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Full text of "Les Charmettes et Jean-Jacques Rousseau"

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PURCHASED  FOR  THE 

UNIVERSITY  OF  TORONTO  LIBRARY 

FROM  THE 

CANADA  COUNCIL  SPECIAL  GRANT 


FOR 

FRENCH 


POUR  LE   BICENTENAIRE   DE   J.-J.   ROUSSEAU  (I7t2-t9l2) 


a^ 


Etudes  sur  le  XVIII^  Siècle 


( 


HIPPOLYTE     BUFFENOIR 


LES 

CHARMETTES 

ET 

J.-J.  ROUSSEAU 


7     HORS-TEXTE 


EDITION     DÉFINITIVE 
PRIX  :    2   FRANCS 


PARIS 

EMILE    PAUL,    ÉDITEUR.    lOO.    FAUBOURG    SAINT-HONORÉ 


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» 


AIX-LES-BAINS  *  CHAMBERY  , 

Imprimerie  a.  GÉRENTE       Ta  Librairie   RAYNAUD     «^^k9^^^, 

1911 


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LES 

CHARMETTES 

ET 
JEAN-JACQUES  ROUSSEAU 


(l',,rl.N,il 


.lraii-Jac(]ucs  liousscau  ailolcsci'iit 

isrrvc'  .i  Annecy.  —  I.\illi'ilHili,)ii  ncvl  (|iip  de  li'.iilitioii) 


ETUDES    Srii    LE    XVIII'    SIECLE 


1I1PPOLYT1-:  BCI-FHNOIR 


LES  CHARMETTES 

ET 

JEAN-JACQUES  ROUSSEAU 

J:DITIO.\  DJ-FIXinVE 


I'  C'est  là  ijue.  il;ins  resp;ice  lie 
quatre  ou  cinq  ans.  j'ai  joui 
d'un  siècle  de  vie.  » 

J.-J.   RorssEAU.  Lc-s   Rêveries 
du   Promeneur  \olil.iire. 


PARIS 

Emile    PAUL 

ÉDITEUR 

loo.  Faubourçr  Saiiiî-Horo:é.  loo 


AIX-I.ES-HAIXS 

Imprimerie    A.    G  E  R  E  N  T  E 

CHAMBÉRY 

Librairie  REYXAUD 


1911 


PO 


/  ^n 


il 


i     ^te^^^^'^ 


AU   PRINCE 
CONSTANTIN  RADZIWILL 

PRIXCE, 

Je  sais  (jiic  le  souvenir  de  Jean-Jdeqiies 
Rousseau  uoiis  esl  cher. 

Je  sais  que,  si  vous  ainez  uécii  de  son  lenips, 
nous  lai  auriez  ofjeri  un  asile  dans  ses  undheurs 
el  vous  l'iuiriez  consolé,  comme  le  firent  le 
prince  de  Conti,  le  prince  de  Ligne,  le  maréchal 
de  Luxembourg  et  tant  d'autres  personnages 
illustres,  énuis  par  sa  destinée  et  captivés  pin- 
son génie. 

C'est  pourquoi  il  m'est  doux  de  vous  dédier 
ces  pages  consacrées  à  la  jeunesse  du  grand 
homme  et  d'inscrire  votre  nom  en  tête  de  celte 
étude. 

Recevez^  ie.vpres.sion  de  mon  profond  et 
ajfectueu.v  respect . 

Hippolyte  BLFFEXOIR. 


Paris,  mai  1<J11 


LES  CHARMETTES 


ET  J.-J.   ROUSSEAU 


X  1895,  au  mois  d'août,  je  lis,  après  tant 
(raulrcs,  le  pèlerinage  des  Charmettes, 
la  maison  célèbre  du  coteau  de  (>ham- 
bèry.  Longtcmiis  j'en  avais  eu  le  désir,  désir  à 
la  fin  devenu  aigu  et  qui  parfois  m'envahissait 
comme  une  fièvre.  Je  voulais  revivre  l'idylle 
adorable  de  la  jeunesse  de  Rousseau  dans  le 
cadre  enchanteur  où  elle  avait  brillé  quelques 
saisons.  J'ai  réalisé  mon  rêve  et  je  viens  consa- 
crer quelques  pages  à  ces  beaux  jours. 


8  l-KS  CHAHMKTTl.S 

Plus  d'iiiie  fois,  on  m'a  tlemaiulc  d'écrire 
une  élude  sur  ces  CharmeUcs  fameuses.  Je  me 
hâtais  peu  de  le  faire.  11  est  doux  de  se  com- 
plaire, seul,  dans  un  souvenir,  une  émotion 
lointaine  cachée  au  fond  de  l'être.  L'àme  y  puise 
une  chaleur  féconde,  une  joie  mystérieuse  qui 
n'a  pas  besoin  de  confidents,  qui  les  redoute 
même  et  les  éloii*ne. 

Au  milieu  des  foules  banales,  des  hommes 
tumultueux  et  vains,  qui  forment  l'insuffisante 
société,  le  philosophe,  réfugié  dans  la  Nature, 
se  plaît  à  porter  en  lui  une  solitude  inviolée  qui 
le  console  et  l'enorgueillit  ;  c'est  là  sa  force 
irréductible.  11  n'a  besoin  de  personne  pour 
goûter  jusqu'à  la  mort  un  bonheur  infini. 

Quand  le  souvenir  déjà  s'apaise,  après  avoir 
fortifié  et  embelli  l'àme,  et  après  lui  avoir 
donné  ses  fioraisons  embaumées,  il  reste  une 
dernière  joie  à  y  attacher,  celle  d'un  récit  fait 
à  une  amie  chère,  à  des  amis  indulgents,  (pii 
vous  écoulent  avec  la  pensée  de  cueillir  de 
semi)lal)les  boidu'urs,  le  long  du  chemin  de 
la  vie. 


|A  yraiule  sédiiclion  qui  s'allachc  aux 
CharniL'tles,  c'est  que  dans  cette  mai- 
son fortunée  se  réalisa  l'idéal  roman 
d'amour,  après  lequel  tout  homme  plus  ou 
moins  a  soupiré  dans  sa  vie. 

Rencontrer  à  l'aurore  de  sa  jeunesse  une 
lenîme  intelligente,  belle,  instruite,  indépen- 
dante, pleine  de  douceur,  d'enjouement,  d'élé- 
ii;ance,  qui  vous  forme  l'esprit,  vous  fasse  vivre 
auprès  d'elle  dans  un  vallon  poétique  et  char- 
mant, vous  ouvre  les  horizons  d'une  existence 
harmonieuse,  vous   })rotège,  vous  aime,  vous 


10  I.i:S  CHAHMETTES 

le  dise  et  vous  iiiilic  à  de  myslérieuscs  délices... 
quel  lève,  quelle  destinée,  quelle  félicité  !  Ce 
fut  le  sort  de  Jean- Jacques. 

11  se  trouva  qu'il  était  digne  de  ces  faveuis 
si  rares,  quil  sut  apprécier  l'excellence  de  ces 
bienfaits,  qu'il  en  profita  pour  améliorer  son 
être  moral  et  développer  le  germe  des  facultés, 
des  talents,  du  génie  que  la  nature  lui  avait 
donnés  ;  il  arriva  aussi  que  plus  tard,  devenu 
un  des  grands  hommes  de  son  temps,  un 
maître  de  la  pensée  et  du  style,  il  raconta  dans 
une  langue  inimitable  l'attrait  de  ces  (^liarmeltes 
si  chères,  les  enveloppa  dans  les  plis  de  sa 
renommée,  et  fit  apparaître  ce  lieu  privilégié  à 
la  postérité  avec  le  double  prestige  de  l'intelli- 
gence et  de  l'amour. 

Telle  est  en  quelques  mots  Tliisloire  des 
C.liarmelles.  Telle  est  leur  séduction,  leur  ma- 
gie ;  telle  est  la  délicieuse  allinilé  quelles  pos- 
sèdent avec  les  vœux  secrets  de  notre  àme, 
avec  le  souhait  brûlant  que  nous  formons  au 
seuil  de  la  vingtième  année,  et  ([ui  souvent 
revient  nous  tenter  au  milieu  des  luttes  de 
l'existence. 


I.KS  CMAHMIITIKS  11 

Iinagincz  l'clat  (ràmc  criin  jeiinc  lionime 
l)iL'n  doué,  qui.  le  cœur  i>onllL'  (Vospoii-,  se 
])rL'scnle  sur  la  scène  du  monde  el  vient  pren- 
dre sa  place  au  milieu  de  la  société.  Il  est  avide 
d'inconnu^  l'amour  chante  en  lui  sa  divine 
chanson,  il  amhitionne  la  gloire,  les  grands 
noms  le  rendent  rêveur,  il  a  des  allures  de 
conquérant,  veut  hoire  à  toutes  les  coupes 
et  se  promener  comme  un  roi  dans  la  création . 

Qu'il  vienne  à  lire  les  pages  enchantées  que 
Rousseau  a  consacrées  aux  Charmeltes,  qu'il 
comprenne  le  rôle  que  celles-ci  ont  joué  dans 
son  aventureuse  destinée,  et,  involontairement 
il  s'écriera  :  Dieux  !  voilà  mon  rêve  !  voilà  mon 
désir,  ma  pensée,  la  félicité  à  laquelle  j'aspire, 
la  maison  où  je  veux  habiter,  les  fleurs  que  je 
veux  cueillir  ! 

L'attrait  des  Charmettes,  qui  correspond  si 
intimement  à  un  besoin  de  notre  cœur,  est 
d'autant  plus  grand  qu'il  est  plus  difficile  à 
saisir  dans  la  réalité,  pour  la  plupart  des 
hommes. 

Quand  Rousseau  rencontra  Madame  de  Wa- 
rens,  il  était  errant,  vagabond,   on  peut   dire 


12  LKS  CHAr.MKT'IHS 

sans  famille,  bien  que  son  j)èie  lût  encore 
vivanl.  Il  était  niailie  de  sa  personne,  de  son 
temps,  de  sa  destinée.  Il  put  donc  se  jeter  sans 
entraves  dans  la  tendre  aventure  qu'une  divi- 
nité bienfaisante  fit  surgir  tout  à  coup  sur  sa 
route  incertaine. 

C'est  ici,  je  le  pense,  l'occasion  de  citer 
nn  document  peu  connu,  la  lettre  même  de 
l'abbé  de  Pontverre,  curé  de  Confignon,  j)rès 
de  Genève,  qui  adressa  le  jeune  Ivousseau  à 
madame  la  baronne  de  ^Yarens,  au  printem})s 
de  172cS.  Bien  que  cette  lettre  soit  fort  anté- 
rieure aux  Cbarmettes,  elle  les  explique  cepen- 
dant, et  en  est  la  préparation  initiale,  le  germe 
mystérieux.  Son  autbenlicité  n'est  pas  établie, 
mais  le  texte  en  est  vraisemblable.  La  voici  : 

«  Je  vous  envoie  .lean-.Iacques  Rousseau, 
jeune  liomme  qui  a  déserté  de  son  pays.  Il  est 
resté  un  jour  chez  moi  ;  je  lui  ai  parlé  beau- 
coup de  vous.  Au  leste,  il  me  j)arail  d'un 
heureux  caractère,  (^est  encoie  Dieu  cpii  l'a])- 
pelle  à  Annecy.  Tâchez  de  l'encourager  à 
embrasser  le  catholicisme  ;   c'est  un  liionq)he 


LES  CHAHMKITKS  13 

(juaiul  on  iH'ut  faire  des  conversions.  Je  ne  vous 
invite  pas  à  lui  procurer  des  secours,  voire 
cœur  m'est  i<aiant  que  vous  ne  lui  en  laisserez 
pas  manquer.  Outre  que  vous  concevez  aussi 
bien  que  moi  que,  poui'  ce  grand  oeuvre 
iUKiuel  je  le  crois  assez  disposé,  il  faut  lâcher 
de  le  fixer  à  Annecy,  dans  la  crainte  qu'il  ne 
reçoive  ailleurs  quelques  mauvaises  instruc- 
tions. Ayez  soin  d'intercepter  toutes  les  lettres 
(juOn  pourrait  lui  écrire  de  son  pays,  parce 
(jue  se  croyant  abandonné,  il  abjurerait  plus  tôt. 
<  ,Te  remets  tout  entre  les  mains  du  Dieu 
tout  puissant,  et  les  vôtres  que  je  baise. 

«   Votre  très  humble  serviteur, 

«    DE    PONTVERRE, 

«   Curé  de   Confignon.    »> 

.lai  relu  souvent  celte  lettre,  qui  décida 
du  sort  de  Rousseau,  alors  âgé  de  seize  ans. 
Elle  est  le  point  de  départ,  la  cause  détermi- 
nante des  aventures  de  sa  vie,  de  ses  amours, 
de  l'éclosion  de  son  génie,  de  sa  carrière  de 
gloire.  Le  pauvre  abbé  de  Pontverre,  esprit 
l)()iné  dans  sa  bonté,  ne  se  doutait  guère,  en 


14  m:s  (:iiai\.mi:ttj:s 

l'ôcrivîml,  de  la  longue  suite  d'événemenls 
imporlanls  (jin  allaient  s'enchaîner  et  se  déve- 
loppei"  par  le  tait  de  son  épitre. 

Je  compare  volontiers  celle-ci  à  ces  sources 
presque  infinies  d'où  sort  une  eau  calme  en 
ap])arence,  mais  douée  d'une  force  cachée  et 
qui  hientôt  devient  grande  rivière  ou  grand 
lleuve.  Devant  elles,  on  ressent  de  l'étonne- 
ment,  de  la  curiosité  et  un  vif  intérêt. 

Les  questions  de  doctrine  chrétienne  et  de 
culte  confessionnel,  dont  parle  l'abhé  de  Pont- 
verre,  étaient  peu  le  fait  d'un  jeune  homme 
comme  était  alors  Jean-Jacques.  Il  avait  bien 
d'autres  préoccupations  :  vivre  d'abord,  aimer 
ensuite.  Aussi,  lorsqu'il  remit  sa  lettre,  de  re- 
commandation à  Madame  de  Warens,  chargée 
de  le  convertir  et  qu'il  s'était  imaginée  vieille 
et  maussade,  mais  à  laquelle  il  vit  "  un  visage 
pétri  de  grâce,  de  beaux  yeux  bleus  pleins  de 
douceur,  un  teint  éblouissant,  le  contour  d'une 
gorge  enchanteresse  »,  il  se  sentit  fait  pour  être 
son  |)rosélyte,  car,  dit-il,  u  je  devins  à  l'instant 
le  sien,  sûr  qu'une  religion  préchée  par  de  tels 
missionnaires  ne  |)ouvait  man([uer  de  mener 
en  j)a radis.  » 


I.KS  CHAI'.MHTTKS 


15 


Le  cas  ck'  Rousseau  est  vraimcnl  cxccp- 
tiounc'l.  Tout  jcuuc  lioninu',  di^ne  de  icncou- 
Irer  des  Charmettcs  sur  sou  elicmiu.  a  une 
famille  ([ui  le  surveille,  un  avenir  qui  le  pré- 
occupe, une  carrière  qui  le  sollicite.  11  faut 
<iu'il  marche  en  avant,  (lu'il  travaille,  qu'il 
suive  les  voies  régulières  de  la  société.  Peut-il 
.s'arrêter  à  mi-côte,  sur  le  coteau  embaumé, 
dans  la  maison  aux  volets  verts,  près  de  l'amie 
qui  lui  sourit  et  qu'il  aime?  Non,  il  faut  qu'il 
passe,  qu'il  s'éloigne,  qu'il  renonce  à  eette 
<l()uce  vie  ([ui  l'attire  et  lui  semble  si  harmo- 
nieuse, mais  qui,  si  elle  a  ses  félicités,  a  aussi 
ses  périls  que  la  lièvre  des  passions  ne  lui 
permet  pas  d'apercevoir. 

Il  dit  adieu  à  tout  ce  beau  roman,  mais  il 
en  conserve  l'image  au  fond  de  son  être  et  il 
s'écrie,  en  s'éloignant  :  Heureux  .Tean-.Tacques  ! 
tu  as  connu  des  jours  divins!  L'ombre  tuté- 
laire  de  Madame  de  Warens  et  des  Charmettes 
s'est  étendue  sur  ta  vie  entière  !  Ah  '.  que  ne 
peut-elle  aussi  s'étendre  sur  la  mienne  ! 

George  Sand  pensait  comme  nous  et  ex- 
primait des  idées  analogues  dans  une  préface 


IG 


LES   CIlAr.METJES 


(lu'i'llc  composa  pour  une  nouvelle  édition  des 
(j)n fessions,  édition  devenue  rarissime,  parce 
que,  m'a-l-on  al'firmé,  des  esprits  rétrogrades 
l'ont  accaparée  et  détruite.  Les  sots  prétentieux 
sont  capables  de  tout,  mais  leur  vil  troui)eau 
disparaît  dans  la  poussière,  tandis  (jue  des 
mains  pieuses  recueillent  le  trésor  qu'ils  espé- 
raient anéantir. 

L'illustre  écrivain  dit  dans  ces  pages  admi- 
lables  :  «  Un  voyageur  de  mes  amis,  (jui  a 
visité  les  Çharmeltcs  au  mois  dernier,  m'écri- 
vait :  l'hisloire  de  ces  Clinrmellrs  esl  celle  de 
uas  plus  beaux  jours.  Cela  est  bien  vrai  :  qui  de 
nous  n'a  pas  vécu  en  imagination,  aux  Lliar- 
mettes,  les  plus  beaux  jours  de  sa  jeunesse?  d 


II 


'amolu  est  le  loiul  de  riiistoirc  des  Char- 
mettes  :  de  là  leur  iinmorlel  prestige. 
Le  récit  de  Rousseau  allume  nos- 
espérauces  ou  ravive  uos  souvenirs.  Dans  les- 
plis  les  plus  cachés  de  son  être,  tout  homme  a 
une  passion  secrète^  une  tendresse  enivrante, 
une  source  d'affection  profonde,  un  amour  ([ui 
déjà  sest  donné  carrière  ou  qui  attend  son 
heure. 

Au  contact  des  Confessions,  il  éprouve  un 
frémissement,  un  plaisir,  un  émoi  qui  l'ensor- 
celle, car  c'est  cette  passion,  cette  tendresse, 
cet  amour  qui  comprennent,  c'est  la  tîhre  cachée 
(^ui  est  atteinte. 


1<S  I.KS   CHAIOIETTKS 

La  dernière  page  du  Livre  V  des  (AJiifcssioiis, 
el  lout  le  Livre  YI  sont  consaerés  aux  Lliar- 
meltcs.  Ce  sont  ces  pages  qu'il  laul  lire,  relire 
et  méditer,  pour  revivre  les  beaux  jours  du 
grand  écrivain,  et  se  croire  soi-même  le  héros 
de  son  loman.  Quelle  fascination,  (pielle  magie 
dans  ce  sixième  Livre  !  Il  faudrait  le  ciler  lout 
entier,  car  lout  y  est  essenliel.  Nous  nous  bor- 
nerons à  quckpies  passages  qui  résument  l'œu- 
vre de  Rousseau,  dans  une  certaine  mesure,  et 
dont  la  signification  a,  selon  nous,  une  imi)or- 
tance  spéciale. 

Lorsque  Madame  de  Warens  et  Jean-Jacques 
allèrent  s'installer  dans  la  délicieuse  maison,  à 
la  lin  de  l'été  de  173{),  leluturgrand  homme  avait 
24  ans.  Il  vivait  sous  l'égide  de  l'aimable  femme 
dci)uis  huit  années  :  elle  l'avait  formé,  élevé, 
aimé,  comme  s'il  eut  été  son  j)ropre  enfant. 
Depuis  {\v{\\  ans  environ,  il  était  son  amant. 
Quand  il  raconta  l'heureux  séjour  des  Cdiar- 
metles,  il  avait  .11  ans;  ce  fut  à  Wootlon  en 
Angleterre  et  au  château  de  Trie,  dans  l'Oise, 
(pi'il  écrivit  les  six  premiers  livres  des  Con- 
fessions, dont  on  a  pu  dire  justement  :  «  C/est 


LKS  (:iiAiiMi:rri:s  19 

la  raison  dans  loiitc  sa  inaliirilé,  avec  la   IVai- 
clieiir  des  souvenirs  de  la  jeunesse.  » 

Ce  qui  nous  inléiesse  avant  (oui  dans  le 
récit  d'un  homme  (jui  nous  paile  de  lui,  c'est 
l'élat  de  son  àme  au  moment  des  faits  passés, 
des  laits  lointains  de  son  jeune  à^c.  Là  est  la 
clarté  qui  donne  à  ses  descriptions  un  accent 
qui  nous  charme,  là  est  le  rayon  vermeil  qui 
illumine  tout  d'un  reflet  pareil  à  l'éclat  d'une 
éhlouissante  aurore. 

Ecoutons  Rousseau  : 

K  La  maison  était  très  logeahle  ;  au-devant,^ 
un  jardin  en  terrasse  ;  une  vigne  au-dessus, 
un  verger  au-dessous  ;  vis-à-vis  un  petit  hois 
de  châtaigniers  ;  une  fontaine  à  portée  ;  plus 
haut,  dans  la  montagne,  des  prés  pour  l'entre- 
tien du  hétail  ;  enfin  tout  ce  qu'il  fallait  pour 
le  petit  ménage  champêtre  que  nous  y  voulions 
établir...  J'étais  transporté,  le  premier  jour  que 
nous  y  couchâmes.  O  maman  !  dis-je  à  cette 
amie,  en  l'embrassant  et  l'inondant  de  larmes 
d'attendrissement  et  de  joie,  ce  séjour  est  celui 
du  bonheur  et  de  l'innocence.  Si  nous  ne  les 


20  I.KS  CHAr.MKTTKS 

trouvons  pas  ici  l'un  Mvec  l'aulrc,  il  ne  les  faut 
clicrclicr  nulle  part.  » 

Rousseau,  on  le  sent,  était  dans  l'enthou- 
siasme généreux  de  la  vingtième  année,  qui 
souvent  se  prolonge  et  dure  longtemps  pour 
les  natures  harmonieuses.  Déjà  s'affirmait  net- 
tement son  goût  pour  la  nature  qu'il  préférait 
à  la  société.  Ce  qu'il  savait  des  hommes,  ce 
qu'il  avait  vu  du  monde,  le  portait  à  rechercher 
la  solitude,  à  vivre  avec  ses  livres,  avec  les 
beautés  de  l'immense  univers  qui  jamais  ne 
font  défaut,  et  surtout  avec  lui  même,  avec  ses 
sensations,  ses  idées,  sa  conscience,  les  con- 
ceptions de  son  génie  naissant. 

La  grande  supériorité  de  Rousseau,  c'est, 
(lès  le  début,  de  n'avoir  attaché  qu'un  prix 
tout  à  fait  secondaire  aux  relations,  qu'à  de 
très  rares  exceptions  près,  on  peut  avoir  agréa- 
blement avec  les  hommes,  d'en  avoir  percé  à 
jour  la  fausseté,  la  fragilité,  le  but  intéressé, 
la  contexture  mouvante  et  décevante  ;  c'est 
d'avoir  placé  en  dehors  d'eux  l'axe  de  son 
bonheur;  c'est  d'avoir  jugé  à  fond  leurégoïsme. 


M:S  CHAl'.MKTTKS  21 

leur  ii>n()raiu'c,  leur  vénalité,  leur  fourberiu, 
leur  hypoerisie,  leur  imbécile  vanilé,  et  de 
n'avoir  jamais  voulu  se  placer,  en  quoi  (|ue  ce 
lïil,  sous  leur  atroce  dépendance. 

Non,  certes,  qu'il  fût  insensible  à  l'amitié, 
ou  inaccessible  à  la  pitié  envers  ceux  qui  souf- 
frent, qu'il  eût  du  mépris  pour  l'humanité  ou 
qu'il  se  crût  supérieur  à  elle,  mais  il  avait 
compris  ((u'il  n'y  a  rien  à  attendre  pour  le 
jsagc  de  ral)ime  de  misère,  d'intrigues  et  sou- 
vent de  scélératesse  où  s'agitent  les  sociétés, 
et  il  avait  cherché  et  trouvé  ailleurs  son  point 
d'appui,  son  refuge,  son  abri. 

C/est  là  ce  qu'il  faut  savoir  et  se  dire  pour 
l)ien  com|)rendrc  les  larmes  de  joie  de  Jean- 
Jacques,  lorsqu'il  s'installa  aux  Çharmettes 
avec  Madame  de  Warcns  et  s'écria  :  «  Ce  séjour 
est  celui  du  bonheur  et  de  l'innocence.  Si  nous 
ne  les  trouvons  pas  ici  l'un  avec  l'autre,  il  ne 
les  faut  chercher  nulle  part.  » 

Rousseau  ne  fut  point  déçu,  il  trouva  sur  le 
coteau  de  CJiambéry  ce  bonheur  innocent  ([u'il 
-iunbitionnait  et  espérait  avec  tant  d'ardeur. 

Bonheur  innocent  !  Non,  peut-être  d'après 


9'> 


LHS  CHAHMKTJKS 


les  j)réjii<>és  el  les  solles  et  prélenlieiises  con- 
venlions  sociales,  qui  vciilcnl  tout  marquer  à 
leur  estampille,  mais  d'après  la  sainte  voix  de 
la  Nature  qui  sourit  des  légalités  caduques  eu 
vertu  desquelles  tant  d'infortunés  traînent  une 
vie  misérable  et  désenchantée. 

L'écrivain  des  Confessions  s'exprime  ainsi 
au  début  du  Livre  VI  : 

((  Ici,  commence  le  court  bonheur  de  ma 
vie  ;  ici,  viennent  les  paisibles  mais  rapides 
moments  qui  m'ont  donné  le  droit  de  dire  que 
j'ai  vécu.  Moments  précieux  et  si  regrettés  ! 
Ah  1  recommencez  pour  moi  votre  aimable 
cours  ;  coulez  plus  lentement  dans  mon  sou- 
venir, s'il  est  possible,  que  vous  ne  fîtes  réelle- 
ment dans  votre  fugitive  succession.  (Comment 
ferais-je  pour  prolonger  à  mon  gré  ce  récit  si 
touchant  et  si  simple,  pour  redire  toujours  les 
mêmes  choses,  et  n'ennuyer  pas  plus  mes 
lecteurs  en  les  répétant  que  je  ne  m'en- 
nuyais moi-même  en  les  recommençant  sans 
cesse  ?  Encore  si  tout  cela  consistait  en  faits, 
en  actions,  en  paroles,  je  pourrais  le  décrire 


i.i;s  (;nAiiMi:T'n;s  2.') 

cl  k'  ifiulif  en  (jiicl(|iR'  fiiçoii  ;  mais  comniciil 
(lire  ce  (jiii  n'éliiil  ni  dil,  ni  ("ail,  ni  pensé 
même,  mais  senli,  sans  ([ue  Je  puisse  énoneer 
d'aulie  ()l)jel  de  mon  l)onlieur  que  ce  sentiment 
même  ?   » 

Ou'ajouler  à  eetle  i)iot"()nde  analyse?  Elle 
est  si  claire,  si  lumineuse  que  tout  commen- 
taire ne  peut  que  l'affaiblir.  Rousseau  vient 
d'écrire  le  grand  mot  qui  révèle  le  secret  de 
-son  génie  :  sentir. 

(l'est  là  sa  force,  sa  i)uissance,  son  origi- 
nalité. 11  est.  dans  son  siècle,  le  représentant 
le  plus  autorisé  du  sentiment,  comme  Voltaire 
est  la  })lus  haute  personnification  de  l'esprit. 
Si  l'un  })lait,  et  captive  l'intelligence,  l'autre 
émeut  et  conquiert  le  cœur. 

Jean-Jacques  énumère  ses  occupations  aux 
(Hiarmettes,  lectures,  promenades,  soins  don- 
nés au  jardin,  courses  à  travers  les  bois,  les 
coteaux,  les  vallons  et  il  ajoute  :  «  Le  bonheur 
me  suivait  iiartout:  il  n'était  dans  aucune  chose 
assignable,  il  était  tout  en  moi-même,  il  ne 
pouvait  me  quitter  un  seul  instant.  » 


24  m:s  chaioihttes 

Ames  désabusées,  cœurs  aiides  el  scepti- 
(jnes,  que  rien  n'attire,  ni  ne  séduit,  et  qui 
promenez  partout  un  prétentieux  ennui  et  une 
stérile  ironie,  méditez  cette  parole,  et  dites-vous 
que  vous  devez  vous  réformer  vous-mêmes, 
vous  assainir,  et  vous  guérir  des  futiles  vanités, 
pour  retrouver  la  Joie  perdue,  pour  attacher 
du  prix  au  monde  extérieur,  pour  renaître  à 
la  simplicité,  au  plaisir  de  vivre,  de  respirer, 
d'embrasser  du  regard  l'ensemble  harmonieux 
de  la  création  ! 

Ah  1  quand  un  doux  sentiment  règne  en 
nous  ;  quand  une  tendre  sympathie,  un  sincère 
amour  échauffent  notre  cœur,  comme  le  cadre 
où  nous  vivons  s'anime  et  resplendit,  comme 
notre  activité  se  dépense  avec  allégresse,  comme 
l'air  est  pur  el  léger  !  (^omme  tout  chante  en 
notre  mémoire  et  retentit  mélodieusement  au- 
tour de  nous  ! 

AiiiU'  l'I    In   r.'ii;ii(i-as  !   Fais-ldi    llnii-  |i(iiii-  rcltiro  ! 

iW  vers  d'Alfred  de  Musset  se  réalise  alors. 
On  vit  dans  une  éclosion  féconde,   dans   une 


i.i:s  (.ii.\i!Mi:rn:s  25 

rcnaissaiift'  ciilrainanlc,  dans  une  ic-suiieciion 
l)kMiie  (Icspéianccs  nouvelles. 

Tel  était  Rousseau  aux  Cliarnietles.  Lensor- 
ccllcnicnt  dut  être  tout  puissant,  puiscpie  ticnle 
iinnées  ajirès  il  éerivait  ee  cfui  suit  : 

.'  llien  de  tout  ee  qui  niest  aiiivé  durant 
celte  éi)oque  ehéiie,  rien  de  ce  que  j'ai  lait, 
dit  et  pensé  tout  le  temps  quelle  a  duré,  n'est 
échappé  de  ma  mémoire.  Les  temps  qui  pré- 
cèdent et  qui  suivent  me  reviennent  par  inter- 
valles. Je  me  les  rappelle  inégalement  et  con- 
fusément ;  mais  je  me  rappelle  celui-là  tout 
entier  comme  s'il  durait  encore.  Mon  imagi- 
nation, qui,  dans  ma  jeunesse,  allait  toujours 
en  avant  et  maintenant  rétrograde,  compense 
par  ces  doux  souvenirs  l'espoir  que  j'ai  pour 
jamais  perdu.  Je  ne  vois  plus  rien  dans  l'avenir 
qui  me  tente  ;  les  seuls  retours  du  passé  peu- 
vent me  flatter;  et  ces  retours  si  vifs  et  si  vrais 
dans  l'époque  dont  je  parle,  me  font  souvent 
vivre  heureux  malgré  mes  malheurs,  -. 

On   se    sent  attendri   devant   ces  aveux  du 
grand  homme  et  involontairement  on  se  jap- 


26  LES  CHAHMhZTTHS 

pelle  le  mol  de  Chateaubriand  ijioclamaiil 
(I  l'inutilité  du  talent  pour  le  bonheur.  » 

A  l'apogée  de  sa  gloire,  à  l'heure  où  il 
marchait  le  rival  de  Voltaire,  après  le  succès 
sans  précédent  et  peut-être  sans  égal,  depuis, 
de  la  Nouvelle  Héloïse,  après  l'éclat  du  Contrai 
social  et  de  V Emile,  après  la  foudioyanle  ré- 
ponse à  l'Archevêque,  Rousseau,  i)arvenu  sur 
les  cimes  étincelantes,  com])tait  jiour  j)eu  de 
chose  tout  ce  fracas  de  renommée  el  n'y  pui- 
sait point  l'intime  consolation  dont  avait  besoin 
son  cœur  aimant. 

Pour  rafraîchir  sa  pensée,  pour  oublier  les 
bassesses  et  le  fiel  de  l'envie  dont  on  l'avait 
abreuvé,  —  car,  au  fond  des  persécutions  qu'il 
eut  à  subir,  je  découvre  surtout  les  machina- 
tions des  envieux,  des  jaloux,  des  médiocres, 
—  pour  trouver  de  l'attrait  encore  au  sein  de 
riiumanilé,  Rousseau  retourne  la  tête  en  ar- 
rière, remonte  le  cours  des  années  jus([u'au 
Charmettes  lointaines,  et  s'y  arrête  avec  une 
volupté  iniinie. 

'<  Je  ne  vois  plus  rien  dans  l'avenir  (jui  me 
teille  I  »   (^est  le   mot   fatal   (pie    tout   homme 


I.I-.S  (IIAItMIlllKS 


27 


prononcf  loi  ou  lard,  lois(|iril  dcsceiul  le  se- 
cond veisîinl  de  la  vie  el  aj)ereoit  les  landes 
sléi  lies  de  la  vieillesse.  Le  [)riiicipc  de  l'aclivilé 
morale  alors  est  le  souvenir.  L'être  se  dé- 
<loul)le,  el  le^vTeiTTard  se  revoit  tel  qu'il  élait 
au  début  de  sa  earrière,  quand,  jeune  et  hardi, 
il  s'élançait  dans  le  vaste  monde,  [)()ussé  par 
l'aiguillon  de  l'espérance. 

Qui  n'a  vu  les  portraits  de  quel([ue  jK'rson- 
nage  célèbre  aux  dilTérents  âges  de  l'existence, 
à  vingt  ans,  à  trente,  à  quarante,  à  soixante? 
11  est  facile  de  lire  sur  les  images  diverses  du 
même  visage  les  impressions,  les  émotions, 
l'état  d'àme  dont  parle  Rousseau,  en  racontant 
sa  propre  histoire  ;  l'élan,  l'essor  en  avant  dans 
les  yeux  du  jeune  homme,  la  réflexion,  le 
retour  en  arrière,  le  long  regard  vers  le  passé 
dans  ceux  du  vieillard.  Heureux  celui  qui,  tou- 
chant au  terme,  })eut  reposer  son  regard  mé- 
lancolique sur  un  coteau  verdoyant,  pareil  à 
celui  des  C.harmelles  ! 


irr 


ii:x  que  dovcmi  tout  à  coup  soufrmnf, 
Rousseau  fut  heureux  sans  iiiélauge 
et  sans  nuai^e  aux  Cliarmelles,  pen- 
dant ce  piemiei"  séjour  (pii  dura  jusqu'à  l'ar- 
rivée  de  l'hiver  de  celle  même  année  1736, 
c'est-à-dire  pendant  quatre  ou  cinq  mois.  Ami 
des  champs,  il  s'eflbrçait  de  les  faire  aimer  à 
Madame  de  Warens.  Celle-ci,  d'une  nature 
active,  y  prenait  goùl  sérieusement  et  s'inté- 
ressait fort  au  jardin,  à  la  basse-cour,  aux 
pii^eons  du  col()ml)iei-,  aux  vaches  de  Télahle. 
Il  y  eut  là,  de  la  })art  des  âvux  amants,  une 


-30  i.KS  (.!iahmi:ttes 

vraie  \nhv  dv  possession,  un  cnhainenunt 
délicieux  vers  la  vie  chanipêlre,  veis  les  oeeu- 
|)alions  agréables  el  saines  qu'elle  coniiK)ile, 
vers  les  plaisirs  eharniants  qu'elle  l'ail  naître. 

«  Les  vendanges,  dit  Rousseau,  la  récolle 
des  fruits  nous  annisèrenl  le  reste  de  celle 
année  et  nous  allachèrcnl  de  plus  en  plus  à  la 
vie  rustique,  au  milieu  des  bonnes  gens  dont 
nous  étions  entourés.  Nous  vimes  venir  l'biver 
avec  grand  regret,  et  nous  retournâmes  à  la 
ville  comme  nous  serions  allés  en  exil  ;  moi 
surtout  (jui,  doulanl  de  revoir  le  printenq)s, 
croyais  dire  adieu  pour-loujours  aux  (Ibai*- 
mettes.  Je  ne  les  quittai  pas  sans  l)aiser  la  terre 
el  les  arbres,  et  sans  me  retourner  plusieurs 
lois  en  m'éloignanl.  » 

On  |)eut  juger,  par  ces  dernières  lignes,  de 
réj)anouissement  de  boulieur  du  philosophe. 
Il  faut  éprouver  un  bien  grand  chagrin,  quand 
sonne  l'heure  du  déj)ait,  poin' baiser  la  leire 
et  end)rasscr  les  arbres.  Rousseau  a  de  ces 
tiaits  saisissants  (|ui  lévèlent  son  âme  entière. 
(!e  coin  de  terre,  il  en  avait  foulé  le  ga/on  dans 


LES  CHARMhTTKS  3t 

l'allégresse,  dans  l'amour,  dans  la  poésie;  ces 
arbres,  il  s'était  reposé  sous  leur  ombre,  leur 
avait  confié  ses  espoirs  juvéniles,  leur  avait 
parlé  comme  ini  ami.  Ils  incarnaient  pour  lui 
les  beaux  jours  qui  venaient  de  s'écouler  et  il 
s'attendrissait  en  se  séparant  d'eux. 

Pendant  cet  liiver  passé  à  Chambéry,  il 
continua  à  s'instruire,  à  faire  de  grandes  lec- 
tures et  à  soigner  sa  santé  dont  il  désespéra  un 
peu  moins.  Madame  de  Warens  et  lui  babitaient 
alors  une  maison  appartenant  à  ^I.  de  Saint- 
Laurent,  intendant  des  finances.  Cette  maison 
existe  encore.  Elle  est  située  rue  des  Portiques,, 
numéro  13,  dans  la  cour,  au  fond,  et  porte  le 
numéro  44.  L'biver  disparut,  le  printemps  de 
1737  annonça  son  retour.  Les  amants  songèrent 
à  émigré r. 

«  Le  printemps,  dit  Rousseau,  que  j'avais 
cru  ne  pas  revoir,  étant  proche,  je  m'assortis 
de  quelques  livres  pour  les  Charmettes,  en 
cas  que  j'eusse  le  bonheur  d'y  retourner.  J'eus^ 
ce  bonheur  et  j'en  profitai.  La  joie  avec  la- 
quelle je  vis  les  premiers  bourgeons  est  inex- 


32  I.KS  CMARMHTTES 

])iimal)lc'.  Pic'voir  le  i)iinleinj)s  clait  pour  moi 
icssiisciler  en  paradis.  A  peine  les  neiges  com- 
mençaient à  fondre  que  nous  quittâmes  notre 
cachot,  et  nous  fûmes  assez  tôt  aux  Charmettes 
pour  y  avoir  les  prémices  du  rossignol.   » 

Le  i)rinlemps,  Tété  s'écoulèrent  dans  une 
lelicilé  parfaite.  Il  faudrait  citer  ici  cinq  ou  six 
pages  exquises,  où  Rousseau  décrit  ses  occupa- 
tions, ses  études,  ses  tendresses.  Il  en  était 
arrivé  à  la  haute  culture  de  son  esprit  et  il 
l)énétrait  avec  ravissement  dans  les  régions 
élevées  des  lettres  et  des  sciences.  11  s'assimilait 
})etit  à  petit  le  vaste  ensemhle  des  connaissances 
humaines,  et,  ne  se  sentant  inférieur  à  aucune, 
il  prenait  conscience  de  sa  supériorité: 

Moment  admirable  dans  la  vie  d'un  jeune 
homme  !  Il  marche  de  découverte  en  décou- 
verte, de  chef-d'œuvre  en  chef-d'œuvre  ;  il 
s'engage  dans  la  région  profonde  des  systèmes 
inventés  par  l'anliquilé  ou  les  temps  modernes 
])our  expliquer  l'origine  et  les  fins  de  l'humanilé 
et  résoudre  l'énigme  du  monde;  il  comprend 
les  invocations,  les  rêveries,  les  descriptions, 


I.HS  CHAMMi:!  IKS  33 

la  iiic'lancolic,  le  lyrisme  é[)iqiie  des  poètes, 
les  niédilalions  des  philosophes,  l'élocpienee 
des  orateurs,  les  i-éeits  des  hisloricns,  les 
ealculs  des  savants,  la  prière  des  humbles,  les 
cris  de  révolte  des  âmes  fières,  le  stoïcisme 
des  grands  cœurs;  bref,  l'univers  est  à  lui,  et  il 
s'avance  comme  un  conquérant  au  sein  de  la 
Nature.  Tels  Adam  et  ILve  aux  jouis  purs  de 
l'antique  Eden. 

Est-il  un  spectacle  plus  beau  que  celui  d'une 
noble  intelligence  qui  se  donne  ainsi  carrière, 
et  qui  atteint  les  cimes  1  Quelle  force  domina- 
trice elle  acquiert  pour  s'élancer  diins  la  vie, 
et  traverser  la  mêlée  des  hommes  !  Quel  solide 
mé])ris,  quelle  pitié  profonde  entrent  en  elle 
pour  l'intrigue,  la  bassesse,  les  viles  besognes, 
et  les  malheureux  qui  s'y  livrent  !  Quel  trésor 
de  science,  quelle  réserve  d'émotions  l'enri- 
chissent et  lui  permettent  de  se  suffire  à  elle- 
même  jusqu'au  tombeau  1  De  quel  sublime 
orgueil  elle  se  j)are,  bouclier  irréductible  contre 
lequel  viendront  se  briser  tous  les  Ilots  impurs 
et  malfaisants  de  ce  monde  ! 


.'U  LKS   CHAIiMKTTHS 

Rousseau  raconle  coniincMit  pour  lui  coiii- 
nieiuail  la  journée  :  il  esl  impossible  de  ne 
j)()inl  eiler  cette  pai^e  si  caractéristique. 

(I  Je  me  levais  avant  le  soleil.   Je   montais 
par  un  verger  voisin  dans  un  très  joli  chemin 
((ui  était  au-dessus  de  la  vigne  et  suivait  la  côte 
jusqu'à  Chamhéry.  Là,  tout  en  me  i)romenant,. 
je   faisais  ma  prière,  ((ui  ne  consistait  j)as  en 
i\n  vain  balbutiement  de  lèvies,  mais  dans  une 
sincère  élévation  de  cœur  à  l'auteur  de  cette 
aimable  nature,  dont  les  beautés  étaient  sous 
mes  yeux.  Je  n'ai  Jamais  aimé  à  priei'  dans  la 
chambre  :   il  me  semble  que  les  murs  et  tous 
ces  petits  ouvrages  des  hommes  s'interposent 
entre  Dieu  et  moi.  J'aime  à  le  contempler  dans 
ses  œuvres,  tandis  (pie  mon  ca'ur  s'élève  à  lui. 
Mes  prières  étaient  inues,    je  puis   le  dire,  et 
dignes  d'être  exaucées.  Je  ne  demandais  j)our 
moi  et  pour  celle  dont  mes  v(X?ux  ne  me  sépa- 
raient   jamais,    (ju'une    vie    innocente   et   tran- 
quille,   exenq)le   du    vice,   de   la   douleur,  des- 
pénibles besoins,   la  mort   des    justes,    et    leur 
sort  dans  l'avenir.  Du  reste,  cet  acte  se  passait 


I.i:S  CIIAlîMl/l  IKS  3.1 

plus  tn  admiialioii  vl  vu  conlcniplation  qu'en 
(l(.'maiuk's,t't  je. sa  vil  is  qu'an  près  dudispensateur 
(les  vrais  l^iens,  le  meilleur  moyen  d'obtenii- 
ceux  qui  nous  sont  nécessaires,  est  moins  de 
les  demander  que  de  les  mériter.  Je  revenais 
en  me  promenant,  par  un  assez  grand  tour, 
occupé  à  considérer  avec  intérêt  et  volupté  les 
objets  champêtres  dont  j'étais  environné,  les 
seuls  dont  l'œil  et  le  cœur  ne  se  lassent  jamais. 
Je  regardais  de  loin  s'il  était  jour  chez  maman  : 
quand  je  voyais  son  contrevent  ouvert,  je 
tressaillais  d'aise  et  j'accourais;  sil  était  fermé, 
j'entrais  au  jardin  en  attendant  {{u'elle  fut 
léveillée,  m'amusanl  à  repasser  ce  (|ue  j'avais 
appris  la  veille,  ou  à  jardiner.  Le  contrevent 
s'ouvrait,  j'allais  l'embrasser  dans  son  lit, 
souvent  encore  à  moitié  endormie;  et  cet  em- 
brassement,  aussi  pur  que  tendre,  tirait  de  son 
innocence  même  un  charme  qui  n'est  jamais 
joint  à  la  volupté  des  sens.  » 

Dans  ma  visite  aux  (-harmettes,  j'ai  lait 
à  mon  tour  la  promenade  matinale  du  phi- 
losophe. Le  verger,   la  vigne,   le  chenn'n  sont 


30 


LKS  (:uaioii;tii;s 


toujours  lîi,  comnic  la  maison,  la  chambiL'  de 
la  baronne,  le  eontievenl  si  amoureusement 
surveillé  par  Rousseau,  la  (errasse,  le  jardin, 
toute  l'habitation  en  un  mol.  (".'est  un  site 
vraiment  plein  de  poésie  par  lui-même,  et  le 
voyageur,  (pii  s'y  arrête,  ne  peut  (pie  l'admirer, 
même  s'il  ignore  le  roman  d'amour  (pii  s'y 
développa  en  173G  et  17.37. 

Pour  eelui  qui  sait  l'hisloire  du  passé,, 
le  eharme  redouble.  La  [)ensée  cpi'un  grand 
homme,  (pi'un  éeiivain,  un  i)hiIosophe  illustre 
a  véeu  sur  ee  eoteau,  ré])and  dans  l'âme  je  ne 
sais  (pielle  fermeté  bienlaisanle  et  donne  à 
tous  les  vestiges  des  jours  lointains  une  signi- 
licalion  touchante 

(k'rtes,  j'étais  ému  en  IVanchissant -le  seuil 
de  la  demeure,  en  visitant,  au  rez-de-chaussée, 
la  salle  à  manger  el  le  salon  ;  au  premier  étage, 
la  chambre  de  Madame  de  NVarens,  la  chambre" 
de  liousseau,  et,  enli'e  les  deux,  l'oratoire  où 
un  autel  est  dressé  encore,  car  on  disait  la, 
messe  à  certains  jours,  et  les  amants  s'y  age- 
nouillaient. 

Oui,  ces  lieux  consacrés,  ces  souveuiis  m'in- 


I.i:S  CHAnMKTTES  37 

tércssaiciit  au  plus  haut  point  el  ma  visite  lut 
lonj,aie.  Quinze  années  se  sont  écoulées,  et  je 
vois  encore  (lislinclenienl  —  lant  mon  attention 
lut  ifiande  —  chaque  |)artie,  chaque  détail  de 
riiahitation,  cha([ue  meuble,  clia([ue  porte, 
chaque  portrait...  Par  un  sort  heureux,  sauf  le 
toit,  rien  n'a  changé  de})uis  Jean-Jacques. 

Mais,  le  dirais-je,  ce  qui  m'impressionna 
davanta<4e,  ce  l'ut  le  «  joli  chemin,  qui  est  au- 
dessus  de  la  viijne,  et  suit  la  cote  jusqu'à 
(".hamhéiy.  -  11  a  moins  changé  encore  que  tout 
le  reste.  Je  m  y  promenai  longtemps,  bien 
longtemps,  évoquant  les  amours  de  Rousseau, 
avec  une  intensité  plus  forte,  et  comprenant 
mieux  peut-être  et  sa  sensibilité  et  son  génie. 

A  quoi  tout  cela  iient-il?  Quelle  loi  mysté- 
rieuse régie  nos  sensations  et  préside  aux 
mouvements  internes  de  notre  esprit  et  de 
notre  cœur?  ("est  évidemment  mon  culte  pour 
la  Nature,  développé,  nourri,  grandi  depuis 
l'enlance,  qui  me  lit  éprouver  en  ce  chemin 
champêtre,  silencieux  et  solitaire,  une  tics  plus 
vives  et  aussi  des  plus  douces  émotions  de 
ma  vie. 


;*kS  LKS  CHAP.MK'ITES 

(yélail  le  matin,  un  malin  d'élé  plein  d'i- 
vresse  et  de  volupté;  l'aii'  irais  et  embaumé  de 
verdure  agitait  les  feuilles  larges  des  chami)s 
de  vigne;  le  firmament  était  pur  et  azuré,  avec 
celte  réverbération  particulière  des  cieux  de  la 
belle  Italie  ;  j'avais  devant  mes  yeux  les  liau- 
teurs  imposantes  des  Alpes  et  tous  les  monls 
audacieux  de  la  Savoie  illuminés  de  lumière, 
le  pic  du  Nivolel,  la  Dent  du  (]bat.  le  Lémenc, 
les  rochers  de  Chanaz  et  d'Apremont,  la  mon- 
tagne de  Thoiry,  le  roc  majestueux  du  CJial- 
fardon... 

(le  grandiose  spectacle  s'harmonisait,  comme 
Je  lavais  souhaité,  avec  le  souvenir  génial  de 
Rousseau  qui  méchaufîait  l'àme,  et  je  me  sen- 
tais transfiguré.  El  dans  mon  transport,  je 
songeais  à  ma  propre  destinée,  à  ma  vie  libre 
et  indépendante,  à  mes  fiévreux  attachements 
—  en  est-il  d'autres,  hélas!  —  à  la  splendeui- 
de  mes  rêves,  aux  vivants  soleils  de  ma  jeunesse 
où  j'avais  commencé  à  comprendre  et  à  aimer 
le  puissant  penseur  iVKniilc  et  du  Coulial 
social.  Je  m'applaudissais  d'avoir  choisi  comme 
point  d'ai)pui  moral  dans  la  vie,  en  dehors  de 


LES  CHARMETTES 


.59 


la  Naliirc,  île  TArl  el  du  .IusIl',  lïUuk'  cl  le 
ciille  de  quelques  i^rands  hommes,  Lucrèce, 
Molière,  Uaciue,  Gœthe,  Mo/.arl,  el  cel  iucan- 
descenl  Jean-Jacques... 

Après  m'êlrc  longtemps  jjromenè,  je  linis 
par  m'asseoir  sur  le  rebord  d'un  vieux  mur 
clôluraiU  une  vigne,  et  lâchant  toute  l)iide  à 
mou  imagination  el  à  mon  enthousiasme,  je 
sentis  délicieusement  que  je  m'anéantissais, 
corps  et  àme,  au  sein  des  heaulès  de  la  Nature, 
et,  en  même  temps,  dans  la  rèverbéralion  du 
iiènie. 


IV 


r:  dois  exprimer  mou  allée  tueuse  re- 
connaissance à  M,  Albert  Melzger, 
récrivain  érudit  bien  connu,  qui  lia- 
l)ite  Cliambéiy,  et  qui  veille  avec  un  soin 
éclairé  sur  les  souvenirs  et  la  mémoire  de 
Madame  de  Warens  et  de  Rousseau.  Membre 
de  l'xVcadémie  des  Sciences,  Belles-Lettres  et 
Arts  de  Savoie,  M.  Albert  Metzger  a  publié  sur 
Tamie  de  Jean- Jacques  quatre  volumes  précieux, 
qui  sont  depuis  longtemps  épuisés  en  librairie. 
On  lui  doit  aussi  plusieurs  ouvrages  sur  l'his- 
toire   de    Lyon    et    de    la    Savoie    pendant    la 


42 


r.KS  CHARMETTFS 


liévolulion.  ouvrages  remplis  de  documents 
d'un  haut  intérêt,  qui  font  comprendre  une  l'ois 
de  plus  le  mot  de  Michelet  :  l'Histoire  est  une 
.résurrection. 

Doué  d'un  caractère  affable  et  doux,  i)hilo- 
sophe  dans  le  beau  et  noble  sens  du  mot, 
vivant  avec  la  Nature  et  avec  lui-même,  simple 
dans  ses  goûts,  M.  Albert  Metzger  me  touclia 
par  l'aimable  réception  qu'il  me  fit  à  Cliambéry. 
Il  fut  mon  mentor  dans  le  pèlerinage  que 
j'accomi)lissais  et  je  lui  dois  d'avoir  com})ris 
la  Savoie,  aspect,  climat  et  liabitants,  dés  le 
premier  jour  de  mon  arrivée. 

Je  n'oublierai  jamais  que,  dans  la  salle  à 
manger  des  (^barmettes,  il  fit  venir  une  bouteille 
de  vin  blanc  de  la  vigne  de  Rousseau  :  je  vois 
encore  ce  vin  généreux  et  doré  pétiller  dans 
nos  verres,  tandis  (|ue  nous  évocjuions  l'àme 
des  deux  amants. 

Que  cet  ami  dévoué,  que  ce  sage  soit  ici 
affectueusement  remercié  jjonr  m'avoir  ainsi 
guidé  et  pour  avoir  éclairé  mon  admiration 
sur  les  grands  souvenirs  et  les  beautés  de  la 
Savoie. 


V 


oi  s  nous  conlentous  tli'  mentionner  les 
épisodes  charmants  où  Rousseau  parle 
de  sa  manière  d'apprendre  la  <féomé- 
tric  et  le  latin,  de  soigner  les  abeilles,  d'obser- 
ver les  astres,  d'étudier  dans  le  jardin  où  il 
oubliait  ses  livres,  de  faire  l'épreuve  de  son 
salut  ou  de  sa  damnation,  que  sais-je  encore? 
('es  épisodes  sont  dans  toutes  les  mémoires, 
et,  depuis  quelques  années,  la  jeunesse  les 
apprend  dans  les  manuels  classiques  de  nos 
lycées  et  collèges. 

Nous  tenons  cependant  à  l'aire  une  dernière 


1  1  1,KS   CHAI'.MKTTHS 

cilalion  :  clU'  esl  d'une  importance  capilîile 
aux.  yeux  du  psychologue,  car  elle  marque 
l'apogée  du  bonheur  de  Rousseau  aux  Char- 
nielles,  ('e  passage  est  peul-ètrc  celui  qui  a  le 
plus  lait  rêver  les  amants,  quand  ils  ont  lu  les 
Confessions  et  ont  voulu  être  heureux  de  la 
même  façon. 

Parmi  les  félicités  qu'il  est  permis  de  goûter 
en  ce  monde,  quelle  est  la  plus  chère  au  cœur 
de  l'homme  ?Jean-Jacques  va  nous  l'apprendre. 
Après  avoir  énuméré  diverses  occupations 
iigréables,  il  parle  des  promenades  solitaires 
qu'il  taisait  avec  Madame  de  Warens  et  qui  le 
ravissaient,  parce  qu'elles  favorisaient  les  ten- 
dres conlidenccs,  les  aveux,  les  baisers,  les 
caresses  dont  il  était  avide.  Ecoutez  : 

«  Un  jour  de  Saint-Louis,  dont  maman 
])ortail  le  nom,  nous  partîmes  ensemble  et 
seuls  de  bon  matin  après  la  messe  qu'un  carme 
était  venu  nous  dire,  à  la  pointe  du  Jour,  dans 
une  chaj)elle  de  la  maison.  J'avais  |)roposé 
d'aller  parcourir  la  côte  opposée  à  celle  où 
nous  étions,  et  que  nous  n'avions  point  visitée 


i.KS  (;iiaiï.mi:tti:s 


45 


viH'ori'.  Nous  avions  envoyé  nos  provisions 
<ravancc,  car  la  course  devait  durer  tout  le 
jour.  Maman,  quoique  un  peu  ronde  et  i^rasse, 
ne  marchait  pas  mal  :  nous  allions  de  colline 
en  colline  et  de  bois  en  bois,  quelquefois  au 
soleil  et  souvent  à  l'ombre,  nous  re[)osant  de 
temps  en  temps,  et  nous  oubliant  des  beures 
entières,  causant  de  nous,  de  notre  union,  de 
la  douceur  de  notre  sort  et  faisant  pour  sa 
durée  des  vœux  qui  ne  furent  pas  exaucés... 
Notre  dîner  fut  fait  chez  un  paysan,  et  partagé 
avec  sa  famille  qui  nous  bénissait  de  l)on  cœur. 
Ces  pauvres  Savoyards  sont  si  bonnes  gens! 
Après  le  diner,  nous  gagnâmes  l'ombre  sous 
de  grands  arbres^ où  tandis  que  j'amassais  des 
brins  de  bois  sec  pour  faire  notre  café,  maman 
s'amusait  à  herboriser  parmi  les  broussailles, 
et  avec  les  ileurs  du  ])Ouquet  que  chemin 
faisant  je  lui  avais  ramassé,  elle  me  lit  remar- 
quer dans  leur  structure  mille  choses  curieuses 
qui  m'amusèrent  beaucoup,  et  qui  devaient  me 
donner  du  goût  [)our  la  botanique...  Dans  un 
transport  d'attendrissement,  j'embrassai  cette 
chère  amie.  ]\hunan,  maman,   lui   dis-je   avec 


4()  l.KS   (.IIAliMKTlKS 

passion,  ce  jour  m'a  l'Iù  promis  depuis  lon»- 
lemj)s,  et  je  ne  vois  rien  au-delà  :  mon  i)onlieur, 
i*ràce  à  vous,  est  à  son  coinl)le  ;  ])uisse-l-il  ne 
pas  décliner  désormais  1  Puisse-l-il  durer  aussi 
longtemps  (pie  j'en  conserverai  le  ij;oùl  !  Il  ne 
linira  qu'avec  moi  !  )) 

Se  promener  ainsi  en  toute  libellé  avec  la 
femme  aimée,  par  un  beau  jour  d'été,  à  travers 
les  monts,  les  champs,  les  bois,  quel  destin 
fortuné,  quelle  ivresse  inlinie  I  ('/est  renaître 
à  la  joie  perdue  de  l'Eden  ])rimilif;  c'est  re- 
trouver les  naïves  délices  de  nos  premiers 
parents  ;  c'est  apaiser  cette  nostalgie  mysté- 
rieuse que  nous  avons  toujours  de  la  verdure 
et  des  fleurs,  des  arbres  magnificpies,  des  ruis- 
seaux jaseurs,  des  })lantes  embaumées,  d'un 
immortel  jardin  baigné  de  lumière  douce  et 
empli  d'une  brise  fraîche  et  légère. 

Une  journée  passée  de  la  sorte  se  grave 
dans  la  mémoire  et  })rend  date  parmi  les 
moments  les  meilleurs  de  notre  vie.  Evoquez 
votre  jeunesse,  interrogez  vos  souvenirs  ;  le 
meilleur,  le   plus   cher,    le    plus    attendrissant 


i.i:s  (:nAi'.Mi"nics  *' 


n\«sl-il  pas  cdui  (lui  vous  rappelle  quchiuc 
promenade  solitaire  eomme  celle  de  Rousseau, 
quelque  course  champèlre  avec  une  amie  ten- 
drement aimée,  gracieuse  tourterelle  avide  de 
roucouler  à  l'ombre  des  grands  bois,  de  se 
désaltérer  aux  sources  claires,  et  de  se  perdre 
i.vec  son  ramier  fidèle  dans  limmensité  des 
pavsages  ensoleillés! 

'Vn  jour  pareil  à  celui  qu'a   raconté   Jean- 
Jacques,    est    peut-être,    beaucoup    diront   est 
eerlainemenl  le  plus  beau  de  toute  une  destinée. 
En  debors  du  pbilosopbc  de  Genève,  j'en 
prends  a    témoin  les  trois  plus  grands  poètes 
du  dix-neuvième  siècle,  Allred  de  Musset,  La- 
martine,  Victor  Hugo.    Cbacun   d'eux   a  con- 
sacré  un  poème   au    souvenir   d'une   journée 
semblable  à  celle  des  amants  des  Cbarmetles, 
i^i  tous  trois  ont  écrit  un  cbef-d'œuvre,  Victor 
Hugo  avec  la   Tristesse  dOhjmpio,   Lamartine, 
ave^'c  le  Lac,  Alfred  de  Musset  avec  la  pièce 
simplement  intitulée  Soiwcnir.  Quelle  puissance 
de    vie,    quelle    intensité    de    bonbeur,    quels 
regrets 'du   passé,   quelle  perfection   de  forme 
da'îis  ces  trois  poèmes  qui  marquent  le  point 


18  !,i-:s  (:nAi'.Mi:T'n;s 

ciilminanldc  I rois  génies  lyri(iii(.'sl  Là  seiileiiR'nt 
ils  ont  trouve'  des  accents  aussi  pcnélranls,  des 
cris  aussi  lunnaius  cl  aussi  sincères. 

1mi  cette  fête  de  Saint-Louis,  le  !)onlieui-  de 
Rousseau,  nous  l'avons  dit,  atteijjinit  sonapooée, 
son  zénith  :  il  eut  pu  durer,  se  maintenir  à 
cette  hauteur,  s'étendre,  se  consolider.  11  arriva, 
hélas  1  qu'il  déclina  à  quelques  jours  de  là, 
qu'il  s'évapora  comme  un  hrouillard  léger  des 
montagnes  où  il  s'était  aitîrmé,  et  (pie  jamais 
plus  les  Charmettes  ne  le  virent  lenaitre. 

La  Saint-Louis  tombe  à  la  lin  d'août  :  an 
commencement  de  septembre,  étant  ou  se 
croyant  malade,  mais  poussé  avant  tout  par 
sa  jeunesse,  Rousseau  quittait  Madame  de 
Warens,  afin  de  se  faire  soigner  à  Montpellier. 

Fatal  voyage  I  Quand  il  embrassa  sa  mai- 
tresse,  au  moment  du  départ,  le  charme  était 
rompu.  11  devait  bien  revenir,  mais  il  ne  devait 
plus  retrouver  toute  à  lui  la  femme  qu'il  aimait, 
et  avec  laquelle  il  venait  de  goûter  ce  qu'on 
peut  appeler  l'idylle  des  Charmettes  :  celle-ci 
avait  duré  environ  dix.  mois  j)ris  dans  les 
années  ll'M)  et  1737. 


l'orliait  de  J.-J.  Rousseau 

(F)  ;i|nvs  iiiic  copie  du  pastel  de  La  Tnur) 


r.i:s  cii AHMi.i  r;:s 


I\)iir(jiioi  .k'an-JiK(iiic.s  s'cloigna-l-il  du  Ma- 
dainc  de  WarcMis?  Pourquoi  celle  dernière  le 
laissa-l-elie  parlir?  (.omment,  a})rès  les  joies  si 
douces,  si  vives  (ju'ils  venaienl  de  cueillir 
au  cours  de  tleux  années,  le  long  des  coleaux 
de  (Hianibérv,  commenl  ces  amanls  purent-ils 
se  séparer  pour  un  courl  intervalle,  niénie 
tlevant  le  prétexte  d'un  malaise  à  guérir? 

Rousseau  dit  qu'il  était  dans  un  grand  état 
de  faiblesse,  et  décrit  les  elTets  de  sa  maladie 
avec  sa  clarté  et  sa  précision  habituelles.  Quant 
au  i)rincipe  même  du  mal,  il  le  fait  consister 
un  [)eu  gratuitement  dans  un  polype  au  cœur. 
Mais  si  malade  qu'il  fut,  était-il  nécessaire 
d'aller  jusqu'à  Montpellier  pour  se  faire  soigner? 

11  y  avait  des  médecins  à  Chambéry,  no- 
tamment Salomon,  médecin  de  Madame  de 
Warens.  Son  cas  n'était  pas  désespéré,  aucune 
vraie  consultation  n'avait  eu  lieu  et  il  pouvait 
mener,  .quoique  souffrant,  son  train  de  vie 
ordinaire. 

Nous  touchons  ici  à  l'analyse  délicate  d'une 
passion,  d'une  liaison,  d'un  attachement  qui  a 
jeté  sa  llamme,  et  qui  se  ralentit,  s'apaise,  en 


,■)()  LHS  CHARMETTES 

attendant  qu'il  s'éteigne.  Rousseau  était  trop 
clairvoyant  pour  se  faire  illusion,  et  bien  qu'il 
ne  nous  dise  pas  tout  dans  les  Confessions,  il 
en  écrit  assez  pour  nous  éclairer. 

Après  avoir  indiqué  les  effets  de  sa  maladie, 
il  ajoute  : 

«  Il  est  certain  quil  se  mêlait  à  tout  cela 
beaucoup  de  vapeurs.  Les  vapeurs  sont  la  ma- 
ladie des  gens  heureux  :  c'était  la  mienne;  les 
pleurs  que  je  versais  souvent  sans  raison  de 
pleurer,  les  frayeurs  vives  au  bruit  d'une  feuille 
ou  d'un  oiseau,  l'inégalité  d'humeur  dans  le 
calme  de  la  plus  douce  vie,  tout  cela  marquait 
l'et  ennui  du  bien-être  qui  fait  pour  ainsi  dire 
extravaguer  la  sensibilité.  Nous  sommes  si  peu 
faits  pour  être  heureux  ici-bas,  qu'il  faut  néces- 
sairement que  l'àme  ou  le  corps  souffre,  quand 
ils  ne  souffrent  pas  tous  deux,  et  que  le  bon 
état  de  l'un  gâte  presque  toujours  celui  de 
l'autre,  n 

V  L'ennui  du  bien-être!  »  Pesez  ce  mot  :  il 
A ous  expliquera  le  départ  pour  Montpellier,  et 


i.i:s  (;ii.\i'.Mi:rii:s  •>! 


la  Ionique  absence  de  Rousseau.  Qiianl  à  Ma- 
dame de  Warens,  quelle  lui  sou  allilude  en 
présence  de  ce  voyage?  "  Maman,  dil  Jean- 
Jacques,  loin  de  m'en  détourner,  m'y  exhorte  u 
cl  me  voilà  parti  pour  Montpellier.  »  Pcsex. 
encore  ces  paroles,  et  vous  comprendrez  d'une 
part  l'aventure  de  Rousseau  avec  Madame  de- 
Larnage,  le  long  de  la  roule,  et  d'un  autre  côté 
la  chute  si  attristante  de  la  baronne  entre  les 
bras  dun  homme  inférieur  comme  Vinlzenried.. 
La  vérité  ici  apparaît  clairement  à  tout 
esprit  ([ui  a  observé  et  étudié  la  nature  humaine. 
La  grande  raison  qui  mit  lin  à  l'idylle  des- 
Charmettes,  c'est  que  Rousseau  et  >Lndame  de 
Warens  n'en  étaient  pas  au  même  degré  de^ 
longitude   de    l'amour,   au  même   stade   de  la 

passion. 

Rousseau  n'avait  que  vingt-cinq  ans  en  173/. 
Il  s'élançait  dans  la  vie  avec  la  naïveté,  l'en- 
thousiasme, les  rêves  printaniers  et  charmants- 
de  la  jeunesse.  Sorti  des  vulgaires  sentiers  où 
la  pauvreté  et  l'abandon  l'avaient  contraint  de 
passer,  son  esprit,  son  cœur,  tout  son  être 
était  dans  la  période  ascendante;  ses  facultés- 


7)2  LKS  CHARMETTES 

alleigiiaienl  leur  plus  haut  développemcul  par 
un  travail  intellectuel  ininterrompu  et  niélho- 
<lique;  sa  conscience  s'épurait,  entrevoyait  la 
beauté  morale  et  ambitionnait  les  sommets  ; 
bref,  il  n'élait  en  réalité  qu'au  début  du  voya<>e 
de  sa  vie  d'homme.  De  plus,  au  fond  de  son 
àme  simple  et  timide,  il  sentait  confusément 
s'allumer  le  foyer  de  son  génie. 

Toute  autre  était  Madame  de  Warens,  Agée 
alors  de  trente-sept  ans,  l'automne  pour  une 
femme,  elle  avait  passé  la  saison  des  idylles 
j)rintanières  ;  elle  n'en  était  plus  aux  délices 
des  débuts,  où,  pour  que  l'âme  soit  ensorcelée, 
il  suflit  d'un  sourire,  d'un  regard,  d'une  main 
pressée,  d'un  baiser  furtif,  d'un  mouchoir  i)ar- 
fumé,  d'une  rose  donnée,  d'une  promenade 
aux  étoiles,  d'un  bleu  myosotis  envoyé  dans 
une  lettre  brûlante,  bref,  de  toutes  ces  petites 
attentions  délicates  qui  révèlent  le  grand  bon- 
heur et  le  grand  amour  de  deux  jeunes  amants, 
et  qui  eussent  ravi  l'àme  de  Jean-Jacques. 

Certes,  elle  avait  encore,  et  elle  conserva 
jusque  sous  les  rides  le  charme  d'une  nature 
iiimante  et  bonne;  elle  était  sensible  toujours 


i.i:s  ciiAHMi  I  ri;s  .).> 

ïi  la  (loïK'cur  (les  aveux,  cl  grafieiiso,  (.'lit'' se 
complaisait  dans  les  préliminaires  harmonieux 
cl  lleuris,  mais  (juoi  ([u'cn  dise  lîousseau,  elle 
clail  sensuelle  cl  Noluptueusc  —  (\u  moins  c'csl 
mon  senliment  —  cl  les  amanls  qu'elle  avait 
eus,  notanmicnt  M.  de  Tavel,  le  sophiste  lettié, 
lui  avaient  donné  une  exi)éiienee  cl  un  entraî- 
nement qui  devaient  parfois  dérouter  un  novice 
l'omme  le  timide  Jean-Jacques. 

Si  j'ai  bonne  mémoire,  il  est  dit  dans 
ri'lvan^ile  :  Ce  ne  sont  pas  ceux  (|ui  crient  : 
Seigneur!  Seigneur!  qui  doivent  posséder  le 
royaume  des  deux  !  Ce  sont  les  violents,  ce 
sont  les  énergiques  qui  l'enlèvent  de  foice,  et 
qui   en   jouissent  ! 

Madame  de  Warens  en  était  là.  Sans  doute, 
les  tendres  soupirs,  les  belles  déclarations  ne 
lui  déplaisaient  pas,  car  elle  savait,  par  le  fait 
<le  son  éducation,  apprécier  toutes  les  délica- 
tesses, mais  elle  avait  parcouru  déjà  une  vaste 
carrière,  et  j'ai  l'intime  conviction  qu'elle  pré- 
férait les  actes  aux  paroles. 

Loin  de  moi,  juste  ciel,  la  pensée  de  lui  en 
faire   un   reproche,   de  la   condamner,   de  lui 


.■)4  ij:s  (:har>[i-:ttes 

jcler  ranathùme.  Je  la  coinpiends  avec  son 
Icmpéranieiil  rapide,  exigeanl  et  facile,  comme 
je  comprends  Rousseau  avec  son  idéal  })rinla- 
nier,  aussi  brûlant  peut-être,  sinon  davantage, 
mais  plus  juvénile,  plus  langoureux,  plus  idyl- 
lique. 

Combien  ils  élaient  ditTérenls  dans  le  mys- 
térieux et  intime  domaine  des  sens  et  de  la 
volupté  !  Rousseau  nétait  qu'à  l'aurore  des 
amours;  Madame  de  Warens  en  traversait  le 
midi  brûlant.  Pouvaient-ils  de  la  sorte  vivre 
longtemps  dans  la  solitude  des  Cbarmettes  ? 
Non.  Dix  mois  d'idylle  avaient  épuisé  le  cliarme, 
éclosion  première  pour  Jean-Jacques,  tendre 
nouveauté  ou  douce  réminiscence  pour  sa 
séduisante  maîtresse. 

Telle  est  à  nos  yeux  la  cause  profonde,, 
essentielle  et  fatale  de  la  séparation.  Il  est  des 
raisons  secondaires^  bien  qu'importantes  en- 
core. Madame  de  Warens  mettait  peu  d'ordre 
dans  ses  affaires;  elle  n'avait  jamais  su  com[)- 
fer.  l'allé  le  savait  confusément.  Pour  remédier 
au  mal  et  combler  les  déficits  d'argent  qu'elle 
senlail   sous  ses  pas,   elle  se  lançait  dans  des 


I.i;S   CIIAItMKTTFS  .).) 

iMilrcpriscs  indnsliicllcs  mal  assises,  des  si)C'- 
ciilalioiis  iiniiièrcs,  espérail  des  gains  rapides, 
el,  étourdie  [)ar  des  espéraiiees  piohléinaliqiies, 
.s'enfoneail  daNanlage  dans  les  embarras  de 
toute  sorte.  De  là,  de  eonstanles  préoeeupa- 
tions  qui  réloignaienl  des  loisirs  de  l'amoui- 
idyllique. 

Pvousseau,  au  contraire,  était  un  esprit  or- 
donné et  clairvoyant.  11  devait  trop  à  Madame 
de  Warens,  qui  l'avait  recueilli  et  élevé,  pour 
prendre  avec  elle  le  ton  d'un  maître.  Il  se 
■conlenlail  de  l'aimer  et  de  la  conseiller  ten- 
drement, mais  il  voyait,  navré,  s'accroître  le 
désordre,  et  son  essor  amoureux  en  était  trou- 
blé de  même. 

Ah  1  si  ces  deux  cœurs  s'étaient  ouverts 
ensemble  au  frémissement  d'une  tendresse 
irrésistible;  si  leurs  sens  s'étaient  allumés  dans 
la  même  saison  de  la  vie;  s'ils  étaient  partis 
l)our  se  rencontrer  d'horizons  moins  différents; 
si,  comme  des  fiancés,  ils  se  fussent  désirés  de 
la  même  volupté  et  serrés  l'un  contre  l'autre 
de  la  même  étreinte  juvénile,  nul  doute  que 
l'idylle  des   ("diarmettes   n'eût  duré  plus  long- 


;")()  ij:s  chakmkttks 

temps,  el  que  celle  liaison,  l)asée  alors  sur 
l'harmonie  de  la  Nalurc,  ne  l'ùl  devenue  indis- 
soluble. 

Telle  que  Rousseau  nous  la  révèle,  elle  ne 
pouvail  avoir  la  durée  que  seules  les  choses 
ordomiées  ont  en  ce  monde. 

Je  trouve  un  curieux  passage  dans  une  lettre 
attribuée  à  Madame  de  Warens,  et  que,  jeune 
tille  encore,  elle  aurait  écrite  à  une  de  ses. 
amies  : 

«  Tu  m'as  souvent  répété,  chère  amie,  disait- 
elle,  que  l'amour  ferait  tous  mes  malheurs  ; 
que  les  nuits  entières  que  je  donnais  aux 
lectures  romanesques,  préparaient  mon  cœur 
à  la  tendresse,  que  la  musique  et  les  concerts 
seraient  funestes  à  mon  repos.  Je  riais,  je 
folâtrais  quand  tu  cherchais  à  m'instruire  : 
maintenant  qu'il  n'est  plus  temps,  je  voudrais, 
l'avoir  écoutée.  » 

Cva  lignes  jettent  une  clarté  précieuse  à 
travers  l'âme  de  cette  aimable  femme.  Elle 
était    née    pour    l'amour,     son    éducation    l'y 


m:s  (;iiAiîMi:rn:s 


.)/ 


])rL'|)ara,  cl  comme  clic  iivail  pcidii  sa  mcrc  en 
naissant,  et  avait  cpousc  nn  mari  qu'elle  n'aima 
j)()int  cl  dont  elle  n'eut  pas  d'entant,  elle  se 
laiica  licncrcuscmcnt  dans  la  eariicrc. 


VI 


'oiîSKUVATHUH,  l'iiistoiicn  (U's  mœurs  et 
(les  passions  humaines  ne  doil  pas 
s'arrêter  trop  longtemps  à  l'analyse 
des  événements  qui  se  dressent  sur  sa  roule, 
(^esl  la  besogne  du  moraliste  qui  distribue  le 
])làme  ou  l'éloge,  et  vise  à  enseigner  la  sagesse. 
Loin  de  moi  eette  làebe  attristante  et  eette 
prétention.  Pareil  au  voyageur  qui,  dans  une 
ville  étrangère,  s'arrête  devant  un  beau  monu- 
nient  et  l'admire  tel  qu'il  est,  sans  se  perdre 
dans  l'histoire  de  son  passé  ou  les  eonjectures 
<le  son  avenir,  je  me  suis  arrêté  devant  les  dix 


1)0  LES  CHARMKTTES 

mois  d'amour  que  Rousseau  passa  aux  C!liar- 
metles  de  Chambéiy,  et  j'ai  admiré  de  toute  la 
force  de  mon  âme  cette  idylle  embaumée  de  la 
jeunesse  d'un  grand  homme. 

Qu'importe  ce  qui  a  précédé  et  ce  qui  a 
suivi?  C'est  le  lot  de  la  misère  humaine.  Mais 
je  dis  :  là,  sur  ce  coteau,  deux  éties  ont  vécu 
solitaires  et  libres,  ils  se  sont  aimés,  ils  ont 
connu  des  jours  resplendissants,  ils  ont  cueilli 
les  fleurs  de  l'idylle  et  chanté  la  chanson  du 
plaisir;  oubliant  tout,  ils  n'ont  vu  qu'eux  dans 
l'univers...  En  faut-il  davantage  pour  offrir  un 
spectacle  digne  de  vivre  dans  la  mémoire 
humaine,  un  exemple  consolant  pour  les  races 
futures,  avides,  elles  aussi,  d'une  félicité  pa- 
reille? 

Admirons  ces  amants  :  il  en  est  peu.  ([ui, 
au  cours  de  leur  existence,  aient  connu  de 
pareilles  ivresses.  Les  siècles  infinis  toujours 
les  verront  enlacés  dans  le  jardin  des  Char- 
metles,  et  ne  cesseront  i)oint  de  célébrer  et  de 
bénir  leur  mémoire. 


V 


orssKAi  parlil  [)niir  Monlpellier  au 
cominciiccMiTjnl  de  septembre  1737. 
Sa  piquante  aventure  avee  Madame 
(le  Larnagc  donna  à  son  voyage  un  alliait 
inattendu.  Que  ceux  ([ui  l'auraient  oul^liéc  la 
relisent  au  Livre  VI  des  (jju/'cssions.  H  resta 
absent  pendant  plusieurs  mois,  et  ne  levint 
aux  ('harmettcs  que  dans  le  courant  de  jan- 
vier 1738.  Il  se  faisait  une  fêle  de  revoir  Madame 
de  Warcns  et  l'avait  prévenue  de  l'heure  de 
son  retour.  Mais  elle  ne  l'attendait  point. 
Pendant  l'absence  de  Jean-Jac(pies,  elle  avait 


62  i.KS  (;iiAnMi:TTp:s 

})ris  un  aiilrc  aiiianl  ;  l'iiiver  était  venu,  adieu 
les  chansons  du  prinlenips  si  chères  à  Jean- 
Jacques. 

Racontant  son  arrivée,  le  philosophe  écrit  : 
«  De  tout  loin,  je  regardais  si  je  ne  la  verrais 
})()int  sur  le  chemin,  le  cœur  me  hattait  de  plus 
en  plus  à  mesure  que  j'approchais.  J'arrive 
essoufflé,  car  j'avais  quitté  ma  voiture  en  ville. 
Je  ne  vois  personne  dans  la  cour,  sur  la  porte, 
à  la  fenêtre;  je  commence  à  me  trouhler;  je 
redoute  quelque  accident.  J'ouvre,  tout  est 
tranquille.  Des  ouvriers  goûtaient  dans  la 
cuisine;  du  reste  aucun  apprêt.  La  servante 
])arut  surprise  de  me  voir,  elle  ignorait  ([ue  je 
dusse  arriver.  » 

Est-il  possible  de  mieux  peindre  un  désastre 
du  cœur  I  La  catastrophe  morale  ressort  da- 
vantage encore  devant  l'indifférence  de  ces 
ouvriers  attablés  qui  se  reposent,  de  cette 
servante  qui  n'a  reçu  aucun  ordre,  et  qui  sans 
-doute  croyait  Rousseau  j)arli  ]K)ur  toujours. 

Plus   loin,   parlant  de  s;i   maîtresse  (ju'il  va 


LKS    CHAI'.MKITKS  63 

iclrouvcr  dans  sa  chanilnt",  il  dit  ce  mot  qui 
tombe  comme  un  t^laive  :  <<  \Jn  jeune  homme 
était  avec  elle.  »  Ah  !  l'idylle  ancienne  était 
bien  morte. 

Cependant,  l'arbre  était  si  fortement  enra- 
ciné qu'il  fallut  près  de  quatre  années  encore 
pour  l'arracher  complètement  du  sol  de  la 
Savoie.  Rousseau  essaya  de  vivre  isolé  à  côté 
du  couple  nouveau.  Mais  il  ne  put  se  faire  à 
cet  isolement,  et  se  rendit  à  Lyon  ou,  pendant 
une  année,  il  fut  précepteur  des  enfants  de 
M.  de  Mably. 

u  Je  partis  pour  Lyon,  dit-il,  sans  laisser  ni 
sentir  le  moindre  regiel  d'une  séparation  dont 
auparavant  la  seule  idée  nous  eut  donné  les 
angoisses   de   la   mort.  •> 

Quelle  leçon  dans  cet  aveu  terrible  !  Lhomme 
fort  regarde  en  face  et  froidement  la  destinée  ; 
sa  philosoi)hie  stoïcienne  jette  un  trajiquille 
défi  à  la  faiblesse  comme  à  la  sottise  humaine  : 
il  ne  connaît  point  les  stériles  regrets,  et  s'éloi- 


64  LES  chai'.mp:tti:s 

gne  en  secoiiaiU  vi<j;{)ureiisemcnl  la  j)()ussièrc' 
de  ses  souliers. 

Toiirmenlc  cependant  j)ar  le  souvenir  de 
son  bonheur  passé,  frémissant  encore  à  la 
pensée  des  voluptés  disparues,  Rousseau  ne 
pouvait  se  plaire  à  Lyon.  ^  Ce  qui  me  rendait 
luon  état  insupportable,  écrit-il,  était  la  com- 
paraison continuelle  que  j'en  faisais  avec  celui 
que  j'avais  quitté  ;  c'était  le  souvenir  de  mes 
chères  Charmettes,  de  mon  jardin,  de  mes 
arbres,  de  ma  fontaine,  de  mon  verger,  et 
surtout  de  celle  pour  qui  j'étais  né,  et  qui 
donnait  de  lame  à  tont  cela.  » 

Un  beau  jour,  n'y  tenant  plus,  il  quitte 
M.  de  Mably,  et  revient  tenter  la  fortlnie  une 
dernière  fois  auprès  de  Madame  de  Warens. 
Vain  espoir  1  Elle  ne  ressentait  plus  pour  lui 
qu'une  paisible  amitié.  Il  écrit  à  ce  ])ropos, 
dans  les  Confessions,  ces  paroles  j)oignanles  : 

«  Affreuse  illusion  des  choses  humaines  ! 
VA\l'  me  reçut  toujours  avec  son  excellent  cœur 
(jui  ne  pouvait  mourir  qu'avec  elle  :  Mais  je 
venais  rechercher  le  jiassé  (jui  n'était  i)lus,  et 


Li:s  cFrAiîMF-rriKS  65 

qui  ne  |)()uvait  renailre.  »  Avant  de  partir  })()iir 
Lyon,  il  avait  constaté  «  qu'elle  prenait  peu  à 
peu  une  manière  d'être  dont  il  ne  faisait  plus 
])artie.  »  Une  année  d'absence  n'avait  lait 
qu'étendre,  que  fortifier  cette  indifférence. 

Cette  fois,  c'était  bien  la  fin.  Il  se  raidit 
contre  l'affreuse  vérité,  en  prit  courageusement 
son  partie  et  tourna  ses  yeux  pensifs  vers  un 
autre  horizon.  Pendant  l'été  de  1741,  il  quittait 
(Ihambéry,  et  prenait  la  route  de  Paris,  où 
j)lus  tard  devait  éclore  et  resplendir  son  éton- 
nant génie. 

Les  habitants  de  la  vieille  cité  savoisicnne, 
([ui  virent  ce  jeune  homme  modeste  monter, 
sans  grand  équipage,  dans  la  diligence,  ne  se 
doutaient  guère  que  les  principes  de  la  Révo- 
lution faisaient  le  voyage  en  sa  compagnie,  et 
(|u'un  jour  sa  plume  réformerait  les  mœurs, 
ferait  frissonner  les  âmes,  et,  comme  l'a  dit 
Lord  Byron,  "  mettrait  l'univers  en  feu  et 
l)()uleverserait  les  empires.  » 

Ces  braves  gens  paisibles  ne  pensaient  point 
non  plus  que  leur  ville  s'enorgueillirait  dans 


66  LES  CHAHMETTES 

l'avenir  d'avoir  abrité  sa  jeunesse,  que  les 
savants  et  les  érudils  publieraient  des  éludes 
sans  nombre  sur  son  séjour,  et  que  les  (Jiar- 
mettes  deviendraient  un  lieu  de  pèlerinage  pour 
le  monde  entier. 

L'esprit  souffle  où  il  veut. 

Et  lui,  quelle  était  sa  pensée,  à  ectte  lieure 
toujours  inquiète  du  départ  ?  Il  avait  le  eœur 
bien  iJiros,  j'en  suis  sûr,  et  devait  faire  un 
violent  effort  pour  contenir  son  émotion  et  ses 
larmes.  Lorsque  la  voiture  s'ébranla  sur  le 
pavé,  quitta  les  murs  de  Cbambéry,  et  s'en- 
gagea sur  la  grande  route,  il  dut  se  retourner 
une  dernière  fois,  jeter  les  yeux  sur  le  coteau 
verdoyant  qui  fait  face  au  pic  du  Nivolet,  et 
s'écrier  du  fond  de  son  àme  :  0  Cbarmettes,. 
adieu,  adieu  pour  toujours  I 


VIIÎ 


AXS  les  pages  rapides  qui  précèdent, 
j'ai  tenté  d'exprimer  les  pensées  et 
les  souvenirs  qui  me  venaient  à 
l'esprit,  lorsqu'au  mois  d'août  1893,  je  visitais 
les  Charmettes  dans  le  recueillement  et  dans 
l'allégresse. 

Nul  plus  que  moi  n'est  avide  de  ces  prome- 
nades solitaires,  de  ces  visites  pacifiques,  de 


08  LES  CHAHMETTES 

ces  rcspccUieux  pèlerinages  que  vivifie  la  mé- 
moire d'un  grand  homme,  d'un  grand  écrivain,, 
d'un  grand  poète.  C'hacpie  année,  j'accomplis- 
un  de  ces  voyages  inlellecluels,  qui  me  donnent 
uuQ  joie  sans  mélange,  et  élargissent  l'horizon 
de  mes  connaissances  historiques  et  de  mon 
enthousiasme  littéiaire. 

Rousseau,  jusqu'ici,  a  été  le  préféré.  Mont- 
morency, Ermenonville,  Chamhéry,  Neuchàtel 
m'ont  vu  sur  leurs  rivages  où  résonne  à  jamais 
le  nom  du  penseur  illustre.  J'ai  visité  aussi 
Genève,  l'île  Saint-Pierre,  Annecy^  Môtiers- 
Travers.  Jadis  j'étais  quelquefois  seul  en  ces 
excursions  si  chères  ;  maintenant,  j'ai  un  com- 
pagnon fidèle,  mon  jeune  fds,  que  j'initie  ainsi 
au  culte  immortel  des  lettres. 

La  maison  des  (".harmeltcs,  comme  je  lai 
dit,  a  eu  un  sort  heureux  :  les  hommes  et  le 
temps  l'ont  respectée.  Elle  est  là  toujours  sur 
le  coteau,  caressée  par  l'air  pur  et  vif  des 
montagnes,  ayant  l'aspect  mélancolique  et  dé- 
bonnaire des  choses  anciennes,  mais  cependant 
co(]uettement  conservée  dans  sa  simplicité  et 


Li:s  (:iiAiiMi-;iri-:s  ()'.) 

dans  ses    st)iiveiHrs,   en    un    mol    pleine    (liin 
attrait   indéfinissal)le. 

Nous  vivons  à  une  épcxjue  où  l'on  aime  les 
(lélails  précis  et  doeumentaiies  :  bien  (pie  cette 
étude  soit  surtout  une  causerie  de  i)hilos()plie 
et  de  poète,  nous  allons  présenter  quekiues 
lenseigncmcnfs  propres  à  satisfaire  la  curiosité 
du  lecteur,  et  au  ])esoin  à  le  guider  dans  un 
voyage   à   Chambéry. 

Il  faut  donc  une  bonne  demi-heure  i)our 
aller  à  pied  de  Chambéry  aux  Charmetles,  en 
suivant  le  chemin  montant  dont  parle  Rousseau, 
chemin  bordé  à  gauche  par  un  ravin,  et  à 
droite  par  des  terrains  surélevés  dont  les  talus 
sont  garnis  de  haies,  de  plantes  et  de  tleurs, 
pervenches,  véroniques,  aubépine,  violettes, 
roses  des  buissons,  petits  géraniums  des  bois. 

M  A  mesure  qu'on  avance,  dit  M.  Raymond, 
lui  des  anciens  possesseurs,  le  paysage  devient 
plus  agreste  :  il  prend  même  une  légère  teinte 
sauvage,  qui  pourtant  ne  déplait  pas.  On  en- 
trevoit bientôt,  par  derrière  les  arbies,  sur  la 


70  LES  CHARMETTKS 

droite,  la  poinle  du  loit  de  la  maison  :  voici  le 
verger  à  droile  du  chemin,  et  la  vigne  au-dessus 
du  verger. 

c(  La  maison  est  un  i)eu  élevée  au-dessus 
du  chemin  ;  au-devant  est  une  terrasse  envi- 
ronnée d'un  parapet  à  hauteur  d'appui  ;  ce 
parapet  est  coupé  par  une  grille  à  deux  hattants 
qui  ferme  l'entrée  de  la  terrasse,  sur  laquelle 
on  monte  par  six  marches  de  pierre.  La  lace 
principale  de  la  maison  est  tournée  au  levant, 
et  parallèle  au  chemin.  C'est  un  petit  hàtiment 
régulier,  de  forme  rectangulaire  :  il  est  couvert 
d'un  toit  rapide,  en  ardoises,  à  quatre  pans,  et 
surmonté  de  deux  aiguilles.  Les  rustiques  sont 
au  midi  et  sont  attenants  à  la  maison  ;  le  jardin 
est  du  côté  du  nord.  » 

Ainsi  que  je  l'ai  mentionné  plus  haut,  sauf 
le  toit  qu'il  a  fallu  absolument  remplacer,  rien 
n'a  été  changé,  ni  la  grille  basse  de  l'entrée, 
ni  les  portes,  ni  les  volets  ou  contrevents,  ni 
l'escalier,  ni  les  meubles  essentiels,  ni  le  jardin 
en  terrasse,  ni  la  vigne,  ni  les  sentiers,  ni  le 
chemin  (jui  suit  la  côte. 


LKS  CHAHMinTKS  71 

La  maison  n'est  pas  habiléc,  mais  elle  est 
soigneusement  entretenue  dans  son  état  d'aii- 
trei'ois.  Vn  fermier,  qui  loge  dans  les  dépen- 
dances avec  sa  famille,  en  est  le  gardien.  Il 
me  sembla,  lors  de  ma  visite,  que  Rousseau  et 
Madame  de  Warens  étaient  allés  passer  la 
journée  dans  les  environs,  et  que  le  soir  on 
devait  les  voir  revenir  de  quelque  village, 
rapportant  des  fleurs. 

(le  qui  frappa  mon  regard  dés  le  seuil,  ce 
fut  un  vieux  pied  de  glycine  et  un  jasmin  de 
Virginie,  qui  contournent  la  maison  du  côté 
du  jardin,  à  la  hauteur  de  l'étage.  De  l'avis 
général,  ce  jasmin  est  certainement  antérieur 
à  Rousseau.  Ses  branches  abondantes  et  vigou- 
reuses, sa  verdure  luxuriante,  ses  belles  Heurs 
louge-orange  en  forme  de  calice  évasé  retom- 
baient, en  ce  moment,  en  festons  magnifiques. 
J'eus  le  sentiment  que  cet  arbuste  était  très 
vieux  et  avait  vu  de  nombreuses  générations, 
et  je  me  rappelai  cette  parole  touchante  de 
Voltaire  au  marquis  d'Argens  :  «  Les  arbres 
([u'on  a  plantés  demeurent,  et  nous  nous  en 
allons  r»  Je  cueillis  une  branche,  que  j'ai  rap- 


72  LES  CHARMETTES 

portée  de  mon  voyage  et  qui  a  pris  place  au 
milieu  de  mes  souvenirs  sur  Jean-Jacques  (1). 
Je  m'arrêtai  aussi  pour  regarder,  au-dessus 
dé  la  porte  d'entrée,  les  armoiries  mutilées 
des  anciens  et  premiers  propriétaires.  La  date 
seule,  IGGO,  a  été  épargnée.  Sur  la  droite,  je 


(1)  A  |ii"(ipo?i  do  ce  jasmin,  nous  avons  rccn.  par  routroniisi' 
obligeante  de  ]M.  Alhert  Melzger,  Ja  note  suivante  qui  émane 
de  M.  Maurice  Dêuarié,  avocat,  et  botaniste  émérite  do  la 
Savoie  : 

(I  II  oxislo  actuellemont  aux  Cliarmottcs,  contre  le  mur  do 
la  maison  do  Jean-Jacques  Puiusseau,  au  levant,  une  glycine 
dont  les  liranclies  font  presqu(>  le  toui-  de  la  maison,  et  un 
Jasmin  de  Virginie,  sans  parler  d'un  grenadier  dont  les  ram(>aux 
encadrent  l'inscription  de  Hérault  de  Sécliellos.  de  deux  vieux 
rosiers,  et  d'un  cliévrereuillo  aujourd'liui  desséché,  mort  sans 
doute  do  vieillesse  sans  avoir  vu  l'aurore  du  vingtième  siècle. 

«  La  glycine  n'existait  c>rtainemeut'  pas  du  temps  di' 
Tlousseau.  Éq  ell'et.  celte  ])lante.  à  laquelle  les  botanistes' 
donnent  les  beaux  noms  de  Wisto-in  siiwusi.s.  Aju'iis  sinejisis. 
Glycine  siuensis,  ne  fut  introduite  à  Paris  qu'on  182.")  par 
Boursault.  C°:  ne  fut  qun  quelques  années  après  qu'elle  fut 
connue  en  Savoie,  où  elle  ne  tarda  pas  à  Idctrôner  le  vieux 
jasmin  de  Virginie  (jui  était  alcu's  l'ornement  classique  do  nos 
anciennes  maisons  de  camjiagne. 

«  Le  jasmin  do  Virginie  (Zemuia  radicmis,  J{/i/,iOj>i'i 
radivansi  est  depuis  longtemps  connu  on  France  où  il  a  été 
importé  do  l'Amérique  du  Nord.  11  suffit  de  voir  le  vieux  pied 
de  cette  plante  f{ui  se  trouve  aux  Cliarniettes  pour  seconvaincri' 
qu'il  existait  déjà  au  siècle  dernier. 

«  Ghambéry,  mai   lHOl.  .. 

Cl'est  à  la  suili'  d'une  lollre  de  M.  N'i^'lurien  i^anbai.  (]ui 
voulait  liien  s'intér.'ssor  .'i  mes  études  sur  Joau-Jacquos 
lîoussean.  (|ue  j'ui  obleuu  celle  consullation  île  botaniste  qui 
ne  manciue  pas  d'injérèl.  H.  ]{. 


I.HS  CilAIOrKTTKS  73 

vis  la  pienc  encastrée  dans  la  nui  raille,  qui 
lut  placée  par  ordre  d'Hérault  de  Séchelles  en 
17'.)2,  et  qui  i)orte  l'inscription  suivante,  deve- 
nue historique  : 

RcJuit  par  Jcan-Jacqiics  habite, 

Tu  nie  rappelles  son  génie, 

Sa  solitude,  sa  fierté. 

Et  ses  malheurs  et  sa  folie. 

A  la  gloire,  à  la  vérité 

Il  osa  consacrer  sa  vie, 

Et  fut  toujours  persécuté 

Ou  par  lui  même  ou  par  l'envie  ! 

L'inscription  complète,  paraît-il.  compre- 
nait encore  les  deux  vers  suivants,  qui  ne 
furent  point  gravés,  faute  de  place  : 

Co)iteinploiis,  au  flambeau  Je  la  Philosophie, 
Un  grand  ho  ni  me  et  l' Humanité. 

Quelques  écrivains  ont  prétendu,  et  on  a 
répété  depuis,  que  Madame  d'Epina}'  avait 
composé  ces  vers.  Cette  opinion  ne  repose  sur 
aucune  preuve.  Madame  d'Epinay,  après  le 
départ  de  Rousseau,  avait  fait  mettre  à  l'Ermi- 


k 


74  LES  CHAP.METTES 

Uif^e   de  Montmorency  une   inscription  qui  est 
connue  et  authenîique,  et  que  voici  : 

O  foi,  dont  1rs  hriVaiits  écrits 
Furciit  crccs  dans  cet  humble  Flcniiitagc^ 
Rousseau .  plus  éloquent  que  sao'c, 
Pourquoi  quittes-tu  mon  pays  ? 
Toi-même  avais  choisi  ma  retraite  paisible  : 
Je  t'offris  le  bonheur  et  tu  Vas  dédaigné  : 
Tu  fus  ingrat,  mon  cœur  en  a  saigné, 
Mais,  pourquoi  retracer  a  mon  âme  sensible  !  .. 
Je  te  vois,  je  te  lis,  et  tout  est  pardonné  ! 

On  a  dû  raisonner  par  analogie  pour  attri- 
l)uer  à  l'ainialjle  femme  l'inscription  des  Char- 
nietles.  INIais  on  s'est  trompé,  car  Madame 
d'Epinay  mourut  en  1783.  Il  y  a  tout  lieu  de 
supposer  que  les  vers  cités  plus  haut  ont  été 
composés  par  Hérault  de  Séchellcs  lui-même, 
qui  était  un  écrivain  et  un  lettré. 

Quand  il  les  fit  placer  aux  Charmettes,  il 
était  Commissaire  de  la  (Convention,  avec  Ja<;ot 
et  l'abbé  Simon,  dans  le  dépaitement  du  Mont- 
Blanc.  Admirateur  de  Rousseau,  imbu  des 
idées  philosophiques  nouvelles,  et  représentant 


Li;S  CIIAHMHTTKS  75 

(lu  peuple,  Héiaull  de  Séchelles  avait  tous  les 
litres  pour  honorer  eelui  ([ue  la  (lonvenlion 
regardait  comme  l'apôtre  des  temps  nouveaux, 
le  rénovateur  de  la  société,  le  père  de  la 
I\évolution. 

Le  rez-de-chaussée  est  composé  d'un  vesti- 
bule, puis,  à  gauche,  d'une  petite  cuisine  qui 
n'avait  pas  cette  destination  autrefois  ;  ensuite, 
à  droite,  d'une  première  pièce,  la  salle  à  man- 
i^er,  où  était  jadis  la  cuisine,  et  d'un  salon 
communiquant  directement  avec  le  jardin, 
enfin  de  quelques  autres  petites  j)ièces  qui 
servaient  de  «  relira<^es  »,  comme  on  dit  ,en 
Savoie. 

Aux  murs  sont  trois  portraits  de  Madame 
de  Warens,  d'après  les  originaux  de  Lausanne^ 
de  Londres  et  de  Boston  en  Amérique.  Le 
soi-disant  portrait  de  Londres  est  attribné  à 
La  Tour,  celui  de  Boston  est  sûrement  de  Lar- 
gillière.  C'est  l'érudit  ]NL  Albert  Metzger  qui 
a  offert  ces  portraits  au  musée  des  Charmettes. 
Il  en  a  tracé  d'ailleurs  l'historique  avec  compé- 
tence dans  un  de  ses  ouvrages.  On  lui  doit  aussi 
d'autres  souvenirs,  notamment  des  extraits  de 


7()  LI-:S  C.MAnMETTKS 

la  nia[)i)e  de  Chambciy  de  1730,  docmucnt 
précieux  qui  permet  d'établir  une  comparaison 
avec  l'élat  acluel  de  ces  parages. 

Rousseau,  lui,  est  représenté  par  deux  por- 
traits qui  ornent  le  salon  :  l'un,  assez  grand 
et  peint  à  l'huile,  constitue  un  souvenir  histo- 
rique. I^endant  la  Révolution,  la  numicipalité 
de  Chambéry,  à  l'occasion  d'une  fête  patrioli- 
quc,  voulut  rendre  homm;ige  à  Rousseau,  dont 
la  mémoire  était  partout  exaltée,  et  fit  placer 
cette  peinture  aux  Charmettes. 

L'autre  j)ortrait,  peint  à  la  gouache,  d'après 
l'original  qui  est  à  Annecy,  par  M.  Charles 
(k)pj)ier,  re[)résente  Jean-Jacques  adolescent  ; 
du  moins  on  l'a  toujours  cru.  Il  est  coifîé 
d'une  sorte  de  toque,  qui  involontairement 
fait  songer  au  bonnet  d'Arménien  que  le  phi- 
loso])he  porta  plus  tard. 

Nous  avons  examiné  ce  portrait  avec  une 
attention  particulière,  et  tout  nous  lait  croire 
que  c'est  bien  là  Rousseau.  Qu'on  le  conq)are, 
en  elVet,  avec  celui  que  fit  Ingouf  dans  la  suite 
et  qui  est  si  caraciérisliquc  :  on  constatera, 
malgré  la  différence  des  âges,  les  mêmes  traits. 


LES  CHARMETTES  /  / 

îe  même  air,  les  mêmes  yeux,  le  même  fond 
<le  physionomie.  Ici,  c'est  la  jeunesse,  là  c'est 
l'âge  mûr  confinant  à  la  vieillesse  ;  mais,  dans 
les  deux  images,  c'est  toujours  Jean-Jacques 
pensif,  sérieux,  le  regard  plein  de  méditations 
et  de  rêves. 

D'autres  portraits  gravés  se  remarquaient 
iiutrefois  aux  murs  du  salon  ;  ils  représentaient 
des  contemporains  illustres  de  Rousseau  :  Vol- 
taire, Diderot,  Bufibn,  Helvétius,  d'Alembert, 
le  grand  Frédéric... 

Un  registre  est  déposé  sur  la  table  du  salon: 
les  visiteurs  peuvent  y  écrire  leurs  noms  et 
les  réflexions  que  leur  inspire  le  souvenir  des 
deux  amants.  Il  y  aurait  de  curieuses  citations 
à  prendre  dans  les  pages  de  ce  registre  com- 
plaisant (1). 

(Il  Arsi-ne  Iloussavi'  avait  relevi'  là  plusieurs  citations, 
■celles-ci  notainiiiPiit  : 

«  Tu  étais  si  l)ien  ici,  ô  Joan-.Jacquos  !  Pourquoi  n'y  cs-lu 
pas  resté  ? —  Mariifs,  sei'fjent-i/injor  décore. 

«  Tu  y  serais  encoi-e  et  bien  heureux  :  mais,  comme 
Napoléon,"  tu  as  voulu  avoir  ton  Sainte-Hélène.  —   Un  cq^i- 

«  O  Itousseau  !  Tu  as  aimé  sur  la  terre  comme  on  aime 
•ilans  le  ciel.  —  Madarne  X. 

«  Étant   venu  à  Ghambéry  pour  y   faire   procéder    à    une 


7(S  *      LES  CHAHMETTES 

En  revenant  au  vestibule,  on  monte  à  l'étage 
par  un  escalier  intérieur  construit  en  pierres 
de  taille  et  composé  de  deux  rampes.  Sur  le 
premier  palier,  à  gauche,  se  trouve  l'entrée 
d'une  chambre  et  d'un  cabinet  pratiqués  sur  un 
caveau  et  sur  la  cuisine  actuelle,  et  qui  autrefois 
étaient  dans  un  état  difTérent.  Sur  ce  palier 
aussi  est  une  porte  extérieure  qui  s'ouvre  sur 
une  petite  esplanade  derrière  la  maison. 

C'est  à  propos  de  cette  esplanade  que  Rous- 
seau dit  dans  les  Confessions  :  «  Deux  ou  trois 
fois  la  semaine,  quand  il  faisait  beau,  nous 
allions  derrière  la  maison  prendre  le  café  dans 
un  cabinet  frais  et  toulfu,  que  j'avais  garni  de 
houblon,  et  qui  nous  faisait  grand  plaisir  pen- 
dant la  chaleur.  Nous  passions  là  une  petite 
heure  à  visiter  nos  légumes,  nos  Heurs,  à  des 
entretiens  relatifs  à  notre  manière  de  vivre  et 


recliticaliûii  de  iiioa  nom  à  propos  de  mon  mariatii'  avec 
Mademoiselle  Croqu«ler  (Carolinel,  je  u"ai  pas  voulu  quitter 
celte  cliarmaute  ■ville  sans  avoir  vu  l'heure  à  la  montre  lic 
Jean-Jacques.  —  Léonard. 

«  .Simple  bourgeois  de  Paris,  Je  suis  venu  avec  mon  ('-pouse 
pour  visiter  les  Cliarmcttes, et  joignant  l'utile  à  l'agréable,  faire 
de  cette  promenade  une  leçon  sur  les  égarements  d'un  cœur 
trop  tendre.  —  Arthur  I)/il>os\ 


LES  CHAIOIKTTES  /O 

qui  nous  en  faisait  mieux  sentir  la  douceur.  » 
La  seconde  rampe  conduit  à  deux  portes  : 
l'une  donne  accès  dans  un  vestibule  transformé 
en  chapelle  ou  oratoire.  Du  temps  de  Madame 
de  Warens  et  de  Rousseau,  on  y  célébrait  la 
messe.  Dans  le  rétable  de  l'autel,  on  aperçoit 
la  pieuse  image  de  Notre-Dame  d'Einsiedeln, 
lieu  de  pèlerinage  très  populaire  en  Suisse, 
dont  la  baronne,  comme  on  le  sait,  était  ori- 
ginaire. 

Avant  elle,  la  chapelle  se  trouvait  installée 
en  dehors  de  l'habitation,  dans  un  petit  bâti- 
ment voisin,  situé  sur  le  bord  du  chemin 
d'arrivée.  On  croit  généralemeut  que  ce  fut 
Madame  de  Warens  qui  transforma  cette  petite 
construction  en  laboratoire  pour  ses  expé- 
riences et  préparations  chimiques  et  pharma- 
ceutiques, et  en  four  approprié  à  ce  genre 
d'exercices  qu'elle  affectionnait.  Sous  le  règne 
galant  de  Louis  XV  et  de  Madame  de  Pompa- 
dour,  ces  petites  chapelles  privées  étaient  fort 
à  la  mode. 

De  cet  oratoire,  on  passe  dans  la  chambre 
à  coucher  de  la  baronne  :  elle  est  à  peu  près 


80  LES  CMAHMETTES 

carrée,  assez  vaslc,  et  1res  éclairée  par  trois- 
fenêtres,  une  au  levant  et  deux  au  nord  avec 
une  vue  étendue  et  fort  agréable.  Otte  chambre 
occupe  tout  l'angle  de  la  maison  nord-est. 
«  Elle  est  bien  telle  qu'elle  fut  habitée  en  1720, 
dit  une  notice  locale.  Le  plancher,  le  plafond, 
les  portes,  la  cheminée  portent  le  cachet  irré- 
cusable de  l'époque.  Le  plancher  a  même  un 
cachet  d'usure  et  de  vétusté  qui  demanderait 
une  réparation  urgente,  si  ce  n'était  un  plan- 
cher historique.  Les  attiques  des  portes  sont 
ornés,  comme  au  rez-de-chaussée,  de  dessins 
japonais.  Les  papiers  peints  qui  garnissent  les 
murs,  en  partie  décollés  par  le  fait  du  temps, 
ont  une  solidité  remarquable;  les  Heurs  qui  les 
couvrent  sont  très  bonnes  comme  dessin  et 
comme  couleurs.  Madame  de  Warens  logeait 
en  maison  meublée  aux  Charmettes,  et  son 
l)ail,  découvert  dernièrement,  dit  que  la  liste 
du  mobilier  sera  annexé  à  l'acte. 

«  La  plupart  des  meubles  datent  de  cette 
époque,  les  rares  pièces  d'ameublement,  qui 
avaient    été    aj)})orlées    par    les    propriétaires. 


i,i:s  (:nAHMi;rii:s  81 

successifs  depuis  Jcaii-Jacfjucs  lîousscnu,   ont 
été  éliminées  avec  soin  .    <> 

La  liste  tlu  mobilier  de  Madame  de  Waiens 
n'a  jamais  })U  être  retrouvée.  L'étal  de  conser- 
vation du  papier  dont  il  vient  d'être  question 
est  surprenant,  et  cependant  il  a  plus  d'un 
siècle  et  demi.  L'objet  qui  retint  davanta<ïC" 
mon  attention  dans  la  cliambre  de  la  baronne 
l'ut  son  miroir.  Que  de  lois,  me  disais-je,  cette 
glace  a  réfléchi  son  aimable  visage,  quand  elle 
arrangeait  pour  la  nuit,  ou  pour  le  matin,  ses- 
beaux  cheveux  cendrés!  "  11  était  impossible, 
dit  Rousseau,  de  voir  une  plus  ])clle  tête,  un 
plus  beau  sein,  de  plus  belles  mains  et  de  plus- 
licaux  bras.  » 

Vi\  corridor  conduit  à  la  chambre  de 
Rousseau,  qui  se  trouve  directement  au-dessus^ 
du  vestibule  du  rez-de-chaussée  :  elle  est  située 
au  levant,  et  a  deux  fenêtres,  ainsi  que  deux 
alcôves.  Le  meuble  de  celte  pièce,  qui  m'a 
surtout  intéressé,  est  une  chaise  longue  sur 
laquelle   Jean-Jacques    avait   l'habitude  de  se 


82  LKS  CHARMETTES 

reposer,  quand  il  se  trouvait  fatigué  ou  malade. 
La  porte  de  cette  chambre  a  encore  la  chatière, 
la  serrure,  la  peinture  et  les  ferrures  du  temps. 
Il  y  a  quelques  années,  les  visiteurs  du 
Salon  des  (<hamps-Elysées  remarquèrent  un 
tableau  charmant  représentant  Jean-Jacques 
Rousseau  et  Madame  de  Warens,  au  temps  de 
leurs  amours,  pendant  l'idylle  troublante  de 
1737.  Il  avait  pour  auteur  un  peintre  lyonnais, 
jNI.  Félix  Bauer,  dont  le  talent  déjà  remarqué 
s'affirma  éloquemment  par  cette  composition, 
(^est  une  scène  sentimentale  qui  se  passe  dans 
la  chambre  même  de  Rousseau,  et  qui  résume 
admirablement  tout  ce  que  nous  avons  pu  écrire 
en  cette  étude  sur  ce  thème  délicat.  Viw  repro- 
duction de  cette  œuvre  gracieuse  figure  dans 
le  petit  musée  des  CJiarmettes.  Il  faut  avouer 
([ue  c'est  bien  là  sa  place. 

Après  avoir  parcouru  les  appartements,  le 

visiteur  descend  dans  le  jardin  ((  si  intéressant 

(comme  l'a  écrit  j\I.  Caumont-Bréon,  un  de  mes 

compatriotes  de  Bourgogne),  par  les  heureux 

moments   qu'y   passa  Jean-Jacques  à   cultivei' 


Li:s  (:nAH.Mi:i  I  i:s  83 

les  Ik'iirs,  à  soi<^iu'r  les  jiheilles,  à  éliulier  la 
l)hil()S()|)liie,  la  géoi>ra|)hie,  l'algèbre,  l'aslro- 
iiomie,  le  latin,  el  en  seandant  presque  lous 
les  vers  de  Vii'gile.  <> 

(Vest  un  reelangle  assez  long,  divisé  par  une 
allée  eenlrale  :  celle-ci  est  coupée  à  angles 
droits  dans  son  milieu  par  m\Q  autre  allée,  et 
le  terrain  se  trouve  partagé  de  la  sorte  en 
quatre  carrés  égaux,  avec  des  plates- bandes 
garnies  de  Heurs.  A  l'extrémité  du  jardin,  à  la 
place  où  sans  doute  étaient  les  ruches  affec- 
tionnées par  Rousseau,  les  i)ossesseurs  actuels 
ont  dressé  un  berceau  de  chèvret'euille  et  de 
clématites  sous  lequel  il  est  agréable  de  s'asseoir 
et  de  méditer.  Au-dessus  du  jardin  apparait  la 
vigne,  limitée  par  le  chemin  fameux  que  le 
philosophe  a  immortalisé. 

Le  })ropriétaire  des  (Iharmcttes,  du  temps- 
de  Madame  de  Warens,  était  M.  Noirey, 
gentilhomme  savoyard.  Elles  passèrent  ensuite 
entre  les  mains  de  la  famille  Mollard,  puis  un 
chanoine  de  la  cathédrale  de  CJiambéry  en 
devint   acquéreur   :   il  s'appelait   l'abbé  Jean- 


84  LES  CHARMETTES 

Baptiste -Gabriel  Deregaid  (de  Vais).  Celui-ci 
les  céda  à  M.  Bcllemiii,  sous-préfet  de  Saint- 
Jean-de-Maurienue,  qui  les  vendit  en  1810  à 
M.  Raymond,  érudit,  lettré  et  savant,  qui  publia 
de  nombreux  ouvrages,  notamment  des  éloges 
de  Biaise  Pascal  et  de  Joseph  de  Maislre,  et  un 
livie  curieux  intitulé  :  Métaphysique  des  éludes. 
Dans  ce  travail,  l'auteur  examine  l'état  des 
méthodes  dans  la  culture  des  lettres  et  des 
sciences,  et  parle  de  leur  inllucnce  sur  la 
solidité  de  l'érudition.  Il  a  laissé  aussi  une 
Notice  sur  les  (^harmettes.  Nous  en  avons  cité 
un  passage. 

Le  petit  domaine  est  resté  jusqu'à  nos  jours 
dans  la  famille  de  M.  Raymond.  Son  lils  d'abord 
en  hérita.  En  mourant,  celui-ci  le  laissa  à  son 
gendre,  le  docteur  Dénarié.  Actuellement,  ce 
sont  les  enfants  de  ce  dernier  qui  possèdent  la 
retraite  du  ])hilosoplie  et  de  son  amie,  abri 
modeste  qui  est  devenu  plus  célèbre  que  le 
palais  des  empereurs  et  des  rois.  Récemment 
mises  en  vente  à  l'amiable,  les  Charmettes 
n'ont  pas  trouvé  acquéreur.  Le  prix  demandé 
-t'tait  150.000  francs. 


LKS  CMAI'.MKTTKS  87) 

M.  Raymond  et  les  membres  de  sa  famille 
se  sont  toujours  montrés  resi)cctucux  des  sou- 
venirs attachés  à  leur  demeure.  Elle  est  main- 
tenue, grâce  à  eux,  ainsi  que  nous  l'avons  dit, 
dans  son  état  ancien,  et  est  accessible  à  tous 
ceux  qui  veulent  la  visiter  et  y  faire  un  pcleri- 
na£fe . 

Les  disciples  de  Rousseau,  les  fidèles  du 
grand  homme,  et,  du  reste,  les  philosophes  et  les 
lettrés  en  général  doivent  à  la  famille  Raymond 
la  même  reconnaissance  qu'au  prince  Constan- 
tin Radziwill,  possesseur  actuel  du  domaine 
d'Ermenonville,  ami  des  lettres  et  des  arts,  et 
soucieux,  lui  aussi,  de  conserver  dignement 
les  souvenirs  de  l'auteur  iVEmilc. 

Voilà  ce  que  nous  écrivions  en  1901. 

Depuis  lors,  en  fin  de  comiDte,  les  proprié- 
taires des  CJiarmettes  abaissèrent  leurs  préten- 
tions à  la  somme  de  50.000  francs,  et  ce  fut 
la  ville  de  Chambéry,  aidée  par  le  Gouverne- 
ment, qui,  en  1905,  acheta  la  maison  célèbre. 
Elle  est  aujourd'hui  propriété  de  la  ville  de 
Chambérv  et  classée  comme  monument  histo- 


86  LES  CHAHMKTTKS 

riqiie.  M.  Antoine  PeiTier,sénaleur  de  la  Savoie, 
devenu  depuis  Ministre  de  la  Justice,  déploya 
un  grand  zèle  dans  ces  circonstances  ;  c'est 
grâce  à  lui  surtout  qu'elle  fut  sauvée  de  la 
démolition  et  de  la  ruine  :  son  nom  et  sa 
mémoire  resteront  chers  aux  amis  et  admira- 
teurs de  Rousseau. 

Les  Charmetles  !  Ermenonville  1  Les  deux, 
points  extrêmes  de  la  carrière  de  l'écrivain  ! 
Ici,  le  berceau  de  son  génie^  l'asile  de  sa  jeu- 
nesse amoureuse  ;  là,  le  dernier  abri  où  il  re- 
posa sa  tête  sublime,  et  où  il  mourut  !  Ici, 
les  jours  ignorés,  mais  heureux  ;  là,  le  terme 
de  lorageux  voyage  et  un  tombeau  auréolé 
de  gloire  ! 

En  ces  dernières  années,  le  mausolée  d'Er- 
menonville qui,  nul  ne  l'ignore,  est  un  monu- 
ment d'art  élevé  dans  l'île  des  Peupliers, 
commençait  à  s'alïaisser  et  à  s'effViter  sous 
l'injure  du  temps.  Le  prince  (Constantin  Hadzi- 
will  fit  faire  avec  soin  les  réparations  néces- 
saires, et  le  tombeau  aujourd'hui  a  repris  sa 
splendeur  première . 


I.KS   CHAiniKTTKS  <S  / 

On  se  rappelle  sans  doute  qu'à  ce  moment 
(on  était  à  la  fin  de  1897)  des  doutes  s'étant 
élevés  sur  le  transfert  réel  des  restes  de  Rousseau 
mi  Panthéon  pendant  la  Révolution,  le  prince 
ordonna  des  fouilles  dans  les  profondeurs  du 
monument.  On  n'y  trouva  point  le  cercueil 
du  philosophe,  qui  fut  découvert  quelques 
semaines  plus  tard  (18  décemhre  1897;  dans 
le  sarcophage  du  Panthéon,  en  même  temps 
que  celui  de  Voltaire.  Deux  problèmes  histo- 
riques se  trouvèrent  résolus,  ce  jour-là.  On 
constata  d'abord  que  les  cendres  des  deux 
écrivains  n'avaient  jamais  été  profanées,  comme 
on  l'avait  répété  longtemps  ;  ensuite,  que  Rous- 
.seau  ne  s'était  point  suicidé  d'un  coup  de 
pistolet,  ainsi  que  ses  ennemis  l'avaient  fait 
croire,  car  on  retrouva  son  crâne  absolument 
intact.  J'étais  là,  j'ai  vu,  et  je  parle  avec  une 
certitude  absolue. 

Comme  les  Charmettes,  comme  le  tombeau 
d'Ermenonville,  l'Ermitage  de  Montmorency, 
pendant  longtemps,  fut  de  même  soigneusement 
conservé  et  entretenu  :  mais,  en  1898,  un 
malheur  s'abattit  sur  lui  ;  il  devint  la  propriété 


<S<S  LES  CHAUMETTES 

d'un  étranger  l)aii)aie,  qui,  pour  de  i'ulilcs 
considérations,  ne  trouva  rien  de  mieux  que  de 
faire  démolir  à  moitié  cette  maison  célèbre 
que  l'univers  entier  avait  visitée,  et  poussa 
l'impiété  littéraire  jusqu'à  vouloir  la  débaptiser. 
Je  suis  étonné  qu'il  n'ait  pas  tait  savoir  au 
monde  que  désormais  Rousseau  serait  oublié 
à  Montmorency,  et  que  personne  ne  devrait  y 
prononcer  son  nom  (1). 

C'est  un  devoir  sacré  pour  les  pouvoirs 
publics,  pour  l'Etat,  ainsi  que  pour  les  dépar- 
tements et  les  communes,  de  veiller  sur  les 
maisons  historiques,  de  les  acquérir,  de  les 
entretenir,  de  les  orner,  d'en  faire  des  lieux  de 
pèlerinage  intellectuel,  et  de  les  léguer  intactes 
avec  leur  gloire  aux  générations  de  l'avenir. 


(1)  La  diarmanlo  vilh^  ilo   Mdnlinorency   iiossi'ilc  un   prlil 
iiiu.Sf'C  en  l'IidiiiiiMir  ih^   l'iousscau. 

Jl  a  rlé  inanuiiré  Je  S  janvier  iS'.t'.t. 


IX 


i:  nombreux  écrivains  ont  consacré 
aux  (^harnielk's  des  pages  émues. 
Tous  s'attendrissent  sur  la  destinée 
de  Madame  de  Warens,  et  rendent  hcmnii:<-e 
au  génie  de  Jean-Jacques  qui  a  fait  vivre  à 
jamais  ces  lieux  dans  la  mémoire  des  hommes. 
L'àme  tendre  de  Michelct  se  plaisait  à  errer 
sur  le  coteau  de  C.hambéry.  Qui,  mieux  que  le 
grand  historien,  pouvait  en  ressusciter  le  poéti- 
que attrait  ? 

"   Rousseau,  dit-il,  est  l'àme  de  la  jeunesse. 
On  ne  sait   d'où  cela  vient,    mais    depuis    que 


90  LES  CHARMETTES 

cette  parole  ardente  s'est  répandue  dans  les- 
airs,  la  température  a  changé  ;  c'est  comme  si 
une  tiède  haleine  avait  soufflé  sur  le  monde  ; 
la  terre  commence  à  porter  des  fruits  qu'elle 
n'eut  donné  jamais.  Q'est-ce  que  cela?  Si  vous 
voulez  que  je  vous  le  dise,  c'est  ce  qui  trouble 
et  fond  les  cœurs,  c'est  un  soufile  de  jeunesse; 
voilà  pourquoi  nous  cédons  tous...  Les  Confes- 
sions qui  paraissent  après  la  mort  de  Rousseau 
semblent  un  soupir  de  la  tombe.  Il  revient,  il 
ressuscite,  plus  puissant,  plus  admiré,  plus 
adoré  que  jamais  dans  la  divine  montagne  des 
("diarmettes.   » 

Lamartine  fit  plus  d'une  fois  le  pèlerinage,, 
et,  comme  il  le  raconte  dans  Raphaël,  il  mena 
Elvire  dans  la  maison  consacrée.  11  y  a  des 
pages  exquises  dans  ses  récits,  notamment  ce 
j)assage  : 

(«  J'aime  à  me  rappeler  ma  première  visite 
aux  Charmettes.  Nous  montions,  en  discourant 
de  cet  amour  de  Jean-Jacques,  le  sentier  rocail- 
leux au  fond  du  ravin  qui  meneaux  (Miamielles. 


r.KS  CIIAHMETTKS  '.Il 

Nous  étions  seuls.  Les  cheviiers  nièine  avaient 
(juitté  les  pelouses  sèches  et  les  haies  sans  feuil- 
les. Le  soleil  hrillait  à  travers  quelques  nuages 
rapides  ;  ses  rayons,  plus  concentrés,  étaient 
chauds  dans  les  flancs  ahrités  du  ravin.  Les 
rouges-gorges  sautillaient  presque  sous  nos 
mains  dans  les  buissons.  Nous  nous  arrêtions 
de  temps  en  temps,  et  nous  nous  asseyions  sur 
la  douve  du  sentier,  au  midi,  pour  lire  une 
l)age  ou  deux  des  Coiifessioiis,  et  pour  nous 
identifier  avec  le  site.  » 

Sainte-Beuve,  ce  maître  dans  l'analyse  du 
sentiment,  ne  pouvait  oublier  d'arrêter  sa  i)en- 
sée  sur  les  Charmcltes.  Parlant  du  talent  ])ro- 
digieux  de  llousseau  pour  peindre  ses  émotions 
passées,  il  écrit  : 

«  Le  moment  où  il  fut  donné  à  ce  cœur  neuf 
encore  de  s'épanouir  pour  la  première  fois,  est 
le  plus  divin  des  Confessions,  et  il  ne  se  retrou- 
vera plus,  même  quand  Rousseau  sera  retiré  à 
l'Ermitage...  Rien  n'égalera  comme  légèreté, 
comme  fraicheur  et  allégresse,    la  description 


92  LES  CHARMETTES 

de  la  vie  aux  Charmelles.  Le  vrai  Ijonlieur  de 
Rousseau,  celui  que  personne,  pas  même  lui, 
ne  sut  lui  ravir,  ce  fut  de  pouvoir  évoquer 
ainsi  et  se  retracer,  avec  la  précision  et  l'éclat 
qu'il  portait  dans  le  souvenir,  de  tels  tableaux 
de  jeunesse  jusqu'au  sein  de  ses  années  les 
plus  troublées  et  les  plus  envahies.    ) 

Il  y  a  plus  de  vingt  ans,  j'ai  lu  le  livre 
qu'Arsène  Houssa3'e  a  consacré  aux  Charnieltes. 
J'avais  noté  alors  une  page  qui  est  restée  dans 
ma  mémoire.  J'ai  relu  récemment  cet  ouvrage, 
et  le  même  passage  m'a  ému  profondément 
comme  autrefois.  Il  s'agit  des  derniers  jours  de 
Madame  de  \yarens,  au  faubourg  Nezin,  jours 
de  navrante  misère.  Arsène  Houssaye  s'exprime 
ainsi  : 

«  Elle  ne  voyait  plus  le  bleu  des  Charmetles, 
ni  les  vignes  qui  montent  plus  haut,  ni  ces 
bêtes  qui  pâturaient  plus  haut  encore,  à  qui 
tant  de  fois,  avec  Jean-Jacques,  elle  donnait 
une  poignée    d'herbe    toute    fraîche    dans    sa 


i 


Li:S  CHARMETTES  93 

l)laiiche  main.  Héroujuc  et  résignée,  elle  a 
soiifTcrt  les  mille  moiis  de  la  misère.  Kl  à  la 
lin  on  l'a  couchée  dans  le  cercueil  el  on  l'a 
portée  dans  le  petit  cimetière  de  Lémenc,  où 
les  Saint-Preux  et  les  Werther  de  l'avenir  cher- 
cheront vainement  son  épithaphe.  » 

A  coté  de  ces  noms  illustres  dans  les  lettres, 
je  veux  citer  en  terminant  un  auteur  peu  connu, 
M.  Frédéric  Thomas,  qui  a  exprimé  jadis  une 
idée  originale  au  sujet  des  Charmettes. 

«  O  privilège  du  génie  !  dit-il,  un  vagahond 
passe  dans  la  rue  ;  il  entre  sous  votre  toit,  y 
dresse  sa  tente,  ou  y  fait  son  nid  pour  quelques 
jours  à  peine.  C'est  assez.  Votre  maison  n'est 
plus  à  vous^  et  ne  sera  plus  désormais  à  per- 
sonne. Il  vous  la  confisque  en  la  consacrant  ; 
il  en  fait  une  relique  et  un  temple.  A  l'instant 
tous  les  propriétaires  antérieurs  et  tous  les 
propriétaires  futurs  sont  expropriés  pour  cause 
d'immortalité  puhlique,  si  l'on  peut  ainsi  dire, 
et  par  qui  sont-ils  dépossédés  ?  Par  un  pauvre 


1)4  LES  CHARMEÏTES 

<liable  qui  n'a  ni  feu  ni  lieu,  et  qui  pourtant 
devient  le  propriétaire  éternel  et  incommulable 
de  leur  domicile.  Qui  ose  prétendre  encore 
<[ue  les  hommes  de  génie  sont  pauvres  !   » 

M.  Chantelauze,  Thistorien  du  cardinal  de 
Retz,  mort  en  18cS8,  avait  fait,  lui  aussi,  le 
j)élerinage  des  Charmcttes.  Dans  une  lettre  à 
Madame  de  Valazé,  en  date  du  24  mai  1885, 
lettre  complètement  inédite,  il  s'exprime  ainsi: 

«  Non,  je  n'ai  point  oublié  nos  délicieuses 
promenades  en  Savoie  et  en  Suisse,  non  je  n'ai 
point  oublié  les  Charmettes,  et  toutes  les  fois 
(pie  j'ai  relu  les  Confessions,  ce  qui  m'arrive 
une  fois  l'an,  je  me  suis  souvenu  avec  mélan- 
colie de  la  belle  journée  que  nous  avons  passée 
dans  la  maisonnette  qui  abrita  les  étranges 
amours  de  Jean-Jacques  et  de  Madame  de 
Warens.  J'ai  fait  une  collection  de  toutes  les 
vues  des  Charmettes,  ainsi  que  de  toutes  les 
gravures  qui  se  rapportent  aux  Confessions,  et 
je  trouve  un  charme  infini  à  les  contempler, 
en  lisant  le  chef-d'œuvre  de  Rousseau.  » 


LES  CIIARMKTTKS  95 

Parmi  les  éciivains  contemporains  (|iii  ont 
parlé  des  Cliarmettes,  je  me  ferais  scrupule  de 
ne  pas  citer  M.  François  Mugnier,  conseiller  à 
la  Cour  d'appel  de  Chambéry,  à  qui  je  dois 
d'ailleurs  une  sincère  reconnaissance  pour  un 
portrait  rarissime  dune  amie  de  Jean-Jacques, 
qu'il  a  bien  voulu  m'envoycr. 

M.  François  Mugnier,  dans  son  beau  livre  : 
Madame  de  Warens  et  J.-J.  Rousseau,  a  écrit 
quelques  pages  attendries.  Ainsi,  parlant  du 
dernier  logis  de  la  baronne,  il  dit  :  «  Les 
épaves  des  temps  meilleurs,  dont  elle  put 
parer  ce  logis,  ne  furent  ni  nombreuses,  i;i  bien 
ricbes;  mais  le  soleil  l'inondait  de  ses  premiers 
rayons.  Elle  y  récbauftait  aux  ardeurs  du  midi 
ses  membres  perclus;  et,  le  soir,  après  avoir 
parcouru  le  lointain  borizon  des  montagnes 
blanclies  et  roses,  ses  yeux  se  reposaient  sur  le 
coteau  des  Cbarmettes.  Quelles  étaient  ses 
pensées  à  ces  beurcs  de  solitude  et  de  recueil- 
lement? Dans  le  malbeur  avait-elle  le  souvenir 
poignant  et  doux  aussi,  des  temps  beureux?  » 

Plus  loin,  il  rappelle  le  voyage  que  Rousseau 
fit  à  Cbambéry  à  la   fin  de  juillet  1768,  et  il 


1)6  LES  CHARMETTES 

s'exprime  ainsi  :  c  Ixousseau  n'a  raconté  nulle 
part,  croyons-nous,  ce  court  voyage  d'environ 
vingt  jours.  Il  n'est  pas  difficile,  cependant,  de 
s'en  rendre  compte.  Certainement,  il  accepta 
l'hospitalité  que  M.  de  Conzié  lui  avait  otîerte 
si  souvent.  Ils  firent  ensemble  le  pèlerinage  au 
cimetière  de  Lémenc  ;  et  dans  les  tièdes  nuits 
de  juillet  et  d'août,  au  pied  des  Cliarmettes, 
ils  causèrent  de  la  morte  et  de  leur  jeunesse. 
Dès  l'aube,  Jean-Jacques  put  aller  herboriser 
sur  ces  monts  où  Claude  Anct,  trente-cinq  ans 
auparavant,  lui  avait  enseigné  les  éléments  de 
hi  botanique,  cette  science  qu'il  méprisait  alors, 
et  à  laquelle  il  s'adonnait  maintenant  avec  tant 
d'ardeur.  Il  eut  des  heures  d'oubli  du  présent 
et  de  ressouvenir  ;  mais  sa  gloire  l'avait  suivi 
et  ne  lui  permettait  plus  le  repos.   » 

Ce  sont  là  de  belles  paroles.  Je  suis  heureux 
de  les  rapporter. 

Nous  pourrions  multiplier  ces  citations,  car 
les  h'storiens,  les  poètes,  les  romanciers,  les 
moralistes,  à  l'étranger,  comme  en  France,  ont 
parlé  des  Charmeltcs.  Celles  que  nous  venons 


I 


ii'li-.nl  lie  lîoiis.soau  et  vuo  do  son  lninhcaii  ;ï  l'ifiiii'iiniix  illi 

ll^i|ir('>  une  cshiiiiiic  :nii-iciiiic| 


LKS    CHAHMF.TTKS  97 

de  lairc  nous  paraissent  siiffisanles  pour  le 
cadre  de  celte  étude.  Elles  résument,  d'ailleurs, 
les  différents  aperçus  qu'ont  fait  naître  le  séjour 
de  Rousseau,  et  le  récit,  unique  au  monde, 
qui  remplit  le  sixième  Livre  des  Confessions . 

Toutefois,  je  tiens  à  citer  encore  une  pa^e 
intéressante  que  je  trouve  dans  le  Voyage  en 
Italie  pendant  l'année  1789  de  Arthur  Young  (1). 
Le  voyageur  anglais  passe  à  Chambéry  et  écrit  : 

u  Je  brûlais  d'envie  de  voir  les  Cbarmettes, 
le  chemin,  la  maison  de  campagne  de  Madame 
de  Warens,  le  vignoble,  le  jardin,  en  un  mot 
tout  ce  qu'avait  décrit  le  pinceau  de  l'inimi- 
table Rousseau .  Madame  de  Warens  avait 
quelque  chose  de  si  délicieux,  de  si  aimable 
dans  le  caractère,  malgré  ses  faiblesses  ;  —  sa 
constante  gaîté  et  sa  bonne  humeur;  —  sa  ten- 
dresse et  son  humanité  ;  —  ses  spéculations 
d'agriculture  ;  mais  surtout  l'amour  pour 
Rousseau  ont  i^ravé  son  nom  dans  le  cœur  du 


Hi  Paris,   chez  Ficus,  libraire,    an   V   de    la    ItépuMiijuo 
(  179(11,  1  volume  in-1":^. 


98  LES  CHAHMETTES 

petit  nombre  d'êtres  dont  la  mémoire  est  unie 
avec  la  nôtre  par  des  liens  qu'il  est  plus  aisé  de 
sentir  que  d'exprimer. .  .  La  maison  ne  pouvait 
que  m'intércsser,  et  je  la  contemplai  avec 
émotion  ;  elle  me  plut,  quoique  nous  fussions 
dans  le  triste  mois  de  décembre.  Je  parcourus 
quelques  coteaux,  qui  étaient  sans  doute  les 
promenades  qu'il  a  si  agréablement  décrites.  Je 
retournai  à  Chambéry,  le  cœur  plein  de  Madame 
de  Warens.   » 

Arthur  Young  donne  ensuite  l'acte  mortuaire 
de  la  protectrice  de  Uousseau,  extrait  du  regis- 
tre de  la  paroisse  de  Saint-Pierre-de-Lemenc, 
et  certifié  conforme  par  le  curé  de  lépoque 
A.  Sachod,  24  décembre  1789. 


X 


I 


N  s't'mbarquant  pour  Paris,  Jean  Jac- 
ques avait  emporté  avec  lui  le  pres- 
tige des  Charmettes.  Ce  n'est  que 
longtemps  plus  tard  que  son  nom  et  sa  gloire 
devaient  l'y  faire  renaître.  Madame  de  \A^arens 
y  séjourna  encore  jusqu'en  1749.  Ses  entreprises 
industrielles  périclitèrent  ;  la  malheureuse 
femme  fut  la  dupe  de  nombreux  aventuriers 
et  le  désordre  de  ses  afTaires  alla  en  s"accen- 
tuant.  Par  bonheur,  elle  rencontra  un  vieux 
seigneur,  le  marquis  d'Allinges,  qui  la  prit  en 
amitié.  Il  la  logea  à  Chambérv  dans  une  maison 


100  LKS  CHAHMETTES 

qui  lui  appartenait,  au  faubourg  Reclus,  no  13 
Cette  maison  existe  encore  et  on  peut  la  visiter. 

Après  la  mort  du  marquis  d'Allinges,  Ma- 
dame de  Warens  se  trouva  dans  une  situation 
tout  à  fait  précaire,  et  vécut  dans  une  gêne 
confinant  à  la  misère.  Maintes  fois  Rousseau 
lui  vint  en  aide,  en  lui  envoyant  des  sommes 
d'argent,  et  en  acceptant  les  petites  lettres  de 
change  que  de  temps  à  autre  elle  tirait  sur  lui. 
Elle  finit  par  aller  habiter  dans  le  faubourg. 
Nezin,  no  66,  et  c'est  là  qu'elle  mourut  à  l'âge 
de  63  ans,  le  29  juillet  1762. 

Voici  l'extrait  mortuaire  de  la  pauvre  femme 
à  Chambéry,  tel  que  le  rapporte  Arthur  Young  : 

Le  30  juillet  17G'2,  fut  enterrée  dans  le  cimetière  de 
Lemenc,  dame  Louise-Françoise-Eléonore  de  la  Tour, 
veuve  du  seigneur  baron  de  Warens,  née  à  Yevay,dan& 
le  canton  de  Berne,  en  Suisse,  qui  mourut  hier  à  dix> 
heures  du  soir,  comme  une  bonne  clirétienne,  après 
avoir  reçu  les  derniers  Sacrements,  âgée  de  soixante-trois 
ans.  Elle  avait  aljjuré  la  religion  protestante  depuis  en- 
viron trente-six  ans.  et  avait  depuis  vécu  dans  la  nôtre. 
Elle  termina  sa  carrière  dans  le  faubourg  de  Nesin,  où 
elle  résidait  depuis   liuit   ans,   dans   la   maison  de  M.. 


LES  CHARMETTES  101 


Crépine  ;  elle  a  auparavant  demeuré  au  Reclus,  pen- 
dant environ  quatre  ans,  maison  du  marquis  d'Alinge  ; 
elle  a,  depuis  son  abjuration,  passé  le  reste  de  sa  vie 
dans  cette  ville. 

Gaime.  curé  de  r.enienc. 


Arthur  Young  donne    ensuite   cette    pièce, 
dont  nous  parlons  plus  haut  : 

Je  soussigné,  curé  actuel  de  la  dite  paroisse  de  Lemenc, 
certifie  avoir  transcrit  le  présent  du  registre  mortuaire 
de  la  paroisse  du  dit  lieu,  sans  rien  ajouter  ou  retrancher 
et.  après  l'avoir  collationné,  l'avoir  trouvé  conforme  à 
l'original  ;  en  foi  de  quoi  j'ai  signé  le  présent. 
A  Gliambérj',  le  2'j  décembre  1783. 

A.  Sachod,  curé  de  Lemenc. 

Quant  à  Jean-Jacques,  nous  n'avons  pas  ici 
à  raconter  sa  vie.  Tous  savent  que  les  étapes 
en  sont  marquées  par  des  chefs-d'œuvre.  Les 
Charmettes  ne  cessèrent  jamais  d'être  chères 
à  son  cœur.  Il  n'évoque  jamais  leur  souvenir 
sans  attendrissement.  C'est  ainsi  qu'il  dit,  après 
son  installation  à  l'Ermitage  :  «  Au  milieu  des 
biens  que  j'avais  le  plus  convoités,  ne  trouvant 
point  de  pure  jouissance,  je  revenais  par  élans 
sur  les  jours    sereins   de   ma  jeunesse,   et  je 


102  LKS  CHARMETTES 

m'écriais    quelquefois   en  soupirant  :  «  Ah  !  ce 
ne  sont  pas  encore  ici  les  Charmettes  !  » 

A  la  fin  des  Confessions,  parlant  de  son 
séjour  à  l'île  Saint-Pierre,  il  raconte  ses  excur- 
sions champêtres,  et  dit  qu'il  éprouvait  une 
grande  joie  à  cueillir  des  fruits,  car  «  cet 
amusement  lui  rapj)elait  la  douce  vie  des 
Charmettes.  » 

Durant  les  beaux  jours  de  son  idylle^,  Rous- 
seau avait  écrit  un  petit  poème, intituléle  Verger 
des  Charmettes  :  les  vers  en  sont  médiocres.  Ils 
furent  composés  sans  doute  pour  être  montrés 
au  roi  de  Sardaigne,  Victor-Amédéc,  protecteur 
de  Madame  de  Warens.  On  comprend,  par  ce 
que  dit  le  poète,  que  sa  bienfaitrice  et  lui 
étaient  fortement  calomniés,  et  que  les  envieux 
cherchaient  à  leur  nuire  activement.  Ce  poème 
est  une  sorte  de  plaidoyer  contre  de  venimeux 
fripons. 

On  devine  aisément  tout  ce  que  ceux-ci 
pouvaient  diie  et  faire.  A  ce  titre,  les  vers  de 
Rousseau  ont  un  intérêt  spécial.  J'aurais  été 
bien  étonné,  si  la  calomnie  eut  épargné  les 
deux  amants,   et  n'eut   dressé  contre  eux  des 


LES  CHARMKTTES  103 

embûches  criminelles.  La  bassesse  est  partout, 
et    son    rôle   est  d'attenter  sournoisement  au 
bonheur  qui  passe  en  souriant.   Couples  heu-   î 
reux,  dérobez  vos  félicités  à  tous  les  re<*ards  1     i 

Voici  quelques  vers   du    Verger  des  Cliar- 
mettes  : 

Verger,  cher  à  mon  cœur,  séjour  de  V innocence^ 
Honneur  des  plus  beaux  jours  que  le  ciel  nie  dispense^ 
Solitude  chiimiante,  asile  de  la  paix, 
PuissJ-je,  heureux  verger ,   ne  vous  quitter  jamais  ! 

Sans  crainte,  sans  désirs,  dans  cette  solitude, 
Je  laisse  aller  mes  jours  exempts  d'inquiétude  : 
Oh  !  que  mon  cœur  touché  ne  peut-il  à  son  gré 
Peindre  sur  ce  papier,  dans  un  juste  degré. 
Des  plaisirs  qu'il  ressent  la  volupté  parfaite  ! 

S'adressant  à  Mme  de  Warens,  Jean-Jacques 
s'écrie  : 

Oui,  si  quelques  douceurs  assaisonnent  ma  vie, 
Si  j'ai  pu  jusqu'ici  me  soustraire  a  l'envie, 
Si  le  cœur  plus  sensible,  et  l'esprit  moins  grossier  y 
Au  dessus  du  vulcrairc  on  m'a  vu  m' élever. 


104  LES    CHARMETTES 


Enfin,  si  chaque  jour  je  jouis  Je  moi-même. 
Tantôt  en  ni  élançant  jusqu'à  l'être  suprême. 
Tantôt  en  oubliant  dans  un  profond  repos. 
Les  erreurs  des  liumaius^et  leurs  biens  et  leurs  maux; 

Si,  dis- je,  en  mon  pouvoir,  j'ai  tous  ces  avantages, 
Je  le  répète  encor,  ce  sont  là  vos  ouvrages, 
Vertueuse  ]]^arens  ;  c'est  de  vous  que  je  tiens 
Le  vrai  bonheur  de  l'homme  et  les  solides  biens  ! 


Rousseau  relourna-t-il  visiter  la  maison  qu'il 
avait  tant  aimée.  Il  ne  nous  le  dit  pas,  mais 
nous  avons  tout  lieu  de  le  croire.  En  1754,  il 
revint  à  Chambéry,  et  rendit  visite  à  la  baronne 
qu'il  trouva  dans  une  situation  lamentable. 
«  Je  la  revis.  .  .  dans  quel  état,  mon  Dieu! 
Quel  avilissement  !  Que  lui  restait-il  de  sa  vertu 
première  !  Etait-ce  la  même  Madame  de  Warens, 
jadis  si  brillante,  à  qui  le  curé  de  Pontverre 
m'avait  adressé  ?  Que  mon  cœur  fut  navré  !..  » 
Il  lui  remit  une  partie  de  sa  bourse.  Nul  doute 
que,  pendant  son  séjour,  il  ne  soit  allé  rêver 
aux  (^barmettcs. 

Il  y  retourna  certainement  encore  en  1708, 
six  années  après  la  mort  de  la  pauvre  femme, 


LES  CHAHMKTTKS  105 

dont  il  célébrait  rnlôlein2iit  ranniversaire. 
Pendant  l'été  de  cette  année  1768,  il  se  trouvait 
à  (irenoble.  Il  quitta  cette  ville  le  20  juillet,  à 
3  heures  du  matin,  ])our  arriver  à  Chambéry 
le  30,  à  la  première  heure,  et  pour  aller  méditer 
dans  le  cimetière  de  Lémenc,  à  ly  place  où  elle 
dormait  son  dernier  sommeil. 

«  Mon  principal  oI)jet,  écrit-il  à  Thérèse, 
est  bien,  dans  ce  petit  voyage,  d'aller  sur  la 
tombe  de  cette  tendre  mère,  que  vous  avez 
connue,  pleurer  le  malheur  que  j'ai  eu  de  lui 
survivre.  » 

Ne  fut-il  pas  tenté  de  revoiries  sentiers  de 
sa  jeunesse,  le  poétique  coteau,  la  maison 
aimée  ?  N'en  douiez  pas,  il  y  retourna,  et  il 
y  pleura. 

Tout  à  fait  à  la  fin  de  sa  vie,  le  philosophe 
évoquait  dans  le  dernier  ouvrage  sorti  de  sa 
plume  limage  des  impérissables  Charmettes. 
Quels  accents  que  ceux  de  la  Dixième  Prome- 
nade des  Roueries  f/'zz/z  Promeneur  solitaire  ! 
Quels  cris  du  cœur  1  Quelle  humanité  ! 


106  LES  CHARMETTES 

«  Le  goùl  de  la  solitude  et  de  la  contempla- 
tion naquit  dans  mon  cœur  avec  les  sentiments 
expansifs  et  tendres  faits  pour  être  son  aliment. 
Le  tumulte  et  le  bruit  les  resserrent,  le  calme 
et  la  paix  les  raniment  et  les  exaltent.. T'ai  besoin 
de  me  recueillir  pour  aimer.  J'engageai  maman 
à  vivre  à  la  campagne.  Une  maison  isolée,  au 
])enchant  d'un  vallon,  fut  notre  asile,  et  c'est  là 
que  dans  l'espace  de  quatre  ou  cinq  ans,  j'ai 
joui  d'un  siècle  de  vie  et  d'un  bonheur  pur  et 
plein,  qui  couvre  de  son  charme  tout  ce  que 
mon  sort  présent  a  d'affreux.  » 


Me  voici  arrivé  à  la  fin  de  la  causerie  que 
je  voulais  consacrer  à  Madame  de  Warens  et  à 
Jean-Jacques.  Pour  l'écrire,  je  me  suis  figuré 
que  je  venais  rendre  visite  à  quelque  fidèle 
amie  depuis  longtemps  éloignée  de  moi,  et  ma 
plume  a  pris  son  envolée. 

Pour  clore  ces  pages,  je  veux  me  rappeler 
les  beaux  jours  où  j'écrivais  des  vers,  et  repre- 


I,i:S  CHAIiMKTTES  107 

liant  ma  lyre  délaissée,  je  veux  consacrer 
quelques  strophes  aux  riantes  CJiarmettes.  Que 
chanterait  le  poète,  si  les  souvenirs  d'un  pareil 
lieu  ne  faisaient  vibrer  son  ànie  ? 

O  Rousseau,  nm/jifes  fois  tes  récits  m  ont  char  m:  ! 
Ta  jeunesse  souvent  revit  dans  ma  mémoire  I 
Bn  parcourant  ton  œuvre,  en  lisant  ton  histoire. 
Qui  n\idmire^  attendri,  combien  tu  fus  aimé  ! 

Adolescent  naïf,  tu  purs  à  l'aventure, 

A  travers  les  cités,  les  bourgs,  les  grands  chemins .  .  . 

Novice  explorateur  des  sentiments  humains. 

Ton  cœur  suit  en  chantant  la  voix  de  la  Naturel 

Un  gife  heureux  planait  sur  le  flanc  d'un  coteau  : 
Le  sort  i'v  pousse  un  four,  puis  l'amour  t'y  convie  : 
Là  bientôt  s' illumijie  et  resplendit  ta  vie. 
Et  ton  naissant  génie  y  trouve  un  doux  berceau  ! 

Quel  éclatant  matin  !  Quelle  brillante  aurore  ! 
Qui  jamais,  au  printemps  de  ses  jours  incertains. 
Par  un  plus  beau  soleil  eut  de  meilleurs  destiiis. 
Et  sous  de  tels  rayons  vit  ses  vingt  ans  éclore  ! 

Temps  béjii,  moments  chers,  enivrantes  amours  ! 
La  vie  a  des  apprêts  de  fête  et  de  victoire, 
Et  l'entrain  généreux  d'une  chanson  de  gloire  ; 
Un  bruit  de  baisers  fous  y  retentit  toujours  ! 


108  LES  CHARMETTES 


Oh  !  qui  7i\i  sonhaitr  la  maison  familière 
Où  Jcan-Jacq7ics,  ravi,  moissonna  tant  de  fleurs, 
El  dont,  malgré  les  ans,  la  gloire  el  ses  malheurs. 
Il  )ie  cessa  d'aimer  la  rive  hospitalière  ! 

Q^uand  il  revint  au  port,  ainsi  qu'un  grand  vaisseau 
Dont  la  mer  saluait  les  allures  hautaines, 
Combien  de  fois  on  vit  V infortuné  Rousseau 
Pleurer  au  souvenir  des  Charmettes  lointaines  ! 

Leur  toit  prédestiné  brillait  devant  ses  yeux. 
Il  revoyait  les  champs,  les  arbres,  la  vallée, 
Et,  dans  la  vision  de  ce  séjour  heureux, 
Il  croyait  ressaisir  sa  jeunesse  envolée  ! 

Rousseau  a  immorlalisé  tous  les  lieux  oii  il 
a  vécu  ;  il  sont  parés  à  jamais  d'un  rayon  de 
sa  gloire,  et  les  amants  se  plaisent  à  les  visiter. 
Mais  ils  affectionnent  surtout  les  Charmettes: 
c'est  que  ces  lieux  fortunés  ont  le  privilège  de 
posséder  à  jamais  l'attrait  divin  de  la  jeunesse 
ot  de  l'amour. 


ï 


L'APOTHÉOSE  A  CHAMBÉRY 

4  Septembre    1910 


Dans  sa  lettre  à   Christophe  de  Beaiimont, 
Rousseau  écrit  avec  un  légitime  orgueil  :  ^  Oui, 
je  ne   crains  point  de   le  dire,  s'il  existait  en 
Europe  un  seul  gouvernement  éclairé,  un  gou- 
vernement dont  les  vues  fussent  vraiment  utiles 
et  saines,  il  eut  rendu  des  honneurs  publics  a 
l'auteur  d'Emile,  il  lui  eut  élevé  des  statues.  » 
Dans  le  troisième  Dialogue,  il  s'écrie  :  «  Un 
jour  viendra,  jen  ai  la  juste  confiance,  que  les 
honnêtes  gens  béniront  ma  mémoire,  et  pleu- 
reront sur  mon  sort.  » 

Le  philosophe  ne  se  trompait  pas,  lorsqu  il 


110  Ll-:S  CHAI'.MKTTKS 

interprétait  ainsi  l'avenir,  et  pressentait  les- 
honneurs  que  la  postérité  devait  lui  accorder. 
L'hommage,  que  les  temps  modernes  lui  ont 
rendu,  a  commencé  quelques  mois  après  sa 
mort. En  effet,  dès  la  fin  de  1778,  nous  voyons  un 
M.  Argant,  genevois,  préoccupé  d'un  monument 
à  élever  à  Jean-Jacques  :  il  conçoit  un  projet 
original,  et  charge  un  sculpteur  de  l'exécuter. 
C'était  l'éducateur  d'Emile  surtout  qu'il  voulait 
honorer.  Le  monument  fut  placé  à  Saint-Jean, 
dans  la  propriété  privée  de  M.  Samuel  de  Cons- 
tant, près  de  Genève. 

Ce  furent  ensuite  les  Assemblées  qui,  à  diver- 
ses reprises,  décrétèrent  soit  l'érection  d'une 
statue  à  Rousseau,  soit  des  honneurs  à  rendre  à 
sa  mémoire.  Sous  la  Constituante,  décrets  du  21 
décembre  1790,  et  du  27  août  1791,  —  sous  la 
Convention,  décrets  du  5  novembre  1793,  14 
avril  et  15  septembre  1791,  —  sous  le  Direc- 
toire, à  la  date  du  29  vendémiaire,  an  Vil,  1798, 
arrêté  de  la  Commission  des  Inspecteurs  du 
Palais  du  Conseil  des  Anciens  visant  l'érection 
d'un  monument  en  l'honneur  de  Rousseau,, 
dans  le  jardin  des  Tuileries. 


lf:s  charmettes  111 

Tous  CCS  dccrcls  et  arrctcs  restèrent  sans 
exécution,  ou  à  peu  près,  par  le  fait  des  circons- 
tances difficiles  du  moment,  troul)les  à  l'inté- 
rieur, guerres  avec  l'étranger,  partout  él^ranle- 
mcnt  formidaljle  de  la  Révolution.  Entre  temps. 
Montmorency,  le  25  septembre  1791,  avait 
honoré  Rousseau  d'un  monument  champêtre; 
de  son  côté  Genève  avait  élevé  au  philosophe 
une  colonne  surmontée  de  son  buste,  28  juin 
1794  —  et  avait  commencé  à  réparer  par  des 
actes  significatifs  les  injustices  odieuses  d'au- 
trefois. 

Les  grandes  réparations,  les  hommages 
solennels  devaient  se  succéder  dans  le  cours 
du  dix-neuvième  siècle  et  au  commencement  du 
vingtième.  C'est  d'abord  Genève  qui,  revenant 
à  la  rescousse  le  24  avril  1835,  consacre  au 
grand  homme  un  monument  public,  œuvre  de 
Pradier  ;  le  30  mai  1886,  la  ville  d'Asnières, 
près  Paris,  lui  consacre  un  buste.  Puis  est 
venue  la  statue  de  Paris,  inaugurée  sur  la  place 
du  Panthéon,  le  10  février  1889. Montmorency, 
pour  la  seconde  fois, ne  voulut  pas  être  en  reste: 
sur  une  de  ses  places,  une   statue  à   Jean-Jac- 


1  12  LES  CIIAI'.MirrTKS 

ques  élait  consacrée,  sous  la  présidence  de 
M.  Aristide  Briand,  le  27  octobre  1907,  enlin 
le  18  octobre  1908,  ce  fut  le  tour  d'Ermenon- 
ville. 

Restait  Chambéry.  Le  4  septembre  1910, 
cette  charmante  ville  a  payé  sa  dette  de  recon- 
naissance à  l'hôte  des  Charmettes,  en  fêtant  le 
Cinquantenaire  de  la  Réunion  de  la  Savoie  à  la 
France:  les  échos  du  monde  entier  retentissent 
encore  de  l'inauguration  solennelle  du  monu- 
ment Rousseau,  présidée  par  M.  Fallières,  Pré- 
sident de  la  République,  devant  toutes  Ics^ 
Savoies  réunies. 


En  résumé,  partout  où  le  citoyen  de  Genève 
a  vécu,  son  souvenir  est  honoré  par  des  monu- 
ments commémoratifs,  même  à  l'ile  Saint- 
Pierre,  sur  le  lac  de  Bienne,  que  j'oubliais  de 
mentionner,  et  où  les  Bernois,  pour  effacer 
l'ignominie  de  leurs  anciens  magistrats  de  1700, 
ont  érigé  un  beau  buste  d'après  Houdon,  il  y  a 
quelques  années. 

Cet  universel  hommage    n'est    que  justice. 


iîff 


u^m\ 


,■  '..,,i.( 


Li;s  cnAiniKTTKS  113 

.Tcan-.IacqiR'sa  remué  tant  tridécs,  cl  a  écrit  de  si 
belles  pages  (lueson  esi)rit  est  partout  réj)aiulu, 
et  que  son  iioui  réveille  dans  l'ànie  inodernc 
de  grands  souvenirs,  des  émotions  douces,  de 
rayonnantes  espérances,  tout  un  idéal  de  vie 
aimante  et  fortunée  au  sein  de  la  nature. 

En  France  et  à  l'étranger,  les  recherches 
sur  Rousseau  se  multiplient  sans  discontinuer. 
Ses  ouvrages  donnent  lieu  à  des  travaux  impor- 
tants, surtout  dans  les  Universités  où  il  est 
mieux  compris,  où  son  influence  est  mieux 
appréciée,  où  peut-être  on  l'aime  davantage. 
La  découverte  de  quelques  lettres  inédites  por- 
tant sa  signature  devient  un  événement  dans 
le  monde  où  l'on  pense  ;  tous  les  détails  de  sa 
vie  sont  reconstitués  :  on  interroge  les  Biblio- 
thèques, les  archives,  les  mémoires  du  temps  ; 
la  ville  de  Genève  même,  en  1905,  vit  éclore 
en  son  honneur  nne  Société  spéciale  d'études 
composée  de  savants  et  d'érudits  de  tous  les 
pays,  et  dont  j'ai  le  grand  honneur  et  le  grand 
plaisir  de  faire  partie. 

J'avais  donc  raison  d'écrire, il  y  a  une  tren- 
taine d'années,  au  début  de  ma  carrière  litté- 


114  LES  CHARMETTES 

raire  :  «  L'avenir  appartient  à  Rousseau.  »  Ma 
conviction  est  qu'il  lui  appartiendra  davantage 
encore,  à  mesure  que  la  République  s'alTermira 
sur  ses  bases,  et  que  resplendiront  les  princi- 
pes incorruptibles  de  justice,  de  franchise  et 
de  probité  qui  sont  sa  raison  d'être.  Jean-Jac- 
ques fut  le  prophète  et  le  révélateur  des  démo- 
craties contemporaines,  il  en  formula  les  droits 
et  les  devoirs  :  il  est  donc  fatal  et  juste,  je  le 
répète,  qu'elles  entourent  de  respect  sa  mé- 
moire, et  rendent  hommage  à  son  génie. 


Pour  en  revenir  à  Chambéry,  nous  ne  pou- 
vons mieux  faire,  afin  de  terminer  dignement 
cette  étude,  que  d'entrer  dans  quelques  détails 
sur  la  genèse,  l'exécution,  et  les  fêtes  du  monu- 
ment inauguré  le  4  septembre  1910. 

En  1905,  nous  l'avons  dit,  la  ville  de  Cham- 
béry, aidée  par  le  Gouvernement,  acheta  les 
Charmettes,  pour  la  somme  de  50.000  francs. 
Ce  n'était  là  que  le  i)rélude  du  projet  plus 
vaste  de  l'érection  d'une  statue:  M.  Antoine 
Perrier,  sénateur  de   la  Savoie,   président    du 


LKS    CIIAMMKTTKS  1  1.") 

('.oiiseil  (iénéral,  tlc|)iils  minisire  de  la  Jiislice, 
avail  à  cœur  de  le  faire  aboutir.  Il  déploya  une 
très-grande  activité,  secondée  chez  lui  par 
l'ardeur  des  convictions,  et  il  eut  la  satisi'aclion 
de  réussir  dans  son  noble  dessein. 

En  1907,  le  sculpteur,  M  .Mars  Vallet,  artiste 
d'une  valeur  notoire  et  indiscutable,  recevait 
la  commande  d'un  monument  en  l'honneur  de 
Rousseau,  comportant  une  statue,  et  aussitôt 
il  se  mettait  à  l'œuvre  ;  il  lui  fallut  ûqux  ans 
et  demi  pour  mener  à  bonne  iin  l'exécution 
projetée. 

M.  Mars  Vallet  a  bien  voulu  nous  écrire,  et 
nous  faire  part  des  idées  qui  lui  vinrent  à 
l'esprit  devant  la  tâche  à  accomplir.  Voici  ce 
qu'il  nous  disait  dans  une  lettre  du  12  juin  191(1: 

Longtemps  j'hésitai  enti'e  uu  groupe  permettant  une 
l'ocherche  de  niorcoaux  décoratifs  (où  le  sculpti-ur  met 
en  valeur  son  métier  et  trouve  les  éloges  de  ses  confrè- 
res)—  et  le  sentiment  intime  qui  me  faisait  penser  que 
Rousseau,  amant  de  la  nature,  serait  peiné  de  se  voir 
encore,  iiprès  sa  mort,  persécuté  par  des  ligures  symbo- 
liques :  ce  dernier  sentiment  l'emporta.  Les  Cliarmettos 
ayant  poursuivi  Rousseau  toute  sa  vie,  comme  une 
vision  radieuse,  je  m'inspirai  d'elles  pour  en  faire  le 
complément   de  la    statue,    si    liinii    que    Joan-Jacriues,. 


116  LES  CHARMETTES 


heureux  de  ce  souvenir  pendant  la  vie,  le  sera  encore, 
après  sa  mort. 

Jeune,  élégant,  plus  que  nature  peut-être,  car  j'ai 
cherché  pour  lui  autant  d'élégance  physique  qu'il  en 
possédait  au  point  de  vue  intellectuel,  il  descend  le 
coteau,  faisant  sa  promenade  matinale.  Ce  n'est  point  le 
])Iiilosophe  statufié  partout  dans  la  solennité,  c'est  le 
jeune  homme  insouciant  et  gai  qu'il  np  fut  qu'aux  Ghar- 
inettes. 

J'ai  risqué  heaucoup  en  m'écartant.  pour  cette  œuvre, 
des  voies  habituelles.  Quelle  que  soit  la  passion  que  l'on 
y  mette,  il  est  toujours  dangereux  d'abandonner  les 
routes  faciles.  Ai-je  eu  tort  ?  Ai-je  eu  raison  ?  Le  public 
le  dira,  le  4  Septembre.  En  tous  cas,  j'ai  conscience,  en 
agissant  ainsi,  d'avoir  cherché  davantage  une  satisfac- 
tion posthume  pour  Rousseau  qu'un  succès  pour  moi. 

L'effort  que  j'eus  à  faire  fut  considérable.  Je  suis  au 
b(nit,  et  j'en  suis  fort  aise.  Cette  œuvre  m'a  donné  de  la 
joie;  si  j'ai  pu,  à  mon  tour,  en  donner  à  d'autres,  ce  sera 
pour  moi  la  meilleure  et  la  plus  pure  de  toutes  les 
satisfactions. 


Il  est  toujours  intéressant  de  connaître  la 
genèse  d'une  œuvre  d'art,  c'est  pourquoi  nous 
avons  tenu  à  citer  la  lettre  de  M.  Mars  Vallet  ; 
mieux  que  personne,  il  pouvait  nous  révéler 
l'idée  maîtresse  quil'avait  guidé  danslcxéculion 
du  monument  de  Chambéry.  C'est  Véludiant 
des  Charmelles  qu'il  a  voulu  faire  revivre,  et 


Li;S  CHARMKTTKS  117 

qu'il  a  campé  en  pied  sur  un  rocher  de  la 
nionlague.  Il  descend  la  pente,  et  à  nii-côte 
dans  le  1)I()C  de  pierre,  on  aperçoit  en  relief  la 
maison  fameuse  où  il  se  rend,  et  qu'il  devait 
plus  tard  immortaliser. 

L'opinion  publique,  dont  l'artiste  attendait 
le  verdict,  s'est  prononcée  :  dès  le  premier  jour 
elle  a  compris  et  admiré  son  œuvre,  et  elle  ira 
nous  n'en  doutons  pas,  la  comprenant  et  l'ad- 
mirant sanscesse  dans  son  originalité,  à  mesure 
que  le  temps  s'écoulera,  et  que  les  générations 
se  succéderont. 


Le  jour  de  l'inauguration,  de  belles,  de 
grandes  paroles  furent  prononcées.  Devant  la 
statue  de  Rousseau,  quand  le  voile  tomba,  M. 
Dufayard,  professeur  agrégé  de  l'Université, 
savoyard  dans  l'àme,  prit  le  premier  la  parole 
devant  le  Président  de  la  République  :  au 
nom  du  Comité  d'initiative,  il  remit  le  monu- 
ment à  la  ville.  Son  discours  est  un  résumé 
clair  et  vivant  de  la  vie  et  de  l'œuvre  de  Jean- 
Jacques.  Voici  le  début  : 


11<S  LES  CHARMETTES 


Monsieur  le  Président  de  la  llépulili(|ue,  ( 

«  Que  ne  puis-je  entourer  d'un  halustre  d'or  cette 
Ijienlieureuse  place  !  Oue  n'y  puis-je  attirer  les  hom- 
mages de  toute  la  terre  !  Ouiconque  aime  à  honorer  les 
monuments  du  salut  des  hommes  n'en  devrait  appro- 
cher qu'à  genoux.  »  Telles  sont  les  paroles  émues  dont 
Rousseau  saluait  le  mémorable  jour  de  «  Pâques  tleu- 
ries  w  et  le  lieu  inoubliable  où  il  connut  la  Savoie  et 
Madame  de  Warens.  Nous  pourrions  les  re))rendre  etles 
adresser  aujourd'hui  au  monument  qui  rappellera  son 
séjour  au  milieu  de  nous.  Si  ce  n'est  pas  un  Ijalustre 
d'or  qui  entoure  désormaisle  soclede  granit  où  se  dresse 
son  effigie  triomphante,  il  ne  lui  manquera  ni  les  hom- 
mages qui  sont  dus  à  son  génie,  ni  l'admiration  qui  est 
due  à  sa  gloire. 

Depuis  longtemps,  ceux  qui  ont  le  culte  du  grand 
écrivain  désiraient  voir  son  image  s'ériger  sur  l'une  des 
places  de  Chan:bérj'.  Grâce  à  l'initiative  féconde  d'un 
Comité  composé  des  notabilités  de  la  Savoie,  et  d'ailleurs 
griice  à  la  patiente  énergie  de  celui  qui  sait  toujours  se 
passionner,  avec  une  ardeur  juvénile,  pour  tout  ce  qui 
intéresse  notre  cher  pays,  M.  Antoine  Periier,  vice-pré- 
sident du  Sénat  ;  grâce  à  la  générosité  du  Conseil  géné- 
ral, de  la  ville  de  (<haml)éry  et  d'innomjjrables  sous- 
cripteurs ;  grfice  au  talent  souple  et  vivant  d'un  sculp- 
teur que  nous  sommes  liers  de  compter  parmi  nous, 
nous  verrons  enfin  la  statuedugrand  philosophe  dominer 
la  vieille  cité  qu'il  a  tant  aimée.  C'est  l'œuvre  que  je 
viens  aujourd'hui  lui  présenter. 

Ce  qui  ressort  avec  le  plus  d'éclat  des  iunomln-ables 
et  solides  travaux  que  lui  a   consacrés  l'érudition   cou- 


LES  CHARMETTES  119 


tiMiiporahie,  c'est  que  Jean-Jacqaes  Rousseau  a  beaucoup 
donné  et  beaucoup  emprunté  à  notre  belle  Savoie  ;  c'est 
que  d.ms  la  formation  morale  et  intellectuelle  do, 
l'écrivain,  notre  patrie  a  joué  un  rôle  capital  ;  c'est  que 
par  une  large  partie  de  son  existence  il  a  été  vraiment 
rAllol)rogp  dont  parle  Voltaire.  C'est  parmi  nous  qu'il  a 
vécu  de  seize  à  trente  ans,  c'estparmi  nous  qu'il  a  connu 
la  souffrance  et  l'amour,  c'est  parmi  nous  que  son  àme 
s'est  ouverte  à  la  passion,  et  son  regard  au  charme  pro- 
fond de  la  nature. 

C'est  là,  «  devant  le  plus  beau  taljleau  dont  l'udl 
humain  puisse  être  frappé  »,  dans  la  vallée  sauvage  où 
perlent  les  cascades  du  Fier,  à  l'ombre  des  cerisiers  de 
Thunes,  sous  les  sapins  de  la  gorge  de  Couz,  à  travers 
les  haies  fleuries  de  pervenches  du  vallon  des  (Uiarmet- 
tes,  sur  les  falaises  romantiques  de  Meillerie  que  le 
jeune  homme  a  senti  s'éveiller  sa  sensibilité  nerveuse, se 
développer  et  mûrir  son  merveilleux  talent.  Voilà  pour- 
quoi il  nous  appartient  de  refaire  devant  lui  et  avec  lui 
les  étapes  qu'il  a  parcourues,  de  marquer  la  forte  em- 
preinte du  pays  sur  l'homme  et  de  l'homme  sur  le  pays, 
de  faire  revivre  Rousseau  dans  la  Savoie  de  son  temps, 
et  la  Savoie  en  Rousseau, de  noter  en  quelques  mots  ce 
qu'il  lui  adonné  et  ce  qu'il  a  reçu  d'elle. 

M.  Diifayaid  termina  ainsi  : 

La  Savoie  se  souvient  du  génie  de  Rousseau,  et  elle 
est  fière  aujourd'hui  de  voir  se  dresser,  dans  cette  ville 
où  s'abritèrent  ses  humbles  débuts,  où  furent  balbutiées 
ses  premières  paroles,  où  s'éveillèrent  ses  prodigieuses 
facultés,  la  statue  du  penseur  qui  acontribué  à  changer 


120  LKS  CHARMETTES 


la  face  (lu  monde.  Le  pèlerinage  des  ("Ihannettes  s'achè- 
vera désormais  ici  ;  de  l'humble  maison  (lui  rappelle 
son  bonheur,  chacun  voudra  passer  au  monument  qui 
rappelle  sa  gloire,  et  l'on  comprendra  mieux,  devant  ce 
témoignage  éclatant  de  notre  admiration  reconnaissante, 
que  Jean-Jacques  ait  écrit  des  pages  si  enthousiastes  sur 
le  l)eau  pays  qui  abrita  sa  jeunesse  inquiète, et  (|ui  veille 
aujourd'hui  sur  son  immortelle  renommée. 


jM.  le  docteur  Veyrat,  maire  de  Chambéry, 
parla  après  M.  Dufayard.  Il  débuta  en  ces 
termes  : 

La  ville  de  Chambéry  est  heureuseet  fière  de  recevoir 
aujourd'hui  le  monument  élevé  à  J.-J.  Rousseau  des 
main?  de  notre  compatriote  M.  Dufayard,  professeur 
agrégé  de  l'Université,  docteur  ès-lettres,  conseiller 
général  de  Ruflieux,  maire  de  Serrières-en-Chautagne, 
choisi  par  le  Comité  pour  nous  faire  la  remise  ofhcielle 
de  l'œuvre  originale  de  Mars  Vallet,  le  sculpteur  de 
grand  talent  et  notre  cher  concitoyen. 

Je  suis  sûr  d'être  l'interprète  de  la  population  tout 
entière  en  adressant  les  plus  chaleureux  remerciements 
à  l'éloquent  orateur  qui,  dans  un  langage  i)lein  d'érudi- 
tion et  de  charme,  vient  de  nous  retracer  la  vie  de 
l'homme  que  nous  gloritions  aujourd'hui. 

La  ville  de  ('.h;imbèry  est  heureuse  et  lière  d'inau- 
gurer ce  monument  en  présence  du  Pi'ésident  de  la 
Répuljlique,  du  personnage  éminent  que  la  démocratie 


LES  CHARMETTES  121 


fnmraise  a  placé  à  sa  tête  et  qui  la  roprésonte  si  diffiic- 
mcnt. 

La  ville  de  Ghambéry  est  heureuse  et  fièrc  de  voir 
cette  fête  magnifique,  qui  se  dérouleilaus  l'undes  cadres 
les  plus  grandioses  auxquels  nos  yeux  se  soient  accou- 
tumés, attirer  un  si  grand  concours  de  population  et 
exciter  un  si  r;rand  enthousiasme  dans  les  cœurs  sa- 
voyards. 

Nous  garderons  ])ieuseinent  cette  statue,  lidèlo  image 
du  profond  [)hilosoplie  qui,  en  proclamant  que  la  démo- 
cratie est  le  plus  parfait  des  gouvernements  eten  s'atta- 
quant  au  vieil  état  social  de  l'ancien  régime,  a  été  le 
précurseur  de  la  Révolution. 

C'est  que  notre  vieille  cité  avait  une  dette  de  recon- 
naissance et  d'afTection  à  acquitter  envers  l'immortel 
auteur  du  Contrat  social. 

«  S'il  est  une  2^elile  inUe  où  Von  goûle  la  doiiceto- 
de  la  vie  dans  tin  commerce  arjréable  et  sur,  c'est 
Ghambéry .  »  Ces  paroles  que  Rousseau  écrivait,  il  y  a 
bientôt  deux  siècles,  restent  profondément  gravées  dans 
nos  cu_'urs.  L'univers  tout  entier,  qui  a  subi  l'immortelle 
empreinte  du  génial  écrivain,  s'incline  aujourd'hui 
devant  le  penseur  incomparable  qui  travailla  à  l'éman- 
cipation de  l'humanité. 

Nous  Savoyards,  nous  Chambériens,  nous  avons  des 
raisons  de  l'admirer  que  la  raison  des  autres  peuples  ne 
connaît  pas.  Si  nous  mettons  très  haut  l'œuvre  hardie 
et  féconde  de  celui  qui  apjtorta  tant  de  conceptions  nou- 
velles aux  démocraties  modernes,  nous  aimons  surtout, 
nous  aimons  passionnément  celui  qui  laissa  jaillir  de 
son  cœur  des  paroles  si  émues  et  si  émouvantes  sur 
notre  chère  Savoie  et  sur  notre  bien  aimé  Chambérv. 


122  LES  CHARMETTES 


Nous  nous  rappelons  avec  une  joie  prolomle  ce  qu'il 
a  été  pour  nous,  ce  que  nous  avons  été  pour  lui.  Il  a  été 
])0ur  nous  un  observateur  aussi  intelligent  qu'attentif, 
qui  a  compris  la  Savoie  et  les  Savoyards,  qui  a  su  les 
aimer  en  les  comprenant.  Nul  n'avait  su  lire  aussi  pro- 
fondément dans  l'àme  des  habitants. 

M.ledoctcurVeyrat  termina  par  ces  paroles  : 

A  deux  pas  de  ce  vallon  des  Charmettes  dont  il  a  fait 
retentir  le  nom.  sur  la  bouche  des  hommes,  en  face  de 
cette  maison  que  M.  le  sénateur  Perrier  a  sauvée  de  la 
disparition,  en  la  faisant  classer  comme  monument  his- 
torique et  en  obtenant  à  notre  ville, pour  son  acquisition, 
une  large  participation  de  l'Etat  ;  en  face  de  Vliumble 
réduit  par  Jean-Jacques  habile,  dont  la  ville  veut  faire 
un  véritable  musée  de  Rousseau,  son  image  se  dressera- 
éternellement,  pour  rappeler  àla  Savoie  qu'il  a  célébrée, 
à  la  France  qu'il  aillustrée,  au  monde  qu'il  a  transformé 
l'immortelle  renommée  de  celui  qui  a  grandi  parmi  nous 
l)our  le  bonheur  de  l'humanité. 


M.  Doiiniergiie,  ministre  de  l'Instruction 
l)ublique,  prit  le  dernier  la  parole.  Voici  quel- 
ques passages  de  son  éloquent  discours. 

Monsieur  le  Président  de  la  Répu))liqiip, 
Messieurs, 

C'est  à  une  pensée  pieuse  et  reconnaissante  qu'est  dû 
le  monument  (jue  nous  inaugurons.  Il  n'a  ])oint  pour 


LKS  CHARMETTES  123 


Lut  (le  ra[ipelcr  ici,  à  des  ffénératious  qui  seraient  tentées 
de  l'oublier,  le  souvenir  <le  Jean-Jacques.  Ce  souvenir,  il 
l'a  lui-même  rendu  immortel,  on  peut  le  dire,  dans  lo 
livre  VI  de  ses  Confessions,  et  il  n'était  besoin  ni  du 
marl)re,  ni  du  bronze,  ni  de  l'habile  ciseau  d'un  sculpteur 
<le  talent  pour  que  Rousseau  continuât  à  être  l'hôte  de 
ce  beau  pays  de  Savoie,  où  il  a  passé  les  meilleures 
et  les  ])lus  heureuses  années  de  sa  vie,  et  qu'il  ne  pou- 
vait quitter,  c'est  lui-même  qui  nous  le  dit,  sans  en 
«  baiser  la  terre  et  les  arbres.  » 

Sa  personnalité  était,  en  effet,  si  forte  et  le  rayonne- 
ment de  son  génie  si  puissant,  que  la  plupart  des  lieux 
qu'il  a  habités  sont  encore  éclairés  par  les  souvenirs 
qu'il  y  a  laissés  ou  qu'il  nous  a  laissés,  et  qu'on  les  visite 
toujours  avec  sa  mémoire  à  la  fois  troublante  et  capti- 
vante comme  gnide. 


Lé  cénotaphe  d'Ermenonville  reste  un  lieu  de  pèleri- 
nage pour  les  rêveurs  et  les  amoureux  de  promenades  so- 
litaires :  l'austère  monument  qu'abritent  les  caveaux  du 
Panthéon  traduit  la  piété  delà  Convention  pourle  penseur 
qui  tant  de  fois  l'inspira  :  la  statue  qui  se  dresse  au 
sommet  de  la  Montagne  Sainte-Geneviève  est  l'hommage 
posthume  de  Paris  à  un  homme  de  génie  qu'il  avait  un 
instant  méconnu  et  maltraité;  celle  que  Genève  lui  a 
érigée  demeure  comme  l'hommage  par  lequel  cette 
grande  cité  restitue  à  l'un  de  ses  enfants  une  part  de  la 
gloire  que  lui-même  a  légué  à  sa  ville  natale. 

Le  monument  que  voici  ne  rappellera  au  passant  ni 
l'ingratitude,  ni  l'injustice  humaines,  ni  les  souffrances 
qui  sont  souvent  la  dure  rançon  du  génie  ;  ceux  qui 
viendront  saluer  devant  lui  la  belle  figure  qu'il  rappelle 


124  LES  CHARMETTES 


ne  penseront  point  en  lu  contemplant  alix  tribulations, 
aux  exils,  aux  misères  et  aux  rancœurs  qui  traversèrent, 
tourmentèrent  et  empoisonnèrent  parfois  l'existence  de 
ce  grand  inquiet  ;  ils  évoqueront  seulement  le  souvenir 
des  années  heureuses  et  radieuses  de  sa  vie,  de  celles 
aussi  qui,  pour  la  formation  de  son  esprit,  furent  les  plus 
fécondes. 

Aux  Cliarmettes,  Jean-Jacques  s'est  à  la  fois  dépouillé 
de  son  passé  etpréparéàson  avenir.  Il  lit  ici,  l'errant  con- 
tinuel, une  halte  salutaire  et  décisive.Il  y  trouva  un  foyer, 
une  atmosphère  d'affection  dont  sa  sensibilité  qui  allait 
quelquefois  —  c'est  lui  qui  nous  l'apprend  —  jusqu'à 
extravaguer,  avait  un  besoin  presque  maladif.  Il  y  vécut 
entouré  de  sollicitude  et  de  paix,  heureux  enfin,  trop 
heureux  même,  puisque  cet  excès  de  bonheur  et  de  bien- 
être  —  il  nous  en  a  fait  l'aveu,  —  finit  par  dégénérer  en 
ennui  et  par  lui  donner  des  vapeurs  ;  «  Les  vapeurs,  a-t- 
il  écrit  naïvement,  sont  les  maladies  des  gens  heureux.» 

Dans  ses  courses  parmi  vos  montagnes  qui  n'écrasent 
point  la  pensée,  mais  qui  l'élèvent  et  qui  l'épurent,  et 
dont  il  revenait  chaque  soir  l'esprit  rempli  d'observa- 
tions et  le  cœur  tout  imprégné  de  poésie  ,  il  arrivera  en 
lui  le  sens  profond  de  la  nature  qu'il  lui  était  réservé 
de  révéler  et  de  communiquer  aux  générations  dont  il 
allait  devenir  l'un  des  éducateurs.  C'est  aussi  au  contact 
et  dans  le  voisinage  des  hommes  paisibles,  sincères, 
indépendants  et  vertueux  qui  patiemment  cultivent  vos 
vallées,  qu'il  conçut  cette  croyance  indéracinable  depuis 
lors  en  lui  à  la  bonté  originelle  de  l'être  humain  et  à 
l'excellence  de  1'  ((  état  de  nature  ». 


Ni  la  criticpie,  ni  la  mauvaise  foi,  ni  la  haine  n'ont  pu 


LES  CHARMETTES  125 


diminuer  la  gloire  ni  le  génie  de  Jean-Jactjues.  L'un  et 
l'autre  sont  restés  hors  d'atteinte.  Ils  sont  protégés  et 
garantis  par  l'admiration  de  tous  ceux  qui  sans  })arti- 
pris,  s'en  approchent,  et  qu'émeuvent  l'élévation  des 
sentiments  où  ils  ont  puisé  leurs  sources  ;  la  sensibilité 
prodigieuse  de  l'homme,  la  magie  irrésistible  du  style 
de  l'écrivain  qui  est  allée  jusqu'à  séduire,  sinon  jusqu'à 
convaincre  quelques-uns  de  ceux  qui  étaient  partis  le 
plus  délibérément  en  guerre  contre  lui. 

Ici,  Messieurs,  c'est  l'homme,  c'est  l'écrivain,  c'est  le 
penseur,  c'est  le  compatriote  d'élection  que  vous  chéris- 
sez d'un  égal  amour, et  vous  n'êtes  point  embarrassés  pour 
faire  le  départ  entre  ce  que  vous  aimez  le  mieux  ou  ce 
que  vous  aimez  le  moins  en  lui.  Jean-Jacques  vous  est 
cher  parce  que  son  génie  s'est  formé  au  milieu  de  votre 
région  et  qu'il  participe  de  quelques-unes  des  qualités  et 
des  vertus  de  votre  race.  Votre  reconnaissance  que  le 
temps  'n'a  point  diminuée,  et  qui  demeure  toujours 
entliousiaste  en  même  temps  qu'elle  ajoute  à  la  gloire  de 
Rousseau,  fait  l'éloge  de  votre  cœur  et  de  votre  raison. 


Au  banquet  qui  suivit  l'inauguration  et  qui 
fut  offert  par  la  ville  de  Chambéry  au  Président 
de  la  République,  divers  orateurs  prirent  la 
parole,  et  aucun  d'eux  n'oublia  Rousseau,  qui 
fut  vraiment  le  liéros  de  ces  fêtes  du  Cinquan- 
tenaire de  la  Savoie. 


12G  LI-:S  CHARMETTES 

M.  Antoine  Poirier,  sénateur,  président  du 
Conseil  général,  s'écria  dans  un  beau  mouve- 
ment : 

Coninient  auriun'<-nous  pu,  nous,  ré[)ublic;iins 
savoj'ards,  ne  point  mettre  dans  ce  prof;ramine  l'inau- 
guration de  la  statue  de  Jean -Jacques  Housseau,  (t-uvre 
si  remarquable  d'un  de  nos  compatriotes,  sculpteur  jus- 
tement apprik-ié,  M.  Mars  Vallet. 

Jean-Jacques  Rousseau,  qui  a  été  si  ma^niHipiement 
loué  ce  matin,  a  des  droits  tout  pTrticuliers  à  notre  gra- 
titude, non  seulemeut  parce  qu'il  incarne  et  résume  les 
idées  de  la  démocratie,  mais  aussi  parce  (ju'il  a  immor- 
talisé les  Gharmottes,  qu'il  a  fait  une  agréal)le  pointure 
des  habilants  de  rJiambéry,  ]>arce  qu'eiilin  il  a  pièflié 
le  culte  de  la  montagne.  Eu  lui  élevant  ce  monument, 
dans  ce  décor  imposant,  devant  cotte  ligne  gr.imliose  des 
Alpes  qui  attira  ses  regards  et  provoqua  son  admiration, 
nous  ac(iuittons  une  dette  de  reconnaissance  envers  un 
grand  liunimo,  f[ui  fut  un  ami  si  sincère  dos  S'avt^iyards. 

M.  Antoine  Perrier,  à  qui  tous  les  orateurs 
•des  lelcs  de  (vhambéry  rendirent  hommage,  est 
un  de  ces  hommes  qui  constituent  l'armature 
solide  d'un  Gouvernement.  Les  qualités  qui  le 
distinguent  sont  la  fermeté  du  caractère  et  la 
sagesse  dans  le  conseil,  connne  dans  l'action.  Sa 
grande  expérience  des  hommes  et  des  aiVaires, 


LES  CHARMKTTES  127 

sa  clairvoyance  des  résultats,  sa  force  de  volonté 
pour  mener  à  bien  un  dessein  et  faire  aboutir 
des  lois  utiles,  lui  ont  donné  dans  les  Assem- 
blées républicaines  un  ascendant  justement 
prépondérant.  Les  fidèles  de  Rousseau,  je  l'ai 
déjà  dit,  lui  doivent  une  gratitude  toute  spé- 
ciale, car,  comme  l'a  rappelé  le  maire  de 
Chambéry  dans  son  discours,  c'est  à  M.  le 
sénateur  Antoine  Perrier  que  les  Charmettes 
doivent  d'avoir  été  acquises  par  la  ville  de 
Cliambéry,  et  d'avoir  été  classées  comme  mo- 
nument historique  ;  c'est  à  lui  aussi  surtout,  à 
ses  efforts,  à  ses  démarches  multipliées,  à  son 
influence  que  l'auteurd'/imz/e  doit  le  monument 
si  original  que  Chambéry  lui  a  élevé. 

Lorsque,  au  mois  de  mars  1911,  le  ministère 
présidé  par  M.  Monis,  fut  formé,  et  succéda  au 
ministère  Briand,  M.  Antoine  Perrier  fut 
nommé  ministre  de  la  Justice.  Nul  plus  que 
lui  n'était  digne  de  ce  grand  honneur,  légitime 
couronnement  d'une  longue  carrière  de  travail, 
de  droiture,  de  probité  politique,  de  services 
incessamment  rendus.  Depuis  la  réunion  de  la 
Savoie  à  la  France,  M.  Antoine  Perrier  a  été  le 


128  LES  CHARMETTES 

premier  homme  politique  savoyard  appelé  à 
faire  partie  du  Gouvernement.  Aussi  quelle  joie 
et  quelle  fierté  dans  ce  beau  pays,  quand,  là 
bas,  on  apprit  la  nouvelle  ! 

A  la  fin  d'avril,  Aix-les-Bains  et  (^lambéry 
firent  au  nouveau  ministre  une  réception  en- 
thousiaste ;  là  me  savoyarde,  loyale  et  franche, 
illuminait  la  fête,  et  le  récit  en  est  touchant,  (1) 
parce  qu'on  sent  que  ce  fut  une  fête  de  famille, 
une  fête  que  Jean-Jacques  eut  aimée,  car  la 
sincérité,  l'amitié,  la  reconnaissance  y  prési- 
daient. 

Jean-Jacques  !  C'est  à  lui,  à  son  souvenir 
évoqué,  à  sa  gloire  célébrée  que  je  dois,  depuis 
longtemps  déjà,  de  connaître  M.  Antoine  Per- 
rier.  Bien  que  Bourguignon  de  naissance,  et 
Parisien  acclimaté,  je  me  suis  réjoui,  comme 
un  Savoyard  de  race,  de  voir  arriver  au  minis- 
tère ce  républicain  de  i)rincipes,  ce  grand  hon- 
nête homme,  et  la  réception  d'avril  de  Cham- 
bérv  m'a  été  au  cœur,   comme   s'il  s'était  agi 


(l)  Cloiisullcr    le    Patriote   Républiniin    di-    Cliaiiilirry    liu 
'■l'i  avril  lilll. 


Moiiuiiieul  df^  Chanilicry  en  l'iioiiiieur  de  Rousseau, 
par  Mars  Vallet 

(liiaii}.'iiié  le  4  Seplenihi'P  1910) 


Li:S  CHARMETTES  129 

•d'un  (les  miens,  d'un  aïeul  vénéré,  d'un  Mentor, 
d'un  sage  dont  on  écoute  la  voix  avec  aftection 
et  respect. 


Je  reviens  à  l'inauguration  du  monument 
Rousseau,  le  4  septembre  1910. 

M.  Fallières,  en  répondant  à  ses  luMes,  vou- 
lut rappeler  à  son  tour  le  souvenir  de  Jean-Jac- 
ques :  il  le  fit  en  ces  termes  : 

De  votre  sol,  que  d'hommps  sont  sortis  pour  rester 
votre  gloire  ou  devenir  l'honneur  de  l'humanité,  apôtres 
incomparables  de  la  cliarité,  princes  aux  ambitions 
servies  par  d'habiles  calculs,  diplomates  avisés,  capi- 
taines sans  peur  et  sans  reproclip,  écrivains  de  haute 
allure,  savants  à  l'action  créatrice,  annalistes  ou  histo- 
riens voués  aux  gloires  de  votre  pays. 

Et  combien  d'autres,  et  des  plus  célèbres,  qui,  sans 
f-'tre  nés  chez  vous,  ont  admiré,  aimé,  chanté,  votre  pres- 
tigieuse contrée,  comme,  par  exemple,  pour  n'en  citer 
qu'un  seul,  l'hôte  des  Gharmettes,  l'immortel  amant  de 
la  Nature,  qui  illumina  de  l'éclat  de  son  génie  un  siècle 
de  fermentation  jiolitique  et  sociale,  et  dont  l'image  vient 
d'être  inaugurée  sur  une  de  vos  places  publiques  par 
d'éloquents  serviteurs  de  la  Démocratie  et  de  la  liépubli- 
que  des  Lettres. 


130  LES  CHARMETTKS 


Juste  retour  des  choses  d'ici-has  !  Où  est  le 
temps  où  les  Parlements  et  les  Gouvernements 
décrétaient  Rousseau,  le  chassaient  de  France, 
de  Suisse,  faisaient  ])rùler  ses  livres  par  la 
main  du  bourreau,  et  prétendaient  le  vouer  à 
l'infamie  ? 

Aujourd'hui,  1  écrivain  jadis  persécute  est 
partout  honoré  et  triomphant,  ses  principes 
émancipateurs  dominent  le  monde,  car,  comme 
l'a  dit  lord  Byron,  il  a  fait  crouler  les  royautés 
et  il  a  mis  les  empires  en  feu.  Ce  sont  les  j) rési- 
dents de  la  République  qui  font  son  éloge,  et 
s'associent  à  sa  gloire. 

Devant  ces  statues,  ces  monuments  qui  sur- 
gissent dans  tous  les  lieux  où  le  grand  homme 
a  vécu,  que  pèsent  les  criailleries,  la  mauvaise 
humeur,  les  attaques  mesquines,  les  facéties 
misérables  des  envieux,  des  jaloux,  des  scepti- 
(jues  et  des  stériles?  Les  adversaires  de  Rous- 
seau peuvent  en  faire  leur  deuil,  plus  nous 
irons,  je  le  répète,  i)lus  il  sera  honoré  et  aimé 


LI-:S  CIIAl'.MKTTKS  131 

par  les  déinocralics  cl  les  Uépiibliques,  liiinièie 
de  l'avenir. 

D'ailleurs, tousle  savent, il  agardéle  charme. 
Xi  Voltaire,  ni  Diderot,  ni  Montesquieu,  ni 
Bulïon  ne  nous  apparaissent  avec  la  magie  de 
sa  parole,  la  force  de  sa  logique,  la  chaleur 
conimunicative  de  sa  pensée,  l'éclat  de  son 
génie,  et  surtout  l'attrait  de  ses  malheurs. 

Tous  sont  grands,  mais  ils  furent  heureux  ; 
lui,  connut  l'infortune:  de  là,  un  rayon  de 
gloire,  qui  lui  est  propre  et  qui  nous  attire, 
nous  retient,  nous  émeut.  Buffon  nous 
éblouit  par  sa  magnificence,  Montesquieu  nous 
étonne  et  nous  confond  par  sa  profondeur,  Di- 
derot par  sa  science.  Voltaire  par  son  bon  sens 
et  son  esprit.  Seul,  Rousseau  nous  conquiert 
par  les  cris  de  son  cœur  aimant. 

Comme  je  l'ai  dit  ailleurs,  il  éclaire  l'intel- 
ligence, et,  en  même  temps,  il  réchauffe  l'àme. 
Il  instruit  et  il  console,  c'est  à  la  fois  un  maître 
et  un  ami  ;  sa  pensée  est  profonde,  sa  parole 
est  mélodieuse. 

Revenez  donc  à  lui,  esprits  inquiets,  cœurs 
avides,  âmes  désemparées  I  II  vous  apprendra 


132  LHS  CHAHMETTES 

à  ressaisir  la  vie,  à  comprendre,  à  sentir,  à 
vouloir,  à  agir,  à  aimer,  c'est-à-dire  à  être 
heureux  ! 


M.  le  sénateur  Perrier,  et  M.  le  maire  de 
Chambéry  avaient  bien  voulu  m'inviter  aux 
fêtes  du  4  Septembre.  Empêché  de  m'y  rendre, 
je  tins  cependant  à  y  prendre  part  dans  ma 
modeste  mesure,  j'envoyai  de  Paris  les  stro- 
phes qui  suivent  :  le  Patriote  Républicain  de 
Chambéry  les  puljlia. 

I 

CoiHiHc  lin  libcrafciir,  rajoiiiiaiit  de  gcnic, 
Qui  vient  pour  accomplir  d'héroïques  travaux, 
Jean-Jacques^  sans  trembler  devant  la  calomnie, 
Avide  de  beauté,  de  gloire,  d'harmonie. 
Apparaît,  et  se  dresse  au    seuil  des   temps  nouveaux  H 

De  ses  mâles  accents,  de  ses  combats  sans  trêve, 
(Qui pourrait  oublier  le  fécond  souvenir  ? 
Quelle  âme  n'a  senti  sa  chaleur  et  sa  sève  ? 
Quel  regard,  fasciné  par  V éclat  de  son  rêve. 
N'a  vu  plus  lumineux  les  Jours  de  l'avenir  ?' 


Li:S  CHAUMKTTES  133 

Q^iiaiid  le  peuple,  courbé  sous  un  vil  esclavage, 

Résolut  de  briser  sa  longue  oppression, 

C'est  au  nom  de  Rousseau,  c'est  devant  son  image 

Qu'il  proclama  la  fin  de  l'antique  servage, 

Ht  que,  stoïque,  il  fît  la  Révolution  ! 

Son  ardente  pensée  activa  les  colères 

De  la  France  éblouie,  entrevoyant  ses  droits, 

Et,  par  elle  inspirés,  les  tribuns  populaires 

Surent  anéantir  les  abus  séculaires 

Qui  nous  avaient,  hélas  !  écrasés  sous  leur  poids  ! 

Il  fut,  il  est  encor,  il  restera  sans  cesse 
L'ami  des  justiciers  et  des  réformateurs  ! 
Tel  le  divin  Platon,  enseignant  la  sagesse, 
Il  possède  à  jamais  l'immortelle  jeunesse. 
Qui  charme  les  esprits  et  qui  séduit  les  cœurs  ! 


II 


Ce  n'est  point  seulement  par  sa  raison  puissante. 

Elevant  des  autels  au  droit  ressuscité, 

Que  Jean-Jacques    Rousseau,    lumière   éblouissante,. 

S'impose  à  notre  race,  à  peine  renaissante 

Des  manxqu'elle  a  soufferts,  du  Joug  qu'elle  a  porté  T 


134  LES  CHARMETTES 

Il  est  ii/issi  l'iJ/ni  fervent  Je  la  Nature, 

Le  peintre  sans  rival  Je  ses  mille  trésors, 

De  ses  champs,  de  ses  bois  à  la  frêle  verdure , 

De  ses  caiix  arrosant  avec  un  frais  murmure 

Les  arbres  et  les  fleurs  répandus  sur  leurs  bords  ! 

Qui  chanta,  mieux  que  hii,  les  grâces  de  V aurore, 

La  joie  ctlc  frissondu  jour,  à  son  réveil. 

Les  splendeurs  qu'une  nuit  de  printemps  fait  éclnre, 

Tonte  la  vie  enfin  d'un  rivage  sonore 

Lllnminé  d'amour,  et  rempli  de  soleil  ? 

L'amour  !  —  Ah  !  qui  /a mais,  ivre  de  sa  folie, 
A  su  mieux  le  décrire,  et  l'a  mieux  célébré 
Dans  ses  fougueux  transports,  et  sa  mélancolie, 
Dans  son  espoir,  tremblant  comme  un  roseau  qui  plie 
Dans  ses  aveux  naïfs,  et  son  trouble  adoré ?' 

Que  de  fois  j'ai  relu  la  page  incomparable 

Où  d'une  main  baisée  il  dit  la  volupté, 

Et  peint  si  noblement  le  bonheur  ineffable 

Dont  frémit  l'être  entier,  quand  une  femme  aimable 

S'attendrit  de  nous  voir  admirer  sa  beauté  !.  .  . 


LES  CHARMETTES  13.") 


III 


Et  pourtant,  o  grand  homme,  ctincclant  génie, 
Maigre  tes  généreux  et  b/en/a/sants  labeurs, 
Quelques  esprits  chagrins  conservent  la  manie 
De  ne  parler  de  toi  qu'avec  ignominie, 
Et  de  te  reprocher  l'aveu  de  tes  malheurs  ! 

Ecrivains  malveillauts,  sans  idée  et  sans  style. 

Femmes  poussant  des  cris  de  lugubre  impudeur. 

Ils  espèrent  troubler  de  leur  rage  stérile. 

Le  temple  vénéré,  le  poétiqtic  asile, 

Où  la  foule  pensive  évoque  ta  grandeur  ! 

Mais  leur  fureur  expire  au  pied  de  la  statue 
Dont  Genève  et  Paris  ont  voulu  f  honorer  ! 
Le  peuple,  enorgueilli  de  Ventrave  abattue, 
Te  donne,  chaque  jour,  la  gloire  qui  fest  due, 
En  ne  cherchant  ton  nom  qnaftn  de  V admirer  ! 

Les  lieux  où  tu  vécus,  la  campagne  et  la  ville. 
Ont  par  des  monuments  témoigné  leur  amour 
Au  puissant  créateur  t/'Héloïse  et  J'Emile.  .  . 
Après  Montmorency,  ce  fut  Ermenonville, 
Et  voici  Chambérv  qui  f  honore  à  son  tour  ! 


136 


LES  CHARMETTES 


Nous  sommes  tons  les  fils  de  ton  intelligence  ! 
Nonsnons  reconnaissons  dans  tes  récits  charmants, 
Et  retrouvons  e)i  eux,  avec  sjirahondance. 
Nos  désirs  les  pins  cliers,  tios  vœnx  d'indépendance. 
Nos  faiblesses  sans  nombre,  et  nos  secrets  tourments  ! 

Nous  t'aimons,  d  Ronsseau,  du  meillenr  de  notre  âme, 
Et  ne  comprenons  point  qu'on  ose  t'outrager, 
Parce  que  ton  destin  fut  pareil  à  la  flamme. 
Et  qiien  toi  tant  nous  dit,  nons  révèle  et  proclame 
Qne  fa  mais  rien  dlmmain  ne  te  fnt  étranger  ! 


HippoLYTE    BUFFENOIR 


7^     ^  ec/t/^'L^   f^'Q^^    ^OuuJÙ  06a^<^ 


d-y 


;    -J 


PRINCIPAUX  OUVRAGES   D'HIPPOLYTE    BUFFENOIR 


POESIES 

Les  Prcm 'crs  Baisers  (épuisé)     3  » 

Les  A  II  lires  Viriles  (épuisé) 3  » 

La  Vie  A  rdeiiie 3  » 

Cris  dW  iiioitr  ef  J'Orj^nieil  (avec  un  portrait)         3  » 

/\nir  la  Gloire- 3  » 

ROMANS 

Les  Dra//ies  île  la  Place  de  Grève  (épuisé) 3  5^ 

Le  Dépnl  '  Rniiqiierolle 3  » 

/,('  Roman  de  Sœur  Marie  (épuisé) i  » 

Histoire  de  deii.\-  A  niants,  à  la  fin  du  XLX*^  siècle 3  Y^ 

HISTOIRE 

Jeaii-Jaeqiies  Rousseau  et  les  h'eninies 1  >. 

Robespierre.  Aperçus  sur  la  Révolution  (épuisé)  .■ 2  » 

Les  Visiteurs  de  J .-J   Rousseau  [é,\>\x\'iQ\ 3  » 

La  Conitessed' Hoiidefot, sa  Famille, ses  A>nis(\\\ustraùons)  10  » 

Jean-Jacques  Roiiss<'aii  et  Henriette    ^  » 

Les  Amies  de  (iliateauhriand  (épuisé) i  » 

Grandes  Dames  contemporaines 10  » 

La  Comtesse  d'Hoiidetof,  une  amie  de  J  -J    Rousseau..    .  7  so 
(illustrations). 

LePresfio-deJ.-J    /^r>//.s-5(V7// 1  illustrations) 7  "jo 

L.es  Portraits  de  Roliespierre  c]-!  planches  hors  texte)..  .  .  20  » 

POUR  PARAPPRE  PROCHAINEMENT 

(]raiids  Souvenirs  (littérature  et  histoire) 3  5>o 

(Confessions  <•/  Souvenirs 3  ?o 

Les  Beaux  Jours,  poésies  complètes .  .  10  » 

Les  Port  rait'i  de  J  .-J .  Rousseau  (cent  illustrations)    20  » 


PQ  Buffenoir,  Hippolyte 

204.9      Les  Charme tte s  et  Jean- 

G5B85  Jacques  Rousseau 

1911 


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