t
/
I5IBLlUTIIÈ(jLlE SOCIOLOGIQUE I.NTEIJNATIONALR
Publiée sous la dirccliou de M. RENÉ WOHMS
Secrétaire-Général de llnstitut luternatioual de Sociologie
XXV
LES
CLASSES SOCIALES
ANALYSE DE LA VirSOCIALE
Arthur BAUER
Professeur de Philosophie
Membre de la Société de Sociologie de Paris
OUVRAGE RÉCOMPENSÉ PAR L'INSTITUT DE FRANCE
[Académie des Sciences Morales et Politiques)
PARIS (5-=)
V- GIARD & E. BRIÈRE
LlHU.VinKS-KUlTKUKS
16, Rue Soufflet, 16
1902
LES CLASSES SOCLALES
ANALYSE DE LA VIE SOCIALE
BIBLIOTHÈQUE SOCIOLOGIQUE INTERNATIONALE
Publiée sous la direction de M. RENÉ WORMS
Secrétaire Général rie l'iastitiil International de Sociologie
Cette collection se compose de volumes iii-8, reliure souple (i)
OM' PAUU :
I. "WORMS (l'ené) : Organisme et Société, l-80li 8 fr. »
II. LILiIENFELD (Paul de), ancien président de l'institut international
de -ociologie : La pathologie sociale. 1896 8 fr. o
III. NITTI (Francesco S.), professeur à l'Université de Naples ; La poplla-
1I0N ET LE SYSTEMS SOCIAL, 1897 7 f F . ))
IV. POSADA (Adoifo), professeur à l'Université d'Oviedo : Théories mo-
1>. R.NES SIR LES ORIGI.NES DE LA FAMILLE, DE LA SOCIÉTÉ ET ÏK L'i-
TAT 6 fr. 11
\' . BALICKI (Sigismond), associé de l'Inslitul international de Sociologie:
l' KtAT comme ORGANISATION COERCITIVE DE LA SOCIÉTÉ POLITH(UÉ ,
189r. 6 fr. 1)
VI. NO'VICO'W (.lacques), membre et ancien viee-président de l'inslilut
international de Sociol. : Conscience et volonté sociales. 6 fr. »
VII. GIDDINGS (Franklin H.), professeur à l'Univoisile de Colombie
iXfw-Yoïk) .■ Principes de Sociologie, 1897 8 fr. »
VIII. LORIA (Achille), professeur à l'Université de Padoue : Problèmes sd-
i;mx coNTEMPORAiss, 1897 6 fi . »
l\-.\. VIGNES (Maurice), chargé du cours d économie politique à l'Univer-
siié de (irenoble : La science sociale d'après lls prlncipes de Le Play
ET i)i: ses CONTINUATEURS, 2 volumcs, 18y7 SO fr. C(
.\1. VACCARO (M. -A.), membre de l'Institut international de Sociologie :
Lis hases sociologiques du droit et de l'Ftat, 1898 lO fr. d
Ml. GUMPIjO"WICZ (Louis), professeur à l'Université de Graz : Socio-
i.iigie et i'Olitiquë, 189> 8 fr. »
Mil. SIGHELE (Scipio), agiégé à l'Université de Pise : Psychologie des Sec-
Tis. ls;i8 7 fr. »
XIV. TARDE (G.), membre de l'Instiliil international de Sociologie : Etudes
!)«; psvcHOLOGiE sociale, 1898 9 fr. ))
XV. KO"VAIjE"WSKY (Maxime), ancien professeur à l'Université de Mos-
cou : Ll. RÉGIME ÉCONO.MIQUE DE LA RUSSIE, 189S 9 f r . ))
XVI. STARCKE (C -X.), privat-docent à '.'Université de Copenhague: La
FAMILLE DANS LES DIFFÉRENTES SOCIÉTÉS, 1899 7 fr. I)
XVII. GRASSERIE3 (K. delà), associé de l'Institut international de Sociolo-
^iTie : Dks religions comparées au point de vue socul. 1899. 9 fr. »
X\III . BALD'WIN 1,1. -M. I, professeur à l'Université de Princetown : Inter-
i'rktation sociale et morale des principes du dévëlop.'e.ment mental.
1s'.t9 IS fr. ))
XIX. DUPRAT (G -L.), professeur di philosophie : Science sociale et Dé-
.mochatik, 1900 8 fr. »
XX. LiAPLiAIGNE (H.), membre de la Société de Sociologie de Paris : L\
MORxi.E d'un FgoIste. Essai de morale sociale, 190j 7 'r. »
XXI. LOURBET (.1.), membre de la Société de Sociologie de Paris : i.e Pro-
ni.KMi; i)i;s Sexes, 1900 7 fr. »
XXII. BOMBARD (Colonel), membre de la Société de Sociologie do Paris:-
L\ .M\it(:iii. Di; l'Uu-vianité et le^ Grands hom.mes, d'après la doctrine
l'oMTivi , 190(J 8 fr. )i
XXIII . GRASSERIE (K. de la), associé de l'Institut iiiteriialional de Socio-
lo;,'i(^ : Des pium:ipi;s socioLoiinjuES de la Cui.minologie, avec une
p:-c'face di' C. Lombroso, 1931 S fr. »
XXIV. POUZOLi (.V.), lauréat de l'Institut : La recherche de la Paternité,
élude, (•riii(]ue de sociologie et de législation comparée, avec préface
de M . Hironger, de ïlnsltiut IS fr. »
(1) Les volumes de la collection pourront aussi être achetés brochés
avec une diminution de 2 francs.
bibuothèquf: sociologique internationalk
Publiée sous la direction de M. RENÉ VVORMS
Secrétaire-Général de Tlnstitut International de Sociologie
XXV
LES
CLASSES SOCIALES
ANALYSE DE LA VIE SOCIALE
Arthur BAUER
Professeur de Philosophie
Membre de la Société de Sociologie de Paris
OUVRAGE RÉCOMPENSÉ PAR L'INSTITUT DE FRANCE
f Académie des Sciences Morales et Politiques)
PARIS (5^)
V. GIARD & E- BRIÈRE
MnuAiHF.s-i':urrF,rus
16, Rue Soufflet. 16
190 2
Df f'I
1151135
HT
QAVIS AU LECTEUR
L'idée fondamentale de celte élude remonte à bien
des années déjà. Elle n'était tout d'abord qu'un germe,
mais un germe qui as[)irail à la vie rt qui cliercliait
à donner — dès 1891 — des manifestations de sa vita-
lité, sous le titre :« Les Types sociaux en France ».Des
fragments de cet ouvrage ont seuls paru, dispersés
dans plusieurs Revues parisiennes, en particulier dans
Lu Revue de Pari^ et de St-Pé/ershoiurj , alors sous la
direction d'Arsène Houssaye, auquel je me plais à
rendre ici un pieux hommage.
D'autres études, inspirées par cette même idée, pa-
rurent plus tard : « Le Moine » dans le Monde Latin ;
(( Les Gens de Lois » dans la Revue du Palais, qui a
|)ris le nom de Grande Revue ; <( Les Paysans » dans
la Nouvelle Rrvue,e[c...
Puis vint en 1897 l'annonce du sujet, proposé au
concours pour le Prix Bord in : J)es Méthodes applica-
hles à fétude des lui/ts siximix. La concordance entre
mes préoccupations luibiliielles et la ({uestion donnée
(Hail si grande, (jue dès lors mes travaux s'orientèrent
daiisce sens elque. pciidaiil trois longues annét's, j'ap-
profondis mon idée et tâchai de la soumettre au con-
trôle le plus sévère.
AVIS AU LECTEUR Yl
En apparence, la question était purement du do-
maine logique. 11 m'a semblé qu'elle s'étendait au-
delà. La méthode, dès qu'elle rtste confinée dans
les généralités, ne renferme guère que des préceptes
vagues et d'une médiocre utilité pour les travailleurs.
Pour lui donner toute sa portée pratique et même
pour éprouver sa valeur théorique, j'ai pensé qu'il
fallait la mettre aux prises avec les difficultés mêmes
du sujet, suivant la très juste formule d'Aug. Comte,
que pour cette raison j'avais prise pour devise de mon
Mémoire.
C'est à ce Mémoire que l'Académie des Sciences
Morales et Politiques a décerné la première récompense
dans le concours pour le PrixBordin. A cette occasion,
je tiens à lui adresser — à Elle ainsi qu'à son émi-
nent rapporteur M. Liard — l'hommage public de ma
reconnaissance.
Le Mémoire paraît aujourd'hui sans remaniements,
mais avec l'addition d'un cha[)ilre étendu : Ctasi^fica-
tiondes Faits Sociai/x. 11 parait sous le titre de : Les
Classes Sociales, titre qui caractérise mieux Vïdw do-
minante de mon Etude.
Cette idée, je l'exprimais ainsi dans la petite intro-
duction qui précédait mon article du « Moine », dans
le n" (lu Monde Laliii de Mars 1896 : « La Psychologie so-
ciale a pour objetd'étudier, non pas l'homme en général,
ni tel homme en particulier, mais des «j^-poupes liii-
iiiaiiis, groupes formés des personnes qui sont si'ui-
blables par leur genre de vie et par leurs occupations,
ou d'un mot par leur fonction sociale. Un pareil objet
vu AVIS AU LECTEUR
«st accessible à la connaissance, puisque ces groupes
sont animés — suivant l'expression vulgaire, mais ici
très juste — d'un esprit de corps, ce qui veut dire
<Iiie tous les membres d'un groupe vivent dans une.
communauté d'idées, de sentiments, de tendances et de
volontés. Quant à son utilité, on ne saurait, si les
actions ne s'expliquent bien que par les états intérieurs,
contester l'intérêt qu'il y aurait à analyser l'àme des
grands corps sociaux ».
C'est cette même idée de Classes Sociales, qui est
l'ànie de mon travail. C'est elle qui m'a permis de voir
un peu clair dans celte vie sociale si mouvante et si
complexe ; c'est elle qui semble donner l'espoir d'ar-
river à serrer la réalité de plus près, et de l'enchaîner
ilans des formules plus rigoureuses.
Il me reste à souhaiter que le Lecteur ne soit pas
(l'un avis trop contraire, et qu'il veuille me lire avec
la bienveillante justice, que mérite peut-être une
conception nouvelle, en tout cas un efTort sincère vers
le vrai.
AuTHLii Dater
1^2 Janrier îiHH.
INTRODUCTION
Dans toute science réelle, les conceptions
relatives a la méthode proprement dite sont
essentiellement inséparables de celles <(iii
gc rapportent a la doctrine elle-même.
Atji-.usTK COMTE. Cours de philosophie po-
sitive, t. IV p. 22().
Lorsquimo science n'est encore que dans la période
des tâtonnements et des essais, ce serait une entre-
prise bien téméraire de vouloir formuler une méthode.
Car les procédés que suit Tesprit dans un ordre de
recherches sont dus réalités dont la nature se révèle par
l'usage et dont la valeur s'apprécie par les résullats.
Privé de cet appui, le logicien s'exposerait à biUir dans
le vide.
A Textreme opposé — quand une science est en
possession de vérités certaines et importantes — l'étude
de la méthode ne satisfait guère qu'un intérêt de
curiosité. Car, si les procédés qtii ont servi à l'élabo-
ration di! ces vérités ne sont pas énuuK'rés dans un
ordre systématitjue, du moins ils sont connus et leur
valeur s'est révélée par l'épreuve décisive de la pra-
ii(jue.
Le moment où les recherches sur les méthodes
paraissent présenter le plus d'utilité est celui oii les
sciences sont en formation ; où les essais sont nom-
breux, les tentatives variées, les procédés laissés à hi
lilire initiative des chercheurs. Il se ]>ro(luit alors un
tel enchevêtrement de routes (\\\*^ les csprils lisqnciit
2 Ki:S CLASSES SOCIALES
(le s'égarer, si les logiciens ne prennent pas le soin
particulier de dégager la marche suivie par les savants,
toutes les fois qu'ils sont arrivés à leur but.
Les sciences sociales paraissent précisément parve-
nues à ce stade favorable aux recherches sur la méthode.
L'ignorance en matière sociale n'est pas assez complète
pour décourager une tentative de ce genre et, d'un autre
côté, la connaissance n'est pas assez avancée pour la
rendre superflue.
Avant d'aborder le problème spécial des méthodes
propres à l'étude des faits sociaux, rappelons briève-
ment les préceptes communs à toute méthode.
La vraie méthode ne dirige pas seulement l'esprit
mais elle intéresse aussi le cœur et la volonté. La
première attitude à garder à l'égard d'une science
cultivée depuis longtemps et sans succès, c'est une
modestie sincère et profonde. Si tant de politiques, de
législateurs et de savants se sont en vain appliqués à
la connaissance de la vie sociale, il ne faut pas avoir
la présomption de croire que les difficultés s'évanoui-
ront aux premières recherches et que la science surgira
tout armée — comme Minerve — de quelque cerveau
Olympien. Les lenteurs des sciences aujourd'hui cons-
tituées doivent servir à rabattre les prétentions exces-
sives. Partout les progrès ont été achetés par de longs
efforts ; par quelle chance miraculeuse la plus com-
plexe (le toutes les sciences ferait-elle exception?
La |;atienc(3 est ici d'autant plus à l'ccommander
qu'elle court le ris(|ue d'être moins pratiquée. Le mal
se présente dans bs sociétés sous des formes si multi-
ples et avec une succession si rapide qu'il réclame des
remèdes immédiats. De là une hâte empirique qui
s'oppose à des vues nettes et à une marche sûre.
INTROIH'CTION
L'esprit, guidé par de fausses lueurs, court çà el lu au
hasard des circonstances, semblable au voyageur de
Descartes qui, égaré dans la forêt, tournoie en tous
sens sans prendre le temps de choisir une direction et
de s"y tenir. La direction sera fournie par une idée
originale. Or, l'idée neuve est comme la perle, elle
s'élabore lentement et en silence au fond des esprits.
Comment Newton a-t-il découvert le principe de la
gravitation universelle? En y pensant toujours.
Puisque l'idée neuve est le germe de vie de la
science, il ne faut pas espérer la trouver toute formée
dans les ouvrages des devanciers. Car si elle se trou vn il
quelque part, comment n'aurait-elle point manifesté sa
puissance par une véritable rénovation de la science ?
Bacon s'insurgeait contre l'autorité qui dominait dans
les Ecoles du Moyen-Age et Descartes voulait ignorer
tous ses devanciers. Sans pousser aussi loin cette haine
du passé, le chercheur de nouveau ne se confinera pas
dans l'étude purement « livresque ». Il s'appliquera
moins aux théories ambitieuses qu'aux remarques de
détail, et s'efforcera de contrôler les assertions de ses
devanciers par une observation directe des faits. Le livre
ne doit servir qu'à attirer l'atten lion sur certains points,
à provoquer la recherche, à stimuler la découverte. Les
livres sont des choses mortes, et l'esprit ne peut s'en
nourrir qu'à la condition de les transformer en sa
substance par la mystérieuse chimie de la pensée.
Ces préliminaires seraient incomplets si on ne rap-
pelait les règles cartésiennes applicables à toutes les
sciences, mais plus essentielles encore aux sciences
sociales.
1" Décomposer les difficultés.
2° Commencer par les objets les plus aisés àcoiuKiili-e.
4 LES CLASSES SOCIALES
3o Se repaître de vérités.
11 est inutile de prouver la valeur de ces préceptes
dont l'excellence estreconnue de tous. Mais ils ressem-
blent trop souvent aux armes de prix qu'on suspend
aux panoplies pour Tadmiration des badauds et dont
on ne se sert point. Il faut s'en servir.
CHAPITRE PREMIER
LOBJET
Dans ses Règles pmir la direction de l'f.^pril, Descar-
ies parle d'un valet si empressé qu'il partirait avant
d'avoir bien entendu l'ordre qu'il aurait à exécuter. Cet
l'xemple fait vivement ressortir l'obligation de fixer
pour chaque question ro])jet à étudier. Car c'est la na-
ture de cet objet qui imposera aux savants les procé-
dés spéciaux qu'il convient d'employer pour sa con-
naissance. Si cette nature n'était pas déterminée avec
une suflisante précision, le moindre défaut de la mé-
thode recommandée serait de ne pas répondre aux don-
nées du problème.
Ici la matière de l'étude est constituée pur >< les (aits
sociaux. »
Ce sont des faits. Cette qualité mémo, de l'ail impîi-
<]ue une existence objective, une réalité indépendante
des pures créations de l'esprit, quelque chose qui n'a pas
ù se plier aux exigences de l'imagination esthétique ni
à se conformer aux conceptions idéales — que ces con-
ceptions soient orientées vers l'util iU', vci-s In justice
ou vers quelque autre but.
Les faits dilfèrent des notions nuilh(''ni;iliijni's (pu.'
l'intelligence peut former sans consulter la iialuredudu
moins en ne lui empiainlant (|u'un petit noiubre d(> ma-
tériaux. Le géomètre congoit le cercle, re[lij)se, la pa-
rabole,.la cycloïde... Il porte en lui ces figui-es (piil a
G
LKS CLASSES SOCIALES
engendrées au moyen de points en mouvement dans
l'espace imaginaire ; il retient dans une définition les
éléments constitutifs de ces figures; il connaît ces élé-
ments avec certitude puisqu'il les a introduits lui-mê-
me d'une façon expresse, et de ces propriétés fondamen-
tales, il tire — dans une suite de théorèmes — d'autres
propriétés rattachées aux premières par les liens rigou-
reux de la déduction. Mais dans toutes ces démarches le
mathématicien n'a pas à se préoccuper de savoir si les
objets ou les mouvements naturels répondent exacte-
ment à ses idées, à ses définitions et à ses démonstra-
tions. La géométrie et l'algèbre conserveraient, non
sans doute toute leur valeur, mais toute leur vérité,
alors qu'elles seraient dépourvues d'application dans le
monde extérieur. Au contraire les faits demandent à
être étudiés en eux-mêmes. Ce sont des inconnus dont
il faut pénétrer les caractères essentiels, des modèles
qui ne supportent aucune grave déformation ; car
toute la vérité à leur suj(^t réside dans la ressem-
blance.
Ce défautd'observalion. ou du moins cette prédomi-
nance de l'imagination sur l'observation n'est pas une
simple possibilité. C'est un vice de méthode réel, un
vice dont les traces sont visibles dans maints ouvrages,
particulièrement dans ceux où les auteurs ont visé à la
rigueur mathématique. Pour que cette remarque ne
reste pas dans le vague, elle se précisera au moyen d'un
exemple emprunté au Contrat Social à^ ]. -S. Rousseau
(1). Par un prodige d'abstraction, Rousseau efface les
distinctions entre les races, entre les peuples, entre les
classes sociales, entre les individus ; il néglige la di-
(1) Mais — et c'ost là un avcriissemont qui doit servir pour tous les
cas semblablrs — l'exanicn porto sur le point spécialement visé et ne
s'étend pas à toutes les parties de l'ouvraf^e. Ce travail, tel que î'au-
tcur l'a compris, est moins une œuvre de critique ([u'un exposé de
doctrines.
L 0!!,li:i'
vi'j-silé des <'j)oques ; il supprime les différences qui
naissent de l'àgC;, du sexe, des iiilirniite's et ne compte
dans sa Cité que des citoyens tous égaux. Cette
égalité est impli(iuée dans les termes même du
Pacte Social où « chacun se donnant tout entier, la
condition est égale pour tous ». Conclusion juste, si
l'on admet que toïis ont la même valeur. Le Pacte So-
cial exige encore « Paliénation totale de chaque asso-
cié avec tous ses droits ». Pour être équilahh», cette
aliénation veut que les biens des associés soient et res-
tent égaux; que la puissance physique et intellectuelle
reste identique chez tous ; que la volonté elle-même
soit partout droite, énergique, orientée vers le bien gé-
néral. « Les engagements, continue Rousseau, ne sont
obligatoires que parce qu'ils sont mutuels ». Mais en
réalité l'homme valide s'expose à la guerre et l'infirme,
non; le riche paie des impiMs et le pauvre reçoit des
secours ; et partout éclatent de semblables contrastes,
de sorte que l'égalité hypothétique de Rousseau est
non seulement une fiction, mais une chimère impossi-
ble. La réalité doit être serrée de plus près.
Les faits se distinguent aussi des représentations
esthétiques. L'idéal, c'est la réalité embellie par l'ima-
gination du poète et de l'artiste. Les Dieux du paga-
nisme sont alfranchis des laideurs, des misères, des
impuissances, des obstacles divers qui se dressent
devant l'homme pour arrêter son élan et imposer des
bornes au champ tout d'abord sans limite du rêve. Les
héros de l'épopée ont subi de moindres altérations et ce-
pendant ils procèdent de personnages déjà grandis par
la légende et que transfigure encore le poète, désireu.v:
déplaire par r<'xlraordinaire et le merveilleux. Il n'est
pas jusqu'aux arts d'imitation, la sculpture et la pein-
ture, qui ne sacrifient délib<'rément l'exactitude à l'émo-
tion esthétique. En religion, mais surtout en poésie et
8 LKS Cl.ASSKS SUCIALKS
dans les aris, lidoe domine et si parfois l'esprit em-
prunte des traits à la réalite', la fidélitt' — toujours par-
tielle — de la représentation n'est pas un but : elle n'est
qu'iiii moyen d'accroître la vivacité de l'émotion et la
grandeur de l'intérêt.
La science n'a point de ces complaisances. Elle cher-
che non à plaire, mais à instruire, et pour C(da elle ne
doit éliminer de parti pris aucun élément de la réalité.
C'est dans le travers opposé que tombent particuliè-
rement les utopistes. Soit qu'ils rejettent dans le passé
l'âge d'or, soient qu'ils le placent dans l'avenir, ils font
de l'homme et de la société une peinture séduisante
mais mensongère. Fénelon peut être considéré comme
l'exemplaire le plus accompli de ces âmes optimistes
qui rayonnent au dehors leurs propres qualités et en
dotent généreusement tous les hommes. Ainsi dans
l'heureux pays de la Bétique « il ne faut point de juges
« parmi les habitants, car leur propre conscience les
« juge... Ils s'aiment tous d'un amour fraternel que
(( rien ne trouble... Ils sont tous libres, tous égaux... La
« fraude, la violence, le parjure, les procès, les guerres
« ne font jamais entendre leur voix cruelle... »
A Salente, toutes les imperfections sociales, que les
législateurs politiques et religieux ne sont point parve-
nus à conjurer, s'évanouissent comme par enchante-
ment. Les marchands pratiquent « la franchise, la
« bonne foi, la candeur »; les gourmands perdent leurs
habitudes : « chacun se corrigea de la profusion et de la
« délicatesse où l'on commençait à se plonger pour les
(( repas». La question sociale, qui préoccupe tous les
économistes de noire époque, est résolue avec une ex-
trême facilité : « Prenons tous ces artisans superflus qui
se trouvent dans la ville... pour leur faire cuiliver
ces jdaines et ces collines... Vos artisans de la ville,
transplantés dans la campagne, élèveront leurs enfants
. i.oi'.JKr 1)
au travail et an joug do la vie cliamptHre, .. lies ou-
vriers seront ravis... Dans la suite, tout le pays sera
peuplé de familles vigoureuses et adonnées à Fagricul-
ture ». Puis Fénelon, qui voit la campagne à travers
les descriptions poétiques d'Homère et de Virgile, trace
de la vie champêtre l'idylle convenue et fausse qui ne
fleurit que dans les salons ou sur les scènes d'Opéra :
« Le berger revient avec sa flûte et chante à la famille
« assemblée les nouvelles chansons qu'il a apprises
« dans les hameaux voisins... Heureux ces hommes,
(( sans ambition, sans déliance, sans artifice... des ruis-
« seaux de lait plus doux que le nectar, etc.. » Depuis
Fénelon jusqu'aux socialistes modernes, les rêves ont
pris des formes diverses mais ils sont restés les mômes
dans le fond, des rêves généreux mais sans consis-
tance. Toutes les merveilles })romises ne pourraient
être réalisées qu'au moyen d'une humanité radicale-
ment transformée (1).
Or, dans une étude scientilique, il s'agit non d'êtres
imaginaires, mais des hommes réels, non d'une société
fantaisiste, mais des sociétés existantes ou vraiment
possibles.
Etudier les faits, ce n'est pas non plus chercher à
agencer les choses en vue d'une lin désii-able.
Une première remarque s'impose à c(! sujet : c'est
qu'en général la recherche de la linalité a été nuisible
aux progrès scientifiques. Par une tendance naturelle,
l'homme a mis ses désirs à la j)lace des réalités ; il n'a
donné que l'écho de ses propres pensées, quand il
croyait et prétendait être l'interprète de la nature. En
Astronomie, il plaçait témérairement la terre au cenlre
du monde;; en Physique, il personnifiait la nature et
lui prêtait des aversions et des sympathii's ; en i)i(do-
(I) Comparer les rc'-vcrics de Fénelon aux iilo|)ii;.s du niliilisic russe
Kropolkine dans la Conquête du pain. — S ub fine m p. 2t.'6.
10 LES CLASSES SOCIALES
gie, il reprit son rêve de domination universelle et
s'imagina que toutes les espèces vivantes n'ont d'autre
destinée que de servir à ses besoins. Des déceptions
nombreuses ont mis le savant en garde contre ce vice
de méthode et l'ont amené à remplacer partout la
recherche des causes finales par celle des causes effi-
cientes. La science sociale ne saurait faire exception:
car les prétendues philosophies de l'histoire ne sont
souvent que le roman de l'Humanité, roman où l'auteur
s'est appliqué à plier de force les événements et à les
déformer dans la mesure jugée nécessaire pour les
adapter à ses idées préconçues.
Tel est Bossuet dans son Dhcours sur riiistoire lon-
verselh. Pour lui, les événements historiques sont
moins des réalités dépendant d'agents positifs, que des
signes d'une volonté métaphysique. C'est cette vérité
qu'il importe surtout de connaître parce qu'elle est
seule maîtresse, qu'elle domine les choses, que bien
plus elle façonne les esprits, les cœurs, les volontés
des princes et des peuples suivant les exigences de ses
desseins, pour l'accomplissement de ses ordres secrets.
-( Dieu tient du plus haut des cieux les rênes de tous
« les royaumes ; il a tous les cœurs en sa main : tantôt
<c il retient les passions, tantôt il leur lâche la bride et
« par là il remue tout le genre humain. Veut-il faire
« des conquérants? 11 fait marcher l'épouvante devant
« eux, et il inspire à eux et a leurs soldats une hardiesse
'< invincible. Veut-il faire des législateurs ? il leur
« envoi<! son esprit de sagesse et de prévoyance ; il
« leur fait prévenir les maux qui menacent les Etats
« et poser les fondements de la tranquillité publique.
« Il connaît la sagesse humaine, toujours courte par
" (juelque endroit, il l'éclairé, il étend ses vues et puis
« il l'abandonne à ses ignorances ; il l'aveugle, il la
« préci|)ile... »(l). Bossuet, écrivain catholique, évoque,
(1) Discouru sur l'Hisloire unicersellc. Cli. VIII.
L OU.rKI'
il
l)récepteur (.run prince, est domine par lidée de relever
l'autorité' de la religion et de donner à son royal élève
des leçons profitables au catholicisme.
Or, de pareilles préoccupations sont diflicilement
conciliables avec la recherche désintéressée de la vérité.
Ou plutôt, inutile de chercher: la vérité essentielle est
connue. Elle est renfermée dans les livres saints, et
c'est là, à sa source, qu'il faudrait la puiser, puisque
c'est Dieu môme qui Ta exprimée par la bouche des
prophètes inspirés. Telle n'est pas l'attitude que doit
prendre le savant dans l'étude des faits.
La conception des fins assignables aux sociétés pré-
sente encore des inconvénients, alors même que ces faits
ne relèvent pas d'une croyance métaphysique.
Le Politique, sans doute, se trouve dans l'obligation
de se fixer un but et de rechercher les moyens les plus
propres à la réalisation de ce but, qu'il considère comme
le souverain bien social. Mais ces nécessités de la pra-
tique ne s'imposent pas aux recherches théoriques. Les
connaissances exactes ont une valeur propre en dehors
de leurs applications possibles. Le chimiste a fait son
Q'uvre lorsqu'il a découvert la formule d'un explosif ou
qu'il a extrait d'une plante les principes actifs qu'elle
renferme. C'est une autre question de savoir à quoi
pourront être employés le poison ou Tcxplosif; entre
les mains d'un médecin, le poison sert de remède ;
quant à l'oxplosif, il peut servir a charger une bombe
comme à produire un travail utile dans l'extraction de
la houille.
Dans toutes les sciencs où b'S êtres a étudier sont
composés d'un grand nombre de parties, solidaires
les unes des autres, la lin désirable est plus difficile et
h assigner et a réaliser. Ainsi quel est le bien social
vraiment supérieur?r;est Li une question qui comporte,
suivant les points de vue, des réponsi-s tout opposées.
12 LES CLASSES so(;l\[.ls
Dans la doctrine du laissez faire, le bien c'ost la liberté,
l'autonomie des personnes, l'individualisme — indivi-
dualisme qui conduit à l'anarchisuH", quand le principe
d'indépendance est poussé à ses extrêmes conséquences.
Pour le partisan de l'autorité, le bien c'est l'ordre qui
ne peut être obtenu que parla contrainte. Aux yeux de
l'économisle, b' bien réside dans le développement de
la richesse. Là oi^i règne l'esprit militariste, le bien se
mesure à la puissance armée, à la force dans l'attaque
et dans la défense. Le prêtre ne s'intéresse qu'à la dé-
fense des intérêts religieux; le noble réclame les pri-
vilèges de la naissance; l'artiste songea l'Athènes de
Périclès et voit le bien social dans la multiplication
des statues sur les places publiques. Ainsi la détermi-
nation du but^ vers lequel il conviendrait de faire con-
verger les forces sociales, laisse une trop grande place
à l'imagination et à Tarbitraire.
La science, heureusement, n'a pas pour rôle de
tranclu^rces difficultés, mais elle doit — comme elle le
fait partout où elle est fortement constituée — se préoccu-
per avant tout de déterminer les conditions nécessaires
et suffisantes à la production des faits. Elle n'a pas à
se prononcer sur la valeur relative du libéralisme et
de l'autorité, mais elle a l'obligation de chercher la
genèse des idées libérales, leur mode de diffusion, les
circonstances favorables comme les obstacles opposés
à la propagation de ces idées. La liberté de la Presse
est-elle bonne? — Question oiseuse pour le savant. L'es-
sentitd pour lui serait de découvrir l'origine de cette
presse libre, de suivre ses développements, de con-
naître son rôle par la détermination de ses influences
multiples. En un mot, la science substitue partout à
la recherche des iins l'étude des condilionsdont la réa-
lité s'impose à l'observateur, parce que, grâce à leur
caractère d'objectivité, ces conditions sont indépendan-
L OIt.lET
te- des idées, des spiitimcnts ol des goûts personnels.
En supposant même que l'idéal d'une société soit
admis d'un commun accord, la conquête de c<'t idéal
ne pourrait cependant être poursuivie avec fruit qu'à
la condition de connaître la nature des causes, leur
mode d'action et la façon dont elles produisent des ef-
fets déterminés. Or cette connaissance n'est possible
que par une étude des faits qui conduise à l'établis-
sement des lois. La pratique pour être efficace doit
prendre pour guide une théorie certaine.
L'ignorance des causes et des lois est la mère de
toutes les utopies. L'anarchiste méconnaît la nature
humaine en s'imaginant que, si les lois et tout 1 appa-
reil de la civilisation étaient supprimés, la b^té
native de l'homme reparaîtrait et donnerait naissance
au meillrur des régimes. Fourier parle d'une humeur
« papillonne » qui porterait les travailleurs aux beso-
gnes les plus variées, mais il oublie la tendance à la
paresse et le charme du rien-faire : formidable gTavi<^r
([ui empêchera toujours la machine de fonctionner,
tant qu'on ne trouvera pas le moyen de l'éliminer.
Une critique analogue s'adresse à J.-J. Rousseau,
bien qu'il cherche à donner une solution plus ration-
nelle du problème social qu'il formule ainsi : « Trouver
(( une forme d'association qui défende et protège de
« toute la force commune la personne et les biens du
« cbaque associe; et par laquelle chacun, s'unissant à
« tous, n'obéisse pourtant qu'à lui-même et reste aussi
« libre qu'auparavanl ». Les termes mêmes du pro-
blème indiquent qu'il s'agit de découvrir une nouvelle
forme d'association, association dont la réalilé n'ait
encore fourni aucun mo lèle complet it ([ui par suite
ne possède qu'une existence idéale. Le but posé, la
difficulté pour l'auteur était de disposer les organes
sociaux de façon à réaliser ce but. Mais cette dilTicultt;
li
I.i:S CLASSDS SDCIALKS
est restée insurmontable pour Rousseau, parce que
le g'énie ne dispense pas de la connaissance exacte
des lois sociales. Qu'un principe soit faux, qu'une
loi soit mal établie, qu'une conception renferme
une contradiction cachée, et toutes les déductions
reposant sur cette base incertaine manquent à leur
tour de solidité. Les vices du raisonnement se dé-
voilent par la pratique, dès qu'on s'efl'orce de mode-
ler une société sur l'idéal projeté, de donner la vie à
la conception de l'esprit. C'est ce qu'ont prouvé les
efforts infructueux des Jacobins.
Les faits, en leur qualité de réalités, sont toujours
susceptibles de s'imposer à des observateurs attentifs
et expérimentés. L'épitliète desoc /V??rr qu'on leur adjoint
ne saurait rien leur enlever de ce caractère fondamental.
Pour qu'une étude sociale reste scientifique, elle doit
éliminer les diverses entités métaphysiques comme
'( l'âme des peuples » et « le génie des nations » ; écar-
ter la conception vague de « liace » et éviter des recher-
ches — nécessairement stériles — sur « l'essence » des
sociétés. Ces choses ne fournissent en effet que des
explications apparentes et en somme nuisibles, parce
qu'en masquant l'ignorance elles détournent l'esprit
des recherches qui ont seules chance d'aboutir.
La croyance a « l'àme des peuples » est une survi-
vance des théories animistes, appliquées déjà et tour à
tour au monde, aux astres, à la terre et aux organis-
mes végétaux et animaux.
Par une tendance naturelle, l'homme est porté à at-
tribuer l'ordre manifesté dans la matière à l'effet d'une
puissance distincte de cette matière. De là ces formes
spirituelles que les savants du Moyen-Age avaientrépan-
ducs partout avec tant de prodigalité. Kepler dotait la
terre d'un esprit, qui <i à l'aspect de certaines positions
désastres se trouble, s'agite et produit les météores et
l/ OBJ ET 1')
les tempêtes ». Van Helmont plaçait ses archées comme
des sentinelles auprès des diflerents organes du corps
et chargeait ces petits lutins de surveiller l'élaboration
(le la nourriture ou la S('Ci"étion delà bile. L'interprète
le plus autorisé de l'animisme contemporain, Stahl,
ramène cette mulliplicilé d'êtres à l'unité de l'âme, qui
pour lui est en même temps principe de pensée et force
intelligente quoique inconsciente. C'est en vertu de ce
dernier pouvoir qu'elle dispose les matériaux organi-
ques dans Tordre voulu, qu'elle maintient entre les
parties l'union sans cesse mciuicée par l'action des lois
physiques et chimiques ; c'est l'àme qui fait le triage
des aliments, qui répare les pertes du corps et qui par
sa force médicatrice lulle contre les éléments morbides.
En un mot l'âme est une sorte de génie tutélaire sans
lequel la vie serait un mystère ou plutôt une impos-
sibilité.
Il en serait de même pour les Nations.
Tous ceux qui ne font pas de « l'àme des peuples»
une simple expression littéraire, une métaphore sans
valeur et sans portée, pensent — plus ou moins incon-
sciemment— qu'il existe en dehors des âmes indi-
viduelles un Esprit supérieur, esprit qui donne à un
peuples ses goûts, ses tendances, ses aspirations, son
mode spécial de sentir, de penser et de vouloir. Ce
serait ce Génie, propre aux Citi's, qui les organise et
qui donne à chacunt' sa physionomie. Ce serait luiaussi
qui les protège et (|ui, dans les momentsde crise, sug-
gère les moyens de (h'fense ou suscit(> les héros les
mieux appropriés aux circonstances. Ceserait encore cet
être dominateur qui subsiste pendant que les individua-
lités s'écoulent et dont l'influence se prolonge à travers
les siècles, toujours marquée des mêmes caractères.
Dédaigner une croyam-eet lari-futer par un hausse-
ment d'('paules serait une attitude anti-scieiitili(iut'.
16 LES CLASSES SOCL\LES
Aussi, sans enlrer dans la critique détaillée de l'ani-
iiiisme, il convient.cependantd'indiquerles principales
raisor.s qui doivent faire rejeter cette théorie, appli-
quée soit aux animaux, soit aux sociétés.
L'animisme est une hypothèse invérifiable, de plus
en plus en opposition avec les genres d'explication les
plus assurés et, à la bien examiner, vraiment incon-
cevable.
C'est une hypothèse bien différente de la croyance à
Tàme, considérée comme principe de la pensée. Car
la pensée se connaît directement par la conscience et,
si la réalité substantielle échappe, la certitude du phé-
nomène est incontestable. Mais les opérations de Fàme
sur l'organisme sont par nature inconscientes; et, comme
d'un autre côté une action spirituelle se dérobe à toute
perception sensible, le rôle de l'ame reste une simple
conjecture, conjecture destinée sans doute à rester
toujours dans le même état. Car, alors même que des
explications positives ne pourraient lui être substituées,
on ne conçoit pas le genre de preuves qu'il serait pos-
sible dapporier pour amener Ihypothèse à dépasser les
simples limites de la croyance.
Mais, il y a plus. L'hypothèse, loin de gagner en
probabilité, perd de plus en plus de terrain parce qu'elle
a été successivement chassée de tous les postes oh elle
régnait en maîtresse. Les explications mécanistes do-
minent dans la science actuelle, et elles dominent parce
que, partout où ont été réalisés des progrès scientifi-
ques, les conditions positives de l'apparition des phéno-
mènes ont été déterminées avec une entière précision.
Or, si ces conditions matérielles sont nécessaires, l'es-
prit est impuissant à rien produire en leur absence, et
si ces conditions sont suffisantes, l'action de l'esprit
est superflue. L'hypothèse animiste n'a donc encore
(jnelque cr(Miit dans les sciences vitales que grAc à
1, OIt.lKT
l'obscurité qui persiste à régner dans quelques-unes
de leurs parties.
Le physiologiste Claude Bernard a conlrilnié dans
la plus large mesure à établir le déterminisme des
phénomènes vitaux. Quand les faits sociaux pourront à
leur tour être ramenés à des causes déterminées et ob-
servables, l'intervention d'un principe métaphysique
n'aura plus sa raison d'être.
L'intervention d'un pareil principe dans le tissu des
faits est du reste inconcevable. Si l'àme exerce une
action sur les choses matérielles, elle est une force;
toute force s'épuise dans son exercice même ; pour
que son énergie persiste, elle a besoin d'être entrete-
nue par un apport continuel qui répare ses perles. Où
serait la source intarissable de cette énergie ?
Une autre difficulté naît de la façon dont rapj)lica-
tion de l'esprit à la matière est concevable. Qu'un
mouvement en provoque un autre et qu'en général
un phénomène suscite l'apparition d'un autre, rien qui
étonne et qui doive étonner, puisque les antécédents
sont reliés aux conséquents par le lien solide de l'ex-
périence. Mais dans la théorie animiste le premier
terme manque, en tant du moins qu'il serait une don-
née expérimentale. Et cependant sa réalité exige-
rait ici de plus solides garanties, puisqu(^ les deux
substances étant de nature hétérogène paraissent a
priori réfractaires à toute communication.
Des raisons analogues et même plus puissantes peu-
vent être dirigées contre» lame des peuples». C'est
une hypothèse absolument invérifiable et, à la bien
examiner, inconcevable. Les animistes étaient bien em-
barrassés pour expliquer ce que devenait l'àme d'un ver
divisé en trois Ironrons qui vivaient d'une vie indé-
pendante. Se morcelait-elle avec le ver, ou i\(i\\\ peti-
tes âmes complaisantes venaient-elles suppléer Tau-
IS l.i:S CLASSES SOCIALES
cienne dans les deux tronçons privés de guide ? Mais
ce qui est relativement rare chez les animaux est d'une
extrême fréquence dans les sociétés. Les nations se dé-
veloppent et s'agglomèrent ou se restreignent et se
fragmentent. Rome s'étend et absorbe la plus grande
partie des peuples connus. Pendant sa domination, que
deviennent les âmes de ces peuples ? L'Empire Romain
se dissout et la Féodalité multiplie les Villes indépen-
dantes et les Principautés. Faut-il admettre une créa-
tion correspondante de génies ? Oii résideraient-ils ?
Qui entretiendrait leur force ? Quel serait enfin leur
mode d'action ?
Les esprits dans l'humanité communiquent entre eux,
mais par l'intermédiaire de signes matériels. Or, les
«génies» qui ne sontpas unisà des corps, sont privés de
cette ressource. Si donc on ne veut point se contenter
d'articuler des mots, il faut, quand on parle d'inspira-
tion réelle, montrer comment (d'àmedun peuple» a pu
à un moment pénétrer dans l'esprit de son choix et lui
insuffler des idées et des sentiments, qui auraient fait
défaut sans cette intervention.
L'expression «Génie national» et autres analogues doi-
vent être considérées — jusqu'à preuve du contraire —
comme de simples métaphores, des ornements littéraires
ou des vestiges de lointaines croyances mythologiques.
La notion de Race se présente avec des appa-
rences plus scientifiques. Les savants, habitués à l'exac-
titude des sciences naturelles, se sont efforcés de fixer
lescaractôresdistinctifs des différentes races humaines.
En parliculier, Taine, un des esprits les plus puissants
etles plus positifs de notreépoque, a considéré la Race
comme une des trois forces primordiales qui dominent
la vie religieuse, littéraire, sociale et économique d'une
Nation.
Quel rôle appartient-il à la Race do jouer dans Te'-
tude et la connaissanco dos faits sociaux ? Est-ello un
de ces faits dominateurs, dont les variations amènent
des variations correspondantes dans une foule défaits
subordonnés? Et si elle était un de ces faits, pourrait-
elle être exactement déterminée ? Enfin, on supposant
qu'elle pût être caractérisée, cette notion de race serait-
elle applicable aux grandes agglomérations des nations
modernes?
1! ne semble pas que toutes ces difficultés aient été
levées.
Si les Anthropologistes, que préoccupe le problème
des races, s'en tiennent à l'examen des caractères phy-
siques, leurs recherches intéressent peu le sociologue.
En effet, les classifications ainsi obtenues rentrent dans
les classifications artificielles, parce qu'elles reposent
non sur tout l'ensemble des qualités humaines, non
pas même sur les traits les plus importants, mais sur
de simples particularités sans liaison avec le caractère,
l'esprit et le cœur. Qu'importe en effet que le nègre
ait la saillie du talon plus prononcée que l'Européen
ou que sa mâchoire soit affectée de prognathisme, si
ces choses ne sont pas les indices des dispositions in-
tellectuelles et morales?
Il est vrai que les Anthropologistcs ont tenté les
plus grands eflorts pour établir dépareilles relations.
Maison matière scientifique les intentions no comptent
pas. A la Renaissance, persuadés que les caractères et
les destinées des hommes étaient dans un rapport dé-
fini avec l'état du ciel au moment de la naissance, les
Astrologues se donnaient beaucoup de peine pour étu-
dier le cours dos planètes et leurs diverses positions
dans les signes du zodiaque. Mais l'expérience devait
bientôt d('chiror toutes leurs toiles d'araignée. Les Cra-
niologuos modernes paraissent menacés des mêmes
20 i.i:s ciAssKs S(»(:i.\Li:s
mL'Comptes. Toutes les marques, qui uni été successi-
vement choisies comme capables de mesurer le degré
d'intelligence, ont montre sous ce rapport leur insuffi-
sance : capacité crânienne, indice céphalique, dolicho-
céphalic. . .
On comprend du reste quelle faible influence peu-
vent exercer, sur les phénomènes si délicats de la pen-
sée, des caractères aussi extérieurs, aussi grossiers et
aussi isolés. En vertu du déterminisme universel, il y
a bien pour chaque phénomène — physique, vital ou
intellectuel — un ensemble de conditions qui l'amènent
infailliblement à l'existence. Pour les corps bruts ces
conditions sont faciles à déterminer. Mais dans les
corps vivants, le concours des organes, les réciprocités
d'actions, la multiplicité des influences, l'infini détail
des éléments, leur complexité, leur finesse, leur en-
chevêtrement amoncellent les difficultés. Or, jusqu'ici
ces difficultés n'ont pas été surmontées et on peut
adopter à ce sujet l'affirmation de Qualrefages : « A s'en
«tenir aux faits, tout concourt à prouver qu'il n'existe
«aucun rapport réel entre la supériorité fondamentale
«d'une race et ses caractères physiques » (1).
Puisque les faits empruntés à la physiologie sont,
malgré la précision dont ils sont susceptibles, inutiles
à la science sociale, il faut abandonner ce terrain et
voir si, en portant ses investigations sur les caractères
moraux et intellectuels, il ne sera pas possible de
rendre utilisable la notion de Race. C'est la voie sui-
vie par Taiiie qui définit la race « les dispositions in-
« nées et héréditaires, que l'homme apporte avec lui
« à la lumière et qui ordinairement sont jointes a des
« différences marquées dans le tempérament et dans
« la structure du corps «(l). Que ces dispositions fonda-
(1) Inirodiirlion à l'Elude des l'aces lirimaines, p. 192.
(2) Introduction à Vllisloire de la lAlléralure Anglaise.
r. oiijirr 2 1
moniales puissent être déterminées pour chaque i)eu-
ple, et cette connaissance serait d'un puissant secours
pour suivre révolution de ces peuples à travers les
différentes époques de leur histoire. Car le caractère
national marquerait ainsi de son empreinte toutes les
formes de son activité : religion, littérature, vie so-
ciale et économique. Il ressemblerait au timbre pro-
pre à chaque instrument, timbre qui accompagne tou-
tes les notes et les modifi(* d'ime façon uniforme en leur
communiquant son harmonie fondamentale.
L'essentiel est donc de fixer avec exaclilude les
traits distinctifs des caractères nationaux.
Taine, malgré toute sa puissance intellectuelle, n'est
point parvenu à exécuter ce travail avec la précision
voulue. Et il n'y est point parvenu parce que le pro-
blème, tel (ju'il l'a posé, n'est pas susceptible d(î solu-
tion scientitique. Suivant lui la race est l'ensemble des
dispositions innées et héréditaires qui distinguent
primitivement le Celte, le Saxon, le Germain et qui
persistent à travers le temps toujours visibles dans le
Français, l'Anglais et l'Allemand. Or, les caractères
intellectuels et moraux ont-ils vraiment cette stabilité
et cette universalité? Toute hi (|uesti()n est là.
Alin de savoir si, pour les besoins de sa thèse, Taine
n'a pas exagéré in stabilité de ces caractères, il faut
examiner leur mode île formation. « Dès qu'un animal
« vit, il faut — (lit-il — (pTil s'accommode à son mi-
(( lieu ; il respire autrement, il se renouvelle autrement,
« ilestébranb' autr<'ment sidon que l'air, les aliments,
« la tem|)('ralure sont ;uili(>s ». — Lavie, il est vrai, est
une adai)taticn au milieu. C'estce qui e\pli(|U(' l;i for-
mation des variétés, des races et même des espèces :
(jiiaml des animaux, pendant une longue suilc ijc
Inlroduolion a Vllisloire de la Lilléralure Aiujlaise.
'22 LES CLASSES SOCL^LES
générations, habitent une môme région et sont soumis
aux mêmes conditions alimentaires et climatériques,
ils acquièrent une forme déterminée avec des caractères
anatomiques et physiologiques qui restent fixes. Mais
la fixité des formes animales et dfs instincts tient à la
permanence du milieu. Que le milieu varie, et les
organismes grâce à leur plasticité naturelle se modi-
fieront dune façon correspondante. Or, ces variations
qui sont Texception chez les animaux sont de règle
chez l'homme. Le loup reste loup, tant qu'il peut
mener la vie errante et carnassière, obligé dans le cas
contrairede disparaître onde se modifier. Mais l'homme,
par les progrès mômes de la civilisation, a — surtout
eu Europe — changé et presque transformé son milieu.
La loi même d "adaptation a donc dû produire dans la
nature physique et morale de l'homme des change-
ments correspondants à ceux du milieu. Plus ces chan-
gements ont été nombreux et profonds, plus ils ont
dû exercer d'influences modificatrices sur le tempéra-
ment et sur le caractère. Quelle différence de vie entre
l'homme du Cro-magnon, luttant péniblement contre
les bètes sauvages, se nourrissant de viande crue,
dormant nu sur la pierre des cavernes, et le riche
moderne qui n'a à supporter ni le froid, ni la faim, ni
la fatigue, à l'abri de tous les besoins, délivré de tout
danger extérieur, affranchi de tout travail I
Il existe une autre cause de variations non moins
importante : celle qui vient des infiltrations lentes mais
continues d'éléments étrangers ou des brusques inva-
sions qui, à différentes époques, ont déversé sur un
pays tout un Ilot d'habitants nouveaux. Les Romains,
les Francs sans compter les autres bandes de barbares,
plus tard les Normands, les Anglais se sont tour à tour
établis en France ou du moins dans différentes provin-
ces et sont venus ainsi altérer la pureté de la race
L OBJET 2.'{
primitive. Mais cetlo race primitive notait pas pure
elle-même puisque, si loin qu'on remonte par l'histoire
et rarchéologie, le sol de la France a été le théâtre
d'invasions incessantes.
<( Il y a naturellement des variétés d'hommes, dit
« Taine, comme des variétés de taureaux et de che-
vaux ». Mais les variétés d'animaux domestiques ne
sont maintenues que par une sélection sévère et par des
accouplements méthodiques. Elles sont en outre réali-
sées avec une facilité relative, parce qu'on recherche
pour la constitution de chaque variété un caractère
saillant ou du moins un petit nomhre de caractères faci-
les à constater. Or, toutes ces conditions ne sont pas
applicables à l'homme, de sorte que les races humaines
ne peuvent comme les races animales être marquées
de traits spéciaux et nettement distinctifs. D'où sui-
vant le mot de Montaigne c l'homme est un être on-
doyant et divers».
Ou dumoinsc'est cette apparencequ'il présente, quand
la comparaison porte sur tous les membres d'une so-
ciété ; surtout quand cette société comprend — comme hi
France, l'Allemagne ou l'Angleterre — des multitudes
d'hommes, qui habitent des régions diverses et qui dif-
fèrent beaucoup les uns des autres par la nature de
leurs occiipalions et de leur régime. La notion de race
ne comporte pas des distinctions aussi fuyantes, lit
c'est pour lui avoir fait franchir les limites de sou ex-
tension légitime, qu(î Taine est arrivé à effacer des dif-
férences notables et à accentuer outre mesure les carac-
tères communs. Il s'est plus approché de la vérité que
les philosophes du Droit naturel qui, attachés ii l'abs-
traction, ne voient danslllumanité que des hommes
tous égaux et tous identiques. Mais il ne l'a pas atleinle.
parce qu'il prête à son idée fondamentale de Garenne
précision, une fixité et une universalité qui lui sont
24 LES CLASSES SOCLVLES
étrangères. Il y a des variétés de taureaux ou de
chiens, mais il n'y a pas de variétés d'hommes conformes
à un même type et qui auraient été, pour ainsi dire,
jetés tous dans un môme moule. Le type Français ou
Anglais n'existe pas plus pour l'esprit ou pour le carac-
tère que pour le physique.
Les recherches sur l'essence des êtres ont d'ordinaire
mal réussi. Elles devraient arriver les dernières et ser-
vir de couronnement aux connaissances de détail len-
tement amassées, tandis qu'elles apparaissent au début
de la science, lorsque l'homme — qui ne s'est pas encore
mesuré avec les difficultés — tombe dans l'illusion
sig-nalée par Descartes : vouloir d'un seul bond s'élever
au sommet d'une tour en négligeant de passer par l'es-
calier.
Les sociologues aux tendances les plus positives
n'ont pas échappé à cette illusion. Ils font des diver-
ses sociétés des êtres véritables, pourvus d'une organi-
sation et doués de tous les caractères proprement vi-
taux. «Nous avons raison, dit II. Spencer, de considé-
« rer la société comme une entité. Les relations perma-
« nentes qui existent entre les parties d'une société sont
« analogues aux relations permanentes qui existent en-
« Ire les parties d'un corps vivant >;(!). M. Schœffle est
encore plus affirmatif dans son livre. « La structure et
la vie du corps social », titre qui indique clairement
par lui seul les idées de l'auteur.
Il n'y a pas d'intérêt vraiment scientifique à agiter
après tant d'aulres ce problème. Supposons en effet que
les sociologues-naturalistes aient levé toutes les dif-
hcultés qui s'opposent à l'admission de leur thèse.
Alors même que les sociétés pourraient être à juste
titre assimilées aux êtres vivants, il n'en résulterait
i\] Sociologie, T. II, p. 2. . ïrud. fr.
L OK.IET 2^
pas un réel progrès pour les sciences sociales. Car quel-
le clarté nouvelle jetterait sur ces sciences l'attribut
de la vie, puisque la vie reste inconnue et peut-être
inconnaissable, en tant que principe de toutes les qua-
lités et de tous les modes par lesquels elle manifeste
sa force ? Les sociétés sont des êtres vivants et forme-
rontainsi des espèces distinctes. Soit. Mais chaque es-
pèce a besoin pour être connue d'une étude particu-
lière, et il serait nécessaire d'écarter les connaissances
relatives aux autres espèces pour observer directement
les organismes sociaux. C'est la pratique constante
des naturalistes qui ne se permettent pas d'établir,
par la seule divination analogique, la structure et les
fonctions d'une espèce nouvelle.
Cette nécessité s'impose avec d'autant plus de force
que les espèces sont plus éloignées, ce qui est le cas
des organismes sociaux. Voici en effet l'opposition ra-
dicale entre les êtres vivants et les sociétés : les pre-
miers ?ont composés de cellules, qui agissent d'une façon
aveugle et possèdent une concience centralisée ; au
Contraire, les sociétés sont formées de membres indivi-
dueUement conscients, et la conscience centrale manque
ou dv moins ne se manifeste que par des marques
faibles ou contestables. D'ailleurs aux yeux mêmes des
partisans I^s plus convaincus de la vie des sociétés,
ces organismes sont tellement séparés des végétaux et
des animaux qu'ils forment un règne à part, le règne
des superorganismes.
C'est avouer que les analogies sont mêlées ou même
recouvertes de différences considérables. N'est-il pas
alors dangereux de trop insister sur les analogies et de
rejeter dans l'ombre les différences? Tel est cependant
le défaut qu'on pourrait reprocher aux sociologues, qui
abusent du langage physiologique et ont une tendanci?
plusoumoinsconscienttià absorber les sciences sociales
dans la Biologie.
26 LES CLASSES SOCIALES
Auguste Comte est allé encore plu s loin dans la créa-
tion des t'^tres ou plutôt des entités. Il avait, par un
artifice de méthode tout d'abord conscient, supposé
l'existence d'un «peuple unique auquel seraient idéale-
« ment rapportées toutes les modifications sociales con-
« sécutives, effectivement observées chezdes populations
« distinctes» (1). — Mais cette fiction n'est pas toujours
restée à l'état d'hypothèse ; elle se transforme déjà
dans la Philosophie positive en une réalité : « La masse
« de l'espèce humaine soit actuelle, soit passée, soit
« même future, constitue une immense et éternelle unité
« sociale dont les divers organe»^, individuels ou na-
« tionaux, unis sans cesse par une intime et universelle
«solidarité concourent inévitablement, chacun suivant
« un mode et un degré déterminé, à l'évolution fonda-
(( mentale de l'humanité (2).» Enfin, dansle Système de
Politique positive l'humanité s'unifie, se concrète, se
personnifie dans le Grand-Être. ((Les hommes doivent
«être conçus, non comme autant d'êtres séparés, mais
«comme les divers organes d'un seul Grand-Etre». (3)
L'unité de l'espèce humaine est une hypothèse qui
est en contradiction avec les réalités telles que l'ob-
servation les constate. N'est-ce point faire violence aux
faits que de parler de l'humanité, comme si elle avait
l'unité d'un être organique et possédait toutes les na-
tions comme des organes harmoniques ? N'est-ce pas
fausser la réalité que de supprimer les séparations
entre les Etats, séparations qui ont joué un rôle si im-
portant à toutes les époq ues ? Si Aug. Comte considère le
Graud-Etre comme un idéal à réaliser — ainsi que cela
semble ressortir de passages de ce genre : « Le Grand-
« Etre ne sera pleinement formé que d'après l'uni ver-
di Cours de Pfitl. pnxiUce, T. IV, p. 20!.
(2) Cours (le PhiL positice, T. IV, p. 3ifi.
; (3) S.v»f'*/MC de politique positive. T. I, p. 3G3
L OliJKT 27
« selle assimilation deses organes quelconques »(!) — on
retombe dans les critiques ante'rieures : l'idéal est un
produit de l'imagination qui non seulement n'est pas
réel, mais dont la possibilité même reste douteuse.
Que cette existence du Grand-Etre — si douteuse en
elle-même — soit cependant admise, les difficultés
loin d'être aplanies augmentent plutôt. L'origine de ce
Grand-Etre se perd dans le passé ; beaucoup de ses
changements historiques restent inconnus ; de plus,
comme il aune immense étendue dans l'espace, il reçoit
de toutes parts — si la solidarité organique n'est pas
qu'un mot — des impressions multiples, variées, souvent
obscures. Beaucoup d'influences importantes échappent
ainsi à l'observation et par suite les conclusions man-
quent de certitude.
En résumé, sous quelque forme que se présente l'as-
similation des Sociétés aux organismes vivants, la
science n'a rien à y gagner. On aborde un problème
très difficile et dont la solution serait d'un médiocre
secours pour la connaissance des faits sociaux. D'ail-
leurs on force les analogies et, en effaçant les différen-
ces essentielles, on aboutit à des conclusions contes-
tables. Si au contraire le savant est soucieux de serrer
la réalité de plus près, s'il crée un règne nouveau —
lerègne superorganique — la science s'enrichit uni-
quementd'un mot nouveau, richesse qui est une faible
compensation aux elï'orts dépensés.
Il en résulte qu'il faut ('ludier le problème en lui-
même, ne point })rendn' des métaphores pour des réa-
lités, mais s'en tenir exclusivement aux Faits sociaux.
Le pionnier de Far-Wcst., qui a son domaine à con-
quérir sur la forêt vierge, ne se laisse pas attendrir
parla beauté des grands arbres. Il fait tomber sous la
hache les troncs superbes et détruit le foiiiili- iru'xlri-
(1) Système de pnlilique positive. T. I. [>. 3'.»0.
28 Li:S CLASSKS SOCIALKS
cable des lianes, pour découvrir le sol et pour y déposer
des semences capables de lever en utiles moissons. Un
travail analogue s'imposait au savant. 11 lui fallait tout
d'abord circonscrire le terrain de ses recherches et le
débarrasser de toutes les végétations inutiles, alors mô-
me que, créations du génie, elles se recommanderaient
par leur grandeur et leur beauté.
Pour parler sans figure, notre première opération a
eu pour but d'écarter rigoureusement toutes les no-
tions, qui n'étaient pas des faits positifs.
Il semble que l'opération suivante consiste à déter-
miner la nature des faits sociaux. Car si cette nature
était fixée, il deviendrait facile de ne pas disperser
ses efforts sur des matières étrangères, mais de les faire
porter exclusivement sur l'objet de la recherche.
Mais une définition générale ne se place en tête
d'une science que si cette science est constituée, et
elle ne peut se constituer que si elle est en possession
d'un ensemble important de connaissances. La défini-
tion est un résumé de vérités, elle condense dans une
courte formule les caractères reconnus communs à la
foule des notions ou des choses qui composent la scien-
ce. Si l'on voulait commencer par elle, on risquerait
d'établir unedéfinition arbitraire imparfaite ou même
fausse : arbitraire, elle serait sujette à contestation ;
imparfaite, elle ne s'appliquerait qu'à une partie de la
science étudiée ; fausse, elle la jetterait dans une voie
sans issue. Mettons les choses au mieux et supposons
que la définition soit exacte. Malgré sa justesse, si
elle est générale — et dansle cas actuel elle devrait at-
teindre une très haute généralité, puisque les faits so-
ciaux sont très nombreux et très divers — elle restera
nécessairement dans le vague ; vague qui est inhérent
aux meilleures délinilions, tant que l'exposition ne
dévoile pas la longue série des choses implicitement
L uii,ii:T •)()
renfermées dans les termes mêmes delà délinition. Les
mathématiques sont la science des grandeurs. Que nous
apprend une pareille délinition, même quand on ajoute :
une grandeur est tout ce qui est suscoplihle d'augmen-
tation et de diminution? Le novice qui entend cette
phrase pour la première fois, regarde avec effarement
le sphinx qui prononce cette énigme et attend, pour
comprendre, qu'on lui énumère les diverses choses pré-
cises sur lesquelles portent les études mathématiques.
Car au lieu de savoir que les diverses choses dont on
parle sont des triangles, des cercles ou des ellipses, il
serait aussi bien porté à croire que les choses « suscep-
tibles d'augmentation et de diminution » sont sans
doute les plantes et les animaux. En Physique « les
propriétés générales des corps » laissent l'esprit vide à
tous ceux qui se heurtent pour la première fois à cette
délinition et qui ignorent encore que les propriétés
générales désignent la pesanteur, la chaleur et le ma-
gnétisme, l'électricité, le son et la lumière. De même
pour les autres sciences. Les déhnitions ressemblent
aux étiquettes que les pharmaciens collent sur leurs
bocaux: elles renseignent ceux qui connaissent la na-
ture du contenu, mais pour ceux qui n'ont pas vu, pré-
paré, manipulé les plantes et les drogues renfermétîs
dans les bocaux, les étiquettes extérieures sont dépour-
vues de valeur et de signification. L'essentiel n'est
pas de fabriquer l'étiquette^, mais de connaître le cou-
tenu.
Le premier souci du sociologue ne sera donc pas de
chercher une délinition, qui s'applique avec justesse à
la variété immense et encore inexplorée des phénomènes
sociaux, mais plutôt de procéder à une énumératiou
des principaux d'entre ces phénomènes.
Il ne sera même pas nécessaire de s'assurer que
l'énumération est complète. Ainsi le géomètre a pu
'M\ l-ES CLASSIvS SOCIALKS
à l'origine faire d'utiles travaux en ne portant ses efforts
que sur le triangle, le cercle et d'autres figures simples
sans étudier encore les courbes formées par les sections
coniques : l'ellipse, la parabole et l'hyperbole. En phy-
sique, les recherches sur la pesanteur peuvent être
poursuivies sans être nécessairement accompagnées
d'études sur les autres parties de cette science. Il est
vrai que dans les vivants et dans les sociétés, il y a une
solidarité telle que toutes les parties sont dépendantes
les unes des autres. Mais cette dépendance mutuelle
n'empêche pas d'une façon absolue des recherches frag-
mentaires et isolées. S'il fallait de toute nécessité
connaître le tout sans passer par la connaissance des
parties, les sciences biologiques n'auraient encore reçu
aucun développement. Mais pour étudier avec fruit
la disposition des organes et la forme du squelette,
il n'est pas indispensable de connaître le jeu de ces
organes et la génération des os. Et même, une fonction
n'est pas tellement liée aux autres qu'elle ne puisse
faire l'objet d'une étude partiellement indépendante.
Ainsi le mécanisme de la respiration, dans son double
mouvement d'élévation et d'abaissement des côtes, les
échanges gazeux à travers les parois des poumons, la
régénération du sang sont autant de phénomènes qui
pour être connus ne réclamaient pas la connaissance
de la fonction glycogénique du foie.
Il n'existe aucune raison de croire que les faits so-
ciaux fassent exception à une règle valable pour toutes
les autres sciences.
Quels sont les principaux faits destinés à fournir la
matière des sciences sociales?
Un ouvrage qui a eu son heure de vogue, F Histoire
(Tune bouchée de pai7i smi, comme le titre l'indique,
une bouchée de pain dans toules ses transformations à
travers l'organisme, et à cette occasion passe en revue
l'oi!.ii;i" :5l
les divers phénomènes vitaux. On peut adopter une
marche analogue dans la recherche actuelle, en prenant
un niemhre de la Société et en parcourant avec lui le
cycle entier de sou existence depuis sa naissance jus-
qu'à sa mort.
Engagé dans la Société, il subira d'abord l'influence
de forces sociales déterminées ; puis incorporé dans la
Société, il en deviendra un membre actif en produi-
sant à son tour quelqu'un des travaux propres à la
vie sociale. Mais ces travaux sont nombreux et divers
et, en passant en revue les classes qui les exécutent,
on aura l'occasion de faire, pour ainsi dire, la physio-
logie de la Société. Si l'on ajoute à cela les traditions
du passé et les relations étrangères, on obtiendra la lis-
te à peu près complète des principaux phénomènes à
étudier, ce qui est le but essentiel de la recherche pré-
sente.
L'enfant naît. Et dès les premiers jours de sa vie il
prend contact avec le Pouvoir public qui le fait com-
paraître devant des agents chargés de constater la date
de sa naissance, d'enregistrer son nom et ses prénoms,
d'établir sa filiation exacte, en un mot de le marquer de
l'empreinte propre à tous les membres de la Société.
Cette mainmise de l'Etat sur l'individu se continue, se
faisant sentir par des restrictions et des obligations
diverses. Au nom de l'hygiène, le médecin vaccinateur
lui pique le bras et lui inocule la fièvre, préservatrice
supposée de la variole. A sept ans au plus tard, il est
tenu d'entrer dans une école et de se plier à des pro-
grammes dictés du haut de quelque lointain Sinaï.
Après une période de ré[)it, il retombe entre les mains
de l'Etat qui l'enrégimente, l'oblige au maniement
des armes, le plie à la discipline militaire et, pendant
un laps de temps variable suivant les temps et les
pays, dispose de ses forces et même de sa vie. Affran-
32
ij:s n.Assi.s suciakks
clii du service militaire, le citoyen reste attaché
à l'Etat par les liens multiples des lois et des règle-
ments. Il est soumis aux charges de limpôt et à
diverses obligations dont il ne peut s'e'carter sans
s'exposer à la répression des tribunaux. Voilà ce qui se
passe actuellement en France et qui se produit, avec
des variantes, ailleurs et à d'autres époques.
Parallèlement à l'action civile s'exerce l'action reli-
gieuse qui donne naissance à des phénomènes non moins
intéressants que les précédents. Par la volonté de ses
parents, il entre dans une communauté religieuse et à la
suite de quelque cérémonie, se trouve marqué du signe
— matériel ou mystique — qui distingue tous les mem-
bres de la communauté. Puis l'éducation commence,
éducation variable suivant les religions, mais qui con-
siste d'ordinaire en croyances, en sentiments et en mani-
festations de ces états intérieurs par des attitudes, des
gestes et dos paroles. Dans les actes les plus importants
de la vie, l'influence religieuse se retrouve ou plutôt
cette influence cherche à s'exercer d'une façon continue.
Elle consiste essentiellement à détacher l'homme de la
poursuite exclusive des intérêts matériels et à le tourner
vers le monde mystérieux des esprits invisibles mais
réels, les gardiens vigilants de la justice.
Voilà deux ordres de faits très généraux, communs
à tous ou à presque tous les membres de la société. Mais
à côté d'eux, il en existe d'autres qui, tout en étant
plus spéciaux, présentent cependant un haut intérêt
scientifique.
L'homme n'est pas seulement citoyen et membre
de quelque communauté religieuse. 11 exerce un métier,
une profession, une fonction. C'est la nature de ses occu-
pations qui lui impose un genre de vie spécial, et c'est
ce genre de vie qui, pénétrant chaque jour davantage
dans son êlre, plie le corps aux altitudes familières,
L OIUKT 33
modèle la pliysionomio, façonne les gestes; c'est lui
aussi qui donne à l'esprit sa tournure liabituelli; et qui y
fait prédomiuer un système particulier d'idées, de
croyances et de sentiments. De tout cela il résulte une
activité spéciale et, pour ainsi dire, un rôle qu'on re-
trouve le même dans tous ceux qui partagent les mêmes
occupations.
Grâce à cette communauté, il se forme ainsi des
groupes d'individus, groupes qui présentent des ana-
logies avec les groupes de cellules unies en organes et
opérant ensemble pour la formation des produits vi-
taux. Le foie sécrète la bile, le poumon absorbe l'oxygène
et rejette l'acide carbonique et ainsi de tous les organes
du corps qui possèdent chacun une fonction spéciale.
Dans la Société — et c'est là une vue sur laquelle nous
nous permettons dès maintenant d'attirer l'attention
— il existe également des groupes d'individus, associés
en quelque sorte en organes et reconnaissables àl'iden-
tité fondamentale de leur nature et de leur fonction.
Sans avoir encore la prétention de faire une analyse
complète de la société, on peut parcourir les principa-
les classes sociales, et, en signalant le genre d'activité
qui caractérise chacune d'elles, on aura l'occasion de
fournir une nouvelle et importante liste de faits sociaux.
Car, si l'on veut bien se le rappeler, l'unique but visé
en ce moment est de rassembler la matière de l'étude.
Les Goucernants ont le pouvoir de donner des ordres
particuliers ou généraux. Par décrets, il nomment aux
emplois les différents fonctionnaires, officiers, gouver-
neurs, préfets, gendarmes, collecteurs d'impôts, ingé-
nieurs civils, professeurs et, en général, tous les agents
exécuteurs de leurs volontés, tous les fonctionnaires
chargés dune besogne spéciale au nom de l'Etat. L(>s
ordres gihiéraux sont les lois applicables à toute la
catégorie de lpers(jiiiies (jui se trouvent dans les
3
■ \i l.i:S CLASSHS SOCIVLKS
coiulitions fixées par les législateurs, membres* (l'uii
sénat, d'une assemblée délibérante ou d'un [simple con-
seil royal. Les Juges sont chargés de Tinterprétation et
de l'application des lois. Dans le cas de contestation en-
tre citoyens ils tranchent les difficultés, formulent les
jugements et veillent à leur rigoureuse exécution. Ils
ont aussi pour rôle de réprimer les attaques contre les
agents du pouvoir ou les simples particuliers et de main-
tenir l'ordre public. Elaboration etpromulgation des lois,
nominations aux emplois, services divers confiés aux
fonctionnaires, décisions des tribunaux, voilà tout au-
tant de classes de faits sociaux d'une extrême impor-
tance.
A côté du pouvoir temporel s'exerce le pouvoir spi-
rituel qui appartient aux Prêtres. Les prêtres ont foi en
des êtres surnaturels et ils traduisent leurs croyances
en des prières, des actes, des cérémonies ; en un culte
jugé efficace pour se concilier la faveur de ces puis-
sances supérieures ou pour détourner les coups de leur
colère. Les prêtres cherchent à entretenir cette foi en
eux et chez les laïques par la discipline ecclésiastique,
par des règles de vie souvent très minutieuses, par l'en-
seignement, par des fondations et des institutions
pieuses. La sphère de leur action est très étendue et
l'intensité de leur influence est considérable.
Dans les temps primitifs les prêtres, qui passent
pour recevoir l'inspiration directe des Dieux, parais-
sent seuls capables de science et d'art. C'est à eux qu'il
appartient, par la faveur d'une révélation spéciale, de
pénétrer les secrets de la nature, de connaître les plan-
tes salutaires et do discerner au moyen de signes célestes
l'opportunité des entreprises ou l'hostilité du destin. C'est
àeux qu'il estréservé d engendrer dans les foules muettes
et prosternées les saintes émotions de la crainte, de l'es-
pérance,derenlhousiame. Le prêtre saitexciterlestrans-
L OIUKT '.]]]
porls parles moiivemenls rythmiques de la danse, par
l'harmonie de la musique et [)ar le charme de la poésie. Il
sait encore donner au temple la helle structure qui le
rendra digne d'être habité par le Dieu. Enhn plein de
l'idée de ce Dieu, le prêtre a seul le pouvoir d'en présen-
ter au peuple l'image douce ou terrifiante, en taillant la
pierre ou en fixant ses traits sur une toile ou sur les
murs du temple.
Plus tard cet empire de l'esprit se fragmente. En fa-
ce du clergé s'élèvent les classes indépendantes des
poètes, des musiciens, des artistes, des savants, des
médecins et des philosophes. Ils n'ont plus la préten-
tion d'être les interprètes des Dieux, et le génie — dont
ils disent recevoir l'inspiration — devient une méta-
phore qui bientôt ne fait plus illusion à personne. Ce-
pendant par la seule puissance de leur esprit et de leur
ca^'ur, ces « Intellectuels » de différente sorte activent
la vie sociale et la rendent féconde en phénomènes
variés et saillants.
Une société se compose de vivants, et la vie ne peut
être conservée qu'à la condition de puiser dans le
milieu extérieur les éléments réparateurs : jmmum
vivere. La classe des producteurs est donc indispensable.
Le paysan cultive le sol, élève le bétail et procure ainsi
les aliments les plus nourriciers au reste de la popu-
lation occupée à d'au 1res soins. Sur les bords des lleuves
ou sur les rivages de la mer, les pêcheurs apportent
leur contingent de nourriture. Quant à la chasse, elle
ne donne un produit appréciable que dans les régions
où la population est relativement rare.
Pour tirer un meilleur parli d(!s richesses naturelles,
l'ouvrier se sert d'outils de ])lns en plus j)iiiss;uils et
mieux adaptés à leur luit. L'importance de celte classe
de travailleurs s'accroît avec les progrès de l'industrie.
L'outil simple est remplacé par la machine et, (inaiid
Ml) LES CLASSES SOClAl.l.'S
cette transformation s'est opérée, le travail ne peut
rester isolé ; il s'organise sous la direction des patrons
et des capitalistes. Une scission se produit d'ordinaire
entre ces deux classes, et l'hostilité, alimentée par la di-
versité des intérêts, creuse un fossé de plus en plus
profond entre elles. En présence du patron qui dis-
pose de la toute-puissance du capital, l'ouvrier sent
la faiblesse de l'isolement. Pour lutter sans trop de
désavantage, il s'unit avec ses semblables, entre dans
des sociétés secrètes ou dans des syndicats autorisés
et participe aux grèves générales, moyen habituel
de manifester son mécontentement et de maintenir le
taux des salaires.
Ces luttes entre le capital et le travail nous amènent
à parler des capitalistes, des financiers, des riches qui
jouent un rôle si important, dès qu'une société a fran-
chi les premiers stades de la civilisation.
La richesse éveille par antithèse l'idée de pauvreté.
Si ce qu'on a appelé « la plaie du paupérisme» sévit
surtout dans les sociétés les plus riches et les plus civili-
sées, la misère ne fait jamais défaut là où il y a agglo-
mération d'individus. La façon de secourir les malheu-
reux, les systèmes de bienfaisance familiale, particulière
ou publique, donnent naissance à une classe de faits
sociaux d'un aussi grand intérêt que les troubles patho-
logiques dans les corps vivants.
La pauvreté n'est pas la seule maladie des sociétés.
Des perturbations plus graves encore viennent des
fautes, des délits et des crimes, actions mauvaises qui
ont pour trait commun une tendance au relâchement
ou même à la rupture du lien social. Ces actions désor-
ganisatrices provoquent une réaction de la part des
Juges, qui chargés de maintenir Tordre infligent des
chclliments aux coupables. Procédure criminelle, juge-
ments, moyens de répression: voilà une nouvelle caté-
gorie de faits sociaux.
l'oiîjet '37
Jusqu'ici lesclasscs paraissent agir d'une façon isolée,
chacune occupée de sonœuvre propre. Mais cet isolement
n'existe pas et des communications de différente sort(î
s'établissent entre les groupes sociaux. Les commer-
çants sont des agents actifs de relations à l'intérieur et
môme à l'extérieur. Ils ont pour office de transporter
les produits d'une région dans une autre, ou de centra-
liser dans les villes et les marchés les marchandises les
plus variées. Les routes, les canaux, les voies mariti-
mes s'ouvrent au commerce ; les chemins de fer se
créent, et bientôt les télégraphes, les téléphones mul-
tiplient entre les hommes non seulement les rapports
commerciaux mais aussi les échanges d'idées.
Les commerçants, poussés par l'amour du gain, cher-
chent des débouchés au dehors, trafiquent à l'étranger,
établissent des comptoirs chez les peuples éloignés ou
fondent des colonies.
^lais les relations entre les nations étrangères ne
sont pas toujours amicales. Les Sociétés, souvent ani-
mées d'un égoïsme collectif, se jalousent et suscitent
des conflits qui sont le plus ordinairement résolus par
la force. Les guerres sont des événements nationaux
qui ont toujours attiré fortement l'attention des his-
toriens. Et avec raison, puisque c'est du sort des ba-
tailles que dépendent les instiUitioiis d'un peuple, ses
b)is et su vie même. Les guerres se terminent pai- l'iis-
sorvissement des vaincus ou par des traités de p;ii\
qui règlent les litiges entre les belligérants.
Un dernierordre défaits sociaux procèdedes Iradilious
du passé. Les générations humaines ne se séparent p;i^
nettement des suivantes, mais elles les touchent , s'y
mêlent et, par l'autorité inhérente à l'âge, les im-
prègnent de leurs idées, de leurs croyances, de leurs
sentiments. La cliaîne se continue à travers les siè-
cles, de sorte ({ue pour trouver la raison de (piehjue
38 LES CLASSES SOCL\LES
obscur préjugé, il faut parfois remonter dans un pas-
sé très reculé. D'où vient la crainte superstitieuse de
se trouver treize assis à une môme table? C'est un
lointain souvenir de la Gène, une survivance de l'hor-
reur causée par la trahison de Judas à une longue
suite de générations chrétiennes. Le passé vit ainsi
dans le présent, et cette accumulation indéfinie de change-
ments fait qu'une société, tout en se perpétuant dans
une même région et en étant soumise à des condi-
tions extérieures semblables, subit d'incessantes mo-
difications et manifeste ces changements par des formes
d'activité différentes. C'est la cause du progrès, ou,
pour parler plus exactement, de l'évolution des socié-
tés, puisque le progrès semble impliquer une mar-
che vers le mieux et qu'il s'agit ici seulement de chan-
gements soit en bien, soit en mal.
Cette rapide revue n'a pas signalé tous les phéno-
mènes sociaux, mais elle en a relevé un assez grand
nombre pour constituer la matière de notre étude et
pour permettre d'éprouver la valeur des méthodes ap-
plicables à cette matière.
L'objet fixé, l'étude commence.
CHAPITRE II
possiBiiJTi: D'i'ivi: sciKi\<:E sociale
LV'lii(J€ des fuils sociaux présente une diflicnllé que
ne rencontrent pas les sciences de la nature : l'expé-
rimentation précise, renouvelée, autant qu'il est néces-
saire et réalisée dans un intérêt scientifique n'est
point praticable à l'égard des sociétés.
Platon a pu concevoir sa répul)li({ue idéale, mais il
ne disposait pas des ressources nécessaires pour trans-
former son idée en réalité et pour s'assurer que la
société ainsi formée serait viable et capable de
répondre aux prévisions de son auteur. Les essais
tentés par les Saint-Simoniens, par les Fourriéristes
ou par d'autres réformateurs dépourvus de ressoiu'ces
suflisanles, ne sont pas non plus des expériences
coiirluanl(^s, parce qu(^ ces expéri(;nces ont été iailes
sur une trop |)etite (''chelle, ([u"(dles ont été gênées par
le pouvoir et (pi'en outre toutes les circonstances et
conditions n'ont pas été exactement déterminées.
Le Politi(fue possède, il est vrai, plus de ressources
pour apporter dans une société les changements définis
({uc réclame toute expérience scientifuiue. Mais s'il est
inlei'dit au nH'deciu et au physiologiste (1(> traiter
riioiumc coinnie une ujaliri'c n expérience, à (tins foili-
raison ci-llc inlcrdidinn s"a])|)li(]U('-|-(dl(' aux socit'lés,
puis(|ue les trouijio, (|ui jjourraicnl rt'sullrr île l't'v-
40 LES CLASSES SOCLVLES
périeiicc, porteraient sur un plus grand nombre de
personnes. Le médecin — même par amour de la
science — n'a pas le droit d'inoculer le cancer pour
en suivre le développement. Ce serait un crime encore
plus grave de provoquer une grève pour en mieux
découvrir les conditions. On ne traite pas les hommes
comme on fait des lapins dans les laboratoires de
vivisection.
Lors même que la morale lèverait son veto ou n'au-
rait pas l'occasion de l'exercer, toutes les difficultés
n^auraient pas disparu. En physique et en chimie, le
savant réalise à sa guise et avec le plus haut degré
d'exactitude toutes les conditions nécessaires à la pro-
duction du lait qu'il étudie. Pour connaître le coeffi-
cient de dilatation du fer, le physicien choisit uie tige
de ce métal débarrassé de toutes les matières étrangères,
puis il la soumet à la chaleur d'une llamme d'alcool
dans les conditions de l'expérience connue du « pyro-
mètre à cadran ». Le chimiste, qui veut faire la syn-
thèse de l'eau, renferme de l'oxygène et de l'hydro-
gène dans un eudiomètre et opère la combinaison
en faisant jaillir l'étincelle électrique dans le mélange.
En physiologie les expériences deviennent plus déli-
cates et il a fiillu toute l'ingéniosité et la sùrelé de
main de Cl. Bernard et de quelques autres manieurs
de bistouri pour eu réussir quelques-unes. INIais les
sciences sociales sont encore plus rebelles et dans cer-
tains cas absolument réfractaires.
Une des causes de cette impuissance tient à ce que
les états do civilisation passés ne peuvent élrerecréés,
et surtout avec cette exactitude si souvent obtenue
dans les sciences de la natuie. Quels seraient, par
exemph', les effets (h' l'éducation IcMc (juc Va prati-
quaient les Sj)artiales? Pour lo savoir il faudrait créer
UH milieu artilicicl et !e maintenir à l'alri de toutes
possiniLiTÉ d'une science sociale 41
les influences étrangères. Mais les éducateurs, en sup-
posant qu'ils connaissent dans le détail les règles sui-
vies à Sparte, ne pourraient s'y conformer qu'autant
qu'ils seraient pleinement convaincus de l'excellence
de ces règles. Car, si la conviction manquait, les paro-
les et les attitudes, n'étant plus que de vains simula-
cres, seraient dépourvues de véritable eflicacité pour
impressionner fortement les esprits et pour former les
volontés. Mais la conviction à son tour n'est pas un
produit arbitraire ; elle résulte en grande partie des
lectures, des conversations, des manières de vivre,
des exemples et aussi de l'éducation primitive. Nous
voilà au rouet, comme disait Montaigne. En outrc^
comment éliminer les influences extérieures? Quelque
soin que l'on prenne pour isoler des enfants, cet iso-
lement ne peut être assez absolu pour écarter toute
communication avec le dehors. Or, il suffirait d'un fait,
d'un mot, pour bouleverser un système d'idées péni-
blement élaboré et par suite pour fausser l'expérience.
Dans les conditions les plus favorables, les expé-
riences sociales — telles qu'on les conçoit d'ordinaire
— restent toujours h une grande distance de l'idéal
scientifiquo. Soit un législateur qui promulgue une loi.
Il introduit ainsi une cause déterminée dans la société
ou dans quelques classes sociales et par suite il réalise
une des conditions essentielles de l'expérimentation.
Mais, suivant la remarque de Cl. Bernard, l'expé-
rimentation est une « observation provoquée » dans le
but de faciliter la constatation des effets. (Ainsi dans
un des exemples donnés plus haut, l'allongement du
fer est constaté par le déplacement du style sur le
cadran, et d'ailleurs la disposition de l'expérience
montre (jne cet ell'el est dû ecrtaineun'nt à la n;ifure
du métal et au jxnivoir calorique de l'alcool). Les cllels
produits par une loi nouvelle se refusent à une consta-
42 LES CLASSES SOCIALES
tation aussi facile. D'abord, ils sont mêles à d'autres
efTets qui accroissent ou diminuent ou même annulent
les premiers ; ensuite ils ont besoin pour apparaître
dans toute leur plénitude d'un laps de temps souvent
considérable ; et enfin ces eflets sont multiples et por-
tent souvent sur l'être tout entier, physique et moral.
Soit par exemple la loi militaire acluellement en vigueur
en France. Elle n'aura son plein elî'et qu'au bout de 25
ans, période complète du service militaire. Mais quelles
seront les modifications qui résulteront de ce service
prolongé dans Tordre économique, dans les mœurs,
dans la population, dans la santé publique, dans les idées
et les sentiments, voilà ce qu'il serait extrêmement
difficile de constater avec quelque exactitude.
A ces causes d'infériorité s'en ajoute une autre, la
difficulté de l'observation directe.
Les phénomènes naturels se produisent en si grand
nombre, se répètent si invariablement, sont réalisés avec
tant de facilité par le savant que pour les connaître il
n'est point nécessaire de recourir aux témoignages
dautrui ; mais chacun d'eux peut être étudié directe-
ment. Au contraire, la plupart des faits sociaux échap-
pent à l'observation directe, parce que le sociologue en
est éloigné soit par le temps, soit par l'espace. Alors il
faut utiliser les descriptions de l'historien, c'est-à-dire
il faut à travers les mots apercevoir les idées, recons-
tituer les sensations vraies en éliminant, par un travail
d'épuration toujours fort délicat, les représentations
imaginaires nées des préjugés et des passions.
Cependant il convient de ne pas insister outre mesure
sur ces difficultés, puisque la critique historique est
parvenue, en partie du moins, à les lever. Cette critique
— appliquée aux traditions, aux monuments et aux
écrits — indique les règles à suivre pour discerner le
vrai du faux, pour écarter les éléments imaginaires
POSSIBILITÉ DUNE SCIENCE SOCIALE 43
des légendes, pour comprendre les re'cils mylhiques,
pour pénétrer quelques symboles et d'une façon géné-
rale pour mesurer les probabilités.
L'bistoirc ouvre le passé, élargit le champ de vision
pour le présent et fournit ainsi aux sciences sociales
des matériaux absolument indispensables. Mais, si
elle est une auxiliaire très précieuse des sciences so-
ciales, elle ne doit pas avoir la prétention de se subs-
tituer à elles. Quelle que soit l'importance de son rôle,
elle ne saurait — sans en sortir — atteindre le but
que toute science se propose : la connaissance des faits
généraux, de leurs lois et de leurs causes.
L'Histoire relate des faits particuliers: la conquête
de la Gaule par J. César, la conspiration de Calilina,
les paroles et la vie de Napoléon à Sainte-Hélène.
Mais depuis longtemps Aristote et les philosophes
Grecs ont remarqué que le particulier n'est pas matière
de science. Et les Scolastiques ont répété après eux:
NuHa est fluxorum sciottia. La science en effet ne
s'applique qu'aux choses, pour ainsi dire, éternelles,
parce que sous les modifications de détail qui les mas-
quent elles persistent toujours les mêmes dans le fond.
Or comment dégager ce fond commun ? — Cela néces-
site des comparaisons assez variées pour qu'il soit pos-
sible d'éliminer toutes les circonstances accidentelles.
A cette condition seulement on arrive à établir des
ressemblances dans la liaison des phénomènes, liaiso;i
telle que l'un d'eux est révélateur des autres et qu'on
atteint ainsi au but de la science : la connaissance in-
directe des choses.
L'Histoire se plaît à raconter les faits saillants, 1rs
événements extraordinaires, h^s changements profonds.
Thucydide raconte les péripéties de la guerre du P(''lo-
j)onèse, les succès et les revers des AUm'uIimis, l(Mir
expédition en Sicile, les victoires de Spaile. Cr (|u'il
44 LES CLASSES SOCJALES
s'efforce surtout de relater, ce sont les événements po-
litiques et militaires ; et, si ces récits sont faits avec pré-
cision et exactitude, il croit avoir rempli son rôle d'his-
torien. — Mais la science, qui n'est pas une simple col-
lection de faits mais un ensemble de lois, ne doit pas
se borner à l'examen des événements mémorables. Le
savant sait en effet que les choses les plus apparentes
ne sont pas toujours les plus importantes, mais que
le contraire serait plus rapproché de la vérité. Le na-
turaliste ne s'arrête pas à l'éclat des fleurs et à la for-
me de la corolle, mais il examine les organes floraux
les plus ténus ; car c'est le pollen caché dans les anthè-
res qui — poussière fécondante — pénètre dans l'ovaire
et développe la graine. — La Médecine a réalisé de
grands progrès à notre époque pour avoir reconnu le
rôle des infiniment petits dans la génération et la
transmission des maladies. — Qu'étaient jusque dans les
temps modernes les phénomènes électriques ? Les pe-
tits mouvements d'attraction que l'ambre échauffé par
le frottement provoquait sur du duvet et de petits
bouts de papier, c'est-à-dire des faits d'urne si faible
importance qu'ils paraissaient à peine dignes de retenir
l'attention pendant quelques minutes.
Les lacunes voulues de riiistoire riscpient égale-
ment d'être nuisibles à l'étude scientifi({ue des faits
sociaux. Aussi les historiens modernes, qui ont des
prétentions à la science, s'efforcent d'être plus com-
plets, en ne négligeant volontairement aucun des as-
j)ects de la vie sociale. — Cette richesse d'informa-
tions est plus favorable à la science, mais (die n'est
pas suffisante à la donner. L'histoire i-elate les suc-
cessions empiriques, mais |)ar elle-même elle est in-
capable de débrouiller les lils ([ui forment le (issu
complexe de la vie sociale. Tout «''lat anh'rieui'. consi-
déré en bloc, est bien la cau^e | rincipale de l'état
tM»ssii;ii.i iK I) iM-: s(_;ii:m;i-: sdcialk 4o
suivant ; mais, en supposant que ces deux phases suc-
cessives soient connues dans tous leurs détails, cela
n'apprendrait rien. La découverte d'un pareil rapport
serait sans application, parce que le premier étal — en
raison même de sa complexité — ne devrait plus se
reproduire avec l'inlinie multiplicité des éléments qui
le constituent.
Ce qui intéresse, c'est de pouvoir résoudre le rapport
total dans le plus grand nombre de rapporis partiels,
alin que ces relations soient plus simples, par suite
plus générales, c'est-à-dire applicables à des cas plus
nombreux. Or, cette analyse est impraticable, tant
que l'étude ne porte que sur un seul peuple, ainsi
que cela a lieu pour l'histoire qui n'emprunte pas à
la science sociale ses principes et ses lois. Des histo-
riens comme Thucydide, Polybe, Bossuet et surtout
Montesquieu, Guizotet Tainepassentpour avoir montré
beaucoup de perspicacité dans la découverte des cau-
ses, et il est incontestable que ces auteurs devaient
laisser dans leurs œuvres l'empreinte de leurs puis-
santes facultés. Mais les pressentiments de la vérité
ne sont pas la vérité établie sur des preuves solides.
Les propositions générales qu'ils ont semées dans leurs
écrits sont des suppositions ou des emprunts, mais ne
sont pas tirées directement des relations historiques.
L'influence d'un événement ou d'une force — toutes
les fois que plusieurs de ces choses agissent de con-
cert — ne peut être déterminée avec précision qu'à
la condition de parvenir à isoler cette influence. Cela
se fait par une comparaison variée. Et à son tour cette
comparaison exige qu'on emprunte des exemples en
nombre sullisant à des époques et à des nations dif-
férentes.
Ceci n'est plus l'affaire de l'histoire, mais de la
science. A la, })i'emière aj){>aitient l'érudition, l'accu.
4(» LES CLASSES SOCLVLES
nuilatioli dos l'ails cxacls, mais la découverte des lois
et des causes appartient à la seconde.
Avant de chercher les méthodes qui seraient le
mieux appropriées à la science sociale, une question
préjudicielle s'impose, celle de savoir si les faits so-
ciaux sont susceptibles de connaissance scientifique.
Notre marche ne peut en effet se poursuivre, tant
que n'auront pas été levées les difficultés qu'on oppo-
se à la possibilité même de la Sociologie. Si ces dif-
iicullés étaient insurmontables, il serait sage de re-
noncer à des travaux nécessairement stériles et de
s'en tenir à l'empirisme pratiqué de tout temps en
politique. La Sociologie serait rangée au nombre de
ces chimères qui ont séduit les hommes et les ont
jetés dans des aberrations en somme funestes, com-
me l'astrologie, l'alchimie et les pseudo-sciences d'au-
jourd'hui qui prétendent établir des relations entre
les lignes de la main et un héritage, ou bien entre la
forme du nez et la perversité du caractère.
A voir l'incertitude qui règne sur la plupart des
questions sociales, les discussions, les controverses,
les polémiques passionnées, les contradictions formel-
les, le scepticisme semble tout d'abord bien naturel.
Les systèmes les plus opposés sont défendus avec une
égale ardeur, et dans cette mêlée on ne voit que gens
occupés à brûler ce que d'autres adorent avec de pieux
prosternements. Inutile d'insister sur les luttes entre
les libéraux et les auloritaires, les socialistes et les
partisans de l'individualisme, toutes ces sectes qui se
foudroient mutuellement au nom de principes diamé-
tralement opposés. I^a contradiction est manifeste."
Or, comme l'a dit Montaigne, « contradiction estmau-
vaise marque de vérité ».
Mais à l'origine toutes les sciences ont traverse
cette période d'incertitude, de sorte que l'état actuel
l'dssii'.ii.i 1 1: D IM-: sc.iK.NcK sdciAi.i; \i
— en supposant qu'il n'y ait pas encore do vérité
acquise — ne permettrait pas de préjuger l'avenir. La
science sociale n'existe sans doute pas encore. Mais
l'essentiel est dd savoir si les incertitudes d'aujour-
d'iiui ne pourront pas se dissiper.
La pierre pliilosophale était du la part des alchimis-
tes un rêve impossible à réaliser. Ce qui n'empêche
que du fatras de leurs formules et de leurs expérien-
ces devait sortir la chimie moderne. Peut-être il en se-
ra de même des prétentions des Sociologues. Ils ne par-
viendront sans dont;;' jamais à tracer à l'avance la
courbe que l'Humanité doit suivre dans son évolution,
ni même àprévoir lesdcstinées d'un peuple, parce qu'il
y a des facteurs de cette évolution et de ces destinées
qui sontréfractaires à la Science — du moins actuelle
et tant qu'elle n'aura pas réalisé des progrès encore
imprévisibles.
Mais, si ces hautes connaissances leur sont interdites,
il est permis d'espérer qu'en abaissant leurs préten-
tions ils seront plus capables de les satisfaire. Leur
science ne serait pas vaine dans le cas où ils pour-
raient établir des lois ainsi formulées : « Si tel en-
semble de conditions se présente, il en résultera un
effet déterminé ». La loi n'affirme pas que les condi-
tions se réaliseront ; elle affirme seulement la cons-
tance du rapport entre les deux termes.
Les antécédents dépendent, il est vrai, d'un autre en-
semble de conditions, celui-ci à son tour d'un autre
et ainsi de suite, de sorte que, pour celui qui possé-
derait la science parfaite, la série tout entière pourrait
être parcourue à partir d'un terme quelconque. Mais
c'est là un idéal qu'il ne faut pas espérer d'atteindre
dans les sciences sociales et qui d'ailleurs ne se réalise
pas, même dans les sciences les mieux établies. Quel
sera le eort d'un gland de chêne tombé de l'arbre ? Le
4S LES CLASSES SOCLVLES
botaniste pourra exposer l'évolution complète du gland
depuis sa germination jusqu'au moment oii la pousse
sortie de terre agrandi, s'est développée et est devenue
un arbre à son tour, .si toutes les conditions favorables
ont été réalisées : si le gland a trouvé le sol convena-
ble, si la jeune pousse n'a pas été déracinée par le
groin d'un sanglier, broutée par le cerf, écrasée par
le pied du chasseur, brisée par le vent, desséchée par
la chaleur ou gelée par le froid. Le cuivre fondu avec
l'étain dans des proportions déterminées forme un
alliage résistant et sonore, mais le bronze n'existerait
pas sans l'industrie humaine. La dynamite est un puis-
sant explosif; mais accomplira-t-elle une œuvre utile
ou funeste ? Voilà des contingences qu'ignore le chi-
miste et dont il n'a point à se préoccuper. De môme
dans les sciences sociales. L'ambition du savant doit se
borner à établir des lois spéciales.
Même ainsi réduite la science sociale est-elle possible ?
C'est peut-être beaucoup de témérité de croire qu'on
a pénétré la pensée de Kant. Autant qu'il est donc per-
mis de l'afiirmer, il semble qu'une des vues les plus
originales et les plus profondes de ce philosophe est
d'avoir donné à l'activité de l'esprit une part prépon-
dérante dans la formation de la science. Ce ne sont
pas les choses qui s'impriment dans l'intelligence comme
sur une matière inerte, mais c'est rintelligence qui
les force à se plier à ses exigences.
C'est en effet par des moyens, des artifices, des
ruses de toute sorte que l'homme a assoupli !a ma-
tière brute de la connaissance, l'a façonnée d'après
ses besoins et l'a rendue de plus en plus intelligible.
L'animal a comme l'homme des sensations, mais il
n'en tire qu'un faible parti, parce qu'il manque de
l'ingéniosité et de l'activité intellectuelles qui trans-
possiniLiTÉ d'une science socule 4!)
forment les images en concepts. Connaître, c'est aper-
cevoir (les ressemblances. La connaissance sétendra
donc à mesure qu'on apercevra plus de ressemblances
et des ressemblances plus dissimult-es. Tout le secret
du progrès scientifique consiste ainsi à découvrir des
identités qui jusqu'alors avaient passé inaperçues.
Comment cela s'est-il opéré ? Par d'audacieuses
coupures dans la réalité, par des abstractions, par des
simplifications symboliques, par des schèmes abrévia-
tifs, par tous b-s procédés qui réalisent l'ordre, prin-
cipe générateur de toutes les sciences. Pour compter
les arbres d'une foret, il faut les soumettre aux lois du
nombre, et pour cela fermer les yeux sur les différen-
ces et considérer ces arbres comme des unités de même
nature. La mesure des lignes, des surfaces et des vo-
lumes se heurterait à des difficultés insurmontables,
si elle s'appliquait à la complication des lignes, à lir-
régularité des surfaces, à la bizarrerie des formesréel-
les ; aussi le géomètre façonne les figures de ma-
nière à multiplier les similitudes. Un cercle, par
exemple, est composé d'une infinité de points, qui tous
j)ossèdent la même propriété d'être à une égale dis-
tance du centre. — En Physique, les phénomènes na-
turels resteraient réfractaires à la scienc>', si par une
simplification ingénieuse le savant n'était parvenu à
les dépouiller de propriétés gênantes. Pour les sens la
chute des corps s'opèreavec des vitesses très inégales ;
le tube de Newton en supprimant la résistance de l'air
supprime cette diversité et permet de soumettre tous
les corps h l'iuiiversalité de la loi d'attraction. —
L'uniformits' du temps n'existe pas, et c'est l'homme
(|ui,par l'écoulement régulier de l'eau dans la clepsy-
dre ou par le batteuKMit du pendule, a créé l'uniti' de
temps à laqueUe peuvent se rapporter toutes les du-
rées. La chaleur, tant (|u"elb' rcvb» ;i r.Mal de scnsa-
30 LES CLASSKS SOCIALES
tion, est une connaissance vague et sans emploi scien-
tifique ; pour qu'elle devienne utilisable il a fallu la
fragmenter en degrés identiques et la rendre ainsi
mesurable au moyen de l'échelle thermométrique. —
La Chimie a été érigée en science du jour où les chi-
mistes ont pu obtenir des corps purs, composés de
parties qui présentent toutes et toujours le même en-
semble de qualités. Avec des substances mêlées de
matières hétérogènes, les réactions sans cesse diffé-
rentes déconcerteraient toute prévision. — Ainsi par-
tout des similitudes forcées sont substituées à la diver-
sité des choses naturelles : ainsi partout l'ordre a été
créé au moyen d'une contrainte, exercée sur la nature
par rintelligente activité de Thomme. C'est même par
suite de cette sorte de violence que les lois de la géo-
métrie, de la physique et de la chimie n'ont tout leur
empire que sur les objets dus à l'industrie humaine,
à ces objets façonnés sur le modèle idéal couru par
l'esprit. De là les formes géométriques employées dans
la fabrication des organes d'une machine à vapeur,
les différents appareils physiques et les substances
chimiques préparées avec beaucoup de soin pour les
débarrasser de toute impureté.
Qu'il nous soit permis d'insister sur ce point, qui
nous paraît vraiment capital dans la question pré-
sente. Il sera plus facile ensuite de voir si et com-
ment la matière sociale se prête à ces similitudes, qui
sont les conditions indispensables de toute science.
Comment les sciences biologiques ont-elles pu dans
ce siècle réaliser des progrès ? C'est par l'emploi de
la méthoih^ qui avait déjà produit de si heureux ré-
sultats dans les sciences précédentes : en faisant en
quelque sorte violence à la réalité et en l'obligeant à
se soumettre aux lois de l'esprit. Une grossière clas-
sification se foiuh^ sur hi perception des êtres consi-
POSSUULITÉ d'une SCIKNCE SOCIALK ST
(lérés avec tout l'ensemble de leurs parties : elle est
très imparfaite, parce qu'elle tient compte seulement
des formes et qualités extérieures qui ne donnent lieu
qu'a de vagues ressemblances. Les notions sont encore
trop voisines des images, reflets à leur tour trop fidè-
les de la réalité. Pour que les élres vivants puissent
pénétrer dans le moule de la science, il faut qu'ils se
prêtent aux exigences de l'esprit ; que par des simpli-
fications et des analyses on arrive à des similitudes
faciles à constater. Puisque les caractères extérieurs
sont variables, le savant les écarte et par l'anatomie
pénètre jusqu'au squelette — composé, chez tous les
individus, d'une même espèce, du même nombre de
pièces osseuses disposées dans le même ordre et offrant
des connexions identiques. Ces pièces forment un sys-
tème lié dans toutes ses parties, de sorte que l'une
devient l'indice certain de toutes les autres. C'est ainsi
que Cuvier a pu, au moyen de quelques fragments
fossiles, reconstituer des espèces depuis longtemps
disparues.
Le physiologiste se sert de schèmes, c'est-à-dire de
dessins simplifiés, pour figurer les appareils organi-
ques. C'est seulement par le retranchf^ment de cer-
tains détails — qui paraissent accessoires et qui cepen-
dant ont leur rôle dans la réalité — qu'on arrive à
établir des analogies ou même des ressemblances pro-
noncées. Pour obtenir des notions encore j)lus précises
et plus générales, le physiologiste pousse l'analyse plus
loin et faisant de /'///.s/o/oy/ç, il étudie les divers tissus
(jui entrent dans la structure des organes. Grâce à cette
analyse, des ressemblances - plus profondes peuvent
être atteintes : le savant peut définir avec exactitude
la fibre musculaire, la cellule nerveuse, la glande,
etc.. L'objet principal de la science — (jui est d'éta-
blir des rapports entre di'S notions g(Mi('rales et préci-
ses — devient ainsi plus facile à réaliser.
02 LES CLASSE SOCLVLES
De grandes difficultés subsistent encore. Elles rési-
dent dans la délicatesse des observations ou des expé-
riences nécessaires a la manifestation de ces rapports
cachés. Il n'en reste pas moins acquis que, si par
lanalyse on ne descendait pas dansFintimité des êtres
Aivants,on ne dépasserait pas un grossier empirisme. Car
deux êtres vivants, avec toute la complexité de leurs
organes, peuvent difficilement être mis dans deux états
semblables. Aussi malgré des ressemblances superfi-
cielles ils ne réagissent pas de la même manière sous
l'action des mêmes agents. De là les mécomptes fré-
quents de la médecine.
Ordre/ généralité, mesure ou ressemblance précise
dans les êtres et dans les actions, telles sont les con-
ditions de la Science, parce que ce sont les seules
choses appropriées à la nature de Fesprit et capables
de l'élever au-dessus de la simple sensation.
Pour savoir si la science sociale est possible^ il
suffit donc de s'assurer que les faits sociaux sont
susceptibles d'ordie et de rapports constants.
Mais les exemples des sciences précédentes sont des
avertissements. Ils nous montrent que les faits ou les
êtres, tels qu'ils sont donnés par la perception, sont
impropres à la coriuaissance scientifique, mais qu'ils
doivent par l'adresse du savant se conformer aux lois
de l'esprit. Il ne faut pas s'attendre à ce que les faits
sociaux fassent exception, en se montrant moins
rebelles.
Des présomptions contraires seraient plus naturelles.
Les plus graves naissent de la croyance à la liberté.
Si un ensemble de conditions, quel qu'il soit, peut
tout en restant absolument le même être suivi d'effets
dilférents, toute prévision devient impossible et une
pareille contingence, destructive de tout rapport cons-
tant, paraît essenliellement réIVactaire à la science.
POSSiniLlTÉ 1) L'.NH SCIENCE SOCIALE ;')',]
En admettant même la vérité du déterminisme psy-
chologique, les difficultés ne disparaissent pas. Car si
les idées, les sentiments et les actes ont des caus(^s
déterminées, cependant ces causes sont si nombreuses,
si délicates et si cachées qu'elles échappent aux
moyens d'investigation externe ou à l'analvse de
conscience. Dans les deux cas l'obstacle semble insur-
montable.
Il le serait réellement, si la science sociale avait
pour but de connaître la conduite des individus avec
toutes les particularités qu'elle peut présenter dans
rimmense variété des circonstances possibles. Il n'est
pas nécessaire de recourir à une laborieuse démons-
tration pour prouver que personne — avec les con-
naissances psychologiques et physiologiques les plus
étendues — n'aurait été capable de prédire à Buona-
parte enlant la série des actes et des événements qui
devaient remplir sa vie. Les destinées des individus
ne sont écrites ni dans la main, ni dans les étoiles,
ni (fans la boîte crânienne.
D'ailleurs, quand minne la puissance intellectuelle,
la force de la volonté, la vigueur physique pourraient
étrt' mesurées par une phrénologie plus sûre, le sort
d'un individu n'en resterait pas moins une énigme,
parce que chacun des événements de la vie n'est pas
II' produit unique de la volonté, mais est une résultante
de la volonté et des circonstances extérieures. De plus,
les fiicultés elles-mêmes ne sont pas des essences im-
mobiles, immuables, incapables de s'atrophier ou de se
développer. Elles sont dans une étroite d('pen(hinc(> du
milieu où elles sont appelées à s'exercer. Que la Corse
ait maintenu son indépendance et Napoléon n'aurait
été qu'un obscur bourgeois à Ajaccio.
jNIais, suivant une remarque précédente; cette impos-
:>ibilité de prévoir la destinée des êtres particuliers ne
54 LES CLASSES S0GL\1,ES
s'applique pas seulement aux hommes, mais aux ani-
maux, aux plantes et même aux corps bruts. Or, com-
me elle n'a pas arrête la formation des sciences physi-
ques et biologiques, elle ne doit pas être considérée
à priori comme présentant un empêchement absolu à
la constitution des sciences sociales.
Ce n'est pourtant pas qu'on admette les différentes
théories, qui ne tiennent pas compte des personnalités
dominantes et qui nient le rôle des grands hommes
dans l'histoire.
L'une de ces théories regarde les génies comme des
instruments entre les mains d'une Providence rusée et
triomphante, qui arrive par tous moyens à la réalisa-
tion de ses desseins. C'est là une hypothèse métaphy-
sique, écartée dès le début comme étrangère à la ques-
tion et inconciliable avec la science. Inutile d'y reve-
nir, quels que soient les formes nouvelles et les dé-
guisements inattendus qu'elle a pris souvent, par
exemple dans Guerre et Paix de Tolstoï : « L'homme a
« beau avoir conscience de son existence personnelle, il
« est, quoi qii' il fasse J' instrument inconscient du travail
« de l'histoire et de l'humanité. Plus il est haut placé
'< dans l'échelle sociale, plus le monde de ceux avec
« qui il est en rapport est considérable, plus il a de
« pouvoir, plus sont évidentes la prédestination et la
c< îiécessité inéhictable de chacun de ses actes » (1). Et
Tolstoï termine ce paragraphe en s'écriant . « Le cœur
des Rois est dans la main de Dieu !» S'il en élait ainsi,
le rôle du savant se bornerait à enregistrer, après leur
accomplissement, les desseins impr-évisibles de la Provi-
dence. La science serait remplacée par l'érudition.
Une autre théorie, défendue par des historiens et
des sociologues, se présente avec des apparences plus
scientifiques. Bien qu'elle se recommande de hautes
(l)Tûme II, p. 218, trud. française.
l'OSSir.IIJI !•: I) UNE SCIENCE SOCIALE o5
autorités et que de plus elle ait Favanlago — si elle
était reconnue vraie — de faciliter rétablissement de
la science sociale, elle ne semble pas à l'épreuve d'une
observation faite sans prévention.
« Le vulgaire, dit A. Comte, attribue à Tbommesu-
<( périeur une action sociale dont il n"a pu être que
« rheureux organe ))(i). Onnepeut proclamer d'une fa-
çon plus nette et plus ferme l'impuissance des grands
hommes. Et cependant cette assertion n'est-elle pas
manifestement contraire aux faits ? Comment ! Napo-
léon aurait ressemblé à l'aiguille qui marque l'heure
sur le cadran d'une horloge^ mais dont les mouvements
sont réglés par les rouages et les poids cachés à l'in-
térieur ! Et si ce génie n'avait pas existé, un autre se
serait révélé et aurait pu manifester avec le même
éclat la puissance des forces révolutionnaires ? Mais
c'est là une hypothèse dont la preuve incombe à ses
défenseurs.
Elle est du reste plus que gratuite, elle est invrai-
semblable. Les victoires paraissent en elfet rapportées
à bon droit à l'habileté des généraux, puisque la même
armée se comporte d'une manière toute dilférente sui-
vant le mérite de ses chefs.
Des remarques analogues s'appliquent à toutes les
formes du génie, aux poètes, aux savants, aux artistes.
Un autre que Dante élait-il capable de composer la
Divine Comédie ? Qui pouvait tenir la place de Sha-
kespeare dans l'art dramatique ? La vaccine serait-elle
découverte sans Jenner ou le remède contre la rage
sans Pasteur? Les partisans de la théorie soutiennent
qu'il y a, dans l(>s sociétés comme au théâtre, une
« doublure » toujours prête pour prendre le rôle du
principal acteur empêché. Si ce n'est pas là un retour
déguisé à la Providence qui veillerait à la bonne cxé-
(1) Cours de Philosophie PosUivc, T. IV, p. 3J2.
56 LES CLASSES SOCL\LES
cution du drame arrêté à Tavance, c'est le résultat
d'une illusion d'ordre psychologique. Les besognes or-
dinaires peuvent être accomplies par des travailleurs
consciencieux. Mais les travaux supérieurs, les pro-
grès nécessitent l'apparition d'intelligences puissantes
et de volontés énergiques, dont la force — favorisée
par des circonstances multiples — ait reçu tout son
développement. Tout l'ensemble des faits historiques
tend à prouver l'influence des grands hommes sur le
cours des événements. Sans l'intervention de ces es-
prits supérieurs, des changements importants ne se
seraient point produits dans les dillerents ordres de
faits sociaux, et la marche de la société s'en serait
trouvée retardée ou plutôt déviée. D'oii cette consé-
quenci! inévitable, que les changements produits parla
libre initiative des hommes de génie ne sont point
susceptibles de prévision scientifique.
Ainsi la première conclusion à laquelle on arrive
est négative. Il y a une part de contingence dans les
évt'mements historiques ; ou, si l'on rejette la liberté,
le déterminisme qui préside aux résolutions des grands
hommes ou des simples détenteurs du pouvoir est si
complexe, formé par la rencontre de tant de conditions
diverses et obscures, qu'il échappe aux règles et aux
formules de la science. Cependant cette conclusion ne
doit pas être décourageante, puisqu'on la retrouve autre
pari et que malgré cela elle n'a pas empêché les scien-
ces de se constituer.
Ni l'humanité, ni les individus ne se prêtent aux
exigences scientifiques. Que reste-t-il donc comme
matière propre delà science ? D'un mot on peut répon-
dre: les classes sociales, déterminées par la nature
des occupations.
Les groupes ainsi formés se composent d'unités
semblables ; car c'est la profession qui marque chaque
POSSIBILITÉ D UNE SCIENCE SOCIALE 57
individu do l'empreinte la jjUis profonde. Par la force
d'actions répétées chaque jour et pendant de longues
années, elle engendre des habitudes qui, modiliant
daiis le môme sens des natures primitivement diverses,
les amènent à réaliser une sorte de type commun et au
physique et au moral.
Le métier façonne le corps daprès les attiludes or-
dinaires. Il redresse la taille de Tofficier et courbe le
dos du tailleur de pierres ; il donne au paysan un teint
coloré, une démarche lourde, une santé robuste ; l'ou-
vrier des ateliers est pâle, maigre et alerte. La profes-
sion modèle aussi les physionomies et imprime à
toutes celles d'un même groupe un air de famille que
les caricaturistes, par une exagération spirituelle,
excellent à mettre en relief : les pensées vulgaires
se reflètent sur la figure et y peignent en traits visibles
la vulgarité et la sottise. — jNIais les ressemblances
ne s'arrêtent pas à l'extérieur. Elles pénètrent plus
profondément; et, c'est l'esprit, le cœur, le caractère,
l'être tout entier qui subissent l'influence prépondé-
rante du métier et se transforment d'après un même
modèle, reproduit dans ses grands traits en une multi-
tude de copies. Si l'on ne tient pas compte de légers
écarts, la sensibilité atteint pour chaque classe un
degré déterminé de délicatesse ou de grossièreté. Le
boucher ne s'émeut guère des cris que poussent les
bètes qu'il égorge ; un brahmane éprouverait la plus
vive douleur à la pensée qu'il a pu — par erreur ou
surprise — jjoire quelques gouttes de bouillon. Le
rêveur s'attriste de peines fictives; le pauvre subit l(>s
plus durs alfronts avec impassibilité. Le cœur n'est
pas seulement une disposition plus ou moins pronon-
cée à ressentir du plaisir ou de la douleur. 11 com-
prend aussi toutes les inclinations qui finissent par
dominer dans les individus et qui résultent des goûts
,j8 les classes socl\les
naturels, uiodiliés par les circonstances et par les habi-
tudes. Ces inclinations prennent une forme caractéris-
tique pour chaque groupe, de sorte que tous les mem-
bres tendent à avoir les mêmes goûts, les mômes
désirs, les mômes passions. Les ouvriers des grandes
villes se plaisent aux discussions politiques, visent à
s'affranchir des patrons et fréquemment s'insurgent
contre leur prétendu despotisme ; mais ils s'unissent
entre eux et ne craigneni pas d'affirmer par des actes
leurs sentiments de solidarité.
Le soldat se plaît au maniement des armes, à moins
que contraint à ce métier il ne l'exerce à contre-cœur
et pendant un temps insuffisant pour vaincre ses répu-
gnances. Partout où le choix est volontaire, les tendan-
ces qui ont déterminé le choix se fortifient par un gen-
re de vie en complète harmonie avec elles. Chez le moi-
ne, dont la vocation est réelle, la disposition au mys-
ticisme s'accroîtra parla pratique et l'exacte observan-
ce de la règle.
Dans le domaine de l'esprit, l'empire de l'habitude
n'est pas moins étendu. Les psychologues s'appliquent
à ne voir dans les intelligences humaines que les
qualités communes. C'est là peut-être un résidu des
recherches sur les essences. En tout cas celte identité fon-
cière de toutes les intelligences estune fiction ou dumoins
une simple possibilité. Ceque l'observation découvre, ce
sont des différences considérables dans les idées, dans les
croyances et môme dans les facultés ; c'est-à-dire dans la
manière propre à chacun de discerner les choses, de
les représenter avec plus ou moins de fidélité dans le
souvenir, d'unir les idées en des combinaisons neuves
ou vulgaires, d'apercevoir les ressemblances apparen-
tes ou cachées, de concentrer son attention ou de la
disperser, d'être porté au doute exagéré ou aux affir-
mations téméraires, de systématiser ses croyances en
rossiiiiLiTÉ d'une science sociale 50
les rattachant à des principes stables ou de les laisser
flotter dans le vague ou l'incohérence, les admettant
au hasard sans souci des contradictions ou des incom-
patibilités. Le fonds d'idées est constitué par les sen-
sations ordinaires, rehaussées encore par un intérêt
pratique: la conscience est une sorte de reflet des cho-
ses au milieu desquelles on a l'habitude de vivre. Le
pêcheur d'Islande a l'imagination peuplée de scènes
marines: le départ pour la mer lointaine, la pluie, le
froid polaire, la pèche abondante, le lourd sommeil
dans la cale obscure, la tempête, les joies du retour
ou les cadavres ballotés sur la mer au milieu des dé-
bris Chez le paysan dominent les tableaux champê-
tres; chez l'ouvrier les travaux de la manufacture ou
de l'usine; chez le sculpteur, l'artiste et le poète abon-
dent les formes, les couleurs ou les expressions ver-
bales.
Les connaissances sont aussi en rapport avec le genre
d'occupations. La science encyclopédique existe dans
de gros livres dus à la collaboration d'un grand nom-
bre de travailleurs, mais elle n'est contenue dans au-
cun esprit, fût-il supérieurement doué. Lu réalité les
lacunes sont nombreuses et étendues dans les intel-
igences les plus cultivées ; chez la plupart un tout
petit coin de l'esprit est éclairé, tandis que le reste
demeure plongé dans les ténèbres. A notre époque sur-
tout où la science a reçu de si grands développements,
les savants les plus distingués — ceux qui ont l'am-
bition de réaliser quelques progrès — sont obligés de
se consacrer à des éludes spéciales, études si restrein-
tes parfois qu'un savant ne cultivera par exemple
qu'une branche de la IMiysiciuc Si les bornes de la
science personnelle sont aussi étroites chez ceux (jui
font profession de la cultiver, que dire des hommes
dont la vie se passe tout entière occupée à des tra-
GO LES CLASSES SOC lALES
vaux manuels ? Leurs connaissances sont rigoureu-
sement teclmiques.
On peut d'ailleurs généraliser cette proposition et
soutenir que seules sont vivantes dans l'esprit les
connaissances appropriées à la profession ou au mé-
tier. Ce n'est en eiïet que par une application et une
pratique continuelles que le savoir s'entretient. La
petite encyclopédie que les maîtres ont logée de force
dans la tète du bachelier s'échappe, comme s'évapore
une essence subtile d'un flacon mal bouché. De cette
merveille supposée capable de comprendre plusieurs
langues vivantes et mortes, familiarisée avec les
équations algébriques elles théorèmes de la géomé-
trie, avec les analyses et les synthèses chimiques, avec
le mécanisme de la bobine de Rumkorf, avec l'anato-
mie humaine, comme avec l'histoire, la géographie, la
littérature, la philosophie, ....il ne restera, par exem-
ple, qu'un modeste employé des Postes, apte à timbrer
des lettres ou à délivrer correctement un mandat-postal.
En dehors des connaissances précises, il existe des
croyances vagues qui ne sont pas des acquisitions
propres de l'esprit, mais qui sont admises sur la foi
d'autrui. Elles proviennent de l'éducation et des influen-
ces exercées par les membres de la classe ou par les
autres groupes sociaux. Ici encore se manifestent des
analogies bien marquées. Des préjugés se transmettent
issus d'une longue tradition et pénètrent parfois si
profondément dans une classe que, pour être arrachés,
ils ont besoin d'une secousse vigoureuse, venue soit
des circonstances, soit surtout des classes adverses.
Dans la noblesse se perpétue l'idée de la supériorité
due à la naissance, idée si puissante qu'elle a résisté
au choc de plusieurs révolutions. Parmi les croyances,
dont il conviendra surtout de tenir compte dans la
psychologie des classes sociales, se trouvent celles qui
l'OSSIIULIIÉ DUNE SClK.NCi: SOCIALE 61
se rapportent à la Politique et à la Relii^ion. Les ques-
tions politiques et religieuses tiennent en l-'i'ance une
large place dans les discussions et préoccupations jour-
nalières; et cependant, combien peu sont dans les con-
ditions voulues, non pour les approfondir, mais pour
en posséder une simple connaissance superficielle.
Des mois, des formules et en dehors, rien. Et C(q)en-
dant, tant la puissance du verbe est grande, ces mots
agissent et dictent des résolutions.
Toutes les similitudes antérieures dans les besoins,
la sensibilité, les désirs, les idées et les croyances
aboutissent naturellement à une nouvelle ressemblan-
ce, celle de l'activité. Voilà ce qui explique comment,
dans des circonstances déterminées, la collectivité agit
avec ensemble, comme si elle était animée d'une àme
commune. Tous les ouvriers d'une usine se mettent
en grève ou même tous ceux d'un même corps de
métier suspendent en même temps leur travail, émet-
tent les mêmes réclamations et agissent de concert
pour obtenir les mêmes avantages. Si l'entente ne se
manifeste pas toujours ainsi par des signes extérieurs
et quelquefois par des violences, elle s'opère néan-
moins, et, par des voies plus ou moins obscures, abou-
tit à des résultats susceptibles d'être notés avec exac-
titude. Tel le travail souterrain qui a amené la bour-
geoisie à une situation progressivement supérieure et
qui lui a permis d'aspirer à l'égalité avec la noblesse-
C'est en rassemblant tous ces traits de ressemblance
qu'on parviendra à tracer le Ti/pe, qui sera la repré-
sentation générale et ])our ainsi dii'c le schème de tel
groupe social.
Ainsi compris le type réalise les conditions exigées
pour les connaissances scientifiques. D'abord il est yr-
/<('/•«/; dépouillé de toutes les particularités qui dis-
tiuiiiient les individus, il ne conserve que les caractè-
62 LES CLASSES SOCIALES
res communs. Grâce à cette simplification, il participe
au privilège des notions scientifiques et devient ainsi
applicable à une catégorie indéfinie d'êtres, ici de
personnes. — Il est vrai que la représentation n'a pas
la fidélité d'un portrait. Mais cette exactitude de détail
n'existe pas non plus dans les sciences biologiques. Si
elle se réalise dans les sciences physiques et exactes,
cela tient à la puissance de l'expérimentateur qui,
dans certains cas, crée des appareils, des substances
ou des figures conformes à ses idées. Avec le tube de
Newton la chute des corps s'opère dans le vide ; par
un travail d'épuration le chimiste obtient des substan-
ces pures, par suite absolument identiques ; enfin le
géomètre trace avec le compas des cercles qui répon-
dent à la définition avec une suffisante exactitude. La
science, pour être encore possible, n'a pas besoin
d'atteindre ce degré supérieur. Il suffit que la liaison
entre les différents caractères notés dans le type soit
assez forte pour que les uns servent d'indices de la
présence des autres. Les petits écarts, dus à l'initiative
personnelle ou au hasard de circonstances extraordi-
naires, ne doivent pas compter. Ils n'auraient d'impor-
tance que s'il s'agissait de faire la psychologie des
individus. Mais, comme en sociologie, il s'agit d'actions
collectives, les petites ditférences en sens contraire se
neutralisent, de sorte qu'apparaît seule la résultante
des activités semblables.
D'un autre côté, la simplification opérfîe sur les gens
d'un môme métier n'aboutit pas à ces généralisations
excessives, qui ne laissent subsister dans l'homme
(ju'une sorte de fantôme inutilisal)le par la science.
(Jlonsidérer les hommes comme égaux, semblables,
conformes tous à une même idée abstraite, c'est former
une conception trop éloignée de la réalité pour être
daucun usage. L'égalité n'existe ni dans les forces
l'OSSlIîlI.ITl'; D UNE SCIENCE SOClAl.i: ()3
physiques, ni datis la nature des inclinations, ni dans
la valeur et l'étendue des connaissances, ni dans l'éniir-
gie de la volonté, ni dans la direction des habitudes
morales, ni même dans les notions du bien et du devoir.
Les principes mêmes de la raison, qu'on regarde
comme essentiels à la nature humaine, ont une uni-
versalité moins réelle que possible. Ce sont des vérités
que tout homme peut comprendre et admettre, mais à
une condition, c'est que ces vérités seront enseignées.
Si elles ne sont pas exposées nettement et accompa-
gnées de leurs preuves, elles risqueront d'être mal
saisies par les esprits ignorants et irréfléchis. C'est ce
qu'a fort bien montré M. Gérard-Varet, l'auteur d'une
thèse sur r Ignorance et f Irréflexion. Quant à la con-
science morale, inutile de revenir avec les sceptiques
sur ses incertitudes, ses variations, ses contradictions.
Aucune subtilité chez les partisans de l'absolu en
morale ne parviendra à effacer la dilférencL; entre le
Négrito qui, dans un accès de colère, tue sa femm(> et
la mange, et le brahmane qui se laisserait mourir de
faim plutôt que de toucher à des viandes rê>ties et
odorantes. Ainsi l'idée abstraite d'homme n'existe pas ;
ou, pour lui donner une ombre de réalitt', il faudrait
la vider presque de tout contenu.
Au contraire les groupes sociaux oll'rent une base
solide à la généralisation. Il ne s'agit j)lusde cet» être
ondoyant etdiv(M-s «dont parle Montaigne et(]ui (''chapj)e
à toutes les prises. Mais les habiUides, tontes sembla-
bles puis(|u"ell(!s procèdent d'une manière d'agir et
de vivre identique, marquent tous les membres du
groupe d'une enipr(;inte coniiuune. On bien la géné-
ralisation doit être absolument interdite au sujet de
l'homme ou, s'il est permis de dépasser la simple mo-
nographie, la première démarche scientiliqiie est d'é-
tudier les groupes distincts et délinis ([ue forment les
hommes adoniK's à une même profession.
64 ij:s ci-assks sociales
C'est la un premier degré de ge'néralisation. Ce n'est
pas le seul. Après avoir divisé une société actuelle en
groupes distincts d'après la nature des occupations et
avoir exprimé dans un Type la physionomie physique et
morale d'un de ces groupes, le savant pourra établir
une comparaison entre le groupe défini et les groupes
semblables, qui ont existé à différentes époques soit
dans un même pays, soit dans des pays différents. Une
classe, qui évolue à travers le temps, subit peut-être
d'incessants changements. Mais quelle est leur éten-
due, leur importance et pour ainsi dire leur profon-
deur? Peut-être les modifications ne sont que superfi-
cielles et n'entament point la nature essentielle du
type. Si au contraire elles sont assez nombreuses et assez
profondes pour altérer la physionomie du groupe,
une comparaison précise permet de le constater et en
même temps facilite la recherche des causes.
Quand il sera question de méthode, on essaiera de
montrer comment les procédés, employés dans les scien-
ces bien constituées, deviennent ainsi d'une applica-
tion facile en sociologie. Qu'il suffise pour le moment
de constater que ces comparaisons entre groupes de
même nature étendent beaucoup l'horizon scientifique;,
sans pour cela que l'objet de l'étude se perde dans le
vague.
Par un premier travail, les membres de chaque clas-
se ne sont plus considérés avec toutes les particulari-
tés qui les distinguent comme individus, mais grâce
aune fiction scientifique — qui doit être très rappro-
chée de la réalité — ils sont ramenés tous à un même
lyp(ï dont les caractères ont été fixés au moyen d'une
définition.
Si les types, symboles de chaque classe, sont dé-
terminés avec exactitude, il deviendra possible
de savoir avec une suffisante précision de (|uplle ma-
PÛSSIIÎILITÉ d"lNF> SCIKNCK SOCIALK Go
nière ils se comporteront les iiiisàrégarJ des autres.
Un chimiste qui mêlerait des substances d'une compo-
sition inconnue ou mal délinie n'aboutirait qu'à des
résultats incohérents. 11 arrive au contraire à des rap-
})orts constants et certains par la connaissance exacte
des coi'ps qu'il met en pi-ésencc — 11 tMi sera de mê-
me en sociologie. Deux types d'une même classe en-
treront en lutte dans certains cas, tandis que dans
des circonstances dilîérentes ils tendront à s'unir:
des marchands rivalisent pour attirer à eux les clients,
mais ils s'associent pour obtenir l'abaissement des
[)atentes. Voilà des rapports qui n'ont guère moins de
constance que l'oxydation du fer à l'humidité ou la
décomposition du bioxydo de manganèse sons l'action
d'une ibrte température.
Les types appartenant à des classes dillV'rentes sont
également susceptibles de rapports déhnis dans leurs
actions et réactions mutuelles. Il existe des allinités
naairelles entre certains groupes dont h;s fonctions
s'harmonisent, cotnnn:; celles des différentes ])arli(>s
d un aj)pareil organique, de sorte (|ue leur développe-
ment et leur prospérité^ ou leur déclin et leur déca-
(K'uce suivent des courbes paralb'des. L'industrie dans
un pays est d'autant plus florissante que les arts méca-
nicjues ont plus d'extension, et à \ouv tour les progrès
dans la m(u-ani([ue sont d'autant plus mai'(|ués que
hi culturi; scientilique est portée ;i un [)lus haut degré.
Dans d'autres cas Lbarmonie se transforme en anta-
gonisme. Les prêtres vl les moralistes de notre épo-
(jne hilleiit contre l'extension des cabaretiers et des
li(|noristes, et ils récdament la sujtpresion des lenan-
ci(;rset des courtisanes.
Remarquons à ce sujet (jue ces lois sont données ici
seulement à titre d'exemple et qu'elles ne sont point
présentées comun; rex})ression de vérités absolues. Au
66 LES CLASSES SOCLVLES
contraire ces lois sont, comme les autres lois scienti-
fiques et même plus qu'elles, essentiellement r(.'latives.
Le prêtre avec l'ensemble d.'s ide'es, des croyances et
des sentiments actuels, est opposé à la conduite des
courtisanes. Mais cette opposition est si peu absolue
que dans les religions anciennes le prêtre supportait
sans scrupule le voisinage des courtisanes, dont la vie
passait pour agréable au Dieu.
Enfin la détermination exacte des groupes sociaux
conduit à une dernière sorte de similitude ; celle qu'on
peut établir entre sociétés présentant une composition
analogue. Certes les comparaisons entre les sociétés
ne sont pas choses nouvelles, mais elles étaient for-
cément condamnées à rester dans le vague, tant qu'elles
n'étaient point précédées d'une analyse précise. Pour
aboutir a des résultats solides, le savant doit compter
tous les groupes importants qui entrent dans la compo-
sition d'une société ;et,de plus, les disposor suivant une
(échelle d"im[)oitance, en donnant le premier rang aux
groupes qui ont le plus d(^ valeur et qui servent ainsi
à caractériser un état social. Sparte et Rome seront
des cités guerrières, parce que la classe des guerriers
et par suite les affaires militaires jouaient le rôle prin-
cipal dans ces deux sociétés. Jérusalem et Bénarès sont
des cités religieuses, où dominaient les prêtres et les
influences mystiques. Tyr, Marseille, Carthage, Ham-
bourg, Gênes et beaucoup d'autres seront rangées dans
la catégorie des Cités commerçantes, parce que le
négoce était la principale occupation de ces peuples.
Athènes pourrait être prise pour le type de la Cité
artistique, parce que les orateurs, les poètes et les
artistes en tout genre y jouissaient d'un grand crédit.
— Sans entrer dans le détail de la classification, cette
vue rapide suffit pour montrer la possibilité de nou-
velles g 'uéralisations à caractère vraiment scientifique.
POSSinil.ITÉ D LM-: SCIENCE SOCIALE G7
Une objection se pre'sentera pcnl-ètre contre cette
façon d'envisager la science sociale et d'interpréter la
question. Le reproche, adressé à d'autres de ne pas
serrer d'assez près le sujet, ne retombe-t-il point
sur le critique qui semble à son tour oublier d'étudier
les faits sociaux, puisqu'il parle exclusivement de
classes ?
Ce reproche serait sans doute fondé, si les classes
étaient considérées comme quelque chose d'inerte qui
fût dépourvu d'activité et de vie. Mais au contraire
leur formation même indi(jue qu'elles sont essentielle-
ment actives et qu'ainsi elles sont une source inces-
sante de phénomènes. De plus ces phénomènes sont
exactement déterminés par le mode d'activité propre
à chaque classe, mode d'activité qui est constant dans
des conditions définies, parce que la nature du tvpe
social est soumise à l'empire de ces mêmes condi-
tions.
Un exemi)le servira h faire ressortir l'identité fon-
damentale qui existe entre la classe ou le type, et les
produits de son activité, c'est-à-dire les faits sociaux.
La propriété, ses modes, ses transformations, voi-
là des phénomènes économiques qui ont joué de tout
temps un rôle très important dans les sociétés. Mais
si, au lieu d'étudier la propriété elle-même, on étu-
die les possesseurs de la propriété, leurs classes diver-
ses suivant la nature des richesses, les changements
éprouvés par chaque type de propriétaire suivant les
temps et les circontances, ou plus exactement d'après
les influences des autres classes — on se trouvera en
présence d'une question qui restera la même lians le
fond. Avec cet avantage, c'est que l'observateur sai-
sit le phénomène dans sa cause et se trouve ainsi dans
les conditions les plus favorables pour établir des
rapports scientifiques.
08 LES CLASSES SUCL\LES
En physiologie la structure de Torgane explique la
l'onction. Dans les sciences sociales une marche ana-
logue consistera à décomposer la Société en ses diver-
ses classes , à étudier le mécanisme physique et mental
du type, expression générale des membres de chaque
classe, et par suite à connaître le mode d'activité de
ce type dans les circonstances déterminées où cette
activité est appelée ù s'exercer.
Des considérations précédentes, il ressort que la
science sociale est possible : Tétude des classes oiïre
aux recherches des savants un champ très vasle et en
même temps très sûr.
Au point de vue des services qu'une doctrine peut
rendre à la science, il importe assez peu de mesurer
la part d'originalité qui revient à l'auteur. En tout
cas ce n'est pas à lui qu'il appartient de se prononcer
à ce sujet. Le mieux pour la science est de ne pas
chercher — par un misérable amour-propre — à exa-
gérer la nouveauté de ses vues, mais plutôt de les
appuyer sur l'autorité des devanciers et des contem-
porains. S'il s'agissait d'un ti-avail d'érudition, l'au-
teur se ferait un plaisir de recueillir le plus possible
les idées analogues aux siennes. Mais, comme il s'agit
surtout de contribuer aux progrès scientifiques, qu'il
lui soit permis de citer seulement quelques noms et
de donner quelques courts extraits.
Dans l'antiquité Platon est un des philosophes qui ont
le mieuxmontrél'influence réciproque des formes degou-
vernementsurles hommeset des caractères surles socié-
tés. « Ilyanécessairement, dit-il, autant de caractères
'( d'iiommesque d'espèces de gouvernements. La forme
(( même des Etats vient des mœurs mêmes des membres
« qui les composentetdclatlirectionquecetensemblede
a mœurs imprime à tout le reste Puisqu'il y a cinq
« espèces de gouvernement, il doit y avoir cinq carac-
POSSIIULITÉ DUNE SCILNCFv SOCIALK fif)
« tères de ràmequi y correspondent «(ri.Cescinq formes
sont, comme on le sait, l'aristocratie où le pouvoir
estentre les mains des philosophes ;]a timocratie on les
« gouvernants «préiendcntaux honneurs etauxdig'nités
« non parri'loquence, ni paraucundes talents de même
« ordre, mais par les vertus guerrières » ; l'oligarchie
où le cens décide de la condition de chaque citoyen
« qui est avare et fait argent de tout » ; la démocra-
« tie (( où l'égalité règne entre les choses inégales
« comme entre les choses égales ^> ; et enfin la tyran-
nie où la corruption est portée au plus haut point.
IMaton a eu aussi le mérite de distinguer dans l'Etat
trois classes, caractériséescliacune parla nature deses
memhres. — Mais cette analyse n'est pas poussée as-
sez loin. Quant aux caractères d'homme propres à cha-
que forme de gouvernement, ces caractères s'appli-
c{uent assez bien aux membres du gouvernement: mais
Platon a tort de les étendre par un excès de générali-
sation aux autres classes.
Dans les temps modernes, c'est Taine qui semble
le plus se rapprocher des vues exprimées plus haut.
Son grand ouvrage historique LesOrif/ifies de laFrancc
Contemporaine décompose la société dans ses orga-
nes essentiels et passe successivement en revue les
différentes classes sociales. Il est donc une application
de la méthode préconisée, avec cette différence toute-
fois que le travail reste historique, puisque l'obser-
vation est bornée à un seul peuple et à une seule épo-
(jue. Le grand penseur est encore plus e\{)licite dans
ses Derniers Essais de Critique et d'Histoire. (dJans la
« Société, dit-il, il y a des groupes et dans chaque
« groupe des hommes semblables entre eux, nés dans
" la même condition, formés ])ar la nièini.^ ('ducatiou.
(1) Liv. 8. De la U('4)ubli(iiic. Trad. Saisset,
70 LES CLASSES SOCL\LES
« condiiils par les mêmes intérêts, ayant les mômes
« besoins, les mêmes goûts, les mêmes mœurs, la mê-
<( me culture et le même fond.... Il s'agit de prendre
« les figures distinctes et principales, celles qui parleur
« banalité ou leur relief peuvent servir de moyenne ou
" de ff/pe: ici le prince du sang, le grand seigneur de
« cour, le prélat, le parlementaire, le financier et lin-
« tendant ; là le gentilhomme de campagne, le curé,
(( remployé, l'avocat et le marchand ; plus loin le petit
« laboureur propriétaire, le métayer, l'artisan et enfin
u le gueux demi-mendiant, demi-bandit »(!)
Parmi les contemporains se rencontre M. Gumplo-
wicz qui dans la Lutte des Races paraît émettre une
conception sociologique analogue à la nôtre : « Pour
« arriver, dit-il, à une science de l'histoire, à une his-
" toire naturelle de l'humanité, il faut considérer les
« groupes sociaux, observer et étudier leur origine et
« leur développement, leurs diverses espèces et leurs
« diverses formes, leurs mouvements et leurs évo-
<i lutions. Voilà quels sont les éléments stables, avec
« lesquels on peut compter, sur lesquels on peut établir
« des calculs scientifiques... Nous ne demanderons
« pas à l'histoire de témoigner dune régularité quel-
(( conque dans les actions des individus ; la régularité,
« l'obéissance à une loi, pour ainsi dire, c'est dans les
« mouvements de groupes que nous pourrons la ren-
« contrer en consultant l'histoire. »
llseraitsans doute possible d'augmenter le nombrede
ces autorités. Que les oubliés nous excusent ! Du reste
c'est la vérité seule qui importe.
(i) i'. iiiii.
CIIAPITKE m
LES mi:tibodi:s
Etablir que la science sociale est possible, lorsque
cette simple possibilité est constatée par dos écrivains
(l'autorité, est un premier résultat acquis.
Mais ce premier résultat serait de médiocre impor-
tance, si lesméibodes employées dans les autres scien-
ces étaient ici impi'aticables et si aucune méthodenou-
velle n'était reconnue capable de transformer le pos-
sible en réel. St. Mil], dont la compétence en logi-
que est universellement reconnue, examine l'usage
que l'on })eut faire en Sociologie des méthodes déduc-
tives et expérimenlales, et son examen critique abou-
tit a des conclusions en grande partie négatives. Il ré-
cuse successivement toutes ces méthodes, ne faisant
d'exception qu'en faveur d'une seule, la méthode dé-
ductive inverse.
Voilà donc de nouvelles difliculti's (ju'il faut écar-
ter avant de chercher à aller plus loin.
Un reproche général peut être adressé à Si. Mill,
c(dui de vouloir j)rouv<'r rimj)Ossibilil(' absolue dune
chose, parce que dans l'état actuel dos connaissances
et par suite des habitudes mentales elle paraît incon-
cevable. St. Mill tombe ici dans l'inconséquence, puis-
que lui-mome signale avec beau(M)ii{) de force et de
justesse cetio disposition d'esprit comme étant une
source de sophismes. « Je no peux, dit-il, qu'être sur-
72 LliS r.LASSliS SOCIALES
« pris de rimporlance qu'on attache à ce caractère d'in-
(( concevabilité, lorsqu'on sait, par tant d'exemples,
'< que notre capacité ou notre incapacité' de concevoir
(c une chose a si peu alï'aire avec la possibilité de !a
« science elle-même, et n'est qu'une circonstance tout
K accidentelle, dépendante de nos habitudes d'esprit...
« On voit même dans l'histoire des sciences de curieux
(( exemples d'hommes très instruits rejetant comn.e.
(( impossibles des choses que leur postérité, éclairée
« par la pratique et par une recherche plus persévé'-
(( rante, a trouvées très aisées à concevoir et que tout
« le monde maintenant reconnaît vraies » (1).
Le progrès scientifique consiste précisément à élimi-
ner ces prétendues impossibilités. Mesurer la distance
exacte de la lune à la terre aurait semblé une entre-
prise chimérique aux anciens dépourvus des connais-
sances trigonométriques et privés d'instruments de
précision ; fixer sur du papier et dans ses plus minu-
tieux détails l'image des êtres ; décomposer la lu-
mière; entendre la voix à des centaines de kilomètres ;
préserver d'une maladie par l'inoculation de quelques
gouttes de vaccin, et bien d'autres merveilles auraient
pu être et, en fait, ont été souvent proclamées des im-
possibilités irréductibles. L'argumentation de St. Mill
ne saurait donc être concluante, alors même que le
vice fie cette argumentation ne pourrait pas encori?
être d('voilé. Les raisonnements, par lesquels les nhv-
siciens s'efforraient d'établir la simplicité de la lumière
blanche et l'unité de l'eau, n'avaient qu'une rigueur
apparente. Ils ne {)ouvaient prévaloir contre des expé-
riences décisives : le faisceau lumineux qui passant à
travers un prisme s'étale en sept bandes colorées, et
l'eau soumise à un courant (''Iccirifjue (|ui se décom-
pose en ses deux é'iénicnts : l'oxygène et l'hydrogène
(1) I.ofîique, Livr. II. <h. ;i. i^ (1.
Li;s Mi';iiioni:s 7;{
Tous les raisonnoineiils iiégalifs sont exposés à ùlre
renversés par des découvertes analogues.
Gi'tte vue a priori est confirmée par Texamen direct
des difficultés soulevées par le logicien anglais. Il
semble qu'il n'est pas impossible de répondre aux ob-
jections qu'il dirige contre l'extension aux sciences
sociales des métliodes employées avec succès dans les
autres sciences. Mais, pour traiter la question dans
toute son ampleur logique, il ne suffit pas de rete-
nir les objections formulées parSt.Mill. Il faut de
plus compléter sa crilicjue en prévoyant les objec-
tions possibles. Le moyen de procéder à une énu-
mération complète des difficultés, c'est de parcourir
par ordre ce qui est indispensable dans la constitution
de chaque science. Celte revue permettra de bien sai-
sir la nature des difficultés, de signaler les causes
d'insuccès et d'entrevoir les remèdes.
Toute science se compose essentiellement de deux
choses : 1° de notions ou concepts généraux relatifs
aux êtres ; 2" de lois ou i-ap[)orts entre deux ('tats suc-
cessifs d'un ou d(; plusieurs èlres soumis à des iu-
lluences déle]'niin(''('s. Et })our chaque science la
méthode consiste à tlécouvrir les moyens les mieux
appropriés j>our former les notions générales et pour
découvrir les lois.
La foimation de concepts gi'uéraux est d'une ini-
jiortance capilale. Aucun progrès scientifi({ue solide ne
peut être réalisé . si celt(> opération prt'liminaii'e n'est
pas accomi)li(' avec loule la précision et l'exact i Inde
requises. — Eu aritlini(''ti(|ue, le système dt^iunn-iation
permet de déterminer chaque nombre avec nue entière
rigueur. En gcMjmctrie, chaque figure reçoit une ch''-
finition claire et distincte. La mi'canique Iraile des
forces (jui se traduisent en des mouvements uuifoi--
mes ou uniformément variés. En physique, la chaleur.
/ 4 Li;s cLASSi:s sociales
le son, la pesanteur, la lumière — qui ne sont en elles-
mêmes que de vagues sensations — deviennent matière
scientifique lorsque leurs états divers rentrent dans
des catégories bien distinctes, même s'ils ne sont sé-
parés les uns des autres que par les différences les
plus minimes. Les changements de température se
mesurent par les variations d'une colonne liquide
dans un tube de verre gradué ; les notes de la musi-
que corresj)ondent à un nombre fixe de vibrations
dans l'unité de temps ; le poids exact d'un corps se
reconnaît au moyen de la balance ; quant à la lumière,
elle a donné naissance à l'optique dès que les savants
eurent l'idée de l'appliquer à des instruments aux
formes géométriques : tous les rayons lumineux qui
frappent en même temps un miroir convexe se rétlé-
eliissenl suivant le même angle et, s'ils sont parallè-
les à l'axe, convergent tous au foyer. Pour la chimie
et la biologie, les progrès sont plus rapprochés de
nous et par suite peuvent être constatés avec une
plus grande assurance. Qu'ont fait Lavoisier et les chi-
mistes de cette époque pour tirer la chimie du vague et
de la confusion oîi elle restait encore ? Ils ont procédé à
l'analyse des corps et, à la suite de ces analyses, ils ont
pu indiquer les éléments constitutifs des corps compo-
sés ; quant aux corps, qui résistaient à tous les moyens
de (b'composition, ils étaient regardés comme simples
et formaient autant de genres distincts, chacun de
ces genres élant caracîtérisé par un ensemble de pro-
j)iiétés bien défini ; en outre les combinaisons diverses,
formées par deux ou un plus grand nombre de subs-
tances, étaient distinguées, d'après les proportions
diverses suivant lesquelles un de ces corps entrait en
combinaison avec les autres. Eu Biologie, les décou-
vertes les [)lus considérables sont dues à l'emploi des
mélhodes analytiques, et leur importance peut se
LES METHODES To
mesurer au degré de l'analyse. Tant que les obser-
vateurs en furent réduits aux pures données des sens,
leurs connaissances restèrent dans le vague, et ils
confondirent des substances diverses sous des déno-
minations identiques. A la vue, le sang est un li(|iiid('
rougeàtre qui semble dune constitution liomogène ;
au microscope, celle homogénéité disparaît, et, dans
une portion fluide nommée le plasma, nagent des glo-
bules rouges et des globules blancs ou lymphatiques.
Mais à leur tour ces corps sont susceptibles d'analyse
chimique, et, finalement, on trouve que le sang est un
mélange très complexe de substances albuminoïdes,
d 'hydrocarbonés, de corps gras, de minéraux, de ma-
tières accessoires destinées à être éliminées par la
voie des sécrétions, et, dans certains cas morbides,
dètres étrangers qui allèrent sa composition normale.
C'est par ces études minutieuses que Pasteur et les
autres savants, ses imitateurs, sont parvenus à décou-
vrir le germe des maladies contagieuses et à trouver
les moyens de préservation et de guérison.
Eclairé par ces résultats, le savant suivra la même
marche dans la 'jonslilution renouvelée des sciences
sociales. Son premier' soin sera d'écarter toutes les
d.'dinitions confuses, (|ui sont une source permanente
d'(!qiiivoques et qui s'opposent à l'établissement des
vérités réellement scientili(|ues. Des exemples de pa-
reilles erreurs pourraient être j)ris un peu partout, et
même chez les écrivains qui ont la prétention de s'ap-
|)uyer le plus sur l'observation. Kl les méritent d'être
sign<il«'es surtout chez les auteurs (jui se recomman-
dent d'ailleurs par les ((ualités les plus estimables.
C'est à ce titre (jue Montesquieu peut être choisi de
préférence. « Il y a, dil-il, li'ois espèces de gouvcrne-
« ments, le riquiblicain, le monarchique et le d(>spo-
i< ti(iue. Pour en déconvrirla natui'e, il sullildc l'idée
76 LES CLASSES SOCL\LES
(( qu'en ont les hommes les moins inslriiils.Je suppose
« trois définitions ou plutôt trois faits : l'un est que
<< le gouvernement républicain est celui où le peuple
« en corps ou seulement une partie du peuple a la
« souveraine puissance : le monarchiqiie où un seul
« gouverne mais par des lois fixes et établies ; au lieu
« que dans le despotique un seul sans loi et sans
« règle entraîne tout par sa volonté et ses caprices nfi).
Les assertions de ce passage pourraient donner nais-
sance à de multiples remarques. On se bornera à celles
qui se rapportent aux définitions.
« Pour découvrir la nature des Gouvernements, il
'( suffit de l'idée qu'en ont les hommes les moins ins-
truits ». Quand on s'adresse au public, cet appel au
bon sens pent flatter le lecteur, mais il est tout à fait
impropre à découvrir les vérités cachées. La chimie
serait restée éternellement slationnaire si, sur la foi
du bon sens ou d'une observation superficielle, elle
s'était confinée dans la doctrine des quatre éléments,
confondant sous le nom d'air tous les gaz, d'eau tous
les liquides, de terre tous les solides et de feu des
principes encore plus obscurs. De même le sociolo-
gue soucieux d'exactitude ne doit pas s'arrêter aux
surfaces et choisir, pour distinguer les gouvernements,
les caractères les plus apparents ; car ces ressemblan-
ces extérieures peuvent cacher des différences nom-
breuses et profondes. Il éviterait ainsi de réunir sous
un titre commun des genres tout à ftiit disparates et
ne tomberait pas dans l'inconvénient des classifica-
ions artificielles.
« Je suppose, continue Montesquieu, trois définitions. "
— C'est un toi't d'admettre sans preuves ces trois dt'-
(initions ([ni servent de base à tout l'ouvrage. En rai-
son même de leur imporianc^e, elles devaient être exa-
(I) K^'prit des /.o/s. Liv. 1. di. II.
Li:s >ii;rii(ti3i;s 77
minées avec un soin i)urlieiilier. Puisque des consé-
(|uences déterminées découlent, suivant lui, de l;i
uature d'un gouvernement, c'était une nécessité de
lixer cette nature dans une délinition rigoureuse. Une
hypothèse n'a pas de valeur pai' elle-même et m; sau-
rait en communiquer aux propositions qui en dérivent.
Il est vrai que Montesquieu considère ces définitions
« plutôt comme des faits », tant cette distinction entre
les formes de gouveriuMuent était un lieu commun à
cette époque. — L'excuse est mauvaise. Car ces sortes
de vérités admises d'un commun accord et qui pa-
raissent à l'abri de toute contestation, ne possèdent
souvent qu'une fausse évidence : elles ne sont que des
préjugés très répandus. Le premier effort delà science
est de dissiper ces vaines apparences.
Pour compléter les critiques sur le premier point,
il faut ajouter que le vague dans les définitions s'ac-
compagne d'une terminologie et d'une nomenclature
manifestement insuffisantes pour les besoins scienti-
fiques. La chimie serait diflicilement sortie du chaos si
Lavoisier et Guyton-Morvcau n'avaient créé une
nomenclature capable de nommer avec la plus grande
netteté les substances simples et les corps composés.
Non seulement chaque composé reçut un nom spécial
f't par suite put toujours être désigné sans é({uivoque
[lossiblc, mais de plus le nom qui lui était allribué
fut formé de façon à indiquer ses propriétés fonda-
mentales, la nature de ses éléments, leurs proportions
relatives et môme leur rôle électrique. Ces remarques
sur It's progrès de la chimie sont généralisables. Elles
s'étendent a toutes les sciences qui ne sont capables
d'aucune acquisition solide tant qu'elles n'ont point
perfectionné le langage, en le di'ponillant des à peu
près de la langue vulgair(?.
Pour les sciences sociaU.'S, la même néci'ssili' s'im-
i(S LLS CLASSES SOCIALES
posera sans doute. Si jamais elles peuvent se consti-
tuer, ce ne sera qu'à la coiulilion de bannir les mois
qui, il force d'avoir été' employés avec les significations
les plus diverses, ne sont plus susceptibles de recevoir
un sens précis, une notation définie. Mais c'est là une
teniative qui ne peut être faite par des particuliers
sans être exposée aux bizarreries et au ridicule. Pour
avoir chance d'aboutir, elle exige le concours des
savants les plus autorisés d'un pays ou même elle
réclamerait une entente internationale.
Le logicien a seulement pour tàclie d'indiquer les
moyens les plus appropriés à la formation des notions
scientifiques. Quant à la nomenclature, il lui suffit
d'exprimer un vœu en faveur de cette réforme que
Bacon réclamait avec tant de justesse pour les sciences
de la nature « Car, dit-il, (1) les hommes s'associent
par les discours, et les noms qu'on impose aux ditfé-
rents objets d'échange, on les proportionne à l'intelli-
gence des moindres esprits. De là tant de nomencla-
tures inexactes, d'expressions impropres qui font
obstacle aux opérations de l'esprit. Et c'est en vain que
les savants, pour prévenir ou lever les équivoques,
multiplient les définitions et les explications. Rien de
plus insuffisant qu'un tel remède ; quoi qu'ils puissent
faire, ces mots font violence à l'entendement. »
Les plus grosses difficultés sont soulevées au sujet
de la découverte des lois sociales. St. Mill passe en
revue les différentes méthodes employées avec succès
dans les sciences physiques, et, les soumettant succes-
sivement à la critique, ne fait grâce à aucune, sauf à
(( la méthode déductive indirecte. »
<; Considérons par exemple, dit-il, le problème de
« TetTet du régime restrictif et prohibitif de législation
» commerciale sur la richesse nationale, et supposons
(I) Novum ()7'ganuiii. Liv. I, aph. il).
LliS MÉTHODES 7î>
•( que ce soit la qucslion soienliri(|uc qu'il s'agisse de
« résoudre par voii^ d'expériences spécifiques. Pour a[)-
(( pliquerà cette question la méthode de dilTérence...
« il nous Tant trouver deux cas qui coïncident sur tous
« les points, sauf sur celui qui est l'objet de la recher-
« che. Trouvons donc deux nations entièrement sem-
(( blables sous le rapport des avantages et des désavan-
« tages naturels, dont les populations se ressemblent
(( par toutes leurs qualités physiques ou morales, spon-
« tanées ou acquises, dont les habitudes, les usages,
« les opinions, les lois et les institutions soient iden-
(c tiques, sauf en ce que l'une a un tarif plus protecteur
« ou oppose de quelque autre manière plus d'entraves
« à la liberté de l'industrie : si l'on observe que l'une de
(( ces nations soit plus riche que l'autre, nous aurons là un
« experiincntunï cn/ci^^um} preuve expérimenlale réelle
<( que tel des deux systèmes est le plus favorable à la
« richesse nationale ». Et St. Mill continue en affirmant
"impossibilité delà rencontre de deux exemples de ce
genre; car « deux nations qui concorderaient en tout
« excepté dans leur régime commercial concorderaient
(( également sur ce point »(1).
St. Mill aurait pris plaisir à montrer rinsuflisance
(le «la plus parfaite drs méthodes d'investigation scien-
tifique » qu'il n'aurait pas accumulé davantage les dif-
ficultés. INIais il semble ([ue C(^s difficultés ne sont pas
insurmont.ibles.
Et d'abord est-il possible de rencontrer deux nations
({ui concordent en tout, sauf dans le régime protecteur ?
— Si on s'éclaire par l'analogie, on voit qu'en Physique e
en Biologie rien n'est plus facile que de trouver deux
êtres exactement identi(jues dans leur nature et dans
Tensemblc des influences (|u'ils subissent mais ne dif-
h'rant (jue sur un point, celui qui fait l'objet de la
(1) Logique. Liv. VI, eh. VII § 2 i)i 3.
80 LHS CLASSES SOCIALES
recli('rcli(\ Pour cela, il suffii do prendre l'être à deux
niomi'uls successifs de son existence, lorsqu'une cir-
constance nouvelle et détiM"ininée vient à pénétrer dans
lensenible des conditions antérieures. Dans l'expérience
physique de l'anneau de S Gravesande, on considère
une sphère métallique à la température du milieu am-
biant, puis chauffée à la flamme d'une lampe à alcool:
dans son premier état elle traverse l'anneau placé au-
dessus d'elle ; dans le second, le passage n'a plus lieu ;
d'où l'on conclut qu'elle s'est dilatée et que cette di-
latation est due à la chaleur, puisque l'augmentation
de calorique est la seule condition nouvelle qui ait été
ajoutée. Qu'on place un oiseau dans une atmosphère
chargée d'oxyde de carbone, et bientôt il meurt. Ici
encore les deux cas sont exactement semblables, sauf
dans une de leurs circonstances. La similitude peut
être affirmée avec d'autant plus de sûreté qu'il s'agit
non pas de deux individus appartenant à une môme
espèce, mais d. u même individu examiné à deux mo-
ments voisins de la durée.
Une Nation ne fait pas exception à cette règle. Si on
la soumet — à des intervalles assez rapprochés — aux
deux systèmes contraires du protectionnisme et du
libre-échange, il devient possible de constater les
inlluences des deux régimes sur la richesse nationale.
Et qu'on n(^ dise pas que cette expérience appartient
seulement au domaine de l'abstraction et de la théo-
rie. Elle est réalisable dans la pratique ; bien mieux
elle a ('dé fréquemment réalisée. Citons en particulier
le T]-ail(' d<' Commerce que Napoléon III signa avec
l'Angleterre, à Paris, le 23 février 18G0. A partir de cette
éjjoque toutes les autres conditions restant sensible-
jnenl «lans le même état, la France se trouvait soumise
àun(* iniluence nouvelle, dont il devenait possible de
mesurer les cllets par les changements qu'elle apportait
POSSIBILITÉ d'une SCIENCE SOCIALE G.")
nière ils se comporteront les uns à léj^ard des autres.
Un chimiste qui mêlerait des substances d'une compo-
sition inconnue ou mal définie n'aboutirait qu'à des
résultats incohérents. 11 arrive au coiiti'aire à des rap-
ports constants et certains ])ar la connaissance exacte
des corps qu'il met en présence. — Il en sera de mê-
me en sociologie. Deux types d'une même classe en-
treront en lutte dans certains cas, tandis que dans
des circonstances dilTérentes ils tendront à s'unir:
des marchands rivalisent pour attirer à eux les clients,
mais ils s'associent pour obtenir l'abaissement des
patentes. Voilà des rapports qui n'ont liiière moins de
constance que roxydation du fer à riiumidité ou la
décomposition du bioxyde de manganèse sous l'action
d'une forte température.
Les types appartenant à des classes dilTérentes sont
également susceptibles de rapports déiînis dans leurs
actions et réactions mutuelles. 11 existe des aflinilés
naturrllcs entre certains groupes dont les fonctions
s'harmonisent, comme Celles des din'érenles parties
dun ajjpareil organique, de sorte (|ue leur développe-
ment et leur prospérité, ou leur déclin et leur déca-
dence suivent des courbes parallèles. L'industrie dans
un pays est d'autant plus florissante que les artsméca-
iii(jues ont plus d'extension, et à leur tour les progrès
dans la mécanique sont d'autant plus marqués que
hicullure scientifique est purlt'C à un plus haut degré.
Dans d'autres cas ThiUMnonie se transforme en anta-
gonisme. Les prêtres et les moralistes de notre épo-
que luttent contre lextension des cabareliers et des
li(juorist('s, et ils réclament la suppresion des tenan-
ciers et des courtisanes.
Remarquons à ce sujet que ces lois sont données ici
seulement à litre d'exemple et qu'elles ne sont point
présentées comme l'expression de vérités absolues. Au
66 LES CLASSES SOCIALES
contraire ces lois sont, comme les autres lois scienti-
fiques et mrme plus qu'elles, essentiellement relatives.
Le prêtre avec Tenserable d.-s ide'es. des croyances et
des sentiments actuels, est opposé à la conduite des
courtisanes. Mais cette opposition est si peu absolue
que dans les religions anciennes le prêtre supportait
sans scrupule le voisinage des courtisaneS;, dont la vie
passait pour agréable au Dieu.
Enfin la détermination exacte des groupes sociaux
conduit à une dernière sorte de similitude ; celle qu'on
peut établir entre sociétés présentant une composition
analogue. Certes les comparaisons entre les sociétés
ne sont pas choses nouvelles, mais elles étaient for-
cément condamnées à rester dans le vague, tant qu'elles
n'étaient point précédées d'une analyse précise. Pour
aboutir à des résultats solides, le savant doit compter
tous les groupes importants qui entrentdans la compo-
sition d'une société ;ot.de plus, les disposer suivant une
('chelle d'importance, en donnant le premier rang aux
groupes qui ont le plus de valeur et qui servent ainsi
à caractériser un état social. Sparte et Rome seront
des cités guerrières, parce que la classe des guerriers
et par suite les affaires militaires jouaient le rôle prin-
cipal dans ces deux sociétés. Jérusalem et Bénarès sont
des cités religieuses, où df>minaient les prêtres et les
influences mystiques. Tyr, Marseille, Carthage, Ham-
bourg, Gènes et beaucoup d'autres seront rangées dans
la catégorie des Cités commerçantes, parce que le
négoce était la principale occupation de ces peuples.
Athènes pourrait être prise pour le type de la Cité
artistique, parce que les orateurs, les poètes et les
artistes en tout genre y jouissaient d'un grand crédit.
— Sans entrer dans le délail delà classification, cette
vue rapide suffit pour montrer la possibilité de nou-
velles g ''nc'ralisalions à caractère vraiment scienliliqiie.
l'OSSlIUI.ITÉ d'une SCIKNCE SOCIALE 67
Une objection se présentera peul-ùire contre cette
façon d'envisager la science sociale et d'interpréter la
question. Le reproche, adressé à d'antres do ne pas
serrer d'assez prés le sujet, ne retombe-t-il poiut
sur le critiiiuf qui semble à son tour oublier d'étudier
les faits sociaux, {)uisqu'il parle exclusivement de
classes ?
Ce reproche serait sans doute fondé, si les classes
étaient cousidérées comme quelque chose d'inerte qui
fût dépourvu d'activité et de vie. Mais au contraire
leur formation même indique qu'elles sont essentielle-
ment actives et qu'ainsi elles sont une source inces-
sante de phénomènes. De plus ces phénomènes sont
exactement df'terminés par le mode d'activité propre
à chaque classe, mode d'activité qui est constant dans
des conditions définies, parce que la nature du tvpe
social est soumise à l'empire de ces mêmes condi-
tions.
Un exemple servira h faire ressortir l'identité fon-
damentale qui existe entre la classe ou le type, et les
produits de son activité, c'est-à-dire les faits sociaux.
La propriété, ses modes, ses transformations, voi-
là des phénomènes économiques qui ont joué de tout
temps un rôle très important dans les sociétés. Mais
si, au lieu d'étudier la {)ropriété elle-même, on étu-
die les possesseurs de la propriété, leurs classes diver-
ses suivant la nature des richesses, les changements
éprouvés par cha({ue type d(> propriétaire suivant les
temps et les circonlances,ou plus exactement d'après
les influences des autres classes — on se trouvera en
présence d'une question qui restera la même dans le
fond. Avec cet avantage, c'est que l'observateur sai-
sit le phénomène dans sa cause et se trouve ainsi dans
les conditions les plus favorables pour ("tablir des
rapports scientifiques.
(;8 Li;S CLASSES SOCIALES
En physiologie la structure de Torgane explique la
fonction. Dans les sciences sociales une marche ana-
logue consistera a décomposer la Société en ses diver-
ses classes . à étudier le mécanisme physique et mental
du type, expression générale des memhres de chaque
classe, et par suite à connaître le mode d'activité de
ce type dans les circonstances déterminées où cette
activité est appelée à s'exercer.
Des considérations précédentes, il ressort que la
science sociale est possible : l'étude des classes oftre
aux recherches des savants un champ très vasle et en
même temps très sûr.
Au point de vue des services qu'une doctrine peut
rendre à la science, il importe assez peu de mesurer
la part d'originalité qui revient à l'auteur. En tout
cas ce n'est pas à lui qu'il appartient de se prononcer
à ce sujet. Le mieux pour la science est de ne pas
chercher — par un misérable amour-propre — à exa-
gérer la nouveauté de ses vues, mais plutôt de les
a[){)uver sur l'autorité des devanciers et des contem-
porains. S'il s'agissait d'un travail d'érudition, l'au-
teur se ferait un plaisir de recueillir le plus possible
les idées analogues aux siennes. Mais, comme il s'agit
surtout de contribuer aux progrès scientifiques, qu'il
lui soit permis de citer seulement quelques noms et
de donner quelques courts extraits.
Dans l'antiquité Platon est un des philosophes qui ont
lemieuxmontrérinlluenceréciproque des formes degou-
vernementsurles hommeset des caractères sur les socié-
tés. « 11 y a nécessairement, dit-il, autant de caractères
■< dhommesque d'espèces de gouvernements. La forme
« même des Etats vient des mœurs mêmes des membres
« qui les composentetdeladirectionquecetensemblede
(( mœurs imprime à tout le reste Puisqu'il y a cinq
<( espèces de gouvernement, il doit y avoir cinq carac-
POSSlIilLlTÉ D UXE SCIENCE SOCIALE 69
<( tères de ràmequi y correspondent );(I).Cescinq formes
sont, comme on le sait, l'aristocratie où le pouvoir
estentre les mains des philosophes ;la timocratie où les
« gouvernants «prétendentaux honneurs etauxdignités
« non par l'éloquence, ni paraucundes talents de même
« ordre, mais par les vertus guerrières » ; l'oligarchie
où le cens de'cide de la condition de chaque citoyen
i< qui est avare et fait argent de tout » ; la démocra-
« tie « où l'égalité règne entre les choses inégales
« comme entre les choses e'gales » ; et enfin la tyran-
nie où la corruption est portée au plus haut point.
IMaton a eu aussi le mérite de distinguer dans l'Etat
trois classes, caractérisées chacune par la nature de ses
memhres. — Mais cette analyse n'est pas poussée as-
sez loin. Quant aux caractères d'homme propres à cha-
que forme de gouvernement, ces caractères s'appli-
([uent assez bien aux membres du gouvernement ; mais
Platon a tort de les étendre par an excès de générali-
sation aux autres classes.
Dans les temps modernes, c'est Taine qui semble
le plus se rapprocher des vues exprimées plus haut.
Son graïul ouvrage historique Les Origines de laFrance
Contemporaine (h^compose la société dans ses orga-
nes essentiels et passe successivement en revue les
différentes classes sociales. Il est donc une application
(bï la méthode préconisée, avec cette différence toute-
fois que le travail reste; histori(}ue, puisque l'obser-
vation est bornée à un seul peuple et à \\m\ seule épo-
«jue. Le grand penseui- est encore plus explicite dans
ses Derniers Essais de Critique et d'Histoire. « Dans la
« Société, dit-il, il y a des groupes et dans chaque
« groupe des hommes semblables entre eux, nés dans
" la même condition, fornH''S j)ar la nièm(3 éducation,
(1) Liv. 8. De la H<'ipubli(iii(!. Trad. Saissot.
70 LES CLASSES SOCLVLES
« conduits par les mêmes intérêts, ayant les mômes
« besoins, les mêmes goûts, les mêmes mœurs, la mê-
(( me culture et le même fond.... Il s'agit de prendre
« lesfigures distinctes et principales, celles qui parleur
« banalité ou leur relief peuvent servir de moyenne ou
H de tijjje: ici le prince du sang, le grand seigneur de
« cour, le prélat, le parlementaire, le iinancier et lin-
« tendant ; là le gentilhomme de campagne, le curé,
>( l'employé, l'avocat et le marchand; plus loin le petit
« laboureur propriétaire, le métayer, l'artisan et enfin
,<( le gueux demi-mendiant, demi-bandit »{[)
Parmi les contemporains se rencontre M. Gumplo-
Avicz qui dans la Lulte des Races paraît émettre une
conception sociologique analogue à la nôtre : « Pour
u arriver, dit-il, à une science de l'histoire, à une his-
" toire naturelle de l'humanité, il faut considérer les
« groupes sociaux, observer et étudier leur origine et
« leur développement, leurs diverses espèces et leurs
« diverses formes, leurs mouvements et leurs évo-
(I lutions. Voilà quels sont les éléments stables, avec
« lesquels on peut compter, sur lesquels on peut établir
« des calculs scientifiques... Nous ne demanderons
« pas à l'histoire de témoigner dune régularité quel-
(c conque dans les actions des individus ; la régularité,
« l'obéissance à une loi, pour ainsi dire, c'est dans les
« mouvements de groupes que nous pourrons la ren-
« contrer en consultant Ihistoire. »
H seraitsans doute possible d'auguienter h' nombrede
ces autorités. Que les oubliés nous excusent ! Du reste
c'est la vérité seule qui importe.
(I) 1'. ICo.
CIIAIMTIŒ 111
LES »ii:tiïodes.
Etablir que la science sociale est possible, lorsque
celte simple possibilité est constatée par des écrivains
d'autorité, est un premier résultat acquis.
Maïs ce premier résultat serait de médiocre impor-
tance, si lesmélhodes employées dans les autres scien-
ces étaient ici impraticables et si aucune méthodenou-
volle n'était reconnue capable de transformer le i)os-
sible en réel. St. ^Nlill, dont la compétence en logi-
(|ue est universellement reconnue, examine l'usage
que l'on peut faire en Sociologie des méthodes déduc-
tives et expérimentales, et son examen critique abini-
lit à des conclusions en grande partie négatives. Il ré-
cuse successivement toutes ces méthodes, ne faisant
d'exception qu'en faveur d'une seule, la méthode dé-
ductive inverse.
Voilà donc d(i nouvelles difhcullé's cju'il faut écar-
ter avant de chercher à aller plus loin.
Un reproche général peut être adressé à St. Mill,
ccdui de vouloir prouver l'impossibilité absolue d'une
chose, parce (|ue dans l'état actuel des connaissances
et par suite des habitudes mentales elle paraît incon-
cevable. St. Mill tombe ici dans Tinconséquence, puis-
que lui-mèiiu^. signale avec beaucoup de force et de
justesse celle disposition d'esprit comme étant une
source de sophisnies. u Je ne peux, dit-il, qu'être sur-
72 LliS C.LASSKS SOCIALES
« pris Je riiuportancé qu'on allache à ce caractère d'in-
« coiicevabilité, lorsqu'oti sait, par tant d'exemples,
'( que notre capacité ou notre incapacité de concevoir
« nne chose a si peu allaire avec la possibilité de la
« science elle-même, et n'est qu'une circonstance tout
« accidentelle, dépendante de nos habitudes d'esprit...
« On voit même dans l'histoire des sciences de curieux
« exemples d'hommes très instruits rejelant comme
« impossibles des choses que leur postérité, éclairée
« par la pratique et par une recherche plus persévé-
« rant(\ a trouvées très aisées à concevoir et que tout
(( le monde maintenant reconnaît vraies » (1).
Le progrès scientiiique consiste précisément à élimi-
ner ces prétendues impossibilités. Mesurer la distance
exacte de la lune à la terre aurait semblé une entre-
prise chimérique aux anciens dépourvus des connais-
sances trigonométriques et privés d'instruments de
précision ; lixer sur du papier et dans ses plus minu-
tieux détails l'image des êtres ; décomposer la lu-
mière; entendre la voix à des centaines de kilomètres ;
préserver d'une maladie par l'inoculation de quelques
gouttes de vaccin, et bien d'autres merveilles auraient
pu être et, en fait, ont été souvent proclamées des im-
possibilités irréductibles. L'argumentation de St. Mill
ne saurait donc être concluante, alors même que le
vice de cetle argumentation ne pourrait pas encore
être dévoilé. Les raisonnements, par lesquels les nhy-
siciens s'efforçaient d'établir la simplicité de la lumière
blanche et 1 iinit('' de l'eau, n'avaient qu'une rigueur
apparente. Ils ne [)ouvaient prévaloir contre des expé-
riences décisives : le faisceau lumineux qui passant à
travers un prisme s'étah' en sept bandes colorées, et
l'eau soumise à un coui'unt éhM'lri([ue (|ui se décom-
pose en ses deux ('h'nienls : l'oxygène et l'hydrogène
(1) Logique, Livr. II. cli. ;». J; (i.
LKS METII<>l)i:s
Tous les raisonnements négatlls sont exposés à être
renversés par des découvertes analogues.
Celte vue <\. priori est confirmée par l'examen direct
des difiicLiltés soulevées par le logicien anglais. (1
semble qu'il n'est pas impossible de répondre aux ob-
jections qu'il dirige contre l'extension aux sciences
sociales des méthodes employées avec succès dans les
autres sciences. Mais, pour traiter la question dans
toute son ampleur logique, il ne suffit pas de rete-
nir les objections formulées parSt.Mill. 11 faut de
plus comj)léter sa critique en prévoyant les objec-
tions possibles. Le moyen de i)rocéder à une énu-
mération complète des difiicullés, c'est de parcourir
par ordre ce qui est indispensable dans la constitution
de chaque science. Cette revue permettra de bien sai-
sir la nature des difficultés, de signaler les causes
d'insuccès et d'entrevoir les remèdes.
Toute science se compose essentiellement de deux
choses : 1° de notions ou concepts généraux relatifs
aux êtres ; 2" de lois ou rapports entre deux états suc-
cessifs d'un ou de plusieurs èlres soumis à des in-
fluences déterminées. Et j)0ur chaque science la
méthode consiste à dt'couvrir les moyens les mieux
appropriés jiour former les notions générales et pour
découvrir les lois.
La formation de concepts génc-raux est d'une im-
portance capitale. Aucun progrès scientili(jue solid(^ m'
peut être réalisé , si cetlt; opération préliminaire nCsl
pas accomplie avec toute la précision et l'exaclilude
requises. — En arithniélicjue, le système de numération
permet de déterminer cha{|ue nombre avec une entière
rigueur. En géonudrie, chaque ligui'e reçoit une dé-
finition claire et distincte. La mi'canitjuc trailc des
forces qui se traduisent en des mouvements unifor-
mes ou uniformément variés. \\n [)liysi(jue, la chaleur.
il- LES CLASSES SOCLVLES
le son, lu pesaiileiir, la lumière — qui ne sont en elles-
nièint's (|ue de vagues sensations — deviennent matière
scientifique lorsque leurs états divers rentrent dans
des catégories bien distinctes, même s'ils ne sont sé-
parés les uns des autres que par les différences les
pins minimes. Les changements de température se
mesurent par les variations d'une colonne liquide
dans un tube de verre gradué ; les notes de la musi-
que (•orrespond(Mit à un nombre fixe de vibrations
dans l'unité de temps ; le poids exact d'un corps se
reconnaît au moyen de la balance ; quant à la lumière,
elle a donné naissance à ro{)tique dès que les savants
eurent l'idée de l'appliquer à des instruments aux
formes géométriques : tous les rayons lumineux qui
frappent en même temps un miroir convexe se réflé-
chissent suivant le môme angle et, s'ils sont parallè-
les à l'axe, convergent tous au foyer. Pour la chimie
et la biologie, les progrès sont plus rapprochés de
nous et {)ar suite peuvent être constatés avec une
plus grande assurance. Qu'ont fait Lavoisier et les chi-
mistes de celte époque pour tirer la chimie du vague et
de la confusion où elle restait encore ? Ils ont procédé à
l'analyse des corps et, à la suite de ces analyses, ils ont
pu indiquer les éléments constitutifs des corps compo-
sés ; quant aux corps, qui résistaient à tous les moyens
de décomposition, ils étaient regardés comme simples
et formaient autant de genres distincts, chacun de
ces genres étant cara(^térisé par un ensemble de pro-
j)riélés bien défini ; en outre les combinaisons diverses,
formées j)ar deux ou un plus grand nombre de subs-
tances, étaient distinguées, d'après les proportions
diverses suivant lesquelles un de ces corps entrait en
combinaison avec les autres. En Biologie, les décou-
vertes les plus considéi'ables sont dues à l'emploi des
mélbodes analytiques, et leur importance peut se
LES METHODES 75
mesurer au degré île l'uiialyse. Tant que les obser-
vateurs en furent réduits aux pures données des sens,
leurs connaissances restèrent dans le vague, et ils
confondirent des substances diverses sous des déno-
minations identiques. A la vue, le sang est un liquide
rougeàtre qui semble d'une constitution liomogène ;
au microscope, celte liomogénéité disparaît, et, dans
une portion iluide nommée le plasma, nagent des glo-
bules rouges et des globules blancs ou lympbatiques.
Mais à leur tour ces corps sont susceptibles d'analyse
cbimique, et, finalement, on trouve que le sang est un
mélange très complexe de substances albuminoïdes,
d 'hydrocarbonés, de corps gras, de minéraux, de ma-
tières accessoires destinées à être éliminées par la
voie des sécrétions, et, dans certains cas morbides,
d'êtres étrangers qui allèrent sa composition normale.
C'est par ces études minutieuses que Pasteur et les
autres savants, ses imitateurs, sont parvenus à décou-
vrir le germe des maladies contagieuses et à trouver
les moyens de préservation et de guérison.
Eclairé par ces résultats, le savant suivra la môme
marche dans la constitution renouvelée des sciences
sociales. Son premier soin sera d'écarter toutes les
définitions confuses, qui sont une source permanente
d'équivoques et qui s'opposent à l'établisscnuMit des
vérités réellement scientifiques. Des exemples di^ pa-
reilles erreurs pourraient être j)ris un peu partout, et
m'une chez les écrivains (\\n ont la prétention de s'ap-
puyer le plus sur l'observation. Elles méritent d'être
signab'Cs surtout chez les anteurs qui se recomman-
dent d'ailleurs par les (|ualités les plus estimables.
C'est à ce titre (|ue Montesquieu peut être choisi de
préférence. « Il y a, dil-il, trois espèces de gouverne-
« ments, le républicain, le mouarchiqne et le (les[)0-
« tique. Pour en découvrir la nature, il suffit di' l'idée
7() LES CLASSES SOCL\LKS
<( qu'en ont les hommes les moins instrnits.Je suppose
« trois définitions ou plulôt trois faits : l'un est que
<i le gouvernement républicain est celui où le peuple
<( en corps ou seulement une partie du peuple a la
(( souveraine puissance : le monarchique où un seul
» gouverne mais par des lois fixes et établies ; au li( u
(( que dans le despotiqut un seul sans loi et sans
i< règle entraîne tout par sa volonté et ses caprices «fli.
Les assertions de ce passage pourraient donner nais-
sance à de multiples remarques. On se bornera à celles
(jui se rapporlesît aux définitions.
<( Pour découvrir la nature des Gouvernements, il
i< suffit de ridée qu'en ont les hommes les moins ins-
truits ». Quand on s'adresse au public, cet appel au
l)on sens peut flatter le lecteur, mais il est tout à fait
impropre à découvrir les vérités cachées. La chimie
serait restée éternellement stationnaire si, sur la foi
du bon sens ou d'une observation superficielle, elle
s'était confinée dans la doctrine des quatre éléments,
confondant sous le nom d'air tous les gaz, d'eau tous
les liquides, de terre tous les solides et de feu des
principes encore plus obscurs. De même le sociolo-
gue soucieux d'exactitude ne doit pas s'arrêter aux
surfaces et choisir, pour distinguer les gouvernements,
les caractères les plus apparents ; car ces ressemblan-
ces extérieures pnivimt cacher des différences nom-
breuses et profondes. Il éviterait ainsi de réunir sous
un titre commun des genres tout à fait disparates et
ne tomberait pas dans l'inconvénient des classifica-
ions artificielles.
« .Je suppose, continueMontesquieu, troisdéfinitions. ->
— L'est un tort d'admettre sans preuves ces trois di'-
liuilioiis ([ui serV('at de bu'^e à tout l'ouvrage. Eu l'ai-
son même de leur iuiportatïce, elles devaient être exa-
(I) Efprit des lois. Liv. l.<li. H.
LES :\ii;iii(>iji;s 77
minées avec un soin jiai-liculier. Puisque des consé-
quences déterminées découlent, suivant lui, de la
nature d'un gouvernement, c'était une nécessité dr
fixer cett(? nature dans une d( 'finition rigoureuse. Une
hypothèse n'a pas de valeur par elle-même et no sau-
rait en communiquer aux propositions qui en dérivent.
Il est vrai que Montesquieu considère ces définitions
(( plutôt comme des faits >;, tant cette distinction entre
les formes de gouvernement était un lieu commun à
cette époque. — L'excuse est mauvaise. Car ces sortes
de vérités admises d'un commun accord et qui pa-
raissent à l'abri de toute contestation, ne possèdent
souvent qu'une fausse évidence : elles ne sont que des
préjugés très répandus. Le premier effort de la science
est de dissiper ces vaines apparences.
Pour compléter les critiques sur le premier point,
il faut ajouter que le vague dans les définitions s'ac-
compagne d'une terminologie et d'une nomenclature
manifestement insuffisantes pour les besoins scienti-
fiques. La chimie serait difficilement sortie du chaos si
Lavoisier et Guyton-Morveau n'avaient créé une
nomenclature capable de nommer avec la plus grande
netteté les substances simples et les corps composés.
Non seulement chaque composé reçut un nom spécial
<d par suite put toujours être, désigné sans équivoque
possible, mais de plus le nom qui lui était allribué
fut formé de façon à indiquer ses propriétés fonda-
mentales, la nature de ses éléments, leurs proportions
relatives et même leur rôle électrique. Ces remarques
sur les progrès de lii chimie sont géïK'ralisablcs. l']lles
s'('teiideut à foules les sciem-es (|ui ne sont capables
d'aucune ac(juisition solide tant qu'elles n'ont point
perfectionne; le langage, en le d('{)ouillant des à |»eu
près de \a langue vulgair(\
Pour les sciences sociales, la même nécessité s'ini-
78 LLS CLASSES SOCIALES
posera sans doute. Si jamais elles peuvent se consti-
tuer, ce ne sera qu'à la condition de bannir les mots
qui, à force d'avoir été employés avec les significations
les plus diverses, ne sont plus susceptibles de recevoir
un sens précis, une notation définie. Mais c'est là une
tenlative qui ne peut être faite par des particuliers
sans être exposée aux bizarreries et au ridicule. Pour
avoir chance d'aboutir, elle exige le concours des
savants les plus autorisés d'un pays ou même elle
réclamerait une entente internationale.
Le logicien a seulement pour tâche d'indiquer les
moyens les plus appropriés à la formation des notions
scientifiques. Quant à la nomenclature, il lui suffit
d'exprimer un vœu en faveur de cette réforme que
Bacon réclamait avec tant de justesse pour les scitmcos
de la nature « Car, dit-il, (l) les hommes s'associent
par les discours, et les noms qu'on impose aux difTé-
rents objets d'échange, on les proportionne à l'intelli-
gence des moindres esprits. De là tant de nomencla-
tures inexactes, d'expressions impropres qui font
obstacle aux opérations de l'esprit. Et c'est en vain que
les savants, pour prévenir ou lever les équivoques,
multiplient les délinitions et les explications. Rien de
plus insuffisant qu'un tel remède ; quoi qu'ils puissent
faire, ces mots font violence à l'entendement. »
Les plus grosses difficultés sont soulevées au sujet
de la découverte des lois sociales. St. Mill passe en
revue les différentes méthodes employées avec succès
dans les sciences physiques, et, les soumettarxt succes-
sivement à la critique, ne fait grâce à aucune, sauf à
<( la méthode déduclive indirecte. »
« Considérons par exi'm[)le, dit-il, le problème de
« l'elfct du régime resiriclif et prohibitif de législation
» commerciale sur la richesse nationale, et supposons
(I) Novum Oryaiiuiii. Liv. I, ;iph. 'i3.
Li:S MKTHODKS 79
'< que CL' soit la qucslioii scic^nlinquc qu'il s'agisso di;
« résoudre par voie d'expériences spécifiques. Pour ap-
« pliquerà cette question la méthode de difîérence...
« il nous faut trouver deux cas qui coïncident sur tous
« les points, sauf sur celui qui est l'objet de la recher-
« che. Trouvons donc deux nations entièrement sem-
(( blables sous le rapport des avantages et des désavan-
« tages naturels, dont les populations se ressemblent
(( par toutes leurs qualités physiques ou morales, spon-
« tanées ou acquises, dout les habitudes, les usages,
" les opinions, les lois et les institutions soient iden-
« tiques, sauf en ce que Tune a un tarif plus protecteur
« ou oppose de quelque autre manière plus d'entraves
« àla liberté de l'industrie : si l'on observe quel'unede
« ces nations soit plus riche que l'autre, nous aurons là un
« exper'nnoitinii crucis, une preuve expérimentale réelle
« que t(d des deux systèmes est le plus favorable à la
(( richesse nationale ». Et St. Millcontinue enaffirmant
"impossibilité de la rencontre de deux exemples de ce
genre; car « deux nalions qui concorderaient en tout
" excepté dans leur régime commercial concorderaient
« également sur ce point ))(1).
St. Mill aurait pi'is [)laisir à montrer l'insuflisanco
de «la plus j)arfaite des méthodes d'investigation scien-
lilique » qu'il n'aurait pas accumulé davantage les dif-
ficultés. Mais il semble que ces difficultés ne sont pas
insurmontables.
Et d'abord est-il possible de rnicoutrer deux nations
(|ui coucoi'dent en tout, sauf dans le régime protecteur ?
— Si on s'éclaire par l'analogie, on voit qu'en Pliysi(jue e
en Biologie rien n'est plus facile qui^ de trouver deux
êtres exactement identiques dans leur nature et dans
l'ensemble des influences qu'ils subissent mais ne dif-
férant qui' sur un point, celui (jui fait l'objet de la
(I) logique. Liv. VI, eh. VII g 2 .K: 3.
80 LES CLASSES SOCIALES
rcchorche. Pour cela, il suffit de prendre l'être à deux
moments successifs de son existence, lorsqu'une cir-
constance nouvelle et diUeruiiuée vient à pénétrerdans
l'ensemble des conditions antérieures. Dans l'expérience
physique de l'anneau de S Gravesande, on considère
une sphère métallique à la température du milieu am-
l)iant, puis chauffée à la flamme d'une lampe à alcool:
dans son premier état elle traverse l'anneau placé au-
dessus d'elle ; dans le second, le passage n'a plus lieu ;
d'où l'on conclut qu'elle s'est dilatée et que cette di-
latation est due à la chaleur, puisque l'augmentation
de calorique est la seule condition nouvelle qui ait été
ajoutée. Qu'on place un oiseau dans une atmosphère
chargée d'oxyde de carbone, et bientôt il meurt. Ici
encore les deux cas sont exactement semblables, sauf
dans ime de leurs circonstances. La similitude peut
être affirmée arec d'autant plus de sûreté qu'il s'agit
non pas de deux individus appartenant à une même
espèce, mais du même individu examiné à deux mo-
ments voisins de la dui'ée.
Unr Nation ne fait pas exception à cette règle. Si on
la soumet — à des intervalles assez rapprochés — aux
deux systèmes contraires du protectionnisme et du
libre-échange, il devient possible de constater les
iniluences des deux régimes sur la richesse nationale.
VA qu'on ne dise pas que cette expérience appartient
seulement au domaine de l'abstraction et de la théo-
rie, b^lle est réalisable dans la pratique ; bien mieux
elle il été fréquemment réalisée. Citons en particulier
le 'l'raib' de Commerce que Napoléon III signa avec
l'Angleterre, à Paris, le 23 février hS()(). A partir de cette
époque toutes les autres conditions restant sensible-
ment dans le même état, la France se trouvait soumise
;\nne iniluence nouvelle, dont il devenait possible de
mesurer les effets par les changements qu'elle apportait
LLS MÉTIlODlvS 81
dans la richesse nalioiia4e. Car, si les variations dans
la richesse d'un pays sont coiislalables — et Sl.Mill
ne soulève pas d'objection à ce sujet — l'augnieutatiou
ou la diminution devaient élre sans incertitude rap-
portées à la levée des prohild lions antérieures.
La difficulté n'est pas de trouver deux cas exacle-
nifuit semhlabli's, mais de découvrir une loi qui soit
applicable en dehors des faits qui ont expressément
servi à l'établir. Ainsi, supposons (jue h.' libre-échaui^e
ait été funeste aux intérêts français, serait-ce une
raison pour le proscrire d'une façon absolue ? Il est
évident que l'expérience vaudrait seulement pour des
pays qui se trouveraient, vis-à-vis des autres pays con-
tractanls, dans la situai ion respective de la France et
de l'Auii;'!;' terre. Alors les objections de St.Mill repren-
nent leur force, mais pour d'autres raisons : c e.-l
qu'il est très difficile de s'assurer de la ressemblance
cnlre deux nations distinctes, ou plutôt une ressem-
blance complète n'existe pas. En ellet si les deux peu-
ples comparés apparliennent à une même époque, ils
occupent un sol ditférent et les analogies qu'on peut
constater dans leurs liulntudes, leurs usages, leurs opi-
nions, leurs lois et leurs inslitutions ne vont |)asjus-
(|u';ï l'identilé. A plus forte raison les dilb'rences se
manifesler(3nt-(dles, quand les nations, qui font l'objid
dune étude comparée, sont séparées par un grand
intervalle de temps; cîu- les progrès dans les scien-
ces, le commerce et l'imluslrie ont amené des modili-
cations dans les états sociaux. — Mais cette difficulté
rentre dans le proI)lènie généi'al di; hi formation des
n(dions, pjobième qu'on peut espérer ri'soudre par
une analvse plus exacle des classes : ])ar la connais-
sance d(! leur natui'e, de leur rôle, de leurs fondions
el des faits sociaux qui dérivent de leuractivité. Dans
l'exemple choisi par St.iMill, on verrait que la mesure
82 ij:s classes sociales
proliibiliveou libre-échangiste a des eiîels divers sui-
vant les classes sociales. Los unes éprouvent des per-
turbations et di's pertes, tandis qui? d'autres recueillejit
des avantages et des profits : c'est une balance à éta-
blir. Elle le sera avec d'autant plus de facilité que les
organes de la Société ont été plus soigneusement dis-
tingués et connus.
On aboutit donc toujours à la même conclusion,
qu'il faut pousser le plus loin possible l'analyse sociale.
C'est encor;' par celte règle qu'on pourrait répondre
aux autres critiques que St. Mill dirige coiître ce qu'il
appelle «la méthode cliimique )). Sans les énumérer en
détail et par ordre, on peut dire qu'elles se résument
toutes dans cette objection fondamentale : l'empirisme
pur, c'est-à-dire dénué de l'appui de la déduction, est
impuissant à remonter des effets aux causes, toutes
les fois ([ue les effets sont dus à l'activité d'un être
complexe, dont les parties sont nombreuses, hétéro-
gènes, mais solidaires — ce qui est le cas des sociétés.
Cette impuissance dépend de trois raisons:!' la pluralité
des causes (\\\\ peuvent se suppléer et produire ainsi des
effets semblables — 2" le concours des causes qui ont
besoin de s'unir en très grand nombre pour amener
un effet déterminé — 3" r hostilité des causes qui se com-
battent, se neutralisent en jiartie et par suite n'appa-
raissent pas ou se révèlent mal dans l'effet. — A ces
trois raisons signalées par St. ]\Iill pourrait s'ajouter
cette autre qui est applicable également aux sciences
biologi(jues et aux sciences sociales : la distance con-
sidérable qui sépare quelquefois un effet de sa cause,
éloigncment dans le temps et dans l'espace. Par l'ata-
visme, un criminel tiendrait ses dispositions sangui-
naires de (juelque lointain ancêtre; l'habitude sociale
de lever son cbapeau en signe de politesse est — si
l'on eueioit II. Spencer — un résidu des mœurs sauvages^
LES >i[':tiiodes 83
quand le vaincu so di'itouillail, de ses armes pour flé-
chir le vainqueur.
En admettant que Tinduclion, privée du secours de
la déduction, soit incapable de découvrir les lois, ce ne
st'rait pas une raison pour l'exclur:^ complètement et
pour s'interdire ainsi les avantages qui peuvent résul-
tt>r du concours de ces deux procédés de Tesprit. Il en
serait pour les sciences sociales comme pour les autres
sciences, où souvent les deux méthodes alternenl et s(.'
complètent mutuellement.
L'observation avai.t conduit Pascal à rapporter l'as-
cension du mercure dans le tube de Torricelli à la
pression atmosphérique. Pour fournir une preuve de
la vérité de son hypothèse, il employa un raisonne-
ment déductif de celte sorte. Si le poids de l'air est
cause de l'élévation du mercure on de tout autre
liquide dans un tube où le vide a été réalisé, les va-
riations de poids de la colonne atmosphérique amène-
ront des variations correspondantes dans la hauteur
du li([uide soulevé, (les difTérences de poids doivent
exister au pied et au sommet d'une même montagne.
Il s'agissait donc, pour vérifier l'exactitude de l'hypo-
thèse,de procéder en mémo temps à, une doubb^ obser-
vation. Ce qui fut fait par Périer dans la célèbre
expérience du Puy-de-Dôme.
De même l'étude comparée de la classe des Commer-
çants conduit — je suppose — à attribuer au mol if
économique un rôle prépondérant dans les relations
commerciales. Pour s'assurer que le désir du [)lus
grand gain est la règle efTcctive de leur conduite, on
pourra raisonner ainsi : Si un industi'iel trouve le
moyen de fabriquer un article à meilleur marcln' que
ses concurrents, sa clientèle devra augmenter d'ahoi-d
dans son pays, et ensuite ù, l'Etranger, pourvu que des
droits prohil)itifs ne viennent lui fermer ses débou-
St Li;s (:i>Assi:s snci.VLKS
clu'S. — Le controli' cxpéiiinental consistera à cons-
tater la réalité do ces conséquences et à montrer, par
exemple, que les considérations purement patriotiques
ne détournent pas les commerçants des achats fruc-
tueux. — Les ^]conoraistes ont fait un grand nombre
de ces déductions, mais ils ont eu le tort de trop gé-
n('raliser leurs conclusions, et d'appliquer les règles
(•goïsles du marchand à toutes les classes de la So-
ciété.
D'ailleurs l'empirisme seul est-il aussi incompétent
que le prétend St.Mill ?
Et d'abord que vaut l'objection de la pluralité des
causes? La prospérité d'une nation peut tenir, dit St.
Mill,à plusieurs causes, comme la sécurité, la richesse,
la liberté, le bon gouvernt'ment, la moralil»- pul)lique,
la culture générale. En siip|)o?ant que deux nations à
système prohibitif soient prospères, il sera interdit de
conclure que bnir prospérité est due aux tarifs pro-
tecteurs, alors même (ju'clles s'accorderaient seule-
ment sur ce point. Car leur (Hat de prospérité pourrait
dépendre chez l'une, par exemple, du bon gouverne-
ment, chez l'aulre de l'exet^llence de la moralité pu-
blique.
D'abord « la prospiM'ilé dune nation » estune expres-
sion vague et tout à fait impropre pour désigner un
('tat déterminé. Prospt'i'it(' est synonyme de bien, et ou
sait combien cette notiou du bien — si claire en appa-
rence — est exposée à des interprétations diverses. Le
bienest,suivaul Icsécoles de moralistes, le plaisir, l'utile,
l'altruisme, la pitié, limpassiljilité, la science, lascé-
lisme, la soumissiou ii l'aulorilé religieuse, l'amour de
Di<Mi, ("te... La pi'os[)(''rilé pri'senterait suivant les
[)oiuts de vue la nu'^me diversité de sens, les mêmes
opjK)silious radicales. Dour les liomains, la prospérité
(Hait de pouvoir uicllrc eii ligue de .bataille beaucoup
LES MÉ'lIKtKKS . S-'i
(le légions bien armées. Pour les Tyrieiis ot les peu-
ples adonnés au commerce, c'est (rétablir des comp-
toirs dans toutes les contrées, et de sillonner les mers
de vaisseaux marchands. Les Israélites et les nations,
où dominent les int('rêts religieux, voient la prospérité
dans le maintien du culte, dans la rigoureuse obser-
vance des rites et dans la présence de quei(jue prophète
inspiré. Jaloux de leur indéj>endance, les Suisses (k'puis
des siècles ne mettent rien au-dessus de leur autono-
mie. Aux Etats-Unis, la puissance de l'industrie et le
(lévelo])p!,'ment du commerce servent de mesure à bi
prospérité. — Au sujet de bi tpK^stion posée par St.Mill,
le premier point serait donc de dissiper le vagui; du
mot et de bien iixer la signil'icalion- qu'on lui atti'i-
bue.
Supposons qu(^ la diversité des vues cesse et que la
prospérité, dont il s'agisse de rechercher les causes, soit
l'abondance des richesses. .Même ainsi réduite et déter-
minée, la question ne pourra cependant être résolue
par la méthod(; de concordance, puisque la richesse
nationale tient à des causes multiples. Un peupb; peut
s'enrichii' {)ar la conquête, [)ar les tribus impos('s aux
vaincus, par r(''tendue et la richesse des colonies, par
le commerce, |)ar lindustrie, par 1 épargne et les cjua-
lités morales, par la sagessi; du gouvernement ou mê-
me par lesdi'couvertes scientiliques et parle d('veloppe-
nient des arts.Tant qu'on considère une nation dans son
ensemble^ l'argumentation de St. Mill semble irrépro-
chable, et récu(Ml de la pluraliti' des (causes ne peut
être évité.
Au conlrair(^, C(;tte dilïiculté s'amoiiuli'it et b'ud ii
dispaiaitre.ù mesurecju'on portt^ l'analyse jdus loin. Lr.
richesse nationale se com|)ose de la richesse des dil-
b'rentes classes. Chacune de ces classes a des intérêts
concordants, ou distincts et opposés. Examinons-les
86 l'ES CLASSES SOCIALES
successivement, pour voir les effets produits sur cha-
cune d'elles par le libre-échange ou le protectionnis-
me. Nous découvrirons ainsi que les mêmes classes
sont affectées d'une façon analogue, dans des circons-
tances identiques et faciles à déterminer. Enfin, pour
arriver à un résultat d'ensemble, il ne resterait plus
qu'une balance à établir entre les deux groupes de
classes — celles qui ont une perte à subir et celles qui
out des profits à réaliser. Pour reprendre l'exemple
donné plus haut « Le Traité (Anglo-Français), fut, dit
M. Rambaud il), bien ou mal accueilli par les produc-
teurs Français, suivant qu'il favorisait ou menaçait
leur industrie. A Paris, à Lyon, à Bordeaux, à Cognac.
par exemple, les producteurs d'articles de Paris, de
soieries, de vins, d'alcools s > réjouirent. A Roubaix,
à Mulhouse, les producteurs de fer et d'acier s'inquiétè-
rent. Il y eut des régions libre-échangistes et des
restons protectionnistes. Dans les unes comme dans
les autres, si les producteurs n'étaient pas d'accord,
les consommateurs étaient à peu près unanimes. Le
traité de commerce permettait d'acheter les produits
manufacturés d'Angleterre, les sucr(^s et le café de ses
colonies, à un bon marché jusqu'alors incoanu ».
Cet exemple montre, avec une suffisante clarté, la
marche à suivre pour résoudre le problème [)ùsé par
le logicien anglais.
Afin de pouvoir employ<'r la nK'thode de coiîcor-
danc(>, il faudra analyser l'effet, c'est-à-dire examiner
rinllnence ex(M-cée par le n'gime nouveau sur les
classes intéressées. L'avanla,ue de cette analyse sera
de déterminer avec exactitude la nature de l'elfet.
Ainsi on apprendra que les indu>tri(;s des tissus, du
fer et de l'acier recevaient en France un dommage,
(1) Civilisation Coiiteinporaino en Franco p. 700.
l:;s MÉTiionRs 87
dont l'étendue pourrait être mesurée [)ar les statis-
tiques.
Ce premier résultat acquis, la i-echerclie de la cause
ou de la loi deviendrait facile par les dilTérentes
méthodes expérimentales. — Si toutes les conditions
pour la faijrication des tissus, du fer et de l'acier
restent Irs mêmes à l'exception d'une, c'est la nouvelle
condition qui est la cause du changement. — Voilà
pour la méthode de différence. Quant à la méthode de
concordance, elle serait applicable ainsi. Il faudrait
réunir des cas variés où les industries souffrent du
même mal : la difficulté d'écouler leurs produits.
On trouverait que tous ces cas concordent par la pré-
sence d'une circonstance commune, la rencontre sur
un mêMue marché de produits similaires à des prix
inférieurs. Plus la différence entre les prix est nnirquée,
plus l'industrie inférieure se trouve menacée ; si
elle ne se transforme pas, elle meurt.
Pour le concours des causes, les dinicultés ne sont
pas en sociologie j)lus grandes que dans les autres
sciences, mais à une condition, toujours la môme,
c'est que les effets seront l'objet des analyses et des
distinctions requises.
Deux cas peuvent se présenter : 1" ou les causes
forment une série dont les termes dépendent des
termes antérieurs ; 2° ou elles forment un ensemble
dont les parties agissent simultanément.
Si les causes sont disposées en série, la règle sera,
comme pour les autres sciences, de remonter à partir
de l'elfct jusqu'à la caust; initiab', mais en prenant soin
de parcourir tous les intermédiaires. Une locomotive
se déplace sur les rails d'un chemin de fer, et franchit
en peu de temps des distances considérables. C'est un
effet qui est dû au mouvement de rotation d'une ou
de plusieurs paires de roues ; ces roues sont action-
88 LKS Cî.ASSFS SOCIALES
nées par les mouvements de va-et-vient des bielles
articulées à la tige d'un piston, tige guidée dans des
glissières ; le piston se meut d'un mouvement aller-
natif dans un cylindre de l'onte, oii arrivent, tantôt
d'un côté, tantôt do l'autre, des jets de vapeur d'eati ;
cette vapeur est portée à une forte pression par la
disposition d'une chaudière tubulaire à foyer interne.
Toutes ces dispositions sont également nécessaires
pour la production de l'effet, et si parfois on dit que
l't^fTet est dû à la vapeur, on sous-entend les autres
causes, faciles à suppléer, pour appeler l'attention sur
la puissance motrice de la vapeur. Point de difficulté
pour les machines construites par l'industrie humaim\
puisque la nature et le rôle de chacune des parties
sont exactement connus. Mais en est-il de môme pour
les organismes et pour les sociétés ? Avant Cl. Bernard
les plivsiologistes étaient assez enclins à penser que les
phénomènes vitaux échappaient au déterminisme des
faits physico-chimiques, ou que du moins — si les
lois existaient — il était impos'^ihle de les dégager, au
milieu de la complexité inextricable des actions et
réactions organiques.
« Il estjusle de dire sans doute, dit Cl.Bernard,(l ) que
les j)arties constituant d(> l'organisme sont insépara-
bles physiologiquement les unes di'S autres, et que tou-
tes concourent à un résultat commun. Mais on ne
staurait conclure de là qu'il ne faut pas analyser la
machine vivante, comme on analyse une machine brute,
dont foules les parties ont également un rôle à rem-
plir dans un ensemble ». C'est ainsi que la nutrition,
la respiration, l(>s s(-cr('lions, la circulation sanguine,
la mécani(|ue des mouvements, les actions des muscles,
l'excitation (lescenlr;>s nerveux, ont fait rol)jet d'élu-
(le< distinctes. Puis, chacune de ces études est divis(''e
(1) InliodHcliDU à la Miuteclnc expert ninildle, p. l;ji.
T.KS >IKtII(>D!:S SU
elle-niènip. riciéul étanl d'après Cl. Bcriianl ilf « (li'coin-
poser succossivemiMit tous les pliénomènes complexes
en des phénomènes de plus eu |)lus simples, jus(|irii
leur r(îduclion à deux seules conditions élémentair(»s,
si c'est possible ». Soit par exemple la respiration dans
les mammifères. Le fait initial est l'absorption de l'nir
atmosphérique et le rejet d'acide carbonique, d'azote,
doxygène et de vapeur d'eau. Pour mieux faire ressor-
tir ranaloj^ie de cet exemple avec celui de la locomo-
tive, suivons dans i"e\[)lication la même marche
régressive. — Les gaz rcjetés dans l'atmosphère ont
été chassés des bronches par le resserrement du poumon,
qui se r('tracte à la fai^on d'un ressort en vertu de sa
propriété élastique ; c'est là le mécanisme de l'expi-
ration. Mais d'où venaient ces gaz? L'azote, qui sem-
ble n'avoir d'autre rôle (|ue de modérer l'action de
l'oxygène, vient de l'extérieiu' et y retourne en même
j)rop()rtion. L'oxygène aussi vient de l'extérieur, mais
la (juanlité rejetée est inlerieure à celle qui a été absor-
bée. Quant à l'acide carbo ique et à la vapeur d'enu
qui saturiMil l'air exj)ir(', ils sont le pi'oduit deréactions
internes. Le<(jiielles? — La vapeur d'eau vient poiu*
une r.iiljle partie de lu combinaison de l'oxygène avec
riiydi'ogène des ('lémenls organiques, mais la plus
grande ([nantit(' lient an phénomène physique appidt'
la transpiration pulmonaire, luilin l'acide carboniqm»
est h; résultat (h; l'oxydation du carbone contenu dans
le sang, oxydation qui s'est produite quand l'oxygène et
le sang se sont trouvi's en présence dans les cellules
pulmonaires. 11 ne reste plus qu'à expliquer cette ren-
contre. Elh; a lieu d'un côté par l'inspiration de l'air
atmosphérique — le |)hénomène initial — de l'autre, par
l'appoi't du sang veineux, r(''paudu dans toutes les par-
lies du poumon pur les ai'tt'rioles de lartère pulmo-
naire.
î)0 LKS CL.'VSSES SOCIALES
La régression dans les sciences sociales, pratiquée
d'une façon analogue, aura ciiance également de dé-
couvrir rencliaînemeni des causes.
L'industrie métallurgique Française eut à souffrir du
traité de commerce conclu avi^c l'Angleterre. A quelle sé-
rie de causes faut-il rapporter cette crise ? Tout d'abord
il faut déterminer exactement la nature de l'effet sur
lequel porte la recherche. Lacriseconsisla en industriels
ruinés, en usines fermées, en ouvriers congédiés, pri-
vés de leurs ressources ordinaires et par suite se trou-
vant eux et leurs familles dans une situationmiséralde.
Les petites usines se fermèrent, parce que les comman-
des habituelh^s firent défaut. — Les commandes cessè-
rent, parce que les commerçants purent s'adresser aux
industriels anglais. Et enfinces commerçants donnèrent
la préférence aux produits anglais, parce que ces pro-
duits, étaient à meilleur marché et permettaient ainsi
de réaliseï' de plus grands bénéfices. Nous arrivons
ainsi à la loi qui régit le genre d'activité propre aux
commerçants : dans la classe des commerçants le
motif économique domine ; ou, c'est le désir du plus
grand gain qui est la règle souveraine des transactions
commerciales.
L'étude des maladies virulentes a montré comment
des affections, en apparence spontanées, étaient dues
en réalité à des spores restées longtemps inaclives
mais (jui s'étaient développées dès qu'elles avaient
rencontré un terrain favorable. Ainsi, si une épizootie
se d('clare dans une région, la cause est une épidé-
mie ancii'une qui a survécu latente, grâce à la persis-
tance des germes. De même en Sociologie. L'effet
j)eut être très (doigné de la cause, mais, par une ob-
servation sagace, on peut découvrir le lien plus ou
moins obscur (|ui rattacdie fid'fet à son (origine loin-
taine. Ce lien n'a du reste rien de mvstérieux. 11 con-
Lr:s MÉTHODES 91
sisto en des usages, qui se transni(>iloiit à travers 1rs
générations en restanl les nirmes dans leurs formes
extérieures, mais dont la significalion se perd en se
dégradant de plus en plus av(?c le temps. Ou encore
une idée reste longtemps enfouie dans les livres sans
influence et sans action. Mais qu'elle vienne à pénétrer
dans un esprit fécond, elle reprend des forces nouvelles.
Par une sorte de contagion, heureuse ou funeste sui-
vant le cas, elle s'insinue dans une foule d'autres
esprits et oriente les volontés dans un sens nouveau.
C'est une idée perdue dans quelque fragment du
Pythagoricien Philolaûs, qui inspira à Copernic son
hypothèse du mouvement de la terre. C'est la Bible,
vulgarisée par Luther et Calvin, qui provoqua le
mouvement de la Réforme. Ce sont les républiques
anciennes qui ont servi de modèle aux politiques de
la Révolution .
Une remarque à ce sujet. Lorsqu'un changement
provient de l'initiative individuelle, il n'appartient à la
sociologie qu'au moment où il se répand dans la so-
ciété par imitation ou contrainte. Tant qu'il n'existe
qu'à l'état d'idée ou de projet dans uneconscience, c'est à
lapsychologie qu'il appartiendra d'enexpliquerla genè-
se dans l'esprit suj)érieur. Mais cette, genèse est obs-
cure, et, si les découvertes du génie ont sans doute
leurs causes déterminantes, ces causes sont trop nom-
breuses, trop variées et trop obscures pour être rédui-
tes en formules. (Par là il se glisse dans l'histoire et
dans les sciences sociales une part de contingence que
nous avons reeonnue).
Mais l'idée lancée, elle se répand dans certains mi-
lieux favorables à son éclosion, ou au contraire ren-
contre des obstacles dans d'autres milieux l'éfraclaires.
Les classes sociales peuvent être comparées aux espè-
ces vivantes. El, comme celles-ci sont accessibles aux
02 LES CI.ASSKS SIM.IVLKS
microb.^s ou parviennent par une immunité naturelle
ou acquise à repousser leurs attaques, de même, en
présence d'une nouveauté, les divers groupes sociaux
se comportent suivant leurs répulsions ou leurs ten-
dances propres.
Le problème de dillusion devi» nt alors de nature
sociologique. Pourquoi, par-ex('m}de, tel acle accompli
en religion dans un but détermintî s"est-il déj:,radé, a
perdu sa signification primitive et s'est transformé en
un symbole obscur et muet ? Soit, pour préciser, l'eau
bénite que les catholiques touchent du bout des doigts
à l'entrée des églises et avec laquelle ils font le signi'
de la croix. Autrefois ce geste passait pour avoir une
vertu purificatrice. Aujourd'hui c'est un simple acle de
déférence ou de vague piété; chez beaucoup c'est un
acte machinal. La cause du changement réside dans
les prèlres qui, dans leurs instructions, évitent de s'ap-
pesantir — ainsi qu'ils le faisaient au moyen-âge — sur
!a présence toujours menaçante du démon. Et ils agis-
sent ainsi, parce qu'ils savent combien les croyances
anciennes ont de peine à lutter contre les progrès
scientifiques. La solution se trouve ainsi dans la con-
naissance des dispositions actuelles de la classe sacer-
dotale. De sorte qu'on aboutit, comme précédemment,
au problème qui consiste à déterminer le type pro-
pre à une classe. Nous verrons dans une autre partie
la façon de résoudre le plus correctement possible ce
problème, dont la solution peut servir de clé à une
foule de difficultés.
La résolulion en causes s[)éciales est réalisable par
voie exjjérimcntah', (juaud ces causes agissent successi-
vement et que cbacuuc est délerminée par l'action di s
causes antérieures. Mais b' ikimuI ponrrail-il être n\i\>\
dénoui' dans le (huixième cas, celui du concours di s
causes : cost-à-dire du cas où elles agissent simulta-
U(;ment pour la productimi d'un seul ell'et?
LKS MKinoDllS !)'}
I.es auteurs modernes ont beaucoup insisté sur la
solidarité qui unit les différentes parties de la sociélé,
solidarité si grande que 1 une (juelconque reçoit Tin-
fluence de toutes les autr.s. « Chacun des éléments
» sociaux, dit A. Comte (1), cessant d'être envisagé d'une
)) manière absolue et indépendante, doit toujours être
» conçu comme relatif à tous les autres, avec lesquels
» une solidarité fondamentale doit sans cesse le com-
» biner intimement. » De là ces comparaisons si fré-
(juentes entre les sociétés et les êtres vivants où chaque
organe est uni avec les autres, dans des corrélations si
('Iroiles qu'il est lentenu'nt façonné par eux, et que sa
forme devient ainsi capable de révél(3r la nature el
les fonctions de tous les autres.
En supposant que la sociélé soit divisée en ses dif-
férentes classes considc'n'cs comme autant d'organes
doués de fonctions spéciales, il faut pour expliquer
la nature de ces classes, tenir compte dt; toutes les
influences concourantes que les autres classes ont exer-
cées sur chacune. — Ainsi pour reprendre l'exemple
donni' plus haut, linduslrie métallurgique est affectée,
dans chaque pays et aux diverses époques, par des
causes nombreuses, et à son tour elle modifie les au-
tres états sociaux. Les influences qu'elle subit son!
I" d'ordre matériel : In richesse des minerais, l'abon-
dance du bois et de la li<juil'.» dans la môme région,
la facilité des voies de communication... 2° de natu-
re sociale: la ([ualité des ouvriers, le |)rix de la m;iiu-
dfriivre, l'organisation du travail, l'habileté des di-
recteurs ; les ca})ilaux ; l'état des mieurs et de la re-
ligion ; la fornu' du gouvernement, les lois civiles
et politi(iues. 3' di- naliiic iuti'rnationale : le libre-
('changi- ou le [)rotectionnisme, la coucurrence, l'imi-
tation ou la contrainte à la suile d'une défaite. Com-
(II Cours (Je Fliilusopliii^ l'osilivc. T. 1\ p. 2'M.
94 LES CLASSES SOCL\LES
mont se reconnaître au milieu d'une |)areille com-
plexité, et distinguer ce qui appartient à chacun de ces
éléments dans la production de Teftet? — C'est en pro-
cédant par analyse et en déterminant la loi (jui régit
chaque genre d'influence, ainsi que cela a lieu en pliy-
siologie. Aucune difficulté pour les conditions maté-
rielles : la prospérité sera — toutes choses égales d'ail-
leurs — d'autant plus grande que les minerais seront
plus riches, le combustible moins cher et a une plus
grande proximité. Pour les influences sociales, il
faut examiner les conditions immédiates de la pro-
duction : le travail ou mieux les ouvriers ; la direc-
tion ou les patrons ; les capitaux ou les bailleurs de
fonds. Car les autres influences ne sefont sentirque par
l'action qu'elles exercent sur ces agents directs de
l'industrie métallurgique. Nous sommes conduits de
nouveau à résoudre ce problème vraiment fondamen-
tal en sociologie : Comment tracer le [ype d'une classe
sociale, par exemple, de l'ouvrier, du patron, du capi-
taliste ? Et comment suivre les modifications de ce
type d'après l'action exercée par les autres classes?
Cependant, alors même que ces difficultés seraient
levées, le problème propre au concours de causes ne
pourrait être résolu par la méthode expérimentale.
Par la simple comparaison de cas variés, il semble im-
possible d'altribuer^avec quidque précision, la part qui
revient à chaque agent dans la })roduclion de lelfet. Par
exemple, la décadence de l'industrie métallurgique
peut être due aux exigences exagérées des ouvriers, à
l'insuffisance des connaissances techniques chez les
directeurs, ou à la faiblesse des capitaux employés. Et
comme toutes ces causes peuvent agir dans les pro-
portions les plus variées, la régression de l'elTet à ces
causes est impraticable.
L'expérience demande alors à (Mre complétée par la
LES .MÉTHODES *).'>
déduclion, qui suit une marche inverse. Au lieu de
partir de Teifet pour aller aux causes productrices,
le savant part des causes, agents et forces qu'il sup-
pose engagés dans une action commune pour la réa-
lisation de l'effet ('tudié; il unit ensuite ces causes et
les combine de telle sorte que les inlluences inhé-
rentes à chacune donnent précisément l'effet comme
résultante.
Le succès de celte opération est subordonné à cette
triple condition : 1° que les lois primaires soient exac-
tes ; 2° que le raisonnement qui les associe soit cor-
rect ; 3" que le résultat soit contrôlQ par l'expérience.
Les lois primaires s'obtiennent par l'analyse. Si les
agents formaient un faisceau indissoluble, les lois qui
régissent leur activité resteraient toujours probléma-
tiques. Mais le propre de la science est précisément
de rivaliser de subtilité avec la nature, et, par des abs-
tractions aussi habiles que prudentes, d'arriver jusqu'à
la trame des faits j)our découvrir dans les éléments la
raison des ensembles.
C'est en géométrie que cette marche a d'abord été
suivie, et avec le succès que l'on sait. Ainsi le géo-
mètre fixe dans une définilion l'idée de la perj)endi-
culaire, puis il ei étudie la propricHé l'ondanicnlalc, à
savoir qu'elle est plus courte que les obliques })arlant
de son sommet et aboutissant à la môme droite. Par-
tout où il rencontrera des perpendiculaires, il sera
assuré — sans avoir besoin d'une nouvelle démons-
tration — de la constance, du rapport une f(jis dt;cou-
vert.
La certitude nuilhématique a st'duit beaucou[) d'es-
prits, ([ui ont été tentés de transporter en sociologie
les procédés des sciences exactes. xMais ces procédés ne
lui sont pas a[q)Iicables. Dans les mathématiques,
chaque réalité — perpendiculaire, oblique, triangle,
96 LKS c;i.Assi;s sociales
cercle — a une nature si di-jinie que les rapports entre
ces diverses réalités donnent naissance à des propo-
sitions réciproques, propositions qui se présentent
sous cette forme : Si A est I), il est vrai de dire aussi
que B est A. Par exemple deux obliques, qui s'écartent
également du pied de la perpendiculaire, sont égales ;
et réciproquement, si deux obliques sont égales, elles
s'écartent également du pied de la perpendiculaire.
Cette réciprocité des propositions mathématiques
confère à la démonstration une plus grande souplesse
sans lui rien enlever de sa rigueur. La forme générale
du syllogisme est celle-ci : dans la majeure on affirme
qu'une qualité A est la marqut> dune autre B ; la
mineure exprime (ju'un être C possède la première
qualité A, de sorte qu'on peut lui attribuer légitime-
ment la seconde B. Cette marche dans le syllogisme
ordinaire ne pourrait être modifiée, sans qu'en même
temps il fût i)orté atteinte à la rectitude du raisonne-
ment. Ainsi il serait interdit de tirer une conclusion,
alors même qu'on aurait reconnu dans l'être C l'exis-
tence de la qualité B, parce que, en dehors des mathé-
matiques, les propositions générales ne sont pas ordi-
nairement des propositions réciproques. Ce serait un
raisonnement vicieux de dire : Le carbonate de chaux
donne par la ctialeur un dégagement d'acide carbo-
ni(jiH) ; l'homme dans la respiration exhale de l'acide
carbonique, donc il décompose du carbonate de chaux.
Ce (jui est impossible dans les autres sciences est
d'usage courant en Géométrie. Soit par exemple une
j)erpendicnlaire OC abaissée du centre 0 d'une circon-
férence sur la (^orde A B; on prouve
ainsi (|u"elle divise la corde en deux
segments égaux. Majeure : les ol)li-
(|nes égales s'écartent également du
^ pied de la })er|)(;ndiculaire ; les ra-
yons OxVet ()B sont des obliques
LES MÊTIIODHS 07
égales (iniiiftiire), donc elles s'rcartent égaleinenl
dii pied de la perpendiculaire, ce ipii revient à dire
que les lignes A G et A B sont égales. Mais on
pourrait suivre aussi cette démonstration : A G est égal
à la racine carrée de AO- — OG- ou V'r- — OG- ; d'un
autre côté GB = N^O H- — U G- ou Vr- — 0 G' ; donc
G B est égal à A G. Gette forme de démonstration est si
usuelle, surtout en algèbre, et en môme temps si
rigoureuse et si évidente quelle a été érigée en
l'axiome suivant: deux ([nantîtes égales à une même
troisième sont égales entre elles : A = B, G = B, donc
G = A.
L'erreur des auteurs qui se sont eTforcés de trans-
porter la méthode mathématique dans les sciences so-
ciales tient a une double illusion. La première — qui a
été signalée plus haut — vient iTune généralisation
portée à l'excès, généralisation si excessive que, sous
prétexte d'une plus grande précision, on appauvrit la
nature de l'homme, on la dépouille de la multiplicité
de ses attributs et on la réduit vraiment à l'état de
fantôme, sans vie et sans réaliti'. — I^a seconde illu-
sion consiste à considérer l'activité humaine comme
étant exclusivement déterminée par un motif. Pour
Ilobbes, c'est la peur qui partout et dans toutes h s
circ(jnstances dirige la conduite, (it pour Bentham, c'est
l'intérêt. Mais quel que soit ce motif unique, le
sophisme est le môme. Les démonsiralions jjrenncnt
une apparente rigueur, mais cela aux dépens de la
vérité. Gar le propre non seulement des hommes ou
des animaux mais de tous les èlres réels est de mani-
fester IfMir acliviti'', d'une façon variée suivant le genre
d'inilueuces qu'ils subissent. Ge ne sont pas des essen-
ces absolues, fixes et immobiles comme les figures de
géométrie. La per[)i'n(liculair(ï est toujours une droite,
(jui [)ar sa rencontre avec une autre forme deux angles
•3
98 LES CLASSES SOCL\LES
droits, et elle ne pourrait perdre cette propriété sans
être en même temps détruite. Cette rigidité n'existe ni
en physique, ni en biologie, ni dans les sciences socia-
les. Ainsi le fer se dilate par la chaleur, il s'oxyde à
l'humidité, il s'aimante sous l'action d'un courant, il
se transforme en fonte ou en acier par son union avec
de petites quantités de carbone et de silicium ; le phos-
phore le rend cassant à froid, le soufre et l'arsenic
lui donnent la propriété de casser à chaud.... Un orga-
nisme est le siège de propriétés 1res diverses. Par ses
racines une plante emprunte au sol de l'eau, de l'am-
moniaque et des sels ; la chlorophylle des feuilles, sous
l'influence de la radiation solaire, décompose l'acide
carbonique emprunté à l'atmosphère et fixe le car-
bone dans les tissus ; la fleur, à la lumière comme à
l'obscurité, absorbe de l'oxygène et élimine l'acide car-
bonique qui résulte d'une combustion lente des com-
posés organiques. — L'animal n'est pas seulement
doué des fonctions végétatives, mais il a des sensa-
tions, des désirs, de la mi'moire ; il se meut dans l'es-
pace et agit, poussé par la faim ou la soif, attiré par le
plaisir, retenu par l'idée d'une souffrance, emporté par
la peur ; il varie avec l'ège, d'après ses habitudes et
d'après son genre de vie domestique ou sauvage. —
Pour l'homme, la variété de ses actions est encore plus
graude,et tour à tour les motifs les plus divers domi-
nent sa conduite. Un mendiant a pour préoccupation
exclusive de satisfaire les besoins les plus urgents :
obtenir des aliments grossiers, se défendre du froid,
trouver un gîte, éviter les maladies. Le nobh; Hidalgo
supporte stoïquement la misère et s'impose sans
regret les plus dures privations, heureux pourvu qu'il
fasse illusion sur son indigence. Le soldat, fier de sa
force et do son courage, n'hésite pas à aflronter le
danger ; devant le péril la femme pleure et prie. Le
LlvS MÉTHODES 99
commerçant songe continuellement aux moyens de
multiplier ses gains ; le vrai moine abandonne ses ri-
chesses, vit de racines, se mortifie, et, persuadé de la
vanité des œuvres humaines, il arrose le bâton dessé-
ché qu'il a planté dans le sol. Les Quakers visent sur-
tout à l'indépendance ; les Jésuites passent pour avoir
l'amour du pouvoir: dédaigneux de la réputation per-
sonnelle, ils sont satisfaits, pourvu que leur Ordre
triomphe et qu'ils parviennent à soumettre les autres
classes, en les pliant à leurs idées et à leurs desseins.
Le savant s'attache à la vérité ; sa grande ambition
est d'accroître de quelque parcelle le domaine scienti-
fique. L'industriel ne s'intéresse qu'aux applications
pratiques de la science, et l'artiste, atlirépar la beauté,
en poursuit partout la réalisation se faisant créateur
des belles formes, des harmonies et des émotions es-
thétiques. Voilà bien des motifs différents ! Et il n'est
pas étonnant que les auteurs, qui pour suivre la mé-
thode géométrique ont méconnu cette variété,
soient arrivés à des conclusions inacceptables.
Si la déduction est possible dans les sciences socia-
les, ce n'est donc que sous la forme qu'elle prend
dans les sciences de la nature. Or pour arriver aux
lois primaires en physlcjne et en biologie, il faut étu-
dier S('par('ment les dilT('r(Mites propriétés des corps, la
pesanteur, la clialeur, l'cUectrieité, le magnétisme, et,
(juand il s'agit des organismes, résoudre ces ensembles
en leurs parties composantes. L'opération consiste
alors à isoler chaque élément, .à déterminer sa nature
et à découvrir son action propre. Ainsi dans un être
vivant, on étudie chaque api)areil, c'est-à-dire l'en-
semble des parties qui exécutent de concert une fonc-
tion ; puis, (h'coniposant à leur tour ces appareils, on
s'attache à la connaissance des différents organes ; en-
fin, l'analyse étant encore poussée plus loin, on arrive
100 LES CLASSES SOCIALES
aux divers ordres de tissus, qui ont cliacun une forme
propre et sont le siège d'une activité spe'ciale.
C'est donc par l'analyse, et par une analyse poussée
jusqu'aux éléments vrais de la Société, que le savant
parviendra à résoudre la première difficulté relative
au problème de la déduction : découverte des lois
primaires.
11 semble que jusqu'à présent celte analyse ait été
faite sans méthode et sans une conscience bien nette
de la valeur insuffisante des prémisses. — Les Anthro-
pologistes se sont occupés surtout de rattacher à la
Race ou à un ensemble de caractères physiques déter-
minés les tendances de la sensibilité, les aptitudes
intellectuelles, les (jualités du caractère et les dispo-
sitions actives. Mais ils ne tiennent pas compte des
influences modificatrices, comme le milieu, l'éducation
et surtout le genre de vie ; ils méconnaissent la grande
plasticité de l'esprit humain, et ils arrivent à des
conclusions trop absolues, conclusions qui sont le plus
souvent en pleine contradiction avec la réalité. — Les
Economistes ont fait tout graviter autour de l'intérèl,
soumettant toute l'activité humaine à cette loi unique
et dominatrice : la loi de l'offre et de la demande.
Mais c'est composer une société exclusivement de
marchands et méconnaître les motifs d'ordre étranger
h rinlérét,qui règlent la conduite propre de beaucoup
d'autres classes sociales. — Taine a eu le mérite de
ne pas réduire — sous prétexte de sinî})licité et de
rigueur — toutes les sources d'activité à une seule,
et, dans ses explications des })hénomènes sociaux, il
fait entrer en ligne de compte trois facteurs : la race,
le milieu et le moment. Cette analyse, déjà plus com-
plète, appliquée à la littérature, à l'art et aux sociétés
sert de fil directeur au milieu de la multiplicité
iulinie des j)b('noniènes à étudier; elle permet de tracer
LES MÉTHODES 101
les lignes générales et de mellro en lumirre des cartic-
tères saillants. Mais elle a le tort de ne pas serrer la
réalité d'assez près, condamnée à la rigidité systéma-
tique par la notion de race, que Taine considérait
faussement comme une entité absolue et immuable.
Les deux autres notions, le milieu et le moment,
présentent un plus grand intérêt scientifique, à cette
condition de les décomposer nettement en leurs clé-
ments et de montrer le rôle de chacun d'eux. C'est
d'ailirurs dans cette voie analylique que Taine s'était
engagi' de plus en plus — ainsi qu'on l'a montré par
une citation caractéristique empruntée à ses Dn-îiiers
Essais de Critique et d Histoire (1).
Quels sont pour nous les principes fondamentaux
de l'analyse destinée à fournir les lois primaires ? Il
faut: 1° décomposer la Société en ses différentes classes ;
2'^étudierles tendance caractéristiques de chaque clas-
se, tendances déterminées par ses i)esoins, ses désirs, ses
sentiments, ses connaissances, ses idées, ses moyens d'ac-
tion propres (coniine la force, la puissance mystique ou
la contrainte légale) et enfin par ses habitudes et ses tra-
ditions ; 3° étudier les diverses i-ifluences capables de
modifier ces tendances, influences qui naissent de l'ac-
tion des autres classes — comme le gouvernement,
la puissance religieuse, les classes rivales, hostiles,
supérieures ou subordonnées ; puis des choses —
comme le milieu naturel avec sa faune, sa tlorc, ses
mines, ses rivages, la richesse ou la pauvreté de son
sol ; et comme le milieu modifié par l'industrie humai-
ne avec tout l'ensemble des produits accumulés depuis
des époques très reculées. Ces produits ont une im-
portance très considérable, puisqu'ils comprennent l'a-
ménagement du sol, la i'iibi'ication des outils et des
machines, les fortifications et les travaux d(» (h'fensi'.
(I) V. Suprà p. 6!».
102 LES CLASSES SOCIALES
rétablissement des routes, canaux et chemins de fer ;
la réserve des métaux précieux qui servent de mon-
naie ; les livres oii sont consignées les œuvres scienti-
fiques, historiques et littéraires ; les collections de
tableaux et de statues ; les traditions religieuses et les
recueils de lois.
4° A ces influences il faudrait encore ajouter celles
qui proviennent des relations avec les autres peuples.
Mais on comprend que ces influences n'ont pas tou-
tes la même valeur et que, suivant les cas, beaucoup
seraient négligeables, parce que leur action serait trop
incertaine ou trop faible. 11 iaut surtout s'attacher au
point central qui est la notion de classe. Quant aux
autres intluences, elles ressemblent parfois à ces cer-
cles formés sur l'eau par la chute d'une pierre, cer-
cles qui vont sans cesse en s'élargissant et qui finis-
sent par une ride imperceptible.
Quand les lois primaires sont découvertes, il faut
les unir par le raisonnenn-nt, de fa(^on que leur résul-
tante corresponde à la réalité étudiée.
Cela n'est possible qu'à la condition que chacune des
lois élémentaires se comporte dans cette union comme
si elle était seule, c'est-à-dire que chaque cause pro-
duise son effet d'une façon indépendante. En un mot,
suivant le langage usité, il faut qu'il y ait non syn-
thèse chimique, mais simple composition des causes.
Dans le cas de synthèsi} chimique, la déduction est
inapplicable, parce que dans l'effet total n'apparaît pas
la ])art d'effet qui revient aux corps composants. xVinsi,
quand le chimiste combine l'oxygène et l'hydrogène
sous l'influence de l'étincelle électrique, il constate le
résultat, mais il se trouvait incapable de le prédire
par la seule considération des corps simples
et de la nature de l'agent. — La Mécanique se prête le
mieux à la déduction parce que les forces productrices
LES MÉTHODES i 03
du mouvement conservent toujours leur action propre,
de sorte que la résultante est la somme algébrique
de tous les mouvements simples. Dans sa révolution
autour du Soleil, la Terre décrit une courbe elliptique
dont tous les points sont — pour chaque unité de
temps — déterminés par le concours des deux forces
tangentielle et attractive, comme ils le seraient par
l'action séparée et successive de ces deux forces. La
réflexion dans les miroirs spliériques est un autre
exemple de composition des causes. Si l'on connaît ces
lois élémentaires: l^que l'angle d'incidence est égala
l'angle de réflexion ; 2° que la réflexion se fait dans
le plan formé par le rayon incident et la normale ; 3»
que chaque point de la sphère peut être considéré
comme une petite surface dont la normale passe par
le centre ; si d'un autre côté on suppose que les rayons
lumineux sont parallèles à l'axe du miroir, on pourra
en conclure qu'ils viendront tous se concentrer en un
point, le foyer ; point situé environ au milieu de la
ligne qui joint le sommet du miroir h son centre. En
Biologie, la composition des causes trouve aussi sa
place; et, à mesure que les lois élémentaires sont mieux
connues, la prévision d'effets combinés devient plus
certaine. Pourquoi, par exemple, les différentes par-
ties du corps humain sont-elles à une température plus
élevée que le milieu ambiant ? On pourrait l'expli-
quer par le concours des causes suivantes : 1° combi-
naison de l'oxygène avec le carbone et l'hydrogène du
sang ; 2° circulation sanguine due aux mouvements de
diastole et de systole du cœur, h la tunique élastique
des artères et aux valvules di's veines.
Ce qui est possible dans les sciences de la nature,
est-il réalisable dans les sciences sociales? — II sem-
ble qu'à cette question on puisse faire une réponse
affirmative. Soit ce problème social à résoudre : Quel-
les sont les causes des grèves ouvrières ?
104 LES CLASSES SOCIALES
La grève est une délermination eolleclive de sus-
pendre le travail et de maintenir ce chômage volon-
taire, tant que le patron ne consent pas aux réformes
demandées. Voici lensemble des conditions dont la
réunion semble nécessaire à la production de ce trou-
ble économique.
1" L'imitation. De même que les individus sont por-
tés à imiter leurs semblables, les collectivités de même
nature ont une tendance à se copier. Plus un fait est
fréquent, plus il a de chances de se répéter. La réali-
té en effet frappe vivement l'esprit; et, quand les exem-
ples sont multipliés, elle donne à l'idée plus de pro-
fondeur et de force. Cest une autre loi de l'esprit que
l'idée s'accompagne d'une tendance à sa propre réali-
sation, et que cette tendance est en raison directe de
la force de l'idée.
2 ' Le caractère ouvrier. Le caractère c'est la façon
de comprendre les choses, de sentir et de vouloir.
Aux époques de grève, les ouvriers des ateliers et des
usines sont persuadés qu'ils sont victimes de l'exploi-
tation patronale. Le sentiment des injustices subies
et de leurs sonll'rances est rendu plus aigu : a) par le
contraste de leur situation misérable avec l'opulence
du chef de l'entreprise ;b) parla peinture de leurs maux,
peinture faite avec force et habileté dans les réunions
publiques ou secrètes soit par des camarades, soit par
desorateurs amis et influents ; c) par lalecture des jour-
naux et des brochures. Quand le mal est vivement
senti, il conduit naturellement à rechercher les mo-
yens les plus propres à l'adoucir. C'est ici que Limi-
tation joue son l'ùle en suggérant le moyen le plus
souvent employé, la grève, (\u\ a souvent réussi à
améliorer le sort des travailleurs et à punir les pa-
trons en menaeant la prospérité de leur industrie, et
(|ui présente ainsi un double avantage : son bien et le
LKS Mi':iiioi)i:s -105
mal de l'ennemi. — Au point Je vue de la volunli-,
l'ouvrier qui travaille en compaii'nie de heaucoup d'au-
tres contracte un esprit de solidarité, qui lui enlève en
partie la maîtrise de soi. 11 devient imprévoyant, im-
pulsif, aveugle, quand il se trouve au milieu de ses
camarades. C'est l'effet de la loi de coiitac/ion dans /es
fou/es : la passion dont les signes apparaissent de tou-
tes parts fait irruption dans chacun, et, par une sorte
d'accumulation réciproque, s'amplifie, s'exagère et de-
vient, même chez les plus paisihles, capahle des plus
grandes violences. — Quand la lutte est engagée, il
la soutient avec courage, parce qu'il a l'habitude des
privations et que son honneur — tel qu'il est com-
pris dans les milieux ouvriers — lui interdit de céder.
3" Rôle de la ftmme et des enfants. — Les femmes,
qui participent aux travaux des hommes et qui ont
l'occasion de s'assembler, partagent les passions des
grévistes et même sont entraînées à de plus grandes
violences. — Au contraire, les femmes qui vivent
seules dans leur intérieur, occupées aux soins du mé-
nage, sont pacifiques : ce sont elles qui dans la grève
récente des facteurs ont ét(î les agents les plus efficaces
du rétablissement de l'ordre.
Voilà les causes intimes, celles qui viennent de la
nature même de l'ouvrier et de son genre de vie. Mais
à ces causes, il faut en ajouter d'autres (jui sont plus
extérieures.
4" Les facilités ou les obstacles des lois. — Depuis
(jue les coalitions ouvrières et les syndicats sont auto-
risés, les grèves sont devenues un fait commun et
presque journalier.
5° Les inlluences favorables ou hostiles des autres
classes. — Les prêtres, privés maintenant d'autorilé',
ont peu ou plutôt pas d'action sur les décisions des
ouvriers. Les députés, journalistes et économistes
1 OG LES CLASSES SOCIALES
libertaires pre'coiiisent la grève et favorisent ainsi son
éclosion fréquente. Les classes, dont les inte'rêts sont
lésés, sont au contraire disposées à la résistance : les
patrons, les entrepreneurs, les chefs d'industrie s'unis-
sent entre eux et forment des syndicats de défense.
6° L'occasion. — Enfin toutes ces influences réunies
ne sont pas suffisantes pour déterminer l'acte de
révolte, mais elles ont besoin de se compléter par
quelque circonstance additionnelle qui augmente l'irri-
tation générale et provoque la rupture. Cette cause
tient à quelque événement particulier, comme le renvoi
injuste d'un ouvrier, la rigueur excessive d'un contre-
maître, une baisse de salaires, l'arrivée de meneurs
ardents et habiles. Mais — ainsi qu'on Ta déjà dit —
ces événements particuliers échappent, par b^ur nature
même, à la prévision scientifique. Ils constituent par
leur contingence un élément réfractaire à la science
qu'il ne faut pas hésiter à reconnaître.
Voilà la première partie du raisonnement déductif.
Mais le raisonnement pur, alors même qu'il paraît
s'appuyer sur des vérités certaines, est exposé trop
souvent à l'erreur pour qu'on puisse s'y fier exacte-
ment. 11 demande à être contrôlé par l'observation des
faits. Dans son roman de Germinal, M. Zola s'est arrêté
au premier stade du raisonnement et n'a donné, comme
causes de la grève, que des conceptions ou des hypo-
thèses qui n'ont pas subi suffisamment l'épreuve de
l'expérience. L'avantage de cette étude est de présenter
une sorte de schème de la vie des mineurs et de mettre
en présence et en action — dans une peinture vivante
— tous les ('léments qui concourent ensemble à la
production d'un état ou d'une crise. Un autre avantage
est de mettre en relief les côtés moraux et les influen-
ces psychiques, choses qui échappent aux prises de la
statisti(iue et qui ne tombent pas sous les mesures
LES MÉTHODES 107
positives. Par contre, rimperfection de cette méthode
est que la base du raisonnement est hypothétique et
qu'en outre l'exposition reste trop particulière. A
l'imitation des sciences de la nature, il convient donc
de multiplier les observations afin 1° de s'assurer de
la rectitude des lois primaires ; 2° de rectifier le rai-
sonnement en l'amenant à correspondre exactement
à la réalité.
Résume. — Avant de poursuivre, il est bon de jeter
un coup d'œil en arrière et d'embrasser, dans une vue
d'ensemble, les différents points acquis. Rien de plus
utile que ces (c revues générales » comme les appelait
Descartes, revues qui permettent, en « dénombrant »
exactement les difficultés, d'éliminer celles qui ont été
levées pour appliquer toutes ses forces à la solution
des autres. Voici donc quelle a été notre marche.
Dans toute étude, le premier soin doit être de fixer
Yobjet de la recherche, c'est-à-dire la matière que la
science doit élaborer de façon à la plier aux exigences
de l'esprit, mais sans que les modifications altèrent
trop la réalité et donnent des conceptions ou des
lois inapplicables. 11 ne s'agit pas de construire
une société utopique où les hommes sont tous pourvus
de qualités qui appartiennent à peine à une élite : c'est
là un roman ou tout au plus une u'uvre qui n'a que
les apparences de la science. — 11 ne s'agit pas non
plus de poursuivre ces fantômes insaisissables qu'on
décore de noms pompeux, comme « l'ànie des peuples
et le génie des nations ». — Les études sur les races
humaines ont un aspect plus scientifique ; mais les
relations, que des anthropologistesont chcrciié à établir
entre les caractèn.'s physi(jues et les caractères moraux,
ne sont souvent (jue des coïncidences sujettes à trop
d'exceptions pour être érigées en lois. — Quant à
la stabilité des caractères moraux qui sert de fonde-
108 LES CLASSES SOCIALES
mont à la théorie de Taine^ elle n'est ni aussi forte ni
aussi répandue dans un peuple que l'éminent philo-
sophe l'a soutenu. — Entin les discussions sur l'essence
des sociétés, sur Ihyperorganisme de Schœffle ou le
Grand Etre de Comte ont pour moindre défaut d'être
superflues. La seule chose qui importe, parce que seule
elle semble fournir une base solide à la science, ce
sont les faits, les événements réels dont les sociétés
sont le théâtre continuel.
Mais ici de grandes difficultés se présentent et c'est
la possibilité même d'une science sociale qui est mise
en question. D'abord le savant — qui ne dispose pas
de l'expérimentation — ne peut produire des faits so-
ciaux, dans les conditions les plus favorables pour
démasquer la nature, le nombre et l'intensité des cau-
ses qui les déterminent. 11 est réduit à l'observation et
même, en tout ce qui concerne les faits éloignés soit
dans le temps soit dans l'espace — c'est-à-dire pour la
majeure partie de son étude — il doit se bornera l'ob-
servation indirecte, aux témoignages des historiens.
Mais supposons les faits recueillis en nombre suffi-
sant, le plus grand obstacle n'est pas surmonté, car
l'érudition n'est pas la science. Loin de là, l'accumu-
lation des documents historiques menace de devenir
un inextricable fatras, si les généralisations scientifi-
ques n'y introduisent de l'ordre et n'y jettent de la
lumière. La question capitale revient donc plus pres-
sante que jamais : existe-t-il vraiment des lois qui en-
chaînent les faits sociaux suivant des rapports constants
de coexistence et de succession ? Les apparences sont
tout d'abord contraires. Controverses incessantes,
oppositions radicales, contradictions formelles, voilà
et' qui frappe les yeux et qui incline non les moins
siiges au scepticisme. « Savoir c'est prévoir », et les
]dus lins politiques, quand il se mêlent de prophétiser,
Li:S MKTHODKS 101)
reçoivent des événeineiils les démentis les plus indis-
cutables. Ces luttes de doctrines et ces fausses prévi-
sions prouvent évidemment que la science n'est pas
encore faite, elles ne prouvent pas qu'elle n'est pas faisa-
ble. Toute science à ses débuts doit traverser cet état
chaotique, et il ne faut pas espérer que la science so-
ciale — la plus importante mais la plus difficile de
toutes — fasse exception à cette règle. Mais on insist" ;
et, pour prouver que la vie sociale ne peut être empri-
sonnée dans de rigides formules, on s'appuie sur la
liberté humaine, liberté absolument réfractaiie
à la constance des lois, c'est-à-dire à la part de néces-
sité qui s'y trouve impliquée. Nier la liberté et se ré-
clamer du déterminisme universel, qui régit le monde
moral non moins que le mondé physique, ne serait
pas sortir d'embarras. Car les conditions qui détermi-
nent la conduite individuelle dans les circonstances
variées de la vie sont si multiples, et parfois si déli-
cates et si subtiles que leur dénombrement exact serait
le plus souvent impraticable. De plus, fùl-il possible.,
cette connaissance serait de peu d'utilité. Car suivant
les personnes, les temps, les sociétés et les circons-
tances, les motifs de la conduite sont si divers qu'ils
ne sauraient être réduits à un petit nombre de lois
générales. (Jnc ressource se présente encore et plusieurs
savants n'ont pas hésité à s'en servir: c'est de nier
l'inlIniMice des grands hommes ou simplement des in-
dividualités marcjuanles sur la marche do la socié-ti'.
Les hantes personnalités ressemlderaient aux aiguilles
d'une h()rl()g(> qui mar«jue l'iifure snr le cadran : elles
n'impriment pas le mouvement, mais le reçoivent de
h^rces qui résident dans les masses populaires. Mal-
gré toutes les dépenses d'esprit faites pour la défen-
dre, cette thèse est inadmissible. Dire — pour ne citer
qu'un exemple — que Napoh'on n'est pour rien dans
110 LES CLASSES SOCIALES
les victoires de la RopuMiqiie et de TEmpire et
qu'elles auraient été aussi bien reniporte'es sans lui semble
une proposition si contraire à la réalité, qu'elle cons-
titue à elle seule une erreur capable do déconsidérer
tout le système. Il faut donc reconnaître qu'il y a —
sinon en fait, du moins pour nous an point de vue de
la connaissance — une [>art de contingence. Ni la con-
duite des individus, ni la destinée des sociétés, ni
l'Humanité ne se prêtent à des prévisions certaines ; et,
par siiitis elles se refusent à entrer dans le domaine
scientifique.
Que reste-t-il donc comme matière propre à la scien-
ce? Nous avons répondu : les Cla<:ses sociales. Ces dif-
férents groupes composent la société et comprennent,
chacun, tous les individus qui — sauf de légers écarts
dont il est permis par l'abstraction de ne pas tenir
compte — ont reçu la même éducation, se sont déve-
loppés dans des milieux semblables, mènent le même
genre de vie, contractent les mêmes habitudes, pren-
nent des façons analogues de sentir et de penser, et se
comportent de même dans des circonstances sembla-
bles. Ici nous sommes sur un terrain solide, où l'on
peut dans ses investigations poursuivre autre chose
que des eiitit's métaphysiques. De plus la liberté cesse
d'être un obstacle. Car si les hautes personnalités sui-
vent des voies nouvelles, la masse est routinière ; et,
quand les individus ordinaires sont soumis à la pres-
sion des mêmes événements et circonstances, ils re-
çoivent une empreinte commune. C'est cette em})rein-
te commune qu'il s'agit de dégager dans chaque classe
pour la création du Ti/pe propre à la caractériser.
On évite ainsi la vague généralité oiî se complaît la
psychologie de l'homme abstrait, psychologie dont le
défaut est — pour vouloir s'appliquer à toute l'huma-
nité, hommes, femmes, vieillards, enfants, civilisés,
Li;s MÉTnoDi:;s lit
sauvages, modernes et anciens — de ne pouvoir s'ap-
pliquer précisf^ment à personne.
Le type d'une classe n'est pas invariable. Et cela se
comprend. Puisque les types sont en partie le produit
du genre de vie et des circonstances, les traits du
caractère persisteront à travers les âges et les sociétés,
tant que le milieu et l'activité resteront identiques.
Au contraire, des modifications importantes dans le
milieu feront sentir leur contre-coup dans la physio-
nomie morale ou même physique du type. — Une
comparaison entre les types de même nature permet-
tra d'établir des rapports de subordination entre les
différents caractères réunis dans la notion générale; et,
comme en histoire naturelle, on accordera la préé-
minence aux caractères plus constants et plus généraux.
Puis les classes agissent les unes sur les autres,
elles exercent des influences modificatrices et sont à
leur tour le siège de réactions. Lorsque les traits pro-
pres à chaque classe sont nettement déterminés
dans une notion générale et, en quelque sorte, concré-
tisés dans un Type, il devient possible de constater en-
tre elles des rapports définis qui sont les vraies lois
sociales. — On entrevoit môme la possibililé d'aller
plus loin. Lorsque l'anatomie des sociétés auraété fai-
te avec un degré suffisant d'exactitude ; lorsque les or-
ganes, leurs fonctions propres et leurs relations mu-
tuelles seront connues avec la précision obtenue dans
les sciences de la nature, la science sociale sera sans
doute en mesure de classer les sociétés elles-mêmes, et
d'étudier avec des chances sérieuses de succès leurs
actions et réactions mutuelles. En un mot, elle pourra
procéder suivant l'ordie de complexité croissante, el,
après avoir étudié les classes qui sont les éléments
simples des sociétés, elle abordera l'étude do ces grou-
pes complexes que sont les sociétés. C'est la marche
112 LES CLASSES SOCL\LES
suivie en Chimie, où lélude des composés organiques
ne vient qu'en dernier lieu et ne peut aboutir qu'après
une connaissance précise des corps simples.
On arrive à des conclusions semblables, si l'on exa-
mine les difficultés soulevt'cs par les logiciens et en
particulier par St. Mill. Suivant l'auteur anglais, les
méthodes, pratiquées avec tant de succès dans les scien-
ces de la nature, sont toutes impraticables en Sociolo-
gie. — D'abord ces impossibilités, qu'on établit à priori
et qu'on prétend absolues, disparaissent souvent
avec le temps et à l'aide de conceptions nouvelles. —
En fait, les objections de St. Mill n'ont point paru in-
surmontables. Toutes les difficultés qu'il accumule
tiennent au fond a cette fausse idée de l'unité d'un
peuple, unité qui ne comporterait aucune division et
qui, si elle était réelle, empêcherait en effet le savant
de former des notions précises et d'établir des lois ri-
iïoureuses.
Ces difficultés s'évaiiouissrnt, dès qu'on résout les
Nations en leurs éléments : les Classes sociales.
CHAPITHK lY
LA MKTHODE
A. Psychologie i/es C/asses sociales
Le point central, auquel nous ramènent sans cesse
les avenues les plus diverses, est donc toujours le
même.
Par suite, maintenant que la route est déblayée,
c'est de ce côté qu'il faut tourner notre attention et
nos efforts, en inaugurant la vraie méthode qui nous
semble devoir être essentiellement de nature psycholo-
i;ique. En effet, les faits sociaux sont le produit dr
l'aclivité des classes sociales ; cette activité se résout
en forces élémentaires développées par les membres
du g'roupe ; ces unités — grâce à l'abstraction qui est
une nécessité scientifique — peuvent être considérées
comme des expressions identiques d'un type commun ;
et enlin le type est caract(''risé par un ensemble de
tendances, d'idées, de croyancc^s et d'habiludes sans
cesse fortifiées par legenre de vie, ce genre de vieélanl
en grande partie réglé j)ar la nature des occupations.
Notre objet n'est point d<i faire cette psychologie,
mais d'indiquer la méthode à employer pour accom-
])lir correctement ce travail
La première condition est de resserrer l'étude dans
les limites les plus ('troites. La psychologie, dont il
s'agit ici, doit renoncer à l'ambitieuse prétention de
pénétrer jusqu'à l'àme, substance métaphysique, puis-
Mi LES CLASSES SOCIALES
que (le l'aveu ge'néral cette substance échappe à tous
les moyens de connaître empruntés à la raison, ou
du moins que les différences entre les esprits — qui
cependant sont réelles — sont absolument insaisissa-
bles dans ce substratum immatériel, alors même
qu'on n'élèverait aucun doute sur son existence. A
l'extrémité opposée, cette psychologie ne doit pas
tomber non plus dans le pur phénoménisme, oîi le
moi se résout en une série d'états passagers et chan-
geants, un moi sans consistance et par suite dénué
véritablement d'être, puisqu'il ne serait qu'une pous-
sière de phénomènes indépendants, voltigeant dans la
conscience comme des grains de poussière dans un
rayon de soleil. L'étude psychologique, s'efforçant de
se tenir également éloignée d'une métaphysique aven-
tureuse et d'un empirisme trop réservé et presque
sceptique, s'attachera à la connaissance dps Persoruia-
litcs durabJeî^^ telles qu'elles se produisent réellement
dans les milieux sociaux ; personnalités constituées
par des manières propres de sentir, de penser et d'agir:
en un mot par un ensemble de facultés. Ces facultés
ne sont pas un retour aux forces occultes et à des pou-
voirs mystérieux. Elles sont simplement l'expression
de ce fait évident ; c'est que l'homme dans son être
tout entier n'est pas une nature immuable dans son
fond et prédestinée par la fatalité à un genre de con-
duite déterminé, mais qu'il est une résultante de
tendances héréditaires léguées avec la vie et aussi, et
surtout, de dispositions acquises.
Empruntons donc à la psychologie générale ces deux
lois, sauf à ne les considérer que comme des hypo-
thèses qui devront être confirmées par les recherches
ultérieures.
1° ]j>i de plasticité ou de changement. — La vieille
comparaison de l'enfance, assimilée à une argile capable
L\ MKTIKiDi: I 1.')
de prendre toutes les formes et de recevoir toutes les
empreintes, n"a par sa banalité rien perdu de sa jus-
tesse. L'homme^ suivant le milieu dans lequel il s'est
développé et oii il évolue, prend des habitudes physi-
ques, intellectuelles et morales profondément diOé-
rentes. C'est précisément dans cette possibilité de
changement, dans cette malléabilité de la nature
humaine que l'éducation, l'enseignement et les recom-
mandations morales trouvent leur raison d'être.
2- La seconde loi — opposée à celle-ci — est la loi
de stabilité due à la puissance de l'habitude, envisagée
sous son double aspect passif et actif. Les impressions
venues du dehors en se répétant accumulent leurs
etîets. Elles produisent dans l'organisme et dans Lélat
mental des dispositions permanentes, une sorte d'équi-
libre entre l'excitation étrangère et la réaction interne;
équilibre qui émousse le plaisir et la douleur et tend
à supprimer la conscience, mais qui d'un autre côté
fortifie les tendances inconscientes de la sensibilité,
d'autant plus puissantes qu'elles échappent au contrôle
de l'esprit et revêtent ainsi h'S caractères de l'instinct.
Ouant ù l'activité, elle s'accroît par l'exercice même.
Toute fonction, qu'elle soit physiologique ou intellec-
tuelle, attire à son profit les réserves d'énergie ; elle
se développe tandis que s'affaiblissent toutes celles qui
n'ont pas l'occasion de s'exercer, de sorte que l'intel-
ligence et la volonté prennent une forme de plus en
plus déterminée et lixe.
Inutile d'ailleurs d'insister plus longuement sur ces
lois bien connues. Voyons plutôt la méthode à suivre
pour détei'inincr les connexions psychiques propres à
tous les individus d'un groupe, et dont l'ensemble
constitue le type social.
Les psychologues de notre époque semblent d'accord
pour proclamer l'insuflisance de la méthode subjective.
H6 LES Cr.ASSES SOCIALES
Et cependant, c'est toujours cette me'thode qui se glisse
au milieu des recherches sociales et parvient à domi-
ner, à l'insu et quelquefois contrairement à la volontr
des savants. Ils ressemblent ainsi à un zoologiste qui
aurait la prétention de connaître toutes les espèces de
mammifères, en bornant son étude à une seule de ces
espèces. De là viennent les erreurs des utopistes réfor-
mateurs, qui prêtent généreusement aux classes infé-
rieures de la société la délicatesse de sentiment,
la fermeté de jugement et la force de volonté qui leur
appartiennent ou qui sont l'apanage d'une élite.
La méthode objective doit complètement prévaloir.
L'observation directe, attentive, scrupuleuse de cha-
que classe permettra seule de définir les caractères
moraux propres à chacune d'elles ; caractères qui doi-
vent fournir la raison des faits sociaux, et dont la con-
naissance exacte aura clianco de débrouiller l'amon-
cellement grandissant et de plus en plus inextricable
des événements historiques.
Mais, objecte-t-on, les sentiments, les idées et en
général tous les états de conscience étrangers se refu-
sent à l'observation directe. — C'est là une difficulté,
non un obstacle insurmontable. Les hommes ne sont
pas muets; et si, quand leur intérêt les y porte, ils se
servent de la parole pour déguiser leur pensée, sou-
vent ils sont enclins aux confidences, et, de vive voix
ou dans des écrits, révèlent leurs sentiments intimes.
C'est surtout entre gens de même condition que, dans
la liberté des entretiens et des correspondances, ils se
communiquent leurs désirs. Ils les communiquent en-
core aux personnes qui ont gagné leur confiance et
qui se trouvent en situation de défendre leurs intérêts.
Lnfin dans les époques de liberté politique ou dans
les temps de crise, lorsque la crainte est écartée, les
classes font entendre — et parfois bruyamment —
LA MÉÏUODK H7
leurs revendications. Tels sont les cahiers de 1789 et
les plaintes actuelles des classes ouvrières. Cependant
ces témoignages sont trop intéressés pour qu'on y
attache une confiance absolue. Suivant une remarque
fort juste de Descartes (i),« pour savoir quelles sont vé-
ritaldenient les opinions des hommes, on doit plutôt
prendre garde à ce qu'ils pratiquent qu'à ce qu'ils di-
sent )) ; c'est-à-dire, quil faut remonter des actes aux
motifs dont ils sont la résultante.
Cette rég'-ession, impraticable à l'égard des indivi-
dus, devient possible pour les collectivités. S'il s'agit
dun acte isolé, l'observateur, même doué d'une grande
perspicacité, ne pourra connaître avec certitude le mo-
tif déterminant de cet acte. Mais si des exemples du
même acte se multiplient dans une classe, l'élimina-
tion des goûts particuliers ou des fantaisies indivi-
duelles est réalisable, et on peut découvrir la vraie
cause au milieu de la multiplicité des motifs possibles.
Ainsi, qu'un paysan aille s'établir à la ville, de ce cas
isolé il n'y aurait aucune conclusion à tirer. Ce qui
l'a décidé peut être, enelfet,le désir d'une profession
moins fatigante, l'espoir de la richesse, de j)lus gran-
des facilités pour léducaLion de ses enfants, les gains
insuflisants ou l'amour Au plaisir-, la gloriole, etc..
Mais si cet exode est fn-quent, il faut en chercher la
cause dans les conditions générales du paysan et dans
le caractère qui en dérive.
L'observation doit donc porter plus sur les actes
que sur les paroles. INhiis sur (juels actes ? <( Obs(>rver,
ainsi que le dit excndlemment M. Lacombe ilans Vllis-
loirc cnnsidrrcr coinnie science [2), ce n'est pasi'egarder
tout dun (eil vaguement attentif et expectant, c'est
concentrer sa vue sur certaines régions ou certains
aspects, en vertu d'un j)rincipe d'élimination et de
(1) Discours de la MrUiodc.
(2) Page 54.
118 LES CLASSES SOCIALES
choix, indispensable devant l'énorme multiplicité des
phénomènes ». Cette remarque s'applique à l'étude
d'une classe sociale.
Supposons par exemple qu'il s'agisse des paysans,
propriétaires du sol qu'ils cultivent. Le premier tra-
vail consiste à tracer les cadres qui appellent l'atten-
tion sur des points déterminés. C'est là une première
ébauche, fruit des connaissances psychologiques, des
lectures, des observations faites encore sans règle, et
enfin de c^:" quid propriu/// noté par Cl. Bernard, et qui
est la part d'originalité dans l'invention et de perspi-
cacité propres à chaque auteur. Cette ébauche est très
importante ; et, comme il s'agit de noter moins des
traits épars que des parties unies étroitement entre
elles, il est bon de donner une vue d'ensemble sous
forme de tableau — ainsi qu'il suit.
Connexions psyehiqiies ou Caractère du
Paysan-Propriétaire
1° Tendances de la ^ensdiUilè vers des fins détermi-
nées par
h'Intérrt ou Yanioiir de la vie. C'est l'intérêt qui pré-
side à la satisfaction des besoins physiques, et qui sol-
licite l'activité à éviter les souffrances de la faim, delà
soif, du froid.
\J Ainoiir ou les senfinwn/.^ de famille. Ce sont ces
sentiments qui ont en général le plus de force pour
arracber l'homme à son égoïsme. Si le paysan n'a
pas des raffinements d'amour et une grande délicatesse,
du moins il protège sa femme et s'impose de grands
sacrifices pour ses enfants.
ISAmoyr-proprs ou V Honneur. C'est le désir de re-
cueillir l'eslime des autres. Comme le paysan appré-
LA .ml:iiiode 119
cie surtout la fortune immobilière, il place sou idéal
<lans l'accroissement de ses biens.
\S Indépendance ou \ amour de la lihertr. C'est b* dé-
sir d'agir d'après ses goûts et ses idées, sans subir une
contrainte jugée inutile ou pernicieuse.
LWmbilion. C'est le désir non seulement d'agir à sa
guise mais de soumettre les autres à sa volonté. Cette
ambition n'a guère l'occasion de s'exercer dans les
pays de haute civilisation, où les travailleurs des
champs n'appartiennent pas aux classes dominantes.
Le Plaisir. C'est la tendance générale à rechercher
des délassements. Les plaisirs des paysans manquent de
délicatesse. Les arts n'y occupent qu'une place fort
restreinte, ou même à vrai dire sont complètement
négligés.
2" Connaissances, ou idéc^s des moyens (fournies par
lintelligence) pour atteindre ces fins.
Con/iaissances tecJinir/iies sur la culture des terres,
l'élève du bétail, les soins à donner à la basse-cour.
Ces connaissances sont bornées à la pratique et vien-
nent de la tradition. A notre époque les paysans sont
plus accessibles aux nouveautés qui se recommandent
de la science et qui paraissent avoir regu le contrôle de
l'expérience (1).
Prudence ou Prévision de l'avenir. Le paysan met
des provisions en réserve pour Thiver. Il est économe
pour augmenter son capital et pour se mettre à l'abri
du besoin dans la vieillesse. Il songe au bonheur di-
ses enfants ; et, quand il juge ce bonheur incompatible
avec leur trop grand iiombre, il pratique les doctrines
de Malthus.
Principe de la connaissance : lexpèricnce. Le pay-
san ne croit qu'à la réalité des choses (jui tombent sous
(I) O'tif» apparente oxceplion s'oxpliquora plus lard par l'influence
due atix autres classes (voir le ch. des Lois Sociales).
120 LES CLASSAS SOCIALES
les sens ou du moins qui manifestent leur action par
des effets tangibles. Ainsi il ne croit plus guère à
l'existence de Dieu, depuis qu'il a reconnu Tinefficacité
des prières pour amener la pluie ou le beau temps.
3° Activité on emploi des forces physiques et morales.
Force physique. Le paysan a un corps grossièrement
charpenté, mais robuste, vigoun'ux, endurci à toutes
les fatigues. Dans les moments de presse, il est capa-
ble d'une grande somme de travail, travail qui nest
pas épuisant à cause de sa variété et des conditions
hygiéniques au milieu desquelles il s'accomplit.
Force morale : patience à poursuivre un but éloigné
malgré les obstacles (privations, fatigues, ennuis). A
la patience s'ajoutent l'r'/^pry/t^ et le courage pour la dé-
fense de son bien.
Ce tableau et d'autres semblables^ tracés avec cette
sécheresse voulue, provoquent <'u passant cette remar-
que, c'est qu'ils établissent une ligne de démarcation
bien tranchée entre la science et Tart. Dans l'art la
peinture du caractère-paysan, née d'une émotion de la
sensibilité, s'adresse à d'autres^ sensibilités qu'on cher-
che à émouvoir dans le même sens. De là les exagéra-
tions du portrait de La Bruyère qui, voulant apitoyer le
lecteur sur l'état misérable des paysans, les assimile à
des animaux qui ont non seulement l'apparence mais
le genre de vie des bêtes : « On voit dit-il, certains
animaux farouches, des mâles et des femelles] ré-
pandus dans la campagne, ils ont connnr une voix ar-
ticulée... Ils se retirent la nuit dans àç?, tanières où ih
vivent de pain noir, d'eau QX{\e raciites... » Le savant
au contraire doit viser à l'impassibilité, condition indis-
pensable pour rc'aliser l'accord entre les esprits, accord
impossible dans le domaine si variable des goûts et des
préférences, mais (ju'on piMit obtenir par des preuves
emprunfées au raisonneniiMit e[ surtout aux faits.
LA Miinioni: 121
Ainsi, on recourra d'aboni à la déduction psycliolo-
gique pour s'assurer que la personnalité du paysan est
bien constituée par l'ensemble des éléments énumérés
dans le tableau précédent. De cette façon. La terre ne
donne ses produits que si elle est fécondée par le tra-
vail, et encore elle ne les donne pas toujours, les ré-
coltes étant exposo'cs à de nombreux tléaux. Si le pay-
san ne veut pas soulTrir de la faim, il faut que l'idée
de son intérêt aiguillonne sans cesse son activité et
fortifie sa prudence. 11 n'a pas le temps d'aimer avec
délicatesse et, plus épris de fortune ([ue de beauté, il
prend pour femme une auxiliaire de son labeur. C'est
de la terre que lui viennent ses jouissances, c'est donc
l'c'tendue et la fertilité d'un domaine qui font la valeur
du propriétaire. Quant à son indépendance, il y tient
dans les limites où ses intérêts ne sont point compro-
mis. L'ambition, qui est un désir de dominer les esprits,
ne le hante guèr(% et ses divertissements se ressentent
de la rudesse de sa vie. Au point de vue intellectuel,
il est tidlement al)sorbé [)ar son travail qu'il s'int(!
resse seulement aux connaissances d'une utilité prati-
que immédiate, et rendue évidente par l'expérience. 11
a trop d'exemples des maux amenés par l'imprévoyance
pour n'être pas prudent et très soucieux de l'avenir.
Sa vie au grand air, son activité modérée et sa vie
saine lui donnent la santé et la force, sources puissantes
d'énergie morale. Les dilltTcnts traits du caractère-
paysan se trouvent donc <'n harmonie avec les lois
psychologiques.
Ils doivent de j)lus snliir avec succès le contrôle de
l'expf'rieuce. C;ir il ne faut pas oublier que le tableau
préc('dent n'est (ju'une vue provisoire, destinée surtout
à guider l'observation. Provoquée sur des points déter-
minés, l'allenlion saui'a où se (i\ei- et. au milieu de la
miillilude des laits, sera capable de démêler ceux (jui
122 LES CLASSES SOCL\LES
seront utiles soit à confirmer Tidée, soit à la modifier.
Voici la thèse à examiner. Le travail de la terre sur
un fonds propre donne au paysan une personnalité
spéciale, un caractère marqué d'une empreinte dis-
tinclive, un ensemble de dispositions mentales unies
entre elles et formant ce que nous avons appelé des
co/uiexions psychiques. Cette expression est employée
à dessein pour marquer l'analogie avec les connexions
organiques. Dans un organisme les différentes pièces
qui composent le corps sont en nombre constant et
dans un ordre invariable. De môme dans les esprits,
le genre de vie imprime aux facultés une forme carac-
téristique dont on peut retrouver les traits fondamen-
taux chez tous les individus du même groupe. Cela ne
veut pas dire que les éléments psychiques soient im-
muables dans leur intensité et dans leur développement.
On prouvera au contraire dans un chapitre ultérieur
que les connexions ne sont pas incompatibles avec les
corrélations psycJiiques, en d'autres termes que des
modifications importantes dans un élément ont leur
contre-coup dans tous les autres. La thèse se réduit
à soutenir que le caractère-paysan se compose de
dispositions mentales de nature et de nombre déter-
minés.
Pour en vérifier la valeur, il faut la soumettre à
l'épreuve des métbodes de concordance et de diffé-
rence.
Dans la méthode de concordance, on se livre: a à une
enquête, aussi complète que possible, sur les moîurs et
le genre de vie que mènent les paysans aux époques
diverses et dan;; les sociétés les plus variées. U:i champ
très vaste s'ouvre ainsi aux investigations. Pour tirer le
meilleur parti di> ces recherches, il semble utile de
partager tous les cas observés en deux classes, la pre-
mière catégorie contenant les cas favorables, tandis que
LA MÉTIlODi: 123
seraient groupes dans la seconde les exemples négatifs.
Si rébauche est d'accord avec la majorité des cas, ce
n'est pas une raison pour négliger les cas défavorables.
Au contraire, puisque la science véritable a la préten-
tion d'établir des lois générales, il est nécessaire de
revenir avec le plus grand soin sur les exceptions
apparentes, jusqu'à ce qu'on en ait découvert la raison.
La cause de ces anomalies résidera le plus souvent
dans les influences prédominantes exercées par les
autres classes, et assez puissantes pour masquer des
propriétés qui apparaissent nettement dans le type pur.
La même chose arrive pour les espèces animales qui
ne conservent sous des formes rudimentaires que des
traces a peine perceptibles d'organes bien apparents
chez les espèces ancestrales. Ainsi les croyances reli-
gieuses ne paraissent pas devoir être considérées comme
partie intégrante du caractère-paysan. Elles sont un
apport étranger et si, en fait, elles sont très répandues,
c'est qu'elles ont été imposées par la longue domina-
lion de la classe sacerdotale. Au contraire le sentiment
d'indépendance a été maintenu, bien qu'il ait subi de
fré({uentes éclipses : ainsi la servilité au iMoycn-àge
procédait de la peur inspirée par la noblesse. — Mais
si les cas défavorables étaient en majorité et irréduc-
tibles^ il faudrait corriger l'ébauche de façon à rendre
uiie copie plus exacte de la réalité.
La méthode de différence consiste à comparer deux
cas exactement semblables dans toutes leurs circons-
tances, sauf une qui existe dans l'un et manque dans
1 autre, et dont l'inlluence devient ainsi facile à ap-
j)récier. Les deux conditions, dont la réunion suffit à
dé'lerminer le caractère-paysan, sont d'après notre
thèse la culture (h: \a terre et la possession du sol
cultivé. Si l'une d'elles est sii[)|)i'inn'e, nous voyons le
ly|)e (l('\ici', et, (ju;ind les Iraci's de l'ancienne influ-
124 LES (.[.ASShS SOCIALES
ence ont disparu, la })hysionoiiiie morale se distingue
nettement de l'ancienne. La suppression n'est j)as
l'œuvre du savant, cependant elle se réalise assez fré-
quemment dans les sociétés pour permettre des ob-
servations exactes. Soit par exemple le travail person-
nel qui manque. L'homme reste propriétaire du sol,
mais il a des serviteurs, des esclaves ou des fermiers
pour mettre ce sol en valeur. S'il ne travaille plus la
terre, il n'a plus ni les mêmes tendances, ni les mê-
mes idées, ni les mêmes qualités. 11 a plus de délica-
tesse dans ses goûts : il ne peut supporter le voisinage
des étables, des bètes, du fumier : et, quand il ne se
retire pas à la ville où il trouve des plaisirs plus raf-
finés, il se fait construire à l'écart, loin des maisons
malpropres du village, une villa ou quelque somptueux
château. Son ambilioa n'est plus tournée seulement
vers l'accroissement des biens, et il aspirera, par exem-
ple, à jouer quehjue rôle })olitique. — L'intelligence se
met au service des désirs dominanls. Le but étant
changé, l'activité inlellectuelle changera de direction,
et se développera de manière à acquérir les connais-
sances et les qualités les plus propres à la réalisation
du but. Sous Louis XIV le Seigneur abandonnait son
domaine, allait à Versailles habiter quelque mansanb'
et tendait tous les ressorts de son esprit pour trouver
le moyen d'être remarqué par le Roi, au milieu de la
foule des autres courtisans. Autre conséquence. — Si le
travail sain de la terre n'est pas remplacé par quelque
autre exercice salutaire, le corps s'anémie ou se sur-
ciiarge d'une graisse incommode, et l'énergie physique
et morale s'amoindrit.
Supposons (jue le travail de la tei-re reste seul sans
être accomi)agn(' de la possession du sol. Un carac-
tère dillV'rent des (h'ux premiers se manifestera, et ces
(liderences j'évèleronl riniporlance due au concoui's
LA MÉTHODE 12o
des deux conditions. Le iravailleur des champs, dé-
pourvu de tout capital, se montre sous les trois formes
de l'esclave, du sert" et du mercenaire. Mais, pour une
application exacte de la méthode de dillerence, les deux
premières formes doivent être écartées ; car l'esclave
et le serf non seulement sont privés de la possession
du sol mais de plus n'ont pas la lihre disposition de
leur corps, de sorte que les cas comparés différeraient
par plus d'une circonstance, ce qui est contraire au
canon de la méthod'^. Il ne faut pas pi-endre non plus
comme terme de comparaison l'ouvrier aj^ricole qui,
vivant dans un pays où domine le régime de la petite
propriété, passe par des degrés insensibles dans la
classe des paysans-propriétaires, et qui, en vertu de la
loi d'imitation, montre une tendance à prendre d'avance
les caractères de la classe qu'il envie. Reste le tra-
vailleur salarié qui, par suite des circonstances, se
reconnaît dans une sorte d'impossibilité à acquérir
aucune parcelle du sol qu'il cultive. Les ouvriers agri-
coles Anglais et Irlandais se trouvent dans cette
situation. Si on observe leur conduite et que par leur
conduite on essaie de pénétrer leur caractère, on aper-
(^oit des différences prononcées avec celui du paysan-
propriétaire. Ils manquent de prévoyance: leurs enfants
sont très nombreux, alors même que les moyens de
subsistance manquent ou sont manifestement insufli-
sants. — Ils manquent d'amour-])ropre ou du moins
de ce sentiment de fierté qui empêche l'homme de
solliciter les secours des autres. — Leur amour de
rind(;pendance comprimé par des lorces supérieures
s'atrophie, tant que des circonstances favorables ne
viennent pas lui donner une énergie, parfois furieuse.
Leur ambition est de ne pas moni'ir de faim et d en-
trer dans leur vieillesse au WOrhliousc. Les [ilaisirs
sont encore plus grossiers [et le vice de l'ivrognerie
126 LES CLASSES SOCL\LES
sévit surtout. — Voilà I;i dégradation quon constate
toutes les fois que lespoir de la propriété' est interdit.
Ce serait se faire une fausse idée des connexions
psychiques de penser que tous les éléments associés
ont la même valeur et peuvent être situés, pour ainsi
dire, sur un même plan. L'analogie avec les organis-
mes peut être poursuivie sur ce point. De même que
les naturalistes considèrent, dans les plantes et dans les
animaux, certaines parties comme plus importantes,
de même, dans l'étude des classes sociales, l'intérêt
scientifique exige qu'on attribue à chaque trait du
caractère sa valeur propre. Cette comparaison amè-
nera l'observateur à reconnaître que les uns sont plus
essentiels que les autres, et — pour se servir de la mê-
me expression qu'en histoire naturelle — qu'ils sont
dominateurs.
A quelle marque reconnaîtra-t-on cette supériorité ?
A leur fixité et à leur intluence. Un élément de carac-
tère est fixe, lorsqu'il persiste sans éprouver de gran-
des variations malgré la différence des temps et des
lieux, et malgré la pression ou parfois même le choc
des forces sociales opposées. Quant à l'influence, elle
se mesure à l'intensité d'action qu'un élément exerce
sur les autres, à la grandeur des modifications qui en
résultent, et enfin à la part prépondérante qui lui re-
vient dans la conduite du type. D'après ces indications
il semble que le trait dominant du caractère-paysan
soit Yintcrêt qui se manifeste surtout par l'amour de
la propriété. Voilà le sentiment générateur de tous les
autres, le principal mobile de sa conduite, le point
central de sonêtr(',où s'abrite commedansune dernière
enceinte toute sa force pour agir et pour résister. Aus-
si, quand il s'agira d'examiner les relations entre les
différentes classes sociales et qu'une simplification se-
ra nécessaire, le caractère des classes pourra être ré-
LA MKTIIODr: 127
duit — sans de trop grands risques dorreur — à l'iUé-
menL dominateur. Le paysan sera une activité mise en
jeu par l'amour de la propriét;' ; le prêtre puisera sa
force dans la croyance en l'intervention possible des
puissances mystiques ; l'homme de guerre n'aura de
confiance que dans le courage à braver les dangers,
le commerçant que dans l'habileté à re'aliserde grands
gains ; les poètes et les artistes se passionnent pour
la beauti'' ; les savants s'attachent à la poursuite ces
vérités les plus cachées, et les philosophes comptent
sur la raison pour rc-aliser dans un lointain avenir
l'union de toutes les intelligences. En résum*' le so-
ciologue aura pour obligation non seulement de tra-
cer avec exactitude la physionomie morale de chaque
classe mais encore de mettre en lumière pour chaque
type le trait saillant qui le caractérise.
Deux autres renmrques sont encore à faire au su
jet des connexions psychiques.
La première porte sur la pureté du type. Le type
est pur, lorsque les membres de la classe se livrent à
une seule occupation. Mais si, par suite de l'insuffisan-
ce dans la division du travail social, les membres d'une
classe ont à la fois plusieurs fonctions, leur caractère
se ressentira nécessairement de ce mélange. Il acquerra
une plus grande complexité, et, partagé en autant de
tendances fondamentales qu'il y a d'occupations diver-
ses, il risquera de perdre son unité, à moins qu'une
tendance ne soit assez forte pour se subordonner les
autres. Soit par exemple le paysan du Latium, labou-
reur, soldat, prêtre et parfois membre du Sénat, par
suite législateur. Pour comprendre ce caractère com-
[)Osé, il faudra s'appuyer sur les analyses faites pour
chaque type j)articulier, voir quels sont les traits (jui
s'accordent et ceux qui se repoussent, quelles tendan-
ces se fortifient ou s'affaiblissent, et d'après cela se
128 LES CLASSES S0CL4LES
i'aire une idée de la résultante. Mais comme ces com-
binaisons sont toujours délicates, elles ne doivent pas
rester dans le domaine purement subjectif ; mais ici,
comme dans les autres cas analogues, il faut faire su-
bir à l'idée l'épreuve de l'observation. Ce contrôle sera
encore plus efficace, si on ne se renferme pas exclusive-
ment dans un état social particulier, mais qu'on com-
])are des exemples semblables empruntés k des épo-
ques et à des contrées différentes.
La seconde remarque porte sur les altérations du
type qui peuvent résulter de la constitution de la fa-
mille. Dans l'étude des classes sociales, nous avons
considéré ces classes comme étant formées d'unités
toutes semblables entre elles. Cette ressemblance, il
est vrai, n'est jamais complète, mais par abstraction
on a pu, sans manquer aux exigences scientifiques,
écarter ces petites différences. La supposition pèche par
un autre endroit. Les membres d'un groupe ne sont
pas toujours de simples individus, mais le plus sou-
vent à côté de rhomme se trouvent une femme et des
enfants. Quand lliomme est le maître absolu, l'unité
de la famille se fait par sa volonté, et le groupe fami-
lial tout entier peut être personnifié dans le père. C'est
là ce qui existe le plus souvent, quand l'union entre les
époux est étroite et tant que les enfants incapables de
gagner leur vie restent sous la dépendance du père.
Cependant les exceptions ne sont pas rares et l'oppo-
sition entre le mari et la femme se produit surtout en
matière religieuse. Cette divergence de vues explique-
rait les anomalies apparentes qu'on pourrait relever
dans la conduite d'une classe. Pour dévoiler la cause
de ces anomalies, il serait utile de recourir à la mé-
thdde des rrsidits, de la façon suivante. Tel fait est en
(>p{)Osition avec ce qu'on devrait attendre du caractère
attribué à la classe, par exemple l'éducation religieuse
LA MÉTHODE 129
(|u<' laissont donner à leurs enfants des pères dénués de
IdiiIi' l'di. Si l'analyse a ét(' faite dune façon cornxte
eL (jue le fait ne puisse (Hre attribué à rinfluencc se-
crète d'une autre classe sociale, l'explication devra
élre recherchée dans le cercle de la famille : c'est la
volonté de la femme, {)lus porti'e à subir l'ascendant
du prêtre, qui aura prévalu sur l'indiirérence du mari.
Les unités sociales sont constituées normalement par
le groupe entier de la famille, où domine d'ordinaire
la forte personnalité du père. Si dans certains cas ces
unités tendent à se fragmenter par la scission entre le
mari et la femme, dans d'autres les unités ne sont
plus complètes parce que les célibataires manquent à
un devoir social essentiel, celui de contribuer à perpé-
tuer la société, en transmettant à des descendants l'étin-
celle de vie qu'ils ont reçue eux-mêmes. Du reste ne
menant pas la même vie que les hommes mariés, ils
ne sauraient avoir les mêmes idées et les mômes qua-
lités de caractère. Aussi dans les classes où b célibat
est fréquent et quelquefois d(; règle — comme chez
les prêtres catholiques — il est nécessaire de tracer à
part la physionomie morale du célibataire, en prenant
soin de faire ressortir les points de dill'érence. Car c'est
dans ces dilTérenccs qu'on trouverait le secret d'appa-
rentes exceptions.
Transformùme des ///pcs. Pour les besoins de la
science qui ne s'accommode pas du vague des notions,
il est nécessaire de fixer, dans de précises définitions,
les caractères pro[)rcs à chaque classe sociale. Mais
cette iixité est loin d'être absolue. Si, malgré les aj)i)a-
rences, les espèces vivantes ne sont i)us immuables
dans leur nature, mais (ju'elles se transforment en des
espèces voisines sous l'innuence du mili(Mi, <les hii!)i-
tudes nouvelles et de la sélection, il ne faut pas s'atten-
dre à une stabilité plus grande dans le monde plus
13(1 LES (^LASSKS SOCIALKS
mouvant des sentiments et des idées. Chez l'animal
ré([uilibre mental a le temps de se consolider et 1rs
mœurs, en restant invariables, finissent par façonner
l'organisme en un mécanisme instinctif. Dans les so-
ciétés les conditions sont plus fré({uemment renouve-
lées,et, en exigeant que les mœurs, les idées et les sen-
timents s'adaplent chaque fois aux nouveaux genres de
vie qu'imposent les circonstances, elles empêchent que
les coutumes ne prennent la consistance des mœurs ins-
tinctives.
Les naturalistes sont portés en général à considérer
l'évolution animale comme s'étant toujours faite dans
la voie du progrès. Sans se prononcer sur la légiti-
mité de cette hypothèse en histoire naturelle, il semble
utile d'affirmer de nouveau que les considérations de
finalité doivent rester étrangères à la science sociale.
Elles ne feraient pour le moins que les surcharger
d'une difficulté superflue. Il ne s'agit donc pas de
s'évertuer à prouver que les différentes classes sociales
sont en progrès, mais simplement de montrer les
variations de formes (ju'un type social peut revêtir
suivant les conditions auxquelles il se trouve soumis
et de les grouper en une sorte de famille. On recher-
chera les lois de ces transformations plus tard, quand il
sera question des corrélations sociales.
Le problèm3 à résoudre ici est un problème de clas-
sification. Pour en avoir la solution, il faut procéder
comme en histoire naturelle et suivre la méthode de
Jussieu en tenant com{)te de tous les éléments, puis exa-
miner les variations d'un élément, et ensuite remarquer
les variations correspondantes dans les autres. On ob-
tiendra ainsi dans une même classe — celle caractéri-
sée par le genre d'occupations — plusieurs séries de
formes d'autant i)lus divergentes que la dill'érence por-
tera sur un élément plus inij)ortant.
LA MÉTII0D1-: 43!
Sans vouloir efTectuer ce travail, qui est très déli-
cat, il suffira pour les besoins de la méthode d'indi-
quer sur un exemple la façon dont il pourra être elfec-
tué. Prenons l'exemple qui nous est déjà familier, le
travailleur des champs, et supposons que l'observation
ait révé'lé rimportance des choses suivantes :
Occupations. — Propriété. — Besoins. — Inclinations.
Délassements. — Connaissances. — Activité. — Char-
ges. — Droits. — Croyances (religieuses,
morales, politiques 1.
Laissons le premier stable et faisons varier le second.
Nous obtiendrons ainsi une série de types partant du
degré inférieur, occupé par l'esclave qui n'a d'autre
propriété que sa vie ; puis viendront dans une échelle
ascendante l'esclave avec pécule, le domestique, le
manœuvre, le serf, le métayer, le fermier, le paysan-
propriétaire. En s'élevant plus haut, on trouverait le
propriétaire foncier, le landlord, le seigneur qui, dé-
laissant les travaux des champs, nous conduiraient
hors de la classe. Sans franchir ces limites on trouve-
rait dans l'énumération précédente matière à étude de
caractères voisins mais distincts, ainsi (juc l'indique
d'une façon sommaire le tableau suivant :
Payfian-propriétaire. 11 travaille lui-même la terre,
il possède une maison, le sol (ju'il cultive et ses ins-
truments de culture. Si l'analyse de son caractère a été
bien faite, ce type sera délini par l'ensemble des traits
moraux réunis dans le tableau antérieur (p. 118).
Quant aux charités, droits et croyances, nous laissons
de côté ces éléments |)arc(' (|u'ils sont variables et que
leurs (lucluations dépendent d inflneiices sociales
étrangères au droit de propriiUé.
132 LES CLASSES SOCLiLES
Le fermier passe un contrat avec le propritUaire du
sol, contrat favorable on ontu'eiix. Dans le premier cas
il travaille avec ardeur, s'attache an sol qui le nourrit
et qui, av^c le temps, pourra le rendre proprielaiie à
son tour. Mais la crainte d'être évincé l'cmpèclie de
pratiquer les améliorations utiles et l'incite à épuiser
le sol. 11 a moins d'indépendance et son ambition est
plus limitée. C'est bien pis quand le contrat est oné-
reux. On arrive à l'état misérable du tenancier Irlan-
dais qui s'irrite de voir son labeur stérile, qui déses-
père de jamais pouvoir sortir de sa situation et tombe
dans l'indolence ou dans la révolte. 11 ne fait aucun ef-
fort pour remplir des engagements que la concurrence
rend accablants et pullule sans inquiétude de l'avenir,
se nourrissant de pommes de terre lui et sa nombreuse
famille.
Le métayer fournit son travail et partage avec le
propriétaire les produits du sol. Comme ses gains sont
faibles et que les occasions de tromper sont nom-
breuses, il est porté à dissimuler une partie des pro-
duits. De là des difficultés, des contestations ou une
surveillance humiliante qui amènent souvent la rup-
ture du contrat. En tout cas, le métayer n'a qu'un in-
térêt médiocre à améliorer une terre dont les profits
vont par moitié à un étranger, et dont il peut être dé-
possédé par la dénonciation du contrat.
Le Serf Q. les apparences de la propriété mais les
apparences seules. 11 cultive un champ et en récolte
les fruits, mais ce droit est acheté par les charges les
plus nombreuses et les plus lourdes. Ainsi au moyen-
ûge il payait dos redevances en nature ; il était sou-
mis à la taille et aux corvées ; il subissait les droits de
mutation, de déshérence et de formariage ; il contri-
buait par des aidi^s aux besoins du seigneur ; il suppor-
tait « le ravnue de la chasse, du colombier et de la
LA MÉTHODE 133
garenne )),et il subissait les banalités du moulin, du
four, du pressoir. Surtout il n'était pas libre de sa
personne. De là les craintes, les haines ou l'avilisse-
ment des hommes de cette condition.
Le/?^fl/^«?/<^v•^est un salarié qui donne son travail in-
diiïéremmcnt à tous ceux qui veulent l'employer. Son
genre de vie est déterminé par le taux des salciires.
Ces salaires agricoles sont rarement assez élevés pour
donner à l'ouvrier des champs l'ambition d'être pro-
priétaire. Aussi la plupart de ces ouvriers vivent au
jour le jour.
Le domestique doit exécuter les ordres du maître au-
quel il est lié par un contrat. Mais comme ce contrat
est révocable, la liaison est souvent fragile, et, quand
la nécessité ne s'y oppose pas, le domestique reprend
souvent son indépendance.
Chez Vesclave cette facilité n'existait pas ; et il lui
fallait subir les défauts du maître auquel la destinée
l'avait lié. Quand l'airranchissement pouvait être ache-
té, l'esclave s'efforçait d'accroître son pécule. Quand
l'espoir de la délivrance lui était refusé, il employait
toute son intelligence à tromper son maître et à ache-
ter son entrelien par le moindre travail possible.
Ce transformisme est dû surtout aux corrêlalions jny-
chiqiie'^.
Cnrrêialions psi/chiques. Vn être vivant forme un
système lit; dans toutes ses parties et composé d'orga-
nes solidaires. Cette solidarité est t(dlement étroite que,
si un organe vient à être aifecté" 'de.' quelque modifica-
tion importante, tous les autres éprouvent des chan-
gements correspondants. Dans certains cas il y a trou-
ble, perturbation, maladie, et le corps est menacé de
n'être plus en état de résister aux forrcîs extérieures
<pii ti'udiïnt à (li'lriiin' son unil,('. Dans les cas favora-
bles l'activité saccroît, la puissance organique gagne
l-"U LKS CLASSES SOCIALES
en intensité, et la vie — qui n'est qu'une accommo-
dation au milieu — offre plus de résistance aux forces
hostiles qui tendent à la dissoudre. Cette dépendance
mutuelle entre des org'anes liés ensemble a été surtout
signalée par Guvier qui lui a donné le nom de corréla-
lalion organique.
Or, ce qui se produit dans les corps a lieu aussi dans
le domaine de l'esprit, et môme plus facilement puis-
que les facultés mentales sont douées dune plus
grande plasticité. Les sentiments, les idées et les vo-
litions ne se développent pas d'une manière indépen-
dante, mais grâce à leurs actions et réactions inces-
santes ils tendent à s'harmoniser pour former à leur
tour un tout cohérent et sj'stématique. Les éléments
constitutifs d'un type général ne restent donc pas im-
muables en grandeur et en qualité. D'un autre coté,
comme les changements sur un point en entraînent de
correspondants sur les autres, le caractère — tout en
conservant les traits fondamentaux — n'est plus entiè-
rement le même. Il existe des déviations du type nor-
mal ou commun, déviations qui se produisent dans
deux sens opposés : les unes réalisent un progrès,
tandis que les autres sont une alté-ralion et présentent
des symptômes de maladie. Leur étude offre donc une
utilité pratique à côté de l'intérêt purement scienti-
fique.
Un des points les plus importants delà méthode, et
sur lequel on ne saurait trop revenir, c'est qu'il faut
nettement poser les questions, les circonscrire avec
exactitude. Ici le problème à résoudre consiste non à
rechercher les causes modificatrices d'un caractère so-
cial, mais ù montrer que des changements — s'ils vien-
nent j>ar une cause (|uel('on(juo ;i se j)r()duire dans
un ('lément mental — affecteront les autres [)arties
d'une façon constante, et b^s modifieront dans un sens
déterminé.
LA MÉTHODE 135
Pour le prouver, il ne faut point })arlir des lois de
lit psychologie générale on tout au moins il faut no leur
attribuer qu'une valeur provisoire, puisque ces lois
sont le produit d'observations faites sur l'honinie
abstrait et que ce mode d'observation nous a semblé
exposé à de justes critiques. A titre d'hypothèse pro-
bable, nous pouvons remarquer que notre thèse est en
harmonie avec ces lois psychologiques, dune forme
trop vague sans doute mais ((ui renferment toutefois
une grande part de vérité. Les facultés n'ont pas une
vie indépendante et isolée. Elles agissent sur les autres,
et par une action incessamment répétée elles finissent,
en vertu de la plasticité mentale, par les façonner
conformément à leur nature. Par suite, que cette nature
varie, et on devra trouver des variations correspon-
dantes dans la nature des autres facultés.
Ce n'est là encore qu'une idée, idée qui demande à
être contrôlée par l'expérience. Des méthodes expéri-
mentales énuniérées dans la Logique de St. Mill, celle
qui paraît la mieux appropriée à fournir un contrôle
décisif est la méthode dite des variations concomi-
tantes.
Reprenons l'exemple du caraclère-j)aysan ; et sup-
posons que des variations viennent à se produire
dans la tendance fondamentale mise sous le titre
d'nitéri'l on amour de la rie. Le paysan Français du
commencement du siècle était moins exigeant qu'au-
jourd'hui dans la satisfaction des besoins physiques.
L'usage fréquent de la viande de boucherie n'existait
pas ; l'habitude du café, des liqueurs, du tabac était
moins r('pandu ; les vêlements étaient moins coûteux,
le mobilier plus restreint, les habitations moins con-
l'ortables ; en un mot la simplicité; des goiUs rendait le
budget des dépenses moins chargé. Ou'est-il résulté
d'une modilicaliou dans les numirs ? Le nouveau j;enre
13() LES CLASSES SOCLVLES
de vie e'tait incompatible avec les familles nombreuses,
et les théories de Malthiis ont reçii application dans
les campagnes : plus de bien-être, moins d'enfants.
Puis Tamour-propre s'attacha plus aux apparences : il
s'agissait moins d'être riche que de le paraître. C'est
peut-être à cet amour-propre déplacé qu'on pourrait
attribuer l'élimination du bœuf comme animal de cul-
ture remplacé par le cheval, qui est d'un entretien plus
coûteux et dont les services un peu supérieurs ne
compensent pas le surcroît de dépenses. — La tendance
au plaisir s'est accentuée et les divertissements ont
gagné non-seulement en délicatesse mais aussi en fré-
quence. — La force physique et l'énergie morale se
sont ressenties de ces dispositions nouvelles. Une vie
rude élimine les faibles et par une sélection rigoureuse
conserve seulement les plus résistants; une vie plus
âpre trempe également le moral, fortifie la patience,
active la prévoyance et donne à l'activité plus de res-
sort. — Quant aux facultés intellectuelles, elles ne pa-
raissent pas affectées par le changement de vie : le
paysan s'en tient aux connaissances purement tech-
niques et n'a de foi que dans l'expérience.
Un seul cas bien choisi pourrait suflire pour éta-
blir ces sortes de corrélations mentales. En elTet, si
l'on était assuré que la cause modificatrice n'a porté
que sur un élément du caractère, les changements
qu'on constaterait dans les autres parties seraient atlri-
buables à la modification initiale. Mais, pour arriver à
cette certitude, il devient nécessaire de remonter jus-
qu'aux caus<.»s, car c'est la nature de ces causes qui ré-
vélera la nature de leur action et indiquera le point
du caractère primitivement louché.
Quelles sont donc ici les influences possibles ? Il
semble qu elles sont comjiriscs dans l'énuméialioii
suivante :
LA MÉTHODE 137
1" Action dos choses naturelles.
2° Action des choses modifiées par l'industrie hu-
maine.
3' Imitation volontaire.
4° Action exercée par les autres classes et en parti-
culier par le Pouvoir. (Cette dernièri', influence fera
Tobjet d'un examen approfondi dans la partie qui trai-
tera des Cnrrrlationa Sociales j.
La fertilité du sol, les conditions climatériques et
les autres agents naturels n'ont pas subi en France de
changements notables. L'oïdium et le phylloxéra, en
ravageant de grandes étendues de vignobles, ne peu-
vent non plus être jugés responsables d'une plus
grande délicatesse dans les goûts et d'une exagération
dans les dépenses. — Les chemins de fer ont rendu
les communications plus faciles ; ils ont permis au
paysan de sortir plus facilement de son village et de
I)rendre contact avec les classes supérieures. Mais par
eux-mêmes ces grands travaux — qui ont une si
grande portée économique — n'ont pas agi directe-
ment sur le caractère paysan. — La cause véritablement
efficace a été plutôt d'ordre moral. Elle consiste à
vouloir imiter la vie bourgeoise des villes et à prendre
part au bien-être qu'on y voit répandu. — Ouant à
l'idi'e de cette imitation, elle est venue en grande
pai'lie du séjour prolongé que les jeunes gens font
dans les villes de gjUMiison. pendant b'ur période d'ins-
trticlion militaire.
Malgré la haute [)r()l)abili!('(|u"on peut atteindre ainsi.
il serait conlrairtî à la pruilenc(; expérinn'ntale de
n'examiner qu'un cas, si favorable à l'observation
(ju'on le suppose. Mais la recommandation, qui existe
p(»nr les sciences physiques. s'appli([ue égah-ment
aux sciences sociales, cl il faut rassembler le pla> jios-
sible d'exemples. Alors les vues imparfaites se coni-
l'{8 LES CLASSES SOCL^LES
plèlent et les erreurs ont chance d'être rectifiées. —
(^est donc un travail très étendu qu'il faut entrepren-
dre pour établir avec solidité ces corrélations psychi-
ques, propres aux ditTérentes classes. Mais alors le
travail ne se fait pas au hasard ; on. possède des points
de repère qui guident la marche et qui permettent de
se reconnaître au milieu de la multitude des maté-
riaux.
Si les corrélations sont exactement déterminées,
l'ohservateur pourra partir d'un élément quelconque
du caractère et, quand il y constatera des variations, en
induire des variations correspondantes dans les autres
éléments soumis à une réciprocité d'influences. Un
ahaissement dans la natalité sera par exemple l'indice
d'un accroissement des dépenses, dun goût plus vif
pour les distractions et correspondra à un abaissement
dans les forces physiques et dans l'énergie morale.
B. — PsVCnOLOGIE SOCLVLE
I. Connexions Sociales.
Une des plus impérieuses exigences de la méthode
est de « décomposer les difficultés » et pour cela de
procéder par analyse, en isolant par l'abstraction les
objets de leur milieu. C'est cette nécessité de com-
mencer une étude par les objets les plus simples qui
nous a conduit à considérer la classe comme étant in-
dépendante. En réalité celle indépendance n'existe pas.
Pour compl('ler la connaissance de la classe et pouvoir
arriver à l'é'lude des Sociétés, il faut la replacer dans
le milieu où elle évolue, subissant des inlluences, en
exerçant à son lour, et amenée sous la pression des
circonstances a s'adapter à un état social. (Juand les
circonstances restent sensildement les mêmes pondant
LA MÉTHODE 139
un laps Je temps assez considérable, cliaciine des
classes qui composent la société, par suite de la per-
sistance des actions et réactions semblables, prend
une nature plus fixe, et toutes ensemble tendent à un
état d'équilibre, troublé seulement par de légères os-
cillations. C'est le moment le plus favorable pour étu-
dier les rapports de coexistence ou les Connexions So-
ciales.
Mais cet équilibre est à la merci de nouvelles cir-
constances. Si par suite de quelque événement une
classe vient à éprouver une modification importante,
l'harmonie entre les classes cesse et l'une de ces deux
alternatives se produit. Ou l'élément perturbateur est
ramené dans ses anciennes limites par l'effort com-
biné des classes menacées dans leurs tendances ; ou
le changement ne peut être enrayé, et il entraîne des
changements corrélatifs dans tout le reste du corps
social. C'est une période de transformation très favo-
rable à la connaissance des rapports de dépendance
mutuelle qu'on peut appeler les Corrélations Sociales.
La première question, celle des connexions sociales,
n'est autre que l'étude des div(M'ses formes de sociétés,
étude très ancienne dont les auteurs ont reconnu de
tout temps l'importance, mais dont ils n'ont pas en
général a])erçu les difficultés.
Nous avons vu plus haut avec quelle absence de
méthode Montesquieu, égaré par les fausses lueurs du
bon sens, a résolu ce problème. Sans manquer au
respect dû à sa haute compétence, il est permis de
dire — si l'on veut étri' sincèr(> — (jue sa division des
gouvernements en trois espèces, le républicain, le mo~
narcliiqup et le despoti(jue, n'a pas une valeur scnsi-
bii'MiiMit plus grande (|ui' l;i division vulgaire" «les
plantes en herbes, arbrisseaux et arbres. D'après celte
classification les Etats sont distingués par le noni/nr
140
LES CLASSES SOCIALES
de ceux qui prennent part an gouvernement, considé-
ré comme un tout i/idivisib/e.
. Double erreur. En s'appuyant exclusivement sur le
nombre, on ne trouverait pas une seule démocratie
dans l'antiquité, puisque les esclaves, qui se rencon-
traient partout, ne prenaient aucune part aux affaires
publiques. Quant aux aristocraties, l'important n'est
pas de savoir que la souveraine puissance appartient
à une classe mais d'indiquer la nature de la classe
prépondérante, puisque la direction dépend de cette
nature. Dans l'état monarchique, « un seul homme
gouverne, dit-il, mais par des lois fixes et stables. »
Mais un monarque ne pourrait gouverner seul sans
l'appui de classes déterminées ; par exemple, la royauté
française s'est appuyée suivant le temps sur le Clergé,
sur la Noblesse, sur le Parlement, sur la Bourgeoisie.
En outre les lois ne sont point fixes : elles sont cons-
tamment modifiées d'après les influences prépondé-
rantes de l'entourage royal, et aussi par la volonté du
roi. Enfin la conception du despotisme où « un seul
entraîne tout par sa volonté et ses caprices » est très
peu applicable à la réalité ; car les despotes de l'Orient,
adorés en apparence comme des dieux, ne pouvaient
rien sans l'appui des prêtres et sans le respect des tra-
ditions. — La seconde erreur est que le Gouvernement,
malgré l'unité que semble indiquer ce terme abstrait,
n'est pas un tout indivisible. Il renferme des fonctions
distinctes, qui n'émanent .pas toujours du même pou-
voir central. Sous l'Ancien Régime, le Parlement se
recrutait lui-même vivant dune vie assez indépen-
dante, et le Clergé avec son pouvoir spirituel non seu-
lement ne relevait pas de la royauté, mais pei.dant
(oui le .Moyen-Age la tentiit en échec ou ])lutôt la
dominait.
Herbert Sj)encer ramène toutes les formes de sociétés
LA MKIIIODI-: \i\
h deux types fondamentaux : le type de])redateur cl le
type industriel. Ce dernier môme n'a qu'une existence
virtuelle, puisque depuis les temps primitifs jusqu'à l'é-
poque actuelle c'est le premier cjenre ilaclivité sociale
qui a exclusivement régnt'. — l ne classification aussi
générale ne serait d'aucun secours. Car elle efface entre
les sociétés les distinctions essentielles, distinctions
qui permettent seules de se rendre compte de leur vie
dillerente. Il faut donc entrer davantage dans le détail
et signaler les traits caractéristiques de chaque espèce
de société.
On pourrait parcourir un plus grand nombre de
classifications, mais cette revue aurait moins d'inté-
rêt pour la méthode que pour l'histoire. Au lieu de
s'attarder à la critique, il semble préférable de mon-
trer comment ce problème a chance de pouvoir être
résolu.
Soucieux de donner une bonne classification des
formes végétales, le botaniste ne se borne pas à con-
sidérer l'aspect extérieur des plantes, mais il analyse
ces plantes, scrute leurs organes cachés et s'efforce
ainsi de connaître leurs principaux caractères. C'est à
cette seule condition qu'il trace des cadres naturels et
établit des groupes instructifs. — Une méthode ana-
logue doit être suivie en Sociologie, si l'on veut attein-
dre des résultats vraiment scientifiques.
Mais cette recommandation d'analyser l'objet d'étude
n'est pas neuve. L'essentiel est de savoir comment il
faut procéder pour conserv(M- tous les caractères impor-
tants, et pour accorder à chacun toute sa valeur rela-
tive. La marche conseillée sera la même que pour les
connexions psychiques. Pour que l'observation ne se
disperse pas sur une multitude d'objets, il sera bon
que le savant — (ju'on suppose non seulement en posses-
sion de certaines connaissances historiques, mais en-
I 42 LKS CLASSES SOCIALES
core familiarisé avecrétudo des types sociaux — il sera
bon qu'il se trace à l'avance un cadre ge'néral oîi pren-
dront place les principales classes sociales. Ce tableau
ne serait du reste que provisoire ; et, soumis au con-
trôle de l'observation, il pourrait être corrigé.
Voici, par exemple, l'idée qu'on se fera des divers
éléments qui entrent dans la composition d'une société.
La classe la plus en relief est celle des Gouvernants,
caractérisée par le pouvoir de donner des ordres et
d'user de contrainte pour les faire respecter. Elle com-
prend : 1° les législaleiir:<, membres d'un conseil d'E-
tat, d'un sénat ou d'assemblées publiques. Ils promul-
guent des /o/s, c'est-à-dire des règles générales qui
s'appliquent à toute la catégorie de personnes se trou-
vant dans des conditions déterminées. Ces lois sont
constitutionnelles, lorsqu'elles fixent les droits et les
devoirs des cbefs ; politiques, lorsqu'elles déterminent
les droits des citoyens ; civiles, lorsqu'elles règlent
les rapports des membres de la cité; criminelles, lors-
qu'elles édictent des peines contre la violation des lois
essentielles.
2° Les juges qui interprètent les lois et les appliquent
dans les cas particuliers. Ils constituent des tribunaux
de diderente sorte suivant la nature de leurs attribu-
tions : politiques, quand ils ont à se prononcer sur la
gestion des magistrats prévaricateurs ou sur les em-
piétements de pouvoir des conspirateurs ; civils, quand
ils ont à juger les contestations sur les biens, les per-
sonnes et les contrats ; correctionnels et criminels,
quand ils ont à réprimer les délits et les crimes ; mi-
litaires, quand les juges et les accusés appartiennent à
l'armée ; religieux, quand il y a une juridiction spé-
ciale pour les membres du clergé ; commerciaux, quand
les juges, pris parmi les négociants, sont familiarisés
avec le genre d'affaires qui leur est soumis.
LA MÉlllODR 141}
'V Les cht'/s <r l'Uni , rois, archontes, consuls ou mi-
nistres, (jiii [)rennent des décisions spéciales, relatives
aux travaux de forlilications, de constructions navales,
darmcmi'nt, de roules, de canaux, etc.: aux nomi-
nations ou révocations de ibnctionnaires , aux distinc-
tions lionoriliques ; aux déclarations de guerre ou aux
traités de paix, décisions qui en raison de leur gravité
sont réservées quelquefois aux représentants de la na-
tion, ou qui du moins sont soumises le plus souvent
à leur contrôle. Même remarque au sujet des imposi-
tions extraordinaires.
4" Les agents exécutifs qui sont chargés de veiller
au respect des lois, d'exécuter les arrêts des trihunaux
et de réaliser les décisions des chefs de l'Etat. C'est là
que se trouve la cohorte serrée des fonctionnaires de
tout ordre et de tout grade, les gouverneurs de pro-
vince, les préfets, les maires ; les gendarmes, les gar-
des champêtres, les geôliers ; les agents du fisc, gabc-
lous et collecteurs d'impôts ; les édiles, les ingénieurs,
les constructeurs de routes et de canaux ; les agents des
postes, des télégraphes ou autres moyens employés
pour la rapide transmission des ordres.
5" Quanta /année, elle rentre bien dans la catégorie
précédente ; mais elle a une fonction si spéciale et si
importante (ju'elle mérite une place à part. Caractérisée
par la forci', ell(;est chargée de maintenir l'ordre à l'in-
térieur et de protéger la Cité contre les attaques du
dehors. Parfois elle sert à réaliser les projets de con-
quête formés par des chefs ambitieux.
Voilà les représentants du pouvoir temporel.
En face se dressent les détenteurs du pouvoir spirituel,
;jre//'<?s, sacrificateurs, devins, sorciers, prophètes. Ils
ont, comme trait commun, le privilège de passer pour
être en communication avec des êtres mystérieux et
doués d'une grande puissance. Ils sont les interprètes
I i-4 LES CLASSES SOCIALES
des Dieux, fout couuaîtrc leurs volontés, savent les
prières, les formules et les rites efflcaces pour calmer
leur colère et gagner leurs faveurs ; ils croient et sont
crus posséder les se(?rels de la mort et, par la connais-
sances des rites funéraires, capables dedonner le repos
ouïe bonheur dans les demeures d'Hadès.
7° Dans une catégorie voisine se placent les maîtres
de F opinion, qui peuvent se répartir en trois groupes
suivant quils ont une marque officielle, qu'ils se ratta-
ciient au clergé, ou qu'ils sont indépendants de ces deux
pouvoirs. Ils ont pour trait commun d'exercer leur
iniluence sur les idées, les croyances et lessentiments.
Mais les groupes se distinguent parla diversité de leurs
tendances ; et, dans chacun des groupes, il y a d'autres
diiïérences qui proviennent de la diversité des moyens
d'action. Cette grande variété, et d'un autre côté l'ori-
ginalité et l'imprévu des productions rendent l'étude
de ces classes particulièrement délicate. Elles exigent
même qu'on laisse uni; assez large place à la contin-
gence. Dans l'analyse actuelle de la société, il suffit
d'énumérer les différentes classes comprises dans le
groupe total. Ce sont les maîtres des écoles, laïques,
religieux ou libres ; les historiens et les journalistes ;
les prédicateurs, les orateurs politiques et les publi-
cistes ; les savants et les philosophes qui s'appuient
sur la raison etmettontles vérités scientifiques souvent
en opposition avec les dogmes révélés; enfin les poètes
et les artistes qui n'offrent pas seulement un délasse-
ment supérieur, mais qui suggèrent des sentiments et
insinuent des motifs de conduite. ~
Une société ne se compose pas uniquement de gou-
vernants. Mais ceux-ci par une antithèse nécessaire
a[)pellent les gouvernés ou les st/jeis, qui sont surtout
chargés de produire les choses nécessaires à la vie.
S" Une classe fondamentale est celle des jja//sans
LA MÉTHODR 145
({ui cultivent le sol. des pasteurs qui nourrissent leurs
troupeaux, des prchenrs qui exploitent les richesses
de la mer et des chasseurs qui vivent de gibier.
9° Puis viennent les ouvrir;-.'^ qui exercent un UK'tier
manuel, et dont l'activité est employée à transformer
en objets utiles les matériaux bruts fournis par la
nature. Ces ouvriers sont indépendants, ou soumis à
un chef d'industrie.
10" Comme les ouvriers et les patrons sont divisés
de goûts, d'idées et d'intérêts, il faut créer une classe
spéciale pour les patrons, ingénieurs, architectes et en
général pour les directeurs d'industrie.
11° Le producteur ne livre pas toujours directement
sa marchandise au consommateur, mais elle passe par
l'intermédiaire des coninierrants. Les riches qui tirent
des rentes de leurs capitaux peuvent rentrer dans cette
classe, ainsi que les ftiKmcicrs qui font en réalité le
commerce d'argent.
12° Le commerce exige des communications entre
des villes ou des contrées éloignées, ce qui donne nais-
sance au personnel dos caravanes, de la marine mar-
chande et des chemins de fer ; à ceux qui font ou qui
permettent de faire des voyages.
13° « Il y aura toujours des pauvres parmi vous. »
Parole jusqu'ici vériliée. Dans toute Société, il y a
une classe d'êtres qui n'ont point de moyens d'exis-
tence ; ce sont les yja/avï'.s, les inlirmes, les orphelins,
les vieillards sans fortune.
14° Il y a aussi des êtres dangereux, l(>s crint'uich (jue
la société tMif(;rm<i dans des prisons, ou d(''pi>ile d;tns
des contrées éloignées pour les mettre dans l'impossi-
bilité de nuire.
Les fiii/nirs ne forment pas une classe dislincte,
mais elles se répartissent dans toutes b's divisionspré-
cédentes,et, par suite de leurs dilférences physiques et
10
146 LES CLASSES SOCL\LES
morales avec les hommes, elles donnent lien à des
sous-classes qu'il y a inte'rèt à ne pas négliger.
Cette multiplicit»3 de classes et de fonctions existe-
t-elle dans toutes les sociétés ? Si, pour obtenir cette
vérification, ou emploie la méthode de concordance,
il nest pas difficile de remarquer que cette analyse ne
convient ni aux sociétés animales, ni aux familles iso-
lées comme chez les Veddahs, ni aux hordes qui vivent
dans une complète promiscuité ; qu'elle s'applique
mal aux clans « à parenté confuse, oîi règne ordinai-
rement une sorte de promiscuité réglementée... oîi il
n'existe aucune organisation politique (l) », et qu'elle
s'accorde imparfaitement avec les tribus, où la diffé-
renciation commence à s'effectuer, mais où elle n'est
pas encore réalisée.
Que faut-il conclure de cette constatation ? — Non
pas la nécessité de modifier la définition de façon à
lui donner une extension capable d'embrasser ces
états sociaux rudimentaires, mais plutôt d'écarter des
sciences sociales des agglomérations qui ne sont que
des ébauches grossières des vraies sociétés. En effet, la
vie animale est trop obscure, ou trop bornée aux ins-
tincts physiques pour que la sociologie humaine puis-
se tirer une réelle utilit(' d'observations faites sur les
troupes de bisons « aux instincts stratégiques », (( sur
les fédérations de groupes polygamiques » comme les
chevaux sauvages d'Asie, sur les lamas guanacos «où
les mâles vivent en sultans tyranniques », sur l'élé-
])hant « à qui la jalousie sexuelle interdit la forma-
tion des grandes sociétés », sur le castor, animal essen-
tiellement sociable, mais dont « le cerveau est remar-
quablement pauvre en circonvolutions » et même sur
les singes « nos cousins germains... où règne littéra-
(1) Lelourneau. Kv'luUon Politique, p. 1)28.
LA MÉTIIODi: 147
lemont lo droit du plus fort ( 1 .). Quant aux alioillcs et
aux fourmis, le même auteur se plaît à célébrer leur l»elle
organisation et leurs habitudes de solidarité. « Toute
leur vie consciente, tous leurs ell'orts n'ont qu'un ob-
jet, l'intérêt de la communauté ; et, pendant toute la
durée de leur âge adulte, il n'est pas un moment où
chacune des citoyennes libres de leurs républiques ne
soit prête à se sacrifier pour le salut commun ; toutes
semblent entièrement dépourvues de l'instinct indivi-
duel de conservation, dès que Tintérêt public est en
jeu ». — Ces observations psychiques sur des êtres
d'un type si dilférent du nôtre sont nécessairement
très incertaines. En supposant qu'elles soient exactes,
elles seraient sans utilité pour l'c'tude des sociétés hu-
maines, très éloignées encore de l'organisation idéale
d'une fourmilière ou d'une ruche. Car, ou l'ordre est
le résultat d'une intelligence consciente du but et des
moyens, et cette intelligence impénélrable à l'homme
est trop mystérieuse pour qu'on espère la connaître et
en tirer parti ; ou Tordre est le produit du pur mé-
canisme, et cet automatisme est trop éloigné des con-
ditions de la vie sociale pour qu'on puisse l'appliquer
à l'homme.
Ce n'est pas pour les mêmes raisons que l'on écarte
les familles isolées, les hordes, les clans et même les
I ri bus où les fonctions n(; sont pas nettement séparées.
Ces groupes se composent d'êtres humains, et à ce titre
il serait possible de pénétrer leurs mobiles, de connaître
leurs idées et d'interpréter leur conduite. Mais la nature
de ces groupes est trop dilTérente de C(dle qui est
propre aux sociétés pour que cette connaissance —
assez difficile à acquérir — soit d'une V'ri table utilité
pour la Sociologie. — La constitution de la l'aniilie
fond<'e sur une iu<'galité naturelle a donné lieu ;"i de
(I) Ici. p. 10-13.
148 LES Cr.ASSES SOCIAI-ES
fausses analogies : car les sujets ne sont point par
rapport aux chefs comme des enfants vis-à-vis d'un
père plus fort, plus expérimenté et plus sage. — La
Horde est une agglomération confuse où régnent la
communauté des biens, des femmes, des enfants, la
similitude des fonctions, et une égalité qui est troublée
seulement par les dilïérences de force et de santé. —
Dans le Clan, des distinctions entre les membres
commencent à apparaître, mais leur étude scientifique
présente deux difficultés D'abord, ces distinctions
restant pour la plupart à l'état embryonnaire sont
difficiles à apercevoir;et surtout, comme elles dépendent
des individus, elles sont trop variables, trop contin-
gentes pour qu'on puisse parvenir à les fixer. — Dans
la Tribu, la séparation entre les fonctions est plus mar-
quée, mais tant que la tribu est restreinte, certaines
classes ou manquent, ou ne comprennent pas assez de
membres pour qu'on puisse éliminer la liberté, cet
élément reconnu réfractaire à la science.
Cette exclusion des groupes inférieurs ne doit pas
être plus interdite en Sociologie qu'en Histoire naturelle.
Or en botanique le meilleur moyen de connaître les
dicotylédonées ne serait pas d'étudier les moisissures,
les champignons ou les algues, alors même que l'évo-
lutionnisme serait dans le vrai et que ces espèces
inférieures se rattacheraient aux espèces ancestrales —
souches primitives mais rudimentaires qui, par une
accumulation de changements successifs, auraient
donné naissance à des plantes aujourd'hui très dilIV'-
rentes par la complexité de leurs parties et la nature
de leur organisation. — De même pour les sciences
sociales. Les études ne peuvent que gagner à porter
sur un objet [)lus circonscrit et mieux défini. Cela
n'empêche point du reste que, pour résoudre la ques-
tion de l'origine et de la genèse des sociétés, on n'ait
LA MÉTHOlJi: 149
intérêt à lairo porter ses observations sur ces ébanehes,
ou, si Ton veut, sur ces germes et embryons sociaux.
Une société ne mérite vraiment ce nom qu'autant
qu'elle comprend toutes les classes énumérées dans b;
tableau donné ci-dessus. Mais cette identité de fond
ne s'oppose pas à une grande multiplicité de formes.
Il faut donc réduire cette multiplicité par une classifi-
cation qui échappe aux critiques dirigi'es contre les
classiiications de Montesquieu, de Spencer et des
autres.
La solution sera analogue à celle qui a été donnée
antérieurement dans l'étude des classes sociales. Cha-
(jue type, représentant une classe, se distingue par une
manièrti propre de sentir, de penser et d'agir. ÎSIais
tous les traits de sa physionomie morale, qui se ratta-
chent entre eux par une étroite solidarité, sont sous la
dépendance de quelques traits plus dominateurs qui
servent à le caractériser. Pour distinguer les formes
sociales, il conviendra aussi de tenir compte de tous
les éléments dégagés par l'analyse, mais il faudra sur-
tout s'attacher à découvrir l'élément dominateur, celui
qui agit sur tous les autres, qui les façonne sur un
modèle distinct, et qui imprime à tout l'ensemble une
mar(|ue caractéristique. Cette; classe est bien celle des
(jouvernants. Mais pour comprendre leur action, pour
connaître leurs tendances, leurs idées et leurs ressour-
ces, il ne suffit pas de compter leur nombre ; il faut pi>
nétrer jus([u'à la source de leur iutluence. Les législa-
teurs, les juges, les chefs d'Ltat, les agents exécutifs
j)uisent leur [)()uvoir dau< (jucbjuc classe sociale, guer-
riers, prêtres, commerçants, industriels., et c'est la na-
ture de cette classe qui donne à l'Etat son caractère,
son principe, sa lin et sa direction.
La classe dominante, liien pliis([ue la fo'iue du gou-
vernement républicain ou nionar(hi(|ue, donne à la
inO l-KS CLASSES SOCIALES
société son caraclèro propre. On peut le prouver par
les deux méthodes de concordance et de différence, qui
aboutissent sur ce piiint aux mêmes conclusions. Si
l'on compare entre elles les Cités et les Nations, oii le
commerce maritime a pris une grande extension et où
par suite dominait In classe des armateurs, on trouve,
malgré la différence des temps et lieux, de frappantes
analogies. Les anciennes Cités de Tyr, de Carthage,
de Massilia offrent de grandes ressemblances avec les
Républiques modernes de Gènes et de Venise ; et,
sur une plus grande échelle, la Grande-Bretagne
actuelle présente le même type. Sans vouloir tracer
dans le détail ce type de la Cité Commerçante, on peut
à titre d'indication en signaler les principaux traits.
Les Législateurs^ quelque nom qu'ils portent, s'ef-
forceront d'introduire dans leurs lois toutes les dispo-
sitions favorables au commerce, ou du moins qu'ilssup-
posent devoir être favorables. Assez indifférents sur la
forme de gouvernement, ils sont intraitables 'sur les
privilèges utiles au développement du négoce et à l'ac-
croissement des richesses. Ils s'accommodent des rois
Tyriens, des suffètes Carthaginois, de la domination
romaine à iMarseille, du Conseil des Dix à Venise, du
Doge de Gênes, d'une Reine et même d'une Impératrice
en Angleterre ; mais ils repoussent avec habileté et pré-
voyance toutes les mesures qu'ils jugent préjudiciables
à la classe maîtresse. Point de pitié pour ceux qui font
obstacle à la richesse, ou qui en paraissent les instru-
ments nécessaires. On se débarrasse cruellement des
premiers et on utilise les autres sans merci : témoin
l'exploitation des colonies, des esclaves ou des prolé-
taires, qui se fait avec la même rigueur depuis Cartha-
ge justju'aux temps modernes.
Les juges i-endent leurs nrrêts en s'inspirant des
principes commerrants. Dans les contestations civiles
LA MliTIlODE loi
domine le régime dos amendes et des cautions : la
perte la plus sensible est celle de l'argent, et l'argent
est la meilleure des garanties.
Les chefs d'Etat doivent s'occuper surtout du dé-
veloppement de la marine, de la création de nouveaux
débouchés, de l'établissement de nouveaux comptoirs,
de l'extension des colonies. Le Commerce, voilà le
grand régulateur de la paix et de la guerre.
Comme la prospérité de la Nation repose sur la ma-
rine, les matelots sont recrutés avec soin et, pour
qu'on puisse compter sur leur dévouement, parmi les
citoyens. Quant aux troupes de terre elles ont moins
d'importance, et, si les chefs sont encore nationaux,
les soldats sont souvent des mercenaires étrangers. Le
commerçant achète du dévouement et des vies humai-
nes, comme il faille trafic de la pourpre et des colon-
nades.
La culture des terres est négligée : les profits sont
trop faibles en comparaison des gains considérables
réalisés dans le commerce ou dans les industries de
luxe. Les paysans, sont ou des esclaves, ou des fermiers
sous la dépendance degrands propriétaires. Au contraire
la population ouvrière augmente ; elle s'entasse dans
les villes, et, devenue surabondante, exige sans cesse
la création de nouvelles colonies.
Les riches abondent ; et, comme ils savent le pres-
tige dont jouit la richesse, ils étalent orgueilleusement
leur oisiveté et leur luxe. Ils construisent des palais
de marbre qu'ils (h'çorenl d "objets rares et précieux.
Ils gagnent ainsi bcaucouj) déconsidération, et obtien-
nent par là des hoiuKMirs ol des fonctions lucratives.
Ils deviennent gouverneurs de Provinces, et dans leur
administration songent surtout auxmoyiuis d'jiugmen-
ter leur fortune.
Blasés sur les distractions ordinaires, les riches re-
152 LES CLASSES SOCLVLES
cherchent des plaisirs plus raffinés ou môme des jouis-
sances plus délicates. De là un développement sou-
vent remarquable non seulement de l'industrie deluxe,
mais aussi des beaux arts : l'architecture, la peinture,
la statuaire et peut-être aussi la poésie. Mais cet épa-
nouissement des arts lient plutôt à la richesse qu'au
commerce même.
Quant à la religion, si elle est par la rigidité de ses
dogmes et par l'antiq^uté de ses croyances indépendan-
te de l'état politique, elle subit cependant dans la
personne des prêtres, ses interprètes, l'influence des
mceurs ambiantes. Epris du faste et de la richesse, les
prêtres des sociétés commerrantes croient mieux hono-
rer la divinité par la magnificence du culte, par la
grandeur des temples et par les riches ornements qu'ils
prodiguent à l'intérieur. Pour les fidèles, ils transpor-
tent dans la religion leurs idées mercantiles et achètent
par des dons précieux l'espérance des biens futurs. Le
sacrifice est souvent un marché.
Voilà donc une esquisse de ce qu'une comparaison
attentive pourrait donner, avec plus d'exactitude encore,
au sujet de la Cité commerçante.
La méthode de différence fournira une confirmation
des conclusions précédentes. Elle montrera que le
genre d'activité, spécial à une Cité, contribue plus que
la constitution politique àlui donner son caractère pro-
pre. Suivant la règle de cette méthode, il faut — puisque
rexpérimentation est interdite — trouver dans l'histoire
deux sociétés exactement semblables dans toutes leurs
conditions,sauf celle dont il s'agit de mesurer l'influence.
D'après une remarque antérieure, nous savons que le
meilleur moyen d'éviter les critiques de St. Mill n'est
pas de prendre deux sociétés semblables sur tous les
points sauf un — cecpii serait sans doute impossible à
trouver — mais de choisir une même société à deuxpha-
l.A MliTIKIDE I5li
ses dirterenLes do son existence. Soit par exemple la
République de Venise.
x\ partir de la fin du l"" siècle, époque à laquelle
s'ouvre son ère de prospérité, Venise fait traverseï- à
sa constitution politique une série de modifications
importantes. Au début les Doges nommés à vie sont
de véritables souverains; au 12* siècle, à la suite d'une
sédition, ils perdent l'inamovibilité, sont obligés de
partager le pouvoir avec le Grand-Conseil, et les Pre-
gadi, qu'ils désignaient eux-mêmes pour les assister
de leurs conseils, sont remplacés par les membres du
Sénat; au 14'' siècle, après la tentative infructueuse
de Tiepolo, l'aristocratie devient plus ombrageuse, elle
institue le fameux Conseil des Dix, pouvoir occulte
et aussi lyrannique qu'aucun despotisme ; enfin ce Con-
seil des Dix fortifie encore son despotisme en s'adjoi-
gnant le triumvirat des Inquisiteurs d'Etat. Et cepen-
dant au milieu de toutes ces transformations, la vie
même de la Cité n'est pas sensiblement altérée. Les
nobles Vénitiens constituent une classe privilégiée,
mais, en dehors des lois établies pour leur propre
avantage, ils se préoccupent surtout de donner de l'ex-
tension à l'industrie, au commerce, aux transports, à
la marine, aux possessions lointaines. Le mercantilisme
domine, cet esprit propre aux cités commerçantes, esprit
qui donne h l'amour du gain la préférence sur tous les
autres mobiles. Venise, qui avait reçu d'un Pape l'an-
neau symboli([ne de sa domination sur les mers, Ve-
nise,fervente cailioliqne, s'allie un jour avec les Turcs:
l'intérêt commercial prime tout.
Si l'on fait la contre épreuve et(|u"à la longue pério-
de de prospérité qui s'étend du 8' siècle à la lin du
15% on oppose la j)ériode suivante, lu différence sail-
lante à signaler consistedans l'affaiblissiunent progres-
sif du commerce, ou — ce qui réi)on(l mieux ànotre ma-
],)i. LES CLASSES SOCIALES
ilière de voir — dans la l'aihlesse croissante de la classe
des commerçants et armateurs. Une nouvelle route vers
les Indes et la dt'cou verte de l'Amérique ayant porté
un coup funeste à l'activité commerciale, riiidustrie
languit, l'énergie guerrière privée de son stimulant
ordinaire, l'expansion coloniale, décline. Venise perd
de plus en plus son caract.ire; et, devenue une simple
ville de plaisirs elle s'abaisse sans cesse jusqu'à ce que
par une décadence continue elle arrive à tomber sous
les coups de quelques régiments français, détachés de
l'armée de Bonaparte.
D'après Montesquieu, « le principe de Gouverne-
ment est ce quile fait agir ». Si l'on adopte ce sens, le
principe de la cit»' commerçante, c'est l'amour des
richesses. Les moyens d'action sont la ruse ou du
moins l'habileté dans les échanges; son but, l'extension
des colonies, le perfectionnement des arts industriels,
le développement de la marine et des voies de com-
munication.
Au lieu d'une division des Sociétés d'après la natu-
re du Gouvernement, il vaut donc mieux — si l'on veut
avoir une classification naturelle — l'appuyer sur le gen-
re d'activité propre à la classe dominante. On obtien-
dra ainsi un certain nombre de types de sociétés,
dont on déterminera, comme dans l'exemple précédent,
le caractère, le principe, les ressources et la direction.
y.u voici d'une façon très succincte l'énumération.
\° La Cifr CrKefrirrc dont le modèle le plus parfait
a ('-té fourni par Sparte ou encore par Honu^, quand sa
domination ne sortait pas encore de l'Italie. La classe
dominante est celle des professionnels de la guerre,
de ceux qui ont le service militaire comme principale
ou même comme unique occupation.
L'esprit qui anime les membres de cette classe est
l'honneur, le désir de posséder les qualités militaires
La MÉTIlODi': 155
et (le les montrer aux autres, ce qui est le j^age le
plus sur Jestinie, de gloire et de puissance. Dans la
psychologie de lolfieier et du soldat, on trouverait
que ci'S qualités se rapportent à l'activité physique, ;i
la volonté, au sentiment et à rintelligence. Elles com-
prennent la force, l'adresse, la beauté physique ou
plutôt la beauté mâle, indice de vigueur et de fierté ;
la décision prompte, le courage, l'intrépidité en face
des dangers de mort; l'idée de subordination, la con-
fiance dans les chefs, la fidélité poussée jusqu'à l'o-
béissance aveugle ; et, chez les supérieurs, l'autorité,
Ihabitude du commandement, la l'aideuret parfois la
brutalité; les connaissances techniques, la tactique
militaire, la ruse et l'idée que le succès justifie tous les
moyens.
Cet esprit pénètre dans la cité et lui imprime son
caractère propre. Les législateurs s'efforcent de fortifier
les institutions militaires, de maintenir et d'accroître
les privilèges de l'armée. — Les juges, quand ils ne sont
pas recrutés dans la classe dominante, ii'cUcndent pas
leur juridiction sur l'armée qui a ses tribunaux spé-
ciaux.— Les chefs de l'Etat, rois, éphores ou consuls sont
les plus hautes personnifications de l'esprit militaire ;
ils placent leur idéal dans la guerre et mesurent leur
mérite par le nombre de leurs victoires ; ils ont pour
principal objectif d'augmenter les moyens de défense
et d'attaque. — Les paysans sont esclaves, attachés à la
glèbe, surchargés de corvées et de tailles ; ils sont
incultes, ignorants, plies à l'obéissance ou au servi-
lisme. — Les seules industries llorissantes sont celles des
armes. — Le commerce est peu actif : les commerçants
sont souvent des étrangers qui viennent, à la nouvelle
d'expéditions heureuses, ollVir des bijoux, des armes,
des objets in(lustri{ds inconnus dans le pays, surbuit
des parures de femmes, ([uehiuefois du vin, aujour-
156 LES CLASSKS SOClALfCS
(riiiii de ["opium et do lak-ool. La (lilc s'étend par la
conquête, et spolie de leurs terres les anciens proprié-
taires réduits au rôle d'esclaves ou de colons. — Les
riches sont les nobles appartenant aux familles conqué-
rantes : ils possèdent de grandes étendues de terre
sur lesquelles ils règnentavec cette autorité rigoureuse
d'un chef sur des êtres inférieurs. Leurs plaisirs sont
une imitation des exercices pratiqués à la guerre ; ils
montent à cheval, chassent et se livrent aux jeux vio-
lents qui développent la force et font valoir leurs qua-
lités physiques. Ils n'aiment ni la poésie, ni les arts,
ni l'éloquence. L'éloquence n'est qu'un bavardage de
rhéteur et un beau coup de sabre vaut mieux qu'une
belle sentence ; les poètes sont des rêveurs inutiles
qui ne méritent d'être tolérés que s'ils célèbrent les
sanglantes batailles ; quant aux arts il vaut mieux
savoir construire un retranchement que tailler une
statue dans un bloc de pierre. — Les prêtres sont ga-
rantis du despotisme universel par l'antiquité de leurs
croyances et le prestige attaché au culte ; ils peuvent
montrer plus d'indépendance ; et, quand leurs privilè-
ges sont menacés, ils opposent à la force la puissance
mystique qu'ils puisent dans la connaissance des rites
tout-puissants et des formules redoutables- ^Liis, si
dans cette rivalité le pouvoir temporel l'emporte, les
prêtres, grâce à la latitude laissée dans rinterpr(^tation
des dogmes, se plient aux mœurs guerrières. Désireux
de satisfaire les nobles patriciens, ils mettent la volon-
té des Dieux d'accord avec les goûts de la classe domi-
nante : les Dieux j)assent pour inspirer les entreprises
gucrj'ières, et dans le cas de victoires on les honore
comme auteui's du succès. — l'n dernier trait de la Cité
(iiierrière est la sévérité de l'éducatiou. Les enfants
sont élevés durement et plies par un(; contrainte rigou-
reuse à l'obéissance qui est la première des vertus.
LA MÉTHODE 157
Les mastigophnrcs ou poritnirs de fouet jouaient un
rôle important à Sparle, et on sait qae chaque année,
devant l'autel d"Artémis,les jeunes gens étaient frappés
jusqu'au sang, et mettaient leur point d'honneur à
succomber plutôt que de se plaindre.
Le principe de la Cité (îuerrière est l'honneur ; ses
moyens d'action sont le courai^e et la force ; son but,
l'extension de son territoire, le développement de sa
puissance militaire.
2" La Cilê Reiigicffsr dont la Jérusalem antique, Ge-
nève sous Calvin, Rome sous la domination papale of-
frent des modèles accomplis.
La véritable puissance appartient à la classe sacer-
dotale. Par suite, ce sont les croyances des prêtres,
leurs sentiments et leurs intérêts relii^ieux qui diri-
gent le gouvernement, inspirent sa politique et lui
dictent ses décisions. Or s'il y a, suivant les temps et
les pays, une grande diversii(' dans les pratiques re-
latives au culte, il y a une similitude profonde dans
l'idée fondamentale de toute religion. Celte idée est la
foi en des puissances invisibles qui dominent complè-
tement l'homme par leur force et leur intelligence,
en des êtres mystérieux qui se dérobent au vulgaire,
mais qui,par une grùce sp('ciule,se sont dévoih'S à des
hommes privilégiés et leur ont comnujiii(|ué des véri-
tés inaccessibles à la raison Les prêtresse procla-
ment les interprètes autorisés de ces esprits, les minis-
tres de ces volontés, les vicaires de Dieu.
Tout découle delà : leur orgueil, ItMirs prétentions
indeslructibhîs, la cruauh' inconsciente de leur fana-
tisme, les minuties impc^ratives du culte, la sainte in-
dilférence pour les intérêts matériels du peuple, leur
naïve avidité qui se cache sous les dehors de la dévo-
tion. Le prêtre est convaincu qu'il esta marqué d'un
sceau spécial », qu'il est « un vase d'élection » ; com-
158 LES CLASSES SOfJALES
ment irauruit-il pas du dédain pour le vulgaire? Il est
l'org-ane de la divinité ; n'est-ce pas un crime de mé-
connaître sa parole et de transgresser ses ordres ? Il
sait, sans aucun risque d'erreur^ où est la vérité ; n"a-
t-il pas le droit de façonner à sa guise les esprits et
de briser les résistances par la force et au besoin par
de salutaires supplices? Dieu a eu rinfînie condescen-
dance de révéler aux hommes le détail des règles qui
conduisent au bonheur ; y a-t-il des fautes plus gra-
ves que l'oubli de ces régies, l'inobservance des rites
et des cérémonies ? — L'agriculture est une chose
secondaire (juon néglige et qui végète ; le commerce
est corromp'i dans son essence et il faut le soumettre
à un contrôle rigoureux ; l'industrie, qui n'est pas em-
ployée au culte des Dieux^, est presque un attentat
contre la divinité, un empiétement sur ses droits. —
La poésie et les arts sont au contraire encouragés
quand ils sont, par leurs chants et leurs symboles, la
glorification des choses religieuses.
Voilà ce que donne la déduction, déduction qui se
vérifie par l'observation analytique.
Les législateurs donnent partout la prééminence aux
prescriptions religieuses. Ils s'attribuent l'infaillibilité,
et, dédaigneux des avis qui viendraient des laïques,
repoussent tout contrôle étranger. Ils ne souflVent pas
non plus de limites au pouvoir des lois, qui s'étend non
seulement sur tous les actes extérieurs, mais qui pé-
nètre jusque dans l'intimité des consciences. Le cœur
et l'esprit ne sont pas plus libres que le corps : la lé-
gislation s'empare de l'homme tout entier et réglemente
sa vie dans tous ses détails.
Les juges sont des prêtres ou des hommes dévoués
à leurs idées. Préoccupés avant tout du triomphe de
la religion, ils sont indulgents pour les délits et môme
les crimes civils, mais terribles pour l'indépendance
LA .MÉTIIODH l'îî)
(le la pensée et les vellcili's de résislaiice à l'Eglise.
11 suffit d'embrasser la statue d'un Dieu ou de péné-
trer dans une enceinte sacrée pour qu'un meurtrier soit
à l'abri des poursuites; les crimes de Robert le Diable
s'ellacent par un pèlerinage à Jérusalem, et les ofl'ran-
des ont toujours été très efficaces pour racheter les
fautes. Mais à Jérusalem Jésus était crucifié pour avoir
fait son « sermon sur la montagne » ; à Rome on
emprisonnait Galilée coupable d';i.voir affirmé le mou-
vement de la terre ; Innocent III condamnait en masse
tous les Albigeois, etc..
Les chefs d'Etat, rois ou papes, doivent être les ins-
truments dociles des prêtres. Eeur rôle est de main-
tenir à l'intérieur la pureté de la religion, d'exécuter
les décisions des juges, de frapper les hérétiques, et de
combattre au dehors les infidfdes. En retour de leur
docilité, ils sont entourés d'un grand prestige; et, con-
sacrés par le droit divin, ils passent pour être les re-
présentants de Dieu sur la (erre.
L'armée est une force indispensable à l'ordre et à la
sécurilé. Elle est favorisée, mais à la condition de res-
ter toujours soumise à la volonté intolérante des prê-
tres, (îomme les principes des deux classes sont oppo-
sés, il survient des rivalités entre (dles, rivalités qui
se manifestent en révoltes ouvertes ou du moins en un
mauvais vouloir falal à l'esprit militaire.
L'activité sociale, tournée vers les choses mystiques,
fait défaut pour les besognes matérielles d(^ simple
utilité. Pas de routes ou des roult'smal entretenues ;
des champs mal cultivés ; des marais insalubres comme
dans la campagne romaine ; des industries en relard;
des procédés routiniers. Les paysans chargés de dîmes
quittent la campagne, et se réfugient dans la ville où
ils vivent d'aumônes. La richesse diminue, et il faut que
les fidèles vivant à l'étranger comblent le déficit par
leurs générosités.
IGO LES CLASSES SOCIALES
Le principe de la Cité Religieuse est la foi; ses mo-
yens d'action sont puisés dans la confiance qu'elle met
en l'assistance des êtres surnaturels; sa lin est d'accroî-
tre son prestige, en étendant le plus loin possible la
croyance que les maîtres de la Cité sont en possession
d'une force mystique invincible.
3" La Cik' Comtncrra/ifc, dont il a été parlé plus
haut.
4" La Cité Industrielle, dont on peut donner comme
exemples Athènes, Florence et les Communes du ]Mo-
ven-Age. Ce qui la caractérise, c'est la place accordée
aux artisans dans la direction des afi'aires. Et, comme
les corporations d'arts et métiers comprennent la ma-
jeure partie des citoyens, un des traits les plus sail-
lants de ces Cités est le régime démocratique.
Le principe qui domine est l'idée d'égalité. Tous les
hommes sont au même titre membres de la Cité ; ils ont
les mêmes droits et sont soumis aux mêmes charges.
Pas de distinction de naissance, de fortune, de profes-
sion; mais les fonctions sont réservées au mérite, pro-
clamé par l'opinion publique dans des élections libres.
Ou mieux cette égaliti; fondamentale sera plus sûre-
ment maintenue, si le choix des fonctions est réglé
par le sort. De là à x\lhènes le rôle de la fève dans
l'élection des magistrats; de même à Florence les Pri-
eurs des Arts, qui formaient le Conseil du Gouverne-
ment, ('taient tirés au sort sur une liste d'éligibles. —
L'égalité entraîne la liberté. La puissance, conférée dans
les élections par la volonté du peuple, est empruntée,
révocable, passagère; par suite elle n'a qu'une faible
prise sur l'indépendance des sujets, véritables souve-
rains. Si par quelque surprise ou hasard elle menace
do devenir despotique, le peuple, conscient de sa force
et jaloux de son droit, s'insurge contre elle et cherche
en la brisant à maintenir légalité. Le peuple, souvent
LA MÉTHODE 161
Iroinpé par dos ambilicux, devient soupçonneux, et,
avant que le mal n'éclale, prend des précautions pour
le prévenir. Delà l'ostracisme à Athènes ; l'exil prati-
qué à Florence contre les familles les plus opulentes;
les chartes de franchise achetées à prix d'or aux Sei-
gneurs par les Communes dn Moyen-Age. La liberté
daus les élections a pour corollaires ht liberté de la
parole, et les droits de contrôle et de critique. Dans les
démocraties l'opinion {)ublique jouit d'un grand cré-
dit, parce que les paroles peuvent bientôt se traduire
en actes. A Athènes les citoyens se plaisaient à s'as-
sembler sur l'Agora, s'intéressant aux affaires de l'E-
tat, les discutant et cherchant à s'éclairer auprès des
orateurs. Une conséquence de cette liberté dans les
discussions et les crili({ues, c'est une agitation conti-
nuelle, parfois de la turbulence ou même des émeutes.
— iMais, par un(^ heureuse compensation, la vie sociale
a plus d'intensité. Les sacrifices en impôts et en service
militaire sont plus facilement supportés, parce qu'ils
sont volontaires; le travail est plus actif, plus produc-
tif, plus intelligent ; la richesse augmente et une partie
en est prélevée pour les embellissements de la ville, em-
bellissements auxquels tous les citoyens s'intéressent;
les arts se dévelo|)pent et rélo([uence ([ui a un objectif
déterminé prend une màb^ vigueur.
Voilà l'ensemble ^es caractères qui semblent devoir
s'associer dans une Cit(' oîi domine la classe nombreuse
des travailleurs. Si, conformément à notre méthode
d'analyse, nous parcoui-ons en ordre les différentes
classes, nous arriverons à fa confirmation des vues pré-
cédentes.
Les législateurs, qui tiennent leur j)uissance b'gis-
lative du peuple et qui restent toujoui's sous son con-
trôf(ï, sont amenés par une succession de mesures légis-
latives à abolir les privilèges, à effacer les traces des
H
162 LES CLASSES SOCLVLES
anciennes dislinctions,ct à faire triompher le principe
d'égalité dans toutes ses conséquences. Ils accordent
aussi de grandes libertés réduisant la part de con-
trainte au minimum.
Puisque le peuple est souverain, non seulement il
inspire aux législateurs les lois qui satisfont ses goûts
d'égalité, mais il réclame comme garantie supérieure
le droit d'interpréter et d'appliquer ces lois. L'impor-
tance des magistrats professionnels est réduite ; et les
Juges sont pris, par la voie du sort et seulement pour
un temps déterminé, parmi les citoyens. Les juges, ex-
posés à être jugés eux-mêmes, sont plus accessibles
à la pitié et montrent moins de rigueur.
Les chefs d'Etat, dont le pouvoir dépend d'une élec-
tion, ont le sentiment de leur faiblesse. Soumis cons-
tamment à la surveillance de leurs concitoyens, ils
sont amenés à veiller sur leurs actes, sur leu: s pa-
roles, et a ne rien faire qui puisse indisposer leurs
électeurs et en même temps leurs juges. Les natures
les {)lus généreuses reçoivent par là une stimulation
qui les porte aux grandes choses: témoin Périclès et les
Médicis. Les esprits médiocres s'intimident: ils s'abs-
tiennent d'agir, ou bien s'eltbrcent de se faire pardon-
ner leur nullité par des faiblesses et des flatteries.
Les milices sont nationales. Les citoyens, attachés
aux institutions qu'ils se sont données, ne conPient pas
à des mercenaires le soin de les défendre. Dès que la
cloche du Ijcil'roi retentissait, les bourgeois des Com-
munes se réunissaient en armes, prêts à combattre
avec courage pour la conservation de leurs franchises.
Quand les sentiments démocratiques ont toute leur
force, les chefs sont choisis dans les classes populaires :
Cléon était corroycur.
drAce aux lois favorables à l'industrie, la classe des
artisans prospère. Mais si les maîtres-ouvriers sont
LA .MÉTHODE 16!-}
seuls en possession df droits politiques — comme
cela avait lion dans les trois cités données en exem-
ple — il se développe à côté d'eux une population d'es-
claves et de prolétaires, population misérable et par-
fois turbulente.
Les paysans éloignés de la ville sont par là même
écartés des atVaires. Dépourvus diniluence politique,
assujettis aux charges de l'impôt, ils ont cependant la
compensation de trouver dans une ville populeuse un
marché oii s'écoulent facilement, leurs produits. Les
campagnes dans le voisinage des Cités industrielles
sont bien peuplées et bien cultivées.
La richesse mobilière s'accumule ; de grandes for-
tunes se concentrent dans un petit nombi-ede familles
favorisées par des hasards heureux; ces fortunes con-
duisent au luxe et servent au développement des arts.
Athènes se couvre de monuments merveilleux, Flo-
rence résume en elle la brillante civilisation de la
Renaissance; et, si les Communes s'étaient maintenues,
il n'est pas douteux qu'il y aurait eu à côté de leurs
magnifiques Hôtels de Ville d'autres monuments capa-
bles de rappeler leur activité artistique.
Les Prêtres supportent avi'c peine le développement
de l'esprit critique, résultat des institutions libres. Le
}dus souvent ils montrent de l'hostilité à ces gouver-
nements populaires, et recherchent l'alliance des classes
aristocratiques. Si la forme démocratique persiste, ils
finissent par s'accommoder de l'état de choses et des
mu'urs dominant(!s.
Ainsi, le principe de la Cilr Induslrlel/coxi démocra-
tique est l'amour de Tégalité; ses moyens {)our la
mîiinti^nir est la liberté de crili(|ue, de contrôle et de
sulïrages ; sa fin est de supprimer les privilèges et de
répandre le plus largement possible les bienfaits de la
justice et les avantages de la vie sociale.
lOi LES r. LASSES SOCL\LES
Pour compléter cette éniimération, il faudrait, sem-
ble-t-il, ajouter à la liste précédente la Cité Agricole,
où la classe dominante serait composée des paysans,
propriétaires et cultivateurs du sol. Peut-être il en
faudrait ajouter d'autres encore si Thistoire en fournis-
sait des modèles. Cependant, comme notre but est non
d'opérer le travail mais d'indiquer la méthode à suivre
pour l'accomplir, l'exposition précédente suffit sans
qu'on ait besoin de s'assurer qu'elle est complète.
Une remarque importante doit être ajoutée.
Dans les analyses antérieures, le schéma de chaque
Cité a été dressé, comme si la classe dominante avait
exercé sa suprématie assez longtemps, et d'une ma-
nière assez complète pour imprimer au type social sa
marque caractéristique. ]Mais en réalité cette pureté
du type n'est peut-être jamais complète ou du moins
elle dure peu ; car les classes luttent entre elles pour
la prééminence, et, par leurs actions et réactions mu-
tuelles, modifient sans cesse la physionomie des Cités.
Bien qu'à prendre les choses à la rigueur, aucune So-
ciété ne corresponde exactement au type général, il
n'en faut pas moins le conserver comme une norme
propre à apprécier les Sociétés historiques avec un de-
gré suffisant d'exactitude. Comme dans les autres
sciences oîi l'on fait usage de notions générales, il fau-
dra dans les cas particuliers introduire les corrections
nécessaires. Cela est surtout indispensable quand il
s'agit des Peuples, où le mélange des Races, la diver-
sité des Langues, l'étendue du Territoire, l'opposition
des Religions, la variété des Coutumes et des Tradi-
tions rompent l'unité et rendent les généralisations
j)lus difficiles.
Avant d'aborder ces problèmes, il est nécessaire
d'étudier les influences mutuelles que les classes exer-
cent les unes sur les autres. Ce qui est la question
«les Corrélalions Sociales.
LA MÉTIlOUt: 165
Corrélations Sociales.
Les Classes el les Sociétés ne sont pas des formes
immobiles et inertes, mais elles sont le siège de mou-
vements inli.'rnes, et ag'issent sur le dehors comme h
leur tour elles en reçoivent les impressions.
Précédemment l'étude consistait en une sorte de mor-
phologie sociale, et il sagissait d'indiquer les méthodes
({ui pouvaient le mieux servir à l'établissement de dé-
linitions exactes. Maintenant, il faut procéder à l'étude
des classes en tant qu'elles sont actives et capables de
changements, et montrer par quelle méthode il est
permis d'espérer déterminer, avec l'exactitude néces-
saire, ces diverses relations.
Ces relations sont d'abord internes.^ quand elles ont
lieu dans l'intérieur même de la classe. Elles naissent
des actions mutuelles que les membres d'unci classe
exercent les uns sur les autres.
Par des théorèmes antérieurs, il a été établi
et — si l'on veut résoudre le problème actuel — il ne
faut pas oublier que les membres d'une classe sont
supposés tous conformes à un type délini. Cette sup-
position, il est vrai, n'est pas complètement exacte,
mais elle est nécessaire aux l)esoius scicmti tiques,
E^'ailleurs, elle est d'un emploi aussi légitime que les
notions abstraites et générales qui sont utilisées dans
les autres sciences. Car, dans les deux cas, on écarte
les particularités et les écarts pour ne conserver que
les traits essentiels et les qualités moyennes.
Rappelons en outre (jue chafjue type de classe est
caractérisé par un ensemble de tendances sensibles,
de connaissances et de moyens d'action ; (|u<' parmi
ces éléments il y en a de dominateurs ; (jne pour
chaque classe il existe ainsi des ni(diiles [dus puissants,
166 l.i;S CLASSES SOClAfJvS
des habitudes intellecluelles plus fortes, des façons
d'agir plus fréquentes ; que chacune a son idéal propre.
Le paysan vise à l'agrandisseuient de son domaine,
l'ouvrier à l'éh'vation des salaires, le commerçant à la
richesse ; l'officier met au premier rang- l'honneur ;
le prêtre, la foi en des puissances invisibles ; le juge,
le respect de la justice ; le législateur, l'autorité des
lois ; le chef d'Etat et les fonctionnaires, le plaisir de
commander.
Ceci é'tabli, quels sont les rapports entre les mem-
bres dune même classe et comment les étudier ?
Les individus et les familles doivent être considérés
comme des forces qui tendent à des buts divers. Ces
buts sont déterminés par des biens qui n'ont pas tous
la même valeur, mais qui sont subordonnés à l'un
d'eux regardé comme le souverain bien. Les forces ne
sont pas aveugles, mais ce sont des activités intelli-
gentes, qui choisissent les moyens paraissant les plus
propres à atteindre la fin proposée.
En suivant leur direction, ces forces peuvent ou se
gêner, ou se favoriser, ou rester indépendantes. Dans
le premier cas, le bien de l'nn exclut ou diminue le
bien des autres, et alors naissent dans le sein de la
classe les rivalités, la concurrence, la lutte. — Dans
le second cas, le bien des uns sert ou même est indis-
j)ensable au bien des autres, et alors se réalise l'union
des volontés, union ([ui vient du concours volontaire
ou de la subordination. — Dans le troisième cas, le
bien des uns est élranger au bien dos autres, et alors,
les unités agissant d'nne façon iniltq)endanle, la classe
manque de cohésion.
/'■'■ C«v. Pour échapj)er anx généraliti-s vagues et
[)Our aborder le problème d(î la méthode en toute
loyauté, supposons (pic le bien snpriMue ancjuel ten-
<lent tous les membres d'nne classe soit la richesse, et
que les moyens employi's soient le commerce.
LA -MinilODE 107
Il y a rivalité crinlérèls, puisque chaque commer-
çant s'efforce d'accroître sa clientèle au détriment de
ses concurrents. Chacun s'elTorce de supplanter ses
rivaux, poussé par l'ensenihle des mobiles qui carac-
térisent sa sensibilité. Il veut prouver son affection
pour sa femme en augmentant son bien-être ou en
fournissant à des besoins de luxe ; il est excité au
gain par le désir de relever la situation de ses enfants;
il met son amour-propre à terrasser ses adversaires,
parce que ses succès sont une preuve d'habileté; enfin
il aime la richesse par l'indépendance, le crédit et
les jouissanci's qu'elle lui promet.
Cette concurrence reste très active dans les pi'riodes
de transition oi^i la classe, mal adaptée au milieu so-
cial et à des circonstances nouvelles, n'a pas encore
pris un état d'équilibre. Elle ressemble, par ses effets,
à la concurrence qui s'établit entre des espèces ani-
males vivant dans le même habilat et ayant le même
genre d'alimentation. Les espèces mal aruK'Cs pour la
lutte disparaissent, ou, sous la pression de la nécessité,
se transforment par une accumulation progressive de
changements dans les habitudes et dans l'organisa-
tion. Ce qui se produit dans le monde animal, sous
l'action de forces aveugles ou à peine conscientes,
se réalise dans les Sociétés avec une plus claire
aperception du but. Le mécanisme d"activit('S fatales
fait place au jeu plus libre des volontés intelligentes.
Dans la lutte commerciale, il y a des raisons qui
amènent le triomphe des uns, la défaite des autres.
C(!s raisons sont recherchées, étudiées, analysées. A
mesure qu'elles sont d('Couvertes et mieux connues,
les nouveaux venus s'attachent à employer les procé-
dés qui ont le mieux réussi. A Tyr, des commerçants
pleins d'audaces arment des vaisseaux, cotoyent tous
les rivages de la Méditerranée, s'aventurent même au-
168 LES CLASSES SOCLVLLS
delà des colonnes d'Hercule, toujours enquête de nou-
veaux marchés : le commerce d'exportation a donné
la fortune à quelques novateurs, et beaucoup à Tenvi
suivent cet exemple. Au moyen-àge quelques commer-
çants ont ridée de former des corporations fermées,
et ce régime s'étend et se consolide. Au commence-
ment de ce siècle régnait en maîtresse cette maxi-
me « vendre le plus cher possible », et sous toutes
les latitudes les marchands s'efforçaient par toutes sor-
tes d'habiletés, de ruses et de mensonges d'exploiter
l'ignorance de leurs clients. Depuis l'innovation des
Grands Magasins Boucicaut, les habitudes commer-
ciales sont en voie de transformation. Le prix des
marchandises est indiqué en chilïres connus et appa-
rents ; ce prix est le même pour tous les acheteurs :
de plus, il est fixé de façon à réduire le bénéfice de
chaque vente, mais par contre à multiplier le nombre
des acheteurs attirés par le bon marché.
Partout où il y a lutte commerciale, on découvre les
mêmes effets : élimination des faibles et des mala-
droits ; adaptation des autres qui, par imitation inté-
ressée, s'efforcent d'employer les procédés dont la va-
leur a été reconnue par le succès. Mais de toute façon
la classe tend à une homogénéité qui persiste, tant que
des circonstances nouvelles ne viennent pas la troubler.
Cette homogénéité fait que tous, par un contrat ta-
cite ou exprès, agissent d'une façon analogue.
Deux lois à tirer de l'examen de ce premier cas:
1" Loi de co/uN/re/ice : les plus habiles dans leur
profession renijiorlent ; les faibles sont éliminés ou se
transforment.
"2" Loi, dlnniKK/riirilr : ils se trnnsfofnient par imi-
hilion vohnilaire ; dOù simililude dans toute l'étendue
de la classe.
'2'"'' Cas. — Ce deuxième cas consiste dans une con-
LA MÉlllODK \(j\)
cordance entre li's volontés, lorsque les membres d'une
classe, tout en poursuivant leur Itien propre, favorisent
les autres membres dans leurs ellorts vers le but (ju'ils
se proposent.
Cette harmonie entre les volontés constitue ce que
Ton appelle l'esprit de corps, })hénomène social dont
limportance est considérable et qui soulève diverses
(juestions. Pour signaler son importance, il suffit de
rappeler la puissance d'action que confère la commu-
nauté des idées, des aspirations et des volontés an
clergé, à la magistrature, à la noblesse, à l'armée, à
l'université, à toutes les classes où règne une hiérar-
chie volontaire ou imposée. — (Juant aux questions,
elles portent sur la formation de l'esprit de corps, sur
son maintien ou son développement, sur ses altéra-
tions, sa décadence ou sa perte.
Si, pour ri'soudre ces problèmes, on voulait suivre
cet empirisme timoré qui — sous prétexte dimpar-
tialilé — recueilb' indistinclement tous les faits ollrant
(juelque rapport plus ou moins lointain avec la ques-
tion, on obtiendrait un amoncellement si chaotique
(jue l'attention, sollicitée en dilférents sens, ne saurait
où se fixer et se perdrait au milieu de détails incolié-
]'ents. Il faut donc — ainsi q\u) la remar(|ue en a été
souvent faite — commencer par trouver un idée direc-
trice, id('e qui doit être suggérée par la déduction des
lois psycliologiques, mais qui est due aussi, et pour la
plus grande part sans doute, à l'originalité du penseur.
Voici, à simple titre d'illustration de la méthode, les
idées qui j)ourraient servir de guide.
\° Art/ lire de l'es])fit de corps. — I. "esprit de corps
est une forme de la sympathie. \À\ où il règne, les
fîmes vibrent à l'unisson, souffrant des mèm(^s peines,
alfectées des mêmes joies, partageant les mêmes idées,
aspirant à un même idéal et tendant toutes à un
170 I.IiS CLASSES SOCIALES
mémo liiit. Il iiy a pas une simple similiUule entre
les ide'es et les sniliments, mais il y a communauté,
pénétration nuituclle, solidarité reconnue, volontés
conscientes de leur accord, unité. Voilà pourquoi,
fondant un peu les analogies, on a pu comparer les
classes ainsi unies à des corps organisés, où toutes les
parties reliées entre elles agissent de concert sous la
direclion de Tesprit. Mais qu'elle s'applique aux
sociétés entières ou simplement à des classes distinctes,
la comparaison avec les corps organiques ne doit pas
être prise à la lettre. Elle n'est qu'une métaphore dont
l'emploi deviendrait dangereux pour la science, si l'on
oubliait cette différence fondamentale : les parties d'un
corps organique agissent d'une façon aveugle et fatale;
les membres dune classe sont des activités conscientes
et libres.
2° Ses Cat/ses. — L'esprit de corps consiste dans une
communauté de sentiments, d'idées, de volontés. Sui-
vant la règle qui recommande de « décomposer les
difficultés », il faut rechercher les causes propres à la
formation de ces trois sortes d'habitudes.
Pour arriver à partager les sentiments spéciaux à
une classe, il faut certaines dispositions natundles qui
portées à un haut degré constituent la vocation. D'un
être malingre et soutlreteux on ne faisait pas un de
ces rudes barons du Moyen-àge, qui pienaient plaisir à
se couvrir de leur rude armure et à rompre des lances
dans les tournois. Mais, à moins que les aptitudes ne
fassent complètement défaut, l'éducation et la coutume
sont iVun |)uissanl secours pour fortifier certaines
tendances et les rendre presque exclusives. L'éducation
se donne par la parole et surtout par l'exemple. La
force, le courage, l'adresse étaient les qualités vantées
à Lacédémone. Les pères, les maîtres n'avaient d'éloges
<|ue pour le brave et ne mo)itraient que mépris pour
LA MÉTIIODH 171
le làclie ; les nuirqiies de respect, les liouiieui's, le j)()n-
voir allaient au premier ; le second, banni des repas pu-
blics, était parfois frappé par les lois. Ces impressions
sans cesse renouvelées pénétraient dans la conscience du
jeune Spartiate et donnaient au sentiment de Thonneur
toute son intensité.
Les idées seml»lai>les viennent de la similitude des
occupations : ainsi, dans cliaque classe, il existe nne
tournure desprit spéciale qui naît de Thabitude den-
visager les mêmes objets, et de suivre des procédés
analogues. Mais pour qu'il y ait esprit de corps, nne
idée doit dominer dans toutes les intelligences, celle
de l'accord entre les intérêts, de la communauté du
bien poursuivi. Plus cette idée est active et forte, plus
elle est efficace pour donner de la cohésion à la classe.
Au contraire les doutes et les suspicions sont moi-tels à
rharmoiiie. Gomment cette idée de solidarité peut-elle
s'imprimer dans les esprits ? Par l'autorité, l'expérience,
la raison et aussi, indirectement, par la contrainte.
L'autorité agit sur les esprits paresseux, incapables de
l'efTort nécessaire pour se faire une conviction person-
nelle. L'expérience du désordre engendré par les con-
flits et les dissidences dispose en faveur de l'accord,
et cette disposition augmente encore, quand on voit
dans des exemples nombreux les heureux etl'ets de l'u-
nion. La contrainte est fâcheuse, parce que s'adressant
à la sensibilité elle ne sert pas directement à éclairer
l'intelligence. Cependant, à moins qu'elle ne heurte
trop manifestement l'expérience et cela d'une façon
durable, elle iinit par assou}»lir l'esprit, et. le mainte-
nant avec force dans une certaine altitude, airive ;i la
lui rendre presque naturelle. Ainsi des gens sans aveu,
racolés au hasard dans un moment d'ivresse, soumis
à la discipline rigoureuse du régiment tinissaient —
sous la menace des coups de i)lat de sabre — par rc-
172 l.hS CLASSKS SOCIAI.KS
connaître la néccssilé de lobéissance et la beauti'ï des
di'vouements obscurs : ils se faisaient les instruments
aveugles de leurs cheis qui avaient seuls les responsa-
bilités de la justice.
Quand les sentiments et les idées sont semblables,
les volontés qui en sont la résultante se trouvent natu-
rellement d'accord. Cet accord st^ra d'autant plus stable
que les actes, propres à le maintenir. seront plus souvent
répétés et appuyés sur de plus longues traditions. Le
geste baiutuel devient macbinal ; les marques de respect
et les actes de foi [)lient l'automate et linclinent à la
foi et au respect. « Suivez la manière, dit Pascal (1 ), par
« où ils (les croyants) ont commencé. C'est en faisant
« tout comme s'ils croyaient, en prenant de l'eau bénite,
(' on faisant dire des messes, etc. Naturellement cela
'( vous fera croire et vous abêtira ». Ce qui, en style
(Miergique, signifie que rintelligence et la volotil('
})rendront la forme irrésistible de l'instinct.
Voilà des d''ductions tirées des lois psychologiques
et appuyées déjà sur l'expérience. Mais cette expérience
est encore vague, et, pour lui donner tonte sa valeur, il
faut l'étendre, la varier, la préciser, en un mot la plier
aux règles de la méthode scientili({ue. Ce contrôle
expérimental exigerait, pour être satisfaisant, des
enquêtes très nombreuses, portant sur des époques et
des civilisations dilférentes. JJaus cet essai — qui n'est
])as un traité de sociologie, mais une exposition de
méthode — il suffira d'iudiquer la façon dont les
recherches devront être couduifes.
1° Nature di' rc'spnl dr cot-ps. — La définition, qui
a été propos('e, ne saurait s'appliquer exactement aux
cas particuliers. Dans tout conce[)t foruu' |wir l'espi-it.
il y il de toute n(''C(»ssit('' un écart nvec la réalité des
1 1 1 ZV//.s7'^.s, ;irl, 11.
LA MÉIIIODL 173
(Mrcs ou des l'ails, iiilinis dans leur diversité. La g-éné-
ralilé est à ce prix. Il ne laiil donc point s'attendre à
ce que Tobservation historique s'accorde dans ses
moindres détails avec les éléments retenus dans le
concept. Pour que l'idée ait son utilité et son appli-
cation, il sulïit que les similitudes entre l'idée et la
réalité soient importantes — l'importance se mesurant
au nombre des lois qui dérivent de ces similitudes
essentielles. Or, l'histoire fournit de nombreux exem-
|)les où s'est réalisée, d'une l'a^;on frappante, la commu-
nauté des sentiments, des idées et des volontés, et où
cette communauté, sentie et voulue par tous les mem-
bi"es, a donné naissance à des phénomènes bien déter-
minés. F^armi les exemples les plus caractéristiques on
peut citer l'esprit de corjjs qui n toujours régné chez
les moines catholiques et particulièrement chez ceux
du Moyen-û-ge.
a) Ils ont les nirincs idi'cs. — Pour eux le monde
sensible est un monde d"ai)parences, et les vraies réalités
('ciia[)pent ;i la grossièreté des sens. Qu'est-ce que le
corps? une ponssière qui doit bientôt retomber en
poussière; la Ijeaulé? le reflet d'une ombre; la vie?
le rêve d'unie nuit. Aux esprits appartienncuit seuls
l'être, la force, la durée. Dans l'homme l'àme seule a
une valeur. Le corps, c'est un néant; moins que rien;
c'est l'obstacle, le piège, l'ennemi. Par sa lourdeui- il
s'oppose aux élans de ITane, par ses appétits il aveugle
IVsprit, et tous ses sens sont autant de fenêtres ouvertes
par où oéni'trent les di-mons. Les i'orces de la nature
n'ont pas uiu' action iiub'pendante, elles ne sont pas
léglécs par des lois immuables, mais elles sont soumises
à une volonté maîtresse qui les dirige d'après les
exigences de la foi. Le miracles n'est pas rexc(q)tion,
c'est la règle.
h) Ils oui les niénies sentimenls de conliance et de
174 Li:S CLASSES SOCIALES
crainte à légard des puissances surnaturelles. Ils
sexalleut à la pensée de connaître les rites, les prières,
les cérémonies les plus capables d'accroître leur perfec-
tion et d'obtenir la protection divine. Mais ils tremblent
en même temps de ne pas la mériter, ingénieux à se
créer des scrupules. Ils ont les mêmes sentiments
d'indépendance et d'ambition : leur but suprême est
la grandeur de l'Ordre.
c) //.s ont /f.s })u'mes voloiilés.. Sauf quelques difle-
rences de détail, leur conduite est la même. Ils s'etTor-
cent tous de maintenir leur foi, en se pliant à cet
ensemble de pratiques religieuses qu'est une Règle
monastique. Cette règle minutieuse dans ses détails
est bien simple dans son principe : la vie avec tous les
biens terrestres ne sert qu'à édifier le bonbeur de la
vie future. Que la vie terrestre ne soit donc pour tous
({u'une longue et incessante méditation de la mort!
dj Ils ont surtout le vif sentiment de leur identité
fondamentale, le dfîsir de maintenir leur union, la
volonté de tendre au même but : l;i prépondérance
monacale.
2° Causes de cet esprit de coi'ps. La découverte des
causes se fait au moyen des méthodes de concordance,
de différence et de variations concomitantes. Ces mé-
thodes trouvent ici leur emploi avec un degré suffisant
de pr('cision.
Pour les idées, l'examen comparatif des dilférents
ordres religieux montre que la circonstance commune
à tous les cas est l'éducation fortiliée par l'exemple.
(Méthode de concordance). Que le relâchement vienne
à s'introduire dans une abbaye (méthode de différence),
et la force des croyances mystiques s'affaiblit : les
néophytes, (jui ne vivent plus dans une atmosphère
d'aussi pieuse dévotion, laissent j)énétrer eu eux et
croître les idées du siècle. Puis la croyance altérée, les
LA MÉTllODH 175
sentiments perdent à leur tour de leur vivacité' ; par
une nouvelle conséquence, la règle, qui peut être
encore suivie dans les pratiques extérieures, est mé-
connue dans ses prescriptions essentielles. Et enfin,
comme le lien qui unit tous les ordres monastiques
est surtout moral, la solidarité est compromise. Des
divergences se manifestent, des rivalités et même des
luttes éclatent.
Pour les sentiments, la comparaison, employée dans
lamélhode de concordance, montre qu'ils sont dus sans
doute à cette vie d'isolement oii ne pénètre aucune
influence ('trangère. Ils partagent, tous, les mêmes
sentiments parce qu'ils sont soumis à la discipline
d'une règle, difCérente dans les détails, mais identj(iue
dans le fond. La méthode de différence est applicable
et conlirmc cette première vue. En effet, l'amour
mystique, la confiance dans les puissances surnaturelles
et la pi('té se sont affaiblis, toutes les fois que l'isole-
ment n'a pas été maintenu, et que, par le relâchement
de la règle, les idées du siècle ont [)u pénétrer dans
les monastères.
L'idcntitt' de conduite a pour cause l'obéissance aux
sujif-rieurs, obéissance volontaire et absolue qui j)orle
non seulement sur les actes extérieurs, mais sur l'être
tout eiiiier. La preuve en serait fournie parles mômes
méthodes. Tant que l'obéissance passe pour un devoir
fondamental, comme les supérieurs sont eux-mêmes
soumis à une hiérarchie qui va jusqu'au Pape souve-
rain de toutes les volontés, la conduite reflète partout,
sous la multiplicité des formes, le même idéal. Dès
que ce devoir de soumission estmi'connu, la diversité
apparaît et des écarts sur des jtoirits essentiels se
produisent: Lutber, Calvin refusent de se soumettre, et
le protestantisme naît.
Quant à l'union des Moines et à leur esprit de soli-
176 LES CLASSES SOCLALES
daritf', la cause doit en vive attribuée à une siilectioii
rigoureuse, qui n'introduit dans les monastères que
des sujets d'une vocation éprouvée, et écarte ou rejette
tous les éléments indignes. Quand les Abbayes de-
vicnni-nl riches et que la grandeur de leurs revenus
lente la cupidité des Nobles, l'esprit monastique s'al-
tère et les Ordres, isolés dans leur égoïsme, n'ont plus
la même cohésion. Au contraire, quand une réforme
interdit l'accès des cloîtres à tous ceux qui sont
dépourvus de vertus monacales, les religieux repren-
nent leurs forces, toutes les volontés convergeant vers
le môme but. (1).
S"'^ Cas. — Ce troisième cas est donné pour épuiser
lénumération. Mais en réalité, puisque les membres
de la classe s'isolent et s'ignorent mutuellement, les
rapports entre eux ou n'existent pas, ou sont tellement
faibles que l'union ne peut se former. Cette classe
manque de cohésion et par suite de force. C'est ce que
l'on peut remarquer pour les populations agricoles
qui, dispersées sur un vaste territoire, ne savent point
concerter leurs elforts, et qui, malgré l'utilité de leur
rôle social, sont souvent opprimées.
Relalions des c fasse s les unes envers les autres.
C'est par une abstraction nécessaire au succès de
la méthode que les classes ont été jusqu'à présent
étudi('es à l'état isolé, comme si elles n'entretenaient
{)oint de rapports avec les autres groupes, et ne subls-
|1) M. Tarde fail, hicn ressorlir cet exclusivisme de classe, u C'est
en vcrlu du besoin de conformisme, dil-il, qu'une classe dominante
excuse chez ses mandataires ses propres vices et. e.xi;,'e d'eux l'adhésion
à ses [)ropi'es idées. L"n dissident, soit par l'incoiTuptibilité de son
caractère, soit par rori.^Mnalité de sa pensée, est pour elle à double
(lire un adversaire qu'une logique ri{,'oureuse mais étroite lui ordonne
d expulser )). [Logique Sociale, p. 78)
LA .METIlODi: 1 / /
s.iient point d'autres influences externes. En réjilité,
cet isolement n'existe pas plus pour les classes de la
Société que pour les organes du corps. Mais de menie
([lie le savant cherche à connaître, par une anatomie
exacte, la structure intime des organes, parce que les
fonctions dérivent de cette structure ; de même avant
d'entreprendre l'étude de la vie sociale, il était indis-
pensable de pénétrer la nature des classes. Car la vie
sociale est un tissu de leurs actions et réactions mu-
tuelles, des inlluences subies de la part des choses ou
exercées sur le milieu, et enfin dis modilications nées
des Sociétés étrangères par le commerce, les commu-
nications scientifiques, l'écliange des idées ou par la
guerre et la contrainte. — Pour se rapprocher de la
réalité il est donc nécessaire de faire un pas en avant,
en replaçant les classes sociales dans le milieu nalu-
r(d oîi elles sont appelées à évoluer. Après l'étude des
organes, l'étude des fondions.
Résumons de nouveau les points acquis. — Chaque
classe se compose de membres, considérés comme
étant l'expression d'un même type. — Chacune a d'au-
tant })lus de cohésion que ses membres ont à un plus
haut degré le sentiment de la solidarité, (hi j)eut ainsi
considérer leur action commt; étant la résultante d'ac-
tions particulières et uniformes. — ^ Une autre consé-
quence immédiate, c'est qu'il devient itossijjle de né-
gliger les individus et de parlei* vies groupes comme
s'ils étaient des êtres organiques, des corps matériels
avec des milliers de membi'es et animés d'un même es-
prit. — Le mot « esprit de corps » employé dans la
langue vulgaire, di'vieiit ainsi une expression précise
et assez rapprochée de la réalitv pour être d'un usage
scientifique. Le physiologiste sait (|u"uii muscle se
compose de fibres, qui ont toutes la même structui'e
et qui se comportent de la même lagon sous l'action
I7S LKS CLASSES SOCIALES
iJ(> rinl'lux nerveux ; dans léluile du mécanisme cor-
porel, il n"a plus besoin de songer aux libres élémen-
taires, mais, négligeant b)s éléments, il traite dn mus-
cle comme si cet organe était simple. — H y a un égal
intérêt, dans les sciences sociales, à n-aliser cette syn-
thèse d'éléments homogènes. L'esprit ne risque plus
de se perdre dans le détail infini et inextricable des
êtres individuels et des actions particulières, et, d'un
autre côté, il ne s'égare pas loin de la réalité dans un
monde de fantaisie. Il y a simplification sans que la
vérité soit compromise.
Quelles sont les lois qui régissent l'activité des clas-
ses sociales ; comment elles naissent, se conservent,
se développent ; comment elles luttent avec des clas-
ses hostiles, s'unissent d'une façon durable avec les
groupes amis, ou s'associent en partis pour la pour-
suite d'un but passager; comment elles s'adaptent à
des circonstances nouvelles, réalisent des progrès ou
se maintiennent dans un état d'équilibre, voilà les dif-
férentes questions que l'ordre de la méthode impose.
L'idée qui servira de guide dans cette recherche est
que les classes sociales, analogues aux éléments dont
elles sont la résultante, se comporteront, à l'égard les
unes des autres, comme les membres individuels le font
entre eux. Cette simple analogie permettra d'établir
les lois suivantes, lois plutôt provisoires, qui n'ac-
querront leur valeur ([u'après avoir reçu le contrôle de
l'expérience.
1o Lois d' indépendance on de /iherté. Les classes,
comme les individus, repoussent toute ingérence
étrangère. Elles aspirent à la satisfaction de leurs be-
soins, de leurs désirs, de leurs sentiments, et ne sont
point disposées à abandonner ce qu'elles regardent
comme le bien suprême. Non seulement elles tiennent
à leur idéal, elles s'attachent encore à leurs habitudes
I.A MÉTIIODK 179
inlcllectuelles ; do plus elles s'elForcent d'échapper à
toute contrainte qui tendrait à modifier leur conduite.
Les êtres sociaux, comme les individus, font eiïort
pour vivre, pour durer, pour conserver leurs avanta-
ges, et pour écarter d'eux toutes les causes qui leur pa-
raissent hostiles. La loi première et fondamentale pa-
raît donc être une loi d'indépendance, de liberté, de
défense.
2" Loi (Tamhitio)! ou amour du pouvoir. Il ne suffit
pas à l'individu de sauvegarder son indépendance,
mais il tient — toutes les fois qu'il s'en croit capable —
à étendre la sphère de son inlluence.De même une classe
n'est pas satisfaite de repousser les envahissements
étrangers, mais elle est elle-même naturellement en-
vahissante, cherchant à soumettre les autres classes
et à les faire servir à ses intérêts et à ses desseins.
L"aml)itieux, pour étendre son inlluence, emploie sui-
vant les cas l'habileté ou la force, la persuasion ou la
contrainte. Ce sont également les armes dont se servent
les classeS; qui se montrent avides d'immunités, de
privilèges, de réputation et de droits.
3« Loi (tllostilitc. Ce mouvement d'expansion est
exposé à rencontrer un mouvement d'expansion con-
traire. Deux classes luttent entre elles quand leurs
buts sont opposés, quand le bien de l'une exclut ou di-
minue le bien de l'autre. Dans cette lutte, chacune
emploie les moyens d'action ({ui lui sont propres. Le
Gouvernement use de contrainte et se sert de la force
publique; le Clergé fait mouvoir le ressort de la
crainte inspirée par les puissances mystiques : il ful-
mine des excommunications ou menace des châti-
ments futurs ; les Patrons chassent des ateliers les ou-
vriers indisciplinés, abaissent les salaires et domptent
par la faim les velléités de résistance ; les ouvriers à
leur tour forment des coalitions, susj)endent en masse
ISO Li:s (.LASSKS SdCIAI.KS
lo travail cl par la grève désorganisenl riuduslrie et
ruinent les {-apilalisles.
4° Loi <l' Ilari)io)iie . Si deux ou plusieurs classes
poursuivent des buts concordants, elles ont une ten-
dance à associer leurs efforts. Elles sympathisent en-
tre elles et prennent conscience de leur solidarité. Si
cette communauté d'intérêts napparait point a quel-
ques-unes, les classes plus cultivées s'efforcent d'éclai-
rer les autres et d'obtenir leur concours volontaire.
C.oroUaire. Loi des Partis. Si l'accord est essentiel,
s'il repose sur des points nombreux et importants,
l'harmonie est durable et elle peut être {)révue. — Mais
quand l'accord se fait sur des sentiments, des idées
et des desseins étrangers à la classe, il donne nais-
sance à des unions plus passagères. C'est de là que
proviennent les partis politiques et religieux. Leur
composition peut dilTicilement être })rôvue, parce qu'ils
se forment d'éléments empruntés aux classes les plus
variées, ou })lutùt recrutés dans toutes les classes.
5" Ijoi d'adaptation. Les êtres vivants s'adaj)lent aux
conditions que leur impose le milieu et particulière-
ment la concurrence avec les csjjèces rivales. Tantôt
l'organisme s'enrichit de qualités (jui augmentent sa
puissance ou garantissent sa sécurité ; tantôt l'espèce
arrive, par Ihabilude et la sélection, à se plier à un
genre de vie inférieur, sans avoir trop à soullVir tic
son état. Des effets semblables se remarquent dans
les classes sociales. La contrainte est d'abord pénible,
mais si elle se prolonge et (juil n'y ait pas d'espoir de
s'y soustraire, la classe qui y c>t soumise finit par l'ac-
cepter et même par n'en plus sentir les incommodités :
l'esclave, jirivéde liberté et de droits s'estimait heureux
i\i' vivre sans avoii' ;i essuyer de li()|) dui's traitements.
LlK'.rédité agit dans les esj)èces pour transmettre
les disj)osilions organiques qui sont utiles ; dans les
LA MÉTIlODi; 181
êtres sociaux lliercdité est remplacée par la coiilume
et les traditions: les enfants des serfs du Moyeu-àge
se façonnaient dès lenfance à leur vie misérable.
L'adaptation ne se réalise pas seulement par une sorte
de passivité qui éraousse la douleur et atrophie les
désirs. Elle se produit par un déploiement plus i;rand
d'activité, par une tendance surexcitée vers un état
meilleur, par des succès qui encourai^ent les elTorts et
provoquent de nouveaux progrès : les plébéiens de
Home conquièrent un à un tous les tiroils civils, poli-
tiques et relii^ieux.
De toutes les causes (|ui favorisent rada})tation,
une des plus puissantes est Vimitatiou volontaire . Dans
une classe en voie d'évolution, les dissemblances entre
les membres s'accentuent, et,])armiles initiatives prises,
quelques-unes paraissent [)lus heureuses. C'est de ce côté
que se tournent les imitateurs. Le changement s'opèn^
de pluseni)lus, et ceux qui s'obstinc^nt dans les vieilles
routines sont rejelés de leur ancienne classe, qui ne
les connaît plus.
A cette loi d'adaptation se rattache comme corollaire
la loi de inéfaiiiorphose des fonclinns. Un des exemples
les |)lus UKiiHjués de celte loi est four-ni ])iir h' (Uci'gé,
dont le rôle <'i traxers les siècles a é(é dVxei'cer un
contrôle sur la conduite des (louvoirs publics, mais
(|iii a su varier son action suivant la diversité des cir-
constances. Tant ([u'il a été redoutable, il a lutté de
puissance à puissance, lançant ses excommunications
contre les rois et amenant les Empereurs à Canossa.
Plus tard il ulilisa ses ordres nionasli(|ues, (jui ('diiient
autant de forteresses d'où parlaient les l'ésistances
secrètf^s et parfois les ;ttta(|ues ouvertes. Puis vin-
rent les ordi'es niendijinls (|ui. se imMant au pi'Uple,
tirent du prosélytisme? de conversation et de l'opposi-
tion souterraine. Sous la Li^iue, le clerué usa des
182 LES CI^SSES SOCIALES
pamphlets et des prédications populaires. Dans les
deux derniers siècles de la monarchie, il était triom-
phant ; il eut recours surtout aux habiletés de la
direction appliquée aux rois, dont il fallait circonvenir
discrètement la puissance. A notre époque, oii le public
a déserté les églises, il se sert pour ses critiques du
grand instrument moderne, la Presse.
6'' Loi d'équilibre. Par le frottement des classes les
unes sur les autres, elles s'agencent entre elles, et,
quand aucune cause extérieure ne vient troubler l'état
social, une sorte d'équilibre tend à s'établir entre
elles. Cette loi apparaît surtout dans les pays où do-
minent les castes. Parvenues à neutraliser mutuelle-
ment leurs tendances expansives, les classes attachées
à leurs fonctions déterminées se fixent dans des for-
mes immobiles.
7° Loi de progrès. A la loi précédente s'oppose la
loi de progrès, qui est la règle de certaines classes où
la puissance est susceptible d'une accumulation indé-
finie.
Le progrès peut venir du d<'veloppement de la po-
pulation. 11 est vrai que ce surcroît de population est
tout d'abord une cause de gêne ; mais cette gêne elle-
même sert de stimulant à la masse, pour déterminer
un mouvement d'expansion et parfois d'irruption vio-
lente dans les classes supérieures. Au contraire la di-
minution des naissances dans une classe fermée est
une cause de faiblesse : Sparte est tombée faute de
Spartiates. — Le progrès dépend aussi de l'accroisse-
ment de richesse : Le Tiers-Etat en France s'enrichit,
et son inthienee sociabî angmenle en même temps. —
Mais la cause la plus importante df progrès réside
dans la multiplication d(>s ressources })ropres à une
classe — Une classe, en ell'el, n'exerce son œuvre pro-
pre qu'avec le concours de certaines choses matériel-
LA MÉTHODE 183
les qui lui servent ainsi d'inslrumcnts. Or le progrès
consiste moins dans le développement des facultés
elles-mêmes que dans les modifications heureuses et
permanentes introduites dans le milieu social. — L'a-
griculture progresse quand le paysan sait entretenir
la richesse du sol par les engrais, par l'assolement,
par les travaux d'irrigation, par des machines qui di-
minuent FefTort et accroissent le rendement. — Le
progrès dans l'armée se réalise par l'emploi d'armes
plus puissantes, de fortifications plus résistantes, d'ex-
plosifs plus terribles. — Le commerce se développe
par l'extension des routes, des canaux, des chemins
de fer. — L'industrie accroît sa puissance par le per-
fectionnement des outils, par l'invention des machi-
nes, par l'emploi de grands capitaux. — Le progrès
dans les sciences tient, non à une plus grande force
intellectuelle chez les savants, mais simplement à la
conservation, par les livres, des connaissances qui
peuvent ainsi s'accumuler sans limite : les lois de la
combustiou découvertes pimiblement par Lavoisier,
sont mainlenant apprises du ciiimiste eu un petit
nombre d'expériences (h'cisives.
8° Loi de population. Le nombre des individus qui
constituent une classe n'est pas invariable, mais il est
dans d'incessantes fluctuations déterminées surtout
par la proportion entre les naissances et I(>s décès.
Cette influence, née du nombre, se manifeste là où
on ne s'allcndait pas tout d'abord à la rencontrer.
Ainsi il semble (|n(' dans une monarchii» la classe des
chefs d'Etat échappe à cette loi. Et cependant l'histoire
montre, par de nombreux exemples, que les vicissitudes
des familles royales ont souvent dépendu soit de la
multiplication des enfants qui devenaient des rivaux,
soit de l'absence- de descendants ou du moins de des-
cendants niAles. — Mais limportance de la loi appa-
18i Li:s CLAssKS so(;iAi.i;s
rait avec plus (révideiice dans les autres classes. —
(Juand l'industrie est peu di'velopp'e et (jue la subsis-
tance d un peuple doit «Hre lires' de son sol, il arrive
fatalement un moment où la g'ène et la misère se pro-
duisent, si les progrès de la population sont continus
et s'il ny a pas un moyen de déverser ailleurs le
superflu de la population. La lutte entre les classes
devient plus vive, plus ardente. Les classes inférieu-
res sont plus opprimées par les détenteurs du pouvoir,
qui ne veulent rien sacrilier de leurs avantages. La
tension augmente et, quand les soullVances paraissent
intolérables, des troubles éclatent et souvent des ré-
volutions.
Cette loi de la population, appliquée à l'ensemble
d'une société, a été déjà connue et proclamée par ditTé-
rents économistes et en particulier par Malthus. Mais
la division d'une société en classes permet à ce sujet
d'arriver à une plus grand(.' précision. La statisti({ue,
telle qu'elle est pratiquée maintenant, a l'avantage de
fournir de précieuses indications sur les développements
comparatifs des diverses classes sociales. Il ne s'agit
pas en elTet desavoir, d'une façon vague, si la popula-
tion tl'un Etat reste stationnaire ou est en voie de
progrès. Ce qui importe, c'est d'apprendre comment
elle s(.' renouvelle. Si les imprévoyants, les pauvres,
les paresseux, les criraimds seuls pullulent, l'Etat
glisse rapidement cà la décadence et à la ruine. La
Home des Ci'sars, qui était peupb'e d'un petit nom-
bre de familles l'iches avec des légions (res(daves et
sui'Ioul dune jxipulace oisive, alfann'e de pain et de
sj)ectac!es, était mùi'e [)our les barbares.
Ici les symi)tômes de la décadence étaient si accen-
tui's qu'ils étaient visildes mèiiu' pour des oitservaleins
superliciels. Avec des statistiques — plus précises, par-
ci; qu'elles auraient été dressées d'après les classes —
LA MÉTIIODi: 1<S')
on pourmil rendre comple (rua iirand nombre iri-vc--
nements sociaux: non seulement les émigrations et les
colonies qui sont des conséquences frappantes du dé-
veloppement de la population, mais encore ces mou-
vements internes qui agitent les sociétés et, par des
changements successifs, parviennent aies transformer.
Les lois précédentes sont provisoires. Comment les
vérifier ?
Par un procédé semblable à celui qui est suivi dans
les sciences physiques, où les lois les plus importantes
n'ont été tout d'abord que des hypothèses — liypolhôses
qui ont acquis la certitude, àmesure qu'elles subissaient
avec plus de succès et dans des cas plus nombreux le
contrôle de l'expérience. D'une façon analogue, les
lois sociales, — supposées vraies — seront appliquées
aux événements historiques, et elles acquerront d'au-
tant plus de probabilité que, par leur aide, on par-
viendra à fournir des explications plus nombreuses et
plus exactes. Pour que ce contrôle ait toute sa valeur, il
ne faut pas seulement se mettre en quête des cas
favorables, recueillis çà et là dans l'histoire, mais
examiner tous les cas en appli({uant particulièrement
son attention aux difhcultés.
Pour ne pas s'en tenir à de vagues pnk'cptes, indi-
quons par quelques exemples la marche à suivre.
Nous avous compté quatre types de Sociétés, chacune
de ces sociétés étant caractérisée par une classe domi-
nante. Une manière d'éprouver nos lois encore hypo-
tlit''ti(|ues, sera de suivi'e révolution de ces classes
dominantes, en cherchant à se rendre compte — jiar
le moyen de ces lois — de la formation, des j)rogr('s,
des alternatives de prosj)érité ou de d('c!'oissance, et
enliii (l(^ la (h'cjidence et de l.i clnile des classes mai-
tresses. Il ne tant |)as s'attendre, il est vrai, à une
explication conijilète, puis(|ue pour les besoins de
188 LES CLASSES SOCLVLES
l'exposition nous négligeons mainlenant les infiiiences
extérieures, qui jouent cependant un rôle très impor-
tant dans la vie des sociétés. Les écarts avec les lois
pourront être considérés comme un résidu, dont
l'explication est réservée pour une autre partie.
Soit par exemple la Cité Guerrière où domine comme
à Sparte et à Rome l'élément militaire. Voyons, pour
chacune d'elles, le parti qu'on pourra tirer des lois
énoncées plus haut pour éclairer la vie intérieure de
ces Cités.
La C/asse mililaire à Sparte. — La première chose
à faire pour comprendre son action sociale est de tracer
les principaux traits de sa physionomie physique et
morale, de déterminer avec exactitude ces connexions
psychiques qui constituent son caractère. Les voici à
titre d'indication.
Chez le Spartiate, le désir de posséder les qualités
militaires est absolument préj)ondérant. Dès son en-
fance, il est habitué à tout subordonner au courage :
il se llagelle jusqu'au sang devant l'autel dArtémis, et
au besoin se laisse, impassible, déchirer les entrailles
par un renard. En guerre, il marche au combat cou-
vert d'un manteau de pourpre, les cheveux couronnés
de lleurs, au son des llûtes, comme pour une fête. Pour
conserver intactes ces qualités militaires, il faut être
débarrassé detoutsouci matériel et pouvoir dire comme
le Cretois llybrias : « J'ai pour richesse une grande
lance et une épée et le beau bou(dier qui fait r(>mpart
à ma chair : c'est avec C(da que je laboure, avec cela
(jue jemoissoime, avec cela (juc je foule le doux jus de la
vigne». De là rassujettissenient des 1 litotes, chargés de
cultiver pour leur compt(; les meilleures terres de la
LA MÉTHODE 187
Laconie. I.a seule occupation digne du Spartiate est de
s'exercer à marcher en cadence, à évoluer avec ordre,
« à se tenir ferme les jambes écartées, à protéger par
le ventre du large bouclier les cuisses et les jambes
et en haut la poitrine et les épaules; et à brandirdans
la main droite la lance terrible » (1). Son plus grand
plaisir réside dans ces simulacres de guerre, ou dans
les chasses à travers les ravins du Taygète. — Tous
les efforts des Spartiates étant tournés vers l'art mili-
taire, il n'est pas étonnant qu'ils y acquièrent une
grande habileté, et qu'ils maintiennent leur supério-
rité sur les populations vaincues. Leur orgueil s'en ac-
croît, et ils arrivent sans peine à se figurer qu'ils sont
d'une race faite pour le commandement, tandis que les
Périèques et surtout les llilotes sont des races avilies
faites pour l'obéissance et l'esclavage. Cet orgueil est
entretenu par le sentiment de leur force : la noblesse
Spartiate a les armes les meilleures ; elle se compose
d'hommes robustes d'où sont éliminés par une sélec-
tion rigoureuse tous les êtres malingres, sacrifiés dès
leur naissance ; elle possédée un haut deîgré ces qua-
lités morales, le courage, l'énergie et la discipline. Ce
sont des égaux, mais qui savent se plier à l'obéissance
et, comme un grand corps dont toutes les parties agis-
sent de concert, donner à leurs efforts combinés le
maximum d'intensité et de puissance.
La période, qui s'étend de l'invasion Dorienne à
rétablissement des lois de Lycurgue, est une période
de confusion, ofiles données hist()ii(nies manquent trop
de précision pour (ju'il soit possible de les faire servir
à lavcrilication de lois générab's. luiouli'c les éb-ments,
t|ui (b)iv(Mit cntrei' dans la (■()ni[)()siti()n de la socii't''
fLitiii'e, restent encore étrangers entre eux ou plutôt sont
(I) Tyrlée (Elégies.)
1 SS LES CLASSES SOCL\LES
opposes dans une liilte ouvert'. — Or, tant que Jure
l'état (le i;uerr(>, It s deux sociétés n'entretiennent entre
elles que des rapports internationaux qui ne sont pas
encore de notre sujet. — La cité Lacédémonienne ne
commence donc qu'à partir des lois de Lycurgue.
Voyons, à partir de cette époque, comment la classe
militaire va se comportera l'égard des antres classes.
La loi d'indépendance fait qu'elle s'etTorce de se
préserver de toute atteinte qui diminuerait son pres-
tige, ses avantages, ses garanties, ses moyens d'action
et sa puissance. Pour se conserver intacte, elle doit
se garantir dedifTérents côtés : écarter les classes infé-
rieures, qui voudraient participer à ses privilèges ou
les restreindre pour alL'ger d'autant leurs charges ;
arrêter d'un autre côté les empiétements des supérieurs
tentés d'accroître leur autorité à son détriment ; enfin
veiller sur s.'s propres membres, afin qu'ils n'introdui-
sent pas dans la classe des germes de corruption et de
mort. Or, ces déductions sont vérifiées par l'histoire.
Les Spartiates maintiennent jalousement leurs droits.
Ils répriment avec rigueur toutes les tentatives que
font les Hilotes pour se soustraire à leur domination:
dans les cr//p//cs, les jeunes gens sont autorisés à
mettre à mort tous les suspects sans autre forme de
])rocès. — Huant à l'ancienne population Achéenne,
elle est relégu('e dans les parties montagneuses et
moins fertiles; elle fournit aussi des artisans et des
commerçants, mais qui sont dépourvus de tout droit
politi(jue. — Les lléraclides avaient cherché à conso-
lider leur pouvoir en favoi'isaut les vieilles familles
Achéennes. Mais celle politi(|ue d'apaisement, prati-
(]uéepar les deux familles royales, les Agiades et l(>s
Liii'\ poni ides. ])ai'ul un danger ])oui' la prépoiHh'raiiee
de la classe militaire. Aussi la noblesse, dans la réfor-
me même de Lycurgue, prit ses précautions pour limi-
LA .\U^T!I<)I)I'; IS!)
1er la puissance royale et la renl'ermer dans des allri-
butions très restreintes. Elle lit réserver à un Sénat
— dont 2(S membres sur 30 étaient tirés de son sein —
le droit de l'aire les lois, de rendre la justice, de
déclarer la i;iierre, et de conclure U^s traités de paix.
— Enfin le danger peut (Mre intérieur. De là le soin
que les Spartiates prenaient pour le recrutement de
leur classe. Ils rejetaient les enfants débiles et les
bâtards ; ils s'isolaient, vivant exclusivement entre
eux dans les repas publics, dans les cliamps d'exercice
ou dans les salles de conversation ; ils ne devaient
point sortir de Laconie sans permission, ni se livrer
au commerce, ni travailler aux champs, ni exercer
aucun autre métier que celui des armes.
Une classe n'est pas seulement jalouse de son indé-
pendance , elle vise encore à étendre son autorité, ses
avantages et ses ressources. Mais cette ambition n'est
pas réservée exclusivement à l'une des classes, et elle
se heurte à d'autres ambitions rivales on du moins au
sentiment d'indc'pendance, qui repousse tout empié-
ti'ment nouveau. De là deux lois nouvelles qui vont
ensemble, la loi d'ambition et la loi d'hostilité. On en
retrouve l'inlluence dans l'histoire de Sparte. I.a cons-
titution lie Lycurgue, ratiliée ou plutôt inspirée par
loracle lie Delj)ht'S — la plus haute autorité religieuse
di' l'épocjue — ne put loujoui's contenir les classes
dans les limites assignées. Les rois, appuyés sur leur
jjouvoir religieux, abusèrent sans doute du droit qu'ils
j)ossédaient d'exécuter les décisions du Sénat. Pourvus
de la puissance executive, ils [)ouvaient à leui- gré
l'aii'e avort(;r j)arleur inaction des mesures déplaisantes,
ou au conti'aire arriver à leurs lins j)ar des habiletés
bien coinbiiu''es et secrètement eni[)loyé('S. L'arislo-
iralie Spartiate s'apj)liqua à di'jouer ces manœuvres,
i'our couper le mal dans sa racine, elle dépouilla la
IIM) LKS CLASSES SOCIALES
rovanté du pouvoir exéculit', qu'elle transféra à une
mugistralure nouvelle, prise dans son sein et fidèle
exécutrice de ses volontés : l'éphorie. — Les Spartiates
n'étaient pas seulement ambitieux de prestige, mais
ils étaient désireux sinon d'étendre leurs privilèges,
du moins de les maintenir intégralement pour eux et
pour les membres nouveaux, que les naissances légi-
times introduisaient dans la classe. Pour accroître
leurs ressources en proportion de leur nombre, ils ne
pouvaient pas exagérer outre mesure leurs exigences
à l'égard des llilotes et des Périèques. Car, dans cette
voie de l'oppression, ils s'étaient aperçus qu'ils étaient
arrivés à une limite, au-delà de laquelle la force n'au-
rait obtenu aucun autre résultat que de provoquer la
révolte, la désorganisation sociale ou l'abandon des
terres. Pour se satisfaire, la tendance expansive dut
donc s'ouvrir une voie nouvelle. C'est cette poussée
interne, qui explique l'envaliissement successif de
toutes les parties de la Laconie, puis linvasion et
l'occupation de la Messénie, qui fournit de nouveaux
lots aux Spartiates trop à l'étroit dans leur domaine
jtrimitif. « C'est probablement à cette époque, dit Cur-
lius, que le nombre des lots fut porté à 9.000. » (1).
La loi d'harmonie opère le groupement entre les
classes qui ont des intérêts communs ou concordants.
Les classes dominantes cherchent, dans leurs rivali-
tés ambitieuses, à gagner le concours des classes in-
ieri(nires, et leur opposition crée dans la Cité divers
l)artis politiques, religieux et économiques. — A Spar-
te la royauté avait groupé tous ceux qui étaient hos-
tiles à la prépondérance de la caste militaire. Des-
cendants des Héraclides, consacrés par l'oracle de Del-
phes, les rois avaient pour eux les prêtres, les gar-
(1) Uist. (irecque.
LA MinilODK
(liens des temples, tous ceux qui vivaient tle la reli-
gion et qui recevaient secrètement les inspirations des
j)uissants serviteurs de l'Apollon résidant à Delphes.
— Ils avaient aussi gagné à leur cause rancicnno po-
pulation Achéenne, privée de tout droit, et qui espé-
rait, en favorisant la royauté, abaisser l'orgueil Dorien
et conquérir l'égalité civile et politique. — La Royau-
té avait encore attiré à elle tous les mécontents qui
avaient rendu des services à l'Etat dans les guerres
de Messénie, et qui, rapprochés de l'aristocratie par la
fortune ou même par la naissance (comme les Parthé-
niens nés d'Achéens et de Doriennes), n'en étaient pas
moins rejetés durement de l'aristocratie, fière de la
pureté de sa race et jalouse de ses droits. — Quant à
l'autre parti, il était formé exclusivement des Spar-
tiates, qui, disposant de la force, dominaient par la
terreur tous ceux qui préféraient une vie tranquille
aux agitations d'une lutte périlleuse.
La division persista longtemps, mais sans conser-
ver toujours le même caractère d'acuité. C'est ici
qu'intervient la loi d'adaptation, en vertu de laquelle
les Classes se plient de plus en plus à l'ëiat social qui
leur est imposé. Les irréductibles succombent dans les
luttes ouémigrent, comme les Parthéniens quiallèren
en (Jrande Grèce fonder Tarenle. — Les autres renon-
cent à des espérances irréalisables, et se contentent
d'un»; situation amoindrie. Après avoir longtemps
combattu pour l;i prééminence, les lléraclides se sou-
mettent à n'avoir plus que des honneurs sans la réalité
du pouvoir; ils supportent désormais le contrôle et la
surveillance des Ephores. La royauté affaiblie, les
classes alliées abaissent leurs prétentions. Les Ililotes
terrorisés j)aient docilement leurs redevances. Les
IN'rièijues l'eLourjient à leurs occu[)atious, ils cultivent
leurs champs et sadonncnt au commerce. Les vieilles
1*1:2 LKS CLASSAS SOCIALES
familles Acliéennes acco])tcnt leur situation inférieure
et tournent leur activité vers les arts : tandis que le
pur Dorien se fait de {)lus en plus soldat, politique et
iiouvernant, l'Achéen appelle a Sparte Terpandre,
Taèdede Lesbos, qui ranirnela fête nationale d'Apollon
Carnéios et lui fait perdre son caractère militaire, en y
introduisant un concours de musique Eolienne. —
L s prêtres, désespérant de faire trioni})lier leurs sym-
})atliies, clierclient à sauvciiarder leur influence reli-
gieuse en servant de médiateu'*s entre les partis hos-
tiles : sans abandonner la royauté, ils se rallient aux
Spartiates vainqueurs dont ils s'efforcent de corriger
la dureté par la musique, {)ar la poésie et par de
nouvelles cérémonies religieuses empruntées à la
Crète, les Gymnopédies.
Après les guerres de JMessénie, Yrqiti/i/jrc' social est
réalisé à Sparte ; l'aristocratie guerrière est nettement
pri'pond('ianle. De plus en plus accoutumées à leur
état, les autres classes ne luttent plus. Les générations
se succèdent, le souvenir de l'indépendance primitive
s'efface, et les sujets dans leur ensemble acceptent la
suprématie dorienne, suprématie que les Dieux sem-
blent ]'alifier par les succès accordés aux armes Spar-
tiates. L'Etat, fortement constitué, se trouve en posses-
sion de l'unité provenint de l'harmonie entre les par-
ties de la Société, qui concourent toutes sans résis-
tance au but posé par les pouvoirs publics.
La loi de progrès et son coTitraire la loi de déca-
dence sont très importantes. C'est par elles en effet
que s'expliquent les mouvements sociaux, les révolu-
tions du pouvoir et la direction qu'imprime à l'Etat
la classe dominante. Dans l'élude complète d'une so-
ci('té', il sciait utile de suivre l'évolution de cliaciue
classe, parce que les modilications des unes ont leur
retentissement sur les autres. Mais, comme exen]i)le
LA MÉIIIODIÏ 103
de mcHliode, le choix se porte iialurcllement sur la
classe dominante, ici siii- l'aristocratie Spartiate.
Tout d'abord il faut, })ar nue définition, dissiper le
vague qui s'attache à l'idée de progrès. Ce vague pro-
vient surtout de la croyance fausse que le progrès est
unique, tandis qu'il prend autant de formes diverses
qu'il y a de buts à atteindre. Pour le commerce, le
progrès est d'ouvrir de nouveaux débouchés, de faci-
liter les communications, de multiplier les échanges
et d'accroître les bénéhces ; pour la classe sacerdotale,
le progrès consiste à répandre les croyances religieuses,
à fortifier la foi des fidèles, à étendie le cercle de son
inihience et de son autorité ; pour le savant, c'est
d'augmenter la somme des vérités ; pour l'industriel,
de dompter la matière et de la faire servira l'utilité
de l'homme. — Or en quoi consistait le progrès pour
l'aristocratie Dorienue ? — Dans le développement des
qualités proprement militaires, dans la réalisation la
plus complète de l'idéal qu'on pouvait se faire d'un
corps uni, discipliné, capable — sous la direction de
chefs habiles — de concentrer ses forces sur un point
et (reni[)orti>r tous les obstacles. Pour arriver à ce but
suprême, il fallait une éducation sévère, une discipline
rigoui'easc, des exercices r('guliers, des corps robus-
tes, des armes perfectionui'-es ; il fallait aussi des nmes
éprises d'honneur, peu accessild(^s aux sentiments de
pur intérêt, toujours disp(»s!''es aux j)lus durs sacrifi-
ces pour ne pas trahir le dmoir. Voilà les (jualilés qui
devaient iippartenir à tous, (juant aux chefs, ils de-
vaient avoir en outre l'habileté techni(|Ui', laconuais-
sance de la meilleure tactique, et celte auloriti' du
commandement sans laquelle uiu) armée n'est qu'une
cohue.
Mais précisément parce que l'acquisition de ces ver-
tus exige une spécialisation plus comj)lète, les chefs
13
lot LliS CLASSES SOCIALES
mililiiires, dont toutes les facultés physiijiies, intel-
lectuelles et morales, sont tournées vers la guerre,
dcvienent impropres à toute besogne qui réclame autre
chose que la force. A rintériciir les Spartiates domi-
nent par la terreur, mais ils ne savent point tirer
parti des ressources que pourraient olfrir les classes
inférieures, si leur exclusivisme n'était pas aussi ri-
goureux. A l'extérieur leur dureté et leur orgueil com-
promettent leurs relations, et, en aliénant les bonnes
dispositions des Alliés, menacent leur hégémonie. Ce
qui précipite la décadence, c'est que les Spartiates, enri-
chis par l'or Perse, perdent leurs (jualités militaires : les
fortunes s'accroissent, mais la race s'appauvrit et meurt.
Le nombre est un des facteurs les plus esssentiels
de la puissance d'une classe militaire, à une condition
toutefois, c'est que le nombre ne nuise pas à la qua-
lité. Si la population Dorienne avait augmenté, sans
que h' nombre ou la valeur des lots s'accrût, les loi-
sirs n"(''lant plus les menues, l'éducation changeait et
devenait plus immédiatement utilitaire, les exercices
militaires et la préparation à la guerre perdaient de
leur activité, les soins donnés à l'armement se ralen-
tissaient, la gène se faisait sentir, et, si cet état avait
persisté, l'esprit militaire se serait corrompu. Par
l'invasion et la conquête de la Messénie, l'aristocratie
li'oiiva, dans une nouvelle répartition de terres, le mo-
yen d'augnnmter ses forces, sans compromettre ses
(jualil('s fondamentales. — Au déclin, l'aristocratie n'a
pins assez île vilalilé pour se renouveler : elle meurt
faute de citoyens. Sous Agis 111, les citoyens ne sont
plus que 7U0 au lieu de 8000 ([u'ils avai(>nt été au
temps de la seconde guerre Médique, et même les
propriétés sont concentrées entre les mains de ttK)
personnes dont beaucoup (!e femmes (1). Gléomène
(I) llrniilole, Liv. vu.
LA AïKiiioDK 19:;
clicrclie ù infuser un san^ uouveau a la Jiohlessc en pro-
(•('■(lant à un nouveau partage dos terres, mais il est
Irop tard. Ces ciloyens ont le nom de Spartiates, non
leurs vertns ; ils succombent dans la lutte avec les
Macédoniens. Sparte tombe pour ne plus se rele-
ver.
Une objection se présente au sujet de ces lois, c'est
de demander laquelle triomphera dans un cas donné.
Ainsi une classe se bornera-t-elle à sauvegarder son
indi'penclancC; ou, poussi'C par l'ambition, s'elTorcera-t-
(dle de s'étendre et de conquérir de nouveaux avanta-
ges ? Si l'on ne pouvait répondre à cette question, la
connaissance des lois précédentes perdrait beaucoup de
son utilité. Elle servirait sans doute à expliquer les
t'vénements passés, mais, dépourvue d'un des carac-
tères les plus essentiels de la science, elle serait im-
puissante à formuler des prévisions exactes. La r('ponse
à cette,' difficulté peut être tiré(^ de l'étude précédente
des corrélations internes. Les membres d'une classe
tendent à l'uniformité, mais cette uniformité n'est
jamais réalisée complètement, et elle laisse place à des
divergences ou même à des oppositions, pourvu ([ue
ces écarts oscillent dans des limites assez étroites. Or
s'il en est ainsi, des lois contraires peuvent être sui-
\ ies en menu; ttMiips dans une même classe, et |)ar là
0!i peut ('|)rouveT' leur valeui' coniparalive. Les auibi-
lieux r('ussissent-ils ? Leur succès encoui'age les
li(''sitants, et le nombre de voiw (|ui clierclient à con-
(]U('i'ir des droits augnu'nic, jus(prà ce (|ue la masse
même de la classe se mette en mouvement, etobtieime
l'avantage déjà réalisé en partie. Au contraire les ten-
tatives ambitieuses sont-(dIes r(q)oussées? Les prudents
se tiennent à l'c'cart, et s'estiment assez, benreux di'
maintenir leur situation. La décadence a des causes
semblables. Elle commence par ceux qui ollrent moins
H)6 LES C.LASSKS SOCIALKS
de résistance à la i)ressioii des circonstances et des
classes adverses. Si les causes d'infériorité' persistent,
le nombre des vaincus aiignKMite, et la classe s'abaisse
progressivement jusqu'à un niveau inférieur quelle
conserve, tant que de nouvelles conditions n'inter-
viennent pas, soit pour la relever, soit pour rendre sa
situation encore plus précaire.
La classe militaire à Rome (exemple comparatif). A
Sparte, où la constitution de Lycurgue est restée long-
temps en vigueur, l'aristocratie militaire a acquis de
bonne lieure ses privilèges, et a su les maintenir con-
tre les prétentions c'es classes rivales. La persistance
"de sa domination, son isolement prolongé, Tunilormité
constante de sa vie ont imprimé à son caractère des
traits accentués et faciles à noter. Mais à Rome la vie
a été plus agitée. Des réformes, des révolutions se
sont produites, et même, quand les apparences restaient
semblables, des cbangements faibles mais continus
avaient lieu. Aussi ce si'rait s'exposer à de graves
méprises, si on ne tenait pas compte de la diilerence
des temps, et si, confondant toutes les époques, on
se perdait dans de vagues généralités sur l'armée
Romaine. Puisque la nature des actions dépend du
caractère de la classe et que ce caractère se modilie
suivant la composition de la classe, il faut examiner
avec soin les variations qu'elle a subies, depuis l'épo-
que de Romulus, où les patriciens avec leurs clients
étaient seuls à combattre, jusqu'à l'épocjue de Marins,
où l'armée fut ouverte même aux })ro]étaires.
Prenons comme point de d<'])art la période qui s'('-
teud de Romulus à Servius Tullius, période où les
familles patriciennes fournissent seules le contingent
militaire. Mais contrairement à ce qui avait lieu à
Spaite, les légiounaires ne s'occupent pas exclusive-
lucut des clioses militaires : dès que la campagne, pour
LA MÉIllOlJi; 1{)7
laquelle ils se suul armés, est lerminée, ils reluLirnciil
à leur charrue.
Ouel est le caractère des combattants de celte pre-
mière période? — Ils sont soldats et en même temps
propriétaires du sol, possesseurs du bétail, mailres de
lii richesse immoltilière, la seuleprcsque qui soit alors
connue dans ces régions. — Il résulte de ce mélange
d'occupations que le caractère du patricien sera aussi
un UK'Iange de (jualilés empruntées à ces deux types,
le soldat et 1(^ propriétaire du sol : le Romain sera
partagé entre deux tendances également fortes, Thon-
neur et rintérèt. Il n'agira pas comme le profession-
nel (!<' la guerre, qui est préoccupé avant tout du dé-
sir de montrer les (jiialités militaires. Certes, il sera
fier de ses armes, de son habileté à s'en servir, de son
courage dans les combals; mais dans la fièvre même
des batailles, il n'oubliera pas qu'à la pointe de son
pilion il peut conquérir de nouveaux domaines, des
troupeaux de bœufs et des esclaves. L'ambition du
Spartiate était réprimée par la loi, celle du Romain
n'est point limitée, car plus il asservira de Cités, plus
il agrandira ses domaines et ses richesses. — Cepen-
dant la guerre présente des dangers. Aussi, quaiul le
bétail et le domaine sont sutlisants j)0ur nourrir la
famille et subvenir aux besoins des Clients, le Ro-
main, fatigué, retourne volontiers à ses champs jouir en
paix de ses conquêtes et de son butin. En temps de
paix, ses occu])ations se partagent aussi entre la cultu-
re et les exercices militaires. Les jeunes gens s'assem-
blent au Cliani[i (le Mars, apprennent à manier le jave-
lot et à prendre iii dispo-^iiion ib» combat sur trois
rangs, suivant (juils sont /Ko^lati , jjiinciiics ou triarit.
Le pater-familias surveilb' le travail de tous, uumu-
bres de la famille, clients et esclaves. Il est le maître
du sol et de tout ce qui vit sur son domaine. De là de
1!IS LKS CI.ASSKS .SO(;iALi;S
grands sentiments dorgutùl, qui lui permettent diflici-
lement de supporter la plus légère atteinte à ses droits,
mais qui le poussent au contraire à étendre le plus
possible sa sphère daclion. Les parents du patricien
ont des idées, des sentiments et une conduite analo-
gues. La ditlérence porte seulement sur le degré, et
aussi sur un sentiment particulier aux inférieurs; ce-
lui du respect dû au chef df famille. Au fond la com-
munauté d'honneur et d'intérêt relie entre eux non
seulement tous les membres d'une même famille, mais
toutes les familles patriciennes. — Quant aux clients,
ils acceptent la domination des patriciens et s'asso-
cient à leur fortune. En retour de leur zèle, de leui-
travail, de leurs services, ils i-éclament la protection
du patron, qui leur fournit un lot de terre sufhsant à
leurs besoins, et qui les garantit des vexations et des
injustices.
Voila les dispositions intimes des Patriciens, entou-
rés de leurs clients. Comment vont-ils, d'après cela, se
comporter dans la Cité en ])r('sence des autres classes?
S'il s'agissait ici d'une o'uvre pincement littéraire, il
faudrait — pour se garder des répétitions inévitables
— ne pas i'(q)]-cn(lre en détail les lois précédentes.
Mais ces ré[)étilions serviront au contraire à montrer,
par leur nombre, les similitudes entre la vie de Sparte
et celle de Home, et, puisqu'il s'agit de science et de
méthode, ces similitudes fourniront une base de i)lus
eu [)lus solide à Tinduction. Voyons donc sur ce nou-
vel exemj)l(' si nos lois sont np|)licabb'S.
Lui (T nuli'iicii(lanv(' . .laloux de leurs j)r(''rogali\'es,
les patriciens ont à se dt'I'eiHJi'e confre les empié-
tements de la l'oy.uitt'', (|ui, bien (|u"élective, a des
tendances à s'i'mancijxT de la tutelle patricienne.
(Jn.ind leur lib.M'tf' est trop nuMiaei'e, ils parent au
dant^cr en sup])riniant sa cause : jilusietirs rois nieii-
l.A .MÉlIlUDt; 199
rent do mort violente, tués sans doute }tar les séna-
teurs, lis doivent aussi repousser les j)rétentions des
classes inférieures qui se résignent mal à leur infé-
riorité et qui aspirent aux libertés civiles et politi-
ques. Ils maintiennent dans la subordination leurs
clients, qui sont rejetés dans la plèbe, dès qu'ils mon-
trent des velléités d'indépendance. Quant à la plèbe,
les patriciens lui abandonnent les métiers et le com-
merce; ils permettent même qu'elle s'enrichisse, mais
repoussent dédaigneusement toute union avec les des-
cendants des « bandits » ; ce qui signilie sans doute —
si on en juge par des far(jns de parler encore actuelles
— les cités vaincues, qu'on tlétrissait d'un nom inju-
rieux pour les punir de leur courageuse résistance.
Loi d'ambition. Les Patriciens étaient maîtres du
sol ; dans l'intérieur de leur famille, ils étaient maîtres
du culte qu'ils adressaient à leurs ancêtres divinisés ;
dans la Cité, ils avaient une part importante d(? l'auto-
rité religieuse et étaient sous la protection des Dieux,
qui bénissaient leurs mariages et consacraient leur puis-
sance ; ils constituaient l'élément principal delà force
publique ; ils contribuaient à former les lois dans
les assemblées curiates ; c'était dans leurs rangs que
se recrutaient exclusivement les sénateurs ; enfin le
Roi ne pouvait prendre de décision importante sans
les consulter. Kt cependant, toute cette puissance ne
faisait (ju'accroître le df'sir de l'augmenter. La rovauté
était l'obstacle (jui s'opjiosait au plein épanouissement
de leur ambition ; c'est contre la royauté qu'ils lut-
taient sourdement, recourant au meurtre pour écar-
ter les rois les plus gênants. C'est plus tard, dans la
seconde période, que leur ambition sera satisfaite par
l'abolition (b; la monarciii»' et [)ar la main mise sur
tous les pouvoirs.
Loi d'hosliiilé. — Ia's ambitions opposées provo-
200 Li:S CLASSKS SOCIALES
{juent nécessairemt'iil la lutte, une lutte d'idées et de
sentiments, qui doit à la première occasion se traduire
en actes. Les Rois supportent avec peine la tutelle
patricienne ; ils favorisent la plèbe par la division du
peuple romain en six classes, formées d'après le cens
et indépendamment de la naissance. Mais Servius Tul-
lius, l'autour de cette mesure, meurt de mort violente.
Enfin, quand Tarquin le Superbe eut comblé la mesure
par ses vexations, les patriciens le chassèrent et sup-
jirimèrent une royauté, jugée incorrigible. — Ce con-
trepoids disparu, la puissance patricienne s'accrut
dans des proportions inquiétantes [)Our la plèbe, qui,
se voyant opprimée, se retira menaçante sur le Mont
Sacré.
Loi dliarmnnie. Cette retraite dans une période cri-
tique, oîi la république naissante avait besoin de tou-
tes ses forces pour lutter contre les ennemis extérieurs
que suscitait Tarquin, cette retraite obligeait les Pa-
triciens à faire des concessions. Deux partis se formè-
rent : le premier comprenant les conservateurs intran-
sigeants, les défenseurs des droits do la noblesse ; le
second formé des novateurs, de ceux qu'on appellerait
aujourd'hui les libéraux, qui voulaient elfacer les
distinctions de naissance, et tout accorder à la fortune
et au mérite. Dans le premier groupe se trouvaient les
Sénateurs avec leur pouvoir législatif ; les Pontifes gar-
diens du culte; les Consuls choisis parmi les plus nobles
familles, qui avaient l'initiative des lois,qui étaient char-
gés de leur exécution et (|ui disposaient d(* pouvoirs judi-
ciaires très étendus ; puis venaient les grands proprié-
taires terriens avec leurs esidaves. — Dans l'autre cainp
se groupaient, sous la conduite des plus i-iches plébéiens,
les ouvriers et les patrons des dilférents corps de mé-
tiers, les commerçants, les anciens clients mécoulents
ou avides de nouveauté, et la foule grandissante des
LA MicriinKi; :2ii!
prolétaires. Tous avaient à se plaindre de l'oruiiei^de
rinjiistice ou de l'avarice des Patriciens, et tous, aniini's
des mêmes sentiments d'indépendance, s'entendaient
pour secouer le joug'.
Loi (VadaiiUilloii. Les premières revendications pl(''-
béiennes avaient d'à t)or(l scandalisé les Patriciens. —
Mais peu à peu leurs préventions diminuèrent, et Tidt'e,
d'un rapprochement leur parut de moins en moins
choquante. — Grâce à la division deServius TuUius,
des ph'héiens avaient pénétré dans la première classe,
et, mêlés aux chevaliers, avaient montré dans les com-
bats qu'ils n'étaient inlV'iiiMU's ni en courage ni en
habileté. La retraite sur le Mont Sacré avait fait res-
sortir leur force et leur importance sociale. L'assem-
blée centuriate — où trouvaient place les pléljéiens
— était consultée sur les déclarations de guerre, et
c'était cette môme assemblée qui nommait les ('onsuls.
Enfin la Plèbe avait obtenu la création des Tribuns,
défenseurs inviolables de ses droits. — D'un antre
coté, parmi les Patriciens, ceux qui se trouvaient le
moins favorisés par l'état ancien cherchaient la popn-
larité en se rapprochant de cette force nouvelle. Pnis
de nouvelles générations apparaissaient, qui, grandis-
sant dans l'élat nouveau et ne connaissant que par
tradition la toute-puissance patricienne, ne sont plus
choquées dn rôle attribué à la plèbe. Si quelques
jeunes, à l'exemple de Coriolan, tentent une réaction,
les tribuns les ramènent durement à la réalité en le^
citant devant l'assemljb'i' kXw penpie, et les patriciens,
eux-mêmes, abandonnant ces rt'voltés. leur interdisent
le territoire de la Républi(jue. Dès 180 un patricien,
Spurius Cassius, a la pi'emière idée des lois agraires.
Les pléb('iens, encoui'agés par leurs premii'rs succès,
ne s'arrêtèrent |)as dans leurs revendications. Ils pri-
rent de plus en plus le sentiment de leur importance
202 l.KS CLASSES SOCIALES
el ridée de leurs droits. Ce n'étaient plus ({uelqnes
mesures de détail ({uils réclamaient presque comme
une faveur de la part de leurs maîtres, mais Tégalité
complète, toutes les distinctions de naissance ou de
race devant être abolies.
Loi (rrqitUihre. Les luttes perdent peu à peu de leur
vivacité ; les animosités entre les deux ordres rivaux
se calment ; l'égalité fait des progrès ; les barrières
tombent; toutes les magistratures sont partagées ; les
formules du droit sont inscrites sur les tables de pier-
re dressées au Forum sous les yeux de tous; les pré-
jugés de race disparaissent : les mariages sont permis
entre patriciennes et plébéiens, et enfin le dernier re-
fuge de la noblesse s'ouvre aux Plébéiens, qui, en l'an
300 par la loi Ogulmia.ont accès dans les collèges d'au-
gures et de pontifes. — A partir de là jusqu'à la ten-
tative des Gracques, la République traverse une pé-
riode de calme intérieur, où les diiférentes classes
sociales s'organisent d'après les principes nouveaux.
La classe militaire domine, parce que c'est l'armée
qui assure la sécurité, la force et la prospérité romai-
nes, ^lais tous acceptent cette prédominance, parce que
l'armée, image de la Cité, se recrute dans toutes les
classes et que les commandements sont accessibles à
toutes, sauf à celle des ])rolétaires.
Loi de prorjrrs. — Vax suivant les progrès de la classe
mililaire, on peut suivre en même temps les progrès
de la puissance romaine, qui dépendait en grande
partie de l'armée.
Au c(jninuMicement les patriciens combattaient seuls,
entourés de leurs clients, qui dans l'espoir d'obtenir
une j)art du bulin, s'attacbaient à la fortune de leurs
niiiiln's. Si rarisl()cratit\ isob'-e dans son orgueil, s'était
obstinée à repousser de l'armée des éléments nouveaux,
et était parvenue à triompher des réformes tentées
LA JIKIIIODK •^03
par la royaiilô, ello aurait posô par là iiirine des bornrs
au développement de la Cilé. Mais, par l'admission des
citoyens des cinq premières classes, Tarmée se fortifia,
et de nouvelles léj^ions furent crée'es, capables de
résister à la coalition formée par Tarquin le Superbe.
Cependant l'accroissemtMit du nombre des combat-
tants ne devient un véritable élément de succès qu'à
une condition, c'est que les qualités militaires —
l'union et la discipline — ne reçoivent aucune atteinte.
— Or, si la séparation entre les deux; ordres avait tou-
jours été maintenue avec la même rigueur, les désac-
cords, les conllits, les discordes civiles restaient tou-
jours imminents, et la Cité all'aiblie aurait sans doute
succombé dans une de ces guerres, où Home — liar-
celée par les Etrusques de l'orsenna, par lesVolsques,
par les Yéiens, les Eques et les Sabins — avait beau-
coup de peine à se tenir sur la défensive. 11 n'en fut
pas ainsi. Mais à mesure (jue les Plébéiens eurent con-
(juis tous les droits civils, polili(|ues, militaires et
religieux, ils i)rireut à l'imitation des patriciens l'or-
gueil romain, et ouvrirent une vaste carrière à leur
ambition. Quant aux ({ualités pro|U'ement militaires,
les plébéiens entrant dans l'armée avaient à cœur
d'égaler ou même de surpasser les patriciens. C'est là
un effet de la loi d'homogéntMlé, signalée |)]us haut
au sujel des relations internes enti'e les membres d'une
même (dasse. Les armes, l'habileté dans leur nianic»-
ment, la force ])hysi([ue, le courage sont les qualités
(|ui ont (huiiH' aux Patriciens la pié-i'ininence dans
l'Etat. Pour prouver (|u"ils sont dignes dii partager
leurs droits, les Pléb(^iens posséderont des armes, ils
s'exerceront à exécuter tous les mouvements avec régu-
larité, et dans les combats ils garderont lièrcment leur
])0sle. — l*our la discipline, ils surent s'y j)liei' sans
murmurer, du jour où ils n'eurent plus à obéir qu'à
20 i l-i:s Cl.ASSKS SOCIALES
des chefs (|ui li's traitaient en concitoyens et non en
esclaves.
Un non veau progrès fut réalise, quand les armées
romaines reeurent à titre d'auxiliaires les troupes des
Alliés, et quand le Sénat établit la solde pour pouvoir
retenir plus longtemps les soldats à Tarmée. Les
Alliés, intéressés aux succès des armées romaines,
combattaient avec zèle, et c'est grâce à eux que Rome
a pu traverser heureusement des crises fort dange-
reuses, et étendre progressivement son empire. Mais
cette extension de sa puissance extérieure n'appartient
pas à la question actuelle qui est consacrée à la vie
intérieure des Cités. Pour s'en tenir aux causes internes
de progrès, on peut ajouter aux précédentes le soin que
les Romains ont pris de perfectionner leur armement
et d'améliorer la tactique ; l'habitude de construire
des retranchements, partout où l'armée devait camper,
ne fût-ce qu'une seule nuit : enfin les exercices mili-
taires, les marches avec un lourd équipement, et sur-
tout les succès, qui augmentaient sans cesse la con-
fiance et ouvraient à l'espérance un champ sans
limite.
Loi (le Pnitri/alion. Cette loi fait sentir son action à
toutes les pages de l'histoire romaine. Tant que Rome
ne possède qu'un territoire restreint occupé par les
familles patriciennes, celles-ci, avec l'appui de leiu^s
clients et (h' leurs esclaves, sont maîtresses. Mais, à
mesure que la population uidiaine augmente, rinlhience
patricienne diminue. Le proju'e li'une aristocratie est
de maintenir ses privilèges en i-estreignant le nombre
des j)rivilégiés : mais elle ('joigne, par cet exclusivis-
me, (h's volonli's amies (jiii tendent alors à s'orienter
(hin< un aiilie sens. De l.-i hi progression continue des
forces {>U''b(''ienne.s et leur succès linal.
Pour arriver à une vérilication plus satisfaisante
LA MKTIIODI-: 205
des lois qui régissent les classes, il faudrait poursuivre
cette enquête et Fétendre aux autres types de sociétés.
Mais ce serait dépasser le cercle de la méthode et péné-
trer dans le domaine même de la Science. Les exem-
j)les précédents peuvent sutl'ire comme indication de
la méthode.
Ueldtions avec le nùlifu phi/si(iui'.
Une des conditions essentielles de la science est de
procéder par analyse. Mais cet examen successif n'a
de valeur qu'autant quil est complet. — Ur,si une so-
ciété se compose d'individus groupés en classes, il ne
faut pas oublier que celte socit'té vit sous une certaine
latitude, qu'elle occu})e un territoire déterminé, et que
de ce fait elle subit diverses influences. Ces iniluences,
nées du milieu physique, ne sont guère contestables.
Cependant il ne suflit pas d'en allirmer vaguement la
réalité, il faut de plus préciser ces iniluences et mon-
trer leurs limites; il faut, d'un autre coié, établir la
puissante réaction de l'homme sur la nature et mar-
quer aussi les bornes de cet empire. En un mol, ou il
faut renoncer à la science, ou, si Ton a la [)rétention
d'établir des lois scientiliques, ces lois — pour en méri-
ter véritablement le nom — ne doivent comporter au-
cune exception.
Il semble que le nu'ud du |)roblème n'ait pas été
résolu par b'S diverses considérations (ju"llipj)ocrate,
Montesquieu et leurs continuateuis ont faites sur les
sociétés considérées dans leur ensemble.
Admettons les ell'ets du climat, de la nourriture, de
l'air, d(^s eaux, de l'altitude, du voisinage de la mer,
du séjour dans les j)laines,des exhalaisons paludéennes
et de toutes les autres circonstances susceptibles d'être
énumérées. Une première remarque à faire, c'est que
206 Li:S CLASSES SOCIALES
— si peu étendu que soit le territoire d'une Sociétt' —
ces conditions sont loin d'être identiques pour tous les
membres de celte Société. Par suite plus ces intluences
seront réelles, plus l'écart sera considérable, de sorte
qne,par la force même du principe, on devra s'attendre
à trouver non l'uniformité mais une vraie diversité.
Dans les pays froids, les uns sont exposés à toutes
les intempéries de l'hiver, tandis que d'autres plus
favorisés se j.iarantissent du froid par de chaudes i'our-
rures, et en vivant renfermés dans des appartements
bien clos et bien chautfés. L'air froid n"a donc pas trop
l'occasion «de resserrer les fibres extérieures du corps »
( l) ni de produire les autres avantages que MontesquicLi
lui attribue. — Pour lanonrriture, les paysans viventdes
[)roduits du sol, mais les liabitants des villes. où fleu-
l'it le commerce, mettent — quand ils sont riches — le
monde à contribution pour satisfaire leurs désirs.
Sans avoir besoindune grande richesse, les Européens
modernes échappent aux fatalités du sol, en emprun-
tant le sucre, le café, le j)oisson à des contrées sou-
vent très éloignées. — Lair n'est pas le même dans
les champs ou dans lintérieur d'une ville. Que dire
de celui que respirent les ouvriers dans les usines, au
i'ond des mines, dans ces galeries souterraines }>leines
tlonibre et d'humidité ? — L'analyse chimique montre
(|ue la composition des eaux est très variable dans des
contrées pourtant voisines ; ici l'eau d'un fleuve est
j)ure, plus bas elle est contaminée. D'ailleurs un moyen
de se soustraii'e à l'influence des eaux, c'est d'user de
vin on (lu moins de boissons où l'eau est corrigée par
l'addition de siil)slances étrangères. — Dans une région
i-eslieinteconiinela Laconie, les Spartiates et lesllilotes
\ivaient dans la ])laine, tandis (|ue les Périè({in'S ha-
ll) KspriL des Lois. I.iv. XIV.— cli. 1.
LA MÉTIlflDK 207
bilaiont les pentes du Taygète l't du Painoii. Alliriics
a toujours été aussi voisine de la mer, et cependant les
brises marines n'ont pas toujours inspiré à ses habi-
tants le môme esprit d'aventures, d'indépendance et
d'ardeur colonisatrice. Quant aux exhalaisons de sols
marécageux, elles n'agissent que sur la partie de la
population qui <^st directement soumise à leur action.
D'ailleurs la médecine est [)arvenue dans quelques cas
à en combattre les etl'ets : l'usage de la quinine est
efficace ])0ur calmer la fièvre. Ce que la déduction per-
met de tirer du principe posé par Hippocrate et Mon-
tesquieu, ce n'est donc pas l'uniformiti' du caractère,
des aptitudes et des mœurs de tout un peuple, mais
plutôt la diversité et les contrastes.
Ce qui prouve en outre que ces intluences géogra-
phiques n'ont pas une pareille force, c'est que tout en
persistant k peu près les mêmes à travers les généra-
tions, elles sont loin d'imprimer aux sociétés succes-
sives un cachet immuable. A moins d'être aveuglé par
l'esprit de système, qui reconnaîtrait, dans les Grecs du
Bas-Empire ou dans les giaôurs soumis aux Musulmans,
U:'s Athéniens qui avaient vaincu <'i Marathon et à S;il;i-
mine? Qui verrait dans la Ihmie catholique, où pen-
dant si longtem|)s les fronts se sont inidinés pieuse-
ment sous les b(''né(liclions pjipah's, la lîonie anli([ne
où retentissait « le pas loui'd des légions )) ? O ne
sont pas là des cas exceptionnels, mais j)lut(M des
exemples d'une règle ({ni semble générale. Dans une
région quelconque — que ce soit l'Egypte, la Judée,
la Grèce, l'Italie, la France — des sociétés très dis-
semblables se succèdent, pourvues chacune de mœurs,
de coutumes, de lois, de caractère et desprit particu-
liers. Ce n'est que par des artifices d'exposition qu'on
parvi(>nt à masquer les différences, à grossir les simi-
litudes et à raltadier hudiaîne plusieurs fois bi'ist'e di's
208 LES CLASSES SOCLVLES
générations. Taine a su, clans ses études critiques,
tirer un grand parti de cette théorie sur Tinlluence
des milieux, mais il a fait de la littérature, non de la
science.
Suivant notre méthode, ne nous attardons pas davan-
tage à la critique, mais par Tétahlissement d'une
bonne théorie cherchons à présenter la meilleure des
réfutations.
Il seruble que la solution donnée pour les questions
antérieures puisse encore être employée dans le problè-
me actuel: l'analyse delà société en classes distinctes,
qui, soumises à des influences diverses, prennent cha-
cune une physionomie spéciale tant au physique qu'au
moral.
Ce qui fait qu'une espèce animale linit par contrac-
ter une organisation déterminée, qui entraîne avecelle
un ensemble d'impulsions instinctives et un genre de
vie particulier, c'est que tous les êtres individuels appar-
tenant à l'espèce sont soumis aux mêmes influences exté-
l'ieures, ont une nourriture semblable, déploient une
activité analogue pour lutter contre les espèces hostiles
et enfin s'unissent toujours entre eux, c'est-à-dire avec
des êtres semblables qui vivent dans le même habitat.
L'adaptation devient de plus en plus complète, et, quand
les progrès nécessaires pour la consei'valiou et la per-
pétuité de res})èce ont été réalisés, l'organisation phy-
siologique et la structure mentale se lixent ; elles se trans-
mettent désormais sans variation appréciable à la suite
des descendants^ et cela, tant que des modifications
apportées dans le milieu ne viennent point troubler
r(''(juilibre et obliger l'espèce à une nouvelle adaptation.
Inutile d'insister davanlagc sur des idées que l'évolu-
tionisme a rendues familières.
Mais celte immobilili- dans l'organisation physique
<'[ iiicnlab' ne peut se rc'aliser [)our It's p(Mi{)les, sinon
LA MÉTHODE 201)
dans des cas exceptionnels, là où des peuplades infé-
rieures, vivant loin de toute communication, mènent
un genre de vie qui a beaucoup d'analogie avec celui
des espèces animales supérieures. Les Apaches, les
Mohicans et d'autres tribus guerrières étaient telle-
ment façonnés à leurs mœurs que, ne pouvant se mo-
difier au contact des Européens, ils ont dû dispa-
raître.
A part ces cas exceptionnels, où il n'existe guère
que des rudiments de société, la variété est la règle.
Pourquoi ?
D'un mot, on peut répondre : c'est que l'homme ne
reçoit point passivement l'empreinte des choses, c'est
qu'il est dou(' d'une activité intelligente ; c'est qu'il
possède la raison « cet instrument universel » comme
l'appelait Descartes, inslrument si puissant qu'il mo-
difie la nature suivant ses besoins, et que, d'après cet
autre mot de Descartes, « il peut s'en rendre comme
maître et possesseur ». Voilà la dilïérence avec l'ani-
mal, did'érence incommensurable. Pour se garantir du
froid, l'ours est parvenu — à la suite d'une sélection
rigoureuse — à être muni dune éi)aisse fourrure ;
l'homme nu se couvre de vêtements, se construit des
maisons bien closes, et se chaude à la llamnui d'un
bon feu. Un bœuf se nourrit des herbes de la con-
trée ; pressé par la faim, il ne deviendra pas Car-
nivore ; l'homme est arrivé à utiliser pour sa nour-
riture les produits les plus variés, et à dévelop[)er par
la culture leurs qualités nutritives. L'air est em-
pesté par des vapeurs marécageuses ; l'homme des-
sèche le marais et transforme une contrée malsaine en
un sol fertile....
Quelles sont les bornes de cette puissance humaine ?
Elles peuvent sans doute être indéfiniment reculées.
Cependanijsi l'on ne veut point se perdre dans le rêve,
210 Lr:s classes sociales
mais s'en tenir strictement aux réalités actuelles, on
constate cpie l'intelligence humaine n'a pas triomphé
de tous les obstacles. En particulier, quand il s'agit
d'écarts considérables dans les climats, la sélection
animale reprend ses droits, et écarte d'une contrée tous
ceux qu'une longue adaptation n'a pas préparés à ce
séjour. De là la difficulté pour les Européens de s'ac-
climater aux Indes et au Sénégal.
Dans l'homme il y a donc deux sortes d'habitudes :
les habitudes passives et las habitudes actives; mais
le domaine de la passivité tend sans cesse à diminuer
par rapport à celui de l'activité, qui s'étend sans cesse
et se consolide. L'homme quaternaire était dominé
par toutes les fatalités du climat et du sol ; le moderne
Européen des classes supt'rieures s'en alfranchit en
grande partie.
En résumé, si la passivité domine, les influences
extérieures deviennent prépondérantes, sans toutefois
jamais atteindre la force qu'elles acquièrent dans leur
action sur les animaux. En vertu de la loi de plasticité,
l'homme reçoit au physique et aussi au moral l'em-
preinte des choses ; il s'adapte progressivement aux
conditions que la nature lui impose, et, quand l'héré-
dité a le temps de produire son œuvre, cette adapta-
tion se consolide, et donne cet ensemble lixe de carac-
tères physiques et moraux qui constituent la Rctcf. —
Si au contraire l'activité inlidligente l'emporte, les
forces de la nature sont neutralisées, ou mises au ser-
vice de la j)uissance humaine ; les caractères physiques
ont moins de fixité, et les dispositions morales dépen-
dent plus étroitement de la nature des occupations,
des relations sociales internes et aussi des influences
('trang-ères. Les variations sont plus fréquentes, mais,
comme elles résultent des actions sociales qui compor-
tent une analyse j)lus exacte, elles sont plus faciles à
expliquer.
LA 3IÉTH0DE 211
Voilà ce que donne la déduction. Mais ces j)rincij)es
ne sont que provisoires tant qu'ils n'ont pas été véri-
fiés. Cette vérification sera obtenue, non en établissant
un parallèle entre des sociélt's différente!»', mais en
comparant les classes d'une même société et en les
suivant dans leur évolution. Soit par exemple l'Attique.
Examinons à son sujet les différentes influences qui
doivent être rapportées au climat, à la nourriture et à
la disposition des lieux.
Dans une étude sociologique, il ne saurait être ques-
tion de variations individuelles, mais seulement de
celles qui sont communes, ou à la société tout entière,
ou du moins à des groupes déterminés. Que l'habitu-
de d'affronter les intempéries de lair, qu'une vie so-
brp, que des exercices réguliers endurcissent le corps
et en développent la vigueur, c'est là sans doute une véri-
té ; mais elle n'intéresse encore que la médecine et la
physiologie, si elle ne trouve son application que dans
des cas particuliers. Ainsi que des athlètes, par suite
d'un régime spécial et d'un entraînement continu,
soient arrivés en Attique à une grande force ou à une
grande adresse, cela ne prouverait rien pour le reste
de la nation. Ce sont là des exceptions qui sont dues
moins au climat et au sol qu'aux habitudes actives et
au genre d'occupation.
Est-il permis d'aller jusqu'à l'extrême opposé et de
prétendre (|ue tous les habitants d(; rAlli(jue avaient
pris, sous linfluencc du climat, du sol et de la nour-
riture, la beauti^ physique, la souplesse du corps, ainsi
que la vigueur et la vivacité de l'esprit ? En fait, cela
n'a pas existé. Dans l'Attique ancienne et moderne,
il y a toujours (unies boiumes beaux comme Alcibiadc,
ou laids comnH; Socrate ; des corps souples comme
ceux des coureurs au stade Olympique, et des boiteux
comuK! Tyrlée ; des intidligences vives comme celle
212 LES CLASSES SOCL\LES
(rAristophane,et des esprits épais comme celui du pau-
vre Strepsiade. enveloppé naturellement de toutes les
nuées socratiques.
Mais, dit-on, le nombre des esprits bien doués a été
plus grand qu'ailleurs. — Sans doute. Une raison
décisive empêche cependant qu'on ne rapporte cetle
supériorité au climat et au sol, c'est qu'avant Solon
elle n'apparaît pas, et que, si elle persiste pendant plu-
sieurs siècles, elle ne se montre plus à partir de la
fermeture des écoles philosophiques en S29. — Que
toutes les générations qui se sont succédé sur le sol
de FAttique n'aient pas été modelées, d'après un type
uniforme, par les influences toutes-puissantes du cli-
mat, de l'air et de la nourriture, cela ressort des diffé-
rences accentuées qui distinguent les différentes ré-
gions de cette contrée, pourtant si restreinte. Les
Eupatrides habitent les plaines fertiles de Pédias et de
Thria, mais les populations qui sont reléguées sur les
pentes du Cithéron, du Parnès et du Phelleus mènent
une vie plus difficile : ce sont des montagnards aux
mœurs rudes et aux corps secs comme les roches
qu'ils habitent ; les Paraliens qui vivent sur les côtes
s'adonnent à la pèche, ils se nourrissent de poisson et
ont moins à supporter les rigueurs de l'hiver.
Athènes a-t-elle dû son étonnante prospérité à sa
situation ? — Sans doute le rocher de l'Acropole donna,
au début, une supériorité aux Eupatrides qui habitaient
Athènes, l'un des douze bourgs de la primitive Attique.
Mais pourquoi sa puissance maritime s'est-elle déve-
loppée plutôt que celle d'Eleusis et surtout de Mégare?
Cette grandeur ne saurait s'expliquer par la situation
seule. Car, si Athènes fut en possession de ports im-
portants, elle ne le dut j)as seulement à la nature, mais
aux travaux considérables que ïhémistocle conseilla
pour relier la Ville au Pirée par les longs murs. —
LA MÉTHODE 2 1 3
Cl' n'est pas tout. La diversité n'apparaît pas seule-
ment dans les diverses re'<iions, elle éclate encore chez
les habitants d'un même pays, suivant leur séjour à la
campagne ou à la ville, et aussi d'après la nature de
leurs occupations. L'Eupalride ne se nourrissait pas
comme le Thète, employé à des travaux mercenaires et
condamné à une sobriété beaucoup plus stricte que
son maîLre ; le marin, qui faisait de fréquentes traver-
sées sur la mer Egée, ne subissait pas les mêmes in-
fluences climatériques que les bûcherons d'Acharnés
et les montagnards Diacriens ; les esclaves qui tra-
vaillaient dans les mines de Laurium, ou dans les
carrières du Pentélique étaient exposés aux tempéra-
tures extrêmes, pendant que le marchand d'Athènes
s'abritait du froid ou d(i la chaleur dans son échoppe
du Céramique.
Puisque les inlluences individuelles ne sont pas du
ressort de la sociologie, et que d'un autre côté aucune
proposition générale n'est applicable à toute la société
athénienne, il reste que l'ensemble des influences phy-
siques s'exerce d'une façon spéciale sur les classes, et
vient ainsi modilîerd'une manière déterminée le carac-
tère de ces class(?s, caractère formé', pour la plus grande
partie, par la nature des occupations.
Voici alors comment se post; le [)roblème actiud :
Hechercher les changements s[)('ciaux (jue le sol et le
climat apportent dans le caractère général de chaque
classe ou du moins des plus importantes.
Pourquece problème soit susceptible d'une solution
précise, il faut distinguiM- les (qxxiues, en examinant
M part chacune? des phases (jiiiiii peuple a pu traverser
dans son évolution. Si par exemple lexamen porte sur
rAtti<jn(', il si'ra ni'cessairc de séparer avec soin les
divers états sociaux, et de noter l(;s changements [)Our
chacune des périodes ainsi formées. \ oici notre Ihèse :
214 LES CLASSES SOCL\LES
les traits fondamentaux sont fournis par le genre des
occupations ; des changements très importants sont en
outre apportés par les relations sociales, et enfin des
modifications plus faibles sont dues au sol et au cli-
mat.
La première période — assez obscure d'ailleurs, à
cause de l'incertitude des documents historiques —
commence avec Thésée, quand les douze petits bourgs
de TAttique sont soumis à la domination reconnue
d'Athènes, qui n'est guère encore elle-même qu'une
bourgade dont les maisons sont groupées au pied de
l'Acropole. Les familles puissantes se sont réunies à
Athènes, et de là surveillent et exploitent, avec leurs
esclaves, leurs domaines fertiles de la vallée du Céphise
et de rillissus. Grâce à cette fertilité du sol,cesEupa-
trides ont de la richesse et des loisirs. Peu préoccupés
des nécessités de la vie, ils peuvent tourner leur acti-
vité vers des sujets supérieurs : la politique et la
religion. Cela est un trait commun à toutes les familles
patriciennes. Ce qui est particulier aux Hellènes de
l'Attique et qui est sans doute propre à la douceur du
climat, à la pureté de l'atmosphère et aux qualités du
sol, c'est leur sobriété, leur mesure dans les plaisirs,
leur délicatesse dans les réjouissances et les jeux. Le
chef Germain se gorge de viandes, et, dans des banquets
tumultueux, fait circuler les coupes remplies de bois-
sons fermentées. L'Ionien de l'Attique se plaît aux
conversations, aux légendes qui racontent les exploits
des héros, aux époi)ées que les rapsodes — descendants
dllonièie — chantent en s'accompagnant de la lyre :
le prestige de Solon a commencé le jour où ce sage,
dans le désordre di; l'inspiration poétique, a charmé
ses concitoyens par sa poésie de « Salamine ». — Les
paysans qui habitent les parties rocheuses de l'Attique,
sont endurcis par les privations et par les bises plus
LA MÉTHODE 215
piquaiiles ((iii vieiincnl de la Tlirace. lis sont aussi
plus indépendants, et déserteraient le pays plutôt que
de se soumettre à des taxes, comme les Thètes de la
plaine. Les habitants des côtes se livrent à la pèche et,
quand ils voient à Thorizon les voiles blanches des
vaisseaux Phéniciens, ils ont l'idée et le désir des
navigations lointaines. Le sol pierreux et peu fertile
de l'Attique ne lente pas la cupidité des envahisseurs.
Dans la grande invasion Dorienne, cette contrée reste
en dehors du Ilot. Les grandes familles chassées de
leur patrie viennent môme y chercher la paix ; et,
comme elles y arrivent avec une partie de leurs
richesses, elles y sont bien accueillies par une popu-
lation dont les mœurs sont douces, et qui est assez
avisée pour apercevoir son intérêt dans cette arrivée
d'hommes puissants.
?"'' Période. Cette immigration pacifique ouvre la
seconde période oîi le commerce maritime commence
à s'introduire en Attique, commerce qui doit être le
facteur le plus important de la future prospérité d'A-
thènes. Les influences du climat et du sol s'alTaiblis-
sent, ou du moins elles se restreignent à une faible
partie de la population. Les membres des familles nou-
velles n'ont pas de terres à acquérir et à cultiver ; ils
tournent leur activité vers le négoce, ils font construire
pour eux des navires a Phalère,et vont, dans des navi-
gations (le plus en plus lointaines, étendre le cercle
de leurs allaires et de leurs prolits. L'activité l'em-
porte sur la passivité. L'homme n'est pas fait par le
sol, mais ('"esl riionime (jui l'aronne le sol et qui l'an-
proprie à ses besoins. La j)ierreuse Atti(|ue se couvj-e
d'oliviers ; et c'est bien la sagesse elle-mémt' — Athéna
la protectrice \\\\ pays — - (pii, en créant cette dciiréf^
d'exportation, crée une source intarissable de richesses.
Plus lard la nature est encore mieux vaincue, quand
216 LES CLASSES SOCIALES
Athènes, malgré les 8 kilomètres qui la séparent de la
mer, devient un véritable port de mer par la construc-
tion des longs murs, et par l'élévation du mur de Plia-
lère. La seule classe, qui continue à subir les influen-
ces du sol et du climat, est celle des travailleurs de
la terre. Et encore leur sujétion est amoindrie, parce
que, dans leur culture, ils ont moins à se préoccuper
de produire des choses directement nécessaires à la vie
que des objets d'exportation.
S""" Période. Il en sera ainsi dans tout le reste de
l'évolution Athénienne. Le sol et le climat n'entreront
(|ue pour une part fort restreinte dans la production
des événements, qui devront être plutôt rapportés à
l'activité des hommes, activité de plus en plus alTran-
chie du milieu immédiat. Au beau temps de Périclès,
les arts, la littérature, la philosophie prennent un
magnifique essor. Mais les moeurs sont altérées et l'an-
tique sobriété a disparu : Les banquets nocturnes se
multiplient, oii les convives boivent jusqu'à l'ivresse,
en regardant les danses lascives des esclaves Thessa-
liennes, et en faisant plus que disserter sur les diver-
ses formes de l'amour et sur la puissance invincible
d'Eros. Si Platon a pu, sans esprit de dénigrement,
représenter Alcibiade dans l'excitation d'une fête et
du vin, que dire des orgies des marchands enrichis qui
n'étaient pas retenus dans la modération par décence
philosophique ?
Les lieux ninllueiit pas sur la destinée des sociétés
et des hommes par quelque vertu mystérieuse et oc-
culte. Mais ce sont les hommes — particulièrement
les classes qui sont au pouvoir — qui transforment
les lieux, y mettent leur l'inprcinte noble ou grossière,
lial)ile ou maladroite ; qui les vivifient et, pour ainsi
dire, les intellectualisent, en y faisant pénétrer quelque
chose de leur intelligence et de leur volonté. Athènes,
LA MÉrilODK 217
ce n'est plus une roche abrupte, plantée au milieu de
([uelques cabanes rustiques, (^est l'Acropole, c'est le
Parlhénon, c'est la demeure sacrée de Pallas-Athéné,
de la divinité qui inspire les prudentes pensées et les
résolutions viriles, de la toiite-])uissante protectrice de
la Cité. Athènes c'est l'Aréopage, qu'habitent les Eumé-
nides vengeresses du crime; c'est l'éloquent rocher du
Pnyx où le plus modeste citoyen a le sentiment de sa
dignité et de son pouvoir législateur ; c'est l'Agora, où
s'agite, mêlée aux indigènes. la foule des étrangers ve-
nus des contrées les plus éloignées. Athènes, c'est
rOdéon où se tiennent les concours de musique; c'est
le théâtre de Bacchus, où Eschyle. Sophocle, Euripide
font revivre dans d'émouvantes trilogies les légendes
des héros et des Dieux ; ce sont les gymnases du Cy-
nosarge et du Lycée, où, sous le contrôle des maîtres
de la palestre, les éphèbes s'exercent dans de belles
attitudes à lutter ou à lancer un lourd disque de
{)h»mb; c'est aussi sur les bords du Céphise le jardin
d'Academus, où Platon enseigne que les hommes,
asservis aux sens, ressemblent à des esclaves enchaî-
nés au fond d'une caverne, (jui vivent au milieu des
ombres, sans avoir jamais soupçonné la rayonnante
beauté de l'Idée Athènes, en un mot, est la ville où se
concentrent toutes les grandeurs. — De tout cela qu'ap-
j)arlienl-il à lu nature ? — presfjue rieri ; à l'iiomme ?
pres(|ue toul.
De semblables avantages ne sont pas exclusivement
propres à Athènes, mais ils se retrouvent analogues dans
toutes les capitales. Sparte possède moins de monu-
ments, et cependant c'est dans l'angle formé par VIai-
rotas et son aniiicnl b' Knakion que les hommes,
soumis à la (liscij)Iiii(' de Eycui'gue, Ih-ritcnl du piivi-
lège de régler en maîtres les all'aires de la (Irèce. Le
lieu même confère des droits, mais après (|ue les gêné-
218 LES CLASSES SOCIALES
rations successives y ont accumulé les produits variés
de leur activité. Le Romain, fier de son titre de cùu'.s
romanus^ se mettait au-dessus des plus grands peson-
nages étrangers ; et Cicéron n'hésite pas à abaisser la
royauté barbare devant la dignité misérable du moindre
plébéien. Cette fierté s'explique par le rôle que peuvent
jouer dans une capitale les plus obscurs citoyens,
quand ils prennent part aux délibérations et que leurs
suffrages pèsent dans les décisions à prendre.
L'importance attachée au séjour est donc incontes-'
table. Mais elle ne vient pas de la nature môme. Elle
est un produit artificiel, et dépend de l'industrie et de
la volonté humaines.
Unité Sociale
La distinction des classes est le point fondamental
dans l'étude des sociétés. Pour connaître le jeu d'une
machine, il faut la décomposer en ses ditTérentes
parties^ voir successivemeut leurs formc:^, leur mode
d'agencmnent et la façon dont chaque pièce agit sur
les pièces voisines. Pour connaître les fonctions d'un
être vivant, il faut par une anatomie exacte distinguer
les appareils, les organes et les tissus. De même, la vie
des sociétés reste mystérieuse ou soumise à des capri-
ces inexplicabh'S, tant que l'analyse n'a pas pénétré
dans rinlérieur de ces sociétés, pour découvrir sous
l'infinie diversité des phénomènes les causes perma-
nentes, causes qui résident dans les groupes composés
de tous ceux qui ont des fonctions semblables.
Et cependant, si réelles que soient les dilïérences
de classes, elles ne doivent pas fermer les yeux sur les
ressemblances. Car c'est l'ensemble de ces ressemblances
qui imprime à une société son cachet propre, qui
permet à tous ses membres de sentir leur solidarité.
LA MÉTIIOni^ 211)
qui les unit en même temps (ju'elle les sépare des
étrangers, en un mot, qui réalise l'unité sociale en
l'opposant aux autres sociétés unies et indépendantes.
Plus les ressemblances sont nombreuses et profondes,
plus la communauté et l'unité sont ('troites. Dans le
cas contraire l'unité sociale est fragile et, au moindre
ébranlement, risque de se rompre.
Quels sont les facteurs de l'unité sociale?
L'hypothèse, dont nous poursuivons avec persistance
la vérification, consiste à soutenir que les raisons des
Faits sociaux sont d'ordre psychologique, et doivent, en
dernier ressort, être découvertes dans îa nature des clas-
ses et dans leurs rapports mutuels. Si cette hypothèse
est vraie, il faut retourner l'explication ordinaire, et
prouver que la communauté de territoire, de langue,
de race, de religion, de lois, de mu'urs, de littérature
et d'arts, est moins une cause première d'union que le
résultat de l'activité volontaire ou inconsciente des
classes. Ainsi, ce n'est pas le territoire de l'Atlique,
qui par sa vertu propre aurait donné l'unité au peu-
ple Athénien, mais ce sont les habitants ([ui [)ar' Icui-s
relations de dillérente sorte — relation^ voulues ou
forcées — ont circonscrit le promoutoir" (jui s't'leudait
du Cithi'ron au cap Sunium. et en ont fait une terre
propre à tous ceux qui étaient nés dans les conditions
déterminées par les lois.
Ce théorème et d'autres semblables peuvent être éta-
blis,dans toute leur giMK'ralité, par les mcMhodes de con-
cordance et de dilléreiice.
Terri/oirr. Les circonstances communes à tous les
cas, où se réalise l'unité du territoire, ne sont pas
essentiellement de nature physique. Lue plaine unie
facilite les communications et rend par- là les popula-
tions plus disposées à s'associer; mais, par la volonté
des hommes, un cours d'eau iTisignilianf . une ligne
220 LES CI-ASSKS SOGIALflS
idéale, marquée par do simples poteaux, suffit pour sé-
parer deux peuples et les rendre étrangers Tun à Fau-
Ire. D'un autre cùté, des montagnes élevées, des riviè-
res larges et profondes, la mer elle-même ne sont pas
des obstacles suffisants pour isoler les hommes. La
Grèce autrefois était morcelée en une multitude de
petits Etats ; aujourd'hui, les vallées resserrées entre des
montagnes souvent abruptes communiquent entre elles
par des routes et des voies ferrées, et les îles de l'an-
cienne mer Egée sont rattachées à Athènes, par un
service régulier de messageries maritimes.
Les deux conditions nécessaires à l'unité de terri-
toire sont : 1" la volonté commune aux habitants d'en-
tretenir des relations régulières ; 2° le pouvoir de
créer des moyens de communication suffisants. L'idée
de vivre ensemble, quand elle est soutenue par une
volonté énergique, jieiit faire des merveilles. Les Mu-
sulmans, plusieurs fois par jour, se tournent vers la
Mecque, prosternés la face contre terre et, malgré les
difficult(''S, vont à pied, une fois dans leur vie, dans la
Cité Sainte. Dans l'antiquité, les Grecs, réunis dans des
amphyctionies religieuses, se rendaient aussi en foule
au sanctuaire du Dieu, pour assister aux fêles célébrées
en son honneur. Ce n'est pas seulement la religion qui
établit un lien entre les hommes, disséminés sur un
territoire parfois très étendu ; ce sont les intérêts com-
merciaux, les besoins de défense commune, les néces-
sités de l'organisation politique. « Le besoin crée l'or-
gane » ont dit les physiologistes de l'école Lamarc-
kienne. Cette proposition, en supposant qu'elle soit
douteuse au point de vue physiologiste, paraît incon-
testable quand on rap{)lique aux sociétés, avec cette
reslrielion louti'l'ois, c'est (jue le j)ouvoir soit à la hau-
teur du besoin. Athènes a voulu être une puissance
maritime, et, pour rester en communication sûre avec
LA MÉTHOUK 221
les ports du Pirée, de Miinychio ot do Phalère, elle a
exécuté des travaux considérables. De nos jours où la
puissance scientifique s'est si prodigieusement accrue,
aucun obstacle n'est insurmontable. Sous Tliabile
direction des ingénieurs, la terre dans chaque pays se
façonne, s'adapte aux besoins des peuples et, comme
un corps vivant se plie aux impulsions de l'instinct
ou aux ordres de la volonté, elle devient par une
appropriation chaque jour plus complète un serviteur
obéissant.
Langue. — L'uniformité de la laugiie n'est pas non
plus un fait primitif, mais plutôt la résultante de
l'action que certaines classes, et spécialement les classes
dominantes exercent sur les autres. Les Chefs d'Etat
commandent ; et, par leurs agents exécutifs distribués
dans toutes les parties du territoire, font connaître à
tous leurs volontés. C'est donc leur langue qu'il y a
intérêt à comprendre et ù, parler. Pour s'adresser aux
puissants et avoir chance d'obtenir faveur ou justice;
pour connaître les prières efficaces et pour enchaîner,
dans des formules victorieuses, la haine des dieux
majeurs qui trônent dans les Acropoles ; pour vendre
et pour acheter sur les riches marchés de la Capitale;
pour participer aux fêtes religieuses ou pour suivre
les représentations dramatiques ; pour prendre part
aux délibérations publiques et exercer quelque in-
fluence sur la direction des affaires ; dans toutes ces
occasions et dans d'autres encore, l'intérêt, le plaisir
et la vanité sont d'accord pour pousser le vaincu,
l'étranger, l'esclave, le commerçant, l'ambitieux à
oublier leur langue et à employer celle des maîtres
habitant la Capitale. Les vieilles langues deviennent
bientôt des patois méprisés, et ceux (jui parlent un
langage étranger sont flétris du nom de barbares.
Race. — Les (Irecs de l'Alfique se vantaient d'être
'222 LKS classf:s sociales
autochthones et pensaient que, semblables aux cigales,
ils étaient nés du sol même. C'était une légende que
ToLscurité des t-.^mps primitifs avait permis à l'orgueil
Athénien d'inventer, mais une légende sans solidité.
D'incessants mélanges s'étaient produits non seulement
dans les classes d'esclaves, d'all'ranchis, d'ouvriers et
de commerçants, mais dans la classe des Eupatrides.
A Rome, l'incorporation fréquente des peuples vaincus
avait infusé un sang nouveau aux Patriciens par l'ad-
mission au Sénat de nobles familles étrangères. Plus
tard, quand les barrières entre le patriciat et la plèbe
eurent disparu, toutes les distinctions d'origine se
confondirent, et le nom de Romain servit à désigner
une catégorie de personnes, qui n'avaient en commun
qu'un certain nombre de droits politiques, A Sparte,
la race conquérante des Doriens conserva mieux et
plus longtemps sa piu-eté. Mais, pour n'avoir pas voulu
recevoir d'éléments étrangers, elle s'alfaiblit et finit
par s'éteindre dans l'épuisement.
La race, en tant qu'elle serait constituée par un en-
semble de caractères physiques et moraux, transmis
sans interruption à travers les générations et fixés par
l'hérédité, est le plus souvent une pure entité, une
idole créée par le langage. Elle n'est une réalité que
dans ces contrées isolées, où les habitants vivent loin
de toute communication avec l'étranger, dans un état
de civilisation inférieur. Et cependant, alors qu'elle
n'^st qu'une simple expression verbale, elle possède
une réelle puissance d'action. Le mot « race Hellène,
race Romaine... » opère comme un prestige : il est un
signe évocaleur de sentiments, d'idées et d'actions. Il
ressemble à un drapeau, qui n'est souvent qu'une lo-
que noircie et trouée, mais qui est le symbole de
l'honneur. Qui forge les liens de cette association ?
La nature, en tant qu'elle désigne des forces aveu-
LA méthodp: 223
gles, y entre pour bien peu. Ce sont les énergies
mentales qni sont pour chaque peuple les vraies créa-
trices (Je sa personnalité. Ce sont les traditions orales,
les lettres, les arts, la poésie qui peu à peu, silen-
cieusement, mais de la manière la plus efficace enfon-
cent dans les esprits l'orgueil du nom, et donnent à un
simple mot assez de prestige pour agir sur la volonté.
La « Race » est un préjugé, une illusion, un mirage,
mais l'idée toute fausse qu'elle est n'en conserve pas
moins sa vertu active.
Religion. — Dans l'analyse des caractères propres à
chaque classe sociale, aucune place n'a été attribuée
aux croyances et aux sentiments religieux. Ce n'est pas
que leur existence puisse être niée. Mais, sauf dans la
classe des Prêtres, ils ne dépendent pas directement de
la nature des occupations. Ils résultent des influences
qu'exercent sur les autres classes les gardiens du
culte, les détenteurs attitrés des prières, des rites et
des sacrifices. L'impulsion première vient donc des
prêtres. Aussi, quand on étudie la religion au point de
vue social, c'est chez les prêtres qu'il faut saisir le
secret de son action, les causes de sa dilfusion, de son
pouvoir ou de sa décadence.
Le problème qui se pose ici n'est pas de découvrir
les ressemblances plus ou moins fugitives, qui peu-
vent exister entre les mythes de divers pays, de mon-
trer la nliation des croyances et d'expliquer les bizar-
reries du culte. L'origine des idées religieuses n'est
pas en question, car cette recherche, comme toutes
(telles (jui portent sur l'invention des idées, est du
domaine de la psychologie. Mais, supposant que ces
idées aient été créées par l'iniagination puissante de;
quelque prophète inspiré, ou conservées dans cer laines
familles comme un antique et obscur dépôt, on se
demande comment ces idées ont rayonné leur action en
00'
LES CLASSES SOf.LVLES
dehors de ces familles et comment dans la Cité Tunilé
des croyances s'est réalisée. Gela revient à chercher
comment des cultes divers ont pu, par une tolérance
mutuelle, arriver à vivre côte à côte, et même à se
défendre par des alliances sincères et des accommode-
ments staldes.
Ce problème présente de grandes difficult(5s qu'il
n'est pas de notre sujet d'aborder. Pour les besoins de
la méthode, il suffira de rappeler les principes qui
peuvent servir de guides dans la recherche d'une
solution.
Ces principes ne sont autres que les lois sociales
qui ont été proposées, pour l'explication des relations
entre les classes diverses ou entre les membres d'une
même classe. Par la /ai (Vindéiieiidance^ les prêtres
d'une divinité et tous les fidèles qui participent aux mê-
mes croyances, s'efforcent de maintenir dans toute leur
pureté les formes du culte. Cette communication avec
le Dieu et cette puissance, que confèrent la connaissan-
ce des formules et la pratique dos rites souvent tenus
secrets, sont un privilège que conservent jalousement les
familles favorisées. Mais si, d'autre part, ces familles
sont puissantes, si elles possèdent la richesse territoriale
et si par elles ou par leurs alliances elles disposent de
l'autorité, leur prestige religieux s'accroît ; la puis-
sance du prêtre et celle du Dieu se confondent, et le
Dieu bén('iicie de l'habileté, de la force ou du bonheur
que montrcuit ses fulèles. Le groupe augmente de tous
ceux (juc rint('rêt plus ou moins conscient guide vers
le nouveau culte. 11 faut obéir. Obéir à un Dieu tout-
puissant sauvegarde l'amour-propre. Ce n'est même
point j»ar une hypocrisie intéressée qu'on adopte de
nouvelles croyances. Mais la foi est naturelle, tant
l'évidence du pouvoir divin semble avoir fait violence
à l'esprit : c'est une révélation que des aveugles ou des
i>A \ii-;riii)iii-; :)o;;
iiiipios seuls oscraicLiL rejcLt'i' ! Loi (l"h()iuou('n(''itr' i. Les
i'amilles doniiiianles onrouriiii'eiiL ces dispositions ot
réservent une partie de leurs laveurs à tout homme qui,
par sa foi en leur puissance médiatrice, leur adresse
la plus douce des flatteries. Elles imposent au contraire
aux infidèles une contrainte persistante qui surmonte
les résistances et amène progressivement les rebelles à
la conciliation et à l'accord.
Pallas-Athèna n'était primitivement que la divinité
protectrice d'une des douze bourgades de TAttique.
(juand, par l'influence de Thésée, les dèmes furent
réunis sous une autorité commune et que la prédomi-
nance fut acquise aux maisons bâties autour de l'Acro-
pole, le culte d'Athèna grandit en même temps. Puis, à
mesure que la puissarîce d'Athènes prenait plus de
développement, la déesse qui avait son temple sur
l'Acropole atlirait à elle un j)lus grand nombre de
fervents adorateurs. Les solennités religieuses, ([ui lui
étaient consacrées, prirent plus d'extension et par leur
éclat lirent pâlir toutes les autres fêtes, à l'exception des
fêtes célébrées à Eleusis en l'honneur de Démeter et
de Perséphone. Ce furent les Panathénées qui, ayant
scellé l'union entre les Etats, marquaient chaque anné(»
l'anniversaire de cette union, le IG du mois hécatora-
b(eon. Sous Pisistrate, elles devinrent les grandes Pa-
nathénées, qui, célébrées tous les cinq ans, rivalisaient
presque d'éclat avec les fêles Olympiques^, Pythiijues
et Néméennes.
La loi d'hostilité trouve aussi son application dans
ces questions religieuses. La lutte entre l'oseidon et
Athèna est, sous le voile bien transparent de la h'gende,
l'écho des luttes entre les familles attachées à ces divi-
nilés, luttes où il s'agissait de savoir à qui de ces fa-
milles opposées appartiendrait oniciellement la supré-
matie religieuse. Delà l'exislence de certains partis
'2'2i) LES (;lassi:s sociales
religieux qui, suivant les hasards des circonstances et
la force de leurs partisans, se maintenaient avec plus
ou moins d'éclat. — Les chefs d'Iitat intervenaient quel-
quefois par un coup d'autorité. Un exemple curieux en
est fourni i)ar l'histoire du tyran de Sycione, Glisthène,
qui substitua au culte dAdraste celui du héros Thébain
Ménalippos. Les raisons de ce changement étaient en
réalité d'ordre politique. Le tyran voulait, en ruinant
le culle d'Adrasle et en reportant les faveurs officielles
sur Ménalippos et sur Dionysos, frapper l'aristocratie
hostile à son pouvoir et flaUcr les classes inférieures
favorables à la tyrannie. Car. ainsi que le dit Schu'mann
dans ses An/it/iiitrs r/recques (1), « Dionysos était une
divinité rustique beaucoup plus en faveur auprès des
paysans qu'auprès de laclassc aristocratique des Che-
valiers ».
Dans lanliquité, les querelles religieuses — quand
elles n'élaient pas compliquées de luttes entre les Etats,
— ne prenaient pas ce caractère d'acuilé et de férocité
quelles ont souvent revêtu dans les temps modernes.
Les fidèles restaient attachés à leur culte sans essayer
de faire du prosélytisme. Et si les divinités poliades — ho-
norées par les classes dominantes — prenaient le pas sur
les autres, elles obtenaient celle prééminence plus par
attraction que par contrainte. L'éclat des fêtes provo-
(juail l'admiration e( excilait le désir d"y prendre part,
il y avait là un exem})le » (f'u)iitation collective -d (\\\c.
des observateurs ont déjà signalée et dont la réalité
est iucontestabl(\ Les pompes, les théories, les cén'"-
monies auxquelles prenait part lélite de la population
frappaient vivement les esprits. Comment aux grandes
Panathénées les femmes de l'Attique seraient-elles
re-it'jes indiiférentes au spectacle de cette procession,
(1) Toiiif 2 do lu 'l'raiL I''raiii,Mise, |). 223.
LA MÉTHODE '2'2~
qiiipartani du Céramique oxtériour parcourait les prin-
cipales rues pour se rendreà l'Acropoie, où l'on offrait
à la Déesse le magnifiquePr/v/oi" que des Athéniennes
choisies avaient mis neuf mois à tisser et à recouvrir
de broderies emblématiques ? L'enthousiasme était
communicatif, et d'eux-mêmes les membres pre-
naient les attitudes pieuses.... Avec le temps ces fêtes
stagnaient en prestige, et ceux mêmes qui avaient une
préférence pour Poséidon ou Déméter se glorifiaient
des Panathénées. Chacun sentait plus vivement dans
ces solennités le lien qui l'unissait aux autres habi-
tants de l'Attique. Par le frottement, les cultes divers
avaient émoussé leurs aspérités ; ils se subordonnaient
entre eux et Unissaient par reconnaître la suprématie
du culte qui contribuait, par sa généralité, à marquer
d'une empreinte commune les habitants du pays.
Lois. La raison principale des lois, de leur nature et
de leurs variations doit être cherchée dans les idées,
dans les sentiments, dans les aspirations et dans les
ressources des classes. Les législateurs ne ressemblent
pas aux Dieux d'Epicure, qui vivaient hors du monde
et loin de ses agitations. Mais ils subissent dans une
mesure plus ou moins grande les influences des autres
classes. Car toutes tendent soit à la conservation des
lois, soit à leur changement, d'après leurs intérêts et
l'idée de justice ; toutes exercent nue pression d'autant
plus eflicace (ju'elles disposent de ressources plus im-
portantes.
DiiH aulre cê)té, les lois contribuent dan> une large
mesure à la formation de l'unité nationale. D'abord il
est évident que les classes dii'igeantes, celles (jui dis-
posent des pouvoirs exécutif, judiciaire et législatif,
sont fortement attachées à des b»is (|ni consacrent leurs
privilèges et leurs immunités. Les (iéronles de Spai'te,
les I"]upatrides Athéniens, les Patriciens [{oniains, les
2'2i^ l.KS CLASSKS SOCIALKS
Séiiatoiirs Vriiiticiis, la Xohlosse IV'odalc. toutes les
aristocraties sont trop intéressées à la conservation des
lois ponr n"(Mre pas i'oncièrement optimistes. Elles s'i-
maginent volontiers que les lois émanent de la divinité
ou du moins qu'elles ont été ratiliées par elle : de là le
respect et l'amour qu'elles portent à ces lois si vénéra-
Ixles et si utiles. — Les classes inférieures formées d'es-
claves, d'alïrancliis, de pauvres, d'ouvriers, de petits
proprii'taires et de commerçants n'avaient pas les
mêmes raisons de s'attacher à des lois souvent oppres-
sives. Aussi l'histoire intérieure de tous ces peuples est
remplie de leurs ell'orts pour participer aux diverses
formes du pouvoir, et pour arriver ainsi à adoucir ces
lois en garantissant leur liberté, leur travail et leur
propriété. Et cependant, à moins que leur condition ne
fût tout à fait misérable et désespérée, ils préféraient
encore les lois de leur pays à celles qu'ils auraient eu à
supjiorter à l'étranger. L'esclave fugitif échappait à son
maître mais non à la servitude, et à une servitude plus
dure encore parce qu'il restait toujours suspect. Les af-
franchis, les pauvres, les ouvriers s'habituaient à leur
sort et, s'ils espéraient l'améliorer, ce n'était pas en
allant à l'étranger, où ils risquaiejit d'être repouss('s
même par leurs semblables et où. perdant leur qualité
de citoyens, ils se trouvaient dépouillés des petites ga-
ranties qui leur étaient laissées dans leur patrie. D'ail-
leurs, ils étaient familiarisés avec leur condition et
savaient exactement dans qutdles limites devait s'exercer
leur activité. .\u contraire, à TcHranger c'était l'inconnu,
et il ('tait d'autant plus difiicile do dissiper les obscu-
rités du ilroitque souvent les classes dominantes lais-
saient volontairement les législations enveloppées de
mystère. — Les commerçants, par la nature de leurs oc-
cupations,sont plus cosmopolites. Les plus entreprenants
n hésitent pas à renoncer à leui's di'oits civils et poli-
LA >IÉII10I)E 229
tiques pour se rendre dans les eUés ouvertes au com-
merce et favorables aux étrangers : ainsi à Athènes les
Métèques étaient fort nombreux. Mais leur expatriation,
faite dans un but de lucre, n'était point durable, et il
nestpas douteux (|ue beaucoup retournaient dans leur
patrie après fortune faite.. Car la situation de l'étranger
est précaire : qu'une guerre éclate, il devient suspect et
reste constamment sous la menace de mesures de ri-
gueur. Aussi, dès (juil le jteut, il aime à remettre sa
sécurité et ses biens sous la protection des lois natio-
nales. — Les prêtres ne sont pas toujours disposés à ren-
fermer la religion dans les li.nites étroites d'un Etat. I"]t.
comme d'un autre côté i Is placent les lois divines ( 1 ) — les
vrjao'. àypâ'jo'. dont Sophoclc parle par la bouche d'Anti-
gone — bien au-dessus des décisions législatives des
gouvernants, ils entrent souvent en conflit avec le
pouvoir civil, forts de l'appui qu'ils trouvent auprès
des prêtres du même culte établis à d'étranger. — Les
exemples de luttes entre les deux pouvoirs temporel et
spirituel sont fréquents h toutes les époques. Et cepen-
dant, à moins (jue la rivalité ne dégénère en hostilité
et en persécution, ils ne font pas appel à l'étranger;
mais, tout en s'cdorçant de maintenir ou d'étendre
leui's privilèges, ils restent attachés à des lois qui pro-
tègent le culte national et leur assurent à eux-mêmes
sécuritt'', richesses et honneurs.
En un mot toutes les classes ne participent pas éga-
lement aux avantages des lois. El^îs ne sont donc pas
toutes éga'lement intéressées à leur conservation. Mais
le désir de changement pousse rarement les citoyens à
l'expatriation. Toutes les classes — même les plus
déshéritées — s'unissententre elles poui" conserver dans
son ensemble un système de h'-gislation, (jui lixc à (ha-
it) Aniigonc, 4,j'k.
230 LES r.LASsi:s sociales
ciine les limites de ses droits, et dont les imperfections
sont moins vivement senties grâce aux effets de la
coutume.
Mœurs. La communauté des mœurs est un des liens
les plus puissants entre les hommes. Tout ce qui est
exotique-, étranger, insolite ou. seulement peu d'accord
avec les usages reçus choque et repousse. Le costume
dénonce l'étranger ; et il faut un véritable effort desprit
pour concevoir qu'un chinois, avec sa longue natte
pendant sur une robe de soie jaune, ait dans le fond la
même nature qu'un Européen. La sympathie, qui naît
de la pénétration du moi d'autrui, est contrariée par
les différences extérieures, et l'imagination se repré-
sente difficilement comme semblables des états d'esprit
qui se traduisent au dehors par des signes inconnus. —
Si des habillements noirs viennent à frapper les yeux
d'un Européen, ils évoquent aussitôt en lui des idées de
deuil et des sentiments de tristesse, mais ils n'ont pas
cette signification pour les Chinois qui portent le deuil
avec des étoffes blanches. — Ce ne sont plus seulement
les grands contrastes qui séparent les peuples, mais les
petites différences de costume, de manières et de modes
que relatent les codes de savoir-vivre, codes qui ne
sont pas moins respectés, tout dépourvus qu'ils soient
de toute sanction légale. Dans chaque Etat, les divers
actes importants de la vie sont tous marqués d'une
empreinte propre à la nation, alors même que ces actes
sont les mêmes dane le fond (1). Ainsi chez les diffé-
rents peuples civilisés de l'Europe, il y a des règles
spéciales a observer pour la naissance des enfants, pour
le baptême, pour la première communion ; puis pour
le mariage: la demande, les fiançailles, la corbeille,
le contrat. les formalités religieuses, les usages mondains.
(1) V. Baronne Stuffc— Usager du Monde.
LA MÉTHODE 231
les fonctions des demoisellGs et des garçons d'honneur,
la toilette masculine et féminine; pour les visites:
leurs espèces, le cérémonial imposé, le rôle de la maî-
tresse de maison, les devoirs des visiteurs, les dilfé-
rentes manières de saluer, les gestes admis, la tenue,
les présentations, les compliments, le lourde la conver-
sation, le ton de la voix ; pour les dîners : le menu, le
couvert, le service, la façon do se servir delà fourchette
et du couteau (qu'on se rappelle à ce sujet l'interdiction
absolue de couper son pain), les règles gastronomiques,
les lois de l'étiquette; pour les bals, les soirées, la
correspondance, les présents, les invitations, les lettres
de faire-part, les funérailles, le deuil, autant de règles
minutieuses qui, pour n'être pas dictées du haut de
quelque nuageux Sinaï, n'en sont pas moins scrupu-
leusement suivies.
Dans Fantiquité, où les communications étaient plus
difficiles, les dilférences entre les mœurs étaient plus
marquées et plus stables. Les haljitants de chaque
petit coin de territoire avaient leur façon propre de
s habiller, de manger, de recevoir des amis, de prati-
quer l'hospitalité, de se réjouir dans les fêles et de
s'attrister dans les deuils. C'était un usage reçu des an-
cêtres auquel on s'attachait de toutes les forces du
respect et de l'habitude. 1/absence d(î comparaison
rendait ces usages si niitiiivds que la contrainte vWc-
mêmt' parvenait diflicih'ineut à les modilier. De toutes
les réformes de Pierre-le-tJrand, une des [)lus difliciles
fut de faire coupei' \i\ i)arbe à ses inoujicks, et un mo-
nanjue absolu [)ouvait seul obligei' les Japonais à revê-
tir les costumes Européens.
Les dilférences de manières ont nue influence si
r(''elle qu"(dles servent à disliiiguer el MKMue à séparer
les classes les imes des autres. Cependant ces dillV'ren-
ces tendent avec le temps à s'atténuer. La vie en com-
2.'i2 ij;s (:lassi:s s{|(:iai,i:s
iinm sur un mOme territoire facilite les relations, ef,
comme les usages suivis dans la capitale sont mieux
connus, ils se répandent de plus en plus, grâce à la
tendance naturelle à imiter ce que Ton admire. Alors
même que des dillérences subsistent, elles deviennent
moins choquantes parée qu'on se familiarise avec tdles.
— Les mœurs tendent ainsi à s'uniformiser, et, à mesure
que cette uniformité se développe, les hommes pren-
nent une conscience plus vive de leur union.
Traditions, (juant aux traditions, aux œuvres poé-
tiques et aux créations de l'art, elles ne deviennent
des éléments d'union qu'avec le temps, lorsqu'elles
sont dépouillées de tous les souvenirs pénibles qui
rappelleraient d'anciennes rivalités, des luttes, des
défaites, des violences, des servitudes, des spoliations.
Mais, pour que cette épuration se produisait faut que
les motifs de haine disparaissent et que les populations
vaincues ne soient pas toujours maintenues sous un
joug aussi dur. — Sinon, elles conservent pendant de
longues générations le souvenir de leur grandeur. Des
légendes se forment, qui se transmettent toujours
embellies par des imaginations éprises du passé ; des
poésies lyriques circulent plus ou moins secrètement,
qui entretiennent, comme une précieuse étincelle, l'idée
de l'indépendance et l'espoir de la résurrection. — A
Sparte, où l'aristocratie Dorienne avait l'orgueil de
Tisolement, les Messéniens gardaient fidèlement le
souvenir de leurs luttes glorieuses et étaient toujours
prêts à ressaisir leur indépendance. L'exemple le plus
marqué est fourni par les Hébreux, (jui transplantés à
l^abylone, puis chassés de leur pays et disséminés dans
toutes les contrées du monde, ont conservé, à tra-
vers les siècles, leurs antiques traditions et ont main-
tenu malgré les distances l'unité de leur foi et de leurs
espérances.
LA méihodl: 233
Mais celte opposilioii persistante avec le milieu est
un cas exceptionnel. Ou bien les revendications abou-
tissent, et l'union obtenue par la force se brise par la
force ; ou bien les efforts sont inutiles, et peu à peu, par
lassitude et par intérêt, l'apaisement se fait. Les dis-
tinctionsentrepopulationsd'orig'ine différente s'effacent,
des relations de toute nature s'établissent, des mélanges
se font par les ventes et achats de propriétés et surtout
parles mariages. La communauté, réalisée d'abord par
la contrainte ettoutexlericure.se fait dans les esprits et
dans lescicurs. Les traditions deviennent alors compli-
ces des changements d'idées et de sentiments. Elles célè-
brent encore l'héroïsme de la résistance, mais glorifient
surtout le mérite du vainqueur ; elles jettent un voile
sur les violences, les cruautés et les injustices pour
mettre en lumière les services rendus par la conquête.
Ou plutôt tout ce passé est d'un commun accord rejeté
dans l'ombre, et les traditions nationales ne commen-
cent qu'à partir de la formation du nouvel Ltat.
Les œuvres littéraires deviennent l'expression de la
Société et, si par certains caractères généraux elles dé-
passent les limites d'un temps et d'un pays, elles ne sont
pleinement goûtées que de la Société à laquelle elles
étaient destinées. Ainsi la comédie Aristophanesque
n'était possible qu'à Athènes, et les tragédies grecques,
transplantées à Rome, n'y ont jamais eu autant de succès
que les spectacles de gladiateui's. De même pour les arts.
Les passionnés de sculpture grecque ne manquent point.
Mais si les artistes niodcnies sont capables d'apprécier
les formes plastiques de l'Apollon du Belvédère, qui donc
parmi eux pourrait se vanter d'éprouver quehjue chose
de, l'état d'àme d'un Hellène, venant de loin consulter
l'oracle de Delphes, et qui, proslern('' devant la statue
du Dieu, attendait d;iTis l'angoisse la réj)onse de la
Pythonisse, que le souffle divin agitait sur son trépied?
23 1
LES CLASSES SOCL\LES
Los arls, les poèmes et les traditions, qui sont pour
des étrangers des choses mortes, vivent pour les con-
temporains et les nationaux. Us entretiennent des idées
et des sentiments communs et contribuent ainsi à res-
serrer les liens qui unissent les membres de la Cité.
En résumé, une société se compose de classes formées
de tous les membres qui ont le mCmie genre d'occupa-
tions. Chacune est caractérisée par un ensemble d'idées,
de sentiments et d'habitudes qui constituent la person-
nalité du Type correspondant, ou du moins le noyau
de cette personnalité. Autour de cette partie centrale
et résistante se forment des couches concentriques plus
ou moins épaisses suivant les classes, mais dans toutes,
de mime nature. Ces couches, formées d'un apport
nouveau d'idées et de sentiments, viennent de la com-
munauté du territoire, de la langue, de la race, de la
religion, des lois, des manirs, des traditions, des œu-
vres littéraires et artistiques. Enfin c'est la réunion de
ces traits communs qui donne à un l']tat sa physiono-
mie spéciale et qui lui communique, non pas une âme
substance, mais une sorte de personnalité et de vie men-
tale, vie bien réelle, mais mobile, fuyante et qui parait
se refuser à être emprisonnée dans de rigoureuses
formules.
IteIatioii<» Etrang'èrcs
Une des règles de Descartes — règle que nous nous
sommes appropriée — est de faire partout « des dénom-
brements entiers et des revues générales » pour éviter
de rien omettre.
Si on applique cette recommandation aux diverses
iniluenci's, (jui s'exercent sur les classes sociales, pour
introduire dans leur nature des modihcations détermi-
nées, on trouve: l'ics inlluences que les membres d'une
LA :\IÉTHODE 23o
môme classe exercent les ims sur les autres par leurs
actions et réactions mutuelles ; 2' les influences qui nais-
sent de l'action des autres classes, mais appartenant à
une même société; 3" les influences qui viennent du
passé, des mœurs, des lois, des traditions, des lettres,
des sciences^ des arts..; 4° les influences qui dérivent
du sol et du climat. A ces influences, qui ont été signa-
lées auparavant, il ne reste plus, pour être complet,
qu'à rattacher les influences étrangères — influences
qui, pour avoir besoin de franchir les limites des Etats,
n'en sont pas moins réelles.
Dans un pays qui vit dans l'isolement, les différen-
tes classes de la société finissent souvent, en vertu de
la loi d'adaptation, par s'harmoniser entre elles, de sorte
que chacune se renferme dans sa fonction sans avoir
le désir et presque l'idée d'en sortir. La société se main-
tient alors dans une sorte d'équilibre qui se consolide-
rait avec le temps, si aucune cause perturbatrice ne
venait rompre cette immobilité. Une des causes les plus
puissantes qui vienne agir sur elle, est l'action venue
du dehors. Cette action de l'étranger stimule la société
au progrès, provoque sa rivalité, entraîne son adhésion
à des réformes, lui impose des changements par la
contrainte, ou lui permet une expansion nouvelle : d'une
façon générale, elle devient un ferment de transfor-
mation.
Il n'est pas besoin d'une observation bien profonde
|)our constater bi réalité de pareilles influences. —
(ju'on pi'eniic un ixMipIc ([Uflconque (mf'dliodc de con-
cordance), et on trouvera toujours que son développe-
ment n'est pas le produit exclusif de forces internes. Il
ne ressemble pas à ces monades de l.eibnitz qui n'ont
point de fenêtres sur le (lelir)rs, ef (jui possèdent en elles-
mêmes toutes les qnalilés ni'cessaires à leur évolution
complète. Toujours à quel(|ne moment de son histoire
236 LES CLASSES SOCL\LES
pénètrent en lui des éléments étrangers qni apportent
des vues, des idées, des aspirations nouvells. Les
armes de guerre se modifient, les outils se perfection-
nent, les communications se multiplient, les besoins
deviennent plus exigeants, les croyances religieuses
perdent de leur intransigeance, les coutumes s'obser-
vent avec moins de rigueur, les lois sont dépouillées de
leur caractère sacré ; on envisage la possibilité du
changement, bien plus on le désire, et, quand ce désir a
prisa la faveur des circonstances une force suffisante,
on s'efforce de le réaliser. Ainsi les Romains ont été
les promoteurs de la civilisation gauloise, mais eux-
mêmes s'étaient formés à l'école de la Grèce : les Grecs
à leur tour avaient reçu l'étincelle des Phéniciens ;
ceux-ci l'avaient empruntée à l'Egypte, qui sans doute
la tiait de l'Inde. Et, si les annales de l'humanité re-
montaient avec certitude plus haut, on trouverait selon
toute probabilité que cette étincelle de civilisation —
semblable en cela à l'étincelle électrique — a jailli du
choc ou de la rencontre de sociétés diverses.
Pour constater la réalité de ces inlhiences étrangè-
res par la méthode de dilTérence, il suffit de considérer
un peuple quelconque et de suivre les ditlerentes pha-
ses de son histoire. Si beaucoup de changements peuvent
être rapportés à l'initiative du peuple lui-même, il en
est d'autres qui ont certainement une cause externe.
Ainsi les Romains empruntèrent aux Etrusques leur
science augurale. Plus tard ils se mirent ouvertement
àrécoledela Grèce, et leur littérature, leur poésie,
leurs beaux-arts furent pour la meilleure partie une
imitation grecque. — Dans les choses de la guerre, où
pourtant ils excellaient, les Romains n'ont pas réalisé
tous leurs progrès {)ar les seules forces de leur génie.
Mais il n'ont pas hésité, toutes les fois qu'ils le
jugeaient avantageux, de faire des emprunts aux peu-
I.\ MKlIKtDK •2'-i'l
pies rivaux. Ils adoptèrent le bouclier sainnite [)lus
maniable que le leur. Ils prirent comme modèle une
galère Carthaginoise, qui avait échoué sur leurs cotes,
et construisirent sur ce modèle la Hotte qui, sous la
conduite du consul Duilius, vainquit les Carthaginois.
Inhabiles à conduire un siège, ils apprirent des (ii-ecs
à creuser des galeries pour se mettre à couvert des assi»'-
gés, et à se servir de machines propres à abattre les plus
fortes murailles.
Si cette recherche appartenait davantage au sujet,
on pourrait découvrir bien d'autres traces de ces in-
lluences étrangères, traces qu3 le temps ell'ace en gran-
de partie, mais (juune érudition sagace retrouverait
partout. — INjur conduire ces recherches avec méthode,
il faudrait parcourir successivement toutes les classes
sociales, et voir, dans les changements apportés à leur
fonction, la part qui appartient à l'initiative nationale
et celle qui doit être attribuée au stimulus venu de
l'extérieur. Sans entrer dans les détails, on verrait que,
si les Romains en leur qualité de vainqueurs ont déve-
loppé d'eux-mi'mes et ont imposé aux autres leur or-
ganisation judiciaire et leur constitution politique, ils
se sont inspirés des autres peuples pour l'établisse-
ment de la loi des Douze Tables, pour la rénovation
des croyances religieuses et philosophiques, pour 1 in-
troduction de nouveaux Dieux ou du moins de Dieux
transformés par les légendes ; pour la guerre, pour les
aits, pour l'éducation, pour l'agriculture, pour le com-
merce et pour l'industrie.
l/inip(utunt n'est pas de constater la réalité évi-
dente des iniluences ('trangères, mais d'indi(juer les
lois suivant lesijuelles s'exercent ces iniluences. Pour
cela il m.' faut pas considérer une société dans son
ensemble ; mais, suivant notre méthode, la résoudre
par l'analyse en ses classes rond;uuentales, et voir, pour
2-^8 LES CLASSES SOCIALES
chacune délies, comment d'après son caractère elle se
comportera à l'cg-ard de l'étranger. — Ces deux propo-
sitions demandent à èlre prouvées séparément.
Sauf les cas exceptionnels, où une Société menacée
dans son existence se concentre sur elle-même et où
toutes les classes sentant plus vivement leur solidarité
l'ont, pour ainsi dire, bloc, les divers éléments sociaux
ni ne sentent, ni ne pensent, ni n'agissent de la même
façon en présence des influences extérieures. C'est là un
fait dont Thistoire fournit maints exemples. Les Cités
Grecques, dans les luttes quelles avaient à soutenir
avec renuemi, se divisaient en factions opposées, dont
certaines étaient souvent favorables aux ennemis. iVinsi
que la remarque en a été faite par Montesquieu et par
d'autres, la politique des liomains était de diviser les
peuples dont ils rêvaient la conquête, en y encoura-
geant la formation d'un parti favorable à l'alliance
Romaine. Mais, si une pareille scission pouvait se pro-
duire sur ces questions vitales de défense, elles étaient
plus fréquentes encore quanti la nationalité n'était pas
en péril et qu'une classe, guidée par son intérêt, s'edor-
çait de s'approprier les avantages reconnus à l'étran-
ger dans une classe analogue. Les Législateurs étudient
les lois adoptées chez les peuples voisins et plus parti-
culièrement chez ceux qui ont des tendances analogues
en politique, et ils s'efforcent d'introduire les lois qui,
par les résultats obtenus, paraissent les plus propres à
satisfaire leurs desseins. Les Chefs d'Etat copient la
conduite de ceux qui ont réussi à rendre leur pouvoir
plus étendu (d plus stable. Les l'rêti'cs, qui s'intéres-
sent surtout aux choses de la religion, jugent les socié-
tés étrangères d'après leur culte. Si ces croyances sont
incompatibles avec les leurs, l'étranger est nécessaire-
mont un ciiiicmi (|u"il faut réduire par laforce ou avec
lequel il l'a ut s'interdii'e toute relation. Si au contraire
LA MÉIIIOUK 2'M^
il va coniinunaiil('' (1(> l'oi. l(^s rivnlilt'S ( ummorciales
et les désaccords j)olili([nos nonl (|u"iin(^ inipnrlance
secondaire aux yeux des prêtres, qui s'unissent, par-
dessus les frontières, pour la défense et la dillusion de
leurs idées. Les chefs militaires songent aux moyens
d'augmenter la puissance de l'armée, et les ell'orts en
ce sens, faits d'an coté, eu provoquent de semblahles
chez toutes les nations rivales. Les savants et les phi-
losophes, soucieux surtout de vérité, visent à une se-
reine imparlialité, et, si parfois ils soumettent à des
épreuves plus rigoureuses les théories venues de
l'étranger, ils ne s'obstinent point par aveuglement
patriotique à nier l'évidence. Oi', qui pourrait soutenir
<{ue la dillusion des sciences et des idées philosophi-
ques soit sans effet sur les destinées dun peuple ? La
vie de famille ne reste pas immuable, et ces change-
ments de mœurs proviennent souvent de l'introduc-
tion de coutumes étrangères. Séduits par l'élégance
grecque dans les manières et dans le langage, les
llomains cherchent à dépouiller leur rusticité : le vieux
Caton se met en maugréant à étudier les lettres grec-
ques, et les jeunes gens n'ont point reçu de bonne
('ducalion s'ils ne sont allés la compléter à Athènes ;
(juanlaux nuitrones romaines, oubliant la sévérité des
antiques Lucrèce, elles shabituentsous la lîonu! Impé-
riale à tons les artilices de la toilette, et veulent riva-
liser de séduction avec les esclaves que les Proconsuls
ramènent de leurs provinces d'Asie. Les industries riva-
les s'elforcent de se copier et de se dérober les secrets
de leur prosp(''rité'. Les procédés industriels nes(jnt j);isle
seu I objet (j ne les classes ouvrières se proi)osent d'emprun-
ter. Lt;s ouvriers chei'chent à co[)ier l'organisation (|ui
leui' assure autre part plusde bien-être et de puissance:
c'est ainsi qu'à notre époque se répandent j);irtt)ut les
idées et l'organisation syndicales ou même socialistes.
'2ÏO i,i:s ci.ASSKS Sdci \i,i;.s
l)"iiii aiilre cùlé, par une sorte d'interiiationulisiiie diii-
lérels, les patrons se communiquent leurs moyens de
défense et de domination. De tous les rapports qui
s'établissent par-dessus les limites des Etats les plus
manifestes sontles rapports commerciaux; car la nature
mùme de leurs occupations fait aux commerçants une
nécessite'' de la concurrence et de l'émulation. 11 n'est
pas jusqu'aux pauvres, aux esclaves et aux criminels
qui ne subissent dans un Etat le contre-coup de ce qui
se produit au deliors. Il y a, à certaines époques, des
couranls universels de dureté ou de pitié pour les
pauvres, il y a des périodes de rigueur ou d'allranchis-
sement pour les esclaves (I) et des temps de contagion
criminelle. C'est ainsi que l'anarcliisme, dont le pays
d'origine était la Russie, s'est répandu dans toute
l'Europe.
La seconde question est de savoir suivant quelles lois
chacune des classes se comportera à l'égard de ïv-
trang'er. Voici quelles nous semblent être ces lois.
1" Loi r/e fo;///*a.s7^'. L'étranger est toujours un rival
dans le présent, souvent un ennemi possible dans l'a-
venir. De là tout d'abord une défiance et un antago-
nisme naturels. Entre deux classes semblables mais
appartenant à deux })ays différents s'interposent toute
une couche d'idées et de sentiments fortement opposés
qui rendent difhcile toute communication entre elles.
Ces idées et ces sentiments constituent les traits com-
muns à toutes les classes d'un même pays et engen-
drent l'amour-propre national, qui porte chaque classe
à s'atli'iluier la supe-riorité sur les classes correspon-
(I) Au Icinps (le Ciilon le Ccnsour, l'i'srlave vieilli (Mail assimile^ à
de vieilles ferrailles, donl il faut se débarrasser par la vente. Plus
tard Sénè(]ue fait un plaidoyer éloquent en faveur des esclaves, et
dans toutes les parties de 1 Kmpire Homain les affranchissements se
nuilliplient. Les affranchis — anciens esclaves — finissent même par
occupiic dans IKlal des postes imporlanis.
LA MiiriioDi-: 241
dcinles Je i Etranger. L'attitude première à l'égard de
l'Etranger est donc de le considérer comme inférieur
et indigne de tout emprunt. L'induence est alors indi-
recte et donne lieu à une loi de contrante^ en vertu de
laquelle les oppositions sont maintenues et môme ac-
centuées.
Dans l'antiquité Athènes et Sparte ont formé ainsi
une sorte danlitlicsc vivante, chaque Cité semblant
prendre en tout le contre-pied de sa rivale. A Athènes
la constitution était variable et inclinait de plus en
plus vers la démocratie ; à Sparte elle était immobile,
invinciblement attachée à une oligarchie étroite. D'un
côté les Thètes — les plus pauvres citoyens — parti-
cipaient à la souveraineté dans les assemblées publi-
ques et exen^aient en qualité d'IIéliastes des fonctions
judiciaires; de lautie, les ti'ciite (î(''r(»ntes concentraient
en eux tous les pouvoirs législatif, judiciaire et décisif
(paix et guerre), et même plus tard, comme les rois
étaient soupçonnés de favoriser l'affranchissement des
Périèques, leurs pouvoirs furent réduits et soumis au
contrôle ell'ectif des Ephores. — A Athènes la milice
est nationale ; à Sparte l'armée forme une sorte de
caste séparée. — Le culte Athénien est brillant ; aux
grandes F^anathénces de longues processions se d('i'ou-
lent dans les rues de la Cité, processions où se mêlent
joyeusement toutes les classes de. la Cité et auxquelles
prennent part même les métèques; à Sparte on a élevé
un autel à la crainte, et une des solennités religieuses
est le spectacle que donnent les jeunes gens se frappant
jusqu'au sang devant l'autel (rArl(''niis. — A Athènes,
les manu's sont douces et libres : les citoyens ne sont
pas soumis au régime du brouet, et les sages, comme
Socrate, ne dédaignent pas d'assister aux banquets, où
Ton ne parle pas seulement de la Vénus-Urauie ; à
Sparte les syssities aux tables communes devaient
être d'ordinaire des repas bien silencieux, oii les plai-
16
'2i'2 Li:s CLASSES sociales
sauteries n'étaient pas souvent relevées de sel Attique.
— A Athènes nn magnifique épanouissement de tous
les arts, architecture, comédie, drame, poésie ; sur
l'emplacement de Sparte, les fouilles n'ont pas mis à
découvert de ruines de monuments ; et, quant aux autres
arts les Spartiates ne goûtaient guère que la musique
guerrière ou les poésies d'un Tyrtée, faites pour être
chantées par des troupes en marche. — A Athènes le
travail est noa seulement honoré mais il est prescrit
par les lois : ce n'est un déshonneur ni de se livrer au
commerce ni même d'exercer un métier manuel ; le
noble Spartiate s'interdit toute occupation lucrative, lais-
sant dédaigneusement aux l'érièques le commerce et
l'industrie, et aux Ililotes le travail de la terre. —
Enfin le contraste pourrait se poursuivre jusque dans
le traitement des esclaves. A Athènes, ils pouvaient
espérer l'affranchissement ; à Sparte, on enivrait les
Hilotes pour qu'ils inspirent un plus profond dégoût
aux jeunes Spartiates.
2" Loi de concurrence. Le mot de « concurrence »
évoque surtout l'idée de lutte commerciale. Mais le sens,
restreint à l'économique, serait ici trop étroit et il faut
l'étendre à tous ces buts spéciaux que poursuivent
les diverses classes de la société. La concurrence peut
devenir ainsi universelle entre deux sociétés qui sont
placées en face l'une de l'autre, et ([ui . mues par l'amour-
propre national et l'intérêt, s'elTorcent de l'emporter
chacune sur sa rivale.
Cette émulation stimulante etcet effort intéressé sont
des phénomènes connus. Mais, si tous les observateurs
s'accordent à en reconnaître la réalité, ils ne sont point
parvenus à donner à cette remarque le degré de préci-
sion que réclame une loi scientifique. D'autres, fuyant
les gén('ralitt'S, se sont penliis daus les détails statisti-
ques, accumulation de documents inutiles, tant qu'on
LA MÉTIlODi; 243
n'a pas trouvé le moyen de les 'employer à l'établisse-
ment de lois. Appliquons à ce problème notre méthode
analytique, dont la valeur sera d'autant mieux contrôlée
qu'elle sera soumise à un plus grand nombre d'épreuves.
Au sein d'une Société, la concurrence fait sentir ses
elTets entre les individus appartenant à la même classe.
Les plus ingénieux, les plus actifs, les plus entrepre-
nants rivalisent entre eux et cherchent à supplanter
leurs rivaux. Quant aux faibles, aux paresseux et aux
maladroits ils succombent vite, et, déchus de leur rang,
tombent dans les classes inférieures. Or cette concur-
rence franchit les limites des Etats et s'exerce entre
les classes semi)kibles, qui font elï'ort pour obtenir la
supériorité dans leur œuvre propre. C'est là une des
conditions du progrè;-;. Une société tend à s'immobiliser
dans un état statique, où se maintiennent en équilibre
les diverses classes sociales, à la suite d'actions et de
réactions sans cesse de plus faible amplitude. Mais ce
qui l'empêche de se figer dans cette immobilité, ce sont
les progrès réalisi'S eu dehors des frontières, progrès
qui menacent sa fortune, sa force ou son prestige.
Les chefs d'armée, qui sont chargés de la défense
du territoire, sont très attentifs aux diverses formes de
progrès que réalisent les armées étrangères. A notre
époque les puissances se surveillent, épiant chaque
perfectionnement et s'elForçant d'en réaliser un supé-
rieur. De là les rénovations fréquentes dans l'équipe-
ment du soldat, dans l'art des fortifications, dans l'em-
ploi des poudres et des e.\ph)sifs, dans la fabrication
des fusils et des canons à longue portée, dans les exer-
cices militaires, dans la ta('tiqu(% dans les études géo-
graplii(iues, dans la défense des côtes, dans la construc-
tion des cuirassés, des torpilleurs et des sous-marins...
Si quelque part cette émulation n'existe pas, mais que
la classe militaire s'endorme dans la[)aresse et dans la
244 LES. CLASSES SUCLVLES
routine, Tinfériorité éclate à la première occasion de
lutte. L'armée n'est pas à la hauteur de sa tâche, et le
peuple battu ou perd son indépendance, ou est amené
SOUS le fouet de la nécessité à réformer ses institutions
militaires.
Cette loi de concurrence, dont laction est si mani-
feste sur les classes militaires, est applicable, dune
façon aussi réelle quoi(iuc moins apparente, à toutes les
autres classes gouvernantes. Les Législateurs, qui dans
l^s dillerentes assemblées publiques sont chargésd'éla-
borer les lois, examinent avec soin les différentes me-
sures législatives prises à l'étranger. Et, pour entraî-
ner les suffrages de la majorité, un des arguments fa-
voris et qui pèse toujours d'un grand poids dans la
balance, c'est de montrer les réformes pratiquées à
l'Etranger. C'est ,par cette fièvre de concurrence que
les peuples modernes sont partoutsurchargésd'impôts. —
Les lois se font plus douces dans l'application, les tribu-
naux se montrent plus indulgents et plus équitables,
quand dans les pays^voisins la justice est mieux rendue.
C'est ce qui tempérait le despotisme des Seigneurs féo-
daux, qui auraient été abandonnés de la meilleure
partie de leurs sujets, s'ils avaient abusé de l'arbi-
traire pendant que les coutumes étaient plus fidèle-
ment suivies dans les provinces voisines. C'est aussi
cette sorte de concurrence qui donna aux juridictions
royales une prédominance de plus en plus marquée
sur les Officialités. — On retrouverait l'action de la
même loi sur les Chefs d'Etat, dont le pouvoir s'accroît
ou diminue suivant (jue dans les pays voisins les
libiTt(''s publiijues sont restreintes ou étendues ; sur les
Pr.Hres, dont l'intransigeance fanatique et les prati-
ques d'un ascétisme barbare sallaiblissent, quand à
l'étranger ces cruautés inutiles ont été répudiées ; sur
les philosophes, les savants, les poètes, les artistes, en
LA MÉTHODE 243
un mot sur tous les directeurs intellectuels de la so-
ciété, qui sous rincessanto piqûre de l'amour-proprc
national, s'elïorcent de placera un niveau supérieur la
philosophie, la science, la poésie et les arts. — Quant
aux agriculteurs, aux industriels et aux commerçants,
la concurrence exerce sur eux des efTets trop manifes-
tes pour qu'il soit nécessaire d'insister longuement. A
moins qu'une Société ne se confine dans un isolement
absolu, chacune de ces classes reçoit le contre-coup de
ce qui se passe à l'étranger. Par suite de leur infério-
rité relative, les populations agricoles de certaines con-
trées peuvent se trouver menacées dans leur richesse
et jusque dans leur existence. C'est ainsi que du temps
d'Auguste la campagne romaine et une grande partie
de l'Italie — transformée en vastes domaines [latifundia)
cultivés par des esclaves — se dépeuplaient et renfer-
maient sans cesse de plus grandes étendues de terrain
inculte. En France les blés étrangers nuisent à la classe
des agriculteurs, qui souffre de la mévente de ses pro-
duits. Cette classe perd ses membres les plus malheu-
reux on les plus entreprenants qui vont porter ailleurs
leur activité : de là le mouvement marqué d'émigra-
tion de la campagne vers les villes. Quant au commerce
et à l'industrie, la concurrence en est l'âme. Il est donc
inutile d'apporter des exemples qui s'offrent d'eux-
mêmes à l'esprit.
''\" Loid'iniitjilioii. VA\q pourrait s'énoncer ainsi : Les
membres d'une classe sont portés à imiter ceux qui à
l'Etranger jouissent du prestige attaché au succès. —
C'est une loi bien connue sur laquelle M. Tarde a eu
raison d'appeler l'attention. La seule reraanjue à faire,
c'est qu'une société prise dans son ensemble n'en imite
pas une autre prise égalennuit dans son ensemble. Mais
les imitations sont partielles, et, si elles se réalisent sur
certains points, elles ne se produisent pas nécessaire-
2ifi LES CLASSES SOCIALES
ment dans les autres parties, chacime gardant à cet
égard son indépendance d'action.
Les exemples, qui ont été apportés pour l'illustration
des lois précédentes, montrent suivant quel procédé on
découvrirait des exemples analogues en faveur de la
loi actuelle. Mais, comme les faits d'imitation, par leur
fréquence et par la netteté de leurs caractères, semblent
placés au-dessus de toute contestation, il vaut mieux
remplacer une facile énumération par l'examen des
causes déterminantes de l'imitation.
L'imitation se réalisera aux conditions suivantes :
1° la classe imitatrice se trouvera dans un état de gène
qui la sollicitera à chercher un remède à son malaise ;
2° elle comparera sa situation à celle de la même classe
à l'étranger, dont elle reconnaîtra la supériorité ; 3°
elle recherchera les moyens qui ont servi à obtenir le
succès ; i" quand elle croira les avoir découverts, elle
se transformera d'après son modèle, et, copiant ses pro-
cédés, s'eflorcera ainsi de lui dérober le secret de son
succès . — L'imitation porte de préférence sur la fin
essentielle que chaque classe poursuit avant toute autre;
mais elle peut s'étendre aussi à toutes les autres fins
qui sollicitent l'activité. Ainsi quand le paysan fran-
(^ais eut conquis successivement la propriété du sol,
l'indépendance, l'égalité des droits civils et politiques,
on vit à l'étranger la même classe s'engager dans cette
voie des revendications et s'efforcer d'obtenir les mê-
mes garanties. — A ce sujet, il faut remarquer que l'imi-
tation est souvent maladroite, parce que, si la supério-
rité est facile à reconnaître, la découverte des vraies
causes présente souvent de graves difficultés : guidé
par une vue superficielle, on imite au hasard un anté-
cédent au milieu d'un plus grand nombre dont le con-
cours seul serait efficace.
4° Loi de contrainte. La concurrence et l'imitation
LA MÉTHODE 247
naissent de l'activité spontanée d'une classe qni, aper-
cevant un progrès à accomplir, s'eflorce de le réaliser
par son intelligence et son travail. Mais l'activité libre
n'est pas la seule source des changements, ni peut-être
la source la plus importante. (]ar des modifications
importantes peuvent être imposées aux classes sociales
par la contrainte ([uexerce du dehors une société étran-
gère plus puissante. Ne parlons pas de la guerre elle-
même où la contingence tient une trop large place,
mais des traités qui la suivent, quand par le sort des
armes l'un des deux adversaires a montré sa supério-
rité sur le vaincu. Les clauses du traité de paix énon-
cent alors des prescriptions auxquelles doivent se sou-
mettre les populations vaincues, et qui modifient plus
ou moins profondément la vie des différentes classes
sociales. Si la contrainte est maintenue avec persis-
tance, elle produit une action dont les effets s'accumu-
lent sans cesse, et elle finit, au bout d'une ou deux
générations, par changer sensiblement le type primi-
tif de la classe et par lui imprimer une physionomie
spéciale.
La contrainte peut s'exercer de deux façons. Ou
bien, restant l)rutale, elle se contente de prohiber cer-
tains actes, et d'en prescrire d'autres avec menaces de
châtiments contre tous les violateurs de l'ordre. Ou
bien elle s'adresse à l'intelligence, et alors, soit par
l'enseignement donné dans les écoles, soit par la dilïu-
sioudrs livres, soit [)ar d'aiilres moyens de persuasion»
elle ciierche, en faisant pénétrer dans les espi-ils les
idées nouvelles, à agir sur la sensibililé et à modifier
l(^s tendances antérieures. C'est ainsi (luc dans les guer-
res de religion le pai'li victorieux s'efforce par des
chemins direcls ou délourués, par les persécutions ou
par les prédications, à imposer ses propres croyances.
Voilà les lois générales. Mais ces lois reçoivent une
248
LES CLASSKS SOCIALES
application plus ou moins facilo suivant la situation
respective des sociétés en présence.
Jusqu'à présent nous avons surtout parlé des Cités,
qui sont caractérisées par une capitale entourée d'un
territoire restreint. Mais toutes les sociétés ne sont pas
construites sur ce modèle. Il n'existe pas seulement
entre elles une différence de grandeur en territoire et
en popiilation — différence dont il n'y a pas lieu de
tenir plus de compte en sociologie qu'en botanique —
mais les différences portent aussi sur la nature même
de leur constitution. A ce point de vue elles ne sont
pas négligeables.
Le premier pointa considérer est de voir si un pays
jouit de l'autonomie complète, ou, si la pleine indé-
pendance lui fait défaut, devoir sur quels points cette
indépendance se trouve limitée. On obtiendrait ainsi
une sorte d'échelle, dont le sommet serait occupé par
les Etats, qui disposent en maîtres de leur destinée
sans subir aucune pression extérieure, et dont le der-
nier échelon reviendrait aux peuples vaincus, soumis
à une domination étranger©.
Voici les principaux de ces degrés :
1° Etals autonomes. En temps de paix, ils échappent
ainsi à toute contrainte extérieure, et, dans leur dévelop-
pement, n'ont a obéir qu'aux autres lois, antérieure-
ment énumérées.
2" Etats indépendants mais qui ont contracté entre
eux divers traités, dont les clauses limitent partielle-
ment leur liberté. — Entre sociétés guerrières se for-
ment surtout des alliances offensives et défensives.
Pour étendre leur domination ou pour se garantir des
attaques d'un puissant voisin, elles prennent divers
engagements au sujet de l'entretien d'une armée et
de la mobilisation des troupes en temps de guerre.
Les relations, qui de fait s'établissent entre les classes
LA MÉTHODE 2i9
militaires des deux nations, facilitent d(ï ce côté le
jeu des lois de concurrence et d'imitation. Animés par
rémulation, les chefs d'armée, qui exercent une in-
fluence prépondérante dans l'Etat, s'efforcent des deux
côtés de prendre les mesures les plus favorables au
développement des forces militaires, — D'ailleurs,
comme ils ont le sentiment de leur solidarité, ils sont
moins disposés à faire mystère de leurs connaissances
techniques, de leur organisation militaire et de leur
armement. Ils se font de mutuels emprunts, avec cette
différence toutefois, que la nation qui a le plus de prestige
suscite la plus grande part des imitations : telle est la
situation actuelle de l'Allemagne dans la Triplice. —
Les questions religieuses donnent lieu aussi à des traités
qui lient sur des points spéciaux la liberté des Etats con-
tractants.C'est ainsi que les douze peuples — qui compo-
saient le conseil Amphictyonique — avaient pris des en-
gagements commims an sujet des cérémonies religieu-
ses et desdiIFérends qui pouvaient surgir entre les villes
associées. Le Concordat conclu sous le premier Empire
entre Rome et le Gouvernement Français est un autre
e.xemple de convention limitant la liberté d'un Etat en
matière religieuse. — D'autres restrictions sont appor-
tées à la liberté d'un Etat par les traités de Commerce,
([ui établissent des tarifs douaniers immuables pendant
toute la durée du traité. — Dans le cas du libre-
échange, la loi de concurrence s'exerce avec toute son
intensité. La nécessité de la lutte excite les industriels
à perfectionner leur production et à copier les procédés
suivis avec succès à l'étranger : soutenir la concurrence
devient pour les commerçants des deux pays une (|ues-
tion de vie ou de mort. — i'^nfîn il existe une foule
d'autres conventions sur les postes, sur les monnaies,
sur les poids et mesures, sur la propriété littéraire et
artistique, etc.. — conventions qui restreignent, ilest
250 LES CLASSES SOCIALES
vrai, la liberté future, mais qui ont pour caractère
d'être prises volontairement, dans un but d'utilité
commune.
Dans un sujet, oîi l'on s'interdit les considérations
de finalité et de pratique, il ne convient pas d'exami-
ner Tutilité sociale qui résulterait de l'extension donnée
aux contrats volontaires. 11 suffit de montrer l'existence
de ce régime et les etTets qui en proviennent au point
de vue des relations internationales.
3° Fédérations. Le rapprochement entre les Etats
devient ici plus intime. Les Etats confédérés conser-
vent bien encore une part d'autonomie, mais ils ont
aliéné leur liberté sur les questions les plus importan-
tes. Dans une confédération les décisions sur la paix et
sur la guerre, les dispositions constitutionnelles, les
lois sur l'organisation militaire, la nature et la gran-
deur des charges fiscales sont autant de«chosesqui sont
soustraites à la volonté de chaque Etat isolé, mais qui
sont réglées au gré d'une majorité toute-puissante. Cette
fédération s'établit entre de petites Uépubliques, qui
veulent bien s'associer dans un but de défense com-
mune, mais qui tiennent à réserver le plus possible de
leur indépendance primitive. — C'est ainsi qu'en
Suisse, chaque Canton s'administre d'après sa consti-
tution particulière, mais sous la réserve de se soumet-
tre à des règlements généraux, qui fixent les droits
politiques et la liberté des cultes chrétiens et de la
presse, et qui garantissent les droits d'association et de
pétition. — Les Etats-Unis conslituent également une
République fédérative. Chaque Etat conserve son
indi'pendance pour l'administration de ses alTaires
intérieures, mais ses droits de souveraineté sont délé-
gués à un gouveruement central, qui représente l'Union
auprès des nations étrangères.
La loi de contrainte exerce ici un empire plus étendu
LA méthodh: 2o1
que dans le cas précédent. Elle est, sur les points sou-
mis à son action, d'autant plus efficace qu'elle s'appuie
déjà sur une entente volontaire et qu'elle s'efforce sur-
tout de la fortifier. — La loi d'imitation trouve un
large champ d'action. Comme les barrières entre les
Etats sont levées, les classes de même nature ont toute
facilité pour communiquer entre elles, se connaître et
imiter les supériorités reconnues. — Cette imitation
s'impose du reste partout où la concurrence est possible.
Ainsi, comme les douanes intérieures sont supprimées,
les industries de même nature doivent sans cesse faire
effort pour se maintenir au niveaudes industries rivales.
— La loi d'indépendance n'est pas entièrement abolie.
Chaque Canton ou Etat repousse une assimilation com-
plète et cherche à conserver leur physionomie propre
aux mœurs anciennes et aux institutions que n'ont point
réglées les lois Fédérales.
i° Vasselage ou S?/stè/)ie Féodd/. Dans le régime fédé-
ratif les Etats confédérés sontmis sur unpied'd'égalité.
Dans le régime Féodal, le territoire est divisé en un
plus ou moins grand nombre de seigneuries, qui n'ont
pas toutes les mêmes droits. Ces Seigneuries sont subor-
données entre elles, d'après une hiérarchie correspon-
dant à la qualité de leurs maîtres, qui sont ou suze-
rains ou vassaux.
En principe, le lien qui unit le vassal à son suzerain
est un lien d'ordre moral et presque mystique, puis-
que dans l'hommage-lige le vassal était tenu, pour
mieux garantir la fidélité de sa promesse, de prêter à
genoux le serment d'obéissance. — En réalité, ce lien
était fragile, toutes les fois qu'il y avait entre les deux
contractants antagonisme d'intérêt ou d'ambition, et
que le vassal se scntaitassez de puissance pour secouer
le joug du suzerain. Cependant dans les conditions
ordinaires le suzerain avait pour lui la force, accrue
2'J2 LES CLASSES SOCIALES
encore de toute l'aiilorité qu'y ajoutaient une promesse
solennelle, un serment religieux et la menace de félonie.
La contrainte physique et morale imposait à Tinfé-
rieur tout un ensemble de devoirs, qui restreignaient
d'autant son pouvoir, et cela, dans les limites mêmes de
sa Seigneurie. Ainsi il était assujetti au service d'ost,
c'est-à-dire qu'il devait venir, accompagné d'un certain
nombre d'hommes d'armes, se ranger sous la bannière
du Seigneur et participer pendant une durée variable
— la GO jours — aux guerres qu'il avait plu à ce der-
nier de décider. Il devait aussi l'assister loyalement
de ses conseils et prendre place à ses côtés dans les
cours de Justice. Enfin la terre n'avait été concédée au
bénéficiaire qu'en retour d'aides en argent que le vassal
— transformé ainsi en collecteur d impots — avait à
fournir dans des circonstances déterminées. — Pour le
reste le Soigneur était maître dans son fief, et, avec le
concours des vassaux qui lui étaient subordonnés, dis-
posait du pouvoir exécutif, législatif et judiciaire.
Dans ce régime dominait l'idée de subordination
volontaire, et par suite, la loi qui primait les autres
ordinairement était la loi dimitation. Le suzerain, à
qui avait été prêté à genoux le serment d'allégeance,
apparaissait entouré de prestige, et c'était sur lui que
le vassal était porté à se modeler. Mais le modèle choisi
n'était pas toujours le suzerain immédiat. Dans la
grande multitude des Seigneurs d'une époque, quel-
ques-uns éminaientpar leur habileté, leur vaillance ou
leurs succès. C'étaient ceux-là qui suscitaient le plus
d'imitateurs.
La loi de concurrence fait dans un pareil état social
vivement sentir son action. L'influence ne s'obtient
(|ue par la force et le ])restige. De là les efforts conti-
nuels, auxquids sout tenus les puissants pour mainte-
nir leur autorité ; de là les rivalités, les luttes et les
guerres.
LA MÉTMODK 2iV^
o° Les Colonies. Ce qui caractérise une colonie, c'est
rétablissement d'un groupe plus ou moins important
de personnes sur un territoire étranger.
Mais ce mot, bien qu'il ait une signification précise,
met dans une munie catégorie des choses fort dissem-
blables,parce que — suivant le procédé des classifications
artificielles — on n'a tenu compte que d'un seul carac-
tère. Pour connaître avec exactitude les relations d'une
colonie, d'un côté avec la métropole, de l'autre avec les
indigènes, il serait nécessaire de distinguer soigneuse-
ment la nature des êtres mis en présence et [)articu-
lièrement celle des colons. Car les colons se comporte-
ront d'une façon très différente, suivant que ce seront
des soldats victorieux qui s'établissent dans un pays à
la suite d'une conquête ; des commerçants qui se fixent
dans une contrée pour y fonder des comptoirs et entre-
tenir des relations commerciales avec les habitants ;
des agriculteurs qui vont, sous la protection de la mé-
tropole, mettre en valeur des territoii'cs fertiles mais
incultes ; des citoyens pauvres qu'on transporte dans
des provinces soumises en leur concédant des terres
d'une exploitation facile ; des militaires qui, en retour
de services actuels ou passés, reçoivent également des
concessions avec des bestiaux et des instruments de
culture ; ou enfin des condamnés que par mesure pé-
nale on déporte au loin avec l'espoir de les améliorer
en leur donnant, avec la propriété du sol, un nouveau
genre de vie.
Comment les lois, qui règlent les relations étrangè-
res, s'exerceront-elles dans ces différents cas? Et d'a-
bord entre les colons et la métropole.
La loi de contraï/te ou d'indépendance manifestera
son action, toutes les fois que les colons se sentiront
assez de puissance pour se détacher de hi mère-patrie
et pour se soustraire à son'autorilé. Or celte condilion
2o4 LES CLASSES SOCLVLES
se trouve souvent réalisée dans les colonies militaires.
Les Normands, sous la conduite de Guillaume leBàtard,
s'emparent de l'Angleterre, et, devenus maîtres de ce
riche pays, méconnaissent la suzeraineté du roi de
France. — Cette séparation se produit souvent aussi
dans les colonies de commerce. Si la colonie s'enrichit,
se développe et augmente sa puissance, elle aspire à
l'autonomie; et, quand elle ne rompt pas complètement
avec la métropole, elle lui donne non des gages sérieux
d'obéissance, mais de simples égards. Telles furent
les différentes colonies phéniciennes et grecques, Cyrène
Marseille, Carthage. — Les colonies agricoles, lors-
qu'elles se développent par les progrès de la population
et par la mise en valeur de territoires étendus, arri-
vent également à vouloir vivre d'une vieindépendanle.
Les exemples les plus marqués sont fournis par les
Etals-L'nis d'Amérique et par les nombreuses répu-
bliques Américaines, qui successivement se sont sous-
traites au joug des gouvernements Européens. — Quant
aux autres sortes de colonies, elles se trouvent dans
des conditions moins favorables pour s'émanciper.
La concurrence s'ouvre un vaste champ dans les colo-
nies. La métropole a intérêt à laisser aux colons une
grande part d'initiative, et d'ailleurs, quand elle n'y
serait point disposée, l'éloignement rend le contrôle
bien difficile. Aussi, dès que les circonstances sont fa-
vorables, les colonies entrent en concurrence avec la
métropole, cherchant, comme disent les Italiens, h fare
da se. Dans les territoires conquis, une armée victo-
rieuse est réfraclaire à l'obéissance. Elle prétend s'appro-
prirr les fruits (\i\ la victoire, dès qu'elle n'a pas à
redouter la répression d'un pouvoir plus fort. S'il
s'agit d'une colonie commerçante, les colons })euvent
tirer des ressources de la contrée un meilleur parti
que les commerçants restés dans la mère-patrie. D'à-
LA MÉTHODE 2.""»."
bord ils sont en contact inimcdiat avec la populalion
indigène, puis ils ex[)l()itont une contrée nouvelle, où
les richesses abondent quand remplacement de la colo-
nie a été bien choisi, enfin ils sont entreprenants,
audacieux et de plus tout aussi rompus aux habiletés
du commerce que les négociants de la métropole. De
là de nombreux éléments de succès qui permettent à
ces colonies de développer leur prospérité et d'arriver
souvent à supplanter la mère-patrie.
Loi d'imitation. Les êtres vivants se développent
suivant un plan d'organisation semblable à celui des
parents. Il en est de même des colonies qui, par une
tendance naturelle, sont amenées à copier les institu-
tions de leur pays d'origine. Dans la colonisation
grecque Limitation était poussée très loin. Ce n'était
pas une ville nouvelle qwi l'on fondait sur les bords
du Pont-Euxin, dans la Chalcidique de Thrace, ou en
Sicile et dans l'Italie méridionale. Mais c'était l'image
de l'ancienne que l'on transportait sur le sol étranger,
avec le culte, les divinités tutélaires et la plupart des
institutions politiques et civiles (1). Dans la quatrième
Groisiuie, les vainqueurs se partagèrent l'empire Grec
et parla distribution des duchés, des comtés et des sei-
gneuries, lirent rellcurir la féodalité.
Cependant il est évident que cette tendance à l'imi-
tation n'existera pas chez les émigrants qui fuient leur
pays pour échapper à une domination qu'ils jugent
tyrannique. Les puritains d'Angleterre et d'Ecosse, qui
émigrèrent dans l'Amérique du Nord vers ir)20, détes-
taient le papisme et la royauté, et, par leur esprit démo-
li) Aulu-Gclln aiipelle les rolonie.s romaines populi romani quu'ii
effigies parcop simuldcrariue. Kn offet les nouveaux venus, générale-
ment au noml)re de 300 pour ra|)pclor les iJOO grntcs priniilives, for-
maient le patriiiat de ronilroit, nommaient wn Sénat, îles fonction-
naires, et cherchaient dans leur vie publique à fournir, toute propor-
tion gardée, une Qdéle copie de Kome.
2.j() l.KS CLASSES SOCIALES
cratique exercèrent une g^rande influence sur les mœurs
et les destinées politiques des futurs Etats-Unis.
Loi de contrainte. La contrainte est appelée à
jouer un rôle important, toutes les fois que la colonie,
réduite à ses seules forces, serait incapable d'acquérir et
de conserver son indépendance vis-à-vis de la Métro-
pole. Les colons se trouvent alors forcés d'accepter les
conditions qui leur sont faites, et, tant que la situation
respective n'est pas modifiée, ils s'adaptent de plus en
plus à leur état. Les velléités de résistance ou les écarts
en dehors delà voie imposée seraient réprimés par les
Gouverneurs qui, représentants de l'Etat souverain,
exercent la surveillance on son nom et disposent de la
force.
D'un autre côté l'Etat-souverain n'est point disposé
à affranchir spontanément une colonie des obligations
fixées à l'époque de son établissement. — Mais que
pour une raison ou une autre la contrainte cesse de
s'exercer, et les anciens liens de sujétion sont brisés.
Ainsi l'empire colonial d'Athènes s'est désagrégé, lors-
que la puissance Athénienne s'écroula sous les coups
du Spartiate Lysandre. Il en est de même aujourd'hui
pour l'Espagne qui a vu successivement toutes ses
colonies se séparer, à mesure que son antique grandeur
diminuait.
Les rapports des colons avecles indigènes appartien-
nent naturellement à la section suivante.
6° Conquête. Au degré inférieur se trouvent les peu-
ples soumis par la conquête.
La loi de contrainte s'exercera d'abord et avec le plus
de force. — Ce que la conquête opère avec le plus de
facilité, c'est la supi)ression de l'ancienne organisation
politique, militaire et civile. — La puissance militaire
est détruite, les pouvoirs publics sont proscrits, et les
droits civils subissent des remaniements plus ou moins
LA MÉTHODE 257
consid'raI>l(>s suivant les visées des conquéranls —
visées variables et imprévisibles, parce qu'elles laissent
une trop grande place à la liberté. Ainsi les Romains
se plaisaient, par système politique, à imposer aux Cités
des conditions très divei'ses, attribuant tantôt le droit
de Cité complet, tantôt le droit Latin et tantôt des cons-
titutions particulières, dont les clauses étaient fixées
dans des traités [civifatfs fœderatœ).
Nous avons vu de plus que l'unité sociale est cons-
tituée par un ensemble de choses communes : le terri-
toire, la race, la langue, la religion, les lois, les mu'urs
et les traditions. Or, si les lois peuvent être immédia-
tement modifiées par une décision delà puissance vic-
torieuse,les autres choses ne sont sujettes à des trans-
formations ni aussi faciles, ni aussi promptes. — Les
traditions se conservent dans la mémoire des vaincus
et se transmettent, comme un pieux dépôt, aux géné-
rations nouvelles, et peut-être d'autant mieux que la
domination se montre plus dure. — Les mœurs sont
soigneus(unent entrcdenues et persistent avec une force
particulière dans les campagnes, où l'imitation volon-
taire a moins l'occasion de s'exercer. Uu n^ste les habi-
tudes de vivre, les usages et les manières paraissent
aux vainqueurs des coutumes sans importance au point
de vue de l'ordre social. Par suite ils négligent leplus
souvent d'employer la contrainte pour les modifier. —
Comme la diversité de langue est un obstacle sérieux
aux rapports sociaux, les Gouvernants ont intérêt à la
faire cesser. Ils y parviennrnt d'une façon très dilfé-
rente suivant les classes sociales. Les classes rurales,
qui ont peu de rapports avec les vainqueurs, conser-
v(Mit longtemps leur langue primitive. Mais, comme
cette langue ne sert plus guèi\' qu'à des ignorants, (die
s'altère de plus en plus et tonib'ii l'étatde patois. — La
Ileligion est encore plus vivace. C'est là un fait si bien
17
2o8 I,ES CLASSKS SOCIALES
connu que les coïKjii 'l'anls. pour assimiler plus facile-
ment les peuples vaincus, évitent souvent de froisser
les croyances et les sentiments religieux. Rome se mon-
trait très tolérante en cette matière et, au lieu de pros-
crire les Dieux des pays soumis, elle préférait s'attacher
ces peuples en admettant dans son Panthéon les Dieux
étrangers. De nos jours cette politique est presque uni-
versellement suivie dans les colonies Européennes.
Les croyances religieuses et le culte des indigènes sont
respectés. Les missionnaires cherchent, il est vrai, à
les changer ; mais c'est en recourant à la persuasion
plutôt qu'à la contrainte. — Ce n'est pas cependant que
la contrainte, pratiquée avec rigueur et suite, ne soit
sans effet. Mais cet elfet est variahle suivant les condi-
tions, dont la plus importante est la nature de la classe
où le changement doit se produire. (Car c'est toujours
sur ce point -central qu'il faut diriger son attention,
si Lon veut se dégager de contradictions apparentes, et
d'irrégularités dans la succession des faits sociaux).
Ainsi en religion les prêtres sont réfractaires à tout
changement et on ne peut triompher de leur résistance
que par les persécutions, l'exil ou les supplices. — La
contrainte n'a rien à faire sur les races ; et, quand les
différences sont fortement marquées par des caractères
extérieurs et apparents, elles sont un des plus grands
obstacles à la fusion. Ainsi les Américains du Nord ont
sans cesse refoulé les races indigènes et les ont confi-
nées dans des territoires de plus en plus réduits.
Loi d'imitation. La force de résistance d'un peuple
conquis peut se mesurer au degré de contrainte néces-
saire pour maintenir l'ordre. Mais, après les violences
mêmes de la conquête et les tentatives de révolte, le
calme — du moins extiîrieur — se produit. C'est alors
qu'une communication entre h^s deux peuples est pos-
sible. Le peuple vaincu, abdiquant tout espoir d'indé-
pendance et reconnaissant qu'il n'a rien à gagner à se
LA MÉTHODE 259
renfermer dans un isolement farouche, s'eiïorce d'effacer
les différences qui constituent pour lui une marque
d'infériorité. Pour cela il se fait le copiste du vainqueur,
cherchant à imiter sa tenue, son costume, ses ma-
nières, son lang'ag'e, son éducation. C'est ainsi que les
Gaulois s'étaient assimilés, en un temps très court, les
mœurs romaines. Mais cette assimilation est loin de
s'opérer également dans toutes les classes de la Société.
Elle se réalise tout d'abord dans les classes riches, qui
sont en meilleure situation pour se glisser dans les
rangs des vainqueurs et qui sont portées par l'ambi-
tion naturelle à ces classes à sortir de leur subalternité.
C'est ce que montre l'évolution des Thètes à Athènes,
des Plébéiens à Rome, du Tiers-Etat en France.
Cependant l'imitation ne se fait pas toujours dans le
môme sens, et, bien que le contraire soit plus fréquent,
il arrive aussi que les vainqueurs imitent les vaincus.
Par exemple les Romains ont emprunté aux Grecs leurs
arts, leur littérature et leur philosophie. — Si les peu-
ples étaient considérés comme des unités indivisibles,
aucune subtilité ne parviendrait à résoudre ces contra-
dictions et par suite aucune loi sociale ne serait pos-
sible. Par la considération des classes, animées cha-
cune d'un esprit particulier, ces sortes d'antinomies
ne sont plus irréductibles. — Le trait distinctit" du
« Riche », c'est l'amour des plaisirs et des plaisirs les
plus raffinés. Quand Rome enrichie des dépouilles des
nations renferma dans ses murs toute une classe de
riciies oisifs, les arts de la Grèce trouvèrent un terrain
favorable pour s'y acclimater et s'y développer. Les
jeunes Romains furent envoyés à Athènes et à Rhodes
pour apprendre, h l'école des Rhéteurs, l'art de dominer
par la parole soit au Sénat, soit au Forum ; les sta-
tuaires Grecs s'empressèrent de fixer dans le marbre
les traits vulgaires de quelque LucuUus ; les archi-
260 i>i:s c.LAssF.s sociales
tectes construisirent sur le Palatin drs demeures somp-
tueuses ; des théâtres furent construits ; et, comme le
génie Romain était plus propre à formuler des lois
qu'à trouver des situations dramatiques, les comédies
grecques, traduites en latin par les Plaute et les Té-
rence, furent transportées sur la scène.
Loi de concurrence. Quand l'état de guerre propre-
ment dit a cessé, la lutte n'est pas terminée. Elle se
poursuit entre les classes sous la forme atténuée de la
concurrence. La nation vaincue, si elle est repoussée
des postes inférieurs, tourne son activité vers l'agricul-
ture, le commerce, l'industrie, et en général vers toutes
les carrières où les distinctions entre vainqueurs et
vaincus ne sauraient être maintenues. La fusion s'opère
entre ces classes qui, animées du même intérêt, s'élan-
cent alors à l'assaut du pouvoir. — Telle est l'histoire
intérieure de Rome, où les Plébéiens, formés suivant
toute probabilité des peuples soumis et des déchets des
familles patriciennes, s'élevèrent progressivement et
finirent par jouir des mêmes droits que les Patriciens.
Loi de contraste. La loi de contraste exerce surtout
son action dans le cas où les deux peuples présentent
deux civilisations profondément dilTérentes, sans que
Lune d'elles apparaisse comme inft'rieure, ou du moins
sans que cette infériorité soit reconnue. Alors même
que les deux peuples habitent sur le même territoire,
ils ne se mêlent point. Mais les vaincus — qui forment
la majorité — tiennent à ailirmer leur origine par leurs
costumes, leurs manières, leurs jeux, leurs cérémonies
religieuses.
Ce contraste se manifeste d'autant mieux et se per-
pétue d'autant plus que le peuple vaincu appartient à
nnerace d ifr( ''rente. e| habitf loin du pays occupé par la
race victorieuse. En Turquie l^dénieiit chrétien for-
mait et — dans les provinces maintenues sous la donii-
LA MÉTHODE 261
nation Turque — l'orme encore une population qui ne
se mêle pas aux sectateurs de Mahomet. Dans l'Inde
et en général dans les colonies Européennes d'Asie,
les indigènes ne cherchent pas à se confondre avec leurs
maîtres. Ce sont des courants qui coulent dans deux
lits différents.
CHAPITRE V
CLASSIFICATION DES FAITS SOCIAUX
Dans tout ce qui précède on s'est plus particulièrement
attaché à décomposer les Sociétés en leurs <'léments
constitutils, c'est-à-dire en classes distinctes ; à mon-
trer la manière dont la nature de chacune d'elles peut
être déterminée ; à indiquer les lois qui régissent leurs
actions et leurs réactions mutuelles. L'étude a ainsi
porté de préférence sur les agents et sur les causes,
parce que cette marche semblait la meilleure pour
atteindre les faits sociaux qui sont les résultais de ces
agents. Ou plutôt il existe deux sortes de faits sociaux:
les uns résident dans les hommes appartenant à un
même groupe social et, de nature psychologique, consis-
tent surtout en sentiments, idées, croyances et volon-
tés ; les autres, de nature matériel le, sont les produits
de l'activité de ces groupes et sont plus spécialement
appelés faits sociaux.
Que sont ces faits ?
Ladétinilion déhnilive. (ju'ou s'interdisait de poser
au début, semble maintenanl |)ouv()ir être légitimement
établie. Elle ressort de l'exposition antérieure et pour-
rait être ainsi énoncée : <( Les Faits sociaux sont les
264 LES CLASSES SOCLALF.S
« phénomènes sensibles ({iii résiiUenl de laclivih'' des
(' classes — aclivité délermiiiée et (>ai- la nalure proj)re
« à chacune d'elles, et par les rapj)orts que ces classes
ont entre elles et avec Tétranger ».
Cette définition permet de procéder à une énu un-ra-
tion des faits sociaux plus méthodique et plus sûre que
celle qui avait été présentée provisoirement. Chaque
classe est caractérisée par un genre d'activité propre, et
par suite elle donne naissance à une catégorie de faits
déterminés. Si l'on suit l'ordre dans lequel les classes
sociales ont été énumérées, on trouva les catégories
suivantes de faits correspondants.
1° Les Lois qui émanent du pouvoir législatif.
Cette simple manière de rattacher les lois aux agents
qui les produisent sert à dissiper toutes les équivoques
auxquelles ce mot donne lieu. xVinsi la fameuse déft-
nition de ^lontesquieu a Les lois sont les rapports
nécessaires qui dérivent de la nature des choses » est
une définition trop générale. Elle a la prétention de
s'appli(juer à tout. Mais en réalité elle confond deux
ordres de choses radicalement distinctes : les choses
matérielles oi^i domine la fatalité aveugle, les choses
de l'esprit où par la persistance et la multiplicité des
idées la volonté échappe an pur automatisme. Il est
« nécessaire » que le concours des forces tangentielles
et attractives lance les planètes dans une courbe ellip-
tique ; que le météore ou la pomme détachée de l'arbre
tombent sur le sol en parcourant des espaces propor-
tionnels aux carrés des temps employés à les parcourir;
que sous l'action de l'humidité le fer se couvre de
rouille dans les proportions déterminées par la for-
mule Fe^ 0^ ; que dans les coud il ions normales le
foie secrète la bile et exerce sa l'onction glycogéni-
que. On pourraildirc encore que cette nécessité s'appli-
que aux aninuiux inl'érietn's, qui par une sorte de
CLASSIFICATION DES l'AlTS SOCIAUX i2().")
« disposition de macliine » accomplissent d'une manière
uniforme les actes nécessaires à la conservation de
l'individu et de l'espèce. C'est ainsi que l'araig-née,
mue par un instinct bien des fois séculaire;, tisse sa
toile et s'empare du moucheron (]ui en ai;ite les lils.
Mais dans la société il n'y a pas d'êtres qui, par le
privilège d'une organisation spéciale, soient chargés d'é-
laborer les lois comme l'araignée tisse sa toile ou comme
le foie secrète la bile. Mettre sous un même mot des cho-
ses aussi dillerentes ce n'est pas généraliser, c'est risquer
en ell'acant les distinctions légitimes de tout confondre.
Les lois — considérées comme l'expression de la vo-
lonté des Législateurs — consistent essentiellement
dans des ordres accompagnés de sanctions en cas de
désobéissance. C'est la définition telle qu'elle estdonnée
par les jurisconsultes Bentham et Austin.« Une loi, di-
« sent-ils, est un ordre d'un genre particulier, adressé
« par un supérieur politique ou souverain à son in-
<■<■ férieur politique ou sujet. 11 impose à celui-ci une
« obligation ou devoir et le menace d'une pénalité ou
(( sanction en cas de désobéissance ■)(1). La volonté et la
puissance du Législateur sont la source de la Juslice
et du Droit considérés non au point de vue abstrait et
idéal, mais dans leur réalité positive.
Est-ce à dire que cette volonté soit capricieuse et
échappe à toute détermination scientifique?
Une pareille contingence n'existe pas, puisque cette
volonté dépend de la nature des hommes qui ont dis-
posé du pouvoir législatif dans une société et à une
é'jioijue détei'miuées — la nature, c'est-à-dire l'ensem-
ble des inclinations, des idées, des croyances et des
qualités du caractère. D'ailleurs ces Législateurs ne
ressemblent pas aux Dieuv d'Epicure qui vivaient iiors
(1) Cil^- par Sumrnor Maine, lîltidcs sur l Histoire de Droit, P. 'Jl
de la Irad. Française.
26G Li:s CLASSES sociales '■
du monde et loin de ses agitations. Mais ils subissent
dans une mesure plus ou moins grande les iniluences
des autres classes, qui toutes tendent soit à la con-
servation des lois actuelles, soit à des changements, d'a-
près leurs intérêts ou leur idée de justice, et qui exer-
cent une pression d'autant plus efficace qu'elles dispo-
sent de ressources plus importantes. Les chefs d'Etat
demandent qu'on protège leur autorité, et qu'on
les arme de pouvoirs capables de briser facilement
toutes les résistances : pour eux, la justice consiste à
commander et à être obéis. — Les juges, chargés d'ap-
pliquer les lois, se croient les interprètes les plus au-
torisés de la justice : ils réclament l'indépendance ou
même demandent, comme un droit, le contrôle sur la
législation. — Les Militaires voient la justice dans une
rigoureuse subordination et dans l'obéissance passive :
habitués au commandement, ils souffrent difficilement un
pouvoir civil supérieur. — Les Prêtres ont de plus hautes
prétentions. Us ont en dépO)t la vérité divine : par suite, la
justice c'est d'accorder la prééminence aux détenteurs de
cette vérité et de se soumettre à leurs décrets, expression
de la volonté divine. — Les poètes, les littérateurs, les
savants, les philosophes se réclament de la raison et se
constituent les défenseurs de l'idéal. Dépourvus de tout
pouvoir effectif, ils agissent cependant par la puissance
des idées et par la séduction du beau, du vrai et du
bien. Ils favorisent les aspirations des classes qui, dès
qu'elles le peuvent, abritent leurs revendications der-
rière les hautes conceptions de ces intelligences d'élite.
De plus, ils influent sur les législateurs officiels, qui,
représentants de la justice, ne peuvent longtemps la
maintenir en opposition avec les peintures du beau,
du vrai et du bien telles (ju'(dles sont répandues dans
le pui)lic. — Les femmes, eu tant qu'elles ont des
intt'rêts distincts de ceux de rhomnie, luttent au nom
CLASSIFICATION DES FAITS SOCIAUX 2G7
de la justice contre les dispositions légales qu'elles
jugent oppressives. — Les travailleurs des champs se
font aussi législateurs. Dans les veillées d'hiver, sous
le manteau de la cheminée, ils suppriment les corvées,
diminuent les tailles, et, quand leurs plaintes sont trans-
mises par des intermédiaires officieux ou des repré-
sentants légaux, ils peuvent dans une certaine mesure
influer sur les dispositions législatives. — Les reven-
dications ouvrières ne datent pas seulement de notre
époque. Elles se sont produites de tout temps sous des
formes diverses mais facilement reconnaissables. Dans
l'antiquité le travailmanuel était réservé aux esclaves,
et les esclaves demandaient l'affranchissement. Au
moyen-âge, les compagnons protestaient contre les
corporations fermées et demandaient que par leur
suppression une égale liberté fût accordée à tous.
A notre époque, les classes ouvrières s'agitent plus
fortement que jamais. Or peut-on douter que leurs
plaintes, les plaidoyers fougueux de leurs partisans et
les grèves multipliées n'agissent sur les législateurs et
ne les portent à chercher la clé de la question sociale? —
D'un autre coté, les patrons font des efforts opposés et
cherchent à maintenir leurs avantages ou leurs privi-
lèges. — Quant aux commerçants ils réclament ordinai-
rement la liberté et demandent que l'Etat se mêle le
moins possible de leurs affaires commerciales. — Il n'est
pas jusqu'aux Pauvres qui, ])ar leur misère et leurs
souffrances, n'émeuvent les législateurs et ne les solli-
citent à frapper des taxes spéciales en leur faveur, ou à
créer des établissements d'assistance publique. Et enlin
les Criminels eux-mêmes trouvent des défenseurs qui
contribuent à adoucir les rigueurs de la loi et parfois à
énerver la répression.
Les lois se distribuent en espècessuivantlcscatégories
de personnes auxquelles elles s'appliquent. Ainsi en
2()iS LES CLASSES SOCIALES
suivant rénuméralion des classes sociales, on trouve
successivement: Les [oh pn/i/iqi/esqm règlent les droits
des citoyens participant dans une plus ou moins
grande mesure à la confection des lois ; les lois Judi-
ciaires qui président à l'organisation des Tribunaux,
délimitent l'étendue de leur juridiction, et fixent les
formes que les juges doivent suivre dans la poursuite
des affaires, dans Tinstruction, dans les débats et dans
les jugements; les lois Constitutio)inelles qui détermi-
nent la forme du gouvernement, et fixent les conditions
à remplir pour que It.'s chefs dEtat soient mis en
possession du pouvoir exécutif; les Xois Administratives
qui attribuent aux agents exécutifs un pouvoir déter-
miné et règlent ses conditions d'exercice ; les lois
Militaires qui ont pour objet le recrutement de larmée,
la durée du service, la solde, l'armement, les règles de
l'avancement, la disciidine... Les lois relatives au
Clergé fixent les rapports entre l'Eglise et l'Etat. Puis
viennent les lois sur la Presse etsur les diverses mani-
festations littéraires et artistiques ; les l(ns sur la
constitution de la famille, sur les mariages (qui inté-
ressent surtoutla femme) etsurl'éducation des enfants;
les lois sur la propriété du so/, sur les contrats de
vente, sur les héritages et les donations ; les lois
oî/mères qui règlent les conditions du travail ou lais-
sent les règlements à la discrétion des industriels ; les
lois commerciales qui interviennent dans les rapports
des commerçants entre eux ou avec leur clientèle, et
qui ont pour objet la répression des fraudes, des
falsifications ou de la concurrence déloyale ; enfin les
lois sur \v paupérisme qW'a crimimiUtè qui s'efforcent
d'apporter des remèdes à ces deux maladies sociales.
2° La Justice telle qu'elle est rendue dans les Tri-
bunaux par des juges préposés à cet ell'et. Le propre
du Législateur, c'est de donner des ordres, mais des
Cr.ASSlFlCATlON DES FAITS SOCIAUX 269
ordres généraux s'appliqiiant à toiito la catégorie de
personnes qui se trouvent dans les conditions détermi-
nées par la formule môme de la loi. L'office du juge
est d'examiner les cas particuliers soumis à sa juridic-
tion, et de décider s'ils rentrent ou non dans la loi
générale.
Cette décision est l'acte essentiel du juge, mais elle
est préparée par un ensemble d'actes subordonnés, en-
semble qui constitue la Procédure. Ces actes sont les
suivants : 1) la Plainte qui provoque l'activité judi-
ciaire à s'exercer, et qui vient soit des particuliers soit
de l'autorité publique. Si cette déclaration manque et
que les particuliers ou leur famille cherchent à obtenir
eux-mêmes la réparatiou du préjudice causé, l'acte ne
rentre pas dans la catégorie des faits judiciaires, mais
devient un acte de vengeance, un recours à la force,
une sorte de guerre privée qui rompt le lien social. 2)
\J Instruction ou enquête qui, dans son sens général,
consiste à s'assurer de la vérité des faits allégués
dans la plainte. Ici les deux parties adverses sont aux
prises, et, dans cette lutte, chacune s'etTorce d'apporter
le genre de preuves qui, selon toute vraisemblance,
agira avec le plus d'efficacité sur l'esprit du juge.
Ces preuves sont, ou des témoignages, appuyés soit sur
le nombre des témoins, soit sur la solennité des
serments ; ou des écrits ; ou des faits capables de
fournir des indices sur la (juestion en litige (par
exeiiip](^ les expertises d(^s médecins et des chimistes
en matière (r<'iiij)ois(>nneni('iit j. 3) Les Dèhuls qui se
produisent eu présence des juges appelés à pronon-
cer le jugement, du représeninnt de l'autorité chargé,
(juand il y a lieu, de sonleiiii' 1 iiccusalion ; de lin-
cul[)é ou des parties (|ui ont enli'e eUes un litige ;
des avouf's et (h's avocats, cboisis à cause de leur ha-
bileté pour présenter la défense de leiu-s clients; et enfin
270 LES CLASSES SOCL\LES
du public qui, de fait, surveille la régularité de raction
et, par la force de son opinion, garantit la liberté de la
défense.
C'est ensuit? qu'intervient le jugement avec les divers
considérants ou motifs qui l'accompagniMit et l'expli-
quent. Parmi tous les jugements rendus par les Tribu-
naux, une place à part doit être réservée aux arrêts
prononcés par les Cours Souveraines, arrêts qui font
ensuite autorité et serventde guides aux jurisconsultes
dans tous les cas analogues.
Los faits judiciaires résultent de l'activité de la classe
sociale constituée par les juges et les hommes de loi-
Les variations que ces faits éprouvent à travers les
âges et suivant la diversité des pays, correspondent à
des variations dans la nature du caractère propre à ces
juges et à ces gens de loi. Dans la période franque de
notre histoire, les juges, persuadés de la nécessité d'une
intervention divine pour le triomphe de la justice,
recouraient ordinairement à diverses épreuves qui
permettaient à Dieu de manifester sa volonté : de là
l'habitude du serment, des ordalies et du combat judi-
ciaire. Plus lard, le droit romain reprit son antique
prépondérance, et les juges imbus d'un nouvel esprit
laissèrent tomber en désuétude une procédure vieillie :
ils n\attribucrent la valeur de preuves qu'aux faits posi-
tifs qui ont un rapport direct avec la cause, et qui peu-
vent servir d'indices probables ou certains, d'après les
loi connues de la nature ou de l'homme.
Il n'est pas nécessaire d'examiner des périodes dilfé-
rentes pour constater le lien de dépendance qui unit
les faits judiciaires au caractère du juge. Ce rapport de
causalité apparaît manifestement, quand on compare
entre elles des juridictions dillerentes. A notre époque,
le Jury des cours d'assises, les tribunaux civils et les
conseils de guerre sont animés d'un esprit ditïérent.
CLASSIFICATION DES FAITS SOCIAUX 271
Les Jurés inclinent trop vcm's Tindulg-ence, tandis que
les juges professionnels sont plus portés à la s<;vérité.
Quant aux tribunaux militaires, ils exagèrent encore
cette rigueur, et n'apportent pas dans toutes les opéra-
tions judiciaires la compétfnice que pourraient montrer
des juges, familiarisés avec les enquêtes et habitués à
apprécier la valeur des témoignages et la force des
preuves.
3" Faits Politir/î(es. On peut appeler de ce nom les
faits qui procèdent des chefs d'Etat et des fonctionnai-
res chargés du pouvoir exécutif. La loi est abstraite :
elle fixe les conditionsdéterniinantesd'un droit ou d'une
ol)ligation. C'est l'office propre du Gouvernement d'as-
surer l'exécution de la loi, en maintenant rigoureuse-
ment Tordre prescrit par le législateur. Pour que la
volonté législative soit fidèlement suivie, il est néces-
saire de s'assurer que, dans tous les cas particuliers, les
conditions requises à l'obtention d'un droit ont été
remplies, et que,d'uu autre côté, personne do ceux qui
doivent être soumis à une obligation n'écha])pe aux
charges légitimes. Aussi l'âge, le sexe, la qualité des
parents, le mariage, le nombre des enfants et tout ce
qu'on désigne sous le nom d'état civil jouent un grand
rôle dans toutes les sociétés. Voilà pourquoi les gou-
vernements s'attachent par dillerenls moyens à possé-
der des renseignements exacts sur les citoyens et leurs
familles. A Rome, on avait recours à des receusemenis
quinquennaux. A notre époque, on se sert de registres
spéciaux tenus dans toutes les mairies par les officiers
de l'Etat civil.
Pour procéder ù une énumération des principaux
faits qui rentrent dans celte catégorie, il suflit encore
de parcourir les dilleren tes classes sociales, en obser-
vant les ra()ports (|ui lirtit rhacunc d'elles avec U\ (iou-
vernement.
272 Lt:s CLASSES sociales
L'action gOLivernemoiitcile no s'exerce pas toujours
avec la même force, mais elle s'étend sur tout, quoiqu'à
des degrés divers.
Les chefs d'Etat, dans les dilTérentes formes de la
monarchie, prennent à la confection des lois ime part
très larg'e et souvent prépondérante : ils nomment les
membres de leurconseil et choisissent les jurisconsultes
auxquels ils accordent leur confiance. Alors même que
la distinction des pouvoirs existe, les chefs d'Etat ont
pour rôle de veiller au recrutement régulier des Séna-
teurs, des députés ou des citoyens composant les assem-
blées délibérantes ; ils adressent les convocations, fi-
xent les lieux de réunion, garantissent lu liberté des
délibérations, et — quand il y a lieu — président aux
élections que le peuple fait dans ces comices. — L'Etat
a dans les Tribunaux un représentant qui est char-
gé de la défense des intérêts généraux de la société,
alors que ces intérêts ne trouveraient point de défen-
seurs. Dans les démocraties, où le peuple est souve-
rain, ce sont souvent des particuliers qui jouent le rôle
du ministère public en se faisant accusateurs. Dans
les gouvernements tyranniques la délation est souvent
encouragée. L'Etat intervient aussi dans la nomina-
tion des magistrats et dans l'exécution des jugements.
C'est précisément parce que l'Eglise avait besoin de
recourir au bras séculier qu(^ les officialités perdirent
j)r< gressivement leur inij)ortance et finirent par dispa-
raître devant les juridictions royales. — Les agents exé-
cutifs sont dans une dépendance (directe del'Etat, puis-
qu'ils n'ont d'autre autorité et d'autres fonctions que
celles conférées par l'Etat. Comme ils doivent être en
commnnicalion permanente avec le pouvoir central,
il y a loni un fnscnibb" de règles et d'habitudes
à adopter jioiir entretenir ces relations officielles.
Tous les actes nécessaires pour cela constituent les
CLASSIFICATION DES FAITS SOCIAUX 273
faits adminislralil's qui, à cause de leur importance,
forment une categ'orie spéciale. — Une des attributions
les plus importantes des chefs dEtatest de commander
les armées ou du moins de désigner les commandants.
Souvent ces choix ne sont soumis à aucune règle hxe,
ce qui laisse au Gouvernement une ji^rande latitude et
par suite lui confère une grande puissance. Les rela-
tions étrang:ères sont encore une des prérogatives du
pouvoir exécutif. Les chefs d'Etat sont en quelque
sorte une personnification de la société et c'est à eux
que s'adressent les ambassadeurs étrangers. S'ils ne
décident pas loujours la guerre, ils sont du moins
chargés de la déclarer et de garantir la sincérité des
traités de paix. — La j)olilique se mêle souvent à la
religion. Le pouvoir, qui dispose de la force, clnîrche à
se soustraire à la domination du clergé en s'etforçant
d'arrêter ses empiétements et délimiter son indépen-
dance. Les moyens qu'il emploie pour renfermer
strictement les prêtres dans leur domaine spirituel,
sont de refuser son appui à toute action abusive (par
exemple aux jugements des tribunaux ecclésiastiques),
puis d'intervenir dans la nomination des prêtres ou des
évêques, et enlin d'exercer une surveillance sur leurs
biens. La jjolitiqite religieuse est féconde en faits variés,
curieux et importants. — L'Etat, surtout quand il subit
l'influence de la classe sacerdotale, se donne le droit
de conlr(jler les productions de l'esprit. 11 exerce une
censure plus ou moins sévère sur les théories scien-
tifiques, sur les systèmes pliilos()j)hi(jiies, sur le Ihi'à-
tre, sur le livre, sur les discours prononcés en public?
sur la presse, sur les dessins et les autres manifesta-
tions de l'arL (le droit de surveillance il le tient du
législateur, <jui, sachant l'inlluence des idées sur les
actes, a voulu armer le pouvoir contre les productions
de l'esprit, nuisibh's a lordrc, à la morale ou même
16
274 LES CLASSES SOCIALES
aux doctrines officielles. Galilée fut emprisonné pour
avoir affirmé que la Terre n'était pas immobile au centre
du monde ; la circulation fut sur le point d'être con-
damnée en Sorbonne ; les hérétiques étaient brûlés en
grande pompe au moyen-àge... L'Etat n'exerce pas
seulement un droit de censure et de répression, mais
il accorde des encouragements à toutes les manifesta-
tions de l'art, de la science et de la philosophie qui sont
en harmonie avec sa direction sociale. De là ces diver-
ses institutions d'un caractère officiel, qui ont pour but de
sauvegarder la grandeur intellectuelle et morale de la so-
ciété: hautes écoles, instituts, académies, concours ofli-
ciels, etc. — L'éducation des enfants est entre les mains de
l'Etat ou du moins se donne sous son contnMe. C'est l'Etat
qui règle les programmes d'études, qui préside aux
examens et qui attribue de la valeur aux diplômes. — La
politique active — si l'on fait abstraction de la législation
et de la justice — intervient faiblement dans les ques-
tions de travail et de commerce. Cependant, quand il
prend son point d'appui dans une classe déterminée,
le pouvoir a, dans l'application des lois, une tendance
à favoriser cette classe. Ainsi dans une démocratie où
domine l'élément ouvrier, les revendications ouvrières
ont la liberté de se produire plus ouvertement, et,
qnand elles ne trouvent pas des sympathies manifestes,
elles ne rencontrent pas du moins les répressions ri-
goureuses qui les menacent sous un régime aristocra-
tique. Les mêmes remarques sont à faire pour le
commerce intérieur ou international. Les lois ou con-
ventions qui le régissent dépendent, il est vrai, de
l 'Etat, mais de l'Etat envisagé plutôt comme législa-
teur que comme pouvoir exécutif. A ce dernier n'ap-
partient le droit que d'appliquer avec plus ou moins
de rigueur les lois, règlements et conventions. — Enfin
CI.ASSIFICATIU.N DES FAITS SOCIAIX 275
un (It's devoirs les [)liis impéi-ieiix de lEtat est de répri-
mor le vagaboiidag-e, de soulager les misères et de
garantir la société contre les attaques des criminels :
do là l'organisation de la police, la création des lio-
pilau.v, l'entretien et la garde des prisons.
Cette énumération n'est pas encore complète, (lar les
classes, tout en étant distinctes, ne sont cependant pas
indépendantes, et par leurs relations mutuelles tendent
à former un lout. ()r c'est le pouvoir exécutii'(iui symbo-
lise le mieux cette unité. Il est en quelque sorte la
conscience où viennent retentir toutes les impressions
diverses, la force centrale (jui vise à l'harmonie de
l'ensemble. Son rôle est de modérer les conllits d'inté-
rêts privés et de songer à ces intérêts supérieurs qui,
tout en étant communs à la Sociélé tout entière, ris-
queraient d'être négligés, parce qu'ils n'intéressent en
propre aucune classe particulière.
Il ne s'agit pas de mesurer l'étendue légitime de
cette action, ce qui est l'all'aire de la politique considérée
comme un art. Mais, sans avoir à se prononcer sur les
mérites du socialisme ou de rindividualisme, il suffit
de constater ce qui se produit le plus ordinairement
dans la réalité.
Outre les attributions énoncées plus haut, le pouvoir
exécutif semble avoir pour fom^tion principale — ceci
soit dit sans ironie —de recueillir les impôts et de les
dépenser. Il les dtîpanse pour lui alin de rehausser le
prestige indispensable à son autorité, et aussi pour le
public, en des travaux divers comme la construction des
routes, le creusement de canaux et les travaux de
fortifutalion...
4" Les faits, culniinislrah/s dérivent des agents exé-
cutifs subordonnés ii ll^lal. Ils consislenl essciilicllc-
ment en ordres (jui (Muanenl du {)()UVoir central, en
actes correspondants qu'accomplissent les agents char-
276 LES CLASSES SOCL\LES
gés de fonctions spéciales, et en renseignemenls que
sont tenus de fournir au pouvoir central les fonction-
naires répandus sur tout le territoire. Les renseigne-
ments sont consignés dans des rapports et nécessitent
un travail de bureaux. L'abus amène ce qu'on appelle
les paperasseries, où les indications utiles sont perdues
au milieu de détails superflus. D'après les informa-
tions recrues le pouvoir central donne des ordres déter-
minés. 11 approuve la conduite des subordonnés ou
la blâme et la rectilie; dans les cas douteux, il tran-
che la difficulté et prend l'initiative de la décision.
Plus le pouvoir est fort, plus la subordination est
étroite. Si l'impulsion centrale faiblit, les fonctionnai-
res les plus puissants profitent de cette faiblesse pour
accroître leur autorité propre et viser à l'indépendance.
L'administration se fait d'une façon normale quand
dans son action elle reste toujours conforme aux lois.
Mais l'habitude «lu pouvoir donne le goût de s'en ser-
vir et même d\ni étendre les limites. De là des abus
qui amènent des j)laintes et ([ui nécessitent un(* déci-
sion judiciairt'. Ce ne sont pas toutefois les tribunaux
ordinaires qui sont chargés de trancher ces conflits
entre l'autorité et les particuliers. Les débats sont
portés devant une juridiction spéciale ou devant un
représentant supérieur de l'autorité. On en ap[)elle du
pouvoir mal informé et inique au pouvoir mieux infor-
mé et plus juste.
.")" Lrs faits niUifa/res sont les diverses manifestations
de la force armée.
Ils ne sont pas limités aux opérations ({ui ont lieu
jtendant la guerre, lorsque les d(Hix armées ennemies
sont en pn-sence et cherchent dans les combats à triom-
pher lune de l'autre. Ils comprennent encore toutes
les actions j)réj)aratoii'es (|ui tendent à ce r('sultat
final : emploi victoi'itaix de la force dan^ toutes les
luttes à soutenir contre les puissances étrangères.
CLASSIFICATION DES FAITS SOCIAUX 277
Voici dans quel ordre on pourrait énumérer les prin-
cipaux de ces faits militaires. 1" le mode de recruU-
nif'nt^ c'est-à-dire le principe suivant lequel se choi-
sissent les éléments qui entrent dans la composition
de l'armée. Il est très important de savoir si l'armée
ne comprend que des hommes lihres ou si elle admet
aussi les esclaves, si elle se compose de volontaires, de
mercenaires étrangers, de soldats choisis par tirage au
sort, si le service militaire est universel ou s'il com-
porte des catégories de dispensés. — 2'> L'apprentissafje
de la guerre nécessite de la pari des officiers des études
techniques, qui aujourd'hui se font dans des écoles spé-
ciales et autrefois se faisaient dans les camps par la
pratique même de la guerre. Il exige aussi de nom-
breux exercices qui habituent le soldat à supporter de
longues marches, à évoluer en ordre, à manier ses
armes avec habileté. De là l'obligation de soumettre
en temps de paix les futurs combattants aux périodes
d'exercices jugées nécessaires. —3° L'apprentissage de
la guerre ne comprend pas seulement les exercices phy-
siques par lesquels se développent la vigueur et Iha-
bilelé. La quotité qui est surtout appréciée dans une
armée, c'est hw//.sT«/j//«f', c'est-à-dire l'habitude d'obéir
aux chefs avec promptitude, sans discussion et sans
craiule. (Test ce besoin de discipline (|ui oblige les chefs
à soustraire les soldats à h'urs habitudes anciennes
comme aux innuences du dehors, et à les isoler pen-
dant ioutc la dun'-c dti service soit dans les camps soit
dans les casernes. — i" A raj)prentissage de la guerre se
rallachi' aussi la ladititir dont les règles s'apprennent
surtout par la pralifjuc dans les guerres. Cependant les
[)eu|)les guerriers s"y e\erc:'iit tlans des maïueuvres, (|ui
sont des imitations de la réalité el (jui leur assurent une
vraie supériorit('' sur des ennemis non [)réparés. — o" La
Guerre est lévcuiement capital ({ui e<t la raisiui d'être
des précédents.
278 LES CLASSKS SOCIALKS
Les hostilités ne com;n',nic?iit pas orilinairement
avant une déclaration de gui'r)'c,(\in se l'ait de dilïérentes
laçons mais qni consiste essentiellement à annoncer à
l'ennemi qnon aura recours àlaforce,si Ton n'obtient
point les satisfactions demandées. Puis viennent les
opérations proprement guerrières, marches contre le
territoire ennemi, invasion, batailles, sièges, incendies,
sang versé, captures de prisonniers, et toutes les for-
mes de violences employées pour réduire l'ennemi et
obliger les vaincus à se soumettre aux prétentions des
plus forts.
6° Les Faits rrlitjini.r, qui constituent nue des caté-
gories les plus intéressantes de faits sociaux, sont des
produits de l'activité sacerdotale.
Il ne s'ensuit pas que ces faits ne se répandent pas
en dehors de la classe des prêtres, mais c'est surtout
parmi les hommes qui ont pour fonction spéciale de
s'occuper de religion que les faits de cet ordre pren-
nent naissance et rayonnent ensuite sur la société.
Pour comprendre la nature de ces faits ou même pour
arriver à les énumérer dune façon méthodique, c'est
à leur source qu'il faut les saisir et les étudier.
Le trait dominateur du prêtre, c'est de croire en
l'existence de puissances invisibles qui dominent le
monde, et avec lesquelles l'homme peut entrer en rela-
tions. Ce n'est point par un ell'ort pers(jnnel de la raison
que le pi'être arrive à cette croyance, mais par un acte
de foi dans des Lf<;/^^y?r/c'.s transmises par la tradition orale
ou lixées dans les livres saints. Le fonds de ces légendes
est constitué par des événements qui ont pour caractère
commun de révéler l'existence du Dieu, sa nature, sa
forme, ses attributs, le genre et l'étendue de son action,
et suilout sa volonté à la((nelle Ihomme est tenu de
subordonner sa conduite comme à une règle indispen-
sable. Quel est l'auteur de ces légendes ? I*arfois
CLASSIFICATION DES FAITS SOCIAUX 279
quelque homme privilégié qui passe pour avoir été en
communication directe avec la divinité, qui a —
comme Moïse — pu, par une faveur î^péciale, avoir la
vision de l'invisible et écrire sous la dictée les lois de la
volonté souveraine. Parfois ce sont les compagnons du
Dieu qui, témoins de sa vie miraculeuse, racontent les
prodiges accomplis pendant son séjour au milieu des
hommes. Quelle qu'en soit l'origine, la légende ne
devient un fait social qu'à partir du moment oii elle est
conservée par les prêtres et admise par le corps des
fidèles. Il n'appartient donc pas à la sociologie de cher-
cher à expliquer cette origine, parce qu'au début la
croyance n'est encore qu'un fait individuel et qu'à ce
titreelle se rattache àla psychologie, dont le rôle serait
de déterminer la part qui revient aux sens, à l'imagi-
nation, à la mémoire et à la raison dans la formation
de cette croyance.
A côté des légendes se placent les mythes^ récits
caractérisés par le rôle qu'y jouent les personnages,
tous symboliques. Le mythe est une sorte d'allégorie où
les événements se déroulent sous une forme plus fami-
lière et plus intéressante, mais de manière à évoquer
des idées plus ou moins abstraites dans l'esprit de ceux
qui possèdent le sens du mythe. Ainsi, en apparence,
les douze travaux d'Hercule ne seraient que les exploits
accomplis pur le héros pendant sa vie terrestre. Mais
pour l'interprète du mythe Hercule symbolise le soleil:
sa force est la rej)résentation concrète de la puissance
solaire et ses douze travaux figurent les divers bienfaits
que l'astre ri'pand sur la terre en parcourant les douze
constellations du zodiaque. De même Déméter est la
personnification des énergies fécondantes de la terrf.
et ses aventures avec sa fille Perséphone expriment
d'une façon concrète les différentes phases d(> la
germination. Le point de départ du mythe n'est donc
280 LES CLASSES SOCIALES
pas le morne que ci'lui de la légende. Dans la légende,
la vie merveilleuse d'un homme évoque l'idée d'une
puissance supérieure, et l'homme passe pour Dieu ou
du moins pour l'interprète autorisé du Dieu dont il a
reçu les inspirations. Dans le mythe, ce sont les forces
de la nature qui attirent tout d'abord l'attention par
leur grandeur et par leur importance. Ces forces solli-
citent la réflexion naissante à trouver les causes qui
rendent compte de leur action. Et, comme la
remarque en a été souvent faite, Tintelligence à ses
débuts se représente les forces de la nature comme
analogues à la force interne que l'homme sent en lui,
à cette volonté intelligente qui conçoit un but et pré-
side aux mouvements des organes nécessaires à la
réalisation de ce but. Le pur mécanisme est absolu-
ment antipathique à'I'intelligence primitive. De là cette
multiplication d'ôtres animés qui, quoique invisibles,
sont regardés comme répandus dans toute la nature,
êtres que l'imagination façonne à l'image de l'homme
et des animaux, ou qui se présentent sous des formes
complètement fantastiques. Dans le mythe le phéno-
mène naturel qui lui donne naissance a une réalité qui
bride l'imagination el en limite les écarts. Aussi, sous la
multiplicité de ses formes et malgré leur bizarrerie, il est
permis — ainsi qu'on l'a réalisé dans la mythologie
comparée — de découvrir dans chaque espèce de my-
thes les phénomènes terrestres ou astronomiques qui
lui ont donné naissance. Dans les révélations — qui
sont souvent des visions et auditions hallucinatoires —
la fantaisie se donne plus librement carrière et les
extravagances, qu'aucune réalité ne réprime, échappent
à toute esj)èce dérègles. Les natures les }>lus disparates
se mêlent, les membres se mulliplii'iil. les figures
grimacent. D'autre part les événements lesplus étranges-
ou les plus scandaleux sont àdrtiis sur la foi devisions-
CLASSIFICATION DES FAITS SOCIAIX 281
frappantes, et, comme toutes ces bizarreries ne peuvent
trouver place dans le monde actuel, on les relègue dans
l'enfer plus accommodant. Telles sont les monstruosités
de rinde, les amours bestiales des dieux Hellènes et
les rêveries de l'apocalypse.
Quels que soient la légende du Dieu et le symbole
qui exprime sa nature, le fait capital pour l'influence
des prêtres est la possibilité d'agir sur la volonté du
Dieu, de l'incliner en sa faveur ou d'en détourner
les funestes effets. Pour cela il y a tout un ensemble
de -pratiques, qui constituent le culte, et dont tous les
détails sont réglés par les prêtres avec minutie et
dans un ordre immuable. Ces rites sont très divers
suivant les religions, et cependant, au milieu de cette
diversité, on peut découvrir les éléments généraux
suivants :
1" \^ purification, prise dans un sens très étendu.
Le suppliant — pour avoir chance d'obtenir la faveur
qu'il demande — doit se trouver dans certaines dis-
positions de corps et d'esprit qui passent pour plaire
à la divinité. A Hénarès les Indous se baignent chaque
jour dans le fleuve sacré et au lever du soleil saluent
l'astre naissant, en jetant vers lui l'iau du Gange
qu'ils ont prise dans le creux de la main et (jui retom-
be en gouttelettes scintillantes. — L(>s Payenssi» lavaient
les mains avec de l'c^Ku lustrale avant dVntr<'r d;in>
un temple. Les Musulmans entrent pieds nus dans
les Mosquées et font de fréquentes ablutions ; les Ca-
tholiques n'ont conservé de la lustration paycnne que
l'habitude de mouiller l'extrémité de leurs doigts dans
un bénitier. Mais^, comme ils attachent plus d'impor-
liince à la |tiiretf' s|>iriluelle, ils recourent au baplème
et à la conie-^sion |)(>ur elVacer Ie< souillui'e^ de lànie.
2" La i*ril'rr (|ui consiste essentiellemeni dans une
demande pour obtenir le secours de la Divinité ou pour
282 LES CLASSES SOCIALES
écarter samalvoillance. Elle comprend difTe'rents actes
qui varient dans la forme suivant les idées que Ton se
fait de la divinité, mais qui constituent un ensemble
naturel : la série des moyens qui paraissent les plus
propres à gagner la faveur dun être, souverain dis-
pensateur des biens et des maux. Le suppliant com-
mence par invoquer le Dieu ou le saint dont il réclame
l'appui, c'est-à-dire à l'appeler par son nom. Mais, pour
que cette invocation soit entendue, il est nécessaire
qu'elle se fasse dans des circonstances de temps et de
lieu déterminées. Les Divinités et les saints ont des
jours coi|sacrés où ils sonf plus accessibles, et disposés
à r('pandre leurs grâces avec plus de profusion. Ils
ont aussi des endroits préférés et des sanctuaires de
prédilection. Apollon Pythien résidait surtout à Delphes
et Déméter à Eleusis; La Mecque est la ville sacrée
des Musulmans ; et, si dans le Catholicisme l'ubiquité
de Dieu est admise en théorie, cependant dans la réa-
lité la Vierge et les Saints passent pour avoir des
séjours privilégiés. Par l'invocation le suppliant s'a-
dresse à une divinité spéciale. Mais, comme il se met
ainsi sous la présence du Dieu, il prend une attitude
qui révèle ses sentiments de faiblesse et d'humilité ; il
se découvre la tète, s'incline, fléchit le genou ou même
penche son front jusqu'à terre et embrasse les dalles
du temple; il joint les mains eui signe de soumission,
comme un esclave qui se livre sans défense à son
maître; les yeux s'abaissent pour montrer qu'ils ne
peuvent supporter la majesté du Dieu, parfois ils s'élè-
vent mais imploranis pour miteux solliciter la pitié ou
le pardon. Nous pouvons appeler cette seconde phase
de la prièr(ï le prosfcrnrnifiit .
Les attitudes muettes du corps ne suffisent pas, et
la |)arole doit énoncerexpressémentla naturedu secours
demandé. Mais celle demande pour avoir chance d'être
CLASSIFICATION DES FAITS SOCIAUX 283
agréée doit s'exprimer dans des formules fixes qui avec,
le temps di'vierini'iit souvent inintellig'ihles aux profa-
nes. De là la nécessité de recourir aux prêtres qui
savent les paroles efficaces et les rites tout-puissants.
I.e langage devient de plus en plus hiératique, et, com-
me il exige une longue éducation ponr être compris
et retenu, il donne aux prêtres, qui le possèdent souvent
d'une façon exclnsive, l'autorité attachée à une puis-
sance mystérieuse. Mais que les formules employées
dans les prières s'expriment en langue vulgaire ou
dans un langage secret, elles renferment essentielle-
ment ces deux choses 1° la glorification du Dieu 2" un
acte de foi dans sa puissance.
Pour gagner la faveur d'un roi, le courtisan multi-
plie les marques de respect et célèbre avec complai-
sance la libéralité, la justice ou telle autre vertu dont
il espère retirer un bénéfice direct. Prosterné devant la
statue du Dieu invisible mais présent, le sup})liantpro-
cède de même. Telle Sapplio, torturée par un amour
malheureux, réclame l'assistance d'Aphrodite: (1) « Im-
mortelle Aphrodite au trône brillant, ingénieuse fille
de Zeus, je te supplie, ne m'accable pas de malheurs,
de tourments, vénérable Déesse. Mais viens ici, comme
cette autre fois où docile à mon appel tu m'entendis et
vins à moi (juittanl la demeure dorée de ton père. —
Pu avais attelé ton char et de beaux passereauxrapides,
au-dessus de la terre sombre, en agitant leurs aih^s à
coups pressés t'entraînaient du haut du ciel à travers
l'aspace élhéré. — • Ils arrivèrent aussitôt: et toi, bien-
heureuse, souriant de ton immortel visage tu me deman-
das j)onr(|uoi j'étais triste et pourquoi je t'apjxdais. —
Viens donc aujourdliiii encore, tire moi de durs soucis,
accoiuplis Ions les souhaits de mon (-{eiir et toi-même
(l)Trad. de Max.Kgj,'cr. Lillcralurc Grecque p. 87.
28 i
LES CLASSES S0CL4LES
accours, sois mon alliée. » Les deux premiers éléments
de la prière sont compris dans celte ode et se retrou-
vent partout dans les antiques relig:ions de Tlnde, de
la Clialdée, de TEg-ypte comme dans les religions mo-
dernes ; qu'on célèbre les mérites dlndra, de Bel,d'Isis,
ou de Jacques de Compostelle et de quelque obscur
fétiche africain.
Enfin la prière se complète par le .sY7cr///c<^, c'est-à-
dire par une offrande ou par une peine volontairement
soulïerte. L'ofirande.sous quelque déguisement quelle
se cache, est toujours une sorte de marché oîi le dona-
teur se propose de réaliser quelque profit. Souvent ce
sont des biens temporels qu'on échange contre d'autres
biens de même nature mais rendus au centuple ; par-
fois les dons sont faits pour recouvrer la santé, éloigner
la souffrance et la mort; dans d'autres cas la donation
a pour objet le bonheur dans une vie future, et alors
elle se fait sous la forme du legs, le testateur ('goïste
ayant tout intérêt à se dessaisir de biens qui le quit-
tent en retour d'avantages supérieurs et d'une durée
éternelle. Dans les religions cruelles fleurissent toutes
les formes de l'ascétisme et toutes les variétés de sa-
crifices sanglants. On voit apparaître 1 abstinence, le
jeûne, la mortification, les coups, les blessures volon-
taires et le suicide tel que le pratiquaient, par exem-
ple, les Indous fanatiques qui se faisaient écraser par
les roues de pierre du char de Siva.
A côté de la prière individuellese i)lacela prière publi-
<|iie qui est encore plus que la précédente un fait social,
puisqu'elle exige le concours des fidèles unis dans une
même volonté et agissant de concert sous la direction
des prêtres, qui ri'glent en maîtres tous les détails de la
ci'rt'nionic : la niarclic d uni' th('M»i'i(' payenne ou dune
j)rocession, les mouvements du corps comme les génu-
llexiuns ou les danses, les paroles et les chants quac-
CLASSIFICATION DES FAITS SOCIAUX 28o
compagneiit d'ordinaire les iiistruineiils de musique, les
actes symboliques comme l'aspersion deau bénite, la
lumière des cierfies ou les fumées de l'encens, puis les
rites du sacrifice qui pour avoir toute leur force propi-
tiatoire doiveut(Mre accouiplis avec la plus minutieuse
exactitude.
De tous temps les religions ont imprimé aux arts
une énergique impulsion. Peut-être les hommes n'au-
raient point songé à dépasser le cercle des travaux uti-
litaires, si les prêtres, soucieux de faire croire aux puis-
sances invisibles, n'avaientpoint cherché à frapper les es-
prits par des œuvres extraordiuaires, symboles expres-
sifs des réalités cachées etdoininatrices. En supposant
que les prêtres ne soient pas des initiateurs, à coup
sûr, ils ont le mérite à toutes les époques historiques
d'avoir imprimé une marque spéciale à toutes les for-
mes de l'art.
Le but de l'art religieux semble être d'étonner, de
produire cette secousse admirative (j/iirari, étonner)
qui prédispose aux sentiments de crainte ou de con-
iiance exaltée. Le prêtre ne se sépare pas en cela du corps
des hdèles. Car l'hypothèse du prêtre artificieux, qui
cherche à exploiter par un simulacre de foi la naïve
crédulité des ignorants, est une explication universel-
lement abandonnée. La dilférence est plutôt en sens
contraire. C'est le prêtre qui, par la continuité de la pen-
sée toujours attachée an même objet, croit d'une foi
plus vive en la réalit('' il'un monde dominé par des
forces mystérieuses, tour à tour bienfaisantes et re-
doutables. Les choses sensibles sont un j>ur néant au
regard de l'invisible qui est tout.
Pénétré de ces idées et de ces sentinicnts, le prêtn'
s'efforce de les traduire au dehors par les manifesta-
tions diverses de l'art. Les Dieux sont des êtres supé-
rieurs en grandeur, en durée, en puissance. Pour ex-
28G LES CLASSES SOCL\LES
primer d'une façon sensible les attributs divins, il
faudra recourir au grandiose, au merveilleux, au
bizarr.\ aux encbantements de la beauté comme aux
exagérations monstrueuses ; en un mot a un symbo-
lisme bardi qui secoue violemment l'esprit et Tarracbe
aux vulgarités de la vie. Dans l'Inde, en Egypte,
dans les pays Catholiques et en général dans tous
les centres religieux, l'architecture alfecte de donner
aux temples des dimensions colossales, faites moins
pour les besoins du culte qu'en vue de frapper
les esprits par leur masse et en quelque sorte par
leur caractère déternité. — Ces temples aux piliers
énormes et aux voûtes élevéï's n;> sont pas nus,
mais sont ornés de figures symboliques, de bas-reliefs,
de statues, de peintures murales, d'inscriptionsobscures,
ou de paroles intelligibles mais empreintes de mysti-
cité. Dans les cathédrales gothiques la lumière ne pé-
nètre qu'à travers des vitraux peints et laisse les
grandes nefs dans une demi-ombre pleine de mystère, où
l'on peut voir cependant des tableaux, des statues,
des pièces d'orfèvrerie finement ciselées, des dorures,
de magnifiques tapis, des pierres précieuses, des orne-
ments dune grande richesse et d'une forme que l'an-
tiquité rend bizarre. Dans les temples Indous apparais-
sent des statues aux formes fantastiques où l'artiste
religieux a cherché à exprimer le caractère divin par
des accumulations de tètes, de bras et de jambes ainsi
qu'on le voit dans le bas-relief d'Ellora (1). Le môme
caractère d'étrangeté se manifeste dans les Arts qui
s'adressent à l'ouïe et qui trouvent leurs moyens d'ex-
pression dans la poésie et la musique. La parole
sainte cherche à se distinguer du langage vulgaire, et,
comme le temple manifeste la grandeur du Dieu par
S(;s dimensions, ])ar les détails d"architecture et par la
(1) Essai (le l'IIisloirc de l'Art par Lulikn toni. 1, p. 8;). ïrad. Fr.
CLASSIFICAIION DES FAITS SOCIALX 287
richesse des ornements, elle doit prendre une forme
qui révèle tout d'abord la sublimité de son oJ)jet. De
là la multiplicité des figures, la hardiesse des métapho-
res, l'emploi des mots rares ; de là les hymnes, les
psaumes, les chants d'église où les paroles, soumises
aux rythmes et aux mètres, s'accompagnent de musique
et donnent l'idée primitive delà poésie qui a été sou-
vent un poème chanté, ainsi que l'attestent les plus
anciens témoignages.
7" Faits de pensée i/idi'penda/Ue,\)ans cette catégorie
se placent toutes les productions de l'esprit qui n'ont
pas un caractère officiel, qui ne procèdent pas toujours
d'une classe déterminée, ou du moins d'hommes qui
consacreraient toute leur activité à ces productions.
Ces faits ont une très grande importance. Mais, comme
ils échappent à l'action directe des pouvoirs constitués
et semblent se développer en toute liberté, ils renfer-
ment une plus grande part de contingence. Cependant
cette indépendance n'est pas absolue; et, si dans l'étude
des causes une large part doit être réservée au génie
individuel, l'influence, exercée par le milieu ou plus
exactement par les classes auxquelles ces travaux sont
destinés, ne saurait être contestée.' Mais n'anticipons
point sur la recherche des causes et — ce qui est notre
objet actuel — procédons à l'énumération de cette classe
de faits sociaux.
La première marque d'indt'pendance est fournie par
la p/ii/osop/i le qui naît de rinsuflisancc* des dogmes reli-
gieux et qui répond à un besoin d'explication plus ra-
tionnelle de Dieu, de l'homme et de la nature. La i-e-
ligion fondée sur d'anciennes traditions est ennemie
de la critique ; elle façonne le fidèle dès l'enfance et
imprime dans l'esjjrit, dans le co'ur et jusque dans
l'organisme le pli inellacable de l'habitude. Les asso-
ciations sont si fortes qu'elles passent pour naturelles;
28S LES CLASSES SOCLA.LES
et le dévot, qui e,ssaye de mettre eu doute leur va-
leur, sent toutes les puissances de son être se soulever
contre cette impiété. Cet état persiste dans les natures
mystiques qui se plaisent à ne pas tenir compte de
l'expérience sensible. Mais le doute se glisse chez tous
ceux qui remarquent un défaut dharmonie entre les
laits et les promesses religieuses. Les prières les plus
solennelles ne sont pas toujours efficaces ; les Dieux
des nations ennemies triomphent ; les impies prospè-
rent. Les voyages mettent les cultes opposés en pré-
sence et tendent ainsi à rompre les préjugés nationaux;
l'histoire, quand elle arrive à percer l'origine des reli-
gions, montre ainsi leur genèse, leurs humbles débuis
et leur développement dû à des causes naturelles. La
religion reste en outre immobile dans ses dogmes, et,
comme par un progrès ordinaire les connaissances
scientifiques s'étendent, les croyances religieuses fixées
dans leur immobilité s'éloignent de plus en plus de ce
que les hommes considèrent comme la vérité. Ce scep-
ticisme plus ou moins obscur et sourd se révèle et
éclate quand un esprit supérieur, favorisé par les cir-
constances, s'est dégagé [)lus complètement du lien re-
ligieux et se fait l'interprète autorisé des vagues aspira-
tions sinon de la foule, du moins des classes disposées
à recevoir l'enseignement nouveau. Le caractère com-
mun aux études philosophiques est donc la liberté
d'examen, la recherche qui se fait indépendamment
de la tradition et avec le secours exclusif de la raison.
La philosophie comprend d'abord la //irtaphfjsi(ji/r,
c'est-à-dire l'étude diiceqai dépasse la sphère plnmo-
ménale. Elle a la prétention de s'élever au-dessus des
modes passagers de l'èlre, de pénétrer les essences réel-
les et les principes permanents. Les phénomènes sont
les signes de réalités cachées, et c'est à la raison qu'il
a{)partient de saisir dan» le phénomène— suivant les
CLASSIFICATION DES FAITS SOCIAIX 289
caractères qui le distinguent — la cause capable de l'ex-
pliquer. De là les croyances à une substance matériel-
le, dont la nature explique les diverses propriétés que
nos sens perçoivent dans les corps ; à un esprit, une ar-
chée, un principe vital qui explique la structure des
corps vivants, leconsensus entre des organes solidaires,
Tentretien d'un compose sans cesse menacé de disso-
lution par les forces hostiles du dehors ; à une âme qui
rende compte de l'unité de la p msJe, de l'identité du
moi attestée parla mémoire, du pauvoir de disposer li-
brement de ses actes, toutes choses qui paraissent in-
conciliables avec un corps purement matériel ; enfin à
un Dieu qui soit le créateur et l'organisateur du monde,
la source delà vie, le producteur des âmes, et le régu-
lateur de la vie morale.
La hardiesse mUaphysique enfante des systèmes
aventureux qui se heurtent et s'entredétruisent. Assa-
gie par des tentatives infructueuses, la pensée humai-
ne comprime son essor, et, renonçant aux explications
transcendantes et universelles, se borne à des connais-
sances partielles, mais certaines. De là vient la sciencf
qui se distingue par les caractères suivants. Elle pour-
suit un objet déterminé mais toujours perceptible aux
sens ou accessible à la conscience ; elle vise à établir
des rapports constants entre les choses ou les faits, de
telle sorte qu'une qualité donnée soit l'indice certain
d'autres (jualilé's accidentellement imjx'i'ctîplibles; elle
cherche à atteindre son but eu empbjyant une métbo-
de, c'est-à-dire, l'ensemble des procédés reconnus les
plus propres à découvrir un ordre spécial de vérités ;
enfin pour savoir si son but est atteint, elle soumet
ses conclusions au contrôle décisif d«i l'expérience. I"]n
un mot la science est j)ositive, et, (juand elle existe, elle
est toujours susceptible de vt'rificalion certaitie.
La science, qui occupr le premier rang, (>st la science
2'.KI LKS CLASSES SOCIALKS
iii(Uhèinatlii<iur (\n[ — suivant la di'linitiuii très prolondt'
•1 Aiig'.Comto — ost(( la mosiiro indirecte des grandeurs».
Elle a eu de tout temps le privilège d'imposer à tous
la rigueur de ses formules et la nécessité de ses lois.
Aussi est-ce sous son inlluence que la positivité a suc-
cessivement pénétré dans toutes les hranches de la con-
naissance, celles du moins qui se rapportent au monde
matériel. — l*ar des calculs trigonométriques basés sur
des observations exactes, f Asfronon^ic détermine la dis-
tance des planètes, leur volume, leur masse et les mou-
vements quelles accomplissent dans des orbites inva-
riables. — La Gi'ologie étudie la formation du globe
t(MM-eslre et montre la succession régulière des dillV-
rentes coucbes de terrains. Elle assimile les change-
ments anciens aux phénomènes actuels, et bannit l'in-
tervention d'agents mystérieux ou de V(jlontés arbitrai-
res. — La Phipiquo ramène les forces de la nature à
des propriétés générales delà matière: les mouvements
des astres, des nuages, -de la pluie, du vent, de la mer
ne so:it pas dus à l'action d'un esprit qui agirait comme
la volonté humaine suivant la loi des causes linales,
ils proviennent simplement d'une propriété inhérente
à chacjue particuh^ de la matière, l'attraction, en vertu
de laquelle. « tous les corps s'attirent en raison directe
de leur masse et en raison inverse du carré de leur
distance ». La chaleur n'est ni le souille d'un Dieu, ni
un fluide mystérieux ; c'est un mouvement vibratoire
des mob'cules matérielles. D.^ même le son, la lumière,
le magnétisme et l'électricité ne sont dans le fond rien
autre chose «pie des mouvements de petite ani[)litude,
qui pardivers milieux se communiquent à nos sens et
sont les causes efficientes de tous les phénomènes phy-
siques.— La Cliunie ne compte pas sui- d(^s formules
magi(iues pour opérer dans les corps les modihcations
aux(jnelles elle vise. Mais elle ])rocède à des analyses
CLASSIFICATION DFS FAITS SOCIAUX 291
exactes, et, quand elle connaît les éléments qui entrent
dans un composé, elle met en présence ces éléments
divers et les soumettant à Faction de quelque force
connue, la chaleur ou l'électricité, elle parvient sou-
vent à reconstituer les composés naturels ou même à
en former de complètement artificiels — La Bioiagie est
restée longtemps embarrassée de métaphysique par la
croyance à un principe immatériel, doué de sponta-
néité à un degré tel que, dans des cas imprévisibles, il
pourrait faire échec aux forces purement matérielles.
Les expériences décisives de Cl. Bernard ont montré
que les phénomènes vitaux n'échappaient pas aux lois
du déterminisme universel. Toutes les fonctions orga-
niques sont rigoureusement soumises dans leur exer-
cice à des conditions {)hysico-cliiiniques. Quant aux
rapports de coexistence qui ridient les dillerentes j)ar-
ties d'un organisme dans une structure invariable pour
l'espèce, tanatomie les avait depuis longtemps cons-
tatés.
La science ne se borne pas à l'étude du monde maté-
riel. Mais elle vise, aussi et surtout, à la connaissance
de l'homme considéré comme un être qui sent, qui
pense, qui veut, qui parle et qui vit en société. Par son
esprit l'homme est créateur de philosophie, de science,
d'art, de langage. L'étude fondamentale est par suit;' la
psychologie^ et c'est ce que Socrate avait remarqué en
prenant pour devise l'inscription de Delphes « yvwO'.
Tîx'jT'jv ». Descartes, Locke, Hume et Kaat avaient
pris une conscience plus nette encore de cette impor-
tance en soumettant à la criliijue noire faculté ào con-
naître. — La locjKiup dans sa signilicalion la plus ('len-
du(; indique les procédés que l'intelligence doit siiivr(^
pour atteindre plus sûrement la vérité. Elle signale en
même temps les causes d'erreurs les plus fréquentes.
Ces erreurs tiennent souvent aux passions qu'on a ap-
-1*2 LES CLASSES S()<;l\li:s
pelées non sans justesse — d'agréables instrumonls
pour nous crever les yeux. — La Linguistique fournit
d'utiles indications sur des croyances primitives, qui
n'ont laissé aucune trace ou des traces bien incertaines
dans de courts fragments littéraires. Elle le fait en resti-
tuant à certains mots rancicnne signification qu'ils
avaient dans les langues génératrices. Ainsi, grâce aiL\
lois de la phonétique, on peut remonter par exemple du
mot «àme» au mot latin « anima )),puis signaler l'ana-
logie qui relie le mot anima au mot grec àvEu-o; qui
signifie vent, esprit, et montrer ainsi que dans les cro-
yances primitives l'àme était considérée comme le
souffle de la respiration. — La vie en société donne nais-
sance aux sciences sociales qui font l'objet spécial de
cette étude, consacrée à caractériser leur nature et à
déterminer leur méthode.
Un auteur moderne, Gayau, a intitulé un de ses
ouvrages les plus originaux : L'art au point de vue
sociologiqîie. Et en ell'et la poésie, la liltéralure et
Fart ne sont pas des œuvres exclusivement indivi-
duelles. Mais les intelligent^es, qui réalisent ces produc-
tions littéraires et artistiques, travaillent en vue du
public, et plus ou moins inconsciemment en subissent
l'influence et en réfléchissent d'une façon brillante
les goûts, les sentiments et les idées. A ce titre ces
créations de l'intelligence constituent une nouvelle
catégorie de faits sociaux, faits qui me paraissent encore
pouvoir s'expliquer par les différentes classes sociales
auxquelles ils se rapportent.
Les aèdes grecs avaient surtout pour auditeurs les
rois entourés de leurs compagnons d'armes, et, s'accom-
pagnant de la cithare, ils chantaient les exploits des
héros, etparticulièrementcelteguerrc de Troie si féconde
en événements capables d'intércssser des hommes de
guerre. Ils mêlaient les Dieux aux hommes, les jetant
CLASSIFICATION DES FAITS SOCIAUX 293
(lais la mrlép dos ])alaillt>s ot les faisant intervenir
dans toute action importante. INIais ce merveilleux n'é-
tait pas un simple artifice de poésie: il répondait aux
sentiments et aux croyances de l'époque ou plus exac-
tement des rois ou cliefs militaires.
L'épopée prenait un caractère plus religieux quand
elle était deslinéi^ à la classe sacerdotale, ainsi que
cela s'est surtout produit dans l'Inde où les Rrahma-
r.es, à partir du moment où ils devinrent une caste
prépondérante, introduisirent dans le Mahabha râla des
épisodes fortement marqués de pliilosopliie théologi-
(}ue.A Rome au siècle d'Aiii^uste, c'était une mode dans
les familles riches d'envoyer les jeunes ^ens complé-
ter leurs études à Athènes. Et le prestige de la litté-
rature grecque était si puissant que, pour être goûtée,
une œuvre écrite en latin devait être manifestement
inspirée de l'esprit Indlénique. Delà une lièvre d'imi-
lalion à laquelle ne reste pas étrangère l'œuvre la
plus parfaite de celle époque, l'Eiiride. — Au moyen-
âge dominent les théologiens. Et les esprit cultivés,
préoccupés surtout des questions d'outre-tomhe, s'inté-
ressent vivement à la Dlrine ConLcdic du Dante qui
conduit ses lecteurs dans les cercles de l'Enfer, dans le
Purgatoire et enfin dans le Paradis où, sous la conduite
de Béatrix, il contemple la triple essence divine. — La
lîcnaissance vient avec son engouement pour l'anti-
((uité.Lc merveilleux chrétien est éliminé et de nouveau
la mythologie payenne triomphe, mais à la surface.
Aussi Pionsard lui-UK-mc
Dont lu musc ci» français parle gr;;c el latin
n'a ])as le courag.^ d'achever la Franciade. — Au
conlrain; Millon fait un uvrc vivante avec son Para-
dis perdu, parce ([u'il est pénétré de l'espril hihli-
t|ue et ([ue sonLévialhan n'est ni pourlui ni [)()ur les pu-
29 1 i.rs CLASSES sociales
ritaiins de son époque un simple ornement poétique. A
notre époque le roman en prose a remplacé l'épopée.
Le merveilleux, en tant quil naît de l'intervention des
puissances surnaturelles, en est ordinairement banni ou
n'vjoue qu'un rôle accessoire. Quaut à l'inlérèt, il est
cherché dans des voies diverses, suivant les goûts el les
tcfidances du public auquel l'auteur s'adresse, l^a société
polie et courtisanesque du temps de Louis XIV ne s'inté-
resse guère qu'aux aventures des rois et aux passions des
princesses. Aussi elle exige que dans les romans les héros
aient dans leur attitude, dans leurs actes et dans leurs
discours la dignité des courtisans àperruque. Les femmes
demandent de leurcc)té que le fond de grossièreté propre
à la galanterie soit recouvert de beaucoup de gaze, et
qu'avant de tomber dans l'adultère l'héroïne s'attarde,
avec dedélicieuxremords, sur les rives du Tendre, en sur-
veillant la lente éclosion d'une passion alimentée par de
beaux discours, et dont les parfums subtils finissent par
endormir son cœur. Au xvni'' siècle fleurissent la galan-
terie polissonne, la fade bergerie, le roman bourgeois, et
avec Rousseau le genre sentimental. Après le coup de
foudre révolutionnaire, il est de bon ton dans les classes
dirigeantes de verser dans la mélancolie et de prendre
des attitudes désespérées. Les René et les Werther don-
nent naissance à une longue lignée de héros en proie
au pessimisHK^ el (|ui dépensent leur é'nergie défaillante
à injurier la nature et l'humanit'. A notre époque les
divers courants littéraires se distinguent nettement les
uns des autres ; et, comme les classes de lecteurs sont
très variées, ces courants se multiplient. Pour s'en te-
nir au roman, les formes de ce genre sont très diverses
par le style, parla complication ou la simplicité de l'in-
trigue, par la nature des événements, par le caractère
et le rang social des personnages. Pour le style elles
vont depuis le feuilleton où la banalité de l'expression
CLASSIKK.AIIO.N DES l'AIIS SOCIAIX 205
est oi'dinairo jiisqu à dus, (riivres dites décadentes où
l'on allecte toutes les recherches, toutes les finesses,
toutes les bizarreries ou môme les obscurités voulues du
langage. D'un côli', les idéalistes à la l'aron de Saïul cl
de Feuillet [)rèLentà leurs personnages de nobles senli-
mcnts et jusque dans la faute se refusent à montrer la
grossièreté. Del'aulre, les réalistes semblent se complai-
re dans la bassesse et s'altiichent à grossir toutes les
vilenies de l'humanité, semblables à cet enfant de Noé
qui rit de la nudité de son père. Ici, l'intrigue est rédui-
te à sa plus simple expression, et tout l'intérêt se con-
centre sur la peinture des mirurs et l'analyse ou le
développement des caractères. Là, les événements s'ac-
cumulent, s'enchevêtrent, se compliquent ; c'est une
course rapide où la curiosité est sans cesse tenue en
éveil par l'imprévu. Enfin si la littérature pornographi-
que fait des progrès inquiétants, la faute n'en revient pas
seulement aux auteurs mais aussi à la catégorie de lec-
teurs et de lectrices qui se délectent à ce genre de
peintures.
L épopée est le récit d'une action. La Trdgrdir est
cette action même qui se déroule sous les yeux du spec-
tateur. Mais les phases que la tragédie traverse sont
analogues à celles de l'épopée. Sans y insister plus
qu'il n'est nécessaire, on peut remarquer que suivant
les ('poques la tragédie est presque entièrement litur-
gique ; qu'elle s'di'gagede plus en plus de la r(digiou ;
(jnnne fois émancipée elb^ ri'pr('sent(; surtout les ex-
ploits et l(>s infortunes des hi'ros ; puis, que sous hi for-
me du Drani^ ou de hi Comédie l'action siî rapproclie
di' la vie ordinaire et renferme des personnages peu
di nV'r. 'nts des specttiteurs. Les (ruvres draiu;iliqnr> |i('ii-
ViUit (h'générer aussi et nedeviuiir plus (|u"un pi-iMcx-
te à exhibitions ou aux lev('es d(\jambes des ItaUerines
l'ais.i ni voltiger iui ton r dr! les Iciii-^ lu lus I l'wie-^ [xuivciil
29(\ Li:s CLASSKS SOCIAI.KS
encore se transformer en jeux de cirques, en combats
sanglants do cladiateurs et en conrses de tanreanx.
Mais toujours elles sont le reflet fidèle des mœurs
sociales.
La poésie peut être individuelle et servir à traduire
les propres émotions de l'auteur. Elle est alors /f/rirjue.
Si la source la plus fJconde du lyrisme est Fémotion
religieuse, elle nest pas la seule. Ici encore la poésie
se sécularise et revêt — suivant les époques, les socié-
tés et les classes — des formes variées.
Le lyrique, que caractérise l'exaltation du sentimr^nt,
chante dans des mètres et des rythmes divers ses désirs,
ses espoirs, ses joies et ses triomphes, ou ses haines.
ses craintes, ses tristesses, ses deuils et ses désespoirs.
Mais il ne choisit pas la matière de ses chants d'une
iaf^on tout arbitraire et capricieuse. Il est l'âme vibran-
te d'un peuple ou plus exactement de classes sociales.
C'est lui qui donne une voix aux sentiments sourds, aux
vagues aspirations; qui transforme les balbutiements
en un verbe éclatant. Mais, s'il provoque la sympathie
et recueille l'admiration, c'est qu'il a su deviner les
tendances obscures ou mieux subir d'une façon incons-
ciente les mille influences de la foule, et les renvoyer
en un écho agrandi, comme -^c un airain sonore». A
Sparte Tyrtée fait entendre des marches guerrières, îles
élégies qui célèbrent la beauté de la loi ( ij/oaCx i,
des exhortations au combat où ne manquent ni l'éloge
de la bravoure ni les conseils techniques. Anacréon
Qst un poëte de cour, et, peu soucieux des vertus guer-
rières, chante à Polycrale et aux courtisans du roi de
Samos les charmes de l'amo.ir et les joies d'une vie
molle et fastueuse. Epris d'^ justice, Solon célèbre dans
ses iambes les réformes qui devaient faire la grandeur
de la démocratie Athénienne. Pindare compose des odes
triomphales en l'honneur des vainqueurs dans les jeux
nLASSlFlCATION DES FAITS SOCIALX 297
célébrés à Olympie, à Delplics, à Néméo ou à rislhmc
de Corinthe. Et, s'il répand les richesses de son im.iiri-
nation sur de pareils sujets, c'est que la Grèce entière
se passionne pour ces sortes de solennités et que les
villes, toutes fièn^s d'avoir donné naissance aux vain-
queurs, chantent avec enthousiasme la gloire de leurs
compatriotes. Si de la Grèce on passe dans d'autres
sociétés on trouve toujours la même correspondance
entre le poète et le public auquel il s'adresse. Horace
est un poète de cour, un Epicurien délicat qui n'a d'ac-
cents sincères et de verve originale que pour chanter
le repos à l'ombre, les parfums, les tleurs, le vieux vin
d(? Falerne, les voluptés de l'amour avec les Laïs ro-
maines. Mais combien de ses compatriotes prenaient
plaisirà revivre en imagination leur vie voluptueuse,
sousiaconduite d'un poètequi savait couvrirdes charmes
de la poésie lindilTérence égoïste ou de vraies turpitu-
des. A notre époque, le lyrisme a pris un grand dévelop-
pement et une forme nouvelle. Le poète incline sou-
vent vers la mélancolie, la tristesse, le désespoir; il se
révolte contre l'inconnu dont s'enveloppe la divinité
l't oppose le silence hautain à son mystère ; il aime à
se perdre dans les inlinis du monde ou à rêver devant
l'Océan déchaîné ; il interroge l'étoile du soir ou par
un prodige de sympathie cherche à pénétrer l'ùme des
choses et à communier avec toute la nature ; il atta-
che parfois une corde de fer à sa lyre, et, dans des vers
iridignésji la faron d'Archihxjue, flagidle les partis hos-
tiles. Mais si linspiration est changée, c'est que la so-
cit'té issue de la llévolution n'est plus la même. Le poè-
te reste donc toujours en harmonie avec h- milieu social
011 il vit.
IjvlixiKinci' est caractérisée par ses visées pratiques :
elle ne cherche pas à rt'gner seulement dans h' domai-
ne de la pensée, mais si elle s'adresse au sentiment et
208 LES CLASSES SOCIALES
à Tesprit ct'st pour di'terminer à raclion. Le poMe est
surlout 1111 producteur d"(''motions et peut être satisfait
si les àines de ses auditeurs vibrent à l'unisson de la
sienne. L'orateur ne se contente pas déniotion stérile,
mais il veut que cette émotion se traduise en un acte,
l'acte précis qu'il conseille. Pour faire prévaloir ses
desseins il s'adresse à l'esprit et au cœur ; il s'efforce,
suivant la formule exacte des rhétoriques, de convain-
cre et de persuader.
Il semblerait que l'orateur fût libre dans le choix de
ses moyens. Maisen réalité son argumentation, ses mou-
vements oratoires, son slyle, sa diction et jusqu'à ses
gestes sont en jurande partie commmdés par la compo-
sition de son auditoire. Devant un public compétent et
pénétré des exigences de la lo^j'iriue. rar^umentation
devra être serrée, étayée sur d 'S preuves, exempte
d'aft'irmations hasardeuses ou fausses, les mouvements
oratoires seront rares et en tout cas modérés, le style
rejettera tous les ornements inutiles — ceux qui peuvent
mettre en valeur l'ingéniosité de l'auteur mais qui ne
contribuent pas h donner de la clarté et du relief à la
pensée ; la diction sera sulfisante. si les articulations
sont nettes, si la voix est claire, et si l'orateur sait par
une accentuation habile détacher dans chaTue phrase
les mots importants, et dans le discours les phrases
saillantes; quant à la mimique, elle sera des plus réser-
vées. Telle est l'attitude qui s'impose à l'orateur parlant
devant une Académi(\ — (Ju'il s'agisse au contraire de
])arler dans une ri'union j)ubiiqu ' ofi la majorité est
ignorante et peu familiarisée ;ivec la logique, l'élo-
quence de tout à l'IieiuM^ n'est plus démise. L'orateur,
qui a uni il la malencontreuse idée de s'adresser à la
raison de ses auditeurs sans faire appel à leurs pas-
sions, ne serait point supporté pendant cinq minutes.
Les preuves sont souvent remplacées par des mots —
CLASSIFICATION DKS FAIIS SOCIAUX 21)0
mois à signilic.ition vague mais qui ont la faveur du
public; par des affirmations gratuites et même men-
songères ; par des sophismes à peine déguisés. Toute
la force de l'orateur est empruntée aune gesticulation
énergique, à la force de la voix, aux exagérations d'un
langage déclamatoire, à une action désordonnée qui
parle aux yeux et secoue violemment les nerfs. Entre
ces deux extrêmes il y a toute une série d'intermédiai-
res. Mais dans chaque cas particulier le genre d'élo-
quence est l'image assez fidèle du public.
Lii critique est un genre littéraire qui a pris à notre
époque un grand développement. Elle ne produit
aucune O'uvre d'art mais juge les productions artisti-
ques et littéraires. Elle va même plus loin et fait la
critique de la critique. Voilà pour l'étendue de la critique.
Quant à sa nature, elle revêt des aspects variés
suivant les préoccupations et les goûts du public au(|iiel
les auteurs s'adressent. Le grammairien ne s'oc('upe
que de la propriété des mots et de la correction des
phrases. Mais le véritable critique s'occupe moins des
règles grammaticales que du style proprement dit,
c'est-à-dire, de cette marque spéciale qu'un écrivain
imprime à sa pensi'e. Il ne s'arrête pas à la forme, mais
pénètre jusqu'aux idées, auxsentiments et à la compo-
sition de l'oHivre. Et sur chacune de ces choses il
formub» des jugeme:its, au nom de règles esthéticj'.u^s
conlestables, ou du goût qui est tantôt un ensem!)le
d'hiibitudes passagères, tantôt un résidu de traditions
vieillottes. — Fatiguée de rendre des arrêts, que cas-
sent le plus souvent les générations suivantes, la criti-
que devient plus circonspecte: au lieu de rendre des
oracles, elle vise, comme la scieiic(% à donner des ex-
plications. Ainsi avec Sainte-Beuve elle se fait psyclio-
logiqiie et cherche dnns la vie de l'écrivain les diverses
influences qui ont façonné son caractère, son imagina-
300 LES CLASSES SOCLALES
tion, son int'.^lliu'once et qui rendent ainsi compte de
rtpuvre elle-même. La critique s'élargit encore et avec
Taine elle met Técrivain en relation avec le milieu
social où il s'est développé. — C'est là précisément
notre point de vue, point de vue qui ne s'applique pas
seulement aux auteurs mais qui convient aussi aux
critiques. Par exemple, si les ouvrages de critique
jouissent à notre époque d'une si g-rande vogue, c'est
en raison de la nature des programmes universitaires,
et à cause des secours qu'ils oflrent dans les examens
aux nombreux candidats qui, ayant à parler dune
foule d'auteurs grecs, latins, français et étrangers
croient plus sûr. et sont presque forcés de rapporter les
appréciations des critiques autorisés.
Les productions artistiques constituent une autre
classe de faits sociaux, qui donneraient naissance à des
remarques analogues à celles qu'ont provoquées la
poésie et la littérature. Pour éviter d^s redites, il
suffira donc de désigner sous leurs noms bien connus
les ditï'érentes formes de l'art: l'arcbitecture, la sculp-
ture, la peinture, la musique.
II
F.\STS ÉCONOMIQUES
Les faits économiques ont une telle importance que
beaucoup de savants — à l'imitation de Karl Marx — en
ont fait le centre autour duquel giavitent toutes les
autres manilestations sociales. C'est là une exagéra-
tion. Mais il ne faut pas non plus, en cédant aune réac-
tion naturelle, méconnaître leur rôle et refuser la place,
ci.assii'k; AI iD.N i)i;s fahs suciaix .'U)|
qui revient légitimement à rayriculturc. à fi/i</us/rir,
aux iraitspnr/s et au comnierce.
8'^ Faits Agricoles. Us comprennent les manifeslalions
propres à la classe sociale qui exerce son activité sur
le sol, en vue lie la production des ciioses nécessaires
à la vie pliysi([ue. Ces faits rentrent dans le domaine
économique et peuvent se répartir dans les quatre
divisions si justement distinguées par les économis-
tes : production, répartition, consommation, échange.
A la production se rattache la technique agricole^
l'ensemble des procédés de culture ou d'élevage em-
})loyés à une époque et dans un pays pour tirer du sol
le parti le plus avantageux. I^es connaissances si; trans-
mettent par la tradition et Texemple, ou par un ensei-
gnement appuyé sur des principes scientifiques et
donné par des maîtres plus adonnés à la spéculation
qu'à la pratique. Dans le l"^'" cas, on risque de verser
dans la routine, mais les pro'jédés, passés au crible de
l'expérience, sont pins sûrs. La science est plus aven-
tureuse ; mais des essais multiples quelle tente se
dégagent des vérités nouvelles qui fécondent la pra-
tique et accélèrent le progrès. Les j)erfectionnements
apportés à l'ontillage accroissent directement la pro-
duction et en ontr ' diminuent le travail nécessaire
pour recueillir la même quantité de produits. La charrue
et la herse modernes l'endent la terre plus meuble et
par suite plus fertile ; la moissonneuse-lieuse fait vingt
fois le travail d'ouvriers armés de faucilles. Les
avantages dus à Teniploi des muidiines doivent piuir
la plus grande partie ètr.^ rapportés aux progrès indus-
triels. Mais CCS avantages ne sont à la portée que des
propriétaires qui disposent de capitaux importants, qui
sont il la tètede domaines ('tendus et (jui, en abrégeant
le travail, diminuent le nombre de leurs auxiliaires
salariés. In des éléments les plus actifs de la pro-
.'Ul2 l.i;S CLASSKS SdCIALKS
(Juction est lardeur au travail, secondée par la force
physique que rendent nécessaire des travaux pénibles.
La durée du travail serait ici une mesure très insuffi-
sante. Pour obtenir une appréciation plus exacte, il
faut tenir compte du soin apporté à l'exécution des
besognes diverses. Quelle diiférence sur ce point entre
le mercenaire ou l'esclave et le propriétaire qui cultive
son fonds et doit recueillir des fruits proportionnés à
ses efforts ! De là la nécessité de pénétrer jusqu'aux
moteurs, de la volonté, les idées et les désirs.
La répartition est un phénomène complexe, qui ré-
sulte de lactivilé des diverses classes sociales eng^a-
p:ées dans des rapports déterminés. C'est un phénomè-
ne complexe : il demande donc à être résolu en ses
éléments. Or cette analyse se fera d'une façon métho-
dique et aura chance d'être complète, si on examine
successivement les rapports que les cultivateurs sou-
tiennent avec l'Etat, avec les capitalistes, avec les ou-
vriers salariés et avec les commerçants.
Les rapports avec l'Etat déterminent le régime de
lo-propriété du sol. L'Etat, en tant qu'il personnifie la so-
ciété et qu'il dispose de la force publique, est le maître
du territoire qu'il protège contre les attaques ou les em-
piétements du dehors. C'est l'Etat qui donne aux
travailleurs la sécurité et leur assure le produit de leur
travail. En retour de ces bons offices, les possesseurs
ont à supporter des charges sous forme soit de services
militaires, soit de prières pour obtenir les faveurs di-
vines, soit de corvées, soit d'impôts en nature ou en
argent. C'est un contrat bilatéral à titre onéreux. L'E-
tat aliène son droit primordial et supérieur en faveur
des hommes d'armes, des membres du clergé, des com-
munes, des familles ou des particuliers. Mais il établit
des règles pour l(*s ventes, les donations entre vifs et
les successions. Ouant aux propriétaires ils doivent se
CLASSiFii:.\rii»> DES FAirs S(j(,;iAi X .'{0.'"{
S(.)iimollre aux lois et observer les prescriptions iiihi'-
reules au droit tle propriélé,tel ({n'il c^t (Habli dans la
législation. L'acceptation de la propriété est la recon-
naissance implicite du contrat, dont les formes sont
très diverses mais dont le fond persiste partout sem-
blable
l^e contrat fondamental est celui qui institue la pro-
priété. Mais il n'est pas le seul et d'autres donnent nais-
sance à ces phénomèneî importants qu'on appidle la
rente du sol, le taux des salaires et la valeur des
produits.
La rente du so/ provient des rapports entr.' le pro-
priétaire et le cultivateur du sol. Le premier ce le pour
un temps son droit de propriété au secoad qui en re-
tour donne, suivant les conditions du fermage, soit
une partie des produits en nature, soit une somme
d'argent déterminée. Cette rente est plus élevée {)our
les terres fertiles et pour celles qui se trouvent dans
le voisinage d'un marché important, parce que le tra-
vailleur trouve alors de plus grands bénélices dans
l'exploitation du sol et que par suite les demandes
provoqu(''es i)ar lappàt du gain sont plus nom-
breuses.
Le propriétuiri^ peut diriger lui-même son exploi-
talion en s!> fai'^ant aider j)ar des auxiliaires salaries.
Ici iniervicnnriit des contrats de louage très variés,
qui s'étendent depuis l'esclavage, jusqu'au travail libre.
L'esclave, opprimé par la force, s'engage pour la vieil
mettre toutes ses forces au service du maitre ([ui lui
accorde en retour les choses indispensables à la vie.
L'ouvrier de notre époque traite avec le propriétaire,
souvent sur un pied d'égalité, et montre des exigences
d'autant jdus éhivées que le noiubi'e {\{'> concui'nMils
est moindre.
Le propriétaire ne consomme i)as tous ses produits,
.'iOi- i.i:s c;lassi;s sociales
mais il en éclumge une partie contre d'autres qui sont
nécessaires à la satisfaction de s's besoins. Il déperul
ainsi du commerce et, de ce fait, subit les lois de la
concurrence, qui déterminent la valeur de ses produits.
La facilité des transports et le libr>3 échang- ' étendent
le cbamp de la concurrence, et soumettent la valeur des
produits d'un pays a des lluctuations dont les causes
sont souvent très éloignées.
La consommation comprend ["('nsemble des dépen-
ses que les travailleurs consacrent à la préservation et à
la réparation des forces pliysiques ; aux délassements
et aux plaisirs ; à l'entretien des enfants et des autres
membres de la famille que l'âge ou la maladie rend
impropres au travail. Les dépenses portent sur le
louement, rhabillement, la nourriture, la boisson, les
jeux, les fêtes, les voyages et sur d'autres satisfactions
répondant à des désirs plus rares. La consommation
est dans un rapport nécessaire avec les ressources ou
les produits habituels. D.» là, une certaine uniformité
de mœurs dans les provinces et à des époques déter-
minées.
A laconsommation se rattachent le luxe et l'épargne.
Le luxe est. essentiellement relatif. 11 consiste, pour
chaque classe, à réserver une part plus grande que
l'ordinaire aux dépenses consacrées à l'ameublement,
au costume, à la table, à la boisson ou aux autres formes
du plaisir. Par le luxe se trouve rompue la proportion
qui était observée entre lesdépenses utiles et les dépen-
. SCS superllucs, et qui se rencontre à d'autres époques et
chez d'autres peuples.
Dans \'(''pnr(j)ie trois choses sont à considérer : 1» la
classe qui (q)argne ; 2" la quantité de richesse qu'elle
met en réserve ; '-)' l'emploi qu'elle fait des économies
réalisées. Ainsi an moy(Mi-àge le clergé augmentait sans
liesse ses domaines et ses richesses mobilières. En
CLASSIFICATION I)i:S FAITS SOCI AI X 30")
Irlande les tenanciers sont non seulement dans l'impos-
sibililé d'épargner mais plient sons le faix des charges
trop lourdes qui grèvent la tiîrre. Avant la crise agri-
cole qui sévit en France depuis quelques années, les
agriculteurs faisaient elTort pour agrandir leur patri-
moine. Et par suite de cette concurrence le prix de la
terre s'était élevé dans une forte proportion.
9'' Fait^ iiuhàirieh. En agriculture, l'activili' porte
sur les êtres organiques, dont il s'agit d'anK'diiu'tM' les
espèces, de multiplier le nombre, de perfectionner les
produits. Dans l'industrie, le travail s'applique à des
matériaux bruts qu'il faut transformer sans avoir à
faire intervenir les lois vitales. Or, si la puissance de
riiomme est très limitée pour tout ce qui touche à la
vie, elle a réalisé et réalise tous les jours de nouveaux
j)rogrès dans le domaine de la mécanique, de la physi-
que et de la chimie. De là des différences notables qui
légitiment la distinction faite de tout temps entre
l'agi-iculliire et linduslrie.
Les questions industrielles ont toujours, tlepuis Adam
Smith, sollicité vivement l'attention des économistes.
Aussi, si toutes les diflicnllés qu'elles soulèvent sont
loin d'être résolues, du moins les faits sont exactement
connus. Il sulfit ici pour les besoins de la classification
(h; les ('numérer en ordre et avec leurs caractères dis-
tinctil's.
Tout d'abord ces faits doivent être divisés (mi deux
grandes catégories, suivant ({u'ils se i-appoi-tcnl h l;i
grande ou à la petite industrie.
Dans la petite industrie, l'ouvrier possède le faible
capital nécessaire à l'achat des matières premièi-es
ainsi (jue des outils qu'il emploie dans son mc'lier. Il
tiMvaille seul ou avec uii jtetil nombre d'auxiliaires,
membres de sa famille, apprentis ou salai-i(''s (jui le
i)lus S(juvent deviendront maîtres à leur tour. Il vend
20
306 LES CLASSES SOCIAT,ES
lui-même les articles qu'il fabrique à une clientèle
connue et recueille le produit intégral de son travail.
11 a un vif sentiment de si responsabilité, et, stimulé
par une concurrence directe, s'efforce de déployer toute
son habileté pour retenir ses clients ou en accroître le
nombre. Il est aussi plus porté à l'épargne, parce qu'il
aperçoit mieux l'emploi utile qu'il en peut faire. Ainsi
la production est loyale, mais par contre exposée à la
routine ; le problème de la répartition se résout de lui-
même ; la consommation est d'ordinaire réglée, et
l'épargne fréquente.
Dans ce régime les seuls rapports importants;! signa-
ler sont ceux qui sont (Uablis eiitrt^ les ouvriers et
l'Etat. C'est de ces rapports que naissent les règlements
sur les procédés industriels ; sur la qualité des produits ;
sur les associations entre travailleurs, les corporations,
jurandes ou syndicats-associations qui sont tantôt libres,
tantôt prohibées ou du moins soumises à des conditions
que le législateur a délerniinées.
La grande industrie se distingue par l'ensemble des
caractères suivants : 1" le capital n'appartient pas aux
travailleurs qui ne possèdent même pas les outils qu'ils
ont chaque jour à manier. Le capital nécessaire au
fonctionnement des entreprises modernes est souvent
immense. Aussi pour se constituer a-t-il besoin d'ordi-
naire du concours de plusieurs personnes qui se
réunissent dans des sociétés en commandite, et surtout
dans les sociétés anonymes où les actionnaires accumu-
lent p;ir(ois des centaines de millions. 2" La dircclwn
du tra\'iiil îippiirtient à un chef d'entreprise qui doit
posséder des connaissances techniques très étendues et
très sûres, ou du moins avoir sous ses ordres des ingé-
nieurs d'ime culture scientifique supérieure et capables
(r;i|)[)oil('r (|U('l(|ues perfectionnements soit aux machi-
nes, soit aux procédés et nianijjulations. .3" ISovli/fage
CLASSIFICATION DES FAITS SOCIAUX 307
devient chaque jour plus coûteux, plus compliqué,
mais aussi plus parfait. La machine tend non pas à
supprimer les ouvriers mais à les éliminer des besognes
intelligentes. C'est elle qui file, qui tisse, qui rabote,
qui polit, qui ajuste, pendant que l'ouvrier rattache les
fils, fournit les matériaux ou graisse les rouages. Il a
suffi qu'une fois l'inventeur ait associé dans l'ordre
voulu les dillerents organes du travailleur aux arti-
culations d'acier, pour que la machine, avec un peu de
charbon ou de pétrole, accomplisse docilement son
œuvre sans fatigue, sans arrêt, sans faute. Une roue
tourne, un mouvement automatique se répète avec
une régularité inlo.ssable, el l'ouvi-ier, obligé de suivre
ce mouvement, tombe de plus en plus dans l'incons-
cience, jusqu'à ce qu'il atteigae la perfection de l'aulo-
matisme machinal. 4° La division du /ravaii ast pous-
sée de plus en plus loin. Elle produit dans le monde
ouvrier ce que la nature a mis des siècles à réaliser
dans les espèces animales. Mue par l'instinct, l'abeille
ne saitconstruireque des cellules hexagonales ; façonné
par l'habitude, l'ouvrier répète sans cesse le même
mouvement et aura passé sa vie à fabriquer des tètes
d épingle ou à découper à l'emporte-pièce des con-
treforts de bottines.
La répartition pose au point de vu;; pratique un
problème économique des plus difficiles h résoudre.
Pour aitril»uiM' une part équitable à chacune des classes
qui concourent à la production, il faudrait trouver une
commune ni'suro entre la valeur du capital, la valeur
d»' ladin^clionet la valeur du Iravail niaïuud.Or ces trois
choses sont de nature hét(!rogène. De plus elles ont une
origine différente, puisque le capital provient de l'épar-
gne,que la direction exige des qualités intellectuelles, et
que le travail manuel est une dépense de force muscu-
laire. Lnfinles trois conditions sont tellenn-nl unies dans
308 LES CLASSES SOCIALES
la production qu'il est impossible de les considérer à part
pour déterminer avec précision le pouvoir producteur
de chacune.
Mais la science, dans son objet spécial qui est la
découverte de rapports constants entre des réalités,
n'a pas à fixer d'idéal et à indiquer les réformes pra-
tiques qui satisferaient à li? justice absolue — cette
justice capable de s'imposer à tous malgré la divergence
des intérêts. Ici, il s'agit seulement de déterminer les
dilTérents faits qui sont engagés en réalité dans la
répartition. Quand le directeur est en mûme temps le
capitaliste qui a fourni les fonds nécessaires à l'en-
treprise, les produits sont partagés en deux parts : l'une
fixe, qui se compose des salaires payés régulièrement
aux ouvriers, l'autre variable, qui consiste dans les
profits que se réserve intégralement le chef de l'entre-
prise. Si les capitaux ont été fournis par une société
d'actionnaires, les profits sont distribués conformément
aux statuts entre les actionnaires et les administrateurs.
Dans les deux cas les profits sont un appât olfert aux
capitalistes eu retour des risques qu'ils courent. Ils
sont en rapport avec l'importance des capitaux, la per-
fection de l'outillage et l'habileté de la direction. Quant
aux salaires, ils sont fixes quel que soit le résultat de
l'entreprise. Cependant ils sont soumis à des fluctua-
tions, dépendant elles-mêmes des profits à recueillir
dans un genre d'industrie, et du nombre des ouvriers
qui (jlfrentleur travail.
Quuut à la consommation et à l'épargne, il est inutile
d'insister sur le contra-- te que présentent ces deux cho-
ses, quand on les considère chez les chefs d'industrie
ou dans les classes ouvrières. Les k patrons » mènent
une vie large, souvent luxueuse, et, malgré des dépenses
considérables, arrivent facilement à accroître leurs capi-
taux et parfois à amasser des fortunes colossales. Les
CLASSIFICATION' DES FAITS SOCIAUX 309
ouvriers ont une vie pénible et — que ce soit leur faute
ou non — ils ne réalisent aucune épargne et, quand ils
sont devenus impropres au travail, ils tombentdans la
misère.
10° Transports. Une société n'existe qu'autant que
des communications peuvent s'établir entre ses dille-
rents membres, dispersés souvent sur une grande
étendue de territoire. De là la nécessité et la variété
des transports, qui vont depuis les confidences intimes
enfermées dans l'enveloppe d'une lettre jusqu'aux blocs
de pierre ou aux gueuses de fonte, qui surchargent les
wagons de chemins de fer ou les péniches des canaux.
Trois sortes de choses font l'objet des transports: 1"
les idées, 2" les personnes, 3o les choses matérielles et
particulièrement les marchandises. Dans la première
classe se trouvent les lois que l'Etat promulgue et les
ordres qu'il transmet à ses représentants, chargés de
leur exécution dans les différentes provinces. Par le
livre et par le journal, les opinions politiques, littérai-
res, religieuses se répandent dans le public soit en
pleine liberté, soit sous la surveillance de l'autorité.
Enfin, à mesure que les nations progressent et se poli-
cent, les correspondances particulières prennent plus
d'importance, et la poste transporte chaque jour des
milliers de lettres qui n'ont d'auti'e objet qu'un
échange de sentiments. Les personnes se déplacent
aussi et, suivant les besoins sociaux ou les avantages
particuliers, se rendent d'un endroit dans un autre
Les agents exécutifs ont souvent des missions à remplir
qui les obligent à de longs voyages à travers le pays.
Les troupes militaires doivent se porter rapidement
partout où l'on signale un danger. Des pèlerins, pour
un motif religieux, allaient un bAton à la main le long-
dès routes poudreuses vers les sanctuaires renommés;
ils s'entassent aujourd'hui dans des trains spéciaux
310 LES CLASSES SOCIALES
pour visiter Loiii"tlos ou Paray-le-Monial. Les voya-
geurs de commerce parcourent les villes de province
pour étendre le cercle de leur clientèle et accroître le
chiffre de leurs affaires. Les parents et les amis entre-
tiennent leurs relations par des visites mutuelles.
Toujours à la recherche de l'endroit oij ils espèrent
trouver le plus de plaisir, les oisifs passent Fhiver à
la ville et lété vont respirer l'air pur des montagnes,
ou sentir les caresses de la brise marine sur les plages
célèbres. Quant aux objets matériels, il est rare qu'ils
puissent être employés sur place. Mais pour leur con-
férer toute leur utilité, il est nécessaire de les transporter
ailleurs et parfois à de grandes distances, dans les
endroits où les objets semblables manquent ou du
moins se trouvent en trop faible quantité.
Les moyens et les modes de transports ont beaucoup
varié avec les progrès de l'industrie et les degrés de
civilisation. Dans les temps primitifs, les communi-
cations ne se font que dans un cercle restreint; il n'y
a pas de routes, mais de simples sentiers à peine
frayés que parcourent des piétons, des porteurs, des
cavaliers ou des bêtes de somme. Plus tard, des routes
se construisent et se multiplient; les rivières navigables,
devenues selon le mot de Pascal « des chemins qui
marchent », se couvrent de bateaux ; des canaux se
creusent pour unir des cours d'eau appartenant à des
bassins différents ; les mers sont sillonnées de na-
vires. Puis, après la découverte des moteurs mécani-
ques, apparaissent les chemins de fer. les transatlanti-
ques, les t dégraphes et les téléphones, les cables sous-
marins.
La construction des routes, des lignes ferrées, des
canaux et di's télégraphes ; la fabrication et l'entretien
du matériel nécessaire à l'exploitation ; les salaires des
employés ; les profits des actionnaires, toutes ces cho-
CLASSIFICATION DES FAITS SOCIAI X 311
ses rentrent dans la sphère industrielle et ne donnent
naissance à aucune remarque propre.
Il n'en est pas de même des conditions auxquelles
sont soumis les transports et qui dépendent en partie
de conventions passées avec TEtat, quand ce n'est pas
l'Etal lui-même qui se charge directement de ce service.
Pour la construction des routes, des canaux et des che-
mins de IVr, il faut porter atteinte au droit de propri-
été en obligeant les possesseurs de terres à céder, en
retour d'un prix déterminé au besoin par contrainte, les
terrains nécessaires à l'établissement des voies de
communication. Au nom de l'utilité publique, l'Etat re-
prend ses droits primitifs sur le sol et procède à l'ex-
propriation, sous la réserve d'accorder une indemnité
basée sur les prix de vente ordinaires. S'il concède ce
droit à des compagnies, il passe avec elles des conven-
tions pour fixer les tarifs, qui devront être appliqués
au transport des voyageurs, des correspondances ou
des marchandises. Par la concession d'un privilège,
l'Etat accorde un monopole, qui risquerait, par défaut
de concurrence, de tomber dans de graves abus, s' il
n'était contenu dans d'exactes limites.
11" Le commerce. D'après le principe direcli'ur de
notre classification, le commerce est l'ensemble des
faits qui résultent de l'activité propre à cette catégorie
de personnes, dont la profession est d'acheter et de
vendre en vue d'un profit à réaliser. Le fait commercial
consiste donc essentiellement dans une double oj)éra-
tion d'achat et de vente, opération qui souvent rcnou-
velé(; se fait suivant (l(;s règles uniformes, susceptibles
d'être connues et formulées en lois.
Par suite de cette définition, les producteurs indus-
triels et agricoles, ainsi que les consommateurs, parti-
cipent à des actes de commerce mais a proprement
pju'ler n'en accomplissent pas. Voih'i |)()ur({Uoi ils mon-
312 LES CLASSES SOCIALES
trent souvent une inexpérience dont les commerçants
abusent ; inexpérience qui se met souvent en opposi-
tion avec les lois économiques, tandis que ces lois
s'appliquent exactement au monde commercial.
Le commerce est dominé par la loi bien connue de
Toffre et de la demande. Toute Thabileté consiste à dé-
couvrir des marchés , où l'on puisse demander ce qui
est commun en otïVant en retour ce qui est rare mais
se trouve ailleurs en plus grande abondance. Ces con-
ditions se réalisent le plus souvent quand les échanges
se font entre des pays éloignés. Voilà pourquoi les com-
merçants favorisent le développement des colonies et,
partisans du libre échange, réclament la suppression
des tarifs douaniers. Sur ce dernier point, ils se trou-
vent en opposition avec les producteurs nationaux qui
repoussent la concurrence étrangère, ruineuse pour leur
propre industrie.
Quand le commerce se développe, les échanges ne se
font plus directement entre les produits offerts et
demandés, mais par l'intermédiaire d'objets d'utilité
commune, objets bien connus et qui puissent ainsi
servir de mesure à la valeur. De là l'usage des mon-
naies de fer, de cuivre, d'argent ou d'or.
Un nouveau progrès est réalisé par l'établissement
du crédit (jui consiste essentiellement dans la confiance
accordée à la promesse de payer. C'est ici qu'inter-
vionnent ces commerçants qu'on appelle des banquiers.
Ils prêtent une somme ; mais, en vertu du proverbe
anglais « le temps c'est de l'argent », l'emprunteur
s'engage à restituer cette somme, augmentée d'un intérêt
proportionnel à la durée du prêt et à la grandeur des
risques courus. L<>s plus grandes opérations de banque
se font en apparence avec du papier. Mais ce papier
ne peut avoir d'usage que s'il représente des valeurs
réelles, contre lesquelles il soit toujours possible de
l'échanger.
CLASSIFICATION DES FAITS SOCIAUX ',]\',\
C'est en s'écartant de cette voie qu'on tombe dans
l'abus des marchés àterme, marchés légitimes en eux-
mêmes quand ils sont réels, mais condamnables, quand
sous l'opération commerciale se dissimule un véritable
jeu. Dans les bourses modernes, l'achat et la vente à
terme ne sont le plus souvent rien autre chose qu'un
contrat aléatoire d'une courte durée, où sur des prévi-
sions incertaines, on espère soit la hausse soit la baisse
d'une valeur. Puis, l'acheteur qui compte sur une hausse
est obligé — si une baisse est survenue — de payer
au vendeur la difTérence entre le prix d'achat et la cote
du jour où l'opération se règle. De scandaleuses for-
tunes se sont édifiées sur ces jeux où le hasard n'est
pas seul à intervenir, mais où les habiles usent de
promesses trompeuses et recourent aux fausses nou-
velles.
Le commerce présente d'autant plus d'activité et
peut-être d'avantages que la concurrence est plus
ardente. Luttant entre eux les négociants sollicitent les
acheteurs par des offres plus avantageuses et livrent
au public leurs marchandises à des prix plus modérés.
Les producteurs d'un côté et les consommateurs de
l'autre profitent donc de cette concurrence. Dans cette
lutte, les commerçants, qui s'ol)siinant dans des pra-
tiques surannées prélèv(;nt sur la vente des bénéfices
exagérés, finissent par être abandonnés tandis que le
bon marché des autres attire une clientèle chaque jour
grandissante. Cette fièvre de concurrence a cependant
son mauvais côté en poussant aux falsifications, aux
tromperies ou du moins aux articles dits de camelotte.
Inutile d'insister plus longuement sur les laits éco-
nomiques étudiés avec tant de détails dans les traités
spéciaux.
314 LES CLASSES SOCLVLES
III
LES FEMMES ET LES E:\FAI\TS.
L'activité sociale se manifeste sous des modes divers
qui ont été caractérisés plus haut et qui pourraient se
répartir entre ces trois groupes principaux : l'Etat, les
puissances morales, les forces économiques. C'est l'Etat
qui fait les lois, rend les décisions juridiques, donne
des ordres, les fait exécuter par ses agents sur tous les
points du territoire, maintient Tordre à l'intérieur et
protège la société contre les attaques du dehors. Les
puissances morales s'exercent dans le domaine de la
conscience : la religion selforce de répandre la croyance
à un monde suprasensible ; la philosophie repousse la
tradition, n'admettant que les vérités rationuelles ; la
science, plus exigeante dans ses preuves, soumet tout
au contrôle de l'expérience ; les arts s'adressent à l'ima-
gination et par leurs inventions curieuses ' procurent
des plaisirs d'essence plus délicate. Quant aux forces
économiques, elles serventa la satisfaction des besoins
physiques ; les agriculteurs fournissent les aliments ;
les industriels modifient la matière brute pour la trans-
former en outils, en instruments, en machines, en ob-
jets variés qui ont pour utilité commune de rendre
le travail plus productif, d'économiser une peine, d'épar-
gner une souffrance ; les commerçants, aidés par les
agents de transport, veilb'ut à la circulation des biens,
de façon que la pléthore, inutile dans un endroit, serve
dans un autre à compenser le manque ou l'insuffisance.
Ce sont là des faits capitaux; ce ne sont pourtant
j)oint les seuls qui soient essentiels. Pour que l'ana-
lyse soit exacte, il faut ajouter d'abord tous ceux qui
dérivent de la femme et de l'enfant et ensuite ces
CXASSIFICAÏION DES FAITS SOCIAUX 31o
troubles pathologiques qui doiventêtre rapportés 1" aux
pauvres, c'est-à-dire aux êtres incapables de vivre sans
le secours dautrui, 2" aux criminels qui vieniu-nt
troubler l'ordre institué parles lois.
{2"^ Les femmes . Le mot « femme » a le don de pas-
sionner les esprits qui d'ordinaire ne savent pas gar-
der la mesure soit dans l'éloge, soit dans le blâme. Pour
les uns, elle est une idole qu'on ne saurait parer de trop
de qualités et qui est digne de tous les prosternements.
Pour les autres, elle est l'éternelle séductrice et mérite
toutes les défiances. Pour les premiers, c'est une vic-
time de la force à qui il faut restituer ses droits mé-
connus ; pour les seconds, elle a tort de vouloir s'é-
manciper, mais elle doit rester sous la domination de
l'homme chargé de protéger sa faiblesse et au besoin
de corriger ses écarts. 11 est heureux que l'étude
actuelle n'agite pas la question de droit, et ne nous
expose pas à nous perdre dans le dithyrambe ou à
tomber dans le dénigrement injuste. 11 s'agit simple-
ment de savoir quel est le rôle réel de la femme dans
la Société, c'est-à-dire d'exposer les différents faits
sociaux qui procèdent de son activité.
L'idée fondamentale de cette classification est que le
genre de Aàe façonne les individus, donne à tous les
membres d'une classe une marque commune, et im-
prime à leur activité une direction qui se manifeste
])ar la production de phénomènes di-terminés. Ce prin-
cipe est ici applicable. Comme les femmes par les hasards
de la situation, de la fortune, de l'intelligence ou sous
la pression des circonstances sont loin de mener le
même genre dévie, il ne faut pas s'attendre à trouver
plus d'uniformité dans leur rôle social qu'il n'en a été
trouvé parmi les hommes. En un mot, si l'on lu^ veut
point brouiller d(>s faits de nature nettement dillV" rente,
il ne faut [)oint parlei' ^i^ ht femme, amalgame de (jua-
316 LES CLASSES SOCL\LES
lités opposées, source trouble de faits contradictoires,
mais de classes spéciales où les unités composantes
se reconnaissent à une physionomie distincte, et pré-
sentent dans leur conduite une constance susceptible
de notation scientifique.
Le fait capital qui domine la vie féminine est l'union
— temporaire ou permanente, libre ou légale — que la
femme peut contracter avec l'homme. Si cette union
n'existe pas et que la femme conserve son indépendance
à l'égard de l'homme, l'influence prépondérante qui
dérive desrapportssexuels ne s'exerce plus ; et la femme,
déchue de son rôle ordinaire, tourne son activité dans
un autre sens. Une grande division s'impose donc tout
d'abord. Il faut répartir les femmes en deux groupes,
dont le moins important par le nombre, et sans doute
aussi par l'influence, comprend toutes les variétés de
femmes qui, pour des raisons diverses, n'ontdonné dans
leur vie aucune place à l'amour ou du moins qu'une
place accessoire. C'est à l'autre groupe que se rappor-
tent les faits les plus caractéristiquesde la vie féminine.
1° Pas: de 'rapports sexuels. — Timides, beaucoup de
fllles vivent dans l'intérieur de la famille, occupées aux
travaux du ménage, à la surveillance des enfants, aux
soins à donner aux vieux parents ; plus tard maîtres-
ses de leurs biens, elles vivent retirées et se tournent
souvent vers la dévotion. C'est là que se recrutent ces
Times d'un mysticisme un peu aigre qui, opprimées par
le monde, s'eflorcent d'y échapper par l'imagination. C'est
là que les clergés de toutes les religions trouvent leur
troupeau le plus fidèle, celles qui peuplent les sanc-
tuaires, allongent la file des processions ; celles aussi
qui multiplient les oflVandes et les legs pieux. De ce
côté leur influence, toute discrète, prudente et effacée
qu'elle soit, n'en est pas moins réelle. C'est grâce à leur
zèle étroit mais solide et généreux que le Clergé trouve
CLASSIFICATION URS FAIIS SOCI VUX .'i I 7
une partie iinportauto de ses ressources et de ses mo-
yens d'action.
Dans le même ordre mais à un degré supérieur se
trouvent les vierges, qui par vocation religieuse se con-
sacrent au culted'une divinité et exercent quelque fonc-
tion sacrée. Prêtresse de Diane, Iphigénie immole sur
l'autel de la déesse les étrangers qui abordent en Tau-
ride ; la Pythie de Delphes s'agite sur le trépied d'Apol-
lon et, inspirée par le Dieu, lance des phrases obscures
que les prêtres interprètent et donnent comme des orac-
les ; les vestales à Rome entretiennent de leurs mains
pures le feu qui symbolise la pérennité de la puissance
Romaine ; les religieuses modernes, fu}ant les séduc-
tions du monde, se retirent dans des couvents pour se
livrer à la vie contemplative ; ou, si elles choisissent
d'autres occupations comme de soigner les malades
ou de donner l'instruction aux enfants, c'est dans le
but, non dacconiplii- une OHivre d'utilité sociale, mais
plutôt de satisfaire à la volonté de Dieu, fidèles avant
tout à l'amour divin. Quel est le rôle social de ces
vierges, qui, fascinées par les visions mystiques, ont
fermé les yeux sur les attraits sensibles et résisté aux
énergiques poussées de l'instinct? C'est de donner un
exemple de courage qui passe pour surnaturel, de
fournir la preuve de croyances profondes à la réalité
d'un monde invisible et par là de répandre, au moyen
d'tme propagande efficace, leurs idées dans le milieu
t('nioin de leur vie. A force de spiritualiser leur vie
et d'exalter leur iuiagiuation, ces femmes qui vivent
dans l'ombre et dans le silence du cloître oublient la
réalité et, par la continuité de leur pensée applitjuée
à un objet unique, arrivent, dans des crises extatiques,
à donner une figure à l'invisible, à animer les
fantômes de leur esprit et à projeter au dehors, comme
des voix réelles, leurs pensées intimes et leurs mysté-
318 LES CLASSES S0CL4LES
rieiix désirs. De ces visions, racontées avec tout le feu
de la conviction ou l'assurance tranquille de la naïveté,
proviennent l(>s faits d'une grande portée sociale,
comme les pèlerinages à Lourdes ou les fêtes pythiques
en riionneur d'Apollon Delpliien.
Attachées à im service religieux, ces femmes n'ont
point à se préoccuper des .nécessités de la vie. Mais il
en est d'autres, qui, privées des secours de la famille
et de l'appui de l'homme, sont obligées de subvenir
elles-mêmes à leurs besoins. Elles se livrent à des occu-
pations salariées dont les principales sont : la domes-
ticité, les travaux de culture, le travail à l'atelier, le
commerce, l'exercice de certaines professions libérales.
Les esclaves dans l'antiquité, les servantes modernes
ont surtout pour rôle d'accorder plus de loisirs aux
femmes riches, qui peuvent ainsi plus facilement se
livrer, les unes aux fêtes mondaines et aux élégances
de la vie, les autres à la culture de l'esprit ou aux
œuvres de bienfaisance. A la fin de leur vie, les domes-
ti([ues qui sont restées honnêtes et très économes peu-
vent avoir les rentes strictement nécessaires pour évi-
ter l'hôpital.
La vie des ouvrières à domicile est encore plus pré-
caire : leurs salaires sont exposés à être dépréciés par
la concurrence quelles ont à subir de la part des fem-
mes qui, n'ayant pas besoin de travailler pour vivre,
ofTrent leur travail à des prix inférieurs. Cette baisse
dans les salaires se remarque aussi pour le travail de
hi femme à lateliei- et dans les fabriques. La raison
en est la même. Satisfaites de trouver au dehors
un gain qui vienne s'ajouter à celui du mari, les
femmes mariées acceptent les conditions ordinaire-
ment lourdes que leur imposent les industriels. Les au-
tres sont obligées de suivre. L'insuffisance dans les
salaires et la promiscuité de l'atelier ont pour consé-
CLASSIFICATION DES FAITS SOCIAUX 319
quence des progrès alarmants dans la corruption des
mœurs.
Beaucoup de jeunes femmes sont employées comme
vendeuses dans les magasins. Mais ce n'est que par
exception qu'elles restent dans cette situation. C'est un
métier où l'on demande la grâce et la vigueur de la
jeunesse. Aussi, après un stage plus ou moins long, elles
quittenl, soit qu'on les remplace, soit (judles puissent
se marier, heureuses de trouver un commerçant (jui
leur permette ainsi d'être à la tète d'une: maison.
A notre époque se produit, une poussée énergique qui
pousse les femmes vers les carrières libérales, carrières
qui promettent ou assurent l'indépendance, la consi-
dération, du moins les ressources suffisantes, parfois
un rayon de gloire. Les filles sans dot, qui n'espèrent
pas ou ne veulent pas le mariage mais qui ont reçu
l'inslruclion requise, visent a exercer une fonction
officielle, en entrant par exemple dans les Postes ou
dans l'Enseignement; ou bien, affrontant la concurrence
masculine, elles se lancent dans les arts, dans la litté-
rature et dans le journalisme. Quelques-unes plus aven-
tureuses encore se mettent à la télc d'un mouvement
féministe : elles réclament pour les femmes l'accès
libre à toules les professions, et demandtMit de partager
avec l'homme les droits civils et politiques. Il ne s'agit
pas ici de discuter, au point de vue d'un i(l('\il .ibslrait
et toujours contestable, la légitimité de ces revendica-
tions, mais simplement de signaler les faits sociaux
qui résultent de celte nouvelle direction imprimée à
l'aclivilé féminine. En possession d'une situation indé-
pendante, la jeune (il le éprouve un désir moins vif
jioiir 1(^ mariage, ({iii ("lait naguèi-c presi[iie le scid mo-
yen d'('chap{»er à la lutfdh; des parents. Si cependant
elles»! inarii; et qu'elle continue ses occupalious, elle
redoute plus qu'une, autre les charges de l'aniille incon-
320 LES CLASSES SOCIALES
ciliables avec la régularité des fonctions ; elle néglige
les soins de l'intérieur, et l'intimité de la vie de famille
se trouve menacée. Ensuite, les rapports entre le mari
et la femme, rapports autrefois de subordination, ten-
dent à se transformer en rapports d'égalité — égalité
de pari et d'autre jalouse de ses droits et par suite ca-
pable de multiplier les conllits et les divorces. — Quant
aux professions de pharmacien, de médecin, d'avo-
cat, déjuge, de magistrat, de législateur — professions
qui jusqu'à présentont été exclusivement réservées aux
hommes et qui s'exercent sous le contrôle de l'Etat —
l'expérience seule pourrait montrer si les femmes offrent
les qualités requises pour l'exercice de ces professions.
Elles acquerraient sans doute les connaissances exi-
gées, mais auraient-elles, autant que l'homme, le sang-
froid, la i'ermeté, la logique, la maîtrise de soi que ces
professions exigent ? Etant données la force de leur
imagination et la vivacité de leurs sentiments, il est
peut-ôtre permis d'en douter.
2° Rapports sexue/s.Le?, faits les plus caractéristiques
de la vie féminine se rapportent à l'union que la
femme contracte avec l'homme, surtout quand cette
union est durable et que sa durée est garantie par
des promesses solennelles, faites devant témoins, con-
formément aux rites religieux, aux usages reçus ou
auxprescriptions légales. En un mot, le fait dominateur
chez la femme, c'est le mariage. C'est par le mariage
que la femme participe à la vie de son mari, de sorte
que le r uig social, la fonction, la fortune, la condition
de l'homme exercent une influence prépondérante sur
la conduite de la fenini', sur ses occupations, sur son
genre d"' vie, en un mot sur son rôle.
Le principe, qui a servi d'idée directrice pour notre
classillcation, devient encore ici applicable. Sous l'appa-
rente uniformité des institutions qui régnent à une
CLASSIFICATION DES FAITS SOCIAUX 321
époque, il faut distinguer les conditions créées à la
femme par les situations du mari. C'est de cette façon
qu'on peut espérer découvrir, sous la multiplicité infi-
nie des mœurs féminines , des habitudes constantes capa-
bles de donner naissance à des notions vraiment géné-
rales. D'après ces considérations, il semble qu'on puisse
établir trois groupes importants qui du reste — si l'on
voulait pousser plus loin l'exactitude — pourraient se
subdiviser en variétés subordonnées.
1" Ld. Patricienne^ l'aristocrate, la mondaine moderne,
la femme de noble famille qui s'allie avec les princes,
les puissants ou les riches. Ces alliances se font
non seulement avec un apparat et une pompe capa-
bles de frapper les esprits, mais toutes les condi-
tions en sont réglées dans des conlrats^ semblables aux
traités diplomatiques : deux Etats ne traiteraient pas
entre eux avec plus de solennité. D'ailleurs, dans cer-
tains cas les mariages princiers ne sont pas des unions
dictées par des inclinations individuelles, mais ce sont
des alliances motivées par des intérêts nationaux.
Quelle que soit l'importance des intérêts mis en pré-
sence, le contrat consiste essentiellement dans des
engagements réciproques pris devant témoins, et le plus
ordinairement rédigés par un officier ministériel sui-
vant les formules coutumières ou légales. L'apport d'un
domaine ou d'une dot constitue une sortes d'acte com-
mercial, régi comme tous les actes similaires par les
lois de l'offre et de la demande : les situations les plus
enviées provoquent en queh]ue sorte des enchères, et
le possesseur d'un nom, d'un titre, d'une fonction
élevée, d'une grande fortune peut choisir les offres les
plus avantageuses. Le contrat s'accompagne d'une con-
sécration religieuse qui passe pour présenter des
garanties d'un autre ordre. Le mariage n'a pas seule-
ment pour objet d'associer des intérêts et de délimiter
21
322 LES CLASSES SOCIALES
des droits. Il vise à une union plus intime, l'union des
sentiments, des volontés, des consciences. Les époux
ne se proposent pas uniquement le plaisir de l'accou-
plement bestial, mais ils se promettent un accord
durable, fondé sur le respect des promesses dont les
Dieux seront les témoins. Une des promesses que l'on
retrouve le plus communément dans les civilisations
les plus diverses, est que la femme doit rester fidèle à
son mari. Car c'est elle qui sert de lien aux généra-
tions successives, c'est elle qui assure la perpétuité de
la famille, qui transmet aux lointains descendants
l'ûme des ancêtres. L'adultère trouble cet ordre, fonde-
ment des sociétés aristocratiques, et attache un nom
honoré et puissant à des êtres indignes. Quelles que
soient les raisons qu'on invoque en faveur d'un lien
moral, c'est la religion qui paraît le plus apte a donner
à ce lien toute sa solidité. De là les cérémonies religieu-
ses auxquelles président les prêtres, et qui sont destinées
à imprimer fortement dans l'esprit des époux cette idée,
que les Dieux ont enregistré les promesses et en puni-
ront les violateurs. Tels sont les préliminaires du
mariage.
Lorsque le mariage est consommé, le premier fait à
signaler est la inaternitè^ fait capital dont l'absence
prévue par les lois produit la polygamie, la répudia-
tion ou du moins l'adoption, toutes les fois que, dans
une Société, on considère comme un intérêt majeur
d'empêcher l'extinction d'une famille ou même de
maintenir l'intégrité d'un héritage. Au sujet de la
maternité, il faut considérer le nombre des enfants et
les soins particuliers que la mère leur donne. Dans les
classes élevées et riches, les femmes ont de grandes
facilités pour se dérober à ces devoirs. Aussi il arrive
souvent qu'elles laissent a des esclaves ou à des merce-
naires le soin d'allaiter leurs enfants, de les surveiller
CLASSIFICATION BKS FAITS SOCIAUX 323
et de diriger leur eduealion. Lorsque le désir de trans-
mettre un nom et de perpétuer une famille s'affaiblit,
comme cela arrive dans nos sociétés modernes, le taux
de la natalité baisse dans les classes supérieures, et la
mondaine actuelle n'affronte pas deux fois les souf-
frances et les laideurs df la maternité.
Commentées femmes, qui n'exercent aucune fonction
sociale et qui n'ont aucune occupation à l'intérieur,
emploieront-elles les longs loisirs de leur existence ? A
des intrigues et à des frte^. Gomme elle n'a pas un
champ où elle puisse déployer directement son acti-
vité, la femme s'ingénie à obtenir par des influences
indirectes le triomphe de ses idéesetde sestlésirs. Elle
agit d'abord sur son mari, qui n'est souvent que son
porte-parole dans les questions religieuses. Mais elle
excelle surtout à circonvenir les hauts personnages. Par
la séduction d'un sourire, par une flatterie ingénieuse,
par des apparences de promesses, par des coquetteries
mêlées de réserve, par des charmes qui se montrent en
ayant l'air de se dérober, par les artifices de la toilette,
parles conversations brillantes ou capiteuses, par les
tournoiements de la danse, par la complicité des par-
fums,des mets délicats et des vins endormeursde la cons-
cience, elle arrive à faire capituler la volontt?, qui, dans
un moment d'oubli, donne la promesse longtemps at-
tendue ou la signature irrévocabl(\ Mais les fêtes ne
servent pas seulement à fournir un milieu où l'intrigue
puisse évoluer avec plus de succès. Elles ont en elles-
mêmes de puissants attraits. Aussi c'est dans la classe
des mondaines que fleurissent toutes les formes du luxv :
luxe dans les habitations, d;ins les ameublements, dans
les costumes, dans les bijoux, dans les œuvres darl.dans
la nourriture, dans les réjouissances. Jeune , la mon-
daine passe des journées à combiner la forme d'un
chapeau, à commander les différentes pièces de cette
■\2ï Li:s ci.A.ssi:s sociales
armure qu'on appelle une toilette, à songer à l'orga-
nisation prochaine d'une soirée, d'un bal, dune vente
de charité; à visiter une exposition, à s'exhiber aux cour-
ses, à assister à un sermon, puis à courir écouter une
conférence sorbonnienne ou un discours académique ;
le soir elle va au théâtre, et la nuit, dans ses rêves, agran-
dit l'échancrure de son corsage et découvre un peu plus
ses épaules. Avec l'âge, quand les artifices de toilette
ne parviennent plus à dissimuler « les outrages du
temps» elle change de distractions. Par son assiduité
aux fêtes religieuses elle compte bien acquérir des droits
à des joies et des fêtes éternelles dans les divers Champs-
Elysées que les religions promettent aux âmes pieuses,
qui ont récité beaucoup de prières et fait des olfrandes
généreuses aux sanctuaires.
I^Laffunnede conditionmoyenne . qui. d'un côté, n'est
pas exposée aux tentations de la vie luxueuse, de l'au-
tre, n'est pas assujettie à des besognes salariées ; la
femme qui est mère, éducatrice de ses enfants, surveil-
lante des travaux intérieurs et ménagère active. Son
rôle social est considérable. Elle ne redoute pas les
devoirs de \d.maiernitè ; elle a plusieurs enfants qu'elle
nourrit de son lait et ne confie point à des mains mer-
cenaires ; elle veille elle-même sur leur santé, s'inté-
resse à leurs premiers balbutiements, s'elTorce d'éveil-
ler de bonne heure leur conscience, encourage leurs
jeux et récompense d'une caresse leurs premiers efforts
d'écoliers.
Ses obligations maternelles ne lui font pas négliger
les besognes de l'intérieur. Peu soucieuse des reven-
dications féministes, elle ne cherche pas à supplanter
l'homme dans ses fonctions, mais elle se fait son auxi-
liaire dévouée, en se conformant à cette division du
travail i)ratiquée de tout temps dans la famille. Le
mari ai)porle dans la maison les biens gagnés par le
CLASSIFICATION DES FAITS SOCIAUX 32o
travail du dehors ; la femme, chargée de récoiiomi»;
domestique, en fait le meilleur emploi. Bien avant que
les médecins aient proclamé les dangers des microbes,
la femme par un instinct inné de propreté, ou plutôt
par une expérience certaine — bien qu'elle n'ait pas
su se formuler en aphorismes savants — la femme
poursuivait les poussières pathogènes, et par ses instru-
ments magiques — le balai et le torchon — contri-
buait h écarter de son intérieur les terribles maladies
contagieuses. C'est la femme qui a sans doute appris
à l'homme à se débarbouiller, à se peigner, à ne pas
fourrer ses doigts dans son nez, à manger avec une
fourchette ; c'est elle qui nettoie son linge, qui d'une
aiguille diligente consolide un bouton ou répare le
désordre du costume masculin. C'est elle aussi qui orne
la maison et qui en fait un lieu de repos et de plaisir.
Lassé, l'homme a oublié toutes ses fatigues dès qu'il a
franchi le seuil oi^i tout lui sourit. Au coin du feu il
trouve le siège où il a l'habitude de s'asseoir, pendant
que la ménagère dresse le couvert et lui réserve la sur-
prise d'une nouvelle recette. Car, si c'est Prométhée
qui est l'inventeur du feu, c'est la femme sans doute
qui l'a domestiqué et l'a rendu propre à rissoler les
viandes et à dompter la cruditt^ des légumes. I^nlin
la femme est économe : |)lns défiante de l'avenir, clh;
est aussi plus portée à l'i'pargne. C'est grùce aux mœurs
bourgeoises — si ridiculisées par les écrivains flatteurs
de l'aristocratie — que la richesse mobilière s'est sans
cesse accrue. C'est la femme qui a pressenti la puissance
de l'argent et qui, par la sagesse de son administration,
a contribu' dans la |)lus large mesure à hi constitu-
tion du capital, l'agent si [)uissanl des transforiualions
sociales. Cette femme de condition moyenne est pon-
dérée, ennemie d(;s exagérations opposées, au.xquelles
conduisent les soubresauts d'une imagination oisive
326
LES CLASSES SOCIALES
qui se complaît au rève. Le contact continu avec les
re'alités, les obligations et les plaisirs de la maternité,
les soins réguliers du ménage, les soucis de l'adminis-
tration intérieure, la responsabilité du bonheur com-
mun, la préservent des raffinements du plaisir et aussi
d'une mysticité maladive. Elle est religieuse, mais elle
pense que les meilleurs exercices de dévotion consis-
tent moins dans des marmottements de prière à la
Déméter d'Eleusis ou à St- Antoine de Padoue que dans
la pratique constante de ses devoirs.
3° L'ouvrière qui, outre les charges de son ménage,
doit s'occuper d'un travail supplémentaire au dehors.
Si l'on jugeait les choses à priori, on serait porté à
croire que la maternité doit souflrir de cette condition.
Incapable de surveiller ses enfants, possédant des
ressources très faibles, la femme douée de prévoyance
devrait, semble-t-il, restreindre le nombre de ses
enfants. C'est tout le contraire qui se produit. La fécon-
dité est remarquable dans la classe des ouvrières delà
campagne ou de la ville. L'éducation physique, intel-
lectuelle et morale des enfants est souvent négligée. Il
est évident que la femme qui passe sa journée à l'atelier
ne peut veiller sur ses enfants, entretenir leurs
vêtements, diriger leurs petits travaux d'écoliers et
corriger les mauvaises habitudes naissantes. Il en
résulte que les nouvelles générations, ainsi abandonnées
à elles-mêmes, sont exposées à contracter des vices
graves, surtout quand elles se développent dans des
milieux de corrupteurs comme les grandes villes et les
centres industriels. Pour éviter ces conséquences et
remédier à ce péril social, l'Etat obligé d'intervenir
est amené sous la pression des nécessités urgentes à se
substituer à la mère défaillante. Il prend à sa charge
non seuhiment l'instruction de l'enfant mais encore
sa première éducation, en ouvrant des asiles et des
CLASSIFICATION DES FAITS SOCIAUX 327
crèches. Si rouvrière, astreinte à un travail pénible,
arrive à oublier ses devoirs de mère, elle néglige
encore plus facilement les soins de l'intérieur. D'où
un appartement mal tenu, sans confortable, sans pro-
preté, oii s'entasse a l'étroit toute la famille ; une cui-
sine faite à la hâte que chacun absorbe sans plaisir ;
pas de conversation, mais souvent des scènes de violence,
nées de récriminations mutuelles et malheureusement
fondées ; puis le coucher dans un espace trop restreint
et sans les réserves nécessaires. Il n'y a pas lieu de
s'étonner que le mari ne s'attache pas à un pareil
intérieur, et que dans ses moments de loisir il aille
au cabaret oublier dans l'ivresse sa vie misérable.
Le travail des femmes dans les ateliers a des effets
économiques souvent signalés. Comme la femme se
contente de salaires réduits, les industriels, toujours
soucieux d'augmenter leurs profits, ont une tendance a
remplacer les ouvriers mâles, toutes les fois que par
le développement du machinisme les besognes ne sont
pas au-dessus des forces de la femme. De cette concur-
rence féminine résulte une baisse dans les salaires de
l'homme, chef de famille, qui ne peut plus se passer
du gain supplémentaire apporté par sa femme. La vie
de l'atelier présente des inconvénients non moins graves
au point de vue de la moralité. Inutile d'insister sur
un fait que nous avons déjà relaté plus haut et que
tous les moralistes sont unanimes à signaler.
La courtisane forme une catégorie distincte. Par
euphémisme on l'a appelée « une marchande de sou-
rires » . Et en elfet ce qui la caractérise, c'est de pra-
tiquer ce genre de commerce où les plaisirs sensuels
s'échangent pour d<; l'argent.
Dans cette revue de la société, il est impossible de
passer sous silence les phénomènes sociaux auxquels
donne lieu ce genre de vie, phénomènes (jui ont eu
328 LES CLASSES SOCIALES
tant d'importance dans tous les temps, mais surtout aux
époques de haute civilisation et particulièrement dans
les grandes agglomérations urbaines. Mais il faut en
parler avec le calme du médecin qui expose la struc-
ture d'un fibrome et en signale les elfets sur l'orga-
nisme.
Puisque le genre de vie est la règle suprême de notre
classification, il ne semble pas qu'il faille confondre
dans une même classe toutes les femmes qui font trafic
de l'amour. Mais on pourrait les répartir en deux grou-
pes : le premier comprendrait les prostituées qui ven-
dent le plaisir au premier venu, comme on livre dans
un bazar des marchandises à des prix marqués ; le
deuxième renfermerait les <( demi-mondaines » qui
entretiennent des relations plus durables avec une
même personne, en lui donnant l'illusion de l'amour
ou du moins d'une préférence.
A la prostitution se rattachent les questions de santé,
de moralité et de richesse publiques. Par la fréquence
de leurs liaisons, les prostituées sont exposées à con-
tracterdes maladies vénériennes et aies propager dans
le public. Aussi dans la plupart des Etats il existe des
règlements qui soumettent la prostitution à une sur-
veillance officielle. La fille de joie n'aime pas ses amants
de passage. Loin de vouloir leur bien, elle s'elforce de
développer en eux tous les vices dont elle doit profiter:
la paresse, la gourmandise, la fourberie, la prodigalité.
Elle use de toutes ses séductions pour détourner l'hom-
me de ses devoirs, pour l'étourdir, pour l'enivrer, afin
que dans ces moments de plaisir et d'orgie il devienne
une proie plus facile à sa cupidité. Elle ne produit rien,
mais en revanche elle montre une activité inlassable
dans la consommation.
Les courtisanes de {)lus haut vol échappent aux
réglementations officielles. Les Phrynés Athéniennes,
CLASSIFICATION DES FAITS SOCIAUX 329
les Ninons de la Monarchie ou les Diane de Ce-
rilly modernes approchent de trop près les poten-
tats pour ne pas obtenir des privilèges, qui s'éten-
dent à leurs semblables de rang un peu inférieur.
Pour le reste, leur genre de vie ressemble à celui des
prostituées : elles agissent avec la môme absence de
scrupules, mais déploient une virtuosité plus grandfi
dans l'exécution. C'est pour elles les parfums rares,
les mets délicats, les boissons enivrantes, les recher-
ches de toilette, les bijoux, les ameublements coquets ;
c'est elles qui encouragent les industries de luxe ou
mieux qui souvent introduisent dans une société les or-
nements inutiles et les parures coûteuses. Elles procu-
rent aux vieux beaux le triste avantage de prolonger
à grands frais leurs turpitudes. Elles détournent à leur
profit la fortune qui servirait à doter des jeunes filles
ou à compléter l'éducation des jeunes gens, parce
qu'elles savent satisfaire une vanité imbécile et exciter
des appétits grisonnants. Elles font souvent des voleurs
en soumettant à une trop lourde épreuve la probité
des manieurs de fonds. Ce qui est plus grave encore au
point de vue social, c'est que leur vie fastueuse excite
l'envie, non seulement des filh^s qui aspirent à les imi-
ter mais même des travailleuses honnêtes, qui s'épui-
sent dans un labeur ingrat et qui sont scandalisées de
voir dans la société des situations de fortune réparties
au rebours de la justice.
La courtisane décourage par son exemple la loyauté
dans les promesses, le travail utile, les devoirs de la
maternité, la tempérance et la modération dans les
dépenses. Elle est le frelon qui bourdonne autour de
la ruche, avide du miel produit par les abeillfs.
La diversité, qui sépare les femmes ap[)artenant aux
dilféren tes catégories sociales, n'empêche [)as l'exislence
de quelques traits communs, qui se mauifestenl p.ir
330 LES CLASSES SOCIALES
des faits sociaux répandus partout et à toutes les épo-
ques.Ce sont : 1° le goût pour la parure qui donne cours
aux pierres précieuses, aux bijoux, aux étoffes riches... et
stimule les industries de luxe; 2» le goût pour les fêtes
qui se traduit par des cérémonies religieuses, des pro-
cessions, des chants, ou des réjouissances mondaines,
des festins et des bals; 3° les sentiments de pitié qui
naissent d'une impressionnabilité plus vive et qui
d'ordinaire s'exercent en faveur des enfants. Quand la
maternité fait défaut, ces sentiments de pitié prennent
une autre direction et, s'appliquant aux faibles, aux
pauvres, aux malades, suscitent les formes si multiples
de l'assistance privée.
Cependant ces traits communs ne suffisent pas pour
caractériser l'activité féminine et, pour arriver à
l'exactitude scientifique, il est nécessaire d'ajouter à
ces traits les marques propres à chaque groupe, marques
imprimées lentement mais sûrement par le genre de
vie, et le milieu social où l'activité féminine doit
s'exercer.
13" Lesenfanfs.Lc sociologue, qui est soucieux d'exac-
titude, s'occupe de l'enfance avec autant de soin que
le botaniste étudie la germination de la graine et les
premiers développements de la plante. Car c'est du
régime physique, intellectuel et moral appliqué à l'en-
fance que résulte le caractère des nouvelles générations.
Par suite, c'est par l'étude attentive de ce régime qu'il
est possible de connaître, ou du moins de pressentir les
tendances nouvelles qui pourront se faire jour dans les
différentes classes sociales. Dans une classification de
faits sociaux, il est donc nécessaire d'accorder une place
importante aux questions relatives à l'enfance.
Les principales sont les suivantes :
l** Le nombre des enfants qui est un des principaux
facteurs de la population. Mais il ne suffit pas d'obtenir
CLASSIFICATION DES FAITS SOCIAUX 331
un total général. Ce qu'il importe surtout de connaître,
c'est la façon dont les diflérontes classes se renouvellent.
Il en est ici d'une société comme d'un être vivant. Le poids
brut d'un homme n'est pas l'indice certain de sa force ;
mais pour arriver à une appréciation exacte il faudrait
mesurer les différents organes et savoir dans quelle pro-
portion entrent les muscles et la graisse. De même dans
une société il faut s'assur(U' que l'équilibre entre les
classes ne menace pas d'être rompu ; car la pléthore
d'un côté compense mal la pénurie qui se manifeste
ailleurs. Ainsi en France ce sont les classes ouvrières
qui sont en ce moment les plus prolifiques. D'où la
poussée formidable que ces classes exercent pour occu-
per dans la société une place en rapport avec leur im-
portance numérique.
2" L'Education physique qui a pour objet de veiller
à l'entretien, à la santé de l'enfant pendant la
longue période oii il est incapable de subvenir lui-
même aux nécessités de la vie. Ou cette éducation est
entièrement abandonnée à la famille et particulièrement
au père qui, n'ayant de compte à rendre à personne àce
sujet, dispose même de la liberté et de la vie de son en-
fant. Ou cette éducation se donne sous le coiilrùb' de
l'Etat, qui restreint les droits de la famille et impose
aux parents des obligations diverses, comme autant de
garanties prises en faveur de l'enfance. L'éducation
physique comprend : la nutrition en général et surtout
l'allaitement, qui est donné au sein soit par la mère,
soit par des nourrices mercenaires, ou qui se donne
pardes moyens artificiels tels que le biberon. (Le mode
de nutrition (unployé a une très grande inilueuce sur la
mortalité des enfants). Elle comprend en outre les
jeux, les exercices corporels, la vie au grand air et
règle les études comme les travaux manuels. C'est au
nom de l'hygiène qu'on proscrit le surmenage intellec-
tuel et le travail j)rématuré dans les manufactures.
332 LES CLASSES SOCIALES
3'' L'Efhication intellectuelle ou instruction propre-
ment dite, qui se présente sous les trois modes connus :
primaire, secondaire et supérieur. A ce sujet il faut
considérer quelles classes participent à ces formes
d'enseignement, quels maîtres en sont chargés et quel
rôle jouent à cet égard la famille, le clergé et l'Etat.
Inutile d'insister sur ces points dont l'importance est
manifeste.
4° r Education profefisionnelle qui comprend l'appren-
tissage relatif surtout aux métiers manuels, et l'instruc-
tion donnée dans des Ecoles spéciales. C'est ainsi que
les jeunes Romains allaient se former à l'éloquence à
Athènes ou à Rhodes ; que nos officiers passent
par St-Cyr ou Polytechnique ; que les futurs prêtres
catholiques séjournent plusieurs années dans les sémi-
naires.
5° r Education morale ^ qui se donne par la religion,
par la philosophie et par les inlluences multiples
du milieu : conversations, lectures, jeux, spectacles
et surtout exemples. L'enFant est imitateur. Et, quand
paf suite des circonstances ou d'un choix réfléchi les
mêmes impressions afduent dans son esprit encore
neuf, l'empreinte devient de plus en plus profonde et
parfois laisse un pli ineffaçable.
Voilà pourquoi à toutes les époques les classes ri-
vales se sont disputé avec tant d'âpreté l'àme de
l'enfant.
IV
PATHOLOGIE SOCIALE
Tous les faits précédents sont les produits de fonc-
tions qui s'exercent normalement. .Mais les Sociétés
peuvent, comme les organismes vivants, être le siège
CLASSIFICATION DES FAITS SOCIAUX 333
de troubles. Ces troubles constituent ce que par ana-
logie on peut appeler la Palhologie sociale, dont Tétudo
comprend les questions relatives au paupérisme et à la
criminalité.
li*» Paupérisme fit assistance. Les faits désignés sous
le nom de paupérisme servent à caractériser cette classe
de personnes, qui dans une Société sont incapables de
subvenir par elles-mêmes à leurs besoins physiques.
Pour des raisons diverses leur activité est déficiente.
Et, comme les secours qui viennent d'ordinaire de la
famille ou parfois d'une fortune personnelle leur font
défaut, l'existence de ces indigents serait menacée s'ils ne
trouvaient assistance auprès soit de particuliers, soit de
classes plus particulièrement vouées à la charité, soit
fnfin de l'Etat. Les deux choses — paupérisme et assis-
tance — sont donc connexes. Mais l'une, le paupérisme,
est antérieure logiquement; et ce sont ses formes diver-
ses qui sollicitent la création d'organes d'assistance cor-
respondants.
Voici les ditlerentes catégories d'êtres impropres
à gagner leur subsistance : 1" les orphelins dont
les parents n'ont point laissé de ressources suffisantes
à leur éducation, et les enfants abuiuloiuiés dont les pa-
rents sont inconnus ou qui se refusent àrem[)lir leurs
devoirs ; 2° les vieillards dépourvus de ressources, et
trop faibles ou ti'op maladroits pour continuer un tra-
vail lucratif ; 3" la longue théorie des invalides dé-
pourvus des soins de la famille, les aveugles, les infir-
mes, les estropiés, les malades, les incurables, tous les
anciens hôtes de hi cour des miracles ; 4" la cohue des
sans-travail, les victimes des chômages forcés et par-
fois volontaires, les prolétaires chargés de familh^ et
dont le salaire est insuffisant, les veuves avec enfants,
tous ceux en un mot qui exercent ou pourraient exer-
cer leur activité, sans pouvoir subvenir complètement
334 LES CLASSKS SOCIALES
à leurs besoins et aux besoins de ceux dont ils ont la
charge.
Quels moyens d'action emploient tous ces déshéri-
tés pour adoucir leur sort ? Rien autre chose que les
signes de la détresse et de la souffrance : des haillons,
des figures pâlies, des voix plaintives, des regards sup-
pliants, des larmes, tout ce qui pénétrant dans les
âmes suscite des idées importunes et provoque des sen-
timents de pitié.
Les idées et les sentiments, lorsqu'ils prennent une
grande intensité, ne restent pas renfermés dans le for
intérieur, mais tendent à se manifester au dehors par
des actes correspondants. Telle est la source commu-
ne des différentes formes de l'Assistance. Ces formes
sont caractérisées par les classes diverses ou les grou-
pements spéciaux qui se donnent pour tâche de soula-
ger les infortunes.
1° Les prêtres, au nom de la religion, ont le plus
souvent recommandé l'aumône et le soin des malades.
Dans le paganisme, les pauvres, pensait-on, étaient
envoyés par Jupiter, et les Dieux eux-mêmes se cachaient
sous des haillons pour pouvoir frapper avec plus de
justice les riches sans entrailles qui les avaient
repoussés. Dans le christianisme, la charité est une
prescription divine et elle doit être pratiquée par crainte
ou par amour de Dieu : les pauvres sont les membres
vivants du corps mystique de Jésus. Le clergé s'est
souvent fait le collecteur et le distributeur des aumô-
nes. De là les distributions de soupes aux portes des
monastères sous l'ancien régime ; de là les œuvres
multiples qui se créent partout pour porter remède à
tous les genres d'infortunes : maisons pour les enfants
trouvés, maternités, orphelinats, asiles pour les vieil-
lards, hôpitaux pour les aveugles, les sourds-muets,
les estropiés, les incurables, les malades....
CLASSIFICATION DES FA H S SOCIAFX 'VA'>
2" L'Assistance publique se fait par l'Etat, quand
bien pénétré des idées de solidarité sociale il s(>nt la
nécessité de ne négliger aucun intérêt. Dans une aris-
tocratie, les esclaves, les pauvres, les misérables sont
abandonnés à leur sort. Les heureux possesseurs de la
fortune et du pouvoir ont beaucoup de peine à ne pas
considérer la pauvreté comme un délit. Les gouver-
nements démocratiques ne montrent pas cette sereine
indifférence à l'égard des classes nécessiteuses. Mais,
ayant conscience de leur responsabilité et s'inspirant
de motifs purement humanitaires, ils s'efforcent de
réparer le mal et, ce qui est mieux encore, d'apporter
des remèdes préventifs. Non seulement ils cherchent,
à l'imitation du clergé, à venir en aide aux miséreux
de toute sorte dans les hôpitaux aménagés avec tout le
confort et les ressources de la science moderne. Ils
tiennent surtout à empêcher le développement du
mal et par des règlements nombreux — qui indiquent
au moins leur bonne volonté — surveillent le travail
dans les manufactures, protègent les femmes et les
enfants contre l'exploitation patronale, songent aux
retraites ouvrières, établissent la responsabilité des
employeurs dans les accidents du travail, autorisent
les grèves soutenues en vue de l'élévation des salaires
et de la dignité de l'ouvrier, favorisent les syndicats
et les sociétés d'épargne ou de secours etc..
3" L'Assistance privée se présente sous deux modes
distincts : elle se fait ou bien par des personnes
charitables ([ue leur situation de fortune garanti!,
suivant toute probabilité, de la misère; ou bien par des
mutualités composées de personnes d'une même
profession, qui s'associent dans le but de parer à des
risques courus également par tous. Dans le premier
cas ce sont les sentiments de pitié qui dominent, qu'ils
soient inspirés par la religion ou simplement j)ar
336 LES CLASSES SOCL\LES
amour de riniraanité ; dans le second c'est la prévo-
yance qui dirige la conduite et entretient les idées de
solidarité.
io° Les Délits et /es Crimes ne résultent pas du genre
d'activité exercée habituellement. Mais ce sont des actes
exceptionnels déterminés par un ensemble de condi-
tions où entrent dans des mesures diverses les circons-
tances de temps et de lieu, les habitudes de vie, la
situation de fortune, Féducation, les croyances reli-
gieuses ou philosophiques et enfi)i la disposition du
corps et de l'esprit. La profession ne joue ici qu'un
rôle secondaire, de sorte que les délits et les crimes
nappartiennent pas à des classes spéciales mais peu-
vent se produire dans toutes, ce que révèlent les statis-
tiques. De plus ces faits dépendant dun trop grand
nombre de conditions paraissent contingents ou du
moins échappent à la prévision scientifique.
Mais comme la recherche des causes n'est pas ici en
question, il suffira de caractériser la nature des délits
et des crimes, puis de signaler les différentes sortes de
réactions qu'ils ont suscitées de la part des particuliers,
des familles, des représentants de la religion et enfin
de l'Etat.
Le délit — ou le crime qui ne présente avec lui qu'une
différence de degré — consiste essentiellement dans la
violation d'une règle établie soit par la coutume, soit
par la religion, soit parles législateurs. Ces règles sont
d'une extrême variabilité selon les époques et les pays ;
mais quelques bizarres ou irrationnelles qu'elles parais-
sent aux étrangers, elles ne s'en imposent pas avec
moins de rigueur à ceux que les circonstances y sou-
mettent. Ainsi en Corse la vendetta a beau être pros-
crite par les lois, elle n'en subsiste pas moins comme
une obligation à laquelle il serait déshonorant de se
soustraire ; manger de la graisse animale est aux yeux
CLASSIFICATI :>.\ hKS KAITS SOCIAIX '.V,\~
de rindoii le plusgTiui 1 des crimes ; pliuil.'i- du labac
dans son champ est un délit que rcprimc av.'C vigaienr
le fisc français. L'essence du délit vient d'ctre fixée.
Quant à énumérerrinfinic multiplicité df ses formes, il
n"y faut point song'r : .< la voix de fer » du poète
s'userait à cette ingrale besogne.
Le paupérisme provoqua rassistancc. De même le
crime appelle la repression, qui est la réaction natu-
relle du milieu o'fensé contre les violatenrsdes mieurs,
des règlements et d'slois. Trois éléments constituent
la répression : I'^ la rerhen-fie du coupable ; 2'' \q juge-
ment où la gravité de la faute est appréciée ;3^ la. peine
qui consiste essentiellement dans un > souffrance, mais
dont les' variétés défient les imaginations les plus fer-
tiles. Ces faits sociaux, (|ui relèvent chacun d'une fonc-
tion distincte, ontune très grande importance sur le nom-
bre et la gravité des délits. Si la police est exacte et
laisse peu d'espoir aux ci-imiiKds d"('cliapi)iM', toutes
choses égales d'ailleui's, la criminilité aura une t'u-
dance à décroître. Dans les t'uips d' trouble où la po-
lice se relâche et dans les villes [> jpiiliMi>es où elle est
souvent débordée le taux de la criminalité augmente,
ce que les statistiques constatent par des courbes as-
cendantes. Si les jugr'aients sont rendus avec justice
par une application r/'guliére d(':^ lois, les d('"liiMiii;iiils
n'ayant pas à comptei- sur une indulgiuice non juslilit'c
seront ret^'uus par la cM'titude d'um' condamnation.
Au contraire, les vari.itious et les caprices des Jurys,
s'ils n'encouragent pas aux crim.'S, diminuentdu moins
la force des idées anta;;;):ustes et par là conduisent au
môme résultat . Quant aux peines, elles ont d'autant
plus d'eflicacité (ju'elles IVapj)e:it plii^ forl la si'usibi.
lité [)hysi(|ue et morale. Ivi souime le s'utiment ([ue
l'on cherche à faire n nlr ' dans Tespril du criminid
pourlairt; ci)ntr. '-poids ;i la violence du (b'sir, c'est la
22
'{.')8 LKS CLASSES SOCIALES
peur. Si le régime pénitentiaire donne aux détenus une
vie peu inférieure ù celle de beaucoup de misérables
innocents, la répression est énervée, et il n'est pas éton-
nant que les prisons s'étendent et se multiplient. Les
principes sur lesquels s'appuie la répression semblent
j)ouvoir se ramener aux trois suivants: 1" la vengeance,
dont la forme la plus rationnelle est le talion k œil pour
œil, dent pour dent » ; 2" l'expiation ou la réparation
du désordre par le moyen de la souffrance, idée qui a
son origine dans la religion, où le crime considi-ré
comme une olîensc envers la Divinité ne s'efface que
par les pénitences prescrites ; 3o l'utilité sociale, où
l'on vise d'un côté à corriger le coupable, de l'autre à
intimider ceux qui seraient tentés de l'imiter. Gar-
dienne de l'ordre, la société manquerait à une de ses
fonctions essentielles, si elle restait désarmée en pré-
sence des criminels, perturbateurs des relations so-
ciales.
Tels sont les principaux faits sociaux.
Il semble que l'énumération donnée présente un
tableau complet de la vie sociale. Suivant leurs préfé-
rences personnelles, les auteurs ne s'attachent, d'ordi-
naire, à montrer qu'une face des choses et, par une pente
naturelle, sont tout prêts à nier 1 importance des autres
[)arties. Ainsi les politiques ne voient que l'Etat avec
les différents pouvoirs dont il dispose. Les prêtres
r<i})[)ortent tout à la religion et voudraient tout absor-
ber en elle. Les militaires n'ont de confiance que
dans la force matérielle et flétrissent du nom d'idéolo-
gues les défenseurs du droit. Les intellectuels célè-
brent la science, la philosophie et lesarts, mais montrent
un dédain exagéré pour les rustres à l'esprit lourd, dont
les bras vigoureux fécondent pourtant la terre. Les
économistes renvoient aux artistes leurs dédains et ne
comptent dans la société que les forces productrices de
CLASSIFICATION DES FAITS SOCIAUX 339
l'utile. Quant au rôle de la femme il a été le plus
souvent méconnu. Les liistoriens ont égayé leurs
récits d'aventures galantes, mais n'ont point paru soup-
çonner qu'elle constitue, par lenonibi'e,la moitié de la
société, et que sans injustice elle pourrait revendique r
une part égale d'influence. S'il n'est pas interdit de
concentrer ses etîorts sur un point spécial, cependant il
ne faut pas que l'arbre cache la forêt et que le fragment
passe pour le tout. Dans la société où toutes les par-
ties sontétroitement solidaires les unes des autres, ces
oublis seraient particulièrement préjudiciables.
De plus, grâce à la classification, la complexité des
phénomènes sociaux se résout par l'analyse en des
catégories distinctes, qui permettent à l'esprit de se
mouvoir avec plus d'assurance dans ce domaine social
jugé si enchevêtré et si ténébreux.
CONCLUSION
Le touriste arrivé aux cimes neigeuses, que les
pieds du vulgaire n'ont point foulées, se plaît à la
pensée d'être du petit nombre des privilégiés qui ont
pu contempler les vastes horizons qu'il a sous les
yeux. Plaisir égoïste et stérile. L'explorateur ne cherche
pas dans ses voyages un nouveau genre de sport. Il
ne se perd pas dans une vague contemplation, mais
il s'attache à dresser la carte exacte du pays qu'il a
parcouru, et à indiquer aux autres la route qu'il a
suivie.
Essayons de faire comme l'explorateur. Que notre
conclusion serve à montrer, comme sur un tableau,
les différents points parcourus. A défaut d'autre qua-
lité, cette revision (k^rnière aura du moins le mérite
de la sincérité : elle permettra de mieux embrasser
Tensemble du travail et par suite de l'apprécier plus
sûrement.
I . La méthode est dans une étroite dépendance avec
l'objet d'étude. Que cet objet soit mal déterminé, et
la méthode, s'engageant dans une fausse direction,
mène infailliblement aux erreurs et aux chimères.
Avant toute autre entreprise, il fallait donc circons-
crire exactement les limites de cette étude, et fixer avec
précision le but vers lequel il s'agissait de faire con-
verger les ell'orts. Ce but était nettement posé par le
342 CONCLUSION
texte même de la question, qui proposait Fétude des
faits sociaux.
Les faits, ce sont des réalités positives que Ton peut
constater par l'observation. Ce ne sont pas des notions
a priori, semblables à ces conceptions mathématiques
que le savant crée dans l'espace imaginaire. Ce ne sont
pas des rêveries utopiques où l'humanité se pare de
vertus, peut-être désirables mais qu'à coup sûr elle
ne possède pas. Ce ne sont pas non plus les actes
mystérieux d une puissance invisible, qui tendrait à
son but par des voies cachées. Enfin ce ne sont point
des entités métaphysiques comme l'àme des peuples,
le (^ Grand Etre w d'Auguste Comte, ou même comme
la Race, dont les caractères physiques et surtout mo-
raux manquent entièrement de précision. Ce sont
des faits.
Mais les faits sont les matériaux de la science, ils ne
la constituent point. Alors même que l'érudition ne
laisserait rien échapper, mais entassant les recueils de
faits les uns sur les autres en ferait une tour aussi
haute que l'antique Babel, le problème scientifique
n'aurait pas fait un seul pas vers sa solution. Au con-
traire, ce fatras n'aurait d'autre résultat que d'épais-
sir les ténèbres et de favoriser le scepticisme.
La question fondamentale est de savoir à quelles
conditions la science sociale est possible. D'un mot
on peut répondre : à la condition d'aboutir à des no-
tions et à des vérités générales.
Voilà la difficulté à laquelle se heurtent toutes les
sciences à leur début. Tout est particulier dans la
nature, multiple, divers. Pour que l'esprit ne se perde
pas dans ces infinis détails, il faut que les individus
se dépouillent de leurs qualités distinctives pour ne con-
server que les traits communs ; il faut aussi que les
faits, réduits à l'essentiel, rentrent dans les catégories
de l'entendement.
CONCLLSION 3i.'{
Comment l'aire? — (]omme dans les autres sciences,
où Ton a dû user d'iiabileté pour assouplir la uialirre
de l'étude et la rendre propre au travail seit-ntifiquc
Tout est là. Aucune méthode ne peut indiquer à Tavance
les moyens de découvrir l'idée originale qui opérera
cette transformation. Mais sans cette idée direriricc,
les prûcAL'3 de la méthode sont inapplicables.
L'idéf fondamentale de cet essai est que létude des
classes sociales — déterminées par le genre d'occupa-
tions — semble satisfaire aux conditions essentielles
de la science. Les classes peuvent en etïetdonn(M' nais-
sance à des notions générales, où les parliciilarit/'s
propres aux individus se neutralisent et disparaissent.
Ces notions sont surtout constituées par un ensem-
ble de dispositions psychologiques, qui impriment à
chaque groupe une physionomie spéciale — physiono-
mie dont les traits distinctifs peuvent être reconnus
par les procédés employés d'ordinaire dans les sciences
d'observation. Quand les notions sont exactement l'oi--
mées, on peut espérer découvrir les loi sociales, c'est-à-
dire les relations constantes qui président aux ad ions
et aux réactions de ces classes.
La science est devenue possible, parce qu'on a pro-
cédé par analyse, et qu'on a proposé comme objet
d'étude les classes séparées.
11. LOhJet, ([ui s'oHre à l'étude, consiste en Ttres et
en faits, c'est-à-dire en réalités. Quesera la nK'ihode?
Elle ne peut être autre que la méthode em[)loyt''e dans
tous les cas analogues, quand il s'agit de connaiire
les caractères fondamentaux des êtres, et les phcMiomè-
nes auxcjuels ils donnent lieu dans descirconsliunes
déterminées.
Cette méthode est l'induction, dont les parties |)rin-
cipales sont : 1" l'idée — 2" robservalion ou l'expéri-
mentation — '.i° la vérilicalion. Il ne semble pas (ju'il y
'Mi CO.NCLl SIi»N
ait de découverte à faire à ce sujet. Toute la difficulté
consiste à trouver lidée, qui suggère des observations
ou des expériences, susceptibkis de vérifier l'exactitude
de Ihypotlièse.
C'est une banalité de dire qii'il faut observer. Mais
l'observation ne suflit pas. Les Astrologues étaient
toujours pendus à une lunette, occupés à relever avec
soin la position des planètes ; les Alchimistes se des-
séchaient sur leurs fourneaux, attentifs à la génération
des mé'tnux ; les cràniologiies de l'école de Broca
mesurent, avec des instruments de précision, la capacité
crânienne et l'ouverture de l'angle facial, sous toutes
les latitudes. Qu'est-il résulté de ces longues et
patientes observations? « Vent, fumée et poussière»
comme dit l'auteur des Poi')ni'>^ Barbares. Les influences
astrales sont un mensonge, la pierre philosophale ou
lélixir de longue vie, une chimère, les distinctions de
races, fondées sur le volume du crâne, une hypothèse
sans solidité.
L'essentiel, c'est suivant le mot de Leibnitz « d'in-
tellectualiser les phénomènes », cest-à-dire de faire
pénétrer (hins les laits des idées — idées qui soient
capables d'intioiliiirc dniis le monde incohérent, mobile
et divers di' la sensation, les fondements véritables de
la science ; l'ordre, la constance, la régularité. Tout
h> secret est là: découvrir/////^', qui illumine soudain
les régions obscures et rend les recherches fructueuses.
L'idée de (îalilée et des autres savants delà Renais-
sance, c'est de borner leur jcnbilion. Au lieu de s'éver-
tuer il découvrir les essenc'S, les archées, les âmes,
<jui sejoiu'ut dans les cho-es et créent les phénomènes
par une j)uissanci' occulte ils ont étudié les phéno-
mènes eux-nièm('<, Icui-. lois de succession et leurs
formes constantes dans des circonstances données,
(daiidr Bernard a eu le L;rand mérite de chasser la
_CONCLi:SlO.N 345
force vitale des corps vivants, et de soumettre les
organismes au dt'terininisme rigoureux qui régissait
la matière brute. Lauiarck, Hegel, Spencer, Darwin
ont rompu les cadres immobiles dans lesquels on
voulait enfermer les espèces vivantes et ont ainsi
renouvelé les sciences naturelles. Pasteur a montré
la genèse des maladies contagieuses, et, par sa méthode
des inoculations préventives, a révolutionné la théra-
peutique.
Puisque les règles fondamentales de la méthode sont
partout les mêmes et (jnellcs sont connues, non seule-
ment par des expositions exactes et détaillées mais
encore par une longue |)ratique, il n'y avait pas lieu
d'en faire longuement une exposition nouvelle. Deux
voies s'ouvraient alors. (.)u bien passer en l'evue les
dilférentes méthodes suivies eu l'^rance et à l'Etranger,
et montrer qu'aucune d'elles ne résout le problème
posé par les sciences sociales. Travail d'érudition que
Ion doit faire pour soi, mais sur lequel il est inutile
d'insister. Car la crili(|ue, si ingénieuse qu'elle soit,
reste inféconde quand elle se contenti' d être destruc-
tive. Ou bien s'oIVrir soi-mr'nie courageusement à
la critique, en s'elforrant de montrer comment les mé-
thodes expérimentales — qui ont rendu de si grands
services dans les autres sciences — peuvent ici deve-
nir applicables.
Avec la division des Sociétés par classes, il semble
que les impossibilités soulevées par St. Mills'évanouis-
senl. La méthode comparative devient possible, et b's
principes rationnels, (\m font l'Ame des méthodes dites
de concordancr, de (/i/fér/'/ice et d»; varKilioiis conco-
7nitantes, sont susceptibles de recevoir ici une applica-
tion scientifique. Si les observations sont suflisiimmcnt
variées, il sera possible de déhnirexactement la nature,
de chaque tyi)C. Puis, par les méthodes de différence et
346 CONCLUSION
de variations, on constatera les cliangements qui rt'sul-
tent de conditions nouvelles ou d'un changement dans
les conditions anciennes.
En résumé, ou bien il faut renoncer atout espoir de
généralisation, ou bien les classes sociales, par la
fixité de leur nature et la régularité de leur action,
offrent à ce sujet les plus grandes facilités.
III. L'histoire des sciences montre la difticulté d'ap-
précier une méthode, tant qu'on l'examine en elle-mê-
me, sans lui faire subir le contrôle de la pratique. Pour
agir en toute sincérité, il ne faut pas craindre de mettre
la méthode recommandée aux prises avec les dithcul-
tés du sujet, en r.'stant fidèle à cette pensée d'Aug.
Comte, qu'en raison môme de son importance nous
avons donnée comme épigraphe à ce travail : « Dans
(( toute science réelle, les conceptions relatives à la mé-
« thode proprement dite sont essentiellement insépa-
« râbles de celles qui se rapportent à la doctrine elle-
« même ».
C'est ce que l'on a tenti.' dans la troisième partie, non
pour construire la science elle-même, mais pour mettre
enjeu la méthode, qui révélerait ainsi, par le fonction-
nement même, ses qualités et ses défauts.
Dans toute étude l'ordre doit être progressif, c'est-à-
dire que la recherche doit« commencer par les objets
les plus simples et les plus aisés à connaîtra» (l).
Précepte excellent sans doute, mais qu'aujourd'hui il
n'y a plus aucun mérite ni à connaître ni à formuler.
I^e point important est de montrer comment son ap-
plication est possible dans la question présente.
Quel est donc cet élément initial ? Nous le savons
déjà. Il est constitué par les diverses classes que l'on
découvre par l'analyse d'une société, société humaine
(Il Desoarlcs. Disc, de la Méthode. 3°" partie.
CONCLUSION 317
qui nous est bien mieux connue que les sociétés anima-
les ; société complète et non simplement ruiliinenlaire
comme la horde ou le clan, oîi les fonctions sont con-
fondues. Ces sociétés d'ailleurs présentent des phéno-
mènes mal connus et, suivant toute apparence, trop
incohérents pour donner naissance à des lois.
L'attention peut désormais se concentrer sur un
objet nettement circonscrit, pour en étudier la nature
et en connaître les relations. On trouve alors que la
nature d'une classe se caractérise moins par dos quali-
tés physiques que par des qualités d'ordre psychologi-
que. Gela est d'accord avec les lois de la psychologie
et se trouve confirmé par des exemples, choisis de façon
à répondre aux exigences des méthodes expéi'imenta-
les.
Le type, formé ainsi par un ensemble de qualités liées
entre elles dans des connexiom psf/chiqucs, n'est pas
absolument immuable. Tout en conservant les traits
essentiels, il revôt des formes différentes suivant la
loi des cor/r/a^t'o/i.ç, loi d'après laquelle les qualités
subordonnées se modifient régulièrement, sous l'in-
fluence des changements réalisés dans le caractère
dominateur.
Quand los classes ont été étudiées à l'état isolé, on
les met en présence les unes des autres pour connaître
leurs relations mutuelles. De même que les (|ualités
s'unissent d'une façon déterminée pour donner nais-
sance à des types, de même les classes forment des
groupements déterminés; et, par l'effet des co/nic./io/is
.socm/^.s, constituent des types de Sociétés, dont la nature
est pour chacune caractérisée par une classe dominante.
La classification de Montesquieu et toutes celles (jni
ne prenaient pas une base assez large mettaient, dans
un même groupe, des Sociétés qui présentaient bcan-
coup moins de traits communs (|ue de dillV-mices.
'U8 CON'CLUSION
Il semble qu'avec notre méthode on se rapproche davan-
tage des conditions exige'es par la classification natu-
relle.
Les socie'tés ne sont pas des êtres inertes et pour
ainsi dire figés dans des formes immobiles. Elles sont
le siège de mouvements incessants, mouvements inter-
nes qui viennent de factivité des classes et qui donnent
naissance à la multiplicité infinie des phénomènes
sociaux. Mais ces faits, saisis dans leurs causes, ne
sont plus aussi rebelles à la science; sous leur capri-
ce apparent, il est possible de découvrir leur régularité,
due à un certain nombre de lois qui règlent l'action
des forces sociales.
On comprend mieux aussi comment se tisse le lien
social. Il se forme de l'accord des idées, des sentiments
et des volontés. Mais cet accord ne se réalise pas avec
la môme facilité dans toutes les classes. Quelques-unes
d'entre elles conservent, malgré l'apparente unité im-
posée par la contrainte, des haines sourdes, des idées
hostiles et des volontés rebelles. C'est l'action mutuelle
des classes les unes sur les autres qui émousse les
angles, facilite le jeu des fonctions, et finit par produire
cette solidarité sociale, que l'on peut comparer à la
solidarité organique sans aller cependant — ainsi que
le veulent Schœfi'le et les partisans du superorganisme —
jusqu'à l'assimilation complète. La division par classes
permet de mesurer le degré de cohésion sociale, et de
fixer les limites au delà desquelles l'unité n'est plus
guère qu'un mot.
Voilà la société étudiée en elle-même.
Mais elle ne peut rester dans cet état d'isolement.
VA, pour achever l'étude, il faut la placer dans le
milieu réel où elle vit, subissant des influences et réa-
gissant à son tour d'après ses idées et ses ressources.
Tout cependant serait confusion et incohérence, si les
CONCI.USION 3i9
sociétés étaient considérées comme des ensembles ir-
réductibles. Avec la division par classes, les influences
physiques sont renfermées dans des limites plus pré-
cises. Quant à l'activité sociale — qu'elle s'exerce sur
la nature pour la façonner aux besoins sociaux, ou sur
les sociétés étrangères pour entretenir avec elles des
relations variées — elle est mesurée avec plus d'exactitu-
de, lorsqu'on connaît l'apport spécial de chaque classe.
En résumé, il nous semble qu'il n'y a de science pos-
sible, ni pour les sociétés considérées comme des touts,
ni pour les phénomènes sociaux, envisagés en eux-mê-
mes indépendamment des classes qui les ont produits.
L'histoire ne présente pas deux sociétés, qui dans i(^
cours de leur évolution lournissent deux états assez
semblables pour qu'une analogie, constatée sur un
point, corresponde à des analogies sur tous les autres
points. C'est pour avoir exprimé des espérances mani-
festement excessives que la Sociologie s'est discréditée
auprès des historiens, observateurs trop exacts des faits
pour n'avoir pas remarqué l'intervalle immense, qui
séparait les découvertes sociologi([ues des magnifiques
promesses faites par les partisans de cette science.
Quant aux phénonièn(^s sociaux, si on les détaclu; de
leurs vraies causes, ils sont incapables de donner nais-
sance à autre chose (ju'à des lois empiriques d'ordre
inférieur ; à des aphorismes, qui peuvent dans la
pratique servir de guides aux politiques, mais de
guides incertains parce que les relations, observées
dans un petit nombre de cas, ne sont plus applicables
en dehors des limites étroites où s'était faite Tob-
servation. Ileiuarquons en efl'et que les phénomènes
n'agissent pas directement les uns sur les autres, mais
par l'intermédiaire d'activités intelligentes. Or que
3i)0 coNCLUsir»
pour une raison quelconque lintermédiaire n'agisse
[)lus ou (jue son mode d'activité ait subi un change-
ment important, et l'influence qu'on attendait ne se
produit plus ou elle se pre'sente avec des caractères
ditïérents. Les manuscrits de l'Antiquité existaient
aussi bien au x" siècle qu'au xv^ Et cependant dans
la première période ils n'ont exercé qu'une influence
très restreinte, tandis que plus tard ils devaient ame-
ner le mouvement profond et étendu de la Renaissance.
C'est qu'au x® siècle ils étaient enfouis au fond de
quelques rares monastères et restaient presque sans
usage, tandis que plus tard lus, copiés, imprimés ils
suscitaient l'activité intellectuelle d'une foule d'huma-
nistes, de poètes, d'artistes et de savants.
Cette absence de relation certaine entre les phéno-
mènes détachés de leurs causes a été signalée avec
beaucoup de netteté par Cl. Bernard, dans le domaine
biologique. C'est précisément pour expliquer les excep-
tions aux lois empiriques, formulées par la physiologie,
que ce savant a été conduit à la distinction profonde
entre le milieu externe et le milieu intérieur. « La
)' science antique n'a pu concevoir que le milieu exté-
» rieur, mais il faut, pour fonder la biologie expéri-
» mentale, concevoir de plus un milieu intérieur... Ce
)) n'est qu'en passant dans le milieu intérieur que les
» influences du milieu externe peuvent nous atteindre.
» D'où il résulte que la connaissance du milieu externe
» ne nous apprend pas les actions qui prennent nais-
» sance dans le milieu intérieur et qui lui sont
» propres... Le milieu intérieur créé par l'organisme
» est spécial à chaque être vivant... » (l)
Eh bien ! ce milieu intérieur existe également pour
les sociétés, et doit jouer dans les sciences sociales un
(l) Inlrod. ù la MOlh. Expériin., p. 128.
Cd.NCI.lSlON 3ol
rôle aussi import.iiit queii Mologie. Il consiste dans
l'ensemble des dispositions physiques et mentales qui
caractérisent chaque type social. Le type se formant
moins sous l'action fatale de la race, du sol ou du
climat que sous les influ(\'ices plus immédiates de
l'éducation, dn^s rap})orts avec les autres classes
actuelles, et surtout des occupations prolessionnclles.
Dans un corps vivant les phénomènes de la pensée
normale, ou même supérieure, peuvent coexister avec
un corps délabré. De même dans une Socif'té, b^ (b've-
loppement des sciences, des lettres et des arts pourra
se rencontrer avec la décadence des forces et la corrup-
tion des mœurs. Le tort de Rousseau est de généraliser
cette rencontre, et de prétendre qu'on peut l'ériger en
une relation constante. Malgré les quelques faits qu'on
apporte en sa faveur, cette thèse n'en est pas moins
fausse, parce qu'on veut accordera de simples coïnci
dences la valeur d'une loi. La science n'est pas
nécessairement corruptrice, pas plus que l'ignorance
n'est l'indice certain de la force. Les peuples de la
Gaule n'ont pas arrêté les Romains, mais ce ne fut
point l'abondance de leurs connaissances littéraires et
scientiliques qui causa leur défaite.
\^n. Statique sociale — qui a pour objet de constituer
des états de Société distincts, où les divers élénumts
sont dans une corrélation naturelle et s'appellent mu-
tuellement dans un coimensus déterminé — s'exposerait
à de pareils mécomptes, si elle faisait reposer ses
inductions sur l'examen seul des phénomènes sans
remonter jusqu'aux agents qui les produisent. Car
quelle (pie soit roj)inion que l'on professe sur les subs-
tances, il y a toujours lieu de distinguer le phénomène
passager de l'être relativement permanent et durable
et d'attribuer à ce dernier la prééminence.
Mêmes remarques au sujet de ce qu'Aug Comte
3 ")2 CONCLUSION
appelé la « Dynamique Sociale ». Elle consisterait
suivant lui « à concevoir chacun des états sociaux con-
sécutifs comme le moteur indispensable du suivant,
selon le lumineux axiome du grand Leibnitz : le pré-
sent est gros de l'avenir ». Cette liaison nécessaire
entre des états successifs peut être admise dans le
système de Leibnitz, où chaque monade est tout entière
renfermée en elle-même. « sans fenêtre sur le dehors
par où ({uelque chose puisse entrer ou sortir » ; où,
véritable « automate spirituel », la monade se déve-
loppe par ses lois propres en une série de termes qui
conditionnent chacun le suivant. Mais il n'en est pas
ainsi de la société humaine. Alors môme qu'on la con-
sidérerait comme un tout, il ne serait pas vrai de dire
qu'elle serait absolument fermée à toutes les influences
du dehors, mais elle subirait l'action des forces natu-
relles et verrait par là son évolution éprouver une
accélération, ou subir des r-etards et même des reculs.
D'ailleurs cette conception d'une vie collectivede l'hu-
manité^ paraît fausse. En réalité, les sociétés sont di-
verses, et, si on les rattache toutes entre elles, c'est par
un lien fictif. Proclamer, — comme une conséquence de
cette vie collective — que le progrès est continu sans
arrêt et sans période régressive, c'est faire violence
aux faits. Ainsi l'esprit positif dominait bien plus en
Grèce au temps de Thucydide et d'Hippocrate qu'en
Europe pendant tout le moyen-àge, où régnaient en
maîtresses les explications métaphysiques et théolo-
giques. Dans une même époque, bien plus dans une
seule société, coexistent, ainsi que la remarque en a été
faite avec justesse, les trois états théologique, métaphy-
. sique et jyj^itif. Or ces retards dans le progrès, ces ré-
gressions en arrière, ces coexistences d'états opposés
paraisstMit inexplicables dans l'hypothèse d'une évolu-
tion fatale;^ des phénomènes. Au contraire ilss'expli-
BIBLIOTHÈOUES
COLLECTIONS ET REVUES
ÉDITÉES PAR
V. GIÂRD & E. BRSËRE
LIBRAllŒS-ÉlJlTiaiiS
iG, RIE SOUFFLOT ET 12, RUE TOII.LIER ,
PARIS (V)
i90(S
2 V. GIARD ^K: E. BRIÈRE, LIBRAIRES-ÉDITEURS
BIBLIOTHÈQUE INTERNATIONALE DE DROIT PUBLIC
Honorée de souscriptions du Ministère de Vlnstruotion publique
PUBLIÉE SOUS LA. DIRECTION DE
Max Boucard I Gaston Jèze
Maitre de. Requêtes au Coose.I d'Etat I Professeur agrégé à l'Université de L.lle
lap- T.RS volumes de cette Bibliothèque se vendent aussi relies avec une augmentation
de I tV. yonv la s,tu- in- S" 'et de o.r.o p^ l7s,^rWw!-^_^
TïTîvrT? (J ) - La République américaine. Préface de E. Chayegrin, 4 vol.
fn ? tI^ I Le G?u^wnen?eutuational. Trad. Miiller. Tome II : Les Gouverne-
m-b . loME 1 . L-e uuu .j, jjj Le Système des partis : 1 Opinion
pTm ,%tT?if de\"lJ?' li lY : Les I„s«aiio.s sociales. Trad. Bouyssy
■'*aua™d«ô„lra'5a?rT\?d.deGanmn,on.iacuire.Vulliod,Jadot,e.Bo^^^^^
X,}i°.°v\T^TÎÎ1n.Zu'roi' rl^È°ude"au -d^oi. consU.u.ionn^. Pré-
TïlmLTON Va ?JAY, MÀDISON. - Le Fédéraliste nouvelle édition fran-
ASrorfsV£.'-''£.oi%"i7raii'Sa c^nsûfu.'Sonnel.es de l'Angleterre.
' r !f\':ï;=' «- i ™i: '-: - ■■■■■■■■■} î?^- ♦
OTTO MATER. 1° Le D^oit administratif allemand, édition Irança.se par
'"Ttrf 'parti°e générale. 1903. 1 vol. in.8.br 8 fr. .
?.".l' Par îe spéciale (P<,!.«. finances)AmA.o\.in.iM. 8 Ir. •
î::,lll Partie^spéciale iLe ,hoU puMio to c,«,.e,. E.„rcpr„uon.
''°îr\7;'pi«f:°spéctie ;;^i^:ïZ-s,,.iau., s^-^ice .; r^^-./--
„S.VÏ:;. ™'^&'c;°pes\;°k=\"eV;;des finances, avec «ne pr«a» de
lT^i¥ir"ï:rre^ê;eo^rn>"t.f4iX.T.L^U„n populaire .î^^^^^^^
Traduction J RopjalWOÔ.i vol. n^^^r^- ^^ ■ ;^ ^_,^.,- ^ ' i,„ i„i„„
"'p^nW^ueli Ing^rl^" c'ourlX XIX- siècle. Préface de .V. Ribot
oiïi7K^0^'^n. -' Lcï P°Sncl?es'-r ari '. àdnlinis.ratif des Etats-
S^ls^'^r 'r ^,^'„£ernsSti'orn'elif d^l'Angleterre av c^'n.ro•-
^ toftfon, Totes et étud°s de Cl>. Pelit-linlailUs. TradncU.u par G. Ldebvre.
T. 1. 1907. 1 vol. in-$, br
SERIE IN-IS
wlSoN^wr-' Le Gouvernement congressionnel, avec une pr«.çe de
,S^ If^lrT- Vs^'uiifdii'Go„,ernem.ni local ;enÀnglet»re
O.^K'm's^S";â™i r!^\ï iié;'l;o;P'4rdn* Pa'n ml'n." pen/a^- le
xlï" ïèole Trad. et Préface de M. Oe^landrcs. 1900. 1 vol. >n-18, br. 5 Ir. .
10, RUE SOUKKLOT ET 12, RUE TOULLIEP , PARIS 3
BIBLIOTHÈQUE INTERNATIONALE DE DROIT PRIVÉ ET DE DROIT CRIMINEL
PUBLIIÎE SOLS I..\ DIRECTION' DE
H. Lévy-Ullmann j P. Lerebourg-Pigeonnière
Professeu7's aux Universités de Lille et de Rennes
ÎOSACK (C), professeur à V Université de Bonn. — Traité de droit commer-
cial, avec préface de Ed. Thallcr, traduction de Léon Mis. 1905-7. 3 vol in-8,
brochés 26 fr. »
- Reliés (reliure de la Bibliothèque) . 29 fr. »
— Tome I ; Théorie géné-rale. 1905. i vol. in-8, br 8 fr. »
- Le même, relié ('reliure de la Bibliothèque) 9 fr. »
— Tome II : Opérations. 1905. 1 vol. in-S, br S fr. »
- Le même, relié (reliure de la Bibliothèque) 9 fr. »
— Tome III : Sociétés, assurances terreàtres et maritimes. 1907. i aoI. ia-8.
broché 10 fr.
- Le même, relié (reliure de la Bibliothèque]. .,.».... 11 fr.
SOUS PRESSE :
ÎTEVENS. — Le Droit des Contrats, 1 vol.
ETUDES ECONOMIQUE ET SOCIALES
PUBLIÉES AVEC LE CONCOURS DU COLLÈGE LIBRE DES SCIENCES SOCIALES
I. — FARJENEL(P.).— La morale chinoise. Fondement des sociétés
(i'extrème-Orieat, lyuà. i vol. in-8, br., 5 !>.; rel. toile. 6 Ir. »
II. — MARIE (D'" A.). — Mysticisme et folie (Etude de psychologie
normale et pathologique com[iarées, l'J07. 1 vol. in-8, broché,
ti fr. ; relié toile ...*.. 7 l'r. »
III. — LEROY (M.). — La transformation de la puissance pu-
blique. Les syndicats de Jonetionnaires, 1907. 1 vol. in-8, broché,
5 fr. ; relié toile . . • G fr. »
SÉRIE IN-18 :
I. — ATGER (F.). — La crise viticole et la viticulture méridio-
nale (1000-1907), 1907. 1 V. in-18,br.,2 fr. ; relié toile. 2 Ir. 50
SOUS PRESSE :
jEROY (M.). — La loi. Essai sur la théorie de l'autorité dans
la démocratie, 1 vol. in-8.
lECLUS El. — Le caractère primitif des religions. In-8.
ARBOURIEGH. — Les biens communaux en France, ln-8.
ITERNES (Mi — Le Rôle social des Religions dans l'antiquité.
In-8.
V. GIARD i^ E. BRIÈRE, LIBRAIRES-ÉDITEURS
BIBLIOTHÈQUE INTERNATIONALE D'ECONOMIE POLITIQUE
Honorée de souscriptions du Ministère de V Instruction publique
PUBLIÉE sous LA DIRECTION DE ALFRED BONNET
)^~ Les volumes de cette Bibliothèque se vendent aussi reliés avec une augnientatisn
de I fr. pour la série in-S" et de o,5o pour la série in-i8
(SÉRIE IN-8)
I. — COSSA (Luigi). — Histoire des doctrines écono-
miques, traduit par Alfred Bonnet, avec; une préface de A.
Desetiamps, 1899. 1 vol. Broché 10 fr.
II-III. — ASHLEY CW.-J.) — Histoire et doctrines économiques
de l'Angleterre. Tome I. Le moyen lUje, trad. P. Bondois.
Tome II. La fiin du moyen âge, trad. S. Bocyssy, 1900,
2 vol. Brochés 15 fr.
IV. — SÉE iH.), prof, à l'université de Renne?. — Les classes
rurales et le régime domanial au moyen âge en
France, 1901. 1 vol. Broché 12 tr.
V. — WRIGHT (G.-D.)- — L'évolution industrielle des
Etats-Unis, traduit par F. Lepelletier, avec une pré-
face de E. Levasseur, 1901. 1 vol. Broché .... 7 fr.
VI. — GAIRNES (J.-E.). — Le caractère et la méthode lo-
gique de l'économie politique. Traduit par G. Valran,
1902. 1 vol. Broché 5 fr.
VII. — SMART ("William). — La répartition du revenu na-
tional, traduit par G. Guércult, avec une préface de P. Le-
roy-Beaulieu, 1902. 1 vol. Broché 7 tr.
VIII. — SCHLOSS (David). — Les modes de rémunération
du travail, !rad. avec inlrod., notes et appendices, par
Charles RisT, 1902. 1 vol. Broché 7 fr. 50
v^ IX. — SGHMOLLER (Gustav.i. — Questions fondamentales
d'économie politique et de politique sociale, 1902.
1 voi. Broché . . • 7 fr. -50
X-XI. — BOHM-BA"WERK (E.). — Histoire critique des théo-
ries de l'intérêt du capital, trad. par Bernard, 1902.
2 vol. Broché 14 fr.
XII-XIII. — PARETO (Vilfredo). — Les systèmes socialistes,
1902. 2 vol. Broché lifr.
XIV-XV. — LASSALLE (F.). — Théorie systématique des droits
acquis,avecpréfacedeCh.Andler, 1904.2vol. Broché. 20 fr.
XVI. — RODBERTUS JAGETZOW (C.). — Le capital, trad.
Châtelain, 1904. 1 vol 6 fr.
XVII. — LANDRY (A.). — L'intérêt du capital, 1904. 1 vol.
Broché 7 fr.
XVIII. — PHILÎPPOVIGH lEugen von). — La politique agraire,
trad. par S. BouYSSY,avec préface de A. Bouchon, 1904, 1 vol.
Broché 0 fr.
10, RUE SOUFFLOT ET 12, RUE TOULLIBR, PARIS
XIX. — DENIS Hector). — Histoire des systèmes écono-
rtiiques et socialistes.
Tome premier. Les Fondateurs, 190i. 1 vol. Broché. . 7 fr.
XX. — Tome deuxième. — Les Fondateurs, 1907, 1 vol. Broché. 10 fr.
XXII. — WAGNER (Ad.). — Les fondements de l'économie,
politique. Tome I, 1904. 1 vol. Broché 10 fr
. — SCHMOLLER(G.). — Principes d'économie politique,
traduit par G. Platon et L. I'oi.ack, .") vol.
XXV[. — Tome premier, 1905. 1 vol. FJroché 10 fr.
XXVII. — Tome deuxième, 1905. 1 vol. Broché 10 fr.
XXVIII. — Tome troisième, 1906. 1 vol. Broché 10 fr.
XXIX. — Tome quatrième, 1907. 1 vol. Broché 10 fr.
XXX. — Tome cinquième, 1908. 1 vol. Broché 10 fr.
XXXI-II. — PETTY (Sir "W.). — Œuvres économiques, traduit par
DussAizE et Pasquier. Préface de A. Scùalz, 1905, 2 vol.
Broché 15 fr.
XXXIII. — SALVIOLI. — Le capitalisme dans le monde antique.
1906. 1 vol. Broché 7 fr.
XXXIV. — EFFERTZ (O.). — Les antagonismes économiques.
Introduction de Ch. Andier, 1906. 1 vol. Broché . . 12 fr.
XXXV. — MARSHALL (A.). — Principes d'économie politique.
Tome 1, 1907. 1 vol. Broche 10 fr.
(SÉRIE IN-18)
l. — MENGSR (Anton), professeur à l'université de Vienne. —
Le droit au produit intégral du travail, trad. par Al-
fred BoxiN'KT, avec préface de Charles Andier, 1900. 1 vol.
Broché 3 fr. 50
II. — PATTEN (S. N.), professeur à l'université de Pennsylvanie. —
Les fondements économique^ dé la protection, tra-
duit par F. Lepelletier, avec préface de Paul Cauwès, 1889.
1 vol. Broché 2 fr. 50
m. — BASTABLE (C. F.), professeur à runiversité de Dublin. —
La théorie ducomtnerce international, trad. avec intr.
par Sauvaîre-Jourdan, 1900. 1 vol 3 fr.
IV, _ WILLOUGHBY (W^.-F.). — Essais sur la législation
ouvrière aux Etats-Unis, trad. ei annotés par A. Cuabo-
t-EAU, i9'J3. 1 vol. ilroche :> fr. 50
Sous presse :
Lan^lry (A.). — Manuel d'économie politique.
Marshall (A.). — Principes d'économie politique. T. II.
Pareto (V.). — Manuel d'économie politique.
Wagner (Ad.).—- Fondements de l'économie politique. T. II.
6 V. GIARD & E. BRIÈRE, LIBRAIRES-ÉDITEURS
BIBLIOTHÈQUE SOCIOLOGIQUE INTERNATIONALE
Honorée de souscriptions du Ministère de l'Instruction publique
PUBLIÉE sous LA DIRECTION DE RENÉ WORMS
Secrétaire Général de l'Inslitut International de Sociologie
■ Les volumes I à XXX de la collection peuvent aussi être achetés reliés avec une
auiïinentation de 2 fr. et XWI et suite avec une augmentation de i fr. seulement.
Ont paru :
I. — "WORMS (René). — Organisme et société, 1890.
1 vol. in-8 G fr.
II. — LÎLIENFELD (Paul de). — La pathologie sociale,
ib9ô. 1 vol. in-8 (3 fr.
III. — NîTTI (Francesco S.). — La population et le sys-
tème social, 1897. 1 vol. in-8 5 fr.
IV. — POSADA (A.). — Théories modernes sur les origines
de la famille, de la société et de letat, 189(3.
1 vol. in-8 4 fr.
V. — BALIGKI fS.). — L'Etat comme organisation ooerci-
tive de la société politique, 189ii. i voi. (épuisé).
YI. — NOVIGOW (J.). — Conscience M volonté socialçs,
1897. 1 vol. in-8 . ' .-. 6 fr.
TH. — GIDDINGS (Franklin H.). — Principes de socio-
logie, 1897. 1 vol. in-8 6 l'r.
V!II. — LORIA (A.). — Problèmes sociaux contemporains,
1897. 1 vol. in-8 4 fr.
IX-X. — VIGNES (M.). — La science sociale d après les prin-j
cipes de Le Play et de ses continuateurs, 1897.>
2 vol. in-8 16 fr.
XI. — VAGGARO (M. A.). — Les bases sociologiques du
droit et de l'Etat, 1898. 1 vol. in-8 8 fr.
XII. — GUMPLOWIGZ(L.). — Sociologie et politique, 1898.
1 vol. in-8 6 fr.
XIII. — SÏGHELE (Scipio). — Psychologie des sectes, 1898.
1 vol. in-8 5 tr.
XIV. — TARDE (G). — Etudes de psychologie sociale.
1898. 1 vol. in-8 T Ir.
XV. — KOVALEWSKY (M.). — Le régime économique
de la Russie, 1898. 1 vol. in-8 7 tr.
XVI. — STARGKE (G.). — La famille dans les diverses so-
ciétés, 1899. 1 vol. in-8 5 fr.
XVII. — LAGRASSERIE (Raoul de). — Des religions com-
parées au point de vue sociologique, 1890.
1 vol. in-8 7 fr.
XVin. — BALDWIN ^J. M.). — Interprétation sociale et mo-
rale des principes du développement mental, 189'.J.
1 vol. in-8 10 fr.
16 RUE SOUFFLOT ET 12, RUE TOULLIER, PARIS
XIX. — DUPRAT (G. L). — Science sociale et démocratie,
1900. 1 vol. in-S G fr.
XX. — LAPLAIGNE iH). — La morale d'un égoïste; essai
de morale sociale, d'JUO. i vol. in-8 .... 5 fr.
XXI. — LOURBET (Jacques). — Le problème des sexes.
lOuO. 1 vol. in-8 5 fr.
XXII. — BOMBARD (E.). — La marche de l'humanité et les
grands hommes d'après la doctrine positive, 1900.
1 vol. in-8 o fr.
XXIII. — LAGRASSERIE (Raoul dej. — Les principes socio-
logiques de la criminologie, 1901. 1 voi. in-8. 8 fr.
XXIV. — POUZOL (Abel). — La recherche de la paternité,
1902. 1 vol. in-8 10 fr.
XXV. — BAUER (A.). — Les classes sociales, 1902.
1 vol. in-8 7 fr.
XXVI. — LETOURNEAU (Ch.). — La condition de la femme
dans les diverses races et civilisations, 1903.
1 vol. in-8 9 fr.
"WORMS (René). — Philosophie des sciences so-
ciales, 3 vol. in-8 :
XXVII. — Tome I. Objet des sciences sociales, 1903. 1 vol. 4 fr.
XXVIII. — Tome II. Méthode des sciences sociales, 1904. 1 vol. 4 fr.
XXIX. — Tome III. Conclusions des sciences sociales, 1907,
1 vol 4 fr.
XXX. — RIGNANO ^E.). — Un socialisme en harmonie avec
la doctrine économique libérale, 1904. 1 v. in S. 7 fr.
XXXI. — NICEFORO (A.). — Les classes pauvres. Recherches
anthropologiques el sociales, 1905. 1 vol. in-8 . . 8 fr.
XXXII-III. — WARD (Lester F.). — Sociologie pure, 1906. 2 vol.
in-« 16 fr.
XXXIV. — LA GRASSERIE iR. de). — Les principes sociolo-
giques du droit civil. 190(). 1 vol. in-K. . . 10 Ir.
XXXV. — CAIRD (Edward). — Philosophie sociale et religion
d'Auguste Comte, 1907. i vui. in-8 .... 4 fr.
XXXVI. — BAUER (A.). — Essai sur les révolutions. 1908.
1 vol. in-8 6 fr. »
Sous prenne ;
KOVALEWSKY M.. — La France économique et sociale à la
veille de la révolution, "i vol. in-8.
STEIN (L). — Le sens de lexistence. 1 vol. in-8.
ANNALES DE L'INSTITUT INTERNATIONAL DE SOCIOLOGIE
l'uluines in-S" hriir/ics.
I. — Premier Congrès 1894
II. — Deuxième Congrès 1895
III. — Travaux de 1896 . .
IV. — Troisième Conp;rès 1897
V. — Travaux .3e 1898 . .
VI. — Travaux de 1899 . .
7 fr.
7 fr.
7 fr.
. Kl fV.
. lu Ir.
7 fr.
VII. — Ouatrièmc Congrès 1900
VJII. — travaux de 1901 . .
L\. — Travaux de 1902. .
.\. — Cinquième Congrèsl903
XI. — Sixième Congrès 1900
7fr.
7 fr.
7rr
KMr.
8 fr.
V. GIARI) &: E. BRIÈRE, LIBRAIRES-ÉDITEURS
BIBLIOTHÈQUE SOCIALISTE INTERNATIONALE
PUBLIÉE SOUS LA DIRECTION DE ALFRED BONNET I
(SÉRIE IN-18)
DEVILLE (G.)- — Principes socialistes, 1898. Deuxième édition
1 voiume in-i8 3 fr. 5'
MARX (Karl). — Misère de la philosophie. Réponse à la phii-o
Sophie de Ja misère de M. Proudhoii, 1908, nouvelle éditioii, 1 volura
Iq-IS 3 fr. 5'
LABRIOLiA (Antonio). — Essais sur la conception matérialiste
de ihistoire, 2« éd.. 190-2. 1 vol. in-18 3 tr: sd
DESTRÉE (J.) et VANDERVELDE (E.). — Le socialisme en\
Belgique, i' éd., 1903, 1 volume in-18 . . 3 ir. 50\
LABRIOLA (Antonio). — Socialisme et philosophie, 1899. 1 vol.
in-18 2 tr. 50
MARX (Karl). - Révolution et contre-révolution en Allemagne,
traduit par Laura Lafargue, 1900. 1 vol. in-18. ..... 2 tr. 50
GATTI (G.). — Le socialisme et lagriculture, préface de G. Sorel,
1902. 1 vol. ia-18 3 ir. 50
LASSALLE (F.). — Discours et pamphlets, 1903. 1 volume
in-l« . . . .' 3 fr. 50
TARBOURIEGH (E.). — Essai sur la propriété, 1905. 1 volume
in-is 3 fr. 50
(SÉRIE lN-8)
WEBB (Béatrix et Sydney). — Histoire du trade-unionisme,
1897, traduit par Albert Métin. 1 volume in-8 lu fr.
KAUTSKY (Karl). — La question agraire. — Etude sur les ten-
dances de l'agriculture moderne, traduit par Edgard Milhaud et
Camille Polack, l900. 1 volume in-8 8 fr.
MARX (Karl). — Le capital, traduit à l'Institut des sciences, sociales
de Bruxelles, par J. Borchardt et H. Vanderrydt :
— Livre II. — Le procès de circulation du capital, 1900. 1 volume
in-8 10 Ir.
— Ln-RE III. — Le processus d'ensemble de la production capita-
liste, 1901-1902. 2 volumes in-8 :^0 fr.
KAUTSKY (K). — La politique agraire du parti socialiste, trad.
C. Pof.ACK, 1903, in-8 4 fr.
AUGE LARIBÉ (M.). — Le problème agraire du socialisme. La
viticulture industrielle du midi de la F.'-ance, 1907. 1 vol. in-8. 6 fr.
LE DEVENIR SOCIAL (Revue internationale d'économie, d'histoire et
de philosophie). La Colhctmj complète (1895 à 1898). Prix. . . 50 fr.
Ont été publiés dans cette revue des articles de :
MM. H. Lagardklle, J. David. Ed. Fortin, Ch. Honnièr, K- Kautsky, Ga-
briel Deville, Antonio LARftiOLA, 'j. Plekhanoff, Paul Lafargue, L. Héri-
tier, A. ToRTORi, Ad. Zerboglio, G. Sorel, Bened. Groce, Kovalewskv,
IssAiEFr. Arturo Labriola, p. Lavroff, F. Salvioli, Conrad Schmidt,
E. Hernstein, IC. Vanderveldk, Enrico Ferri, Revelin, etc.
16, RUE SOUFFLOT ET 12, RUE TOULLIER. PARIS
BIBLIOTHEQUE PACIFISTE INTERNATIONALE
Honorée de la souscription des Ministères de Vlnslructioa publique
et du Commerce
PUBLIÉE SOUS LA DIRECTION DE STÉFANE-POL
Ont paru :
BEAUQUIER (Ch.) Ed. GIRETTI et STÉFANE POL. — France
et Italie, avec préface do M. lierthclot de i'htsiiint, lOlj'i, l. vol.
in-l8 1 Ir. »
DUMAS (J.). — La colonisation (Essai de doctrine pacifiste),
avec préface de Gh. Gide, 190 i, 1 vol. in-18 1 fr. lo
ESTOURNELLES DE CONSTANT (d). — France et Angle-
terre, 1904, 1 vol. in-18 1 ir. a
PINOT (J.). — Français et anglais devant l'anarchie euro-
péenne, 1904. 1 vol. in-18 1 tr. «
FOLLIN(H.). — La marche vers la paix, 1903, 1 vol. iii-18. 0 tr. 75
FONTANES (E.j — La guerre, avec préface de F. Passy, 1904. 1 vol.
in-18 0 fr. 50
JAGOBSON (J. A.). — Le premier grand procès international
de la Haye (notes d'un témoin), i9u4, 1 vol. in-i8. . . 0 fr. 50
LAFARGUE (A.). — L'orientation humaine, 1904, 1 vol. in-
18 -. . A ÏT. »
LA GRASSERÏE (R. de.). — De l'ensemble des moyens de la
solution pacifiste, 1905. 1 vol. in-i8 1 Ir. >-
MESSIMY, — La paix armée. (La France pour en alléger le
poids), 1903, 1 vol. in-IS 0 fr. 75.
MOGH (G.). — Vers la fédération d'Occident. Désarmons les
Alpes, 1905. 1vol. in-18, avec fi graptiiqnes 0 Ir. 50
NATTAN-LARRIER. — Les menaces des guerres futures, 1904
1 vol. in-18 i fr. »
NO'VIGO\A7' (J.). — La possibilité du bonheur, 1904. 1 vol. in-
18 2 fr. »
PASSY (Fr.). — Historique du mouvement de la paix, 1904.
1 vol. in-18 0 fr. 75
PRUDHOMMEAUX (J.). — Coopération et pacification, 1904.
1 vol. in- 1.'^ 1 fr. »
RIGHET (Ch.). — Fables el récits pacifistes, avec une préfrice de
SuUy-Pnidhomme, 1904. 1 vol. in-18 1 fr. »
RUYSSEN (Th.). — La philosophie de la paix, 1904. 1 vol. in-
is 0 fr. 75
SEVERINE. — A Sainte-Hélène, pièce en 2 actes, 1904. 1 vol. in-
1> 1 fr. »
SPALIKO'WSKI (Ed.). — Mortalité et paix armée, avec une pré-
face de C. FLimmarion, 1904. I vol. in-18 U fr. 50
STEFANE-POL. — L'esprit militaire (Histoire sentimentale),
190i. 1 vol. ui-18 2 fr. >.
STEFANE-POL. —Vers l'avenir. Histoire dramatique. . 1 fr. >>
STEFANE POL. — Les deux évangiles, considération.s sur lu peine
df inori, le duel, la fruerre, etc., l vol. in-18 0 fr. 50.
SUTTNER (^B"' de). — Souvenirs de guerre, 190'(. 1 vol. in-
18 •> fr. 50
10
V. GIARD & E. BRIÈRE, LIBRAIRES-ÉDITEURS
ENCYCLOPEDIE INTERNATIONALE D'ASSISTANCE, PREVOYANCE,
HYGIÈNE SOCIALE ET DEMOGRAPHIE
PUBLIÉE SOUS LA DIRECTION DU D. A. MARIE
I. — MARTIAL (Dr). — Hygiène individuelle du travailleur,
1907, 1 vol. ia-18, relie toile 4 fr. »
SOUS PRESSEE :
LOMBROSO (C.) et D' MARIE. — La pellagre, 1 vol. in-18.
MARIE (D' A.) et R. MEUNIER. — Les vagabonds, 1 vol. in-lS.
CETTE ENCYCLOPÉDIE EST PUBLIÉE SOUS LE HAUT PATRONAGE
de Me le Ilinitïtre du Travail,
DE MM. LES DIRECTEURS DE L'ASSISTANCE ET DE LHYGIÈXE PUBLIQUES
de France, de Paris, de Rome, de Vienne et de Berlin
DE MM. LES INSPECTEURS
lie l'Assistance écossaise et hollandaise
et de la Présidence du Bureau général de l'Assistance de Chicago
Elle formera 100 volumes in-18
et résumera l'état actuel des Institutions d'Assistance publique et privée,
de prévoyance et d'hygiène sociale.
<nmis(jtma«
Paraîtront en*1908
HELME (Dr). — L'Hygiène d'antan.
RAUDIN (P.). — L'Education des tra-
vailleurs.
PAPILLON (D').— La Lutte anti-tuber-
culeuse.
MARIE (DO et VASCHIDE. — Opium
et Haschisch.
BRETON. — Le Plomb.
LOMBROSO et MARIE. — La Pellagre.
M1-;SUREUR. — Les Ecoles d'assistance.
(JO.MMEZ (Dr). — L'Hygiène du travail
intellectuel.
MARIE et COSNIER. — Colonisation
agricole.
MATHIS (Dr). — L'Hygiène coloniale.
LETULLE (Dr). — L'Hôpital moderne.
BARTH (Dr). — L'Encombrement hos-
pitalier.
BONNET (H). — Les Secotirs à doinicile.
QUEEKERT (de). — Refuges et asiles
de nuit.
DUBIEF (Dr). — Le Régime des aliénés.
DECANTE — La Lutte contre la pros-
titution.
MEUNIER. — Les Vagabonds.
DECANTE et MARIE. — Les Accidents
du travail.
VAN DEVENTER. — U Asile moderne.
VOISIN (Dr). — L'Enfance anormale.
16, RUE SOUFFLOT ET 12, RUE TOULLIER, PARIS 11
COLLECTION DES DOCTRINES POLITIQUES
PUBLIÉE SOUS LA DIRECTION DE A. MATER
Les volumes de cette Colloction se Mmc'ont aussi reliés loilo a\ec une ancinentation
(le o,oo oenlimes
IL — CHEVALIER, LEGENDRE et LABERTHONNIÈRE. —
Le catholicisme et la société. 1907. 1 v. in-18, br. 3 fr. 50
III. — FAURE (M.) — Le morcellisme, par C. Sahatier, avec intro»
duction, 1907. 1 vol. in-18, br 2 fr. »
IV. — BOUGLÉ (G.)- — Le solidarisme, lî)07. 1 vol. in-18, broché.
Prix 3 fr. 50
VI. — AVRIL DE SAINTE CROIX (M^e). _ Le féminisme, pré-
face de V. Margueritte. 1907. 1 vol. in-18, broché . 2 fr. 50
VII. — GUYOT (Yves). — La démocratie individualiste, 1907.
1 vol. in-18, broché 3 fr. »
SOUS PRESSE :
SEIGNOBOS. — Introduction sur les phénomènes historiques.
BUISSON (F). — Le radicalisme.
PRESSENSÉ (F. de). — L'impérialisme.
HERVÉ (G.). — L'internationalisme.
LEROY (M.). — Le syndicalisme.
MATER (A.). — Le municipalisme.
CATONNE (A.). — Lanarchisme.
LANDRIEU (Ph.). — La coopération.
LAGARDELLE (H.). — Le socialisme ouvrier.
VANDERVELDE (E). — Le socialisme agraire.
HAUSER (H). — Le capitalisme.
12 V. GIARD & E. ERIÈRE, LIBRAIRES-ÉDITEURS
PETITE ENCYCLOPÉDIE SOCIALE, ECONOMIQUE ET FINANCIÈRE
ENVOI franco contre mandat postal
]. — Leçons d'économie politique, par André Liesse, avec une préface de
Coiircelle-Seneuil, de l'Institut. Un volume in-i8, 1892 .... 3 fr.
II. — La Réforme des frais de justice, par E. Manuel et R. Louis, doc-
teurs en droit. 2^ édition. Un volume in-iS, 1892 3 fr,
III-V. — Code-manuel de droit industriel, par M. Dufourmantelle, 3 v. in- 18 :
III. — Législation ouvrière en France et à l'Etranger, a* édition. Uh
volume in- 18. iSgB 3 fr.
IV. — Brevets d'invention, contrefaçon, etc. Un vol. in-i8. 1898 . . 3 fr.
V. — Dessins et marques de fabrique, nom commercial, concurrence
déloyale, etc. Un volume in-i8. 1894 3 fr.
VI. — Code manuel des électeurs et des éligibles, a^ec formules, par
A. Maugras, avocat publiciste. 2<^ édition. Un volume in-i8. 1898. 3 fr.
VII. — Législation générale des cultes protestants en France, en Algérie et
dans les colonies, par Penel-Beaufin. Un volume in-i8. 1894 . . 3 fr.
VIII. — Commentaire de la loi du 27 décembre 1892 sur la conciliation
et l'arbitrage facultatifs p. A. Lelong. Un v. in-12. 1894. 1 IV. 50
IX. — Législation générale du culte israélite en France, en Algérie et dans
les colonies, par Penel-Beaufin. Un volume in-i8. iSg'} .... 3 fr.
X. — Code manuel du propriétaire-agriculteur, par Daniel Zoll a, prof, à
l'Ecole nationaled'agriculture de Grignon. 2^éd. Un v.in-i8. 1902. 3 fr. 50
XI. — Les questions ouvrières, p. LéonMiLUAUD. Un v. in- 18. iSgi. 2 fr. 50
XII. — Cours de droit professé dans les lycées de jeunes filles de
Paris, p. Jeanne Chauvin, 2»^ édition. Un v. in-i8.i9oS, reliétoile. 3 fr. 50
XIII. — Guide théorique et pratique, général et complet des Clercs de
notaire et des aspirants au notariat, pas Jean Martin, notaire.
Un volume in-18. iSgS 3 fr.
XIV. — La question monétaire considérée dans ses rapports avec la condition
sociale des divers pays et avec les crises économiques, par Léon Poinsard.
Un volume in-18. iSgB 3 fr.
XV, XVIII et XXII. — Les Budgets français. Etude analytique et pratique de
législation financière, par MM P. Bidoire et A. Simonin. Trois volumes :
XV. — Projet de budget 1895. Un volume in-18. 1895 ..... 3 fr.
XVIII. — Budget de 1895 et Projet de budget de 1896. Un volume
in- 18. 1S96 3 fr.
XXII. — Budget de 1896 et Projet de budget de 1897. Un volume
in-18. 1897 3 fr.
XVI. — La saisie-arrêt sur les salaires et jjetits traitements. 2^ édition
revue et augmentée, par V. Emion. Un volume in-i8. 1896 ... 3 fr.
XVII. — La ituestion sanitaire dans ses rapports avec les intérêts et les droits de
l'individu et de la société, par le D"" J. Pioger. Un vol. in-io. 1895. 3 fr.
XIX. — Les banques d'émission, par G.François. Un vol. in-18. 1896. 3 fr.
XX. — La science et l'art en économie politique, par René Worms. Un
volume in-i8. 189G 2 fr.
XXI. — Code de l'abordage, par Robert Frémont. Uirvotùme in-18. 1897. 3 fr.
XXIII. — L'éducation nationale, par Maurice Wolff. Un vol in-18. 1897. 3 fr.
XXIV. — Mélang-^s iéministes. par L. Bridel, Un volume in-18. 1897 . 3 fr.
XXV. — La justice gratuite et rapide par l'arbitrage amiable, par A.
Giiarmolu. 2° édition. Un volume in-18. 1902 1 fr
XXVI. — Petit manuel pratique du Juré d'assises, par J. Poncet. Un volume
in-18. 1898 2 fr.
XXVII. — Finances communales, par R. Acollas. Un vol in-18. 1898. . 3 fr.
XXVIII. — Esquisse d'un tableau raisonné des causes de la production,
de la circulation, de la distribution et de la consommation de la richesse,
par M. Tessonne.vu. Un volume in-18, 1898 2 fr.
XXIX. — Code manuel du chasseur, p. G. Legouffe. 2° éd. ivol.in-i8. 1900. 1 fr.
^XX. — Code manuel du pêcheur, p. G. Lecouffe. 2^ éd. i vol. in-18. 1900. 1 fr. ,
XXXI. — Manuel pratique des Sociétés de commerce et par actions. Parti-
cipations coopératives. .Syndicats professionnels. Sociétés de Secours mutuels.
Associations et Congrégations, par A. Lambert. Un vol. ini8. 1902 1 fr. 50
XXXII. — Manuel de la propriété industrielle et commerciale, par A.
Lamiikrt. Un volume in-iS. 1900 3 fr.
XXXliî. _ Etudes d'économie et de Législation rurales, par R. Worms.
Un volume in-iS. iqoG „ 4 fr.
IG, RUE SOUFFLOÏ ET 12 RUE TOULLIER, PARIS 13
REVUE DU DROIT PUBLIC
ET DE LA
SCIEI^CE POLlTlOyE Ef^ FRANCE ET Â L'ETRANGER
Fondée pai- F. l.4Bfi.^4l UF
Et publiée sous la direction de
MM. Max BOUGARD et Oaston JÈZE
Avec la Collaboration
DES PLUS ÉMINENTS PROFESSEURS DES UNIVERSITÉS DE :
France, Allemagne, Angleterre, Autriche-Hongrie, Australie, Belgique, Canada,
Chili, Danemark, Espagne, Etats-Unis, Grèce, Hollande, Italie, Japon, Norvège,
Portugal, Roumanie, Russie, Suède, Suisse, Turquie.
Paraît tous les trois mois depuis 1894
Par fascicule de plus de 200 pages gr. in-8'>
Chaque année forme un très fort volume grand in-S°. Prix : 20 fr.
^ France 20 fr. » »
A150\\EWE\T AW'LIEL , _^
' Etranger .... 3*i fr. 50
LE NUxMÉRO : 5 FRANCS
SOMMAIRE DES NUMÉROS
I-II. — Deux Etudes de Droit public ou Science politique.
III. — Notes de Jurisprudence.
IV. — Chronique constitutionnelle.
V. — Chronique administrative.
VI. — Chronique politique.
VII. — Analyses et Comptes rendus.
VIII. — Actes officiels.
IX. — Travaux parlementaires.
X. — Bulletin bibliographique.
14 V. GIARD ^^ E. BRIÈRE, L1BRAIRES-ÉD3TEURS
DE
Science et de Législation Financières
PUBLIÉE SOUS LE PATRONAGE DE
MM. Casimir PÉRIER, RIBOT, STOURM, BERTHÉLEMY,
CHAVEGRIN, ESMEIN et HAURIOU
ET SOUS LA DIRECTION DE
MM. Max BOUCARD et Gaston JÈZE
Avec la collaboration des Membres les plus éminents du Conseil d'Etat,
de la Cour des Comptes, de l'Inspection des Finances, des Professeurs
des Universités de France. Allemagne, Australie, Belgique, Egypte,
États-Unis, Grèce, Italie, Roumanie, Suisse.
PARAIT TOUS LES TROIS MOIS DEPUIS 1903
Par Fascicule de près de 200 pages gr. in-8°
diaqiie année foi'uie un très fort voliiuio si^rand in-$o. Prix ilH fr.
(, France 18 fr.
ABONNEMENT ANNUEL ^
( Etranger 20 fr.
LE NUMÉRO : 5 FRANCS
SOMMAIRE DES NUMÉROS
Une ou deux Etudes.
Jurisprudence du Conseil d'Etat.
Ctronique financière étrangère.
Chronifiue financière française.
Renseignements statistiques.
Un article : Variétés.
Législation financière.
Analyses et Comptes-rendus.
Bulletin et Index bibliographiques.
16, RUE SOUI'FLOT ET 12, RUE TOLLLIER, PARIS la
Revue Internationale de Sociologie
PUBLIÉE SOUS LA DIRECTIOIST DE
M. René WORMS
Secrétaire »/cnéral de Vlnstitut International de Sociologie
et de la Société de Sociologie de Paris
\.vec la collaboration des Membres de l'Institut international de Sociologie
et des principaux Sociologues da monde entier
PARAIT TOUS LES ]MOIS IjEPXJIS 1S03
Par Fascicule de SO parjes gr. in-8°
Chaque année forme un très fort volume gr. in-8". Prix : 18 fr.
{ France. I <S fr.
ABONNEMENT ANNUEL
( Etranger 30 fr.
LE NUMÉRO : 'Z FRANCS
La Collection complète (année 1893 à 1907 inclus, avec
abonnement à l'année 1908). Prix réduit îitîO fr.
SOMMAIRE DES NUMÉROS
Une ou deux Etudes.
Comptes-rendus des Séances de la SocLété de Sociologie.
Mauvement social.
Nokes.
Revue des Livres et périodiques, Informations.
16 V. GIARD &: E. BUIÙRE, LIBRAIRES-ÉDITEURS
REVUE BIBLIOGRAPHIQUE
Des Ouvrages de Droit, de Jurisprudence^
d Economie jyolilique,
de Science Financière et de Sociologie
PARAIT TOLS LES IIOIS DEPLiS 1 S94
Par Fascicule de 16 pages gr. in-S»
Les Abonnements partent du l'^'^ Janvier de chaque année
^ France 1 fr. » »
ABo:^'.\E.iiE\T A:¥.\a:Ei. J
Etranger 1 fr. 50
LE NUMÉRO : Ofr.io
j.
• SOMMAIRE DES NUMEROS
Ouvrages parus dans le mois.
Sommaires des Revues.
Comptes-rendus bibliographiques.
Ouvi'ages en occasion.
Catalogues divers.
CATALOGUES EN DISTRIBUTION
A LA LIBRAIRIE V. OIARD & E. BRIÈRE
Catalogue des Ouvrages du fonds [1908), impartie, Droit, Législation. Pro-
cédure, Assur:ince, etc. (gratis).
Catalogue des Ouvrages du fonds (1908), 2e partie. Economie politique,
Science financière, Sciences sociales, etc. (gratis).
Catalogue des Thèses de Doctoral en droit. N. 1. Thèses jusqu'à 1900. 1 fr.
Catalogue des Tfièses de Doctoral en droit. N. 2. Thèses de 19U0 à 1904. 0 fr. 50.
Catalogue des Thèses de Doctorat en droit. N. 3. Thèses de 1904-1907. 0 fr. 50.
Bibliographie générale et complète des Livres de droit. 1 fr. 50.
Catalogue des Ouvrages et Collections en occasion. (gratis).
Bulletin périodique des Collections et ouvrages en occasion. (gratis).
Revue bibliographique des ouvrages rfe droit, de jurisprudence, d'économie po-
litique, de science financière et de sociologie [mensuelle). Abonnement
annuel... France, 1 fr... Union postale. 1 fr. 50.
SAINT-AMAND, CHER. — IMPRIMERIE BUSSIÈRE
COMCLUSION '.V.y.i
(jiKiiiL facilement, quand on rapporte les phénomènes à
leui's causes déterminantes: Tactivit ■ physique et men-
tale des classes sociales.
Les grands linéaments de notre méthode montrent
l'ample matière qui s'otïre aux recherches de la socio-
logie, tenue à égale distance de la métaphysique et do
la simple érudition. Il ne s'agit pas de vagues considé-
rations sur " l'Humanité » considérée comme un être
unique, ni sur «le Génie des peuples » suhstance mys-
térieuse et insaisissable, mais d'observations précises
et solides sur l'organisation des Sociétés. La médecine
n'a réalisé de véritables progrès que le jour où, par
des dissections pratiquées sur les cadavres, lanatomiste
a pu décomposer les êtres vivants dans leurs parties
essentielles ; étudier la forme, la nature et les fonc-
tions des organes ; découvrir les rapports de dépendance
qui unissent les organes entre eux ou qui les. soumet-
tent à des influences extérieures. De même la sociologie
ne paraît appelée à jouer un rôle vraiment scientifique
que le jour oîi, par une analyse méthodique, chacune
des classes sociales sera mise à part ; puis caractérisée
par ses tendances, ses idée- et ses actes propres ; et
enWn étudiée dans ses relations avec les autres classes
soit de la même société, soit des sociét(3s étrangères.
L^s phénomènes ne sont plus détachés de leurs causes,
mais ils apparaiss(;nt comme les manifestations néces-
saires des dis[)ositions, tendances et liabitudes de
l'esprit. Gène sont plus des faits incohérents ou unis
par des lois empiriques, mais ils s'ordonnent deux-
mèmi^s dans les cadres que leur imposent les classes,
agents producteurs de ces faits.
lin vœu pour terminer.
Ainsi envisagée la tâche est immense. Pour l'cntr*'-
35 i co>ciAsiox
prendre avec des chances de succès, il faut — à rimila-
tion des sciences cosmologiques et des arts industriels
recourir à la division ou mieux à lorganisation du
travail.
Le passé est ici un i^arant de l'avenir. Au commen-
cement, chaque savant visait à embrasser tout l'ensem-
ble des connaissances, et latente acquisition de ce sa-
voir encyclopédique l'empêchait d'approfondir aucune
partie et d'y réaliser des progrès. Plus tard, la science
s'est heureusement fragmentée. Chaque partie, cultivée
à part, s'est enrichie par d'incessantes découvertes.
Ces parties à leur tour se sont subdivisées, et, grâce
aux spécialistes qui ont concentré toutes leurs forces
intellectuelles sur chacun de ces points restreints, les
connaissances ont sans cesse gagné en étendue et en
précision.
Dans les sciences sociales cette division du travail
s'impose avec non moins de rigueur. Il est impossible
(ju'un homme — quelle que soit sa puissance de tra-
vail — parvienne avec ses seules ressources à recueillir
et à utiliser tous les matériaux nécessaires à l'établis-
sement et au contrôle des lois sociales. L'enquête doit
être universelle, porter sur tout le présent et aussi sur
le passé. Or comment lire seulement tous les docu-
ments dispersés dans la multitude des livres, livres
écrits dans toutes les langues ?
De là la nécessité d'attribuer à des catégories distinc-
tes de travailleurs des tâches parcellaires. Gela sans
doute s'est déjà fait, mais sans ordre. Aussi les esprits,
aptes surtout aux synthèses, ne pouvant utiliser les
mat(iriaux trop nombreux et trop dispersés, bâtissaient
dans le vide plutôt (jue de renoncer à leur besoin de
généralisation.
Que les savants s'associent donc, et que. par une orga-
nisation volontaire et intelligente, ils donnent l'exem
CONCLUSION 35.*)
pie de la solidarilé, dune solidarité féconde La pra-
tique et la théorie se trouveraient unies, et par le bien
on arriverait au vrai !
TABLE DES MATIÈRES
P;igcs
Introduction '. l
CHAPIÏHE PREMIER
L'OBJET ;■,
La 1" recherche diins une queslion eist de iixer l'objet précis do
l'élude. Quel est cet objet ? 7
A. Ce sont des Fo(7s. — Ditïérence avec les noiions ma-
thématiques (système de Rousseau), avec les rej)résen-
tations idéales iLlopies de Fénelon), avec les conceptions
de fin. (Inconvénients que présente la recherche de la
finalité dans les sciences sociales) 1)
B. Ce sont des Futls Sociaux. — Différence avec les en-
tités métaphysiques {raine des peuples}, avec la
notion de Race (théorie de Taine). — Inutilité des re-
cherches portant sur la nature des Sociétés (Spencer,
Schoefile, le Grand Être d'Aug. Comte) Il
G. Quels sont les Faits Sociaux ? — Pas de définition au
début d'une science. — Il vaut mieux procéder à une
énumération iO
CHAPITRE II
POSSIBILITÉ DUNE SCIENCE SOCIALE ;V.»
A. Premières dillicultés. — Pas d'expérimentation pos-
sible, — Pas d'observation directe. — ^Ditïérence entre
l'histoire et la science '<0
R. Les faits sociaux sont-ils susceptibles de connaissance
scientifique ".' — Objiutions et réponses. — Possibilité
de la science en général. — Le Problème social : dé-
couvrir des similitudes dans les èlres et dans les rap-
ports 4t''
C. La science sociale est possible par l'étude des classes
sociales. — Les groupes sont composés d'unités de
mémo nature. — Création du Type. — Comparaison
des types de même nature. — Relations entre ces types.
— Similitudes entre sociétés présentant une couiposl-
tion analogue '*8
D. .autorités (Platon, Taine, (ium|i!ovicz) '"'^
.'i')8 TAI5LE DES MATIÈRES
CHAPIIRE III
DES MÉTHODES 71
La science sociale est possible. — Comment transformer celle
possibilité en réalité? — Tliése logique de Stuart-Mill. —
Critique. — Examen méthodique des ditficultés l:i
A. Les notions. — Pas de définitions confuses. — Besoin
d'une nomenclature 80
B. Les Lois ; 80
1. Méthode dedifférence. — Commentelleestapplicable. 85
2. Union de l'instruction et de la déduction 93
3. Empirisme pur. — Analyser l'effet. — Candies en série
— Concours des causes. — Distance entre la cause et
lelTet 98
4. Méthode déductive. — Lois primaires. — Réunion
des lois primaires (Composition des causes). E.x : une
grève d ouvriers 103
Résumé 107
CHAPITRE IV
LA MÉTHODE 113
Psychologie des Classes sociales 113
Connaissance de la personnalité durable 1 li
Lois psychologiques : 1° loi de plasticité 2" loi de sta-
bilité. Emploi de la méthode objective 1 lo
A. Les Connexions psychiques : le type Paysan US
1. L'Idée. Tableau provisoire des éléments du caractère. 119
2. Déduction psychologique 1-0
3. Expérience. — Méthode de concordance — .Mélhûde
de dilTérence 122
B. Los Corrélations psychiques 125
Méthode des variations concomitantes. — Pureté du
type. — Méthode des résidus. — L'élément domina-
teur. — Transformisme des types 129
Psychologie sociale 138
1. Les Connexions sociales 0» les formes de Société. —
Critique de Montesquieu et de Spencer. — Analyse
de la Société. — Exclusion des Sociélés animales et
des Sociétés humaines rudimentaires. — Chaque so-
ciété caractérisée par une classe dominante, d'où
(juatre principaux types de Sociétés 139
2. Les Corrélations Sociale'^ 165
A. Relations internes. — Trois cas 166
R Relations des classes les unes envers les autres 17(3
Lois d'indépendance, d'ambition, d'hostilité, dadapta-
lion, d'équilibre, de progrès, de population 178
C. it.lations avec le milieu pliysi(|ue 20a
Passivité et activité intelligente de l'homme 209
D. Unité Sociale ^1^
I
lAlîl.K l»i:s MATIKRKS XV.)
Communiiuté de territoire, do langue, de race ou plulôt
de nom, de religion, de lois, de moMirs, de traditions,
d'd'iivres litlcraires...— (Kn dorni^r ressort ces diver-
ses sortes de communautés résultent des idées, des
sentiments et des actions des classes sociales) 21ÎI
E. Relations étrangères •>34
Réalité des influences étranjjèr.^s ; elles s'exercent sur
les classes distinctes ; elles sont régies par les lois
suivantes : lois de contraste, de concurrence, d'imita-
tion, de contrainte 237
CnAI'ITRK V
CLASSIFICATION DES FAITS SOCIAUX 2G3
A. t'/6'<aM. Les Lois 264
2. La Justice 208
3. Les Faits Politltiues 271
4. J es Faits Administratifs 27,)
5. Les Faits militaires 271)
B. Les puissances vioydles 278
6. Les Faits Religieux 278
7. Los Faits de pensée indépcndaiilit 287
C . Faits Econ oviiques .■3OO
8. Les Faits Agricoles ;501
n. Les Faits Industriels. .. . HO;)
10. Les Transports 30î)
11 . Le Commerce 311
D. Famille et Education 31 't
12. La Femme 3i;;
13. Les Enfants 330
E. Pathologie Sociale 332
14. Le Paupérisme et l'\ssistance 333
15. Les délils et les Ciimcs 33R
Conclusion 341
_^^x^tWEL.%
"K,
l'
w
^'"Goua*^^
BIBLIOTHÈQUE SOCIOLOGIQUE INTERNATIONALE
Publiée sous la direction de M. RENÉ "WORMS
Secrétaire Général de l'Institut loternational de Sociologie
Cette collection se compose de volumes in-8, reliure souple (i)
ONT PARU :
I. WORMS (René) ; Organisme ET Société, 1896 8 fr. »
II. LILIENFELiD (Paul de), ancien président de l'Institut international
de Sociologie : ! a pathologie sociale, 1896 8 fr. »
III. NITTI (Francesco S.), professeur à l'Université de Naples ; La popula-
tion ET LE SYSTÈME SOCIAL, 1897 7 f F . ))
IV. POSADA (Adolfo), professeur à l'Université d'Oviedo : Théoriks mo-
Dl-.RNES SUR LES ORIGINES DE LA FAMILLE, DE LA SOCIÉTÉ ET DE l'ï-
TAT 6 fr. »
V . BALtICKI (Sigismond), associé de l'Institut international de Sociologie :
l' Etat comme organisation coercitive de la société politique ,
1896 6 fr, »
VI. NOVICOW (Jacques), membre et ancien vice-président de l'Institut
international de Sociol. : Conscience et volonté sociales. 6 fr. »
VII. GIDDINGS (Franklin H.), professeur à l'Université de Colombie
(New-York) ; Principes de Sociologie, 1897 ... 8 fr. »
VIII. LiORIA (Achille), professeur à l'Université de Padoue : Problèmes so-
ciaux contemporains, 1897 6 f i . »
IX-X. VIGNES (Maurice), chargé du cours d'économie politique à l'Univer-
sité de Grenoble : La science sociale d'après les principes de Le Play
ET DE ses continuateurs, 2 volumes, 1897 gO fr. k
XI. "VACOARO (M. -A.), membre de l'Institut international de Sociologie :
Les bases sociologiques du droit et de l'Etat, 1898 lO fr. »
XII. GUMPLiOWICZ (Louis), professeur à l'Université de Graz : Socio-
« L0GIE ET politique, ^189îi 8 f r . »
XIII. SIGHELE (Scipio), agrégé à l'Université de Pise : Psychologie des Sec-
tes, 1898 7 fr. tt
XIV. TARDE (G.), membre de l'Institut international de Sociologie : Etudes
DR psychologie SOCIALE, 1898 9 fr. »
XV. KOVALEWSKY (Maxime), ancien professeur à l'Université de Mos-
cou : Le régime économique de la Russie, 1898 9 fr. »
XVI. STARCKE (C -N.), privat-docent à '.'Université de Copenhague: La
famille dans les différentes sociétés, 1899 7 fr. »
XVII. GRASSERIE {l\. delà), associé de l'Institut international de Sociolo-
gie : Des religions comparées au point de vue social. 1899. 9 fr. n
XVIII . BALD'WIN (J.-M.l, professeur à l'Université de Princetown : Inter-
prétation SOCIALE et morale DES PRINCIPES DU DÉVELOPPEMENT MENTAL.
1899 IS fr. »
XIX. DUPRAT (G.-L.), professeur de philosophie : Science sociale et Dé-
mocratie, 1900 8 fr. »
XX. JLAPLiAIGNE (H.), membre de la Société de Sociologie de Paris : La
morale d'un Egoïste. Essai de morale sociale, 19O0 7 'r. »
XXI. LOURBET (J.), membre de la Société de Sociologie de Paris : Le Pro-
hlème uf.s Sexes, 1900 7 fr. »
XXII. BOMBARD (Colonel), membre de la Société de Sociologie de Paris:
La marche DE l'Humanité et les Grands hommes, d'après la doctrine
positive, 1900 8 fr. »
' XXIM . GRASSERIE (II. de la), associé de l'Institut international de Socio-
logie : Des principes sociologiques de la Criminologie, avec une
préface de C. Lombroso, 1901 S fr. »
V XXIV. POUZOLi {A..), lauréat de l'Institut : La recherche de la Paternité.
étude critique de sociologie et de législation comparée, avec préface
de M. Béronger, de VlnsMul IS fr. »
(1) Les volumes de la collection pourront aussi être achetés brochés
avec une diminution de 2 francs.
AngouK^me, Imp. L. COQUEMARD et C'", 42, rue Fontaine-du-Lizier
I
HT Bauer, Arthur
^09 Les classes sociales
B3
PLEASE DO NOT REMOVE
CARDS OR SLIPS FROM THIS POCKET
UNIVERSITY OF TORONTO LIBRARY