PURCHASED FOR THE
UNIVERSITY OF TORONTO LIBRARY
FROM THE
CANADA COUNCIL SPECIAL GRANT
FOR
FRENCH
POUR LE BICENTENAIRE DE J.-J. ROUSSEAU (I7t2-t9l2)
a^
Etudes sur le XVIII^ Siècle
(
HIPPOLYTE BUFFENOIR
LES
CHARMETTES
ET
J.-J. ROUSSEAU
7 HORS-TEXTE
EDITION DÉFINITIVE
PRIX : 2 FRANCS
PARIS
EMILE PAUL, ÉDITEUR. lOO. FAUBOURG SAINT-HONORÉ
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AIX-LES-BAINS * CHAMBERY ,
Imprimerie a. GÉRENTE Ta Librairie RAYNAUD «^^k9^^^,
1911
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LES
CHARMETTES
ET
JEAN-JACQUES ROUSSEAU
(l',,rl.N,il
.lraii-Jac(]ucs liousscau ailolcsci'iit
isrrvc' .i Annecy. — I.\illi'ilHili,)ii ncvl (|iip de li'.iilitioii)
ETUDES Srii LE XVIII' SIECLE
1I1PPOLYT1-: BCI-FHNOIR
LES CHARMETTES
ET
JEAN-JACQUES ROUSSEAU
J:DITIO.\ DJ-FIXinVE
I' C'est là ijue. il;ins resp;ice lie
quatre ou cinq ans. j'ai joui
d'un siècle de vie. »
J.-J. RorssEAU. Lc-s Rêveries
du Promeneur \olil.iire.
PARIS
Emile PAUL
ÉDITEUR
loo. Faubourçr Saiiiî-Horo:é. loo
AIX-I.ES-HAIXS
Imprimerie A. G E R E N T E
CHAMBÉRY
Librairie REYXAUD
1911
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AU PRINCE
CONSTANTIN RADZIWILL
PRIXCE,
Je sais (jiic le souvenir de Jean-Jdeqiies
Rousseau uoiis esl cher.
Je sais que, si vous ainez uécii de son lenips,
nous lai auriez ofjeri un asile dans ses undheurs
el vous l'iuiriez consolé, comme le firent le
prince de Conti, le prince de Ligne, le maréchal
de Luxembourg et tant d'autres personnages
illustres, énuis par sa destinée et captivés pin-
son génie.
C'est pourquoi il m'est doux de vous dédier
ces pages consacrées à la jeunesse du grand
homme et d'inscrire votre nom en tête de celte
étude.
Recevez^ ie.vpres.sion de mon profond et
ajfectueu.v respect .
Hippolyte BLFFEXOIR.
Paris, mai 1<J11
LES CHARMETTES
ET J.-J. ROUSSEAU
X 1895, au mois d'août, je lis, après tant
(raulrcs, le pèlerinage des Charmettes,
la maison célèbre du coteau de (>ham-
bèry. Longtcmiis j'en avais eu le désir, désir à
la fin devenu aigu et qui parfois m'envahissait
comme une fièvre. Je voulais revivre l'idylle
adorable de la jeunesse de Rousseau dans le
cadre enchanteur où elle avait brillé quelques
saisons. J'ai réalisé mon rêve et je viens consa-
crer quelques pages à ces beaux jours.
8 l-KS CHAHMKTTl.S
Plus d'iiiie fois, on m'a tlemaiulc d'écrire
une élude sur ces CharmeUcs fameuses. Je me
hâtais peu de le faire. 11 est doux de se com-
plaire, seul, dans un souvenir, une émotion
lointaine cachée au fond de l'être. L'àme y puise
une chaleur féconde, une joie mystérieuse qui
n'a pas besoin de confidents, qui les redoute
même et les éloii*ne.
Au milieu des foules banales, des hommes
tumultueux et vains, qui forment l'insuffisante
société, le philosophe, réfugié dans la Nature,
se plaît à porter en lui une solitude inviolée qui
le console et l'enorgueillit ; c'est là sa force
irréductible. 11 n'a besoin de personne pour
goûter jusqu'à la mort un bonheur infini.
Quand le souvenir déjà s'apaise, après avoir
fortifié et embelli l'àme, et après lui avoir
donné ses fioraisons embaumées, il reste une
dernière joie à y attacher, celle d'un récit fait
à une amie chère, à des amis indulgents, (pii
vous écoulent avec la pensée de cueillir de
semi)lal)les boidu'urs, le long du chemin de
la vie.
|A yraiule sédiiclion qui s'allachc aux
CharniL'tles, c'est que dans cette mai-
son fortunée se réalisa l'idéal roman
d'amour, après lequel tout homme plus ou
moins a soupiré dans sa vie.
Rencontrer à l'aurore de sa jeunesse une
lenîme intelligente, belle, instruite, indépen-
dante, pleine de douceur, d'enjouement, d'élé-
ii;ance, qui vous forme l'esprit, vous fasse vivre
auprès d'elle dans un vallon poétique et char-
mant, vous ouvre les horizons d'une existence
harmonieuse, vous })rotège, vous aime, vous
10 I.i:S CHAHMETTES
le dise et vous iiiilic à de myslérieuscs délices...
quel lève, quelle destinée, quelle félicité ! Ce
fut le sort de Jean- Jacques.
11 se trouva qu'il était digne de ces faveuis
si rares, quil sut apprécier l'excellence de ces
bienfaits, qu'il en profita pour améliorer son
être moral et développer le germe des facultés,
des talents, du génie que la nature lui avait
donnés ; il arriva aussi que plus tard, devenu
un des grands hommes de son temps, un
maître de la pensée et du style, il raconta dans
une langue inimitable l'attrait de ces (^liarmeltes
si chères, les enveloppa dans les plis de sa
renommée, et fit apparaître ce lieu privilégié à
la postérité avec le double prestige de l'intelli-
gence et de l'amour.
Telle est en quelques mots Tliisloire des
C.liarmelles. Telle est leur séduction, leur ma-
gie ; telle est la délicieuse allinilé quelles pos-
sèdent avec les vœux secrets de notre àme,
avec le souhait brûlant que nous formons au
seuil de la vingtième année, et ([ui souvent
revient nous tenter au milieu des luttes de
l'existence.
I.KS CMAHMIITIKS 11
Iinagincz l'clat (ràmc criin jeiinc lionime
l)iL'n doué, qui. le cœur i>onllL' (Vospoii-, se
])rL'scnle sur la scène du monde el vient pren-
dre sa place au milieu de la société. Il est avide
d'inconnu^ l'amour chante en lui sa divine
chanson, il amhitionne la gloire, les grands
noms le rendent rêveur, il a des allures de
conquérant, veut hoire à toutes les coupes
et se promener comme un roi dans la création .
Qu'il vienne à lire les pages enchantées que
Rousseau a consacrées aux Charmeltes, qu'il
comprenne le rôle que celles-ci ont joué dans
son aventureuse destinée, et, involontairement
il s'écriera : Dieux ! voilà mon rêve ! voilà mon
désir, ma pensée, la félicité à laquelle j'aspire,
la maison où je veux habiter, les fleurs que je
veux cueillir !
L'attrait des Charmettes, qui correspond si
intimement à un besoin de notre cœur, est
d'autant plus grand qu'il est plus difficile à
saisir dans la réalité, pour la plupart des
hommes.
Quand Rousseau rencontra Madame de Wa-
rens, il était errant, vagabond, on peut dire
12 LKS CHAr.MKT'IHS
sans famille, bien que son j)èie lût encore
vivanl. Il était niailie de sa personne, de son
temps, de sa destinée. Il put donc se jeter sans
entraves dans la tendre aventure qu'une divi-
nité bienfaisante fit surgir tout à coup sur sa
route incertaine.
C'est ici, je le pense, l'occasion de citer
nn document peu connu, la lettre même de
l'abbé de Pontverre, curé de Confignon, j)rès
de Genève, qui adressa le jeune Ivousseau à
madame la baronne de ^Yarens, au printem})s
de 172cS. Bien que cette lettre soit fort anté-
rieure aux Cbarmettes, elle les explique cepen-
dant, et en est la préparation initiale, le germe
mystérieux. Son autbenlicité n'est pas établie,
mais le texte en est vraisemblable. La voici :
« Je vous envoie .lean-.Iacques Rousseau,
jeune liomme qui a déserté de son pays. Il est
resté un jour chez moi ; je lui ai parlé beau-
coup de vous. Au leste, il me j)arail d'un
heureux caractère, (^est encoie Dieu cpii l'a])-
pelle à Annecy. Tâchez de l'encourager à
embrasser le catholicisme ; c'est un liionq)he
LES CHAHMKITKS 13
(juaiul on iH'ut faire des conversions. Je ne vous
invite pas à lui procurer des secours, voire
cœur m'est i<aiant que vous ne lui en laisserez
pas manquer. Outre que vous concevez aussi
bien que moi que, poui' ce grand oeuvre
iUKiuel je le crois assez disposé, il faut lâcher
de le fixer à Annecy, dans la crainte qu'il ne
reçoive ailleurs quelques mauvaises instruc-
tions. Ayez soin d'intercepter toutes les lettres
(juOn pourrait lui écrire de son pays, parce
(jue se croyant abandonné, il abjurerait plus tôt.
< ,Te remets tout entre les mains du Dieu
tout puissant, et les vôtres que je baise.
« Votre très humble serviteur,
« DE PONTVERRE,
« Curé de Confignon. »>
.lai relu souvent celte lettre, qui décida
du sort de Rousseau, alors âgé de seize ans.
Elle est le point de départ, la cause détermi-
nante des aventures de sa vie, de ses amours,
de l'éclosion de son génie, de sa carrière de
gloire. Le pauvre abbé de Pontverre, esprit
l)()iné dans sa bonté, ne se doutait guère, en
14 m:s (:iiai\.mi:ttj:s
l'ôcrivîml, de la longue suite d'événemenls
imporlanls (jin allaient s'enchaîner et se déve-
loppei" par le tait de son épitre.
Je compare volontiers celle-ci à ces sources
presque infinies d'où sort une eau calme en
ap])arence, mais douée d'une force cachée et
qui hientôt devient grande rivière ou grand
lleuve. Devant elles, on ressent de l'étonne-
ment, de la curiosité et un vif intérêt.
Les questions de doctrine chrétienne et de
culte confessionnel, dont parle l'abhé de Pont-
verre, étaient peu le fait d'un jeune homme
comme était alors Jean-Jacques. Il avait bien
d'autres préoccupations : vivre d'abord, aimer
ensuite. Aussi, lorsqu'il remit sa lettre, de re-
commandation à Madame de Warens, chargée
de le convertir et qu'il s'était imaginée vieille
et maussade, mais à laquelle il vit " un visage
pétri de grâce, de beaux yeux bleus pleins de
douceur, un teint éblouissant, le contour d'une
gorge enchanteresse », il se sentit fait pour être
son |)rosélyte, car, dit-il, u je devins à l'instant
le sien, sûr qu'une religion préchée par de tels
missionnaires ne |)ouvait man([uer de mener
en j)a radis. »
I.KS CHAI'.MHTTKS
15
Le cas ck' Rousseau est vraimcnl cxccp-
tiounc'l. Tout jcuuc lioninu', di^ne de icncou-
Irer des Charmettcs sur sou elicmiu. a une
famille ([ui le surveille, un avenir qui le pré-
occupe, une carrière qui le sollicite. 11 faut
<iu'il marche en avant, (lu'il travaille, qu'il
suive les voies régulières de la société. Peut-il
.s'arrêter à mi-côte, sur le coteau embaumé,
dans la maison aux volets verts, près de l'amie
qui lui sourit et qu'il aime? Non, il faut qu'il
passe, qu'il s'éloigne, qu'il renonce à eette
<l()uce vie ([ui l'attire et lui semble si harmo-
nieuse, mais qui, si elle a ses félicités, a aussi
ses périls que la lièvre des passions ne lui
permet pas d'apercevoir.
Il dit adieu à tout ce beau roman, mais il
en conserve l'image au fond de son être et il
s'écrie, en s'éloignant : Heureux .Tean-.Tacques !
tu as connu des jours divins! L'ombre tuté-
laire de Madame de Warens et des Charmettes
s'est étendue sur ta vie entière ! Ah '. que ne
peut-elle aussi s'étendre sur la mienne !
George Sand pensait comme nous et ex-
primait des idées analogues dans une préface
IG
LES CIlAr.METJES
(lu'i'llc composa pour une nouvelle édition des
(j)n fessions, édition devenue rarissime, parce
que, m'a-l-on al'firmé, des esprits rétrogrades
l'ont accaparée et détruite. Les sots prétentieux
sont capables de tout, mais leur vil troui)eau
disparaît dans la poussière, tandis (jue des
mains pieuses recueillent le trésor qu'ils espé-
raient anéantir.
L'illustre écrivain dit dans ces pages admi-
lables : « Un voyageur de mes amis, (jui a
visité les Çharmeltcs au mois dernier, m'écri-
vait : l'hisloire de ces Clinrmellrs esl celle de
uas plus beaux jours. Cela est bien vrai : qui de
nous n'a pas vécu en imagination, aux Lliar-
mettes, les plus beaux jours de sa jeunesse? d
II
'amolu est le loiul de riiistoirc des Char-
mettes : de là leur iinmorlel prestige.
Le récit de Rousseau allume nos-
espérauces ou ravive uos souvenirs. Dans les-
plis les plus cachés de son être, tout homme a
une passion secrète^ une tendresse enivrante,
une source d'affection profonde, un amour ([ui
déjà sest donné carrière ou qui attend son
heure.
Au contact des Confessions, il éprouve un
frémissement, un plaisir, un émoi qui l'ensor-
celle, car c'est cette passion, cette tendresse,
cet amour qui comprennent, c'est la tîhre cachée
(^ui est atteinte.
1<S I.KS CHAIOIETTKS
La dernière page du Livre V des (AJiifcssioiis,
el lout le Livre YI sont consaerés aux Lliar-
meltcs. Ce sont ces pages qu'il laul lire, relire
et méditer, pour revivre les beaux jours du
grand écrivain, et se croire soi-même le héros
de son loman. Quelle fascination, (pielle magie
dans ce sixième Livre ! Il faudrait le ciler lout
entier, car lout y est essenliel. Nous nous bor-
nerons à quckpies passages qui résument l'œu-
vre de Rousseau, dans une certaine mesure, et
dont la signification a, selon nous, une imi)or-
tance spéciale.
Lorsque Madame de Warens et Jean-Jacques
allèrent s'installer dans la délicieuse maison, à
la lin de l'été de 173{), leluturgrand homme avait
24 ans. Il vivait sous l'égide de l'aimable femme
dci)uis huit années : elle l'avait formé, élevé,
aimé, comme s'il eut été son j)ropre enfant.
Depuis {\v{\\ ans environ, il était son amant.
Quand il raconta l'heureux séjour des Cdiar-
metles, il avait .11 ans; ce fut à Wootlon en
Angleterre et au château de Trie, dans l'Oise,
(pi'il écrivit les six premiers livres des Con-
fessions, dont on a pu dire justement : « C/est
LKS (:iiAiiMi:rri:s 19
la raison dans loiitc sa inaliirilé, avec la IVai-
clieiir des souvenirs de la jeunesse. »
Ce qui nous inléiesse avant (oui dans le
récit d'un homme (jui nous paile de lui, c'est
l'élat de son àme au moment des faits passés,
des laits lointains de son jeune à^c. Là est la
clarté qui donne à ses descriptions un accent
qui nous charme, là est le rayon vermeil qui
illumine tout d'un reflet pareil à l'éclat d'une
éhlouissante aurore.
Ecoutons Rousseau :
K La maison était très logeahle ; au-devant,^
un jardin en terrasse ; une vigne au-dessus,
un verger au-dessous ; vis-à-vis un petit hois
de châtaigniers ; une fontaine à portée ; plus
haut, dans la montagne, des prés pour l'entre-
tien du hétail ; enfin tout ce qu'il fallait pour
le petit ménage champêtre que nous y voulions
établir... J'étais transporté, le premier jour que
nous y couchâmes. O maman ! dis-je à cette
amie, en l'embrassant et l'inondant de larmes
d'attendrissement et de joie, ce séjour est celui
du bonheur et de l'innocence. Si nous ne les
20 I.KS CHAr.MKTTKS
trouvons pas ici l'un Mvec l'aulrc, il ne les faut
clicrclicr nulle part. »
Rousseau, on le sent, était dans l'enthou-
siasme généreux de la vingtième année, qui
souvent se prolonge et dure longtemps pour
les natures harmonieuses. Déjà s'affirmait net-
tement son goût pour la nature qu'il préférait
à la société. Ce qu'il savait des hommes, ce
qu'il avait vu du monde, le portait à rechercher
la solitude, à vivre avec ses livres, avec les
beautés de l'immense univers qui jamais ne
font défaut, et surtout avec lui même, avec ses
sensations, ses idées, sa conscience, les con-
ceptions de son génie naissant.
La grande supériorité de Rousseau, c'est,
(lès le début, de n'avoir attaché qu'un prix
tout à fait secondaire aux relations, qu'à de
très rares exceptions près, on peut avoir agréa-
blement avec les hommes, d'en avoir percé à
jour la fausseté, la fragilité, le but intéressé,
la contexture mouvante et décevante ; c'est
d'avoir placé en dehors d'eux l'axe de son
bonheur; c'est d'avoir jugé à fond leurégoïsme.
M:S CHAl'.MKTTKS 21
leur ii>n()raiu'c, leur vénalité, leur fourberiu,
leur hypoerisie, leur imbécile vanilé, et de
n'avoir jamais voulu se placer, en quoi (|ue ce
lïil, sous leur atroce dépendance.
Non, certes, qu'il fût insensible à l'amitié,
ou inaccessible à la pitié envers ceux qui souf-
frent, qu'il eût du mépris pour l'humanité ou
qu'il se crût supérieur à elle, mais il avait
compris ((u'il n'y a rien à attendre pour le
jsagc de ral)ime de misère, d'intrigues et sou-
vent de scélératesse où s'agitent les sociétés,
et il avait cherché et trouvé ailleurs son point
d'appui, son refuge, son abri.
C/est là ce qu'il faut savoir et se dire pour
l)ien com|)rendrc les larmes de joie de Jean-
Jacques, lorsqu'il s'installa aux Çharmettes
avec Madame de Warcns et s'écria : « Ce séjour
est celui du bonheur et de l'innocence. Si nous
ne les trouvons pas ici l'un avec l'autre, il ne
les faut chercher nulle part. »
Rousseau ne fut point déçu, il trouva sur le
coteau de CJiambéry ce bonheur innocent ([u'il
-iunbitionnait et espérait avec tant d'ardeur.
Bonheur innocent ! Non, peut-être d'après
9'>
LHS CHAHMKTJKS
les j)réjii<>és el les solles et prélenlieiises con-
venlions sociales, qui vciilcnl tout marquer à
leur estampille, mais d'après la sainte voix de
la Nature qui sourit des légalités caduques eu
vertu desquelles tant d'infortunés traînent une
vie misérable et désenchantée.
L'écrivain des Confessions s'exprime ainsi
au début du Livre VI :
(( Ici, commence le court bonheur de ma
vie ; ici, viennent les paisibles mais rapides
moments qui m'ont donné le droit de dire que
j'ai vécu. Moments précieux et si regrettés !
Ah 1 recommencez pour moi votre aimable
cours ; coulez plus lentement dans mon sou-
venir, s'il est possible, que vous ne fîtes réelle-
ment dans votre fugitive succession. (Comment
ferais-je pour prolonger à mon gré ce récit si
touchant et si simple, pour redire toujours les
mêmes choses, et n'ennuyer pas plus mes
lecteurs en les répétant que je ne m'en-
nuyais moi-même en les recommençant sans
cesse ? Encore si tout cela consistait en faits,
en actions, en paroles, je pourrais le décrire
i.i;s (;nAiiMi:T'n;s 2.')
cl k' ifiulif en (jiicl(|iR' fiiçoii ; mais comniciil
(lire ce (jiii n'éliiil ni dil, ni ("ail, ni pensé
même, mais senli, sans ([ue Je puisse énoneer
d'aulie ()l)jel de mon l)onlieur que ce sentiment
même ? »
Ou'ajouler à eetle i)iot"()nde analyse? Elle
est si claire, si lumineuse que tout commen-
taire ne peut que l'affaiblir. Rousseau vient
d'écrire le grand mot qui révèle le secret de
-son génie : sentir.
(l'est là sa force, sa i)uissance, son origi-
nalité. 11 est. dans son siècle, le représentant
le plus autorisé du sentiment, comme Voltaire
est la })lus haute personnification de l'esprit.
Si l'un })lait, et captive l'intelligence, l'autre
émeut et conquiert le cœur.
Jean-Jacques énumère ses occupations aux
(Hiarmettes, lectures, promenades, soins don-
nés au jardin, courses à travers les bois, les
coteaux, les vallons et il ajoute : « Le bonheur
me suivait iiartout: il n'était dans aucune chose
assignable, il était tout en moi-même, il ne
pouvait me quitter un seul instant. »
24 m:s chaioihttes
Ames désabusées, cœurs aiides el scepti-
(jnes, que rien n'attire, ni ne séduit, et qui
promenez partout un prétentieux ennui et une
stérile ironie, méditez cette parole, et dites-vous
que vous devez vous réformer vous-mêmes,
vous assainir, et vous guérir des futiles vanités,
pour retrouver la Joie perdue, pour attacher
du prix au monde extérieur, pour renaître à
la simplicité, au plaisir de vivre, de respirer,
d'embrasser du regard l'ensemble harmonieux
de la création !
Ah 1 quand un doux sentiment règne en
nous ; quand une tendre sympathie, un sincère
amour échauffent notre cœur, comme le cadre
où nous vivons s'anime et resplendit, comme
notre activité se dépense avec allégresse, comme
l'air est pur el léger ! (^omme tout chante en
notre mémoire et retentit mélodieusement au-
tour de nous !
AiiiU' l'I In r.'ii;ii(i-as ! Fais-ldi llnii- |i(iiii- rcltiro !
iW vers d'Alfred de Musset se réalise alors.
On vit dans une éclosion féconde, dans une
i.i:s (.ii.\i!Mi:rn:s 25
rcnaissaiift' ciilrainanlc, dans une ic-suiieciion
l)kMiie (Icspéianccs nouvelles.
Tel était Rousseau aux Cliarnietles. Lensor-
ccllcnicnt dut être tout puissant, puiscpie ticnle
iinnées ajirès il éerivait ee cfui suit :
.' llien de tout ee qui niest aiiivé durant
celte éi)oque ehéiie, rien de ce que j'ai lait,
dit et pensé tout le temps quelle a duré, n'est
échappé de ma mémoire. Les temps qui pré-
cèdent et qui suivent me reviennent par inter-
valles. Je me les rappelle inégalement et con-
fusément ; mais je me rappelle celui-là tout
entier comme s'il durait encore. Mon imagi-
nation, qui, dans ma jeunesse, allait toujours
en avant et maintenant rétrograde, compense
par ces doux souvenirs l'espoir que j'ai pour
jamais perdu. Je ne vois plus rien dans l'avenir
qui me tente ; les seuls retours du passé peu-
vent me flatter; et ces retours si vifs et si vrais
dans l'époque dont je parle, me font souvent
vivre heureux malgré mes malheurs, -.
On se sent attendri devant ces aveux du
grand homme et involontairement on se jap-
26 LES CHAHMhZTTHS
pelle le mol de Chateaubriand ijioclamaiil
(I l'inutilité du talent pour le bonheur. »
A l'apogée de sa gloire, à l'heure où il
marchait le rival de Voltaire, après le succès
sans précédent et peut-être sans égal, depuis,
de la Nouvelle Héloïse, après l'éclat du Contrai
social et de V Emile, après la foudioyanle ré-
ponse à l'Archevêque, Rousseau, i)arvenu sur
les cimes étincelantes, com])tait jiour j)eu de
chose tout ce fracas de renommée el n'y pui-
sait point l'intime consolation dont avait besoin
son cœur aimant.
Pour rafraîchir sa pensée, pour oublier les
bassesses et le fiel de l'envie dont on l'avait
abreuvé, — car, au fond des persécutions qu'il
eut à subir, je découvre surtout les machina-
tions des envieux, des jaloux, des médiocres,
— pour trouver de l'attrait encore au sein de
riiumanilé, Rousseau retourne la tête en ar-
rière, remonte le cours des années jus([u'au
Charmettes lointaines, et s'y arrête avec une
volupté iniinie.
'< Je ne vois plus rien dans l'avenir (jui me
teille I » (^est le mot fatal (pie tout homme
I.I-.S (IIAItMIlllKS
27
prononcf loi ou lard, lois(|iril dcsceiul le se-
cond veisîinl de la vie el aj)ereoit les landes
sléi lies de la vieillesse. Le [)riiicipc de l'aclivilé
morale alors est le souvenir. L'être se dé-
<loul)le, el le^vTeiTTard se revoit tel qu'il élait
au début de sa earrière, quand, jeune et hardi,
il s'élançait dans le vaste monde, [)()ussé par
l'aiguillon de l'espérance.
Qui n'a vu les portraits de quel([ue jK'rson-
nage célèbre aux dilTérents âges de l'existence,
à vingt ans, à trente, à quarante, à soixante?
11 est facile de lire sur les images diverses du
même visage les impressions, les émotions,
l'état d'àme dont parle Rousseau, en racontant
sa propre histoire ; l'élan, l'essor en avant dans
les yeux du jeune homme, la réflexion, le
retour en arrière, le long regard vers le passé
dans ceux du vieillard. Heureux celui qui, tou-
chant au terme, })eut reposer son regard mé-
lancolique sur un coteau verdoyant, pareil à
celui des C.harmelles !
irr
ii:x que dovcmi tout à coup soufrmnf,
Rousseau fut heureux sans iiiélauge
et sans nuai^e aux Cliarmelles, pen-
dant ce piemiei" séjour (pii dura jusqu'à l'ar-
rivée de l'hiver de celle même année 1736,
c'est-à-dire pendant quatre ou cinq mois. Ami
des champs, il s'eflbrçait de les faire aimer à
Madame de Warens. Celle-ci, d'une nature
active, y prenait goùl sérieusement et s'inté-
ressait fort au jardin, à la basse-cour, aux
pii^eons du col()ml)iei-, aux vaches de Télahle.
Il y eut là, de la })art des âvux amants, une
-30 i.KS (.!iahmi:ttes
vraie \nhv dv possession, un cnhainenunt
délicieux vers la vie chanipêlre, veis les oeeu-
|)alions agréables el saines qu'elle coniiK)ile,
vers les plaisirs eharniants qu'elle l'ail naître.
« Les vendanges, dit Rousseau, la récolle
des fruits nous annisèrenl le reste de celle
année et nous allachèrcnl de plus en plus à la
vie rustique, au milieu des bonnes gens dont
nous étions entourés. Nous vimes venir l'biver
avec grand regret, et nous retournâmes à la
ville comme nous serions allés en exil ; moi
surtout (jui, doulanl de revoir le printenq)s,
croyais dire adieu pour-loujours aux (Ibai*-
mettes. Je ne les quittai pas sans l)aiser la terre
el les arbres, et sans me retourner plusieurs
lois en m'éloignanl. »
On |)eut juger, par ces dernières lignes, de
réj)anouissement de boulieur du philosophe.
Il faut éprouver un bien grand chagrin, quand
sonne l'heure du déj)ait, poin' baiser la leire
et end)rasscr les arbres. Rousseau a de ces
tiaits saisissants (|ui lévèlent son âme entière.
(!e coin de terre, il en avait foulé le ga/on dans
LES CHARMhTTKS 3t
l'allégresse, dans l'amour, dans la poésie; ces
arbres, il s'était reposé sous leur ombre, leur
avait confié ses espoirs juvéniles, leur avait
parlé comme ini ami. Ils incarnaient pour lui
les beaux jours qui venaient de s'écouler et il
s'attendrissait en se séparant d'eux.
Pendant cet liiver passé à Chambéry, il
continua à s'instruire, à faire de grandes lec-
tures et à soigner sa santé dont il désespéra un
peu moins. Madame de Warens et lui babitaient
alors une maison appartenant à ^I. de Saint-
Laurent, intendant des finances. Cette maison
existe encore. Elle est située rue des Portiques,,
numéro 13, dans la cour, au fond, et porte le
numéro 44. L'biver disparut, le printemps de
1737 annonça son retour. Les amants songèrent
à émigré r.
« Le printemps, dit Rousseau, que j'avais
cru ne pas revoir, étant proche, je m'assortis
de quelques livres pour les Charmettes, en
cas que j'eusse le bonheur d'y retourner. J'eus^
ce bonheur et j'en profitai. La joie avec la-
quelle je vis les premiers bourgeons est inex-
32 I.KS CMARMHTTES
])iimal)lc'. Pic'voir le i)iinleinj)s clait pour moi
icssiisciler en paradis. A peine les neiges com-
mençaient à fondre que nous quittâmes notre
cachot, et nous fûmes assez tôt aux Charmettes
pour y avoir les prémices du rossignol. »
Le i)rinlemps, Tété s'écoulèrent dans une
lelicilé parfaite. Il faudrait citer ici cinq ou six
pages exquises, où Rousseau décrit ses occupa-
tions, ses études, ses tendresses. Il en était
arrivé à la haute culture de son esprit et il
l)énétrait avec ravissement dans les régions
élevées des lettres et des sciences. 11 s'assimilait
})etit à petit le vaste ensemhle des connaissances
humaines, et, ne se sentant inférieur à aucune,
il prenait conscience de sa supériorité:
Moment admirable dans la vie d'un jeune
homme ! Il marche de découverte en décou-
verte, de chef-d'œuvre en chef-d'œuvre ; il
s'engage dans la région profonde des systèmes
inventés par l'anliquilé ou les temps modernes
])our expliquer l'origine et les fins de l'humanilé
et résoudre l'énigme du monde; il comprend
les invocations, les rêveries, les descriptions,
I.HS CHAMMi:! IKS 33
la iiic'lancolic, le lyrisme é[)iqiie des poètes,
les niédilalions des philosophes, l'élocpienee
des orateurs, les i-éeits des hisloricns, les
ealculs des savants, la prière des humbles, les
cris de révolte des âmes fières, le stoïcisme
des grands cœurs; bref, l'univers est à lui, et il
s'avance comme un conquérant au sein de la
Nature. Tels Adam et ILve aux jouis purs de
l'antique Eden.
Est-il un spectacle plus beau que celui d'une
noble intelligence qui se donne ainsi carrière,
et qui atteint les cimes 1 Quelle force domina-
trice elle acquiert pour s'élancer diins la vie,
et traverser la mêlée des hommes ! Quel solide
mé])ris, quelle pitié profonde entrent en elle
pour l'intrigue, la bassesse, les viles besognes,
et les malheureux qui s'y livrent ! Quel trésor
de science, quelle réserve d'émotions l'enri-
chissent et lui permettent de se suffire à elle-
même jusqu'au tombeau 1 De quel sublime
orgueil elle se j)are, bouclier irréductible contre
lequel viendront se briser tous les Ilots impurs
et malfaisants de ce monde !
.'U LKS CHAIiMKTTHS
Rousseau raconle coniincMit pour lui coiii-
nieiuail la journée : il esl impossible de ne
j)()inl eiler cette pai^e si caractéristique.
(I Je me levais avant le soleil. Je montais
par un verger voisin dans un très joli chemin
((ui était au-dessus de la vigne et suivait la côte
jusqu'à Chamhéry. Là, tout en me i)romenant,.
je faisais ma prière, ((ui ne consistait j)as en
i\n vain balbutiement de lèvies, mais dans une
sincère élévation de cœur à l'auteur de cette
aimable nature, dont les beautés étaient sous
mes yeux. Je n'ai Jamais aimé à priei' dans la
chambre : il me semble que les murs et tous
ces petits ouvrages des hommes s'interposent
entre Dieu et moi. J'aime à le contempler dans
ses œuvres, tandis (pie mon ca'ur s'élève à lui.
Mes prières étaient inues, je puis le dire, et
dignes d'être exaucées. Je ne demandais j)our
moi et pour celle dont mes v(X?ux ne me sépa-
raient jamais, (ju'une vie innocente et tran-
quille, exenq)le du vice, de la douleur, des-
pénibles besoins, la mort des justes, et leur
sort dans l'avenir. Du reste, cet acte se passait
I.i:S CIIAlîMl/l IKS 3.1
plus tn admiialioii vl vu conlcniplation qu'en
(l(.'maiuk's,t't je. sa vil is qu'an près dudispensateur
(les vrais l^iens, le meilleur moyen d'obtenii-
ceux qui nous sont nécessaires, est moins de
les demander que de les mériter. Je revenais
en me promenant, par un assez grand tour,
occupé à considérer avec intérêt et volupté les
objets champêtres dont j'étais environné, les
seuls dont l'œil et le cœur ne se lassent jamais.
Je regardais de loin s'il était jour chez maman :
quand je voyais son contrevent ouvert, je
tressaillais d'aise et j'accourais; sil était fermé,
j'entrais au jardin en attendant {{u'elle fut
léveillée, m'amusanl à repasser ce (|ue j'avais
appris la veille, ou à jardiner. Le contrevent
s'ouvrait, j'allais l'embrasser dans son lit,
souvent encore à moitié endormie; et cet em-
brassement, aussi pur que tendre, tirait de son
innocence même un charme qui n'est jamais
joint à la volupté des sens. »
Dans ma visite aux (-harmettes, j'ai lait
à mon tour la promenade matinale du phi-
losophe. Le verger, la vigne, le chenn'n sont
30
LKS (:uaioii;tii;s
toujours lîi, comnic la maison, la chambiL' de
la baronne, le eontievenl si amoureusement
surveillé par Rousseau, la (errasse, le jardin,
toute l'habitation en un mol. (".'est un site
vraiment plein de poésie par lui-même, et le
voyageur, (pii s'y arrête, ne peut (pie l'admirer,
même s'il ignore le roman d'amour (pii s'y
développa en 173G et 17.37.
Pour eelui qui sait l'hisloire du passé,,
le eharme redouble. La [)ensée cpi'un grand
homme, (pi'un éeiivain, un i)hiIosophe illustre
a véeu sur ee eoteau, ré])and dans l'âme je ne
sais (pielle fermeté bienlaisanle et donne à
tous les vestiges des jours lointains une signi-
licalion touchante
(k'rtes, j'étais ému en IVanchissant -le seuil
de la demeure, en visitant, au rez-de-chaussée,
la salle à manger el le salon ; au premier étage,
la chambre de Madame de NVarens, la chambre"
de liousseau, et, enli'e les deux, l'oratoire où
un autel est dressé encore, car on disait la,
messe à certains jours, et les amants s'y age-
nouillaient.
Oui, ces lieux consacrés, ces souveuiis m'in-
I.i:S CHAnMKTTES 37
tércssaiciit au plus haut point el ma visite lut
lonj,aie. Quinze années se sont écoulées, et je
vois encore (lislinclenienl — lant mon attention
lut ifiande — chaque |)artie, chaque détail de
riiahitation, cha([ue meuble, clia([ue porte,
chaque portrait... Par un sort heureux, sauf le
toit, rien n'a changé de})uis Jean-Jacques.
Mais, le dirais-je, ce qui m'impressionna
davanta<4e, ce l'ut le « joli chemin, qui est au-
dessus de la viijne, et suit la cote jusqu'à
(".hamhéiy. - 11 a moins changé encore que tout
le reste. Je m y promenai longtemps, bien
longtemps, évoquant les amours de Rousseau,
avec une intensité plus forte, et comprenant
mieux peut-être et sa sensibilité et son génie.
A quoi tout cela iient-il? Quelle loi mysté-
rieuse régie nos sensations et préside aux
mouvements internes de notre esprit et de
notre cœur? ("est évidemment mon culte pour
la Nature, développé, nourri, grandi depuis
l'enlance, qui me lit éprouver en ce chemin
champêtre, silencieux et solitaire, une tics plus
vives et aussi des plus douces émotions de
ma vie.
;*kS LKS CHAP.MK'ITES
(yélail le matin, un malin d'élé plein d'i-
vresse et de volupté; l'aii' irais et embaumé de
verdure agitait les feuilles larges des chami)s
de vigne; le firmament était pur et azuré, avec
celte réverbération particulière des cieux de la
belle Italie ; j'avais devant mes yeux les liau-
teurs imposantes des Alpes et tous les monls
audacieux de la Savoie illuminés de lumière,
le pic du Nivolel, la Dent du (]bat. le Lémenc,
les rochers de Chanaz et d'Apremont, la mon-
tagne de Thoiry, le roc majestueux du CJial-
fardon...
(le grandiose spectacle s'harmonisait, comme
Je lavais souhaité, avec le souvenir génial de
Rousseau qui méchaufîait l'àme, et je me sen-
tais transfiguré. El dans mon transport, je
songeais à ma propre destinée, à ma vie libre
et indépendante, à mes fiévreux attachements
— en est-il d'autres, hélas! — à la splendeui-
de mes rêves, aux vivants soleils de ma jeunesse
où j'avais commencé à comprendre et à aimer
le puissant penseur iVKniilc et du Coulial
social. Je m'applaudissais d'avoir choisi comme
point d'ai)pui moral dans la vie, en dehors de
LES CHARMETTES
.59
la Naliirc, île TArl el du .IusIl', lïUuk' cl le
ciille de quelques i^rands hommes, Lucrèce,
Molière, Uaciue, Gœthe, Mo/.arl, el cel iucan-
descenl Jean-Jacques...
Après m'êlrc longtemps jjromenè, je linis
par m'asseoir sur le rebord d'un vieux mur
clôluraiU une vigne, et lâchant toute l)iide à
mou imagination el à mon enthousiasme, je
sentis délicieusement que je m'anéantissais,
corps et àme, au sein des heaulès de la Nature,
et, en même temps, dans la rèverbéralion du
iiènie.
IV
r: dois exprimer mou allée tueuse re-
connaissance à M, Albert Melzger,
récrivain érudit bien connu, qui lia-
l)ite Cliambéiy, et qui veille avec un soin
éclairé sur les souvenirs et la mémoire de
Madame de Warens et de Rousseau. Membre
de l'xVcadémie des Sciences, Belles-Lettres et
Arts de Savoie, M. Albert Metzger a publié sur
Tamie de Jean- Jacques quatre volumes précieux,
qui sont depuis longtemps épuisés en librairie.
On lui doit aussi plusieurs ouvrages sur l'his-
toire de Lyon et de la Savoie pendant la
42
r.KS CHARMETTFS
liévolulion. ouvrages remplis de documents
d'un haut intérêt, qui font comprendre une l'ois
de plus le mot de Michelet : l'Histoire est une
.résurrection.
Doué d'un caractère affable et doux, i)hilo-
sophe dans le beau et noble sens du mot,
vivant avec la Nature et avec lui-même, simple
dans ses goûts, M. Albert Metzger me touclia
par l'aimable réception qu'il me fit à Cliambéry.
Il fut mon mentor dans le pèlerinage que
j'accomi)lissais et je lui dois d'avoir com})ris
la Savoie, aspect, climat et liabitants, dés le
premier jour de mon arrivée.
Je n'oublierai jamais que, dans la salle à
manger des (^barmettes, il fit venir une bouteille
de vin blanc de la vigne de Rousseau : je vois
encore ce vin généreux et doré pétiller dans
nos verres, tandis (|ue nous évocjuions l'àme
des deux amants.
Que cet ami dévoué, que ce sage soit ici
affectueusement remercié jjonr m'avoir ainsi
guidé et pour avoir éclairé mon admiration
sur les grands souvenirs et les beautés de la
Savoie.
V
oi s nous conlentous tli' mentionner les
épisodes charmants où Rousseau parle
de sa manière d'apprendre la <féomé-
tric et le latin, de soigner les abeilles, d'obser-
ver les astres, d'étudier dans le jardin où il
oubliait ses livres, de faire l'épreuve de son
salut ou de sa damnation, que sais-je encore?
('es épisodes sont dans toutes les mémoires,
et, depuis quelques années, la jeunesse les
apprend dans les manuels classiques de nos
lycées et collèges.
Nous tenons cependant à l'aire une dernière
1 1 1,KS CHAI'.MKTTHS
cilalion : clU' esl d'une importance capilîile
aux. yeux du psychologue, car elle marque
l'apogée du bonheur de Rousseau aux Char-
nielles, ('e passage est peul-ètrc celui qui a le
plus lait rêver les amants, quand ils ont lu les
Confessions et ont voulu être heureux de la
même façon.
Parmi les félicités qu'il est permis de goûter
en ce monde, quelle est la plus chère au cœur
de l'homme ?Jean-Jacques va nous l'apprendre.
Après avoir énuméré diverses occupations
iigréables, il parle des promenades solitaires
qu'il taisait avec Madame de Warens et qui le
ravissaient, parce qu'elles favorisaient les ten-
dres conlidenccs, les aveux, les baisers, les
caresses dont il était avide. Ecoutez :
« Un jour de Saint-Louis, dont maman
])ortail le nom, nous partîmes ensemble et
seuls de bon matin après la messe qu'un carme
était venu nous dire, à la pointe du Jour, dans
une chaj)elle de la maison. J'avais |)roposé
d'aller parcourir la côte opposée à celle où
nous étions, et que nous n'avions point visitée
i.KS (;iiaiï.mi:tti:s
45
viH'ori'. Nous avions envoyé nos provisions
<ravancc, car la course devait durer tout le
jour. Maman, quoique un peu ronde et i^rasse,
ne marchait pas mal : nous allions de colline
en colline et de bois en bois, quelquefois au
soleil et souvent à l'ombre, nous re[)osant de
temps en temps, et nous oubliant des beures
entières, causant de nous, de notre union, de
la douceur de notre sort et faisant pour sa
durée des vœux qui ne furent pas exaucés...
Notre dîner fut fait chez un paysan, et partagé
avec sa famille qui nous bénissait de l)on cœur.
Ces pauvres Savoyards sont si bonnes gens!
Après le diner, nous gagnâmes l'ombre sous
de grands arbres^ où tandis que j'amassais des
brins de bois sec pour faire notre café, maman
s'amusait à herboriser parmi les broussailles,
et avec les ileurs du ])Ouquet que chemin
faisant je lui avais ramassé, elle me lit remar-
quer dans leur structure mille choses curieuses
qui m'amusèrent beaucoup, et qui devaient me
donner du goût [)our la botanique... Dans un
transport d'attendrissement, j'embrassai cette
chère amie. ]\hunan, maman, lui dis-je avec
4() l.KS (.IIAliMKTlKS
passion, ce jour m'a l'Iù promis depuis lon»-
lemj)s, et je ne vois rien au-delà : mon i)onlieur,
i*ràce à vous, est à son coinl)le ; ])uisse-l-il ne
pas décliner désormais 1 Puisse-l-il durer aussi
longtemps (pie j'en conserverai le ij;oùl ! Il ne
linira qu'avec moi ! ))
Se promener ainsi en toute libellé avec la
femme aimée, par un beau jour d'été, à travers
les monts, les champs, les bois, quel destin
fortuné, quelle ivresse inlinie I ('/est renaître
à la joie perdue de l'Eden ])rimilif; c'est re-
trouver les naïves délices de nos premiers
parents ; c'est apaiser cette nostalgie mysté-
rieuse que nous avons toujours de la verdure
et des fleurs, des arbres magnificpies, des ruis-
seaux jaseurs, des })lantes embaumées, d'un
immortel jardin baigné de lumière douce et
empli d'une brise fraîche et légère.
Une journée passée de la sorte se grave
dans la mémoire et })rend date parmi les
moments les meilleurs de notre vie. Evoquez
votre jeunesse, interrogez vos souvenirs ; le
meilleur, le plus cher, le plus attendrissant
i.i:s (:nAi'.Mi"nics *'
n\«sl-il pas cdui (lui vous rappelle quchiuc
promenade solitaire eomme celle de Rousseau,
quelque course champèlre avec une amie ten-
drement aimée, gracieuse tourterelle avide de
roucouler à l'ombre des grands bois, de se
désaltérer aux sources claires, et de se perdre
i.vec son ramier fidèle dans limmensité des
pavsages ensoleillés!
'Vn jour pareil à celui qu'a raconté Jean-
Jacques, est peut-être, beaucoup diront est
eerlainemenl le plus beau de toute une destinée.
En debors du pbilosopbc de Genève, j'en
prends a témoin les trois plus grands poètes
du dix-neuvième siècle, Allred de Musset, La-
martine, Victor Hugo. Cbacun d'eux a con-
sacré un poème au souvenir d'une journée
semblable à celle des amants des Cbarmetles,
i^i tous trois ont écrit un cbef-d'œuvre, Victor
Hugo avec la Tristesse dOhjmpio, Lamartine,
ave^'c le Lac, Alfred de Musset avec la pièce
simplement intitulée Soiwcnir. Quelle puissance
de vie, quelle intensité de bonbeur, quels
regrets 'du passé, quelle perfection de forme
da'îis ces trois poèmes qui marquent le point
18 !,i-:s (:nAi'.Mi:T'n;s
ciilminanldc I rois génies lyri(iii(.'sl Là seiileiiR'nt
ils ont trouve' des accents aussi pcnélranls, des
cris aussi lunnaius cl aussi sincères.
1mi cette fête de Saint-Louis, le !)onlieui- de
Rousseau, nous l'avons dit, atteijjinit sonapooée,
son zénith : il eut pu durer, se maintenir à
cette hauteur, s'étendre, se consolider. 11 arriva,
hélas 1 qu'il déclina à quelques jours de là,
qu'il s'évapora comme un hrouillard léger des
montagnes où il s'était aitîrmé, et (pie jamais
plus les Charmettes ne le virent lenaitre.
La Saint-Louis tombe à la lin d'août : an
commencement de septembre, étant ou se
croyant malade, mais poussé avant tout par
sa jeunesse, Rousseau quittait Madame de
Warens, afin de se faire soigner à Montpellier.
Fatal voyage I Quand il embrassa sa mai-
tresse, au moment du départ, le charme était
rompu. 11 devait bien revenir, mais il ne devait
plus retrouver toute à lui la femme qu'il aimait,
et avec laquelle il venait de goûter ce qu'on
peut appeler l'idylle des Charmettes : celle-ci
avait duré environ dix. mois j)ris dans les
années ll'M) et 1737.
l'orliait de J.-J. Rousseau
(F) ;i|nvs iiiic copie du pastel de La Tnur)
r.i:s cii AHMi.i r;:s
I\)iir(jiioi .k'an-JiK(iiic.s s'cloigna-l-il du Ma-
dainc de WarcMis? Pourquoi celle dernière le
laissa-l-elie parlir? (.omment, a})rès les joies si
douces, si vives (ju'ils venaienl de cueillir
au cours de tleux années, le long des coleaux
de (Hianibérv, commenl ces amanls purent-ils
se séparer pour un courl intervalle, niénie
tlevant le prétexte d'un malaise à guérir?
Rousseau dit qu'il était dans un grand état
de faiblesse, et décrit les elTets de sa maladie
avec sa clarté et sa précision habituelles. Quant
au i)rincipe même du mal, il le fait consister
un [)eu gratuitement dans un polype au cœur.
Mais si malade qu'il fut, était-il nécessaire
d'aller jusqu'à Montpellier pour se faire soigner?
11 y avait des médecins à Chambéry, no-
tamment Salomon, médecin de Madame de
Warens. Son cas n'était pas désespéré, aucune
vraie consultation n'avait eu lieu et il pouvait
mener, .quoique souffrant, son train de vie
ordinaire.
Nous touchons ici à l'analyse délicate d'une
passion, d'une liaison, d'un attachement qui a
jeté sa llamme, et qui se ralentit, s'apaise, en
,■)() LHS CHARMETTES
attendant qu'il s'éteigne. Rousseau était trop
clairvoyant pour se faire illusion, et bien qu'il
ne nous dise pas tout dans les Confessions, il
en écrit assez pour nous éclairer.
Après avoir indiqué les effets de sa maladie,
il ajoute :
« Il est certain quil se mêlait à tout cela
beaucoup de vapeurs. Les vapeurs sont la ma-
ladie des gens heureux : c'était la mienne; les
pleurs que je versais souvent sans raison de
pleurer, les frayeurs vives au bruit d'une feuille
ou d'un oiseau, l'inégalité d'humeur dans le
calme de la plus douce vie, tout cela marquait
l'et ennui du bien-être qui fait pour ainsi dire
extravaguer la sensibilité. Nous sommes si peu
faits pour être heureux ici-bas, qu'il faut néces-
sairement que l'àme ou le corps souffre, quand
ils ne souffrent pas tous deux, et que le bon
état de l'un gâte presque toujours celui de
l'autre, n
V L'ennui du bien-être! » Pesez ce mot : il
A ous expliquera le départ pour Montpellier, et
i.i:s (;ii.\i'.Mi:rii:s •>!
la Ionique absence de Rousseau. Qiianl à Ma-
dame de Warens, quelle lui sou allilude en
présence de ce voyage? " Maman, dil Jean-
Jacques, loin de m'en détourner, m'y exhorte u
cl me voilà parti pour Montpellier. » Pcsex.
encore ces paroles, et vous comprendrez d'une
part l'aventure de Rousseau avec Madame de-
Larnage, le long de la roule, et d'un autre côté
la chute si attristante de la baronne entre les
bras dun homme inférieur comme Vinlzenried..
La vérité ici apparaît clairement à tout
esprit ([ui a observé et étudié la nature humaine.
La grande raison qui mit lin à l'idylle des-
Charmettes, c'est que Rousseau et >Lndame de
Warens n'en étaient pas au même degré de^
longitude de l'amour, au même stade de la
passion.
Rousseau n'avait que vingt-cinq ans en 173/.
Il s'élançait dans la vie avec la naïveté, l'en-
thousiasme, les rêves printaniers et charmants-
de la jeunesse. Sorti des vulgaires sentiers où
la pauvreté et l'abandon l'avaient contraint de
passer, son esprit, son cœur, tout son être
était dans la période ascendante; ses facultés-
7)2 LKS CHARMETTES
alleigiiaienl leur plus haut développemcul par
un travail intellectuel ininterrompu et niélho-
<lique; sa conscience s'épurait, entrevoyait la
beauté morale et ambitionnait les sommets ;
bref, il n'élait en réalité qu'au début du voya<>e
de sa vie d'homme. De plus, au fond de son
àme simple et timide, il sentait confusément
s'allumer le foyer de son génie.
Toute autre était Madame de Warens, Agée
alors de trente-sept ans, l'automne pour une
femme, elle avait passé la saison des idylles
j)rintanières ; elle n'en était plus aux délices
des débuts, où, pour que l'âme soit ensorcelée,
il suflit d'un sourire, d'un regard, d'une main
pressée, d'un baiser furtif, d'un mouchoir i)ar-
fumé, d'une rose donnée, d'une promenade
aux étoiles, d'un bleu myosotis envoyé dans
une lettre brûlante, bref, de toutes ces petites
attentions délicates qui révèlent le grand bon-
heur et le grand amour de deux jeunes amants,
et qui eussent ravi l'àme de Jean-Jacques.
Certes, elle avait encore, et elle conserva
jusque sous les rides le charme d'une nature
iiimante et bonne; elle était sensible toujours
i.i:s ciiAHMi I ri;s .).>
ïi la (loïK'cur (les aveux, cl grafieiiso, (.'lit'' se
complaisait dans les préliminaires harmonieux
cl lleuris, mais (juoi ([u'cn dise lîousseau, elle
clail sensuelle cl Noluptueusc — (\u moins c'csl
mon senliment — cl les amanls qu'elle avait
eus, notanmicnt M. de Tavel, le sophiste lettié,
lui avaient donné une exi)éiienee cl un entraî-
nement qui devaient parfois dérouter un novice
l'omme le timide Jean-Jacques.
Si j'ai bonne mémoire, il est dit dans
ri'lvan^ile : Ce ne sont pas ceux (|ui crient :
Seigneur! Seigneur! qui doivent posséder le
royaume des deux ! Ce sont les violents, ce
sont les énergiques qui l'enlèvent de foice, et
qui en jouissent !
Madame de Warens en était là. Sans doute,
les tendres soupirs, les belles déclarations ne
lui déplaisaient pas, car elle savait, par le fait
<le son éducation, apprécier toutes les délica-
tesses, mais elle avait parcouru déjà une vaste
carrière, et j'ai l'intime conviction qu'elle pré-
férait les actes aux paroles.
Loin de moi, juste ciel, la pensée de lui en
faire un reproche, de la condamner, de lui
.■)4 ij:s (:har>[i-:ttes
jcler ranathùme. Je la coinpiends avec son
Icmpéranieiil rapide, exigeanl et facile, comme
je comprends Rousseau avec son idéal })rinla-
nier, aussi brûlant peut-être, sinon davantage,
mais plus juvénile, plus langoureux, plus idyl-
lique.
Combien ils élaient ditTérenls dans le mys-
térieux et intime domaine des sens et de la
volupté ! Rousseau nétait qu'à l'aurore des
amours; Madame de Warens en traversait le
midi brûlant. Pouvaient-ils de la sorte vivre
longtemps dans la solitude des Cbarmettes ?
Non. Dix mois d'idylle avaient épuisé le cliarme,
éclosion première pour Jean-Jacques, tendre
nouveauté ou douce réminiscence pour sa
séduisante maîtresse.
Telle est à nos yeux la cause profonde,,
essentielle et fatale de la séparation. Il est des
raisons secondaires^ bien qu'importantes en-
core. Madame de Warens mettait peu d'ordre
dans ses affaires; elle n'avait jamais su com[)-
fer. l'allé le savait confusément. Pour remédier
au mal et combler les déficits d'argent qu'elle
senlail sous ses pas, elle se lançait dans des
I.i;S CIIAItMKTTFS .).)
iMilrcpriscs indnsliicllcs mal assises, des si)C'-
ciilalioiis iiniiièrcs, espérail des gains rapides,
el, étourdie [)ar des espéraiiees piohléinaliqiies,
.s'enfoneail daNanlage dans les embarras de
toute sorte. De là, de eonstanles préoeeupa-
tions qui réloignaienl des loisirs de l'amoui-
idyllique.
Pvousseau, au contraire, était un esprit or-
donné et clairvoyant. 11 devait trop à Madame
de Warens, qui l'avait recueilli et élevé, pour
prendre avec elle le ton d'un maître. Il se
■conlenlail de l'aimer et de la conseiller ten-
drement, mais il voyait, navré, s'accroître le
désordre, et son essor amoureux en était trou-
blé de même.
Ah 1 si ces deux cœurs s'étaient ouverts
ensemble au frémissement d'une tendresse
irrésistible; si leurs sens s'étaient allumés dans
la même saison de la vie; s'ils étaient partis
l)our se rencontrer d'horizons moins différents;
si, comme des fiancés, ils se fussent désirés de
la même volupté et serrés l'un contre l'autre
de la même étreinte juvénile, nul doute que
l'idylle des ("diarmettes n'eût duré plus long-
;")() ij:s chakmkttks
temps, el que celle liaison, l)asée alors sur
l'harmonie de la Nalurc, ne l'ùl devenue indis-
soluble.
Telle que Rousseau nous la révèle, elle ne
pouvail avoir la durée que seules les choses
ordomiées ont en ce monde.
Je trouve un curieux passage dans une lettre
attribuée à Madame de Warens, et que, jeune
tille encore, elle aurait écrite à une de ses.
amies :
« Tu m'as souvent répété, chère amie, disait-
elle, que l'amour ferait tous mes malheurs ;
que les nuits entières que je donnais aux
lectures romanesques, préparaient mon cœur
à la tendresse, que la musique et les concerts
seraient funestes à mon repos. Je riais, je
folâtrais quand tu cherchais à m'instruire :
maintenant qu'il n'est plus temps, je voudrais,
l'avoir écoutée. »
Cva lignes jettent une clarté précieuse à
travers l'âme de cette aimable femme. Elle
était née pour l'amour, son éducation l'y
m:s (;iiAiîMi:rn:s
.)/
])rL'|)ara, cl comme clic iivail pcidii sa mcrc en
naissant, et avait cpousc nn mari qu'elle n'aima
j)()int cl dont elle n'eut pas d'entant, elle se
laiica licncrcuscmcnt dans la eariicrc.
VI
'oiîSKUVATHUH, l'iiistoiicn (U's mœurs et
(les passions humaines ne doil pas
s'arrêter trop longtemps à l'analyse
des événements qui se dressent sur sa roule,
(^esl la besogne du moraliste qui distribue le
])làme ou l'éloge, et vise à enseigner la sagesse.
Loin de moi eette làebe attristante et eette
prétention. Pareil au voyageur qui, dans une
ville étrangère, s'arrête devant un beau monu-
nient et l'admire tel qu'il est, sans se perdre
dans l'histoire de son passé ou les eonjectures
<le son avenir, je me suis arrêté devant les dix
1)0 LES CHARMKTTES
mois d'amour que Rousseau passa aux C!liar-
metles de Chambéiy, et j'ai admiré de toute la
force de mon âme cette idylle embaumée de la
jeunesse d'un grand homme.
Qu'importe ce qui a précédé et ce qui a
suivi? C'est le lot de la misère humaine. Mais
je dis : là, sur ce coteau, deux éties ont vécu
solitaires et libres, ils se sont aimés, ils ont
connu des jours resplendissants, ils ont cueilli
les fleurs de l'idylle et chanté la chanson du
plaisir; oubliant tout, ils n'ont vu qu'eux dans
l'univers... En faut-il davantage pour offrir un
spectacle digne de vivre dans la mémoire
humaine, un exemple consolant pour les races
futures, avides, elles aussi, d'une félicité pa-
reille?
Admirons ces amants : il en est peu. ([ui,
au cours de leur existence, aient connu de
pareilles ivresses. Les siècles infinis toujours
les verront enlacés dans le jardin des Char-
metles, et ne cesseront i)oint de célébrer et de
bénir leur mémoire.
V
orssKAi parlil [)niir Monlpellier au
cominciiccMiTjnl de septembre 1737.
Sa piquante aventure avee Madame
(le Larnagc donna à son voyage un alliait
inattendu. Que ceux ([ui l'auraient oul^liéc la
relisent au Livre VI des (jju/'cssions. H resta
absent pendant plusieurs mois, et ne levint
aux ('harmettcs que dans le courant de jan-
vier 1738. Il se faisait une fêle de revoir Madame
de Warcns et l'avait prévenue de l'heure de
son retour. Mais elle ne l'attendait point.
Pendant l'absence de Jean-Jac(pies, elle avait
62 i.KS (;iiAnMi:TTp:s
})ris un aiilrc aiiianl ; l'iiiver était venu, adieu
les chansons du prinlenips si chères à Jean-
Jacques.
Racontant son arrivée, le philosophe écrit :
« De tout loin, je regardais si je ne la verrais
})()int sur le chemin, le cœur me hattait de plus
en plus à mesure que j'approchais. J'arrive
essoufflé, car j'avais quitté ma voiture en ville.
Je ne vois personne dans la cour, sur la porte,
à la fenêtre; je commence à me trouhler; je
redoute quelque accident. J'ouvre, tout est
tranquille. Des ouvriers goûtaient dans la
cuisine; du reste aucun apprêt. La servante
])arut surprise de me voir, elle ignorait ([ue je
dusse arriver. »
Est-il possible de mieux peindre un désastre
du cœur I La catastrophe morale ressort da-
vantage encore devant l'indifférence de ces
ouvriers attablés qui se reposent, de cette
servante qui n'a reçu aucun ordre, et qui sans
-doute croyait Rousseau j)arli ]K)ur toujours.
Plus loin, parlant de s;i maîtresse (ju'il va
LKS CHAI'.MKITKS 63
iclrouvcr dans sa chanilnt", il dit ce mot qui
tombe comme un t^laive : << \Jn jeune homme
était avec elle. » Ah ! l'idylle ancienne était
bien morte.
Cependant, l'arbre était si fortement enra-
ciné qu'il fallut près de quatre années encore
pour l'arracher complètement du sol de la
Savoie. Rousseau essaya de vivre isolé à côté
du couple nouveau. Mais il ne put se faire à
cet isolement, et se rendit à Lyon ou, pendant
une année, il fut précepteur des enfants de
M. de Mably.
u Je partis pour Lyon, dit-il, sans laisser ni
sentir le moindre regiel d'une séparation dont
auparavant la seule idée nous eut donné les
angoisses de la mort. •>
Quelle leçon dans cet aveu terrible ! Lhomme
fort regarde en face et froidement la destinée ;
sa philosoi)hie stoïcienne jette un trajiquille
défi à la faiblesse comme à la sottise humaine :
il ne connaît point les stériles regrets, et s'éloi-
64 LES chai'.mp:tti:s
gne en secoiiaiU vi<j;{)ureiisemcnl la j)()ussièrc'
de ses souliers.
Toiirmenlc cependant j)ar le souvenir de
son bonheur passé, frémissant encore à la
pensée des voluptés disparues, Rousseau ne
pouvait se plaire à Lyon. ^ Ce qui me rendait
luon état insupportable, écrit-il, était la com-
paraison continuelle que j'en faisais avec celui
que j'avais quitté ; c'était le souvenir de mes
chères Charmettes, de mon jardin, de mes
arbres, de ma fontaine, de mon verger, et
surtout de celle pour qui j'étais né, et qui
donnait de lame à tont cela. »
Un beau jour, n'y tenant plus, il quitte
M. de Mably, et revient tenter la fortlnie une
dernière fois auprès de Madame de Warens.
Vain espoir 1 Elle ne ressentait plus pour lui
qu'une paisible amitié. Il écrit à ce ])ropos,
dans les Confessions, ces paroles j)oignanles :
« Affreuse illusion des choses humaines !
VA\l' me reçut toujours avec son excellent cœur
(jui ne pouvait mourir qu'avec elle : Mais je
venais rechercher le jiassé (jui n'était i)lus, et
Li:s cFrAiîMF-rriKS 65
qui ne |)()uvait renailre. » Avant de partir })()iir
Lyon, il avait constaté « qu'elle prenait peu à
peu une manière d'être dont il ne faisait plus
])artie. » Une année d'absence n'avait lait
qu'étendre, que fortifier cette indifférence.
Cette fois, c'était bien la fin. Il se raidit
contre l'affreuse vérité, en prit courageusement
son partie et tourna ses yeux pensifs vers un
autre horizon. Pendant l'été de 1741, il quittait
(Ihambéry, et prenait la route de Paris, où
j)lus tard devait éclore et resplendir son éton-
nant génie.
Les habitants de la vieille cité savoisicnne,
([ui virent ce jeune homme modeste monter,
sans grand équipage, dans la diligence, ne se
doutaient guère que les principes de la Révo-
lution faisaient le voyage en sa compagnie, et
(|u'un jour sa plume réformerait les mœurs,
ferait frissonner les âmes, et, comme l'a dit
Lord Byron, " mettrait l'univers en feu et
l)()uleverserait les empires. »
Ces braves gens paisibles ne pensaient point
non plus que leur ville s'enorgueillirait dans
66 LES CHAHMETTES
l'avenir d'avoir abrité sa jeunesse, que les
savants et les érudils publieraient des éludes
sans nombre sur son séjour, et que les (Jiar-
mettes deviendraient un lieu de pèlerinage pour
le monde entier.
L'esprit souffle où il veut.
Et lui, quelle était sa pensée, à ectte lieure
toujours inquiète du départ ? Il avait le eœur
bien iJiros, j'en suis sûr, et devait faire un
violent effort pour contenir son émotion et ses
larmes. Lorsque la voiture s'ébranla sur le
pavé, quitta les murs de Cbambéry, et s'en-
gagea sur la grande route, il dut se retourner
une dernière fois, jeter les yeux sur le coteau
verdoyant qui fait face au pic du Nivolet, et
s'écrier du fond de son àme : 0 Cbarmettes,.
adieu, adieu pour toujours I
VIIÎ
AXS les pages rapides qui précèdent,
j'ai tenté d'exprimer les pensées et
les souvenirs qui me venaient à
l'esprit, lorsqu'au mois d'août 1893, je visitais
les Charmettes dans le recueillement et dans
l'allégresse.
Nul plus que moi n'est avide de ces prome-
nades solitaires, de ces visites pacifiques, de
08 LES CHAHMETTES
ces rcspccUieux pèlerinages que vivifie la mé-
moire d'un grand homme, d'un grand écrivain,,
d'un grand poète. C'hacpie année, j'accomplis-
un de ces voyages inlellecluels, qui me donnent
uuQ joie sans mélange, et élargissent l'horizon
de mes connaissances historiques et de mon
enthousiasme littéiaire.
Rousseau, jusqu'ici, a été le préféré. Mont-
morency, Ermenonville, Chamhéry, Neuchàtel
m'ont vu sur leurs rivages où résonne à jamais
le nom du penseur illustre. J'ai visité aussi
Genève, l'île Saint-Pierre, Annecy^ Môtiers-
Travers. Jadis j'étais quelquefois seul en ces
excursions si chères ; maintenant, j'ai un com-
pagnon fidèle, mon jeune fds, que j'initie ainsi
au culte immortel des lettres.
La maison des (".harmeltcs, comme je lai
dit, a eu un sort heureux : les hommes et le
temps l'ont respectée. Elle est là toujours sur
le coteau, caressée par l'air pur et vif des
montagnes, ayant l'aspect mélancolique et dé-
bonnaire des choses anciennes, mais cependant
co(]uettement conservée dans sa simplicité et
Li:s (:iiAiiMi-;iri-:s ()'.)
dans ses st)iiveiHrs, en un mol pleine (liin
attrait indéfinissal)le.
Nous vivons à une épcxjue où l'on aime les
(lélails précis et doeumentaiies : bien (pie cette
étude soit surtout une causerie de i)hilos()plie
et de poète, nous allons présenter quekiues
lenseigncmcnfs propres à satisfaire la curiosité
du lecteur, et au ])esoin à le guider dans un
voyage à Chambéry.
Il faut donc une bonne demi-heure i)our
aller à pied de Chambéry aux Charmetles, en
suivant le chemin montant dont parle Rousseau,
chemin bordé à gauche par un ravin, et à
droite par des terrains surélevés dont les talus
sont garnis de haies, de plantes et de tleurs,
pervenches, véroniques, aubépine, violettes,
roses des buissons, petits géraniums des bois.
M A mesure qu'on avance, dit M. Raymond,
lui des anciens possesseurs, le paysage devient
plus agreste : il prend même une légère teinte
sauvage, qui pourtant ne déplait pas. On en-
trevoit bientôt, par derrière les arbies, sur la
70 LES CHARMETTKS
droite, la poinle du loit de la maison : voici le
verger à droile du chemin, et la vigne au-dessus
du verger.
c( La maison est un i)eu élevée au-dessus
du chemin ; au-devant est une terrasse envi-
ronnée d'un parapet à hauteur d'appui ; ce
parapet est coupé par une grille à deux hattants
qui ferme l'entrée de la terrasse, sur laquelle
on monte par six marches de pierre. La lace
principale de la maison est tournée au levant,
et parallèle au chemin. C'est un petit hàtiment
régulier, de forme rectangulaire : il est couvert
d'un toit rapide, en ardoises, à quatre pans, et
surmonté de deux aiguilles. Les rustiques sont
au midi et sont attenants à la maison ; le jardin
est du côté du nord. »
Ainsi que je l'ai mentionné plus haut, sauf
le toit qu'il a fallu absolument remplacer, rien
n'a été changé, ni la grille basse de l'entrée,
ni les portes, ni les volets ou contrevents, ni
l'escalier, ni les meubles essentiels, ni le jardin
en terrasse, ni la vigne, ni les sentiers, ni le
chemin (jui suit la côte.
LKS CHAHMinTKS 71
La maison n'est pas habiléc, mais elle est
soigneusement entretenue dans son état d'aii-
trei'ois. Vn fermier, qui loge dans les dépen-
dances avec sa famille, en est le gardien. Il
me sembla, lors de ma visite, que Rousseau et
Madame de Warens étaient allés passer la
journée dans les environs, et que le soir on
devait les voir revenir de quelque village,
rapportant des fleurs.
(le qui frappa mon regard dés le seuil, ce
fut un vieux pied de glycine et un jasmin de
Virginie, qui contournent la maison du côté
du jardin, à la hauteur de l'étage. De l'avis
général, ce jasmin est certainement antérieur
à Rousseau. Ses branches abondantes et vigou-
reuses, sa verdure luxuriante, ses belles Heurs
louge-orange en forme de calice évasé retom-
baient, en ce moment, en festons magnifiques.
J'eus le sentiment que cet arbuste était très
vieux et avait vu de nombreuses générations,
et je me rappelai cette parole touchante de
Voltaire au marquis d'Argens : « Les arbres
([u'on a plantés demeurent, et nous nous en
allons r» Je cueillis une branche, que j'ai rap-
72 LES CHARMETTES
portée de mon voyage et qui a pris place au
milieu de mes souvenirs sur Jean-Jacques (1).
Je m'arrêtai aussi pour regarder, au-dessus
dé la porte d'entrée, les armoiries mutilées
des anciens et premiers propriétaires. La date
seule, IGGO, a été épargnée. Sur la droite, je
(1) A |ii"(ipo?i do ce jasmin, nous avons rccn. par routroniisi'
obligeante de ]M. Alhert Melzger, Ja note suivante qui émane
de M. Maurice Dêuarié, avocat, et botaniste émérite do la
Savoie :
(I II oxislo actuellemont aux Cliarmottcs, contre le mur do
la maison do Jean-Jacques Puiusseau, au levant, une glycine
dont les liranclies font presqu(> le toui- de la maison, et un
Jasmin de Virginie, sans parler d'un grenadier dont les ram(>aux
encadrent l'inscription de Hérault de Sécliellos. de deux vieux
rosiers, et d'un cliévrereuillo aujourd'liui desséché, mort sans
doute do vieillesse sans avoir vu l'aurore du vingtième siècle.
« La glycine n'existait c>rtainemeut' pas du temps di'
Tlousseau. Éq ell'et. celte ])lante. à laquelle les botanistes'
donnent les beaux noms de Wisto-in siiwusi.s. Aju'iis sinejisis.
Glycine siuensis, ne fut introduite à Paris qu'on 182.") par
Boursault. C°: ne fut qun quelques années après qu'elle fut
connue en Savoie, où elle ne tarda pas à Idctrôner le vieux
jasmin de Virginie (jui était alcu's l'ornement classique do nos
anciennes maisons de camjiagne.
« Le jasmin do Virginie (Zemuia radicmis, J{/i/,iOj>i'i
radivansi est depuis longtemps connu on France où il a été
importé do l'Amérique du Nord. 11 suffit de voir le vieux pied
de cette plante f{ui se trouve aux Cliarniettes pour seconvaincri'
qu'il existait déjà au siècle dernier.
« Ghambéry, mai lHOl. ..
Cl'est à la suili' d'une lollre de M. N'i^'lurien i^anbai. (]ui
voulait liien s'intér.'ssor .'i mes études sur Joau-Jacquos
lîoussean. (|ue j'ui obleuu celle consullation île botaniste qui
ne manciue pas d'injérèl. H. ]{.
I.HS CilAIOrKTTKS 73
vis la pienc encastrée dans la nui raille, qui
lut placée par ordre d'Hérault de Séchelles en
17'.)2, et qui i)orte l'inscription suivante, deve-
nue historique :
RcJuit par Jcan-Jacqiics habite,
Tu nie rappelles son génie,
Sa solitude, sa fierté.
Et ses malheurs et sa folie.
A la gloire, à la vérité
Il osa consacrer sa vie,
Et fut toujours persécuté
Ou par lui même ou par l'envie !
L'inscription complète, paraît-il. compre-
nait encore les deux vers suivants, qui ne
furent point gravés, faute de place :
Co)iteinploiis, au flambeau Je la Philosophie,
Un grand ho ni me et l' Humanité.
Quelques écrivains ont prétendu, et on a
répété depuis, que Madame d'Epina}' avait
composé ces vers. Cette opinion ne repose sur
aucune preuve. Madame d'Epinay, après le
départ de Rousseau, avait fait mettre à l'Ermi-
k
74 LES CHAP.METTES
Uif^e de Montmorency une inscription qui est
connue et authenîique, et que voici :
O foi, dont 1rs hriVaiits écrits
Furciit crccs dans cet humble Flcniiitagc^
Rousseau . plus éloquent que sao'c,
Pourquoi quittes-tu mon pays ?
Toi-même avais choisi ma retraite paisible :
Je t'offris le bonheur et tu Vas dédaigné :
Tu fus ingrat, mon cœur en a saigné,
Mais, pourquoi retracer a mon âme sensible ! ..
Je te vois, je te lis, et tout est pardonné !
On a dû raisonner par analogie pour attri-
l)uer à l'ainialjle femme l'inscription des Char-
nietles. INIais on s'est trompé, car Madame
d'Epinay mourut en 1783. Il y a tout lieu de
supposer que les vers cités plus haut ont été
composés par Hérault de Séchellcs lui-même,
qui était un écrivain et un lettré.
Quand il les fit placer aux Charmettes, il
était Commissaire de la (Convention, avec Ja<;ot
et l'abbé Simon, dans le dépaitement du Mont-
Blanc. Admirateur de Rousseau, imbu des
idées philosophiques nouvelles, et représentant
Li;S CIIAHMHTTKS 75
(lu peuple, Héiaull de Séchelles avait tous les
litres pour honorer eelui ([ue la (lonvenlion
regardait comme l'apôtre des temps nouveaux,
le rénovateur de la société, le père de la
I\évolution.
Le rez-de-chaussée est composé d'un vesti-
bule, puis, à gauche, d'une petite cuisine qui
n'avait pas cette destination autrefois ; ensuite,
à droite, d'une première pièce, la salle à man-
i^er, où était jadis la cuisine, et d'un salon
communiquant directement avec le jardin,
enfin de quelques autres petites j)ièces qui
servaient de « relira<^es », comme on dit ,en
Savoie.
Aux murs sont trois portraits de Madame
de Warens, d'après les originaux de Lausanne^
de Londres et de Boston en Amérique. Le
soi-disant portrait de Londres est attribné à
La Tour, celui de Boston est sûrement de Lar-
gillière. C'est l'érudit ]NL Albert Metzger qui
a offert ces portraits au musée des Charmettes.
Il en a tracé d'ailleurs l'historique avec compé-
tence dans un de ses ouvrages. On lui doit aussi
d'autres souvenirs, notamment des extraits de
7() LI-:S C.MAnMETTKS
la nia[)i)e de Chambciy de 1730, docmucnt
précieux qui permet d'établir une comparaison
avec l'élat acluel de ces parages.
Rousseau, lui, est représenté par deux por-
traits qui ornent le salon : l'un, assez grand
et peint à l'huile, constitue un souvenir histo-
rique. I^endant la Révolution, la numicipalité
de Chambéry, à l'occasion d'une fête patrioli-
quc, voulut rendre homm;ige à Rousseau, dont
la mémoire était partout exaltée, et fit placer
cette peinture aux Charmettes.
L'autre j)ortrait, peint à la gouache, d'après
l'original qui est à Annecy, par M. Charles
(k)pj)ier, re[)résente Jean-Jacques adolescent ;
du moins on l'a toujours cru. Il est coifîé
d'une sorte de toque, qui involontairement
fait songer au bonnet d'Arménien que le phi-
loso])he porta plus tard.
Nous avons examiné ce portrait avec une
attention particulière, et tout nous lait croire
que c'est bien là Rousseau. Qu'on le conq)are,
en elVet, avec celui que fit Ingouf dans la suite
et qui est si caraciérisliquc : on constatera,
malgré la différence des âges, les mêmes traits.
LES CHARMETTES / /
îe même air, les mêmes yeux, le même fond
<le physionomie. Ici, c'est la jeunesse, là c'est
l'âge mûr confinant à la vieillesse ; mais, dans
les deux images, c'est toujours Jean-Jacques
pensif, sérieux, le regard plein de méditations
et de rêves.
D'autres portraits gravés se remarquaient
iiutrefois aux murs du salon ; ils représentaient
des contemporains illustres de Rousseau : Vol-
taire, Diderot, Bufibn, Helvétius, d'Alembert,
le grand Frédéric...
Un registre est déposé sur la table du salon:
les visiteurs peuvent y écrire leurs noms et
les réflexions que leur inspire le souvenir des
deux amants. Il y aurait de curieuses citations
à prendre dans les pages de ce registre com-
plaisant (1).
(Il Arsi-ne Iloussavi' avait relevi' là plusieurs citations,
■celles-ci notainiiiPiit :
« Tu étais si l)ien ici, ô Joan-.Jacquos ! Pourquoi n'y cs-lu
pas resté ? — Mariifs, sei'fjent-i/injor décore.
« Tu y serais encoi-e et bien heureux : mais, comme
Napoléon," tu as voulu avoir ton Sainte-Hélène. — Un cq^i-
« O Itousseau ! Tu as aimé sur la terre comme on aime
•ilans le ciel. — Madarne X.
« Étant venu à Ghambéry pour y faire procéder à une
7(S * LES CHAHMETTES
En revenant au vestibule, on monte à l'étage
par un escalier intérieur construit en pierres
de taille et composé de deux rampes. Sur le
premier palier, à gauche, se trouve l'entrée
d'une chambre et d'un cabinet pratiqués sur un
caveau et sur la cuisine actuelle, et qui autrefois
étaient dans un état difTérent. Sur ce palier
aussi est une porte extérieure qui s'ouvre sur
une petite esplanade derrière la maison.
C'est à propos de cette esplanade que Rous-
seau dit dans les Confessions : « Deux ou trois
fois la semaine, quand il faisait beau, nous
allions derrière la maison prendre le café dans
un cabinet frais et toulfu, que j'avais garni de
houblon, et qui nous faisait grand plaisir pen-
dant la chaleur. Nous passions là une petite
heure à visiter nos légumes, nos Heurs, à des
entretiens relatifs à notre manière de vivre et
recliticaliûii de iiioa nom à propos de mon mariatii' avec
Mademoiselle Croqu«ler (Carolinel, je u"ai pas voulu quitter
celte cliarmaute ■ville sans avoir vu l'heure à la montre lic
Jean-Jacques. — Léonard.
« .Simple bourgeois de Paris, Je suis venu avec mon ('-pouse
pour visiter les Cliarmcttes, et joignant l'utile à l'agréable, faire
de cette promenade une leçon sur les égarements d'un cœur
trop tendre. — Arthur I)/il>os\
LES CHAIOIKTTES /O
qui nous en faisait mieux sentir la douceur. »
La seconde rampe conduit à deux portes :
l'une donne accès dans un vestibule transformé
en chapelle ou oratoire. Du temps de Madame
de Warens et de Rousseau, on y célébrait la
messe. Dans le rétable de l'autel, on aperçoit
la pieuse image de Notre-Dame d'Einsiedeln,
lieu de pèlerinage très populaire en Suisse,
dont la baronne, comme on le sait, était ori-
ginaire.
Avant elle, la chapelle se trouvait installée
en dehors de l'habitation, dans un petit bâti-
ment voisin, situé sur le bord du chemin
d'arrivée. On croit généralemeut que ce fut
Madame de Warens qui transforma cette petite
construction en laboratoire pour ses expé-
riences et préparations chimiques et pharma-
ceutiques, et en four approprié à ce genre
d'exercices qu'elle affectionnait. Sous le règne
galant de Louis XV et de Madame de Pompa-
dour, ces petites chapelles privées étaient fort
à la mode.
De cet oratoire, on passe dans la chambre
à coucher de la baronne : elle est à peu près
80 LES CMAHMETTES
carrée, assez vaslc, et 1res éclairée par trois-
fenêtres, une au levant et deux au nord avec
une vue étendue et fort agréable. Otte chambre
occupe tout l'angle de la maison nord-est.
« Elle est bien telle qu'elle fut habitée en 1720,
dit une notice locale. Le plancher, le plafond,
les portes, la cheminée portent le cachet irré-
cusable de l'époque. Le plancher a même un
cachet d'usure et de vétusté qui demanderait
une réparation urgente, si ce n'était un plan-
cher historique. Les attiques des portes sont
ornés, comme au rez-de-chaussée, de dessins
japonais. Les papiers peints qui garnissent les
murs, en partie décollés par le fait du temps,
ont une solidité remarquable; les Heurs qui les
couvrent sont très bonnes comme dessin et
comme couleurs. Madame de Warens logeait
en maison meublée aux Charmettes, et son
l)ail, découvert dernièrement, dit que la liste
du mobilier sera annexé à l'acte.
« La plupart des meubles datent de cette
époque, les rares pièces d'ameublement, qui
avaient été aj)})orlées par les propriétaires.
i,i:s (:nAHMi;rii:s 81
successifs depuis Jcaii-Jacfjucs lîousscnu, ont
été éliminées avec soin . <>
La liste tlu mobilier de Madame de Waiens
n'a jamais })U être retrouvée. L'étal de conser-
vation du papier dont il vient d'être question
est surprenant, et cependant il a plus d'un
siècle et demi. L'objet qui retint davanta<ïC"
mon attention dans la cliambre de la baronne
l'ut son miroir. Que de lois, me disais-je, cette
glace a réfléchi son aimable visage, quand elle
arrangeait pour la nuit, ou pour le matin, ses-
beaux cheveux cendrés! " 11 était impossible,
dit Rousseau, de voir une plus ])clle tête, un
plus beau sein, de plus belles mains et de plus-
licaux bras. »
Vi\ corridor conduit à la chambre de
Rousseau, qui se trouve directement au-dessus^
du vestibule du rez-de-chaussée : elle est située
au levant, et a deux fenêtres, ainsi que deux
alcôves. Le meuble de celte pièce, qui m'a
surtout intéressé, est une chaise longue sur
laquelle Jean-Jacques avait l'habitude de se
82 LKS CHARMETTES
reposer, quand il se trouvait fatigué ou malade.
La porte de cette chambre a encore la chatière,
la serrure, la peinture et les ferrures du temps.
Il y a quelques années, les visiteurs du
Salon des (<hamps-Elysées remarquèrent un
tableau charmant représentant Jean-Jacques
Rousseau et Madame de Warens, au temps de
leurs amours, pendant l'idylle troublante de
1737. Il avait pour auteur un peintre lyonnais,
jNI. Félix Bauer, dont le talent déjà remarqué
s'affirma éloquemment par cette composition,
(^est une scène sentimentale qui se passe dans
la chambre même de Rousseau, et qui résume
admirablement tout ce que nous avons pu écrire
en cette étude sur ce thème délicat. Viw repro-
duction de cette œuvre gracieuse figure dans
le petit musée des CJiarmettes. Il faut avouer
([ue c'est bien là sa place.
Après avoir parcouru les appartements, le
visiteur descend dans le jardin (( si intéressant
(comme l'a écrit j\I. Caumont-Bréon, un de mes
compatriotes de Bourgogne), par les heureux
moments qu'y passa Jean-Jacques à cultivei'
Li:s (:nAH.Mi:i I i:s 83
les Ik'iirs, à soi<^iu'r les jiheilles, à éliulier la
l)hil()S()|)liie, la géoi>ra|)hie, l'algèbre, l'aslro-
iiomie, le latin, el en seandant presque lous
les vers de Vii'gile. <>
(Vest un reelangle assez long, divisé par une
allée eenlrale : celle-ci est coupée à angles
droits dans son milieu par m\Q autre allée, et
le terrain se trouve partagé de la sorte en
quatre carrés égaux, avec des plates- bandes
garnies de Heurs. A l'extrémité du jardin, à la
place où sans doute étaient les ruches affec-
tionnées par Rousseau, les i)ossesseurs actuels
ont dressé un berceau de chèvret'euille et de
clématites sous lequel il est agréable de s'asseoir
et de méditer. Au-dessus du jardin apparait la
vigne, limitée par le chemin fameux que le
philosophe a immortalisé.
Le })ropriétaire des (Iharmcttes, du temps-
de Madame de Warens, était M. Noirey,
gentilhomme savoyard. Elles passèrent ensuite
entre les mains de la famille Mollard, puis un
chanoine de la cathédrale de CJiambéry en
devint acquéreur : il s'appelait l'abbé Jean-
84 LES CHARMETTES
Baptiste -Gabriel Deregaid (de Vais). Celui-ci
les céda à M. Bcllemiii, sous-préfet de Saint-
Jean-de-Maurienue, qui les vendit en 1810 à
M. Raymond, érudit, lettré et savant, qui publia
de nombreux ouvrages, notamment des éloges
de Biaise Pascal et de Joseph de Maislre, et un
livie curieux intitulé : Métaphysique des éludes.
Dans ce travail, l'auteur examine l'état des
méthodes dans la culture des lettres et des
sciences, et parle de leur inllucnce sur la
solidité de l'érudition. Il a laissé aussi une
Notice sur les (^harmettes. Nous en avons cité
un passage.
Le petit domaine est resté jusqu'à nos jours
dans la famille de M. Raymond. Son lils d'abord
en hérita. En mourant, celui-ci le laissa à son
gendre, le docteur Dénarié. Actuellement, ce
sont les enfants de ce dernier qui possèdent la
retraite du ])hilosoplie et de son amie, abri
modeste qui est devenu plus célèbre que le
palais des empereurs et des rois. Récemment
mises en vente à l'amiable, les Charmettes
n'ont pas trouvé acquéreur. Le prix demandé
-t'tait 150.000 francs.
LKS CMAI'.MKTTKS 87)
M. Raymond et les membres de sa famille
se sont toujours montrés resi)cctucux des sou-
venirs attachés à leur demeure. Elle est main-
tenue, grâce à eux, ainsi que nous l'avons dit,
dans son état ancien, et est accessible à tous
ceux qui veulent la visiter et y faire un pcleri-
na£fe .
Les disciples de Rousseau, les fidèles du
grand homme, et, du reste, les philosophes et les
lettrés en général doivent à la famille Raymond
la même reconnaissance qu'au prince Constan-
tin Radziwill, possesseur actuel du domaine
d'Ermenonville, ami des lettres et des arts, et
soucieux, lui aussi, de conserver dignement
les souvenirs de l'auteur iVEmilc.
Voilà ce que nous écrivions en 1901.
Depuis lors, en fin de comiDte, les proprié-
taires des CJiarmettes abaissèrent leurs préten-
tions à la somme de 50.000 francs, et ce fut
la ville de Chambéry, aidée par le Gouverne-
ment, qui, en 1905, acheta la maison célèbre.
Elle est aujourd'hui propriété de la ville de
Chambérv et classée comme monument histo-
86 LES CHAHMKTTKS
riqiie. M. Antoine PeiTier,sénaleur de la Savoie,
devenu depuis Ministre de la Justice, déploya
un grand zèle dans ces circonstances ; c'est
grâce à lui surtout qu'elle fut sauvée de la
démolition et de la ruine : son nom et sa
mémoire resteront chers aux amis et admira-
teurs de Rousseau.
Les Charmetles ! Ermenonville 1 Les deux,
points extrêmes de la carrière de l'écrivain !
Ici, le berceau de son génie^ l'asile de sa jeu-
nesse amoureuse ; là, le dernier abri où il re-
posa sa tête sublime, et où il mourut ! Ici,
les jours ignorés, mais heureux ; là, le terme
de lorageux voyage et un tombeau auréolé
de gloire !
En ces dernières années, le mausolée d'Er-
menonville qui, nul ne l'ignore, est un monu-
ment d'art élevé dans l'île des Peupliers,
commençait à s'alïaisser et à s'effViter sous
l'injure du temps. Le prince (Constantin Hadzi-
will fit faire avec soin les réparations néces-
saires, et le tombeau aujourd'hui a repris sa
splendeur première .
I.KS CHAiniKTTKS <S /
On se rappelle sans doute qu'à ce moment
(on était à la fin de 1897) des doutes s'étant
élevés sur le transfert réel des restes de Rousseau
mi Panthéon pendant la Révolution, le prince
ordonna des fouilles dans les profondeurs du
monument. On n'y trouva point le cercueil
du philosophe, qui fut découvert quelques
semaines plus tard (18 décemhre 1897; dans
le sarcophage du Panthéon, en même temps
que celui de Voltaire. Deux problèmes histo-
riques se trouvèrent résolus, ce jour-là. On
constata d'abord que les cendres des deux
écrivains n'avaient jamais été profanées, comme
on l'avait répété longtemps ; ensuite, que Rous-
.seau ne s'était point suicidé d'un coup de
pistolet, ainsi que ses ennemis l'avaient fait
croire, car on retrouva son crâne absolument
intact. J'étais là, j'ai vu, et je parle avec une
certitude absolue.
Comme les Charmettes, comme le tombeau
d'Ermenonville, l'Ermitage de Montmorency,
pendant longtemps, fut de même soigneusement
conservé et entretenu : mais, en 1898, un
malheur s'abattit sur lui ; il devint la propriété
<S<S LES CHAUMETTES
d'un étranger l)aii)aie, qui, pour de i'ulilcs
considérations, ne trouva rien de mieux que de
faire démolir à moitié cette maison célèbre
que l'univers entier avait visitée, et poussa
l'impiété littéraire jusqu'à vouloir la débaptiser.
Je suis étonné qu'il n'ait pas tait savoir au
monde que désormais Rousseau serait oublié
à Montmorency, et que personne ne devrait y
prononcer son nom (1).
C'est un devoir sacré pour les pouvoirs
publics, pour l'Etat, ainsi que pour les dépar-
tements et les communes, de veiller sur les
maisons historiques, de les acquérir, de les
entretenir, de les orner, d'en faire des lieux de
pèlerinage intellectuel, et de les léguer intactes
avec leur gloire aux générations de l'avenir.
(1) La diarmanlo vilh^ ilo Mdnlinorency iiossi'ilc un prlil
iiiu.Sf'C en l'IidiiiiiMir ih^ l'iousscau.
Jl a rlé inanuiiré Je S janvier iS'.t'.t.
IX
i: nombreux écrivains ont consacré
aux (^harnielk's des pages émues.
Tous s'attendrissent sur la destinée
de Madame de Warens, et rendent hcmnii:<-e
au génie de Jean-Jacques qui a fait vivre à
jamais ces lieux dans la mémoire des hommes.
L'àme tendre de Michelct se plaisait à errer
sur le coteau de C.hambéry. Qui, mieux que le
grand historien, pouvait en ressusciter le poéti-
que attrait ?
" Rousseau, dit-il, est l'àme de la jeunesse.
On ne sait d'où cela vient, mais depuis que
90 LES CHARMETTES
cette parole ardente s'est répandue dans les-
airs, la température a changé ; c'est comme si
une tiède haleine avait soufflé sur le monde ;
la terre commence à porter des fruits qu'elle
n'eut donné jamais. Q'est-ce que cela? Si vous
voulez que je vous le dise, c'est ce qui trouble
et fond les cœurs, c'est un soufile de jeunesse;
voilà pourquoi nous cédons tous... Les Confes-
sions qui paraissent après la mort de Rousseau
semblent un soupir de la tombe. Il revient, il
ressuscite, plus puissant, plus admiré, plus
adoré que jamais dans la divine montagne des
("diarmettes. »
Lamartine fit plus d'une fois le pèlerinage,,
et, comme il le raconte dans Raphaël, il mena
Elvire dans la maison consacrée. 11 y a des
pages exquises dans ses récits, notamment ce
j)assage :
(« J'aime à me rappeler ma première visite
aux Charmettes. Nous montions, en discourant
de cet amour de Jean-Jacques, le sentier rocail-
leux au fond du ravin qui meneaux (Miamielles.
r.KS CIIAHMETTKS '.Il
Nous étions seuls. Les cheviiers nièine avaient
(juitté les pelouses sèches et les haies sans feuil-
les. Le soleil hrillait à travers quelques nuages
rapides ; ses rayons, plus concentrés, étaient
chauds dans les flancs ahrités du ravin. Les
rouges-gorges sautillaient presque sous nos
mains dans les buissons. Nous nous arrêtions
de temps en temps, et nous nous asseyions sur
la douve du sentier, au midi, pour lire une
l)age ou deux des Coiifessioiis, et pour nous
identifier avec le site. »
Sainte-Beuve, ce maître dans l'analyse du
sentiment, ne pouvait oublier d'arrêter sa i)en-
sée sur les Charmcltes. Parlant du talent ])ro-
digieux de llousseau pour peindre ses émotions
passées, il écrit :
« Le moment où il fut donné à ce cœur neuf
encore de s'épanouir pour la première fois, est
le plus divin des Confessions, et il ne se retrou-
vera plus, même quand Rousseau sera retiré à
l'Ermitage... Rien n'égalera comme légèreté,
comme fraicheur et allégresse, la description
92 LES CHARMETTES
de la vie aux Charmelles. Le vrai Ijonlieur de
Rousseau, celui que personne, pas même lui,
ne sut lui ravir, ce fut de pouvoir évoquer
ainsi et se retracer, avec la précision et l'éclat
qu'il portait dans le souvenir, de tels tableaux
de jeunesse jusqu'au sein de ses années les
plus troublées et les plus envahies. )
Il y a plus de vingt ans, j'ai lu le livre
qu'Arsène Houssa3'e a consacré aux Charnieltes.
J'avais noté alors une page qui est restée dans
ma mémoire. J'ai relu récemment cet ouvrage,
et le même passage m'a ému profondément
comme autrefois. Il s'agit des derniers jours de
Madame de \yarens, au faubourg Nezin, jours
de navrante misère. Arsène Houssaye s'exprime
ainsi :
« Elle ne voyait plus le bleu des Charmetles,
ni les vignes qui montent plus haut, ni ces
bêtes qui pâturaient plus haut encore, à qui
tant de fois, avec Jean-Jacques, elle donnait
une poignée d'herbe toute fraîche dans sa
i
Li:S CHARMETTES 93
l)laiiche main. Héroujuc et résignée, elle a
soiifTcrt les mille moiis de la misère. Kl à la
lin on l'a couchée dans le cercueil el on l'a
portée dans le petit cimetière de Lémenc, où
les Saint-Preux et les Werther de l'avenir cher-
cheront vainement son épithaphe. »
A coté de ces noms illustres dans les lettres,
je veux citer en terminant un auteur peu connu,
M. Frédéric Thomas, qui a exprimé jadis une
idée originale au sujet des Charmettes.
« O privilège du génie ! dit-il, un vagahond
passe dans la rue ; il entre sous votre toit, y
dresse sa tente, ou y fait son nid pour quelques
jours à peine. C'est assez. Votre maison n'est
plus à vous^ et ne sera plus désormais à per-
sonne. Il vous la confisque en la consacrant ;
il en fait une relique et un temple. A l'instant
tous les propriétaires antérieurs et tous les
propriétaires futurs sont expropriés pour cause
d'immortalité puhlique, si l'on peut ainsi dire,
et par qui sont-ils dépossédés ? Par un pauvre
1)4 LES CHARMEÏTES
<liable qui n'a ni feu ni lieu, et qui pourtant
devient le propriétaire éternel et incommulable
de leur domicile. Qui ose prétendre encore
<[ue les hommes de génie sont pauvres ! »
M. Chantelauze, Thistorien du cardinal de
Retz, mort en 18cS8, avait fait, lui aussi, le
j)élerinage des Charmcttes. Dans une lettre à
Madame de Valazé, en date du 24 mai 1885,
lettre complètement inédite, il s'exprime ainsi:
« Non, je n'ai point oublié nos délicieuses
promenades en Savoie et en Suisse, non je n'ai
point oublié les Charmettes, et toutes les fois
(pie j'ai relu les Confessions, ce qui m'arrive
une fois l'an, je me suis souvenu avec mélan-
colie de la belle journée que nous avons passée
dans la maisonnette qui abrita les étranges
amours de Jean-Jacques et de Madame de
Warens. J'ai fait une collection de toutes les
vues des Charmettes, ainsi que de toutes les
gravures qui se rapportent aux Confessions, et
je trouve un charme infini à les contempler,
en lisant le chef-d'œuvre de Rousseau. »
LES CIIARMKTTKS 95
Parmi les éciivains contemporains (|iii ont
parlé des Cliarmettes, je me ferais scrupule de
ne pas citer M. François Mugnier, conseiller à
la Cour d'appel de Chambéry, à qui je dois
d'ailleurs une sincère reconnaissance pour un
portrait rarissime dune amie de Jean-Jacques,
qu'il a bien voulu m'envoycr.
M. François Mugnier, dans son beau livre :
Madame de Warens et J.-J. Rousseau, a écrit
quelques pages attendries. Ainsi, parlant du
dernier logis de la baronne, il dit : « Les
épaves des temps meilleurs, dont elle put
parer ce logis, ne furent ni nombreuses, i;i bien
ricbes; mais le soleil l'inondait de ses premiers
rayons. Elle y récbauftait aux ardeurs du midi
ses membres perclus; et, le soir, après avoir
parcouru le lointain borizon des montagnes
blanclies et roses, ses yeux se reposaient sur le
coteau des Cbarmettes. Quelles étaient ses
pensées à ces beurcs de solitude et de recueil-
lement? Dans le malbeur avait-elle le souvenir
poignant et doux aussi, des temps beureux? »
Plus loin, il rappelle le voyage que Rousseau
fit à Cbambéry à la fin de juillet 1768, et il
1)6 LES CHARMETTES
s'exprime ainsi : c Ixousseau n'a raconté nulle
part, croyons-nous, ce court voyage d'environ
vingt jours. Il n'est pas difficile, cependant, de
s'en rendre compte. Certainement, il accepta
l'hospitalité que M. de Conzié lui avait otîerte
si souvent. Ils firent ensemble le pèlerinage au
cimetière de Lémenc ; et dans les tièdes nuits
de juillet et d'août, au pied des Cliarmettes,
ils causèrent de la morte et de leur jeunesse.
Dès l'aube, Jean-Jacques put aller herboriser
sur ces monts où Claude Anct, trente-cinq ans
auparavant, lui avait enseigné les éléments de
hi botanique, cette science qu'il méprisait alors,
et à laquelle il s'adonnait maintenant avec tant
d'ardeur. Il eut des heures d'oubli du présent
et de ressouvenir ; mais sa gloire l'avait suivi
et ne lui permettait plus le repos. »
Ce sont là de belles paroles. Je suis heureux
de les rapporter.
Nous pourrions multiplier ces citations, car
les h'storiens, les poètes, les romanciers, les
moralistes, à l'étranger, comme en France, ont
parlé des Charmeltcs. Celles que nous venons
I
ii'li-.nl lie lîoiis.soau et vuo do son lninhcaii ;ï l'ifiiii'iiniix illi
ll^i|ir('> une cshiiiiiic :nii-iciiiic|
LKS CHAHMF.TTKS 97
de lairc nous paraissent siiffisanles pour le
cadre de celte étude. Elles résument, d'ailleurs,
les différents aperçus qu'ont fait naître le séjour
de Rousseau, et le récit, unique au monde,
qui remplit le sixième Livre des Confessions .
Toutefois, je tiens à citer encore une pa^e
intéressante que je trouve dans le Voyage en
Italie pendant l'année 1789 de Arthur Young (1).
Le voyageur anglais passe à Chambéry et écrit :
u Je brûlais d'envie de voir les Cbarmettes,
le chemin, la maison de campagne de Madame
de Warens, le vignoble, le jardin, en un mot
tout ce qu'avait décrit le pinceau de l'inimi-
table Rousseau . Madame de Warens avait
quelque chose de si délicieux, de si aimable
dans le caractère, malgré ses faiblesses ; — sa
constante gaîté et sa bonne humeur; — sa ten-
dresse et son humanité ; — ses spéculations
d'agriculture ; mais surtout l'amour pour
Rousseau ont i^ravé son nom dans le cœur du
Hi Paris, chez Ficus, libraire, an V de la ItépuMiijuo
( 179(11, 1 volume in-1":^.
98 LES CHAHMETTES
petit nombre d'êtres dont la mémoire est unie
avec la nôtre par des liens qu'il est plus aisé de
sentir que d'exprimer. . . La maison ne pouvait
que m'intércsser, et je la contemplai avec
émotion ; elle me plut, quoique nous fussions
dans le triste mois de décembre. Je parcourus
quelques coteaux, qui étaient sans doute les
promenades qu'il a si agréablement décrites. Je
retournai à Chambéry, le cœur plein de Madame
de Warens. »
Arthur Young donne ensuite l'acte mortuaire
de la protectrice de Uousseau, extrait du regis-
tre de la paroisse de Saint-Pierre-de-Lemenc,
et certifié conforme par le curé de lépoque
A. Sachod, 24 décembre 1789.
X
I
N s't'mbarquant pour Paris, Jean Jac-
ques avait emporté avec lui le pres-
tige des Charmettes. Ce n'est que
longtemps plus tard que son nom et sa gloire
devaient l'y faire renaître. Madame de \A^arens
y séjourna encore jusqu'en 1749. Ses entreprises
industrielles périclitèrent ; la malheureuse
femme fut la dupe de nombreux aventuriers
et le désordre de ses afTaires alla en s"accen-
tuant. Par bonheur, elle rencontra un vieux
seigneur, le marquis d'Allinges, qui la prit en
amitié. Il la logea à Chambérv dans une maison
100 LKS CHAHMETTES
qui lui appartenait, au faubourg Reclus, no 13
Cette maison existe encore et on peut la visiter.
Après la mort du marquis d'Allinges, Ma-
dame de Warens se trouva dans une situation
tout à fait précaire, et vécut dans une gêne
confinant à la misère. Maintes fois Rousseau
lui vint en aide, en lui envoyant des sommes
d'argent, et en acceptant les petites lettres de
change que de temps à autre elle tirait sur lui.
Elle finit par aller habiter dans le faubourg.
Nezin, no 66, et c'est là qu'elle mourut à l'âge
de 63 ans, le 29 juillet 1762.
Voici l'extrait mortuaire de la pauvre femme
à Chambéry, tel que le rapporte Arthur Young :
Le 30 juillet 17G'2, fut enterrée dans le cimetière de
Lemenc, dame Louise-Françoise-Eléonore de la Tour,
veuve du seigneur baron de Warens, née à Yevay,dan&
le canton de Berne, en Suisse, qui mourut hier à dix>
heures du soir, comme une bonne clirétienne, après
avoir reçu les derniers Sacrements, âgée de soixante-trois
ans. Elle avait aljjuré la religion protestante depuis en-
viron trente-six ans. et avait depuis vécu dans la nôtre.
Elle termina sa carrière dans le faubourg de Nesin, où
elle résidait depuis liuit ans, dans la maison de M..
LES CHARMETTES 101
Crépine ; elle a auparavant demeuré au Reclus, pen-
dant environ quatre ans, maison du marquis d'Alinge ;
elle a, depuis son abjuration, passé le reste de sa vie
dans cette ville.
Gaime. curé de r.enienc.
Arthur Young donne ensuite cette pièce,
dont nous parlons plus haut :
Je soussigné, curé actuel de la dite paroisse de Lemenc,
certifie avoir transcrit le présent du registre mortuaire
de la paroisse du dit lieu, sans rien ajouter ou retrancher
et. après l'avoir collationné, l'avoir trouvé conforme à
l'original ; en foi de quoi j'ai signé le présent.
A Gliambérj', le 2'j décembre 1783.
A. Sachod, curé de Lemenc.
Quant à Jean-Jacques, nous n'avons pas ici
à raconter sa vie. Tous savent que les étapes
en sont marquées par des chefs-d'œuvre. Les
Charmettes ne cessèrent jamais d'être chères
à son cœur. Il n'évoque jamais leur souvenir
sans attendrissement. C'est ainsi qu'il dit, après
son installation à l'Ermitage : « Au milieu des
biens que j'avais le plus convoités, ne trouvant
point de pure jouissance, je revenais par élans
sur les jours sereins de ma jeunesse, et je
102 LKS CHARMETTES
m'écriais quelquefois en soupirant : « Ah ! ce
ne sont pas encore ici les Charmettes ! »
A la fin des Confessions, parlant de son
séjour à l'île Saint-Pierre, il raconte ses excur-
sions champêtres, et dit qu'il éprouvait une
grande joie à cueillir des fruits, car « cet
amusement lui rapj)elait la douce vie des
Charmettes. »
Durant les beaux jours de son idylle^, Rous-
seau avait écrit un petit poème, intituléle Verger
des Charmettes : les vers en sont médiocres. Ils
furent composés sans doute pour être montrés
au roi de Sardaigne, Victor-Amédéc, protecteur
de Madame de Warens. On comprend, par ce
que dit le poète, que sa bienfaitrice et lui
étaient fortement calomniés, et que les envieux
cherchaient à leur nuire activement. Ce poème
est une sorte de plaidoyer contre de venimeux
fripons.
On devine aisément tout ce que ceux-ci
pouvaient diie et faire. A ce titre, les vers de
Rousseau ont un intérêt spécial. J'aurais été
bien étonné, si la calomnie eut épargné les
deux amants, et n'eut dressé contre eux des
LES CHARMKTTES 103
embûches criminelles. La bassesse est partout,
et son rôle est d'attenter sournoisement au
bonheur qui passe en souriant. Couples heu- î
reux, dérobez vos félicités à tous les re<*ards 1 i
Voici quelques vers du Verger des Cliar-
mettes :
Verger, cher à mon cœur, séjour de V innocence^
Honneur des plus beaux jours que le ciel nie dispense^
Solitude chiimiante, asile de la paix,
PuissJ-je, heureux verger , ne vous quitter jamais !
Sans crainte, sans désirs, dans cette solitude,
Je laisse aller mes jours exempts d'inquiétude :
Oh ! que mon cœur touché ne peut-il à son gré
Peindre sur ce papier, dans un juste degré.
Des plaisirs qu'il ressent la volupté parfaite !
S'adressant à Mme de Warens, Jean-Jacques
s'écrie :
Oui, si quelques douceurs assaisonnent ma vie,
Si j'ai pu jusqu'ici me soustraire a l'envie,
Si le cœur plus sensible, et l'esprit moins grossier y
Au dessus du vulcrairc on m'a vu m' élever.
104 LES CHARMETTES
Enfin, si chaque jour je jouis Je moi-même.
Tantôt en ni élançant jusqu'à l'être suprême.
Tantôt en oubliant dans un profond repos.
Les erreurs des liumaius^et leurs biens et leurs maux;
Si, dis- je, en mon pouvoir, j'ai tous ces avantages,
Je le répète encor, ce sont là vos ouvrages,
Vertueuse ]]^arens ; c'est de vous que je tiens
Le vrai bonheur de l'homme et les solides biens !
Rousseau relourna-t-il visiter la maison qu'il
avait tant aimée. Il ne nous le dit pas, mais
nous avons tout lieu de le croire. En 1754, il
revint à Chambéry, et rendit visite à la baronne
qu'il trouva dans une situation lamentable.
« Je la revis. . . dans quel état, mon Dieu!
Quel avilissement ! Que lui restait-il de sa vertu
première ! Etait-ce la même Madame de Warens,
jadis si brillante, à qui le curé de Pontverre
m'avait adressé ? Que mon cœur fut navré !.. »
Il lui remit une partie de sa bourse. Nul doute
que, pendant son séjour, il ne soit allé rêver
aux (^barmettcs.
Il y retourna certainement encore en 1708,
six années après la mort de la pauvre femme,
LES CHAHMKTTKS 105
dont il célébrait rnlôlein2iit ranniversaire.
Pendant l'été de cette année 1768, il se trouvait
à (irenoble. Il quitta cette ville le 20 juillet, à
3 heures du matin, ])our arriver à Chambéry
le 30, à la première heure, et pour aller méditer
dans le cimetière de Lémenc, à ly place où elle
dormait son dernier sommeil.
« Mon principal oI)jet, écrit-il à Thérèse,
est bien, dans ce petit voyage, d'aller sur la
tombe de cette tendre mère, que vous avez
connue, pleurer le malheur que j'ai eu de lui
survivre. »
Ne fut-il pas tenté de revoiries sentiers de
sa jeunesse, le poétique coteau, la maison
aimée ? N'en douiez pas, il y retourna, et il
y pleura.
Tout à fait à la fin de sa vie, le philosophe
évoquait dans le dernier ouvrage sorti de sa
plume limage des impérissables Charmettes.
Quels accents que ceux de la Dixième Prome-
nade des Roueries f/'zz/z Promeneur solitaire !
Quels cris du cœur 1 Quelle humanité !
106 LES CHARMETTES
« Le goùl de la solitude et de la contempla-
tion naquit dans mon cœur avec les sentiments
expansifs et tendres faits pour être son aliment.
Le tumulte et le bruit les resserrent, le calme
et la paix les raniment et les exaltent.. T'ai besoin
de me recueillir pour aimer. J'engageai maman
à vivre à la campagne. Une maison isolée, au
])enchant d'un vallon, fut notre asile, et c'est là
que dans l'espace de quatre ou cinq ans, j'ai
joui d'un siècle de vie et d'un bonheur pur et
plein, qui couvre de son charme tout ce que
mon sort présent a d'affreux. »
Me voici arrivé à la fin de la causerie que
je voulais consacrer à Madame de Warens et à
Jean-Jacques. Pour l'écrire, je me suis figuré
que je venais rendre visite à quelque fidèle
amie depuis longtemps éloignée de moi, et ma
plume a pris son envolée.
Pour clore ces pages, je veux me rappeler
les beaux jours où j'écrivais des vers, et repre-
I,i:S CHAIiMKTTES 107
liant ma lyre délaissée, je veux consacrer
quelques strophes aux riantes CJiarmettes. Que
chanterait le poète, si les souvenirs d'un pareil
lieu ne faisaient vibrer son ànie ?
O Rousseau, nm/jifes fois tes récits m ont char m: !
Ta jeunesse souvent revit dans ma mémoire I
Bn parcourant ton œuvre, en lisant ton histoire.
Qui n\idmire^ attendri, combien tu fus aimé !
Adolescent naïf, tu purs à l'aventure,
A travers les cités, les bourgs, les grands chemins . . .
Novice explorateur des sentiments humains.
Ton cœur suit en chantant la voix de la Naturel
Un gife heureux planait sur le flanc d'un coteau :
Le sort i'v pousse un four, puis l'amour t'y convie :
Là bientôt s' illumijie et resplendit ta vie.
Et ton naissant génie y trouve un doux berceau !
Quel éclatant matin ! Quelle brillante aurore !
Qui jamais, au printemps de ses jours incertains.
Par un plus beau soleil eut de meilleurs destiiis.
Et sous de tels rayons vit ses vingt ans éclore !
Temps béjii, moments chers, enivrantes amours !
La vie a des apprêts de fête et de victoire,
Et l'entrain généreux d'une chanson de gloire ;
Un bruit de baisers fous y retentit toujours !
108 LES CHARMETTES
Oh ! qui 7i\i sonhaitr la maison familière
Où Jcan-Jacq7ics, ravi, moissonna tant de fleurs,
El dont, malgré les ans, la gloire el ses malheurs.
Il )ie cessa d'aimer la rive hospitalière !
Q^uand il revint au port, ainsi qu'un grand vaisseau
Dont la mer saluait les allures hautaines,
Combien de fois on vit V infortuné Rousseau
Pleurer au souvenir des Charmettes lointaines !
Leur toit prédestiné brillait devant ses yeux.
Il revoyait les champs, les arbres, la vallée,
Et, dans la vision de ce séjour heureux,
Il croyait ressaisir sa jeunesse envolée !
Rousseau a immorlalisé tous les lieux oii il
a vécu ; il sont parés à jamais d'un rayon de
sa gloire, et les amants se plaisent à les visiter.
Mais ils affectionnent surtout les Charmettes:
c'est que ces lieux fortunés ont le privilège de
posséder à jamais l'attrait divin de la jeunesse
ot de l'amour.
ï
L'APOTHÉOSE A CHAMBÉRY
4 Septembre 1910
Dans sa lettre à Christophe de Beaiimont,
Rousseau écrit avec un légitime orgueil : ^ Oui,
je ne crains point de le dire, s'il existait en
Europe un seul gouvernement éclairé, un gou-
vernement dont les vues fussent vraiment utiles
et saines, il eut rendu des honneurs publics a
l'auteur d'Emile, il lui eut élevé des statues. »
Dans le troisième Dialogue, il s'écrie : « Un
jour viendra, jen ai la juste confiance, que les
honnêtes gens béniront ma mémoire, et pleu-
reront sur mon sort. »
Le philosophe ne se trompait pas, lorsqu il
110 Ll-:S CHAI'.MKTTKS
interprétait ainsi l'avenir, et pressentait les-
honneurs que la postérité devait lui accorder.
L'hommage, que les temps modernes lui ont
rendu, a commencé quelques mois après sa
mort. En effet, dès la fin de 1778, nous voyons un
M. Argant, genevois, préoccupé d'un monument
à élever à Jean-Jacques : il conçoit un projet
original, et charge un sculpteur de l'exécuter.
C'était l'éducateur d'Emile surtout qu'il voulait
honorer. Le monument fut placé à Saint-Jean,
dans la propriété privée de M. Samuel de Cons-
tant, près de Genève.
Ce furent ensuite les Assemblées qui, à diver-
ses reprises, décrétèrent soit l'érection d'une
statue à Rousseau, soit des honneurs à rendre à
sa mémoire. Sous la Constituante, décrets du 21
décembre 1790, et du 27 août 1791, — sous la
Convention, décrets du 5 novembre 1793, 14
avril et 15 septembre 1791, — sous le Direc-
toire, à la date du 29 vendémiaire, an Vil, 1798,
arrêté de la Commission des Inspecteurs du
Palais du Conseil des Anciens visant l'érection
d'un monument en l'honneur de Rousseau,,
dans le jardin des Tuileries.
lf:s charmettes 111
Tous CCS dccrcls et arrctcs restèrent sans
exécution, ou à peu près, par le fait des circons-
tances difficiles du moment, troul)les à l'inté-
rieur, guerres avec l'étranger, partout él^ranle-
mcnt formidaljle de la Révolution. Entre temps.
Montmorency, le 25 septembre 1791, avait
honoré Rousseau d'un monument champêtre;
de son côté Genève avait élevé au philosophe
une colonne surmontée de son buste, 28 juin
1794 — et avait commencé à réparer par des
actes significatifs les injustices odieuses d'au-
trefois.
Les grandes réparations, les hommages
solennels devaient se succéder dans le cours
du dix-neuvième siècle et au commencement du
vingtième. C'est d'abord Genève qui, revenant
à la rescousse le 24 avril 1835, consacre au
grand homme un monument public, œuvre de
Pradier ; le 30 mai 1886, la ville d'Asnières,
près Paris, lui consacre un buste. Puis est
venue la statue de Paris, inaugurée sur la place
du Panthéon, le 10 février 1889. Montmorency,
pour la seconde fois, ne voulut pas être en reste:
sur une de ses places, une statue à Jean-Jac-
1 12 LES CIIAI'.MirrTKS
ques élait consacrée, sous la présidence de
M. Aristide Briand, le 27 octobre 1907, enlin
le 18 octobre 1908, ce fut le tour d'Ermenon-
ville.
Restait Chambéry. Le 4 septembre 1910,
cette charmante ville a payé sa dette de recon-
naissance à l'hôte des Charmettes, en fêtant le
Cinquantenaire de la Réunion de la Savoie à la
France: les échos du monde entier retentissent
encore de l'inauguration solennelle du monu-
ment Rousseau, présidée par M. Fallières, Pré-
sident de la République, devant toutes Ics^
Savoies réunies.
En résumé, partout où le citoyen de Genève
a vécu, son souvenir est honoré par des monu-
ments commémoratifs, même à l'ile Saint-
Pierre, sur le lac de Bienne, que j'oubliais de
mentionner, et où les Bernois, pour effacer
l'ignominie de leurs anciens magistrats de 1700,
ont érigé un beau buste d'après Houdon, il y a
quelques années.
Cet universel hommage n'est que justice.
iîff
u^m\
,■ '..,,i.(
Li;s cnAiniKTTKS 113
.Tcan-.IacqiR'sa remué tant tridécs, cl a écrit de si
belles pages (lueson esi)rit est partout réj)aiulu,
et que son iioui réveille dans l'ànie inodernc
de grands souvenirs, des émotions douces, de
rayonnantes espérances, tout un idéal de vie
aimante et fortunée au sein de la nature.
En France et à l'étranger, les recherches
sur Rousseau se multiplient sans discontinuer.
Ses ouvrages donnent lieu à des travaux impor-
tants, surtout dans les Universités où il est
mieux compris, où son influence est mieux
appréciée, où peut-être on l'aime davantage.
La découverte de quelques lettres inédites por-
tant sa signature devient un événement dans
le monde où l'on pense ; tous les détails de sa
vie sont reconstitués : on interroge les Biblio-
thèques, les archives, les mémoires du temps ;
la ville de Genève même, en 1905, vit éclore
en son honneur nne Société spéciale d'études
composée de savants et d'érudits de tous les
pays, et dont j'ai le grand honneur et le grand
plaisir de faire partie.
J'avais donc raison d'écrire, il y a une tren-
taine d'années, au début de ma carrière litté-
114 LES CHARMETTES
raire : « L'avenir appartient à Rousseau. » Ma
conviction est qu'il lui appartiendra davantage
encore, à mesure que la République s'alTermira
sur ses bases, et que resplendiront les princi-
pes incorruptibles de justice, de franchise et
de probité qui sont sa raison d'être. Jean-Jac-
ques fut le prophète et le révélateur des démo-
craties contemporaines, il en formula les droits
et les devoirs : il est donc fatal et juste, je le
répète, qu'elles entourent de respect sa mé-
moire, et rendent hommage à son génie.
Pour en revenir à Chambéry, nous ne pou-
vons mieux faire, afin de terminer dignement
cette étude, que d'entrer dans quelques détails
sur la genèse, l'exécution, et les fêtes du monu-
ment inauguré le 4 septembre 1910.
En 1905, nous l'avons dit, la ville de Cham-
béry, aidée par le Gouvernement, acheta les
Charmettes, pour la somme de 50.000 francs.
Ce n'était là que le i)rélude du projet plus
vaste de l'érection d'une statue: M. Antoine
Perrier, sénateur de la Savoie, président du
LKS CIIAMMKTTKS 1 1.")
('.oiiseil (iénéral, tlc|)iils minisire de la Jiislice,
avail à cœur de le faire aboutir. Il déploya une
très-grande activité, secondée chez lui par
l'ardeur des convictions, et il eut la satisi'aclion
de réussir dans son noble dessein.
En 1907, le sculpteur, M .Mars Vallet, artiste
d'une valeur notoire et indiscutable, recevait
la commande d'un monument en l'honneur de
Rousseau, comportant une statue, et aussitôt
il se mettait à l'œuvre ; il lui fallut ûqux ans
et demi pour mener à bonne iin l'exécution
projetée.
M. Mars Vallet a bien voulu nous écrire, et
nous faire part des idées qui lui vinrent à
l'esprit devant la tâche à accomplir. Voici ce
qu'il nous disait dans une lettre du 12 juin 191(1:
Longtemps j'hésitai enti'e uu groupe permettant une
l'ocherche de niorcoaux décoratifs (où le sculpti-ur met
en valeur son métier et trouve les éloges de ses confrè-
res)— et le sentiment intime qui me faisait penser que
Rousseau, amant de la nature, serait peiné de se voir
encore, iiprès sa mort, persécuté par des ligures symbo-
liques : ce dernier sentiment l'emporta. Les Cliarmettos
ayant poursuivi Rousseau toute sa vie, comme une
vision radieuse, je m'inspirai d'elles pour en faire le
complément de la statue, si liinii que Joan-Jacriues,.
116 LES CHARMETTES
heureux de ce souvenir pendant la vie, le sera encore,
après sa mort.
Jeune, élégant, plus que nature peut-être, car j'ai
cherché pour lui autant d'élégance physique qu'il en
possédait au point de vue intellectuel, il descend le
coteau, faisant sa promenade matinale. Ce n'est point le
])Iiilosophe statufié partout dans la solennité, c'est le
jeune homme insouciant et gai qu'il np fut qu'aux Ghar-
inettes.
J'ai risqué heaucoup en m'écartant. pour cette œuvre,
des voies habituelles. Quelle que soit la passion que l'on
y mette, il est toujours dangereux d'abandonner les
routes faciles. Ai-je eu tort ? Ai-je eu raison ? Le public
le dira, le 4 Septembre. En tous cas, j'ai conscience, en
agissant ainsi, d'avoir cherché davantage une satisfac-
tion posthume pour Rousseau qu'un succès pour moi.
L'effort que j'eus à faire fut considérable. Je suis au
b(nit, et j'en suis fort aise. Cette œuvre m'a donné de la
joie; si j'ai pu, à mon tour, en donner à d'autres, ce sera
pour moi la meilleure et la plus pure de toutes les
satisfactions.
Il est toujours intéressant de connaître la
genèse d'une œuvre d'art, c'est pourquoi nous
avons tenu à citer la lettre de M. Mars Vallet ;
mieux que personne, il pouvait nous révéler
l'idée maîtresse quil'avait guidé danslcxéculion
du monument de Chambéry. C'est Véludiant
des Charmelles qu'il a voulu faire revivre, et
Li;S CHARMKTTKS 117
qu'il a campé en pied sur un rocher de la
nionlague. Il descend la pente, et à nii-côte
dans le 1)I()C de pierre, on aperçoit en relief la
maison fameuse où il se rend, et qu'il devait
plus tard immortaliser.
L'opinion publique, dont l'artiste attendait
le verdict, s'est prononcée : dès le premier jour
elle a compris et admiré son œuvre, et elle ira
nous n'en doutons pas, la comprenant et l'ad-
mirant sanscesse dans son originalité, à mesure
que le temps s'écoulera, et que les générations
se succéderont.
Le jour de l'inauguration, de belles, de
grandes paroles furent prononcées. Devant la
statue de Rousseau, quand le voile tomba, M.
Dufayard, professeur agrégé de l'Université,
savoyard dans l'àme, prit le premier la parole
devant le Président de la République : au
nom du Comité d'initiative, il remit le monu-
ment à la ville. Son discours est un résumé
clair et vivant de la vie et de l'œuvre de Jean-
Jacques. Voici le début :
11<S LES CHARMETTES
Monsieur le Président de la llépulili(|ue, (
« Que ne puis-je entourer d'un halustre d'or cette
Ijienlieureuse place ! Oue n'y puis-je attirer les hom-
mages de toute la terre ! Ouiconque aime à honorer les
monuments du salut des hommes n'en devrait appro-
cher qu'à genoux. » Telles sont les paroles émues dont
Rousseau saluait le mémorable jour de « Pâques tleu-
ries w et le lieu inoubliable où il connut la Savoie et
Madame de Warens. Nous pourrions les re))rendre etles
adresser aujourd'hui au monument qui rappellera son
séjour au milieu de nous. Si ce n'est pas un Ijalustre
d'or qui entoure désormaisle soclede granit où se dresse
son effigie triomphante, il ne lui manquera ni les hom-
mages qui sont dus à son génie, ni l'admiration qui est
due à sa gloire.
Depuis longtemps, ceux qui ont le culte du grand
écrivain désiraient voir son image s'ériger sur l'une des
places de Chan:bérj'. Grâce à l'initiative féconde d'un
Comité composé des notabilités de la Savoie, et d'ailleurs
griice à la patiente énergie de celui qui sait toujours se
passionner, avec une ardeur juvénile, pour tout ce qui
intéresse notre cher pays, M. Antoine Periier, vice-pré-
sident du Sénat ; grâce à la générosité du Conseil géné-
ral, de la ville de (<haml)éry et d'innomjjrables sous-
cripteurs ; grfice au talent souple et vivant d'un sculp-
teur que nous sommes liers de compter parmi nous,
nous verrons enfin la statuedugrand philosophe dominer
la vieille cité qu'il a tant aimée. C'est l'œuvre que je
viens aujourd'hui lui présenter.
Ce qui ressort avec le plus d'éclat des iunomln-ables
et solides travaux que lui a consacrés l'érudition cou-
LES CHARMETTES 119
tiMiiporahie, c'est que Jean-Jacqaes Rousseau a beaucoup
donné et beaucoup emprunté à notre belle Savoie ; c'est
que d.ms la formation morale et intellectuelle do,
l'écrivain, notre patrie a joué un rôle capital ; c'est que
par une large partie de son existence il a été vraiment
rAllol)rogp dont parle Voltaire. C'est parmi nous qu'il a
vécu de seize à trente ans, c'estparmi nous qu'il a connu
la souffrance et l'amour, c'est parmi nous que son àme
s'est ouverte à la passion, et son regard au charme pro-
fond de la nature.
C'est là, « devant le plus beau taljleau dont l'udl
humain puisse être frappé », dans la vallée sauvage où
perlent les cascades du Fier, à l'ombre des cerisiers de
Thunes, sous les sapins de la gorge de Couz, à travers
les haies fleuries de pervenches du vallon des (Uiarmet-
tes, sur les falaises romantiques de Meillerie que le
jeune homme a senti s'éveiller sa sensibilité nerveuse, se
développer et mûrir son merveilleux talent. Voilà pour-
quoi il nous appartient de refaire devant lui et avec lui
les étapes qu'il a parcourues, de marquer la forte em-
preinte du pays sur l'homme et de l'homme sur le pays,
de faire revivre Rousseau dans la Savoie de son temps,
et la Savoie en Rousseau, de noter en quelques mots ce
qu'il lui adonné et ce qu'il a reçu d'elle.
M. Diifayaid termina ainsi :
La Savoie se souvient du génie de Rousseau, et elle
est fière aujourd'hui de voir se dresser, dans cette ville
où s'abritèrent ses humbles débuts, où furent balbutiées
ses premières paroles, où s'éveillèrent ses prodigieuses
facultés, la statue du penseur qui acontribué à changer
120 LKS CHARMETTES
la face (lu monde. Le pèlerinage des ("Ihannettes s'achè-
vera désormais ici ; de l'humble maison (lui rappelle
son bonheur, chacun voudra passer au monument qui
rappelle sa gloire, et l'on comprendra mieux, devant ce
témoignage éclatant de notre admiration reconnaissante,
que Jean-Jacques ait écrit des pages si enthousiastes sur
le l)eau pays qui abrita sa jeunesse inquiète, et (|ui veille
aujourd'hui sur son immortelle renommée.
jM. le docteur Veyrat, maire de Chambéry,
parla après M. Dufayard. Il débuta en ces
termes :
La ville de Chambéry est heureuseet fière de recevoir
aujourd'hui le monument élevé à J.-J. Rousseau des
main? de notre compatriote M. Dufayard, professeur
agrégé de l'Université, docteur ès-lettres, conseiller
général de Ruflieux, maire de Serrières-en-Chautagne,
choisi par le Comité pour nous faire la remise ofhcielle
de l'œuvre originale de Mars Vallet, le sculpteur de
grand talent et notre cher concitoyen.
Je suis sûr d'être l'interprète de la population tout
entière en adressant les plus chaleureux remerciements
à l'éloquent orateur qui, dans un langage i)lein d'érudi-
tion et de charme, vient de nous retracer la vie de
l'homme que nous gloritions aujourd'hui.
La ville de ('.h;imbèry est heureuse et lière d'inau-
gurer ce monument en présence du Pi'ésident de la
Répuljlique, du personnage éminent que la démocratie
LES CHARMETTES 121
fnmraise a placé à sa tête et qui la roprésonte si diffiic-
mcnt.
La ville de Ghambéry est heureuse et fièrc de voir
cette fête magnifique, qui se dérouleilaus l'undes cadres
les plus grandioses auxquels nos yeux se soient accou-
tumés, attirer un si grand concours de population et
exciter un si r;rand enthousiasme dans les cœurs sa-
voyards.
Nous garderons ])ieuseinent cette statue, lidèlo image
du profond [)hilosoplie qui, en proclamant que la démo-
cratie est le plus parfait des gouvernements eten s'atta-
quant au vieil état social de l'ancien régime, a été le
précurseur de la Révolution.
C'est que notre vieille cité avait une dette de recon-
naissance et d'afTection à acquitter envers l'immortel
auteur du Contrat social.
« S'il est une 2^elile inUe où Von goûle la doiiceto-
de la vie dans tin commerce arjréable et sur, c'est
Ghambéry . » Ces paroles que Rousseau écrivait, il y a
bientôt deux siècles, restent profondément gravées dans
nos cu_'urs. L'univers tout entier, qui a subi l'immortelle
empreinte du génial écrivain, s'incline aujourd'hui
devant le penseur incomparable qui travailla à l'éman-
cipation de l'humanité.
Nous Savoyards, nous Chambériens, nous avons des
raisons de l'admirer que la raison des autres peuples ne
connaît pas. Si nous mettons très haut l'œuvre hardie
et féconde de celui qui apjtorta tant de conceptions nou-
velles aux démocraties modernes, nous aimons surtout,
nous aimons passionnément celui qui laissa jaillir de
son cœur des paroles si émues et si émouvantes sur
notre chère Savoie et sur notre bien aimé Chambérv.
122 LES CHARMETTES
Nous nous rappelons avec une joie prolomle ce qu'il
a été pour nous, ce que nous avons été pour lui. Il a été
])0ur nous un observateur aussi intelligent qu'attentif,
qui a compris la Savoie et les Savoyards, qui a su les
aimer en les comprenant. Nul n'avait su lire aussi pro-
fondément dans l'àme des habitants.
M.ledoctcurVeyrat termina par ces paroles :
A deux pas de ce vallon des Charmettes dont il a fait
retentir le nom. sur la bouche des hommes, en face de
cette maison que M. le sénateur Perrier a sauvée de la
disparition, en la faisant classer comme monument his-
torique et en obtenant à notre ville, pour son acquisition,
une large participation de l'Etat ; en face de Vliumble
réduit par Jean-Jacques habile, dont la ville veut faire
un véritable musée de Rousseau, son image se dressera-
éternellement, pour rappeler àla Savoie qu'il a célébrée,
à la France qu'il aillustrée, au monde qu'il a transformé
l'immortelle renommée de celui qui a grandi parmi nous
l)our le bonheur de l'humanité.
M. Doiiniergiie, ministre de l'Instruction
l)ublique, prit le dernier la parole. Voici quel-
ques passages de son éloquent discours.
Monsieur le Président de la Répu))liqiip,
Messieurs,
C'est à une pensée pieuse et reconnaissante qu'est dû
le monument (jue nous inaugurons. Il n'a ])oint pour
LKS CHARMETTES 123
Lut (le ra[ipelcr ici, à des ffénératious qui seraient tentées
de l'oublier, le souvenir <le Jean-Jacques. Ce souvenir, il
l'a lui-même rendu immortel, on peut le dire, dans lo
livre VI de ses Confessions, et il n'était besoin ni du
marl)re, ni du bronze, ni de l'habile ciseau d'un sculpteur
<le talent pour que Rousseau continuât à être l'hôte de
ce beau pays de Savoie, où il a passé les meilleures
et les ])lus heureuses années de sa vie, et qu'il ne pou-
vait quitter, c'est lui-même qui nous le dit, sans en
« baiser la terre et les arbres. »
Sa personnalité était, en effet, si forte et le rayonne-
ment de son génie si puissant, que la plupart des lieux
qu'il a habités sont encore éclairés par les souvenirs
qu'il y a laissés ou qu'il nous a laissés, et qu'on les visite
toujours avec sa mémoire à la fois troublante et capti-
vante comme gnide.
Lé cénotaphe d'Ermenonville reste un lieu de pèleri-
nage pour les rêveurs et les amoureux de promenades so-
litaires : l'austère monument qu'abritent les caveaux du
Panthéon traduit la piété delà Convention pourle penseur
qui tant de fois l'inspira : la statue qui se dresse au
sommet de la Montagne Sainte-Geneviève est l'hommage
posthume de Paris à un homme de génie qu'il avait un
instant méconnu et maltraité; celle que Genève lui a
érigée demeure comme l'hommage par lequel cette
grande cité restitue à l'un de ses enfants une part de la
gloire que lui-même a légué à sa ville natale.
Le monument que voici ne rappellera au passant ni
l'ingratitude, ni l'injustice humaines, ni les souffrances
qui sont souvent la dure rançon du génie ; ceux qui
viendront saluer devant lui la belle figure qu'il rappelle
124 LES CHARMETTES
ne penseront point en lu contemplant alix tribulations,
aux exils, aux misères et aux rancœurs qui traversèrent,
tourmentèrent et empoisonnèrent parfois l'existence de
ce grand inquiet ; ils évoqueront seulement le souvenir
des années heureuses et radieuses de sa vie, de celles
aussi qui, pour la formation de son esprit, furent les plus
fécondes.
Aux Cliarmettes, Jean-Jacques s'est à la fois dépouillé
de son passé etpréparéàson avenir. Il lit ici, l'errant con-
tinuel, une halte salutaire et décisive.Il y trouva un foyer,
une atmosphère d'affection dont sa sensibilité qui allait
quelquefois — c'est lui qui nous l'apprend — jusqu'à
extravaguer, avait un besoin presque maladif. Il y vécut
entouré de sollicitude et de paix, heureux enfin, trop
heureux même, puisque cet excès de bonheur et de bien-
être — il nous en a fait l'aveu, — finit par dégénérer en
ennui et par lui donner des vapeurs ; « Les vapeurs, a-t-
il écrit naïvement, sont les maladies des gens heureux.»
Dans ses courses parmi vos montagnes qui n'écrasent
point la pensée, mais qui l'élèvent et qui l'épurent, et
dont il revenait chaque soir l'esprit rempli d'observa-
tions et le cœur tout imprégné de poésie , il arrivera en
lui le sens profond de la nature qu'il lui était réservé
de révéler et de communiquer aux générations dont il
allait devenir l'un des éducateurs. C'est aussi au contact
et dans le voisinage des hommes paisibles, sincères,
indépendants et vertueux qui patiemment cultivent vos
vallées, qu'il conçut cette croyance indéracinable depuis
lors en lui à la bonté originelle de l'être humain et à
l'excellence de 1' (( état de nature ».
Ni la criticpie, ni la mauvaise foi, ni la haine n'ont pu
LES CHARMETTES 125
diminuer la gloire ni le génie de Jean-Jactjues. L'un et
l'autre sont restés hors d'atteinte. Ils sont protégés et
garantis par l'admiration de tous ceux qui sans })arti-
pris, s'en approchent, et qu'émeuvent l'élévation des
sentiments où ils ont puisé leurs sources ; la sensibilité
prodigieuse de l'homme, la magie irrésistible du style
de l'écrivain qui est allée jusqu'à séduire, sinon jusqu'à
convaincre quelques-uns de ceux qui étaient partis le
plus délibérément en guerre contre lui.
Ici, Messieurs, c'est l'homme, c'est l'écrivain, c'est le
penseur, c'est le compatriote d'élection que vous chéris-
sez d'un égal amour, et vous n'êtes point embarrassés pour
faire le départ entre ce que vous aimez le mieux ou ce
que vous aimez le moins en lui. Jean-Jacques vous est
cher parce que son génie s'est formé au milieu de votre
région et qu'il participe de quelques-unes des qualités et
des vertus de votre race. Votre reconnaissance que le
temps 'n'a point diminuée, et qui demeure toujours
entliousiaste en même temps qu'elle ajoute à la gloire de
Rousseau, fait l'éloge de votre cœur et de votre raison.
Au banquet qui suivit l'inauguration et qui
fut offert par la ville de Chambéry au Président
de la République, divers orateurs prirent la
parole, et aucun d'eux n'oublia Rousseau, qui
fut vraiment le liéros de ces fêtes du Cinquan-
tenaire de la Savoie.
12G LI-:S CHARMETTES
M. Antoine Poirier, sénateur, président du
Conseil général, s'écria dans un beau mouve-
ment :
Coninient auriun'<-nous pu, nous, ré[)ublic;iins
savoj'ards, ne point mettre dans ce prof;ramine l'inau-
guration de la statue de Jean -Jacques Housseau, (t-uvre
si remarquable d'un de nos compatriotes, sculpteur jus-
tement apprik-ié, M. Mars Vallet.
Jean-Jacques Rousseau, qui a été si ma^niHipiement
loué ce matin, a des droits tout pTrticuliers à notre gra-
titude, non seulemeut parce qu'il incarne et résume les
idées de la démocratie, mais aussi parce (ju'il a immor-
talisé les Gharmottes, qu'il a fait une agréal)le pointure
des habilants de rJiambéry, ]>arce qu'eiilin il a pièflié
le culte de la montagne. Eu lui élevant ce monument,
dans ce décor imposant, devant cotte ligne gr.imliose des
Alpes qui attira ses regards et provoqua son admiration,
nous ac(iuittons une dette de reconnaissance envers un
grand liunimo, f[ui fut un ami si sincère dos S'avt^iyards.
M. Antoine Perrier, à qui tous les orateurs
•des lelcs de (vhambéry rendirent hommage, est
un de ces hommes qui constituent l'armature
solide d'un Gouvernement. Les qualités qui le
distinguent sont la fermeté du caractère et la
sagesse dans le conseil, connne dans l'action. Sa
grande expérience des hommes et des aiVaires,
LES CHARMKTTES 127
sa clairvoyance des résultats, sa force de volonté
pour mener à bien un dessein et faire aboutir
des lois utiles, lui ont donné dans les Assem-
blées républicaines un ascendant justement
prépondérant. Les fidèles de Rousseau, je l'ai
déjà dit, lui doivent une gratitude toute spé-
ciale, car, comme l'a rappelé le maire de
Chambéry dans son discours, c'est à M. le
sénateur Antoine Perrier que les Charmettes
doivent d'avoir été acquises par la ville de
Cliambéry, et d'avoir été classées comme mo-
nument historique ; c'est à lui aussi surtout, à
ses efforts, à ses démarches multipliées, à son
influence que l'auteurd'/imz/e doit le monument
si original que Chambéry lui a élevé.
Lorsque, au mois de mars 1911, le ministère
présidé par M. Monis, fut formé, et succéda au
ministère Briand, M. Antoine Perrier fut
nommé ministre de la Justice. Nul plus que
lui n'était digne de ce grand honneur, légitime
couronnement d'une longue carrière de travail,
de droiture, de probité politique, de services
incessamment rendus. Depuis la réunion de la
Savoie à la France, M. Antoine Perrier a été le
128 LES CHARMETTES
premier homme politique savoyard appelé à
faire partie du Gouvernement. Aussi quelle joie
et quelle fierté dans ce beau pays, quand, là
bas, on apprit la nouvelle !
A la fin d'avril, Aix-les-Bains et (^lambéry
firent au nouveau ministre une réception en-
thousiaste ; là me savoyarde, loyale et franche,
illuminait la fête, et le récit en est touchant, (1)
parce qu'on sent que ce fut une fête de famille,
une fête que Jean-Jacques eut aimée, car la
sincérité, l'amitié, la reconnaissance y prési-
daient.
Jean-Jacques ! C'est à lui, à son souvenir
évoqué, à sa gloire célébrée que je dois, depuis
longtemps déjà, de connaître M. Antoine Per-
rier. Bien que Bourguignon de naissance, et
Parisien acclimaté, je me suis réjoui, comme
un Savoyard de race, de voir arriver au minis-
tère ce républicain de i)rincipes, ce grand hon-
nête homme, et la réception d'avril de Cham-
bérv m'a été au cœur, comme s'il s'était agi
(l) Cloiisullcr le Patriote Républiniin di- Cliaiiilirry liu
'■l'i avril lilll.
Moiiuiiieul df^ Chanilicry en l'iioiiiieur de Rousseau,
par Mars Vallet
(liiaii}.'iiié le 4 Seplenihi'P 1910)
Li:S CHARMETTES 129
•d'un (les miens, d'un aïeul vénéré, d'un Mentor,
d'un sage dont on écoute la voix avec aftection
et respect.
Je reviens à l'inauguration du monument
Rousseau, le 4 septembre 1910.
M. Fallières, en répondant à ses luMes, vou-
lut rappeler à son tour le souvenir de Jean-Jac-
ques : il le fit en ces termes :
De votre sol, que d'hommps sont sortis pour rester
votre gloire ou devenir l'honneur de l'humanité, apôtres
incomparables de la cliarité, princes aux ambitions
servies par d'habiles calculs, diplomates avisés, capi-
taines sans peur et sans reproclip, écrivains de haute
allure, savants à l'action créatrice, annalistes ou histo-
riens voués aux gloires de votre pays.
Et combien d'autres, et des plus célèbres, qui, sans
f-'tre nés chez vous, ont admiré, aimé, chanté, votre pres-
tigieuse contrée, comme, par exemple, pour n'en citer
qu'un seul, l'hôte des Gharmettes, l'immortel amant de
la Nature, qui illumina de l'éclat de son génie un siècle
de fermentation jiolitique et sociale, et dont l'image vient
d'être inaugurée sur une de vos places publiques par
d'éloquents serviteurs de la Démocratie et de la liépubli-
que des Lettres.
130 LES CHARMETTKS
Juste retour des choses d'ici-has ! Où est le
temps où les Parlements et les Gouvernements
décrétaient Rousseau, le chassaient de France,
de Suisse, faisaient ])rùler ses livres par la
main du bourreau, et prétendaient le vouer à
l'infamie ?
Aujourd'hui, 1 écrivain jadis persécute est
partout honoré et triomphant, ses principes
émancipateurs dominent le monde, car, comme
l'a dit lord Byron, il a fait crouler les royautés
et il a mis les empires en feu. Ce sont les j) rési-
dents de la République qui font son éloge, et
s'associent à sa gloire.
Devant ces statues, ces monuments qui sur-
gissent dans tous les lieux où le grand homme
a vécu, que pèsent les criailleries, la mauvaise
humeur, les attaques mesquines, les facéties
misérables des envieux, des jaloux, des scepti-
(jues et des stériles? Les adversaires de Rous-
seau peuvent en faire leur deuil, plus nous
irons, je le répète, i)lus il sera honoré et aimé
LI-:S CIIAl'.MKTTKS 131
par les déinocralics cl les Uépiibliques, liiinièie
de l'avenir.
D'ailleurs, tousle savent, il agardéle charme.
Xi Voltaire, ni Diderot, ni Montesquieu, ni
Bulïon ne nous apparaissent avec la magie de
sa parole, la force de sa logique, la chaleur
conimunicative de sa pensée, l'éclat de son
génie, et surtout l'attrait de ses malheurs.
Tous sont grands, mais ils furent heureux ;
lui, connut l'infortune: de là, un rayon de
gloire, qui lui est propre et qui nous attire,
nous retient, nous émeut. Buffon nous
éblouit par sa magnificence, Montesquieu nous
étonne et nous confond par sa profondeur, Di-
derot par sa science. Voltaire par son bon sens
et son esprit. Seul, Rousseau nous conquiert
par les cris de son cœur aimant.
Comme je l'ai dit ailleurs, il éclaire l'intel-
ligence, et, en même temps, il réchauffe l'àme.
Il instruit et il console, c'est à la fois un maître
et un ami ; sa pensée est profonde, sa parole
est mélodieuse.
Revenez donc à lui, esprits inquiets, cœurs
avides, âmes désemparées I II vous apprendra
132 LHS CHAHMETTES
à ressaisir la vie, à comprendre, à sentir, à
vouloir, à agir, à aimer, c'est-à-dire à être
heureux !
M. le sénateur Perrier, et M. le maire de
Chambéry avaient bien voulu m'inviter aux
fêtes du 4 Septembre. Empêché de m'y rendre,
je tins cependant à y prendre part dans ma
modeste mesure, j'envoyai de Paris les stro-
phes qui suivent : le Patriote Républicain de
Chambéry les puljlia.
I
CoiHiHc lin libcrafciir, rajoiiiiaiit de gcnic,
Qui vient pour accomplir d'héroïques travaux,
Jean-Jacques^ sans trembler devant la calomnie,
Avide de beauté, de gloire, d'harmonie.
Apparaît, et se dresse au seuil des temps nouveaux H
De ses mâles accents, de ses combats sans trêve,
(Qui pourrait oublier le fécond souvenir ?
Quelle âme n'a senti sa chaleur et sa sève ?
Quel regard, fasciné par V éclat de son rêve.
N'a vu plus lumineux les Jours de l'avenir ?'
Li:S CHAUMKTTES 133
Q^iiaiid le peuple, courbé sous un vil esclavage,
Résolut de briser sa longue oppression,
C'est au nom de Rousseau, c'est devant son image
Qu'il proclama la fin de l'antique servage,
Ht que, stoïque, il fît la Révolution !
Son ardente pensée activa les colères
De la France éblouie, entrevoyant ses droits,
Et, par elle inspirés, les tribuns populaires
Surent anéantir les abus séculaires
Qui nous avaient, hélas ! écrasés sous leur poids !
Il fut, il est encor, il restera sans cesse
L'ami des justiciers et des réformateurs !
Tel le divin Platon, enseignant la sagesse,
Il possède à jamais l'immortelle jeunesse.
Qui charme les esprits et qui séduit les cœurs !
II
Ce n'est point seulement par sa raison puissante.
Elevant des autels au droit ressuscité,
Que Jean-Jacques Rousseau, lumière éblouissante,.
S'impose à notre race, à peine renaissante
Des manxqu'elle a soufferts, du Joug qu'elle a porté T
134 LES CHARMETTES
Il est ii/issi l'iJ/ni fervent Je la Nature,
Le peintre sans rival Je ses mille trésors,
De ses champs, de ses bois à la frêle verdure ,
De ses caiix arrosant avec un frais murmure
Les arbres et les fleurs répandus sur leurs bords !
Qui chanta, mieux que hii, les grâces de V aurore,
La joie ctlc frissondu jour, à son réveil.
Les splendeurs qu'une nuit de printemps fait éclnre,
Tonte la vie enfin d'un rivage sonore
Lllnminé d'amour, et rempli de soleil ?
L'amour ! — Ah ! qui /a mais, ivre de sa folie,
A su mieux le décrire, et l'a mieux célébré
Dans ses fougueux transports, et sa mélancolie,
Dans son espoir, tremblant comme un roseau qui plie
Dans ses aveux naïfs, et son trouble adoré ?'
Que de fois j'ai relu la page incomparable
Où d'une main baisée il dit la volupté,
Et peint si noblement le bonheur ineffable
Dont frémit l'être entier, quand une femme aimable
S'attendrit de nous voir admirer sa beauté !. . .
LES CHARMETTES 13.")
III
Et pourtant, o grand homme, ctincclant génie,
Maigre tes généreux et b/en/a/sants labeurs,
Quelques esprits chagrins conservent la manie
De ne parler de toi qu'avec ignominie,
Et de te reprocher l'aveu de tes malheurs !
Ecrivains malveillauts, sans idée et sans style.
Femmes poussant des cris de lugubre impudeur.
Ils espèrent troubler de leur rage stérile.
Le temple vénéré, le poétiqtic asile,
Où la foule pensive évoque ta grandeur !
Mais leur fureur expire au pied de la statue
Dont Genève et Paris ont voulu f honorer !
Le peuple, enorgueilli de Ventrave abattue,
Te donne, chaque jour, la gloire qui fest due,
En ne cherchant ton nom qnaftn de V admirer !
Les lieux où tu vécus, la campagne et la ville.
Ont par des monuments témoigné leur amour
Au puissant créateur t/'Héloïse et J'Emile. . .
Après Montmorency, ce fut Ermenonville,
Et voici Chambérv qui f honore à son tour !
136
LES CHARMETTES
Nous sommes tons les fils de ton intelligence !
Nonsnons reconnaissons dans tes récits charmants,
Et retrouvons e)i eux, avec sjirahondance.
Nos désirs les pins cliers, tios vœnx d'indépendance.
Nos faiblesses sans nombre, et nos secrets tourments !
Nous t'aimons, d Ronsseau, du meillenr de notre âme,
Et ne comprenons point qu'on ose t'outrager,
Parce que ton destin fut pareil à la flamme.
Et qiien toi tant nous dit, nons révèle et proclame
Qne fa mais rien dlmmain ne te fnt étranger !
HippoLYTE BUFFENOIR
7^ ^ ec/t/^'L^ f^'Q^^ ^OuuJÙ 06a^<^
d-y
; -J
PRINCIPAUX OUVRAGES D'HIPPOLYTE BUFFENOIR
POESIES
Les Prcm 'crs Baisers (épuisé) 3 »
Les A II lires Viriles (épuisé) 3 »
La Vie A rdeiiie 3 »
Cris dW iiioitr ef J'Orj^nieil (avec un portrait) 3 »
/\nir la Gloire- 3 »
ROMANS
Les Dra//ies île la Place de Grève (épuisé) 3 5^
Le Dépnl ' Rniiqiierolle 3 »
/,(' Roman de Sœur Marie (épuisé) i »
Histoire de deii.\- A niants, à la fin du XLX*^ siècle 3 Y^
HISTOIRE
Jeaii-Jaeqiies Rousseau et les h'eninies 1 >.
Robespierre. Aperçus sur la Révolution (épuisé) .■ 2 »
Les Visiteurs de J .-J Rousseau [é,\>\x\'iQ\ 3 »
La Conitessed' Hoiidefot, sa Famille, ses A>nis(\\\ustraùons) 10 »
Jean-Jacques Roiiss<'aii et Henriette ^ »
Les Amies de (iliateauhriand (épuisé) i »
Grandes Dames contemporaines 10 »
La Comtesse d'Hoiidetof, une amie de J -J Rousseau.. . 7 so
(illustrations).
LePresfio-deJ.-J /^r>//.s-5(V7// 1 illustrations) 7 "jo
L.es Portraits de Roliespierre c]-! planches hors texte).. . . 20 »
POUR PARAPPRE PROCHAINEMENT
(]raiids Souvenirs (littérature et histoire) 3 5>o
(Confessions <•/ Souvenirs 3 ?o
Les Beaux Jours, poésies complètes . . 10 »
Les Port rait'i de J .-J . Rousseau (cent illustrations) 20 »
PQ Buffenoir, Hippolyte
204.9 Les Charme tte s et Jean-
G5B85 Jacques Rousseau
1911
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