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Full text of "Les classes sociales; analyse de la vie sociale. Ouvrage récompensé par l'Institut de France (Académie des sciences morales et politiques)"

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I5IBLlUTIIÈ(jLlE    SOCIOLOGIQUE    I.NTEIJNATIONALR 

Publiée  sous  la  dirccliou  de  M.  RENÉ  WOHMS 
Secrétaire-Général  de  llnstitut  luternatioual   de   Sociologie 

XXV 


LES 

CLASSES  SOCIALES 

ANALYSE  DE  LA  VirSOCIALE 


Arthur  BAUER 

Professeur    de    Philosophie 
Membre  de  la  Société  de  Sociologie  de  Paris 


OUVRAGE  RÉCOMPENSÉ  PAR   L'INSTITUT  DE  FRANCE 

[Académie  des  Sciences  Morales  et  Politiques) 


PARIS  (5-=) 
V-  GIARD    &    E.    BRIÈRE 

LlHU.VinKS-KUlTKUKS 

16,    Rue    Soufflet,     16 
1902 


LES  CLASSES  SOCLALES 


ANALYSE  DE  LA  VIE  SOCIALE 


BIBLIOTHÈQUE  SOCIOLOGIQUE    INTERNATIONALE 

Publiée  sous  la  direction  de  M.  RENÉ  WORMS 
Secrétaire  Général  rie  l'iastitiil  International  de  Sociologie 

Cette  collection  se  compose  de  volumes  iii-8,  reliure  souple  (i) 

OM'   PAUU  : 

I.   "WORMS  (l'ené)  :  Organisme  et  Société,  l-80li 8  fr.     » 

II.  LILiIENFELD    (Paul  de),  ancien  président  de  l'institut  international 
de  -ociologie  :  La  pathologie  sociale.  1896 8  fr.     o 

III.  NITTI  (Francesco  S.),  professeur  à  l'Université  de  Naples  ;  La  poplla- 

1I0N     ET    LE   SYSTEMS     SOCIAL,    1897 7   f F .        )) 

IV.  POSADA  (Adoifo),  professeur  à    l'Université  d'Oviedo  :   Théories  mo- 

1>.  R.NES    SIR      LES     ORIGI.NES     DE     LA     FAMILLE,     DE     LA     SOCIÉTÉ     ET   ÏK    L'i- 
TAT 6    fr.       11 

\' .   BALICKI  (Sigismond),  associé  de  l'Inslitul  international  de  Sociologie: 

l' KtAT      comme      ORGANISATION       COERCITIVE      DE      LA     SOCIÉTÉ       POLITH(UÉ  , 

189r. 6  fr.     1) 

VI.  NO'VICO'W  (.lacques),  membre  et    ancien  viee-président  de  l'inslilut 

international  de  Sociol.  :  Conscience  et  volonté  sociales.       6  fr.     » 

VII.   GIDDINGS    (Franklin    H.),  professeur  à    l'Univoisile   de    Colombie 

iXfw-Yoïk)  .■   Principes  de  Sociologie,  1897 8  fr.     » 

VIII.  LORIA  (Achille),  professeur  à  l'Université  de  Padoue  :  Problèmes  sd- 

i;mx  coNTEMPORAiss,  1897 6  fi .     » 

l\-.\.  VIGNES  (Maurice),  chargé  du  cours  d  économie  politique  à  l'Univer- 
siié  de  (irenoble  :  La  science  sociale  d'après  lls  prlncipes  de  Le  Play 

ET  i)i:  ses  CONTINUATEURS,  2  volumcs,  18y7 SO  fr.     C( 

.\1.  VACCARO  (M. -A.),  membre  de  l'Institut  international  de  Sociologie  : 

Lis  hases  sociologiques  du  droit  et  de  l'Ftat,  1898 lO  fr.     d 

Ml.   GUMPIjO"WICZ    (Louis),   professeur  à  l'Université  de  Graz  :    Socio- 

i.iigie  et  i'Olitiquë,  189> 8  fr.     » 

Mil.   SIGHELE  (Scipio),  agiégé  à  l'Université  de  Pise  :  Psychologie  des  Sec- 

Tis.  ls;i8 7  fr.     » 

XIV.  TARDE  (G.),  membre  de  l'Instiliil  international  de  Sociologie  :  Etudes 

!)«;  psvcHOLOGiE  sociale,  1898 9  fr.     )) 

XV.  KO"VAIjE"WSKY  (Maxime),  ancien  professeur  à  l'Université  de  Mos- 
cou  :   Ll.    RÉGIME    ÉCONO.MIQUE   DE   LA    RUSSIE,    189S 9    f  r .       )) 

XVI.   STARCKE  (C -X.),    privat-docent  à    '.'Université  de    Copenhague:    La 

FAMILLE    DANS   LES  DIFFÉRENTES    SOCIÉTÉS,    1899 7    fr.       I) 

XVII.  GRASSERIE3  (K.  delà),  associé  de  l'Institut  international  de  Sociolo- 

^iTie  :  Dks  religions  comparées  au  point  de  vue  socul.  1899.       9  fr.     » 

X\III  .   BALD'WIN  1,1. -M. I,  professeur  à  l'Université  de  Princetown  :  Inter- 

i'rktation  sociale  et  morale  des  principes  du  dévëlop.'e.ment  mental. 

1s'.t9 IS  fr.     )) 

XIX.  DUPRAT  (G  -L.),  professeur  di  philosophie  :    Science  sociale  et  Dé- 

.mochatik,  1900 8  fr.     » 

XX.  LiAPLiAIGNE  (H.),  membre  de  la  Société  de  Sociologie  de  Paris  :  L\ 
MORxi.E  d'un  FgoIste.   Essai  de  morale  sociale,  190j 7  'r.     » 

XXI.  LOURBET  (.1.),  membre  de  la  Société  de  Sociologie  de  Paris  :  i.e  Pro- 

ni.KMi;  i)i;s  Sexes,  1900 7  fr.     » 

XXII.  BOMBARD  (Colonel),  membre  de  la  Société  de  Sociologie   do  Paris:- 

L\   .M\it(:iii.  Di;  l'Uu-vianité  et  le^  Grands  hom.mes,  d'après  la  doctrine 

l'oMTivi  ,  190(J 8  fr.     )i 

XXIII  .   GRASSERIE  (K.  de  la),    associé  de  l'Institut  iiiteriialional  de  Socio- 
lo;,'i(^  :    Des    pium:ipi;s    socioLoiinjuES    de    la    Cui.minologie,    avec    une 

p:-c'face  di' C.   Lombroso,   1931 S   fr.     » 

XXIV.  POUZOLi  (.V.),  lauréat  de  l'Institut  :  La  recherche  de  la  Paternité, 
élude,  (•riii(]ue  de  sociologie  et  de  législation  comparée,  avec  préface 
de  M .  Hironger,  de  ïlnsltiut IS   fr.     » 

(1)  Les  volumes  de  la  collection  pourront  aussi  être  achetés  brochés 
avec  une  diminution  de  2  francs. 


bibuothèquf:     sociologique  internationalk 

Publiée  sous  la  direction  de  M.  RENÉ  VVORMS 
Secrétaire-Général   de   Tlnstitut   International   de   Sociologie 

XXV 


LES 

CLASSES  SOCIALES 

ANALYSE  DE  LA  VIE  SOCIALE 


Arthur  BAUER 


Professeur   de    Philosophie 
Membre  de  la  Société  de  Sociologie  de  Paris 


OUVRAGE  RÉCOMPENSÉ  PAR    L'INSTITUT  DE  FRANCE 

f Académie  des  Sciences  Morales  et  Politiques) 


PARIS  (5^) 

V.  GIARD    &    E-    BRIÈRE 

MnuAiHF.s-i':urrF,rus 
16,    Rue    Soufflet.     16 

190  2 


Df  f'I 


1151135 

HT 


QAVIS  AU  LECTEUR 


L'idée  fondamentale  de  celte  élude  remonte  à  bien 
des  années  déjà.  Elle  n'était  tout  d'abord  qu'un  germe, 
mais  un  germe  qui  as[)irail  à  la  vie  rt  qui  cliercliait 
à  donner  —  dès  1891  —  des  manifestations  de  sa  vita- 
lité, sous  le  titre  :«  Les  Types  sociaux  en  France  ».Des 
fragments  de  cet  ouvrage  ont  seuls  paru,  dispersés 
dans  plusieurs  Revues  parisiennes,  en  particulier  dans 
Lu  Revue  de  Pari^  et  de  St-Pé/ershoiurj ,  alors  sous  la 
direction  d'Arsène  Houssaye,  auquel  je  me  plais  à 
rendre  ici  un  pieux  hommage. 

D'autres  études,  inspirées  par  cette  même  idée,  pa- 
rurent plus  tard  :  «  Le  Moine  »  dans  le  Monde  Latin  ; 
((  Les  Gens  de  Lois  »  dans  la  Revue  du  Palais,  qui  a 
|)ris  le  nom  de  Grande  Revue  ;  <(  Les  Paysans  »  dans 
la  Nouvelle  Rrvue,e[c... 

Puis  vint  en  1897  l'annonce  du  sujet,  proposé  au 
concours  pour  le  Prix  Bord  in  :  J)es  Méthodes  applica- 
hles  à  fétude  des  lui/ts  siximix.  La  concordance  entre 
mes  préoccupations  luibiliielles  et  la  ({uestion  donnée 
(Hail  si  grande,  (jue  dès  lors  mes  travaux  s'orientèrent 
daiisce  sens  elque.  pciidaiil  trois  longues  annét's,  j'ap- 
profondis mon  idée  et  tâchai  de  la  soumettre  au  con- 
trôle le  plus  sévère. 


AVIS   AU   LECTEUR  Yl 

En  apparence,  la  question  était  purement  du  do- 
maine logique.  11  m'a  semblé  qu'elle  s'étendait  au- 
delà.  La  méthode,  dès  qu'elle  rtste  confinée  dans 
les  généralités,  ne  renferme  guère  que  des  préceptes 
vagues  et  d'une  médiocre  utilité  pour  les  travailleurs. 
Pour  lui  donner  toute  sa  portée  pratique  et  même 
pour  éprouver  sa  valeur  théorique,  j'ai  pensé  qu'il 
fallait  la  mettre  aux  prises  avec  les  difficultés  mêmes 
du  sujet,  suivant  la  très  juste  formule  d'Aug.  Comte, 
que  pour  cette  raison  j'avais  prise  pour  devise  de  mon 
Mémoire. 

C'est  à  ce  Mémoire  que  l'Académie  des  Sciences 
Morales  et  Politiques  a  décerné  la  première  récompense 
dans  le  concours  pour  le  PrixBordin.  A  cette  occasion, 
je  tiens  à  lui  adresser  —  à  Elle  ainsi  qu'à  son  émi- 
nent  rapporteur  M.  Liard  —  l'hommage  public  de  ma 
reconnaissance. 

Le  Mémoire  paraît  aujourd'hui  sans  remaniements, 
mais  avec  l'addition  d'un  cha[)ilre  étendu  :  Ctasi^fica- 
tiondes  Faits  Sociai/x.  11  parait  sous  le  titre  de  :  Les 
Classes  Sociales,  titre  qui  caractérise  mieux  Vïdw  do- 
minante de  mon  Etude. 

Cette  idée,  je  l'exprimais  ainsi  dans  la  petite  intro- 
duction qui  précédait  mon  article  du  «  Moine  »,  dans 
le  n"  (lu  Monde  Laliii  de  Mars  1896  :  «  La  Psychologie  so- 
ciale a  pour  objetd'étudier,  non  pas  l'homme  en  général, 
ni  tel  homme  en  particulier,  mais  des  «j^-poupes  liii- 
iiiaiiis,  groupes  formés  des  personnes  qui  sont  si'ui- 
blables  par  leur  genre  de  vie  et  par  leurs  occupations, 
ou  d'un  mot  par  leur  fonction  sociale.  Un  pareil  objet 


vu  AVIS    AU   LECTEUR 

«st  accessible  à  la  connaissance,  puisque  ces  groupes 
sont  animés  —  suivant  l'expression  vulgaire,  mais  ici 
très  juste  — d'un  esprit  de  corps,  ce  qui  veut  dire 
<Iiie  tous  les  membres  d'un  groupe  vivent  dans  une. 
communauté  d'idées,  de  sentiments,  de  tendances  et  de 
volontés.  Quant  à  son  utilité,  on  ne  saurait,  si  les 
actions  ne  s'expliquent  bien  que  par  les  états  intérieurs, 
contester  l'intérêt  qu'il  y  aurait  à  analyser  l'àme  des 
grands  corps  sociaux  ». 

C'est  cette  même  idée  de  Classes  Sociales,  qui  est 
l'ànie  de  mon  travail. C'est  elle  qui  m'a  permis  de  voir 
un  peu  clair  dans  celte  vie  sociale  si  mouvante  et  si 
complexe  ;  c'est  elle  qui  semble  donner  l'espoir  d'ar- 
river à  serrer  la  réalité  de  plus  près,  et  de  l'enchaîner 
ilans  des  formules  plus  rigoureuses. 

Il  me  reste  à  souhaiter  que  le  Lecteur  ne  soit  pas 
(l'un  avis  trop  contraire,  et  qu'il  veuille  me  lire  avec 
la  bienveillante  justice,  que  mérite  peut-être  une 
conception  nouvelle,  en  tout  cas  un  efTort  sincère  vers 
le  vrai. 

AuTHLii  Dater 

1^2  Janrier  îiHH. 


INTRODUCTION 


Dans  toute  science  réelle,  les  conceptions 
relatives  a  la  méthode  proprement  dite  sont 
essentiellement  inséparables  de  celles  <(iii 
gc  rapportent  a  la  doctrine  elle-même. 

Atji-.usTK  COMTE.  Cours  de  philosophie    po- 
sitive, t.   IV  p.  22(). 

Lorsquimo  science  n'est  encore  que  dans  la  période 
des  tâtonnements  et  des  essais,  ce  serait  une  entre- 
prise bien  téméraire  de  vouloir  formuler  une  méthode. 
Car  les  procédés  que  suit  Tesprit  dans  un  ordre  de 
recherches  sont  dus  réalités  dont  la  nature  se  révèle  par 
l'usage  et  dont  la  valeur  s'apprécie  par  les  résullats. 
Privé  de  cet  appui,  le  logicien  s'exposerait  à  biUir  dans 
le  vide. 

A  Textreme  opposé  —  quand  une  science  est  en 
possession  de  vérités  certaines  et  importantes  —  l'étude 
de  la  méthode  ne  satisfait  guère  qu'un  intérêt  de 
curiosité.  Car,  si  les  procédés  qtii  ont  servi  à  l'élabo- 
ration di!  ces  vérités  ne  sont  pas  énuuK'rés  dans  un 
ordre  systématitjue,  du  moins  ils  sont  connus  et  leur 
valeur  s'est  révélée  par  l'épreuve  décisive  de  la  pra- 
ii(jue. 

Le  moment  où  les  recherches  sur  les  méthodes 
paraissent  présenter  le  plus  d'utilité  est  celui  oii  les 
sciences  sont  en  formation  ;  où  les  essais  sont  nom- 
breux, les  tentatives  variées,  les  procédés  laissés  à  hi 
lilire  initiative  des  chercheurs.  Il  se  ]>ro(luit  alors  un 
tel  enchevêtrement  de  routes  (\\\*^  les  csprils  lisqnciit 


2  Ki:S    CLASSES    SOCIALES 

(le  s'égarer,  si  les  logiciens  ne  prennent  pas  le  soin 
particulier  de  dégager  la  marche  suivie  par  les  savants, 
toutes  les  fois  qu'ils  sont  arrivés  à  leur  but. 

Les  sciences  sociales  paraissent  précisément  parve- 
nues à  ce  stade  favorable  aux  recherches  sur  la  méthode. 
L'ignorance  en  matière  sociale  n'est  pas  assez  complète 
pour  décourager  une  tentative  de  ce  genre  et,  d'un  autre 
côté,  la  connaissance  n'est  pas  assez  avancée  pour  la 
rendre   superflue. 

Avant  d'aborder  le  problème  spécial  des  méthodes 
propres  à  l'étude  des  faits  sociaux,  rappelons  briève- 
ment les  préceptes  communs  à  toute  méthode. 

La  vraie  méthode  ne  dirige  pas  seulement  l'esprit 
mais  elle  intéresse  aussi  le  cœur  et  la  volonté.  La 
première  attitude  à  garder  à  l'égard  d'une  science 
cultivée  depuis  longtemps  et  sans  succès,  c'est  une 
modestie  sincère  et  profonde.  Si  tant  de  politiques,  de 
législateurs  et  de  savants  se  sont  en  vain  appliqués  à 
la  connaissance  de  la  vie  sociale,  il  ne  faut  pas  avoir 
la  présomption  de  croire  que  les  difficultés  s'évanoui- 
ront aux  premières  recherches  et  que  la  science  surgira 
tout  armée  —  comme  Minerve  —  de  quelque  cerveau 
Olympien.  Les  lenteurs  des  sciences  aujourd'hui  cons- 
tituées doivent  servir  à  rabattre  les  prétentions  exces- 
sives. Partout  les  progrès  ont  été  achetés  par  de  longs 
efforts  ;  par  quelle  chance  miraculeuse  la  plus  com- 
plexe (le  toutes  les  sciences  ferait-elle  exception? 

La  |;atienc(3  est  ici  d'autant  plus  à  l'ccommander 
qu'elle  court  le  ris(|ue  d'être  moins  pratiquée.  Le  mal 
se  présente  dans  bs  sociétés  sous  des  formes  si  multi- 
ples et  avec  une  succession  si  rapide  qu'il  réclame  des 
remèdes  immédiats.  De  là  une  hâte  empirique  qui 
s'oppose  à   des  vues   nettes    et   à   une    marche    sûre. 


INTROIH'CTION 


L'esprit,  guidé  par  de  fausses  lueurs,  court  çà  el  lu  au 
hasard  des  circonstances,  semblable  au  voyageur  de 
Descartes  qui,  égaré  dans  la  forêt,  tournoie  en  tous 
sens  sans  prendre  le  temps  de  choisir  une  direction  et 
de  s"y  tenir.  La  direction  sera  fournie  par  une  idée 
originale.  Or,  l'idée  neuve  est  comme  la  perle,  elle 
s'élabore  lentement  et  en  silence  au  fond  des  esprits. 
Comment  Newton  a-t-il  découvert  le  principe  de  la 
gravitation  universelle?  En  y  pensant  toujours. 

Puisque  l'idée  neuve  est  le  germe  de  vie  de  la 
science,  il  ne  faut  pas  espérer  la  trouver  toute  formée 
dans  les  ouvrages  des  devanciers.  Car  si  elle  se  trou vn il 
quelque  part,  comment  n'aurait-elle  point  manifesté  sa 
puissance  par  une  véritable  rénovation  de  la  science  ? 
Bacon  s'insurgeait  contre  l'autorité  qui  dominait  dans 
les  Ecoles  du  Moyen-Age  et  Descartes  voulait  ignorer 
tous  ses  devanciers.  Sans  pousser  aussi  loin  cette  haine 
du  passé,  le  chercheur  de  nouveau  ne  se  confinera  pas 
dans  l'étude  purement  «  livresque  ».  Il  s'appliquera 
moins  aux  théories  ambitieuses  qu'aux  remarques  de 
détail,  et  s'efforcera  de  contrôler  les  assertions  de  ses 
devanciers  par  une  observation  directe  des  faits.  Le  livre 
ne  doit  servir  qu'à  attirer  l'atten  lion  sur  certains  points, 
à  provoquer  la  recherche,  à  stimuler  la  découverte.  Les 
livres  sont  des  choses  mortes,  et  l'esprit  ne  peut  s'en 
nourrir  qu'à  la  condition  de  les  transformer  en  sa 
substance  par  la  mystérieuse  chimie  de  la  pensée. 

Ces  préliminaires  seraient  incomplets  si  on  ne  rap- 
pelait les  règles  cartésiennes  applicables  à  toutes  les 
sciences,  mais  plus  essentielles  encore  aux  sciences 
sociales. 

1"  Décomposer  les  difficultés. 

2°  Commencer  par  les  objets  les  plus  aisés  àcoiuKiili-e. 


4  LES    CLASSES    SOCIALES 

3o  Se  repaître  de  vérités. 

11  est  inutile  de  prouver  la  valeur  de  ces  préceptes 
dont  l'excellence  estreconnue  de  tous.  Mais  ils  ressem- 
blent trop  souvent  aux  armes  de  prix  qu'on  suspend 
aux  panoplies  pour  Tadmiration  des  badauds  et  dont 
on  ne  se  sert  point.  Il  faut  s'en  servir. 


CHAPITRE  PREMIER 


LOBJET 


Dans  ses  Règles  pmir  la  direction  de  l'f.^pril,  Descar- 
ies parle  d'un  valet  si  empressé  qu'il  partirait  avant 
d'avoir  bien  entendu  l'ordre  qu'il  aurait  à  exécuter.  Cet 
l'xemple  fait  vivement  ressortir  l'obligation  de  fixer 
pour  chaque  question  ro])jet  à  étudier.  Car  c'est  la  na- 
ture de  cet  objet  qui  imposera  aux  savants  les  procé- 
dés spéciaux  qu'il  convient  d'employer  pour  sa  con- 
naissance. Si  cette  nature  n'était  pas  déterminée  avec 
une  suflisante  précision,  le  moindre  défaut  de  la  mé- 
thode recommandée  serait  de  ne  pas  répondre  aux  don- 
nées du  problème. 

Ici  la  matière  de  l'étude  est  constituée  pur  ><  les  (aits 
sociaux.  » 

Ce  sont  des  faits.  Cette  qualité  mémo,  de  l'ail  impîi- 
<]ue  une  existence  objective,  une  réalité  indépendante 
des  pures  créations  de  l'esprit,  quelque  chose  qui  n'a  pas 
ù  se  plier  aux  exigences  de  l'imagination  esthétique  ni 
à  se  conformer  aux  conceptions  idéales  —  que  ces  con- 
ceptions soient  orientées  vers  l'util iU',  vci-s  In  justice 
ou  vers  quelque  autre  but. 

Les  faits  dilfèrent  des  notions  nuilh(''ni;iliijni's  (pu.' 
l'intelligence  peut  former  sans  consulter  la  iialuredudu 
moins  en  ne  lui  empiainlant  (|u'un  petit  noiubre  d(>  ma- 
tériaux. Le  géomètre  congoit  le  cercle,  re[lij)se,  la  pa- 
rabole,.la  cycloïde...  Il  porte  en  lui  ces  figui-es  (piil  a 


G 


LKS   CLASSES    SOCIALES 


engendrées  au  moyen  de  points  en  mouvement  dans 
l'espace  imaginaire  ;  il  retient  dans  une  définition  les 
éléments  constitutifs  de  ces  figures;  il  connaît  ces  élé- 
ments  avec  certitude  puisqu'il  les  a  introduits  lui-mê- 
me d'une  façon  expresse,  et  de  ces  propriétés  fondamen- 
tales, il  tire  —  dans  une  suite  de  théorèmes  —  d'autres 
propriétés  rattachées  aux  premières  par  les  liens  rigou- 
reux de  la  déduction.  Mais  dans  toutes  ces  démarches  le 
mathématicien  n'a  pas  à  se  préoccuper  de  savoir  si  les 
objets  ou  les  mouvements  naturels  répondent  exacte- 
ment à  ses  idées,  à  ses  définitions  et  à  ses  démonstra- 
tions. La  géométrie  et  l'algèbre  conserveraient,  non 
sans  doute  toute  leur  valeur,  mais  toute  leur  vérité, 
alors  qu'elles  seraient  dépourvues  d'application  dans  le 
monde  extérieur.  Au  contraire  les  faits  demandent  à 
être  étudiés  en  eux-mêmes.  Ce  sont  des  inconnus  dont 
il  faut  pénétrer  les  caractères  essentiels,  des  modèles 
qui  ne  supportent  aucune  grave  déformation  ;  car 
toute  la  vérité  à  leur  suj(^t  réside  dans  la  ressem- 
blance. 

Ce  défautd'observalion.  ou  du  moins  cette  prédomi- 
nance de  l'imagination  sur  l'observation  n'est  pas  une 
simple  possibilité.  C'est  un  vice  de  méthode  réel,  un 
vice  dont  les  traces  sont  visibles  dans  maints  ouvrages, 
particulièrement  dans  ceux  où  les  auteurs  ont  visé  à  la 
rigueur  mathématique.  Pour  que  cette  remarque  ne 
reste  pas  dans  le  vague,  elle  se  précisera  au  moyen  d'un 
exemple  emprunté  au  Contrat  Social  à^  ]. -S.  Rousseau 
(1).  Par  un  prodige  d'abstraction,  Rousseau  efface  les 
distinctions  entre  les  races,  entre  les  peuples,  entre  les 
classes  sociales,  entre  les  individus  ;    il  néglige  la  di- 

(1)  Mais  —  et  c'ost  là  un  avcriissemont  qui  doit  servir  pour  tous  les 
cas  semblablrs  —  l'exanicn  porto  sur  le  point  spécialement  visé  et  ne 
s'étend  pas  à  toutes  les  parties  de  l'ouvraf^e.  Ce  travail,  tel  que  î'au- 
tcur  l'a  compris,  est  moins  une  œuvre  de  critique  ([u'un  exposé  de 
doctrines. 


L  0!!,li:i' 


vi'j-silé  des  <'j)oques  ;  il  supprime  les  différences  qui 
naissent  de  l'àgC;,  du  sexe,  des  iiilirniite's  et  ne  compte 
dans  sa  Cité  que  des  citoyens  tous  égaux.  Cette 
égalité  est  impli(iuée  dans  les  termes  même  du 
Pacte  Social  où  «  chacun  se  donnant  tout  entier,  la 
condition  est  égale  pour  tous  ».  Conclusion  juste,  si 
l'on  admet  que  toïis  ont  la  même  valeur.  Le  Pacte  So- 
cial exige  encore  «  Paliénation  totale  de  chaque  asso- 
cié avec  tous  ses  droits  ».  Pour  être  équilahh»,  cette 
aliénation  veut  que  les  biens  des  associés  soient  et  res- 
tent égaux;  que  la  puissance  physique  et  intellectuelle 
reste  identique  chez  tous  ;  que  la  volonté  elle-même 
soit  partout  droite,  énergique,  orientée  vers  le  bien  gé- 
néral. «  Les  engagements,  continue  Rousseau,  ne  sont 
obligatoires  que  parce  qu'ils  sont  mutuels  ».  Mais  en 
réalité  l'homme  valide  s'expose  à  la  guerre  et  l'infirme, 
non;  le  riche  paie  des  impiMs  et  le  pauvre  reçoit  des 
secours  ;  et  partout  éclatent  de  semblables  contrastes, 
de  sorte  que  l'égalité  hypothétique  de  Rousseau  est 
non  seulement  une  fiction,  mais  une  chimère  impossi- 
ble. La  réalité  doit  être  serrée  de  plus  près. 

Les  faits  se  distinguent  aussi  des  représentations 
esthétiques.  L'idéal,  c'est  la  réalité  embellie  par  l'ima- 
gination du  poète  et  de  l'artiste.  Les  Dieux  du  paga- 
nisme sont  alfranchis  des  laideurs,  des  misères,  des 
impuissances,  des  obstacles  divers  qui  se  dressent 
devant  l'homme  pour  arrêter  son  élan  et  imposer  des 
bornes  au  champ  tout  d'abord  sans  limite  du  rêve.  Les 
héros  de  l'épopée  ont  subi  de  moindres  altérations  et  ce- 
pendant ils  procèdent  de  personnages  déjà  grandis  par 
la  légende  et  que  transfigure  encore  le  poète,  désireu.v: 
déplaire  par  r<'xlraordinaire  et  le  merveilleux.  Il  n'est 
pas  jusqu'aux  arts  d'imitation,  la  sculpture  et  la  pein- 
ture, qui  ne  sacrifient  délib<'rément  l'exactitude  à  l'émo- 
tion esthétique.  En  religion,  mais  surtout  en  poésie  et 


8  LKS   Cl.ASSKS   SUCIALKS 

dans  les  aris,  lidoe  domine  et  si  parfois  l'esprit  em- 
prunte des  traits  à  la  réalite',  la  fidélitt'  —  toujours  par- 
tielle —  de  la  représentation  n'est  pas  un  but  :  elle  n'est 
qu'iiii  moyen  d'accroître  la  vivacité  de  l'émotion  et  la 
grandeur  de  l'intérêt. 

La  science  n'a  point  de  ces  complaisances.  Elle  cher- 
che non  à  plaire,  mais  à  instruire,  et  pour  C(da  elle  ne 
doit  éliminer  de  parti  pris  aucun  élément  de  la  réalité. 

C'est  dans  le  travers  opposé  que  tombent  particuliè- 
rement les  utopistes.  Soit  qu'ils  rejettent  dans  le  passé 
l'âge  d'or,  soient  qu'ils  le  placent  dans  l'avenir,  ils  font 
de  l'homme  et  de  la  société  une  peinture  séduisante 
mais  mensongère.  Fénelon  peut  être  considéré  comme 
l'exemplaire  le  plus  accompli  de  ces  âmes  optimistes 
qui  rayonnent  au  dehors  leurs  propres  qualités  et  en 
dotent  généreusement  tous  les  hommes.  Ainsi  dans 
l'heureux  pays  de  la  Bétique  «  il  ne  faut  point  de  juges 
«  parmi  les  habitants,  car  leur  propre  conscience  les 
«  juge...  Ils  s'aiment  tous  d'un  amour  fraternel  que 
((  rien  ne  trouble...  Ils  sont  tous  libres,  tous  égaux...  La 
«  fraude,  la  violence,  le  parjure,  les  procès,  les  guerres 
«  ne  font  jamais  entendre  leur  voix  cruelle...  » 

A  Salente,  toutes  les  imperfections  sociales,  que  les 
législateurs  politiques  et  religieux  ne  sont  point  parve- 
nus à  conjurer,  s'évanouissent  comme  par  enchante- 
ment. Les  marchands  pratiquent  «  la  franchise,  la 
«  bonne  foi,  la  candeur  »;  les  gourmands  perdent  leurs 
habitudes  :  «  chacun  se  corrigea  de  la  profusion  et  de  la 
«  délicatesse  où  l'on  commençait  à  se  plonger  pour  les 
((  repas».  La  question  sociale,  qui  préoccupe  tous  les 
économistes  de  noire  époque,  est  résolue  avec  une  ex- 
trême facilité  :  «  Prenons  tous  ces  artisans  superflus  qui 
se  trouvent  dans  la  ville...  pour  leur  faire  cuiliver 
ces  jdaines  et  ces  collines...  Vos  artisans  de  la  ville, 
transplantés  dans  la  campagne,  élèveront  leurs  enfants 


.    i.oi'.JKr  1) 

au  travail  et  an  joug  do  la  vie  cliamptHre, ..  lies  ou- 
vriers seront  ravis...  Dans  la  suite,  tout  le  pays  sera 
peuplé  de  familles  vigoureuses  et  adonnées  à  Fagricul- 
ture  ».  Puis  Fénelon,  qui  voit  la  campagne  à  travers 
les  descriptions  poétiques  d'Homère  et  de  Virgile,  trace 
de  la  vie  champêtre  l'idylle  convenue  et  fausse  qui  ne 
fleurit  que  dans  les  salons  ou  sur  les  scènes  d'Opéra  : 
«  Le  berger  revient  avec  sa  flûte  et  chante  à  la  famille 
«  assemblée  les  nouvelles  chansons  qu'il  a  apprises 
«  dans  les  hameaux  voisins...  Heureux  ces  hommes, 
((  sans  ambition,  sans  déliance,  sans  artifice...  des  ruis- 
«  seaux  de  lait  plus  doux  que  le  nectar,  etc..  »  Depuis 
Fénelon  jusqu'aux  socialistes  modernes,  les  rêves  ont 
pris  des  formes  diverses  mais  ils  sont  restés  les  mômes 
dans  le  fond,  des  rêves  généreux  mais  sans  consis- 
tance. Toutes  les  merveilles  })romises  ne  pourraient 
être  réalisées  qu'au  moyen  d'une  humanité  radicale- 
ment transformée  (1). 

Or,  dans  une  étude  scientilique,  il  s'agit  non  d'êtres 
imaginaires,  mais  des  hommes  réels,  non  d'une  société 
fantaisiste,  mais  des  sociétés  existantes  ou  vraiment 
possibles. 

Etudier  les  faits,  ce  n'est  pas  non  plus  chercher  à 
agencer  les  choses  en  vue  d'une  lin  désii-able. 

Une  première  remarque  s'impose  à  c(!  sujet  :  c'est 
qu'en  général  la  recherche  de  la  linalité  a  été  nuisible 
aux  progrès  scientifiques.  Par  une  tendance  naturelle, 
l'homme  a  mis  ses  désirs  à  la  j)lace  des  réalités  ;  il  n'a 
donné  que  l'écho  de  ses  propres  pensées,  quand  il 
croyait  et  prétendait  être  l'interprète  de  la  nature.  En 
Astronomie,  il  plaçait  témérairement  la  terre  au  cenlre 
du  monde;;  en  Physique,  il  personnifiait  la  nature  et 
lui  prêtait  des  aversions  et  des  sympathii's  ;  en  i)i(do- 

(I)  Comparer  les   rc'-vcrics  de  Fénelon  aux  iilo|)ii;.s  du  niliilisic  russe 
Kropolkine  dans  la  Conquête  du  pain.  —  S  ub  fine  m  p.  2t.'6. 


10  LES  CLASSES   SOCIALES 

gie,  il  reprit  son  rêve  de  domination  universelle  et 
s'imagina  que  toutes  les  espèces  vivantes  n'ont  d'autre 
destinée  que  de  servir  à  ses  besoins.  Des  déceptions 
nombreuses  ont  mis  le  savant  en  garde  contre  ce  vice 
de  méthode  et  l'ont  amené  à  remplacer  partout  la 
recherche  des  causes  finales  par  celle  des  causes  effi- 
cientes. La  science  sociale  ne  saurait  faire  exception: 
car  les  prétendues  philosophies  de  l'histoire  ne  sont 
souvent  que  le  roman  de  l'Humanité,  roman  où  l'auteur 
s'est  appliqué  à  plier  de  force  les  événements  et  à  les 
déformer  dans  la  mesure  jugée  nécessaire  pour  les 
adapter  à  ses  idées  préconçues. 

Tel  est  Bossuet  dans  son  Dhcours  sur  riiistoire  lon- 
verselh.  Pour  lui,  les  événements  historiques  sont 
moins  des  réalités  dépendant  d'agents  positifs,  que  des 
signes  d'une  volonté  métaphysique.  C'est  cette  vérité 
qu'il  importe  surtout  de  connaître  parce  qu'elle  est 
seule  maîtresse,  qu'elle  domine  les  choses,  que  bien 
plus  elle  façonne  les  esprits,  les  cœurs,  les  volontés 
des  princes  et  des  peuples  suivant  les  exigences  de  ses 
desseins,  pour  l'accomplissement  de  ses  ordres  secrets. 
-(  Dieu  tient  du  plus  haut  des  cieux  les  rênes  de  tous 
«  les  royaumes  ;  il  a  tous  les  cœurs  en  sa  main  :  tantôt 
<c  il  retient  les  passions,  tantôt  il  leur  lâche  la  bride  et 
«  par  là  il  remue  tout  le  genre  humain.  Veut-il  faire 
«  des  conquérants?  11  fait  marcher  l'épouvante  devant 
«  eux,  et  il  inspire  à  eux  et  a  leurs  soldats  une  hardiesse 
'<  invincible.  Veut-il  faire  des  législateurs  ?  il  leur 
«  envoi<!  son  esprit  de  sagesse  et  de  prévoyance  ;  il 
«  leur  fait  prévenir  les  maux  qui  menacent  les  Etats 
«  et  poser  les  fondements  de  la  tranquillité  publique. 
«  Il  connaît  la  sagesse  humaine,  toujours  courte  par 
"  (juelque  endroit,  il  l'éclairé,  il  étend  ses  vues  et  puis 
«  il  l'abandonne  à  ses  ignorances  ;  il  l'aveugle,  il  la 
«  préci|)ile...  »(l).  Bossuet,  écrivain  catholique,  évoque, 
(1)  Discouru  sur  l'Hisloire  unicersellc.  Cli.  VIII. 


L  OU.rKI' 


il 


l)récepteur  (.run  prince,  est  domine  par  lidée  de  relever 
l'autorité'  de  la  religion  et  de  donner  à  son  royal  élève 
des  leçons  profitables  au  catholicisme. 

Or,  de  pareilles  préoccupations  sont  diflicilement 
conciliables  avec  la  recherche  désintéressée  de  la  vérité. 
Ou  plutôt,  inutile  de  chercher:  la  vérité  essentielle  est 
connue.  Elle  est  renfermée  dans  les  livres  saints,  et 
c'est  là,  à  sa  source,  qu'il  faudrait  la  puiser,  puisque 
c'est  Dieu  môme  qui  Ta  exprimée  par  la  bouche  des 
prophètes  inspirés.  Telle  n'est  pas  l'attitude  que  doit 
prendre  le  savant  dans  l'étude  des  faits. 

La  conception  des  fins  assignables  aux  sociétés  pré- 
sente encore  des  inconvénients, alors  même  que  ces  faits 
ne  relèvent  pas  d'une  croyance  métaphysique. 

Le  Politique,  sans  doute,  se  trouve  dans  l'obligation 
de  se  fixer  un  but  et  de  rechercher  les  moyens  les  plus 
propres  à  la  réalisation  de  ce  but,  qu'il  considère  comme 
le  souverain  bien  social.  Mais  ces  nécessités  de  la  pra- 
tique ne  s'imposent  pas  aux  recherches  théoriques.  Les 
connaissances  exactes  ont  une  valeur  propre  en  dehors 
de  leurs  applications  possibles.  Le  chimiste  a  fait  son 
Q'uvre  lorsqu'il  a  découvert  la  formule  d'un  explosif  ou 
qu'il  a  extrait  d'une  plante  les  principes  actifs  qu'elle 
renferme.  C'est  une  autre  question  de  savoir  à  quoi 
pourront  être  employés  le  poison  ou  Tcxplosif;  entre 
les  mains  d'un  médecin,  le  poison  sert  de  remède  ; 
quant  à  l'oxplosif,  il  peut  servir  a  charger  une  bombe 
comme  à  produire  un  travail  utile  dans  l'extraction  de 

la  houille. 

Dans  toutes  les  sciencs  où  b'S  êtres  a  étudier  sont 
composés  d'un  grand  nombre  de  parties,  solidaires 
les  unes  des  autres,  la  lin  désirable  est  plus  difficile  et 
h  assigner  et  a  réaliser.  Ainsi  quel  est  le  bien  social 
vraiment  supérieur?r;est  Li  une  question  qui  comporte, 
suivant  les  points  de  vue,  des  réponsi-s  tout  opposées. 


12  LES  CLASSES  so(;l\[.ls 

Dans  la  doctrine  du  laissez  faire,  le  bien  c'ost  la  liberté, 
l'autonomie  des  personnes,  l'individualisme  —  indivi- 
dualisme qui  conduit  à  l'anarchisuH",  quand  le  principe 
d'indépendance  est  poussé  à  ses  extrêmes  conséquences. 
Pour  le  partisan  de  l'autorité,  le  bien  c'est  l'ordre  qui 
ne  peut  être  obtenu  que  parla  contrainte.  Aux  yeux  de 
l'économisle,  b'  bien  réside  dans  le  développement  de 
la  richesse.  Là  oi^i  règne  l'esprit  militariste,  le  bien  se 
mesure  à  la  puissance  armée,  à  la  force  dans  l'attaque 
et  dans  la  défense.  Le  prêtre  ne  s'intéresse  qu'à  la  dé- 
fense des  intérêts  religieux;  le  noble  réclame  les  pri- 
vilèges de  la  naissance;  l'artiste  songea  l'Athènes  de 
Périclès  et  voit  le  bien  social  dans  la  multiplication 
des  statues  sur  les  places  publiques.  Ainsi  la  détermi- 
nation du  but^  vers  lequel  il  conviendrait  de  faire  con- 
verger les  forces  sociales,  laisse  une  trop  grande  place 
à  l'imagination  et  à  Tarbitraire. 

La  science,  heureusement,  n'a  pas  pour  rôle  de 
tranclu^rces  difficultés, mais  elle  doit  — comme  elle  le 
fait  partout  où  elle  est  fortement  constituée — se  préoccu- 
per avant  tout  de  déterminer  les  conditions  nécessaires 
et  suffisantes  à  la  production  des  faits.  Elle  n'a  pas  à 
se  prononcer  sur  la  valeur  relative  du  libéralisme  et 
de  l'autorité,  mais  elle  a  l'obligation  de  chercher  la 
genèse  des  idées  libérales,  leur  mode  de  diffusion,  les 
circonstances  favorables  comme  les  obstacles  opposés 
à  la  propagation  de  ces  idées.  La  liberté  de  la  Presse 
est-elle  bonne? —  Question  oiseuse  pour  le  savant.  L'es- 
sentitd  pour  lui  serait  de  découvrir  l'origine  de  cette 
presse  libre,  de  suivre  ses  développements,  de  con- 
naître son  rôle  par  la  détermination  de  ses  influences 
multiples.  En  un  mot,  la  science  substitue  partout  à 
la  recherche  des  iins  l'étude  des  condilionsdont  la  réa- 
lité s'impose  à  l'observateur,  parce  que,  grâce  à  leur 
caractère  d'objectivité,  ces  conditions  sont  indépendan- 


L  OIt.lET 


te- des  idées,  des  spiitimcnts    ol  des   goûts  personnels. 

En  supposant  même  que  l'idéal  d'une  société  soit 
admis  d'un  commun  accord,  la  conquête  de  c<'t  idéal 
ne  pourrait  cependant  être  poursuivie  avec  fruit  qu'à 
la  condition  de  connaître  la  nature  des  causes,  leur 
mode  d'action  et  la  façon  dont  elles  produisent  des  ef- 
fets déterminés.  Or  cette  connaissance  n'est  possible 
que  par  une  étude  des  faits  qui  conduise  à  l'établis- 
sement des  lois.  La  pratique  pour  être  efficace  doit 
prendre  pour  guide  une  théorie  certaine. 

L'ignorance  des  causes  et  des  lois  est  la  mère  de 
toutes  les  utopies.  L'anarchiste  méconnaît  la  nature 
humaine  en  s'imaginant  que,  si  les  lois  et  tout  1  appa- 
reil de  la  civilisation  étaient  supprimés,  la  b^té 
native  de  l'homme  reparaîtrait  et  donnerait  naissance 
au  meillrur  des  régimes.  Fourier  parle  d'une  humeur 
«  papillonne  »  qui  porterait  les  travailleurs  aux  beso- 
gnes les  plus  variées,  mais  il  oublie  la  tendance  à  la 
paresse  et  le  charme  du  rien-faire  :  formidable  gTavi<^r 
([ui  empêchera  toujours  la  machine  de  fonctionner, 
tant  qu'on  ne  trouvera  pas  le  moyen  de  l'éliminer. 

Une  critique  analogue  s'adresse  à  J.-J.  Rousseau, 
bien  qu'il  cherche  à  donner  une  solution  plus  ration- 
nelle du  problème  social  qu'il  formule  ainsi  :  «  Trouver 
((  une  forme  d'association  qui  défende  et  protège  de 
«  toute  la  force  commune  la  personne  et  les  biens  du 
«  cbaque  associe;  et  par  laquelle  chacun,  s'unissant  à 
«  tous,  n'obéisse  pourtant  qu'à  lui-même  et  reste  aussi 
«  libre  qu'auparavanl  ».  Les  termes  mêmes  du  pro- 
blème indiquent  qu'il  s'agit  de  découvrir  une  nouvelle 
forme  d'association,  association  dont  la  réalilé  n'ait 
encore  fourni  aucun  mo  lèle  complet  it  ([ui  par  suite 
ne  possède  qu'une  existence  idéale.  Le  but  posé,  la 
difficulté  pour  l'auteur  était  de  disposer  les  organes 
sociaux  de  façon  à  réaliser  ce  but.  Mais  cette  dilTicultt; 


li 


I.i:S   CLASSDS    SDCIALKS 


est  restée  insurmontable  pour  Rousseau,  parce  que 
le  g'énie  ne  dispense  pas  de  la  connaissance  exacte 
des  lois  sociales.  Qu'un  principe  soit  faux,  qu'une 
loi  soit  mal  établie,  qu'une  conception  renferme 
une  contradiction  cachée,  et  toutes  les  déductions 
reposant  sur  cette  base  incertaine  manquent  à  leur 
tour  de  solidité.  Les  vices  du  raisonnement  se  dé- 
voilent par  la  pratique,  dès  qu'on  s'efl'orce  de  mode- 
ler une  société  sur  l'idéal  projeté,  de  donner  la  vie  à 
la  conception  de  l'esprit.  C'est  ce  qu'ont  prouvé  les 
efforts  infructueux  des  Jacobins. 

Les  faits,  en  leur  qualité  de  réalités,  sont  toujours 
susceptibles  de  s'imposer  à  des  observateurs  attentifs 
et  expérimentés.  L'épitliète  desoc  /V??rr  qu'on  leur  adjoint 
ne  saurait  rien  leur  enlever  de  ce  caractère  fondamental. 

Pour  qu'une  étude  sociale  reste  scientifique,  elle  doit 
éliminer  les  diverses  entités  métaphysiques  comme 
'(  l'âme  des  peuples  »  et  «  le  génie  des  nations  »  ;  écar- 
ter la  conception  vague  de  «  liace  »  et  éviter  des  recher- 
ches —  nécessairement  stériles  —  sur  «  l'essence  »  des 
sociétés.  Ces  choses  ne  fournissent  en  effet  que  des 
explications  apparentes  et  en  somme  nuisibles,  parce 
qu'en  masquant  l'ignorance  elles  détournent  l'esprit 
des  recherches  qui  ont    seules  chance  d'aboutir. 

La  croyance  a  «  l'àme  des  peuples  »  est  une  survi- 
vance des  théories  animistes,  appliquées  déjà  et  tour  à 
tour  au  monde,  aux  astres,  à  la  terre  et  aux  organis- 
mes végétaux  et  animaux. 

Par  une  tendance  naturelle,  l'homme  est  porté  à  at- 
tribuer l'ordre  manifesté  dans  la  matière  à  l'effet  d'une 
puissance  distincte  de  cette  matière.  De  là  ces  formes 
spirituelles  que  les  savants  du  Moyen-Age  avaientrépan- 
ducs  partout  avec  tant  de  prodigalité.  Kepler  dotait  la 
terre  d'un  esprit,  qui  <i  à  l'aspect  de  certaines  positions 
désastres  se  trouble,  s'agite  et  produit  les  météores  et 


l/ OBJ  ET  1') 

les  tempêtes  ».  Van  Helmont  plaçait  ses  archées  comme 
des  sentinelles  auprès  des  diflerents  organes  du  corps 
et  chargeait  ces  petits  lutins  de  surveiller  l'élaboration 
(le  la  nourriture  ou  la  S('Ci"étion  delà  bile.  L'interprète 
le  plus  autorisé  de  l'animisme  contemporain,  Stahl, 
ramène  cette  mulliplicilé  d'êtres  à  l'unité  de  l'âme,  qui 
pour  lui  est  en  même  temps  principe  de  pensée  et  force 
intelligente  quoique  inconsciente.  C'est  en  vertu  de  ce 
dernier  pouvoir  qu'elle  dispose  les  matériaux  organi- 
ques dans  Tordre  voulu,  qu'elle  maintient  entre  les 
parties  l'union  sans  cesse  mciuicée  par  l'action  des  lois 
physiques  et  chimiques  ;  c'est  l'àme  qui  fait  le  triage 
des  aliments,  qui  répare  les  pertes  du  corps  et  qui  par 
sa  force  médicatrice  lulle  contre  les  éléments  morbides. 
En  un  mot  l'âme  est  une  sorte  de  génie  tutélaire  sans 
lequel  la  vie  serait  un  mystère  ou  plutôt  une  impos- 
sibilité. 

Il  en  serait  de  même  pour  les  Nations. 

Tous  ceux  qui  ne  font  pas  de  «  l'àme  des  peuples» 
une  simple  expression  littéraire,  une  métaphore  sans 
valeur  et  sans  portée,  pensent —  plus  ou  moins  incon- 
sciemment—  qu'il  existe  en  dehors  des  âmes  indi- 
viduelles un  Esprit  supérieur,  esprit  qui  donne  à  un 
peuples  ses  goûts,  ses  tendances,  ses  aspirations,  son 
mode  spécial  de  sentir,  de  penser  et  de  vouloir.  Ce 
serait  ce  Génie,  propre  aux  Citi's,  qui  les  organise  et 
qui  donne  à  chacunt'  sa  physionomie.  Ce  serait  luiaussi 
qui  les  protège  et  (|ui,  dans  les  momentsde  crise,  sug- 
gère les  moyens  de  (h'fense  ou  suscit(>  les  héros  les 
mieux  appropriés  aux  circonstances.  Ceserait  encore  cet 
être  dominateur  qui  subsiste  pendant  que  les  individua- 
lités s'écoulent  et  dont  l'influence  se  prolonge  à  travers 
les  siècles,  toujours  marquée  des  mêmes  caractères. 

Dédaigner  une  croyam-eet  lari-futer  par  un  hausse- 
ment d'('paules    serait  une    attitude    anti-scieiitili(iut'. 


16  LES   CLASSES   SOCL\LES 

Aussi,  sans  enlrer  dans  la  critique  détaillée  de  l'ani- 
iiiisme,  il  convient.cependantd'indiquerles  principales 
raisor.s  qui  doivent  faire  rejeter  cette  théorie,  appli- 
quée soit  aux  animaux,  soit  aux  sociétés. 

L'animisme  est  une  hypothèse  invérifiable,  de  plus 
en  plus  en  opposition  avec  les  genres  d'explication  les 
plus  assurés  et,  à  la  bien  examiner,  vraiment  incon- 
cevable. 

C'est  une  hypothèse  bien  différente  de  la  croyance  à 
Tàme,  considérée  comme  principe  de  la  pensée.  Car 
la  pensée  se  connaît  directement  par  la  conscience  et, 
si  la  réalité  substantielle  échappe,  la  certitude  du  phé- 
nomène est  incontestable.  Mais  les  opérations  de  Fàme 
sur  l'organisme  sont  par  nature  inconscientes;  et,  comme 
d'un  autre  côté  une  action  spirituelle  se  dérobe  à  toute 
perception  sensible,  le  rôle  de  l'ame  reste  une  simple 
conjecture,  conjecture  destinée  sans  doute  à  rester 
toujours  dans  le  même  état.  Car,  alors  même  que  des 
explications  positives  ne  pourraient  lui  être  substituées, 
on  ne  conçoit  pas  le  genre  de  preuves  qu'il  serait  pos- 
sible dapporier  pour  amener  Ihypothèse  à  dépasser  les 
simples  limites  de  la  croyance. 

Mais,  il  y  a  plus.  L'hypothèse,  loin  de  gagner  en 
probabilité,  perd  de  plus  en  plus  de  terrain  parce  qu'elle 
a  été  successivement  chassée  de  tous  les  postes  oh  elle 
régnait  en  maîtresse.  Les  explications  mécanistes  do- 
minent dans  la  science  actuelle,  et  elles  dominent  parce 
que,  partout  où  ont  été  réalisés  des  progrès  scientifi- 
ques, les  conditions  positives  de  l'apparition  des  phéno- 
mènes ont  été  déterminées  avec  une  entière  précision. 
Or,  si  ces  conditions  matérielles  sont  nécessaires,  l'es- 
prit est  impuissant  à  rien  produire  en  leur  absence,  et 
si  ces  conditions  sont  suffisantes,  l'action  de  l'esprit 
est  superflue.  L'hypothèse  animiste  n'a  donc  encore 
(jnelque  cr(Miit  dans  les  sciences    vitales    que  grAc   à 


1,  OIt.lKT 


l'obscurité  qui  persiste  à  régner  dans  quelques-unes 
de  leurs  parties. 

Le  physiologiste  Claude  Bernard  a  conlrilnié  dans 
la  plus  large  mesure  à  établir  le  déterminisme  des 
phénomènes  vitaux.  Quand  les  faits  sociaux  pourront  à 
leur  tour  être  ramenés  à  des  causes  déterminées  et  ob- 
servables, l'intervention  d'un  principe  métaphysique 
n'aura  plus  sa  raison  d'être. 

L'intervention  d'un  pareil  principe  dans  le  tissu  des 
faits  est  du  reste  inconcevable.  Si  l'àme  exerce  une 
action  sur  les  choses  matérielles,  elle  est  une  force; 
toute  force  s'épuise  dans  son  exercice  même  ;  pour 
que  son  énergie  persiste,  elle  a  besoin  d'être  entrete- 
nue par  un  apport  continuel  qui  répare  ses  perles.  Où 
serait  la  source  intarissable  de   cette  énergie  ? 

Une  autre  difficulté  naît  de  la  façon  dont  rapj)lica- 
tion  de  l'esprit  à  la  matière  est  concevable.  Qu'un 
mouvement  en  provoque  un  autre  et  qu'en  général 
un  phénomène  suscite  l'apparition  d'un  autre,  rien  qui 
étonne  et  qui  doive  étonner,  puisque  les  antécédents 
sont  reliés  aux  conséquents  par  le  lien  solide  de  l'ex- 
périence. Mais  dans  la  théorie  animiste  le  premier 
terme  manque,  en  tant  du  moins  qu'il  serait  une  don- 
née expérimentale.  Et  cependant  sa  réalité  exige- 
rait ici  de  plus  solides  garanties,  puisqu(^  les  deux 
substances  étant  de  nature  hétérogène  paraissent  a 
priori  réfractaires  à  toute   communication. 

Des  raisons  analogues  et  même  plus  puissantes  peu- 
vent être  dirigées  contre»  lame  des  peuples».  C'est 
une  hypothèse  absolument  invérifiable  et,  à  la  bien 
examiner,  inconcevable.  Les  animistes  étaient  bien  em- 
barrassés pour  expliquer  ce  que  devenait  l'àme  d'un  ver 
divisé  en  trois  Ironrons  qui  vivaient  d'une  vie  indé- 
pendante. Se  morcelait-elle  avec  le  ver,  ou  i\(i\\\  peti- 
tes âmes  complaisantes  venaient-elles    suppléer    Tau- 


IS  l.i:S   CLASSES   SOCIALES 

cienne  dans  les  deux  tronçons  privés  de  guide  ?  Mais 
ce  qui  est  relativement  rare  chez  les  animaux  est  d'une 
extrême  fréquence  dans  les  sociétés.  Les  nations  se  dé- 
veloppent et  s'agglomèrent  ou  se  restreignent  et  se 
fragmentent.  Rome  s'étend  et  absorbe  la  plus  grande 
partie  des  peuples  connus.  Pendant  sa  domination,  que 
deviennent  les  âmes  de  ces  peuples  ?  L'Empire  Romain 
se  dissout  et  la  Féodalité  multiplie  les  Villes  indépen- 
dantes et  les  Principautés.  Faut-il  admettre  une  créa- 
tion correspondante  de  génies  ?  Oii  résideraient-ils  ? 
Qui  entretiendrait  leur  force  ?  Quel  serait  enfin  leur 
mode  d'action  ? 

Les  esprits  dans  l'humanité  communiquent  entre  eux, 
mais  par  l'intermédiaire  de  signes  matériels.  Or,  les 
«génies»  qui  ne  sontpas  unisà  des  corps,  sont  privés  de 
cette  ressource.  Si  donc  on  ne  veut  point  se  contenter 
d'articuler  des  mots,  il  faut,  quand  on  parle  d'inspira- 
tion réelle,  montrer  comment  (d'àmedun  peuple»  a  pu 
à  un  moment  pénétrer  dans  l'esprit  de  son  choix  et  lui 
insuffler  des  idées  et  des  sentiments,  qui  auraient  fait 
défaut  sans  cette  intervention. 

L'expression  «Génie  national»  et  autres  analogues  doi- 
vent être  considérées — jusqu'à  preuve  du  contraire  — 
comme  de  simples  métaphores,  des  ornements  littéraires 
ou  des  vestiges  de  lointaines  croyances  mythologiques. 

La  notion  de  Race  se  présente  avec  des  appa- 
rences plus  scientifiques.  Les  savants,  habitués  à  l'exac- 
titude des  sciences  naturelles,  se  sont  efforcés  de  fixer 
lescaractôresdistinctifs  des  différentes  races  humaines. 
En  parliculier,  Taine,  un  des  esprits  les  plus  puissants 
etles  plus  positifs  de  notreépoque,  a  considéré  la  Race 
comme  une  des  trois  forces  primordiales  qui  dominent 
la  vie  religieuse,  littéraire,  sociale  et  économique  d'une 
Nation. 


Quel  rôle  appartient-il  à  la  Race  do  jouer  dans  Te'- 
tude  et  la  connaissanco  dos  faits  sociaux  ?  Est-ello  un 
de  ces  faits  dominateurs,  dont  les  variations  amènent 
des  variations  correspondantes  dans  une  foule  défaits 
subordonnés?  Et  si  elle  était  un  de  ces  faits,  pourrait- 
elle  être  exactement  déterminée  ?  Enfin,  on  supposant 
qu'elle  pût  être  caractérisée,  cette  notion  de  race  serait- 
elle  applicable  aux  grandes  agglomérations  des  nations 
modernes? 

1!  ne  semble  pas  que  toutes  ces  difficultés  aient  été 
levées. 

Si  les  Anthropologistes,  que  préoccupe  le  problème 
des  races,  s'en  tiennent  à  l'examen  des  caractères  phy- 
siques, leurs  recherches  intéressent  peu  le  sociologue. 
En  effet,  les  classifications  ainsi  obtenues  rentrent  dans 
les  classifications  artificielles,  parce  qu'elles  reposent 
non  sur  tout  l'ensemble  des  qualités  humaines,  non 
pas  même  sur  les  traits  les  plus  importants,  mais  sur 
de  simples  particularités  sans  liaison  avec  le  caractère, 
l'esprit  et  le  cœur.  Qu'importe  en  effet  que  le  nègre 
ait  la  saillie  du  talon  plus  prononcée  que  l'Européen 
ou  que  sa  mâchoire  soit  affectée  de  prognathisme,  si 
ces  choses  ne  sont  pas  les  indices  des  dispositions  in- 
tellectuelles et  morales? 

Il  est  vrai  que  les  Anthropologistcs  ont  tenté  les 
plus  grands  eflorts  pour  établir  dépareilles  relations. 
Maison  matière  scientifique  les  intentions  no  comptent 
pas.  A  la  Renaissance,  persuadés  que  les  caractères  et 
les  destinées  des  hommes  étaient  dans  un  rapport  dé- 
fini avec  l'état  du  ciel  au  moment  de  la  naissance,  les 
Astrologues  se  donnaient  beaucoup  de  peine  pour  étu- 
dier le  cours  dos  planètes  et  leurs  diverses  positions 
dans  les  signes  du  zodiaque.  Mais  l'expérience  devait 
bientôt  d('chiror  toutes  leurs  toiles  d'araignée.  Les  Cra- 
niologuos  modernes    paraissent    menacés  des    mêmes 


20  i.i:s  ciAssKs  S(»(:i.\Li:s 

mL'Comptes.  Toutes  les  marques,  qui  uni  été  successi- 
vement choisies  comme  capables  de  mesurer  le  degré 
d'intelligence,  ont  montre  sous  ce  rapport  leur  insuffi- 
sance :  capacité  crânienne,  indice  céphalique,  dolicho- 
céphalic. . . 

On  comprend  du  reste  quelle  faible  influence  peu- 
vent exercer,  sur  les  phénomènes  si  délicats  de  la  pen- 
sée, des  caractères  aussi  extérieurs,  aussi  grossiers  et 
aussi  isolés.  En  vertu  du  déterminisme  universel,  il  y 
a  bien  pour  chaque  phénomène  —  physique,  vital  ou 
intellectuel  —  un  ensemble  de  conditions  qui  l'amènent 
infailliblement  à  l'existence.  Pour  les  corps  bruts  ces 
conditions  sont  faciles  à  déterminer.  Mais  dans  les 
corps  vivants,  le  concours  des  organes,  les  réciprocités 
d'actions,  la  multiplicité  des  influences,  l'infini  détail 
des  éléments,  leur  complexité,  leur  finesse,  leur  en- 
chevêtrement amoncellent  les  difficultés.  Or,  jusqu'ici 
ces  difficultés  n'ont  pas  été  surmontées  et  on  peut 
adopter  à  ce  sujet  l'affirmation  de  Qualrefages  :  «  A  s'en 
«tenir  aux  faits,  tout  concourt  à  prouver  qu'il  n'existe 
«aucun  rapport  réel  entre  la  supériorité  fondamentale 
«d'une race  et  ses  caractères  physiques  »  (1). 

Puisque  les  faits  empruntés  à  la  physiologie  sont, 
malgré  la  précision  dont  ils  sont  susceptibles,  inutiles 
à  la  science  sociale,  il  faut  abandonner  ce  terrain  et 
voir  si,  en  portant  ses  investigations  sur  les  caractères 
moraux  et  intellectuels,  il  ne  sera  pas  possible  de 
rendre  utilisable  la  notion  de  Race.  C'est  la  voie  sui- 
vie par  Taiiie  qui  définit  la  race  «  les  dispositions  in- 
«  nées  et  héréditaires,  que  l'homme  apporte  avec  lui 
«  à  la  lumière  et  qui  ordinairement  sont  jointes  a  des 
«  différences  marquées  dans  le  tempérament  et  dans 
«  la  structure  du  corps  «(l). Que  ces  dispositions  fonda- 

(1)  Inirodiirlion  à  l'Elude  des  l'aces  lirimaines,  p.  192. 

(2)  Introduction  à  Vllisloire  de  la  lAlléralure  Anglaise. 


r.  oiijirr  2 1 

moniales  puissent  être  déterminées  pour  chaque  i)eu- 
ple,  et  cette  connaissance  serait  d'un  puissant  secours 
pour  suivre  révolution  de  ces  peuples  à  travers  les 
différentes  époques  de  leur  histoire.  Car  le  caractère 
national  marquerait  ainsi  de  son  empreinte  toutes  les 
formes  de  son  activité  :  religion,  littérature,  vie  so- 
ciale et  économique.  Il  ressemblerait  au  timbre  pro- 
pre à  chaque  instrument,  timbre  qui  accompagne  tou- 
tes les  notes  et  les  modifi(*  d'ime  façon  uniforme  en  leur 
communiquant  son  harmonie  fondamentale. 

L'essentiel  est  donc  de  fixer  avec  exaclilude  les 
traits  distinctifs  des  caractères  nationaux. 

Taine,  malgré  toute  sa  puissance  intellectuelle,  n'est 
point  parvenu  à  exécuter  ce  travail  avec  la  précision 
voulue.  Et  il  n'y  est  point  parvenu  parce  que  le  pro- 
blème, tel  (ju'il  l'a  posé,  n'est  pas  susceptible  d(î  solu- 
tion scientitique.  Suivant  lui  la  race  est  l'ensemble  des 
dispositions  innées  et  héréditaires  qui  distinguent 
primitivement  le  Celte,  le  Saxon,  le  Germain  et  qui 
persistent  à  travers  le  temps  toujours  visibles  dans  le 
Français,  l'Anglais  et  l'Allemand.  Or,  les  caractères 
intellectuels  et  moraux  ont-ils  vraiment  cette  stabilité 
et  cette  universalité?  Toute  hi  (|uesti()n  est  là. 

Alin  de  savoir  si,  pour  les  besoins  de  sa  thèse,  Taine 
n'a  pas  exagéré  in  stabilité  de  ces  caractères,  il  faut 
examiner  leur  mode  île  formation.  «  Dès  qu'un  animal 
«  vit,  il  faut  —  (lit-il  —  (pTil  s'accommode  à  son  mi- 
((  lieu  ;  il  respire  autrement,  il  se  renouvelle  autrement, 
«  ilestébranb'  autr<'ment  sidon  que  l'air,  les  aliments, 
«  la  tem|)('ralure  sont  ;uili(>s  ».  — Lavie,  il  est  vrai,  est 
une  adai)taticn  au  milieu.  C'estce  qui  e\pli(|U('  l;i  for- 
mation des  variétés,  des  races  et  même  des  espèces  : 
(jiiaml   des   animaux,    pendant   une    longue   suilc    ijc 

Inlroduolion  a  Vllisloire  de  la  Lilléralure  Aiujlaise. 


'22  LES  CLASSES   SOCL^LES 

générations,  habitent  une  môme  région  et  sont  soumis 
aux  mêmes  conditions  alimentaires  et  climatériques, 
ils  acquièrent  une  forme  déterminée  avec  des  caractères 
anatomiques  et  physiologiques  qui  restent  fixes.  Mais 
la  fixité  des  formes  animales  et  dfs  instincts  tient  à  la 
permanence  du  milieu.  Que  le  milieu  varie,  et  les 
organismes  grâce  à  leur  plasticité  naturelle  se  modi- 
fieront dune  façon  correspondante.  Or,  ces  variations 
qui  sont  Texception  chez  les  animaux  sont  de  règle 
chez  l'homme.  Le  loup  reste  loup,  tant  qu'il  peut 
mener  la  vie  errante  et  carnassière,  obligé  dans  le  cas 
contrairede  disparaître  onde  se  modifier. Mais  l'homme, 
par  les  progrès  mômes  de  la  civilisation,  a  —  surtout 
eu  Europe  —  changé  et  presque  transformé  son  milieu. 
La  loi  même  d "adaptation  a  donc  dû  produire  dans  la 
nature  physique  et  morale  de  l'homme  des  change- 
ments correspondants  à  ceux  du  milieu.  Plus  ces  chan- 
gements ont  été  nombreux  et  profonds,  plus  ils  ont 
dû  exercer  d'influences  modificatrices  sur  le  tempéra- 
ment et  sur  le  caractère.  Quelle  différence  de  vie  entre 
l'homme  du  Cro-magnon,  luttant  péniblement  contre 
les  bètes  sauvages,  se  nourrissant  de  viande  crue, 
dormant  nu  sur  la  pierre  des  cavernes,  et  le  riche 
moderne  qui  n'a  à  supporter  ni  le  froid,  ni  la  faim,  ni 
la  fatigue,  à  l'abri  de  tous  les  besoins,  délivré  de  tout 
danger  extérieur,  affranchi  de  tout  travail  I 

Il  existe  une  autre  cause  de  variations  non  moins 
importante  :  celle  qui  vient  des  infiltrations  lentes  mais 
continues  d'éléments  étrangers  ou  des  brusques  inva- 
sions qui,  à  différentes  époques,  ont  déversé  sur  un 
pays  tout  un  Ilot  d'habitants  nouveaux.  Les  Romains, 
les  Francs  sans  compter  les  autres  bandes  de  barbares, 
plus  tard  les  Normands,  les  Anglais  se  sont  tour  à  tour 
établis  en  France  ou  du  moins  dans  différentes  provin- 
ces et  sont  venus  ainsi  altérer  la    pureté  de  la   race 


L  OBJET  2.'{ 

primitive.  Mais  cetlo  race  primitive  notait  pas  pure 
elle-même  puisque,  si  loin  qu'on  remonte  par  l'histoire 
et  rarchéologie,  le  sol  de  la  France  a  été  le  théâtre 
d'invasions  incessantes. 

<(  Il  y  a  naturellement  des  variétés  d'hommes,  dit 
«  Taine,  comme  des  variétés  de  taureaux  et  de  che- 
vaux ».  Mais  les  variétés  d'animaux  domestiques  ne 
sont  maintenues  que  par  une  sélection  sévère  et  par  des 
accouplements  méthodiques.  Elles  sont  en  outre  réali- 
sées avec  une  facilité  relative,  parce  qu'on  recherche 
pour  la  constitution  de  chaque  variété  un  caractère 
saillant  ou  du  moins  un  petit  nomhre  de  caractères  faci- 
les à  constater.  Or,  toutes  ces  conditions  ne  sont  pas 
applicables  à  l'homme,  de  sorte  que  les  races  humaines 
ne  peuvent  comme  les  races  animales  être  marquées 
de  traits  spéciaux  et  nettement  distinctifs.  D'où  sui- 
vant le  mot  de  Montaigne  c  l'homme  est  un  être  on- 
doyant et  divers». 

Ou  dumoinsc'est  cette  apparencequ'il présente, quand 
la  comparaison  porte  sur  tous  les  membres  d'une  so- 
ciété ;  surtout  quand  cette  société  comprend  — comme  hi 
France,  l'Allemagne  ou  l'Angleterre  —  des  multitudes 
d'hommes,  qui  habitent  des  régions  diverses  et  qui  dif- 
fèrent beaucoup  les  uns  des  autres  par  la  nature  de 
leurs  occiipalions  et  de  leur  régime.  La  notion  de  race 
ne  comporte  pas  des  distinctions  aussi  fuyantes,  lit 
c'est  pour  lui  avoir  fait  franchir  les  limites  de  sou  ex- 
tension légitime,  qu(î  Taine  est  arrivé  à  effacer  des  dif- 
férences notables  et  à  accentuer  outre  mesure  les  carac- 
tères communs.  Il  s'est  plus  approché  de  la  vérité  que 
les  philosophes  du  Droit  naturel  qui,  attachés  ii  l'abs- 
traction, ne  voient  danslllumanité  que  des  hommes 
tous  égaux  et  tous  identiques.  Mais  il  ne  l'a  pas  atleinle. 
parce  qu'il  prête  à  son  idée  fondamentale  de  Garenne 
précision,  une  fixité  et  une  universalité  qui    lui    sont 


24  LES  CLASSES   SOCLVLES 

étrangères.  Il  y  a  des  variétés  de  taureaux  ou  de 
chiens,  mais  il  n'y  a  pas  de  variétés  d'hommes  conformes 
à  un  même  type  et  qui  auraient  été,  pour  ainsi  dire, 
jetés  tous  dans  un  môme  moule.  Le  type  Français  ou 
Anglais  n'existe  pas  plus  pour  l'esprit  ou  pour  le  carac- 
tère que  pour  le  physique. 

Les  recherches  sur  l'essence  des  êtres  ont  d'ordinaire 
mal  réussi.  Elles  devraient  arriver  les  dernières  et  ser- 
vir de  couronnement  aux  connaissances  de  détail  len- 
tement amassées,  tandis  qu'elles  apparaissent  au  début 
de  la  science,  lorsque  l'homme  —  qui  ne  s'est  pas  encore 
mesuré  avec  les  difficultés  —  tombe  dans  l'illusion 
sig-nalée  par  Descartes  :  vouloir  d'un  seul  bond  s'élever 
au  sommet  d'une  tour  en  négligeant  de  passer  par  l'es- 
calier. 

Les  sociologues  aux  tendances  les  plus  positives 
n'ont  pas  échappé  à  cette  illusion.  Ils  font  des  diver- 
ses sociétés  des  êtres  véritables,  pourvus  d'une  organi- 
sation et  doués  de  tous  les  caractères  proprement  vi- 
taux. «Nous  avons  raison,  dit  II.  Spencer,  de  considé- 
«  rer  la  société  comme  une  entité.  Les  relations  perma- 
«  nentes  qui  existent  entre  les  parties  d'une  société  sont 
«  analogues  aux  relations  permanentes  qui  existent  en- 
«  Ire  les  parties  d'un  corps  vivant  >;(!).  M.  Schœffle  est 
encore  plus  affirmatif  dans  son  livre.  «  La  structure  et 
la  vie  du  corps  social  »,  titre  qui  indique  clairement 
par  lui  seul  les  idées  de  l'auteur. 

Il  n'y  a  pas  d'intérêt  vraiment  scientifique  à  agiter 
après  tant  d'aulres  ce  problème.  Supposons  en  effet  que 
les  sociologues-naturalistes  aient  levé  toutes  les  dif- 
hcultés  qui  s'opposent  à  l'admission  de  leur  thèse. 
Alors  même  que  les  sociétés  pourraient  être  à  juste 
titre  assimilées  aux  êtres    vivants,  il   n'en  résulterait 

i\]  Sociologie,  T.  II,  p.  2.  .  ïrud.  fr. 


L  OK.IET  2^ 

pas  un  réel  progrès  pour  les  sciences  sociales.  Car  quel- 
le clarté  nouvelle  jetterait  sur  ces  sciences  l'attribut 
de  la  vie,  puisque  la  vie  reste  inconnue  et  peut-être 
inconnaissable,  en  tant  que  principe  de  toutes  les  qua- 
lités et  de  tous  les  modes  par  lesquels  elle  manifeste 
sa  force  ?  Les  sociétés  sont  des  êtres  vivants  et  forme- 
rontainsi  des  espèces  distinctes.  Soit.  Mais  chaque  es- 
pèce a  besoin  pour  être  connue  d'une  étude  particu- 
lière, et  il  serait  nécessaire  d'écarter  les  connaissances 
relatives  aux  autres  espèces  pour  observer  directement 
les  organismes  sociaux.  C'est  la  pratique  constante 
des  naturalistes  qui  ne  se  permettent  pas  d'établir, 
par  la  seule  divination  analogique,  la  structure  et  les 
fonctions  d'une  espèce  nouvelle. 

Cette  nécessité  s'impose  avec  d'autant  plus  de  force 
que  les  espèces  sont  plus  éloignées,  ce  qui  est  le  cas 
des  organismes  sociaux.  Voici  en  effet  l'opposition  ra- 
dicale entre  les  êtres  vivants  et  les  sociétés  :  les  pre- 
miers ?ont  composés  de  cellules, qui  agissent  d'une  façon 
aveugle  et  possèdent  une  concience  centralisée  ;  au 
Contraire,  les  sociétés  sont  formées  de  membres  indivi- 
dueUement  conscients, et  la  conscience  centrale  manque 
ou  dv  moins  ne  se  manifeste  que  par  des  marques 
faibles  ou  contestables.  D'ailleurs  aux  yeux  mêmes  des 
partisans  I^s  plus  convaincus  de  la  vie  des  sociétés, 
ces  organismes  sont  tellement  séparés  des  végétaux  et 
des  animaux  qu'ils  forment  un  règne  à  part,  le  règne 
des  superorganismes. 

C'est  avouer  que  les  analogies  sont  mêlées  ou  même 
recouvertes  de  différences  considérables.  N'est-il  pas 
alors  dangereux  de  trop  insister  sur  les  analogies  et  de 
rejeter  dans  l'ombre  les  différences?  Tel  est  cependant 
le  défaut  qu'on  pourrait  reprocher  aux  sociologues, qui 
abusent  du  langage  physiologique  et  ont  une  tendanci? 
plusoumoinsconscienttià  absorber  les  sciences  sociales 
dans  la  Biologie. 


26  LES    CLASSES   SOCIALES 

Auguste  Comte  est  allé  encore  plu  s  loin  dans  la  créa- 
tion des  t'^tres  ou  plutôt  des  entités.  Il  avait,  par  un 
artifice  de  méthode  tout  d'abord  conscient,  supposé 
l'existence  d'un  «peuple  unique  auquel  seraient  idéale- 
«  ment  rapportées  toutes  les  modifications  sociales  con- 
«  sécutives, effectivement  observées  chezdes  populations 
«  distinctes»  (1).  —  Mais  cette  fiction  n'est  pas  toujours 
restée  à  l'état  d'hypothèse  ;  elle  se  transforme  déjà 
dans  la  Philosophie  positive  en  une  réalité  :  «  La  masse 
«  de  l'espèce  humaine  soit  actuelle,  soit  passée,  soit 
«  même  future, constitue  une  immense  et  éternelle  unité 
«  sociale  dont  les  divers  organe»^,  individuels  ou  na- 
«  tionaux,  unis  sans  cesse  par  une  intime  et  universelle 
«solidarité  concourent  inévitablement,  chacun  suivant 
«  un  mode  et  un  degré  déterminé,  à  l'évolution  fonda- 
((  mentale  de  l'humanité (2).»  Enfin,  dansle  Système  de 
Politique  positive  l'humanité  s'unifie,  se  concrète,  se 
personnifie  dans  le  Grand-Être.  ((Les  hommes  doivent 
«être  conçus,  non  comme  autant  d'êtres  séparés,  mais 
«comme  les  divers  organes  d'un  seul  Grand-Etre». (3) 
L'unité  de  l'espèce  humaine  est  une  hypothèse  qui 
est  en  contradiction  avec  les  réalités  telles  que  l'ob- 
servation les  constate.  N'est-ce  point  faire  violence  aux 
faits  que  de  parler  de  l'humanité,  comme  si  elle  avait 
l'unité  d'un  être  organique  et  possédait  toutes  les  na- 
tions comme  des  organes  harmoniques  ?  N'est-ce  pas 
fausser  la  réalité  que  de  supprimer  les  séparations 
entre  les  Etats,  séparations  qui  ont  joué  un  rôle  si  im- 
portant à  toutes  les  époq ues  ?  Si  Aug.  Comte  considère  le 
Graud-Etre  comme  un  idéal  à  réaliser  — ainsi  que  cela 
semble  ressortir  de  passages  de  ce  genre  :  «  Le  Grand- 
«  Etre  ne  sera  pleinement  formé  que  d'après  l'uni  ver- 
di Cours  de  Pfitl.  pnxiUce,  T.  IV,  p.  20!. 
(2)  Cours  (le  PhiL  positice,  T.  IV,  p.  3ifi. 
;    (3)  S.v»f'*/MC  de  politique  positive.  T.  I,  p.  3G3 


L  OliJKT  27 

«  selle  assimilation  deses  organes  quelconques »(!)  — on 
retombe  dans  les  critiques  ante'rieures  :  l'idéal  est  un 
produit  de  l'imagination  qui  non  seulement  n'est  pas 
réel,  mais  dont  la  possibilité  même  reste  douteuse. 

Que  cette  existence  du  Grand-Etre  —  si  douteuse  en 
elle-même  —  soit  cependant  admise,  les  difficultés 
loin  d'être  aplanies  augmentent  plutôt.  L'origine  de  ce 
Grand-Etre  se  perd  dans  le  passé  ;  beaucoup  de  ses 
changements  historiques  restent  inconnus  ;  de  plus, 
comme  il  aune  immense  étendue  dans  l'espace,  il  reçoit 
de  toutes  parts  —  si  la  solidarité  organique  n'est  pas 
qu'un  mot — des  impressions  multiples,  variées,  souvent 
obscures.  Beaucoup  d'influences  importantes  échappent 
ainsi  à  l'observation  et  par  suite  les  conclusions  man- 
quent de  certitude. 

En  résumé,  sous  quelque  forme  que  se  présente  l'as- 
similation des  Sociétés  aux  organismes  vivants,  la 
science  n'a  rien  à  y  gagner.  On  aborde  un  problème 
très  difficile  et  dont  la  solution  serait  d'un  médiocre 
secours  pour  la  connaissance  des  faits  sociaux.  D'ail- 
leurs on  force  les  analogies  et,  en  effaçant  les  différen- 
ces essentielles,  on  aboutit  à  des  conclusions  contes- 
tables. Si  au  contraire  le  savant  est  soucieux  de  serrer 
la  réalité  de  plus  près,  s'il  crée  un  règne  nouveau  — 
lerègne  superorganique — la  science  s'enrichit  uni- 
quementd'un  mot  nouveau,  richesse  qui  est  une  faible 
compensation  aux  elï'orts    dépensés. 

Il  en  résulte  qu'il  faut  ('ludier  le  problème  en  lui- 
même,  ne  point  })rendn'  des  métaphores  pour  des  réa- 
lités, mais  s'en  tenir  exclusivement  aux  Faits  sociaux. 

Le  pionnier  de  Far-Wcst.,  qui  a  son  domaine  à  con- 
quérir sur  la  forêt  vierge,  ne  se  laisse  pas  attendrir 
parla  beauté  des  grands  arbres.  Il  fait  tomber  sous  la 
hache  les  troncs  superbes  et  détruit  le   foiiiili-  iru'xlri- 

(1)  Système  de  pnlilique  positive.  T.  I.  [>.  3'.»0. 


28  Li:S   CLASSKS   SOCIALKS 

cable  des  lianes,  pour  découvrir  le  sol  et  pour  y  déposer 
des  semences  capables  de  lever  en  utiles  moissons.  Un 
travail  analogue  s'imposait  au  savant.  11  lui  fallait  tout 
d'abord  circonscrire  le  terrain  de  ses  recherches  et  le 
débarrasser  de  toutes  les  végétations  inutiles, alors  mô- 
me que,  créations  du  génie, elles  se  recommanderaient 
par  leur  grandeur  et  leur  beauté. 

Pour  parler  sans  figure,  notre  première  opération  a 
eu  pour  but  d'écarter  rigoureusement  toutes  les  no- 
tions, qui  n'étaient  pas  des  faits  positifs. 

Il  semble  que  l'opération  suivante  consiste  à  déter- 
miner la  nature  des  faits  sociaux.  Car  si  cette  nature 
était  fixée,  il  deviendrait  facile  de  ne  pas  disperser 
ses  efforts  sur  des  matières  étrangères,  mais  de  les  faire 
porter  exclusivement  sur  l'objet  de  la  recherche. 

Mais  une  définition  générale  ne  se  place  en  tête 
d'une  science  que  si  cette  science  est  constituée,  et 
elle  ne  peut  se  constituer  que  si  elle  est  en  possession 
d'un  ensemble  important  de  connaissances.  La  défini- 
tion est  un  résumé  de  vérités,  elle  condense  dans  une 
courte  formule  les  caractères  reconnus  communs  à  la 
foule  des  notions  ou  des  choses  qui  composent  la  scien- 
ce. Si  l'on  voulait  commencer  par  elle,  on  risquerait 
d'établir  unedéfinition  arbitraire  imparfaite  ou  même 
fausse  :  arbitraire,  elle  serait  sujette  à  contestation  ; 
imparfaite,  elle  ne  s'appliquerait  qu'à  une  partie  de  la 
science  étudiée  ;  fausse,  elle  la  jetterait  dans  une  voie 
sans  issue.  Mettons  les  choses  au  mieux  et  supposons 
que  la  définition  soit  exacte.  Malgré  sa  justesse,  si 
elle  est  générale —  et  dansle  cas  actuel  elle  devrait  at- 
teindre une  très  haute  généralité,  puisque  les  faits  so- 
ciaux sont  très  nombreux  et  très  divers  —  elle  restera 
nécessairement  dans  le  vague  ;  vague  qui  est  inhérent 
aux  meilleures  délinilions,  tant  que  l'exposition  ne 
dévoile  pas  la  longue    série  des  choses    implicitement 


L  uii,ii:T  •)() 

renfermées  dans  les  termes  mêmes  delà  délinition.  Les 
mathématiques  sont  la  science  des  grandeurs.  Que  nous 
apprend  une  pareille  délinition,  même  quand  on  ajoute  : 
une  grandeur  est  tout  ce  qui  est  suscoplihle  d'augmen- 
tation et  de  diminution?  Le  novice  qui  entend  cette 
phrase  pour  la  première  fois,  regarde  avec  effarement 
le  sphinx  qui  prononce  cette  énigme  et  attend,  pour 
comprendre,  qu'on  lui  énumère  les  diverses  choses  pré- 
cises sur  lesquelles  portent  les  études  mathématiques. 
Car  au  lieu  de  savoir  que  les  diverses  choses  dont  on 
parle  sont  des  triangles,  des  cercles  ou  des  ellipses,  il 
serait  aussi  bien  porté  à  croire  que  les  choses  «  suscep- 
tibles d'augmentation  et  de  diminution  »  sont  sans 
doute  les  plantes  et  les  animaux.  En  Physique  «  les 
propriétés  générales  des  corps  »  laissent  l'esprit  vide  à 
tous  ceux  qui  se  heurtent  pour  la  première  fois  à  cette 
délinition  et  qui  ignorent  encore  que  les  propriétés 
générales  désignent  la  pesanteur,  la  chaleur  et  le  ma- 
gnétisme, l'électricité,  le  son  et  la  lumière.  De  même 
pour  les  autres  sciences.  Les  déhnitions  ressemblent 
aux  étiquettes  que  les  pharmaciens  collent  sur  leurs 
bocaux:  elles  renseignent  ceux  qui  connaissent  la  na- 
ture du  contenu,  mais  pour  ceux  qui  n'ont  pas  vu,  pré- 
paré, manipulé  les  plantes  et  les  drogues  renfermétîs 
dans  les  bocaux,  les  étiquettes  extérieures  sont  dépour- 
vues de  valeur  et  de  signification.  L'essentiel  n'est 
pas  de  fabriquer  l'étiquette^,  mais  de  connaître  le  cou- 
tenu. 

Le  premier  souci  du  sociologue  ne  sera  donc  pas  de 
chercher  une  délinition,  qui  s'applique  avec  justesse  à 
la  variété  immense  et  encore  inexplorée  des  phénomènes 
sociaux,  mais  plutôt  de  procéder  à  une  énumératiou 
des  principaux  d'entre  ces  phénomènes. 

Il  ne  sera  même  pas  nécessaire  de  s'assurer  que 
l'énumération  est  complète.    Ainsi  le   géomètre  a  pu 


'M\  l-ES   CLASSIvS   SOCIALKS 

à  l'origine  faire  d'utiles  travaux  en  ne  portant  ses  efforts 
que  sur  le  triangle,  le  cercle  et  d'autres  figures  simples 
sans  étudier  encore  les  courbes  formées  par  les  sections 
coniques  :  l'ellipse,  la  parabole  et  l'hyperbole.  En  phy- 
sique, les  recherches  sur  la  pesanteur  peuvent  être 
poursuivies  sans  être  nécessairement  accompagnées 
d'études  sur  les  autres  parties  de  cette  science.  Il  est 
vrai  que  dans  les  vivants  et  dans  les  sociétés,  il  y  a  une 
solidarité  telle  que  toutes  les  parties  sont  dépendantes 
les  unes  des  autres.  Mais  cette  dépendance  mutuelle 
n'empêche  pas  d'une  façon  absolue  des  recherches  frag- 
mentaires et  isolées.  S'il  fallait  de  toute  nécessité 
connaître  le  tout  sans  passer  par  la  connaissance  des 
parties,  les  sciences  biologiques  n'auraient  encore  reçu 
aucun  développement.  Mais  pour  étudier  avec  fruit 
la  disposition  des  organes  et  la  forme  du  squelette, 
il  n'est  pas  indispensable  de  connaître  le  jeu  de  ces 
organes  et  la  génération  des  os.  Et  même,  une  fonction 
n'est  pas  tellement  liée  aux  autres  qu'elle  ne  puisse 
faire  l'objet  d'une  étude  partiellement  indépendante. 
Ainsi  le  mécanisme  de  la  respiration,  dans  son  double 
mouvement  d'élévation  et  d'abaissement  des  côtes,  les 
échanges  gazeux  à  travers  les  parois  des  poumons,  la 
régénération  du  sang  sont  autant  de  phénomènes  qui 
pour  être  connus  ne  réclamaient  pas  la  connaissance 
de  la  fonction  glycogénique   du  foie. 

Il  n'existe  aucune  raison  de  croire  que  les  faits  so- 
ciaux fassent  exception  à  une  règle  valable  pour  toutes 
les  autres  sciences. 

Quels  sont  les  principaux  faits  destinés  à  fournir  la 
matière  des  sciences  sociales? 

Un  ouvrage  qui  a  eu  son  heure  de  vogue,  F  Histoire 
(Tune  bouchée  de  pai7i  smi,  comme  le  titre  l'indique, 
une  bouchée  de  pain  dans  toules  ses  transformations  à 
travers  l'organisme,  et  à  cette  occasion  passe  en  revue 


l'oi!.ii;i"  :5l 

les  divers  phénomènes  vitaux.  On  peut  adopter  une 
marche  analogue  dans  la  recherche  actuelle,  en  prenant 
un  niemhre  de  la  Société  et  en  parcourant  avec  lui  le 
cycle  entier  de  sou  existence  depuis  sa  naissance  jus- 
qu'à sa  mort. 

Engagé  dans  la  Société,  il  subira  d'abord  l'influence 
de  forces  sociales  déterminées  ;  puis  incorporé  dans  la 
Société,  il  en  deviendra  un  membre  actif  en  produi- 
sant à  son  tour  quelqu'un  des  travaux  propres  à  la 
vie  sociale.  Mais  ces  travaux  sont  nombreux  et  divers 
et,  en  passant  en  revue  les  classes  qui  les  exécutent, 
on  aura  l'occasion  de  faire,  pour  ainsi  dire,  la  physio- 
logie de  la  Société.  Si  l'on  ajoute  à  cela  les  traditions 
du  passé  et  les  relations  étrangères,  on  obtiendra  la  lis- 
te à  peu  près  complète  des  principaux  phénomènes  à 
étudier,  ce  qui  est  le  but  essentiel  de  la  recherche  pré- 
sente. 

L'enfant  naît.  Et  dès  les  premiers  jours  de  sa  vie  il 
prend  contact  avec  le  Pouvoir  public  qui  le  fait  com- 
paraître devant  des  agents  chargés  de  constater  la  date 
de  sa  naissance,  d'enregistrer  son  nom  et  ses  prénoms, 
d'établir  sa  filiation  exacte,  en  un  mot  de  le  marquer  de 
l'empreinte  propre  à  tous  les  membres  de  la  Société. 
Cette  mainmise  de  l'Etat  sur  l'individu  se  continue,  se 
faisant  sentir  par  des  restrictions  et  des  obligations 
diverses.  Au  nom  de  l'hygiène,  le  médecin  vaccinateur 
lui  pique  le  bras  et  lui  inocule  la  fièvre,  préservatrice 
supposée  de  la  variole.  A  sept  ans  au  plus  tard,  il  est 
tenu  d'entrer  dans  une  école  et  de  se  plier  à  des  pro- 
grammes dictés  du  haut  de  quelque  lointain  Sinaï. 
Après  une  période  de  ré[)it,  il  retombe  entre  les  mains 
de  l'Etat  qui  l'enrégimente,  l'oblige  au  maniement 
des  armes,  le  plie  à  la  discipline  militaire  et,  pendant 
un  laps  de  temps  variable  suivant  les  temps  et  les 
pays,  dispose  de  ses  forces  et  même  de  sa  vie.  Affran- 


32 


ij:s  n.Assi.s  suciakks 


clii  du  service  militaire,  le  citoyen  reste  attaché 
à  l'Etat  par  les  liens  multiples  des  lois  et  des  règle- 
ments. Il  est  soumis  aux  charges  de  limpôt  et  à 
diverses  obligations  dont  il  ne  peut  s'e'carter  sans 
s'exposer  à  la  répression  des  tribunaux.  Voilà  ce  qui  se 
passe  actuellement  en  France  et  qui  se  produit,  avec 
des  variantes,  ailleurs  et  à  d'autres  époques. 

Parallèlement  à  l'action  civile  s'exerce  l'action  reli- 
gieuse qui  donne  naissance  à  des  phénomènes  non  moins 
intéressants  que  les  précédents.  Par  la  volonté  de  ses 
parents,  il  entre  dans  une  communauté  religieuse  et  à  la 
suite  de  quelque  cérémonie,  se  trouve  marqué  du  signe 
—  matériel  ou  mystique  —  qui  distingue  tous  les  mem- 
bres de  la  communauté.  Puis  l'éducation  commence, 
éducation  variable  suivant  les  religions,  mais  qui  con- 
siste d'ordinaire  en  croyances,  en  sentiments  et  en  mani- 
festations de  ces  états  intérieurs  par  des  attitudes,  des 
gestes  et  dos  paroles.  Dans  les  actes  les  plus  importants 
de  la  vie,  l'influence  religieuse  se  retrouve  ou  plutôt 
cette  influence  cherche  à  s'exercer  d'une  façon  continue. 
Elle  consiste  essentiellement  à  détacher  l'homme  de  la 
poursuite  exclusive  des  intérêts  matériels  et  à  le  tourner 
vers  le  monde  mystérieux  des  esprits  invisibles  mais 
réels,  les  gardiens  vigilants  de  la  justice. 

Voilà  deux  ordres  de  faits  très  généraux,  communs 
à  tous  ou  à  presque  tous  les  membres  de  la  société.  Mais 
à  côté  d'eux,  il  en  existe  d'autres  qui,  tout  en  étant 
plus  spéciaux,  présentent  cependant  un  haut  intérêt 
scientifique. 

L'homme  n'est  pas  seulement  citoyen  et  membre 
de  quelque  communauté  religieuse.  11  exerce  un  métier, 
une  profession,  une  fonction.  C'est  la  nature  de  ses  occu- 
pations qui  lui  impose  un  genre  de  vie  spécial,  et  c'est 
ce  genre  de  vie  qui,  pénétrant  chaque  jour  davantage 
dans  son  êlre,  plie   le  corps  aux   altitudes  familières, 


L  OIUKT  33 

modèle  la  pliysionomio,  façonne  les  gestes;  c'est  lui 
aussi  qui  donne  à  l'esprit  sa  tournure  liabituelli;  et  qui  y 
fait  prédomiuer  un  système  particulier  d'idées,  de 
croyances  et  de  sentiments.  De  tout  cela  il  résulte  une 
activité  spéciale  et,  pour  ainsi  dire,  un  rôle  qu'on  re- 
trouve le  même  dans  tous  ceux  qui  partagent  les  mêmes 
occupations. 

Grâce  à  cette  communauté,  il  se  forme  ainsi  des 
groupes  d'individus,  groupes  qui  présentent  des  ana- 
logies avec  les  groupes  de  cellules  unies  en  organes  et 
opérant  ensemble  pour  la  formation  des  produits  vi- 
taux. Le  foie  sécrète  la  bile,  le  poumon  absorbe  l'oxygène 
et  rejette  l'acide  carbonique  et  ainsi  de  tous  les  organes 
du  corps  qui  possèdent  chacun  une  fonction  spéciale. 
Dans  la  Société  —  et  c'est  là  une  vue  sur  laquelle  nous 
nous  permettons  dès  maintenant  d'attirer  l'attention 
—  il  existe  également  des  groupes  d'individus,  associés 
en  quelque  sorte  en  organes  et  reconnaissables  àl'iden- 
tité  fondamentale  de  leur  nature  et  de  leur  fonction. 

Sans  avoir  encore  la  prétention  de  faire  une  analyse 
complète  de  la  société,  on  peut  parcourir  les  principa- 
les classes  sociales,  et,  en  signalant  le  genre  d'activité 
qui  caractérise  chacune  d'elles,  on  aura  l'occasion  de 
fournir  une  nouvelle  et  importante  liste  de  faits  sociaux. 
Car,  si  l'on  veut  bien  se  le  rappeler,  l'unique  but  visé 
en  ce  moment  est  de  rassembler  la  matière  de  l'étude. 

Les  Goucernants  ont  le  pouvoir  de  donner  des  ordres 
particuliers  ou  généraux.  Par  décrets,  il  nomment  aux 
emplois  les  différents  fonctionnaires,  officiers,  gouver- 
neurs, préfets,  gendarmes,  collecteurs  d'impôts,  ingé- 
nieurs civils,  professeurs  et,  en  général,  tous  les  agents 
exécuteurs  de  leurs  volontés,  tous  les  fonctionnaires 
chargés  dune  besogne  spéciale  au  nom  de  l'Etat.  L(>s 
ordres  gihiéraux  sont  les  lois  applicables  à  toute  la 
catégorie    de     lpers(jiiiies    (jui     se    trouvent    dans   les 

3 


■  \i  l.i:S    CLASSHS    SOCIVLKS 

coiulitions  fixées  par  les  législateurs,  membres*  (l'uii 
sénat,  d'une  assemblée  délibérante  ou  d'un  [simple  con- 
seil royal.  Les  Juges  sont  chargés  de  Tinterprétation  et 
de  l'application  des  lois.  Dans  le  cas  de  contestation  en- 
tre citoyens  ils  tranchent  les  difficultés,  formulent  les 
jugements  et  veillent  à  leur  rigoureuse  exécution.  Ils 
ont  aussi  pour  rôle  de  réprimer  les  attaques  contre  les 
agents  du  pouvoir  ou  les  simples  particuliers  et  de  main- 
tenir l'ordre  public.  Elaboration  etpromulgation  des  lois, 
nominations  aux  emplois,  services  divers  confiés  aux 
fonctionnaires,  décisions  des  tribunaux,  voilà  tout  au- 
tant de  classes  de  faits  sociaux  d'une  extrême  impor- 
tance. 

A  côté  du  pouvoir  temporel  s'exerce  le  pouvoir  spi- 
rituel qui  appartient  aux  Prêtres.  Les  prêtres  ont  foi  en 
des  êtres  surnaturels  et  ils  traduisent  leurs  croyances 
en  des  prières,  des  actes,  des  cérémonies  ;  en  un  culte 
jugé  efficace  pour  se  concilier  la  faveur  de  ces  puis- 
sances supérieures  ou  pour  détourner  les  coups  de  leur 
colère.  Les  prêtres  cherchent  à  entretenir  cette  foi  en 
eux  et  chez  les  laïques  par  la  discipline  ecclésiastique, 
par  des  règles  de  vie  souvent  très  minutieuses,  par  l'en- 
seignement, par  des  fondations  et  des  institutions 
pieuses.  La  sphère  de  leur  action  est  très  étendue  et 
l'intensité  de  leur  influence  est  considérable. 

Dans  les  temps  primitifs  les  prêtres,  qui  passent 
pour  recevoir  l'inspiration  directe  des  Dieux,  parais- 
sent seuls  capables  de  science  et  d'art.  C'est  à  eux  qu'il 
appartient,  par  la  faveur  d'une  révélation  spéciale,  de 
pénétrer  les  secrets  de  la  nature,  de  connaître  les  plan- 
tes salutaires  et  do  discerner  au  moyen  de  signes  célestes 
l'opportunité  des  entreprises  ou  l'hostilité  du  destin.  C'est 
àeux  qu'il  estréservé  d  engendrer  dans  les  foules  muettes 
et  prosternées  les  saintes  émotions  de  la  crainte,  de  l'es- 
pérance,derenlhousiame.  Le  prêtre  saitexciterlestrans- 


L  OIUKT  '.]]] 

porls  parles  moiivemenls  rythmiques  de  la  danse,  par 
l'harmonie  de  la  musique  et  [)ar  le  charme  de  la  poésie.  Il 
sait  encore  donner  au  temple  la  helle  structure  qui  le 
rendra  digne  d'être  habité  par  le  Dieu.  Enhn  plein  de 
l'idée  de  ce  Dieu,  le  prêtre  a  seul  le  pouvoir  d'en  présen- 
ter au  peuple  l'image  douce  ou  terrifiante, en  taillant  la 
pierre  ou  en  fixant  ses  traits  sur  une  toile  ou  sur  les 
murs  du  temple. 

Plus  tard  cet  empire  de  l'esprit  se  fragmente.  En  fa- 
ce du  clergé  s'élèvent  les  classes  indépendantes  des 
poètes,  des  musiciens,  des  artistes,  des  savants,  des 
médecins  et  des  philosophes.  Ils  n'ont  plus  la  préten- 
tion d'être  les  interprètes  des  Dieux,  et  le  génie  —  dont 
ils  disent  recevoir  l'inspiration  —  devient  une  méta- 
phore qui  bientôt  ne  fait  plus  illusion  à  personne.  Ce- 
pendant par  la  seule  puissance  de  leur  esprit  et  de  leur 
ca^'ur,  ces  «  Intellectuels  »  de  différente  sorte  activent 
la  vie  sociale  et  la  rendent  féconde  en  phénomènes 
variés  et  saillants. 

Une  société  se  compose  de  vivants,  et  la  vie  ne  peut 
être  conservée  qu'à  la  condition  de  puiser  dans  le 
milieu  extérieur  les  éléments  réparateurs  :  jmmum 
vivere.  La  classe  des  producteurs  est  donc  indispensable. 
Le  paysan  cultive  le  sol,  élève  le  bétail  et  procure  ainsi 
les  aliments  les  plus  nourriciers  au  reste  de  la  popu- 
lation occupée  à  d'au  1res  soins.  Sur  les  bords  des  lleuves 
ou  sur  les  rivages  de  la  mer,  les  pêcheurs  apportent 
leur  contingent  de  nourriture.  Quant  à  la  chasse,  elle 
ne  donne  un  produit  appréciable  que  dans  les  régions 
où  la  population  est  relativement  rare. 

Pour  tirer  un  meilleur  parli  d(!s  richesses  naturelles, 
l'ouvrier  se  sert  d'outils  de  ])lns  en  plus  j)iiiss;uils  et 
mieux  adaptés  à  leur  luit.  L'importance  de  celte  classe 
de  travailleurs  s'accroît  avec  les  progrès  de  l'industrie. 
L'outil  simple  est  remplacé  par  la  machine  et,  (inaiid 


Ml)  LES    CLASSES    SOClAl.l.'S 

cette  transformation  s'est  opérée,  le  travail  ne  peut 
rester  isolé  ;  il  s'organise  sous  la  direction  des  patrons 
et  des  capitalistes.  Une  scission  se  produit  d'ordinaire 
entre  ces  deux  classes, et  l'hostilité,  alimentée  par  la  di- 
versité des  intérêts,  creuse  un  fossé  de  plus  en  plus 
profond  entre  elles.  En  présence  du  patron  qui  dis- 
pose de  la  toute-puissance  du  capital,  l'ouvrier  sent 
la  faiblesse  de  l'isolement.  Pour  lutter  sans  trop  de 
désavantage,  il  s'unit  avec  ses  semblables,  entre  dans 
des  sociétés  secrètes  ou  dans  des  syndicats  autorisés 
et  participe  aux  grèves  générales,  moyen  habituel 
de  manifester  son  mécontentement  et  de  maintenir  le 
taux  des  salaires. 

Ces  luttes  entre  le  capital  et  le  travail  nous  amènent 
à  parler  des  capitalistes,  des  financiers,  des  riches  qui 
jouent  un  rôle  si  important,  dès  qu'une  société  a  fran- 
chi les  premiers  stades  de  la  civilisation. 

La  richesse  éveille  par  antithèse  l'idée  de  pauvreté. 
Si  ce  qu'on  a  appelé  «  la  plaie  du  paupérisme»  sévit 
surtout  dans  les  sociétés  les  plus  riches  et  les  plus  civili- 
sées, la  misère  ne  fait  jamais  défaut  là  où  il  y  a  agglo- 
mération d'individus.  La  façon  de  secourir  les  malheu- 
reux, les  systèmes  de  bienfaisance  familiale,  particulière 
ou  publique,  donnent  naissance  à  une  classe  de  faits 
sociaux  d'un  aussi  grand  intérêt  que  les  troubles  patho- 
logiques dans  les  corps  vivants. 

La  pauvreté  n'est  pas  la  seule  maladie  des  sociétés. 

Des  perturbations  plus  graves  encore  viennent  des 
fautes,  des  délits  et  des  crimes,  actions  mauvaises  qui 
ont  pour  trait  commun  une  tendance  au  relâchement 
ou  même  à  la  rupture  du  lien  social.  Ces  actions  désor- 
ganisatrices  provoquent  une  réaction  de  la  part  des 
Juges,  qui  chargés  de  maintenir  Tordre  infligent  des 
chclliments  aux  coupables.  Procédure  criminelle,  juge- 
ments, moyens  de  répression:  voilà  une  nouvelle  caté- 
gorie de  faits  sociaux. 


l'oiîjet  '37 

Jusqu'ici  lesclasscs  paraissent  agir  d'une  façon  isolée, 
chacune  occupée  de  sonœuvre  propre.  Mais  cet  isolement 
n'existe  pas  et  des  communications  de  différente  sort(î 
s'établissent  entre  les  groupes  sociaux.  Les  commer- 
çants sont  des  agents  actifs  de  relations  à  l'intérieur  et 
môme  à  l'extérieur.  Ils  ont  pour  office  de  transporter 
les  produits  d'une  région  dans  une  autre,  ou  de  centra- 
liser dans  les  villes  et  les  marchés  les  marchandises  les 
plus  variées.  Les  routes,  les  canaux,  les  voies  mariti- 
mes s'ouvrent  au  commerce  ;  les  chemins  de  fer  se 
créent,  et  bientôt  les  télégraphes,  les  téléphones  mul- 
tiplient entre  les  hommes  non  seulement  les  rapports 
commerciaux  mais  aussi  les  échanges  d'idées. 

Les  commerçants,  poussés  par  l'amour  du  gain,  cher- 
chent des  débouchés  au  dehors,  trafiquent  à  l'étranger, 
établissent  des  comptoirs  chez  les  peuples  éloignés  ou 
fondent  des  colonies. 

^lais  les  relations  entre  les  nations  étrangères  ne 
sont  pas  toujours  amicales.  Les  Sociétés,  souvent  ani- 
mées d'un  égoïsme  collectif,  se  jalousent  et  suscitent 
des  conflits  qui  sont  le  plus  ordinairement  résolus  par 
la  force.  Les  guerres  sont  des  événements  nationaux 
qui  ont  toujours  attiré  fortement  l'attention  des  his- 
toriens. Et  avec  raison,  puisque  c'est  du  sort  des  ba- 
tailles que  dépendent  les  instiUitioiis  d'un  peuple,  ses 
b)is  et  su  vie  même.  Les  guerres  se  terminent  pai-  l'iis- 
sorvissement  des  vaincus  ou  par  des  traités  de  p;ii\ 
qui  règlent  les  litiges  entre  les  belligérants. 

Un  dernierordre  défaits  sociaux  procèdedes  Iradilious 
du  passé.  Les  générations  humaines  ne  se  séparent  p;i^ 
nettement  des  suivantes,  mais  elles  les  touchent ,  s'y 
mêlent  et,  par  l'autorité  inhérente  à  l'âge,  les  im- 
prègnent de  leurs  idées,  de  leurs  croyances,  de  leurs 
sentiments.  La  cliaîne  se  continue  à  travers  les  siè- 
cles, de  sorte  ({ue  pour  trouver  la   raison  de    (piehjue 


38  LES    CLASSES   SOCL\LES 

obscur  préjugé,  il  faut  parfois  remonter  dans  un  pas- 
sé très  reculé.  D'où  vient  la  crainte  superstitieuse  de 
se  trouver  treize  assis  à  une  môme  table?  C'est  un 
lointain  souvenir  de  la  Gène,  une  survivance  de  l'hor- 
reur causée  par  la  trahison  de  Judas  à  une  longue 
suite  de  générations  chrétiennes.  Le  passé  vit  ainsi 
dans  le  présent,  et  cette  accumulation  indéfinie  de  change- 
ments fait  qu'une  société,  tout  en  se  perpétuant  dans 
une  même  région  et  en  étant  soumise  à  des  condi- 
tions extérieures  semblables,  subit  d'incessantes  mo- 
difications et  manifeste  ces  changements  par  des  formes 
d'activité  différentes.  C'est  la  cause  du  progrès,  ou, 
pour  parler  plus  exactement,  de  l'évolution  des  socié- 
tés, puisque  le  progrès  semble  impliquer  une  mar- 
che vers  le  mieux  et  qu'il  s'agit  ici  seulement  de  chan- 
gements soit  en  bien,  soit  en  mal. 

Cette  rapide  revue  n'a  pas  signalé  tous  les  phéno- 
mènes sociaux,  mais  elle  en  a  relevé  un  assez  grand 
nombre  pour  constituer  la  matière  de  notre  étude  et 
pour  permettre  d'éprouver  la  valeur  des  méthodes  ap- 
plicables à  cette  matière. 

L'objet  fixé,  l'étude  commence. 


CHAPITRE  II 


possiBiiJTi:  D'i'ivi:  sciKi\<:E  sociale 


LV'lii(J€  des  fuils  sociaux  présente  une  diflicnllé  que 
ne  rencontrent  pas  les  sciences  de  la  nature  :  l'expé- 
rimentation précise,  renouvelée, autant  qu'il  est  néces- 
saire et  réalisée  dans  un  intérêt  scientifique  n'est 
point  praticable  à  l'égard  des  sociétés. 

Platon  a  pu  concevoir  sa  répul)li({ue  idéale,  mais  il 
ne  disposait  pas  des  ressources  nécessaires  pour  trans- 
former son  idée  en  réalité  et  pour  s'assurer  que  la 
société  ainsi  formée  serait  viable  et  capable  de 
répondre  aux  prévisions  de  son  auteur.  Les  essais 
tentés  par  les  Saint-Simoniens,  par  les  Fourriéristes 
ou  par  d'autres  réformateurs  dépourvus  de  ressoiu'ces 
suflisanles,  ne  sont  pas  non  plus  des  expériences 
coiirluanl(^s,  parce  qu(^  ces  expéri(;nces  ont  été  iailes 
sur  une  trop  |)etite  (''chelle,  ([u"(dles  ont  été  gênées  par 
le  pouvoir  et  (pi'en  outre  toutes  les  circonstances  et 
conditions  n'ont  pas  été  exactement  déterminées. 

Le  Politi(fue  possède,  il  est  vrai,  plus  de  ressources 
pour  apporter  dans  une  société  les  changements  définis 
({uc  réclame  toute  expérience  scientifuiue.  Mais  s'il  est 
inlei'dit  au  nH'deciu  et  au  physiologiste  (1(>  traiter 
riioiumc  coinnie  une  ujaliri'c  n  expérience,  à  (tins  foili- 
raison  ci-llc  inlcrdidinn  s"a])|)li(]U('-|-(dl('  aux  socit'lés, 
puis(|ue  les  trouijio,  (|ui  jjourraicnl    rt'sullrr  île    l't'v- 


40  LES    CLASSES    SOCLVLES 

périeiicc,  porteraient  sur  un  plus  grand  nombre  de 
personnes.  Le  médecin  —  même  par  amour  de  la 
science  —  n'a  pas  le  droit  d'inoculer  le  cancer  pour 
en  suivre  le  développement.  Ce  serait  un  crime  encore 
plus  grave  de  provoquer  une  grève  pour  en  mieux 
découvrir  les  conditions.  On  ne  traite  pas  les  hommes 
comme  on  fait  des  lapins  dans  les  laboratoires  de 
vivisection. 

Lors  même  que  la  morale  lèverait  son  veto  ou  n'au- 
rait pas  l'occasion  de  l'exercer,  toutes  les  difficultés 
n^auraient  pas  disparu.  En  physique  et  en  chimie,  le 
savant  réalise  à  sa  guise  et  avec  le  plus  haut  degré 
d'exactitude  toutes  les  conditions  nécessaires  à  la  pro- 
duction du  lait  qu'il  étudie.  Pour  connaître  le  coeffi- 
cient de  dilatation  du  fer,  le  physicien  choisit  uie  tige 
de  ce  métal  débarrassé  de  toutes  les  matières  étrangères, 
puis  il  la  soumet  à  la  chaleur  d'une  llamme  d'alcool 
dans  les  conditions  de  l'expérience  connue  du  «  pyro- 
mètre à  cadran  ».  Le  chimiste,  qui  veut  faire  la  syn- 
thèse de  l'eau,  renferme  de  l'oxygène  et  de  l'hydro- 
gène dans  un  eudiomètre  et  opère  la  combinaison 
en  faisant  jaillir  l'étincelle  électrique  dans  le  mélange. 
En  physiologie  les  expériences  deviennent  plus  déli- 
cates et  il  a  fiillu  toute  l'ingéniosité  et  la  sùrelé  de 
main  de  Cl.  Bernard  et  de  quelques  autres  manieurs 
de  bistouri  pour  eu  réussir  quelques-unes.  INIais  les 
sciences  sociales  sont  encore  plus  rebelles  et  dans  cer- 
tains cas  absolument  réfractaires. 

Une  des  causes  de  cette  impuissance  tient  à  ce  que 
les  états  do  civilisation  passés  ne  peuvent  élrerecréés, 
et  surtout  avec  cette  exactitude  si  souvent  obtenue 
dans  les  sciences  de  la  natuie.  Quels  seraient,  par 
exemph',  les  effets  (h'  l'éducation  IcMc  (juc  Va  prati- 
quaient les  Sj)artiales?  Pour  lo  savoir  il  faudrait  créer 
UH  milieu  artilicicl  et  !e  maintenir  à   l'alri  de  toutes 


possiniLiTÉ  d'une  science  sociale  41 

les  influences  étrangères.  Mais  les  éducateurs,  en  sup- 
posant qu'ils  connaissent  dans  le  détail  les  règles  sui- 
vies à  Sparte,  ne  pourraient  s'y  conformer  qu'autant 
qu'ils  seraient  pleinement  convaincus  de  l'excellence 
de  ces  règles.  Car,  si  la  conviction  manquait,  les  paro- 
les et  les  attitudes,  n'étant  plus  que  de  vains  simula- 
cres, seraient  dépourvues  de  véritable  eflicacité  pour 
impressionner  fortement  les  esprits  et  pour  former  les 
volontés.  Mais  la  conviction  à  son  tour  n'est  pas  un 
produit  arbitraire  ;  elle  résulte  en  grande  partie  des 
lectures,  des  conversations,  des  manières  de  vivre, 
des  exemples  et  aussi  de  l'éducation  primitive.  Nous 
voilà  au  rouet,  comme  disait  Montaigne.  En  outrc^ 
comment  éliminer  les  influences  extérieures?  Quelque 
soin  que  l'on  prenne  pour  isoler  des  enfants,  cet  iso- 
lement ne  peut  être  assez  absolu  pour  écarter  toute 
communication  avec  le  dehors.  Or, il  suffirait  d'un  fait, 
d'un  mot,  pour  bouleverser  un  système  d'idées  péni- 
blement élaboré  et  par  suite  pour  fausser  l'expérience. 
Dans  les  conditions  les  plus  favorables,  les  expé- 
riences sociales  —  telles  qu'on  les  conçoit  d'ordinaire 
—  restent  toujours  h  une  grande  distance  de  l'idéal 
scientifiquo.  Soit  un  législateur  qui  promulgue  une  loi. 
Il  introduit  ainsi  une  cause  déterminée  dans  la  société 
ou  dans  quelques  classes  sociales  et  par  suite  il  réalise 
une  des  conditions  essentielles  de  l'expérimentation. 
Mais,  suivant  la  remarque  de  Cl.  Bernard,  l'expé- 
rimentation est  une  «  observation  provoquée  »  dans  le 
but  de  faciliter  la  constatation  des  effets.  (Ainsi  dans 
un  des  exemples  donnés  plus  haut,  l'allongement  du 
fer  est  constaté  par  le  déplacement  du  style  sur  le 
cadran,  et  d'ailleurs  la  disposition  de  l'expérience 
montre  (jne  cet  ell'el  est  dû  ecrtaineun'nt  à  la  n;ifure 
du  métal  et  au  jxnivoir  calorique  de  l'alcool).  Les  cllels 
produits  par  une  loi  nouvelle  se  refusent  à  une  consta- 


42  LES    CLASSES    SOCIALES 

tation  aussi  facile.  D'abord,  ils  sont  mêles  à  d'autres 
efTets  qui  accroissent  ou  diminuent  ou  même  annulent 
les  premiers  ;  ensuite  ils  ont  besoin  pour  apparaître 
dans  toute  leur  plénitude  d'un  laps  de  temps  souvent 
considérable  ;  et  enfin  ces  eflets  sont  multiples  et  por- 
tent souvent  sur  l'être  tout  entier,  physique  et  moral. 
Soit  par  exemple  la  loi  militaire  acluellement  en  vigueur 
en  France.  Elle  n'aura  son  plein  elî'et  qu'au  bout  de  25 
ans,  période  complète  du  service  militaire.  Mais  quelles 
seront  les  modifications  qui  résulteront  de  ce  service 
prolongé  dans  Tordre  économique,  dans  les  mœurs, 
dans  la  population,  dans  la  santé  publique,  dans  les  idées 
et  les  sentiments,  voilà  ce  qu'il  serait  extrêmement 
difficile  de  constater  avec  quelque  exactitude. 

A  ces  causes  d'infériorité  s'en  ajoute  une  autre,  la 
difficulté  de  l'observation  directe. 

Les  phénomènes  naturels  se  produisent  en  si  grand 
nombre,  se  répètent  si  invariablement,  sont  réalisés  avec 
tant  de  facilité  par  le  savant  que  pour  les  connaître  il 
n'est  point  nécessaire  de  recourir  aux  témoignages 
dautrui  ;  mais  chacun  d'eux  peut  être  étudié  directe- 
ment. Au  contraire,  la  plupart  des  faits  sociaux  échap- 
pent à  l'observation  directe,  parce  que  le  sociologue  en 
est  éloigné  soit  par  le  temps,  soit  par  l'espace.  Alors  il 
faut  utiliser  les  descriptions  de  l'historien,  c'est-à-dire 
il  faut  à  travers  les  mots  apercevoir  les  idées,  recons- 
tituer les  sensations  vraies  en  éliminant,  par  un  travail 
d'épuration  toujours  fort  délicat,  les  représentations 
imaginaires  nées  des  préjugés  et  des  passions. 

Cependant  il  convient  de  ne  pas  insister  outre  mesure 
sur  ces  difficultés,  puisque  la  critique  historique  est 
parvenue,  en  partie  du  moins,  à  les  lever.  Cette  critique 
—  appliquée  aux  traditions,  aux  monuments  et  aux 
écrits  —  indique  les  règles  à  suivre  pour  discerner  le 
vrai  du  faux,  pour   écarter    les    éléments    imaginaires 


POSSIBILITÉ  DUNE   SCIENCE   SOCIALE  43 

des  légendes,  pour  comprendre  les  re'cils  mylhiques, 
pour  pénétrer  quelques  symboles  et  d'une  façon  géné- 
rale pour  mesurer  les  probabilités. 

L'bistoirc  ouvre  le  passé,  élargit  le  champ  de  vision 
pour  le  présent  et  fournit  ainsi  aux  sciences  sociales 
des  matériaux  absolument  indispensables.  Mais,  si 
elle  est  une  auxiliaire  très  précieuse  des  sciences  so- 
ciales, elle  ne  doit  pas  avoir  la  prétention  de  se  subs- 
tituer à  elles.  Quelle  que  soit  l'importance  de  son  rôle, 
elle  ne  saurait  —  sans  en  sortir  —  atteindre  le  but 
que  toute  science  se  propose  :  la  connaissance  des  faits 
généraux,  de  leurs  lois  et  de  leurs  causes. 

L'Histoire  relate  des  faits  particuliers:  la  conquête 
de  la  Gaule  par  J.  César,  la  conspiration  de  Calilina, 
les  paroles  et  la  vie  de  Napoléon  à  Sainte-Hélène. 
Mais  depuis  longtemps  Aristote  et  les  philosophes 
Grecs  ont  remarqué  que  le  particulier  n'est  pas  matière 
de  science.  Et  les  Scolastiques  ont  répété  après  eux: 
NuHa  est  fluxorum  sciottia.  La  science  en  effet  ne 
s'applique  qu'aux  choses,  pour  ainsi  dire,  éternelles, 
parce  que  sous  les  modifications  de  détail  qui  les  mas- 
quent elles  persistent  toujours  les  mêmes  dans  le  fond. 
Or  comment  dégager  ce  fond  commun  ?  — Cela  néces- 
site des  comparaisons  assez  variées  pour  qu'il  soit  pos- 
sible d'éliminer  toutes  les  circonstances  accidentelles. 
A  cette  condition  seulement  on  arrive  à  établir  des 
ressemblances  dans  la  liaison  des  phénomènes,  liaiso;i 
telle  que  l'un  d'eux  est  révélateur  des  autres  et  qu'on 
atteint  ainsi  au  but  de  la  science  :  la  connaissance  in- 
directe des  choses. 

L'Histoire  se  plaît  à  raconter  les  faits  saillants,  1rs 
événements  extraordinaires,  h^s  changements  profonds. 
Thucydide  raconte  les  péripéties  de  la  guerre  du  P(''lo- 
j)onèse,  les  succès  et  les  revers  des  AUm'uIimis,  l(Mir 
expédition  en  Sicile,  les  victoires  de  Spaile.  Cr  (|u'il 


44  LES    CLASSES    SOCJALES 

s'efforce  surtout  de  relater,  ce  sont  les  événements  po- 
litiques et  militaires  ;  et,  si  ces  récits  sont  faits  avec  pré- 
cision et  exactitude,  il  croit  avoir  rempli  son  rôle  d'his- 
torien. —  Mais  la  science,  qui  n'est  pas  une  simple  col- 
lection de  faits  mais  un  ensemble  de  lois,  ne  doit  pas 
se  borner  à  l'examen  des  événements  mémorables.  Le 
savant  sait  en  effet  que  les  choses  les  plus  apparentes 
ne  sont  pas  toujours  les  plus  importantes,  mais  que 
le  contraire  serait  plus  rapproché  de  la  vérité.  Le  na- 
turaliste ne  s'arrête  pas  à  l'éclat  des  fleurs  et  à  la  for- 
me de  la  corolle,  mais  il  examine  les  organes  floraux 
les  plus  ténus  ;  car  c'est  le  pollen  caché  dans  les  anthè- 
res qui  —  poussière  fécondante  —  pénètre  dans  l'ovaire 
et  développe  la  graine.  —  La  Médecine  a  réalisé  de 
grands  progrès  à  notre  époque  pour  avoir  reconnu  le 
rôle  des  infiniment  petits  dans  la  génération  et  la 
transmission  des  maladies. — Qu'étaient  jusque  dans  les 
temps  modernes  les  phénomènes  électriques  ?  Les  pe- 
tits mouvements  d'attraction  que  l'ambre  échauffé  par 
le  frottement  provoquait  sur  du  duvet  et  de  petits 
bouts  de  papier,  c'est-à-dire  des  faits  d'urne  si  faible 
importance  qu'ils  paraissaient  à  peine  dignes  de  retenir 
l'attention  pendant  quelques  minutes. 

Les  lacunes  voulues  de  riiistoire  riscpient  égale- 
ment d'être  nuisibles  à  l'étude  scientifi({ue  des  faits 
sociaux.  Aussi  les  historiens  modernes,  qui  ont  des 
prétentions  à  la  science,  s'efforcent  d'être  plus  com- 
plets, en  ne  négligeant  volontairement  aucun  des  as- 
j)ects  de  la  vie  sociale.  —  Cette  richesse  d'informa- 
tions est  plus  favorable  à  la  science,  mais  (die  n'est 
pas  suffisante  à  la  donner.  L'histoire  i-elate  les  suc- 
cessions empiriques,  mais  |)ar  elle-même  elle  est  in- 
capable de  débrouiller  les  lils  ([ui  forment  le  (issu 
complexe  de  la  vie  sociale.  Tout  «''lat  anh'rieui'.  consi- 
déré en    bloc,    est     bien  la  cau^e  |  rincipale  de    l'état 


tM»ssii;ii.i iK  I)  iM-:  s(_;ii:m;i-:  sdcialk  4o 

suivant  ;  mais,  en  supposant  que  ces  deux  phases  suc- 
cessives soient  connues  dans  tous  leurs  détails,  cela 
n'apprendrait  rien.  La  découverte  d'un  pareil  rapport 
serait  sans  application,  parce  que  le  premier  étal — en 
raison  même  de  sa  complexité  —  ne  devrait  plus  se 
reproduire  avec  l'inlinie  multiplicité  des  éléments  qui 
le  constituent. 

Ce  qui  intéresse,  c'est  de  pouvoir  résoudre  le  rapport 
total  dans  le  plus  grand  nombre  de  rapporis  partiels, 
alin  que  ces  relations  soient  plus  simples,  par  suite 
plus  générales,  c'est-à-dire  applicables  à  des  cas  plus 
nombreux.  Or,  cette  analyse  est  impraticable,  tant 
que  l'étude  ne  porte  que  sur  un  seul  peuple,  ainsi 
que  cela  a  lieu  pour  l'histoire  qui  n'emprunte  pas  à 
la  science  sociale  ses  principes  et  ses  lois.  Des  histo- 
riens comme  Thucydide,  Polybe,  Bossuet  et  surtout 
Montesquieu,  Guizotet  Tainepassentpour  avoir  montré 
beaucoup  de  perspicacité  dans  la  découverte  des  cau- 
ses, et  il  est  incontestable  que  ces  auteurs  devaient 
laisser  dans  leurs  œuvres  l'empreinte  de  leurs  puis- 
santes facultés.  Mais  les  pressentiments  de  la  vérité 
ne  sont  pas  la  vérité  établie  sur  des  preuves  solides. 
Les  propositions  générales  qu'ils  ont  semées  dans  leurs 
écrits  sont  des  suppositions  ou  des  emprunts,  mais  ne 
sont  pas  tirées  directement  des  relations    historiques. 

L'influence  d'un  événement  ou  d'une  force  — toutes 
les  fois  que  plusieurs  de  ces  choses  agissent  de  con- 
cert —  ne  peut  être  déterminée  avec  précision  qu'à 
la  condition  de  parvenir  à  isoler  cette  influence.  Cela 
se  fait  par  une  comparaison  variée.  Et  à  son  tour  cette 
comparaison  exige  qu'on  emprunte  des  exemples  en 
nombre  sullisant  à  des  époques  et  à  des  nations  dif- 
férentes. 

Ceci  n'est  plus  l'affaire  de  l'histoire,  mais  de  la 
science.  A  la,  })i'emière  aj){>aitient  l'érudition,    l'accu. 


4(»  LES    CLASSES    SOCLVLES 

nuilatioli  dos  l'ails  cxacls,  mais  la  découverte  des  lois 
et  des  causes  appartient  à   la  seconde. 

Avant  de  chercher  les  méthodes  qui  seraient  le 
mieux  appropriées  à  la  science  sociale,  une  question 
préjudicielle  s'impose,  celle  de  savoir  si  les  faits  so- 
ciaux sont  susceptibles  de    connaissance  scientifique. 

Notre  marche  ne  peut  en  effet  se  poursuivre,  tant 
que  n'auront  pas  été  levées  les  difficultés  qu'on  oppo- 
se à  la  possibilité  même  de  la  Sociologie.  Si  ces  dif- 
iicullés  étaient  insurmontables,  il  serait  sage  de  re- 
noncer à  des  travaux  nécessairement  stériles  et  de 
s'en  tenir  à  l'empirisme  pratiqué  de  tout  temps  en 
politique.  La  Sociologie  serait  rangée  au  nombre  de 
ces  chimères  qui  ont  séduit  les  hommes  et  les  ont 
jetés  dans  des  aberrations  en  somme  funestes,  com- 
me l'astrologie,  l'alchimie  et  les  pseudo-sciences  d'au- 
jourd'hui qui  prétendent  établir  des  relations  entre 
les  lignes  de  la  main  et  un  héritage,  ou  bien  entre  la 
forme  du  nez  et  la  perversité  du  caractère. 

A  voir  l'incertitude  qui  règne  sur  la  plupart  des 
questions  sociales,  les  discussions,  les  controverses, 
les  polémiques  passionnées,  les  contradictions  formel- 
les, le  scepticisme  semble  tout  d'abord  bien  naturel. 
Les  systèmes  les  plus  opposés  sont  défendus  avec  une 
égale  ardeur,  et  dans  cette  mêlée  on  ne  voit  que  gens 
occupés  à  brûler  ce  que  d'autres  adorent  avec  de  pieux 
prosternements.  Inutile  d'insister  sur  les  luttes  entre 
les  libéraux  et  les  auloritaires,  les  socialistes  et  les 
partisans  de  l'individualisme,  toutes  ces  sectes  qui  se 
foudroient  mutuellement  au  nom  de  principes  diamé- 
tralement opposés.  I^a  contradiction  est  manifeste." 
Or,  comme  l'a  dit  Montaigne,  «  contradiction  estmau- 
vaise  marque  de  vérité  ». 

Mais  à  l'origine  toutes  les  sciences  ont  traverse 
cette  période  d'incertitude,  de  sorte   que  l'état  actuel 


l'dssii'.ii.i  1 1:  D  IM-:  sc.iK.NcK  sdciAi.i;  \i 

—  en  supposant  qu'il  n'y  ait  pas  encore  do  vérité 
acquise  —  ne  permettrait  pas  de  préjuger  l'avenir.  La 
science  sociale  n'existe  sans  doute  pas  encore.  Mais 
l'essentiel  est  dd  savoir  si  les  incertitudes  d'aujour- 
d'iiui  ne  pourront  pas  se  dissiper. 

La  pierre pliilosophale était  du  la  part  des  alchimis- 
tes un  rêve  impossible  à  réaliser.  Ce  qui  n'empêche 
que  du  fatras  de  leurs  formules  et  de  leurs  expérien- 
ces devait  sortir  la  chimie  moderne.  Peut-être  il  en  se- 
ra de  même  des  prétentions  des  Sociologues.  Ils  ne  par- 
viendront sans  dont;;'  jamais  à  tracer  à  l'avance  la 
courbe  que  l'Humanité  doit  suivre  dans  son  évolution, 
ni  même  àprévoir  lesdcstinées  d'un  peuple,  parce  qu'il 
y  a  des  facteurs  de  cette  évolution  et  de  ces  destinées 
qui  sontréfractaires  à  la  Science —  du  moins  actuelle 
et  tant  qu'elle  n'aura  pas  réalisé  des  progrès  encore 
imprévisibles. 

Mais, si  ces  hautes  connaissances  leur  sont  interdites, 
il  est  permis  d'espérer  qu'en  abaissant  leurs  préten- 
tions ils  seront  plus  capables  de  les  satisfaire.  Leur 
science  ne  serait  pas  vaine  dans  le  cas  où  ils  pour- 
raient établir  des  lois  ainsi  formulées  :  «  Si  tel  en- 
semble de  conditions  se  présente,  il  en  résultera  un 
effet  déterminé  ».  La  loi  n'affirme  pas  que  les  condi- 
tions se  réaliseront  ;  elle  affirme  seulement  la  cons- 
tance du  rapport  entre  les  deux  termes. 

Les  antécédents  dépendent,  il  est  vrai,  d'un  autre  en- 
semble de  conditions,  celui-ci  à  son  tour  d'un  autre 
et  ainsi  de  suite,  de  sorte  que,  pour  celui  qui  possé- 
derait la  science  parfaite,  la  série  tout  entière  pourrait 
être  parcourue  à  partir  d'un  terme  quelconque.  Mais 
c'est  là  un  idéal  qu'il  ne  faut  pas  espérer  d'atteindre 
dans  les  sciences  sociales  et  qui  d'ailleurs  ne  se  réalise 
pas,  même  dans  les  sciences  les  mieux  établies.  Quel 
sera  le  eort  d'un  gland  de  chêne  tombé  de  l'arbre  ?  Le 


4S  LES    CLASSES    SOCLVLES 

botaniste  pourra  exposer  l'évolution  complète  du  gland 
depuis  sa  germination  jusqu'au  moment  oii  la  pousse 
sortie  de  terre  agrandi,  s'est  développée  et  est  devenue 
un  arbre  à  son  tour,  .si  toutes  les  conditions  favorables 
ont  été  réalisées  :  si  le  gland  a  trouvé  le  sol  convena- 
ble, si  la  jeune  pousse  n'a  pas  été  déracinée  par  le 
groin  d'un  sanglier,  broutée  par  le  cerf,  écrasée  par 
le  pied  du  chasseur,  brisée  par  le  vent,  desséchée  par 
la  chaleur  ou  gelée  par  le  froid.  Le  cuivre  fondu  avec 
l'étain  dans  des  proportions  déterminées  forme  un 
alliage  résistant  et  sonore,  mais  le  bronze  n'existerait 
pas  sans  l'industrie  humaine.  La  dynamite  est  un  puis- 
sant explosif;  mais  accomplira-t-elle  une  œuvre  utile 
ou  funeste  ?  Voilà  des  contingences  qu'ignore  le  chi- 
miste et  dont  il  n'a  point  à  se  préoccuper.  De  môme 
dans  les  sciences  sociales.  L'ambition  du  savant  doit  se 
borner  à  établir  des  lois  spéciales. 
Même  ainsi  réduite  la  science  sociale  est-elle  possible  ? 

C'est  peut-être  beaucoup  de  témérité  de  croire  qu'on 
a  pénétré  la  pensée  de  Kant.  Autant  qu'il  est  donc  per- 
mis de  l'afiirmer,  il  semble  qu'une  des  vues  les  plus 
originales  et  les  plus  profondes  de  ce  philosophe  est 
d'avoir  donné  à  l'activité  de  l'esprit  une  part  prépon- 
dérante dans  la  formation  de  la  science.  Ce  ne  sont 
pas  les  choses  qui  s'impriment  dans  l'intelligence  comme 
sur  une  matière  inerte,  mais  c'est  rintelligence  qui 
les  force  à  se  plier  à  ses  exigences. 

C'est  en  effet  par  des  moyens,  des  artifices,  des 
ruses  de  toute  sorte  que  l'homme  a  assoupli  !a  ma- 
tière brute  de  la  connaissance,  l'a  façonnée  d'après 
ses  besoins  et  l'a  rendue  de  plus  en  plus  intelligible. 
L'animal  a  comme  l'homme  des  sensations,  mais  il 
n'en  tire  qu'un  faible  parti,  parce  qu'il  manque  de 
l'ingéniosité  et  de  l'activité   intellectuelles  qui    trans- 


possiniLiTÉ  d'une  science  socule  4!) 

forment  les  images  en  concepts.  Connaître,  c'est  aper- 
cevoir (les  ressemblances.  La  connaissance  sétendra 
donc  à  mesure  qu'on  apercevra  plus  de  ressemblances 
et  des  ressemblances  plus  dissimult-es.  Tout  le  secret 
du  progrès  scientifique  consiste  ainsi  à  découvrir  des 
identités  qui  jusqu'alors  avaient  passé  inaperçues. 

Comment  cela  s'est-il  opéré  ?  Par  d'audacieuses 
coupures  dans  la  réalité,  par  des  abstractions,  par  des 
simplifications  symboliques,  par  des  schèmes  abrévia- 
tifs,  par  tous  b-s  procédés  qui  réalisent  l'ordre,  prin- 
cipe générateur  de  toutes  les  sciences.  Pour  compter 
les  arbres  d'une  foret,  il  faut  les  soumettre  aux  lois  du 
nombre,  et  pour  cela  fermer  les  yeux  sur  les  différen- 
ces et  considérer  ces  arbres  comme  des  unités  de  même 
nature.  La  mesure  des  lignes,  des  surfaces  et  des  vo- 
lumes se  heurterait  à  des  difficultés  insurmontables, 
si  elle  s'appliquait  à  la  complication  des  lignes,  à  lir- 
régularité  des  surfaces,  à  la  bizarrerie  des  formesréel- 
les  ;  aussi  le  géomètre  façonne  les  figures  de  ma- 
nière à  multiplier  les  similitudes.  Un  cercle,  par 
exemple,  est  composé  d'une  infinité  de  points,  qui  tous 
j)ossèdent  la  même  propriété  d'être  à  une  égale  dis- 
tance du  centre.  —  En  Physique,  les  phénomènes  na- 
turels resteraient  réfractaires  à  la  scienc>',  si  par  une 
simplification  ingénieuse  le  savant  n'était  parvenu  à 
les  dépouiller  de  propriétés  gênantes.  Pour  les  sens  la 
chute  des  corps  s'opèreavec  des  vitesses  très  inégales  ; 
le  tube  de  Newton  en  supprimant  la  résistance  de  l'air 
supprime  cette  diversité  et  permet  de  soumettre  tous 
les  corps  h  l'iuiiversalité  de  la  loi  d'attraction.  — 
L'uniformits'  du  temps  n'existe  pas,  et  c'est  l'homme 
(|ui,par  l'écoulement  régulier  de  l'eau  dans  la  clepsy- 
dre ou  par  le  batteuKMit  du  pendule,  a  créé  l'uniti'  de 
temps  à  laqueUe  peuvent  se  rapporter  toutes  les  du- 
rées.    La  chaleur,  tant  (|u"elb'    rcvb»  ;i  r.Mal  de  scnsa- 


30  LES    CLASSKS    SOCIALES 

tion,  est  une  connaissance  vague  et  sans  emploi  scien- 
tifique ;  pour  qu'elle  devienne  utilisable  il  a  fallu  la 
fragmenter  en  degrés  identiques  et  la  rendre  ainsi 
mesurable  au  moyen  de  l'échelle  thermométrique.  — 
La  Chimie  a  été  érigée  en  science  du  jour  où  les  chi- 
mistes ont  pu  obtenir  des  corps  purs,  composés  de 
parties  qui  présentent  toutes  et  toujours  le  même  en- 
semble de  qualités.  Avec  des  substances  mêlées  de 
matières  hétérogènes,  les  réactions  sans  cesse  diffé- 
rentes déconcerteraient  toute  prévision.  —  Ainsi  par- 
tout des  similitudes  forcées  sont  substituées  à  la  diver- 
sité des  choses  naturelles  :  ainsi  partout  l'ordre  a  été 
créé  au  moyen  d'une  contrainte,  exercée  sur  la  nature 
par  rintelligente  activité  de  Thomme.  C'est  même  par 
suite  de  cette  sorte  de  violence  que  les  lois  de  la  géo- 
métrie, de  la  physique  et  de  la  chimie  n'ont  tout  leur 
empire  que  sur  les  objets  dus  à  l'industrie  humaine, 
à  ces  objets  façonnés  sur  le  modèle  idéal  couru  par 
l'esprit.  De  là  les  formes  géométriques  employées  dans 
la  fabrication  des  organes  d'une  machine  à  vapeur, 
les  différents  appareils  physiques  et  les  substances 
chimiques  préparées  avec  beaucoup  de  soin  pour  les 
débarrasser  de  toute  impureté. 

Qu'il  nous  soit  permis  d'insister  sur  ce  point,  qui 
nous  paraît  vraiment  capital  dans  la  question  pré- 
sente. Il  sera  plus  facile  ensuite  de  voir  si  et  com- 
ment la  matière  sociale  se  prête  à  ces  similitudes,  qui 
sont  les  conditions  indispensables  de  toute  science. 

Comment  les  sciences  biologiques  ont-elles  pu  dans 
ce  siècle  réaliser  des  progrès  ?  C'est  par  l'emploi  de 
la  méthoih^  qui  avait  déjà  produit  de  si  heureux  ré- 
sultats dans  les  sciences  précédentes  :  en  faisant  en 
quelque  sorte  violence  à  la  réalité  et  en  l'obligeant  à 
se  soumettre  aux  lois  de  l'esprit.  Une  grossière  clas- 
sification se  foiuh^  sur  hi  perception  des  êtres    consi- 


POSSUULITÉ   d'une   SCIKNCE   SOCIALK  ST 

(lérés  avec  tout  l'ensemble  de  leurs  parties  :  elle  est 
très  imparfaite,  parce  qu'elle  tient  compte  seulement 
des  formes  et  qualités  extérieures  qui  ne  donnent  lieu 
qu'a  de  vagues  ressemblances.  Les  notions  sont  encore 
trop  voisines  des  images,  reflets  à  leur  tour  trop  fidè- 
les de  la  réalité.  Pour  que  les  élres  vivants  puissent 
pénétrer  dans  le  moule  de  la  science,  il  faut  qu'ils  se 
prêtent  aux  exigences  de  l'esprit  ;  que  par  des  simpli- 
fications et  des  analyses  on  arrive  à  des  similitudes 
faciles  à  constater.  Puisque  les  caractères  extérieurs 
sont  variables,  le  savant  les  écarte  et  par  l'anatomie 
pénètre  jusqu'au  squelette  —  composé,  chez  tous  les 
individus,  d'une  même  espèce,  du  même  nombre  de 
pièces  osseuses  disposées  dans  le  même  ordre  et  offrant 
des  connexions  identiques.  Ces  pièces  forment  un  sys- 
tème lié  dans  toutes  ses  parties,  de  sorte  que  l'une 
devient  l'indice  certain  de  toutes  les  autres.  C'est  ainsi 
que  Cuvier  a  pu,  au  moyen  de  quelques  fragments 
fossiles,  reconstituer  des  espèces  depuis  longtemps 
disparues. 

Le  physiologiste  se  sert  de  schèmes,  c'est-à-dire  de 
dessins  simplifiés,  pour  figurer  les  appareils  organi- 
ques. C'est  seulement  par  le  retranchf^ment  de  cer- 
tains détails  —  qui  paraissent  accessoires  et  qui  cepen- 
dant ont  leur  rôle  dans  la  réalité  —  qu'on  arrive  à 
établir  des  analogies  ou  même  des  ressemblances  pro- 
noncées. Pour  obtenir  des  notions  encore  j)lus  précises 
et  plus  générales,  le  physiologiste  pousse  l'analyse  plus 
loin  et  faisant  de  /'///.s/o/oy/ç,  il  étudie  les  divers  tissus 
(jui  entrent  dans  la  structure  des  organes.  Grâce  à  cette 
analyse,  des  ressemblances  -  plus  profondes  peuvent 
être  atteintes  :  le  savant  peut  définir  avec  exactitude 
la  fibre  musculaire,  la  cellule  nerveuse,  la  glande, 
etc..  L'objet  principal  de  la  science  —  (jui  est  d'éta- 
blir des  rapports  entre  di'S  notions  g(Mi('rales  et  préci- 
ses —  devient  ainsi  plus  facile  à  réaliser. 


02  LES    CLASSE       SOCLVLES 

De  grandes  difficultés  subsistent  encore.  Elles  rési- 
dent dans  la  délicatesse  des  observations  ou  des  expé- 
riences nécessaires  a  la  manifestation  de  ces  rapports 
cachés.  Il  n'en  reste  pas  moins  acquis  que,  si  par 
lanalyse  on  ne  descendait  pas  dansFintimité  des  êtres 
Aivants,on  ne  dépasserait  pas  un  grossier  empirisme. Car 
deux  êtres  vivants,  avec  toute  la  complexité  de  leurs 
organes,  peuvent  difficilement  être  mis  dans  deux  états 
semblables.  Aussi  malgré  des  ressemblances  superfi- 
cielles ils  ne  réagissent  pas  de  la  même  manière  sous 
l'action  des  mêmes  agents.  De  là  les  mécomptes  fré- 
quents de  la  médecine. 

Ordre/  généralité,  mesure  ou  ressemblance  précise 
dans  les  êtres  et  dans  les  actions,  telles  sont  les  con- 
ditions de  la  Science,  parce  que  ce  sont  les  seules 
choses  appropriées  à  la  nature  de  Fesprit  et  capables 
de  l'élever  au-dessus  de  la  simple  sensation. 

Pour  savoir  si  la  science  sociale  est  possible^  il 
suffit  donc  de  s'assurer  que  les  faits  sociaux  sont 
susceptibles  d'ordie  et  de  rapports  constants. 

Mais  les  exemples  des  sciences  précédentes  sont  des 
avertissements.  Ils  nous  montrent  que  les  faits  ou  les 
êtres,  tels  qu'ils  sont  donnés  par  la  perception,  sont 
impropres  à  la  coriuaissance  scientifique,  mais  qu'ils 
doivent  par  l'adresse  du  savant  se  conformer  aux  lois 
de  l'esprit.  Il  ne  faut  pas  s'attendre  à  ce  que  les  faits 
sociaux  fassent  exception,  en  se  montrant  moins 
rebelles. 

Des  présomptions  contraires  seraient  plus  naturelles. 
Les  plus  graves  naissent  de  la  croyance  à  la  liberté. 
Si  un  ensemble  de  conditions,  quel  qu'il  soit,  peut 
tout  en  restant  absolument  le  même  être  suivi  d'effets 
dilférents,  toute  prévision  devient  impossible  et  une 
pareille  contingence,  destructive  de  tout  rapport  cons- 
tant, paraît  essenliellement  réIVactaire    à    la   science. 


POSSiniLlTÉ  1)  L'.NH  SCIENCE  SOCIALE  ;')',] 

En  admettant  même  la  vérité  du  déterminisme  psy- 
chologique, les  difficultés  ne  disparaissent  pas.  Car  si 
les  idées,  les  sentiments  et  les  actes  ont  des  caus(^s 
déterminées,  cependant  ces  causes  sont  si  nombreuses, 
si  délicates  et  si  cachées  qu'elles  échappent  aux 
moyens  d'investigation  externe  ou  à  l'analvse  de 
conscience.  Dans  les  deux  cas  l'obstacle  semble  insur- 
montable. 

Il  le  serait  réellement,  si  la  science  sociale  avait 
pour  but  de  connaître  la  conduite  des  individus  avec 
toutes  les  particularités  qu'elle  peut  présenter  dans 
rimmense  variété  des  circonstances  possibles.  Il  n'est 
pas  nécessaire  de  recourir  à  une  laborieuse  démons- 
tration pour  prouver  que  personne  —  avec  les  con- 
naissances psychologiques  et  physiologiques  les  plus 
étendues  —  n'aurait  été  capable  de  prédire  à  Buona- 
parte  enlant  la  série  des  actes  et  des  événements  qui 
devaient  remplir  sa  vie.  Les  destinées  des  individus 
ne  sont  écrites  ni  dans  la  main,  ni  dans  les  étoiles, 
ni  (fans  la  boîte  crânienne. 

D'ailleurs,  quand  minne  la  puissance  intellectuelle, 
la  force  de  la  volonté,  la  vigueur  physique  pourraient 
étrt'  mesurées  par  une  phrénologie  plus  sûre,  le  sort 
d'un  individu  n'en  resterait  pas  moins  une  énigme, 
parce  que  chacun  des  événements  de  la  vie  n'est  pas 
II'  produit  unique  de  la  volonté,  mais  est  une  résultante 
de  la  volonté  et  des  circonstances  extérieures.  De  plus, 
les  fiicultés  elles-mêmes  ne  sont  pas  des  essences  im- 
mobiles, immuables,  incapables  de  s'atrophier  ou  de  se 
développer.  Elles  sont  dans  une  étroite  d('pen(hinc(>  du 
milieu  où  elles  sont  appelées  à  s'exercer.  Que  la  Corse 
ait  maintenu  son  indépendance  et  Napoléon  n'aurait 
été  qu'un  obscur  bourgeois  à  Ajaccio. 

jNIais,  suivant  une  remarque  précédente;  cette  impos- 
:>ibilité  de  prévoir  la  destinée  des  êtres  particuliers  ne 


54  LES    CLASSES    S0GL\1,ES 

s'applique  pas  seulement  aux  hommes,  mais  aux  ani- 
maux, aux  plantes  et  même  aux  corps  bruts.  Or,  com- 
me elle  n'a  pas  arrête  la  formation  des  sciences  physi- 
ques et  biologiques,  elle  ne  doit  pas  être  considérée 
à  priori  comme  présentant  un  empêchement  absolu  à 
la  constitution  des  sciences  sociales. 

Ce  n'est  pourtant  pas  qu'on  admette  les  différentes 
théories,  qui  ne  tiennent  pas  compte  des  personnalités 
dominantes  et  qui  nient  le  rôle  des  grands  hommes 
dans  l'histoire. 

L'une  de  ces  théories  regarde  les  génies  comme  des 
instruments  entre  les  mains  d'une  Providence  rusée  et 
triomphante,  qui  arrive  par  tous  moyens  à  la  réalisa- 
tion de  ses  desseins.  C'est  là  une  hypothèse  métaphy- 
sique, écartée  dès  le  début  comme  étrangère  à  la  ques- 
tion et  inconciliable  avec  la  science.  Inutile  d'y  reve- 
nir, quels  que  soient  les  formes  nouvelles  et  les  dé- 
guisements inattendus  qu'elle  a  pris  souvent,  par 
exemple  dans  Guerre  et  Paix  de  Tolstoï  :  «  L'homme  a 
«  beau  avoir  conscience  de  son  existence  personnelle, il 
«  est,  quoi  qii' il  fasse  J' instrument  inconscient  du  travail 
«  de  l'histoire  et  de  l'humanité.  Plus  il  est  haut  placé 
'<  dans  l'échelle  sociale,  plus  le  monde  de  ceux  avec 
«  qui  il  est  en  rapport  est  considérable,  plus  il  a  de 
«  pouvoir,  plus  sont  évidentes  la  prédestination  et  la 
c<  îiécessité  inéhictable  de  chacun  de  ses  actes  »  (1).  Et 
Tolstoï  termine  ce  paragraphe  en  s'écriant  .  «  Le  cœur 
des  Rois  est  dans  la  main  de  Dieu  !»  S'il  en  élait  ainsi, 
le  rôle  du  savant  se  bornerait  à  enregistrer,  après  leur 
accomplissement,  les  desseins  impr-évisibles  de  la  Provi- 
dence. La  science  serait  remplacée  par  l'érudition. 

Une  autre  théorie,  défendue  par  des  historiens  et 
des  sociologues,  se  présente  avec  des  apparences  plus 
scientifiques.    Bien    qu'elle   se  recommande  de  hautes 

(l)Tûme  II,  p.  218,  trud.  française. 


l'OSSir.IIJI  !•:   I)  UNE   SCIENCE   SOCIALE  o5 

autorités  et  que  de  plus  elle  ait  Favanlago  —  si  elle 
était  reconnue  vraie  —  de  faciliter  rétablissement  de 
la  science  sociale,  elle  ne  semble  pas  à  l'épreuve  d'une 
observation  faite  sans  prévention. 

«  Le  vulgaire,  dit  A.  Comte,  attribue  à  Tbommesu- 
<(  périeur  une  action  sociale  dont  il  n"a  pu  être  que 
«  rheureux  organe  ))(i).  Onnepeut  proclamer  d'une  fa- 
çon plus  nette  et  plus  ferme  l'impuissance  des  grands 
hommes.  Et  cependant  cette  assertion  n'est-elle  pas 
manifestement  contraire  aux  faits  ?  Comment  !  Napo- 
léon aurait  ressemblé  à  l'aiguille  qui  marque  l'heure 
sur  le  cadran  d'une  horloge^ mais  dont  les  mouvements 
sont  réglés  par  les  rouages  et  les  poids  cachés  à  l'in- 
térieur !  Et  si  ce  génie  n'avait  pas  existé,  un  autre  se 
serait  révélé  et  aurait  pu  manifester  avec  le  même 
éclat  la  puissance  des  forces  révolutionnaires  ?  Mais 
c'est  là  une  hypothèse  dont  la  preuve  incombe  à  ses 
défenseurs. 

Elle  est  du  reste  plus  que  gratuite,  elle  est  invrai- 
semblable. Les  victoires  paraissent  en  elfet  rapportées 
à  bon  droit  à  l'habileté  des  généraux,  puisque  la  même 
armée  se  comporte  d'une  manière  toute  dilférente  sui- 
vant le  mérite  de  ses  chefs. 

Des  remarques  analogues  s'appliquent  à  toutes  les 
formes  du  génie,  aux  poètes,  aux  savants,  aux  artistes. 
Un  autre  que  Dante  élait-il  capable  de  composer  la 
Divine  Comédie  ?  Qui  pouvait  tenir  la  place  de  Sha- 
kespeare dans  l'art  dramatique  ?  La  vaccine  serait-elle 
découverte  sans  Jenner  ou  le  remède  contre  la  rage 
sans  Pasteur?  Les  partisans  de  la  théorie  soutiennent 
qu'il  y  a,  dans  l(>s  sociétés  comme  au  théâtre,  une 
«  doublure  »  toujours  prête  pour  prendre  le  rôle  du 
principal  acteur  empêché.  Si  ce  n'est  pas  là  un  retour 
déguisé  à  la  Providence  qui  veillerait  à  la  bonne  cxé- 

(1)  Cours  de  Philosophie  PosUivc,  T.  IV,  p.  3J2. 


56  LES    CLASSES    SOCL\LES 

cution  du  drame  arrêté  à  Tavance,  c'est  le  résultat 
d'une  illusion  d'ordre  psychologique.  Les  besognes  or- 
dinaires peuvent  être  accomplies  par  des  travailleurs 
consciencieux.  Mais  les  travaux  supérieurs,  les  pro- 
grès nécessitent  l'apparition  d'intelligences  puissantes 
et  de  volontés  énergiques,  dont  la  force  —  favorisée 
par  des  circonstances  multiples  —  ait  reçu  tout  son 
développement.  Tout  l'ensemble  des  faits  historiques 
tend  à  prouver  l'influence  des  grands  hommes  sur  le 
cours  des  événements.  Sans  l'intervention  de  ces  es- 
prits supérieurs,  des  changements  importants  ne  se 
seraient  point  produits  dans  les  dillerents  ordres  de 
faits  sociaux,  et  la  marche  de  la  société  s'en  serait 
trouvée  retardée  ou  plutôt  déviée.  D'oii  cette  consé- 
quenci!  inévitable, que  les  changements  produits  parla 
libre  initiative  des  hommes  de  génie  ne  sont  point 
susceptibles  de  prévision  scientifique. 

Ainsi  la  première  conclusion  à  laquelle  on  arrive 
est  négative.  Il  y  a  une  part  de  contingence  dans  les 
évt'mements  historiques  ;  ou,  si  l'on  rejette  la  liberté, 
le  déterminisme  qui  préside  aux  résolutions  des  grands 
hommes  ou  des  simples  détenteurs  du  pouvoir  est  si 
complexe,  formé  par  la  rencontre  de  tant  de  conditions 
diverses  et  obscures,  qu'il  échappe  aux  règles  et  aux 
formules  de  la  science.  Cependant  cette  conclusion  ne 
doit  pas  être  décourageante,  puisqu'on  la  retrouve  autre 
pari  et  que  malgré  cela  elle  n'a  pas  empêché  les  scien- 
ces de  se  constituer. 

Ni  l'humanité,  ni  les  individus  ne  se  prêtent  aux 
exigences  scientifiques.  Que  reste-t-il  donc  comme 
matière  propre  delà  science  ?  D'un  mot  on  peut  répon- 
dre: les  classes  sociales,  déterminées  par  la  nature 
des  occupations. 

Les  groupes  ainsi  formés  se  composent  d'unités 
semblables  ;  car  c'est  la  profession  qui  marque  chaque 


POSSIBILITÉ   D  UNE   SCIENCE   SOCIALE  57 

individu  do  l'empreinte  la  jjUis  profonde.  Par  la  force 
d'actions  répétées  chaque  jour  et  pendant  de  longues 
années,  elle  engendre  des  habitudes  qui,  modiliant 
daiis  le  môme  sens  des  natures  primitivement  diverses, 
les  amènent  à  réaliser  une  sorte  de  type  commun  et  au 
physique  et   au   moral. 

Le  métier  façonne  le  corps  daprès  les  attiludes  or- 
dinaires. Il  redresse  la  taille  de  Tofficier  et  courbe  le 
dos  du  tailleur  de  pierres  ;  il  donne  au  paysan  un  teint 
coloré,  une  démarche  lourde,  une  santé  robuste  ;  l'ou- 
vrier des  ateliers  est  pâle,  maigre  et  alerte.  La  profes- 
sion modèle  aussi  les  physionomies  et  imprime  à 
toutes  celles  d'un  même  groupe  un  air  de  famille  que 
les  caricaturistes,  par  une  exagération  spirituelle, 
excellent  à  mettre  en  relief  :  les  pensées  vulgaires 
se  reflètent  sur  la  figure  et  y  peignent  en  traits  visibles 
la  vulgarité  et  la  sottise.  —  jNIais  les  ressemblances 
ne  s'arrêtent  pas  à  l'extérieur.  Elles  pénètrent  plus 
profondément;  et,  c'est  l'esprit,  le  cœur,  le  caractère, 
l'être  tout  entier  qui  subissent  l'influence  prépondé- 
rante du  métier  et  se  transforment  d'après  un  même 
modèle,  reproduit  dans  ses  grands  traits  en  une  multi- 
tude de  copies.  Si  l'on  ne  tient  pas  compte  de  légers 
écarts,  la  sensibilité  atteint  pour  chaque  classe  un 
degré  déterminé  de  délicatesse  ou  de  grossièreté.  Le 
boucher  ne  s'émeut  guère  des  cris  que  poussent  les 
bètes  qu'il  égorge  ;  un  brahmane  éprouverait  la  plus 
vive  douleur  à  la  pensée  qu'il  a  pu  —  par  erreur  ou 
surprise  —  jjoire  quelques  gouttes  de  bouillon.  Le 
rêveur  s'attriste  de  peines  fictives;  le  pauvre  subit  l(>s 
plus  durs  alfronts  avec  impassibilité.  Le  cœur  n'est 
pas  seulement  une  disposition  plus  ou  moins  pronon- 
cée à  ressentir  du  plaisir  ou  de  la  douleur.  11  com- 
prend aussi  toutes  les  inclinations  qui  finissent  par 
dominer  dans  les  individus  et  qui  résultent  des   goûts 


,j8  les  classes  socl\les 

naturels, uiodiliés  par  les  circonstances  et  par  les  habi- 
tudes. Ces  inclinations  prennent  une  forme  caractéris- 
tique pour  chaque  groupe,  de  sorte  que  tous  les  mem- 
bres tendent  à  avoir  les  mêmes  goûts,  les  mômes 
désirs,  les  mômes  passions.  Les  ouvriers  des  grandes 
villes  se  plaisent  aux  discussions  politiques,  visent  à 
s'affranchir  des  patrons  et  fréquemment  s'insurgent 
contre  leur  prétendu  despotisme  ;  mais  ils  s'unissent 
entre  eux  et  ne  craigneni  pas  d'affirmer  par  des  actes 
leurs  sentiments  de  solidarité. 

Le  soldat  se  plaît  au  maniement  des  armes,  à  moins 
que  contraint  à  ce  métier  il  ne  l'exerce  à  contre-cœur 
et  pendant  un  temps  insuffisant  pour  vaincre  ses  répu- 
gnances. Partout  où  le  choix  est  volontaire,  les  tendan- 
ces qui  ont  déterminé  le  choix  se  fortifient  par  un  gen- 
re de  vie  en  complète  harmonie  avec  elles. Chez  le  moi- 
ne, dont  la  vocation  est  réelle,  la  disposition  au  mys- 
ticisme s'accroîtra  parla  pratique  et  l'exacte  observan- 
ce de  la  règle. 

Dans  le  domaine  de  l'esprit,  l'empire  de  l'habitude 
n'est  pas  moins  étendu. Les  psychologues  s'appliquent 
à  ne  voir  dans  les  intelligences  humaines  que  les 
qualités  communes.  C'est  là  peut-être  un  résidu  des 
recherches  sur  les  essences. En  tout  cas  celte  identité  fon- 
cière de  toutes  les  intelligences  estune  fiction  ou dumoins 
une  simple  possibilité.  Ceque  l'observation  découvre,  ce 
sont  des  différences  considérables  dans  les  idées,  dans  les 
croyances  et  môme  dans  les  facultés  ;  c'est-à-dire  dans  la 
manière  propre  à  chacun  de  discerner  les  choses,  de 
les  représenter  avec  plus  ou  moins  de  fidélité  dans  le 
souvenir,  d'unir  les  idées  en  des  combinaisons  neuves 
ou  vulgaires,  d'apercevoir  les  ressemblances  apparen- 
tes ou  cachées,  de  concentrer  son  attention  ou  de  la 
disperser,  d'être  porté  au  doute  exagéré  ou  aux  affir- 
mations téméraires,  de  systématiser  ses  croyances    en 


rossiiiiLiTÉ  d'une  science  sociale  50 

les  rattachant  à  des  principes  stables  ou  de  les  laisser 
flotter  dans  le  vague  ou  l'incohérence,  les  admettant 
au  hasard  sans  souci  des  contradictions  ou  des  incom- 
patibilités. Le  fonds  d'idées  est  constitué  par  les  sen- 
sations ordinaires,  rehaussées  encore  par  un  intérêt 
pratique:  la  conscience  est  une  sorte  de  reflet  des  cho- 
ses au  milieu  desquelles  on  a  l'habitude  de  vivre.  Le 
pêcheur  d'Islande  a  l'imagination  peuplée  de  scènes 
marines:  le  départ  pour  la  mer  lointaine,  la  pluie,  le 
froid  polaire,  la  pèche  abondante,  le  lourd  sommeil 
dans  la  cale  obscure,  la  tempête,  les  joies  du  retour 
ou  les  cadavres  ballotés  sur  la  mer  au  milieu  des  dé- 
bris   Chez  le  paysan  dominent  les  tableaux  champê- 
tres; chez  l'ouvrier  les  travaux  de  la  manufacture  ou 
de  l'usine;  chez  le  sculpteur,  l'artiste  et  le  poète  abon- 
dent les  formes,  les  couleurs  ou  les  expressions  ver- 
bales. 

Les  connaissances  sont  aussi  en  rapport  avec  le  genre 
d'occupations.  La  science  encyclopédique  existe  dans 
de  gros  livres  dus  à  la  collaboration  d'un  grand  nom- 
bre de  travailleurs,  mais  elle  n'est  contenue  dans  au- 
cun esprit,  fût-il  supérieurement  doué.  Lu  réalité  les 
lacunes  sont  nombreuses  et  étendues  dans  les  intel- 
igences  les  plus  cultivées  ;  chez  la  plupart  un  tout 
petit  coin  de  l'esprit  est  éclairé,  tandis  que  le  reste 
demeure  plongé  dans  les  ténèbres.  A  notre  époque  sur- 
tout où  la  science  a  reçu  de  si  grands  développements, 
les  savants  les  plus  distingués  —  ceux  qui  ont  l'am- 
bition de  réaliser  quelques  progrès  —  sont  obligés  de 
se  consacrer  à  des  éludes  spéciales,  études  si  restrein- 
tes parfois  qu'un  savant  ne  cultivera  par  exemple 
qu'une  branche  de  la  IMiysiciuc  Si  les  bornes  de  la 
science  personnelle  sont  aussi  étroites  chez  ceux  (jui 
font  profession  de  la  cultiver,  que  dire  des  hommes 
dont  la  vie  se  passe  tout  entière  occupée   à  des  tra- 


GO  LES    CLASSES    SOC lALES 

vaux  manuels  ?  Leurs   connaissances   sont    rigoureu- 
sement teclmiques. 

On  peut  d'ailleurs  généraliser  cette  proposition  et 
soutenir  que  seules  sont  vivantes  dans  l'esprit  les 
connaissances  appropriées  à  la  profession  ou  au  mé- 
tier. Ce  n'est  en  eiïet  que  par  une  application  et  une 
pratique  continuelles  que  le  savoir  s'entretient.  La 
petite  encyclopédie  que  les  maîtres  ont  logée  de  force 
dans  la  tète  du  bachelier  s'échappe,  comme  s'évapore 
une  essence  subtile  d'un  flacon  mal  bouché.  De  cette 
merveille  supposée  capable  de  comprendre  plusieurs 
langues  vivantes  et  mortes,  familiarisée  avec  les 
équations  algébriques  elles  théorèmes  de  la  géomé- 
trie, avec  les  analyses  et  les  synthèses  chimiques,  avec 
le  mécanisme  de  la  bobine  de  Rumkorf,  avec  l'anato- 
mie  humaine,  comme  avec  l'histoire,  la  géographie,  la 
littérature,  la  philosophie,  ....il  ne  restera, par  exem- 
ple, qu'un  modeste  employé  des  Postes,  apte  à  timbrer 
des  lettres  ou  à  délivrer  correctement  un  mandat-postal. 

En  dehors  des  connaissances  précises,  il  existe  des 
croyances  vagues  qui  ne  sont  pas  des  acquisitions 
propres  de  l'esprit,  mais  qui  sont  admises  sur  la  foi 
d'autrui.  Elles  proviennent  de  l'éducation  et  des  influen- 
ces exercées  par  les  membres  de  la  classe  ou  par  les 
autres  groupes  sociaux.  Ici  encore  se  manifestent  des 
analogies  bien  marquées.  Des  préjugés  se  transmettent 
issus  d'une  longue  tradition  et  pénètrent  parfois  si 
profondément  dans  une  classe  que,  pour  être  arrachés, 
ils  ont  besoin  d'une  secousse  vigoureuse,  venue  soit 
des  circonstances,  soit  surtout  des  classes  adverses. 
Dans  la  noblesse  se  perpétue  l'idée  de  la  supériorité 
due  à  la  naissance,  idée  si  puissante  qu'elle  a  résisté 
au  choc  de  plusieurs  révolutions.  Parmi  les  croyances, 
dont  il  conviendra  surtout  de  tenir  compte  dans  la 
psychologie  des  classes  sociales,  se  trouvent  celles  qui 


l'OSSIIULIIÉ    DUNE    SClK.NCi:    SOCIALE  61 

se  rapportent  à  la  Politique  et  à  la  Relii^ion.  Les  ques- 
tions politiques  et  religieuses  tiennent  en  l-'i'ance  une 
large  place  dans  les  discussions  et  préoccupations  jour- 
nalières; et  cependant,  combien  peu  sont  dans  les  con- 
ditions voulues,  non  pour  les  approfondir,  mais  pour 
en  posséder  une  simple  connaissance  superficielle. 
Des  mois,  des  formules  et  en  dehors,  rien.  Et  C(q)en- 
dant,  tant  la  puissance  du  verbe  est  grande,  ces  mots 
agissent  et  dictent  des  résolutions. 

Toutes  les  similitudes  antérieures  dans  les  besoins, 
la  sensibilité,  les  désirs,  les  idées  et  les  croyances 
aboutissent  naturellement  à  une  nouvelle  ressemblan- 
ce, celle  de  l'activité.  Voilà  ce  qui  explique  comment, 
dans  des  circonstances  déterminées,  la  collectivité  agit 
avec  ensemble,  comme  si  elle  était  animée  d'une  àme 
commune.  Tous  les  ouvriers  d'une  usine  se  mettent 
en  grève  ou  même  tous  ceux  d'un  même  corps  de 
métier  suspendent  en  même  temps  leur  travail,  émet- 
tent les  mêmes  réclamations  et  agissent  de  concert 
pour  obtenir  les  mêmes  avantages.  Si  l'entente  ne  se 
manifeste  pas  toujours  ainsi  par  des  signes  extérieurs 
et  quelquefois  par  des  violences,  elle  s'opère  néan- 
moins, et,  par  des  voies  plus  ou  moins  obscures,  abou- 
tit à  des  résultats  susceptibles  d'être  notés  avec  exac- 
titude. Tel  le  travail  souterrain  qui  a  amené  la  bour- 
geoisie à  une  situation  progressivement  supérieure  et 
qui  lui  a  permis   d'aspirer  à  l'égalité  avec  la  noblesse- 

C'est  en  rassemblant  tous  ces  traits  de  ressemblance 
qu'on  parviendra  à  tracer  le  Ti/pe,  qui  sera  la  repré- 
sentation générale  et  ])our  ainsi  dii'c  le  schème  de  tel 
groupe  social. 

Ainsi  compris  le  type  réalise  les  conditions  exigées 
pour  les  connaissances  scientifiques.  D'abord  il  est  yr- 
/<('/•«/;  dépouillé  de  toutes  les  particularités  qui  dis- 
tiuiiiient  les  individus,  il  ne  conserve  que  les  caractè- 


62  LES    CLASSES    SOCIALES 

res  communs.  Grâce  à  cette  simplification,  il  participe 
au  privilège  des  notions  scientifiques  et  devient  ainsi 
applicable   à    une   catégorie    indéfinie    d'êtres,  ici    de 
personnes.  —  Il  est  vrai  que  la  représentation  n'a  pas 
la  fidélité  d'un  portrait.  Mais  cette  exactitude  de  détail 
n'existe  pas  non  plus  dans  les  sciences  biologiques.  Si 
elle  se  réalise  dans  les  sciences  physiques  et  exactes, 
cela  tient   à    la   puissance  de  l'expérimentateur  qui, 
dans  certains  cas,  crée    des  appareils,  des  substances 
ou  des  figures  conformes  à  ses  idées.  Avec  le  tube  de 
Newton  la  chute  des  corps    s'opère    dans  le  vide  ;  par 
un  travail  d'épuration  le  chimiste  obtient  des  substan- 
ces pures,   par  suite  absolument   identiques  ;  enfin  le 
géomètre  trace  avec  le  compas  des  cercles  qui  répon- 
dent à  la  définition  avec  une  suffisante  exactitude.  La 
science,  pour  être  encore    possible,     n'a  pas     besoin 
d'atteindre  ce  degré  supérieur.  Il  suffit  que    la  liaison 
entre  les  différents  caractères  notés  dans    le  type  soit 
assez  forte    pour   que  les  uns    servent  d'indices  de  la 
présence  des  autres.  Les  petits  écarts,  dus  à  l'initiative 
personnelle  ou  au    hasard  de  circonstances  extraordi- 
naires, ne  doivent  pas  compter.  Ils  n'auraient  d'impor- 
tance que    s'il  s'agissait  de   faire  la    psychologie    des 
individus.  Mais,  comme  en  sociologie,  il  s'agit  d'actions 
collectives,  les  petites  ditférences  en  sens  contraire  se 
neutralisent,  de  sorte  qu'apparaît  seule  la   résultante 
des  activités  semblables. 

D'un  autre  côté,  la  simplification  opérfîe  sur  les  gens 
d'un  môme  métier  n'aboutit  pas  à  ces  généralisations 
excessives,  qui  ne  laissent  subsister  dans  l'homme 
(ju'une  sorte  de  fantôme  inutilisal)le  par  la  science. 
(Jlonsidérer  les  hommes  comme  égaux,  semblables, 
conformes  tous  à  une  même  idée  abstraite,  c'est  former 
une  conception  trop  éloignée  de  la  réalité  pour  être 
daucun  usage.  L'égalité   n'existe    ni   dans    les    forces 


l'OSSlIîlI.ITl';   D  UNE   SCIENCE   SOClAl.i:  ()3 

physiques,  ni  datis  la  nature  des  inclinations,  ni  dans 
la  valeur  et  l'étendue  des  connaissances,  ni  dans  l'éniir- 
gie  de  la  volonté,  ni  dans  la  direction  des  habitudes 
morales,  ni  même  dans  les  notions  du  bien  et  du  devoir. 
Les  principes  mêmes  de  la  raison,  qu'on  regarde 
comme  essentiels  à  la  nature  humaine,  ont  une  uni- 
versalité moins  réelle  que  possible.  Ce  sont  des  vérités 
que  tout  homme  peut  comprendre  et  admettre,  mais  à 
une  condition,  c'est  que  ces  vérités  seront  enseignées. 
Si  elles  ne  sont  pas  exposées  nettement  et  accompa- 
gnées de  leurs  preuves,  elles  risqueront  d'être  mal 
saisies  par  les  esprits  ignorants  et  irréfléchis.  C'est  ce 
qu'a  fort  bien  montré  M.  Gérard-Varet,  l'auteur  d'une 
thèse  sur  r Ignorance  et  f Irréflexion.  Quant  à  la  con- 
science morale,  inutile  de  revenir  avec  les  sceptiques 
sur  ses  incertitudes,  ses  variations,  ses  contradictions. 
Aucune  subtilité  chez  les  partisans  de  l'absolu  en 
morale  ne  parviendra  à  effacer  la  dilférencL;  entre  le 
Négrito  qui,  dans  un  accès  de  colère,  tue  sa  femm(>  et 
la  mange,  et  le  brahmane  qui  se  laisserait  mourir  de 
faim  plutôt  que  de  toucher  à  des  viandes  rê>ties  et 
odorantes.  Ainsi  l'idée  abstraite  d'homme  n'existe  pas  ; 
ou,  pour  lui  donner  une  ombre  de  réalitt',  il  faudrait 
la  vider  presque  de    tout  contenu. 

Au  contraire  les  groupes  sociaux  oll'rent  une  base 
solide  à  la  généralisation.  Il  ne  s'agit  j)lusde  cet»  être 
ondoyant  etdiv(M-s  «dont  parle  Montaigne  et(]ui  (''chapj)e 
à  toutes  les  prises.  Mais  les  habiUides,  tontes  sembla- 
bles puis(|u"ell(!s  procèdent  d'une  manière  d'agir  et 
de  vivre  identique,  marquent  tous  les  membres  du 
groupe  d'une  enipr(;inte  coniiuune.  On  bien  la  géné- 
ralisation doit  être  absolument  interdite  au  sujet  de 
l'homme  ou,  s'il  est  permis  de  dépasser  la  simple  mo- 
nographie, la  première  démarche  scientiliqiie  est  d'é- 
tudier les  groupes  distincts  et  délinis  ([ue  forment  les 
hommes  adoniK's  à  une  même  profession. 


64  ij:s  ci-assks  sociales 

C'est  la  un  premier  degré  de  ge'néralisation.  Ce  n'est 
pas  le  seul.  Après  avoir  divisé  une  société  actuelle  en 
groupes  distincts  d'après  la  nature  des  occupations  et 
avoir  exprimé  dans  un  Type  la  physionomie  physique  et 
morale  d'un  de  ces  groupes,  le  savant  pourra  établir 
une  comparaison  entre  le  groupe  défini  et  les  groupes 
semblables,  qui  ont  existé  à  différentes  époques  soit 
dans  un  même  pays,  soit  dans  des  pays  différents.  Une 
classe,  qui  évolue  à  travers  le  temps,  subit  peut-être 
d'incessants  changements.  Mais  quelle  est  leur  éten- 
due, leur  importance  et  pour  ainsi  dire  leur  profon- 
deur? Peut-être  les  modifications  ne  sont  que  superfi- 
cielles et  n'entament  point  la  nature  essentielle  du 
type.  Si  au  contraire  elles  sont  assez  nombreuses  et  assez 
profondes  pour  altérer  la  physionomie  du  groupe, 
une  comparaison  précise  permet  de  le  constater  et  en 
même  temps  facilite  la  recherche  des  causes. 

Quand  il  sera  question  de  méthode,  on  essaiera  de 
montrer  comment  les  procédés, employés  dans  les  scien- 
ces bien  constituées,  deviennent  ainsi  d'une  applica- 
tion facile  en  sociologie.  Qu'il  suffise  pour  le  moment 
de  constater  que  ces  comparaisons  entre  groupes  de 
même  nature  étendent  beaucoup  l'horizon  scientifique;, 
sans  pour  cela  que  l'objet  de  l'étude  se  perde  dans  le 
vague. 

Par  un  premier  travail,  les  membres  de  chaque  clas- 
se ne  sont  plus  considérés  avec  toutes  les  particulari- 
tés qui  les  distinguent  comme  individus,  mais  grâce 
aune  fiction  scientifique  —  qui  doit  être  très  rappro- 
chée de  la  réalité  —  ils  sont  ramenés  tous  à  un  même 
lyp(ï  dont  les  caractères  ont  été  fixés  au  moyen  d'une 
définition. 

Si  les  types,  symboles  de  chaque  classe,  sont  dé- 
terminés avec  exactitude,  il  deviendra  possible 
de  savoir  avec  une  suffisante  précision  de  (|uplle  ma- 


PÛSSIIÎILITÉ   d"lNF>   SCIKNCK   SOCIALK  Go 

nière  ils  se  comporteront  les  iiiisàrégarJ  des  autres. 
Un  chimiste  qui  mêlerait  des  substances  d'une  compo- 
sition inconnue  ou  mal  délinie  n'aboutirait  qu'à  des 
résultats  incohérents.  11  arrive  au  contraire  à  des  rap- 
})orts  constants  et  certains  par  la  connaissance  exacte 
des  coi'ps  qu'il  met  en  pi-ésencc  —  11  tMi  sera  de  mê- 
me en  sociologie.  Deux  types  d'une  même  classe  en- 
treront en  lutte  dans  certains  cas,  tandis  que  dans 
des  circonstances  dilîérentes  ils  tendront  à  s'unir: 
des  marchands  rivalisent  pour  attirer  à  eux  les  clients, 
mais  ils  s'associent  pour  obtenir  l'abaissement  des 
[)atentes.  Voilà  des  rapports  qui  n'ont  guère  moins  de 
constance  que  l'oxydation  du  fer  à  l'humidité  ou  la 
décomposition  du  bioxydo  de  manganèse  sons  l'action 
d'une  ibrte  température. 

Les  types  appartenant  à  des  classes  dillV'rentes  sont 
également  susceptibles  de  rapports  déhnis  dans  leurs 
actions  et  réactions  mutuelles.  Il  existe  des  allinités 
naairelles  entre  certains  groupes  dont  h;s  fonctions 
s'harmonisent,  cotnnn:;  celles  des  différentes  ])arli(>s 
d  un  aj)pareil  organique,  de  sorte  (|ue  leur  développe- 
ment et  leur  prospérité^  ou  leur  déclin  et  leur  déca- 
(K'uce  suivent  des  courbes  paralb'des.  L'industrie  dans 
un  pays  est  d'autant  plus  florissante  que  les  arts  méca- 
nicjues  ont  plus  d'extension,  et  à  \ouv  tour  les  progrès 
dans  la  m(u-ani([ue  sont  d'autant  plus  mai'(|ués  que 
hi  culturi;  scientilique  est  portée  ;i  un  [)lus  haut  degré. 

Dans  d'autres  cas  Lbarmonie  se  transforme  en  anta- 
gonisme. Les  prêtres  vl  les  moralistes  de  notre  épo- 
(jne  hilleiit  contre  l'extension  des  cabaretiers  et  des 
li(|noristes,  et  ils  récdament  la  sujtpresion  des  lenan- 
ci(;rset  des  courtisanes. 

Remarquons  à  ce  sujet  (jue  ces  lois  sont  données  ici 
seulement  à  titre  d'exemple  et  qu'elles  ne  sont  point 
présentées  comun;  rex})ression  de  vérités  absolues.  Au 


66  LES   CLASSES    SOCLVLES 

contraire  ces  lois  sont,  comme  les  autres  lois  scienti- 
fiques et  même  plus  qu'elles,  essentiellement  r(.'latives. 
Le  prêtre  avec  l'ensemble  d.'s  ide'es,  des  croyances  et 
des  sentiments  actuels,  est  opposé  à  la  conduite  des 
courtisanes.  Mais  cette  opposition  est  si  peu  absolue 
que  dans  les  religions  anciennes  le  prêtre  supportait 
sans  scrupule  le  voisinage  des  courtisanes,  dont  la  vie 
passait  pour  agréable  au  Dieu. 

Enfin  la  détermination  exacte  des  groupes  sociaux 
conduit  à  une  dernière  sorte  de  similitude  ;  celle  qu'on 
peut  établir  entre  sociétés  présentant  une  composition 
analogue.  Certes  les  comparaisons  entre  les  sociétés 
ne  sont  pas  choses  nouvelles,  mais  elles  étaient  for- 
cément condamnées  à  rester  dans  le  vague,  tant  qu'elles 
n'étaient  point  précédées  d'une  analyse  précise.  Pour 
aboutir  a  des  résultats  solides,  le  savant  doit  compter 
tous  les  groupes  importants  qui  entrent  dans  la  compo- 
sition d'une  société  ;et,de  plus,  les  disposor  suivant  une 
(échelle  d"im[)oitance,  en  donnant  le  premier  rang  aux 
groupes  qui  ont  le  plus  d(^  valeur  et  qui  servent  ainsi 
à  caractériser  un  état  social.  Sparte  et  Rome  seront 
des  cités  guerrières,  parce  que  la  classe  des  guerriers 
et  par  suite  les  affaires  militaires  jouaient  le  rôle  prin- 
cipal dans  ces  deux  sociétés.  Jérusalem  et  Bénarès  sont 
des  cités  religieuses,  où  dominaient  les  prêtres  et  les 
influences  mystiques.  Tyr,  Marseille,  Carthage,  Ham- 
bourg, Gênes  et  beaucoup  d'autres  seront  rangées  dans 
la  catégorie  des  Cités  commerçantes,  parce  que  le 
négoce  était  la  principale  occupation  de  ces  peuples. 
Athènes  pourrait  être  prise  pour  le  type  de  la  Cité 
artistique,  parce  que  les  orateurs,  les  poètes  et  les 
artistes  en  tout  genre  y  jouissaient  d'un  grand  crédit. 
—  Sans  entrer  dans  le  détail  de  la  classification,  cette 
vue  rapide  suffit  pour  montrer  la  possibilité  de  nou- 
velles g  'uéralisations  à  caractère  vraiment  scientifique. 


POSSinil.ITÉ   D  LM-:   SCIENCE  SOCIALE  G7 

Une  objection  se  pre'sentera  pcnl-ètre  contre  cette 
façon  d'envisager  la  science  sociale  et  d'interpréter  la 
question.  Le  reproche,  adressé  à  d'autres  de  ne  pas 
serrer  d'assez  près  le  sujet,  ne  retombe-t-il  point 
sur  le  critique  qui  semble  à  son  tour  oublier  d'étudier 
les  faits  sociaux,  puisqu'il  parle  exclusivement  de 
classes  ? 

Ce  reproche  serait  sans  doute  fondé,  si  les  classes 
étaient  considérées  comme  quelque  chose  d'inerte  qui 
fût  dépourvu  d'activité  et  de  vie.  Mais  au  contraire 
leur  formation  même  indi(jue  qu'elles  sont  essentielle- 
ment actives  et  qu'ainsi  elles  sont  une  source  inces- 
sante de  phénomènes.  De  plus  ces  phénomènes  sont 
exactement  déterminés  par  le  mode  d'activité  propre 
à  chaque  classe,  mode  d'activité  qui  est  constant  dans 
des  conditions  définies,  parce  que  la  nature  du  tvpe 
social  est  soumise  à  l'empire  de  ces  mêmes  condi- 
tions. 

Un  exemi)le  servira  h  faire  ressortir  l'identité  fon- 
damentale qui  existe  entre  la  classe  ou  le  type,  et  les 
produits  de  son  activité,  c'est-à-dire  les  faits  sociaux. 
La  propriété,  ses  modes,  ses  transformations,  voi- 
là des  phénomènes  économiques  qui  ont  joué  de  tout 
temps  un  rôle  très  important  dans  les  sociétés.  Mais 
si,  au  lieu  d'étudier  la  propriété  elle-même,  on  étu- 
die les  possesseurs  de  la  propriété,  leurs  classes  diver- 
ses suivant  la  nature  des  richesses,  les  changements 
éprouvés  par  chaque  type  de  propriétaire  suivant  les 
temps  et  les  circontances,  ou  plus  exactement  d'après 
les  influences  des  autres  classes  —  on  se  trouvera  en 
présence  d'une  question  qui  restera  la  même  lians  le 
fond.  Avec  cet  avantage,  c'est  que  l'observateur  sai- 
sit le  phénomène  dans  sa  cause  et  se  trouve  ainsi  dans 
les  conditions  les  plus  favorables  pour  établir  des 
rapports  scientifiques. 


08  LES   CLASSES   SUCL\LES 

En  physiologie  la  structure  de  Torgane  explique  la 
l'onction.  Dans  les  sciences  sociales  une  marche  ana- 
logue consistera  à  décomposer  la  Société  en  ses  diver- 
ses classes  ,  à  étudier  le  mécanisme  physique  et  mental 
du  type,  expression  générale  des  membres  de  chaque 
classe,  et  par  suite  à  connaître  le  mode  d'activité  de 
ce  type  dans  les  circonstances  déterminées  où  cette 
activité  est  appelée   ù  s'exercer. 

Des  considérations  précédentes,  il  ressort  que  la 
science  sociale  est  possible  :  Tétude  des  classes  oiïre 
aux  recherches  des  savants  un  champ  très  vasle  et  en 
même  temps  très  sûr. 

Au  point  de  vue  des  services  qu'une  doctrine  peut 
rendre  à  la  science,  il  importe  assez  peu  de  mesurer 
la  part  d'originalité  qui  revient  à  l'auteur.  En  tout 
cas  ce  n'est  pas  à  lui  qu'il  appartient  de  se  prononcer 
à  ce  sujet.  Le  mieux  pour  la  science  est  de  ne  pas 
chercher  —  par  un  misérable  amour-propre  —  à  exa- 
gérer la  nouveauté  de  ses  vues,  mais  plutôt  de  les 
appuyer  sur  l'autorité  des  devanciers  et  des  contem- 
porains. S'il  s'agissait  d'un  ti-avail  d'érudition,  l'au- 
teur se  ferait  un  plaisir  de  recueillir  le  plus  possible 
les  idées  analogues  aux  siennes.  Mais,  comme  il  s'agit 
surtout  de  contribuer  aux  progrès  scientifiques,  qu'il 
lui  soit  permis  de  citer  seulement  quelques  noms  et 
de  donner  quelques  courts  extraits. 

Dans  l'antiquité  Platon  est  un  des  philosophes  qui  ont 
le  mieuxmontrél'influence réciproque  des  formes  degou- 
vernementsurles  hommeset  des  caractères  surles socié- 
tés. «  Ilyanécessairement,  dit-il,  autant  de  caractères 
'(  d'iiommesque  d'espèces  de  gouvernements.  La  forme 
((  même  des  Etats  vient  des  mœurs  mêmes  des  membres 
«  qui  les  composentetdclatlirectionquecetensemblede 

a  mœurs  imprime  à  tout  le  reste Puisqu'il  y  a  cinq 

«  espèces  de  gouvernement,  il  doit  y  avoir  cinq  carac- 


POSSIIULITÉ   DUNE   SCILNCFv  SOCIALK  fif) 

«  tères  de  ràmequi  y  correspondent  «(ri.Cescinq  formes 
sont,  comme  on  le  sait,  l'aristocratie  où  le  pouvoir 
estentre  les  mains  des  philosophes  ;]a  timocratie  on  les 
«  gouvernants  «préiendcntaux  honneurs  etauxdig'nités 
«  non  parri'loquence,  ni  paraucundes  talents  de  même 
«  ordre,  mais  par  les  vertus  guerrières  »  ;  l'oligarchie 
où  le  cens  décide  de  la  condition  de  chaque  citoyen 
«  qui  est  avare  et  fait  argent  de  tout  »  ;  la  démocra- 
«  tie  ((  où  l'égalité  règne  entre  les  choses  inégales 
«  comme  entre  les  choses  égales  ^>  ;  et  enfin  la  tyran- 
nie où  la  corruption  est  portée  au  plus  haut  point. 
IMaton  a  eu  aussi  le  mérite  de  distinguer  dans  l'Etat 
trois  classes,  caractériséescliacune  parla  nature  deses 
memhres.  —  Mais  cette  analyse  n'est  pas  poussée  as- 
sez loin.  Quant  aux  caractères  d'homme  propres  à  cha- 
que forme  de  gouvernement,  ces  caractères  s'appli- 
c{uent  assez  bien  aux  membres  du  gouvernement:  mais 
Platon  a  tort  de  les  étendre  par  un  excès  de  générali- 
sation aux  autres  classes. 

Dans  les  temps  modernes,  c'est  Taine  qui  semble 
le  plus  se  rapprocher  des  vues  exprimées  plus  haut. 
Son  grand  ouvrage  historique  LesOrif/ifies  de  laFrancc 
Contemporaine  décompose  la  société  dans  ses  orga- 
nes essentiels  et  passe  successivement  en  revue  les 
différentes  classes  sociales.  Il  est  donc  une  application 
de  la  méthode  préconisée, avec  cette  différence  toute- 
fois que  le  travail  reste  historique,  puisque  l'obser- 
vation est  bornée  à  un  seul  peuple  et  à  une  seule  épo- 
(jue.  Le  grand  penseur  est  encore  plus  e\{)licite  dans 
ses  Derniers  Essais  de  Critique  et  d'Histoire.  (dJans  la 
«  Société,  dit-il,  il  y  a  des  groupes  et  dans  chaque 
«  groupe  des  hommes  semblables  entre  eux,  nés  dans 
"  la   même  condition,  formés  ])ar  la  nièini.^  ('ducatiou. 

(1)  Liv.  8.  De  la  U('4)ubli(iiic.  Trad.  Saisset, 


70  LES   CLASSES   SOCL\LES 

«  condiiils  par  les  mêmes  intérêts,  ayant  les  mômes 
«  besoins,  les  mêmes  goûts,  les  mêmes  mœurs,  la  mê- 
<(  me  culture  et  le  même  fond....  Il  s'agit  de  prendre 
«  les  figures  distinctes  et  principales,  celles  qui  parleur 
«  banalité  ou  leur  relief  peuvent  servir  de  moyenne  ou 
"  de  ff/pe:  ici  le  prince  du  sang,  le  grand  seigneur  de 
«  cour,  le  prélat,  le  parlementaire,  le  financier  et  lin- 
«  tendant  ;  là  le  gentilhomme  de  campagne,  le  curé, 
((  remployé,  l'avocat  et  le  marchand  ;  plus  loin  le  petit 
«  laboureur  propriétaire,  le  métayer,  l'artisan  et  enfin 
u  le  gueux  demi-mendiant,  demi-bandit »(!) 

Parmi  les  contemporains  se  rencontre  M.  Gumplo- 
wicz  qui  dans  la  Lutte  des  Races  paraît  émettre  une 
conception  sociologique  analogue  à  la  nôtre  :  «  Pour 
«  arriver,  dit-il,  à  une  science  de  l'histoire,  à  une  his- 
"  toire  naturelle  de  l'humanité,  il  faut  considérer  les 
«  groupes  sociaux,  observer  et  étudier  leur  origine  et 
«  leur  développement,  leurs  diverses  espèces  et  leurs 
«  diverses  formes,  leurs  mouvements  et  leurs  évo- 
<i  lutions.  Voilà  quels  sont  les  éléments  stables,  avec 
«  lesquels  on  peut  compter,  sur  lesquels  on  peut  établir 
«  des  calculs  scientifiques...  Nous  ne  demanderons 
«  pas  à  l'histoire  de  témoigner  dune  régularité  quel- 
((  conque  dans  les  actions  des  individus  ;  la  régularité, 
«  l'obéissance  à  une  loi,  pour  ainsi  dire,  c'est  dans  les 
«  mouvements  de  groupes  que  nous  pourrons  la  ren- 
«  contrer  en  consultant  l'histoire.  » 

llseraitsans  doute  possible  d'augmenter  le  nombrede 
ces  autorités.  Que  les  oubliés  nous  excusent  !  Du  reste 
c'est  la  vérité  seule  qui  importe. 

(i)  i'.  iiiii. 


CIIAPITKE  m 


LES  mi:tibodi:s 


Etablir  que  la  science  sociale  est  possible,  lorsque 
cette  simple  possibilité  est  constatée  par  dos  écrivains 
(l'autorité,  est  un  premier  résultat  acquis. 

Mais  ce  premier  résultat  serait  de  médiocre  impor- 
tance, si  lesméibodes  employées  dans  les  autres  scien- 
ces étaient  ici  impi'aticables  et  si  aucune  méthodenou- 
velle  n'était  reconnue  capable  de  transformer  le  pos- 
sible en  réel.  St.  Mil],  dont  la  compétence  en  logi- 
que est  universellement  reconnue,  examine  l'usage 
que  l'on  })eut  faire  en  Sociologie  des  méthodes  déduc- 
tives  et  expérimenlales,  et  son  examen  critique  abou- 
tit a  des  conclusions  en  grande  partie  négatives.  Il  ré- 
cuse successivement  toutes  ces  méthodes,  ne  faisant 
d'exception  qu'en  faveur  d'une  seule,  la  méthode dé- 
ductive  inverse. 

Voilà  donc  de  nouvelles  difliculti's  (ju'il  faut  écar- 
ter avant  de  chercher  à  aller  plus  loin. 

Un  reproche  général  peut  être  adressé  à  Si.  Mill, 
c(dui  de  vouloir  j)rouv<'r  rimj)Ossibilil('  absolue  dune 
chose,  parce  que  dans  l'état  actuel  dos  connaissances 
et  par  suite  des  habitudes  mentales  elle  paraît  incon- 
cevable. St.  Mill  tombe  ici  dans  l'inconséquence,  puis- 
que lui-mome  signale  avec  beau(M)ii{)  de  force  et  de 
justesse  cetio  disposition  d'esprit  comme  étant  une 
source  de  sophismes.  «  Je  no  peux,  dit-il,  qu'être  sur- 


72  LliS   r.LASSliS   SOCIALES 

«  pris  de  rimporlance  qu'on  attache  à  ce  caractère  d'in- 
((  concevabilité,  lorsqu'on  sait,  par  tant  d'exemples, 
'<  que  notre  capacité  ou  notre  incapacité'  de  concevoir 
(c  une  chose  a  si  peu  alï'aire  avec  la  possibilité  de  !a 
«  science  elle-même,  et  n'est  qu'une  circonstance  tout 
K  accidentelle,  dépendante  de  nos  habitudes  d'esprit... 
«  On  voit  même  dans  l'histoire  des  sciences  de  curieux 
((  exemples  d'hommes  très  instruits  rejetant  comn.e. 
((  impossibles  des  choses  que  leur  postérité,  éclairée 
«  par  la  pratique  et  par  une  recherche  plus  persévé'- 
((  rante,  a  trouvées  très  aisées  à  concevoir  et  que  tout 
«  le  monde  maintenant  reconnaît    vraies  »  (1). 

Le  progrès  scientifique  consiste  précisément  à  élimi- 
ner ces  prétendues  impossibilités.  Mesurer  la  distance 
exacte  de  la  lune  à  la  terre  aurait  semblé  une  entre- 
prise chimérique  aux  anciens  dépourvus  des  connais- 
sances trigonométriques  et  privés  d'instruments  de 
précision  ;  fixer  sur  du  papier  et  dans  ses  plus  minu- 
tieux détails  l'image  des  êtres  ;  décomposer  la  lu- 
mière; entendre  la  voix  à  des  centaines  de  kilomètres  ; 
préserver  d'une  maladie  par  l'inoculation  de  quelques 
gouttes  de  vaccin,  et  bien  d'autres  merveilles  auraient 
pu  être  et,  en  fait,  ont  été  souvent  proclamées  des  im- 
possibilités irréductibles.  L'argumentation  de  St.  Mill 
ne  saurait  donc  être  concluante,  alors  même  que  le 
vice  fie  cette  argumentation  ne  pourrait  pas  encori? 
être  d('voilé.  Les  raisonnements,  par  lesquels  les  nhv- 
siciens  s'efforraient  d'établir  la  simplicité  de  la  lumière 
blanche  et  l'unité  de  l'eau,  n'avaient  qu'une  rigueur 
apparente.  Ils  ne  {)ouvaient  prévaloir  contre  des  expé- 
riences décisives  :  le  faisceau  lumineux  qui  passant  à 
travers  un  prisme  s'étale  en  sept  bandes  colorées,  et 
l'eau  soumise  à  un  courant  (''Iccirifjue  (|ui  se  décom- 
pose en  ses  deux  é'iénicnts   :  l'oxygène  et  l'hydrogène 

(1)  I.ofîique,  Livr.  II.  <h.  ;i.  i^  (1. 


Li;s  Mi';iiioni:s  7;{ 

Tous  les  raisonnoineiils  iiégalifs    sont    exposés   à   ùlre 
renversés  par  des  découvertes  analogues. 

Gi'tte  vue  a  priori  est  confirmée  par  Texamen  direct 
des  difficultés  soulevées  par  le  logicien  anglais.  Il 
semble  qu'il  n'est  pas  impossible  de  répondre  aux  ob- 
jections qu'il  dirige  contre  l'extension  aux  sciences 
sociales  des  métliodes  employées  avec  succès  dans  les 
autres  sciences.  Mais,  pour  traiter  la  question  dans 
toute  son  ampleur  logique,  il  ne  suffit  pas  de  rete- 
nir les  objections  formulées  parSt.Mill.  Il  faut  de 
plus  compléter  sa  crilicjue  en  prévoyant  les  objec- 
tions possibles.  Le  moyen  de  procéder  à  une  énu- 
mération  complète  des  difficultés,  c'est  de  parcourir 
par  ordre  ce  qui  est  indispensable  dans  la  constitution 
de  chaque  science.  Celte  revue  permettra  de  bien  sai- 
sir la  nature  des  difficultés,  de  signaler  les  causes 
d'insuccès  et  d'entrevoir  les  remèdes. 

Toute  science  se  compose  essentiellement  de  deux 
choses  :  1°  de  notions  ou  concepts  généraux  relatifs 
aux  êtres  ;  2"  de  lois  ou  i-ap[)orts  entre  deux  ('tats  suc- 
cessifs d'un  ou  d(;  plusieurs  èlres  soumis  à  des  iu- 
lluences  déle]'niin(''('s.  Et  })our  chaque  science  la 
méthode  consiste  à  tlécouvrir  les  moyens  les  mieux 
appropriés  j>our  former  les  notions  générales  et  pour 
découvrir  les  lois. 

La  foimation  de  concepts  gi'uéraux  est  d'une  ini- 
jiortance  capilale.  Aucun  progrès  scientifi({ue  solide  ne 
peut  être  réalisé  .  si  celt(>  opération  prt'liminaii'e  n'est 
pas  accomi)li('  avec  loule  la  précision  et  l'exact i Inde 
requises. — Eu  aritlini(''ti(|ue,  le  système  dt^iunn-iation 
permet  de  déterminer  chaque  nombre  avec  nue  entière 
rigueur.  En  gcMjmctrie,  chaque  figure  reçoit  une  ch''- 
finition  claire  et  distincte.  La  mi'canique  Iraile  des 
forces  (jui  se  traduisent  en  des  mouvements  uuifoi-- 
mes  ou  uniformément  variés.  En  physique,  la  chaleur. 


/  4  Li;s  cLASSi:s  sociales 

le  son,  la  pesanteur,  la  lumière  —  qui  ne  sont  en  elles- 
mêmes  que  de  vagues  sensations  —  deviennent  matière 
scientifique  lorsque  leurs  états  divers  rentrent  dans 
des  catégories  bien  distinctes,  même  s'ils  ne  sont  sé- 
parés les  uns  des  autres  que  par  les  différences  les 
plus  minimes.  Les  changements  de  température  se 
mesurent  par  les  variations  d'une  colonne  liquide 
dans  un  tube  de  verre  gradué  ;  les  notes  de  la  musi- 
que corresj)ondent  à  un  nombre  fixe  de  vibrations 
dans  l'unité  de  temps  ;  le  poids  exact  d'un  corps  se 
reconnaît  au  moyen  de  la  balance  ;  quant  à  la  lumière, 
elle  a  donné  naissance  à  l'optique  dès  que  les  savants 
eurent  l'idée  de  l'appliquer  à  des  instruments  aux 
formes  géométriques  :  tous  les  rayons  lumineux  qui 
frappent  en  même  temps  un  miroir  convexe  se  rétlé- 
eliissenl  suivant  le  même  angle  et,  s'ils  sont  parallè- 
les à  l'axe,  convergent  tous  au  foyer.  Pour  la  chimie 
et  la  biologie,  les  progrès  sont  plus  rapprochés  de 
nous  et  par  suite  peuvent  être  constatés  avec  une 
plus  grande  assurance.  Qu'ont  fait  Lavoisier  et  les  chi- 
mistes de  cette  époque  pour  tirer  la  chimie  du  vague  et 
de  la  confusion  oîi  elle  restait  encore  ?  Ils  ont  procédé  à 
l'analyse  des  corps  et,  à  la  suite  de  ces  analyses, ils  ont 
pu  indiquer  les  éléments  constitutifs  des  corps  compo- 
sés ;  quant  aux  corps,  qui  résistaient  à  tous  les  moyens 
de  (b'composition,  ils  étaient  regardés  comme  simples 
et  formaient  autant  de  genres  distincts,  chacun  de 
ces  genres  élant  caracîtérisé  par  un  ensemble  de  pro- 
j)iiétés  bien  défini  ;  en  outre  les  combinaisons  diverses, 
formées  par  deux  ou  un  plus  grand  nombre  de  subs- 
tances, étaient  distinguées,  d'après  les  proportions 
diverses  suivant  lesquelles  un  de  ces  corps  entrait  en 
combinaison  avec  les  autres.  Eu  Biologie,  les  décou- 
vertes les  [)lus  considérables  sont  dues  à  l'emploi  des 
mélhodes   analytiques,    et    leur    importance    peut    se 


LES   METHODES  To 

mesurer  au  degré  de  l'analyse.  Tant  que  les  obser- 
vateurs en  furent  réduits  aux  pures  données  des  sens, 
leurs  connaissances  restèrent  dans  le  vague,  et  ils 
confondirent  des  substances  diverses  sous  des  déno- 
minations identiques.  A  la  vue,  le  sang  est  un  li(|iiid(' 
rougeàtre  qui  semble  dune  constitution  liomogène  ; 
au  microscope,  celle  homogénéité  disparaît,  et,  dans 
une  portion  fluide  nommée  le  plasma,  nagent  des  glo- 
bules rouges  et  des  globules  blancs  ou  lymphatiques. 
Mais  à  leur  tour  ces  corps  sont  susceptibles  d'analyse 
chimique,  et,  finalement,  on  trouve  que  le  sang  est  un 
mélange  très  complexe  de  substances  albuminoïdes, 
d 'hydrocarbonés,  de  corps  gras,  de  minéraux,  de  ma- 
tières accessoires  destinées  à  être  éliminées  par  la 
voie  des  sécrétions,  et,  dans  certains  cas  morbides, 
dètres  étrangers  qui  allèrent  sa  composition  normale. 
C'est  par  ces  études  minutieuses  que  Pasteur  et  les 
autres  savants,  ses  imitateurs,  sont  parvenus  à  décou- 
vrir le  germe  des  maladies  contagieuses  et  à  trouver 
les  moyens  de  préservation  et  de  guérison. 

Eclairé  par  ces  résultats,  le  savant  suivra  la  même 
marche  dans  la  'jonslilution  renouvelée  des  sciences 
sociales.  Son  premier'  soin  sera  d'écarter  toutes  les 
d.'dinitions  confuses,  (|ui  sont  une  source  permanente 
d'(!qiiivoques  et  qui  s'opposent  à  l'établissement  des 
vérités  réellement  scientili(|ues.  Des  exemples  de  pa- 
reilles erreurs  pourraient  être  j)ris  un  peu  partout,  et 
même  chez  les  écrivains  qui  ont  la  prétention  de  s'ap- 
|)uyer  le  plus  sur  l'observation.  Kl  les  méritent  d'être 
sign<il«'es  surtout  chez  les  auteurs  (jui  se  recomman- 
dent d'ailleurs  par  les  ((ualités  les  plus  estimables. 

C'est  à  ce  titre  (jue  Montesquieu  peut  être  choisi  de 
préférence.  «  Il  y  a,  dil-il,  li'ois  espèces  de  gouvcrne- 
«  ments,  le  riquiblicain,  le  monarchique  et  le  d(>spo- 
i<   ti(iue.   Pour  en  déconvrirla  natui'e,  il  sullildc  l'idée 


76  LES   CLASSES   SOCL\LES 

((  qu'en  ont  les  hommes  les  moins  inslriiils.Je  suppose 
«  trois  définitions  ou  plutôt  trois  faits  :  l'un  est  que 
<<  le  gouvernement  républicain  est  celui  où  le  peuple 
«  en  corps  ou  seulement  une  partie  du  peuple  a  la 
«  souveraine  puissance  :  le  monarchiqiie  où  un  seul 
«  gouverne  mais  par  des  lois  fixes  et  établies  ;  au  lieu 
«  que  dans  le  despotique  un  seul  sans  loi  et  sans 
«  règle  entraîne  tout  par  sa  volonté  et  ses  caprices  nfi). 

Les  assertions  de  ce  passage  pourraient  donner  nais- 
sance à  de  multiples  remarques.  On  se  bornera  à  celles 
qui  se  rapportent  aux  définitions. 

«  Pour  découvrir  la  nature  des  Gouvernements,  il 
'(  suffit  de  l'idée  qu'en  ont  les  hommes  les  moins  ins- 
truits ».  Quand  on  s'adresse  au  public,  cet  appel  au 
bon  sens  pent  flatter  le  lecteur,  mais  il  est  tout  à  fait 
impropre  à  découvrir  les  vérités  cachées.  La  chimie 
serait  restée  éternellement  slationnaire  si,  sur  la  foi 
du  bon  sens  ou  d'une  observation  superficielle,  elle 
s'était  confinée  dans  la  doctrine  des  quatre  éléments, 
confondant  sous  le  nom  d'air  tous  les  gaz,  d'eau  tous 
les  liquides,  de  terre  tous  les  solides  et  de  feu  des 
principes  encore  plus  obscurs.  De  même  le  sociolo- 
gue soucieux  d'exactitude  ne  doit  pas  s'arrêter  aux 
surfaces  et  choisir,  pour  distinguer  les  gouvernements, 
les  caractères  les  plus  apparents  ;  car  ces  ressemblan- 
ces extérieures  peuvent  cacher  des  différences  nom- 
breuses et  profondes.  Il  éviterait  ainsi  de  réunir  sous 
un  titre  commun  des  genres  tout  à  ftiit  disparates  et 
ne  tomberait  pas  dans  l'inconvénient  des  classifica- 
ions  artificielles. 

«  Je  suppose,  continue  Montesquieu,  trois  définitions.  " 
—  C'est  un  toi't  d'admettre  sans    preuves  ces  trois  dt'- 
(initions  ([ni  servent  de  base  à  tout  l'ouvrage.    En  rai- 
son même  de  leur  imporianc^e,  elles  devaient  être  exa- 
(I)   K^'prit  des  /.o/s.  Liv.    1.  di.   II. 


Li:s  >ii;rii(ti3i;s  77 

minées  avec  un  soin  i)urlieiilier.  Puisque  des  consé- 
(|uences  déterminées  découlent,  suivant  lui,  de  l;i 
uature  d'un  gouvernement,  c'était  une  nécessité  de 
lixer  cette  nature  dans  une  délinition  rigoureuse.  Une 
hypothèse  n'a  pas  de  valeur  pai'  elle-même  et  m;  sau- 
rait en  communiquer  aux  propositions  qui  en  dérivent. 

Il  est  vrai  que  Montesquieu  considère  ces  définitions 
«  plutôt  comme  des  faits  »,  tant  cette  distinction  entre 
les  formes  de  gouveriuMuent  était  un  lieu  commun  à 
cette  époque.  —  L'excuse  est  mauvaise.  Car  ces  sortes 
de  vérités  admises  d'un  commun  accord  et  qui  pa- 
raissent à  l'abri  de  toute  contestation,  ne  possèdent 
souvent  qu'une  fausse  évidence  :  elles  ne  sont  que  des 
préjugés  très  répandus.  Le  premier  effort  delà  science 
est  de  dissiper  ces  vaines  apparences. 

Pour  compléter  les  critiques  sur  le  premier  point, 
il  faut  ajouter  que  le  vague  dans  les  définitions  s'ac- 
compagne d'une  terminologie  et  d'une  nomenclature 
manifestement  insuffisantes  pour  les  besoins  scienti- 
fiques. La  chimie  serait  diflicilement  sortie  du  chaos  si 
Lavoisier  et  Guyton-Morvcau  n'avaient  créé  une 
nomenclature  capable  de  nommer  avec  la  plus  grande 
netteté  les  substances  simples  et  les  corps  composés. 
Non  seulement  chaque  composé  reçut  un  nom  spécial 
f't  par  suite  put  toujours  être  désigné  sans  é({uivoque 
[lossiblc,  mais  de  plus  le  nom  qui  lui  était  allribué 
fut  formé  de  façon  à  indiquer  ses  propriétés  fonda- 
mentales, la  nature  de  ses  éléments,  leurs  proportions 
relatives  et  môme  leur  rôle  électrique.  Ces  remarques 
sur  It's  progrès  de  la  chimie  sont  généralisables.  Elles 
s'étendent  a  toutes  les  sciences  qui  ne  sont  capables 
d'aucune  acquisition  solide  tant  qu'elles  n'ont  point 
perfectionné  le  langage,  en  le  di'ponillant  des  à  peu 
près  de  la  langue  vulgair(?. 

Pour  les  sciences  sociaU.'S,  la  même  néci'ssili'    s'im- 


i(S  LLS  CLASSES   SOCIALES 

posera  sans  doute.  Si  jamais  elles  peuvent  se  consti- 
tuer, ce  ne  sera  qu'à  la  coiulilion  de  bannir  les  mois 
qui,  il  force  d'avoir  été'  employés  avec  les  significations 
les  plus  diverses,  ne  sont  plus  susceptibles  de  recevoir 
un  sens  précis,  une  notation  définie.  Mais  c'est  là  une 
teniative  qui  ne  peut  être  faite  par  des  particuliers 
sans  être  exposée  aux  bizarreries  et  au  ridicule.  Pour 
avoir  chance  d'aboutir,  elle  exige  le  concours  des 
savants  les  plus  autorisés  d'un  pays  ou  même  elle 
réclamerait  une  entente  internationale. 

Le  logicien  a  seulement  pour  tàclie  d'indiquer  les 
moyens  les  plus  appropriés  à  la  formation  des  notions 
scientifiques.  Quant  à  la  nomenclature,  il  lui  suffit 
d'exprimer  un  vœu  en  faveur  de  cette  réforme  que 
Bacon  réclamait  avec  tant  de  justesse  pour  les  sciences 
de  la  nature  «  Car,  dit-il,  (1)  les  hommes  s'associent 
par  les  discours,  et  les  noms  qu'on  impose  aux  ditfé- 
rents  objets  d'échange,  on  les  proportionne  à  l'intelli- 
gence des  moindres  esprits.  De  là  tant  de  nomencla- 
tures inexactes,  d'expressions  impropres  qui  font 
obstacle  aux  opérations  de  l'esprit.  Et  c'est  en  vain  que 
les  savants,  pour  prévenir  ou  lever  les  équivoques, 
multiplient  les  définitions  et  les  explications.  Rien  de 
plus  insuffisant  qu'un  tel  remède  ;  quoi  qu'ils  puissent 
faire,  ces  mots  font  violence  à  l'entendement.  » 

Les  plus  grosses  difficultés  sont  soulevées  au  sujet 
de  la  découverte  des  lois  sociales.  St.  Mill  passe  en 
revue  les  différentes  méthodes  employées  avec  succès 
dans  les  sciences  physiques,  et,  les  soumettant  succes- 
sivement à  la  critique,  ne  fait  grâce  à  aucune,  sauf  à 
((  la  méthode  déductive  indirecte.  » 

<;  Considérons  par  exemple,  dit-il,  le  problème  de 
«  TetTet  du  régime  restrictif  et  prohibitif  de  législation 
»  commerciale  sur  la  richesse  nationale,  et  supposons 
(I)  Novum  ()7'ganuiii.  Liv.  I,  aph.  il). 


LliS   MÉTHODES  7î> 

•(  que  ce  soit  la  qucslion  soienliri(|uc  qu'il  s'agisse  de 
«  résoudre  par  voii^  d'expériences  spécifiques.  Pour  a[)- 
((  pliquerà  cette  question  la  méthode  de  dilTérence... 
«  il  nous  Tant  trouver  deux  cas  qui  coïncident  sur  tous 
«  les  points,  sauf  sur  celui  qui  est  l'objet  de  la  recher- 
«  che.  Trouvons  donc  deux  nations  entièrement  sem- 
((  blables  sous  le  rapport  des  avantages  et  des  désavan- 
«  tages  naturels,  dont  les  populations  se  ressemblent 
((  par  toutes  leurs  qualités  physiques  ou  morales,  spon- 
«  tanées  ou  acquises,  dont  les  habitudes,  les  usages, 
«  les  opinions,  les  lois  et  les  institutions  soient  iden- 
(c  tiques,  sauf  en  ce  que  l'une  a  un  tarif  plus  protecteur 
«  ou  oppose  de  quelque  autre  manière  plus  d'entraves 
«  à  la  liberté  de  l'industrie  :  si  l'on  observe  que  l'une  de 
((  ces  nations  soit  plus  riche  que  l'autre, nous  aurons  là  un 
«  experiincntunï  cn/ci^^um}  preuve  expérimenlale  réelle 
<(  que  tel  des  deux  systèmes  est  le  plus  favorable  à  la 
«  richesse  nationale  ».  Et  St.  Mill  continue  en  affirmant 
"impossibilité  delà  rencontre  de  deux  exemples  de  ce 
genre;  car  «  deux  nations  qui  concorderaient  en  tout 
«  excepté  dans  leur  régime  commercial  concorderaient 
((   également  sur  ce  point  »(1). 

St.  Mill  aurait  pris  plaisir  à  montrer  rinsuflisance 
(le  «la  plus  parfaite  drs  méthodes  d'investigation  scien- 
tifique »  qu'il  n'aurait  pas  accumulé  davantage  les  dif- 
ficultés. INIais  il  semble  ([ue  C(^s  difficultés  ne  sont  pas 
insurmont.ibles. 

Et  d'abord  est-il  possible  de  rencontrer  deux  nations 
({ui  concordent  en  tout,  sauf  dans  le  régime  protecteur  ? 
— Si  on  s'éclaire  par  l'analogie, on  voit  qu'en  Physique  e 
en  Biologie  rien  n'est  plus  facile  que  de  trouver  deux 
êtres  exactement  identi(jues  dans  leur  nature  et  dans 
Tensemblc  des  influences  (|u'ils  subissent  mais  ne  dif- 
h'rant  (jue   sur  un   point,  celui    qui    fait    l'objet  de     la 

(1)  Logique.  Liv.   VI,  eh.   VII  §  2  i)i  3. 


80  LHS  CLASSES   SOCIALES 

recli('rcli(\  Pour  cela,  il  suffii  do  prendre  l'être  à  deux 
niomi'uls  successifs  de  son  existence,  lorsqu'une  cir- 
constance nouvelle  et  détiM"ininée  vient  à  pénétrer  dans 
lensenible  des  conditions  antérieures. Dans  l'expérience 
physique  de  l'anneau  de  S  Gravesande,  on  considère 
une  sphère  métallique  à  la  température  du  milieu  am- 
biant, puis  chauffée  à  la  flamme  d'une  lampe  à  alcool: 
dans  son  premier  état  elle  traverse  l'anneau  placé  au- 
dessus  d'elle  ;  dans  le  second,  le  passage  n'a  plus  lieu  ; 
d'où  l'on  conclut  qu'elle  s'est  dilatée  et  que  cette  di- 
latation est  due  à  la  chaleur,  puisque  l'augmentation 
de  calorique  est  la  seule  condition  nouvelle  qui  ait  été 
ajoutée.  Qu'on  place  un  oiseau  dans  une  atmosphère 
chargée  d'oxyde  de  carbone,  et  bientôt  il  meurt.  Ici 
encore  les  deux  cas  sont  exactement  semblables,  sauf 
dans  une  de  leurs  circonstances.  La  similitude  peut 
être  affirmée  avec  d'autant  plus  de  sûreté  qu'il  s'agit 
non  pas  de  deux  individus  appartenant  à  une  môme 
espèce,  mais  d. u  même  individu  examiné  à  deux  mo- 
ments voisins  de  la  durée. 

Une  Nation  ne  fait  pas  exception  à  cette  règle.  Si  on 
la  soumet  —  à  des  intervalles  assez  rapprochés  —  aux 
deux  systèmes  contraires  du  protectionnisme  et  du 
libre-échange,  il  devient  possible  de  constater  les 
inlluences  des  deux  régimes  sur  la  richesse  nationale. 
Et  qu'on  n(^  dise  pas  que  cette  expérience  appartient 
seulement  au  domaine  de  l'abstraction  et  de  la  théo- 
rie. Elle  est  réalisable  dans  la  pratique  ;  bien  mieux 
elle  a  ('dé  fréquemment  réalisée.  Citons  en  particulier 
le  T]-ail('  d<'  Commerce  que  Napoléon  III  signa  avec 
l'Angleterre, à  Paris,  le  23  février  18G0.  A  partir  de  cette 
éjjoque  toutes  les  autres  conditions  restant  sensible- 
jnenl  «lans  le  même  état,  la  France  se  trouvait  soumise 
àun(*  iniluence  nouvelle,  dont  il  devenait  possible  de 
mesurer  les  cllets  par  les  changements  qu'elle  apportait 


POSSIBILITÉ   d'une   SCIENCE   SOCIALE  G.") 

nière  ils  se  comporteront  les  uns  à  léj^ard  des  autres. 
Un  chimiste  qui  mêlerait  des  substances  d'une  compo- 
sition inconnue  ou  mal  définie  n'aboutirait  qu'à  des 
résultats  incohérents.  11  arrive  au  coiiti'aire  à  des  rap- 
ports constants  et  certains  ])ar  la  connaissance  exacte 
des  corps  qu'il  met  en  présence.  —  Il  en  sera  de  mê- 
me en  sociologie.  Deux  types  d'une  même  classe  en- 
treront en  lutte  dans  certains  cas,  tandis  que  dans 
des  circonstances  dilTérentes  ils  tendront  à  s'unir: 
des  marchands  rivalisent  pour  attirer  à  eux  les  clients, 
mais  ils  s'associent  pour  obtenir  l'abaissement  des 
patentes.  Voilà  des  rapports  qui  n'ont  liiière  moins  de 
constance  que  roxydation  du  fer  à  riiumidité  ou  la 
décomposition  du  bioxyde  de  manganèse  sous  l'action 
d'une  forte  température. 

Les  types  appartenant  à  des  classes  dilTérentes  sont 
également  susceptibles  de  rapports  déiînis  dans  leurs 
actions  et  réactions  mutuelles.  11  existe  des  aflinilés 
naturrllcs  entre  certains  groupes  dont  les  fonctions 
s'harmonisent,  comme  Celles  des  din'érenles  parties 
dun  ajjpareil  organique,  de  sorte  (|ue  leur  développe- 
ment et  leur  prospérité,  ou  leur  déclin  et  leur  déca- 
dence suivent  des  courbes  parallèles.  L'industrie  dans 
un  pays  est  d'autant  plus  florissante  que  les  artsméca- 
iii(jues  ont  plus  d'extension,  et  à  leur  tour  les  progrès 
dans  la  mécanique  sont  d'autant  plus  marqués  que 
hicullure  scientifique  est  purlt'C  à  un  plus  haut  degré. 

Dans  d'autres  cas  ThiUMnonie  se  transforme  en  anta- 
gonisme. Les  prêtres  et  les  moralistes  de  notre  épo- 
que luttent  contre  lextension  des  cabareliers  et  des 
li(juorist('s,  et  ils  réclament  la  suppresion  des  tenan- 
ciers et  des  courtisanes. 

Remarquons  à  ce  sujet  que  ces  lois  sont  données  ici 
seulement  à  litre  d'exemple  et  qu'elles  ne  sont  point 
présentées  comme  l'expression  de  vérités  absolues.  Au 


66  LES  CLASSES    SOCIALES 

contraire  ces  lois  sont,  comme  les  autres  lois  scienti- 
fiques et  mrme  plus  qu'elles,  essentiellement  relatives. 
Le  prêtre  avec  Tenserable  d.-s  ide'es.  des  croyances  et 
des  sentiments  actuels,  est  opposé  à  la  conduite  des 
courtisanes.  Mais  cette  opposition  est  si  peu  absolue 
que  dans  les  religions  anciennes  le  prêtre  supportait 
sans  scrupule  le  voisinage  des  courtisaneS;,  dont  la  vie 
passait  pour  agréable  au  Dieu. 

Enfin  la  détermination  exacte  des  groupes  sociaux 
conduit  à  une  dernière  sorte  de  similitude  ;  celle  qu'on 
peut  établir  entre  sociétés  présentant  une  composition 
analogue.  Certes  les  comparaisons  entre  les  sociétés 
ne  sont  pas  choses  nouvelles,  mais  elles  étaient  for- 
cément condamnées  à  rester  dans  le  vague,  tant  qu'elles 
n'étaient  point  précédées  d'une  analyse  précise.  Pour 
aboutir  à  des  résultats  solides,  le  savant  doit  compter 
tous  les  groupes  importants  qui  entrentdans  la  compo- 
sition d'une  société  ;ot.de  plus,  les  disposer  suivant  une 
('chelle  d'importance,  en  donnant  le  premier  rang  aux 
groupes  qui  ont  le  plus  de  valeur  et  qui  servent  ainsi 
à  caractériser  un  état  social.  Sparte  et  Rome  seront 
des  cités  guerrières,  parce  que  la  classe  des  guerriers 
et  par  suite  les  affaires  militaires  jouaient  le  rôle  prin- 
cipal dans  ces  deux  sociétés.  Jérusalem  et  Bénarès  sont 
des  cités  religieuses,  où  df>minaient  les  prêtres  et  les 
influences  mystiques.  Tyr,  Marseille,  Carthage,  Ham- 
bourg, Gènes  et  beaucoup  d'autres  seront  rangées  dans 
la  catégorie  des  Cités  commerçantes,  parce  que  le 
négoce  était  la  principale  occupation  de  ces  peuples. 
Athènes  pourrait  être  prise  pour  le  type  de  la  Cité 
artistique,  parce  que  les  orateurs,  les  poètes  et  les 
artistes  en  tout  genre  y  jouissaient  d'un  grand  crédit. 
—  Sans  entrer  dans  le  délail  delà  classification,  cette 
vue  rapide  suffit  pour  montrer  la  possibilité  de  nou- 
velles g  ''nc'ralisalions  à  caractère  vraiment  scienliliqiie. 


l'OSSlIUI.ITÉ   d'une   SCIKNCE   SOCIALE  67 

Une  objection  se  présentera  peul-ùire  contre  cette 
façon  d'envisager  la  science  sociale  et  d'interpréter  la 
question.  Le  reproche,  adressé  à  d'antres  do  ne  pas 
serrer  d'assez  prés  le  sujet,  ne  retombe-t-il  poiut 
sur  le  critiiiuf  qui  semble  à  son  tour  oublier  d'étudier 
les  faits  sociaux,  {)uisqu'il  parle  exclusivement  de 
classes  ? 

Ce  reproche  serait  sans  doute  fondé,  si  les  classes 
étaient  cousidérées  comme  quelque  chose  d'inerte  qui 
fût  dépourvu  d'activité  et  de  vie.  Mais  au  contraire 
leur  formation  même  indique  qu'elles  sont  essentielle- 
ment actives  et  qu'ainsi  elles  sont  une  source  inces- 
sante de  phénomènes.  De  plus  ces  phénomènes  sont 
exactement  df'terminés  par  le  mode  d'activité  propre 
à  chaque  classe,  mode  d'activité  qui  est  constant  dans 
des  conditions  définies,  parce  que  la  nature  du  tvpe 
social  est  soumise  à  l'empire  de  ces  mêmes  condi- 
tions. 

Un  exemple  servira  h  faire  ressortir  l'identité  fon- 
damentale qui  existe  entre  la  classe  ou  le  type,  et  les 
produits  de  son  activité,  c'est-à-dire  les  faits  sociaux. 
La  propriété,  ses  modes,  ses  transformations,  voi- 
là des  phénomènes  économiques  qui  ont  joué  de  tout 
temps  un  rôle  très  important  dans  les  sociétés.  Mais 
si,  au  lieu  d'étudier  la  {)ropriété  elle-même,  on  étu- 
die les  possesseurs  de  la  propriété,  leurs  classes  diver- 
ses suivant  la  nature  des  richesses,  les  changements 
éprouvés  par  cha({ue  type  d(>  propriétaire  suivant  les 
temps  et  les  circonlances,ou  plus  exactement  d'après 
les  influences  des  autres  classes  —  on  se  trouvera  en 
présence  d'une  question  qui  restera  la  même  dans  le 
fond.  Avec  cet  avantage,  c'est  que  l'observateur  sai- 
sit le  phénomène  dans  sa  cause  et  se  trouve  ainsi  dans 
les  conditions  les  plus  favorables  pour  ("tablir  des 
rapports  scientifiques. 


(;8  Li;S  CLASSES   SOCIALES 

En  physiologie  la  structure  de  Torgane  explique  la 
fonction.  Dans  les  sciences  sociales  une  marche  ana- 
logue consistera  a  décomposer  la  Société  en  ses  diver- 
ses classes  .  à  étudier  le  mécanisme  physique  et  mental 
du  type,  expression  générale  des  memhres  de  chaque 
classe,  et  par  suite  à  connaître  le  mode  d'activité  de 
ce  type  dans  les  circonstances  déterminées  où  cette 
activité  est  appelée   à  s'exercer. 

Des  considérations  précédentes,  il  ressort  que  la 
science  sociale  est  possible  :  l'étude  des  classes  oftre 
aux  recherches  des  savants  un  champ  très  vasle  et  en 
même  temps  très  sûr. 

Au  point  de  vue  des  services  qu'une  doctrine  peut 
rendre  à  la  science,  il  importe  assez  peu  de  mesurer 
la  part  d'originalité  qui  revient  à  l'auteur.  En  tout 
cas  ce  n'est  pas  à  lui  qu'il  appartient  de  se  prononcer 
à  ce  sujet.  Le  mieux  pour  la  science  est  de  ne  pas 
chercher  —  par  un  misérable  amour-propre  —  à  exa- 
gérer la  nouveauté  de  ses  vues,  mais  plutôt  de  les 
a[){)uver  sur  l'autorité  des  devanciers  et  des  contem- 
porains. S'il  s'agissait  d'un  travail  d'érudition,  l'au- 
teur se  ferait  un  plaisir  de  recueillir  le  plus  possible 
les  idées  analogues  aux  siennes.  Mais,  comme  il  s'agit 
surtout  de  contribuer  aux  progrès  scientifiques,  qu'il 
lui  soit  permis  de  citer  seulement  quelques  noms  et 
de  donner  quelques  courts  extraits. 

Dans  l'antiquité  Platon  est  un  des  philosophes  qui  ont 
lemieuxmontrérinlluenceréciproque  des  formes  degou- 
vernementsurles  hommeset  des  caractères  sur  les  socié- 
tés. «  11  y  a  nécessairement,  dit-il,  autant  de  caractères 
■<  dhommesque  d'espèces  de  gouvernements.  La  forme 
«  même  des  Etats  vient  des  mœurs  mêmes  des  membres 
«  qui  les  composentetdeladirectionquecetensemblede 

((  mœurs  imprime  à  tout  le  reste Puisqu'il  y  a  cinq 

<(  espèces  de  gouvernement,  il  doit  y  avoir  cinq  carac- 


POSSlIilLlTÉ   D  UXE   SCIENCE   SOCIALE  69 

<(  tères  de  ràmequi  y  correspondent  );(I).Cescinq  formes 
sont,  comme  on  le  sait,  l'aristocratie  où  le  pouvoir 
estentre  les  mains  des  philosophes  ;la  timocratie  où  les 
«  gouvernants  «prétendentaux  honneurs  etauxdignités 
«  non  par  l'éloquence,  ni  paraucundes  talents  de  même 
«  ordre,  mais  par  les  vertus  guerrières  »  ;  l'oligarchie 
où  le  cens  de'cide  de  la  condition  de  chaque  citoyen 
i<  qui  est  avare  et  fait  argent  de  tout  »  ;  la  démocra- 
«  tie  «  où  l'égalité  règne  entre  les  choses  inégales 
«  comme  entre  les  choses  e'gales  »  ;  et  enfin  la  tyran- 
nie où  la  corruption  est  portée  au  plus  haut  point. 
IMaton  a  eu  aussi  le  mérite  de  distinguer  dans  l'Etat 
trois  classes,  caractérisées  chacune  par  la  nature  de  ses 
memhres.  —  Mais  cette  analyse  n'est  pas  poussée  as- 
sez loin.  Quant  aux  caractères  d'homme  propres  à  cha- 
que forme  de  gouvernement,  ces  caractères  s'appli- 
([uent  assez  bien  aux  membres  du  gouvernement  ;  mais 
Platon  a  tort  de  les  étendre  par  an  excès  de  générali- 
sation aux  autres  classes. 

Dans  les  temps  modernes,  c'est  Taine  qui  semble 
le  plus  se  rapprocher  des  vues  exprimées  plus  haut. 
Son  graïul  ouvrage  historique  Les  Origines  de  laFrance 
Contemporaine  (h^compose  la  société  dans  ses  orga- 
nes essentiels  et  passe  successivement  en  revue  les 
différentes  classes  sociales.  Il  est  donc  une  application 
(bï  la  méthode  préconisée, avec  cette  différence  toute- 
fois que  le  travail  reste;  histori(}ue,  puisque  l'obser- 
vation est  bornée  à  un  seul  peuple  et  à  \\m\  seule  épo- 
«jue.  Le  grand  penseui-  est  encore  plus  explicite  dans 
ses  Derniers  Essais  de  Critique  et  d'Histoire.  «  Dans  la 
«  Société,  dit-il,  il  y  a  des  groupes  et  dans  chaque 
«  groupe  des  hommes  semblables  entre  eux,  nés  dans 
"  la   même  condition,  fornH''S  j)ar  la  nièm(3  éducation, 

(1)  Liv.  8.  De  la  H<'ipubli(iii(!.  Trad.  Saissot. 


70  LES   CLASSES   SOCLVLES 

«  conduits  par  les  mêmes  intérêts,  ayant  les  mômes 
«  besoins,  les  mêmes  goûts,  les  mêmes  mœurs,  la  mê- 
((  me  culture  et  le  même  fond....  Il  s'agit  de  prendre 
«  lesfigures  distinctes  et  principales,  celles  qui  parleur 
«  banalité  ou  leur  relief  peuvent  servir  de  moyenne  ou 
H  de  tijjje:  ici  le  prince  du  sang,  le  grand  seigneur  de 
«  cour,  le  prélat,  le  parlementaire,  le  iinancier  et  lin- 
«  tendant  ;  là  le  gentilhomme  de  campagne,  le  curé, 
>(  l'employé, l'avocat  et  le  marchand;  plus  loin  le  petit 
«  laboureur  propriétaire,  le  métayer,  l'artisan  et  enfin 
,<(  le  gueux  demi-mendiant,  demi-bandit »{[) 

Parmi  les  contemporains  se  rencontre  M.  Gumplo- 
Avicz  qui  dans  la  Lulte  des  Races  paraît  émettre  une 
conception  sociologique  analogue  à  la  nôtre  :  «  Pour 
u  arriver,  dit-il,  à  une  science  de  l'histoire,  à  une  his- 
"  toire  naturelle  de  l'humanité,  il  faut  considérer  les 
«  groupes  sociaux,  observer  et  étudier  leur  origine  et 
«  leur  développement,  leurs  diverses  espèces  et  leurs 
«  diverses  formes,  leurs  mouvements  et  leurs  évo- 
(I  lutions.  Voilà  quels  sont  les  éléments  stables,  avec 
«  lesquels  on  peut  compter,  sur  lesquels  on  peut  établir 
«  des  calculs  scientifiques...  Nous  ne  demanderons 
«  pas  à  l'histoire  de  témoigner  dune  régularité  quel- 
(c  conque  dans  les  actions  des  individus  ;  la  régularité, 
«  l'obéissance  à  une  loi,  pour  ainsi  dire,  c'est  dans  les 
«  mouvements  de  groupes  que  nous  pourrons  la  ren- 
«  contrer  en  consultant  Ihistoire.  » 

H  seraitsans  doute  possible  d'auguienter  h'  nombrede 
ces  autorités.  Que  les  oubliés  nous  excusent  !  Du  reste 
c'est  la  vérité  seule  qui  importe. 

(I)   1'.    ICo. 


CIIAIMTIΠ 111 


LES  »ii:tiïodes. 


Etablir  que  la  science  sociale  est  possible,  lorsque 
celte  simple  possibilité  est  constatée  par  des  écrivains 
d'autorité,  est  un  premier  résultat  acquis. 

Maïs  ce  premier  résultat  serait  de  médiocre  impor- 
tance, si  lesmélhodes  employées  dans  les  autres  scien- 
ces étaient  ici  impraticables  et  si  aucune  méthodenou- 
volle  n'était  reconnue  capable  de  transformer  le  i)os- 
sible  en  réel.  St.  ^Nlill,  dont  la  compétence  en  logi- 
(|ue  est  universellement  reconnue,  examine  l'usage 
que  l'on  peut  faire  en  Sociologie  des  méthodes  déduc- 
tives  et  expérimentales,  et  son  examen  critique  abini- 
lit  à  des  conclusions  en  grande  partie  négatives.  Il  ré- 
cuse successivement  toutes  ces  méthodes,  ne  faisant 
d'exception  qu'en  faveur  d'une  seule,  la  méthode dé- 
ductive  inverse. 

Voilà  donc  d(i  nouvelles  difhcullé's  cju'il  faut  écar- 
ter avant  de  chercher  à  aller  plus  loin. 

Un  reproche  général  peut  être  adressé  à  St.  Mill, 
ccdui  de  vouloir  prouver  l'impossibilité  absolue  d'une 
chose,  parce  (|ue  dans  l'état  actuel  des  connaissances 
et  par  suite  des  habitudes  mentales  elle  paraît  incon- 
cevable. St.  Mill  tombe  ici  dans  Tinconséquence,  puis- 
que lui-mèiiu^.  signale  avec  beaucoup  de  force  et  de 
justesse  celle  disposition  d'esprit  comme  étant  une 
source  de  sophisnies.  u  Je  ne  peux,  dit-il,  qu'être  sur- 


72  LliS   C.LASSKS   SOCIALES 

«  pris  Je  riiuportancé  qu'on  allache  à  ce  caractère  d'in- 
«  coiicevabilité,  lorsqu'oti  sait,  par  tant  d'exemples, 
'(  que  notre  capacité  ou  notre  incapacité  de  concevoir 
«  nne  chose  a  si  peu  allaire  avec  la  possibilité  de  la 
«  science  elle-même,  et  n'est  qu'une  circonstance  tout 
«  accidentelle,  dépendante  de  nos  habitudes  d'esprit... 
«  On  voit  même  dans  l'histoire  des  sciences  de  curieux 
«  exemples  d'hommes  très  instruits  rejelant  comme 
«  impossibles  des  choses  que  leur  postérité,  éclairée 
«  par  la  pratique  et  par  une  recherche  plus  persévé- 
«  rant(\  a  trouvées  très  aisées  à  concevoir  et  que  tout 
((  le  monde  maintenant  reconnaît    vraies  »  (1). 

Le  progrès  scientiiique  consiste  précisément  à  élimi- 
ner ces  prétendues  impossibilités.  Mesurer  la  distance 
exacte  de  la  lune  à  la  terre  aurait  semblé  une  entre- 
prise chimérique  aux  anciens  dépourvus  des  connais- 
sances trigonométriques  et  privés  d'instruments  de 
précision  ;  lixer  sur  du  papier  et  dans  ses  plus  minu- 
tieux détails  l'image  des  êtres  ;  décomposer  la  lu- 
mière; entendre  la  voix  à  des  centaines  de  kilomètres  ; 
préserver  d'une  maladie  par  l'inoculation  de  quelques 
gouttes  de  vaccin,  et  bien  d'autres  merveilles  auraient 
pu  être  et,  en  fait,  ont  été  souvent  proclamées  des  im- 
possibilités irréductibles.  L'argumentation  de  St.  Mill 
ne  saurait  donc  être  concluante,  alors  même  que  le 
vice  de  cetle  argumentation  ne  pourrait  pas  encore 
être  dévoilé.  Les  raisonnements,  par  lesquels  les  nhy- 
siciens  s'efforçaient  d'établir  la  simplicité  de  la  lumière 
blanche  et  1  iinit(''  de  l'eau,  n'avaient  qu'une  rigueur 
apparente.  Ils  ne  [)ouvaient  prévaloir  contre  des  expé- 
riences décisives  :  le  faisceau  lumineux  qui  passant  à 
travers  un  prisme  s'étah'  en  sept  bandes  colorées,  et 
l'eau  soumise  à  un  coui'unt  éhM'lri([ue  (|ui  se  décom- 
pose en  ses  deux  ('h'nienls   :  l'oxygène  et  l'hydrogène 

(1)  Logique,  Livr.  II.  cli.  ;».  J;  (i. 


LKS   METII<>l)i:s 


Tous  les  raisonnements  négatlls    sont    exposés   à   être 
renversés  par  des  découvertes  analogues. 

Celte  vue  <\.  priori  est  confirmée  par  l'examen  direct 
des  difiicLiltés  soulevées  par  le  logicien  anglais.  (1 
semble  qu'il  n'est  pas  impossible  de  répondre  aux  ob- 
jections qu'il  dirige  contre  l'extension  aux  sciences 
sociales  des  méthodes  employées  avec  succès  dans  les 
autres  sciences.  Mais,  pour  traiter  la  question  dans 
toute  son  ampleur  logique,  il  ne  suffit  pas  de  rete- 
nir les  objections  formulées  parSt.Mill.  11  faut  de 
plus  comj)léter  sa  critique  en  prévoyant  les  objec- 
tions possibles.  Le  moyen  de  i)rocéder  à  une  énu- 
mération  complète  des  difiicullés,  c'est  de  parcourir 
par  ordre  ce  qui  est  indispensable  dans  la  constitution 
de  chaque  science.  Cette  revue  permettra  de  bien  sai- 
sir la  nature  des  difficultés,  de  signaler  les  causes 
d'insuccès  et  d'entrevoir  les  remèdes. 

Toute  science  se  compose  essentiellement  de  deux 
choses  :  1°  de  notions  ou  concepts  généraux  relatifs 
aux  êtres  ;  2"  de  lois  ou  rapports  entre  deux  états  suc- 
cessifs d'un  ou  de  plusieurs  èlres  soumis  à  des  in- 
fluences déterminées.  Et  j)0ur  chaque  science  la 
méthode  consiste  à  dt'couvrir  les  moyens  les  mieux 
appropriés  jiour  former  les  notions  générales  et  pour 
découvrir  les  lois. 

La  formation  de  concepts  génc-raux  est  d'une  im- 
portance capitale.  Aucun  progrès  scientili(jue  solid(^  m' 
peut  être  réalisé  ,  si  cetlt;  opération  préliminaire  nCsl 
pas  accomplie  avec  toute  la  précision  et  l'exaclilude 
requises. — En  arithniélicjue,  le  système  de  numération 
permet  de  déterminer  cha{|ue  nombre  avec  une  entière 
rigueur.  En  géonudrie,  chaque  ligui'e  reçoit  une  dé- 
finition claire  et  distincte.  La  mi'canitjuc  trailc  des 
forces  qui  se  traduisent  en  des  mouvements  unifor- 
mes ou  uniformément  variés.  \\n  [)liysi(jue,  la  chaleur. 


il-  LES   CLASSES   SOCLVLES 


le  son,  lu  pesaiileiir,  la  lumière  —  qui  ne  sont  en  elles- 
nièint's  (|ue  de  vagues  sensations — deviennent  matière 
scientifique  lorsque  leurs  états  divers  rentrent  dans 
des  catégories  bien  distinctes,  même  s'ils  ne  sont  sé- 
parés les  uns  des  autres  que  par  les  différences  les 
pins  minimes.  Les  changements  de  température  se 
mesurent  par  les  variations  d'une  colonne  liquide 
dans  un  tube  de  verre  gradué  ;  les  notes  de  la  musi- 
que (•orrespond(Mit  à  un  nombre  fixe  de  vibrations 
dans  l'unité  de  temps  ;  le  poids  exact  d'un  corps  se 
reconnaît  au  moyen  de  la  balance  ;  quant  à  la  lumière, 
elle  a  donné  naissance  à  ro{)tique  dès  que  les  savants 
eurent  l'idée  de  l'appliquer  à  des  instruments  aux 
formes  géométriques  :  tous  les  rayons  lumineux  qui 
frappent  en  même  temps  un  miroir  convexe  se  réflé- 
chissent suivant  le  môme  angle  et,  s'ils  sont  parallè- 
les à  l'axe,  convergent  tous  au  foyer.  Pour  la  chimie 
et  la  biologie,  les  progrès  sont  plus  rapprochés  de 
nous  et  {)ar  suite  peuvent  être  constatés  avec  une 
plus  grande  assurance.  Qu'ont  fait  Lavoisier  et  les  chi- 
mistes de  celte  époque  pour  tirer  la  chimie  du  vague  et 
de  la  confusion  où  elle  restait  encore  ?  Ils  ont  procédé  à 
l'analyse  des  corps  et,  à  la  suite  de  ces  analyses, ils  ont 
pu  indiquer  les  éléments  constitutifs  des  corps  compo- 
sés ;  quant  aux  corps,  qui  résistaient  à  tous  les  moyens 
de  décomposition,  ils  étaient  regardés  comme  simples 
et  formaient  autant  de  genres  distincts,  chacun  de 
ces  genres  étant  cara(^térisé  par  un  ensemble  de  pro- 
j)riélés  bien  défini  ;  en  outre  les  combinaisons  diverses, 
formées  j)ar  deux  ou  un  plus  grand  nombre  de  subs- 
tances, étaient  distinguées,  d'après  les  proportions 
diverses  suivant  lesquelles  un  de  ces  corps  entrait  en 
combinaison  avec  les  autres.  En  Biologie,  les  décou- 
vertes les  plus  considéi'ables  sont  dues  à  l'emploi  des 
mélbodes   analytiques,    et    leur    importance    peut    se 


LES   METHODES  75 

mesurer  au  degré  île  l'uiialyse.  Tant  que  les  obser- 
vateurs en  furent  réduits  aux  pures  données  des  sens, 
leurs  connaissances  restèrent  dans  le  vague,  et  ils 
confondirent  des  substances  diverses  sous  des  déno- 
minations identiques.  A  la  vue,  le  sang  est  un  liquide 
rougeàtre  qui  semble  d'une  constitution  liomogène  ; 
au  microscope,  celte  liomogénéité  disparaît,  et,  dans 
une  portion  iluide  nommée  le  plasma,  nagent  des  glo- 
bules rouges  et  des  globules  blancs  ou  lympbatiques. 
Mais  à  leur  tour  ces  corps  sont  susceptibles  d'analyse 
cbimique,  et,  finalement,  on  trouve  que  le  sang  est  un 
mélange  très  complexe  de  substances  albuminoïdes, 
d 'hydrocarbonés,  de  corps  gras,  de  minéraux,  de  ma- 
tières accessoires  destinées  à  être  éliminées  par  la 
voie  des  sécrétions,  et,  dans  certains  cas  morbides, 
d'êtres  étrangers  qui  allèrent  sa  composition  normale. 
C'est  par  ces  études  minutieuses  que  Pasteur  et  les 
autres  savants,  ses  imitateurs,  sont  parvenus  à  décou- 
vrir le  germe  des  maladies  contagieuses  et  à  trouver 
les  moyens  de  préservation  et  de  guérison. 

Eclairé  par  ces  résultats,  le  savant  suivra  la  môme 
marche  dans  la  constitution  renouvelée  des  sciences 
sociales.  Son  premier  soin  sera  d'écarter  toutes  les 
définitions  confuses,  qui  sont  une  source  permanente 
d'équivoques  et  qui  s'opposent  à  l'établisscnuMit  des 
vérités  réellement  scientifiques.  Des  exemples  di^  pa- 
reilles erreurs  pourraient  être  j)ris  un  peu  partout,  et 
m'une  chez  les  écrivains  (\\n  ont  la  prétention  de  s'ap- 
puyer le  plus  sur  l'observation.  Elles  méritent  d'être 
signab'Cs  surtout  chez  les  anteurs  qui  se  recomman- 
dent d'ailleurs  par  les  (|ualités  les  plus  estimables. 

C'est  à  ce  titre  (|ue  Montesquieu  peut  être  choisi  de 
préférence.  «  Il  y  a,  dil-il,  trois  espèces  de  gouverne- 
«  ments,  le  républicain,  le  mouarchiqne  et  le  (les[)0- 
«  tique.  Pour  en  découvrir  la  nature,  il  suffit  di'  l'idée 


7()  LES  CLASSES   SOCL\LKS 

<(  qu'en  ont  les  hommes  les  moins  instrnits.Je  suppose 
«  trois  définitions  ou  plulôt  trois  faits  :  l'un  est  que 
<i  le  gouvernement  républicain  est  celui  où  le  peuple 
<(  en  corps  ou  seulement  une  partie  du  peuple  a  la 
((  souveraine  puissance  :  le  monarchique  où  un  seul 
»  gouverne  mais  par  des  lois  fixes  et  établies  ;  au  li(  u 
((  que  dans  le  despotiqut  un  seul  sans  loi  et  sans 
i<  règle  entraîne  tout  par  sa  volonté  et  ses  caprices  «fli. 

Les  assertions  de  ce  passage  pourraient  donner  nais- 
sance à  de  multiples  remarques.  On  se  bornera  à  celles 
(jui  se  rapporlesît  aux  définitions. 

<(  Pour  découvrir  la  nature  des  Gouvernements,  il 
i<  suffit  de  ridée  qu'en  ont  les  hommes  les  moins  ins- 
truits ».  Quand  on  s'adresse  au  public,  cet  appel  au 
l)on  sens  peut  flatter  le  lecteur,  mais  il  est  tout  à  fait 
impropre  à  découvrir  les  vérités  cachées.  La  chimie 
serait  restée  éternellement  stationnaire  si,  sur  la  foi 
du  bon  sens  ou  d'une  observation  superficielle,  elle 
s'était  confinée  dans  la  doctrine  des  quatre  éléments, 
confondant  sous  le  nom  d'air  tous  les  gaz,  d'eau  tous 
les  liquides,  de  terre  tous  les  solides  et  de  feu  des 
principes  encore  plus  obscurs.  De  même  le  sociolo- 
gue soucieux  d'exactitude  ne  doit  pas  s'arrêter  aux 
surfaces  et  choisir,  pour  distinguer  les  gouvernements, 
les  caractères  les  plus  apparents  ;  car  ces  ressemblan- 
ces extérieures  pnivimt  cacher  des  différences  nom- 
breuses et  profondes.  Il  éviterait  ainsi  de  réunir  sous 
un  titre  commun  des  genres  tout  à  fait  disparates  et 
ne  tomberait  pas  dans  l'inconvénient  des  classifica- 
ions  artificielles. 

«  .Je  suppose,  continueMontesquieu,  troisdéfinitions.  -> 

—   L'est  un  tort  d'admettre  sans    preuves  ces  trois  di'- 

liuilioiis  ([ui  serV('at  de  bu'^e  à  tout  l'ouvrage.    Eu  l'ai- 

son  même  de  leur  iuiportatïce,  elles  devaient   être  exa- 

(I)  Efprit  des  lois.  Liv.    l.<li.   H. 


LES  :\ii;iii(>iji;s  77 

minées  avec  un  soin  jiai-liculier.  Puisque  des  consé- 
quences déterminées  découlent,  suivant  lui,  de  la 
nature  d'un  gouvernement,  c'était  une  nécessité  dr 
fixer  cett(?  nature  dans  une  d( 'finition  rigoureuse.  Une 
hypothèse  n'a  pas  de  valeur  par  elle-même  et  no  sau- 
rait en  communiquer  aux  propositions  qui  en  dérivent. 

Il  est  vrai  que  Montesquieu  considère  ces  définitions 
((  plutôt  comme  des  faits  >;,  tant  cette  distinction  entre 
les  formes  de  gouvernement  était  un  lieu  commun  à 
cette  époque.  —  L'excuse  est  mauvaise.  Car  ces  sortes 
de  vérités  admises  d'un  commun  accord  et  qui  pa- 
raissent à  l'abri  de  toute  contestation,  ne  possèdent 
souvent  qu'une  fausse  évidence  :  elles  ne  sont  que  des 
préjugés  très  répandus.  Le  premier  effort  de  la  science 
est  de  dissiper  ces  vaines  apparences. 

Pour  compléter  les  critiques  sur  le  premier  point, 
il  faut  ajouter  que  le  vague  dans  les  définitions  s'ac- 
compagne d'une  terminologie  et  d'une  nomenclature 
manifestement  insuffisantes  pour  les  besoins  scienti- 
fiques. La  chimie  serait  difficilement  sortie  du  chaos  si 
Lavoisier  et  Guyton-Morveau  n'avaient  créé  une 
nomenclature  capable  de  nommer  avec  la  plus  grande 
netteté  les  substances  simples  et  les  corps  composés. 
Non  seulement  chaque  composé  reçut  un  nom  spécial 
<d  par  suite  put  toujours  être,  désigné  sans  équivoque 
possible,  mais  de  plus  le  nom  qui  lui  était  allribué 
fut  formé  de  façon  à  indiquer  ses  propriétés  fonda- 
mentales, la  nature  de  ses  éléments,  leurs  proportions 
relatives  et  même  leur  rôle  électrique.  Ces  remarques 
sur  les  progrès  de  lii  chimie  sont  géïK'ralisablcs.  l']lles 
s'('teiideut  à  foules  les  sciem-es  (|ui  ne  sont  capables 
d'aucune  ac(juisition  solide  tant  qu'elles  n'ont  point 
perfectionne;  le  langage,  en  le  d('{)ouillant  des  à  |»eu 
près  de  \a  langue  vulgair(\ 

Pour  les  sciences  sociales,  la  même   nécessité    s'ini- 


78  LLS  CLASSES   SOCIALES 

posera  sans  doute.  Si  jamais  elles  peuvent  se  consti- 
tuer, ce  ne  sera  qu'à  la  condition  de  bannir  les  mots 
qui,  à  force  d'avoir  été  employés  avec  les  significations 
les  plus  diverses,  ne  sont  plus  susceptibles  de  recevoir 
un  sens  précis,  une  notation  définie.  Mais  c'est  là  une 
tenlative  qui  ne  peut  être  faite  par  des  particuliers 
sans  être  exposée  aux  bizarreries  et  au  ridicule.  Pour 
avoir  chance  d'aboutir,  elle  exige  le  concours  des 
savants  les  plus  autorisés  d'un  pays  ou  même  elle 
réclamerait  une  entente  internationale. 

Le  logicien  a  seulement  pour  tâche  d'indiquer  les 
moyens  les  plus  appropriés  à  la  formation  des  notions 
scientifiques.  Quant  à  la  nomenclature,  il  lui  suffit 
d'exprimer  un  vœu  en  faveur  de  cette  réforme  que 
Bacon  réclamait  avec  tant  de  justesse  pour  les  scitmcos 
de  la  nature  «  Car,  dit-il,  (l)  les  hommes  s'associent 
par  les  discours,  et  les  noms  qu'on  impose  aux  difTé- 
rents  objets  d'échange,  on  les  proportionne  à  l'intelli- 
gence des  moindres  esprits.  De  là  tant  de  nomencla- 
tures inexactes,  d'expressions  impropres  qui  font 
obstacle  aux  opérations  de  l'esprit.  Et  c'est  en  vain  que 
les  savants,  pour  prévenir  ou  lever  les  équivoques, 
multiplient  les  délinitions  et  les  explications.  Rien  de 
plus  insuffisant  qu'un  tel  remède  ;  quoi  qu'ils  puissent 
faire,  ces  mots  font  violence  à  l'entendement.  » 

Les  plus  grosses  difficultés  sont  soulevées  au  sujet 
de  la  découverte  des  lois  sociales.  St.  Mill  passe  en 
revue  les  différentes  méthodes  employées  avec  succès 
dans  les  sciences  physiques,  et,  les  soumettarxt  succes- 
sivement à  la  critique,  ne  fait  grâce  à  aucune,  sauf  à 
<(  la  méthode  déduclive  indirecte.  » 

«  Considérons  par  exi'm[)le,  dit-il,  le  problème  de 
«  l'elfct  du  régime  resiriclif  et  prohibitif  de  législation 
»  commerciale  sur  la  richesse  nationale,  et  supposons 

(I)  Novum  Oryaiiuiii.  Liv.  I,  ;iph.  'i3. 


Li:S   MKTHODKS  79 

'<  que  CL'  soit  la  qucslioii  scic^nlinquc  qu'il    s'agisso    di; 

«  résoudre  par  voie  d'expériences  spécifiques.  Pour  ap- 

«  pliquerà  cette  question  la  méthode    de  difîérence... 

«  il  nous  faut  trouver  deux  cas  qui  coïncident  sur  tous 
«  les  points,  sauf  sur  celui  qui  est  l'objet  de  la  recher- 
«  che.  Trouvons  donc  deux  nations  entièrement  sem- 
((  blables  sous  le  rapport  des  avantages  et  des  désavan- 
«  tages  naturels,  dont  les  populations  se  ressemblent 
((  par  toutes  leurs  qualités  physiques  ou  morales,  spon- 
«  tanées  ou  acquises,  dout  les  habitudes,  les  usages, 
"  les  opinions,  les  lois  et  les  institutions  soient  iden- 
«  tiques,  sauf  en  ce  que  Tune  a  un  tarif  plus  protecteur 
«  ou  oppose  de  quelque  autre  manière  plus  d'entraves 
«  àla  liberté  de  l'industrie  :  si  l'on  observe  quel'unede 
«  ces  nations  soit  plus  riche  que  l'autre, nous  aurons  là  un 
«  exper'nnoitinii  crucis,  une  preuve  expérimentale  réelle 
«  que  t(d  des  deux  systèmes  est  le  plus  favorable  à  la 
((  richesse  nationale  ».  Et  St.  Millcontinue  enaffirmant 

"impossibilité  de  la  rencontre  de  deux  exemples  de  ce 
genre;  car  «  deux  nalions  qui  concorderaient  en  tout 
"  excepté  dans  leur  régime  commercial  concorderaient 
«   également  sur  ce  point  ))(1). 

St.  Mill  aurait  pi'is  [)laisir  à  montrer  l'insuflisanco 
de  «la  plus  j)arfaite  des  méthodes  d'investigation  scien- 
lilique  »  qu'il  n'aurait  pas  accumulé  davantage  les  dif- 
ficultés. Mais  il  semble  que  ces  difficultés  ne  sont  pas 
insurmontables. 

Et  d'abord  est-il  possible  de  rnicoutrer  deux  nations 
(|ui  coucoi'dent  en  tout,  sauf  dans  le  régime  protecteur  ? 
— Si  on  s'éclaire  par  l'analogie, on  voit  qu'en  Pliysi(jue  e 
en  Biologie  rien  n'est  plus  facile  qui^  de  trouver  deux 
êtres  exactement  identiques  dans  leur  nature  et  dans 
l'ensemble  des  influences  qu'ils  subissent  mais  ne  dif- 
férant qui'   sur  un  point,  celui    (jui    fait    l'objet  de     la 

(I)  logique.  Liv.   VI,  eh.    VII  g  2  .K:  3. 


80  LES  CLASSES   SOCIALES 

rcchorche.  Pour  cela,  il  suffit  de  prendre  l'être  à  deux 
moments  successifs  de  son  existence,  lorsqu'une  cir- 
constance nouvelle  et  diUeruiiuée  vient  à  pénétrerdans 
l'ensemble  des  conditions  antérieures. Dans  l'expérience 
physique  de  l'anneau  de  S  Gravesande,  on  considère 
une  sphère  métallique  à  la  température  du  milieu  am- 
l)iant,  puis  chauffée  à  la  flamme  d'une  lampe  à  alcool: 
dans  son  premier  état  elle  traverse  l'anneau  placé  au- 
dessus  d'elle  ;  dans  le  second,  le  passage  n'a  plus  lieu  ; 
d'où  l'on  conclut  qu'elle  s'est  dilatée  et  que  cette  di- 
latation est  due  à  la  chaleur,  puisque  l'augmentation 
de  calorique  est  la  seule  condition  nouvelle  qui  ait  été 
ajoutée.  Qu'on  place  un  oiseau  dans  une  atmosphère 
chargée  d'oxyde  de  carbone,  et  bientôt  il  meurt.  Ici 
encore  les  deux  cas  sont  exactement  semblables,  sauf 
dans  ime  de  leurs  circonstances.  La  similitude  peut 
être  affirmée  arec  d'autant  plus  de  sûreté  qu'il  s'agit 
non  pas  de  deux  individus  appartenant  à  une  même 
espèce,  mais  du  même  individu  examiné  à  deux  mo- 
ments voisins  de  la  dui'ée. 

Unr  Nation  ne  fait  pas  exception  à  cette  règle.  Si  on 
la  soumet  —  à  des  intervalles  assez  rapprochés  —  aux 
deux  systèmes  contraires  du  protectionnisme  et  du 
libre-échange,  il  devient  possible  de  constater  les 
iniluences  des  deux  régimes  sur  la  richesse  nationale. 
VA  qu'on  ne  dise  pas  que  cette  expérience  appartient 
seulement  au  domaine  de  l'abstraction  et  de  la  théo- 
rie, b^lle  est  réalisable  dans  la  pratique  ;  bien  mieux 
elle  il  été  fréquemment  réalisée.  Citons  en  particulier 
le  'l'raib'  de  Commerce  que  Napoléon  III  signa  avec 
l'Angleterre, à  Paris,  le  23  février  hS()().  A  partir  de  cette 
époque  toutes  les  autres  conditions  restant  sensible- 
ment dans  le  même  état,  la  France  se  trouvait  soumise 
;\nne  iniluence  nouvelle,  dont  il  devenait  possible  de 
mesurer  les  effets  par  les  changements  qu'elle  apportait 


LLS    MÉTIlODlvS  81 

dans  la  richesse  nalioiia4e.  Car,  si  les  variations  dans 
la  richesse  d'un  pays  sont  coiislalables  —  et  Sl.Mill 
ne  soulève  pas  d'objection  à  ce  sujet  —  l'augnieutatiou 
ou  la  diminution  devaient  élre  sans  incertitude  rap- 
portées à  la  levée  des  prohild lions  antérieures. 

La  difficulté   n'est  pas    de   trouver   deux  cas  exacle- 
nifuit  semhlabli's,  mais  de    découvrir  une  loi    qui  soit 
applicable    en    dehors   des   faits  qui  ont  expressément 
servi  à  l'établir.  Ainsi, supposons  (jue  h.'  libre-échaui^e 
ait  été   funeste    aux    intérêts   français,    serait-ce    une 
raison  pour  le  proscrire   d'une   façon   absolue  ?  Il  est 
évident  que  l'expérience  vaudrait  seulement    pour  des 
pays  qui  se  trouveraient,  vis-à-vis  des  autres  pays  con- 
tractanls,  dans  la  situai  ion  respective  de  la  France  et 
de  l'Auii;'!;' terre.  Alors  les  objections  de  St.Mill  repren- 
nent   leur    force,    mais    pour   d'autres    raisons  :  c  e.-l 
qu'il  est  très  difficile  de   s'assurer  de  la  ressemblance 
cnlre  deux  nations  distinctes,  ou    plutôt    une  ressem- 
blance complète  n'existe  pas.  En  ellet  si  les  deux  peu- 
ples comparés  apparliennent  à  une  même  époque,  ils 
occupent  un  sol  ditférent  et  les    analogies    qu'on  peut 
constater  dans  leurs  liulntudes,  leurs  usages,  leurs  opi- 
nions, leurs  lois  et  leurs  inslitutions  ne  vont  |)asjus- 
(|u';ï  l'identilé.    A   plus    forte  raison   les  dilb'rences  se 
manifesler(3nt-(dles,  quand  les  nations,  qui  font  l'objid 
dune    étude    comparée,    sont  séparées   par   un    grand 
intervalle  de    temps;  cîu-  les   progrès    dans  les   scien- 
ces, le  commerce  et  l'imluslrie  ont  amené  des  modili- 
cations  dans  les  états  sociaux.  —  Mais   cette   difficulté 
rentre  dans  le  proI)lènie  généi'al   di;   hi    formation  des 
n(dions,     pjobième    qu'on    peut    espérer  ri'soudre   par 
une  analvse  plus  exacle  des  classes  :  ])ar  la  connais- 
sance d(!  leur  natui'e,  de  leur  rôle,   de  leurs    fondions 
el  des  faits  sociaux  qui  dérivent  de  leuractivité.  Dans 
l'exemple  choisi  par  St.iMill,  on  verrait  que  la  mesure 


82  ij:s  classes  sociales 

proliibiliveou  libre-échangiste  a  des  eiîels  divers  sui- 
vant les  classes  sociales.  Los  unes  éprouvent  des  per- 
turbations et  di's  pertes,  tandis  qui?  d'autres  recueillejit 
des  avantages  et  des  profits  :  c'est  une  balance  à  éta- 
blir. Elle  le  sera  avec  d'autant  plus  de  facilité  que  les 
organes  de  la  Société  ont  été  plus  soigneusement  dis- 
tingués et  connus. 

On   aboutit  donc    toujours    à  la    même  conclusion, 
qu'il  faut  pousser  le  plus  loin  possible  l'analyse  sociale. 

C'est  encor;'  par  celte  règle  qu'on  pourrait  répondre 
aux  autres  critiques  que  St.  Mill  dirige  coiître  ce  qu'il 
appelle  «la  méthode  cliimique  )).  Sans  les  énumérer  en 
détail  et  par  ordre,  on  peut  dire  qu'elles  se  résument 
toutes  dans  cette  objection  fondamentale  :  l'empirisme 
pur,  c'est-à-dire  dénué  de  l'appui  de  la  déduction,  est 
impuissant  à  remonter  des  effets  aux  causes,  toutes 
les  fois  ([ue  les  effets  sont  dus  à  l'activité  d'un  être 
complexe,  dont  les  parties  sont  nombreuses,  hétéro- 
gènes, mais  solidaires  —  ce  qui  est  le  cas  des  sociétés. 
Cette  impuissance  dépend  de  trois  raisons:!'  la  pluralité 
des  causes  (\\\\  peuvent  se  suppléer  et  produire  ainsi  des 
effets  semblables  —  2"  le  concours  des  causes  qui  ont 
besoin  de  s'unir  en  très  grand  nombre  pour  amener 
un  effet  déterminé  —  3"  r hostilité  des  causes  qui  se  com- 
battent, se  neutralisent  en  jiartie  et  par  suite  n'appa- 
raissent pas  ou  se  révèlent  mal  dans  l'effet.  —  A  ces 
trois  raisons  signalées  par  St.  ]\Iill  pourrait  s'ajouter 
cette  autre  qui  est  applicable  également  aux  sciences 
biologi(jues  et  aux  sciences  sociales  :  la  distance  con- 
sidérable qui  sépare  quelquefois  un  effet  de  sa  cause, 
éloigncment  dans  le  temps  et  dans  l'espace.  Par  l'ata- 
visme, un  criminel  tiendrait  ses  dispositions  sangui- 
naires de  (juelque  lointain  ancêtre;  l'habitude  sociale 
de  lever  son  cbapeau  en  signe  de  politesse  est  —  si 
l'on  eueioit  II. Spencer —  un  résidu  des  mœurs  sauvages^ 


LES  >i[':tiiodes  83 

quand  le  vaincu  so  di'itouillail,  de  ses  armes  pour  flé- 
chir le  vainqueur. 

En  admettant  que  Tinduclion,  privée  du  secours  de 
la  déduction, soit  incapable  de  découvrir  les  lois,  ce  ne 
st'rait  pas  une  raison  pour  l'exclur:^  complètement  et 
pour  s'interdire  ainsi  les  avantages  qui  peuvent  résul- 
tt>r  du  concours  de  ces  deux  procédés  de  Tesprit.  Il  en 
serait  pour  les  sciences  sociales  comme  pour  les  autres 
sciences,  où  souvent  les  deux  méthodes  alternenl  et  s(.' 
complètent  mutuellement. 

L'observation  avai.t  conduit  Pascal  à  rapporter  l'as- 
cension du  mercure  dans  le  tube  de  Torricelli  à  la 
pression  atmosphérique.  Pour  fournir  une  preuve  de 
la  vérité  de  son  hypothèse,  il  employa  un  raisonne- 
ment déductif  de  celte  sorte.  Si  le  poids  de  l'air  est 
cause  de  l'élévation  du  mercure  on  de  tout  autre 
liquide  dans  un  tube  où  le  vide  a  été  réalisé,  les  va- 
riations de  poids  de  la  colonne  atmosphérique  amène- 
ront des  variations  correspondantes  dans  la  hauteur 
du  li([uide  soulevé,  (les  difTérences  de  poids  doivent 
exister  au  pied  et  au  sommet  d'une  même  montagne. 
Il  s'agissait  donc,  pour  vérifier  l'exactitude  de  l'hypo- 
thèse,de  procéder  en  mémo  temps  à,  une  doubb^  obser- 
vation. Ce  qui  fut  fait  par  Périer  dans  la  célèbre 
expérience  du  Puy-de-Dôme. 

De  même  l'étude  comparée  de  la  classe  des  Commer- 
çants conduit  —  je  suppose  —  à  attribuer  au  mol  if 
économique  un  rôle  prépondérant  dans  les  relations 
commerciales.  Pour  s'assurer  que  le  désir  du  [)lus 
grand  gain  est  la  règle  efTcctive  de  leur  conduite,  on 
pourra  raisonner  ainsi  :  Si  un  industi'iel  trouve  le 
moyen  de  fabriquer  un  article  à  meilleur  marcln'  que 
ses  concurrents,  sa  clientèle  devra  augmenter  d'ahoi-d 
dans  son  pays,  et  ensuite  ù,  l'Etranger,  pourvu  que  des 
droits  prohil)itifs  ne  viennent   lui    fermer    ses    débou- 


St  Li;s  (:i>Assi:s  snci.VLKS 

clu'S. —  Le  controli'  cxpéiiinental  consistera  à  cons- 
tater la  réalité  do  ces  conséquences  et  à  montrer,  par 
exemple,  que  les  considérations  purement  patriotiques 
ne  détournent  pas  les  commerçants  des  achats  fruc- 
tueux. —  Les  ^]conoraistes  ont  fait  un  grand  nombre 
de  ces  déductions,  mais  ils  ont  eu  le  tort  de  trop  gé- 
n('raliser  leurs  conclusions,  et  d'appliquer  les  règles 
(•goïsles  du  marchand  à  toutes  les  classes  de  la  So- 
ciété. 

D'ailleurs  l'empirisme  seul  est-il  aussi  incompétent 
que  le  prétend  St.Mill  ? 

Et  d'abord  que  vaut  l'objection  de  la  pluralité  des 
causes?  La  prospérité  d'une  nation  peut  tenir,  dit  St. 
Mill,à  plusieurs  causes,  comme  la  sécurité,  la  richesse, 
la  liberté,  le  bon  gouvernt'ment,  la  moralil»-  pul)lique, 
la  culture  générale.  En  siip|)o?ant  que  deux  nations  à 
système  prohibitif  soient  prospères,  il  sera  interdit  de 
conclure  que  bnir  prospérité  est  due  aux  tarifs  pro- 
tecteurs, alors  même  (ju'clles  s'accorderaient  seule- 
ment sur  ce  point.  Car  leur  (Hat  de  prospérité  pourrait 
dépendre  chez  l'une,  par  exemple,  du  bon  gouverne- 
ment, chez  l'aulre  de  l'exet^llence  de  la  moralité  pu- 
blique. 

D'abord  «  la  prospiM'ilé  dune  nation  »  estune  expres- 
sion vague  et  tout  à  fait  impropre  pour  désigner  un 
('tat  déterminé.  Prospt'i'it(' est  synonyme  de  bien,  et  ou 
sait  combien  cette  notiou  du  bien  —  si  claire  en  appa- 
rence —  est  exposée  à  des  interprétations  diverses.  Le 
bienest,suivaul  Icsécoles  de  moralistes, le  plaisir,  l'utile, 
l'altruisme,  la  pitié,  limpassiljilité,  la  science,  lascé- 
lisme,  la  soumissiou  ii  l'aulorilé  religieuse,  l'amour  de 
Di<Mi,  ("te...  La  pi'os[)(''rilé  pri'senterait  suivant  les 
[)oiuts  de  vue  la  nu'^me  diversité  de  sens,  les  mêmes 
opjK)silious  radicales.  Dour  les  liomains,  la  prospérité 
(Hait  de  pouvoir  uicllrc  eii   ligue  de  .bataille   beaucoup 


LES  MÉ'lIKtKKS  .  S-'i 

(le  légions  bien  armées.  Pour  les  Tyrieiis  ot  les  peu- 
ples adonnés  au  commerce,  c'est  (rétablir  des  comp- 
toirs dans  toutes  les  contrées,  et  de  sillonner  les  mers 
de  vaisseaux  marchands.  Les  Israélites  et  les  nations, 
où  dominent  les  int('rêts  religieux, voient  la  prospérité 
dans  le  maintien  du  culte,  dans  la  rigoureuse  obser- 
vance des  rites  et  dans  la  présence  de  quei(jue  prophète 
inspiré.  Jaloux  de  leur  indéj>endance,  les  Suisses  (k'puis 
des  siècles  ne  mettent  rien  au-dessus  de  leur  autono- 
mie. Aux  Etats-Unis,  la  puissance  de  l'industrie  et  le 
(lévelo])p!,'ment  du  commerce  servent  de  mesure  à  bi 
prospérité.  — Au  sujet  de  bi  tpK^stion  posée  par  St.Mill, 
le  premier  point  serait  donc  de  dissiper  le  vagui;  du 
mot  et  de  bien  iixer  la  signil'icalion-  qu'on  lui  atti'i- 
bue. 

Supposons  qu(^  la  diversité  des  vues  cesse  et  que  la 
prospérité,  dont  il  s'agisse  de  rechercher  les  causes,  soit 
l'abondance  des  richesses.  .Même  ainsi  réduite  et  déter- 
minée, la  question  ne  pourra  cependant  être  résolue 
par  la  méthod(;  de  concordance,  puisque  la  richesse 
nationale  tient  à  des  causes  multiples.  Un  peupb;  peut 
s'enrichii' {)ar  la  conquête,  [)ar  les  tribus  impos('s  aux 
vaincus,  par  r(''tendue  et  la  richesse  des  colonies,  par 
le  commerce,  |)ar  lindustrie,  par  1  épargne  et  les  cjua- 
lités  morales,  par  la  sagessi;  du  gouvernement  ou  mê- 
me par  lesdi'couvertes  scientiliques  et  parle  d('veloppe- 
nient  des  arts.Tant  qu'on  considère  une  nation  dans  son 
ensemble^  l'argumentation  de  St.  Mill  semble  irrépro- 
chable, et  récu(Ml  de  la  pluraliti'  des  (causes  ne  peut 
être  évité. 

Au  conlrair(^,  C(;tte  dilïiculté  s'amoiiuli'it  et  b'ud  ii 
dispaiaitre.ù  mesurecju'on  portt^  l'analyse  jdus  loin. Lr. 
richesse  nationale  se  com|)ose  de  la  richesse  des  dil- 
b'rentes  classes.  Chacune  de  ces  classes  a  des  intérêts 
concordants,  ou  distincts   et    opposés.   Examinons-les 


86  l'ES    CLASSES   SOCIALES 

successivement,  pour  voir  les  effets  produits  sur  cha- 
cune d'elles  par  le  libre-échange  ou  le  protectionnis- 
me. Nous  découvrirons  ainsi  que  les  mêmes  classes 
sont  affectées  d'une  façon  analogue,  dans  des  circons- 
tances identiques  et  faciles  à  déterminer.  Enfin,  pour 
arriver  à  un  résultat  d'ensemble,  il  ne  resterait  plus 
qu'une  balance  à  établir  entre  les  deux  groupes  de 
classes  —  celles  qui  ont  une  perte  à  subir  et  celles  qui 
out  des  profits  à  réaliser.  Pour  reprendre  l'exemple 
donné  plus  haut  «  Le  Traité  (Anglo-Français), fut,  dit 
M.  Rambaud  il),  bien  ou  mal  accueilli  par  les  produc- 
teurs Français,  suivant  qu'il  favorisait  ou  menaçait 
leur  industrie.  A  Paris,  à  Lyon,  à  Bordeaux,  à  Cognac. 
par  exemple,  les  producteurs  d'articles  de  Paris,  de 
soieries,  de  vins,  d'alcools  s  >  réjouirent.  A  Roubaix, 
à  Mulhouse, les  producteurs  de  fer  et  d'acier  s'inquiétè- 
rent. Il  y  eut  des  régions  libre-échangistes  et  des 
restons  protectionnistes.  Dans  les  unes  comme  dans 
les  autres,  si  les  producteurs  n'étaient  pas  d'accord, 
les  consommateurs  étaient  à  peu  près  unanimes.  Le 
traité  de  commerce  permettait  d'acheter  les  produits 
manufacturés  d'Angleterre,  les  sucr(^s  et  le  café  de  ses 
colonies,   à  un  bon  marché  jusqu'alors  incoanu  ». 

Cet  exemple  montre,  avec  une  suffisante  clarté,  la 
marche  à  suivre  pour  résoudre  le  problème  [)ùsé  par 
le  logicien  anglais. 

Afin  de  pouvoir  employ<'r  la  nK'thode  de  coiîcor- 
danc(>,  il  faudra  analyser  l'effet,  c'est-à-dire  examiner 
rinllnence  ex(M-cée  par  le  n'gime  nouveau  sur  les 
classes  intéressées.  L'avanla,ue  de  cette  analyse  sera 
de  déterminer  avec  exactitude  la  nature  de  l'elfet. 
Ainsi  on  apprendra  que  les  indu>tri(;s  des  tissus,  du 
fer  et  de  l'acier  recevaient    en    France    un    dommage, 

(1)  Civilisation  Coiiteinporaino  en  Franco  p.  700. 


l:;s  MÉTiionRs  87 

dont  l'étendue  pourrait  être  mesurée  [)ar  les  statis- 
tiques. 

Ce  premier  résultat  acquis,  la  i-echerclie  de  la  cause 
ou  de  la  loi  deviendrait  facile  par  les  dilTérentes 
méthodes  expérimentales.  —  Si  toutes  les  conditions 
pour  la  faijrication  des  tissus,  du  fer  et  de  l'acier 
restent  Irs  mêmes  à  l'exception  d'une,  c'est  la  nouvelle 
condition  qui  est  la  cause  du  changement.  —  Voilà 
pour  la  méthode  de  différence.  Quant  à  la  méthode  de 
concordance,  elle  serait  applicable  ainsi.  Il  faudrait 
réunir  des  cas  variés  où  les  industries  souffrent  du 
même  mal  :  la  difficulté  d'écouler  leurs  produits. 
On  trouverait  que  tous  ces  cas  concordent  par  la  pré- 
sence d'une  circonstance  commune,  la  rencontre  sur 
un  mêMue  marché  de  produits  similaires  à  des  prix 
inférieurs.  Plus  la  différence  entre  les  prix  est  nnirquée, 
plus  l'industrie  inférieure  se  trouve  menacée  ;  si 
elle  ne  se  transforme  pas,  elle  meurt. 

Pour  le  concours  des  causes,  les  dinicultés  ne  sont 
pas  en  sociologie  j)lus  grandes  que  dans  les  autres 
sciences,  mais  à  une  condition,  toujours  la  môme, 
c'est  que  les  effets  seront  l'objet  des  analyses  et  des 
distinctions  requises. 

Deux  cas  peuvent  se  présenter  :  1"  ou  les  causes 
forment  une  série  dont  les  termes  dépendent  des 
termes  antérieurs  ;  2°  ou  elles  forment  un  ensemble 
dont  les  parties  agissent  simultanément. 

Si  les  causes  sont  disposées  en  série,  la  règle  sera, 
comme  pour  les  autres  sciences,  de  remonter  à  partir 
de  l'elfct  jusqu'à  la  caust;  initiab',  mais  en  prenant  soin 
de  parcourir  tous  les  intermédiaires.  Une  locomotive 
se  déplace  sur  les  rails  d'un  chemin  de  fer,  et  franchit 
en  peu  de  temps  des  distances  considérables.  C'est  un 
effet  qui  est  dû  au  mouvement  de  rotation  d'une  ou 
de  plusieurs  paires  de  roues  ;  ces  roues    sont    action- 


88  LKS   Cî.ASSFS   SOCIALES 

nées  par  les  mouvements  de  va-et-vient  des  bielles 
articulées  à  la  tige  d'un  piston,  tige  guidée  dans  des 
glissières  ;  le  piston  se  meut  d'un  mouvement  aller- 
natif  dans  un  cylindre  de  l'onte,  oii  arrivent,  tantôt 
d'un  côté,  tantôt  do  l'autre,  des  jets  de  vapeur  d'eati  ; 
cette  vapeur  est  portée  à  une  forte  pression  par  la 
disposition  d'une  chaudière  tubulaire  à  foyer  interne. 
Toutes  ces  dispositions  sont  également  nécessaires 
pour  la  production  de  l'effet,  et  si  parfois  on  dit  que 
l't^fTet  est  dû  à  la  vapeur,  on  sous-entend  les  autres 
causes,  faciles  à  suppléer,  pour  appeler  l'attention  sur 
la  puissance  motrice  de  la  vapeur.  Point  de  difficulté 
pour  les  machines  construites  par  l'industrie  humaim\ 
puisque  la  nature  et  le  rôle  de  chacune  des  parties 
sont  exactement  connus.  Mais  en  est-il  de  môme  pour 
les  organismes  et  pour  les  sociétés  ?  Avant  Cl.  Bernard 
les  plivsiologistes  étaient  assez  enclins  à  penser  que  les 
phénomènes  vitaux  échappaient  au  déterminisme  des 
faits  physico-chimiques,  ou  que  du  moins  —  si  les 
lois  existaient  — il  était  impos'^ihle  de  les  dégager,  au 
milieu  de  la  complexité  inextricable  des  actions  et 
réactions  organiques. 

«  Il  estjusle  de  dire  sans  doute, dit  Cl.Bernard,(l )  que 
les  j)arties  constituant  d(>  l'organisme  sont  insépara- 
bles physiologiquement  les  unes  di'S  autres, et  que  tou- 
tes concourent  à  un  résultat  commun.  Mais  on  ne 
staurait  conclure  de  là  qu'il  ne  faut  pas  analyser  la 
machine  vivante,  comme  on  analyse  une  machine  brute, 
dont  foules  les  parties  ont  également  un  rôle  à  rem- 
plir dans  un  ensemble  ».  C'est  ainsi  que  la  nutrition, 
la  respiration,  l(>s  s(-cr('lions,  la  circulation  sanguine, 
la  mécani(|ue  des  mouvements,  les  actions  des  muscles, 
l'excitation  (lescenlr;>s  nerveux,  ont  fait  rol)jet  d'élu- 
(le<  distinctes.  Puis,  chacune  de  ces  études  est  divis(''e 

(1)  InliodHcliDU  à  la  Miuteclnc  expert ninildle,  p.   l;ji. 


T.KS    >IKtII(>D!:S  SU 

elle-niènip.  riciéul  étanl d'après  Cl.  Bcriianl  ilf  «  (li'coin- 
poser  succossivemiMit  tous  les  pliénomènes  complexes 
en  des  phénomènes  de  plus  eu  |)lus  simples,  jus(|irii 
leur  r(îduclion  à  deux  seules  conditions  élémentair(»s, 
si  c'est  possible  ».  Soit  par  exemple  la  respiration  dans 
les  mammifères.  Le  fait  initial  est  l'absorption  de  l'nir 
atmosphérique  et  le  rejet  d'acide  carbonique,  d'azote, 
doxygène  et  de  vapeur  d'eau.  Pour  mieux  faire  ressor- 
tir ranaloj^ie  de  cet  exemple  avec  celui  de  la  locomo- 
tive, suivons  dans  i"e\[)lication  la  même  marche 
régressive.  —  Les  gaz  rcjetés  dans  l'atmosphère  ont 
été  chassés  des  bronches  par  le  resserrement  du  poumon, 
qui  se  r('tracte  à  la  fai^on  d'un  ressort  en  vertu  de  sa 
propriété  élastique  ;  c'est  là  le  mécanisme  de  l'expi- 
ration. Mais  d'où  venaient  ces  gaz?  L'azote,  qui  sem- 
ble n'avoir  d'autre  rôle  (|ue  de  modérer  l'action  de 
l'oxygène,  vient  de  l'extérieiu'  et  y  retourne  en  même 
j)rop()rtion.  L'oxygène  aussi  vient  de  l'extérieur,  mais 
la  (juanlité  rejetée  est  inlerieure  à  celle  qui  a  été  absor- 
bée. Quant  à  l'acide  carbo  ique  et  à  la  vapeur  d'enu 
qui  saturiMil  l'air  exj)ir(',  ils  sont  le  pi'oduit  deréactions 
internes.  Le<(jiielles?  —  La  vapeur  d'eau  vient  poiu* 
une  r.iiljle  partie  de  lu  combinaison  de  l'oxygène  avec 
riiydi'ogène  des  ('lémenls  organiques,  mais  la  plus 
grande  ([nantit('  lient  an  phénomène  physique  appidt' 
la  transpiration  pulmonaire,  luilin  l'acide  carboniqm» 
est  h;  résultat  (h;  l'oxydation  du  carbone  contenu  dans 
le  sang,  oxydation  qui  s'est  produite  quand  l'oxygène  et 
le  sang  se  sont  trouvi's  en  présence  dans  les  cellules 
pulmonaires.  11  ne  reste  plus  qu'à  expliquer  cette  ren- 
contre. Elh;  a  lieu  d'un  côté  par  l'inspiration  de  l'air 
atmosphérique —  le  |)hénomène  initial  —  de  l'autre,  par 
l'appoi't  du  sang  veineux,  r(''paudu  dans  toutes  les  par- 
lies  du  poumon  pur  les  ai'tt'rioles  de  lartère  pulmo- 
naire. 


î)0  LKS   CL.'VSSES   SOCIALES 

La  régression  dans  les  sciences  sociales,  pratiquée 
d'une  façon  analogue,  aura  ciiance  également  de  dé- 
couvrir rencliaînemeni  des  causes. 

L'industrie  métallurgique  Française  eut  à  souffrir  du 
traité  de  commerce  conclu  avi^c  l'Angleterre.  A  quelle  sé- 
rie de  causes  faut-il  rapporter  cette  crise  ?  Tout  d'abord 
il  faut  déterminer  exactement  la  nature  de  l'effet  sur 
lequel  porte  la  recherche.  Lacriseconsisla  en  industriels 
ruinés,  en  usines  fermées,  en  ouvriers  congédiés,  pri- 
vés de  leurs  ressources  ordinaires  et  par  suite  se  trou- 
vant eux  et  leurs  familles  dans  une  situationmiséralde. 
Les  petites  usines  se  fermèrent,  parce  que  les  comman- 
des habituelh^s  firent  défaut.  —  Les  commandes  cessè- 
rent, parce  que  les  commerçants  purent  s'adresser  aux 
industriels  anglais.  Et  enfinces  commerçants  donnèrent 
la  préférence  aux  produits  anglais,  parce  que  ces  pro- 
duits, étaient  à  meilleur  marché  et  permettaient  ainsi 
de  réaliseï'  de  plus  grands  bénéfices.  Nous  arrivons 
ainsi  à  la  loi  qui  régit  le  genre  d'activité  propre  aux 
commerçants  :  dans  la  classe  des  commerçants  le 
motif  économique  domine  ;  ou,  c'est  le  désir  du  plus 
grand  gain  qui  est  la  règle  souveraine  des  transactions 
commerciales. 

L'étude  des  maladies  virulentes  a  montré  comment 
des  affections,  en  apparence  spontanées,  étaient  dues 
en  réalité  à  des  spores  restées  longtemps  inaclives 
mais  (jui  s'étaient  développées  dès  qu'elles  avaient 
rencontré  un  terrain  favorable.  Ainsi,  si  une  épizootie 
se  d('clare  dans  une  région,  la  cause  est  une  épidé- 
mie ancii'une  qui  a  survécu  latente,  grâce  à  la  persis- 
tance des  germes.  De  même  en  Sociologie.  L'effet 
j)eut  être  très  (doigné  de  la  cause,  mais,  par  une  ob- 
servation sagace,  on  peut  découvrir  le  lien  plus  ou 
moins  obscur  (|ui  rattacdie  fid'fet  à  son  (origine  loin- 
taine. Ce  lien    n'a  du  reste  rien  de  mvstérieux.  11  con- 


Lr:s   MÉTHODES  91 

sisto  en  des  usages,  qui  se  transni(>iloiit  à  travers  1rs 
générations  en  restanl  les  nirmes  dans  leurs  formes 
extérieures,  mais  dont  la  significalion  se  perd  en  se 
dégradant  de  plus  en  plus  av(?c  le  temps.  Ou  encore 
une  idée  reste  longtemps  enfouie  dans  les  livres  sans 
influence  et  sans  action.  Mais  qu'elle  vienne  à  pénétrer 
dans  un  esprit  fécond,  elle  reprend  des  forces  nouvelles. 
Par  une  sorte  de  contagion,  heureuse  ou  funeste  sui- 
vant le  cas,  elle  s'insinue  dans  une  foule  d'autres 
esprits  et  oriente  les  volontés  dans  un  sens  nouveau. 
C'est  une  idée  perdue  dans  quelque  fragment  du 
Pythagoricien  Philolaûs,  qui  inspira  à  Copernic  son 
hypothèse  du  mouvement  de  la  terre.  C'est  la  Bible, 
vulgarisée  par  Luther  et  Calvin,  qui  provoqua  le 
mouvement  de  la  Réforme.  Ce  sont  les  républiques 
anciennes  qui  ont  servi  de  modèle  aux  politiques  de 
la  Révolution . 

Une  remarque  à  ce  sujet.  Lorsqu'un  changement 
provient  de  l'initiative  individuelle,  il  n'appartient  à  la 
sociologie  qu'au  moment  où  il  se  répand  dans  la  so- 
ciété par  imitation  ou  contrainte.  Tant  qu'il  n'existe 
qu'à  l'état  d'idée  ou  de  projet  dans  uneconscience,  c'est  à 
lapsychologie  qu'il  appartiendra  d'enexpliquerla genè- 
se dans  l'esprit  suj)érieur.  Mais  cette,  genèse  est  obs- 
cure, et,  si  les  découvertes  du  génie  ont  sans  doute 
leurs  causes  déterminantes,  ces  causes  sont  trop  nom- 
breuses, trop  variées  et  trop  obscures  pour  être  rédui- 
tes en  formules.  (Par  là  il  se  glisse  dans  l'histoire  et 
dans  les  sciences  sociales  une  part  de  contingence  que 
nous  avons  reeonnue). 

Mais  l'idée  lancée,  elle  se  répand  dans  certains  mi- 
lieux favorables  à  son  éclosion,  ou  au  contraire  ren- 
contre des  obstacles  dans  d'autres  milieux  l'éfraclaires. 
Les  classes  sociales  peuvent  être  comparées  aux  espè- 
ces vivantes.  El,  comme  celles-ci   sont  accessibles  aux 


02  LES    CI.ASSKS    SIM.IVLKS 

microb.^s  ou  parviennent  par  une  immunité  naturelle 
ou  acquise  à  repousser  leurs  attaques,  de  même,  en 
présence  d'une  nouveauté,  les  divers  groupes  sociaux 
se  comportent  suivant  leurs  répulsions  ou  leurs  ten- 
dances propres. 

Le  problème  de  dillusion  devi»  nt  alors  de  nature 
sociologique.  Pourquoi,  par-ex('m}de,  tel  acle  accompli 
en  religion  dans  un  but  détermintî  s"est-il  déj:,radé,  a 
perdu  sa  signification  primitive  et  s'est  transformé  en 
un  symbole  obscur  et  muet  ?  Soit,  pour  préciser,  l'eau 
bénite  que  les  catholiques  touchent  du  bout  des  doigts 
à  l'entrée  des  églises  et  avec  laquelle  ils  font  le  signi' 
de  la  croix.  Autrefois  ce  geste  passait  pour  avoir  une 
vertu  purificatrice.  Aujourd'hui  c'est  un  simple  acle  de 
déférence  ou  de  vague  piété;  chez  beaucoup  c'est  un 
acte  machinal.  La  cause  du  changement  réside  dans 
les  prèlres  qui,  dans  leurs  instructions,  évitent  de  s'ap- 
pesantir —  ainsi  qu'ils  le  faisaient  au  moyen-âge  —  sur 
!a  présence  toujours  menaçante  du  démon.  Et  ils  agis- 
sent ainsi,  parce  qu'ils  savent  combien  les  croyances 
anciennes  ont  de  peine  à  lutter  contre  les  progrès 
scientifiques.  La  solution  se  trouve  ainsi  dans  la  con- 
naissance des  dispositions  actuelles  de  la  classe  sacer- 
dotale. De  sorte  qu'on  aboutit,  comme  précédemment, 
au  problème  qui  consiste  à  déterminer  le  type  pro- 
pre à  une  classe.  Nous  verrons  dans  une  autre  partie 
la  façon  de  résoudre  le  plus  correctement  possible  ce 
problème,  dont  la  solution  peut  servir  de  clé  à  une 
foule  de  difficultés. 

La  résolulion  en  causes  s[)éciales  est  réalisable  par 
voie  exjjérimcntah',  (juaud  ces  causes  agissent  successi- 
vement et  que  cbacuuc  est  délerminée  par  l'action  di  s 
causes  antérieures.  Mais  b'  ikimuI  ponrrail-il  être  n\i\>\ 
dénoui'  dans  le  (huixième  cas,  celui  du  concours  di  s 
causes  :  cost-à-dire  du  cas  où  elles  agissent  simulta- 
U(;ment  pour  la  productimi  d'un  seul  ell'et? 


LKS    MKinoDllS  !)'} 

I.es  auteurs  modernes  ont  beaucoup  insisté  sur  la 
solidarité  qui  unit  les  différentes  parties  de  la  sociélé, 
solidarité  si  grande  que  1  une  (juelconque  reçoit  Tin- 
fluence  de  toutes  les  autr.s.  «  Chacun  des  éléments 
»  sociaux, dit  A.  Comte  (1),  cessant  d'être  envisagé  d'une 
))  manière  absolue  et  indépendante,  doit  toujours  être 
»  conçu  comme  relatif  à  tous  les  autres,  avec  lesquels 
»  une  solidarité  fondamentale  doit  sans  cesse  le  com- 
»  biner  intimement.  »  De  là  ces  comparaisons  si  fré- 
(juentes  entre  les  sociétés  et  les  êtres  vivants  où  chaque 
organe  est  uni  avec  les  autres,  dans  des  corrélations  si 
('Iroiles  qu'il  est  lentenu'nt  façonné  par  eux,  et  que  sa 
forme  devient  ainsi  capable  de  révél(3r  la  nature  el 
les  fonctions  de  tous  les  autres. 

En  supposant  que  la  sociélé  soit  divisée  en  ses  dif- 
férentes classes  considc'n'cs  comme  autant  d'organes 
doués  de  fonctions  spéciales,  il  faut  pour  expliquer 
la  nature  de  ces  classes,  tenir  compte  dt;  toutes  les 
influences  concourantes  que  les  autres  classes  ont  exer- 
cées sur  chacune.  —  Ainsi  pour  reprendre  l'exemple 
donni'  plus  haut,  linduslrie  métallurgique  est  affectée, 
dans  chaque  pays  et  aux  diverses  époques,  par  des 
causes  nombreuses,  et  à  son  tour  elle  modifie  les  au- 
tres états  sociaux.  Les  influences  qu'elle  subit  son! 
I"  d'ordre  matériel  :  In  richesse  des  minerais,  l'abon- 
dance du  bois  et  de  la  li<juil'.»  dans  la  môme  région, 
la  facilité  des  voies  de  communication...  2°  de  natu- 
re sociale:  la  ([ualité  des  ouvriers,  le  |)rix  de  la  m;iiu- 
dfriivre,  l'organisation  du  travail,  l'habileté  des  di- 
recteurs ;  les  ca})ilaux  ;  l'état  des  mieurs  et  de  la  re- 
ligion ;  la  fornu'  du  gouvernement,  les  lois  civiles 
et  politi(iues.  3'  di-  naliiic  iuti'rnationale  :  le  libre- 
('changi-  ou  le  [)rotectionnisme,  la  coucurrence,  l'imi- 
tation ou   la  contrainte  à  la  suile  d'une    défaite.  Com- 

(II  Cours  (Je  Fliilusopliii^  l'osilivc.    T.    1\   p.  2'M. 


94  LES   CLASSES   SOCL\LES 

mont  se  reconnaître  au  milieu  d'une  |)areille  com- 
plexité, et  distinguer  ce  qui  appartient  à  chacun  de  ces 
éléments  dans  la  production  de  Teftet? —  C'est  en  pro- 
cédant par  analyse  et  en  déterminant  la  loi  (jui  régit 
chaque  genre  d'influence,  ainsi  que  cela  a  lieu  en  pliy- 
siologie.  Aucune  difficulté  pour  les  conditions  maté- 
rielles :  la  prospérité  sera  — toutes  choses  égales  d'ail- 
leurs —  d'autant  plus  grande  que  les  minerais  seront 
plus  riches,  le  combustible  moins  cher  et  a  une  plus 
grande  proximité.  Pour  les  influences  sociales,  il 
faut  examiner  les  conditions  immédiates  de  la  pro- 
duction :  le  travail  ou  mieux  les  ouvriers  ;  la  direc- 
tion ou  les  patrons  ;  les  capitaux  ou  les  bailleurs  de 
fonds.  Car  les  autres  influences  ne  sefont  sentirque  par 
l'action  qu'elles  exercent  sur  ces  agents  directs  de 
l'industrie  métallurgique.  Nous  sommes  conduits  de 
nouveau  à  résoudre  ce  problème  vraiment  fondamen- 
tal en  sociologie  :  Comment  tracer  le  [ype  d'une  classe 
sociale,  par  exemple,  de  l'ouvrier,  du  patron,  du  capi- 
taliste ?  Et  comment  suivre  les  modifications  de  ce 
type  d'après  l'action  exercée  par  les  autres  classes? 

Cependant,  alors  même  que  ces  difficultés  seraient 
levées,  le  problème  propre  au  concours  de  causes  ne 
pourrait  être  résolu  par  la  méthode  expérimentale. 
Par  la  simple  comparaison  de  cas  variés, il  semble  im- 
possible d'altribuer^avec  quidque  précision, la  part  qui 
revient  à  chaque  agent  dans  la  })roduclion  de  lelfet.  Par 
exemple,  la  décadence  de  l'industrie  métallurgique 
peut  être  due  aux  exigences  exagérées  des  ouvriers,  à 
l'insuffisance  des  connaissances  techniques  chez  les 
directeurs, ou  à  la  faiblesse  des  capitaux  employés.  Et 
comme  toutes  ces  causes  peuvent  agir  dans  les  pro- 
portions les  plus  variées,  la  régression  de  l'elTet  à  ces 
causes  est  impraticable. 

L'expérience  demande  alors  à  (Mre  complétée  par  la 


LES    .MÉTHODES  *).'> 

déduclion,  qui  suit  une  marche  inverse.  Au  lieu  de 
partir  de  Teifet  pour  aller  aux  causes  productrices, 
le  savant  part  des  causes,  agents  et  forces  qu'il  sup- 
pose engagés  dans  une  action  commune  pour  la  réa- 
lisation de  l'effet  ('tudié;  il  unit  ensuite  ces  causes  et 
les  combine  de  telle  sorte  que  les  inlluences  inhé- 
rentes à  chacune  donnent  précisément  l'effet  comme 
résultante. 

Le  succès  de  celte  opération  est  subordonné  à  cette 
triple  condition  :  1°  que  les  lois  primaires  soient  exac- 
tes ;  2°  que  le  raisonnement  qui  les  associe  soit  cor- 
rect ;  3"  que  le  résultat  soit  contrôlQ  par  l'expérience. 

Les  lois  primaires  s'obtiennent  par  l'analyse.  Si  les 
agents  formaient  un  faisceau  indissoluble,  les  lois  qui 
régissent  leur  activité  resteraient  toujours  probléma- 
tiques. Mais  le  propre  de  la  science  est  précisément 
de  rivaliser  de  subtilité  avec  la  nature, et,  par  des  abs- 
tractions aussi  habiles  que  prudentes, d'arriver  jusqu'à 
la  trame  des  faits  j)our  découvrir  dans  les  éléments  la 
raison  des  ensembles. 

C'est  en  géométrie  que  cette  marche  a  d'abord  été 
suivie,  et  avec  le  succès  que  l'on  sait.  Ainsi  le  géo- 
mètre fixe  dans  une  définilion  l'idée  de  la  perj)endi- 
culaire,  puis  il  ei  étudie  la  propricHé  l'ondanicnlalc,  à 
savoir  qu'elle  est  plus  courte  que  les  obliques  })arlant 
de  son  sommet  et  aboutissant  à  la  môme  droite.  Par- 
tout où  il  rencontrera  des  perpendiculaires,  il  sera 
assuré  —  sans  avoir  besoin  d'une  nouvelle  démons- 
tration —  de  la  constance,  du  rapport  une  f(jis  dt;cou- 
vert. 

La  certitude  nuilhématique  a  st'duit  beaucou[)  d'es- 
prits, ([ui  ont  été  tentés  de  transporter  en  sociologie 
les  procédés  des  sciences  exactes.  xMais  ces  procédés  ne 
lui  sont  pas  a[q)Iicables.  Dans  les  mathématiques, 
chaque   réalité  —  perpendiculaire,   oblique,   triangle, 


96  LKS  c;i.Assi;s   sociales 

cercle  —  a  une  nature  si  di-jinie  que  les  rapports  entre 
ces  diverses  réalités  donnent  naissance  à  des  propo- 
sitions réciproques,  propositions  qui  se  présentent 
sous  cette  forme  :  Si  A  est  I),  il  est  vrai  de  dire  aussi 
que  B  est  A.  Par  exemple  deux  obliques,  qui  s'écartent 
également  du  pied  de  la  perpendiculaire,  sont  égales  ; 
et  réciproquement,  si  deux  obliques  sont  égales,  elles 
s'écartent  également  du  pied  de  la  perpendiculaire. 
Cette  réciprocité  des  propositions  mathématiques 
confère  à  la  démonstration  une  plus  grande  souplesse 
sans  lui  rien  enlever  de  sa  rigueur.  La  forme  générale 
du  syllogisme  est  celle-ci  :  dans  la  majeure  on  affirme 
qu'une  qualité  A  est  la  marqut>  dune  autre  B  ;  la 
mineure  exprime  (ju'un  être  C  possède  la  première 
qualité  A,  de  sorte  qu'on  peut  lui  attribuer  légitime- 
ment la  seconde  B.  Cette  marche  dans  le  syllogisme 
ordinaire  ne  pourrait  être  modifiée,  sans  qu'en  même 
temps  il  fût  i)orté  atteinte  à  la  rectitude  du  raisonne- 
ment. Ainsi  il  serait  interdit  de  tirer  une  conclusion, 
alors  même  qu'on  aurait  reconnu  dans  l'être  C  l'exis- 
tence de  la  qualité  B,  parce  que,  en  dehors  des  mathé- 
matiques, les  propositions  générales  ne  sont  pas  ordi- 
nairement des  propositions  réciproques.  Ce  serait  un 
raisonnement  vicieux  de  dire  :  Le  carbonate  de  chaux 
donne  par  la  ctialeur  un  dégagement  d'acide  carbo- 
ni(jiH)  ;  l'homme  dans  la  respiration  exhale  de  l'acide 
carbonique,  donc  il  décompose  du  carbonate  de  chaux. 
Ce  (jui  est  impossible  dans  les  autres  sciences  est 
d'usage  courant  en  Géométrie.  Soit  par  exemple  une 
j)erpendicnlaire  OC  abaissée  du  centre  0  d'une  circon- 
férence sur  la  (^orde  A  B;  on  prouve 
ainsi  (|u"elle  divise  la  corde  en  deux 
segments  égaux.  Majeure  :  les  ol)li- 
(|nes  égales  s'écartent  également  du 
^  pied  de  la  })er|)(;ndiculaire  ;  les  ra- 
yons   OxVet    ()B    sont   des    obliques 


LES    MÊTIIODHS  07 

égales  (iniiiftiire),  donc  elles  s'rcartent  égaleinenl 
dii  pied  de  la  perpendiculaire,  ce  ipii  revient  à  dire 
que  les  lignes  A  G  et  A  B  sont  égales.  Mais  on 
pourrait  suivre  aussi  cette  démonstration  :  A  G  est  égal 

à  la  racine  carrée  de  AO-  —  OG-  ou  V'r-  —  OG-  ;  d'un 

autre  côté  GB  =  N^O  H-  —  U  G-  ou  Vr-  —  0  G'  ;  donc 
G  B  est  égal  à  A  G.  Gette  forme  de  démonstration  est  si 
usuelle,  surtout  en  algèbre,  et  en  môme  temps  si 
rigoureuse  et  si  évidente  quelle  a  été  érigée  en 
l'axiome  suivant:  deux  ([nantîtes  égales  à  une  même 
troisième  sont  égales  entre  elles  :  A  =  B,  G  =  B,  donc 
G  =  A. 

L'erreur  des  auteurs  qui  se  sont  eTforcés  de  trans- 
porter la  méthode  mathématique  dans  les  sciences  so- 
ciales tient  a  une  double  illusion.  La  première  —  qui  a 
été  signalée  plus  haut  —  vient  iTune  généralisation 
portée  à  l'excès,  généralisation  si  excessive  que,  sous 
prétexte  d'une  plus  grande  précision,  on  appauvrit  la 
nature  de  l'homme,  on  la  dépouille  de  la  multiplicité 
de  ses  attributs  et  on  la  réduit  vraiment  à  l'état  de 
fantôme,  sans  vie  et  sans  réaliti'.  —  I^a  seconde  illu- 
sion consiste  à  considérer  l'activité  humaine  comme 
étant  exclusivement  déterminée  par  un  motif.  Pour 
Ilobbes,  c'est  la  peur  qui  partout  et  dans  toutes  h  s 
circ(jnstances  dirige  la  conduite,  (it  pour  Bentham,  c'est 
l'intérêt.  Mais  quel  que  soit  ce  motif  unique,  le 
sophisme  est  le  môme.  Les  démonsiralions  jjrenncnt 
une  apparente  rigueur,  mais  cela  aux  dépens  de  la 
vérité.  Gar  le  propre  non  seulement  des  hommes  ou 
des  animaux  mais  de  tous  les  èlres  réels  est  de  mani- 
fester IfMir  acliviti'',  d'une  façon  variée  suivant  le  genre 
d'inilueuces  qu'ils  subissent.  Ge  ne  sont  pas  des  essen- 
ces absolues,  fixes  et  immobiles  comme  les  figures  de 
géométrie.  La  per[)i'n(liculair(ï  est  toujours  une  droite, 
(jui  [)ar  sa  rencontre  avec  une  autre  forme  deux  angles 

•3 


98  LES    CLASSES    SOCL\LES 

droits,    et  elle  ne   pourrait  perdre  cette  propriété  sans 
être  en  même  temps  détruite.  Cette  rigidité  n'existe  ni 
en  physique,  ni  en  biologie,  ni  dans  les  sciences  socia- 
les. Ainsi  le  fer  se  dilate  par   la  chaleur,    il  s'oxyde  à 
l'humidité,  il  s'aimante   sous  l'action  d'un   courant,  il 
se  transforme  en  fonte  ou  en  acier  par  son  union  avec 
de  petites  quantités  de  carbone  et  de  silicium  ;  le  phos- 
phore le  rend   cassant  à  froid,   le    soufre    et  l'arsenic 
lui  donnent  la  propriété  de  casser  à  chaud....  Un  orga- 
nisme est  le   siège  de  propriétés  1res  diverses.  Par  ses 
racines  une  plante  emprunte  au  sol  de  l'eau,  de  l'am- 
moniaque et  des  sels  ;  la  chlorophylle  des  feuilles, sous 
l'influence  de  la   radiation  solaire,  décompose    l'acide 
carbonique    emprunté   à  l'atmosphère    et  fixe  le  car- 
bone dans  les  tissus  ;  la  fleur,  à  la    lumière  comme  à 
l'obscurité,  absorbe  de  l'oxygène  et  élimine  l'acide  car- 
bonique qui  résulte  d'une    combustion  lente  des  com- 
posés   organiques.  —    L'animal    n'est    pas  seulement 
doué  des  fonctions  végétatives,   mais   il   a  des    sensa- 
tions, des  désirs,  de  la  mi'moire  ;  il  se  meut  dans  l'es- 
pace et  agit,  poussé  par  la  faim  ou  la  soif,  attiré  par  le 
plaisir,  retenu  par  l'idée  d'une  souffrance,  emporté  par 
la  peur  ;  il  varie  avec   l'ège,  d'après  ses   habitudes  et 
d'après  son  genre   de    vie  domestique  ou    sauvage.  — 
Pour  l'homme,  la  variété  de  ses  actions  est  encore  plus 
graude,et  tour  à  tour  les  motifs  les  plus  divers  domi- 
nent sa  conduite.  Un  mendiant  a  pour  préoccupation 
exclusive  de  satisfaire  les   besoins   les    plus  urgents  : 
obtenir  des    aliments   grossiers,  se  défendre  du  froid, 
trouver  un  gîte,  éviter  les  maladies.  Le  nobh;  Hidalgo 
supporte    stoïquement    la    misère    et    s'impose    sans 
regret  les  plus  dures  privations,  heureux  pourvu  qu'il 
fasse  illusion  sur  son  indigence.  Le   soldat,  fier  de    sa 
force  et  do    son    courage,  n'hésite    pas    à  aflronter  le 
danger  ;   devant  le   péril  la  femme  pleure  et  prie.  Le 


LlvS   MÉTHODES  99 

commerçant  songe  continuellement  aux  moyens  de 
multiplier  ses  gains  ;  le  vrai  moine  abandonne  ses  ri- 
chesses, vit  de  racines,  se  mortifie,  et,  persuadé  de  la 
vanité  des  œuvres  humaines,  il  arrose  le  bâton  dessé- 
ché qu'il  a  planté  dans  le  sol.  Les  Quakers  visent  sur- 
tout à  l'indépendance  ;  les  Jésuites  passent  pour  avoir 
l'amour  du  pouvoir:  dédaigneux  de  la  réputation  per- 
sonnelle, ils  sont  satisfaits,  pourvu  que  leur  Ordre 
triomphe  et  qu'ils  parviennent  à  soumettre  les  autres 
classes,  en  les  pliant  à  leurs  idées  et  à  leurs  desseins. 
Le  savant  s'attache  à  la  vérité  ;  sa  grande  ambition 
est  d'accroître  de  quelque  parcelle  le  domaine  scienti- 
fique. L'industriel  ne  s'intéresse  qu'aux  applications 
pratiques  de  la  science,  et  l'artiste,  atlirépar  la  beauté, 
en  poursuit  partout  la  réalisation  se  faisant  créateur 
des  belles  formes,  des  harmonies  et  des  émotions  es- 
thétiques. Voilà  bien  des  motifs  différents  !  Et  il  n'est 
pas  étonnant  que  les  auteurs,  qui  pour  suivre  la  mé- 
thode géométrique  ont  méconnu  cette  variété, 
soient  arrivés  à  des  conclusions  inacceptables. 

Si  la  déduction  est  possible  dans  les  sciences  socia- 
les, ce  n'est  donc  que  sous  la  forme  qu'elle  prend 
dans  les  sciences  de  la  nature.  Or  pour  arriver  aux 
lois  primaires  en  physlcjne  et  en  biologie,  il  faut  étu- 
dier S('par('ment  les  dilT('r(Mites  propriétés  des  corps,  la 
pesanteur,  la  clialeur,  l'cUectrieité,  le  magnétisme,  et, 
(juand  il  s'agit  des  organismes, résoudre  ces  ensembles 
en  leurs  parties  composantes.  L'opération  consiste 
alors  à  isoler  chaque  élément,  .à  déterminer  sa  nature 
et  à  découvrir  son  action  propre.  Ainsi  dans  un  être 
vivant,  on  étudie  chaque  api)areil,  c'est-à-dire  l'en- 
semble des  parties  qui  exécutent  de  concert  une  fonc- 
tion ;  puis,  (h'coniposant  à  leur  tour  ces  appareils,  on 
s'attache  à  la  connaissance  des  différents  organes  ;  en- 
fin, l'analyse  étant  encore  poussée  plus  loin,  on  arrive 


100  LES    CLASSES    SOCIALES 

aux  divers  ordres  de  tissus, qui  ont  cliacun  une  forme 
propre  et  sont  le  siège  d'une  activité  spe'ciale. 

C'est  donc  par  l'analyse,  et  par  une  analyse  poussée 
jusqu'aux  éléments  vrais  de  la  Société,  que  le  savant 
parviendra  à  résoudre  la  première  difficulté  relative 
au  problème  de  la  déduction  :  découverte  des  lois 
primaires. 

11  semble  que  jusqu'à  présent  celte  analyse  ait  été 
faite  sans  méthode  et  sans  une  conscience  bien  nette 
de  la  valeur  insuffisante  des  prémisses. —  Les  Anthro- 
pologistes  se  sont  occupés  surtout  de  rattacher  à  la 
Race  ou  à  un  ensemble  de  caractères  physiques  déter- 
minés les  tendances  de  la  sensibilité,  les  aptitudes 
intellectuelles,  les  (jualités  du  caractère  et  les  dispo- 
sitions actives.  Mais  ils  ne  tiennent  pas  compte  des 
influences  modificatrices, comme  le  milieu,  l'éducation 
et  surtout  le  genre  de  vie  ;  ils  méconnaissent  la  grande 
plasticité  de  l'esprit  humain,  et  ils  arrivent  à  des 
conclusions  trop  absolues,  conclusions  qui  sont  le  plus 
souvent  en  pleine  contradiction  avec  la  réalité. —  Les 
Economistes  ont  fait  tout  graviter  autour  de  l'intérèl, 
soumettant  toute  l'activité  humaine  à  cette  loi  unique 
et  dominatrice  :  la  loi  de  l'offre  et  de  la  demande. 
Mais  c'est  composer  une  société  exclusivement  de 
marchands  et  méconnaître  les  motifs  d'ordre  étranger 
h  rinlérét,qui  règlent  la  conduite  propre  de  beaucoup 
d'autres  classes  sociales.  —  Taine  a  eu  le  mérite  de 
ne  pas  réduire  —  sous  prétexte  de  sinî})licité  et  de 
rigueur  —  toutes  les  sources  d'activité  à  une  seule, 
et,  dans  ses  explications  des  })hénomènes  sociaux,  il 
fait  entrer  en  ligne  de  compte  trois  facteurs  :  la  race, 
le  milieu  et  le  moment.  Cette  analyse, déjà  plus  com- 
plète, appliquée  à  la  littérature,  à  l'art  et  aux  sociétés 
sert  de  fil  directeur  au  milieu  de  la  multiplicité 
iulinie  des  j)b('noniènes  à  étudier;  elle  permet  de  tracer 


LES   MÉTHODES  101 

les  lignes  générales  et  de  mellro  en  lumirre  des  cartic- 
tères  saillants.  Mais  elle  a  le  tort  de  ne  pas  serrer  la 
réalité  d'assez  près,  condamnée  à  la  rigidité  systéma- 
tique par  la  notion  de  race,  que  Taine  considérait 
faussement  comme  une  entité  absolue  et  immuable. 
Les  deux  autres  notions,  le  milieu  et  le  moment, 
présentent  un  plus  grand  intérêt  scientifique,  à  cette 
condition  de  les  décomposer  nettement  en  leurs  clé- 
ments et  de  montrer  le  rôle  de  chacun  d'eux.  C'est 
d'ailirurs  dans  cette  voie  analylique  que  Taine  s'était 
engagi'  de  plus  en  plus  —  ainsi  qu'on  l'a  montré  par 
une  citation  caractéristique  empruntée  à  ses  Dn-îiiers 
Essais  de  Critique  et  d Histoire  (1). 

Quels  sont  pour  nous  les  principes  fondamentaux 
de  l'analyse  destinée  à  fournir  les  lois  primaires  ?  Il 
faut:  1°  décomposer  la  Société  en  ses  différentes  classes  ; 
2'^étudierles  tendance  caractéristiques  de  chaque  clas- 
se, tendances  déterminées  par  ses  i)esoins,  ses  désirs,  ses 
sentiments, ses  connaissances, ses  idées, ses  moyens  d'ac- 
tion propres  (coniine  la  force,  la  puissance  mystique  ou 
la  contrainte  légale)  et  enfin  par  ses  habitudes  et  ses  tra- 
ditions ;  3°  étudier  les  diverses  i-ifluences  capables  de 
modifier  ces  tendances,  influences  qui  naissent  de  l'ac- 
tion des  autres  classes  —  comme  le  gouvernement, 
la  puissance  religieuse,  les  classes  rivales,  hostiles, 
supérieures  ou  subordonnées  ;  puis  des  choses  — 
comme  le  milieu  naturel  avec  sa  faune,  sa  tlorc,  ses 
mines,  ses  rivages,  la  richesse  ou  la  pauvreté  de  son 
sol  ;  et  comme  le  milieu  modifié  par  l'industrie  humai- 
ne avec  tout  l'ensemble  des  produits  accumulés  depuis 
des  époques  très  reculées.  Ces  produits  ont  une  im- 
portance très  considérable,  puisqu'ils  comprennent  l'a- 
ménagement du  sol,  la  i'iibi'ication  des  outils  et  des 
machines,  les  fortifications  et   les  travaux    d(»  (h'fensi'. 

(I)  V.  Suprà  p.  6!». 


102  LES    CLASSES   SOCIALES 

rétablissement  des  routes,  canaux  et  chemins  de  fer  ; 
la  réserve  des  métaux  précieux  qui  servent  de  mon- 
naie ;  les  livres  oii  sont  consignées  les  œuvres  scienti- 
fiques, historiques  et  littéraires  ;  les  collections  de 
tableaux  et  de  statues  ;  les  traditions  religieuses  et  les 
recueils  de  lois. 

4°  A  ces  influences  il  faudrait  encore  ajouter  celles 
qui  proviennent  des  relations  avec  les  autres  peuples. 

Mais  on  comprend  que  ces  influences  n'ont  pas  tou- 
tes la  même  valeur  et  que,  suivant  les  cas,  beaucoup 
seraient  négligeables,  parce  que  leur  action  serait  trop 
incertaine  ou  trop  faible.  11  iaut  surtout  s'attacher  au 
point  central  qui  est  la  notion  de  classe.  Quant  aux 
autres  intluences,  elles  ressemblent  parfois  à  ces  cer- 
cles formés  sur  l'eau  par  la  chute  d'une  pierre,  cer- 
cles qui  vont  sans  cesse  en  s'élargissant  et  qui  finis- 
sent par  une  ride  imperceptible. 

Quand  les  lois  primaires  sont  découvertes,  il  faut 
les  unir  par  le  raisonnenn-nt,  de  fa(^on  que  leur  résul- 
tante corresponde  à  la  réalité  étudiée. 

Cela  n'est  possible  qu'à  la  condition  que  chacune  des 
lois  élémentaires  se  comporte  dans  cette  union  comme 
si  elle  était  seule,  c'est-à-dire  que  chaque  cause  pro- 
duise son  effet  d'une  façon  indépendante.  En  un  mot, 
suivant  le  langage  usité,  il  faut  qu'il  y  ait  non  syn- 
thèse chimique,  mais  simple  composition  des  causes. 
Dans  le  cas  de  synthèsi}  chimique,  la  déduction  est 
inapplicable,  parce  que  dans  l'effet  total  n'apparaît  pas 
la  ])art  d'effet  qui  revient  aux  corps  composants.  xVinsi, 
quand  le  chimiste  combine  l'oxygène  et  l'hydrogène 
sous  l'influence  de  l'étincelle  électrique,  il  constate  le 
résultat,  mais  il  se  trouvait  incapable  de  le  prédire 
par  la  seule  considération  des  corps  simples 
et  de  la  nature  de  l'agent.  —  La  Mécanique  se  prête  le 
mieux  à  la  déduction  parce  que  les  forces  productrices 


LES   MÉTHODES  i 03 

du  mouvement  conservent  toujours  leur  action  propre, 
de  sorte  que  la  résultante  est  la  somme  algébrique 
de  tous  les  mouvements  simples.  Dans  sa  révolution 
autour  du  Soleil,  la  Terre  décrit  une  courbe  elliptique 
dont  tous  les  points  sont  —  pour  chaque  unité  de 
temps  —  déterminés  par  le  concours  des  deux  forces 
tangentielle  et  attractive,  comme  ils  le  seraient  par 
l'action  séparée  et  successive  de  ces  deux  forces.  La 
réflexion  dans  les  miroirs  spliériques  est  un  autre 
exemple  de  composition  des  causes.  Si  l'on  connaît  ces 
lois  élémentaires:  l^que  l'angle  d'incidence  est  égala 
l'angle  de  réflexion  ;  2°  que  la  réflexion  se  fait  dans 
le  plan  formé  par  le  rayon  incident  et  la  normale  ;  3» 
que  chaque  point  de  la  sphère  peut  être  considéré 
comme  une  petite  surface  dont  la  normale  passe  par 
le  centre  ;  si  d'un  autre  côté  on  suppose  que  les  rayons 
lumineux  sont  parallèles  à  l'axe  du  miroir,  on  pourra 
en  conclure  qu'ils  viendront  tous  se  concentrer  en  un 
point,  le  foyer  ;  point  situé  environ  au  milieu  de  la 
ligne  qui  joint  le  sommet  du  miroir  h  son  centre.  En 
Biologie,  la  composition  des  causes  trouve  aussi  sa 
place;  et,  à  mesure  que  les  lois  élémentaires  sont  mieux 
connues,  la  prévision  d'effets  combinés  devient  plus 
certaine.  Pourquoi,  par  exemple,  les  différentes  par- 
ties du  corps  humain  sont-elles  à  une  température  plus 
élevée  que  le  milieu  ambiant  ?  On  pourrait  l'expli- 
quer par  le  concours  des  causes  suivantes  :  1°  combi- 
naison de  l'oxygène  avec  le  carbone  et  l'hydrogène  du 
sang  ;  2°  circulation  sanguine  due  aux  mouvements  de 
diastole  et  de  systole  du  cœur,  h  la  tunique  élastique 
des  artères  et  aux  valvules  di's  veines. 

Ce  qui  est  possible  dans  les  sciences  de  la  nature, 
est-il  réalisable  dans  les  sciences  sociales?  —  II  sem- 
ble qu'à  cette  question  on  puisse  faire  une  réponse 
affirmative.  Soit  ce  problème  social  à  résoudre  :  Quel- 
les sont  les  causes  des  grèves  ouvrières  ? 


104  LES    CLASSES    SOCIALES 

La  grève  est  une  délermination  eolleclive  de  sus- 
pendre le  travail  et  de  maintenir  ce  chômage  volon- 
taire, tant  que  le  patron  ne  consent  pas  aux  réformes 
demandées.  Voici  lensemble  des  conditions  dont  la 
réunion  semble  nécessaire  à  la  production  de  ce  trou- 
ble économique. 

1"  L'imitation.  De  même  que  les  individus  sont  por- 
tés à  imiter  leurs  semblables,  les  collectivités  de  même 
nature  ont  une  tendance  à  se  copier.  Plus  un  fait  est 
fréquent,  plus  il  a  de  chances  de  se  répéter.  La  réali- 
té en  effet  frappe  vivement  l'esprit;  et,  quand  les  exem- 
ples sont  multipliés,  elle  donne  à  l'idée  plus  de  pro- 
fondeur et  de  force.  Cest  une  autre  loi  de  l'esprit  que 
l'idée  s'accompagne  d'une  tendance  à  sa  propre  réali- 
sation, et  que  cette  tendance  est  en  raison  directe  de 
la  force  de  l'idée. 

2  '  Le  caractère  ouvrier.  Le  caractère  c'est  la  façon 
de  comprendre  les  choses,  de  sentir  et  de  vouloir. 
Aux  époques  de  grève,  les  ouvriers  des  ateliers  et  des 
usines  sont  persuadés  qu'ils  sont  victimes  de  l'exploi- 
tation patronale.  Le  sentiment  des  injustices  subies 
et  de  leurs  sonll'rances  est  rendu  plus  aigu  :  a)  par  le 
contraste  de  leur  situation  misérable  avec  l'opulence 
du  chef  de  l'entreprise  ;b)  parla  peinture  de  leurs  maux, 
peinture  faite  avec  force  et  habileté  dans  les  réunions 
publiques  ou  secrètes  soit  par  des  camarades,  soit  par 
desorateurs  amis  et  influents  ;  c)  par  lalecture  des  jour- 
naux et  des  brochures.  Quand  le  mal  est  vivement 
senti,  il  conduit  naturellement  à  rechercher  les  mo- 
yens les  plus  propres  à  l'adoucir.  C'est  ici  que  Limi- 
tation joue  son  l'ùle  en  suggérant  le  moyen  le  plus 
souvent  employé,  la  grève,  (\u\  a  souvent  réussi  à 
améliorer  le  sort  des  travailleurs  et  à  punir  les  pa- 
trons en  menaeant  la  prospérité  de  leur  industrie,  et 
(|ui  présente  ainsi  un  double  avantage  :  son  bien  et  le 


LKS  Mi':iiioi)i:s  -105 

mal  de  l'ennemi.  —  Au  point  Je  vue  de  la  volunli-, 
l'ouvrier  qui  travaille  en  compaii'nie  de  heaucoup  d'au- 
tres contracte  un  esprit  de  solidarité,  qui  lui  enlève  en 
partie  la  maîtrise  de  soi.  11  devient  imprévoyant,  im- 
pulsif, aveugle,  quand  il  se  trouve  au  milieu  de  ses 
camarades.  C'est  l'effet  de  la  loi  de  coiitac/ion  dans  /es 
fou/es  :  la  passion  dont  les  signes  apparaissent  de  tou- 
tes parts  fait  irruption  dans  chacun,  et,  par  une  sorte 
d'accumulation  réciproque,  s'amplifie,  s'exagère  et  de- 
vient, même  chez  les  plus  paisihles,  capahle  des  plus 
grandes  violences.  —  Quand  la  lutte  est  engagée,  il 
la  soutient  avec  courage,  parce  qu'il  a  l'habitude  des 
privations  et  que  son  honneur  —  tel  qu'il  est  com- 
pris dans  les  milieux  ouvriers  —  lui  interdit  de  céder. 

3"  Rôle  de  la  ftmme  et  des  enfants.  —  Les  femmes, 
qui  participent  aux  travaux  des  hommes  et  qui  ont 
l'occasion  de  s'assembler,  partagent  les  passions  des 
grévistes  et  même  sont  entraînées  à  de  plus  grandes 
violences.  —  Au  contraire,  les  femmes  qui  vivent 
seules  dans  leur  intérieur,  occupées  aux  soins  du  mé- 
nage, sont  pacifiques  :  ce  sont  elles  qui  dans  la  grève 
récente  des  facteurs  ont  ét(î  les  agents  les  plus  efficaces 
du  rétablissement  de  l'ordre. 

Voilà  les  causes  intimes,  celles  qui  viennent  de  la 
nature  même  de  l'ouvrier  et  de  son  genre  de  vie.  Mais 
à  ces  causes,  il  faut  en  ajouter  d'autres  (jui  sont  plus 
extérieures. 

4"  Les  facilités  ou  les  obstacles  des  lois.  —  Depuis 
(jue  les  coalitions  ouvrières  et  les  syndicats  sont  auto- 
risés, les  grèves  sont  devenues  un  fait  commun  et 
presque  journalier. 

5°  Les  inlluences  favorables  ou  hostiles  des  autres 
classes.  —  Les  prêtres,  privés  maintenant  d'autorilé', 
ont  peu  ou  plutôt  pas  d'action  sur  les  décisions  des 
ouvriers.    Les    députés,    journalistes    et    économistes 


1 OG  LES    CLASSES    SOCIALES 

libertaires  pre'coiiisent  la  grève  et  favorisent  ainsi  son 
éclosion  fréquente.  Les  classes,  dont  les  inte'rêts  sont 
lésés,  sont  au  contraire  disposées  à  la  résistance  :  les 
patrons,  les  entrepreneurs,  les  chefs  d'industrie  s'unis- 
sent entre  eux  et  forment  des  syndicats  de  défense. 

6°  L'occasion.  —  Enfin  toutes  ces  influences  réunies 
ne  sont  pas  suffisantes  pour  déterminer  l'acte  de 
révolte,  mais  elles  ont  besoin  de  se  compléter  par 
quelque  circonstance  additionnelle  qui  augmente  l'irri- 
tation générale  et  provoque  la  rupture.  Cette  cause 
tient  à  quelque  événement  particulier,  comme  le  renvoi 
injuste  d'un  ouvrier,  la  rigueur  excessive  d'un  contre- 
maître, une  baisse  de  salaires,  l'arrivée  de  meneurs 
ardents  et  habiles.  Mais  —  ainsi  qu'on  Ta  déjà  dit  — 
ces  événements  particuliers  échappent,  par  b^ur  nature 
même,  à  la  prévision  scientifique.  Ils  constituent  par 
leur  contingence  un  élément  réfractaire  à  la  science 
qu'il  ne  faut  pas  hésiter  à  reconnaître. 

Voilà  la  première  partie  du  raisonnement  déductif. 
Mais  le  raisonnement  pur,  alors  même  qu'il  paraît 
s'appuyer  sur  des  vérités  certaines,  est  exposé  trop 
souvent  à  l'erreur  pour  qu'on  puisse  s'y  fier  exacte- 
ment. 11  demande  à  être  contrôlé  par  l'observation  des 
faits.  Dans  son  roman  de  Germinal,  M.  Zola  s'est  arrêté 
au  premier  stade  du  raisonnement  et  n'a  donné, comme 
causes  de  la  grève,  que  des  conceptions  ou  des  hypo- 
thèses qui  n'ont  pas  subi  suffisamment  l'épreuve  de 
l'expérience.  L'avantage  de  cette  étude  est  de  présenter 
une  sorte  de  schème  de  la  vie  des  mineurs  et  de  mettre 
en  présence  et  en  action  —  dans  une  peinture  vivante 
—  tous  les  ('léments  qui  concourent  ensemble  à  la 
production  d'un  état  ou  d'une  crise.  Un  autre  avantage 
est  de  mettre  en  relief  les  côtés  moraux  et  les  influen- 
ces psychiques,  choses  qui  échappent  aux  prises  de  la 
statisti(iue  et  qui  ne   tombent    pas    sous   les    mesures 


LES   MÉTHODES  107 

positives.  Par  contre,  rimperfection  de  cette  méthode 
est  que  la  base  du  raisonnement  est  hypothétique  et 
qu'en  outre  l'exposition  reste  trop  particulière.  A 
l'imitation  des  sciences  de  la  nature,  il  convient  donc 
de  multiplier  les  observations  afin  1°  de  s'assurer  de 
la  rectitude  des  lois  primaires  ;  2°  de  rectifier  le  rai- 
sonnement en  l'amenant  à  correspondre  exactement 
à  la  réalité. 

Résume.  —  Avant  de  poursuivre,  il  est  bon  de  jeter 
un  coup  d'œil  en  arrière  et  d'embrasser,  dans  une  vue 
d'ensemble,  les  différents  points  acquis.  Rien  de  plus 
utile  que  ces  (c  revues  générales  »  comme  les  appelait 
Descartes,  revues  qui  permettent,  en  «  dénombrant  » 
exactement  les  difficultés,  d'éliminer  celles  qui  ont  été 
levées  pour  appliquer  toutes  ses  forces  à  la  solution 
des  autres.  Voici  donc  quelle  a  été  notre  marche. 

Dans  toute  étude,  le  premier  soin  doit  être  de  fixer 
Yobjet  de  la  recherche,  c'est-à-dire  la  matière  que  la 
science  doit  élaborer  de  façon  à  la  plier  aux  exigences 
de  l'esprit,  mais  sans  que  les  modifications  altèrent 
trop  la  réalité  et  donnent  des  conceptions  ou  des 
lois  inapplicables.  11  ne  s'agit  pas  de  construire 
une  société  utopique  où  les  hommes  sont  tous  pourvus 
de  qualités  qui  appartiennent  à  peine  à  une  élite  :  c'est 
là  un  roman  ou  tout  au  plus  une  u'uvre  qui  n'a  que 
les  apparences  de  la  science.  —  11  ne  s'agit  pas  non 
plus  de  poursuivre  ces  fantômes  insaisissables  qu'on 
décore  de  noms  pompeux,  comme  «  l'ànie  des  peuples 
et  le  génie  des  nations  ».  —  Les  études  sur  les  races 
humaines  ont  un  aspect  plus  scientifique  ;  mais  les 
relations,  que  des  anthropologistesont  chcrciié  à  établir 
entre  les  caractèn.'s  physi(jues  et  les  caractères  moraux, 
ne  sont  souvent  (jue  des  coïncidences  sujettes  à  trop 
d'exceptions  pour  être  érigées  en  lois.  —  Quant  à 
la  stabilité  des  caractères   moraux   qui  sert  de   fonde- 


108  LES    CLASSES    SOCIALES 

mont  à  la  théorie  de  Taine^  elle  n'est  ni  aussi  forte  ni 
aussi  répandue  dans  un  peuple  que  l'éminent  philo- 
sophe l'a  soutenu.  —  Entin  les  discussions  sur  l'essence 
des  sociétés,  sur  Ihyperorganisme  de  Schœffle  ou  le 
Grand  Etre  de  Comte  ont  pour  moindre  défaut  d'être 
superflues.  La  seule  chose  qui  importe,  parce  que  seule 
elle  semble  fournir  une  base  solide  à  la  science,  ce 
sont  les  faits,  les  événements  réels  dont  les  sociétés 
sont  le  théâtre  continuel. 

Mais  ici  de  grandes  difficultés  se  présentent  et  c'est 
la  possibilité  même  d'une  science  sociale  qui  est  mise 
en  question.  D'abord  le  savant  —  qui  ne  dispose  pas 
de  l'expérimentation  —  ne  peut  produire  des  faits  so- 
ciaux, dans  les  conditions  les  plus  favorables  pour 
démasquer  la  nature,  le  nombre  et  l'intensité  des  cau- 
ses qui  les  déterminent.  11  est  réduit  à  l'observation  et 
même,  en  tout  ce  qui  concerne  les  faits  éloignés  soit 
dans  le  temps  soit  dans  l'espace —  c'est-à-dire  pour  la 
majeure  partie  de  son  étude  —  il  doit  se  bornera  l'ob- 
servation indirecte,  aux  témoignages  des  historiens. 
Mais  supposons  les  faits  recueillis  en  nombre  suffi- 
sant, le  plus  grand  obstacle  n'est  pas  surmonté,  car 
l'érudition  n'est  pas  la  science.  Loin  de  là,  l'accumu- 
lation des  documents  historiques  menace  de  devenir 
un  inextricable  fatras,  si  les  généralisations  scientifi- 
ques n'y  introduisent  de  l'ordre  et  n'y  jettent  de  la 
lumière.  La  question  capitale  revient  donc  plus  pres- 
sante que  jamais  :  existe-t-il  vraiment  des  lois  qui  en- 
chaînent les  faits  sociaux  suivant  des  rapports  constants 
de  coexistence  et  de  succession  ?  Les  apparences  sont 
tout  d'abord  contraires.  Controverses  incessantes, 
oppositions  radicales,  contradictions  formelles,  voilà 
et'  qui  frappe  les  yeux  et  qui  incline  non  les  moins 
siiges  au  scepticisme.  «  Savoir  c'est  prévoir  »,  et  les 
]dus  lins  politiques,  quand  il  se  mêlent  de  prophétiser, 


Li:S     MKTHODKS  101) 

reçoivent  des  événeineiils  les  démentis  les  plus  indis- 
cutables. Ces  luttes  de  doctrines  et  ces  fausses  prévi- 
sions prouvent  évidemment  que  la  science  n'est  pas 
encore  faite,  elles  ne  prouvent  pas  qu'elle  n'est  pas  faisa- 
ble. Toute  science  à  ses  débuts  doit  traverser  cet  état 
chaotique,  et  il  ne  faut  pas  espérer  que  la  science  so- 
ciale —  la  plus  importante  mais  la  plus  difficile  de 
toutes  —  fasse  exception  à  cette  règle.  Mais  on  insist"  ; 
et,  pour  prouver  que  la  vie  sociale  ne  peut  être  empri- 
sonnée dans  de  rigides  formules,  on  s'appuie  sur  la 
liberté  humaine,  liberté  absolument  réfractaiie 
à  la  constance  des  lois,  c'est-à-dire  à  la  part  de  néces- 
sité qui  s'y  trouve  impliquée.  Nier  la  liberté  et  se  ré- 
clamer du  déterminisme  universel,  qui  régit  le  monde 
moral  non  moins  que  le  mondé  physique, ne  serait 
pas  sortir  d'embarras.  Car  les  conditions  qui  détermi- 
nent la  conduite  individuelle  dans  les  circonstances 
variées  de  la  vie  sont  si  multiples,  et  parfois  si  déli- 
cates et  si  subtiles  que  leur  dénombrement  exact  serait 
le  plus  souvent  impraticable.  De  plus,  fùl-il  possible., 
cette  connaissance  serait  de  peu  d'utilité.  Car  suivant 
les  personnes,  les  temps,  les  sociétés  et  les  circons- 
tances, les  motifs  de  la  conduite  sont  si  divers  qu'ils 
ne  sauraient  être  réduits  à  un  petit  nombre  de  lois 
générales.  (Jnc  ressource  se  présente  encore  et  plusieurs 
savants  n'ont  pas  hésité  à  s'en  servir:  c'est  de  nier 
l'inlIniMice  des  grands  hommes  ou  simplement  des  in- 
dividualités marcjuanles  sur  la  marche  do  la  socié-ti'. 
Les  hantes  personnalités  ressemlderaient  aux  aiguilles 
d'une  h()rl()g(>  qui  mar«jue  l'iifure  snr  le  cadran  :  elles 
n'impriment  pas  le  mouvement,  mais  le  reçoivent  de 
h^rces  qui  résident  dans  les  masses  populaires.  Mal- 
gré toutes  les  dépenses  d'esprit  faites  pour  la  défen- 
dre, cette  thèse  est  inadmissible.  Dire  — pour  ne  citer 
qu'un  exemple  —   que  Napoh'on  n'est  pour  rien  dans 


110  LES    CLASSES    SOCIALES 

les  victoires  de  la  RopuMiqiie  et  de  TEmpire  et 
qu'elles  auraient  été  aussi  bien  reniporte'es  sans  lui  semble 
une  proposition  si  contraire  à  la  réalité,  qu'elle  cons- 
titue à  elle  seule  une  erreur  capable  do  déconsidérer 
tout  le  système.  Il  faut  donc  reconnaître  qu'il  y  a  — 
sinon  en  fait,  du  moins  pour  nous  an  point  de  vue  de 
la  connaissance  —  une  [>art  de  contingence.  Ni  la  con- 
duite des  individus,  ni  la  destinée  des  sociétés,  ni 
l'Humanité  ne  se  prêtent  à  des  prévisions  certaines  ;  et, 
par  siiitis  elles  se  refusent  à  entrer  dans  le  domaine 
scientifique. 

Que  reste-t-il  donc  comme  matière  propre  à  la  scien- 
ce? Nous  avons  répondu  :  les  Cla<:ses  sociales.  Ces  dif- 
férents groupes  composent  la  société  et  comprennent, 
chacun,  tous  les  individus  qui  —  sauf  de  légers  écarts 
dont  il  est  permis  par  l'abstraction  de  ne  pas  tenir 
compte  —  ont  reçu  la  même  éducation,  se  sont  déve- 
loppés dans  des  milieux  semblables,  mènent  le  même 
genre  de  vie,  contractent  les  mêmes  habitudes,  pren- 
nent des  façons  analogues  de  sentir  et  de  penser,  et  se 
comportent  de  même  dans  des  circonstances  sembla- 
bles. Ici  nous  sommes  sur  un  terrain  solide,  où  l'on 
peut  dans  ses  investigations  poursuivre  autre  chose 
que  des  eiitit's  métaphysiques.  De  plus  la  liberté  cesse 
d'être  un  obstacle.  Car  si  les  hautes  personnalités  sui- 
vent des  voies  nouvelles,  la  masse  est  routinière  ;  et, 
quand  les  individus  ordinaires  sont  soumis  à  la  pres- 
sion des  mêmes  événements  et  circonstances,  ils  re- 
çoivent une  empreinte  commune.  C'est  cette  em})rein- 
te  commune  qu'il  s'agit  de  dégager  dans  chaque  classe 
pour  la  création  du  Ti/pe  propre  à  la  caractériser. 

On  évite  ainsi  la  vague  généralité  oiî  se  complaît  la 
psychologie  de  l'homme  abstrait,  psychologie  dont  le 
défaut  est  —  pour  vouloir  s'appliquer  à  toute  l'huma- 
nité, hommes,    femmes,  vieillards,    enfants,  civilisés, 


Li;s  MÉTnoDi:;s  lit 

sauvages,  modernes  et  anciens  —  de  ne  pouvoir  s'ap- 
pliquer précisf^ment  à  personne. 

Le  type  d'une  classe  n'est  pas  invariable.  Et  cela  se 
comprend.  Puisque  les  types  sont  en  partie  le  produit 
du  genre  de  vie  et  des  circonstances,  les  traits  du 
caractère  persisteront  à  travers  les  âges  et  les  sociétés, 
tant  que  le  milieu  et  l'activité  resteront  identiques. 
Au  contraire,  des  modifications  importantes  dans  le 
milieu  feront  sentir  leur  contre-coup  dans  la  physio- 
nomie morale  ou  même  physique  du  type.  —  Une 
comparaison  entre  les  types  de  même  nature  permet- 
tra d'établir  des  rapports  de  subordination  entre  les 
différents  caractères  réunis  dans  la  notion  générale;  et, 
comme  en  histoire  naturelle,  on  accordera  la  préé- 
minence aux  caractères  plus  constants  et  plus  généraux. 

Puis  les  classes  agissent  les  unes  sur  les  autres, 
elles  exercent  des  influences  modificatrices  et  sont  à 
leur  tour  le  siège  de  réactions.  Lorsque  les  traits  pro- 
pres à  chaque  classe  sont  nettement  déterminés 
dans  une  notion  générale  et,  en  quelque  sorte,  concré- 
tisés dans  un  Type,  il  devient  possible  de  constater  en- 
tre elles  des  rapports  définis  qui  sont  les  vraies  lois 
sociales.  —  On  entrevoit  môme  la  possibililé  d'aller 
plus  loin.  Lorsque  l'anatomie  des  sociétés  auraété  fai- 
te avec  un  degré  suffisant  d'exactitude  ;  lorsque  les  or- 
ganes, leurs  fonctions  propres  et  leurs  relations  mu- 
tuelles seront  connues  avec  la  précision  obtenue  dans 
les  sciences  de  la  nature,  la  science  sociale  sera  sans 
doute  en  mesure  de  classer  les  sociétés  elles-mêmes, et 
d'étudier  avec  des  chances  sérieuses  de  succès  leurs 
actions  et  réactions  mutuelles.  En  un  mot,  elle  pourra 
procéder  suivant  l'ordie  de  complexité  croissante,  el, 
après  avoir  étudié  les  classes  qui  sont  les  éléments 
simples  des  sociétés,  elle  abordera  l'étude  do  ces  grou- 
pes complexes  que  sont  les  sociétés.    C'est   la  marche 


112  LES   CLASSES  SOCL\LES 

suivie  en  Chimie,  où  lélude  des  composés  organiques 
ne  vient  qu'en  dernier  lieu  et  ne  peut  aboutir  qu'après 
une  connaissance  précise  des  corps  simples. 

On  arrive  à  des  conclusions  semblables,  si  l'on  exa- 
mine les  difficultés  soulevt'cs  par  les  logiciens  et  en 
particulier  par  St.  Mill.  Suivant  l'auteur  anglais,  les 
méthodes,  pratiquées  avec  tant  de  succès  dans  les  scien- 
ces de  la  nature,  sont  toutes  impraticables  en  Sociolo- 
gie. —  D'abord  ces  impossibilités, qu'on  établit  à  priori 
et  qu'on  prétend  absolues,  disparaissent  souvent 
avec  le  temps  et  à  l'aide  de  conceptions  nouvelles.  — 
En  fait,  les  objections  de  St.  Mill  n'ont  point  paru  in- 
surmontables. Toutes  les  difficultés  qu'il  accumule 
tiennent  au  fond  a  cette  fausse  idée  de  l'unité  d'un 
peuple,  unité  qui  ne  comporterait  aucune  division  et 
qui,  si  elle  était  réelle,  empêcherait  en  effet  le  savant 
de  former  des  notions  précises  et  d'établir  des  lois  ri- 
iïoureuses. 

Ces  difficultés  s'évaiiouissrnt,  dès  qu'on  résout  les 
Nations  en  leurs  éléments  :  les  Classes    sociales. 


CHAPITHK  lY 


LA    MKTHODE 


A.  Psychologie  i/es  C/asses  sociales 

Le  point  central,  auquel  nous  ramènent  sans  cesse 
les  avenues  les  plus  diverses,  est  donc  toujours  le 
même. 

Par  suite,  maintenant  que  la  route  est  déblayée, 
c'est  de  ce  côté  qu'il  faut  tourner  notre  attention  et 
nos  efforts,  en  inaugurant  la  vraie  méthode  qui  nous 
semble  devoir  être  essentiellement  de  nature  psycholo- 
i;ique.  En  effet,  les  faits  sociaux  sont  le  produit  dr 
l'aclivité  des  classes  sociales  ;  cette  activité  se  résout 
en  forces  élémentaires  développées  par  les  membres 
du  g'roupe  ;  ces  unités  —  grâce  à  l'abstraction  qui  est 
une  nécessité  scientifique  —  peuvent  être  considérées 
comme  des  expressions  identiques  d'un  type  commun  ; 
et  enlin  le  type  est  caract(''risé  par  un  ensemble  de 
tendances,  d'idées,  de  croyancc^s  et  d'habiludes  sans 
cesse  fortifiées  par  legenre  de  vie,  ce  genre  de  vieélanl 
en  grande  partie  réglé  j)ar  la   nature  des  occupations. 

Notre  objet  n'est  point  d<i  faire  cette  psychologie, 
mais  d'indiquer  la  méthode  à  employer  pour  accom- 
])lir  correctement  ce  travail 

La  première  condition  est  de  resserrer  l'étude  dans 
les  limites  les  plus  ('troites.  La  psychologie,  dont  il 
s'agit  ici,  doit  renoncer  à  l'ambitieuse  prétention  de 
pénétrer  jusqu'à  l'àme,  substance  métaphysique,  puis- 


Mi  LES  CLASSES  SOCIALES 

que  (le  l'aveu  ge'néral  cette  substance  échappe  à  tous 
les  moyens  de  connaître  empruntés  à  la  raison,  ou 
du  moins  que  les  différences  entre  les  esprits  —  qui 
cependant  sont  réelles  —  sont  absolument  insaisissa- 
bles dans  ce  substratum  immatériel,  alors  même 
qu'on  n'élèverait  aucun  doute  sur  son  existence.  A 
l'extrémité  opposée,  cette  psychologie  ne  doit  pas 
tomber  non  plus  dans  le  pur  phénoménisme,  oîi  le 
moi  se  résout  en  une  série  d'états  passagers  et  chan- 
geants, un  moi  sans  consistance  et  par  suite  dénué 
véritablement  d'être,  puisqu'il  ne  serait  qu'une  pous- 
sière de  phénomènes  indépendants,  voltigeant  dans  la 
conscience  comme  des  grains  de  poussière  dans  un 
rayon  de  soleil.  L'étude  psychologique,  s'efforçant  de 
se  tenir  également  éloignée  d'une  métaphysique  aven- 
tureuse et  d'un  empirisme  trop  réservé  et  presque 
sceptique,  s'attachera  à  la  connaissance  dps  Persoruia- 
litcs  durabJeî^^  telles  qu'elles  se  produisent  réellement 
dans  les  milieux  sociaux  ;  personnalités  constituées 
par  des  manières  propres  de  sentir,  de  penser  et  d'agir: 
en  un  mot  par  un  ensemble  de  facultés.  Ces  facultés 
ne  sont  pas  un  retour  aux  forces  occultes  et  à  des  pou- 
voirs mystérieux.  Elles  sont  simplement  l'expression 
de  ce  fait  évident  ;  c'est  que  l'homme  dans  son  être 
tout  entier  n'est  pas  une  nature  immuable  dans  son 
fond  et  prédestinée  par  la  fatalité  à  un  genre  de  con- 
duite déterminé,  mais  qu'il  est  une  résultante  de 
tendances  héréditaires  léguées  avec  la  vie  et  aussi,  et 
surtout,  de  dispositions  acquises. 

Empruntons  donc  à  la  psychologie  générale  ces  deux 
lois,  sauf  à  ne  les  considérer  que  comme  des  hypo- 
thèses qui  devront  être  confirmées  par  les  recherches 
ultérieures. 

1°  ]j>i  de  plasticité  ou  de  changement.  —  La  vieille 
comparaison  de  l'enfance, assimilée  à  une  argile  capable 


L\    MKTIKiDi:  I  1.') 

de  prendre  toutes  les  formes  et  de  recevoir  toutes  les 
empreintes,  n"a  par  sa  banalité  rien  perdu  de  sa  jus- 
tesse. L'homme^  suivant  le  milieu  dans  lequel  il  s'est 
développé  et  oii  il  évolue,  prend  des  habitudes  physi- 
ques, intellectuelles  et  morales  profondément  diOé- 
rentes.  C'est  précisément  dans  cette  possibilité  de 
changement,  dans  cette  malléabilité  de  la  nature 
humaine  que  l'éducation,  l'enseignement  et  les  recom- 
mandations morales  trouvent  leur  raison  d'être. 

2-  La  seconde  loi  —  opposée  à  celle-ci  —  est  la  loi 
de  stabilité  due  à  la  puissance  de  l'habitude,  envisagée 
sous  son  double  aspect  passif  et  actif.  Les  impressions 
venues  du  dehors  en  se  répétant  accumulent  leurs 
etîets.  Elles  produisent  dans  l'organisme  et  dans  Lélat 
mental  des  dispositions  permanentes,  une  sorte  d'équi- 
libre entre  l'excitation  étrangère  et  la  réaction  interne; 
équilibre  qui  émousse  le  plaisir  et  la  douleur  et  tend 
à  supprimer  la  conscience,  mais  qui  d'un  autre  côté 
fortifie  les  tendances  inconscientes  de  la  sensibilité, 
d'autant  plus  puissantes  qu'elles  échappent  au  contrôle 
de  l'esprit  et  revêtent  ainsi  h'S  caractères  de  l'instinct. 
Ouant  ù  l'activité,  elle  s'accroît  par  l'exercice  même. 
Toute  fonction,  qu'elle  soit  physiologique  ou  intellec- 
tuelle, attire  à  son  profit  les  réserves  d'énergie  ;  elle 
se  développe  tandis  que  s'affaiblissent  toutes  celles  qui 
n'ont  pas  l'occasion  de  s'exercer,  de  sorte  que  l'intel- 
ligence et  la  volonté  prennent  une  forme  de  plus  en 
plus  déterminée  et  lixe. 

Inutile  d'ailleurs  d'insister  plus  longuement  sur  ces 
lois  bien  connues.  Voyons  plutôt  la  méthode  à  suivre 
pour  détei'inincr  les  connexions  psychiques  propres  à 
tous  les  individus  d'un  groupe,  et  dont  l'ensemble 
constitue  le  type  social. 

Les  psychologues  de  notre  époque  semblent  d'accord 
pour  proclamer  l'insuflisance  de  la  méthode  subjective. 


H6  LES    Cr.ASSES   SOCIALES 

Et  cependant, c'est  toujours  cette  me'thode  qui  se  glisse 
au  milieu  des  recherches  sociales  et  parvient  à  domi- 
ner, à  l'insu  et  quelquefois  contrairement  à  la  volontr 
des  savants.  Ils  ressemblent  ainsi  à  un  zoologiste  qui 
aurait  la  prétention  de  connaître  toutes  les  espèces  de 
mammifères, en  bornant  son  étude  à  une  seule  de  ces 
espèces.  De  là  viennent  les  erreurs  des  utopistes  réfor- 
mateurs, qui  prêtent  généreusement  aux  classes  infé- 
rieures de  la  société  la  délicatesse  de  sentiment, 
la  fermeté  de  jugement  et  la  force  de  volonté  qui  leur 
appartiennent  ou  qui  sont  l'apanage  d'une  élite. 

La  méthode  objective  doit  complètement  prévaloir. 
L'observation  directe,  attentive,  scrupuleuse  de  cha- 
que classe  permettra  seule  de  définir  les  caractères 
moraux  propres  à  chacune  d'elles  ;  caractères  qui  doi- 
vent fournir  la  raison  des  faits  sociaux,  et  dont  la  con- 
naissance exacte  aura  clianco  de  débrouiller  l'amon- 
cellement grandissant  et  de  plus  en  plus  inextricable 
des  événements  historiques. 

Mais,  objecte-t-on,  les  sentiments,  les  idées  et  en 
général  tous  les  états  de  conscience  étrangers  se  refu- 
sent à  l'observation  directe.  —  C'est  là  une  difficulté, 
non  un  obstacle  insurmontable.  Les  hommes  ne  sont 
pas  muets;  et  si,  quand  leur  intérêt  les  y  porte, ils  se 
servent  de  la  parole  pour  déguiser  leur  pensée,  sou- 
vent ils  sont  enclins  aux  confidences,  et,  de  vive  voix 
ou  dans  des  écrits,  révèlent  leurs  sentiments  intimes. 
C'est  surtout  entre  gens  de  même  condition  que,  dans 
la  liberté  des  entretiens  et  des  correspondances,  ils  se 
communiquent  leurs  désirs.  Ils  les  communiquent  en- 
core aux  personnes  qui  ont  gagné  leur  confiance  et 
qui  se  trouvent  en  situation  de  défendre  leurs  intérêts. 
Lnfin  dans  les  époques  de  liberté  politique  ou  dans 
les  temps  de  crise,  lorsque  la  crainte  est  écartée,  les 
classes   font    entendre  —    et  parfois    bruyamment  — 


LA    MÉÏUODK  H7 

leurs  revendications.  Tels  sont  les  cahiers  de  1789  et 
les  plaintes  actuelles  des  classes  ouvrières.  Cependant 
ces  témoignages  sont  trop  intéressés  pour  qu'on  y 
attache  une  confiance  absolue.  Suivant  une  remarque 
fort  juste  de  Descartes  (i),«  pour  savoir  quelles  sont  vé- 
ritaldenient  les  opinions  des  hommes,  on  doit  plutôt 
prendre  garde  à  ce  qu'ils  pratiquent  qu'à  ce  qu'ils  di- 
sent ))  ;  c'est-à-dire,  quil  faut  remonter  des  actes  aux 
motifs  dont  ils  sont  la  résultante. 

Cette  rég'-ession,  impraticable  à  l'égard  des  indivi- 
dus, devient  possible  pour  les  collectivités.  S'il  s'agit 
dun  acte  isolé,  l'observateur,  même  doué  d'une  grande 
perspicacité,  ne  pourra  connaître  avec  certitude  le  mo- 
tif déterminant  de  cet  acte.  Mais  si  des  exemples  du 
même  acte  se  multiplient  dans  une  classe,  l'élimina- 
tion des  goûts  particuliers  ou  des  fantaisies  indivi- 
duelles est  réalisable,  et  on  peut  découvrir  la  vraie 
cause  au  milieu  de  la  multiplicité  des  motifs  possibles. 
Ainsi, qu'un  paysan  aille  s'établir  à  la  ville,  de  ce  cas 
isolé  il  n'y  aurait  aucune  conclusion  à  tirer.  Ce  qui 
l'a  décidé  peut  être,  enelfet,le  désir  d'une  profession 
moins  fatigante,  l'espoir  de  la  richesse,  de  j)lus  gran- 
des facilités  pour  léducaLion  de  ses  enfants,  les  gains 
insuflisants  ou  l'amour  Au  plaisir-,  la  gloriole,  etc.. 
Mais  si  cet  exode  est  fn-quent,  il  faut  en  chercher  la 
cause  dans  les  conditions  générales  du  paysan  et  dans 
le  caractère  qui  en  dérive. 

L'observation  doit  donc  porter  plus  sur  les  actes 
que  sur  les  paroles.  INhiis  sur  (juels  actes  ?  <(  Obs(>rver, 
ainsi  que  le  dit  excndlemment  M.  Lacombe  ilans  Vllis- 
loirc  cnnsidrrcr  coinnie  science  [2),  ce  n'est  pasi'egarder 
tout  dun  (eil  vaguement  attentif  et  expectant,  c'est 
concentrer  sa  vue  sur  certaines  régions  ou  certains 
aspects,  en    vertu     d'un    j)rincipe   d'élimination  et  de 

(1)  Discours  de  la  MrUiodc. 

(2)  Page  54. 


118  LES   CLASSES  SOCIALES 

choix,  indispensable  devant  l'énorme  multiplicité  des 
phénomènes  ».  Cette  remarque  s'applique  à  l'étude 
d'une  classe  sociale. 

Supposons  par  exemple  qu'il  s'agisse  des  paysans, 
propriétaires  du  sol  qu'ils  cultivent.  Le  premier  tra- 
vail consiste  à  tracer  les  cadres  qui  appellent  l'atten- 
tion sur  des  points  déterminés.  C'est  là  une  première 
ébauche,  fruit  des  connaissances  psychologiques,  des 
lectures,  des  observations  faites  encore  sans  règle,  et 
enfin  de  c^:"  quid  propriu///  noté  par  Cl.  Bernard,  et  qui 
est  la  part  d'originalité  dans  l'invention  et  de  perspi- 
cacité propres  à  chaque  auteur.  Cette  ébauche  est  très 
importante  ;  et,  comme  il  s'agit  de  noter  moins  des 
traits  épars  que  des  parties  unies  étroitement  entre 
elles,  il  est  bon  de  donner  une  vue  d'ensemble  sous 
forme  de  tableau  —  ainsi  qu'il  suit. 


Connexions  psyehiqiies   ou  Caractère   du 
Paysan-Propriétaire 

1°  Tendances  de  la  ^ensdiUilè  vers  des  fins  détermi- 
nées par 

h'Intérrt  ou  Yanioiir  de  la  vie.  C'est  l'intérêt  qui  pré- 
side à  la  satisfaction  des  besoins  physiques, et  qui  sol- 
licite l'activité  à  éviter  les  souffrances  de  la  faim,  delà 
soif,  du  froid. 

\J Ainoiir  ou  les  senfinwn/.^  de  famille.  Ce  sont  ces 
sentiments  qui  ont  en  général  le  plus  de  force  pour 
arracber  l'homme  à  son  égoïsme.  Si  le  paysan  n'a 
pas  des  raffinements  d'amour  et  une  grande  délicatesse, 
du  moins  il  protège  sa  femme  et  s'impose  de  grands 
sacrifices  pour  ses  enfants. 

ISAmoyr-proprs  ou  V Honneur.  C'est  le  désir  de  re- 
cueillir l'eslime  des   autres.   Comme   le  paysan  appré- 


LA  .ml:iiiode  119 

cie  surtout  la  fortune  immobilière,   il   place  sou  idéal 
<lans  l'accroissement  de  ses  biens. 

\S Indépendance  ou  \ amour  de  la  lihertr.  C'est  b*  dé- 
sir d'agir  d'après  ses  goûts  et  ses  idées,  sans  subir  une 
contrainte  jugée  inutile  ou  pernicieuse. 

LWmbilion.  C'est  le  désir  non  seulement  d'agir  à  sa 
guise  mais  de  soumettre  les  autres  à  sa  volonté.  Cette 
ambition  n'a  guère  l'occasion  de  s'exercer  dans  les 
pays  de  haute  civilisation,  où  les  travailleurs  des 
champs  n'appartiennent  pas  aux   classes  dominantes. 

Le  Plaisir.  C'est  la  tendance  générale  à  rechercher 
des  délassements.  Les  plaisirs  des  paysans  manquent  de 
délicatesse.  Les  arts  n'y  occupent  qu'une  place  fort 
restreinte,  ou  même  à  vrai  dire  sont  complètement 
négligés. 

2"  Connaissances,  ou  idéc^s  des  moyens  (fournies  par 
lintelligence)  pour  atteindre  ces  fins. 

Con/iaissances  tecJinir/iies  sur  la  culture  des  terres, 
l'élève  du  bétail,  les  soins  à  donner  à  la  basse-cour. 
Ces  connaissances  sont  bornées  à  la  pratique  et  vien- 
nent de  la  tradition.  A  notre  époque  les  paysans  sont 
plus  accessibles  aux  nouveautés  qui  se  recommandent 
de  la  science  et  qui  paraissent  avoir  regu  le  contrôle  de 
l'expérience  (1). 

Prudence  ou  Prévision  de  l'avenir.  Le  paysan  met 
des  provisions  en  réserve  pour  Thiver.  Il  est  économe 
pour  augmenter  son  capital  et  pour  se  mettre  à  l'abri 
du  besoin  dans  la  vieillesse.  Il  songe  au  bonheur  di- 
ses enfants  ;  et,  quand  il  juge  ce  bonheur  incompatible 
avec  leur  trop  grand  iiombre,  il  pratique  les  doctrines 
de  Malthus. 

Principe  de  la  connaissance  :  lexpèricnce.  Le  pay- 
san ne  croit  qu'à  la  réalité  des  choses  (jui  tombent  sous 

(I)  O'tif»  apparente  oxceplion  s'oxpliquora  plus  lard  par  l'influence 
due  atix  autres  classes  (voir  le  ch.  des  Lois  Sociales). 


120  LES   CLASSAS   SOCIALES 

les  sens  ou  du  moins  qui  manifestent  leur  action  par 
des  effets  tangibles.  Ainsi  il  ne  croit  plus  guère  à 
l'existence  de  Dieu,  depuis  qu'il  a  reconnu  Tinefficacité 
des  prières  pour  amener  la  pluie  ou  le  beau  temps. 

3°  Activité  on  emploi  des  forces  physiques  et  morales. 

Force  physique.  Le  paysan  a  un  corps  grossièrement 
charpenté,  mais  robuste,  vigoun'ux,  endurci  à  toutes 
les  fatigues.  Dans  les  moments  de  presse,  il  est  capa- 
ble d'une  grande  somme  de  travail,  travail  qui  nest 
pas  épuisant  à  cause  de  sa  variété  et  des  conditions 
hygiéniques  au  milieu  desquelles  il  s'accomplit. 

Force  morale  :  patience  à  poursuivre  un  but  éloigné 
malgré  les  obstacles  (privations,  fatigues,  ennuis).  A 
la  patience  s'ajoutent  l'r'/^pry/t^  et  le  courage  pour  la  dé- 
fense de  son  bien. 

Ce  tableau  et  d'autres  semblables^  tracés  avec  cette 
sécheresse  voulue,  provoquent  <'u  passant  cette  remar- 
que, c'est  qu'ils  établissent  une  ligne  de  démarcation 
bien  tranchée  entre  la  science  et  Tart.  Dans  l'art  la 
peinture  du  caractère-paysan, née  d'une  émotion  de  la 
sensibilité, s'adresse  à  d'autres^  sensibilités  qu'on  cher- 
che à  émouvoir  dans  le  même  sens.  De  là  les  exagéra- 
tions du  portrait  de  La  Bruyère  qui, voulant  apitoyer  le 
lecteur  sur  l'état  misérable  des  paysans, les  assimile  à 
des  animaux  qui  ont  non  seulement  l'apparence  mais 
le  genre  de  vie  des  bêtes  :  «  On  voit  dit-il,  certains 
animaux  farouches,  des  mâles  et  des  femelles] ré- 
pandus dans  la  campagne,  ils  ont  connnr  une  voix  ar- 
ticulée... Ils  se  retirent  la  nuit  dans  àç?,  tanières  où  ih 
vivent  de  pain  noir,  d'eau  QX{\e  raciites...  »  Le  savant 
au  contraire  doit  viser  à  l'impassibilité,  condition  indis- 
pensable pour  rc'aliser  l'accord  entre  les  esprits,  accord 
impossible  dans  le  domaine  si  variable  des  goûts  et  des 
préférences,  mais  (ju'on  piMit  obtenir  par  des  preuves 
emprunfées  au  raisonneniiMit  e[  surtout  aux  faits. 


LA  Miinioni:  121 

Ainsi,  on  recourra  d'aboni  à  la  déduction  psycliolo- 
gique  pour  s'assurer  que  la  personnalité  du  paysan  est 
bien  constituée  par  l'ensemble  des  éléments  énumérés 
dans  le  tableau  précédent.  De  cette  façon.  La  terre  ne 
donne  ses  produits  que  si  elle  est  fécondée  par  le  tra- 
vail, et  encore  elle  ne  les  donne  pas  toujours,  les  ré- 
coltes étant  exposo'cs  à  de  nombreux  tléaux.  Si  le  pay- 
san ne  veut  pas  soulTrir  de  la  faim,  il  faut  que  l'idée 
de  son  intérêt  aiguillonne  sans  cesse  son  activité  et 
fortifie  sa  prudence.  11  n'a  pas  le  temps  d'aimer  avec 
délicatesse  et,  plus  épris  de  fortune  ([ue  de  beauté,  il 
prend  pour  femme  une  auxiliaire  de  son  labeur.  C'est 
de  la  terre  que  lui  viennent  ses  jouissances,  c'est  donc 
l'c'tendue  et  la  fertilité  d'un  domaine  qui  font  la  valeur 
du  propriétaire.  Quant  à  son  indépendance,  il  y  tient 
dans  les  limites  où  ses  intérêts  ne  sont  point  compro- 
mis. L'ambition,  qui  est  un  désir  de  dominer  les  esprits, 
ne  le  hante  guèr(%  et  ses  divertissements  se  ressentent 
de  la  rudesse  de  sa  vie.  Au  point  de  vue  intellectuel, 
il  est  tidlement  al)sorbé  [)ar  son  travail  qu'il  s'int(! 
resse  seulement  aux  connaissances  d'une  utilité  prati- 
que immédiate,  et  rendue  évidente  par  l'expérience.  11 
a  trop  d'exemples  des  maux  amenés  par  l'imprévoyance 
pour  n'être  pas  prudent  et  très  soucieux  de  l'avenir. 
Sa  vie  au  grand  air,  son  activité  modérée  et  sa  vie 
saine  lui  donnent  la  santé  et  la  force,  sources  puissantes 
d'énergie  morale.  Les  dilltTcnts  traits  du  caractère- 
paysan  se  trouvent  donc  <'n  harmonie  avec  les  lois 
psychologiques. 

Ils  doivent  de  j)lus  snliir  avec  succès  le  contrôle  de 
l'expf'rieuce.  C;ir  il  ne  faut  pas  oublier  que  le  tableau 
préc('dent  n'est  (ju'une  vue  provisoire,  destinée  surtout 
à  guider  l'observation.  Provoquée  sur  des  points  déter- 
minés, l'allenlion  saui'a  où  se  (i\ei-  et. au  milieu  de  la 
miillilude  des  laits,  sera  capable  de  démêler  ceux    (jui 


122  LES    CLASSES    SOCL\LES 

seront  utiles  soit  à  confirmer  Tidée,  soit  à  la  modifier. 
Voici  la  thèse  à  examiner.  Le  travail  de  la  terre  sur 
un  fonds  propre  donne  au  paysan  une  personnalité 
spéciale,  un  caractère  marqué  d'une  empreinte  dis- 
tinclive,  un  ensemble  de  dispositions  mentales  unies 
entre  elles  et  formant  ce  que  nous  avons  appelé  des 
co/uiexions  psychiques.  Cette  expression  est  employée 
à  dessein  pour  marquer  l'analogie  avec  les  connexions 
organiques.  Dans  un  organisme  les  différentes  pièces 
qui  composent  le  corps  sont  en  nombre  constant  et 
dans  un  ordre  invariable.  De  môme  dans  les  esprits, 
le  genre  de  vie  imprime  aux  facultés  une  forme  carac- 
téristique dont  on  peut  retrouver  les  traits  fondamen- 
taux chez  tous  les  individus  du  même  groupe.  Cela  ne 
veut  pas  dire  que  les  éléments  psychiques  soient  im- 
muables dans  leur  intensité  et  dans  leur  développement. 
On  prouvera  au  contraire  dans  un  chapitre  ultérieur 
que  les  connexions  ne  sont  pas  incompatibles  avec  les 
corrélations  psycJiiques,  en  d'autres  termes  que  des 
modifications  importantes  dans  un  élément  ont  leur 
contre-coup  dans  tous  les  autres.  La  thèse  se  réduit 
à  soutenir  que  le  caractère-paysan  se  compose  de 
dispositions  mentales  de  nature  et  de  nombre  déter- 
minés. 

Pour  en  vérifier  la  valeur,  il  faut  la  soumettre  à 
l'épreuve  des  métbodes  de  concordance  et  de  diffé- 
rence. 

Dans  la  méthode  de  concordance,  on  se  livre: a  à  une 
enquête, aussi  complète  que  possible, sur  les  moîurs  et 
le  genre  de  vie  que  mènent  les  paysans  aux  époques 
diverses  et  dan;;  les  sociétés  les  plus  variées.  U:i  champ 
très  vaste  s'ouvre  ainsi  aux  investigations.  Pour  tirer  le 
meilleur  parti  di>  ces  recherches,  il  semble  utile  de 
partager  tous  les  cas  observés  en  deux  classes,  la  pre- 
mière catégorie  contenant  les  cas  favorables,  tandis  que 


LA    MÉTIlODi:  123 

seraient  groupes  dans  la  seconde  les  exemples  négatifs. 
Si  rébauche  est  d'accord  avec  la  majorité  des  cas,  ce 
n'est  pas  une  raison  pour  négliger  les  cas  défavorables. 
Au  contraire,  puisque  la  science  véritable  a  la  préten- 
tion d'établir  des  lois  générales,   il   est  nécessaire   de 
revenir  avec  le    plus   grand    soin    sur  les    exceptions 
apparentes,  jusqu'à  ce  qu'on  en  ait  découvert  la  raison. 
La  cause  de  ces  anomalies    résidera   le   plus    souvent 
dans  les   influences    prédominantes    exercées    par   les 
autres  classes,  et  assez   puissantes  pour  masquer   des 
propriétés  qui  apparaissent  nettement  dans  le  type  pur. 
La  même  chose  arrive  pour  les  espèces   animales   qui 
ne  conservent  sous  des  formes  rudimentaires  que    des 
traces  a   peine   perceptibles  d'organes   bien   apparents 
chez  les  espèces  ancestrales.  Ainsi   les   croyances   reli- 
gieuses ne  paraissent  pas  devoir  être  considérées  comme 
partie  intégrante  du  caractère-paysan.   Elles   sont    un 
apport  étranger  et  si,  en  fait,  elles  sont  très  répandues, 
c'est  qu'elles  ont  été  imposées  par  la  longue    domina- 
lion  de  la  classe  sacerdotale.  Au  contraire  le  sentiment 
d'indépendance  a  été  maintenu,  bien  qu'il  ait  subi    de 
fré({uentes  éclipses  :   ainsi   la   servilité   au  iMoycn-àge 
procédait  de  la  peur  inspirée  par  la  noblesse. —  Mais 
si  les  cas  défavorables  étaient  en  majorité  et   irréduc- 
tibles^ il  faudrait  corriger  l'ébauche  de  façon  à  rendre 
uiie  copie  plus  exacte  de  la  réalité. 

La  méthode  de  différence  consiste  à  comparer  deux 
cas  exactement  semblables  dans  toutes  leurs  circons- 
tances, sauf  une  qui  existe  dans  l'un  et  manque  dans 
1  autre,  et  dont  l'inlluence  devient  ainsi  facile  à  ap- 
j)récier.  Les  deux  conditions,  dont  la  réunion  suffit  à 
dé'lerminer  le  caractère-paysan,  sont  d'après  notre 
thèse  la  culture  (h:  \a  terre  et  la  possession  du  sol 
cultivé.  Si  l'une  d'elles  est  sii[)|)i'inn'e,  nous  voyons  le 
ly|)e  (l('\ici',  et,   (ju;ind  les    Iraci's  de    l'ancienne    influ- 


124  LES   (.[.ASShS    SOCIALES 

ence  ont  disparu,  la  })hysionoiiiie  morale  se  distingue 
nettement  de  l'ancienne.  La  suppression  n'est  j)as 
l'œuvre  du  savant,  cependant  elle  se  réalise  assez  fré- 
quemment dans  les  sociétés  pour  permettre  des  ob- 
servations exactes.  Soit  par  exemple  le  travail  person- 
nel qui  manque.  L'homme  reste  propriétaire  du  sol, 
mais  il  a  des  serviteurs,  des  esclaves  ou  des  fermiers 
pour  mettre  ce  sol  en  valeur.  S'il  ne  travaille  plus  la 
terre,  il  n'a  plus  ni  les  mêmes  tendances,  ni  les  mê- 
mes idées,  ni  les  mêmes  qualités.  11  a  plus  de  délica- 
tesse dans  ses  goûts  :  il  ne  peut  supporter  le  voisinage 
des  étables,  des  bètes,  du  fumier  :  et,  quand  il  ne  se 
retire  pas  à  la  ville  où  il  trouve  des  plaisirs  plus  raf- 
finés, il  se  fait  construire  à  l'écart,  loin  des  maisons 
malpropres  du  village,  une  villa  ou  quelque  somptueux 
château.  Son  ambilioa  n'est  plus  tournée  seulement 
vers  l'accroissement  des  biens, et  il  aspirera,  par  exem- 
ple, à  jouer  quehjue  rôle  })olitique.  —  L'intelligence  se 
met  au  service  des  désirs  dominanls.  Le  but  étant 
changé,  l'activité  inlellectuelle  changera  de  direction, 
et  se  développera  de  manière  à  acquérir  les  connais- 
sances et  les  qualités  les  plus  propres  à  la  réalisation 
du  but.  Sous  Louis  XIV  le  Seigneur  abandonnait  son 
domaine,  allait  à  Versailles  habiter  quelque  mansanb' 
et  tendait  tous  les  ressorts  de  son  esprit  pour  trouver 
le  moyen  d'être  remarqué  par  le  Roi,  au  milieu  de  la 
foule  des  autres  courtisans.  Autre  conséquence.  — Si  le 
travail  sain  de  la  terre  n'est  pas  remplacé  par  quelque 
autre  exercice  salutaire,  le  corps  s'anémie  ou  se  sur- 
ciiarge  d'une  graisse  incommode,  et  l'énergie  physique 
et  morale  s'amoindrit. 

Supposons  (jue  le  travail  de  la  tei-re  reste  seul  sans 
être  accomi)agn('  de  la  possession  du  sol.  Un  carac- 
tère dillV'rent  des  (h'ux  premiers  se  manifestera,  et  ces 
(liderences   j'évèleronl    riniporlance    due    au    concoui's 


LA    MÉTHODE  12o 

des  deux  conditions.  Le  iravailleur  des  champs,  dé- 
pourvu de  tout  capital,  se  montre  sous  les  trois  formes 
de  l'esclave,  du  sert"  et  du  mercenaire.  Mais, pour  une 
application  exacte  de  la  méthode  de  dillerence, les  deux 
premières  formes  doivent  être  écartées  ;  car  l'esclave 
et  le  serf  non  seulement  sont  privés  de  la  possession 
du  sol  mais  de  plus  n'ont  pas  la  lihre  disposition  de 
leur  corps,  de  sorte  que  les  cas  comparés  différeraient 
par  plus  d'une  circonstance,  ce  qui  est  contraire  au 
canon  de  la  méthod'^.  Il  ne  faut  pas  pi-endre  non  plus 
comme  terme  de  comparaison  l'ouvrier  aj^ricole  qui, 
vivant  dans  un  pays  où  domine  le  régime  de  la  petite 
propriété,  passe  par  des  degrés  insensibles  dans  la 
classe  des  paysans-propriétaires, et  qui, en  vertu  de  la 
loi  d'imitation, montre  une  tendance  à  prendre  d'avance 
les  caractères  de  la  classe  qu'il  envie.  Reste  le  tra- 
vailleur salarié  qui,  par  suite  des  circonstances,  se 
reconnaît  dans  une  sorte  d'impossibilité  à  acquérir 
aucune  parcelle  du  sol  qu'il  cultive.  Les  ouvriers  agri- 
coles Anglais  et  Irlandais  se  trouvent  dans  cette 
situation.  Si  on  observe  leur  conduite  et  que  par  leur 
conduite  on  essaie  de  pénétrer  leur  caractère,  on  aper- 
(^oit  des  différences  prononcées  avec  celui  du  paysan- 
propriétaire.  Ils  manquent  de  prévoyance:  leurs  enfants 
sont  très  nombreux,  alors  même  que  les  moyens  de 
subsistance  manquent  ou  sont  manifestement  insufli- 
sants. —  Ils  manquent  d'amour-])ropre  ou  du  moins 
de  ce  sentiment  de  fierté  qui  empêche  l'homme  de 
solliciter  les  secours  des  autres.  —  Leur  amour  de 
rind(;pendance  comprimé  par  des  lorces  supérieures 
s'atrophie,  tant  que  des  circonstances  favorables  ne 
viennent  pas  lui  donner  une  énergie,  parfois  furieuse. 
Leur  ambition  est  de  ne  pas  moni'ir  de  faim  et  d  en- 
trer dans  leur  vieillesse  au  WOrhliousc.  Les  [ilaisirs 
sont  encore  plus  grossiers  [et    le    vice   de   l'ivrognerie 


126  LES  CLASSES  SOCL\LES 

sévit  surtout.  —  Voilà   I;i   dégradation   quon  constate 
toutes  les  fois  que  lespoir  de  la  propriété'  est  interdit. 

Ce  serait  se  faire  une  fausse  idée  des  connexions 
psychiques  de  penser  que  tous  les  éléments  associés 
ont  la  même  valeur  et  peuvent  être  situés,  pour  ainsi 
dire,  sur  un  même  plan.  L'analogie  avec  les  organis- 
mes peut  être  poursuivie  sur  ce  point.  De  même  que 
les  naturalistes  considèrent,  dans  les  plantes  et  dans  les 
animaux, certaines  parties  comme  plus  importantes, 
de  même,  dans  l'étude  des  classes  sociales,  l'intérêt 
scientifique  exige  qu'on  attribue  à  chaque  trait  du 
caractère  sa  valeur  propre.  Cette  comparaison  amè- 
nera l'observateur  à  reconnaître  que  les  uns  sont  plus 
essentiels  que  les  autres, et  —  pour  se  servir  de  la  mê- 
me expression  qu'en  histoire  naturelle — qu'ils  sont 
dominateurs. 

A  quelle  marque  reconnaîtra-t-on  cette  supériorité  ? 
A  leur  fixité  et  à  leur  intluence.  Un  élément  de  carac- 
tère est  fixe,  lorsqu'il  persiste  sans  éprouver  de  gran- 
des variations  malgré  la  différence  des  temps  et  des 
lieux,  et  malgré  la  pression  ou  parfois  même  le  choc 
des  forces  sociales  opposées.  Quant  à  l'influence,  elle 
se  mesure  à  l'intensité  d'action  qu'un  élément  exerce 
sur  les  autres,  à  la  grandeur  des  modifications  qui  en 
résultent,  et  enfin  à  la  part  prépondérante  qui  lui  re- 
vient dans  la  conduite  du  type.  D'après  ces  indications 
il  semble  que  le  trait  dominant  du  caractère-paysan 
soit  Yintcrêt  qui  se  manifeste  surtout  par  l'amour  de 
la  propriété.  Voilà  le  sentiment  générateur  de  tous  les 
autres,  le  principal  mobile  de  sa  conduite,  le  point 
central  de  sonêtr(',où  s'abrite commedansune dernière 
enceinte  toute  sa  force  pour  agir  et  pour  résister.  Aus- 
si, quand  il  s'agira  d'examiner  les  relations  entre  les 
différentes  classes  sociales  et  qu'une  simplification  se- 
ra nécessaire,  le  caractère  des  classes   pourra  être  ré- 


LA    MKTIIODr:  127 

duit  —  sans  de  trop  grands  risques  dorreur  —  à  l'iUé- 
menL  dominateur.  Le  paysan  sera  une  activité  mise  en 
jeu  par  l'amour  de  la  propriét;'  ;  le  prêtre  puisera  sa 
force  dans  la  croyance  en  l'intervention  possible  des 
puissances  mystiques  ;  l'homme  de  guerre  n'aura  de 
confiance  que  dans  le  courage  à  braver  les  dangers, 
le  commerçant  que  dans  l'habileté  à  re'aliserde  grands 
gains  ;  les  poètes  et  les  artistes  se  passionnent  pour 
la  beauti''  ;  les  savants  s'attachent  à  la  poursuite  ces 
vérités  les  plus  cachées,  et  les  philosophes  comptent 
sur  la  raison  pour  rc-aliser  dans  un  lointain  avenir 
l'union  de  toutes  les  intelligences.  En  résum*'  le  so- 
ciologue aura  pour  obligation  non  seulement  de  tra- 
cer avec  exactitude  la  physionomie  morale  de  chaque 
classe  mais  encore  de  mettre  en  lumière  pour  chaque 
type  le  trait  saillant  qui  le  caractérise. 

Deux  autres  renmrques  sont  encore  à  faire    au  su 
jet  des  connexions  psychiques. 

La  première  porte  sur  la  pureté  du  type.  Le  type 
est  pur,  lorsque  les  membres  de  la  classe  se  livrent  à 
une  seule  occupation.  Mais  si,  par  suite  de  l'insuffisan- 
ce dans  la  division  du  travail  social,  les  membres  d'une 
classe  ont  à  la  fois  plusieurs  fonctions,  leur  caractère 
se  ressentira  nécessairement  de  ce  mélange.  Il  acquerra 
une  plus  grande  complexité,  et,  partagé  en  autant  de 
tendances  fondamentales  qu'il  y  a  d'occupations  diver- 
ses, il  risquera  de  perdre  son  unité,  à  moins  qu'une 
tendance  ne  soit  assez  forte  pour  se  subordonner  les 
autres.  Soit  par  exemple  le  paysan  du  Latium,  labou- 
reur, soldat,  prêtre  et  parfois  membre  du  Sénat,  par 
suite  législateur.  Pour  comprendre  ce  caractère  com- 
[)Osé,  il  faudra  s'appuyer  sur  les  analyses  faites  pour 
chaque  type  j)articulier,  voir  quels  sont  les  traits  (jui 
s'accordent  et  ceux  qui  se  repoussent,  quelles  tendan- 
ces  se  fortifient  ou  s'affaiblissent,  et  d'après  cela  se 


128  LES  CLASSES  S0CL4LES 

i'aire  une  idée  de  la  résultante.  Mais  comme  ces  com- 
binaisons sont  toujours  délicates,  elles  ne  doivent  pas 
rester  dans  le  domaine  purement  subjectif  ;  mais  ici, 
comme  dans  les  autres  cas  analogues,  il  faut  faire  su- 
bir à  l'idée  l'épreuve  de  l'observation.  Ce  contrôle  sera 
encore  plus  efficace, si  on  ne  se  renferme  pas  exclusive- 
ment dans  un  état  social  particulier,  mais  qu'on  com- 
])are  des  exemples  semblables  empruntés  k  des  épo- 
ques et  à  des  contrées  différentes. 

La  seconde  remarque  porte  sur  les  altérations  du 
type  qui  peuvent  résulter  de  la  constitution  de  la  fa- 
mille. Dans  l'étude  des  classes  sociales,  nous  avons 
considéré  ces  classes  comme  étant  formées  d'unités 
toutes  semblables  entre  elles.  Cette  ressemblance,  il 
est  vrai,  n'est  jamais  complète,  mais  par  abstraction 
on  a  pu,  sans  manquer  aux  exigences  scientifiques, 
écarter  ces  petites  différences.  La  supposition  pèche  par 
un  autre  endroit.  Les  membres  d'un  groupe  ne  sont 
pas  toujours  de  simples  individus,  mais  le  plus  sou- 
vent à  côté  de  rhomme  se  trouvent  une  femme  et  des 
enfants.  Quand  lliomme  est  le  maître  absolu,  l'unité 
de  la  famille  se  fait  par  sa  volonté,  et  le  groupe  fami- 
lial tout  entier  peut  être  personnifié  dans  le  père.  C'est 
là  ce  qui  existe  le  plus  souvent,  quand  l'union  entre  les 
époux  est  étroite  et  tant  que  les  enfants  incapables  de 
gagner  leur  vie  restent  sous  la  dépendance  du  père. 
Cependant  les  exceptions  ne  sont  pas  rares  et  l'oppo- 
sition entre  le  mari  et  la  femme  se  produit  surtout  en 
matière  religieuse.  Cette  divergence  de  vues  explique- 
rait les  anomalies  apparentes  qu'on  pourrait  relever 
dans  la  conduite  d'une  classe.  Pour  dévoiler  la  cause 
de  ces  anomalies,  il  serait  utile  de  recourir  à  la  mé- 
thdde  des  rrsidits,  de  la  façon  suivante.  Tel  fait  est  en 
(>p{)Osition  avec  ce  qu'on  devrait  attendre  du  caractère 
attribué  à  la  classe,  par  exemple  l'éducation  religieuse 


LA     MÉTHODE  129 

(|u<'  laissont  donner  à  leurs  enfants  des  pères  dénués  de 
IdiiIi'  l'di.  Si  l'analyse  a  ét('  faite  dune  façon  cornxte 
eL  (jue  le  fait  ne  puisse  (Hre  attribué  à  rinfluencc  se- 
crète d'une  autre  classe  sociale,  l'explication  devra 
élre  recherchée  dans  le  cercle  de  la  famille  :  c'est  la 
volonté  de  la  femme,  {)lus  porti'e  à  subir  l'ascendant 
du  prêtre, qui  aura  prévalu  sur  l'indiirérence  du  mari. 
Les  unités  sociales  sont  constituées  normalement  par 
le  groupe  entier  de  la  famille,  où  domine  d'ordinaire 
la  forte  personnalité  du  père.  Si  dans  certains  cas  ces 
unités  tendent  à  se  fragmenter  par  la  scission  entre  le 
mari  et  la  femme,  dans  d'autres  les  unités  ne  sont 
plus  complètes  parce  que  les  célibataires  manquent  à 
un  devoir  social  essentiel,  celui  de  contribuer  à  perpé- 
tuer la  société, en  transmettant  à  des  descendants  l'étin- 
celle de  vie  qu'ils  ont  reçue  eux-mêmes.  Du  reste  ne 
menant  pas  la  même  vie  que  les  hommes  mariés,  ils 
ne  sauraient  avoir  les  mêmes  idées  et  les  mômes  qua- 
lités de  caractère.  Aussi  dans  les  classes  où  b  célibat 
est  fréquent  et  quelquefois  d(;  règle  —  comme  chez 
les  prêtres  catholiques  —  il  est  nécessaire  de  tracer  à 
part  la  physionomie  morale  du  célibataire,  en  prenant 
soin  de  faire  ressortir  les  points  de  dill'érence.  Car  c'est 
dans  ces  dilTérenccs  qu'on  trouverait  le  secret  d'appa- 
rentes exceptions. 

Transformùme  des  ///pcs.  Pour  les  besoins  de  la 
science  qui  ne  s'accommode  pas  du  vague  des  notions, 
il  est  nécessaire  de  fixer,  dans  de  précises  définitions, 
les  caractères  pro[)rcs  à  chaque  classe  sociale.  Mais 
cette  iixité  est  loin  d'être  absolue.  Si,  malgré  les  aj)i)a- 
rences,  les  espèces  vivantes  ne  sont  i)us  immuables 
dans  leur  nature, mais  (ju'elles  se  transforment  en  des 
espèces  voisines  sous  l'innuence  du  mili(Mi,  <les  hii!)i- 
tudes  nouvelles  et  de  la  sélection,  il  ne  faut  pas  s'atten- 
dre à  une   stabilité  plus    grande    dans  le    monde  plus 


13(1  LES    (^LASSKS    SOCIALKS 

mouvant  des  sentiments  et  des  idées.  Chez  l'animal 
ré([uilibre  mental  a  le  temps  de  se  consolider  et  1rs 
mœurs,  en  restant  invariables,  finissent  par  façonner 
l'organisme  en  un  mécanisme  instinctif.  Dans  les  so- 
ciétés les  conditions  sont  plus  fré({uemment  renouve- 
lées,et,  en  exigeant  que  les  mœurs,  les  idées  et  les  sen- 
timents s'adaplent chaque  fois  aux  nouveaux  genres  de 
vie  qu'imposent  les  circonstances,  elles  empêchent  que 
les  coutumes  ne  prennent  la  consistance  des  mœurs  ins- 
tinctives. 

Les  naturalistes  sont  portés  en  général  à  considérer 
l'évolution  animale  comme  s'étant  toujours  faite  dans 
la  voie  du  progrès.  Sans  se  prononcer  sur  la  légiti- 
mité de  cette  hypothèse  en  histoire  naturelle,  il  semble 
utile  d'affirmer  de  nouveau  que  les  considérations  de 
finalité  doivent  rester  étrangères  à  la  science  sociale. 
Elles  ne  feraient  pour  le  moins  que  les  surcharger 
d'une  difficulté  superflue.  Il  ne  s'agit  donc  pas  de 
s'évertuer  à  prouver  que  les  différentes  classes  sociales 
sont  en  progrès,  mais  simplement  de  montrer  les 
variations  de  formes  (ju'un  type  social  peut  revêtir 
suivant  les  conditions  auxquelles  il  se  trouve  soumis 
et  de  les  grouper  en  une  sorte  de  famille.  On  recher- 
chera les  lois  de  ces  transformations  plus  tard,  quand  il 
sera  question  des  corrélations  sociales. 

Le  problèm3  à  résoudre  ici  est  un  problème  de  clas- 
sification. Pour  en  avoir  la  solution,  il  faut  procéder 
comme  en  histoire  naturelle  et  suivre  la  méthode  de 
Jussieu  en  tenant  com{)te  de  tous  les  éléments,  puis  exa- 
miner les  variations  d'un  élément, et  ensuite  remarquer 
les  variations  correspondantes  dans  les  autres.  On  ob- 
tiendra ainsi  dans  une  même  classe  —  celle  caractéri- 
sée par  le  genre  d'occupations  —  plusieurs  séries  de 
formes  d'autant  i)lus  divergentes  que  la  dill'érence  por- 
tera sur  un  élément  plus  inij)ortant. 


LA    MÉTII0D1-:  43! 

Sans  vouloir  efTectuer  ce  travail,  qui  est  très  déli- 
cat, il  suffira  pour  les  besoins  de  la  méthode  d'indi- 
quer sur  un  exemple  la  façon  dont  il  pourra  être  elfec- 
tué.  Prenons  l'exemple  qui  nous  est  déjà  familier,  le 
travailleur  des  champs, et  supposons  que  l'observation 
ait  révé'lé  rimportance  des  choses  suivantes  : 


Occupations.  —  Propriété.  —  Besoins.  —  Inclinations. 
Délassements.  —  Connaissances. —  Activité.  —  Char- 
ges. —  Droits.  —  Croyances  (religieuses, 
morales,   politiques  1. 

Laissons  le  premier  stable  et  faisons  varier  le  second. 
Nous  obtiendrons  ainsi  une  série  de  types  partant  du 
degré  inférieur,  occupé  par  l'esclave  qui  n'a  d'autre 
propriété  que  sa  vie  ;  puis  viendront  dans  une  échelle 
ascendante  l'esclave  avec  pécule,  le  domestique,  le 
manœuvre,  le  serf,  le  métayer,  le  fermier,  le  paysan- 
propriétaire.  En  s'élevant  plus  haut,  on  trouverait  le 
propriétaire  foncier,  le  landlord,  le  seigneur  qui,  dé- 
laissant les  travaux  des  champs,  nous  conduiraient 
hors  de  la  classe.  Sans  franchir  ces  limites  on  trouve- 
rait dans  l'énumération  précédente  matière  à  étude  de 
caractères  voisins  mais  distincts,  ainsi  (juc  l'indique 
d'une  façon  sommaire  le  tableau  suivant  : 

Payfian-propriétaire.  11  travaille  lui-même  la  terre, 
il  possède  une  maison,  le  sol  (ju'il  cultive  et  ses  ins- 
truments de  culture.  Si  l'analyse  de  son  caractère  a  été 
bien  faite,  ce  type  sera  délini  par  l'ensemble  des  traits 
moraux  réunis  dans  le  tableau  antérieur  (p.  118). 
Quant  aux  charités,  droits  et  croyances,  nous  laissons 
de  côté  ces  éléments  |)arc('  (|u'ils  sont  variables  et  que 
leurs  (lucluations  dépendent  d  inflneiices  sociales 
étrangères  au  droit  de  propriiUé. 


132  LES  CLASSES  SOCLiLES 

Le  fermier  passe  un  contrat  avec  le  propritUaire  du 
sol,  contrat  favorable  on  ontu'eiix.  Dans  le  premier  cas 
il  travaille  avec  ardeur,  s'attache  an  sol  qui  le  nourrit 
et  qui,  av^c  le  temps,  pourra  le  rendre  proprielaiie  à 
son  tour.  Mais  la  crainte  d'être  évincé  l'cmpèclie  de 
pratiquer  les  améliorations  utiles  et  l'incite  à  épuiser 
le  sol.  11  a  moins  d'indépendance  et  son  ambition  est 
plus  limitée.  C'est  bien  pis  quand  le  contrat  est  oné- 
reux. On  arrive  à  l'état  misérable  du  tenancier  Irlan- 
dais qui  s'irrite  de  voir  son  labeur  stérile,  qui  déses- 
père de  jamais  pouvoir  sortir  de  sa  situation  et  tombe 
dans  l'indolence  ou  dans  la  révolte.  11  ne  fait  aucun  ef- 
fort pour  remplir  des  engagements  que  la  concurrence 
rend  accablants  et  pullule  sans  inquiétude  de  l'avenir, 
se  nourrissant  de  pommes  de  terre  lui  et  sa  nombreuse 
famille. 

Le  métayer  fournit  son  travail  et  partage  avec  le 
propriétaire  les  produits  du  sol.  Comme  ses  gains  sont 
faibles  et  que  les  occasions  de  tromper  sont  nom- 
breuses, il  est  porté  à  dissimuler  une  partie  des  pro- 
duits. De  là  des  difficultés,  des  contestations  ou  une 
surveillance  humiliante  qui  amènent  souvent  la  rup- 
ture du  contrat.  En  tout  cas,  le  métayer  n'a  qu'un  in- 
térêt médiocre  à  améliorer  une  terre  dont  les  profits 
vont  par  moitié  à  un  étranger,  et  dont  il  peut  être  dé- 
possédé par  la  dénonciation  du  contrat. 

Le  Serf  Q.  les  apparences  de  la  propriété  mais  les 
apparences  seules.  11  cultive  un  champ  et  en  récolte 
les  fruits,  mais  ce  droit  est  acheté  par  les  charges  les 
plus  nombreuses  et  les  plus  lourdes.  Ainsi  au  moyen- 
ûge  il  payait  dos  redevances  en  nature  ;  il  était  sou- 
mis à  la  taille  et  aux  corvées  ;  il  subissait  les  droits  de 
mutation,  de  déshérence  et  de  formariage  ;  il  contri- 
buait par  des  aidi^s  aux  besoins  du  seigneur  ;  il  suppor- 
tait «    le  ravnue  de   la  chasse,    du  colombier  et  de  la 


LA    MÉTHODE  133 

garenne  )),et  il  subissait  les  banalités  du  moulin,  du 
four,  du  pressoir.  Surtout  il  n'était  pas  libre  de  sa 
personne.  De  là  les  craintes,  les  haines  ou  l'avilisse- 
ment des  hommes  de  cette  condition. 

Le/?^fl/^«?/<^v•^est  un  salarié  qui  donne  son  travail  in- 
diiïéremmcnt  à  tous  ceux  qui  veulent  l'employer.  Son 
genre  de  vie  est  déterminé  par  le  taux  des  salciires. 
Ces  salaires  agricoles  sont  rarement  assez  élevés  pour 
donner  à  l'ouvrier  des  champs  l'ambition  d'être  pro- 
priétaire. Aussi  la  plupart  de  ces  ouvriers  vivent  au 
jour  le  jour. 

Le  domestique  doit  exécuter  les  ordres  du  maître  au- 
quel il  est  lié  par  un  contrat.  Mais  comme  ce  contrat 
est  révocable,  la  liaison  est  souvent  fragile,  et,  quand 
la  nécessité  ne  s'y  oppose  pas,  le  domestique  reprend 
souvent  son  indépendance. 

Chez  Vesclave  cette  facilité  n'existait  pas  ;  et  il  lui 
fallait  subir  les  défauts  du  maître  auquel  la  destinée 
l'avait  lié.  Quand  l'airranchissement  pouvait  être  ache- 
té, l'esclave  s'efforçait  d'accroître  son  pécule.  Quand 
l'espoir  de  la  délivrance  lui  était  refusé,  il  employait 
toute  son  intelligence  à  tromper  son  maître  et  à  ache- 
ter son  entrelien  par  le  moindre  travail  possible. 

Ce  transformisme  est  dû  surtout  aux  corrêlalions  jny- 
chiqiie'^. 

Cnrrêialions  psi/chiques.  Vn  être  vivant  forme  un 
système  lit;  dans  toutes  ses  parties  et  composé  d'orga- 
nes solidaires. Cette  solidarité  est  t(dlement  étroite  que, 
si  un  organe  vient  à  être  aifecté" 'de.' quelque  modifica- 
tion importante,  tous  les  autres  éprouvent  des  chan- 
gements correspondants.  Dans  certains  cas  il  y  a  trou- 
ble, perturbation,  maladie,  et  le  corps  est  menacé  de 
n'être  plus  en  état  de  résister  aux  forrcîs  extérieures 
<pii  ti'udiïnt  à  (li'lriiin'  son  unil,('.  Dans  les  cas  favora- 
bles l'activité  saccroît,   la    puissance  organique  gagne 


l-"U  LKS   CLASSES   SOCIALES 

en  intensité, et  la  vie  —  qui  n'est  qu'une  accommo- 
dation au  milieu  —  offre  plus  de  résistance  aux  forces 
hostiles  qui  tendent  à  la  dissoudre.  Cette  dépendance 
mutuelle  entre  des  org'anes  liés  ensemble  a  été  surtout 
signalée  par  Guvier  qui  lui  a  donné  le  nom  de  corréla- 
lalion  organique. 

Or,  ce  qui  se  produit  dans  les  corps  a  lieu  aussi  dans 
le  domaine  de  l'esprit,  et  môme  plus  facilement  puis- 
que les  facultés  mentales  sont  douées  dune  plus 
grande  plasticité.  Les  sentiments,  les  idées  et  les  vo- 
litions  ne  se  développent  pas  d'une  manière  indépen- 
dante, mais  grâce  à  leurs  actions  et  réactions  inces- 
santes ils  tendent  à  s'harmoniser  pour  former  à  leur 
tour  un  tout  cohérent  et  sj'stématique.  Les  éléments 
constitutifs  d'un  type  général  ne  restent  donc  pas  im- 
muables en  grandeur  et  en  qualité.  D'un  autre  coté, 
comme  les  changements  sur  un  point  en  entraînent  de 
correspondants  sur  les  autres,  le  caractère  —  tout  en 
conservant  les  traits  fondamentaux  —  n'est  plus  entiè- 
rement le  même.  Il  existe  des  déviations  du  type  nor- 
mal ou  commun,  déviations  qui  se  produisent  dans 
deux  sens  opposés  :  les  unes  réalisent  un  progrès, 
tandis  que  les  autres  sont  une  alté-ralion  et  présentent 
des  symptômes  de  maladie.  Leur  étude  offre  donc  une 
utilité  pratique  à  côté  de  l'intérêt  purement  scienti- 
fique. 

Un  des  points  les  plus  importants  delà  méthode,  et 
sur  lequel  on  ne  saurait  trop  revenir,  c'est  qu'il  faut 
nettement  poser  les  questions,  les  circonscrire  avec 
exactitude.  Ici  le  problème  à  résoudre  consiste  non  à 
rechercher  les  causes  modificatrices  d'un  caractère  so- 
cial, mais  ù  montrer  que  des  changements  — s'ils  vien- 
nent j>ar  une  cause  (|uel('on(juo  ;i  se  j)r()duire  dans 
un  ('lément  mental  —  affecteront  les  autres  [)arties 
d'une  façon  constante, et  b^s  modifieront  dans  un  sens 
déterminé. 


LA   MÉTHODE  135 

Pour  le  prouver,  il  ne  faut  point  })arlir  des  lois  de 
lit  psychologie  générale  on  tout  au  moins  il  faut  no  leur 
attribuer  qu'une  valeur  provisoire,  puisque  ces  lois 
sont  le  produit  d'observations  faites  sur  l'honinie 
abstrait  et  que  ce  mode  d'observation  nous  a  semblé 
exposé  à  de  justes  critiques.  A  titre  d'hypothèse  pro- 
bable, nous  pouvons  remarquer  que  notre  thèse  est  en 
harmonie  avec  ces  lois  psychologiques,  dune  forme 
trop  vague  sans  doute  mais  ((ui  renferment  toutefois 
une  grande  part  de  vérité.  Les  facultés  n'ont  pas  une 
vie  indépendante  et  isolée. Elles  agissent  sur  les  autres, 
et  par  une  action  incessamment  répétée  elles  finissent, 
en  vertu  de  la  plasticité  mentale,  par  les  façonner 
conformément  à  leur  nature.  Par  suite,  que  cette  nature 
varie,  et  on  devra  trouver  des  variations  correspon- 
dantes dans  la  nature  des  autres  facultés. 

Ce  n'est  là  encore  qu'une  idée,  idée  qui  demande  à 
être  contrôlée  par  l'expérience.  Des  méthodes  expéri- 
mentales énuniérées  dans  la  Logique  de  St.  Mill,  celle 
qui  paraît  la  mieux  appropriée  à  fournir  un  contrôle 
décisif  est  la  méthode  dite  des  variations  concomi- 
tantes. 

Reprenons  l'exemple  du  caraclère-j)aysan  ;  et  sup- 
posons que  des  variations  viennent  à  se  produire 
dans  la  tendance  fondamentale  mise  sous  le  titre 
d'nitéri'l  on  amour  de  la  rie.  Le  paysan  Français  du 
commencement  du  siècle  était  moins  exigeant  qu'au- 
jourd'hui dans  la  satisfaction  des  besoins  physiques. 
L'usage  fréquent  de  la  viande  de  boucherie  n'existait 
pas  ;  l'habitude  du  café,  des  liqueurs,  du  tabac  était 
moins  r('pandu  ;  les  vêlements  étaient  moins  coûteux, 
le  mobilier  plus  restreint,  les  habitations  moins  con- 
l'ortables  ;  en  un  mot  la  simplicité;  des  goiUs  rendait  le 
budget  des  dépenses  moins  chargé.  Ou'est-il  résulté 
d'une  modilicaliou  dans  les  numirs  ?  Le  nouveau  j;enre 


13()  LES    CLASSES    SOCLVLES 

de  vie  e'tait  incompatible  avec  les  familles  nombreuses, 
et  les  théories  de  Malthiis  ont  reçii  application  dans 
les  campagnes  :  plus  de  bien-être,  moins  d'enfants. 
Puis  Tamour-propre  s'attacha  plus  aux  apparences  :  il 
s'agissait  moins  d'être  riche  que  de  le  paraître.  C'est 
peut-être  à  cet  amour-propre  déplacé  qu'on  pourrait 
attribuer  l'élimination  du  bœuf  comme  animal  de  cul- 
ture remplacé  par  le  cheval, qui  est  d'un  entretien  plus 
coûteux  et  dont  les  services  un  peu  supérieurs  ne 
compensent  pas  le  surcroît  de  dépenses. —  La  tendance 
au  plaisir  s'est  accentuée  et  les  divertissements  ont 
gagné  non-seulement  en  délicatesse  mais  aussi  en  fré- 
quence. —  La  force  physique  et  l'énergie  morale  se 
sont  ressenties  de  ces  dispositions  nouvelles.  Une  vie 
rude  élimine  les  faibles  et  par  une  sélection  rigoureuse 
conserve  seulement  les  plus  résistants;  une  vie  plus 
âpre  trempe  également  le  moral,  fortifie  la  patience, 
active  la  prévoyance  et  donne  à  l'activité  plus  de  res- 
sort. —  Quant  aux  facultés  intellectuelles,  elles  ne  pa- 
raissent pas  affectées  par  le  changement  de  vie  :  le 
paysan  s'en  tient  aux  connaissances  purement  tech- 
niques et  n'a  de  foi  que  dans  l'expérience. 

Un  seul  cas  bien  choisi  pourrait  suflire  pour  éta- 
blir ces  sortes  de  corrélations  mentales.  En  elTet,  si 
l'on  était  assuré  que  la  cause  modificatrice  n'a  porté 
que  sur  un  élément  du  caractère,  les  changements 
qu'on  constaterait  dans  les  autres  parties  seraient  atlri- 
buables  à  la  modification  initiale.  Mais,  pour  arriver  à 
cette  certitude, il  devient  nécessaire  de  remonter  jus- 
qu'aux caus<.»s,  car  c'est  la  nature  de  ces  causes  qui  ré- 
vélera la  nature  de  leur  action  et  indiquera  le  point 
du  caractère  primitivement  louché. 

Quelles  sont  donc  ici  les  influences  possibles  ?  Il 
semble  qu  elles  sont  comjiriscs  dans  l'énuméialioii 
suivante  : 


LA    MÉTHODE  137 

1"  Action  dos  choses  naturelles. 

2°  Action  des  choses  modifiées  par  l'industrie  hu- 
maine. 

3'  Imitation  volontaire. 

4°  Action  exercée  par  les  autres  classes  et  en  parti- 
culier par  le  Pouvoir.  (Cette  dernièri',  influence  fera 
Tobjet  d'un  examen  approfondi  dans  la  partie  qui  trai- 
tera des  Cnrrrlationa  Sociales j. 

La  fertilité  du  sol,  les  conditions  climatériques  et 
les  autres  agents  naturels  n'ont  pas  subi  en  France  de 
changements  notables.  L'oïdium  et  le  phylloxéra,  en 
ravageant  de  grandes  étendues  de  vignobles,  ne  peu- 
vent non  plus  être  jugés  responsables  d'une  plus 
grande  délicatesse  dans  les  goûts  et  d'une  exagération 
dans  les  dépenses.  —  Les  chemins  de  fer  ont  rendu 
les  communications  plus  faciles  ;  ils  ont  permis  au 
paysan  de  sortir  plus  facilement  de  son  village  et  de 
I)rendre  contact  avec  les  classes  supérieures.  Mais  par 
eux-mêmes  ces  grands  travaux  —  qui  ont  une  si 
grande  portée  économique  —  n'ont  pas  agi  directe- 
ment sur  le  caractère  paysan. —  La  cause  véritablement 
efficace  a  été  plutôt  d'ordre  moral.  Elle  consiste  à 
vouloir  imiter  la  vie  bourgeoise  des  villes  et  à  prendre 
part  au  bien-être  qu'on  y  voit  répandu.  —  Ouant  à 
l'idi'e  de  cette  imitation,  elle  est  venue  en  grande 
pai'lie  du  séjour  prolongé  que  les  jeunes  gens  font 
dans  les  villes  de  gjUMiison.  pendant  b'ur  période  d'ins- 
trticlion  militaire. 

Malgré  la  haute  [)r()l)abili!('(|u"on  peut  atteindre  ainsi. 
il  serait  conlrairtî  à  la  pruilenc(;  expérinn'ntale  de 
n'examiner  qu'un  cas,  si  favorable  à  l'observation 
(ju'on  le  suppose.  Mais  la  recommandation,  qui  existe 
p(»nr  les  sciences  physiques.  s'appli([ue  égah-ment 
aux  sciences  sociales,  cl  il  faut  rassembler  le  pla>  jios- 
sible  d'exemples.  Alors  les  vues    imparfaites    se   coni- 


l'{8  LES   CLASSES   SOCL^LES 

plèlent  et  les  erreurs  ont  chance  d'être  rectifiées.  — 
(^est  donc  un  travail  très  étendu  qu'il  faut  entrepren- 
dre pour  établir  avec  solidité  ces  corrélations  psychi- 
ques, propres  aux  ditTérentes  classes.  Mais  alors  le 
travail  ne  se  fait  pas  au  hasard  ;  on. possède  des  points 
de  repère  qui  guident  la  marche  et  qui  permettent  de 
se  reconnaître  au  milieu  de  la  multitude  des  maté- 
riaux. 

Si  les  corrélations  sont  exactement  déterminées, 
l'ohservateur  pourra  partir  d'un  élément  quelconque 
du  caractère  et,  quand  il  y  constatera  des  variations,  en 
induire  des  variations  correspondantes  dans  les  autres 
éléments  soumis  à  une  réciprocité  d'influences.  Un 
ahaissement  dans  la  natalité  sera  par  exemple  l'indice 
d'un  accroissement  des  dépenses,  dun  goût  plus  vif 
pour  les  distractions  et  correspondra  à  un  abaissement 
dans  les  forces  physiques  et  dans  l'énergie  morale. 

B.      —     PsVCnOLOGIE     SOCLVLE 

I.  Connexions  Sociales. 

Une  des  plus  impérieuses  exigences  de  la  méthode 
est  de  «  décomposer  les  difficultés  »  et  pour  cela  de 
procéder  par  analyse,  en  isolant  par  l'abstraction  les 
objets  de  leur  milieu.  C'est  cette  nécessité  de  com- 
mencer une  étude  par  les  objets  les  plus  simples  qui 
nous  a  conduit  à  considérer  la  classe  comme  étant  in- 
dépendante. En  réalité  celle  indépendance  n'existe  pas. 
Pour  compl('ler  la  connaissance  de  la  classe  et  pouvoir 
arriver  à  l'é'lude  des  Sociétés,  il  faut  la  replacer  dans 
le  milieu  où  elle  évolue,  subissant  des  inlluences,  en 
exerçant  à  son  lour,  et  amenée  sous  la  pression  des 
circonstances  a  s'adapter  à  un  état  social.  (Juand  les 
circonstances  restent  sensildement  les  mêmes  pondant 


LA    MÉTHODE  139 

un  laps  Je  temps  assez  considérable,  cliaciine  des 
classes  qui  composent  la  société,  par  suite  de  la  per- 
sistance des  actions  et  réactions  semblables,  prend 
une  nature  plus  fixe,  et  toutes  ensemble  tendent  à  un 
état  d'équilibre,  troublé  seulement  par  de  légères  os- 
cillations. C'est  le  moment  le  plus  favorable  pour  étu- 
dier les  rapports  de  coexistence  ou  les  Connexions  So- 
ciales. 

Mais  cet  équilibre  est  à  la  merci  de  nouvelles  cir- 
constances. Si  par  suite  de  quelque  événement  une 
classe  vient  à  éprouver  une  modification  importante, 
l'harmonie  entre  les  classes  cesse  et  l'une  de  ces  deux 
alternatives  se  produit.  Ou  l'élément  perturbateur  est 
ramené  dans  ses  anciennes  limites  par  l'effort  com- 
biné des  classes  menacées  dans  leurs  tendances  ;  ou 
le  changement  ne  peut  être  enrayé,  et  il  entraîne  des 
changements  corrélatifs  dans  tout  le  reste  du  corps 
social.  C'est  une  période  de  transformation  très  favo- 
rable à  la  connaissance  des  rapports  de  dépendance 
mutuelle  qu'on  peut  appeler  les  Corrélations  Sociales. 

La  première  question,  celle  des  connexions  sociales, 
n'est  autre  que  l'étude  des  div(M'ses  formes  de  sociétés, 
étude  très  ancienne  dont  les  auteurs  ont  reconnu  de 
tout  temps  l'importance,  mais  dont  ils  n'ont  pas  en 
général  a])erçu    les  difficultés. 

Nous  avons  vu  plus  haut  avec  quelle  absence  de 
méthode  Montesquieu,  égaré  par  les  fausses  lueurs  du 
bon  sens,  a  résolu  ce  problème.  Sans  manquer  au 
respect  dû  à  sa  haute  compétence,  il  est  permis  de 
dire  — si  l'on  veut  étri'  sincèr(>  —  (jue  sa  division  des 
gouvernements  en  trois  espèces,  le  républicain,  le  mo~ 
narcliiqup  et  le  despoti(jue,  n'a  pas  une  valeur  scnsi- 
bii'MiiMit  plus  grande  (|ui'  l;i  division  vulgaire"  «les 
plantes  en  herbes,  arbrisseaux  et  arbres.  D'après  celte 
classification  les   Etats  sont   distingués  par  le  noni/nr 


140 


LES   CLASSES   SOCIALES 


de  ceux  qui  prennent  part  an  gouvernement,  considé- 
ré comme  un  tout  i/idivisib/e. 

.  Double  erreur.  En  s'appuyant  exclusivement  sur  le 
nombre,  on  ne  trouverait  pas  une  seule  démocratie 
dans  l'antiquité,  puisque  les  esclaves,  qui  se  rencon- 
traient partout,  ne  prenaient  aucune  part  aux  affaires 
publiques.  Quant  aux  aristocraties,  l'important  n'est 
pas  de  savoir  que  la  souveraine  puissance  appartient 
à  une  classe  mais  d'indiquer  la  nature  de  la  classe 
prépondérante,  puisque  la  direction  dépend  de  cette 
nature.  Dans  l'état  monarchique,  «  un  seul  homme 
gouverne,  dit-il,  mais  par  des  lois  fixes  et  stables.  » 
Mais  un  monarque  ne  pourrait  gouverner  seul  sans 
l'appui  de  classes  déterminées  ;  par  exemple, la  royauté 
française  s'est  appuyée  suivant  le  temps  sur  le  Clergé, 
sur  la  Noblesse,  sur  le  Parlement,  sur  la  Bourgeoisie. 
En  outre  les  lois  ne  sont  point  fixes  :  elles  sont  cons- 
tamment modifiées  d'après  les  influences  prépondé- 
rantes de  l'entourage  royal,  et  aussi  par  la  volonté  du 
roi.  Enfin  la  conception  du  despotisme  où  «  un  seul 
entraîne  tout  par  sa  volonté  et  ses  caprices  »  est  très 
peu  applicable  à  la  réalité  ;  car  les  despotes  de  l'Orient, 
adorés  en  apparence  comme  des  dieux,  ne  pouvaient 
rien  sans  l'appui  des  prêtres  et  sans  le  respect  des  tra- 
ditions. —  La  seconde  erreur  est  que  le  Gouvernement, 
malgré  l'unité  que  semble  indiquer  ce  terme  abstrait, 
n'est  pas  un  tout  indivisible.  Il  renferme  des  fonctions 
distinctes, qui  n'émanent  .pas  toujours  du  même  pou- 
voir central.  Sous  l'Ancien  Régime,  le  Parlement  se 
recrutait  lui-même  vivant  dune  vie  assez  indépen- 
dante, et  le  Clergé  avec  son  pouvoir  spirituel  non  seu- 
lement ne  relevait  pas  de  la  royauté,  mais  pei.dant 
(oui  le  .Moyen-Age  la  tentiit  en  échec  ou  ])lutôt  la 
dominait. 

Herbert  Sj)encer  ramène  toutes  les  formes  de  sociétés 


LA    MKIIIODI-:  \i\ 

h  deux  types  fondamentaux  :  le  type  de])redateur  cl  le 
type  industriel.  Ce  dernier  môme  n'a  qu'une  existence 
virtuelle,  puisque  depuis  les  temps  primitifs  jusqu'à  l'é- 
poque actuelle  c'est  le  premier  cjenre  ilaclivité  sociale 
qui  a  exclusivement  régnt'.  —  l  ne  classification  aussi 
générale  ne  serait  d'aucun  secours.  Car  elle  efface  entre 
les  sociétés  les  distinctions  essentielles,  distinctions 
qui  permettent  seules  de  se  rendre  compte  de  leur  vie 
dillerente.  Il  faut  donc  entrer  davantage  dans  le  détail 
et  signaler  les  traits  caractéristiques  de  chaque  espèce 
de  société. 

On  pourrait  parcourir  un  plus  grand  nombre  de 
classifications,  mais  cette  revue  aurait  moins  d'inté- 
rêt pour  la  méthode  que  pour  l'histoire.  Au  lieu  de 
s'attarder  à  la  critique,  il  semble  préférable  de  mon- 
trer comment  ce  problème  a  chance  de  pouvoir  être 
résolu. 

Soucieux  de  donner  une  bonne  classification  des 
formes  végétales,  le  botaniste  ne  se  borne  pas  à  con- 
sidérer l'aspect  extérieur  des  plantes,  mais  il  analyse 
ces  plantes,  scrute  leurs  organes  cachés  et  s'efforce 
ainsi  de  connaître  leurs  principaux  caractères.  C'est  à 
cette  seule  condition  qu'il  trace  des  cadres  naturels  et 
établit  des  groupes  instructifs.  —  Une  méthode  ana- 
logue doit  être  suivie  en  Sociologie,  si  l'on  veut  attein- 
dre des  résultats  vraiment  scientifiques. 

Mais  cette  recommandation  d'analyser  l'objet  d'étude 
n'est  pas  neuve.  L'essentiel  est  de  savoir  comment  il 
faut  procéder  pour  conserv(M- tous  les  caractères  impor- 
tants, et  pour  accorder  à  chacun  toute  sa  valeur  rela- 
tive. La  marche  conseillée  sera  la  même  que  pour  les 
connexions  psychiques.  Pour  que  l'observation  ne  se 
disperse  pas  sur  une  multitude  d'objets,  il  sera  bon 
que  le  savant — (ju'on  suppose  non  seulement  en  posses- 
sion  de  certaines  connaissances  historiques,  mais    en- 


I  42  LKS   CLASSES   SOCIALES 

core  familiarisé  avecrétudo  des  types  sociaux — il  sera 
bon  qu'il  se  trace  à  l'avance  un  cadre ge'néral  oîi  pren- 
dront place  les  principales  classes  sociales.  Ce  tableau 
ne  serait  du  reste  que  provisoire  ;  et,  soumis  au  con- 
trôle de  l'observation,  il  pourrait  être  corrigé. 

Voici,  par  exemple,  l'idée  qu'on  se  fera  des  divers 
éléments  qui  entrent  dans  la  composition  d'une  société. 
La  classe  la  plus  en  relief  est  celle  des  Gouvernants, 
caractérisée  par  le  pouvoir  de  donner  des  ordres  et 
d'user  de  contrainte  pour  les  faire  respecter.  Elle  com- 
prend :  1°  les  législaleiir:<,  membres  d'un  conseil  d'E- 
tat, d'un  sénat  ou  d'assemblées  publiques.  Ils  promul- 
guent des  /o/s,  c'est-à-dire  des  règles  générales  qui 
s'appliquent  à  toute  la  catégorie  de  personnes  se  trou- 
vant dans  des  conditions  déterminées.  Ces  lois  sont 
constitutionnelles,  lorsqu'elles  fixent  les  droits  et  les 
devoirs  des  cbefs  ;  politiques,  lorsqu'elles  déterminent 
les  droits  des  citoyens  ;  civiles,  lorsqu'elles  règlent 
les  rapports  des  membres  de  la  cité;  criminelles,  lors- 
qu'elles édictent  des  peines  contre  la  violation  des  lois 
essentielles. 

2°  Les  juges  qui  interprètent  les  lois  et  les  appliquent 
dans  les  cas  particuliers.  Ils  constituent  des  tribunaux 
de  diderente  sorte  suivant  la  nature  de  leurs  attribu- 
tions :  politiques,  quand  ils  ont  à  se  prononcer  sur  la 
gestion  des  magistrats  prévaricateurs  ou  sur    les    em- 
piétements de  pouvoir  des  conspirateurs  ;  civils,  quand 
ils  ont  à  juger  les  contestations  sur  les  biens,  les  per- 
sonnes  et  les  contrats  ;    correctionnels    et  criminels, 
quand  ils  ont  à  réprimer  les  délits  et  les  crimes  ;  mi- 
litaires, quand  les  juges  et  les  accusés  appartiennent  à 
l'armée  ;  religieux,  quand  il  y  a  une  juridiction  spé- 
ciale pour  les  membres  du  clergé  ;  commerciaux,  quand 
les  juges,  pris  parmi  les   négociants,  sont  familiarisés 
avec  le  genre  d'affaires  qui  leur  est  soumis. 


LA    MÉlllODR  141} 

'V  Les  cht'/s  <r l'Uni ,  rois,  archontes,  consuls  ou  mi- 
nistres, (jiii  [)rennent  des  décisions  spéciales,  relatives 
aux  travaux  de  forlilications,  de  constructions  navales, 
darmcmi'nt,  de  roules,  de  canaux,  etc.:  aux  nomi- 
nations ou  révocations  de  ibnctionnaires  ,  aux  distinc- 
tions lionoriliques  ;  aux  déclarations  de  guerre  ou  aux 
traités  de  paix,  décisions  qui  en  raison  de  leur  gravité 
sont  réservées  quelquefois  aux  représentants  de  la  na- 
tion, ou  qui  du  moins  sont  soumises  le  plus  souvent 
à  leur  contrôle.  Même  remarque  au  sujet  des  imposi- 
tions extraordinaires. 

4"  Les  agents  exécutifs  qui  sont  chargés  de  veiller 
au  respect  des  lois,  d'exécuter  les  arrêts  des  trihunaux 
et  de  réaliser  les  décisions  des  chefs  de  l'Etat.  C'est  là 
que  se  trouve  la  cohorte  serrée  des  fonctionnaires  de 
tout  ordre  et  de  tout  grade,  les  gouverneurs  de  pro- 
vince, les  préfets,  les  maires  ;  les  gendarmes,  les  gar- 
des champêtres,  les  geôliers  ;  les  agents  du  fisc,  gabc- 
lous  et  collecteurs  d'impôts  ;  les  édiles,  les  ingénieurs, 
les  constructeurs  de  routes  et  de  canaux  ;  les  agents  des 
postes,  des  télégraphes  ou  autres  moyens  employés 
pour  la  rapide  transmission  des  ordres. 

5"  Quanta  /année,  elle  rentre  bien  dans  la  catégorie 
précédente  ;  mais  elle  a  une  fonction  si  spéciale  et  si 
importante  (ju'elle  mérite  une  place  à  part.  Caractérisée 
par  la  forci',  ell(;est  chargée  de  maintenir  l'ordre  à  l'in- 
térieur et  de  protéger  la  Cité  contre  les  attaques  du 
dehors.  Parfois  elle  sert  à  réaliser  les  projets  de  con- 
quête formés  par  des  chefs  ambitieux. 

Voilà    les    représentants     du     pouvoir       temporel. 

En  face  se  dressent  les  détenteurs  du  pouvoir  spirituel, 
;jre//'<?s,  sacrificateurs,  devins,  sorciers,  prophètes.  Ils 
ont,  comme  trait  commun,  le  privilège  de  passer  pour 
être  en  communication  avec  des  êtres  mystérieux  et 
doués  d'une  grande  puissance.  Ils  sont  les  interprètes 


I  i-4  LES   CLASSES   SOCIALES 

des  Dieux,  fout  couuaîtrc  leurs  volontés,  savent  les 
prières,  les  formules  et  les  rites  efflcaces  pour  calmer 
leur  colère  et  gagner  leurs  faveurs  ;  ils  croient  et  sont 
crus  posséder  les  se(?rels  de  la  mort  et,  par  la  connais- 
sances des  rites  funéraires,  capables  dedonner  le  repos 
ouïe  bonheur  dans  les  demeures  d'Hadès. 

7°  Dans  une  catégorie  voisine  se  placent  les  maîtres 
de  F  opinion,  qui  peuvent  se  répartir  en  trois  groupes 
suivant  quils  ont  une  marque  officielle,  qu'ils  se  ratta- 
ciient  au  clergé, ou  qu'ils  sont  indépendants  de  ces  deux 
pouvoirs.  Ils  ont  pour  trait  commun  d'exercer  leur 
iniluence  sur  les  idées,  les  croyances  et  lessentiments. 
Mais  les  groupes  se  distinguent  parla  diversité  de  leurs 
tendances  ;  et, dans  chacun  des  groupes,  il  y  a  d'autres 
diiïérences  qui  proviennent  de  la  diversité  des  moyens 
d'action.  Cette  grande  variété,  et  d'un  autre  côté  l'ori- 
ginalité et  l'imprévu  des  productions  rendent  l'étude 
de  ces  classes  particulièrement  délicate.  Elles  exigent 
même  qu'on  laisse  uni;  assez  large  place  à  la  contin- 
gence. Dans  l'analyse  actuelle  de  la  société,  il  suffit 
d'énumérer  les  différentes  classes  comprises  dans  le 
groupe  total.  Ce  sont  les  maîtres  des  écoles,  laïques, 
religieux  ou  libres  ;  les  historiens  et  les  journalistes  ; 
les  prédicateurs,  les  orateurs  politiques  et  les  publi- 
cistes  ;  les  savants  et  les  philosophes  qui  s'appuient 
sur  la  raison  etmettontles  vérités  scientifiques  souvent 
en  opposition  avec  les  dogmes  révélés;  enfin  les  poètes 
et  les  artistes  qui  n'offrent  pas  seulement  un  délasse- 
ment supérieur,  mais  qui  suggèrent  des  sentiments  et 
insinuent  des  motifs  de  conduite.    ~ 

Une  société  ne  se  compose  pas  uniquement  de  gou- 
vernants. Mais  ceux-ci  par  une  antithèse  nécessaire 
a[)pellent  les  gouvernés  ou  les  st/jeis,  qui  sont  surtout 
chargés  de  produire  les  choses  nécessaires  à  la  vie. 

S"   Une   classe  fondamentale  est  celle  des  jja//sans 


LA    MÉTHODR  145 

({ui  cultivent  le  sol.  des  pasteurs  qui  nourrissent  leurs 
troupeaux,  des  prchenrs  qui  exploitent  les  richesses 
de  la  mer  et  des  chasseurs  qui  vivent  de  gibier. 

9°  Puis  viennent  les  ouvrir;-.'^  qui  exercent  un  UK'tier 
manuel,  et  dont  l'activité  est  employée  à  transformer 
en  objets  utiles  les  matériaux  bruts  fournis  par  la 
nature.  Ces  ouvriers  sont  indépendants,  ou  soumis  à 
un  chef  d'industrie. 

10"  Comme  les  ouvriers  et  les  patrons  sont  divisés 
de  goûts,  d'idées  et  d'intérêts,  il  faut  créer  une  classe 
spéciale  pour  les  patrons,  ingénieurs,  architectes  et  en 
général  pour  les   directeurs  d'industrie. 

11°  Le  producteur  ne  livre  pas  toujours  directement 
sa  marchandise  au  consommateur,  mais  elle  passe  par 
l'intermédiaire  des  coninierrants.  Les  riches  qui  tirent 
des  rentes  de  leurs  capitaux  peuvent  rentrer  dans  cette 
classe,  ainsi  que  les  ftiKmcicrs  qui  font  en  réalité  le 
commerce  d'argent. 

12°  Le  commerce  exige  des  communications  entre 
des  villes  ou  des  contrées  éloignées,  ce  qui  donne  nais- 
sance au  personnel  dos  caravanes,  de  la  marine  mar- 
chande et  des  chemins  de  fer  ;  à  ceux  qui  font  ou  qui 
permettent  de  faire  des  voyages. 

13°  «  Il  y  aura  toujours  des  pauvres  parmi  vous.  » 
Parole  jusqu'ici  vériliée.  Dans  toute  Société,  il  y  a 
une  classe  d'êtres  qui  n'ont  point  de  moyens  d'exis- 
tence ;  ce  sont  les  yja/avï'.s,  les  inlirmes,  les  orphelins, 
les  vieillards  sans  fortune. 

14°  Il  y  a  aussi  des  êtres  dangereux,  l(>s  crint'uich  (jue 
la  société  tMif(;rm<i  dans  des  prisons,  ou  d(''pi>ile  d;tns 
des  contrées  éloignées  pour  les  mettre  dans  l'impossi- 
bilité de  nuire. 

Les  fiii/nirs  ne  forment  pas  une  classe  dislincte, 
mais  elles  se  répartissent  dans  toutes  b's  divisionspré- 
cédentes,et,  par  suite  de  leurs  dilférences  physiques  et 

10 


146  LES  CLASSES  SOCL\LES 

morales  avec  les  hommes,  elles  donnent  lien  à  des 
sous-classes  qu'il  y  a  inte'rèt  à  ne  pas  négliger. 

Cette  multiplicit»3  de  classes  et  de  fonctions  existe- 
t-elle  dans  toutes  les  sociétés  ?  Si,  pour  obtenir  cette 
vérification,  ou  emploie  la  méthode  de  concordance, 
il  nest  pas  difficile  de  remarquer  que  cette  analyse  ne 
convient  ni  aux  sociétés  animales,  ni  aux  familles  iso- 
lées comme  chez  les  Veddahs,  ni  aux  hordes  qui  vivent 
dans  une  complète  promiscuité  ;  qu'elle  s'applique 
mal  aux  clans  «  à  parenté  confuse,  oîi  règne  ordinai- 
rement une  sorte  de  promiscuité  réglementée...  oîi  il 
n'existe  aucune  organisation  politique  (l)  »,  et  qu'elle 
s'accorde  imparfaitement  avec  les  tribus,  où  la  diffé- 
renciation commence  à  s'effectuer,  mais  où  elle  n'est 
pas  encore  réalisée. 

Que  faut-il  conclure  de  cette  constatation  ?  —  Non 
pas  la  nécessité  de  modifier  la  définition  de  façon  à 
lui  donner  une  extension  capable  d'embrasser  ces 
états  sociaux  rudimentaires,  mais  plutôt  d'écarter  des 
sciences  sociales  des  agglomérations  qui  ne  sont  que 
des  ébauches  grossières  des  vraies  sociétés.  En  effet,  la 
vie  animale  est  trop  obscure,  ou  trop  bornée  aux  ins- 
tincts physiques  pour  que  la  sociologie  humaine  puis- 
se tirer  une  réelle  utilit('  d'observations  faites  sur  les 
troupes  de  bisons  «  aux  instincts  stratégiques  »,  ((  sur 
les  fédérations  de  groupes  polygamiques  »  comme  les 
chevaux  sauvages  d'Asie,  sur  les  lamas  guanacos  «où 
les  mâles  vivent  en  sultans  tyranniques  »,  sur  l'élé- 
])hant  «  à  qui  la  jalousie  sexuelle  interdit  la  forma- 
tion des  grandes  sociétés  »,  sur  le  castor,  animal  essen- 
tiellement sociable,  mais  dont  «  le  cerveau  est  remar- 
quablement pauvre  en  circonvolutions  »  et  même  sur 
les  singes  «  nos  cousins  germains...  où  règne  littéra- 

(1)  Lelourneau.   Kv'luUon  Politique,  p.  1)28. 


LA  MÉTIIODi:  147 

lemont  lo  droit  du  plus  fort  (  1  .).  Quant  aux  alioillcs  et 
aux  fourmis, le  même  auteur  se  plaît  à  célébrer  leur  l»elle 
organisation  et  leurs  habitudes  de  solidarité.  «  Toute 
leur  vie  consciente,  tous  leurs  ell'orts  n'ont  qu'un  ob- 
jet, l'intérêt  de  la  communauté  ;  et,  pendant  toute  la 
durée  de  leur  âge  adulte,  il  n'est  pas  un  moment  où 
chacune  des  citoyennes  libres  de  leurs  républiques  ne 
soit  prête  à  se  sacrifier  pour  le  salut  commun  ;  toutes 
semblent  entièrement  dépourvues  de  l'instinct  indivi- 
duel de  conservation,  dès  que  Tintérêt  public  est  en 
jeu  ».  —  Ces  observations  psychiques  sur  des  êtres 
d'un  type  si  dilférent  du  nôtre  sont  nécessairement 
très  incertaines.  En  supposant  qu'elles  soient  exactes, 
elles  seraient  sans  utilité  pour  l'c'tude  des  sociétés  hu- 
maines, très  éloignées  encore  de  l'organisation  idéale 
d'une  fourmilière  ou  d'une  ruche.  Car,  ou  l'ordre  est 
le  résultat  d'une  intelligence  consciente  du  but  et  des 
moyens,  et  cette  intelligence  impénélrable  à  l'homme 
est  trop  mystérieuse  pour  qu'on  espère  la  connaître  et 
en  tirer  parti  ;  ou  Tordre  est  le  produit  du  pur  mé- 
canisme, et  cet  automatisme  est  trop  éloigné  des  con- 
ditions de  la  vie  sociale  pour  qu'on  puisse  l'appliquer 
à  l'homme. 

Ce  n'est  pas  pour  les  mêmes  raisons  que  l'on  écarte 
les  familles  isolées,  les  hordes,  les  clans  et  même  les 
I  ri  bus  où  les  fonctions  n(;  sont  pas  nettement  séparées. 
Ces  groupes  se  composent  d'êtres  humains, et  à  ce  titre 
il  serait  possible  de  pénétrer  leurs  mobiles,  de  connaître 
leurs  idées  et  d'interpréter  leur  conduite.  Mais  la  nature 
de  ces  groupes  est  trop  dilTérente  de  C(dle  qui  est 
propre  aux  sociétés  pour  que  cette  connaissance  — 
assez  difficile  à  acquérir  —  soit  d'une  V'ri table  utilité 
pour  la  Sociologie.  —  La  constitution  de  la  l'aniilie 
fond<'e  sur  une  iu<'galité  naturelle  a  donné    lieu    ;"i    de 

(I)  Ici.  p.    10-13. 


148  LES   Cr.ASSES   SOCIAI-ES 

fausses  analogies  :  car  les  sujets  ne  sont  point  par 
rapport  aux  chefs  comme  des  enfants  vis-à-vis  d'un 
père  plus  fort,  plus  expérimenté  et  plus  sage.  —  La 
Horde  est  une  agglomération  confuse  où  régnent  la 
communauté  des  biens,  des  femmes,  des  enfants,  la 
similitude  des  fonctions, et  une  égalité  qui  est  troublée 
seulement  par  les  dilïérences  de  force  et  de  santé.  — 
Dans  le  Clan,  des  distinctions  entre  les  membres 
commencent  à  apparaître,  mais  leur  étude  scientifique 
présente  deux  difficultés  D'abord,  ces  distinctions 
restant  pour  la  plupart  à  l'état  embryonnaire  sont 
difficiles  à  apercevoir;et  surtout,  comme  elles  dépendent 
des  individus,  elles  sont  trop  variables,  trop  contin- 
gentes pour  qu'on  puisse  parvenir  à  les  fixer.  —  Dans 
la  Tribu,  la  séparation  entre  les  fonctions  est  plus  mar- 
quée, mais  tant  que  la  tribu  est  restreinte,  certaines 
classes  ou  manquent, ou  ne  comprennent  pas  assez  de 
membres  pour  qu'on  puisse  éliminer  la  liberté,  cet 
élément  reconnu  réfractaire  à  la  science. 

Cette  exclusion  des  groupes  inférieurs  ne  doit  pas 
être  plus  interdite  en  Sociologie  qu'en  Histoire  naturelle. 
Or  en  botanique  le  meilleur  moyen  de  connaître  les 
dicotylédonées  ne  serait  pas  d'étudier  les  moisissures, 
les  champignons  ou  les  algues,  alors  même  que  l'évo- 
lutionnisme  serait  dans  le  vrai  et  que  ces  espèces 
inférieures  se  rattacheraient  aux  espèces  ancestrales  — 
souches  primitives  mais  rudimentaires  qui,  par  une 
accumulation  de  changements  successifs,  auraient 
donné  naissance  à  des  plantes  aujourd'hui  très  dilIV'- 
rentes  par  la  complexité  de  leurs  parties  et  la  nature 
de  leur  organisation.  —  De  même  pour  les  sciences 
sociales.  Les  études  ne  peuvent  que  gagner  à  porter 
sur  un  objet  [)lus  circonscrit  et  mieux  défini.  Cela 
n'empêche  point  du  reste  que, pour  résoudre  la  ques- 
tion de  l'origine  et  de  la  genèse  des  sociétés,  on    n'ait 


LA    MÉTHOlJi:  149 

intérêt  à  lairo  porter  ses  observations  sur  ces  ébanehes, 
ou,  si  Ton  veut,  sur  ces  germes  et  embryons  sociaux. 
Une  société  ne  mérite  vraiment  ce  nom  qu'autant 
qu'elle  comprend  toutes  les  classes  énumérées  dans  b; 
tableau  donné  ci-dessus.  Mais  cette  identité  de  fond 
ne  s'oppose  pas  à  une  grande  multiplicité  de  formes. 
Il  faut  donc  réduire  cette  multiplicité  par  une  classifi- 
cation qui  échappe  aux  critiques  dirigi'es  contre  les 
classiiications  de  Montesquieu,  de  Spencer  et  des 
autres. 

La  solution  sera  analogue  à  celle  qui  a   été  donnée 
antérieurement  dans  l'étude  des  classes  sociales.  Cha- 
(jue  type,  représentant  une  classe,  se  distingue  par  une 
manièrti  propre   de    sentir,  de  penser  et   d'agir.    ÎSIais 
tous  les  traits  de  sa  physionomie  morale,  qui  se  ratta- 
chent entre  eux  par  une  étroite  solidarité,  sont  sous  la 
dépendance  de  quelques  traits    plus    dominateurs   qui 
servent  à  le  caractériser.   Pour   distinguer   les    formes 
sociales,  il  conviendra   aussi   de  tenir  compte  de  tous 
les  éléments  dégagés  par  l'analyse,  mais  il  faudra  sur- 
tout s'attacher  à  découvrir  l'élément  dominateur,  celui 
qui  agit  sur  tous  les  autres,  qui    les    façonne  sur  un 
modèle  distinct, et  qui  imprime  à  tout  l'ensemble   une 
mar(|ue  caractéristique.   Cette;  classe  est  bien  celle  des 
(jouvernants.  Mais  pour  comprendre  leur  action,  pour 
connaître  leurs  tendances,  leurs  idées  et  leurs  ressour- 
ces, il  ne  suffit  pas  de  compter  leur  nombre  ;  il  faut  pi> 
nétrer  jus([u'à  la  source  de  leur  iutluence.  Les  législa- 
teurs, les  juges,  les    chefs  d'Ltat,  les  agents    exécutifs 
j)uisent  leur  [)()uvoir  dau<  (jucbjuc  classe  sociale,  guer- 
riers, prêtres,  commerçants,  industriels.,  et  c'est  la  na- 
ture de  cette  classe  qui  donne   à  l'Etat  son   caractère, 
son  principe,  sa  lin  et  sa  direction. 

La  classe  dominante,  liien   pliis([ue  la  fo'iue  du  gou- 
vernement républicain  ou    nionar(hi(|ue,     donne    à   la 


inO  l-KS   CLASSES   SOCIALES 

société  son  caraclèro  propre.  On  peut  le  prouver  par 
les  deux  méthodes  de  concordance  et  de  différence, qui 
aboutissent  sur  ce  piiint  aux  mêmes  conclusions.  Si 
l'on  compare  entre  elles  les  Cités  et  les  Nations,  oii  le 
commerce  maritime  a  pris  une  grande  extension  et  où 
par  suite  dominait  In  classe  des  armateurs,  on  trouve, 
malgré  la  différence  des  temps  et  lieux,  de  frappantes 
analogies.  Les  anciennes  Cités  de  Tyr,  de  Carthage, 
de  Massilia  offrent  de  grandes  ressemblances  avec  les 
Républiques  modernes  de  Gènes  et  de  Venise  ;  et, 
sur  une  plus  grande  échelle,  la  Grande-Bretagne 
actuelle  présente  le  même  type.  Sans  vouloir  tracer 
dans  le  détail  ce  type  de  la  Cité  Commerçante,  on  peut 
à  titre  d'indication  en  signaler  les  principaux  traits. 

Les  Législateurs^  quelque  nom  qu'ils  portent,  s'ef- 
forceront d'introduire  dans  leurs  lois  toutes  les  dispo- 
sitions favorables  au  commerce,  ou  du  moins  qu'ilssup- 
posent  devoir  être  favorables.  Assez  indifférents  sur  la 
forme  de  gouvernement,  ils  sont  intraitables  'sur  les 
privilèges  utiles  au  développement  du  négoce  et  à  l'ac- 
croissement des  richesses.  Ils  s'accommodent  des  rois 
Tyriens,  des  suffètes  Carthaginois,  de  la  domination 
romaine  à  iMarseille,  du  Conseil  des  Dix  à  Venise,  du 
Doge  de  Gênes,  d'une  Reine  et  même  d'une  Impératrice 
en  Angleterre  ;  mais  ils  repoussent  avec  habileté  et  pré- 
voyance toutes  les  mesures  qu'ils  jugent  préjudiciables 
à  la  classe  maîtresse.  Point  de  pitié  pour  ceux  qui  font 
obstacle  à  la  richesse,  ou  qui  en  paraissent  les  instru- 
ments nécessaires.  On  se  débarrasse  cruellement  des 
premiers  et  on  utilise  les  autres  sans  merci  :  témoin 
l'exploitation  des  colonies,  des  esclaves  ou  des  prolé- 
taires, qui  se  fait  avec  la  même  rigueur  depuis  Cartha- 
ge justju'aux  temps  modernes. 

Les  juges  i-endent  leurs  nrrêts  en  s'inspirant  des 
principes  commerrants.  Dans  les  contestations  civiles 


LA    MliTIlODE  loi 

domine  le  régime  dos  amendes  et  des  cautions  :  la 
perte  la  plus  sensible  est  celle  de  l'argent,  et  l'argent 
est  la  meilleure  des  garanties. 

Les  chefs  d'Etat  doivent  s'occuper  surtout  du  dé- 
veloppement de  la  marine,  de  la  création  de  nouveaux 
débouchés,  de  l'établissement  de  nouveaux  comptoirs, 
de  l'extension  des  colonies.  Le  Commerce,  voilà  le 
grand  régulateur  de  la  paix  et  de  la  guerre. 

Comme  la  prospérité  de  la  Nation  repose  sur  la  ma- 
rine, les  matelots  sont  recrutés  avec  soin  et,  pour 
qu'on  puisse  compter  sur  leur  dévouement,  parmi  les 
citoyens.  Quant  aux  troupes  de  terre  elles  ont  moins 
d'importance,  et,  si  les  chefs  sont  encore  nationaux, 
les  soldats  sont  souvent  des  mercenaires  étrangers.  Le 
commerçant  achète  du  dévouement  et  des  vies  humai- 
nes, comme  il  faille  trafic  de  la  pourpre  et  des  colon- 
nades. 

La  culture  des  terres  est  négligée  :  les  profits  sont 
trop  faibles  en  comparaison  des  gains  considérables 
réalisés  dans  le  commerce  ou  dans  les  industries  de 
luxe.  Les  paysans,  sont  ou  des  esclaves,  ou  des  fermiers 
sous  la  dépendance  degrands  propriétaires.  Au  contraire 
la  population  ouvrière  augmente  ;  elle  s'entasse  dans 
les  villes,  et,  devenue  surabondante,  exige  sans  cesse 
la  création  de  nouvelles  colonies. 

Les  riches  abondent  ;  et,  comme  ils  savent  le  pres- 
tige dont  jouit  la  richesse,  ils  étalent  orgueilleusement 
leur  oisiveté  et  leur  luxe.  Ils  construisent  des  palais 
de  marbre  qu'ils  (h'çorenl  d "objets  rares  et  précieux. 
Ils  gagnent  ainsi  bcaucouj)  déconsidération,  et  obtien- 
nent par  là  des  hoiuKMirs  ol  des  fonctions  lucratives. 
Ils  deviennent  gouverneurs  de  Provinces,  et  dans  leur 
administration  songent  surtout  auxmoyiuis  d'jiugmen- 
ter  leur  fortune. 

Blasés  sur  les  distractions  ordinaires,  les  riches   re- 


152  LES  CLASSES  SOCLVLES 

cherchent  des  plaisirs  plus  raffinés  ou  môme  des  jouis- 
sances plus  délicates.  De  là  un  développement  sou- 
vent remarquable  non  seulement  de  l'industrie  deluxe, 
mais  aussi  des  beaux  arts  :  l'architecture,  la  peinture, 
la  statuaire  et  peut-être  aussi  la  poésie.  Mais  cet  épa- 
nouissement des  arts  lient  plutôt  à  la  richesse  qu'au 
commerce  même. 

Quant  à  la  religion,  si  elle  est  par  la  rigidité  de  ses 
dogmes  et  par  l'antiq^uté  de  ses  croyances  indépendan- 
te de  l'état  politique,  elle  subit  cependant  dans  la 
personne  des  prêtres,  ses  interprètes,  l'influence  des 
mceurs  ambiantes.  Epris  du  faste  et  de  la  richesse,  les 
prêtres  des  sociétés  commerrantes  croient  mieux  hono- 
rer la  divinité  par  la  magnificence  du  culte,  par  la 
grandeur  des  temples  et  par  les  riches  ornements  qu'ils 
prodiguent  à  l'intérieur.  Pour  les  fidèles,  ils  transpor- 
tent dans  la  religion  leurs  idées  mercantiles  et  achètent 
par  des  dons  précieux  l'espérance  des  biens  futurs.  Le 
sacrifice  est  souvent  un  marché. 

Voilà  donc  une  esquisse  de  ce  qu'une  comparaison 
attentive  pourrait  donner, avec  plus  d'exactitude  encore, 
au  sujet  de  la  Cité  commerçante. 

La  méthode  de  différence  fournira  une  confirmation 
des  conclusions  précédentes.  Elle  montrera  que  le 
genre  d'activité,  spécial  à  une  Cité, contribue  plus  que 
la  constitution  politique  àlui  donner  son  caractère  pro- 
pre. Suivant  la  règle  de  cette  méthode, il  faut — puisque 
rexpérimentation  est  interdite — trouver  dans  l'histoire 
deux  sociétés  exactement  semblables  dans  toutes  leurs 
conditions,sauf  celle  dont  il  s'agit  de  mesurer  l'influence. 
D'après  une  remarque  antérieure,  nous  savons  que  le 
meilleur  moyen  d'éviter  les  critiques  de  St.  Mill  n'est 
pas  de  prendre  deux  sociétés  semblables  sur  tous  les 
points  sauf  un — cecpii  serait  sans  doute  impossible  à 
trouver — mais  de  choisir  une  même  société  à  deuxpha- 


l.A    MliTIKIDE  I5li 

ses  dirterenLes  do  son  existence.  Soit   par  exemple    la 
République  de  Venise. 

x\  partir  de  la  fin  du  l""  siècle,  époque  à  laquelle 
s'ouvre  son  ère  de  prospérité,  Venise  fait  traverseï-  à 
sa  constitution  politique  une  série  de  modifications 
importantes.  Au  début  les  Doges  nommés  à  vie  sont 
de  véritables  souverains;  au  12*  siècle,  à  la  suite  d'une 
sédition,  ils  perdent  l'inamovibilité,  sont  obligés  de 
partager  le  pouvoir  avec  le  Grand-Conseil,  et  les  Pre- 
gadi,  qu'ils  désignaient  eux-mêmes  pour  les  assister 
de  leurs  conseils,  sont  remplacés  par  les  membres  du 
Sénat;  au  14'' siècle,  après  la  tentative  infructueuse 
de  Tiepolo,  l'aristocratie  devient  plus  ombrageuse,  elle 
institue  le  fameux  Conseil  des  Dix,  pouvoir  occulte 
et  aussi  lyrannique  qu'aucun  despotisme  ;  enfin  ce  Con- 
seil des  Dix  fortifie  encore  son  despotisme  en  s'adjoi- 
gnant  le  triumvirat  des  Inquisiteurs  d'Etat.  Et  cepen- 
dant au  milieu  de  toutes  ces  transformations,  la  vie 
même  de  la  Cité  n'est  pas  sensiblement  altérée.  Les 
nobles  Vénitiens  constituent  une  classe  privilégiée, 
mais,  en  dehors  des  lois  établies  pour  leur  propre 
avantage,  ils  se  préoccupent  surtout  de  donner  de  l'ex- 
tension à  l'industrie,  au  commerce,  aux  transports,  à 
la  marine, aux  possessions  lointaines. Le  mercantilisme 
domine,  cet  esprit  propre  aux  cités  commerçantes, esprit 
qui  donne  h  l'amour  du  gain  la  préférence  sur  tous  les 
autres  mobiles.  Venise,  qui  avait  reçu  d'un  Pape  l'an- 
neau symboli([ne  de  sa  domination  sur  les  mers,  Ve- 
nise,fervente  cailioliqne, s'allie  un  jour  avec  les  Turcs: 
l'intérêt  commercial  prime  tout. 

Si  l'on  fait  la  contre  épreuve  et(|u"à  la  longue  pério- 
de de  prospérité  qui  s'étend  du  8'  siècle  à  la  lin  du 
15%  on  oppose  la  j)ériode  suivante,  lu  différence  sail- 
lante à  signaler  consistedans  l'affaiblissiunent  progres- 
sif du  commerce, ou  —  ce  qui  réi)on(l  mieux  ànotre  ma- 


],)i.  LES   CLASSES   SOCIALES 

ilière  de  voir —  dans  la  l'aihlesse  croissante  de  la  classe 
des  commerçants  et  armateurs.  Une  nouvelle  route  vers 
les  Indes  et  la  dt'cou verte  de  l'Amérique  ayant  porté 
un  coup  funeste  à  l'activité  commerciale,  riiidustrie 
languit,  l'énergie  guerrière  privée  de  son  stimulant 
ordinaire,  l'expansion  coloniale,  décline.  Venise  perd 
de  plus  en  plus  son  caract.ire;  et,  devenue  une  simple 
ville  de  plaisirs  elle  s'abaisse  sans  cesse  jusqu'à  ce  que 
par  une  décadence  continue  elle  arrive  à  tomber  sous 
les  coups  de  quelques  régiments  français,  détachés  de 
l'armée  de  Bonaparte. 

D'après  Montesquieu,  «  le  principe  de  Gouverne- 
ment est  ce  quile  fait  agir  ».  Si  l'on  adopte  ce  sens,  le 
principe  de  la  cit»'  commerçante,  c'est  l'amour  des 
richesses.  Les  moyens  d'action  sont  la  ruse  ou  du 
moins  l'habileté  dans  les  échanges;  son  but,  l'extension 
des  colonies,  le  perfectionnement  des  arts  industriels, 
le  développement  de  la  marine  et  des  voies  de  com- 
munication. 

Au  lieu  d'une  division  des  Sociétés  d'après  la  natu- 
re du  Gouvernement,  il  vaut  donc  mieux  —  si  l'on  veut 
avoir  une  classification  naturelle —  l'appuyer  sur  le  gen- 
re d'activité  propre  à  la  classe  dominante.  On  obtien- 
dra ainsi  un  certain  nombre  de  types  de  sociétés, 
dont  on  déterminera,  comme  dans  l'exemple  précédent, 
le  caractère,  le  principe,  les  ressources  et  la  direction. 
y.u  voici  d'une  façon  très  succincte  l'énumération. 

\°  La  Cifr  CrKefrirrc  dont  le  modèle  le  plus  parfait 
a  ('-té  fourni  par  Sparte  ou  encore  par  Honu^,  quand  sa 
domination  ne  sortait  pas  encore  de  l'Italie.  La  classe 
dominante  est  celle  des  professionnels  de  la  guerre, 
de  ceux  qui  ont  le  service  militaire  comme  principale 
ou  même  comme  unique  occupation. 

L'esprit  qui  anime  les  membres  de  cette  classe  est 
l'honneur,  le  désir  de  posséder  les  qualités  militaires 


La   MÉTIlODi':  155 

et  (le  les  montrer  aux  autres,  ce  qui  est  le  j^age  le 
plus  sur  Jestinie,  de  gloire  et  de  puissance.  Dans  la 
psychologie  de  lolfieier  et  du  soldat,  on  trouverait 
que  ci'S  qualités  se  rapportent  à  l'activité  physique,  ;i 
la  volonté,  au  sentiment  et  à  rintelligence.  Elles  com- 
prennent la  force,  l'adresse,  la  beauté  physique  ou 
plutôt  la  beauté  mâle,  indice  de  vigueur  et  de  fierté  ; 
la  décision  prompte,  le  courage,  l'intrépidité  en  face 
des  dangers  de  mort;  l'idée  de  subordination,  la  con- 
fiance dans  les  chefs,  la  fidélité  poussée  jusqu'à  l'o- 
béissance aveugle  ;  et,  chez  les  supérieurs,  l'autorité, 
Ihabitude  du  commandement,  la  l'aideuret  parfois  la 
brutalité;  les  connaissances  techniques,  la  tactique 
militaire,  la  ruse  et  l'idée  que  le  succès  justifie  tous  les 
moyens. 

Cet  esprit  pénètre  dans  la  cité  et  lui  imprime  son 
caractère  propre.  Les  législateurs  s'efforcent  de  fortifier 
les  institutions  militaires,  de  maintenir  et  d'accroître 
les  privilèges  de  l'armée. — Les  juges, quand  ils  ne  sont 
pas  recrutés  dans  la  classe  dominante,  ii'cUcndent  pas 
leur  juridiction  sur  l'armée  qui  a  ses  tribunaux  spé- 
ciaux.—  Les  chefs  de  l'Etat, rois, éphores  ou  consuls  sont 
les  plus  hautes  personnifications  de  l'esprit  militaire  ; 
ils  placent  leur  idéal  dans  la  guerre  et  mesurent  leur 
mérite  par  le  nombre  de  leurs  victoires  ;  ils  ont  pour 
principal  objectif  d'augmenter  les  moyens  de  défense 
et  d'attaque. — Les  paysans  sont  esclaves,  attachés  à  la 
glèbe,  surchargés  de  corvées  et  de  tailles  ;  ils  sont 
incultes,  ignorants,  plies  à  l'obéissance  ou  au  servi- 
lisme. — Les  seules  industries  llorissantes  sont  celles  des 
armes. — Le  commerce  est  peu  actif  :  les  commerçants 
sont  souvent  des  étrangers  qui  viennent,  à  la  nouvelle 
d'expéditions  heureuses,  ollVir  des  bijoux,  des  armes, 
des  objets  in(lustri{ds  inconnus  dans  le  pays,  surbuit 
des  parures    de    femmes,  ([uehiuefois  du  vin,  aujour- 


156  LES   CLASSKS   SOClALfCS 

(riiiii  de  ["opium  et  do  lak-ool.  La  (lilc  s'étend  par  la 
conquête,  et  spolie  de  leurs  terres  les  anciens  proprié- 
taires réduits  au  rôle  d'esclaves  ou  de  colons.  —  Les 
riches  sont  les  nobles  appartenant  aux  familles  conqué- 
rantes :  ils  possèdent  de  grandes  étendues  de  terre 
sur  lesquelles  ils  règnentavec  cette  autorité  rigoureuse 
d'un  chef  sur  des  êtres  inférieurs.  Leurs  plaisirs  sont 
une  imitation  des  exercices  pratiqués  à  la  guerre  ;  ils 
montent  à  cheval,  chassent  et  se  livrent  aux  jeux  vio- 
lents qui  développent  la  force  et  font  valoir  leurs  qua- 
lités physiques.  Ils  n'aiment  ni  la  poésie,  ni  les  arts, 
ni  l'éloquence.  L'éloquence  n'est  qu'un  bavardage  de 
rhéteur  et  un  beau  coup  de  sabre  vaut  mieux  qu'une 
belle  sentence  ;  les  poètes  sont  des  rêveurs  inutiles 
qui  ne  méritent  d'être  tolérés  que  s'ils  célèbrent  les 
sanglantes  batailles  ;  quant  aux  arts  il  vaut  mieux 
savoir  construire  un  retranchement  que  tailler  une 
statue  dans  un  bloc  de  pierre.  —  Les  prêtres  sont  ga- 
rantis du  despotisme  universel  par  l'antiquité  de  leurs 
croyances  et  le  prestige  attaché  au  culte  ;  ils  peuvent 
montrer  plus  d'indépendance  ;  et,  quand  leurs  privilè- 
ges sont  menacés,  ils  opposent  à  la  force  la  puissance 
mystique  qu'ils  puisent  dans  la  connaissance  des  rites 
tout-puissants  et  des  formules  redoutables-  ^Liis,  si 
dans  cette  rivalité  le  pouvoir  temporel  l'emporte,  les 
prêtres,  grâce  à  la  latitude  laissée  dans  rinterpr(^tation 
des  dogmes,  se  plient  aux  mœurs  guerrières.  Désireux 
de  satisfaire  les  nobles  patriciens,  ils  mettent  la  volon- 
té des  Dieux  d'accord  avec  les  goûts  de  la  classe  domi- 
nante :  les  Dieux  j)assent  pour  inspirer  les  entreprises 
gucrj'ières,  et  dans  le  cas  de  victoires  on  les  honore 
comme  auteui's  du  succès. — l'n  dernier  trait  de  la  Cité 
(iiierrière  est  la  sévérité  de  l'éducatiou.  Les  enfants 
sont  élevés  durement  et  plies  par  un(;  contrainte  rigou- 
reuse à  l'obéissance   qui  est   la  première  des  vertus. 


LA    MÉTHODE  157 

Les  mastigophnrcs  ou  poritnirs  de  fouet  jouaient  un 
rôle  important  à  Sparle,  et  on  sait  qae  chaque  année, 
devant  l'autel  d"Artémis,les  jeunes  gens  étaient  frappés 
jusqu'au  sang,  et  mettaient  leur  point  d'honneur  à 
succomber  plutôt  que  de  se  plaindre. 

Le  principe  de  la  Cité  (îuerrière  est  l'honneur  ;  ses 
moyens  d'action  sont  le  courai^e  et  la  force  ;  son  but, 
l'extension  de  son  territoire,  le  développement  de  sa 
puissance  militaire. 

2"  La  Cilê  Reiigicffsr  dont  la  Jérusalem  antique,  Ge- 
nève sous  Calvin,  Rome  sous  la  domination  papale  of- 
frent des  modèles  accomplis. 

La  véritable  puissance  appartient  à  la  classe  sacer- 
dotale. Par  suite,  ce  sont  les  croyances  des  prêtres, 
leurs  sentiments  et  leurs  intérêts  relii^ieux  qui  diri- 
gent le  gouvernement,  inspirent  sa  politique  et  lui 
dictent  ses  décisions.  Or  s'il  y  a,  suivant  les  temps  et 
les  pays,  une  grande  diversii('  dans  les  pratiques  re- 
latives au  culte,  il  y  a  une  similitude  profonde  dans 
l'idée  fondamentale  de  toute  religion.  Celte  idée  est  la 
foi  en  des  puissances  invisibles  qui  dominent  complè- 
tement l'homme  par  leur  force  et  leur  intelligence, 
en  des  êtres  mystérieux  qui  se  dérobent  au  vulgaire, 
mais  qui,par  une  grùce  sp('ciule,se  sont  dévoih'S  à  des 
hommes  privilégiés  et  leur  ont  comnujiii(|ué  des  véri- 
tés inaccessibles  à  la  raison  Les  prêtresse  procla- 
ment les  interprètes  autorisés  de  ces  esprits,  les  minis- 
tres de    ces    volontés,  les  vicaires  de  Dieu. 

Tout  découle  delà  :  leur  orgueil,  ItMirs  prétentions 
indeslructibhîs,  la  cruauh'  inconsciente  de  leur  fana- 
tisme, les  minuties  impc^ratives  du  culte,  la  sainte  in- 
dilférence  pour  les  intérêts  matériels  du  peuple,  leur 
naïve  avidité  qui  se  cache  sous  les  dehors  de  la  dévo- 
tion. Le  prêtre  est  convaincu  qu'il  esta  marqué  d'un 
sceau  spécial  »,  qu'il  est  «  un  vase  d'élection  »  ;    com- 


158  LES    CLASSES    SOfJALES 

ment  irauruit-il  pas  du  dédain  pour  le  vulgaire?  Il  est 
l'org-ane  de  la  divinité  ;  n'est-ce  pas  un  crime  de  mé- 
connaître sa  parole  et  de  transgresser  ses  ordres  ?  Il 
sait,  sans  aucun  risque  d'erreur^  où  est  la  vérité  ;  n"a- 
t-il  pas  le  droit  de  façonner  à  sa  guise  les  esprits  et 
de  briser  les  résistances  par  la  force  et  au  besoin  par 
de  salutaires  supplices?  Dieu  a  eu  rinfînie  condescen- 
dance de  révéler  aux  hommes  le  détail  des  règles  qui 
conduisent  au  bonheur  ;  y  a-t-il  des  fautes  plus  gra- 
ves que  l'oubli  de  ces  régies,  l'inobservance  des  rites 
et  des  cérémonies  ?  —  L'agriculture  est  une  chose 
secondaire  (juon  néglige  et  qui  végète  ;  le  commerce 
est  corromp'i  dans  son  essence  et  il  faut  le  soumettre 
à  un  contrôle  rigoureux  ;  l'industrie,  qui  n'est  pas  em- 
ployée au  culte  des  Dieux^,  est  presque  un  attentat 
contre  la  divinité,  un  empiétement  sur  ses  droits.  — 
La  poésie  et  les  arts  sont  au  contraire  encouragés 
quand  ils  sont,  par  leurs  chants  et  leurs  symboles,  la 
glorification  des  choses  religieuses. 

Voilà  ce  que  donne  la  déduction,  déduction  qui  se 
vérifie  par  l'observation  analytique. 

Les  législateurs  donnent  partout  la  prééminence  aux 
prescriptions  religieuses.  Ils  s'attribuent  l'infaillibilité, 
et,  dédaigneux  des  avis  qui  viendraient  des  laïques, 
repoussent  tout  contrôle  étranger.  Ils  ne  souflVent  pas 
non  plus  de  limites  au  pouvoir  des  lois, qui  s'étend  non 
seulement  sur  tous  les  actes  extérieurs,  mais  qui  pé- 
nètre jusque  dans  l'intimité  des  consciences.  Le  cœur 
et  l'esprit  ne  sont  pas  plus  libres  que  le  corps  :  la  lé- 
gislation s'empare  de  l'homme  tout  entier  et  réglemente 
sa  vie  dans  tous  ses  détails. 

Les  juges  sont  des  prêtres  ou  des  hommes  dévoués 
à  leurs  idées.  Préoccupés  avant  tout  du  triomphe  de 
la  religion,  ils  sont  indulgents  pour  les  délits  et  môme 
les  crimes  civils,  mais  terribles    pour  l'indépendance 


LA    .MÉTIIODH  l'îî) 

(le  la  pensée  et  les  vellcili's  de  résislaiice  à  l'Eglise. 
11  suffit  d'embrasser  la  statue  d'un  Dieu  ou  de  péné- 
trer dans  une  enceinte  sacrée  pour  qu'un  meurtrier  soit 
à  l'abri  des  poursuites;  les  crimes  de  Robert  le  Diable 
s'ellacent  par  un  pèlerinage  à  Jérusalem, et  les  ofl'ran- 
des  ont  toujours  été  très  efficaces  pour  racheter  les 
fautes.  Mais  à  Jérusalem  Jésus  était  crucifié  pour  avoir 
fait  son  «  sermon  sur  la  montagne  »  ;  à  Rome  on 
emprisonnait  Galilée  coupable  d';i.voir  affirmé  le  mou- 
vement de  la  terre  ;  Innocent  III  condamnait  en  masse 
tous  les  Albigeois,  etc.. 

Les  chefs  d'Etat,  rois  ou  papes,  doivent  être  les  ins- 
truments dociles  des  prêtres.  Eeur  rôle  est  de  main- 
tenir à  l'intérieur  la  pureté  de  la  religion,  d'exécuter 
les  décisions  des  juges,  de  frapper  les  hérétiques,  et  de 
combattre  au  dehors  les  infidfdes.  En  retour  de  leur 
docilité,  ils  sont  entourés  d'un  grand  prestige;  et,  con- 
sacrés par  le  droit  divin,  ils  passent  pour  être  les  re- 
présentants de  Dieu  sur  la  (erre. 

L'armée  est  une  force  indispensable  à  l'ordre  et  à  la 
sécurilé.  Elle  est  favorisée,  mais  à  la  condition  de  res- 
ter toujours  soumise  à  la  volonté  intolérante  des  prê- 
tres, (îomme  les  principes  des  deux  classes  sont  oppo- 
sés, il  survient  des  rivalités  entre  (dles,  rivalités  qui 
se  manifestent  en  révoltes  ouvertes  ou  du  moins  en  un 
mauvais  vouloir  falal  à  l'esprit  militaire. 

L'activité  sociale,  tournée  vers  les  choses  mystiques, 
fait  défaut  pour  les  besognes  matérielles  d(^  simple 
utilité.  Pas  de  routes  ou  des  roult'smal  entretenues  ; 
des  champs  mal  cultivés  ;  des  marais  insalubres  comme 
dans  la  campagne  romaine  ;  des  industries  en  relard; 
des  procédés  routiniers.  Les  paysans  chargés  de  dîmes 
quittent  la  campagne, et  se  réfugient  dans  la  ville  où 
ils  vivent  d'aumônes.  La  richesse  diminue, et  il  faut  que 
les  fidèles  vivant  à  l'étranger  comblent  le  déficit  par 
leurs  générosités. 


IGO  LES  CLASSES   SOCIALES 

Le  principe  de  la  Cité  Religieuse  est  la  foi;  ses  mo- 
yens d'action  sont  puisés  dans  la  confiance  qu'elle  met 
en  l'assistance  des  êtres  surnaturels;  sa  lin  est  d'accroî- 
tre son  prestige,  en  étendant  le  plus  loin  possible  la 
croyance  que  les  maîtres  de  la  Cité  sont  en  possession 
d'une  force  mystique  invincible. 

3"  La  Cik'  Comtncrra/ifc,  dont  il  a  été  parlé  plus 
haut. 

4"  La  Cité  Industrielle,  dont  on  peut  donner  comme 
exemples  Athènes,  Florence  et  les  Communes  du  ]Mo- 
ven-Age.  Ce  qui  la  caractérise,  c'est  la  place  accordée 
aux  artisans  dans  la  direction  des  afi'aires.  Et,  comme 
les  corporations  d'arts  et  métiers  comprennent  la  ma- 
jeure partie  des  citoyens,  un  des  traits  les  plus  sail- 
lants de  ces  Cités  est  le  régime  démocratique. 

Le  principe  qui  domine  est  l'idée  d'égalité.  Tous  les 
hommes  sont  au  même  titre  membres  de  la  Cité  ;  ils  ont 
les  mêmes  droits  et  sont  soumis  aux  mêmes  charges. 
Pas  de  distinction  de  naissance,  de  fortune,  de  profes- 
sion; mais  les  fonctions  sont  réservées  au  mérite,  pro- 
clamé par  l'opinion  publique  dans  des  élections  libres. 
Ou  mieux  cette  égaliti;  fondamentale  sera  plus  sûre- 
ment maintenue,  si  le  choix  des  fonctions  est  réglé 
par  le  sort.  De  là  à  x\lhènes  le  rôle  de  la  fève  dans 
l'élection  des  magistrats;  de  même  à  Florence  les  Pri- 
eurs des  Arts,  qui  formaient  le  Conseil  du  Gouverne- 
ment, ('taient  tirés  au  sort  sur  une  liste  d'éligibles.  — 
L'égalité  entraîne  la  liberté. La  puissance,  conférée  dans 
les  élections  par  la  volonté  du  peuple,  est  empruntée, 
révocable,  passagère;  par  suite  elle  n'a  qu'une  faible 
prise  sur  l'indépendance  des  sujets,  véritables  souve- 
rains. Si  par  quelque  surprise  ou  hasard  elle  menace 
do  devenir  despotique,  le  peuple, conscient  de  sa  force 
et  jaloux  de  son  droit,  s'insurge  contre  elle  et  cherche 
en  la  brisant  à  maintenir    légalité.  Le  peuple,  souvent 


LA    MÉTHODE  161 

Iroinpé  par  dos  ambilicux,  devient  soupçonneux,  et, 
avant  que  le  mal  n'éclale,  prend  des  précautions  pour 
le  prévenir.  Delà  l'ostracisme  à  Athènes  ;  l'exil  prati- 
qué à  Florence  contre  les  familles  les  plus  opulentes; 
les  chartes  de  franchise  achetées  à  prix  d'or  aux  Sei- 
gneurs par  les  Communes  dn  Moyen-Age.  La  liberté 
daus  les  élections  a  pour  corollaires  ht  liberté  de  la 
parole,  et  les  droits  de  contrôle  et  de  critique.  Dans  les 
démocraties  l'opinion  {)ublique  jouit  d'un  grand  cré- 
dit, parce  que  les  paroles  peuvent  bientôt  se  traduire 
en  actes.  A  Athènes  les  citoyens  se  plaisaient  à  s'as- 
sembler sur  l'Agora,  s'intéressant  aux  affaires  de  l'E- 
tat, les  discutant  et  cherchant  à  s'éclairer  auprès  des 
orateurs.  Une  conséquence  de  cette  liberté  dans  les 
discussions  et  les  crili({ues,  c'est  une  agitation  conti- 
nuelle, parfois  de  la  turbulence  ou  même  des  émeutes. 
—  iMais,  par  un(^  heureuse  compensation,  la  vie  sociale 
a  plus  d'intensité.  Les  sacrifices  en  impôts  et  en  service 
militaire  sont  plus  facilement  supportés,  parce  qu'ils 
sont  volontaires;  le  travail  est  plus  actif,  plus  produc- 
tif, plus  intelligent  ;  la  richesse  augmente  et  une  partie 
en  est  prélevée  pour  les  embellissements  de  la  ville, em- 
bellissements auxquels  tous  les  citoyens  s'intéressent; 
les  arts  se  dévelo|)pent  et  rélo([uence  ([ui  a  un  objectif 
déterminé    prend    une  màb^  vigueur. 

Voilà  l'ensemble  ^es  caractères  qui  semblent  devoir 
s'associer  dans  une  Cit('  oîi  domine  la  classe  nombreuse 
des  travailleurs.  Si,  conformément  à  notre  méthode 
d'analyse,  nous  parcoui-ons  en  ordre  les  différentes 
classes,  nous  arriverons  à  fa  confirmation  des  vues  pré- 
cédentes. 

Les  législateurs,  qui  tiennent  leur  j)uissance  b'gis- 
lative  du  peuple  et  qui  restent  toujoui's  sous  son  con- 
trôf(ï,  sont  amenés  par  une  succession  de  mesures  légis- 
latives à  abolir  les  privilèges,  à  effacer  les  traces  des 

H 


162  LES  CLASSES  SOCLVLES 

anciennes  dislinctions,ct  à  faire  triompher  le  principe 
d'égalité  dans  toutes  ses  conséquences.  Ils  accordent 
aussi  de  grandes  libertés  réduisant  la  part  de  con- 
trainte au  minimum. 

Puisque  le  peuple  est  souverain,  non  seulement  il 
inspire  aux  législateurs  les  lois  qui  satisfont  ses  goûts 
d'égalité,  mais  il  réclame  comme  garantie  supérieure 
le  droit  d'interpréter  et  d'appliquer  ces  lois.  L'impor- 
tance des  magistrats  professionnels  est  réduite  ;  et  les 
Juges  sont  pris,  par  la  voie  du  sort  et  seulement  pour 
un  temps  déterminé,  parmi  les  citoyens.  Les  juges, ex- 
posés à  être  jugés  eux-mêmes,  sont  plus  accessibles 
à  la  pitié  et  montrent  moins  de  rigueur. 

Les  chefs  d'Etat,  dont  le  pouvoir  dépend  d'une  élec- 
tion, ont  le  sentiment  de  leur  faiblesse.  Soumis  cons- 
tamment à  la  surveillance  de  leurs  concitoyens,  ils 
sont  amenés  à  veiller  sur  leurs  actes,  sur  leu:  s  pa- 
roles, et  a  ne  rien  faire  qui  puisse  indisposer  leurs 
électeurs  et  en  même  temps  leurs  juges.  Les  natures 
les  {)lus  généreuses  reçoivent  par  là  une  stimulation 
qui  les  porte  aux  grandes  choses:  témoin Périclès  et  les 
Médicis.  Les  esprits  médiocres  s'intimident:  ils  s'abs- 
tiennent d'agir,  ou  bien  s'eltbrcent  de  se  faire  pardon- 
ner leur  nullité  par  des  faiblesses  et  des  flatteries. 

Les  milices  sont  nationales.  Les  citoyens,  attachés 
aux  institutions  qu'ils  se  sont  données,  ne  conPient  pas 
à  des  mercenaires  le  soin  de  les  défendre.  Dès  que  la 
cloche  du  Ijcil'roi  retentissait,  les  bourgeois  des  Com- 
munes se  réunissaient  en  armes,  prêts  à  combattre 
avec  courage  pour  la  conservation  de  leurs  franchises. 
Quand  les  sentiments  démocratiques  ont  toute  leur 
force,  les  chefs  sont  choisis  dans  les  classes  populaires  : 
Cléon  était  corroycur. 

drAce  aux  lois  favorables  à  l'industrie,  la  classe  des 
artisans  prospère.  Mais   si    les   maîtres-ouvriers    sont 


LA   .MÉTHODE  16!-} 

seuls  en  possession  df  droits  politiques  —  comme 
cela  avait  lion  dans  les  trois  cités  données  en  exem- 
ple —  il  se  développe  à  côté  d'eux  une  population  d'es- 
claves et  de  prolétaires,  population  misérable  et  par- 
fois turbulente. 

Les  paysans  éloignés  de  la  ville  sont  par  là  même 
écartés  des  atVaires.  Dépourvus  diniluence  politique, 
assujettis  aux  charges  de  l'impôt,  ils  ont  cependant  la 
compensation  de  trouver  dans  une  ville  populeuse  un 
marché  oii  s'écoulent  facilement,  leurs  produits.  Les 
campagnes  dans  le  voisinage  des  Cités  industrielles 
sont  bien  peuplées  et  bien  cultivées. 

La  richesse  mobilière  s'accumule  ;  de  grandes  for- 
tunes se  concentrent  dans  un  petit  nombi-ede  familles 
favorisées  par  des  hasards  heureux;  ces  fortunes  con- 
duisent au  luxe  et  servent  au  développement  des  arts. 
Athènes  se  couvre  de  monuments  merveilleux,  Flo- 
rence résume  en  elle  la  brillante  civilisation  de  la 
Renaissance;  et,  si  les  Communes  s'étaient  maintenues, 
il  n'est  pas  douteux  qu'il  y  aurait  eu  à  côté  de  leurs 
magnifiques  Hôtels  de  Ville  d'autres  monuments  capa- 
bles de  rappeler  leur  activité  artistique. 

Les  Prêtres  supportent  avi'c  peine  le  développement 
de  l'esprit  critique,  résultat  des  institutions  libres.  Le 
}dus  souvent  ils  montrent  de  l'hostilité  à  ces  gouver- 
nements populaires, et  recherchent  l'alliance  des  classes 
aristocratiques.  Si  la  forme  démocratique  persiste,  ils 
finissent  par  s'accommoder  de  l'état  de  choses  et  des 
mu'urs  dominant(!s. 

Ainsi,  le  principe  de  la  Cilr  Induslrlel/coxi  démocra- 
tique est  l'amour  de  Tégalité;  ses  moyens  {)our  la 
mîiinti^nir  est  la  liberté  de  crili(|ue,  de  contrôle  et  de 
sulïrages  ;  sa  fin  est  de  supprimer  les  privilèges  et  de 
répandre  le  plus  largement  possible  les  bienfaits  de  la 
justice  et  les  avantages  de  la  vie  sociale. 


lOi  LES  r. LASSES   SOCL\LES 

Pour  compléter  cette  éniimération,  il  faudrait,  sem- 
ble-t-il,  ajouter  à  la  liste  précédente  la  Cité  Agricole, 
où  la  classe  dominante  serait  composée  des  paysans, 
propriétaires  et  cultivateurs  du  sol.  Peut-être  il  en 
faudrait  ajouter  d'autres  encore  si  Thistoire  en  fournis- 
sait des  modèles.  Cependant,  comme  notre  but  est  non 
d'opérer  le  travail  mais  d'indiquer  la  méthode  à  suivre 
pour  l'accomplir,  l'exposition  précédente  suffit  sans 
qu'on  ait  besoin  de  s'assurer  qu'elle  est  complète. 

Une  remarque  importante  doit  être  ajoutée. 

Dans  les  analyses  antérieures,  le  schéma  de  chaque 
Cité  a  été  dressé,  comme  si  la  classe  dominante  avait 
exercé  sa  suprématie  assez  longtemps,  et  d'une  ma- 
nière assez  complète  pour  imprimer  au  type  social  sa 
marque  caractéristique.  ]Mais  en  réalité  cette  pureté 
du  type  n'est  peut-être  jamais  complète  ou  du  moins 
elle  dure  peu  ;  car  les  classes  luttent  entre  elles  pour 
la  prééminence,  et,  par  leurs  actions  et  réactions  mu- 
tuelles, modifient  sans  cesse  la  physionomie  des  Cités. 
Bien  qu'à  prendre  les  choses  à  la  rigueur,  aucune  So- 
ciété ne  corresponde  exactement  au  type  général,  il 
n'en  faut  pas  moins  le  conserver  comme  une  norme 
propre  à  apprécier  les  Sociétés  historiques  avec  un  de- 
gré suffisant  d'exactitude.  Comme  dans  les  autres 
sciences  oîi  l'on  fait  usage  de  notions  générales,  il  fau- 
dra dans  les  cas  particuliers  introduire  les  corrections 
nécessaires.  Cela  est  surtout  indispensable  quand  il 
s'agit  des  Peuples,  où  le  mélange  des  Races,  la  diver- 
sité des  Langues,  l'étendue  du  Territoire,  l'opposition 
des  Religions,  la  variété  des  Coutumes  et  des  Tradi- 
tions rompent  l'unité  et  rendent  les  généralisations 
j)lus  difficiles. 

Avant  d'aborder  ces  problèmes,  il  est  nécessaire 
d'étudier  les  influences  mutuelles  que  les  classes  exer- 
cent les  unes  sur  les  autres.  Ce  qui  est  la  question 
«les  Corrélalions  Sociales. 


LA    MÉTIlOUt:  165 


Corrélations  Sociales. 


Les  Classes  el  les  Sociétés  ne  sont  pas  des  formes 
immobiles  et  inertes,  mais  elles  sont  le  siège  de  mou- 
vements inli.'rnes,  et  ag'issent  sur  le  dehors  comme  h 
leur  tour  elles  en  reçoivent  les  impressions. 

Précédemment  l'étude  consistait  en  une  sorte  de  mor- 
phologie sociale, et  il  sagissait  d'indiquer  les  méthodes 
({ui  pouvaient  le  mieux  servir  à  l'établissement  de  dé- 
linitions  exactes.  Maintenant, il  faut  procéder  à  l'étude 
des  classes  en  tant  qu'elles  sont  actives  et  capables  de 
changements,  et  montrer  par  quelle  méthode  il  est 
permis  d'espérer  déterminer,  avec  l'exactitude  néces- 
saire, ces  diverses  relations. 

Ces  relations  sont  d'abord  internes.^  quand  elles  ont 
lieu  dans  l'intérieur  même  de  la  classe.  Elles  naissent 
des  actions  mutuelles  que  les  membres  d'unci  classe 
exercent  les  uns  sur  les  autres. 

Par  des  théorèmes  antérieurs,  il  a  été  établi 
et  —  si  l'on  veut  résoudre  le  problème  actuel  —  il  ne 
faut  pas  oublier  que  les  membres  d'une  classe  sont 
supposés  tous  conformes  à  un  type  délini.  Cette  sup- 
position, il  est  vrai,  n'est  pas  complètement  exacte, 
mais  elle  est  nécessaire  aux  l)esoius  scicmti tiques, 
E^'ailleurs,  elle  est  d'un  emploi  aussi  légitime  que  les 
notions  abstraites  et  générales  qui  sont  utilisées  dans 
les  autres  sciences.  Car,  dans  les  deux  cas,  on  écarte 
les  particularités  et  les  écarts  pour  ne  conserver  que 
les  traits  essentiels  et  les  qualités  moyennes. 

Rappelons  en  outre  (jue  chafjue  type  de  classe  est 
caractérisé  par  un  ensemble  de  tendances  sensibles, 
de  connaissances  et  de  moyens  d'action  ;  (|u<'  parmi 
ces  éléments  il  y  en  a  de  dominateurs  ;  (jne  pour 
chaque  classe  il  existe  ainsi  des  ni(diiles  [dus  puissants, 


166  l.i;S    CLASSES    SOClAfJvS 

des  habitudes  intellecluelles  plus  fortes,  des  façons 
d'agir  plus  fréquentes  ;  que  chacune  a  son  idéal  propre. 
Le  paysan  vise  à  l'agrandisseuient  de  son  domaine, 
l'ouvrier  à  l'éh'vation  des  salaires,  le  commerçant  à  la 
richesse  ;  l'officier  met  au  premier  rang-  l'honneur  ; 
le  prêtre,  la  foi  en  des  puissances  invisibles  ;  le  juge, 
le  respect  de  la  justice  ;  le  législateur,  l'autorité  des 
lois  ;  le  chef  d'Etat  et  les  fonctionnaires,  le  plaisir  de 
commander. 

Ceci  é'tabli,  quels  sont  les  rapports  entre  les  mem- 
bres dune  même  classe  et  comment  les  étudier  ? 

Les  individus  et  les  familles  doivent  être  considérés 
comme  des  forces  qui  tendent  à  des  buts  divers.  Ces 
buts  sont  déterminés  par  des  biens  qui  n'ont  pas  tous 
la  même  valeur,  mais  qui  sont  subordonnés  à  l'un 
d'eux  regardé  comme  le  souverain  bien.  Les  forces  ne 
sont  pas  aveugles,  mais  ce  sont  des  activités  intelli- 
gentes, qui  choisissent  les  moyens  paraissant  les  plus 
propres  à  atteindre  la  fin  proposée. 

En  suivant  leur  direction,  ces  forces  peuvent  ou  se 
gêner,  ou  se  favoriser,  ou  rester  indépendantes.  Dans 
le  premier  cas,  le  bien  de  l'nn  exclut  ou  diminue  le 
bien  des  autres,  et  alors  naissent  dans  le  sein  de  la 
classe  les  rivalités,  la  concurrence,  la  lutte.  —  Dans 
le  second  cas, le  bien  des  uns  sert  ou  même  est  indis- 
j)ensable  au  bien  des  autres,  et  alors  se  réalise  l'union 
des  volontés,  union  ([ui  vient  du  concours  volontaire 
ou  de  la  subordination.  —  Dans  le  troisième  cas,  le 
bien  des  uns  est  élranger  au  bien  dos  autres,  et  alors, 
les  unités  agissant  d'nne  façon  iniltq)endanle,  la  classe 
manque  de  cohésion. 

/'■'■  C«v.  Pour  échapj)er  anx  généraliti-s  vagues  et 
[)Our  aborder  le  problème  d(î  la  méthode  en  toute 
loyauté,  supposons  (pic  le  bien  snpriMue  ancjuel  ten- 
<lent  tous  les  membres  d'nne  classe  soit  la  richesse,  et 
que  les  moyens  employi's  soient  le  commerce. 


LA  -MinilODE  107 

Il  y  a  rivalité  crinlérèls,  puisque  chaque  commer- 
çant s'efforce  d'accroître  sa  clientèle  au  détriment  de 
ses  concurrents.  Chacun  s'elTorce  de  supplanter  ses 
rivaux,  poussé  par  l'ensenihle  des  mobiles  qui  carac- 
térisent sa  sensibilité.  Il  veut  prouver  son  affection 
pour  sa  femme  en  augmentant  son  bien-être  ou  en 
fournissant  à  des  besoins  de  luxe  ;  il  est  excité  au 
gain  par  le  désir  de  relever  la  situation  de  ses  enfants; 
il  met  son  amour-propre  à  terrasser  ses  adversaires, 
parce  que  ses  succès  sont  une  preuve  d'habileté;  enfin 
il  aime  la  richesse  par  l'indépendance,  le  crédit  et 
les  jouissanci's  qu'elle  lui  promet. 

Cette  concurrence  reste  très  active  dans  les  pi'riodes 
de  transition  oi^i  la  classe,  mal  adaptée  au  milieu  so- 
cial et  à  des  circonstances  nouvelles,  n'a  pas  encore 
pris  un  état  d'équilibre.  Elle  ressemble, par  ses  effets, 
à  la  concurrence  qui  s'établit  entre  des  espèces  ani- 
males vivant  dans  le  même  habilat  et  ayant  le  même 
genre  d'alimentation.  Les  espèces  mal  aruK'Cs  pour  la 
lutte  disparaissent, ou, sous  la  pression  de  la  nécessité, 
se  transforment  par  une  accumulation  progressive  de 
changements  dans  les  habitudes  et  dans  l'organisa- 
tion. Ce  qui  se  produit  dans  le  monde  animal,  sous 
l'action  de  forces  aveugles  ou  à  peine  conscientes, 
se  réalise  dans  les  Sociétés  avec  une  plus  claire 
aperception  du  but.  Le  mécanisme  d"activit('S  fatales 
fait  place  au  jeu  plus  libre  des  volontés  intelligentes. 

Dans  la  lutte  commerciale,  il  y  a  des  raisons  qui 
amènent  le  triomphe  des  uns,  la  défaite  des  autres. 
C(!s  raisons  sont  recherchées,  étudiées,  analysées.  A 
mesure  qu'elles  sont  d('Couvertes  et  mieux  connues, 
les  nouveaux  venus  s'attachent  à  employer  les  procé- 
dés qui  ont  le  mieux  réussi.  A  Tyr,  des  commerçants 
pleins  d'audaces  arment  des  vaisseaux,  cotoyent  tous 
les  rivages  de  la  Méditerranée,  s'aventurent  même  au- 


168  LES  CLASSES  SOCLVLLS 

delà  des  colonnes  d'Hercule,  toujours  enquête  de  nou- 
veaux marchés  :  le  commerce  d'exportation  a  donné 
la  fortune  à  quelques  novateurs,  et  beaucoup  à  Tenvi 
suivent  cet  exemple.  Au  moyen-àge  quelques  commer- 
çants ont  ridée  de  former  des  corporations  fermées, 
et  ce  régime  s'étend  et  se  consolide.  Au  commence- 
ment de  ce  siècle  régnait  en  maîtresse  cette  maxi- 
me «  vendre  le  plus  cher  possible  »,  et  sous  toutes 
les  latitudes  les  marchands  s'efforçaient  par  toutes  sor- 
tes d'habiletés,  de  ruses  et  de  mensonges  d'exploiter 
l'ignorance  de  leurs  clients.  Depuis  l'innovation  des 
Grands  Magasins  Boucicaut,  les  habitudes  commer- 
ciales sont  en  voie  de  transformation.  Le  prix  des 
marchandises  est  indiqué  en  chilïres  connus  et  appa- 
rents ;  ce  prix  est  le  même  pour  tous  les  acheteurs  : 
de  plus,  il  est  fixé  de  façon  à  réduire  le  bénéfice  de 
chaque  vente,  mais  par  contre  à  multiplier  le  nombre 
des  acheteurs  attirés  par  le  bon  marché. 

Partout  où  il  y  a  lutte  commerciale,  on  découvre  les 
mêmes  effets  :  élimination  des  faibles  et  des  mala- 
droits ;  adaptation  des  autres  qui,  par  imitation  inté- 
ressée, s'efforcent  d'employer  les  procédés  dont  la  va- 
leur a  été  reconnue  par  le  succès.  Mais  de  toute  façon 
la  classe  tend  à  une  homogénéité  qui  persiste, tant  que 
des  circonstances  nouvelles  ne  viennent  pas  la  troubler. 

Cette  homogénéité  fait  que  tous, par  un  contrat  ta- 
cite ou  exprès,  agissent  d'une  façon  analogue. 

Deux  lois  à  tirer  de  l'examen  de  ce  premier  cas: 

1"  Loi  de  co/uN/re/ice  :  les  plus  habiles  dans  leur 
profession  renijiorlent  ;  les  faibles  sont  éliminés  ou  se 
transforment. 

"2"  Loi,  dlnniKK/riirilr  :  ils  se  trnnsfofnient  par  imi- 
hilion  vohnilaire  ;  dOù  simililude  dans  toute  l'étendue 
de  la  classe. 

'2'"''  Cas.  —  Ce  deuxième  cas  consiste  dans  une  con- 


LA    MÉlllODK  \(j\) 

cordance  entre  li's  volontés,  lorsque  les  membres  d'une 
classe,  tout  en  poursuivant  leur  Itien  propre,  favorisent 
les  autres  membres  dans  leurs  ellorts  vers  le  but  (ju'ils 
se  proposent. 

Cette  harmonie  entre  les  volontés  constitue  ce  que 
Ton  appelle  l'esprit  de  corps,  })hénomène  social  dont 
limportance  est  considérable  et  qui  soulève  diverses 
(juestions.  Pour  signaler  son  importance,  il  suffit  de 
rappeler  la  puissance  d'action  que  confère  la  commu- 
nauté des  idées,  des  aspirations  et  des  volontés  an 
clergé,  à  la  magistrature,  à  la  noblesse,  à  l'armée,  à 
l'université,  à  toutes  les  classes  où  règne  une  hiérar- 
chie volontaire  ou  imposée.  —  (Juant  aux  questions, 
elles  portent  sur  la  formation  de  l'esprit  de  corps,  sur 
son  maintien  ou  son  développement,  sur  ses  altéra- 
tions, sa  décadence  ou  sa  perte. 

Si,  pour  ri'soudre  ces  problèmes,  on  voulait  suivre 
cet  empirisme  timoré  qui  —  sous  prétexte  dimpar- 
tialilé  —  recueilb'  indistinclement  tous  les  faits  ollrant 
(juelque  rapport  plus  ou  moins  lointain  avec  la  ques- 
tion, on  obtiendrait  un  amoncellement  si  chaotique 
(jue  l'attention, sollicitée  en  dilférents  sens,  ne  saurait 
où  se  fixer  et  se  perdrait  au  milieu  de  détails  incolié- 
]'ents.  Il  faut  donc  — ainsi  q\u)  la  remar(|ue  en  a  été 
souvent  faite —  commencer  par  trouver  un  idée  direc- 
trice, id('e  qui  doit  être  suggérée  par  la  déduction  des 
lois  psycliologiques,  mais  qui  est  due  aussi,  et  pour  la 
plus  grande  part  sans  doute,  à  l'originalité  du  penseur. 
Voici,  à  simple  titre  d'illustration  de  la  méthode,  les 
idées  qui  j)ourraient  servir  de  guide. 

\°  Art/ lire  de  l'es])fit  de  corps.  —  I. "esprit  de  corps 
est  une  forme  de  la  sympathie.  \À\  où  il  règne,  les 
fîmes  vibrent  à  l'unisson,  souffrant  des  mèm(^s  peines, 
alfectées  des  mêmes  joies,  partageant  les  mêmes  idées, 
aspirant  à   un   même    idéal    et    tendant    toutes    à    un 


170  I.IiS   CLASSES   SOCIALES 

mémo  liiit.  Il  iiy  a  pas  une  simple  similiUule  entre 
les  ide'es  et  les  sniliments,  mais  il  y  a  communauté, 
pénétration  nuituclle,  solidarité  reconnue,  volontés 
conscientes  de  leur  accord,  unité.  Voilà  pourquoi, 
fondant  un  peu  les  analogies,  on  a  pu  comparer  les 
classes  ainsi  unies  à  des  corps  organisés,  où  toutes  les 
parties  reliées  entre  elles  agissent  de  concert  sous  la 
direclion  de  Tesprit.  Mais  qu'elle  s'applique  aux 
sociétés  entières  ou  simplement  à  des  classes  distinctes, 
la  comparaison  avec  les  corps  organiques  ne  doit  pas 
être  prise  à  la  lettre.  Elle  n'est  qu'une  métaphore  dont 
l'emploi  deviendrait  dangereux  pour  la  science,  si  l'on 
oubliait  cette  différence  fondamentale  :  les  parties  d'un 
corps  organique  agissent  d'une  façon  aveugle  et  fatale; 
les  membres  dune  classe  sont  des  activités  conscientes 
et  libres. 

2°  Ses  Cat/ses.  —  L'esprit  de  corps  consiste  dans  une 
communauté  de  sentiments,  d'idées,  de  volontés.  Sui- 
vant la  règle  qui  recommande  de  «  décomposer  les 
difficultés  »,  il  faut  rechercher  les  causes  propres  à  la 
formation  de  ces  trois  sortes  d'habitudes. 

Pour  arriver  à  partager  les  sentiments  spéciaux  à 
une  classe,  il  faut  certaines  dispositions  natundles  qui 
portées  à  un  haut  degré  constituent  la  vocation.  D'un 
être  malingre  et  soutlreteux  on  ne  faisait  pas  un  de 
ces  rudes  barons  du  Moyen-àge,  qui  pienaient  plaisir  à 
se  couvrir  de  leur  rude  armure  et  à  rompre  des  lances 
dans  les  tournois.  Mais,  à  moins  que  les  aptitudes  ne 
fassent  complètement  défaut,  l'éducation  et  la  coutume 
sont  iVun  |)uissanl  secours  pour  fortifier  certaines 
tendances  et  les  rendre  presque  exclusives.  L'éducation 
se  donne  par  la  parole  et  surtout  par  l'exemple.  La 
force,  le  courage,  l'adresse  étaient  les  qualités  vantées 
à  Lacédémone.  Les  pères,  les  maîtres  n'avaient  d'éloges 
<|ue  pour  le  brave  et  ne  mo)itraient  que    mépris    pour 


LA    MÉTIIODH  171 

le  làclie  ;  les  nuirqiies  de  respect,  les  liouiieui's,  le  j)()n- 
voir  allaient  au  premier  ;  le  second,  banni  des  repas  pu- 
blics, était  parfois  frappé  par  les  lois.  Ces  impressions 
sans  cesse  renouvelées  pénétraient  dans  la  conscience  du 
jeune  Spartiate  et  donnaient  au  sentiment  de  Thonneur 
toute  son  intensité. 

Les  idées  seml»lai>les  viennent  de  la  similitude  des 
occupations  :  ainsi,  dans  cliaque  classe,  il  existe  nne 
tournure  desprit  spéciale  qui  naît  de  Thabitude  den- 
visager  les  mêmes  objets,  et  de  suivre  des  procédés 
analogues.  Mais  pour  qu'il  y  ait  esprit  de  corps,  nne 
idée  doit  dominer  dans  toutes  les  intelligences,  celle 
de  l'accord  entre  les  intérêts,  de  la  communauté  du 
bien  poursuivi.  Plus  cette  idée  est  active  et  forte,  plus 
elle  est  efficace  pour  donner  de  la  cohésion  à  la  classe. 
Au  contraire  les  doutes  et  les  suspicions  sont  moi-tels  à 
rharmoiiie.  Gomment  cette  idée  de  solidarité  peut-elle 
s'imprimer  dans  les  esprits  ?  Par  l'autorité,  l'expérience, 
la  raison  et  aussi,  indirectement,  par  la  contrainte. 
L'autorité  agit  sur  les  esprits  paresseux,  incapables  de 
l'efTort  nécessaire  pour  se  faire  une  conviction  person- 
nelle. L'expérience  du  désordre  engendré  par  les  con- 
flits et  les  dissidences  dispose  en  faveur  de  l'accord, 
et  cette  disposition  augmente  encore,  quand  on  voit 
dans  des  exemples  nombreux  les  heureux  etl'ets  de  l'u- 
nion. La  contrainte  est  fâcheuse,  parce  que  s'adressant 
à  la  sensibilité  elle  ne  sert  pas  directement  à  éclairer 
l'intelligence.  Cependant,  à  moins  qu'elle  ne  heurte 
trop  manifestement  l'expérience  et  cela  d'une  façon 
durable,  elle  iinit  par  assou}»lir  l'esprit,  et.  le  mainte- 
nant avec  force  dans  une  certaine  altitude,  airive  ;i  la 
lui  rendre  presque  naturelle.  Ainsi  des  gens  sans  aveu, 
racolés  au  hasard  dans  un  moment  d'ivresse,  soumis 
à  la  discipline  rigoureuse  du  régiment  tinissaient  — 
sous  la  menace  des  coups   de  i)lat  de    sabre  —  par  rc- 


172  l.hS   CLASSKS    SOCIAI.KS 

connaître  la  néccssilé  de  lobéissance  et  la  beauti'ï  des 
di'vouements  obscurs  :  ils  se  faisaient  les  instruments 
aveugles  de  leurs  cheis  qui  avaient  seuls  les  responsa- 
bilités de  la  justice. 

Quand  les  sentiments  et  les  idées  sont  semblables, 
les  volontés  qui  en  sont  la  résultante  se  trouvent  natu- 
rellement d'accord.  Cet  accord  st^ra  d'autant  plus  stable 
que  les  actes, propres  à  le  maintenir. seront  plus  souvent 
répétés  et  appuyés  sur  de  plus  longues  traditions.  Le 
geste  baiutuel  devient  macbinal  ;  les  marques  de  respect 
et  les  actes  de  foi  [)lient  l'automate  et  linclinent  à  la 
foi  et  au  respect.  «  Suivez  la  manière,  dit  Pascal  (1  ),  par 
«  où  ils  (les  croyants)  ont  commencé.  C'est  en  faisant 
«  tout  comme  s'ils  croyaient,  en  prenant  de  l'eau  bénite, 
('  on  faisant  dire  des  messes,  etc.  Naturellement  cela 
'(  vous  fera  croire  et  vous  abêtira  ».  Ce  qui,  en  style 
(Miergique,  signifie  que  rintelligence  et  la  volotil(' 
})rendront  la  forme  irrésistible  de  l'instinct. 

Voilà  des  d''ductions  tirées  des  lois  psychologiques 
et  appuyées  déjà  sur  l'expérience.  Mais  cette  expérience 
est  encore  vague, et,  pour  lui  donner  tonte  sa  valeur,  il 
faut  l'étendre,  la  varier,  la  préciser,  en  un  mot  la  plier 
aux  règles  de  la  méthode  scientili({ue.  Ce  contrôle 
expérimental  exigerait,  pour  être  satisfaisant,  des 
enquêtes  très  nombreuses,  portant  sur  des  époques  et 
des  civilisations  dilférentes.  JJaus  cet  essai  —  qui  n'est 
])as  un  traité  de  sociologie,  mais  une  exposition  de 
méthode  —  il  suffira  d'iudiquer  la  façon  dont  les 
recherches  devront  être  couduifes. 

1°  Nature  di'  rc'spnl  dr  cot-ps.  —  La  définition,  qui 
a  été  propos('e,  ne  saurait  s'appliquer  exactement  aux 
cas  particuliers.  Dans  tout  conce[)t  foruu'  |wir  l'espi-it. 
il  y  il  de  toute  n(''C(»ssit(''  un  écart  nvec    la    réalité    des 

1 1 1  ZV//.s7'^.s,  ;irl,   11. 


LA    MÉIIIODL  173 

(Mrcs  ou  des  l'ails,  iiilinis  dans  leur  diversité.  La  g-éné- 
ralilé  est  à  ce  prix.  Il  ne  laiil  donc  point  s'attendre  à 
ce  que  Tobservation  historique  s'accorde  dans  ses 
moindres  détails  avec  les  éléments  retenus  dans  le 
concept.  Pour  que  l'idée  ait  son  utilité  et  son  appli- 
cation, il  sulïit  que  les  similitudes  entre  l'idée  et  la 
réalité  soient  importantes  —  l'importance  se  mesurant 
au  nombre  des  lois  qui  dérivent  de  ces  similitudes 
essentielles.  Or,  l'histoire  fournit  de  nombreux  exem- 
|)les  où  s'est  réalisée,  d'une  l'a^;on  frappante,  la  commu- 
nauté des  sentiments,  des  idées  et  des  volontés,  et  où 
cette  communauté,  sentie  et  voulue  par  tous  les  mem- 
bi"es,  a  donné  naissance  à  des  phénomènes  bien  déter- 
minés. F^armi  les  exemples  les  plus  caractéristiques  on 
peut  citer  l'esprit  de  corjjs  qui  n  toujours  régné  chez 
les  moines  catholiques  et  particulièrement  chez  ceux 
du  Moyen-û-ge. 

a)  Ils  ont  les  nirincs  idi'cs.  —  Pour  eux  le  monde 
sensible  est  un  monde  d"ai)parences,  et  les  vraies  réalités 
('ciia[)pent  ;i  la  grossièreté  des  sens.  Qu'est-ce  que  le 
corps?  une  ponssière  qui  doit  bientôt  retomber  en 
poussière;  la  Ijeaulé?  le  reflet  d'une  ombre;  la  vie? 
le  rêve  d'unie  nuit.  Aux  esprits  appartienncuit  seuls 
l'être,  la  force,  la  durée.  Dans  l'homme  l'àme  seule  a 
une  valeur.  Le  corps,  c'est  un  néant;  moins  que  rien; 
c'est  l'obstacle,  le  piège,  l'ennemi.  Par  sa  lourdeui-  il 
s'oppose  aux  élans  de  ITane,  par  ses  appétits  il  aveugle 
IVsprit,  et  tous  ses  sens  sont  autant  de  fenêtres  ouvertes 
par  où  oéni'trent  les  di-mons.  Les  i'orces  de  la  nature 
n'ont  pas  uiu'  action  iiub'pendante,  elles  ne  sont  pas 
léglécs  par  des  lois  immuables,  mais  elles  sont  soumises 
à  une  volonté  maîtresse  qui  les  dirige  d'après  les 
exigences  de  la  foi.  Le  miracles  n'est  pas  rexc(q)tion, 
c'est  la  règle. 

h)  Ils  oui  les  niénies  sentimenls   de   conliance   et   de 


174  Li:S   CLASSES   SOCIALES 

crainte  à  légard  des  puissances  surnaturelles.  Ils 
sexalleut  à  la  pensée  de  connaître  les  rites,  les  prières, 
les  cérémonies  les  plus  capables  d'accroître  leur  perfec- 
tion et  d'obtenir  la  protection  divine.  Mais  ils  tremblent 
en  même  temps  de  ne  pas  la  mériter,  ingénieux  à  se 
créer  des  scrupules.  Ils  ont  les  mêmes  sentiments 
d'indépendance  et  d'ambition  :  leur  but  suprême  est 
la  grandeur  de  l'Ordre. 

c)  //.s  ont  /f.s  })u'mes  voloiilés..  Sauf  quelques  difle- 
rences  de  détail,  leur  conduite  est  la  même.  Ils  s'etTor- 
cent  tous  de  maintenir  leur  foi,  en  se  pliant  à  cet 
ensemble  de  pratiques  religieuses  qu'est  une  Règle 
monastique.  Cette  règle  minutieuse  dans  ses  détails 
est  bien  simple  dans  son  principe  :  la  vie  avec  tous  les 
biens  terrestres  ne  sert  qu'à  édifier  le  bonbeur  de  la 
vie  future.  Que  la  vie  terrestre  ne  soit  donc  pour  tous 
({u'une  longue  et  incessante  méditation  de  la  mort! 

dj  Ils  ont  surtout  le  vif  sentiment  de  leur  identité 
fondamentale,  le  dfîsir  de  maintenir  leur  union,  la 
volonté  de  tendre  au  même  but  :  l;i  prépondérance 
monacale. 

2°  Causes  de  cet  esprit  de  coi'ps.  La  découverte  des 
causes  se  fait  au  moyen  des  méthodes  de  concordance, 
de  différence  et  de  variations  concomitantes.  Ces  mé- 
thodes trouvent  ici  leur  emploi  avec  un  degré  suffisant 
de  pr('cision. 

Pour  les  idées,  l'examen  comparatif  des  dilférents 
ordres  religieux  montre  que  la  circonstance  commune 
à  tous  les  cas  est  l'éducation  fortiliée  par  l'exemple. 
(Méthode  de  concordance).  Que  le  relâchement  vienne 
à  s'introduire  dans  une  abbaye  (méthode  de  différence), 
et  la  force  des  croyances  mystiques  s'affaiblit  :  les 
néophytes,  (jui  ne  vivent  plus  dans  une  atmosphère 
d'aussi  pieuse  dévotion,  laissent  j)énétrer  eu  eux  et 
croître  les  idées  du  siècle.  Puis  la  croyance  altérée,  les 


LA    MÉTllODH  175 

sentiments  perdent  à  leur  tour  de  leur  vivacité'  ;  par 
une  nouvelle  conséquence,  la  règle,  qui  peut  être 
encore  suivie  dans  les  pratiques  extérieures,  est  mé- 
connue dans  ses  prescriptions  essentielles.  Et  enfin, 
comme  le  lien  qui  unit  tous  les  ordres  monastiques 
est  surtout  moral,  la  solidarité  est  compromise.  Des 
divergences  se  manifestent,  des  rivalités  et  même  des 
luttes  éclatent. 

Pour  les  sentiments,  la  comparaison,  employée  dans 
lamélhode  de  concordance,  montre  qu'ils  sont  dus  sans 
doute  à  cette  vie  d'isolement  oii  ne  pénètre  aucune 
influence  ('trangère.  Ils  partagent,  tous,  les  mêmes 
sentiments  parce  qu'ils  sont  soumis  à  la  discipline 
d'une  règle,  difCérente  dans  les  détails,  mais  identj(iue 
dans  le  fond.  La  méthode  de  différence  est  applicable 
et  conlirmc  cette  première  vue.  En  effet,  l'amour 
mystique,  la  confiance  dans  les  puissances  surnaturelles 
et  la  pi('té  se  sont  affaiblis,  toutes  les  fois  que  l'isole- 
ment n'a  pas  été  maintenu,  et  que,  par  le  relâchement 
de  la  règle,  les  idées  du  siècle  ont  [)u  pénétrer  dans 
les  monastères. 

L'idcntitt'  de  conduite  a  pour  cause  l'obéissance  aux 
sujif-rieurs,  obéissance  volontaire  et  absolue  qui  j)orle 
non  seulement  sur  les  actes  extérieurs,  mais  sur  l'être 
tout  eiiiier.  La  preuve  en  serait  fournie  parles  mômes 
méthodes.  Tant  que  l'obéissance  passe  pour  un  devoir 
fondamental,  comme  les  supérieurs  sont  eux-mêmes 
soumis  à  une  hiérarchie  qui  va  jusqu'au  Pape  souve- 
rain de  toutes  les  volontés,  la  conduite  reflète  partout, 
sous  la  multiplicité  des  formes,  le  même  idéal.  Dès 
que  ce  devoir  de  soumission  estmi'connu,  la  diversité 
apparaît  et  des  écarts  sur  des  jtoirits  essentiels  se 
produisent:  Lutber,  Calvin  refusent  de  se  soumettre,  et 
le  protestantisme  naît. 

Quant  à  l'union  des  Moines  et  à  leur  esprit  de  soli- 


176  LES  CLASSES  SOCLALES 

daritf',  la  cause  doit  en  vive  attribuée  à  une  siilectioii 
rigoureuse,  qui  n'introduit  dans  les  monastères  que 
des  sujets  d'une  vocation  éprouvée,  et  écarte  ou  rejette 
tous  les  éléments  indignes.  Quand  les  Abbayes  de- 
vicnni-nl  riches  et  que  la  grandeur  de  leurs  revenus 
lente  la  cupidité  des  Nobles,  l'esprit  monastique  s'al- 
tère et  les  Ordres,  isolés  dans  leur  égoïsme,  n'ont  plus 
la  même  cohésion.  Au  contraire,  quand  une  réforme 
interdit  l'accès  des  cloîtres  à  tous  ceux  qui  sont 
dépourvus  de  vertus  monacales,  les  religieux  repren- 
nent leurs  forces,  toutes  les  volontés  convergeant  vers 
le  môme  but.  (1). 

S"'^  Cas.  —  Ce  troisième  cas  est  donné  pour  épuiser 
lénumération.  Mais  en  réalité,  puisque  les  membres 
de  la  classe  s'isolent  et  s'ignorent  mutuellement,  les 
rapports  entre  eux  ou  n'existent  pas,  ou  sont  tellement 
faibles  que  l'union  ne  peut  se  former.  Cette  classe 
manque  de  cohésion  et  par  suite  de  force.  C'est  ce  que 
l'on  peut  remarquer  pour  les  populations  agricoles 
qui,  dispersées  sur  un  vaste  territoire,  ne  savent  point 
concerter  leurs  elforts,  et  qui,  malgré  l'utilité  de  leur 
rôle  social,  sont  souvent  opprimées. 

Relalions  des  c  fasse  s  les  unes  envers  les   autres. 

C'est  par  une  abstraction  nécessaire  au  succès  de 
la  méthode  que  les  classes  ont  été  jusqu'à  présent 
étudi('es  à  l'état  isolé,  comme  si  elles  n'entretenaient 
{)oint  de  rapports  avec  les  autres  groupes,  et  ne  subls- 

|1)  M.  Tarde  fail,  hicn  ressorlir  cet  exclusivisme  de  classe,  u  C'est 
en  vcrlu  du  besoin  de  conformisme,  dil-il,  qu'une  classe  dominante 
excuse  chez  ses  mandataires  ses  propres  vices  et.  e.xi;,'e  d'eux  l'adhésion 
à  ses  [)ropi'es  idées.  L"n  dissident,  soit  par  l'incoiTuptibilité  de  son 
caractère,  soit  par  rori.^Mnalité  de  sa  pensée,  est  pour  elle  à  double 
(lire  un  adversaire  qu'une  logique  ri{,'oureuse  mais  étroite  lui  ordonne 
d expulser  )).  [Logique  Sociale,  p.  78) 


LA    .METIlODi:  1  /  / 

s.iient  point  d'autres  influences  externes.  En  réjilité, 
cet  isolement  n'existe  pas  plus  pour  les  classes  de  la 
Société  que  pour  les  organes  du  corps.  Mais  de  menie 
([lie  le  savant  cherche  à  connaître,  par  une  anatomie 
exacte,  la  structure  intime  des  organes,  parce  que  les 
fonctions  dérivent  de  cette  structure  ;  de  même  avant 
d'entreprendre  l'étude  de  la  vie  sociale,  il  était  indis- 
pensable de  pénétrer  la  nature  des  classes.  Car  la  vie 
sociale  est  un  tissu  de  leurs  actions  et  réactions  mu- 
tuelles, des  inlluences  subies  de  la  part  des  choses  ou 
exercées  sur  le  milieu,  et  enfin  dis  modilications  nées 
des  Sociétés  étrangères  par  le  commerce,  les  commu- 
nications scientifiques,  l'écliange  des  idées  ou  par  la 
guerre  et  la  contrainte.  —  Pour  se  rapprocher  de  la 
réalité  il  est  donc  nécessaire  de  faire  un  pas  en  avant, 
en  replaçant  les  classes  sociales  dans  le  milieu  nalu- 
r(d  oîi  elles  sont  appelées  à  évoluer.  Après  l'étude  des 
organes,  l'étude  des  fondions. 

Résumons  de  nouveau  les  points  acquis.  —  Chaque 
classe  se  compose  de  membres,  considérés  comme 
étant  l'expression  d'un  même  type.  —  Chacune  a  d'au- 
tant })lus  de  cohésion  que  ses  membres  ont  à  un  plus 
haut  degré  le  sentiment  de  la  solidarité,  (hi  j)eut  ainsi 
considérer  leur  action  commt;  étant  la  résultante  d'ac- 
tions particulières  et  uniformes.  — ^  Une  autre  consé- 
quence immédiate,  c'est  qu'il  devient  itossijjle  de  né- 
gliger les  individus  et  de  parlei*  vies  groupes  comme 
s'ils  étaient  des  êtres  organiques,  des  corps  matériels 
avec  des  milliers  de  membi'es  et  animés  d'un  même  es- 
prit. —  Le  mot  «  esprit  de  corps  »  employé  dans  la 
langue  vulgaire,  di'vieiit  ainsi  une  expression  précise 
et  assez  rapprochée  de  la  réalitv  pour  être  d'un  usage 
scientifique.  Le  physiologiste  sait  (|u"uii  muscle  se 
compose  de  fibres,  qui  ont  toutes  la  même  structui'e 
et  qui  se  comportent  de   la  même   lagon  sous  l'action 


I7S  LKS   CLASSES   SOCIALES 

iJ(>  rinl'lux  nerveux  ;  dans  léluile  du  mécanisme  cor- 
porel, il  n"a  plus  besoin  de  songer  aux  libres  élémen- 
taires, mais,  négligeant  b)s  éléments,  il  traite  dn  mus- 
cle comme  si  cet  organe  était  simple.  —  H  y  a  un  égal 
intérêt,  dans  les  sciences  sociales,  à  n-aliser  cette  syn- 
thèse d'éléments  homogènes.  L'esprit  ne  risque  plus 
de  se  perdre  dans  le  détail  infini  et  inextricable  des 
êtres  individuels  et  des  actions  particulières,  et,  d'un 
autre  côté,  il  ne  s'égare  pas  loin  de  la  réalité  dans  un 
monde  de  fantaisie.  Il  y  a  simplification  sans  que  la 
vérité  soit  compromise. 

Quelles  sont  les  lois  qui  régissent  l'activité  des  clas- 
ses sociales  ;  comment  elles  naissent,  se  conservent, 
se  développent  ;  comment  elles  luttent  avec  des  clas- 
ses hostiles,  s'unissent  d'une  façon  durable  avec  les 
groupes  amis,  ou  s'associent  en  partis  pour  la  pour- 
suite d'un  but  passager;  comment  elles  s'adaptent  à 
des  circonstances  nouvelles,  réalisent  des  progrès  ou 
se  maintiennent  dans  un  état  d'équilibre,  voilà  les  dif- 
férentes questions  que  l'ordre  de  la    méthode  impose. 

L'idée  qui  servira  de  guide  dans  cette  recherche  est 
que  les  classes  sociales,  analogues  aux  éléments  dont 
elles  sont  la  résultante,  se  comporteront,  à  l'égard  les 
unes  des  autres,  comme  les  membres  individuels  le  font 
entre  eux.  Cette  simple  analogie  permettra  d'établir 
les  lois  suivantes,  lois  plutôt  provisoires,  qui  n'ac- 
querront leur  valeur  ([u'après  avoir  reçu  le  contrôle  de 
l'expérience. 

1o  Lois  d' indépendance  on  de  /iherté.  Les  classes, 
comme  les  individus,  repoussent  toute  ingérence 
étrangère.  Elles  aspirent  à  la  satisfaction  de  leurs  be- 
soins, de  leurs  désirs,  de  leurs  sentiments,  et  ne  sont 
point  disposées  à  abandonner  ce  qu'elles  regardent 
comme  le  bien  suprême.  Non  seulement  elles  tiennent 
à  leur  idéal,  elles  s'attachent  encore  à  leurs  habitudes 


I.A    MÉTIIODK  179 

inlcllectuelles  ;  do  plus  elles  s'elForcent  d'échapper  à 
toute  contrainte  qui  tendrait  à  modifier  leur  conduite. 
Les  êtres  sociaux,  comme  les  individus,  font  eiïort 
pour  vivre,  pour  durer,  pour  conserver  leurs  avanta- 
ges, et  pour  écarter  d'eux  toutes  les  causes  qui  leur  pa- 
raissent hostiles.  La  loi  première  et  fondamentale  pa- 
raît donc  être  une  loi  d'indépendance,  de  liberté,  de 
défense. 

2"  Loi  (Tamhitio)!  ou  amour  du  pouvoir.  Il  ne  suffit 
pas  à  l'individu  de  sauvegarder  son  indépendance, 
mais  il  tient  —  toutes  les  fois  qu'il  s'en  croit  capable  — 
à  étendre  la  sphère  de  son  inlluence.De  même  une  classe 
n'est  pas  satisfaite  de  repousser  les  envahissements 
étrangers,  mais  elle  est  elle-même  naturellement  en- 
vahissante, cherchant  à  soumettre  les  autres  classes 
et  à  les  faire  servir  à  ses  intérêts  et  à  ses  desseins. 
L"aml)itieux,  pour  étendre  son  inlluence,  emploie  sui- 
vant les  cas  l'habileté  ou  la  force,  la  persuasion  ou  la 
contrainte.  Ce  sont  également  les  armes  dont  se  servent 
les  classeS;  qui  se  montrent  avides  d'immunités,  de 
privilèges,  de  réputation  et  de  droits. 

3«  Loi  (tllostilitc.  Ce  mouvement  d'expansion  est 
exposé  à  rencontrer  un  mouvement  d'expansion  con- 
traire. Deux  classes  luttent  entre  elles  quand  leurs 
buts  sont  opposés,  quand  le  bien  de  l'une  exclut  ou  di- 
minue le  bien  de  l'autre.  Dans  cette  lutte,  chacune 
emploie  les  moyens  d'action  ({ui  lui  sont  propres.  Le 
Gouvernement  use  de  contrainte  et  se  sert  de  la  force 
publique;  le  Clergé  fait  mouvoir  le  ressort  de  la 
crainte  inspirée  par  les  puissances  mystiques  :  il  ful- 
mine des  excommunications  ou  menace  des  châti- 
ments futurs  ;  les  Patrons  chassent  des  ateliers  les  ou- 
vriers indisciplinés,  abaissent  les  salaires  et  domptent 
par  la  faim  les  velléités  de  résistance  ;  les  ouvriers  à 
leur  tour  forment  des  coalitions,  susj)endent  en  masse 


ISO  Li:s   (.LASSKS   SdCIAI.KS 

lo  travail  cl  par  la    grève    désorganisenl  riuduslrie  et 
ruinent  les  {-apilalisles. 

4°  Loi  <l' Ilari)io)iie .  Si  deux  ou  plusieurs  classes 
poursuivent  des  buts  concordants,  elles  ont  une  ten- 
dance à  associer  leurs  efforts.  Elles  sympathisent  en- 
tre elles  et  prennent  conscience  de  leur  solidarité.  Si 
cette  communauté  d'intérêts  napparait  point  a  quel- 
ques-unes, les  classes  plus  cultivées  s'efforcent  d'éclai- 
rer les  autres  et  d'obtenir  leur  concours   volontaire. 

C.oroUaire.  Loi  des  Partis.  Si  l'accord  est  essentiel, 
s'il  repose  sur  des  points  nombreux  et  importants, 
l'harmonie  est  durable  et  elle  peut  être  {)révue.  — Mais 
quand  l'accord  se  fait  sur  des  sentiments,  des  idées 
et  des  desseins  étrangers  à  la  classe,  il  donne  nais- 
sance à  des  unions  plus  passagères.  C'est  de  là  que 
proviennent  les  partis  politiques  et  religieux.  Leur 
composition  peut  dilTicilement  être  })rôvue,  parce  qu'ils 
se  forment  d'éléments  empruntés  aux  classes  les  plus 
variées,  ou  })lutùt  recrutés  dans  toutes  les  classes. 

5"  Ijoi  d'adaptation.  Les  êtres  vivants  s'adaj)lent  aux 
conditions  que  leur  impose  le  milieu  et  particulière- 
ment la  concurrence  avec  les  csjjèces  rivales.  Tantôt 
l'organisme  s'enrichit  de  qualités  (jui  augmentent  sa 
puissance  ou  garantissent  sa  sécurité  ;  tantôt  l'espèce 
arrive,  par  Ihabilude  et  la  sélection,  à  se  plier  à  un 
genre  de  vie  inférieur,  sans  avoir  trop  à  soullVir  tic 
son  état.  Des  effets  semblables  se  remarquent  dans 
les  classes  sociales.  La  contrainte  est  d'abord  pénible, 
mais  si  elle  se  prolonge  et  (juil  n'y  ait  pas  d'espoir  de 
s'y  soustraire,  la  classe  qui  y  c>t  soumise  finit  par  l'ac- 
cepter et  même  par  n'en  plus  sentir  les  incommodités  : 
l'esclave,  jirivéde  liberté  et  de  droits  s'estimait  heureux 
i\i'  vivre  sans  avoii'  ;i  essuyer  de  li()|)  dui's  traitements. 
LlK'.rédité  agit  dans  les  esj)èces  pour  transmettre 
les  disj)osilions  organiques  qui  sont  utiles  ;    dans   les 


LA    MÉTIlODi;  181 

êtres  sociaux  lliercdité  est  remplacée  par  la  coiilume 
et  les  traditions:  les  enfants  des  serfs  du  Moyeu-àge 
se  façonnaient  dès  lenfance  à  leur  vie  misérable. 
L'adaptation  ne  se  réalise  pas  seulement  par  une  sorte 
de  passivité  qui  éraousse  la  douleur  et  atrophie  les 
désirs.  Elle  se  produit  par  un  déploiement  plus  i;rand 
d'activité,  par  une  tendance  surexcitée  vers  un  état 
meilleur,  par  des  succès  qui  encourai^ent  les  elTorts  et 
provoquent  de  nouveaux  progrès  :  les  plébéiens  de 
Home  conquièrent  un  à  un  tous  les  tiroils  civils,  poli- 
tiques et  relii^ieux. 

De  toutes  les  causes  (|ui  favorisent  rada})tation, 
une  des  plus  puissantes  est  Vimitatiou  volontaire .  Dans 
une  classe  en  voie  d'évolution,  les  dissemblances  entre 
les  membres  s'accentuent,  et,])armiles  initiatives  prises, 
quelques-unes  paraissent  [)lus  heureuses.  C'est  de  ce  côté 
que  se  tournent  les  imitateurs.  Le  changement  s'opèn^ 
de  pluseni)lus,  et  ceux  qui  s'obstinc^nt  dans  les  vieilles 
routines  sont  rejelés  de  leur  ancienne  classe,  qui  ne 
les  connaît  plus. 

A  cette  loi  d'adaptation  se  rattache  comme  corollaire 
la  loi  de  inéfaiiiorphose  des  fonclinns.  Un  des  exemples 
les  |)lus  UKiiHjués  de  celte  loi  est  four-ni  ])iir  h'  (Uci'gé, 
dont  le  rôle  <'i  traxers  les  siècles  a  é(é  dVxei'cer  un 
contrôle  sur  la  conduite  des  (louvoirs  publics,  mais 
(|iii  a  su  varier  son  action  suivant  la  diversité  des  cir- 
constances. Tant  ([u'il  a  été  redoutable,  il  a  lutté  de 
puissance  à  puissance,  lançant  ses  excommunications 
contre  les  rois  et  amenant  les  Empereurs  à  Canossa. 
Plus  tard  il  ulilisa  ses  ordres  nionasli(|ues,  (jui  ('diiient 
autant  de  forteresses  d'où  parlaient  les  l'ésistances 
secrètf^s  et  parfois  les  ;ttta(|ues  ouvertes.  Puis  vin- 
rent les  ordi'es  niendijinls  (|ui.  se  imMant  au  pi'Uple, 
tirent  du  prosélytisme?  de  conversation  et  de  l'opposi- 
tion souterraine.    Sous    la   Li^iue,    le   clerué     usa   des 


182  LES   CI^SSES   SOCIALES 

pamphlets  et  des  prédications  populaires.  Dans  les 
deux  derniers  siècles  de  la  monarchie,  il  était  triom- 
phant ;  il  eut  recours  surtout  aux  habiletés  de  la 
direction  appliquée  aux  rois,  dont  il  fallait  circonvenir 
discrètement  la  puissance.  A  notre  époque,  oii  le  public 
a  déserté  les  églises,  il  se  sert  pour  ses  critiques  du 
grand  instrument  moderne,  la  Presse. 

6''  Loi  d'équilibre.  Par  le  frottement  des  classes  les 
unes  sur  les  autres,  elles  s'agencent  entre  elles,  et, 
quand  aucune  cause  extérieure  ne  vient  troubler  l'état 
social,  une  sorte  d'équilibre  tend  à  s'établir  entre 
elles.  Cette  loi  apparaît  surtout  dans  les  pays  où  do- 
minent les  castes.  Parvenues  à  neutraliser  mutuelle- 
ment leurs  tendances  expansives,  les  classes  attachées 
à  leurs  fonctions  déterminées  se  fixent  dans  des  for- 
mes immobiles. 

7°  Loi  de  progrès.  A  la  loi  précédente  s'oppose  la 
loi  de  progrès,  qui  est  la  règle  de  certaines  classes  où 
la  puissance  est  susceptible  d'une  accumulation  indé- 
finie. 

Le  progrès  peut  venir  du  d<'veloppement  de  la  po- 
pulation. 11  est  vrai  que  ce  surcroît  de  population  est 
tout  d'abord  une  cause  de  gêne  ;  mais  cette  gêne  elle- 
même  sert  de  stimulant  à  la  masse,  pour  déterminer 
un  mouvement  d'expansion  et  parfois  d'irruption  vio- 
lente dans  les  classes  supérieures.  Au  contraire  la  di- 
minution des  naissances  dans  une  classe  fermée  est 
une  cause  de  faiblesse  :  Sparte  est  tombée  faute  de 
Spartiates.  —  Le  progrès  dépend  aussi  de  l'accroisse- 
ment de  richesse  :  Le  Tiers-Etat  en  France  s'enrichit, 
et  son  inthienee  sociabî  angmenle  en  même  temps.  — 
Mais  la  cause  la  plus  importante  df  progrès  réside 
dans  la  multiplication  d(>s  ressources  })ropres  à  une 
classe  — Une  classe,  en  ell'el,  n'exerce  son  œuvre  pro- 
pre qu'avec  le  concours  de  certaines  choses    matériel- 


LA   MÉTHODE  183 

les  qui  lui  servent  ainsi  d'inslrumcnts.  Or  le  progrès 
consiste  moins  dans  le  développement  des  facultés 
elles-mêmes  que  dans  les  modifications  heureuses  et 
permanentes  introduites  dans  le  milieu  social.  —  L'a- 
griculture progresse  quand  le  paysan  sait  entretenir 
la  richesse  du  sol  par  les  engrais,  par  l'assolement, 
par  les  travaux  d'irrigation,  par  des  machines  qui  di- 
minuent FefTort  et  accroissent  le  rendement.  —  Le 
progrès  dans  l'armée  se  réalise  par  l'emploi  d'armes 
plus  puissantes,  de  fortifications  plus  résistantes,  d'ex- 
plosifs plus  terribles.  —  Le  commerce  se  développe 
par  l'extension  des  routes,  des  canaux,  des  chemins 
de  fer.  —  L'industrie  accroît  sa  puissance  par  le  per- 
fectionnement des  outils,  par  l'invention  des  machi- 
nes, par  l'emploi  de  grands  capitaux.  —  Le  progrès 
dans  les  sciences  tient,  non  à  une  plus  grande  force 
intellectuelle  chez  les  savants,  mais  simplement  à  la 
conservation,  par  les  livres,  des  connaissances  qui 
peuvent  ainsi  s'accumuler  sans  limite  :  les  lois  de  la 
combustiou  découvertes  pimiblement  par  Lavoisier, 
sont  mainlenant  apprises  du  ciiimiste  eu  un  petit 
nombre  d'expériences  (h'cisives. 

8°  Loi  de  population.  Le  nombre  des  individus  qui 
constituent  une  classe  n'est  pas  invariable,  mais  il  est 
dans  d'incessantes  fluctuations  déterminées  surtout 
par  la  proportion  entre  les    naissances  et  I(>s  décès. 

Cette  influence,  née  du  nombre,  se  manifeste  là  où 
on  ne  s'allcndait  pas  tout  d'abord  à  la  rencontrer. 
Ainsi  il  semble  (|n('  dans  une  monarchii»  la  classe  des 
chefs  d'Etat  échappe  à  cette  loi.  Et  cependant  l'histoire 
montre,  par  de  nombreux  exemples,  que  les  vicissitudes 
des  familles  royales  ont  souvent  dépendu  soit  de  la 
multiplication  des  enfants  qui  devenaient  des  rivaux, 
soit  de  l'absence-  de  descendants  ou  du  moins  de  des- 
cendants niAles.  —  Mais  limportance  de  la  loi    appa- 


18i  Li:s  CLAssKS  so(;iAi.i;s 

rait  avec  plus  (révideiice  dans  les  autres  classes.  — 
(Juand  l'industrie  est  peu  di'velopp'e  et  (jue  la  subsis- 
tance d  un  peuple  doit  «Hre  lires'  de  son  sol,  il  arrive 
fatalement  un  moment  où  la  g'ène  et  la  misère  se  pro- 
duisent, si  les  progrès  de  la  population  sont  continus 
et  s'il  ny  a  pas  un  moyen  de  déverser  ailleurs  le 
superflu  de  la  population.  La  lutte  entre  les  classes 
devient  plus  vive,  plus  ardente.  Les  classes  inférieu- 
res sont  plus  opprimées  par  les  détenteurs  du  pouvoir, 
qui  ne  veulent  rien  sacrilier  de  leurs  avantages.  La 
tension  augmente  et,  quand  les  soullVances  paraissent 
intolérables,  des  troubles  éclatent  et  souvent  des  ré- 
volutions. 

Cette  loi  de  la  population,  appliquée  à  l'ensemble 
d'une  société,  a  été  déjà  connue  et  proclamée  par  ditTé- 
rents  économistes  et  en  particulier  par  Malthus.  Mais 
la  division  d'une  société  en  classes  permet  à  ce  sujet 
d'arriver  à  une  plus  grand(.'  précision.  La  statisti({ue, 
telle  qu'elle  est  pratiquée  maintenant,  a  l'avantage  de 
fournir  de  précieuses  indications  sur  les  développements 
comparatifs  des  diverses  classes  sociales.  Il  ne  s'agit 
pas  en  elTet  desavoir,  d'une  façon  vague,  si  la  popula- 
tion tl'un  Etat  reste  stationnaire  ou  est  en  voie  de 
progrès.  Ce  qui  importe,  c'est  d'apprendre  comment 
elle  s(.'  renouvelle.  Si  les  imprévoyants,  les  pauvres, 
les  paresseux,  les  criraimds  seuls  pullulent,  l'Etat 
glisse  rapidement  cà  la  décadence  et  à  la  ruine.  La 
Home  des  Ci'sars,  qui  était  peupb'e  d'un  petit  nom- 
bre de  familles  l'iches  avec  des  légions  (res(daves  et 
sui'Ioul  dune  jxipulace  oisive,  alfann'e  de  pain  et  de 
sj)ectac!es,  était  mùi'e  [)our  les  barbares. 

Ici  les  symi)tômes  de  la  décadence  étaient  si  accen- 
tui's  qu'ils  étaient  visildes  mèiiu' pour  des  oitservaleins 
superliciels.  Avec  des  statistiques  —  plus  précises,  par- 
ci;  qu'elles  auraient  été  dressées  d'après  les  classes  — 


LA    MÉTIIODi:  1<S') 

on  pourmil  rendre  comple  (rua  iirand  nombre  iri-vc-- 
nements  sociaux:  non  seulement  les  émigrations  et  les 
colonies  qui  sont  des  conséquences  frappantes  du  dé- 
veloppement de  la  population,  mais  encore  ces  mou- 
vements internes  qui  agitent  les  sociétés  et,  par  des 
changements  successifs,  parviennent  aies  transformer. 

Les  lois  précédentes  sont  provisoires.  Comment  les 
vérifier  ? 

Par  un  procédé  semblable  à  celui  qui  est  suivi  dans 
les  sciences  physiques,  où  les  lois  les  plus  importantes 
n'ont  été  tout  d'abord  que  des  hypothèses  —  liypolhôses 
qui  ont  acquis  la  certitude, àmesure  qu'elles  subissaient 
avec  plus  de  succès  et  dans  des  cas  plus  nombreux  le 
contrôle  de  l'expérience.  D'une  façon  analogue,  les 
lois  sociales,  —  supposées  vraies  —  seront  appliquées 
aux  événements  historiques,  et  elles  acquerront  d'au- 
tant plus  de  probabilité  que,  par  leur  aide,  on  par- 
viendra à  fournir  des  explications  plus  nombreuses  et 
plus  exactes.  Pour  que  ce  contrôle  ait  toute  sa  valeur,  il 
ne  faut  pas  seulement  se  mettre  en  quête  des  cas 
favorables,  recueillis  çà  et  là  dans  l'histoire,  mais 
examiner  tous  les  cas  en  appli({uant  particulièrement 
son  attention  aux  difhcultés. 

Pour  ne  pas  s'en  tenir  à  de  vagues  pnk'cptes,  indi- 
quons par  quelques  exemples  la  marche  à  suivre. 

Nous  avous  compté  quatre  types  de  Sociétés,  chacune 
de  ces  sociétés  étant  caractérisée  par  une  classe  domi- 
nante. Une  manière  d'éprouver  nos  lois  encore  hypo- 
tlit''ti(|ues,  sera  de  suivi'e  révolution  de  ces  classes 
dominantes,  en  cherchant  à  se  rendre  compte  —  jiar 
le  moyen  de  ces  lois  —  de  la  formation,  des  j)rogr('s, 
des  alternatives  de  prosj)érité  ou  de  d('c!'oissance,  et 
enliii  (l(^  la  (h'cjidence  et  de  l.i  clnile  des  classes  mai- 
tresses.  Il  ne  tant  |)as  s'attendre,  il  est  vrai,  à  une 
explication    conijilète,    puis(|ue    pour    les    besoins    de 


188  LES   CLASSES   SOCLVLES 

l'exposition  nous  négligeons  mainlenant  les  infiiiences 
extérieures,  qui  jouent  cependant  un  rôle  très  impor- 
tant dans  la  vie  des  sociétés.  Les  écarts  avec  les  lois 
pourront  être  considérés  comme  un  résidu,  dont 
l'explication  est  réservée  pour  une  autre  partie. 

Soit  par  exemple  la  Cité  Guerrière  où  domine  comme 
à  Sparte  et  à  Rome  l'élément  militaire.  Voyons,  pour 
chacune  d'elles,  le  parti  qu'on  pourra  tirer  des  lois 
énoncées  plus  haut  pour  éclairer  la  vie  intérieure  de 
ces  Cités. 

La  C/asse  mililaire  à  Sparte.  —  La  première  chose 
à  faire  pour  comprendre  son  action  sociale  est  de  tracer 
les  principaux  traits  de  sa  physionomie  physique  et 
morale,  de  déterminer  avec  exactitude  ces  connexions 
psychiques  qui  constituent  son  caractère.  Les  voici  à 
titre  d'indication. 

Chez  le  Spartiate,  le  désir  de  posséder  les  qualités 
militaires  est  absolument  préj)ondérant.  Dès  son  en- 
fance, il  est  habitué  à  tout  subordonner  au  courage  : 
il  se  llagelle  jusqu'au  sang  devant  l'autel  dArtémis,  et 
au  besoin  se  laisse,  impassible,  déchirer  les  entrailles 
par  un  renard.  En  guerre,  il  marche  au  combat  cou- 
vert d'un  manteau  de  pourpre,  les  cheveux  couronnés 
de  lleurs,  au  son  des  llûtes,  comme  pour  une  fête.  Pour 
conserver  intactes  ces  qualités  militaires,  il  faut  être 
débarrassé  detoutsouci  matériel  et  pouvoir  dire  comme 
le  Cretois  llybrias  :  «  J'ai  pour  richesse  une  grande 
lance  et  une  épée  et  le  beau  bou(dier  qui  fait  r(>mpart 
à  ma  chair  :  c'est  avec  C(da  que  je  laboure,  avec  cela 
(jue  jemoissoime,  avec  cela  (juc  je  foule  le  doux  jus  de  la 
vigne».  De  là  rassujettissenient  des  1  litotes,  chargés  de 
cultiver  pour  leur  compt(;  les  meilleures  terres    de    la 


LA   MÉTHODE  187 

Laconie.  I.a  seule  occupation  digne  du  Spartiate  est  de 
s'exercer  à  marcher  en  cadence,  à  évoluer  avec  ordre, 
«  à  se  tenir  ferme  les  jambes  écartées,  à  protéger  par 
le  ventre  du  large  bouclier  les  cuisses  et  les  jambes 
et  en  haut  la  poitrine  et  les  épaules;  et  à  brandirdans 
la  main  droite  la  lance  terrible  »  (1).  Son  plus  grand 
plaisir  réside  dans  ces  simulacres  de  guerre,  ou  dans 
les  chasses  à  travers  les  ravins  du  Taygète.  —  Tous 
les  efforts  des  Spartiates  étant  tournés  vers  l'art  mili- 
taire, il  n'est  pas  étonnant  qu'ils  y  acquièrent  une 
grande  habileté,  et  qu'ils  maintiennent  leur  supério- 
rité sur  les  populations  vaincues.  Leur  orgueil  s'en  ac- 
croît, et  ils  arrivent  sans  peine  à  se  figurer  qu'ils  sont 
d'une  race  faite  pour  le  commandement,  tandis  que  les 
Périèques  et  surtout  les  llilotes  sont  des  races  avilies 
faites  pour  l'obéissance  et  l'esclavage.  Cet  orgueil  est 
entretenu  par  le  sentiment  de  leur  force  :  la  noblesse 
Spartiate  a  les  armes  les  meilleures  ;  elle  se  compose 
d'hommes  robustes  d'où  sont  éliminés  par  une  sélec- 
tion rigoureuse  tous  les  êtres  malingres,  sacrifiés  dès 
leur  naissance  ;  elle  possédée  un  haut  deîgré  ces  qua- 
lités morales,  le  courage,  l'énergie  et  la  discipline.  Ce 
sont  des  égaux,  mais  qui  savent  se  plier  à  l'obéissance 
et,  comme  un  grand  corps  dont  toutes  les  parties  agis- 
sent de  concert,  donner  à  leurs  efforts  combinés  le 
maximum  d'intensité  et  de  puissance. 

La  période,  qui  s'étend  de  l'invasion  Dorienne  à 
rétablissement  des  lois  de  Lycurgue,  est  une  période 
de  confusion,  ofiles  données hist()ii(nies  manquent  trop 
de  précision  pour  (ju'il  soit  possible  de  les  faire  servir 
à  lavcrilication  de  lois  générab's.  luiouli'c  les  éb-ments, 
t|ui  (b)iv(Mit  cntrei'  dans  la  (■()ni[)()siti()n  de  la  socii't'' 
fLitiii'e,  restent  encore  étrangers  entre  eux  ou  plutôt  sont 

(I)  Tyrlée  (Elégies.) 


1  SS  LES   CLASSES   SOCL\LES 

opposes  dans  une  liilte  ouvert'.  —  Or,  tant  que  Jure 
l'état  (le  i;uerr(>,  It  s  deux  sociétés  n'entretiennent  entre 
elles  que  des  rapports  internationaux  qui  ne  sont  pas 
encore  de  notre  sujet.  —  La  cité  Lacédémonienne  ne 
commence  donc  qu'à  partir  des  lois  de  Lycurgue. 

Voyons,  à  partir  de  cette  époque,  comment  la  classe 
militaire  va  se    comportera  l'égard  des  antres  classes. 

La  loi  d'indépendance  fait  qu'elle  s'etTorce  de  se 
préserver  de  toute  atteinte  qui  diminuerait  son  pres- 
tige, ses  avantages,  ses  garanties,  ses  moyens  d'action 
et  sa  puissance.  Pour  se  conserver  intacte,  elle  doit 
se  garantir  dedifTérents  côtés  :  écarter  les  classes  infé- 
rieures, qui  voudraient  participer  à  ses  privilèges  ou 
les  restreindre  pour  alL'ger  d'autant  leurs  charges  ; 
arrêter  d'un  autre  côté  les  empiétements  des  supérieurs 
tentés  d'accroître  leur  autorité  à  son  détriment  ;  enfin 
veiller  sur  s.'s  propres  membres,  afin  qu'ils  n'introdui- 
sent pas  dans  la  classe  des  germes  de  corruption  et  de 
mort.  Or,  ces  déductions  sont  vérifiées  par  l'histoire. 
Les  Spartiates  maintiennent  jalousement  leurs  droits. 
Ils  répriment  avec  rigueur  toutes  les  tentatives  que 
font  les  Hilotes  pour  se  soustraire  à  leur  domination: 
dans  les  cr//p//cs,  les  jeunes  gens  sont  autorisés  à 
mettre  à  mort  tous  les  suspects  sans  autre  forme  de 
])rocès.  —  Huant  à  l'ancienne  population  Achéenne, 
elle  est  relégu('e  dans  les  parties  montagneuses  et 
moins  fertiles;  elle  fournit  aussi  des  artisans  et  des 
commerçants,  mais  qui  sont  dépourvus  de  tout  droit 
politi(jue.  —  Les  lléraclides  avaient  cherché  à  conso- 
lider leur  pouvoir  en  favoi'isaut  les  vieilles  familles 
Achéennes.  Mais  celle  politi(|ue  d'apaisement,  prati- 
(]uéepar  les  deux  familles  royales,  les  Agiades  et  l(>s 
Liii'\  poni  ides.  ])ai'ul  un  danger  ])oui'  la  prépoiHh'raiiee 
de  la  classe  militaire.  Aussi  la  noblesse,  dans  la  réfor- 
me même  de  Lycurgue,  prit  ses  précautions  pour  limi- 


LA    .\U^T!I<)I)I';  IS!) 

1er  la  puissance  royale  et  la  renl'ermer  dans  des  allri- 
butions  très  restreintes.   Elle  lit  réserver   à   un  Sénat 

—  dont  2(S  membres  sur  30  étaient  tirés  de  son  sein  — 
le  droit  de  l'aire  les  lois,  de  rendre  la  justice,  de 
déclarer  la  i;iierre,  et  de    conclure  U^s  traités  de  paix. 

—  Enfin  le  danger  peut  (Mre  intérieur.  De  là  le  soin 
que  les  Spartiates  prenaient  pour  le  recrutement  de 
leur  classe.  Ils  rejetaient  les  enfants  débiles  et  les 
bâtards  ;  ils  s'isolaient,  vivant  exclusivement  entre 
eux  dans  les  repas  publics,  dans  les  cliamps  d'exercice 
ou  dans  les  salles  de  conversation  ;  ils  ne  devaient 
point  sortir  de  Laconie  sans  permission,  ni  se  livrer 
au  commerce,  ni  travailler  aux  champs,  ni  exercer 
aucun  autre  métier  que  celui  des  armes. 

Une  classe  n'est  pas  seulement  jalouse  de  son  indé- 
pendance ,  elle  vise  encore  à  étendre  son  autorité,  ses 
avantages  et  ses  ressources.  Mais  cette  ambition  n'est 
pas  réservée  exclusivement  à  l'une  des  classes,  et  elle 
se  heurte  à  d'autres  ambitions  rivales  on  du  moins  au 
sentiment  d'indc'pendance,  qui  repousse  tout  empié- 
ti'ment  nouveau.  De  là  deux  lois  nouvelles  qui  vont 
ensemble,  la  loi  d'ambition  et  la  loi  d'hostilité.  On  en 
retrouve  l'inlluence  dans  l'histoire  de  Sparte.  I.a  cons- 
titution lie  Lycurgue,  ratiliée  ou  plutôt  inspirée  par 
loracle  lie  Delj)ht'S  —  la  plus  haute  autorité  religieuse 
di'  l'épocjue  —  ne  put  loujoui's  contenir  les  classes 
dans  les  limites  assignées.  Les  rois,  appuyés  sur  leur 
jjouvoir  religieux,  abusèrent  sans  doute  du  droit  qu'ils 
j)ossédaient  d'exécuter  les  décisions  du  Sénat.  Pourvus 
de  la  puissance  executive,  ils  [)ouvaient  à  leui-  gré 
l'aii'e  avort(;r  j)arleur  inaction  des  mesures  déplaisantes, 
ou  au  conti'aire  arriver  à  leurs  lins  j)ar  des  habiletés 
bien  coinbiiu''es  et  secrètement  eni[)loyé('S.  L'arislo- 
iralie  Spartiate  s'apj)liqua  à  di'jouer  ces  manœuvres, 
i'our  couper  le  mal  dans  sa  racine,   elle    dépouilla    la 


IIM)  LKS    CLASSES    SOCIALES 

rovanté  du  pouvoir  exéculit',  qu'elle  transféra  à  une 
mugistralure  nouvelle,  prise  dans  son  sein  et  fidèle 
exécutrice  de  ses  volontés  :  l'éphorie. —  Les  Spartiates 
n'étaient  pas  seulement  ambitieux  de  prestige,  mais 
ils  étaient  désireux  sinon  d'étendre  leurs  privilèges, 
du  moins  de  les  maintenir  intégralement  pour  eux  et 
pour  les  membres  nouveaux,  que  les  naissances  légi- 
times introduisaient  dans  la  classe.  Pour  accroître 
leurs  ressources  en  proportion  de  leur  nombre,  ils  ne 
pouvaient  pas  exagérer  outre  mesure  leurs  exigences 
à  l'égard  des  llilotes  et  des  Périèques.  Car,  dans  cette 
voie  de  l'oppression,  ils  s'étaient  aperçus  qu'ils  étaient 
arrivés  à  une  limite,  au-delà  de  laquelle  la  force  n'au- 
rait obtenu  aucun  autre  résultat  que  de  provoquer  la 
révolte,  la  désorganisation  sociale  ou  l'abandon  des 
terres.  Pour  se  satisfaire,  la  tendance  expansive  dut 
donc  s'ouvrir  une  voie  nouvelle.  C'est  cette  poussée 
interne,  qui  explique  l'envaliissement  successif  de 
toutes  les  parties  de  la  Laconie,  puis  linvasion  et 
l'occupation  de  la  Messénie,  qui  fournit  de  nouveaux 
lots  aux  Spartiates  trop  à  l'étroit  dans  leur  domaine 
jtrimitif.  «  C'est  probablement  à  cette  époque,  dit  Cur- 
lius,  que  le  nombre  des  lots  fut  porté  à  9.000.  »  (1). 

La  loi  d'harmonie  opère  le  groupement  entre  les 
classes  qui  ont  des  intérêts  communs  ou  concordants. 
Les  classes  dominantes  cherchent,  dans  leurs  rivali- 
tés ambitieuses,  à  gagner  le  concours  des  classes  in- 
ieri(nires,  et  leur  opposition  crée  dans  la  Cité  divers 
l)artis  politiques,  religieux  et  économiques.  —  A  Spar- 
te la  royauté  avait  groupé  tous  ceux  qui  étaient  hos- 
tiles à  la  prépondérance  de  la  caste  militaire.  Des- 
cendants des  Héraclides,  consacrés  par  l'oracle  de  Del- 
phes, les  rois  avaient  pour  eux  les  prêtres,  les   gar- 

(1)  Uist.  (irecque. 


LA    MinilODK 


(liens  des  temples,  tous  ceux  qui  vivaient  tle  la  reli- 
gion et  qui  recevaient  secrètement  les  inspirations  des 
j)uissants  serviteurs  de  l'Apollon  résidant  à  Delphes. 
—  Ils  avaient  aussi  gagné  à  leur  cause  rancicnno  po- 
pulation Achéenne,  privée  de  tout  droit,  et  qui  espé- 
rait, en  favorisant  la  royauté,  abaisser  l'orgueil  Dorien 
et  conquérir  l'égalité  civile  et  politique.  —  La  Royau- 
té avait  encore  attiré  à  elle  tous  les  mécontents  qui 
avaient  rendu  des  services  à  l'Etat  dans  les  guerres 
de  Messénie,  et  qui,  rapprochés  de  l'aristocratie  par  la 
fortune  ou  même  par  la  naissance  (comme  les  Parthé- 
niens  nés  d'Achéens  et  de  Doriennes),  n'en  étaient  pas 
moins  rejetés  durement  de  l'aristocratie,  fière  de  la 
pureté  de  sa  race  et  jalouse  de  ses  droits.  —  Quant  à 
l'autre  parti,  il  était  formé  exclusivement  des  Spar- 
tiates, qui,  disposant  de  la  force,  dominaient  par  la 
terreur  tous  ceux  qui  préféraient  une  vie  tranquille 
aux  agitations  d'une  lutte  périlleuse. 

La  division  persista  longtemps,  mais  sans  conser- 
ver toujours  le  même  caractère  d'acuité.  C'est  ici 
qu'intervient  la  loi  d'adaptation,  en  vertu  de  laquelle 
les  Classes  se  plient  de  plus  en  plus  à  l'ëiat  social  qui 
leur  est  imposé.  Les  irréductibles  succombent  dans  les 
luttes  ouémigrent,  comme  les  Parthéniens  quiallèren 
en  (Jrande  Grèce  fonder  Tarenle.  —  Les  autres  renon- 
cent à  des  espérances  irréalisables,  et  se  contentent 
d'un»;  situation  amoindrie.  Après  avoir  longtemps 
combattu  pour  l;i  prééminence,  les  lléraclides  se  sou- 
mettent à  n'avoir  plus  que  des  honneurs  sans  la  réalité 
du  pouvoir;  ils  supportent  désormais  le  contrôle  et  la 
surveillance  des  Ephores.  La  royauté  affaiblie,  les 
classes  alliées  abaissent  leurs  prétentions.  Les  Ililotes 
terrorisés  j)aient  docilement  leurs  redevances.  Les 
IN'rièijues  l'eLourjient  à  leurs  occu[)atious,  ils  cultivent 
leurs  champs  et  sadonncnt  au  commerce.  Les  vieilles 


1*1:2  LKS    CLASSAS   SOCIALES 

familles  Acliéennes  acco])tcnt  leur  situation  inférieure 
et  tournent  leur  activité  vers  les  arts  :  tandis  que  le 
pur  Dorien  se  fait  de  {)lus  en  plus  soldat,  politique  et 
iiouvernant,  l'Achéen  appelle  a  Sparte  Terpandre, 
Taèdede  Lesbos,  qui  ranirnela  fête  nationale  d'Apollon 
Carnéios  et  lui  fait  perdre  son  caractère  militaire,  en  y 
introduisant  un  concours  de  musique  Eolienne.  — 
L  s  prêtres,  désespérant  de  faire  trioni})lier  leurs  sym- 
})atliies,  clierclient  à  sauvciiarder  leur  influence  reli- 
gieuse en  servant  de  médiateu'*s  entre  les  partis  hos- 
tiles :  sans  abandonner  la  royauté,  ils  se  rallient  aux 
Spartiates  vainqueurs  dont  ils  s'efforcent  de  corriger 
la  dureté  par  la  musique,  {)ar  la  poésie  et  par  de 
nouvelles  cérémonies  religieuses  empruntées  à  la 
Crète,  les  Gymnopédies. 

Après  les  guerres  de  JMessénie,  Yrqiti/i/jrc'  social  est 
réalisé  à  Sparte  ;  l'aristocratie  guerrière  est  nettement 
pri'pond('ianle.  De  plus  en  plus  accoutumées  à  leur 
état,  les  autres  classes  ne  luttent  plus.  Les  générations 
se  succèdent,  le  souvenir  de  l'indépendance  primitive 
s'efface,  et  les  sujets  dans  leur  ensemble  acceptent  la 
suprématie  dorienne,  suprématie  que  les  Dieux  sem- 
blent ]'alifier  par  les  succès  accordés  aux  armes  Spar- 
tiates. L'Etat,  fortement  constitué,  se  trouve  en  posses- 
sion de  l'unité  provenint  de  l'harmonie  entre  les  par- 
ties de  la  Société,  qui  concourent  toutes  sans  résis- 
tance au  but  posé  par  les  pouvoirs  publics. 

La  loi  de  progrès  et  son  coTitraire  la  loi  de  déca- 
dence sont  très  importantes.  C'est  par  elles  en  effet 
que  s'expliquent  les  mouvements  sociaux,  les  révolu- 
tions du  pouvoir  et  la  direction  qu'imprime  à  l'Etat 
la  classe  dominante.  Dans  l'élude  complète  d'une  so- 
ci('té',  il  sciait  utile  de  suivre  l'évolution  de  cliaciue 
classe,  parce  que  les  modilications  des  unes  ont  leur 
retentissement  sur  les  autres.  Mais,    comme  exen]i)le 


LA    MÉIIIODIÏ  103 

de  mcHliode,  le  choix  se  porte  iialurcllement  sur  la 
classe  dominante,  ici  siii-  l'aristocratie  Spartiate. 

Tout  d'abord  il  faut,  })ar  nue  définition,  dissiper  le 
vague  qui  s'attache  à  l'idée  de  progrès.  Ce  vague  pro- 
vient surtout  de  la  croyance  fausse  que  le  progrès  est 
unique,  tandis  qu'il  prend  autant  de  formes  diverses 
qu'il  y  a  de  buts  à  atteindre.  Pour  le  commerce,  le 
progrès  est  d'ouvrir  de  nouveaux  débouchés,  de  faci- 
liter les  communications,  de  multiplier  les  échanges 
et  d'accroître  les  bénéhces  ;  pour  la  classe  sacerdotale, 
le  progrès  consiste  à  répandre  les  croyances  religieuses, 
à  fortifier  la  foi  des  fidèles,  à  étendie  le  cercle  de  son 
inihience  et  de  son  autorité  ;  pour  le  savant,  c'est 
d'augmenter  la  somme  des  vérités  ;  pour  l'industriel, 
de  dompter  la  matière  et  de  la  faire  servira  l'utilité 
de  l'homme.  —  Or  en  quoi  consistait  le  progrès  pour 
l'aristocratie  Dorienue  ?  — Dans  le  développement  des 
qualités  proprement  militaires,  dans  la  réalisation  la 
plus  complète  de  l'idéal  qu'on  pouvait  se  faire  d'un 
corps  uni,  discipliné,  capable —  sous  la  direction  de 
chefs  habiles  — de  concentrer  ses  forces  sur  un  point 
et  (reni[)orti>r  tous  les  obstacles.  Pour  arriver  à  ce  but 
suprême,  il  fallait  une  éducation  sévère,  une  discipline 
rigoui'easc,  des  exercices  r('guliers,  des  corps  robus- 
tes, des  armes  perfectionui'-es  ;  il  fallait  aussi  des  nmes 
éprises  d'honneur,  peu  accessild(^s  aux  sentiments  de 
pur  intérêt,  toujours  disp(»s!''es  aux  j)lus  durs  sacrifi- 
ces pour  ne  pas  trahir  le  dmoir.  Voilà  les  (jualilés  qui 
devaient  iippartenir  à  tous,  (juant  aux  chefs,  ils  de- 
vaient avoir  en  outre  l'habileté  techni(|Ui',  laconuais- 
sance  de  la  meilleure  tactique,  et  celte  auloriti'  du 
commandement  sans  laquelle  uiu)  armée  n'est  qu'une 
cohue. 

Mais  précisément  parce  que  l'acquisition  de  ces  ver- 
tus exige  une   spécialisation    plus  comj)lète,   les  chefs 

13 


lot  LliS   CLASSES   SOCIALES 

mililiiires,   dont    toutes  les    facultés  physiijiies,    intel- 
lectuelles   et  morales,    sont   tournées    vers  la  guerre, 
dcvienent  impropres  à  toute  besogne  qui  réclame  autre 
chose  que   la  force.  A  rintériciir  les  Spartiates  domi- 
nent   par  la    terreur,    mais   ils    ne  savent  point  tirer 
parti    des    ressources  que  pourraient  olfrir  les  classes 
inférieures,    si  leur  exclusivisme  n'était  pas   aussi  ri- 
goureux. A  l'extérieur  leur  dureté  et  leur  orgueil  com- 
promettent leurs   relations,  et,  en  aliénant  les  bonnes 
dispositions  des  Alliés,  menacent   leur  hégémonie.  Ce 
qui  précipite  la  décadence,  c'est  que  les  Spartiates,  enri- 
chis par  l'or  Perse,  perdent  leurs  (jualités  militaires  :  les 
fortunes  s'accroissent,  mais  la  race  s'appauvrit  et  meurt. 
Le  nombre  est  un  des  facteurs  les    plus    esssentiels 
de  la  puissance  d'une  classe  militaire,  à  une  condition 
toutefois,  c'est  que  le  nombre  ne  nuise  pas    à  la  qua- 
lité. Si  la   population  Dorienne   avait  augmenté,  sans 
que  h'  nombre  ou  la  valeur  des  lots    s'accrût,  les   loi- 
sirs n"(''lant  plus  les   menues,  l'éducation  changeait   et 
devenait  plus  immédiatement    utilitaire,  les    exercices 
militaires  et  la  préparation  à    la   guerre  perdaient   de 
leur  activité,  les  soins  donnés  à  l'armement  se    ralen- 
tissaient, la  gène  se  faisait  sentir,  et,  si   cet  état  avait 
persisté,    l'esprit   militaire   se    serait    corrompu.    Par 
l'invasion  et  la  conquête  de  la  Messénie,  l'aristocratie 
li'oiiva,  dans  une  nouvelle  répartition  de  terres,  le  mo- 
yen d'augnnmter    ses   forces,    sans  compromettre   ses 
(jualil('s  fondamentales.  —  Au  déclin,  l'aristocratie  n'a 
pins  assez  île  vilalilé  pour  se  renouveler  :  elle    meurt 
faute  de  citoyens.  Sous  Agis  111,   les  citoyens  ne    sont 
plus  que  7U0    au  lieu  de  8000  ([u'ils    avai(>nt    été    au 
temps  de  la  seconde    guerre    Médique,  et    même    les 
propriétés  sont  concentrées    entre  les    mains    de    ttK) 
personnes   dont    beaucoup    (!e    femmes  (1).   Gléomène 

(I)  llrniilole,  Liv.  vu. 


LA  AïKiiioDK  19:; 

clicrclie  ù  infuser  un  san^  uouveau  a  la  Jiohlessc  en  pro- 
(•('■(lant  à  un  nouveau  partage  dos  terres,  mais  il  est 
Irop  tard.  Ces  ciloyens  ont  le  nom  de  Spartiates,  non 
leurs  vertns  ;  ils  succombent  dans  la  lutte  avec  les 
Macédoniens.  Sparte  tombe  pour  ne  plus  se  rele- 
ver. 

Une  objection  se  présente  au  sujet  de  ces  lois,  c'est 
de  demander  laquelle  triomphera  dans  un  cas  donné. 
Ainsi  une  classe  se  bornera-t-elle  à  sauvegarder  son 
indi'penclancC;  ou,  poussi'C  par  l'ambition,  s'elTorcera-t- 
(dle  de  s'étendre  et  de  conquérir  de  nouveaux  avanta- 
ges ?  Si  l'on  ne  pouvait  répondre  à  cette  question,  la 
connaissance  des  lois  précédentes  perdrait  beaucoup  de 
son  utilité.  Elle  servirait  sans  doute  à  expliquer  les 
t'vénements  passés,  mais,  dépourvue  d'un  des  carac- 
tères les  plus  essentiels  de  la  science,  elle  serait  im- 
puissante à  formuler  des  prévisions  exactes.  La  r('ponse 
à  cette,'  difficulté  peut  être  tiré(^  de  l'étude  précédente 
des  corrélations  internes.  Les  membres  d'une  classe 
tendent  à  l'uniformité,  mais  cette  uniformité  n'est 
jamais  réalisée  complètement,  et  elle  laisse  place  à  des 
divergences  ou  même  à  des  oppositions,  pourvu  ([ue 
ces  écarts  oscillent  dans  des  limites  assez  étroites.  Or 
s'il  en  est  ainsi,  des  lois  contraires  peuvent  être  sui- 
\  ies  en  menu;  ttMiips  dans  une  même  classe,  et  |)ar  là 
0!i  peut  ('|)rouveT'  leur  valeui'  coniparalive.  Les  auibi- 
lieux  r('ussissent-ils  ?  Leur  succès  encoui'age  les 
li(''sitants,  et  le  nombre  de  voiw  (|ui  clierclient  à  con- 
(]U('i'ir  des  droits  augnu'nic,  jus(prà  ce  (|ue  la  masse 
même  de  la  classe  se  mette  en  mouvement,  etobtieime 
l'avantage  déjà  réalisé  en  partie.  Au  contraire  les  ten- 
tatives ambitieuses  sont-(dIes  r(q)oussées?  Les  prudents 
se  tiennent  à  l'c'cart,  et  s'estiment  assez,  benreux  di' 
maintenir  leur  situation.  La  décadence  a  des  causes 
semblables.  Elle  commence  par  ceux  qui  ollrent  moins 


H)6  LES   C.LASSKS   SOCIALKS 

de  résistance  à  la  i)ressioii  des  circonstances  et  des 
classes  adverses.  Si  les  causes  d'infériorité'  persistent, 
le  nombre  des  vaincus  aiignKMite,  et  la  classe  s'abaisse 
progressivement  jusqu'à  un  niveau  inférieur  quelle 
conserve,  tant  que  de  nouvelles  conditions  n'inter- 
viennent pas,  soit  pour  la  relever,  soit  pour  rendre  sa 
situation  encore  plus  précaire. 

La  classe  militaire  à  Rome  (exemple  comparatif).  A 
Sparte,  où  la  constitution  de  Lycurgue  est  restée  long- 
temps en  vigueur,  l'aristocratie  militaire  a  acquis  de 
bonne  lieure  ses  privilèges,  et  a  su  les  maintenir  con- 
tre les  prétentions  c'es  classes  rivales.  La  persistance 
"de  sa  domination,  son  isolement  prolongé,  Tunilormité 
constante  de  sa  vie  ont  imprimé  à  son  caractère  des 
traits  accentués  et  faciles  à  noter.  Mais  à  Rome  la  vie 
a  été  plus  agitée.  Des  réformes,  des  révolutions  se 
sont  produites,  et  même,  quand  les  apparences  restaient 
semblables,  des  cbangements  faibles  mais  continus 
avaient  lieu.  Aussi  ce  si'rait  s'exposer  à  de  graves 
méprises,  si  on  ne  tenait  pas  compte  de  la  diilerence 
des  temps,  et  si,  confondant  toutes  les  époques,  on 
se  perdait  dans  de  vagues  généralités  sur  l'armée 
Romaine.  Puisque  la  nature  des  actions  dépend  du 
caractère  de  la  classe  et  que  ce  caractère  se  modilie 
suivant  la  composition  de  la  classe,  il  faut  examiner 
avec  soin  les  variations  qu'elle  a  subies,  depuis  l'épo- 
que de  Romulus,  où  les  patriciens  avec  leurs  clients 
étaient  seuls  à  combattre,  jusqu'à  l'épocjue  de  Marins, 
où  l'armée  fut  ouverte  même  aux  })ro]étaires. 

Prenons  comme  point  de  d<'])art  la  période  qui  s'('- 
teud  de  Romulus  à  Servius  Tullius,  période  où  les 
familles  patriciennes  fournissent  seules  le  contingent 
militaire.  Mais  contrairement  à  ce  qui  avait  lieu  à 
Spaite,  les  légiounaires  ne  s'occupent  pas  exclusive- 
lucut  des  clioses  militaires  :  dès  que  la  campagne,  pour 


LA    MÉIllOlJi;  1{)7 

laquelle  ils  se  suul  armés,  est  lerminée,  ils  reluLirnciil 
à  leur  charrue. 

Ouel  est  le  caractère  des  combattants  de  celte  pre- 
mière période? —  Ils  sont  soldats  et  en  même  temps 
propriétaires  du  sol,  possesseurs  du  bétail,  mailres  de 
lii  richesse  immoltilière,  la  seuleprcsque  qui  soit  alors 
connue  dans  ces  régions. —  Il  résulte  de  ce  mélange 
d'occupations  que  le  caractère  du  patricien  sera  aussi 
un  UK'Iange  de  (jualilés  empruntées  à  ces  deux  types, 
le  soldat  et  1(^  propriétaire  du  sol  :  le  Romain  sera 
partagé  entre  deux  tendances  également  fortes,  Thon- 
neur  et  rintérèt.  Il  n'agira  pas  comme  le  profession- 
nel (!<'  la  guerre,  qui  est  préoccupé  avant  tout  du  dé- 
sir de  montrer  les  (jiialités  militaires.  Certes,  il  sera 
fier  de  ses  armes,  de  son  habileté  à  s'en  servir,  de  son 
courage  dans  les  combals;  mais  dans  la  fièvre  même 
des  batailles,  il  n'oubliera  pas  qu'à  la  pointe  de  son 
pilion  il  peut  conquérir  de  nouveaux  domaines,  des 
troupeaux  de  bœufs  et  des  esclaves.  L'ambition  du 
Spartiate  était  réprimée  par  la  loi,  celle  du  Romain 
n'est  point  limitée, car  plus  il  asservira  de  Cités,  plus 
il  agrandira  ses  domaines  et  ses  richesses. —  Cepen- 
dant la  guerre  présente  des  dangers.  Aussi,  quaiul  le 
bétail  et  le  domaine  sont  sutlisants  j)0ur  nourrir  la 
famille  et  subvenir  aux  besoins  des  Clients,  le  Ro- 
main, fatigué,  retourne  volontiers  à  ses  champs  jouir  en 
paix  de  ses  conquêtes  et  de  son  butin.  En  temps  de 
paix,  ses  occu])ations  se  partagent  aussi  entre  la  cultu- 
re et  les  exercices  militaires.  Les  jeunes  gens  s'assem- 
blent au  Cliani[i  (le  Mars,  apprennent  à  manier  le  jave- 
lot et  à  prendre  iii  dispo-^iiion  ib»  combat  sur  trois 
rangs,  suivant  (juils  sont  /Ko^lati ,  jjiinciiics  ou  triarit. 
Le  pater-familias  surveilb'  le  travail  de  tous,  uumu- 
bres  de  la  famille,  clients  et  esclaves.  Il  est  le  maître 
du  sol  et  de  tout  ce  qui  vit  sur  son  domaine.  De  là  de 


1!IS  LKS    CI.ASSKS    .SO(;iALi;S 

grands  sentiments  dorgutùl,  qui  lui  permettent  diflici- 
lement  de  supporter  la  plus  légère  atteinte  à  ses  droits, 
mais  qui  le  poussent  au  contraire  à  étendre  le  plus 
possible  sa  sphère  daclion.  Les  parents  du  patricien 
ont  des  idées,  des  sentiments  et  une  conduite  analo- 
gues. La  ditlérence  porte  seulement  sur  le  degré,  et 
aussi  sur  un  sentiment  particulier  aux  inférieurs;  ce- 
lui du  respect  dû  au  chef  df  famille.  Au  fond  la  com- 
munauté d'honneur  et  d'intérêt  relie  entre  eux  non 
seulement  tous  les  membres  d'une  même  famille,  mais 
toutes  les  familles  patriciennes.  —  Quant  aux  clients, 
ils  acceptent  la  domination  des  patriciens  et  s'asso- 
cient à  leur  fortune.  En  retour  de  leur  zèle,  de  leui- 
travail,  de  leurs  services,  ils  i-éclament  la  protection 
du  patron,  qui  leur  fournit  un  lot  de  terre  sufhsant  à 
leurs  besoins,  et  qui  les  garantit  des  vexations  et  des 
injustices. 

Voila  les  dispositions  intimes  des  Patriciens,  entou- 
rés de  leurs  clients.  Comment  vont-ils,  d'après  cela,  se 
comporter  dans  la  Cité  en  ])r('sence  des  autres  classes? 

S'il  s'agissait  ici  d'une  o'uvre  pincement  littéraire,  il 
faudrait —  pour  se  garder  des  répétitions  inévitables 
—  ne  pas  i'(q)]-cn(lre  en  détail  les  lois  précédentes. 
Mais  ces  ré[)étilions  serviront  au  contraire  à  montrer, 
par  leur  nombre,  les  similitudes  entre  la  vie  de  Sparte 
et  celle  de  Home,  et,  puisqu'il  s'agit  de  science  et  de 
méthode,  ces  similitudes  fourniront  une  base  de  i)lus 
eu  [)lus  solide  à  Tinduction.  Voyons  donc  sur  ce  nou- 
vel exemj)l('  si  nos  lois  sont  np|)licabb'S. 

Lui  (T nuli'iicii(lanv(' .  .laloux  de  leurs  j)r(''rogali\'es, 
les  patriciens  ont  à  se  dt'I'eiHJi'e  confre  les  empié- 
tements de  la  l'oy.uitt'',  (|ui,  bien  (|u"élective,  a  des 
tendances  à  s'i'mancijxT  de  la  tutelle  patricienne. 
(Jn.ind  leur  lib.M'tf'  est  trop  nuMiaei'e,  ils  parent  au 
dant^cr   en  sup])riniant  sa  cause  :  jilusietirs    rois  nieii- 


l.A   .MÉlIlUDt;  199 

rent  do  mort  violente,  tués  sans  doute  }tar  les  séna- 
teurs, lis  doivent  aussi  repousser  les  j)rétentions  des 
classes  inférieures  qui  se  résignent  mal  à  leur  infé- 
riorité et  qui  aspirent  aux  libertés  civiles  et  politi- 
ques. Ils  maintiennent  dans  la  subordination  leurs 
clients,  qui  sont  rejetés  dans  la  plèbe,  dès  qu'ils  mon- 
trent des  velléités  d'indépendance.  Quant  à  la  plèbe, 
les  patriciens  lui  abandonnent  les  métiers  et  le  com- 
merce; ils  permettent  même  qu'elle  s'enrichisse,  mais 
repoussent  dédaigneusement  toute  union  avec  les  des- 
cendants des  «  bandits  »  ;  ce  qui  signilie  sans  doute  — 
si  on  en  juge  par  des  far(jns  de  parler  encore  actuelles 
—  les  cités  vaincues,  qu'on  tlétrissait  d'un  nom  inju- 
rieux pour  les  punir  de  leur  courageuse  résistance. 

Loi  d'ambition.  Les  Patriciens  étaient  maîtres  du 
sol  ;  dans  l'intérieur  de  leur  famille,  ils  étaient  maîtres 
du  culte  qu'ils  adressaient  à  leurs  ancêtres  divinisés  ; 
dans  la  Cité,  ils  avaient  une  part  importante  d(?  l'auto- 
rité religieuse  et  étaient  sous  la  protection  des  Dieux, 
qui  bénissaient  leurs  mariages  et  consacraient  leur  puis- 
sance ;  ils  constituaient  l'élément  principal  delà  force 
publique  ;  ils  contribuaient  à  former  les  lois  dans 
les  assemblées  curiates  ;  c'était  dans  leurs  rangs  que 
se  recrutaient  exclusivement  les  sénateurs  ;  enfin  le 
Roi  ne  pouvait  prendre  de  décision  importante  sans 
les  consulter.  Kt  cependant,  toute  cette  puissance  ne 
faisait  (ju'accroître  le  df'sir  de  l'augmenter.  La  rovauté 
était  l'obstacle  (jui  s'opjiosait  au  plein  épanouissement 
de  leur  ambition  ;  c'est  contre  la  royauté  qu'ils  lut- 
taient sourdement,  recourant  au  meurtre  pour  écar- 
ter les  rois  les  plus  gênants.  C'est  plus  tard,  dans  la 
seconde  période,  que  leur  ambition  sera  satisfaite  par 
l'abolition  (b;  la  monarciii»'  et  [)ar  la  main  mise  sur 
tous  les  pouvoirs. 

Loi  d'hosliiilé.    —   Ia's   ambitions    opposées  provo- 


200  Li:S    CLASSKS    SOCIALES 

{juent  nécessairemt'iil  la  lutte,  une  lutte  d'idées  et  de 
sentiments,  qui  doit  à  la  première  occasion  se  traduire 
en  actes.  Les  Rois  supportent  avec  peine  la  tutelle 
patricienne  ;  ils  favorisent  la  plèbe  par  la  division  du 
peuple  romain  en  six  classes,  formées  d'après  le  cens 
et  indépendamment  de  la  naissance.  Mais  Servius  Tul- 
lius,  l'autour  de  cette  mesure,  meurt  de  mort  violente. 
Enfin,  quand  Tarquin  le  Superbe  eut  comblé  la  mesure 
par  ses  vexations,  les  patriciens  le  chassèrent  et  sup- 
jirimèrent  une  royauté,  jugée  incorrigible.  —  Ce  con- 
trepoids disparu,  la  puissance  patricienne  s'accrut 
dans  des  proportions  inquiétantes  [)Our  la  plèbe,  qui, 
se  voyant  opprimée,  se  retira  menaçante  sur  le  Mont 
Sacré. 

Loi dliarmnnie.  Cette  retraite  dans  une  période  cri- 
tique, oîi  la  république  naissante  avait  besoin  de  tou- 
tes ses  forces  pour  lutter  contre  les  ennemis  extérieurs 
que  suscitait  Tarquin,  cette  retraite  obligeait  les  Pa- 
triciens à  faire  des  concessions.  Deux  partis  se  formè- 
rent :  le  premier  comprenant  les  conservateurs  intran- 
sigeants, les  défenseurs  des  droits  do  la  noblesse  ;  le 
second  formé  des  novateurs,  de  ceux  qu'on  appellerait 
aujourd'hui  les  libéraux,  qui  voulaient  elfacer  les 
distinctions  de  naissance,  et  tout  accorder  à  la  fortune 
et  au  mérite.  Dans  le  premier  groupe  se  trouvaient  les 
Sénateurs  avec  leur  pouvoir  législatif  ;  les  Pontifes  gar- 
diens du  culte;  les  Consuls  choisis  parmi  les  plus  nobles 
familles, qui  avaient  l'initiative  des  lois,qui  étaient  char- 
gés de  leur  exécution  et  (|ui  disposaient  d(*  pouvoirs  judi- 
ciaires très  étendus  ;  puis  venaient  les  grands  proprié- 
taires terriens  avec  leurs  esidaves.  —  Dans  l'autre  cainp 
se  groupaient,  sous  la  conduite  des  plus  i-iches  plébéiens, 
les  ouvriers  et  les  patrons  des  dilférents  corps  de  mé- 
tiers, les  commerçants,  les  anciens  clients  mécoulents 
ou  avides  de  nouveauté,  et   la  foule  grandissante  des 


LA    MicriinKi;  :2ii! 

prolétaires.  Tous  avaient  à  se  plaindre  de  l'oruiiei^de 
rinjiistice  ou  de  l'avarice  des  Patriciens,  et  tous,  aniini's 
des  mêmes  sentiments  d'indépendance,  s'entendaient 
pour  secouer  le  joug'. 

Loi  (VadaiiUilloii.  Les  premières  revendications  pl(''- 
béiennes  avaient  d'à t)or(l  scandalisé  les  Patriciens.  — 
Mais  peu  à  peu  leurs  préventions  diminuèrent,  et  Tidt'e, 
d'un  rapprochement  leur  parut  de  moins  en  moins 
choquante.  —  Grâce  à  la  division  deServius  TuUius, 
des  ph'héiens  avaient  pénétré  dans  la  première  classe, 
et,  mêlés  aux  chevaliers,  avaient  montré  dans  les  com- 
bats qu'ils  n'étaient  inlV'iiiMU's  ni  en  courage  ni  en 
habileté.  La  retraite  sur  le  Mont  Sacré  avait  fait  res- 
sortir leur  force  et  leur  importance  sociale.  L'assem- 
blée centuriate  —  où  trouvaient  place  les  pléljéiens 
—  était  consultée  sur  les  déclarations  de  guerre,  et 
c'était  cette  môme  assemblée  qui  nommait  les  ('onsuls. 
Enfin  la  Plèbe  avait  obtenu  la  création  des  Tribuns, 
défenseurs  inviolables  de  ses  droits.  —  D'un  antre 
coté,  parmi  les  Patriciens,  ceux  qui  se  trouvaient  le 
moins  favorisés  par  l'état  ancien  cherchaient  la  popn- 
larité  en  se  rapprochant  de  cette  force  nouvelle.  Pnis 
de  nouvelles  générations  apparaissaient,  qui,  grandis- 
sant dans  l'élat  nouveau  et  ne  connaissant  que  par 
tradition  la  toute-puissance  patricienne,  ne  sont  plus 
choquées  dn  rôle  attribué  à  la  plèbe.  Si  quelques 
jeunes,  à  l'exemple  de  Coriolan,  tentent  une  réaction, 
les  tribuns  les  ramènent  durement  à  la  réalité  en  le^ 
citant  devant  l'assemljb'i'  kXw  penpie,  et  les  patriciens, 
eux-mêmes,  abandonnant  ces  rt'voltés.  leur  interdisent 
le  territoire  de  la  Républi(jue.  Dès  180  un  patricien, 
Spurius  Cassius,    a  la  pi'emière  idée  des  lois  agraires. 

Les  pléb('iens,  encoui'agés  par  leurs  premii'rs  succès, 
ne  s'arrêtèrent  |)as  dans  leurs  revendications.  Ils  pri- 
rent de  plus  en  plus  le  sentiment  de  leur   importance 


202  l.KS  CLASSES    SOCIALES 

el  ridée  de  leurs  droits.  Ce  n'étaient  plus  ({uelqnes 
mesures  de  détail  ({uils  réclamaient  presque  comme 
une  faveur  de  la  part  de  leurs  maîtres,  mais  Tégalité 
complète,  toutes  les  distinctions  de  naissance  ou  de 
race  devant  être  abolies. 

Loi  (rrqitUihre.  Les  luttes  perdent  peu  à  peu  de  leur 
vivacité  ;  les  animosités  entre  les  deux  ordres  rivaux 
se  calment  ;  l'égalité  fait  des  progrès  ;  les  barrières 
tombent;  toutes  les  magistratures  sont  partagées  ;  les 
formules  du  droit  sont  inscrites  sur  les  tables  de  pier- 
re dressées  au  Forum  sous  les  yeux  de  tous;  les  pré- 
jugés de  race  disparaissent  :  les  mariages  sont  permis 
entre  patriciennes  et  plébéiens,  et  enfin  le  dernier  re- 
fuge de  la  noblesse  s'ouvre  aux  Plébéiens,  qui,  en  l'an 
300  par  la  loi  Ogulmia.ont  accès  dans  les  collèges  d'au- 
gures et  de  pontifes.  —  A  partir  de  là  jusqu'à  la  ten- 
tative des  Gracques,  la  République  traverse  une  pé- 
riode de  calme  intérieur,  où  les  diiférentes  classes 
sociales  s'organisent  d'après  les  principes  nouveaux. 
La  classe  militaire  domine,  parce  que  c'est  l'armée 
qui  assure  la  sécurité,  la  force  et  la  prospérité  romai- 
nes, ^lais  tous  acceptent  cette  prédominance,  parce  que 
l'armée,  image  de  la  Cité,  se  recrute  dans  toutes  les 
classes  et  que  les  commandements  sont  accessibles  à 
toutes,   sauf  à  celle  des  ])rolétaires. 

Loi  de  prorjrrs.  —  Vax  suivant  les  progrès  de  la  classe 
mililaire,  on  peut  suivre  en  même  temps  les  progrès 
de  la  puissance  romaine,  qui  dépendait  en  grande 
partie  de  l'armée. 

Au  c(jninuMicement  les  patriciens  combattaient  seuls, 
entourés  de  leurs  clients,  qui  dans  l'espoir  d'obtenir 
une  j)art  du  bulin,  s'attacbaient  à  la  fortune  de  leurs 
niiiiln's.  Si  rarisl()cratit\  isob'-e  dans  son  orgueil,  s'était 
obstinée  à  repousser  de  l'armée  des  éléments  nouveaux, 
et  était  parvenue   à    triompher   des    réformes    tentées 


LA      JIKIIIODK  •^03 

par  la  royaiilô,  ello  aurait  posô  par  là  iiirine  des  bornrs 
au  développement  de  la  Cilé.  Mais,  par  l'admission  des 
citoyens  des  cinq  premières  classes,  Tarmée  se  fortifia, 
et  de  nouvelles  léj^ions  furent  crée'es,  capables  de 
résister  à  la  coalition  formée  par  Tarquin  le  Superbe. 
Cependant  l'accroissemtMit  du  nombre  des  combat- 
tants ne  devient  un  véritable  élément  de  succès  qu'à 
une  condition,  c'est  que  les  qualités  militaires  — 
l'union  et  la  discipline  —  ne  reçoivent  aucune  atteinte. 
—  Or,  si  la  séparation  entre  les  deux; ordres  avait  tou- 
jours été  maintenue  avec  la  même  rigueur,  les  désac- 
cords, les  conllits,  les  discordes  civiles  restaient  tou- 
jours imminents,  et  la  Cité  all'aiblie  aurait  sans  doute 
succombé  dans  une  de  ces  guerres,  où  Home  —  liar- 
celée  par  les  Etrusques  de  l'orsenna,  par  lesVolsques, 
par  les  Yéiens,  les  Eques  et  les  Sabins  — avait  beau- 
coup de  peine  à  se  tenir  sur  la  défensive.  11  n'en  fut 
pas  ainsi.  Mais  à  mesure  (jue  les  Plébéiens  eurent  con- 
(juis  tous  les  droits  civils,  polili(|ues,  militaires  et 
religieux,  ils  i)rireut  à  l'imitation  des  patriciens  l'or- 
gueil romain,  et  ouvrirent  une  vaste  carrière  à  leur 
ambition.  Quant  aux  ({ualités  pro|U'ement  militaires, 
les  plébéiens  entrant  dans  l'armée  avaient  à  cœur 
d'égaler  ou  même  de  surpasser  les  patriciens.  C'est  là 
un  effet  de  la  loi  d'homogéntMlé,  signalée  |)]us  haut 
au  sujel  des  relations  internes  enti'e  les  membres  d'une 
même  (dasse.  Les  armes,  l'habileté  dans  leur  nianic»- 
ment,  la  force  ])hysi([ue,  le  courage  sont  les  qualités 
(|ui  ont  (huiiH'  aux  Patriciens  la  pié-i'ininence  dans 
l'Etat.  Pour  prouver  (|u"ils  sont  dignes  dii  partager 
leurs  droits,  les  Pléb(^iens  posséderont  des  armes,  ils 
s'exerceront  à  exécuter  tous  les  mouvements  avec  régu- 
larité, et  dans  les  combats  ils  garderont  lièrcment  leur 
])0sle.  —  l*our  la  discipline,  ils  surent  s'y  j)liei'  sans 
murmurer,  du  jour  où  ils  n'eurent  plus  à    obéir  qu'à 


20  i  l-i:s   Cl.ASSKS    SOCIALES 

des  chefs  (|ui  li's  traitaient  en  concitoyens  et  non  en 
esclaves. 

Un  non  veau  progrès  fut  réalise,  quand  les  armées 
romaines  reeurent  à  titre  d'auxiliaires  les  troupes  des 
Alliés,  et  quand  le  Sénat  établit  la  solde  pour  pouvoir 
retenir  plus  longtemps  les  soldats  à  Tarmée.  Les 
Alliés,  intéressés  aux  succès  des  armées  romaines, 
combattaient  avec  zèle,  et  c'est  grâce  à  eux  que  Rome 
a  pu  traverser  heureusement  des  crises  fort  dange- 
reuses, et  étendre  progressivement  son  empire.  Mais 
cette  extension  de  sa  puissance  extérieure  n'appartient 
pas  à  la  question  actuelle  qui  est  consacrée  à  la  vie 
intérieure  des  Cités.  Pour  s'en  tenir  aux  causes  internes 
de  progrès,  on  peut  ajouter  aux  précédentes  le  soin  que 
les  Romains  ont  pris  de  perfectionner  leur  armement 
et  d'améliorer  la  tactique  ;  l'habitude  de  construire 
des  retranchements,  partout  où  l'armée  devait  camper, 
ne  fût-ce  qu'une  seule  nuit  :  enfin  les  exercices  mili- 
taires, les  marches  avec  un  lourd  équipement,  et  sur- 
tout les  succès,  qui  augmentaient  sans  cesse  la  con- 
fiance et  ouvraient  à  l'espérance  un  champ  sans 
limite. 

Loi  (le  Pnitri/alion.  Cette  loi  fait  sentir  son  action  à 
toutes  les  pages  de  l'histoire  romaine.  Tant  que  Rome 
ne  possède  qu'un  territoire  restreint  occupé  par  les 
familles  patriciennes,  celles-ci,  avec  l'appui  de  leiu^s 
clients  et  (h'  leurs  esclaves,  sont  maîtresses.  Mais,  à 
mesure  que  la  population  uidiaine augmente,  rinlhience 
patricienne  diminue.  Le  proju'e  li'une  aristocratie  est 
de  maintenir  ses  privilèges  en  i-estreignant  le  nombre 
des  j)rivilégiés  :  mais  elle  ('joigne,  par  cet  exclusivis- 
me, (h's  volonli's  amies  (jiii  tendent  alors  à  s'orienter 
(hin<  un  aiilie  sens.  De  l.-i  hi  progression  continue  des 
forces  {>U''b(''ienne.s  et  leur  succès  linal. 

Pour  arriver  à  une    vérilication    plus    satisfaisante 


LA    MKTIIODI-:  205 

des  lois  qui  régissent  les  classes,  il  faudrait  poursuivre 
cette  enquête  et  Fétendre  aux  autres  types  de  sociétés. 
Mais  ce  serait  dépasser  le  cercle  de  la  méthode  et  péné- 
trer dans  le  domaine  même  de  la  Science.  Les  exem- 
j)les  précédents  peuvent  sutl'ire  comme  indication  de 
la  méthode. 

Ueldtions  avec  le  nùlifu  phi/si(iui'. 

Une  des  conditions  essentielles  de  la  science  est  de 
procéder  par  analyse.  Mais  cet  examen  successif  n'a 
de  valeur  qu'autant  quil  est  complet.  — Ur,si  une  so- 
ciété se  compose  d'individus  groupés  en  classes,  il  ne 
faut  pas  oublier  que  celte  socit'té  vit  sous  une  certaine 
latitude,  qu'elle  occu})e  un  territoire  déterminé,  et  que 
de  ce  fait  elle  subit  diverses  influences.  Ces  iniluences, 
nées  du  milieu  physique,  ne  sont  guère  contestables. 
Cependant  il  ne  suflit  pas  d'en  allirmer  vaguement  la 
réalité,  il  faut  de  plus  préciser  ces  iniluences  et  mon- 
trer leurs  limites;  il  faut,  d'un  autre  coié,  établir  la 
puissante  réaction  de  l'homme  sur  la  nature  et  mar- 
quer aussi  les  bornes  de  cet  empire.  En  un  mol,  ou  il 
faut  renoncer  à  la  science,  ou,  si  Ton  a  la  [)rétention 
d'établir  des  lois  scientiliques,  ces  lois — pour  en  méri- 
ter véritablement  le  nom  —  ne  doivent  comporter  au- 
cune exception. 

Il  semble  que  le  nu'ud  du  |)roblème  n'ait  pas  été 
résolu  par  b'S  diverses  considérations  (ju"llipj)ocrate, 
Montesquieu  et  leurs  continuateuis  ont  faites  sur  les 
sociétés  considérées  dans  leur  ensemble. 

Admettons  les  ell'ets  du  climat,  de  la  nourriture,  de 
l'air,  d(^s  eaux,  de  l'altitude,  du  voisinage  de  la  mer, 
du  séjour  dans  les  j)laines,des  exhalaisons  paludéennes 
et  de  toutes  les  autres  circonstances  susceptibles  d'être 
énumérées.  Une  première  remarque  à  faire,   c'est  que 


206  Li:S   CLASSES   SOCIALES 

—  si  peu  étendu  que  soit  le  territoire  d'une  Sociétt'  — 
ces  conditions  sont  loin  d'être  identiques  pour  tous  les 
membres  de  celte  Société.  Par  suite  plus  ces  intluences 
seront  réelles,  plus  l'écart  sera  considérable,  de  sorte 
qne,par  la  force  même  du  principe,  on  devra  s'attendre 
à  trouver  non  l'uniformité  mais  une  vraie  diversité. 

Dans  les  pays  froids,  les  uns  sont  exposés  à  toutes 
les  intempéries  de  l'hiver,  tandis  que  d'autres  plus 
favorisés  se  j.iarantissent  du  froid  par  de  chaudes  i'our- 
rures,  et  en  vivant  renfermés  dans  des  appartements 
bien  clos  et  bien  chautfés.  L'air  froid  n"a  donc  pas  trop 
l'occasion  «de  resserrer  les  fibres  extérieures  du  corps  » 
(  l)  ni  de  produire  les  autres  avantages  que  MontesquicLi 
lui  attribue.  —  Pour lanonrriture, les  paysans viventdes 
[)roduits  du  sol,  mais  les  liabitants  des  villes. où  fleu- 
l'it  le  commerce,  mettent —  quand  ils  sont  riches —  le 
monde  à  contribution  pour  satisfaire  leurs  désirs. 
Sans  avoir  besoindune  grande  richesse,  les  Européens 
modernes  échappent  aux  fatalités  du  sol,  en  emprun- 
tant le  sucre,  le  café,  le  j)oisson  à  des  contrées  sou- 
vent très  éloignées.  —  Lair  n'est  pas  le  même  dans 
les  champs  ou  dans  lintérieur  d'une  ville.  Que  dire 
de  celui  que  respirent  les  ouvriers  dans  les  usines,  au 
i'ond  des  mines,  dans  ces  galeries  souterraines  }>leines 
tlonibre  et  d'humidité  ? —  L'analyse  chimique  montre 
(|ue  la  composition  des  eaux  est  très  variable  dans  des 
contrées  pourtant  voisines  ;  ici  l'eau  d'un  fleuve  est 
j)ure,  plus  bas  elle  est  contaminée.  D'ailleurs  un  moyen 
de  se  soustraii'e  à  l'influence  des  eaux,  c'est  d'user  de 
vin  on  (lu  moins  de  boissons  où  l'eau  est  corrigée  par 
l'addition  de  siil)slances  étrangères. — Dans  une  région 
i-eslieinteconiinela  Laconie,  les  Spartiates  et  lesllilotes 
\ivaient  dans  la  ])laine,  tandis  (|ue  les  Périè({in'S  ha- 
ll) KspriL  des  Lois.   I.iv.  XIV.—  cli.  1. 


LA     MÉTIlflDK  207 

bilaiont  les  pentes  du  Taygète  l't  du  Painoii.  Alliriics 
a  toujours  été  aussi  voisine  de  la  mer,  et  cependant  les 
brises  marines  n'ont  pas  toujours  inspiré  à  ses  habi- 
tants le  môme  esprit  d'aventures,  d'indépendance  et 
d'ardeur  colonisatrice.  Quant  aux  exhalaisons  de  sols 
marécageux,  elles  n'agissent  que  sur  la  partie  de  la 
population  qui  <^st  directement  soumise  à  leur  action. 
D'ailleurs  la  médecine  est  [)arvenue  dans  quelques  cas 
à  en  combattre  les  etl'ets  :  l'usage  de  la  quinine  est 
efficace  ])0ur  calmer  la  fièvre.  Ce  que  la  déduction  per- 
met de  tirer  du  principe  posé  par  Hippocrate  et  Mon- 
tesquieu, ce  n'est  donc  pas  l'uniformiti'  du  caractère, 
des  aptitudes  et  des  mœurs  de  tout  un  peuple,  mais 
plutôt  la  diversité  et  les  contrastes. 

Ce  qui  prouve  en  outre  que  ces  intluences  géogra- 
phiques n'ont  pas  une  pareille  force,  c'est  que  tout  en 
persistant  k  peu  près  les  mêmes  à  travers  les  généra- 
tions, elles  sont  loin  d'imprimer  aux  sociétés  succes- 
sives un  cachet  immuable.  A  moins  d'être  aveuglé  par 
l'esprit  de  système,  qui  reconnaîtrait,  dans  les  Grecs  du 
Bas-Empire  ou  dans  les  giaôurs  soumis  aux  Musulmans, 
U:'s  Athéniens  qui  avaient  vaincu  <'i  Marathon  et  à  S;il;i- 
mine?  Qui  verrait  dans  la  Ihmie  catholique,  où  pen- 
dant si  longtem|)s  les  fronts  se  sont  inidinés  pieuse- 
ment sous  les  b(''né(liclions  pjipah's,  la  lîonie  anli([ne 
où  retentissait  «  le  pas  loui'd  des  légions  ))  ?  O  ne 
sont  pas  là  des  cas  exceptionnels,  mais  j)lut(M  des 
exemples  d'une  règle  ({ni  semble  générale.  Dans  une 
région  quelconque —  que  ce  soit  l'Egypte,  la  Judée, 
la  Grèce,  l'Italie,  la  France  —  des  sociétés  très  dis- 
semblables se  succèdent,  pourvues  chacune  de  mœurs, 
de  coutumes,  de  lois,  de  caractère  et  desprit  particu- 
liers. Ce  n'est  que  par  des  artifices  d'exposition  qu'on 
parvi(>nt  à  masquer  les  différences,  à  grossir  les  simi- 
litudes et  à  raltadier  hudiaîne  plusieurs  fois  bi'ist'e  di's 


208  LES   CLASSES    SOCLVLES 

générations.  Taine  a  su,  clans  ses  études  critiques, 
tirer  un  grand  parti  de  cette  théorie  sur  Tinlluence 
des  milieux,  mais  il  a  fait  de  la  littérature,  non  de  la 
science. 

Suivant  notre  méthode,  ne  nous  attardons  pas  davan- 
tage à  la  critique,  mais  par  Tétahlissement  d'une 
bonne  théorie  cherchons  à  présenter  la  meilleure  des 
réfutations. 

Il  seruble  que  la  solution  donnée  pour  les  questions 
antérieures  puisse  encore  être  employée  dans  le  problè- 
me actuel:  l'analyse  delà  société  en  classes  distinctes, 
qui,  soumises  à  des  influences  diverses,  prennent  cha- 
cune une  physionomie  spéciale  tant  au  physique  qu'au 
moral. 

Ce  qui  fait  qu'une  espèce  animale  linit  par  contrac- 
ter une  organisation  déterminée,  qui  entraîne  avecelle 
un  ensemble  d'impulsions  instinctives  et  un  genre  de 
vie  particulier,  c'est  que  tous  les  êtres  individuels  appar- 
tenant à  l'espèce  sont  soumis  aux  mêmes  influences  exté- 
l'ieures,  ont  une  nourriture  semblable,  déploient  une 
activité  analogue  pour  lutter  contre  les  espèces  hostiles 
et  enfin  s'unissent  toujours  entre  eux,  c'est-à-dire  avec 
des  êtres  semblables  qui  vivent  dans  le  même  habitat. 
L'adaptation  devient  de  plus  en  plus  complète,  et,  quand 
les  progrès  nécessaires  pour  la  consei'valiou  et  la  per- 
pétuité de  res})èce  ont  été  réalisés,  l'organisation  phy- 
siologique et  la  structure  mentale  se  lixent  ;  elles  se  trans- 
mettent désormais  sans  variation  appréciable  à  la  suite 
des  descendants^  et  cela,  tant  que  des  modifications 
apportées  dans  le  milieu  ne  viennent  point  troubler 
r(''(juilibre  et  obliger  l'espèce  à  une  nouvelle  adaptation. 
Inutile  d'insister  davanlagc  sur  des  idées  que  l'évolu- 
tionisme  a  rendues  familières. 

Mais  celte    immobilili-  dans  l'organisation   physique 
<'[  iiicnlab'  ne  peut  se  rc'aliser  [)our    It's  p(Mi{)les,  sinon 


LA    MÉTHODE  201) 

dans  des  cas  exceptionnels,  là  où  des  peuplades  infé- 
rieures, vivant  loin  de  toute  communication,  mènent 
un  genre  de  vie  qui  a  beaucoup  d'analogie  avec  celui 
des  espèces  animales  supérieures.  Les  Apaches,  les 
Mohicans  et  d'autres  tribus  guerrières  étaient  telle- 
ment façonnés  à  leurs  mœurs  que,  ne  pouvant  se  mo- 
difier au  contact  des  Européens,  ils  ont  dû  dispa- 
raître. 

A  part  ces  cas  exceptionnels,  où  il  n'existe  guère 
que  des  rudiments  de  société,  la  variété  est  la  règle. 
Pourquoi  ? 

D'un  mot,  on  peut  répondre  :  c'est  que  l'homme  ne 
reçoit  point  passivement  l'empreinte  des  choses,  c'est 
qu'il  est  dou('  d'une  activité  intelligente  ;  c'est  qu'il 
possède  la  raison  «  cet  instrument  universel  »  comme 
l'appelait  Descartes,  inslrument  si  puissant  qu'il  mo- 
difie la  nature  suivant  ses  besoins,  et  que,  d'après  cet 
autre  mot  de  Descartes,  «  il  peut  s'en  rendre  comme 
maître  et  possesseur  ».  Voilà  la  dilïérence  avec  l'ani- 
mal, did'érence  incommensurable.  Pour  se  garantir  du 
froid,  l'ours  est  parvenu  —  à  la  suite  d'une  sélection 
rigoureuse  —  à  être  muni  dune  éi)aisse  fourrure  ; 
l'homme  nu  se  couvre  de  vêtements,  se  construit  des 
maisons  bien  closes,  et  se  chaude  à  la  llamnui  d'un 
bon  feu.  Un  bœuf  se  nourrit  des  herbes  de  la  con- 
trée ;  pressé  par  la  faim,  il  ne  deviendra  pas  Car- 
nivore ;  l'homme  est  arrivé  à  utiliser  pour  sa  nour- 
riture les  produits  les  plus  variés,  et  à  dévelop[)er  par 
la  culture  leurs  qualités  nutritives.  L'air  est  em- 
pesté par  des  vapeurs  marécageuses  ;  l'homme  des- 
sèche le  marais  et  transforme  une  contrée  malsaine  en 
un  sol  fertile.... 

Quelles  sont  les  bornes  de  cette  puissance  humaine  ? 
Elles  peuvent  sans  doute  être  indéfiniment  reculées. 
Cependanijsi  l'on  ne  veut  point  se  perdre  dans  le  rêve, 


210  Lr:s  classes  sociales 

mais  s'en  tenir  strictement  aux  réalités  actuelles,  on 
constate  cpie  l'intelligence  humaine  n'a  pas  triomphé 
de  tous  les  obstacles.  En  particulier,  quand  il  s'agit 
d'écarts  considérables  dans  les  climats,  la  sélection 
animale  reprend  ses  droits,  et  écarte  d'une  contrée  tous 
ceux  qu'une  longue  adaptation  n'a  pas  préparés  à  ce 
séjour.  De  là  la  difficulté  pour  les  Européens  de  s'ac- 
climater aux  Indes  et  au  Sénégal. 

Dans  l'homme  il  y  a  donc  deux  sortes  d'habitudes  : 
les  habitudes  passives  et  las  habitudes  actives;  mais 
le  domaine  de  la  passivité  tend  sans  cesse  à  diminuer 
par  rapport  à  celui  de  l'activité,  qui  s'étend  sans  cesse 
et  se  consolide.  L'homme  quaternaire  était  dominé 
par  toutes  les  fatalités  du  climat  et  du  sol  ;  le  moderne 
Européen  des  classes  supt'rieures  s'en  alfranchit  en 
grande  partie. 

En  résumé,  si  la  passivité  domine,  les  influences 
extérieures  deviennent  prépondérantes,  sans  toutefois 
jamais  atteindre  la  force  qu'elles  acquièrent  dans  leur 
action  sur  les  animaux.  En  vertu  de  la  loi  de  plasticité, 
l'homme  reçoit  au  physique  et  aussi  au  moral  l'em- 
preinte des  choses  ;  il  s'adapte  progressivement  aux 
conditions  que  la  nature  lui  impose, et,  quand  l'héré- 
dité a  le  temps  de  produire  son  œuvre,  cette  adapta- 
tion se  consolide, et  donne  cet  ensemble  lixe  de  carac- 
tères physiques  et  moraux  qui  constituent  la  Rctcf.  — 
Si  au  contraire  l'activité  inlidligente  l'emporte,  les 
forces  de  la  nature  sont  neutralisées,  ou  mises  au  ser- 
vice de  la  j)uissance  humaine  ;  les  caractères  physiques 
ont  moins  de  fixité,  et  les  dispositions  morales  dépen- 
dent plus  étroitement  de  la  nature  des  occupations, 
des  relations  sociales  internes  et  aussi  des  influences 
('trang-ères.  Les  variations  sont  plus  fréquentes,  mais, 
comme  elles  résultent  des  actions  sociales  qui  compor- 
tent une  analyse  j)lus  exacte,  elles  sont  plus  faciles  à 
expliquer. 


LA    3IÉTH0DE  211 

Voilà  ce  que  donne  la  déduction.  Mais  ces  j)rincij)es 
ne  sont  que  provisoires  tant  qu'ils  n'ont  pas  été  véri- 
fiés. Cette  vérification  sera  obtenue,  non  en  établissant 
un  parallèle  entre  des  sociélt's  différente!»',  mais  en 
comparant  les  classes  d'une  même  société  et  en  les 
suivant  dans  leur  évolution.  Soit  par  exemple  l'Attique. 
Examinons  à  son  sujet  les  différentes  influences  qui 
doivent  être  rapportées  au  climat,  à  la  nourriture  et  à 
la  disposition  des  lieux. 

Dans  une  étude  sociologique,  il  ne  saurait  être  ques- 
tion de  variations  individuelles,  mais  seulement  de 
celles  qui  sont  communes,  ou  à  la  société  tout  entière, 
ou  du  moins  à  des  groupes  déterminés.  Que  l'habitu- 
de d'affronter  les  intempéries  de  lair,  qu'une  vie  so- 
brp,  que  des  exercices  réguliers  endurcissent  le  corps 
et  en  développent  la  vigueur, c'est  là  sans  doute  une  véri- 
té ;  mais  elle  n'intéresse  encore  que  la  médecine  et  la 
physiologie,  si  elle  ne  trouve  son  application  que  dans 
des  cas  particuliers.  Ainsi  que  des  athlètes,  par  suite 
d'un  régime  spécial  et  d'un  entraînement  continu, 
soient  arrivés  en  Attique  à  une  grande  force  ou  à  une 
grande  adresse,  cela  ne  prouverait  rien  pour  le  reste 
de  la  nation.  Ce  sont  là  des  exceptions  qui  sont  dues 
moins  au  climat  et  au  sol  qu'aux  habitudes  actives  et 
au  genre  d'occupation. 

Est-il  permis  d'aller  jusqu'à  l'extrême  opposé  et  de 
prétendre  (|ue  tous  les  habitants  d(;  rAlli(jue  avaient 
pris,  sous  linfluencc  du  climat,  du  sol  et  de  la  nour- 
riture, la  beauti^  physique,  la  souplesse  du  corps,  ainsi 
que  la  vigueur  et  la  vivacité  de  l'esprit  ?  En  fait,  cela 
n'a  pas  existé.  Dans  l'Attique  ancienne  et  moderne, 
il  y  a  toujours  (unies  boiumes  beaux  comme  Alcibiadc, 
ou  laids  comnH;  Socrate  ;  des  corps  souples  comme 
ceux  des  coureurs  au  stade  Olympique,  et  des  boiteux 
comuK!  Tyrlée  ;    des    intidligences  vives  comme  celle 


212  LES  CLASSES  SOCL\LES 

(rAristophane,et  des  esprits  épais  comme  celui  du  pau- 
vre Strepsiade. enveloppé  naturellement  de  toutes  les 
nuées  socratiques. 

Mais,  dit-on,  le  nombre  des  esprits  bien  doués  a  été 
plus  grand  qu'ailleurs.  —  Sans  doute.  Une  raison 
décisive  empêche  cependant  qu'on  ne  rapporte  cetle 
supériorité  au  climat  et  au  sol,  c'est  qu'avant  Solon 
elle  n'apparaît  pas, et  que,  si  elle  persiste  pendant  plu- 
sieurs siècles,  elle  ne  se  montre  plus  à  partir  de  la 
fermeture  des  écoles  philosophiques  en  S29.  —  Que 
toutes  les  générations  qui  se  sont  succédé  sur  le  sol 
de  FAttique  n'aient  pas  été  modelées,  d'après  un  type 
uniforme,  par  les  influences  toutes-puissantes  du  cli- 
mat, de  l'air  et  de  la  nourriture,  cela  ressort  des  diffé- 
rences accentuées  qui  distinguent  les  différentes  ré- 
gions de  cette  contrée,  pourtant  si  restreinte.  Les 
Eupatrides  habitent  les  plaines  fertiles  de  Pédias  et  de 
Thria,  mais  les  populations  qui  sont  reléguées  sur  les 
pentes  du  Cithéron,  du  Parnès  et  du  Phelleus  mènent 
une  vie  plus  difficile  :  ce  sont  des  montagnards  aux 
mœurs  rudes  et  aux  corps  secs  comme  les  roches 
qu'ils  habitent  ;  les  Paraliens  qui  vivent  sur  les  côtes 
s'adonnent  à  la  pèche,  ils  se  nourrissent  de  poisson  et 
ont  moins  à  supporter  les  rigueurs  de  l'hiver. 

Athènes  a-t-elle  dû  son  étonnante  prospérité  à  sa 
situation  ? —  Sans  doute  le  rocher  de  l'Acropole  donna, 
au  début, une  supériorité  aux  Eupatrides  qui  habitaient 
Athènes,  l'un  des  douze  bourgs  de  la  primitive  Attique. 
Mais  pourquoi  sa  puissance  maritime  s'est-elle  déve- 
loppée plutôt  que  celle  d'Eleusis  et  surtout  de  Mégare? 
Cette  grandeur  ne  saurait  s'expliquer  par  la  situation 
seule.  Car,  si  Athènes  fut  en  possession  de  ports  im- 
portants, elle  ne  le  dut  j)as  seulement  à  la  nature,  mais 
aux  travaux  considérables  que  ïhémistocle  conseilla 
pour  relier  la  Ville   au  Pirée   par   les  longs  murs. — 


LA    MÉTHODE  2 1 3 

Cl'  n'est  pas  tout.  La  diversité  n'apparaît  pas  seule- 
ment dans  les  diverses  re'<iions,  elle  éclate  encore  chez 
les  habitants  d'un  même  pays, suivant  leur  séjour  à  la 
campagne  ou  à  la  ville,  et  aussi  d'après  la  nature  de 
leurs  occupations.  L'Eupalride  ne  se  nourrissait  pas 
comme  le  Thète, employé  à  des  travaux  mercenaires  et 
condamné  à  une  sobriété  beaucoup  plus  stricte  que 
son  maîLre  ;  le  marin,  qui  faisait  de  fréquentes  traver- 
sées sur  la  mer  Egée,  ne  subissait  pas  les  mêmes  in- 
fluences climatériques  que  les  bûcherons  d'Acharnés 
et  les  montagnards  Diacriens  ;  les  esclaves  qui  tra- 
vaillaient dans  les  mines  de  Laurium,  ou  dans  les 
carrières  du  Pentélique  étaient  exposés  aux  tempéra- 
tures extrêmes,  pendant  que  le  marchand  d'Athènes 
s'abritait  du  froid  ou  d(i  la  chaleur  dans  son  échoppe 
du  Céramique. 

Puisque  les  inlluences  individuelles  ne  sont  pas  du 
ressort  de  la  sociologie, et  que  d'un  autre  côté  aucune 
proposition  générale  n'est  applicable  à  toute  la  société 
athénienne,  il  reste  que  l'ensemble  des  influences  phy- 
siques s'exerce  d'une  façon  spéciale  sur  les  classes,  et 
vient  ainsi  modilîerd'une  manière  déterminée  le  carac- 
tère de  ces  class(?s,  caractère  formé',  pour  la  plus  grande 
partie,  par  la  nature  des  occupations. 

Voici  alors  comment  se  post;  le  [)roblème  actiud  : 
Hechercher  les  changements  s[)('ciaux  (jue  le  sol  et  le 
climat  apportent  dans  le  caractère  général  de  chaque 
classe  ou  du  moins  des  plus  importantes. 

Pourquece  problème  soit  susceptible  d'une  solution 
précise,  il  faut  distinguiM-  les  (qxxiues,  en  examinant 
M  part  chacune?  des  phases  (jiiiiii  peuple  a  pu  traverser 
dans  son  évolution.  Si  par  exemple  lexamen  porte  sur 
rAtti<jn(',  il  si'ra  ni'cessairc  de  séparer  avec  soin  les 
divers  états  sociaux, et  de  noter  l(;s  changements  [)Our 
chacune  des  périodes  ainsi  formées.  \  oici  notre  Ihèse  : 


214  LES  CLASSES    SOCL\LES 

les  traits  fondamentaux  sont  fournis  par  le  genre  des 
occupations  ;  des  changements  très  importants  sont  en 
outre  apportés  par  les  relations  sociales,  et  enfin  des 
modifications  plus  faibles  sont  dues  au  sol  et  au  cli- 
mat. 

La  première  période  —  assez  obscure  d'ailleurs,  à 
cause  de  l'incertitude  des  documents  historiques  — 
commence  avec  Thésée,  quand  les  douze  petits  bourgs 
de  TAttique  sont  soumis  à  la  domination  reconnue 
d'Athènes,  qui  n'est  guère  encore  elle-même  qu'une 
bourgade  dont  les  maisons  sont  groupées  au  pied  de 
l'Acropole.  Les  familles  puissantes  se  sont  réunies  à 
Athènes,  et  de  là  surveillent  et  exploitent,  avec  leurs 
esclaves,  leurs  domaines  fertiles  de  la  vallée  du  Céphise 
et  de  rillissus.  Grâce  à  cette  fertilité  du  sol,cesEupa- 
trides  ont  de  la  richesse  et  des  loisirs.  Peu  préoccupés 
des  nécessités  de  la  vie,  ils  peuvent  tourner  leur  acti- 
vité vers  des  sujets  supérieurs  :  la  politique  et  la 
religion.  Cela  est  un  trait  commun  à  toutes  les  familles 
patriciennes.  Ce  qui  est  particulier  aux  Hellènes  de 
l'Attique  et  qui  est  sans  doute  propre  à  la  douceur  du 
climat,  à  la  pureté  de  l'atmosphère  et  aux  qualités  du 
sol,  c'est  leur  sobriété,  leur  mesure  dans  les  plaisirs, 
leur  délicatesse  dans  les  réjouissances  et  les  jeux.  Le 
chef  Germain  se  gorge  de  viandes, et,  dans  des  banquets 
tumultueux,  fait  circuler  les  coupes  remplies  de  bois- 
sons fermentées.  L'Ionien  de  l'Attique  se  plaît  aux 
conversations,  aux  légendes  qui  racontent  les  exploits 
des  héros,  aux  époi)ées  que  les  rapsodes  —  descendants 
dllonièie  —  chantent  en  s'accompagnant  de  la  lyre  : 
le  prestige  de  Solon  a  commencé  le  jour  où  ce  sage, 
dans  le  désordre  di;  l'inspiration  poétique,  a  charmé 
ses  concitoyens  par  sa  poésie  de  «  Salamine  ».  —  Les 
paysans  qui  habitent  les  parties  rocheuses  de  l'Attique, 
sont  endurcis  par  les  privations  et  par  les    bises    plus 


LA   MÉTHODE  215 

piquaiiles  ((iii  vieiincnl  de  la  Tlirace.  lis  sont  aussi 
plus  indépendants,  et  déserteraient  le  pays  plutôt  que 
de  se  soumettre  à  des  taxes,  comme  les  Thètes  de  la 
plaine. Les  habitants  des  côtes  se  livrent  à  la  pèche  et, 
quand  ils  voient  à  Thorizon  les  voiles  blanches  des 
vaisseaux  Phéniciens,  ils  ont  l'idée  et  le  désir  des 
navigations  lointaines.  Le  sol  pierreux  et  peu  fertile 
de  l'Attique  ne  lente  pas  la  cupidité  des  envahisseurs. 
Dans  la  grande  invasion  Dorienne,  cette  contrée  reste 
en  dehors  du  Ilot.  Les  grandes  familles  chassées  de 
leur  patrie  viennent  môme  y  chercher  la  paix  ;  et, 
comme  elles  y  arrivent  avec  une  partie  de  leurs 
richesses,  elles  y  sont  bien  accueillies  par  une  popu- 
lation dont  les  mœurs  sont  douces,  et  qui  est  assez 
avisée  pour  apercevoir  son  intérêt  dans  cette  arrivée 
d'hommes  puissants. 

?"''  Période.  Cette  immigration  pacifique  ouvre  la 
seconde  période  oîi  le  commerce  maritime  commence 
à  s'introduire  en  Attique,  commerce  qui  doit  être  le 
facteur  le  plus  important  de  la  future  prospérité  d'A- 
thènes. Les  influences  du  climat  et  du  sol  s'alTaiblis- 
sent,  ou  du  moins  elles  se  restreignent  à  une  faible 
partie  de  la  population.  Les  membres  des  familles  nou- 
velles n'ont  pas  de  terres  à  acquérir  et  à  cultiver  ;  ils 
tournent  leur  activité  vers  le  négoce,  ils  font  construire 
pour  eux  des  navires  a  Phalère,et  vont,  dans  des  navi- 
gations (le  plus  en  plus  lointaines,  étendre  le  cercle 
de  leurs  allaires  et  de  leurs  prolits.  L'activité  l'em- 
porte sur  la  passivité.  L'homme  n'est  pas  fait  par  le 
sol,  mais  ('"esl  riionime  (jui  l'aronne  le  sol  et  qui  l'an- 
proprie  à  ses  besoins.  La  j)ierreuse  Atti(|ue  se  couvj-e 
d'oliviers  ;  et  c'est  bien  la  sagesse  elle-mémt'  — Athéna 
la  protectrice  \\\\  pays  — -  (pii,  en  créant  cette  dciiréf^ 
d'exportation,  crée  une  source  intarissable  de  richesses. 
Plus  lard  la  nature  est  encore    mieux    vaincue,  quand 


216  LES  CLASSES  SOCIALES 

Athènes,  malgré  les  8  kilomètres  qui  la  séparent  de  la 
mer,  devient  un  véritable  port  de  mer  par  la  construc- 
tion des  longs  murs, et  par  l'élévation  du  mur  de  Plia- 
lère.  La  seule  classe,  qui  continue  à  subir  les  influen- 
ces du  sol  et  du  climat,  est  celle  des  travailleurs  de 
la  terre.  Et  encore  leur  sujétion  est  amoindrie,  parce 
que,  dans  leur  culture,  ils  ont  moins  à  se  préoccuper 
de  produire  des  choses  directement  nécessaires  à  la  vie 
que  des  objets  d'exportation. 

S"""  Période.  Il  en  sera  ainsi  dans  tout  le  reste  de 
l'évolution  Athénienne.  Le  sol  et  le  climat  n'entreront 
(|ue  pour  une  part  fort  restreinte  dans  la  production 
des  événements,  qui  devront  être  plutôt  rapportés  à 
l'activité  des  hommes,  activité  de  plus  en  plus  alTran- 
chie  du  milieu  immédiat.  Au  beau  temps  de  Périclès, 
les  arts,  la  littérature,  la  philosophie  prennent  un 
magnifique  essor.  Mais  les  moeurs  sont  altérées  et  l'an- 
tique sobriété  a  disparu  :  Les  banquets  nocturnes  se 
multiplient,  oii  les  convives  boivent  jusqu'à  l'ivresse, 
en  regardant  les  danses  lascives  des  esclaves  Thessa- 
liennes,  et  en  faisant  plus  que  disserter  sur  les  diver- 
ses formes  de  l'amour  et  sur  la  puissance  invincible 
d'Eros.  Si  Platon  a  pu,  sans  esprit  de  dénigrement, 
représenter  Alcibiade  dans  l'excitation  d'une  fête  et 
du  vin,  que  dire  des  orgies  des  marchands  enrichis  qui 
n'étaient  pas  retenus  dans  la  modération  par  décence 
philosophique  ? 

Les  lieux  ninllueiit  pas  sur  la  destinée  des  sociétés 
et  des  hommes  par  quelque  vertu  mystérieuse  et  oc- 
culte. Mais  ce  sont  les  hommes  —  particulièrement 
les  classes  qui  sont  au  pouvoir  —  qui  transforment 
les  lieux, y  mettent  leur  l'inprcinte  noble  ou  grossière, 
lial)ile  ou  maladroite  ;  qui  les  vivifient  et,  pour  ainsi 
dire,  les  intellectualisent,  en  y  faisant  pénétrer  quelque 
chose  de  leur  intelligence  et  de  leur  volonté.  Athènes, 


LA   MÉrilODK  217 

ce  n'est  plus  une  roche  abrupte,  plantée  au  milieu  de 
([uelques  cabanes  rustiques,  (^est  l'Acropole,  c'est  le 
Parlhénon,  c'est  la  demeure  sacrée  de  Pallas-Athéné, 
de  la  divinité  qui  inspire  les  prudentes  pensées  et  les 
résolutions  viriles,  de  la  toiite-])uissante  protectrice  de 
la  Cité.  Athènes  c'est  l'Aréopage,  qu'habitent  les  Eumé- 
nides  vengeresses  du  crime;  c'est  l'éloquent  rocher  du 
Pnyx  où  le  plus  modeste  citoyen  a  le  sentiment  de  sa 
dignité  et  de  son  pouvoir  législateur  ;  c'est  l'Agora,  où 
s'agite,  mêlée  aux  indigènes. la  foule  des  étrangers  ve- 
nus des  contrées  les  plus  éloignées.  Athènes,  c'est 
rOdéon  où  se  tiennent  les  concours  de  musique;  c'est 
le  théâtre  de  Bacchus,  où  Eschyle.  Sophocle,  Euripide 
font  revivre  dans  d'émouvantes  trilogies  les  légendes 
des  héros  et  des  Dieux  ;  ce  sont  les  gymnases  du  Cy- 
nosarge  et  du  Lycée,  où,  sous  le  contrôle  des  maîtres 
de  la  palestre,  les  éphèbes  s'exercent  dans  de  belles 
attitudes  à  lutter  ou  à  lancer  un  lourd  disque  de 
{)h»mb;  c'est  aussi  sur  les  bords  du  Céphise  le  jardin 
d'Academus,  où  Platon  enseigne  que  les  hommes, 
asservis  aux  sens,  ressemblent  à  des  esclaves  enchaî- 
nés au  fond  d'une  caverne,  (jui  vivent  au  milieu  des 
ombres,  sans  avoir  jamais  soupçonné  la  rayonnante 
beauté  de  l'Idée  Athènes,  en  un  mot,  est  la  ville  où  se 
concentrent  toutes  les  grandeurs.  —  De  tout  cela  qu'ap- 
j)arlienl-il  à  lu  nature  ?  — presfjue  rieri  ;  à  l'iiomme  ? 
pres(|ue   toul. 

De  semblables  avantages  ne  sont  pas  exclusivement 
propres  à  Athènes,  mais  ils  se  retrouvent  analogues  dans 
toutes  les  capitales.  Sparte  possède  moins  de  monu- 
ments, et  cependant  c'est  dans  l'angle  formé  par  VIai- 
rotas  et  son  aniiicnl  b'  Knakion  que  les  hommes, 
soumis  à  la  (liscij)Iiii('  de  Eycui'gue,  Ih-ritcnl  du  piivi- 
lège  de  régler  en  maîtres  les  all'aires  de  la  (Irèce.  Le 
lieu  même  confère  des  droits,  mais  après  (|ue  les  gêné- 


218  LES   CLASSES   SOCIALES 

rations  successives  y  ont  accumulé  les  produits  variés 
de  leur  activité.  Le  Romain,  fier  de  son  titre  de  cùu'.s 
romanus^  se  mettait  au-dessus  des  plus  grands  peson- 
nages  étrangers  ;  et  Cicéron  n'hésite  pas  à  abaisser  la 
royauté  barbare  devant  la  dignité  misérable  du  moindre 
plébéien.  Cette  fierté  s'explique  par  le  rôle  que  peuvent 
jouer  dans  une  capitale  les  plus  obscurs  citoyens, 
quand  ils  prennent  part  aux  délibérations  et  que  leurs 
suffrages  pèsent  dans  les  décisions  à  prendre. 

L'importance  attachée  au  séjour  est  donc   incontes-' 
table.  Mais  elle  ne  vient  pas  de  la  nature  môme.   Elle 
est  un  produit  artificiel, et  dépend  de  l'industrie  et  de 
la  volonté  humaines. 

Unité  Sociale 

La  distinction  des  classes  est  le  point  fondamental 
dans  l'étude  des  sociétés.  Pour  connaître  le  jeu  d'une 
machine,  il  faut  la  décomposer  en  ses  ditTérentes 
parties^  voir  successivemeut  leurs  formc:^,  leur  mode 
d'agencmnent  et  la  façon  dont  chaque  pièce  agit  sur 
les  pièces  voisines.  Pour  connaître  les  fonctions  d'un 
être  vivant,  il  faut  par  une  anatomie  exacte  distinguer 
les  appareils,  les  organes  et  les  tissus.  De  même, la  vie 
des  sociétés  reste  mystérieuse  ou  soumise  à  des  capri- 
ces inexplicabh'S,  tant  que  l'analyse  n'a  pas  pénétré 
dans  rinlérieur  de  ces  sociétés,  pour  découvrir  sous 
l'infinie  diversité  des  phénomènes  les  causes  perma- 
nentes, causes  qui  résident  dans  les  groupes  composés 
de  tous  ceux  qui  ont  des  fonctions  semblables. 

Et  cependant,  si  réelles  que  soient  les  dilïérences 
de  classes,  elles  ne  doivent  pas  fermer  les  yeux  sur  les 
ressemblances.  Car  c'est  l'ensemble  de  ces  ressemblances 
qui  imprime  à  une  société  son  cachet  propre,  qui 
permet  à  tous  ses  membres  de  sentir    leur    solidarité. 


LA    MÉTIIOni^  211) 

qui  les  unit  en  même  temps  (ju'elle  les  sépare  des 
étrangers,  en  un  mot,  qui  réalise  l'unité  sociale  en 
l'opposant  aux  autres  sociétés  unies  et  indépendantes. 
Plus  les  ressemblances  sont  nombreuses  et  profondes, 
plus  la  communauté  et  l'unité  sont  ('troites.  Dans  le 
cas  contraire  l'unité  sociale  est  fragile  et,  au  moindre 
ébranlement,  risque  de  se  rompre. 

Quels  sont  les  facteurs  de  l'unité  sociale? 

L'hypothèse,  dont  nous  poursuivons  avec  persistance 
la  vérification,  consiste  à  soutenir  que  les  raisons  des 
Faits  sociaux  sont  d'ordre  psychologique, et  doivent, en 
dernier  ressort,  être  découvertes  dans  îa  nature  des  clas- 
ses et  dans  leurs  rapports  mutuels.  Si  cette  hypothèse 
est  vraie,  il  faut  retourner  l'explication  ordinaire,  et 
prouver  que  la  communauté  de  territoire,  de  langue, 
de  race,  de  religion,  de  lois,  de  mu'urs,  de  littérature 
et  d'arts, est  moins  une  cause  première  d'union  que  le 
résultat  de  l'activité  volontaire  ou  inconsciente  des 
classes.  Ainsi,  ce  n'est  pas  le  territoire  de  l'Atlique, 
qui  par  sa  vertu  propre  aurait  donné  l'unité  au  peu- 
ple Athénien,  mais  ce  sont  les  habitants  ([ui  [)ar' Icui-s 
relations  de  dillérente  sorte  —  relation^  voulues  ou 
forcées —  ont  circonscrit  le  promoutoir"  (jui  s't'leudait 
du  Cithi'ron  au  cap  Sunium.  et  en  ont  fait  une  terre 
propre  à  tous  ceux  qui  étaient  nés  dans  les  conditions 
déterminées  par  les  lois. 

Ce  théorème  et  d'autres  semblables  peuvent  être  éta- 
blis,dans  toute  leur  giMK'ralité, par  les  mcMhodes  de  con- 
cordance et  de  dilléreiice. 

Terri/oirr.  Les  circonstances  communes  à  tous  les 
cas,  où  se  réalise  l'unité  du  territoire,  ne  sont  pas 
essentiellement  de  nature  physique.  Lue  plaine  unie 
facilite  les  communications  et  rend  par-  là  les  popula- 
tions plus  disposées  à  s'associer;  mais,  par  la  volonté 
des  hommes,  un  cours    d'eau    iTisignilianf .    une    ligne 


220  LES   CI-ASSKS   SOGIALflS 

idéale, marquée  par  do  simples  poteaux,  suffit  pour  sé- 
parer deux  peuples  et  les  rendre  étrangers  Tun  à  Fau- 
Ire.  D'un  autre  cùté,  des  montagnes  élevées,  des  riviè- 
res larges  et  profondes,  la  mer  elle-même  ne  sont  pas 
des  obstacles  suffisants  pour  isoler  les  hommes.  La 
Grèce  autrefois  était  morcelée  en  une  multitude  de 
petits  Etats  ;  aujourd'hui, les  vallées  resserrées  entre  des 
montagnes  souvent  abruptes  communiquent  entre  elles 
par  des  routes  et  des  voies  ferrées,  et  les  îles  de  l'an- 
cienne mer  Egée  sont  rattachées  à  Athènes,  par  un 
service  régulier  de  messageries  maritimes. 

Les  deux  conditions  nécessaires  à  l'unité  de  terri- 
toire sont  :  1"  la  volonté  commune  aux  habitants  d'en- 
tretenir des  relations  régulières  ;  2°  le  pouvoir  de 
créer  des  moyens  de  communication  suffisants.  L'idée 
de  vivre  ensemble,  quand  elle  est  soutenue  par  une 
volonté  énergique,  jieiit  faire  des  merveilles.  Les  Mu- 
sulmans, plusieurs  fois  par  jour,  se  tournent  vers  la 
Mecque,  prosternés  la  face  contre  terre  et,  malgré  les 
difficult(''S,  vont  à  pied,  une  fois  dans  leur  vie,  dans  la 
Cité  Sainte.  Dans  l'antiquité, les  Grecs,  réunis  dans  des 
amphyctionies  religieuses, se  rendaient  aussi  en  foule 
au  sanctuaire  du  Dieu, pour  assister  aux  fêles  célébrées 
en  son  honneur.  Ce  n'est  pas  seulement  la  religion  qui 
établit  un  lien  entre  les  hommes,  disséminés  sur  un 
territoire  parfois  très  étendu  ;  ce  sont  les  intérêts  com- 
merciaux, les  besoins  de  défense  commune,  les  néces- 
sités de  l'organisation  politique.  «  Le  besoin  crée  l'or- 
gane »  ont  dit  les  physiologistes  de  l'école  Lamarc- 
kienne.  Cette  proposition,  en  supposant  qu'elle  soit 
douteuse  au  point  de  vue  physiologiste,  paraît  incon- 
testable quand  on  rap{)lique  aux  sociétés,  avec  cette 
reslrielion  louti'l'ois,  c'est  (jue  le  j)ouvoir  soit  à  la  hau- 
teur du  besoin.  Athènes  a  voulu  être  une  puissance 
maritime, et,  pour  rester  en  communication  sûre  avec 


LA    MÉTHOUK  221 

les  ports  du  Pirée,  de  Miinychio  ot  do  Phalère,  elle  a 
exécuté  des  travaux  considérables.  De  nos  jours  où  la 
puissance  scientifique  s'est  si  prodigieusement  accrue, 
aucun  obstacle  n'est  insurmontable.  Sous  Tliabile 
direction  des  ingénieurs,  la  terre  dans  chaque  pays  se 
façonne,  s'adapte  aux  besoins  des  peuples  et,  comme 
un  corps  vivant  se  plie  aux  impulsions  de  l'instinct 
ou  aux  ordres  de  la  volonté,  elle  devient  par  une 
appropriation  chaque  jour  plus  complète  un  serviteur 
obéissant. 

Langue.  —  L'uniformité  de  la  laugiie  n'est  pas  non 
plus  un  fait  primitif,  mais  plutôt  la  résultante  de 
l'action  que  certaines  classes, et  spécialement  les  classes 
dominantes  exercent  sur  les  autres.  Les  Chefs  d'Etat 
commandent  ;  et,  par  leurs  agents  exécutifs  distribués 
dans  toutes  les  parties  du  territoire,  font  connaître  à 
tous  leurs  volontés.  C'est  donc  leur  langue  qu'il  y  a 
intérêt  à  comprendre  et  ù,  parler.  Pour  s'adresser  aux 
puissants  et  avoir  chance  d'obtenir  faveur  ou  justice; 
pour  connaître  les  prières  efficaces  et  pour  enchaîner, 
dans  des  formules  victorieuses,  la  haine  des  dieux 
majeurs  qui  trônent  dans  les  Acropoles  ;  pour  vendre 
et  pour  acheter  sur  les  riches  marchés  de  la  Capitale; 
pour  participer  aux  fêtes  religieuses  ou  pour  suivre 
les  représentations  dramatiques  ;  pour  prendre  part 
aux  délibérations  publiques  et  exercer  quelque  in- 
fluence sur  la  direction  des  affaires  ;  dans  toutes  ces 
occasions  et  dans  d'autres  encore,  l'intérêt,  le  plaisir 
et  la  vanité  sont  d'accord  pour  pousser  le  vaincu, 
l'étranger,  l'esclave,  le  commerçant,  l'ambitieux  à 
oublier  leur  langue  et  à  employer  celle  des  maîtres 
habitant  la  Capitale.  Les  vieilles  langues  deviennent 
bientôt  des  patois  méprisés,  et  ceux  (jui  parlent  un 
langage  étranger  sont  flétris  du  nom  de  barbares. 

Race.  —  Les  (Irecs  de  l'Alfique  se   vantaient   d'être 


'222  LKS  classf:s  sociales 

autochthones  et  pensaient  que,  semblables  aux  cigales, 
ils  étaient  nés  du  sol  même.  C'était  une  légende  que 
ToLscurité  des  t-.^mps  primitifs  avait  permis  à  l'orgueil 
Athénien  d'inventer,  mais  une  légende  sans  solidité. 
D'incessants  mélanges  s'étaient  produits  non  seulement 
dans  les  classes  d'esclaves,  d'all'ranchis,  d'ouvriers  et 
de  commerçants,  mais  dans  la  classe  des  Eupatrides. 
A  Rome,  l'incorporation  fréquente  des  peuples  vaincus 
avait  infusé  un  sang  nouveau  aux  Patriciens  par  l'ad- 
mission au  Sénat  de  nobles  familles  étrangères.  Plus 
tard,  quand  les  barrières  entre  le  patriciat  et  la  plèbe 
eurent  disparu,  toutes  les  distinctions  d'origine  se 
confondirent,  et  le  nom  de  Romain  servit  à  désigner 
une  catégorie  de  personnes,  qui  n'avaient  en  commun 
qu'un  certain  nombre  de  droits  politiques,  A  Sparte, 
la  race  conquérante  des  Doriens  conserva  mieux  et 
plus  longtemps  sa  piu-eté.  Mais,  pour  n'avoir  pas  voulu 
recevoir  d'éléments  étrangers,  elle  s'alfaiblit  et  finit 
par  s'éteindre  dans  l'épuisement. 

La  race,  en  tant  qu'elle  serait  constituée  par  un  en- 
semble de  caractères  physiques  et  moraux,  transmis 
sans  interruption  à  travers  les  générations  et  fixés  par 
l'hérédité,  est  le  plus  souvent  une  pure  entité,  une 
idole  créée  par  le  langage.  Elle  n'est  une  réalité  que 
dans  ces  contrées  isolées,  où  les  habitants  vivent  loin 
de  toute  communication  avec  l'étranger,  dans  un  état 
de  civilisation  inférieur.  Et  cependant,  alors  qu'elle 
n'^st  qu'une  simple  expression  verbale,  elle  possède 
une  réelle  puissance  d'action.  Le  mot  «  race  Hellène, 
race  Romaine...  »  opère  comme  un  prestige  :  il  est  un 
signe  évocaleur  de  sentiments,  d'idées  et  d'actions.  Il 
ressemble  à  un  drapeau,  qui  n'est  souvent  qu'une  lo- 
que noircie  et  trouée,  mais  qui  est  le  symbole  de 
l'honneur.  Qui  forge  les  liens  de  cette  association  ? 
La  nature,  en  tant  qu'elle  désigne    des    forces    aveu- 


LA  méthodp:  223 

gles,  y  entre  pour  bien  peu.  Ce  sont  les  énergies 
mentales  qni  sont  pour  chaque  peuple  les  vraies  créa- 
trices (Je  sa  personnalité.  Ce  sont  les  traditions  orales, 
les  lettres,  les  arts,  la  poésie  qui  peu  à  peu,  silen- 
cieusement, mais  de  la  manière  la  plus  efficace  enfon- 
cent dans  les  esprits  l'orgueil  du  nom,  et  donnent  à  un 
simple  mot  assez  de  prestige  pour  agir  sur  la  volonté. 
La  «  Race  »  est  un  préjugé,  une  illusion,  un  mirage, 
mais  l'idée  toute  fausse  qu'elle  est  n'en  conserve  pas 
moins  sa  vertu  active. 

Religion.  — Dans  l'analyse  des  caractères  propres  à 
chaque  classe  sociale,  aucune  place  n'a  été  attribuée 
aux  croyances  et  aux  sentiments  religieux.  Ce  n'est  pas 
que  leur  existence  puisse  être  niée.  Mais,  sauf  dans  la 
classe  des  Prêtres,  ils  ne  dépendent  pas  directement  de 
la  nature  des  occupations.  Ils  résultent  des  influences 
qu'exercent  sur  les  autres  classes  les  gardiens  du 
culte,  les  détenteurs  attitrés  des  prières,  des  rites  et 
des  sacrifices.  L'impulsion  première  vient  donc  des 
prêtres.  Aussi,  quand  on  étudie  la  religion  au  point  de 
vue  social,  c'est  chez  les  prêtres  qu'il  faut  saisir  le 
secret  de  son  action,  les  causes  de  sa  dilfusion,  de  son 
pouvoir  ou  de  sa  décadence. 

Le  problème  qui  se  pose  ici  n'est  pas  de  découvrir 
les  ressemblances  plus  ou  moins  fugitives,  qui  peu- 
vent exister  entre  les  mythes  de  divers  pays,  de  mon- 
trer la  nliation  des  croyances  et  d'expliquer  les  bizar- 
reries du  culte.  L'origine  des  idées  religieuses  n'est 
pas  en  question,  car  cette  recherche,  comme  toutes 
(telles  (jui  portent  sur  l'invention  des  idées,  est  du 
domaine  de  la  psychologie.  Mais,  supposant  que  ces 
idées  aient  été  créées  par  l'iniagination  puissante  de; 
quelque  prophète  inspiré, ou  conservées  dans  cer laines 
familles  comme  un  antique  et  obscur  dépôt,  on  se 
demande  comment  ces  idées  ont  rayonné  leur  action  en 


00' 


LES   CLASSES   SOf.LVLES 


dehors  de  ces  familles  et  comment  dans  la  Cité  Tunilé 
des  croyances  s'est  réalisée.  Gela  revient  à  chercher 
comment  des  cultes  divers  ont  pu,  par  une  tolérance 
mutuelle,  arriver  à  vivre  côte  à  côte,  et  même  à  se 
défendre  par  des  alliances  sincères  et  des  accommode- 
ments staldes. 

Ce  problème  présente  de  grandes  difficult(5s  qu'il 
n'est  pas  de  notre  sujet  d'aborder.  Pour  les  besoins  de 
la  méthode,  il  suffira  de  rappeler  les  principes  qui 
peuvent  servir  de  guides  dans  la  recherche  d'une 
solution. 

Ces  principes  ne  sont  autres  que  les  lois  sociales 
qui  ont  été  proposées,  pour  l'explication  des  relations 
entre  les  classes  diverses  ou  entre  les  membres  d'une 
même  classe.  Par  la  /ai  (Vindéiieiidance^  les  prêtres 
d'une  divinité  et  tous  les  fidèles  qui  participent  aux  mê- 
mes croyances,  s'efforcent  de  maintenir  dans  toute  leur 
pureté  les  formes  du  culte.  Cette  communication  avec 
le  Dieu  et  cette  puissance,  que  confèrent  la  connaissan- 
ce des  formules  et  la  pratique  dos  rites  souvent  tenus 
secrets,  sont  un  privilège  que  conservent  jalousement  les 
familles  favorisées.  Mais  si,  d'autre  part,  ces  familles 
sont  puissantes, si  elles  possèdent  la  richesse  territoriale 
et  si  par  elles  ou  par  leurs  alliances  elles  disposent  de 
l'autorité,  leur  prestige  religieux  s'accroît  ;  la  puis- 
sance du  prêtre  et  celle  du  Dieu  se  confondent,  et  le 
Dieu  bén('iicie  de  l'habileté,  de  la  force  ou  du  bonheur 
que  montrcuit  ses  fulèles.  Le  groupe  augmente  de  tous 
ceux  (juc  rint('rêt  plus  ou  moins  conscient  guide  vers 
le  nouveau  culte.  11  faut  obéir.  Obéir  à  un  Dieu  tout- 
puissant  sauvegarde  l'amour-propre.  Ce  n'est  même 
point  j»ar  une  hypocrisie  intéressée  qu'on  adopte  de 
nouvelles  croyances.  Mais  la  foi  est  naturelle,  tant 
l'évidence  du  pouvoir  divin  semble  avoir  fait  violence 
à  l'esprit  :  c'est  une  révélation  que  des  aveugles  ou  des 


i>A    \ii-;riii)iii-;  :)o;; 

iiiipios  seuls  oscraicLiL  rejcLt'i' !  Loi  (l"h()iuou('n(''itr' i.  Les 
i'amilles  doniiiianles  onrouriiii'eiiL  ces  dispositions  ot 
réservent  une  partie  de  leurs  laveurs  à  tout  homme  qui, 
par  sa  foi  en  leur  puissance  médiatrice,  leur  adresse 
la  plus  douce  des  flatteries.  Elles  imposent  au  contraire 
aux  infidèles  une  contrainte  persistante  qui  surmonte 
les  résistances  et  amène  progressivement  les  rebelles  à 
la  conciliation  et  à  l'accord. 

Pallas-Athèna  n'était  primitivement  que  la  divinité 
protectrice  d'une  des  douze  bourgades  de  TAttique. 
(juand,  par  l'influence  de  Thésée,  les  dèmes  furent 
réunis  sous  une  autorité  commune  et  que  la  prédomi- 
nance fut  acquise  aux  maisons  bâties  autour  de  l'Acro- 
pole, le  culte  d'Athèna  grandit  en  même  temps.  Puis,  à 
mesure  que  la  puissarîce  d'Athènes  prenait  plus  de 
développement,  la  déesse  qui  avait  son  temple  sur 
l'Acropole  atlirait  à  elle  un  j)lus  grand  nombre  de 
fervents  adorateurs.  Les  solennités  religieuses,  ([ui  lui 
étaient  consacrées,  prirent  plus  d'extension  et  par  leur 
éclat  lirent  pâlir  toutes  les  autres  fêtes,  à  l'exception  des 
fêtes  célébrées  à  Eleusis  en  l'honneur  de  Démeter  et 
de  Perséphone.  Ce  furent  les  Panathénées  qui,  ayant 
scellé  l'union  entre  les  Etats,  marquaient  chaque  anné(» 
l'anniversaire  de  cette  union,  le  IG  du  mois  hécatora- 
b(eon.  Sous  Pisistrate,  elles  devinrent  les  grandes  Pa- 
nathénées, qui,  célébrées  tous  les  cinq  ans,  rivalisaient 
presque  d'éclat  avec  les  fêles  Olympiques^,  Pythiijues 
et  Néméennes. 

La  loi  d'hostilité  trouve  aussi  son  application  dans 
ces  questions  religieuses.  La  lutte  entre  l'oseidon  et 
Athèna  est,  sous  le  voile  bien  transparent  de  la  h'gende, 
l'écho  des  luttes  entre  les  familles  attachées  à  ces  divi- 
nilés,  luttes  où  il  s'agissait  de  savoir  à  qui  de  ces  fa- 
milles opposées  appartiendrait  oniciellement  la  supré- 
matie religieuse.    Delà   l'exislence   de   certains   partis 


'2'2i)  LES  (;lassi:s  sociales 

religieux  qui,  suivant  les  hasards  des  circonstances  et 
la  force  de  leurs  partisans,  se  maintenaient  avec  plus 
ou  moins  d'éclat.  —  Les  chefs  d'Iitat  intervenaient  quel- 
quefois par  un  coup  d'autorité.  Un  exemple  curieux  en 
est  fourni  i)ar  l'histoire  du  tyran  de  Sycione,  Glisthène, 
qui  substitua  au  culte  dAdraste  celui  du  héros  Thébain 
Ménalippos.  Les  raisons  de  ce  changement  étaient  en 
réalité  d'ordre  politique.  Le  tyran  voulait,  en  ruinant 
le  culle  d'Adrasle  et  en  reportant  les  faveurs  officielles 
sur  Ménalippos  et  sur  Dionysos,  frapper  l'aristocratie 
hostile  à  son  pouvoir  et  flaUcr  les  classes  inférieures 
favorables  à  la  tyrannie.  Car.  ainsi  que  le  dit  Schu'mann 
dans  ses  An/it/iiitrs  r/recques  (1),  «  Dionysos  était  une 
divinité  rustique  beaucoup  plus  en  faveur  auprès  des 
paysans  qu'auprès  de  laclassc  aristocratique  des  Che- 
valiers ». 

Dans  lanliquité,  les  querelles  religieuses  —  quand 
elles  n'élaient  pas  compliquées  de  luttes  entre  les  Etats, 
—  ne  prenaient  pas  ce  caractère  d'acuilé  et  de  férocité 
quelles  ont  souvent  revêtu  dans  les  temps  modernes. 
Les  fidèles  restaient  attachés  à  leur  culte  sans  essayer 
de  faire  du  prosélytisme. Et  si  les  divinités  poliades — ho- 
norées par  les  classes  dominantes  —  prenaient  le  pas  sur 
les  autres,  elles  obtenaient  celle  prééminence  plus  par 
attraction  que  par  contrainte.  L'éclat  des  fêtes  provo- 
(juail  l'admiration  e(  excilait  le  désir  d"y  prendre  part, 
il  y  avait  là  un  exem})le  »  (f'u)iitation  collective  -d  (\\\c. 
des  observateurs  ont  déjà  signalée  et  dont  la  réalité 
est  iucontestabl(\  Les  pompes,  les  théories,  les  cén'"- 
monies  auxquelles  prenait  part  lélite  de  la  population 
frappaient  vivement  les  esprits.  Comment  aux  grandes 
Panathénées  les  femmes  de  l'Attique  seraient-elles 
re-it'jes  indiiférentes    au  spectacle  de  cette  procession, 

(1)  Toiiif  2  do  lu  'l'raiL  I''raiii,Mise,  |).  223. 


LA    MÉTHODE  '2'2~ 

qiiipartani  du  Céramique  oxtériour  parcourait  les  prin- 
cipales rues  pour  se  rendreà  l'Acropoie,  où  l'on  offrait 
à  la  Déesse  le  magnifiquePr/v/oi"  que  des  Athéniennes 
choisies  avaient  mis  neuf  mois  à  tisser  et  à  recouvrir 
de  broderies  emblématiques  ?  L'enthousiasme  était 
communicatif,  et  d'eux-mêmes  les  membres  pre- 
naient les  attitudes  pieuses....  Avec  le  temps  ces  fêtes 
stagnaient  en  prestige,  et  ceux  mêmes  qui  avaient  une 
préférence  pour  Poséidon  ou  Déméter  se  glorifiaient 
des  Panathénées.  Chacun  sentait  plus  vivement  dans 
ces  solennités  le  lien  qui  l'unissait  aux  autres  habi- 
tants de  l'Attique.  Par  le  frottement,  les  cultes  divers 
avaient  émoussé  leurs  aspérités  ;  ils  se  subordonnaient 
entre  eux  et  Unissaient  par  reconnaître  la  suprématie 
du  culte  qui  contribuait,  par  sa  généralité,  à  marquer 
d'une  empreinte  commune  les  habitants  du  pays. 

Lois.  La  raison  principale  des  lois,  de  leur  nature  et 
de  leurs  variations  doit  être  cherchée  dans  les  idées, 
dans  les  sentiments,  dans  les  aspirations  et  dans  les 
ressources  des  classes.  Les  législateurs  ne  ressemblent 
pas  aux  Dieux  d'Epicure,  qui  vivaient  hors  du  monde 
et  loin  de  ses  agitations.  Mais  ils  subissent  dans  une 
mesure  plus  ou  moins  grande  les  influences  des  autres 
classes.  Car  toutes  tendent  soit  à  la  conservation  des 
lois,  soit  à  leur  changement,  d'après  leurs  intérêts  et 
l'idée  de  justice  ;  toutes  exercent  nue  pression  d'autant 
plus  eflicace  (ju'elles  disposent  de  ressources  plus  im- 
portantes. 

DiiH  aulre  cê)té,  les  lois  contribuent  dan>  une  large 
mesure  à  la  formation  de  l'unité  nationale.  D'abord  il 
est  évident  que  les  classes  dii'igeantes,  celles  (jui  dis- 
posent des  pouvoirs  exécutif,  judiciaire  et  législatif, 
sont  fortement  attachées  à  des  b»is  (|ni  consacrent  leurs 
privilèges  et  leurs  immunités.  Les  (iéronles  de  Spai'te, 
les  I"]upatrides  Athéniens,  les  Patriciens   [{oniains,  les 


2'2i^  l.KS    CLASSKS    SOCIALKS 

Séiiatoiirs  Vriiiticiis,  la  Xohlosse  IV'odalc.  toutes  les 
aristocraties  sont  trop  intéressées  à  la  conservation  des 
lois  ponr  n"(Mre  pas  i'oncièrement  optimistes.  Elles  s'i- 
maginent volontiers  que  les  lois  émanent  de  la  divinité 
ou  du  moins  qu'elles  ont  été  ratiliées  par  elle  :  de  là  le 
respect  et  l'amour  qu'elles  portent  à  ces  lois  si  vénéra- 
Ixles  et  si  utiles.  —  Les  classes  inférieures  formées  d'es- 
claves, d'alïrancliis,  de  pauvres,  d'ouvriers,  de  petits 
proprii'taires  et  de  commerçants  n'avaient  pas  les 
mêmes  raisons  de  s'attacher  à  des  lois  souvent  oppres- 
sives. Aussi  l'histoire  intérieure  de  tous  ces  peuples  est 
remplie  de  leurs  ell'orts  pour  participer  aux  diverses 
formes  du  pouvoir,  et  pour  arriver  ainsi  à  adoucir  ces 
lois  en  garantissant  leur  liberté,  leur  travail  et  leur 
propriété.  Et  cependant,  à  moins  que  leur  condition  ne 
fût  tout  à  fait  misérable  et  désespérée,  ils  préféraient 
encore  les  lois  de  leur  pays  à  celles  qu'ils  auraient  eu  à 
supjiorter  à  l'étranger.  L'esclave  fugitif  échappait  à  son 
maître  mais  non  à  la  servitude,  et  à  une  servitude  plus 
dure  encore  parce  qu'il  restait  toujours  suspect.  Les  af- 
franchis, les  pauvres,  les  ouvriers  s'habituaient  à  leur 
sort  et,  s'ils  espéraient  l'améliorer,  ce  n'était  pas  en 
allant  à  l'étranger,  où  ils  risquaiejit  d'être  repouss('s 
même  par  leurs  semblables  et  où.  perdant  leur  qualité 
de  citoyens,  ils  se  trouvaient  dépouillés  des  petites  ga- 
ranties qui  leur  étaient  laissées  dans  leur  patrie.  D'ail- 
leurs, ils  étaient  familiarisés  avec  leur  condition  et 
savaient  exactement  dans  qutdles  limites  devait  s'exercer 
leur  activité.  .\u  contraire,  à  TcHranger  c'était  l'inconnu, 
et  il  ('tait  d'autant  plus  difiicile  do  dissiper  les  obscu- 
rités du  ilroitque  souvent  les  classes  dominantes  lais- 
saient volontairement  les  législations  enveloppées  de 
mystère. —  Les  commerçants,  par  la  nature  de  leurs  oc- 
cupations,sont  plus  cosmopolites.  Les  plus  entreprenants 
n  hésitent   pas  à  renoncer  à  leui's  di'oits  civils  et  poli- 


LA    >IÉII10I)E  229 

tiques  pour  se  rendre  dans  les  eUés  ouvertes  au  com- 
merce et  favorables  aux  étrangers  :  ainsi  à  Athènes  les 
Métèques  étaient  fort  nombreux.  Mais  leur  expatriation, 
faite  dans  un  but  de  lucre,  n'était  point  durable,  et  il 
nestpas  douteux  (|ue  beaucoup  retournaient  dans  leur 
patrie  après  fortune  faite.. Car  la  situation  de  l'étranger 
est  précaire  :  qu'une  guerre  éclate,  il  devient  suspect  et 
reste  constamment  sous  la  menace  de  mesures  de  ri- 
gueur. Aussi,  dès  (juil  le  jteut,  il  aime  à  remettre  sa 
sécurité  et  ses  biens  sous  la  protection  des  lois  natio- 
nales. —  Les  prêtres  ne  sont  pas  toujours  disposés  à  ren- 
fermer la  religion  dans  les  li.nites  étroites  d'un  Etat.  I"]t. 
comme  d'un  autre  côté  i  Is  placent  les  lois  divines  (  1  )  —  les 
vrjao'.  àypâ'jo'.  dont  Sophoclc  parle  par  la  bouche  d'Anti- 
gone  —  bien  au-dessus  des  décisions  législatives  des 
gouvernants,  ils  entrent  souvent  en  conflit  avec  le 
pouvoir  civil,  forts  de  l'appui  qu'ils  trouvent  auprès 
des  prêtres  du  même  culte  établis  à  d'étranger.  —  Les 
exemples  de  luttes  entre  les  deux  pouvoirs  temporel  et 
spirituel  sont  fréquents  h  toutes  les  époques.  Et  cepen- 
dant, à  moins  (jue  la  rivalité  ne  dégénère  en  hostilité 
et  en  persécution,  ils  ne  font  pas  appel  à  l'étranger; 
mais,  tout  en  s'cdorçant  de  maintenir  ou  d'étendre 
leui's  privilèges,  ils  restent  attachés  à  des  lois  qui  pro- 
tègent le  culte  national  et  leur  assurent  à  eux-mêmes 
sécuritt'',  richesses  et  honneurs. 

En  un  mot  toutes  les  classes  ne  participent  pas  éga- 
lement aux  avantages  des  lois.  El^îs  ne  sont  donc  pas 
toutes  éga'lement  intéressées  à  leur  conservation.  Mais 
le  désir  de  changement  pousse  rarement  les  citoyens  à 
l'expatriation.  Toutes  les  classes  —  même  les  plus 
déshéritées — s'unissententre  elles  poui" conserver  dans 
son  ensemble  un  système  de  h'-gislation,  (jui  lixc  à  (ha- 
it) Aniigonc,  4,j'k. 


230  LES  r.LASsi:s  sociales 

ciine  les  limites  de  ses  droits,  et  dont  les  imperfections 
sont  moins  vivement  senties  grâce  aux  effets  de  la 
coutume. 

Mœurs.  La  communauté  des  mœurs  est  un  des  liens 
les  plus  puissants  entre  les  hommes.  Tout  ce  qui  est 
exotique-,  étranger,  insolite  ou. seulement  peu  d'accord 
avec  les  usages  reçus  choque  et  repousse.  Le  costume 
dénonce  l'étranger  ;  et  il  faut  un  véritable  effort  desprit 
pour  concevoir  qu'un  chinois,  avec  sa  longue  natte 
pendant  sur  une  robe  de  soie  jaune,  ait  dans  le  fond  la 
même  nature  qu'un  Européen.  La  sympathie,  qui  naît 
de  la  pénétration  du  moi  d'autrui,  est  contrariée  par 
les  différences  extérieures,  et  l'imagination  se  repré- 
sente difficilement  comme  semblables  des  états  d'esprit 
qui  se  traduisent  au  dehors  par  des  signes  inconnus. — 
Si  des  habillements  noirs  viennent  à  frapper  les  yeux 
d'un  Européen,  ils  évoquent  aussitôt  en  lui  des  idées  de 
deuil  et  des  sentiments  de  tristesse,  mais  ils  n'ont  pas 
cette  signification  pour  les  Chinois  qui  portent  le  deuil 
avec  des  étoffes  blanches.  —  Ce  ne  sont  plus  seulement 
les  grands  contrastes  qui  séparent  les  peuples,  mais  les 
petites  différences  de  costume,  de  manières  et  de  modes 
que  relatent  les  codes  de  savoir-vivre,  codes  qui  ne 
sont  pas  moins  respectés,  tout  dépourvus  qu'ils  soient 
de  toute  sanction  légale.  Dans  chaque  Etat,  les  divers 
actes  importants  de  la  vie  sont  tous  marqués  d'une 
empreinte  propre  à  la  nation,  alors  même  que  ces  actes 
sont  les  mêmes  dane  le  fond  (1).  Ainsi  chez  les  diffé- 
rents peuples  civilisés  de  l'Europe,  il  y  a  des  règles 
spéciales  a  observer  pour  la  naissance  des  enfants,  pour 
le  baptême,  pour  la  première  communion  ;  puis  pour 
le  mariage:  la  demande,  les  fiançailles,  la  corbeille, 
le  contrat. les  formalités  religieuses,  les  usages  mondains. 

(1)  V.  Baronne  Stuffc—  Usager  du  Monde. 


LA    MÉTHODE  231 

les  fonctions  des  demoisellGs  et  des  garçons  d'honneur, 
la  toilette  masculine  et  féminine;  pour  les  visites: 
leurs  espèces,  le  cérémonial  imposé,  le  rôle  de  la  maî- 
tresse de  maison,  les  devoirs  des  visiteurs,  les  dilfé- 
rentes  manières  de  saluer,  les  gestes  admis,  la  tenue, 
les  présentations,  les  compliments,  le  lourde  la  conver- 
sation, le  ton  de  la  voix  ;  pour  les  dîners  :  le  menu,  le 
couvert,  le  service,  la  façon  do  se  servir  delà  fourchette 
et  du  couteau  (qu'on  se  rappelle  à  ce  sujet  l'interdiction 
absolue  de  couper  son  pain),  les  règles  gastronomiques, 
les  lois  de  l'étiquette;  pour  les  bals,  les  soirées,  la 
correspondance,  les  présents,  les  invitations,  les  lettres 
de  faire-part,  les  funérailles,  le  deuil,  autant  de  règles 
minutieuses  qui,  pour  n'être  pas  dictées  du  haut  de 
quelque  nuageux  Sinaï,  n'en  sont  pas  moins  scrupu- 
leusement suivies. 

Dans  Fantiquité,  où  les  communications  étaient  plus 
difficiles,  les  dilférences  entre  les  mœurs  étaient  plus 
marquées  et  plus  stables.  Les  haljitants  de  chaque 
petit  coin  de  territoire  avaient  leur  façon  propre  de 
s  habiller,  de  manger,  de  recevoir  des  amis,  de  prati- 
quer l'hospitalité,  de  se  réjouir  dans  les  fêles  et  de 
s'attrister  dans  les  deuils.  C'était  un  usage  reçu  des  an- 
cêtres auquel  on  s'attachait  de  toutes  les  forces  du 
respect  et  de  l'habitude.  1/absence  d(î  comparaison 
rendait  ces  usages  si  niitiiivds  que  la  contrainte  vWc- 
mêmt'  parvenait  diflicih'ineut  à  les  modilier.  De  toutes 
les  réformes  de  Pierre-le-tJrand,  une  des  [)lus  difliciles 
fut  de  faire  coupei'  \i\  i)arbe  à  ses  inoujicks,  et  un  mo- 
nanjue  absolu  [)ouvait  seul  obligei'  les  Japonais  à  revê- 
tir les  costumes  Européens. 

Les  dilférences  de  manières  ont  nue  influence  si 
r(''elle  qu"(dles  servent  à  disliiiguer  el  MKMue  à  séparer 
les  classes  les  imes  des  autres.  Cependant  ces  dillV'ren- 
ces  tendent  avec  le  temps  à  s'atténuer.    La  vie  en  com- 


2.'i2  ij;s  (:lassi:s  s{|(:iai,i:s 

iinm  sur  un  mOme  territoire  facilite  les  relations,  ef, 
comme  les  usages  suivis  dans  la  capitale  sont  mieux 
connus,  ils  se  répandent  de  plus  en  plus,  grâce  à  la 
tendance  naturelle  à  imiter  ce  que  Ton  admire.  Alors 
même  que  des  dillérences  subsistent,  elles  deviennent 
moins  choquantes  parée  qu'on  se  familiarise  avec  tdles. 
—  Les  mœurs  tendent  ainsi  à  s'uniformiser,  et,  à  mesure 
que  cette  uniformité  se  développe,  les  hommes  pren- 
nent une  conscience  plus  vive  de  leur  union. 

Traditions,  (juant  aux  traditions,  aux  œuvres  poé- 
tiques et  aux  créations  de  l'art,  elles  ne  deviennent 
des  éléments  d'union  qu'avec  le  temps,  lorsqu'elles 
sont  dépouillées  de  tous  les  souvenirs  pénibles  qui 
rappelleraient  d'anciennes  rivalités,  des  luttes,  des 
défaites,  des  violences,  des  servitudes,  des  spoliations. 
Mais,  pour  que  cette  épuration  se  produisait  faut  que 
les  motifs  de  haine  disparaissent  et  que  les  populations 
vaincues  ne  soient  pas  toujours  maintenues  sous  un 
joug  aussi  dur.  —  Sinon,  elles  conservent  pendant  de 
longues  générations  le  souvenir  de  leur  grandeur.  Des 
légendes  se  forment,  qui  se  transmettent  toujours 
embellies  par  des  imaginations  éprises  du  passé  ;  des 
poésies  lyriques  circulent  plus  ou  moins  secrètement, 
qui  entretiennent,  comme  une  précieuse  étincelle,  l'idée 
de  l'indépendance  et  l'espoir  de  la  résurrection.  —  A 
Sparte,  où  l'aristocratie  Dorienne  avait  l'orgueil  de 
Tisolement,  les  Messéniens  gardaient  fidèlement  le 
souvenir  de  leurs  luttes  glorieuses  et  étaient  toujours 
prêts  à  ressaisir  leur  indépendance.  L'exemple  le  plus 
marqué  est  fourni  par  les  Hébreux,  (jui  transplantés  à 
l^abylone,  puis  chassés  de  leur  pays  et  disséminés  dans 
toutes  les  contrées  du  monde,  ont  conservé,  à  tra- 
vers les  siècles,  leurs  antiques  traditions  et  ont  main- 
tenu malgré  les  distances  l'unité  de  leur  foi  et  de  leurs 
espérances. 


LA  méihodl:  233 

Mais  celte  opposilioii  persistante  avec  le  milieu  est 
un  cas  exceptionnel.  Ou  bien  les  revendications  abou- 
tissent, et  l'union  obtenue  par  la  force  se  brise  par  la 
force  ;  ou  bien  les  efforts  sont  inutiles,  et  peu  à  peu,  par 
lassitude  et  par  intérêt,  l'apaisement  se  fait.  Les  dis- 
tinctionsentrepopulationsd'orig'ine différente  s'effacent, 
des  relations  de  toute  nature  s'établissent,  des  mélanges 
se  font  par  les  ventes  et  achats  de  propriétés  et  surtout 
parles  mariages.  La  communauté,  réalisée  d'abord  par 
la  contrainte  ettoutexlericure.se  fait  dans  les  esprits  et 
dans  lescicurs.  Les  traditions  deviennent  alors  compli- 
ces des  changements  d'idées  et  de  sentiments.  Elles  célè- 
brent encore  l'héroïsme  de  la  résistance,  mais  glorifient 
surtout  le  mérite  du  vainqueur  ;  elles  jettent  un  voile 
sur  les  violences,  les  cruautés  et  les  injustices  pour 
mettre  en  lumière  les  services  rendus  par  la  conquête. 
Ou  plutôt  tout  ce  passé  est  d'un  commun  accord  rejeté 
dans  l'ombre,  et  les  traditions  nationales  ne  commen- 
cent qu'à  partir  de  la  formation  du  nouvel  Ltat. 

Les  œuvres  littéraires  deviennent  l'expression  de  la 
Société  et,  si  par  certains  caractères  généraux  elles  dé- 
passent les  limites  d'un  temps  et  d'un  pays,  elles  ne  sont 
pleinement  goûtées  que  de  la  Société  à  laquelle  elles 
étaient  destinées.  Ainsi  la  comédie  Aristophanesque 
n'était  possible  qu'à  Athènes,  et  les  tragédies  grecques, 
transplantées  à  Rome,  n'y  ont  jamais  eu  autant  de  succès 
que  les  spectacles  de  gladiateui's.  De  même  pour  les  arts. 
Les  passionnés  de  sculpture  grecque  ne  manquent  point. 
Mais  si  les  artistes  niodcnies  sont  capables  d'apprécier 
les  formes  plastiques  de  l'Apollon  du  Belvédère,  qui  donc 
parmi  eux  pourrait  se  vanter  d'éprouver  quehjue  chose 
de,  l'état  d'àme  d'un  Hellène,  venant  de  loin  consulter 
l'oracle  de  Delphes,  et  qui,  proslern(''  devant  la  statue 
du  Dieu,  attendait  d;iTis  l'angoisse  la  réj)onse  de  la 
Pythonisse,  que  le  souffle  divin  agitait  sur  son  trépied? 


23 1 


LES    CLASSES    SOCL\LES 


Los  arls,  les  poèmes  et  les  traditions,  qui  sont  pour 
des  étrangers  des  choses  mortes,  vivent  pour  les  con- 
temporains et  les  nationaux.  Us  entretiennent  des  idées 
et  des  sentiments  communs  et  contribuent  ainsi  à  res- 
serrer les  liens  qui  unissent  les  membres  de  la  Cité. 

En  résumé,  une  société  se  compose  de  classes  formées 
de  tous  les  membres  qui  ont  le  mCmie  genre  d'occupa- 
tions. Chacune  est  caractérisée  par  un  ensemble  d'idées, 
de  sentiments  et  d'habitudes  qui  constituent  la  person- 
nalité du  Type  correspondant,  ou  du  moins  le  noyau 
de  cette  personnalité.  Autour  de  cette  partie  centrale 
et  résistante  se  forment  des  couches  concentriques  plus 
ou  moins  épaisses  suivant  les  classes,  mais  dans  toutes, 
de  mime  nature.  Ces  couches,  formées  d'un  apport 
nouveau  d'idées  et  de  sentiments,  viennent  de  la  com- 
munauté du  territoire,  de  la  langue,  de  la  race,  de  la 
religion,  des  lois,  des  manirs,  des  traditions,  des  œu- 
vres littéraires  et  artistiques.  Enfin  c'est  la  réunion  de 
ces  traits  communs  qui  donne  à  un  l']tat  sa  physiono- 
mie spéciale  et  qui  lui  communique,  non  pas  une  âme 
substance,  mais  une  sorte  de  personnalité  et  de  vie  men- 
tale, vie  bien  réelle,  mais  mobile,  fuyante  et  qui  parait 
se  refuser  à  être  emprisonnée  dans  de  rigoureuses 
formules. 

IteIatioii<»  Etrang'èrcs 

Une  des  règles  de  Descartes  —  règle  que  nous  nous 
sommes  appropriée  —  est  de  faire  partout  «  des  dénom- 
brements entiers  et  des  revues  générales  »  pour  éviter 
de  rien  omettre. 

Si  on  applique  cette  recommandation  aux  diverses 
iniluenci's,  (jui  s'exercent  sur  les  classes  sociales,  pour 
introduire  dans  leur  nature  des  modihcations  détermi- 
nées, on  trouve:  l'ics  inlluences  que  les  membres  d'une 


LA    :\IÉTHODE  23o 

môme  classe  exercent  les  ims  sur  les  autres  par  leurs 
actions  et  réactions  mutuelles  ;  2'  les  influences  qui  nais- 
sent de  l'action  des  autres  classes,  mais  appartenant  à 
une  même  société;  3"  les  influences  qui  viennent  du 
passé,  des  mœurs,  des  lois,  des  traditions,  des  lettres, 
des  sciences^  des  arts..;  4°  les  influences  qui  dérivent 
du  sol  et  du  climat.  A  ces  influences,  qui  ont  été  signa- 
lées auparavant,  il  ne  reste  plus,  pour  être  complet, 
qu'à  rattacher  les  influences  étrangères  —  influences 
qui,  pour  avoir  besoin  de  franchir  les  limites  des  Etats, 
n'en  sont  pas  moins  réelles. 

Dans  un  pays  qui  vit  dans  l'isolement,  les  différen- 
tes classes  de  la  société  finissent  souvent,  en  vertu  de 
la  loi  d'adaptation, par  s'harmoniser  entre  elles, de  sorte 
que  chacune  se  renferme  dans  sa  fonction  sans  avoir 
le  désir  et  presque  l'idée  d'en  sortir.  La  société  se  main- 
tient alors  dans  une  sorte  d'équilibre  qui  se  consolide- 
rait avec  le  temps,  si  aucune  cause  perturbatrice  ne 
venait  rompre  cette  immobilité. Une  des  causes  les  plus 
puissantes  qui  vienne  agir  sur  elle,  est  l'action  venue 
du  dehors.  Cette  action  de  l'étranger  stimule  la  société 
au  progrès,  provoque  sa  rivalité, entraîne  son  adhésion 
à  des  réformes,  lui  impose  des  changements  par  la 
contrainte,  ou  lui  permet  une  expansion  nouvelle  :  d'une 
façon  générale,  elle  devient  un  ferment  de  transfor- 
mation. 

Il  n'est  pas  besoin  d'une  observation  bien  profonde 
|)our  constater  bi  réalité  de  pareilles  influences.  — 
(ju'on  pi'eniic  un  ixMipIc  ([Uflconque  (mf'dliodc  de  con- 
cordance), et  on  trouvera  toujours  que  son  développe- 
ment n'est  pas  le  produit  exclusif  de  forces  internes.  Il 
ne  ressemble  pas  à  ces  monades  de  l.eibnitz  qui  n'ont 
point  de  fenêtres  sur  le  (lelir)rs,  ef  (jui  possèdent  en  elles- 
mêmes  toutes  les  qnalilés  ni'cessaires  à  leur  évolution 
complète.  Toujours  à  quel(|ne  moment  de  son  histoire 


236  LES    CLASSES    SOCL\LES 

pénètrent  en  lui  des  éléments  étrangers  qni  apportent 
des  vues,  des  idées,  des  aspirations  nouvells.  Les 
armes  de  guerre  se  modifient,  les  outils  se  perfection- 
nent, les  communications  se  multiplient,  les  besoins 
deviennent  plus  exigeants,  les  croyances  religieuses 
perdent  de  leur  intransigeance,  les  coutumes  s'obser- 
vent avec  moins  de  rigueur,  les  lois  sont  dépouillées  de 
leur  caractère  sacré  ;  on  envisage  la  possibilité  du 
changement,  bien  plus  on  le  désire,  et,  quand  ce  désir  a 
prisa  la  faveur  des  circonstances  une  force  suffisante, 
on  s'efforce  de  le  réaliser.  Ainsi  les  Romains  ont  été 
les  promoteurs  de  la  civilisation  gauloise,  mais  eux- 
mêmes  s'étaient  formés  à  l'école  de  la  Grèce  :  les  Grecs 
à  leur  tour  avaient  reçu  l'étincelle  des  Phéniciens  ; 
ceux-ci  l'avaient  empruntée  à  l'Egypte,  qui  sans  doute 
la  tiait  de  l'Inde.  Et,  si  les  annales  de  l'humanité  re- 
montaient avec  certitude  plus  haut,  on  trouverait  selon 
toute  probabilité  que  cette  étincelle  de  civilisation  — 
semblable  en  cela  à  l'étincelle  électrique  —  a  jailli  du 
choc  ou  de  la  rencontre  de  sociétés  diverses. 

Pour  constater  la  réalité  de  ces  inlhiences  étrangè- 
res par  la  méthode  de  dilTérence,  il  suffit  de  considérer 
un  peuple  quelconque  et  de  suivre  les  ditlerentes  pha- 
ses de  son  histoire.  Si  beaucoup  de  changements  peuvent 
être  rapportés  à  l'initiative  du  peuple  lui-même,  il  en 
est  d'autres  qui  ont  certainement  une  cause  externe. 
Ainsi  les  Romains  empruntèrent  aux  Etrusques  leur 
science  augurale.  Plus  tard  ils  se  mirent  ouvertement 
àrécoledela  Grèce,  et  leur  littérature,  leur  poésie, 
leurs  beaux-arts  furent  pour  la  meilleure  partie  une 
imitation  grecque.  —  Dans  les  choses  de  la  guerre,  où 
pourtant  ils  excellaient,  les  Romains  n'ont  pas  réalisé 
tous  leurs  progrès  {)ar  les  seules  forces  de  leur  génie. 
Mais  il  n'ont  pas  hésité,  toutes  les  fois  qu'ils  le 
jugeaient  avantageux,  de  faire  des  emprunts  aux   peu- 


I.\     MKlIKtDK  •2'-i'l 

pies  rivaux.  Ils  adoptèrent  le  bouclier  sainnite  [)lus 
maniable  que  le  leur.  Ils  prirent  comme  modèle  une 
galère  Carthaginoise,  qui  avait  échoué  sur  leurs  cotes, 
et  construisirent  sur  ce  modèle  la  Hotte  qui,  sous  la 
conduite  du  consul  Duilius,  vainquit  les  Carthaginois. 
Inhabiles  à  conduire  un  siège,  ils  apprirent  des  (ii-ecs 
à  creuser  des  galeries  pour  se  mettre  à  couvert  des  assi»'- 
gés,  et  à  se  servir  de  machines  propres  à  abattre  les  plus 
fortes  murailles. 

Si  cette  recherche  appartenait  davantage  au  sujet, 
on  pourrait  découvrir  bien  d'autres  traces  de  ces  in- 
lluences  étrangères,  traces  qu3  le  temps  ell'ace  en  gran- 
de partie,  mais  (juune  érudition  sagace  retrouverait 
partout.  — INjur  conduire  ces  recherches  avec  méthode, 
il  faudrait  parcourir  successivement  toutes  les  classes 
sociales,  et  voir,  dans  les  changements  apportés  à  leur 
fonction,  la  part  qui  appartient  à  l'initiative  nationale 
et  celle  qui  doit  être  attribuée  au  stimulus  venu  de 
l'extérieur.  Sans  entrer  dans  les  détails,  on  verrait  que, 
si  les  Romains  en  leur  qualité  de  vainqueurs  ont  déve- 
loppé d'eux-mi'mes  et  ont  imposé  aux  autres  leur  or- 
ganisation judiciaire  et  leur  constitution  politique,  ils 
se  sont  inspirés  des  autres  peuples  pour  l'établisse- 
ment de  la  loi  des  Douze  Tables,  pour  la  rénovation 
des  croyances  religieuses  et  philosophiques,  pour  1  in- 
troduction de  nouveaux  Dieux  ou  du  moins  de  Dieux 
transformés  par  les  légendes  ;  pour  la  guerre,  pour  les 
aits,  pour  l'éducation,  pour  l'agriculture,  pour  le  com- 
merce et  pour    l'industrie. 

l/inip(utunt  n'est  pas  de  constater  la  réalité  évi- 
dente des  iniluences  ('trangères,  mais  d'indi(juer  les 
lois  suivant  lesijuelles  s'exercent  ces  iniluences.  Pour 
cela  il  m.'  faut  pas  considérer  une  société  dans  son 
ensemble  ;  mais,  suivant  notre  méthode,  la  résoudre 
par  l'analyse  en  ses  classes  rond;uuentales,  et  voir,  pour 


2-^8  LES    CLASSES    SOCIALES 

chacune  délies,  comment  d'après  son  caractère  elle  se 
comportera  à  l'cg-ard  de  l'étranger.  — Ces  deux  propo- 
sitions demandent  à  èlre  prouvées  séparément. 

Sauf  les  cas  exceptionnels,  où  une  Société  menacée 
dans  son  existence  se  concentre  sur  elle-même  et  où 
toutes  les  classes  sentant  plus  vivement  leur  solidarité 
l'ont,  pour  ainsi  dire,  bloc,  les  divers  éléments  sociaux 
ni  ne  sentent,  ni  ne  pensent,  ni  n'agissent  de  la  même 
façon  en  présence  des  influences  extérieures.  C'est  là  un 
fait  dont  Thistoire  fournit  maints  exemples.  Les  Cités 
Grecques,  dans  les  luttes  quelles  avaient  à  soutenir 
avec  renuemi,  se  divisaient  en  factions  opposées,  dont 
certaines  étaient  souvent  favorables  aux  ennemis. iVinsi 
que  la  remarque  en  a  été  faite  par  Montesquieu  et  par 
d'autres,  la  politique  des  liomains  était  de  diviser  les 
peuples  dont  ils  rêvaient  la  conquête,  en  y  encoura- 
geant la  formation  d'un  parti  favorable  à  l'alliance 
Romaine.  Mais,  si  une  pareille  scission  pouvait  se  pro- 
duire sur  ces  questions  vitales  de  défense,  elles  étaient 
plus  fréquentes  encore  quanti  la  nationalité  n'était  pas 
en  péril  et  qu'une  classe,  guidée  par  son  intérêt,  s'edor- 
çait  de  s'approprier  les  avantages  reconnus  à  l'étran- 
ger dans  une  classe  analogue.  Les  Législateurs  étudient 
les  lois  adoptées  chez  les  peuples  voisins  et  plus  parti- 
culièrement chez  ceux  qui  ont  des  tendances  analogues 
en  politique,  et  ils  s'efforcent  d'introduire  les  lois  qui, 
par  les  résultats  obtenus,  paraissent  les  plus  propres  à 
satisfaire  leurs  desseins.  Les  Chefs  d'Etat  copient  la 
conduite  de  ceux  qui  ont  réussi  à  rendre  leur  pouvoir 
plus  étendu  (d  plus  stable.  Les  l'rêti'cs,  qui  s'intéres- 
sent surtout  aux  choses  de  la  religion,  jugent  les  socié- 
tés étrangères  d'après  leur  culte.  Si  ces  croyances  sont 
incompatibles  avec  les  leurs,  l'étranger  est  nécessaire- 
mont  un  ciiiicmi  (|u"il  faut  réduire  par  laforce  ou  avec 
lequel  il  l'a  ut  s'interdii'e  toute  relation.  Si  au  contraire 


LA    MÉIIIOUK  2'M^ 

il  va  coniinunaiil(''  (1(>  l'oi.  l(^s  rivnlilt'S  (  ummorciales 
et  les  désaccords  j)olili([nos  nonl  (|u"iin(^  inipnrlance 
secondaire  aux  yeux  des  prêtres,  qui  s'unissent,  par- 
dessus les  frontières,  pour  la  défense  et  la  dillusion  de 
leurs  idées.  Les  chefs  militaires  songent  aux  moyens 
d'augmenter  la  puissance  de  l'armée,  et  les  ell'orts  en 
ce  sens,  faits  d'an  coté,  eu  provoquent  de  semblahles 
chez  toutes  les  nations  rivales.  Les  savants  et  les  phi- 
losophes, soucieux  surtout  de  vérité,  visent  à  une  se- 
reine imparlialité,  et,  si  parfois  ils  soumettent  à  des 
épreuves  plus  rigoureuses  les  théories  venues  de 
l'étranger,  ils  ne  s'obstinent  point  par  aveuglement 
patriotique  à  nier  l'évidence.  Oi',  qui  pourrait  soutenir 
<{ue  la  dillusion  des  sciences  et  des  idées  philosophi- 
ques soit  sans  effet  sur  les  destinées  dun  peuple  ?  La 
vie  de  famille  ne  reste  pas  immuable,  et  ces  change- 
ments de  mœurs  proviennent  souvent  de  l'introduc- 
tion de  coutumes  étrangères.  Séduits  par  l'élégance 
grecque  dans  les  manières  et  dans  le  langage,  les 
llomains  cherchent  à  dépouiller  leur  rusticité  :  le  vieux 
Caton  se  met  en  maugréant  à  étudier  les  lettres  grec- 
ques, et  les  jeunes  gens  n'ont  point  reçu  de  bonne 
('ducalion  s'ils  ne  sont  allés  la  compléter  à  Athènes  ; 
(juanlaux  nuitrones  romaines,  oubliant  la  sévérité  des 
antiques  Lucrèce,  elles  shabituentsous  la  lîonu!  Impé- 
riale à  tons  les  artilices  de  la  toilette,  et  veulent  riva- 
liser de  séduction  avec  les  esclaves  que  les  Proconsuls 
ramènent  de  leurs  provinces  d'Asie.  Les  industries  riva- 
les s'elforcent  de  se  copier  et  de  se  dérober  les  secrets 
de  leur  prosp(''rité'.  Les  procédés  industriels  nes(jnt  j);isle 
seu  I  objet  (j  ne  les  classes  ouvrières  se  proi)osent  d'emprun- 
ter. Lt;s  ouvriers  chei'chent  à  co[)ier  l'organisation  (|ui 
leui' assure  autre  part  plusde  bien-être  et  de  puissance: 
c'est  ainsi  qu'à  notre  époque  se  répandent  j);irtt)ut  les 
idées  et  l'organisation  syndicales  ou  même  socialistes. 


'2ÏO  i,i:s   ci.ASSKS   Sdci  \i,i;.s 

l)"iiii  aiilre  cùlé,  par  une  sorte  d'interiiationulisiiie  diii- 
lérels,  les  patrons  se  communiquent  leurs  moyens  de 
défense  et  de  domination.  De  tous  les  rapports  qui 
s'établissent  par-dessus  les  limites  des  Etats  les  plus 
manifestes  sontles rapports  commerciaux;  car  la  nature 
mùme  de  leurs  occupations  fait  aux  commerçants  une 
nécessite''  de  la  concurrence  et  de  l'émulation.  11  n'est 
pas  jusqu'aux  pauvres,  aux  esclaves  et  aux  criminels 
qui  ne  subissent  dans  un  Etat  le  contre-coup  de  ce  qui 
se  produit  au  deliors.  Il  y  a,  à  certaines  époques,  des 
couranls  universels  de  dureté  ou  de  pitié  pour  les 
pauvres,  il  y  a  des  périodes  de  rigueur  ou  d'allranchis- 
sement  pour  les  esclaves  (I)  et  des  temps  de  contagion 
criminelle.  C'est  ainsi  que  l'anarcliisme,  dont  le  pays 
d'origine  était  la  Russie,  s'est  répandu  dans  toute 
l'Europe. 

La  seconde  question  est  de  savoir  suivant  quelles  lois 
chacune  des  classes  se  comportera  à  l'égard  de  ïv- 
trang'er.  Voici  quelles  nous  semblent  être  ces  lois. 

1"  Loi  r/e  fo;///*a.s7^'.  L'étranger  est  toujours  un  rival 
dans  le  présent,  souvent  un  ennemi  possible  dans  l'a- 
venir. De  là  tout  d'abord  une  défiance  et  un  antago- 
nisme naturels.  Entre  deux  classes  semblables  mais 
appartenant  à  deux  })ays  différents  s'interposent  toute 
une  couche  d'idées  et  de  sentiments  fortement  opposés 
qui  rendent  difhcile  toute  communication  entre  elles. 
Ces  idées  et  ces  sentiments  constituent  les  traits  com- 
muns à  toutes  les  classes  d'un  même  pays  et  engen- 
drent l'amour-propre  national,  qui  porte  chaque  classe 
à  s'atli'iluier  la  supe-riorité  sur  les    classes  correspon- 

(I)  Au  Icinps  (le  Ciilon  le  Ccnsour,  l'i'srlave  vieilli  (Mail  assimile^  à 
de  vieilles  ferrailles,  donl  il  faut  se  débarrasser  par  la  vente.  Plus 
tard  Sénè(]ue  fait  un  plaidoyer  éloquent  en  faveur  des  esclaves,  et 
dans  toutes  les  parties  de  1  Kmpire  Homain  les  affranchissements  se 
nuilliplient.  Les  affranchis  —  anciens  esclaves  —  finissent  même  par 
occupiic  dans  IKlal  des  postes  imporlanis. 


LA   MiiriioDi-:  241 

dcinles  Je  i  Etranger.  L'attitude  première  à  l'égard  de 
l'Etranger  est  donc  de  le  considérer  comme  inférieur 
et  indigne  de  tout  emprunt.  L'induence  est  alors  indi- 
recte et  donne  lieu  à  une  loi  de  contrante^  en  vertu  de 
laquelle  les  oppositions  sont  maintenues  et  môme  ac- 
centuées. 

Dans  l'antiquité  Athènes  et  Sparte  ont  formé  ainsi 
une  sorte  danlitlicsc  vivante,  chaque  Cité  semblant 
prendre  en  tout  le  contre-pied  de  sa  rivale.  A  Athènes 
la  constitution  était  variable  et  inclinait  de  plus  en 
plus  vers  la  démocratie  ;  à  Sparte  elle  était  immobile, 
invinciblement  attachée  à  une  oligarchie  étroite.  D'un 
côté  les  Thètes  —  les  plus  pauvres  citoyens  —  parti- 
cipaient à  la  souveraineté  dans  les  assemblées  publi- 
ques et  exen^aient  en  qualité  d'IIéliastes  des  fonctions 
judiciaires;  de  lautie,  les  ti'ciite  (î(''r(»ntes  concentraient 
en  eux  tous  les  pouvoirs  législatif,  judiciaire  et  décisif 
(paix  et  guerre),  et  même  plus  tard,  comme  les  rois 
étaient  soupçonnés  de  favoriser  l'affranchissement  des 
Périèques,  leurs  pouvoirs  furent  réduits  et  soumis  au 
contrôle  ell'ectif  des  Ephores.  — A  Athènes  la  milice 
est  nationale  ;  à  Sparte  l'armée  forme  une  sorte  de 
caste  séparée.  —  Le  culte  Athénien  est  brillant  ;  aux 
grandes  F^anathénces  de  longues  processions  se  d('i'ou- 
lent  dans  les  rues  de  la  Cité,  processions  où  se  mêlent 
joyeusement  toutes  les  classes  de. la  Cité  et  auxquelles 
prennent  part  même  les  métèques;  à  Sparte  on  a  élevé 
un  autel  à  la  crainte,  et  une  des  solennités  religieuses 
est  le  spectacle  que  donnent  les  jeunes  gens  se  frappant 
jusqu'au  sang  devant  l'autel  (rArl(''niis.  —  A  Athènes, 
les  manu's  sont  douces  et  libres  :  les  citoyens  ne  sont 
pas  soumis  au  régime  du  brouet,  et  les  sages,  comme 
Socrate,  ne  dédaignent  pas  d'assister  aux  banquets,  où 
Ton  ne  parle  pas  seulement  de  la  Vénus-Urauie  ;  à 
Sparte  les  syssities  aux  tables  communes  devaient 
être  d'ordinaire  des  repas  bien  silencieux,  oii  les  plai- 

16 


'2i'2  Li:s  CLASSES  sociales 

sauteries  n'étaient  pas  souvent  relevées  de  sel  Attique. 
—  A  Athènes  nn  magnifique  épanouissement  de  tous 
les  arts,  architecture,  comédie,  drame,  poésie  ;  sur 
l'emplacement  de  Sparte,  les  fouilles  n'ont  pas  mis  à 
découvert  de  ruines  de  monuments  ;  et,  quant  aux  autres 
arts  les  Spartiates  ne  goûtaient  guère  que  la  musique 
guerrière  ou  les  poésies  d'un  Tyrtée,  faites  pour  être 
chantées  par  des  troupes  en  marche.  —  A  Athènes  le 
travail  est  noa  seulement  honoré  mais  il  est  prescrit 
par  les  lois  :  ce  n'est  un  déshonneur  ni  de  se  livrer  au 
commerce  ni  même  d'exercer  un  métier  manuel  ;  le 
noble  Spartiate  s'interdit  toute  occupation  lucrative, lais- 
sant dédaigneusement  aux  l'érièques  le  commerce  et 
l'industrie,  et  aux  Ililotes  le  travail  de  la  terre.  — 
Enfin  le  contraste  pourrait  se  poursuivre  jusque  dans 
le  traitement  des  esclaves.  A  Athènes,  ils  pouvaient 
espérer  l'affranchissement  ;  à  Sparte,  on  enivrait  les 
Hilotes  pour  qu'ils  inspirent  un  plus  profond  dégoût 
aux  jeunes   Spartiates. 

2"  Loi  de  concurrence.  Le  mot  de  «  concurrence  » 
évoque  surtout  l'idée  de  lutte  commerciale.  Mais  le  sens, 
restreint  à  l'économique,  serait  ici  trop  étroit  et  il  faut 
l'étendre  à  tous  ces  buts  spéciaux  que  poursuivent 
les  diverses  classes  de  la  société.  La  concurrence  peut 
devenir  ainsi  universelle  entre  deux  sociétés  qui  sont 
placées  en  face  l'une  de  l'autre,  et  ([ui .  mues  par  l'amour- 
propre  national  et  l'intérêt,  s'elTorcent  de  l'emporter 
chacune  sur  sa  rivale. 

Cette  émulation  stimulante  etcet  effort  intéressé  sont 
des  phénomènes  connus.  Mais,  si  tous  les  observateurs 
s'accordent  à  en  reconnaître  la  réalité,  ils  ne  sont  point 
parvenus  à  donner  à  cette  remarque  le  degré  de  préci- 
sion que  réclame  une  loi  scientifique.  D'autres,  fuyant 
les  gén('ralitt'S,  se  sont  penliis  daus  les  détails  statisti- 
ques, accumulation  de  documents  inutiles,  tant  qu'on 


LA    MÉTIlODi;  243 

n'a  pas  trouvé  le  moyen  de  les  'employer  à  l'établisse- 
ment de  lois.  Appliquons  à  ce  problème  notre  méthode 
analytique,  dont  la  valeur  sera  d'autant  mieux  contrôlée 
qu'elle  sera  soumise  à  un  plus  grand  nombre  d'épreuves. 

Au  sein  d'une  Société,  la  concurrence  fait  sentir  ses 
elTets  entre  les  individus  appartenant  à  la  même  classe. 
Les  plus  ingénieux,  les  plus  actifs,  les  plus  entrepre- 
nants rivalisent  entre  eux  et  cherchent  à  supplanter 
leurs  rivaux.  Quant  aux  faibles,  aux  paresseux  et  aux 
maladroits  ils  succombent  vite,  et,  déchus  de  leur  rang, 
tombent  dans  les  classes  inférieures.  Or  cette  concur- 
rence franchit  les  limites  des  Etats  et  s'exerce  entre 
les  classes  semi)kibles,  qui  font  elï'ort  pour  obtenir  la 
supériorité  dans  leur  œuvre  propre.  C'est  là  une  des 
conditions  du  progrè;-;.  Une  société  tend  à  s'immobiliser 
dans  un  état  statique,  où  se  maintiennent  en  équilibre 
les  diverses  classes  sociales,  à  la  suite  d'actions  et  de 
réactions  sans  cesse  de  plus  faible  amplitude.  Mais  ce 
qui  l'empêche  de  se  figer  dans  cette  immobilité,  ce  sont 
les  progrès  réalisi'S  eu  dehors  des  frontières,  progrès 
qui  menacent  sa  fortune,  sa  force  ou  son  prestige. 

Les  chefs  d'armée,  qui  sont  chargés  de  la  défense 
du  territoire,  sont  très  attentifs  aux  diverses  formes  de 
progrès  que  réalisent  les  armées  étrangères.  A  notre 
époque  les  puissances  se  surveillent,  épiant  chaque 
perfectionnement  et  s'elForçant  d'en  réaliser  un  supé- 
rieur. De  là  les  rénovations  fréquentes  dans  l'équipe- 
ment du  soldat,  dans  l'art  des  fortifications,  dans  l'em- 
ploi des  poudres  et  des  e.\ph)sifs,  dans  la  fabrication 
des  fusils  et  des  canons  à  longue  portée,  dans  les  exer- 
cices militaires,  dans  la  ta('tiqu(%  dans  les  études  géo- 
graplii(iues,  dans  la  défense  des  côtes,  dans  la  construc- 
tion des  cuirassés,  des  torpilleurs  et  des  sous-marins... 
Si  quelque  part  cette  émulation  n'existe  pas,  mais  que 
la  classe  militaire  s'endorme  dans  la[)aresse  et  dans  la 


244  LES. CLASSES    SUCLVLES 

routine,  Tinfériorité  éclate  à  la  première  occasion  de 
lutte.  L'armée  n'est  pas  à  la  hauteur  de  sa  tâche,  et  le 
peuple  battu  ou  perd  son  indépendance,  ou  est  amené 
SOUS  le  fouet  de  la  nécessité  à  réformer  ses  institutions 
militaires. 

Cette  loi  de  concurrence,  dont  laction  est  si  mani- 
feste  sur  les   classes  militaires,   est   applicable,  dune 
façon  aussi  réelle  quoi(iuc  moins  apparente,  à  toutes  les 
autres  classes  gouvernantes.  Les  Législateurs,  qui  dans 
l^s  dillerentes  assemblées  publiques  sont  chargésd'éla- 
borer  les  lois,  examinent  avec  soin  les  différentes  me- 
sures législatives  prises  à  l'étranger.    Et,  pour  entraî- 
ner les  suffrages  de  la  majorité,  un  des  arguments  fa- 
voris et  qui  pèse    toujours  d'un  grand   poids  dans  la 
balance,   c'est  de    montrer  les   réformes  pratiquées  à 
l'Etranger.  C'est  ,par  cette  fièvre   de  concurrence   que 
les  peuples  modernes  sont  partoutsurchargésd'impôts. — 
Les  lois  se  font  plus  douces  dans  l'application,  les  tribu- 
naux se  montrent   plus  indulgents  et  plus  équitables, 
quand  dans  les  pays^voisins  la  justice  est  mieux  rendue. 
C'est  ce  qui  tempérait  le  despotisme  des  Seigneurs  féo- 
daux, qui    auraient  été    abandonnés   de   la  meilleure 
partie  de   leurs    sujets,  s'ils    avaient  abusé    de  l'arbi- 
traire  pendant  que   les   coutumes  étaient  plus  fidèle- 
ment   suivies  dans  les  provinces  voisines.    C'est  aussi 
cette  sorte  de  concurrence   qui  donna  aux  juridictions 
royales  une  prédominance  de  plus  en   plus  marquée 
sur  les  Officialités.   —   On  retrouverait  l'action  de    la 
même  loi  sur  les  Chefs  d'Etat,  dont  le  pouvoir  s'accroît 
ou    diminue    suivant    (jue  dans    les    pays  voisins  les 
libiTt(''s  publiijues  sont  restreintes  ou  étendues  ;  sur  les 
Pr.Hres,  dont  l'intransigeance   fanatique   et  les    prati- 
ques d'un   ascétisme  barbare  sallaiblissent,    quand  à 
l'étranger  ces  cruautés  inutiles  ont  été  répudiées  ;  sur 
les  philosophes,  les  savants,  les  poètes,  les  artistes,  en 


LA    MÉTHODE  243 

un  mot  sur  tous  les  directeurs   intellectuels  de    la  so- 
ciété, qui  sous  rincessanto  piqûre    de   l'amour-proprc 
national,  s'elïorcent  de  placera  un  niveau  supérieur  la 
philosophie,  la  science,  la  poésie  et  les  arts.  —  Quant 
aux  agriculteurs,  aux  industriels  et  aux  commerçants, 
la  concurrence  exerce  sur  eux  des  efTets  trop  manifes- 
tes pour  qu'il  soit  nécessaire  d'insister  longuement.  A 
moins  qu'une  Société  ne  se  confine  dans  un  isolement 
absolu,  chacune  de  ces  classes  reçoit  le  contre-coup  de 
ce  qui  se  passe  à  l'étranger.  Par  suite  de  leur  infério- 
rité relative,  les  populations  agricoles  de  certaines  con- 
trées peuvent  se  trouver  menacées  dans  leur  richesse 
et  jusque  dans  leur  existence.  C'est  ainsi  que  du  temps 
d'Auguste  la  campagne  romaine  et  une   grande  partie 
de  l'Italie  — transformée  en  vastes  domaines  [latifundia) 
cultivés  par  des  esclaves  —  se  dépeuplaient  et  renfer- 
maient sans  cesse  de  plus  grandes  étendues  de  terrain 
inculte.  En  France  les  blés  étrangers  nuisent  à  la  classe 
des  agriculteurs,  qui  souffre  de  la  mévente  de  ses  pro- 
duits. Cette  classe  perd  ses  membres  les  plus  malheu- 
reux on  les  plus  entreprenants  qui  vont  porter  ailleurs 
leur  activité  :  de  là  le  mouvement  marqué    d'émigra- 
tion de  la  campagne  vers  les  villes.  Quant  au  commerce 
et  à  l'industrie,  la  concurrence  en  est  l'âme.  Il  est  donc 
inutile  d'apporter  des    exemples    qui  s'offrent  d'eux- 
mêmes  à  l'esprit. 

''\"  Loid'iniitjilioii.  VA\q  pourrait  s'énoncer  ainsi  :  Les 
membres  d'une  classe  sont  portés  à  imiter  ceux  qui  à 
l'Etranger  jouissent  du  prestige  attaché  au  succès.  — 
C'est  une  loi  bien  connue  sur  laquelle  M.  Tarde  a  eu 
raison  d'appeler  l'attention.  La  seule  reraanjue  à  faire, 
c'est  qu'une  société  prise  dans  son  ensemble  n'en  imite 
pas  une  autre  prise  égalennuit  dans  son  ensemble.  Mais 
les  imitations  sont  partielles,  et,  si  elles  se  réalisent  sur 
certains  points,  elles  ne  se  produisent  pas  nécessaire- 


2ifi  LES    CLASSES    SOCIALES 

ment  dans  les  autres  parties,  chacime  gardant  à  cet 
égard  son  indépendance  d'action. 

Les  exemples,  qui  ont  été  apportés  pour  l'illustration 
des  lois  précédentes,  montrent  suivant  quel  procédé  on 
découvrirait  des  exemples  analogues  en  faveur  de  la 
loi  actuelle.  Mais,  comme  les  faits  d'imitation,  par  leur 
fréquence  et  par  la  netteté  de  leurs  caractères,  semblent 
placés  au-dessus  de  toute  contestation,  il  vaut  mieux 
remplacer  une  facile  énumération  par  l'examen  des 
causes  déterminantes  de  l'imitation. 

L'imitation  se  réalisera  aux  conditions  suivantes  : 
1°  la  classe  imitatrice  se  trouvera  dans  un  état  de  gène 
qui  la  sollicitera  à  chercher  un  remède  à  son  malaise  ; 
2°  elle  comparera  sa  situation  à  celle  de  la  même  classe 
à  l'étranger,  dont  elle  reconnaîtra  la  supériorité  ;  3° 
elle  recherchera  les  moyens  qui  ont  servi  à  obtenir  le 
succès  ;  i"  quand  elle  croira  les  avoir  découverts,  elle 
se  transformera  d'après  son  modèle,  et,  copiant  ses  pro- 
cédés, s'eflorcera  ainsi  de  lui  dérober  le  secret  de  son 
succès .  —  L'imitation  porte  de  préférence  sur  la  fin 
essentielle  que  chaque  classe  poursuit  avant  toute  autre; 
mais  elle  peut  s'étendre  aussi  à  toutes  les  autres  fins 
qui  sollicitent  l'activité.  Ainsi  quand  le  paysan  fran- 
(^ais  eut  conquis  successivement  la  propriété  du  sol, 
l'indépendance,  l'égalité  des  droits  civils  et  politiques, 
on  vit  à  l'étranger  la  même  classe  s'engager  dans  cette 
voie  des  revendications  et  s'efforcer  d'obtenir  les  mê- 
mes garanties.  —  A  ce  sujet,  il  faut  remarquer  que  l'imi- 
tation est  souvent  maladroite,  parce  que,  si  la  supério- 
rité est  facile  à  reconnaître,  la  découverte  des  vraies 
causes  présente  souvent  de  graves  difficultés  :  guidé 
par  une  vue  superficielle,  on  imite  au  hasard  un  anté- 
cédent au  milieu  d'un  plus  grand  nombre  dont  le  con- 
cours seul  serait  efficace. 

4°  Loi  de  contrainte.    La  concurrence  et  l'imitation 


LA    MÉTHODE  247 

naissent  de  l'activité  spontanée  d'une  classe  qni,  aper- 
cevant un  progrès  à  accomplir,  s'eflorce  de  le  réaliser 
par  son  intelligence  et  son  travail.  Mais  l'activité  libre 
n'est  pas  la  seule  source  des  changements,  ni  peut-être 
la  source  la  plus  importante.  (]ar  des  modifications 
importantes  peuvent  être  imposées  aux  classes  sociales 
par  la  contrainte  ([uexerce  du  dehors  une  société  étran- 
gère plus  puissante.  Ne  parlons  pas  de  la  guerre  elle- 
même  où  la  contingence  tient  une  trop  large  place, 
mais  des  traités  qui  la  suivent,  quand  par  le  sort  des 
armes  l'un  des  deux  adversaires  a  montré  sa  supério- 
rité sur  le  vaincu.  Les  clauses  du  traité  de  paix  énon- 
cent alors  des  prescriptions  auxquelles  doivent  se  sou- 
mettre les  populations  vaincues,  et  qui  modifient  plus 
ou  moins  profondément  la  vie  des  différentes  classes 
sociales.  Si  la  contrainte  est  maintenue  avec  persis- 
tance, elle  produit  une  action  dont  les  effets  s'accumu- 
lent sans  cesse,  et  elle  finit,  au  bout  d'une  ou  deux 
générations,  par  changer  sensiblement  le  type  primi- 
tif de  la  classe  et  par  lui  imprimer  une  physionomie 
spéciale. 

La  contrainte  peut  s'exercer  de  deux  façons.  Ou 
bien,  restant  l)rutale,  elle  se  contente  de  prohiber  cer- 
tains actes,  et  d'en  prescrire  d'autres  avec  menaces  de 
châtiments  contre  tous  les  violateurs  de  l'ordre.  Ou 
bien  elle  s'adresse  à  l'intelligence,  et  alors,  soit  par 
l'enseignement  donné  dans  les  écoles,  soit  par  la  dilïu- 
sioudrs  livres,  soit  [)ar  d'aiilres  moyens  de  persuasion» 
elle  ciierche,  en  faisant  pénétrer  dans  les  espi-ils  les 
idées  nouvelles,  à  agir  sur  la  sensibililé  et  à  modifier 
l(^s  tendances  antérieures.  C'est  ainsi  (luc  dans  les  guer- 
res de  religion  le  pai'li  victorieux  s'efforce  par  des 
chemins  direcls  ou  délourués,  par  les  persécutions  ou 
par  les  prédications,  à  imposer  ses  propres  croyances. 

Voilà  les  lois  générales.  Mais  ces  lois  reçoivent  une 


248 


LES    CLASSKS   SOCIALES 


application  plus  ou  moins  facilo   suivant  la  situation 
respective  des  sociétés  en  présence. 

Jusqu'à  présent  nous  avons  surtout  parlé  des  Cités, 
qui  sont  caractérisées  par  une  capitale  entourée  d'un 
territoire  restreint.  Mais  toutes  les  sociétés  ne  sont  pas 
construites  sur  ce  modèle.  Il  n'existe  pas  seulement 
entre  elles  une  différence  de  grandeur  en  territoire  et 
en  popiilation  —  différence  dont  il  n'y  a  pas  lieu  de 
tenir  plus  de  compte  en  sociologie  qu'en  botanique  — 
mais  les  différences  portent  aussi  sur  la  nature  même 
de  leur  constitution.  A  ce  point  de  vue  elles  ne  sont 
pas  négligeables. 

Le  premier  pointa  considérer  est  de  voir  si  un  pays 
jouit  de  l'autonomie  complète,  ou,  si  la  pleine  indé- 
pendance lui  fait  défaut,  devoir  sur  quels  points  cette 
indépendance  se  trouve  limitée.  On  obtiendrait  ainsi 
une  sorte  d'échelle,  dont  le  sommet  serait  occupé  par 
les  Etats,  qui  disposent  en  maîtres  de  leur  destinée 
sans  subir  aucune  pression  extérieure,  et  dont  le  der- 
nier échelon  reviendrait  aux  peuples  vaincus,  soumis 
à  une  domination  étranger©. 

Voici  les  principaux  de  ces  degrés  : 

1°  Etals  autonomes.  En  temps  de  paix,  ils  échappent 
ainsi  à  toute  contrainte  extérieure,  et,  dans  leur  dévelop- 
pement, n'ont  a  obéir  qu'aux  autres  lois,  antérieure- 
ment énumérées. 

2"  Etats  indépendants  mais  qui  ont  contracté  entre 
eux  divers  traités,  dont  les  clauses  limitent  partielle- 
ment leur  liberté.  —  Entre  sociétés  guerrières  se  for- 
ment surtout  des  alliances  offensives  et  défensives. 
Pour  étendre  leur  domination  ou  pour  se  garantir  des 
attaques  d'un  puissant  voisin,  elles  prennent  divers 
engagements  au  sujet  de  l'entretien  d'une  armée  et 
de  la  mobilisation  des  troupes  en  temps  de  guerre. 
Les  relations,  qui  de  fait  s'établissent  entre  les  classes 


LA    MÉTHODE  2i9 

militaires  des  deux  nations,  facilitent  d(ï  ce  côté  le 
jeu  des  lois  de  concurrence  et  d'imitation.  Animés  par 
rémulation,  les  chefs  d'armée,  qui  exercent  une  in- 
fluence prépondérante  dans  l'Etat,  s'efforcent  des  deux 
côtés  de  prendre  les  mesures  les  plus  favorables  au 
développement  des  forces  militaires,  —  D'ailleurs, 
comme  ils  ont  le  sentiment  de  leur  solidarité,  ils  sont 
moins  disposés  à  faire  mystère  de  leurs  connaissances 
techniques,  de  leur  organisation  militaire  et  de  leur 
armement.  Ils  se  font  de  mutuels  emprunts,  avec  cette 
différence  toutefois,  que  la  nation  qui  a  le  plus  de  prestige 
suscite  la  plus  grande  part  des  imitations  :  telle  est  la 
situation  actuelle  de  l'Allemagne  dans  la  Triplice. — 
Les  questions  religieuses  donnent  lieu  aussi  à  des  traités 
qui  lient  sur  des  points  spéciaux  la  liberté  des  Etats  con- 
tractants.C'est  ainsi  que  les  douze  peuples  —  qui  compo- 
saient le  conseil  Amphictyonique —  avaient  pris  des  en- 
gagements commims  an  sujet  des  cérémonies  religieu- 
ses et  desdiIFérends  qui  pouvaient  surgir  entre  les  villes 
associées.  Le  Concordat  conclu  sous  le  premier  Empire 
entre  Rome  et  le  Gouvernement  Français  est  un  autre 
e.xemple  de  convention  limitant  la  liberté  d'un  Etat  en 
matière  religieuse.  —  D'autres  restrictions  sont  appor- 
tées à  la  liberté  d'un  Etat  par  les  traités  de  Commerce, 
([ui  établissent  des  tarifs  douaniers  immuables  pendant 
toute  la  durée  du  traité.  —  Dans  le  cas  du  libre- 
échange,  la  loi  de  concurrence  s'exerce  avec  toute  son 
intensité.  La  nécessité  de  la  lutte  excite  les  industriels 
à  perfectionner  leur  production  et  à  copier  les  procédés 
suivis  avec  succès  à  l'étranger  :  soutenir  la  concurrence 
devient  pour  les  commerçants  des  deux  pays  une  (|ues- 
tion  de  vie  ou  de  mort.  —  i'^nfîn  il  existe  une  foule 
d'autres  conventions  sur  les  postes,  sur  les  monnaies, 
sur  les  poids  et  mesures,  sur  la  propriété  littéraire  et 
artistique,  etc..  — conventions  qui  restreignent,  ilest 


250  LES    CLASSES    SOCIALES 

vrai,  la  liberté  future,  mais  qui  ont  pour  caractère 
d'être  prises  volontairement,  dans  un  but  d'utilité 
commune. 

Dans  un  sujet,  oîi  l'on  s'interdit  les  considérations 
de  finalité  et  de  pratique,  il  ne  convient  pas  d'exami- 
ner Tutilité  sociale  qui  résulterait  de  l'extension  donnée 
aux  contrats  volontaires.  11  suffit  de  montrer  l'existence 
de  ce  régime  et  les  etTets  qui  en  proviennent  au  point 
de  vue  des  relations  internationales. 

3°  Fédérations.  Le  rapprochement  entre  les  Etats 
devient  ici  plus  intime.  Les  Etats  confédérés  conser- 
vent bien  encore  une  part  d'autonomie,  mais  ils  ont 
aliéné  leur  liberté  sur  les  questions  les  plus  importan- 
tes. Dans  une  confédération  les  décisions  sur  la  paix  et 
sur  la  guerre,  les  dispositions  constitutionnelles,  les 
lois  sur  l'organisation  militaire,  la  nature  et  la  gran- 
deur des  charges  fiscales  sont  autant  de«chosesqui  sont 
soustraites  à  la  volonté  de  chaque  Etat  isolé,  mais  qui 
sont  réglées  au  gré  d'une  majorité  toute-puissante.  Cette 
fédération  s'établit  entre  de  petites  Uépubliques,  qui 
veulent  bien  s'associer  dans  un  but  de  défense  com- 
mune, mais  qui  tiennent  à  réserver  le  plus  possible  de 
leur  indépendance  primitive.  —  C'est  ainsi  qu'en 
Suisse,  chaque  Canton  s'administre  d'après  sa  consti- 
tution particulière,  mais  sous  la  réserve  de  se  soumet- 
tre à  des  règlements  généraux,  qui  fixent  les  droits 
politiques  et  la  liberté  des  cultes  chrétiens  et  de  la 
presse,  et  qui  garantissent  les  droits  d'association  et  de 
pétition.  —  Les  Etats-Unis  conslituent  également  une 
République  fédérative.  Chaque  Etat  conserve  son 
indi'pendance  pour  l'administration  de  ses  alTaires 
intérieures,  mais  ses  droits  de  souveraineté  sont  délé- 
gués à  un  gouveruement  central,  qui  représente  l'Union 
auprès    des  nations  étrangères. 

La  loi  de  contrainte  exerce  ici  un  empire  plus  étendu 


LA  méthodh:  2o1 

que  dans  le  cas  précédent.  Elle  est,  sur  les  points  sou- 
mis à  son  action,  d'autant  plus  efficace  qu'elle  s'appuie 
déjà  sur  une  entente  volontaire  et  qu'elle  s'efforce  sur- 
tout de  la  fortifier.  —  La  loi  d'imitation  trouve  un 
large  champ  d'action.  Comme  les  barrières  entre  les 
Etats  sont  levées,  les  classes  de  même  nature  ont  toute 
facilité  pour  communiquer  entre  elles,  se  connaître  et 
imiter  les  supériorités  reconnues.  —  Cette  imitation 
s'impose  du  reste  partout  où  la  concurrence  est  possible. 
Ainsi,  comme  les  douanes  intérieures  sont  supprimées, 
les  industries  de  même  nature  doivent  sans  cesse  faire 
effort  pour  se  maintenir  au  niveaudes  industries  rivales. 
—  La  loi  d'indépendance  n'est  pas  entièrement  abolie. 
Chaque  Canton  ou  Etat  repousse  une  assimilation  com- 
plète et  cherche  à  conserver  leur  physionomie  propre 
aux  mœurs  anciennes  et  aux  institutions  que  n'ont  point 
réglées  les  lois  Fédérales. 

i°  Vasselage  ou  S?/stè/)ie  Féodd/.  Dans  le  régime  fédé- 
ratif  les  Etats  confédérés  sontmis  sur  unpied'd'égalité. 
Dans  le  régime  Féodal,  le  territoire  est  divisé  en  un 
plus  ou  moins  grand  nombre  de  seigneuries,  qui  n'ont 
pas  toutes  les  mêmes  droits.  Ces  Seigneuries  sont  subor- 
données entre  elles,  d'après  une  hiérarchie  correspon- 
dant à  la  qualité  de  leurs  maîtres,  qui  sont  ou  suze- 
rains ou  vassaux. 

En  principe,  le  lien  qui  unit  le  vassal  à  son  suzerain 
est  un  lien  d'ordre  moral  et  presque  mystique,  puis- 
que dans  l'hommage-lige  le  vassal  était  tenu,  pour 
mieux  garantir  la  fidélité  de  sa  promesse,  de  prêter  à 
genoux  le  serment  d'obéissance.  —  En  réalité,  ce  lien 
était  fragile,  toutes  les  fois  qu'il  y  avait  entre  les  deux 
contractants  antagonisme  d'intérêt  ou  d'ambition,  et 
que  le  vassal  se  scntaitassez  de  puissance  pour  secouer 
le  joug  du  suzerain.  Cependant  dans  les  conditions 
ordinaires  le  suzerain  avait  pour  lui    la  force,    accrue 


2'J2  LES    CLASSES    SOCIALES 

encore  de  toute  l'aiilorité  qu'y  ajoutaient  une  promesse 
solennelle,  un  serment  religieux  et  la  menace  de  félonie. 
La  contrainte  physique  et  morale  imposait  à  Tinfé- 
rieur  tout  un  ensemble  de  devoirs,  qui  restreignaient 
d'autant  son  pouvoir,  et  cela,  dans  les  limites  mêmes  de 
sa  Seigneurie.  Ainsi  il  était  assujetti  au  service  d'ost, 
c'est-à-dire  qu'il  devait  venir,  accompagné  d'un  certain 
nombre  d'hommes  d'armes,  se  ranger  sous  la  bannière 
du  Seigneur  et  participer  pendant  une   durée  variable 

—  la  GO  jours  — aux  guerres  qu'il  avait  plu  à  ce  der- 
nier de  décider.  Il  devait  aussi  l'assister  loyalement 
de  ses  conseils  et  prendre  place  à  ses  côtés  dans  les 
cours  de  Justice.  Enfin  la  terre  n'avait  été  concédée  au 
bénéficiaire  qu'en  retour  d'aides  en  argent  que  le  vassal 

—  transformé  ainsi  en  collecteur  d  impots  —  avait  à 
fournir  dans  des  circonstances  déterminées.  —  Pour  le 
reste  le  Soigneur  était  maître  dans  son  fief,  et,  avec  le 
concours  des  vassaux  qui  lui  étaient  subordonnés,  dis- 
posait du  pouvoir  exécutif,  législatif  et  judiciaire. 

Dans  ce  régime  dominait  l'idée  de  subordination 
volontaire,  et  par  suite,  la  loi  qui  primait  les  autres 
ordinairement  était  la  loi  dimitation.  Le  suzerain,  à 
qui  avait  été  prêté  à  genoux  le  serment  d'allégeance, 
apparaissait  entouré  de  prestige,  et  c'était  sur  lui  que 
le  vassal  était  porté  à  se  modeler.  Mais  le  modèle  choisi 
n'était  pas  toujours  le  suzerain  immédiat.  Dans  la 
grande  multitude  des  Seigneurs  d'une  époque,  quel- 
ques-uns éminaientpar  leur  habileté,  leur  vaillance  ou 
leurs  succès.  C'étaient  ceux-là  qui  suscitaient  le  plus 
d'imitateurs. 

La  loi  de  concurrence  fait  dans  un  pareil  état  social 
vivement  sentir  son  action.  L'influence  ne  s'obtient 
(|ue  par  la  force  et  le  ])restige.  De  là  les  efforts  conti- 
nuels, auxquids  sout  tenus  les  puissants  pour  mainte- 
nir leur  autorité  ;  de  là  les  rivalités,  les  luttes  et  les 
guerres. 


LA    MÉTMODK  2iV^ 

o°  Les  Colonies.  Ce  qui  caractérise  une  colonie,  c'est 
rétablissement  d'un  groupe  plus  ou  moins  important 
de  personnes  sur  un  territoire  étranger. 

Mais  ce  mot,  bien  qu'il  ait  une  signification  précise, 
met  dans  une  munie  catégorie  des  choses  fort  dissem- 
blables,parce  que —  suivant  le  procédé  des  classifications 
artificielles  —  on  n'a  tenu  compte  que  d'un  seul  carac- 
tère. Pour  connaître  avec  exactitude  les  relations  d'une 
colonie,  d'un  côté  avec  la  métropole,  de  l'autre  avec  les 
indigènes,  il  serait  nécessaire  de  distinguer  soigneuse- 
ment la  nature  des  êtres  mis  en  présence  et  [)articu- 
lièrement  celle  des  colons.  Car  les  colons  se  comporte- 
ront d'une  façon  très  différente,  suivant  que  ce  seront 
des  soldats  victorieux  qui  s'établissent  dans  un  pays  à 
la  suite  d'une  conquête  ;  des  commerçants  qui  se  fixent 
dans  une  contrée  pour  y  fonder  des  comptoirs  et  entre- 
tenir des  relations  commerciales  avec  les  habitants  ; 
des  agriculteurs  qui  vont,  sous  la  protection  de  la  mé- 
tropole, mettre  en  valeur  des  territoii'cs  fertiles  mais 
incultes  ;  des  citoyens  pauvres  qu'on  transporte  dans 
des  provinces  soumises  en  leur  concédant  des  terres 
d'une  exploitation  facile  ;  des  militaires  qui,  en  retour 
de  services  actuels  ou  passés,  reçoivent  également  des 
concessions  avec  des  bestiaux  et  des  instruments  de 
culture  ;  ou  enfin  des  condamnés  que  par  mesure  pé- 
nale on  déporte  au  loin  avec  l'espoir  de  les  améliorer 
en  leur  donnant,  avec  la  propriété  du  sol,  un  nouveau 
genre  de  vie. 

Comment  les  lois,  qui  règlent  les  relations  étrangè- 
res, s'exerceront-elles  dans  ces  différents  cas?  Et  d'a- 
bord entre  les  colons  et    la  métropole. 

La  loi  de  contraï/te  ou  d'indépendance  manifestera 
son  action,  toutes  les  fois  que  les  colons  se  sentiront 
assez  de  puissance  pour  se  détacher  de  hi  mère-patrie 
et  pour  se  soustraire  à  son'autorilé.  Or  celte  condilion 


2o4  LES  CLASSES  SOCLVLES 

se  trouve  souvent  réalisée  dans  les  colonies  militaires. 
Les  Normands,  sous  la  conduite  de  Guillaume  leBàtard, 
s'emparent  de  l'Angleterre,  et,  devenus  maîtres  de  ce 
riche  pays,  méconnaissent  la  suzeraineté  du  roi  de 
France.  —  Cette  séparation  se  produit  souvent  aussi 
dans  les  colonies  de  commerce.  Si  la  colonie  s'enrichit, 
se  développe  et  augmente  sa  puissance,  elle  aspire  à 
l'autonomie;  et,  quand  elle  ne  rompt  pas  complètement 
avec  la  métropole,  elle  lui  donne  non  des  gages  sérieux 
d'obéissance,  mais  de  simples  égards.  Telles  furent 
les  différentes  colonies  phéniciennes  et  grecques,  Cyrène 
Marseille,  Carthage.  —  Les  colonies  agricoles,  lors- 
qu'elles se  développent  par  les  progrès  de  la  population 
et  par  la  mise  en  valeur  de  territoires  étendus,  arri- 
vent également  à  vouloir  vivre  d'une  vieindépendanle. 
Les  exemples  les  plus  marqués  sont  fournis  par  les 
Etals-L'nis  d'Amérique  et  par  les  nombreuses  répu- 
bliques Américaines,  qui  successivement  se  sont  sous- 
traites au  joug  des  gouvernements  Européens.  — Quant 
aux  autres  sortes  de  colonies,  elles  se  trouvent  dans 
des  conditions  moins  favorables  pour  s'émanciper. 

La  concurrence  s'ouvre  un  vaste  champ  dans  les  colo- 
nies. La  métropole  a  intérêt  à  laisser  aux  colons  une 
grande  part  d'initiative,  et  d'ailleurs,  quand  elle  n'y 
serait  point  disposée,  l'éloignement  rend  le  contrôle 
bien  difficile.  Aussi,  dès  que  les  circonstances  sont  fa- 
vorables, les  colonies  entrent  en  concurrence  avec  la 
métropole,  cherchant,  comme  disent  les  Italiens,  h  fare 
da  se.  Dans  les  territoires  conquis,  une  armée  victo- 
rieuse est  réfraclaire  à  l'obéissance.  Elle  prétend  s'appro- 
prirr  les  fruits  (\i\  la  victoire,  dès  qu'elle  n'a  pas  à 
redouter  la  répression  d'un  pouvoir  plus  fort.  S'il 
s'agit  d'une  colonie  commerçante,  les  colons  })euvent 
tirer  des  ressources  de  la  contrée  un  meilleur  parti 
que  les  commerçants  restés  dans   la  mère-patrie.  D'à- 


LA    MÉTHODE  2.""»." 

bord  ils  sont  en  contact  inimcdiat  avec  la  populalion 
indigène,  puis  ils  ex[)l()itont  une  contrée  nouvelle,  où 
les  richesses  abondent  quand  remplacement  de  la  colo- 
nie a  été  bien  choisi,  enfin  ils  sont  entreprenants, 
audacieux  et  de  plus  tout  aussi  rompus  aux  habiletés 
du  commerce  que  les  négociants  de  la  métropole.  De 
là  de  nombreux  éléments  de  succès  qui  permettent  à 
ces  colonies  de  développer  leur  prospérité  et  d'arriver 
souvent  à  supplanter  la  mère-patrie. 

Loi  d'imitation.  Les  êtres  vivants  se  développent 
suivant  un  plan  d'organisation  semblable  à  celui  des 
parents.  Il  en  est  de  même  des  colonies  qui,  par  une 
tendance  naturelle,  sont  amenées  à  copier  les  institu- 
tions de  leur  pays  d'origine.  Dans  la  colonisation 
grecque  Limitation  était  poussée  très  loin.  Ce  n'était 
pas  une  ville  nouvelle  qwi  l'on  fondait  sur  les  bords 
du  Pont-Euxin,  dans  la  Chalcidique  de  Thrace,  ou  en 
Sicile  et  dans  l'Italie  méridionale.  Mais  c'était  l'image 
de  l'ancienne  que  l'on  transportait  sur  le  sol  étranger, 
avec  le  culte,  les  divinités  tutélaires  et  la  plupart  des 
institutions  politiques  et  civiles  (1).  Dans  la  quatrième 
Groisiuie,  les  vainqueurs  se  partagèrent  l'empire  Grec 
et  parla  distribution  des  duchés,  des  comtés  et  des  sei- 
gneuries, lirent  rellcurir  la  féodalité. 

Cependant  il  est  évident  que  cette  tendance  à  l'imi- 
tation n'existera  pas  chez  les  émigrants  qui  fuient  leur 
pays  pour  échapper  à  une  domination  qu'ils  jugent 
tyrannique.  Les  puritains  d'Angleterre  et  d'Ecosse,  qui 
émigrèrent  dans  l'Amérique  du  Nord  vers  ir)20,  détes- 
taient le  papisme  et  la  royauté,  et,  par  leur  esprit  démo- 
li) Aulu-Gclln  aiipelle  les  rolonie.s  romaines  populi  romani  quu'ii 
effigies  parcop  simuldcrariue.  Kn  offet  les  nouveaux  venus,  générale- 
ment au  noml)re  de  300  pour  ra|)pclor  les  iJOO  grntcs  priniilives,  for- 
maient le  patriiiat  de  ronilroit,  nommaient  wn  Sénat,  îles  fonction- 
naires, et  cherchaient  dans  leur  vie  publique  à  fournir,  toute  propor- 
tion gardée,  une  Qdéle  copie  de  Kome. 


2.j()  l.KS    CLASSES   SOCIALES 

cratique  exercèrent  une  g^rande  influence  sur  les  mœurs 
et  les  destinées  politiques  des  futurs  Etats-Unis. 

Loi  de  contrainte.  La  contrainte  est  appelée  à 
jouer  un  rôle  important,  toutes  les  fois  que  la  colonie, 
réduite  à  ses  seules  forces,  serait  incapable  d'acquérir  et 
de  conserver  son  indépendance  vis-à-vis  de  la  Métro- 
pole. Les  colons  se  trouvent  alors  forcés  d'accepter  les 
conditions  qui  leur  sont  faites,  et,  tant  que  la  situation 
respective  n'est  pas  modifiée,  ils  s'adaptent  de  plus  en 
plus  à  leur  état.  Les  velléités  de  résistance  ou  les  écarts 
en  dehors  delà  voie  imposée  seraient  réprimés  par  les 
Gouverneurs  qui,  représentants  de  l'Etat  souverain, 
exercent  la  surveillance  on  son  nom  et  disposent  de  la 
force. 

D'un  autre  côté  l'Etat-souverain  n'est  point  disposé 
à  affranchir  spontanément  une  colonie  des  obligations 
fixées  à  l'époque  de  son  établissement.  —  Mais  que 
pour  une  raison  ou  une  autre  la  contrainte  cesse  de 
s'exercer,  et  les  anciens  liens  de  sujétion  sont  brisés. 
Ainsi  l'empire  colonial  d'Athènes  s'est  désagrégé,  lors- 
que la  puissance  Athénienne  s'écroula  sous  les  coups 
du  Spartiate  Lysandre.  Il  en  est  de  même  aujourd'hui 
pour  l'Espagne  qui  a  vu  successivement  toutes  ses 
colonies  se  séparer,  à  mesure  que  son  antique  grandeur 
diminuait. 

Les  rapports  des  colons  avecles  indigènes  appartien- 
nent naturellement  à  la  section  suivante. 

6°  Conquête.  Au  degré  inférieur  se  trouvent  les  peu- 
ples soumis  par  la  conquête. 

La  loi  de  contrainte  s'exercera  d'abord  et  avec  le  plus 
de  force.  —  Ce  que  la  conquête  opère  avec  le  plus  de 
facilité,  c'est  la  supi)ression  de  l'ancienne  organisation 
politique,  militaire  et  civile.  —  La  puissance  militaire 
est  détruite,  les  pouvoirs  publics  sont  proscrits,  et  les 
droits  civils  subissent  des  remaniements  plus  ou  moins 


LA    MÉTHODE  257 

consid'raI>l(>s  suivant  les  visées  des  conquéranls  — 
visées  variables  et  imprévisibles, parce  qu'elles  laissent 
une  trop  grande  place  à  la  liberté.  Ainsi  les  Romains 
se  plaisaient,  par  système  politique,  à  imposer  aux  Cités 
des  conditions  très  divei'ses,  attribuant  tantôt  le  droit 
de  Cité  complet, tantôt  le  droit  Latin  et  tantôt  des  cons- 
titutions particulières,  dont  les  clauses  étaient  fixées 
dans  des  traités  [civifatfs  fœderatœ). 

Nous  avons  vu  de  plus  que  l'unité   sociale  est  cons- 
tituée par  un  ensemble  de  choses  communes  :  le  terri- 
toire, la  race,  la  langue,  la  religion,  les  lois,  les  mu'urs 
et  les  traditions.  Or,  si  les  lois  peuvent  être  immédia- 
tement modifiées  par  une  décision  delà  puissance  vic- 
torieuse,les  autres  choses  ne  sont  sujettes  à  des  trans- 
formations ni  aussi  faciles,  ni    aussi  promptes.  —  Les 
traditions  se  conservent  dans  la  mémoire  des  vaincus 
et  se  transmettent,  comme  un  pieux  dépôt,  aux  géné- 
rations nouvelles,  et  peut-être    d'autant  mieux  que  la 
domination  se  montre  plus   dure.  —  Les  mœurs    sont 
soigneus(unent  entrcdenues  et  persistent  avec  une  force 
particulière  dans  les  campagnes,  où  l'imitation  volon- 
taire a  moins  l'occasion  de  s'exercer.  Uu  n^ste  les  habi- 
tudes de  vivre,    les   usages  et  les    manières  paraissent 
aux  vainqueurs  des  coutumes  sans  importance  au  point 
de  vue  de  l'ordre  social.  Par  suite  ils  négligent  leplus 
souvent  d'employer  la  contrainte  pour  les    modifier. — 
Comme  la  diversité  de  langue  est  un   obstacle   sérieux 
aux  rapports  sociaux,  les  Gouvernants  ont  intérêt  à  la 
faire  cesser.  Ils  y  parviennrnt    d'une  façon  très   dilfé- 
rente  suivant  les  classes  sociales.  Les  classes   rurales, 
qui  ont  peu  de  rapports  avec  les    vainqueurs,  conser- 
v(Mit  longtemps  leur    langue   primitive.   Mais,  comme 
cette  langue  ne  sert  plus  guèi\' qu'à  des  ignorants,  (die 
s'altère  de  plus  en  plus  et  tonib'ii  l'étatde  patois.  —  La 
Ileligion  est  encore  plus  vivace.  C'est  là  un  fait  si  bien 

17 


2o8  I,ES    CLASSKS    SOCIALES 

connu  que  les  coïKjii 'l'anls.  pour  assimiler  plus  facile- 
ment les  peuples  vaincus,  évitent  souvent  de  froisser 
les  croyances  et  les  sentiments  religieux.  Rome  se  mon- 
trait très  tolérante  en  cette  matière  et,  au  lieu  de  pros- 
crire les  Dieux  des  pays  soumis,  elle  préférait  s'attacher 
ces  peuples  en  admettant  dans  son  Panthéon  les  Dieux 
étrangers.  De  nos  jours  cette  politique  est  presque  uni- 
versellement suivie  dans  les  colonies  Européennes. 
Les  croyances  religieuses  et  le  culte  des  indigènes  sont 
respectés.  Les  missionnaires  cherchent,  il  est  vrai,  à 
les  changer  ;  mais  c'est  en  recourant  à  la  persuasion 
plutôt  qu'à  la  contrainte. —  Ce  n'est  pas  cependant  que 
la  contrainte,  pratiquée  avec  rigueur  et  suite,  ne  soit 
sans  effet.  Mais  cet  elfet  est  variahle  suivant  les  condi- 
tions, dont  la  plus  importante  est  la  nature  de  la  classe 
où  le  changement  doit  se  produire.  (Car  c'est  toujours 
sur  ce  point  -central  qu'il  faut  diriger  son  attention, 
si  Lon  veut  se  dégager  de  contradictions  apparentes,  et 
d'irrégularités  dans  la  succession  des  faits  sociaux). 
Ainsi  en  religion  les  prêtres  sont  réfractaires  à  tout 
changement  et  on  ne  peut  triompher  de  leur  résistance 
que  par  les  persécutions,  l'exil  ou  les  supplices.  — La 
contrainte  n'a  rien  à  faire  sur  les  races  ;  et,  quand  les 
différences  sont  fortement  marquées  par  des  caractères 
extérieurs  et  apparents,  elles  sont  un  des  plus  grands 
obstacles  à  la  fusion.  Ainsi  les  Américains  du  Nord  ont 
sans  cesse  refoulé  les  races  indigènes  et  les  ont  confi- 
nées dans  des  territoires  de  plus  en  plus  réduits. 

Loi  d'imitation.  La  force  de  résistance  d'un  peuple 
conquis  peut  se  mesurer  au  degré  de  contrainte  néces- 
saire pour  maintenir  l'ordre.  Mais,  après  les  violences 
mêmes  de  la  conquête  et  les  tentatives  de  révolte,  le 
calme  —  du  moins  extiîrieur  —  se  produit.  C'est  alors 
qu'une  communication  entre  h^s  deux  peuples  est  pos- 
sible. Le  peuple  vaincu,  abdiquant  tout  espoir  d'indé- 
pendance et  reconnaissant  qu'il  n'a  rien  à  gagner  à  se 


LA    MÉTHODE  259 

renfermer  dans  un  isolement  farouche,  s'eiïorce  d'effacer 
les  différences  qui  constituent  pour  lui  une  marque 
d'infériorité.  Pour  cela  il  se  fait  le  copiste  du  vainqueur, 
cherchant  à  imiter  sa  tenue,  son  costume,  ses  ma- 
nières, son  lang'ag'e,  son  éducation.  C'est  ainsi  que  les 
Gaulois  s'étaient  assimilés,  en  un  temps  très  court,  les 
mœurs  romaines.  Mais  cette  assimilation  est  loin  de 
s'opérer  également  dans  toutes  les  classes  de  la  Société. 
Elle  se  réalise  tout  d'abord  dans  les  classes  riches,  qui 
sont  en  meilleure  situation  pour  se  glisser  dans  les 
rangs  des  vainqueurs  et  qui  sont  portées  par  l'ambi- 
tion naturelle  à  ces  classes  à  sortir  de  leur  subalternité. 
C'est  ce  que  montre  l'évolution  des  Thètes  à  Athènes, 
des  Plébéiens  à  Rome,  du  Tiers-Etat  en  France. 

Cependant  l'imitation  ne  se  fait  pas  toujours  dans  le 
môme  sens,  et,  bien  que  le  contraire  soit  plus  fréquent, 
il  arrive  aussi  que  les  vainqueurs  imitent  les  vaincus. 
Par  exemple  les  Romains  ont  emprunté  aux  Grecs  leurs 
arts,  leur  littérature  et  leur  philosophie.  —  Si  les  peu- 
ples étaient  considérés  comme  des  unités  indivisibles, 
aucune  subtilité  ne  parviendrait  à  résoudre  ces  contra- 
dictions et  par  suite  aucune  loi  sociale  ne  serait  pos- 
sible. Par  la  considération  des  classes,  animées  cha- 
cune d'un  esprit  particulier,  ces  sortes  d'antinomies 
ne  sont  plus  irréductibles.  —  Le  trait  distinctit"  du 
«  Riche  »,  c'est  l'amour  des  plaisirs  et  des  plaisirs  les 
plus  raffinés.  Quand  Rome  enrichie  des  dépouilles  des 
nations  renferma  dans  ses  murs  toute  une  classe  de 
riciies  oisifs,  les  arts  de  la  Grèce  trouvèrent  un  terrain 
favorable  pour  s'y  acclimater  et  s'y  développer.  Les 
jeunes  Romains  furent  envoyés  à  Athènes  et  à  Rhodes 
pour  apprendre,  h  l'école  des  Rhéteurs,  l'art  de  dominer 
par  la  parole  soit  au  Sénat,  soit  au  Forum  ;  les  sta- 
tuaires Grecs  s'empressèrent  de  fixer  dans  le  marbre 
les  traits    vulgaires  de  quelque  LucuUus  ;  les  archi- 


260  i>i:s  c.LAssF.s  sociales 

tectes  construisirent  sur  le  Palatin  drs demeures  somp- 
tueuses ;  des  théâtres  furent  construits  ;  et,  comme  le 
génie  Romain  était  plus  propre  à  formuler  des  lois 
qu'à  trouver  des  situations  dramatiques,  les  comédies 
grecques,  traduites  en  latin  par  les  Plaute  et  les  Té- 
rence,  furent  transportées  sur  la  scène. 

Loi  de  concurrence.  Quand  l'état  de  guerre  propre- 
ment dit  a  cessé,  la  lutte  n'est  pas  terminée.  Elle  se 
poursuit  entre  les  classes  sous  la  forme  atténuée  de  la 
concurrence.  La  nation  vaincue,  si  elle  est  repoussée 
des  postes  inférieurs,  tourne  son  activité  vers  l'agricul- 
ture, le  commerce,  l'industrie,  et  en  général  vers  toutes 
les  carrières  où  les  distinctions  entre  vainqueurs  et 
vaincus  ne  sauraient  être  maintenues.  La  fusion  s'opère 
entre  ces  classes  qui,  animées  du  même  intérêt,  s'élan- 
cent alors  à  l'assaut  du  pouvoir.  —  Telle  est  l'histoire 
intérieure  de  Rome,  où  les  Plébéiens,  formés  suivant 
toute  probabilité  des  peuples  soumis  et  des  déchets  des 
familles  patriciennes,  s'élevèrent  progressivement  et 
finirent  par  jouir  des  mêmes  droits  que  les  Patriciens. 

Loi  de  contraste.  La  loi  de  contraste  exerce  surtout 
son  action  dans  le  cas  où  les  deux  peuples  présentent 
deux  civilisations  profondément  dilTérentes,  sans  que 
Lune  d'elles  apparaisse  comme  inft'rieure,  ou  du  moins 
sans  que  cette  infériorité  soit  reconnue.  Alors  même 
que  les  deux  peuples  habitent  sur  le  même  territoire, 
ils  ne  se  mêlent  point.  Mais  les  vaincus —  qui  forment 
la  majorité  — tiennent  à  ailirmer  leur  origine  par  leurs 
costumes,  leurs  manières,  leurs  jeux,  leurs  cérémonies 
religieuses. 

Ce  contraste  se  manifeste  d'autant  mieux  et  se  per- 
pétue d'autant  plus  que  le  peuple  vaincu  appartient  à 
nnerace  d ifr( ''rente.  e|  habitf  loin  du  pays  occupé  par  la 
race  victorieuse.  En  Turquie  l^dénieiit  chrétien  for- 
mait et  —  dans  les  provinces  maintenues  sous  la  donii- 


LA   MÉTHODE  261 

nation  Turque  —  l'orme  encore  une  population  qui  ne 
se  mêle  pas  aux  sectateurs  de  Mahomet.  Dans  l'Inde 
et  en  général  dans  les  colonies  Européennes  d'Asie, 
les  indigènes  ne  cherchent  pas  à  se  confondre  avec  leurs 
maîtres.  Ce  sont  des  courants  qui  coulent  dans  deux 
lits  différents. 


CHAPITRE  V 


CLASSIFICATION  DES  FAITS  SOCIAUX 


Dans  tout  ce  qui  précède  on  s'est  plus  particulièrement 
attaché  à  décomposer  les  Sociétés  en  leurs  <'léments 
constitutils,  c'est-à-dire  en  classes  distinctes  ;  à  mon- 
trer la  manière  dont  la  nature  de  chacune  d'elles  peut 
être  déterminée  ;  à  indiquer  les  lois  qui  régissent  leurs 
actions  et  leurs  réactions  mutuelles.  L'étude  a  ainsi 
porté  de  préférence  sur  les  agents  et  sur  les  causes, 
parce  que  cette  marche  semblait  la  meilleure  pour 
atteindre  les  faits  sociaux  qui  sont  les  résultais  de  ces 
agents.  Ou  plutôt  il  existe  deux  sortes  de  faits  sociaux: 
les  uns  résident  dans  les  hommes  appartenant  à  un 
même  groupe  social  et,  de  nature  psychologique,  consis- 
tent surtout  en  sentiments,  idées,  croyances  et  volon- 
tés ;  les  autres,  de  nature  matériel  le,  sont  les  produits 
de  l'activité  de  ces  groupes  et  sont  plus  spécialement 
appelés  faits  sociaux. 

Que  sont  ces  faits  ? 

Ladétinilion  déhnilive.  (ju'ou  s'interdisait  de  poser 
au  début,  semble  maintenanl  |)ouv()ir  être  légitimement 
établie.  Elle  ressort  de  l'exposition  antérieure  et  pour- 
rait être   ainsi  énoncée  :  <(  Les    Faits  sociaux  sont  les 


264  LES  CLASSES  SOCLALF.S 

«  phénomènes  sensibles  ({iii  résiiUenl  de  laclivih''  des 
('  classes  —  aclivité  délermiiiée  et  (>ai-  la  nalure  proj)re 
«  à  chacune  d'elles,  et  par  les  rapj)orts  que  ces  classes 
ont  entre  elles  et  avec  Tétranger  ». 

Cette  définition  permet  de  procéder  à  une  énu un-ra- 
tion des  faits  sociaux  plus  méthodique  et  plus  sûre  que 
celle  qui  avait  été  présentée  provisoirement.  Chaque 
classe  est  caractérisée  par  un  genre  d'activité  propre,  et 
par  suite  elle  donne  naissance  à  une  catégorie  de  faits 
déterminés.  Si  l'on  suit  l'ordre  dans  lequel  les  classes 
sociales  ont  été  énumérées,  on  trouva  les  catégories 
suivantes  de  faits  correspondants. 

1°  Les  Lois  qui  émanent  du  pouvoir  législatif. 

Cette  simple  manière  de  rattacher  les  lois  aux  agents 
qui  les  produisent  sert  à  dissiper  toutes  les  équivoques 
auxquelles  ce  mot  donne  lieu.  xVinsi  la  fameuse  déft- 
nition  de  ^lontesquieu  a  Les  lois  sont  les  rapports 
nécessaires  qui  dérivent  de  la  nature  des  choses  »  est 
une  définition  trop  générale.  Elle  a  la  prétention  de 
s'appli(juer  à  tout.  Mais  en  réalité  elle  confond  deux 
ordres  de  choses  radicalement  distinctes  :  les  choses 
matérielles  oi^i  domine  la  fatalité  aveugle,  les  choses 
de  l'esprit  où  par  la  persistance  et  la  multiplicité  des 
idées  la  volonté  échappe  an  pur  automatisme.  Il  est 
«  nécessaire  »  que  le  concours  des  forces  tangentielles 
et  attractives  lance  les  planètes  dans  une  courbe  ellip- 
tique ;  que  le  météore  ou  la  pomme  détachée  de  l'arbre 
tombent  sur  le  sol  en  parcourant  des  espaces  propor- 
tionnels aux  carrés  des  temps  employés  à  les  parcourir; 
que  sous  l'action  de  l'humidité  le  fer  se  couvre  de 
rouille  dans  les  proportions  déterminées  par  la  for- 
mule Fe^  0^  ;  que  dans  les  coud  il  ions  normales  le 
foie  secrète  la  bile  et  exerce  sa  l'onction  glycogéni- 
que.  On  pourraildirc  encore  que  cette  nécessité  s'appli- 
que  aux    aninuiux    inl'érietn's,   qui   par  une    sorte    de 


CLASSIFICATION    DES   l'AlTS    SOCIAUX  i2().") 

«  disposition  de  macliine  »  accomplissent  d'une  manière 
uniforme  les  actes  nécessaires  à  la  conservation  de 
l'individu  et  de  l'espèce.  C'est  ainsi  que  l'araig-née, 
mue  par  un  instinct  bien  des  fois  séculaire;,  tisse  sa 
toile  et  s'empare  du  moucheron  (]ui  en  ai;ite  les  lils. 
Mais  dans  la  société  il  n'y  a  pas  d'êtres  qui,  par  le 
privilège  d'une  organisation  spéciale,  soient  chargés  d'é- 
laborer les  lois  comme  l'araignée  tisse  sa  toile  ou  comme 
le  foie  secrète  la  bile.  Mettre  sous  un  même  mot  des  cho- 
ses aussi  dillerentes  ce  n'est  pas  généraliser,  c'est  risquer 
en  ell'acant  les  distinctions  légitimes  de  tout  confondre. 

Les  lois  —  considérées  comme  l'expression  de  la  vo- 
lonté des  Législateurs  —  consistent  essentiellement 
dans  des  ordres  accompagnés  de  sanctions  en  cas  de 
désobéissance.  C'est  la  définition  telle  qu'elle  estdonnée 
par  les  jurisconsultes  Bentham  et  Austin.«  Une  loi,  di- 
«  sent-ils,  est  un  ordre  d'un  genre  particulier,  adressé 
«  par  un  supérieur  politique  ou  souverain  à  son  in- 
<■<■  férieur  politique  ou  sujet.  11  impose  à  celui-ci  une 
«  obligation  ou  devoir  et  le  menace  d'une  pénalité  ou 
((  sanction  en  cas  de  désobéissance  ■)(1). La  volonté  et  la 
puissance  du  Législateur  sont  la  source  de  la  Juslice 
et  du  Droit  considérés  non  au  point  de  vue  abstrait  et 
idéal,  mais  dans  leur  réalité  positive. 

Est-ce  à  dire  que  cette  volonté  soit  capricieuse  et 
échappe  à  toute  détermination  scientifique? 

Une  pareille  contingence  n'existe  pas,  puisque  cette 
volonté  dépend  de  la  nature  des  hommes  qui  ont  dis- 
posé du  pouvoir  législatif  dans  une  société  et  à  une 
é'jioijue  détei'miuées  —  la  nature,  c'est-à-dire  l'ensem- 
ble des  inclinations,  des  idées,  des  croyances  et  des 
qualités  du  caractère.  D'ailleurs  ces  Législateurs  ne 
ressemblent  pas  aux  Dieuv  d'Epicure  qui  vivaient  iiors 

(1)  Cil^-  par  Sumrnor  Maine,  lîltidcs  sur  l Histoire  de  Droit,  P.  'Jl 
de  la   Irad.  Française. 


26G  Li:s  CLASSES  sociales  '■ 

du  monde  et  loin   de  ses  agitations.  Mais  ils  subissent 
dans  une  mesure  plus  ou  moins  grande  les  iniluences 
des  autres  classes,  qui    toutes    tendent  soit    à  la  con- 
servation des  lois  actuelles,  soit  à  des  changements,  d'a- 
près leurs  intérêts  ou  leur  idée  de  justice,  et  qui  exer- 
cent une  pression  d'autant  plus  efficace  qu'elles  dispo- 
sent de  ressources  plus  importantes.   Les  chefs    d'Etat 
demandent    qu'on    protège    leur    autorité,    et   qu'on 
les  arme  de  pouvoirs    capables  de    briser    facilement 
toutes  les  résistances  :  pour  eux,  la  justice  consiste    à 
commander  et  à  être  obéis.  —  Les  juges, chargés  d'ap- 
pliquer les  lois,  se  croient  les  interprètes  les  plus  au- 
torisés de  la  justice  :  ils  réclament  l'indépendance   ou 
même  demandent,  comme  un  droit,  le  contrôle  sur  la 
législation.  —  Les  Militaires  voient  la  justice  dans  une 
rigoureuse  subordination  et  dans  l'obéissance  passive  : 
habitués  au  commandement,  ils  souffrent  difficilement  un 
pouvoir  civil  supérieur.  —  Les  Prêtres  ont  de  plus  hautes 
prétentions.  Us  ont  en  dépO)t  la  vérité  divine  :  par  suite,  la 
justice  c'est  d'accorder  la  prééminence  aux  détenteurs  de 
cette  vérité  et  de  se  soumettre  à  leurs  décrets,  expression 
de  la  volonté  divine.  —  Les  poètes,  les  littérateurs,  les 
savants,  les  philosophes  se  réclament  de  la  raison  et  se 
constituent  les  défenseurs  de  l'idéal.  Dépourvus  de  tout 
pouvoir  effectif,  ils  agissent  cependant  par  la  puissance 
des  idées   et  par  la  séduction  du  beau,   du  vrai    et  du 
bien.  Ils  favorisent  les  aspirations  des  classes  qui,  dès 
qu'elles  le  peuvent,   abritent  leurs  revendications  der- 
rière les  hautes  conceptions  de  ces  intelligences  d'élite. 
De  plus,  ils  influent  sur  les  législateurs  officiels,  qui, 
représentants  de  la  justice,  ne    peuvent   longtemps  la 
maintenir  en  opposition    avec  les  peintures    du  beau, 
du  vrai  et  du  bien  telles  (ju'(dles  sont    répandues  dans 
le    pui)lic.  —   Les   femmes,  eu  tant  qu'elles    ont    des 
intt'rêts  distincts  de  ceux  de  rhomnie,  luttent  au  nom 


CLASSIFICATION   DES    FAITS   SOCIAUX  2G7 

de  la  justice  contre  les  dispositions  légales  qu'elles 
jugent  oppressives.  —  Les  travailleurs  des  champs  se 
font  aussi  législateurs.  Dans  les  veillées  d'hiver,  sous 
le  manteau  de  la  cheminée,  ils  suppriment  les  corvées, 
diminuent  les  tailles,  et,  quand  leurs  plaintes  sont  trans- 
mises par  des  intermédiaires  officieux  ou  des  repré- 
sentants légaux,  ils  peuvent  dans  une  certaine  mesure 
influer  sur  les  dispositions  législatives.  —  Les  reven- 
dications ouvrières  ne  datent  pas  seulement  de  notre 
époque.  Elles  se  sont  produites  de  tout  temps  sous  des 
formes  diverses  mais  facilement  reconnaissables.  Dans 
l'antiquité  le  travailmanuel  était  réservé  aux  esclaves, 
et  les  esclaves  demandaient  l'affranchissement.  Au 
moyen-âge,  les  compagnons  protestaient  contre  les 
corporations  fermées  et  demandaient  que  par  leur 
suppression  une  égale  liberté  fût  accordée  à  tous. 
A  notre  époque,  les  classes  ouvrières  s'agitent  plus 
fortement  que  jamais.  Or  peut-on  douter  que  leurs 
plaintes,  les  plaidoyers  fougueux  de  leurs  partisans  et 
les  grèves  multipliées  n'agissent  sur  les  législateurs  et 
ne  les  portent  à  chercher  la  clé  de  la  question  sociale?  — 
D'un  autre  coté,  les  patrons  font  des  efforts  opposés  et 
cherchent  à  maintenir  leurs  avantages  ou  leurs  privi- 
lèges. —  Quant  aux  commerçants  ils  réclament  ordinai- 
rement la  liberté  et  demandent  que  l'Etat  se  mêle  le 
moins  possible  de  leurs  affaires  commerciales.  — Il  n'est 
pas  jusqu'aux  Pauvres  qui,  ])ar  leur  misère  et  leurs 
souffrances,  n'émeuvent  les  législateurs  et  ne  les  solli- 
citent à  frapper  des  taxes  spéciales  en  leur  faveur,  ou  à 
créer  des  établissements  d'assistance  publique.  Et  enlin 
les  Criminels  eux-mêmes  trouvent  des  défenseurs  qui 
contribuent  à  adoucir  les  rigueurs  de  la  loi  et  parfois  à 
énerver  la  répression. 

Les  lois  se  distribuent  en  espècessuivantlcscatégories 
de   personnes  auxquelles  elles  s'appliquent.    Ainsi  en 


2()iS  LES   CLASSES    SOCIALES 

suivant  rénuméralion  des  classes  sociales,  on  trouve 
successivement:  Les  [oh  pn/i/iqi/esqm  règlent  les  droits 
des  citoyens  participant  dans  une  plus  ou  moins 
grande  mesure  à  la  confection  des  lois  ;  les  lois  Judi- 
ciaires qui  président  à  l'organisation  des  Tribunaux, 
délimitent  l'étendue  de  leur  juridiction,  et  fixent  les 
formes  que  les  juges  doivent  suivre  dans  la  poursuite 
des  affaires,  dans  Tinstruction,  dans  les  débats  et  dans 
les  jugements;  les  lois  Constitutio)inelles  qui  détermi- 
nent la  forme  du  gouvernement,  et  fixent  les  conditions 
à  remplir  pour  que  It.'s  chefs  dEtat  soient  mis  en 
possession  du  pouvoir  exécutif;  les  Xois Administratives 
qui  attribuent  aux  agents  exécutifs  un  pouvoir  déter- 
miné et  règlent  ses  conditions  d'exercice  ;  les  lois 
Militaires  qui  ont  pour  objet  le  recrutement  de  larmée, 
la  durée  du  service,  la  solde,  l'armement,  les  règles  de 
l'avancement,  la  disciidine...  Les  lois  relatives  au 
Clergé  fixent  les  rapports  entre  l'Eglise  et  l'Etat.  Puis 
viennent  les  lois  sur  la  Presse  etsur  les  diverses  mani- 
festations littéraires  et  artistiques  ;  les  l(ns  sur  la 
constitution  de  la  famille,  sur  les  mariages  (qui  inté- 
ressent surtoutla  femme)  etsurl'éducation  des  enfants; 
les  lois  sur  la  propriété  du  so/,  sur  les  contrats  de 
vente,  sur  les  héritages  et  les  donations  ;  les  lois 
oî/mères qui  règlent  les  conditions  du  travail  ou  lais- 
sent les  règlements  à  la  discrétion  des  industriels  ;  les 
lois  commerciales  qui  interviennent  dans  les  rapports 
des  commerçants  entre  eux  ou  avec  leur  clientèle,  et 
qui  ont  pour  objet  la  répression  des  fraudes,  des 
falsifications  ou  de  la  concurrence  déloyale  ;  enfin  les 
lois  sur  \v  paupérisme  qW'a  crimimiUtè  qui  s'efforcent 
d'apporter  des  remèdes  à  ces  deux  maladies  sociales. 
2°  La  Justice  telle  qu'elle  est  rendue  dans  les  Tri- 
bunaux par  des  juges  préposés  à  cet  ell'et.  Le  propre 
du  Législateur,    c'est  de  donner    des  ordres,  mais  des 


Cr.ASSlFlCATlON   DES   FAITS   SOCIAUX  269 

ordres  généraux  s'appliqiiant  à  toiito  la  catégorie  de 
personnes  qui  se  trouvent  dans  les  conditions  détermi- 
nées par  la  formule  môme  de  la  loi.  L'office  du  juge 
est  d'examiner  les  cas  particuliers  soumis  à  sa  juridic- 
tion, et  de  décider  s'ils  rentrent  ou  non  dans  la  loi 
générale. 

Cette  décision  est  l'acte  essentiel  du  juge,  mais  elle 
est  préparée  par  un  ensemble  d'actes  subordonnés,  en- 
semble qui  constitue  la  Procédure.  Ces  actes  sont  les 
suivants  :  1)  la  Plainte  qui  provoque  l'activité  judi- 
ciaire à  s'exercer,  et  qui  vient  soit  des  particuliers  soit 
de  l'autorité  publique.  Si  cette  déclaration  manque  et 
que  les  particuliers  ou  leur  famille  cherchent  à  obtenir 
eux-mêmes  la  réparatiou  du  préjudice  causé,  l'acte  ne 
rentre  pas  dans  la  catégorie  des  faits  judiciaires,  mais 
devient  un  acte  de  vengeance,  un  recours  à  la  force, 
une  sorte  de  guerre  privée  qui  rompt  le  lien  social.  2) 
\J Instruction  ou  enquête  qui,  dans  son  sens  général, 
consiste  à  s'assurer  de  la  vérité  des  faits  allégués 
dans  la  plainte.  Ici  les  deux  parties  adverses  sont  aux 
prises,  et,  dans  cette  lutte,  chacune  s'etTorce  d'apporter 
le  genre  de  preuves  qui,  selon  toute  vraisemblance, 
agira  avec  le  plus  d'efficacité  sur  l'esprit  du  juge. 
Ces  preuves  sont,  ou  des  témoignages,  appuyés  soit  sur 
le  nombre  des  témoins,  soit  sur  la  solennité  des 
serments  ;  ou  des  écrits  ;  ou  des  faits  capables  de 
fournir  des  indices  sur  la  (juestion  en  litige  (par 
exeiiip](^  les  expertises  d(^s  médecins  et  des  chimistes 
en  matière  (r<'iiij)ois(>nneni('iit j.  3)  Les  Dèhuls  qui  se 
produisent  eu  présence  des  juges  appelés  à  pronon- 
cer le  jugement,  du  représeninnt  de  l'autorité  chargé, 
(juand  il  y  a  lieu,  de  sonleiiii'  1  iiccusalion  ;  de  lin- 
cul[)é  ou  des  parties  (|ui  ont  enli'e  eUes  un  litige  ; 
des  avouf's  et  (h's  avocats,  cboisis  à  cause  de  leur  ha- 
bileté pour  présenter  la  défense  de  leiu-s  clients;  et  enfin 


270  LES  CLASSES    SOCL\LES 

du  public  qui,  de  fait,  surveille  la  régularité  de  raction 
et,  par  la  force  de  son  opinion,  garantit  la  liberté  de  la 
défense. 

C'est  ensuit?  qu'intervient  le  jugement  avec  les  divers 
considérants  ou  motifs  qui  l'accompagniMit  et  l'expli- 
quent. Parmi  tous  les  jugements  rendus  par  les  Tribu- 
naux, une  place  à  part  doit  être  réservée  aux  arrêts 
prononcés  par  les  Cours  Souveraines,  arrêts  qui  font 
ensuite  autorité  et  serventde  guides  aux  jurisconsultes 
dans  tous  les  cas  analogues. 

Los  faits  judiciaires  résultent  de  l'activité  de  la  classe 
sociale  constituée  par  les  juges  et  les  hommes  de  loi- 
Les  variations  que  ces  faits  éprouvent  à  travers  les 
âges  et  suivant  la  diversité  des  pays,  correspondent  à 
des  variations  dans  la  nature  du  caractère  propre  à  ces 
juges  et  à  ces  gens  de  loi.  Dans  la  période  franque  de 
notre  histoire,  les  juges,  persuadés  de  la  nécessité  d'une 
intervention  divine  pour  le  triomphe  de  la  justice, 
recouraient  ordinairement  à  diverses  épreuves  qui 
permettaient  à  Dieu  de  manifester  sa  volonté  :  de  là 
l'habitude  du  serment,  des  ordalies  et  du  combat  judi- 
ciaire. Plus  lard,  le  droit  romain  reprit  son  antique 
prépondérance,  et  les  juges  imbus  d'un  nouvel  esprit 
laissèrent  tomber  en  désuétude  une  procédure  vieillie  : 
ils  n\attribucrent  la  valeur  de  preuves  qu'aux  faits  posi- 
tifs qui  ont  un  rapport  direct  avec  la  cause,  et  qui  peu- 
vent servir  d'indices  probables  ou  certains,  d'après  les 
loi  connues  de  la  nature  ou  de  l'homme. 

Il  n'est  pas  nécessaire  d'examiner  des  périodes  dilfé- 
rentes  pour  constater  le  lien  de  dépendance  qui  unit 
les  faits  judiciaires  au  caractère  du  juge.  Ce  rapport  de 
causalité  apparaît  manifestement,  quand  on  compare 
entre  elles  des  juridictions  dillerentes.  A  notre  époque, 
le  Jury  des  cours  d'assises,  les  tribunaux  civils  et  les 
conseils  de  guerre  sont   animés  d'un  esprit   ditïérent. 


CLASSIFICATION    DES   FAITS   SOCIAUX  271 

Les  Jurés  inclinent  trop  vcm's  Tindulg-ence,  tandis  que 
les  juges  professionnels  sont  plus  portés  à  la  s<;vérité. 
Quant  aux  tribunaux  militaires,  ils  exagèrent  encore 
cette  rigueur,  et  n'apportent  pas  dans  toutes  les  opéra- 
tions judiciaires  la  compétfnice  que  pourraient  montrer 
des  juges,  familiarisés  avec  les  enquêtes  et  habitués  à 
apprécier  la  valeur  des  témoignages  et  la  force  des 
preuves. 

3"  Faits  Politir/î(es.  On  peut  appeler  de  ce  nom  les 
faits  qui  procèdent  des  chefs  d'Etat  et  des  fonctionnai- 
res chargés  du  pouvoir  exécutif.  La  loi  est  abstraite  : 
elle  fixe  les  conditionsdéterniinantesd'un  droit  ou  d'une 
ol)ligation.  C'est  l'office  propre  du  Gouvernement  d'as- 
surer l'exécution  de  la  loi,  en  maintenant  rigoureuse- 
ment Tordre  prescrit  par  le  législateur.  Pour  que  la 
volonté  législative  soit  fidèlement  suivie,  il  est  néces- 
saire de  s'assurer  que,  dans  tous  les  cas  particuliers,  les 
conditions  requises  à  l'obtention  d'un  droit  ont  été 
remplies,  et  que,d'uu  autre  côté,  personne  do  ceux  qui 
doivent  être  soumis  à  une  obligation  n'écha])pe  aux 
charges  légitimes.  Aussi  l'âge,  le  sexe,  la  qualité  des 
parents,  le  mariage,  le  nombre  des  enfants  et  tout  ce 
qu'on  désigne  sous  le  nom  d'état  civil  jouent  un  grand 
rôle  dans  toutes  les  sociétés.  Voilà  pourquoi  les  gou- 
vernements s'attachent  par  dillerenls  moyens  à  possé- 
der des  renseignements  exacts  sur  les  citoyens  et  leurs 
familles.  A  Rome,  on  avait  recours  à  des  receusemenis 
quinquennaux.  A  notre  époque,  on  se  sert  de  registres 
spéciaux  tenus  dans  toutes  les  mairies  par  les  officiers 
de  l'Etat  civil. 

Pour  procéder  ù  une  énumération  des  principaux 
faits  qui  rentrent  dans  celte  catégorie,  il  suflit  encore 
de  parcourir  les  dilleren tes  classes  sociales,  en  obser- 
vant les  ra()ports  (|ui  lirtit  rhacunc  d'elles  avec  U\  (iou- 
vernement. 


272  Lt:s  CLASSES  sociales 

L'action  gOLivernemoiitcile  no  s'exerce  pas  toujours 
avec  la  même  force,  mais  elle  s'étend  sur  tout,  quoiqu'à 
des  degrés  divers. 

Les  chefs  d'Etat,  dans  les  dilTérentes   formes  de  la 
monarchie,  prennent  à  la  confection  des  lois  ime  part 
très  larg'e  et  souvent  prépondérante  :  ils  nomment  les 
membres  de  leurconseil  et  choisissent  les  jurisconsultes 
auxquels  ils  accordent  leur  confiance.  Alors  même  que 
la  distinction  des   pouvoirs  existe,  les  chefs  d'Etat  ont 
pour  rôle  de  veiller  au  recrutement  régulier  des  Séna- 
teurs, des  députés  ou  des  citoyens  composant  les  assem- 
blées délibérantes  ;  ils  adressent  les  convocations,    fi- 
xent les  lieux  de  réunion,  garantissent    lu   liberté  des 
délibérations,  et  —  quand  il  y  a  lieu  —  président  aux 
élections  que  le  peuple  fait  dans  ces  comices.  —  L'Etat 
a    dans    les    Tribunaux  un  représentant  qui  est  char- 
gé de  la  défense  des    intérêts  généraux  de  la    société, 
alors  que  ces  intérêts  ne  trouveraient  point  de  défen- 
seurs. Dans  les  démocraties,  où  le    peuple    est  souve- 
rain, ce  sont  souvent  des  particuliers  qui  jouent  le  rôle 
du  ministère  public  en    se  faisant  accusateurs.  Dans 
les  gouvernements  tyranniques  la  délation  est  souvent 
encouragée.  L'Etat  intervient  aussi    dans    la  nomina- 
tion des  magistrats  et  dans  l'exécution  des  jugements. 
C'est  précisément  parce  que  l'Eglise  avait  besoin    de 
recourir  au  bras    séculier  qu(^  les  officialités  perdirent 
j)r<  gressivement  leur  inij)ortance  et  finirent  par  dispa- 
raître devant  les  juridictions  royales.  —  Les  agents  exé- 
cutifs sont  dans  une  dépendance  (directe  del'Etat,  puis- 
qu'ils n'ont  d'autre  autorité  et  d'autres  fonctions   que 
celles  conférées  par  l'Etat.  Comme  ils  doivent  être    en 
commnnicalion  permanente  avec    le  pouvoir  central, 
il    y    a  loni    un    fnscnibb"    de     règles    et    d'habitudes 
à    adopter     jioiir    entretenir    ces  relations  officielles. 
Tous   les  actes  nécessaires  pour  cela  constituent  les 


CLASSIFICATION    DES    FAITS    SOCIAUX  273 

faits  adminislralil's  qui,    à  cause  de  leur  importance, 
forment  une  categ'orie  spéciale.  —  Une  des  attributions 
les  plus  importantes  des  chefs  dEtatest  de  commander 
les  armées  ou  du  moins  de  désigner   les  commandants. 
Souvent  ces  choix  ne  sont  soumis  à  aucune   règle    hxe, 
ce  qui  laisse  au  Gouvernement  une  ji^rande  latitude  et 
par  suite  lui  confère  une  grande   puissance.  Les  rela- 
tions étrang:ères  sont  encore  une  des   prérogatives  du 
pouvoir  exécutif.    Les    chefs  d'Etat  sont    en   quelque 
sorte  une  personnification  de   la  société  et  c'est  à  eux 
que   s'adressent    les  ambassadeurs  étrangers.   S'ils  ne 
décident  pas    loujours   la  guerre,    ils    sont  du  moins 
chargés  de    la  déclarer  et  de  garantir    la  sincérité  des 
traités  de  paix.   —  La   j)olilique  se   mêle  souvent  à  la 
religion.  Le  pouvoir,  qui  dispose  de  la  force,  clnîrche  à 
se  soustraire  à  la  domination  du  clergé  en   s'etforçant 
d'arrêter  ses  empiétements  et  délimiter  son    indépen- 
dance.    Les     moyens    qu'il    emploie  pour    renfermer 
strictement  les    prêtres  dans  leur  domaine  spirituel, 
sont  de  refuser  son  appui  à  toute   action  abusive  (par 
exemple  aux  jugements  des  tribunaux  ecclésiastiques), 
puis  d'intervenir  dans  la  nomination  des  prêtres  ou  des 
évêques,  et  enlin  d'exercer  une   surveillance  sur  leurs 
biens.  La  jjolitiqite  religieuse  est  féconde  en  faits  variés, 
curieux  et  importants.  — L'Etat,  surtout  quand  il  subit 
l'influence  de  la  classe  sacerdotale,  se   donne  le    droit 
de  conlr(jler  les  productions  de  l'esprit.    11  exerce  une 
censure  plus  ou  moins   sévère  sur  les  théories    scien- 
tifiques, sur  les  systèmes  pliilos()j)hi(jiies,    sur  le  Ihi'à- 
tre,  sur  le  livre,  sur  les  discours  prononcés  en  public? 
sur  la  presse,  sur  les   dessins  et  les  autres  manifesta- 
tions de  l'arL  (le  droit  de    surveillance  il   le  tient  du 
législateur,  <jui,  sachant  l'inlluence  des    idées   sur  les 
actes,  a  voulu  armer  le  pouvoir  contre  les  productions 
de   l'esprit,  nuisibh's  a    lordrc,   à    la  morale    ou    même 

16 


274  LES    CLASSES    SOCIALES 

aux  doctrines   officielles.  Galilée  fut  emprisonné  pour 
avoir  affirmé  que  la  Terre  n'était  pas  immobile  au  centre 
du  monde  ;  la  circulation   fut  sur   le   point  d'être  con- 
damnée en   Sorbonne    ;  les  hérétiques  étaient  brûlés  en 
grande    pompe  au    moyen-àge...    L'Etat  n'exerce   pas 
seulement  un  droit  de  censure  et   de  répression,  mais 
il  accorde    des  encouragements  à  toutes  les  manifesta- 
tions de  l'art,  de  la  science  et  de  la  philosophie  qui  sont 
en  harmonie  avec  sa  direction  sociale.  De  là  ces  diver- 
ses institutions  d'un  caractère  officiel,  qui  ont  pour  but  de 
sauvegarder  la  grandeur  intellectuelle  et  morale  de  la  so- 
ciété: hautes  écoles,  instituts,  académies, concours ofli- 
ciels,  etc.  —  L'éducation  des  enfants  est  entre  les  mains  de 
l'Etat  ou  du  moins  se  donne  sous  son  contnMe.  C'est  l'Etat 
qui  règle  les    programmes  d'études,  qui   préside  aux 
examens  et  qui  attribue  de  la  valeur  aux  diplômes. —  La 
politique  active —  si  l'on  fait  abstraction  de  la  législation 
et  de  la  justice  —  intervient  faiblement  dans  les  ques- 
tions de  travail  et  de  commerce.  Cependant,  quand  il 
prend  son  point   d'appui  dans  une  classe  déterminée, 
le  pouvoir  a,  dans  l'application  des  lois,  une  tendance 
à  favoriser  cette  classe.  Ainsi  dans    une  démocratie  où 
domine  l'élément  ouvrier,  les  revendications  ouvrières 
ont    la    liberté    de  se   produire  plus  ouvertement,  et, 
qnand  elles  ne  trouvent  pas  des  sympathies  manifestes, 
elles  ne  rencontrent  pas  du  moins   les  répressions  ri- 
goureuses qui  les  menacent  sous  un  régime  aristocra- 
tique.   Les    mêmes    remarques  sont    à  faire    pour    le 
commerce  intérieur  ou  international.  Les  lois  ou  con- 
ventions   qui    le    régissent  dépendent,    il  est  vrai,  de 
l 'Etat,  mais  de   l'Etat  envisagé  plutôt  comme  législa- 
teur  que  comme  pouvoir  exécutif.  A  ce  dernier   n'ap- 
partient le  droit  que  d'appliquer  avec  plus    ou  moins 
de  rigueur  les  lois,  règlements  et  conventions.  —  Enfin 


CI.ASSIFICATIU.N    DES   FAITS   SOCIAIX  275 

un  (It's  devoirs  les  [)liis  impéi-ieiix  de  lEtat  est  de  répri- 
mor  le  vagaboiidag-e,  de  soulager  les  misères  et  de 
garantir  la  société  contre  les  attaques  des  criminels  : 
do  là  l'organisation  de  la  police,  la  création  des  lio- 
pilau.v,  l'entretien  et  la  garde  des  prisons. 

Cette  énumération  n'est  pas  encore  complète,  (lar  les 
classes,  tout  en  étant  distinctes,  ne  sont  cependant  pas 
indépendantes,  et  par  leurs  relations  mutuelles  tendent 
à  former  un  lout.  ()r  c'est  le  pouvoir  exécutii'(iui  symbo- 
lise le  mieux  cette  unité.  Il  est  en  quelque  sorte  la 
conscience  où  viennent  retentir  toutes  les  impressions 
diverses,  la  force  centrale  (jui  vise  à  l'harmonie  de 
l'ensemble.  Son  rôle  est  de  modérer  les  conllits  d'inté- 
rêts privés  et  de  songer  à  ces  intérêts  supérieurs  qui, 
tout  en  étant  communs  à  la  Sociélé  tout  entière,  ris- 
queraient d'être  négligés,  parce  qu'ils  n'intéressent  en 
propre  aucune  classe  particulière. 

Il  ne  s'agit  pas  de  mesurer  l'étendue  légitime  de 
cette  action,  ce  qui  est  l'all'aire  de  la  politique  considérée 
comme  un  art.  Mais,  sans  avoir  à  se  prononcer  sur  les 
mérites  du  socialisme  ou  de  rindividualisme,  il  suffit 
de  constater  ce  qui  se  produit  le  plus  ordinairement 
dans  la  réalité. 

Outre  les  attributions  énoncées  plus  haut,  le  pouvoir 
exécutif  semble  avoir  pour  fom^tion  principale  — ceci 
soit  dit  sans  ironie  —de  recueillir  les  impôts  et  de  les 
dépenser.  Il  les  dtîpanse  pour  lui  alin  de  rehausser  le 
prestige  indispensable  à  son  autorité,  et  aussi  pour  le 
public,  en  des  travaux  divers  comme  la  construction  des 
routes,  le  creusement  de  canaux  et  les  travaux  de 
fortifutalion... 

4"  Les  faits,  culniinislrah/s  dérivent  des  agents  exé- 
cutifs subordonnés  ii  ll^lal.  Ils  consislenl  essciilicllc- 
ment  en  ordres  (jui  (Muanenl  du  {)()UVoir  central,  en 
actes  correspondants  qu'accomplissent  les  agents  char- 


276  LES  CLASSES  SOCL\LES 

gés  de  fonctions  spéciales,  et  en  renseignemenls  que 
sont  tenus  de  fournir  au  pouvoir  central  les  fonction- 
naires répandus  sur  tout  le  territoire.  Les  renseigne- 
ments sont  consignés  dans  des  rapports  et  nécessitent 
un  travail  de  bureaux.  L'abus  amène  ce  qu'on  appelle 
les  paperasseries,  où  les  indications  utiles  sont  perdues 
au  milieu  de  détails  superflus.  D'après  les  informa- 
tions recrues  le  pouvoir  central  donne  des  ordres  déter- 
minés. 11  approuve  la  conduite  des  subordonnés  ou 
la  blâme  et  la  rectilie;  dans  les  cas  douteux,  il  tran- 
che la  difficulté  et  prend  l'initiative  de  la  décision. 

Plus  le  pouvoir  est  fort,  plus  la  subordination  est 
étroite.  Si  l'impulsion  centrale  faiblit,  les  fonctionnai- 
res les  plus  puissants  profitent  de  cette  faiblesse  pour 
accroître  leur  autorité  propre  et  viser  à  l'indépendance. 
L'administration  se  fait  d'une  façon  normale  quand 
dans  son  action  elle  reste  toujours  conforme  aux  lois. 
Mais  l'habitude  «lu  pouvoir  donne  le  goût  de  s'en  ser- 
vir et  même  d\ni  étendre  les  limites.  De  là  des  abus 
qui  amènent  des  j)laintes  et  ([ui  nécessitent  un(*  déci- 
sion judiciairt'.  Ce  ne  sont  pas  toutefois  les  tribunaux 
ordinaires  qui  sont  chargés  de  trancher  ces  conflits 
entre  l'autorité  et  les  particuliers.  Les  débats  sont 
portés  devant  une  juridiction  spéciale  ou  devant  un 
représentant  supérieur  de  l'autorité.  On  en  ap[)elle  du 
pouvoir  mal  informé  et  inique  au  pouvoir  mieux  infor- 
mé et  plus  juste. 

.")"  Lrs  faits  niUifa/res  sont  les  diverses  manifestations 
de  la  force  armée. 

Ils  ne  sont  pas  limités  aux  opérations  ({ui  ont  lieu 
jtendant  la  guerre,  lorsque  les  d(Hix  armées  ennemies 
sont  en  pn-sence  et  cherchent  dans  les  combats  à  triom- 
pher lune  de  l'autre.  Ils  comprennent  encore  toutes 
les  actions  j)réj)aratoii'es  (|ui  tendent  à  ce  r('sultat 
final  :  emploi  victoi'itaix  de  la  force  dan^  toutes  les 
luttes  à  soutenir  contre  les  puissances  étrangères. 


CLASSIFICATION   DES  FAITS    SOCIAUX  277 

Voici  dans  quel  ordre  on  pourrait  énumérer  les  prin- 
cipaux de  ces  faits  militaires.  1"  le  mode  de  recruU- 
nif'nt^  c'est-à-dire  le  principe  suivant  lequel  se  choi- 
sissent les  éléments  qui  entrent  dans  la  composition 
de  l'armée.  Il  est  très  important  de  savoir  si  l'armée 
ne  comprend  que  des  hommes  lihres  ou  si  elle  admet 
aussi  les  esclaves,  si  elle  se  compose  de  volontaires, de 
mercenaires  étrangers,  de  soldats  choisis  par  tirage  au 
sort,  si  le  service  militaire  est  universel  ou  s'il  com- 
porte des  catégories  de  dispensés.  — 2'>  L'apprentissafje 
de  la  guerre  nécessite  de  la  pari  des  officiers  des  études 
techniques,  qui  aujourd'hui  se  font  dans  des  écoles  spé- 
ciales et  autrefois  se  faisaient  dans  les  camps  par  la 
pratique  même  de  la  guerre.  Il  exige  aussi  de  nom- 
breux exercices  qui  habituent  le  soldat  à  supporter  de 
longues  marches,  à  évoluer  en  ordre,  à  manier  ses 
armes  avec  habileté.  De  là  l'obligation  de  soumettre 
en  temps  de  paix  les  futurs  combattants  aux  périodes 
d'exercices  jugées  nécessaires.  —3°  L'apprentissage  de 
la  guerre  ne  comprend  pas  seulement  les  exercices  phy- 
siques par  lesquels  se  développent  la  vigueur  et  Iha- 
bilelé.  La  quotité  qui  est  surtout  appréciée  dans  une 
armée,  c'est  hw//.sT«/j//«f',  c'est-à-dire  l'habitude  d'obéir 
aux  chefs  avec  promptitude,  sans  discussion  et  sans 
craiule.  (Test  ce  besoin  de  discipline (|ui  oblige  les  chefs 
à  soustraire  les  soldats  à  h'urs  habitudes  anciennes 
comme  aux  innuences  du  dehors,  et  à  les  isoler  pen- 
dant ioutc  la  dun'-c  dti  service  soit  dans  les  camps  soit 
dans  les  casernes. — i"  A  raj)prentissage  de  la  guerre  se 
rallachi'  aussi  la  ladititir  dont  les  règles  s'apprennent 
surtout  par  la  pralifjuc  dans  les  guerres.  Cependant  les 
[)eu|)les  guerriers  s"y  e\erc:'iit  tlans  des  maïueuvres,  (|ui 
sont  des  imitations  de  la  réalité  el  (jui  leur  assurent  une 
vraie  supériorit(''  sur  des  ennemis  non  [)réparés. — o"  La 
Guerre  est  lévcuiement  capital  ({ui  e<t  la  raisiui  d'être 
des  précédents. 


278  LES    CLASSKS    SOCIALKS 

Les  hostilités  ne  com;n',nic?iit  pas  orilinairement 
avant  une  déclaration  de gui'r)'c,(\in  se  l'ait  de  dilïérentes 
laçons  mais  qni  consiste  essentiellement  à  annoncer  à 
l'ennemi  qnon  aura  recours  àlaforce,si  Ton  n'obtient 
point  les  satisfactions  demandées.  Puis  viennent  les 
opérations  proprement  guerrières,  marches  contre  le 
territoire  ennemi,  invasion,  batailles,  sièges,  incendies, 
sang  versé,  captures  de  prisonniers,  et  toutes  les  for- 
mes de  violences  employées  pour  réduire  l'ennemi  et 
obliger  les  vaincus  à  se  soumettre  aux  prétentions  des 
plus  forts. 

6°  Les  Faits  rrlitjini.r,  qui  constituent  nue  des  caté- 
gories les  plus  intéressantes  de  faits  sociaux,  sont  des 
produits  de  l'activité  sacerdotale. 

Il  ne  s'ensuit  pas  que  ces  faits  ne  se  répandent  pas 
en  dehors  de  la  classe  des  prêtres,  mais  c'est  surtout 
parmi  les  hommes  qui  ont  pour  fonction  spéciale  de 
s'occuper  de  religion  que  les  faits  de  cet  ordre  pren- 
nent naissance  et  rayonnent  ensuite  sur  la  société. 
Pour  comprendre  la  nature  de  ces  faits  ou  même  pour 
arriver  à  les  énumérer  dune  façon  méthodique,  c'est 
à  leur  source  qu'il  faut  les  saisir  et  les  étudier. 

Le  trait  dominateur  du  prêtre,  c'est  de  croire  en 
l'existence  de  puissances  invisibles  qui  dominent  le 
monde, et  avec  lesquelles  l'homme  peut  entrer  en  rela- 
tions. Ce  n'est  point  par  un  ell'ort  pers(jnnel  de  la  raison 
que  le  pi'être  arrive  à  cette  croyance,  mais  par  un  acte 
de  foi  dans  des  Lf<;/^^y?r/c'.s  transmises  par  la  tradition  orale 
ou  lixées  dans  les  livres  saints.  Le  fonds  de  ces  légendes 
est  constitué  par  des  événements  qui  ont  pour  caractère 
commun  de  révéler  l'existence  du  Dieu,  sa  nature,  sa 
forme,  ses  attributs,  le  genre  et  l'étendue  de  son  action, 
et  suilout  sa  volonté  à  la((nelle  Ihomme  est  tenu  de 
subordonner  sa  conduite  comme  à  une  règle  indispen- 
sable.  Quel   est    l'auteur     de   ces  légendes    ?    I*arfois 


CLASSIFICATION    DES  FAITS  SOCIAUX  279 

quelque  homme  privilégié  qui  passe  pour  avoir  été  en 
communication  directe  avec  la  divinité,  qui  a  — 
comme  Moïse — pu,  par  une  faveur  î^péciale,  avoir  la 
vision  de  l'invisible  et  écrire  sous  la  dictée  les  lois  de  la 
volonté  souveraine.  Parfois  ce  sont  les  compagnons  du 
Dieu  qui,  témoins  de  sa  vie  miraculeuse,  racontent  les 
prodiges  accomplis  pendant  son  séjour  au  milieu  des 
hommes.  Quelle  qu'en  soit  l'origine,  la  légende  ne 
devient  un  fait  social  qu'à  partir  du  moment  oii  elle  est 
conservée  par  les  prêtres  et  admise  par  le  corps  des 
fidèles.  Il  n'appartient  donc  pas  à  la  sociologie  de  cher- 
cher à  expliquer  cette  origine,  parce  qu'au  début  la 
croyance  n'est  encore  qu'un  fait  individuel  et  qu'à  ce 
titreelle  se  rattache  àla  psychologie,  dont  le  rôle  serait 
de  déterminer  la  part  qui  revient  aux  sens,  à  l'imagi- 
nation, à  la  mémoire  et  à  la  raison  dans  la  formation 
de  cette  croyance. 

A  côté  des  légendes  se  placent  les  mythes^  récits 
caractérisés  par  le  rôle  qu'y  jouent  les  personnages, 
tous  symboliques.  Le  mythe  est  une  sorte  d'allégorie  où 
les  événements  se  déroulent  sous  une  forme  plus  fami- 
lière et  plus  intéressante,  mais  de  manière  à  évoquer 
des  idées  plus  ou  moins  abstraites  dans  l'esprit  de  ceux 
qui  possèdent  le  sens  du  mythe.  Ainsi,  en  apparence, 
les  douze  travaux  d'Hercule  ne  seraient  que  les  exploits 
accomplis  pur  le  héros  pendant  sa  vie  terrestre.  Mais 
pour  l'interprète  du  mythe  Hercule  symbolise  le  soleil: 
sa  force  est  la  rej)résentation  concrète  de  la  puissance 
solaire  et  ses  douze  travaux  figurent  les  divers  bienfaits 
que  l'astre  ri'pand  sur  la  terre  en  parcourant  les  douze 
constellations  du  zodiaque.  De  même  Déméter  est  la 
personnification  des  énergies  fécondantes  de  la  terrf. 
et  ses  aventures  avec  sa  fille  Perséphone  expriment 
d'une  façon  concrète  les  différentes  phases  d(>  la 
germination.  Le  point  de  départ  du  mythe  n'est  donc 


280  LES   CLASSES   SOCIALES 

pas  le  morne  que  ci'lui  de  la  légende.  Dans  la  légende, 
la  vie  merveilleuse  d'un  homme  évoque  l'idée  d'une 
puissance  supérieure,  et  l'homme  passe  pour  Dieu  ou 
du  moins  pour  l'interprète  autorisé  du  Dieu  dont  il  a 
reçu  les  inspirations.  Dans  le  mythe,  ce  sont  les  forces 
de  la  nature  qui  attirent  tout  d'abord  l'attention  par 
leur  grandeur  et  par  leur  importance.  Ces  forces  solli- 
citent la  réflexion  naissante  à  trouver  les  causes  qui 
rendent  compte  de  leur  action.  Et,  comme  la 
remarque  en  a  été  souvent  faite,  Tintelligence  à  ses 
débuts  se  représente  les  forces  de  la  nature  comme 
analogues  à  la  force  interne  que  l'homme  sent  en  lui, 
à  cette  volonté  intelligente  qui  conçoit  un  but  et  pré- 
side aux  mouvements  des  organes  nécessaires  à  la 
réalisation  de  ce  but.  Le  pur  mécanisme  est  absolu- 
ment antipathique  à'I'intelligence  primitive.  De  là  cette 
multiplication  d'ôtres  animés  qui,  quoique  invisibles, 
sont  regardés  comme  répandus  dans  toute  la  nature, 
êtres  que  l'imagination  façonne  à  l'image  de  l'homme 
et  des  animaux,  ou  qui  se  présentent  sous  des  formes 
complètement  fantastiques.  Dans  le  mythe  le  phéno- 
mène naturel  qui  lui  donne  naissance  a  une  réalité  qui 
bride  l'imagination  el  en  limite  les  écarts.  Aussi,  sous  la 
multiplicité  de  ses  formes  et  malgré  leur  bizarrerie,  il  est 
permis  —  ainsi  qu'on  l'a  réalisé  dans  la  mythologie 
comparée  — de  découvrir  dans  chaque  espèce  de  my- 
thes les  phénomènes  terrestres  ou  astronomiques  qui 
lui  ont  donné  naissance.  Dans  les  révélations  —  qui 
sont  souvent  des  visions  et  auditions  hallucinatoires  — 
la  fantaisie  se  donne  plus  librement  carrière  et  les 
extravagances,  qu'aucune  réalité  ne  réprime,  échappent 
à  toute  esj)èce  dérègles.  Les  natures  les  }>lus disparates 
se  mêlent,  les  membres  se  mulliplii'iil.  les  figures 
grimacent.  D'autre  part  les  événements  lesplus  étranges- 
ou  les  plus  scandaleux  sont  àdrtiis  sur  la  foi  devisions- 


CLASSIFICATION    DES    FAITS    SOCIAIX  281 

frappantes,  et,  comme  toutes  ces  bizarreries  ne  peuvent 
trouver  place  dans  le  monde  actuel,  on  les  relègue  dans 
l'enfer  plus  accommodant.  Telles  sont  les  monstruosités 
de  rinde,  les  amours  bestiales  des  dieux  Hellènes  et 
les  rêveries  de  l'apocalypse. 

Quels  que  soient  la  légende  du  Dieu  et  le  symbole 
qui  exprime  sa  nature,  le  fait  capital  pour  l'influence 
des  prêtres  est  la  possibilité  d'agir  sur  la  volonté  du 
Dieu,  de  l'incliner  en  sa  faveur  ou  d'en  détourner 
les  funestes  effets.  Pour  cela  il  y  a  tout  un  ensemble 
de  -pratiques,  qui  constituent  le  culte,  et  dont  tous  les 
détails  sont  réglés  par  les  prêtres  avec  minutie  et 
dans  un  ordre  immuable.  Ces  rites  sont  très  divers 
suivant  les  religions,  et  cependant,  au  milieu  de  cette 
diversité,  on  peut  découvrir  les  éléments  généraux 
suivants  : 

1"  \^  purification,  prise  dans  un  sens  très  étendu. 
Le  suppliant — pour  avoir  chance  d'obtenir  la  faveur 
qu'il  demande  —  doit  se  trouver  dans  certaines  dis- 
positions de  corps  et  d'esprit  qui  passent  pour  plaire 
à  la  divinité.  A  Hénarès  les  Indous  se  baignent  chaque 
jour  dans  le  fleuve  sacré  et  au  lever  du  soleil  saluent 
l'astre  naissant,  en  jetant  vers  lui  l'iau  du  Gange 
qu'ils  ont  prise  dans  le  creux  de  la  main  et  (jui  retom- 
be en  gouttelettes  scintillantes. — L(>s  Payenssi»  lavaient 
les  mains  avec  de  l'c^Ku  lustrale  avant  dVntr<'r  d;in> 
un  temple.  Les  Musulmans  entrent  pieds  nus  dans 
les  Mosquées  et  font  de  fréquentes  ablutions  ;  les  Ca- 
tholiques n'ont  conservé  de  la  lustration  paycnne  que 
l'habitude  de  mouiller  l'extrémité  de  leurs  doigts  dans 
un  bénitier.  Mais^,  comme  ils  attachent  plus  d'impor- 
liince  à  la  |tiiretf' s|>iriluelle,  ils  recourent  au  baplème 
et  à  la  conie-^sion  |)(>ur  elVacer  Ie<  souillui'e^  de  lànie. 

2"  La  i*ril'rr   (|ui    consiste  essentiellemeni  dans  une 
demande  pour  obtenir  le  secours  de  la  Divinité  ou  pour 


282  LES  CLASSES  SOCIALES 

écarter  samalvoillance.  Elle  comprend  difTe'rents actes 
qui  varient  dans  la  forme  suivant  les  idées  que  Ton  se 
fait  de  la  divinité,  mais  qui  constituent  un  ensemble 
naturel  :  la  série  des  moyens  qui  paraissent  les  plus 
propres  à  gagner  la  faveur  dun  être,  souverain  dis- 
pensateur des  biens  et  des  maux.  Le  suppliant  com- 
mence par  invoquer  le  Dieu  ou  le  saint  dont  il  réclame 
l'appui,  c'est-à-dire  à  l'appeler  par  son  nom.  Mais,  pour 
que  cette  invocation  soit  entendue,  il  est  nécessaire 
qu'elle  se  fasse  dans  des  circonstances  de  temps  et  de 
lieu  déterminées.  Les  Divinités  et  les  saints  ont  des 
jours  coi|sacrés  où  ils  sonf  plus  accessibles,  et  disposés 
à  r('pandre  leurs  grâces  avec  plus  de  profusion.  Ils 
ont  aussi  des  endroits  préférés  et  des  sanctuaires  de 
prédilection.  Apollon  Pythien  résidait  surtout  à  Delphes 
et  Déméter  à  Eleusis;  La  Mecque  est  la  ville  sacrée 
des  Musulmans  ;  et,  si  dans  le  Catholicisme  l'ubiquité 
de  Dieu  est  admise  en  théorie,  cependant  dans  la  réa- 
lité la  Vierge  et  les  Saints  passent  pour  avoir  des 
séjours  privilégiés.  Par  l'invocation  le  suppliant  s'a- 
dresse à  une  divinité  spéciale.  Mais,  comme  il  se  met 
ainsi  sous  la  présence  du  Dieu,  il  prend  une  attitude 
qui  révèle  ses  sentiments  de  faiblesse  et  d'humilité  ;  il 
se  découvre  la  tète,  s'incline,  fléchit  le  genou  ou  même 
penche  son  front  jusqu'à  terre  et  embrasse  les  dalles 
du  temple;  il  joint  les  mains  eui signe  de  soumission, 
comme  un  esclave  qui  se  livre  sans  défense  à  son 
maître;  les  yeux  s'abaissent  pour  montrer  qu'ils  ne 
peuvent  supporter  la  majesté  du  Dieu,  parfois  ils  s'élè- 
vent mais  imploranis  pour  miteux  solliciter  la  pitié  ou 
le  pardon.  Nous  pouvons  appeler  cette  seconde  phase 
de  la  prièr(ï  le  prosfcrnrnifiit . 

Les  attitudes  muettes  du  corps  ne  suffisent  pas,  et 
la  |)arole  doit  énoncerexpressémentla naturedu secours 
demandé.  Mais  celle  demande  pour  avoir  chance  d'être 


CLASSIFICATION   DES   FAITS   SOCIAUX  283 

agréée  doit  s'exprimer  dans  des  formules  fixes  qui  avec, 
le  temps  di'vierini'iit  souvent  inintellig'ihles  aux  profa- 
nes. De  là  la  nécessité  de  recourir  aux  prêtres  qui 
savent  les  paroles  efficaces  et  les  rites  tout-puissants. 
I.e  langage  devient  de  plus  en  plus  hiératique,  et,  com- 
me il  exige  une  longue  éducation  ponr  être  compris 
et  retenu,  il  donne  aux  prêtres,  qui  le  possèdent  souvent 
d'une  façon  exclnsive,  l'autorité  attachée  à  une  puis- 
sance mystérieuse.  Mais  que  les  formules  employées 
dans  les  prières  s'expriment  en  langue  vulgaire  ou 
dans  un  langage  secret,  elles  renferment  essentielle- 
ment ces  deux  choses  1°  la  glorification  du  Dieu  2"  un 
acte  de  foi  dans  sa  puissance. 

Pour  gagner  la  faveur  d'un  roi,  le  courtisan  multi- 
plie les  marques  de  respect  et  célèbre  avec  complai- 
sance la  libéralité,  la  justice  ou  telle  autre  vertu  dont 
il  espère  retirer  un  bénéfice  direct.  Prosterné  devant  la 
statue  du  Dieu  invisible  mais  présent,  le  sup})liantpro- 
cède  de  même.  Telle  Sapplio,  torturée  par  un  amour 
malheureux,  réclame  l'assistance  d'Aphrodite:  (1)  «  Im- 
mortelle Aphrodite  au  trône  brillant,  ingénieuse  fille 
de  Zeus,  je  te  supplie,  ne  m'accable  pas  de  malheurs, 
de  tourments,  vénérable  Déesse.  Mais  viens  ici,  comme 
cette  autre  fois  où  docile  à  mon  appel  tu  m'entendis  et 
vins  à  moi  (juittanl  la  demeure  dorée  de  ton  père.  — 
Pu  avais  attelé  ton  char  et  de  beaux  passereauxrapides, 
au-dessus  de  la  terre  sombre,  en  agitant  leurs  aih^s  à 
coups  pressés  t'entraînaient  du  haut  du  ciel  à  travers 
l'aspace  élhéré.  — •  Ils  arrivèrent  aussitôt:  et  toi,  bien- 
heureuse, souriant  de  ton  immortel  visage  tu  me  deman- 
das j)onr(|uoi  j'étais  triste  et  pourquoi  je  t'apjxdais. — 
Viens  donc  aujourdliiii  encore,  tire  moi  de  durs  soucis, 
accoiuplis  Ions  les  souhaits  de  mon  (-{eiir  et  toi-même 

(l)Trad.  de  Max.Kgj,'cr.   Lillcralurc  Grecque  p.  87. 


28  i 


LES   CLASSES   S0CL4LES 


accours,  sois  mon  alliée.  »  Les  deux  premiers  éléments 
de  la  prière  sont  compris  dans  celte  ode  et  se  retrou- 
vent partout  dans  les  antiques  relig:ions  de  Tlnde,  de 
la  Clialdée,  de  TEg-ypte  comme  dans  les  religions  mo- 
dernes ;  qu'on  célèbre  les  mérites  dlndra,  de  Bel,d'Isis, 
ou  de  Jacques  de  Compostelle  et  de  quelque  obscur 
fétiche  africain. 

Enfin  la  prière  se  complète  par  le  .sY7cr///c<^, c'est-à- 
dire  par  une  offrande  ou  par  une  peine  volontairement 
soulïerte.  L'ofirande.sous  quelque  déguisement  quelle 
se  cache,  est  toujours  une  sorte  de  marché  oîi  le  dona- 
teur se  propose  de  réaliser  quelque  profit.  Souvent  ce 
sont  des  biens  temporels  qu'on  échange  contre  d'autres 
biens  de  même  nature  mais  rendus  au  centuple  ;  par- 
fois les  dons  sont  faits  pour  recouvrer  la  santé,  éloigner 
la  souffrance  et  la  mort;  dans  d'autres  cas  la  donation 
a  pour  objet  le  bonheur  dans  une  vie  future,  et  alors 
elle  se  fait  sous  la  forme  du  legs,  le  testateur  ('goïste 
ayant  tout  intérêt  à  se  dessaisir  de  biens  qui  le  quit- 
tent en  retour  d'avantages  supérieurs  et  d'une  durée 
éternelle.  Dans  les  religions  cruelles  fleurissent  toutes 
les  formes  de  l'ascétisme  et  toutes  les  variétés  de  sa- 
crifices sanglants.  On  voit  apparaître  1  abstinence,  le 
jeûne,  la  mortification,  les  coups,  les  blessures  volon- 
taires et  le  suicide  tel  que  le  pratiquaient,  par  exem- 
ple, les  Indous  fanatiques  qui  se  faisaient  écraser  par 
les  roues  de  pierre  du  char  de  Siva. 

A  côté  de  la  prière  individuellese  i)lacela  prière  publi- 
<|iie  qui  est  encore  plus  que  la  précédente  un  fait  social, 
puisqu'elle  exige  le  concours  des  fidèles  unis  dans  une 
même  volonté  et  agissant  de  concert  sous  la  direction 
des  prêtres,  qui  ri'glent  en  maîtres  tous  les  détails  de  la 
ci'rt'nionic  :  la  niarclic  d  uni'  th('M»i'i('  payenne  ou  dune 
j)rocession,  les  mouvements  du  corps  comme  les  génu- 
llexiuns  ou  les  danses,  les  paroles    et  les  chants  quac- 


CLASSIFICATION     DES   FAITS    SOCIAUX  28o 

compagneiit  d'ordinaire  les  iiistruineiils  de  musique,  les 
actes  symboliques  comme  l'aspersion  deau  bénite,  la 
lumière  des  cierfies  ou  les  fumées  de  l'encens,  puis  les 
rites  du  sacrifice  qui  pour  avoir  toute  leur  force  propi- 
tiatoire doiveut(Mre  accouiplis  avec  la  plus  minutieuse 
exactitude. 

De  tous  temps  les  religions  ont  imprimé  aux  arts 
une  énergique  impulsion.  Peut-être  les  hommes  n'au- 
raient point  songé  à  dépasser  le  cercle  des  travaux  uti- 
litaires, si  les  prêtres,  soucieux  de  faire  croire  aux  puis- 
sances invisibles,  n'avaientpoint  cherché  à  frapper  les  es- 
prits par  des  œuvres  extraordiuaires,  symboles  expres- 
sifs des  réalités  cachées  etdoininatrices.  En  supposant 
que  les  prêtres  ne  soient  pas  des  initiateurs,  à  coup 
sûr,  ils  ont  le  mérite  à  toutes  les  époques  historiques 
d'avoir  imprimé  une  marque  spéciale  à  toutes  les  for- 
mes de  l'art. 

Le  but  de  l'art  religieux  semble  être  d'étonner,  de 
produire  cette  secousse  admirative  (j/iirari,  étonner) 
qui  prédispose  aux  sentiments  de  crainte  ou  de  con- 
iiance  exaltée.  Le  prêtre  ne  se  sépare  pas  en  cela  du  corps 
des  hdèles.  Car  l'hypothèse  du  prêtre  artificieux,  qui 
cherche  à  exploiter  par  un  simulacre  de  foi  la  naïve 
crédulité  des  ignorants,  est  une  explication  universel- 
lement abandonnée.  La  dilférence  est  plutôt  en  sens 
contraire. C'est  le  prêtre  qui,  par  la  continuité  de  la  pen- 
sée toujours  attachée  an  même  objet,  croit  d'une  foi 
plus  vive  en  la  réalit(''  il'un  monde  dominé  par  des 
forces  mystérieuses,  tour  à  tour  bienfaisantes  et  re- 
doutables. Les  choses  sensibles  sont  un  j>ur  néant  au 
regard  de  l'invisible  qui  est  tout. 

Pénétré  de  ces  idées  et  de  ces  sentinicnts,  le  prêtn' 
s'efforce  de  les  traduire  au  dehors  par  les  manifesta- 
tions diverses  de  l'art.  Les  Dieux  sont  des  êtres  supé- 
rieurs en  grandeur,  en    durée,  en  puissance.  Pour  ex- 


28G  LES    CLASSES    SOCL\LES 

primer  d'une    façon  sensible    les  attributs    divins,    il 
faudra    recourir     au     grandiose,    au    merveilleux,  au 
bizarr.\  aux  encbantements  de  la   beauté  comme    aux 
exagérations  monstrueuses  ;  en  un    mot  a  un   symbo- 
lisme bardi  qui  secoue  violemment  l'esprit  et  Tarracbe 
aux    vulgarités   de    la    vie.    Dans    l'Inde,  en    Egypte, 
dans   les   pays   Catholiques  et   en    général    dans  tous 
les  centres    religieux,    l'architecture  alfecte  de  donner 
aux    temples    des    dimensions  colossales,  faites  moins 
pour    les    besoins    du    culte    qu'en    vue     de    frapper 
les   esprits   par    leur    masse    et    en  quelque  sorte  par 
leur    caractère  déternité.  —  Ces  temples  aux    piliers 
énormes    et    aux    voûtes   élevéï's    n;>    sont    pas    nus, 
mais  sont  ornés  de  figures  symboliques,  de  bas-reliefs, 
de  statues,  de  peintures  murales, d'inscriptionsobscures, 
ou  de  paroles  intelligibles  mais   empreintes  de  mysti- 
cité. Dans  les  cathédrales  gothiques  la  lumière  ne  pé- 
nètre   qu'à    travers    des  vitraux    peints   et   laisse    les 
grandes  nefs  dans  une  demi-ombre  pleine  de  mystère,  où 
l'on  peut   voir    cependant   des  tableaux,  des    statues, 
des  pièces  d'orfèvrerie  finement  ciselées,  des   dorures, 
de  magnifiques  tapis,  des  pierres  précieuses,  des  orne- 
ments dune  grande  richesse  et  d'une  forme   que   l'an- 
tiquité rend  bizarre.  Dans  les  temples Indous  apparais- 
sent des  statues  aux    formes    fantastiques   où  l'artiste 
religieux  a  cherché  à  exprimer  le  caractère  divin    par 
des  accumulations  de  tètes,  de  bras  et  de  jambes  ainsi 
qu'on  le  voit  dans  le  bas-relief  d'Ellora  (1).   Le  môme 
caractère  d'étrangeté  se  manifeste   dans    les  Arts    qui 
s'adressent  à    l'ouïe  et  qui  trouvent  leurs  moyens  d'ex- 
pression dans  la    poésie    et    la   musique.     La    parole 
sainte  cherche  à  se  distinguer  du  langage  vulgaire,  et, 
comme  le  temple  manifeste  la  grandeur   du  Dieu    par 
S(;s  dimensions,  ])ar  les  détails  d"architecture  et  par  la 

(1)  Essai  (le  l'IIisloirc  de  l'Art  par  Lulikn  toni.  1,   p.  8;).  ïrad.     Fr. 


CLASSIFICAIION    DES   FAITS    SOCIALX  287 

richesse  des  ornements,  elle  doit  prendre  une  forme 
qui  révèle  tout  d'abord  la  sublimité  de  son  oJ)jet.  De 
là  la  multiplicité  des  figures,  la  hardiesse  des  métapho- 
res, l'emploi  des  mots  rares  ;  de  là  les  hymnes,  les 
psaumes,  les  chants  d'église  où  les  paroles,  soumises 
aux  rythmes  et  aux  mètres,  s'accompagnent  de  musique 
et  donnent  l'idée  primitive  delà  poésie  qui  a  été  sou- 
vent un  poème  chanté,  ainsi  que  l'attestent  les  plus 
anciens  témoignages. 

7"  Faits  de  pensée  i/idi'penda/Ue,\)ans  cette  catégorie 
se  placent  toutes  les  productions  de  l'esprit  qui  n'ont 
pas  un  caractère  officiel,  qui  ne  procèdent  pas  toujours 
d'une  classe  déterminée,  ou  du  moins  d'hommes  qui 
consacreraient  toute  leur  activité  à  ces  productions. 
Ces  faits  ont  une  très  grande  importance.  Mais,  comme 
ils  échappent  à  l'action  directe  des  pouvoirs  constitués 
et  semblent  se  développer  en  toute  liberté,  ils  renfer- 
ment une  plus  grande  part  de  contingence.  Cependant 
cette  indépendance  n'est  pas  absolue;  et,  si  dans  l'étude 
des  causes  une  large  part  doit  être  réservée  au  génie 
individuel,  l'influence,  exercée  par  le  milieu  ou  plus 
exactement  par  les  classes  auxquelles  ces  travaux  sont 
destinés,  ne  saurait  être  contestée.' Mais  n'anticipons 
point  sur  la  recherche  des  causes  et  —  ce  qui  est  notre 
objet  actuel  —  procédons  à  l'énumération  de  cette  classe 
de  faits  sociaux. 

La  première  marque  d'indt'pendance  est  fournie  par 
la  p/ii/osop/i le  qui  naît  de  rinsuflisancc*  des  dogmes  reli- 
gieux et  qui  répond  à  un  besoin  d'explication  plus  ra- 
tionnelle de  Dieu,  de  l'homme  et  de  la  nature.  La  i-e- 
ligion  fondée  sur  d'anciennes  traditions  est  ennemie 
de  la  critique  ;  elle  façonne  le  fidèle  dès  l'enfance  et 
imprime  dans  l'esjjrit,  dans  le  co'ur  et  jusque  dans 
l'organisme  le  pli  inellacable  de  l'habitude.  Les  asso- 
ciations sont  si  fortes  qu'elles  passent  pour  naturelles; 


28S  LES  CLASSES    SOCLA.LES 

et  le  dévot,  qui  e,ssaye  de  mettre  eu  doute  leur  va- 
leur, sent  toutes  les  puissances  de  son  être  se  soulever 
contre  cette  impiété.  Cet  état  persiste  dans  les  natures 
mystiques  qui  se  plaisent  à  ne  pas  tenir  compte  de 
l'expérience  sensible.  Mais  le  doute  se  glisse  chez  tous 
ceux  qui  remarquent  un  défaut  dharmonie  entre  les 
laits  et  les  promesses  religieuses.  Les  prières  les  plus 
solennelles  ne  sont  pas  toujours  efficaces  ;  les  Dieux 
des  nations  ennemies  triomphent  ;  les  impies  prospè- 
rent. Les  voyages  mettent  les  cultes  opposés  en  pré- 
sence et  tendent  ainsi  à  rompre  les  préjugés  nationaux; 
l'histoire,  quand  elle  arrive  à  percer  l'origine  des  reli- 
gions, montre  ainsi  leur  genèse,  leurs  humbles  débuis 
et  leur  développement  dû  à  des  causes  naturelles.  La 
religion  reste  en  outre  immobile  dans  ses  dogmes,  et, 
comme  par  un  progrès  ordinaire  les  connaissances 
scientifiques  s'étendent,  les  croyances  religieuses  fixées 
dans  leur  immobilité  s'éloignent  de  plus  en  plus  de  ce 
que  les  hommes  considèrent  comme  la  vérité.  Ce  scep- 
ticisme plus  ou  moins  obscur  et  sourd  se  révèle  et 
éclate  quand  un  esprit  supérieur,  favorisé  par  les  cir- 
constances, s'est  dégagé  [)lus  complètement  du  lien  re- 
ligieux et  se  fait  l'interprète  autorisé  des  vagues  aspira- 
tions sinon  de  la  foule,  du  moins  des  classes  disposées 
à  recevoir  l'enseignement  nouveau.  Le  caractère  com- 
mun aux  études  philosophiques  est  donc  la  liberté 
d'examen,  la  recherche  qui  se  fait  indépendamment 
de  la  tradition  et  avec  le  secours  exclusif  de  la  raison. 
La  philosophie  comprend  d'abord  la  //irtaphfjsi(ji/r, 
c'est-à-dire  l'étude  diiceqai  dépasse  la  sphère  plnmo- 
ménale.  Elle  a  la  prétention  de  s'élever  au-dessus  des 
modes  passagers  de  l'èlre,  de  pénétrer  les  essences  réel- 
les et  les  principes  permanents.  Les  phénomènes  sont 
les  signes  de  réalités  cachées,  et  c'est  à  la  raison  qu'il 
a{)partient    de   saisir  dan»  le  phénomène— suivant  les 


CLASSIFICATION    DES    FAITS    SOCIAIX  289 

caractères  qui  le  distinguent — la  cause  capable  de  l'ex- 
pliquer. De  là  les  croyances  à  une  substance  matériel- 
le, dont  la  nature  explique  les  diverses  propriétés  que 
nos  sens  perçoivent  dans  les  corps  ;  à  un  esprit,  une  ar- 
chée,  un  principe  vital  qui  explique  la  structure  des 
corps  vivants,  leconsensus  entre  des  organes  solidaires, 
Tentretien  d'un  compose  sans  cesse  menacé  de  disso- 
lution par  les  forces  hostiles  du  dehors  ;  à  une  âme  qui 
rende  compte  de  l'unité  de  la  p  msJe,  de  l'identité  du 
moi  attestée  parla  mémoire,  du  pauvoir  de  disposer  li- 
brement de  ses  actes,  toutes  choses  qui  paraissent  in- 
conciliables avec  un  corps  purement  matériel  ;  enfin  à 
un  Dieu  qui  soit  le  créateur  et  l'organisateur  du  monde, 
la  source  delà  vie,  le  producteur  des  âmes,  et  le  régu- 
lateur de  la  vie  morale. 

La  hardiesse  mUaphysique  enfante  des  systèmes 
aventureux  qui  se  heurtent  et  s'entredétruisent.  Assa- 
gie par  des  tentatives  infructueuses,  la  pensée  humai- 
ne comprime  son  essor,  et,  renonçant  aux  explications 
transcendantes  et  universelles,  se  borne  à  des  connais- 
sances partielles,  mais  certaines.  De  là  vient  la  sciencf 
qui  se  distingue  par  les  caractères  suivants.  Elle  pour- 
suit un  objet  déterminé  mais  toujours  perceptible  aux 
sens  ou  accessible  à  la  conscience  ;  elle  vise  à  établir 
des  rapports  constants  entre  les  choses  ou  les  faits,  de 
telle  sorte  qu'une  qualité  donnée  soit  l'indice  certain 
d'autres  (jualilé's  accidentellement  imjx'i'ctîplibles;  elle 
cherche  à  atteindre  son  but  eu  empbjyant  une  métbo- 
de,  c'est-à-dire,  l'ensemble  des  procédés  reconnus  les 
plus  propres  à  découvrir  un  ordre  spécial  de  vérités  ; 
enfin  pour  savoir  si  son  but  est  atteint,  elle  soumet 
ses  conclusions  au  contrôle  décisif  d«i  l'expérience.  I"]n 
un  mot  la  science  est  j)ositive,  et,  (juand  elle  existe,  elle 
est  toujours    susceptible  de    vt'rificalion  certaitie. 

La  science,  qui  occupr  le  premier  rang, (>st  la  science 


2'.KI  LKS    CLASSES    SOCIALKS 

iii(Uhèinatlii<iur  (\n[ —  suivant  la  di'linitiuii  très  prolondt' 
•1  Aiig'.Comto  —  ost((  la  mosiiro  indirecte  des  grandeurs». 
Elle  a  eu   de   tout  temps  le  privilège  d'imposer  à  tous 
la  rigueur  de  ses  formules  et  la  nécessité  de  ses  lois. 
Aussi  est-ce  sous  son  inlluence  que  la  positivité  a  suc- 
cessivement pénétré  dans  toutes  les  hranches  de  la  con- 
naissance, celles  du  moins  qui  se  rapportent  au  monde 
matériel.  —  l*ar  des  calculs  trigonométriques  basés  sur 
des  observations  exactes,  f  Asfronon^ic  détermine  la  dis- 
tance des  planètes,  leur  volume,  leur  masse  et  les  mou- 
vements quelles  accomplissent  dans  des  orbites  inva- 
riables. —  La    Gi'ologie  étudie  la  formation   du  globe 
t(MM-eslre  et  montre    la   succession  régulière  des  dillV- 
rentes  coucbes  de  terrains.  Elle   assimile  les  change- 
ments anciens  aux  phénomènes  actuels,  et  bannit  l'in- 
tervention d'agents  mystérieux  ou  de  V(jlontés  arbitrai- 
res. —  La  Phipiquo  ramène  les   forces  de  la  nature  à 
des  propriétés  générales  delà  matière:  les  mouvements 
des  astres,  des  nuages, -de  la  pluie,  du  vent, de  la  mer 
ne  so:it  pas  dus  à  l'action  d'un  esprit  qui  agirait  comme 
la  volonté    humaine  suivant  la  loi  des  causes    linales, 
ils  proviennent  simplement    d'une  propriété  inhérente 
à  chacjue  particuh^  de  la  matière,  l'attraction,  en  vertu 
de  laquelle.  «  tous  les  corps  s'attirent  en  raison  directe 
de  leur  masse   et  en  raison  inverse    du  carré  de    leur 
distance  ».  La  chaleur  n'est  ni  le  souille  d'un   Dieu,  ni 
un  fluide  mystérieux  ;  c'est  un  mouvement  vibratoire 
des  mob'cules  matérielles.  D.^  même  le  son,  la  lumière, 
le  magnétisme  et  l'électricité  ne  sont  dans  le  fond  rien 
autre  chose  «pie  des  mouvements  de  petite  ani[)litude, 
qui  pardivers  milieux  se  communiquent  à  nos   sens  et 
sont  les  causes  efficientes  de  tous  les  phénomènes  phy- 
siques.—  La  Cliunie   ne  compte  pas   sui-  d(^s  formules 
magi(iues  pour  opérer  dans  les  corps  les  modihcations 
aux(jnelles  elle  vise.    Mais  elle  ])rocède  à   des  analyses 


CLASSIFICATION    DFS    FAITS    SOCIAUX  291 

exactes,  et,  quand  elle  connaît  les  éléments  qui  entrent 
dans  un  composé,  elle  met  en  présence  ces  éléments 
divers  et  les  soumettant  à  Faction  de  quelque  force 
connue,  la  chaleur  ou  l'électricité,  elle  parvient  sou- 
vent à  reconstituer  les  composés  naturels  ou  même  à 
en  former  de  complètement  artificiels  —  La  Bioiagie  est 
restée  longtemps  embarrassée  de  métaphysique  par  la 
croyance  à  un  principe  immatériel,  doué  de  sponta- 
néité à  un  degré  tel  que,  dans  des  cas  imprévisibles,  il 
pourrait  faire  échec  aux  forces  purement  matérielles. 
Les  expériences  décisives  de  Cl.  Bernard  ont  montré 
que  les  phénomènes  vitaux  n'échappaient  pas  aux  lois 
du  déterminisme  universel.  Toutes  les  fonctions  orga- 
niques sont  rigoureusement  soumises  dans  leur  exer- 
cice à  des  conditions  {)hysico-cliiiniques.  Quant  aux 
rapports  de  coexistence  qui  ridient  les  dillerentes  j)ar- 
ties  d'un  organisme  dans  une  structure  invariable  pour 
l'espèce,  tanatomie  les  avait  depuis  longtemps  cons- 
tatés. 

La  science  ne  se  borne  pas  à  l'étude  du  monde  maté- 
riel. Mais  elle  vise,  aussi  et  surtout,  à  la  connaissance 
de  l'homme  considéré  comme  un  être  qui  sent,  qui 
pense,  qui  veut,  qui  parle  et  qui  vit  en  société.  Par  son 
esprit  l'homme  est  créateur  de  philosophie,  de  science, 
d'art,  de  langage.  L'étude  fondamentale  est  par  suit;'  la 
psychologie^  et  c'est  ce  que  Socrate  avait  remarqué  en 
prenant  pour  devise  l'inscription  de  Delphes  «  yvwO'. 
Tîx'jT'jv  ».  Descartes,  Locke,  Hume  et  Kaat  avaient 
pris  une  conscience  plus  nette  encore  de  cette  impor- 
tance en  soumettant  à  la  criliijue  noire  faculté  ào  con- 
naître. —  La  locjKiup  dans  sa  signilicalion  la  plus  ('len- 
du(;  indique  les  procédés  que  l'intelligence  doit  siiivr(^ 
pour  atteindre  plus  sûrement  la  vérité.  Elle  signale  en 
même  temps  les  causes  d'erreurs  les  plus  fréquentes. 
Ces  erreurs  tiennent  souvent  aux  passions  qu'on  a  ap- 


-1*2  LES   CLASSES   S()<;l\li:s 

pelées  non  sans  justesse  —  d'agréables  instrumonls 
pour  nous  crever  les  yeux.  — La  Linguistique  fournit 
d'utiles  indications  sur  des  croyances  primitives,  qui 
n'ont  laissé  aucune  trace  ou  des  traces  bien  incertaines 
dans  de  courts  fragments  littéraires.  Elle  le  fait  en  resti- 
tuant à  certains  mots  rancicnne  signification  qu'ils 
avaient  dans  les  langues  génératrices.  Ainsi,  grâce  aiL\ 
lois  de  la  phonétique,  on  peut  remonter  par  exemple  du 
mot  «àme»  au  mot  latin  «  anima  )),puis  signaler  l'ana- 
logie qui  relie  le  mot  anima  au  mot  grec  àvEu-o;  qui 
signifie  vent,  esprit,  et  montrer  ainsi  que  dans  les  cro- 
yances primitives  l'àme  était  considérée  comme  le 
souffle  de  la  respiration. —  La  vie  en  société  donne  nais- 
sance aux  sciences  sociales  qui  font  l'objet  spécial  de 
cette  étude,  consacrée  à  caractériser  leur  nature  et  à 
déterminer  leur  méthode. 

Un  auteur  moderne,  Gayau,  a  intitulé  un  de  ses 
ouvrages  les  plus  originaux  :  L'art  au  point  de  vue 
sociologiqîie.  Et  en  ell'et  la  poésie,  la  liltéralure  et 
Fart  ne  sont  pas  des  œuvres  exclusivement  indivi- 
duelles. Mais  les  intelligent^es,  qui  réalisent  ces  produc- 
tions littéraires  et  artistiques,  travaillent  en  vue  du 
public,  et  plus  ou  moins  inconsciemment  en  subissent 
l'influence  et  en  réfléchissent  d'une  façon  brillante 
les  goûts,  les  sentiments  et  les  idées.  A  ce  titre  ces 
créations  de  l'intelligence  constituent  une  nouvelle 
catégorie  de  faits  sociaux,  faits  qui  me  paraissent  encore 
pouvoir  s'expliquer  par  les  différentes  classes  sociales 
auxquelles  ils  se  rapportent. 

Les  aèdes  grecs  avaient  surtout  pour  auditeurs  les 
rois  entourés  de  leurs  compagnons  d'armes,  et,  s'accom- 
pagnant  de  la  cithare,  ils  chantaient  les  exploits  des 
héros,  etparticulièrementcelteguerrc  de  Troie  si  féconde 
en  événements  capables  d'intércssser  des  hommes  de 
guerre.  Ils  mêlaient  les  Dieux  aux  hommes,  les  jetant 


CLASSIFICATION    DES    FAITS    SOCIAUX  293 

(lais  la  mrlép  dos  ])alaillt>s  ot  les  faisant  intervenir 
dans  toute  action  importante.  INIais  ce  merveilleux  n'é- 
tait pas  un  simple  artifice  de  poésie:  il  répondait  aux 
sentiments  et  aux  croyances  de  l'époque  ou  plus  exac- 
tement des  rois  ou  cliefs  militaires. 

L'épopée  prenait  un  caractère  plus  religieux  quand 
elle  était  deslinéi^  à  la  classe  sacerdotale,  ainsi  que 
cela  s'est  surtout  produit  dans  l'Inde  où  les  Rrahma- 
r.es,  à  partir  du  moment  où  ils  devinrent  une  caste 
prépondérante,  introduisirent  dans  le  Mahabha râla  des 
épisodes  fortement  marqués  de  pliilosopliie  théologi- 
(}ue.A  Rome  au  siècle  d'Aiii^uste,  c'était  une  mode  dans 
les  familles  riches  d'envoyer  les  jeunes  ^ens  complé- 
ter leurs  études  à  Athènes.  Et  le  prestige  de  la  litté- 
rature grecque  était  si  puissant  que,  pour  être  goûtée, 
une  œuvre  écrite  en  latin  devait  être  manifestement 
inspirée  de  l'esprit  Indlénique.  Delà  une  lièvre  d'imi- 
lalion  à  laquelle  ne  reste  pas  étrangère  l'œuvre  la 
plus  parfaite  de  celle  époque,  l'Eiiride.  —  Au  moyen- 
âge  dominent  les  théologiens.  Et  les  esprit  cultivés, 
préoccupés  surtout  des  questions  d'outre-tomhe,  s'inté- 
ressent vivement  à  la  Dlrine  ConLcdic  du  Dante  qui 
conduit  ses  lecteurs  dans  les  cercles  de  l'Enfer,  dans  le 
Purgatoire  et  enfin  dans  le  Paradis  où,  sous  la  conduite 
de  Béatrix,  il  contemple  la  triple  essence  divine.  —  La 
lîcnaissance  vient  avec  son  engouement  pour  l'anti- 
((uité.Lc  merveilleux  chrétien  est  éliminé  et  de  nouveau 
la  mythologie  payenne  triomphe,  mais  à  la  surface. 
Aussi    Pionsard    lui-UK-mc 

Dont  lu  musc  ci»  français  parle  gr;;c  el  latin 

n'a  ])as  le  courag.^  d'achever  la  Franciade.  —  Au 
conlrain;  Millon  fait  un uvrc  vivante  avec  son  Para- 
dis perdu,  parce  ([u'il  est  pénétré  de  l'espril  hihli- 
t|ue  et  ([ue  sonLévialhan  n'est  ni  pourlui  ni  [)()ur  les  pu- 


29 1  i.rs  CLASSES  sociales 

ritaiins  de  son  époque  un  simple  ornement  poétique.  A 
notre  époque  le  roman  en  prose  a  remplacé  l'épopée. 
Le  merveilleux,  en  tant  quil  naît  de  l'intervention  des 
puissances  surnaturelles,  en  est  ordinairement  banni  ou 
n'vjoue  qu'un  rôle  accessoire.  Quaut  à  l'inlérèt,  il  est 
cherché  dans  des  voies  diverses,  suivant  les  goûts  el  les 
tcfidances  du  public  auquel  l'auteur  s'adresse,  l^a  société 
polie  et  courtisanesque  du  temps  de  Louis  XIV  ne  s'inté- 
resse guère  qu'aux  aventures  des  rois  et  aux  passions  des 
princesses.  Aussi  elle  exige  que  dans  les  romans  les  héros 
aient  dans  leur  attitude,  dans  leurs  actes  et  dans  leurs 
discours  la  dignité  des  courtisans  àperruque.  Les  femmes 
demandent  de  leurcc)té  que  le  fond  de  grossièreté  propre 
à  la  galanterie  soit  recouvert  de  beaucoup  de  gaze,  et 
qu'avant  de  tomber  dans  l'adultère  l'héroïne  s'attarde, 
avec  dedélicieuxremords,  sur  les  rives  du  Tendre,  en  sur- 
veillant la  lente  éclosion  d'une  passion  alimentée  par  de 
beaux  discours,  et  dont  les  parfums  subtils  finissent  par 
endormir  son  cœur.  Au  xvni''  siècle  fleurissent  la  galan- 
terie polissonne,  la  fade  bergerie,  le  roman  bourgeois,  et 
avec  Rousseau  le  genre  sentimental.  Après  le  coup  de 
foudre  révolutionnaire,  il  est  de  bon  ton  dans  les  classes 
dirigeantes  de  verser  dans  la  mélancolie  et  de  prendre 
des  attitudes  désespérées.  Les  René  et  les  Werther  don- 
nent naissance  à  une  longue  lignée  de  héros  en  proie 
au  pessimisHK^  el  (|ui  dépensent  leur  é'nergie  défaillante 
à  injurier  la  nature  et  l'humanit'.  A  notre  époque  les 
divers  courants  littéraires  se  distinguent  nettement  les 
uns  des  autres  ;  et,  comme  les  classes  de  lecteurs  sont 
très  variées,  ces  courants  se  multiplient.  Pour  s'en  te- 
nir au  roman,  les  formes  de  ce  genre  sont  très  diverses 
par  le  style,  parla  complication  ou  la  simplicité  de  l'in- 
trigue, par  la  nature  des  événements,  par  le  caractère 
et  le  rang  social  des  personnages.  Pour  le  style  elles 
vont  depuis  le  feuilleton  où  la  banalité  de  l'expression 


CLASSIKK.AIIO.N     DES     l'AIIS    SOCIAIX  205 

est  oi'dinairo  jiisqu  à  dus,  (riivres  dites   décadentes  où 
l'on  allecte   toutes  les  recherches,    toutes  les  finesses, 
toutes  les  bizarreries  ou  môme  les  obscurités  voulues  du 
langage.  D'un  côli',  les  idéalistes  à  la  l'aron  de  Saïul  cl 
de  Feuillet  [)rèLentà  leurs  personnages  de  nobles  senli- 
mcnts  et  jusque  dans  la  faute  se  refusent  à  montrer  la 
grossièreté.  Del'aulre,  les  réalistes  semblent  se  complai- 
re dans   la  bassesse  et  s'altiichent  à  grossir   toutes  les 
vilenies  de  l'humanité,  semblables  à  cet  enfant  de   Noé 
qui  rit  de  la  nudité  de  son  père.  Ici,  l'intrigue  est  rédui- 
te à  sa  plus  simple  expression,  et  tout  l'intérêt  se  con- 
centre sur  la    peinture   des  mirurs  et    l'analyse  ou   le 
développement  des  caractères.  Là,  les  événements  s'ac- 
cumulent,   s'enchevêtrent,  se   compliquent  ;  c'est   une 
course  rapide    où  la   curiosité  est  sans  cesse  tenue  en 
éveil  par  l'imprévu.  Enfin  si  la  littérature  pornographi- 
que fait  des  progrès  inquiétants,  la  faute  n'en  revient  pas 
seulement  aux  auteurs  mais  aussi  à  la  catégorie  de  lec- 
teurs et  de  lectrices   qui    se   délectent  à   ce    genre  de 
peintures. 

L  épopée  est  le  récit  d'une  action.  La  Trdgrdir  est 
cette  action  même  qui  se  déroule  sous  les  yeux  du  spec- 
tateur. Mais  les  phases  que  la  tragédie  traverse  sont 
analogues  à  celles  de  l'épopée.  Sans  y  insister  plus 
qu'il  n'est  nécessaire,  on  peut  remarquer  que  suivant 
les  ('poques  la  tragédie  est  presque  entièrement  litur- 
gique ;  qu'elle  s'di'gagede  plus  en  plus  de  la  r(digiou  ; 
(jnnne  fois  émancipée  elb^  ri'pr('sent(;  surtout  les  ex- 
ploits et  l(>s  infortunes  des  hi'ros  ;  puis,  que  sous  hi  for- 
me du  Drani^  ou  de  hi  Comédie  l'action  siî  rapproclie 
di'  la  vie  ordinaire  et  renferme  des  personnages  peu 
di nV'r. 'nts  des  specttiteurs.  Les  (ruvres  draiu;iliqnr>  |i('ii- 
ViUit  (h'générer  aussi  et  nedeviuiir  plus  (|u"un  pi-iMcx- 
te  à  exhibitions  ou  aux  lev('es  d(\jambes  des  ItaUerines 
l'ais.i  ni  voltiger  iui  ton  r  dr!  les  Iciii-^  lu  lus  I  l'wie-^  [xuivciil 


29(\  Li:s    CLASSKS    SOCIAI.KS 

encore  se  transformer  en  jeux  de  cirques,  en  combats 
sanglants  do  cladiateurs  et  en  conrses  de  tanreanx. 
Mais  toujours  elles  sont  le  reflet  fidèle  des  mœurs 
sociales. 

La  poésie  peut  être  individuelle  et  servir  à  traduire 
les  propres  émotions  de  l'auteur.  Elle  est  alors  /f/rirjue. 
Si  la  source  la  plus  fJconde  du  lyrisme  est  Fémotion 
religieuse,  elle  nest  pas  la  seule.  Ici  encore  la  poésie 
se  sécularise  et  revêt  — suivant  les  époques,  les  socié- 
tés et  les  classes  —  des  formes  variées. 

Le  lyrique,  que  caractérise  l'exaltation  du  sentimr^nt, 
chante  dans  des  mètres  et  des  rythmes  divers  ses  désirs, 
ses  espoirs,  ses  joies  et  ses  triomphes,  ou  ses  haines. 
ses  craintes,  ses  tristesses,  ses  deuils  et  ses  désespoirs. 
Mais  il  ne  choisit  pas  la  matière  de  ses  chants  d'une 
iaf^on  tout  arbitraire  et  capricieuse.  Il  est  l'âme  vibran- 
te d'un  peuple  ou  plus  exactement  de  classes  sociales. 
C'est  lui  qui  donne  une  voix  aux  sentiments  sourds,  aux 
vagues  aspirations;  qui  transforme  les  balbutiements 
en  un  verbe  éclatant.  Mais,  s'il  provoque  la  sympathie 
et  recueille  l'admiration,  c'est  qu'il  a  su  deviner  les 
tendances  obscures  ou  mieux  subir  d'une  façon  incons- 
ciente les  mille  influences  de  la  foule,  et  les  renvoyer 
en  un  écho  agrandi,  comme  -^c  un  airain  sonore».  A 
Sparte  Tyrtée  fait  entendre  des  marches  guerrières,  îles 
élégies  qui  célèbrent  la  beauté  de  la  loi  (  ij/oaCx  i, 
des  exhortations  au  combat  où  ne  manquent  ni  l'éloge 
de  la  bravoure  ni  les  conseils  techniques.  Anacréon 
Qst  un  poëte  de  cour,  et,  peu  soucieux  des  vertus  guer- 
rières, chante  à  Polycrale  et  aux  courtisans  du  roi  de 
Samos  les  charmes  de  l'amo.ir  et  les  joies  d'une  vie 
molle  et  fastueuse.  Epris  d'^  justice,  Solon  célèbre  dans 
ses  iambes  les  réformes  qui  devaient  faire  la  grandeur 
de  la  démocratie  Athénienne.  Pindare  compose  des  odes 
triomphales  en  l'honneur  des  vainqueurs  dans  les  jeux 


nLASSlFlCATION    DES   FAITS    SOCIALX  297 

célébrés  à  Olympie,  à  Delplics,  à  Néméo  ou  à  rislhmc 
de  Corinthe.  Et,  s'il  répand  les  richesses  de  son  im.iiri- 
nation  sur  de  pareils  sujets,  c'est  que  la  Grèce  entière 
se  passionne  pour  ces  sortes  de  solennités  et  que  les 
villes,  toutes  fièn^s  d'avoir  donné  naissance  aux  vain- 
queurs, chantent  avec  enthousiasme  la  gloire  de  leurs 
compatriotes.  Si  de  la  Grèce  on  passe  dans  d'autres 
sociétés  on  trouve  toujours  la  même  correspondance 
entre  le  poète  et  le  public  auquel  il  s'adresse.  Horace 
est  un  poète  de  cour,  un  Epicurien  délicat  qui  n'a  d'ac- 
cents sincères  et  de  verve  originale  que  pour  chanter 
le  repos  à  l'ombre,  les  parfums,  les  tleurs,  le  vieux  vin 
d(?  Falerne,  les  voluptés  de  l'amour  avec  les  Laïs  ro- 
maines. Mais  combien  de  ses  compatriotes  prenaient 
plaisirà  revivre  en  imagination  leur  vie  voluptueuse, 
sousiaconduite  d'un  poètequi  savait  couvrirdes  charmes 
de  la  poésie  lindilTérence  égoïste  ou  de  vraies  turpitu- 
des. A  notre  époque,  le  lyrisme  a  pris  un  grand  dévelop- 
pement et  une  forme  nouvelle.  Le  poète  incline  sou- 
vent vers  la  mélancolie,  la  tristesse,  le  désespoir;  il  se 
révolte  contre  l'inconnu  dont  s'enveloppe  la  divinité 
l't  oppose  le  silence  hautain  à  son  mystère  ;  il  aime  à 
se  perdre  dans  les  inlinis  du  monde  ou  à  rêver  devant 
l'Océan  déchaîné  ;  il  interroge  l'étoile  du  soir  ou  par 
un  prodige  de  sympathie  cherche  à  pénétrer  l'ùme  des 
choses  et  à  communier  avec  toute  la  nature  ;  il  atta- 
che parfois  une  corde  de  fer  à  sa  lyre,  et,  dans  des  vers 
iridignésji  la  faron  d'Archihxjue,  flagidle  les  partis  hos- 
tiles. Mais  si  linspiration  est  changée,  c'est  que  la  so- 
cit'té  issue  de  la  llévolution  n'est  plus  la  même.  Le  poè- 
te reste  donc  toujours  en  harmonie  avec  h-  milieu  social 
011  il  vit. 

IjvlixiKinci'  est  caractérisée  par  ses  visées  pratiques  : 
elle  ne  cherche  pas  à  rt'gner  seulement  dans  h' domai- 
ne de  la  pensée,  mais  si  elle  s'adresse  au  sentiment  et 


208  LES    CLASSES    SOCIALES 

à  Tesprit  ct'st  pour  di'terminer  à  raclion.  Le  poMe  est 
surlout  1111  producteur  d"(''motions  et  peut  être  satisfait 
si  les  àines  de  ses  auditeurs  vibrent  à  l'unisson  de  la 
sienne.  L'orateur  ne  se  contente  pas  déniotion  stérile, 
mais  il  veut  que  cette  émotion  se  traduise  en  un  acte, 
l'acte  précis  qu'il  conseille.  Pour  faire  prévaloir  ses 
desseins  il  s'adresse  à  l'esprit  et  au  cœur  ;  il  s'efforce, 
suivant  la  formule  exacte  des  rhétoriques,  de  convain- 
cre et  de  persuader. 

Il  semblerait  que  l'orateur  fût  libre  dans  le  choix  de 
ses  moyens.  Maisen  réalité  son  argumentation,  ses  mou- 
vements oratoires,  son  slyle,  sa  diction  et  jusqu'à  ses 
gestes  sont  en  jurande  partie  commmdés  par  la  compo- 
sition de  son  auditoire.  Devant  un  public  compétent  et 
pénétré  des  exigences  de  la  lo^j'iriue.  rar^umentation 
devra  être  serrée,  étayée  sur  d 'S  preuves,  exempte 
d'aft'irmations  hasardeuses  ou  fausses,  les  mouvements 
oratoires  seront  rares  et  en  tout  cas  modérés,  le  style 
rejettera  tous  les  ornements  inutiles  —  ceux  qui  peuvent 
mettre  en  valeur  l'ingéniosité  de  l'auteur  mais  qui  ne 
contribuent  pas  h  donner  de  la  clarté  et  du  relief  à  la 
pensée  ;  la  diction  sera  sulfisante.  si  les  articulations 
sont  nettes,  si  la  voix  est  claire,  et  si  l'orateur  sait  par 
une  accentuation  habile  détacher  dans  chaTue  phrase 
les  mots  importants,  et  dans  le  discours  les  phrases 
saillantes;  quant  à  la  mimique,  elle  sera  des  plus  réser- 
vées. Telle  est  l'attitude  qui  s'impose  à  l'orateur  parlant 
devant  une  Académi(\  — (Ju'il  s'agisse  au  contraire  de 
])arler  dans  une  ri'union  j)ubiiqu  '  ofi  la  majorité  est 
ignorante  et  peu  familiarisée  ;ivec  la  logique,  l'élo- 
quence de  tout  à  l'IieiuM^  n'est  plus  démise.  L'orateur, 
qui  a  uni  il  la  malencontreuse  idée  de  s'adresser  à  la 
raison  de  ses  auditeurs  sans  faire  appel  à  leurs  pas- 
sions, ne  serait  point  supporté  pendant  cinq  minutes. 
Les  preuves  sont  souvent  remplacées   par  des  mots  — 


CLASSIFICATION    DKS    FAIIS    SOCIAUX  21)0 

mois  à  signilic.ition  vague  mais  qui  ont  la  faveur  du 
public;  par  des  affirmations  gratuites  et  même  men- 
songères ;  par  des  sophismes  à  peine  déguisés.  Toute 
la  force  de  l'orateur  est  empruntée  aune  gesticulation 
énergique,  à  la  force  de  la  voix,  aux  exagérations  d'un 
langage  déclamatoire,  à  une  action  désordonnée  qui 
parle  aux  yeux  et  secoue  violemment  les  nerfs.  Entre 
ces  deux  extrêmes  il  y  a  toute  une  série  d'intermédiai- 
res. Mais  dans  chaque  cas  particulier  le  genre  d'élo- 
quence est  l'image  assez  fidèle  du  public. 

Lii  critique  est  un  genre  littéraire  qui  a  pris  à  notre 
époque  un  grand  développement.  Elle  ne  produit 
aucune  O'uvre  d'art  mais  juge  les  productions  artisti- 
ques et  littéraires.  Elle  va  même  plus  loin  et  fait  la 
critique  de  la  critique.  Voilà  pour  l'étendue  de  la  critique. 
Quant  à  sa  nature,  elle  revêt  des  aspects  variés 
suivant  les  préoccupations  et  les  goûts  du  public  au(|iiel 
les  auteurs  s'adressent.  Le  grammairien  ne  s'oc('upe 
que  de  la  propriété  des  mots  et  de  la  correction  des 
phrases.  Mais  le  véritable  critique  s'occupe  moins  des 
règles  grammaticales  que  du  style  proprement  dit, 
c'est-à-dire,  de  cette  marque  spéciale  qu'un  écrivain 
imprime  à  sa  pensi'e.  Il  ne  s'arrête  pas  à  la  forme,  mais 
pénètre  jusqu'aux  idées,  auxsentiments  et  à  la  compo- 
sition de  l'oHivre.  Et  sur  chacune  de  ces  choses  il 
formub»  des  jugeme:its,  au  nom  de  règles  esthéticj'.u^s 
conlestables,  ou  du  goût  qui  est  tantôt  un  ensem!)le 
d'hiibitudes  passagères,  tantôt  un  résidu  de  traditions 
vieillottes. —  Fatiguée  de  rendre  des  arrêts,  que  cas- 
sent le  plus  souvent  les  générations  suivantes,  la  criti- 
que devient  plus  circonspecte:  au  lieu  de  rendre  des 
oracles,  elle  vise,  comme  la  scieiic(%  à  donner  des  ex- 
plications. Ainsi  avec  Sainte-Beuve  elle  se  fait  psyclio- 
logiqiie  et  cherche  dnns  la  vie  de  l'écrivain  les  diverses 
influences  qui  ont  façonné  son  caractère,  son  imagina- 


300  LES    CLASSES    SOCLALES 

tion,  son  int'.^lliu'once  et  qui  rendent  ainsi  compte  de 
rtpuvre  elle-même.  La  critique  s'élargit  encore  et  avec 
Taine  elle  met  Técrivain  en  relation  avec  le  milieu 
social  où  il  s'est  développé.  —  C'est  là  précisément 
notre  point  de  vue,  point  de  vue  qui  ne  s'applique  pas 
seulement  aux  auteurs  mais  qui  convient  aussi  aux 
critiques.  Par  exemple,  si  les  ouvrages  de  critique 
jouissent  à  notre  époque  d'une  si  g-rande  vogue,  c'est 
en  raison  de  la  nature  des  programmes  universitaires, 
et  à  cause  des  secours  qu'ils  oflrent  dans  les  examens 
aux  nombreux  candidats  qui,  ayant  à  parler  dune 
foule  d'auteurs  grecs,  latins,  français  et  étrangers 
croient  plus  sûr.  et  sont  presque  forcés  de  rapporter  les 
appréciations  des  critiques  autorisés. 

Les  productions  artistiques  constituent  une  autre 
classe  de  faits  sociaux,  qui  donneraient  naissance  à  des 
remarques  analogues  à  celles  qu'ont  provoquées  la 
poésie  et  la  littérature.  Pour  éviter  d^s  redites,  il 
suffira  donc  de  désigner  sous  leurs  noms  bien  connus 
les  ditï'érentes  formes  de  l'art:  l'arcbitecture,  la  sculp- 
ture, la  peinture,  la  musique. 


II 

F.\STS   ÉCONOMIQUES 


Les  faits  économiques  ont  une  telle  importance  que 
beaucoup  de  savants  —  à  l'imitation  de  Karl  Marx — en 
ont  fait  le  centre  autour  duquel  giavitent  toutes  les 
autres  manilestations  sociales.  C'est  là  une  exagéra- 
tion. Mais  il  ne  faut  pas  non  plus,  en  cédant  aune  réac- 
tion naturelle,  méconnaître  leur  rôle  et  refuser  la  place, 


ci.assii'k;  AI  iD.N   i)i;s   fahs  suciaix  .'U)| 

qui  revient  légitimement  à  rayriculturc.  à  fi/i</us/rir, 
aux  iraitspnr/s  et  au   comnierce. 

8'^  Faits  Agricoles.  Us  comprennent  les  manifeslalions 
propres  à  la  classe  sociale  qui  exerce  son  activité  sur 
le  sol,  en  vue  lie  la  production  des  ciioses  nécessaires 
à  la  vie  pliysi([ue.  Ces  faits  rentrent  dans  le  domaine 
économique  et  peuvent  se  répartir  dans  les  quatre 
divisions  si  justement  distinguées  par  les  économis- 
tes :  production,  répartition,  consommation,  échange. 

A  la  production  se  rattache  la  technique  agricole^ 
l'ensemble  des  procédés  de  culture  ou  d'élevage  em- 
})loyés  à  une  époque  et  dans  un  pays  pour  tirer  du  sol 
le  parti  le  plus  avantageux.  I^es  connaissances  si;  trans- 
mettent par  la  tradition  et  Texemple,  ou  par  un  ensei- 
gnement appuyé  sur  des  principes  scientifiques  et 
donné  par  des  maîtres  plus  adonnés  à  la  spéculation 
qu'à  la  pratique.  Dans  le  l"^'"  cas,  on  risque  de  verser 
dans  la  routine,  mais  les  pro'jédés, passés  au  crible  de 
l'expérience,  sont  pins  sûrs.  La  science  est  plus  aven- 
tureuse ;  mais  des  essais  multiples  quelle  tente  se 
dégagent  des  vérités  nouvelles  qui  fécondent  la  pra- 
tique et  accélèrent  le  progrès.  Les  j)erfectionnements 
apportés  à  l'ontillage  accroissent  directement  la  pro- 
duction et  en  ontr  '  diminuent  le  travail  nécessaire 
pour  recueillir  la  même  quantité  de  produits.  La  charrue 
et  la  herse  modernes  l'endent  la  terre  plus  meuble  et 
par  suite  plus  fertile  ;  la  moissonneuse-lieuse  fait  vingt 
fois  le  travail  d'ouvriers  armés  de  faucilles.  Les 
avantages  dus  à  Teniploi  des  muidiines  doivent  piuir 
la  plus  grande  partie  ètr.^  rapportés  aux  progrès  indus- 
triels. Mais  CCS  avantages  ne  sont  à  la  portée  que  des 
propriétaires  qui  disposent  de  capitaux  importants,  qui 
sont  il  la  tètede  domaines  ('tendus  et  (jui,  en  abrégeant 
le  travail,  diminuent  le  nombre  de  leurs  auxiliaires 
salariés.     In    des  éléments   les  plus  actifs  de  la    pro- 


.'Ul2  l.i;S    CLASSKS    SdCIALKS 

(Juction  est  lardeur  au  travail,  secondée  par  la  force 
physique  que  rendent  nécessaire  des  travaux  pénibles. 
La  durée  du  travail  serait  ici  une  mesure  très  insuffi- 
sante. Pour  obtenir  une  appréciation  plus  exacte,  il 
faut  tenir  compte  du  soin  apporté  à  l'exécution  des 
besognes  diverses.  Quelle  diiférence  sur  ce  point  entre 
le  mercenaire  ou  l'esclave  et  le  propriétaire  qui  cultive 
son  fonds  et  doit  recueillir  des  fruits  proportionnés  à 
ses  efforts  !  De  là  la  nécessité  de  pénétrer  jusqu'aux 
moteurs,  de  la  volonté,  les  idées  et  les  désirs. 

La  répartition  est  un  phénomène  complexe,  qui  ré- 
sulte de  lactivilé  des  diverses  classes  sociales  eng^a- 
p:ées  dans  des  rapports  déterminés.  C'est  un  phénomè- 
ne complexe  :  il  demande  donc  à  être  résolu  en  ses 
éléments.  Or  cette  analyse  se  fera  d'une  façon  métho- 
dique et  aura  chance  d'être  complète, si  on  examine 
successivement  les  rapports  que  les  cultivateurs  sou- 
tiennent avec  l'Etat,  avec  les  capitalistes,  avec  les  ou- 
vriers salariés  et  avec  les  commerçants. 

Les  rapports  avec  l'Etat  déterminent  le  régime  de 
lo-propriété  du  sol.  L'Etat,  en  tant  qu'il  personnifie  la  so- 
ciété et  qu'il  dispose  de  la  force  publique,  est  le  maître 
du  territoire  qu'il  protège  contre  les  attaques  ou  les  em- 
piétements du  dehors.  C'est  l'Etat  qui  donne  aux 
travailleurs  la  sécurité  et  leur  assure  le  produit  de  leur 
travail.  En  retour  de  ces  bons  offices,  les  possesseurs 
ont  à  supporter  des  charges  sous  forme  soit  de  services 
militaires,  soit  de  prières  pour  obtenir  les  faveurs  di- 
vines, soit  de  corvées,  soit  d'impôts  en  nature  ou  en 
argent.  C'est  un  contrat  bilatéral  à  titre  onéreux.  L'E- 
tat aliène  son  droit  primordial  et  supérieur  en  faveur 
des  hommes  d'armes,  des  membres  du  clergé,  des  com- 
munes, des  familles  ou  des  particuliers.  Mais  il  établit 
des  règles  pour  l(*s  ventes,  les  donations  entre  vifs  et 
les  successions.  Ouant  aux  propriétaires  ils  doivent  se 


CLASSiFii:.\rii»>    DES  FAirs  S(j(,;iAi  X  .'{0.'"{ 

S(.)iimollre  aux  lois  et  observer  les  prescriptions  iiihi'- 
reules  au  droit  tle  propriélé,tel  ({n'il  c^t  (Habli  dans  la 
législation.  L'acceptation  de  la  propriété  est  la  recon- 
naissance implicite  du  contrat,  dont  les  formes  sont 
très  diverses  mais  dont  le  fond  persiste  partout  sem- 
blable 

l^e  contrat  fondamental  est  celui  qui  institue  la  pro- 
priété. Mais  il  n'est  pas  le  seul  et  d'autres  donnent  nais- 
sance à  ces  phénomèneî  importants  qu'on  appidle  la 
rente  du  sol,  le  taux  des  salaires  et  la  valeur  des 
produits. 

La  rente  du  so/  provient  des  rapports  entr.'  le  pro- 
priétaire et  le  cultivateur  du  sol.  Le  premier  ce  le  pour 
un  temps  son  droit  de  propriété  au  secoad  qui  en  re- 
tour donne,  suivant  les  conditions  du  fermage,  soit 
une  partie  des  produits  en  nature,  soit  une  somme 
d'argent  déterminée.  Cette  rente  est  plus  élevée  {)our 
les  terres  fertiles  et  pour  celles  qui  se  trouvent  dans 
le  voisinage  d'un  marché  important,  parce  que  le  tra- 
vailleur trouve  alors  de  plus  grands  bénélices  dans 
l'exploitation  du  sol  et  que  par  suite  les  demandes 
provoqu(''es  i)ar  lappàt  du  gain  sont  plus  nom- 
breuses. 

Le  propriétuiri^  peut  diriger  lui-même  son  exploi- 
talion  en  s!>  fai'^ant  aider  j)ar  des  auxiliaires  salaries. 
Ici  iniervicnnriit  des  contrats  de  louage  très  variés, 
qui  s'étendent  depuis  l'esclavage,  jusqu'au  travail  libre. 
L'esclave,  opprimé  par  la  force,  s'engage  pour  la  vieil 
mettre  toutes  ses  forces  au  service  du  maitre  ([ui  lui 
accorde  en  retour  les  choses  indispensables  à  la  vie. 
L'ouvrier  de  notre  époque  traite  avec  le  propriétaire, 
souvent  sur  un  pied  d'égalité,  et  montre  des  exigences 
d'autant  jdus  éhivées  que  le  noiubi'e  {\{'>  concui'nMils 
est  moindre. 

Le  propriétaire  ne  consomme  i)as  tous  ses  produits, 


.'iOi-  i.i:s  c;lassi;s  sociales 

mais  il  en  éclumge  une  partie  contre  d'autres  qui  sont 
nécessaires  à  la  satisfaction  de  s's  besoins.  Il  déperul 
ainsi  du  commerce  et,  de  ce  fait,  subit  les  lois  de  la 
concurrence,  qui  déterminent  la  valeur  de  ses  produits. 
La  facilité  des  transports  et  le  libr>3  échang-  '  étendent 
le  cbamp  de  la  concurrence,  et  soumettent  la  valeur  des 
produits  d'un  pays  a  des  lluctuations  dont  les  causes 
sont  souvent  très  éloignées. 

La  consommation  comprend  ["('nsemble  des  dépen- 
ses que  les  travailleurs  consacrent  à  la  préservation  et  à 
la  réparation  des  forces  pliysiques  ;  aux  délassements 
et  aux  plaisirs  ;  à  l'entretien  des  enfants  et  des  autres 
membres  de  la  famille  que  l'âge  ou  la  maladie  rend 
impropres  au  travail.  Les  dépenses  portent  sur  le 
louement,  rhabillement,  la  nourriture,  la  boisson,  les 
jeux,  les  fêtes,  les  voyages  et  sur  d'autres  satisfactions 
répondant  à  des  désirs  plus  rares.  La  consommation 
est  dans  un  rapport  nécessaire  avec  les  ressources  ou 
les  produits  habituels.  D.»  là,  une  certaine  uniformité 
de  mœurs  dans  les  provinces  et  à  des  époques  déter- 
minées. 

A  laconsommation  se  rattachent  le  luxe  et  l'épargne. 
Le  luxe  est.  essentiellement  relatif.  11  consiste,  pour 
chaque  classe,  à  réserver  une  part  plus  grande  que 
l'ordinaire  aux  dépenses  consacrées  à  l'ameublement, 
au  costume,  à  la  table,  à  la  boisson  ou  aux  autres  formes 
du  plaisir.  Par  le  luxe  se  trouve  rompue  la  proportion 
qui  était  observée  entre  lesdépenses  utiles  et  les  dépen- 
.  SCS  superllucs,  et  qui  se  rencontre  à  d'autres  époques  et 
chez  d'autres  peuples. 

Dans  \'(''pnr(j)ie  trois  choses  sont  à  considérer  :  1»  la 
classe  qui  (q)argne  ;  2"  la  quantité  de  richesse  qu'elle 
met  en  réserve  ;  '-)'  l'emploi  qu'elle  fait  des  économies 
réalisées.  Ainsi  an  moy(Mi-àge  le  clergé  augmentait  sans 
liesse    ses  domaines  et  ses    richesses    mobilières.   En 


CLASSIFICATION    I)i:S    FAITS    SOCI AI  X  30") 

Irlande  les  tenanciers  sont  non  seulement  dans  l'impos- 
sibililé  d'épargner  mais  plient  sons  le  faix  des  charges 
trop  lourdes  qui  grèvent  la  tiîrre.  Avant  la  crise  agri- 
cole qui  sévit  en  France  depuis  quelques  années,  les 
agriculteurs  faisaient  elTort  pour  agrandir  leur  patri- 
moine. Et  par  suite  de  cette  concurrence  le  prix  de  la 
terre  s'était  élevé  dans  une  forte  proportion. 

9''  Fait^  iiuhàirieh.  En  agriculture,  l'activili'  porte 
sur  les  êtres  organiques,  dont  il  s'agit  d'anK'diiu'tM'  les 
espèces,  de  multiplier  le  nombre,  de  perfectionner  les 
produits.  Dans  l'industrie,  le  travail  s'applique  à  des 
matériaux  bruts  qu'il  faut  transformer  sans  avoir  à 
faire  intervenir  les  lois  vitales.  Or,  si  la  puissance  de 
riiomme  est  très  limitée  pour  tout  ce  qui  touche  à  la 
vie,  elle  a  réalisé  et  réalise  tous  les  jours  de  nouveaux 
j)rogrès  dans  le  domaine  de  la  mécanique,  de  la  physi- 
que et  de  la  chimie.  De  là  des  différences  notables  qui 
légitiment  la  distinction  faite  de  tout  temps  entre 
l'agi-iculliire  et  linduslrie. 

Les  questions  industrielles  ont  toujours,  tlepuis  Adam 
Smith,  sollicité  vivement  l'attention  des  économistes. 
Aussi,  si  toutes  les  diflicnllés  qu'elles  soulèvent  sont 
loin  d'être  résolues,  du  moins  les  faits  sont  exactement 
connus.  Il  sulfit  ici  pour  les  besoins  de  la  classification 
(h;  les  ('numérer  en  ordre  et  avec  leurs  caractères  dis- 
tinctil's. 

Tout  d'abord  ces  faits  doivent  être  divisés  (mi  deux 
grandes  catégories,  suivant  ({u'ils  se  i-appoi-tcnl  h  l;i 
grande  ou  à  la  petite  industrie. 

Dans  la  petite  industrie,  l'ouvrier  possède  le  faible 
capital  nécessaire  à  l'achat  des  matières  premièi-es 
ainsi  (jue  des  outils  qu'il  emploie  dans  son  mc'lier.  Il 
tiMvaille  seul  ou  avec  uii  jtetil  nombre  d'auxiliaires, 
membres  de  sa  famille,  apprentis  ou  salai-i(''s  (jui  le 
i)lus  S(juvent  deviendront  maîtres  à  leur  tour.  Il    vend 

20 


306  LES    CLASSES    SOCIAT,ES 

lui-même  les  articles  qu'il  fabrique  à  une  clientèle 
connue  et  recueille  le  produit  intégral  de  son  travail. 
11  a  un  vif  sentiment  de  si  responsabilité,  et,  stimulé 
par  une  concurrence  directe,  s'efforce  de  déployer  toute 
son  habileté  pour  retenir  ses  clients  ou  en  accroître  le 
nombre.  Il  est  aussi  plus  porté  à  l'épargne,  parce  qu'il 
aperçoit  mieux  l'emploi  utile  qu'il  en  peut  faire.  Ainsi 
la  production  est  loyale,  mais  par  contre  exposée  à  la 
routine  ;  le  problème  de  la  répartition  se  résout  de  lui- 
même  ;  la  consommation  est  d'ordinaire  réglée,  et 
l'épargne  fréquente. 

Dans  ce  régime  les  seuls  rapports  importants;!  signa- 
ler sont  ceux  qui  sont  (Uablis  eiitrt^  les  ouvriers  et 
l'Etat.  C'est  de  ces  rapports  que  naissent  les  règlements 
sur  les  procédés  industriels  ;  sur  la  qualité  des  produits  ; 
sur  les  associations  entre  travailleurs,  les  corporations, 
jurandes  ou  syndicats-associations  qui  sont  tantôt  libres, 
tantôt  prohibées  ou  du  moins  soumises  à  des  conditions 
que  le  législateur  a  délerniinées. 

La  grande  industrie  se  distingue  par  l'ensemble  des 
caractères  suivants  :  1"  le  capital  n'appartient  pas  aux 
travailleurs  qui  ne  possèdent  même  pas  les  outils  qu'ils 
ont  chaque  jour  à  manier.  Le  capital  nécessaire  au 
fonctionnement  des  entreprises  modernes  est  souvent 
immense.  Aussi  pour  se  constituer  a-t-il  besoin  d'ordi- 
naire du  concours  de  plusieurs  personnes  qui  se 
réunissent  dans  des  sociétés  en  commandite,  et  surtout 
dans  les  sociétés  anonymes  où  les  actionnaires  accumu- 
lent p;ir(ois  des  centaines  de  millions.  2"  La  dircclwn 
du  tra\'iiil  îippiirtient  à  un  chef  d'entreprise  qui  doit 
posséder  des  connaissances  techniques  très  étendues  et 
très  sûres,  ou  du  moins  avoir  sous  ses  ordres  des  ingé- 
nieurs d'ime  culture  scientifique  supérieure  et  capables 
(r;i|)[)oil('r  (|U('l(|ues  perfectionnements  soit  aux  machi- 
nes, soit  aux  procédés  et  nianijjulations.  .3"   ISovli/fage 


CLASSIFICATION    DES    FAITS    SOCIAUX  307 

devient  chaque  jour  plus  coûteux,  plus  compliqué, 
mais  aussi  plus  parfait.  La  machine  tend  non  pas  à 
supprimer  les  ouvriers  mais  à  les  éliminer  des  besognes 
intelligentes.  C'est  elle  qui  file,  qui  tisse,  qui  rabote, 
qui  polit,  qui  ajuste,  pendant  que  l'ouvrier  rattache  les 
fils,  fournit  les  matériaux  ou  graisse  les  rouages.  Il  a 
suffi  qu'une  fois  l'inventeur  ait  associé  dans  l'ordre 
voulu  les  dillerents  organes  du  travailleur  aux  arti- 
culations d'acier,  pour  que  la  machine,  avec  un  peu  de 
charbon  ou  de  pétrole,  accomplisse  docilement  son 
œuvre  sans  fatigue,  sans  arrêt,  sans  faute.  Une  roue 
tourne,  un  mouvement  automatique  se  répète  avec 
une  régularité  inlo.ssable,  el  l'ouvi-ier,  obligé  de  suivre 
ce  mouvement,  tombe  de  plus  en  plus  dans  l'incons- 
cience, jusqu'à  ce  qu'il  atteigae  la  perfection  de  l'aulo- 
matisme  machinal.  4°  La  division  du  /ravaii  ast  pous- 
sée de  plus  en  plus  loin.  Elle  produit  dans  le  monde 
ouvrier  ce  que  la  nature  a  mis  des  siècles  à  réaliser 
dans  les  espèces  animales.  Mue  par  l'instinct,  l'abeille 
ne  saitconstruireque  des  cellules  hexagonales  ;  façonné 
par  l'habitude,  l'ouvrier  répète  sans  cesse  le  même 
mouvement  et  aura  passé  sa  vie  à  fabriquer  des  tètes 
d  épingle  ou  à  découper  à  l'emporte-pièce  des  con- 
treforts de  bottines. 

La  répartition  pose  au  point  de  vu;;  pratique  un 
problème  économique  des  plus  difficiles  h  résoudre. 
Pour  aitril»uiM'  une  part  équitable  à  chacune  des  classes 
qui  concourent  à  la  production,  il  faudrait  trouver  une 
commune  ni'suro  entre  la  valeur  du  capital,  la  valeur 
d»'  ladin^clionet  la  valeur  du  Iravail  niaïuud.Or  ces  trois 
choses  sont  de  nature  hét(!rogène.  De  plus  elles  ont  une 
origine  différente, puisque  le  capital  provient  de  l'épar- 
gne,que  la  direction  exige  des  qualités  intellectuelles,  et 
que  le  travail  manuel  est  une  dépense  de  force  muscu- 
laire. Lnfinles  trois  conditions  sont  tellenn-nl  unies  dans 


308  LES    CLASSES    SOCIALES 

la  production  qu'il  est  impossible  de  les  considérer  à  part 
pour  déterminer  avec  précision  le  pouvoir  producteur 
de  chacune. 

Mais  la  science,  dans  son  objet  spécial  qui  est  la 
découverte  de  rapports  constants  entre  des  réalités, 
n'a  pas  à  fixer  d'idéal  et  à  indiquer  les  réformes  pra- 
tiques qui  satisferaient  à  li?  justice  absolue  —  cette 
justice  capable  de  s'imposer  à  tous  malgré  la  divergence 
des  intérêts.  Ici,  il  s'agit  seulement  de  déterminer  les 
dilTérents  faits  qui  sont  engagés  en  réalité  dans  la 
répartition.  Quand  le  directeur  est  en  mûme  temps  le 
capitaliste  qui  a  fourni  les  fonds  nécessaires  à  l'en- 
treprise, les  produits  sont  partagés  en  deux  parts  :  l'une 
fixe,  qui  se  compose  des  salaires  payés  régulièrement 
aux  ouvriers,  l'autre  variable,  qui  consiste  dans  les 
profits  que  se  réserve  intégralement  le  chef  de  l'entre- 
prise. Si  les  capitaux  ont  été  fournis  par  une  société 
d'actionnaires,  les  profits  sont  distribués  conformément 
aux  statuts  entre  les  actionnaires  et  les  administrateurs. 
Dans  les  deux  cas  les  profits  sont  un  appât  olfert  aux 
capitalistes  eu  retour  des  risques  qu'ils  courent.  Ils 
sont  en  rapport  avec  l'importance  des  capitaux,  la  per- 
fection de  l'outillage  et  l'habileté  de  la  direction. Quant 
aux  salaires,  ils  sont  fixes  quel  que  soit  le  résultat  de 
l'entreprise.  Cependant  ils  sont  soumis  à  des  fluctua- 
tions, dépendant  elles-mêmes  des  profits  à  recueillir 
dans  un  genre  d'industrie,  et  du  nombre  des  ouvriers 
qui  (jlfrentleur  travail. 

Quuut  à  la  consommation  et  à  l'épargne,  il  est  inutile 
d'insister  sur  le  contra-- te  que  présentent  ces  deux  cho- 
ses, quand  on  les  considère  chez  les  chefs  d'industrie 
ou  dans  les  classes  ouvrières.  Les  k  patrons  »  mènent 
une  vie  large, souvent  luxueuse,  et,  malgré  des  dépenses 
considérables,  arrivent  facilement  à  accroître  leurs  capi- 
taux et  parfois  à  amasser  des   fortunes  colossales.  Les 


CLASSIFICATION'    DES    FAITS    SOCIAUX  309 

ouvriers  ont  une  vie  pénible  et  — que  ce  soit  leur  faute 
ou  non  —  ils  ne  réalisent  aucune  épargne  et,  quand  ils 
sont  devenus  impropres  au  travail,  ils  tombentdans  la 
misère. 

10°  Transports.  Une  société  n'existe  qu'autant  que 
des  communications  peuvent  s'établir  entre  ses  dille- 
rents  membres,  dispersés  souvent  sur  une  grande 
étendue  de  territoire.  De  là  la  nécessité  et  la  variété 
des  transports,  qui  vont  depuis  les  confidences  intimes 
enfermées  dans  l'enveloppe  d'une  lettre  jusqu'aux  blocs 
de  pierre  ou  aux  gueuses  de  fonte,  qui  surchargent  les 
wagons  de  chemins  de  fer  ou  les  péniches  des  canaux. 

Trois  sortes  de  choses  font  l'objet  des  transports:  1" 
les  idées,  2"  les  personnes,  3o  les  choses  matérielles  et 
particulièrement  les  marchandises.  Dans  la  première 
classe  se  trouvent  les  lois  que  l'Etat  promulgue  et  les 
ordres  qu'il  transmet  à  ses  représentants,  chargés  de 
leur  exécution  dans  les  différentes  provinces.  Par  le 
livre  et  par  le  journal,  les  opinions  politiques,  littérai- 
res, religieuses  se  répandent  dans  le  public  soit  en 
pleine  liberté,  soit  sous  la  surveillance  de  l'autorité. 
Enfin,  à  mesure  que  les  nations  progressent  et  se  poli- 
cent,  les  correspondances  particulières  prennent  plus 
d'importance,  et  la  poste  transporte  chaque  jour  des 
milliers  de  lettres  qui  n'ont  d'auti'e  objet  qu'un 
échange  de  sentiments.  Les  personnes  se  déplacent 
aussi  et,  suivant  les  besoins  sociaux  ou  les  avantages 
particuliers,  se  rendent  d'un  endroit  dans  un  autre 
Les  agents  exécutifs  ont  souvent  des  missions  à  remplir 
qui  les  obligent  à  de  longs  voyages  à  travers  le  pays. 
Les  troupes  militaires  doivent  se  porter  rapidement 
partout  où  l'on  signale  un  danger.  Des  pèlerins,  pour 
un  motif  religieux,  allaient  un  bAton  à  la  main  le  long- 
dès  routes  poudreuses  vers  les  sanctuaires  renommés; 
ils  s'entassent   aujourd'hui    dans  des  trains    spéciaux 


310  LES    CLASSES    SOCIALES 

pour  visiter  Loiii"tlos  ou  Paray-le-Monial.  Les  voya- 
geurs de  commerce  parcourent  les  villes  de  province 
pour  étendre  le  cercle  de  leur  clientèle  et  accroître  le 
chiffre  de  leurs  affaires.  Les  parents  et  les  amis  entre- 
tiennent leurs  relations  par  des  visites  mutuelles. 
Toujours  à  la  recherche  de  l'endroit  oij  ils  espèrent 
trouver  le  plus  de  plaisir,  les  oisifs  passent  Fhiver  à 
la  ville  et  lété  vont  respirer  l'air  pur  des  montagnes, 
ou  sentir  les  caresses  de  la  brise  marine  sur  les  plages 
célèbres.  Quant  aux  objets  matériels,  il  est  rare  qu'ils 
puissent  être  employés  sur  place.  Mais  pour  leur  con- 
férer toute  leur  utilité,  il  est  nécessaire  de  les  transporter 
ailleurs  et  parfois  à  de  grandes  distances,  dans  les 
endroits  où  les  objets  semblables  manquent  ou  du 
moins  se  trouvent  en  trop  faible  quantité. 

Les  moyens  et  les  modes  de  transports  ont  beaucoup 
varié  avec  les  progrès  de  l'industrie  et  les  degrés  de 
civilisation.  Dans  les  temps  primitifs,  les  communi- 
cations ne  se  font  que  dans  un  cercle  restreint;  il  n'y 
a  pas  de  routes,  mais  de  simples  sentiers  à  peine 
frayés  que  parcourent  des  piétons,  des  porteurs,  des 
cavaliers  ou  des  bêtes  de  somme.  Plus  tard,  des  routes 
se  construisent  et  se  multiplient;  les  rivières  navigables, 
devenues  selon  le  mot  de  Pascal  «  des  chemins  qui 
marchent  »,  se  couvrent  de  bateaux  ;  des  canaux  se 
creusent  pour  unir  des  cours  d'eau  appartenant  à  des 
bassins  différents  ;  les  mers  sont  sillonnées  de  na- 
vires. Puis,  après  la  découverte  des  moteurs  mécani- 
ques, apparaissent  les  chemins  de  fer.  les  transatlanti- 
ques, les  t  dégraphes  et  les  téléphones,  les  cables  sous- 
marins. 

La  construction  des  routes,  des  lignes  ferrées,  des 
canaux  et  di's  télégraphes  ;  la  fabrication  et  l'entretien 
du  matériel  nécessaire  à  l'exploitation  ;  les  salaires  des 
employés  ;  les  profits  des  actionnaires,  toutes  ces  cho- 


CLASSIFICATION    DES    FAITS    SOCIAI  X  311 

ses  rentrent  dans  la  sphère  industrielle  et  ne  donnent 
naissance  à  aucune  remarque  propre. 

Il  n'en  est  pas  de  même  des  conditions  auxquelles 
sont  soumis  les  transports  et  qui  dépendent  en  partie 
de  conventions  passées  avec  TEtat,  quand  ce  n'est  pas 
l'Etal  lui-même  qui  se  charge  directement  de  ce  service. 
Pour  la  construction  des  routes,  des  canaux  et  des  che- 
mins de  IVr,  il  faut  porter  atteinte  au  droit  de  propri- 
été en  obligeant  les  possesseurs  de  terres  à  céder,  en 
retour  d'un  prix  déterminé  au  besoin  par  contrainte,  les 
terrains  nécessaires  à  l'établissement  des  voies  de 
communication.  Au  nom  de  l'utilité  publique,  l'Etat  re- 
prend ses  droits  primitifs  sur  le  sol  et  procède  à  l'ex- 
propriation, sous  la  réserve  d'accorder  une  indemnité 
basée  sur  les  prix  de  vente  ordinaires.  S'il  concède  ce 
droit  à  des  compagnies,  il  passe  avec  elles  des  conven- 
tions pour  fixer  les  tarifs,  qui  devront  être  appliqués 
au  transport  des  voyageurs,  des  correspondances  ou 
des  marchandises.  Par  la  concession  d'un  privilège, 
l'Etat  accorde  un  monopole,  qui  risquerait,  par  défaut 
de  concurrence,  de  tomber  dans  de  graves  abus,  s'  il 
n'était  contenu  dans  d'exactes  limites. 

11"  Le  commerce.  D'après  le  principe  direcli'ur  de 
notre  classification,  le  commerce  est  l'ensemble  des 
faits  qui  résultent  de  l'activité  propre  à  cette  catégorie 
de  personnes,  dont  la  profession  est  d'acheter  et  de 
vendre  en  vue  d'un  profit  à  réaliser.  Le  fait  commercial 
consiste  donc  essentiellement  dans  une  double  oj)éra- 
tion  d'achat  et  de  vente,  opération  qui  souvent  rcnou- 
velé(;  se  fait  suivant  (l(;s  règles  uniformes,  susceptibles 
d'être  connues  et  formulées  en  lois. 

Par  suite  de  cette  définition,  les  producteurs  indus- 
triels et  agricoles,  ainsi  que  les  consommateurs,  parti- 
cipent à  des  actes  de  commerce  mais  a  proprement 
pju'ler  n'en  accomplissent  pas.  Voih'i  |)()ur({Uoi  ils  mon- 


312  LES    CLASSES    SOCIALES 

trent  souvent  une  inexpérience  dont  les  commerçants 
abusent  ;  inexpérience  qui  se  met  souvent  en  opposi- 
tion avec  les  lois  économiques,  tandis  que  ces  lois 
s'appliquent  exactement  au  monde  commercial. 

Le  commerce  est  dominé  par  la  loi  bien  connue  de 
Toffre  et  de  la  demande.  Toute  Thabileté  consiste  à  dé- 
couvrir des  marchés ,  où  l'on  puisse  demander  ce  qui 
est  commun  en  otïVant  en  retour  ce  qui  est  rare  mais 
se  trouve  ailleurs  en  plus  grande  abondance.  Ces  con- 
ditions se  réalisent  le  plus  souvent  quand  les  échanges 
se  font  entre  des  pays  éloignés.  Voilà  pourquoi  les  com- 
merçants favorisent  le  développement  des  colonies  et, 
partisans  du  libre  échange,  réclament  la  suppression 
des  tarifs  douaniers.  Sur  ce  dernier  point,  ils  se  trou- 
vent en  opposition  avec  les  producteurs  nationaux  qui 
repoussent  la  concurrence  étrangère,  ruineuse  pour  leur 
propre  industrie. 

Quand  le  commerce  se  développe,  les  échanges  ne  se 
font  plus  directement  entre  les  produits  offerts  et 
demandés,  mais  par  l'intermédiaire  d'objets  d'utilité 
commune,  objets  bien  connus  et  qui  puissent  ainsi 
servir  de  mesure  à  la  valeur.  De  là  l'usage  des  mon- 
naies de  fer,  de  cuivre,  d'argent  ou  d'or. 

Un  nouveau  progrès  est  réalisé  par  l'établissement 
du  crédit  (jui  consiste  essentiellement  dans  la  confiance 
accordée  à  la  promesse  de  payer.  C'est  ici  qu'inter- 
vionnent  ces  commerçants  qu'on  appelle  des  banquiers. 
Ils  prêtent  une  somme  ;  mais,  en  vertu  du  proverbe 
anglais  «  le  temps  c'est  de  l'argent  »,  l'emprunteur 
s'engage  à  restituer  cette  somme,  augmentée  d'un  intérêt 
proportionnel  à  la  durée  du  prêt  et  à  la  grandeur  des 
risques  courus.  L<>s  plus  grandes  opérations  de  banque 
se  font  en  apparence  avec  du  papier.  Mais  ce  papier 
ne  peut  avoir  d'usage  que  s'il  représente  des  valeurs 
réelles,  contre  lesquelles  il  soit  toujours  possible  de 
l'échanger. 


CLASSIFICATION    DES    FAITS    SOCIAUX  ',]\',\ 

C'est  en  s'écartant  de  cette  voie  qu'on  tombe  dans 
l'abus  des  marchés  àterme,  marchés  légitimes  en  eux- 
mêmes  quand  ils  sont  réels,  mais  condamnables,  quand 
sous  l'opération  commerciale  se  dissimule  un  véritable 
jeu.  Dans  les  bourses  modernes,  l'achat  et  la  vente  à 
terme  ne  sont  le  plus  souvent  rien  autre  chose  qu'un 
contrat  aléatoire  d'une  courte  durée,  où  sur  des  prévi- 
sions incertaines,  on  espère  soit  la  hausse  soit  la  baisse 
d'une  valeur.  Puis,  l'acheteur  qui  compte  sur  une  hausse 
est  obligé  —  si  une  baisse  est  survenue  —  de  payer 
au  vendeur  la  difTérence  entre  le  prix  d'achat  et  la  cote 
du  jour  où  l'opération  se  règle.  De  scandaleuses  for- 
tunes se  sont  édifiées  sur  ces  jeux  où  le  hasard  n'est 
pas  seul  à  intervenir,  mais  où  les  habiles  usent  de 
promesses  trompeuses  et  recourent  aux  fausses  nou- 
velles. 

Le  commerce  présente  d'autant  plus  d'activité  et 
peut-être  d'avantages  que  la  concurrence  est  plus 
ardente.  Luttant  entre  eux  les  négociants  sollicitent  les 
acheteurs  par  des  offres  plus  avantageuses  et  livrent 
au  public  leurs  marchandises  à  des  prix  plus  modérés. 
Les  producteurs  d'un  côté  et  les  consommateurs  de 
l'autre  profitent  donc  de  cette  concurrence.  Dans  cette 
lutte,  les  commerçants,  qui  s'ol)siinant  dans  des  pra- 
tiques surannées  prélèv(;nt  sur  la  vente  des  bénéfices 
exagérés,  finissent  par  être  abandonnés  tandis  que  le 
bon  marché  des  autres  attire  une  clientèle  chaque  jour 
grandissante.  Cette  fièvre  de  concurrence  a  cependant 
son  mauvais  côté  en  poussant  aux  falsifications,  aux 
tromperies  ou  du  moins  aux  articles  dits  de  camelotte. 

Inutile  d'insister  plus  longuement  sur  les  laits  éco- 
nomiques étudiés  avec  tant  de  détails  dans  les  traités 
spéciaux. 


314  LES  CLASSES  SOCLVLES 

III 
LES  FEMMES  ET  LES  E:\FAI\TS. 

L'activité  sociale  se  manifeste  sous  des  modes  divers 
qui  ont  été  caractérisés  plus  haut  et  qui  pourraient  se 
répartir  entre  ces  trois  groupes  principaux  :  l'Etat,  les 
puissances  morales,  les  forces  économiques.  C'est  l'Etat 
qui  fait  les  lois,  rend  les  décisions  juridiques,  donne 
des  ordres,  les  fait  exécuter  par  ses  agents  sur  tous  les 
points  du  territoire,  maintient  Tordre  à  l'intérieur  et 
protège  la  société  contre  les  attaques  du  dehors.  Les 
puissances  morales  s'exercent  dans  le  domaine  de  la 
conscience  :  la  religion  selforce  de  répandre  la  croyance 
à  un  monde  suprasensible  ;  la  philosophie  repousse  la 
tradition,  n'admettant  que  les  vérités  rationuelles  ;  la 
science,  plus  exigeante  dans  ses  preuves,  soumet  tout 
au  contrôle  de  l'expérience  ;  les  arts  s'adressent  à  l'ima- 
gination et  par  leurs  inventions  curieuses  '  procurent 
des  plaisirs  d'essence  plus  délicate.  Quant  aux  forces 
économiques,  elles  serventa  la  satisfaction  des  besoins 
physiques  ;  les  agriculteurs  fournissent  les  aliments  ; 
les  industriels  modifient  la  matière  brute  pour  la  trans- 
former en  outils,  en  instruments,  en  machines,  en  ob- 
jets variés  qui  ont  pour  utilité  commune  de  rendre 
le  travail  plus  productif,  d'économiser  une  peine,  d'épar- 
gner une  souffrance  ;  les  commerçants,  aidés  par  les 
agents  de  transport,  veilb'ut  à  la  circulation  des  biens, 
de  façon  que  la  pléthore,  inutile  dans  un  endroit,  serve 
dans  un  autre  à  compenser  le  manque  ou  l'insuffisance. 

Ce  sont  là  des  faits  capitaux;  ce  ne  sont  pourtant 
j)oint  les  seuls  qui  soient  essentiels.  Pour  que  l'ana- 
lyse soit  exacte,  il  faut  ajouter  d'abord  tous  ceux  qui 
dérivent    de    la  femme    et  de  l'enfant    et  ensuite   ces 


CXASSIFICAÏION    DES    FAITS    SOCIAUX  31o 

troubles  pathologiques  qui  doiventêtre  rapportés  1"  aux 
pauvres,  c'est-à-dire  aux  êtres  incapables  de  vivre  sans 
le  secours  dautrui,  2"  aux  criminels  qui  vieniu-nt 
troubler  l'ordre  institué  parles  lois. 

{2"^  Les  femmes .  Le  mot  «  femme  »  a  le  don  de  pas- 
sionner les  esprits  qui  d'ordinaire  ne  savent  pas  gar- 
der la  mesure  soit  dans  l'éloge,  soit  dans  le  blâme.  Pour 
les  uns,  elle  est  une  idole  qu'on  ne  saurait  parer  de  trop 
de  qualités  et  qui  est  digne  de  tous  les  prosternements. 
Pour  les  autres,  elle  est  l'éternelle  séductrice  et  mérite 
toutes  les  défiances.  Pour  les  premiers,  c'est  une  vic- 
time de  la  force  à  qui  il  faut  restituer  ses  droits  mé- 
connus ;  pour  les  seconds,  elle  a  tort  de  vouloir  s'é- 
manciper, mais  elle  doit  rester  sous  la  domination  de 
l'homme  chargé  de  protéger  sa  faiblesse  et  au  besoin 
de  corriger  ses  écarts.  11  est  heureux  que  l'étude 
actuelle  n'agite  pas  la  question  de  droit,  et  ne  nous 
expose  pas  à  nous  perdre  dans  le  dithyrambe  ou  à 
tomber  dans  le  dénigrement  injuste.  11  s'agit  simple- 
ment de  savoir  quel  est  le  rôle  réel  de  la  femme  dans 
la  Société,  c'est-à-dire  d'exposer  les  différents  faits 
sociaux  qui  procèdent  de  son  activité. 

L'idée  fondamentale  de  cette  classification  est  que  le 
genre  de  Aàe  façonne  les  individus,  donne  à  tous  les 
membres  d'une  classe  une  marque  commune,  et  im- 
prime à  leur  activité  une  direction  qui  se  manifeste 
])ar  la  production  de  phénomènes  di-terminés.  Ce  prin- 
cipe est  ici  applicable.  Comme  les  femmes  par  les  hasards 
de  la  situation,  de  la  fortune,  de  l'intelligence  ou  sous 
la  pression  des  circonstances  sont  loin  de  mener  le 
même  genre  dévie,  il  ne  faut  pas  s'attendre  à  trouver 
plus  d'uniformité  dans  leur  rôle  social  qu'il  n'en  a  été 
trouvé  parmi  les  hommes.  En  un  mot,  si  l'on  lu^  veut 
point  brouiller  d(>s  faits  de  nature  nettement  dillV" rente, 
il  ne  faut  [)oint  parlei'  ^i^  ht  femme,  amalgame  de  (jua- 


316  LES  CLASSES  SOCL\LES 

lités  opposées,  source  trouble  de  faits  contradictoires, 
mais  de  classes  spéciales  où  les  unités  composantes 
se  reconnaissent  à  une  physionomie  distincte,  et  pré- 
sentent dans  leur  conduite  une  constance  susceptible 
de  notation  scientifique. 

Le  fait  capital  qui  domine  la  vie  féminine  est  l'union 
—  temporaire  ou  permanente,  libre  ou  légale  —  que  la 
femme  peut  contracter  avec  l'homme.  Si  cette  union 
n'existe  pas  et  que  la  femme  conserve  son  indépendance 
à  l'égard  de  l'homme,  l'influence  prépondérante  qui 
dérive  desrapportssexuels  ne  s'exerce  plus  ;  et  la  femme, 
déchue  de  son  rôle  ordinaire,  tourne  son  activité  dans 
un  autre  sens.  Une  grande  division  s'impose  donc  tout 
d'abord.  Il  faut  répartir  les  femmes  en  deux  groupes, 
dont  le  moins  important  par  le  nombre,  et  sans  doute 
aussi  par  l'influence,  comprend  toutes  les  variétés  de 
femmes  qui,  pour  des  raisons  diverses,  n'ontdonné  dans 
leur  vie  aucune  place  à  l'amour  ou  du  moins  qu'une 
place  accessoire.  C'est  à  l'autre  groupe  que  se  rappor- 
tent les  faits  les  plus  caractéristiquesde  la  vie  féminine. 
1°  Pas:  de  'rapports  sexuels.  —  Timides,  beaucoup  de 
fllles  vivent  dans  l'intérieur  de  la  famille,  occupées  aux 
travaux  du  ménage,  à  la  surveillance  des  enfants,  aux 
soins  à  donner  aux  vieux  parents  ;  plus  tard  maîtres- 
ses de  leurs  biens,  elles  vivent  retirées  et  se  tournent 
souvent  vers  la  dévotion.  C'est  là  que  se  recrutent  ces 
Times  d'un  mysticisme  un  peu  aigre  qui,  opprimées  par 
le  monde,  s'eflorcent  d'y  échapper  par  l'imagination.  C'est 
là  que  les  clergés  de  toutes  les  religions  trouvent  leur 
troupeau  le  plus  fidèle,  celles  qui  peuplent  les  sanc- 
tuaires, allongent  la  file  des  processions  ;  celles  aussi 
qui  multiplient  les  oflVandes  et  les  legs  pieux.  De  ce 
côté  leur  influence,  toute  discrète,  prudente  et  effacée 
qu'elle  soit,  n'en  est  pas  moins  réelle.  C'est  grâce  à  leur 
zèle  étroit  mais  solide  et  généreux  que  le  Clergé  trouve 


CLASSIFICATION     URS    FAIIS    SOCI  VUX  .'i  I  7 

une  partie  iinportauto  de  ses  ressources  et  de  ses  mo- 
yens d'action. 

Dans  le   même  ordre   mais   à  un  degré  supérieur  se 
trouvent  les  vierges,  qui  par  vocation  religieuse  se  con- 
sacrent au  culted'une  divinité  et  exercent  quelque  fonc- 
tion sacrée.  Prêtresse  de  Diane,  Iphigénie  immole  sur 
l'autel  de  la  déesse  les  étrangers  qui  abordent  en  Tau- 
ride  ;  la  Pythie  de  Delphes  s'agite  sur  le  trépied  d'Apol- 
lon et,  inspirée  par  le  Dieu,  lance  des  phrases  obscures 
que  les  prêtres  interprètent  et  donnent  comme  des  orac- 
les ;  les  vestales  à  Rome  entretiennent  de  leurs  mains 
pures  le  feu  qui  symbolise  la  pérennité  de  la  puissance 
Romaine  ;  les  religieuses  modernes,  fu}ant  les  séduc- 
tions du  monde,  se  retirent  dans  des  couvents  pour  se 
livrer  à  la  vie  contemplative  ;  ou,  si  elles  choisissent 
d'autres  occupations  comme   de  soigner  les   malades 
ou  de  donner  l'instruction  aux  enfants,   c'est  dans  le 
but,  non  dacconiplii-  une  OHivre  d'utilité  sociale,  mais 
plutôt  de  satisfaire  à  la  volonté  de  Dieu,  fidèles  avant 
tout  à  l'amour  divin.   Quel  est  le  rôle  social   de  ces 
vierges,  qui,  fascinées  par   les  visions    mystiques,  ont 
fermé  les  yeux  sur  les  attraits  sensibles  et  résisté  aux 
énergiques  poussées  de  l'instinct?  C'est  de  donner  un 
exemple    de   courage   qui  passe    pour    surnaturel,   de 
fournir  la  preuve  de  croyances  profondes  à  la  réalité 
d'un  monde  invisible  et  par  là  de  répandre,  au  moyen 
d'tme  propagande  efficace,  leurs  idées  dans  le  milieu 
t('nioin  de  leur  vie.  A  force  de  spiritualiser  leur   vie 
et  d'exalter  leur  iuiagiuation,  ces  femmes  qui  vivent 
dans  l'ombre  et  dans  le  silence  du  cloître  oublient  la 
réalité  et,  par  la  continuité  de  leur  pensée  applitjuée 
à  un  objet  unique,  arrivent,  dans  des  crises  extatiques, 
à   donner    une     figure    à    l'invisible,    à    animer    les 
fantômes  de  leur  esprit  et  à  projeter  au  dehors,  comme 
des  voix  réelles,  leurs  pensées  intimes  et  leurs  mysté- 


318  LES  CLASSES  S0CL4LES 

rieiix  désirs.  De  ces  visions,  racontées  avec  tout  le  feu 
de  la  conviction  ou  l'assurance  tranquille  de  la  naïveté, 
proviennent  l(>s  faits  d'une  grande  portée  sociale, 
comme  les  pèlerinages  à  Lourdes  ou  les  fêtes  pythiques 
en  riionneur  d'Apollon  Delpliien. 

Attachées  à  im  service  religieux,  ces  femmes  n'ont 
point  à  se  préoccuper  des  .nécessités  de  la  vie.  Mais  il 
en  est  d'autres,  qui,  privées  des  secours  de  la  famille 
et  de  l'appui  de  l'homme,  sont  obligées  de  subvenir 
elles-mêmes  à  leurs  besoins.  Elles  se  livrent  à  des  occu- 
pations salariées  dont  les  principales  sont  :  la  domes- 
ticité, les  travaux  de  culture,  le  travail  à  l'atelier,  le 
commerce,  l'exercice  de  certaines  professions  libérales. 

Les  esclaves  dans  l'antiquité,  les  servantes  modernes 
ont  surtout  pour  rôle  d'accorder  plus  de  loisirs  aux 
femmes  riches,  qui  peuvent  ainsi  plus  facilement  se 
livrer,  les  unes  aux  fêtes  mondaines  et  aux  élégances 
de  la  vie,  les  autres  à  la  culture  de  l'esprit  ou  aux 
œuvres  de  bienfaisance.  A  la  fin  de  leur  vie,  les  domes- 
ti([ues  qui  sont  restées  honnêtes  et  très  économes  peu- 
vent avoir  les  rentes  strictement  nécessaires  pour  évi- 
ter  l'hôpital. 

La  vie  des  ouvrières  à  domicile  est  encore  plus  pré- 
caire :  leurs  salaires  sont  exposés  à  être  dépréciés  par 
la  concurrence  quelles  ont  à  subir  de  la  part  des  fem- 
mes qui,  n'ayant  pas  besoin  de  travailler  pour  vivre, 
ofTrent  leur  travail  à  des  prix  inférieurs.  Cette  baisse 
dans  les  salaires  se  remarque  aussi  pour  le  travail  de 
hi  femme  à  lateliei-  et  dans  les  fabriques.  La  raison 
en  est  la  même.  Satisfaites  de  trouver  au  dehors 
un  gain  qui  vienne  s'ajouter  à  celui  du  mari,  les 
femmes  mariées  acceptent  les  conditions  ordinaire- 
ment lourdes  que  leur  imposent  les  industriels.  Les  au- 
tres sont  obligées  de  suivre.  L'insuffisance  dans  les 
salaires  et  la  promiscuité  de  l'atelier  ont  pour  consé- 


CLASSIFICATION    DES    FAITS    SOCIAUX  319 

quence  des    progrès  alarmants  dans  la  corruption  des 
mœurs. 

Beaucoup  de  jeunes  femmes  sont  employées  comme 
vendeuses  dans  les  magasins.  Mais  ce  n'est  que  par 
exception  qu'elles  restent  dans  cette  situation.  C'est  un 
métier  où  l'on  demande  la  grâce  et  la  vigueur  de  la 
jeunesse. Aussi,  après  un  stage  plus  ou  moins  long,  elles 
quittenl,  soit  qu'on  les  remplace,  soit  (judles  puissent 
se  marier,  heureuses  de  trouver  un  commerçant  (jui 
leur  permette  ainsi  d'être  à  la  tète  d'une:  maison. 

A  notre  époque  se  produit,  une  poussée  énergique  qui 
pousse  les  femmes  vers  les  carrières  libérales,  carrières 
qui  promettent  ou  assurent  l'indépendance,    la  consi- 
dération, du   moins  les  ressources  suffisantes,   parfois 
un  rayon  de  gloire.  Les  filles  sans  dot,  qui  n'espèrent 
pas  ou  ne  veulent  pas   le  mariage  mais  qui    ont  reçu 
l'inslruclion   requise,    visent   a  exercer   une   fonction 
officielle,  en  entrant  par  exemple    dans  les    Postes  ou 
dans  l'Enseignement;  ou  bien,  affrontant  la  concurrence 
masculine,  elles  se  lancent  dans  les  arts,  dans  la  litté- 
rature et  dans  le  journalisme.  Quelques-unes  plus  aven- 
tureuses encore  se  mettent  à  la  télc   d'un  mouvement 
féministe  :   elles  réclament    pour    les    femmes   l'accès 
libre  à  toules  les  professions,  et  demandtMit  de  partager 
avec  l'homme  les  droits  civils  et  politiques.  Il  ne  s'agit 
pas  ici  de  discuter, au  point  de  vue  d'un    i(l('\il  .ibslrait 
et  toujours  contestable,  la  légitimité  de  ces  revendica- 
tions,  mais  simplement  de  signaler  les    faits  sociaux 
qui  résultent  de  celte    nouvelle  direction    imprimée  à 
l'aclivilé  féminine.  En  possession  d'une  situation  indé- 
pendante,  la  jeune    (il le   éprouve   un   désir  moins  vif 
jioiir  1(^  mariage,  ({iii  ("lait  naguèi-c  presi[iie  le  scid  mo- 
yen d'('chap{»er  à  la  lutfdh;  des  parents.  Si   cependant 
elles»!  inarii;  et  qu'elle  continue  ses    occupalious,  elle 
redoute  plus  qu'une,  autre  les  charges  de  l'aniille  incon- 


320  LES    CLASSES    SOCIALES 

ciliables  avec  la  régularité  des  fonctions  ;  elle  néglige 
les  soins  de  l'intérieur,  et  l'intimité  de  la  vie  de  famille 
se  trouve  menacée.  Ensuite,  les  rapports  entre  le  mari 
et  la  femme,  rapports  autrefois  de  subordination,  ten- 
dent à  se  transformer  en  rapports  d'égalité  —  égalité 
de  pari  et  d'autre  jalouse  de  ses  droits  et  par  suite  ca- 
pable de  multiplier  les  conllits  et  les  divorces.  —  Quant 
aux  professions  de  pharmacien,  de  médecin,  d'avo- 
cat, déjuge,  de  magistrat,  de  législateur — professions 
qui  jusqu'à  présentont  été  exclusivement  réservées  aux 
hommes  et  qui  s'exercent  sous  le  contrôle  de  l'Etat  — 
l'expérience  seule  pourrait  montrer  si  les  femmes  offrent 
les  qualités  requises  pour  l'exercice  de  ces  professions. 
Elles  acquerraient  sans  doute  les  connaissances  exi- 
gées, mais  auraient-elles,  autant  que  l'homme,  le  sang- 
froid,  la  i'ermeté,  la  logique,  la  maîtrise  de  soi  que  ces 
professions  exigent  ?  Etant  données  la  force  de  leur 
imagination  et  la  vivacité  de  leurs  sentiments,  il  est 
peut-ôtre  permis  d'en  douter. 

2°  Rapports  sexue/s.Le?,  faits  les  plus  caractéristiques 
de  la  vie  féminine  se  rapportent  à  l'union  que  la 
femme  contracte  avec  l'homme,  surtout  quand  cette 
union  est  durable  et  que  sa  durée  est  garantie  par 
des  promesses  solennelles,  faites  devant  témoins,  con- 
formément aux  rites  religieux,  aux  usages  reçus  ou 
auxprescriptions  légales.  En  un  mot,  le  fait  dominateur 
chez  la  femme,  c'est  le  mariage.  C'est  par  le  mariage 
que  la  femme  participe  à  la  vie  de  son  mari,  de  sorte 
que  le  r  uig  social,  la  fonction, la  fortune,  la  condition 
de  l'homme  exercent  une  influence  prépondérante  sur 
la  conduite  de  la  fenini',  sur  ses  occupations,  sur  son 
genre  d"'  vie,  en  un  mot  sur  son  rôle. 

Le  principe,  qui  a  servi  d'idée  directrice  pour  notre 
classillcation, devient  encore  ici  applicable. Sous  l'appa- 
rente uniformité   des   institutions  qui    régnent  à   une 


CLASSIFICATION    DES    FAITS    SOCIAUX  321 

époque,  il  faut  distinguer  les  conditions  créées  à  la 
femme  par  les  situations  du  mari.  C'est  de  cette  façon 
qu'on  peut  espérer  découvrir,  sous  la  multiplicité  infi- 
nie des  mœurs  féminines ,  des  habitudes  constantes  capa- 
bles de  donner  naissance  à  des  notions  vraiment  géné- 
rales. D'après  ces  considérations,  il  semble  qu'on  puisse 
établir  trois  groupes  importants  qui  du  reste —  si  l'on 
voulait  pousser  plus  loin  l'exactitude  — pourraient  se 
subdiviser  en  variétés  subordonnées. 

1"  Ld. Patricienne^  l'aristocrate,  la  mondaine  moderne, 
la  femme  de  noble  famille  qui  s'allie  avec  les  princes, 
les    puissants    ou    les    riches.  Ces    alliances    se   font 
non  seulement   avec    un  apparat  et  une  pompe  capa- 
bles  de    frapper    les    esprits,    mais    toutes   les    condi- 
tions en  sont  réglées  dans  des  conlrats^  semblables  aux 
traités  diplomatiques  :  deux  Etats  ne  traiteraient  pas 
entre  eux  avec  plus  de  solennité.  D'ailleurs,  dans  cer- 
tains cas  les  mariages  princiers  ne  sont  pas  des  unions 
dictées  par  des  inclinations  individuelles,  mais  ce  sont 
des    alliances   motivées    par  des    intérêts    nationaux. 
Quelle  que  soit  l'importance  des  intérêts   mis  en  pré- 
sence,  le  contrat   consiste    essentiellement  dans    des 
engagements  réciproques  pris  devant  témoins,  et  le  plus 
ordinairement  rédigés  par  un  officier  ministériel  sui- 
vant les  formules  coutumières  ou  légales.  L'apport  d'un 
domaine  ou  d'une  dot  constitue  une  sortes  d'acte  com- 
mercial, régi  comme  tous  les  actes  similaires  par  les 
lois  de  l'offre  et  de  la  demande  :  les  situations  les  plus 
enviées  provoquent  en  queh]ue   sorte  des  enchères,  et 
le    possesseur    d'un    nom,    d'un  titre,    d'une  fonction 
élevée,  d'une  grande  fortune  peut  choisir  les  offres  les 
plus  avantageuses.  Le  contrat  s'accompagne  d'une  con- 
sécration   religieuse    qui    passe     pour    présenter    des 
garanties  d'un  autre  ordre.  Le  mariage  n'a  pas  seule- 
ment pour  objet  d'associer  des  intérêts  et  de  délimiter 

21 


322  LES    CLASSES    SOCIALES 

des  droits.  Il  vise  à  une  union  plus  intime,  l'union  des 
sentiments,  des  volontés,  des  consciences.  Les  époux 
ne  se  proposent  pas  uniquement  le  plaisir  de  l'accou- 
plement bestial,  mais  ils  se  promettent  un  accord 
durable,  fondé  sur  le  respect  des  promesses  dont  les 
Dieux  seront  les  témoins.  Une  des  promesses  que  l'on 
retrouve  le  plus  communément  dans  les  civilisations 
les  plus  diverses,  est  que  la  femme  doit  rester  fidèle  à 
son  mari.  Car  c'est  elle  qui  sert  de  lien  aux  généra- 
tions successives,  c'est  elle  qui  assure  la  perpétuité  de 
la  famille,  qui  transmet  aux  lointains  descendants 
l'ûme  des  ancêtres.  L'adultère  trouble  cet  ordre,  fonde- 
ment des  sociétés  aristocratiques,  et  attache  un  nom 
honoré  et  puissant  à  des  êtres  indignes.  Quelles  que 
soient  les  raisons  qu'on  invoque  en  faveur  d'un  lien 
moral,  c'est  la  religion  qui  paraît  le  plus  apte  a  donner 
à  ce  lien  toute  sa  solidité.  De  là  les  cérémonies  religieu- 
ses auxquelles  président  les  prêtres,  et  qui  sont  destinées 
à  imprimer  fortement  dans  l'esprit  des  époux  cette  idée, 
que  les  Dieux  ont  enregistré  les  promesses  et  en  puni- 
ront les  violateurs.  Tels  sont  les  préliminaires  du 
mariage. 

Lorsque  le  mariage  est  consommé,  le  premier  fait  à 
signaler  est  la  inaternitè^  fait  capital  dont  l'absence 
prévue  par  les  lois  produit  la  polygamie,  la  répudia- 
tion ou  du  moins  l'adoption,  toutes  les  fois  que,  dans 
une  Société,  on  considère  comme  un  intérêt  majeur 
d'empêcher  l'extinction  d'une  famille  ou  même  de 
maintenir  l'intégrité  d'un  héritage.  Au  sujet  de  la 
maternité,  il  faut  considérer  le  nombre  des  enfants  et 
les  soins  particuliers  que  la  mère  leur  donne.  Dans  les 
classes  élevées  et  riches,  les  femmes  ont  de  grandes 
facilités  pour  se  dérober  à  ces  devoirs.  Aussi  il  arrive 
souvent  qu'elles  laissent  a  des  esclaves  ou  à  des  merce- 
naires le  soin  d'allaiter  leurs  enfants,  de  les  surveiller 


CLASSIFICATION    BKS    FAITS    SOCIAUX  323 

et  de  diriger  leur  eduealion.  Lorsque  le  désir  de  trans- 
mettre un  nom  et  de  perpétuer  une  famille  s'affaiblit, 
comme  cela  arrive  dans  nos  sociétés  modernes,  le  taux 
de  la  natalité  baisse  dans  les  classes  supérieures,  et  la 
mondaine  actuelle  n'affronte  pas  deux  fois  les  souf- 
frances et  les  laideurs  df  la  maternité. 

Commentées  femmes,  qui  n'exercent  aucune  fonction 
sociale  et  qui  n'ont  aucune  occupation  à  l'intérieur, 
emploieront-elles  les  longs  loisirs  de  leur  existence  ?  A 
des  intrigues  et  à  des  frte^.  Gomme  elle  n'a  pas  un 
champ  où  elle  puisse  déployer  directement  son  acti- 
vité, la  femme  s'ingénie  à  obtenir  par  des  influences 
indirectes  le  triomphe  de  ses  idéesetde  sestlésirs.  Elle 
agit  d'abord  sur  son  mari,  qui  n'est  souvent  que  son 
porte-parole  dans  les  questions  religieuses.  Mais  elle 
excelle  surtout  à  circonvenir  les  hauts  personnages.  Par 
la  séduction  d'un  sourire,  par  une  flatterie  ingénieuse, 
par  des  apparences  de  promesses,  par  des  coquetteries 
mêlées  de  réserve, par  des  charmes  qui  se  montrent  en 
ayant  l'air  de  se  dérober,  par  les  artifices  de  la  toilette, 
parles  conversations  brillantes  ou  capiteuses,  par  les 
tournoiements  de  la  danse,  par  la  complicité  des  par- 
fums,des  mets  délicats  et  des  vins  endormeursde  la  cons- 
cience, elle  arrive  à  faire  capituler  la  volontt?,  qui,  dans 
un  moment  d'oubli,  donne  la  promesse  longtemps  at- 
tendue ou  la  signature  irrévocabl(\  Mais  les  fêtes  ne 
servent  pas  seulement  à  fournir  un  milieu  où  l'intrigue 
puisse  évoluer  avec  plus  de  succès.  Elles  ont  en  elles- 
mêmes  de  puissants  attraits.  Aussi  c'est  dans  la  classe 
des  mondaines  que  fleurissent  toutes  les  formes  du  luxv  : 
luxe  dans  les  habitations,  d;ins  les  ameublements, dans 
les  costumes, dans  les  bijoux, dans  les  œuvres  darl.dans 
la  nourriture,  dans  les  réjouissances.  Jeune  ,  la  mon- 
daine passe  des  journées  à  combiner  la  forme  d'un 
chapeau,  à  commander  les  différentes  pièces  de    cette 


■\2ï  Li:s  ci.A.ssi:s  sociales 

armure  qu'on  appelle  une  toilette,  à  songer  à  l'orga- 
nisation  prochaine  d'une  soirée,  d'un  bal,  dune  vente 
de  charité;  à  visiter  une  exposition, à  s'exhiber  aux  cour- 
ses, à  assister  à  un  sermon,  puis  à  courir  écouter  une 
conférence  sorbonnienne  ou  un  discours  académique  ; 
le  soir  elle  va  au  théâtre,  et  la  nuit,  dans  ses  rêves,  agran- 
dit l'échancrure  de  son  corsage  et  découvre  un  peu  plus 
ses  épaules.  Avec  l'âge,  quand  les  artifices  de  toilette 
ne  parviennent  plus  à  dissimuler  «  les  outrages  du 
temps»  elle  change  de  distractions.  Par  son  assiduité 
aux  fêtes  religieuses  elle  compte  bien  acquérir  des  droits 
à  des  joies  et  des  fêtes  éternelles  dans  les  divers  Champs- 
Elysées  que  les  religions  promettent  aux  âmes  pieuses, 
qui  ont  récité  beaucoup  de  prières  et  fait  des  olfrandes 
généreuses  aux  sanctuaires. 

I^Laffunnede  conditionmoyenne .  qui. d'un  côté,  n'est 
pas  exposée  aux  tentations  de  la  vie  luxueuse,  de  l'au- 
tre, n'est  pas  assujettie  à  des  besognes  salariées  ;  la 
femme  qui  est  mère,  éducatrice  de  ses  enfants,  surveil- 
lante des  travaux  intérieurs  et  ménagère  active.  Son 
rôle  social  est  considérable.  Elle  ne  redoute  pas  les 
devoirs  de  \d.maiernitè  ;  elle  a  plusieurs  enfants  qu'elle 
nourrit  de  son  lait  et  ne  confie  point  à  des  mains  mer- 
cenaires ;  elle  veille  elle-même  sur  leur  santé,  s'inté- 
resse à  leurs  premiers  balbutiements,  s'elTorce  d'éveil- 
ler de  bonne  heure  leur  conscience,  encourage  leurs 
jeux  et  récompense  d'une  caresse  leurs  premiers  efforts 
d'écoliers. 

Ses  obligations  maternelles  ne  lui  font  pas  négliger 
les  besognes  de  l'intérieur.  Peu  soucieuse  des  reven- 
dications féministes,  elle  ne  cherche  pas  à  supplanter 
l'homme  dans  ses  fonctions,  mais  elle  se  fait  son  auxi- 
liaire dévouée,  en  se  conformant  à  cette  division  du 
travail  i)ratiquée  de  tout  temps  dans  la  famille.  Le 
mari  ai)porle  dans  la  maison    les  biens  gagnés   par  le 


CLASSIFICATION    DES    FAITS    SOCIAUX  32o 

travail    du  dehors  ;   la  femme,  chargée  de  récoiiomi»; 
domestique,  en  fait  le  meilleur  emploi.  Bien  avant  que 
les  médecins  aient  proclamé  les  dangers  des  microbes, 
la  femme  par  un  instinct  inné  de  propreté,  ou  plutôt 
par  une  expérience  certaine  —  bien   qu'elle  n'ait  pas 
su  se  formuler  en    aphorismes  savants   —  la    femme 
poursuivait  les  poussières  pathogènes,  et  par  ses  instru- 
ments magiques  —  le  balai    et    le  torchon  —  contri- 
buait h  écarter  de  son  intérieur  les  terribles   maladies 
contagieuses.  C'est  la  femme  qui  a  sans   doute  appris 
à  l'homme  à  se  débarbouiller,  à  se  peigner,  à  ne  pas 
fourrer  ses  doigts  dans  son  nez,  à   manger   avec   une 
fourchette  ;  c'est  elle  qui  nettoie  son  linge,  qui   d'une 
aiguille  diligente  consolide  un    bouton   ou    répare   le 
désordre  du  costume  masculin.  C'est  elle  aussi  qui  orne 
la  maison  et  qui  en  fait  un  lieu  de  repos  et  de  plaisir. 
Lassé,  l'homme  a  oublié  toutes  ses  fatigues  dès  qu'il  a 
franchi  le   seuil  oi^i  tout  lui  sourit.  Au  coin  du   feu   il 
trouve  le  siège  où  il  a  l'habitude  de  s'asseoir,  pendant 
que  la  ménagère  dresse  le  couvert  et  lui  réserve  la  sur- 
prise d'une  nouvelle  recette.  Car,  si    c'est   Prométhée 
qui  est  l'inventeur  du  feu,   c'est  la  femme  sans  doute 
qui  l'a  domestiqué  et  l'a  rendu  propre   à    rissoler    les 
viandes  et  à  dompter  la  cruditt^  des    légumes.    I^nlin 
la  femme  est  économe  :  |)lns  défiante  de  l'avenir,   clh; 
est  aussi  plus  portée  à  l'i'pargne.  C'est  grùce  aux  mœurs 
bourgeoises  —  si  ridiculisées  par  les  écrivains  flatteurs 
de  l'aristocratie  —  que  la  richesse  mobilière  s'est  sans 
cesse  accrue.  C'est  la  femme  qui  a  pressenti  la  puissance 
de  l'argent  et  qui,  par  la  sagesse  de  son  administration, 
a  contribu' dans  la  |)lus  large  mesure  à    hi    constitu- 
tion du  capital,  l'agent  si  [)uissanl  des  transforiualions 
sociales.  Cette  femme  de  condition   moyenne   est  pon- 
dérée, ennemie  d(;s  exagérations  opposées,  au.xquelles 
conduisent  les  soubresauts  d'une    imagination   oisive 


326 


LES    CLASSES    SOCIALES 


qui  se  complaît  au  rève.  Le  contact  continu  avec  les 
re'alités,  les  obligations  et  les  plaisirs  de  la  maternité, 
les  soins  réguliers  du  ménage,  les  soucis  de  l'adminis- 
tration intérieure,  la  responsabilité  du  bonheur  com- 
mun, la  préservent  des  raffinements  du  plaisir  et  aussi 
d'une  mysticité  maladive.  Elle  est  religieuse,  mais  elle 
pense  que  les  meilleurs  exercices  de  dévotion  consis- 
tent moins  dans  des  marmottements  de  prière  à  la 
Déméter  d'Eleusis  ou  à  St- Antoine  de  Padoue  que  dans 
la  pratique  constante  de  ses  devoirs. 

3°  L'ouvrière  qui,  outre  les  charges  de  son  ménage, 
doit  s'occuper  d'un  travail  supplémentaire  au  dehors. 
Si  l'on  jugeait  les  choses  à  priori,  on  serait  porté  à 
croire  que  la  maternité  doit  souflrir  de  cette  condition. 
Incapable  de  surveiller  ses  enfants,  possédant  des 
ressources  très  faibles,  la  femme  douée  de  prévoyance 
devrait,  semble-t-il,  restreindre  le  nombre  de  ses 
enfants.  C'est  tout  le  contraire  qui  se  produit.  La  fécon- 
dité est  remarquable  dans  la  classe  des  ouvrières  delà 
campagne  ou  de  la  ville.  L'éducation  physique,  intel- 
lectuelle et  morale  des  enfants  est  souvent  négligée.  Il 
est  évident  que  la  femme  qui  passe  sa  journée  à  l'atelier 
ne  peut  veiller  sur  ses  enfants,  entretenir  leurs 
vêtements,  diriger  leurs  petits  travaux  d'écoliers  et 
corriger  les  mauvaises  habitudes  naissantes.  Il  en 
résulte  que  les  nouvelles  générations,  ainsi  abandonnées 
à  elles-mêmes,  sont  exposées  à  contracter  des  vices 
graves,  surtout  quand  elles  se  développent  dans  des 
milieux  de  corrupteurs  comme  les  grandes  villes  et  les 
centres  industriels.  Pour  éviter  ces  conséquences  et 
remédier  à  ce  péril  social,  l'Etat  obligé  d'intervenir 
est  amené  sous  la  pression  des  nécessités  urgentes  à  se 
substituer  à  la  mère  défaillante.  Il  prend  à  sa  charge 
non  seuhiment  l'instruction  de  l'enfant  mais  encore 
sa  première  éducation,    en  ouvrant  des  asiles    et  des 


CLASSIFICATION    DES    FAITS    SOCIAUX  327 

crèches.  Si  rouvrière,  astreinte  à  un  travail  pénible, 
arrive  à  oublier  ses  devoirs  de  mère,  elle  néglige 
encore  plus  facilement  les  soins  de  l'intérieur.  D'où 
un  appartement  mal  tenu,  sans  confortable,  sans  pro- 
preté, oii  s'entasse  a  l'étroit  toute  la  famille  ;  une  cui- 
sine faite  à  la  hâte  que  chacun  absorbe  sans  plaisir  ; 
pas  de  conversation,  mais  souvent  des  scènes  de  violence, 
nées  de  récriminations  mutuelles  et  malheureusement 
fondées  ;  puis  le  coucher  dans  un  espace  trop  restreint 
et  sans  les  réserves  nécessaires.  Il  n'y  a  pas  lieu  de 
s'étonner  que  le  mari  ne  s'attache  pas  à  un  pareil 
intérieur,  et  que  dans  ses  moments  de  loisir  il  aille 
au  cabaret  oublier  dans  l'ivresse  sa  vie  misérable. 
Le  travail  des  femmes  dans  les  ateliers  a  des  effets 
économiques  souvent  signalés.  Comme  la  femme  se 
contente  de  salaires  réduits,  les  industriels,  toujours 
soucieux  d'augmenter  leurs  profits,  ont  une  tendance  a 
remplacer  les  ouvriers  mâles,  toutes  les  fois  que  par 
le  développement  du  machinisme  les  besognes  ne  sont 
pas  au-dessus  des  forces  de  la  femme.  De  cette  concur- 
rence féminine  résulte  une  baisse  dans  les  salaires  de 
l'homme,  chef  de  famille,  qui  ne  peut  plus  se  passer 
du  gain  supplémentaire  apporté  par  sa  femme.  La  vie 
de  l'atelier  présente  des  inconvénients  non  moins  graves 
au  point  de  vue  de  la  moralité.  Inutile  d'insister  sur 
un  fait  que  nous  avons  déjà  relaté  plus  haut  et  que 
tous  les  moralistes  sont  unanimes  à    signaler. 

La  courtisane  forme  une  catégorie  distincte.  Par 
euphémisme  on  l'a  appelée  «  une  marchande  de  sou- 
rires »  .  Et  en  elfet  ce  qui  la  caractérise,  c'est  de  pra- 
tiquer ce  genre  de  commerce  où  les  plaisirs  sensuels 
s'échangent  pour  d<;  l'argent. 

Dans  cette  revue  de  la  société,  il  est  impossible  de 
passer  sous  silence  les  phénomènes  sociaux  auxquels 
donne   lieu  ce  genre  de  vie,  phénomènes    (jui   ont  eu 


328  LES    CLASSES    SOCIALES 

tant  d'importance  dans  tous  les  temps,  mais  surtout  aux 
époques  de  haute  civilisation  et  particulièrement  dans 
les  grandes  agglomérations  urbaines.  Mais  il  faut  en 
parler  avec  le  calme  du  médecin  qui  expose  la  struc- 
ture d'un  fibrome  et  en  signale  les  elfets  sur  l'orga- 
nisme. 

Puisque  le  genre  de  vie  est  la  règle  suprême  de  notre 
classification,  il  ne  semble  pas  qu'il  faille  confondre 
dans  une  même  classe  toutes  les  femmes  qui  font  trafic 
de  l'amour. Mais  on  pourrait  les  répartir  en  deux  grou- 
pes :  le  premier  comprendrait  les  prostituées  qui  ven- 
dent le  plaisir  au  premier  venu,  comme  on  livre  dans 
un  bazar  des  marchandises  à  des  prix  marqués  ;  le 
deuxième  renfermerait  les  <(  demi-mondaines  »  qui 
entretiennent  des  relations  plus  durables  avec  une 
même  personne,  en  lui  donnant  l'illusion  de  l'amour 
ou  du  moins  d'une  préférence. 

A  la  prostitution  se  rattachent  les  questions  de  santé, 
de  moralité  et  de  richesse  publiques.  Par  la  fréquence 
de  leurs  liaisons,  les  prostituées  sont  exposées  à  con- 
tracterdes  maladies  vénériennes  et  aies  propager  dans 
le  public.  Aussi  dans  la  plupart  des  Etats  il  existe  des 
règlements  qui  soumettent  la  prostitution  à  une  sur- 
veillance officielle.  La  fille  de  joie  n'aime  pas  ses  amants 
de  passage.  Loin  de  vouloir  leur  bien,  elle  s'elforce  de 
développer  en  eux  tous  les  vices  dont  elle  doit  profiter: 
la  paresse,  la  gourmandise,  la  fourberie,  la  prodigalité. 
Elle  use  de  toutes  ses  séductions  pour  détourner  l'hom- 
me de  ses  devoirs,  pour  l'étourdir,  pour  l'enivrer,  afin 
que  dans  ces  moments  de  plaisir  et  d'orgie  il  devienne 
une  proie  plus  facile  à  sa  cupidité.  Elle  ne  produit  rien, 
mais  en  revanche  elle  montre  une  activité  inlassable 
dans  la  consommation. 

Les    courtisanes  de   {)lus  haut  vol    échappent   aux 
réglementations   officielles.  Les  Phrynés  Athéniennes, 


CLASSIFICATION    DES    FAITS    SOCIAUX  329 

les  Ninons  de  la  Monarchie  ou  les  Diane  de  Ce- 
rilly  modernes  approchent  de  trop  près  les  poten- 
tats pour  ne  pas  obtenir  des  privilèges,  qui  s'éten- 
dent à  leurs  semblables  de  rang  un  peu  inférieur. 
Pour  le  reste,  leur  genre  de  vie  ressemble  à  celui  des 
prostituées  :  elles  agissent  avec  la  môme  absence  de 
scrupules,  mais  déploient  une  virtuosité  plus  grandfi 
dans  l'exécution.  C'est  pour  elles  les  parfums  rares, 
les  mets  délicats,  les  boissons  enivrantes,  les  recher- 
ches de  toilette,  les  bijoux,  les  ameublements  coquets  ; 
c'est  elles  qui  encouragent  les  industries  de  luxe  ou 
mieux  qui  souvent  introduisent  dans  une  société  les  or- 
nements inutiles  et  les  parures  coûteuses.  Elles  procu- 
rent aux  vieux  beaux  le  triste  avantage  de  prolonger 
à  grands  frais  leurs  turpitudes. Elles  détournent  à  leur 
profit  la  fortune  qui  servirait  à  doter  des  jeunes  filles 
ou  à  compléter  l'éducation  des  jeunes  gens,  parce 
qu'elles  savent  satisfaire  une  vanité  imbécile  et  exciter 
des  appétits  grisonnants.  Elles  font  souvent  des  voleurs 
en  soumettant  à  une  trop  lourde  épreuve  la  probité 
des  manieurs  de  fonds. Ce  qui  est  plus  grave  encore  au 
point  de  vue  social,  c'est  que  leur  vie  fastueuse  excite 
l'envie,  non  seulement  des  filh^s  qui  aspirent  à  les  imi- 
ter mais  même  des  travailleuses  honnêtes,  qui  s'épui- 
sent dans  un  labeur  ingrat  et  qui  sont  scandalisées  de 
voir  dans  la  société  des  situations  de  fortune  réparties 
au  rebours  de  la  justice. 

La  courtisane  décourage  par  son  exemple  la  loyauté 
dans  les  promesses,  le  travail  utile,  les  devoirs  de  la 
maternité,  la  tempérance  et  la  modération  dans  les 
dépenses.  Elle  est  le  frelon  qui  bourdonne  autour  de 
la  ruche,  avide  du  miel  produit  par  les  abeillfs. 

La  diversité,  qui  sépare  les  femmes  ap[)artenant  aux 
dilféren tes  catégories  sociales, n'empêche  [)as  l'exislence 
de  quelques    traits  communs,  qui   se  mauifestenl   p.ir 


330  LES    CLASSES    SOCIALES 

des  faits  sociaux  répandus  partout  et  à  toutes  les  épo- 
ques.Ce  sont  :  1°  le  goût  pour  la  parure  qui  donne  cours 
aux  pierres  précieuses, aux  bijoux, aux  étoffes  riches...  et 
stimule  les  industries  de  luxe;  2» le  goût  pour  les  fêtes 
qui  se  traduit  par  des  cérémonies  religieuses,  des  pro- 
cessions, des  chants,  ou  des  réjouissances  mondaines, 
des  festins  et  des  bals;  3°  les  sentiments  de  pitié  qui 
naissent  d'une  impressionnabilité  plus  vive  et  qui 
d'ordinaire  s'exercent  en  faveur  des  enfants.  Quand  la 
maternité  fait  défaut,  ces  sentiments  de  pitié  prennent 
une  autre  direction  et,  s'appliquant  aux  faibles,  aux 
pauvres,  aux  malades,  suscitent  les  formes  si  multiples 
de  l'assistance  privée. 

Cependant  ces  traits  communs  ne  suffisent  pas  pour 
caractériser  l'activité  féminine  et,  pour  arriver  à 
l'exactitude  scientifique,  il  est  nécessaire  d'ajouter  à 
ces  traits  les  marques  propres  à  chaque  groupe,  marques 
imprimées  lentement  mais  sûrement  par  le  genre  de 
vie,  et  le  milieu  social  où  l'activité  féminine  doit 
s'exercer. 

13"  Lesenfanfs.Lc  sociologue, qui  est  soucieux  d'exac- 
titude, s'occupe  de  l'enfance  avec  autant  de  soin  que 
le  botaniste  étudie  la  germination  de  la  graine  et  les 
premiers  développements  de  la  plante.  Car  c'est  du 
régime  physique,  intellectuel  et  moral  appliqué  à  l'en- 
fance que  résulte  le  caractère  des  nouvelles  générations. 
Par  suite,  c'est  par  l'étude  attentive  de  ce  régime  qu'il 
est  possible  de  connaître,  ou  du  moins  de  pressentir  les 
tendances  nouvelles  qui  pourront  se  faire  jour  dans  les 
différentes  classes  sociales.  Dans  une  classification  de 
faits  sociaux,  il  est  donc  nécessaire  d'accorder  une  place 
importante  aux  questions  relatives  à  l'enfance. 

Les  principales  sont  les  suivantes  : 

l**  Le  nombre  des  enfants  qui  est  un  des  principaux 
facteurs  de  la  population.  Mais  il  ne  suffit  pas  d'obtenir 


CLASSIFICATION    DES    FAITS    SOCIAUX  331 

un  total  général.  Ce  qu'il  importe  surtout  de  connaître, 
c'est  la  façon  dont  les  diflérontes  classes  se  renouvellent. 
Il  en  est  ici  d'une  société  comme  d'un  être  vivant.  Le  poids 
brut  d'un  homme  n'est  pas  l'indice  certain  de  sa  force  ; 
mais  pour  arriver  à  une  appréciation  exacte  il  faudrait 
mesurer  les  différents  organes  et  savoir  dans  quelle  pro- 
portion entrent  les  muscles  et  la  graisse.  De  même  dans 
une  société  il  faut  s'assur(U'  que  l'équilibre  entre  les 
classes  ne  menace  pas  d'être  rompu  ;  car  la  pléthore 
d'un  côté  compense  mal  la  pénurie  qui  se  manifeste 
ailleurs.  Ainsi  en  France  ce  sont  les  classes  ouvrières 
qui  sont  en  ce  moment  les  plus  prolifiques.  D'où  la 
poussée  formidable  que  ces  classes  exercent  pour  occu- 
per dans  la  société  une  place  en  rapport  avec  leur  im- 
portance  numérique. 

2"  L'Education  physique  qui  a  pour  objet  de  veiller 
à  l'entretien,  à  la  santé  de  l'enfant  pendant  la 
longue  période  oii  il  est  incapable  de  subvenir  lui- 
même  aux  nécessités  de  la  vie.  Ou  cette  éducation  est 
entièrement  abandonnée  à  la  famille  et  particulièrement 
au  père  qui,  n'ayant  de  compte  à  rendre  à  personne  àce 
sujet,  dispose  même  de  la  liberté  et  de  la  vie  de  son  en- 
fant. Ou  cette  éducation  se  donne  sous  le  coiilrùb'  de 
l'Etat,  qui  restreint  les  droits  de  la  famille  et  impose 
aux  parents  des  obligations  diverses,  comme  autant  de 
garanties  prises  en  faveur  de  l'enfance.  L'éducation 
physique  comprend  :  la  nutrition  en  général  et  surtout 
l'allaitement,  qui  est  donné  au  sein  soit  par  la  mère, 
soit  par  des  nourrices  mercenaires,  ou  qui  se  donne 
pardes  moyens  artificiels  tels  que  le  biberon.  (Le  mode 
de  nutrition  (unployé  a  une  très  grande  inilueuce  sur  la 
mortalité  des  enfants).  Elle  comprend  en  outre  les 
jeux,  les  exercices  corporels,  la  vie  au  grand  air  et 
règle  les  études  comme  les  travaux  manuels.  C'est  au 
nom  de  l'hygiène  qu'on  proscrit  le  surmenage  intellec- 
tuel et  le  travail  j)rématuré  dans  les  manufactures. 


332  LES    CLASSES    SOCIALES 

3''  L'Efhication  intellectuelle  ou  instruction  propre- 
ment dite,  qui  se  présente  sous  les  trois  modes  connus  : 
primaire,  secondaire  et  supérieur.  A  ce  sujet  il  faut 
considérer  quelles  classes  participent  à  ces  formes 
d'enseignement,  quels  maîtres  en  sont  chargés  et  quel 
rôle  jouent  à  cet  égard  la  famille,  le  clergé  et  l'Etat. 
Inutile  d'insister  sur  ces  points  dont  l'importance  est 
manifeste. 

4°  r Education  profefisionnelle  qui  comprend  l'appren- 
tissage relatif  surtout  aux  métiers  manuels,  et  l'instruc- 
tion donnée  dans  des  Ecoles  spéciales.  C'est  ainsi  que 
les  jeunes  Romains  allaient  se  former  à  l'éloquence  à 
Athènes  ou  à  Rhodes  ;  que  nos  officiers  passent 
par  St-Cyr  ou  Polytechnique  ;  que  les  futurs  prêtres 
catholiques  séjournent  plusieurs  années  dans  les  sémi- 
naires. 

5°  r Education  morale ^  qui  se  donne  par  la  religion, 
par  la  philosophie  et  par  les  inlluences  multiples 
du  milieu  :  conversations,  lectures,  jeux,  spectacles 
et  surtout  exemples.  L'enFant  est  imitateur.  Et,  quand 
paf  suite  des  circonstances  ou  d'un  choix  réfléchi  les 
mêmes  impressions  afduent  dans  son  esprit  encore 
neuf,  l'empreinte  devient  de  plus  en  plus  profonde  et 
parfois  laisse  un  pli  ineffaçable. 

Voilà  pourquoi  à  toutes  les  époques  les  classes  ri- 
vales se  sont  disputé  avec  tant  d'âpreté  l'àme  de 
l'enfant. 

IV 

PATHOLOGIE    SOCIALE 

Tous  les  faits  précédents  sont  les  produits  de  fonc- 
tions qui  s'exercent  normalement.  .Mais  les  Sociétés 
peuvent,  comme  les  organismes  vivants,  être  le  siège 


CLASSIFICATION    DES    FAITS    SOCIAUX  333 

de  troubles.  Ces  troubles  constituent  ce  que  par  ana- 
logie on  peut  appeler  la  Palhologie  sociale,  dont  Tétudo 
comprend  les  questions  relatives  au  paupérisme  et  à  la 
criminalité. 

li*»  Paupérisme  fit  assistance.  Les  faits  désignés  sous 
le  nom  de  paupérisme  servent  à  caractériser  cette  classe 
de  personnes,  qui  dans  une  Société  sont  incapables  de 
subvenir  par  elles-mêmes  à  leurs  besoins  physiques. 
Pour  des  raisons  diverses  leur  activité  est  déficiente. 
Et,  comme  les  secours  qui  viennent  d'ordinaire  de  la 
famille  ou  parfois  d'une  fortune  personnelle  leur  font 
défaut,  l'existence  de  ces  indigents  serait  menacée  s'ils  ne 
trouvaient  assistance  auprès  soit  de  particuliers,  soit  de 
classes  plus  particulièrement  vouées  à  la  charité,  soit 
fnfin  de  l'Etat.  Les  deux  choses  —  paupérisme  et  assis- 
tance —  sont  donc  connexes.  Mais  l'une,  le  paupérisme, 
est  antérieure  logiquement;  et  ce  sont  ses  formes  diver- 
ses qui  sollicitent  la  création  d'organes  d'assistance  cor- 
respondants. 

Voici  les  ditlerentes  catégories  d'êtres  impropres 
à  gagner  leur  subsistance  :  1"  les  orphelins  dont 
les  parents  n'ont  point  laissé  de  ressources  suffisantes 
à  leur  éducation,  et  les  enfants  abuiuloiuiés  dont  les  pa- 
rents sont  inconnus  ou  qui  se  refusent  àrem[)lir  leurs 
devoirs  ;  2°  les  vieillards  dépourvus  de  ressources,  et 
trop  faibles  ou  ti'op  maladroits  pour  continuer  un  tra- 
vail lucratif  ;  3"  la  longue  théorie  des  invalides  dé- 
pourvus des  soins  de  la  famille,  les  aveugles,  les  infir- 
mes, les  estropiés,  les  malades,  les  incurables,  tous  les 
anciens  hôtes  de  hi  cour  des  miracles  ;  4"  la  cohue  des 
sans-travail,  les  victimes  des  chômages  forcés  et  par- 
fois volontaires,  les  prolétaires  chargés  de  familh^  et 
dont  le  salaire  est  insuffisant,  les  veuves  avec  enfants, 
tous  ceux  en  un  mot  qui  exercent  ou  pourraient  exer- 
cer leur  activité,  sans  pouvoir  subvenir  complètement 


334  LES    CLASSKS    SOCIALES 

à  leurs  besoins  et  aux  besoins  de  ceux  dont  ils  ont  la 
charge. 

Quels  moyens  d'action  emploient  tous  ces  déshéri- 
tés pour  adoucir  leur  sort  ?  Rien  autre  chose  que  les 
signes  de  la  détresse  et  de  la  souffrance  :  des  haillons, 
des  figures  pâlies,  des  voix  plaintives,  des  regards  sup- 
pliants, des  larmes,  tout  ce  qui  pénétrant  dans  les 
âmes  suscite  des  idées  importunes  et  provoque  des  sen- 
timents de  pitié. 

Les  idées  et  les  sentiments,  lorsqu'ils  prennent  une 
grande  intensité,  ne  restent  pas  renfermés  dans  le  for 
intérieur,  mais  tendent  à  se  manifester  au  dehors  par 
des  actes  correspondants.  Telle  est  la  source  commu- 
ne des  différentes  formes  de  l'Assistance.  Ces  formes 
sont  caractérisées  par  les  classes  diverses  ou  les  grou- 
pements spéciaux  qui  se  donnent  pour  tâche  de  soula- 
ger les  infortunes. 

1°  Les  prêtres,  au  nom  de  la  religion,  ont  le  plus 
souvent  recommandé  l'aumône  et  le  soin  des  malades. 
Dans  le  paganisme,  les  pauvres,  pensait-on,  étaient 
envoyés  par  Jupiter,  et  les  Dieux  eux-mêmes  se  cachaient 
sous  des  haillons  pour  pouvoir  frapper  avec  plus  de 
justice  les  riches  sans  entrailles  qui  les  avaient 
repoussés.  Dans  le  christianisme,  la  charité  est  une 
prescription  divine  et  elle  doit  être  pratiquée  par  crainte 
ou  par  amour  de  Dieu  :  les  pauvres  sont  les  membres 
vivants  du  corps  mystique  de  Jésus.  Le  clergé  s'est 
souvent  fait  le  collecteur  et  le  distributeur  des  aumô- 
nes. De  là  les  distributions  de  soupes  aux  portes  des 
monastères  sous  l'ancien  régime  ;  de  là  les  œuvres 
multiples  qui  se  créent  partout  pour  porter  remède  à 
tous  les  genres  d'infortunes  :  maisons  pour  les  enfants 
trouvés,  maternités,  orphelinats,  asiles  pour  les  vieil- 
lards, hôpitaux  pour  les  aveugles,  les  sourds-muets, 
les  estropiés,  les  incurables,  les  malades.... 


CLASSIFICATION    DES    FA  H  S    SOCIAFX  'VA'> 

2"  L'Assistance  publique  se  fait  par  l'Etat,  quand 
bien  pénétré  des  idées  de  solidarité  sociale  il  s(>nt  la 
nécessité  de  ne  négliger  aucun  intérêt.  Dans  une  aris- 
tocratie, les  esclaves,  les  pauvres,  les  misérables  sont 
abandonnés  à  leur  sort.  Les  heureux  possesseurs  de  la 
fortune  et  du  pouvoir  ont  beaucoup  de  peine  à  ne  pas 
considérer  la  pauvreté  comme  un  délit.  Les  gouver- 
nements démocratiques  ne  montrent  pas  cette  sereine 
indifférence  à  l'égard  des  classes  nécessiteuses.  Mais, 
ayant  conscience  de  leur  responsabilité  et  s'inspirant 
de  motifs  purement  humanitaires,  ils  s'efforcent  de 
réparer  le  mal  et,  ce  qui  est  mieux  encore,  d'apporter 
des  remèdes  préventifs.  Non  seulement  ils  cherchent, 
à  l'imitation  du  clergé,  à  venir  en  aide  aux  miséreux 
de  toute  sorte  dans  les  hôpitaux  aménagés  avec  tout  le 
confort  et  les  ressources  de  la  science  moderne.  Ils 
tiennent  surtout  à  empêcher  le  développement  du 
mal  et  par  des  règlements  nombreux  —  qui  indiquent 
au  moins  leur  bonne  volonté  —  surveillent  le  travail 
dans  les  manufactures,  protègent  les  femmes  et  les 
enfants  contre  l'exploitation  patronale,  songent  aux 
retraites  ouvrières,  établissent  la  responsabilité  des 
employeurs  dans  les  accidents  du  travail,  autorisent 
les  grèves  soutenues  en  vue  de  l'élévation  des  salaires 
et  de  la  dignité  de  l'ouvrier,  favorisent  les  syndicats 
et  les  sociétés  d'épargne  ou  de  secours  etc.. 

3"  L'Assistance  privée  se  présente  sous  deux  modes 
distincts  :  elle  se  fait  ou  bien  par  des  personnes 
charitables  ([ue  leur  situation  de  fortune  garanti!, 
suivant  toute  probabilité,  de  la  misère;  ou  bien  par  des 
mutualités  composées  de  personnes  d'une  même 
profession,  qui  s'associent  dans  le  but  de  parer  à  des 
risques  courus  également  par  tous.  Dans  le  premier 
cas  ce  sont  les  sentiments  de  pitié  qui  dominent,  qu'ils 
soient  inspirés  par    la    religion    ou  simplement    j)ar 


336  LES  CLASSES  SOCL\LES 

amour  de  riniraanité  ;  dans  le  second  c'est  la  prévo- 
yance qui  dirige  la  conduite  et  entretient  les  idées  de 
solidarité. 

io° Les  Délits  et  /es  Crimes  ne  résultent  pas  du  genre 
d'activité  exercée  habituellement.  Mais  ce  sont  des  actes 
exceptionnels  déterminés  par  un  ensemble  de  condi- 
tions où  entrent  dans  des  mesures  diverses  les  circons- 
tances de  temps  et  de  lieu,  les  habitudes  de  vie,  la 
situation  de  fortune,  Féducation,  les  croyances  reli- 
gieuses ou  philosophiques  et  enfi)i  la  disposition  du 
corps  et  de  l'esprit.  La  profession  ne  joue  ici  qu'un 
rôle  secondaire,  de  sorte  que  les  délits  et  les  crimes 
nappartiennent  pas  à  des  classes  spéciales  mais  peu- 
vent se  produire  dans  toutes,  ce  que  révèlent  les  statis- 
tiques. De  plus  ces  faits  dépendant  dun  trop  grand 
nombre  de  conditions  paraissent  contingents  ou  du 
moins  échappent  à  la  prévision  scientifique. 

Mais  comme  la  recherche  des  causes  n'est  pas  ici  en 
question,  il  suffira  de  caractériser  la  nature  des  délits 
et  des  crimes,  puis  de  signaler  les  différentes  sortes  de 
réactions  qu'ils  ont  suscitées  de  la  part  des  particuliers, 
des  familles,  des  représentants  de  la  religion  et  enfin 
de  l'Etat. 

Le  délit  —  ou  le  crime  qui  ne  présente  avec  lui  qu'une 
différence  de  degré  —  consiste  essentiellement  dans  la 
violation  d'une  règle  établie  soit  par  la  coutume,  soit 
par  la  religion,  soit  parles  législateurs.  Ces  règles  sont 
d'une  extrême  variabilité  selon  les  époques  et  les  pays  ; 
mais  quelques  bizarres  ou  irrationnelles  qu'elles  parais- 
sent aux  étrangers,  elles  ne  s'en  imposent  pas  avec 
moins  de  rigueur  à  ceux  que  les  circonstances  y  sou- 
mettent. Ainsi  en  Corse  la  vendetta  a  beau  être  pros- 
crite par  les  lois,  elle  n'en  subsiste  pas  moins  comme 
une  obligation  à  laquelle  il  serait  déshonorant  de  se 
soustraire  ;  manger  de  la  graisse  animale  est  aux  yeux 


CLASSIFICATI  :>.\    hKS    KAITS    SOCIAIX  '.V,\~ 

de  rindoii  le  plusgTiui  1  des  crimes  ;  pliuil.'i-  du  labac 
dans  son  champ  est  un  délit  que  rcprimc  av.'C  vigaienr 
le  fisc  français.  L'essence  du  délit  vient  d'ctre  fixée. 
Quant  à  énumérerrinfinic  multiplicité  df  ses  formes,  il 
n"y  faut  point  song'r  :  .<  la  voix  de  fer  »  du  poète 
s'userait  à  cette  ingrale  besogne. 

Le  paupérisme  provoqua  rassistancc.  De  même  le 
crime  appelle  la  repression,  qui  est  la  réaction  natu- 
relle du  milieu  o'fensé  contre  les  violatenrsdes  mieurs, 
des  règlements  et  d'slois.  Trois  éléments  constituent 
la  répression  :  I'^  la  rerhen-fie  du  coupable  ;  2''  \q  juge- 
ment où  la  gravité  de  la  faute  est  appréciée  ;3^  la.  peine 
qui  consiste  essentiellement  dans  un  >  souffrance,  mais 
dont  les' variétés  défient  les  imaginations  les  plus  fer- 
tiles. Ces  faits  sociaux,  (|ui  relèvent  chacun  d'une  fonc- 
tion distincte, ontune  très  grande  importance  sur  le  nom- 
bre et  la  gravité  des  délits.  Si  la  police  est  exacte  et 
laisse  peu  d'espoir  aux  ci-imiiKds  d"('cliapi)iM',  toutes 
choses  égales  d'ailleui's,  la  criminilité  aura  une  t'u- 
dance  à  décroître.  Dans  les  t'uips  d'  trouble  où  la  po- 
lice se  relâche  et  dans  les  villes  [>  jpiiliMi>es  où  elle  est 
souvent  débordée  le  taux  de  la  criminalité  augmente, 
ce  que  les  statistiques  constatent  par  des  courbes  as- 
cendantes. Si  les  jugr'aients  sont  rendus  avec  justice 
par  une  application  r/'guliére  d(':^  lois,  les  d('"liiMiii;iiils 
n'ayant  pas  à  comptei-  sur  une  indulgiuice  non  juslilit'c 
seront  ret^'uus  par  la  cM'titude  d'um'  condamnation. 
Au  contraire,  les  vari.itious  et  les  caprices  des  Jurys, 
s'ils  n'encouragent  pas  aux  crim.'S,  diminuentdu  moins 
la  force  des  idées  anta;;;):ustes  et  par  là  conduisent  au 
môme  résultat  .  Quant  aux  peines,  elles  ont  d'autant 
plus  d'eflicacité  (ju'elles  IVapj)e:it  plii^  forl  la  si'usibi. 
lité  [)hysi(|ue  et  morale.  Ivi  souime  le  s'utiment  ([ue 
l'on  cherche  à  faire  n  nlr  '  dans  Tespril  du  criminid 
pourlairt;  ci)ntr. '-poids  ;i  la  violence    du  (b'sir,   c'est  la 

22 


'{.')8  LKS    CLASSES    SOCIALES 

peur.  Si  le  régime  pénitentiaire  donne  aux  détenus  une 
vie  peu  inférieure  ù  celle  de  beaucoup  de  misérables 
innocents, la  répression  est  énervée,  et  il  n'est  pas  éton- 
nant que  les  prisons  s'étendent  et  se  multiplient.  Les 
principes  sur  lesquels  s'appuie  la  répression  semblent 
j)ouvoir  se  ramener  aux  trois  suivants:  1"  la  vengeance, 
dont  la  forme  la  plus  rationnelle  est  le  talion  k  œil  pour 
œil,  dent  pour  dent  »  ;  2"  l'expiation  ou  la  réparation 
du  désordre  par  le  moyen  de  la  souffrance,  idée  qui  a 
son  origine  dans  la  religion,  où  le  crime  considi-ré 
comme  une  olîensc  envers  la  Divinité  ne  s'efface  que 
par  les  pénitences  prescrites  ;  3o  l'utilité  sociale,  où 
l'on  vise  d'un  côté  à  corriger  le  coupable,  de  l'autre  à 
intimider  ceux  qui  seraient  tentés  de  l'imiter.  Gar- 
dienne de  l'ordre,  la  société  manquerait  à  une  de  ses 
fonctions  essentielles,  si  elle  restait  désarmée  en  pré- 
sence des  criminels,  perturbateurs  des  relations  so- 
ciales. 

Tels  sont  les  principaux  faits   sociaux. 

Il  semble  que  l'énumération  donnée  présente  un 
tableau  complet  de  la  vie  sociale.  Suivant  leurs  préfé- 
rences personnelles,  les  auteurs  ne  s'attachent,  d'ordi- 
naire, à  montrer  qu'une  face  des  choses  et, par  une  pente 
naturelle,  sont  tout  prêts  à  nier  1  importance  des  autres 
[)arties.  Ainsi  les  politiques  ne  voient  que  l'Etat  avec 
les  différents  pouvoirs  dont  il  dispose.  Les  prêtres 
r<i})[)ortent  tout  à  la  religion  et  voudraient  tout  absor- 
ber en  elle.  Les  militaires  n'ont  de  confiance  que 
dans  la  force  matérielle  et  flétrissent  du  nom  d'idéolo- 
gues les  défenseurs  du  droit.  Les  intellectuels  célè- 
brent la  science,  la  philosophie  et  lesarts,  mais  montrent 
un  dédain  exagéré  pour  les  rustres  à  l'esprit  lourd,  dont 
les  bras  vigoureux  fécondent  pourtant  la  terre.  Les 
économistes  renvoient  aux  artistes  leurs  dédains  et  ne 
comptent  dans  la  société  que  les  forces  productrices  de 


CLASSIFICATION    DES    FAITS    SOCIAUX  339 

l'utile.  Quant  au  rôle  de  la  femme  il  a  été  le  plus 
souvent  méconnu.  Les  liistoriens  ont  égayé  leurs 
récits  d'aventures  galantes,  mais  n'ont  point  paru  soup- 
çonner qu'elle  constitue,  par  lenonibi'e,la  moitié  de  la 
société,  et  que  sans  injustice  elle  pourrait  revendique  r 
une  part  égale  d'influence.  S'il  n'est  pas  interdit  de 
concentrer  ses  etîorts  sur  un  point  spécial,  cependant  il 
ne  faut  pas  que  l'arbre  cache  la  forêt  et  que  le  fragment 
passe  pour  le  tout.  Dans  la  société  où  toutes  les  par- 
ties sontétroitement  solidaires  les  unes  des  autres,  ces 
oublis  seraient  particulièrement  préjudiciables. 

De  plus,  grâce  à  la  classification,  la  complexité  des 
phénomènes  sociaux  se  résout  par  l'analyse  en  des 
catégories  distinctes,  qui  permettent  à  l'esprit  de  se 
mouvoir  avec  plus  d'assurance  dans  ce  domaine  social 
jugé  si  enchevêtré  et  si  ténébreux. 


CONCLUSION 


Le  touriste  arrivé  aux  cimes  neigeuses,  que  les 
pieds  du  vulgaire  n'ont  point  foulées,  se  plaît  à  la 
pensée  d'être  du  petit  nombre  des  privilégiés  qui  ont 
pu  contempler  les  vastes  horizons  qu'il  a  sous  les 
yeux.  Plaisir  égoïste  et  stérile.  L'explorateur  ne  cherche 
pas  dans  ses  voyages  un  nouveau  genre  de  sport.  Il 
ne  se  perd  pas  dans  une  vague  contemplation,  mais 
il  s'attache  à  dresser  la  carte  exacte  du  pays  qu'il  a 
parcouru,  et  à  indiquer  aux  autres  la  route  qu'il  a 
suivie. 

Essayons  de  faire  comme  l'explorateur.  Que  notre 
conclusion  serve  à  montrer,  comme  sur  un  tableau, 
les  différents  points  parcourus.  A  défaut  d'autre  qua- 
lité, cette  revision  (k^rnière  aura  du  moins  le  mérite 
de  la  sincérité  :  elle  permettra  de  mieux  embrasser 
Tensemble  du  travail  et  par  suite  de  l'apprécier  plus 
sûrement. 

I  .  La  méthode  est  dans  une  étroite  dépendance  avec 
l'objet  d'étude.  Que  cet  objet  soit  mal  déterminé,  et 
la  méthode,  s'engageant  dans  une  fausse  direction, 
mène  infailliblement  aux  erreurs  et  aux  chimères. 
Avant  toute  autre  entreprise,  il  fallait  donc  circons- 
crire exactement  les  limites  de  cette  étude,  et  fixer  avec 
précision  le  but  vers  lequel  il  s'agissait  de  faire  con- 
verger les  ell'orts.   Ce   but  était  nettement  posé  par  le 


342  CONCLUSION 

texte  même  de  la  question,  qui  proposait  Fétude  des 
faits  sociaux. 

Les  faits,  ce  sont  des  réalités  positives  que  Ton  peut 
constater  par  l'observation.  Ce  ne  sont  pas  des  notions 
a  priori,  semblables  à  ces  conceptions  mathématiques 
que  le  savant  crée  dans  l'espace  imaginaire.  Ce  ne  sont 
pas  des  rêveries  utopiques  où  l'humanité  se  pare  de 
vertus,  peut-être  désirables  mais  qu'à  coup  sûr  elle 
ne  possède  pas.  Ce  ne  sont  pas  non  plus  les  actes 
mystérieux  d  une  puissance  invisible,  qui  tendrait  à 
son  but  par  des  voies  cachées.  Enfin  ce  ne  sont  point 
des  entités  métaphysiques  comme  l'àme  des  peuples, 
le  (^  Grand  Etre  w  d'Auguste  Comte,  ou  même  comme 
la  Race,  dont  les  caractères  physiques  et  surtout  mo- 
raux manquent  entièrement  de  précision.  Ce  sont 
des   faits. 

Mais  les  faits  sont  les  matériaux  de  la  science,  ils  ne 
la  constituent  point.  Alors  même  que  l'érudition  ne 
laisserait  rien  échapper,  mais  entassant  les  recueils  de 
faits  les  uns  sur  les  autres  en  ferait  une  tour  aussi 
haute  que  l'antique  Babel,  le  problème  scientifique 
n'aurait  pas  fait  un  seul  pas  vers  sa  solution.  Au  con- 
traire, ce  fatras  n'aurait  d'autre  résultat  que  d'épais- 
sir les  ténèbres  et  de  favoriser  le  scepticisme. 

La  question  fondamentale  est  de  savoir  à  quelles 
conditions  la  science  sociale  est  possible.  D'un  mot 
on  peut  répondre  :  à  la  condition  d'aboutir  à  des  no- 
tions et  à  des  vérités  générales. 

Voilà  la  difficulté  à  laquelle  se  heurtent  toutes  les 
sciences  à  leur  début.  Tout  est  particulier  dans  la 
nature,  multiple,  divers.  Pour  que  l'esprit  ne  se  perde 
pas  dans  ces  infinis  détails,  il  faut  que  les  individus 
se  dépouillent  de  leurs  qualités  distinctives  pour  ne  con- 
server que  les  traits  communs  ;  il  faut  aussi  que  les 
faits,  réduits  à  l'essentiel,  rentrent  dans  les  catégories 
de  l'entendement. 


CONCLLSION  3i.'{ 

Comment  l'aire?  —  (]omme  dans  les  autres  sciences, 
où  Ton  a  dû  user  d'iiabileté  pour  assouplir  la  uialirre 
de  l'étude  et  la  rendre  propre  au  travail  seit-ntifiquc 
Tout  est  là.  Aucune  méthode  ne  peut  indiquer  à  Tavance 
les  moyens  de  découvrir  l'idée  originale  qui  opérera 
cette  transformation.  Mais  sans  cette  idée  direriricc, 
les  prûcAL'3  de  la  méthode  sont  inapplicables. 

L'idéf  fondamentale  de  cet  essai  est  que  létude  des 
classes  sociales  — déterminées  par  le  genre  d'occupa- 
tions —  semble  satisfaire  aux  conditions  essentielles 
de  la  science.  Les  classes  peuvent  en  etïetdonn(M'  nais- 
sance à  des  notions  générales,  où  les  parliciilarit/'s 
propres  aux  individus  se  neutralisent  et  disparaissent. 

Ces  notions  sont  surtout  constituées  par  un  ensem- 
ble de  dispositions  psychologiques,  qui  impriment  à 
chaque  groupe  une  physionomie  spéciale  —  physiono- 
mie dont  les  traits  distinctifs  peuvent  être  reconnus 
par  les  procédés  employés  d'ordinaire  dans  les  sciences 
d'observation.  Quand  les  notions  sont  exactement  l'oi-- 
mées,  on  peut  espérer  découvrir  les  loi  sociales,  c'est-à- 
dire  les  relations  constantes  qui  président  aux  ad  ions 
et  aux  réactions  de  ces  classes. 

La  science  est  devenue  possible,  parce  qu'on  a  pro- 
cédé par  analyse,  et  qu'on  a  proposé  comme  objet 
d'étude  les  classes  séparées. 

11.  LOhJet,  ([ui  s'oHre  à  l'étude,  consiste  en  Ttres  et 
en  faits,  c'est-à-dire  en  réalités.  Quesera  la  nK'ihode? 
Elle  ne  peut  être  autre  que  la  méthode  em[)loyt''e  dans 
tous  les  cas  analogues,  quand  il  s'agit  de  connaiire 
les  caractères  fondamentaux  des  êtres,  et  les  phcMiomè- 
nes  auxcjuels  ils  donnent  lieu  dans  descirconsliunes 
déterminées. 

Cette  méthode  est  l'induction,  dont  les  parties  |)rin- 
cipales  sont  :  1"  l'idée  —  2"  robservalion  ou  l'expéri- 
mentation —  '.i°  la  vérilicalion.    Il  ne  semble  pas  (ju'il  y 


'Mi  CO.NCLl  SIi»N 

ait  de  découverte  à  faire  à  ce  sujet.  Toute  la  difficulté 
consiste  à  trouver  lidée,  qui  suggère  des  observations 
ou  des  expériences,  susceptibkis  de  vérifier  l'exactitude 
de  Ihypotlièse. 

C'est  une  banalité  de  dire  qii'il  faut  observer.  Mais 
l'observation  ne  suflit  pas.  Les  Astrologues  étaient 
toujours  pendus  à  une  lunette,  occupés  à  relever  avec 
soin  la  position  des  planètes  ;  les  Alchimistes  se  des- 
séchaient sur  leurs  fourneaux,  attentifs  à  la  génération 
des  mé'tnux  ;  les  cràniologiies  de  l'école  de  Broca 
mesurent,  avec  des  instruments  de  précision,  la  capacité 
crânienne  et  l'ouverture  de  l'angle  facial,  sous  toutes 
les  latitudes.  Qu'est-il  résulté  de  ces  longues  et 
patientes  observations?  «  Vent,  fumée  et  poussière» 
comme  dit  l'auteur  des  Poi')ni'>^  Barbares.  Les  influences 
astrales  sont  un  mensonge,  la  pierre  philosophale  ou 
lélixir  de  longue  vie,  une  chimère,  les  distinctions  de 
races,  fondées  sur  le  volume  du  crâne,  une  hypothèse 
sans  solidité. 

L'essentiel,  c'est  suivant  le  mot  de  Leibnitz  «  d'in- 
tellectualiser les  phénomènes  »,  cest-à-dire  de  faire 
pénétrer  (hins  les  laits  des  idées  —  idées  qui  soient 
capables  d'intioiliiirc  dniis  le  monde  incohérent,  mobile 
et  divers  di'  la  sensation,  les  fondements  véritables  de 
la  science  ;  l'ordre,  la  constance,  la  régularité.  Tout 
h>  secret  est  là:  découvrir/////^',  qui  illumine  soudain 
les  régions  obscures  et  rend  les  recherches  fructueuses. 
L'idée  de  (îalilée  et  des  autres  savants  delà  Renais- 
sance, c'est  de  borner  leur  jcnbilion.  Au  lieu  de  s'éver- 
tuer il  découvrir  les  essenc'S,  les  archées,  les  âmes, 
<jui  sejoiu'ut  dans  les  cho-es  et  créent  les  phénomènes 
par  une  j)uissanci'  occulte  ils  ont  étudié  les  phéno- 
mènes eux-nièm('<,  Icui-.  lois  de  succession  et  leurs 
formes  constantes  dans  des  circonstances  données, 
(daiidr  Bernard   a  eu  le   L;rand    mérite    de    chasser  la 


_CONCLi:SlO.N  345 

force  vitale  des  corps  vivants,  et  de  soumettre  les 
organismes  au  dt'terininisme  rigoureux  qui  régissait 
la  matière  brute.  Lauiarck,  Hegel,  Spencer,  Darwin 
ont  rompu  les  cadres  immobiles  dans  lesquels  on 
voulait  enfermer  les  espèces  vivantes  et  ont  ainsi 
renouvelé  les  sciences  naturelles.  Pasteur  a  montré 
la  genèse  des  maladies  contagieuses,  et,  par  sa  méthode 
des  inoculations  préventives,  a  révolutionné  la  théra- 
peutique. 

Puisque  les  règles  fondamentales  de  la  méthode  sont 
partout  les  mêmes  et  (jnellcs  sont  connues,  non  seule- 
ment par  des  expositions  exactes  et  détaillées  mais 
encore  par  une  longue  |)ratique,  il  n'y  avait  pas  lieu 
d'en  faire  longuement  une  exposition  nouvelle.  Deux 
voies  s'ouvraient  alors.  (.)u  bien  passer  en  l'evue  les 
dilférentes  méthodes  suivies  eu  l'^rance  et  à  l'Etranger, 
et  montrer  qu'aucune  d'elles  ne  résout  le  problème 
posé  par  les  sciences  sociales.  Travail  d'érudition  que 
Ion  doit  faire  pour  soi,  mais  sur  lequel  il  est  inutile 
d'insister.  Car  la  crili(|ue,  si  ingénieuse  qu'elle  soit, 
reste  inféconde  quand  elle  se  contenti'  d  être  destruc- 
tive. Ou  bien  s'oIVrir  soi-mr'nie  courageusement  à 
la  critique,  en  s'elforrant  de  montrer  comment  les  mé- 
thodes expérimentales —  qui  ont  rendu  de  si  grands 
services  dans  les  autres  sciences  —  peuvent  ici  deve- 
nir   applicables. 

Avec  la  division  des  Sociétés  par  classes,  il  semble 
que  les  impossibilités  soulevées  par  St.  Mills'évanouis- 
senl.  La  méthode  comparative  devient  possible,  et  b's 
principes  rationnels,  (\m  font  l'Ame  des  méthodes  dites 
de  concordancr,  de  (/i/fér/'/ice  et  d»;  varKilioiis  conco- 
7nitantes,  sont  susceptibles  de  recevoir  ici  une  applica- 
tion scientifique.  Si  les  observations  sont  suflisiimmcnt 
variées,  il  sera  possible  de  déhnirexactement  la  nature, 
de  chaque  tyi)C.  Puis,  par  les  méthodes  de  différence  et 


346  CONCLUSION 

de  variations,  on  constatera  les  cliangements  qui  rt'sul- 
tent  de  conditions  nouvelles  ou  d'un  changement  dans 
les  conditions  anciennes. 

En  résumé,  ou  bien  il  faut  renoncer  atout  espoir  de 
généralisation,  ou  bien  les  classes  sociales,  par  la 
fixité  de  leur  nature  et  la  régularité  de  leur  action, 
offrent  à  ce  sujet  les   plus  grandes  facilités. 

III.  L'histoire  des  sciences  montre  la  difticulté  d'ap- 
précier une  méthode,  tant  qu'on  l'examine  en  elle-mê- 
me, sans  lui  faire  subir  le  contrôle  de  la  pratique.  Pour 
agir  en  toute  sincérité,  il  ne  faut  pas  craindre  de  mettre 
la  méthode  recommandée  aux  prises  avec  les  dithcul- 
tés  du  sujet,  en  r.'stant  fidèle  à  cette  pensée  d'Aug. 
Comte,  qu'en  raison  môme  de  son  importance  nous 
avons  donnée  comme  épigraphe  à  ce  travail  :  «  Dans 
((  toute  science  réelle,  les  conceptions  relatives  à  la  mé- 
«  thode  proprement  dite  sont  essentiellement  insépa- 
«  râbles  de  celles  qui  se  rapportent  à  la  doctrine  elle- 
«  même  ». 

C'est  ce  que  l'on  a  tenti.'  dans  la  troisième  partie,  non 
pour  construire  la  science  elle-même,  mais  pour  mettre 
enjeu  la  méthode,  qui  révélerait  ainsi,  par  le  fonction- 
nement même,  ses  qualités  et  ses  défauts. 

Dans  toute  étude  l'ordre  doit  être  progressif,  c'est-à- 
dire  que  la  recherche  doit«  commencer  par  les  objets 
les  plus  simples  et  les  plus  aisés  à  connaîtra»  (l). 
Précepte  excellent  sans  doute,  mais  qu'aujourd'hui  il 
n'y  a  plus  aucun  mérite  ni  à  connaître  ni  à  formuler. 
I^e  point  important  est  de  montrer  comment  son  ap- 
plication est  possible  dans  la  question  présente. 

Quel  est  donc  cet  élément  initial  ?  Nous  le  savons 
déjà.  Il  est  constitué  par  les  diverses  classes  que  l'on 
découvre  par  l'analyse  d'une  société,  société  humaine 

(Il  Desoarlcs.  Disc,  de  la  Méthode.  3°"  partie. 


CONCLUSION  317 

qui  nous  est  bien  mieux  connue  que  les  sociétés  anima- 
les ;  société  complète  et  non  simplement  ruiliinenlaire 
comme  la  horde  ou  le  clan,  oîi  les  fonctions  sont  con- 
fondues. Ces  sociétés  d'ailleurs  présentent  des  phéno- 
mènes mal  connus  et,  suivant  toute  apparence,  trop 
incohérents  pour  donner  naissance  à  des  lois. 

L'attention  peut  désormais  se  concentrer  sur  un 
objet  nettement  circonscrit,  pour  en  étudier  la  nature 
et  en  connaître  les  relations.  On  trouve  alors  que  la 
nature  d'une  classe  se  caractérise  moins  par  dos  quali- 
tés physiques  que  par  des  qualités  d'ordre  psychologi- 
que. Gela  est  d'accord  avec  les  lois  de  la  psychologie 
et  se  trouve  confirmé  par  des  exemples, choisis  de  façon 
à  répondre  aux  exigences  des  méthodes  expéi'imenta- 
les. 

Le  type, formé  ainsi  par  un  ensemble  de  qualités  liées 
entre  elles  dans  des  connexiom  psf/chiqucs,  n'est  pas 
absolument  immuable.  Tout  en  conservant  les  traits 
essentiels,  il  revôt  des  formes  différentes  suivant  la 
loi  des  cor/r/a^t'o/i.ç,  loi  d'après  laquelle  les  qualités 
subordonnées  se  modifient  régulièrement,  sous  l'in- 
fluence des  changements  réalisés  dans  le  caractère 
dominateur. 

Quand  los  classes  ont  été  étudiées  à  l'état  isolé,  on 
les  met  en  présence  les  unes  des  autres  pour  connaître 
leurs  relations  mutuelles.  De  même  que  les  (|ualités 
s'unissent  d'une  façon  déterminée  pour  donner  nais- 
sance à  des  types,  de  même  les  classes  forment  des 
groupements  déterminés;  et,  par  l'effet  des  co/nic./io/is 
.socm/^.s,  constituent  des  types  de  Sociétés,  dont  la  nature 
est  pour  chacune  caractérisée  par  une  classe  dominante. 
La  classification  de  Montesquieu  et  toutes  celles  (jni 
ne  prenaient  pas  une  base  assez  large  mettaient,  dans 
un  même  groupe,  des  Sociétés  qui  présentaient  bcan- 
coup    moins    de  traits    communs  (|ue  de  dillV-mices. 


'U8  CON'CLUSION 

Il  semble  qu'avec  notre  méthode  on  se  rapproche  davan- 
tage des  conditions  exige'es  par  la  classification  natu- 
relle. 

Les  socie'tés  ne  sont  pas  des  êtres  inertes  et  pour 
ainsi  dire  figés  dans  des  formes  immobiles.  Elles  sont 
le  siège  de  mouvements  incessants,  mouvements  inter- 
nes qui  viennent  de  factivité  des  classes  et  qui  donnent 
naissance  à  la  multiplicité  infinie  des  phénomènes 
sociaux.  Mais  ces  faits,  saisis  dans  leurs  causes,  ne 
sont  plus  aussi  rebelles  à  la  science;  sous  leur  capri- 
ce apparent,  il  est  possible  de  découvrir  leur  régularité, 
due  à  un  certain  nombre  de  lois  qui  règlent  l'action 
des  forces  sociales. 

On  comprend  mieux  aussi  comment  se  tisse  le  lien 
social. Il  se  forme  de  l'accord  des  idées,  des  sentiments 
et  des  volontés.  Mais  cet  accord  ne  se  réalise  pas  avec 
la  môme  facilité  dans  toutes  les  classes.  Quelques-unes 
d'entre  elles  conservent,  malgré  l'apparente  unité  im- 
posée par  la  contrainte,  des  haines  sourdes,  des  idées 
hostiles  et  des  volontés  rebelles.  C'est  l'action  mutuelle 
des  classes  les  unes  sur  les  autres  qui  émousse  les 
angles,  facilite  le  jeu  des  fonctions,  et  finit  par  produire 
cette  solidarité  sociale,  que  l'on  peut  comparer  à  la 
solidarité  organique  sans  aller  cependant  —  ainsi  que 
le  veulent  Schœfi'le  et  les  partisans  du  superorganisme  — 
jusqu'à  l'assimilation  complète.  La  division  par  classes 
permet  de  mesurer  le  degré  de  cohésion  sociale,  et  de 
fixer  les  limites  au  delà  desquelles  l'unité  n'est  plus 
guère  qu'un  mot. 

Voilà  la  société  étudiée  en  elle-même. 

Mais  elle  ne  peut  rester  dans  cet  état  d'isolement. 
VA,  pour  achever  l'étude,  il  faut  la  placer  dans  le 
milieu  réel  où  elle  vit,  subissant  des  influences  et  réa- 
gissant à  son  tour  d'après  ses  idées  et  ses  ressources. 
Tout  cependant  serait  confusion  et  incohérence,  si  les 


CONCI.USION  3i9 

sociétés  étaient  considérées  comme  des  ensembles  ir- 
réductibles. Avec  la  division  par  classes,  les  influences 
physiques  sont  renfermées  dans  des  limites  plus  pré- 
cises. Quant  à  l'activité  sociale  —  qu'elle  s'exerce  sur 
la  nature  pour  la  façonner  aux  besoins  sociaux,  ou  sur 
les  sociétés  étrangères  pour  entretenir  avec  elles  des 
relations  variées  —  elle  est  mesurée  avec  plus  d'exactitu- 
de,   lorsqu'on  connaît  l'apport  spécial  de  chaque  classe. 


En  résumé,  il  nous  semble  qu'il  n'y  a  de  science  pos- 
sible, ni  pour  les  sociétés  considérées  comme  des  touts, 
ni  pour  les  phénomènes  sociaux,  envisagés  en  eux-mê- 
mes indépendamment  des  classes  qui  les  ont  produits. 

L'histoire  ne  présente  pas  deux  sociétés,  qui  dans  i(^ 
cours  de  leur  évolution  lournissent  deux  états  assez 
semblables  pour  qu'une  analogie,  constatée  sur  un 
point,  corresponde  à  des  analogies  sur  tous  les  autres 
points.  C'est  pour  avoir  exprimé  des  espérances  mani- 
festement excessives  que  la  Sociologie  s'est  discréditée 
auprès  des  historiens,  observateurs  trop  exacts  des  faits 
pour  n'avoir  pas  remarqué  l'intervalle  immense,  qui 
séparait  les  découvertes  sociologi([ues  des  magnifiques 
promesses  faites  par  les  partisans  de  cette  science. 

Quant  aux  phénonièn(^s  sociaux,  si  on  les  détaclu;  de 
leurs  vraies  causes,  ils  sont  incapables  de  donner  nais- 
sance à  autre  chose  (ju'à  des  lois  empiriques  d'ordre 
inférieur  ;  à  des  aphorismes,  qui  peuvent  dans  la 
pratique  servir  de  guides  aux  politiques,  mais  de 
guides  incertains  parce  que  les  relations,  observées 
dans  un  petit  nombre  de  cas,  ne  sont  plus  applicables 
en  dehors  des  limites  étroites  où  s'était  faite  Tob- 
servation.  Ileiuarquons  en  efl'et  que  les  phénomènes 
n'agissent  pas  directement  les  uns  sur  les  autres, mais 
par    l'intermédiaire   d'activités    intelligentes.   Or   que 


3i)0  coNCLUsir» 

pour  une  raison  quelconque  lintermédiaire  n'agisse 
[)lus  ou  (jue  son  mode  d'activité  ait  subi  un  change- 
ment important,  et  l'influence  qu'on  attendait  ne  se 
produit  plus  ou  elle  se  pre'sente  avec  des  caractères 
ditïérents.  Les  manuscrits  de  l'Antiquité  existaient 
aussi  bien  au  x"  siècle  qu'au  xv^  Et  cependant  dans 
la  première  période  ils  n'ont  exercé  qu'une  influence 
très  restreinte,  tandis  que  plus  tard  ils  devaient  ame- 
ner le  mouvement  profond  et  étendu  de  la  Renaissance. 
C'est  qu'au  x®  siècle  ils  étaient  enfouis  au  fond  de 
quelques  rares  monastères  et  restaient  presque  sans 
usage,  tandis  que  plus  tard  lus,  copiés,  imprimés  ils 
suscitaient  l'activité  intellectuelle  d'une  foule  d'huma- 
nistes, de  poètes,  d'artistes  et  de  savants. 

Cette  absence  de  relation  certaine  entre  les  phéno- 
mènes détachés  de  leurs  causes  a  été  signalée  avec 
beaucoup  de  netteté  par  Cl.  Bernard,  dans  le  domaine 
biologique.  C'est  précisément  pour  expliquer  les  excep- 
tions aux  lois  empiriques,  formulées  par  la  physiologie, 
que  ce  savant  a  été  conduit  à  la  distinction  profonde 
entre  le  milieu  externe  et  le  milieu  intérieur.  «  La 
)'  science  antique  n'a  pu  concevoir  que  le  milieu  exté- 
»  rieur,  mais  il  faut,  pour  fonder  la  biologie  expéri- 
»  mentale,  concevoir  de  plus  un  milieu  intérieur...  Ce 
))  n'est  qu'en  passant  dans  le  milieu  intérieur  que  les 
»  influences  du  milieu  externe  peuvent  nous  atteindre. 
»  D'où  il  résulte  que  la  connaissance  du  milieu  externe 
»  ne  nous  apprend  pas  les  actions  qui  prennent  nais- 
»  sance  dans  le  milieu  intérieur  et  qui  lui  sont 
»  propres...  Le  milieu  intérieur  créé  par  l'organisme 
»  est  spécial  à  chaque  être  vivant...  »  (l) 

Eh  bien  !  ce  milieu  intérieur  existe  également  pour 
les  sociétés,  et  doit  jouer  dans  les  sciences  sociales  un 

(l)  Inlrod.  ù  la  MOlh.  Expériin.,  p.  128. 


Cd.NCI.lSlON  3ol 

rôle  aussi  import.iiit  queii  Mologie.  Il  consiste  dans 
l'ensemble  des  dispositions  physiques  et  mentales  qui 
caractérisent  chaque  type  social.  Le  type  se  formant 
moins  sous  l'action  fatale  de  la  race,  du  sol  ou  du 
climat  que  sous  les  influ(\'ices  plus  immédiates  de 
l'éducation,  dn^s  rap})orts  avec  les  autres  classes 
actuelles,  et  surtout  des  occupations  prolessionnclles. 
Dans  un  corps  vivant  les  phénomènes  de  la  pensée 
normale,  ou  même  supérieure,  peuvent  coexister  avec 
un  corps  délabré.  De  même  dans  une  Socif'té,  b^  (b've- 
loppement  des  sciences,  des  lettres  et  des  arts  pourra 
se  rencontrer  avec  la  décadence  des  forces  et  la  corrup- 
tion des  mœurs.  Le  tort  de  Rousseau  est  de  généraliser 
cette  rencontre,  et  de  prétendre  qu'on  peut  l'ériger  en 
une  relation  constante.  Malgré  les  quelques  faits  qu'on 
apporte  en  sa  faveur,  cette  thèse  n'en  est  pas  moins 
fausse,  parce  qu'on  veut  accordera  de  simples  coïnci 
dences  la  valeur  d'une  loi.  La  science  n'est  pas 
nécessairement  corruptrice,  pas  plus  que  l'ignorance 
n'est  l'indice  certain  de  la  force.  Les  peuples  de  la 
Gaule  n'ont  pas  arrêté  les  Romains,  mais  ce  ne  fut 
point  l'abondance  de  leurs  connaissances  littéraires  et 
scientiliques  qui  causa  leur  défaite. 

\^n.  Statique  sociale  —  qui  a  pour  objet  de  constituer 
des  états  de  Société  distincts,  où  les  divers  élénumts 
sont  dans  une  corrélation  naturelle  et  s'appellent  mu- 
tuellement dans  un  coimensus  déterminé  —  s'exposerait 
à  de  pareils  mécomptes,  si  elle  faisait  reposer  ses 
inductions  sur  l'examen  seul  des  phénomènes  sans 
remonter  jusqu'aux  agents  qui  les  produisent.  Car 
quelle  (pie  soit  roj)inion  que  l'on  professe  sur  les  subs- 
tances, il  y  a  toujours  lieu  de  distinguer  le  phénomène 
passager  de  l'être  relativement  permanent  et  durable 
et  d'attribuer  à  ce  dernier  la  prééminence. 

Mêmes  remarques  au  sujet  de  ce  qu'Aug    Comte 


3  ")2  CONCLUSION 

appelé    la   «  Dynamique    Sociale  ».     Elle   consisterait 
suivant  lui  «  à  concevoir  chacun  des  états  sociaux  con- 
sécutifs  comme  le   moteur  indispensable  du   suivant, 
selon  le  lumineux  axiome  du  grand  Leibnitz  :  le  pré- 
sent est  gros  de    l'avenir  ».    Cette    liaison   nécessaire 
entre  des  états  successifs  peut   être   admise    dans    le 
système  de  Leibnitz,  où  chaque  monade  est  tout  entière 
renfermée  en  elle-même.  «  sans  fenêtre  sur  le  dehors 
par  où  ({uelque  chose  puisse   entrer  ou  sortir  »   ;  où, 
véritable  «  automate    spirituel  »,  la  monade    se  déve- 
loppe par  ses  lois   propres  en  une  série  de  termes  qui 
conditionnent  chacun  le  suivant.  Mais  il  n'en   est  pas 
ainsi  de  la  société  humaine.  Alors  môme  qu'on  la  con- 
sidérerait comme  un  tout,  il  ne  serait  pas  vrai  de  dire 
qu'elle  serait  absolument  fermée  à  toutes  les  influences 
du  dehors,  mais  elle  subirait  l'action  des   forces  natu- 
relles et  verrait   par   là   son  évolution    éprouver    une 
accélération,  ou  subir  des  r-etards  et  même  des  reculs. 
D'ailleurs  cette  conception  d'une  vie  collectivede  l'hu- 
manité^ paraît  fausse.  En  réalité,  les  sociétés    sont   di- 
verses, et,  si  on  les  rattache  toutes  entre  elles, c'est  par 
un  lien  fictif.  Proclamer,  — comme  une  conséquence  de 
cette  vie  collective — que  le  progrès  est  continu  sans 
arrêt  et  sans  période  régressive,    c'est   faire    violence 
aux  faits.    Ainsi  l'esprit  positif  dominait  bien  plus   en 
Grèce  au  temps  de  Thucydide    et    d'Hippocrate    qu'en 
Europe  pendant  tout    le  moyen-àge,  où   régnaient  en 
maîtresses  les  explications    métaphysiques  et   théolo- 
giques. Dans  une  même  époque,   bien   plus    dans   une 
seule  société,  coexistent,  ainsi  que  la  remarque  en  a  été 
faite  avec  justesse,  les  trois  états  théologique,  métaphy- 
.  sique  et  jyj^itif.  Or  ces  retards  dans  le  progrès,  ces  ré- 
gressions  en  arrière,  ces   coexistences  d'états  opposés 
paraisstMit  inexplicables  dans  l'hypothèse  d'une  évolu- 
tion fatale;^  des  phénomènes.  Au    contraire    ilss'expli- 


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V.     GIÂRD     &     E.     BRSËRE 

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iG,  RIE  SOUFFLOT  ET    12,   RUE  TOII.LIER  , 

PARIS  (V) 

i90(S 


2  V.    GIARD    ^K:    E.    BRIÈRE,    LIBRAIRES-ÉDITEURS 


BIBLIOTHÈQUE    INTERNATIONALE     DE     DROIT     PUBLIC 

Honorée  de  souscriptions  du  Ministère  de  Vlnstruotion  publique 

PUBLIÉE    SOUS    LA.    DIRECTION    DE 

Max  Boucard  I  Gaston  Jèze 

Maitre  de.  Requêtes  au  Coose.I  d'Etat  I  Professeur  agrégé  à  l'Université  de  L.lle 

lap-  T.RS  volumes  de  cette  Bibliothèque  se  vendent  aussi  relies  avec  une  augmentation 
de  I  tV.  yonv  la  s,tu-  in- S"  'et  de  o.r.o  p^  l7s,^rWw!-^_^ 

TïTîvrT?  (J  )  -  La  République  américaine.  Préface  de  E.  Chayegrin,  4  vol. 
fn  ?  tI^  I  Le  G?u^wnen?eutuational.  Trad.  Miiller.  Tome  II  :  Les  Gouverne- 
m-b  .  loME  1  .  L-e  uuu  .j,         jjj      Le  Système   des  partis   :  1  Opinion 

pTm  ,%tT?if  de\"lJ?' li  lY  :  Les  I„s«aiio.s  sociales.  Trad.  Bouyssy 

■'*aua™d«ô„lra'5a?rT\?d.deGanmn,on.iacuire.Vulliod,Jadot,e.Bo^^^^^ 
X,}i°.°v\T^TÎÎ1n.Zu'roi'  rl^È°ude"au -d^oi.  consU.u.ionn^.   Pré- 

TïlmLTON  Va  ?JAY,  MÀDISON.  -  Le  Fédéraliste   nouvelle  édition  fran- 
ASrorfsV£.'-''£.oi%"i7raii'Sa  c^nsûfu.'Sonnel.es  de  l'Angleterre. 

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'"Ttrf 'parti°e  générale.  1903.  1  vol.  in.8.br 8  fr.    . 

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„S.VÏ:;.  ™'^&'c;°pes\;°k=\"eV;;des  finances,  avec  «ne  pr«a»  de 

lT^i¥ir"ï:rre^ê;eo^rn>"t.f4iX.T.L^U„n  populaire  .î^^^^^^^ 

Traduction  J   RopjalWOÔ.i  vol.  n^^^r^-    ^^    ■    ;^  ^_,^.,- ^  '  i,„   i„i„„ 

"'p^nW^ueli  Ing^rl^"  c'ourlX  XIX-  siècle.  Préface  de  .V.  Ribot 

oiïi7K^0^'^n.  -' Lcï  P°Sncl?es'-r  ari  '.  àdnlinis.ratif  des  Etats- 
S^ls^'^r 'r  ^,^'„£ernsSti'orn'elif  d^l'Angleterre  av  c^'n.ro•- 
^  toftfon, Totes  et  étud°s   de  Cl>.  Pelit-linlailUs.  TradncU.u  par  G.  Ldebvre. 

T.  1.  1907.  1   vol.  in-$,  br 

SERIE  IN-IS 

wlSoN^wr-' Le  Gouvernement  congressionnel,  avec  une  pr«.çe  de 
,S^  If^lrT-  Vs^'uiifdii'Go„,ernem.ni  local  ;enÀnglet»re 

O.^K'm's^S";â™i  r!^\ï  iié;'l;o;P'4rdn*  Pa'n  ml'n."  pen/a^-  le 
xlï" ïèole  Trad.  et  Préface  de  M.  Oe^landrcs.  1900.  1  vol.  >n-18,  br.      5  Ir.    . 


10,  RUE  SOUKKLOT  ET  12,  RUE  TOULLIEP  ,  PARIS  3 

BIBLIOTHÈQUE  INTERNATIONALE  DE  DROIT  PRIVÉ  ET  DE  DROIT  CRIMINEL 

PUBLIIÎE    SOLS    I..\    DIRECTION'    DE 

H.  Lévy-Ullmann  j  P.  Lerebourg-Pigeonnière 

Professeu7's  aux  Universités  de  Lille  et  de  Rennes 


ÎOSACK  (C),  professeur  à  V Université  de  Bonn.  —  Traité  de  droit  commer- 
cial, avec  préface  de  Ed.  Thallcr,  traduction  de  Léon  Mis.  1905-7.  3  vol  in-8, 
brochés 26  fr.    » 

-  Reliés  (reliure  de  la  Bibliothèque)     . 29  fr.     » 

—  Tome  I  ;  Théorie  géné-rale.  1905.  i  vol.  in-8,  br 8  fr.     » 

-  Le  même,  relié  ('reliure  de  la  Bibliothèque) 9  fr.     » 

—  Tome  II  :  Opérations.  1905.  1  vol.  in-S,  br S  fr.    » 

-  Le  même,  relié  (reliure  de  la  Bibliothèque) 9  fr.    » 

—  Tome  III   :  Sociétés,   assurances   terreàtres  et  maritimes.  1907.  i  aoI.  ia-8. 
broché 10  fr. 

-  Le  même,  relié  (reliure  de  la  Bibliothèque].     .,.»....  11  fr. 

SOUS  PRESSE  : 
ÎTEVENS.  —  Le  Droit  des  Contrats,  1  vol. 


ETUDES  ECONOMIQUE     ET  SOCIALES 

PUBLIÉES    AVEC    LE    CONCOURS    DU  COLLÈGE    LIBRE   DES    SCIENCES    SOCIALES 


I.  —  FARJENEL(P.).— La  morale  chinoise. Fondement  des  sociétés 
(i'extrème-Orieat,  lyuà.  i  vol.  in-8,  br.,  5  !>.;  rel.  toile.         6  Ir.     » 

II.  —  MARIE  (D'"  A.).  —  Mysticisme  et  folie  (Etude  de  psychologie 
normale  et  pathologique  com[iarées,  l'J07.  1  vol.  in-8,  broché, 
ti  fr.  ;  relié  toile  ...*..  7  l'r.     » 

III.  —  LEROY  (M.).  —   La  transformation  de  la  puissance  pu- 

blique. Les  syndicats  de  Jonetionnaires,  1907.  1  vol.  in-8,  broché, 
5  fr.  ;   relié  toile   .     .     • G  fr.     » 

SÉRIE  IN-18  : 

I.  —  ATGER  (F.).  —  La  crise  viticole  et  la  viticulture  méridio- 
nale (1000-1907),  1907.  1  V.  in-18,br.,2  fr.  ;  relié  toile.         2  Ir.  50 

SOUS  PRESSE   : 

jEROY  (M.).  —  La  loi.  Essai  sur  la  théorie  de   l'autorité  dans 

la  démocratie,  1  vol.  in-8. 
lECLUS  El.  —  Le  caractère  primitif  des  religions.  In-8. 

ARBOURIEGH.  —  Les  biens  communaux  en  France,  ln-8. 
ITERNES  (Mi  —  Le  Rôle  social  des  Religions  dans  l'antiquité. 

In-8. 


V.    GIARD    i^    E.    BRIÈRE,    LIBRAIRES-ÉDITEURS 


BIBLIOTHÈQUE     INTERNATIONALE     D'ECONOMIE     POLITIQUE 

Honorée  de  souscriptions  du  Ministère  de  V Instruction  publique 
PUBLIÉE  sous  LA  DIRECTION   DE   ALFRED   BONNET 


)^~  Les  volumes   de  cette   Bibliothèque  se  vendent  aussi   reliés   avec  une  augnientatisn 
de   I   fr.  pour  la  série  in-S"  et  de  o,5o  pour  la  série  in-i8 

(SÉRIE  IN-8) 

I.  —  COSSA  (Luigi).  —  Histoire  des  doctrines  écono- 
miques, traduit  par  Alfred  Bonnet,  avec;  une  préface  de  A. 
Desetiamps,  1899.  1  vol.  Broché 10  fr. 

II-III.  —  ASHLEY  CW.-J.)  —  Histoire  et  doctrines  économiques 
de  l'Angleterre.  Tome  I.  Le  moyen  lUje,  trad.  P.  Bondois. 
Tome  II.  La  fiin  du  moyen  âge,  trad.  S.  Bocyssy,  1900, 
2  vol.  Brochés 15  fr. 

IV.  —  SÉE  iH.),  prof,  à  l'université  de  Renne?.  —  Les  classes 
rurales  et  le  régime  domanial  au  moyen  âge  en 
France,  1901.  1  vol.  Broché 12  tr. 

V.  —  WRIGHT  (G.-D.)-  —  L'évolution  industrielle  des 
Etats-Unis,  traduit  par  F.  Lepelletier,  avec  une  pré- 
face de  E.  Levasseur,  1901.  1  vol.  Broché    ....        7  fr. 

VI.  —  GAIRNES  (J.-E.).  —  Le  caractère  et  la  méthode  lo- 
gique de  l'économie  politique.  Traduit  par  G.  Valran, 
1902.  1  vol.  Broché 5  fr. 

VII.  —  SMART  ("William).  —  La  répartition  du  revenu  na- 
tional, traduit  par  G.  Guércult,  avec  une  préface  de  P.  Le- 
roy-Beaulieu,  1902.  1  vol.  Broché 7  tr. 

VIII.  —  SCHLOSS  (David).  —  Les  modes  de  rémunération 
du  travail,  !rad.  avec  inlrod.,  notes  et  appendices,  par 
Charles  RisT,  1902.  1  vol.  Broché 7  fr.  50 

v^  IX.  —  SGHMOLLER  (Gustav.i.  —  Questions  fondamentales 
d'économie  politique  et  de  politique  sociale,   1902. 

1  voi.  Broché    .     .     • 7  fr.  -50 

X-XI.  —  BOHM-BA"WERK  (E.).  —  Histoire  critique  des  théo- 
ries de  l'intérêt   du   capital,  trad.  par  Bernard,  1902. 

2  vol.  Broché 14  fr. 

XII-XIII.  —  PARETO    (Vilfredo).    —    Les    systèmes    socialistes, 

1902.  2  vol.  Broché lifr. 

XIV-XV.  —  LASSALLE  (F.).  —  Théorie  systématique  des  droits 

acquis,avecpréfacedeCh.Andler,  1904.2vol.  Broché.       20  fr. 

XVI.  —  RODBERTUS  JAGETZOW  (C.).  —  Le   capital,   trad. 

Châtelain,  1904.  1  vol 6  fr. 

XVII.  —  LANDRY  (A.).  —   L'intérêt   du    capital,    1904.  1    vol. 

Broché 7  fr. 

XVIII.  —  PHILÎPPOVIGH  lEugen  von).  —  La  politique  agraire, 

trad.  par  S.  BouYSSY,avec  préface  de  A.  Bouchon,  1904,  1  vol. 
Broché 0  fr. 


10,  RUE  SOUFFLOT  ET  12,  RUE  TOULLIBR,  PARIS 


XIX.  —  DENIS     Hector).    —    Histoire    des    systèmes  écono- 
rtiiques  et  socialistes. 

Tome  premier.  Les  Fondateurs,  190i.  1  vol.  Broché.     .        7  fr. 

XX.  —  Tome  deuxième. —  Les  Fondateurs,  1907,  1  vol.  Broché.       10  fr. 

XXII.  —  WAGNER  (Ad.).   —   Les   fondements  de  l'économie, 
politique.  Tome  I,  1904.  1  vol.  Broché 10  fr 

.  —  SCHMOLLER(G.).  —  Principes  d'économie  politique, 

traduit  par  G.  Platon  et  L.  I'oi.ack,  .")  vol. 

XXV[.  —  Tome    premier,    1905.  1  vol.  FJroché 10  fr. 

XXVII.  —  Tome  deuxième,  1905.  1  vol.  Broché 10  fr. 

XXVIII.  —  Tome  troisième,  1906.  1  vol.  Broché 10  fr. 

XXIX.  —  Tome  quatrième,  1907.  1  vol.  Broché 10  fr. 

XXX.  — Tome  cinquième,  1908.  1  vol.  Broché 10  fr. 

XXXI-II.  —  PETTY  (Sir  "W.).  —  Œuvres  économiques,  traduit  par 
DussAizE  et  Pasquier.  Préface  de  A.  Scùalz,  1905,  2  vol. 
Broché 15  fr. 

XXXIII.  —  SALVIOLI.  —  Le  capitalisme  dans  le  monde  antique. 

1906.  1  vol.  Broché 7  fr. 

XXXIV.  —  EFFERTZ  (O.).   —  Les    antagonismes    économiques. 

Introduction  de  Ch.  Andier,  1906. 1  vol.  Broché     .     .       12  fr. 

XXXV.  —  MARSHALL  (A.).  —  Principes  d'économie  politique. 

Tome  1,  1907.  1  vol.  Broche 10  fr. 

(SÉRIE  IN-18) 

l.  —  MENGSR  (Anton),  professeur  à  l'université  de  Vienne.  — 
Le  droit  au  produit  intégral  du  travail,  trad.  par  Al- 
fred BoxiN'KT,  avec  préface  de  Charles  Andier,  1900.  1  vol. 
Broché 3  fr.  50 

II.  —  PATTEN  (S.  N.),  professeur  à  l'université  de  Pennsylvanie. — 
Les  fondements  économique^  dé  la  protection,  tra- 
duit  par  F.  Lepelletier,  avec  préface  de  Paul  Cauwès,  1889. 
1  vol.  Broché 2  fr.  50 

m.  —  BASTABLE  (C.  F.),  professeur  à  runiversité  de  Dublin.  — 
La  théorie  ducomtnerce  international,  trad.  avec  intr. 
par  Sauvaîre-Jourdan,  1900.  1  vol 3  fr. 

IV,  _  WILLOUGHBY  (W^.-F.).  —  Essais  sur  la  législation 

ouvrière  aux  Etats-Unis,  trad.  ei  annotés  par  A.  Cuabo- 
t-EAU,  i9'J3.  1  vol.  ilroche :>  fr.  50 


Sous  presse  : 
Lan^lry   (A.).   —  Manuel  d'économie  politique. 
Marshall  (A.).  —  Principes  d'économie  politique.  T.  II. 
Pareto    (V.).    —  Manuel  d'économie  politique. 
Wagner  (Ad.).—-  Fondements  de  l'économie  politique.  T.  II. 


6  V.    GIARD    &    E.    BRIÈRE,    LIBRAIRES-ÉDITEURS 

BIBLIOTHÈQUE    SOCIOLOGIQUE    INTERNATIONALE 

Honorée  de  souscriptions  du  Ministère  de  l'Instruction  publique 

PUBLIÉE    sous   LA   DIRECTION   DE   RENÉ    WORMS 
Secrétaire     Général     de     l'Inslitut     International     de     Sociologie 


■     Les   volumes  I   à  XXX  de  la  collection   peuvent  aussi    être   achetés    reliés  avec    une 
auiïinentation  de  2   fr.  et  XWI  et  suite  avec  une  augmentation  de   i   fr.  seulement. 

Ont  paru  : 

I.  —  "WORMS  (René).  —   Organisme     et    société,   1890. 

1  vol.  in-8 G  fr. 

II.  —  LÎLIENFELD  (Paul  de).  —  La  pathologie  sociale, 

ib9ô.  1  vol.  in-8 (3  fr. 

III.  —  NîTTI  (Francesco  S.).  —  La  population  et  le  sys- 

tème social,  1897.  1  vol.  in-8 5  fr. 

IV.  —  POSADA  (A.).  —  Théories  modernes  sur  les  origines 

de    la    famille,    de    la   société    et   de    letat,    189(3. 
1  vol.  in-8 4  fr. 

V.  —  BALIGKI  fS.).  —  L'Etat  comme  organisation  ooerci- 
tive  de  la  société  politique,  189ii.  i  voi.  (épuisé). 

YI.  —  NOVIGOW  (J.).  —  Conscience  M  volonté  socialçs, 

1897.  1  vol.  in-8    .    ' .-. 6  fr. 

TH.  —  GIDDINGS    (Franklin  H.).    —  Principes  de  socio- 
logie, 1897.  1  vol.  in-8 6  l'r. 

V!II.  —  LORIA  (A.).  —  Problèmes  sociaux  contemporains, 

1897.  1  vol.  in-8 4  fr. 

IX-X.  —  VIGNES  (M.).  —  La  science  sociale  d  après  les  prin-j 
cipes  de  Le  Play  et   de  ses   continuateurs,  1897.> 

2  vol.  in-8 16  fr. 

XI.  —  VAGGARO  (M.  A.).  —  Les  bases  sociologiques  du 
droit  et  de  l'Etat,  1898.  1  vol.  in-8 8  fr. 

XII.  —  GUMPLOWIGZ(L.).  —  Sociologie  et  politique,  1898. 

1  vol.  in-8 6  fr. 

XIII.  —  SÏGHELE  (Scipio).  —  Psychologie  des  sectes,  1898. 

1  vol.  in-8 5  tr. 

XIV.  —  TARDE  (G).  —     Etudes   de   psychologie   sociale. 

1898.  1  vol.   in-8 T  Ir. 

XV.  —  KOVALEWSKY  (M.).  —  Le    régime  économique 
de  la  Russie,  1898.  1  vol.  in-8 7  tr. 

XVI.  —  STARGKE  (G.).  —  La  famille  dans  les  diverses  so- 
ciétés, 1899.  1  vol.  in-8 5  fr. 

XVII.  —  LAGRASSERIE  (Raoul  de).  —  Des  religions  com- 
parées au  point  de  vue  sociologique,  1890. 
1  vol.  in-8 7  fr. 

XVin.  —  BALDWIN  ^J.  M.).  —  Interprétation  sociale  et  mo- 
rale des  principes  du  développement  mental,  189'.J. 
1  vol.  in-8 10  fr. 


16  RUE  SOUFFLOT  ET  12,  RUE  TOULLIER,  PARIS 


XIX.  —  DUPRAT  (G.  L).  —  Science  sociale  et  démocratie, 

1900.  1  vol.  in-S G  fr. 

XX.  —  LAPLAIGNE  iH).  —  La  morale  d'un  égoïste;  essai 
de  morale  sociale,  d'JUO.  i  vol.  in-8     ....        5  fr. 

XXI.  —  LOURBET   (Jacques).  —  Le   problème  des  sexes. 

lOuO.  1  vol.  in-8 5  fr. 

XXII.  —  BOMBARD  (E.).  —  La  marche  de  l'humanité  et  les 
grands  hommes  d'après  la  doctrine  positive,  1900. 
1  vol.  in-8 o  fr. 

XXIII.  —  LAGRASSERIE  (Raoul  dej.  —  Les  principes  socio- 

logiques de  la  criminologie,  1901. 1  voi.  in-8.        8  fr. 

XXIV.  —  POUZOL  (Abel).  —  La  recherche  de  la  paternité, 

1902.  1  vol.  in-8 10  fr. 

XXV.  —  BAUER     (A.).     —      Les      classes      sociales,      1902. 

1  vol.  in-8 7  fr. 

XXVI.  —  LETOURNEAU  (Ch.).  —  La  condition  de  la  femme 
dans  les  diverses  races  et  civilisations,  1903. 
1  vol.  in-8 9  fr. 

"WORMS   (René).    —  Philosophie  des   sciences  so- 
ciales, 3  vol.  in-8  : 
XXVII.  —    Tome    I.  Objet  des  sciences  sociales,    1903.  1  vol.        4  fr. 
XXVIII.  —   Tome    II.  Méthode  des  sciences  sociales,  1904. 1  vol.       4  fr. 
XXIX. —   Tome    III.    Conclusions    des    sciences    sociales,    1907, 

1  vol 4  fr. 

XXX.  —  RIGNANO  ^E.).  —  Un  socialisme  en  harmonie  avec 

la  doctrine  économique  libérale, 1904. 1  v.  in  S.        7  fr. 

XXXI.  —  NICEFORO  (A.).  —  Les  classes  pauvres.  Recherches 

anthropologiques  el  sociales,  1905.  1  vol.  in-8    .     .         8  fr. 

XXXII-III.  —  WARD  (Lester  F.).   —  Sociologie  pure,    1906.  2  vol. 

in-« 16  fr. 

XXXIV.  —  LA  GRASSERIE  iR.  de).  —  Les  principes  sociolo- 

giques du  droit  civil.  190().  1  vol.  in-K.     .     .       10  Ir. 

XXXV.  —  CAIRD  (Edward).  —  Philosophie  sociale  et  religion 

d'Auguste  Comte,  1907.  i  vui.  in-8     ....        4  fr. 

XXXVI.  —  BAUER   (A.).    —    Essai   sur   les    révolutions.   1908. 

1  vol.  in-8 6  fr.     » 

Sous  prenne  ; 
KOVALEWSKY  M..  —   La  France  économique  et  sociale  à  la 

veille  de  la  révolution,  "i  vol.  in-8. 
STEIN  (L).  —  Le  sens  de  lexistence.  1  vol.  in-8. 


ANNALES  DE  L'INSTITUT  INTERNATIONAL  DE  SOCIOLOGIE 


l'uluines  in-S"  hriir/ics. 


I.  —  Premier  Congrès  1894 
II.  —  Deuxième  Congrès  1895 

III.  —  Travaux  de  1896  .     . 

IV.  —  Troisième  Conp;rès  1897 
V.  —  Travaux  .3e  1898  .     . 

VI.  —  Travaux  de  1899  .     . 


7  fr. 

7  fr. 

7  fr. 

.       Kl  fV. 

.       lu  Ir. 

7  fr. 

VII.  —  Ouatrièmc  Congrès  1900 
VJII.  — travaux  de  1901  .     . 

L\.  — Travaux  de  1902.     . 
.\.  —  Cinquième  Congrèsl903 

XI.  —  Sixième  Congrès  1900 


7fr. 

7  fr. 
7rr 

KMr. 

8  fr. 


V.    GIARI)    &:    E.    BRIÈRE,    LIBRAIRES-ÉDITEURS 


BIBLIOTHÈQUE      SOCIALISTE      INTERNATIONALE 

PUBLIÉE    SOUS   LA    DIRECTION    DE   ALFRED    BONNET  I 


(SÉRIE  IN-18) 

DEVILLE  (G.)-  —  Principes  socialistes,  1898.  Deuxième  édition 
1  voiume  in-i8 3  fr.  5' 

MARX  (Karl).  —  Misère  de  la  philosophie.  Réponse  à  la  phii-o 
Sophie  de  Ja  misère  de  M.  Proudhoii,  1908,  nouvelle  éditioii,  1  volura 
Iq-IS 3  fr.  5' 

LABRIOLiA  (Antonio).  —  Essais  sur  la  conception  matérialiste 

de  ihistoire,  2«  éd..  190-2.  1  vol.  in-18 3  tr:  sd 

DESTRÉE    (J.)    et   VANDERVELDE  (E.).  —  Le  socialisme  en\ 

Belgique,  i'  éd.,  1903,  1  volume  in-18  .     . 3  ir.  50\ 

LABRIOLA  (Antonio).  —  Socialisme  et  philosophie,  1899.  1  vol. 

in-18 2  tr.  50 

MARX  (Karl).  -    Révolution  et  contre-révolution  en  Allemagne, 

traduit  par  Laura  Lafargue,  1900.  1  vol.  in-18.     .....       2  tr.  50 

GATTI  (G.).  —  Le  socialisme  et  lagriculture,  préface  de  G.  Sorel, 

1902.  1  vol.  ia-18 3  ir.  50 

LASSALLE  (F.).  —  Discours  et  pamphlets,  1903.  1  volume 
in-l«  .     .     .     .' 3  fr.  50 

TARBOURIEGH  (E.).  —  Essai  sur  la  propriété,  1905.  1  volume 
in-is 3  fr.  50 

(SÉRIE  lN-8) 

WEBB  (Béatrix  et  Sydney).   —  Histoire  du  trade-unionisme, 

1897,  traduit  par  Albert  Métin.  1  volume  in-8 lu  fr. 

KAUTSKY  (Karl).  —  La  question  agraire.  —  Etude  sur  les  ten- 
dances de  l'agriculture  moderne,  traduit  par  Edgard  Milhaud  et 
Camille  Polack,  l900.  1  volume  in-8 8  fr. 

MARX  (Karl).  —  Le  capital,  traduit  à  l'Institut  des  sciences,  sociales 
de  Bruxelles,  par  J.  Borchardt  et  H.  Vanderrydt  : 

—  Livre  II.  —  Le  procès  de  circulation  du  capital,  1900.  1  volume 
in-8 10  Ir. 

—  Ln-RE  III.  —  Le  processus  d'ensemble  de  la  production  capita- 
liste, 1901-1902.  2  volumes  in-8 :^0  fr. 

KAUTSKY  (K).  —  La  politique  agraire  du  parti  socialiste,  trad. 

C.  Pof.ACK,  1903,  in-8 4  fr. 

AUGE  LARIBÉ  (M.).  —  Le  problème  agraire  du  socialisme.  La 

viticulture  industrielle  du  midi  de  la  F.'-ance,  1907.  1  vol.  in-8.  6  fr. 


LE  DEVENIR  SOCIAL  (Revue  internationale  d'économie,  d'histoire  et 
de  philosophie).  La  Colhctmj  complète  (1895  à  1898).  Prix.  .  .  50  fr. 
Ont  été  publiés  dans  cette  revue  des  articles  de  : 

MM.  H.  Lagardklle,  J.  David.  Ed.  Fortin,  Ch.  Honnièr,  K-  Kautsky,  Ga- 
briel Deville,  Antonio  LARftiOLA,  'j.  Plekhanoff,  Paul  Lafargue,  L.  Héri- 
tier, A.  ToRTORi,  Ad.  Zerboglio,  G.  Sorel,  Bened.  Groce,  Kovalewskv, 
IssAiEFr.  Arturo  Labriola,  p.  Lavroff,  F.  Salvioli,  Conrad  Schmidt, 
E.  Hernstein,  IC.  Vanderveldk,  Enrico  Ferri,  Revelin,  etc. 


16,  RUE  SOUFFLOT  ET  12,  RUE  TOULLIER.  PARIS 


BIBLIOTHEQUE       PACIFISTE        INTERNATIONALE 

Honorée  de  la  souscription  des  Ministères  de  Vlnslructioa  publique 
et  du  Commerce 

PUBLIÉE    SOUS    LA   DIRECTION   DE  STÉFANE-POL 


Ont  paru  : 


BEAUQUIER  (Ch.)  Ed.  GIRETTI  et  STÉFANE  POL.  —  France 

et    Italie,   avec   préface   do     M.    lierthclot    de   i'htsiiint,    lOlj'i,   l.   vol. 
in-l8 1    Ir.     » 

DUMAS  (J.).  —  La  colonisation  (Essai  de  doctrine  pacifiste), 
avec  préface  de  Gh.  Gide,  190  i,  1  vol.  in-18 1  fr.  lo 

ESTOURNELLES  DE    CONSTANT  (d).    —  France  et  Angle- 
terre, 1904,  1  vol.    in-18 1  ir.     a 

PINOT  (J.).    —    Français  et  anglais    devant  l'anarchie    euro- 
péenne, 1904.  1    vol.    in-18 1  tr.     « 

FOLLIN(H.).  —  La  marche  vers  la  paix,  1903,  1  vol.  iii-18.     0  tr.  75 

FONTANES  (E.j  —  La  guerre,  avec  préface  de  F.  Passy,  1904.  1   vol. 
in-18 0  fr.  50 

JAGOBSON  (J.  A.).  —  Le  premier  grand  procès  international 
de  la  Haye  (notes  d'un  témoin),  i9u4,  1  vol.  in-i8.     .     .         0  fr.  50 

LAFARGUE  (A.).    —    L'orientation    humaine,     1904,   1    vol.   in- 
18 -.     .      A  ÏT.    » 

LA  GRASSERÏE  (R.  de.).  —  De  l'ensemble    des    moyens  de  la 
solution  pacifiste,  1905.  1  vol.  in-i8 1  Ir.    >- 

MESSIMY,  —  La  paix  armée.   (La  France  pour  en  alléger  le 
poids),  1903,  1  vol.  in-IS 0  fr.  75. 

MOGH  (G.).  —  Vers  la  fédération   d'Occident.   Désarmons   les 
Alpes,  1905.  1vol.  in-18,  avec  fi  graptiiqnes 0  Ir.  50 

NATTAN-LARRIER.  —  Les  menaces  des  guerres  futures,  1904 
1  vol.  in-18 i  fr.    » 

NO'VIGO\A7'  (J.).  —  La   possibilité    du  bonheur,    1904.    1  vol.  in- 
18 2  fr.    » 

PASSY  (Fr.).  —  Historique  du  mouvement   de   la   paix,  1904. 
1  vol.  in-18 0  fr.  75 

PRUDHOMMEAUX  (J.).   —  Coopération   et   pacification,   1904. 
1  vol.  in- 1.'^ 1  fr.    » 

RIGHET  (Ch.).  —  Fables  el  récits  pacifistes,  avec  une    préfrice  de 
SuUy-Pnidhomme,  1904.  1   vol.   in-18 1  fr.    » 

RUYSSEN  (Th.).  —  La  philosophie   de  la  paix,  1904.    1   vol.   in- 
is 0  fr.  75 

SEVERINE.  —  A  Sainte-Hélène,    pièce  en  2  actes,    1904.  1  vol.  in- 
1> 1  fr.     » 

SPALIKO'WSKI  (Ed.).  —  Mortalité  et  paix  armée,  avec  une  pré- 
face de  C.  FLimmarion,  1904.  I  vol.  in-18 U  fr.  50 

STEFANE-POL.    —  L'esprit  militaire  (Histoire  sentimentale), 
190i.  1  vol.  ui-18 2  fr.    >. 

STEFANE-POL. —Vers  l'avenir.  Histoire  dramatique.     .         1  fr.    >> 

STEFANE  POL.  —  Les  deux  évangiles,  considération.s  sur  lu  peine 
df  inori,  le  duel,  la  fruerre,  etc.,  l  vol.  in-18 0  fr.  50. 

SUTTNER   (^B"'    de).   —  Souvenirs  de    guerre,    190'(.    1    vol.    in- 
18 •>  fr.  50 


10 


V.    GIARD    &    E.    BRIÈRE,    LIBRAIRES-ÉDITEURS 


ENCYCLOPEDIE  INTERNATIONALE  D'ASSISTANCE,  PREVOYANCE, 
HYGIÈNE  SOCIALE  ET  DEMOGRAPHIE 

PUBLIÉE      SOUS      LA      DIRECTION      DU      D.      A.     MARIE 


I.  —  MARTIAL  (Dr).  —  Hygiène  individuelle  du  travailleur, 

1907,  1  vol.  ia-18,  relie  toile 4  fr.     » 

SOUS  PRESSEE  : 
LOMBROSO  (C.)  et  D'  MARIE.  —  La  pellagre,  1  vol.  in-18. 
MARIE  (D'  A.)  et  R.  MEUNIER.  —  Les  vagabonds,  1  vol.  in-lS. 


CETTE  ENCYCLOPÉDIE  EST  PUBLIÉE  SOUS  LE  HAUT  PATRONAGE 
de  Me  le  Ilinitïtre  du  Travail, 

DE  MM.  LES  DIRECTEURS   DE   L'ASSISTANCE   ET   DE   LHYGIÈXE   PUBLIQUES 

de  France,  de  Paris,  de  Rome,  de  Vienne  et  de  Berlin 

DE    MM.   LES   INSPECTEURS 

lie   l'Assistance   écossaise   et   hollandaise 

et  de  la  Présidence  du  Bureau  général  de  l'Assistance  de  Chicago 


Elle  formera  100  volumes  in-18 

et    résumera    l'état    actuel    des    Institutions    d'Assistance  publique    et  privée, 

de  prévoyance   et   d'hygiène   sociale. 

<nmis(jtma« 


Paraîtront  en*1908 


HELME  (Dr).  —  L'Hygiène  d'antan. 

RAUDIN  (P.).  —  L'Education  des  tra- 
vailleurs. 

PAPILLON  (D').—  La  Lutte  anti-tuber- 
culeuse. 

MARIE  (DO  et  VASCHIDE.  —  Opium 
et  Haschisch. 

BRETON.  —  Le  Plomb. 

LOMBROSO  et  MARIE.  —  La  Pellagre. 

M1-;SUREUR.  —  Les  Ecoles  d'assistance. 

(JO.MMEZ  (Dr).  —  L'Hygiène  du  travail 
intellectuel. 

MARIE  et  COSNIER.  —  Colonisation 
agricole. 

MATHIS  (Dr).  —  L'Hygiène  coloniale. 


LETULLE  (Dr).  —  L'Hôpital  moderne. 

BARTH  (Dr).  —  L'Encombrement  hos- 
pitalier. 

BONNET  (H).  —  Les  Secotirs  à  doinicile. 

QUEEKERT  (de).  —  Refuges  et  asiles 
de  nuit. 

DUBIEF  (Dr).  —  Le  Régime  des  aliénés. 

DECANTE  —  La  Lutte  contre  la  pros- 
titution. 

MEUNIER.  —  Les  Vagabonds. 

DECANTE  et  MARIE.  —  Les  Accidents 
du  travail. 

VAN  DEVENTER.  —    U Asile  moderne. 

VOISIN  (Dr).  —  L'Enfance  anormale. 


16,    RUE    SOUFFLOT    ET    12,    RUE    TOULLIER,    PARIS  11 

COLLECTION    DES    DOCTRINES    POLITIQUES 

PUBLIÉE    SOUS    LA    DIRECTION    DE    A.    MATER 


Les  volumes  de  cette  Colloction  se  Mmc'ont  aussi  reliés  loilo  a\ec  une  ancinentation 


(le  o,oo  oenlimes 


IL  —  CHEVALIER,    LEGENDRE  et  LABERTHONNIÈRE.  — 
Le  catholicisme  et  la  société.  1907. 1  v.  in-18,  br.        3  fr.  50 

III.  —  FAURE  (M.)  —  Le  morcellisme,  par  C.  Sahatier,  avec  intro» 

duction,  1907.  1  vol.  in-18,  br 2  fr.    » 

IV.  —  BOUGLÉ  (G.)-  —  Le  solidarisme,  lî)07.  1  vol.  in-18,  broché. 

Prix 3  fr.  50 

VI.  —  AVRIL  DE  SAINTE  CROIX  (M^e).  _  Le  féminisme,  pré- 
face de  V.  Margueritte.  1907.  1  vol.  in-18,  broché    .        2  fr.  50 

VII.  —  GUYOT   (Yves).   —   La    démocratie   individualiste,  1907. 
1  vol.  in-18,  broché 3  fr.    » 


SOUS  PRESSE  : 

SEIGNOBOS.  —  Introduction  sur  les  phénomènes  historiques. 

BUISSON  (F).  —  Le  radicalisme. 

PRESSENSÉ  (F.  de).  —  L'impérialisme. 

HERVÉ  (G.).  —  L'internationalisme. 

LEROY  (M.).  —  Le  syndicalisme. 

MATER  (A.).  —  Le  municipalisme. 

CATONNE  (A.).  —  Lanarchisme. 

LANDRIEU  (Ph.).  —  La  coopération. 

LAGARDELLE  (H.).  —  Le  socialisme  ouvrier. 

VANDERVELDE  (E).  —  Le  socialisme  agraire. 

HAUSER  (H).  —  Le  capitalisme. 


12  V.    GIARD    &    E.    ERIÈRE,    LIBRAIRES-ÉDITEURS 

PETITE  ENCYCLOPÉDIE  SOCIALE,  ECONOMIQUE  ET  FINANCIÈRE 

ENVOI  franco  contre  mandat  postal 

].  —  Leçons    d'économie  politique,  par  André  Liesse,  avec  une  préface  de 
Coiircelle-Seneuil,  de  l'Institut.  Un  volume  in-i8,  1892    ....       3  fr. 
II.  —  La  Réforme  des  frais  de  justice,    par  E.  Manuel  et   R.    Louis,    doc- 
teurs en  droit.  2^  édition.  Un  volume  in-iS,  1892 3  fr, 

III-V.  —  Code-manuel  de  droit  industriel,  par  M.  Dufourmantelle,  3  v.  in- 18  : 

III.  —  Législation    ouvrière    en     France    et     à     l'Etranger,      a*    édition.    Uh 

volume  in- 18.   iSgB 3  fr. 

IV.  —  Brevets  d'invention,  contrefaçon,  etc.   Un  vol.  in-i8.  1898  .     .       3  fr. 
V.  —  Dessins    et    marques    de   fabrique,   nom    commercial,    concurrence 

déloyale,  etc.  Un  volume  in-i8.   1894 3  fr. 

VI.  —  Code  manuel  des  électeurs  et  des  éligibles,  a^ec  formules,  par 

A.  Maugras,  avocat  publiciste.   2<^  édition.  Un  volume  in-i8.   1898.        3  fr. 

VII.  —  Législation  générale  des  cultes  protestants  en  France,  en  Algérie  et 

dans  les  colonies,  par  Penel-Beaufin.  Un  volume  in-i8.   1894     .      .        3  fr. 

VIII.  —  Commentaire  de  la  loi  du  27  décembre  1892  sur  la  conciliation 

et  l'arbitrage  facultatifs  p.  A.  Lelong.  Un  v.  in-12.  1894.      1  IV.  50 

IX.  —  Législation  générale  du  culte  israélite  en  France,  en  Algérie  et  dans 

les  colonies,  par  Penel-Beaufin.  Un  volume  in-i8.  iSg'}     ....        3  fr. 

X.  —  Code  manuel  du  propriétaire-agriculteur,  par  Daniel  Zoll a,  prof,  à 

l'Ecole  nationaled'agriculture  de Grignon.  2^éd. Un  v.in-i8. 1902.        3  fr.  50 
XI.  —  Les  questions  ouvrières,  p.  LéonMiLUAUD.  Un  v.  in- 18.  iSgi.      2  fr.  50 

XII.  —  Cours   de  droit  professé  dans  les   lycées  de  jeunes  filles  de 

Paris, p.  Jeanne  Chauvin,  2»^  édition.  Un  v.  in-i8.i9oS,  reliétoile.       3  fr.  50 

XIII.  —  Guide  théorique  et  pratique,  général  et  complet  des  Clercs  de 

notaire  et  des  aspirants  au  notariat,  pas  Jean  Martin,   notaire. 

Un  volume  in-18.    iSgS 3  fr. 

XIV.  —  La    question    monétaire    considérée  dans  ses  rapports  avec    la  condition 

sociale  des  divers    pays    et    avec  les  crises  économiques,  par    Léon  Poinsard. 

Un  volume  in-18.   iSgB 3  fr. 

XV,  XVIII  et  XXII.  —   Les    Budgets   français.    Etude  analytique    et   pratique    de 
législation  financière,  par  MM    P.  Bidoire  et  A.  Simonin.  Trois  volumes  : 
XV.  —  Projet  de  budget  1895.  Un  volume  in-18.  1895     .....      3  fr. 
XVIII.  —  Budget    de    1895    et   Projet   de   budget  de   1896.   Un  volume 

in- 18.  1S96 3  fr. 

XXII.  —  Budget  de  1896    et    Projet  de    budget    de    1897.    Un    volume 

in-18.   1897 3  fr. 

XVI.  —  La  saisie-arrêt  sur  les  salaires  et  jjetits  traitements.  2^  édition 

revue  et  augmentée,  par  V.  Emion.  Un  volume  in-i8.   1896    ...       3  fr. 

XVII.  —  La  ituestion  sanitaire  dans  ses  rapports  avec  les  intérêts  et  les  droits  de 

l'individu  et  de  la  société,  par  le  D""  J.  Pioger.  Un  vol.  in-io.  1895.       3  fr. 
XIX.  —  Les  banques  d'émission,  par  G.François.  Un  vol.  in-18.   1896.        3  fr. 

XX.  —  La  science  et   l'art  en  économie  politique,  par  René  Worms.  Un 

volume  in-i8.   189G 2  fr. 

XXI.  —  Code  de   l'abordage,  par  Robert  Frémont.  Uirvotùme  in-18.  1897.  3  fr. 

XXIII.  —  L'éducation  nationale,  par  Maurice  Wolff.  Un  vol  in-18.  1897.  3  fr. 

XXIV.  —  Mélang-^s  iéministes.  par  L.  Bridel,  Un  volume  in-18.  1897     .  3  fr. 
XXV.  —  La  justice  gratuite   et  rapide  par  l'arbitrage  amiable,  par  A. 

Giiarmolu.  2°  édition.  Un  volume  in-18.  1902 1  fr 

XXVI.  —  Petit  manuel  pratique  du  Juré  d'assises,  par  J.  Poncet.  Un  volume 

in-18.  1898 2  fr. 

XXVII.  —  Finances  communales,  par  R.  Acollas.  Un  vol  in-18.  1898.     .      3  fr. 
XXVIII.  —  Esquisse  d'un  tableau  raisonné  des  causes  de  la  production, 

de  la  circulation,  de  la  distribution    et    de    la    consommation  de    la  richesse, 

par  M.  Tessonne.vu.  Un  volume  in-18,  1898 2  fr. 

XXIX.  —  Code  manuel  du  chasseur, p. G. Legouffe.  2°  éd.  ivol.in-i8. 1900.      1  fr. 
^XX.  —  Code  manuel  du  pêcheur,  p.  G.  Lecouffe.  2^  éd.  i  vol.  in-18.  1900.      1  fr. , 

XXXI.  —  Manuel  pratique  des  Sociétés  de  commerce  et  par  actions.  Parti- 

cipations coopératives.  .Syndicats  professionnels.  Sociétés  de  Secours  mutuels. 
Associations  et  Congrégations,  par  A.  Lambert.  Un  vol.  ini8.  1902        1   fr.   50 

XXXII.  —  Manuel  de  la   propriété  industrielle  et   commerciale,  par  A. 

Lamiikrt.  Un  volume  in-iS.   1900 3  fr. 

XXXliî.  _  Etudes  d'économie  et  de  Législation  rurales,    par  R.  Worms. 
Un  volume  in-iS.    iqoG „ 4  fr. 


IG,    RUE    SOUFFLOÏ    ET    12    RUE    TOULLIER,    PARIS  13 

REVUE  DU   DROIT   PUBLIC 

ET    DE    LA 

SCIEI^CE  POLlTlOyE  Ef^  FRANCE  ET  Â  L'ETRANGER 

Fondée    pai-    F.    l.4Bfi.^4l  UF 

Et  publiée  sous  la  direction  de 

MM.    Max    BOUGARD    et    Oaston    JÈZE 

Avec  la  Collaboration 
DES  PLUS  ÉMINENTS  PROFESSEURS  DES  UNIVERSITÉS  DE  : 

France,  Allemagne,  Angleterre,   Autriche-Hongrie,   Australie,   Belgique,    Canada, 
Chili,  Danemark,  Espagne,  Etats-Unis,  Grèce,  Hollande,  Italie,  Japon,  Norvège, 
Portugal,  Roumanie,  Russie,  Suède,  Suisse,  Turquie. 


Paraît  tous  les  trois  mois  depuis  1894 

Par  fascicule  de  plus  de  200  pages  gr.  in-8'> 


Chaque  année  forme  un  très  fort  volume  grand  in-S°.  Prix  :  20  fr. 


^   France 20  fr.  »  » 

A150\\EWE\T  AW'LIEL  ,     _^ 

'    Etranger   ....  3*i  fr.  50 

LE  NUxMÉRO  :  5  FRANCS 


SOMMAIRE    DES    NUMÉROS 

I-II.  —  Deux  Etudes  de  Droit  public  ou  Science  politique. 

III.  —  Notes  de  Jurisprudence. 

IV.  —  Chronique  constitutionnelle. 
V.  —  Chronique  administrative. 

VI.  —  Chronique  politique. 
VII.  —  Analyses  et  Comptes  rendus. 
VIII.  —  Actes  officiels. 

IX.  —  Travaux  parlementaires. 
X.  —  Bulletin  bibliographique. 


14  V.    GIARD    ^^    E.    BRIÈRE,    L1BRAIRES-ÉD3TEURS 

DE 

Science  et  de  Législation  Financières 

PUBLIÉE  SOUS  LE  PATRONAGE  DE 

MM.    Casimir   PÉRIER,    RIBOT,    STOURM,    BERTHÉLEMY, 
CHAVEGRIN,  ESMEIN   et  HAURIOU 

ET    SOUS    LA    DIRECTION    DE 

MM.  Max  BOUCARD  et  Gaston  JÈZE 

Avec  la  collaboration  des  Membres  les  plus  éminents  du  Conseil   d'Etat, 
de  la  Cour  des  Comptes,  de  l'Inspection  des  Finances,  des   Professeurs 
des  Universités   de   France.   Allemagne,   Australie,    Belgique,   Egypte, 
États-Unis,  Grèce,  Italie,  Roumanie,  Suisse. 


PARAIT    TOUS    LES    TROIS    MOIS    DEPUIS    1903 

Par  Fascicule  de  près  de  200  pages  gr.  in-8° 


diaqiie  année  foi'uie  un  très  fort  voliiuio  si^rand  in-$o.  Prix  ilH  fr. 


(,    France 18  fr. 

ABONNEMENT  ANNUEL    ^ 

(   Etranger 20  fr. 

LE  NUMÉRO  :  5  FRANCS 


SOMMAIRE  DES  NUMÉROS 


Une  ou  deux  Etudes. 
Jurisprudence  du  Conseil  d'Etat. 
Ctronique  financière  étrangère. 
Chronifiue  financière  française. 
Renseignements  statistiques. 
Un  article  :  Variétés. 
Législation  financière. 
Analyses  et  Comptes-rendus. 
Bulletin  et  Index  bibliographiques. 


16,    RUE    SOUI'FLOT    ET    12,     RUE    TOLLLIER,    PARIS  la 


Revue  Internationale  de  Sociologie 

PUBLIÉE     SOUS     LA     DIRECTIOIST     DE 

M.  René  WORMS 

Secrétaire  »/cnéral  de  Vlnstitut  International  de  Sociologie 
et  de  la  Société  de  Sociologie  de  Paris 


\.vec  la  collaboration  des  Membres  de  l'Institut  international  de  Sociologie 
et  des  principaux  Sociologues  da  monde  entier 


PARAIT    TOUS    LES    ]MOIS    IjEPXJIS    1S03 

Par  Fascicule  de  SO  parjes  gr.  in-8° 


Chaque  année  forme  un  très  fort  volume  gr.  in-8".  Prix  :  18  fr. 


{    France. I  <S  fr. 


ABONNEMENT  ANNUEL 

(    Etranger 30  fr. 


LE  NUMÉRO  :  'Z  FRANCS 

La    Collection    complète    (année    1893    à  1907   inclus,    avec 
abonnement  à  l'année  1908).  Prix  réduit îitîO  fr. 


SOMMAIRE  DES  NUMÉROS 

Une  ou  deux  Etudes. 

Comptes-rendus  des  Séances  de  la  SocLété  de  Sociologie. 

Mauvement  social. 

Nokes. 

Revue  des  Livres  et  périodiques,  Informations. 


16  V.    GIARD    &:    E.    BUIÙRE,    LIBRAIRES-ÉDITEURS 

REVUE     BIBLIOGRAPHIQUE 

Des  Ouvrages  de  Droit,  de  Jurisprudence^ 

d Economie  jyolilique, 

de  Science  Financière  et  de  Sociologie 

PARAIT    TOLS    LES    IIOIS    DEPLiS    1  S94 

Par  Fascicule  de  16  pages  gr.  in-S» 


Les  Abonnements  partent  du  l'^'^  Janvier  de  chaque  année 


^    France 1  fr.  »  » 

ABo:^'.\E.iiE\T  A:¥.\a:Ei.  J 

Etranger 1  fr.  50 

LE  NUMÉRO  :  Ofr.io 
j. 


•     SOMMAIRE  DES  NUMEROS 

Ouvrages  parus  dans  le  mois. 
Sommaires  des  Revues. 
Comptes-rendus  bibliographiques. 
Ouvi'ages  en  occasion. 
Catalogues  divers. 


CATALOGUES  EN  DISTRIBUTION 

A    LA    LIBRAIRIE    V.   OIARD   &  E.    BRIÈRE 

Catalogue  des  Ouvrages  du  fonds  [1908),  impartie,  Droit,  Législation.  Pro- 
cédure, Assur:ince,  etc.  (gratis). 

Catalogue  des  Ouvrages  du  fonds  (1908),  2e  partie.  Economie  politique, 
Science  financière,  Sciences  sociales,  etc.  (gratis). 

Catalogue  des  Thèses  de  Doctoral  en  droit.  N.  1.  Thèses  jusqu'à  1900.  1  fr. 

Catalogue  des  Tfièses  de  Doctoral  en  droit.  N.  2.  Thèses  de  19U0  à  1904.  0  fr.  50. 

Catalogue  des  Thèses  de  Doctorat  en  droit.  N.  3.  Thèses  de  1904-1907.  0  fr.  50. 

Bibliographie  générale  et  complète  des  Livres  de  droit.  1  fr.  50. 

Catalogue  des  Ouvrages  et  Collections  en  occasion.  (gratis). 

Bulletin  périodique  des  Collections  et  ouvrages  en  occasion.  (gratis). 

Revue  bibliographique  des  ouvrages  rfe  droit,  de  jurisprudence,  d'économie  po- 
litique, de  science  financière  et  de  sociologie  [mensuelle).  Abonnement 
annuel...  France,  1  fr...  Union  postale.  1  fr.  50. 

SAINT-AMAND,     CHER.      —     IMPRIMERIE     BUSSIÈRE 


COMCLUSION  '.V.y.i 

(jiKiiiL  facilement,  quand  on  rapporte  les  phénomènes  à 
leui's  causes  déterminantes:  Tactivit  ■  physique  et  men- 
tale des  classes  sociales. 

Les  grands  linéaments  de  notre  méthode  montrent 
l'ample  matière  qui  s'otïre  aux  recherches  de  la  socio- 
logie, tenue  à  égale  distance  de  la  métaphysique  et  do 
la  simple  érudition.  Il  ne  s'agit  pas  de  vagues  considé- 
rations sur  "  l'Humanité  »  considérée  comme  un  être 
unique,  ni  sur  «le  Génie  des  peuples  »  suhstance  mys- 
térieuse et  insaisissable,  mais  d'observations  précises 
et  solides  sur  l'organisation  des  Sociétés.  La  médecine 
n'a  réalisé  de  véritables  progrès  que  le  jour  où,  par 
des  dissections  pratiquées  sur  les  cadavres,  lanatomiste 
a  pu  décomposer  les  êtres  vivants  dans  leurs  parties 
essentielles  ;  étudier  la  forme,  la  nature  et  les  fonc- 
tions des  organes  ;  découvrir  les  rapports  de  dépendance 
qui  unissent  les  organes  entre  eux  ou  qui  les.  soumet- 
tent à  des  influences  extérieures.  De  même  la  sociologie 
ne  paraît  appelée  à  jouer  un  rôle  vraiment  scientifique 
que  le  jour  oîi,  par  une  analyse  méthodique,  chacune 
des  classes  sociales  sera  mise  à  part  ;  puis  caractérisée 
par  ses  tendances,  ses  idée-  et  ses  actes  propres  ;  et 
enWn  étudiée  dans  ses  relations  avec  les  autres  classes 
soit  de  la  même  société,  soit  des  sociét(3s  étrangères. 
L^s  phénomènes  ne  sont  plus  détachés  de  leurs  causes, 
mais  ils  apparaiss(;nt  comme  les  manifestations  néces- 
saires des  dis[)ositions,  tendances  et  liabitudes  de 
l'esprit.  Gène  sont  plus  des  faits  incohérents  ou  unis 
par  des  lois  empiriques,  mais  ils  s'ordonnent  deux- 
mèmi^s  dans  les  cadres  que  leur  imposent  les  classes, 
agents  producteurs  de  ces  faits. 

lin  vœu  pour  terminer. 

Ainsi  envisagée  la  tâche  est  immense.  Pour  l'cntr*'- 


35  i  co>ciAsiox 

prendre  avec  des  chances  de  succès,  il  faut  —  à  rimila- 
tion  des  sciences  cosmologiques  et  des  arts  industriels 
recourir  à  la  division  ou  mieux  à  lorganisation  du 
travail. 

Le  passé  est  ici  un  i^arant  de  l'avenir.  Au  commen- 
cement, chaque  savant  visait  à  embrasser  tout  l'ensem- 
ble des  connaissances,  et  latente  acquisition  de  ce  sa- 
voir encyclopédique  l'empêchait  d'approfondir  aucune 
partie  et  d'y  réaliser  des  progrès.  Plus  tard,  la  science 
s'est  heureusement  fragmentée.  Chaque  partie,  cultivée 
à  part,  s'est  enrichie  par  d'incessantes  découvertes. 
Ces  parties  à  leur  tour  se  sont  subdivisées,  et,  grâce 
aux  spécialistes  qui  ont  concentré  toutes  leurs  forces 
intellectuelles  sur  chacun  de  ces  points  restreints,  les 
connaissances  ont  sans  cesse  gagné  en  étendue  et  en 
précision. 

Dans  les  sciences  sociales  cette  division  du  travail 
s'impose  avec  non  moins  de  rigueur.  Il  est  impossible 
(ju'un  homme — quelle  que  soit  sa  puissance  de  tra- 
vail —  parvienne  avec  ses  seules  ressources  à  recueillir 
et  à  utiliser  tous  les  matériaux  nécessaires  à  l'établis- 
sement et  au  contrôle  des  lois  sociales.  L'enquête  doit 
être  universelle,  porter  sur  tout  le  présent  et  aussi  sur 
le  passé.  Or  comment  lire  seulement  tous  les  docu- 
ments dispersés  dans  la  multitude  des  livres,  livres 
écrits  dans  toutes  les  langues  ? 

De  là  la  nécessité  d'attribuer  à  des  catégories  distinc- 
tes de  travailleurs  des  tâches  parcellaires.  Gela  sans 
doute  s'est  déjà  fait,  mais  sans  ordre.  Aussi  les  esprits, 
aptes  surtout  aux  synthèses,  ne  pouvant  utiliser  les 
mat(iriaux  trop  nombreux  et  trop  dispersés,  bâtissaient 
dans  le  vide  plutôt  (jue  de  renoncer  à  leur  besoin  de 
généralisation. 

Que  les  savants  s'associent  donc,  et  que. par  une  orga- 
nisation volontaire  et  intelligente,  ils  donnent  l'exem 


CONCLUSION  35.*) 

pie  de  la  solidarilé,  dune  solidarité  féconde  La  pra- 
tique et  la  théorie  se  trouveraient  unies,  et  par  le  bien 
on  arriverait  au  vrai  ! 


TABLE    DES  MATIÈRES 


P;igcs 

Introduction '. l 

CHAPIÏHE  PREMIER 

L'OBJET ;■, 

La  1"  recherche  diins  une  queslion  eist  de  iixer  l'objet  précis  do 
l'élude.  Quel  est   cet  objet  ? 7 

A.  Ce  sont  des  Fo(7s.  —  Ditïérence  avec  les  noiions  ma- 
thématiques (système  de  Rousseau),  avec  les  rej)résen- 
tations  idéales  iLlopies  de  Fénelon),  avec  les  conceptions 
de  fin.  (Inconvénients  que  présente  la  recherche  de  la 
finalité  dans  les  sciences  sociales) 1) 

B.  Ce  sont  des  Futls  Sociaux.  —  Différence  avec  les  en- 
tités métaphysiques  {raine  des  peuples},  avec  la 
notion  de  Race  (théorie  de  Taine).  —  Inutilité  des  re- 
cherches portant  sur  la  nature  des  Sociétés  (Spencer, 
Schoefile,  le  Grand  Être  d'Aug.  Comte) Il 

G.  Quels  sont  les  Faits  Sociaux  ?  —  Pas  de  définition  au 
début  d'une  science.  —  Il  vaut  mieux  procéder  à  une 
énumération iO 

CHAPITRE  II 

POSSIBILITÉ  DUNE  SCIENCE  SOCIALE ;V.» 

A.  Premières  dillicultés.  —  Pas  d'expérimentation  pos- 
sible, —  Pas  d'observation  directe.  — ^Ditïérence  entre 
l'histoire  et   la  science '<0 

R.  Les  faits  sociaux  sont-ils  susceptibles  de  connaissance 
scientifique  ".'  —  Objiutions  et  réponses.  —  Possibilité 
de  la  science  en  général.  —  Le  Problème  social  :  dé- 
couvrir des  similitudes  dans  les  èlres  et  dans  les  rap- 
ports           4t'' 

C.  La  science  sociale  est  possible  par  l'étude  des  classes 
sociales.  —  Les  groupes  sont  composés  d'unités  de 
mémo  nature.  —  Création  du  Type.  —  Comparaison 
des  types  de  même  nature.  —  Relations  entre  ces  types. 
—  Similitudes  entre  sociétés    présentant  une    couiposl- 

tion  analogue '*8 

D.  .autorités  (Platon,  Taine,  (ium|i!ovicz) '"'^ 


.'i')8  TAI5LE    DES    MATIÈRES 


CHAPIIRE   III 

DES  MÉTHODES 71 

La  science  sociale  est  possible.  —  Comment  transformer  celle 
possibilité  en  réalité?  —  Tliése  logique  de  Stuart-Mill.  — 
Critique.  —  Examen  méthodique  des   ditficultés l:i 

A.  Les  notions.  —  Pas  de  définitions  confuses.  —  Besoin 
d'une  nomenclature 80 

B.  Les  Lois  ; 80 

1.  Méthode  dedifférence.   — Commentelleestapplicable.         85 

2.  Union  de  l'instruction  et  de  la  déduction 93 

3.  Empirisme  pur.  —  Analyser  l'effet.  —  Candies  en  série 
—  Concours  des  causes.  —   Distance  entre    la   cause  et 

lelTet 98 

4.  Méthode  déductive.  —  Lois  primaires.  —  Réunion 
des  lois  primaires  (Composition  des  causes).  E.x  :  une 
grève  d  ouvriers 103 

Résumé 107 

CHAPITRE   IV 

LA  MÉTHODE 113 

Psychologie  des  Classes  sociales 113 

Connaissance  de  la  personnalité  durable 1  li 

Lois  psychologiques  :  1°  loi  de  plasticité  2"  loi  de  sta- 
bilité.    Emploi  de  la  méthode  objective 1  lo 

A.  Les  Connexions  psychiques  :  le  type  Paysan US 

1.  L'Idée.  Tableau  provisoire  des  éléments  du  caractère.       119 

2.  Déduction  psychologique 1-0 

3.  Expérience.  —  Méthode  de  concordance    —  .Mélhûde 

de  dilTérence 122 

B.  Los  Corrélations  psychiques 125 

Méthode  des     variations    concomitantes.    —    Pureté  du 

type.  —  Méthode  des  résidus.  —  L'élément    domina- 
teur. —  Transformisme  des  types 129 

Psychologie  sociale 138 

1.  Les  Connexions  sociales  0»  les  formes  de  Société. — 
Critique  de  Montesquieu  et  de  Spencer.  —  Analyse 
de  la  Société.  —  Exclusion  des  Sociélés  animales  et 
des  Sociétés  humaines  rudimentaires.  —  Chaque  so- 
ciété caractérisée  par  une  classe  dominante,  d'où 
(juatre  principaux  types  de  Sociétés 139 

2.  Les  Corrélations  Sociale'^ 165 

A.  Relations  internes.   —  Trois  cas 166 

R     Relations  des  classes  les  unes  envers   les  autres 17(3 

Lois    d'indépendance,  d'ambition,  d'hostilité,  dadapta- 

lion,  d'équilibre,  de  progrès,  de  population 178 

C.  it.lations  avec  le  milieu  pliysi(|ue 20a 

Passivité  et  activité  intelligente  de  l'homme 209 

D.  Unité  Sociale ^1^ 


I 


lAlîl.K    l»i:s    MATIKRKS  XV.) 

Communiiuté  de  territoire,  do  langue,  de  race  ou  plulôt 
de  nom,  de  religion,  de  lois,  de  moMirs,  de  traditions, 
d'd'iivres  litlcraires...—  (Kn  dorni^r  ressort  ces  diver- 
ses sortes  de  communautés  résultent  des    idées,    des 

sentiments  et  des  actions  des  classes   sociales) 21ÎI 

E.   Relations  étrangères •>34 

Réalité  des  influences  étranjjèr.^s  ;  elles  s'exercent  sur 
les  classes  distinctes  ;  elles  sont  régies  par  les  lois 
suivantes  :  lois  de  contraste,  de  concurrence,  d'imita- 
tion, de    contrainte 237 

CnAI'ITRK  V 

CLASSIFICATION  DES  FAITS  SOCIAUX 2G3 

A.  t'/6'<aM.  Les  Lois 264 

2.  La  Justice 208 

3.  Les  Faits  Politltiues 271 

4.  J  es  Faits    Administratifs 27,) 

5.  Les  Faits  militaires 271) 

B.  Les  puissances  vioydles 278 

6.  Les  Faits  Religieux 278 

7.  Los  Faits  de  pensée  indépcndaiilit 287 

C .  Faits  Econ oviiques .■3OO 

8.  Les  Faits  Agricoles ;501 

n.  Les  Faits  Industriels. .. .    HO;) 

10.  Les  Transports 30î) 

11 .  Le  Commerce 311 

D.  Famille  et  Education 31  't 

12.  La  Femme 3i;; 

13.  Les  Enfants 330 

E.  Pathologie  Sociale 332 

14.  Le  Paupérisme  et  l'\ssistance 333 

15.  Les  délils  et  les  Ciimcs 33R 

Conclusion  341 


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^'"Goua*^^ 


BIBLIOTHÈQUE  SOCIOLOGIQUE   INTERNATIONALE 

Publiée  sous  la  direction  de  M.  RENÉ  "WORMS 
Secrétaire  Général  de  l'Institut  loternational  de  Sociologie 

Cette  collection  se  compose  de  volumes  in-8,  reliure  souple  (i) 

ONT   PARU  : 

I.   WORMS  (René)  ;  Organisme  ET  Société,  1896 8  fr.     » 

II.  LILIENFELiD    (Paul  de),  ancien  président  de  l'Institut  international 
de  Sociologie  :  !  a  pathologie  sociale,  1896 8  fr.     » 

III.  NITTI  (Francesco  S.),  professeur  à  l'Université  de  Naples  ;  La  popula- 

tion    ET    LE   SYSTÈME     SOCIAL,    1897 7  f F .       )) 

IV.  POSADA  (Adolfo),  professeur  à    l'Université  d'Oviedo  :   Théoriks  mo- 

Dl-.RNES    SUR     LES     ORIGINES     DE     LA     FAMILLE,     DE     LA     SOCIÉTÉ    ET  DE    l'ï- 
TAT 6   fr.       » 

V .  BALtICKI  (Sigismond),  associé  de  l'Institut  international  de  Sociologie  : 
l'  Etat    comme    organisation     coercitive    de    la    société     politique  , 

1896 6  fr,     » 

VI.  NOVICOW  (Jacques),  membre  et   ancien  vice-président  de  l'Institut 

international  de  Sociol.  :  Conscience  et  volonté  sociales.       6  fr.     » 

VII.  GIDDINGS    (Franklin   H.),  professeur  à   l'Université  de    Colombie 

(New-York)  ;   Principes  de  Sociologie,  1897 ...      8  fr.     » 

VIII.  LiORIA  (Achille),  professeur  à  l'Université  de  Padoue  :  Problèmes  so- 
ciaux contemporains,  1897 6  f i .     » 

IX-X.  VIGNES  (Maurice),  chargé  du  cours  d'économie  politique  à  l'Univer- 
sité de  Grenoble  :  La  science  sociale  d'après  les  principes  de  Le  Play 

ET  DE  ses  continuateurs,  2  volumes,  1897 gO  fr.     k 

XI.  "VACOARO  (M. -A.),  membre  de  l'Institut  international  de  Sociologie  : 

Les  bases  sociologiques  du  droit  et  de  l'Etat,  1898 lO  fr.     » 

XII.  GUMPLiOWICZ    (Louis),   professeur  à  l'Université  de  Graz  :    Socio- 
«  L0GIE  ET  politique, ^189îi 8  f r .     » 

XIII.  SIGHELE  (Scipio),  agrégé  à  l'Université  de  Pise  :  Psychologie  des  Sec- 

tes, 1898 7  fr.     tt 

XIV.  TARDE  (G.),  membre  de  l'Institut  international  de  Sociologie  :  Etudes 

DR  psychologie  SOCIALE,  1898 9  fr.      » 

XV.  KOVALEWSKY  (Maxime),  ancien  professeur  à  l'Université  de  Mos- 
cou :  Le  régime  économique  de  la  Russie,  1898 9  fr.     » 

XVI.  STARCKE  (C -N.),  privat-docent  à  '.'Université  de  Copenhague:    La 

famille  dans  les  différentes  sociétés,  1899 7  fr.     » 

XVII.  GRASSERIE  {l\.  delà),  associé  de  l'Institut  international  de  Sociolo- 
gie :  Des  religions  comparées  au  point  de  vue  social.  1899.      9  fr.     n 
XVIII  .  BALD'WIN  (J.-M.l,  professeur  à  l'Université  de  Princetown  :  Inter- 
prétation  SOCIALE   et  morale   DES   PRINCIPES  DU   DÉVELOPPEMENT  MENTAL. 

1899 IS  fr.     » 

XIX.  DUPRAT  (G.-L.),  professeur  de  philosophie  :    Science  sociale  et  Dé- 
mocratie, 1900 8  fr.     » 

XX.  JLAPLiAIGNE  (H.),  membre  de  la  Société  de  Sociologie  de  Paris  :  La 
morale  d'un  Egoïste.  Essai  de  morale  sociale,  19O0 7  'r.     » 

XXI.  LOURBET  (J.),  membre  de  la  Société  de  Sociologie  de  Paris  :  Le  Pro- 

hlème  uf.s  Sexes,  1900 7  fr.     » 

XXII.  BOMBARD  (Colonel),  membre  de  la  Société  de  Sociologie  de  Paris: 

La  marche  DE  l'Humanité  et  les  Grands  hommes,  d'après  la  doctrine 

positive,  1900 8  fr.     » 

'  XXIM  .  GRASSERIE  (II.  de  la),    associé  de  l'Institut  international  de  Socio- 
logie :    Des    principes    sociologiques   de    la    Criminologie,    avec    une 

préface  de  C.  Lombroso,  1901 S  fr.     » 

V  XXIV.  POUZOLi  {A..),  lauréat  de  l'Institut  :  La  recherche  de  la  Paternité. 
étude  critique  de  sociologie  et  de  législation  comparée,  avec  préface 
de  M.  Béronger,  de  VlnsMul IS  fr.     » 

(1)  Les  volumes  de  la  collection  pourront  aussi  être  achetés  brochés 
avec  une  diminution  de  2  francs. 

AngouK^me,  Imp.  L.  COQUEMARD  et  C'",  42,  rue  Fontaine-du-Lizier 


I 


HT      Bauer,  Arthur 

^09        Les  classes  sociales 

B3 


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