut 
arrivée,  personne  ne 
se  présentait  pour  en 
raconter  ;  les  enfants 
étaient  tous  assis  en 
rond ,  attendant  avec 
impatience  que  le  nu- 
méro 4  voulût  bien 
commencer,  mais  per- 
sonne ne  disait  mot. 

«  Allons  donc  !  vovons 

il 

donc!  le  numéro  4 
pour  raconter  une 
histoire,  s'écria  Sophie 
avec  impatience.  Nous 
perdons  notre  temps.  Qui  est  le  numéro  4? 
—  C'est  Elisabeth,  s'écrièrent  deux  ou  trois  voix. 

SOPHIE. 

Pourquoi  ne  dis-tu  rien  alors,  puisque  c'est  ton 
tour  ? 

ELISABETH. 

C'est  que  je  ne  sais  aucune  histoire  amusante.  Je 
ne  suis  pas  en  train. 


252  LES    BONS    ENFANTS 

SOPHIE. 

Ah  bah  !  tu  t'y  mettras  !  Je  n'étais  pas  en  train 
non  plus,  moi,  et  pourtant  j'ai  raconté  de  mon 
mieux. 

ELISABETH. 

Aussi  tu  nous  as  tous  un  peu  ennuyés. 

SOPHIE. 

C'est  que  mon  tour  venait  tout  de  suite  après 
Camille,  qui  a  raconté  une  histoire  si  amusante. 
Commence,  tu  vas  voir  que  ce  sera  bien.  Dis  trois 
ou  quatre  Je  commence,  comme  Pierre;  ce  sera 
déjà  quelque  chose. 

PIERRE. 

Je  n'ai  pas  du  tout  dit  je  commence  trois  ou 
quatre  fois,  mademoiselle,  mais  une  seule  fois; 
tu  exagères  toujours. 

SOPHIE. 

Ah!  par  exemple!  je  suis  sûre  de  trois  fois  au 
moins.  Demande  à  Camille. 

CAMILLE. 

Au  lieu  de  nous  quereller,  mes  amis,  écoutons 
l'histoire  que  prépare  Elisabeth. 

SOPHIE. 

Écoutons,  silence  !  )> 

Elisabeth  se  recueille,  relève  la  tête  et  commence. 

«  Je  vais  vous  raconter  une  visite  au  Jardin  des 
Plantes.  Vous  savez  tous  que  le  Jardin  des  Plantes 
réunit  dans  son  sein 

SOPHIE. 

-    Ah  !  ah  !  ah  !  dans  son  sein  !  Comme  si  un  jardin 
avait  un  sein  ! 


LES    BONS    ENFANTS  253 

ELISABETH,   Viant . 

Dans  ses  entrailles,  si  tu  aimes  mieux. 

SOPHIE. 

Encore  mieux!  Elle  sera  jolie,  ton  histoire,  à  en 
juger  par  la  première  phrase. 

LÉONCE.     N 

Mon  Dieu,  Sophie,  que  tu  es  ennuyeuse!  Tu  cri- 
tiques tout,  tu  interromps  sans  cesse.  C'est  impos- 
sible de  raconter  avec  toi  !  on  ne  sait  plus  ce  qu'on 
dit. 

VALENTINE. 

Ne  l'écoute  pas,  ma  pauvre  Elisabeth.  Raconte 
ta  visite  au  Jardin  des  Plantes  ;  je  suis  sûre  que  ce 
sera  amusant. 

ELISABETH. 

Je  crois  que  oui.  Il  y  a  deux  choses  à  raconter  : 
une  terrible  et  une  drôle.  Je  commence  par  la  ter- 
rible. Il  y  avait  beaucoup  de  monde  ce  jour-là  au 
Jardin  des  Plantes.... 

SOPHIE. 

Ce  jour-là,  tu  dis  :  quel  jour? 

ELISABETH. 

Le  jour  dont  je  parle.  Je  ne  te  répondrai  plus. 
La  foule  se  pressait  autour  des  fosses  où  étaient 
les  ours;  on  leur  jetait  du  pain,  des  gâteaux;  ils 
grimpaient  à  des  espèces  d'arbres  qui  sont  au  mi- 
lieu de  leurs  fosses  ;  je  n'étais  pas  satisfaite  quand 
je  les  voyais  en  haut,  il  me  semblait  qu'ils  allaient 
s'élancer  sur  la  foule.  Pendant  que  nous  regardions 
les  ours  manger,  grimper  et  jouer,  nous  entendons 
les  cris  d'une  dame  qui  appelle  : 


254  LES    BONS    ENFANTS 

«  Mon  enfant!  mon  enfant!  J'ai  perdu  mon  en- 
fant! » 

Tout  le  monde  se  précipite  de  ce  côté;  la  femme 
criait  : 

«  Paul!  Paul!  mon  petit  Paul,  où  es-tu?  ;> 
Tout  à  coup  on  entend  dans  la  foule  une  petite 
voix  étouffée  qui  répond  : 

<(  Maman!  au  secours!  on  m'entraîne » 

Les  personnes  qui  se  trouvent  du  côté  où  cette 
petite  voix  se  faisait  entendre  voient  un  homme  à 
barbe  noire  qui  avait  l'air  d'un  diable  et  qui  cher- 
chait à  s'échapper,  entraînant  avec  lui  un  petit  gar- 
çon de  trois  ou  quatre  ans.  On  crie  de  tous  côtés  : 
(c  Arrêtez  le  voleur!  Otez-lui  l'enfant!  » 
Les  gardiens  accourent;  l'homme  voit  qu'il  va 
être  pris,  il  lâche  l'enfant  et  se  rejette  au  milieu  de 
la  foule,  espérant  pouvoir  s'y  cacher,  mais  les  gar- 
diens le  poursuivent;  il  court  d'un  côté,  de  l'autre, 
partout  il  les  voit  qui  lui  barrent  le  passage  :  il 
s'élance  sur  le  petit  mur  des  ours  et  veut  passer 
d'un  côté  à  l'autre  en  longeant  le  mur;  son  pied 
glisse,  il  trébuche;  il  manque  de  tomber  dans  la 
fosse,  se  raccroche  à  moitié  chemin  au  mur,  appelle 
au  secours;  un  gardien  accourt,  lui  tend  son  mou- 
choir; au  moment  où  l'homme  va  le  saisir,  l'ours 
avance  vers  lui,  se  dresse  sur  ses  pattes  de  der- 
rière et  grogne  violemment;  l'homme  a  une  telle 
peur  qu'il  lâche  le  mur  et  le  mouchoir  et  qu'il 
tombe  dans  la  fosse  ;  l'ours  est  si  étonné  qu'il  reste 
immobile  ;  l'homme  se  relève  et  demande  qu'on  lui 
jette  un  couteau  ou  une  arme  quelconque  pour  se 


LES    BONS    ENFANTS 


255 


défendre.  On  ne  trouve  qu'un  bâton,  personne 
n'avait  de  couteau  :  on  le  lui  jette;  il  court  pour 
le  ramasser;  l'ours,  qui  avait  été  plus  leste  que 
lui,  arrive  le  premier,  attrape  le  bâton  et  le  brise 
de  ses  deux  pattes  de  devant  comme  je  briserais 
une  allumette.  On  jette  un  autre  bâton,  l'homme 
parvient  à  le  saisir; 
l'ours  vient  à  lui; 
l'homme  brandit  son 
bâton,  donne  des 
coups  épouvantables 
sur  la  tête  et  les  pattes 
de  l'ours,  qui  entre  en 
fureur  et  s'élance  sur 
l'homme  avec  tant  de 
violence,  qu'il  le  ren- 
verse. Au  même  mo- 
ment, plusieurs  sol- 
dats, qu'on  avait  été 
prévenir,  accouraient 
avec  leurs  fusils  char- 
gés. Ils  veulent  tirer 
sur  l'ours.  Impossible! 
l'ours   et  l'homme   se 

débattaient,  se  roulaient;  en  voulant  tuer  l'ours, 
les  soldats  auraient  tué  l'homme.  Enfin,  l'ours 
lâche  l'homme,  qui  va  rouler  assez  loin;  les 
soldats  profitent  de  ce  moment  pour  tirer  tous 
ensemble  sur  l'ours,  qui  paraît  très  blessé,  car 
il  se  roule  en  rugissant;  le  sang  coule  de  plu- 
sieurs blessures;  en  se  tordant  et  en  se  roulant, 


11  entraînait  un  petit  garçon. 


256  LES    BONS    ENFANTS 

il    arrive    sur    Thomme,    qu'il    déchire    avec    ses 
griffes,    et    qui    criait    encore,    mais    faiblement; 
les  soldats  avaient  rechargé  leurs  fusils;  ils  tirent 
encore,    dans    un   moment  où   l'ours   avait    roulé 
loin  de  l'homme,  et  cette  fois,  après  un  ou  deux 
gémissements    horribles,    l'ours    reste    immobile. 
On  apporte  des  échelles,  on  descend  dans  la  fosse 
et  on  emporte  le   malheureux  homme,  qui  était 
tout   déchiré,  tout   sanglant;   il  n'était  pas   mort 
pourtant,  mais  on  croyait  qu'il  ne  pourrait  pas  gué- 
rir, tant  il  avait  été  mordu  et  déchiré.  Pendant  que 
l'ours  dévorait  l'homme,  la  dame   avait  retrouvé 
son  petit  Paul,   que  ce    méchant   homme   voulait 
voler.   On  a  su  depuis  que  cet  homme  volait  des 
enfants  pour  les  vendre  à  des  gens  qu'on  appelle 
des  saltimbanques,  et  qui  font  faire  des  tours  de 
force  aux  pauvres  petits  enfants.  Le  bon  Dieu  l'a 
bien   puni  cette  fois-ci.  Ce  qui  a  rendu  tout  cela 
moins    affreux,    c'est   la   méchante    action   de  cet 
homme   barbu  et  noir;  tout  le  monde  avait  l'air 
content  que  le  bon  Dieu  l'eût  si  terriblement  puni. 
Moi  aussi,  j'ai  été  assez  contente,  tout  en  désirant 
de  le  voir  délivrer  par  les  soldats.  Quand  la  pauvre 
mère  a   retrouvé  son  enfant,  elle  a  tant  pleuré, 
qu'on  est  allé  lui  chercher  de  l'eau  fraîche  pour 
l'empêcher  d'avoir  des  convulsions;  le  pauvre  petit 
pleurait  aussi  en  embrassant  sa  maman.  Quand  on 
a  emporté  l'homme,  on  a  passé  devant  eux  ;  le  petit 
garçon  a  poussé  un  cri  en  se  cachant  dans  la  robe 
de  sa  maman.  Elle  a  dit  :  «  Malheureux  homme  !  que 
Dieu  te  pardonne,  comme  je  te  pardonne  de  tout 


Il  lâcha  le  mur  et  le  mouchoir.  (Page  -lli-L) 


17 


LES    BONS    EN-FANTS  259 

mon  cœur!  »  et  elle  a  demandé  s'il  était  pauvre, 
s'il  avait  besoin  de  quelque  chose;  et  comme  on  lui 
a  répondu  qu'il  allait  probablement  mourir,  elle  a 
demandé  en  grâce  qu'on  allât  lui  chercher  un 
prêtre  pour  le  consoler  et  le  faire  mourir  en  de- 
mandant pardon  au  bon  Dieu.  On  le  lui  a  promis, 
elle  a  donné  de  l'argent  pour  payer  une  voiture 
pour  emmener  l'homme  à  l'hôpital  ou  chez  lui,  et 
elle  a  laissé  son  adresse  pour  qu'on  lui  fît  ravoir 
où  il  demeurait. 

«  Je  lui  enverrai,  a-t-elle  dit,  une  bonne  sœur 
pour  le  soigner  et  un  saint  prêtre  pour  l'as- 
sister.  » 

Puis  elle  est  partie  en  voiture  avec  son  petit 
Paul. 

Voilà  mon  histoire  terrible.  A  présent,  je  vain 
vous  raconter  l'autre. 

MADELEINE . 

Elle  est,  en  effet,  bien  terrible,  cette  histoire,  et 
très  intéressante. 

MARGUERITE. 

Ce  qui  prouve  combien  elle  était  intéressante, 
c'est  que  Sophie  n'a  pas  interrompu. 

SOPHIE. 

Tiens î  c'est  vrai,  je  n'y  ai  pas  pensé.  Au  reste, 
soyez  tranquilles,  je  n'interromprai  plus,  car  je 
vois  que  c'est  par  malice  que  je  le  fais,  pour 
impatienter  celui  qui  raconte,  et  me  venger  ainsi 
de  vos  interruptions  pendant  que  je  racontais. 
Mais,  je  le  répète,  c'est  fini,  je  n'interromprai 
plus. 


260  LES    BONS    ENFANTS 

JACQUES. 

C'est  très  bien,  ce  que  dit  Sophie;  n'est-ce 
pas,  mes  amis?  J'aime  beaucoup  la  simplicité 
avec  laquelle  Sophie  s'accuse  quand  elle  a  mal 
fait. 

CAMILLE. 

Parce  qu'elle  est  réellement  bonne  et  sans  or- 
gueil; elle  s'aperçoit  qu'elle  a  mal  fait,  elle  l'avoue 
tout  de  suite. 

SOPHIE . 

Prends  garde,  Camille,  de  m'en  donner  de  l'or- 
gueil, avec  tes  éloges.  Écoutons  plutôt  l'histoire 
d'Elisabeth. 

ELISABETH. 

Après  le  départ  de  la  dame  et  du  voleur,  per- 
sonne ne   voulut  retourner  aux  bêtes  féroces,   et 
nous  sommes  allés  voir  les  singes.  Il  faisait  beau 
et  chaud;  tous  les  singes  étaient  dehors  sous  leur 
grillage.    Ils    s'amusaient   à    plusieurs    jeux;    les 
grands     se     battaient     presque     continuellement. 
J'aperçus  dans  un  coin  une  guenon  avec  son  petit 
singe;  elle  le  mettait  par  terre,  et  le  petit  criait 
toujours   pour   qu'elle  le  reprit  dans   ses   bras    : 
enfin,   la  mère,   ennuyée,   donne   à   son   petit   un 
grand  soufflet;  le  petit  se  frotte  la  joue  tout  en 
regardant  la  guenon  d'un  air  furieux.  Elle  se  lève 
et  fait  quelques  pas;   le   petit  court  après  et  lui 
marche  sur  la  queue;  elle  se  retourne  :  le   petit 
avait  sauté  lestement  de  côté.  La  guenon  continue 
à  marcher  gravement;  le  petit  recommence  à  lui 
marcher  sur  la  queue  sans  que  sa  mère  le  voie. 


LES    BONS    ENFANTS 


261 


Au  bout  de  trois  ou  quatre  fois  pourtant,  elle  se 
retourne  si  promptement  qu'il  n'a  pas  le  temps 
de  se  sauver,  et  qu'elle  voit  sa  malice.  Alors  elle 
veut  l'attraper;  le  petit  se  sauve,  la  mère  le  pour- 
suit et  l'attrape  bien  vite;  elle  le  prend  dans  ses 
bras,  et  malgré  ses  cris  elle  lui  donne  une  di- 
zaine de  tapes  bien  appliquées,  puis  elle  le  jette 
par  terre  ;  le  petit  se  retire  de  très  mauvaise  hu- 


Elle  avait  ramassé  une  carotte  et  la  mangeait. 


meur  dans  un  coin,  d'où  il  observe  sa  mère;  elle 
avait  ramassé  une  carotte  et  la  mangeait  tranquil- 
lement. Le  petit  saisit  une  poignée  de  sable  et  la 
jette  à  l'oreille  de  sa  mère  pendant  qu'elle  regarde 
du  côté  opposé;  elle  se  retourne  vers  le  petit, 
mais  il  avait  si  promptement  repris  son  air  insou- 
ciant et  tranquille,  qu'elle  ne  le  croit  pas  cou- 
pable d'une  telle  insolence;  elle  recommence  à 
grignoter  sa  carotte  ;  le  petit  ramasse  une  seconde 


262  LES    BONS    ENFANTS 

poignée  de  sable  et  la  lance  comme  la  première  en 
choisissant  un  bon  moment.  La  mère  commence 
à  se  douter  que  c'est  de  son  petit  que  lui  vient  le 
sable;  elle  est  plus  attentive  que  jamais  et  se  re- 
tourne au  moment  où  le  petit  lançait  sa  poignée. 
Elle  jette  sa  carotte,  s'élance  sur  le  petit,  qui  n'a 
pas  le  temps  de  s'esquiver,  lui  donne  deux 
énormes  soufflets  et  s'apprête  à  le  battre;  les 
cris  du  petit  attirent  les  autres  singes,  qui  se  ras- 
semblent autour  de  la  guenon  et  du  petit,  et 
prennent  parti,  les  uns  pour  elle,  les  autres  pour 
lui.  Ils  se  mettent  tous  à  gronder,  à  siffler,  à  cla- 
quer des  dents;  ils  se  lancent  quelques  tapes,  puis 
se  jettent  les  uns  sur  les  autres,  et  dans  peu  d'in- 
stants la  bataille  devient  générale;  ils  se  mordent, 
ils  se  griffent,  ils  se  roulent  et  se  piétinent;  enfin, 
ce  sont  de  tels  cris,  de  tels  hurlements,  que  les 
gardiens  arrivent,  séparent  les  combattants  à  grands 
coups  de  fouet  et  les  font  rentrer  chacun  dans  sa 
cellule;  le  petit  a  été  rendu  à  sa  mère  et  aura  reçu 
une  bonne  correction  pour  son  impertinence.  Cette 
scène  nous  a  beaucoup  amusés,  surtout  quand 
tous  les  singes  sont  accourus  et  ont  commencé  à  se 
disputer;  la  triste  impression  de  l'homme  et  de 
Tours  a  été  tout  à  fait  effacée  par  la  visite  aux 
singes,  et  nous  sommes  partis  riants  et  très  gais. 

«  Voilà  ma  seconde  histoire.  J'ai  fini. 

—  Très  bien  !  très  bien  !  s'écrièrent  les  enfants  ; 
tes  histoires  sont  très  jolies. 

PIERRE. 

Qui  est-ce  qui  doit  en  raconter  une  après? 


LES    BONS    ENFANTS  263 

MARGUERITE. 

C'est  Henri. 

HENRI. 

Moi,  d'abord,  je  ne  raconterai  rien,  parce  que 
je  ne  sais  rien. 

JACQUES. 

Tu  trouveras  quelque  chose,  tout  comme  nous. 

HENRI. 

Que  veux-tu  que  je  trouve? 

JACQUES. 

Je  ne  sais  pas,  moi;  un  chien,  par  exemple. 

HENRI. 

Quel  chien? 

JACQUES. 

Je  n'en  sais  rien  ;  c'est  à  toi  à  chercher.  » 

Henri  cherche  ;  tout  le  monde  attend  ;  personne  ne 
dit  mot  pour  ne  pas  le  déranger  ;  enfin,  Pierre  lui  dit  : 

«  Eh  bien!  trouves-tu?  » 

Henri  ne  répond  pas;  il  tient  la  tête  baissée  et 
ne  regarde  personne. 

PIERRE. 

Mais  réponds  donc,  Henri!  C'est  ennuyeux!  nous 
attendons  depuis  dix  minutes.  » 

Rien  encore,  pas  de  réponse;  les  enfants  s'ap- 
prochent de  lui,  le  regardent  et  s'aperçoivent  qu'il 
pleure. 

SOPHIE. 

Eh  bien!  Qu'est-ce  que  tu  as?  Pourquoi  pleures- 
tu? 

HENRI,  pleur ayit. 
Je  ne  sais  pas  d'histoire....  Je  ne  sais  que  dire. 


2G4  LES    BONS    ENFANTS 

CAMILLE. 

Mais,  mon  petit  Henri,  il  ne  faut  pas  pleurer 
pour  cela.  Tu  n'es  pas  obligé  de  raconter  une 
hjjtoire,  c'est  pour  nous  amuser  que  nous  avons 
imaginé  cela;  si  cela  ne  t'amuse  pas,  tu  n'y  es  pas 
obli,"é. 

o 

HENRI. 

Ils  vont  tous  dire  que  je  suis  un  imbécile. 

VALENTINE. 

Imbécile,  non;  mais  nigaud,  oui. 

HENRI. 

Raconte  donc  toi-même,  si  tu  crois  que  c'est  si 
facile.  Je  te  cède  mon  tour;  prends-le. 

VALENTINE, 

Très  volontiers  et  tout  de  suite,  si  mes  cousins 
et  cousines  le  veulent  bien. 

TOUS    LES    ENFANTS. 

Certainement  :  raconte  à  la  place  de  Henri, 
puisque  tu  as  des  idées. 

VALENTINE. 

C'est  un  conte  de  fées  que  je  vais  vous  ra- 
conter. 

HENRIETTE. 

Tant  mieux!  J'aime  beaucoup  les  contes  do 
fées. 

MARGUERITE. 

Et  moi  aussi;  fais-en  un  aussi  joli  que  celui  de 
Camille. 

VALENTINE. 

Je  ne  crois  pas  qu'il  soit  aussi  joli,  mais  je  ferai 
de  mon  mieux. 


LES    BONS    ENFANTS  265 


SOPHIE. 

Comment  s'appelle-t-il  ? 

VALENTINE. 

11  s'appelle  : 


^4>-} 


LA  FÉE  PRODIGUE  ET  LA  FÉE  BUNSENS. 


L  y  avait  une  fois  un  roi,  qui 
s'appelait  le  roi  Pétaud,  et 
une  reine,  qui  avaient  un  tout 
petit  royaume. 

Ce  roi  et  cette  reine  n'a- 
vaient pas  encore  d'enfants, 
mais    ils    avaient    une    amie 

très  puissante  qui  s'appelait  la  fée 

Prodigue. 

HENRIETTE. 

Comment  étaient-ils  amis? 

VALENTTNE. 

Ils  étaient  amis  parce  que  la  mère 
^|W  de  la  fée  Prodigue  était  la  fée  Drô- 
^  lette,  et  que  la  reine  était  la  fille  d'une 
princesse  Blondine  et  d'un  prince  Merveilleux  que 
la  fée  Drôlette  aimait  beaucoup. 

La  fée  Prodigue  avait  une  sœur  qui  s'appelait 
la  fée  Bonsens;  la  fée  Bonsens  aimait  aussi  beau- 
coup la  reine,  mais  la  reine  l'aimait  moins  parce 
qu'elle  ne  lui  accordait  pas  tout  ce  qu'elle  lui  de- 
mandait, et  qu'elle  lui  faisait  quelquefois  de  la  mo- 
rale sur  les  mauvaises  actions  qu'elle  commettait. 


'^68  LES    BONS    ENFANTS 

Un  jour  la  reine  était  seule  et  pleurait.  La  fée 
Bonsens  venait  précisément  lui  faire  une  visite. 

«  Pourquoi  pleurez-vous,  chère  reine?  lui  de- 
manda-t-elle. 

LA    REINE. 

Parce  que  tous  mes  sujets  ont  des  enfants;  moi 
seule  je  n'en  ai  pas.  Moi  qui  aime  tant  les  en- 
fants! Je  serais  si  contente  d'en  avoir! 

LA    FÉE. 

Si  vous  aviez  des  enfants,  chère  reine,  ce  serait 
peut-être  pour  votre  malheur;  laissez  les  fées  et  la 
reine  des  fées  arranger  les  choses  à  leur  idée; 
elles  savent  ce  qu'il  vous  faut. 

LA    REINE. 

11  me  faut  un  enfant;  je  veux  un  enfant;  et  je 
serai  malheureuse  tant  que  je  n'aurai  pas  d'enfant. 

LA    FÉE. 

Vous  n'êtes  pas  raisonnable,  chère  reine.  Je 
vous  laisse  vous  désoler  toute  seule,  ajouta- t-elle, 
voyant  que  les  pleurs  de  la  reine  redoublaient, 
car,  pour  votre  bonheur,  je  ne  veux  pas  vous  ac- 
corder ce  que  vous  désirez.  » 

La  fée  disparut  en  achevant  ces  mots,  et  la  reine 
recommença  ses  gémissements. 

«  Fée  Prodigue,  fée  Prodigue,  s'écria-t-elle,  vous 
ne  me  refuseriez  pas  comme  l'a  fait  votre  sœur,  si 
je  vous  le  demandais  !  » 

La  fée  Prodigue  apparat  immédiatement. 

«  Qu'est-ce,  ma  bonne  petite  reine?  Vous  m'avez 
appelée?  Et  pourquoi  ces  larmes  sur  ces  jolies 
joues? 


LES    BOXS    ENFANTS  269 

LA    REINE. 

Bonne  et  chère  fée;  je  veux  un  entant  et  je  n'en 
2.]  pas. 

LA    FÉE. 

Et  c'est  pour  cela  que  vous   pleurez,   ma  rei- 
nette? Vous  êtes  pourtant  heureuse!  Qui  sait  ce 
que  deviendra  votre  bonheur  avec  des  enfants? 
LA  REINE,  pleurant  plus  fort. 

C'est  égal,  j'en  veux  un.  Oh!  bonne  fée,  donnez- 
moi  un  enfant. 

LA    FÉE. 

Je  vous  en  donnerai  deux,  ma  bonne  petite  reine. 
Ce  n'est  pas  pour  rien  que  je  m'appelle  Pro- 
digue. Vous  aurez  deux  filles  dans  peu  de  temps. 

—  Merci,  bonne  et  aimable  fée;  votre  sœur,  à 
qui  j'avais  fait  la  même  demande,  vient  de  me 
refuser;  j'étais  bien  sûre  que  vous  ne  feriez  pas 
comme  elle. 

—  Ma  sœur  est  un  peu  trop  sage,  dit  la  fée  en 
souriant,  et  les  gens  sages  sont  souvent  ennuyeux. 
Adieu  et  au  revoir,  ma  bonne  reine  ;  je  reviendrai 
vous  voir  dès  que  vos  filles  seront  nées.  » 

La  fée  disparut,  laissant  la  reine  transportée  de 
joie;  elle  courut  raconter  au  roi  la  promesse  de 
la  fée;  il  en  fut  enchanté,  quoiqu'il  conservât  un 
peu  d'inquiétude  du  refus  de  la  fée  Bonsens. 
Quelque  temps  après,  la  reine  eut  deux  filles, 
comme  le  lui  avait  dit  la  fée.  Aussitôt  qu'elles 
furent  nées,  la  fée  Prodigue  parut,  et,  prenant 
dans  ses  bras  une  des  petites  princesses,  elle  l'em- 
brassa et  lui  dit  : 


270  LES    BONS    P:NFANTS 

«  Je  te  donne  le  nom  cI'Insatiable  et  je  t'accorde 
le  don  de  réussir  dans  tout  ce  que  tu  entreprendras, 
d'obtenir  tout  ce  que  tu  désireras 

—  Excepté  si  son  désir  est  injuste  ou  cruel,  ma 
sœur,  dit  la  fée  Bonsens,  qui  parut  tout  à  coup, 
et  seulement  jusqu'à  quinze  ans.  Je  corrige  ainsi 
le  mal  que  vous  lui  faites  et  qu'elle  pourrait  faire 
à  d'autres.  Quant  à  toi,  enfant,  ajouta  la  fée  Bon- 
sens  en  s'adressant  à  l'autre  petite  fille,  je  te  donne 
le  nom  de  Modeste  et  je  te  doue  d'une  grande  sa- 
gesse et  de  ne  jamais  désirer  que  ce  qui  est  juste 
et  raisonnable.  Je  veillerai  sur  elle,  ajouta  la  fée, 
et  voici  mon  présent  de  marraine  pour  ma  fil- 
leule. » 

Elle  présenta  à  la  reine  un  miroir  encadré  d'or, 
de  diamants  et  de  rubis. 

«  Toute  personne  qui  regardera  dans  cette 
glace,  dit-elle,  y  verra  comment  elle  doit  agir,  le 
mal  qu'elle  a  fait  et  le  bien  qu'elle  peut  faire.  » 

La  reine  saisit  le  miroir,  s'y  regarda  un  instant, 
rougit,  le  rendit  à  la  fée  d'un  air  de  dépit,  et  lui 
demanda  de  le  serrer  jusqu'à  ce  que  Modeste  fût 
assez  grande  pour  s'en  servir. 

La  fée  sourit  en  reprenant  le  miroir,  et  le  dé- 
posa dans  une  cassette  dont  elle  confia  la  clef  à  la 
reine. 

La  fée  Prodis^ue  était  contrariée  de  l'arrivée  de 
sa  sœur  et  mécontente  de  l'empêchement  qu'elle 
avait  mis,  dans  l'avenir,  aux  désirs  de  sa  filleule 
Insatiable.  Celle-ci  ne  tarda  pas  à  faire  voir  qu'elle 
mériterait  le  nom  que  lui  avait  donné  sa  marraine, 


LES    BONS    ENFANTS  271 

car  elle  ne  se  trouvait  jamais  satisfaite  et  criait 
sans  cesse.  Modeste,  au  contraire,  était  douce  et 
tranquille  et  ne  criait  jamais. 

Le  roi  et  la  reine  auraient  du  préférer  Modeste 
à  Insatiable;  mais  la  reine  sentit  une  grande  af- 
fection pour  Insatiable  et  une  grande  indifférence 
pour  Modeste.  A  mesure  que  les  deux  petites  fille i 
grandissaient.  Insatiable  montrait  de  plus  en  plus 
son  mauvais  caractère;  elle  voulait  être  seule  ca- 
ressée, soignée.  Modeste  avait  beau  lui  céder  tout 
ce  qu'elle  possédait,  jamais  elle  ne  parvenait  à  la 
contenter. 

Un  jour,  Modeste  mangeait  un  gâteau  que  lui 
avait  donné  une  des  dames  de  la  reine;  Insatiable, 
qui  en  avait  déjà  mangé  deux,  voulut  avoir  celui 
de  sa  sœur;  Modeste  avait  faim  et  ne  voulut  pas 
lui  donner  le  sien.  Insatiable  se  jeta  sur  elle  pour 
le  lui  arracher,  mais  elle  ne  put  pas  le  saisir; 
elle  avait  beau  allonger  le  bras,  ouvrir  la  main, 
elle  ne  pouvait  atteindre  le  gâteau.  Elle  se  mit 
à  pousser  des  cris  de  rage;  la  reine  voulut  la 
contenter  et  prendre  le  gâteau,  mais  elle  aussi  ne 
put  pas  l'avoir.  Elle  se  souvint  alors  de  ce  que  la 
fée  Bonsens  avait  ajouté  au  don  de  Prodigue  et  en 
fut  très  mécontente.  Son  humeur  se  porta  sur  la 
pauvre  Modeste. 

«  Emportez  cette  petite,  dit-elle;  elle  est  insup- 
portable; elle  ne  fait  que  contrarier  et  faire  crier 
sa  sœur.  » 

Un  autre  jour,  Insatiable  vit  un  nid  d'oiseaux- 
mouches  dans  les  mains  de  Modeste. 


272  LES    BONS    ENFANTS 

«  Je  voudrais  un  nid  comme  Modeste  »,  criu- 
t-elle. 

Aussitôt  un  page  entra  et  présenta  à  Insatiable 
un  nid  tout  semblable  qu'on  venait  d'apporter 
pour  elle. 

«  Je  veux  un  second  nid.  » 

Un    autre    nid   fut   apporté   de    la    même    ma- 
nière. 
^     «  Je  veux  le  nid  de  Modeste  »,  s'écria-t-elle. 

Mais  pour  le  nid,  comme  pour  le  gâteau,  elle  ne 
put  le  saisir. 

Plusieurs  fois  de  pareilles  scènes  se  renouve- 
lèrent. Insatiable,  habituée  à  voir  tous  ses  désirs 
satisfaits,  entrait  dans  des  colères  effroyables  de- 
vant la  moindre  résistance,  et  comme  c'était  tou- 
jours avec  sa  sœur  qu'elle  éprouvait  ces  contra- 
riétés, elle  la  prit  en  haine  et  dit  à  la  reine  de 
chasser  Modeste,  qui  la  tourmentait  sans  cesse. 

La  reine  ordonna  que  Modeste  fût  emmenée 
dans  un  château  éloigné.  La  nourrice  qui  avait 
élevé  Modeste  fut  chargée  de  l'accompagner  dans 
sa  nouvelle  demeure  avec  une  suite  nombreuse. 

Modeste  voyait  que  sa  mère  ne  l'aimait  pas;  elle 
souffrait  du  caractère  méchant  de  sa  sœur,  et  elle 
partit  sans  regret.  Le  château  qu'elle  devait  ha- 
biter était  charmant;  il  y  avait  à  côté  une  ferme 
011  Modeste  passait  une  partie  de  sa  journée  avec 
les  vaches,  les  moutons,  les  poulets,  dindons  et 
oisillons  de  toute  espèce.  Elle  y  vivait  heureuse 
avec  sa  bonne,  qu'elle  aimait,  et  sa  sœur  de  lait, 
qu'elle  aimait  plus  encore;  elle  recevait  souvent 


Elle  pa.3aait  une  partie  de  la  journée  avec  les  moutons 

et  les  poules. 


18 


LES    BONS    ENFANTS  275 

la  visite  de  sa  marraine,  la  fée  Bonsens,  qui  lui 
témoignait  beaucoup  d'amitié. 

Insatiable,  de  son  côté,  ne  cessait  de  vouloir 
une  chose,  une  autre;  tout  l'ennuyait  parce  que 
tout  lui  venait  trop  facilement;  elle  avait  en  telle 
abondance  joujoux,  livres,  robes,  bijoux,  que  rien 
ne  lui  faisait  ni  plaisir  ni  envie.  Il  en  était  de 
même  pour  son  travail;  elle  apprenait  avec  une 
telle  facilité  qu'elle  ne  s'intéressait  à  rien. 

Sans  cesse  elle  obligeait  son  père  de  changer 
ses  ministres,  de  changer  les  lois,  de  changer 
d'alliés  et  d'amis  :  elle  portait  partout  le  trouble; 
on  faisait  tout  ce  qu'elle  voulait,  et  cependant  on 
ne  pouvait  jamais  la  contenter.  Tout  le  royaume 
était  dans  la  confusion  à  cause  d'elle. 

Cependant  elle  approchait  de  ses  quinze  ans; 
elle  dit  alors  à  son  père  qu'elle  voulait  se  mettre 
à  la  tête  des  troupes.  Elle  eut  d'abord  quelques 
succès;  mais  le  temps  passait,  les  quinze  ans 
d'Insatiable  arrivèrent,  elle  perdit  plusieurs  ba- 
tailles ;  ses  soldats  se  révoltèrent  et  refusèrent  de 
la  suivre,  et  elle  fut  obligée  de  s'enfuir  honteu- 
sement. 

Quand  Insatiable  revint  à  la  cour  de  son  père, 
tout  y  était  en  désordre  ;  chacun  la  maudissait,  la 
détestait;  on  l'appelait  à  k  cour  une  Pétaudière, 
par  dérision,  par  moquerie.  Le  roi,  voyant  que 
c'était  elle  qui  avait  causé  ses  malheurs,  la  chassa 
de  sa  présence  ;  la  reine  l'engagea  à  aller  rejoindre 
sa  sœur  et  lui  conseilla  de  se  regarder  dans  le 
miroir  de  Modeste.   Insatiable,  affligée,  humiliée, 


276  LES    BONS    ENFANTS 

alla  retrouver  sa  sœur  et  lui  demanda  où  était  ce 
miroir  dont  lui  avait  parlé  la  reine. 

«  Le  voici,  dit  Modeste  en  le  lui  présentant; 
c'est  lui  qui  a  été  mon  maître,  qui  m"a  empêchée 
de  mal  faire  et  qui  m'a  montré  à  bien  faire.  » 

Insatiable  le  prit,  y  jeta  un  coup  d'œil  et  pousr,a 
un  cri  d'effroi,  mais  elle  ne  put  en  détacher  ses  re- 
gards ;  elle  vovait  tout  le  mal  dont  elle  s'était  rendue 
coupable  depuis  sa  naissance;  elle  ne  pouvait  en 
croire  ses  yeux.  Quand  elle  eut  tout  vu,  elle  tomba 
dans  les  bras  de  sa  sœur  et  pleura  amèrement. 
Modeste  chercha  vainement  à  la  consoler;  le  sou- 
venir des  maux  qu'elle  avait  causés  la  poursuivait 
jour  et  nuit;  elle  ne  dormait  pas,  ne  mangeait  plus. 
Enfin  elle  tomba  dans  un  état  si  alarmant,  que  Mo- 
deste envoya  un  exprès  au  roi  et  à  la  reine;  ils 
arrivèrent  tous  deux,  et,  voyant  leur  fille  si  mal, 
ils  appelèrent  Prodigue  à  leur  secours.  La  fée  ar- 
riva triste  et  morne. 

((  Je  n'y  puis  rien,  dit-elle;  c'est  sa  conscience 
qui  la  fait  mourir;  elle  sent  que  le  monde  la  hait, 
la  méprise,  et  qu'elle  ne  peut  vivre;  mais  elle  se 
repent,  on  lui  pardonnera.  » 

Insatiable,  se  sentant  mourir,  demanda  pardon 
au  roi,  à  la  reine,  à  sa  sœur,  à  toute  la  cour,  et 
expira  dans  les  bras  de  Modeste.  On  la  regretta 
peu,  tout  en  pleurant  sa  triste  mort.  La  reine  et 
le  roi  se  regardèrent  ausû  dan:,  le  miroir  de  la  fée 
Bonsèns.  Effrvaés  des  fautes  de  leur  vie,  ils  réso- 
lurent  de  s'amender  et  de  reprendre  chez  eux  la 
princesse   Modeste,   exilée  depuis   tant  d'années. 


m^^^^'^:^ 


Elle  se  mit  à  la  tète  des  troupes.  (Page  ^275.) 


LES    BONS    ENFANTS  279 

Elle  fut  heureuse  de  ce  retour  de  tendresse  de  son 
père  et  de  sa  mère,  mais  elle  regretta  beaucoup 
et  toujours  sa  ferme  et  son  château,  où  elle  avait 
vécu  si  longtemps  calme  et  sans  chagrins.  Du  reste, 
elle  vécut  très  heureuse,  se  maria  avec  un  prince 
excellent,  et  succéda  à  son  père  après  sa  mort.  Sa 


Insatiable  y  jeta  un  coup  d'œil.   (Page  276.) 


sœur  de  lait  ne  la  quitta  jamais  et  éleva  tous  ses 
enfants. 

«  Voilà  mon  histoire,  mes  enfants,  elle  est  longue 
et  je  suis  fatiguée. 

—  Merci,  merci,  Valentine,  s'écrièrent  tous  les 
enfants;  c'est  charmant,  c'est  très  amusant.  » 

Ce  jour-là,  les  enfants  causèrent  longuement  de 
l'histoire  qu'ils  venaient  d'entendre. 


280  LES    BONS    ENFANTS 

MADELEINE . 

Ce  n'est  pas  toi  qui  l'as  composée,  n'est-ce  pas^ 
Yalentine? 

VALENTINE. 

Si,  c'est  moi. 

SOPHIE. 
Quand  donc  l'as-tu  faite? 

VALENTINE. 

En   la   racontant.  J'inventais   à  mesure   que  je 
parlais. 

LÉONCE. 

Mais   c'est   superbe!    c'est   étonnant!   Jamais  je 
n'aurais  pu  faire  comme  toi. 

VALENTINE. 

Si  tu  essayes,  tu  verras  que  ce  n'est  pas  diffi- 
cile. C'est  tout  justement  ton  tour  demain. 


LES    LOUPS    ET    LES    OURS. 


E  lendemain, 
quand  les  enfants 
se  rangèrent  au- 
tour de  Léonce,  il 
commença  grave- 
ment  : 

«  Mes  amis,  je 
sais  que  vous  vou- 
lez savoir  le  nom 
de  mon  histoire  : 
elle  s'appelle  de 
deux  noms  terri- 
bles.... 

— Ah!  mon  Dieu! 
s'écria  Jeanne. 
—  Ne  t'effraye  pas,  Jeanne,  reprit  Léonce,  les 
loups  et  les  ours  dont  je  vais  parler  sont  heureu- 
sement bien  loin  de  nous;  ils  vivent  dans  la  Li- 
thuanie,  pa.ys  qui  appartient  à  la  Russie,  et  mon 
histoire  s'appelle  :  les  loups  et  les  ours.  Écoutez 
bien  et  ne  m'interrompez  pas. 

marguerite,  riant. 
Quel  drôle  d'air  tu  as  ! 

LÉONCE. 

J'ai  l'air  que  j'ai  toujours. 


282  LES    BONS    ENFANTS 

MARGUERITE. 

Non,  non,  tu  as  un  air  grave  comme  si  tu  allais 
nous  juger  et  nous  condamner. 

LÉONCE,  gaiement. 

En  effet,  je  vous  condamne  à  entendre  mon  his- 
toire, après  vous  avoir  jugés  dignes  de  l'écouter. 

ELISABETH. 

Ah,  ah,  ah!  très  joli!  Nous  écoutons. 

LÉONCE. 

Il  y  avait  une  famille  qui  vivait  en  Russie  dans 
une  belle  et  agréable  province  du  Midi  ;  cette  fa- 
mille n'était  pas  nombreuse;  il  j  avait  le  père,  la 
mère,  trois  fils,  deux  filles  et  une  sœur  imbé- 
cile. 

SOPHIE. 

Tu  appelles  cela  pas  nombreux?  Combien  t'en 
faut-il  donc? 

LÉOXCE. 

Sophie,    Sophie,   j'ai    dit    de    ne    pas    m'inter- 

rompre J'appelle  cette  famille  peu  nombreuse 

pour  la  Piussie;  car,  dans  ce  pays,  il  arrive  sou- 
vent qu'une  famille  est  composée  de  douze  ou  de 
quatorze  enfants. 

HENRIETTE. 

Ah!  quelle  bêtise! 

LÉONCE. 

Pas  bêtise  du  tout,  puisque  j'ai  une  tante  russe 
qui  a  eu  dix-sept  enfants.  Voyons!  silence  à  pré- 
sent! Cette  famille  devait  aller  en  Lithuanie  pour 
passer  quelques  mois  près  d'un  vieux  grand-père 
très  malade. 


LES    BONS    ENFANTS  283 

JEANNE. 

Qu'est-ce  qu'il  avait? 

LÉONCE. 

Une  hjdropisie,  c'est-à-dire  une  enflure  énorme 
du  ventre,  cjui  se  remplit  d'eau  et  qui  vous  étouffe. 
Ils  allaient  donc  en  Lithuanie;  la  neige  couvrait 
déjà  la  terre;  on  avait  mis  la  grande  voiture,  qui 
contenait  toute  la  famille,  sur  des  patins. 

HENRI. 

Qu'est-ce  que  c'est,  des  patins? 

LÉONCE. 

Des  patins  sont  des  traîneaux  sur  lesquels  on 
attache  les  voitures  quand  il  gèle  et  quand  il  y  a 
de  la  neige.  Ne  m'interrompez  plus,  vous  me  dé- 
rangez; je  ne  sais  plus  où  j'en  suis 

«  On  avait  mis  la  grande  voiture  sur  des  patins  ; 
on  y  avait  attelé  huit  bons  chevaux,  et  on  n'allait 
pas  très  vite,  parce  que  la  course  était  longue 
et  qu'on  ménageait  les  chevaux  pour  la  traversée 
de  la  for4t.  Une  fois  arrivé  à  la  forêt,  le  cocher  de- 
vait fouetter  les  chevaux  et  marcher  vite,  pour  ne 
pas  donner  aux  bandes  de  loups  le  temps  de  se 
rassembler  et  de  les  poursuivre  :  car  il  faut  vous 
dire  que  les  forêts  de  ces  pays  sont  pleines  de 
loups.  Quand  on  en  rencontre  un,  deux,  trois 
même,  on  s'en  moque,  parce  que  les  loups  sont 
poltrons  et  qu'ils  n'osent  attaquer  les  voitures  que 
lorsqu'ils  sont  en  bandes. 

«  On  arrive  à  la  forêt;  le  cocher  arrête  ses  che- 
vaux quelques  minutes,  leur  donne  de  l'avoine,  leur 
remet  leurs  brides  et  entre  dans  la  forêt.  Les  che- 


284  LES    BONS    ENFANTS 

vaux  trottaient,  galopaient,  allaient  bon  train;  le 
cocher  se  réjouissait  de  n'avoir  plus  qu'une  demi- 
lieue  à  faire  pour  sortir  de  la  forêt,  lorsqu'on  en- 
tend  un  houououî  très  éloigné. 

«  Les  loups!  crie  le  cocher;  les  loups! 

—  Fouettez  les  chevaux,  Nikita,  s'écria  le  maître, 
nommé  M.  Bogoslafe,  fouettez  ferme;  tâchons  de 
sortir  de  la  forêt  avant  que  les  loups  nous  aient 
rejoints.  » 

Le  cocher  fouette;  les  chevaux,  tremblants  eux- 
mêmes,  vont  comme  le  vent.  Les  hurlements  se 
rapprochaient  pourtant;  la  peur  donnait  des  ailes 
aux  chevaux.  Nikita  se  retournait  de  temps  en 
temps;  il  ne  voyait  pas  les  loups;  mais  une  fois, 
après  s'être  retourné,  il  crie  : 

«  Les  voici  !  je  vois  une  masse  noire  dans  le  loin- 
tain; il  y  en  a  plus  de  cinq  cents. 

—  Nous  sommes  perdus!  dit  M.  Bogoslafe. 

—  Non,  mon  cher  maître;  nous  pouvons  encore 
être  sauvés,  si  Dieu  nous  protège.  Je  connais  une 
grange  à  cent  pas  d'ici.  Si  la  grande  porte  est  ou- 
verte, nous  sommes  sauvés.  » 

Et,  fouettant  les  chevaux  avec  une  nouvelle  vi- 
gueur, il  les  dirige  vers  la  grange,  dont  la  grande 
porte  restait  heureusement  ouverte  pour  laisser 
aux  voyageurs  la  facilité  d'entrer  et  se  mettre  à 
l'abri  des  loups,  qui  ne  tardaient  ordinairement 
pas  à  se  disperser.  Les  hurlements  des  loups  deve- 
naient de  plus  en  plus  distincts  ;  la  masse  noire 
avançait  toujours;  Nikita  touche  à  la  grange,  y 
entre   ventre   à   terre;  les   chevaux   s'abattent   en 


Lco  chevaux,  elïrayés,  vont  comme  le  vent. 


LES    BONS    ENFANTS  287 

touchant  le  mur  de  leur  front.  Nikita  les  laisse  se 
débattre,  saute  à  bas  de  son  siège  et  se  précipite 
pour  fermer  les  deux  battants;  il  en  ferme  un,  les 
loups  approchent;  il  pousse  l'autre  et  met  les  ver- 
rous juste  à  temps  pour  empêcher  les  loups  de  se 


Il  ferme  à  temps  pour  empêcher  les  loups  d'entrer. 


précipiter  dans  la  grange.  M.  Bogoslafe  avait  ouvert 
la  portière  et  était  descendu  de  la  voiture  pour 
aider  Nikita  à  barricader  solidement  la  porte,  de 
manière  que  les  loups  ne  pussent  en  forcer  l'en- 
trée. La  grange  était  grande,  peu  éclairée,  car  on 


288  LES    BOX  3    ENFANTS 

avait  fait  les  ouvertures  petites  et  très  hautes  pour 
que  les  loups  ne  pussent  pas  y  pénétrer.  Quand 
toute  la  famille  fut  un  peu  remise  de  sa  frayeur, 
tous  se  jetèrent  à  genoux  pour  remercier  Dieu  de 
les  avoir  sauvés  ;  ensuite  le  maître  embrassa  Nikita 
et  lui  dit  avec  émotion  : 

«  Mon  ami,  c'est  toi  après  Dieu  qui  nous  as  sau- 
vés. Et  si  Dieu  permet  que  nous  sortions  vivants 
d'ici,  je  te  donnerai  ta  liberté  et  je  te  ferai 
une  pension  pour  que  tu  puisses  vivre  sans 
servir.  » 

Nikita  se  mit  à  genoux,  baisa  la  main  de  son 
maître,  essuya  ses  yeux  du  revers  de  sa  main  et 
alla  vers  ses  chevaux  pour  les  dételer  et  les  ar- 
ranger. Les  pauvres  bêtes  étaient  encore  trem- 
blantes de  la  frayeur  que  leur  causaient  les  hur- 
lements des  loups,  de  la  vitesse  de  leur  course  et 
de  la  violence  de  leur  chute.  Pendant  que  Nikit-?. 
arrangeait  la  litière  des  chevaux  avec  la  paille 
qui  était  entassée  dans  un  coin,  M.  Bogoslafe  fai- 
sait sortir  sa  femme  et  ses  enfants  de  la  voiture, 
dans  laquelle  ils  avaient  voulu  remonter,  s'y 
croyant  plus  en  sûreté  contre  les  loups. 

((  Examinez  bien  cette  grange,  leur  dit-il,  et 
voyez  comme  elle  est  solidement  bâtie  :  les  loups 
ont  beau  gratter  et  sauter,  ils  ne  peuvent  y  faire 
de  trou.  » 

Mme  Bogoslafe  et  ses  enfants  se  laissèrent  enfin 
persuader,  et  firent  le  tour  de  la  grange  pour  s'as- 
surer qu'il  n'y  avait  aucun  pas  ^cige  pc  ,5iblc  pour 
les  loups. 


LES    BONS    ENFANTS  289 

(c  Combien  de  temps  devrons-nous  rester  ici? 
demanda  Mme  Bogoslafe. 

—  Je  ne  sais,  répondit  le  mari;  nous  ne  pour- 
rons sortir  avant  le  départ  des  loups;  j'ignore 
quelles  sont  leurs  habitudes  dans  ces  occasions. 
Que  penses-tu,  Nikita?  Combien  de  temps  allons- 
nous  être  entourés  par  les  loups? 

—  Quand  ils  ont  poursuivi  des  gens  qui  leur 
échappent,  maître,  ils  ont  l'habitude  de  ne  pas  les 
quitter  si  promptement.  Demain  ils  seront  encore 
là,  à  moins  qu'ils  ne  se  mettent  à  la  poursuite  de 
quelque  autre  voyageur  qui  pourrait  être  moins 
heureux,  que  nous. 

—  Tu  crois,  Nikita,  que  nous  devons  passer  la 
nuit  dans  cette  grange? 

—  Oui,  maître;  je  serais  bien  étonné  que  les  en- 
nemis nous  laissassent  tranquilles  avant  demain. 

—  Et  comment  allons-nous  faire?  Hommes  et 
chevaux  nous  n'avons  ni  à  boire  ni  à  manger. 

—  Pardon,  maître,  la  nourriture  ne  manquera 
pas  :  j'en  ai  rempli  les  deux  grands  coffres  de  la 
voiture;  et  quant  à  la  boisson,  il  doit  y  avoir  ici 
une  citerne  :  on  a  toujours  soin  d'en  faire  une  dans 
ces  granges  qui  doivent  servir  de  refuge  contre  les 
loups. 

—  Mais  tes  chevaux,  que  leur  donneras-tu? 

—  D'abord,  maître,  j'ai  un  grand  sac  d'avoine 
sous  le  siège,  et  puis  les  pauvres  bêtes  n'ont  guère 
envie  de  manger,  elles  ont  trop  peur.  Pour  ce  qui 
est  du  coucher,  il  ne  manque  pas  de  paille  dans  ce 
coin.  Non,  non,  nous  ne  manquerons  de  rien.  » 


290  LKS    BONS    ENFANTS 

Les  enfants  de  Mme  Bogoskfe  finirent  par  se 
rassurer  un  peu;  vers  le  soir  ils  demandèrent  à 
manger;  iSikita  tira  les  provisions  de  dedans  les 
coffres  de  la  voiture  ;  il  étala  une  couche  de  paille 
dans  le  coin  le  plus  éloigné  des  chevaux,  apporta 
et  plaça  à  côté  des  pâtés,  des  viandes  froides,  des 
gâteaux,  du  vin,  de  la  bière,  et  tira  de  l'eau  d'une 
citerne  qu'il  avait  trouvée  dans  un  autre  coin  du 
bâtiment. 

On  se  mit  par  terre  sur  la  paille  et  on  mangea 
de  bon  appétit,  quoique  silencieusement.  M.  Bo- 
goslafe  donna  à  Nikita  le  reste  des  provisions.  11 
mangea  peu  et  rangea  soigneusement  ce  qui 
restait. 

«  Il  faut  être  économe,  dit-il,  on  ne  sait  jamais 
ce  qui  peut  arriver.  Si  les  loups  s'entêtent  à  rester 
près  de  la  grange,  il  n'y  aura  pas  trop  des  provi- 
sions que  nous  avons,  et  même,...  qui  sait?...  » 

Quand  la  nuit  fut  venue,  le  nombre  des  loups 
semblait  avoir  augmenté,  à  en  juger  par  la  force 
de  leurs  hurlements.  M.  et  Mme  Bogoslafe  et  leurs 
enfants  s'étaient  étendus  sur  la  paille  en  se  cou- 
vrant de  leurs  pelisses.  Nikita  ne  se  coucha  pas;  il 
veilla  pour  entretenir  le  feu  qu'il  avait  allumé. 

Quand  le  jour  parut,  les  hurlements  des  loups 
diminuèrent.  Nikita  appliqua  une  échelle  contre  le 
mur  pour  grimper  jusqu'à  une  des  fenêtres  et  voir 
s'il  restait  encore  des  loups.  11  vit  avec  épouvante 
que  les  loups  avaient  établi  leur  domicile  près  de 
la  grange  ;  ils  étaient  étendus  sur  la  neige  de  tous 
côtés  ;  Nikita  en  compta  cent  vingt-trois  ;  le  reste 


LES    BONS    ENFANTS  291 

était  caché  par  les  arbres.  Le  brave  homme  des- 
cendit de  son  échelle  tout  triste. 

«  Eh  bien,  Nikita,  lui  dit  M.  Bogoslafe,  tu  n'as 
vu  rien  de  bon,  ton  visage  le  dit  assez. 

—  Ils  sont  là,  maître,  et  ils  j  resteront J'ai 

quelque  chose  à  vous  proposer,  maître  :  c'est  une 
chance  à  courir 11  faut  sacrifier  les  chevaux. 

—  Et  à  quoi  nous  servirait  ce  sacrifice?  Huit 
chevaux  ne  peuvent  apaiser  la  faim  de  cjuatre  à 
cinq  cents  bètes  féroces.  Et  comment  partirons- 
nous  sans  chevaux  ! 

—  Vous  n'en  manquerez  pas,  maître,  si  vous 
voulez  m'écouter.  Les  chevaux  ont  bien  bu  et  bien 
mangé,  ils  sont  bien  reposés;  je  les  mettrai  dehors 
à  coups  de  fouet;  je  n'en  garderai  que  deux,  vous 
allez  voir  pourquoi.  Les  chevaux,  effrayés  à  la  vue 
des  loups,  se  mettront  à  courir  du  côté  de  la  mai- 
son, par  où  nous  sommes  venus;  tous  les  loups  se 
mettront  à  leur  poursuite;  quand  ils  seront  loin, 
je  prendrai  le  cheval  cjui  sera  resté  et  je  courrai 
à  la  ville  voisine,  où  je  demanderai  une  escorte 
et  des  chevaux  pour  vous  ramener.  Si  je  ne  suis 
pas  revenu  avec  l'escorte  à  la  fin  de  la  journée, 
alors,  maître,  vous  monterez  l'autre  cheval  et 
vous  aurez,  Dieu  aidant,  une  meilleure  chance 
que  moi. 

—  Excellent  homme!  dit  M.  Bogoslafe,  ton 
plan  est  bon,  mais  tu  en  seras  la  victime,  et  je  ne 
puis  accepter  ton  dévouement  :  c'est  moi  qui  par- 
tirai le  premier. 

—  Non,  maître,  car  c'est  là  où  sera  le  danger 


292  LES    BONS    ENFANTS 

si  les  loups  ne  sont  pas  tous  assez  éloignés;  il  y 
a  toujours  des  traînards  parmi  eux.  Vous  êtes  le 
maître,  vous  devez  rester  près  de  madame  et  des 
enfants;  moi  je  suis  le  serviteur  et  je  dois  chercher 
à  nous  sauver  tous.  D'ailleurs,  maître,  Tidée  est  à 
moi,  j'ai  le  droit  de  Fexécuter. 

—  Va,  mon  brave  Nikita,  et  que  Dieu  te  pro- 
tège. » 

Nikita  ôta  son  chapeau,  fit  un  grand  signe  de 
croix,  détacha  six  chevaux,  les  plaça  près  de  la 
porte. 

(f  Entr'ouvrez  la  porte,  maître.  » 

M.  Bogoslafe  ouvrit  la  porte  suffisamment  pour 
le  passage  d'un  cheval.  Nikita  donna  de  grands 
coups  de  fouet  aux  chevaux,  qui  se  précipitèrent 
dehors;  il  referma  vivement  la  porte  et  la  barri- 
cada. Dès  que  les  chevaux  furent  dehors,  des  hur- 
lements s'élevèrent,  les  loups  se  précipitèrent  de 
tous  côtés  sur  les  chevaux,  qui  se  mirent  à  courir, 
comme  l'avait  prévu  Nikita,  dans  le  chemin  qu'ils 
avaient  parcouru  la  veille.  Toute  la  bande  hur- 
lante se  mit  à  leur  poursuite.  Quand  on  n'entendit 
plus  rien,  Nikita  sauta  sur  un  des  chevaux  res- 
tants, salua  son  maître,  fit  un  signe  de  croix  et  se 
dirigea  vers  la  porte. 

«  Ouvrez,  maître!  et  que  le  bon  Dieu  vous  bé- 
nisse, vous,  madame  et  les  enfants.  » 

M.  Bogoslafe  fit  aussi  le  signe  de  croix,  ouvrit 
la  porte  et  la  referma  sur  ce  fidèle  serviteur  qui 
payerait  peut-être  de  sa  vie  son  dévouement  à 
ses  maîtres.  M.  Bogoslafe  écouta,  mais  n'entendit 


f|'':lill!l!|f,1iigiS!|!iii 


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LES    BONS    ENFANTS  295 

rien  que  le  galop  de  cheval,  puis  quelques  hur- 
lements éloignés,  puis  rien.  Deux  heures  se  pas- 
sèrent dans  la  plus  vive  inquiétude.  On  n'entendit 
plus  aucun  bruit;  une  troisième  heure  se  passa, 
rien  encore. 

«  Je  vais  partir  dit  M.  Bogoslafe  :  notre  pauvre 
Nikita  a  sans  doute  été  dévoré  par  les  loups. 

—  Attendez  encore,  lui  dirent  sa  femme  et  ses 
enfants.  Une  heure  encore!  » 

M.  Bogoslafe  attendit  une  heure  et  se  prépara  à 
partir  malgré  le  désespoir  et  la  terreur  de  sa 
femme  et  de  ses  enfants.  Il  allait  monter  à  cheval, 
lorsqu'un  bruit  étrange  l'arrêta.  «  Encore  une 
bande  de  loups!   »  dit-il. 

Le  bruit  approchait.  Des  hourras,  des  cris  de 
joie  rassurèrent  la  malheureuse  famille,  qui  devina 
sans  peine  que  c'était  l'escorte  amenée  par  Nikita. 
(c  La  porte,  maître?  »  cria  Nikita  d'une  voix  triom- 
phante. 

La  porte  s'ouvrit  ;  le  maître  se  jeta  dans  les  bras 
de  son  serviteur  et  l'embrassa  comme  un  frère; 
Nikita  était  rayonnant.  On  attela  huit  chevaux 
frais  et  vigoureux  à  la  voiture;  la  famille  Bogoslafe 
y  monta;  Nikita  prit  sa  place  sur  le  siège,  et  la 
voiture  partit  au  galop,  suivie  et  entourée  d'une 
escorte  de  deux  cents  cavaliers. 

On  arriva  sans  autre  accident  chez  le  vieux 
grand-père,  qui  fit  distribuer  à  l'escorte  de  l'eau- 
de-vie  et  de  l'argent.  Nikita  reçut  le  jour  même 
sa  liberté  et  une  somme  d'argent  considérable.  11 
demanda  à  son  maître  de  rester  cocher  à  son  ser- 


296  LES    BONS    ENFANTS 

vice  :  «  Vous  êtes  un  bon  maître,  dit-il,  je  suis 
heureux  près  de  vous.  Que  ferais-je  si  je  vivais  à 
rien  faire?  Je  m'ennuierais  et  je  ferais  peut-être 
des  sottises.  » 

Nikita  resta  donc  chez  M.  Bogoslafe  jusqu'à  sa 
mort,  et  y  fut  traité  en  ami  plus  qu'en  domestique. 

«  C'est  fini!  dit  Léonce  en  s'essuyant  le  front. 
Comme  cela  fait  chaud  de  raconter  des  histoires! 

PIERRE. 

Est-ce  que  tu  l'as  inventée? 

LÉONCE. 

Pas  tout  à  fait;  j'ai  lu  une  histoire  de  ce  genre, 
que  j'ai  arrangée  en  la  racontant. 

ELISABETH. 

Elle  est  bien  intéressante  et  bien  terrible, 
comme  tu  le  disais.  Mais  où  sont  les  ours?  Je  n'en 
vois  pas  un  seul. 

LÉONCE. 

Je  crois  bien,  c'est  une  autre  histoire.  Mais  celle 
des  loups  a  été  longue,  je  suis  fatigué. 

JACQUES. 

Mais  tu  nous  la  raconteras  demain? 

LÉONCE. 

Oui,  si  cela  ne  vous  ennuie  pas. 

CAMILLE. 

Comment  peux-tu  croire  cela?  Tu  racontes  si 
bien  ! 

LÉONCE. 

Après  moi,  c'est  le  tour  de  Jeanne. 

JEANNE. 

Ah  bien!  Je  ferai  comme  Henri,  je  pleurerai. 


LES    BONS    ENFANTS  297 

SOPHIE. 

Par  exemple!  si  tout  le  monde  pleure  au  lieu  de 
raconter,  nous  n'aurons  pas  d'histoires. 

JEANNE. 

C'est  trop  difficile  de  raconter  ;  je  n'ai  rien  dans 
la  tête  et  je  ne  me  souviens  de  rien  d'amusant. 

SOPHIE. 

Tu  feras  comme  moi,  tu  conteras  une  histoire 
bête. 

JEANNE. 

On  se  moquera  de  moi  comme  on  s'est  moqué 
de  toi  ;  crois-tu  que  ce  soit  agréable? 

SOPHIE. 

Tant  pis  pour  ceux  qui  se  moquent.  On  se  venge 
en  se  moquant  aussi. 

JEANNE. 

C'est  que  je  ne  veux  pas  me  moquer,  cela  me 
fait  de  la  peine;  je  n'ai  pas  autant  d'esprit  que  toi. 

SOPHIE. 

Ce  qui  veut  dire  que  tu  es  meilleure  que  moi. 
11  ne  faut  pas  avoir  d'esprit  pour  se  moquer,  mais 
seulement  un  peu  de  méchanceté. 

MARGUERITE. 

Tu  es  donc  méchante,  toi? 

SOPHIE. 

Je  crois  que  oui;  demande  à  Camille. 

CAMILLE. 

Non,  Marguerite,  elle  n'est  pas  méchante,  mais 
un  peu  malicieuse  et  trop  vive. 

MARGUERITE . 

Eh  bien,  sais-tu  ce  que  je  pense,  moi?  que  c'est 


298  LES    BONS    ENFANTS 

très  agréable  d'être  malicieuse,  parce  qu'on  amuse 
tout  le  monde.  Sophie  est  très  amusante. 

CAMILLE. 

C'est  vrai,  mais  elle  fait  de  la  peine  quelque- 
fois, et  il  vaut  mieux  ne  pas  amuser  et  ne  jamais 
chagriner  personne. 

SOPHIE. 

Camille  a  raison  :  j'ai  souvent  des  remords  d'avoir 
taquiné  et  peiné  mes  cousins  et  cousines,  et  c'est 
désagréable  d'avoir  des  remords. 

JEANNE . 

En  quoi  est-ce  désagréable? 

SOPHIE. 

Parce  qu'on  sent  qu'on  a  été  méchant;  on  vou- 
drait demander  pardon,  et  on  a  honte.  On  ne  sait 
comment  faire,  et  on  est  triste. 

JEANNE. 

Moi,  je  ne  serais  pas  si  bête.  Si  j'avais  fait  une 
méchanceté,  je  demanderais  vite  pardon  et  je  ne 
recommencerais  pas. 

SOPHIE. 

Tu  as  raison  ;  je  tâcherai  de  le  faire  une  autre  fois. 

LÉONCE. 

Ha!  ha!  ha!  c'est  très  joli,  cela!  Tu  veux  donc 
être  méchante,  puisque  tu  dis  qu'une  autre  fois  — 

SOPHIE. 

Tu  m'ennuies,  toi,  avec  tes  réflexions.  Dis-nous 
plutôt  si  les  pauvres  chevaux  lâchés  ont  été  mangés 
par  les  loups. 

LÉONCE. 

Je  n'y  ai  pas  pensé;  faut-il  les  faire  manger? 


LES    BONS    ENFANTS  299 

JACQUES. 

Non,  non,  ces  pauvres  bêtes!  Il  faut  les  sauver. 

LÉONCE. 

On  ne  peut  les  sauver  tous.  Il  y  en  a  quatre  qui 
sont  revenus  chez  eux,  et  deux  qui  ont  disparu,  ce 
qui  doit  faire  croire  que  les  loups  les  ont  mangés. 

JACQUES. 

J'en  suis  fâché;  puisque  c'est  toi  qui  composes 
l'histoire,  tu  peux  bien  dire  qu'ils  sont  revenus 
tous  les  six. 

LÉONCE. 

Mais  ce  serait  peu  probable.  Juge  donc,  cinq 
cents  loups  qui  poursuivent  six  chevaux,  il  faut 
bien  leur  en  laisser  dévorer  deux. 

HENRIETTE. 

Oh  non!  oh  non!  Léonce,  je  t'en  prie,  sauve-les 
tous. 

LÉONCE. 

Je  veux  bien.  Alors,  pour  la  fin  de  l'histoire,  je 
dis  que  les  chevaux  avaient  une  telle  vigueur, 
grâce  aux  soins  de  Nikita,  qu'ils  sont  parvenus  à 
mettre  les  loups  en  fuite  en  leur  cassant  la  mâ- 
choire par  leurs  ruades  quand  ils  approchaient  de 
trop  près.  Et  puis  j'ajoute  encore  que  deux  régi- 
ments ont  été  envoyés  contre  les  loups;  qu'ils  les 
ont  entourés  et  fusillés  tous,  de  sorte  qu'il  n'en 
est  pas  resté  un  seul  en  vie,  et  que  les  corbeaux, 
les  vautours  et  les  éperviers  ont  dévoré  leurs  ca- 
davres ;  ainsi  on  n'a  pas  eu  à  craindre  la  peste  dans 
le  pays.  J'espère  que  tout  le  monde  est  content  de 
cette  fin  si  heureuse.  » 


300  LES    BONS    ENFANTS 

Les  enfants  se  mirent  à  rire  et  attendirent  le 
lendemain  avec  impatience  pour  entendre  de  nou- 
velles histoires. 


€^ 


wiS 


RECIT    D'IiENRIETTE. 


N  avait  décidé  dans 
ia  journée  que  ce 
serait  Henriette  qui 
commencerait.  Elle 
s'jrésigna  de  bonne 
grâce,  et,  quand  on 
fut  réuni,  elle  com- 
mença sans  se  faire 
prier  et  sans  pa- 
raître contrariée. 
«  Il  y  avait  une 
petite  fille  pas  plus  grande  que  le  Petit  Poucet, 
et  qui  s'appelait  Poucette;  elle  était  maligne  et 
pleine  d'esprit.  Sa  maman  la  gâtait  à  cause  de  sa 
petite  taille.  On  ne  pouvait  pas  la  punir,  car  elle 
était  si  petite!  Un  soufflet  l'aurait  tuée,  un  coup 
de  bâton  aussi;  elle  était  donc  plus  heureuse  que 
son  frère  Boursouflé  et  que  sa  sœur  Joufflue  qu'on 
battait  très  souvent.  Cela  faisait  de  la  peine  à  Pou- 
cette,  qui  les  aimait,  quoiqu'elle  fût  très  méchante 
et  qu'elle  n'aimât  pas  sa  maman  :  elle  cherchait 
toujours  à  les  secourir  quand  ils  avaient  fait  une 
bêtise,  et  elle  était  enchantée  de  jouer  des  tours 
à  sa  maman.  Un  jour,  ils  trouvèrent  un  panier  de 


302  LES    BONS    ENFANTS 

marrons  que  leur  maman  avait  ramassés;  ils  en 
remplirent  leurs  poches,  les  firent  cuire  dans  la 
cendre  et  les  mangèrent.  Quand  ils  eurent  tout 
mangé  : 

((  Hélas!  s'écria  Joufflue,  qu'avons-nous  fait? 
maman,  qui  a  compté  ses  marrons,  va  voir  qu'il 
lui  en  manque  une  cinquantaine.  Qu'allons-nous 
faire?  Poucette,  viens  à  notre  secours. 

—  Soyez  tranquilles,  je  vais  arranger  cela.  » 

Et  Poucette,  sautant  à  terre  de  dessus  son  petit 
fauteuil,  qui  était  haut  comme  la  main,  prit  une 
baguette,  fit  rouler  des  charbons  embrasés  jus- 
qu'auprès du  panier  de  marrons,  alluma  à  un 
des  charbons  un  morceau  de  papier  et  mit  le  feu 
au  panier;  quand  tout  fut  en  flammes,  Poucette 
poussa  les  marrons  dans  la  braise  brûlante,  et,  les 
voyant  tous  pétiller  et  brûler,  elle  dit  à  Boursouflé 
et  à  Joufflue  d'aller  le  long  des  haies  ramasser  du 
bois  mort. 

«  Vous  en  rapporterez  tant  que  vous  pourrez; 
vous  ne  direz  pas  que  vous  êtes  rentrés,  et  maman 
croira  que  c'est  le  feu  qui  a  roulé  et  qui  a  brûlé  le 
panier  et  les  marrons. 

—  Merci,  Poucette,  merci  »,  crièrent-ils  en  se 
sauvant. 

Poucette,  enchantée  d'avoir  joué  un  tour  à  sa 
mère,  monta  dans  sa  chambre,  pour  n'avoir  pas 
l'air  de  savoir  l'accident  arrivé  aux  marrons.  La 
mère  Frottant  ne  tarda  pas  à  rentrer;  voyant  la 
cuisine  pleine  de  fumée,  elle  se  mit  à  crier  au  feu; 
des  voisins  accoururent  et  l'aidèrent  à  jeter  quel- 


Elle  mit  le  feu  au  panier. 


LES    BONS    ENFANTS  305 

qiies   seaux  creaii  sur  les  marrons  enflammés   et 
fumants.  Tout  fut  éteint  sans  peine. 

((  Gomment  cela  s'est-il  fait?  dit  la  mère  Futaille. 

MÈRE    FROTTANT. 

Le  feu  aura  roulé  sur  le  panier. 

MÈRE    FUTAILLE. 

Et  pourquoi  avez-vous  mis  vos  marrons  si  près 
du  feu? 

MÈRE    FROTTANT. 

Dame!  pour  les  faire  sécher,  bien  sûr,  puisqu'ils 
étaient  humides. 

MÈRE    FUTAILLE. 

Ah  bien!  les  voilà  bien  secs  à  cette  heure. 

MÈRE  FROTTANT. 

Et  Poucette  !  est-ce  qu'elle  aurait  brûlé  par 
hasard  ! 

POUCETTE. 

Me  voici,  maman,  je  suis  dans  ma  chambre.  » 

Poucette  descendit  lestement  et  fit  semblant 
d'être  excessivement  désolée  de  la  perte  des  mar- 
rons. 

«  Où  sont  Boursouflé  et  Joufflue?  dit  la  mère  en 
regardant  autour  d'elle. 

—  Ils  travaillent  dehors  ;  ils  ne  tarderont  pas  à 
rentrer  pour  diner  »,  répondit  Poucette. 

En  effet,  ils  revinrent  peu  de  temps  après  avec 
une  charge  de  bois  qui  fît  croire  à  la  mère  qu'ils 
avaient  travaillé  toute  la  matinée. 

Poucette  avait  la  mauvaise  habitude  de  courir 
après  toutes  les  personnes  de  la  maison  qui  allaient 
à  la  cave,  au  grenier;  souvent  on  ne  la  voyait  pas 

29 


306  LES    BONS    P:NFANTS 

à  cause  de  sa  petite  taille.  Bien  des  fois  sa  mère  le 
lui  avait  défendu  :  mais  Poucette  se  moquait  d'elle 
et  n'obéissait  pas. 

Un  jour,  elle  suivit  une  servante  qui  allait  sécher 
le  linge  au  grenier.  Quand  le  linge  fut  étalé,  la  ser- 
vante sortit  et  ferma  la  porte. 

Voilà  Poucette  enfermée;  elle  crie,  elle  crie  tant 
qu'elle  peut;  mais  elle  avait  une  si  petite  voix  que 
personne  ne  l'entendait;  pendant  qu'elle  courait 
çà  et  là  en  criant,  un  chat  entre  par  la  lucarne,  la 
prend  pour  une  souris  et  s'élance  sur  elle  ;  Pou- 
cette se  sauve;  mais  le  chat  était  leste  et  adroit  : 
il  attrape  Poucette,  lui  donne  un  coup  de  dent  et 
lui  coupe  la  tête.  Les  cheveux  de  Poucette  étaient 
très  longs,  ils  étranglent  le  chat,  qui  tombe  étouffé 
près  du  corps  sans  tête  de  Poucette. 

Quelques  heures  après.  Boursouflé  et  Joufflue  ne 
manquèrent  pas  de  faire  une  sottise  qui  leur  fit 
appeler  Poucette  comme  d'habitude  ;  mais  Poucette 
n'arrivait  pas.  Effrayés  de  sa  longue  absence,  Bour- 
souflé et  Joufflue  la  cherchèrent  partout  et  mon- 
tèrent au  grenier;  ils  virent  en  entrant  le  chat  mort 
et  Poucette  sans  vie;  leurs  cris  furent  mieux  en- 
tendus que  ceux  de  Poucette,  car  ils  étaient  per- 
çants et  terribles.  Tout  le  monde  accourut;  mais 
que  faire?  On  ne  pouvait  refaire  une  tête  à  Pou- 
cette, ni  lui  rendre  la  vie;  alors  on  fit  un  petit  cer- 
cueil, on  y  mit  le  corps  de  Poucette,  qu'on  enterra, 
et  l'on  jeta  le  chat  sur  le  fumier.  Boursouflé  et 
Joufflue  furent  plus  battus  que  jamais,  car  ils 
étaient  gourmands,    voleurs,    menteurs   et   pares- 


LÈS    BONS    ENFANTS 


307 


seux,  et  Poucette  n'était  plus  là  pour  réparer  leurs 
sottises.  Quand  ils  furent  grands,  ils  se  firent 
voleurs  et  on  leur  coupa  la  tête;  de  sorte  que  les 
trois  enfants  de  la  mère  Frottant  moururent  sans 
tête. 

«  J'ai  fini  ;  je  crois  que  mon  histoire  est  très  jolie. 


Un  chat  entra  par  la  lucarne. 


J'aurais  bien  voulu  voir  Poucette.  »  Les  enfants  s€ 
mirent  à  rire. 

MARGUERITE. 

Comme  je  voudrais  avoir   une  poupée   comme 
Poucette  ! 

JEANNE. 

Pas  moi,  par  exemple,  elle  me  ferait  enrager  du 
matin  au  soir. 


308  LES    BONS    P]NFANTS 

HENRIETTE. 

Mais  VOUS  ne  me  dites  pas  si  mon  histoire  est  jolie 

CAMILLE. 

Très  jolie,  ma  pauvre  petite,  et  tu  es  bien  gen 
tille  de  l'avoir  si  bien  racontée. 

HENRIETTE. 

Merci,  Camille;  mais  je  voudrais  savoir  ce  qu'e: 
pense  Sophie. 

SOPHIE. 

Pourquoi  moi  plutôt  que  les  autres? 

HENRIETTE 

Parce  que  les  autres  feraient  comme  Camille  par 
l)onté;  mais  toi  tu  diras  franchement  ce  que  tu 
penses. 

SOPHIE. 

Oh  bien!...  alors,...  tiens,  franchement,  elle  est 
un  peu  bête. 

HENRIETTE. 

Comment?  Pourquoi? 

SOPHIE. 

Parce  que  Poucette  est  en  même  temps  bonne  et 
méchante,  et  qu'elle  est  punie  d'une  façon  terrible, 
comme  si  elle  était  une  scélérate.  Parce  que  Bour- 
souflé et  Joufflue  ne  sont  pas  punis  de  leur  trom- 
perie envers  leur  maman.  Parce  qu'ils  se  font 
voleurs  on  ne  sait  pourquoi.  Parce  qu'on  ne  coupe 
pas  la  tête  à  des  voleurs,  mais  qu'on  les  met  en 
prison.  Enfin,  parce  que  rien  dans  ton  histoire  ne 
mène  à  rien. 

HENRIETTE,  pleurmit. 

Tu  vois  bien  que  j'avais  raison  de  ne  pas  vouloir 


LES    BONS    ENFANTS  309 

raconter.  Je  savais  bien  que  je  ne  savais  pas.  C'est 
votre  faute  à  tous;  vous  m'avez  forcée  quand  je  ne 
voulais  pas. 

JACQUES. 

Sophie,  pourquoi  fais-tu  de  la  peine  à  cette 
pauvre  Henriette,  qui  a  fait  de  son  mieux,  et  dont 
l'histoire  nous  a  beaucoup  amusés? 

SOPHIE. 

Elle  m'interroge.  Que  veux-tu  que  je  fasse? 
Veux-tu  que  je  mente? 

MADELEINE. 

Non;  mais  tu  pouvais  juger  moins  sévèrement. 
Moi  aussi,  l'histoire  de  Poucette  m'a  amusée. 

—  Et  moi  aussi,  moi  aussi  )>,  dirent  Marguerite, 
Valentine  et  Jeanne.  Camille,  Pierre,  Léonce  et 
Louis  ne  disaient  rien  et  restèrent  immobiles  pen- 
dant que  les  autres  entouraient  Henriette,  la  con- 
solaient et  l'embrassaient,  repoussant  Sophie  et  la 
traitant  de  méchante.  Sophie  les  regardait  d'un  air 
moqueur,  et  dit  enfin,  en  levant  les  épaules  : 

«  Aurez-vous  bientôt  fini  vos  simagrées?  Est-ce 
bête  de  faire  tant  d'efforts  pour  consoler  Henriette, 
qui  pleure  parce  qu'elle  est  vexée  de  n'avoir  pas 
fait  une  histoire  très  spirituelle  ! 

—  Méchante!  mauvaise!  veux-tu  te  taire?  s'é- 
crièrent les  enfants  avec  indignation. 

SOPHIE. 

Demande  à  Camille,  à  Léonce,  à  Pierre  et  à  Louis 
s'ils  trouvent  que  j'ai  tellement  tort  et  que  vous 
ayez  si  fort  raison.  » 

Jacques  se  retourna,  et,  v^yant  le  silence  et  l'im- 


310  LES    BONS    ENFANTS 

mobilité  de  ceux  dont  il  estimait  l'opinion,  il  leur 
demanda  qui  avait  tort,  de  Sophie  ou  d'Henriette. 
Il  y  eut  un  moment  d'hésitation.  Camille,  voyant 
que  personne  n'osait  dire  l'entière  vérité,  prit  la 
parole. 

CAMILLE. 

Je  crois  que  mes  cousins  trouvent,  comme  moi, 
que  vous  êtes  injustes  pour  Sophie,  qui  n'a  parlé 
que  lorsque  Henriette  l'y  a  presque  forcée.  Son 
jugement  a  été  sévère,  mais  juste  au  fond;  et  je 
crois  qu'il  y  a  effectivement  plus  de  dépit  que  de 
chagrin  dans  les  larmes  d'Henriette.  En  somme, 
Sophie  ne  mérite  pas  votre  colère  ni  vos  reproches. 

LÉONCE. 

Je  pense  comme  Camille.  J'ajoute  seulement 
qu'Henriette  ne  me  semble  pas  mériter  tant  de 
caresses  et  de  consolations. 

PIERRE. 

Je  dis  comme  Léonce  et  comme  Camille;  Hen- 
riette n'avait  qu'à  ne  pas  interroger  Sophie,  si  elle 
ne  voulait  pas  avoir  une  réponse  franche. 

LOUIS. 

Et  moi  aussi,  je  pense  comme  eux.  Seulement 
j'aurais  mieux  aimé  que  Sophie  n'eût  pas  dit  tout 
ce  qu'elle  pensait,  et  qu'elle  se  fût  rappelée  qu'Hen- 
riette racontait  son  histoire  par  complaisance  et 
avec  répugnance. 

SOPHIE . 

Et  moi,  je  trouve  que  vous  avez  tous  les  quatre 
très  bien  jugé,  et  que  j'ai  parlé  trop  rudement, 
comme  je  fais  toujours.  Pardonne-moi,  ma  petite 


LES    BONS    ENFANTS  311 

Henriette,  de  t'avoir  blessée  par  mon  injuste  sévé- 
rité ;  console-toi  par  la  pensée  que  ton  histoire  est 
beaucoup  plus  jolie  et  mieux  racontée  que  ne  l'a 
été  la  mienne,  dont  ils  se  sont  tous  mocjués  avec 
raison.  Mais  voilà  la  différence  :  toi  tu  pleures,  et 
moi  je  me  bats  et  je  dis  des  injures.  Tu  es  bonne 
et  douce,  et  moi  méchante  et  colère.  Yois-tu,  c'est 
encore  du  remords  pour  moi. 

CAMILLE. 

Non,  ma  bonne  Sophie,  pas  de  remords,  je  t'en 
prie;  car  si  tu  as  été  un  peu  rude,  tu  n'as  pas 
hésité  à  réparer  ta  rudesse,  et  je  suis  bien  sûre 
qu'Henriette  ne  t'en  veut  plus. 

—  Non,  non,  Sophie,  je  t'aime  comme  avant,  je 
t'assure  »,  dit  Henriette  en  se  jetant  à  son  cou. 

L'attendrissement  gagna  tous  les  coupables,  tous 
se  jetèrent  au  cou  de  Sophie,  qui  finit  par  deman- 
der grâce  ;  car  ce  qui  avait  commencé  avec  un  sen- 
timent de  tendresse  et  de  justice  devint  un  jeu,  et 
Sophie  était  écrasée  par  les  bras  et  les  têtes  qui 
l'entouraient,  d'abord  avec  des  larmes  dans  les 
yeux,  avec  le  sourire  aux  lèvres,  et  enfin  avec  des 
éclats  de  rire  et  des  cris  de  joie. 

(c  Au  secours!  criait  Sophie,  riant  elle-même  à 
perdre  haleine.  A  moi,  les  grands!  à  moi,  les  rai- 
sonnables! » 

Les  grands  répondirent  à  l'appel  ;  Camille,  Léonce, 
Pierre  et  Louis  se  jetèrent  dans  la  mêlée,  et  le 
combat  devint  sérieux.  La  quantité  était  pour  l'at- 
taque; la  qualité,  c'est-à-dire  la  force  et  l'âge,  était 
pour  la  défense.  Les  plus  jeunes  se  glissaient  dans 


312  LES    BONS    ENFANTS 

les  jambes,  sautaient  aux  mollets,  tiraient  par  der- 
rière. Les  grands  forçaient  les  retranchements,  pé- 
nétraient jusqu'à  Sophie,  dont  ils  se  retrouvaient 
séparés  par  la  masse  des  petits,  qui  se  coulaient 
partout.  Enfin,  Léonce  parvint  à  saisir  une  main 
de  Sophie,  Camille  attrapa  ses  jupes,  et,  tirant, 
poussant,  riant,  criant,  aidés  de  Pierre  qui  faisait 
l'avant-garde,  de  Louis  qui  était  à'I'arrière-garde, 
ils  parvinrent  à  la  dégager  et  à  l'emmener  en 
triomphe.  Quelqu'un  qui  serait  entré  dans  le  salon 
en  ce  moment  aurait  cru  à  une  bataille  sérieuse, 
tant  les  cheveux  étaient  épars,  les  habits,  les  robes 
en  désordre  :  l'un  avait  perdu  sa  cravate,  l'autre 
son  peigne;  un  troisième  n'avait  plus  de  boutons  à 
son  gilet,  une  quatrième  avait  une  queue  à  sa  jupe 
arrachée  dans  toute  sa  largeur;  celui-ci  cherchait 
son  soulier,  celle-là  son  col;  tous  étaient  rouges 
et  suants. 

C'est  au  beau  milieu  de  ce  désordre  que  la  porte 
s'ouvrit  et  que  Mme  de  Rouville  fit  entrer  de  nou- 
veaux voisins,  qui  étaient  venus  faire  une  visite  et 
qui  désiraient  faire  connaissance  avec  les  enfants. 

Mme  de  Rouville  fut  interdite  à  l'aspect  général 
des  enfants. 

«  Qu'y  a-t-il  donc?  Qu'arrive-t-il,  mes  enfants, 
pour  que  vous  soyez  dans  cet  état?  Où  est  Ca- 
mille? )) 

Mme  de  Rouville  espérait  que  Camille  au  moins 
serait  présentable.  Camille  avança,  les  cheveux 
épars,  une  manche  déchirée,  le  visage  suant,  et 
fort  embarrassée  de  sa  personne. 


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LES    BONS    ENFANTS  315 

(c  Veuillez  excuser,  madame,  dit  Mme  de  Rou- 
ville,  le  désordre  dans  lequel  se  trouvent  ces  en- 
fants.... Pourquoi  êtes-vous  comme  au  sortir  d'un 
combat?  ajouta-t-elle  en  jetant  un  regard  mécon- 
tent sur  Camille. 

CAMILLE. 

Nous  jouions,  maman,  à  délivrer  Sophie  d'une 
bande  qui  l'entourait,  et  nous  sommes  un  peu 
clecoiiies. 

—  Un  peu  est  joli!  Décoiffés,  déshabillés;  vous 
avez  l'air  de  gamins  des  rues.  Nous  vous  laissons 
à  vos  jeux  désordonnés.  Quand  vous  serez  présen- 
tables, vous  viendrez  au  grand  salon.  » 

Mme  de  Rouville  se  retira  avec  les  personnes 
qu'elle  avait  amenées  ;  les  enfants  restèrent  un  peu 
confus,  puis  ils  sourirent  en  se  regardant,  puis  ils 
rirent  à  gorge  déployée  et  ils  coururent  s'arranger 
chacun  chez  soi. 

Quand  la  nouvelle  voisine,  Mme  Delmis,  fut  par- 
tie, Mme  de  Rouville  appela  les  enfants. 

«  Comment  se  fait-il,  leur  dit-elle,  que  vous 
ayez  joué  si  brutalement  et  avec  une  telle  violence? 
Vous  aviez  l'air  tous  de  déguenillés  et  de  fous 
quand  j'ai  fait  entrer  Mme  Delmis.  Les  habits  dé- 
chirés, les  visages  emflammés,  les  cheveux  hérissés 
ou  épars;  le  parquet  couvert  de  souliers,  de  mou- 
choirs, de  lambeaux  de  vêtements  :  tout  cela  vous 
donnait  un  aspect  si  affreux,  que  j'ai  été  honteuse 
de  vous  et  pour  vous. 

—  Maman,  dit  Camille,  nous  ne  pensions  pas 
que  personne  entrât  dans  le  salon  où  nous  étions; 


316  LES    BONS    ENFANTS 

nous  avions  commencé  par  être  très  sages  et  très 
tranquilles,  et  puis  nous  nous  sommes  animés  en 
défendant  et  en  attaquant  Sophie,  et  vous  êtes 
malheureusement  entrée  au  plus  beau  moment  de 
la  bataille. 

MADAME  DE  ROUVILLE. 

De  la  bataille?  Vous  vous  battiez  donc? 

CAMILLE. 

Une  bataille  pour  rire,  maman;  les  uns  tiraient 
Sophie,  les  autres  voulaient  la  dégager,  et  aucun 
de  nous  ne  voulait  céder. 

MADAME  DE  ROUVILLE. 

Ce  sont  des  jeux  qu'il  ne  faut  pas  recommencer, 
mes  enfants;  Mme  Delmis  a  dû  croire  que  vous 
vous  battiez  tout  de  bon,  et  j'en  suis  fâchée  pour 
vous  ;  elle  a  deux  filles  qu'elle  m'avait  promis 
d'amener  à  sa  première  visite;  je  crains  qu'elle  ne 
veuille  pas  leur  faire  faire  connaissance  avec  des 
enfants  qui  se  battent. 

SOPHIE . 

Ma  tante,  dites-lui  que  c'est  ma  faute,  et  que 
mes  cousins  et  cousines  sont  bien  innocents. 

MADAME  DE  ROUVILLE. 

Pourquoi  veux-tu  que  je  lui  dise  un  mensonge, 
ma  pauvre  Sophie?  Tu  es  trop  généreuse. 

SOPHIE. 

Mais  ce  n'est  pas  un  mensonge  dit  tout,  ma 
tante  ;  je  ne  dis  que  la  vérité  !   » 

Et  Sophie  raconta  à  sa  tante  ce  qui  était  arrivé, 
et  comment,  en  réparant  une  sottise,  elle  avait 
attendri  ses  cousins  et  cousines,  qui  avaient  failli 


LES    BONS    ENFANTS  317 

l'étouffer,  et  comment  les  autres  étaient  venus  à 
son  secours. 

Mme  de  Rouville  sourit,  embrassa  Sophie  et  les 
quitta  en  leur  conseillant  des  amusements  plus 
calmes.  On  voulut  recommencer  les  histoires. 
C'était  au  tour  de  Louis;  mais,  comme  il  était  trop 
tard,  on  remit  au  lendemain. 


LE    VOYAGE. 


:*i 


UAND  on  fut  réu- 
ni, Louis  se  plaça 
clans  le  fauteuil 
de  celui  qui  de- 
vait raconter. 

((  Sophie,  dit- 
il,  je  te  prie  de 
ne  pas  m'inter- 
rompre. 

SOPHIE. 

Sois  tranquil- 
le, je  ne  dirai 
pas  un  seul  petit 
mot. 

LOUIS. 

Bon  !  car  si  tu  parles,  je  me  tais. 

SOPHIE. 

Ce  ne  sera  peut-être  pas  un  malheur. 

LOUIS. 

Pourquoi  cela,  mademoiselle? 

SOPHIE. 

Parce  que  nous  ne  sommes  pas  sûrs  que  Lu  nous 
amuses. 


320  LES    BONS    ENFANTS 

LOUIS. 

Eh  bien!  bouche  tes  oreilles,  si  je  t'ennuie. 

SOPHIE. 

Je  préférerais  te  fermer  la  bouche. 

LOUIS. 

Mon  Dieu!  quel  esprit  a  mademoiselle!  Comme 
mademoiselle  est  aimable  et  encourageante!...  Je 
demande  qu'on  te  chasse  et  qu'on  t'empêche  de 
m' écouter. 

SOPHIE. 

Gomment  donc,  monsieur!  mais  très  volontiers! 
Je  m'en  vais  avec  grand  plaisir!  J'ai  l'honneur  de 
saluer  monsieur,  qui  ne  veut  pas  souffrir  une  ob- 
servation, qui  ne  permet  que  des  applaudisse- 
ments! » 

Sophie  fait  une  grande  révérence  à  Louis,  lui 
donne  une  chiquenaude  sur  le  nez  et  se  sauve  en 
riant.  Louis  veut  la  poursuivre,  mais  les  autres 
l'arrêtent,  lui  disant  que  Sophie  est  gaie  et  rieuse 
et  pas  méchante;  Louis  se  calme  et  commence. 

«  Je  vais  vous  raconter  le  voyage  d'une  de  mes 
tantes  qui  allait  en  Allemagne  et  qui  avait  une 
forêt  à  traverser.  Une  forêt!  Quelle  forêt!  Vous 
allez  voir  !  Par  un  temps  affreux  !  Vous  allez  voir  ! 
Et  des  chemins  affreux!  Vous  allez  voir!  » 

On  entend  un  soupir  long  et  bruyant  ;  les  enfants 
3e  retournent  et  voient  Sophie,  rentrée  par  une 
petite  porte,  qui  écoute  d'un  air  malin  et  qui  con- 
tinue à  soupirer. 

LOUIS. 

Te  voilà  donc  revenue,  toi  !  Pourquoi  me  dé- 
ranges-tu?'Pourquoi  soupires-tu?    * 


LES    BONS    ENFANTS  321 

SOPHIE. 

Je  reviens,  parce  que  j'aime  à  t'entendre.  Je  ne 
te  dérange  pas  du  tout.  Je  soupire  parce  que  je 
crains,  avec  tout  ce  que  nous  avons  à  voir,  que 
nous  n'ayons  pas  le  temps  de  tout  voir  ni  de  rien 
entendre.  » 

Louis  ne  sait  pas  s'il  doit  rire  ou  se  fâcher.  Ca- 
mille prend  la  parole. 

((  Sophie,  tues  réellement  trop  taquine;  je  t'as- 
sure que  ce  n'est  pas  bien. 

—  Pardon,  pardon,  Camille;  je  ne  le  ferai  plus  », 
répond  Sophie  en  riant. 

Elle  saute  au  cou  de  Camille  et  l'embrasse;  elle 
se  retourne  en  pirouettant  vers  Louis,  l'embrasse 
aussi,  s'élance  sur  la  chaise  qu'elle  avait  quittée, 
croise  les  bras,  baisse  les  yeux. 

«  Parle,  dit-elle,  parle,  je  suis  muette,...  mais 
pas  sourde  :  je  t'entends. 

—  Tant  pis,  dit  Louis  en  souriant;  j'aimerais 
mieux  que  tu  fusses  sourde  :  tu  ne  rirais  plus  de 
mon  histoire.  Je  commence.  » 

Sophie  le  regarde  d'un  air  malicieux  ;  elle  grille 
de  parler,  mais  elle  mord  ses  lèvres  et  reste  silen- 
cieuse et  immobile.  Louis  continue,  tout  en  lu:  lan- 
çant parfois  un  regard  méfiant. 

«  Ma  tante  voyageait  donc  en  Allemagne.  Elle 
était  pressée  d'arriver  à  Prague,  qui  était  encore  à 
plusieurs  journées  de  route,  car  dans  ce  temps  on 
voyageait  avec  des  chevaux  :  on  n'avait  pas  encore 
inventé  les  chemins  de  fer.  On  lui  avait  conseillé 
de  coucher  dans  une  ville  dont  j'ai  oublié  le  nom, 

21 


322  LES    BONS    ENFANTS 

mais  elle  croyait  avoir  le  temps  d'arriver  avant  la 
nuit  dans  une  autre  ville  qui  était  à  dix  lieues  plus 
loin.  Il  avait  beaucoup  plu  depuis  quelques  jours; 
les  chemins  étaient  horribles;  des  ornières,  des 
trous,  des  pierres!  La  voiture  sautait,  penchait  à 
faire  croire  qu'elle  allait  tomber;  les  chevaux 
allaient  au  pas,  s'arrêtaient  à  chaque  instant.  Pour 
rendre  le  voyage  plus  difficile  encore,  voilà  un 
orage  terrible  qui  commence;  le  vent  souffle  avec 
une  telle  violence  que  de  tous  côtés  on  entend  des 
branches  se  briser  et  tomber  ;  la  pluie  tombe  à  tor- 
rents, la  grêle  fouette  le  nez  et  le  dos  des  chevaux; 
le  postillon,  le  domestique  sont  trempés;  le  ton- 
nerre commence  à  gronder;  les  éclairs  se  suivent 
sans  interruption;  les  chevaux  refusent  d'avancer. 
Ma  tante  était  désolée  d'avoir  continué  sa  route; 
elle  appelle  son  domestique. 

«  Fritz,  dit-elle,  n'y  a-t-il  pas  un  village  ou  une 
ferme  près  d'ici,  où  nous  pourrions  nous  arrêter 
pour  la  nuit? 

—  Je  ne  sais,  madame;  je  vais  demander  au 
postillon.    » 

Il  revint  un  instant  après  pour  annoncer  à  ma 
tante  qu'à  cent  pas  plus  loin  il  y  avait  une  auberge 
habitée  par  deux  hommes  et  une  femme,  mais  que 
cette  auberge  manquait  de  tout,  et  qu'on  y  serait 
très  mal. 

«  Nous  serons  toujours  mieux  qu'ici,  sur  la 
grande  route,  dit  ma  tante.  Tâchez,  Fritz,  d'y  faire 
arriver  nos  chevaux,  pour  que  nous  y  passions  la 
nuit.  » 


LES    BONS    ENFANTS  325 

Avec  des  peines  infiniei,  on  parvint  à  faire  avan- 
cer les  chevaux,  et  on  arriva  à  la  porte  de  l'auberge. 
Malgré  le  bruit  que  faisaient  les  gens  et  les  chevaux, 
personne  ne  paraissait;  la  porte  restait  fermée.  On 
continua  d'appeler,  de  frapper;  enfin  un  homme 
entr'ouvrit  la  porte  et  demanda  d'un  ton  bourru  ce 
qu'on  voulait.  Le  postillon  et  le  domestique  expli- 
quèrent ce  que  demandait  ma  tante,  et  déclarèrent 
à  l'aubergiste  que  s'il  ne  voulait  pas  les  laisser 
entrer  de  bonne  grâce,  ils  entreraient  de  force. 
L'aubergiste  ne  répondit  pas  et  ouvrit  la  porte  ;  ma 
tante  descendit  de  voiture  avec  sa  femme  de  chambre, 
le  postillon  détela  les  chevaux  à  l'écurie,  Fritz  aida 
la  femme  de  chambre  à  monter  les  sacs  de  nuit  et 
la  cassette  qui  contenait  l'argent  et  les  bijoux  de  ma 
tante. 

L'aubergiste,  toujours  silencieux,  mena  ma  tante 
dans  une  chambre  au  rez-de-chaussée,  où  se  trou- 
vaient un  lit,  une  table,  deux  chaises  et  un  buffet. 

«  Je  voudrais  avoir  une  chambre  à  deux  lits,  pour 
que  ma  femme  de  chambre  couche  auprès  de  moi, 
dit  ma  tante. 

—  Je  n'en  ai  pas,  répondit  brusquement  l'auber- 
giste. 

MA    TANTE. 

Je  veux  au  moins  que  ma  femme  de  chambre 
couche  tout  près  d'ici 

l'aubergiste. 
On  la  mettra  dans  la  chambre  à  côté. 

MA  tante. 
Et  mon  domestique? 


326  LES    BONS    ENÏ^ANTS 

l'aubergiste. 
Avec  le  postillon. 

MA    TANTE. 

Est-ce  près  de  ma  chambre? 

l'aubergiste. 
Non;  là-bas,  aux  écuries. 

MA  tante. 
Mon  Dieu!  mais  je  serai  donc  seule?  » 
L'homme  la  regarda  d'une  façon  singulière,  sou- 
rit à  moitié,  et  lui  dit  avec  rudesse  : 

«  Est-ce  que  vous  avez  peur?  Vous  craignez  pour 
votre  cassette? 

—  Pas  du  tout,  dit  ma  tante  d'une  voix  trem- 
blante; je  n'ai  rien  de  précieux  dans  ma  cas- 
sette. » 

L'homme  la  regarda  encore  avec  un  demi-sourire 
féroce  et  lui  dit  : 

(c  Alors,  pourquoi  l'avez-vous  fait  monter  avec 
tant  de  soin? 

—  C'est...  parce  qu'elle  contient...  mes  effets 
de  toilette,  répliqua  ma  tante,  de  plus  en  plur, 
effrayée. 

—  Voulez- vous  souper?  demanda  l'homme  tou- 
jours souriant. 

—  Oui,  non,  comme  vous  voudrez  »,  répondit 
ma  tante,  qui  ne  savait  plus  ce  qu'elle  disait. 

L'aubergiste  sortit;  à  peine  était-il  parti  que  la 
femme  de  chambre  entra,  pâle  comme  une  morte. 

«  Madame!...  madame!...  » 

Ses  dents  claquaient  tellement  qu'elle  ne  pouvait 
parler. 


LES    BONS    ENFANTS  327 

«  Quoi!  qu'avez-yous,  Pulchérie?  dit  ma  tante 
non  moins  effrayée  qu'elle. 

—  Madame,...  nous  sommes  chez  des  bii- 
gands;...  dans  ma  chambre,...  sous  le  lit,...  un 
homme  mort un  cadavre!  » 

Ma  tante  mit  son  mouchoir  sur  sa  bouche  pour 
étoufïer  le  cri  qui  allait  s'échapper  ;  elle  tomba  sur 
un  fauteuil. 

«  Un...  cadavre i^tes-vous  bien  sûre? 

PULCHÉRIE. 

Je  l'ai  vu,  madame,...  je  l'ai  touché,...  froid 
comme  un  marbre  ! 

MA    TANTE. 

Ils  vont  nous  égorger...  cette  nuit...j 

PULCHÉRIE. 

C'est  certain Comment  nous  sauver?  » 

Ma  tante  se  leva,  examina  la  chambre,  il  n'y  avait 
que  la  porte  d'entrée;  elle  alla  à  la  fenêtre;  on 
pouvait  facilement  descendre  dans  la  cour.  Ma  tante 
se  trouva  rassurée. 

«  Ecoutez,  Pulchérie  :  dès  que  l'aubergiste  aura 
emporté  le  souper  et  sera  sorti  pour  ne  plus  ren- 
trer, j'irai  chez  vous,  et  nous  nous  échapperons 
par  la  fenêtre;  nous  tâcherons  de  retrouver  Fritz 
et  le  postillon,  et  nous  partirons  dés  que  les  che- 
vaux seront  attelés.  Chut!  je  l'entends;  n'ayez  l'air 
de  rien.  » 

L'aubergiste  entra,  parut  surpris  de  voir  la 
femme  de  chambre,  les  observa  toutes  deux  atten- 
tivement, mais  ne  dit  rien.  Il  posa  sur  la  table  les 
plats  qu'il  avait  apportés. 


328  LES    BONS    ENFANTS 

Ma  tante  n'osait  pas  demander  son  domestique, 
tant  elle  craignait  d'irriter  l'assassin  et  de  hâter 
l'exécution  du  crime  auquel  elle  voulait  se  sous- 
traire ;  elle  se  mit  à  table  comme  pour  dîner  et  dit 
à  sa  femme  de  chambre  de  manger  avec  elle  ;  en- 
suite elle  demanda  une  bouteille  de  bière.  L'auber- 
giste sortit.  Ma  tante  se  dépêcha  de  mettre  dans  des 
assiettes  de  la  soupe  et  de  la  viande,  salit  deux 
couverts  et  jeta  le  contenu  des  assiettes  dans  un 
seau  qui  se  trouvait  sous  le  lit. 

«  C'est  pour  lui  faire  croire  que  nous  avons 
mangé,  dit-elle  à  sa  femme  de  chambre  étonnée  :  il 
y  a  peut-être  du  poison  dans  tout  ceci.  » 

L'aubergiste  rentra  apportant  une  bouteille  de 
bière.  Ma  tante  s'en  versa  un  verre,  mais  se  garda 
d'y  tremper  ses  lèvres.  Quand  l'aubergiste  fut  parti, 
elle  vida  la  bière  dans  le  même  seau  où  elle  avait 
jeté  la  soupe  et  le  ragoût. 

Bientôt  tout  fut  tranquille  dans  la  maison;  Pul- 
chérie  s'était  retirée  dans  sa  chambre  sur  l'invita- 
tion de  l'aubergiste.  Ma  tante  songea  à  exécuter  son 
projet  de  fuite,  elle  voulut  ouvrir  la  porte  qui 
donnait  sur  le  corridor;  ses  efforts  furent  vains  : 
elle  était  fermée  à  double  tour.  Plus  convaincue  que 
jamais  que  l'aubergiste  ne  tarderait  pas  à  venir 
l'égorger,  elle  ouvrit  la  fenêtre  sans  bruit,  descendit 
lestement  à  terre  et  se  dirigea  vers  la  fenêtre  de 
Pulchérie;  mais  elle  eut  beau  frapper  au  carreau, 
d'abord  doucement,  puis  plus  fort,  personne  ne  ré- 
pondit, et  la  fenêtre  resta  fermée.  Que  faire,  que 
devenir,  seule,  à  la  pluie,  au  vent?  La  nuit  était 


1-- 

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LES    BONS    ENFANTS  331 

noire  ;  elle  marcha  à  tâtons,  longeant  le  mur  de  l'au- 
berge, et  se  sentit  enfin  à  l'abri;  elle  pensa  que  ce 
devait  être  un  hangar,  et,  s'avançant  toujours,  elle 
sentit  quelque  chose  de  chaud  sous  sa  main.  C'était 
un  animal  quelconque,  un  veau  sans  doute  ou  une 
vache.  Elle  resta  près  de  l'animal  inconnu,  qui  ne 
devait  pas  être  méchant,  puisqu'il  ne  faisait  en- 
tendre aucun  bruit  et  ne  témoignait  aucune  contra- 
riété de  cette  visite  inattendue;  mais,  à  un  mouve- 
ment qu'elle  fit,  elle  entendit  un  grognement  très 
fort  qui  la  fit  reculer  de  quelques  pas. 

Peu  d'instants  après,  la  lune  se  leva;  ma  tante 
put  distinguer  les  objets  et  vit  avec  effroi  qu'elle 
était  à  deux  pas  d'un  ours  attaché  au  mur  par  une 
chaîne,  et  qui  tirait  dessus  de  toutes  ses  forces  pour 
arriver  jusqu'à  elle  et  sans  doute  pour  la  dévorer. 
Sans  la  peur  que  lui  causait  l'aubergiste,  elle  aurait 
poussé  des  cris  à  éveiller  toute  la  maison;  mais, 
n'osant  crier,  ne  sachant  oi^i  étaient  son  domestique, 
sa  femme  de  chambre  et  le  postillon,  elle  eut  la 
force  de  se  taire  et  de  ne  pas  tomber,  malgré  le 
tremblement  de  tout  son  corps.  Elle  recula  pour- 
tant de  quelques  pas  et  se  sentit  encore  arrêtée  par 
quelque  chose  qui  remuait  et  s'agitait  violemment  ; 
elle  se  retourna  :  c'était  un  loup  dont  elle  écrasait 
la  queue;  heureusement  qu'on  l'avait  muselé,  sans 
quoi  ma  pauvre  tante  eût  été  dévorée.  Pour  le  coup 
elle  perdit  tout  courage  et  se  mit  à  pousser  des  cris 
lamentables.  La  porte  de  la  maison  resta  fermée, 
personne  n'en  sortit,  mais  la  porte  de  l'écurie  s'ou- 
vrit; Fritz  et  le  postillon  se  montrèrent  à  moitié 


332  LES    BONS    ENFANTS 

endormis  et  demandèrent  ce  qu'il  y  avait,  pourquoi 
on  criait. 

«  Fritz,  postillon,  au  secours!  sauvez-moi!  » 
s'écria  ma  tante  d'une  voix  étranglée  par  la  peur. 

Aidés  par  la  lueur  de  la  lune,  Fritz  et  le  postillon 
approchèrent  de  ma  tante,  et  furent  effrayés  à  leur 
tour  en  entendant  les  grognements  de  l'ours  et  les 
hurlements  du  loup. 

Ils  la  prirent  et  l'emmenèrent  à  l'écurie,  en  lui 
demandant  comment  elle  se  trouvait  là  et  ce  qui 
lui  était  arrivé.  Elle  leur  raconta  ce  qu'elle  avait 
soupçonné,  ce  que  Pulchérie  avait  vu,  et  comment 
elle  avait  dû  fuir  seule,  n'ayant  pu  se  faire  entendre 
de  Pulchérie. 

ce  Pourvu  qu'on  ne  l'ait  pas  égorgée,  dit-elle.  Ils 
se  seront  ensuite  sauvés  avec  ma  cassette,  et  c'est 
pourquoi  nous  ne  voyons  ni  n'entendons  per- 
sonne. » 

Fritz  voulut  aller  à  la  recherche  de  Pulchérie, 
car  il  partageait  les  craintes  de  sa  maîtresse  ;  il  lui 
dit  que  l'aubergiste  n'avait  jamais  voulu  le  laisser 
entrer,  sous  prétexte  que  madame  ne  le  voulait 
pas,  parce  qu'il  était  fatigué  et  mouillé,  et  qu'il 
devait  se  chauffer  et  se  reposer.  >lais  il  eut  beau 
frapper  et  pousser,  la  porte  était  solidement  fermée 
avec  des  barres  et  des  verrous. 

«  Cette  pauvre  Pulchérie  !  s'écria  ma  tante  ;  c'est 
affreux,  je  ne  veux  pas  l'abandonner;  cassons  les 
vitres,  entrons  comme  nous  pourrons.  » 

Fritz  n'eut  pas  de  peine  à  casser  un  carreau  d'une 
croisée   avec  son  poing;  il  passa  le  bras,  tira  le 


LES    BONS    ENFANTS 


verrou  de  la  croisée,  la  poussa,  elle  s'ouvrit;  Frantz 
sauta  dans  la  chambre,  le  postillon  le  suivit,  et  ma 
tante,  qui  avait  peur  de  rester  seule,  entra  aussi. 
La  lune  éclairait  parfaitement  ;  on  put  voir  que  la 
chambre  était  vide;  ils  ouvrirent  une  porte,  puis 
une  autre,  sans  trouver  personne;  dans  une  troi- 


Elle  se    trouvait  entre  un  ours  et  un  loup.  (Page  331.) 


sième  chambre  ils  virent  des  baquets,  du  linge 
mouillé  qui  venait  évidemment  d'être  lavé. 

«  C'est,  dit  ma  tante,  le  linge  des  gens  qu'ils  ont 
assassinés.  » 

Ils  montèrent  au  premier  étage,  poussèrent  une 
porte;  elle  était  fermée. 


334  LES    BONS    ENFANTS 

(c  Au  secours  !  »  cria  une  voix  tremblante  derrière 
la  porte.  C'était  la  voix  de  Pulchérie. 

«  Elle  vit  encore,  dit  ma  tante,  sauvons-la  et 
quittons  vite  cette  maison  d'assassins.  » 

Fritz  et  le  postillon  n'eurent  pas  de  peine  à  en- 


11  eut  beau  frapper  et  pousser  la  porte.   (Page  333.) 

foncer  la  porte.  Ils  trouvèrent  Pulchérie  tout  ha- 
billée, pâle  comme  une  morte;  elle  suivit  sans  mot 
dire  ma  tante,  qui  venait  de  la  délivrer  si  cliai'ita- 
blement.  Tous  descendirent  et  suivii'ent  Fritz  à 
l'écurie  ;  les  chevaux  étaient  bien  reposés,  l'orage 


LES    BONS     ENFANTS 


335 


avait  cessé;  mais  quand  ils  voulurent  atteler,  plus 
de  voiture,  on  l'avait  enlevée.  Voilà  ma  tante  plus 
désolée  que  jamais. 

tf  Si  madame  veut  bien  me  permettre  de  donner 
im   conseil,   dit   Fritz,   nous    pourrons    tous   nous 


Elles  se  mirent  en  croupe  derrière  P^-itz  et  le  postillon. 


sauver.  Le  postillon  et  moi,  nous  monterons  chacun 
un  cheval,  madame  se  mettra  en  croupe  derrière 
moi,  et  Pulchérie  derrière  le  postillon.  Nous  irons 
ainsi  jusqu'à  Bamheri^,  où  nous  ferons  notre  dépo- 
sition à  la  police.  » 

Ma   tante  n'avait  jamais  monté  à  cheval;  cette 


336  LES    BONS    ENFANTS 

manière  de  voj^ager  en  croupe  lui  faisait  une  peur 
affreuse,  mais  il  n'y  avait  pas  d'autre  moyen  de 
salut;  les  assassins  pouvaient  revenir  avec  des 
amis  et  les  égorger  tous;  elle  consentit  donc  à 
monter  en  croupe  derrière  Fritz.  Pulchérie  voulut 
crier,  se  débattre;  ma  tante  lui  dit  qu'on  la  lais- 
serait là  si  elle  faisait  perdre  du  temps  avec  ses 
sottes  peurs;  elle  ne  se  débattit  plus  et  se  plaça 
sur  le  cheval  comme  si  elle  n'avait  fait  autre  chose 
toute  sa  vie.  On  partit  au  galop,  et  on  arriva  au 
petit  jour  à  Bamberg.  Les  gens  qui  les  voyaient 
passer  riaient  et  s'étonnaient  de  voir  une  dame 
en  robe  de  soie  et  en  manteau  de  velours  en 
croupe  derrière  un  homme  en  livrée,  et  suivie 
d'une  autre  femme  également  en  croupe  derrière 
un  postillon.  Au  premier  groupe  qu'ils  rencon- 
trèrent, Fritz  demanda  où  il  fallait  aller  pour 
faire  une  déclaration  de  vol  et  de  meurtre. 
L'étonnement  des  bonnes  gens  redoubla,  et 
après  quelques  interrogations  ils  indiquèrent  une 
maison  qui  était  sur  la  grande  place.  Quand 
ma  tante  arriva,  Fritz  fit  garder  les  chevaux 
par  le  postillon,  et  ils  entrèrent  tous  chez  le 
bourgmeister,  auquel  ma  tante  raconta  en  bon 
allemand  (car  elle  parlait  très  bien  l'allemand) 
ce  qui  lui  était  arrivé.  Pulchérie  confirma  le 
récit  de  sa  maîtresse;  Fritz  dit  ce  qu'il  avait 
vu  avec  le  postillon.  Le  bourgmeister  parut  fort 
étonné  de  ce  récit;  il  demanda  à  ma  tante  son 
nom  pour  faire  une  enquête. 

«  La  princesse  de  Guéménée  »,  répondit-elle. 


LES    BONS    ENFANTS  337 

A  ce  nom  illustre,  le  bourgmeister  salua  profon- 
dément et  lui  offrit  ses  services  pour  tout  ce  qui 
lui  serait  agréable.  Ma  tante  demanda  qu'on  arrê- 
tât promptement  l'assassin  et  qu'on  lui  fit  retrou- 
ver sa  cassette  et  sa  voiture. 

Le  bourgmeister  offrit  à  ma  tante  une  chambre 
où  elle  pût  se  retirer  et  déjeuner  pendant  qu'il 
donnerait  ses  ordres  pour  l'enquête.  Ma  tante  le 
remercia  et  accepta  avec  plaisir.  Le  bourgmeister 
la  mena  dans  une  belle  chambre  et  lui  envoya  une 
servante  pour  recevoir  ses  ordres.  Ma  tante  se 
reposa  un  instant,  fit  sa  toilette,  aidée  de  Pul- 
chérie;  ensuite  elles  déjeunèrent.  Elles  étaient 
prêtes  à  partir  quand  le  bourgmeister  vint  lui  de- 
mander de  vouloir  bien  l'accompagner  à  l'auberge. 
Ma  tante  et  Pulchérie  montèrent  en  voiture  avec 
le  bourgmeister;  Fritz  et  le  postillon  suivirent  à 
cheval  avec  l'escorte.  Quand  on  arriva  devant  cette 
auberge,  ma  tante  frémit  encore  au  souvenir  du 
danger  qu'elle  avait  couru.  Au  bruit  que  fit  la  voi- 
ture avec  son  escorte,  l'aubergiste  sortit  et  offrit 
des  logements. 

«  C'est  lui  !  c'est  lui  !  s'écria  ma  tante,  arrê- 
tez-le! » 

Cinq  ou  six  soldats  se  précipitèrent  sur  l'auber- 
giste, qui  leur  demanda  d'un  air  étonné  pourquoi 
on  l'arrêtait. 

«  Pour  vol  et  pour  meurtre,  dit  le  bourgmeister- 

—  Vol  de  quoi  et  meurtre  de  qui?  demanda  l'au- 
bergiste. 

—  Vol  de  la  cassette  et  de  la  voiture  de  Mme  la 

23 


338  LES    BONS    ENFANTS 

princesse  de  Guéménée,  meurtre  d'un  inconnu  dont 
vous  aviez  caché  le  cadavre. 

■ —  La  cassette  de  madame  est  dans  sa  chambre 
comme  elle  l'a  laissée;  la  voiture  est  rentrée  sous 
la  remise.  Quant  au  cadavre,  ajouta-t-il  avec  tris- 
tesse, c'était  celui  de  mon  père,  mort  hier  matin; 
il  avait  désiré  être  enterré  chez  lui,  à  Krasnacht; 
nous  y  avons  mené  son  corps  cette  nuit  pour  l'en- 
terrer demain;  et,  comme  il  pleuvait,  j'ai  pensé 
que  nous  pouvions  prendre  la  voiture  de  madame 
sans  que  personne  le  sût;  j'ai  pris  nos  chevaux,  et 
nous  étions  revenus  au  petit  jour;  à  ma  grande  sur- 
prise, je  n'ai  plus  trouvé  personne.  J'ai  bien  pensé 
que  ces  dames  s'étaient  effrayées.  Ma  femme  avait 
mis  le  corps  de  mon  père  sur  un  matelas,  sous  le 
lit  que  la  femme  de  chambre  devait  occuper  ;  quand 
ces  dames  ont  soupe,  j'ai  deviné  à  leur  air  effrayé 
que  la  femme  de  chambre  avait  vu  le  corps;  c'est 
pourquoi  je  l'ai  changée  de  chambre  quand  elle  a 
quitté  sa  maîtresse,  et  j'ai  enfermé  madame  à 
double  tour  dans  la  sienne,  de  peur  qu'elle  aussi 
ne  vît  le  corps  de  mon  pauvre  père.  » 

Ma  tante  écoutait  avec  la  plus  grande  surprise  et 
avec  quelque  honte  l'explication  si  simple  de  l'au- 
berdste.  Le  bourermeister  n'était  pas  moins  étonné. 

«  Ce  que  dit  cet  homme  me  semble  assez  naturel, 
madame  la  princesse,  dit-il  en  souriant  légèrement; 
mais  nous  allons  savoir  s'il  dit  vrai  pour  la  cas- 
sette. Veuillez  me  faire  voir  la  chambre  que  vous 
avez  occupée.  » 

Ma  tante  l'y  mena  avec  empressement,  désirant 


LES    BONS    ENFANTS  339 

presque  ne  pas  trouver  sa  cassette,  tant  elle  était 
honteuse  de  sa  fausse  accusation  et  du  dérange- 
ment qu'elle  avait  causé  au  bourgmeister  et  à  toute 
son  escorte. 

Quand  ils  entrèrent,  ils  trouvèrent  la  chambre 
telle  que  ma  tante  l'avait  laissée;  la  cassette,  les 
manteaux,  la  montre,  tout  y  était,  rien  ne  man- 
quait. Ma  tante  fit  mille  excuses  au  bourgmeister, 
témoigna  ses  vifs  regrets  à  l'aubergiste  et  lui  donna 
une  forte  somme  pour  lui  faire  oublier  sa  fausse 
accusation.  Le  bouroineister  demanda  à  ma  tante 
de  vouloir  bien  monter  dans  sa  voiture  pour  re- 
venir à  Bamberg.  Ma  tante  n'osa  refuser,  mais  elle 
était  si  honteuse  qu'elle  aurait  bien  préféré  être 
seule  avec  Pulchérie  dans  sa  berline. 

Avant  de  partir,  elle  demanda  à  l'aubergiste  com- 
ment elle  s'était  trouvée  près  d'un  ours  et  d'un 
loup.  L'aubergiste  sourit  et  lui  dit  que  le  mauvais 
temps  avait  forcé  un  conducteur  d'ours  et  de  loups 
savants  à  lui  demander  un  abri  pour  la  nuit,  et 
qu'il  avait  mis  les  bêtes  féroces  sous  la  remise  à 
la  place  de  la  voiture.  Tout  était  expliqué,  à  la  plus 
grande  confusion  de  ma  tante,  qui  avait  pensé  que 
l'ours  et  le  loup  étaient  là  pour  manger  les  corps 
des  gens  assassinés  par  l'aubergiste. 

Le  bourgmeister  rit  de  si  bonne  grâce  de  l'erreur 
de  ma  tante,  qu'il  finit  par  la  mettre  à  l'aise  et 
qu'elle  s'en  amusa  elle-même  par  la  suite.  Elle 
continua  et  acheva  heureusement  son  voyage;  c'est 
elle-même  qui  nous  a  raconté  cette  histoire,  qui 
nous  a  bien  amusés. 


340  LES    BONS    ENFANTS 

«  Et  moi  aussi,  elle  m'a  bien  amusée,  s'écria 
Sophie  en  se  jetant  au  cou  de  Louis  et  en  l'em- 
brassant. Quand  tu  as  commencé,  je  ne  croyais  pas 
que  ce  serait  si  bien. 

LOUIS. 

C'est  qu'il  fallait  me  donner  le  temps  de  me 
mettre  en  train.  En  commençant,  ça  ne  va  pas. 

PIERRE. 

Mais  ça  a  joliment  été  après.  C'est  une  des  plus 
jolies  histoires  que  nous  avons  entendues. 

—  C'est  vrai!  c'est  vrai!  dirent  tous  les  enfants. 

MARGUERITE. 

Eh  bien!  Henri,  l'exemple  de  Louis  ne  te  donne 
pas  de  courage? 

HENRI. 

Non,  au  contraire;  je  suis  sûr  que  je  ne  pourrais 
rien  trouver,  et  je  ne  chercherai  seulement  pas. 

LÉONCE. 

Il  faudra  bien  que  tu  trouves  pourtant,  car  si  tu 
ne  racontes  pas,  on  te  chassera  de  notre  société. 

CAMILLE. 

Ne  lui  dis  pas  cela,  Léonce,  tu  lui  fais  de  la  peine; 
ce  n'est  pas  sa  faute,  s'il  n'a  pas  le  don  des  histoires. 

HENRI,  pleur cnit. 
Je  ne  veux  pas  qu'on  me  chasse. 

CAMILLE. 

Non,  mon  cher  petit,  on  ne  te  chassera  pas  ;  c'est 
Léonce  qui  invente  cela. 

SOPHIE. 

Il  est  mauvais,  Léonce;  il  taquine  presque  tou- 
jours. 


LES    BONS    ENFANTS  341 

LÉONCE. 

Je  te  conseille  de  parler,  toi  qui  ne  fais  pas  autre 
chose,  et  qui  tout  à  l'heure  encore  as  tellement 
taquiné  ce  pauvre  Louis,  que  je  t'aurais  claquée  si 
je  ne  m'étais  retenu. 

SOPHIE. 

Essaye  donc  de  me  claquer  ;  tu  verras  si  je  sais 
me  défendre. 

VALENTINE. 

Voyons,  Sophie  !  tu  es  toujours  prête  à  la  bataille. 

SOPHIE. 

Écoute!  moi,  je  n'aime  pas  à  me  laisser  écraser! 

LÉONCE. 

Ecraser  !  Ah  !  ah  !  ah  !  Ecraser  !  Qui  est-ce  qui  se- 
rait assez  hardi  pour  écraser  un  si  gros  morceau? 
Avec  tes  grosses  joues,  tes  gros  bras,  tes  grosses 
jambes  ? 

SOPHIE. 

C'est  parce  que  tu  es  jaloux  de  mes  belles  joues, 
de  mes  beaux  bras  et  de  mes  belles  jambes  que  tu 
dis  cela!  toi  qui  es  maigre,  sec,  effilé  comme  un  fil 
de  fer.  Tu  as  l'air  d'un  faucheux;  et  moi!... 

LÉONCE 

Toi,  tu  as  l'air  de  la  grenouille  qui  s'enfle  et  qui 
crève. 

SOPHIE. 

Ah  !  ah  !  Monsieur  en  colère  !  Monsieur  croit  dire 
des  injures!  Mais  cela  m'est  bien  égal!  Tu  es  fu- 
rieux, ce  qui  prouve  que  j'ai  dit  vrai. 

LÉONCE,  se  levant. 

Mes  amis,  faites-la  taire,  je  vous  en  prie.  Quelle 


342  LES    BONS    P:NFANTS 

insupportabie  fille!  Plus  désagréable  qu'elle  n'est 
grosse!  ce  qui  n'est  pas  peu  dire. 

SOPHIE,  se  levant  aussi. 

Voyons,  que  veux-tu?  Veux-tu  boxer?  j'y  suis.  » 

Sophie  se  met  en  posture  pour  boxer.  Léonce 
s'élance  sur  elle,  Sophie  se  sauve  en  riant  et  ne 
revient  plus.  Léonce  se  cache  près  de  la  porte  par 
laquelle  elle  est  sortie;  les  enfants  rient  et  at- 
tendent. Sophie  apparaît,  sans  faire  de  bruit,  à  une 
autre  porte  derrière  Léonce;  elle  fait  signe  aux 
autres  de  ne  rien  dire.  Léonce  se  penche  avec  pré- 
caution pour  voir  si  elle  arrive  ;  un  petit  jet  d'eau 
lui  tombe  sur  la  nuque  et  dans  l'oreille.  Pendant 
qu'il  se  retourne  pour  voir  d'où  cela  vient,  Sophie 
se  sauve  précipitamment. 

«  Qu'est-ce  que  c'est?  qu'est-ce  que  c'est?  dit 
Léonce  avec  colère.  Qui  m'a  lancé  cela?  » 

Les  enfants  rient  tous;  Léonce  cherche  dans 
leurs  mains,  dans  leurs  poches,  il  ne  trouve  rien 
et  commence  à  se  fâcher.  Sophie  rentre  et  dit  : 

<c  C'est  moi,  Léonce,  c'est  moi;  j'ai  voulu  te 
rafraîchir  le  sang  en  te  seringuant  un  peu  d'eau. 
Tout  cela  c'est  pour  rire,  vois-tu.  Je  t'aime  beau- 
coup, tu  sais,  et  quand  je  te  taquine,  c'est  toujours 
pour  rire,  et  je  ne  t'en  aime  que  plus.  » 

Léonce  n'avait  pas  l'air  de  trop  approuver  la 
plaisanterie  de  Sophie;  mais,  comme  il  était  bon 
garçon,  il  se  décida  à  en  rire,  et  on  ne  parla  plus 
que  de  l'intéressante  histoire  de  Louis. 


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LA    PECHE    AUX    ÉCREVISSES. 


E  lendemain,  ma- 
dame de  Rouville 
proposa  aux  en- 
fants une  pêche 
auxécrevisses.  Ils 
acceptèrent  avec 
des  transports  de 
joie. 

ELISABETH. 

îl  y  a  longtemps 
que  je  désirais 
pêcher  des  écre- 
visses. 

MADELEINE. 

Et  il  est  temps 
de  les  pêcher,  car  l'été  finit,  et  bientôt  il  fera  trop 
froid. 

JEANNE. 

Ce  sera  bien  joli  et  bien  amusant  d'attraper  ces 
petites  bêtes  rouges. 

HENRIETTE. 

Elles  ne  sont   pas   rouges    du   tout,  elles  sont 
grises. 


344  LES    BONS    ENFANTS 

JEANNE. 

Ah!  par  exemple!  Où  as-tu  jamais  vu  des  écre- 
visses  grises?  Quelle  bêtise!  Des  écrevisses  grises! 

HENRIETTE. 

J'en  ai  vu  partout,  car  elles  sont  toujours  grises. 

JEANNE. 

Et  moi,  je  te  dis  qu'elles  sont  rouges;  j'en  ai 
assez  mangé  pour  le  savoir. 

HENRIETTE. 

Je  vous  dis,  mademoiselle,  qu'elles  sont  grises 
avant  d'être  cuites,  quand  elles  sont  vivantes. 

JEANNE. 

Je  vous  dis,  mademoiselle,  que  vous  ne  savez  ce 
que  vous  dites.  Nous  allons  demander  à  Camille. 
Camille,  n'est-il  pas  vrai  que  les...? 

HENRIETTE. 

Ce  n'est  pas  comme  cela  qu'on  demande.  Camille, 
les  écrevisses  sont-elles  grises  ou  rouges? 

CAMILLE. 

Elles  sont  grises  et  rouges  :  grises  quand  elles 
sont  en  vie,  rouges  quand  elles  sont  cuites. 

JEANNE. 

Tu  vois  bien  que  j'avais  raison. 

HENRIETTE. 

Comment,  toi!  c'est  moi,  au  contraire. 

JEANNE. 

Puisque  Camille  a  dit  qu'elles  étaient  rouges! 

HENRIETTE. 

Pas  du  tout;  elles  étaient  grises. 

JEANNE. 

Camille,  n'est-il  pas  vrai  que  les  écrevisses  que 


LES    BONS    ENFANTS  345 

nous  avons  mangées  l'autre  jour  étaient  rouges? 

CAMILLE,  riant. 
Certainement,  tu  le  sais  bien. 

JEANNE. 

Tu  vois  !  je  t'avais  bien  dit. 

HENRIETTE. 

Camille,  n'est-ce  pas  que  les  écrevisses  sont 
grises? 

CAMILLE . 

Certainement;  vous  vous  disputez  et  vous  avez 
raison  toutes  les  deux,  puisque  les  écrevisses  vi- 
vantes sont  grises  et  qu'elles  deviennent  rouges  en 
cuisant. 

JEANNE. 

C'est  tout  de  même  moi  qui  avais  raison. 

HENRIETTE. 

C'est  trop  fort  cela!  Si  je  ne  me  retenais,  je  te 
dirais  des  sottises. 

JEANNE. 

Dis  toujours  ;  je  saurais  bien  t'en  répondre. 

HENRIETTE. 

Non,  je  veux  me  retenir  et  être  douce  comme 
Sophie. 

JEANNE. 

Douce  comme  Sophie!  C'est  comme  tes  écre- 
visses grises,  cela. 

HENRIETTE. 

Précisément  !  Comme  mes  écrevisses  qui  sont 
grises  et  rouges.  Sophie  est  colère  par  sa  nature  et 
douce  par  sa  volonté.  y> 

Pendant  cette  discussion  on  faisait  les  prépara- 


346  LES    BONS    ENFANTS 

tifs  de  la  pêche  ;  les  unes  apportaient  les  pêchettes  ; 
les  autres  y  mettaient  de  petits  morceaux  de  viande 
crue,  d'autres  visitaient  les  ficelles  qui  attachaient 
les  pêchettes.  Quand  tout  fut  prêt,  on  partit  pour 
commencer  la  pêche.  11  y  avait  une  grande  pe- 
louse à  traverser;  elle  descendait  en  pente  douce 
jusqu'à  un  petit  ruisseau  ombragé  de  saules,  de 
bouleaux  et  d'aunes.  L'eau  y  était  si  peu  profonde, 
qu'on  pouvait  le  traverser  en  se  mouillant  seule- 
ment jusqu'à  mi-jambes  ;  elle  était  si  claire,  qu'on 
voyait  les  cailloux  qui  tapissaient  le  fond. 

Quand  on  fut  arrivé,  chacun  s'élança  pour  jeter 
les  pêchettes  dans  l'eau.  Mme  de  Rouville  les  ar- 
rêta. 

:(  Vous  ne  prendrez  rien  si  vous  vous  précipitez 
tous  à  la  fois,  mes  enfants.  Et  puis  vous  faites  trop 
de  bruit,  les  écrevisses  resteront  au  fond  de  leurs 
trous. 

VALENTINE. 

Comment,  ma  tante,  elles  sont  dans  des  trous? 
Je  croyais  qu'elles  nageaient  comme  les  poissons. 

MADAME    DE    ROUVILLE. 

Elles  ne  se  mettent  dans  l'eau  que  pour  attraper 
leur  nourriture;  elles  restent  habituellement  dans 
des  trous  formés  par  des  pierres.  Maintenant  met- 
tez-vous à  l'ouvrage  ;  les  garçons  vont  placer  les 
pêchettes  sans  faire  de  bruit,  les  filles  prendront 
les  écrevisses  qui  se  trouveront  dans  les  pêchettes 
quand  on  les  relèvera. 

JEANNE. 

Avec  quoi  les  prendrons-nous,  ma  tante? 


LES    BONS    ENFANTS  347 

MADAME    DE    ROUVILLE. 

Avec  VOS  mains,  comme  de  raison. 

HENRIETTE. 

Mais  elles  pincent,  elles  nous  feront  mal. 

SOPHIE. 

Poltronne,  va!  Je  les  prendrai  bien,  moi! 

ELISABETH. 

Oh  oui  !  j'en  ai  pris  bien  des  fois  dans  mes  mains. 

JACQUES. 

Il  faut  seulement  les  prendre  avec  précaution 
par  le  milieu  du  corps. 

PIERRE. 

Commençons!....  Deux  pêchettes  à  l'eau. 

LÉONCE. 

Et  encore  deux.  » 

Ils  mettent  leurs  pêchettes  dans  le  ruisseau,  et 
les  autres  continuent  jusqu'à  ce  que  les  douze  y 
soient.  Ensuite  ils  s'asseyent  sur  l'herbe  et  at- 
tendent quelques  instants .  Ils  tirent  leurs  pê- 
chettes :  celles  de  Pierre,  de  Léonce  et  de  Henri 
ont  plusieurs  écrevisses;  celles  de  Jacques,  d'Ar- 
thur et  de  Louis  en  ont  à  peine  une  ou  deux. 

Les  filles  accourent  et  veulent  toutes,  à  Texcep- 
tion  de  Camille  et  de  Madeleine,  prendre  les  écre- 
visses; pour  en  avoir  davantage,  Sophie  les  prend 
à  poignée  dans  la  pêchette  de  Léonce;  aussitôt 
après  les  avoir  saisies,  elle  pousse  un  grand  cri, 
ouvre  la  main,  les  écrevisses  retombent  dans  l'eau. 

«  Mes  écrevisses!  s'écrie  Léonce. 

—  Ma  main  !  elles  m'ont  pincé  au  sang  !  s'écrie 
Sophie. 


348  LES    BOiNS    ENFANTS 

MADAME    DE    ROUVILLE. 

Voilà  ce  que  c'est  que  d'être  si  impatiente  et 
égoïste.  Tu  as  voulu  en  avoir  plus  que  les  autres, 
et  non  seulement  tu  n'as  rien,  mais  tu  t'es  fait 
pincer. 

SOPHIE,  pleurant. 

Dieu,  que  cela  pince  fort!  Ma  main  saigne. 

CAMILLE. 

Mets  ta  main  dans  le  ruisseau;  la  fraîcheur  de 
l'eau  te  fera  du  bien.  » 

Pendant  que  Sophie  baignait  sa  main,  les  autres 
ne  perdaient  pas  leur  temps  ;  elles  prenaient  les 
écrevisses  une  à  une  et  les  mettaient  dans  un  pa- 
nier à  salade  d'où  elles  ne  pouvaient  s'échapper. 
Léonce  était  très  contrarié  d'avoir  perdu  ses  écre- 
visses. 

(c  C'est  dommage,  dit-il,  il  j  en  avait  deux  qui 
étaient  énormes.  Cette  Sophie  fait  toujours  des 
bêtises  ! 

— ■  Nous  les  retrouverons;  j'ai  une  manière;  tu 
vas  voir,  dit  Jacques  en  ôtant  ses  souliers,  ses  bas, 
et  en  retroussant  son  pantalon. 

PIERRE. 

Qu'est-ce  que  tu  vas  faire? 

JACQUES. 

Entrer  dans  le  ruisseau  et  les  reprendre  à  la 
main . 

LOUIS. 

Tu  vas  avoir  les  pieds  gelés. 

JACQUES. 

Bah  !  l'eau  est  tiède  par  un  beau  temps  comme  ça.  » 


LES    BONS    ENFANTS  349 

Et  Jacques,  sautant  dans  l'eau,  se  mit  à  chercher 
avec  ses  mains  dans  les  trous  et  sous  les  pierres. 

JACQUES. 

En  voici  une  déjà  !  Oh!  qu'elle  est  belle! 

LÉONCE. 

Magnifique!  Je  crois  que  c'est  la  mienne, 

JACQUES. 

Encore  une,  deux  !  )> 

Les  autres  garçons,  voyant  la  pèche  à  la  main  si 
bien  réussir,  firent  comme  Jacques,  et  tous  barbo- 
tèrent dans  l'eau.  Le  bruit  qu'ils  firent  attira  l'at- 
tention de  leurs  cousines  et  de  Mme  de  Rouville. 

MADAME    DE    ROUVILLE. 

Mais  vous  allez  vous  enrhumer,  mes  enfants! 

HENRI. 

Pas  de  danger,  ma  tante.  L'eau  est  chaude. 
—  Moi  aussi,  je  voudrais  aller  dans  l'eau,  s'écria 
Sophie. 

MADAME    DE    ROUVILLE. 

Quelle  idée  tu  as  !  tes  jupons  seraient  trempés  ! 

SOPHIE. 

Je  les  relèverai  ! 

MADAME    DE    ROUVILLE. 

Ce  serait  joli  !  Est-ce  que  les  filles  peuvent  faire 
comme  les  garçons  !  Ramasse  les  écrevisses  avec 
tes  cousines;  voici  encore  des  pêchettes  qui  en  ont 
beaucoup. 

SOPHIE. 

Non,  non,  ma  tante!  Je  ne  veux  plus  y  toucher. 

MADAME    DE    ROUVILLE. 

Tu  as  tort  ;  parce  que  tu  as  fait  une  bêtise  en  les 


350  LES    BONS    r:XFAXT3 

prenant  à  poignée,  cela  ne  veut  pas  dire  que  tu  ne 
puisses  j  toucher. 

SOPHIE. 

C'est  vrai,  ma  tante;  je  vais  essayer.  » 
Elle  en  prend  une  avec  précaution  et  la  pose 
dans  le  panier  sans  avoir  été  pincée.  Enhardie  par 
ce  succès,  elle  continue  à  les  prendre  et  finit  par 
ne  plus  en  avoir  peur.  En  peu  de  temps  les  enfants 
en  prennent  une  si  grande  quantité,  que  le  panier 
se  trouve  plein. 

PIERRE. 

Quelle  belle  pêche  nous  avons  faite! 

JACQUES. 

Oui,  et  en  si  peu  de  temps!  H  y  a  deux  heures 
que  nous  avons  commencé. 

HENRIETTE. 

Tu   vois   bien,   Jeanne,  que  les  écrevisses  sont 
grises. 

JEANNE. 

C'est  vrai  ;  mais  tout  de  même  elles  deviennent 
rouges. 

HENRIETTE. 

Oui,  en  cuisant. 

JEANNE. 

Si  nous  allions  voir  comment  on  les  cuit? 

HENRIETTE. 

Oui,  ce  sera  très  amusant;  je  voudrais  bien  voir 
comment  on  les  fait  mourir.  Sais-tu,  toi? 

JEANNE. 

Non  ;  mais  je  pense  qu'on  les  égorge  comme  des 
moutons. 


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LES    BONS     ENFANTS  353 

HENRIETTE. 

Comment  veux-tu  qu'on  les  égorge,  puisqu'on 
ne  voit  rien  à  leur  cou  quand  on  les  sert  à  table? 

JEANNE. 

C'est  vrai!  x^lors...  on  les  étouffe  peut-être. 

HENRIETTE. 

Ce  n'est  pas  facile  d'étouffer  des  écrevisses  avec 
leur  grosse  écaille  dure.  Au  reste  nous  allons  le 
savoir,  puisque  nous  les  verrons  cuire  à  la  cui- 
sine, et  tu  penses  bien  qu'avant  de  les  cuire  il 
faut  les  tuer. 

JEANNE. 

Certainement;  je  sais  bien.  » 

On  ne  fut  pas  longtemps  à  arriver  à  la  cuisine,  et 
on  remit  au  cuisinier  le  panier  rempli  d'écrevisses. 

«  Allez-vous  les  tuer  tout  de  suite,  Luche?  lui 
dit  Jeanne. 

LUCHE. 

Oui,  mademoiselle,  je  vais  les  faire  cuire  tout  de 
suite. 

JEANNE. 

Tant  mieux,  car  je  voudrais  bien  voir  comment 
vous  les  tuez. 

LUCHE. 

Je  ne  les  tue  pas,  mademoiselle;  elles  meurent 
toutes  seules. 

JEANNE. 

Et  de  quoi  donc?  Est-ce  de  peur? 

LUCHE. 

Je  ne  pense  pas,  mademoiselle  :  c'est  la  chaleur 
qui  les  étouffe. 

•23 


354  LES    BONS    ENFANTS 

HENRIETTE. 

Que  c'est  singulier!  Eh  bien,  qu'est-ce  que  vous 
faites?  Pourquoi  leur  tirez-vous  la  queue? 

LUCHE. 

C'est  pour  les  vider,  pour  arracher  leurs  en- 
trailles, mademoiselle. 

HENRIETTE. 

Mais  vous  leur  faites  mal,  à  ces  pauvres  bêtes! 
C'est  méchant,  ce  que  vous  faites,  Luche. 

LUCHE. 

Que  voulez-vous,  mademoiselle?  il  le  faut  bien. 
La  queue  serait  amère  si  je  ne  leur  ôtais  leurs  en- 
trailles. » 

Tout  en  causant,  Luche  préparait  le  court-bouil- 
lon, c'est-à-dire  la  marmite  ou  casserole  dans  la- 
quelle on  devait  cuire  les  écrevisses;  et  les  enfants 
virent  avec  surprise  qu'il  les  mettait  dans  la  casse- 
role toutes  vivantes. 

HENRIETTE. 

Vous  n'allez  donc  pas  les  tuer? 

LUCHE. 

Non,  mademoiselle,  elles  vont  mourir  en  cui- 
sant. 

HENRIETTE. 

Mais  c'est  très  cruel,  cela!  c'est  abominable! 
Pourquoi  les  faites-vous  mourir  si  méchamment? 

LUCHE. 

C'est  toujours  comme  cela  qu'on  accommode  les 
écrevisses  :  il  n'y  aurait  pas  moyen  de  faire  autre- 
ment. » 

Jeanne  et   Henriette  ne  voulurent   pas  assister 


LES    BONS    ENFANTS  355 

jusqu'à  la  fui  au  supplice  des  pauvres  écrevisses; 
elles  s'en  allèrent  raconter  à  leurs  cousins  et  cou- 
sines ce  qu'elles  venaient  de  voir. 

CAMILLE. 

Mais,  Jeanne,  on  fait  souffrir  toutes  les  bêtes  que 
nous  mangeons  ;  vois  les  poissons  :  on  leur  ouvre 
le  ventre  tout  vivants,  on  leur  arrache  les  en- 
trailles, et  on  les  coupe  en  morceaux;  chaque 
morceau  remue  encore  quand  on  les  met  frire. 
Et  les  poulets,  les  moutons,  et  toutes  les  autres 
bêtes,  crois-tu  qu'elles  ne  souffrent  pas  quand  on 
leur  coupe  le  cou? 

JEANNE. 

C'est  vrai  ça!  Elles  souffrent,  ces  pauvres  bê- 
tes.... Je  conçois  que  cela  est  nécessaire....  Mais 
ce  qui  est  singulier,  c'est  que  le  bon  Dieu,  qui  est 
bon,  permette  que  les  hommes  aussi  souffrent  si 
souvent. 

CAMILLE. 

Quand  tu  seras  plus  grande,  tu  le  comprendras, 
et  tu  verras  que  cela  n'empêche  pas  le  bon  Dieu 
d'être  bon. 

JEANNE. 

Dis-le-moi  tout  de  suite,  Camille;  je  le  compren- 
drai, je  t'assure. 

CAMILLE. 

Eh  bien,  le  bon  Dieu  permet  que  les  hommes 
souffrent  pour  nous  faire  voir  que  notre  vraie 
bonne  vie  n'est  pas  dans  ce  monde,  et  puis  pour 
nous  punir  du  mal  que  nous  faisons  tous  les  jours 
et  continuellement. 


356  LES    BONS    ENFANTS 

JEANNE. 

Je  comprends  très  bien,...  c'est  bien  cela;  c'est 
juste;  mais  tout  de  même,  si  j'étais  le  bon  Dieu, 
je  crois  que  je  ferais  autrement. 

CAMILLE. 

Si  tu  étais  le  bon  Dieu,  je  te  respecterais  et  je 
te  vénérerais  autrement  que  je  ne  le  fais,  parce 
que  tu  serais  autrement  que  tu  n'es.  Mais  comme 
tu  n'es  que  la  petite  Jeanne,  je  t'engage  à  aller 
rejoindre  ta  bonne,  parce  que  je  vais  prendre  mes 
leçons  avec  maman. 


LE    CHIEN. 


ES  enfants  s'amu- 
saient un jour  sous 
un  grand  chêne 
qui  était  près  de 
la  grande  route; 
les  uns  descen- 
daient en  courant 
une  pente  rapide 
qui  se  trouvait  à 
côté;  d'autres 
cherchaient  à 
grimper  sur  les 
branches  du 
chêne  ;  Jacques  et 
Louis  étaient 
montés  très  haut 
et  disaient  qu'ils  voyaient  au  delà  du  bois  des 
choses  charmantes  et  très  éloignées. 

«  Un  monsieur  qui  arrive  à  cheval,  s'écria  Jac- 
ques. 

—  Suivi  d'un  beau  chien  blanc  et  d'un  chien 
noir,  dit  Louis. 

VALENTINE. 

Où  donc?  où  est  le  monsieur?  où  est  le  chien? 


358  LES    BONS    ENFANTS 

MADELEINE. 

ïu  vois  bien  qu'ils  inventent  et  qu'il  n'y  a  ni 
monsieur  ni  chien. 

JACQUES. 

Tiens,  le  chien  blanc  a  l'air  de  vouloir  venir  de 
notre  côté. 

LOUIS. 

Certainement!  le  voilà  qui  entre  dans  le  bois.  y> 
Valentine  court  au  bois  pour  mieux  voir. 

MADELEINE. 

C'est  pour  t'attraper  qu'ils  disent  cela;  ils  veu- 
lent s'amuser  de  nous,  mais  nous  ne  les  croyons 
pas.  )) 

A  peine  avait-elle  dit  ces  mots,  qu'un  beau  chien 
épagneul  blanc  sortit  du  bois  et  s'approcha  des 
enfants . 

(c  C'est  pourtant  vrai,  dit  Madeleine;  voilà  le 
chien  blanc. 

ELISABETH. 

Pourquoi  donc  reste-t-il  à  nous  regarder,  au  lieu 
de  suivre  son  maître?  >> 

Le  chien  se  coucha  à  leurs  pieds. 

MADELEINE. 

Qu'est-ce  qu'il  fait  donc? Le  voilà  qui  se  couche, 
au  lieu  de  rejoindre  son  maître,  qui  va  s'éloi- 
gner. 

VALENTINE. 

Jacques,  vois-tu  le  maître  du  chien? 

JACQUES. 

Oui,  je  le  vois,  mais  à  peine;  il  est  déjà  très  loin 
avec  son  autre  chien  tout  noir. 


LES    BONS     ENFANTS 


359 


ELISABETH. 

C'est  drôle,  cela.  Mais  ce  pauvre  chien  va  être 
perdu. 

LÉO>;CE. 

Oh!  que  non!  les  chiens  retrouvent  la  trace  de 


~:i-3.^m5K)5.v':-    ,/^^^ 


Jacques  et  Louis  étaient  montés 
sur  un  chêne. 


leurs    maîtres   à    dix    et 
vingt  lieues.  )> 

Le  chien  restait  tou- 
jours couché;  quand  les 
enfants  s'approchaient  et 
le  caressaient,  il  remuait 
la  queue,  leur  léchait  la  main  et  avait  l'air  content. 
Quand  les  enfants  voulurent  s'en  aller  pour  ren- 
trer à  la  maison,  le  chien  se  leva  et  les  suivit  à 
leur  grande  joie.  Ils  l'amenèrent  ainsi  jusqu'à  la 
maison,  et  ils  demandèrent  à  leurs  parents  la  per- 
mission de  le  garder. 


360  LES    BONS     ENFANTS 

(c  Gardez-le  tant  que  vous  voudrez,  mes  en- 
fants, dirent  les  parents,  puisque  c'est  lui-même 
qui  vous  a  choisis  pour  ses  maîtres.  C'est  un  beau 
chien!  Quelle  belle  queue! 

CAMILLE. 

Et  quelles  oreilles  soyeuses,  et  quels  beaux 
poils! 

MADAME    DE    ROUVILLE. 

C'est  singulier  qu'il  ait  ainsi  quitté  son  maître. 

JACQUES. 

Et  je  ne  comprends  pas  comment  il  a  su  que 
nous  étions  là,  et  pourquoi  il  est  venu  près  de 
nous.  Je  l'ai  aperçu  quand  je  suis  monté  au  haut 
du  grand  chêne.  Il  suivait  le  cheval  de  son  maître, 
qui  a  caressé  un  autre  chien  noir  :  alors  le  blanc 
s'est  arrêté,  a  levé  le  nez  comme  s'il  voulait  sentir 
quelque  chose  dans  l'air,  puis  il  est  entré  dans  le 
bois  et  il  est  venu  à  nous. 

PIERRE. 

Comment  l'appellerons-nous? 

ELISABETH. 

Ce  ne  sera  toujours  pas  Fidèle,  puisqu'il  a  été 
infidèle  à  son  maître. 

LÉONCE. 

Ah!  tu  fais  des  calembours!  appelons-le  Caprice, 
car  c'est  vraiment  par  caprice  qu'il  est  venu  avec 
nous. 

—  Très  bien  !  s'écrièrent  les  enfants  ;  Caprice  est 
son  nom.  » 

Le  chien,  malgré  son  nouveau  nom,  restait  fidèle 
à  ses  jeunes  maîtres,  et   ne  perinettait  à  aucun 


LES    BONS    ENFANTS  361 

autre  chien  de  les  approcher.  Les  enfants  remar- 
quaient avec  surprise  la  haine  qu'il  témoignait  à 
tous  les  chiens;  quand  il  en  voyait  un  qui  parais- 
sait vouloir  faire  connaissance  avec  lui,  ses  yeux 
flamboyaient,  ses  poils  se  hérissaient,  il  était  prêt 
à  se  jeter  sur  le  nouveau  venu,  qui  s'enfuyait  pru- 
demment pour  éviter  les  dents  de  Caprice. 

Il  y  avait  près  d'un  mois  qu'il  vivait  paisible- 
ment au  milieu  des  enfants,  lorsque,  dans  une 
promenade  qu'ils  faisaient  sur  la  grande  route, 
ils  virent  arriver  un  monsieur  à  cheval  suivi  d'un 
chien  noir.  Le  monsieur  s'arrêta  à  quelque  dis- 
tance des  enfants,  descendit  de  cheval  et  s'appro- 
cha d'eux. 

«  C'est  le  maître  de  Caprice  !  s'écria  Jacques. 

VALENTTNE . 

Ah!  mon  Dieu,  il  va  nous  le  prendre! 

HENRI. 

Tachons  de  nous  sauver. 

PIERRE. 

C'est  impossible!  Il  nous  a  vus;  le  voici  qui 
avance. 

—  Messieurs  et  Mesdemoiselles,  dit  le  monsieur 
en  saluant  très  poliment,  pardon  si  je  vous  dé- 
range, mais  je  crois  que  vous  avez  un  chien  qui 
est  à  moi  et  que  j'avais  perdu  depuis  quelque 
temps;  je  viens  vous  demander  la  permission  de 
le  reprendre. 

VALENTINE. 

Oh  non!  non,  monsieur;  je  vous  en  prie,  lais- 
sez-nous Caprice;  il  nous  aime  tant!  il  est  si  bon! 


362  LES    BONS     P:NFANTS 

—  Ah!  vous  l'avez  appelé  Caprice,  reprit  le 
monsieur  en  souriant;  c'est  bien  nommé;  je  re- 
grette de  vous  chagriner,  ma  gentille  demoiselle, 
mais  il  faut  que  je  remmène  mon  chien  ;  j'en  ai 
besoin  pour  les  chasses  qui  vont  commencer.  Ici, 
Brillant!  ici!  »  cria  le  monsieur  d'une  voix  impé- 
rieuse et  dure. 

Brillant  ne  bougeait  pas;  il  restait  effrayé  et 
tremblant  derrière  Camille  et  Madeleine,  en  les 
regardant  avec  tendresse  et  chagrin.  Il  avait  Tair 
de  leur  dire  : 

((  Mes  chères  petites  maîtresses  que  j'ai  choi- 
sies, protégez-moi  contre  ce  méchant  maître,  qui 
me  traite  mal  et  que  je  n'aime  pas.  » 

Camille,  attendrie  par  le  regard  suppliant  du 
pauvre  chien,  avança  vers  le  monsieur  et  se  hasarda 
à  lui  dire  : 

«  Monsieur,  nous  savons  bien  que  vous  avez  le 
droit  d'emmener  Caprice,  puisqu'il  est  à  vous;  mais 
nous  vous  prions  tous  de  ne  pas  nous  en  séparer, 
car  il  nous  a  choisis  pour  maîtres,  il  nous  aime  et 
nous  l'aimons  ;  ce  sera  un  grand  chagrin  pour  nous 
de  ne  plus  l'avoir. 

—  Ma  chère  demoiselle,  reprit  le  monsieur  après 
quelques  instants  d'hésitation,  ce  chien  n'a  pas  son 
pareil  pour  chasser;  sans  lui  je  n'ai  plus  de  plaisir 
à  la  chasse  ;  il  faut  que  je  l'emmène  à  quinze  lieues 
d'ici,  chez  mon  frère  qui  m'attend.  » 

En  finissant  ces  mots,  le  monsieur  salua  poliment, 
s'approcha  de  Brillant,  lui  attacha  une  corde  au 
cou  et  voulut  l'emmener.  Mais  le  chien  résista  de 


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LES    BONS    ENFANTS  365 

toutes  ses  forces;  il  ne  voulait  pas  avancer,  il  se 
faisait  tramer,  il  se  débattait  en  hurlant  plaintive- 
ment et  en  regardant  les  enfants  comme  pour  im- 
plorer leur  secours.  Les  enfants,  obligés  de  céder, 
étaient  très  affligés  de  perdre  Caprice  :  les  uns  se 
détournaient  pour  ne  pas  voir  la  lutte  du  chien  et 
du  maître;  les  autres  regardaient  avec  les  yeux 
pleins  de  larmes.  Le  maître,  voyant  ses  efforts  inu- 
tiles pour  se  faire  suivre  de  Brillant,  tira  de  sa  poche 
un  fouet  de  chasse  et  lui  en  donna  plusieurs  coups  ; 
le  pauvre  Brillant  hurla,  gémit,  jeta  sur  les  enfants 
un  dernier  regard  d'adieu  et  suivit  son  ancien 
maître,  non  sans  se  faire  tirer  assez  fortement; 
quelques  coups  de  fouet  le  firent  marcher  plus  vite. 
Le  monsieur  remonta  à  cheval  et  partit  au  trot; 
les  enfants  restèrent  consternés. 

«  Méchant  homme!  s'écria  Valentine. 

SOPHIE. 

Vous  auriez  tous  dû  vous  jeter  sur  lui  et  le 
chasser. 

PIERRE. 

Nous  ne  le  pouvions  pas.  Il  avait  le  droit  de  re- 
prendre un  chien  qui  lui  appartenait;  d'ailleurs  il 
était  le  plus  fort  et  nous  n'aurions  réussi  qu'à  faire 
maltraiter  ce  pauvre  Caprice,  qui  ne  se  souciait  pas 
du  tout  de  retourner  avec  son  ancien  maître. 

JACQUES. 

Pauvre  Caprice  !  comme  il  va  être  malheureux 
avec  ce  méchant  homme!   » 

Les  enfants  eurent  beau  se  lamenter,  il  fallut 
bien  qu'ils  se  résignassent  à  perdre  ce  chien  auquel 


366  LES    BONS    ENFANTS 

ils  s'étaient  attachés  et  qui  avait  l'air  de  tant  les 
aimer. 

Ils  apprirent  par  un  garde  voisin  que  le  maître, 
qui  s'appelait  M.  Fonnebot,  avait  enchaîné  Caprice, 
qu'il  le  menait  promener  en  laisse  et  lui  faisait  une 
vie  très  malheureuse. 

Il  y  avait  trois  semaines  que  Caprice  leur  avait 
été  enlevé,  lorsqu'un  ami  de  M.  de  Rouville  offrit 
aux  enfants  un  très  joli  chien  caniche  avec  de  belles 
soies  blanches.  Ils  l'acceptèrent  avec  plaisir,  et  dès 
le  lendemain  le  caniche  Follet  fut  installé  dans 
la  maison;  il  ne  remplaçait  pas  Caprice,  dont  il 
n'avait  pas  les  rares  qualités,  mais  il  suivait  les  en- 
fants partout,  et  les  amusait  par  ses  mouvements 
lourds  et  maladroits. 

Un  jour  on  était  à  table;  Follet  jappait,  s'impa- 
tientait pour  avoir  à  manger,  lorsque  la  porte  fut 
poussée,  et  Caprice  se  précipita  joyeusement  vers 
les  enfants.  Il  avait  encore  au  cou  un  morceau  de 
sa  chaîne  qu'il  avait  réussi  à  casser,  et  sa  maigreur 
prouvait  combien  il  avait  souffert  depuis  trois 
semaines  ou  un  mois.  Il  avait  l'air  heureux  de  se 
retrouver  avec  ses  amis  ;  il  allait  de  l'un  à  l'autre, 
leur  faisait  mille  caresses,  lorsque  tout  à  coup  il 
aperçoit  Follet.  11  s'arrête  comme  frappé  de  stu- 
peur; il  regarde  les  enfants  d'un  air  de  reproche; 
toute  sa  joie  disparait  ;  il  pousse  un  hurlement 
plaintif,  va  lécher  la  main  de  chacun  des  enfants  et, 
sans  rien  écouter,  il  reprend  le  chemin  de  la  porte, 
laissée  ouverte.  Les  enfants  le  suivent,  l'appellent. 
Caprice  se  retourne,  s'arrête,  parait  indécis,  lorsque 


w 


Il  prit  .sou  fouet  de  chasse.  (Page  3Go.) 


LES    BONS    ENFANTS 


369 


le  gros  pataud  de  Follet  accourt  également  et  saute 
autour  des  enfants.  A  Taspect  de  son  rival,  Caprice 
reprend  sa  course  et  disparaît  pour  ne  plus  revenir. 
11  avait  fait  en  courant  dix  lieues  pour  rejoindre 
ses  chers  petits  maîtres.  En  arrivant,  il  avait  trouvé 
un  autre  chien  installé  à  sa  place.  Son  caractère 
jaloux  ne  lui  permit  pas  de  supporter  un  rival  ;  il 
s'affligea  de  ce  qu'il  croyait  être  l'ingratitude  de  ses 


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Follet  et  Caprice. 


maîtres  et  il  retourna  prendre  sa  chaîne  et  sa  triste 
existence.  Les  enfants  apprirent  qu'il  était  mort 
peu  de  temps  après  ;  il  passait  son  temps  à  hurler 
lamentablement,  et  il  mourut  dans  un  état  de 
maigreur  effrayant,  11  fut  très  regretté  et  pleuré 
par  les  enfants,  qui  ne  voulurent  plus  garder  Follet. 
(c  C'est  lui,  disaient-ils,  qui  est  la  cause  de  la 
fuite  et  du  chagrin  de  notre  pauvre  Caprice.  Va- 
t'en  ;  nous  ne  voulons  pas  de  toi.  » 

2i 


370  LES    BONS    ENFANTS 

Follet,  un  peu  bête,  ne  comprenait  pas  bien  ce 
que  lui  disait  Léonce  et  voulait  rentrer  dans  la 
maison  ;  mais  quelques  coups  de  baguette  lui 
firent  comprendre  qu'il  ferait  sagement  de  s'en 
aller. 

Le  beau  temps  était  fini,  l'hiver  approchait  :  la 
campagne  n'était  plus  agréable  à  habiter;  chacun 
se  préparait  à  retourner  à  Paris.  Mme  de  Rouvillo 
faisait  î;qs  visites  d'adieu  dans  le  voisinage;  Camille 
l'accompagnait.  Elles  arrivèrent  chez  une  voisine 
de  campagne  qui  avait  un  fils  et  une  fille.  Pendant 
que  la  mère  causait  avec  Mme  de  Rouville,  Camille 
s'amusait  comme  elle  pouvait  avec  la  fille  et  le  gar- 
çon, âgéo  de  douze  et  quatorze  ans. 

«  Que  je  voudrais  aller  à  Paris  !  s'écria  Innocent; 
maman  n'y  va  jamais. 

—  Et  moi  donc  !  que  ne  donnerais-je  pas  pour 
passer  un  hiver  à  Paris  !  dit  sa  sœur  Simplicie. 

CAMILLE. 

Paris  n'est  pas  si  amusant  que  vous  le  pensez! 
vous  y  regretteriez  souvent  la  campagne.  Quant  à 
moi,  j'aimerais  mieux  passer  toute  l'année  à  la  cam- 
pagne qu'à  Paris. 

INNOCENT. 

Oh!  mademoiselle!  est-il  possible!  Comment 
pouvez-vous  dire  cela?  Ce  n'est  pas  croyable. 

CAMH.LE 

Je  vous  assure  que  si  vous  passiez  un  hiver  à 
Paris,  vous  ne  le  trouveriez  pas  si  agréable. 

SIMPLTCIE 

Et  moi,  mademoiselle,  je  vous  assure  que  si  vous 


LES    BONS    ENFANTS  371 

passiez  un  hiver  à  la  campagne,  vous  la  trouveriez 
insupportable. 

CAMILLE. 

J'y  en  ai  passé  plusieurs,  et  je  m'y  suis  trouvée 
très  heureuse. 

INNOCEM.  • 

Vous,  mademoiselle,  vous  qui  paraissez  avoir 
tant  d'esprit,  vous  vous  plaisez  à  la  cam- 
pagne! 

CAMILLE.  ; 

Beaucoup,  monsieur;  j'ai  sans  doute  l'esprit  trop 
borné  pour  en  sentir  les  ennuis;  mais  je  répète  que 
je  me  trouve  toujours  plus  agréablement  à  la  cam- 
pagne qu'à  Paris. 

SIMPLICIE. 

Mais  on  dit  qu'on  s'amuse  tant  à  Paris!  L'Hippo- 
drome, le  Jardin  des  Plantes,  le  bois  de  Boulogne, 
les  boulevards  garnis  de  boutiques  éclairées  toute 
la  nuit,  les  faiseurs  de  tours  de  force,  les  chevaux 
tournants  et  tant  d'autres  choses  qu'on  ne  trouve 
qu'à  Paris! 

CAMILLE. 

Et  la  boue,  et  les  voitures  qui  vous  éclaboussent, 
qui  vous  écrasent,  et  les  gens  qui  vous  coudoient, 
et  les  brouillards  c[ui  vous  aveuglent,  et  l'ennui  de 
ne  pas  voir  les  personnes  qu'on  aime  le  plus,  et 
tant  d'autres  désagréments  qu'on  ne  trouve  pas  à 
la  campagne. 

INNOCENT. 

On  peut  toujours  voir  ceux  qu'on  aime  en  allant 
chez  eux.  


372  LES    BONS    P:XP\\NTS 

CAMILLE. 

On  y  va,  mais  on  ne  les  trouve  pas;  ils  viennent 
chez  vous,  vous  êtes  sorti. 

INNOCENT. 

Malgré  tout,  mademoiselle,  j'espère,  si  nous  al- 
lons cet  hiver  à  Paris,  avoir  le  plaisir  de  vous  voir 
chez  vous  et  chez  nous. 

CAMILLE. 

Vous  pouvez  toujours  essayer;  ce  sera  une  ma- 
nière comme  une  autre  de  vous  promener  et  de 
passer  le  temps. 

SIMPLICIE. 

Je  voudrais  bien,  Camille,  que  vous  me  don- 
nassiez l'adresse  de  vos  cousins  et  cousines  à 
Paris  ;  nous  irons  les  voir. 

CAMILLE. 

Très  volontiers  :  je  vous  la  donnerai  la  première 
fois  que  nous  nous  rencontrerons  à  Paris.  » 

La  conversation  continua  ainsi  pendant  tout  le 
temps  que  dura  la  visite  de  Mme  de  Piou ville,  ce 
qui  ennuya  beaucoup  Camille  ;  mais  elle  était  trop 
bonne  pour  le  laisser  paraître,  et  quand  elle  partit, 
Innocent  et  Simplicie  trouvèrent  qu'elle  avait  été 
charmante. 

«  Comme  elle  a  l'air  bon  et  aimable  !  dit  Simplicie. 

INNOCENT. 

Oui;  ce  n'est  pas  comme  toi,  avec  ton  air  maus- 
sade et  pimbêche. 

SIMPLICIE. 

Maussade  toi-même,  avec  ta  tournure  de  grand 
vaurien  et  tes  manières  de  singe. 


LES    BONS    ENFANTS  373 

INNOCENT. 

Mlle  Camille  n'aurait  jamais  dit  les  sottises  que 
tu  dis,  toi,  à  la  journée. 

SIMPLICIE. 

Je  n'en  dis  pas;  et  si  j'en  disais,  ce  serait  pour 
faire  comme  toi,  mon  aîné  de  deux  ans. 

INNOCENT. 

Tu  oublies  qu'en  qualité  d'ainé  je  suis  aussi  le 
plus  fort,  et  que,  si  je  voulais  te  donner  une  gifle, 
elle  serait  bonne. 

SIMPLICIE. 

Une  gifle!  Comme  c'est  parlé,  ça! 

INNOCENT. 

Et  comment  dirais-tu,  toi,  fille  prétentieuse  et 
bête? 

SIMPLICIE. 

Je  ne  dirais  pas,  mais  je  ferais.  Tiens,  comme 
cela,  vois-tu?  » 

Et  Simplicie,  joignant  l'action  à  la  parole,  donna 
à  son  frère  un  soufflet  qui  retentit  comme  une 
batte  sur  du  linge  mouillé.  Innocent  riposta  par 
un  coup  de  poing  qui  jeta  Simplicie  par  terre. 
Pendant  qu'elle  se  relevait,  Innocent  disparut  ma- 
jestueusement, mais  promptement,  pour  éviter  une 
seconde  démonstration  de  la  force  et  de  l'agilité  de 
sa  sœur. 

Pendant  qu'ils  se  disputaient  et  se  battaient, 
Camille  racontait  à  sa  maman  la  conversation 
qu'elle  avait  eue  avec  Innocent  et  Simplicie. 

«  J'étais  si  ennuyée  de  ce  qu'ils  me  disaient,  ma- 
man, que  j'avais  toujours  peur  do  leur  répondre 


374  LES    BONS    ENFANTS 

quelque  chose  de  pas  bien,  de  pas  aimable.  J'ai  été 
bien  contente  quand  vous  vous  êtes  levée  pour 
partir. 

—  J'espère  bien  qu'ils  ne  viendront  pas  à  Paris 
et  que  nous  ne  les  verrons  pas;  je  n'aime  pas  à 
voir  des  gens  prétentieux  et  qui  ne  pensent  qu'à 
s'amuser.  Gomme  si  l'on  n'avait  pas  à  faire  autre 
chose  que  de  s'amuser!  » 

Quand  tout  le  monde  fut  rentré,  les  enfants  se 
racontèrent  ce  qu'ils  avaient  vu  dans  leurs  visites. 
Camille  ne  disait  pas  grand'chose  et  répondait 
avec  hésitation  aux  questions  que  lui  adressaient 
ses  cousins  et  cousines. 

SOPHIE. 

Mais  parle  donc,  Camille;  tu  ne  nous  racontes 
rien. 

CAMILLE. 

C'est  que  je  n'ai  rien  à  dire,  c'est  pour  cela  que 
je  me  tais. 

SOPHIE. 

Ce  qui  signifie  que  tu  n'as  rien  de  bon  à  dire, 
et  que,  pour  ne  pas  dire  de  mal,  tu  aimes  mieux 
être  ennuyeuse. 

JACQUES. 

,  Camille  n'est  pas  du  tout  ennuyeuse;  je  ne  vois 
pas  où  tu  prends  cela. 

SOPHIE. 

.Je  prends  cela  dans  ma  sagesse,  car  tu   sauras 
que  Sophie  veut  dire  «  sagesse.  » 

....  VALENTINE. 

c;- pan  ^quelle  langue,  donc? 


LES    BONS    ENFANTS  375 

SOPHIE. 

En  grec,  mademoiselle  l'ignorante. 

VALENTINE 

Je  ne  suis  pas  obligée  de  savoir  le  grec,  made- 
moiselle la  savante. 

LÉONCE. 

Ne  vas-tu  pas  faire  la  pédante,  maintenant,  et 
nous  faire  croire  que  tu  sais  le  grec? 

SOPHIE. 

J'en  sais  toujours  plus  que  toi,  imbécile. 

LÉONCE. 

Pas  si  imbécile  que  je  ne  puisse  voir  que  tu  es 
une  sotte. 

CAMILLE. 

Mes  amis,  ne  vous  disputez  pas,  je  vous  en  prie. 
Si  Mlle  Simplicie  et  M.  Innocent  vous  entendaient, 
ils  perdraient  leur  haute  opinion  des  gens  de 
Paris. 

ELISABETH. 

Ah!  que  croient-ils  de  nous  autres  Parisiens? 

CAMILLE. 

Ils  croient  que  nous  sommes  les  plus  heureuses 
gens  du  monde... 

PIERRE. 

Hem!  ils  ne  se  trompent  pas  de  beaucoup. 

CAMILLE. 

C'est  vrai  ;  mais  ils  trouvent  que  notre  bonheur 
est  de  passer  l'hiver  à  Paris. 

ELISABETH. 

J'aimerais  bien  mieux  le  passer  à  la  campagne, 
tous  ensemble  comme  nous  sommes  ici. 


o 


76  LES    BONS    ENFANTS 


LÉONCE. 

Moi  aussi,   à  la   condition   qu'on   attacherait  la 
langue  de  Sophie. 

SOPHIE. 

Celui  qui  attachera  ma  langue  sera  bien  habile. 

PIERRE. 

Aussi  ne  se  présentera-t-il  personne  pour  l'es- 
sayer. 

SOPHIE. 

Et   l'on  fera  bien,   car  je  ne  me  laisserais  pas 
faire;  je  ne  suis  pas  un  agneau. 

LÉONCE. 

Oh!  tu  n'as  pas  besoin  de  le  dire;  cela  se  voit 
sans  lunettes. 

SOPHIE. 

Comme  tes  défauts...  et  tes  bonnes  qualités, 
ajouta-t-elle  après  un  instant  de  réflexion. 

MADELEINE. 

Bien,  Sophie!  Tu  as  bien  fini  après  avoir  mal 
commencé.  N'est-ce  pas,  Léonce? 

LÉONCE. 

C'est  vrai.  Je  suis  battu  par  la  fin  de  la  phrase, 
qui  est  agréable  et  généreuse.  Elle  a  du  bon  tout 
de  même,  cette  Sophie! 

SOPHIE. 

Parce  que  je  t'ai  dit  quelque  chose  de  flat- 
teur ? 

LÉONCE. 

Mais  non;  c'est  la  vérité. 

CAMILLE. 

En  résumé,  mes  chers  amis,  vous  ferez  connais- 


LES    BONS    ENFANTS  -  377 

sance  cet  hiver  avec  Mlle  Simplicie  et  M.  Innocent 
Gargilier;  ils  m'ont  demandé  vos  adresses  à  tous. 

MADELEINE. 

J'espère  que  tu  ne  les  as  pas  données? 

CAMILLE. 

Non,  non!  Seulement  je  les  ai  promises  à  notre 
première  rencontre  à  Paris. 

ELISABETH. 

Qui  n'arrivera  jamais,  j'espère. 

CAMILLE. 

Peut-être!  et  peut-être  aussi  nos  voisins  de  cam- 
pagne gagneront-ils  à  un  hiver  passé  à  i^aris. 

ELISABETH. 

Que  veux-tu  qu'ils  gagnent? 

CAMILLE. 

Du  bon  sens,  de  la  sagesse,  pour  être  semblables 
à  Sophie. 

SOPHIE. 

Ah!  toi  aussi,  bonne  Camille,  tu  te  moques  de 
moi!  Mais  je  te  prie  de  remarquer  que  j'ai  parlé 
de  mon  nom  et  pas  de  ma  personne. 

CAMILLE. 

Je  croyais  les  deux  fondus  dans  un.  » 
Les  enfants  continuèrent  à  se  faire  part  de  leurs 
observations  pendant  leurs  visites  de  la  matinée. 
Peu  de  jours  après,  ils  quittèrent  tous  la  campagne 
et  se  dispersèrent  dans  Paris,  chacun  chez  soi. 
Malgré  la  difficulté  de  s'y  rencontrer,  il  n'est  pas 
dit  que  nous  ne  puissions  les  retrouver  en  nous 
mettant  de  la  suite  de  Simplicie  et  d'Innocent.  Ils 
partent  aussi  pour  Paris.  Fermons  le  livre  et  par- 


378 


LES     BONS    ENFANTS 


tons  avec  eux.  Nous  nous  amuserons  peut  être-plus 
qu'ils  ne  le  voudraient  des  aventures  dont  ils  se- 
ront victimes  et  dont  je  vous  raconterai  tout  ce  que 
je  pourrai  découvrir. 


TABLE  DES  MATIERES 


Pages. 

A  MES  PETITS-ENFANTS 1 

Une  mauvaise  plaisanterie 3 

Le  1"  avril 11 

La  soirée  du  poisson  d'avril 31 

Moyen  nouveau  pour  teindre  en  noir  un  moulun Al 

Le  mauvais  conseil 59 

La  leçon 70 

Mina 91 

La  campagne  ;  les  marrons 105 

La  récompense 127 

La  souricière 135 

Esbrouffe,  Lamalice  et  la  souris 1  49 

Esbroufie,  Lamalice  et  la  souris  (suite) 107 

Les  Chinois 205 

Le  petit  voleur :219 

Le  cochon  ivre  mort 231 

Visite  aux  singes 251 

La  fée  Prodigue  et  la  fée  Bonsens 267 


380  TABLE    DES    MATIÈRES 

Pages. 

Les  loups  et  les  oui's '28 1 

Récit  d'Hcnrielte 30 i 

Le  voyage 319 

La  pêche  aux  écrevisses 543 

Le  chien 357 


iTjai.  —  Imp.  A.  Lahure,  rue.  de  Fleurus,  9,  à  Paris 


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