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CHERCHEURS D'OR
Î/ŒUVRE DE PIERRE H AMP
LA PEINE DES HOMMES
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PIERRE HAMP
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LA PEINE DES HOMMES
LES
CHERCHEURS D'OR
NEUVIEME EDITION
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1^41^7.
a^iû-a-^
PARIS
ÉDITIONS DE LA
NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
35 ET 37, RUE MADAME. 1920
IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRACi:, APRÈS IMPO-
SITIONS SIM'XIALKS SIR PAPIKR VKRGÉ PUR
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CE TIRAGE CONSTITUANT PROPREMENT ET
AUTIIENTIQUEMENT L'ÉDITION ORIGINALE.
TOUS DROITS DE REPRODUCTION ET
DE TRADUCTION RÉSERVÉS POUR
TOUS LES PAYS Y COMPRIS LA RUSSIE.
COPYRIGHT BY LIBRAIRIE GALLIMARD 1920.
A LA MÉMOIRE
DES JUIFS
LÉON ET MAURICE BONEFF
QUI ONT VÉCU
POUR LES OUVRIERS
ET SONT MORTS
POUR LA FRANCE
Je te donnerai des trésors cachés
ISAÏE. XliV. 3,
M. Victor Coutaiice, Importations, Exporta-
tions, 27, rue La Fayette, Paris. Téléphone :
Nord 49.63, arriva à Vienne par l'Orient-Express
à midi et demi avec deux heures de retard dues
à la neige devant le tunnel de l'Arlberor.
Aussitôt que lavé et nourri à 1 hôtel Sacher,
il alla I Kàrntner Ring 12, chez M. Ernst Popischil
qui avait comme lui métier d'acheter bon marché
et de vendre cher toutes marchandises : Chaus-
sures, Métaux précieux. Papier, Sucre, Huiles,
Saindoux. Objets d'art...
M. Victor Coutance, héritier d'une famille de
notaires de l'Orne enrichie dans la chicane et
l'élevage était, par éducation, habile à saisir. Sa
mère lui avait enseigné à faire chaque soir ses
comptes avant sa prière.
Elle lui disait :
Demande seulement au bon Dieu qu'il te mette
à côté de quelqu'un qui a de quoi ;
doctrine excellente pour devenir aisé au village
9
en rapinant par-dessus le mur du riche et dont
M. Coutance s'inspirait dans le choix de ses asso-
ciés. L'augmentîition de fortune lui donnait une
toujours plus grande envie d'acquérir. Il aimait
rire. Devenu commerçant international, il avait
prouvé que l'esprit normand sullisait à réussir
dans n'importe quelle langue contre les plus
adroits liions.
Herr Doktor Ernst Popischil avait aussi un
beau caractère commercial et juridique mais avec
des habitudes très différentes de celles de la
vieille bourgeoisie française. Grand voyageur, il
disait :
On peut tout acheter dans le monde si on sait
faire le prix.
Il aimait changer la marchandise de place pour
en augmenter la valeur sur facture, débiter aux
Viennois de l'ivoire et aux Soudanais des pianos.
La guerre Pavait instruit à hausser le prix des
objets sans les remuer tant.
M. Coutance toucha sur son bureau aussi chargé
que l'éventaire d'un brocanteur, des échantillons
cle papier à cigarettes, à écrire et hygiénique, de
coutellerie, d'engrais, de tissus. Connaissant la
manière viennoise de traiter les affaires, il ne
commença point par dire net ce qu'il voulait
mais se résolut à perdre un peu de temps avec
quelque profit s'il savait décider Ernst Popischil
à parler sans prudence. 11 lui lit d'abord une
conlidence :
— Engager le capital en marchandises rapporte
du millf pour cent l'an. La valeur de l'argent
baisse chaque jour. Celle de la marchandise aug-
mente. J'ai des stocks à Amsterdam, à Anvers,
10
à Bâle, à Paris et à Gênes. Je laisse les industriels
se débattre dans les prix de revient et les reven-
dications de salaire. Je ne veux connaître que
deux ohifîres : celui d'achat, celui de vente. La
fortune est plus facile au commerçant qu'au fabri-
cant. Il ne me reste que deux usines : pour l'hon-
neur. En 1914 j'ai compris que pendant dix ans
s'accomplirait la baisse de l'argent et la hausse
des marchandises. Retenu à l'armée, j'écrivais à
mon associé :
Achète tout ce que tu trouves. Achète des
perles et des cochons ; de la morphine, des
peaux de lapin. Achète de la...
Il désigna les échantillons :
— De quelles cjuantités de ces articles disposez-
vous ?
La voix de Ernst Popischil derrière son étalage
de brocante, fut menue et lente :
— J'ai peu de tout ça. A Vienne beaucoup
d'affaires sont du Lujt^ du vent. Die Schieber et
the Bluffers offrent ce qu'ils n'ont pas. Leur abon-
dance prouve la décomposition commerciale d'un
pays. Ils vous apportent des échantillons qui sont
tout ce qui reste de la marchandise, vous met-
tent €n rapports avec un qu'ils disent le vendeur,
qui vous présente à un autre. Prenez tout de
suite l'affaire c|ui paraît sérieuse, car deux heures
plus tard le prix est augmenté. Tout le monde
est dans la misère à Vienne, tout le monde
^eut gagner. Il y a disette de marchandises et
foule de commerçants. Ces Autrichiens ruinés
deviennent intermédiaires. Nous ne fabriquons pas
et nous sommes pourris de vendeurs. Sur la
population de Vienne, faites une calculation...
1(1
Un maigre jeuiu' hoiiinic au col malpropre,
preuve du coût du blanchissage dans la ville
privée de savon et d amidon, posa devant Ernst
Popischil des talons en caoutchouc et expliqua
qu'il en détenait le brevet de fabrication avec
(juoi on pouvait gagner beaucoup d'argent :
— Fabriquez d'aboid — dit M. Coutance, et
rompant l'habitude du chef de maison viennois
qui morcelé tout entretien par la réception des
porteurs d'offres et du courrier à signer, il écarta
le vendeur, puis un employé et sa liasse de pa-
piers :
— M. Popischil, je viens de faire quarante
heures de chemin de fer et vous êtes le premier
à qui je rends visite. Ne pourrait -on attendre
pour entrer dans votre bureau, que je l'aie ter-
minée.
M. Popischil ferma la porte car il était de carac-
tère facile, sauf pour les prix et conditions de
vente. On le disait Turc parce qu'il avait beaucoup
trafiqué en fez et gabblons à Constantinople, mais
il était né voilà 49 ans à Vienne, Magdalenen
Strasse, d'un Brésilien et d'une Hongroise. Ayant
longtemps acheté et vendu dans les Balkans,
l'Egypte et l'Amérique du Sud, il avait fondé en
1909 cette notable firme : Popischil Handels
Gessellchaft, Karntner Hing 12.
— Nous avons conliance Tun dans l'autre, dit
M. Coutance, et nous savons (jue nous pouvons
travailler ensemble. Mon ionclé de pouvoirs :
M. Moiran, est venu vous voir 1 rois fois depuis
l'armistice. Nous avons capté quelques beaux
stocks autrichiens. J'ai aujourd'hui tout ce qui
vous manque : du lait condensé, du saindoux, de
12
l'huile. Je ne vous vends rien contre de la cou-
ronne à cinq centimes qui est à cinq points de
la stabilité définitive : zéro. C'est la valeur la
plus tranquille de la fortune mondiale. Elle ne
peut pas baisser de deux sous. Je veux une contre-
partie en marchandises. Trouvez-la. Mais il faut
que vous changiez vos conditions.
— Non, dit M. Popischil. Je maintiens mon
dix pour cent. Ne croyez pas que je vous cache
les marchandises parce que vous m'avez écrit
que ma commission est trop haute. Les stocks
sont réellement épuisés. Les Italiens et les Suisses
ont pris beaucoup. Vous venez voir que ce qui
peut encore se faire ne se fasse pas sans vous.
Vous êtes malin mais nous sommes dans une grande
misère. Nous n'avons pas à manger. Nous n'avons
pas d'argent. Il reste les œuvres d'art, les antiqui-
tés. Les Gouvernements de l'Entente font garder
comme gages celles des châteaux de la Couronne,
de la Hofburg, des Musées. Mais dans les familles
on peut trouver un milliard de valeur en bijoux,
tableaux et meubles. Les Américains ont déjà
pris de belles choses. On les sort difficilement
d'Autriche. Le Gouvernement refuse le permis
d'exporter.
Les deux plus actifs commerces à Vienne, à
Prague, à Buda-Pesth, sont maintenant les anti-
quités et la Bourse. Des actions de pétrole mar-
quent des différences de trois mille points en
quatre jours. Si j'avais de la valuia comme vous
j'achèterais des titres et des bijoux. Faites une
calculation. \ oulez-vous que nous fondions une
Société : Banque et Art. Nous nous partagerons
les parts de fondateur. Heck ?
13
Il donna un bruit de gorge qui était sa manière
d*interroger dans n'importe laquelle des nom-
breuses langues qu'il parlait très bien.
Comme AI. Coutance remuait sa forte tête à
beaux cheveux noirs, tantôt piquant du nez,
tantôt balançant les oreilles, iîidiquant qu'il
approuvait et refusait, M. Popischil se garda de
préciser : C'est oui ou non ? car il ne le faisait
que lorsqu'il était sûrement le plus fort.
Il continua de parler avec prudence et amitié :
— Je connais deux notables Français à \ ienne.
L'un est envoyé par le Ministère des Affaires
Etrangères, l'autre est également une pauvre
tête. 11 vaut mieux venir ici comme mar-
chand que comme ambassadeur. Il y a toujours
à gagner, sur la vie ou sur la mort. Un cheval
crevé c'est de l'argent. On tire bénéfice de la
peau, de la viande, de la graisse s'il en reste, des
sabots et des os. 11 y a vingt ans, en Dalmatie,
j'ai fait un peu d'équarissage. Je vendais le cuir
vert. La viande se transformait en mouches. II
restait le squelette. Aujourd'hui je travaillerais
mieux. Avec la chair je nourrirais des porcs d'où
je tirerais des délikatessen. Dans toute l'Europe
il est défendu de vendre en boucherie la viande
des bêtes mal mortes. 11 faut la donner aux
cochons mais l'homme mange le cochon. Par le
pourceau, la charogne et l'ordure arrivent à notre
bouche.
— On peut donner, dit M. Coutance, au saucisson
de cheval ou de cbien la même apparence qu'à
celui de pure chair de porc. La charcuterie de
charogne maigre s'oxyde à la coupe, noircit. On
l'embaume par des aromates mais il est plus
14
dillicile de la garder rose en présence de l'air. Le
saucisson de porc maintient sa jolie couleur parce
que la graisse est intimement mêlée à la chair,
molécule par molécule, dans la vie même de la
bête, ce que la trituration de la maigre charogne
et du suif additionné ne peut atteindre.
Un ingénieur parfumeur vient d'appliquer à ce
problème de charcuterie une fort intelligente idée:
il brasse dans un récipient vide d'air la chair
maigre, ce qui en ouvre intimement tous les pores
ou il envoie de l'huile très fluide qui les remplit à
la place de l'air expulsé. Il fait mécaniquement
palpiter ensemble comme dans la vie du porc la
viande et la graisse.
Ainsi il obtient avec n'importe quelle charogne,
et même de la poudre d'os, du saucisson qui
perle à la coupe, ce qui est la preuve de la bonne
qualité de la marchandise. La goutte d'huile
extraite par le couteau vernit la tranche et la
sépare de l'air. La coupe reste rose. Ça vous
donne faim ?
— Un million de personnes, dont beaucoup très
bien' élevées, se battraient aujourd'hui à Vienne
pour un jambon avec plus de fureur que pour
refaire l'Empire. Quelle grande fortune réaliserait
celui qui apporterait ici à manger. Nous donne-
rions le château de l'empereur pour un troupeau
de porcs. Nous sommes sur les genoux et nous
crevons de faim ; cependant il faut vivre et pour
cela gagner. En cherchant bien nous trouverons
encore des choses à vous vendre. Quand on tire
du profit d'un cheval tombé, on peut aussi en
tirer d'un empire abattu. Vienne est la ville la
plus punie de la guerre. Le Tchèque dit : Qu'elle
15
crève ! La même chose disent le Serbe, T Italien.
Le paysan du Tyrol o^arde ses œufs, ses poules,
son maïs pendu en f^uirlande sous l'auvent de
son toit. A la campagne vous ne recevez rien
pour des couronnes, mais contre votre pelisse
on vous donnera une oie.
L'Entente ne veut pas nous laisser mourir car
nous devons payer la guerre. Pour cela elle nous
tient le souille et prolonge notre agonie, mais ne
nous crée pas la force de renaître. Elle donne peu
de vivres à la fois, chaque semaine.
Le Monopole des tabacs est à prendre. Ce n'est
pas votre partie ni la mienne, mais quand une
afTaire est bonne on est toujours de la partie. Ne
cherchons pas d'associés : il n'y a rien à perdre.
M. Coutance répondit :
— Simon Salzbach est ici avec moi. Nous vou-
lons dans le monde entier acheter où le change
est bas et revendre où le change est haut. C'est
plus profitable que la tactique de nos industriels
qui prétendent que la clientèle française ne doit
connaître que leur marchandise. Les couteliers
de Thiers nous veulent interdire les articles de
Solingen. Ils auraient mieux fait d'y commanditer
des usines comme les Anglais qui nous fournissent
sur le taux de la livre à 55 francs ce qu'ils ont
fait fabriquer sur le taux du mark à 0.25.
— Simon Salzbach, dit M. Popischil, est-il
protestant de Zurich ou juif de Colmar ? On m'a
raconté ses affaires. 11 ne s'est pas embêté pen-
dant la guerre. L'armée française a usé beaucoup
d'étofîe vendue par lui, mais qu'il ne tissait pas.
J'ai aussi fourni du textile à l'Intendance autri-
chienne, puis offert ses réserves d'uniforme aux
16
Italiens. Bonnes opérations : les stocks d'armées.
Que le drap soit gris ou vert, on gagne gros. Mais
les beaux jours sont finis. Vous avez les mêmes
idées que Salzbach. S'il ne vendait que ce qui sort
de son usine, il ne serait pas si riche. Il fait du
commerce sur la fabrication des autres. La mar-
chandise achevée est plus facile à conduire que
le personnel et les machines.
— Salzbach est en tournée de trésorerie. Il
visite aujourd'hui la Wiener Commerzien Bank,
la Wiener Bank Yerein, la Allgemeine Depositen-
bank, la Verkehrsbank.
Dînez avec nous ce soir au Sacher. Vous le
verrez. Amenez des gens utiles et des adresses de
familles qui veulent vendre leurs bijoux.
S'amuse-t-on toujours à Vienne ? J'en profi-
t-erai. Depuis cinq ans que je ne suis pas sorti de
France je suis abruti de travail. On gagne de
l'argent comme un forçat casse des cailloux, du
matin au soij ; on y pense encore la nuit. Pour se
distraire il faut s'évader de ses habitudes. Dans
chaque journée de Paris il manque quatre heures
si on veut tout finir. Voilà des années que je ne
me suis pas dit ce que je me dis maintenant : Que
vais- je faire ?
17
M. Victot Coutance, le corps au chaud dans une
épaisse pelisse, heureux de perdre du temps, se
promena sur le Ring. Cherchant le sourire des
jolies femmes, il trouva d'abord la grimace d'un
entant dont le visage avait la même lividité et
la même crasse que les pieds nus. Il tendait lar-
gement ses mains maigres comme pour recevoir
une chose lourde et suppliait poliment :
Bitte !... Bitte schoen î...
M. Coutance donna deux couronnes et réfléchit
à cette action dont il n'avait pas coutume : faire
l'aumône.
A Paris, se dit-il, ces hideuses occasions man-
quent.
Un homme le coudoya, raide dans ses habits
étroits, type d'ollicier allemand : crâne poli au
papier de verre triple 0, face osseuse, rasée, oii lui-
sait le monocle et fumait le cigare.
©e chaque côté de l'entrée d'un grand hôtel,
deux soldats guenilJeux faisaient faction sur
18
béquilles. Le portier en uniforme à boutons de
cuivre resplendissait auprès de leur sordide gloire
militaire. Leur maigre corps amputé, endurait
danS' des loques décousues la peine de la faim et
du froid. Les valets d'hôtels chassaient les enfants
mendiants, mais pour l'honneur de l'armée autri-
chienne toléraient les soldats blessés qui tendaient
la main aux étrangers.
M. le comte Erbern, hongrois, ayant habité
Paris, sortit entre les deux estropiés militaires
qui le saluèrent de leurs moignons et parla à
M. Goutance :
— ... Ernst Popischil, un homme charmant, mais
quelle fripouille ! me téléphone de vous rencon-
trer ce soir au Sacher. Je suis heureux que le
hasard aimable nous réunisse plus tôt. Que venez-
vous faire ici ? Gagner de l'argent ? Tout est
pour rien. Un vêtement : six mille couronnes, trois
cents francs, taillé par les coupeurs de Vienne qui
sont les premiers du monde. Voulez-vous l'adresse
du mien : Kralît. I. Schwarzenbergstrasse, 12.
Une chambre d'hôtel : cent vingt couronnes :
six francs. Les belles dames que vous y recevez
si contentes pour mille couronnes : cinquante
francs, le prix d'une semaine de blanchiment à
Paris, votre linge mis sur le lit et la petite blan-
chisseuse à côté.
Je me souviens d'une qui trop convenable pour
me traiter- de cochon m'appelait : Porte-bonheur.
Faites l'amour ici. Çà ne coûte pas cher. Les
Français adorent aimer et voyager sans payer.
Devant les soldats armés de béquilles, le comte
impeccable du luisant des chaussures à la taille
de la moustache courte monta dans une voiture
19
ducalement armoriée. M. Coutance le crut, d'après
les harnais, parent d'empereur, mais il vit à cette
station d'autres œillères blasonnées et comprit
que l'aristocratie viennoise avait vendu ses équi-
pages aux loueurs de voitures. Nourrir les ani-
maux coûtait cher. Beaucoup de mendiant»
étaient dans les rues, mais peu de chiens. Haillon-
neuse jusque dans la pierre de ses chaussées à
ornières, la ville portait tous les signes de la
grande misère. M. Coutance passa devant la
Hofburg, palais impérial. Aucun factionnaire n'en
honorait l'entrée. Sur la Ballhaus Platz mendiait
encore un soldat au long nez rouge. Derrière cette
pointe pincée par le froid, la maigreur creusait
le visage où un œil très noir larmoyait, l'autre
caché par un bandage à ficelles. La mâchoire se
calait sur une mentonnière de linge crasseux dont
l'attache rejoignait sur le crâne trépané un vieux
pansement débordant du bonnet bourru.
Les deux bras de l'homme étaient valides et
ses deux jambes entières mais inutiles dans une
voiture dont il tournait les minces essieux par
une manivelle à main. Les guenilles de sa poitrine
portaient quatre médailles aux rubans aussi déco-
lorés et fripés que ceux distribués en récom-
pense des campagnes contre Napoléon I^^. La
misère vieillissait les insignes de gloire. L'homme
couchait avec sa rubannerie qui le jour
recevait la pluie et la neige. Ses pieds pansés
étaient deux paquets de chiffons lourds au bout
des jambes maigres dont la ligne osseuse raidissait
l'étoffe du pantalon rapiécé. Fatigué de mouvoir
sa carriole aux essieux criant le manque d'huile,
U s'arrêta devant la grande porte de la Ballhaus
20
Platz numérotée 19 en or et 2 en rouge. M. Cou-
tance y lut l'inscription :
Prœtorium
Mai. Sigilli. Et rerum cum
EXTERIS. GEREND. MaRIA-
Theresia-Aug...
De ce Ministère des Affaires Etrangères était
parti, rédigé par le croate Mossouline, l'ultimatum
à la Serbie, la première étincelle de l'incendie du
monde.
Le soldat mendiant remettait en marche sa
grinçante voiture d'infirme sous l'évocation de
l'impératrice au manteau d'hermine :
Maria-Theresia,
21
Le soir à huit heures, dans le salon des chasses
à l'hôtel Sacher, M. Ernst Popischil, les mains
molles et la face souriante, présenta à MM. \ ictor
Coutance et Simon Salzhach, harhu noir carré
d'épaules, 42 ans, 90 kilogs, le tanneur tchèque
Pjebyl rudement vêtu et le viennois Heidrich,
d'une élégance pareille à celle de M. le comte
Erbern qui rendit plaisante la conversation :
— Ce divan où nous sommes si bien assis est
historique, parce que les grands ducs ont fait
beaucoup do cochonneries dessus.
M. Heidrich, mince dans son vêtement parfait,
ne détruisit pas la gravité de son visage rasé pour
dire lentement :
— Ils étaient de grands salops.
puis il s'excusa :
— Depuis cinq ans on n'a pas parlé français.
On ne sait plus bien. Noceurs est mieux.
— Oui, dit M. Salzbach dont la grande dis-
traction après les aiïaires était la jovialité de
discours.
22
— Merci. Cet hôtel, le plus chic de Vienne,
était le nocoir de la cour.
— Le bordel, dit M. Salzbach.
— Ça je n'avais pas oublié. Mais je croyais
qu'on n'osait pas le dire. Une fois, dînait dans
ce salon l'ambassadeur d'Angleterre en com-
pagnie diploiTiatique. Dans le salon voisin, un
grand duc était avec une autre compagnie qui le
déshabilla. Nu il ceignit son épée et ses cordons
et entra chez l'ambassadeur qui le gifla. Quand
on voulut le lendemain arranger les excuses, le
grand duc ne se souvenait plus de la gifle. Il dit
qu'il s'était probablement déshabillé puisque
c'était son habitude, qu'il n'avait pas vu d'am-
bassadeur, rien que des dames, que si une l'avait
giflé, il saurait bien venger l'honneur de la cou-
ronne à coups de bottes dans son derrière. Pour
s'acquitter de ce devoir, il invita les dames à un
autre dîner.
M. Pjebyl riait de ce cours d'Histoire et buvait
le porto de l'empereur François-Joseph, de qui
les hôtels de Vienne avaient acheté la cave.
— Si on pouvait avoir aussi, dit M. Popischil,
les joyaux de la couronne, ce serait une prohtable
affaire. L'empereur Karl I et sa femme l'Italienne
ont emporté beaucoup de pierreries en Suisse.
Il n'en reste à la Hofburg qu'une valeur de cent
millions de francs. Cinq pour cent à qui me pro-
cui-e l'affaire.
— Six, surenchérit le comte Erbern. Le vieux-
Franz-Josef n'aurait pas fait cette vilenie. La
couronne n'est pas à l'empereur mais à la nation.
Karl I en a ôté les diamants de l'impératrice
Elisabeth, des aigrettes d'émeraudes, brillants et
23
rubis, des parures complètes, une avec mille
pierres ; le r^rankfurter, de 44 5/8 karats ; le
collier rose célèbre ; deux bracelets de 494 bril-
lants pesant 330 karats 1 /4 ; un collier de 380 bril-
lants : 266 karats ; un de 86 perles ; la fameuse
j^arniture de rubis du trousseau de Marie-Antoi-
nette ; le Florentin, le quatrième diamant du
monde...
— Si nous faisions, dit M. Ernst Popischil,
une calculation de cette {>aluta...
— Temps perdu, répondit M. Salzbach. Peut-
on trouver ici du platine, de l'or, de l'argent. Il
faut faire voyager de la richesse sous le plus petit
volume. Je suis acheteur de tous métaux précieux
en lingots et en monnaie.
M. Pjebyl, amoureux d'afTaires et de bien boire,
prenait de profitables notes et une bonne cuite.
Il se bourrait de vieux port-wine dont Victoria,
reine d'Angleterre, impératrice des Indes, avait
fait cadeau à François-Joseph.
— Vin d'empereur, dit le comte Erbern, vin
de grands ducs. Ils en buvaient de moins estimable
quand nous faisions la tournée de nuit à Paris.
Avez-vous connu le théâtre de Belleville ? Il n'y
avait au buiïet que des litres de rouge.
Sauf pour le choix des vins, la reine Victoria a
été un grand malheur dans le monde. Nous pro-
fitons de sa cave, mais nous expions sa politique.
Elle pouvait, en 1870, empêcher la lutte entre
l'Allemagne et la France. Les Anglais se sont
occupés du continent 45 ans trop tard. Il a dépendu
de Victoria que l'Europe ait un autre destin que
la revanche. Cette impératrice a diminué l'intel-
ligence anglaise.
24
Nous subissons le malaise mondial de la révolte
irlandaise que la reine Victoria pouvait facilement
apaiser, si trop favorable aux Ecossais, elle n'avait
méprisé l'Irlande. Ainsi elle a augmenté la désu-
nion du Royaume-uni au lieu d'en mieux allier
les trois nations par la même gracieuseté envers
chacune. Mais elle était forte gueule et buvait
bien. On plaçait chaque soir à son chevet le night
cap : bonnet de nuit, qui était un grand verre de
Scocth whisky.
Pour plaire aux Français, M. Ernst Popischil
blâma les familles royales.
— Si elle a été bête, d'autres ont été lâches.
La guerre n'a égratigné aucun des six fils de
l'empereur d'Allemagne. Pas une goutte de sang
des Hohenzollern n'a coulé, alors que dans toute
l'Allemagne on ne trouverait pas sans deuil une
famille de six garçons, officiers de carrière. Quand
l'armée a battu en retraite, le Kronprinz n'était
pas avec les mitrailleurs qui se sont fait massacrer
pour protéger l'arrière-garde. Lui et son père ont
fui les premiers en Hollande.
L'empereur autrichien est parti en Suisse avec la
caisse. On interdit au pauvre Viennois qui s'est battu
sur la Piave l'exportation des valeurs, la vente
à l'étranger de ses bijoux de famille. Faites la
calculation de la valuta en francs suisses.
M. Pjebyl approuvait et se grattait l'épaule
gauche car il avait la gale. Il lui restait de la
guerre endurée en Italie une grande peur d'avoir
faim et soif et une tenace vermine.
Le comte Erbern écoutait sans bienveillance
ce discours irrespectueux des dynasties alle-
mandes, mais il n'y opposait que le silence car il
25
avait (les choses à vendre aux Français. Assis
sur le divan long de quatre mètres, entre M. Salz-
l)ach. aux lourdes paupières de voyageur qui
serait heureux de dormir, et M. Coutanee, sou-
riant et bien éveillé, il leur dit :
— Ne parlons plus des pierreries de la couronne.
Nous essaierons de villégiaturer en Suisse quand
l'empereur Karl aura besoin d'argent. En atten-
dant trouvons à Vienne de belles occasions en
bijoux et aiiti(juités. Je vous ferai montrer par
les vieilles familles des collections que la Com-
mission des Réparations ignore. Elle ne connaît
que le mobilier de la Hofburg.
Tirant du gousset de son gilet taupe à raies
mauves une vieille montre viennoise, il en pressa
le bouton de sonnerie. Le tanneur Pjebyl donna
son avis sur la douceur du timbre :
— Joli son. Et l'heure est juste : huit heures
et demie. Si vous voulez vous amuser après-
dîner, il faut mano^er tout de suite.
Torturé par des démangeaisons à son épaule
droite, il se tenait raide, malgré l'envie frénétique
de se creuser la peau à coups d'ongles qu'il ron-
geait parfois de fureur, se privant ainsi de ses
grattoirs. Mais il abattait vite ses mains pour
cacher leurs plaques révélatrices. Il était par tous
les bouts un piège à lui-même. Sa soulYrance
n'apparaissait que par ces remuements continus
qui semblaient un tic nerveux. 11 semblait très
humble, car son visage était triste et il se retenait
de faire de grands gestes.
— Cette montre, dit le comte Erbern, a appar-
tenu à Marie- Antoinett(^ C'est une merveille pour
l'amateur et une l)onne occasion pour le corn-
26
merçant. Dix mille couronnes. Vous la revendrez
cinq mille francs à Paris. Vous intéressez-vous
-aux Gobelins ? à la vieille argenterie viennoise ?
— Vous êtes vendeur, demanda M. Salzbach,
ou intermédiaire ? Je prends votre montre à
mille couronnes, sans savoir ce qu'elle vaut.
Quand je connais une affaire je la discute, quand
je ne la connais pas, je me bute. Je n'entends rien
en horlogerie historique. Acceptez^ mon prix ou
abandonnez.
Le comte Erbern remit la montre dans son
gouéset, boutonna sa jaq^uette noire et fit de la
dignité :
• — Ceux qui me connaissent se fient à moi pour
l'authenticité. Quand je dis qu'un objet vient de
Marie-Antoinette, c'est comme si Marie-Antoi-
nette le disait. J'apporte les bonnes occasions et
les preuves. Je ne céderai pas une pièce historique
à qui est capable d'en douter.
M. Salzbach s'excusa.
— Je veux bien vous croire représentant de
Marie-Antoinette. Mais ce n'est pas elle qui vous
donnera votre commission. Je vous offre cinq
pour cent sur les affaires au-dessous de deux
cent mille, trois sur celles au-dessus. Un bijou
• d'un million ne vous coûtera pas plus à me pro-
poser qu'un de cinq mille francs. Je risque le
fort capital et la difficulté de placement de l'ar-
ticle cher. Indiquez à M. Coutance tout ce que
vous pouvez nous procurer à Vienne.
M. Salzbach ayant fait ce bond et planté ses
griffes où il voulait, parut se rendormir. Ses
paupières charnues descendirent à moitié de ses
yeux noirs dont l'éclat certifiait que malgré son
27
apparente torpeur il regardait avec plaisir le
comte Erbern gêné d'être mis en nette position
commerciale, car il n'avait l'habitude que des
aiïaires clandestines :
— Je suis un homme noble, non un patenté.
Je vous ferai une liste d'occasions.
— Erbern d: C°, dit M. Coutance, achetez-vous
les reconnaissances ? Il faut mettre sur ses cartes
de visites : Fourrures, quand on est marchand de
peaux de lapins. Un fructueux métier.
M. Pjebyl annonçait :
— Gullach suppe. Une spécialité viennoise. Man-
gez pendant que c'est chaud.
— C'est accommodé, dit le comte Erbern, au
paprika de Hongrie.
— Comptez-vous, demanda M. Salzbach, sur
la vente de ce poivre rouge pour rétablir votre
commerce ? Les Indes vous font concurrence par
le kurry : poivre jaune. Je peux traiter de l'épi-
cerie avec vous si nous ne nous entendons pas
pour les antiquités, car j'exige l'exclusivité de
votre part. Vous ne serez en œuvres d'art, agent
que pour moi.
Quand il maniait un homme pour en tirer du
profit, aucun voisinage ne le pouvait distraire
des arguments à lui asséner. Il parlait comme
s'il était seul avec le comte Erbern et vexa le
susceptible M. Pjebyl en paraissant ne pas
entendre sa question :
— Seriez-vous acheteur de radium ?
Le comte Erbern dut se décider à franchement
parler argent :
— Que me donnerez-vous pour la Ausfuhr
Bewilligung, autorisation d'exportation ? Elle est
28
difficile à obtenir. Il faut être en bons termes avec
les bureaux. Je dois graisser le Ministère des
Finances. Qu'est-ce que je recevrai ?
M. Pjebyl se gratta, but et dit :
— Au lieu de payer les fonctionnaires pour la
Ausfuhr Bewiîligung, achetez la marchandise
facile à cacher. Le radium, à un million deux cent
cinquante mille francs le gramme, est, sous le
plus petit volume, la plus grande valeur du
monde. C'est trop cher pour moi. Je cherche du
mésothorium.
M. Salzbach acheva d'instruire le comte Er-
bern :
— La Ausfuhr Bewilligung est comprise dans
votre commission. Je n'achète que livrable douane
suisse, ou autorisation de sortie jointe à la mar-
chandise. Les formalités au pays d'origine con-
cernent le vendeur. Je ne change pas les habitudes
de ma maison. M. Coutance vous rédigera l'accord.
M. Ernst Popischil négociait avec M. Pjebyl :
Combien mettriez-vous pour du mésothorium ?
— Quatre mille couronnes le milligramme.
— Pour quatre mille couronnes vous ne pouvez
pas avoir du bon mésothorium. Il faudrait payer
au moins quatre mille cinq cents couronnes.
— Je paierai quatre mille cinq cents cou-
ronnes si vous pouvez me fournir une suffisante
quantité.
— Je vous donnerai réponse.
et il demanda tout bas à M. Coutance :
Où peut-on en trouver. Nous prendrons le
cinq pour cent pour nos peines et soins,
M. Salzbach, lâchant le comte Erbern assoupli,
saisissait M. Pjebyl :
29
— \ ous connaissez des stocks de radium ?
• — On en lait à Jonchinsthal en Bolicme, et
dans ({iialre usines en France : Arniet de Lisle à
Nogent-sur-Marne : Henri de Rothschild à Saint-
Denis ; Darme à Gif et à la Société française
d'Énergie et de Radio-Chimie à Courbe voie.
— C'est exact, approuva M. Salzbach, étonné
de l'information de cet homme qui, laborieux à
refaire sa fortune, se renseignait pour être prêt
à vendre de tout.
— Il y a encore des usines en Portugal. Mais
la mieux située de ces affaires du continent euro-
péen est la nôtre de Joachinsthal qui est sur une
mine riche. Les autres usines reçoivent le minerai
ou américain ou portugais ne contenant quelque-
fois que trois pour cent d'urane dont il faut trois
mille kilogs pour obtenir un gramme de radium.
Cela fait quatre-vingt-dix tonnes à traiter dans
un poids égal d'eau. Joachinsthal fabrique deux
grammes par an et en a un et demi à vendre à
1.250 francs le milligramme. Bonne affaire pour
({ui v(,'ut cacher ses capitaux. Dans six mois ça
vaudra plus. Un ne peut faire dans le monde
entier que dix grammes de radium par an, mais
cette marchandise dure l'éternité ; il lui faut
2.500 ans pour perdre la moitié de sa vie, tandis
qu'une perle fine se fane et meurt comme une
jolie femme.
— Oserez-vous, dit le comte Erbern, comparer
les joyaux à la phannacie ?
.\1. Pjcbyl le méprisa du regard, puis ricana,
incfuiétant par cette acrimonie ^I. Ernst Popischil
qui demanda :
— Ileck ?
30
— Vienne, répondit M. Pjebyl, était la capi-
tale médicale. Tous les riches malades d'Orient
venaient mourir dans ses cliniques. Prague lui
prendra cette supériorité. Je voudrais une société
tchèque pour imiter votre Société Française
d'Énergie et de Radio-Chimie qui a inventé de
louer le radium. En 2.500 ans elle pourra renou-
veler ses baux. Au lieu d'abandonner par vente
ferme et pour un bénéfice compté en une fois
une marchandise coûteuse, d'usage intermittent
entre les mains des médecins, elle la leur cède à
l'heure pour le temps des opérations. Ainsi elle
répand l'usage du radium et restant propriétaire
de son stock bénéficie de l'augmentation de valeur.
Elle loue aussi le mésothorium, trois fois plus fort
pendant huit ans, mais qui s'éteint après vingt.
Elle fabrique non seulement tous les produits
radio-actifs nécessaires aux traitements des mala-
dies de l'espèce humaine, mais les exciteurs d'en-
grais, les enduits lumineux pour les appareils de
sécurité des chemins de fer et de la navigation.
Elle commence une série d'industries où le radium
et ses sous-produits jouent leur rôle original qui est
de recréer la vie de toutes choses qu'ils touchent.
Je suis représentant en Bohême de la Société
d'Energie et de Radio-Chimie, mais je prends du
mésothorium à quiconque peut m'en vendre afin
de le donner moi-même en location aux méde-
cins. Ils ne veulent pas l'acheter parce qu'il n'est
pas une valeur durable à céder avec leur clientèle.
Mais on le loue pendant huit ans aussi cher que
le radium. Avoir assez de mésothorium pour faire
de Prague au lieu de Vienne la capitale du traite-
ment anti-cancéreux, suifirait à m' enrichir.
31
Avcz-vous intérêt pour un champ pétrolifère ?
Il n'y a pas encore de puits mais le pétrole est
prospecté. On achètera les terrains et quand on
tirera le premier litre d'huile, ils monteront à dix
fois le prix payé.
— Je crois au pétrole, dit M. Salzbach, comme
M. le comte Erbern croit en Dieu. La vieille for-
mule : s'installer partout où il y a du charbon,
n'est plus première à régir l'industrie. 11 faut,
dans l'Europe décimée, se placer là où est la
main-d'œuvre. Avant vingt ans la moitié des
usines de France chauffera au mazout galicien,
si les Russes veulent. Mais je ne ferai pas de trous
dans la terre pour en tirer du combustible. Et je
n'émettrai point d'actions, malgré que le pétrole
fasse plus vivre de spéculateurs que de mineurs.
Ni puits ni titres. Le champ pétrolifère est trop
fatiguant et la Finance tellement encombrée de
parts de fondateur qu'on les jettera quelque jour
pour rien sur les marches de la Bourse. Pas
puisatier, pas imprimeur, je serai transporteur.
Il y a actuellement en France plus d'actions
de sociétés pétrolières que de tonnes de mazout.
Le seul combustible disponible est le titre,
mais ça brûle mal. Le succès pratique des affaires
européennes est dans le transport. Aucune n'en
a. Le rendement des puits de Galicie fait hausser
la cote à Paris, mais n'y procure pas un litre
d'huile. Je créerai le roulage. Devenu le grand
transporteur de pétrole et de tous ses produits :
essence, huile de graissage, gazoline, paraffine,
je serai plus fort que la Bourse. Je fonde la Société
Européenne des citernes à pétrole.
C'est mieux (|ue le radium.
32
Mais autre chose encore est mieux.
M. le comte Erbern répéta sa préférence :
— Les antiquités et les bijoux.
M. Heidrich :
— Les forêts du Tyrol et les chutes d'eau.
M. Ernst Popischil ne se limitait pas ainsi :
— Achetez tout : le maïs des paysans, la vais-
selle de l'impératrice. Que diriez-vous des ma-
chines d'usines ? Il en faut en France où on a
tant détruit. Ici elles ne servent à rien puisqu'on
manque de matières de fabrication.
— Mieux que tout ça, affirma sur eux M. Salz-
bach : une mine d'or.
M. Coutance seul rit car leur intimité lui per-
mettait de laisser voir qu'il le supposait ivre,
ce dont les autres faisaient mine polie de douter.
M. Pjebyl dit :
— J'ai une bonne occasion de verres à vitres,
disponible. On n'en trouve nulle part. Je propose
trois wagons à 5.000 couronnes les cent kilogs,
fran'co douane Buchs.
Puis il recommença l'éloge du vin :
La cave de Franz- Josef était une des premières
d'Europe. On ne trouve de pareil port-wine que
dans un estaminet d'Anvers et à Buckingham-
Palace. La cour d'Angleterre ne l'a pas encore
mis dans le commerce. Ça peut venir grâce à
l'Irlande et aux Travaillistes.
Il offrit une mine de charbon :
— ... à exploiter en commun avec la ville de
Vienne. Il n'y a pas encore de puits, mais on a
prospecté le charbon. Quand on aura extrait le
premier kilog, la valeur du terrain augmentera
dix fois.
33 3
Vous nous voyez ici dans le meilleur hôtel de
\ ienne éclairés à l'acétylène par pénurie de com-
bustible aux usines d'électricité.
— \ os compatriotes les Tchèques, dit le comte
Erbern, qui axaient promis de nous envoyer de
leur houille, la gardent. L'Amérique ou l'Angle-
terre ne nous manqueraient pas ainsi de parole
si nous avions convenus d'être fournis par la
voie de Trieste. Mais une livre sterling vaut
850 couronnes et un dollar 220.
Ils souillaient tous d'avoir trop mangé des
foies gras de conserve, de l'oie, de la salade au
kummin, des roulades de pommes et 'des crêpes
fourrées de confiture.
M. Salzbaeh dit doucement :
— On les a eus jusqu'au trognon qui est encore
succulent. Les bons restaurants de Paris ne nous
traitent pas si bien. J'en sais où rien n'est sans
reproche, même pas le poivre toujours éventé,
et le sel toujours humide. Un empire laisse de
louables habitudes dans les vieilles maisons.
11 sifTla l'hymne autrichien.
— Tu es soûl, lui demanda M. Coutance ?
— Non. On nous a offert ce soir des bijoux,
des antiquités, du radium, du charbon, du pétrole.
Fais de la grande brocante avec le comte Erbern.
Apprends-lui à rapporter ce qu'il charogne dans
la misère des vieilles familles. Il y a des choses
précieuses parmi la pourriture de ce cadavre
d'empire. Ce noble homme les flaire bien. Après
les Habsbourg, les Hyènes, travaille çà. Moi je
soigne ma mine d'or.
Et il commença ses vieilles histoires à rire selon
son habitude d'après les bons dîners. Ce rude
34
acheteur n'aimait que l'arithmétique et la blague :
— Quand, dit-il, Dieu eut donné l'honneur aa
protestant, la fortune au catholique, il plaignit
le juif : mon pauvre ami, tu viens trop tard. Le
papiste a l'or ; le calviniste la noblesse. Il ne
reste que la misère pour toi. Seigneur, dit le juif,
je prends toujours et rendez-moi content, ça voua
coûtera peu, en ajoutant seulement l'adresse des
deux autres.
Le comte Erbern riait très fort. Il proclama :
— Le gouvernement hongrois est le seul en
Europe qui ait écrasé les ouvriers et ne veuille
plus traiter d'affaires avec les Juifs.
— Deux races persécutées, répondit M. Salz-
bach. Les ouvriers séditieux iront en prison mais
les juifs auront les marchés d'administration et
les entreprises d'églises. On ne peut plus bâtir
à Buda-Pesth parce que la Transylvanie, pays
de forêts, 'est roumaine. Le chêne de Hongrie,
célèbre dans l'ébénisterie, a- changé de nationa-
lité. Les Roumains le gardent. Je peux en offrir
aux Hongrois à 1.400 couronnes le mètre cube
sur wagon.
Le toisage des arbres, de qualité loyale et mar-
chande, aura lieu suivant les usages de France :
de deux en deux centimètres pour la circonférence,
et en pieds métriques pour la longueur qui sera
prise jusqu'à l'endroit de l'arbre où le diamètre
sur écorce tombe à- dix-sept centimètres et demi.
Le surplus de la longueur devient la propriété
gratuite de l'acquéreur.
Le comte Erbern, d'abord surpris, disposa sur
son visage un sourn^e
— Je ne suis pas personnellement anti-sémite.
36
Je ne dis pas : Il y a trop de Juifs. Au contraire,
je dis : Il y en a assez. Ceux comme vous sont
rares.
— Je ne suis pas rare — je suis Juif. C'est
peut-être une religion, peut-être une race, ou seu-
lement une manière de traiter les affaires comme
chez certains catholiques. Chez moi c'est une
habitude de famille. Coutance n'est pas Juif.
C'est un civil. Mon grand-père m'a dit qu'aucun
de mes aïeux n'avait abjuré, même quand les
curés leur mettaient le feu au derrière en chantant
du latin. Il est mort moins solennellement, à un
dîner chez M. de Rothschild oii manqua une
cuiller en vermeil. Les distingués convives furent
poliment invités à retourner leurs poches. Un
laissa tomber une pièce de dix sous. Tous vou-
lurent la ramasser. Mon grand-père est mort dans
la bagarre.
M. Pjebyl crachait son hilarité dans son assiette
vide. M. Heidrich riait avec plus de retenue :
— C'est une histoire crevante.
M. Salzbach le complimenta :
— Vous parlez fort bien le français. C'est une
histoire où un Juif est crevé.
— J'ai appris à Paris. Je notais toutes les
phrases nouvelles pour moi ; une dame tombée
assise qui me dit : Je me suis tapée sur la pelote.
A une exécution par la guillotine, ce cri d'un
petit garçon ; On va lui dévisser la pomme de sa
canne.
Mon professeur rayait ces tournures qu'il appe-
lait vicieuses mais un écrivain de mes amis les
disait admirables et me les faisait recopier.
J'ai beaucoup perdu de ma connaissance du
36
français. Je vais pratiquer. Je ne voudrais pas
être comme cet Irlandais parti en Italie voir le
Saint-Père et qui ne savait dire qu'un mot :
Pape. A Rome un cicérone porta sa valise et lui
offrit des femmes. L'Irlandais répondait : Pape.
Le cicérone le croyant dégoûté des dames lui
offrit des petits garçons. L'Irlandais criait plus
fort : Pape ! Pape !
Accidente ! dit le cicérone. Le pape ce sera
peut-être difficile. Mais si vous vouliez vous con-
tenter d'un cardinal.
Le comte Erbern, bon catholique, n'espérant
rien vendre à M. Heidrich, désapprouvait par sa
sévérité de visage, cette irrévérence envers la
papauté. M. Salzbach affirmait connaître toutes
les drôleries juives et qu'elles étaient les plus
comiques du monde. M. Coutance prétendit que
les catholiques n'étaient pas moins farceurs :
— A preuve l'histoire du Marseillais à qui on
avait volé son cheval et qui fut à Notre-Dame-
de-la-Garde prier Jésus de le lui faire retrouver :
Seigneur, je suis monté à pied, mais j'ai foi
en ta miséricorde.
Le soir même on lui vola la voiture. Il revint
à l'église et s'agenouilla devant la Vierge :
Reine des Cieux, Stella Maris, pas moins main-
tenant je vais à pied mais le voleur attelle. Si
je le prends je lui botte le cul et je te fais brûler
deux cierges...
A ce moment do son invocation il vit dans les
bras de la Vierge l'enfant Jésus qui l'avait si mal
exaucé :
C'est pas à toi que je parle, Fi de garce. C'est
à ta sainte mère.
37
Le comte Erbern sourit à M. Coutance car il
<levait lui proposer sa marchandise.
— Celle-là est mieux. Elle ne met pas le haut
clergé en cause.
— Si vous trouvez une mine d'or à A icnne,
dit M. Ernst Popischil, moi j'y fonde une religion.
C'est la seule industrie où la matière première
ne coûte rien. La prédication réussit dans les
pays de misère. J'ai fréquenté à Londres un
Anglais connaissant bien la Bible et le Whisky,
qui a porté à Hyde Park sa dernière caisse de
scotch, est monté dessus et a menacé les passants
de la malédiction de Dieu. Il quêta £ 6D. 8 sterling.
Le dimanche suivant il vint avec un accordéon.
Il doit avoir bâti un tempJc aujourd'hui.
M. Salzbach demanda :
— Vous a-t-il donné des parts de fondateur ?
Il ne connaissait pas le meilleur moyen de faire
fortune en religion : prouver par la Loi et les
Prophètes, les Pères et les Conciles, que Jésus-
Christ, cet ironiste, devait un sou à votre famille,
puis d'assigner le Pape en paiement du capital
et des intérêts composés au taux légal. Un sou
à cinq pour cent donne, en 1920 ans, 3.937 mil-
liards : toute la fortune de la terre, moins les
cocotiers de la Polynésie.
— \'ous vous trompez:, dit M. Ernst Popis-
chil.
— Refaites la calculation.
M. Coutance continua :
— Paris aujourd'hui vaut beaucoup plus
qu'une messe. J'irais aux vêpres rien que pour
un immeuble de l'avenue de l'Opéra. L'industrie
du tissu où j'exerce compte de pieux catholiques
38
très juifs, et des juifs jésuites. Un bon chrétien
doit être mauvais commerçant. J'en sais un qui
a trouvé un système pour vendre à perte. Ça
n'arrive généralement qu'à ceux qui ne l'ont pas
cherché, mais son mérite est de le faire exprès.
Il prétend que cela est agréable à Dieu. Les hom-
mes qui ont plaisir à se porter préjudice, ça
existe.
~ Tu me donneras leur adresse, dit M. Salz-
bach.
Le comte Erbern parla différemment :
— Messieurs les Français, c'est reposant de
respecter quelquefois, quand ce ne serait que pour
mieux haïr ailleurs.
M. Salzbach le remit au commerce :
— Travaillez pour moi. C'est profitable. Il faut
avoir de l'honneur mais aussi faire autre chose*.
Israël Moser disait aux créanciers de son fils :
l'honneur n'a pas de prix. Je n'ai que de l'argent.
Ça ne peut pas payer les dettes d'honneur.
Il est bon que l'honorable catholique soit der-
rière le juif, comme à cette vente où M. de Fallot,
premier marguillier de sa paroisse, enchérissait
du double sur Jacob Salomon. Car il pensait :
quand Jacob Salomon offre 400, ce doit être
une bien bonne affaire de prendre à 800.
Je vous intéresserai aux bénéfices. C'est la
plus loyale manière de traiter. On sait ce que
chacun gagne. Ainsi le comprenait Goldschmidt,
de Colmar, quand il dit à son vieil employé
Samuel :
Tu es dans ma maison depuis vingt ans. Ne
me vole plus. Désormais nous serons associés.
Voilà la clé du cabinet des patrons.
39
A l'inventaire le compte participation de Sa-
muel fut de 23 marks 50 sur un chiffre d'afTaires
de deux millions. Il remit la clé, signe de son
honneur, sur le bureau de Goldschmidt et lui
dit :
J'aime mieux... faire avec les employés.
M. Salzbach adorait ces rengaines de l'ironie
sémite : juivades sur l'exagération de gagner,
comme sont les gasconnades sur l'exagération de
braver. Deux formes alternaient dans ces histoires
à rire : le dialogue entre juifs, ou la comparution,
devant Dieu le père, du juif, du catholique et du
protestant.
M. Salzbach dit encore :
Goldschmidt avait tort. On doit payer hon-
nêtement le personnel qui tient la caisse. Son
apprenti comptable Levy, à 30 marks par mois,
vola un billet de cent marks. Goldschmidt télégra-
phia à la pieuse M"^^ Levy :
Votre fils a fait une action abominable.
^[me Lévy accourut et quand elle sut ce qui
en était :
Une action abominable ! Schéma Israël ! Je
croyais qu'il avait mangé du cochon.
M. Pjebyl, bourré comme une pipe avec du
tabac d'ami, complimenta M. Salzbach :
— Vous connaissez tout : les bonnes histoires et
l'abattage des bois. En France, vous fauchez la
coupe comme une moisson et vous replantez.
Dans les pays Scandinaves, les bûcherons gardent
vivants les arbris de sémination, la foret se
refait elle même, moins alignée mais plus vivace.
C'est une grande science que de connaître quels
végétaux ont le plus de puissance de reproduc-
40
tion. La coupe est réglée pour que chaque sept
ans on abatte des troncs dans la même tribu
d'arbres. Les souches sont laissées à pourrir pour
fumer la terre. Je peux vous proposer une
très belle forêt. Demain je vous dirai le cubage
et les essences.
Vous devez ce soir voir les Viennoises. Les
femmes de l'empereur sont aussi dans le com-
merce, comme le porto.
Le comte Erbern s'indigna :
— On ne les trouve pas dans la rue. On n'est
reçu que présenté. Je suis à votre disposition.
41
— Ta mine d'or, demanda le lendemain matin
M. Victor Coiitance, à M. Simon Salzbach, est
dans le Tyrol ? Si tu n'es pas fixé sur l'empla-
cement, choisis un endroit agréable où on puisse
passer l'été. On y mènera les dames et on mangera
des truites.
Nous inviterons notre ami Fauteur célèl)re qui
dit que les plus beaux paysages du monde sont
la Suisse et les Buttes-Chaumont. Il craint les
courants d'air. Il a du coton dans les oreilles.
Mais il adore les voyages : Il va tous les ans à
Vichy.
— Pour se remettre dans la position du mou-
vement littéraire : le cul sur une chaise et le porte-
plume aux doigts.
— J'ai besoin, comme lui, de repos dans un
endroit calme, tel que le Tyrol ou le jardin du
Luxembourg, avec le bruit du jet d'eau et le
ronflement des sénateurs.
— Je préfère, répondit M. Salzbach, le Sénat
42
de la Villette. Pour le connaître, il faut avoir fait
l'abat et la triperie. Les tueurs mettent dégorger
les têtes de veaux en piscine et appellent Sénat
cette assemblée de crânes blancs. C'est d'un
meilleur rapport que le Sénat du Luxembourg.
Nous aurons pour la mine d'or des précisions
chez Herr Kommerzien-rat Johann Freudenberg.
Ils le trouvèrent Anschutzgasse 87, 13® dis-
trict, dans une filature de coton n'émettant que
le bruit de deux machines à écrire.
— Les chaudières sont froides, dit M, Salzbach.
Ce fut la première question qu'il posa à M. Freu-
denberg, homme maigre à grosse tête. Ses yeux
noirs luisaient vivement sous la blancheur du
grand front bombé. Il proposa de parler allemand,
français ou anglais, ce lui était égal. Et il dit en
bon français :
— Le manque de charbon nous empêche de
travailler à Vienne où nous n'avons pas d'autre
force que celle fournie par la chaleur. Des mil-
lions de bras sont oisiis dans cette ville. Il se
perd une énorme quantité de travail humain.
A nos usines de Bohême nous ne chômons pas.
Un de nos tissages y dispose d'une telle puissance
hydraulique qu'en plus de l'énergie pour ses
nmétiers, il en produit pour sa vapeur d'apprêts
et de chauffage. Nos pièces de miachines y sont
réparées en forge et fonderie électriques. Nous
faisons du feu avec de Teau. Si 1^ force de chute
des rivières du Tyrol était captée nous vendrions
du courant aux Tchèques au lieu de les supplier
de nous fournir du charbon. Ils ne veulent rien
donner. Notre population a besoin d'au moins
sept cent trente mille tonnes par mois pour cuire
43
les aliments, ne pas mourir de froid et laver ce
qui lui reste de linge. Si nous ajoutons à ces néces-
sités de ménage celles des usines, le besoin men-
suel total est d'un million cent cinquante six.
mille tonnes. Nous en tirons de nos mines un
million deux cent mille par an. Le rendement est
mauvais parce qu'on a pendant la guerre exploité
en négligeant l'entretien. Les meilleurs ouvriers :
Tchèques ou Polonais, sont retournés chez eux.
La famine de charbon est mondiale, mais nulle
part aussi grave qu'ici. Nous avons faim de tout :
de pain, de combustible, de tissu, de cuir. Nous-
sommes l'empire de la misère. Cependant, la for-
tune est dans les chutes d'eau du Tyrol.
M. Victor Coutance croyait comprendre que la
mine d'or convoitée par ^L Salzbach était l'énergie
hydraulique.
11 fit à ce grand projet une objection :
— Dans combien de temps tirerez-vous les^
premiers bénéfices d'une pareille entreprise.
— On ne peut pas le préciser, répondit
M. Freudenberg. Pour ces grands travaux de
barrage et de canalisation, il faut beaucoup de
ciment. Pour faire le ciment il faut beaucoup de
charbon.
AL Salzbach prophétisa :
— Dans 25 ans, nous verrons peut-être des
usines d'électro-chimie et d'électro-métallurgie
dans l'Arlberg, la lumière et la chaleur fournies
à Vienne par l'eau du Tyrol. C'est Zukunft Musik,
la musique de l'avenir. Aujourd'hui votre per-
sonnel chôme. Reste-t-il à crever de faim ?
Émigre-t-il ?
— Beaucoup de familles de bourgeois, d'ofii-
44
ciers autrichiens sont parties en Amérique du
-Sud. Le gouvernement a bien fait de les y encou-
rager. Ceux-là pouvaient payer le voyage. Mais
on ne mettra pas sur les bateaux la masse du
peuple. Les courants de migration du travail
changent. Les nationaux des pays à qui le traité
de paix a redonné la liberté politique : Polonais,
Tchèques, rentrent chez eux. L'Italie dont l'indus-
trie augmentait, a lutté par prohibition légale
de sortie contre l'expatriation de ses ouvriers.
Mais la fortune s'est démentie et a donné l'émeute.
Ce pays sans combustible a aujourd'hui trop
Kl'usines. Une armée marche vers le canon, l'indus-
trie vers le charbon. Ne produisant pas de houille
et ruinée en l'important à LOOO lires la tonne,
l'Italie a de nouveau exporté ses ouvriers. Treize
mille sont partis pour l'Amérique en janvier 1920 ;
dix-sept mille en février. En mars les consulats
^nt visé 20.000 passeports. Le rush n'est limité
que par la capacité des bateaux. L'État favorise
le départ des hommes inscrits aux partis révolu-
tionnaires, La pacification sociale travaille contre
l'industrie. Comme à l'origine des colonisations,
l'Amérique reçoit de nouveau les individus indé-
sirables à leur pays d'origine. Toutes les polices
de l'Europe dirigent vers elle les perturbateurs
•et les criminels.
De nouveaux peuples migrateurs sont ceux de
récente misère. Mais aucune nation ne veut rece-
voir la nôtre. Les hommes de race allemande sont
repoussés de l'Amérique du Nord, de France,
d'Angleterre. Les émigrants autrichiens ne dé-
passent pas les anciens pays de l'Empire : Hongrie,
Bohême, Yougo-Slavie.
45
Vienne, capitale commerçante, a un fort chô-
mage d'employés non interchangeables dans les
industries comme les ouvriers manuels. Un mineur
ne parlant qu'allemand peut travailler à Bruay
mais non un comptable. Tout ce personnel de
bureau au courant des affaires avec Constanti-
nople et de notre vieille pratique de finance dans
les Balkans ne nous sera pas enlevé. Vous, Fran-
çais, nous prendriez-vous nos ouvriers ? Votre
intérêt est de les occuper chez nous à bas salaire
plutôt que de les attirer dans vos usines par le
haut salaire. Pourquoi ne recrutez-vous pas des
hommes dans les pays où la consommation de
l'alcool est interdite ? Des Américains, des Scan-
dinaves viendraient en France parce qu'on y boit
librement .A un chantier de sciage, près de Chris-
tiana, on a trouvé, après le départ des équipes,
cinq cent flacons de dentifrice vides. Vous ne
savez pas profiter de votre cognac. Pour attirer
les ouvriers il vaut l'or.
Vous avez fait ici du recrutement clandestin
pour la Légion Étrangère. Dans les rapides visites
médicales des enrôlements nocturnes, vous avez
pris les syphilitiques, les tuberculeux, que les
olliciers de vos dépôts de troupes ont refusé à
l'arrivée en France, en les traitant de sales Boches.
Il est heureux que vous n'ayez rien réussi de
mieux sur nos ouvriers. S'ils partaient en masse,
notre industrie serait plus appauvrie que par le
man((ue momentané de force motrice. Les maro-
([uiniers, les tailleurs, tous les travailleurs du tissu
et du bois ont ici des traditions aussi parfaites
que celles de vos artisans parisiens. Si ces hommes
quittent l'Autriche, ils deviendront manœuvres
46
de mines ou d'usines. Les syndicats des autres
pays ne les accepteront que dans les gros travaux
mal payés, non dans les fines besognes. Avec la
.force ouvrière de Vienne périrait une partie de la
civilisation européenne.
— Vous conserverez votre personnel, dit
M. Coutance. Ce sont les gens de métiers qui dans
chaque nation ont le plus de haine envers l'indi-
vidu étranger et le plus de proclamation pour
l'internationalisme.
En France l'hostilité contre le machinisme a
cessé, mais celle contre l'étranger augmente. Les
ouvriers ne feraient plus grève parce qu'on ins-
talle un nouvel outil comme cela a été pour
l'automatisme en tissage et le soufflage à air com-
primé en verrerie, mais ils la feraient si on ame-
nait les Autrichiens. Ils fraterniseront avec eux
tous, de loin, par manifeste syndical, pourvu
qu'aucun ne soit embauché dans l'atelier. L'al-
liance de classe n'a pas encore créé l'amour des
individus. Nous, patrons, sommes les seuls vrais
internationalistes pour gagner de l'argent en-
semble.
M. Salzbach interrompit cette idée générale :
-— Puis-je vous demander quels salaires vous
payez ?
— Pourquoi cacher une chose que tout le
monde peut savoir ? Un autre vous apprendrait
ce que je ne vous dirais pas. Je préfère que ce
soit moi qui vous oblige. Dans notre tissage de
Bohême trois équipes font chacune huit heures
par jour pour utiliser entièrement la force hydrau-
lique. Le salaire est de dix à douze couronnes
tchèques pour conduire deux métiers, de seize
47
couronnes pour trois métiers. Le filage d'un kilog
de coton nous coûte en Autriche dix couronnes
en payant l'ouvrier quarante couronnes par jour.
En tissage à vingt fils au centimètre, nous don-,
nons deux couronnes vingt-cinq par mètre de
tissu en laize de cent : soit moins d'un sou suisse.
Nous achetons le coton au change du dollar à
quinze francs français, mais nous compensons
par le bénéfice sur le salaire. Nous pouvons battre
Manchester en tous articles car si les Angolais
obtiennent la matière à meilleurprix, leurs ouvriers,
ont de bien plus grandes exigences que les nôtres.
L'usage annuel de tissu était de quatre kilogs
par personne dans l'ancienne monarchie. Quand
les usines de Tchéco-Slovaquie et d'Autriche tra-
vailleront de tous leurs métiers, nous vendrons
à l'étranger soixante-quinze pour cent de la fabri-
cation.
M. Salzbach posa encore des questions :
— Excusez-moi si je vous demande tout cela.
Au cas où je serais indiscret ne répondez pas. Je
me renseigne dans mon intérêt et dans le vôtre.
Il est probable que nous travaillerons ensemble.
Combien vont durer le manque de charbon et
de pain ? Avant que vous sortiez de famine, la
race ouvrière de Vienne ne sera-t-elle pas si gran-
dement diminuée par la mort et l'émigration que
la houille et la farine viendront trop tard pour
sauver la force de travail ?
— Je suis content, dit M. Freudenberg, de
trouver un homme qui s'inquiète pour nous avec
sympathie et qui comprendra que mon devoir
d'Autrichien est d'espérer tant que ma raison
ne m'a pas montré la stupidité de l'espoir. Donnez-
48
nous de la matière, donnez-nous du crédit. Nous
vous donnerons du profit.
A Zurich, le prix de confection des vêtements
et lingerie de coton est égal à celui de la mar-
chandise : cent pour cent ; il n'est à Vienne que
de quinze pour cent. En France vous ne pouvez
plus espérer cette fructueuse proportion. Les
hauts salaires vous ruinent.
Il est vrai que notre force ouvrière, aussi pré-
cieuse que les chutes d'eau, diminue par la famine
et la tuberculose. Les capitaux étrangers peuvent
la sauver et en tirer une bonne récompense.
Notre politique paraît mal servir nos intérêts,
car alors que notre industrie est en grande misère,
la nation est dirigée par la classe qui a le moins
d'expérience et de capacité : les socialistes. Je
crois qu'un roi ou un empereur régnera de nou-
veau à Vienne mais j'approuve un gouvernement
qui donne plus de secours aux ouvriers qu'aux
rentiers et aux vieillards. Sauver la force de travail,
c'est sauver l'Autriche.
— Précisons, dit M. Salzbach, comment nous
pourrons travailler ensemble. Nous ne sommes
pas ici touristes de passage pour des achats d'oc-
casion. Nous voulons des associés autrichiens pour
des entreprises durables.
Vous avez déjà conclu des marchés de conver-
sion avec des Hollandais, des Suisses. Ils vous
donnent une quantité de coton, vous rendez fil ou
tissu, poids pour poids, moins la freinte. Je vou-
drais vous faire un arrangement non sur un poids
de matière mais sur un nombre d'années. Je vous
ravitaille en charbon, en coton. Vous me donnez
le travail de vos ouvriers à leur salaire habituel
49 4
et en prenant pour vous un honnête )3énéfice. Je
vous sauve. Vous conservez votre personnel ; il
est votre richesse. A quoi vous serviront vos plus
belles machines si, quand le charbon et la matière
arrivent, il vous manquera les mains pour les
mettre en œuvre.
Je viens à votre secours avant que le malheur
de votre industrie soit irréparable. Mais j'exige
votre association exclusive avec moi. Je ne veux
pas remonter votre afTaire et qu'un autre en ait
le profit.
M. Freudenberg ne mit pas le même empresse-
ment à répondre que lorsqu'il donnait des rensei-
gnements sur le salaire de ses ouvriers. Il sourit,
afîable et silencieux, puis dit lentement des poli-
tesses :
— Je suis flatté qu'un homme de votre valeur
envisage une association avec moi. Nous avons
toujours eu dans cette maison une haute opinion
de la manière française de traiter les alTaires.
Nous vous préférons aux Anglais et aux Améri-
cains. Vous me permettrez de réfléchir à une aussi
importante proposition. Pour m'aider à mieux
comprendre, voulez-vous me dire quelle somme
d'argent au maximum vous engageriez ? Et si
rexclusivité d'association de moi avec vous serait
réciproque de vous avec moi ?
Ils s'évitèrent chacun pour la précision que
l'un voulait de l'autre et se séparèrent en se
rendant des compliments.
Bien tassé dans le coin de l'auto, M. ^ ictor
Coutance dit à M. Salzbach dont le visage était
devenu brusquement d'une grande sévérité :
— II nous montre la même sympathie que les
50
chefs de maison de Francfort et de Mayence.
Désir de collaborer avec les Français riches, parce
qu'on espère se débarrasser facilement d'eux ou
les asservir après les avoir utilisés ; tandis que
les Américains et les Anglais deviennent les
maîtres des affaires où ils entrent.
M. Freudenberg a répondu à toutes tes ques-
tions, mais tu as été obligé de partir pour ne pas
répondre aux siennes.
— C'est la manière autrichienne. Ils hésitent
à affirmer leur prix par crainte d'être trop bas
et veulent que l'acheteur révèle la valeur de ce
qu'ils ont à vendre.
Je ne crois pas cet homme si appauvri qu'il
l'a dit. Son assurance vient de sa fortune.
— Est-ce lui qui a la mine d'or ?
M. Coutance, croyant M. Salzbach attristé de
n'avoir pas réussi, le flatta :
— As-tu acquis, par l'habitude des querelles
de ménage, une telle habileté de discussion ? Si
j'étais roi, comme fut Mazarin, je ne prétendrais
pas choisir mes ministres parmi les rares hommes
qui ne sont pas cocus, ce qui rendrait difficile le
recrutement des diplomates français, mais j'élirais
ceux qui se chicanent tous les jours avec leurs
femmes. C'est un bon entraînement pour les diffi»
cultes.
Le mouvement de la voiture remuait le ventre
de M. Salzbach sur ses cuisses bien calées. Les
tripes lui ballottaient dans le corps comme du
vin en cercle. Il penchait sa forte tête.
M. Salzbach réfléchissait.
51
Au restaurant à danser où des filles enruban-
nées remuaient devant les dîneurs, Mr. J. P.
Aldridge, de la maison Singer Malcolm & C°,
New- York U. S., invité à la table de MM. Cou-
tance et Salzbach, leur donnait son opinion sur
les affaires de Vienne :
— Si l'industrie était pleinement ravitaillée,
elle manquerait d'ouvriers. Beaucoup sont partis.
Les Tchèques et les Slovaques qu'on recrutait
pour les travaux d'usine, de mine, d'agriculture,
restent chez eux. Les capitaux autrichiens allant
vers la main-d'œuvre qui ne vient plus à eux
émigrent en Bohême.
Avant le démembrement, tout le commerce
entre les Slaves du Sud, Tlstrie, Trieste, la Tché-
quie, la Hongrie, avait pour centre Vienne.
Les pays qui entourent sa misère actuelle la
croient pour eux un triomphe, comme un paysan
haineux rit du feu aux meules du voisin. J'ai vu
pour Singer, Malcolm & C° toutes les villes de
52
cette extrémité de la chrétienté. Le centre de
civilisation est Vienne. Au delà il n'y a plus
comme valeur pareille que Constantinople :
r Islam. L'occident expiera la folie d'avoir ruiné
une vieille capitale. Comme Carthage détruite
par Rome, Rome frappée par les Barbares, Vienne
exténuée par les Européens est une perte pour
l'humanité.
Deux filles très jeunes dansaient face à face
avec une vivacité qui soulevait la masse brune
de leurs beaux cheveux flottants.
Le serveur à maigre figure rasée mit de l'oie
rôtie et des choux rouges dans l'assiette de
M. Coutance, puis sortit du gousset de son gilet
dont la crasse était visible malgré la noirceur de
l'étoffe, une montre :
— Une magnifique antiquité, Monsieur ; écou-
tez cette sonnerie.
— Mon cher comte... dit M. Coutance, trompé
par l'identité des gestes du serveur et du noble
Erbern, mais il se reprit :
Herr Ober, Combien ?
— Dix mille couronnes. Elle a appartenu à
Marie-x\ntoinette.
— Voilà une femme du monde bien commer-
çante.
— Quelles sortes d'affaires demandait M. Salz-
bach à Mr. J. P. Aldridge, cherchez-vous à Vienne
pour Singer, Malcolm & C^ ?
— Du ravitaillement avec le Gouvernement
qui se maintient non par la politique mais par
les vivres. La Grain Corporation de New-York
peut faire la révolution ici en n'envoyant plus
rien.
53
Les afîaires privées sont tr^-s dilliciles. Les
Autrichiens n'ont plus l)eaucoup à vendre et
comment pourraient-ils acheter ? La couronne a
encore une valeur en dedans des frontières autri-
chiennes ; au dehors elle est à peu près nulle. Un
État dont l'unité de monnaie est le centime pour
le franc disparaît du commerce du monde. On
peut encore faire de la bienfaisance en Autriche.
On ne peut plus faire des afîaires.
Une brasserie suisse étiquette ses bouteilles de
bière avec des billets de banque d'une couronne,
moins coûteux à Zurich qu'une carte de visite
lithographiée.
L'empire de 52 millions d'habitants est réduit
à sept millions, dont deux et demi à Vienne. Petit
pays de plaines sans blé et de montagnes sans
pâturages, hydrocéphale par sa capitale où le
traitement de 500.000 fonctionnaires dépasse
toutes les possibilités du budget. Un direktor de
Ministerium m'a dit :
Quand pourrai-je de nouveau manger du pain
à ma faim !
Depuis deux ans il ne s'est pas acheté une
chemise : prix 450 couronnes. Dans les maisons
sans lumière et sans f^u l'hiver, on ne peut plus
faire de musique, cette joie de la famille autri-
chienne. On se couche pour avoir moins froid.
Les hommes les plus intelligents d'ici sont réduits
à une existence de bétes. Les professeurs viennois
enseignaient les étudiants balkaniques. Ils leur
donnaient une culture plus allégée que celle alle-
mande. Cela détruit, il ne reste que le pur et dur
germanisme.
L'Université de ^ ienne manque de livres élran-
54
gers et de matières d'expérience. Il faudrait les
acheter avec du dollar, de la livre, du franc suisse.
Tout meurt dans ce pays : la race, le travail, la
science.
Les troubles politiques illumineront cette mi-
sère. Le peuple, abruti de souffrance, aura des
convulsions à droite et à gauche : de la monarchie
au bolchevisme.
Il cassera les vitres par folie de froid quand
il n'aura pas de charbon et il incendiera les bou-
langeries par folie de faim quand il n'aura pas de
pain.
Mais pire encore : la misère est peut-être déjà
trop grande pour laisser au peuple l'énergie d'une
révolution.
Une danseuse, applaudie, s'inclinait en croisant
les mains sur la poitrine au lieu de laisser tomber
les bras à l'européenne.
Mr. Aldridge murmura :
— Stamboul.
La fille, haletante, quittait la piste cirée et
frôlait de ses rubans rouges M. Coutance. Il
l'appela d'un regard. Elle obéit comme un chien.
Ses yeux étaient doux et son sourire craintif.
M. Coutance, toujours ému par le visage d'une
blonde, aima ses grandes prunelles d'angoisse et
la force des beaux cheveux finement crêpés.
Invitée à dîner, elle regarda la table abondante
et demanda :
— Qu'est-ce que j'oserai prendre ?
Elle portait lentement les morceaux à sa
bouche, avec une gentillesse de fine danseuse qui
sait embellir tous ses gestes, mais elle les happait
brus'quement et claquait ses dents blanches en
55
mâchant vite. Tourmentée par la rage de dévorer,
elle se retenait de paraître goulue.
M. Coutance l'encourageait :
— Dites votre goût Mademoiselle. Vous n'aimez
pas l'oie ?
Comme il lui en coupait pour la quatrième fois,
elle comprit qu'il avait pitié :
— Merci. Je n'ai pas encore mangé aujourd'hui.
En face d'elle, M. l'Ingénieur Pjebyl dévorait
avec plus de franchise. Il se dépêchait pour avoir
par son assiette vide le droit de se servir premier.
La honte d'affamée devenant visible sur le
doux visage de la jeune fille, M. Coutance lui
donna cet excellent convive en exemple :
— Voyez Monsieur : Ingenior Pjebyl. — Elle
s'inclina. — C'est vous qui avez la jeunesse, c'est
lui qui a l'appétit. Depuis deux heures que nous
sommes à table il n'a pas encore parlé.
Pour honorer ces riches clients bons videurs
de bouteilles, un chanteur se plaça debout derrière
M. Coutance et en mesure sur l'orchestre vigou-
reux vociféra la chansonnette viennoise
Gros homme à figure rouge, il ouvrait large sa
bouche gueulante.
— Une belle santé, estima M. Coutance.
— Parce que, dit la jeune fille, il mange des
choses qu'on ne voudrait pas toucher et même
marcher dessus : ce qui reste dans les assiettes,
ce qui tombe par terre, des os mâchés, du papier
de table taché de sauce. Quand rien ne vous
dégoûte, on maigrit moins.
Content de vingt couronnes de pourboire, le
chantre goinfre allait hurler ailleurs ses petites,
rigolades.
56
M. Coutance questionna la délicate fille enfin
repue, lumineuse de joie, car l'angoisse n'était
plus dans ses yeux et la digestion lui faisait un
teint magnifique. Elle maniait avec une grâce
ailée un verre de liqueur où elle ne goûtait que
du bout de ses lèvres souriantes :
— Avant la guerre, j'enseignais le piano et la
danse. Les familles aujourd'hui sont trop pauvres
pour faire instruire les enfants.
Quand il y aura de nouveau des riches à bien
élever je ne pourrai plus revenir à mon métier
parce que j'aurai dansé ici où viennent les pères
de mes anciennes élèves. Pour ça ils trouvent
toujours de l'argent. S'ils avaient continué à me
donner du travail ils n'auraient rien à me repro-
cher. Les institutrices ont maintenant pour con-
currentes les filles de bonne famille ruinées. Ici
je reçois 100 couronnes par jour. Ce n'est pas
assez pour un repas. J'habite Schœnbrun et je
dois chaque nuit marcher une heure pour rentrer,
parce que le restaurant ferme à 11 heures et que
les tramways arrêtent à neuf. Je suis née à
Buda-Pesth. Je m'appelle Eisa Somogy.
— Je vous reconduirai en voiture, dit M. Cou-
tance.
M. Salzbach répliquait à Mr. Aldridge :
— Il reste beaucoup de fortune à Vienne. La
preuve est ce restaurant plein. Nous y avons
difficilement pris place.
Contrairement à son habitude de parler sans
geste, l'Américain en fit un très discret, l'index
tendu à ras de table désignant des personnes dans
la salle :
— Des étrangers, des femmes de noce, des
57
Viennois profiteurs de guerre, d'autres venus ici
pour nier leur déchéance qui font chez eux un repas
par jour, avec des choux, pas toujours des pommes
de terre. Ils économisent pour un morceau do
viande, mais ne peuvent se le procurer que par
la fatigue et l'humiliation d'attendre toute une
nuit au marché. Au restaurant ils sont sei'vis plus
vite et regagnent en orgueil ce qu'ils perdent en
argent. Une ou deux fois par mois ils y viennent
avec leurs économies de misère, leur seul plastron
empesé car l'amidon est rare ; ils sauvent leur santé
en mangeant et leur respectabilité en se montrant.
Voyez les cols trop larges pour les cous. Ces gens
ne sont plus à la mesure de leurs vieux habits.
Il leur reste de belles manières, même pour
mourir de faim.
Depuis la paix, le record de la souffrance
humaine est à Vienne ou en Russie ; celui du
temps de guerre fut pendant la retraite de Serbie,
hiver 1915, où quatre-vingt pour cent des hommes
en marche sont morts de faim et de fatigue. Sur
un groupe de six cents, trois ont survécu, dont un
médecin américain et deux Français. Ils ont
marché dans les neiges noircies de cadavres. A
Brindisi ils s'assirent à une table d'hôte par quoi
leur ame comprit ce que peut être l'entrée au
Paradis. Ils prirent deux fois copieusement de tout
et recommencèrent le repas. Pendant un mois ils
ne purent pas rester plus de deux heures sans
manger et augmentèrent de (piarante livres.
M. Salzbach pensait que Mr. Aldridge n'émet-
tait tant d'idées non commerciales (}ue pour
l'amuser jusqu'aux prix élevés de la Grain Cor-
poration et du Condensed Milk. Mais il se trom-
pait. Mr. Aldridge parlait avec goût de choses
qui n'étaient pas à vendre. Sa firme Singer,
Malcolm & C° communiquait à la presse ses rap-
ports qui étaient les plus remarquables reçus en
Amérique sur la situation en Autriche. Cet
homme de quarante-cinq ans avait, outre la
pratique, une philosophie des affaires. Sa diffi-
culté à dire et à écouter des banalités le faisait
mal juger des gens bien élevés. Il donna à
M. Salzbach ce conseil :
— Je risquerai dans ce pays le dixième de ma
fortune, mais non la totalité. La chance de
réussite est que ce peuple ne peut pas durer dans
une aussi grave situation. La limite extrême
d'adaptation à la misère est dépassée. Au delà
on meurt, les survivants abrutis ont plus de bes-
tialité que d'humanité.
Le monde aura-t-il la vilenie d'accepter que
ces choses soient pires, ce qui est inévitable s'il
ne les rend meilleures. Tout ici est possible, sauf
la stabilité. Le commerce a les mêmes chances
que la nation. On peut gagner beaucoup si elle
se relève. On peut tout perdre si elle doit mourir.
Choisissez de ne rien faire si vous êtes trop ner-
veux, ou de ne courir qu'un risque qui vous soit
supportable sans tourment.
Notez ces conditions que depuis des siècles
aucune partie de l'humanité n'a enduré. Le prix
du travail en Autriche est au-dessous de celui de
la Chine et des Indes, où on comptait les plus bas
salaires du monde.
L'empressement de M. Salzbach à dire :
— Et alors ? montra que la conversation deve-
nait importante pour lui :
59
... Vous, Singer, Malcolm & C°, vous travail-
lez sur les dilTérences de salaire ?
— Nous travaillons sur marchandises. Je ne
comprends pas bien votre idée.
— Vous faites le change de l'argent. Vous ne
faites pas le change du travail ?
Mr. Aldridge répéta lentement :
— Le change du travail, puis cela fut dans
son esprit une idée claire car il la dit plus préci-
sément en anglais : Change of Wages. Change des
salaires.
M. Coutance, impoli envers la danseuse aux
yeux d'enfant, cessait brusquement de lui parler
pour regarder M. Salzbach comme s'il comprenait
en lui une chose cherchée depuis plusieurs jours.
Il murmura :
— ... l'or.
La femme, ravie et timide, dit :
— Comme votre cœur.
M. Pjebyl ramena au commerce cette idée de
l'amour :
— L'Autriche n'a plus d'or que celui caché
par les malins qui ont désespéré d'elle. Ils le
vendent cher.
— Nous, Singer, Malcolm & C°, ne désespérons
pas de l'Autriche. Nos agences sont à Buda-
Pesth, Prague, Belgrade, Varsovie. Nous contrô-
lerons beaucoup du commerce de cette partie de
l'Europe. Notre activité n'a pas encore de rai-
sonnables chiffres. Nous prenons une position
d'attente et de popularité par la bienfaisance.
— Vous appâtez.
— Si les affaires deviennent possibles ici, nous
serons les premiers à obtenir les plus importantes,
60
Je souhaite que finisse vite cette grande honte
pour l'Europe et l'humanité : la misère de Vienne.
M. Coutance le félicita de nommer tant de
villes :
— Combien parlez vous de langues ?
— Le dollar et la cartouche de revolver sont
partout compris.
— Vous avez beaucoup voyagé avec ce dic-
tionnaire ?
— Non. Je ne connais pas encore la Chine.
Mais j'irai. La distance n'est pas une barrière.
Trois mètres en hauteur : un mur de prison,
arrêtent un homme mais non dix mille kilomètres
en longueur. Je ferais le tour du monde pour
réussir une affaire.
Puis il cita les Proverbes :
Le précieux trésor d'un homme, c'est l'acti-
vité.
— Beaucoup perdent quatre-vingt-dix-neuf vir-
gule neuf de leur valeur en sortant de leur village
ou de leur nation. Vous ne laissez pas votre esprit
aux douanes. Nous, Français, y passons plus
facilement des cigares que notre malice. Avec ce
beau caractère et le dollar à 15 francs, vous êtes
de durs concurrents.
— Défendez-vous. Nous avons vaincu ensemble
l'armée allemande. Ne vous laissez pas vaincre
par le commerce américain et anglais. Chacun
sa lutte. Fair play. Franc jeu, beau jeu.
— La guerre, dit M. Coutance, c'est comme
l'ordure. Il faut la porter loin de chez soi. Nous
n'avons pas pu.
Mr. Aldridge rectifia :
— Il faut aussi porter loin le commerce. On
61
s'est trop battu chez Vous et vous ne vendez pas
encore assez chez k^s autres. Vous y réussirez.
On trouve des Français partout, pas nombreux
mais qui font d'habiles choses, tout seuls, sans
leur Gouvernement qui a la vieille habitude de
récompenser la gloire et de décourager le com-
merce.
\ ous avez des industriels par l'œuvre de qui
l'Amérique augmenterait sa fierté et dont vous
ne faites pas assez la vôtre : Eugène Schneider
dans la métallurgie, Louis Renault dans la méca-
nique, M. Julien Bessonneau qui après avoir
trusté le textile allume des hauts-fourneaux.
— Et, dit M. Salzbach, coupe les forets corses
achetées au prix avantageux de douze francs
le mètre cube sur pied.
Mr. Aldridge continua :
— Mais vous avez aussi vos boulevardiers qui
vivent à Paris entre la rue de Rivoli et l'Opéra
comme en un village dont la colonne Vendôme
serait le clocher.
M. Heidrich traversait le restaurant en battant
poliment des mains à une danseuse.
Les gestes chaleureux de cet homme bienséant
et ses paroles de grande obligeance contrastaient
avec le calme dégoût que certifiait son regard.
Il paraissait las de quoi qu'il fît et cependant le
faire sans jamais aucune défaillance de courtoisie.
S'excusant de venir si tard, il offrit « Prosit ! »
La libation de politesse, que l'ingénieur Pjebyl
redoubla, approuvé par M. Coutance :
— Il ne faut jamais boire d'eau en voyage.
Mr. Aldridge ajouta à cette précaution contre
la fièvre typhoïde le précepte arabe :
62
■ — Une goutte de vin fait mourir,
et en i^épandit une à terre pour rendre le plein
veiTe agréable à Dieu et à l'homme.
Il préféra fumer des Gold tipped, que d'accepter
l'invitation de M. Heidrich pour un bal masqué
dans une salle du \ II® district : cohue mêlée de
nippes sans richesse et de quelques belles toi-
lettes de femmes à peau très blanche.
M. Heidrich les nommait et qui les accompa-
gnait :
— • Quand on donne un bal, tout le monde vient,
car on a si peu d'occasions de plaisir. Les petites
toilettes sont nos dactylographes et les belles
robes nos femmes. Elles ne se démasquent pas,
c'est correct.
Tant la foule, serrée coude à coude, remuait
juste à la mesure d'un fort orchestre à cymbales
qu'elle semblait une énorme bête palpitante.
Aucune bousculade ne rompait l'exactitude de ce
piétinement harmonieux.
A une galerie autour du plancher de bal, des
spectateurs buvaient et mangeaient.
M. Pjebyl se plaignit que toutes les tables y
fussent prises. M. Coutance devenu l'élève de la
petite Professor hongroise, dansait guidé par
elle, adroite et rieuse.
M. Salzbach lui disait au passage des horreurs
et admirait la cadence de la cohue :
— Il n'est pas nécessaire que tu sois poli si
longtemps pour coucher... A ce métier, si peu
qu'on soit bête on devient complètement idiot...
Je vois des couples qui tourneraient dans une
assiette... Mais toi dans un baquet.
Il se dépitait de n'avoir pas comme lui l'audace
63
de la danse. Il était plus jaloux des autres pour la
minceur de leur corps que pour leur grosse fortune,
car il était riche à forte bedaine. Les deux grands
soucis de sa vie étaient maigrir, et gagner de
l'argent dont il aurait donné beaucoup pour
perdre du ventre. M. Heidrich, resté poliment à
son côté, lui présenta une dame aux yeux très
bleus dans le velours noir du masque.
— Frau Helly Goldberg. Vous pourrez l'ap-
peler Titine ou Nénette comme en France.
Le sourire de Frau Helly ouvrit en fruit mûr
ses lèvres rouges sur ses dents blanches.
M. Heidrich loua sa douceur :
— Son caractère est encore plus joli qu'elle.
M. Coutance fut charmé par ce visage de
ténèbre et de clarté où la joie de la bouche et du
regard illuminaient le deuil du masque. Cette
avenante personne, à l'aise dans la cohue où
étaient rares les étoffes fraîches, y mena 1\L Salz-
bach. 11 ne pensait que s'y promener dame au
bras mais, doucement saisi, il fit face à elle des
pas plus rapides. Il dansait. M. Pjebyl, assis à
une table de la galerie, le salua de sa fourchette
avec quoi il battait la mesure, ce qui était sa
manière de chorégraphie. M. Salzbach, docile à la
cadence mesurée par sa danseuse, admirait la
douceur à marcher de cette belle fille dont la
chair du dos musclé était puissante sous sa main.
Il pensait :
— A Paris, je me mettrais au buffet ainsi que
fait ici l'ingenior Pjebyl. Ça change un homme,
les voyages.
M. Coutance lui rendit ses railleries :
— Tu es rond et tu tournes comme la terre.
64
J'aurai moins d'ennui avec toi que Galilée n'en
a eu avec les Eminentissimes pour les mêmes
paroles. Car je prouve que plus tu tournes moins
tu es rond. Ça fait maigrir.
Avant onze heures qui était la fermeture, pour
économie d'éclairage, M. Heidrich arrêta M. Salz-
bach, qui dit : Déjà ! L'homme aimable au regard
triste menait une dame vêtue de soie noire car
elle avait une peau très blanche dont elle montrait
beaucoup.
— Mitzi, partons avec ces messieurs et, puis-
qu'ils veulent encore danser, ce sera chez vous
où on aura plus d'aise.
Elle prit par la taille Helly Goldberg d'un geste
de défense contre la foule dont M. Salzbach les
protégeait mal. M. Heidrich, hissé sur une chaise,
cherchait M. Coutance.
— Ne serait-il pas déjà sur la route de Schœn-
brun. C'est un homme si bien élevé.
Mais il le vit suant et rieur, content de vivre
dans cette joie inattendue que lui enseignait une
petite fille.
— Allons-nous-en à six, dit gentiment M. Hei-
drich. M. l'ingénieur Pjebyl est à table. Ce serait
incorrect d'interrompre son repas.
M. Salzbach nommait Frau Goldberg, la dame
à son bras, tandis que M. Coutance pratiquant la
douceur du prénom et la vigueur des caresses
disait à sa danseuse Eisa ; Monte, Lolote ! en la
mettant en voiture, dont M. Heidrich éteignit
la lumière intérieure par obéissance aux règle-
ments de restriction.
Elle ne fut plus éclairée que par la blancheur
du visage des femmes démasquées et roula dans
65 5
la nuit (Je la ville que la famine de charbon vouait
aux ténèbres, soudain épaissies par une foule
lente à obéir aux avertissements de la troupe.
— Ces gens, dit M. Ueidrich, attendent l'ou-
verture du marché de boucherie. Postés l'après-
midi, ils restent jusqu'au lendemain matin où ils
sont cinq mille dont les derniers poussent et les
premiers se battent. On en emporte d'évanouis,
quelquefois de morts. Les plus heureux obtiennent
cent cinquante grammes de porc. Des fraudeurs
revendent cette ration. D'autres vont en Hongrie,
en Tchéquie, chercher des oies et des quartiers
de bétail qu'ils cachent sous leurs vêtements. La
sueur du contrebandier est dans la riche nourri-
ture que les hôtels nous servent.
Des gens, abrutis de fatigue et de froid, étaient
en groupes par terre comme les morts d'une rude
bataille. La voiture, dépassant les derniers damnés
de cet enfer, activa son allure jusque devant une
maison où les femmes prièrent qu'on fut silen-
cieux à monter l'escalier. Dans la lumière d'un
salon à deux grandes lampes, elles apparurent
charmantes, de plus lière apparence qu'en la
cohue du bal, embellies par le plein déploiement
des gestes de leurs bras nus ornés de bracelets
près des coudes. Les égards qu'on leur rendait
plaisaient à chacune, surtout s'ils dépitaient ses
compagnes. Elles ne se haïssaient point. Il n'y
avait entre elles que la méfiance normale de leur
sexe et leur plaisir habituel de se nuire. Chacune,
douce et malveillante, aurait été heureuse que
l'attention des hommes ne fut que pour elle.
Mitzi Walbaum, grande brune, maîtresse de ce
beau mobilier où elle disposait des verres et des
66
gâteaux, fut radieuse que M. Salzbach, quittant
Helly Goldberg, lui vint mettre brusquement la
main à la taille. Son rire tinta sur le vin de Tokay
qu'elle offrit suavement à son amie humiliée et
qui, gracieuse, lui fut en aide pour ordonner sur
un guéridon marqueté la lumière des cristaux
autour des bouteilles blondes.
M. Heidrich instruisait M. Coutance :
— • Eisa Somogy aura bientôt un mobilier
comme celui-ci, ce qui ne vous coûtera pas cher,
au prix des couronnes, et ce ne sera pas la pre-
mière fois : ancienne maîtresse de danse, mais
aussi de Guntzmann, gros rentier qui faisait de
la Bourse. Ses filles, à qui Eisa Somogy avait
enseigné le piano, ne la voulaient pas signe de
leur ruine après avoir été celui de leur opu-
lence. Ou Guntzmann n'a plus assez d'argent
pour sa nourriture et il accepte la misère, ou Eisa
a été trop fière pour prendre du pain là où il en
restait si peu. Elle danse.
— Rudement bien, dit M. Coutance.
— Voilà maintenant nos amies qui s'em-
brassent, sinon pour mieux s'aimer, au moins
pour mieux nous plaire. La fierté ne dure pas
dans un temps si difficile. Mitzi Walbaum devra
peut-être changer cette belle coupe en vieil
-argent de Vienne contre des haricots et du lait
condensé de Mr. Aldridge. Pénible époque pour
les jolies femmes. Celle qui a initié à l'amour
l'empereur Charles I^^ chante dans l'opérette :
Die Dame von Circus, un bien joli couplet sur
les malheurs de l'Autriche.
M. Salzbach évaluait la coupe :
— Belle pièce. Je suis preneur. On trouve de
67
tout dans la misère d'un empire : occasion de
bijoux, occasion de femmes.
M. Coutance regardait avec plus de goût la
chair des danseuses que ce métal bien travaillé.
Il les estima en les comparant au vin :
— Il faut en voyage boire celui du pays.
Pourquoi toujours demander du Champagne et
emmener des Parisiennes. A bord de quel bateau
envahi au port par les ciceroni nous fut-il offert
de si belles femmes sur échantillon photogra-
phique ? Un Nègre américain en retint une de
cinq mille lire. Le marlou cicérone n'en avait
plus qu'à cinq cents lire quand il vint à moi qui
lui dis mon prix habituel : Vingt francs. L'article
à un louis se trouve dans tous les pays du monde.
Il me répondit :
Ici aussi. Mais vous arrivez trop tard. La reine
est partie hier.
— Tu es né riche, dit M. Salzbach. Ta nourrice
truffait ton biberon. Et il t'est poussé deux dents
en or. Les miennes ne sont qu'en os. Je n'ai pas
toujours eu des femmes à vingt francs. Une, aussi
publique que la morale qu'elle offensait, me donna
des poux. Le lendemain je le lui reprochai. Elle
me répondit :
Penses-tu que pour trois francs j'allai t'ofîrir
des vers à soie ?
M. Coutance s'attrista :
— Quelle méchanceté de me reprocher ma
fortune. Je n'ai rien fait pour être riche. Prends-
t'en à mon père qui m'a laissé un bel héritage.
Je l'ai confié à d'honnêtes travailleurs. En cinq
ans il a doublé. Je ne suis pas responsable de ce
que ma famille était aisée et mes associés labo-
68
rieux. Peu d'hommes sont autant que moi inno-
cents de leur propriété, de même que tu es inno-
cent de ta santé.
— Erreur. J'ai toujours vécu modérément,
avec l'habitude de l'habitude, comme les noceurs
ont l'amour de l'amour. Je n'ai horreur que de
changer. Jusqu'à 40 ans l'homme fait tout ce
qu'il peut pour se détruire et ensuite tout ce qu'il
peut pour se conserver.
Tu aimes trop les femmes dont le métier est
d'esquinter les hommes.
M. Heidrich s'enfouit dans le plaisir, grand
pour lui, de faire de la musique et toucha si
doucement le piano qu'il n'en sortait qu'un mur-
mure de valse suffisant pour émouvoir le corps
des trois femmes, inclinées sous le rythme. Liées
par le bout des doigts, elles tournèrent lentement,
Eisa au milieu face à Helly et dos à Mitzi, les six
pieds cambrés ne posant que de quelques centi-
mètres sur le parquet ciré. Contentes de se mouvoir
librement après l'humiliation d'être serrées par
la foule, ailées, nerveuses, elles semblaient prendre
vol dans un soleil de sourire.
La douce malignité de leur esprit n'était plus
visible dans les gestes aimants de leurs corps unis
par la danse.
M. Heidrich jouait pieusement. M. Salzbach
le complimenta ainsi :
— Vous mettriez en musique les mémoires de
Ludendorf.
Il répondit :
— « Et que chaque jour où l'on n'a pas
dansé une fois au moins soit perdu pour nous. »
Ainsi parlait Zarathoustra.
69 5*
Milzi Walbaum, fermant les yeux, éteignait
son l)eau regard noir. Les trois gracieuses, épou-
sant du mouvement de leur corps jeune l'àme de
la musique, valsaient comme des croyantes prient,
avec une telle ferveur que le sourire mourait sur
leurs jolis visages.
Quand elles vinrent toutes trois, de nouveau
rieuses, vers les deux hommes contents, M. Cou-
tance pour les complimenter, fut étonné de redire
les paroles de Mr. Aldridge :
— ... que finisse vite cette grande honte pour
l'Europe et l'humanité : la misère de Vienne.
Helly Goldberg, aux yeux bleus, s'inclina,
entraînant les deux autres qu'elle tenait par la
main. Il semblait qu'elles dansaient encore. Elles
avaient de nouveau cessé de sourire.
70
Après une conversation où M. le comte Erbern
avait cité les maisons de Vienne dans lesquelles
on rencontrait les plus jolies femmes et Mr. Al-
dridge les quartiers où on voyait le plus de misère,
M. Coutance, notant dans sa mémoire, sans
cependant paraître s'y intéresser, les adresses des
lupanars, demanda au vendeur américain :
— Vous connaissez parfaitement cette malheu-
reuse ville. Voulez-vous aider M. Salzbach à
trouver ce qu'il y cherche.
— Une mine d'or ?
— Non, des locaux Aides.
— C'est presque aussi difficile. Vienne est sur-
peuplée. On ne connaît pas exactement le nombre
actuel de ses habitants : peut-être deux millions
500.000. Il y a beaucoup de population flottante :
des Autrichiens qui arrivent chassés des pays
détachés de l'empire, d'autres qui partent d'ici
pour ne pas mourir de faim. Les cimetières de
Vienne se remplissent sans vider les maisons. Des
71
sans-logis cherchent les avis de décès dans les
journaux pour courir aux adresses demander le
logement du mort.
Visitons le XV I^ district.
Ils allèrent trois : Aldridge, Salzbach et Cou-
tance, Kreitner Gasse où était une salle à danser
dont le propriétaire avait dit :
— Je vous la loue pour mettre vos marchan-
dises si vous faites lever la réquisition de la
ville.
Car elle était asile municipal de sans-logis. Les
paillasses sur châssis de bois blanc non raboté,
encore rugueux du trait de scie, emplissaient la
longue salle à valses aux murs pavoises de gue-
nilles. Des femmes, assises au bord des rudes
couches, restaient les mains fainéantes sans fil
pour coudre, sans savon pour laver. Le menu
ouvrage de couture ou de broderie usuel aux
doigts féminins leur était impossible par la famine
de textile.
— Chaque heure de travail que ces mains
perdent, dit M. Salzbach, est une pièce d'or
détruite dans la fortune de l'Autriche. Trois cents
machines à coudre tiendraient ici.
L'odeur des linges depuis longtemps sans lessive
et des corps peu lavés assaillait les visiteurs.
Au fond de ce logis à terrible haleine luisaient
des yeux d'enfants. La directrice du refuge, excep-
tionnelle dans sa blouse blanche, vint avec sévé-
rité vers ces étrangers inattendus. MM. Salzbach
et Coutance furent surpris de l'attentive douceur
de parcjle de Mr. Aldridge qui dit exactement les
mots utiles pour rendre aimable cette Autrichienne
irritée contre des vainqueurs sans gêne :
72
— Monsieur Salzbach, Monsieur Coutance, de-
Paris. John Peter Aldridge, de San Francisco.
Nous ne sommes pas, Frau Direktorin, venus
nous distraire de notre bien-être par le spectacle
de ces pauvres gens. Si notre sympathie vous
agrée, nous vous la dirons ; si vous la considérez
indiscrète, nous témoignerons en nous retirant le
respect dû à un malheur dont tout cœur d'hon--
nête homme doit être profondément triste.
Alors, la dame vêtue de blanc parmi la noirceur
des guenilleux, fut heureuse d'accueillir des hôtes.
Elle montra jusqu'au sous-sol, ancienne cuisine
de guerre encore à inscription : Krieg Kûche.
Pour exhiber la qualité de la nourriture, les ser-
vantes plongèrent des louches de fer blanc dans
des chaudrons de soupe claire, bouillon jaune dont
le remous soulevait des haricots si rares qu'ils
restaient bien entiers, à l'aise dans tant d'eau.
La fierté de la Direktorin certifiait qu'elle esti-
mait confortable cette nourriture, preuve de son
habile gestion.
— On peut vivre, demanda M. Coutance, en
ne buvant que ça ?
Il n'avait jamais vu de si près un tel indice de
misère.
Dehors Mr. Aldridge expliqua la prudence
nécessaire envers les directrices de ces lieux
d'assistance.
— On trouve parmi elles des femmes ruinées
de la belle société viennoise qui maintiennent leur
dignité en se dévouant et ont chaque jour leur
assiette de soupe.
— On ne peut pas, dit M. Coutance, mettre
un outil aux mains de gens qui se nourrissent de
73
ça. Des fommcs avec une louche de cette eau
sale dans le ventre, ne pédaleront pas vivement
sur une machine à coudre. Elles garderont l'ou-
vrage quinze jours qui pourrait être fait en deux.
Il critiqua M. Salzbach :
Tu sais acheter et vendre, mais tu te trompes
quand tu crois que le travail est comme la mar-
chandise finie et qu'au plus bas prix on l'a, meil-
leure est l'afTairc. Des ouvrières dans cet état je
n'en voudrais pas chez moi pour rien.
— J'en cherche cent mille, dit M. Salzbach.
Et je prends aussi les enfants. Ce sera mieux que
de les laisser à la rue.
Mr. Aldridge l'invita à venir voir ceux nourris
aux cuisines américaines. L'auto, s'arrachant de
l'essaim de marmaille sortie du dortoir puant,
arriva devant une Mâdschen Schule. Des fdlettes
pâles, couronnées de leur natte, attendaient à
la porte et sournoisement essayèrent d'entrer
derrière les visiteurs. Un garçon de dix ans au
brassard : Ordner, fit reculer les petites affamées
vers l'ordre à suivre qui commençait par la salle
d'attente où les enfants donnaient chacun sa
carte au contrôle. Leur famine était sévèrement
disciplinée. Une fois par jour ils venaient, gar-
çons et fdles ensemble, prendre un repas qu'ils
devaient fmir sur place, assis aux bancs d'école.
Le nez penché sur la pitance de cacao au lait
condensé et de pain blanc, ils étaient au meil-
leur moment de leur journée. Un Ordner à la
porte tâtait les poches de ceux qui sortaient
nourris.
— Ils volent ? demanda M. Salzbach.
La directrice de fécole-mangeoire rectifia :
74
— Nous ne les recevons qu'en dessous de
14 ans. Les adolescents en pleine croissance n'ont
rien. Nous ne pouvons malheureusement donner
à tous. Alors les petits emportent pour partager
avec leur famille. C'a été très difficile de l'empê-
cher. Les enfants ont plus de malice que nous.
Pour tout savoir on devrait les déshabiller. Une
fillette mettait son pain en tranches dans ses bas.
La semaine d'après elle disait avoir mal aux dents
et venait la joue couverte d'un chiffon sous quoi
elle cacha une fluxion de mie de pain.
Une petite arrêtée par le Ordner mangeait son
dernier morceau devant lui qui ne voulait pas la
laisser sortir bouche pleine. Une autre passait,
les coudes serrés au corps comme si elle avait
bien froid. L'enfant policier la secoua. Un mor-
ceau de pain blanc tomba de sous l'aisselle gauche.
Alors le garçon fit lever les bras à toutes. Elles
passaient devant lui dans la position des soldats
qui se rendent prisonniers. La petite fraudeuse,
obligée de manger sa ration, pleurait.
— Pour qui voulais-tu en garder ? demanda
la Directrice.
— Pour maman. Si je ne rapporte rien, elle
me bat.
La femme au dur métier inflexible et aimant,
hocha sa jeune tête déjà grise :
— La faim est dans chaque poitrine et le
malheur dans chaque cœur. Beaucoup de parents
nous envoient des lettres de remerciements, et
d'autres frappent les petits qui ne réussissent pas
à nous tromper. Elle s'étend bien loin de la bataille
la peine de la guerre. Parmi ces centaines d'enfants
à l'âge de rire et de jouer, il n'y a pas de joie. Ces
75
deux petites, je dois souvent les faire manger,
parce (}ue le chagrin de penser que leur maman
n'a rien, leur serre la gorge. L'angoisse leur ôte
leur grande faim. Si je ne les surveille, elles
laissent du pain sur la table et d'autres le leur
dévorent. Il faudrait que leur maman soit assise
avec elles.
Depuis des années, des familles n'ont pas fait
un repas friand comme ces enfants en ont ici un
par jour. Les pauvres mangent du chou bouilli à
l'eau, ils n'ont pas de pommes de terre, pas de
pain, pas de viande.
Elle alla mieux asseoir une mignonne fillette
près de tomber du banc. La grande à côté d'elle
ne la poussait pas méchamment, trop occupée
à sa pitance pour voir la gêne de la petite timide ;
avertie par la directrice, elle devint affectueuse,
passa un bras autour du cou de l'enfant et la
serra contre elle. Les taches de cacao avaient sur
les lèvres pâles une noirceur vigoureuse. Mr. Al-
dridge en prit prétexte pour louer l'Amérique.
— Nous avons fourni cela. C'est de la bonne
marchandise.
Je ne me suis pas encore excusé de vous avoir
quitté hier avant le bal. Ce devait être plus joli
qu'ici. Le chic est une grande force de civilisation.
Le soldat, le missionnaire vont conquérir ou con-
vaincre les peuples. Mais le chic a plus de puis-
sance que l'armée et autant que la religion. Paris,
Vienne, sont des villes où l'humanité a ce charme.
Je voudrais être né Karhtner ring, ou boulevard
des Italiens.
Vous avez vu danser les \ iennoises. N'est-ce
pas charmant ? Peut-être regrettez-vous que
76
toutes ne valsent pas. Cette jolie jeune femme a
cheveux gris que nous venons de quitter est chic.
Elle ne touche pas à un morceau de pain des
enfants. Elle mange du chou, comme les mères
à qui les petites ne doivent rien porter de leur
ration. D'après les tables comparatives de mor-
talité et de poids que nous avons, comme elle
pèse environ quarante kilogs, dans deux ans elle
sera épuisée à mort. C'est le délai raisonnable
calculé dans les cas de nourriture sans graisse.
A Paris on aime bien n'avoir qu'une idée sur
un pays : Londres, le brouillard. Madrid, les cas-
tagnettes. Vienne, la noce. Constantinople, le
bachich. J'ai visité une mosquée dont le derviche
m'a demandé : Tu veux mettre ces babouches ?
Je lui ai dit : Non. Puisque tu marches nu-pieds
sur un sol qui t'est sacré, j'y marcherai nu-pieds
comme toi.
J'ai pris mes souliers à la main pour voir des
faïences adorables et des tissus contre lesquels
les femmes échangeraient leur honneur. J'ai voulu
en sortant donner le bachich au pauvre derviche,
il m'a dit : Dieu seul est grand. Tu es son hôte,
et si respectueux pour lui, que je te demande
d'avoir aussi un peu de respect pour moi en ne
me donnant pas d'argent.
Ça aussi c'était chic. Qu'en pensez-vous ?
— Je vous communiquerai, répondit M. Salz-
bach, mon projet de cuisines ambulantes pour
quartiers ouvriers. La distribution de repas chauds
à domicile et autour des lieux de travail sera une
excellente affaire dans les villes où tant de femmes
devenues ouvrières, employées et vendeuses n'ont
plus le temps de cuire les repas. J'aurai des voi-
77
turcs-étin es nickelées avec serveurs en \este
blanche et pantalon coutil-pâtissier : un article
à 400 grammes le mètre carré fabriqué à llers
de rOrne. Cette entreprise culinaire deviendra
plus célèbre que les Bouillons Duval. Elle me
vaudra deux cents pour cent Tan du capital
cngaoré et la Lésion d'Honneur.
Je vous quitte. M. le Kommerzialrat Freuden-
berg m'attend.
— Nous irons sans vous, dit Mr. Aldridge,
Lahestrasse, X^ district, un des plus pauvres de
Vienne. Nous y nourrissons trois mille enfants.
Leur foule se serrait dans un baraquement
d'ancien hôpital militaire. Sur les têtes des filles
les rubans étaient rares. Deux nœuds noirs,
comme les nouent en haut de leur double natte
les gamines d'Alsace et du pays de Bade, papil-
lonnaient du deuil.
Une blonde de dix ans vint lentement vers les
visiteurs. Ses yeux bleus les regardaient avec
une robuste insistance. Imitant son courage,
d'autres petits la suivaient lentement. La foule
enfantine se déplaça, assiégeant les deux hommes
et la directrice vêtue de coton blanc qui expli-
quait :
— 110.000 enfants de 11 mois à 14 ans, à
Vienne, et en tout 215.000 pour l'Autriche, sont
nourris par l'Amerikanische Kinder Hilf Aktion.
Nous donnons aussi un repas aux mères portant
ceux de moins d'un an.
Les files d'enfants disciplinés passaient en
ordre recevoir aux tables de distribution une
louche de cacao dans leur gamelle et une brique
de pain blanc tendue par une fourchette de fer.
78
Deux sœurs à la tête nattée, coiffée d'un bonnet
de velours qui leur cachait les oreilles, se ser-
raient frileuses, ne mettant chacune qu'un pied
nu sur le sol. Dans leur pose de cigognes sur une
patte, elles s'étayaient épaule contre épaule. Elles
n'avaient pas encore l'habitude de manquer de
soulier comme les garçons hardis à frapper la
terre de leurs pieds rouges et boueux. Des cama-
rades plus chanceuses portaient chaussures de
guenilles dont la mouille traçait leur marche.
— Les articles cuir, dit Mr. Aldridge, chaus-
sures, valises, portefeuilles, ont été beaucoup
exportés après l'armistice par les Italiens. Trieste
en a reçu des trains complets.
Une fillette équipée de souliers d'hommes, où
ses maigres mollets branlaient en battants de
cloches, bousculait les garçons pour passer pre-
mière. Tancée et ramenée à sa place, elle pleura
abondamment comme si un grand malheur lui
arrivait.
Etonnée de tant de chagrin après tant de har-
diesse, la directrice en sut la raison : la petite
avait aux pieds la seule paire de souliers de la
famille ; son frère attendait, pour venir manger,
qu'elle fut de retour et la lui cède.
— Ce sont des gens dont la fierté n'est pas
encore morte. Ils ne veulent pas que leurs enfants
soient vus nu-pieds dans la rue.
Attentive à tous ces frémissements de la grande
misère, la directrice allait maternelle aux petits
les plus tristes, les mettait en bonne place dans
la file ordonnée qui passait devant les bassines de
cacao et les plateaux de pain blanc. Ils tendaient
des gamelles militaires et des bidons marqués de
79
l'aigle bicéphale aux plumes écarquillées. Celte
foule infantile portait en tôlerie et en tissus tous
les débris d'équipement de l'armée impériale. Le
drap d'uniforme était en chaussures aux pieds
des enfants et en calots sur leurs têtes.
La décoloration des habits usés s'accordait avec
la pâleur des visages. Pas une joue rouge et ronde
ne fleurissait cette enfance. Les plus affamés,
mettant les lèvres à leur gamelle dès que la
louche l'avait emplie, buvaient en marchant et
mordaient au pain avant d'arriver à leur place
assise.
Sur cette dévorante misère, Mr. Aldridge éten-
dait la fierté américaine :
— Nous seuls donnons des vivres. Les Anglais
ont bien fondé un Relief Fund, mais n'ont encore
que des bureaux et peu de marchandise. Venez
voir tout ce que nous avons fait.
Les roues de leur voiture écrasaient sur la
terre autour du baraquement des empreintes de
pieds nus, le signe des pays de misère : les orteils
moulés dans la boue comme des pattes de chiens.
M. Aldridge mena M. Coutance au Palais de
l'archiduc François-Ferdinand, tué par Prinzip
à Serajevo.
Dans la magnifique demeure de l'homme dont
le meurtre devait entraîner des millions d'autres
gestes de meurtre, les caisses de lait condensé et
les sacs de farine cachaient le luxe des murs
blancs. L'office d'argenterie où avait tenu un
trésor d'orfèvrerie viennoise était devenu resserre
de vivres. Devant les tables du service archiducal,
la théorie des petits faméliques passait portant
les récipients de fer écussonnés de l'oiseau har-
80
gneux. Les lustres en beau travail de forge, noirs
dans la pâleur des sculptures, évoquaient sur la
misère des enfants mangeant l'aumône du monde,
la splendeur de l'empire exterminé.
Cessant l'orgueil de montrer les conserves de
Chicago dans le palais princier, Mr. Aldridge
dit :
— La Suisse, la Hollande reçoivent des petits
Autrichiens comme la province en France a fait
pour les petits Parisiens pendant les bombarde-
ments. Eloigner l'enfant de la famille est œuvre
plus difficile que la nôtre de le nourrir sans l'expa-
trier. J'ai vu en 1918, à Lyon, où je faisais le
contrôle des approvisionnements de farine, des
gamins évacués de Paris. Je leur demandai ce
qui leur manquait pour être heureux. Ils me répon-
dirent : Du pinard et l'Intran.
Notre grand effort compte peu dans la misère
de Vienne. Nous ne pouvons pas sauver ce peuple
par la charité. Depuis deux cents ans, l'humanité
n'a pas enduré en Europe une pareille misère,
probablement aussi grande que celle de l'Alle-
magne après la guerre de Trente ans. En 1636,
les habitants de la Saxe dévoraient de la chair
humaine.
On a dit les Viennois d'aujourd'hui revenus à
ce cannibalisme. Marie Kramm, petite fille de
huit ans, nourrie à nos cuisines, est disparue le
21 novembre 1919. Le 23, une blanchisseuse
trouva six morceaux de viande sur un tas d'or-
dures et de cendres. Ne pouvant tout avaler
avant que ça pourrisse, elle en distribua aux
amis. L'un d'eux reconnut de la chair humaine
et plus peureux qu'affamé la porta à la police.
81 6
Il n'est pas certain qu'on ait assassiné Marie
Kramm par cannibalisme. Elle a été dépecée par
un sadique. La faira est aussi o;rande qu*en 1636,
mais on accepte de mourir plutôt que de tuer de
l'homme pour le manger. C'est déjà une chose
assez terrible que les gens cherchent dans la
gadoue et le caniveau la charogne des bêtes.
Voulez-vous voir comment vivent ces familles ?
M. Salzbach vous reprochera d'avoir usé l'après-
midi en philanthropie. 11 est très fort en affaires.
A de certains moments n'est-il pas fou ? Quand
il veut trouver une mine d'or sous les trottoirs
de Vienne ?
M. Coutance critiqua son partenaire ; dire
quelque mal Tun de l'autre étant toujours une
joie pour deux associés, même bons anais :
— 11 pense trop vite. Il croit en savoir assez pour
fonder une industrie, quand il a été dans les
banques de \ ienne et dans les bureaux des mai-
sons de commerce. Avant de travailler dans un
pays il faut bien connaître les habitudes de sa
population. Jai été déjà fort embarrassé par les
dillicultés de recrutement du personnel dans une
région mal étudiée. Nous y bâtîmes une très belle
usine. Les gens du pays n'y vinrent pas. Ils
n'avaient l'habitude de s'enfermer que l'hiver
pour faire leurs vieux petits métiers. Nous dûmes
bâtir des maisons et loger des ouvriers recrutés en
Italie.
Un petit garçon au vert chapeau tyrolien, ceint
d'une corde, s'écartait, moins hardi que les autres
qui touchaient la trompe de l'auto. Mr. Aldridge,
le croyant le plus malheureux, lui parla :
— Où demeures-tu ?
92
Un camarade, le secouant dans sa muette
timidité, cria pour lui :
— Ottahring.
— C'est dans le sixième district, dit Mr. Al-
dridge. Nous te menons chez toi en voiture.
L'enfant coilTé de vert répondit : J'ai peur.
Mr. Aldridge le caressa :
— Il est d'une famille campagnarde. Le tou-
risme a dimJnué. On trouve dé nouveau dans les
villages des enfants que le bruit du moteur épou-
vante.
Celui qui l'avait rudoyé pour le rendre brave à
répondre cria :
— Moi, près de Kreitner gasse.
Il monta. La voiture atteignit la rue où les
soldats bosniaques avaient en 1912 tiré sur les
ouvriers viennois. Une marmaille y grouillait
n'exceptant dans ses ébats ni la guerre à coups
de bâton, ni de tourmenter les plus faibles. Dans
ces jeux passaient des porteurs de bois vert coupé
au Wiener Wald. Y taillait qui voulait, à mauvais
outils, laissant à la place des futaies des moignons
de troncs mal sciés. La misère du peuple sans
charbon détruisait la beauté des grands végétaux.
Les guenilleux portaient à dos les débris de la
forêt impériale. Des bretelles de corde liaient aux
épaules des billes de vingt kilogs et des fardeaux
de broussaille. Une femme exténuée cala sa
charge sur le bas mur de clôture d'un jardin.
Ses nippes tant usées et lavées étaient du gris
misère couleur d'habit de tout ce peuple en
famine de textile comme de pain. Elle resta lippe
pendante à reprendre souffle un long moment
avant de pouvoir dire qu'elle venait en trois
oo
houros (lu Léopoldsborfï et quVlle avait encore
une heure de route à laire. Elle ne prononçait
que juste les mots nécessaires pour répondre
poliment aux questions de Mr. Aldridge, puis,
contente de se taire, elle baissait son front à
cheveux gris.
Courbée en avant contre le poids du fardeau,
elle repartit si pleine de souffrance, qu'elle tirait
ses pieds de toute la force de son corps, levant
l'épaule en même temps que le genou. On enten-
dait ses talons racler la terre.
Derrière elle venaient des hommes et des
femmes au ruck-sack plein de bois. Des Tyroliens
avaient au chapeau la plume de coq de bruyère
et le pinceau de poil. Cette misère penchée sur
bâtons évoquait l'alpinisme.
Sur le cheminement des exténués hérissés de
tronçons de bois vert et de brindilles, apparaissait
au fond de la longue rue rectiligne la colline
portant la forêt mutilée. M. Coutance pensait au
manque de charbon pour l'industrie dont la ruée
de ce peuple vers les arbres était un terrible
indice.
Leur petit guide arrivait chez lui ; Brussl Gasse,
devant une maison d'apparence propre comme
toutes celles de ce quartier ouvrier à hautes
bâtisses.
Mr. Aldridge compara des capitales :
— C'est mieux du dehors que votre Belle-
ville, et que Soho à Londres. On ne trouve
pas ici de murs séculaires. Vienne détruit les
masures. Dedans c'est la même crasse que par-
tout sur la face de la terre quand des murs con-
tiennent trop d'êtres humains.
84
L'enfant descendait par huit marches au des-
*sous du niveau de la rue.
L'âme du bâtisseur de taudis, dit Mr. AI-
dridge, est pareille dans toute l'humanité comme
est celle de l'usurier ; n'utiliser que pour caves
cet enfoncement aurait diminué le nombre de
locataires par mètre carré de toiture. C'est pour-
quoi nous voyons ces logis enterrés.
L'enfant entra dans une chambre sans fenêtre
où étaient deux lits, et un dans un cabinet à
soupirail ouvrant au ras du sol. Une famille de
six personnes vivait dans ce lieu aéré par la porte
et un trou carré de la dimension d'un cahier
d'écolier. Des guenilles pendues sur ficelles à
travers la chambre pavoisaient l'ombre. La figure
d'une femme debout au milieu de la pièce était
cachée par ces oriflammes de la ténèbre. Elle se
baissa vers le petit garçon et montra sa face de
même décoloration que les loques : la nuit, la
crasse et l'usure entrées dans sa chair comme
dans l'étoffe épuisée de toucher la misère du corps
humain.
L'homme venu du cabinet à lucarne alluma
une bougie qui repoussa sur un chiffon tendu
derrière lui l'ombre de sa tête à dure barbe jaune.
La guenille sembla l'image d'un chemin de croix,
le linge où s'imprègne en sueur d'angoisse la face
du Christ essuyée par la sainte femme. Une autre
figure de Jésus mieux en couleur était posée à
quatre clous sur le mur. Le luxe de ce souterrain
où dans l'ombre de la mort souriait la pieuse
image étaient un coucou et une pendule qui
tictaquaient fortement, semblant se harceler et
vouloir chacjLin taper mieux que l'autre.
85 6*
M. Coutancc irava«il jamais si bien \u la vieille
mis('r(^ (le rhoinnie. Il pensiut qu'il était devant
lin être inférieur aux ouvriers, un nieurt-de-
faim. M. Coutance connaissait les salariés de
ses usines, comme masse de force contre qui lutter
pour maintenir avantaj^eux les prix de fabrica-
tion. Lu par un il les icjnorait dans leur faiblesse
et il lui paraissait impossible que ce livide logé
sous terre fut comparable à n'importe qui employé
chez lui. Il lui demanda son métier :
— - Ouvrier menuisier.
Ce dut être Mr. Aldridge qui ajouta :
— Comme Jésus-Christ.
Tous parlaient bas dans cette cave, par
déférence à la Mort qui était ici plus près d'eux
<}ue la vie.
— Quelle menuiserie, dit M. Coutance, en sor-
tant, peut faire un homme aussi détérioré. C'est
moins ({u'une lavette. 11 ne vaut pas son poids-
de chiffons.
— ( >u n'est fort, remarqua Mr. Aldridge, que
dans son métier. Quand un homme a l'habitude
de scier du bois, il le peut encore très bien, même
quand il a l'apparence de ne plus en être capable.
11 donne force à l'outil et l'outil force à lui. Dans
Jes hommes ensemble au travail on ne voit pas
toute la misère de leur solitude. Ils ne sont plus
eux seulement, mais le métier.
Aucun bruit d'usine n'animait ce quartier ter-
riblement silencieux, assoupi par la famine..
1 elheimier Gasse, le curieux Mr. Aldridge entra
dans une maison de façade propre. I^es portes-
du parterre, à ras-de-chaussée, étaient ornées en
fronton d'une tête de femme. Au lavis vert des^
86
murs restait trace d'une frise de fleurs consommée
par l'humidité, la fumée, l'haleine du grouille-
ment humain.
Dans une chambre habitée par une femme et
trois enfants, deux lits étaient encore sous une
image du Christ des pauvres : Souverain du taudis
où la grande misère s'agenouillait et se vautrait
soumise au charme terrible de la prière et de la
procréation dont faisaient preuve les images
pieuses et les nombreux enfants. Remuant de
son geste lent l'odeur de misère, la femme posa
le linge qu'elle raccommodait et elle eut l'étonnant
courage de sourire. Sa mâchoire supérieure ne
gardait plus que deux canines qui semblaient
des piliers blancs soutenant la gencive. Une
petite fille répondait à Mr. Aldridge qu'elle n'avait
pas le temps d'aller manger à la cuisine des Amé-
ricains. Elle devait aider sa mère à tous travaux
possibles pour gagner la vie, leur pauvre vie si
près de la mort. Dans leurs deux visages rien
n'était rose que la gencive de la femme au sou-
rire épouvantable.
Des enfants de voisins se pressaient à la porte.
Leurs yeux agrandis de famine et de curiosité
faisaient dans l'ombre près du sol un remuement
de lucioles. Sous une lampe apparut la maigreur
de leurs cous bosselés à la gorge par la pomme
d'Adam, à la nuque par les vertèbres.
MM. Coutance et Aldridge à qui la miséreuse
à vie infernale promettait le paradis pour leur
aumône, furent tentés encore par une chambre
où couchaient neuf personnes. Le Christ à robe
blanche et la Vierge à robe bleue dominaient un
bahut garni de six épais verres à bière. L'homme
87
propriétaire de ce luxe se lova d'un escabeau^
seul siège daus cette chambre où les enfants
s'asseyaient par terre. Il était serrurier mais sans
travail, par manque de charbon à l'atelier.
De tous les couloirs aussi peuplés que des
fissures de bois de lit par la pullulante vermine,
les enfants hagards qui bourraient le taudis
venaient, bénisseurs pour la monnaie de papier
mise dans leurs mains blêmes. Un qui mangeait
une croûte était heureux parmi ceux à qui
l'heure du repas ne mettait rien aux dents. Le
pain noir, châtiment des enfants, aurait donné
récompense à ceux-ci, nourris de choux lentement
bouillis sur du faible feu de bois vert. Une
tranche blanche aux mains d'un petit, parut
dans l'ombre une friandise, Mr. Aldridge regarda
de près et reconnut de la betterave crue,
excellent aliment pour le bétail.
Aucune odeur de cuisine fricotante ne graissait
cette maison de marmaille maigre où les cheveux
des filles sans parure avaient la raideur des cri-
nières des bêtes. Les nattes des plus soignées,
nouées de ficelles en papier et de vieux lacets à
chaussures augmentaient par l'arrangement en
couronne la grosseur des têtes sur la minceur des
corps.
88
— Nous n'avons vu, dit Mr. Aldridge, qu'un
peu de la grande misère de Vienne. Vous achè-
verez de la comprendre par l'hôpital et le cime-
tière. Nous sommes ici à l'endroit de l'Europe
où la paix continue le plus terriblement la guerre.
Ce pays est à conquérir par qui lui donnera de la
nourriture et du travail. Cette grande ville en
agonie a les paroles de peu de sens du mourant,
car elle est sans révolte et aussi sans idée pour
son salut. Le désespoir est une force gigantesque
peut-être la plus grande de l'homme, tant qu'il
tient debout, non lorsqu'il est mis à terre. Que
peut faire une humanité aussi affaiblie ?
Herr Doktor von Meinl, de la Kinder Klinik,
à l'Hôpital Général, 14, Lazarettstrasse, leur
donna la réponse :
— Il y a un état de privation auquel l'homme
peut s'adapter ; au delà de cette limite extrême
il meurt. Si vous comparez la misère humaine à
89
une très haute montagne, la famine de Vienne
arrive au hord dr la zone <]^laciaire où la dernière
végétation perd la possibilité de vivre, l^a tuber-
culose a augiiKiilé de 100 ^/q.
De petits malades couchés sur la terrasse de
l'hôpital où ils s'aéraient nuit et jour \ oyaient
la ville aux entrailles torturées de lamine. Le
ciel restait bleu par les iumées rares. La faible
haleine de cette humanité débile et oisi\e laissait
l'atmosphère claire comme en pleins champs.
Les enfants allongés dans les rudes draps de
coton écru vivaient sans sourire aux aurores et
aux crépuscules superbes derrière les collines où
les châteaux des margraves assistaient à la cada-
vérisation du vieil empire. Ils tendaient des mains
pâles vers les lointains quartiers pour montrer
leur habitation, désignant avec amour le taudis
où ils auraient aimé jouer et périr.
Attristés d'immobilité, ils n'avaient d'amuse-
ment que par le regard. Un aux paupières scro-
fuleuses, rouges et gonflées, voyait à travers la
souffrance lourdement pendue à ses cils la gloire
de la lumière charmante sur la- ville vaincue.
I^e vent vigoureux, coulant en fleuve d'air avec
une énorme égalité, remuait le bord des draps,
les cheveux des enfants et la blouse des infir-
mières maternelles pour ces soufîreteux.
Mr. Aldridge se découvrit devant elles :
— Vous avez vu dans les cuisines et vous
voyez ici à l'hôpital des femmes qui sont allées
à la misère comme va au feu le soldat qui croit
en la Patrie. Celle devant nous est tellement
occupée de cet enfant maigre (ju'elle ne nous a
pas vus la saluer. Il lui reste de son ancienne for-
90
tune détruite par la couronne à un centime vir-
gule quatre, des diamants aux oreilles, mais ses
mains n'ont plus de bagues ; elles sent humbles
comme la souffrance.
Dans une salle où des filles convalescentes,
assises, jouaient à gestes lents, le doktor Meinl
voulut afl'ectueusement qu'elles chantent et il
expliqua l'importance de la joie à M. Coutance,
étonné devant cet homme qui se donnait tant de
mal pour les autres. Il lui fit des compliments
énergiques et lui demanda combien il gagnait
par an.
Le médecin répondit :
— Ça n'a aucune importance.
M. Coutance avait longtemps estimé que le but
d'un homme intelligent était de devenir riche.
L'instabilité de la fortune lui était comme à
d'autres la misère. S'arrêter d'augmenter son
chifTre le mettait en inquiétude. Chaque jour
il devait prendre quelque chose dans le bien
des autres. Il ne tenait pas aux affaires où on
étrangle un homme pour 5.000 francs, ni à celles
où il faut l'habileté d'une femme à confesse. Il
aimait aller droit dessus et conclure vivement oui
ou non. Mais il disait :
— J'appelle voleur les gens qui ne me rap-
portent rien,
car il pensait que chaque parole qu'il prononçait
ou qu'il écoutait devait lui être fructueuse. Il
détestait qui le dérangeait, consommait un peu
de son temps sans lui laisser aucun profit. Les
débats violents ne gênaient pas son amour-propre,
mais les démarches inutiles lui semblaient une
injustice.
91
A ses moments de o^ande liesse, il avait aussi
<^outiime de dire :
— 11 n'y a que ([uand je pisse que je ne gagne
rien.
Vorace d'argent, il le devenait maintenant de
considération et aimait être reçu dans les familles
dont on ne réputait pas la rage de s'enrichir. La
grande fortune donnait à son esprit de la libéra-
lité. 11 commençait d'estimer d'autres gens que
les opulents alors qu'au temps où il ne possédait
que trois millions il accusait de lâcheté les tra-
vailleurs contents de 500 francs par mois et jugeait
ainsi ses meilleurs employés : — S'ils étaient intel-
ligents, ils ne travailleraient pas chez moi. — Depuis
un an que son crédit en banque était de vingt
millions, il faisait lentement la découverte du
mérite des hommes après n'avoir connu que le
mérite de la fortune. Cette récente disposition
d'esprit lui donnait patience à supporter la pro-
menade dans la misère de Vienne où le menait
Mr. Aldridge.
Cependant il pensait encore :
— Qu'est-ce que ça me rapporte ?
car son goût nouveau de l'honneur s'ajoutait à
ses vieilles hal)itudes sans les détruire.
Il calculait quoi vendre ou acheter au repré-
sentant de la firme Singer, Malcohn (^' C° :
— Il doit être fournisseur de cet hôpital comme
des cuisines. Nous faisons la tournée de sa clien-
tèle.
Le doktor Meinl lui rendit impossible de con-
tinuer cette idée. Cet homme ne gagnait pas. Les
autres gagnaient sur lui. Il se donnait au lieu de
prendre. Au temps du triomphe féroce de ses
92
premiers millions, M. Coutance aurait blâmé, au
nom du devoir de faire fortune, cette molle naï-
veté, mais voilà qu'il devenait craintif de mériter
lui-même le mépris. L'orgueil d'être riche ne lui
suffisait plus. Il lui fallait un nouveau trésor :
l'estime des pauvres. Il se croyait affaibli par
ces sentiments et ne diminuait pas l'estime de
lui-même en en accordant trop aux autres diffé-
rents de lui. Il voulait plus être honoré d'eux que
les honorer.
Il eut encore un exemple de chose contraire à
ses habitudes : dans la nurserie à faïences blanches
et bleues où manquait une vitre, une infirmière,
souriante, montra un petit garçon aux profondes
boucles blondes dont les mignons pieds nus fai-
saient sur le dallage un bruit de caresses :
— C'est lui, dit-elle, qui a lancé une balle
dans la fenêtre. On ne sait quoi mettre pour
boucher ce trou. Au grand vent le papier ne tient
pas. Nous sommes sans verre. Nous sommes sans
linge. On n'aimera plus cet enfant qui nous crée
tant d'embarras.
Elle l'embrassa. Timide à traverser la salle,
une petite fille courut les trois derniers pas qui
la séparaient du frisé brise-tout et, rassurée entre
lui et la jupe de l'infirmière, elle regarda ces
figures nouvelles.
— Ce sont des enfants sauvés, dit le docteur.
Malgré tout ce qui nous manque, nous travaillons
assez pour en guérir. Ceux-là devraient être
partis. Mais les infirmières les aiment tellement
qu'elles ne veulent plus s'en séparer.
Devant ces filles en blouse blanche qui n'avaient
l'apparence que d'être capables de bien nettoyer,
93
M. Coiitance comprenait plus vite la difîércnce
entre la bonté do c<riir et l'esprit de négoce.
— On peut, dit-il, trouver des vitres à \ ienne...
mais, malgré son habileté en affaires, il ne se
sentit pas capable d'en offrir à 5.0(X) couronnes les
100 kilogs, prix du lot en trois wagons que M. Pjeb\ 1
tenait disponibles pour l'exportation via Buchs.
M. Coutance allirma : il y en a... car il était
véridiqu(% puis il accepta de paraître par son
soudain silence un homme qui ne sait ce qu'il
dit, car cette vitre cassée l'obligeait à voir le
commerce opposé à l'humanité. Il ne réfléchit
pas au delà de l'idée de M. Ernst Popischil : la
différence de change faisait exporter le peu de
marchandises qui restaient dans ce pays. Le
négoce auo^mentait la misère et la famine. M. Cou-
tance allait penser qu'au lieu d'être volé parce
que ces gens ne lui rapportaient rien, ce pourrait
bien être lui le voleur, mais il se libéra immédia-
tement, de même qu'il aurait acquitté un effet
pour ne pas être en faillite, et écrivit pour la
Kinder- Klinik un chèque de 20.000 couronnes
sur la Wiener Kommerzien Bank : 1.000 francs
au change de 0.05.
— Pour remettre le carreau cassé, dit-il.
Comme il sortait, les deux enfants le saluèrent
à voix chantante :
— Gott Segne Sie !
Dieu vous bénisse !
Souriant encore au souvenir de ces deux frais
de figure, il arriva dans une salle oii des femmes
maniaient des marmots minces de chair dans
leur peau fripée, bâtis en araignée : ventres gon-
flés, membres grêles, dépouillés de muscles. Ces
94
cadavériques ballonnés étaient des merveilles
d'équilibre, ce que M. Coutance exprima ainsi :
— Comment tiennent-ils debout ?
Jamais un mécanicien ou un charpentier n'au^
rait osé construire dans le fer ou le bois, selon
cette proportionnalité de bilboquet : une grosse
tête sur un si mince appui comme était le cou.
M. Coutance marcha vite pour quitter ce cau-
chemar, rêve d'un démon vorace de misère
humaine ; mais il dut passer par la salle des enfants
vicieux, voleurs ou sensuels, que la police envoyait
à l'hôpital. Une infirmière portait à bras le der-
nier inscrit : âgé de cinq ans mais qu'on pouvait
soulever d'une main, comme un haillon. Le docteur
écarta la rude chemise, un corps infime apparut à
hanche gauche énorme où s'appuyait le coude
pointu. La forme d'uxi singe ou d'un rat était har-
monieuse auprès de cet insecte estropié qui
n'avait plus aucune ligne normale du corps humaiin.
Les mains et les pieds gonflés de fïoid, lourds^ et
rouges, tiraient les minces membres^ Mêmes.
- — Sur îe registre, dit l'infirmierê, on a mis :
Voleur. Les parents ne peuvent plus en venir à
bout.
Elle compléta cette sommaire mention d'écrou :
— Depuis un an cette famille n'a mangé que
d*a chou. Ce petit fait comme tes. chats affamés.
Il' rampe chez les voisins et fouille les armoires.
On le bat et on le jette à la rue.
ir avait les mêmes habitudes qu'urne bête d>e
l'égout pour entrer dans les maisons d^es hom^
mes et happer ce qui lui était comestible. Il
suçait du cuir quanà il trouvait des chaussu^
res. L'insistance de son- regard était féroce. Il
95
maintenait ses prunelles fixes avec une énergie
étonnante pour une si monstrueuse débilité phy-
sique. A aigre voix qui semblait un cri de bête
mordue par les chiens, il geignait :
— J'ai faim !
Mr. Aldridge dit :
— Quelle profondeur de misère y a-t-il à
Vienne pour qu'il en sorte des témoins pareils.
Le corps du Christ sur la croix n'a pas enduré
la souffrance qui a tordu ce petit être estropié de
faim.
Le docteur constatait :
— C'est le type extrême de l'humanité euro-
péenne créée par la guerre. Au delà est le cadavre.
M. Coutance, soumis au prêche évangélique et
à la dissertation médicale, mettait une main sur
ses yeux, car la créature d'épouvante le regardait.
L'homme d'affaires sentait son cœur se tordre
comme un linge aux mains des lessiveuses.
Hors l'hôpital, Mr. Aldridge fut un temps
silencieux, puis il dit :
— Et peut-être, il y a du feu sous la terre...
Trop ému pour garder ses habitudes sarcas-
tiques, M. Coutance s'étonna sans ricaner de
cette bizarrerie de paroles que Mr. Aldridge
éclaircit :
La misère n'est pas durable là où on peut
faire grand feu par le charbon ou le pétrole et
donner le mouvement aux machines. Nous trans-
formons en flamme ce que nous tirons de la
mine : la houille et l'huile. Le feu est le Dieu de
la civilisation. Au temps de la pierre taillée, la
fortune de l'industrie humaine était dans la
carrière de silex qui avait pour les hommes des
96
cavernes la même importance qu'aujourd'hui la
mine de fer et de charbon pour les hommes des
usines. De là venait toute la force d'outillage.
Nous, brûleurs de houille et de mazout, industriels
de l'âge des grands brasiers, des hauts-fourneaux,
des fours électriques, serons dans les siècles des
siècles jugés aussi misérables que nous jugeons
les préhistoriques à couteaux de pierre. Nous
cherchons la houille tout au plus à 1.000 mètres
de profondeur. A 2.000 aurions-nous la mine de
feu, plus importante que la mine d'or ? L'homme
meurt sur ses trésors inconnus. S'il est vrai que
l'incandescence est au centre de la terre, toute la
puissance de la mécanique aurait déjà dû être
employée pour s'en assurer. Y a-t-il des gisements
de feu comme de houille et de pétrole ? On ne
trouvera pas la flamme au fond de tous les puits
comme on ne trouve pas partout l'huile, la houille
et les métaux. Les chercheurs de feu auront mieux
que les chercheurs d'or servi l'humanité. Au lieu
de l'énorme travail d'extraire la houille pour la
transformer en flamme, on extraira la flamme.
Réfléchissez que creuser à 2.000 mètres sous nos
pieds suffirait à tous les besoins de Vienne en
chaleur et force motrice. L'homme n'est plus
misérable quand il dispose de la température et
du mouvement mécanique. L'Italie, au travail
paralysé par manque de charbon, sera peut-être
dans quelques siècles le plus puissant pays du
monde par l'Etna, le Vésuve et le Stromboli.
J'ai vu à Ischia, fleurie et fructueuse entre le feu
du volcan et le feu du soleil, un paysan cuire sa
nourriture sur une fumerole sortant de terre.
Quelle puissance en chevaux-vapeur, et quelle
97 7
température de fusion sont perdues par notre
ignorance. La science de ceux qui puiseront aux
brasiei^ souteiTains abolira la misère humaine.
Manquant de richesses, nous inventons des rêves
de justice pour les mieux répartir. Le socialisme
et la lutte pour léquitable distribution sont la
preuve de la noblesse de notre âme et de la stu-
pidité de notre intelligence. Augmenter le bien-
être importe plus que l'impossibilité de l'égaliser.
La Révolution est dans la mécanique et la chimie,
non dans la politique. Nous nous battons pour
de la pauvreté et nous négligeons les forces qui
centupleraient la fortune de la terre. Voyez quelle
souffrance l'humanité a accompli par la guerre,
alors qu'elle n'a pas encore utilisé les vagues et
les marées, le vent, le feu souterrain, les chutes
d'eau, les rayons solaires et la foudre. Le temps
viendra des chasseurs déclairs qui capteront le
tonnerre parmi les orages, pour rassembler en
une fraction de seconde autant d'énergie électrique
qu'une usine en produit en un an. Il sufTit peut-
être pour cela d'une modification du paraton-
nerre. Les inventeurs du moulin à vent étaient
par l'utilisation directe dune force de la nature,
plus près de la civilisation définitive que nous par
nos industries de transfomiation. Destructeurs,
nous bridons le charbon et le pétrole, matières si
riches en substances que peut-être il y a dans le
mystère de la houille la guérison de toutes les
maladies de l'humanité. Les fumées d'usines et
de locomotives, dont nous sommes trop iiers,
prouvent plus notre ignorance que notre science.
Je rêve ces choses parce que j'ai horreur de la
misère humaine.
98
M. Salzbaeh dit à M. Heidrich :
— Ceux qui ont raflé les stocks et les fonds de
boutique de Vienne prétendent que les bonnes
affaires sont maintenant finies. Brocanteurs ! Ils
ont aidé à la fouille de ce qu'ils croyaient le ca-
davre de l'empire. De la vie qui lui reste on peut
tirer de grandes fortunes. Rien de grand" que le
pillage n'est encore fait : ni le monopole des
tabacs que nous allons avoir, ni les sociétés de
force hydraulique, ni les marchés de Travail.
Si le gouvernement veut vendre l'Opéra de
Vienne, je l'achète. Il coûtait 4.000 couronnes
par jour au vieux Franz- Josef. J'en gagnerai dix
mille. Le spectacle est le seul commerce qui n'ait
point de mauvais payeurs. On ne touche pas à
90 jours mais avant de livrer la marchandise qui
est la représentation.
— Il faut, répondit M. Heidrich, vous hâter
d'aller à l'Opéra pour l'apprécier avant de l'acqué-
rir. Car peut-être ne vaudra-t-il bientôt plus que le
99
prix (It's pierres. Par manque d'électricité on
cesse les spectacles.
M. Heidrlch prit pour ce dernier soir d'éclairage
une loge où le comte Erbern entra portant un
objet enveloppé de fin papier blanc. 11 demanda
à ^l. Salzbach :
— Avez-vous trouvé votre mine d'or ? C'est
encore plus rare que ceci.
Il tira du papier de soie une ombrelle en point
de ^ enise à manche d'ivoire sculpté.
— On laisserait pour cinquante mille couronnes
cette merveille avec quoi Marie-Antoinette abrita
du soleil sa jolie tête qu'on devait lui couper.
Pauvre femme. Pauvre reine. Une des plus douces
ligures de votre Histoire. Elle a tenu cet objet
dans ses mains.
— J'espère, dit M. Salzbach, qu'elle n'a jamais
rien fait de plus mal. Mais je me moque que cela
ait appartenu à une reine ou à une grue. Prouvez-
moi que ça vient de Blanche de Castille et je
n'en donnerai pas un sou de plus. Vous n'avez
rien à vendre de cette époque-là ? Faire du com-
merce aussi bien qu'un juif et de l'histoire mieux
que M. Frédéric Masson, c'est une habileté de
trop.
M. le comte Erbern, indigné de ce mépris pour
^on érudition, voulut aussi railler :
— Vous préféreriez que je vous offre des
machines à traiter le minerai d'or. ^ ous me
réservez des parts de fondateur ?
— Oui, dit M. Salzbach. Car j'aurai besoin de
vous.
Son sérieux était tel que M. le comte Erbern,
espérant un joli bénéfice, ne railla plus.
100
-^ Ma conscience... dit-il.
M. Contance la plaignit :
— Pauvre petite.
— ... me commande de vous dire le grand profit que
vous auriez à travailler avec moi. Il y a à Vienne
beaucoup de vieux meubles à vendre par les
grandes familles appauvries, et à Paris beaucoup
d'argent neuf dans des familles qui veulent qu'on
croie que leur opulence est ancienne. Le riche de
guerre cherche le meuble antique pour donner
parmi des choses usées apparence héréditaire à
sa jeune fortune. Il accepte que ce soit laid pourvu
que ce soit vieux. Les antiquaires de Paris :
M. Jansen, M. Seligmann, ont fait de jolies
ventes en tirant des fonds de boutique les fau-
teuils à pied cassés et les tapisseries mangées des
mites.
— Exact, dit M. Coutance. Je sais un fabricant
de roues d'artillerie qui ne veut que des meubles
Louis XIV. Un homme si bien élevé qu'il a trouvé
une manière polie de dire... Zut, aux dames.
Il est convaincu du mauvais goût de s'asseoir en
veston sur du petit point et qu'il doit chez lui
être de l'époque par l'habit et la coiffure. Il ne
s'est pas encore décidé à user du carrosse à 6 che-
vaux au lieu de l'automobile de 16 HP., à rem-
placer le tout à l'égout par la chaise percée, à
coiffer perruque et à s'habiller de guenilles vieilles
de 300 ans, mais il s'est fait faire une robe de
chambre à fleurs et il a supprimé sa salle de bains.
Sa richesse lui a donné la même maladie que
Louis Xn .
— La fistule ?
— Xon, l'impossibilité d'attendre. Il faut le
101
recevoir vite. Il a chez lui une centenaire table
familiale à tuer les cochons teileinent imprégnée
de sang qu'on la croit d'un bois introuvable : un
ébène roux. Il en a refusé vingt mille francs. Sa
femme y pose le thé et les gâteaux pour ses amies
qui la disent heureuse de posséder par héritage
un si noble mobilier.
— Voici, proposa le comte Erbern, ce qui y
conviendrait.
Il tira de sa poche une miniature ovale ;
Elle est fort ancienne et sur ivoire ainsi
que vous le prouve la transparence des tons
impossible sur le carton comme on fait aujour-
d'hui. Nous décelons à cela les imitateurs qui sont
d'une grande habileté mais n'ont plus de tranches
de défenses d'éléphant pour apposer leur fraude.
— Vous devriez, dit M. Salzbach, leur con-
seiller les ronds de saucisson..
M. Heidrich montra la salle à peu d'éclairage
où: aucune place ne restait vide. Les rangées de
têtes des galeries posaient des cercles de pâleur
dans l'ombre haute.
— C'est plus plein que du temps de l'empire»
Voyez combien de spectateurs debout derrière
les sièges du parterre. Mais aucune grande toi-
lette ; ni bijoux, ni belles étolfes. Avant la guerre,
la salle était illuminée de diamants et d'épaules
nues. Aujourd'hui on n'y voit luire que les yeux
des jolies femmes. La loge de l'empereur n'est
plus ornée des uniformes de cour et des princesses
à diadèmes. On l'a garnie de fauteuils loués trente
couronnes.
— Bonne affaire, affirma M. Salzbach, au lieu
de coûter, elle rapporle. Si vous n'aviez jamais
102
plus mal fait vos comptes, vous n'en seriez pas
à économiser l'éclairage, ce qui est bien gênant
pour voir la belle blonde qui s'est déjà deux fois
tournée vers nous. Une jolie poule.
— Avec de belles dents.
— Elles sont à elle ?
— Sûrement. Si elles tiennent à ses gencives,
c'est un don de Dieu. Si elles sont posées, elle les
a payées.
M. Heidrich la loua plus dignement :
— Il ne lui reste que la lumière de sa grande
beauté. Elle n'a plus un bijou.
— Elle les a vendus, dit le comte Erbern, ou
elle les cache. Si on voulait m'écouter, on gagne-
rait beaucoup d'argent ici. Je connais la comtesse
Koyos. Elle m'a déjà confié de très belles perles
et un yatagan au manche orné de rubis qui fut
donné à Murât par l'empereur Napoléon I®^, puis
passa dans la famille du général Dufour dont la
comtesse Koyos a copie du testament.
11 s'avança au bord de la loge pour lui faire un
profond et lent ^alut qu'elle rendit avec discrétion
et il dit encore :
-— C'est absolument authentique- Une arme
décernée de sa propre main par votre plus grand
fe'omme de guerre. Je ne comprends pas que vous
négligiez ces preuves de votre renommée, alors
que les Italiens aussitôt leur arrivée à Vienne ont
énkvé de la Hofburg tous les tableaux ayant
rapport à leur Histoire. Les portraits en pied de
Marie- Antoinette et de Louis XIV sont toujours
dans l'antichambre de votre commission des
'RéparatH>ns.
M. Salzbach consola cet historien *:
10
Q
— Je ne veux pas vous détourner du commerce.
Vous avez une de ces belles vocations, qu'on doit
toujours encourager comme disait Je baron de
Rothschild cette lois (ju'il se promenait à Tranc-
foil. Le baron Pollak l'avertit : Rentre ton mou-
choir, Rothschild ; ce sale petit juif qui te suit
va te l'enlever. Rothschild répondit : il ne faut
pas contrarier les gens qui ont de si bonnes dis-
positions. Nous avions tous commencé petite-
ment.
M. Coutance se reposait des horreurs de l'hô-
pital en regardant les femmes :
— Peu de luxe, mais de jolies peaux. Le der-
rière des corsages est moins ouvert que chez les
Parisiennes qui remplacent le décolletage par le
déculletage. La fesse est plus de mode que le
nichon. Il y a de confortables formes parmi ces
belles personnes.
— D'autant plus belles, répondit M. Salzbach,
que tu ne les as jamais vues et que tu ne les
reverras pas. Les inconnues ont toujours du
charme. C'est pourquoi nous devenoHS amoureux
en voyage. La beauté nous est attrayante dans
une ville où nous avons du loisir. Les amateurs
de femmes estiment peu les Anglaises. Le plus
grand entraînement de ma vie a été pour une
lady près de qui j'ai dîné au Savoy-Hôtel à
Londres, le 23 mars 1904. Je me rappelle la date.
C'est grave. Je n'ai pas contemplé en entier sa
figure cachée par les arbustes qui ornaient la
salle. Le balancement d'une palme me laissait
voir tantôt le front et les yeux, tantôt la bouche
et le menton. Je n'ai jamais vu le nez. Derrière
cette malice de la verdure il y avait des cheveux
104
blond roux, des prunelles bleues, de la peau rose
sous la lumière des diamants. On eut dit l'aurore
dans la forêt. J'ai compris l'éblouissement et
qu'on peut être aveuglé par une femme comme
par le soleil. Mais c'était un jour où je m'en-
nuyais.
M. Heidrich approuva cet enthousiasme :
— C'est beau une tête de femme.
— Extérieurement, conclut M. Salzbach.
— Celles de Vienne, dit le comte Erbern, sont
parmi les plus jolies du monde, munies du charme
de tarit de races qu'on trouve parmi elles les yeux
allongés de l'Asie, la peau lactée des Germaines.,
la peau bistrée des Turques, les cheveux blonds
et lisses, les cheveux bruns et crêpés. Les filles
du Danube surpassent les filles du Rhin par la
diversité. Elles n'ont pas comme les Allemandes
un seul type classique en bleu, rose et blond, à
chair copieuse. Les brunes de Vienne ne se laissent
pas si aisément définir.
— Va-t-il encore, murmura M. Coutance, nous
offrir des adresses ? Ses armoiries doivent être
d'un gril d'or sur champ de gueules. Car il a de
la gueule. Vous êtes représentant de Marie-Antoi-
nette, lui dit-il, j'aimerais mieux traiter avec
votre patronne qu'avec vous. Avez-vous des
relations avec les grandes familles françaises : les
Boni de Castellane, les Bubu de Montparnasse ?
Le comte Erbern répondit qu'il ne connaissait
pas Monsieur de Montparnasse et continua d'ex-
citer ces hommes voraces de femmes :
— Vous en voyez de magnifiques dans les cam-
pagnes d'autour Paris, sur les anciennes routes
royales. Les gentilshommes de Louis XIV pin-
105
çaient aux relais lo menton d( s fermières. Ces
politesses ont transmis des airs de marquise et
des seins satinés à de belles franches filles qui
cueillent aujourd'hui des légumes pour les halles
centrales.
Je préfère les Espagnoles d'Anvers à celles de
Séville. Les Andalous du duc d'Albe ont laissé
parmi les blondes de Flandre de ravissants yeux
noirs.
La politique française est curieuse du côté
juge. On y voit souvent l'influence sur les chefs
d'Etat, du lit et de la pantoufle. Beaucoup de
cuisses, telles que celles si blanches d'Agnès
Sorel, de Madame du Barry : Cafetière I ; et
quelques remarquables têtes : Madame de Main-
tenon, l'impératrice Eugénie, la comtesse d'H»aus-
sonville, présidente de la S. B. M.
— La cuisse reste, dit M. Coutance. On prétend
que nous lui devons, après la faiblesse d'esprit de
Louis XV, la mort de Monsieur Félix Faure et
aujourd'hui la lutte entre chefs syndicalistes, émus
par la même dactylographe : une jeune fille qui
adore son enfant. Ayant pris un amant elle appela
cela un coup de tête, à quoi on lui répondit
qu'elle se trompait de bout.
Mr. Aldridge loua les mœurs du nouveau Con-
tinent :
— Les plus belles femmes du monde, sont à
Boston et à l'Hôtel Continental, rue de Casti-
glione, où descendent les Américaines. Je ne
parle que de celles respectables. En Améiique
la femme domine T homme, mais elle est méses-
timée si on la sait adultère. En France l'homme
domine la femme, mais il est ridicule si elle ie
106
/
trompe. Nous ne comprenons pas le déshonneur
du cocu. La honte de la faute est pour qui la
commet.
M. Salzbach donna son idée sur les femmes :
— Les affaires sont une maîtresse passion-
nante.
M. Coutance construisit un proverbe :
— Il ne faut pas parler d'amour dans la maison
d'un cocu.
Le comte Erbern, souriant et les mains gra-
cieuses car il ne remuait plus de petit paquet,
parlait avec ferveur de la beauté féminine :
— On ne doit pas ôter l'honneur à qui vole
pour parer une femme. Ce qu'un homme accom-
plit par amour, même le vol, est ce qu'il peut
faire de plus beau depuis qu'il a perdu le Paradis.
Dieu a été bon, ou dupe de la première
larme de femme au commencement du monde,
en croyant châtier la désobéissance par l'obliga-
tion du travail, plutôt que par l'impossibilité
d'aimer. S'il avait dit, non pas : « C'est à la sueur
de ton visage que tu mangeras du pain )), mais :
Tu ne seras plus capable de la caresse que t'a
enseignée Satan... au lieu du regret du Paradis
perdu, l'humanité aurait le regret de l'Amour
perdu. Ce serait beaucoup plus terrible.
— Sûrement, dit M. Salzbach. Il nous a obligés
à créer les usines, mais il n'a pas rendu impossible
les lupanars.
— L'aveugle Milton s'est trompé. Le paradis
n'est pas perdu. Nous devons travailler, mais il
nous reste la possibilité que ce soit pour la femme.
^ — Aussi l'inverse, dit M. Coutance.
Le comte Erbem, ne comprenait pas vite le
107
sens qui n'était quo <]ans deux mots. II se tut
pour laisser achever M. Coutance qui estimait
en avoir dit assez «1 juste. Le comte acheva son
propos :
— La guerre a détruit ma fortune. Je fais du
commerce parce que je comprends encore Tamour ;
sinon j'aurais accepté comme d'autres de porter
du linge sale et de vivre de choux bouilli. Ceux-là
sont des damnés. J'en connais qui possèdent des
collections rares qu'ils n'ont pas le courage de
vendre eux-mêmes. Devoir donner du luxe à une
femme leur créerait un plus grand courage.
— Le royaume des Cieux, dit Mr. Aldridge,
est encore semblable à un marchand qui cherche
de belles perles.
M. Coutance ajouta :
— Et à un homme qui cherche de belles
femmes.
Le bonheur étant la possibilité de changer
d'embêtement, nous serions bien malheureux si
nous n'avions pas l'amour.
— Et la guerre. Quel charme est dans la guerre
comme dans la femme pour que tant de fois l'homme
déçu, épuisé, recommence.
— Dites-moi qui a inventé la guerre, pria
M. Pjebyl, pour que je l'étrangle.
M. Heidrich fut plus doux :
— Les femmes mettent dans la vie le charme
et les ennuis. Elles sont dignes de l'agenouille-
ment et de l'imprécation. Inspiratrices et abru-
tissantes, la poésie a été créée pour elles et pour
elles la trique ; les deux premiers instrun.ents
que l'homme a fait avec la corde et le bois i le
fouet et la harpe conviennent à leur diversité.
108
Mr. Aldridgc montra des fleurs superbes à
un corsage
— Dieu est grand dans ses roses et pitoyable
dans son humanité. Il a été miséricordieux en ne
rendant pas impossible à l'homme d'aimer le
travail à quoi il le condamnait.
Pour arriver à la souffrance humaine sans tirer
le sang du corps, il suffit d'occuper le forçat aux
rudes besognes inutiles : transporter une lourde
pierre et la rapporter, tourner une roue qui ne
meut rien, effilocher brin à brin, en y consommant
ses doigts, de vieux câbles de marine avant de
les brûler. Le catholicisme n'a pas conçu pour ses
damnés le hard labour des Danaïdes et de la
législation anglaise appliquée par des juges qui
pour se reposer de siéger chassent à courre les
renards reçus de France dans des cages à poules.
Cinquante sporstmen and sportswomen en habit
rouge, en lâchent un dans les Downs du Sussex
et galopent après avec des chiens et des trom-
pettes. Au lieu de tout ce tintamarre et cette
cavalerie pour le reprendre et le mettre à mort,
que ne le tuaient-ils tranquillement puisqu'ils
le tenaient. Jeu aussi stupide que le hard-labour
mais point désespérant car il est le sport libre-
ment choisi. Le Paradis est dans l'amour du tra-
vail qu'on fait.
M. Salzbach ricana cette sentence :
— L'homme intelligent vit du travail de l'im-
bécile. L'imbécile vit de son travail,
M. Coutance dit aussi sa conviction :
— La preuve que rhomnie n'est pas fait pour
le travail, c'est que ça le fatigue.
^L Pjebyl demanda :
109
— Qu'est-ce que c'est, la Fatigue ?
M. Heidrich cherchait la sympathie de M. Cou-
tance :
— Aimez-vous la musique ?
— Je l'adore autant que fait Salzbach qui
renvoie ses domestiques quand ils éternuent en
Si au lieu de Si bémol. Je ne peux pas entendre
sans envie de pleurer la Marche de Faust et le cri
du marchand de pois verts. C'est un air aussi
beau qu' « Ombre immortelle de nos aïeux... » :
Au Boisseau ! au boisseau î...
L'indignation du parterre monta vers l'hilarité
de la loge.
Les Français cessèrent leur blague. L'orchestre
jouait. La foule, serrée sous l'ombre de la salle aux
lumières brusquement éteintes, était fervente
dans un silence pieux. La joie du chant commen-
çait sur la scène éclairée. Ariane apparut couchée
sur les roches ; les voix de femmes vibrèrent puis-
santes et douces. Lentement, semblant portée par
la musique, Ariane se leva :
— Marie Jeritza, dit M. Heidrich.
La chanteuse, splendide comme une reine de
légende, augmentait de sa beauté la clarté de la
scène astrale au fond de la salle noire. Impériale,
elle jetait le dernier feu de ce grand luxe : la cour
d'Autriche. De la magnificence perdue, rien ne
restait que cette blonde étincelante dont les bras
diamantés, lentement étendus, remuaient de la
lumière. Sur ses cheveux passaient des flammes
d'or.
M. Heidrich osa dire encore à voix très basse :
— Lorsqu'elle les dénoue pour jouer Eisa, de
Lohengrin, ils touchent terre. Quand elle chante,
110
cinq mille personnes retiennent leur respiration.
Déesse de la Musique, elle était sacrée par
l'adoration de la foule, immobile dans cette
ombre d'où ne s'élevait pas un soupir. Tout était
ferveur et avidité d'entendre.
M. Coutance plus disposé au plaisir français
de la parole rieuse qu'à la joie d'incliner son
âme sous la caresse de la musique estimait beau-
coup les gens qui faisaient de l'esprit. Mais
cette foule muette lui révélait ce qui était au
delà de la parole. La rigolade du comte Erbern
appliqué à charmer les Français lui semblait
pitoyable auprès du silence de M. Heidrich qui
appuyait sur ses mains jointes sa figure aux yeux
clos. Débarassé de sa malice de parole, M. Cou-
tance écoutait docilement et il était ravi à lui-
même. L'angoisse de la Musique racourcissait sa
respiration comme avait fait l'angoisse de la
Misère. Sa raillerie écrasée par la piété de cette
foule, il comprenait dans cette ténèbre une lumière
qui était au dedans des hommes, éblouissante
pour ceux qui baissaient les paupières. Appre-
nant l'extase non par y réfléchir mais par en
être touché comme d'une mouille ou d'une brû-
lure, il soumettait sa volonté à une domination
qui en otait toute méchanceté. Sous le mystère
des forces spirituelles émues par les sons, il eût
été maintenant incapable d'élever la voix dans
le grand mutisme de la foule. Commie à l'Hôpital,
il se sentait en impossibilité de haine ou de
mépris meurtrier. Une figure dont il se souve-
nait si peu que ses pensées familières ne la
reconnaissaient plus passait en lui : la Bonté.
Son énergie vaincue par une force aimante ne
111
kii indiquait rien quo d'accopler la lassitude.
Il était exquisement fatigué. La dernière mesure
de l'orchestre toucha le silence, tinta et mourut
sur le peuple dévot. Il y eut encore le temps d'une
haleine où Ion entendit l'air sortir des poitrines,
puis l'ovation éclata, énorme par le bruit des
mains et des bouches, les battements et les cris.
Les gens du parterre, rués vers l'orchestre, accla-
maient la chanteuse qui poussait sur la scène
Richard Strauss, timide dans les gestes audacieux
de la femme blonde.
Elle riait à ce délire. La foule trépignante dans
le temple sonore adorait son dieu blessé : le
Plaisir.
— Voilà, dit M. Heidrich, ce qui cessera
demain, par pénurie de lumière, et peut-être
bientôt mourra parce que Vienne va manquer
de vie. Pourrons-nous maintenir l'Opéra sur une
misère telle qu'est la nôtre. Pensez-vous que ce
soit sans préjudice pour l'Europe, pour le monde
entier, qu'une flamme de civilisation comme celle
que vous venez de voir s'éteigne.
Des journaux français, anglais nous reprochent
d'être encore, malgré la famine, une ville d'amu-
sement. Nous avons ici le Moulin rouge, le Taba-
rin, un Montmartre viennois, exportation de
toutes les vieilles modes de la noce parisienne.
Mais au-dessus de cela entretenu par le fêtard
étranger, l'Opéra de Vienne appartient à l'huma-
nité.
Les derniers applaudissments retentissaient sur
la capitale déchue où, dans les rues ténébreuses,
aucun tramway ne roulait. La force électrique
était tarie. Il ne restait que le bruit rare^du
112
sabot des chevaux maigres. La misère de la ville
était comme un profond océan de ténèbres autour
de cet îlot de luxe où brillaient les feux de
l'Opéra. M. Coutance, sorti de la gloire de la
lumière, perdait dans l'ombre ses compagnons.
Un homme adossé à un pilier lui demanda l'au-
mône. La clarté du vestibule le projetait sur
écran de nuit. De la ténèbre derrière lui se levaient
des spectres. En contraste à l'Opéra où la chan-
teuse blonde régnait sur l'ovation, il posait le
signe de l'homme vivant aussi dégradé qu'un
cadavre pourri. L'Ariane impériale et char-
mante dans la noblesse de la musique ne sem-
blait pas de la même race. Ils différaient plus
que le jour et la nuit, la splendeur et l'ombre, la
laideur et la beauté, car ils étaient le Luxe et la
Misère. L'homme blême aux joues creusées et
vêtues de poil raide portait dans ses minces bras
un enfant vert de figure, le nez et les oreilles
rouges, pinces par le froid malicieux qui colorait
joyeusement cette souffrance. Le mendiant ser-
rant sur sa poitrine le petit desséché ne résistait
à ce menu fardeau qu'en s'appuyant fortement
au pilier où son corps était à plat comme l'afiiche
annonçant au-dessus de lui :
Ariadne auf Naj^os
bei R. STRAUSS
^rimadonna Frau Marie Jeritza
L'homme s'inclinait du côté gauche où il tenait
l'enfant qui ouvrait la bouche aux coins tom-
bants ; grimace du sanglot mais silencieux. Il
n'avait plus la force de pleurer. Il renonçait à la
113 8
joie de frviro cia bniit avec sa peine. Dans la souf-
france hnniaLne, il était au delà des larmes. Le
morceau de pain que les nuumots joueurs donnent
aiux cygnes sur l'eau souriante des bassiiis lui
aurait été un Paradis. La gravité de ces deux
visages avait l'énormité d'un cataclysme. Der-
rière ces deux faces terribles, régnait r(>mbre
et la gigantesque misère. Leur silence était
plus gi^ajid que celui de la foule spectatrice de
beauté retenant son soupir pour les dernières
nMes du chant d'Ariane.
^L Salzbach prit par le bras M. Coutance :
— On te croyait à la petite sortie, à voir les
chanteuses. 11 y a des hommes fort bien mis. Le
comte Erbern a raison. Les coupeurs viennois
sont les premiers du monde. Ceux de Londres ont
la chance d'habiller des sportifs. Ça leur fait une
réputation facile. Ici, ils rendent élégant un
homme ventru.
Sa manie était d'essayer tous les tailleurs et
de vouloir qu'ils corrigent l'épaisseur de son corps
d'homme puissant qui remue peu. Le comte
Erbern lui donna l'adresse du sien et lui conseilla
de faire de la marche à pied.
— Je ne suis pas assez riche, dit M. Salzbach,
ou pas assez pauvre pour trouver le temps de me
promener. Je suis condamné à l'automobile.
Perdre du temps n'est possible qu'à ceux qui
possèdent de grands biens ou qui ont renoncé à
la fortune. On n'est libre que par beaucoup d'ar-
gent ou pas du tout d'argent. J'ai de Targent.
Mais pas tout l'argent du monde. Je n'ai pas le
temps d'aller à pied.
Ses confrères à Paris rappelaient Le Gros
114
tant pour sa corpulence que pour la dimension
de ses affaires et ils nommaient M. Coutance le
Demi-Gros.
Ni les massages, ni la sudation ne pouvaient
procurer à M. Salzbach de maigreur durable. Sa
graisse ne fondait que par le souci d'argent. La
diminution de richesse lui était comme la misère
à un pauvre. Perdre momentanément un million
sur les quarante qu'il possédait ne lui retirait
pas les moyens de manger trois fois par jour et
lui donnait l'apparence de manquer de nourriture.
Son tour de ventre rétrécissait de trois centi-
mètres en quinze jours quand le coton baissait à
Liverpool et au Havre. Il ne maigrissait qu'en
même temps que son compte en banque et
engraissait avec lui. La joie -d'argent lui donnait
bon appétit.
Il mit son bras sous celui du comte Erbern :
— \ ous disiez tout à l'heure que quand Dieu a
flanqué l'homme à la porte du Paradis terrestre
à grands coups de pied dans le derrière, il eut la
bonté de lui laisser les \ iennoises...
il
o
— On te croit fou, dit M. Coutance à M. Salz-
bach, quand tu parles de trouver une mine d'or
à Vienne. Je commence à te comprendre.
— M. Freudenberg aussi, répondit M. Salzbach.
Nous sommes ici au pays des premiers diplomates
du monde. Ils ont faibli depuis 1914. Mais l'État
n'en avait d'inférieurs comme les nôtres que parce
que les bons sont restés dans les affaires. Depuis la
guerre il y a de nouvelles formes de se voler
commercialement. On hésite, on cherche sa voie
de canailllerie. Les vendeurs autrichiens ont peut-
être déjà trouvé la leur. M. Heidrich nous amuse
et nous donne toujours raison. M. Freudenberg
a tout de suite vu comment il devait nous
tromper. Je tiens les autres par leur misère ; elle
est à fleur chez l'ouvrier; masquée d'un vieil habit
de soirée et d'orgueil chez la noblesse. C'est humi-
liant de ne les dominer que par l'argent. Mais
r'reudonberg a été assez habile pour me cacher
sa richesse. Allons nous expliquer.
116
— M. le Kommerzien-rat, lui dit-il, je crains des
erreurs de chiffres dans les salaires ouvriers que
vous m'avez cités. Ils sont bien bas.
— Une erreur, répondit en souriant M. Freu-
denberg, est toujours possible. Une rectification
aussi. Mais la précision des chiffres chaque jour
changeants n'est pas une recherche digne de votre
esprit. Laissons cela aux comptables. Nous,
patrons, devons connaître les grandes lois du
marché ; ce qu'il vous importe de savoir est que
la couronne a encore une valeur de salaire en
Autriche, qu'elle peut payer le travail d'un
homme, mais que le change de la couronne n'a
plus aucune valeur de salaire. Si vous donnez
ici cinquante couronnes par jour à un ouvrier,
il vit et il travaille. Si vous envoyez ces cinquante
couronnes à Zurich pour payer un salarié, le
change lui donne le prix d'un verre de bière :
cinquante centimes. Donc la loi est d'amener en
Autriche des capitaux pour payer le travail ;
parce que quand l'homme coûte cher dans le
monde, le pays de bas salaire est un pays de for-
tune.
— Quelle était votre idée, demanda M. Salz-
bach, en vous montrant plus à court d'argent
que vous n'êtes ? Vous avez un compte à la
County Council à Londres ; à la Guaranty Trust
à New- York ; à la Banque d'Alsace et de Lorraine
à Paris ; à la Banca di Sconto à Trieste ; donc des
livres, des dollars, des francs et des lire. Pour-
quoi, au lieu de l'orgueil de vous dire riche, avez-
vous préféré l'habileté de vous laisser croire
pauvre et m'avez-vous donné une trop basse éva-
luation du salaire de vos ouvriers ?
117
Cette franchise m- troubla point M. Freuden-
— Je vais vous finir votre idée. \ ous avez
voulu capter ma production, et comme vous dites
eu français : nw mener en bateau. Acheter les
all'aires vous semblait imprudent. Vous avez bien
NU qu'il valait mieux n'acheter que le travail.
En deux ans de bénéfice sur mon usine, vous
auriez gagné de quoi la payer. Continuant à la
diriger, secouru par vos capitaux, j'aurais moi-
même fait toute la besogne dont le profit m'aurait
asservi à vous et je me serais trouvé votre esclave
par un contrat d'association où votre part de
propriété aurait vite dépassé la mienne.
La manière dont M. Salzbach s'inclina montra
sa grande estime pour cet homme clairvoyant, et
tous deux se regardèrent aimablement, attendant
de l'autre une parole imprudente.
M. Coutance les mit d'accord :
— Quand on s'entend si bien on est fait pour
travailler ensemble.
— Avec grand plaisir, dit M. Freudenberg.
Mais M. Salzbach n'acquiesça pas si vite :
— Vous avez prévu que je serais tenté par
votre manque de capitaux et vos bas salaires et
vous pensiez m'engager à fond en les exagérant.
Où vouliez-vous eu venir ?
— Où nous sommes, dit M. Freudenberg. A
nous associer l'un pour l'autre et non l'un contre
l'autre. Je vois parfaitement la direction de ce
que vous voulez faire, sinon tous les détails.
Faisons-le ensemble. Captons la production des
autres. Je le peux sans vous, vous ne le pouvez
sans moi. Il me sera plus facile d'engager mes
118
capitaux ou de m'en procurer qu'à vous de
trouver de bonnes collaborations dans Tindustrie
autrichienne et tchèque.
— Je suis heureux, dit M. Salzbach, d'avoir
rencontré un homme aussi habile. Apportez-moi
des contrats de travail et nous signoois un accord.
Je fonde une Banque Travail et Marchandises ;
notre capital sera un stock de matières à usiner
dans les pays à bas salaire : Autriche, Tchéco-
slovaquie, Pologne. La rareté du transport du
charbon, de la force motrice, l'abondance des
grèves feront hausser, dans le monde entier, pen-
dant plusieurs années, le prix de tout.
Nous choisissons des matières à quoi il faut
incorporer beaucoup de travail et nous les met-
tons en œuvre là où la main-d'œuvre est peu
coûteuse.
Des gens fuient Vienne parce qu'ils disent :
C'est la plus grande misère du monde. Pour cette
raison j'y viens et je veux y faire de grandes
choses. La misère est de l'or. Des multitudes 4e
mains ici ne font rien. Fourni de matière pour
occuper 25.000 femmes à 40 couronnes par jour,
j'économise 18 millions par semaine sur la diffé-
rence de salaire avec la France, où la plus basse
paie est de 12 francs par huit heures.
Ils se donnèrent avec plus de confiance des
détails et des promesses et se serrèrent la main.
Pour rentrer à l'Hôtel Sacher, M. Salzbach
préféra marcher que rouler en voiture ; il avait
l'habitude qu'on s'écarte autour de lui, car il
mettait souvent ses poings sur ses hanches et par
l'envergure de ses coudes tenait la place de
deux hommes.
119
— Nous venons de faire, dit-il, un assez bon
pas dans la fortune pour nous permettre de suer
un peu par une demi-heure de promenade.
M. Coutance voulait lui expliquer les maigreurs
terribles dont il avait été témoin. Depuis une
heure il sentait qu'il devait lui dire une chose
importante pour laquelle il ne trouvait pas les
mots justes. Cette recherche le tenait silencieux
comme dans le débat entre MM. Salzbach et
Freudenberg, car l'opposition qui continuait en
lui du commerce et de l'humanité le tourmentait
autant que le succès, de leur entreprise.
M. Salzbach triompha :
— Freudenberg n'a pas eu la sottise de me
croire fou. Ce pays a sa misère à vendre. C'est
sa richesse. Nous allons l'acheter. \ ois-tu main-
tenant quelle mine d'or est à Vienne ? Des
ouvriers aussi fins de main que ceux de Paris :
maroquiniers, bijoutiers, argentiers. Arréte-toi à
ces boutiques de la Karntnerstrasse. Les chemise-
ries prouvent le chic d'une ville. Je me ferai
faire des chemises ici. Ce sera pour rien. La misère
humaine est une mine d'or.
M. Coutance avait enfin trouvé l'idée qui con-
venait à ses intérêts et à son émotion :
— Pourquoi penses-tu tant à gagner de l'argent
sur l'ouvrier au lieu d'en gagner sur le client. Il
ne paiera jamais trop cher. Ne rogne pas les
feuilles de choux du miséreux d'ici.
— Je ferai assez de bénéfice sur lui, dit M. Salz-
bach, pour lui donner de la viande.
Je ne veux pas perdre notre alTaire en exagérant
la spéculation sur la hausse des prix de vente.
Depuis quatre ans n'importe quel bousilleur peut
120
faire du commerce puisqu'on vend plus cher
demain ce qu'on a acheté aujourd'hui. Ça chan-
gera pour le malheur de ceux qui n'auront pas su
prendre plus profondément les choses et trouver
l'économie des fabrications. L'origine des grandes
fortunes françaises est dans le bas salaire. Les
filateurs, les tisseurs du Nord et de l'Est, les
maîtres de forges de la Loire, les Fabriciens de
Lyon ont tondu des milliards sur les ouvriers.
Les patrons qu'on appelle dans le Textile : façon-
niers, à qui on donne la matière qu'ils doivent
rendre manufacturée ne peuvent gagner que sur
le salaire, puisqu'ils n'ont pas de service de vente
et ne facturent rien que le prix de main-d'œuvre.
Le façonnier est la bête à sang pompée par qui
donne le travail, mais lui-même pompe la misère
ouvrière et je connais de ces familles riches de
millions gagnés à sous sur les salariés. N'importe
quel contrat M. Freudenberg nous procurera sur
ses collègues ne les empêchera pas de trouver du
profit. Ils réduiront tant qu'ils pourront la paie
de l'ouvrier. Ne sois pas inquiet pour eux.
— Je ne le suis pas d'eux, mais des ou-
vriers.
— Alors, dit M. Salzbach, tu deviens socia-
liste... Ce qui est à toi est à moi, ce qui est à moi
est à moi ? Ma fortune serait plus importante si
j'étais d'une famille de négriers du salaire, d'escla-
vagistes, au lieu d'avoir commencé petit vendeur
de marchandises et d'argent.
C'est pour peu payer le travail que le Textile
soie a essaimé dans les montagnes du Dauphiné
et du Forez ; le calicot dans les vallées des Vosges ;
le lin dans la plaine du Cambrésis. La misère de
121
ces pays a été leur fortune. Ils sont aujourd'hui
lieu de grande industrie.
Que de voyageai la marchandise a fait vers les
mains les moins rétrihuées : brodeuses de Gérard-
mer à dix sous par jour : brodeurs chinois nourris
d'un bol de riz.
Les patrons du monde entier recherchent l'ou-
vrier misérable et abondant. Je n'invente pas un
crime en faisant romme eux. Mais je me libère de
l'industriel francids qui facture trop cher.
Tous les fabricants du monde ont plus de profit
à faire travailler en Autriche que dans les prisons
de leur pays. J'ai autrefois commandité un indus-
triel lillois qui avait à la maison centrale de Loos
un atelier d'appareillage électrique : article où
nous ne parvenions que par la main-d'œuvre
pénitentiaire aux prix de la concurrence alle-
mande. Aujourd hui nous avons pour dominer
le marché mieux que le cachot : la lamine.
M. Coutance, dur en affaires et ému par la
misère, continuait la contrariété entre le négoce
et la pitié. Il portait en lui Jésus et le marchand
du Temple. Il aurait pu devenir un saint s'il
n'avait pas été dans le commerce, 27, rue La
Fayette, Paris.
M. Salzbach n'avait de plaisir que dans la
puissance d'être riche. Garé de l'amour et de la
politique, il n'estimait que la fortune et disait :
— Le riche est toujours aimé ou élu, s'il sait
ne pas avoir l'orgueil.
Ne connaissant pas de meilleure et plus pure
joie que celle de prendre le bien des autres, il
augmentait le sien p«'ir masses ou par centimes,
aussi soigneux d'encaisser deux cent mille francs
122
en un jour sur un gain en Bourse qu'à faire es-
compter les chèques dès réception pour ne pas
perdre un centime d'intérêt. Ses pensées étaient
toutes en forme de différence d'une somme à une
autre : achat et vente. Il n'acceptait pas en cela
de distraction. Le sommeil même n'arrêtait pas
dans sa tête le calcul d'affaires. Ses rêves étaient
d'arithmétique. Cherchant l'argent comme un
fauve la viande, le saisir puissamment lui était
moins un travail qu'une joie. Ainsi il n'était
jamais fatigué. Il aimait les enfants et comme eux
ignorait la pitié. Point gourmand, buveur ni
vicieux, il menait une vie plus vertueuse que celle
de beaucoup d'honnêtes hommes. La preuve en
était à son teint frais et à son corps charnu qu'il
ne livrait à aucun excès que l'immobilité. Peu
sensuel, quoique juif, il fréquentait les femmes
comme il se mettait à table : par nécessité. Sa
rage aux affaires ne lui permettait pas la régula-
rité des repas. Il ne se faisait jamais remplacer
dans les démarches importantes et disait :
— Je ne crois pas aux hommes de confiance.
Quand je veux être sûr qu'une chose soit faite,
je la fais moi-même.
Il ne se servait jamais pour indiquer ses rendez-
vous de la préposition : vers. Il ne disait pas :
vers neuf heures, mais : à neuf heures, et il y
était précisément. Esprit sans méchanceté, il
n'aurait pas perdu une minute pour faire du mal
à quelqu'un sur qui il n'avait rien à gagner.
Voué au Gain, non à la Haine, il pardonnait
toutes les injures ^mais aucune dette. Le plus
grand criminel n'était pas devant son juge-
ment le meurtrier, mais l'insolvable. Shyloek,
123
créancier d'une livre de chair humaine, lui sem-
blait plus bête qu'effrayant. Réduire les hommes
à payer en sang qui n'est pas une valeur mar-
chande était une stupidité commerciale. Lui,
Salzbach, voulait tirer d'eux non la souffrance
mais la richesse. W n'avait haï qu'un failli
désespéré qui aimait mieux mourir que tra-
vailler toute sa vie pour payer et disait :
Autant crever tout de suite. Ce renoncement était
pour M. Salzbach la pire immoralité. L'honneur
et le salut d'un homme ne restaient possibles que
tant qu'on pouvait encore gagner quelque chose
sur lui. Certain de retrouver son argent augmenté,
il le prêtait ; on citait deux maisons près de faillir
dont il avait refait la fortune en leur donnant un
fort crédit contre participation aux bénéfices,
mais les plus ardents suppliants tombés à genoux
n'obtenaient pas de lui un sou sans des garanties
de premier ordre.
Il avait pour le créancier à merci une espèce
d'estime comme le chasseur pour la bête. Les
hommes à qui il faisait faire de mauvaises affaires
lui étaient sympathiques. Il ne méprisait que les
gens qui n'étaient pas dans le commerce : ren-
tiers, fonctionnaires, professeurs d'économie poli-
tique. Invité à une conférence en Sorbonne sur
l'industrie sidérurgique, il avait répondu : J'ai
de l'acier demi-dur à placer, mais pas de temps à
perdre en écoutant quelqu'un qui parle pour ne
rien vendre ni acheter.
Il ne considérait dans les choses que la valeur
de rapport et ne comprenait point qu'on put
aimer une propriété qui coûtait à entretenir. Il
n'était pas sensible à la fierté de posséder le bien
124
de famille. Des hommes chérissaient leur vieille
maison d'autant plus qu'ils y avaient beaucoup
dépensé. Il les jugeait ainsi : Ils ne savent pas
vendre.
S'appauvrir par la possession lui semblait une
forme de folie. Tout lui était marchandise.
Il disait :
— Des hommes savent travailler la terre, moi
je sais travailler l'argent.
Cet implacable n'avait qu'un vice : la facétie.
12;
M. Salzbach, sympathique par sa face rieuse,
fit dans le salon des Chasses de l'Hôtel Sacher
de la bonhomie envers ceux qu'il voulait ses
associés dociles. Il se crovait au bout de sa ofrande
peine pour fonder la banque Travail et Marchan-
dises. Devant sa convoitise s'ouvrait cette mine
d'or : la misère d'un peuple. M. Ernst Popischil
avait amené M. Pietro Babi, de la maison Capel-
lino e Tordo Milano, réputé pour avoir fait à
\ ienne dans le mois après l'armistice trente mil-
lions d'affaires : dirigeant sur Trieste des aiguilles
à 1 couronne 95 le mille pour les revendre à Rio
de Janeiro entre 25 et 50 fois le prix d'achat ;
du cognac allemand pris à 8 couronnes 50 et
revendu en pesos, comme marchandise française,
9 fois sa valeur d'origine.
M. le comte Erbern proposa If sabre de Murât
au manche orné de rubis à cet ItaHen à la face
rasée qui lui en fit compliemnt :
— Quelle merveille. J'en prendrais des wagons.
126
Vous me demandez de placer cela à la commission
ou vous me vendez ferme ? J'aimerais mieux le
compte à demi entre nous deux. J'attends une
signature avant de travailler avec vous tous ici :
Passato il pericolo, gabbato il Santo.
— Nous sommes réunis, dit M. Salzbach, pour
une bonne affaire ; c'est-à-dire profitable à chaque
participant. Si j'achète le sabre de Madame la
comtesse Koyos, je cherche à l'avoir au meilleur
marché car cette dame n'est pas, je crois, fabri-
cante. Donc je ne la re verrai plus. Tandis que
des associés doivent se rencontrer souvent. S'ils
sont mécontents les uns des autres, ils se fatiguent
en luttes personnelles et leur entreprise est affai-
blie. Je veux que vous soyez tous contents,.
M. Ernst Popischil, M. Pjebyl, M. Heidrich,
M. Pietro Babi, Mr. Aldridge, vous formez avec
M. Coutance et moi le Conseil d'administration
de la banque Travail et Marchandises dont je
serai le Président et M. Johann Freudenberg
l'administrateur délégué.
M. Babi dit :
— Che bella combinazione.
Et Mr. Aldridge :
— Je suis prêt à soigner les relations entre
vous et Malcolm & C^ pour la cession de marchan-
dises à travailler. Nous commencerions par les
tissus et les cuirs. Les conditions dans lesquelles
nous distribuerons la besogne peuvent ajouter à
la dégradation de la vie. Maintiendrons-nous la
main-d'œuvre à sa basse tension, ou bien, créant
le travail pour prendre le profit, aurons-nous
aussi l'intention de sauver. Voulons-nous relever
ce peuple ou profiter de ce qu'il meurt ?
127.
M. Salzbach tiqua de la lèvre supérieure.
Son visage montra le déplaisir de perdre plus de
temps (ju'il n'avait cru nécessaire. II répondit
avec une force de voix qu'on ne lui connaissait
pas. Tous virent avec satisfaction qu'il était
capable de colère car ils se sentaient plus forts
de lui connaître une faiblesse.
— Nous ne pouvons pas, dit-il, commencer une
affaire par la pitié. Nous devons réussir ou être
des imbéciles, pire encore : des filous. Notre hon-
neur commercial est de gagner de l'argent. Chacun
en son privé peut être charitable par les béné-
fices que notre Société lui aura procurés, mais
la banque Travail et Marchandises n'est pas une
œuvre philanthropique.
M. Freudenberg inaugura son rôle d'adminis-
trateur délégué par un discours plus calme :
— Si l'Autriche est perdue, nous nous perdons,
vous en y mettant des capitaux, moi en y laissant
les miens. Mr. Aldridge a raison de penser qu'une
entreprise de travail doit donner de la force aux
ouvriers car, les épuisant, elle s'épuise, mais
M. Salzbach dit justement qu'elle ne doit pas
en cela compromettre ses bénéfices, car elle dis-
paraîtrait et, avec elle, le profit que les ouvriers
peuvent en obtenir.
J'aiderai de toute mon influence Mr. Aldridge
à faire avec le gouvernement autrichien des
traités de ravitaillement. Malcolm t\: C*' les con-
clueront par lintermédiaire de notre Banque.
Il rompit une pile d'échantillons :
— \ oici un exemple du travail qu'on peut
tirer d'ici : Costumes d'enfants, robes de fillettes,
pantalons de travail en tissu de papier, à cent
128
couronnes ; c'est 4 fr. 50 aujourd'hui ; moins que
le prix des boutons, du fil et de la couture en
France. Les ouvrières qui ont cousu cela ont été
payées trois sous.
— Cette marchandise, dit M. Salzbach, est Iç
pain noir du Textile.
Regrettant d'avoir, par son irritation, donné à
M. Freudenberg une occasion d'habileté, il pria
qu'on se mit à table.
M. le Kommerzialrat continua son argumenta-
tion :
— Nous ne sommes pas si misérables que l'as-
pect du peuple le fait croire à Mr. Aldridge. Le
sol est riche. Aucun minerai de fer dans le monde
n'a la teneur de celui de Styrie : 62 %. Nos chutes
d'eau, nos forêts, l'outillage de notre industrie
textile sont une grande fortune. Vienne, capitale
d'empire, détient de vieux talents d'organisation
qu'on ne peut pas improviser ailleurs. Cette guerre
a reculé les Balkans jusqu'à Buchs, frontière suisse,
si les Balkans sont dans la géographie politique
le lieu du désordre. Mais Vienne leur refera une
meilleure administration. Elle sera la centrale et
non pas Buda-Pesth, Prague ou Varsovie. Cela
déjà se voit aux opérations de Bourse. Toutes les
affaires de pétrole polonais se traitent ici.
Il sourit, content de grandir son pays devant
les hommes des autres races :
Une ville est capitale par des siècles d'habi-
tude, une rage soudaine ne l'en rend point capable.
Prague qui en plus de son désir de revanche a la
force de travail, croit qu'elle nous dominera parce
qu'elle est laborieuse. C'est insuffisant. Vienne gar-
dera les raisons sociales, les Banques. Prague
129 9
n'aura que los succursales. Elle ne sait pas char-
mer. Le commerce et la noce se tiennent.
L'homme d'affaii'es va vers le plaisir. Paris
où l'on s'amuse est devenue la ville du plus
fort trafic en France. Le commeixîe a grandi
dans la capitale aimable. La fabrication s'est
rapprochée d'elle. Depuis quarante ans l'in-
dustrie n'a cessé d'augmenter dans le dépar-
tement de la Seine. ^ ienne n'a pas encore com-
mencé ce groupement des usines api^s 'Ceiui des
bureaux de vente. Elle le fera comme Paris et
restera la capitale de cette partie ^du monde,
parce qu'on ne détruit pas en cinq ans ce qi«e des
siè-cles ont créé.
L'Italien Babi remuait la main droite en un
geste qui semblait de bénédiction surfun cadavre.
M- PjeJbyl posa son verre iplein de Porto <le Franz^
Josef I et dit avec violence :
— Nous, gejis de Prague, avons fait le travail
de l'Autriohe. Xou-s garderons maintenant le
px^iit. La capitale sera lia où est Je ti^avail.
VoLi^ cet homme s'arrêter de manger et de boire
pour alfirnaer autre chose que son intéi^t ;per-
soDJiel enseigna à M. Salzbach Terreur commise
par JVl. Ereudenherg, trop orgueilleux de pi'oola-
mer la gloijre de Vienne q^e M. Pjebyl nia encore
plus énei^iquement :
— L'Autriche est crevée.
Parmi les i^gards oblitjues et les grondements de
gorge, M. Goutance rec(unmanda à M. Salzbach :
— Huile, ça giince entre le Tchèque, le Hon-
gi^ois, l'Italien et les Autriciiiejis. Ernst Popischil
seul n'a pas le »ez tlans son assiette et les yeux
de ti'avers.
186
Herr Johann Freudenberg a été assez fin pour
l'obliger à ie proposer administrateur délégué.
Ça rend les autres iurieux. Et il les excite encore,
îl sait gaffer, le diplomate.
M. Salzbach ne se satisfaisait pas si vite de
voir cet homme capable d'une maladresse, car
il craignait de sa part une ruse. Regrettant d'avoir
brusqué Mr. Aldridge à la collaboration de qui
il tenait beaucoup pour la puissance de Malcolna
<& C^, il entra ainsi dans les habitudes de cet
esprit commercial et philosophique :
— Faire accorder au Gouvernement autrichien
un emprunt en Amérique souscrit en farines et
graisses diminuerait la mortalité viennoise...
M. Coutance, pour tenir M. Freudenberg en
dilîiculté, lui donnait raison :
— Paris ne centralise pas que l'administration
et les arts ; mais l'industrie après le commerce.
Les grosses fabrications : verrerie, céramique,
forge, tissage, qui avaient leurs régions tradition-
nelles : la Flandre, les Ardennes, le Forez, pa-
raissent dans le département de la Seine. La capi-
tale politique puis commerciale devient capitale
industrielle. Elle n'est cependant pas voisine des
gros ravitaillements de matière : mines de charbon,
mines de fer.
- — Non plus mine d'or, dit M. Heidrich, gra-
cieux.
M. Coutance continua :
— Paris n'est pas un grand port fluvial. Son
seul avantage technique est la convergence des
voies ferrées. Mais on s'y amuse. C'est poui^quoi
Goni y vient travailler. Le travail suit le plaisir.
M. Freudenberg m'instruit. Les ouvriers quittent
131
les usines de campnjrne pour colles des petites
villes à Cinémas et Cafés bien éclairés ; de même
les patrons s'éloifjjnent du Nord de la France où
sont les mines et se rapprochent de Paris qui a
rOpéra et les music-halls. Cela a encore été aug-
menté par la guerre. Les gens de Flandre et des
Ardennes, poussés à Paris par l'invasion, n'en
veulent plus partir. Ils ont appris le charme d'y
vivre. Beaucoup d'étrangers y viennent. On
voyage confortablement eti France. Les règle-
ments de chemins de fer sont mieux faits que
notre Constitution de 1874 où manque :
Ne pas se pencher par la portière.
— E pericoloso sporgersi, dit M. Babi.
M. Popischil :
— Nicht hinauslehnen.
Mr. Aldridge acheva cette litanie des portières
de sleeping-car :
— It is dangerous to lean out,
entraîné, contrairement à ses habitudes, par
l'irrévérence des Français envers. les hommes de
Gouvernement. Il le regretta et dit :
— Vous aimez railler vos magistrats.
— M. Paul Deschanel, répondit M. Coutance,
n'est point comique, mais solennel et plaisant
aux dames. Quand il tomba par la portière de
son wagon, M. Clemenceau, informé de cet
accident, le démentit ainsi :
Vous ne me ferez jamais croire que chez cet
homme, la tête est plus lourde que la queue.
Assuré que c'était vrai, il ajouta :
Il a enfin trouvé sa voie.
— Vienne, dit M. Freudenberg, a comme Paris
la convergence des chemins de fer. Elle est capi-
132
taie par situation géographique. La Karnter-
strasse est la voie romaine de Carinthie, que pié-
tinèrent les légions. La route suit le fleuve ; le
rail suit la route. La civilisation avance sur la
route et le rail. Les capitales se sont toujours
établies aux carrefours du monde. Vienne est
sur le millénaire chemin des grandes invasions,
des pèlerinages, des postes romaines, du com-
merce et des caravanes. La vallée du Danube
et les Alpes de Styrie lui donnent la royauté
topographique. Il faudrait niveler les montagnes
pour situer à Prague le rayonnement des voies
ferrées. L'élévation d'aucune ville ne peut com-
penser la perte que sera la ruine de Vienne pour
cette partie de l'Europe. Toutes les nations qui
nous entourent en seront épuisées. Quatre-vingt
pour cent de l'industrie austro-hongroise était
en Bohème, mais nous faisions la vente de cette
fabrication. La Tchéquie peut bien nous refuser
son charbon pour nos usines, mais doit encore
nous demander de lui placer les marchandises
qu'elle fabrique. Dans le premier semestre de
1919, ellci en a exporté pour huit cent millions
de couronnes. Tout est passé par Vienne. Un
courant commercial n'est pas détourné plus faci-
lement que celui d'un grand fleuve. Vienne res-
tera la capitale commerciale et banquière. Sa
misère sera contagieuse pour tous les pays qui
l'entourent, comme a été sa fortune. Ils ne peuvent
prospérer sans nous. Les erreurs des Habsbourg,
les crimes de leur oppression, n'empêchent pas
que, libérés de leur gouvernement, nous conti-
nuons à subir la forme économique qu'ils nous
ont donnée. Nous pouvons nous détester, mais
133
i4 nous faut travailler ensemble ou périr ensemble.
Nous ne sommes pas totaleiTient respons^ables
(ie notre présente misère, car nous avons le^ pre-
miers oiîert la paix. Si la France nous avait
écoutés, non seulement nous seiions plus heureux,
mais toute l'humanité.
M. Pjebyl: à qui sa rage donnait une grande
sincérité, osant parler avec fureur, ne se cachait
plus pour gratter sa gale, montrant en même
temps Texactitude de son caractère et de sa peau :
— Vous vivez maintenant, dit-il à M. Freu-
denberg, de l'aumône du monde. On quête pour
vous dans les églises. Les Américains, les Hollan-
dais, envoient du lait condensé à vos enfants.
( )n les recueille pour les nourrir en Suisse, en
Italie. Vous périssez parce que nous sommes
libres et que nous ne travaillons plus pour vous
L'Italien refit le geste ailé de sa main droite :
— - Si la mortalité actuelle continue, dans
quinze ans vous serez une ville de 50.000 habi-
tants. Carthage aussi fut un lieu géographique
de civilisation et Babylone, et des villes dont il
ne reste pas une pierre. Venise a été plus que
vous la capitale du commerce entre l'Adriatique,
le Danube et Constantinople. \ ous avez dr)miné
\ enise. Nous vous dominons aujourd'hui, mais
avec amitié si vous nous donnez intérêt à travailler
avec vous.
Le dessert étant servi, M. Heidrich nota qu'il
était regi-ettable de n'avoir pas invité Mitzi
Walbaum, Helly Goldberg, Eisa Somogy, qui
dansaient si bien. 11 sortit pour leur téléphoner»
— Nous aurons toujours, dit M. Freudenberg,
des amis, tant que notre misère leur paraîtra
134
profitable-. Et peut-êfre ceux-là nous sauveront'.
Mais d'autres ne voient pas que leur haine' les
perd- avec nous. Biabylone et Carthage n'ont pas
péri seuks ; mais toute la civilisation' babylb-
nienn^e et toute la civilisation cartha^noise. Avec
Vienne pénra la civilisation danubienne.
— Comrbi-en, demanda M. Pjebyl, y a-t-il d'in-
dividus qaii pensent comme ça ?'
M. Babi répondit :
— Trois douzaines de gens-.
M-. Pjebyl ajouta :
— Et quatre douzaines d'huîtres.
Mt. Aldi'idge approuvait M. P'reudenberg :
— Est-ce pour finir sur un charnier qu^on
aura ici travaillé et civilisé peneîant millb ans.
C'est une grande illusion de croire q-ue Vienne
mourra seule. Elle n'est plus le tyran. Qu^elle
reste l'associée. Aura-t-elle constitué son industrie
avant que Prague fasse elle-même &on commerce.
Il vous faut capter vos chutes d'eau pour créer
l'énergie électrique, vendi-e vos bois afin d'avoir
des capitaux. Mais si vous abattez les forêts pour
orao:ner l'arcrent nécessaire à orojaniser les chutes
hydrauliques, vous déréglez par le déboisement
le régime des eaux. Vous détruisez par la richesse
momentanée la richesse permanente. Le profit
que vous tirez de votre sol est une ruine plus
qu'un salut. Ce n'est pas le travail de vos lïïains
qiae vous vendez, mais la substance de votre
corps. L'Autriche doit compter le nombre de
soupirs qui lui restent pour souffler sous le far-
deau avant qu'elle n'en soit écrasée. Tout effort
qui doit la libérer en même temps f achève. Par-
viendrez-vous à reconstituer l'industrie avant que
135:
la mortalité ouvrière ne rende inutile les usines,
et à capter les chutes d'eau avant de détruire les
forêts ? Vous écartez de vous les loups de la
Misère et de la Mort en leur jetant de votre chair.
L'effort même de vous sauver vous tue. Ce qui
vous donne l'espoir est désespérant. Il n'y a de
salut qu'en continuant le travail comme on a
toujours travaillé jusqu'ici : Autriche, Bohême
et Hongrie ensemble. Ceux que l'oppression con-
tenait dans la fortune de l'empire vont mainte-
nant pouvoir se battre au lieu de travailler. La
paix de sécession a redonné liberté à leur haine.
On a tracé les frontières politiques d'après les
races et les langues, et non sur les puissances de
travail. C'est une vieille conception barbare de
la séparation des nations. La frontière linguistique
n'est pas une barrière à hausser entre les hommes
mais à abattre.
Les pays trilingues, comme la Suisse, les Fédé-
rations de toutes races comme l'Empire britan-
nique, ceux où la population est créée par apport
mondial comme l'Amérique, sont plus forts que
ceux constitués sur la haine de races (}ui n'est
nécessaire qu'entre blancs et hommes de cou-
leur.
Cette paix a ignoré la grande puissance d'une
civilisation fondée sur l'industrie.
Un pays n'est pas forcément dans ses limites
justes quand chaque homme y parle la même
langue, mais quand il a sa plus grande puissance
de travail.
Les peuples qui gardent de fortes haines natio-
nales sont les plus barbares du monde. Malheur
aux hommes qui ne savent pas s'associer pour
136
leur bien-être. La devise monétaire de l'ancien
empire autrichien valait 1 fr. 05 ; aujourd'hui
elle ne vaut plus 0.05, mais les vieilles haines ont
repris toutes leur valeur. Cette partie de l'Europe
subit, en plus du malheur de la guerre, la stupi-
dité des peuples à se livrer à leur tempérament
au lieu de le réduire pour s'associer et travailler
ensemble. L'Empire britannique tient dans la
prospérité les Boërs et les Irlandais, les Néo-
Zélandais et les Hindous. Quand toutes ces races
reprendront le droit de disposer d'elles-mêmes,
les usines linières se rouilleront à Dublin et sur
l'Empire britannique tombé comme celui des
Habsbourg s'écroulera la fortune de l'Irlande,
de l'Egypte, des Indes et du Cap.
Aux États-Unis, la haine de races est ramenée
à l'hostilité primitive des hommes de peaux
différentes : les noirs, les blancs, les jaunes. L'Amé-
rique donne la plus exacte preuve au monde du
triomphe du travail sur la race. L'empire des
Habsbourg était plus près des Etats-Unis d'Eu-
rope que la sécession autrichienne arrangée par
M. Clemenceau et Mr. Lloyd George. Il formait
une personne économique, une force industrielle
et commerciale. On devait maintenir cette Fédé-
ration, la corriger et l'étendre au lieu de la dé-
truire.
Les Habsbourg, les Hohenzollern, hommes à
cheval, ont fait un crime : cette guerre. Les quatre
hommes assis : Clemenceau, Lloyd George, Wilson,
Orlando, ont fait un autre crime : cette paix.
Elle n'a pas été organisatrice du travail du monde,
mais destructrice comme la guerre. Les nations,
au lieu de se prêter aide pour la reconstitution de
137
leur outillage, continuent à se porter préjudice.
Tant que la paix ne sera pas établie sur le travail
patrimoine de l'humanité, elle contiendra la
guerre, et les nations devront lutter contre la
misère.
}/Autnche actuelle est un exemple d'incom-
préhension ou de mépris des forces du travail par
les hommes de la paix, comme la ruine des usines
de France est un exemple du crime de l'Allemagne
envers le travail humain.
M. Ernst Popischil conseillait à M. Salzbach
de se mélier de M. Freudenbers: :
— Il était un des plus gros fournîsseui's de fez
pour Constantinople. Les Turcs le connaissaient
bien et n'avaient pas confiance en lui. Il ne
livrait pas toujours, mais il était toujours payé.
— La paix est écrite, dit M. Freud enberg, elle
n'est pas faite. 1^' Europe doit encore longtemps
trembler. Il lui faudra détruire tout ce qui l'affaiblit
et d'abord la misère de ses pays centraux. Elle
perd son rang dans les civilisations si nous per--
dons le nôtre parnnti les nations. Notre abaisse-
ment élève FAmérique et le Japon. Nous tous
Européens devons nous relever ensemble. Par
les mêmes forces qui ont fait Vienne depuis mille
ans ville capitale, l'Europe est inspiratrice de
l'humanité. Sa faiblesse qui contient la nôtre est
momentanée. La pure civilisation n'est ni améri-
caine ni japonaise. Aimons notre mère Europe.
L'œuvre de son mauvais fils Bismarck y a duré
45 ans. Celle de Clemenceau ne durera peut-être
pas cinq ans.
— Prosit, dit le tchèque Pjehyl. Je bois à
son éternité ! Nous vivrons sans \ iennc puis-
13»
qu'elle vivait de nous. Laiss«^ à elle-même, elle
tombe. Il n'est pas nécessaire de la haïr et de la
combattre. Notre indîiïérence et notre liberté
sulïisent à l'effondrer. îci était l'autorité coTniuer-
ciale, administrative ; chez nous, le travail. Les
boulangers, les cordonniers, les ouvriers du bâti-
ment étaient tchèques. L'Autriche ne tire des
mines qui lui restent que peu de charbon parce
que nos hommes en sont partis. Ils faisaient tous
les durs travaux. Les Viennois étaient musiciens,
coiffeurs, cochers, garçons de café. Uniquement
bons à commercer, ils allaient à la boutique, non
à l'atelier. Nous faisions l'industrie. Ils vendaient
nos produits. Aujourd'hui ils ne peuvent plus
vendre que ce qu'ils auront fait. Ils sont obligés
de travailler et ils ne savent pas. Prague formait
des ingénieurs si nombreux qu'ils allaient diriger
des usines en Pologne, en Allemagne, en Amérique
du Sud. La suprématie de Vienne était par les
femmes et la musique. Les Magyars, les Polonais,
les Tchèques, venaient s'amuser ici. Nous lais-
serons à Vienne cette spécialité. Nous préférons
avoir les usines que les bordels.
Cet homme, proclamant la supériorité de son
pays, révélait une énergie plus -grande que lors-
qu'il débattait pour de l'argent. Il ricanait et il
criait fort, ce qui ne lui était pas habituel dans
les affaires.
M. Ernst Popischll railla M. Pjebyl par une
chanson espagnole :
Yo hai un amigo que li gusta la Manzanilla.
Mr. Aldridge sanglota doucement un cantique
de repentance de l'armée du Salut :
139
We shall drink ne^er more
nev'er more, nes^er more,
We shall drink never more.,,
puis y ajouta à voix aiguë un démenti :
...Water.
— C'est joli, dit M. Heidrich qui, répéta l'air de
pleurnicherie et de ricanement.
Gêné par l'attention qu'on donnait à sa fureur,
le Tchèque, trop ému pour avoir la force du
silence, parla bas à l'Italien Babi :
— Vienne est une gueuse. Qu'elle soit servante
comme toutes les vieilles gueuses. Elle nous a
toujours méprisés et volés. L'impôt de capitation
du Tyrol était de 1 couronne 75, et en Bohême
de 16 couronnes. Elle nous croyait fous quand
nous, gens de Prague, parlions de notre liberté.
Mais, obligés de nous expatrier par la persécution,
nous connaissions le monde et nous savions que
l'empire était perdu. Les Viennois riches res-
taient chez eux d'où ils nous traitaient en es-
claves. Pendant des siècles ils ont sucé notre
travail. Mais la vengeance est venue. Notre propa-
gande dans les régiments polonais et yougo-
slaves a ébranlé l'armée impériale, puis les troupes
tchèques vous ont ouvert la brèche et livré en
désordre un million quatre cent mille hommes.
Nos ouvriers aux usines de Skoda envoyaient
en France les renseignements sur la fabrication.
Le mot d'ordre était : Tout contre les Habsbourg.
Les Autrichiens en ont tué de nos garçons !
Il lit le geste de piquer à la baïonnette, puis
de serrer le cou :
Mais ils ne nous ont pas découragés. Il y a
140
toujours eu des émissaires pour aller en Suisse
parler à notre père Massarick.
On tirera de Vienne tout ce qu'on en peut
tirer et on la laissera crever.
Pour plus commodément parler de sa haine à
l'Italien qui trempait dans le vin luxueux ses
lèvres souriantes, le Tchèque cessait de manger,
mais non de boire. Il racontait le fanatisme des
révolutionnaires pistés jusqu'en Amérique par la
police autrichienne ; l'héroïsme des déserteurs
engagés dans l'armée française et qui ne se ren-
daient jamais, sachant qu'ils seraient pendus.
Son gosier serré de rage refusait la nourriture et
n'avalait plus que le vin.
Pietro Babi lui versa à boire et lui dit douce-
ment :
— Il ne faut pas souhaiter leur mort puisque
nous travaillons avec eux.
M. Salzbach, maniant la salopette en tissu de
papier apportée par M. Freudenberg, y trouva
prétexte d'adoucir la conversation.
— Elle aurait servi le jour que Dieu voulut
savoir quelle religion donnait le plus de courage.
Il mit sur un rang le Juif, le Catholique, le Pro-
testant et fit détonner la foudre, le Vésuve, le
tremblement de terre. Le catholique courut jus-
qu'à Rome, le protestant jusqu'à Genève, le juif
ne bougea pas :
— Samuel, dit le Seigneur, c'est toi le plus
courageux. Tu n'as pas fait un pas vers Jéru-
salem. Il faut que je te récompense. Qu'est-ce que
tu souhaites ?
Samuel répondit :
— Changer de culotte, Seigneur !
141
M. le comte Erbern paHa aimableinenl :
— Le charme de Buda-Pesth est plus grand
qut; celui de Prague. Nous, Hongrois^ travaillons
autant que les Bohémiens el ixiisoiLS de la musique
aussi bien que les \ ieimois. iNous pouvons être
les diri-e^eauts d'une ^nande nation car nous étions
les as&(îK?iés de l'Autridrie pour ra-dmiiiisx ration de
renipire. La Bohtmé n'a que Thahitudi^ d>e l'oppo-
sition prise coirtre le « Dividfî et impera ». Elle
n'-est pas piN?pai'ée à se gouverner ellc-oieme.
Il aurait mieux valu pour Vienne êtix^ conquise
que délaij^sée. Elle passe du rang de jolie feïnm.e
gâtée à ceiiai de miséreuse affamée. Gelie qui sou-
riait fleurie tend la main. Elle ne peut redevenir
luxueuse que par la suprématie politique. Aucun
peuple voisin ne la lui accordera, mais il peut y
installer la sienne. Buda-Pesth sera la capitale
ou notre armée fera de \ ienne la capitale de la
Hongrie-Autriche. Ainsi la ville retrouvera sa
destinée historique et nous, Hongrois, le rang
qui nous est dû, car nous sommes le peuple du
courage. Nous reprendrons Presboui^, Pozsony,
le Strasbourg !Magyai% que les Tchèques ont eu,
non par leur vaillance aux armes, mais pour la
récompense de leur servilité envers la France et
l'Angleterre.
Pendant mille ans nous avons défendu l'Occi-
dent contre l'Orient. Les Turcs et les Tartares
se sont arrêtés devant le sabre hongix)is. La
richesse de l'Europe n'a été possible que derrière
nos héros, gardiens de la ci^'ilisation chrétienne.
Aujourd'hui ingrate, elle démembre le corps de
la nation hongroise qui l'a sauvée des invasions.
Nous ne l'accepterons jamais.
142
Nem ! Nem ! Soha !
— Capito, dit M. Pietro Babi, et sa main
droite cessant le geste de bénir, fit au-dessus de
sa tête le mouvement d'un moulinet de sabre.
Le Tchèque Pjebyl, enragé de gale et de natio-
nalisme, se renmait follement et était déjà rouge
de l'intention de paroles violentes, mais xVI. Salz-
bach le devança :
— Les Hongrois pensent à la guerre. M. le
comte Erbern, vous en parlez comme si vous
auriez du plaisir à la faire.
— En capitaine de hussards, dit le comte
Erbern. Au commencement il y eut le cheval,
puis l'olOcier de cavalerie. Après il n'y eut rien,
rien, rien. Puis il y eut la vache, la chèvre, le
porc. Puis il n'y eut plus rien, rien, rien. Après
il y eut l'olficier d'infanterie.
— ]\Ierci pour la Biffe, répondit M. Coutance,
qui avait servi dans le 43^ de ligne. En matériel
de guerre je puis vous fournir les grattoirs pour
la comptabilité d'armée et les canons de cam^
pagne.
Et M. Salzbach :
— Comme capitaine vous savez peut-être de
quoi vous parlez. Si les Tchèques et les Hongrois
se battent pour Presbourg et Vienne, notre affaire
en sera fort gênée. Il vaut mieux la suprématie
par le charme civilisateur, comme dit M. Freu-
denberg. Quelle est la plus charmante des trois
villes : Vienne, Prague ou Buda-Pesth ?
Il pensait nécessaire d'alléger cette dispute
commencée par M.- Freudenberg, maintenant
silencieux, et qui assistait à l'acrimonie entre la
Hongrie, la Bohême et l'Italie. M. Coutance,
143
ennuyé de ces passions politiques où le Kommer-
zial ne se compromettait plus, dit :
— C'est à Buda-Pesth que sont les plus beaux
lupanars du monde.
Mr. Aldridge le nia :
— C'est à Paris.
M. Pjebyl, ayant sur son bras gauche la main
sournoise de M. Pietro Babi qui le retenait assis,
put parler sans hausser le propos :
— Nous avons une force morale que jamais
l'empire n'a eu. Pendant trois cents ans il nous
a tenus par la seule domination matérielle. Nous
n'avons jamais aimé l'Autriche, jamais cru en
elle. C'est parce que nous attendions la révolte
que nous étions dans l'empire le peuple à l'âme
forte.
— Il est vrai, accorda le comte Erbern, que
la Bohême a été sous les Habsbourg une prison.
L'Empire n'a pas choisi ses dignitaires et ses
dirigeants parmi les Tchèques. L'habitude du
fléchissement vous restera longtemps.
La main de M. Pietro Babi qui semblait cares-
sante sur le bras gauche de M. Pjebyl le serra,
délicate étreinte de sympathie suffisante à libérer
toute la rage que le Tchèque venait de contenir.
Il rit à grande gueule montrant sa forte denture
où étaient deux chicots noirs ; son index pointé
vers le comte Erbern lui signifiait l'insulte de
cette hilarité.
Le comte, dressé, parla hautement :
— Vous êtes la cause de la ruine de l'empire.
Vous avez trahi l'armée. Le châtiment de ce
crime viendra le jour où nous pourrons user
librement de notre force. Vous n'êtes insolents
144
que par l'appui de l'Angleterre et de la France.
Seul devant nous vous tomberez sur la face rien
qu'au vent de notre sabre.
11 prit un temps de repos, comme s'il allait lui
dire une chose encore plus solennelle ; mais sim-
plement il l'appela Porc !
M. Pjebyl traita de Puant cet homme qui
embaumait l'eau de Cologne. Lui jetant un
verre, il en cassa deux autres en se penchant
pour saisir au milieu de la salle quelque chose
plus lourde. Mr. Aldridge essayait de tenir assis
ce brise-vaisselle dont l'Italien Babi s'écartait
pour laisser plus de liberté à ses gestes regret-
tables. Le maître d'hôtel, accoutumé à la musique
du cristal brisé dans cette pièce luxueuse, arrivait
vite, mais sa gravité en habit noir ne suffît pas
au sauvetage de la verrerie : elle fut mieux assurée
par Mitzi Walbaum et Helly Goldberg qui en-
traient, le visage rose de froid derrière les voilettes
noires.
Contre la rudesse des hommes elles avançaient,
terriblement armées du calme de leur beauté.
L'arc rouge de leurs bouches lançait des sou-
rires.
Mr. Aldridge les accueillit :
— Ich kûsse die Hand.
Je vous baise la main.
— Seulement ? dit M. Coutance. Ce n'est pas
poli. Vous êtes venues promptement malgré qu'on
vous ait négligées trois jours. Vous avez meilleur
caractère que ces messieurs. Et Eisa Somogy ?
M. Popischil, à la figure de Turc converti au
chapeau européen et à la rapine internationale,
complimentait en espagnol :
145
10
— A los pies de usted. Hcck ?
Parlant du \\n ou aux femmes il le faisait en
un dialecte de sa composition et les appelait aussi
I)irn Nina que Darling ; Cara mia que Ma gosse.
11 savait des chansons en gitane andalou sur le
Xérès et l'aguardiente ; en italien :
Tu sei lui poco tropo piccola
per /are l'amore con me.
et en anglais puritain d'énormes histoires d'amour
qu'il commençait ainsi :
— The best is not too good for me
Le meilleur n'est pas trop bon pour moi,
car il expliquait ensuite qu'il exigeait toujours
d'être servi par la patronne. Il concluait :
— I am not iishing for compliments.
Je ne suis pas pêcheur d'éloges. Heck !
M. le comte Erbern, la main gauche sur la
poitrine en une pose de grande courtoisie qui
cachait la tache de vin de son plastron, s'inclinait
devant Mitzi Walbaum dont les yeux bleus
riaient aux gourmandises. M. Salzbach loua
M. Heidrich :
— Vous avez prévu à temps que les dames
seraient utiles. Vous connaissez l'esprit des peuples
de l'ancien empire.
Je ne me suis pas battu à main depuis le Brésil,
à Iguape, où était une fonda tenue par des dames
dont j'avais un soir l'une sur mes genoux quand
on entendit galoper des chevaux. La femme recon-
nut leur allure et me dit : Prends garde, voici que
vient un homme amoureux de moi. 11 avait le
sombrero et les éperons gauchos et voulut m'obli-
ger à l'afîront de boire dans son verre que nous
146
cassâmes et un peu nos figures. Les femmes, bien
gaillardes, abimèrent leurs ongles à le mettre
dehors et fermer contre lui la cancella, pijis me
soignèrent en m'appelant : Chiquillo ! car j'étais
jeune. Ce bonheur ne dura pas. On vit luire à
travers la grille les yeux noirs de l'homme furieux
et les flammes rouges de ses six cartouches ;
une femme cria : La tengo, la navaja ; et y alla
au couteau. Une autre me passa un revolver ;
mais l'homme avait appelé son cheval comme
un chien. Là-bas on n'attache pas les chevaux.
Ils obéissent à la voix de leur maître.
Le lendemain matin, étant encore chez moi,
couché sur le dos par précaution pour ma figure,
on me remit la carte du senor :
GONZALÉS ChIQUENTE Y MaTTO
qui entra en redingote et chapeau noirs comme
pour m' enterrer. C'était mon excellent cavalier,
gros propriétaire, venu s'excuser d'avoir été dis-
courtois la veille envers un étranger.
Après ce récit de voyage, M. Saizbach recom-
mença les grosses blagues :
— Dites-moi ce que penserait un Juif mangé
par un cochon ?
Les hommes, apaisés par le sourire des femmes,
arrangeaient leurs cravates où étaient des perles
de grand prix.
147
M. Heidrich, dévot au piano, n'en dérangea
pas ses mains et dit au revoir d'un signe de tête
à M. Coutance et à Mr. Aldridge qui emmenaient
M. Pjebyl.
M. Coutance remarqua que c'était fort mal
commode d'habiter Schœnbrunn :
— Je conseillerai à M^^^ Eisa Somo^jv de se
loger à Vienne.
— Les appartements libres, dit Mr. Aldridge,
y sont rares. Venez voir celui où je suis reçu
gratuitement comme sauvegarde contre la Révo-
lution.
Il consola P. Pjebyl, humilié par l'air froid :
Ce salon manquait d'air. Vous vous y êtes
mieux tenu que les archiducs. Il y faisait chaud.
— Quelle difîérences de température dit
M. Coutance : 7 degrés au soleil, 4 à l'ombre ;
18 chez les marchands de vin.
Un cocher, qui ramassait les graines d'avoine
tombées du picotin de son maigre cheval, leur
fit ses offres. Ils les refusèrent, mais donnèrent
148
l'aumône à deux enfants blêmes postés à cette
station de fiacres afin d'avoir la pitié des gens
assez riches pour aller en voiture. Le cocher
frappa du fouet ces petits chanceux, visant leurs
pieds nus afin de les faire mieux souffrir. Criant
qu'ils déshonoraient cette station et dégoûtaient
la clientèle, il brandissait sur leurs plaintes son
bras guenilleux que M. Pjebyl saisit prompte-
ment.
Mr. Aldridge l'en félicita :
— You are a man. Vous êtes un homme,
puis libéra le minable frappeur d'enfants affamés
qu'il jugea ainsi :
— Il a beaucoup de haine parce qu'il a
beaucoup de misère.
Mr. Aldridge s'arrêta devant une porte de la
Schwarzenbergstrasse où il n'y eut que M. Cou-
tance pour répondre à son invitation de passer
devant. Le Tchèque était parti isoler son humeur.
Entre le pied des meubles viennois abondants
en lignes courbes et miroitants de vernis et le
bord des tapis hauts de laine à couleurs douces
apparaissait la fine ébénisterie du parquet losange
en bois blond et noir.
M. Coutance, s'asseyant dans un profond siège
de cuir rouge, dit qu'il assurait ses derrières :
— Quand je suis dans un fauteuil, je me sens
bête ; je me fais l'effet d'un client. Vous n'allez
rien me vendre ? Ce luxe vaut qu'on vous mette
ici comme extincteur contre l'incendie révolu-
tionnaire. Le gouvernement ne réquisitionne pas
dans les locaux habités par les Américains ?
— Le pavillon des United States couvre ce
mobilier.
149 10*
M. Coutance, voyant sur le visage de Mr. Al-
dridge la fierté du citoyen inviolable, entreprit
de l'humilier :
— Vous m'avez étonné en affirmant que les
plus convenables maisons du monde sont à Paris.
Si on me demandait quelle sorte de mauvais lieu
vous fréquentez, j'aurais plutôt répondu Je temple
que le claque.
— Il faut tout voir dans la vie, dit Mr. Al-
dridge. J'ai visité ceux de Buda qui sont la gloire
de la Hongrie ; ceux de Genève qui sont la honte
de la Suisse ; ceux de Séville sans feu et sans eau,
mais avec des fleurs sur les fenêtres à barreaux
de fer de la calle Santa-Maria ; ceux de Londres,
interdits par la loi anglaise et fréquentés par les
juges à perruque ; ceux de New-York, illustrés
en noir et blanc par les négresses et les anglo-
saxonnes. Mais c'est à Paris que j'ai éprouvé la
plus grande émotion, dans une maison de la rue
Saint-Lazare oii j'allai avec un ami, étudiant en
théologie, qui voulait voir le vice réprouvé par
l'Écriture. Deux femmes s'offrirent à nous donner
cette illustration de la Bible, mais quand elles
furent seules avec nous, elles nous dirent :
Mon vieux, tu tiens beaucoup à ce qu'on
fasse ça ?
Et elles nous racontèrent leur vie. Elles croyaient
aux articles de journaux, mais se méfiaient de la
parole des clients, parce que, disaient-elles, les
hommes montent le coup aux femmes. Les propos
des voyageurs arrivés de San Francisco, de Buenos-
Ayres ou de Yokohama les intéressaient moins
que le feuilleton du Petit Parisien. Elles nous
dirent une histoire de puits de pétrole rotée par
150
un ivrogne à grosses bagues et cela nous fit
acheter des actions sur quoi nous avons gagné
25.000 francs chacun. Les femmes étaient toutes
nues, assises au bord du Ht ; nous sur des chaises,
et nous n'avions ôté que nos chapeaux par poli-
tesse. Pendant une demi-heure, temps habituel
pour le prix payé, nous n'avons rien été autre
chose que quatre êtres humains qui se racontaient
leurs soucis et leur expérience.
Mais quand nous sommes partis, ces femmes se
sont refaites putains, avec toutes leurs gri-
maces :
Tu reviendras, mon petit... C'était bon 1
Mon ami est retourné pour leur donner une
part des 25.000 francs, mais ces femmes n'étaient
plus à la maison de la rue Saint-Lazare et la
gérante a dit :
Nous avons deux nouvelles qui font beaucoup
mieux cette spécialité.
J'estime M. Pjebyl. L'argent n'est pas sa
seule préoccupation. Il est capable de compro-
mettre ses intérêts pour satisfaire ses sentiments.
— Qui veut juger une bête, dit M. Coutance,
doit voir ses dents. La pièce de cent sous est à
l'humanité comme la mâchoire est au chien. On
ne sait pas ce que vaut un homme tant qu'il n'a
pas ouvert la gueule sur la question d'argent.
Comment cherchez-vous le bénéfice ? Aimez-
vous mieux les opérations rapides en Bourse ou
les marchandises avec les délais de fabrication ?
— Je ne m'engage, dit Mr. Aldridge, que dans
des affaires sûres et je crois en Dieu. La preuve
que Dieu existe c'est que j'ai envie de le remercier
chaque fois que je gagne de l'argent. Je donnerais
151
toute la fortune de la terre pour l'esprit de Saint
John the Divine.
L'Autriche est une victime de l'idée de Dieu
mal comprise par deux prophètes ennemis :
l'empereur Guillaume II de Hohenzollern et le
Président Woodrow Wilson. Guillaume II, en
tête de ses soldats à l'équipement marqué : Gott
îuitt uns, proclamait le salut du monde par l'armée
allennandc. Le Président Wilson croit au salut
de l'homme par la Bible. Ces deux esprits chré-
tiens nous ont valu une telle guerre et une telle
paix. Je suis Bouddhiste.
Il tira de son gousset le porte-bonheur en or :
le Dieu assis dans un lotus.
M. Coutance compara ce keepsake au Christ
d'ivoire sur croix d'ébène pendu au mur :
— Vous vous êtes choisi un dieu plus adorable
que le cadavre cloué. Le Bouddha a le cul dans
un nénuphar. C'est une position plus confortable
que celle de Jésus. Mieux vaut être fessé de
fleurs que couronné d'épines.
— C'est défendre le royaume de Dieu, dit
Mr. Aldridge, que de ne pas désespérer des hommes
qui blasphèment.
L'Amérique est aujourd'hui le pays où s'ac-
complissent le plus d'attentats à la liberté hu-
maine. Elle réprime les mouvements ouvriers
avec une illégalité (jue n'oserait aucun peuple
d'Europe, parce qu'elle est le pays le plus dogma-
tique et le plus pieux du monde.
Nous faisons dans le domaine social de l'Inqui-
sition comme l'Espagne en a fait dans le domaine
religieux. Nous poursuivons les Industrial Wor-
kers of the World et tous les Reds^ mécréants,
152
hérétiques de l'économie politique. Nous avons
élevé à la liberté la plus grande statue qui est
dans le monde.
Le Président Wilson a apporté les commande-
ments de Dieu à l'Europe dont il ne savait pra-
tiquement rien. Il n'était jamais venu à Vienne,
Buda-Pesth, dans les Balkans, en Turquie, et
pour remanier cela a remplacé l'expérience par
la méditation. Son stylo lui a été comme le sabre
à Guillaume II: un instrument de la justice éter-
nelle.
Aucun des hommes qui ont fait cette paix ne
connaissait expérimentalement le monde. Ils
étaient plus historiens que voyageurs. Clemen-
ceau a, par tradition, répliqué à Bismarck. A
cinquante ans de distance il a repris le même jeu
de qui est pour un moment le plus fort. Ces deux
vieillards entêtés parvenaient par la puissance
de l'identité d'esprit à la ressemblance physique.
Ils ont vécu sur la même vieille idée : le profit
national par le succès militaire. Ils ont dominé
l'humanité sans rien ajouter à l'âme humaine.
L'esprit national nous fait aimer ou haïr des
héros qui ont à divers endroits du monde une
âme pareille. Jeanne d'Arc et Abd-el-Kader sont
sacrés, mais pas aux mêmes bords de la Méditer-
ranée. La variation de Clemenceau à Bismarck
est géographique, point psychologique. Chacun
d'eux a grandi son pays. Le Rhin les sépare, mais
non une compréhension difîérente de l'homme.
M. Coutance rit en faisant danser ses mains
baguées d'or :
— Jeanne d'Arc, Abd-el-Kader, Clemenceau,
Bismarck. Un drôle de quadrille.
153
— Pour la grande vertu do la résistance à
l'invasion, Saint Georges Clemenceau est le disci-
ple de Sainte Jeanne d'Arc.
— Il a moins bien fini, quoique brûlé.
— Dans sa politique à méthode bismarckienne,
la France est parvenue à terminer sa vieille lutte
contre la maison d'Autriche qui n'était plus pour
elle qu'une habitude diplomatique, non une
nécessité économique. Rien ne reste de l'empire
de Charles-Quint, au grand bénéfice de l'Italie.
Elle est chanceuse ; tout l'a aidé plus que son
courage : la haine des Tchèques contre l'Autriche ;
la naïveté de la France. La voilà redevenue
dominatrice de l'Adriatique après avoir laissé
des esclaves derrière ses défaites. Des prisonniers
de Massouah, châtrés par les Abyssins, sont
encore en Afrique. J'en ai connu qui m'ont dit ne
plus vouloir revenir chez eux par honte de leur
mutilation.
L'Abyssin a été plus heureux contre l'Italien
que le Boer contre l'Anglais. Cependant nous
tirions bien.
— Vous avez fait la guerre du Transvaal ?
— J'ai eu de grandes curiosités ; il faut tout
voir. Les vieux Boers cachés derrière le sommet
des petits kopes étaient armés de la pipe anglaise
et du Mauser allemand. En dix minutes de
combat tous les ofTiciers britanniques avaient
chacun soigneusement une balle dans la tête.
Nous étions montés, mais nous laissions les che-
vaux à l'arrière pour faire du tir couché qui ren-
dait les Anglais fous de rage et rouges de sang.
J'ai souvent été aligné entre le grand-père Boer,
le fils et le petit-lils : barbe blanche ; barbe noire
154
et menton imberbe. J'ai compris ce que veut
dire la défense du foyer. Mais les Anglais débar-
quaient pour le salut de l'Empire 500.000 volon-
taires chantés en vers magnifiques par Ruydard
Kipling et portés en triomphe jusqu'aux bateaux
par la populace de Londres. A nous un contre eux
dix nous les aurions remis à l'eau. Ils n'avaient que
la ténacité de se faire tuer et quelle bêtise dans
l'héroïsme ! Mais ils parquèrent les femmes et les
enfants dans des barrages de fil de fer, comme
des poules, sans abri. Nos soldats, pour rentrer
les récoltes, retournaient aux fermes vides et
revenaient à la bataille quand ils entendaient les
coups de fusil. L'armée de Dewett tomba à quatre
mille hommes réguliers. Nous ne fûmes surpris
qu'une fois. A quatre heures du matin les
lances de la cavalerie anglaise déchiraient nos
tentes. Dewett, sur son cheval noir, se mit face
à nous et criait : Retournez ! Ce fut Ladysmith :
les poursuivants anglais écrasés par les roches.
On ne tirait plus. On jetait des pierres comme au
temps des cavernes. Il y eut tant de morts que
la fierté britannique dut demander aux paysans
Boers un armistice pour les enterrer. Et le peuple
de Londres s'assembla devant les longues listes
de casualties.
Aujourd'hui la raide politique du Président
Wilson régit mal la diversité humaine, mais sa
philosophie a émis la plus noble idée qui puisse
Eous maintenir quelque fierté d'être homme : la
Société des Nations.
Quelle grandeur est dans l'esprit, quelle misère
dans la réalité. Des millions d'êtres humains ont
pensé la paix universelle et voilà ce qui est :
155
la dégradation et la mort. Dans les maladies
politiques et commerciales des nations, les enfants
meurent comme les soldats dans les guerres.
L'être le plus faible : le nourrisson, disparaît le
premier quand l'erreur d'une politique met un
pays en longue révolution. Ce iumier de soldats
et d'enfants commencé en 1914 par la guerre,
continué par la misère, fera-t-il fleurir une idée
qui embaumera des siècles d'humanité ou le
monde en est-il pour deux cents ans empoisonné ?
Devrons-nous avoir cette philosophie terrible
d'aimer la mort, nourrice de joie et de liberté,
ou ce fumier humain amoncelé sous le canon et
la famine n'est-il que fumier, la souffrance vite
oubliée par notre stupidité, et nous survivants,
de pauvres brutes soucieuses de léguer les vieux
prétextes de massacre : au nom de Dieu, de l'ex-
pansion commerciale, de la liberté des mers, du
droit des peuples. Le destin de l'homme est-il
dans la perfection de la méchanceté ?
Opposez à l'idée de Wilson la misère de Vienne.
La plus haute spiritualité sur le plus bas degré
de la vie sociale.
Si un catholique avait proposé ce pacte des
peuples, la puissance du clergé romain l'aurait
imposé à l'âme humaine, mais c'est une idée
protestante et il faudra longtemps lutter pour la
rendre adorable.
Nous, chrétiens bouddhistes des United States,
une des 3.922 sectes américaines croyant en Dieu,
sommes avec Wilson contre le Pape.
M. Coutance eut encore l'incorrigible malice de
vouloir humilier ce mystique :
— Ne croyez-vous pas Lénine plus grand que
156
Wilson, car il est réalisateur. Wilson a pensé et
non créé. Sa Société des Nations est une théorie.
Le bolchevisme de Lénine une application.
— Le Président Woodrow Wilson a de plus que
Lénine le martyre car il meurt de ce que la féroce
humanité a démenti son rêve. La puissante idée
qu'il projetait sur le monde a reflué sur lui et
brisé sa raison.
Lénine, plus énergiquement fanatique parmi
des simples, n'a pas du composer avec des discu-
teurs habiles. La chance lui a donné des ennemis
mortels au lieu de contradicteurs polis. Sauvé du
bavardage européen par la distance, il a fait du
réel. Wilson est entré en conversation. On l'a
bafoué d'aimer ce qui semble une chimère : le
droit mondial qui n'est dérisoire que par son
irréalisation. Qu'on lui donne une gendarmerie
et nous l'adorerons. La Société des nations n'a
pas eu pour elle après un apôtre, une armée
qui a permis à Lénine de mettre son idée dans
le réel jusqu'au crime. Il a voulu la conquête de
l'humanité, ce qui montre qu'il n'est pas supé-
rieur à Napoléon I^^, mais cependant le plus
grand homme d'Etat de notre temps et égal au
moins pour le passé aux plus hauts dogmatiques :
Cromwell, Luther, Robespierre.
En lui est l'erreur des triomphateurs de ne
vouloir de limite à leur action que le monde.
Lénine a rêvé la soviétisation de toutes les nations
par la force de l'armée russe. Contre l'attentat à
sa liberté de révolution, la Russie réplique par
la moscovisation du monde. Une fois encore des
hommes croient avoir la vérité définitive et unique
pour l'humanité entière. Lénine est un génie de
157
plus dans la pléiade des dominateurs religieux et
des coiujucrants militaires.
La révolution russe n'est pas grande par sa force
guerrière mais parce qu'elle commence la légis-
lation du travail obligatoire, deux mille ans après
la prédication de Saint-Paul dont la parole :
« Qui ne travaille pas ne doit pas non plus man-
ger », va enfin dépasser le: « Aimez- vous les uns les
autres ».
Le travail obligatoire est l'inévitable loi des
sociétés futures. !1 importe moins de savoir com-
bien celles d'aujourd'hui contiennent d'oisifs que
si elles en autorisent seulement un. Il est l'exem-
ple démoralisant, l'impuni du crime de fainéan-
tise. Le bolchevisme a fait contre l'oisiveté ce
que le christianisme a fait contre la méchanceté.
Cela est impérissable.
Prenez-vous de la Chartreuse ? Celle-ci a été
fabriquée par les religieux avant leur expulsion
de France. Sur le verre sont gravés le globe et
la croix. Le propriétaire de cette maison m'a
écrit d'user de la cave et qu'il préférait la savoir
bue par moi dans ses beaux services de cristal
que par les bolcheviki à la régalade.
La lutte contre la révolution russe qui est
probablement une des plus grandes erreurs de la
politique française depuis la révocation de l'édit
de Nantes, peut redonner à l'Autriche la chance
d'une résurrection, car les Russes l'aideront à
affaiblir ce que l'Entente a renforcé autour d'elle :
la Bohême, la Pologne. La France, dirigée par
des vieillards qui n'ont pas encore compris le
monde moderne, a lait en Russie comme en Au-
triche une politique de politiques et non d'écono-
158
niistes. Les Français devront accepter la paix
avec la Russie sans y rien supprimer de ce qu'ils
prétendaient abattre. Ils n'y auront détruit que
leur influence.
— Peut-être pas toute, dit M. Coutance, grâce
à Jacques Sadoul qui s'est conduit avec la Révo-
lution russe de la manière la plus profitable à la
France. On le remerciera bientôt de l'intelligence
avec l'ennemi, dont aujourd'hui on le blâme.
Tout le monde ne peut pas, même en s'appliquant,
se montrer aussi bête que nos diplomates estimés
dont l'insuccès a été, pendant cette guerre, com-
plet en Russie et dans les Balkans. Chargés de
passementerie, ils nous ont coûté, sans profit,
bien des frais de vovage. Envovés tout brodés
à Pétrograd, ils s'y sont fait haïr. Esprits boiteux,
estropiés de cervelle, ils n'ont pas vu quelle hon-
nête attitude devait avoir la France devant les
inévitables événements russes. Ils ont estimé le
dédain une sulfisante habileté et qu'ils annule-
raient en leur tournant le dos Lénine et Trotsky.
Ceux à qui nos oiHciels ne daignaient pas parler
n'existaient pas. Cependant c'est par eux que le
monde tremble, et à cela se mesure l'intelligence
de nos diplomates envers ceux qu'ils nous fai-
saient ennemis.
Jacques Sadoul répétait, dans ses notes : « Il
faut parler avec les bolcheviks », et luttait inlas-
sablement contre cette facilité de mépris. Les
ambassadeurs ornementés continuaient leur raide
politique de panoplie pendant qu'il avait le cou-
rage de faire plus que sa fonction n'exigeait,
d'essayer, malgré les menaces, les diffamations,
la Grande Sottise, actives contre lui, de vaincre
159
la magnifique stupidité dun Noulens. Il aura été
le précurseur d'un événement inévitable : les
relations régulières de la République française
et de la Révolution russe. C'est pourquoi on le
nommera chevalier de la Légion d'honneur.
Je parle en marchand désireux de choisir ses
achats partout où quelque chose est à vendre
dans le monde, et en détenteur de titres russes.
A qui profitera l'a haine que nous créons contre
nous en Russie ? A nos rivaux commerciaux
heureux de nos erreurs diplomatiques. Quand
nous voudrons commercer là-bas, on nous y
montrera les nombreuses tombes d'enfants tués
par notre blocus. Le gardien d'usine à qui nous
demanderons dentrer sera un de ces soldats qui
ont combattu en France et qu'au lieu de rapatrier
à l'armistice, comme ils le demandaient en sup-
pliant ou en se révoltant, nous avons gardé à
faire des routes en Afrique sous la surveillance de
Sénégalais.
Leurs femmes, leurs enfants les attendaient et
disaient : Maudits Français qui les retiennent. Et
les enfants sont morts de famine parce que les
Français ont envoyé des obus au lieu de pain.
Les marchands de Zurich, de Tokio et de New-
York, allant à Moscou, affirmeront : Nous n'avons
pas été de ceux qui, voulant faire périr le bolche-
visme, ont empli vos cimetières. Voilà longtemps
que nous travaillerions ensemble si on vous avait
laissé la paix profitable au monde entier.
Une population de 170 millions d'habitants est
une appréciable clientèle. Qu'elle reste soumise
au bolchevisme actuel ou l'améliore, il faudra en
venir, après le canon, à vendre et acheter. Nous
160
n'y aurons pas les premières places comme pour
les batteries d'artillerie. Cependant nos filatures
ont besoin du lin russe. Nous voudrions aussi le
pétrole, les bois et les fourrures.
Cette garantie de notre créance sera prise par
les Anglais, les Japonais, les Américains.
Jacques Sadoul aura sauvé quelque possibilité
de récréer le travail entre la France et la Russie.
— Justement condamné par un conseil de
guerre, car il était soldat, dit Mr. Aldridge, il
sera loué dans les Chambres de Commerce quand
elles auront vu l'ineptie de vouloir tuer la richesse
russe plutôt que d'admettre un état social héré-
tique. C'est aussi facile à la France de détruire le
bolchevisme qu'à une jeune fille américaine de
prendre le Niagara dans sa tasse à thé.
Cette époque est, pour l'économie politique des
nations, de même importance que la Réforme
pour la religion. Devant l'orthodoxie de la vieille
propriété, Lénine est comme Luther devant le
catholicisme romain.
La force ne pourra pas effacer de l'intelligence
humaine les conséquences de la gigantesque révo-
lution russe. Les bûchers des prêtres, la violence
ecclésiastique n'ont pas sauvé l'unité de la foi
catholique. Les canons à tir rapide, la violence
militaire ne parviendront pas à extirper de la vieille
religion de propriété le schisme économique russe.
La vague venue des profondeurs de l'âme slave
parcourt le monde en se courbant et se modifiant
sur la nature du sol et l'esprit des nations. Bol-
chevisme en Russie, spartakisme en Allemagne ;
non encore gallicanisée en France, elle laisse par-
tout des traces impérissables.
161 11
Aucune force ne peut créer uu fossé assez pro-
fond qu'elle n'emplisse et ne dépasse, ou élever
une digue qu'elle ne franchisse, Les armées,
impuissantes contre l'esprit, essaient vainement
rencerclement de l'idée.
Je déteste la cruauté des révolutionnaires
russes, mais je la comprends, ayant assisté en
1910 comme fournisseur de cornues à houille,
à un congrès international de fabricants de gaz
d'éclairage. On étudia les moyens de dégorger un
conduit d'écoulement de résidus où tous les appa-
reils de curage s'obstruaient. Les délégués russes
ne s'intéressaient pas à cette conversation^ Ils la
trouvaient inutile, car dirent-ijs : « Quand nos
conduits sont engorgés, nous y faisons passer un
moujik. »
L'homme dans la poisse fait comprendre les
meurtres de la Révolution russe. Après le goudron
le sang. Une nation recueille le bénéfice de la
culture ou le châtiment de la barbarie dans les-
quels elle a tenu les gens de dur travail. Qui n'a
pas été capable de se donner envers se^s semblables
le commandement de : « Tu n'abrutiras point »,
ne doit pas espérer d'eux le « Tu ne tueras point ».
Aucune partie de l'humanité civihsée ne peut
garder la certitude de vivre longtemps encore
comme elle a vécu jusqu'à présent. De Moscou
au Caire, de Dublin à Bombay la vieille société
retentit de craquements énormes. Les droits et
les devoirs de nos enfants ne seront plus les
mêmes que les nôtres. Les nouvelles lois ne sont
pas totalement inscrites dans les tables de la
révélation, mais la révélation est accomplie.
L'humanité sait que sa loi doit changer. Que cette
162
foi vienne d'une illumination ou d'une démonstra-
tion, elle est actuellement la plus grande force
spirituelle du monde : au-dessus de la force reli-
gieuse, au-dessus de la force patriotique. La
Révolution a la puissance d'un Dieu nouveau.
Mais comment, sur la vieille route de la misère,
l'homme fera-t-il de nouveaux pas vers plus de
justice et de fraternité ? Aimera-t-il mieux con-
tinuer de tuer ou abolir le meurtre ? Quelle
lumière est devant nous ? La flamme du bûcher
ou l'auréole du Christ ? Les nations supporteront
toute la brutalité qu'elles auront maintenue en
elles-mêmes. Malheur à celles qui perpétuent
l'ignorance et la crasse. La qualité de la Révo-
lution est inscrite dans l'éducation des peuples.
— Jacques Sadoul, dit M. Coutance, hérétique
momentané de notre politique, mais fort utile à
notre commerce, n'est pas le premier Français
qui ait fait nos affaires malgré nous.
Ferdinand VII, pieux et piteux roi d'Espagne,
rétablit en 1813 l'inquisition et les jésuites, ins-
titutions commodes contre la liberté de penser
qui donne bien de l'insolence aux peuples.
Rafaël del Riego y Nunez, homme d'insur-
rection, contre qui les moines, ne pouvant l'occire,
braillèrent dévotement les plus beaux oremus du
monde, pour qu'il aille tôt en enfer et y rôtisse
pendant les siècles des siècles, in sœcula sddcu-
lorum, amen ! eut l'irrévérence d'obliger assez
vigoureusement le roi à revenir, en 1820, à la
constitution de 1812 accordée par son prédéces-
seur Joseph Bonaparte.
Ferdinand fit redoubler les prières des moines
et appela la France à son secours contre les
16
Q
constitutionnalistes, bolchevistes espagnols de
cette époque. M. de Villèle, ministre de Louis
XV m, gâteux et de droit divin, envoya 100.000
hommes qui exécutèrent fort bien le plan de
campagne monarchique, sauf quelques-uns dont
l'opinion fut de passer au bataillon d'Armand
Carrel, sous-lieutenant français, qui avait du goût
pour l'insurrection espagnole, car il l'estimait
cause plus aimable que celle de Ferdinand VII,
même chantée en musique par les moines, et il
incita nos militaires à la désobéissance, cas pas-
sible de conseil de guerre où on ne manqua point
de le traduire dès qu'il osa revenir en France. Il
fut condamné à mort à Paris, mais jugé hors des
formes, à ce que dit sa défense ; pour cela amené
devant un deuxième conseil à Toulouse, et enfin
acquitté avec des acclamations bien désagréables
pour la politique française en Espagne.
Mr. Aldridge, élevant ses mains sans bagues,
répéta le geste de danse de M. Coutance :
— Autre quadrille : M. de Villèle et Armand
Carrel, M. Clemenceau et Jacques Sadoul com-
posent une analogie historique où l'on voit la
tradition libérale de la France défendue par un
Français contre son gouvernement réactionnaire.
La noblesse de votre pays est que la flamme
de son honneur ne s'éteint jamais. Quelles que
soient les iniquités momentanées qu'un ministre
français entreprenne, un homme surgit fidèle à
la vraie tradition française et y engage sa vie.
Votre politique envers la Révolution russe est
dans l'ordre judiciaire de même méthode que
l'inquisition. Elle ne vous laisse pas communi-
quer, savoir les faits. L'hérétique bolchevik est
164
autant qu'on le peut, au secret. Dans l'ordre
militaire vous adoptez la tradition de l'Europe
coalisée contre la France de 1792. Ennemis de
votre histoire, vous prenez la place de l'armée
prussienne en face de Dumouriez. Dans les
annales de l'esprit humain, M. Clemenceau, à
Odessa, succède au duc de Brunswick devant
Valmy.
Jacques Sadoul a sauvé dans l'histoire de la
liberté humaine l'honneur français. Un conseil
de guerre l'a proclamé traître et condamné à
mort, comme Armand Carrel. C'est une pièce de
plus pour les archives du vieux procès entre les
rois et les constitutions, la force et l'esprit, le
conservatisme et la Révolution.
Contre la ligue sans sainteté des gouvernements
réactionnaires affamant la R-ussie par le blocus,
Jacques Sadoul a dressé votre vieille mystique
de la Carmagnole :
Du pain pour nos frères !
La France a commis une erreur politique qui
ne sera pas oubliée si vite que l'expédition contre
les constitutionnalistes d'Espagne en 1823, ou
celle de 1867 pour aider le pape contre les garilba-
diens.
Mais quand votre pays devient, par une per-
version momentanée de sa nature, criminel envers
la liberté, il se trouve toujours des Français pour
s'opposer à la France. C'est pourquoi elle reste
aimable, sauvée par l'esprit de ses fils qu'elle
condamne, eux qui maintiennent contre elle-
même sa grandeur, qui sont dans la France tem-
porelle les vrais Français de la France spirituelle,
165
comm€ Armand Carrcl en Espagne, comme Jac-
ques Sadoul en Russie.
Malheur à vous, Français, si l'avenir contient
l'alliance de l'Allemagne, de l'Autriche et de la
Russie devant l'Empire britannique, face aux
révoltes des Indes, de l'Egypte et de l'Irlande.
Dans sa marche vers la domination de l'Europe,
l'Allemagne a été arrêtée par Louis XIV, par
Napoléon I^^, et vient de l'être une troisième fois
que vous croyez la dernière par la plus énorme
alliance de peuples connue dans l'Histoire, car
aucune nation seule contre elle n'aurait pu la
vaincre. Son rêve de germaniser la civilisation est
plus puissant que votre vieille habileté de diviser
la Germanie.
Lisez, dans le Berliner Tageblatt, ce fah^e-part
de naissance de Siegfried von Pirket : « futur
vengeur de l'honneur allemand : »
Die Gehurt ihres S oh fies
Siegfried
eines KiXnftigen Raechers der deutschen Ehre
heehren sich hiemif ergehenst anzuzeigen
Herr und Frau von Pirket
Kurfûrs'endamni. 12. Berlin. W.
Peut-être Siegfried, quand il aura vingt ans,
ne marchera pas, pour qu'on remette ça, comme
vous dites au café : le bock de sang. Mais il devra
résister à toute l'éducation nationale.
Bismarck avait d'abord opposé les Allemands
du Nord à ceux du Sud, la Prusse à l'Autriche.
Puis il les a alliés contre la France et menés
ensemble à la fortune. Cette politique de triomphe
166
par le travail en maîtrisant les rivalités de races
sera reprise par l'Allemagne envers les Autrichiens
et les Russes. Par cela l'Autriche sera sauvée.
Elle fut un des grands empires du rnond^. Il
tombait lentement depuis l'Armada, puis Ma-
genta, Sadowa. Le bruit de sa chute finale a été
minime, mêlé au vacarme de l'écroulement des
autres empires : l'Allemand, le Russe, abattus
d'un seul coup. Habsbourg, Hohenzollern, Roma-
nofî enfuis, chassés, tués. Trois familles régnantes
jetées à la honte et à la mort. C'est un des grands
drames de l'humanité.
Il ne reste d'empire dans le monde que le
britannique, éparpillé sur toute la terre et plus
solide que l'empire autrichien formé de nations
mitoyennes. La proximité crée l'hostilité. Elle
facilite le travail d'une association de peuples,
mais cause les grandes rancœurs nationales. Les
races qui voisinent ont un destin de haine :
l'Autriche et la Rohême ; l'Angleterre et l'Ir-
lande. La mitoyenneté a fait la faiblesse politique
de l'Autriche et aurait dû assurer sa force écono-
mique. L'homme ne vit pas seulement de pain.
Il lui faut aussi de la méchanceté. Malheur à qui
demeure auprès de lui.
Seule l'Allemagne a su par la fortune de l'asso-
ciation abolir l'acrimonie de voisinage et les dis-
putes séculaires. Le parti allemand était puissant
en Autriche, en Alsace, en Pologne, en Slesvig.
L'Autriche n'a pas su faire que l'esprit de fortune
dépasse l'esprit de haine. L'Angleterre même ne
le peut en Irlande. Elle ne sait y abolir le souvenir
de ses rapines aujourd'hui corrigées par la pros-
périté industrielle. Les trésors d'un empire sont
167
plus légers que la rancune d'un peuple. L'Irlande
estimera triomphale la misère qui marquera sa
séparation d'avec TAnorleterre.
\oulez-vous (Toùter de Tlrish Whiskev ? Toutes
les grandes questions politiques et religieuses sont
représentées dans la cave de cette maison,
agréable forme de persuasion qui n'est plus pos-
sible dans l'Amérique sèche. Le citoyen des Etats-
llnis a chez lui la liberté de penser et hors de
chez lui la liberté de boire. Dès que les paquebots
partis de New-York franchissent la limite des
eaux américaines on ouvre le bar. Le paillasson
devant la porte est la place la plus payée du
bateau, occupée par celui qui entrera premier.
Au bout d'une demi-heure, on porte dans les
cabines des gens richement ivres.
Mr. Aldridge accompagna très tard M. Coutance
jusqu'à la porte de l'hôtel.
Deux hommes au cou maigre à Taise dans leur
col de chemise, s'y appuyaient en tendant la main :
mendiants de nuit, professeurs ou fonctionnaires
qui attendaient l'ombre pour oser murmurer leur
misère. L'un à lunettes, avant de supplier, ôta
son chapeau. M. Coutance lui ayant donné dix
couronnes entendit ses remerciements à voix
épuisée semblables à un coassement de gre-
nouille.
168
Auprès du poêle de faïence de leur chambre à
l'hôtel Sacher, MM. Salzbach et Coutance lisaient
les lettres et les dépêches de Paris.
— Que de travail, dit M. Coutance. Je serai
jeune quand je serai mort.
Et M. Salzbach :
— Je serai vieux quand je serai riche.
Si je pouvais connaître 24 heures d'avenir, je
deviendrais l'homme le plus fortuné du monde.
Le mouvement des taux le mettait en incerti-
tude de savoir s'il devait acheter ou vendre. Il
cita le dicton de Bourse : On ne sonne pas la
cloche pour annoncer la hausse et la baisse.
Beau joueur, il avait dans la chance ou la guigne
le même visage.
— Connaître une fois, un jour d'avance, dit
M. Coutance, les numéros sortants à Monaco, les
passes du Baccara, les cours des valeurs, le résul-
tat des courses...
Spéculateurs plus qu'industriels, ils souhai-
169
taient toujours le coup, le gain brusque par
heureuse mise ou forte difTérence de prix entre
la vente et Tachât, mais non par profit à trans-
former une matière. M. Salzbach affirmait :
— Des gens ont plaisir à voir sortir une fabri-
cation. Moi je n'en ai qu'à hausser le prix d'une
marchandise.
Manquer une occasion de gagner lui était aussi
désagréable que perdre. Il estimait que l'argent
qu'il aurait pu prendre aux autres lui était enlevé
s'il le leur laissait. Rester un jour sans gain lui
était aussi pénible que pour un misérable rester
un jour sans pain.
— Les Royal- Dutch, dit-il, ont coté 30.000,
puis 25.000 et refait 35.000. Il fallait vendre et
racheter. C'est de Fargent qui nous a passé entre
les mains.
La peur de perdre est un empêchement à gagner.
J'ai câblé à Paris les indications de l'ingenior
Pjebyl sur la Société Française d'Energie et de
Radio-Chimie. Elles sont exactes. Nous avons pris
du titre à 160 francs et nous le revendrons 300
à nos* associés en vertu du principe : Prends
d'abord ton bénéfice sur les amis. C'est d'un
meilleur rapport que de produire du mésothorium
pour les cancéreux de Prague. L'industrie est
plus honnête ({ue l'Etat français qui nous interdit
de négocier la rente cinq pour cent qu'il nous a
vendue. Il annonce à l'émission un fonds de rachat
pour empêcher la baisse du titre, mais il fait aux
agents de change défense de le vendre, condition
qui n'y était pas inscrite.
J'approuve l'Etat do faire ses affaires même en
nous volant dans l'intérêt général, pourvu qu'il
170
nous laisse faire les nôtres. On se rattrape
toujours.
M. Coutance n'aimait que les fabrications à
gains bri^sques. Il dit :
— - On peut gagner de l'argent avec de la
merde. Il suffît d'y mettre l'enseigne : Que c'est
comme un bouquet de fleurs. Vois quel bénéfice
nous a laissé l'affaire des œufs pourris que tu ne
voulais pas faire parce qu'il y avait trop à fabri-
quer : les pulvériser, les désodoriser par dessic-
cation. Mais la matière première ramassée chez
les crémiers ne nous coûtait presque rien. Ils
estimaient ordure tout ce qu'ils miraient pourri.
Nous en avons fait la Vanillée, poudre à gâteaux ;
un succès d'épicerie qui nous donne 250.000 francs
de bénéfice net par an.
M. Moiran nous avise que le Gouvernement
interdit de vendre cette friandise pour l'Alimen-
tation. J'en ferai du savon de luxe. Après la gour-
mandise, la coquetterie ; au lieu de la Vanillée,
le savon Poulette, contenant 30 ^/o de jaunes
d'œufs, sans rival pour la blancheur du teint.
Tu embrasseras des femmes débarbouillées avec
de l'ordure.
— Ça ne me changera pas, répondit M. Salz-
bach. J'en embrassais bien à qui tu en faisais
manger.
Partout où nous fabriquons, il y a demande
d'augmentation de salaire. La marchandise n'a
pas de revendication. Sauf dans les pays de
misère : diminue le nombre des ouvriers,
augmente le poids du stock. Et encore est-ce
sur ?
Une Révolution peut demain saisir les accu-
171
mulations de produits et les dépôts en banque.
Il faut se maintenir en force de travail, non en
jouissance de biens acquis. L'avenir n'est pas à
ceux qui ont les richesses, mais à ceux qui
se tiennent capables de les perdre et de les re-
prendre. Je défendrai mon bien, mais je ne
mourrai point pour lui. Il mourra et je le recréerai.
J'accepte que la Révolution m'appauvrisse, mais
non qu'elle me tue. Si elle doit venir, qu'elle
vienne avant que je sois un homme vieux, bon
seulement à jouir de sa fortune et non à la refaire.
Je veux être parmi les riches, quand ce ne serait
que de dix sous, pendant que les autres n'ont
qu'un sou. Je leur apprendrai comment l'argent
se gagne dans nimporte quelle forme de société
ils constitueront. Les pauvres ne travailleront
pas tant que moi, parce que je hais la pauvreté
plus que je ne suis satisfait de la fortune.
Après les télégrammes et les lettres, il arrivait
aux journaux :
— Les Baveux, dit-il, et il commença de lire
un article encadré d'un tr^it bleu par M. Moiran,
son fondé de pouvoirs à Paris :
LA FORTUNE DE M. SALZBACH.
« Elle est récente. Elle est énorme. Avant la
guerre M. Salzbach n'aurait pas oublié cinq francs
dans le gousset de son gilet, car il devait compter
de près ses pièces pour payer ses repas. Aujour-
d'hui le Fisc trouverait dans son opulence 80 mil-
lions de bénéfices dissimulés. Quand commence
ront les poursuites contre ce visqueux profiteur ?
A-t-il acheté la Justice de France comme du
saindoux d'Amérique dont il a fait des stocks ?
172
Pourquoi l'honnête contribuable paie-t-il les
gendarmes et les gardiens de prison s'ils négligent
un homme qui leur est si précisément destiné.
Comme la clé va à la serrure de cachot, M. Salz-
bach doit aller au cabinet du juge dinstruction.
La poitrine blessée du combattant porte la croix
de guerre ; les mains voleuses du trafiquant
doivent porter les menottes... »
Signé : Taillefesse.
— Envoie lui, dit M. Coutance, les dix mille
francs qu'il demande. C'est peu pour le mal qu'il
se donne. Paye-le ou assigne-le. La prudence de
ton silence te fait autant de tort que la fureur
de ses paroles.
— Une tape d'argent n'écraserait pas ce pou qui
me veut sucer, mais l' enragerait à exiger davan-
tage. S'arrêter de donner aux parasites les rend
encore plus frénétiques que de ne pas commencer.
Quand celui-ci verra que je suis décidé à tout
subir sans lui être d'aucun profit, il se taira. Je
le paierais peut-être si j'étais sûr d'en finir. Mais
il voudra des annuités. Si je cède, j'augmente non
pas ma tranquillité mais sa force.
Quand j'ai chance de gagner avec qui parle je
discute, quand je n'ai chance que de perdre je
n'entends pas. Poursuivre Taillefesse en justice
donnerait à son avocat bonne occasion de me
badigeonner. Je fais le mort. Les poux ne vivent
pas sur les cadavres.
— Tu as tort. Toutes les grosses affaires,
toutes les vieilles fortunes ont leurs parasites.
Le budget de presse du Gouvernement, des
Compagnies de chemin de fer, des Banques,
173
des Assurances, des jeux de Monaco, des sociétés
anonymes de toutes sortes et des riches parti-
euliers totalise des sommes énormes. L'industrie
de l'opinion publique est aussi puissante que
celle du coton, de l'acier- ou du cuir. Tu es
visiblement très riche. Tu dois avoir ton service
de chantage comme ton service d'assurance ou
de comptabilité. La perte de l'estime publique
diminuera ta clientèle.
Notre système au Casino d'Enghien était la
forte subvention à la grande presse et les coups
de botte au derrière des petits quémandeurs. Il
en vint une fois un me demander cinq mille francs
pour ne pas publier un article dont il me donna
l'épreuve. Je lui dis que l'intéressante affaire
qu'il me proposait ne se pouvait sans l'assenti-
ment des administrateurs, et que j'allai les con-
voquer. Je revins avec les quatre plus robustes
huissiers qui tinrent séance autour d'un billard
où on posa le monsieur. Le résultat de la délibé-
ration lui suflit car on l'a plus jamais revu.
Tu ne peux pas faire ça avec Taillefesse tant
que tu ne t'es pas assuré un grand journal. Prends
occasion de celui-ci qui te demande des machines
d'imprimerie ;
« M. Salzbach
Commission Import. Export.
Paris.
Monsieur,
J'apprends que vous entreprenez du gros négoce
en Autriche où l'on dit que se trouve de l'outillage
d'iiuprimerie à des prix avantageux. Je vous
174
serais obligé de m'en céder la plus grande quantité
possible aux meilleures conditions. La rotative
n'est pas une marchandise qui doive enrichir
celui qui la fabrique ou la vend. Elle est le véhi-
cule de la pensée et tout bénéfice qui en hausse
le prix est un attentat aux progrès de l'esprit
humain... »
Le comte Erbern entra. M. Salzbach en fut
content, car les idées lui sautaient dans la tête
comme de jeunes chiens et il aima quitter son
courrier pour s'exercer sur un homme. Le comte
posa sur le Ht un paquet long.
— Je ne veux pas savoir, dit M. Salzbach, ce
qu'y a dedans : la tiare d'un pape ou le bidet
d'une reine. Vous m'avez gêné dans la constitu-
tion du conseil d'administration de ma banque
Travail et Marchandises. Je ne vous croyais pas
capable de dispute d'amour-propre.
Le comte Erbern désigna le paquet :
— Je ne l'ouvrirai pas et ne montrerai rien à
qui ne veut pas voir. La Hongrie ne pouvait
être humiliée en moi par un Autrichien et un
Tchèque...
M. Salzbach le brusqua :
— Comme tous ceux habitués à subir l'auto-
rité : les enfants et les esclaves, dès qu'on vous
laisse seuls, vous faites du bruit. Je ne me pri-
verai pas de M. Pjebyl. Aucun de vous n'est
capable de sa force de travail. Vous êtes vendeur,
bien apparenté et à grandes relations. La banque
Travail et Marchandises a besoin de l'estime
sociale et de la bienveillance du gouvernement.
C'est le département que j'entendais vous con-
175
fier : la publicité. Vous êtes adroit à discourir.
Il ne vous sera pas plus diincile de louer notre
entreprise que de raconter l'histoire de l'horlogerie
de Marie-Antoinette ou une interprétation amou-
reuse de la Genèse. Mais vous avez mal commencé
vos fonctions.
— Puis({uc, dit le comte Erbern, vous voulez
me faire du bien malgré moi, je vous en ferai
malgré vous, j'ouvrirai ce paquet.
Il déroula une soierie blanche abritant un
verre de cristal. Le haut pied orné de cabochons
à taille diamantaire qui marquaient la prise des
doigts, épousait par une longue courbe le hanap
cannelé, d'une telle limpidité qu'on n'y distin-
guait que les arêtes d'angle et les ornements
gravés. Sur la masse du verre identique à la
lumière le fin feuillage d'or semblait libre d'appui.
M. Salzbach admirait cette fleur de clarté.
— Cristal de Bohême, dit le comte Erbern.
Un calice dans lequel Jean Hus a bu le vin de la
messe devant Venceslas le Fainéant. M. de Bas-
sompierre n'aurait pas pris l'habitude de se servir
de sa botte comme verre à Bordeaux s'il avait
connu la verrerie de Prague.
Un homme entra qui empêcha le noble anti-
quaire de dire le prix de cette merveille. Il inclina
très bas sa tête nue à longs cheveux gris et sales,
et avança si courbé qu'on ne voyait que son crâne
et le derrière de son col bordé de crasse.
MM. Salzbach et Coutance recevaient fréquem-
ment de ces visites de vendeurs informés par les
portiers d'hôtels de l'arrivée des étrangers et on
en vit dans l'antichambre remuer six derrière
cet homme qui avait passé droit devant eux et
176
entrait sans frapper. M. Coutance pria de reculer
ceux qui s'indignaient que leur tour fut usurpé.
Le garçon nommait haut qui aurait dû entrer
premier :
— Oppenheimer.
— C'est un vin du Rhin, demanda M. Cou-
tance ?
— Non, un marchand de chaussures.
— Nous recevrons tout à l'heure ce grand
cru.
Le solennel crasseux, parvenu à presque tou-
cher du front les genoux de M. Salzbach, se releva
lentement et tint haute la tête en tirant sa longue
barbe aussi fortement qu'un sonneur une corde
de cloche.
— Beau sujet de pendule, dit ^L Coutance.
Avec une tête comme ça, il ne doit faire l'amour
que le mardi gras.
L'homme se nomma :
— Doktor Neujahr. Messieurs !... J'ai appris
avec une grande joie votre arrivée à Vienne,
annoncée par les journaux commerciaux et je
pense mon devoir être de vous présenter le plus
sûr moyen de ravitaillement de l'Autriche et
d'abolition de la famine.
Je suis auteur du catalogue du Musée zoolo-
gique de Vienne, où sont rassemblés tous les
types d'animaux connus depuis le pûlex, puce,
jusqu'au plus grand antédiluvien. Nous avons la
meilleure reconstitution du squelette du diplo-
docus faite dans le monde. Deux diplodoci par
jour sulliraient à donner une ration de viande à
tous les habitants de Vienne. Cet animal adulte
mesure 43 mètres de long, comptés de l'extrémité
177 12
du museau au bout de la queue. Mais il est impos-
sible d'en organiser Télevage quoiqu'il ne soit
pas certain que l'espèce en est perdue. On signale
l'apparition, sur les rives du haut Nil, d'un
anini^al dont la marche écrase des villages et qui,
d'api^s les empreintes recueillies, est probable-
ment un diplodocus. Une mission anglaise est
partie sur la trace de ce monstre intéressant. Il
serait regrettable qu'il ne reste de cette aventure
qu'un nouveau domaine pour l'imagination et un
magnifique sujet de roman offert à G. H. Wells :
La bête du chaos.
M. Salzbach n'écoutait pas. Les choses s'usaient
sur lui plus qu'elles ne l'usaient. 11 avait la puis-
sance d'être indifférent au bruit et au remuement
des autres. On pouvait lui parler longtemps sans
qu'il entende rien, si sa volonté était de s'absorber.
— Ce serait donc déraisonnable, dit le docteur
Neujahr, d'espérer ravitailler ^ ienne en viande
fraîche par l'élevage des antédiluviens. Mais son
salue et celui de toute l'Europe centrale peut être
assuré par des batraciens d'un pullulement plus
facile.
Le cœur ardent à vouloir le bien de l'humanité
et les idées chaque jour plus exactes pour le réa-
liser, je suis parvenu aux vertigineuses hau-
teurs de l'esprit humain ; Nietzsche dit « Sur les
glaciers de l'intelligence », et j'ai évalué, la
superficie' des marais, terrains humides, lieux
aquatiques, en Autriche, Hongrie, Tchéco-Slo-
vacjuie, Yougo-Slàvie, du Danube à l'Elbe.
Il étendit des cartes avec une rapidité qui fai-
sait preuve de l'habitude de ses doigts aux plis du
papier.
178
Le comte Erbern remettait avec une hâte qui
ne se privait pas de soin, le calice hussite dans
son linceul de satin blanc ; il semblait craindre le
contact de cette merveille bohémienne et du
raisonneur.
Le bruit de l'hilarité giclant entre les lèvres
serrées de M. Coutance pris de fou rire fit se
tourner le professor qui, tirant sur sa barbe
comme s'il en espérait un carillon, se nomma de
nouveau :
— Doktor rSeujahr.
Dans ces espaces teintés en vert les grenouilles
vivent à raison de deux par mètre carré, ce qui
donne deux milliards d'individus, quantité insuf-
fisante pour nous seuls Autrichiens, car dix gre-
nouilles par jour sont nécessaires à nourrir un
homme adulte. Mais la femelle de cet amphibie
pond plus de mille œufs par an. Sauver les œufs
de deux générations c'est sauver l'Europe cen-
trale. Voici un rapport qui en contient, le moyen
infaillible.
Sur la qualité de cet aliment, Pedacius Dios-
coride et Brillât-Savarin, la médecine grecque et
la cuisine française sont d'accord. Egalement la
comédie antique, par Aristophane. Vous trou-
verez dans Antonin Carême et dans Urbain
Dubois la recette des grenouilles frites en beignet,
ou pochées à la poulette, avec sauce blanche liée
aux œufs et persil haché. Pourquoi les cigognes
nous sont-elles sympathiques ? Parce qu'elles se
nouriissent de grenouilles. Ainsi deviendrons-nous
gens sympathiques les uns aux autres et qui ne
se feront plus la guerre. Ce que le Christ n'a pas
réussi par la croix, je peux le faire par les batra-
179
ciens. Le grand tort de Jésus a cté d'accomplir
des choses estimables en des lieux élevés et man-
quant d'eau : le sermon sur la colline ; la mort
sur le Golgotha. Je ferai mieux que lui parce que
je me tiens dans les marais. J'ai étudié la gre-
nouille au point de vue zoologique, physiologique,
psychologique et moral dans ses rapports avec
l'espèce humaine et dans son influence générale
sur la civilisation. Messieurs, j'espère, pour récom-
pense de mes travaux, être un jour reçu à Har-
ward par les étudiants qui m'honoreront du cri
de leur Université :
Brekekekex-Koax-Koax.
M, Coutance se rappela avoir déjà entendu ce
mendiant de nuit le remercier de son aumône
par un coassement. Le dément évoquait pour
lui toute la misère de Vienne : les taudis du
XVI^ district et les enfants squelettiques de
la Kinder Klinik. Le doctor Neujahr déliant
un paquet, en tira une grenouille en bois de
la grosseur dune poule, et pour la poser sur
la table écarta le plateau portant les restes
du déjeuner de ^L Salzbach. L'index tendu vers
sa bête il allait commencer un nouveau discours,
mais son doigt tourna lentement, comme une
aiguille sur un cadran de montre, et il ouvrit
énormément les yeux et la bouche. Puis il se
pencha jusqu'à toucher de l'ongle le morceau de
pain qui restait au bord de la soucoupe :
— Puis-je, demanda-t-il, avoir ceci ?
Encore soumis, malgré sa folie, à sa belle édu-
cation, il ne le prit qu'autorisé et lécha aussi les
quelques gouttes de chocolat qui restaient au fond
de la tasse.
180
— Heureux, dit-il, sont les hôtels dans la
misère de Vienne. Les étrangers y ont du chocolat,
du pain et des saucisses. Ma femme devient
scrofuleuse par manque de phosphate dans son
squelette.
Cet homme, qui avait la peau très près des os,
ramassa une miette et ajouta :
— Moi aussi. Je m'excuse de le dire. Et j'éprouve
encore la famine intellectuelle, ^sous sommes
séparés de la pensée des autres nations comme de
leur nourriture parce que nous ne pouvons pas
plus acheter les livres que la farine. Notre science
devient ignorance comme notre vie devient mort
par la pauvreté. Nous sommes perdus de corps,
perdus d'esprit. J'ai été fort heureux de trouver
à la gare du Nord un journal anglais balayé hors
de ces compartiments de luxe dans lesquels vous
venez, Messieurs, à Vienne.
La guerre est plus expiée par le peuple qui l'a
subie que par les riches qui auraient pu l'empê-
cher. Il n'y a pas de justice dans la justice qui
nous estime coupables. Le pauvre est toujours le
plus châtié. \ous, Messieurs les Français, avez
un proverbe paradoxal : Pauvreté n'est pas crime.
Moi, professeur Neujahr, j'ose ajouter qu'il vaut
mieux être riche et criminel qu'innocent et pauvre.
L'empereur et les archiducs ont à manger ; les
petits enfants de Vienne meurent de faim.
Par les grenouilles je corrigerai cette méchan-
ceté. En les grenouilles est la justice. Il fut un
temps, Messieurs, où moi professeur je mangeais
tant que je voulais du porc dont aujourd'hui
100 grammes coûtent plus qu'autrefois dix kilogs.
La famine d'été est moins rude que celle
181
d'hiver. Aux beaux jours nous cueillons quelques
légumes. I/hiver, moins nourris, mal vêtus, nous
éprouvons la rudesse du climat d'où je déduis <{uc
le système solaire est une grande iniquité. L'in-
justice n'est pas seulement dans le cœur de
l'homme. La lumière en inonde l'infini. Nous
souffririons moins si par plus d'égalité dans l'ordre
des mondes toutes les parties de la terre étaient
également chaudes. Le goût de Dieu pour l'abo-
mination a créé les pays chauds et les pays froids.
La douceur du climat aurait pu corriger les effets
de la haine des hommes qui nous prive de pain
et de charbon. Ensoleillés, nous vivrions moins
vêtus et nous cueillerions facilement les succu-
lents fruits de la terre, tels que bananes et figues,
au lieu de nous donner tant de mal pour cultiver
dans nos neiges des choux.
M. Coutance le confiait au valet :
— Qu'on sei^ve à déjeuner à M. le doktor
Neujahr.
Le garçon à rude face maigre marcha craintif,
mais sans bienveillance, devant le dément qui
venait de lui ôter la desserte du plateau.
Mr, Aldridge entrait :
— Je suis en retard de dix minutes.
— C'est beaucoup moins que le Messie qui
l'est de deux mille ans.
— Je connais ce fou de famine si maigre que ses
vêtements flottent sur son corps comme un dra-
peau sur sa hampe. Son cercueil ne sera plus à la
mesure de ses habits d'avant-guerre. 11 est venu
me demander de faider à attraper des mouches
pour nourrir des grenouilles et d'obtenir du gou-
vernement français le drap rouge des anciennes
182
culottes militaires pour les pêcher. Il y a ici
plusieurs hommes dont les travaux étaient suivis
dans les Universités d'Europe et d'Amérique, et
qui sont devenus abrutis.
— Il se fait à Paris, dit M. Salzbach, des
affaires magnifiques. Si je ne parviens pas aujour*
d'hui à vous mettre d'accord pour collaborer à
ma banque Travail et Marchandises, je la fais
sans vous. Jai perdu déjà trop de temps. Qu'est^
ce que ce vendeur offrait ? Le Muséum de Vienne ?
Mr. Aldridge l'informa que M. Pietro Babi,
M. Pjebyl, MM. Heidrich et Freudenberg atten-
daient dans le salon des Chasses.
— Ils se battent, demanda M. Salzbach ? qui
sortit premier et fut ralenti par les sollicitations
des placiers. Appuyés de dos au mur du couloir,
ils barrèrent le passage de leurs bras tendus pour
montrer des échantillons.
— Cravates coton et soie artificielle ; l'article
de Paris.
— Malles, valises, sacs à main.
— Vous êtes preneur, Monsieur, de chaînes
de fer ; avec un lot de chaudières et de moteurs
électriques ?
Un Russe donnait sa carte à écriture cyrillienne.
M. Salzbach passa droit devant ces faméliques
et M. Coutance les rudoya :
— Vous n'avez que l'échantillon et le boniment.
Vous venez proposer des affaires dont vous avez
entendu parler. C'est du Luft, de l'air [ Vous êtes
capables de m'ofîrir de la graisse d'ours, des
accessoires de cotillon et la machine à peler
l'haricot. Aucun de vous ne fait brûler du papier
d'Arménie ?
183
Un long jeune homme pale leva rapidement le
calepin et le crayon sous son grand nez à pointe
rouge
Monsieur. Combien laut-il noter ?
D'une aimable tape sur l'épaule, M. Coutance
le fit piquer du front sur son papier et fléchir les
genoux :
— Vous êtes le plus beau de tous. \ ous m'avez
déjà indiqué un bateau à vapeur, du papier à
journaux, trois mille chambres à coucher et des
vêtements de travail : soutanes et salopettes.
— Monsieur, dit le jeune homme, je connais
toutes les marchandises qui existent en Autriche.
Je suis au l»ureau des autorisations de sortie du
Ministère des Finances. Chaque fabricant veut
exporter pour avoir de la valuta en monnaie
étrangère. Je ne donnerai autorisation de sortie
qu'à ce que vous aurez acheté.
— Vous faites en dernier la proposition la plus
intéressante. La capitulation de conscience des
fonctionnaires est un article que je prends tou-
jours. Laissez-moi votre adresse.
— Otto Singer. Zwei Magdalenenstrasse. Il faut
vivre.
— C'est une prétention dillicile à abandonner.
M. Salzbach, entrant au salon des Chasses^
demanda :
— Vos disputes sont bien finies ?
Montrant une liasse de papiers sortie de son
maroquin à serrure nickelée, M. Freudenberg
répondit :
— J'ai matière à nous mettre tous d'accord.
— Ecco I dit l'Italien .
M. Coutance :
184
— Tu parles.
et Mr. Aldridge :
— 1 see.
puis, craignant de voir s'animer M. Pjebyl, il
enseigna sa philosophie des nations :
Les vieilles revanches contre l'oppression
ancienne troublent le commerce en Irlande, en
Alsace, en Bohême, en Yougo-Slavie. Cette guerre
leur a momentanément redonné force. Les peuples
ont recherché toutes leurs vieilles raisons de se
désunir. Mais le commerce doit corriger cette
barbarie de la Politique.
^L Salzbach se dressa :
— Nous ! les Juifs, la race la plus haïe, si nous
cherchions la vengeance de l'oppression subie,
il nous faudrait haïr le monde entier et le détruire.
Par la persécution même nous avons été le
lien entre ceux qui nous traquaient. Nous avons
apporté dans toute l'humanité le bienfait des
Maudits, chassés de peuple en peuple, mais ensei-
gnant les nations aux nations, amenant dans le
sang de nos blessures et le pus de nos ulcères, l'or
du Commerce. Hérétiques et marchands, nous
avons franchi toutes les frontières. Par nous
iWrgent et l'Idée ont fait le tour de la terre. Cette
force est aujourd'hui le salut des nations capables
(le mettre la puissance du travail au-dessus de la
puissance de leur haine. On détruit un peuple
(jui ne sait pas vendre. On ne détruit pas un
peuple de vendeurs, car on a plus besoin d'acheter
et de vendre que de tuer. Le soldat se fatigue
avant le marchand. Si nous avions été une race
militaire nous serions anéantis. Mais l'Esprit du
Commerce nous a sauvés malgré la malédiction
185
de l'humanité entière. II <jst plus puissant ({ue
l'esprit de justice. Mieux vaut pour la tranquillité
des peuples rechercher la fortune que le droit.
Ils peuv.ent se massacrer, saigner dans la poursuite
dv la justico, ils ne l'atteindront jamais. Et ils
croient corriger par la Pitié l'œuvre de la Haine.
Les quêtes ordonnées par le Pape et le produit
des fêtes de charité ne sauveront pas ces nations
dont la misère pourrit le corps de l'Europe. Le
sauveur est le Travail et non Jésus-Christ.
Donnons l'exemple d'hommes qui, pour réussir
ensemble, se séparent des haines de leurs peuples
et refusent de détruire leur énergie par la croyance
en la pitié. Nous n'avons à connaître que le triom-
phe de la banque Travail et Marchandises : Goods
cV Work, dont la philosophie dépasse celle du
Traité de Versailles. Nous, commerçants, ferons
mieux que les Gouvernements : Mr. Aldridge,
dans l'alimentation en denrées américaines, ce
qui mettra d'accord sa philanthropie et ses inté-
rêts ; M. Freudenberg le textile ; M. Heidrich.
la confection ; AL Pjebyl, les produits chimiques
et le papier. Je ne veux avec moi que des hommes
qui aient la volonté de réussir une grosse fortune.
C'est ma manière de comprendre l'héroïsme et la
sainteté.
Contents d'être d'accord, car après la satisfac-
tion de haïr pour leur patrie, ils avaient craint de
perdre une bonne occasion de gagner de l'argent,
tous acquiesçaient d'une même manière calme,
comme s'ils étaient d'un seul pays et d'une seule
race : le Profit. Leur visage sans poil ou à courte
moustache comme MM. Coutance et Pjebyl,
leurs minces cravates et leurs vestons serrés,
186
unifiaient leur aspect de chic anglais autour de
la barbe noire de M. Salzbach à l'habit bien plein
de chair. Avide et cocasse, il étendait sur la
misère la convoitise et la plaisanterie.
M. Coutance dit au comte Erbern :
— Mr. Aldrid^e sait des histoires militaires
plus drôles que les vôtres. Il prétend qu au
paradis des héros, Jeanne d'Arc est assise sur les
genoux d'Abd-el-Kader.
Mr. Aldridge intervint :
— Vous n'êtes pas digne de voir la face de
Dieu.
— C'est une sale gueule, si elle ressemble à ce
qu'il a fait. Mais la Vierge Marie est une femme
charmante. Elle me sourira, j'ai toujours été bien
avec les dames.
— Déjeunons, dit M. Salzbach, M. le comte
Erbern vous aurez le département de la publicité
et des objets d'art. Vous ferez donner des éloges
à notre entreprise nonpar des malices d'imagination
mais par de justes raisons commerciales. Le bas
salaire peut être pour l'Autriche la cause d'une
grande renaissance de fortune. Cela attire les
capitaux étrangers. D'où vient la richesse du
Brésil et de l'Argentine ? De ce que l'homme n'y
coûtait pas cher. L'argent afïlue là où les ouvriers
sont abondants et se nourrissent de peu. Nous
disposerons de capitaux considérables. Ce sera à
M. Freudenberg d'en donner l'utilisation par les
contrats de travail.
— Les voici, dit M. Freudenberg. Nous avons
avec nous la grande maison Pollatschek dont un
important tissage a ete séquestre en rrance et
qui apporte à notre groupe ses usines d'Autriche
187
si on lui redonno participation d'intérêt dans son
usine française, ce qui vous est facile ; nous avons
Bluni, Schwarz, Fabian ; pour le coton, le lin et
les machines-outils ; Meinl pour les cuirs ; Johann
Hofer pour la verrerie de Bohême.
— ^ioi, dit M. Pjebyl, j'ai la maison Syrinck.
M. Freudenberg s'inclina et dit :
— Nous vous en remercions.
M. Salzbach voyait renaître le dépit du Tchèque
contre TAutrichien qui détenait l'adhésion d'une
si importante firme de Prague et le crédit de la
Zivnostenska Banca.
— Nous avons, annonça encore M. Freuden-
berg : Capellino À: Tordo, Milano.
— Je m'expliquerai, dit M. Babi, avec ma
maison.
M. Freudenberg lui passa les papiers :
— Ça vous sera plus facile quand vous aurez
lu la correspondance.
M. Salzbach voyait des dates qui reportaient
au jour même de sa première conversation avec
M. Freudenberg.
— C'est très fort, dit-il. Mais vous auriez pu
m'éviter de tant parler.
Il comprenait l'inutilité du long discours qu'il
venait de faire. M. Freudenberg ayant déjà changé
en jalousie d'associés l'inimitié nationale de ses
contradicteurs.
Il les a irrités, pensait-il, pour se débarrassser
de leur irritation. Mais il tenait en poche le succès
de l'affaire.
.M. Sal/bach se leva :
Nous voici tous d'accord et j'espère aujour-
d'hui tous contents d'avoir choisi comme Admi-
188
nistrateur-délégué Hcrr Johann Freudenberg, qui
vient de donner la preuve qu'il entend admirable-
ment ses intérêts et les nôtres. Je vous demande
de lever votre verre pour ratifier le choix que j'ai
fait de lui.
Tous debout réunirent à bout de bras leur
gobelet de cristal coloré d'or par le vin de Tokay.
On ne sut pas exactement si M. Pjebyl recons-
tituait la dignité impériale ou raillait Herr Freu-
denberg en lui donnant tous ses titres :
— Ich trinke aui das Wohl des Kaiserlich-
kôniglichen Kommerzien-rates Hoch wohl gebo-
ren Freudenberg.
— Good health to you. Tchin ! Tchin ! dit
Mr. Aldridge, comme font les barmaids de Londres,
imitant le bruit des verres choqués.
Et M. Coutance avec plus de simplicité :
— A la tienne.
M. Freudenberg parla avec obligeance à M. Babi:
— Votre maison de Milan sera heureuse de
croire que je suis entré en rapports avec elle sur
vos indications.
— Ail is fair in love and war, dit Mr. Aldridge.
Tout est permis en amour et en guerre, et aussi
«n affaires.
M. Coutance félicitait M. Freudenberg :
— Vous vous êtes levé avant nous.
Le Kommerzialrat accepta cette idée pour
opposer un proverbe allemand au proverbe an-
glais :
Morgenstunde hat Gold im Munde.
L'heure du matin tient l'or dans sa bouche.
M. Salzbach, ayant lu les contrats de travail,
189
remettait à chacun celui de sa spécialité. Calmes
et graves, les hommes avides de l'ortuiie y chif-
fraient des profits.
Un enfant entra. On n'aurait point, avant la
guerre, accepté dans Thôtel Sacher un être de si
pauvre mine. Mais le luxe le mieux gardé du
premier district recevait de ces éclaboussures de
misère. Les hôtels ne pouvaient se préserver des
commissionnaires, des envoyés de maisons de
commerce, des marchands de journaux, sortis du
peuple gravé de famine.
Cet enfant était pauvre d'habits, mais sans les
déchirures des haillonneux mendiants autour de
l'Opéra, ce qui lui permettait le petit métier de
porteur de lettres aux grands hôtels. Voyant les
nourritures abondantes sur la table oii il avait
déposé sa lettre, ses yeux s'agrandirent et il resta
immobile comme frappé d'une vision féerique.
Tant de choses à manger lui était un formidable
éblouissement, au delà de ce que son imagination
aurait pu rêver.
Aucun de ceux qui écartaient ces riches vic-
tuailles pour avoir sur la table la place d'écrire
ne remarquait Thallucination de l'enfant maigre.
Ils établissaient leurs chiffres de salaire et de
fournitures : le compte deniers, le compte ma-
tières dan:; le travail humain.
Dompté par cette énorme indifférence, l'enfant
allait à la porte, reculant vers la misère du
peuple sur qui se calculait la richesse.
La lumière de ses yeux changeait. Il ne regar-
dait plus la nourriture avec convoitise, mais les
hommes avec haine. En ce demi-mort de faim
commençait la volonté de tuer ces repus insen-
190
sibles à sa détresse. Un bond était prêt dans la
rage de son corps débile : vers les assiettes pour
dévorer ou vers les hommes pour frapper. Mais
il sortit, vaincu, retournant vers la Mort.
M. Coutance lisait à M. Heidrich le joli billet
d'Eisa Somogy demandant quand elle et ses amies
seraient les bienvenues.
— Envoyons, dit M. Coutance, la, voiture les
chercher. ?sous avons bien travaillé aujourd'hui.
M. Salzbach, fier d'avoir montré la part du
Commerce dans le salut du monde, aimait la
satisfaction de ces hommes laborieux.
Il ne leur manquait que la Pitié.
191
ACHEVÉ D'IMPRIMER
LE 16 SEPTEMBRE 1920
PAR F. PAILLART A
ABBEVILLE — SOMME.
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Les cherche-ors d*or
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