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Full text of "Les chercheurs d'or"

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LES 
CHERCHEURS   D'OR 


Î/ŒUVRE    DE    PIERRE    H  AMP 

LA    PEINE    DES   HOMMES 

LE    RAIL 1  VOL. 

MAREE  ERAICHE , 

' 1  VOL. 

VUS  DE  CHAMPAGNE.  ^ 

U  ENQUÊTE 1  VOL. 

LE   TRAVAIL   INVINCIBLE 1  VOL. 

LES  MÉTIERS  BLESSÉS 1  VOL. 

LA  VICTOIRE  MÉCANICIENNE.  1  VOL. 

LES  CHERCHEURS  D'OR 1  VOL. 

VIEILLE    HISTOIRE 1  VOL. 

GENS 1  VOL. 


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PIERRE    HAMP 


'4' 


LA     PEINE     DES     HOMMES 

LES 
CHERCHEURS   D'OR 


NEUVIEME      EDITION 


imo 


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1^41^7. 


a^iû-a-^ 


PARIS 

ÉDITIONS     DE     LA 

NOUVELLE     REVUE     FRANÇAISE 

35     ET     37,     RUE     MADAME.     1920 


IL  A  ÉTÉ  TIRÉ  DE  CET  OUVRACi:,  APRÈS  IMPO- 
SITIONS SIM'XIALKS  SIR  PAPIKR  VKRGÉ  PUR 
ITL  LAFIMA  DE  VOIROX,  CENT  VINGT  EXEM- 
PLAIRES DE  LUXE,  DONT  HLIT  HORS  COM- 
MERCE MARQUÉS  DE  A  A  JL  CENT  EXEM 
PLAIRES  RÉSERVÉS  AUX  BIBLIOPHILES  DE  LA 
NOUVELLE  REVUE  FRANÇAISE  NUMÉROTÉS 
DE  I  A  C  ET  DOUZE  EXEMPLAIRES  NUMÉRO- 
TÉS DE  CI  A  CXII  ET  NEUF  CENT  QUARANTE 
EXEMIM^AIRES  SUR  PAPIER  VÉLIX  PUR  FIL 
LAFUMA  DE  VOIRON  DONT  DIX  EXEMPLAIRES 
HORS  COMMERCE  MARQUÉS  DE  a  A  j,  HUIT 
CENTS  EXEMPLAIRES  RÉSERVÉS  AUX  AMIS 
DE  L'ÉDITION  ORIGINALE  NUMÉROTÉS  DE  1  A 
80(1,  TRENTE  EXEMPLAIRES  D'AUTEUR  HORS 
COMMERCE  NUMÉROTÉS  DE  801  A  830  ET  CENT 
EXEMPLAIRES  NUMÉROTÉS  DE  831  A  930, 
CE  TIRAGE  CONSTITUANT  PROPREMENT  ET 
AUTIIENTIQUEMENT     L'ÉDITION     ORIGINALE. 


TOUS  DROITS  DE  REPRODUCTION  ET 
DE  TRADUCTION  RÉSERVÉS  POUR 
TOUS  LES  PAYS  Y  COMPRIS  LA  RUSSIE. 
COPYRIGHT    BY    LIBRAIRIE    GALLIMARD    1920. 


A   LA   MÉMOIRE 

DES   JUIFS 

LÉON    ET   MAURICE  BONEFF 

QUI  ONT   VÉCU 

POUR  LES  OUVRIERS 

ET  SONT  MORTS 
POUR  LA  FRANCE 


Je  te  donnerai  des  trésors  cachés 

ISAÏE.    XliV.    3, 


M.  Victor  Coutaiice,  Importations,  Exporta- 
tions, 27,  rue  La  Fayette,  Paris.  Téléphone  : 
Nord  49.63,  arriva  à  Vienne  par  l'Orient-Express 
à  midi  et  demi  avec  deux  heures  de  retard  dues 
à  la  neige  devant  le  tunnel  de  l'Arlberor. 

Aussitôt  que  lavé  et  nourri  à  1  hôtel  Sacher, 
il  alla  I  Kàrntner  Ring  12,  chez  M.  Ernst  Popischil 
qui  avait  comme  lui  métier  d'acheter  bon  marché 
et  de  vendre  cher  toutes  marchandises  :  Chaus- 
sures, Métaux  précieux.  Papier,  Sucre,  Huiles, 
Saindoux.    Objets    d'art... 

M.  Victor  Coutance,  héritier  d'une  famille  de 
notaires  de  l'Orne  enrichie  dans  la  chicane  et 
l'élevage  était,  par  éducation,  habile  à  saisir.  Sa 
mère  lui  avait  enseigné  à  faire  chaque  soir  ses 
comptes  avant  sa  prière. 

Elle  lui  disait  : 

Demande  seulement  au  bon  Dieu  qu'il  te  mette 
à  côté  de  quelqu'un  qui  a  de  quoi  ; 

doctrine  excellente  pour  devenir  aisé  au  village 

9 


en  rapinant  par-dessus  le  mur  du  riche  et  dont 
M.  Coutance  s'inspirait  dans  le  choix  de  ses  asso- 
ciés. L'augmentîition  de  fortune  lui  donnait  une 
toujours  plus  grande  envie  d'acquérir.  Il  aimait 
rire.  Devenu  commerçant  international,  il  avait 
prouvé  que  l'esprit  normand  sullisait  à  réussir 
dans  n'importe  quelle  langue  contre  les  plus 
adroits  liions. 

Herr  Doktor  Ernst  Popischil  avait  aussi  un 
beau  caractère  commercial  et  juridique  mais  avec 
des  habitudes  très  différentes  de  celles  de  la 
vieille  bourgeoisie  française.  Grand  voyageur,  il 
disait  : 

On  peut  tout  acheter  dans  le  monde  si  on  sait 
faire  le  prix. 

Il  aimait  changer  la  marchandise  de  place  pour 
en  augmenter  la  valeur  sur  facture,  débiter  aux 
Viennois  de  l'ivoire  et  aux  Soudanais  des  pianos. 
La  guerre  Pavait  instruit  à  hausser  le  prix  des 
objets  sans  les  remuer  tant. 

M.  Coutance  toucha  sur  son  bureau  aussi  chargé 
que  l'éventaire  d'un  brocanteur,  des  échantillons 
cle  papier  à  cigarettes,  à  écrire  et  hygiénique,  de 
coutellerie,  d'engrais,  de  tissus.  Connaissant  la 
manière  viennoise  de  traiter  les  affaires,  il  ne 
commença  point  par  dire  net  ce  qu'il  voulait 
mais  se  résolut  à  perdre  un  peu  de  temps  avec 
quelque  profit  s'il  savait  décider  Ernst  Popischil 
à  parler  sans  prudence.  11  lui  lit  d'abord  une 
conlidence  : 

—  Engager  le  capital  en  marchandises  rapporte 
du  millf  pour  cent  l'an.  La  valeur  de  l'argent 
baisse  chaque  jour.  Celle  de  la  marchandise  aug- 
mente.  J'ai  des  stocks  à  Amsterdam,  à  Anvers, 

10 


à  Bâle,  à  Paris  et  à  Gênes.  Je  laisse  les  industriels 
se  débattre  dans  les  prix  de  revient  et  les  reven- 
dications de  salaire.  Je  ne  veux  connaître  que 
deux  ohifîres  :  celui  d'achat,  celui  de  vente.  La 
fortune  est  plus  facile  au  commerçant  qu'au  fabri- 
cant. Il  ne  me  reste  que  deux  usines  :  pour  l'hon- 
neur. En  1914  j'ai  compris  que  pendant  dix  ans 
s'accomplirait  la  baisse  de  l'argent  et  la  hausse 
des  marchandises.  Retenu  à  l'armée,  j'écrivais  à 
mon  associé  : 

Achète  tout  ce  que  tu  trouves.  Achète  des 
perles  et  des  cochons  ;  de  la  morphine,  des 
peaux  de  lapin.  Achète  de  la... 

Il  désigna  les  échantillons  : 

—  De  quelles  cjuantités  de  ces  articles  disposez- 
vous  ? 

La  voix  de  Ernst  Popischil  derrière  son  étalage 
de  brocante,  fut  menue  et  lente  : 

—  J'ai  peu  de  tout  ça.  A  Vienne  beaucoup 
d'affaires  sont  du  Lujt^  du  vent.  Die  Schieber  et 
the  Bluffers  offrent  ce  qu'ils  n'ont  pas.  Leur  abon- 
dance prouve  la  décomposition  commerciale  d'un 
pays.  Ils  vous  apportent  des  échantillons  qui  sont 
tout  ce  qui  reste  de  la  marchandise,  vous  met- 
tent €n  rapports  avec  un  qu'ils  disent  le  vendeur, 
qui  vous  présente  à  un  autre.  Prenez  tout  de 
suite  l'affaire  c|ui  paraît  sérieuse,  car  deux  heures 
plus  tard  le  prix  est  augmenté.  Tout  le  monde 
est  dans  la  misère  à  Vienne,  tout  le  monde 
^eut  gagner.  Il  y  a  disette  de  marchandises  et 
foule  de  commerçants.  Ces  Autrichiens  ruinés 
deviennent  intermédiaires.  Nous  ne  fabriquons  pas 
et  nous  sommes  pourris  de  vendeurs.  Sur  la 
population  de  Vienne,  faites  une  calculation... 

1(1 


Un  maigre  jeuiu'  hoiiinic  au  col  malpropre, 
preuve  du  coût  du  blanchissage  dans  la  ville 
privée  de  savon  et  d  amidon,  posa  devant  Ernst 
Popischil  des  talons  en  caoutchouc  et  expliqua 
qu'il  en  détenait  le  brevet  de  fabrication  avec 
(juoi    on   pouvait   gagner   beaucoup    d'argent    : 

—  Fabriquez  d'aboid  —  dit  M.  Coutance,  et 
rompant  l'habitude  du  chef  de  maison  viennois 
qui  morcelé  tout  entretien  par  la  réception  des 
porteurs  d'offres  et  du  courrier  à  signer,  il  écarta 
le  vendeur,  puis  un  employé  et  sa  liasse  de  pa- 
piers : 

—  M.  Popischil,  je  viens  de  faire  quarante 
heures  de  chemin  de  fer  et  vous  êtes  le  premier 
à  qui  je  rends  visite.  Ne  pourrait -on  attendre 
pour  entrer  dans  votre  bureau,  que  je  l'aie  ter- 
minée. 

M.  Popischil  ferma  la  porte  car  il  était  de  carac- 
tère facile,  sauf  pour  les  prix  et  conditions  de 
vente.  On  le  disait  Turc  parce  qu'il  avait  beaucoup 
trafiqué  en  fez  et  gabblons  à  Constantinople,  mais 
il  était  né  voilà  49  ans  à  Vienne,  Magdalenen 
Strasse,  d'un  Brésilien  et  d'une  Hongroise.  Ayant 
longtemps  acheté  et  vendu  dans  les  Balkans, 
l'Egypte  et  l'Amérique  du  Sud,  il  avait  fondé  en 
1909  cette  notable  firme  :  Popischil  Handels 
Gessellchaft,  Karntner  Hing  12. 

—  Nous  avons  conliance  Tun  dans  l'autre,  dit 
M.  Coutance,  et  nous  savons  (jue  nous  pouvons 
travailler  ensemble.  Mon  ionclé  de  pouvoirs  : 
M.  Moiran,  est  venu  vous  voir  1  rois  fois  depuis 
l'armistice.  Nous  avons  capté  quelques  beaux 
stocks  autrichiens.  J'ai  aujourd'hui  tout  ce  qui 
vous  manque  :  du  lait  condensé,  du  saindoux,  de 

12 


l'huile.  Je  ne  vous  vends  rien  contre  de  la  cou- 
ronne à  cinq  centimes  qui  est  à  cinq  points  de 
la  stabilité  définitive  :  zéro.  C'est  la  valeur  la 
plus  tranquille  de  la  fortune  mondiale.  Elle  ne 
peut  pas  baisser  de  deux  sous.  Je  veux  une  contre- 
partie en  marchandises.  Trouvez-la.  Mais  il  faut 
que  vous  changiez  vos  conditions. 

—  Non,  dit  M.  Popischil.  Je  maintiens  mon 
dix  pour  cent.  Ne  croyez  pas  que  je  vous  cache 
les  marchandises  parce  que  vous  m'avez  écrit 
que  ma  commission  est  trop  haute.  Les  stocks 
sont  réellement  épuisés.  Les  Italiens  et  les  Suisses 
ont  pris  beaucoup.  Vous  venez  voir  que  ce  qui 
peut  encore  se  faire  ne  se  fasse  pas  sans  vous. 
Vous  êtes  malin  mais  nous  sommes  dans  une  grande 
misère.  Nous  n'avons  pas  à  manger.  Nous  n'avons 
pas  d'argent.  Il  reste  les  œuvres  d'art,  les  antiqui- 
tés. Les  Gouvernements  de  l'Entente  font  garder 
comme  gages  celles  des  châteaux  de  la  Couronne, 
de  la  Hofburg,  des  Musées.  Mais  dans  les  familles 
on  peut  trouver  un  milliard  de  valeur  en  bijoux, 
tableaux  et  meubles.  Les  Américains  ont  déjà 
pris  de  belles  choses.  On  les  sort  difficilement 
d'Autriche.  Le  Gouvernement  refuse  le  permis 
d'exporter. 

Les  deux  plus  actifs  commerces  à  Vienne,  à 
Prague,  à  Buda-Pesth,  sont  maintenant  les  anti- 
quités et  la  Bourse.  Des  actions  de  pétrole  mar- 
quent des  différences  de  trois  mille  points  en 
quatre  jours.  Si  j'avais  de  la  valuia  comme  vous 
j'achèterais  des  titres  et  des  bijoux.  Faites  une 
calculation.  \  oulez-vous  que  nous  fondions  une 
Société  :  Banque  et  Art.  Nous  nous  partagerons 
les  parts  de  fondateur.  Heck  ? 

13 


Il  donna  un  bruit  de  gorge  qui  était  sa  manière 
d*interroger  dans  n'importe  laquelle  des  nom- 
breuses langues  qu'il  parlait  très  bien. 

Comme  AI.  Coutance  remuait  sa  forte  tête  à 
beaux  cheveux  noirs,  tantôt  piquant  du  nez, 
tantôt  balançant  les  oreilles,  iîidiquant  qu'il 
approuvait  et  refusait,  M.  Popischil  se  garda  de 
préciser  :  C'est  oui  ou  non  ?  car  il  ne  le  faisait 
que  lorsqu'il  était  sûrement  le  plus  fort. 

Il  continua  de  parler  avec  prudence  et  amitié  : 

—  Je  connais  deux  notables  Français  à  \  ienne. 
L'un  est  envoyé  par  le  Ministère  des  Affaires 
Etrangères,  l'autre  est  également  une  pauvre 
tête.  11  vaut  mieux  venir  ici  comme  mar- 
chand que  comme  ambassadeur.  Il  y  a  toujours 
à  gagner,  sur  la  vie  ou  sur  la  mort.  Un  cheval 
crevé  c'est  de  l'argent.  On  tire  bénéfice  de  la 
peau,  de  la  viande,  de  la  graisse  s'il  en  reste,  des 
sabots  et  des  os.  11  y  a  vingt  ans,  en  Dalmatie, 
j'ai  fait  un  peu  d'équarissage.  Je  vendais  le  cuir 
vert.  La  viande  se  transformait  en  mouches.  II 
restait  le  squelette.  Aujourd'hui  je  travaillerais 
mieux.  Avec  la  chair  je  nourrirais  des  porcs  d'où 
je  tirerais  des  délikatessen.  Dans  toute  l'Europe 
il  est  défendu  de  vendre  en  boucherie  la  viande 
des  bêtes  mal  mortes.  11  faut  la  donner  aux 
cochons  mais  l'homme  mange  le  cochon.  Par  le 
pourceau,  la  charogne  et  l'ordure  arrivent  à  notre 
bouche. 

—  On  peut  donner,  dit  M.  Coutance,  au  saucisson 
de  cheval  ou  de  cbien  la  même  apparence  qu'à 
celui  de  pure  chair  de  porc.  La  charcuterie  de 
charogne  maigre  s'oxyde  à  la  coupe,  noircit.  On 
l'embaume    par    des    aromates   mais   il    est  plus 

14 


dillicile  de  la  garder  rose  en  présence  de  l'air.  Le 
saucisson  de  porc  maintient  sa  jolie  couleur  parce 
que  la  graisse  est  intimement  mêlée  à  la  chair, 
molécule  par  molécule,  dans  la  vie  même  de  la 
bête,  ce  que  la  trituration  de  la  maigre  charogne 
et  du  suif  additionné  ne  peut  atteindre. 

Un  ingénieur  parfumeur  vient  d'appliquer  à  ce 
problème  de  charcuterie  une  fort  intelligente  idée: 
il  brasse  dans  un  récipient  vide  d'air  la  chair 
maigre,  ce  qui  en  ouvre  intimement  tous  les  pores 
ou  il  envoie  de  l'huile  très  fluide  qui  les  remplit  à 
la  place  de  l'air  expulsé.  Il  fait  mécaniquement 
palpiter  ensemble  comme  dans  la  vie  du  porc  la 
viande  et  la  graisse. 

Ainsi  il  obtient  avec  n'importe  quelle  charogne, 
et  même  de  la  poudre  d'os,  du  saucisson  qui 
perle  à  la  coupe,  ce  qui  est  la  preuve  de  la  bonne 
qualité  de  la  marchandise.  La  goutte  d'huile 
extraite  par  le  couteau  vernit  la  tranche  et  la 
sépare  de  l'air.  La  coupe  reste  rose.  Ça  vous 
donne  faim  ? 

—  Un  million  de  personnes,  dont  beaucoup  très 
bien' élevées,  se  battraient  aujourd'hui  à  Vienne 
pour  un  jambon  avec  plus  de  fureur  que  pour 
refaire  l'Empire.  Quelle  grande  fortune  réaliserait 
celui  qui  apporterait  ici  à  manger.  Nous  donne- 
rions le  château  de  l'empereur  pour  un  troupeau 
de  porcs.  Nous  sommes  sur  les  genoux  et  nous 
crevons  de  faim  ;  cependant  il  faut  vivre  et  pour 
cela  gagner.  En  cherchant  bien  nous  trouverons 
encore  des  choses  à  vous  vendre.  Quand  on  tire 
du  profit  d'un  cheval  tombé,  on  peut  aussi  en 
tirer  d'un  empire  abattu.  Vienne  est  la  ville  la 
plus  punie  de  la  guerre.  Le  Tchèque  dit  :  Qu'elle 

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crève  !  La  même  chose  disent  le  Serbe,  T  Italien. 
Le  paysan  du  Tyrol  o^arde  ses  œufs,  ses  poules, 
son  maïs  pendu  en  f^uirlande  sous  l'auvent  de 
son  toit.  A  la  campagne  vous  ne  recevez  rien 
pour  des  couronnes,  mais  contre  votre  pelisse 
on  vous  donnera  une  oie. 

L'Entente  ne  veut  pas  nous  laisser  mourir  car 
nous  devons  payer  la  guerre.  Pour  cela  elle  nous 
tient  le  souille  et  prolonge  notre  agonie,  mais  ne 
nous  crée  pas  la  force  de  renaître.  Elle  donne  peu 
de  vivres  à  la  fois,  chaque  semaine. 

Le  Monopole  des  tabacs  est  à  prendre.  Ce  n'est 
pas  votre  partie  ni  la  mienne,  mais  quand  une 
afTaire  est  bonne  on  est  toujours  de  la  partie.  Ne 
cherchons  pas  d'associés  :  il  n'y  a  rien  à  perdre. 

M.   Coutance   répondit   : 

—  Simon  Salzbach  est  ici  avec  moi.  Nous  vou- 
lons dans  le  monde  entier  acheter  où  le  change 
est  bas  et  revendre  où  le  change  est  haut.  C'est 
plus  profitable  que  la  tactique  de  nos  industriels 
qui  prétendent  que  la  clientèle  française  ne  doit 
connaître  que  leur  marchandise.  Les  couteliers 
de  Thiers  nous  veulent  interdire  les  articles  de 
Solingen.  Ils  auraient  mieux  fait  d'y  commanditer 
des  usines  comme  les  Anglais  qui  nous  fournissent 
sur  le  taux  de  la  livre  à  55  francs  ce  qu'ils  ont 
fait  fabriquer  sur  le  taux  du  mark  à  0.25. 

—  Simon  Salzbach,  dit  M.  Popischil,  est-il 
protestant  de  Zurich  ou  juif  de  Colmar  ?  On  m'a 
raconté  ses  affaires.  11  ne  s'est  pas  embêté  pen- 
dant la  guerre.  L'armée  française  a  usé  beaucoup 
d'étofîe  vendue  par  lui,  mais  qu'il  ne  tissait  pas. 
J'ai  aussi  fourni  du  textile  à  l'Intendance  autri- 
chienne, puis  offert  ses  réserves  d'uniforme  aux 

16 


Italiens.  Bonnes  opérations  :  les  stocks  d'armées. 
Que  le  drap  soit  gris  ou  vert,  on  gagne  gros.  Mais 
les  beaux  jours  sont  finis.  Vous  avez  les  mêmes 
idées  que  Salzbach.  S'il  ne  vendait  que  ce  qui  sort 
de  son  usine,  il  ne  serait  pas  si  riche.  Il  fait  du 
commerce  sur  la  fabrication  des  autres.  La  mar- 
chandise achevée  est  plus  facile  à  conduire  que 
le  personnel  et  les  machines. 

—  Salzbach  est  en  tournée  de  trésorerie.  Il 
visite  aujourd'hui  la  Wiener  Commerzien  Bank, 
la  Wiener  Bank  Yerein,  la  Allgemeine  Depositen- 
bank,  la  Verkehrsbank. 

Dînez  avec  nous  ce  soir  au  Sacher.  Vous  le 
verrez.  Amenez  des  gens  utiles  et  des  adresses  de 
familles  qui  veulent  vendre  leurs  bijoux. 

S'amuse-t-on  toujours  à  Vienne  ?  J'en  profi- 
t-erai.  Depuis  cinq  ans  que  je  ne  suis  pas  sorti  de 
France  je  suis  abruti  de  travail.  On  gagne  de 
l'argent  comme  un  forçat  casse  des  cailloux,  du 
matin  au  soij  ;  on  y  pense  encore  la  nuit.  Pour  se 
distraire  il  faut  s'évader  de  ses  habitudes.  Dans 
chaque  journée  de  Paris  il  manque  quatre  heures 
si  on  veut  tout  finir.  Voilà  des  années  que  je  ne 
me  suis  pas  dit  ce  que  je  me  dis  maintenant  :  Que 
vais- je  faire  ? 


17 


M.  Victot  Coutance,  le  corps  au  chaud  dans  une 
épaisse  pelisse,  heureux  de  perdre  du  temps,  se 
promena  sur  le  Ring.  Cherchant  le  sourire  des 
jolies  femmes,  il  trouva  d'abord  la  grimace  d'un 
entant  dont  le  visage  avait  la  même  lividité  et 
la  même  crasse  que  les  pieds  nus.  Il  tendait  lar- 
gement ses  mains  maigres  comme  pour  recevoir 
une  chose  lourde  et  suppliait  poliment  : 

Bitte  !...  Bitte  schoen  î... 

M.  Coutance  donna  deux  couronnes  et  réfléchit 
à  cette  action  dont  il  n'avait  pas  coutume  :  faire 
l'aumône. 

A  Paris,  se  dit-il,  ces  hideuses  occasions  man- 
quent. 

Un  homme  le  coudoya,  raide  dans  ses  habits 
étroits,  type  d'ollicier  allemand  :  crâne  poli  au 
papier  de  verre  triple  0,  face  osseuse,  rasée,  oii  lui- 
sait le  monocle  et  fumait  le  cigare. 

©e  chaque  côté  de  l'entrée  d'un  grand  hôtel, 
deux     soldats     guenilJeux     faisaient     faction     sur 

18 


béquilles.  Le  portier  en  uniforme  à  boutons  de 
cuivre  resplendissait  auprès  de  leur  sordide  gloire 
militaire.  Leur  maigre  corps  amputé,  endurait 
danS'  des  loques  décousues  la  peine  de  la  faim  et 
du  froid.  Les  valets  d'hôtels  chassaient  les  enfants 
mendiants,  mais  pour  l'honneur  de  l'armée  autri- 
chienne toléraient  les  soldats  blessés  qui  tendaient 
la  main  aux  étrangers. 

M.  le  comte  Erbern,  hongrois,  ayant  habité 
Paris,  sortit  entre  les  deux  estropiés  militaires 
qui  le  saluèrent  de  leurs  moignons  et  parla  à 
M.  Goutance  : 

—  ...  Ernst  Popischil,  un  homme  charmant,  mais 
quelle  fripouille  !  me  téléphone  de  vous  rencon- 
trer ce  soir  au  Sacher.  Je  suis  heureux  que  le 
hasard  aimable  nous  réunisse  plus  tôt.  Que  venez- 
vous  faire  ici  ?  Gagner  de  l'argent  ?  Tout  est 
pour  rien.  Un  vêtement  :  six  mille  couronnes,  trois 
cents  francs,  taillé  par  les  coupeurs  de  Vienne  qui 
sont  les  premiers  du  monde.  Voulez-vous  l'adresse 
du  mien  :  Kralît.   I.  Schwarzenbergstrasse,  12. 

Une  chambre  d'hôtel  :  cent  vingt  couronnes  : 
six  francs.  Les  belles  dames  que  vous  y  recevez 
si  contentes  pour  mille  couronnes  :  cinquante 
francs,  le  prix  d'une  semaine  de  blanchiment  à 
Paris,  votre  linge  mis  sur  le  lit  et  la  petite  blan- 
chisseuse à  côté. 

Je  me  souviens  d'une  qui  trop  convenable  pour 
me  traiter- de  cochon  m'appelait  :  Porte-bonheur. 
Faites  l'amour  ici.  Çà  ne  coûte  pas  cher.  Les 
Français  adorent  aimer  et  voyager  sans  payer. 

Devant  les  soldats  armés  de  béquilles,  le  comte 
impeccable  du  luisant  des  chaussures  à  la  taille 
de  la  moustache  courte  monta  dans  une  voiture 

19 


ducalement  armoriée.  M.  Coutance  le  crut,  d'après 
les  harnais,  parent  d'empereur,  mais  il  vit  à  cette 
station  d'autres  œillères  blasonnées  et  comprit 
que  l'aristocratie  viennoise  avait  vendu  ses  équi- 
pages aux  loueurs  de  voitures.  Nourrir  les  ani- 
maux coûtait  cher.  Beaucoup  de  mendiant» 
étaient  dans  les  rues,  mais  peu  de  chiens.  Haillon- 
neuse  jusque  dans  la  pierre  de  ses  chaussées  à 
ornières,  la  ville  portait  tous  les  signes  de  la 
grande  misère.  M.  Coutance  passa  devant  la 
Hofburg,  palais  impérial.  Aucun  factionnaire  n'en 
honorait  l'entrée.  Sur  la  Ballhaus  Platz  mendiait 
encore  un  soldat  au  long  nez  rouge.  Derrière  cette 
pointe  pincée  par  le  froid,  la  maigreur  creusait 
le  visage  où  un  œil  très  noir  larmoyait,  l'autre 
caché  par  un  bandage  à  ficelles.  La  mâchoire  se 
calait  sur  une  mentonnière  de  linge  crasseux  dont 
l'attache  rejoignait  sur  le  crâne  trépané  un  vieux 
pansement  débordant  du  bonnet  bourru. 

Les  deux  bras  de  l'homme  étaient  valides  et 
ses  deux  jambes  entières  mais  inutiles  dans  une 
voiture  dont  il  tournait  les  minces  essieux  par 
une  manivelle  à  main.  Les  guenilles  de  sa  poitrine 
portaient  quatre  médailles  aux  rubans  aussi  déco- 
lorés et  fripés  que  ceux  distribués  en  récom- 
pense des  campagnes  contre  Napoléon  I^^.  La 
misère  vieillissait  les  insignes  de  gloire.  L'homme 
couchait  avec  sa  rubannerie  qui  le  jour 
recevait  la  pluie  et  la  neige.  Ses  pieds  pansés 
étaient  deux  paquets  de  chiffons  lourds  au  bout 
des  jambes  maigres  dont  la  ligne  osseuse  raidissait 
l'étoffe  du  pantalon  rapiécé.  Fatigué  de  mouvoir 
sa  carriole  aux  essieux  criant  le  manque  d'huile, 
U  s'arrêta  devant  la  grande  porte  de  la  Ballhaus 

20 


Platz  numérotée  19  en  or  et  2  en  rouge.  M.  Cou- 
tance  y  lut  l'inscription  : 

Prœtorium 
Mai.  Sigilli.  Et  rerum   cum 

EXTERIS.     GEREND.    MaRIA- 

Theresia-Aug... 

De  ce  Ministère  des  Affaires  Etrangères  était 
parti,  rédigé  par  le  croate  Mossouline,  l'ultimatum 
à  la  Serbie,  la  première  étincelle  de  l'incendie  du 
monde. 

Le  soldat  mendiant  remettait  en  marche  sa 
grinçante  voiture  d'infirme  sous  l'évocation  de 
l'impératrice  au  manteau  d'hermine  : 

Maria-Theresia, 


21 


Le  soir  à  huit  heures,  dans  le  salon  des  chasses 
à  l'hôtel  Sacher,  M.  Ernst  Popischil,  les  mains 
molles  et  la  face  souriante,  présenta  à  MM.  \  ictor 
Coutance  et  Simon  Salzhach,  harhu  noir  carré 
d'épaules,  42  ans,  90  kilogs,  le  tanneur  tchèque 
Pjebyl  rudement  vêtu  et  le  viennois  Heidrich, 
d'une  élégance  pareille  à  celle  de  M.  le  comte 
Erbern  qui  rendit  plaisante  la  conversation  : 

—  Ce  divan  où  nous  sommes  si  bien  assis  est 
historique,  parce  que  les  grands  ducs  ont  fait 
beaucoup   do   cochonneries   dessus. 

M.  Heidrich,  mince  dans  son  vêtement  parfait, 
ne  détruisit  pas  la  gravité  de  son  visage  rasé  pour 
dire  lentement  : 

—  Ils  étaient  de  grands  salops. 
puis  il  s'excusa  : 

—  Depuis  cinq  ans  on  n'a  pas  parlé  français. 
On  ne  sait  plus  bien.  Noceurs  est  mieux. 

—  Oui,  dit  M.  Salzbach  dont  la  grande  dis- 
traction après  les  aiïaires  était  la  jovialité  de 
discours. 

22 


—  Merci.  Cet  hôtel,  le  plus  chic  de  Vienne, 
était  le  nocoir  de  la  cour. 

—  Le  bordel,  dit  M.  Salzbach. 

—  Ça  je  n'avais  pas  oublié.  Mais  je  croyais 
qu'on  n'osait  pas  le  dire.  Une  fois,  dînait  dans 
ce  salon  l'ambassadeur  d'Angleterre  en  com- 
pagnie diploiTiatique.  Dans  le  salon  voisin,  un 
grand  duc  était  avec  une  autre  compagnie  qui  le 
déshabilla.  Nu  il  ceignit  son  épée  et  ses  cordons 
et  entra  chez  l'ambassadeur  qui  le  gifla.  Quand 
on  voulut  le  lendemain  arranger  les  excuses,  le 
grand  duc  ne  se  souvenait  plus  de  la  gifle.  Il  dit 
qu'il  s'était  probablement  déshabillé  puisque 
c'était  son  habitude,  qu'il  n'avait  pas  vu  d'am- 
bassadeur, rien  que  des  dames,  que  si  une  l'avait 
giflé,  il  saurait  bien  venger  l'honneur  de  la  cou- 
ronne à  coups  de  bottes  dans  son  derrière.  Pour 
s'acquitter  de  ce  devoir,  il  invita  les  dames  à  un 
autre  dîner. 

M.  Pjebyl  riait  de  ce  cours  d'Histoire  et  buvait 
le  porto  de  l'empereur  François-Joseph,  de  qui 
les  hôtels  de  Vienne  avaient  acheté  la  cave. 

—  Si  on  pouvait  avoir  aussi,  dit  M.  Popischil, 
les  joyaux  de  la  couronne,  ce  serait  une  prohtable 
affaire.  L'empereur  Karl  I  et  sa  femme  l'Italienne 
ont  emporté  beaucoup  de  pierreries  en  Suisse. 
Il  n'en  reste  à  la  Hofburg  qu'une  valeur  de  cent 
millions  de  francs.  Cinq  pour  cent  à  qui  me  pro- 
cui-e  l'affaire. 

—  Six,  surenchérit  le  comte  Erbern.  Le  vieux- 
Franz-Josef  n'aurait  pas  fait  cette  vilenie.  La 
couronne  n'est  pas  à  l'empereur  mais  à  la  nation. 
Karl  I  en  a  ôté  les  diamants  de  l'impératrice 
Elisabeth,  des  aigrettes  d'émeraudes,  brillants  et 


23 


rubis,  des  parures  complètes,  une  avec  mille 
pierres  ;  le  r^rankfurter,  de  44  5/8  karats  ;  le 
collier  rose  célèbre  ;  deux  bracelets  de  494  bril- 
lants pesant  330  karats  1  /4  ;  un  collier  de  380  bril- 
lants :  266  karats  ;  un  de  86  perles  ;  la  fameuse 
j^arniture  de  rubis  du  trousseau  de  Marie-Antoi- 
nette ;  le  Florentin,  le  quatrième  diamant  du 
monde... 

—  Si  nous  faisions,  dit  M.  Ernst  Popischil, 
une  calculation  de  cette  {>aluta... 

—  Temps  perdu,  répondit  M.  Salzbach.  Peut- 
on  trouver  ici  du  platine,  de  l'or,  de  l'argent.  Il 
faut  faire  voyager  de  la  richesse  sous  le  plus  petit 
volume.  Je  suis  acheteur  de  tous  métaux  précieux 
en  lingots  et  en  monnaie. 

M.  Pjebyl,  amoureux  d'afTaires  et  de  bien  boire, 
prenait  de  profitables  notes  et  une  bonne  cuite. 
Il  se  bourrait  de  vieux  port-wine  dont  Victoria, 
reine  d'Angleterre,  impératrice  des  Indes,  avait 
fait  cadeau  à  François-Joseph. 

—  Vin  d'empereur,  dit  le  comte  Erbern,  vin 
de  grands  ducs.  Ils  en  buvaient  de  moins  estimable 
quand  nous  faisions  la  tournée  de  nuit  à  Paris. 
Avez-vous  connu  le  théâtre  de  Belleville  ?  Il  n'y 
avait  au  buiïet  que  des  litres  de  rouge. 

Sauf  pour  le  choix  des  vins,  la  reine  Victoria  a 
été  un  grand  malheur  dans  le  monde.  Nous  pro- 
fitons de  sa  cave,  mais  nous  expions  sa  politique. 
Elle  pouvait,  en  1870,  empêcher  la  lutte  entre 
l'Allemagne  et  la  France.  Les  Anglais  se  sont 
occupés  du  continent  45  ans  trop  tard.  Il  a  dépendu 
de  Victoria  que  l'Europe  ait  un  autre  destin  que 
la  revanche.  Cette  impératrice  a  diminué  l'intel- 
ligence anglaise. 

24 


Nous  subissons  le  malaise  mondial  de  la  révolte 
irlandaise  que  la  reine  Victoria  pouvait  facilement 
apaiser,  si  trop  favorable  aux  Ecossais,  elle  n'avait 
méprisé  l'Irlande.  Ainsi  elle  a  augmenté  la  désu- 
nion du  Royaume-uni  au  lieu  d'en  mieux  allier 
les  trois  nations  par  la  même  gracieuseté  envers 
chacune.  Mais  elle  était  forte  gueule  et  buvait 
bien.  On  plaçait  chaque  soir  à  son  chevet  le  night 
cap  :  bonnet  de  nuit,  qui  était  un  grand  verre  de 
Scocth  whisky. 

Pour  plaire  aux  Français,  M.  Ernst  Popischil 
blâma  les  familles  royales. 

—  Si  elle  a  été  bête,  d'autres  ont  été  lâches. 
La  guerre  n'a  égratigné  aucun  des  six  fils  de 
l'empereur  d'Allemagne.  Pas  une  goutte  de  sang 
des  Hohenzollern  n'a  coulé,  alors  que  dans  toute 
l'Allemagne  on  ne  trouverait  pas  sans  deuil  une 
famille  de  six  garçons,  officiers  de  carrière.  Quand 
l'armée  a  battu  en  retraite,  le  Kronprinz  n'était 
pas  avec  les  mitrailleurs  qui  se  sont  fait  massacrer 
pour  protéger  l'arrière-garde.  Lui  et  son  père  ont 
fui  les  premiers  en  Hollande. 

L'empereur  autrichien  est  parti  en  Suisse  avec  la 
caisse.  On  interdit  au  pauvre  Viennois  qui  s'est  battu 
sur  la  Piave  l'exportation  des  valeurs,  la  vente 
à  l'étranger  de  ses  bijoux  de  famille.  Faites  la 
calculation  de  la  valuta  en  francs  suisses. 

M.  Pjebyl  approuvait  et  se  grattait  l'épaule 
gauche  car  il  avait  la  gale.  Il  lui  restait  de  la 
guerre  endurée  en  Italie  une  grande  peur  d'avoir 
faim  et  soif  et  une  tenace  vermine. 

Le  comte  Erbern  écoutait  sans  bienveillance 
ce  discours  irrespectueux  des  dynasties  alle- 
mandes, mais  il  n'y  opposait  que  le  silence  car  il 

25 


avait  (les  choses  à  vendre  aux  Français.  Assis 
sur  le  divan  long  de  quatre  mètres,  entre  M.  Salz- 
l)ach.  aux  lourdes  paupières  de  voyageur  qui 
serait  heureux  de  dormir,  et  M.  Coutanee,  sou- 
riant et  bien  éveillé,  il  leur  dit  : 

—  Ne  parlons  plus  des  pierreries  de  la  couronne. 
Nous  essaierons  de  villégiaturer  en  Suisse  quand 
l'empereur  Karl  aura  besoin  d'argent.  En  atten- 
dant trouvons  à  Vienne  de  belles  occasions  en 
bijoux  et  aiiti(juités.  Je  vous  ferai  montrer  par 
les  vieilles  familles  des  collections  que  la  Com- 
mission des  Réparations  ignore.  Elle  ne  connaît 
que  le  mobilier  de  la  Hofburg. 

Tirant  du  gousset  de  son  gilet  taupe  à  raies 
mauves  une  vieille  montre  viennoise,  il  en  pressa 
le  bouton  de  sonnerie.  Le  tanneur  Pjebyl  donna 
son  avis  sur  la  douceur  du  timbre  : 

—  Joli  son.  Et  l'heure  est  juste  :  huit  heures 
et  demie.  Si  vous  voulez  vous  amuser  après- 
dîner,  il  faut  mano^er  tout  de  suite. 

Torturé  par  des  démangeaisons  à  son  épaule 
droite,  il  se  tenait  raide,  malgré  l'envie  frénétique 
de  se  creuser  la  peau  à  coups  d'ongles  qu'il  ron- 
geait parfois  de  fureur,  se  privant  ainsi  de  ses 
grattoirs.  Mais  il  abattait  vite  ses  mains  pour 
cacher  leurs  plaques  révélatrices.  Il  était  par  tous 
les  bouts  un  piège  à  lui-même.  Sa  soulYrance 
n'apparaissait  que  par  ces  remuements  continus 
qui  semblaient  un  tic  nerveux.  11  semblait  très 
humble,  car  son  visage  était  triste  et  il  se  retenait 
de  faire  de  grands  gestes. 

—  Cette  montre,  dit  le  comte  Erbern,  a  appar- 
tenu à  Marie- Antoinett(^  C'est  une  merveille  pour 
l'amateur   et    une    l)onne    occasion   pour   le    corn- 

26 


merçant.  Dix  mille  couronnes.  Vous  la  revendrez 
cinq  mille  francs  à  Paris.  Vous  intéressez-vous 
-aux  Gobelins  ?  à  la  vieille  argenterie  viennoise  ? 

—  Vous  êtes  vendeur,  demanda  M.  Salzbach, 
ou  intermédiaire  ?  Je  prends  votre  montre  à 
mille  couronnes,  sans  savoir  ce  qu'elle  vaut. 
Quand  je  connais  une  affaire  je  la  discute,  quand 
je  ne  la  connais  pas,  je  me  bute.  Je  n'entends  rien 
en  horlogerie  historique.  Acceptez^  mon  prix  ou 
abandonnez. 

Le  comte  Erbern  remit  la  montre  dans  son 
gouéset,  boutonna  sa  jaq^uette  noire  et  fit  de  la 
dignité  : 

• —  Ceux  qui  me  connaissent  se  fient  à  moi  pour 
l'authenticité.  Quand  je  dis  qu'un  objet  vient  de 
Marie-Antoinette,  c'est  comme  si  Marie-Antoi- 
nette le  disait.  J'apporte  les  bonnes  occasions  et 
les  preuves.  Je  ne  céderai  pas  une  pièce  historique 
à  qui  est  capable  d'en  douter. 

M.  Salzbach  s'excusa. 

—  Je  veux  bien  vous  croire  représentant  de 
Marie-Antoinette.  Mais  ce  n'est  pas  elle  qui  vous 
donnera  votre  commission.  Je  vous  offre  cinq 
pour  cent  sur  les  affaires  au-dessous  de  deux 
cent  mille,   trois   sur   celles   au-dessus.    Un  bijou 

•  d'un  million  ne  vous  coûtera  pas  plus  à  me  pro- 
poser qu'un  de  cinq  mille  francs.  Je  risque  le 
fort  capital  et  la  difficulté  de  placement  de  l'ar- 
ticle cher.  Indiquez  à  M.  Coutance  tout  ce  que 
vous  pouvez  nous  procurer  à  Vienne. 

M.  Salzbach  ayant  fait  ce  bond  et  planté  ses 
griffes  où  il  voulait,  parut  se  rendormir.  Ses 
paupières  charnues  descendirent  à  moitié  de  ses 
yeux  noirs  dont  l'éclat  certifiait  que  malgré  son 

27 


apparente  torpeur  il  regardait  avec  plaisir  le 
comte  Erbern  gêné  d'être  mis  en  nette  position 
commerciale,  car  il  n'avait  l'habitude  que  des 
aiïaires  clandestines  : 

—  Je  suis  un  homme  noble,  non  un  patenté. 
Je  vous  ferai  une  liste  d'occasions. 

—  Erbern  d:  C°,  dit  M.  Coutance,  achetez-vous 
les  reconnaissances  ?  Il  faut  mettre  sur  ses  cartes 
de  visites  :  Fourrures,  quand  on  est  marchand  de 
peaux  de  lapins.    Un  fructueux  métier. 

M.  Pjebyl  annonçait  : 

—  Gullach  suppe.  Une  spécialité  viennoise.  Man- 
gez pendant  que  c'est  chaud. 

—  C'est  accommodé,  dit  le  comte  Erbern,  au 
paprika   de   Hongrie. 

—  Comptez-vous,  demanda  M.  Salzbach,  sur 
la  vente  de  ce  poivre  rouge  pour  rétablir  votre 
commerce  ?  Les  Indes  vous  font  concurrence  par 
le  kurry  :  poivre  jaune.  Je  peux  traiter  de  l'épi- 
cerie avec  vous  si  nous  ne  nous  entendons  pas 
pour  les  antiquités,  car  j'exige  l'exclusivité  de 
votre  part.  Vous  ne  serez  en  œuvres  d'art,  agent 
que   pour  moi. 

Quand  il  maniait  un  homme  pour  en  tirer  du 
profit,  aucun  voisinage  ne  le  pouvait  distraire 
des  arguments  à  lui  asséner.  Il  parlait  comme 
s'il  était  seul  avec  le  comte  Erbern  et  vexa  le 
susceptible  M.  Pjebyl  en  paraissant  ne  pas 
entendre  sa  question   : 

—  Seriez-vous  acheteur  de  radium  ? 

Le  comte  Erbern  dut  se  décider  à  franchement 
parler  argent  : 

—  Que  me  donnerez-vous  pour  la  Ausfuhr 
Bewilligung,  autorisation  d'exportation  ?  Elle  est 

28 


difficile  à  obtenir.  Il  faut  être  en  bons  termes  avec 
les    bureaux.    Je    dois    graisser   le    Ministère    des 
Finances.   Qu'est-ce  que  je  recevrai  ? 
M.  Pjebyl  se  gratta,  but  et  dit  : 

—  Au  lieu  de  payer  les  fonctionnaires  pour  la 
Ausfuhr  Bewiîligung,  achetez  la  marchandise 
facile  à  cacher.  Le  radium,  à  un  million  deux  cent 
cinquante  mille  francs  le  gramme,  est,  sous  le 
plus  petit  volume,  la  plus  grande  valeur  du 
monde.  C'est  trop  cher  pour  moi.  Je  cherche  du 
mésothorium. 

M.  Salzbach  acheva  d'instruire  le  comte  Er- 
bern  : 

—  La  Ausfuhr  Bewilligung  est  comprise  dans 
votre  commission.  Je  n'achète  que  livrable  douane 
suisse,  ou  autorisation  de  sortie  jointe  à  la  mar- 
chandise. Les  formalités  au  pays  d'origine  con- 
cernent le  vendeur.  Je  ne  change  pas  les  habitudes 
de  ma  maison.  M.  Coutance  vous  rédigera  l'accord. 

M.  Ernst  Popischil  négociait  avec  M.  Pjebyl  : 
Combien   mettriez-vous    pour   du   mésothorium  ? 

—  Quatre  mille  couronnes  le  milligramme. 

—  Pour  quatre  mille  couronnes  vous  ne  pouvez 
pas  avoir  du  bon  mésothorium.  Il  faudrait  payer 
au  moins  quatre  mille  cinq  cents  couronnes. 

—  Je  paierai  quatre  mille  cinq  cents  cou- 
ronnes si  vous  pouvez  me  fournir  une  suffisante 
quantité. 

—  Je  vous  donnerai  réponse. 

et  il  demanda  tout  bas  à  M.  Coutance  : 

Où    peut-on    en    trouver.    Nous    prendrons    le 

cinq     pour     cent     pour     nos     peines     et     soins, 
M.   Salzbach,  lâchant  le  comte  Erbern  assoupli, 

saisissait  M.  Pjebyl  : 

29 


—  \  ous   connaissez  des  stocks  de  radium  ? 

• —  On  en  lait  à  Jonchinsthal  en  Bolicme,  et 
dans  ({iialre  usines  en  France  :  Arniet  de  Lisle  à 
Nogent-sur-Marne  :  Henri  de  Rothschild  à  Saint- 
Denis  ;  Darme  à  Gif  et  à  la  Société  française 
d'Énergie  et  de  Radio-Chimie  à  Courbe  voie. 

—  C'est  exact,  approuva  M.  Salzbach,  étonné 
de  l'information  de  cet  homme  qui,  laborieux  à 
refaire  sa  fortune,  se  renseignait  pour  être  prêt 
à  vendre  de  tout. 

—  Il  y  a  encore  des  usines  en  Portugal.  Mais 
la  mieux  située  de  ces  affaires  du  continent  euro- 
péen est  la  nôtre  de  Joachinsthal  qui  est  sur  une 
mine  riche.  Les  autres  usines  reçoivent  le  minerai 
ou  américain  ou  portugais  ne  contenant  quelque- 
fois que  trois  pour  cent  d'urane  dont  il  faut  trois 
mille  kilogs  pour  obtenir  un  gramme  de  radium. 
Cela  fait  quatre-vingt-dix  tonnes  à  traiter  dans 
un  poids  égal  d'eau.  Joachinsthal  fabrique  deux 
grammes  par  an  et  en  a  un  et  demi  à  vendre  à 
1.250  francs  le  milligramme.  Bonne  affaire  pour 
({ui  v(,'ut  cacher  ses  capitaux.  Dans  six  mois  ça 
vaudra  plus.  Un  ne  peut  faire  dans  le  monde 
entier  que  dix  grammes  de  radium  par  an,  mais 
cette  marchandise  dure  l'éternité  ;  il  lui  faut 
2.500  ans  pour  perdre  la  moitié  de  sa  vie,  tandis 
qu'une  perle  fine  se  fane  et  meurt  comme  une 
jolie  femme. 

—  Oserez-vous,  dit  le  comte  Erbern,  comparer 
les  joyaux  à  la  phannacie  ? 

.\1.  Pjcbyl  le  méprisa  du  regard,  puis  ricana, 
incfuiétant  par  cette  acrimonie  ^I.  Ernst  Popischil 
qui  demanda  : 

—  Ileck  ? 

30 


—  Vienne,  répondit  M.  Pjebyl,  était  la  capi- 
tale médicale.  Tous  les  riches  malades  d'Orient 
venaient  mourir  dans  ses  cliniques.  Prague  lui 
prendra  cette  supériorité.  Je  voudrais  une  société 
tchèque  pour  imiter  votre  Société  Française 
d'Énergie  et  de  Radio-Chimie  qui  a  inventé  de 
louer  le  radium.  En  2.500  ans  elle  pourra  renou- 
veler ses  baux.  Au  lieu  d'abandonner  par  vente 
ferme  et  pour  un  bénéfice  compté  en  une  fois 
une  marchandise  coûteuse,  d'usage  intermittent 
entre  les  mains  des  médecins,  elle  la  leur  cède  à 
l'heure  pour  le  temps  des  opérations.  Ainsi  elle 
répand  l'usage  du  radium  et  restant  propriétaire 
de  son  stock  bénéficie  de  l'augmentation  de  valeur. 
Elle  loue  aussi  le  mésothorium,  trois  fois  plus  fort 
pendant  huit  ans,  mais  qui  s'éteint  après  vingt. 
Elle  fabrique  non  seulement  tous  les  produits 
radio-actifs  nécessaires  aux  traitements  des  mala- 
dies de  l'espèce  humaine,  mais  les  exciteurs  d'en- 
grais, les  enduits  lumineux  pour  les  appareils  de 
sécurité  des  chemins  de  fer  et  de  la  navigation. 
Elle  commence  une  série  d'industries  où  le  radium 
et  ses  sous-produits  jouent  leur  rôle  original  qui  est 
de  recréer  la  vie  de  toutes  choses  qu'ils  touchent. 

Je  suis  représentant  en  Bohême  de  la  Société 
d'Energie  et  de  Radio-Chimie,  mais  je  prends  du 
mésothorium  à  quiconque  peut  m'en  vendre  afin 
de  le  donner  moi-même  en  location  aux  méde- 
cins. Ils  ne  veulent  pas  l'acheter  parce  qu'il  n'est 
pas  une  valeur  durable  à  céder  avec  leur  clientèle. 
Mais  on  le  loue  pendant  huit  ans  aussi  cher  que 
le  radium.  Avoir  assez  de  mésothorium  pour  faire 
de  Prague  au  lieu  de  Vienne  la  capitale  du  traite- 
ment  anti-cancéreux,    suifirait   à   m' enrichir. 

31 


Avcz-vous  intérêt  pour  un  champ  pétrolifère  ? 
Il  n'y  a  pas  encore  de  puits  mais  le  pétrole  est 
prospecté.  On  achètera  les  terrains  et  quand  on 
tirera  le  premier  litre  d'huile,  ils  monteront  à  dix 
fois  le  prix  payé. 

—  Je  crois  au  pétrole,  dit  M.  Salzbach,  comme 
M.  le  comte  Erbern  croit  en  Dieu.  La  vieille  for- 
mule :  s'installer  partout  où  il  y  a  du  charbon, 
n'est  plus  première  à  régir  l'industrie.  11  faut, 
dans  l'Europe  décimée,  se  placer  là  où  est  la 
main-d'œuvre.  Avant  vingt  ans  la  moitié  des 
usines  de  France  chauffera  au  mazout  galicien, 
si  les  Russes  veulent.  Mais  je  ne  ferai  pas  de  trous 
dans  la  terre  pour  en  tirer  du  combustible.  Et  je 
n'émettrai  point  d'actions,  malgré  que  le  pétrole 
fasse  plus  vivre  de  spéculateurs  que  de  mineurs. 
Ni  puits  ni  titres.  Le  champ  pétrolifère  est  trop 
fatiguant  et  la  Finance  tellement  encombrée  de 
parts  de  fondateur  qu'on  les  jettera  quelque  jour 
pour  rien  sur  les  marches  de  la  Bourse.  Pas 
puisatier,  pas  imprimeur,  je  serai  transporteur. 
Il  y  a  actuellement  en  France  plus  d'actions 
de  sociétés  pétrolières  que  de  tonnes  de  mazout. 
Le  seul  combustible  disponible  est  le  titre, 
mais  ça  brûle  mal.  Le  succès  pratique  des  affaires 
européennes  est  dans  le  transport.  Aucune  n'en 
a.  Le  rendement  des  puits  de  Galicie  fait  hausser 
la  cote  à  Paris,  mais  n'y  procure  pas  un  litre 
d'huile.  Je  créerai  le  roulage.  Devenu  le  grand 
transporteur  de  pétrole  et  de  tous  ses  produits  : 
essence,  huile  de  graissage,  gazoline,  paraffine, 
je  serai  plus  fort  que  la  Bourse.  Je  fonde  la  Société 
Européenne  des  citernes  à  pétrole. 

C'est  mieux  (|ue  le  radium. 

32 


Mais  autre  chose  encore  est  mieux. 

M.  le  comte  Erbern  répéta  sa  préférence  : 

—  Les  antiquités  et  les  bijoux. 
M.   Heidrich  : 

—  Les  forêts  du  Tyrol  et  les  chutes  d'eau. 
M.  Ernst  Popischil  ne  se  limitait  pas  ainsi  : 

—  Achetez  tout  :  le  maïs  des  paysans,  la  vais- 
selle de  l'impératrice.  Que  diriez-vous  des  ma- 
chines d'usines  ?  Il  en  faut  en  France  où  on  a 
tant  détruit.  Ici  elles  ne  servent  à  rien  puisqu'on 
manque  de  matières  de  fabrication. 

—  Mieux  que  tout  ça,  affirma  sur  eux  M.  Salz- 
bach  :  une  mine  d'or. 

M.  Coutance  seul  rit  car  leur  intimité  lui  per- 
mettait de  laisser  voir  qu'il  le  supposait  ivre, 
ce  dont  les  autres  faisaient  mine  polie  de  douter. 

M.  Pjebyl  dit  : 

—  J'ai  une  bonne  occasion  de  verres  à  vitres, 
disponible.  On  n'en  trouve  nulle  part.  Je  propose 
trois  wagons  à  5.000  couronnes  les  cent  kilogs, 
fran'co  douane  Buchs. 

Puis  il  recommença  l'éloge  du  vin  : 
La  cave  de  Franz- Josef  était  une  des  premières 
d'Europe.  On  ne  trouve  de  pareil  port-wine  que 
dans  un  estaminet  d'Anvers  et  à  Buckingham- 
Palace.  La  cour  d'Angleterre  ne  l'a  pas  encore 
mis  dans  le  commerce.  Ça  peut  venir  grâce  à 
l'Irlande  et  aux  Travaillistes. 
Il  offrit  une  mine  de  charbon  : 

—  ...  à  exploiter  en  commun  avec  la  ville  de 
Vienne.  Il  n'y  a  pas  encore  de  puits,  mais  on  a 
prospecté  le  charbon.  Quand  on  aura  extrait  le 
premier  kilog,  la  valeur  du  terrain  augmentera 
dix  fois. 

33  3 


Vous  nous  voyez  ici  dans  le  meilleur  hôtel  de 
\  ienne  éclairés  à  l'acétylène  par  pénurie  de  com- 
bustible aux  usines  d'électricité. 

—  \  os  compatriotes  les  Tchèques,  dit  le  comte 
Erbern,  qui  axaient  promis  de  nous  envoyer  de 
leur  houille,  la  gardent.  L'Amérique  ou  l'Angle- 
terre ne  nous  manqueraient  pas  ainsi  de  parole 
si  nous  avions  convenus  d'être  fournis  par  la 
voie  de  Trieste.  Mais  une  livre  sterling  vaut 
850  couronnes  et  un  dollar  220. 

Ils  souillaient  tous  d'avoir  trop  mangé  des 
foies  gras  de  conserve,  de  l'oie,  de  la  salade  au 
kummin,  des  roulades  de  pommes  et  'des  crêpes 
fourrées  de  confiture. 

M.   Salzbaeh  dit  doucement   : 

—  On  les  a  eus  jusqu'au  trognon  qui  est  encore 
succulent.  Les  bons  restaurants  de  Paris  ne  nous 
traitent  pas  si  bien.  J'en  sais  où  rien  n'est  sans 
reproche,  même  pas  le  poivre  toujours  éventé, 
et  le  sel  toujours  humide.  Un  empire  laisse  de 
louables  habitudes  dans  les  vieilles  maisons. 

11  sifTla  l'hymne  autrichien. 

—  Tu  es  soûl,  lui  demanda  M.  Coutance  ? 

—  Non.  On  nous  a  offert  ce  soir  des  bijoux, 
des  antiquités,  du  radium,  du  charbon,  du  pétrole. 
Fais  de  la  grande  brocante  avec  le  comte  Erbern. 
Apprends-lui  à  rapporter  ce  qu'il  charogne  dans 
la  misère  des  vieilles  familles.  Il  y  a  des  choses 
précieuses  parmi  la  pourriture  de  ce  cadavre 
d'empire.  Ce  noble  homme  les  flaire  bien.  Après 
les  Habsbourg,  les  Hyènes,  travaille  çà.  Moi  je 
soigne  ma  mine  d'or. 

Et  il  commença  ses  vieilles  histoires  à  rire  selon 
son    habitude    d'après    les    bons    dîners.    Ce    rude 

34 


acheteur  n'aimait  que  l'arithmétique  et  la  blague  : 

—  Quand,  dit-il,  Dieu  eut  donné  l'honneur  aa 
protestant,  la  fortune  au  catholique,  il  plaignit 
le  juif  :  mon  pauvre  ami,  tu  viens  trop  tard.  Le 
papiste  a  l'or  ;  le  calviniste  la  noblesse.  Il  ne 
reste  que  la  misère  pour  toi.  Seigneur,  dit  le  juif, 
je  prends  toujours  et  rendez-moi  content,  ça  voua 
coûtera  peu,  en  ajoutant  seulement  l'adresse  des 
deux  autres. 

Le  comte  Erbern  riait  très  fort.  Il  proclama  : 

—  Le  gouvernement  hongrois  est  le  seul  en 
Europe  qui  ait  écrasé  les  ouvriers  et  ne  veuille 
plus  traiter  d'affaires  avec  les  Juifs. 

—  Deux  races  persécutées,  répondit  M.  Salz- 
bach.  Les  ouvriers  séditieux  iront  en  prison  mais 
les  juifs  auront  les  marchés  d'administration  et 
les  entreprises  d'églises.  On  ne  peut  plus  bâtir 
à  Buda-Pesth  parce  que  la  Transylvanie,  pays 
de  forêts,  'est  roumaine.  Le  chêne  de  Hongrie, 
célèbre  dans  l'ébénisterie,  a-  changé  de  nationa- 
lité. Les  Roumains  le  gardent.  Je  peux  en  offrir 
aux  Hongrois  à  1.400  couronnes  le  mètre  cube 
sur  wagon. 

Le  toisage  des  arbres,  de  qualité  loyale  et  mar- 
chande, aura  lieu  suivant  les  usages  de  France  : 
de  deux  en  deux  centimètres  pour  la  circonférence, 
et  en  pieds  métriques  pour  la  longueur  qui  sera 
prise  jusqu'à  l'endroit  de  l'arbre  où  le  diamètre 
sur  écorce  tombe  à-  dix-sept  centimètres  et  demi. 
Le  surplus  de  la  longueur  devient  la  propriété 
gratuite  de  l'acquéreur. 

Le  comte  Erbern,  d'abord  surpris,  disposa  sur 


son  visage  un  sourn^e 


—  Je  ne  suis  pas  personnellement  anti-sémite. 

36 


Je  ne  dis  pas  :  Il  y  a  trop  de  Juifs.  Au  contraire, 
je  dis  :  Il  y  en  a  assez.  Ceux  comme  vous  sont 
rares. 

—  Je  ne  suis  pas  rare  —  je  suis  Juif.  C'est 
peut-être  une  religion,  peut-être  une  race,  ou  seu- 
lement une  manière  de  traiter  les  affaires  comme 
chez  certains  catholiques.  Chez  moi  c'est  une 
habitude  de  famille.  Coutance  n'est  pas  Juif. 
C'est  un  civil.  Mon  grand-père  m'a  dit  qu'aucun 
de  mes  aïeux  n'avait  abjuré,  même  quand  les 
curés  leur  mettaient  le  feu  au  derrière  en  chantant 
du  latin.  Il  est  mort  moins  solennellement,  à  un 
dîner  chez  M.  de  Rothschild  oii  manqua  une 
cuiller  en  vermeil.  Les  distingués  convives  furent 
poliment  invités  à  retourner  leurs  poches.  Un 
laissa  tomber  une  pièce  de  dix  sous.  Tous  vou- 
lurent la  ramasser.  Mon  grand-père  est  mort  dans 
la  bagarre. 

M.  Pjebyl  crachait  son  hilarité  dans  son  assiette 
vide.  M.  Heidrich  riait  avec  plus  de  retenue  : 

—  C'est  une  histoire  crevante. 
M.  Salzbach  le  complimenta  : 

—  Vous  parlez  fort  bien  le  français.  C'est  une 
histoire  où  un  Juif  est  crevé. 

—  J'ai  appris  à  Paris.  Je  notais  toutes  les 
phrases  nouvelles  pour  moi  ;  une  dame  tombée 
assise  qui  me  dit  :  Je  me  suis  tapée  sur  la  pelote. 
A  une  exécution  par  la  guillotine,  ce  cri  d'un 
petit  garçon  ;  On  va  lui  dévisser  la  pomme  de  sa 
canne. 

Mon  professeur  rayait  ces  tournures  qu'il  appe- 
lait vicieuses  mais  un  écrivain  de  mes  amis  les 
disait  admirables  et  me  les  faisait  recopier. 

J'ai   beaucoup   perdu   de   ma   connaissance   du 

36 


français.  Je  vais  pratiquer.  Je  ne  voudrais  pas 
être  comme  cet  Irlandais  parti  en  Italie  voir  le 
Saint-Père  et  qui  ne  savait  dire  qu'un  mot  : 
Pape.  A  Rome  un  cicérone  porta  sa  valise  et  lui 
offrit  des  femmes.  L'Irlandais  répondait  :  Pape. 
Le  cicérone  le  croyant  dégoûté  des  dames  lui 
offrit  des  petits  garçons.  L'Irlandais  criait  plus 
fort  :  Pape  !  Pape  ! 

Accidente  !  dit  le  cicérone.  Le  pape  ce  sera 
peut-être  difficile.  Mais  si  vous  vouliez  vous  con- 
tenter d'un  cardinal. 

Le  comte  Erbern,  bon  catholique,  n'espérant 
rien  vendre  à  M.  Heidrich,  désapprouvait  par  sa 
sévérité  de  visage,  cette  irrévérence  envers  la 
papauté.  M.  Salzbach  affirmait  connaître  toutes 
les  drôleries  juives  et  qu'elles  étaient  les  plus 
comiques  du  monde.  M.  Coutance  prétendit  que 
les  catholiques  n'étaient  pas  moins  farceurs  : 

—  A  preuve  l'histoire  du  Marseillais  à  qui  on 
avait  volé  son  cheval  et  qui  fut  à  Notre-Dame- 
de-la-Garde  prier  Jésus  de  le  lui  faire  retrouver  : 

Seigneur,  je  suis  monté  à  pied,  mais  j'ai  foi 
en  ta  miséricorde. 

Le  soir  même  on  lui  vola  la  voiture.  Il  revint 
à  l'église  et  s'agenouilla  devant  la  Vierge  : 

Reine  des  Cieux,  Stella  Maris,  pas  moins  main- 
tenant je  vais  à  pied  mais  le  voleur  attelle.  Si 
je  le  prends  je  lui  botte  le  cul  et  je  te  fais  brûler 
deux  cierges... 

A  ce  moment  do  son  invocation  il  vit  dans  les 
bras  de  la  Vierge  l'enfant  Jésus  qui  l'avait  si  mal 
exaucé  : 

C'est  pas  à  toi  que  je  parle,  Fi  de  garce.  C'est 
à  ta  sainte  mère. 

37 


Le  comte  Erbern  sourit  à  M.  Coutance  car  il 
<levait  lui  proposer  sa  marchandise. 

—  Celle-là  est  mieux.  Elle  ne  met  pas  le  haut 
clergé  en  cause. 

—  Si  vous  trouvez  une  mine  d'or  à  A  icnne, 
dit  M.  Ernst  Popischil,  moi  j'y  fonde  une  religion. 
C'est  la  seule  industrie  où  la  matière  première 
ne  coûte  rien.  La  prédication  réussit  dans  les 
pays  de  misère.  J'ai  fréquenté  à  Londres  un 
Anglais  connaissant  bien  la  Bible  et  le  Whisky, 
qui  a  porté  à  Hyde  Park  sa  dernière  caisse  de 
scotch,  est  monté  dessus  et  a  menacé  les  passants 
de  la  malédiction  de  Dieu.  Il  quêta  £  6D.  8  sterling. 
Le  dimanche  suivant  il  vint  avec  un  accordéon. 
Il  doit  avoir  bâti  un  tempJc  aujourd'hui. 

M.   Salzbach  demanda   : 

—  Vous  a-t-il  donné  des  parts  de  fondateur  ? 
Il  ne  connaissait  pas  le  meilleur  moyen  de  faire 

fortune  en  religion  :  prouver  par  la  Loi  et  les 
Prophètes,  les  Pères  et  les  Conciles,  que  Jésus- 
Christ,  cet  ironiste,  devait  un  sou  à  votre  famille, 
puis  d'assigner  le  Pape  en  paiement  du  capital 
et  des  intérêts  composés  au  taux  légal.  Un  sou 
à  cinq  pour  cent  donne,  en  1920  ans,  3.937  mil- 
liards :  toute  la  fortune  de  la  terre,  moins  les 
cocotiers  de  la  Polynésie. 

—  \'ous  vous  trompez:,  dit  M.  Ernst  Popis- 
chil. 

—  Refaites  la  calculation. 
M.   Coutance   continua   : 

—  Paris  aujourd'hui  vaut  beaucoup  plus 
qu'une  messe.  J'irais  aux  vêpres  rien  que  pour 
un  immeuble  de  l'avenue  de  l'Opéra.  L'industrie 
du  tissu  où  j'exerce  compte  de  pieux  catholiques 

38 


très  juifs,  et  des  juifs  jésuites.  Un  bon  chrétien 
doit  être  mauvais  commerçant.  J'en  sais  un  qui 
a  trouvé  un  système  pour  vendre  à  perte.  Ça 
n'arrive  généralement  qu'à  ceux  qui  ne  l'ont  pas 
cherché,  mais  son  mérite  est  de  le  faire  exprès. 
Il  prétend  que  cela  est  agréable  à  Dieu.  Les  hom- 
mes qui  ont  plaisir  à  se  porter  préjudice,  ça 
existe. 

~  Tu  me  donneras  leur  adresse,  dit  M.  Salz- 
bach. 

Le  comte  Erbern  parla  différemment  : 

—  Messieurs  les  Français,  c'est  reposant  de 
respecter  quelquefois,  quand  ce  ne  serait  que  pour 
mieux   haïr   ailleurs. 

M.  Salzbach  le  remit  au  commerce  : 

—  Travaillez  pour  moi.  C'est  profitable.  Il  faut 
avoir  de  l'honneur  mais  aussi  faire  autre  chose*. 
Israël  Moser  disait  aux  créanciers  de  son  fils  : 
l'honneur  n'a  pas  de  prix.  Je  n'ai  que  de  l'argent. 
Ça  ne  peut  pas  payer  les  dettes  d'honneur. 

Il  est  bon  que  l'honorable  catholique  soit  der- 
rière le  juif,  comme  à  cette  vente  où  M.  de  Fallot, 
premier  marguillier  de  sa  paroisse,  enchérissait 
du  double  sur  Jacob  Salomon.  Car  il  pensait  : 
quand  Jacob  Salomon  offre  400,  ce  doit  être 
une  bien  bonne  affaire  de  prendre  à  800. 

Je  vous  intéresserai  aux  bénéfices.  C'est  la 
plus  loyale  manière  de  traiter.  On  sait  ce  que 
chacun  gagne.  Ainsi  le  comprenait  Goldschmidt, 
de  Colmar,  quand  il  dit  à  son  vieil  employé 
Samuel   : 

Tu  es  dans  ma  maison  depuis  vingt  ans.  Ne 
me  vole  plus.  Désormais  nous  serons  associés. 
Voilà  la  clé  du  cabinet  des  patrons. 

39 


A  l'inventaire  le  compte  participation  de  Sa- 
muel fut  de  23  marks  50  sur  un  chiffre  d'afTaires 
de  deux  millions.  Il  remit  la  clé,  signe  de  son 
honneur,  sur  le  bureau  de  Goldschmidt  et  lui 
dit  : 

J'aime  mieux...  faire  avec  les  employés. 

M.  Salzbach  adorait  ces  rengaines  de  l'ironie 
sémite  :  juivades  sur  l'exagération  de  gagner, 
comme  sont  les  gasconnades  sur  l'exagération  de 
braver.  Deux  formes  alternaient  dans  ces  histoires 
à  rire  :  le  dialogue  entre  juifs,  ou  la  comparution, 
devant  Dieu  le  père,  du  juif,  du  catholique  et  du 
protestant. 

M.  Salzbach  dit  encore  : 

Goldschmidt  avait  tort.  On  doit  payer  hon- 
nêtement le  personnel  qui  tient  la  caisse.  Son 
apprenti  comptable  Levy,  à  30  marks  par  mois, 
vola  un  billet  de  cent  marks.  Goldschmidt  télégra- 
phia  à  la  pieuse  M"^^  Levy  : 

Votre    fils   a    fait   une   action   abominable. 

^[me  Lévy  accourut  et  quand  elle  sut  ce  qui 
en  était  : 

Une  action  abominable  !  Schéma  Israël  !  Je 
croyais  qu'il  avait  mangé  du  cochon. 

M.  Pjebyl,  bourré  comme  une  pipe  avec  du 
tabac  d'ami,  complimenta  M.  Salzbach  : 

—  Vous  connaissez  tout  :  les  bonnes  histoires  et 
l'abattage  des  bois.  En  France,  vous  fauchez  la 
coupe  comme  une  moisson  et  vous  replantez. 
Dans  les  pays  Scandinaves,  les  bûcherons  gardent 
vivants  les  arbris  de  sémination,  la  foret  se 
refait  elle  même,  moins  alignée  mais  plus  vivace. 
C'est  une  grande  science  que  de  connaître  quels 
végétaux  ont   le  plus  de  puissance  de    reproduc- 

40 


tion.  La  coupe  est  réglée  pour  que  chaque  sept 
ans  on  abatte  des  troncs  dans  la  même  tribu 
d'arbres.  Les  souches  sont  laissées  à  pourrir  pour 
fumer  la  terre.  Je  peux  vous  proposer  une 
très  belle  forêt.  Demain  je  vous  dirai  le  cubage 
et  les  essences. 

Vous  devez  ce  soir  voir  les  Viennoises.  Les 
femmes  de  l'empereur  sont  aussi  dans  le  com- 
merce, comme  le  porto. 

Le   comte   Erbern  s'indigna   : 

—  On  ne  les  trouve  pas  dans  la  rue.  On  n'est 
reçu  que  présenté.  Je  suis  à  votre  disposition. 


41 


—  Ta  mine  d'or,  demanda  le  lendemain  matin 
M.  Victor  Coiitance,  à  M.  Simon  Salzbach,  est 
dans  le  Tyrol  ?  Si  tu  n'es  pas  fixé  sur  l'empla- 
cement, choisis  un  endroit  agréable  où  on  puisse 
passer  l'été.  On  y  mènera  les  dames  et  on  mangera 
des   truites. 

Nous  inviterons  notre  ami  Fauteur  célèl)re  qui 
dit  que  les  plus  beaux  paysages  du  monde  sont 
la  Suisse  et  les  Buttes-Chaumont.  Il  craint  les 
courants  d'air.  Il  a  du  coton  dans  les  oreilles. 
Mais  il  adore  les  voyages  :  Il  va  tous  les  ans  à 
Vichy. 

—  Pour  se  remettre  dans  la  position  du  mou- 
vement littéraire  :  le  cul  sur  une  chaise  et  le  porte- 
plume  aux  doigts. 

—  J'ai  besoin,  comme  lui,  de  repos  dans  un 
endroit  calme,  tel  que  le  Tyrol  ou  le  jardin  du 
Luxembourg,  avec  le  bruit  du  jet  d'eau  et  le 
ronflement   des   sénateurs. 

—  Je  préfère,  répondit  M.  Salzbach,  le  Sénat 

42 


de  la  Villette.  Pour  le  connaître,  il  faut  avoir  fait 
l'abat  et  la  triperie.  Les  tueurs  mettent  dégorger 
les  têtes  de  veaux  en  piscine  et  appellent  Sénat 
cette  assemblée  de  crânes  blancs.  C'est  d'un 
meilleur  rapport  que  le  Sénat  du  Luxembourg. 

Nous  aurons  pour  la  mine  d'or  des  précisions 
chez  Herr  Kommerzien-rat  Johann  Freudenberg. 

Ils  le  trouvèrent  Anschutzgasse  87,  13®  dis- 
trict, dans  une  filature  de  coton  n'émettant  que 
le  bruit  de  deux  machines  à  écrire. 

—  Les  chaudières  sont  froides,  dit  M,  Salzbach. 
Ce  fut  la  première  question  qu'il  posa  à  M.  Freu- 
denberg, homme  maigre  à  grosse  tête.  Ses  yeux 
noirs  luisaient  vivement  sous  la  blancheur  du 
grand  front  bombé.  Il  proposa  de  parler  allemand, 
français  ou  anglais,  ce  lui  était  égal.  Et  il  dit  en 
bon  français  : 

—  Le  manque  de  charbon  nous  empêche  de 
travailler  à  Vienne  où  nous  n'avons  pas  d'autre 
force  que  celle  fournie  par  la  chaleur.  Des  mil- 
lions de  bras  sont  oisiis  dans  cette  ville.  Il  se 
perd  une  énorme  quantité  de  travail  humain. 
A  nos  usines  de  Bohême  nous  ne  chômons  pas. 
Un  de  nos  tissages  y  dispose  d'une  telle  puissance 
hydraulique  qu'en  plus  de  l'énergie  pour  ses 
nmétiers,  il  en  produit  pour  sa  vapeur  d'apprêts 
et  de  chauffage.  Nos  pièces  de  miachines  y  sont 
réparées  en  forge  et  fonderie  électriques.  Nous 
faisons  du  feu  avec  de  Teau.  Si  1^  force  de  chute 
des  rivières  du  Tyrol  était  captée  nous  vendrions 
du  courant  aux  Tchèques  au  lieu  de  les  supplier 
de  nous  fournir  du  charbon.  Ils  ne  veulent  rien 
donner.  Notre  population  a  besoin  d'au  moins 
sept  cent  trente  mille  tonnes  par  mois  pour  cuire 

43 


les  aliments,  ne  pas  mourir  de  froid  et  laver  ce 
qui  lui  reste  de  linge.  Si  nous  ajoutons  à  ces  néces- 
sités de  ménage  celles  des  usines,  le  besoin  men- 
suel total  est  d'un  million  cent  cinquante  six. 
mille  tonnes.  Nous  en  tirons  de  nos  mines  un 
million  deux  cent  mille  par  an.  Le  rendement  est 
mauvais  parce  qu'on  a  pendant  la  guerre  exploité 
en  négligeant  l'entretien.  Les  meilleurs  ouvriers  : 
Tchèques  ou  Polonais,  sont  retournés  chez  eux. 
La  famine  de  charbon  est  mondiale,  mais  nulle 
part  aussi  grave  qu'ici.  Nous  avons  faim  de  tout  : 
de  pain,  de  combustible,  de  tissu,  de  cuir.  Nous- 
sommes  l'empire  de  la  misère.  Cependant,  la  for- 
tune est  dans  les  chutes  d'eau  du  Tyrol. 

M.  Victor  Coutance  croyait  comprendre  que  la 
mine  d'or  convoitée  par  ^L  Salzbach  était  l'énergie 
hydraulique. 

11  fit  à  ce  grand  projet  une  objection  : 

—  Dans  combien  de  temps  tirerez-vous  les^ 
premiers  bénéfices  d'une  pareille  entreprise. 

—  On  ne  peut  pas  le  préciser,  répondit 
M.  Freudenberg.  Pour  ces  grands  travaux  de 
barrage  et  de  canalisation,  il  faut  beaucoup  de 
ciment.  Pour  faire  le  ciment  il  faut  beaucoup  de 
charbon. 

AL  Salzbach  prophétisa  : 

—  Dans  25  ans,  nous  verrons  peut-être  des 
usines  d'électro-chimie  et  d'électro-métallurgie 
dans  l'Arlberg,  la  lumière  et  la  chaleur  fournies 
à  Vienne  par  l'eau  du  Tyrol.  C'est  Zukunft  Musik, 
la  musique  de  l'avenir.  Aujourd'hui  votre  per- 
sonnel chôme.  Reste-t-il  à  crever  de  faim  ? 
Émigre-t-il  ? 

—  Beaucoup   de    familles   de   bourgeois,   d'ofii- 

44 


ciers  autrichiens  sont  parties  en  Amérique  du 
-Sud.  Le  gouvernement  a  bien  fait  de  les  y  encou- 
rager. Ceux-là  pouvaient  payer  le  voyage.  Mais 
on  ne  mettra  pas  sur  les  bateaux  la  masse  du 
peuple.  Les  courants  de  migration  du  travail 
changent.  Les  nationaux  des  pays  à  qui  le  traité 
de  paix  a  redonné  la  liberté  politique  :  Polonais, 
Tchèques,  rentrent  chez  eux.  L'Italie  dont  l'indus- 
trie augmentait,  a  lutté  par  prohibition  légale 
de  sortie  contre  l'expatriation  de  ses  ouvriers. 
Mais  la  fortune  s'est  démentie  et  a  donné  l'émeute. 
Ce  pays  sans  combustible  a  aujourd'hui  trop 
Kl'usines.  Une  armée  marche  vers  le  canon,  l'indus- 
trie vers  le  charbon.  Ne  produisant  pas  de  houille 
et  ruinée  en  l'important  à  LOOO  lires  la  tonne, 
l'Italie  a  de  nouveau  exporté  ses  ouvriers.  Treize 
mille  sont  partis  pour  l'Amérique  en  janvier  1920  ; 
dix-sept  mille  en  février.  En  mars  les  consulats 
^nt  visé  20.000  passeports.  Le  rush  n'est  limité 
que  par  la  capacité  des  bateaux.  L'État  favorise 
le  départ  des  hommes  inscrits  aux  partis  révolu- 
tionnaires, La  pacification  sociale  travaille  contre 
l'industrie.  Comme  à  l'origine  des  colonisations, 
l'Amérique  reçoit  de  nouveau  les  individus  indé- 
sirables à  leur  pays  d'origine.  Toutes  les  polices 
de  l'Europe  dirigent  vers  elle  les  perturbateurs 
•et  les  criminels. 

De  nouveaux  peuples  migrateurs  sont  ceux  de 
récente  misère.  Mais  aucune  nation  ne  veut  rece- 
voir la  nôtre.  Les  hommes  de  race  allemande  sont 
repoussés  de  l'Amérique  du  Nord,  de  France, 
d'Angleterre.  Les  émigrants  autrichiens  ne  dé- 
passent pas  les  anciens  pays  de  l'Empire  :  Hongrie, 
Bohême,  Yougo-Slavie. 

45 


Vienne,  capitale  commerçante,  a  un  fort  chô- 
mage d'employés  non  interchangeables  dans  les 
industries  comme  les  ouvriers  manuels.  Un  mineur 
ne  parlant  qu'allemand  peut  travailler  à  Bruay 
mais  non  un  comptable.  Tout  ce  personnel  de 
bureau  au  courant  des  affaires  avec  Constanti- 
nople  et  de  notre  vieille  pratique  de  finance  dans 
les  Balkans  ne  nous  sera  pas  enlevé.  Vous,  Fran- 
çais, nous  prendriez-vous  nos  ouvriers  ?  Votre 
intérêt  est  de  les  occuper  chez  nous  à  bas  salaire 
plutôt  que  de  les  attirer  dans  vos  usines  par  le 
haut  salaire.  Pourquoi  ne  recrutez-vous  pas  des 
hommes  dans  les  pays  où  la  consommation  de 
l'alcool  est  interdite  ?  Des  Américains,  des  Scan- 
dinaves viendraient  en  France  parce  qu'on  y  boit 
librement  .A  un  chantier  de  sciage,  près  de  Chris- 
tiana,  on  a  trouvé,  après  le  départ  des  équipes, 
cinq  cent  flacons  de  dentifrice  vides.  Vous  ne 
savez  pas  profiter  de  votre  cognac.  Pour  attirer 
les  ouvriers  il  vaut  l'or. 

Vous  avez  fait  ici  du  recrutement  clandestin 
pour  la  Légion  Étrangère.  Dans  les  rapides  visites 
médicales  des  enrôlements  nocturnes,  vous  avez 
pris  les  syphilitiques,  les  tuberculeux,  que  les 
olliciers  de  vos  dépôts  de  troupes  ont  refusé  à 
l'arrivée  en  France,  en  les  traitant  de  sales  Boches. 
Il  est  heureux  que  vous  n'ayez  rien  réussi  de 
mieux  sur  nos  ouvriers.  S'ils  partaient  en  masse, 
notre  industrie  serait  plus  appauvrie  que  par  le 
man((ue  momentané  de  force  motrice.  Les  maro- 
([uiniers,  les  tailleurs,  tous  les  travailleurs  du  tissu 
et  du  bois  ont  ici  des  traditions  aussi  parfaites 
que  celles  de  vos  artisans  parisiens.  Si  ces  hommes 
quittent    l'Autriche,    ils    deviendront   manœuvres 

46 


de  mines  ou  d'usines.  Les  syndicats  des  autres 
pays  ne  les  accepteront  que  dans  les  gros  travaux 
mal  payés,  non  dans  les  fines  besognes.  Avec  la 
.force  ouvrière  de  Vienne  périrait  une  partie  de  la 
civilisation  européenne. 

—  Vous  conserverez  votre  personnel,  dit 
M.  Coutance.  Ce  sont  les  gens  de  métiers  qui  dans 
chaque  nation  ont  le  plus  de  haine  envers  l'indi- 
vidu étranger  et  le  plus  de  proclamation  pour 
l'internationalisme. 

En  France  l'hostilité  contre  le  machinisme  a 
cessé,  mais  celle  contre  l'étranger  augmente.  Les 
ouvriers  ne  feraient  plus  grève  parce  qu'on  ins- 
talle un  nouvel  outil  comme  cela  a  été  pour 
l'automatisme  en  tissage  et  le  soufflage  à  air  com- 
primé en  verrerie,  mais  ils  la  feraient  si  on  ame- 
nait les  Autrichiens.  Ils  fraterniseront  avec  eux 
tous,  de  loin,  par  manifeste  syndical,  pourvu 
qu'aucun  ne  soit  embauché  dans  l'atelier.  L'al- 
liance de  classe  n'a  pas  encore  créé  l'amour  des 
individus.  Nous,  patrons,  sommes  les  seuls  vrais 
internationalistes  pour  gagner  de  l'argent  en- 
semble. 

M.   Salzbach  interrompit  cette  idée  générale  : 
-—  Puis-je  vous   demander  quels  salaires  vous 
payez  ? 

—  Pourquoi  cacher  une  chose  que  tout  le 
monde  peut  savoir  ?  Un  autre  vous  apprendrait 
ce  que  je  ne  vous  dirais  pas.  Je  préfère  que  ce 
soit  moi  qui  vous  oblige.  Dans  notre  tissage  de 
Bohême  trois  équipes  font  chacune  huit  heures 
par  jour  pour  utiliser  entièrement  la  force  hydrau- 
lique. Le  salaire  est  de  dix  à  douze  couronnes 
tchèques   pour   conduire   deux  métiers,   de   seize 

47 


couronnes  pour  trois  métiers.  Le  filage  d'un  kilog 
de  coton  nous  coûte  en  Autriche  dix  couronnes 
en  payant  l'ouvrier  quarante  couronnes  par  jour. 
En  tissage  à  vingt  fils  au  centimètre,  nous  don-, 
nons  deux  couronnes  vingt-cinq  par  mètre  de 
tissu  en  laize  de  cent  :  soit  moins  d'un  sou  suisse. 
Nous  achetons  le  coton  au  change  du  dollar  à 
quinze  francs  français,  mais  nous  compensons 
par  le  bénéfice  sur  le  salaire.  Nous  pouvons  battre 
Manchester  en  tous  articles  car  si  les  Angolais 
obtiennent  la  matière  à  meilleurprix,  leurs  ouvriers, 
ont  de  bien  plus  grandes  exigences  que  les  nôtres. 
L'usage  annuel  de  tissu  était  de  quatre  kilogs 
par  personne  dans  l'ancienne  monarchie.  Quand 
les  usines  de  Tchéco-Slovaquie  et  d'Autriche  tra- 
vailleront de  tous  leurs  métiers,  nous  vendrons 
à  l'étranger  soixante-quinze  pour  cent  de  la  fabri- 
cation. 

M.  Salzbach  posa  encore  des  questions  : 

—  Excusez-moi  si  je  vous  demande  tout  cela. 
Au  cas  où  je  serais  indiscret  ne  répondez  pas.  Je 
me  renseigne  dans  mon  intérêt  et  dans  le  vôtre. 
Il  est  probable  que  nous  travaillerons  ensemble. 
Combien  vont  durer  le  manque  de  charbon  et 
de  pain  ?  Avant  que  vous  sortiez  de  famine,  la 
race  ouvrière  de  Vienne  ne  sera-t-elle  pas  si  gran- 
dement diminuée  par  la  mort  et  l'émigration  que 
la  houille  et  la  farine  viendront  trop  tard  pour 
sauver  la  force  de  travail  ? 

—  Je  suis  content,  dit  M.  Freudenberg,  de 
trouver  un  homme  qui  s'inquiète  pour  nous  avec 
sympathie  et  qui  comprendra  que  mon  devoir 
d'Autrichien  est  d'espérer  tant  que  ma  raison 
ne  m'a  pas  montré  la  stupidité  de  l'espoir.  Donnez- 

48 


nous  de  la  matière,  donnez-nous  du  crédit.  Nous 
vous  donnerons  du  profit. 

A  Zurich,  le  prix  de  confection  des  vêtements 
et  lingerie  de  coton  est  égal  à  celui  de  la  mar- 
chandise :  cent  pour  cent  ;  il  n'est  à  Vienne  que 
de  quinze  pour  cent.  En  France  vous  ne  pouvez 
plus  espérer  cette  fructueuse  proportion.  Les 
hauts  salaires  vous  ruinent. 

Il  est  vrai  que  notre  force  ouvrière,  aussi  pré- 
cieuse que  les  chutes  d'eau,  diminue  par  la  famine 
et  la  tuberculose.  Les  capitaux  étrangers  peuvent 
la  sauver  et  en  tirer  une  bonne  récompense. 

Notre  politique  paraît  mal  servir  nos  intérêts, 
car  alors  que  notre  industrie  est  en  grande  misère, 
la  nation  est  dirigée  par  la  classe  qui  a  le  moins 
d'expérience  et  de  capacité  :  les  socialistes.  Je 
crois  qu'un  roi  ou  un  empereur  régnera  de  nou- 
veau à  Vienne  mais  j'approuve  un  gouvernement 
qui  donne  plus  de  secours  aux  ouvriers  qu'aux 
rentiers  et  aux  vieillards.  Sauver  la  force  de  travail, 
c'est  sauver  l'Autriche. 

—  Précisons,  dit  M.  Salzbach,  comment  nous 
pourrons  travailler  ensemble.  Nous  ne  sommes 
pas  ici  touristes  de  passage  pour  des  achats  d'oc- 
casion. Nous  voulons  des  associés  autrichiens  pour 
des  entreprises  durables. 

Vous  avez  déjà  conclu  des  marchés  de  conver- 
sion avec  des  Hollandais,  des  Suisses.  Ils  vous 
donnent  une  quantité  de  coton,  vous  rendez  fil  ou 
tissu,  poids  pour  poids,  moins  la  freinte.  Je  vou- 
drais vous  faire  un  arrangement  non  sur  un  poids 
de  matière  mais  sur  un  nombre  d'années.  Je  vous 
ravitaille  en  charbon,  en  coton.  Vous  me  donnez 
le  travail  de  vos  ouvriers  à  leur  salaire  habituel 

49  4 


et  en  prenant  pour  vous  un  honnête  )3énéfice.  Je 
vous  sauve.  Vous  conservez  votre  personnel  ;  il 
est  votre  richesse.  A  quoi  vous  serviront  vos  plus 
belles  machines  si,  quand  le  charbon  et  la  matière 
arrivent,  il  vous  manquera  les  mains  pour  les 
mettre  en  œuvre. 

Je  viens  à  votre  secours  avant  que  le  malheur 
de  votre  industrie  soit  irréparable.  Mais  j'exige 
votre  association  exclusive  avec  moi.  Je  ne  veux 
pas  remonter  votre  afTaire  et  qu'un  autre  en  ait 
le   profit. 

M.  Freudenberg  ne  mit  pas  le  même  empresse- 
ment à  répondre  que  lorsqu'il  donnait  des  rensei- 
gnements sur  le  salaire  de  ses  ouvriers.  Il  sourit, 
afîable  et  silencieux,  puis  dit  lentement  des  poli- 
tesses : 

—  Je  suis  flatté  qu'un  homme  de  votre  valeur 
envisage  une  association  avec  moi.  Nous  avons 
toujours  eu  dans  cette  maison  une  haute  opinion 
de  la  manière  française  de  traiter  les  alTaires. 
Nous  vous  préférons  aux  Anglais  et  aux  Améri- 
cains. Vous  me  permettrez  de  réfléchir  à  une  aussi 
importante  proposition.  Pour  m'aider  à  mieux 
comprendre,  voulez-vous  me  dire  quelle  somme 
d'argent  au  maximum  vous  engageriez  ?  Et  si 
rexclusivité  d'association  de  moi  avec  vous  serait 
réciproque  de  vous  avec  moi  ? 

Ils  s'évitèrent  chacun  pour  la  précision  que 
l'un  voulait  de  l'autre  et  se  séparèrent  en  se 
rendant   des   compliments. 

Bien   tassé   dans   le   coin   de   l'auto,    M.    ^  ictor 
Coutance  dit  à  M.  Salzbach  dont  le  visage  était 
devenu  brusquement  d'une  grande  sévérité  : 
—   II  nous  montre  la  même  sympathie  que  les 

50 


chefs  de  maison  de  Francfort  et  de  Mayence. 
Désir  de  collaborer  avec  les  Français  riches,  parce 
qu'on  espère  se  débarrasser  facilement  d'eux  ou 
les  asservir  après  les  avoir  utilisés  ;  tandis  que 
les  Américains  et  les  Anglais  deviennent  les 
maîtres  des  affaires  où  ils  entrent. 

M.  Freudenberg  a  répondu  à  toutes  tes  ques- 
tions, mais  tu  as  été  obligé  de  partir  pour  ne  pas 
répondre  aux  siennes. 

—  C'est  la  manière  autrichienne.  Ils  hésitent 
à  affirmer  leur  prix  par  crainte  d'être  trop  bas 
et  veulent  que  l'acheteur  révèle  la  valeur  de  ce 
qu'ils   ont   à  vendre. 

Je  ne  crois  pas  cet  homme  si  appauvri  qu'il 
l'a  dit.  Son  assurance  vient  de  sa  fortune. 

—  Est-ce  lui  qui  a  la  mine  d'or  ? 

M.  Coutance,  croyant  M.  Salzbach  attristé  de 
n'avoir  pas  réussi,  le  flatta  : 

—  As-tu  acquis,  par  l'habitude  des  querelles 
de  ménage,  une  telle  habileté  de  discussion  ?  Si 
j'étais  roi,  comme  fut  Mazarin,  je  ne  prétendrais 
pas  choisir  mes  ministres  parmi  les  rares  hommes 
qui  ne  sont  pas  cocus,  ce  qui  rendrait  difficile  le 
recrutement  des  diplomates  français,  mais  j'élirais 
ceux  qui  se  chicanent  tous  les  jours  avec  leurs 
femmes.  C'est  un  bon  entraînement  pour  les  diffi» 
cultes. 

Le  mouvement  de  la  voiture  remuait  le  ventre 
de  M.  Salzbach  sur  ses  cuisses  bien  calées.  Les 
tripes  lui  ballottaient  dans  le  corps  comme  du 
vin  en  cercle.  Il  penchait  sa    forte  tête. 

M.  Salzbach  réfléchissait. 


51 


Au  restaurant  à  danser  où  des  filles  enruban- 
nées remuaient  devant  les  dîneurs,  Mr.  J.  P. 
Aldridge,  de  la  maison  Singer  Malcolm  &  C°, 
New- York  U.  S.,  invité  à  la  table  de  MM.  Cou- 
tance  et  Salzbach,  leur  donnait  son  opinion  sur 
les  affaires  de  Vienne  : 

—  Si  l'industrie  était  pleinement  ravitaillée, 
elle  manquerait  d'ouvriers.  Beaucoup  sont  partis. 
Les  Tchèques  et  les  Slovaques  qu'on  recrutait 
pour  les  travaux  d'usine,  de  mine,  d'agriculture, 
restent  chez  eux.  Les  capitaux  autrichiens  allant 
vers  la  main-d'œuvre  qui  ne  vient  plus  à  eux 
émigrent  en  Bohême. 

Avant  le  démembrement,  tout  le  commerce 
entre  les  Slaves  du  Sud,  Tlstrie,  Trieste,  la  Tché- 
quie, la  Hongrie,  avait  pour  centre  Vienne. 

Les  pays  qui  entourent  sa  misère  actuelle  la 
croient  pour  eux  un  triomphe,  comme  un  paysan 
haineux  rit  du  feu  aux  meules  du  voisin.  J'ai  vu 
pour  Singer,   Malcolm    &   C°  toutes   les   villes  de 

52 


cette  extrémité  de  la  chrétienté.  Le  centre  de 
civilisation  est  Vienne.  Au  delà  il  n'y  a  plus 
comme  valeur  pareille  que  Constantinople  : 
r  Islam.  L'occident  expiera  la  folie  d'avoir  ruiné 
une  vieille  capitale.  Comme  Carthage  détruite 
par  Rome,  Rome  frappée  par  les  Barbares,  Vienne 
exténuée  par  les  Européens  est  une  perte  pour 
l'humanité. 

Deux  filles  très  jeunes  dansaient  face  à  face 
avec  une  vivacité  qui  soulevait  la  masse  brune 
de  leurs  beaux  cheveux  flottants. 

Le  serveur  à  maigre  figure  rasée  mit  de  l'oie 
rôtie  et  des  choux  rouges  dans  l'assiette  de 
M.  Coutance,  puis  sortit  du  gousset  de  son  gilet 
dont  la  crasse  était  visible  malgré  la  noirceur  de 
l'étoffe,  une  montre  : 

—  Une  magnifique  antiquité,  Monsieur  ;  écou- 
tez cette  sonnerie. 

—  Mon  cher  comte...  dit  M.  Coutance,  trompé 
par  l'identité  des  gestes  du  serveur  et  du  noble 
Erbern,  mais  il  se  reprit  : 

Herr  Ober,  Combien  ? 

—  Dix  mille  couronnes.  Elle  a  appartenu  à 
Marie-x\ntoinette. 

—  Voilà  une  femme  du  monde  bien  commer- 
çante. 

—  Quelles  sortes  d'affaires  demandait  M.  Salz- 
bach  à  Mr.  J.  P.  Aldridge,  cherchez-vous  à  Vienne 
pour  Singer,  Malcolm  &  C^  ? 

—  Du  ravitaillement  avec  le  Gouvernement 
qui  se  maintient  non  par  la  politique  mais  par 
les  vivres.  La  Grain  Corporation  de  New-York 
peut  faire  la  révolution  ici  en  n'envoyant  plus 
rien. 

53 


Les  afîaires  privées  sont  tr^-s  dilliciles.  Les 
Autrichiens  n'ont  plus  l)eaucoup  à  vendre  et 
comment  pourraient-ils  acheter  ?  La  couronne  a 
encore  une  valeur  en  dedans  des  frontières  autri- 
chiennes ;  au  dehors  elle  est  à  peu  près  nulle.  Un 
État  dont  l'unité  de  monnaie  est  le  centime  pour 
le  franc  disparaît  du  commerce  du  monde.  On 
peut  encore  faire  de  la  bienfaisance  en  Autriche. 
On  ne  peut  plus  faire  des  afîaires. 

Une  brasserie  suisse  étiquette  ses  bouteilles  de 
bière  avec  des  billets  de  banque  d'une  couronne, 
moins  coûteux  à  Zurich  qu'une  carte  de  visite 
lithographiée. 

L'empire  de  52  millions  d'habitants  est  réduit 
à  sept  millions,  dont  deux  et  demi  à  Vienne.  Petit 
pays  de  plaines  sans  blé  et  de  montagnes  sans 
pâturages,  hydrocéphale  par  sa  capitale  où  le 
traitement  de  500.000  fonctionnaires  dépasse 
toutes  les  possibilités  du  budget.  Un  direktor  de 
Ministerium  m'a  dit  : 

Quand  pourrai-je  de  nouveau  manger  du  pain 
à  ma  faim  ! 

Depuis  deux  ans  il  ne  s'est  pas  acheté  une 
chemise  :  prix  450  couronnes.  Dans  les  maisons 
sans  lumière  et  sans  f^u  l'hiver,  on  ne  peut  plus 
faire  de  musique,  cette  joie  de  la  famille  autri- 
chienne. On  se  couche  pour  avoir  moins  froid. 
Les  hommes  les  plus  intelligents  d'ici  sont  réduits 
à  une  existence  de  bétes.  Les  professeurs  viennois 
enseignaient  les  étudiants  balkaniques.  Ils  leur 
donnaient  une  culture  plus  allégée  que  celle  alle- 
mande. Cela  détruit,  il  ne  reste  que  le  pur  et  dur 


germanisme. 


L'Université  de  ^  ienne  manque  de  livres  élran- 

54 


gers  et  de  matières  d'expérience.  Il  faudrait  les 
acheter  avec  du  dollar,  de  la  livre,  du  franc  suisse. 
Tout  meurt  dans  ce  pays  :  la  race,  le  travail,  la 
science. 

Les  troubles  politiques  illumineront  cette  mi- 
sère. Le  peuple,  abruti  de  souffrance,  aura  des 
convulsions  à  droite  et  à  gauche  :  de  la  monarchie 
au  bolchevisme. 

Il  cassera  les  vitres  par  folie  de  froid  quand 
il  n'aura  pas  de  charbon  et  il  incendiera  les  bou- 
langeries par  folie  de  faim  quand  il  n'aura  pas  de 
pain. 

Mais  pire  encore  :  la  misère  est  peut-être  déjà 
trop  grande  pour  laisser  au  peuple  l'énergie  d'une 
révolution. 

Une  danseuse,  applaudie,  s'inclinait  en  croisant 
les  mains  sur  la  poitrine  au  lieu  de  laisser  tomber 
les  bras  à  l'européenne. 

Mr.  Aldridge  murmura  : 

—  Stamboul. 

La  fille,  haletante,  quittait  la  piste  cirée  et 
frôlait  de  ses  rubans  rouges  M.  Coutance.  Il 
l'appela  d'un  regard.  Elle  obéit  comme  un  chien. 
Ses  yeux  étaient  doux  et  son  sourire  craintif. 

M.  Coutance,  toujours  ému  par  le  visage  d'une 
blonde,  aima  ses  grandes  prunelles  d'angoisse  et 
la  force  des  beaux  cheveux  finement  crêpés. 
Invitée  à  dîner,  elle  regarda  la  table  abondante 
et  demanda  : 

—  Qu'est-ce  que  j'oserai  prendre  ? 

Elle  portait  lentement  les  morceaux  à  sa 
bouche,  avec  une  gentillesse  de  fine  danseuse  qui 
sait  embellir  tous  ses  gestes,  mais  elle  les  happait 
brus'quement    et    claquait    ses    dents    blanches  en 

55 


mâchant  vite.  Tourmentée  par  la  rage  de  dévorer, 
elle  se  retenait  de  paraître  goulue. 
M.    Coutance   l'encourageait    : 

—  Dites  votre  goût  Mademoiselle.  Vous  n'aimez 
pas  l'oie  ? 

Comme  il  lui  en  coupait  pour  la  quatrième  fois, 
elle  comprit  qu'il  avait  pitié  : 

—  Merci.  Je  n'ai  pas  encore  mangé  aujourd'hui. 
En  face  d'elle,  M.  l'Ingénieur  Pjebyl  dévorait 

avec  plus  de  franchise.  Il  se  dépêchait  pour  avoir 
par  son  assiette  vide  le  droit  de  se  servir  premier. 
La  honte  d'affamée  devenant  visible  sur  le 
doux  visage  de  la  jeune  fille,  M.  Coutance  lui 
donna  cet  excellent  convive  en  exemple  : 

—  Voyez  Monsieur  :  Ingenior  Pjebyl.  —  Elle 
s'inclina.  —  C'est  vous  qui  avez  la  jeunesse,  c'est 
lui  qui  a  l'appétit.  Depuis  deux  heures  que  nous 
sommes  à  table  il  n'a  pas  encore  parlé. 

Pour  honorer  ces  riches  clients  bons  videurs 
de  bouteilles,  un  chanteur  se  plaça  debout  derrière 
M.  Coutance  et  en  mesure  sur  l'orchestre  vigou- 
reux vociféra  la  chansonnette  viennoise 

Gros  homme  à  figure  rouge,  il  ouvrait  large  sa 
bouche  gueulante. 

—  Une  belle  santé,   estima   M.   Coutance. 

—  Parce  que,  dit  la  jeune  fille,  il  mange  des 
choses  qu'on  ne  voudrait  pas  toucher  et  même 
marcher  dessus  :  ce  qui  reste  dans  les  assiettes, 
ce  qui  tombe  par  terre,  des  os  mâchés,  du  papier 
de  table  taché  de  sauce.  Quand  rien  ne  vous 
dégoûte,  on  maigrit  moins. 

Content  de  vingt  couronnes  de  pourboire,  le 
chantre  goinfre  allait  hurler  ailleurs  ses  petites, 
rigolades. 

56 


M.  Coutance  questionna  la  délicate  fille  enfin 
repue,  lumineuse  de  joie,  car  l'angoisse  n'était 
plus  dans  ses  yeux  et  la  digestion  lui  faisait  un 
teint  magnifique.  Elle  maniait  avec  une  grâce 
ailée  un  verre  de  liqueur  où  elle  ne  goûtait  que 
du  bout  de  ses  lèvres  souriantes  : 

—  Avant  la  guerre,  j'enseignais  le  piano  et  la 
danse.  Les  familles  aujourd'hui  sont  trop  pauvres 
pour  faire  instruire  les  enfants. 

Quand  il  y  aura  de  nouveau  des  riches  à  bien 
élever  je  ne  pourrai  plus  revenir  à  mon  métier 
parce  que  j'aurai  dansé  ici  où  viennent  les  pères 
de  mes  anciennes  élèves.  Pour  ça  ils  trouvent 
toujours  de  l'argent.  S'ils  avaient  continué  à  me 
donner  du  travail  ils  n'auraient  rien  à  me  repro- 
cher. Les  institutrices  ont  maintenant  pour  con- 
currentes les  filles  de  bonne  famille  ruinées.  Ici 
je  reçois  100  couronnes  par  jour.  Ce  n'est  pas 
assez  pour  un  repas.  J'habite  Schœnbrun  et  je 
dois  chaque  nuit  marcher  une  heure  pour  rentrer, 
parce  que  le  restaurant  ferme  à  11  heures  et  que 
les  tramways  arrêtent  à  neuf.  Je  suis  née  à 
Buda-Pesth.    Je    m'appelle    Eisa   Somogy. 

—  Je  vous  reconduirai  en  voiture,  dit  M.  Cou- 
tance. 

M.  Salzbach  répliquait  à  Mr.  Aldridge  : 

—  Il  reste  beaucoup  de  fortune  à  Vienne.  La 
preuve  est  ce  restaurant  plein.  Nous  y  avons 
difficilement  pris  place. 

Contrairement  à  son  habitude  de  parler  sans 
geste,  l'Américain  en  fit  un  très  discret,  l'index 
tendu  à  ras  de  table  désignant  des  personnes  dans 
la  salle  : 

—  Des    étrangers,    des    femmes    de    noce,    des 

57 


Viennois  profiteurs  de  guerre,  d'autres  venus  ici 
pour  nier  leur  déchéance  qui  font  chez  eux  un  repas 
par  jour,  avec  des  choux,  pas  toujours  des  pommes 
de  terre.  Ils  économisent  pour  un  morceau  do 
viande,  mais  ne  peuvent  se  le  procurer  que  par 
la  fatigue  et  l'humiliation  d'attendre  toute  une 
nuit  au  marché.  Au  restaurant  ils  sont  sei'vis  plus 
vite  et  regagnent  en  orgueil  ce  qu'ils  perdent  en 
argent.  Une  ou  deux  fois  par  mois  ils  y  viennent 
avec  leurs  économies  de  misère,  leur  seul  plastron 
empesé  car  l'amidon  est  rare  ;  ils  sauvent  leur  santé 
en  mangeant  et  leur  respectabilité  en  se  montrant. 

Voyez  les  cols  trop  larges  pour  les  cous.  Ces  gens 
ne  sont  plus  à  la  mesure  de  leurs  vieux  habits. 
Il  leur  reste  de  belles  manières,  même  pour 
mourir  de  faim. 

Depuis  la  paix,  le  record  de  la  souffrance 
humaine  est  à  Vienne  ou  en  Russie  ;  celui  du 
temps  de  guerre  fut  pendant  la  retraite  de  Serbie, 
hiver  1915,  où  quatre-vingt  pour  cent  des  hommes 
en  marche  sont  morts  de  faim  et  de  fatigue.  Sur 
un  groupe  de  six  cents,  trois  ont  survécu,  dont  un 
médecin  américain  et  deux  Français.  Ils  ont 
marché  dans  les  neiges  noircies  de  cadavres.  A 
Brindisi  ils  s'assirent  à  une  table  d'hôte  par  quoi 
leur  ame  comprit  ce  que  peut  être  l'entrée  au 
Paradis.  Ils  prirent  deux  fois  copieusement  de  tout 
et  recommencèrent  le  repas.  Pendant  un  mois  ils 
ne  purent  pas  rester  plus  de  deux  heures  sans 
manger  et  augmentèrent  de  (piarante  livres. 

M.  Salzbach  pensait  que  Mr.  Aldridge  n'émet- 
tait tant  d'idées  non  commerciales  (}ue  pour 
l'amuser  jusqu'aux  prix  élevés  de  la  Grain  Cor- 
poration et  du  Condensed  Milk.  Mais  il  se  trom- 


pait.  Mr.  Aldridge  parlait  avec  goût  de  choses 
qui  n'étaient  pas  à  vendre.  Sa  firme  Singer, 
Malcolm  &  C°  communiquait  à  la  presse  ses  rap- 
ports qui  étaient  les  plus  remarquables  reçus  en 
Amérique  sur  la  situation  en  Autriche.  Cet 
homme  de  quarante-cinq  ans  avait,  outre  la 
pratique,  une  philosophie  des  affaires.  Sa  diffi- 
culté à  dire  et  à  écouter  des  banalités  le  faisait 
mal  juger  des  gens  bien  élevés.  Il  donna  à 
M.  Salzbach  ce  conseil  : 

—  Je  risquerai  dans  ce  pays  le  dixième  de  ma 
fortune,  mais  non  la  totalité.  La  chance  de 
réussite  est  que  ce  peuple  ne  peut  pas  durer  dans 
une  aussi  grave  situation.  La  limite  extrême 
d'adaptation  à  la  misère  est  dépassée.  Au  delà 
on  meurt,  les  survivants  abrutis  ont  plus  de  bes- 
tialité que  d'humanité. 

Le  monde  aura-t-il  la  vilenie  d'accepter  que 
ces  choses  soient  pires,  ce  qui  est  inévitable  s'il 
ne  les  rend  meilleures.  Tout  ici  est  possible,  sauf 
la  stabilité.  Le  commerce  a  les  mêmes  chances 
que  la  nation.  On  peut  gagner  beaucoup  si  elle 
se  relève.  On  peut  tout  perdre  si  elle  doit  mourir. 
Choisissez  de  ne  rien  faire  si  vous  êtes  trop  ner- 
veux, ou  de  ne  courir  qu'un  risque  qui  vous  soit 
supportable    sans   tourment. 

Notez  ces  conditions  que  depuis  des  siècles 
aucune  partie  de  l'humanité  n'a  enduré.  Le  prix 
du  travail  en  Autriche  est  au-dessous  de  celui  de 
la  Chine  et  des  Indes,  où  on  comptait  les  plus  bas 
salaires  du  monde. 

L'empressement  de  M.  Salzbach  à  dire  : 
—  Et  alors  ?  montra  que  la  conversation  deve- 
nait importante  pour  lui  : 

59 


...  Vous,  Singer,  Malcolm  &  C°,  vous  travail- 
lez sur  les  dilTérences  de  salaire  ? 

—  Nous  travaillons  sur  marchandises.  Je  ne 
comprends  pas  bien  votre  idée. 

—  Vous  faites  le  change  de  l'argent.  Vous  ne 
faites  pas  le  change  du  travail  ? 

Mr.  Aldridge  répéta  lentement  : 

—  Le  change  du  travail,  puis  cela  fut  dans 
son  esprit  une  idée  claire  car  il  la  dit  plus  préci- 
sément en  anglais  :  Change  of  Wages.  Change  des 
salaires. 

M.  Coutance,  impoli  envers  la  danseuse  aux 
yeux  d'enfant,  cessait  brusquement  de  lui  parler 
pour  regarder  M.  Salzbach  comme  s'il  comprenait 
en  lui  une  chose  cherchée  depuis  plusieurs  jours. 
Il  murmura  : 

—  ...  l'or. 

La  femme,  ravie  et  timide,  dit  : 

—  Comme   votre   cœur. 

M.  Pjebyl  ramena  au  commerce  cette  idée  de 
l'amour  : 

—  L'Autriche  n'a  plus  d'or  que  celui  caché 
par  les  malins  qui  ont  désespéré  d'elle.  Ils  le 
vendent  cher. 

—  Nous,  Singer,  Malcolm  &  C°,  ne  désespérons 
pas  de  l'Autriche.  Nos  agences  sont  à  Buda- 
Pesth,  Prague,  Belgrade,  Varsovie.  Nous  contrô- 
lerons beaucoup  du  commerce  de  cette  partie  de 
l'Europe.  Notre  activité  n'a  pas  encore  de  rai- 
sonnables chiffres.  Nous  prenons  une  position 
d'attente  et  de  popularité  par  la  bienfaisance. 

—  Vous    appâtez. 

—  Si  les  affaires  deviennent  possibles  ici,  nous 
serons  les  premiers  à  obtenir  les  plus  importantes, 

60 


Je  souhaite  que  finisse  vite  cette  grande  honte 
pour  l'Europe  et  l'humanité  :  la  misère  de  Vienne. 

M.  Coutance  le  félicita  de  nommer  tant  de 
villes  : 

—  Combien  parlez  vous  de  langues  ? 

—  Le  dollar  et  la  cartouche  de  revolver  sont 
partout   compris. 

—  Vous  avez  beaucoup  voyagé  avec  ce  dic- 
tionnaire ? 

—  Non.  Je  ne  connais  pas  encore  la  Chine. 
Mais  j'irai.  La  distance  n'est  pas  une  barrière. 
Trois  mètres  en  hauteur  :  un  mur  de  prison, 
arrêtent  un  homme  mais  non  dix  mille  kilomètres 
en  longueur.  Je  ferais  le  tour  du  monde  pour 
réussir  une  affaire. 

Puis  il  cita  les  Proverbes  : 

Le  précieux  trésor  d'un  homme,  c'est  l'acti- 
vité. 

—  Beaucoup  perdent  quatre-vingt-dix-neuf  vir- 
gule neuf  de  leur  valeur  en  sortant  de  leur  village 
ou  de  leur  nation.  Vous  ne  laissez  pas  votre  esprit 
aux  douanes.  Nous,  Français,  y  passons  plus 
facilement  des  cigares  que  notre  malice.  Avec  ce 
beau  caractère  et  le  dollar  à  15  francs,  vous  êtes 
de  durs  concurrents. 

—  Défendez-vous.  Nous  avons  vaincu  ensemble 
l'armée  allemande.  Ne  vous  laissez  pas  vaincre 
par  le  commerce  américain  et  anglais.  Chacun 
sa  lutte.  Fair  play.  Franc  jeu,  beau  jeu. 

—  La  guerre,  dit  M.  Coutance,  c'est  comme 
l'ordure.  Il  faut  la  porter  loin  de  chez  soi.  Nous 
n'avons  pas  pu. 

Mr.  Aldridge  rectifia  : 

—  Il  faut  aussi  porter  loin  le   commerce.   On 

61 


s'est  trop  battu  chez  Vous  et  vous  ne  vendez  pas 
encore  assez  chez  k^s  autres.  Vous  y  réussirez. 
On  trouve  des  Français  partout,  pas  nombreux 
mais  qui  font  d'habiles  choses,  tout  seuls,  sans 
leur  Gouvernement  qui  a  la  vieille  habitude  de 
récompenser  la  gloire  et  de  décourager  le  com- 
merce. 

\  ous  avez  des  industriels  par  l'œuvre  de  qui 
l'Amérique  augmenterait  sa  fierté  et  dont  vous 
ne  faites  pas  assez  la  vôtre  :  Eugène  Schneider 
dans  la  métallurgie,  Louis  Renault  dans  la  méca- 
nique, M.  Julien  Bessonneau  qui  après  avoir 
trusté    le    textile    allume    des  hauts-fourneaux. 

—  Et,  dit  M.  Salzbach,  coupe  les  forets  corses 
achetées  au  prix  avantageux  de  douze  francs 
le  mètre  cube  sur   pied. 

Mr.  Aldridge  continua  : 

—  Mais  vous  avez  aussi  vos  boulevardiers  qui 
vivent  à  Paris  entre  la  rue  de  Rivoli  et  l'Opéra 
comme  en  un  village  dont  la  colonne  Vendôme 
serait  le  clocher. 

M.  Heidrich  traversait  le  restaurant  en  battant 
poliment  des   mains   à  une   danseuse. 

Les  gestes  chaleureux  de  cet  homme  bienséant 
et  ses  paroles  de  grande  obligeance  contrastaient 
avec  le  calme  dégoût  que  certifiait  son  regard. 
Il  paraissait  las  de  quoi  qu'il  fît  et  cependant  le 
faire  sans  jamais  aucune  défaillance  de  courtoisie. 

S'excusant  de  venir  si  tard,  il  offrit  «  Prosit  !  » 
La  libation  de  politesse,  que  l'ingénieur  Pjebyl 
redoubla,  approuvé  par  M.  Coutance  : 

—  Il  ne  faut  jamais  boire  d'eau  en  voyage. 
Mr.  Aldridge  ajouta  à  cette  précaution  contre 

la   fièvre  typhoïde  le  précepte  arabe  : 

62 


■ —  Une  goutte  de  vin  fait  mourir, 
et  en  i^épandit  une  à  terre  pour  rendre  le  plein 
veiTe  agréable  à  Dieu  et  à  l'homme. 

Il  préféra  fumer  des  Gold  tipped,  que  d'accepter 
l'invitation  de  M.  Heidrich  pour  un  bal  masqué 
dans  une  salle  du  \  II®  district  :  cohue  mêlée  de 
nippes  sans  richesse  et  de  quelques  belles  toi- 
lettes de  femmes  à  peau  très  blanche. 

M.  Heidrich  les  nommait  et  qui  les  accompa- 
gnait : 

— •  Quand  on  donne  un  bal,  tout  le  monde  vient, 
car  on  a  si  peu  d'occasions  de  plaisir.  Les  petites 
toilettes  sont  nos  dactylographes  et  les  belles 
robes  nos  femmes.  Elles  ne  se  démasquent  pas, 
c'est  correct. 

Tant  la  foule,  serrée  coude  à  coude,  remuait 
juste  à  la  mesure  d'un  fort  orchestre  à  cymbales 
qu'elle  semblait  une  énorme  bête  palpitante. 
Aucune  bousculade  ne  rompait  l'exactitude  de  ce 
piétinement  harmonieux. 

A  une  galerie  autour  du  plancher  de  bal,  des 
spectateurs    buvaient   et   mangeaient. 

M.  Pjebyl  se  plaignit  que  toutes  les  tables  y 
fussent  prises.  M.  Coutance  devenu  l'élève  de  la 
petite  Professor  hongroise,  dansait  guidé  par 
elle,   adroite   et  rieuse. 

M.  Salzbach  lui  disait  au  passage  des  horreurs 
et  admirait  la  cadence  de  la  cohue  : 

—  Il  n'est  pas  nécessaire  que  tu  sois  poli  si 
longtemps  pour  coucher...  A  ce  métier,  si  peu 
qu'on  soit  bête  on  devient  complètement  idiot... 
Je  vois  des  couples  qui  tourneraient  dans  une 
assiette...  Mais  toi  dans  un  baquet. 

Il  se  dépitait  de  n'avoir  pas  comme  lui  l'audace 

63 


de  la  danse.  Il  était  plus  jaloux  des  autres  pour  la 
minceur  de  leur  corps  que  pour  leur  grosse  fortune, 
car  il  était  riche  à  forte  bedaine.  Les  deux  grands 
soucis  de  sa  vie  étaient  maigrir,  et  gagner  de 
l'argent  dont  il  aurait  donné  beaucoup  pour 
perdre  du  ventre.  M.  Heidrich,  resté  poliment  à 
son  côté,  lui  présenta  une  dame  aux  yeux  très 
bleus  dans  le  velours  noir  du  masque. 

—  Frau  Helly  Goldberg.  Vous  pourrez  l'ap- 
peler Titine  ou  Nénette  comme  en  France. 

Le  sourire  de  Frau  Helly  ouvrit  en  fruit  mûr 
ses  lèvres  rouges  sur  ses  dents  blanches. 
M.  Heidrich  loua  sa  douceur  : 

—  Son  caractère  est  encore  plus  joli  qu'elle. 
M.    Coutance    fut    charmé    par    ce    visage    de 

ténèbre  et  de  clarté  où  la  joie  de  la  bouche  et  du 
regard  illuminaient  le  deuil  du  masque.  Cette 
avenante  personne,  à  l'aise  dans  la  cohue  où 
étaient  rares  les  étoffes  fraîches,  y  mena  1\L  Salz- 
bach.  11  ne  pensait  que  s'y  promener  dame  au 
bras  mais,  doucement  saisi,  il  fit  face  à  elle  des 
pas  plus  rapides.  Il  dansait.  M.  Pjebyl,  assis  à 
une  table  de  la  galerie,  le  salua  de  sa  fourchette 
avec  quoi  il  battait  la  mesure,  ce  qui  était  sa 
manière  de  chorégraphie.  M.  Salzbach,  docile  à  la 
cadence  mesurée  par  sa  danseuse,  admirait  la 
douceur  à  marcher  de  cette  belle  fille  dont  la 
chair  du  dos  musclé  était  puissante  sous  sa  main. 
Il   pensait   : 

—  A  Paris,  je  me  mettrais  au  buffet  ainsi  que 
fait  ici  l'ingenior  Pjebyl.  Ça  change  un  homme, 
les  voyages. 

M.  Coutance  lui  rendit  ses  railleries  : 

—  Tu  es  rond  et  tu  tournes  comme  la  terre. 

64 


J'aurai  moins  d'ennui  avec  toi  que  Galilée  n'en 
a  eu  avec  les  Eminentissimes  pour  les  mêmes 
paroles.  Car  je  prouve  que  plus  tu  tournes  moins 
tu  es  rond.  Ça  fait  maigrir. 

Avant  onze  heures  qui  était  la  fermeture,  pour 
économie  d'éclairage,  M.  Heidrich  arrêta  M.  Salz- 
bach,  qui  dit  :  Déjà  !  L'homme  aimable  au  regard 
triste  menait  une  dame  vêtue  de  soie  noire  car 
elle  avait  une  peau  très  blanche  dont  elle  montrait 
beaucoup. 

—  Mitzi,  partons  avec  ces  messieurs  et,  puis- 
qu'ils veulent  encore  danser,  ce  sera  chez  vous 
où  on  aura  plus  d'aise. 

Elle  prit  par  la  taille  Helly  Goldberg  d'un  geste 
de  défense  contre  la  foule  dont  M.  Salzbach  les 
protégeait  mal.  M.  Heidrich,  hissé  sur  une  chaise, 
cherchait  M.  Coutance. 

—  Ne  serait-il  pas  déjà  sur  la  route  de  Schœn- 
brun.  C'est  un  homme  si  bien  élevé. 

Mais  il  le  vit  suant  et  rieur,  content  de  vivre 
dans  cette  joie  inattendue  que  lui  enseignait  une 
petite   fille. 

—  Allons-nous-en  à  six,  dit  gentiment  M.  Hei- 
drich. M.  l'ingénieur  Pjebyl  est  à  table.  Ce  serait 
incorrect  d'interrompre  son  repas. 

M.  Salzbach  nommait  Frau  Goldberg,  la  dame 
à  son  bras,  tandis  que  M.  Coutance  pratiquant  la 
douceur  du  prénom  et  la  vigueur  des  caresses 
disait  à  sa  danseuse  Eisa  ;  Monte,  Lolote  !  en  la 
mettant  en  voiture,  dont  M.  Heidrich  éteignit 
la  lumière  intérieure  par  obéissance  aux  règle- 
ments de  restriction. 

Elle  ne  fut  plus  éclairée  que  par  la  blancheur 
du  visage  des  femmes  démasquées  et  roula  dans 

65  5 


la  nuit  (Je  la  ville  que  la  famine  de  charbon  vouait 
aux  ténèbres,  soudain  épaissies  par  une  foule 
lente  à  obéir  aux  avertissements  de  la  troupe. 

—  Ces  gens,  dit  M.  Ueidrich,  attendent  l'ou- 
verture du  marché  de  boucherie.  Postés  l'après- 
midi,  ils  restent  jusqu'au  lendemain  matin  où  ils 
sont  cinq  mille  dont  les  derniers  poussent  et  les 
premiers  se  battent.  On  en  emporte  d'évanouis, 
quelquefois  de  morts.  Les  plus  heureux  obtiennent 
cent  cinquante  grammes  de  porc.  Des  fraudeurs 
revendent  cette  ration.  D'autres  vont  en  Hongrie, 
en  Tchéquie,  chercher  des  oies  et  des  quartiers 
de  bétail  qu'ils  cachent  sous  leurs  vêtements.  La 
sueur  du  contrebandier  est  dans  la  riche  nourri- 
ture que  les  hôtels  nous  servent. 

Des  gens,  abrutis  de  fatigue  et  de  froid,  étaient 
en  groupes  par  terre  comme  les  morts  d'une  rude 
bataille.  La  voiture,  dépassant  les  derniers  damnés 
de  cet  enfer,  activa  son  allure  jusque  devant  une 
maison  où  les  femmes  prièrent  qu'on  fut  silen- 
cieux à  monter  l'escalier.  Dans  la  lumière  d'un 
salon  à  deux  grandes  lampes,  elles  apparurent 
charmantes,  de  plus  lière  apparence  qu'en  la 
cohue  du  bal,  embellies  par  le  plein  déploiement 
des  gestes  de  leurs  bras  nus  ornés  de  bracelets 
près  des  coudes.  Les  égards  qu'on  leur  rendait 
plaisaient  à  chacune,  surtout  s'ils  dépitaient  ses 
compagnes.  Elles  ne  se  haïssaient  point.  Il  n'y 
avait  entre  elles  que  la  méfiance  normale  de  leur 
sexe  et  leur  plaisir  habituel  de  se  nuire.  Chacune, 
douce  et  malveillante,  aurait  été  heureuse  que 
l'attention  des  hommes  ne  fut  que  pour  elle. 
Mitzi  Walbaum,  grande  brune,  maîtresse  de  ce 
beau  mobilier  où  elle  disposait  des  verres  et  des 

66 


gâteaux,  fut  radieuse  que  M.  Salzbach,  quittant 
Helly  Goldberg,  lui  vint  mettre  brusquement  la 
main  à  la  taille.  Son  rire  tinta  sur  le  vin  de  Tokay 
qu'elle  offrit  suavement  à  son  amie  humiliée  et 
qui,  gracieuse,  lui  fut  en  aide  pour  ordonner  sur 
un  guéridon  marqueté  la  lumière  des  cristaux 
autour  des  bouteilles  blondes. 

M.  Heidrich  instruisait  M.  Coutance  : 
— •  Eisa  Somogy  aura  bientôt  un  mobilier 
comme  celui-ci,  ce  qui  ne  vous  coûtera  pas  cher, 
au  prix  des  couronnes,  et  ce  ne  sera  pas  la  pre- 
mière fois  :  ancienne  maîtresse  de  danse,  mais 
aussi  de  Guntzmann,  gros  rentier  qui  faisait  de 
la  Bourse.  Ses  filles,  à  qui  Eisa  Somogy  avait 
enseigné  le  piano,  ne  la  voulaient  pas  signe  de 
leur  ruine  après  avoir  été  celui  de  leur  opu- 
lence. Ou  Guntzmann  n'a  plus  assez  d'argent 
pour  sa  nourriture  et  il  accepte  la  misère,  ou  Eisa 
a  été  trop  fière  pour  prendre  du  pain  là  où  il  en 
restait  si  peu.   Elle  danse. 

—  Rudement  bien,  dit  M.   Coutance. 

—  Voilà  maintenant  nos  amies  qui  s'em- 
brassent, sinon  pour  mieux  s'aimer,  au  moins 
pour  mieux  nous  plaire.  La  fierté  ne  dure  pas 
dans  un  temps  si  difficile.  Mitzi  Walbaum  devra 
peut-être  changer  cette  belle  coupe  en  vieil 
-argent  de  Vienne  contre  des  haricots  et  du  lait 
condensé  de  Mr.  Aldridge.  Pénible  époque  pour 
les  jolies  femmes.  Celle  qui  a  initié  à  l'amour 
l'empereur  Charles  I^^  chante  dans  l'opérette  : 
Die  Dame  von  Circus,  un  bien  joli  couplet  sur 
les  malheurs  de  l'Autriche. 

M.  Salzbach  évaluait  la  coupe  : 

—  Belle   pièce.    Je   suis  preneur.   On  trouve  de 

67 


tout   dans   la    misère   d'un   empire  :    occasion    de 
bijoux,  occasion  de  femmes. 

M.  Coutance  regardait  avec  plus  de  goût  la 
chair  des  danseuses  que  ce  métal  bien  travaillé. 
Il  les  estima  en  les  comparant  au  vin  : 

—  Il  faut  en  voyage  boire  celui  du  pays. 
Pourquoi  toujours  demander  du  Champagne  et 
emmener  des  Parisiennes.  A  bord  de  quel  bateau 
envahi  au  port  par  les  ciceroni  nous  fut-il  offert 
de  si  belles  femmes  sur  échantillon  photogra- 
phique ?  Un  Nègre  américain  en  retint  une  de 
cinq  mille  lire.  Le  marlou  cicérone  n'en  avait 
plus  qu'à  cinq  cents  lire  quand  il  vint  à  moi  qui 
lui  dis  mon  prix  habituel  :  Vingt  francs.  L'article 
à  un  louis  se  trouve  dans  tous  les  pays  du  monde. 

Il  me  répondit  : 

Ici  aussi.  Mais  vous  arrivez  trop  tard.  La  reine 
est  partie  hier. 

—  Tu  es  né  riche,  dit  M.  Salzbach.  Ta  nourrice 
truffait  ton  biberon.  Et  il  t'est  poussé  deux  dents 
en  or.  Les  miennes  ne  sont  qu'en  os.  Je  n'ai  pas 
toujours  eu  des  femmes  à  vingt  francs.  Une,  aussi 
publique  que  la  morale  qu'elle  offensait,  me  donna 
des  poux.  Le  lendemain  je  le  lui  reprochai.  Elle 
me  répondit  : 

Penses-tu  que  pour  trois  francs  j'allai  t'ofîrir 
des  vers  à  soie  ? 

M.  Coutance  s'attrista  : 

—  Quelle  méchanceté  de  me  reprocher  ma 
fortune.  Je  n'ai  rien  fait  pour  être  riche.  Prends- 
t'en  à  mon  père  qui  m'a  laissé  un  bel  héritage. 
Je  l'ai  confié  à  d'honnêtes  travailleurs.  En  cinq 
ans  il  a  doublé.  Je  ne  suis  pas  responsable  de  ce 
que  ma  famille  était  aisée  et  mes  associés  labo- 

68 


rieux.  Peu  d'hommes  sont  autant  que  moi  inno- 
cents de  leur  propriété,  de  même  que  tu  es  inno- 
cent de  ta  santé. 

—  Erreur.  J'ai  toujours  vécu  modérément, 
avec  l'habitude  de  l'habitude,  comme  les  noceurs 
ont  l'amour  de  l'amour.  Je  n'ai  horreur  que  de 
changer.  Jusqu'à  40  ans  l'homme  fait  tout  ce 
qu'il  peut  pour  se  détruire  et  ensuite  tout  ce  qu'il 
peut  pour  se  conserver. 

Tu  aimes  trop  les  femmes  dont  le  métier  est 
d'esquinter  les  hommes. 

M.  Heidrich  s'enfouit  dans  le  plaisir,  grand 
pour  lui,  de  faire  de  la  musique  et  toucha  si 
doucement  le  piano  qu'il  n'en  sortait  qu'un  mur- 
mure de  valse  suffisant  pour  émouvoir  le  corps 
des  trois  femmes,  inclinées  sous  le  rythme.  Liées 
par  le  bout  des  doigts,  elles  tournèrent  lentement, 
Eisa  au  milieu  face  à  Helly  et  dos  à  Mitzi,  les  six 
pieds  cambrés  ne  posant  que  de  quelques  centi- 
mètres sur  le  parquet  ciré.  Contentes  de  se  mouvoir 
librement  après  l'humiliation  d'être  serrées  par 
la  foule,  ailées,  nerveuses,  elles  semblaient  prendre 
vol  dans  un  soleil  de  sourire. 

La  douce  malignité  de  leur  esprit  n'était  plus 
visible  dans  les  gestes  aimants  de  leurs  corps  unis 
par  la  danse. 

M.  Heidrich  jouait  pieusement.  M.  Salzbach 
le    complimenta  ainsi  : 

—  Vous  mettriez  en  musique  les  mémoires  de 
Ludendorf. 

Il  répondit  : 

—  «  Et  que  chaque  jour  où  l'on  n'a  pas 
dansé  une  fois  au  moins  soit  perdu  pour  nous.  » 
Ainsi  parlait  Zarathoustra. 

69  5* 


Milzi  Walbaum,  fermant  les  yeux,  éteignait 
son  l)eau  regard  noir.  Les  trois  gracieuses,  épou- 
sant du  mouvement  de  leur  corps  jeune  l'àme  de 
la  musique,  valsaient  comme  des  croyantes  prient, 
avec  une  telle  ferveur  que  le  sourire  mourait  sur 
leurs  jolis  visages. 

Quand  elles  vinrent  toutes  trois,  de  nouveau 
rieuses,  vers  les  deux  hommes  contents,  M.  Cou- 
tance  pour  les  complimenter,  fut  étonné  de  redire 
les  paroles  de  Mr.  Aldridge  : 

—  ...  que  finisse  vite  cette  grande  honte  pour 
l'Europe  et  l'humanité  :  la  misère  de  Vienne. 

Helly  Goldberg,  aux  yeux  bleus,  s'inclina, 
entraînant  les  deux  autres  qu'elle  tenait  par  la 
main.  Il  semblait  qu'elles  dansaient  encore.  Elles 
avaient  de  nouveau  cessé  de  sourire. 


70 


Après  une  conversation  où  M.  le  comte  Erbern 
avait  cité  les  maisons  de  Vienne  dans  lesquelles 
on  rencontrait  les  plus  jolies  femmes  et  Mr.  Al- 
dridge  les  quartiers  où  on  voyait  le  plus  de  misère, 
M.  Coutance,  notant  dans  sa  mémoire,  sans 
cependant  paraître  s'y  intéresser,  les  adresses  des 
lupanars,   demanda   au  vendeur  américain   : 

—  Vous  connaissez  parfaitement  cette  malheu- 
reuse ville.  Voulez-vous  aider  M.  Salzbach  à 
trouver  ce  qu'il  y  cherche. 

—  Une   mine   d'or  ? 

—  Non,  des  locaux  Aides. 

—  C'est  presque  aussi  difficile.  Vienne  est  sur- 
peuplée. On  ne  connaît  pas  exactement  le  nombre 
actuel  de  ses  habitants  :  peut-être  deux  millions 
500.000.  Il  y  a  beaucoup  de  population  flottante  : 
des  Autrichiens  qui  arrivent  chassés  des  pays 
détachés  de  l'empire,  d'autres  qui  partent  d'ici 
pour  ne  pas  mourir  de  faim.  Les  cimetières  de 
Vienne  se  remplissent  sans  vider  les  maisons.  Des 

71 


sans-logis  cherchent  les  avis  de  décès  dans  les 
journaux  pour  courir  aux  adresses  demander  le 
logement  du  mort. 

Visitons  le  XV I^  district. 

Ils  allèrent  trois  :  Aldridge,  Salzbach  et  Cou- 
tance,  Kreitner  Gasse  où  était  une  salle  à  danser 
dont  le  propriétaire  avait  dit  : 

—  Je  vous  la  loue  pour  mettre  vos  marchan- 
dises si  vous  faites  lever  la  réquisition  de  la 
ville. 

Car  elle  était  asile  municipal  de  sans-logis.  Les 
paillasses  sur  châssis  de  bois  blanc  non  raboté, 
encore  rugueux  du  trait  de  scie,  emplissaient  la 
longue  salle  à  valses  aux  murs  pavoises  de  gue- 
nilles. Des  femmes,  assises  au  bord  des  rudes 
couches,  restaient  les  mains  fainéantes  sans  fil 
pour  coudre,  sans  savon  pour  laver.  Le  menu 
ouvrage  de  couture  ou  de  broderie  usuel  aux 
doigts  féminins  leur  était  impossible  par  la  famine 
de  textile. 

—  Chaque  heure  de  travail  que  ces  mains 
perdent,  dit  M.  Salzbach,  est  une  pièce  d'or 
détruite  dans  la  fortune  de  l'Autriche.  Trois  cents 
machines  à  coudre  tiendraient  ici. 

L'odeur  des  linges  depuis  longtemps  sans  lessive 
et  des  corps  peu  lavés  assaillait  les  visiteurs. 
Au  fond  de  ce  logis  à  terrible  haleine  luisaient 
des  yeux  d'enfants.  La  directrice  du  refuge,  excep- 
tionnelle dans  sa  blouse  blanche,  vint  avec  sévé- 
rité vers  ces  étrangers  inattendus.  MM.  Salzbach 
et  Coutance  furent  surpris  de  l'attentive  douceur 
de  parcjle  de  Mr.  Aldridge  qui  dit  exactement  les 
mots  utiles  pour  rendre  aimable  cette  Autrichienne 
irritée  contre  des  vainqueurs  sans  gêne  : 

72 


—  Monsieur  Salzbach,  Monsieur  Coutance,  de- 
Paris.  John  Peter  Aldridge,  de  San  Francisco. 

Nous  ne  sommes  pas,  Frau  Direktorin,  venus 
nous  distraire  de  notre  bien-être  par  le  spectacle 
de  ces  pauvres  gens.  Si  notre  sympathie  vous 
agrée,  nous  vous  la  dirons  ;  si  vous  la  considérez 
indiscrète,  nous  témoignerons  en  nous  retirant  le 
respect  dû  à  un  malheur  dont  tout  cœur  d'hon-- 
nête  homme  doit  être  profondément  triste. 

Alors,  la  dame  vêtue  de  blanc  parmi  la  noirceur 
des  guenilleux,  fut  heureuse  d'accueillir  des  hôtes. 
Elle  montra  jusqu'au  sous-sol,  ancienne  cuisine 
de  guerre  encore  à  inscription  :  Krieg  Kûche. 
Pour  exhiber  la  qualité  de  la  nourriture,  les  ser- 
vantes plongèrent  des  louches  de  fer  blanc  dans 
des  chaudrons  de  soupe  claire,  bouillon  jaune  dont 
le  remous  soulevait  des  haricots  si  rares  qu'ils 
restaient  bien  entiers,  à  l'aise  dans  tant  d'eau. 
La  fierté  de  la  Direktorin  certifiait  qu'elle  esti- 
mait confortable  cette  nourriture,  preuve  de  son 
habile   gestion. 

—  On  peut  vivre,  demanda  M.  Coutance,  en 
ne  buvant  que  ça  ? 

Il  n'avait  jamais  vu  de  si  près  un  tel  indice  de 
misère. 

Dehors  Mr.  Aldridge  expliqua  la  prudence 
nécessaire  envers  les  directrices  de  ces  lieux 
d'assistance. 

—  On  trouve  parmi  elles  des  femmes  ruinées 
de  la  belle  société  viennoise  qui  maintiennent  leur 
dignité  en  se  dévouant  et  ont  chaque  jour  leur 
assiette  de  soupe. 

—  On  ne  peut  pas,  dit  M.  Coutance,  mettre 
un  outil  aux  mains  de  gens  qui  se  nourrissent  de 

73 


ça.  Des  fommcs  avec  une  louche  de  cette  eau 
sale  dans  le  ventre,  ne  pédaleront  pas  vivement 
sur  une  machine  à  coudre.  Elles  garderont  l'ou- 
vrage quinze  jours  qui  pourrait  être  fait  en  deux. 

Il  critiqua  M.  Salzbach  : 

Tu  sais  acheter  et  vendre,  mais  tu  te  trompes 
quand  tu  crois  que  le  travail  est  comme  la  mar- 
chandise finie  et  qu'au  plus  bas  prix  on  l'a,  meil- 
leure est  l'afTairc.  Des  ouvrières  dans  cet  état  je 
n'en  voudrais  pas  chez  moi  pour  rien. 

—  J'en  cherche  cent  mille,  dit  M.  Salzbach. 
Et  je  prends  aussi  les  enfants.  Ce  sera  mieux  que 
de  les  laisser  à  la  rue. 

Mr.  Aldridge  l'invita  à  venir  voir  ceux  nourris 
aux  cuisines  américaines.  L'auto,  s'arrachant  de 
l'essaim  de  marmaille  sortie  du  dortoir  puant, 
arriva  devant  une  Mâdschen  Schule.  Des  fdlettes 
pâles,  couronnées  de  leur  natte,  attendaient  à 
la  porte  et  sournoisement  essayèrent  d'entrer 
derrière  les  visiteurs.  Un  garçon  de  dix  ans  au 
brassard  :  Ordner,  fit  reculer  les  petites  affamées 
vers  l'ordre  à  suivre  qui  commençait  par  la  salle 
d'attente  où  les  enfants  donnaient  chacun  sa 
carte  au  contrôle.  Leur  famine  était  sévèrement 
disciplinée.  Une  fois  par  jour  ils  venaient,  gar- 
çons et  fdles  ensemble,  prendre  un  repas  qu'ils 
devaient  fmir  sur  place,  assis  aux  bancs  d'école. 
Le  nez  penché  sur  la  pitance  de  cacao  au  lait 
condensé  et  de  pain  blanc,  ils  étaient  au  meil- 
leur moment  de  leur  journée.  Un  Ordner  à  la 
porte  tâtait  les  poches  de  ceux  qui  sortaient 
nourris. 

—  Ils  volent  ?  demanda  M.  Salzbach. 

La   directrice   de   fécole-mangeoire   rectifia   : 

74 


—  Nous  ne  les  recevons  qu'en  dessous  de 
14  ans.  Les  adolescents  en  pleine  croissance  n'ont 
rien.  Nous  ne  pouvons  malheureusement  donner 
à  tous.  Alors  les  petits  emportent  pour  partager 
avec  leur  famille.  C'a  été  très  difficile  de  l'empê- 
cher. Les  enfants  ont  plus  de  malice  que  nous. 
Pour  tout  savoir  on  devrait  les  déshabiller.  Une 
fillette  mettait  son  pain  en  tranches  dans  ses  bas. 
La  semaine  d'après  elle  disait  avoir  mal  aux  dents 
et  venait  la  joue  couverte  d'un  chiffon  sous  quoi 
elle  cacha  une  fluxion  de  mie  de  pain. 

Une  petite  arrêtée  par  le  Ordner  mangeait  son 
dernier  morceau  devant  lui  qui  ne  voulait  pas  la 
laisser  sortir  bouche  pleine.  Une  autre  passait, 
les  coudes  serrés  au  corps  comme  si  elle  avait 
bien  froid.  L'enfant  policier  la  secoua.  Un  mor- 
ceau de  pain  blanc  tomba  de  sous  l'aisselle  gauche. 
Alors  le  garçon  fit  lever  les  bras  à  toutes.  Elles 
passaient  devant  lui  dans  la  position  des  soldats 
qui  se  rendent  prisonniers.  La  petite  fraudeuse, 
obligée  de  manger  sa  ration,  pleurait. 

—  Pour  qui  voulais-tu  en  garder  ?  demanda 
la  Directrice. 

—  Pour  maman.  Si  je  ne  rapporte  rien,  elle 
me  bat. 

La  femme  au  dur  métier  inflexible  et  aimant, 
hocha  sa  jeune  tête  déjà  grise  : 

—  La  faim  est  dans  chaque  poitrine  et  le 
malheur  dans  chaque  cœur.  Beaucoup  de  parents 
nous  envoient  des  lettres  de  remerciements,  et 
d'autres  frappent  les  petits  qui  ne  réussissent  pas 
à  nous  tromper.  Elle  s'étend  bien  loin  de  la  bataille 
la  peine  de  la  guerre.  Parmi  ces  centaines  d'enfants 
à  l'âge  de  rire  et  de  jouer,  il  n'y  a  pas  de  joie.  Ces 

75 


deux  petites,  je  dois  souvent  les  faire  manger, 
parce  (}ue  le  chagrin  de  penser  que  leur  maman 
n'a  rien,  leur  serre  la  gorge.  L'angoisse  leur  ôte 
leur  grande  faim.  Si  je  ne  les  surveille,  elles 
laissent  du  pain  sur  la  table  et  d'autres  le  leur 
dévorent.  Il  faudrait  que  leur  maman  soit  assise 
avec  elles. 

Depuis  des  années,  des  familles  n'ont  pas  fait 
un  repas  friand  comme  ces  enfants  en  ont  ici  un 
par  jour.  Les  pauvres  mangent  du  chou  bouilli  à 
l'eau,  ils  n'ont  pas  de  pommes  de  terre,  pas  de 
pain,  pas  de  viande. 

Elle  alla  mieux  asseoir  une  mignonne  fillette 
près  de  tomber  du  banc.  La  grande  à  côté  d'elle 
ne  la  poussait  pas  méchamment,  trop  occupée 
à  sa  pitance  pour  voir  la  gêne  de  la  petite  timide  ; 
avertie  par  la  directrice,  elle  devint  affectueuse, 
passa  un  bras  autour  du  cou  de  l'enfant  et  la 
serra  contre  elle.  Les  taches  de  cacao  avaient  sur 
les  lèvres  pâles  une  noirceur  vigoureuse.  Mr.  Al- 
dridge  en  prit  prétexte  pour  louer  l'Amérique. 

—  Nous  avons  fourni  cela.  C'est  de  la  bonne 
marchandise. 

Je  ne  me  suis  pas  encore  excusé  de  vous  avoir 
quitté  hier  avant  le  bal.  Ce  devait  être  plus  joli 
qu'ici.  Le  chic  est  une  grande  force  de  civilisation. 
Le  soldat,  le  missionnaire  vont  conquérir  ou  con- 
vaincre les  peuples.  Mais  le  chic  a  plus  de  puis- 
sance que  l'armée  et  autant  que  la  religion.  Paris, 
Vienne,  sont  des  villes  où  l'humanité  a  ce  charme. 
Je  voudrais  être  né  Karhtner  ring,  ou  boulevard 
des   Italiens. 

Vous  avez  vu  danser  les  \  iennoises.  N'est-ce 
pas     charmant  ?     Peut-être     regrettez-vous     que 

76 


toutes  ne  valsent  pas.  Cette  jolie  jeune  femme  a 
cheveux  gris  que  nous  venons  de  quitter  est  chic. 
Elle  ne  touche  pas  à  un  morceau  de  pain  des 
enfants.  Elle  mange  du  chou,  comme  les  mères 
à  qui  les  petites  ne  doivent  rien  porter  de  leur 
ration.  D'après  les  tables  comparatives  de  mor- 
talité et  de  poids  que  nous  avons,  comme  elle 
pèse  environ  quarante  kilogs,  dans  deux  ans  elle 
sera  épuisée  à  mort.  C'est  le  délai  raisonnable 
calculé  dans  les  cas  de  nourriture  sans  graisse. 

A  Paris  on  aime  bien  n'avoir  qu'une  idée  sur 
un  pays  :  Londres,  le  brouillard.  Madrid,  les  cas- 
tagnettes. Vienne,  la  noce.  Constantinople,  le 
bachich.  J'ai  visité  une  mosquée  dont  le  derviche 
m'a  demandé  :  Tu  veux  mettre  ces  babouches  ? 
Je  lui  ai  dit  :  Non.  Puisque  tu  marches  nu-pieds 
sur  un  sol  qui  t'est  sacré,  j'y  marcherai  nu-pieds 
comme   toi. 

J'ai  pris  mes  souliers  à  la  main  pour  voir  des 
faïences  adorables  et  des  tissus  contre  lesquels 
les  femmes  échangeraient  leur  honneur.  J'ai  voulu 
en  sortant  donner  le  bachich  au  pauvre  derviche, 
il  m'a  dit  :  Dieu  seul  est  grand.  Tu  es  son  hôte, 
et  si  respectueux  pour  lui,  que  je  te  demande 
d'avoir  aussi  un  peu  de  respect  pour  moi  en  ne 
me  donnant  pas  d'argent. 

Ça  aussi  c'était  chic.  Qu'en  pensez-vous  ? 

—  Je  vous  communiquerai,  répondit  M.  Salz- 
bach,  mon  projet  de  cuisines  ambulantes  pour 
quartiers  ouvriers.  La  distribution  de  repas  chauds 
à  domicile  et  autour  des  lieux  de  travail  sera  une 
excellente  affaire  dans  les  villes  où  tant  de  femmes 
devenues  ouvrières,  employées  et  vendeuses  n'ont 
plus  le  temps  de  cuire  les  repas.  J'aurai  des  voi- 

77 


turcs-étin  es  nickelées  avec  serveurs  en  \este 
blanche  et  pantalon  coutil-pâtissier  :  un  article 
à  400  grammes  le  mètre  carré  fabriqué  à  llers 
de  rOrne.  Cette  entreprise  culinaire  deviendra 
plus  célèbre  que  les  Bouillons  Duval.  Elle  me 
vaudra  deux  cents  pour  cent  Tan  du  capital 
cngaoré  et  la  Lésion  d'Honneur. 

Je  vous  quitte.  M.  le  Kommerzialrat  Freuden- 
berg  m'attend. 

—  Nous  irons  sans  vous,  dit  Mr.  Aldridge, 
Lahestrasse,  X^  district,  un  des  plus  pauvres  de 
Vienne.  Nous  y  nourrissons  trois  mille  enfants. 

Leur  foule  se  serrait  dans  un  baraquement 
d'ancien  hôpital  militaire.  Sur  les  têtes  des  filles 
les  rubans  étaient  rares.  Deux  nœuds  noirs, 
comme  les  nouent  en  haut  de  leur  double  natte 
les  gamines  d'Alsace  et  du  pays  de  Bade,  papil- 
lonnaient du  deuil. 

Une  blonde  de  dix  ans  vint  lentement  vers  les 
visiteurs.  Ses  yeux  bleus  les  regardaient  avec 
une  robuste  insistance.  Imitant  son  courage, 
d'autres  petits  la  suivaient  lentement.  La  foule 
enfantine  se  déplaça,  assiégeant  les  deux  hommes 
et  la  directrice  vêtue  de  coton  blanc  qui  expli- 
quait : 

—  110.000  enfants  de  11  mois  à  14  ans,  à 
Vienne,  et  en  tout  215.000  pour  l'Autriche,  sont 
nourris  par  l'Amerikanische  Kinder  Hilf  Aktion. 
Nous  donnons  aussi  un  repas  aux  mères  portant 
ceux  de  moins  d'un  an. 

Les  files  d'enfants  disciplinés  passaient  en 
ordre  recevoir  aux  tables  de  distribution  une 
louche  de  cacao  dans  leur  gamelle  et  une  brique 
de  pain  blanc  tendue  par  une  fourchette  de  fer. 

78 


Deux  sœurs  à  la  tête  nattée,  coiffée  d'un  bonnet 
de  velours  qui  leur  cachait  les  oreilles,  se  ser- 
raient frileuses,  ne  mettant  chacune  qu'un  pied 
nu  sur  le  sol.  Dans  leur  pose  de  cigognes  sur  une 
patte,  elles  s'étayaient  épaule  contre  épaule.  Elles 
n'avaient  pas  encore  l'habitude  de  manquer  de 
soulier  comme  les  garçons  hardis  à  frapper  la 
terre  de  leurs  pieds  rouges  et  boueux.  Des  cama- 
rades plus  chanceuses  portaient  chaussures  de 
guenilles  dont  la  mouille  traçait  leur  marche. 

—  Les  articles  cuir,  dit  Mr.  Aldridge,  chaus- 
sures, valises,  portefeuilles,  ont  été  beaucoup 
exportés  après  l'armistice  par  les  Italiens.  Trieste 
en  a  reçu  des  trains  complets. 

Une  fillette  équipée  de  souliers  d'hommes,  où 
ses  maigres  mollets  branlaient  en  battants  de 
cloches,  bousculait  les  garçons  pour  passer  pre- 
mière. Tancée  et  ramenée  à  sa  place,  elle  pleura 
abondamment  comme  si  un  grand  malheur  lui 
arrivait. 

Etonnée  de  tant  de  chagrin  après  tant  de  har- 
diesse, la  directrice  en  sut  la  raison  :  la  petite 
avait  aux  pieds  la  seule  paire  de  souliers  de  la 
famille  ;  son  frère  attendait,  pour  venir  manger, 
qu'elle  fut  de  retour  et  la  lui  cède. 

—  Ce  sont  des  gens  dont  la  fierté  n'est  pas 
encore  morte.  Ils  ne  veulent  pas  que  leurs  enfants 
soient  vus  nu-pieds  dans  la  rue. 

Attentive  à  tous  ces  frémissements  de  la  grande 
misère,  la  directrice  allait  maternelle  aux  petits 
les  plus  tristes,  les  mettait  en  bonne  place  dans 
la  file  ordonnée  qui  passait  devant  les  bassines  de 
cacao  et  les  plateaux  de  pain  blanc.  Ils  tendaient 
des  gamelles  militaires  et  des  bidons  marqués  de 

79 


l'aigle  bicéphale  aux  plumes  écarquillées.  Celte 
foule  infantile  portait  en  tôlerie  et  en  tissus  tous 
les  débris  d'équipement  de  l'armée  impériale.  Le 
drap  d'uniforme  était  en  chaussures  aux  pieds 
des  enfants  et  en  calots  sur  leurs  têtes. 

La  décoloration  des  habits  usés  s'accordait  avec 
la  pâleur  des  visages.  Pas  une  joue  rouge  et  ronde 
ne  fleurissait  cette  enfance.  Les  plus  affamés, 
mettant  les  lèvres  à  leur  gamelle  dès  que  la 
louche  l'avait  emplie,  buvaient  en  marchant  et 
mordaient  au  pain  avant  d'arriver  à  leur  place 
assise. 

Sur  cette  dévorante  misère,  Mr.  Aldridge  éten- 
dait la  fierté  américaine  : 

—  Nous  seuls  donnons  des  vivres.  Les  Anglais 
ont  bien  fondé  un  Relief  Fund,  mais  n'ont  encore 
que  des  bureaux  et  peu  de  marchandise.  Venez 
voir  tout  ce  que  nous  avons  fait. 

Les  roues  de  leur  voiture  écrasaient  sur  la 
terre  autour  du  baraquement  des  empreintes  de 
pieds  nus,  le  signe  des  pays  de  misère  :  les  orteils 
moulés  dans  la  boue  comme  des  pattes  de  chiens. 

M.  Aldridge  mena  M.  Coutance  au  Palais  de 
l'archiduc  François-Ferdinand,  tué  par  Prinzip 
à   Serajevo. 

Dans  la  magnifique  demeure  de  l'homme  dont 
le  meurtre  devait  entraîner  des  millions  d'autres 
gestes  de  meurtre,  les  caisses  de  lait  condensé  et 
les  sacs  de  farine  cachaient  le  luxe  des  murs 
blancs.  L'office  d'argenterie  où  avait  tenu  un 
trésor  d'orfèvrerie  viennoise  était  devenu  resserre 
de  vivres.  Devant  les  tables  du  service  archiducal, 
la  théorie  des  petits  faméliques  passait  portant 
les  récipients  de  fer  écussonnés  de  l'oiseau  har- 

80 


gneux.  Les  lustres  en  beau  travail  de  forge,  noirs 
dans  la  pâleur  des  sculptures,  évoquaient  sur  la 
misère  des  enfants  mangeant  l'aumône  du  monde, 
la  splendeur  de  l'empire  exterminé. 

Cessant  l'orgueil  de  montrer  les  conserves  de 
Chicago  dans  le  palais  princier,  Mr.  Aldridge 
dit  : 

—  La  Suisse,  la  Hollande  reçoivent  des  petits 
Autrichiens  comme  la  province  en  France  a  fait 
pour  les  petits  Parisiens  pendant  les  bombarde- 
ments. Eloigner  l'enfant  de  la  famille  est  œuvre 
plus  difficile  que  la  nôtre  de  le  nourrir  sans  l'expa- 
trier. J'ai  vu  en  1918,  à  Lyon,  où  je  faisais  le 
contrôle  des  approvisionnements  de  farine,  des 
gamins  évacués  de  Paris.  Je  leur  demandai  ce 
qui  leur  manquait  pour  être  heureux.  Ils  me  répon- 
dirent :  Du  pinard  et  l'Intran. 

Notre  grand  effort  compte  peu  dans  la  misère 
de  Vienne.  Nous  ne  pouvons  pas  sauver  ce  peuple 
par  la  charité.  Depuis  deux  cents  ans,  l'humanité 
n'a  pas  enduré  en  Europe  une  pareille  misère, 
probablement  aussi  grande  que  celle  de  l'Alle- 
magne après  la  guerre  de  Trente  ans.  En  1636, 
les  habitants  de  la  Saxe  dévoraient  de  la  chair 
humaine. 

On  a  dit  les  Viennois  d'aujourd'hui  revenus  à 
ce  cannibalisme.  Marie  Kramm,  petite  fille  de 
huit  ans,  nourrie  à  nos  cuisines,  est  disparue  le 
21  novembre  1919.  Le  23,  une  blanchisseuse 
trouva  six  morceaux  de  viande  sur  un  tas  d'or- 
dures et  de  cendres.  Ne  pouvant  tout  avaler 
avant  que  ça  pourrisse,  elle  en  distribua  aux 
amis.  L'un  d'eux  reconnut  de  la  chair  humaine 
et  plus  peureux  qu'affamé    la   porta    à    la  police. 

81  6 


Il  n'est  pas  certain  qu'on  ait  assassiné  Marie 
Kramm  par  cannibalisme.  Elle  a  été  dépecée  par 
un  sadique.  La  faira  est  aussi  o;rande  qu*en  1636, 
mais  on  accepte  de  mourir  plutôt  que  de  tuer  de 
l'homme  pour  le  manger.  C'est  déjà  une  chose 
assez  terrible  que  les  gens  cherchent  dans  la 
gadoue  et  le  caniveau  la  charogne  des  bêtes. 

Voulez-vous  voir  comment  vivent  ces  familles  ? 
M.  Salzbach  vous  reprochera  d'avoir  usé  l'après- 
midi  en  philanthropie.  11  est  très  fort  en  affaires. 
A  de  certains  moments  n'est-il  pas  fou  ?  Quand 
il  veut  trouver  une  mine  d'or  sous  les  trottoirs 
de  Vienne  ? 

M.  Coutance  critiqua  son  partenaire  ;  dire 
quelque  mal  Tun  de  l'autre  étant  toujours  une 
joie  pour  deux  associés,  même  bons  anais  : 

—  11  pense  trop  vite.  Il  croit  en  savoir  assez  pour 
fonder  une  industrie,  quand  il  a  été  dans  les 
banques  de  \  ienne  et  dans  les  bureaux  des  mai- 
sons de  commerce.  Avant  de  travailler  dans  un 
pays  il  faut  bien  connaître  les  habitudes  de  sa 
population.  Jai  été  déjà  fort  embarrassé  par  les 
dillicultés  de  recrutement  du  personnel  dans  une 
région  mal  étudiée.  Nous  y  bâtîmes  une  très  belle 
usine.  Les  gens  du  pays  n'y  vinrent  pas.  Ils 
n'avaient  l'habitude  de  s'enfermer  que  l'hiver 
pour  faire  leurs  vieux  petits  métiers.  Nous  dûmes 
bâtir  des  maisons  et  loger  des  ouvriers  recrutés  en 
Italie. 

Un  petit  garçon  au  vert  chapeau  tyrolien,  ceint 
d'une  corde,  s'écartait,  moins  hardi  que  les  autres 
qui  touchaient  la  trompe  de  l'auto.  Mr.  Aldridge, 
le  croyant  le  plus  malheureux,  lui  parla  : 

—  Où    demeures-tu  ? 

92 


Un  camarade,  le  secouant  dans  sa  muette 
timidité,  cria  pour  lui  : 

—  Ottahring. 

—  C'est  dans  le  sixième  district,  dit  Mr.  Al- 
dridge.  Nous  te  menons  chez  toi  en  voiture. 

L'enfant  coilTé  de  vert  répondit  :  J'ai  peur. 
Mr.  Aldridge  le  caressa  : 

—  Il  est  d'une  famille  campagnarde.  Le  tou- 
risme a  dimJnué.  On  trouve  dé  nouveau  dans  les 
villages  des  enfants  que  le  bruit  du  moteur  épou- 
vante. 

Celui  qui  l'avait  rudoyé  pour  le  rendre  brave  à 
répondre   cria   : 

—  Moi,  près  de  Kreitner  gasse. 

Il  monta.  La  voiture  atteignit  la  rue  où  les 
soldats  bosniaques  avaient  en  1912  tiré  sur  les 
ouvriers  viennois.  Une  marmaille  y  grouillait 
n'exceptant  dans  ses  ébats  ni  la  guerre  à  coups 
de  bâton,  ni  de  tourmenter  les  plus  faibles.  Dans 
ces  jeux  passaient  des  porteurs  de  bois  vert  coupé 
au  Wiener  Wald.  Y  taillait  qui  voulait,  à  mauvais 
outils,  laissant  à  la  place  des  futaies  des  moignons 
de  troncs  mal  sciés.  La  misère  du  peuple  sans 
charbon  détruisait  la  beauté  des  grands  végétaux. 
Les  guenilleux  portaient  à  dos  les  débris  de  la 
forêt  impériale.  Des  bretelles  de  corde  liaient  aux 
épaules  des  billes  de  vingt  kilogs  et  des  fardeaux 
de  broussaille.  Une  femme  exténuée  cala  sa 
charge  sur  le  bas  mur  de  clôture  d'un  jardin. 
Ses  nippes  tant  usées  et  lavées  étaient  du  gris 
misère  couleur  d'habit  de  tout  ce  peuple  en 
famine  de  textile  comme  de  pain.  Elle  resta  lippe 
pendante  à  reprendre  souffle  un  long  moment 
avant    de    pouvoir    dire    qu'elle    venait    en    trois 


oo 


houros  (lu  Léopoldsborfï  et  quVlle  avait  encore 
une  heure  de  route  à  laire.  Elle  ne  prononçait 
que  juste  les  mots  nécessaires  pour  répondre 
poliment  aux  questions  de  Mr.  Aldridge,  puis, 
contente  de  se  taire,  elle  baissait  son  front  à 
cheveux  gris. 

Courbée  en  avant  contre  le  poids  du  fardeau, 
elle  repartit  si  pleine  de  souffrance,  qu'elle  tirait 
ses  pieds  de  toute  la  force  de  son  corps,  levant 
l'épaule  en  même  temps  que  le  genou.  On  enten- 
dait ses  talons  racler  la  terre. 

Derrière  elle  venaient  des  hommes  et  des 
femmes  au  ruck-sack  plein  de  bois.  Des  Tyroliens 
avaient  au  chapeau  la  plume  de  coq  de  bruyère 
et  le  pinceau  de  poil.  Cette  misère  penchée  sur 
bâtons   évoquait  l'alpinisme. 

Sur  le  cheminement  des  exténués  hérissés  de 
tronçons  de  bois  vert  et  de  brindilles,  apparaissait 
au  fond  de  la  longue  rue  rectiligne  la  colline 
portant  la  forêt  mutilée.  M.  Coutance  pensait  au 
manque  de  charbon  pour  l'industrie  dont  la  ruée 
de  ce  peuple  vers  les  arbres  était  un  terrible 
indice. 

Leur  petit  guide  arrivait  chez  lui  ;  Brussl  Gasse, 
devant  une  maison  d'apparence  propre  comme 
toutes  celles  de  ce  quartier  ouvrier  à  hautes 
bâtisses. 

Mr.    Aldridge    compara    des    capitales    : 

—  C'est  mieux  du  dehors  que  votre  Belle- 
ville,  et  que  Soho  à  Londres.  On  ne  trouve 
pas  ici  de  murs  séculaires.  Vienne  détruit  les 
masures.  Dedans  c'est  la  même  crasse  que  par- 
tout sur  la  face  de  la  terre  quand  des  murs  con- 
tiennent trop  d'êtres   humains. 

84 


L'enfant  descendait  par  huit  marches  au  des- 
*sous  du  niveau  de  la  rue. 

L'âme  du  bâtisseur  de  taudis,  dit  Mr.  AI- 
dridge,  est  pareille  dans  toute  l'humanité  comme 
est  celle  de  l'usurier  ;  n'utiliser  que  pour  caves 
cet  enfoncement  aurait  diminué  le  nombre  de 
locataires  par  mètre  carré  de  toiture.  C'est  pour- 
quoi nous  voyons  ces  logis  enterrés. 

L'enfant  entra  dans  une  chambre  sans  fenêtre 
où  étaient  deux  lits,  et  un  dans  un  cabinet  à 
soupirail  ouvrant  au  ras  du  sol.  Une  famille  de 
six  personnes  vivait  dans  ce  lieu  aéré  par  la  porte 
et  un  trou  carré  de  la  dimension  d'un  cahier 
d'écolier.  Des  guenilles  pendues  sur  ficelles  à 
travers  la  chambre  pavoisaient  l'ombre.  La  figure 
d'une  femme  debout  au  milieu  de  la  pièce  était 
cachée  par  ces  oriflammes  de  la  ténèbre.  Elle  se 
baissa  vers  le  petit  garçon  et  montra  sa  face  de 
même  décoloration  que  les  loques  :  la  nuit,  la 
crasse  et  l'usure  entrées  dans  sa  chair  comme 
dans  l'étoffe  épuisée  de  toucher  la  misère  du  corps 
humain. 

L'homme  venu  du  cabinet  à  lucarne  alluma 
une  bougie  qui  repoussa  sur  un  chiffon  tendu 
derrière  lui  l'ombre  de  sa  tête  à  dure  barbe  jaune. 
La  guenille  sembla  l'image  d'un  chemin  de  croix, 
le  linge  où  s'imprègne  en  sueur  d'angoisse  la  face 
du  Christ  essuyée  par  la  sainte  femme.  Une  autre 
figure  de  Jésus  mieux  en  couleur  était  posée  à 
quatre  clous  sur  le  mur.  Le  luxe  de  ce  souterrain 
où  dans  l'ombre  de  la  mort  souriait  la  pieuse 
image  étaient  un  coucou  et  une  pendule  qui 
tictaquaient  fortement,  semblant  se  harceler  et 
vouloir  chacjLin  taper  mieux  que  l'autre. 

85  6* 


M.  Coutancc  irava«il  jamais  si  bien  \u  la  vieille 
mis('r(^  (le  rhoinnie.  Il  pensiut  qu'il  était  devant 
lin  être  inférieur  aux  ouvriers,  un  nieurt-de- 
faim.  M.  Coutance  connaissait  les  salariés  de 
ses  usines,  comme  masse  de  force  contre  qui  lutter 
pour  maintenir  avantaj^eux  les  prix  de  fabrica- 
tion. Lu  par  un  il  les  icjnorait  dans  leur  faiblesse 
et  il  lui  paraissait  impossible  que  ce  livide  logé 
sous  terre  fut  comparable  à  n'importe  qui  employé 
chez  lui.  Il  lui  demanda  son  métier  : 

— -  Ouvrier  menuisier. 

Ce  dut  être  Mr.  Aldridge  qui  ajouta  : 

—  Comme  Jésus-Christ. 

Tous  parlaient  bas  dans  cette  cave,  par 
déférence  à  la  Mort  qui  était  ici  plus  près  d'eux 
<}ue  la  vie. 

—  Quelle  menuiserie,  dit  M.  Coutance,  en  sor- 
tant, peut  faire  un  homme  aussi  détérioré.  C'est 
moins  ({u'une  lavette.  11  ne  vaut  pas  son  poids- 
de  chiffons. 

—  (  >u  n'est  fort,  remarqua  Mr.  Aldridge,  que 
dans  son  métier.  Quand  un  homme  a  l'habitude 
de  scier  du  bois,  il  le  peut  encore  très  bien,  même 
quand  il  a  l'apparence  de  ne  plus  en  être  capable. 
11  donne  force  à  l'outil  et  l'outil  force  à  lui.  Dans 
Jes  hommes  ensemble  au  travail  on  ne  voit  pas 
toute  la  misère  de  leur  solitude.  Ils  ne  sont  plus 
eux  seulement,   mais   le   métier. 

Aucun  bruit  d'usine  n'animait  ce  quartier  ter- 
riblement silencieux,  assoupi  par  la  famine.. 
1  elheimier  Gasse,  le  curieux  Mr.  Aldridge  entra 
dans  une  maison  de  façade  propre.  I^es  portes- 
du  parterre,  à  ras-de-chaussée,  étaient  ornées  en 
fronton  d'une  tête  de  femme.  Au  lavis  vert  des^ 

86 


murs  restait  trace  d'une  frise  de  fleurs  consommée 
par  l'humidité,  la  fumée,  l'haleine  du  grouille- 
ment   humain. 

Dans  une  chambre  habitée  par  une  femme  et 
trois  enfants,  deux  lits  étaient  encore  sous  une 
image  du  Christ  des  pauvres  :  Souverain  du  taudis 
où  la  grande  misère  s'agenouillait  et  se  vautrait 
soumise  au  charme  terrible  de  la  prière  et  de  la 
procréation  dont  faisaient  preuve  les  images 
pieuses  et  les  nombreux  enfants.  Remuant  de 
son  geste  lent  l'odeur  de  misère,  la  femme  posa 
le  linge  qu'elle  raccommodait  et  elle  eut  l'étonnant 
courage  de  sourire.  Sa  mâchoire  supérieure  ne 
gardait  plus  que  deux  canines  qui  semblaient 
des  piliers  blancs  soutenant  la  gencive.  Une 
petite  fille  répondait  à  Mr.  Aldridge  qu'elle  n'avait 
pas  le  temps  d'aller  manger  à  la  cuisine  des  Amé- 
ricains. Elle  devait  aider  sa  mère  à  tous  travaux 
possibles  pour  gagner  la  vie,  leur  pauvre  vie  si 
près  de  la  mort.  Dans  leurs  deux  visages  rien 
n'était  rose  que  la  gencive  de  la  femme  au  sou- 
rire épouvantable. 

Des  enfants  de  voisins  se  pressaient  à  la  porte. 
Leurs  yeux  agrandis  de  famine  et  de  curiosité 
faisaient  dans  l'ombre  près  du  sol  un  remuement 
de  lucioles.  Sous  une  lampe  apparut  la  maigreur 
de  leurs  cous  bosselés  à  la  gorge  par  la  pomme 
d'Adam,  à  la  nuque  par  les  vertèbres. 

MM.  Coutance  et  Aldridge  à  qui  la  miséreuse 
à  vie  infernale  promettait  le  paradis  pour  leur 
aumône,  furent  tentés  encore  par  une  chambre 
où  couchaient  neuf  personnes.  Le  Christ  à  robe 
blanche  et  la  Vierge  à  robe  bleue  dominaient  un 
bahut  garni  de  six  épais  verres  à  bière.  L'homme 

87 


propriétaire  de  ce  luxe  se  lova  d'un  escabeau^ 
seul  siège  daus  cette  chambre  où  les  enfants 
s'asseyaient  par  terre.  Il  était  serrurier  mais  sans 
travail,   par  manque  de  charbon  à  l'atelier. 

De  tous  les  couloirs  aussi  peuplés  que  des 
fissures  de  bois  de  lit  par  la  pullulante  vermine, 
les  enfants  hagards  qui  bourraient  le  taudis 
venaient,  bénisseurs  pour  la  monnaie  de  papier 
mise  dans  leurs  mains  blêmes.  Un  qui  mangeait 
une  croûte  était  heureux  parmi  ceux  à  qui 
l'heure  du  repas  ne  mettait  rien  aux  dents.  Le 
pain  noir,  châtiment  des  enfants,  aurait  donné 
récompense  à  ceux-ci,  nourris  de  choux  lentement 
bouillis  sur  du  faible  feu  de  bois  vert.  Une 
tranche  blanche  aux  mains  d'un  petit,  parut 
dans  l'ombre  une  friandise,  Mr.  Aldridge  regarda 
de  près  et  reconnut  de  la  betterave  crue, 
excellent   aliment    pour    le  bétail. 

Aucune  odeur  de  cuisine  fricotante  ne  graissait 
cette  maison  de  marmaille  maigre  où  les  cheveux 
des  filles  sans  parure  avaient  la  raideur  des  cri- 
nières des  bêtes.  Les  nattes  des  plus  soignées, 
nouées  de  ficelles  en  papier  et  de  vieux  lacets  à 
chaussures  augmentaient  par  l'arrangement  en 
couronne  la  grosseur  des  têtes  sur  la  minceur  des 
corps. 


88 


—  Nous  n'avons  vu,  dit  Mr.  Aldridge,  qu'un 
peu  de  la  grande  misère  de  Vienne.  Vous  achè- 
verez de  la  comprendre  par  l'hôpital  et  le  cime- 
tière. Nous  sommes  ici  à  l'endroit  de  l'Europe 
où  la  paix  continue  le  plus  terriblement  la  guerre. 
Ce  pays  est  à  conquérir  par  qui  lui  donnera  de  la 
nourriture  et  du  travail.  Cette  grande  ville  en 
agonie  a  les  paroles  de  peu  de  sens  du  mourant, 
car  elle  est  sans  révolte  et  aussi  sans  idée  pour 
son  salut.  Le  désespoir  est  une  force  gigantesque 
peut-être  la  plus  grande  de  l'homme,  tant  qu'il 
tient  debout,  non  lorsqu'il  est  mis  à  terre.  Que 
peut  faire  une  humanité  aussi  affaiblie  ? 

Herr  Doktor  von  Meinl,  de  la  Kinder  Klinik, 
à  l'Hôpital  Général,  14,  Lazarettstrasse,  leur 
donna  la  réponse  : 

—  Il  y  a  un  état  de  privation  auquel  l'homme 
peut  s'adapter  ;  au  delà  de  cette  limite  extrême 
il  meurt.  Si  vous  comparez  la  misère  humaine  à 

89 


une  très  haute  montagne,  la  famine  de  Vienne 
arrive  au  hord  dr  la  zone  <]^laciaire  où  la  dernière 
végétation  perd  la  possibilité  de  vivre,  l^a  tuber- 
culose a  augiiKiilé  de  100  ^/q. 

De  petits  malades  couchés  sur  la  terrasse  de 
l'hôpital  où  ils  s'aéraient  nuit  et  jour  \  oyaient 
la  ville  aux  entrailles  torturées  de  lamine.  Le 
ciel  restait  bleu  par  les  iumées  rares.  La  faible 
haleine  de  cette  humanité  débile  et  oisi\e  laissait 
l'atmosphère   claire   comme   en   pleins   champs. 

Les  enfants  allongés  dans  les  rudes  draps  de 
coton  écru  vivaient  sans  sourire  aux  aurores  et 
aux  crépuscules  superbes  derrière  les  collines  où 
les  châteaux  des  margraves  assistaient  à  la  cada- 
vérisation  du  vieil  empire.  Ils  tendaient  des  mains 
pâles  vers  les  lointains  quartiers  pour  montrer 
leur  habitation,  désignant  avec  amour  le  taudis 
où  ils  auraient  aimé  jouer  et  périr. 

Attristés  d'immobilité,  ils  n'avaient  d'amuse- 
ment que  par  le  regard.  Un  aux  paupières  scro- 
fuleuses,  rouges  et  gonflées,  voyait  à  travers  la 
souffrance  lourdement  pendue  à  ses  cils  la  gloire 
de  la  lumière  charmante  sur  la- ville  vaincue. 

I^e  vent  vigoureux,  coulant  en  fleuve  d'air  avec 
une  énorme  égalité,  remuait  le  bord  des  draps, 
les  cheveux  des  enfants  et  la  blouse  des  infir- 
mières maternelles  pour  ces  soufîreteux. 

Mr.  Aldridge  se  découvrit  devant  elles  : 

—  Vous  avez  vu  dans  les  cuisines  et  vous 
voyez  ici  à  l'hôpital  des  femmes  qui  sont  allées 
à  la  misère  comme  va  au  feu  le  soldat  qui  croit 
en  la  Patrie.  Celle  devant  nous  est  tellement 
occupée  de  cet  enfant  maigre  (ju'elle  ne  nous  a 
pas  vus  la  saluer.   Il  lui  reste  de  son  ancienne  for- 

90 


tune  détruite  par  la  couronne  à  un  centime  vir- 
gule quatre,  des  diamants  aux  oreilles,  mais  ses 
mains  n'ont  plus  de  bagues  ;  elles  sent  humbles 
comme  la  souffrance. 

Dans  une  salle  où  des  filles  convalescentes, 
assises,  jouaient  à  gestes  lents,  le  doktor  Meinl 
voulut  afl'ectueusement  qu'elles  chantent  et  il 
expliqua  l'importance  de  la  joie  à  M.  Coutance, 
étonné  devant  cet  homme  qui  se  donnait  tant  de 
mal  pour  les  autres.  Il  lui  fit  des  compliments 
énergiques  et  lui  demanda  combien  il  gagnait 
par  an. 

Le  médecin  répondit  : 

—  Ça  n'a  aucune  importance. 

M.  Coutance  avait  longtemps  estimé  que  le  but 
d'un  homme  intelligent  était  de  devenir  riche. 
L'instabilité  de  la  fortune  lui  était  comme  à 
d'autres  la  misère.  S'arrêter  d'augmenter  son 
chifTre  le  mettait  en  inquiétude.  Chaque  jour 
il  devait  prendre  quelque  chose  dans  le  bien 
des  autres.  Il  ne  tenait  pas  aux  affaires  où  on 
étrangle  un  homme  pour  5.000  francs,  ni  à  celles 
où  il  faut  l'habileté  d'une  femme  à  confesse.  Il 
aimait  aller  droit  dessus  et  conclure  vivement  oui 
ou  non.  Mais  il  disait  : 

—  J'appelle  voleur  les  gens  qui  ne  me  rap- 
portent rien, 

car  il  pensait  que  chaque  parole  qu'il  prononçait 
ou  qu'il  écoutait  devait  lui  être  fructueuse.  Il 
détestait  qui  le  dérangeait,  consommait  un  peu 
de  son  temps  sans  lui  laisser  aucun  profit.  Les 
débats  violents  ne  gênaient  pas  son  amour-propre, 
mais  les  démarches  inutiles  lui  semblaient  une 
injustice. 

91 


A  ses  moments  de  o^ande  liesse,  il  avait  aussi 
<^outiime  de  dire  : 

—  11  n'y  a  que  ([uand  je  pisse  que  je  ne  gagne 
rien. 

Vorace  d'argent,  il  le  devenait  maintenant  de 
considération  et  aimait  être  reçu  dans  les  familles 
dont  on  ne  réputait  pas  la  rage  de  s'enrichir.  La 
grande  fortune  donnait  à  son  esprit  de  la  libéra- 
lité. 11  commençait  d'estimer  d'autres  gens  que 
les  opulents  alors  qu'au  temps  où  il  ne  possédait 
que  trois  millions  il  accusait  de  lâcheté  les  tra- 
vailleurs contents  de  500  francs  par  mois  et  jugeait 
ainsi  ses  meilleurs  employés  :  —  S'ils  étaient  intel- 
ligents, ils  ne  travailleraient  pas  chez  moi.  —  Depuis 
un  an  que  son  crédit  en  banque  était  de  vingt 
millions,  il  faisait  lentement  la  découverte  du 
mérite  des  hommes  après  n'avoir  connu  que  le 
mérite  de  la  fortune.  Cette  récente  disposition 
d'esprit  lui  donnait  patience  à  supporter  la  pro- 
menade dans  la  misère  de  Vienne  où  le  menait 
Mr.  Aldridge. 

Cependant  il  pensait  encore  : 

—  Qu'est-ce  que  ça  me  rapporte  ? 

car  son  goût  nouveau  de  l'honneur  s'ajoutait  à 
ses  vieilles  hal)itudes  sans  les  détruire. 

Il  calculait  quoi  vendre  ou  acheter  au  repré- 
sentant de  la  firme  Singer,  Malcohn  (^'  C°  : 

—  Il  doit  être  fournisseur  de  cet  hôpital  comme 
des  cuisines.  Nous  faisons  la  tournée  de  sa  clien- 
tèle. 

Le  doktor  Meinl  lui  rendit  impossible  de  con- 
tinuer cette  idée.  Cet  homme  ne  gagnait  pas.  Les 
autres  gagnaient  sur  lui.  Il  se  donnait  au  lieu  de 
prendre.    Au   temps    du    triomphe    féroce    de    ses 

92 


premiers  millions,  M.  Coutance  aurait  blâmé,  au 
nom  du  devoir  de  faire  fortune,  cette  molle  naï- 
veté, mais  voilà  qu'il  devenait  craintif  de  mériter 
lui-même  le  mépris.  L'orgueil  d'être  riche  ne  lui 
suffisait  plus.  Il  lui  fallait  un  nouveau  trésor  : 
l'estime  des  pauvres.  Il  se  croyait  affaibli  par 
ces  sentiments  et  ne  diminuait  pas  l'estime  de 
lui-même  en  en  accordant  trop  aux  autres  diffé- 
rents de  lui.  Il  voulait  plus  être  honoré  d'eux  que 
les  honorer. 

Il  eut  encore  un  exemple  de  chose  contraire  à 
ses  habitudes  :  dans  la  nurserie  à  faïences  blanches 
et  bleues  où  manquait  une  vitre,  une  infirmière, 
souriante,  montra  un  petit  garçon  aux  profondes 
boucles  blondes  dont  les  mignons  pieds  nus  fai- 
saient sur  le  dallage  un  bruit  de  caresses  : 

—  C'est  lui,  dit-elle,  qui  a  lancé  une  balle 
dans  la  fenêtre.  On  ne  sait  quoi  mettre  pour 
boucher  ce  trou.  Au  grand  vent  le  papier  ne  tient 
pas.  Nous  sommes  sans  verre.  Nous  sommes  sans 
linge.  On  n'aimera  plus  cet  enfant  qui  nous  crée 
tant   d'embarras. 

Elle  l'embrassa.  Timide  à  traverser  la  salle, 
une  petite  fille  courut  les  trois  derniers  pas  qui 
la  séparaient  du  frisé  brise-tout  et,  rassurée  entre 
lui  et  la  jupe  de  l'infirmière,  elle  regarda  ces 
figures  nouvelles. 

—  Ce  sont  des  enfants  sauvés,  dit  le  docteur. 
Malgré  tout  ce  qui  nous  manque,  nous  travaillons 
assez  pour  en  guérir.  Ceux-là  devraient  être 
partis.  Mais  les  infirmières  les  aiment  tellement 
qu'elles  ne  veulent  plus  s'en  séparer. 

Devant  ces  filles  en  blouse  blanche  qui  n'avaient 
l'apparence  que  d'être  capables  de  bien  nettoyer, 

93 


M.    Coiitance   comprenait    plus   vite   la   difîércnce 
entre  la  bonté  do  c<riir  et  l'esprit  de  négoce. 

—  On  peut,  dit-il,  trouver  des  vitres  à  \  ienne... 
mais,  malgré  son  habileté  en  affaires,  il  ne  se 
sentit  pas  capable  d'en  offrir  à  5.0(X)  couronnes  les 
100  kilogs,  prix  du  lot  en  trois  wagons  que  M.  Pjeb\  1 
tenait  disponibles  pour  l'exportation  via  Buchs. 
M.  Coutance  allirma  :  il  y  en  a...  car  il  était 
véridiqu(%  puis  il  accepta  de  paraître  par  son 
soudain  silence  un  homme  qui  ne  sait  ce  qu'il 
dit,  car  cette  vitre  cassée  l'obligeait  à  voir  le 
commerce  opposé  à  l'humanité.  Il  ne  réfléchit 
pas  au  delà  de  l'idée  de  M.  Ernst  Popischil  :  la 
différence  de  change  faisait  exporter  le  peu  de 
marchandises  qui  restaient  dans  ce  pays.  Le 
négoce  auo^mentait  la  misère  et  la  famine.  M.  Cou- 
tance  allait  penser  qu'au  lieu  d'être  volé  parce 
que  ces  gens  ne  lui  rapportaient  rien,  ce  pourrait 
bien  être  lui  le  voleur,  mais  il  se  libéra  immédia- 
tement, de  même  qu'il  aurait  acquitté  un  effet 
pour  ne  pas  être  en  faillite,  et  écrivit  pour  la 
Kinder- Klinik  un  chèque  de  20.000  couronnes 
sur  la  Wiener  Kommerzien  Bank  :  1.000  francs 
au  change  de  0.05. 

—  Pour  remettre  le  carreau  cassé,  dit-il. 
Comme  il  sortait,  les  deux  enfants  le  saluèrent 

à  voix  chantante  : 

—  Gott  Segne  Sie  ! 
Dieu  vous  bénisse  ! 

Souriant  encore  au  souvenir  de  ces  deux  frais 
de  figure,  il  arriva  dans  une  salle  oii  des  femmes 
maniaient  des  marmots  minces  de  chair  dans 
leur  peau  fripée,  bâtis  en  araignée  :  ventres  gon- 
flés, membres  grêles,   dépouillés  de  muscles.   Ces 

94 


cadavériques     ballonnés     étaient     des    merveilles 
d'équilibre,  ce  que  M.  Coutance  exprima  ainsi  : 

—  Comment   tiennent-ils    debout  ? 

Jamais  un  mécanicien  ou  un  charpentier  n'au^ 
rait  osé  construire  dans  le  fer  ou  le  bois,  selon 
cette  proportionnalité  de  bilboquet  :  une  grosse 
tête  sur  un  si  mince  appui  comme  était  le  cou. 

M.  Coutance  marcha  vite  pour  quitter  ce  cau- 
chemar, rêve  d'un  démon  vorace  de  misère 
humaine  ;  mais  il  dut  passer  par  la  salle  des  enfants 
vicieux,  voleurs  ou  sensuels,  que  la  police  envoyait 
à  l'hôpital.  Une  infirmière  portait  à  bras  le  der- 
nier inscrit  :  âgé  de  cinq  ans  mais  qu'on  pouvait 
soulever  d'une  main,  comme  un  haillon.  Le  docteur 
écarta  la  rude  chemise,  un  corps  infime  apparut  à 
hanche  gauche  énorme  où  s'appuyait  le  coude 
pointu.  La  forme  d'uxi  singe  ou  d'un  rat  était  har- 
monieuse auprès  de  cet  insecte  estropié  qui 
n'avait  plus  aucune  ligne  normale  du  corps  humaiin. 
Les  mains  et  les  pieds  gonflés  de  fïoid,  lourds^  et 
rouges,  tiraient  les  minces  membres^  Mêmes. 

- —  Sur  îe  registre,  dit  l'infirmierê,  on  a  mis  : 
Voleur.  Les  parents  ne  peuvent  plus  en  venir  à 
bout. 

Elle  compléta  cette  sommaire  mention  d'écrou  : 

—  Depuis  un  an  cette  famille  n'a  mangé  que 
d*a  chou.  Ce  petit  fait  comme  tes.  chats  affamés. 
Il'  rampe  chez  les  voisins  et  fouille  les  armoires. 
On  le  bat  et  on  le  jette  à  la  rue. 

ir  avait  les  mêmes  habitudes  qu'urne  bête  d>e 
l'égout  pour  entrer  dans  les  maisons  d^es  hom^ 
mes  et  happer  ce  qui  lui  était  comestible.  Il 
suçait  du  cuir  quanà  il  trouvait  des  chaussu^ 
res.   L'insistance    de    son-    regard  était  féroce.    Il 

95 


maintenait  ses  prunelles  fixes  avec  une  énergie 
étonnante  pour  une  si  monstrueuse  débilité  phy- 
sique. A  aigre  voix  qui  semblait  un  cri  de  bête 
mordue  par  les  chiens,  il  geignait  : 

—  J'ai  faim  ! 

Mr.   Aldridge  dit  : 

—  Quelle  profondeur  de  misère  y  a-t-il  à 
Vienne  pour  qu'il  en  sorte  des  témoins  pareils. 
Le  corps  du  Christ  sur  la  croix  n'a  pas  enduré 
la  souffrance  qui  a  tordu  ce  petit  être  estropié  de 
faim. 

Le  docteur  constatait  : 

—  C'est  le  type  extrême  de  l'humanité  euro- 
péenne créée  par  la  guerre.  Au  delà  est  le  cadavre. 

M.  Coutance,  soumis  au  prêche  évangélique  et 
à  la  dissertation  médicale,  mettait  une  main  sur 
ses  yeux,  car  la  créature  d'épouvante  le  regardait. 

L'homme  d'affaires  sentait  son  cœur  se  tordre 
comme  un  linge  aux  mains  des  lessiveuses. 

Hors  l'hôpital,  Mr.  Aldridge  fut  un  temps 
silencieux,  puis  il  dit  : 

—  Et  peut-être,  il  y  a  du  feu  sous  la  terre... 
Trop   ému   pour   garder   ses   habitudes   sarcas- 

tiques,  M.  Coutance  s'étonna  sans  ricaner  de 
cette  bizarrerie  de  paroles  que  Mr.  Aldridge 
éclaircit  : 

La  misère  n'est  pas  durable  là  où  on  peut 
faire  grand  feu  par  le  charbon  ou  le  pétrole  et 
donner  le  mouvement  aux  machines.  Nous  trans- 
formons en  flamme  ce  que  nous  tirons  de  la 
mine  :  la  houille  et  l'huile.  Le  feu  est  le  Dieu  de 
la  civilisation.  Au  temps  de  la  pierre  taillée,  la 
fortune  de  l'industrie  humaine  était  dans  la 
carrière  de  silex  qui  avait  pour  les  hommes  des 

96 


cavernes  la  même  importance  qu'aujourd'hui  la 
mine  de  fer  et  de  charbon  pour  les  hommes  des 
usines.  De  là  venait  toute  la  force  d'outillage. 
Nous,  brûleurs  de  houille  et  de  mazout,  industriels 
de  l'âge  des  grands  brasiers,  des  hauts-fourneaux, 
des  fours  électriques,  serons  dans  les  siècles  des 
siècles  jugés  aussi  misérables  que  nous  jugeons 
les  préhistoriques  à  couteaux  de  pierre.  Nous 
cherchons  la  houille  tout  au  plus  à  1.000  mètres 
de  profondeur.  A  2.000  aurions-nous  la  mine  de 
feu,  plus  importante  que  la  mine  d'or  ?  L'homme 
meurt  sur  ses  trésors  inconnus.  S'il  est  vrai  que 
l'incandescence  est  au  centre  de  la  terre,  toute  la 
puissance  de  la  mécanique  aurait  déjà  dû  être 
employée  pour  s'en  assurer.  Y  a-t-il  des  gisements 
de  feu  comme  de  houille  et  de  pétrole  ?  On  ne 
trouvera  pas  la  flamme  au  fond  de  tous  les  puits 
comme  on  ne  trouve  pas  partout  l'huile,  la  houille 
et  les  métaux.  Les  chercheurs  de  feu  auront  mieux 
que  les  chercheurs  d'or  servi  l'humanité.  Au  lieu 
de  l'énorme  travail  d'extraire  la  houille  pour  la 
transformer  en  flamme,  on  extraira  la  flamme. 
Réfléchissez  que  creuser  à  2.000  mètres  sous  nos 
pieds  suffirait  à  tous  les  besoins  de  Vienne  en 
chaleur  et  force  motrice.  L'homme  n'est  plus 
misérable  quand  il  dispose  de  la  température  et 
du  mouvement  mécanique.  L'Italie,  au  travail 
paralysé  par  manque  de  charbon,  sera  peut-être 
dans  quelques  siècles  le  plus  puissant  pays  du 
monde  par  l'Etna,  le  Vésuve  et  le  Stromboli. 
J'ai  vu  à  Ischia,  fleurie  et  fructueuse  entre  le  feu 
du  volcan  et  le  feu  du  soleil,  un  paysan  cuire  sa 
nourriture  sur  une  fumerole  sortant  de  terre. 
Quelle    puissance    en    chevaux-vapeur,    et    quelle 

97  7 


température  de  fusion  sont  perdues  par  notre 
ignorance.  La  science  de  ceux  qui  puiseront  aux 
brasiei^  souteiTains  abolira  la  misère  humaine. 
Manquant  de  richesses,  nous  inventons  des  rêves 
de  justice  pour  les  mieux  répartir.  Le  socialisme 
et  la  lutte  pour  léquitable  distribution  sont  la 
preuve  de  la  noblesse  de  notre  âme  et  de  la  stu- 
pidité de  notre  intelligence.  Augmenter  le  bien- 
être  importe  plus  que  l'impossibilité  de  l'égaliser. 
La  Révolution  est  dans  la  mécanique  et  la  chimie, 
non  dans  la  politique.  Nous  nous  battons  pour 
de  la  pauvreté  et  nous  négligeons  les  forces  qui 
centupleraient  la  fortune  de  la  terre.  Voyez  quelle 
souffrance  l'humanité  a  accompli  par  la  guerre, 
alors  qu'elle  n'a  pas  encore  utilisé  les  vagues  et 
les  marées,  le  vent,  le  feu  souterrain,  les  chutes 
d'eau,  les  rayons  solaires  et  la  foudre.  Le  temps 
viendra  des  chasseurs  déclairs  qui  capteront  le 
tonnerre  parmi  les  orages,  pour  rassembler  en 
une  fraction  de  seconde  autant  d'énergie  électrique 
qu'une  usine  en  produit  en  un  an.  Il  sufTit  peut- 
être  pour  cela  d'une  modification  du  paraton- 
nerre. Les  inventeurs  du  moulin  à  vent  étaient 
par  l'utilisation  directe  dune  force  de  la  nature, 
plus  près  de  la  civilisation  définitive  que  nous  par 
nos  industries  de  transfomiation.  Destructeurs, 
nous  bridons  le  charbon  et  le  pétrole,  matières  si 
riches  en  substances  que  peut-être  il  y  a  dans  le 
mystère  de  la  houille  la  guérison  de  toutes  les 
maladies  de  l'humanité.  Les  fumées  d'usines  et 
de  locomotives,  dont  nous  sommes  trop  iiers, 
prouvent  plus  notre  ignorance  que  notre  science. 
Je  rêve  ces  choses  parce  que  j'ai  horreur  de  la 
misère  humaine. 

98 


M.  Salzbaeh  dit  à  M.  Heidrich  : 

—  Ceux  qui  ont  raflé  les  stocks  et  les  fonds  de 
boutique  de  Vienne  prétendent  que  les  bonnes 
affaires  sont  maintenant  finies.  Brocanteurs  !  Ils 
ont  aidé  à  la  fouille  de  ce  qu'ils  croyaient  le  ca- 
davre de  l'empire.  De  la  vie  qui  lui  reste  on  peut 
tirer  de  grandes  fortunes.  Rien  de  grand"  que  le 
pillage  n'est  encore  fait  :  ni  le  monopole  des 
tabacs  que  nous  allons  avoir,  ni  les  sociétés  de 
force  hydraulique,  ni  les  marchés  de  Travail. 
Si  le  gouvernement  veut  vendre  l'Opéra  de 
Vienne,  je  l'achète.  Il  coûtait  4.000  couronnes 
par  jour  au  vieux  Franz- Josef.  J'en  gagnerai  dix 
mille.  Le  spectacle  est  le  seul  commerce  qui  n'ait 
point  de  mauvais  payeurs.  On  ne  touche  pas  à 
90  jours  mais  avant  de  livrer  la  marchandise  qui 
est  la  représentation. 

—  Il  faut,  répondit  M.  Heidrich,  vous  hâter 
d'aller  à  l'Opéra  pour  l'apprécier  avant  de  l'acqué- 
rir. Car  peut-être  ne  vaudra-t-il  bientôt  plus  que  le 

99 


prix    (It's    pierres.    Par    manque     d'électricité    on 
cesse  les  spectacles. 

M.  Heidrlch  prit  pour  ce  dernier  soir  d'éclairage 
une  loge  où  le  comte  Erbern  entra  portant  un 
objet  enveloppé  de  fin  papier  blanc.  11  demanda 
à  ^l.  Salzbach  : 

—  Avez-vous  trouvé  votre  mine  d'or  ?  C'est 
encore  plus  rare  que  ceci. 

Il  tira  du  papier  de  soie  une  ombrelle  en  point 
de  ^  enise  à  manche  d'ivoire  sculpté. 

—  On  laisserait  pour  cinquante  mille  couronnes 
cette  merveille  avec  quoi  Marie-Antoinette  abrita 
du  soleil  sa  jolie  tête  qu'on  devait  lui  couper. 
Pauvre  femme.  Pauvre  reine.  Une  des  plus  douces 
ligures  de  votre  Histoire.  Elle  a  tenu  cet  objet 
dans  ses  mains. 

—  J'espère,  dit  M.  Salzbach,  qu'elle  n'a  jamais 
rien  fait  de  plus  mal.  Mais  je  me  moque  que  cela 
ait  appartenu  à  une  reine  ou  à  une  grue.  Prouvez- 
moi  que  ça  vient  de  Blanche  de  Castille  et  je 
n'en  donnerai  pas  un  sou  de  plus.  Vous  n'avez 
rien  à  vendre  de  cette  époque-là  ?  Faire  du  com- 
merce aussi  bien  qu'un  juif  et  de  l'histoire  mieux 
que  M.  Frédéric  Masson,  c'est  une  habileté  de 
trop. 

M.  le  comte  Erbern,  indigné  de  ce  mépris  pour 
^on  érudition,  voulut  aussi  railler  : 

—  Vous  préféreriez  que  je  vous  offre  des 
machines  à  traiter  le  minerai  d'or.  ^  ous  me 
réservez   des   parts   de   fondateur  ? 

—  Oui,  dit  M.  Salzbach.  Car  j'aurai  besoin  de 
vous. 

Son  sérieux  était  tel  que  M.  le  comte  Erbern, 
espérant  un  joli  bénéfice,  ne  railla  plus. 

100 


-^  Ma  conscience...   dit-il. 
M.  Contance  la  plaignit  : 

—  Pauvre    petite. 

— ...  me  commande  de  vous  dire  le  grand  profit  que 
vous  auriez  à  travailler  avec  moi.  Il  y  a  à  Vienne 
beaucoup  de  vieux  meubles  à  vendre  par  les 
grandes  familles  appauvries,  et  à  Paris  beaucoup 
d'argent  neuf  dans  des  familles  qui  veulent  qu'on 
croie  que  leur  opulence  est  ancienne.  Le  riche  de 
guerre  cherche  le  meuble  antique  pour  donner 
parmi  des  choses  usées  apparence  héréditaire  à 
sa  jeune  fortune.  Il  accepte  que  ce  soit  laid  pourvu 
que  ce  soit  vieux.  Les  antiquaires  de  Paris  : 
M.  Jansen,  M.  Seligmann,  ont  fait  de  jolies 
ventes  en  tirant  des  fonds  de  boutique  les  fau- 
teuils à  pied  cassés  et  les  tapisseries  mangées  des 
mites. 

—  Exact,  dit  M.  Coutance.  Je  sais  un  fabricant 
de  roues  d'artillerie  qui  ne  veut  que  des  meubles 
Louis  XIV.  Un  homme  si  bien  élevé  qu'il  a  trouvé 
une  manière  polie  de  dire...  Zut,  aux  dames. 
Il  est  convaincu  du  mauvais  goût  de  s'asseoir  en 
veston  sur  du  petit  point  et  qu'il  doit  chez  lui 
être  de  l'époque  par  l'habit  et  la  coiffure.  Il  ne 
s'est  pas  encore  décidé  à  user  du  carrosse  à  6  che- 
vaux au  lieu  de  l'automobile  de  16  HP.,  à  rem- 
placer le  tout  à  l'égout  par  la  chaise  percée,  à 
coiffer  perruque  et  à  s'habiller  de  guenilles  vieilles 
de  300  ans,  mais  il  s'est  fait  faire  une  robe  de 
chambre  à  fleurs  et  il  a  supprimé  sa  salle  de  bains. 
Sa  richesse  lui  a  donné  la  même  maladie  que 
Louis  Xn  . 

—  La   fistule  ? 

—  Xon,    l'impossibilité    d'attendre.    Il    faut    le 

101 


recevoir  vite.  Il  a  chez  lui  une  centenaire  table 
familiale  à  tuer  les  cochons  teileinent  imprégnée 
de  sang  qu'on  la  croit  d'un  bois  introuvable  :  un 
ébène  roux.  Il  en  a  refusé  vingt  mille  francs.  Sa 
femme  y  pose  le  thé  et  les  gâteaux  pour  ses  amies 
qui  la  disent  heureuse  de  posséder  par  héritage 
un  si  noble  mobilier. 

—  Voici,  proposa  le  comte  Erbern,  ce  qui  y 
conviendrait. 

Il  tira  de  sa  poche  une  miniature  ovale  ; 

Elle  est  fort  ancienne  et  sur  ivoire  ainsi 
que  vous  le  prouve  la  transparence  des  tons 
impossible  sur  le  carton  comme  on  fait  aujour- 
d'hui. Nous  décelons  à  cela  les  imitateurs  qui  sont 
d'une  grande  habileté  mais  n'ont  plus  de  tranches 
de  défenses  d'éléphant  pour  apposer  leur  fraude. 

—  Vous  devriez,  dit  M.  Salzbach,  leur  con- 
seiller les  ronds  de  saucisson.. 

M.  Heidrich  montra  la  salle  à  peu  d'éclairage 
où:  aucune  place  ne  restait  vide.  Les  rangées  de 
têtes  des  galeries  posaient  des  cercles  de  pâleur 
dans  l'ombre  haute. 

—  C'est  plus  plein  que  du  temps  de  l'empire» 
Voyez  combien  de  spectateurs  debout  derrière 
les  sièges  du  parterre.  Mais  aucune  grande  toi- 
lette ;  ni  bijoux,  ni  belles  étolfes.  Avant  la  guerre, 
la  salle  était  illuminée  de  diamants  et  d'épaules 
nues.  Aujourd'hui  on  n'y  voit  luire  que  les  yeux 
des  jolies  femmes.  La  loge  de  l'empereur  n'est 
plus  ornée  des  uniformes  de  cour  et  des  princesses 
à  diadèmes.  On  l'a  garnie  de  fauteuils  loués  trente 
couronnes. 

—  Bonne  affaire,  affirma  M.  Salzbach,  au  lieu 
de  coûter,   elle  rapporle.   Si  vous  n'aviez  jamais 

102 


plus  mal  fait  vos  comptes,  vous  n'en  seriez  pas 
à  économiser  l'éclairage,  ce  qui  est  bien  gênant 
pour  voir  la  belle  blonde  qui  s'est  déjà  deux  fois 
tournée  vers  nous.  Une  jolie  poule. 

—  Avec  de  belles  dents. 

—  Elles  sont  à  elle  ? 

—  Sûrement.  Si  elles  tiennent  à  ses  gencives, 
c'est  un  don  de  Dieu.  Si  elles  sont  posées,  elle  les 
a  payées. 

M.  Heidrich  la  loua  plus  dignement  : 

—  Il  ne  lui  reste  que  la  lumière  de  sa  grande 
beauté.  Elle  n'a  plus  un  bijou. 

—  Elle  les  a  vendus,  dit  le  comte  Erbern,  ou 
elle  les  cache.  Si  on  voulait  m'écouter,  on  gagne- 
rait beaucoup  d'argent  ici.  Je  connais  la  comtesse 
Koyos.  Elle  m'a  déjà  confié  de  très  belles  perles 
et  un  yatagan  au  manche  orné  de  rubis  qui  fut 
donné  à  Murât  par  l'empereur  Napoléon  I®^,  puis 
passa  dans  la  famille  du  général  Dufour  dont  la 
comtesse  Koyos  a  copie  du  testament. 

11  s'avança  au  bord  de  la  loge  pour  lui  faire  un 
profond  et  lent  ^alut  qu'elle  rendit  avec  discrétion 
et  il  dit  encore  : 

-—  C'est  absolument  authentique-  Une  arme 
décernée  de  sa  propre  main  par  votre  plus  grand 
fe'omme  de  guerre.  Je  ne  comprends  pas  que  vous 
négligiez  ces  preuves  de  votre  renommée,  alors 
que  les  Italiens  aussitôt  leur  arrivée  à  Vienne  ont 
énkvé  de  la  Hofburg  tous  les  tableaux  ayant 
rapport  à  leur  Histoire.  Les  portraits  en  pied  de 
Marie- Antoinette  et  de  Louis  XIV  sont  toujours 
dans  l'antichambre  de  votre  commission  des 
'RéparatH>ns. 

M.  Salzbach  consola  cet  historien  *: 


10 


Q 


—  Je  ne  veux  pas  vous  détourner  du  commerce. 
Vous  avez  une  de  ces  belles  vocations,  qu'on  doit 
toujours  encourager  comme  disait  Je  baron  de 
Rothschild  cette  lois  (ju'il  se  promenait  à  Tranc- 
foil.  Le  baron  Pollak  l'avertit  :  Rentre  ton  mou- 
choir, Rothschild  ;  ce  sale  petit  juif  qui  te  suit 
va  te  l'enlever.  Rothschild  répondit  :  il  ne  faut 
pas  contrarier  les  gens  qui  ont  de  si  bonnes  dis- 
positions. Nous  avions  tous  commencé  petite- 
ment. 

M.  Coutance  se  reposait  des  horreurs  de  l'hô- 
pital en  regardant  les  femmes  : 

—  Peu  de  luxe,  mais  de  jolies  peaux.  Le  der- 
rière des  corsages  est  moins  ouvert  que  chez  les 
Parisiennes  qui  remplacent  le  décolletage  par  le 
déculletage.  La  fesse  est  plus  de  mode  que  le 
nichon.  Il  y  a  de  confortables  formes  parmi  ces 
belles   personnes. 

—  D'autant  plus  belles,  répondit  M.  Salzbach, 
que  tu  ne  les  as  jamais  vues  et  que  tu  ne  les 
reverras  pas.  Les  inconnues  ont  toujours  du 
charme.  C'est  pourquoi  nous  devenoHS  amoureux 
en  voyage.  La  beauté  nous  est  attrayante  dans 
une  ville  où  nous  avons  du  loisir.  Les  amateurs 
de  femmes  estiment  peu  les  Anglaises.  Le  plus 
grand  entraînement  de  ma  vie  a  été  pour  une 
lady  près  de  qui  j'ai  dîné  au  Savoy-Hôtel  à 
Londres,  le  23  mars  1904.  Je  me  rappelle  la  date. 
C'est  grave.  Je  n'ai  pas  contemplé  en  entier  sa 
figure  cachée  par  les  arbustes  qui  ornaient  la 
salle.  Le  balancement  d'une  palme  me  laissait 
voir  tantôt  le  front  et  les  yeux,  tantôt  la  bouche 
et  le  menton.  Je  n'ai  jamais  vu  le  nez.  Derrière 
cette  malice  de  la  verdure  il  y  avait  des  cheveux 

104 


blond  roux,  des  prunelles  bleues,  de  la  peau  rose 
sous  la  lumière  des  diamants.  On  eut  dit  l'aurore 
dans  la  forêt.  J'ai  compris  l'éblouissement  et 
qu'on  peut  être  aveuglé  par  une  femme  comme 
par  le  soleil.  Mais  c'était  un  jour  où  je  m'en- 
nuyais. 

M.  Heidrich  approuva  cet  enthousiasme  : 

—  C'est  beau  une  tête  de  femme. 

—  Extérieurement,    conclut   M.    Salzbach. 

—  Celles  de  Vienne,  dit  le  comte  Erbern,  sont 
parmi  les  plus  jolies  du  monde,  munies  du  charme 
de  tarit  de  races  qu'on  trouve  parmi  elles  les  yeux 
allongés  de  l'Asie,  la  peau  lactée  des  Germaines., 
la  peau  bistrée  des  Turques,  les  cheveux  blonds 
et  lisses,  les  cheveux  bruns  et  crêpés.  Les  filles 
du  Danube  surpassent  les  filles  du  Rhin  par  la 
diversité.  Elles  n'ont  pas  comme  les  Allemandes 
un  seul  type  classique  en  bleu,  rose  et  blond,  à 
chair  copieuse.  Les  brunes  de  Vienne  ne  se  laissent 
pas  si  aisément  définir. 

—  Va-t-il  encore,  murmura  M.  Coutance,  nous 
offrir  des  adresses  ?  Ses  armoiries  doivent  être 
d'un  gril  d'or  sur  champ  de  gueules.  Car  il  a  de 
la  gueule.  Vous  êtes  représentant  de  Marie-Antoi- 
nette, lui  dit-il,  j'aimerais  mieux  traiter  avec 
votre  patronne  qu'avec  vous.  Avez-vous  des 
relations  avec  les  grandes  familles  françaises  :  les 
Boni  de  Castellane,  les  Bubu  de  Montparnasse  ? 

Le  comte  Erbern  répondit  qu'il  ne  connaissait 
pas  Monsieur  de  Montparnasse  et  continua  d'ex- 
citer ces  hommes  voraces  de  femmes  : 

—  Vous  en  voyez  de  magnifiques  dans  les  cam- 
pagnes d'autour  Paris,  sur  les  anciennes  routes 
royales.    Les  gentilshommes   de   Louis   XIV   pin- 

105 


çaient  aux  relais  lo  menton  d(  s  fermières.  Ces 
politesses  ont  transmis  des  airs  de  marquise  et 
des  seins  satinés  à  de  belles  franches  filles  qui 
cueillent  aujourd'hui  des  légumes  pour  les  halles 
centrales. 

Je  préfère  les  Espagnoles  d'Anvers  à  celles  de 
Séville.  Les  Andalous  du  duc  d'Albe  ont  laissé 
parmi  les  blondes  de  Flandre  de  ravissants  yeux 
noirs. 

La  politique  française  est  curieuse  du  côté 
juge.  On  y  voit  souvent  l'influence  sur  les  chefs 
d'Etat,  du  lit  et  de  la  pantoufle.  Beaucoup  de 
cuisses,  telles  que  celles  si  blanches  d'Agnès 
Sorel,  de  Madame  du  Barry  :  Cafetière  I  ;  et 
quelques  remarquables  têtes  :  Madame  de  Main- 
tenon,  l'impératrice  Eugénie,  la  comtesse  d'H»aus- 
sonville,  présidente  de  la  S.  B.  M. 

—  La  cuisse  reste,  dit  M.  Coutance.  On  prétend 
que  nous  lui  devons,  après  la  faiblesse  d'esprit  de 
Louis  XV,  la  mort  de  Monsieur  Félix  Faure  et 
aujourd'hui  la  lutte  entre  chefs  syndicalistes,  émus 
par  la  même  dactylographe  :  une  jeune  fille  qui 
adore  son  enfant.  Ayant  pris  un  amant  elle  appela 
cela  un  coup  de  tête,  à  quoi  on  lui  répondit 
qu'elle  se  trompait  de  bout. 

Mr.  Aldridge  loua  les  mœurs  du  nouveau  Con- 
tinent : 

—  Les  plus  belles  femmes  du  monde,  sont  à 
Boston  et  à  l'Hôtel  Continental,  rue  de  Casti- 
glione,  où  descendent  les  Américaines.  Je  ne 
parle  que  de  celles  respectables.  En  Améiique 
la  femme  domine  T homme,  mais  elle  est  méses- 
timée si  on  la  sait  adultère.  En  France  l'homme 
domine   la    femme,   mais  il  est  ridicule  si   elle  ie 

106 


/ 

trompe.  Nous  ne  comprenons  pas  le  déshonneur 
du  cocu.  La  honte  de  la  faute  est  pour  qui  la 
commet. 

M.  Salzbach  donna  son  idée  sur  les  femmes  : 

—  Les  affaires  sont  une  maîtresse  passion- 
nante. 

M.  Coutance  construisit  un  proverbe  : 

—  Il  ne  faut  pas  parler  d'amour  dans  la  maison 
d'un  cocu. 

Le  comte  Erbern,  souriant  et  les  mains  gra- 
cieuses car  il  ne  remuait  plus  de  petit  paquet, 
parlait  avec  ferveur  de  la  beauté  féminine  : 

—  On  ne  doit  pas  ôter  l'honneur  à  qui  vole 
pour  parer  une  femme.  Ce  qu'un  homme  accom- 
plit par  amour,  même  le  vol,  est  ce  qu'il  peut 
faire  de  plus  beau  depuis  qu'il  a  perdu  le  Paradis. 

Dieu  a  été  bon,  ou  dupe  de  la  première 
larme  de  femme  au  commencement  du  monde, 
en  croyant  châtier  la  désobéissance  par  l'obliga- 
tion du  travail,  plutôt  que  par  l'impossibilité 
d'aimer.  S'il  avait  dit,  non  pas  :  «  C'est  à  la  sueur 
de  ton  visage  que  tu  mangeras  du  pain  )),  mais  : 
Tu  ne  seras  plus  capable  de  la  caresse  que  t'a 
enseignée  Satan...  au  lieu  du  regret  du  Paradis 
perdu,  l'humanité  aurait  le  regret  de  l'Amour 
perdu.  Ce  serait  beaucoup  plus  terrible. 

—  Sûrement,  dit  M.  Salzbach.  Il  nous  a  obligés 
à  créer  les  usines,  mais  il  n'a  pas  rendu  impossible 
les    lupanars. 

—  L'aveugle  Milton  s'est  trompé.  Le  paradis 
n'est  pas  perdu.  Nous  devons  travailler,  mais  il 
nous  reste  la  possibilité  que  ce  soit  pour  la  femme. 

^ —  Aussi  l'inverse,  dit  M.  Coutance. 

Le    comte   Erbem,  ne   comprenait  pas   vite  le 

107 


sens  qui  n'était  quo  <]ans  deux  mots.  II  se  tut 
pour  laisser  achever  M.  Coutance  qui  estimait 
en  avoir  dit  assez  «1  juste.  Le  comte  acheva  son 
propos  : 

—  La  guerre  a  détruit  ma  fortune.  Je  fais  du 
commerce  parce  que  je  comprends  encore  Tamour  ; 
sinon  j'aurais  accepté  comme  d'autres  de  porter 
du  linge  sale  et  de  vivre  de  choux  bouilli.  Ceux-là 
sont  des  damnés.  J'en  connais  qui  possèdent  des 
collections  rares  qu'ils  n'ont  pas  le  courage  de 
vendre  eux-mêmes.  Devoir  donner  du  luxe  à  une 
femme  leur  créerait  un  plus  grand  courage. 

—  Le  royaume  des  Cieux,  dit  Mr.  Aldridge, 
est  encore  semblable  à  un  marchand  qui  cherche 
de  belles  perles. 

M.  Coutance  ajouta  : 

—  Et  à  un  homme  qui  cherche  de  belles 
femmes. 

Le  bonheur  étant  la  possibilité  de  changer 
d'embêtement,  nous  serions  bien  malheureux  si 
nous  n'avions  pas  l'amour. 

—  Et  la  guerre.  Quel  charme  est  dans  la  guerre 
comme  dans  la  femme  pour  que  tant  de  fois  l'homme 
déçu,  épuisé,  recommence. 

—  Dites-moi  qui  a  inventé  la  guerre,  pria 
M.  Pjebyl,  pour  que  je  l'étrangle. 

M.  Heidrich  fut  plus  doux  : 

—  Les  femmes  mettent  dans  la  vie  le  charme 
et  les  ennuis.  Elles  sont  dignes  de  l'agenouille- 
ment et  de  l'imprécation.  Inspiratrices  et  abru- 
tissantes, la  poésie  a  été  créée  pour  elles  et  pour 
elles  la  trique  ;  les  deux  premiers  instrun.ents 
que  l'homme  a  fait  avec  la  corde  et  le  bois  i  le 
fouet  et  la  harpe  conviennent  à  leur  diversité. 

108 


Mr.    Aldridgc    montra    des    fleurs    superbes   à 


un  corsage 


—  Dieu  est  grand  dans  ses  roses  et  pitoyable 
dans  son  humanité.  Il  a  été  miséricordieux  en  ne 
rendant  pas  impossible  à  l'homme  d'aimer  le 
travail  à  quoi  il  le  condamnait. 

Pour  arriver  à  la  souffrance  humaine  sans  tirer 
le  sang  du  corps,  il  suffit  d'occuper  le  forçat  aux 
rudes  besognes  inutiles  :  transporter  une  lourde 
pierre  et  la  rapporter,  tourner  une  roue  qui  ne 
meut  rien,  effilocher  brin  à  brin,  en  y  consommant 
ses  doigts,  de  vieux  câbles  de  marine  avant  de 
les  brûler.  Le  catholicisme  n'a  pas  conçu  pour  ses 
damnés  le  hard  labour  des  Danaïdes  et  de  la 
législation  anglaise  appliquée  par  des  juges  qui 
pour  se  reposer  de  siéger  chassent  à  courre  les 
renards  reçus  de  France  dans  des  cages  à  poules. 
Cinquante  sporstmen  and  sportswomen  en  habit 
rouge,  en  lâchent  un  dans  les  Downs  du  Sussex 
et  galopent  après  avec  des  chiens  et  des  trom- 
pettes. Au  lieu  de  tout  ce  tintamarre  et  cette 
cavalerie  pour  le  reprendre  et  le  mettre  à  mort, 
que  ne  le  tuaient-ils  tranquillement  puisqu'ils 
le  tenaient.  Jeu  aussi  stupide  que  le  hard-labour 
mais  point  désespérant  car  il  est  le  sport  libre- 
ment choisi.  Le  Paradis  est  dans  l'amour  du  tra- 
vail qu'on  fait. 

M.  Salzbach  ricana  cette  sentence  : 

—  L'homme  intelligent  vit  du  travail  de  l'im- 
bécile. L'imbécile  vit  de  son  travail, 

M.  Coutance  dit  aussi  sa  conviction  : 

—  La  preuve  que  rhomnie  n'est  pas  fait  pour 
le  travail,  c'est  que  ça  le  fatigue. 

^L  Pjebyl  demanda  : 

109 


—  Qu'est-ce  que  c'est,  la  Fatigue  ? 

M.  Heidrich  cherchait  la  sympathie  de  M.  Cou- 
tance  : 

—  Aimez-vous    la    musique  ? 

—  Je  l'adore  autant  que  fait  Salzbach  qui 
renvoie  ses  domestiques  quand  ils  éternuent  en 
Si  au  lieu  de  Si  bémol.  Je  ne  peux  pas  entendre 
sans  envie  de  pleurer  la  Marche  de  Faust  et  le  cri 
du  marchand  de  pois  verts.  C'est  un  air  aussi 
beau  qu'  «  Ombre  immortelle  de  nos  aïeux...  »  : 
Au  Boisseau  !  au  boisseau  î... 

L'indignation  du  parterre  monta  vers  l'hilarité 
de  la  loge. 

Les  Français  cessèrent  leur  blague.  L'orchestre 
jouait.  La  foule,  serrée  sous  l'ombre  de  la  salle  aux 
lumières  brusquement  éteintes,  était  fervente 
dans  un  silence  pieux.  La  joie  du  chant  commen- 
çait sur  la  scène  éclairée.  Ariane  apparut  couchée 
sur  les  roches  ;  les  voix  de  femmes  vibrèrent  puis- 
santes et  douces.  Lentement,  semblant  portée  par 
la  musique,  Ariane  se  leva  : 

—  Marie  Jeritza,  dit  M.   Heidrich. 

La  chanteuse,  splendide  comme  une  reine  de 
légende,  augmentait  de  sa  beauté  la  clarté  de  la 
scène  astrale  au  fond  de  la  salle  noire.  Impériale, 
elle  jetait  le  dernier  feu  de  ce  grand  luxe  :  la  cour 
d'Autriche.  De  la  magnificence  perdue,  rien  ne 
restait  que  cette  blonde  étincelante  dont  les  bras 
diamantés,  lentement  étendus,  remuaient  de  la 
lumière.  Sur  ses  cheveux  passaient  des  flammes 
d'or. 

M.  Heidrich  osa  dire  encore  à  voix  très  basse  : 

—  Lorsqu'elle  les  dénoue  pour  jouer  Eisa,  de 
Lohengrin,  ils  touchent  terre.  Quand  elle  chante, 

110 


cinq  mille  personnes  retiennent  leur  respiration. 

Déesse  de  la  Musique,  elle  était  sacrée  par 
l'adoration  de  la  foule,  immobile  dans  cette 
ombre  d'où  ne  s'élevait  pas  un  soupir.  Tout  était 
ferveur  et  avidité  d'entendre. 

M.  Coutance  plus  disposé  au  plaisir  français 
de  la  parole  rieuse  qu'à  la  joie  d'incliner  son 
âme  sous  la  caresse  de  la  musique  estimait  beau- 
coup les  gens  qui  faisaient  de  l'esprit.  Mais 
cette  foule  muette  lui  révélait  ce  qui  était  au 
delà  de  la  parole.  La  rigolade  du  comte  Erbern 
appliqué  à  charmer  les  Français  lui  semblait 
pitoyable  auprès  du  silence  de  M.  Heidrich  qui 
appuyait  sur  ses  mains  jointes  sa  figure  aux  yeux 
clos.  Débarassé  de  sa  malice  de  parole,  M.  Cou- 
tance écoutait  docilement  et  il  était  ravi  à  lui- 
même.  L'angoisse  de  la  Musique  racourcissait  sa 
respiration  comme  avait  fait  l'angoisse  de  la 
Misère.  Sa  raillerie  écrasée  par  la  piété  de  cette 
foule,  il  comprenait  dans  cette  ténèbre  une  lumière 
qui  était  au  dedans  des  hommes,  éblouissante 
pour  ceux  qui  baissaient  les  paupières.  Appre- 
nant l'extase  non  par  y  réfléchir  mais  par  en 
être  touché  comme  d'une  mouille  ou  d'une  brû- 
lure, il  soumettait  sa  volonté  à  une  domination 
qui  en  otait  toute  méchanceté.  Sous  le  mystère 
des  forces  spirituelles  émues  par  les  sons,  il  eût 
été  maintenant  incapable  d'élever  la  voix  dans 
le  grand  mutisme  de  la  foule.  Commie  à  l'Hôpital, 
il  se  sentait  en  impossibilité  de  haine  ou  de 
mépris  meurtrier.  Une  figure  dont  il  se  souve- 
nait si  peu  que  ses  pensées  familières  ne  la 
reconnaissaient  plus  passait  en  lui  :  la  Bonté. 

Son  énergie  vaincue  par  une  force  aimante  ne 

111 


kii  indiquait  rien  quo  d'accopler  la  lassitude. 
Il  était  exquisement  fatigué.  La  dernière  mesure 
de  l'orchestre  toucha  le  silence,  tinta  et  mourut 
sur  le  peuple  dévot.  Il  y  eut  encore  le  temps  d'une 
haleine  où  Ion  entendit  l'air  sortir  des  poitrines, 
puis  l'ovation  éclata,  énorme  par  le  bruit  des 
mains  et  des  bouches,  les  battements  et  les  cris. 
Les  gens  du  parterre,  rués  vers  l'orchestre,  accla- 
maient la  chanteuse  qui  poussait  sur  la  scène 
Richard  Strauss,  timide  dans  les  gestes  audacieux 
de  la  femme  blonde. 

Elle  riait  à  ce  délire.  La  foule  trépignante  dans 
le  temple  sonore  adorait  son  dieu  blessé  :  le 
Plaisir. 

—  Voilà,  dit  M.  Heidrich,  ce  qui  cessera 
demain,  par  pénurie  de  lumière,  et  peut-être 
bientôt  mourra  parce  que  Vienne  va  manquer 
de  vie.  Pourrons-nous  maintenir  l'Opéra  sur  une 
misère  telle  qu'est  la  nôtre.  Pensez-vous  que  ce 
soit  sans  préjudice  pour  l'Europe,  pour  le  monde 
entier,  qu'une  flamme  de  civilisation  comme  celle 
que  vous  venez  de  voir  s'éteigne. 

Des  journaux  français,  anglais  nous  reprochent 
d'être  encore,  malgré  la  famine,  une  ville  d'amu- 
sement. Nous  avons  ici  le  Moulin  rouge,  le  Taba- 
rin,  un  Montmartre  viennois,  exportation  de 
toutes  les  vieilles  modes  de  la  noce  parisienne. 
Mais  au-dessus  de  cela  entretenu  par  le  fêtard 
étranger,  l'Opéra  de  Vienne  appartient  à  l'huma- 
nité. 

Les  derniers  applaudissments  retentissaient  sur 
la  capitale  déchue  où,  dans  les  rues  ténébreuses, 
aucun  tramway  ne  roulait.  La  force  électrique 
était    tarie.     Il    ne    restait    que   le   bruit  rare^du 

112 


sabot  des  chevaux  maigres.  La  misère  de  la  ville 
était  comme  un  profond  océan  de  ténèbres  autour 
de  cet  îlot  de  luxe  où  brillaient  les  feux  de 
l'Opéra.  M.  Coutance,  sorti  de  la  gloire  de  la 
lumière,  perdait  dans  l'ombre  ses  compagnons. 
Un  homme  adossé  à  un  pilier  lui  demanda  l'au- 
mône. La  clarté  du  vestibule  le  projetait  sur 
écran  de  nuit.  De  la  ténèbre  derrière  lui  se  levaient 
des  spectres.  En  contraste  à  l'Opéra  où  la  chan- 
teuse blonde  régnait  sur  l'ovation,  il  posait  le 
signe  de  l'homme  vivant  aussi  dégradé  qu'un 
cadavre  pourri.  L'Ariane  impériale  et  char- 
mante dans  la  noblesse  de  la  musique  ne  sem- 
blait pas  de  la  même  race.  Ils  différaient  plus 
que  le  jour  et  la  nuit,  la  splendeur  et  l'ombre,  la 
laideur  et  la  beauté,  car  ils  étaient  le  Luxe  et  la 
Misère.  L'homme  blême  aux  joues  creusées  et 
vêtues  de  poil  raide  portait  dans  ses  minces  bras 
un  enfant  vert  de  figure,  le  nez  et  les  oreilles 
rouges,  pinces  par  le  froid  malicieux  qui  colorait 
joyeusement  cette  souffrance.  Le  mendiant  ser- 
rant sur  sa  poitrine  le  petit  desséché  ne  résistait 
à  ce  menu  fardeau  qu'en  s'appuyant  fortement 
au  pilier  où  son  corps  était  à  plat  comme  l'afiiche 
annonçant  au-dessus  de  lui  : 

Ariadne  auf  Naj^os 
bei  R.  STRAUSS 
^rimadonna  Frau  Marie  Jeritza 

L'homme  s'inclinait  du  côté  gauche  où  il  tenait 
l'enfant  qui  ouvrait  la  bouche  aux  coins  tom- 
bants ;  grimace  du  sanglot  mais  silencieux.  Il 
n'avait  plus  la  force  de  pleurer.  Il  renonçait  à  la 

113  8 


joie  de  frviro  cia  bniit  avec  sa  peine.  Dans  la  souf- 
france hnniaLne,  il  était  au  delà  des  larmes.  Le 
morceau  de  pain  que  les  nuumots  joueurs  donnent 
aiux  cygnes  sur  l'eau  souriante  des  bassiiis  lui 
aurait  été  un  Paradis.  La  gravité  de  ces  deux 
visages  avait  l'énormité  d'un  cataclysme.  Der- 
rière ces  deux  faces  terribles,  régnait  r(>mbre 
et  la  gigantesque  misère.  Leur  silence  était 
plus  gi^ajid  que  celui  de  la  foule  spectatrice  de 
beauté  retenant  son  soupir  pour  les  dernières 
nMes  du  chant   d'Ariane. 

^L  Salzbach  prit  par  le  bras  M.  Coutance  : 

—  On  te  croyait  à  la  petite  sortie,  à  voir  les 
chanteuses.  11  y  a  des  hommes  fort  bien  mis.  Le 
comte  Erbern  a  raison.  Les  coupeurs  viennois 
sont  les  premiers  du  monde.  Ceux  de  Londres  ont 
la  chance  d'habiller  des  sportifs.  Ça  leur  fait  une 
réputation  facile.  Ici,  ils  rendent  élégant  un 
homme  ventru. 

Sa  manie  était  d'essayer  tous  les  tailleurs  et 
de  vouloir  qu'ils  corrigent  l'épaisseur  de  son  corps 
d'homme  puissant  qui  remue  peu.  Le  comte 
Erbern  lui  donna  l'adresse  du  sien  et  lui  conseilla 
de  faire  de  la  marche  à  pied. 

—  Je  ne  suis  pas  assez  riche,  dit  M.  Salzbach, 
ou  pas  assez  pauvre  pour  trouver  le  temps  de  me 
promener.  Je  suis  condamné  à  l'automobile. 
Perdre  du  temps  n'est  possible  qu'à  ceux  qui 
possèdent  de  grands  biens  ou  qui  ont  renoncé  à 
la  fortune.  On  n'est  libre  que  par  beaucoup  d'ar- 
gent ou  pas  du  tout  d'argent.  J'ai  de  Targent. 
Mais  pas  tout  l'argent  du  monde.  Je  n'ai  pas  le 
temps  d'aller  à  pied. 

Ses    confrères     à     Paris    rappelaient    Le    Gros 

114 


tant  pour  sa  corpulence  que  pour  la  dimension 
de  ses  affaires  et  ils  nommaient  M.  Coutance  le 
Demi-Gros. 

Ni  les  massages,  ni  la  sudation  ne  pouvaient 
procurer  à  M.  Salzbach  de  maigreur  durable.  Sa 
graisse  ne  fondait  que  par  le  souci  d'argent.  La 
diminution  de  richesse  lui  était  comme  la  misère 
à  un  pauvre.  Perdre  momentanément  un  million 
sur  les  quarante  qu'il  possédait  ne  lui  retirait 
pas  les  moyens  de  manger  trois  fois  par  jour  et 
lui  donnait  l'apparence  de  manquer  de  nourriture. 
Son  tour  de  ventre  rétrécissait  de  trois  centi- 
mètres en  quinze  jours  quand  le  coton  baissait  à 
Liverpool  et  au  Havre.  Il  ne  maigrissait  qu'en 
même  temps  que  son  compte  en  banque  et 
engraissait  avec  lui.  La  joie  -d'argent  lui  donnait 
bon   appétit. 

Il  mit  son  bras  sous  celui  du  comte  Erbern  : 
—  \  ous  disiez  tout  à  l'heure  que  quand  Dieu  a 
flanqué  l'homme  à  la  porte  du  Paradis  terrestre 
à  grands  coups  de  pied  dans  le  derrière,  il  eut  la 
bonté   de  lui   laisser  les   \  iennoises... 


il 


o 


—  On  te  croit  fou,  dit  M.  Coutance  à  M.  Salz- 
bach,  quand  tu  parles  de  trouver  une  mine  d'or 
à  Vienne.  Je  commence  à  te  comprendre. 

—  M.  Freudenberg  aussi,  répondit  M.  Salzbach. 
Nous  sommes  ici  au  pays  des  premiers  diplomates 
du  monde.  Ils  ont  faibli  depuis  1914.  Mais  l'État 
n'en  avait  d'inférieurs  comme  les  nôtres  que  parce 
que  les  bons  sont  restés  dans  les  affaires.  Depuis  la 
guerre  il  y  a  de  nouvelles  formes  de  se  voler 
commercialement.  On  hésite,  on  cherche  sa  voie 
de  canailllerie.  Les  vendeurs  autrichiens  ont  peut- 
être  déjà  trouvé  la  leur.  M.  Heidrich  nous  amuse 
et  nous  donne  toujours  raison.  M.  Freudenberg 
a  tout  de  suite  vu  comment  il  devait  nous 
tromper.  Je  tiens  les  autres  par  leur  misère  ;  elle 
est  à  fleur  chez  l'ouvrier;  masquée  d'un  vieil  habit 
de  soirée  et  d'orgueil  chez  la  noblesse.  C'est  humi- 
liant de  ne  les  dominer  que  par  l'argent.  Mais 
r'reudonberg  a  été  assez  habile  pour  me  cacher 
sa   richesse.    Allons   nous   expliquer. 

116 


—  M.  le  Kommerzien-rat,  lui  dit-il,  je  crains  des 
erreurs  de  chiffres  dans  les  salaires  ouvriers  que 
vous  m'avez  cités.  Ils  sont  bien  bas. 

—  Une  erreur,  répondit  en  souriant  M.  Freu- 
denberg,  est  toujours  possible.  Une  rectification 
aussi.  Mais  la  précision  des  chiffres  chaque  jour 
changeants  n'est  pas  une  recherche  digne  de  votre 
esprit.  Laissons  cela  aux  comptables.  Nous, 
patrons,  devons  connaître  les  grandes  lois  du 
marché  ;  ce  qu'il  vous  importe  de  savoir  est  que 
la  couronne  a  encore  une  valeur  de  salaire  en 
Autriche,  qu'elle  peut  payer  le  travail  d'un 
homme,  mais  que  le  change  de  la  couronne  n'a 
plus  aucune  valeur  de  salaire.  Si  vous  donnez 
ici  cinquante  couronnes  par  jour  à  un  ouvrier, 
il  vit  et  il  travaille.  Si  vous  envoyez  ces  cinquante 
couronnes  à  Zurich  pour  payer  un  salarié,  le 
change  lui  donne  le  prix  d'un  verre  de  bière  : 
cinquante  centimes.  Donc  la  loi  est  d'amener  en 
Autriche  des  capitaux  pour  payer  le  travail  ; 
parce  que  quand  l'homme  coûte  cher  dans  le 
monde,  le  pays  de  bas  salaire  est  un  pays  de  for- 
tune. 

—  Quelle  était  votre  idée,  demanda  M.  Salz- 
bach,  en  vous  montrant  plus  à  court  d'argent 
que  vous  n'êtes  ?  Vous  avez  un  compte  à  la 
County  Council  à  Londres  ;  à  la  Guaranty  Trust 
à  New- York  ;  à  la  Banque  d'Alsace  et  de  Lorraine 
à  Paris  ;  à  la  Banca  di  Sconto  à  Trieste  ;  donc  des 
livres,  des  dollars,  des  francs  et  des  lire.  Pour- 
quoi, au  lieu  de  l'orgueil  de  vous  dire  riche,  avez- 
vous  préféré  l'habileté  de  vous  laisser  croire 
pauvre  et  m'avez-vous  donné  une  trop  basse  éva- 
luation du  salaire  de  vos  ouvriers  ? 

117 


Cette   franchise   m-    troubla   point   M.   Freuden- 

—  Je  vais  vous  finir  votre  idée.  \  ous  avez 
voulu  capter  ma  production,  et  comme  vous  dites 
eu  français  :  nw  mener  en  bateau.  Acheter  les 
all'aires  vous  semblait  imprudent.  Vous  avez  bien 
NU  qu'il  valait  mieux  n'acheter  que  le  travail. 
En  deux  ans  de  bénéfice  sur  mon  usine,  vous 
auriez  gagné  de  quoi  la  payer.  Continuant  à  la 
diriger,  secouru  par  vos  capitaux,  j'aurais  moi- 
même  fait  toute  la  besogne  dont  le  profit  m'aurait 
asservi  à  vous  et  je  me  serais  trouvé  votre  esclave 
par  un  contrat  d'association  où  votre  part  de 
propriété  aurait  vite  dépassé  la  mienne. 

La  manière  dont  M.  Salzbach  s'inclina  montra 
sa  grande  estime  pour  cet  homme  clairvoyant,  et 
tous  deux  se  regardèrent  aimablement,  attendant 
de  l'autre  une  parole  imprudente. 

M.  Coutance  les  mit  d'accord  : 

—  Quand  on  s'entend  si  bien  on  est  fait  pour 
travailler    ensemble. 

—  Avec  grand  plaisir,  dit  M.   Freudenberg. 
Mais  M.  Salzbach  n'acquiesça  pas  si  vite  : 

—  Vous  avez  prévu  que  je  serais  tenté  par 
votre  manque  de  capitaux  et  vos  bas  salaires  et 
vous  pensiez  m'engager  à  fond  en  les  exagérant. 
Où  vouliez-vous  eu  venir  ? 

—  Où  nous  sommes,  dit  M.  Freudenberg.  A 
nous  associer  l'un  pour  l'autre  et  non  l'un  contre 
l'autre.  Je  vois  parfaitement  la  direction  de  ce 
que  vous  voulez  faire,  sinon  tous  les  détails. 
Faisons-le  ensemble.  Captons  la  production  des 
autres.  Je  le  peux  sans  vous,  vous  ne  le  pouvez 
sans   moi.    Il   me   sera   plus   facile   d'engager  mes 

118 


capitaux  ou  de  m'en  procurer  qu'à  vous  de 
trouver  de  bonnes  collaborations  dans  Tindustrie 
autrichienne  et  tchèque. 

—  Je  suis  heureux,  dit  M.  Salzbach,  d'avoir 
rencontré  un  homme  aussi  habile.  Apportez-moi 
des  contrats  de  travail  et  nous  signoois  un  accord. 
Je  fonde  une  Banque  Travail  et  Marchandises  ; 
notre  capital  sera  un  stock  de  matières  à  usiner 
dans  les  pays  à  bas  salaire  :  Autriche,  Tchéco- 
slovaquie, Pologne.  La  rareté  du  transport  du 
charbon,  de  la  force  motrice,  l'abondance  des 
grèves  feront  hausser,  dans  le  monde  entier,  pen- 
dant plusieurs  années,  le  prix  de  tout. 

Nous  choisissons  des  matières  à  quoi  il  faut 
incorporer  beaucoup  de  travail  et  nous  les  met- 
tons en  œuvre  là  où  la  main-d'œuvre  est  peu 
coûteuse. 

Des  gens  fuient  Vienne  parce  qu'ils  disent  : 
C'est  la  plus  grande  misère  du  monde.  Pour  cette 
raison  j'y  viens  et  je  veux  y  faire  de  grandes 
choses.  La  misère  est  de  l'or.  Des  multitudes  4e 
mains  ici  ne  font  rien.  Fourni  de  matière  pour 
occuper  25.000  femmes  à  40  couronnes  par  jour, 
j'économise  18  millions  par  semaine  sur  la  diffé- 
rence de  salaire  avec  la  France,  où  la  plus  basse 
paie  est  de  12  francs  par  huit  heures. 

Ils  se  donnèrent  avec  plus  de  confiance  des 
détails  et  des  promesses  et  se  serrèrent  la  main. 

Pour  rentrer  à  l'Hôtel  Sacher,  M.  Salzbach 
préféra  marcher  que  rouler  en  voiture  ;  il  avait 
l'habitude  qu'on  s'écarte  autour  de  lui,  car  il 
mettait  souvent  ses  poings  sur  ses  hanches  et  par 
l'envergure  de  ses  coudes  tenait  la  place  de 
deux  hommes. 

119 


—  Nous  venons  de  faire,  dit-il,  un  assez  bon 
pas  dans  la  fortune  pour  nous  permettre  de  suer 
un   peu  par  une  demi-heure  de  promenade. 

M.  Coutance  voulait  lui  expliquer  les  maigreurs 
terribles  dont  il  avait  été  témoin.  Depuis  une 
heure  il  sentait  qu'il  devait  lui  dire  une  chose 
importante  pour  laquelle  il  ne  trouvait  pas  les 
mots  justes.  Cette  recherche  le  tenait  silencieux 
comme  dans  le  débat  entre  MM.  Salzbach  et 
Freudenberg,  car  l'opposition  qui  continuait  en 
lui  du  commerce  et  de  l'humanité  le  tourmentait 
autant  que  le  succès, de  leur  entreprise. 

M.  Salzbach  triompha  : 

—  Freudenberg  n'a  pas  eu  la  sottise  de  me 
croire  fou.  Ce  pays  a  sa  misère  à  vendre.  C'est 
sa  richesse.  Nous  allons  l'acheter.  \  ois-tu  main- 
tenant quelle  mine  d'or  est  à  Vienne  ?  Des 
ouvriers  aussi  fins  de  main  que  ceux  de  Paris  : 
maroquiniers,  bijoutiers,  argentiers.  Arréte-toi  à 
ces  boutiques  de  la  Karntnerstrasse.  Les  chemise- 
ries prouvent  le  chic  d'une  ville.  Je  me  ferai 
faire  des  chemises  ici.  Ce  sera  pour  rien.  La  misère 
humaine  est  une  mine  d'or. 

M.  Coutance  avait  enfin  trouvé  l'idée  qui  con- 
venait à  ses  intérêts  et  à  son  émotion  : 

—  Pourquoi  penses-tu  tant  à  gagner  de  l'argent 
sur  l'ouvrier  au  lieu  d'en  gagner  sur  le  client.  Il 
ne  paiera  jamais  trop  cher.  Ne  rogne  pas  les 
feuilles  de  choux  du  miséreux  d'ici. 

—  Je  ferai  assez  de  bénéfice  sur  lui,  dit  M.  Salz- 
bach, pour  lui  donner  de  la  viande. 

Je  ne  veux  pas  perdre  notre  alTaire  en  exagérant 
la  spéculation  sur  la  hausse  des  prix  de  vente. 
Depuis  quatre  ans  n'importe  quel  bousilleur  peut 

120 


faire  du  commerce  puisqu'on  vend  plus  cher 
demain  ce  qu'on  a  acheté  aujourd'hui.  Ça  chan- 
gera pour  le  malheur  de  ceux  qui  n'auront  pas  su 
prendre  plus  profondément  les  choses  et  trouver 
l'économie  des  fabrications.  L'origine  des  grandes 
fortunes  françaises  est  dans  le  bas  salaire.  Les 
filateurs,  les  tisseurs  du  Nord  et  de  l'Est,  les 
maîtres  de  forges  de  la  Loire,  les  Fabriciens  de 
Lyon  ont  tondu  des  milliards  sur  les  ouvriers. 
Les  patrons  qu'on  appelle  dans  le  Textile  :  façon- 
niers, à  qui  on  donne  la  matière  qu'ils  doivent 
rendre  manufacturée  ne  peuvent  gagner  que  sur 
le  salaire,  puisqu'ils  n'ont  pas  de  service  de  vente 
et  ne  facturent  rien  que  le  prix  de  main-d'œuvre. 
Le  façonnier  est  la  bête  à  sang  pompée  par  qui 
donne  le  travail,  mais  lui-même  pompe  la  misère 
ouvrière  et  je  connais  de  ces  familles  riches  de 
millions  gagnés  à  sous  sur  les  salariés.  N'importe 
quel  contrat  M.  Freudenberg  nous  procurera  sur 
ses  collègues  ne  les  empêchera  pas  de  trouver  du 
profit.  Ils  réduiront  tant  qu'ils  pourront  la  paie 
de  l'ouvrier.  Ne  sois  pas  inquiet  pour  eux. 

—  Je  ne  le  suis  pas  d'eux,  mais  des  ou- 
vriers. 

—  Alors,  dit  M.  Salzbach,  tu  deviens  socia- 
liste... Ce  qui  est  à  toi  est  à  moi,  ce  qui  est  à  moi 
est  à  moi  ?  Ma  fortune  serait  plus  importante  si 
j'étais  d'une  famille  de  négriers  du  salaire,  d'escla- 
vagistes, au  lieu  d'avoir  commencé  petit  vendeur 
de  marchandises  et  d'argent. 

C'est  pour  peu  payer  le  travail  que  le  Textile 
soie  a  essaimé  dans  les  montagnes  du  Dauphiné 
et  du  Forez  ;  le  calicot  dans  les  vallées  des  Vosges  ; 
le  lin  dans  la  plaine  du  Cambrésis.  La  misère  de 

121 


ces  pays  a  été  leur  fortune.  Ils  sont  aujourd'hui 
lieu  de  grande  industrie. 

Que  de  voyageai  la  marchandise  a  fait  vers  les 
mains  les  moins  rétrihuées  :  brodeuses  de  Gérard- 
mer  à  dix  sous  par  jour  :  brodeurs  chinois  nourris 
d'un  bol  de  riz. 

Les  patrons  du  monde  entier  recherchent  l'ou- 
vrier misérable  et  abondant.  Je  n'invente  pas  un 
crime  en  faisant  romme  eux.  Mais  je  me  libère  de 
l'industriel    francids   qui   facture   trop   cher. 

Tous  les  fabricants  du  monde  ont  plus  de  profit 
à  faire  travailler  en  Autriche  que  dans  les  prisons 
de  leur  pays.  J'ai  autrefois  commandité  un  indus- 
triel lillois  qui  avait  à  la  maison  centrale  de  Loos 
un  atelier  d'appareillage  électrique  :  article  où 
nous  ne  parvenions  que  par  la  main-d'œuvre 
pénitentiaire  aux  prix  de  la  concurrence  alle- 
mande. Aujourd  hui  nous  avons  pour  dominer 
le  marché  mieux  que  le  cachot  :  la  lamine. 

M.  Coutance,  dur  en  affaires  et  ému  par  la 
misère,  continuait  la  contrariété  entre  le  négoce 
et  la  pitié.  Il  portait  en  lui  Jésus  et  le  marchand 
du  Temple.  Il  aurait  pu  devenir  un  saint  s'il 
n'avait  pas  été  dans  le  commerce,  27,  rue  La 
Fayette,   Paris. 

M.  Salzbach  n'avait  de  plaisir  que  dans  la 
puissance  d'être  riche.  Garé  de  l'amour  et  de  la 
politique,  il  n'estimait  que  la  fortune  et  disait  : 

—  Le  riche  est  toujours  aimé  ou  élu,  s'il  sait 
ne  pas  avoir  l'orgueil. 

Ne  connaissant  pas  de  meilleure  et  plus  pure 
joie  que  celle  de  prendre  le  bien  des  autres,  il 
augmentait  le  sien  p«'ir  masses  ou  par  centimes, 
aussi  soigneux  d'encaisser  deux  cent  mille  francs 

122 


en  un  jour  sur  un  gain  en  Bourse  qu'à  faire  es- 
compter les  chèques  dès  réception  pour  ne  pas 
perdre  un  centime  d'intérêt.  Ses  pensées  étaient 
toutes  en  forme  de  différence  d'une  somme  à  une 
autre  :  achat  et  vente.  Il  n'acceptait  pas  en  cela 
de  distraction.  Le  sommeil  même  n'arrêtait  pas 
dans  sa  tête  le  calcul  d'affaires.  Ses  rêves  étaient 
d'arithmétique.  Cherchant  l'argent  comme  un 
fauve  la  viande,  le  saisir  puissamment  lui  était 
moins  un  travail  qu'une  joie.  Ainsi  il  n'était 
jamais  fatigué.  Il  aimait  les  enfants  et  comme  eux 
ignorait  la  pitié.  Point  gourmand,  buveur  ni 
vicieux,  il  menait  une  vie  plus  vertueuse  que  celle 
de  beaucoup  d'honnêtes  hommes.  La  preuve  en 
était  à  son  teint  frais  et  à  son  corps  charnu  qu'il 
ne  livrait  à  aucun  excès  que  l'immobilité.  Peu 
sensuel,  quoique  juif,  il  fréquentait  les  femmes 
comme  il  se  mettait  à  table  :  par  nécessité.  Sa 
rage  aux  affaires  ne  lui  permettait  pas  la  régula- 
rité des  repas.  Il  ne  se  faisait  jamais  remplacer 
dans  les  démarches  importantes  et  disait  : 

—  Je  ne  crois  pas  aux  hommes  de  confiance. 
Quand  je  veux  être  sûr  qu'une  chose  soit  faite, 
je  la  fais  moi-même. 

Il  ne  se  servait  jamais  pour  indiquer  ses  rendez- 
vous  de  la  préposition  :  vers.  Il  ne  disait  pas  : 
vers  neuf  heures,  mais  :  à  neuf  heures,  et  il  y 
était  précisément.  Esprit  sans  méchanceté,  il 
n'aurait  pas  perdu  une  minute  pour  faire  du  mal 
à  quelqu'un  sur  qui  il  n'avait  rien  à  gagner. 
Voué  au  Gain,  non  à  la  Haine,  il  pardonnait 
toutes  les  injures  ^mais  aucune  dette.  Le  plus 
grand  criminel  n'était  pas  devant  son  juge- 
ment le    meurtrier,    mais    l'insolvable.    Shyloek, 

123 


créancier  d'une  livre  de  chair  humaine,  lui  sem- 
blait plus  bête  qu'effrayant.  Réduire  les  hommes 
à  payer  en  sang  qui  n'est  pas  une  valeur  mar- 
chande était  une  stupidité  commerciale.  Lui, 
Salzbach,  voulait  tirer  d'eux  non  la  souffrance 
mais  la  richesse.  W  n'avait  haï  qu'un  failli 
désespéré  qui  aimait  mieux  mourir  que  tra- 
vailler toute  sa  vie  pour  payer  et  disait  : 
Autant  crever  tout  de  suite.  Ce  renoncement  était 
pour  M.  Salzbach  la  pire  immoralité.  L'honneur 
et  le  salut  d'un  homme  ne  restaient  possibles  que 
tant  qu'on  pouvait  encore  gagner  quelque  chose 
sur  lui.  Certain  de  retrouver  son  argent  augmenté, 
il  le  prêtait  ;  on  citait  deux  maisons  près  de  faillir 
dont  il  avait  refait  la  fortune  en  leur  donnant  un 
fort  crédit  contre  participation  aux  bénéfices, 
mais  les  plus  ardents  suppliants  tombés  à  genoux 
n'obtenaient  pas  de  lui  un  sou  sans  des  garanties 
de  premier  ordre. 

Il  avait  pour  le  créancier  à  merci  une  espèce 
d'estime  comme  le  chasseur  pour  la  bête.  Les 
hommes  à  qui  il  faisait  faire  de  mauvaises  affaires 
lui  étaient  sympathiques.  Il  ne  méprisait  que  les 
gens  qui  n'étaient  pas  dans  le  commerce  :  ren- 
tiers, fonctionnaires,  professeurs  d'économie  poli- 
tique. Invité  à  une  conférence  en  Sorbonne  sur 
l'industrie  sidérurgique,  il  avait  répondu  :  J'ai 
de  l'acier  demi-dur  à  placer,  mais  pas  de  temps  à 
perdre  en  écoutant  quelqu'un  qui  parle  pour  ne 
rien  vendre  ni  acheter. 

Il  ne  considérait  dans  les  choses  que  la  valeur 
de  rapport  et  ne  comprenait  point  qu'on  put 
aimer  une  propriété  qui  coûtait  à  entretenir.  Il 
n'était  pas  sensible  à  la  fierté  de  posséder  le  bien 

124 


de  famille.  Des  hommes  chérissaient  leur  vieille 
maison  d'autant  plus  qu'ils  y  avaient  beaucoup 
dépensé.  Il  les  jugeait  ainsi  :  Ils  ne  savent  pas 
vendre. 

S'appauvrir  par  la  possession  lui  semblait  une 
forme  de  folie.   Tout  lui  était  marchandise. 

Il  disait  : 

—  Des  hommes  savent  travailler  la  terre,  moi 
je   sais   travailler  l'argent. 

Cet  implacable  n'avait  qu'un  vice  :  la  facétie. 


12; 


M.  Salzbach,  sympathique  par  sa  face  rieuse, 
fit  dans  le  salon  des  Chasses  de  l'Hôtel  Sacher 
de  la  bonhomie  envers  ceux  qu'il  voulait  ses 
associés  dociles.  Il  se  crovait  au  bout  de  sa  ofrande 
peine  pour  fonder  la  banque  Travail  et  Marchan- 
dises. Devant  sa  convoitise  s'ouvrait  cette  mine 
d'or  :  la  misère  d'un  peuple.  M.  Ernst  Popischil 
avait  amené  M.  Pietro  Babi,  de  la  maison  Capel- 
lino  e  Tordo  Milano,  réputé  pour  avoir  fait  à 
\  ienne  dans  le  mois  après  l'armistice  trente  mil- 
lions d'affaires  :  dirigeant  sur  Trieste  des  aiguilles 
à  1  couronne  95  le  mille  pour  les  revendre  à  Rio 
de  Janeiro  entre  25  et  50  fois  le  prix  d'achat  ; 
du  cognac  allemand  pris  à  8  couronnes  50  et 
revendu  en  pesos,  comme  marchandise  française, 
9  fois  sa  valeur  d'origine. 

M.  le  comte  Erbern  proposa  If  sabre  de  Murât 
au  manche  orné  de  rubis  à  cet  ItaHen  à  la  face 
rasée  qui  lui  en  fit  compliemnt   : 

—  Quelle  merveille.  J'en  prendrais  des  wagons. 

126 


Vous  me  demandez  de  placer  cela  à  la  commission 
ou  vous  me  vendez  ferme  ?  J'aimerais  mieux  le 
compte  à  demi  entre  nous  deux.  J'attends  une 
signature  avant  de  travailler  avec  vous  tous  ici  : 
Passato  il  pericolo,  gabbato  il  Santo. 

—  Nous  sommes  réunis,  dit  M.  Salzbach,  pour 
une  bonne  affaire  ;  c'est-à-dire  profitable  à  chaque 
participant.  Si  j'achète  le  sabre  de  Madame  la 
comtesse  Koyos,  je  cherche  à  l'avoir  au  meilleur 
marché  car  cette  dame  n'est  pas,  je  crois,  fabri- 
cante.  Donc  je  ne  la  re verrai  plus.  Tandis  que 
des  associés  doivent  se  rencontrer  souvent.  S'ils 
sont  mécontents  les  uns  des  autres,  ils  se  fatiguent 
en  luttes  personnelles  et  leur  entreprise  est  affai- 
blie. Je  veux  que  vous  soyez  tous  contents,. 
M.  Ernst  Popischil,  M.  Pjebyl,  M.  Heidrich, 
M.  Pietro  Babi,  Mr.  Aldridge,  vous  formez  avec 
M.  Coutance  et  moi  le  Conseil  d'administration 
de  la  banque  Travail  et  Marchandises  dont  je 
serai  le  Président  et  M.  Johann  Freudenberg 
l'administrateur  délégué. 

M.  Babi  dit  : 

—  Che  bella  combinazione. 
Et  Mr.  Aldridge  : 

—  Je  suis  prêt  à  soigner  les  relations  entre 
vous  et  Malcolm  &  C^  pour  la  cession  de  marchan- 
dises à  travailler.  Nous  commencerions  par  les 
tissus  et  les  cuirs.  Les  conditions  dans  lesquelles 
nous  distribuerons  la  besogne  peuvent  ajouter  à 
la  dégradation  de  la  vie.  Maintiendrons-nous  la 
main-d'œuvre  à  sa  basse  tension,  ou  bien,  créant 
le  travail  pour  prendre  le  profit,  aurons-nous 
aussi  l'intention  de  sauver.  Voulons-nous  relever 
ce  peuple  ou  profiter  de  ce  qu'il  meurt  ? 

127. 


M.  Salzbach  tiqua  de  la  lèvre  supérieure. 
Son  visage  montra  le  déplaisir  de  perdre  plus  de 
temps  (ju'il  n'avait  cru  nécessaire.  II  répondit 
avec  une  force  de  voix  qu'on  ne  lui  connaissait 
pas.  Tous  virent  avec  satisfaction  qu'il  était 
capable  de  colère  car  ils  se  sentaient  plus  forts 
de  lui  connaître  une  faiblesse. 

—  Nous  ne  pouvons  pas,  dit-il,  commencer  une 
affaire  par  la  pitié.  Nous  devons  réussir  ou  être 
des  imbéciles,  pire  encore  :  des  filous.  Notre  hon- 
neur commercial  est  de  gagner  de  l'argent.  Chacun 
en  son  privé  peut  être  charitable  par  les  béné- 
fices que  notre  Société  lui  aura  procurés,  mais 
la  banque  Travail  et  Marchandises  n'est  pas  une 
œuvre    philanthropique. 

M.  Freudenberg  inaugura  son  rôle  d'adminis- 
trateur délégué  par  un  discours  plus  calme  : 

—  Si  l'Autriche  est  perdue,  nous  nous  perdons, 
vous  en  y  mettant  des  capitaux,  moi  en  y  laissant 
les  miens.  Mr.  Aldridge  a  raison  de  penser  qu'une 
entreprise  de  travail  doit  donner  de  la  force  aux 
ouvriers  car,  les  épuisant,  elle  s'épuise,  mais 
M.  Salzbach  dit  justement  qu'elle  ne  doit  pas 
en  cela  compromettre  ses  bénéfices,  car  elle  dis- 
paraîtrait et,  avec  elle,  le  profit  que  les  ouvriers 
peuvent  en  obtenir. 

J'aiderai  de  toute  mon  influence  Mr.  Aldridge 
à  faire  avec  le  gouvernement  autrichien  des 
traités  de  ravitaillement.  Malcolm  t\:  C*'  les  con- 
clueront  par  lintermédiaire   de  notre  Banque. 

Il  rompit  une  pile  d'échantillons  : 

—  \  oici  un  exemple  du  travail  qu'on  peut 
tirer  d'ici  :  Costumes  d'enfants,  robes  de  fillettes, 
pantalons   de  travail  en  tissu  de   papier,   à   cent 

128 


couronnes  ;  c'est  4  fr.  50  aujourd'hui  ;  moins  que 
le  prix  des  boutons,  du  fil  et  de  la  couture  en 
France.  Les  ouvrières  qui  ont  cousu  cela  ont  été 
payées  trois  sous. 

—  Cette  marchandise,  dit  M.  Salzbach,  est  Iç 
pain  noir  du  Textile. 

Regrettant  d'avoir,  par  son  irritation,  donné  à 
M.  Freudenberg  une  occasion  d'habileté,  il  pria 
qu'on  se  mit  à  table. 

M.  le  Kommerzialrat  continua  son  argumenta- 
tion : 

—  Nous  ne  sommes  pas  si  misérables  que  l'as- 
pect du  peuple  le  fait  croire  à  Mr.  Aldridge.  Le 
sol  est  riche.  Aucun  minerai  de  fer  dans  le  monde 
n'a  la  teneur  de  celui  de  Styrie  :  62  %.  Nos  chutes 
d'eau,  nos  forêts,  l'outillage  de  notre  industrie 
textile  sont  une  grande  fortune.  Vienne,  capitale 
d'empire,  détient  de  vieux  talents  d'organisation 
qu'on  ne  peut  pas  improviser  ailleurs.  Cette  guerre 
a  reculé  les  Balkans  jusqu'à  Buchs,  frontière  suisse, 
si  les  Balkans  sont  dans  la  géographie  politique 
le  lieu  du  désordre.  Mais  Vienne  leur  refera  une 
meilleure  administration.  Elle  sera  la  centrale  et 
non  pas  Buda-Pesth,  Prague  ou  Varsovie.  Cela 
déjà  se  voit  aux  opérations  de  Bourse.  Toutes  les 
affaires  de  pétrole  polonais  se  traitent  ici. 

Il  sourit,  content  de  grandir  son  pays  devant 
les  hommes  des  autres  races  : 

Une  ville  est  capitale  par  des  siècles  d'habi- 
tude, une  rage  soudaine  ne  l'en  rend  point  capable. 
Prague  qui  en  plus  de  son  désir  de  revanche  a  la 
force  de  travail,  croit  qu'elle  nous  dominera  parce 
qu'elle  est  laborieuse.  C'est  insuffisant.  Vienne  gar- 
dera   les    raisons    sociales,  les   Banques.    Prague 

129  9 


n'aura  que  los  succursales.  Elle  ne  sait  pas  char- 
mer. Le  commerce  et  la  noce  se  tiennent. 
L'homme  d'affaii'es  va  vers  le  plaisir.  Paris 
où  l'on  s'amuse  est  devenue  la  ville  du  plus 
fort  trafic  en  France.  Le  commeixîe  a  grandi 
dans  la  capitale  aimable.  La  fabrication  s'est 
rapprochée  d'elle.  Depuis  quarante  ans  l'in- 
dustrie n'a  cessé  d'augmenter  dans  le  dépar- 
tement de  la  Seine.  ^  ienne  n'a  pas  encore  com- 
mencé ce  groupement  des  usines  api^s  'Ceiui  des 
bureaux  de  vente.  Elle  le  fera  comme  Paris  et 
restera  la  capitale  de  cette  partie  ^du  monde, 
parce  qu'on  ne  détruit  pas  en  cinq  ans  ce  qi«e  des 
siè-cles  ont  créé. 

L'Italien  Babi  remuait  la  main  droite  en  un 
geste  qui  semblait  de  bénédiction  surfun  cadavre. 
M-  PjeJbyl  posa  son  verre  iplein  de  Porto  <le  Franz^ 
Josef  I  et  dit  avec  violence  : 

—  Nous,  gejis  de  Prague,  avons  fait  le  travail 
de  l'Autriohe.  Xou-s  garderons  maintenant  le 
px^iit.  La  capitale  sera  lia  où  est  Je  ti^avail. 

VoLi^  cet  homme  s'arrêter  de  manger  et  de  boire 
pour  alfirnaer  autre  chose  que  son  intéi^t  ;per- 
soDJiel  enseigna  à  M.  Salzbach  Terreur  commise 
par  JVl.  Ereudenherg,  trop  orgueilleux  de  pi'oola- 
mer  la  gloijre  de  Vienne  q^e  M.  Pjebyl  nia  encore 
plus  énei^iquement  : 

—  L'Autriche   est  crevée. 

Parmi  les  i^gards  oblitjues  et  les  grondements  de 
gorge,   M.  Goutance  rec(unmanda  à  M.  Salzbach  : 

—  Huile,  ça  giince  entre  le  Tchèque,  le  Hon- 
gi^ois,  l'Italien  et  les  Autriciiiejis.  Ernst  Popischil 
seul  n'a  pas  le  »ez  tlans  son  assiette  et  les  yeux 
de   ti'avers. 

186 


Herr  Johann  Freudenberg  a  été  assez  fin  pour 
l'obliger  à  ie  proposer  administrateur  délégué. 
Ça  rend  les  autres  iurieux.  Et  il  les  excite  encore, 
îl  sait  gaffer,  le  diplomate. 

M.  Salzbach  ne  se  satisfaisait  pas  si  vite  de 
voir  cet  homme  capable  d'une  maladresse,  car 
il  craignait  de  sa  part  une  ruse.  Regrettant  d'avoir 
brusqué  Mr.  Aldridge  à  la  collaboration  de  qui 
il  tenait  beaucoup  pour  la  puissance  de  Malcolna 
<&  C^,  il  entra  ainsi  dans  les  habitudes  de  cet 
esprit  commercial  et  philosophique  : 

—  Faire  accorder  au  Gouvernement  autrichien 
un  emprunt  en  Amérique  souscrit  en  farines  et 
graisses    diminuerait    la    mortalité    viennoise... 

M.  Coutance,  pour  tenir  M.  Freudenberg  en 
dilîiculté,  lui  donnait  raison  : 

—  Paris  ne  centralise  pas  que  l'administration 
et  les  arts  ;  mais  l'industrie  après  le  commerce. 
Les  grosses  fabrications  :  verrerie,  céramique, 
forge,  tissage,  qui  avaient  leurs  régions  tradition- 
nelles :  la  Flandre,  les  Ardennes,  le  Forez,  pa- 
raissent dans  le  département  de  la  Seine.  La  capi- 
tale politique  puis  commerciale  devient  capitale 
industrielle.  Elle  n'est  cependant  pas  voisine  des 
gros  ravitaillements  de  matière  :  mines  de  charbon, 
mines  de  fer. 

- —  Non  plus  mine  d'or,  dit  M.  Heidrich,  gra- 
cieux. 

M.  Coutance  continua  : 

—  Paris  n'est  pas  un  grand  port  fluvial.  Son 
seul  avantage  technique  est  la  convergence  des 
voies  ferrées.  Mais  on  s'y  amuse.  C'est  poui^quoi 
Goni  y  vient  travailler.  Le  travail  suit  le  plaisir. 
M.  Freudenberg  m'instruit.  Les  ouvriers  quittent 

131 


les  usines  de  campnjrne  pour  colles  des  petites 
villes  à  Cinémas  et  Cafés  bien  éclairés  ;  de  même 
les  patrons  s'éloifjjnent  du  Nord  de  la  France  où 
sont  les  mines  et  se  rapprochent  de  Paris  qui  a 
rOpéra  et  les  music-halls.  Cela  a  encore  été  aug- 
menté par  la  guerre.  Les  gens  de  Flandre  et  des 
Ardennes,  poussés  à  Paris  par  l'invasion,  n'en 
veulent  plus  partir.  Ils  ont  appris  le  charme  d'y 
vivre.  Beaucoup  d'étrangers  y  viennent.  On 
voyage  confortablement  eti  France.  Les  règle- 
ments de  chemins  de  fer  sont  mieux  faits  que 
notre  Constitution  de  1874  où  manque  : 
Ne  pas  se  pencher  par  la  portière. 

—  E  pericoloso  sporgersi,  dit  M.  Babi. 
M.  Popischil  : 

—  Nicht    hinauslehnen. 

Mr.  Aldridge  acheva  cette  litanie  des  portières 
de   sleeping-car   : 

—  It  is  dangerous  to  lean  out, 

entraîné,  contrairement  à  ses  habitudes,  par 
l'irrévérence  des  Français  envers. les  hommes  de 
Gouvernement.    Il  le  regretta  et  dit  : 

—  Vous    aimez    railler   vos    magistrats. 

—  M.  Paul  Deschanel,  répondit  M.  Coutance, 
n'est  point  comique,  mais  solennel  et  plaisant 
aux  dames.  Quand  il  tomba  par  la  portière  de 
son  wagon,  M.  Clemenceau,  informé  de  cet 
accident,    le    démentit  ainsi  : 

Vous   ne   me   ferez   jamais   croire   que  chez  cet 
homme,  la  tête  est  plus  lourde  que  la  queue. 
Assuré  que  c'était  vrai,  il  ajouta  : 
Il  a  enfin  trouvé  sa  voie. 

—  Vienne,  dit  M.  Freudenberg,  a  comme  Paris 
la  convergence  des  chemins  de  fer.  Elle  est  capi- 

132 


taie  par  situation  géographique.  La  Karnter- 
strasse  est  la  voie  romaine  de  Carinthie,  que  pié- 
tinèrent les  légions.  La  route  suit  le  fleuve  ;  le 
rail  suit  la  route.  La  civilisation  avance  sur  la 
route  et  le  rail.  Les  capitales  se  sont  toujours 
établies  aux  carrefours  du  monde.  Vienne  est 
sur  le  millénaire  chemin  des  grandes  invasions, 
des  pèlerinages,  des  postes  romaines,  du  com- 
merce et  des  caravanes.  La  vallée  du  Danube 
et  les  Alpes  de  Styrie  lui  donnent  la  royauté 
topographique.  Il  faudrait  niveler  les  montagnes 
pour  situer  à  Prague  le  rayonnement  des  voies 
ferrées.  L'élévation  d'aucune  ville  ne  peut  com- 
penser la  perte  que  sera  la  ruine  de  Vienne  pour 
cette  partie  de  l'Europe.  Toutes  les  nations  qui 
nous  entourent  en  seront  épuisées.  Quatre-vingt 
pour  cent  de  l'industrie  austro-hongroise  était 
en  Bohème,  mais  nous  faisions  la  vente  de  cette 
fabrication.  La  Tchéquie  peut  bien  nous  refuser 
son  charbon  pour  nos  usines,  mais  doit  encore 
nous  demander  de  lui  placer  les  marchandises 
qu'elle  fabrique.  Dans  le  premier  semestre  de 
1919,  ellci  en  a  exporté  pour  huit  cent  millions 
de  couronnes.  Tout  est  passé  par  Vienne.  Un 
courant  commercial  n'est  pas  détourné  plus  faci- 
lement que  celui  d'un  grand  fleuve.  Vienne  res- 
tera la  capitale  commerciale  et  banquière.  Sa 
misère  sera  contagieuse  pour  tous  les  pays  qui 
l'entourent,  comme  a  été  sa  fortune.  Ils  ne  peuvent 
prospérer  sans  nous.  Les  erreurs  des  Habsbourg, 
les  crimes  de  leur  oppression,  n'empêchent  pas 
que,  libérés  de  leur  gouvernement,  nous  conti- 
nuons à  subir  la  forme  économique  qu'ils  nous 
ont   donnée.    Nous   pouvons   nous    détester,   mais 

133 


i4  nous  faut  travailler  ensemble  ou  périr  ensemble. 

Nous  ne  sommes  pas  totaleiTient  respons^ables 
(ie  notre  présente  misère,  car  nous  avons  le^  pre- 
miers oiîert  la  paix.  Si  la  France  nous  avait 
écoutés,  non  seulement  nous  seiions  plus  heureux, 
mais  toute  l'humanité. 

M.  Pjebyl:  à  qui  sa  rage  donnait  une  grande 
sincérité,  osant  parler  avec  fureur,  ne  se  cachait 
plus  pour  gratter  sa  gale,  montrant  en  même 
temps  Texactitude  de  son  caractère  et  de  sa  peau  : 

—  Vous  vivez  maintenant,  dit-il  à  M.  Freu- 
denberg,  de  l'aumône  du  monde.  On  quête  pour 
vous  dans  les  églises.  Les  Américains,  les  Hollan- 
dais, envoient  du  lait  condensé  à  vos  enfants. 
(  )n  les  recueille  pour  les  nourrir  en  Suisse,  en 
Italie.  Vous  périssez  parce  que  nous  sommes 
libres  et  que    nous  ne  travaillons  plus  pour  vous 

L'Italien  refit  le  geste  ailé  de  sa  main  droite  : 
— -  Si  la  mortalité  actuelle  continue,  dans 
quinze  ans  vous  serez  une  ville  de  50.000  habi- 
tants. Carthage  aussi  fut  un  lieu  géographique 
de  civilisation  et  Babylone,  et  des  villes  dont  il 
ne  reste  pas  une  pierre.  Venise  a  été  plus  que 
vous  la  capitale  du  commerce  entre  l'Adriatique, 
le  Danube  et  Constantinople.  \  ous  avez  dr)miné 
\  enise.  Nous  vous  dominons  aujourd'hui,  mais 
avec  amitié  si  vous  nous  donnez  intérêt  à  travailler 
avec  vous. 

Le  dessert  étant  servi,  M.  Heidrich  nota  qu'il 
était  regi-ettable  de  n'avoir  pas  invité  Mitzi 
Walbaum,  Helly  Goldberg,  Eisa  Somogy,  qui 
dansaient  si  bien.    11  sortit  pour  leur  téléphoner» 

—  Nous  aurons  toujours,  dit  M.  Freudenberg, 
des    amis,    tant    que    notre    misère    leur    paraîtra 

134 


profitable-.  Et  peut-êfre  ceux-là  nous  sauveront'. 
Mais  d'autres  ne  voient  pas  que  leur  haine'  les 
perd-  avec  nous.  Biabylone  et  Carthage  n'ont  pas 
péri  seuks  ;  mais  toute  la  civilisation'  babylb- 
nienn^e  et  toute  la  civilisation  cartha^noise.  Avec 
Vienne  pénra  la  civilisation  danubienne. 

—  Comrbi-en,  demanda  M.  Pjebyl,  y  a-t-il  d'in- 
dividus qaii  pensent  comme  ça  ?' 

M.  Babi  répondit  : 

—  Trois  douzaines  de  gens-. 
M-.  Pjebyl  ajouta  : 

—  Et  quatre  douzaines  d'huîtres. 

Mt.  Aldi'idge  approuvait  M.  P'reudenberg  : 

—  Est-ce  pour  finir  sur  un  charnier  qu^on 
aura  ici  travaillé  et  civilisé  peneîant  millb  ans. 
C'est  une  grande  illusion  de  croire  q-ue  Vienne 
mourra  seule.  Elle  n'est  plus  le  tyran.  Qu^elle 
reste  l'associée.  Aura-t-elle  constitué  son  industrie 
avant  que  Prague  fasse  elle-même  &on  commerce. 
Il  vous  faut  capter  vos  chutes  d'eau  pour  créer 
l'énergie  électrique,  vendi-e  vos  bois  afin  d'avoir 
des  capitaux.  Mais  si  vous  abattez  les  forêts  pour 
orao:ner  l'arcrent  nécessaire  à  orojaniser  les  chutes 
hydrauliques,  vous  déréglez  par  le  déboisement 
le  régime  des  eaux.  Vous  détruisez  par  la  richesse 
momentanée  la  richesse  permanente.  Le  profit 
que  vous  tirez  de  votre  sol  est  une  ruine  plus 
qu'un  salut.  Ce  n'est  pas  le  travail  de  vos  lïïains 
qiae  vous  vendez,  mais  la  substance  de  votre 
corps.  L'Autriche  doit  compter  le  nombre  de 
soupirs  qui  lui  restent  pour  souffler  sous  le  far- 
deau  avant  qu'elle  n'en  soit  écrasée.  Tout  effort 
qui  doit  la  libérer  en  même  temps  f  achève.  Par- 
viendrez-vous  à  reconstituer  l'industrie  avant  que 

135: 


la  mortalité  ouvrière  ne  rende  inutile  les  usines, 
et  à  capter  les  chutes  d'eau  avant  de  détruire  les 
forêts  ?  Vous  écartez  de  vous  les  loups  de  la 
Misère  et  de  la  Mort  en  leur  jetant  de  votre  chair. 
L'effort  même  de  vous  sauver  vous  tue.  Ce  qui 
vous  donne  l'espoir  est  désespérant.  Il  n'y  a  de 
salut  qu'en  continuant  le  travail  comme  on  a 
toujours  travaillé  jusqu'ici  :  Autriche,  Bohême 
et  Hongrie  ensemble.  Ceux  que  l'oppression  con- 
tenait dans  la  fortune  de  l'empire  vont  mainte- 
nant pouvoir  se  battre  au  lieu  de  travailler.  La 
paix  de  sécession  a  redonné  liberté  à  leur  haine. 
On  a  tracé  les  frontières  politiques  d'après  les 
races  et  les  langues,  et  non  sur  les  puissances  de 
travail.  C'est  une  vieille  conception  barbare  de 
la  séparation  des  nations.  La  frontière  linguistique 
n'est  pas  une  barrière  à  hausser  entre  les  hommes 
mais  à  abattre. 

Les  pays  trilingues,  comme  la  Suisse,  les  Fédé- 
rations de  toutes  races  comme  l'Empire  britan- 
nique, ceux  où  la  population  est  créée  par  apport 
mondial  comme  l'Amérique,  sont  plus  forts  que 
ceux  constitués  sur  la  haine  de  races  (}ui  n'est 
nécessaire  qu'entre  blancs  et  hommes  de  cou- 
leur. 

Cette  paix  a  ignoré  la  grande  puissance  d'une 
civilisation   fondée   sur  l'industrie. 

Un  pays  n'est  pas  forcément  dans  ses  limites 
justes  quand  chaque  homme  y  parle  la  même 
langue,  mais  quand  il  a  sa  plus  grande  puissance 
de    travail. 

Les  peuples  qui  gardent  de  fortes  haines  natio- 
nales sont  les  plus  barbares  du  monde.  Malheur 
aux   hommes   qui   ne   savent   pas   s'associer   pour 

136 


leur  bien-être.  La  devise  monétaire  de  l'ancien 
empire  autrichien  valait  1  fr.  05  ;  aujourd'hui 
elle  ne  vaut  plus  0.05,  mais  les  vieilles  haines  ont 
repris  toutes  leur  valeur.  Cette  partie  de  l'Europe 
subit,  en  plus  du  malheur  de  la  guerre,  la  stupi- 
dité des  peuples  à  se  livrer  à  leur  tempérament 
au  lieu  de  le  réduire  pour  s'associer  et  travailler 
ensemble.  L'Empire  britannique  tient  dans  la 
prospérité  les  Boërs  et  les  Irlandais,  les  Néo- 
Zélandais  et  les  Hindous.  Quand  toutes  ces  races 
reprendront  le  droit  de  disposer  d'elles-mêmes, 
les  usines  linières  se  rouilleront  à  Dublin  et  sur 
l'Empire  britannique  tombé  comme  celui  des 
Habsbourg  s'écroulera  la  fortune  de  l'Irlande, 
de  l'Egypte,  des  Indes  et  du  Cap. 

Aux  États-Unis,  la  haine  de  races  est  ramenée 
à  l'hostilité  primitive  des  hommes  de  peaux 
différentes  :  les  noirs,  les  blancs,  les  jaunes.  L'Amé- 
rique donne  la  plus  exacte  preuve  au  monde  du 
triomphe  du  travail  sur  la  race.  L'empire  des 
Habsbourg  était  plus  près  des  Etats-Unis  d'Eu- 
rope que  la  sécession  autrichienne  arrangée  par 
M.  Clemenceau  et  Mr.  Lloyd  George.  Il  formait 
une  personne  économique,  une  force  industrielle 
et  commerciale.  On  devait  maintenir  cette  Fédé- 
ration, la  corriger  et  l'étendre  au  lieu  de  la  dé- 
truire. 

Les  Habsbourg,  les  Hohenzollern,  hommes  à 
cheval,  ont  fait  un  crime  :  cette  guerre.  Les  quatre 
hommes  assis  :  Clemenceau,  Lloyd  George,  Wilson, 
Orlando,  ont  fait  un  autre  crime  :  cette  paix. 
Elle  n'a  pas  été  organisatrice  du  travail  du  monde, 
mais  destructrice  comme  la  guerre.  Les  nations, 
au  lieu  de  se  prêter  aide  pour  la  reconstitution  de 

137 


leur  outillage,  continuent  à  se  porter  préjudice. 
Tant  que  la  paix  ne  sera  pas  établie  sur  le  travail 
patrimoine  de  l'humanité,  elle  contiendra  la 
guerre,  et  les  nations  devront  lutter  contre  la 
misère. 

}/Autnche  actuelle  est  un  exemple  d'incom- 
préhension ou  de  mépris  des  forces  du  travail  par 
les  hommes  de  la  paix,  comme  la  ruine  des  usines 
de  France  est  un  exemple  du  crime  de  l'Allemagne 
envers  le  travail  humain. 

M.  Ernst  Popischil  conseillait  à  M.  Salzbach 
de  se  mélier  de  M.  Freudenbers:  : 

—  Il  était  un  des  plus  gros  fournîsseui's  de  fez 
pour  Constantinople.  Les  Turcs  le  connaissaient 
bien  et  n'avaient  pas  confiance  en  lui.  Il  ne 
livrait  pas  toujours,  mais  il  était  toujours  payé. 

—  La  paix  est  écrite,  dit  M.  Freud enberg,  elle 
n'est  pas  faite.  1^' Europe  doit  encore  longtemps 
trembler.  Il  lui  faudra  détruire  tout  ce  qui  l'affaiblit 
et  d'abord  la  misère  de  ses  pays  centraux.  Elle 
perd  son  rang  dans  les  civilisations  si  nous  per-- 
dons  le  nôtre  parnnti  les  nations.  Notre  abaisse- 
ment élève  FAmérique  et  le  Japon.  Nous  tous 
Européens  devons  nous  relever  ensemble.  Par 
les  mêmes  forces  qui  ont  fait  Vienne  depuis  mille 
ans  ville  capitale,  l'Europe  est  inspiratrice  de 
l'humanité.  Sa  faiblesse  qui  contient  la  nôtre  est 
momentanée.  La  pure  civilisation  n'est  ni  améri- 
caine ni  japonaise.  Aimons  notre  mère  Europe. 

L'œuvre  de  son  mauvais  fils  Bismarck  y  a  duré 
45  ans.  Celle  de  Clemenceau  ne  durera  peut-être 
pas  cinq  ans. 

—  Prosit,  dit  le  tchèque  Pjehyl.  Je  bois  à 
son    éternité  !    Nous    vivrons    sans    \  iennc    puis- 

13» 


qu'elle  vivait  de  nous.  Laiss«^  à  elle-même,  elle 
tombe.  Il  n'est  pas  nécessaire  de  la  haïr  et  de  la 
combattre.  Notre  indîiïérence  et  notre  liberté 
sulïisent  à  l'effondrer.  îci  était  l'autorité  coTniuer- 
ciale,  administrative  ;  chez  nous,  le  travail.  Les 
boulangers,  les  cordonniers,  les  ouvriers  du  bâti- 
ment étaient  tchèques.  L'Autriche  ne  tire  des 
mines  qui  lui  restent  que  peu  de  charbon  parce 
que  nos  hommes  en  sont  partis.  Ils  faisaient  tous 
les  durs  travaux.  Les  Viennois  étaient  musiciens, 
coiffeurs,  cochers,  garçons  de  café.  Uniquement 
bons  à  commercer,  ils  allaient  à  la  boutique,  non 
à  l'atelier.  Nous  faisions  l'industrie.  Ils  vendaient 
nos  produits.  Aujourd'hui  ils  ne  peuvent  plus 
vendre  que  ce  qu'ils  auront  fait.  Ils  sont  obligés 
de  travailler  et  ils  ne  savent  pas.  Prague  formait 
des  ingénieurs  si  nombreux  qu'ils  allaient  diriger 
des  usines  en  Pologne,  en  Allemagne,  en  Amérique 
du  Sud.  La  suprématie  de  Vienne  était  par  les 
femmes  et  la  musique.  Les  Magyars,  les  Polonais, 
les  Tchèques,  venaient  s'amuser  ici.  Nous  lais- 
serons à  Vienne  cette  spécialité.  Nous  préférons 
avoir  les  usines  que  les  bordels. 

Cet  homme,  proclamant  la  supériorité  de  son 
pays,  révélait  une  énergie  plus  -grande  que  lors- 
qu'il débattait  pour  de  l'argent.  Il  ricanait  et  il 
criait  fort,  ce  qui  ne  lui  était  pas  habituel  dans 
les   affaires. 

M.  Ernst  Popischll  railla  M.  Pjebyl  par  une 
chanson   espagnole   : 

Yo  hai  un  amigo  que  li  gusta  la  Manzanilla. 

Mr.  Aldridge  sanglota  doucement  un  cantique 
de  repentance  de  l'armée  du  Salut  : 

139 


We  shall  drink  ne^er  more 
nev'er   more,  nes^er  more, 
We  shall    drink  never  more.,, 

puis  y  ajouta  à  voix  aiguë  un  démenti  : 

...Water. 

—  C'est  joli,  dit  M.  Heidrich  qui,  répéta  l'air  de 
pleurnicherie   et   de   ricanement. 

Gêné  par  l'attention  qu'on  donnait  à  sa  fureur, 
le  Tchèque,  trop  ému  pour  avoir  la  force  du 
silence,  parla  bas  à  l'Italien  Babi  : 

—  Vienne  est  une  gueuse.  Qu'elle  soit  servante 
comme  toutes  les  vieilles  gueuses.  Elle  nous  a 
toujours  méprisés  et  volés.  L'impôt  de  capitation 
du  Tyrol  était  de  1  couronne  75,  et  en  Bohême 
de  16  couronnes.  Elle  nous  croyait  fous  quand 
nous,  gens  de  Prague,  parlions  de  notre  liberté. 
Mais,  obligés  de  nous  expatrier  par  la  persécution, 
nous  connaissions  le  monde  et  nous  savions  que 
l'empire  était  perdu.  Les  Viennois  riches  res- 
taient chez  eux  d'où  ils  nous  traitaient  en  es- 
claves. Pendant  des  siècles  ils  ont  sucé  notre 
travail.  Mais  la  vengeance  est  venue.  Notre  propa- 
gande dans  les  régiments  polonais  et  yougo- 
slaves a  ébranlé  l'armée  impériale,  puis  les  troupes 
tchèques  vous  ont  ouvert  la  brèche  et  livré  en 
désordre  un  million  quatre  cent  mille  hommes. 
Nos  ouvriers  aux  usines  de  Skoda  envoyaient 
en  France  les  renseignements  sur  la  fabrication. 
Le  mot  d'ordre  était  :  Tout  contre  les  Habsbourg. 

Les  Autrichiens  en  ont  tué  de  nos  garçons  ! 
Il   lit  le  geste  de  piquer  à  la  baïonnette,  puis 
de  serrer  le  cou  : 

Mais   ils  ne    nous   ont   pas   découragés.    Il   y   a 

140 


toujours  eu  des  émissaires  pour  aller  en  Suisse 
parler  à  notre  père  Massarick. 

On  tirera  de  Vienne  tout  ce  qu'on  en  peut 
tirer  et  on  la  laissera  crever. 

Pour  plus  commodément  parler  de  sa  haine  à 
l'Italien  qui  trempait  dans  le  vin  luxueux  ses 
lèvres  souriantes,  le  Tchèque  cessait  de  manger, 
mais  non  de  boire.  Il  racontait  le  fanatisme  des 
révolutionnaires  pistés  jusqu'en  Amérique  par  la 
police  autrichienne  ;  l'héroïsme  des  déserteurs 
engagés  dans  l'armée  française  et  qui  ne  se  ren- 
daient jamais,  sachant  qu'ils  seraient  pendus. 
Son  gosier  serré  de  rage  refusait  la  nourriture  et 
n'avalait  plus  que  le  vin. 

Pietro  Babi  lui  versa  à  boire  et  lui  dit  douce- 
ment : 

—  Il  ne  faut  pas  souhaiter  leur  mort  puisque 
nous  travaillons  avec  eux. 

M.  Salzbach,  maniant  la  salopette  en  tissu  de 
papier  apportée  par  M.  Freudenberg,  y  trouva 
prétexte  d'adoucir  la  conversation. 

—  Elle  aurait  servi  le  jour  que  Dieu  voulut 
savoir  quelle  religion  donnait  le  plus  de  courage. 
Il  mit  sur  un  rang  le  Juif,  le  Catholique,  le  Pro- 
testant et  fit  détonner  la  foudre,  le  Vésuve,  le 
tremblement  de  terre.  Le  catholique  courut  jus- 
qu'à Rome,  le  protestant  jusqu'à  Genève,  le  juif 
ne  bougea  pas  : 

—  Samuel,  dit  le  Seigneur,  c'est  toi  le  plus 
courageux.  Tu  n'as  pas  fait  un  pas  vers  Jéru- 
salem. Il  faut  que  je  te  récompense.  Qu'est-ce  que 
tu  souhaites  ? 

Samuel  répondit   : 

—  Changer  de  culotte,  Seigneur  ! 

141 


M.  le  comte  Erbern  paHa  aimableinenl  : 

—  Le  charme  de  Buda-Pesth  est  plus  grand 
qut;  celui  de  Prague.  Nous,  Hongrois^  travaillons 
autant  que  les  Bohémiens  el  ixiisoiLS  de  la  musique 
aussi  bien  que  les  \  ieimois.  iNous  pouvons  être 
les  diri-e^eauts  d'une  ^nande  nation  car  nous  étions 
les  as&(îK?iés  de  l'Autridrie  pour  ra-dmiiiisx ration  de 
renipire.  La  Bohtmé  n'a  que  Thahitudi^  d>e  l'oppo- 
sition prise  coirtre  le  «  Dividfî  et  impera  ».  Elle 
n'-est   pas   piN?pai'ée  à  se   gouverner  ellc-oieme. 

Il  aurait  mieux  valu  pour  Vienne  êtix^  conquise 
que  délaij^sée.  Elle  passe  du  rang  de  jolie  feïnm.e 
gâtée  à  ceiiai  de  miséreuse  affamée.  Gelie  qui  sou- 
riait fleurie  tend  la  main.  Elle  ne  peut  redevenir 
luxueuse  que  par  la  suprématie  politique.  Aucun 
peuple  voisin  ne  la  lui  accordera,  mais  il  peut  y 
installer  la  sienne.  Buda-Pesth  sera  la  capitale 
ou  notre  armée  fera  de  \  ienne  la  capitale  de  la 
Hongrie-Autriche.  Ainsi  la  ville  retrouvera  sa 
destinée  historique  et  nous,  Hongrois,  le  rang 
qui  nous  est  dû,  car  nous  sommes  le  peuple  du 
courage.  Nous  reprendrons  Presboui^,  Pozsony, 
le  Strasbourg  !Magyai%  que  les  Tchèques  ont  eu, 
non  par  leur  vaillance  aux  armes,  mais  pour  la 
récompense  de  leur  servilité  envers  la  France  et 
l'Angleterre. 

Pendant  mille  ans  nous  avons  défendu  l'Occi- 
dent contre  l'Orient.  Les  Turcs  et  les  Tartares 
se  sont  arrêtés  devant  le  sabre  hongix)is.  La 
richesse  de  l'Europe  n'a  été  possible  que  derrière 
nos  héros,  gardiens  de  la  ci^'ilisation  chrétienne. 
Aujourd'hui  ingrate,  elle  démembre  le  corps  de 
la  nation  hongroise  qui  l'a  sauvée  des  invasions. 
Nous  ne  l'accepterons  jamais. 

142 


Nem  !    Nem  !   Soha  ! 

—  Capito,  dit  M.  Pietro  Babi,  et  sa  main 
droite  cessant  le  geste  de  bénir,  fit  au-dessus  de 
sa  tête  le  mouvement  d'un  moulinet  de  sabre. 

Le  Tchèque  Pjebyl,  enragé  de  gale  et  de  natio- 
nalisme, se  renmait  follement  et  était  déjà  rouge 
de  l'intention  de  paroles  violentes,  mais  xVI.  Salz- 
bach  le  devança  : 

—  Les  Hongrois  pensent  à  la  guerre.  M.  le 
comte  Erbern,  vous  en  parlez  comme  si  vous 
auriez  du  plaisir  à  la  faire. 

—  En  capitaine  de  hussards,  dit  le  comte 
Erbern.  Au  commencement  il  y  eut  le  cheval, 
puis  l'olOcier  de  cavalerie.  Après  il  n'y  eut  rien, 
rien,  rien.  Puis  il  y  eut  la  vache,  la  chèvre,  le 
porc.  Puis  il  n'y  eut  plus  rien,  rien,  rien.  Après 
il  y  eut  l'olficier  d'infanterie. 

—  ]\Ierci  pour  la  Biffe,  répondit  M.  Coutance, 
qui  avait  servi  dans  le  43^  de  ligne.  En  matériel 
de  guerre  je  puis  vous  fournir  les  grattoirs  pour 
la  comptabilité  d'armée  et  les  canons  de  cam^ 
pagne. 

Et  M.  Salzbach  : 

—  Comme  capitaine  vous  savez  peut-être  de 
quoi  vous  parlez.  Si  les  Tchèques  et  les  Hongrois 
se  battent  pour  Presbourg  et  Vienne,  notre  affaire 
en  sera  fort  gênée.  Il  vaut  mieux  la  suprématie 
par  le  charme  civilisateur,  comme  dit  M.  Freu- 
denberg.  Quelle  est  la  plus  charmante  des  trois 
villes  :  Vienne,  Prague  ou  Buda-Pesth  ? 

Il  pensait  nécessaire  d'alléger  cette  dispute 
commencée  par  M.-  Freudenberg,  maintenant 
silencieux,  et  qui  assistait  à  l'acrimonie  entre  la 
Hongrie,    la    Bohême    et    l'Italie.    M.    Coutance, 

143 


ennuyé  de  ces  passions  politiques  où  le  Kommer- 
zial  ne  se  compromettait  plus,  dit  : 

—  C'est  à  Buda-Pesth  que  sont  les  plus  beaux 
lupanars  du  monde. 

Mr.  Aldridge  le  nia  : 

—  C'est  à  Paris. 

M.  Pjebyl,  ayant  sur  son  bras  gauche  la  main 
sournoise  de  M.  Pietro  Babi  qui  le  retenait  assis, 
put  parler  sans  hausser  le  propos  : 

—  Nous  avons  une  force  morale  que  jamais 
l'empire  n'a  eu.  Pendant  trois  cents  ans  il  nous 
a  tenus  par  la  seule  domination  matérielle.  Nous 
n'avons  jamais  aimé  l'Autriche,  jamais  cru  en 
elle.  C'est  parce  que  nous  attendions  la  révolte 
que  nous  étions  dans  l'empire  le  peuple  à  l'âme 
forte. 

—  Il  est  vrai,  accorda  le  comte  Erbern,  que 
la  Bohême  a  été  sous  les  Habsbourg  une  prison. 
L'Empire  n'a  pas  choisi  ses  dignitaires  et  ses 
dirigeants  parmi  les  Tchèques.  L'habitude  du 
fléchissement  vous  restera  longtemps. 

La  main  de  M.  Pietro  Babi  qui  semblait  cares- 
sante sur  le  bras  gauche  de  M.  Pjebyl  le  serra, 
délicate  étreinte  de  sympathie  suffisante  à  libérer 
toute  la  rage  que  le  Tchèque  venait  de  contenir. 
Il  rit  à  grande  gueule  montrant  sa  forte  denture 
où  étaient  deux  chicots  noirs  ;  son  index  pointé 
vers  le  comte  Erbern  lui  signifiait  l'insulte  de 
cette  hilarité. 

Le  comte,  dressé,  parla  hautement  : 

—  Vous  êtes  la  cause  de  la  ruine  de  l'empire. 
Vous  avez  trahi  l'armée.  Le  châtiment  de  ce 
crime  viendra  le  jour  où  nous  pourrons  user 
librement   de   notre   force.    Vous   n'êtes   insolents 

144 


que  par  l'appui  de  l'Angleterre  et  de  la  France. 
Seul  devant  nous  vous  tomberez  sur  la  face  rien 
qu'au  vent  de  notre  sabre. 

11  prit  un  temps  de  repos,  comme  s'il  allait  lui 
dire  une  chose  encore  plus  solennelle  ;  mais  sim- 
plement il  l'appela   Porc  ! 

M.  Pjebyl  traita  de  Puant  cet  homme  qui 
embaumait  l'eau  de  Cologne.  Lui  jetant  un 
verre,  il  en  cassa  deux  autres  en  se  penchant 
pour  saisir  au  milieu  de  la  salle  quelque  chose 
plus  lourde.  Mr.  Aldridge  essayait  de  tenir  assis 
ce  brise-vaisselle  dont  l'Italien  Babi  s'écartait 
pour  laisser  plus  de  liberté  à  ses  gestes  regret- 
tables. Le  maître  d'hôtel,  accoutumé  à  la  musique 
du  cristal  brisé  dans  cette  pièce  luxueuse,  arrivait 
vite,  mais  sa  gravité  en  habit  noir  ne  suffît  pas 
au  sauvetage  de  la  verrerie  :  elle  fut  mieux  assurée 
par  Mitzi  Walbaum  et  Helly  Goldberg  qui  en- 
traient, le  visage  rose  de  froid  derrière  les  voilettes 
noires. 

Contre  la  rudesse  des  hommes  elles  avançaient, 
terriblement  armées  du  calme  de  leur  beauté. 
L'arc  rouge  de  leurs  bouches  lançait  des  sou- 
rires. 

Mr.  Aldridge  les  accueillit  : 

—  Ich  kûsse  die  Hand. 
Je  vous  baise  la  main. 

—  Seulement  ?  dit  M.  Coutance.  Ce  n'est  pas 
poli.  Vous  êtes  venues  promptement  malgré  qu'on 
vous  ait  négligées  trois  jours.  Vous  avez  meilleur 
caractère  que  ces  messieurs.  Et  Eisa  Somogy  ? 

M.  Popischil,  à  la  figure  de  Turc  converti  au 
chapeau  européen  et  à  la  rapine  internationale, 
complimentait  en  espagnol  : 


145 


10 


—  A  los  pies  de  usted.  Hcck  ? 

Parlant  du  \\n  ou  aux  femmes  il  le  faisait  en 
un  dialecte  de  sa  composition  et  les  appelait  aussi 
I)irn  Nina  que  Darling  ;  Cara  mia  que  Ma  gosse. 
11  savait  des  chansons  en  gitane  andalou  sur  le 
Xérès  et  l'aguardiente  ;  en  italien  : 

Tu  sei  lui  poco  tropo  piccola 
per   /are  l'amore  con  me. 

et  en  anglais  puritain  d'énormes  histoires  d'amour 
qu'il  commençait  ainsi  : 

—  The  best  is  not  too  good  for  me 

Le  meilleur  n'est  pas  trop  bon  pour  moi, 
car  il    expliquait    ensuite   qu'il    exigeait   toujours 
d'être  servi  par  la  patronne.    Il  concluait  : 

—  I  am  not   iishing  for  compliments. 
Je  ne  suis  pas  pêcheur  d'éloges.  Heck  ! 

M.  le  comte  Erbern,  la  main  gauche  sur  la 
poitrine  en  une  pose  de  grande  courtoisie  qui 
cachait  la  tache  de  vin  de  son  plastron,  s'inclinait 
devant  Mitzi  Walbaum  dont  les  yeux  bleus 
riaient  aux  gourmandises.  M.  Salzbach  loua 
M.  Heidrich  : 

—  Vous  avez  prévu  à  temps  que  les  dames 
seraient  utiles.  Vous  connaissez  l'esprit  des  peuples 
de  l'ancien  empire. 

Je  ne  me  suis  pas  battu  à  main  depuis  le  Brésil, 
à  Iguape,  où  était  une  fonda  tenue  par  des  dames 
dont  j'avais  un  soir  l'une  sur  mes  genoux  quand 
on  entendit  galoper  des  chevaux.  La  femme  recon- 
nut leur  allure  et  me  dit  :  Prends  garde,  voici  que 
vient  un  homme  amoureux  de  moi.  11  avait  le 
sombrero  et  les  éperons  gauchos  et  voulut  m'obli- 
ger  à  l'afîront  de  boire  dans  son  verre  que  nous 

146 


cassâmes  et  un  peu  nos  figures.  Les  femmes,  bien 
gaillardes,  abimèrent  leurs  ongles  à  le  mettre 
dehors  et  fermer  contre  lui  la  cancella,  pijis  me 
soignèrent  en  m'appelant  :  Chiquillo  !  car  j'étais 
jeune.  Ce  bonheur  ne  dura  pas.  On  vit  luire  à 
travers  la  grille  les  yeux  noirs  de  l'homme  furieux 
et  les  flammes  rouges  de  ses  six  cartouches  ; 
une  femme  cria  :  La  tengo,  la  navaja  ;  et  y  alla 
au  couteau.  Une  autre  me  passa  un  revolver  ; 
mais  l'homme  avait  appelé  son  cheval  comme 
un  chien.  Là-bas  on  n'attache  pas  les  chevaux. 
Ils  obéissent  à  la  voix  de  leur  maître. 

Le  lendemain  matin,  étant  encore  chez  moi, 
couché  sur  le  dos  par  précaution  pour  ma  figure, 
on  me  remit  la  carte  du  senor  : 

GONZALÉS    ChIQUENTE    Y    MaTTO 

qui  entra  en  redingote  et  chapeau  noirs  comme 
pour  m' enterrer.  C'était  mon  excellent  cavalier, 
gros  propriétaire,  venu  s'excuser  d'avoir  été  dis- 
courtois la  veille  envers  un  étranger. 

Après  ce  récit  de  voyage,  M.  Saizbach  recom- 
mença les  grosses  blagues  : 

—  Dites-moi  ce  que  penserait  un  Juif  mangé 
par  un  cochon  ? 

Les  hommes,  apaisés  par  le  sourire  des  femmes, 
arrangeaient  leurs  cravates  où  étaient  des  perles 
de  grand  prix. 


147 


M.  Heidrich,  dévot  au  piano,  n'en  dérangea 
pas  ses  mains  et  dit  au  revoir  d'un  signe  de  tête 
à  M.  Coutance  et  à  Mr.  Aldridge  qui  emmenaient 
M.  Pjebyl. 

M.  Coutance  remarqua  que  c'était  fort  mal 
commode  d'habiter  Schœnbrunn  : 

—  Je  conseillerai  à  M^^^  Eisa  Somo^jv  de  se 
loger  à  Vienne. 

—  Les  appartements  libres,  dit  Mr.  Aldridge, 
y  sont  rares.  Venez  voir  celui  où  je  suis  reçu 
gratuitement  comme  sauvegarde  contre  la  Révo- 
lution. 

Il  consola  P.   Pjebyl,  humilié  par  l'air    froid  : 

Ce    salon   manquait   d'air.    Vous    vous    y    êtes 

mieux  tenu  que  les  archiducs.  Il  y  faisait  chaud. 

—  Quelle  difîérences  de  température  dit 
M.  Coutance  :  7  degrés  au  soleil,  4  à  l'ombre  ; 
18  chez    les  marchands    de  vin. 

Un  cocher,  qui  ramassait  les  graines  d'avoine 
tombées  du  picotin  de  son  maigre  cheval,  leur 
fit  ses  offres.    Ils   les   refusèrent,   mais   donnèrent 

148 


l'aumône  à  deux  enfants  blêmes  postés  à  cette 
station  de  fiacres  afin  d'avoir  la  pitié  des  gens 
assez  riches  pour  aller  en  voiture.  Le  cocher 
frappa  du  fouet  ces  petits  chanceux,  visant  leurs 
pieds  nus  afin  de  les  faire  mieux  souffrir.  Criant 
qu'ils  déshonoraient  cette  station  et  dégoûtaient 
la  clientèle,  il  brandissait  sur  leurs  plaintes  son 
bras  guenilleux  que  M.  Pjebyl  saisit  prompte- 
ment. 

Mr.  Aldridge  l'en  félicita  : 

—  You  are  a  man.  Vous  êtes  un  homme, 
puis  libéra  le  minable  frappeur  d'enfants  affamés 
qu'il  jugea  ainsi  : 

—  Il  a  beaucoup  de  haine  parce  qu'il  a 
beaucoup  de  misère. 

Mr.  Aldridge  s'arrêta  devant  une  porte  de  la 
Schwarzenbergstrasse  où  il  n'y  eut  que  M.  Cou- 
tance  pour  répondre  à  son  invitation  de  passer 
devant.  Le  Tchèque  était  parti  isoler  son  humeur. 

Entre  le  pied  des  meubles  viennois  abondants 
en  lignes  courbes  et  miroitants  de  vernis  et  le 
bord  des  tapis  hauts  de  laine  à  couleurs  douces 
apparaissait  la  fine  ébénisterie  du  parquet  losange 
en  bois  blond  et  noir. 

M.  Coutance,  s'asseyant  dans  un  profond  siège 
de  cuir  rouge,  dit  qu'il  assurait  ses  derrières  : 

—  Quand  je  suis  dans  un  fauteuil,  je  me  sens 
bête  ;  je  me  fais  l'effet  d'un  client.  Vous  n'allez 
rien  me  vendre  ?  Ce  luxe  vaut  qu'on  vous  mette 
ici  comme  extincteur  contre  l'incendie  révolu- 
tionnaire. Le  gouvernement  ne  réquisitionne  pas 
dans  les  locaux  habités  par  les  Américains  ? 

—  Le  pavillon  des  United  States  couvre  ce 
mobilier. 

149  10* 


M.  Coutance,  voyant  sur  le  visage  de  Mr.  Al- 
dridge  la  fierté  du  citoyen  inviolable,  entreprit 
de  l'humilier  : 

—  Vous  m'avez  étonné  en  affirmant  que  les 
plus  convenables  maisons  du  monde  sont  à  Paris. 
Si  on  me  demandait  quelle  sorte  de  mauvais  lieu 
vous  fréquentez,  j'aurais  plutôt  répondu  Je  temple 
que  le  claque. 

—  Il  faut  tout  voir  dans  la  vie,  dit  Mr.  Al- 
dridge.  J'ai  visité  ceux  de  Buda  qui  sont  la  gloire 
de  la  Hongrie  ;  ceux  de  Genève  qui  sont  la  honte 
de  la  Suisse  ;  ceux  de  Séville  sans  feu  et  sans  eau, 
mais  avec  des  fleurs  sur  les  fenêtres  à  barreaux 
de  fer  de  la  calle  Santa-Maria  ;  ceux  de  Londres, 
interdits  par  la  loi  anglaise  et  fréquentés  par  les 
juges  à  perruque  ;  ceux  de  New-York,  illustrés 
en  noir  et  blanc  par  les  négresses  et  les  anglo- 
saxonnes.  Mais  c'est  à  Paris  que  j'ai  éprouvé  la 
plus  grande  émotion,  dans  une  maison  de  la  rue 
Saint-Lazare  oii  j'allai  avec  un  ami,  étudiant  en 
théologie,  qui  voulait  voir  le  vice  réprouvé  par 
l'Écriture.  Deux  femmes  s'offrirent  à  nous  donner 
cette  illustration  de  la  Bible,  mais  quand  elles 
furent  seules  avec  nous,  elles  nous  dirent  : 

Mon  vieux,  tu  tiens  beaucoup  à  ce  qu'on 
fasse  ça  ? 

Et  elles  nous  racontèrent  leur  vie.  Elles  croyaient 
aux  articles  de  journaux,  mais  se  méfiaient  de  la 
parole  des  clients,  parce  que,  disaient-elles,  les 
hommes  montent  le  coup  aux  femmes.  Les  propos 
des  voyageurs  arrivés  de  San  Francisco,  de  Buenos- 
Ayres  ou  de  Yokohama  les  intéressaient  moins 
que  le  feuilleton  du  Petit  Parisien.  Elles  nous 
dirent  une  histoire  de  puits  de  pétrole  rotée  par 

150 


un  ivrogne  à  grosses  bagues  et  cela  nous  fit 
acheter  des  actions  sur  quoi  nous  avons  gagné 
25.000  francs  chacun.  Les  femmes  étaient  toutes 
nues,  assises  au  bord  du  Ht  ;  nous  sur  des  chaises, 
et  nous  n'avions  ôté  que  nos  chapeaux  par  poli- 
tesse. Pendant  une  demi-heure,  temps  habituel 
pour  le  prix  payé,  nous  n'avons  rien  été  autre 
chose  que  quatre  êtres  humains  qui  se  racontaient 
leurs   soucis   et  leur  expérience. 

Mais  quand  nous  sommes  partis,  ces  femmes  se 
sont  refaites  putains,  avec  toutes  leurs  gri- 
maces : 

Tu  reviendras,  mon  petit...  C'était  bon  1 

Mon  ami  est  retourné  pour  leur  donner  une 
part  des  25.000  francs,  mais  ces  femmes  n'étaient 
plus  à  la  maison  de  la  rue  Saint-Lazare  et  la 
gérante  a  dit  : 

Nous  avons  deux  nouvelles  qui  font  beaucoup 
mieux  cette  spécialité. 

J'estime  M.  Pjebyl.  L'argent  n'est  pas  sa 
seule  préoccupation.  Il  est  capable  de  compro- 
mettre ses  intérêts  pour  satisfaire  ses  sentiments. 

—  Qui  veut  juger  une  bête,  dit  M.  Coutance, 
doit  voir  ses  dents.  La  pièce  de  cent  sous  est  à 
l'humanité  comme  la  mâchoire  est  au  chien.  On 
ne  sait  pas  ce  que  vaut  un  homme  tant  qu'il  n'a 
pas  ouvert  la  gueule  sur  la  question  d'argent. 

Comment  cherchez-vous  le  bénéfice  ?  Aimez- 
vous  mieux  les  opérations  rapides  en  Bourse  ou 
les  marchandises  avec  les  délais  de  fabrication  ? 

—  Je  ne  m'engage,  dit  Mr.  Aldridge,  que  dans 
des  affaires  sûres  et  je  crois  en  Dieu.  La  preuve 
que  Dieu  existe  c'est  que  j'ai  envie  de  le  remercier 
chaque  fois  que  je  gagne  de  l'argent.  Je  donnerais 

151 


toute  la  fortune  de  la  terre  pour  l'esprit  de  Saint 
John  the   Divine. 

L'Autriche  est  une  victime  de  l'idée  de  Dieu 
mal  comprise  par  deux  prophètes  ennemis  : 
l'empereur  Guillaume  II  de  Hohenzollern  et  le 
Président  Woodrow  Wilson.  Guillaume  II,  en 
tête  de  ses  soldats  à  l'équipement  marqué  :  Gott 
îuitt  uns,  proclamait  le  salut  du  monde  par  l'armée 
allennandc.  Le  Président  Wilson  croit  au  salut 
de  l'homme  par  la  Bible.  Ces  deux  esprits  chré- 
tiens nous  ont  valu  une  telle  guerre  et  une  telle 
paix.   Je  suis  Bouddhiste. 

Il  tira  de  son  gousset  le  porte-bonheur  en  or  : 
le  Dieu  assis  dans  un  lotus. 

M.  Coutance  compara  ce  keepsake  au  Christ 
d'ivoire  sur  croix  d'ébène  pendu  au  mur  : 

—  Vous  vous  êtes  choisi  un  dieu  plus  adorable 
que  le  cadavre  cloué.  Le  Bouddha  a  le  cul  dans 
un  nénuphar.  C'est  une  position  plus  confortable 
que  celle  de  Jésus.  Mieux  vaut  être  fessé  de 
fleurs  que  couronné  d'épines. 

—  C'est  défendre  le  royaume  de  Dieu,  dit 
Mr.  Aldridge,  que  de  ne  pas  désespérer  des  hommes 
qui  blasphèment. 

L'Amérique  est  aujourd'hui  le  pays  où  s'ac- 
complissent le  plus  d'attentats  à  la  liberté  hu- 
maine. Elle  réprime  les  mouvements  ouvriers 
avec  une  illégalité  (jue  n'oserait  aucun  peuple 
d'Europe,  parce  qu'elle  est  le  pays  le  plus  dogma- 
tique et  le  plus  pieux  du  monde. 

Nous  faisons  dans  le  domaine  social  de  l'Inqui- 
sition comme  l'Espagne  en  a  fait  dans  le  domaine 
religieux.  Nous  poursuivons  les  Industrial  Wor- 
kers  of  the   World   et   tous   les    Reds^   mécréants, 

152 


hérétiques  de  l'économie  politique.  Nous  avons 
élevé  à  la  liberté  la  plus  grande  statue  qui  est 
dans  le  monde. 

Le  Président  Wilson  a  apporté  les  commande- 
ments de  Dieu  à  l'Europe  dont  il  ne  savait  pra- 
tiquement rien.  Il  n'était  jamais  venu  à  Vienne, 
Buda-Pesth,  dans  les  Balkans,  en  Turquie,  et 
pour  remanier  cela  a  remplacé  l'expérience  par 
la  méditation.  Son  stylo  lui  a  été  comme  le  sabre 
à  Guillaume  II:  un  instrument  de  la  justice  éter- 
nelle. 

Aucun  des  hommes  qui  ont  fait  cette  paix  ne 
connaissait  expérimentalement  le  monde.  Ils 
étaient  plus  historiens  que  voyageurs.  Clemen- 
ceau a,  par  tradition,  répliqué  à  Bismarck.  A 
cinquante  ans  de  distance  il  a  repris  le  même  jeu 
de  qui  est  pour  un  moment  le  plus  fort.  Ces  deux 
vieillards  entêtés  parvenaient  par  la  puissance 
de  l'identité  d'esprit  à  la  ressemblance  physique. 
Ils  ont  vécu  sur  la  même  vieille  idée  :  le  profit 
national  par  le  succès  militaire.  Ils  ont  dominé 
l'humanité  sans  rien  ajouter  à  l'âme  humaine. 

L'esprit  national  nous  fait  aimer  ou  haïr  des 
héros  qui  ont  à  divers  endroits  du  monde  une 
âme  pareille.  Jeanne  d'Arc  et  Abd-el-Kader  sont 
sacrés,  mais  pas  aux  mêmes  bords  de  la  Méditer- 
ranée. La  variation  de  Clemenceau  à  Bismarck 
est  géographique,  point  psychologique.  Chacun 
d'eux  a  grandi  son  pays.  Le  Rhin  les  sépare,  mais 
non  une  compréhension  difîérente  de  l'homme. 

M.  Coutance  rit  en  faisant  danser  ses  mains 
baguées  d'or  : 

—  Jeanne  d'Arc,  Abd-el-Kader,  Clemenceau, 
Bismarck.    Un   drôle   de   quadrille. 

153 


—  Pour  la  grande  vertu  do  la  résistance  à 
l'invasion,  Saint  Georges  Clemenceau  est  le  disci- 
ple de  Sainte  Jeanne  d'Arc. 

—  Il  a  moins  bien  fini,  quoique  brûlé. 

—  Dans  sa  politique  à  méthode  bismarckienne, 
la  France  est  parvenue  à  terminer  sa  vieille  lutte 
contre  la  maison  d'Autriche  qui  n'était  plus  pour 
elle  qu'une  habitude  diplomatique,  non  une 
nécessité  économique.  Rien  ne  reste  de  l'empire 
de  Charles-Quint,  au  grand  bénéfice  de  l'Italie. 
Elle  est  chanceuse  ;  tout  l'a  aidé  plus  que  son 
courage  :  la  haine  des  Tchèques  contre  l'Autriche  ; 
la  naïveté  de  la  France.  La  voilà  redevenue 
dominatrice  de  l'Adriatique  après  avoir  laissé 
des  esclaves  derrière  ses  défaites.  Des  prisonniers 
de  Massouah,  châtrés  par  les  Abyssins,  sont 
encore  en  Afrique.  J'en  ai  connu  qui  m'ont  dit  ne 
plus  vouloir  revenir  chez  eux  par  honte  de  leur 
mutilation. 

L'Abyssin  a  été  plus  heureux  contre  l'Italien 
que  le  Boer  contre  l'Anglais.  Cependant  nous 
tirions  bien. 

—  Vous  avez  fait  la  guerre  du  Transvaal  ? 

—  J'ai  eu  de  grandes  curiosités  ;  il  faut  tout 
voir.  Les  vieux  Boers  cachés  derrière  le  sommet 
des  petits  kopes  étaient  armés  de  la  pipe  anglaise 
et  du  Mauser  allemand.  En  dix  minutes  de 
combat  tous  les  ofTiciers  britanniques  avaient 
chacun  soigneusement  une  balle  dans  la  tête. 
Nous  étions  montés,  mais  nous  laissions  les  che- 
vaux à  l'arrière  pour  faire  du  tir  couché  qui  ren- 
dait les  Anglais  fous  de  rage  et  rouges  de  sang. 
J'ai  souvent  été  aligné  entre  le  grand-père  Boer, 
le  fils  et  le  petit-lils  :  barbe  blanche  ;  barbe  noire 

154 


et  menton  imberbe.  J'ai  compris  ce  que  veut 
dire  la  défense  du  foyer.  Mais  les  Anglais  débar- 
quaient pour  le  salut  de  l'Empire  500.000  volon- 
taires chantés  en  vers  magnifiques  par  Ruydard 
Kipling  et  portés  en  triomphe  jusqu'aux  bateaux 
par  la  populace  de  Londres.  A  nous  un  contre  eux 
dix  nous  les  aurions  remis  à  l'eau.  Ils  n'avaient  que 
la  ténacité  de  se  faire  tuer  et  quelle  bêtise  dans 
l'héroïsme  !  Mais  ils  parquèrent  les  femmes  et  les 
enfants  dans  des  barrages  de  fil  de  fer,  comme 
des  poules,  sans  abri.  Nos  soldats,  pour  rentrer 
les  récoltes,  retournaient  aux  fermes  vides  et 
revenaient  à  la  bataille  quand  ils  entendaient  les 
coups  de  fusil.  L'armée  de  Dewett  tomba  à  quatre 
mille  hommes  réguliers.  Nous  ne  fûmes  surpris 
qu'une  fois.  A  quatre  heures  du  matin  les 
lances  de  la  cavalerie  anglaise  déchiraient  nos 
tentes.  Dewett,  sur  son  cheval  noir,  se  mit  face 
à  nous  et  criait  :  Retournez  !  Ce  fut  Ladysmith  : 
les  poursuivants  anglais  écrasés  par  les  roches. 
On  ne  tirait  plus.  On  jetait  des  pierres  comme  au 
temps  des  cavernes.  Il  y  eut  tant  de  morts  que 
la  fierté  britannique  dut  demander  aux  paysans 
Boers  un  armistice  pour  les  enterrer.  Et  le  peuple 
de  Londres  s'assembla  devant  les  longues  listes 
de  casualties. 

Aujourd'hui  la  raide  politique  du  Président 
Wilson  régit  mal  la  diversité  humaine,  mais  sa 
philosophie  a  émis  la  plus  noble  idée  qui  puisse 
Eous  maintenir  quelque  fierté  d'être  homme  :  la 
Société  des   Nations. 

Quelle  grandeur  est  dans  l'esprit,  quelle  misère 
dans  la  réalité.  Des  millions  d'êtres  humains  ont 
pensé   la    paix   universelle   et   voilà   ce   qui    est   : 

155 


la  dégradation  et  la  mort.  Dans  les  maladies 
politiques  et  commerciales  des  nations,  les  enfants 
meurent  comme  les  soldats  dans  les  guerres. 
L'être  le  plus  faible  :  le  nourrisson,  disparaît  le 
premier  quand  l'erreur  d'une  politique  met  un 
pays  en  longue  révolution.  Ce  iumier  de  soldats 
et  d'enfants  commencé  en  1914  par  la  guerre, 
continué  par  la  misère,  fera-t-il  fleurir  une  idée 
qui  embaumera  des  siècles  d'humanité  ou  le 
monde  en  est-il  pour  deux  cents  ans  empoisonné  ? 
Devrons-nous  avoir  cette  philosophie  terrible 
d'aimer  la  mort,  nourrice  de  joie  et  de  liberté, 
ou  ce  fumier  humain  amoncelé  sous  le  canon  et 
la  famine  n'est-il  que  fumier,  la  souffrance  vite 
oubliée  par  notre  stupidité,  et  nous  survivants, 
de  pauvres  brutes  soucieuses  de  léguer  les  vieux 
prétextes  de  massacre  :  au  nom  de  Dieu,  de  l'ex- 
pansion commerciale,  de  la  liberté  des  mers,  du 
droit  des  peuples.  Le  destin  de  l'homme  est-il 
dans  la  perfection  de  la  méchanceté  ? 

Opposez  à  l'idée  de  Wilson  la  misère  de  Vienne. 
La  plus  haute  spiritualité  sur  le  plus  bas  degré 
de  la  vie  sociale. 

Si  un  catholique  avait  proposé  ce  pacte  des 
peuples,  la  puissance  du  clergé  romain  l'aurait 
imposé  à  l'âme  humaine,  mais  c'est  une  idée 
protestante  et  il  faudra  longtemps  lutter  pour  la 
rendre  adorable. 

Nous,  chrétiens  bouddhistes  des  United  States, 
une  des  3.922  sectes  américaines  croyant  en  Dieu, 
sommes  avec  Wilson  contre  le  Pape. 

M.  Coutance  eut  encore  l'incorrigible  malice  de 
vouloir  humilier  ce  mystique  : 

—  Ne  croyez-vous  pas  Lénine  plus  grand   que 

156 


Wilson,  car  il  est  réalisateur.  Wilson  a  pensé  et 
non  créé.  Sa  Société  des  Nations  est  une  théorie. 
Le  bolchevisme  de  Lénine  une  application. 

—  Le  Président  Woodrow  Wilson  a  de  plus  que 
Lénine  le  martyre  car  il  meurt  de  ce  que  la  féroce 
humanité  a  démenti  son  rêve.  La  puissante  idée 
qu'il  projetait  sur  le  monde  a  reflué  sur  lui  et 
brisé  sa  raison. 

Lénine,  plus  énergiquement  fanatique  parmi 
des  simples,  n'a  pas  du  composer  avec  des  discu- 
teurs  habiles.  La  chance  lui  a  donné  des  ennemis 
mortels  au  lieu  de  contradicteurs  polis.  Sauvé  du 
bavardage  européen  par  la  distance,  il  a  fait  du 
réel.  Wilson  est  entré  en  conversation.  On  l'a 
bafoué  d'aimer  ce  qui  semble  une  chimère  :  le 
droit  mondial  qui  n'est  dérisoire  que  par  son 
irréalisation.  Qu'on  lui  donne  une  gendarmerie 
et  nous  l'adorerons.  La  Société  des  nations  n'a 
pas  eu  pour  elle  après  un  apôtre,  une  armée 
qui  a  permis  à  Lénine  de  mettre  son  idée  dans 
le  réel  jusqu'au  crime.  Il  a  voulu  la  conquête  de 
l'humanité,  ce  qui  montre  qu'il  n'est  pas  supé- 
rieur à  Napoléon  I^^,  mais  cependant  le  plus 
grand  homme  d'Etat  de  notre  temps  et  égal  au 
moins  pour  le  passé  aux  plus  hauts  dogmatiques  : 
Cromwell,  Luther,  Robespierre. 

En  lui  est  l'erreur  des  triomphateurs  de  ne 
vouloir  de  limite  à  leur  action  que  le  monde. 
Lénine  a  rêvé  la  soviétisation  de  toutes  les  nations 
par  la  force  de  l'armée  russe.  Contre  l'attentat  à 
sa  liberté  de  révolution,  la  Russie  réplique  par 
la  moscovisation  du  monde.  Une  fois  encore  des 
hommes  croient  avoir  la  vérité  définitive  et  unique 
pour  l'humanité  entière.  Lénine  est  un  génie  de 

157 


plus  dans  la  pléiade  des  dominateurs  religieux  et 
des  coiujucrants  militaires. 

La  révolution  russe  n'est  pas  grande  par  sa  force 
guerrière  mais  parce  qu'elle  commence  la  légis- 
lation du  travail  obligatoire,  deux  mille  ans  après 
la  prédication  de  Saint-Paul  dont  la  parole  : 
«  Qui  ne  travaille  pas  ne  doit  pas  non  plus  man- 
ger »,  va  enfin  dépasser  le:  «  Aimez- vous  les  uns  les 
autres  ». 

Le  travail  obligatoire  est  l'inévitable  loi  des 
sociétés  futures.  !1  importe  moins  de  savoir  com- 
bien celles  d'aujourd'hui  contiennent  d'oisifs  que 
si  elles  en  autorisent  seulement  un.  Il  est  l'exem- 
ple démoralisant,  l'impuni  du  crime  de  fainéan- 
tise. Le  bolchevisme  a  fait  contre  l'oisiveté  ce 
que  le  christianisme  a  fait  contre  la  méchanceté. 
Cela  est  impérissable. 

Prenez-vous  de  la  Chartreuse  ?  Celle-ci  a  été 
fabriquée  par  les  religieux  avant  leur  expulsion 
de  France.  Sur  le  verre  sont  gravés  le  globe  et 
la  croix.  Le  propriétaire  de  cette  maison  m'a 
écrit  d'user  de  la  cave  et  qu'il  préférait  la  savoir 
bue  par  moi  dans  ses  beaux  services  de  cristal 
que  par  les  bolcheviki  à  la  régalade. 

La  lutte  contre  la  révolution  russe  qui  est 
probablement  une  des  plus  grandes  erreurs  de  la 
politique  française  depuis  la  révocation  de  l'édit 
de  Nantes,  peut  redonner  à  l'Autriche  la  chance 
d'une  résurrection,  car  les  Russes  l'aideront  à 
affaiblir  ce  que  l'Entente  a  renforcé  autour  d'elle  : 
la  Bohême,  la  Pologne.  La  France,  dirigée  par 
des  vieillards  qui  n'ont  pas  encore  compris  le 
monde  moderne,  a  lait  en  Russie  comme  en  Au- 
triche une  politique  de  politiques  et  non  d'écono- 

158 


niistes.  Les  Français  devront  accepter  la  paix 
avec  la  Russie  sans  y  rien  supprimer  de  ce  qu'ils 
prétendaient  abattre.  Ils  n'y  auront  détruit  que 
leur  influence. 

—  Peut-être  pas  toute,  dit  M.  Coutance,  grâce 
à  Jacques  Sadoul  qui  s'est  conduit  avec  la  Révo- 
lution russe  de  la  manière  la  plus  profitable  à  la 
France.  On  le  remerciera  bientôt  de  l'intelligence 
avec  l'ennemi,  dont  aujourd'hui  on  le  blâme. 
Tout  le  monde  ne  peut  pas,  même  en  s'appliquant, 
se  montrer  aussi  bête  que  nos  diplomates  estimés 
dont  l'insuccès  a  été,  pendant  cette  guerre,  com- 
plet en  Russie  et  dans  les  Balkans.  Chargés  de 
passementerie,  ils  nous  ont  coûté,  sans  profit, 
bien  des  frais  de  vovage.  Envovés  tout  brodés 
à  Pétrograd,  ils  s'y  sont  fait  haïr.  Esprits  boiteux, 
estropiés  de  cervelle,  ils  n'ont  pas  vu  quelle  hon- 
nête attitude  devait  avoir  la  France  devant  les 
inévitables  événements  russes.  Ils  ont  estimé  le 
dédain  une  sulfisante  habileté  et  qu'ils  annule- 
raient en  leur  tournant  le  dos  Lénine  et  Trotsky. 
Ceux  à  qui  nos  oiHciels  ne  daignaient  pas  parler 
n'existaient  pas.  Cependant  c'est  par  eux  que  le 
monde  tremble,  et  à  cela  se  mesure  l'intelligence 
de  nos  diplomates  envers  ceux  qu'ils  nous  fai- 
saient ennemis. 

Jacques  Sadoul  répétait,  dans  ses  notes  :  «  Il 
faut  parler  avec  les  bolcheviks  »,  et  luttait  inlas- 
sablement contre  cette  facilité  de  mépris.  Les 
ambassadeurs  ornementés  continuaient  leur  raide 
politique  de  panoplie  pendant  qu'il  avait  le  cou- 
rage de  faire  plus  que  sa  fonction  n'exigeait, 
d'essayer,  malgré  les  menaces,  les  diffamations, 
la  Grande  Sottise,  actives  contre  lui,  de  vaincre 

159 


la  magnifique  stupidité  dun  Noulens.  Il  aura  été 
le  précurseur  d'un  événement  inévitable  :  les 
relations  régulières  de  la  République  française 
et  de  la  Révolution  russe.  C'est  pourquoi  on  le 
nommera  chevalier  de  la  Légion  d'honneur. 

Je  parle  en  marchand  désireux  de  choisir  ses 
achats  partout  où  quelque  chose  est  à  vendre 
dans  le  monde,  et  en  détenteur  de  titres  russes. 

A  qui  profitera  l'a  haine  que  nous  créons  contre 
nous  en  Russie  ?  A  nos  rivaux  commerciaux 
heureux  de  nos  erreurs  diplomatiques.  Quand 
nous  voudrons  commercer  là-bas,  on  nous  y 
montrera  les  nombreuses  tombes  d'enfants  tués 
par  notre  blocus.  Le  gardien  d'usine  à  qui  nous 
demanderons  dentrer  sera  un  de  ces  soldats  qui 
ont  combattu  en  France  et  qu'au  lieu  de  rapatrier 
à  l'armistice,  comme  ils  le  demandaient  en  sup- 
pliant ou  en  se  révoltant,  nous  avons  gardé  à 
faire  des  routes  en  Afrique  sous  la  surveillance  de 
Sénégalais. 

Leurs  femmes,  leurs  enfants  les  attendaient  et 
disaient  :  Maudits  Français  qui  les  retiennent.  Et 
les  enfants  sont  morts  de  famine  parce  que  les 
Français  ont  envoyé  des  obus  au  lieu  de  pain. 

Les  marchands  de  Zurich,  de  Tokio  et  de  New- 
York,  allant  à  Moscou,  affirmeront  :  Nous  n'avons 
pas  été  de  ceux  qui,  voulant  faire  périr  le  bolche- 
visme,  ont  empli  vos  cimetières.  Voilà  longtemps 
que  nous  travaillerions  ensemble  si  on  vous  avait 
laissé   la   paix   profitable   au   monde   entier. 

Une  population  de  170  millions  d'habitants  est 
une  appréciable  clientèle.  Qu'elle  reste  soumise 
au  bolchevisme  actuel  ou  l'améliore,  il  faudra  en 
venir,  après  le  canon,  à  vendre  et  acheter.  Nous 

160 


n'y  aurons  pas  les  premières  places  comme  pour 
les  batteries  d'artillerie.  Cependant  nos  filatures 
ont  besoin  du  lin  russe.  Nous  voudrions  aussi  le 
pétrole,  les  bois  et  les  fourrures. 

Cette  garantie  de  notre  créance  sera  prise  par 
les  Anglais,  les  Japonais,  les  Américains. 

Jacques  Sadoul  aura  sauvé  quelque  possibilité 
de  récréer  le  travail  entre  la  France  et  la  Russie. 

—  Justement  condamné  par  un  conseil  de 
guerre,  car  il  était  soldat,  dit  Mr.  Aldridge,  il 
sera  loué  dans  les  Chambres  de  Commerce  quand 
elles  auront  vu  l'ineptie  de  vouloir  tuer  la  richesse 
russe  plutôt  que  d'admettre  un  état  social  héré- 
tique. C'est  aussi  facile  à  la  France  de  détruire  le 
bolchevisme  qu'à  une  jeune  fille  américaine  de 
prendre  le  Niagara  dans  sa  tasse  à  thé. 

Cette  époque  est,  pour  l'économie  politique  des 
nations,  de  même  importance  que  la  Réforme 
pour  la  religion.  Devant  l'orthodoxie  de  la  vieille 
propriété,  Lénine  est  comme  Luther  devant  le 
catholicisme  romain. 

La  force  ne  pourra  pas  effacer  de  l'intelligence 
humaine  les  conséquences  de  la  gigantesque  révo- 
lution russe.  Les  bûchers  des  prêtres,  la  violence 
ecclésiastique  n'ont  pas  sauvé  l'unité  de  la  foi 
catholique.  Les  canons  à  tir  rapide,  la  violence 
militaire  ne  parviendront  pas  à  extirper  de  la  vieille 
religion  de  propriété  le  schisme  économique  russe. 

La  vague  venue  des  profondeurs  de  l'âme  slave 
parcourt  le  monde  en  se  courbant  et  se  modifiant 
sur  la  nature  du  sol  et  l'esprit  des  nations.  Bol- 
chevisme en  Russie,  spartakisme  en  Allemagne  ; 
non  encore  gallicanisée  en  France,  elle  laisse  par- 
tout des  traces  impérissables. 

161  11 


Aucune  force  ne  peut  créer  uu  fossé  assez  pro- 
fond qu'elle  n'emplisse  et  ne  dépasse,  ou  élever 
une  digue  qu'elle  ne  franchisse,  Les  armées, 
impuissantes  contre  l'esprit,  essaient  vainement 
rencerclement  de  l'idée. 

Je  déteste  la  cruauté  des  révolutionnaires 
russes,  mais  je  la  comprends,  ayant  assisté  en 
1910  comme  fournisseur  de  cornues  à  houille, 
à  un  congrès  international  de  fabricants  de  gaz 
d'éclairage.  On  étudia  les  moyens  de  dégorger  un 
conduit  d'écoulement  de  résidus  où  tous  les  appa- 
reils de  curage  s'obstruaient.  Les  délégués  russes 
ne  s'intéressaient  pas  à  cette  conversation^  Ils  la 
trouvaient  inutile,  car  dirent-ijs  :  «  Quand  nos 
conduits  sont  engorgés,  nous  y  faisons  passer  un 
moujik.  » 

L'homme  dans  la  poisse  fait  comprendre  les 
meurtres  de  la  Révolution  russe.  Après  le  goudron 
le  sang.  Une  nation  recueille  le  bénéfice  de  la 
culture  ou  le  châtiment  de  la  barbarie  dans  les- 
quels elle  a  tenu  les  gens  de  dur  travail.  Qui  n'a 
pas  été  capable  de  se  donner  envers  se^s  semblables 
le  commandement  de  :  «  Tu  n'abrutiras  point  », 
ne  doit  pas  espérer  d'eux  le  «  Tu  ne  tueras  point  ». 

Aucune  partie  de  l'humanité  civihsée  ne  peut 
garder  la  certitude  de  vivre  longtemps  encore 
comme  elle  a  vécu  jusqu'à  présent.  De  Moscou 
au  Caire,  de  Dublin  à  Bombay  la  vieille  société 
retentit  de  craquements  énormes.  Les  droits  et 
les  devoirs  de  nos  enfants  ne  seront  plus  les 
mêmes  que  les  nôtres.  Les  nouvelles  lois  ne  sont 
pas  totalement  inscrites  dans  les  tables  de  la 
révélation,  mais  la  révélation  est  accomplie. 
L'humanité  sait  que  sa  loi  doit  changer.  Que  cette 

162 


foi  vienne  d'une  illumination  ou  d'une  démonstra- 
tion, elle  est  actuellement  la  plus  grande  force 
spirituelle  du  monde  :  au-dessus  de  la  force  reli- 
gieuse, au-dessus  de  la  force  patriotique.  La 
Révolution  a  la  puissance  d'un  Dieu  nouveau. 
Mais  comment,  sur  la  vieille  route  de  la  misère, 
l'homme  fera-t-il  de  nouveaux  pas  vers  plus  de 
justice  et  de  fraternité  ?  Aimera-t-il  mieux  con- 
tinuer de  tuer  ou  abolir  le  meurtre  ?  Quelle 
lumière  est  devant  nous  ?  La  flamme  du  bûcher 
ou  l'auréole  du  Christ  ?  Les  nations  supporteront 
toute  la  brutalité  qu'elles  auront  maintenue  en 
elles-mêmes.  Malheur  à  celles  qui  perpétuent 
l'ignorance  et  la  crasse.  La  qualité  de  la  Révo- 
lution est  inscrite  dans  l'éducation  des  peuples. 

—  Jacques  Sadoul,  dit  M.  Coutance,  hérétique 
momentané  de  notre  politique,  mais  fort  utile  à 
notre  commerce,  n'est  pas  le  premier  Français 
qui  ait  fait  nos  affaires  malgré  nous. 

Ferdinand  VII,  pieux  et  piteux  roi  d'Espagne, 
rétablit  en  1813  l'inquisition  et  les  jésuites,  ins- 
titutions commodes  contre  la  liberté  de  penser 
qui  donne  bien  de  l'insolence  aux  peuples. 

Rafaël  del  Riego  y  Nunez,  homme  d'insur- 
rection, contre  qui  les  moines,  ne  pouvant  l'occire, 
braillèrent  dévotement  les  plus  beaux  oremus  du 
monde,  pour  qu'il  aille  tôt  en  enfer  et  y  rôtisse 
pendant  les  siècles  des  siècles,  in  sœcula  sddcu- 
lorum,  amen  !  eut  l'irrévérence  d'obliger  assez 
vigoureusement  le  roi  à  revenir,  en  1820,  à  la 
constitution  de  1812  accordée  par  son  prédéces- 
seur Joseph  Bonaparte. 

Ferdinand  fit  redoubler  les  prières  des  moines 
et    appela    la    France    à    son    secours    contre    les 


16 


Q 


constitutionnalistes,  bolchevistes  espagnols  de 
cette  époque.  M.  de  Villèle,  ministre  de  Louis 
XV m,  gâteux  et  de  droit  divin,  envoya  100.000 
hommes  qui  exécutèrent  fort  bien  le  plan  de 
campagne  monarchique,  sauf  quelques-uns  dont 
l'opinion  fut  de  passer  au  bataillon  d'Armand 
Carrel,  sous-lieutenant  français,  qui  avait  du  goût 
pour  l'insurrection  espagnole,  car  il  l'estimait 
cause  plus  aimable  que  celle  de  Ferdinand  VII, 
même  chantée  en  musique  par  les  moines,  et  il 
incita  nos  militaires  à  la  désobéissance,  cas  pas- 
sible de  conseil  de  guerre  où  on  ne  manqua  point 
de  le  traduire  dès  qu'il  osa  revenir  en  France.  Il 
fut  condamné  à  mort  à  Paris,  mais  jugé  hors  des 
formes,  à  ce  que  dit  sa  défense  ;  pour  cela  amené 
devant  un  deuxième  conseil  à  Toulouse,  et  enfin 
acquitté  avec  des  acclamations  bien  désagréables 
pour  la  politique  française  en  Espagne. 

Mr.  Aldridge,  élevant  ses  mains  sans  bagues, 
répéta  le  geste  de  danse  de  M.  Coutance  : 

—  Autre  quadrille  :  M.  de  Villèle  et  Armand 
Carrel,  M.  Clemenceau  et  Jacques  Sadoul  com- 
posent une  analogie  historique  où  l'on  voit  la 
tradition  libérale  de  la  France  défendue  par  un 
Français  contre  son  gouvernement  réactionnaire. 

La  noblesse  de  votre  pays  est  que  la  flamme 
de  son  honneur  ne  s'éteint  jamais.  Quelles  que 
soient  les  iniquités  momentanées  qu'un  ministre 
français  entreprenne,  un  homme  surgit  fidèle  à 
la  vraie  tradition  française  et  y  engage  sa  vie. 

Votre  politique  envers  la  Révolution  russe  est 
dans  l'ordre  judiciaire  de  même  méthode  que 
l'inquisition.  Elle  ne  vous  laisse  pas  communi- 
quer, savoir  les  faits.    L'hérétique    bolchevik    est 

164 


autant  qu'on  le  peut,  au  secret.  Dans  l'ordre 
militaire  vous  adoptez  la  tradition  de  l'Europe 
coalisée  contre  la  France  de  1792.  Ennemis  de 
votre  histoire,  vous  prenez  la  place  de  l'armée 
prussienne  en  face  de  Dumouriez.  Dans  les 
annales  de  l'esprit  humain,  M.  Clemenceau,  à 
Odessa,  succède  au  duc  de  Brunswick  devant 
Valmy. 

Jacques  Sadoul  a  sauvé  dans  l'histoire  de  la 
liberté  humaine  l'honneur  français.  Un  conseil 
de  guerre  l'a  proclamé  traître  et  condamné  à 
mort,  comme  Armand  Carrel.  C'est  une  pièce  de 
plus  pour  les  archives  du  vieux  procès  entre  les 
rois  et  les  constitutions,  la  force  et  l'esprit,  le 
conservatisme  et  la  Révolution. 

Contre  la  ligue  sans  sainteté  des  gouvernements 
réactionnaires  affamant  la  R-ussie  par  le  blocus, 
Jacques  Sadoul  a  dressé  votre  vieille  mystique 
de  la  Carmagnole  : 

Du  pain  pour  nos  frères  ! 

La  France  a  commis  une  erreur  politique  qui 
ne  sera  pas  oubliée  si  vite  que  l'expédition  contre 
les  constitutionnalistes  d'Espagne  en  1823,  ou 
celle  de  1867  pour  aider  le  pape  contre  les  garilba- 
diens. 

Mais  quand  votre  pays  devient,  par  une  per- 
version momentanée  de  sa  nature,  criminel  envers 
la  liberté,  il  se  trouve  toujours  des  Français  pour 
s'opposer  à  la  France.  C'est  pourquoi  elle  reste 
aimable,  sauvée  par  l'esprit  de  ses  fils  qu'elle 
condamne,  eux  qui  maintiennent  contre  elle- 
même  sa  grandeur,  qui  sont  dans  la  France  tem- 
porelle les  vrais  Français  de  la  France  spirituelle, 

165 


comm€  Armand  Carrcl  en  Espagne,  comme  Jac- 
ques  Sadoul   en   Russie. 

Malheur  à  vous,  Français,  si  l'avenir  contient 
l'alliance  de  l'Allemagne,  de  l'Autriche  et  de  la 
Russie  devant  l'Empire  britannique,  face  aux 
révoltes  des  Indes,  de  l'Egypte  et  de  l'Irlande. 
Dans  sa  marche  vers  la  domination  de  l'Europe, 
l'Allemagne  a  été  arrêtée  par  Louis  XIV,  par 
Napoléon  I^^,  et  vient  de  l'être  une  troisième  fois 
que  vous  croyez  la  dernière  par  la  plus  énorme 
alliance  de  peuples  connue  dans  l'Histoire,  car 
aucune  nation  seule  contre  elle  n'aurait  pu  la 
vaincre.  Son  rêve  de  germaniser  la  civilisation  est 
plus  puissant  que  votre  vieille  habileté  de  diviser 
la   Germanie. 

Lisez,  dans  le  Berliner  Tageblatt,  ce  fah^e-part 
de  naissance  de  Siegfried  von  Pirket  :  «  futur 
vengeur  de  l'honneur  allemand  :  » 

Die   Gehurt  ihres  S  oh  fies 

Siegfried 

eines  KiXnftigen  Raechers  der  deutschen  Ehre 

heehren   sich   hiemif   ergehenst   anzuzeigen 

Herr  und  Frau  von   Pirket 

Kurfûrs'endamni.  12.  Berlin.  W. 

Peut-être  Siegfried,  quand  il  aura  vingt  ans, 
ne  marchera  pas,  pour  qu'on  remette  ça,  comme 
vous  dites  au  café  :  le  bock  de  sang.  Mais  il  devra 
résister  à  toute  l'éducation  nationale. 

Bismarck  avait  d'abord  opposé  les  Allemands 
du  Nord  à  ceux  du  Sud,  la  Prusse  à  l'Autriche. 
Puis  il  les  a  alliés  contre  la  France  et  menés 
ensemble  à  la  fortune.  Cette  politique  de  triomphe 

166 


par  le  travail  en  maîtrisant  les  rivalités  de  races 
sera  reprise  par  l'Allemagne  envers  les  Autrichiens 
et  les  Russes.  Par  cela  l'Autriche  sera  sauvée. 

Elle  fut  un  des  grands  empires  du  rnond^.  Il 
tombait  lentement  depuis  l'Armada,  puis  Ma- 
genta, Sadowa.  Le  bruit  de  sa  chute  finale  a  été 
minime,  mêlé  au  vacarme  de  l'écroulement  des 
autres  empires  :  l'Allemand,  le  Russe,  abattus 
d'un  seul  coup.  Habsbourg,  Hohenzollern,  Roma- 
nofî  enfuis,  chassés,  tués.  Trois  familles  régnantes 
jetées  à  la  honte  et  à  la  mort.  C'est  un  des  grands 
drames   de  l'humanité. 

Il  ne  reste  d'empire  dans  le  monde  que  le 
britannique,  éparpillé  sur  toute  la  terre  et  plus 
solide  que  l'empire  autrichien  formé  de  nations 
mitoyennes.  La  proximité  crée  l'hostilité.  Elle 
facilite  le  travail  d'une  association  de  peuples, 
mais  cause  les  grandes  rancœurs  nationales.  Les 
races  qui  voisinent  ont  un  destin  de  haine  : 
l'Autriche  et  la  Rohême  ;  l'Angleterre  et  l'Ir- 
lande. La  mitoyenneté  a  fait  la  faiblesse  politique 
de  l'Autriche  et  aurait  dû  assurer  sa  force  écono- 
mique. L'homme  ne  vit  pas  seulement  de  pain. 
Il  lui  faut  aussi  de  la  méchanceté.  Malheur  à  qui 
demeure  auprès  de  lui. 

Seule  l'Allemagne  a  su  par  la  fortune  de  l'asso- 
ciation abolir  l'acrimonie  de  voisinage  et  les  dis- 
putes séculaires.  Le  parti  allemand  était  puissant 
en  Autriche,  en  Alsace,  en  Pologne,  en  Slesvig. 
L'Autriche  n'a  pas  su  faire  que  l'esprit  de  fortune 
dépasse  l'esprit  de  haine.  L'Angleterre  même  ne 
le  peut  en  Irlande.  Elle  ne  sait  y  abolir  le  souvenir 
de  ses  rapines  aujourd'hui  corrigées  par  la  pros- 
périté industrielle.   Les  trésors  d'un  empire  sont 

167 


plus  légers  que  la  rancune  d'un  peuple.  L'Irlande 
estimera  triomphale  la  misère  qui  marquera  sa 
séparation    d'avec    TAnorleterre. 

\oulez-vous  (Toùter  de  Tlrish  Whiskev  ?  Toutes 
les  grandes  questions  politiques  et  religieuses  sont 
représentées  dans  la  cave  de  cette  maison, 
agréable  forme  de  persuasion  qui  n'est  plus  pos- 
sible dans  l'Amérique  sèche.  Le  citoyen  des  Etats- 
llnis  a  chez  lui  la  liberté  de  penser  et  hors  de 
chez  lui  la  liberté  de  boire.  Dès  que  les  paquebots 
partis  de  New-York  franchissent  la  limite  des 
eaux  américaines  on  ouvre  le  bar.  Le  paillasson 
devant  la  porte  est  la  place  la  plus  payée  du 
bateau,  occupée  par  celui  qui  entrera  premier. 
Au  bout  d'une  demi-heure,  on  porte  dans  les 
cabines   des  gens  richement  ivres. 

Mr.  Aldridge  accompagna  très  tard  M.  Coutance 
jusqu'à  la  porte  de  l'hôtel. 

Deux  hommes  au  cou  maigre  à  Taise  dans  leur 
col  de  chemise,  s'y  appuyaient  en  tendant  la  main  : 
mendiants  de  nuit,  professeurs  ou  fonctionnaires 
qui  attendaient  l'ombre  pour  oser  murmurer  leur 
misère.  L'un  à  lunettes,  avant  de  supplier,  ôta 
son  chapeau.  M.  Coutance  lui  ayant  donné  dix 
couronnes  entendit  ses  remerciements  à  voix 
épuisée  semblables  à  un  coassement  de  gre- 
nouille. 


168 


Auprès  du  poêle  de  faïence  de  leur  chambre  à 
l'hôtel  Sacher,  MM.  Salzbach  et  Coutance  lisaient 
les  lettres  et  les  dépêches  de  Paris. 

—  Que  de  travail,  dit  M.  Coutance.  Je  serai 
jeune  quand  je  serai  mort. 

Et  M.  Salzbach  : 

—  Je  serai  vieux  quand  je  serai  riche. 

Si  je  pouvais  connaître  24  heures  d'avenir,  je 
deviendrais  l'homme  le  plus  fortuné  du  monde. 

Le  mouvement  des  taux  le  mettait  en  incerti- 
tude de  savoir  s'il  devait  acheter  ou  vendre.  Il 
cita  le  dicton  de  Bourse  :  On  ne  sonne  pas  la 
cloche  pour  annoncer  la  hausse  et  la  baisse. 

Beau  joueur,  il  avait  dans  la  chance  ou  la  guigne 
le  même  visage. 

—  Connaître  une  fois,  un  jour  d'avance,  dit 
M.  Coutance,  les  numéros  sortants  à  Monaco,  les 
passes  du  Baccara,  les  cours  des  valeurs,  le  résul- 
tat des  courses... 

Spéculateurs    plus     qu'industriels,    ils     souhai- 

169 


taient  toujours  le  coup,  le  gain  brusque  par 
heureuse  mise  ou  forte  difTérence  de  prix  entre 
la  vente  et  Tachât,  mais  non  par  profit  à  trans- 
former une  matière.  M.  Salzbach  affirmait  : 

—  Des  gens  ont  plaisir  à  voir  sortir  une  fabri- 
cation. Moi  je  n'en  ai  qu'à  hausser  le  prix  d'une 
marchandise. 

Manquer  une  occasion  de  gagner  lui  était  aussi 
désagréable  que  perdre.  Il  estimait  que  l'argent 
qu'il  aurait  pu  prendre  aux  autres  lui  était  enlevé 
s'il  le  leur  laissait.  Rester  un  jour  sans  gain  lui 
était  aussi  pénible  que  pour  un  misérable  rester 
un  jour  sans  pain. 

—  Les  Royal- Dutch,  dit-il,  ont  coté  30.000, 
puis  25.000  et  refait  35.000.  Il  fallait  vendre  et 
racheter.  C'est  de  Fargent  qui  nous  a  passé  entre 
les  mains. 

La  peur  de  perdre  est  un  empêchement  à  gagner. 

J'ai  câblé  à  Paris  les  indications  de  l'ingenior 
Pjebyl  sur  la  Société  Française  d'Energie  et  de 
Radio-Chimie.  Elles  sont  exactes.  Nous  avons  pris 
du  titre  à  160  francs  et  nous  le  revendrons  300 
à  nos*  associés  en  vertu  du  principe  :  Prends 
d'abord  ton  bénéfice  sur  les  amis.  C'est  d'un 
meilleur  rapport  que  de  produire  du  mésothorium 
pour  les  cancéreux  de  Prague.  L'industrie  est 
plus  honnête  ({ue  l'Etat  français  qui  nous  interdit 
de  négocier  la  rente  cinq  pour  cent  qu'il  nous  a 
vendue.  Il  annonce  à  l'émission  un  fonds  de  rachat 
pour  empêcher  la  baisse  du  titre,  mais  il  fait  aux 
agents  de  change  défense  de  le  vendre,  condition 
qui   n'y  était  pas  inscrite. 

J'approuve  l'Etat  do  faire  ses  affaires  même  en 
nous  volant  dans  l'intérêt  général,  pourvu   qu'il 

170 


nous  laisse  faire  les  nôtres.  On  se  rattrape 
toujours. 

M.  Coutance  n'aimait  que  les  fabrications  à 
gains  bri^sques.  Il  dit  : 

— -  On  peut  gagner  de  l'argent  avec  de  la 
merde.  Il  suffît  d'y  mettre  l'enseigne  :  Que  c'est 
comme  un  bouquet  de  fleurs.  Vois  quel  bénéfice 
nous  a  laissé  l'affaire  des  œufs  pourris  que  tu  ne 
voulais  pas  faire  parce  qu'il  y  avait  trop  à  fabri- 
quer :  les  pulvériser,  les  désodoriser  par  dessic- 
cation. Mais  la  matière  première  ramassée  chez 
les  crémiers  ne  nous  coûtait  presque  rien.  Ils 
estimaient  ordure  tout  ce  qu'ils  miraient  pourri. 
Nous  en  avons  fait  la  Vanillée,  poudre  à  gâteaux  ; 
un  succès  d'épicerie  qui  nous  donne  250.000  francs 
de  bénéfice  net  par  an. 

M.  Moiran  nous  avise  que  le  Gouvernement 
interdit  de  vendre  cette  friandise  pour  l'Alimen- 
tation. J'en  ferai  du  savon  de  luxe.  Après  la  gour- 
mandise, la  coquetterie  ;  au  lieu  de  la  Vanillée, 
le  savon  Poulette,  contenant  30  ^/o  de  jaunes 
d'œufs,  sans  rival  pour  la  blancheur  du  teint. 
Tu  embrasseras  des  femmes  débarbouillées  avec 
de  l'ordure. 

—  Ça  ne  me  changera  pas,  répondit  M.  Salz- 
bach.    J'en   embrassais   bien   à   qui   tu   en   faisais 


manger. 


Partout  où  nous  fabriquons,  il  y  a  demande 
d'augmentation  de  salaire.  La  marchandise  n'a 
pas  de  revendication.  Sauf  dans  les  pays  de 
misère  :  diminue  le  nombre  des  ouvriers, 
augmente   le   poids    du   stock.    Et   encore    est-ce 


sur  ? 


Une   Révolution   peut   demain   saisir  les   accu- 

171 


mulations  de  produits  et  les  dépôts  en  banque. 
Il  faut  se  maintenir  en  force  de  travail,  non  en 
jouissance  de  biens  acquis.  L'avenir  n'est  pas  à 
ceux  qui  ont  les  richesses,  mais  à  ceux  qui 
se  tiennent  capables  de  les  perdre  et  de  les  re- 
prendre. Je  défendrai  mon  bien,  mais  je  ne 
mourrai  point  pour  lui.  Il  mourra  et  je  le  recréerai. 
J'accepte  que  la  Révolution  m'appauvrisse,  mais 
non  qu'elle  me  tue.  Si  elle  doit  venir,  qu'elle 
vienne  avant  que  je  sois  un  homme  vieux,  bon 
seulement  à  jouir  de  sa  fortune  et  non  à  la  refaire. 
Je  veux  être  parmi  les  riches,  quand  ce  ne  serait 
que  de  dix  sous,  pendant  que  les  autres  n'ont 
qu'un  sou.  Je  leur  apprendrai  comment  l'argent 
se  gagne  dans  nimporte  quelle  forme  de  société 
ils  constitueront.  Les  pauvres  ne  travailleront 
pas  tant  que  moi,  parce  que  je  hais  la  pauvreté 
plus  que  je  ne  suis  satisfait  de  la  fortune. 

Après  les  télégrammes  et  les  lettres,  il  arrivait 
aux  journaux  : 

—  Les  Baveux,  dit-il,  et  il  commença  de  lire 
un  article  encadré  d'un  tr^it  bleu  par  M.  Moiran, 
son  fondé  de  pouvoirs  à  Paris  : 

LA    FORTUNE    DE    M.    SALZBACH. 

«  Elle  est  récente.  Elle  est  énorme.  Avant  la 
guerre  M.  Salzbach  n'aurait  pas  oublié  cinq  francs 
dans  le  gousset  de  son  gilet,  car  il  devait  compter 
de  près  ses  pièces  pour  payer  ses  repas.  Aujour- 
d'hui le  Fisc  trouverait  dans  son  opulence  80  mil- 
lions de  bénéfices  dissimulés.  Quand  commence 
ront  les  poursuites  contre  ce  visqueux  profiteur  ? 
A-t-il  acheté  la  Justice  de  France  comme  du 
saindoux  d'Amérique  dont  il  a  fait  des  stocks  ? 

172 


Pourquoi  l'honnête  contribuable  paie-t-il  les 
gendarmes  et  les  gardiens  de  prison  s'ils  négligent 
un  homme  qui  leur  est  si  précisément  destiné. 
Comme  la  clé  va  à  la  serrure  de  cachot,  M.  Salz- 
bach  doit  aller  au  cabinet  du  juge  dinstruction. 
La  poitrine  blessée  du  combattant  porte  la  croix 
de  guerre  ;  les  mains  voleuses  du  trafiquant 
doivent  porter  les  menottes...  » 

Signé  :  Taillefesse. 

—  Envoie  lui,  dit  M.  Coutance,  les  dix  mille 
francs  qu'il  demande.  C'est  peu  pour  le  mal  qu'il 
se  donne.  Paye-le  ou  assigne-le.  La  prudence  de 
ton  silence  te  fait  autant  de  tort  que  la  fureur 
de  ses  paroles. 

—  Une  tape  d'argent  n'écraserait  pas  ce  pou  qui 
me  veut  sucer,  mais  l' enragerait  à  exiger  davan- 
tage. S'arrêter  de  donner  aux  parasites  les  rend 
encore  plus  frénétiques  que  de  ne  pas  commencer. 
Quand  celui-ci  verra  que  je  suis  décidé  à  tout 
subir  sans  lui  être  d'aucun  profit,  il  se  taira.  Je 
le  paierais  peut-être  si  j'étais  sûr  d'en  finir.  Mais 
il  voudra  des  annuités.  Si  je  cède,  j'augmente  non 
pas  ma  tranquillité  mais  sa  force. 

Quand  j'ai  chance  de  gagner  avec  qui  parle  je 
discute,  quand  je  n'ai  chance  que  de  perdre  je 
n'entends  pas.  Poursuivre  Taillefesse  en  justice 
donnerait  à  son  avocat  bonne  occasion  de  me 
badigeonner.  Je  fais  le  mort.  Les  poux  ne  vivent 
pas  sur  les  cadavres. 

—  Tu  as  tort.  Toutes  les  grosses  affaires, 
toutes  les  vieilles  fortunes  ont  leurs  parasites. 
Le  budget  de  presse  du  Gouvernement,  des 
Compagnies    de    chemin    de    fer,     des     Banques, 

173 


des  Assurances,  des  jeux  de  Monaco,  des  sociétés 
anonymes  de  toutes  sortes  et  des  riches  parti- 
euliers  totalise  des  sommes  énormes.  L'industrie 
de  l'opinion  publique  est  aussi  puissante  que 
celle  du  coton,  de  l'acier-  ou  du  cuir.  Tu  es 
visiblement  très  riche.  Tu  dois  avoir  ton  service 
de  chantage  comme  ton  service  d'assurance  ou 
de  comptabilité.  La  perte  de  l'estime  publique 
diminuera  ta  clientèle. 

Notre  système  au  Casino  d'Enghien  était  la 
forte  subvention  à  la  grande  presse  et  les  coups 
de  botte  au  derrière  des  petits  quémandeurs.  Il 
en  vint  une  fois  un  me  demander  cinq  mille  francs 
pour  ne  pas  publier  un  article  dont  il  me  donna 
l'épreuve.  Je  lui  dis  que  l'intéressante  affaire 
qu'il  me  proposait  ne  se  pouvait  sans  l'assenti- 
ment des  administrateurs,  et  que  j'allai  les  con- 
voquer. Je  revins  avec  les  quatre  plus  robustes 
huissiers  qui  tinrent  séance  autour  d'un  billard 
où  on  posa  le  monsieur.  Le  résultat  de  la  délibé- 
ration lui  suflit  car  on  l'a  plus  jamais  revu. 

Tu  ne  peux  pas  faire  ça  avec  Taillefesse  tant 
que  tu  ne  t'es  pas  assuré  un  grand  journal.  Prends 
occasion  de  celui-ci  qui  te  demande  des  machines 
d'imprimerie  ; 

«  M.    Salzbach 

Commission  Import.  Export. 
Paris. 
Monsieur, 

J'apprends  que  vous  entreprenez  du  gros  négoce 
en  Autriche  où  l'on  dit  que  se  trouve  de  l'outillage 
d'iiuprimerie    à    des    prix    avantageux.    Je    vous 

174 


serais  obligé  de  m'en  céder  la  plus  grande  quantité 
possible  aux  meilleures  conditions.  La  rotative 
n'est  pas  une  marchandise  qui  doive  enrichir 
celui  qui  la  fabrique  ou  la  vend.  Elle  est  le  véhi- 
cule de  la  pensée  et  tout  bénéfice  qui  en  hausse 
le  prix  est  un  attentat  aux  progrès  de  l'esprit 
humain...    » 

Le  comte  Erbern  entra.  M.  Salzbach  en  fut 
content,  car  les  idées  lui  sautaient  dans  la  tête 
comme  de  jeunes  chiens  et  il  aima  quitter  son 
courrier  pour  s'exercer  sur  un  homme.  Le  comte 
posa  sur  le  Ht  un  paquet  long. 

—  Je  ne  veux  pas  savoir,  dit  M.  Salzbach,  ce 
qu'y  a  dedans  :  la  tiare  d'un  pape  ou  le  bidet 
d'une  reine.  Vous  m'avez  gêné  dans  la  constitu- 
tion du  conseil  d'administration  de  ma  banque 
Travail  et  Marchandises.  Je  ne  vous  croyais  pas 
capable  de  dispute  d'amour-propre. 

Le  comte  Erbern  désigna  le  paquet  : 

—  Je  ne  l'ouvrirai  pas  et  ne  montrerai  rien  à 
qui  ne  veut  pas  voir.  La  Hongrie  ne  pouvait 
être  humiliée  en  moi  par  un  Autrichien  et  un 
Tchèque... 

M.  Salzbach  le  brusqua  : 

—  Comme  tous  ceux  habitués  à  subir  l'auto- 
rité :  les  enfants  et  les  esclaves,  dès  qu'on  vous 
laisse  seuls,  vous  faites  du  bruit.  Je  ne  me  pri- 
verai pas  de  M.  Pjebyl.  Aucun  de  vous  n'est 
capable  de  sa  force  de  travail.  Vous  êtes  vendeur, 
bien  apparenté  et  à  grandes  relations.  La  banque 
Travail  et  Marchandises  a  besoin  de  l'estime 
sociale  et  de  la  bienveillance  du  gouvernement. 
C'est  le   département   que  j'entendais  vous   con- 

175 


fier  :  la  publicité.  Vous  êtes  adroit  à  discourir. 
Il  ne  vous  sera  pas  plus  diincile  de  louer  notre 
entreprise  que  de  raconter  l'histoire  de  l'horlogerie 
de  Marie-Antoinette  ou  une  interprétation  amou- 
reuse de  la  Genèse.  Mais  vous  avez  mal  commencé 
vos  fonctions. 

—  Puis({uc,  dit  le  comte  Erbern,  vous  voulez 
me  faire  du  bien  malgré  moi,  je  vous  en  ferai 
malgré  vous,  j'ouvrirai  ce  paquet. 

Il  déroula  une  soierie  blanche  abritant  un 
verre  de  cristal.  Le  haut  pied  orné  de  cabochons 
à  taille  diamantaire  qui  marquaient  la  prise  des 
doigts,  épousait  par  une  longue  courbe  le  hanap 
cannelé,  d'une  telle  limpidité  qu'on  n'y  distin- 
guait que  les  arêtes  d'angle  et  les  ornements 
gravés.  Sur  la  masse  du  verre  identique  à  la 
lumière  le  fin  feuillage  d'or  semblait  libre  d'appui. 

M.  Salzbach  admirait  cette  fleur  de  clarté. 

—  Cristal  de  Bohême,  dit  le  comte  Erbern. 
Un  calice  dans  lequel  Jean  Hus  a  bu  le  vin  de  la 
messe  devant  Venceslas  le  Fainéant.  M.  de  Bas- 
sompierre  n'aurait  pas  pris  l'habitude  de  se  servir 
de  sa  botte  comme  verre  à  Bordeaux  s'il  avait 
connu  la  verrerie  de  Prague. 

Un  homme  entra  qui  empêcha  le  noble  anti- 
quaire de  dire  le  prix  de  cette  merveille.  Il  inclina 
très  bas  sa  tête  nue  à  longs  cheveux  gris  et  sales, 
et  avança  si  courbé  qu'on  ne  voyait  que  son  crâne 
et  le  derrière  de  son  col  bordé  de  crasse. 

MM.  Salzbach  et  Coutance  recevaient  fréquem- 
ment de  ces  visites  de  vendeurs  informés  par  les 
portiers  d'hôtels  de  l'arrivée  des  étrangers  et  on 
en  vit  dans  l'antichambre  remuer  six  derrière 
cet  homme  qui  avait  passé  droit  devant  eux  et 

176 


entrait  sans  frapper.  M.  Coutance  pria  de  reculer 
ceux  qui  s'indignaient  que  leur  tour  fut  usurpé. 
Le  garçon  nommait  haut  qui  aurait  dû  entrer 
premier  : 

—  Oppenheimer. 

—  C'est  un  vin  du  Rhin,  demanda  M.  Cou- 
tance ? 

—  Non,  un  marchand  de  chaussures. 

—  Nous  recevrons  tout  à  l'heure  ce  grand 
cru. 

Le  solennel  crasseux,  parvenu  à  presque  tou- 
cher du  front  les  genoux  de  M.  Salzbach,  se  releva 
lentement  et  tint  haute  la  tête  en  tirant  sa  longue 
barbe  aussi  fortement  qu'un  sonneur  une  corde 
de  cloche. 

—  Beau  sujet  de  pendule,  dit  ^L  Coutance. 
Avec  une  tête  comme  ça,  il  ne  doit  faire  l'amour 
que  le  mardi  gras. 

L'homme  se  nomma  : 

—  Doktor  Neujahr.  Messieurs  !...  J'ai  appris 
avec  une  grande  joie  votre  arrivée  à  Vienne, 
annoncée  par  les  journaux  commerciaux  et  je 
pense  mon  devoir  être  de  vous  présenter  le  plus 
sûr  moyen  de  ravitaillement  de  l'Autriche  et 
d'abolition  de  la  famine. 

Je  suis  auteur  du  catalogue  du  Musée  zoolo- 
gique de  Vienne,  où  sont  rassemblés  tous  les 
types  d'animaux  connus  depuis  le  pûlex,  puce, 
jusqu'au  plus  grand  antédiluvien.  Nous  avons  la 
meilleure  reconstitution  du  squelette  du  diplo- 
docus faite  dans  le  monde.  Deux  diplodoci  par 
jour  sulliraient  à  donner  une  ration  de  viande  à 
tous  les  habitants  de  Vienne.  Cet  animal  adulte 
mesure  43  mètres  de  long,  comptés  de  l'extrémité 

177  12 


du  museau  au  bout  de  la  queue.  Mais  il  est  impos- 
sible d'en  organiser  Télevage  quoiqu'il  ne  soit 
pas  certain  que  l'espèce  en  est  perdue.  On  signale 
l'apparition,  sur  les  rives  du  haut  Nil,  d'un 
anini^al  dont  la  marche  écrase  des  villages  et  qui, 
d'api^s  les  empreintes  recueillies,  est  probable- 
ment un  diplodocus.  Une  mission  anglaise  est 
partie  sur  la  trace  de  ce  monstre  intéressant.  Il 
serait  regrettable  qu'il  ne  reste  de  cette  aventure 
qu'un  nouveau  domaine  pour  l'imagination  et  un 
magnifique  sujet  de  roman  offert  à  G.  H.  Wells  : 
La  bête  du  chaos. 

M.  Salzbach  n'écoutait  pas.  Les  choses  s'usaient 
sur  lui  plus  qu'elles  ne  l'usaient.  11  avait  la  puis- 
sance d'être  indifférent  au  bruit  et  au  remuement 
des  autres.  On  pouvait  lui  parler  longtemps  sans 
qu'il  entende  rien,  si  sa  volonté  était  de  s'absorber. 

—  Ce  serait  donc  déraisonnable,  dit  le  docteur 
Neujahr,  d'espérer  ravitailler  ^  ienne  en  viande 
fraîche  par  l'élevage  des  antédiluviens.  Mais  son 
salue  et  celui  de  toute  l'Europe  centrale  peut  être 
assuré  par  des  batraciens  d'un  pullulement  plus 
facile. 

Le  cœur  ardent  à  vouloir  le  bien  de  l'humanité 
et  les  idées  chaque  jour  plus  exactes  pour  le  réa- 
liser, je  suis  parvenu  aux  vertigineuses  hau- 
teurs de  l'esprit  humain  ;  Nietzsche  dit  «  Sur  les 
glaciers  de  l'intelligence  »,  et  j'ai  évalué,  la 
superficie'  des  marais,  terrains  humides,  lieux 
aquatiques,  en  Autriche,  Hongrie,  Tchéco-Slo- 
vacjuie,  Yougo-Slàvie,   du  Danube  à  l'Elbe. 

Il  étendit  des  cartes  avec  une  rapidité  qui  fai- 
sait preuve  de  l'habitude  de  ses  doigts  aux  plis  du 
papier. 

178 


Le  comte  Erbern  remettait  avec  une  hâte  qui 
ne  se  privait  pas  de  soin,  le  calice  hussite  dans 
son  linceul  de  satin  blanc  ;  il  semblait  craindre  le 
contact  de  cette  merveille  bohémienne  et  du 
raisonneur. 

Le  bruit  de  l'hilarité  giclant  entre  les  lèvres 
serrées  de  M.  Coutance  pris  de  fou  rire  fit  se 
tourner  le  professor  qui,  tirant  sur  sa  barbe 
comme  s'il  en  espérait  un  carillon,  se  nomma  de 
nouveau  : 

—  Doktor   rSeujahr. 

Dans  ces  espaces  teintés  en  vert  les  grenouilles 
vivent  à  raison  de  deux  par  mètre  carré,  ce  qui 
donne  deux  milliards  d'individus,  quantité  insuf- 
fisante pour  nous  seuls  Autrichiens,  car  dix  gre- 
nouilles par  jour  sont  nécessaires  à  nourrir  un 
homme  adulte.  Mais  la  femelle  de  cet  amphibie 
pond  plus  de  mille  œufs  par  an.  Sauver  les  œufs 
de  deux  générations  c'est  sauver  l'Europe  cen- 
trale. Voici  un  rapport  qui  en  contient,  le  moyen 
infaillible. 

Sur  la  qualité  de  cet  aliment,  Pedacius  Dios- 
coride  et  Brillât-Savarin,  la  médecine  grecque  et 
la  cuisine  française  sont  d'accord.  Egalement  la 
comédie  antique,  par  Aristophane.  Vous  trou- 
verez dans  Antonin  Carême  et  dans  Urbain 
Dubois  la  recette  des  grenouilles  frites  en  beignet, 
ou  pochées  à  la  poulette,  avec  sauce  blanche  liée 
aux  œufs  et  persil  haché.  Pourquoi  les  cigognes 
nous  sont-elles  sympathiques  ?  Parce  qu'elles  se 
nouriissent  de  grenouilles.  Ainsi  deviendrons-nous 
gens  sympathiques  les  uns  aux  autres  et  qui  ne 
se  feront  plus  la  guerre.  Ce  que  le  Christ  n'a  pas 
réussi  par  la  croix,  je  peux  le  faire  par  les  batra- 

179 


ciens.  Le  grand  tort  de  Jésus  a  cté  d'accomplir 
des  choses  estimables  en  des  lieux  élevés  et  man- 
quant d'eau  :  le  sermon  sur  la  colline  ;  la  mort 
sur  le  Golgotha.  Je  ferai  mieux  que  lui  parce  que 
je  me  tiens  dans  les  marais.  J'ai  étudié  la  gre- 
nouille au  point  de  vue  zoologique,  physiologique, 
psychologique  et  moral  dans  ses  rapports  avec 
l'espèce  humaine  et  dans  son  influence  générale 
sur  la  civilisation.  Messieurs,  j'espère,  pour  récom- 
pense de  mes  travaux,  être  un  jour  reçu  à  Har- 
ward  par  les  étudiants  qui  m'honoreront  du  cri 
de   leur   Université   : 

Brekekekex-Koax-Koax. 

M,  Coutance  se  rappela  avoir  déjà  entendu  ce 
mendiant  de  nuit  le  remercier  de  son  aumône 
par  un  coassement.  Le  dément  évoquait  pour 
lui  toute  la  misère  de  Vienne  :  les  taudis  du 
XVI^  district  et  les  enfants  squelettiques  de 
la  Kinder  Klinik.  Le  doctor  Neujahr  déliant 
un  paquet,  en  tira  une  grenouille  en  bois  de 
la  grosseur  dune  poule,  et  pour  la  poser  sur 
la  table  écarta  le  plateau  portant  les  restes 
du  déjeuner  de  ^L  Salzbach.  L'index  tendu  vers 
sa  bête  il  allait  commencer  un  nouveau  discours, 
mais  son  doigt  tourna  lentement,  comme  une 
aiguille  sur  un  cadran  de  montre,  et  il  ouvrit 
énormément  les  yeux  et  la  bouche.  Puis  il  se 
pencha  jusqu'à  toucher  de  l'ongle  le  morceau  de 
pain  qui  restait  au  bord  de  la  soucoupe  : 

—  Puis-je,   demanda-t-il,  avoir  ceci  ? 

Encore  soumis,  malgré  sa  folie,  à  sa  belle  édu- 
cation, il  ne  le  prit  qu'autorisé  et  lécha  aussi  les 
quelques  gouttes  de  chocolat  qui  restaient  au  fond 
de  la  tasse. 

180 


—  Heureux,  dit-il,  sont  les  hôtels  dans  la 
misère  de  Vienne.  Les  étrangers  y  ont  du  chocolat, 
du  pain  et  des  saucisses.  Ma  femme  devient 
scrofuleuse  par  manque  de  phosphate  dans  son 
squelette. 

Cet  homme,  qui  avait  la  peau  très  près  des  os, 
ramassa  une  miette  et  ajouta  : 

—  Moi  aussi.  Je  m'excuse  de  le  dire.  Et  j'éprouve 
encore  la  famine  intellectuelle,  ^sous  sommes 
séparés  de  la  pensée  des  autres  nations  comme  de 
leur  nourriture  parce  que  nous  ne  pouvons  pas 
plus  acheter  les  livres  que  la  farine.  Notre  science 
devient  ignorance  comme  notre  vie  devient  mort 
par  la  pauvreté.  Nous  sommes  perdus  de  corps, 
perdus  d'esprit.  J'ai  été  fort  heureux  de  trouver 
à  la  gare  du  Nord  un  journal  anglais  balayé  hors 
de  ces  compartiments  de  luxe  dans  lesquels  vous 
venez,   Messieurs,   à   Vienne. 

La  guerre  est  plus  expiée  par  le  peuple  qui  l'a 
subie  que  par  les  riches  qui  auraient  pu  l'empê- 
cher. Il  n'y  a  pas  de  justice  dans  la  justice  qui 
nous  estime  coupables.  Le  pauvre  est  toujours  le 
plus  châtié.  \ous,  Messieurs  les  Français,  avez 
un  proverbe  paradoxal  :  Pauvreté  n'est  pas  crime. 
Moi,  professeur  Neujahr,  j'ose  ajouter  qu'il  vaut 
mieux  être  riche  et  criminel  qu'innocent  et  pauvre. 
L'empereur  et  les  archiducs  ont  à  manger  ;  les 
petits  enfants  de  Vienne  meurent  de  faim. 

Par  les  grenouilles  je  corrigerai  cette  méchan- 
ceté. En  les  grenouilles  est  la  justice.  Il  fut  un 
temps,  Messieurs,  où  moi  professeur  je  mangeais 
tant  que  je  voulais  du  porc  dont  aujourd'hui 
100  grammes  coûtent  plus  qu'autrefois  dix  kilogs. 

La    famine    d'été    est    moins    rude    que    celle 

181 


d'hiver.  Aux  beaux  jours  nous  cueillons  quelques 
légumes.  I/hiver,  moins  nourris,  mal  vêtus,  nous 
éprouvons  la  rudesse  du  climat  d'où  je  déduis  <{uc 
le  système  solaire  est  une  grande  iniquité.  L'in- 
justice n'est  pas  seulement  dans  le  cœur  de 
l'homme.  La  lumière  en  inonde  l'infini.  Nous 
souffririons  moins  si  par  plus  d'égalité  dans  l'ordre 
des  mondes  toutes  les  parties  de  la  terre  étaient 
également  chaudes.  Le  goût  de  Dieu  pour  l'abo- 
mination a  créé  les  pays  chauds  et  les  pays  froids. 
La  douceur  du  climat  aurait  pu  corriger  les  effets 
de  la  haine  des  hommes  qui  nous  prive  de  pain 
et  de  charbon.  Ensoleillés,  nous  vivrions  moins 
vêtus  et  nous  cueillerions  facilement  les  succu- 
lents fruits  de  la  terre,  tels  que  bananes  et  figues, 
au  lieu  de  nous  donner  tant  de  mal  pour  cultiver 
dans  nos  neiges  des  choux. 

M.  Coutance  le  confiait  au  valet  : 

—  Qu'on  sei^ve  à  déjeuner  à  M.  le  doktor 
Neujahr. 

Le  garçon  à  rude  face  maigre  marcha  craintif, 
mais  sans  bienveillance,  devant  le  dément  qui 
venait  de  lui  ôter  la  desserte  du  plateau. 

Mr,  Aldridge  entrait  : 

—  Je  suis  en  retard  de  dix  minutes. 

—  C'est  beaucoup  moins  que  le  Messie  qui 
l'est  de  deux  mille  ans. 

—  Je  connais  ce  fou  de  famine  si  maigre  que  ses 
vêtements  flottent  sur  son  corps  comme  un  dra- 
peau sur  sa  hampe.  Son  cercueil  ne  sera  plus  à  la 
mesure  de  ses  habits  d'avant-guerre.  11  est  venu 
me  demander  de  faider  à  attraper  des  mouches 
pour  nourrir  des  grenouilles  et  d'obtenir  du  gou- 
vernement français  le  drap  rouge  des  anciennes 

182 


culottes  militaires  pour  les  pêcher.  Il  y  a  ici 
plusieurs  hommes  dont  les  travaux  étaient  suivis 
dans  les  Universités  d'Europe  et  d'Amérique,  et 
qui  sont   devenus  abrutis. 

—  Il  se  fait  à  Paris,  dit  M.  Salzbach,  des 
affaires  magnifiques.  Si  je  ne  parviens  pas  aujour* 
d'hui  à  vous  mettre  d'accord  pour  collaborer  à 
ma  banque  Travail  et  Marchandises,  je  la  fais 
sans  vous.  Jai  perdu  déjà  trop  de  temps.  Qu'est^ 
ce  que  ce  vendeur  offrait  ?  Le  Muséum  de  Vienne  ? 

Mr.  Aldridge  l'informa  que  M.  Pietro  Babi, 
M.  Pjebyl,  MM.  Heidrich  et  Freudenberg  atten- 
daient dans  le  salon  des  Chasses. 

—  Ils  se  battent,  demanda  M.  Salzbach  ?  qui 
sortit  premier  et  fut  ralenti  par  les  sollicitations 
des  placiers.  Appuyés  de  dos  au  mur  du  couloir, 
ils  barrèrent  le  passage  de  leurs  bras  tendus  pour 
montrer  des  échantillons. 

—  Cravates  coton  et  soie  artificielle  ;  l'article 
de   Paris. 

—  Malles,  valises,  sacs  à  main. 

—  Vous  êtes  preneur,  Monsieur,  de  chaînes 
de  fer  ;  avec  un  lot  de  chaudières  et  de  moteurs 
électriques  ? 

Un  Russe  donnait  sa  carte  à  écriture  cyrillienne. 
M.  Salzbach  passa  droit  devant  ces  faméliques 
et  M.  Coutance  les  rudoya  : 

—  Vous  n'avez  que  l'échantillon  et  le  boniment. 
Vous  venez  proposer  des  affaires  dont  vous  avez 
entendu  parler.  C'est  du  Luft,  de  l'air  [  Vous  êtes 
capables  de  m'ofîrir  de  la  graisse  d'ours,  des 
accessoires  de  cotillon  et  la  machine  à  peler 
l'haricot.  Aucun  de  vous  ne  fait  brûler  du  papier 
d'Arménie  ? 

183 


Un  long  jeune  homme  pale  leva  rapidement  le 
calepin  et  le  crayon  sous  son  grand  nez  à  pointe 


rouge 


Monsieur.   Combien   laut-il   noter  ? 
D'une  aimable  tape  sur  l'épaule,  M.  Coutance 
le  fit  piquer  du  front  sur  son  papier  et  fléchir  les 
genoux   : 

—  Vous  êtes  le  plus  beau  de  tous.  \  ous  m'avez 
déjà  indiqué  un  bateau  à  vapeur,  du  papier  à 
journaux,  trois  mille  chambres  à  coucher  et  des 
vêtements  de  travail  :   soutanes  et  salopettes. 

—  Monsieur,  dit  le  jeune  homme,  je  connais 
toutes  les  marchandises  qui  existent  en  Autriche. 
Je  suis  au  l»ureau  des  autorisations  de  sortie  du 
Ministère  des  Finances.  Chaque  fabricant  veut 
exporter  pour  avoir  de  la  valuta  en  monnaie 
étrangère.  Je  ne  donnerai  autorisation  de  sortie 
qu'à  ce  que  vous  aurez  acheté. 

—  Vous  faites  en  dernier  la  proposition  la  plus 
intéressante.  La  capitulation  de  conscience  des 
fonctionnaires  est  un  article  que  je  prends  tou- 
jours. Laissez-moi  votre  adresse. 

—  Otto  Singer.  Zwei  Magdalenenstrasse.  Il  faut 
vivre. 

—  C'est  une  prétention  dillicile  à  abandonner. 
M.    Salzbach,    entrant    au    salon    des    Chasses^ 

demanda  : 

—  Vos  disputes  sont  bien  finies  ? 
Montrant   une  liasse   de   papiers   sortie   de   son 

maroquin    à    serrure    nickelée,    M.    Freudenberg 
répondit  : 

—  J'ai  matière  à  nous  mettre  tous  d'accord. 

—  Ecco  I  dit  l'Italien  . 
M.  Coutance  : 

184 


—  Tu  parles. 
et  Mr.  Aldridge  : 

—  1  see. 

puis,  craignant  de  voir  s'animer  M.  Pjebyl,  il 
enseigna  sa  philosophie  des  nations  : 

Les  vieilles  revanches  contre  l'oppression 
ancienne  troublent  le  commerce  en  Irlande,  en 
Alsace,  en  Bohême,  en  Yougo-Slavie.  Cette  guerre 
leur  a  momentanément  redonné  force.  Les  peuples 
ont  recherché  toutes  leurs  vieilles  raisons  de  se 
désunir.  Mais  le  commerce  doit  corriger  cette 
barbarie  de  la  Politique. 

^L  Salzbach  se  dressa  : 

—  Nous  !  les  Juifs,  la  race  la  plus  haïe,  si  nous 
cherchions  la  vengeance  de  l'oppression  subie, 
il  nous  faudrait  haïr  le  monde  entier  et  le  détruire. 

Par  la  persécution  même  nous  avons  été  le 
lien  entre  ceux  qui  nous  traquaient.  Nous  avons 
apporté  dans  toute  l'humanité  le  bienfait  des 
Maudits,  chassés  de  peuple  en  peuple,  mais  ensei- 
gnant les  nations  aux  nations,  amenant  dans  le 
sang  de  nos  blessures  et  le  pus  de  nos  ulcères,  l'or 
du  Commerce.  Hérétiques  et  marchands,  nous 
avons  franchi  toutes  les  frontières.  Par  nous 
iWrgent  et  l'Idée  ont  fait  le  tour  de  la  terre.  Cette 
force  est  aujourd'hui  le  salut  des  nations  capables 
(le  mettre  la  puissance  du  travail  au-dessus  de  la 
puissance  de  leur  haine.  On  détruit  un  peuple 
(jui  ne  sait  pas  vendre.  On  ne  détruit  pas  un 
peuple  de  vendeurs,  car  on  a  plus  besoin  d'acheter 
et  de  vendre  que  de  tuer.  Le  soldat  se  fatigue 
avant  le  marchand.  Si  nous  avions  été  une  race 
militaire  nous  serions  anéantis.  Mais  l'Esprit  du 
Commerce  nous  a  sauvés  malgré  la  malédiction 

185 


de  l'humanité  entière.  II  <jst  plus  puissant  ({ue 
l'esprit  de  justice.  Mieux  vaut  pour  la  tranquillité 
des  peuples  rechercher  la  fortune  que  le  droit. 
Ils  peuv.ent  se  massacrer,  saigner  dans  la  poursuite 
dv  la  justico,  ils  ne  l'atteindront  jamais.  Et  ils 
croient  corriger  par  la  Pitié  l'œuvre  de  la  Haine. 
Les  quêtes  ordonnées  par  le  Pape  et  le  produit 
des  fêtes  de  charité  ne  sauveront  pas  ces  nations 
dont  la  misère  pourrit  le  corps  de  l'Europe.  Le 
sauveur  est  le  Travail  et  non  Jésus-Christ. 

Donnons  l'exemple  d'hommes  qui,  pour  réussir 
ensemble,  se  séparent  des  haines  de  leurs  peuples 
et  refusent  de  détruire  leur  énergie  par  la  croyance 
en  la  pitié.  Nous  n'avons  à  connaître  que  le  triom- 
phe de  la  banque  Travail  et  Marchandises  :  Goods 
cV  Work,  dont  la  philosophie  dépasse  celle  du 
Traité  de  Versailles.  Nous,  commerçants,  ferons 
mieux  que  les  Gouvernements  :  Mr.  Aldridge, 
dans  l'alimentation  en  denrées  américaines,  ce 
qui  mettra  d'accord  sa  philanthropie  et  ses  inté- 
rêts ;  M.  Freudenberg  le  textile  ;  M.  Heidrich. 
la  confection  ;  AL  Pjebyl,  les  produits  chimiques 
et  le  papier.  Je  ne  veux  avec  moi  que  des  hommes 
qui  aient  la  volonté  de  réussir  une  grosse  fortune. 
C'est  ma  manière  de  comprendre  l'héroïsme  et  la 
sainteté. 

Contents  d'être  d'accord,  car  après  la  satisfac- 
tion de  haïr  pour  leur  patrie,  ils  avaient  craint  de 
perdre  une  bonne  occasion  de  gagner  de  l'argent, 
tous  acquiesçaient  d'une  même  manière  calme, 
comme  s'ils  étaient  d'un  seul  pays  et  d'une  seule 
race  :  le  Profit.  Leur  visage  sans  poil  ou  à  courte 
moustache  comme  MM.  Coutance  et  Pjebyl, 
leurs    minces    cravates    et    leurs    vestons    serrés, 

186 


unifiaient  leur  aspect  de  chic  anglais  autour  de 
la  barbe  noire  de  M.  Salzbach  à  l'habit  bien  plein 
de    chair.    Avide    et    cocasse,    il    étendait    sur    la 
misère  la  convoitise  et  la  plaisanterie. 
M.  Coutance  dit  au  comte  Erbern  : 

—  Mr.  Aldrid^e  sait  des  histoires  militaires 
plus  drôles  que  les  vôtres.  Il  prétend  qu  au 
paradis  des  héros,  Jeanne  d'Arc  est  assise  sur  les 
genoux  d'Abd-el-Kader. 

Mr.  Aldridge  intervint  : 

—  Vous  n'êtes  pas  digne  de  voir  la  face  de 
Dieu. 

—  C'est  une  sale  gueule,  si  elle  ressemble  à  ce 
qu'il  a  fait.  Mais  la  Vierge  Marie  est  une  femme 
charmante.  Elle  me  sourira,  j'ai  toujours  été  bien 
avec  les  dames. 

—  Déjeunons,  dit  M.  Salzbach,  M.  le  comte 
Erbern  vous  aurez  le  département  de  la  publicité 
et  des  objets  d'art.  Vous  ferez  donner  des  éloges 
à  notre  entreprise  nonpar  des  malices  d'imagination 
mais  par  de  justes  raisons  commerciales.  Le  bas 
salaire  peut  être  pour  l'Autriche  la  cause  d'une 
grande  renaissance  de  fortune.  Cela  attire  les 
capitaux  étrangers.  D'où  vient  la  richesse  du 
Brésil  et  de  l'Argentine  ?  De  ce  que  l'homme  n'y 
coûtait  pas  cher.  L'argent  afïlue  là  où  les  ouvriers 
sont  abondants  et  se  nourrissent  de  peu.  Nous 
disposerons  de  capitaux  considérables.  Ce  sera  à 
M.  Freudenberg  d'en  donner  l'utilisation  par  les 
contrats  de  travail. 

—  Les  voici,  dit  M.  Freudenberg.  Nous  avons 
avec  nous  la  grande  maison  Pollatschek  dont  un 
important  tissage  a  ete  séquestre  en  rrance  et 
qui  apporte  à  notre  groupe  ses  usines  d'Autriche 

187 


si  on  lui  redonno  participation  d'intérêt  dans  son 
usine  française,  ce  qui  vous  est  facile  ;  nous  avons 
Bluni,  Schwarz,  Fabian  ;  pour  le  coton,  le  lin  et 
les  machines-outils  ;  Meinl  pour  les  cuirs  ;  Johann 
Hofer  pour  la  verrerie  de  Bohême. 

—  ^ioi,  dit  M.  Pjebyl,  j'ai  la  maison  Syrinck. 
M.  Freudenberg  s'inclina  et  dit  : 

—  Nous  vous  en  remercions. 

M.  Salzbach  voyait  renaître  le  dépit  du  Tchèque 
contre  TAutrichien  qui  détenait  l'adhésion  d'une 
si  importante  firme  de  Prague  et  le  crédit  de  la 
Zivnostenska   Banca. 

—  Nous  avons,  annonça  encore  M.  Freuden- 
berg  :  Capellino  À:  Tordo,  Milano. 

—  Je  m'expliquerai,  dit  M.  Babi,  avec  ma 
maison. 

M.  Freudenberg  lui  passa  les  papiers  : 

—  Ça  vous  sera  plus  facile  quand  vous  aurez 
lu  la  correspondance. 

M.  Salzbach  voyait  des  dates  qui  reportaient 
au  jour  même  de  sa  première  conversation  avec 
M.  Freudenberg. 

—  C'est  très  fort,  dit-il.  Mais  vous  auriez  pu 
m'éviter  de  tant  parler. 

Il  comprenait  l'inutilité  du  long  discours  qu'il 
venait  de  faire.  M.  Freudenberg  ayant  déjà  changé 
en  jalousie  d'associés  l'inimitié  nationale  de  ses 
contradicteurs. 

Il  les  a  irrités,  pensait-il,  pour  se  débarrassser 
de  leur  irritation.  Mais  il  tenait  en  poche  le  succès 
de   l'affaire. 

.M.  Sal/bach  se  leva  : 

Nous  voici  tous  d'accord  et  j'espère  aujour- 
d'hui tous  contents  d'avoir  choisi  comme  Admi- 

188 


nistrateur-délégué  Hcrr  Johann  Freudenberg,  qui 
vient  de  donner  la  preuve  qu'il  entend  admirable- 
ment ses  intérêts  et  les  nôtres.  Je  vous  demande 
de  lever  votre  verre  pour  ratifier  le  choix  que  j'ai 
fait   de   lui. 

Tous  debout  réunirent  à  bout  de  bras  leur 
gobelet  de  cristal  coloré  d'or  par  le  vin  de  Tokay. 

On  ne  sut  pas  exactement  si  M.  Pjebyl  recons- 
tituait la  dignité  impériale  ou  raillait  Herr  Freu- 
denberg  en  lui  donnant  tous  ses  titres  : 

—  Ich  trinke  aui  das  Wohl  des  Kaiserlich- 
kôniglichen  Kommerzien-rates  Hoch  wohl  gebo- 
ren  Freudenberg. 

—  Good  health  to  you.  Tchin  !  Tchin  !  dit 
Mr.  Aldridge,  comme  font  les  barmaids  de  Londres, 
imitant  le  bruit  des  verres  choqués. 

Et  M.  Coutance  avec  plus  de  simplicité  : 

—  A  la  tienne. 

M.  Freudenberg  parla  avec  obligeance  à  M.  Babi: 

—  Votre  maison  de  Milan  sera  heureuse  de 
croire  que  je  suis  entré  en  rapports  avec  elle  sur 
vos  indications. 

—  Ail  is  fair  in  love  and  war,  dit  Mr.  Aldridge. 
Tout  est  permis  en  amour  et  en  guerre,  et  aussi 
«n  affaires. 

M.  Coutance  félicitait  M.  Freudenberg  : 

—  Vous  vous  êtes  levé  avant  nous. 

Le  Kommerzialrat  accepta  cette  idée  pour 
opposer  un  proverbe  allemand  au  proverbe  an- 
glais : 

Morgenstunde  hat  Gold  im  Munde. 

L'heure  du  matin  tient  l'or  dans  sa  bouche. 
M.  Salzbach,  ayant  lu  les  contrats  de  travail, 

189 


remettait  à  chacun  celui  de  sa  spécialité.  Calmes 
et  graves,  les  hommes  avides  de  l'ortuiie  y  chif- 
fraient des  profits. 

Un  enfant  entra.  On  n'aurait  point,  avant  la 
guerre,  accepté  dans  Thôtel  Sacher  un  être  de  si 
pauvre  mine.  Mais  le  luxe  le  mieux  gardé  du 
premier  district  recevait  de  ces  éclaboussures  de 
misère.  Les  hôtels  ne  pouvaient  se  préserver  des 
commissionnaires,  des  envoyés  de  maisons  de 
commerce,  des  marchands  de  journaux,  sortis  du 
peuple  gravé  de  famine. 

Cet  enfant  était  pauvre  d'habits,  mais  sans  les 
déchirures  des  haillonneux  mendiants  autour  de 
l'Opéra,  ce  qui  lui  permettait  le  petit  métier  de 
porteur  de  lettres  aux  grands  hôtels.  Voyant  les 
nourritures  abondantes  sur  la  table  oii  il  avait 
déposé  sa  lettre,  ses  yeux  s'agrandirent  et  il  resta 
immobile  comme  frappé  d'une  vision  féerique. 
Tant  de  choses  à  manger  lui  était  un  formidable 
éblouissement,  au  delà  de  ce  que  son  imagination 
aurait  pu  rêver. 

Aucun  de  ceux  qui  écartaient  ces  riches  vic- 
tuailles pour  avoir  sur  la  table  la  place  d'écrire 
ne  remarquait  Thallucination  de  l'enfant  maigre. 

Ils  établissaient  leurs  chiffres  de  salaire  et  de 
fournitures  :  le  compte  deniers,  le  compte  ma- 
tières dan:;  le  travail  humain. 

Dompté  par  cette  énorme  indifférence,  l'enfant 
allait  à  la  porte,  reculant  vers  la  misère  du 
peuple  sur  qui  se  calculait  la  richesse. 

La  lumière  de  ses  yeux  changeait.  Il  ne  regar- 
dait plus  la  nourriture  avec  convoitise,  mais  les 
hommes  avec  haine.  En  ce  demi-mort  de  faim 
commençait  la  volonté  de  tuer  ces  repus  insen- 

190 


sibles  à  sa  détresse.  Un  bond  était  prêt  dans  la 
rage  de  son  corps  débile  :  vers  les  assiettes  pour 
dévorer  ou  vers  les  hommes  pour  frapper.  Mais 
il   sortit,   vaincu,   retournant   vers   la   Mort. 

M.  Coutance  lisait  à  M.  Heidrich  le  joli  billet 
d'Eisa  Somogy  demandant  quand  elle  et  ses  amies 
seraient  les  bienvenues. 

—  Envoyons,  dit  M.  Coutance,  la,  voiture  les 
chercher.  ?sous  avons  bien  travaillé  aujourd'hui. 

M.  Salzbach,  fier  d'avoir  montré  la  part  du 
Commerce  dans  le  salut  du  monde,  aimait  la 
satisfaction  de  ces  hommes  laborieux. 

Il  ne  leur  manquait  que  la  Pitié. 


191 


ACHEVÉ  D'IMPRIMER 
LE  16  SEPTEMBRE  1920 
PAR  F.  PAILLART  A 
ABBEVILLE  —  SOMME. 


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