K >
^l^
#>^
»-v:
>«'»
»•'
■*^-!1v
PAHiS. — T Y POG B A I' H I E L A C 0 l K ET COMl'.
Hiif .SFiint-HvaciiUhe-?aint-lliclifl, 33. ''t ni^- Soiitllo! , II.
LES
CONFESSIONS
m J.-J. ROISSEAU.
A?EC DES NOTES ET OT COMPLEMENT HISTORIQUE
PAIl
ALFKED DE BOLGY.
PAR MM. T. JOHANNOT, H. BARON. K. GIRAROET, E. LAVILLE, C. NANTEUIL
^^?^!i|V
PARIS 1849.
J. BUY AIAÉ, ÉDITEl R
^29. UUK (;l'i:m:(..m I», ■i'->-
Digitized by the Internet Archive
in 2010 with funding from
University of Ottawa
http://www.archive.org/details/lesconfessOOrous
^- '—^.'' o
"•"«■'^^M^l*^*
CONFESSIONS
PE
J.-J. ROUSSEAU.
PREIHIRRK P,%RTIE.
LIVRE l'HEMlEU.
Je forme une entreprise qui n'eut jamais d'exemple, et qui n'aura
point (l'imitateur.
Je veux montrer à
mes semblables un
homme dans toute
la vérité de la na-
ture ; cet homme,
ce sera moi.
Moi seul. Je sens
mon cœur, et je
connais les hom-
mes. Je ne suis fait
comme aucun de
ceux que j'ai vus;
j'ose croire n'être
fait comme aucun
de ceux qui exis-
tent. Si je ne vaux
pas mieux , au
moins je suisautre.
Si la nature a bien
ou mal fait del)ri-
ser le nujule dans
lequeleliem'ajeté,
c'est ce dont on ne
peuljiij;erqu'aprés
m'avoir lu.
Que la trompette
du jugement der-
nier sonne quand
elle voudra; je vien-
drai, ce livre à la
main , me présen-
ter devant le sou-
verain juge. Je di-
rai hautement :
Voilà ce que j'ai
fait , ce que j'ai
pensé , ce que je
fus. J'ai dit le bien
et le mal avec la même franchise. Je n'ai rien tù de mauvais, rien
ajouté de bon; et, s'il m'est arrivé d'employer quelque ornement
indiffèrent, ce n'a jamais été que pour rcmiilir un vide occasionné
psr mon défaut de mémoire ; j ai pu supposer vrai ce que je savais
avoir pu l'être, jamais ce que je savais être faux. Je me suis montré
tel que je fus; méprisable et vil quand je l'ai été; boa, généreux,
T. IV.
Je le couvris ainsi de mon corps, recevant les coups q\ii lui étaient port
sublime, quand je l'ai été. J'ai dévoilé mon intérieur tel que tu l'as
vu toi-même. Être éternel. R issemble autour de moi l'innombrable
foule de mes semblables : qu'ils écoutent mes confessions, qu'ils rou-
gissent de mes indignités,qu'ils gémissent de mes misères: que cha-
cun d'eux décou-
vre à son tour son
cœur an pied de
ton trône avec la
même sincérité, et
puis qu'un seul te
dise, s'il l'ose : Je
fus meilleur que
cet homme-là.
Je suis né à Ge-
nève en 1712 d'I-
saac Rousseau, ci-
toyen, et de Su-
zanne Bernard, ci-
toyenne, lin bien
fort médiocre , à
partager entre
quinze enfants ,
ayant réduit pres-
que à rien la por-
tion de mon père,
il n'avait pour sub-
sister que son mé-
tier d'horloger ,
dans lequel il était,
à la vérité, fort ha-
bile. Ma mère, fille
du minisire Ber-
nard, était plus ri-
che , elle avait de
la sagesse et de la
beauté : ce n'é-
tait pas sans peine
que mon père l'a-
Tait obtenue. Leurs
amours avaient
commencé presque
avec leur vie ; dès
l'âge de huit à neuf
ans ils se promriaient ensemble tous les soirs sur la Treille; à dix
ans, ils ue pouvaient plus se quitter. La sympathi e. l'accord des âmes
alTennit eu eux le sentiment qu'aviit prôluit l'h ab itude Tous deux,
nés tendres et sensibles, n'attendaient que le m oment de trouver
dans un autre la menu disposition, ou plutôt ce moment les at-
tendait eux-mêmes, et chacun d'eux jeta son cœ ur dans le premier
9
LES VEILLÉES LITTERAIRES ILLUSTRÉES,
qui s'ouvrit pour le recevoir. Le sort, qui semblait contrarier leur
passion, ne fit que l'animer. Le jeune amant ne pouvant obtenir
sa maîtresse, se consumait de douleur; elle lui conseilla de voya-
ger pour l'oublier. Il voyagea sans fruit, et revint plus amoureux
que jamais; il retrouva celle qu'il aimait tendre et fidèle. Après
celte épreuve, il ne restait qu'à s'aimer toute la vie; ils le jurèrent,
et le ciel bénit leur serment.
Gabriel Bernard, frère de ma mère, devint amoureux d'une des
sœurs de mon père ; mais elle ne consentit à épouser le frère qu'à
condition que son frère épouserait la sœur. L'amour arrangea tout,
et les deui mariages se firent le même jour. Ainsi mon oncle était
le mari de ma tanle, et leurs enfants furent doublement mes cou-
sins germains. Il en naquit un de part et d'autre au bout d'une an-
née; ensuite il fallut encore se séparer.
Blon oncle Bernard était ingénieur : il alla servir dans l'empire
fit en Hongrie sous le prince Eugène 11 se distingua au siège et à
la bataille de Belgrade. Mon père, après la naissance de mon frère
unique, partit pour Constanlinople, où il élait appelé, et devint
horloger du sérail. Durant son absence, la beauté de ma mère, son
esprit, ses talents, lui attirèrent des hommages. M. de la Closure,
résident de France, fut des plus empressés à lui en offrir. 11 fallait
que sa passioti fût vive, jinisqu'au bout de trente ans je l'ai vu s'at-
tendrir en me parlant d'elle. Ma mère avait jdus que de la vertu
pour s'en défendre, elle aimait passionnément son mari; elle le
pressa de revenir. 11 quilla tout, et revint : je fus le triste fruit de
ce retour. Dix mois après, je naquis infirme et malade; je coulai
la vie à ma mère, et ma naissancefut le premier de mes mal-
heurs.
Je n'ai pas su comment mon père supporta cette perte; mais je
sais qu'il ne s'en consola jamais. 11 croyait la revoir en moi, sans
pouvoir oublier que je la lui avais ôtée ; jamais il ne m'embrassa que
je ne sentisse à ses soupirs, à ses convulsives étreintts, qu'un re-
gret amer se mêlait à ,ses caresses; elles n'en étaient que |)lus ten-
dres. Quand il me disait : Jean-Jacques, parlons de ta mère ; je lui
disais : Eh bien, mon père, nous allons donc pleurer; et ce mot lui
tirait déjà des larmes. Ah! disait-il en gémiiîsani, rends-la-moi,
console-moi d'elle, remplis le vide qu'elle a laissé dans mon ànie.'
T'aimerais-je ainsi si tu n'étais que mon fils? Quarante ans après
l'avoir perdue il est mort dans les bras d'une seconde femme, mais
le nom de la première à la bouche, et son image au fond du cœur.
Tels furent les auteurs de mes jours. De tous les dons que le ciel
leur avait départis, un cœur sensible est le seul qu'ils me laissèrent •
mais il avait fait leur bonheur, et fit tous les malheurs de ma vie. '
^ J'étais né presque mourant; on espérait peu de me conserver.
J'apportai le germe d'une incommodité que les ans ont renforcée'
et qui maintenant ne -me donne quelquefois des relâches que pour
nie laisser souflVir plus cruellement d'une autre façon. Une sceur de
mon père, fille aimable et sage, prit si grand soin de moi qu'elle
mesauva. Au moment où j'écris ceci elle est encore en vie, soignant
à l'âge de quatre-vingts ans, un mari plus jeune qu'elle, mais use
par la boisson.
Chère tante, je vous pardonne de m'avoir fait vivre, et je m'afflio-e
de ne pouvoir vous rendre, à la fin de vos jours, les tendres soins
que vous m'avez prodigués au commencement des miens. J'ai aussi
ma mie Jacqueline encore vivante, saine et robuste. Les mains qui I
m'ouvrirent les yeux à ma naissance pourront me les fermer à ma
mort.
Je sentis avant de penser: c'est le sort commun de l'humanité;
je l'éprouvai plus qu'un autre. J'ignore ce que je fis jusqu'à cinq où
six ans ; je ne sais comment j'appris à lire ; je ne me souviens que
de mes piemières lectures et de leur cllel sur moi : c'est le temps
d'où je date sans interruption la conscience de moi-même. Ma
mère avait laissé des romans; nous nous mimes à les lire après
souper, mon père et moi. Il n'était question d'abord que de m' exer-
cer à la lecture par des livres amusants; mais bientôt l'intérètde-
vint si vif que nous lisions tour à tour sans relàclie, et passions les
iiuils à cette occupation. Nous ne pouvions jamais quitter qu'à la
fin du volume. Quelquefois mon père, entendant le matin les hi-
rondelles, disait tout honteux: Allons nous coucher ; je suis plus
enfant que toi.
En peu de temps j'acquis, par cette dangereuse méthode, non
seulement une extrême facilité à lire et à m'entendre, mais' une
intelligence unique à mon âge sur les passions. Je n'avais aucune
idée des choses, que tous les sentiments m'étaient déjà connus. Je
n avais rien conçu, j'avais tout senti; et les malheurs imaginaires
de mes héros m'ont tiré cent fois plus de larmes dans mon enfance
que les miens mêmes ne m'en ont jamais fait verser. Ces émotions'
que j'éprouvai coup sur coup, n'altéraient point la raison que je
navals pas encore; mais elles m'en formèrent une d'uns autre
trempe, et me donnèrent de la vie humaine des notions bizanes et
romanesques, dont l'expérience et la réllexioii n'ont jamais bien
pu me guérir.
Les romans finirent avec l'été de 1719. L'hiver suivant ce fut
autre chose. La bibliothèque de ma mère é|iuisee, on eut recours à
la portion de celle de sou père qui nous était échue. Heureusement
il s'y trouva de bons livres ; et cela ne pouvait guère être autrement,
cette bibliothèque ayant été formée par un ministre, à la vérité, et
savant même, car c'était la mode alors, mais homme de goût et
d'esprit. L'Histoire de l'Eglise et de l'Empire, par Le Sueur, le Dis-
cours de Bossuetsur l'histoire universelle, les Hommes illustres de
Plutarque, l'Histoire de 'Venise par IS'ani, les Métamorphoses d'Ovide,
la Bruyère, les Mondes de Fontenelle, ses Dialogues des morts, et
quelques tomes de Molière, furent transportés dans le cabinet de
mon père, et je les lui lisais tous les jours durant son travail. J'y pris
un goût rare, et peut-être unique à mon âge. Plutarque surtout de-
vint ma lecture favorite; le plaisir que je prenais a le relire sans
cesse me guérit un peu des romans; et je préférai bientôt Agésilas,
Brutus, Aristide, à Orondate, Artamene, et Juba. De ces intéressantes
lectures, des entretiens qu'elles occasionnaient entre mou père et
moi, se forma cet esprit libre et républicain, ce -caractère indomp-
table et fier, impatient du joug et de servitude, qui m'a tourmenté
tout le temps de ma vie, dans les situations les moins propres à lui
donner l'essor. Sans cesse occupé de Rome et d'Athènes, vivant pour
ainsi dire avec leurs grands hommes, né moi-même citoyen d'une
république, et fils d'un jière dont l'amour de la patrie était la plus
forte passion, je m'en enflammais à son exemple; je me croyais
Grec ou Romain; je devenais le personnage dont je lisais la vie : le
récit des traits de constance et d'intrépidité qui m'avaient frappé me
rendaient les yeux étincelants et la voix forte. Un jour que je ra-
contais à table l'histoire de Scévola, on fut efi'rayé de me voir avan-
cer et tenir la main sur un réchaud pour re[irésenter son action.
J'avais un frère plus âgé que moi de sept ans. H apprenait la pro-
fession de mon père. L'extrême affection qu'on avait pour moi le
faisait un peu négliger, et ce n'est pas cela que j'approuve. Son
éducation se sentit de cette négligence; il prit le train du liberti-
nage, même avant l'âge d'être un vrai libertin. On le mit chez un
autre maître, d'où il faisait des escapades, comme il en avait fait de
la maison paternelle. Je ne le voyais presque point, à peine puis-je
dire avoir lait connaissance avec lui; mais je ne laissais pas de l'ai-
mer tendrement, et il m'aimait autant qu'un polisson peut aimer
quelque chose. Je me souviens qu'une fois que mon (lère le châtiait
rudement et avec colère, je me jetai imj.éiueusemeut entre deux,
l'embrassant étroitement. Je le couvris ainsi de mon corps, rece-
vant les coups qui lui étaient portés; et je m'obstinai si bien dans
cette attitude qu il fallut que mon père iui fit gràte, soit désarmé
par mes cris et mes larmes, soit pour ne pas me maltraiter plus que
lui. Enfin mon frère tournasi mal qu'il s'enfuit et disparut tout-à-
fait.
Quelque temps après on sut qu'il était en Allemagne; il n'écrivit
]ias une seule lois : on n'a plus eu de ses nouvelles depuis ce temps-
là ; et voilà comment je suis demeuré fils unique.
Si ce pauvre garçon fut élevé négligemment, il n'en fut pas ainsi
de son frère; et les enfants des rois ne sauraient être soignés avec
plus de zèle que je le fus durant mes premiers ans, idolâtré de tout
ce qui m'environnait, et toujours, ce qui est bien plus rare, traité ea
enlant chéri, sans l'être en entant gâte. Jamais une seule l'ois, jus-
qu'à ma sortie de la maison paternelle, on ne m'a laisse couiir uans
la rue avec les autres enfants; jamais on n'eut à réprimer en moi ni
à satisfaire aucune de ces fantasques humeurs qu'où impute à la na-
ture, qui naissent de la seule éducation. J'avais les défauts de mon
âge; j'étais babillard, gourmand, quelquefois menteur. J'aurais
volé des fruits, des bonbons, de la mangeaille; mais jamais je n'ai
pris plaisir a faire du mal, du dégât, à charger les autres, à tour-
menter de pauvres animaux. Je me soumcus i ourlant d'avoir une
fois pisse dans la marmite d une de nos voisines appelée madame
Clol, tandis qu'elle élait au piéche. J'avoue même que ce souvenir
me fait encore rire, parce que madame Clôt, bonne femme au de-
meurant, était bien la vieille la plus grognon que je connus de ma
vie. Voilà la courte et véridique histoire de tous mes méfaits enfan-
tins.
Comment serai,s-je devenu méchant, quand je n'avais sous les
yeux que des exemples de douceur, et autour de moi que les meil-
leures gens du monde? Mon père, ma laiile, ma mie, mes parents,
nos amis, nos voisins, tout ce qui m'entourait ne m' obéissait pas à
la vérité, mais m'aimait; et moi je les aimais de même. Mes volon-
tés étaient si peu excitées et si peu contrariées qu'il ne me venait
pas dans l'esprit d'en avoir. Je puis jurer que, jusqu'à mon asser-
vissement sous un maître, je n'ai pas su ce que c'était qu'une fan-
taisie. Hors le temps que je passais à lire ou a écrire auprès de mon
père, et celui où ma mie me menait promener, j'étais toujours avec
ma tante, à la voir broder, à l'entendre cliaiiter, assis ou débouta
côté d'elle; et j'étais content- Son enjouement, sa douceur, sa figure
agréable, m'ont laissé de si fortes impressions, que je vois encore
son air, son regard, son attitude; je me souviens de ses petits pro-
pos caressauts: je dirais comment elle était vêtue et coiffée, sans
oublier les deux crochets que ses cheveux noirs faisaient sur ses
tempes, selon la mode de ce temps-là.
Je suis persuadé que je lui dois le goût ou plutôt la passion pour
la musique qui ne s'est bien développée en moi que longtemps
après ; elle savait une quantité prodigieuse d'airs et de chansons
LES CONFESSIONS.
qu'elle chantait avec un filet de voix fort douce; la sérénité d'àme
de celte excellente fille éloignait d'elle et de font ce qui l'environ-
nait la rêverie et la tristesse. L'attrait ipie son chant avait pour moi
fut tel, que non-seulement plusieurs de ses chansons me sont tou-
jours restées dans la mémoire, mais quil m'en revient mémo, au-
jourd'hui que je l'ai perdue, qui, totalement oubliées depuis mon
enfance, se retracent, à mesure que je vieillis, avec un charme que
je ne puis exprimer. Dirait-on que moi, vieux radoteur, rongé de
soucis et de peines, je me surprends quelquefois à pleurer comme
un enfant en marmotant ces petits airs d'une voix déjà cassée et
tremblante? Il y en a un surtout qui m'est bien revenu tout entier,
quant à l'air; mais la seconde moitié d(!s paroles s'est constamment
refusée à tous mes efforts pour me la rappeler, (juoiqu'il m'en re-
vienne confusément les rimes. Voici le commencement, et ce que
j'ai pu me rappeler du reste :
Tircis, je n'ose
Écouter ton clialumeau
Sons l'ormeau;
Car on en cause
Déjà dans notre hameau.
(1) . . . un berger
. . . s'engager
. . . sans danger.
Et toujours l'ùpine est sous la ruse.
Je cherche oi'i est le charme attendrissant que mon cnuir trouve
à cette chanson; c'est un caprice auquel je ne comprends rien : mais
il m'est de toute impossibilité de la chanter jusqu'à la fin sans ètie
arrêté par mes larmes. J'ai cent fois projeté d'écriie à Paris pour
faire chercher le reste des paroles, si tant est que quelqu'un les
connaisse encore, mais je suis presque M'ir (jue le plaisir que je
prends à me rappeler cet air s'évanouirait en partie, si j'avais la
preuve que d'autres que ma pauvre tante Suzon l'ont chanté.
Telles turent les premières affections de mon entrée à la vie : ainsi
commençait à se former ou à se montrer en moi ce cœur à la fois
si fier et si tendre, ce caractère efféminé, mais pourtant indompta-
ble, qui, flottant toujours entre la faiblesse et le courage, entre la
mollesse et la vertu, m'a, jusqu'au bout, mis en contradiction avec
moi-même ; et a fait que l'absliuence et la jouissance, le plaisir et la
sagesse, m'ont également échappé.
Ce train d'éducation fut interronipu par un accident dont les
suites ont influé sur le reste de ma vie. Mon père eut un démêlé
avec un M. Gautier, capitaine en France, etapiiarenté dans le con-
seil : ce Gautier, homme insolent et lâche, saigna du nez, et, |)our
se venger, accusa mon père d'avoir mis l'epue à la main dans la
ville. Mon père, qu'on voulut envoyer eu prison, s'obsliuaità vou-
loir que, selon la loi, l'accusateur y entrât aussi Iden que lui :
n'ayant pu l'obtenir, il aima mieux sortir de Genève et s'expatrier
pour le reste de sa vie, que de céder sur un point oit l'honneur et
la liberté lui paraissaient compromis.
Je restai sous la tutelle de mon oncle Bernard, alors employé aux
fortifications de Genève. Sa fille ainée était morte, mais il avait un
fils de même âge que moi ; nous l'iunes mis ensemble à Bossey (2),
en pension chez le ministre l.amborcier pour y apprendre, avec le
latin, tout le menu fatras dont on l'accomiiagne sous le nom d'édu-
cation.
Deux ans passés au village adoucirent un peu mon àpreté ro-
maine, et me ramenèrent à l'état dCnlant. A Genève, ou l'on ne
m'imposait rien, j'aimais l'application, la lecture; c'était presque
mon seul amusement : à Uussey, le ti avait lue lit aimer les jeux qui
lui servaient de relâche. La campagne était pour moi si nouvelle,
que je ne pouvais me lasser d'en jouir : je pris pour elle un goi'u si
vif, qu'il n'ajamais pu s'éteindre; te souvenir desjours heureux que
j'y ai passes m'a lait reyielter son séjour et ses plaisirs dans tous les
âges, jusqu'à celui qui m'y a ramené. M. I.anibeicier était un homme
fort raisonnable, qui, sans négliger notre instruction, ne uous char-
geait point de devoirs extrêmes; la preuve qu'il s'y prenait bien est
que, malgré mon aversion pour la gène, je ne me suis jamais rap-
pelé avec degoùt mes heurts d'étude, et que, si je n'appris pas de
lui beaucoup de cfioses, ce que j'appris je l'appris sans peine, etu'en
ai rien oublié.
La simplicité de cette vie champêtre me fit un bien d'un prix in-
estimable en ouvrant mou cieur à l'amitic ; jusiiualors je n'avais
(1) \oici la suite de cette chanson que l'on chaiit;iit beaucoup à Paris:
... Un cœuï
A Irop »'iii^
Avec un Lui(j
Et toujours riipiuu c&l :
igagi
A. de B.
(i) Comme il existe deux villages du uoui de Uossey dans les environs
de lieuève, l'un cuire Coppel ui iNyon ^canton de VaudJ, l'aulre, à une
lieue sud de Genève, au pied du moui Saiéve, je dois dire, pour prévenu"
^oute confusion, que c'est du dernier qu'il s'agit ici. .\. Ue 13.
connu que des sentiments élevés, mais imaginaires. L'habitude de
vivre insemble dans un état paisible m'unit tendrement à mon cou-
sin Heinard : en |ieu de temps j'eus pour lui des sentiments plus
affectueux que ceux que j'avais eus pour mon frère, et qui ne se sont
jamais effacés. C'était un grand garçon fort efflanqué, fort fluet,
aussi doux d'esprit que faible de corps, et qui n'abusait pas trop de
la prédilection qu'on avait pour lui dans la maison, comme fils de
mon tuteur. Nos amusements, nos travaux, nos goûts, étaient les
mêmes : nous étions seuls, nous étions du même âge; chacun des
deux avait besoin d'un camarade: nous séparer était, en quelque
sorte, nous anéantir. Quoique nous eussions peu d'occasions de
faire preuve de notre attachement l'un pour l'autre, il était extrême;
et non-seulement nous ne [louvions vivre r.n instant séparés, mais
nous n'imaginions pas que nous pussions jamais l'être. Tous deux
d'un esprit facile à céder aux caresses, complaisants quand on ne
voulait |ias nous contraindre, nous étions toujours d'accord surtout:
si, par la faveur de ceux qui nous gouvernaient, il avait sur moi
quelque ascendant sous leurs yeux, quand nous étions seuls j'en
avais un sur lui qui rétablissait l'équilibre. Dans nos études je lui
soufflais sa leçon quand il hésitait; quand mon thème était fait, je
lui aidais à faire le sien ; et dans nos amusements mon goût plus
actif lui servait toujours de guide. Enfin nos deux caractères s'ac-
cordaient si bien, et l'amitié qui nous unissait était si vraie, que,
dans plus de cinq ans que nous fûmes presque inséparables, tant à
Bossey qu'à Genève, nous nous battîmes souvent, je l'avoue, mais
jamais on n'eut besoin de nous séparer, jamais une de nos querelles
ne dura plus d'un quart d'heure, et jamais une seule fois nous ne
portâmes l'un contre l'autre aucune accusation. Ces remarques sont,
si l'on veut, puériles; mais il en résulte pourtant un exemple peut-
être unique depuis qu'il existe des enfants.
La manière dont je vivais à Bossey me convenaitsibien, qu'il ne
lui a manqué que de durer plus longtemps pour fixer absolument
mon caractère : les sentiments tendres, affectueux, paisibles, en fai-
saient le fond. Je crois (jue jamais individu de notre espèce n'eut
naturellement moins de vanité que moi; je m'élevais par élans à
des mouvements sublimes ; (luis je retombais aussitôt dans ma lan-
gueur. Etre aimé de tout ce ([ui m'approchait était le plus vif de
mes désirs : j'étais doux, mon cousin l'était; ceux qui nous gouver-
naient l'étaient eux-mêmes, fendant deux ans entiers je ne fus ni
témoin ni victime d'un sentiment violent ; tout nourrissait dans mon
cœur les penchants qu'il reçut de la nature; je ne couuai-sais rien
d'aussi charmant que de voir tout le monde coûtent de moi et de
toute chose. Je me souviendrai toujours qu'au temple, ré|iondanlau
catéchisme, rien ne me troublait plus, (juand il m'arrivait d hésiter,
que de voir sur le visage de mademoiselle Lambeicier des marques
d'inquiétude et de peine : cela seul m'alfligeait plus que la honte
de manquer en public, qui m'affectait pourtant extrêmement (car,
quoique peu sensible aux louanges, je le fus toujours beaucoup à la
honte), et je puis dire ici que l'attente des repiimandes de luade-
moiselle Lambercier me donnait moins d'alarmes que la crainte de la
chagriner.
Cependant elle ne manquait pas, au besoin, de sévérité, non plus
que son frère; mais comme celle sévérité, presque toujours juste,
n'était jamais emportée, je m'en affligeais et ne lu en mutinais point :
j'étais plus lâché de déplaire que d'eire puni, et le signe du mécon-
tentement m'était plus cruel que la peine alUietive. 11 est embarras-
sant de m'expliquer mieux ; mais cependant il le faut. Qu'on chan-
gerait de méthode avec la jeunesse, si l'on voyait mieux les effets
éloignes de celle qu'on emploie toujours indistinctement, et souvent
indiscrètement! La grande leçon qu'on peut tirerd'uu exemple aussi
commun que funeste mêlait résoudre à le donner.
Comme mademoiselle Lambercier avait pour nous l'alfection d'une
mère, elle en avait au«i l'aulorile, et la portail quelquelois jusqu'à
nous infliger la punition des entants quand nous lavioiismeiitee. Assez
longtemps elle s'en lint à la menace, et celte meiuice d'un châtiuienl
tout nouveau pour moimesemblait très clfrayaiitc; mais, après l'eie-
cutioii,je la trouvai moins terrible à l'cpreuveque l'atlente ne l'avait
été ; etcequ'il y a de plus bizarre est que ce cliatiiiieiil m'alfcclioiina
davantage encore àceilcqui me l'avait impose. Il la.ljil même toute la
venté de cette affection et toute ma douceur naturelle pour m empê-
cher de chercher le retour du même traitement en le mentant; car
j'avais trouve dans la douleur, dans la houle même, un mélange de
sensualité qui m avait laissé plus de desirque deciaintede l'éprou-
ver derechef par la même maiu. Il est vrai que, comme il se meUit
sans doute à cela quelque instinct précoce Uu sexe, le même cluili-
ment, reçu de son frère, ne m'eût point du tout paru plaisanl. .Mais
de l humeur dont il était, cette substitution n'était guère à craïudre ,
et SI je m'abstenais de mériter la correction, c'était uniquement de
peur de fàclier mademoiselle Lambercier , car tel est eu moi l'em-
pire de la bienveillance ; et même de celle que les sens oni tait naî-
tre, qu'elle leur donna toujours la loi dans mou cœur.
Cette récidive que j'éloignais sans la craïudre arriva sans qu'il y
eût de ma faute, c'esl-a-dire de lua volonté ; el jeu prolitai, je puis
dire, eu sûreté de conscience. Mais celte secouue lois lut aussi la
deruière ; el mademoiselle Lambercier, s'elaul saus doute aperçue a
LES VEILLÉES LITTÉRAIRES ILLUSTRÉES.
quelque signe que ce châtiment n'allait pas à son but, déclara
qu'elle y renonçait et qu'il la fatiguait trop. Nous avions jusqu'alors
couché dans sa chambre, et même en hiver quelquefois dans son
lit. Deux jours après, on nous fit coucherdans une autre chambre,
et j'eus désormais l'honneur, dont je me serais bien passé, d'être
traité par elle en grand garçon.
Qui croirait que ce châtiment d'enfant, reçu à huit ans par les
mains d'une fille de trenle, a décidé de mes goûts, de mes désirs, de
mes passions, de moi, pour le reste de ma vie, et cela précisément
dans le sens contraire à ce qui devait arriver naturellement? En
même temps que mes sens furent allumés, mes désirs prirent si bien
le change, que, bornés, à ce que j'avais éprouvé, ils ne s'avisèrent
point de chercher autre chose. Avec un sang brûlant de sensualité
presque dès ma naissance, je me conservai [lur de toute souillure
jusqu'à l'âge où les tempéraments les plus froids et les plus tardifs
se développent. Tourmenté longtemps, sans savoir de quoi, je dé-
vorais d'un œil ardent les belles personnes, mon imagination mêles
rappelait sans cesse, uniquement pour les mettre en. œuvre à ma
mode, et en faire autant de demoiselle Lambercier.
Même après l'âge nubile, ce goût bizarre toujours persistant, et
porté jusqu'à la dépravation, jusqu'à la folie, m'a conservé les
mœurs honiiètes qu'il semblerait avoir dû m'ôter. Si jamais éduca-
tion fut modeste et chaste, c'est assurément celle que j'ai reçue. Mes
trois tantes n'étaient pas seulement des personnes d'une sagesse
exemplaire, mais d'une réserve que depuis longtemps les femmes
ne connaissent plus. Mon père, homme de plaisir, mais galant à la
■vieille mode, n'a jamais tenu près des femmes qu'il aimait le plus
petit des propos dont une vierge eût pu rougir, et jamais on n'a
poussé plus loin que dans ma famille et devant moi le respect qu'on
doit aux enfants. Je ne trouvai pas moins d'attention chez M. Lam-
bercier sur le même article; et une fort bonne servante y fut mise
à la porte, pour un mot un peu gaillard qu'elle avait prononcé de-
vant nous. Non-seulement je n'eus jusqu'à mon adolescence aucune
idée distincte de l'union des sexes, mais jamais cette idée confuse
ne s'offrit à moi que sous une image odieuse et dégoûtante. J'avais
pour les filles publiques une horreur qui ne s'est jamais effacée; je
ne pouvais voir un débauché sans dédain, sans effroi même, car
mon aversion pour la débauche allait jusque-là, depuis qu'allant un
jour au petit Saceonex par un chemiu creux, je vis des deux cotés
des cavités dans la terre, où l'on médit que ces gens là faisaient
leurs accouplements. Ce que j'avais vu de ceux des chiennes me
revenait aussi toujours à l'esprit en pensant aux autres, et le cœur
me soulevait à ce seul souvenir.
Ces préjugés de l'éducation, propres par eux-mêmes à retarder
les premières explosions d'un tempérament combustible, furent ai-
dés, comme j'ai dit, par la diversion que firent sur moi les premières
pointes de lasensuaiité. N'imaginant que ce que j'avais senti, mal-
gré des effervescences de sang très incommodes, je ne savais porter
mes désirs que vers l'espèce de volupté qui m'était connue, sans ja-
mais aller jusqu'à celle qu'on m'avait rendue haïssable, et qui tenait
de si près à l'autre, sans que j'en eusse le moindre soupçon. Dans
mes sottes fantaisies, dans mes erotiques fureurs (dans les actes ex-
travagants auxquels elles me portaient quelquefois), j'empruntais
iraaginairement le secours de l'autre sexe, sans penser jamais qu'il
fût propre à nul autre usage qu'à celui que je brûlais d'en tirer.
Non-seulement donc c'est ainsi qu'avec un tempérament très
ardent, très la.scif, très précoce, je passai toutefois l'âge de puberté
sans désirer, sans connaître d'autres plaisirs des sens que ceux dont
mademoiselle Lambercier m'avait très innocemment donné l'idée;
mais quand enfin le progrès des ans m'eut fait homme, c'est encore
ainsi que ce qui devait me perdre me conserva. Mon ancien goût d'en-
fant, au lieu de s'évanouir, s'associa tellement à l'autre, que je ne
pus jamais l'écarter des désirs allumés par mes sens; et cette folie,
jointe à ma timidité naturelle, m'a toujours rendu très peu entre-
prenant près des femmes, faute d'oser tout dire ou de pouvoir tout
faire, l'espèce de jouissance dont l'autre n'était pour moi que le der-
nier terme ne pouvant être usurpée par celui qui la désire, ni devi-
née par celle qui peut l'accorder. J'ai passé ma vie à convoiter et à me
taire auprès des personnes que j'aimais le plus. N'osant jamais dé-
clarer mon goût, je l'amusais du moins par des rapports qui m'en
conservaient l'idée. Etre aux genoux d'une maîtresse impérieuse,
obéir à ses ordres, avoir des pardons à lui demander, était |iour moi
de très douces jouissances, etplus ma vive imagination m'enflammait
le sang, plus j'avais l'air d'un amant transi. On conçoit que celte
manière de faire l'amour n'amène pas des progrès bien rapides, et
n'est pas fort dangereuse à la vertu de celles qui en sont l'objet.
J'ai donc fort peu possédé, mais je n'ai pas laisse de jouir beaucoup
à ma manière, c'est-à-dire par l'imagination. Voilà comment mes
seps, d'accord avec mon humeur timide et mou esprit romanesque,
m'ont conservé des sentiments purs et des mœurs honnêtes, parles
inèmes goûts qui peut-être, avec un peu plus d'etl'ronterie, m'au-
raient plongé dans les plus brutales voluptés.
J'ai fait le premier pas et le plus pénible dans le labyrinthe obs-
cur et fangeux de mes confessions. Ce n'est pas ce qui est criminel
qui coûte le plus à dire, c'est ce qui est ridicule et honteux. Des à
présent je suis sûr de moi ; après ce que je viens d'oser dire, rien pe
peut plus m'arrèter. On peut juger de ce qu'ont pu me coûter de
semblables aveux, sur ce que, dans tout le cours de ma vie, trans-
porté quelquefois près de celles que j'aimais, par les fureurs d'une
passion qui m'ôlait la faculté de voir, d'entendre, hors de sens, et
saisi d'un tremblement convulsif dans tout mon corps, jamais je n'ai
pu prendre sur moi de leur déclarer ma folie, et d'implurer d'elles
dans la plus étroite intimité la seule faveur qui manquait aux autres.
Cela ne m'est jamais arrivé qu'une fois dans l'enfance avec un en-
fant de mon âge, encore fut-ce elle qui le proposa.
En remontant de cette sorte aux premières traces de mon être
sensible, je trouve des éléments qui, paraissant quelquefois incom-
patibles, n'ont pas laissé de s'unir pour produire avec force un effet
uniforme et simjile ; et j'en trouve d'autres qui, les mêmes en appa-
rence, ont formé par le concours de certaines circonstances de si dif-
férentes combinaisons, qu'on n'imaginerait jamais qu'ils eussent
entre eux aucun rapport. Qui croirait, par exemple, qu'un des res-
sorts les plus vigoureux démon àrae fût trempé dans la même source
d'où la luxure et la mollesse ont coulé dans mon sang? Sans quitter
le sujet dont je viens de parler, on en va voir sortir une impression
bien différente.
J'étudiais un jour seul ma leçon dans la chambre contiguë à la
cuisine. La servante avait mis sécher à la plaque les peignes de sa
maîtresse. Quand elle revint les prendre, il s'en trouva un dont
tout un côte de dents s'était brisé. A qui s'en prendre de ce dégât?
personne autreque moi n'était entré dans la chambre. On m'inter-
roge; je nie d'avoir touché le peigne. M. et mademoiselle Lamber-
cier se réunissent, m'exhortent, me menacent, me pressent; je per-
siste avec opiniâtreté : mais la conviction était trop forte, elle l'em-
porta sur toutes mes protestations, quoique ce fût la première fois
qu'on m'avait trouvé tant d'audace à mentir. La chose fut prise au
sérieux; elle méritait de l'être. La méchanceté, le mensonge, l'ob-
stiiiation, parurent également digues de punition : mais pour le
coup ce ne fut pas par mademoiselle Lambercier qu'elle me fut in-
fligée. On écrivit à mon oncle Bernard, il vint. Mon pauvre cousin
était chargé d'uu autre délit non moins grave : nous fûmes enve-
loppés dans la même exécution. Elle fut terrible. Quand, cherchant
le remède pour le mal même, on eût voulu pour jamais amortir mes
sens dépravés, on n'aurait pu mieux s'y prendre. Aussi me laissé^
rent-ilsen repos pour longtemps.
On ne put m'arracher l'aveu qu'on exigeait. Repris à plusieurs
fois, et mis dans l'état le plus affreux, je fus inébranlable. J'aurais
souffert la mort, et j'y étais résolu. Il fallut que la force même cédât
au diabolique entêtement d'un enfant; car on n'appela pas autre-
ment ma constance. Enfin je sortis de cette cruelle épreuve en pièces,
mais triomphant.
Il y a maintenant près de cinquante ans de cette aventure, et je
n'ai pas peur d'être aujourd'hui puni derechef pour le même fait.
Hé bien ! je déclare à la face du ciel que j'en étais innocent, que je
n'avais ni cassé ni touché le peigne, que je n'avais pas approché de
la plaque, et que je n'y avais pas même songé. Qu'on ne me de-
mande pas commentée dégât se fit; je l'ignore, et ne puis le com-
prendre : ce que je sais très certainement, c'estque j'en étais inno-
cent.
Qu'on se figure un caractère timide et docile dans la vie ordi-
naire, mais ardent, fier, indomptable dans les passions; un enfant
toujours gouverné par la voix de la raison, toujours traité avec dou-
ceur, équité, complaisance; qui n'avait pas même l'idée de l'injus-
tice, et qui, pour la première fois, en éprouve une si terrible de la
part précisément des gens qu'il chérit et qu'il respecte le plus.
Quel renversement d'idées! quel désordre de sentiments! quel bou-
leversement dans son cœur, dans sa tête, dans tout son petit être
moral! Je dis qu'on s'imagine tout cela, s'il est possible; car, pour
moi, je me sens hors d'état de démêler, de suivre la moindre trace
de ce qui se passait alors en moi.
Je n'avais pas encore assez de raison pour sentir combien les ap-
parences me condamnaient, et pour me mettre à la place des au-
tres. Je me tenais à la mienne ; et tout ce que je sentais, c'était la
rigueur d'un châtiment effroyable pour un crime que je n'avais
pas commis. La douleur du corps, quoique vive, m'était peu sensi-
ble; je ne sentais que l'indignation, la rage, le désespoir. Mon
cousin, dans un cas à peu près semblable, et qu'on avait puni d'une
faute involontaire comme d'un acte prémédite, se mettait en fureur
à mon exemple, et se montait, pour ainsi dire, à mon unisson. Tous
deux dans le même lit, nous nous embrassions avec des transports
convulsifs, nous étoultions; et quand nos jeunes cœurs, un peu
soulagés, pouvaient exhaler leur colère, nous nous levions sur no-
tre séant, et nous nous mettions tous deux à crier cent fois de toute
notre force : tarnifex.' carnifexl carnifexl
Je sens, en écrivant ceci, que mon pouls s'élève encore; ces mo-
ments me seront toujours présents, quand je vivrais cent mille ans.
Ce premier sentiment de la violence et de l'injustice est resté si
profondément gravé dans mon âme, que toutes les idées qui s'y
rapportent me rendent ma première émotion ; et ce sentiment rela-
tif à moi dans son origine a pris une telle consistance en lui-même,
LES CONFESSIONS.
et s'est si bien détaché de tout intérêt personnel, que mon cœur
s'enflainiiiK au spectacle ou au récit de toute action injuste, quel
qu'rn soit l'objet, et en quelque lieu qu'elle se commette, comme
si l'cU'ut (Ml reliimbait sur moi. Quand je lis les cruautés d'un tyran
fi-r(i(e, les subtiles noirceurs d'un fourbe de prêtre, je partirais vo-
lontiers pour aller poignarder ces misérables, dussé-je cent fois y
liérir. Je me suis souvent mis en nage à poursuivre, à la course ou
a coups d<: pierre, un coq, une vache, un chien, un animal, que je
voyais- en tourmenter un autre uniquement parce qu'il se sentait le
plus fort. Ce mouvement peut m'ôlre naturel, et je crois qu'il l'est;
mais le seulimeiit de la première injustice que j'ai soulferle y fut
trop liiiiglinips et tîii|i fortement lié, pour ne l'avoir pas beaucoup
reiilorré.
Là fut le terme di; la sérénité de ma vie enfantine. Dès ce mo-
ment je cessai de jouir d'un bonheur pur, et je sens aujourd'hui
même que le souvenir des charmes de mon enfance s'arrête là.
Nous restâmes encore à lîossey quelques mois. Nous y fûmes comme
on nous représente le premier homme encore dans le paradis ter-
lestrc, mais ayant cessé d'en jouir. C'était en apparence la même
situation, et.en effet unetoutautre manière d'être. L'attacliement,
l'intimité, le respect, la confiance, ne liaient plus les élèves à leurs
guides ; nous ne les regardions plus comme des dieu.x qui lisaient
dans nos cœurs : nous étions moins honleu.x de mal faire, et plus
craintifs d'être accusés ; nous eommencion» à nous cacher, à nous
mutiner, à mentir. Tous les vices de notre âge corrompaient notre
innocence et enlaidissaient nos jeux. La campagne même perdit à
nos yeux cet attrait de douceur et de simplicité qui va au co'ur :
elle nous semblait déserte et sombre ; elle s'était comme couverte
d'un voile qui nous en cachait les beautés. Nous cessâmes de culti-
ver nos petits jardins, nos fleurs, nos herbes. Nous n'allions plus
gratter légèrement la terre, et crier de joie en découvrant le germe
du grain que nous avions semé. Nnus nous dégoûtâmes de cette
vie; on se dégoûta de nous; mon oncle nous retira, et nous nous
séparâmes de M. et mademoiselle Lambercier, rassasiés les uns des
autres, et peu fâchés de nous quitter.
Près de trente ans se sont passés depuis ma sortie de Bossey, sans
que je m'en sois rappelé le séjour d'une manière agréable par des
Souvenirs un peu liés : mais, depuis qu'ayant passé l'âge mûr je
d(!clirie vers la vieillesse, je sens que ces souvenirs renaissent tan-
dis que les autres s'elfacent; ils se gravent dans ma mémoire avec
des traits dont le charme et la force augmeutent de jour en jour :
comme si, sentant déjà la vie qui s'échappe, je cherchais à la res-
saisir par ses commencements. Les moiiulrfs faits de ce temps-là me
plaisent par cela seul qu'ils sont de ce temps-là. Je me rappelle tou-
tes les circonstances des lieux, des personnes, des heures. Je vois
la servante et le valet agissant dans la chambre, une hirondelle en-
trant par la fenêtre, une mouche se poser sur ma main tandis que
je récitais ma leçon; je vois tout l'arrangement de la chambre où
nous étions; le cabinet de M. Lambercier à main droite, une es-
tampe représentant tous les papes, un baromètre, un grand calen-
drier, des framboisiers qui, d'un jardin fort élevé, dans lequel la
maison s'enfonçait par le derrière, venaient ombrager la fenêtre,
et passaient quelquefois jusqu'en dedans. Je sais bien que le lecteur
n'a pas grand besoin de savoir tout cela; mais j'ai besoin, moi, de
le lui dire. Que n'osé-je lui raconter de même toutes les petites
anecdotes de cet heureux âge, qui me font encore tressaillir d'aise
quand je me les rappelle! Cinq ou six surtout... Composons. Je
vous fais grâce des cinq; mais j'en veux une, une seule, pourvu
qu'on me la laisse conter le plus longuement qu'il me sera possible
pour prolonger mon plaisir.
Si je ne cherchais que le vôtre, je pourrais choisir celle du der-
rière de mademoiselle Lambercier, qui, par une malheureuse cul-
bute au bas du pré, fut étalé tout en plein devant le roi de Sardai-
gne à son passage : mais celle du noyer de la terrasse est plus amu-
sante pour moi, qui fus acteur, au lieu que je ne fus que spectateur
de la culbute ; et j'avoue que je ne trouvai pas le moindre mot
pour rire à un accident qui, bien que comique en lui-même, m'a-
larmait pour une personne que j'aimais comme une mère, et peut-
être plus.
0 vous, lecteurs curieux delà grande histoire du noyer de la ter-
rasse, écoute/.-en l'horrible tragédie, et vous abstenez de frémir si
vous pouvez !
H y avait, hors de la cour, une terrasse à gauche en entrant, sur
laquelle était un banc (u'i l'on allait souvent s'asseoir l'après-midi,
mais ipii n'avait point d'ombre. Pour lui en donner, M. Lambercier
y lii planter un noyer. La plantation de cet arbre se lit avec solen-
nité. Les deux pensionnaires en furent les parrains, et, tandis qu'on
comblait le creux, nous tenions l'arbre chacun d'une main avec des
chants de triomphe. On fit, pour l'arroser, une espèce de bassin
tout autour du pied. Chaque jour, ardents spectateurs de cet arro-
semeiit, nous nous confirmions, mon cousin et moi, dans l'idée
tns naturelle qu'il était plus beau de planter un arbre sur la ter-
rasse (ju'iin drapeau sur la brèche, et nous résolûmes de nous pio-
curi!!' celte i^loirc sans la pariager avec qui ipii: c fût.
Poui cela nous al. âmes couper une bouture d'un jeune saule, et
nous la plantâmes .sur la terrasse, à huit ou dix pieds de l'auguste
noyer. Nous n'oubliâmes pas de faire aussi un creux autour de no-
tre" arbre : la difficulté était d'avoir de quoi le remplir, car l'eau ve-
nait d'assez loin, et on ne nous laissait pas courir pour en aller
prendre. Cependant il en fallait absolument pour notre saule. Nous
employâmes toutes sortes de ruses pour lui en fournir durant quel-
ques jours et cela nous réussit si bien, que nous le vîmes bour-
geonner et pousser de petites feuilles dont nons mesurions l'accrois-
sement d'heure en heure, persuadés, quoiqu'il ne fût pas à un pied
de terre, qu'il ne tarderait pas à nous ombrager.
Comme notre arbre, nous occupant tout entiers, nous rendait in-
capables de toute a|)plicalion, de toute étude, que nous étions
comme en délire, et que, ne sachant à qui nous en avions, on nous
tenait de plus court qu'auparavant, nous vîmes l'instant fatal où
l'eau nous allait manquer, et, nous nous désolions dans l'attente
de voir notre arbre périr de sécheresse. Enfin la nécessité, mère
de l'industrie, nous suggéra une invention pour garantir l'arbre et
nous d'une mort certaine : ce fut de faire par-dessous terre une
rigole qui conduisît secrètement au saule une partie de l'eau dont
on arrosait le noyer. Cette entreprise, exécutée avec ardeur, ne
réussit pourtant pas d'abord. Nous avions si mal pris la pente que
l'eau ne coulait point. La terre s'éboulait et bouchait la rigole ; l'en-
trée se remplissait d'ordures; tout allait de travers. Rien ne nous
rebuta. Oinnia vincit labor improbus. Nous creusâmes davantage
et la terre et notre bassin pour donner à l'eau son écoulement;
nous coupâmes des fonds de boites en petites planches étroites, dont
les unes mises de plat à la file, et d'autres posées en angle des deux
côtés sur celles-là, nous firent un canal triangulaire pour notre
conduit. Nous plantâmes à l'entrée de [letits bouts de b ds minces
et à claires voies, qui, faisant une espèce de grillage ou de crapau-
dine, retenaient le limon et les pierres sans boucher le passage à
l'eau. Nous recouvrîmes soigneusement notre ouvrage de terre bien
foulée ; et le jour où tout fut fait nous attendîmes dans des transes
d'espérance et de crainte l'heure de l'arrosement. Après des siècles
d'attente, cette heure vint enfin : M. Lambercier vint aussi à son
ordinaire assistera l'opération, durant laquelle nous nous tenions
tous deux derrière lui pour cacher notre arbre, auquel très heureu-
sement il tournait le dos.
A peine achevait-on de verser le premier seau d'eau, que nous
commençâmes d'en voir couler dans notre bassin. A cet aspect la
prudence nous abandonna. Nous nous mimes à pousser des cris de
joie qui firent retourner M. Lambercier; et ce fut dommage, car il
prenait plaisir à voir combien la terre du noyer était bonne, et bu-
vait avidement son eau. Frajjpé de la voir se partager entre deux
bassins, il s'écrie à son tour, regarde, aperçoit la friponnerie, se fait
brusquement apporter une pioche, donne un coup, fait voler deux
ou trois éclats de nos planches, et, criant à pleine tête: un aquei/uc'
xtn aqueduc ! il frappe de toutes parts des coups impitoyables, dont
chacun portait au milieu de nos cœurs. En un moment, les planches,
le conduit, le bassin, le saule, tout fut détruit, tout fut labouré,
sans qu'il y eût, durant cette expédition terrible, aucun autre mot
prononcé, sinon l'exclamation qu'il répétait sans cesse. Un aqueduc!
s'écriait-il en brisant tout, un aqueduc! un aqueduc!
On croira que l'aventure finii mal pour les petits architectes : on
se trompera; tout finit là. M. Lambercier ne nous dit pas un mot
de reproche^ tie nous fit pas plus mauvais visage, et ne nous en
paila plus ; nous l'entendimes même un peu après rire auprès de
sa sœur à gorge déployée, car le rire de .\1. Lambercier s'entendait
de loin ; et ce qu'il y eut de plus étonnant encore, c'est que, passé
le premier saisissement, nous ne fûmes pas nous-mêmes fort affli-
gés. Nous plantâmes ailleurs un autre arbre, et nous nous rappe-
lions souvent la catastrophe du premier, en répétant entre nous
avec emphase : un aqueduc! un aqueduc! Jusque-là j'avais eu des
accès d'orgueil par intervalles quand j'étais Aristide ou Brutus ; ce
fut ici mon premier mouvement de vanité bien marquée. Avoir pu
construire un aqueduc de nos mains, avoir mis une bouture en con-
currence avec uu grand arbre, me paraissait le suprême degré de la
gloire. A dix ans j'en jugeais mieux que César à trente.
L'idée de se noyer, et la petite histoire qui s'y ra[iporte, m'est si
bien restée ou revenue, qu'un de mes plus agréables projets dans
mon voyage de Genève, en 17b4, était d'aller a Bossey revoir les
monuments des jeux de mon enfance, et surtout le cher noyer, qui
devait alors avoir déjà le tiers d'un siècle, et qui doit maintenant,
s'il existe encore, en avoir à peu près la moitié. Je fus si continuel-
lement obsédé, si peu maître de moi-même, que je ne pus trouver
le moment de me satisfaire. 11 y a peu d'apparence que cette occ;ision
renaisse jamais pour moi. Cependant je n'en ai pas perdu le désir
avec l'espérance ; et je suis presque sur que si jamais, retournant
dans ces lieux chéris, j'y retrouvais mon cher noyer encore en être,
je l'arroserais de mes pleurs.
Do retour à Genève, je passai deux ou trois ans chez mon oncle,
en attendant qu'on résolût ce que l'on ferait de moi. Comme il
destinait son fils au génie, il lui fit apprendre un peu de dessin, et
lui .iiMi^iiiail le élciiniils d'Euclide. J'apprenais tout cela parioiu-
paguie, et j'y pii> g-'ûl, surtout au dessin. Cependant ou délibérait
6
LES VEILLÉES LITTÉRAIRES ILLUSTRÉES.
si l'on me ferait horloger, procureur ou ministre. J'aimais mieux
être ministre, car je trouvais bien beau de prêcher : mais le petit
revenu du bien de ma mère, à partager entre mon frère et moi, ne
suffisait jias pour pousser mes études. Comme l'âge où j'étais ne
rendait pas ce choix bien pressant encore, je restais en attendant
chez mon oncle, perdant à peu près mon temps, et ne laissant pas
de payer, comme il était juste, une assez bonne pension.
Mon oncle, honiu'e de plaisir ainsi que mon père, ne savait pas
comme lui se captiver par ses devoirs, et prenait assez peu de soin
de nous. Ma tante était une dévote un peu piétiste, qui aimait mieux
chanter les psaumes que veiller à notre éducation. On nous laissait
presque une liberté entière, dont nous n'abusâmes jamais. Toujours
inséparables, nous nous suffisions l'un à l'autre ; et, n'étant point
tentés de fréquenter les polissons de notre âge, nous ne prîmes au-
cune des habitudes libertines que l'oisiveté nous pouvait inspirer.
J'ai même tort de nous supposer oisifs, car de la vie nous ne le
fûmes moins ; et ce qu'il y avait d'heureux était que tous les amu-
sements dont nous nous i)assionnions successivement nous tenaient
ensemble occupés dans la maison sans que nous fussions même
tentés de descendre à la rue. Nous faisions des cages, des flûtes, des
volants, des tambours, des maisons, des équif/les, des arbalètes.
Nous gâtions les outils de mon vieux grand-père pour faire des
montres à son imitation. Nous avions surtout un goût de préférence
pour barbouiller du papier, dessiner, laver, enluminer, faire un
dégât de couleurs. Il vint à Genève un charlatan italien appelé
Gambacorta : nous allâmes le voir une fois, et puis nous n'y vou-
lûmes plus aller: mais il avait des marionnettes, et nous nous
mîmes à faire des marionnettes; ses marionnettes jouaient des
manières de comédies, et nous fîmes des comédies pour les nôtres.
Faute de pratique, nous contrefaisions du gosier la voix de poli-
chinelle pour jouer ces charmantes comédies, que nos pauvres bons
parents avaient la patience de voir et d'entendre. Mais mon oncle
Bernard ayant un jour ki dans la famille un fort beau sermon de
sa façon, nous quittàmesles comédies et nousnousmîmesàcomposer
des sermons. Cesdétailsne sont pas fortintéressants, jeravoue;mais
ils montrent à quel point il fallait que notre preniière éducation
eût été bien dirigée, pour que, maîtres de notre temps et de nous
dans un âge si tendre, nous fussions si peu tentés d'en abuser.
Nous avions si peu besi.in de nous faire des camarades, que nous
en négligions même l'occasion. Quand nous allions nous proi ener,
nous regardions en passant leurs ji'ux sans convoitise, sans songer
même à y prendre part. L'amitié lemplissait si bien nos cœurs, qu'il
nous suffisait d'être ensemble pour que les plus simples goûts fissent
nos délices.
A force de nous voir inséparables, on y prit garde, d'autant plus
que, mon cousin Bernard étant très grand et moi très petit, cela
faisait un couple assez plaisamment assorti. Sa longue figure effilée,
son petit visage de pomme cuite, son air mou, sa démarche noncha-
lante, exritaient les enfants à se moquer de lui. Dans le patois du
pays on lui donna le surnom de Barna hredanna ; et, sitôt que
nous sortions, nous n'entendions que Barna breclurma tout
autour de nous. Il endurait cela plus tranqiiilleme.it que moi. Je
me fâchai, je voulus me battre; c'était ce que les petits coquins
demandaient. Je battis, je fus battu. Mon pauvre cousin me soute-
nait de son mieux ; mais il était faible, d'un coup de poing on le
rcnvcisait. Alors je devenais furieux. Cependant j'attrapais force
horions, ce n'était pas à moi qu'on en voulait, c'était à Barna hre-
danna; mais j'augmentai tellement le mal par ma mutine colère
que nous n'osions plus sortir qu'aux heures où l'on était en classe'
de peur d'être hués et suivis par les écoliers.
Me voilà déjà redresseur des torts. Pour être un paladin dans les
formes, il ne me manquait que d'avoir une dame ; j'en eus deux.
J'r:llais de temps en teirps voir mon père à Nyon, petite ville du
po}s de Yaud, où il s'était établi. Mon père était fort aimé, et sou
lils se sentait de cette bienveillance. Pendant le peu de séjour que
je faisais près de lui, c'était à qui me fêterait. Une madame de
Vulson surtout me faisait mille caresses; et pour y mettre le comble
sa fille me prit pour son galant. Ou sent ce que c'est qu'un galant
de iiiize ans pour une fille de vingt-deux. Mais toutes ces friponnes
sont SI aises de mettre ainsi de petites poujiées en avant pour ca-
cher les grandes, ou pour les tenter par l'image d'un jeu qu'elles
savent rendre attirant 1 Pour moi, qui ne voyais point entre elle et
moi de disconvenance, je pris la chose aux sérieux : je me livrai de
tout mon cœur, ou plutôt de toute ma tète, car je n'étais guère
amoureux que par là, quoique je le fusse à la folie, et que mes
transports, mes agitations, mes fureurs, donnassent des scènes à
pâmer de rire.
Je connais deux sortes d'amour très distincts, très réels, et qui
n'ont presque rien de commun, quoique très vifs l'un et l'autre, et
tous deux dillérents de la tendre amitié. Tout le cours de ma Vie
s'est parlagéentre ces deux amours de si diverses natures, et je lésai
même éprouves tous deux à la fois; car, par exemple, au moment
dont je parle, tandis que je m'emparais de mademoiselle de Vulson
si publiquement et si tyiduniquement que je ne pouvais souffrir
qu'aucun homme approchât d'elle, j'avais avec une petite mademoi-
selle Goton des tète-à-tête assez courts, mais assez vifs, dans les-
quels elle daignait faire la maîtresse d'école, et c'était tout; mais
ce tout, qui en effet était tout pour moi, me paraissait le bonheur
suprême, et, sentant déjà le prix du mystère, quoique je n'en susse
user qu'en enfant, je rendais à mademoiselle de Vulson, qui ne s'en
doutait guère, le soin qu'elle prenait de m'employer à cacher d'au-
tres amours. Mais, à mon grand regret, mon secret fut découvert,
ou moins bien gardé de la part de ma petite maltresse d'école que
de la mienne, car on ne tarda pas à nous séparer ; et quelque temps
après, de retour à Genève, j'entendis, en passant à Coulance, de pe-
tites filles me crier à demi-voix : Coton tic-tac Bousseau.
C'était en vérité une singulière personne que celte petite made-
moiselle Goton. Sans être belle, elle avait une figure difficile à ou-
blier, et que je me rappelle encore, souvent beaucoup trop pour un
vieux fou. Ses yeux surtout n'étaient pas de son âge, ni sa taille, ni
son maintien. Elle avait un petit air imposant et lier, très propre à
son rôle, et qui en avait occasionné la première idée entre nous.
Mais ce qu'elle avait de bizarre était un mélange d'audace et de ré-
serve difficile à concevoir. Elle se permettait avec moi les plus
grandes privautés sans jamais m'en permettre aucune avec elle ;
elle me traitait exactement en enfant: ce qui me fait croire qu'elle
avait déjà cessé do l'être, ou qu'au contraire elle l'était encore
assez elle-même pour ne voir qu'un jeu dans le péril auquel elle
s'exposait.
J'étais tout entier, pour ainsi dire, à chacune de ces deux per-
sonnes, et si parfaitement, qu'avec aucune des deux il ne m'arri-
vait jamais de songer à l'autre. Mais du reste rien de semblable en
ce qu'elles faisaient éprouver. J'aurais passé ma vie entière avec
madcniûiselle de Vulson sans songer à la quitter; mais, en l'abor-
dant, ma joie était tranquille et n'allait pas à l'émotion. Je l'aimais
surtout en grande compagnie; les plaisanteries, les agaceries, les jalou-
siesmême, m'attachaient, m'intéressaient : je triomphais avec orgueil
de ses préférences près des grands rivaux qu'elle paraissait maltraiter.
J'étais tourmenté, mais j'aimais ce tourment. Les applaudissements,
les encouragements, les ris, m'échaufTaient, m'animaient. J'avais
des emportements, des saillies ; j'étais transporté d'amour dans un
cercle. Tète à tête j'aurais été contraint, froid, peut-être ennuyé.
Cependant je m'intéressais tendrement à elle, je souffrais quand
elle était malade : j'aurais donné ma santé pour rétablir la sienne ;
et notez que je savais très bien par expérience ce que c'était que
maladie, et ce que c'était que santé. Absent d'elle, j'y pensais, elle
me manquait : présent, ses caresses m'étaient douces au cœur, non
aux sens. J'étais impunément familier avec elle : mon imagination
ne me demandait que ce qu'elle m'accordait ; cependant je ne pou-
vais supporter de lui en voir faire autant à d'autres. Je laimais en
frère ; mais j'en étais jaloux en amant.
Je l'eusse été de mademoiselle Goton en Turc, en furieux, en
tigre, si j'avais seulement imaginé qu'elle pût faire à un autre le
même traitement qu'elle m'accordait ; car cela même était une
grâce qu'il fallait demander à genoux. J'abordais mademoiselle de
Vulson avec un plaisir très vif, mais sans trouble; au lieu qu'en
voyant seulement mademoiselle Goton je ne voyais plus rien, tous
mes sens étaient bouleversés. J'étais familier avec la première,
sans avoir de familiarité ; au contraire j'étais aussi tremblant qu'a-
gité devant la seconde, même au fort des plus grandes familiarités.
Je crois que si j'avais resté trop longtemps avec elle je n'aurais pu
vivre; les palpitations m'auraient étouffé. Je craignais également
de leur déplaire, mais j'étais plus complaisant pour l'une et plus
obéissant pour l'autre. Pour rien au monde je n'aurais voulu fâ-
cher niademoiselle de Vulson; mais si mademoiselle Goton m'eût
ordonné de me jeter dans les flammes, je crois qu'à l'instant j'au-
rais obéi.
Mes amours ou plutôt mes rendez-vous avec celle-ci durèrent
peu, très heureusement pour elle f t pour moi. Quoique mes liaisons
avec mademoiselle de Vulson n'eussent [las le même danger, elles
ne laissèrent pas d'avoir aussi leur catastrophe, après avoir un peu
plus longtemjis duré. Les fins de tout cela devraient toujours
avoir l'air un peu romanesque et donner prise aux exclamations.
Quoique mon commerce avec niademoiselle de Vulson fût moins
vif, il était plus attachant iieut-ètre. Nos séparations ne se faisaient
jamais sans larmes, et il est singulier dans quel vide accablant je
me sentais plongé après l'avoir quittée. Je ne pouvais parler que
d'elle, ni penser qu'à elle ; mes regrets étaient vrais et vifs : mais
je crois qu'au fond ces héroïques regrets n'étaient pas tous pour
elle, et que, sans que je m'en aperçusse, les amusements dont elle
était le centre y avaient leur bonne part. Pour tempérer les dou-
leurs de l'absence, nous nous écrivions des lettres d'un pathétique
à fendre les rochers. Enfin j'eus la gloire qu'elle n'y put plus tenir,
et qu'elle vint me voir à Genève. Pour le coup, la tête acheva de
me tourner : je fus ivre et fou les deux jours qu'elle y resta. Quand
elle partit, je voulais me jeter à l'eau après elle, et je fis longtemps
retentir l'air de mes cris. Huit jours après elle m'envoya des bon-
bons et des gants; ce qui me parut fort galant, si je n'eusse appris
en même temps qu'elle était mariée, et que ce voyage, dont il lui
avait plu de me faire donneur, était pour acheter ses habits de
LES CONFESSIONS.
nocfts. Je ne drcrirai pas ma fureur : elle se conçoit. Je jurai dans
mon nnble courroux de ne plus revoir la perfide, n'imaginant pas
pour elle de plus terrible punition. Elle n'en mourut pas cepen-
dant : car vingt ans après, étant allé voir mon père, et me prome-
nant avec lui sur le lac, je demandai qui étaient des dames que je
voyais dans un bateau peu loin du nôtre. Comment! me dit mon
père en souriant, le cœur ne te le dit-il pas? Ce sont tes ancienms
amours : c'est madame Cristin, c'est mademoiselle de Vulson. Je
tressaillis à ce nom presque oublié : mais je dis au bateliers de
cbanger de route, ne jugeant pas, quoique j'eusse assez beau jeu
fioiir prendre! alors ma revanche, que ce fût la peine d'être parjure,
et de renouveler une querelle de vingt ans avec une femme de
quarante.
Ainsi se perdait en niaiseries le plus précieux temps de mon en-
fance, avant qu'on eût décidé de ma destination. Après de longues
d(''libérations pour suivre mes dispositions naturelles, on prit enfin
le parti po\ir lequel j'en avais le moins, et l'on me mit chez M. Mas-
seron, greffier de la ville, pour apprendre sous lui, comme disait
M. lîernard, l'utile métier de grapignan. Ce surnom me déplaisait
souverainement; l'espoir de gagner force écus par une voie ignoble
flattait peu mon humeur hautaine; l'occupation me paraissait
ennuyeuse, insupportable ; l'assiduité, l'assujeti.ssement, achevèrent
«le m'en rebuter; et je n'entrais jamais au grelFe qu'avec une se-
crète horreur qui croissait de jour en jour. M. Masseron, de son côté,
peu content de moi, me traitait avec mépris, me reprochant sans cesse
mon engourdissement, ma bêtise, en me répétant tous les jours que
mon oncle l'avait assuré que je savais, que je savais, tandis que
dans le vrai je ne savais rien ; qu'il lui avait promis un joli garçon,
et qu'il ne lui avait donné qu'un âne. Enfin je fus renvoyé du greffe
ignominieusement pour mon ineptie, et il fut prononcé par les clercs
de M. Masseron que je n'étais bon qu'à mener la lime.
Ma vocation ainsi déterminée, je fus mis en apprentissage, non
toutefois chez un horloger, mais chez un graveur. Les dédains du
greffier m'avaient extrêmement humilié, et j'obéis sans murmure.
Mon maître, appelé M. Ducomniun, était un jeune homme rustre et
violent, qui vint à bout en très peu de temps de ternir tout l'éclat
de mon enfance, d'abrutir mon caractère aimant et vif, et de me
réduire par l'esprit, comme je l'étais par la fortune, à mon véritable
él;(l d'apprenti. Mon latin, mes antiquités, mon histoire, tout fut
jiour Inngteiups oublié; je ne me souvenais pas même qu'il y eût eu
dos Romains au monde. Mon père, quand je l'allais voir, ne trouvait
plus en m.oi son idole ; je n'étais plus pour les dames le galant
Jean-Jacques ; et je sentais si bien moi-même que M. et mademoi-
selle Lambercier n'auraient plus reconnu en moi leur élève, que
J'eus honte de me représenter à eux, et ne les ai plus revus depuis
lors. Les goûts les plus vils, la plus basse polissonnerie, succédèrent
à mes aimables amusements, sans m'en laisser même la moindre
idée. Il faut que, malgré l'éducation la |)lus honnête, j'eusse un
grand penchant à dégénérer ; car cela se fit très rapidement, sans
la moindre peine ; et jamais César si précoce ne devint si prompte-
nient Laridon.
Le métier ne me déplaisait pas en lui-même ; j'avais un goût vif
pour le dessin : le jeu du burin m'amusait assez ; et comme le ta-
lent du graveur pour l'horlogerie est très borné, j'avais l'espoir
d'en atteindre la perfection. J'y serais parvenu peut-être, si la bru-
talité de mon uiaitre et la gène excessive ne m'avaient rebuté du
travail. Je lui dérobais mon temps pour l'employer en occupations
du même genre, mais qui avaient pour moi l'attrait de la liberté. Je
gravais des espèces de médailles pour nous servir, âmes camarades
et à moi, d'ordre de chevalerie. Mon maître me surprit à ce tra-
vail de contrebande, et me roua de coups disant que je m'exerçais
à faire de la fau.sse monnaie, parce que nos médailles avaient les
armes de la république. Je puis bien jurer que je n'avais aucune
idée de la fausse monnaie, et très peu de la véritable. Je savais
mieux comment se faisaient les as romains que nos pièces de trois
sous.
La tyrannie de mon maître finit par me rendre insupportable le
travail que j'aurais aimé, et par me donner les vices que j'aurais
haïs, tels que le mensonge, la fainéantise, le vol. Rien ne m'a mieux
appris la dlirérence qu'il y a delà dépendance filiale à l'esclavage
servile, que le souvenir des changements que produisit en moi cette
époque. NatiM-ellement timide et honteux, je n'eus jamais plus
d'éloigucini'ut pour aucun défaut que pour l'eirrontcne; mais j'a-
vais joui d'une; lilicrle boniiêle qui seulement s'était restreinte
jusque-là par degrés, et s'évanouit enfin tout à fait. J'étais hardi
cbi •/. mou piM-e, libre chez M. Lambercier, discret chez mon oncle;
je devins craintif chez mon maître, et dès lors je fus un enfant
perdu. Accoutumé à une égalité parfaite avec mes supérieurs dans
la manière de vivre, à ne pas connaître un plaisir qui ne fût à ma
portée, à ne pas voir un metsdont je n'eusse ma part, à n'avoir pas
un désir que je ne témoignasse, à mettre enfin tous les mouvements
de mon cœur sur mes lèvres; qu'on juge de ce que je dus devenir
dans une maison où je n'osais pas ouvrir la bouche ; où il fallait
sorlir de table au tiers du repas, et de la chambre aussitôt que je
»i'y avais plus rieii à faire ; oij, sans cesse enchaîné à mon travail,
je ne voyais qu'objets de jouissance pour d'autres et de privations
pour moi seul ; où l'image de la liberté du maître et des compa-
gnons augmentait le poids de mon assujettissement; où, dans les
disjiutes sur ce que je savais le mieux, je n'osais ouvrir la bouche;
où tout enfin ce que je voyais devenait pour mon cœur un objet de
convoitise, uniquement parce que j'étais privé de tout. Adieu l'ai-
sance, la gaîté, les mots heureux qui jadis souvent dans mes fautes
m'avaient fait échapper an châtiment. Je ne puis me rappeler sans
rire qu'un soir, chez rnon père, étant condamné pour quelque
es[jiégleric à m'aller coucher sans souper, et passant par la cuisine
avec mon triste morceau de pain, je vis et flairai le rôti tournant à.
la broche. On était autour du feu; il fallut en passant saluer tout le
monde. Quand la ronde fut faite, lorgnant du coin de l'œil ce rôti
qui avait si bonne mine et qui sentait si bon, je ne pus m'abst^nir
de lui faire aussi la révérence, et de lui dire d'un ton piteux : Adieu,
rôti. Cette saillie de naïveté parut si plaisante qu'on me fit rester à
souper. Peut-être eût-elle eu le môme bonheur chez mon maître ;
mais il est .'ùr qu'elle ne m'y serait pas venue, ou que je n'aurais osé
m'y livrer.
Voilà comment j'appris à convoiter en silence, à me cacher, a
dissimuler, à mentir, et à dérober enfin , fantaisie qui jusqu'alors
ne m'était pas venue, et dont je n'ai pu depuis lors bien me
guérir. La convoitise et l'impuissance mènent toujours là. Voilà
pourquoi tous les laquais sont fripons, et pourquoi tous les appren-
tis doivent l'être; mais dans un état égal et tranquille, où tout c«
qu'ils voient est à leur portée, ces derniers perdent en grandissant
ce honteux penchant. N'ayant pas eu le même avantage, je n'en ai
pu tirer le même profit.
Ce sont presque toujours de bons sentiments mal dirigés qui font
faire aux enfants le premier pas vers le mal. Malgré les privations
et les tentations continuelles, j'avais demeuré près d'un an chez
mon maître sans pouvoir me résoudre à rien prendre, pas même des
choses à manger : mon premier vol fut une affaire de complai-
sance; mais il ouvrit la porte à d'autres, qui n'avaient pas une si
louable fin.
11 y avait chez mon maître un compagnon appelé M. Verrat, dont
la maison, dans le voisinage, avait un jardin assez éloigné qui pro-
duisait de belles asperges : il prit envie à M. Verrat, qui n'avait pas
beaucoup d'argent, de voler à sa more dos asperges dans leur pri-
meur, et de les vendre pour faire quelques bons déjeuners. Comme
il n'était pas fort ingambe, et qu'il ne voulait pas s'exposer lui-
même, il me choisit pour cette expédition. .\près quelques cajoleries
préliminaires, qui me gagnèrent d'autant mieux que je n'en voyais
pas le but, il me la proposa comme une idée qui lui venait sur-le-
champ. Je disputai beaucoup, il insista : je n'ai jamais pu résister
aux caresses; je me rendis. J'allais tous les matins moissonner les
plus belles asperges : je les portais au Molard, où queliue bonne
femme, qui voyait que je venais de les voler, me le disait pour les
avoir à meilleur compte. Dans ma frayeur je prenais ce qu'elle
voulait bien rae donner: je le portais à M. Verrat. Cela se changeait
promptement en un déjeuner dont j'étais le pourvoyeur, et qu'il
partageait avec un autre camarade ; car, pour moi, très content d'en
avoir quelque bribe, je ne touchais pas même à leur vin.
Ce petit manège dura plusieurs jours sans qu'il me vînt même
à l'esprit de voler le voleur, et de dimer sur M. Verrat le produit
de ses asperges : j'exécutais ma friponnerie avec la plus grande
fidélité; mon seul motif était de complaire à celui qui me le faisait
faire. Cependant , si j'eusse été surpris , que de coups, que d'inju-
res, quels traitements cruels n'eussé-je point essuyés, tandis que le
misérable , en rae démentant, eût élé cru sur sa parole, et moi
doublement puni pour avoir osé le charger, attendu qu'il était com-
pagnon, et que je n'étais qu'apprenti! Voilà comment en tout état
le fort coupable se sauve aux dépens du faible innocent.
J'appris ainsi qu'il n'était pas si terrible de voler que je l'avais
cru , et je tirai bientôt si bon parti de ma science , que rien de ce
que je convoitais n'était à ma portée en sûreté. Je n'étais pas ab-
.soluuieiit mal nourri chez mon maître, et la sobriété ne m'était pé-
nible qu'en la lui voyant si mal garder : l'usage de faire sortir de
table les jeunes gens quand on y sert ce qui les tente le plus rae pa-
rait très bien entendu pour lès rendre aussi friands que fripons.
Ji' devins en peu de temps l'un et l'autre , et je m'en trouvais fort
bien pour l'ordinaire, quelquefois fut mal , quand j'étais surpris.
l'u siuivouir qui rae fait frémir encore et rire tout à la fois est
celui il'une chasse aux pommes qui rae coula cher. Ces pommes
étaient au fond d'une dépense qui, par une jalousie élevée , rece-
vait du ji>ur de la cuisine. Un jour que j'étiiis .seul dans la maison,
je montai sur la mai pour regarder dans le jardin des Hespéridesce
précieux fruit dont je ne pouvais approcher. J'allai chercher la bro-
che pour voir si elle y pourrait atteinilre; elle était trop courte : je
l'allongeai par une autre petite broche qui servait pour le menu
gibier r car mon maître aimait la chasse. Je piquai plusieurs fois
suis succès : enfin je sentis avec transport que j'amenais une
pomme. Je tirai très doucement : déjà la pomme touchait à la ja-
lousie ; j'étais près de la saisir. Qui dira ma douleur? La pomme
elait trop grosse; elle ne put passer par le trou. Que diiiveution je
8
LES VEILLÉES LITTÉRAIRES ILLUSTRÉES.
mis en usage pour la tirer ! il fallut trouver des supports pour tenir
la broche en état, un couteau assez long pour fendre la pomme,
une Intte pour la soutenir. A force d'adresse et de temps je parvins
à la partag:er, espérant tirer ensuite les pièces Tune après l'autre :
mais à peine furent-elles séparées qu'elles tombèrent toutes deux
dans la dépense. Lecteur pitoyable, partagez mon affliction.
Je ne perdis point courage,'mais j'avais perdu beaucoup de temps:
je craignais d'être surpris ; je renvoie au lendemain une tentative plus
heureuse, et je me remets à l'ouvrage tout aussi tranquillement que
si je n'avais rieii fait, sans songer aux deux témoins indiscrets qui
déposaient contre moi dans la dépense.
Le lendemain , retrouvant l'occasion belle , je tente un nouvel
essai : je monte sur mes tréteaux, j'allonge la broche, je l'ajuste,
j'étais prêt à piquer... Malheureusement le dragon ne dormait pas.
Tout à coup la porte de la dépensé s'ouvre : mon maître en sort,
croise les bras, me regarde, et me dit : Courage!... La plume me
tombe des mains.
Bientôt, à force d'essuyer de mauvais traitements, j'y devins
moins sensible; ils me parurent enfin une sorte de compensation
du vol , qui rpe mettait en droit de le continuer. Au lieu de tourner
les yeux en arrière et de regarder la punition , je les portais en
avant et je regardais la vengeance : je jugeais que me battre comme
fripon c'était m'autoriser à l'être ; je trouvais que voler et être battu
allaient ensemble , et constituaient en quelque sorte un état, et
qu'en remplissant la partie de cet état qui dépendait de moi , je
pouvais laisser le soin de l'autre h mon maître. Sur cette idée, je
me mis à voler plus tranquillement qu'auparavant; je me disais :
Qu'en arrivera-t-il enfin? Je serai battu. Soit; je suis fait pour
l'être.
J'aime à manger, sans être avide: je suis sensuel, et non pas
gourmand ; trop d'autres goûts me distraient de celui-là. Je ne me
suis jamais occupé de tfia bouche que quand mon cœur était oisif;
et cela m'est si rarement arrivé dans ma vie , que je n'ai guère eu
le temps de songer aux bons morceaux. 'Voilà pourquoi je ne bornai
pas longtemps ma friponnerie au comestible : je l'etendis bientôt à
tout ce qui me teritait; et si je ne devins pas un voleur en forme ,
c'est que je n'ai jamais été beaucoup tenté d'argent. Dans le ca-
binet commun mon maître avait un autre cabinet à pan, qui fer-
mait à la clé : je trouvai le moyen d'en ouvrir la porte et de la
fermer sans qu'il y parût. Là je mettais à contribution ses bons
outils , ses meilleurs dessins , ses empreintes, tout ce qui me faisait
envie, et qu'il affectait d'éloigner de moi : dans le fond , ces vols
étaient bien innocents, puisqu'ils n'étaient faits que pour être em-
ployés à son service ; mais j'étais transporté de joie d'avoir ces ba-
gatelles en mon pouvoir; je croyais voler le talent avec ses pro-
ductions. Au reste, il y avait dans les boîtes des recoupes d'or et
d'argent, de petits bijoux, des pièces de prix, de la monnaie: quand
j'avais quatre ou cinq sous dans ma poche , c'était beaucoup : ce-
pendant, loin de toucher à rien de tout cela, je ne me souviens jias
même d'y avoir jeté de ma vie un regard de convoitise ; je le voyais
avec plus d'effroi que de plaisir. Je crois bien que cette horreur du
■vol de l'argent et de ce qui en produit me venait eu grande partie
de l'éducation : il se mêlait à cela des idées secrètes d'infamie,
de prison, de châtiment, de potence, qui m'auraient fait frémir, si
j'avais été tenté; au lieu que mes tours ne me semblaient que des
espiègleries , et n'étaient pas autre chose en effet. Tout cela ne
pouvait valoir que d'être bien étrillé par mon maître, et d'avance je
m'arrangeais là-dessus.
Mais , encore une foi<, je ne convoitais pas même assez pour avoir
à m'abstenir : je ne sentais rien à combattre. Une seule feuille de
beau papier à dessiner me tentait plus que l'argent pour en ache-
ter une rame. Cette bizarrerie lient à une des singularités de mon
caractère : elle a eu tant d'influence sur ma conduite, qu'il importe
de l'expliquer.
J'ai des passions très ardentes, et , tandis qu'elles m'agitent, rien
n'égale mon impétuosité ; je ne connais plus ni ménagement, ni
respect, ni crainte, ni bienséance ; je suis cynique, elfronté, vio-
lent, intrépide ; il n'y a ni honte qui m'arrête, ni danger qui m'ef-
fraie; horsieseul objet qui m'occupe, l'univers n'est plus rien pour
moi. Mais tout cela ne dure qu'un moment, et le moment qui suit
me jette dans l'anéantisseinent. Prenez-moi dans le calme , je suis
l'indolence et la timidité même ; tout m'effarouche, tout me rebute ,
une mouche en volant me fait peur; un mot à dire, un geste à faire
épouvante ma paresse; la crainte et la honte me subjuguent à tel
point, que je \oudrais m'éclipseraux yeux de tous les mortels. S'il
faut agir, je ne sais que faire; s'il faut parler, je ne sais que dire ;
.si l'on me regarde , je suis décontenancé. Quand je me passionne,
je sais trouver quelquefois ce que j'ai à dire; mais dans les entre-
tiens ordinaires je ne trouve rien , rien du tout ; ils me sont insup-
portabU's par cela seul quo je suis obligé de parler.
Ajoutez qu'aucun de mes goûts dominants ne consiste en choses
qui s'achètent. Il ne me faut que des plaisirs purs, et l'argent les
empoisonne tous. J'aime , par exemple, ceux de la table ; mais ne
pouvant .souffrir ni la gêne de la bonne compagnie , ni la crapule
du cabaret, je ne puis les goûter qu'avec un ami, car seul cela ne
m'est pas possible : mon imagination s'occupe alors d'autre chose,
et je n'ai pas le plaisir de manger. Si mon sang allumé me de-
mande des femmes , mon cœur ému me demande encore plus de
l'amour. Des femmes à prix d'argent perdraient pour moi tous
leurs charmes ; je doute même s'il serait en moi d'en profiter. Il en
est ainsi de tous les plaisirs à ma portée : s'ils me sont gratuits , je
les trouve insipides. J'aime les seuls biens qui ne sont à personne
qu'au premier qui sait les goûter.
Jamais l'argent ne me parut une chose aussi précieuse qu'on la
trouve. Bien plus, il ne m'a même jamais paru fort commode; il
n'est bon à rien par lui-même ; il faut le transformer pour en jouir;
il faut acheter, marchander, souvent être dupe, bien payer, être
mal servi. Je voudrais une chose bonne dans sa qualité; avec moa
argent je suis sûr de l'avoir mauvaise. J'achète cher un œuf frais,
il est vieux; un beau fruit, il est vert; une fille, elle est gâtée.
J'aime le bon vin ; mais où en prendre ? chez un marchand de vin î
Comme que je fasse , il m'empoisonnera. "Veux-je absolument être
bien servi? Que desoins, que d'embarras ! avoir des amis, des cor-
respondants , donner des commissions, écrire, aller, venir, atten-
dre, et souvent au bout être encore trompé! Que de peine avec
mon argent; je la crains plus que je n'aime le bon vin.
Mille fois durant mon apprentissage et depuis , je suis sorti dans
le dessein d'acheter quelques friandises. J'approche de la boutique
d'un pâtissier , j'aperçois des femmes au comptoir; je crois déjà les
voir rire et se moquer du petit gourmand. Je passe devant une frui-
tière , je lorgne du coin de l'œil de belles poires, leur parfum me
tente; deux ou trois jeunes gens tout près de là me regardent;
un homme qui me connaît est devant sa boutique : je vois de loin
venir une fille, n'est-ce point la servante de la maison? Ma vue
courte me fait mille illusions. Je prends tous ceux qui passent pour
des gens de ma connaissance : partout je suis intimidé, retenu par
quelque obstacle : mon désir croît avec ma honte, et je rentre enfin
comme un sot, dévoré de convoitise, ayant dans ma poche de quoi
la satisfaire, et n'ayant osé rien acheter.
J'entrerais dans les plus insipides détails si je suivais dans l'em-
ploi de mon argent, soit par moi, soit par d'autres, l'embarras,
la honte, la répugnance, les inconvénients, les dégoûts de toute
espèce que j'ai toujours éprouvés. A mesure qu'avançant dans ma
vie le lecteur prendra connaissance de mon humeur, il sentira tout
cela sans que je m'appesantisse à le lui dire.
Cela compris, on comprendra sans peine une de mes prétendues
contradictions, celle d'allier une avarice presque sordide avec le
plus grand mépris pour l'argent. C'est un meuble pour moi si peu
commode, que je ne m'avise pas même de désirer celui que je n'ai
pas, et que, quand j'en ai , je le garde longtemps , si je puis, sans
le dépenser, faute de savoir l'employer à ma fantaisie ; mais l'oc-
casion commode et agréable se présente-t-elle? j'en profite si bien
que ma bourse se vide avant que je m'en sois aperçu. Du reste, ne
cherchez pas en moi le tic des avares, celui de dépenser pour l'os-
tentation ; tout au contraire, je dépense en secret et pour le plaisir :
loin de me faire gloire de dépenser, je m'en cache. Je sens si bien
que l'argent n'est pas à mon usage , que je suis presque honteux
d'en avoir encore plus de m'en servir. Si j avais eu jamais un re-
venu fixe et suffisant pour vivre, je n'aurais point été tenté d'être
avare, j'en suis très sûr ; je dépenserais tout mon revenu sans cher-
cher à l'augmenter : mais ma situation précaire me tient en crainte.
J'adore la liberté; j'abhorre la gène, la peine, l'assujettissement.
Tant que dure l'argent que j'ai dans ma bourse, il assure mon in-
dépendance , il me dispense de m'intriguer pour en trouver d'autre;
nécessité que j'eus toujours en horreur : mais , de peur de le voir
finir, je le choie. L'argent qu'on po.ssède est l'instrument de la
liberté; celui qu'on pourchasse est l'iustrumenl de la servitude.
Voilà pourquoi je serre bien et ne convoite rien.
Mon désintéressement n'est donc que paresse; le plaisir d'avoir
ne vaut pas la peine d'acquérir: et ma dissipation n'est encore que
paresse : quand l'occasion de dépenser agréablement se présente,
on ne peut trop la mettre à profit. Je suis moins tenté de l'argent
que des choses , parce que entre l'argent et la possession désirée il
y a toujours un intermédiaire, au lieu qu'entre la chose même et sa
jouissance il n'y en a point. Je vois la chose, elle me tente; si je
ne vois que le moyen de l'acquérir , il ne me tente pas. J'ai donc
été fripon, et quelquefois je le suis encore de bagatelles qui me ten-
tent et que j'aime mieux prendre que demander. Mais, petit ou
grand, je ne me souviens pas d'avoir pris de ma vie un liard à per-
sonne , hors une seule fois , il n'y a pas quinze ans , que je volai
sept livres dix sous. L'aventure vaut la peine d'être contée, car il .s'y
trouve un concours impayable d'effronterie et de bêtise , que j'au-
rais peine moi-même à croire s'il regardait un autre que moi.
C'était à Paris. Je me promenais avec M. de Francueil au Palais-
Royal, sur les cinq hrures. Il tire sa monlre, la regarde, et me dit :
Allou.'îà rO|jéra. Je le vcu-V bien. Nous allons. Il prend deux billets
d'amphithéâtre, m'en donne un et passe le premier avec l'autre;
je le suis , il entre. En entrant après lui , je trouve la porte embar-
rassée. Je regarde ; je vois tout le monde debout , je juge que je
pourrai bien me perdre dans cette foule, ou du moins laisser sup-
LES CONFESSIONS.
poser à M. de Fraiicueil que j'y suis perdu. Je sors, je reprends ma
roulre-niarque , puis mon argent , et je m'en vais, sans songer qu'à
peine avais-je atteint la porte que tout le monde était assis, et qu'a-
lors M. de Krancueil voyait clairi'uient que je n'y étais plus.
Comme jamais rien ne fut plus él(ji)?né de mon liumeur que ce
trait-là, je le noie pour montrer qu'il y a des moments d'une cspi^ce
de délire, où il ne faut point juger d'un homme par son action. Ce
n'était pas précisément voler cet argent; c'était en voler l'emploi:
moins c'était un vol, plus c'était une infamie.
Je ne finirais pas ces détails si je voulais suivre toutes les roules
par lesquelles, durant mon apprentissage, je passai de la suljlilité
de l'héroïsme à la bassesse d'un vaurien. Cependant en prenant les
vices de mon état il me fut impossible d'en [irendre tout-à-fail les
goûts. Je m'ennuyaisdesamusements de mes camarades ; et, quand
la trop grande gène m'eut aussi rebute du travail, je m'ennuyais
de tout. Cela me rendit le goût de la lecture que j'avais perdu de-
puis jlongtemps. Ces lectures, prises sur mon travail, devinrent un
nouveau crime qui m'attira de nouveaux châtiments. Ce goût,
irrité par la contrainte, devint passion, bientôt fureur. La Trdiu,
fameuse loueuse de livres, m'en fournissait de toute espèce, lions
et mauvais, tout passait ; je ne choisissais point ; je lisais avec uns
égale avidité. Je lisais à l'établi, je lisais en allant faire mes mes-
sages, je lisais à la garde-robe, et m'y oubliais des heures entières;
la lèle me tournait de la lecture; je ne faisais |)lus que hre. Mon
maître m'épiait, me surprenait, me battait, me prenait mes livres.
Que de volumes furent déchirés, brûlés, jetés par les fenêtres ! Que
d'ouvrages restèrent dépareillés chez la Tribu ! Quand je n'avais plus
de quoi la payer, je lui donnais mes chemises, mes cravates, mes
hardes; mes trois sous d'étrennes tous les dimanches lui étaient
régulièrement (lortés.
Voilà donc, medira-t-on, l'argent devenu nécessaire. Il est vrai;
mais ce fut quand la lecture m'eut ôté toute activité. Livré tout
entier à mon nouveau goût, je ne faisais plus que lire ; je ne volais
plus. C'est encore ici une de mes différences caractéristiques. Au
fort d'une certaine habitude d'être, un rien me distrait, me change,
m'attache, enfin me passionne ; et alors tout est oublié ; je ne songe
plus qu'au nouvel objet qui m'occupe. Le cccur me battait d'impa-
tience de feuilleter le nouveau livre que j'avais dans la poche ; je
le tirais aussitôt que j'étais seul, et ne songeais plus à fouiller le
cabinet de mon maître. J'ai même peine à croire (jue j'eusse volé
quand même j'aurais eu des passions plus coûteuses. Borné au mo-
ment présent, il n'était pas dans mon tour d'esprit de m'arranger
ainsi pour l'avenir. La Tribu me faisait crédit; les avances étaient
petites, et, quand j'avais empoché mon livre, je ne songeais plus à
rien. L'argent qui me venait naturellement passait de même à
cette femme ; et, quand elle devenait pressante, rien n'était plus
tôt sous sa main que mes propres effets. Voler par avance était trop
de prévoyance, et voler pour payer n'était pas même une tentation.
A force de querelles, de coups, de lectures dérobées et mal choi-
sies, mon huiui'ur devint laeilurne, sauvage ; ma tète commençait
à s'altérer, et je vivais en vrai loup-garou. Cependant, si mon goût
ne me préserva pas des livres plats et fades, mon bonheur me pré-
serva des livres (d)scènt!s et licencieux. Non que la Tribu, femme à
tous égards très accommodante, se fit un scrupule de m'en prêter;
mais, pour les faire valoir, elle me les nommait avec un air de mys-
tère qui me forçait précisément à les refuser, tant par dégoût que
par honte; et le hasard seconda si bien mon humeur pudique, que
j'avais plus de trente ans avant que j'eusse jeté les yeux sur aucun
de ces dangereux livres qu'une belle dame de par le monde trouve
incommodes, en ce qu'on ne les peut lire que d'une main.
En moins d'un an j'épuisai la mince boutiiiue de la Tribu, et
alors je me trouvai dans mes loisirs cruellement désœuvré. Guéri
de mes goûts d'enfant et de polisson par celui de la lecture, et même
par mes lectures, qui, bien que sans choix et souvent mauvaises,
ramenaient pourtant mon cœur à des sentiments plus nobles que
ceux que m'avait donnés mon état. Dégoûté de Iciut ce qui était à
ma portée, et sentant trop loin de moi tout ce (jui m'aurait tenté, je
ne voyais rien de possible qui pût flatter mon cœur. Mes sens, émus
depuis loiigtem|)s, me demandaient une jouissance dont je ne savais
pas inrmc imaginer l'objet. J étais aussi loin du véritable que si
je n'avais pas eu de sexe; et, déjà pubère et sensible, je pensais
quelquefois à mes folies, mais je ne voyais rien au-delà. Dans cette
étrange siliiatiim , mon inquiète imagination prit un parti qui me
sauva de moi-même et calma ma naissante sensualité. Ce fut de se
nourrir des situations qui m'avaient intéressé dans mes lectures,
de les rappeler, de les varier, de les combiner, de me les appro-
prier, tellement queje devinsse un des personnages que j'imaginais,
que je me visse toujours dans les positions les plus agréables selon
mon goût, eulin que l'état lictif où je venais à bout de me mettre
me fil oublier mou état réel, dont j'étais si meconteiil. Cet amour
des (dijels imaginaires et celte facilite de m'en occuper achevèrent
de nii' di'giuiliT de tout ce (pii m'entourait, et détermineront ce
goût p Hir la scililude, qui m'est toujours resté depuis ce temps-là.
On verra plus d'une l'ois dans la suite les bizarres elléts de cette dis-
position si misanthrope et si sombre eu apparence, mais qui vient
en effet d'un cœur trop affectueux, trop aimant, trop tendre, qui,
faute d'en trouver d'existants qui lui ressemblent, est forcé de s'ali-
menter de fictions. Il me sufllt, quant à présent, d'avoir marqué
l'origine et la première cause d'un penchant qui a modifié toutes
mes passions, et qui, les contenant [lar elles-mêmes, m'a toujours
rendu paresseux à faire, par trop d'ardeur à désirer.
J'atteignis ainsi ma seizième année, inquiet, mécontent de tout
et de moi, sans goût de mon état, sans plaisirs de mon âge, dévoré
de désirs dont j'ignorais l'objet, pleurant sans sujet de larmes, .«ou--
pirant sans savoir de quoi^ enfin caressant tendrement mes chi-
mères, faute de voir autour de moi rien qui les valût. Les diman-
ch(!s, mes camarades venaient me chercher après le prêche pour aller
m' ébattre avec eux. Je leur aurais volontiers échappé si j'avais pu.
mais nue fois en train dan« leurs jeux, j'étais plus ardent et j'allais
plus loin qu'un autre ; difficile à ébranler et à retenir. Ce fut là de
tout temps ma disposition constante. Dans nos promenades hor.*
(le la ville, j'allais toujours en avant sans songer au retour, à moin»
que d'autres n'y songeassent pour moi. J'y fus pris deux fois ; les
portes furent fermées avant que je pusse arriver. Le lendemain je
lus traité comme on s'imagine ; et la seconde fois il me fut promis
un tel accueil pour la troisième, que je résolus de ne pas m'y ex-
Iioser. Cette troisième fois si redoutée arriva pourtant Ma vigilance
fut mise en défaut par un maudit capitaine appelé M. Miniitoli, qui
fermait toujours la porte où il était de garde une demi-heure avant
les autres. Je revenais avec deux camarades. A demi-lieue de la
ville, j'entends sonner la retraite, je double le pas, j'entends battre
la caisse, je coursa toutes jambes ; j'arrive essoufflé, tout en nage;
le coîur me bal ; je vois de loin les soldats à leur )ioste ; j'accours, je
crie d'une voix étouffée : il était trop tard. A vingt pas de l'avancée,
je vois lever le premier pont : je frémis en voyant en l'air ces cornes
terribles, sinistre et fatal augure du sort inévitable que ce moment
commençait pour moi.
Dans le premier transport de ma douleur je me jetai sur le glacis,
et mordis la terre. Mes camarades, riant de leur malheur, prirent
à l'instant leur parti. Je pris aussi le mien, mais ce fut d'une autre
manière. Sur le lieu même je jurai de ne retourner jamais chez
num niaiire ; et le lendiMTiain, quand, à l'heure de la découverte,
ils rentrèrent eu ville, je leur dis adieu pour jamais, les priant seu-
lement d'avertir en secret mon cousin Bernard de la résolution que
j'avais prise, et du lieu où il pourrait me voir encore une fois.
A mon entrée en apprentissage, étant plus séparé de lui, je le
vis moins Ton lefois, durant quelipie temps, nous nous rassemblions
les dimanches; mais insensiblement chacun prit d'autres habitudes,
et nous nous vîmes plus rarement. Je suis persuadé que sa mère
contribua beaucoup à ce changement. Il était lui, un enfant du
haut (1), moi, chétif apprenti, je n'étais plus qu'un garçon àeSaint-
Gc7-vais (2). Il n'y avait plus d'égalité malgré la naissance; c'était
déroger que de me fréi]uenter. Cependant les liaisons ne cessèrent
point toui-à fuit entre nous; et, comme c'était un garçon d'un bon
naturel, il suivait quelquefois son cœur malgré les leçons de sa
mère. Instruit de ma résolution, il accourut, non pour la dissimuler
ou la partager, mais pour jeter par de petits présents quelque agré-
ment dans ma fuite; car mes propres ressources ne pouvaient me
mener fort loin. 11 me donna entre autre une petite épée dont j'étais
fort épris, et que j'ai portée jusqu'à Turin, où je me la passai,
comme on dit, au travers du corps. Plus j'ai refléchi depuis à la
manière dont il se conduisit avec moi dans ce moment critique,
jilus je me suis persuade qu'il suivit les instructions de sa mère et
peut-être de son père; car il n'est pas possible que de lui-même il
n'eût fait quelque cll'ort |iour me retenir, ou qu'il n'eût étc tenté
de me suivre. .Mais point: il m'encouragea dans mon dessein plutôt
qu'il ne m'en détourna; puis, quand il me vit bien résolu, il me
quitta sans beaucoup de larmes. Nous ne nous sommes jamais écrit
ni revus. C'est dommage. Il était d'un caractère «ssealiellemeut
bon; nous étions faits pour nous aimer.
Avant de m'abandoniier à la fatalité de ma destinée, qu'on me
permette de tourner un moment les yeux sur celle qui m'attendait
naturellement, si j'étais tombé dans les mains d'un meilleur maître.
Rien n'était plus convenable à mon humeur, ni plus propre à me
rendre heureux, que l'état tranquille et obscur d'un bon artisan,
dans certaine classe surtout, telle qu'est à Genève celle des gra-
veurs. Cet état, assez lucratil pour donner une subsistance aisée,
et pas assez pour mènera la fortune, eût borné mon ambition pour
le reste de mes jours, et, me laissant un loisir honnête pour culti-
ver des goûts modérés, il m'eût contenu dans ma sphère sans
m'ofVrir aucun moyen d'eu sortir. Ayant une imagination assez
riche pour orner de'ses chimères tous les étals, assez puissante pour
me transporter, pour ainsi dire, de l'un à l'autre, il m'importait
peu dans lequel je fusse en ell'el. Il ne pouvait y avoir si loin du
1 haute ville, le niKirtier où se trouve la cathédrale de Genève,
oiirp Saint-Gennam, on peut bien le dire, puisqu'il y a là une
.1) La
le laubou
église de ce nom.
(i) Quartier populaire et populeux; sur la rive droite du RhAne.
A. de B.
10
LES VEILLÉES LITTÉRAIRES ILLUSTRÉES.
lieu où j'étais au premier château en Espagne, qu'il ne me fût aisé
de m'y établir. De cela seul il suivait que l'état le plus simple, celui
qui donnait le moins de tracas et de soins, celui qui laissait l'esprit
le plus libre, était celui qui me convenait le mieux, et c'était pré-
cisément le mien. J'aurais passé, dans le sein de ma religion, de
ma pairie, de ma famille et de mes amis, une vie paisible et douce^
tille qu'il la fallait à mon caractère, dans i'uniformiré d'un tra-
vail de mon goût et d'une société selon mon cœur. J'aurais été bon
chrétien, bon citoyen, bon père de famille, bon ami, bon ouvrier,
bon homme en toutes choses. J'aurais aimé mon état, je l'aurais ho-
noré peut-être; et, après avoir passé une vie obscure et simple,
mais égale et douce, je serais mort paisiblement dans le sein des
miens. Bientôt oublié sans doute, j'aurais été regretté du moins
aussi longtemps qu'on se serait souvenu de moi.
Au lieu de cela... Quel tableau vais-je faire? Ah ! n'anticipons point
sur les misères de ma vie, je n'occuperai que trop mes lecteurs de
ce triste sujet.
LIVRE 11.
Autant le moment où l'effroi me suggéra le projet de fuir m'avait
paru triste, autant celui où je l'exécutai me parut charmant. En-
core enfant, quitter mon pays, mes parents, mes appuis, mes res-
sources, laisser un apprentissage à moitié fait sans savoir mon
métier assez pour en vivre; me livrer aux horreurs de la misère
sans voir aucun moyen d'en sortir; dans l'âge de la faiblesse et de
l'innocence m'exposer à toutes les tentations du vice et du déses-
poir ; chercher au loin les maux, les erreurs, les pièges, l'esclavage
et la mort, sous un joug bien plus inflexible que celui que je n'avais
pu souffrir; c'ctait-là ce que j'allais faire, c'était la perspective que
j'aurais dû envisager. Que celle que je me peignais était différente!
L'indépendance que je croyais avoir acquise était le seul sentiment
qui m'affectait. Libre et maître de moi-même, je croyais pouvoir
tout l'aire, atteindre à tout : je n'avais qu'à m'élancer pour ra'élever
et planer dans les airs. J'entrais avec sécurité dans le vaste espace
du monde: mon mérite allait le remplir : à chaque pas j'allais trouver
des festins, des trésors, des aventures, des amis prêts à me servir,
des maîtresses empressées à me plaire; en me montrant j'allais pour-
tant occuper de moi l'univers; non pas l'univers tout entier, je l'en
dispensais en quelque sorte; il ne m'en fallait pas tant, une société
charmante me suffisait sans m'embarrasser du reste. Ma modéra-
tion m'inscrivait dans Une sphère étroite, mais délicieusement
choisie, où j'étais assuré de régner. Un seul château bornait mon
ambition. Favori du seigneur et de la dame, amant de la demoi-
selle, ami du frère, et protecteur des voisins, j'étais content, il ne
m'en fallait pas davantage.
En attendant ce modeste avenir, j'errai quelques jours autour de
la ville, logeant chez des paysans de ma connaissance, qui tous me
reçurent avec plus de bonté que n'auraient fait des urbains. Ils
m'accueillaient, me logeaient, me nourri.ssaient trop bonnement
pour en avoir le mérite. Cela ne pouvait pas s'appeler faire l'au-
mône; ils n'y meitaient pas assez l'air de la supériorité.
A force de voyager et île parcourir le monde, j'allai jusqu'à Con-
fignon, terre de Savoie, à deux lieues de Genève. Le curé s'appelait
M. de Pontverre. Ce nom, fameux dans l'histoire de la République
me frappa beaucoup. J'étais curieux de voir comment étaient faits
les descendants des gonlilshommes de la Cuiller (1). J'allai voir
M. de Pontverre. 11 me reçut bien, me parla de l'hérésie de Genève,
de l'autorité de la sainle inère Église, et me donna à dîner. Je trou-
vai (leu de chose à ré[)oiidre à dts arguments qui finissaient ain^i,
et je jugeai que des curés chez qui l'on dînait si bien valaient tout
au moins nos ministres. J'étais certainement plus savant que M. de
Pontverre, tout gentilhomme qu'il était; mais j'étais trop bon con-
vive pour être si bon théologien ; et son vin de Frangy, qui me
parut excellent, argumentait si victorieusement pour luï, que j'au-
rais rougi de fermer la bouche à un si bon hôte. Je cédais donc ou
du moins je ne résistais pas en face. A voir les ménagements dont
j'usais, on m'aurait cru faux, on se fut trompé, je n'étais qu'honnête,
cela est certain. La flatterie, ou piutôt la condescendance, n'est pas
toujours un vice: elle est plus souvent une vertu, surtout dans les
jeunes gens. La bonté avec laquelle un homme nous traite nous
attache à lui : ce n'est pas pour l'abuser qu'on lui cède, c'est pour
ne pas l'attrister, |iour ne pas lui rendre le- mal pour le bien. Quel
intérêt avait M. de l'ontverre à m'accueillir, à me bien traiter, à
vouloir me convaincre? Nul autre que le mien propre. Mon jeune
cœur se disait cela. J'étais touché de reconnaissance et de resjiect
pour le bon prêtre. Je sentais ma supériorité ; je ne voulais pas l'en
(1) Ligue célèbre des seigneurs calhofiques de la Savoie et du pays de
Vaud contre Genève ; au moment où celte vilfe embrassa te culte ré-
formé, son chef était un Pontverre. A. de B.
accabler pour prix de son hospitalité. 11 n'y avait point à cela de
motif hypocrite: je ne songeais point à changer de religion ; et
bien loin de me familiariser avec cette idée, je ne l'envisageais
qu'avec une horreur qui devait l'écarter de moi pour longtemps ;
je voulais seulement ne point fâcher ceux qui me caressaient dans
cette vue : je voulais cultiver leur bienveillance, et leur laisser l'es-
poir du succès en paraissant moins armé que je ne l'étais en effet.
Ma faute en cela ressemblait à la coquetterie des honnêtes femmes,
qui quelquefois, pour parvenir à leurs fins, savent, sans rien per-
mettre ni rien promettre, faire espérer plus qu'elles ne veulent
tenir.
La raison, la pitié, l'amour de l'ordre, exigeaient assurément que,
loin de se prêter à ma folie, on m'éloignàt de ma perte où je courais,
en me renvoyant dans ma famille. C'est là ce qu'aurait fait ou tâché
de faire tout homme vraiment vertueux. Mais quoique M. de Pont-
verre fût un bon homme, ce n'était asssurénient pas un homme
vertueux. Au cuitraire, c'était un dévot qui ne connaissait d'autre
vertu que d'adorer les images et de dire le rosaire; une espèce
de missionnaire qui n'imaginait rien de mieux pour le bien de la
foi, que de faire des libelles contre les ministres de Genève. Loin
de penser à me renvoyer chez moi, il profita du désir que j'avais
de m'en éloigner, pour me mettre hors d'état d'y retourner, quand
même j'en aurais envie. Il y avait tout à parier qu'il m'envoyait
périr de misère ou devenir vaurien. Ce n'était point là ce qu'il
voyait: il voyait une âme ôtée à l'hérésie et rendue à l'église.
Honnête homme ou vaurien, qu'importe cela, pourvu que j'allas.se
à la messe? Il ne faut pas croire, au reste, que cette façon de penser
soit particulière aux catholiques; elle est celle de toute religion dog-
matique où l'on fait l'essentiel, non de faire, mais de croire.
Dieu vous appi^lle, me dit M. de Pontverre. Allez à Annecy; vous
y Irouvirez une bonne dame bien charitable que les bienfaits du roi
mettent en état de retirer d'autres âmes de l'erreur dont elle est
sortie elle même. 11 s'a.'issait de madame de Warens, nouvelle con-
vertie, que les prêtres forçaient départager, avec la canaille qui ve-
nait vendre sa foi , une pension de deux mille francs que lui
faisait le roi de Sardaigne. Je me sentais fort humilié d'avoir besoin
d'une bonne dame bien charitable. J'aimais fort qu'on me donnât
mon nécessaire, mais non pas qu'on me fît la charité, et une dévote
n'était pas pour moi fort attirante. Toutefois, pressé par M. de Pont-
verre , par la faim qui me talonnait, bien aise aussi de faire un
voyage et d'avoir un but, je prends mon parti, quoique avec peine,
et je pars pour Annecy. J'y pouvais être aisément en un jour; mais
je ne me pressais pas, j'en mis trois. Je ne voyais pas un château
à droite ou à gauclie sans aller chercher l'aventure que j'étais sûr
qui m'y attendait. Je n'osais entrer dans le château, ni heurter,
car j'étais fort timide ; mais je chantais sous la fenêtre qui avait le
plus d'apparence, fort surpris, après m'ètre longtemps époumonné,
de ne voir paraître ni dame ni demoiselle qu'attirât l.i beauté de
ma voix, ou le sel de mes chansons, vu que j'en savais d'admirables
que mes camarades m'avaient apprises, et que je chantais admi-
rablement.
J'arrive enfin ; je vois madame de Warens. Cette époque de ma
vie a décidé de mon caractère ; je ne puis me résoudre à la passer
légèrement. J'étais au milieu de ma seizième année. Sans être ce
qu'on appelle un beau garçon, j'étais bien pris dans ma petite taille;
j'avais un joli pied, la jambe fine, l'air dégagé, la physionomie ani-
mée, la bouche mignonne avec de vilaines dents, les sourcils et les
cheveux noirs, les yeux petits et même enfoncés, mais qui lan-
çaient avec force le l'eu dont mon sang était embrasé. Malheureuse-
ment je ne savais rien de tout cela, et de ma vie il ne m'est arrivé
de songer à ma figure que lorsqu'il n'était plus temps d'en tirer
parti. Ainsi j'avais avec la timidité de mon âge celle d'un nature!
très aimant, toujours troublé par la crainte de déplaire. D'ailleurs,
quoique j'eusse l'esprit assez orné, n'ayant jamais vu le monde, je
manquais totalement de manières ; et mes connaissances , loin d'y
su|ipléer. ne servaient qu'à m'inlimider ilavantage, en me faisant
sentir combien j'en manquais.
Craignant donc que mon abord ne prévînt pas en ma faveur, je
pris autrement mes avantages, et je lis une belle lettre eu style d'o-
rateur, où, cousant des phrases des livres avec mes locutions d'ap-
prenti, je déployais toute mon éloquence pour capter li bienveil-
lance de madame de Warens. J'enfermai la lettre de M. de Pontverre
danslamienne.etje partis pourcette terrible audience. Jene trouvai
pnint madame de Warens ; on me dit qu'elle venait de sortir pour
aller à l'église. C'était ie jour des Rameaux de l'année 1728. Je
cours pour la suivre ; je la vois, je l'atteins , je lui parle... Je dois
me .souvenir du lieu : je l'ai souvent mouillé de mes larmes et cou-
vert do mes baisers. Que ne puis-je entourer d'un balustre d'or cette
heureuse place! Que n'y puis-je attirer les hommages de toute la
terre! Quiconque aime à honorer les monuments du salut des
homuies n'en devrait approcher qu'à genoux.
C'était un passage derrière sa maison, entre un ruisseau à main
droite qui la séparait du jardin , et le mur de la cour à gauche, et
conduisant par une fausse porte à l'église des cordeliers. Prèle à
entrer dans cette porte, madame de \Yarens se retourne à ma voix,
LES CONFESSIONS.
11
Que dfivins-je à cette vue ! Je m'étais figuré une vieille dérote bien
rechignée ; la bonne dame de M- de Pontverre ne pouvait être autre,
chose à mon avis. Je vois un visage pétri <le grâce, de beaux yeux
bleus pleins de douceur, un teint éblouissant, le contour d'une
gorge enchanteresse. Rien n'échappa an rapide coup d'œil du jeune
prosélyte : car je devins à l'instant le sien, sûr qu'une religion prè-
chée nar detels missionnaires ne pouvait manquer de mener en para-
dis. Elle prend en souriant la lettre que je lui présente d'une main trem-
blante, l'ouvre , jette un coup d'icil sur celle de \f. de Pontverre,
revient à la mienne qu'elle lit tout entière, et qu'elle eût relue en-
core si son laquais ne l'eût avertie qu'il était temps d'entrer. Eli !
mon enfant, me dit-elle d'un ton qui me fil tressaillir , vous voilà
courant le pays bien jeune; c'est dommage, en vérité. Puis, sans at-
tendre ma réponse , elle ajouta : Allez chez moi m'attendra, dites
qu'on vous donne à déjeuner; après la messe j'irai causer avec
vous.
Louise Éléonore de Warens était une demoiselle de la Tour rie Pil,
nobleetiinciennefamilledeVevai, ville du pays de Vau l(l).RIlo avait
épousé fort jeune M. de Warens, de la maison de Loys, fils aîné de
M. de Villardin, de Lausanne. Ce mariage, qui ne produisit point
d'enfants, n'ayant pas trop réussi, midarae de Warens, poussée par
quelque chagrin domestique, prit le temps que le roi Vinlor Aniédée
était à Évian, pour passer le lac et venir se jeter aux pieds de ce
prince; abandonnant ainsi sa famille et son pays, parune étourderie
assez semblable à la miiînne, et qu'elle a eu tout le temiis de pleu-
rer aussi. Le roi, qui aim lit à faire le zélé catholique . la prit sous
sa protection, lui donna une pension de quinze cents livres de Pié-
mont, ce qui était beaucoup pour un prince aussi peu prodigue ; et
voyant que sur cet accueil on l'en croyait amoureux . il l'envoya à
Annecy, eseorlée par un détachement de ses gardes, où, sous là di -
rection de Miehel Gabriel de Barnex , évèque titulaire de Genève ,
elle fit abjuration au couvent de la Visitation.
Il y avait six ans qu'elle y était, quand j'y vins, elle en avait alors
vingt-huit, et mt née avec le siècle. Elle avait de ces beautés qui se
conservent, parce qu'elles sont plus dans la physionomie que dans
les traits : aussi la sienne était-elle encore daus tout son premier
éclat. Elle avait un air caressant et tendre, un regard très doux, un
sourire angélique, une bouche à la mesure de la mienne, des che-
veux cendrés d'une beauté peu commune, et auxquels elle donnait
un tour négligé qui la rendait très piquante. Elle ciait petite de
stature, courte même, un peu ramassée de taille, quoique sans dif-
formité : mais il était impossible de viiir une plus belle tète ,
un plus beau soin, de plus belles mains, et de plus beaux bras.
Son éducation avait été fort mêlée. Elle avait ainsi que moi perdu sa
mère dès sa naissance ; et recevant indilféremmentdes leçons comme
elles s'étaient présentées, elle avait appris un peu de sa gouvernante,
un peu de son père , un peu de ses maîtres et beaucoup de ses
amants ; surtout d'un M. de Tavel, qui, ayiut du goùl et des con-
naissances, en orna la personne qu'il aim ut (à). Miis tant de genres
difTérents se nuisirent les uns aux autres, et le peu d'ordre qu'elle y mit
empêcha que ses diverses études n'étendisse it la justesse naturelle
de son esprit. Ainsi, quoiqu'elle eût quelques principes de philoso-
phie et de physique, elle ne laissa pas de prendre le g.)ùt que son père
avait pour la mé lecine empirique et pi)ur l'alchimie. Elle faisait des
elixirs , des teintures . des baumes, des magistères ; elle préten ■
dait avoir des seciels. l/•^^h,u•l,ltan^, profitant de sa faiblesse, s'.hii-
parèrent il'clle, 1. il. >.■'!. m. ni, la ruinèrent, et cousiimèrent au milieu
des fourneauv el des diiviiiies sou esprit, ses talents et ses cha.'uies,
dont elle eût pu faire les délices des meilleures sociétés.
Mais, si de vils fripons abusèrent de sou éducation mal dirigée
pour obscurcir sa raison, son excellent c.Eur fut à l'épreuve et de-
meura toujours le même. Son caractère aimant et d-)ux, sa sensi-
bilité pour les malheureux, son inépuisable h mté, sou humeur "aie
ouverte et franche, ucs'altérerent jaunis ; et, même, aux appr()c.hes
delà vieillesse, dans le sein de l'indigence, des maux, des calamités
diverses, la sérénité de sa belle àiue lui conserva jusqu'à la fin de sa
vie tonte la gaîté de ses plus beaux jours.
Ses erreurs lui vinrent d'un fonds d'activité inépuisable qui vou-
lait sans cesse de l'occupation. Ce n'était pas des intrigues de fem-
mes qu'il lui fallait; c'était des entreprises à faire et à''diriger. Elle
était née pour les grandes ail' lires. A sa (dace, inidarae de Longue-
ville n'eût été qu'une tracassiere; à la place de midarae de Longue-
ville, elle eût gouverné l'Elal. Sîs talents ont été déplacés, et ce qui
eût fait sa gloire dans une situalion plus élevée a fait sa perte
dans celle où elle a vécu. Dans^les clios!sqni étaient à sa portée
elle étendait toujours son plan dans sa tète, et voyait toujours son
objet en grand : cela faisait qu'employant des moyens proportion-
nés à ses vues plus qu'à ses forces, elle échouait par la faute des
(U II laut écrire Tour de Peilz et IViv//. La Tour ort l'on voit encore un
ancien c 11, Ueau au bord du lac Léman, est un bourg , jadis forUfié oui
toucha presque à Vevey. s^ jg g ' '
(î) Laîfamillc- bernoise de.Tavol était établie dans le i^ivs de A'aïul
■ .\. de 15.
autres ; et son projet venant à manquer, elle était minée où d'autres
n'auraient presque rien perdu. Ce goût des allaires, qui lui flt
tant de maux, lui fit du moins un grand bien dans son asile mo-
nastique, en l'empêchant di: s'y fixer pour le reste de ses jours
comme elleen était tentée. La'vieuniform :etsim,de des religieuses'
leur petit cailletage de parloir, tout cela ne pouvait flatter un es-
prit toujours en mouvement, qui, formant ch.ique jour de nouveaux
systèmes, avaitbesoin de liberté pour s'y livrer. Le bon évêiue de
Hernex, avec moins d'esprit que François de S îles, lui ressemblait
sur bien des points : et madame de Warens, qu'il appelait sa fille
et qui ressemblait à madame de Chantai sur beaucoup d'autres, eiît
pu lui ressembler encore daus sa retraite, si son goût ne l'eiil" dé-
tournée de roi.«iveté d'un couvent. Ce ne fut point manque de zèle
si cette aimable femme ne se livra pas aux menues pratiques de dé-
votion quisemblaient convenirà une nouvelle convertie vivant sous
la direction d'un prélat. Quel qu'eût été le motif de son chan-^emenl
de, religion, elle fut sincère dans celle qu'elle avait embrassée. Elle
a pu se repentir d'avoir commis la fanie. m lis non pas désirer d'eu
revenir. Elle n'est pas seulcinsnt morte bmne catholique, elle a
vécu telle de bonne foi ; et j'ose affirmer, moi qui pense avoir lu
dans le fond de son àme. que c'était uniquement par aversion pour
les simaçréesqu'elle ne faisait point en public ladévote : elle avait
une piété trop solide po ir alTecter de 1 1 dévotion. Mais ce n'est pas
ici le lieu de m'élendre sur ses principes, j'aurai d'autres occasions
d'en parler.
Que ceux qui nient la sympathie des ûmes expliquent, s'ils peu-
vent, comment de la première entrevue, du premier mot, du premier
regard, madame de Warens m'inspira non seulement le plus vif at-
tachement, unis une cinfiince parfaite, et qui ne s'est jamais dé-
mentie. Supposons que ce que j'ai senti pour elle fût véritablement
de l'amour, ce gui paraîtra tout au nviins douteux à qui suivra l'his-
toirede nos liaisons; comment cette passion fut-elle accompagnée
dès sa naissance, des sentiments qu'elle inspire le moins, la paix dû
cœur, le calme, la sérénité, la sécurité, l'assurance? Comment en
approchaii t pour la première fois d'une femm-î polie, aimable, éblouis-
sante, d'une dam ; d'un état su|)érieur au mien, dont je n'avais ja-
mais abordé la pareille ; de celle dont dépendait mon sort en quel-
que sorte, par l'intérêt plus ou moins grand qu'elle y prendrait-
comment, dis-je, avec tout cela, me troivai-je à l'instant aussi li-
bre, aussi à mon aise que si j'eusse été parfaitement sûr de lui plaire?
Com.ment n'eus-je pas un moment d'embarras, de timidité, de "éne?
-Naturellement honteux, décontenancé, n'ayant jamais vu le monde
comment pris-jeavec elle, du premier jour, du premier instant, les
minières faciles, le langage tendre, le ton familier que j'avais'dix
ans après, lorsquela plus grande inlimité l'eut rendu naturel? \-t-
onde l'amour, je ne dis pas sans désirs, j'en avais, mais sans inquié-
tude, sans jalousie? Ne veut-on pas au moins apprendre de l'objet
qu'on aime si l'on estaimé?C'est une question qu'il nem'estpas plus
venu dans l'esprit de lui faire une fois dans ma vie, que m; deman-
der à moi-même si je l'aimais ; et jamais elle n'a été plus curieuse
avec moi. Il y eut certainem mt quelq.ie chose de singulier dans
mes sentiments pour cette charmante femme, et l'on y trouvera dans
la suite des bizarreries auxquelles on ne s'attend pas.
Il fut question de ce que je deviendrais, et, piur en causer plus
à loisir, elle me retint à dîner. Ce fut !o premier repas de ma vie
ou j'eusse ramqné d'anpétit; et sa femme de chambre qui nous ser-
vait dit aussi que j'étais le premier voyageur de mon âge et de mon
étolT: qu'elle en eût vu manquer. Cette remarque, qui ne me nuisit
pu dans l'esprit de sa maîtresse, tombait un peu à-plomb sur un
gros manant ((ui dînait avec nous, et qui dévora lui tout seul un
repas honnête pour six personnes. Pour moi, j'étais dans un ravis-
sement qui ne me permettait pas de manger. .Mon cn;ur se nourris-
sait d'un sentiment tout nouveau dont il occupait tout m)n être ; il
ne me lai.ssait des esprit pour nulle autre fonction.
Madame de Warens voulut savoir les détails de ma petite histoire ;
je retrouvai, pour la lui conter, tout le feu que m'avait inspiré ma-
demoiselle de Vulson, et que j'avais perdu chez mon maître. Plus j'in-
téressais cette excellente àme en ma ïaveur, plus elle plaignait le
sort auquelj'allais in'exposer. Sa tendre compassion se marqùaitdans
son air,dansson l'egard.dins sesgestes. Elle n'osait m'exliorlerà re-
tourner àGenèvc: daus sa positionc'eùléléuncrimedelèze-calholi-
cité, et elle n'ignorait pascombien elle était surveillée etcombien ses
discours étaient pesés. Maiselleme p.arlaitd'unlonsi touchantde l'af-
lliction de mon père, qai'on voyait bien qu'elle eût approuvé que j'al-
lasse le consoler. Elle ne savait pas combien, sans y songer elle
plaidait contre elle-même Outre que marésolution était prise, comme
Je crois l'avoir dit, plus je la trouvais éloquente, persuasive, plus ses
discours m' allaient au conir, et moins je pouvais me résoudre à me
détacher d'elle. Je sentais que retourner à Genève était mettre entre
elle et moi 11 ne barrière insurmontable à moins de revenir à la démar-
che que j'avais faite, et à laquelle mieux valait me tenir tout d'un
coup. Je m'y tins donc. Madame de Warens, vovant ses cfTorts inu-
tiles, ne les poussa pas jusqu'à ce compromettre, mais elle me ditavec
un regard de commisération: Pauvre petit, tudois aller où Dieu l'ap-
pelle ; mais quand tu seras grand tu te souviendras de moi. Je crois
12
LES VEILLÉES LITTÉRAIRES ILLUSTRÉES.
qu'elle ne pensait pas elle-même quecette prédiclioa s'accomplirait
si cruellement.
La difficulté restait tout entière. Comment subsister si jeune hors
de mon pays? A peine
à la moitié de mon ap-
prentissage, j'étais bien
loin de savoir mon mé-
tier. Quand je l'aurais
su, je n'en aurais pu
■vivre en Savoie , pays
trop pauvre pour avoir
des arts. Le manant
qui dînait avec nous ,
forcé de faire une pause
pour reposer sa mâ-
choire , ouvrit un avis
qu'il disait venir du
ciel, et qui, à juger par
les suites, venait bien
plutôt du côté contrai-
re. C'était que j'allasse
à Turin , où-, dans un
hospice établi pour les
catéchumènes, j'aurais,
dit-il, la vie temporelle
et spirituelle , jusqu'<à
ce qu'entré dans le sein
de l'église, je trouvasse
dans la charité des bon-
nes âmes une place qui
me convînt. A l'égard
des frais du vojage ,
continua mon homme,,
sa grandeur monsei-
gneur l'évèque ne man-
quera pas, si madame
lui propose cette sainte
œuvre, de vouloir cha-
ritablement y pourvoir;
et madame la baronne,
qui est si charitable , dit-il en s'inclinant sur son assiette , s'em-
pressera sùreniont d'y contribuer aussi.
Je trouvais toutes ces charités bien dures : j'avais le cœur serré, , - • u i • • -
je ne disais rien. Madame de Warens, sans saisir ce projet avec au- comme ils l'auraient pu facilement, étant à cheval et moi à pied. La
sous sa direction : c'était plus que de vivre à son voisinage. Enfin
l'idée d'un grand voyage flattait ma manie ambulante, qui déjà
commençait à se déclarer : il me paraissait beau de passer les monts
à mon âge, et de m'éle-
ver au-dessus de mes
camarades de toute la
hauteur des Alpes. Voir
du pays est un appât
auquel un Genevois ne
résiste guère: je donnai
donc mon consente-
ment. Mon manant de-
vait partir dans deux
jours avec sa femme. Je
leur fus confié et re-
commandé: ma bourse
leur fut remise, ren-
forcée par madame de
Warens, qui, de plus,
me donna secrètement
un petit pécule au-
quel elle joignit d'am-
ples instructions ; et
nous partîmes le mer-
credi saint-
Le lendemain de mon
départ d'Annecy, mon
père y arriva courant
à ma piste avec un M.
Rival, son ami, hor-
loger comme lui. hom-
me d'esprit, bel-esprit
même, qui faisait des
vers aussi bien que La
Motte, et parlait presque
aussi bien que lui; de
plus, parfaitementhon-
nête homme, maisdont
la littérature déplacée
n'aboutit qu'à faire un
de ses fils comédien.
Ces messieurs virent madame de Warens, et se contentèrent de
pleurer mon sort avec elle, au lieu de me suivre et de m'atleindre,
Nous nous mettions tous deux à crier cent fois de toun notre force :
Carnifex! Carnifex!
tant d'ardeur qu'il était
offert , se contenta de-
répondre que chacun
devait contribuer au
bien selon son pouvoir,
et qu'elle en parlerait
à monseigneur; mais
mon diable d'homme ,
qui craignit qu'elle n'en
parlât pas à son gré, et
qui avait son petit in-
térêt dans cette ;ilTaire,
courut prévenir les au-
môniers , et emboucha
si bien les bons prêtres,
que quand madame de
Warens, qui craignait
pour moi ce voyage, en
voulut parleràrévèque,
elle trouva que c'était
une aiTaire arrangée ;
et il lui remit àl'instant
l'argent destiné pour
mon petit viatique. Elle
n'osa insister pour me
faire rester ; j'appro-
chais d'un âge où une
femme du sien ne pou-
vait décemment vouloir
retenir un jeune hom-
me auprès d'elle.
Mon voyage étant
ainsi réglé par ceux qui
prenaient soin de moi,
il fallut bien se sou-
mettre; et c'est même ce
que je fis sans beaucoup
de répugnance Quoique Turin fût plus loin que Genève, je jugeai
qu'étant la capitale, elle avaitavec Annecy des relations plus étroites
qu'une ville étrangère d'état et de religion ; et puis, partant pour
obéir à madame de Warens, je me regardais comme vivant toujours
Adieu, rôti.
même chose était arri-
vée à mon oncle Ber-
nard: il était venu à Con-
fignon, et de là, sa-
cliant que j'étais à An-
necy, il s'en retourna à
Genève. Il semblait que
mes proches conspiras-
sent avec mon étoile
pour me livrer au des-
tin qui m'attendait :
mon frère s'était perdu
par une semblable né-
gligence, et si bien per-
du qu'on n'a jamais su
ce qu'il était devenu.
Mon père n'était pas
seulement un homme
d'honneur, c'était un
homme d'une probité
sûre, et il avait une de
ces âmes fortes qui font
les grandes vertus : de
plus il était bon père,
et surtout pour moi;
il m'aimait très tendre-
ment, mais il aimait
aussi ses plaisirs ; et
d'autres goûts avaient
un peu attiédi l'alTec-
tion paternelle depuis
que je vivais loin de
lui. Il s'était remarié à
Nyon ; et, quoique sa
femme ne fut plus en
âge de me donner des
frères , elle avait des
parents : cela faisait une autre famille, d'autres objets, un nouveau
ménage, qui ne rappelait plus si souvent mon souvenir. Mon père
vieillissait et n'avait aucun bien pour soutenir sa vieillesse ; nous
avions, mon frère et moi, quelque bien de ma mère, dont le revenu
I.i:S CONFKSSIONS.
13
devait appartenir à mon père durant notre cloignement. Cette idée
ne s'offrait pas à lui directement et ne l'empecliait pas de faire son
deYoir, mais elle agissait sourdement sans qii il s en aperçut ui-
mème, et ralentissait quelquefois son zèle, quil .ut poussé plus loin
sans cela. Voilà, je crois, pourquoi, venu d'abord a Annccj surmes
traces, il ne me suivit pas jusqu'à Chambiiry, ou il était moralement
sûr de m'atteindre; voilà encore pourquoi, l'étant aile voir souvent
depuis ma fuite, je reçus toujours de lui des caresses de (lere, mais
sans grands clforts pour me retenir. , , , ,
Cette conduite d'un pcre dont j'ai si bien connu la tendresse el
la vertu m'a fait faire
des réflexions sur moi-
même qui n'ont pas
peu contribué à me
maintenir le cœur
sain : j'en ai tiré celte
grande maximcde mo-
rale, la seule peut-être
d'usage dans la prati-
que, d'éviter les situa-
tions (jui niettenlnos
devoirs en opposition
avec nos intérêts, et
qui nous montrent no-
tre bien dans le mal
d'autrui ;sùrque dans
de telles situations ,
quelquesincère amour
de la vertu qu'on y
porte, on faiblit tôt ou
tard sans s'en aperce-
voir; et l'on devient
injuste el méchant
dans le fait, sans avoir
cessé d'être juste etbon
dans l'àme.
Cette maxime, for-
tement imprimée au
fond de mon cœur, et
miseen pratique, quoi-
qu'un peu lard , dans
toute ma conduite, est
unedecellesqui m'ont
donné l'air le plus bi-
zarre et le plus fou dans
le public, et surtout
parmi mes connais-
sances. On m'a im-
puté de vouloir être
original et faire autre-
ment que les autres :
en vérité je ne son-
geais à faire ni com-
me les autres ni autre-
ment qu'eux ; je dési-
rais sincèrement de
faire ce qui était bien;
je me dérobais de toute
ma force à des situa-
tions qui me donnas-
sent un intérêt con-
traire à l'intérêt d'un
autre homme, et, par
conséquent, un désir
secret, quoique invo-
lontaire, du mal de cet
homme-là.
Il y a deux ans (I)
que milord Maréchal
me voulut mettre dans
son icstanienl : je m'y opposai de toute ma force; je lui marquai que
je ne voudrais pour rien au monde me savoir dans le testament de
quelqu'un, et beaucoup nmiiis dans le sien. Il se rendit : maintenant
n veut me faire une pension vi^gire, et je ne m'y oppose pas. On
dira que je trouve mon compte à ce changement : cela [leut être ;
mais, ô mon bienfaiteur et mon père, si j'ai le malheur de vous sur-
vivre, je sais qu'en vous perdani j'ai tout à perdre, et que je n'ai
rien à gagner.
C'est là, selonnioi, lalonnephil(iEophie,la5eule vraimentassortie
au caur humain : je me pénètre chaque jour davantage de sa pro-
fonde Kilidité, et je l'ai retournée de dilVèrintes manières dans tous
mes dtrnicrsccrits; mais le public, qui est frivole, ne l'y a pas su
remarquer. Si je survis assez à cette entreprise consommée pour en
(l)En 17G3.
reprendre une autre, je me propose de donner dans la suite de
I Emile un exemple si charmant el si frappantde cette même maxi-
me, que mon lecteur soit forcé d'y faire attention. Mais c'est
assez réfléchir pour un voyageur : il est temps de reprendre ma
route. , . ,. ,
Je la fis plus agréablement que je n aurais du m y attendre, el
mon manant ne fut pas si bourru qu'il en avait l'air. C'était un
homme entre deux âges, portant en queue ses cheveux noirs gri-
sonnants; l'air grenadier, la voix forte, assez gai, marchant bien,
mangeant mieux, et qui faisait toutes sortes de métiers faute d'en
savoir aucun. Il avait
proposé, je crois, d'é-
tablir à Annecy je ne
sais quelle manufac-
ture. Madame deWa-
rens n'avait pas man-
qué de donner dans
le projet : et c'était
pour lâcher de le faire
agréer au ministre
qu'il faisait, bien dé-
frayé, le voyage de Tu-
rin.Notre homme avait
le talent d'intriguer
en se fourrant tou-
jours avec les prêtres ;
et, faisant l'empressé
pour les servir, il avait
pris à leur école un
certain jargon dév'jt
don t il usait sans cesse,
se piquant d'être un
grand prédicateur : il
savait même un pas-
sage latin de la Bible,
et c'était comme s'il
en avaitsu raille, parce
qu'il le répétait mille
fois le jour ; du reste,
manquant rarement
d'argent , quand il en
savait dans la bourse
des autres; plus adroit
pourtant que fripon ,
et qui, débitant d'un
ton de raccoleur ses
capucinades, ressem-
blait à l'ermite Pierre
prêchant la croisade le
sabre au côté.
Pour madame Sa-
bran son épouse, c'é-
tait une assez bonne
femme, plus tranquille
le jour que la nuit.
Comme je couchais
toujours dans leur
chambre, ses bruyan-
tes insomnies m'éveil-
laient souvent el m'au-
raient éveillé bien
davantage si j'en avais
compris le sujet : mais
je ne m'en doutais pas
même, el j'étais sur
ce chapitred'une bêtise
qui a laissé à la seule
nature tout le soin
de mon instruction.
Je m'acheminais
gaîmenl avec mon dévot guide et sa sémillante compagne : nul
accident ne troubla mon vovage ; j'étais dans la plus heureuse
situation de corps et d'esprit où j'aie été de mes jours. Jeune,
vi^nureux, plein de saute, de sécurité, de conhance en moi
et'"au\ autres, j'elais dans ce court mais précieux moment de la
vie où sa plénitude expansive ctcnd, pour ainsi dire, notre être
Elle pi-ciul en souriant la lellio ipie je lui présente d'une main tremblante.
par toutes nos sensations, et embellit à nos veux la nature entière
du charme de notre existence. Ma douce inquiétude avait un objet
qui la rendait errante et fixait mon imagination : je me regardais
comme l'ouvrage, l'élève, l'ami, presque l'amant de madame de
Warens- les choses obligeantes qu'elle m'avait dites, les petites
caresses'qu'elle m'avait faites, l'intérêt si tendre qu'elle avait paru
prendre à moi, ses regards charmants qui me semblaient pleins
d'amour parce qu'ils m'en inspiraient ; tout cela nourrissait mes
idées durant la marche, et me faisait rêver délicieusement. -Nulle
14
LES VEILLÉES LITTÉRAIRES ILLUSTRÉES.
crainte, nul doute sur mon sort, ne troublait ces rêveries : ra'en-
voyer à Turin, c'était, selon moi, s'engager à m'y faire vivre, à
m'y placer convenablement. Je n'avais plus de souci sur moi-même ;
d'autres s'étaient chargés de ce soin. Ainsi je marchais légèrement,
allégé de ce poids : les jeunes désirs, l'espoir enchanteur, les bril-
lanls projets, remplissaient mon àme. Tous les objets que je voyais
me semblaient les garants de ma prochaine félicité : dans les mai-
sons j'imaginais des festins rustiques; dans les prés, de folâtres
jeux; le long des eaux, les bains, des promenades, la pêche ; sur
les arbres, des fruits délicieux ; sous leur ombre, de voluptueux
tète-à-lète ; sur les montagnes, des cuves de lait et de crème, une
oisiveté charmante, la paix, la simplicité, le plaisir d'aller sans sa-
voir ou. linlin rien ne frappait mes yeux sans porter à mon cœur
quelque attrait de jouissance : la grandeur, la variété, la beauté
réelle du spectacle rendaient cet attrait digne de la raison. La va-
nité même y mêlait sa pointe : si jeune, aller en Italie, avoir déjà
\u tant de pays, suivre Annibal à' travers les monts, me paraissait
une gloire au-dessus de mon âge. Joignez à tout cela des stations
fréquentes et bonnes, un grand appétit et de quoi le contenter;
car, en vérité, ce n'était pas la peine de m'en faire faute, et sur le
dîner de M. Sabran le mien ne paraissait pas.
Je ne me souviens pas d'avoir eu, dans tout le cours de ma vie,
d'intervalle plus parfaitement exempt de soucis et de peine que ce-
lui des sept ou huit jours que nous mimes à ce voyage ; car !e pas
de madame Sabran, sur lequel il fallait régler le nôtre, n'en fit
qu'une longue promenade. Ce .souvenir m'a laissé le goût le plus
vif pour tout ce qui s'y rapporte, surtout pour les montagnes et les
voyages pédestres. Je n'ai voyagé à pied que dans mes beaux jours,
et toujours avec délices. Bientôt les devoirs, les aflaires, un bagage
à porter, m'ont forcé de faire le monsieur et de prendre des voitu-
res ; les soucis rongeants, les embarras, la gène, y sont montés
avec moi ; et dès lors, au lieu qu'auparavant dans mes voyages je
ne sentais que le plaisir d'aller, je n'ai plus senti que le besoin
d'arriver. J'ai cherché longtemps à Paris deux camarades du même
goût que moi, qui voulussent consacrer chacun cinquante louis de
sa bourse et un an de son temps à faire ensemble à pied le tour
de l'Italie, sans autre équipage qu'un garçon qui portât avec nous
un sac de nuit. Beaucoup de gens se sont' présentés, enchantés de
ce projet en apparence, mais au fond le prenant tous pour un pur
château en Espagne, dont on cause en conversation sans vouloir
l'exécuter en effet. Je me souviens que, parlant avec passion de ce
projet avec Diderot et Grinim, je leur en donnai enfin la fantaisie.
Je crus une fois l'affaire faite ; mais le tout se réduisit à vouloir
faire un voyage par écrit, dans lequel Grimm ne trouvait rien de
si plaisant que de faire faire à Diderot beaucoup d'im|iiétés, et de
me faire fourrer à l'inq^uisition à sa place.
Mon regret d'arriver si vite à Turin fut tempéré par le plaisir de
voir une grande ville, et par l'espoir d'y faire bientôt une figure
digne de moi ; car déjà les fumées de l'ambition me montaient à
la tète ; déjà je me regardais comme infiniment au-dessus de mon
ancien état d'apprenti ; j'étais bien éloigné de prévoir que dans
peu je serais fort au-dessons.
Avant que d'aller plus loin, je dois au lecteur mon excuse ou ma
justification tant sur les menus détails où je viens d'entrer que
sur ceux où j'entrerais dans la suite, et qui n'ont rien d'intéres-
sant à ses yeux. Dans l'entreprise que j'ai faite de me montrer
tout entier au public, il faut que rien de moi ne lui reste obscur ou
caché; il faut que je' me tienne incessamment sous ses yeux, qu'il
me suive dans tous les égarements de mon cœur, dans tous les re-
coins de ma vie; qu'il ne me perde pas de vue un seul instant, de
peur que, trouvant dans mon récit la moindre lacune, le moindre
vide, et se demandant: qu'a-t-il fait durant ce temps-là'? il ne
m'accuse de n'avoir pas voulu tout dire. Je donne assez de prise à
la malignité des hommes par mes récits, sans lui en donner encore
par mon silence.
Mon petit pécule était parti , j'avais jasé, et mon indiscrétion ne
fut pas pour mes conducteurs à pure perte. Madame Sabran trouva
le moyen de m'arracher jusqu'à un petit ruban glacé d'argent que
madame Warens m'avait donné pour ma petite épée, et que je regret-
tai plus que tout le reste : l'épée même eût resté dans leurs mains,
si je m'étais moins obstiné. Us m'avaient fidèlement défrayé dans
la route, mais ils ne m'avaient rien laissé. J'arrive à Turin sans ha-
bit , sans argent, .sans linge, et laissant très exactement à mon
seul mérite tout l'honneur de la fortune que j'allais faire.
J'avais des lettres, je les portai ; et tout de suite je fus mené à
rhospice des catéchumènes, pour y être instruit dans la religion
pour laquelle on me vendait ma subsistance. En entrant, je vis une
srosse porte à barreaux de fer, qui, dès que je fus passé, fut fermée
à double tour sur mes talons. Ce début me parut plus imposant
qu'agréable, et commençait à me donner à penser, quand on me
fil entrer dans une assez grande pièce. J'y vis pour tout meuble
un autel de bois surmonté d'un grand crucifix au fond de la cham-
bre, et autour quatre ou cinq chaisesaussi de bois, qui paraissaient
avoir été cirées, mais qui seulement étaient luisantes à force de
s'eu servir et de les frotter. Uaas celte salle d'assemblée étaient
quatre ou cinq affreux bandits, mes camarades d'instruction: et
qui semblaient plutôt des archers du diable que des aspirants à se
faire enfants de Dieu. Deux de ces coquins étaient des Esclavons
qui se disaient Juifs et Maures, et qui. comme ils me l'avouèrent,
passaient leur vie à courir d'Espagne et l'Italie, embrassant le chris-
tianisme et se faisant baptiser partout où le produit en valait la
peine. On ouvrit une autre porte de fer qui partageait en deux
un grand balcon régnant sur la cour. Par cette porte entrèrent nos
sœurs les catéchumènes, qui, comme moi, s'allaient régénérer, non
parle baptême, luais par une solennelle abjuration. C'étaient bien
les plus grandes salopes et les plus vilaines coureuses qui ja.raais
aient empuanti le bercail du Seigneur. Une seule me parut jolie
et intéressante; elle était à peu près de mon âge, peut-être un
an ou deux de plus. Elle avait des yeux fripons qui rencontraient
quelquefois les miens. Cela m'inspira le désir de faire connaissance
avec elle ; mais pendant près de deux mois qu'elle demeura encore
dans cette maison où elle était depuis trois, il me fut absolument
impossible de l'accoster, tant elle était recommandée à notre vieille
geôlière, et obsédée par le saint missionnaire qui travaillait à sa
conversion avec plus de zèle que de diligence. Il fallait qu'elle fût
extrêmement stupide, quoiqu'elle n'en eût pas l'air ; car jamais
instruction ne fut plus longue. Le saint homras ne la trouvait tou-
jours point en état d'abjurer ; mais elle s'ennuya de sa clôture, et
dit qu'elle voulait sortir, chrétienne ou non. 11 fallut la prendre au
mot tandis qu'elle consentait encore à l'être, de peur qu'elle ne se
mutinât et qu'elle ne le voulût plus.
La petite communauté fut assemblée en l'honneur du nouveaa
venu. On nous fit une courte exhortation, à moi pour m'engagera
répondre à la grâce que Dieu me faisait, aux autres pour les invi-
ter à ra' accorder leurs prières et à m'édifier par leurs exemples.
Après quoi, nos vierges étant rentrées dans leur clôture, j'eus le
temps de m'étonner à mon aise de celle fiù je me trouvais.
Le lendemain matin on nous assembla de nouveau pour l'instruc-
tion, et ce fut alors que je commençai pour la première fois à ré-
fléchir sur le pas que j'allais faire, et sur les démarches qui m'y
avaient entraîné.
J'ai dit, je répète, et je répéterai peut-èlre encore une chose
dont je suis tous les jours plus pénétré ; c'est que, si jamais enfant
reçut une éducation raisonnable et saine, c'a été moi. Né dans une
famille que ses mœurs distinguaient du peuple, je n'avais reçu que
des leçons de sagesse et des exemples d'honneur de tous mes pa-
rents. Mon père, quoique homme de plaisir, avait non seulement
une probité sûre, mais beaucoup de religion. Galant homme dans
le monde et chrétien dans l'intérieur, il m'avait inspiré de bonne
heure les .sentiments dont il était pénétré. De mes trois tanles,
toutes sages et vertueuses, les deux aînées étaient dévoles ; et la
troisième, fille à la fois pleine de grâces, d'esprit et de sens, l'était
peut-être encore plus qu'elles, quoique avec moins d'ostentation.
Du sein de cette estimable t'araillo je passai chez M. Lamhercier,
qui, bien qu'homme d'église et prédicateur, était croyant en de-
dans, et faisait presque aussi bien qu'il disait. Sa sœur et lui cul-
tivèrent, par des instructions douces et judicieuses, les principes de
piété qu'Us trouvèrent dans mon coeur. Ces dignes gens employè-
rent pour cela des moyens si vrais, si discrets, si raisonnables, que,
loin de ra'ennuyer au sermon, je n'en sortais jamais sans être in-
térieurement touché et sans fairedes résolutions de bien vivre aux-
quelles je manquais rarement en y pensant. Chez ma tante Ber-
nard, la dévotion m'ennuyait davantage, parce qu'elle en faisait
un métier. Chez mon maiire, je n'y pensais plus guère, sans pour-
tant penser différemment. Je ne trouvai point de jeunes gens
qui me pervertissent: je devins polisson, mais non libertin.
J'avais donc de la religion tout ce qu'un enfant à l'âge où j'étais
en pouvait avoir ; j'en avais même davantage, car pourquoi déguiser
ma pensée? Mon enfance ne fut point d'un enf.int; je sentis, je
pensai toujours en homme. Ce n'est qu'en grandissant que je suis
rentré dans la classe ordinaire, en naissant j'en étais sorti. L'on rira
de me voir me donner modestement pour un prodige; soit : mais
quand on aura bien ri, qu'on trouve un enfant qu'à six ans les ro-
mans intéressent, attachent, transportent, au pomt d'en pleurer à
chaudes larmes; alors je sentirai ma vanité ridicule, et je convien-
drai que j'ai tort.
Ainsi, quand j'ai dit qu'il ne fallait point parler aux enfants de
religion si on voulait qu'un jour ils en eussent, et qu'ils étaient in-
capables de connaître Dieu, même à notre manière, j'ai tiré mon
sentiment de mes observations, non de ma propre expérience; je
savais qu'elle ne concluait rien [lour les autres. Trouvez des J.-J.
Rousseau à six ans, et parlez-leur de Dieu à sept, je vous réponds
que vous ne courez aucun risque.
On sent, je crois, qu'avoir de la religion pour un enfant, et
même pour un homme, c'est suivre celle où il est né. Quelquefois
on eu ôte, rarement on y ajoute; la foi dogmatique est un fruit de
l'éducation. Outre ce principe commun qui m'attachait au culte de
mes pères, j'avais l'aversion particulière alors à notre villepour le
catholicisme, qu'on nous donnait pour une affreuse idolâtrie, et
dout on peignait le clergé sous les plus noires couleurs. Ce senti-
LES CONFESSIONS.
15
Tient allait si loin chez moi, qu'au commencement je n'entrevoyais
amais le dedans d'une église, je ne rencontrais jamais un prfttre
in surplis, je n'entendais jamais la clochette d'une procession, s:ins
jn frémissement de terreur et d'effroi qui me quitta bientôt dans
es villes, riKiis qui souvent m'a repris dans les paroisses de cainpa-
, plus sctniilaliles à celles où je l'avais d'ahord éprouvé. 11 est vrai
jue cette im[ires!^iiin était singulièrement contrastée par le souvenir
ies caresses que les cures des environs de Genève fout volontiers
lux enfants de la ville. En même temps que la. sonnette du viatique
•ne faisait peur, la cloche de la messe ou de vêpres me rappelait un
li|("un(T, un goûter, du beurre frais, des fruits, du Initage. Le i)on
liiK rdeM. de Pontverre avait produit encore un grand effet. Ainsi
I' iii'rtais aisément étourdi sur tout cela. N'envisageant le papisme
|iir par des liaisons avec les amusements et la gourmandise, je
n'iiais apprivoisé sans peine avec l'idée d'y vivre, mais non pas
ivre cidie d'y entrer; cette idée ne s'était offerte à moi qu'en fuyant
■t dans un avenir éloigné. Dans ce moment il n'y eut plus moyen
(le prendre le change : je vis avec l'horreur la plus vive l'espèce
rriiLMj;rrucnt que j'avais pris et sa suite inévitable. Les futurs
iiiiipli\ii-. ipje j'avais autour de nToi n'étaient pas propres à soute-
riii Miiiu (durage par leur exemple, et je ne pus me dissimuler que
la mainte inuvre que j'allais faire n'était au fond que l'action d'un
liaiidit. Tout jeune encore, je sentis que, quelque religion qui fût
la li(inne, j'allais vendre la mienne, et que, quand même je choisi-
rais bien, j'allais au fond de mon cœur mentir au Saint-Esprit, et
mériter le mépris des hommes. IMus j'y pensais, plus je m'indignais
C(Hitre moi-même; et je gémissais du sort qui m'avait amené là,
coMinie si ce sort n'eût pas été mon ouvrage. 1! y eut des moments
(lu ces réflexions devinrent si fortes que, si j'avais un instant trouvé
la porte ouverte, je me serais certainement évadé; mais il ne me
fut pas possible, et celte résolution ne tint pas non plus bien forle-
incut.
Trop de désirs secrets la combattaient pour ne la pas vaincre.
D'ailleurs l'obstination du dessein formé de ne pas retourner à Ge-
nève, la h(mte, la difficulté même de repasser les monts; l'embar-
ras de me voir bien loin de mon pays sans appui, sans ressources,
tout cela concourait à me faire regarder comme un repentir tardif
les remords de ma conscience; j'affectais de me reprocher ce que
j'avais fait pour excuser ce que j'allais faire. En aggravant les torts
(In passé, j'en regardais l'avenir comme une suite nécessaire. Je ne
nir (lisais pas : Rien n'est fait encore, et tu peux être innocent si
tu veux; mais je me disais : Gémis du crime dont tu l es rendu cou-
pable, et que tu t'es mis dans la nécessité d'achever.
En effet, quelle rare force d'àme ne me fallait-il point à mon
âge pour révoquer tout ce que jusque-là j'avais pu promettre ou
laisser espérer, pour rompre les chaînes que je m'étais données,
pour déclarer avec intrépidité que je voulais rester dans la religion
de mes pères, au risque de tout ce qui en pouvait arriver! Cette vi-
gueur n'était pas de mon âge, et il est peu probable qu'elle eût un
heureux succès. Les choses étaient trop avancées pour qu'on voulût
en avoir le démenti, et plus ma résistance eût été grande, plus, de
manière ou d'autre, on se fût fait une loi de la surmonter.
Le sophisme qui nm perdit est celui de la plupart des Iminnies,
qui se plaignent de manquer de force quand il n'est déjà plus temps
d'en user. La vertu ne nous coûte que par notre faute , et si nous
voulions être toujours sages, rarement aurions-nous besoin d'être
vertueux. Mais des penchants faciles à surmonter nous entraînent
sans résistance : nous cédons à des tentations légères dont nous
nnprisons le danger. Insensiblement nous tombons dans des situa-
tions périlleuses dont nous pouvions aisément nous garantir, mais
diint nous ne pouvons plus nous tirer sans des efforts héroïques qui
niius effraient, et nous tombons enfin dans l'abîme, en disant à
Uieu : Pourquoi m'as-tu fait si faible? Mais malgré nous il réfiond
à nus consciences : Je t'ai fait trop faible pour sortir du goufl're,
parce que je t'ai fait assez fort pour n'y pas tomber.
le ne pris pas précisément la résolution de me faire catholique ;
in.ns, voyant le terme encore éloigné, je pris le temps de m'appri-
\Misrr à cette idée, et en attendant je me figurais quelque événe-
nieiit imprévu qui me tirerait d'eml^arras. Je résolus, pour gagner
(In temps, de faire la plus belle défense qu'il me serait possible.
lîient(ît ma vanité me dispensa de songer à ma résolution ; et dès
ipie je m'aperçus que j'embarrassais quelquefois ceux qui voulaient
m'instruire, il ne m'en fallut pas davantage pour chercher à les
t( I rasser tout-à-fait. Je mis même à cette entreprise un zèle bien
ndieide : car, tandis qu'ils travaillaient sur moi, je voulus travailler
siu' eux. Je croyais bonnement qu'il ne fallait que les convaincre
pMiir les engager à se faire protestants.
Ils ne tronvèretit donc pas en moi tout-à-fait autant de facilité
qu'ils en allenilannt, ni du C(')té des lumières, ni du ciîté de la vo-
bnile. Les pr.ilestanls sont généralement mieux instruits que les
callioliqucs. CcU\ doit être ; la doctrine des uns exige la discussion,
celle des autres la soumission. Le calholicjue doit adopter la deci-
sidu qu'on lui donni!, le pnitestant doit apprendre à se décider. On
savait cela; maison n'attendait, ni de mon état, ni de mon âge, de
grandes difficultés pour des gens exercés. D'ailleurs je n'avais point
fait encore ma première communion, ni reçu les instructions qui
s'y rapportent ; on le savait encore : mais on ignorait qu'en revan-
che j'avais été bien instruit chez M. Lambercier, et que de plus j'a-
vais par devers moi un pt^tit magasin fort incommode dans l'his-
toire de l'église et de l'empire, que j'avais apprise presque par creur
chez mon père, et de[inis presque oubliée, mais qui me revint à
mesure que la dispute s'échauffait.
Un vieux prêtre, petit, mais assez vénérable, nous fit en connuun
la première conférence. Celte conférence était pour mes camarades
un catéchisme plut("it qu'une controverse, et il avait plus à faire à.
les instruire qu'à résoudre leurs objections. Il n'en fut pas de même
avec mi)i. Quand mon tour vint, je l'arrêtai sur tout, je ne lui sauvai
pas une des objections que je pus lui faire. Cela rendit la conférence
fort longue et fort ennuyeuse pour les assistants. Mon vieux prêtre
[larlait beaucoup, s'échauffait, battait la campagne, et se tirait
d'alfaire en disant qu'il n'entendait pas bien le français. Le lende-
main, de peurquemesindiscrètes objections ne scandalisassent mes
camarades, on me mil à part dans une autre chambre avec un
antre prêtre plus jeune, beau parleur, c'est-à-dire faiseur de lon-
gues phrases, et content de lui si jamais docteur le fut. Je ne me
laissai pourtant pas trop subjuguer à sa mine imposante : et, sentant
qu'après tout je faisais ma tâche, je me mis à lui répondre avec
assez d'assurance et à le bourrer par-ci par-là du mieux que je pus.
11 croyait ni'assommer avec saint Augustin, saint Grégoire, et les
autres pères, et il trouvait avec une surprise incroyable que je ma-
niais tous CCS pères-là presque aussi légèrement que lui : ce n'était
pas qio je les eusse jamais lus, ni lui peut-être, mais j'en avais re-
tenu beaucoup de passages tirés de mon Le Sueur; et sit('it qu'il
m'en eitait un, sans disputer sur sa citation je lui ripostais par un
autre du même père, et qui souvent l'embarra.ssait beaucoup. Il
l'emportait à la fin par deux raisons : lune, qu'il était le plus fort,
et que me sentant pour ainsi dire à sa merci, je jugeais bien, quel-
que jeune que je fusse, qu'il ne fallait pas le pousser à bout ; car je
voyais assez que le vieux jietit prêtre n'avait pris en amitié ni mon
érudition ni moi. L'autre raison était que le jeune avait de l'étude
et que je n'en avais point. Cela faisait qu'il mettait dans sa manière
d'argumenter une méthode que je ne pouvais pas suivre, et que,
sitôt qu'il se sentait pressé d'une objection imprévue, il la remettait
au lendemain, disant que je sortais du sujet présent. 11 rejetait
môme quelquefois toutes mes citations, soutenant qu'elles étaient
fausses ; et, .s'offrant à m'aller chercher le livre, me défiait de les y
trouver. Il sentait (pi'il ne risquait pas grand'chose, et qu'avec toute
mon érudition d'emprunt j'étais trop peu exercé à manier les livres,
et trop peu latiniste pour trouver un passage dans un gros livre,
qnaïul même je serais sûr qu'il y est. Je le soupçonne môme d'avoir
usé de l'infidélité dont il accusait les ministres, et d'avoir fabriqué
quelquefois des passages pour se tirer d'une objection qui l'incoiu-
modait.
Tandis que duraient ces petites ergoteries , et que les jours se
passaient à disputer, à marmotter des prières, et à faire le vaurien,
il m'arriva une petite vilaine aventure assez dégoûtante, et qui
faillit même à tourner fort mal pour moi.
H n'y a puint d'àme si vile et de cœur si barbare qui ne soit sus-
ccfitible de (|neiquo sorte d'attachement. L'un de ces deux bandits
qui se disaient Maures me prit en afTection. Il m'accostait volon-
tiers, causait avec moi dans son baragouin franc, me rendait de
petits services, me faisait part quelquefois de sa portion à table, et
me donnait surtout de fréquents baisers avec une ardeur qui m'é-
tait fort incommode. Quelque effroi que j'eusse naturellement de
ce visage de pain dépice orné d'une longue balafre, et de ce re-
gard allumé qui semblait plutôt furieux que tendre, j'endurais ces
baisers en me disant en moi-même : Le pauvre homme a conçu
pour moi une amitié bien vive, j'aurais tort do le rebuter. Il pas-
sait par degrés à des manières plus libres, et me tenait quelquefois
de si singuliers propos, que je croyais que la tête lui avait tourné.
Un soir il voulut venir coucher avec moi, je m'y opposai, disant
que mon lit était trop petit. 11 me pressa d'aller dans le sien; je le
refusai encore : car ce misérable était si malpropre et puait si fort
le tabac mâché, qu'il me faisait mal au cœur.
Le lendemain, d'assez bon matin, nous étions tous deux seuls
dans la salle d'assemblée; il recommença ses caresses, mais avec
des mouvements si violents qu'il en était effrayant. Enfin il voulut
passer par degrés aux privautés les plus choquantes, et me forcer,
en disposant de ma main , d'en faire autant. Je me dégageai im-
pétueusement en poussant un cri et faisant un saut en arrière;
et, sans marqiuM' ni indignation ni colère, car je n'avais pas la
moindre idée de ce dont il s'agissait, j'exprimai ma surprise et mon
dégoût avec tant d'énergie, qu'il me laissa là : mais tandis qu'il
achevait de se démener, je vis partir vers la cheminée et tomber
à terre je ne sais quoi de gluant et de blanchâtre qui me fit soule-
ver le conir. Je m'élançai sur le balcon, plus ému, plus trouble,
plus etïrayé même que je ne l'avais été de ma vie , et prêt à me
trouver mal.
Je ne pouvais comprendre ce qu'avait ce malheureux : je le crus
atteint du haut-mal , ou de quelqu'autre frénésie encore plus ler»
iè
LES VEILLEES LITTÉRAIRES ILLUSTREES.
rible ; et véritablement je ne sache rien de plus hideux à voir pour
quelqu'un de sang-froid que cet obscène et sale maintien, et ce
visage affreux enflammé de la plus brutale concupiscence. Je n'ai
jamais vu d'autre homme en pareil état; mais, si nous sommes
ainsi près des femmes, il faut qu'elles aient les yeux bien fascinés
pour ne pas nous prendre en horreur.
Je n'eus rien de plus pressé que d'aller conter à tout le monde
ce qui venait de m'arriver. Notre vieille intendante me dit de me
taire, mais je vis que cette histoire l'avait fort affectée, et je l'en-
tendais grommeler entre ses dents: Can maledet! brulla bestia !
Comme je ne comprenais pas pourquoi je devais me taire, j'allai
toujours mon train malgré la défense, et je bavardai tant, que le
lendemain un des administrateurs vint de bon matin m'adresser
une mercuriale assez vive, m'accusant de compromettre l'honueur
d'une maison sainte, et de* faire beaucoup de bruit pour peu de
mal.
Il prolongea sa censure en m'expliquant beaucoup de choses que
j'ignorais, mais qu'il ne croyait pas m'apprendre, persuadé que je
m'étais défendu sachant ce qu'on me voulait, mais n'y voulant
pas consentir. Il me dit gravement que c'était une œuvre défendue
comme' la paillardise, mais dont au reste l'intention n'était pas
plus offensante pour la personne qui en était l'objet, et qu'il n'y
avait pas de quoi s'irriter si fort pour avoir été trouvé aimable. 11
me dit sans détour que lui-même, dans sa jeunesse, avait eu le
même honneur, et qu'ayant été surpris hors d'état de faire résis-
tance, il n'avait rien trouvé là de si cruel. Il poussa l'impudence
jusqu'à se servir des propres termes; et, s'imaginant que la cause
de ma résistance était la crainte de la douleur, il m'assura que cette
crainte était vaine, et qu'il ne fallait pas s'alarmer de rien.
J'écoutais cet infâme avec un étonnement d'autant plus grand
qu'il ne parlait point pour lui-même; il semblait ne m'instruire
que pour mon bien. Son discours lui paraissait si simple, qu'il n'a-
vait pas même cherché le secret du tèteà-tète, et nous avions en
tiers un ecclésiastique que tout cela n'effarouchait pas plus que
lui. Cet air naturel m'en imposa tellement, que j'en vins à croire
que c'était sans doute un usage ailmis dans le monde, et dont je
n'avais pas eu plus tôt occasion d'être instruit. Cela fit que je l'é-
çoutai sans colère, mais non sans dégoût. L'image de ce qui m'était
arrivé, mais surtout de ce que j'avais vu, restait si fortement em-
preinte dans ma mémoire qu'en y pensant le cœur me soulevait
encore. Sans que j'en susse davantage, l'aversion de la cliose s'é-
tendit à l'aiiologiste, et je ne pus me contraindre assez pour qu'il
ne vit pas le mauvais effet de ses Itçons. 11 me lança un regard
peu caressant, et dès lors il n'épargna rien pour me rendre le sé-
jour de l'hospice désagréable. Il y parvint si bien, que, n'apercevant
pour en sortir qu'une seule voie, je m'empressai de la prendre, au-
tant que jusque-là je m'étais efforcé de l'éloigner.
Cette aventure me mit pour l'avenir à couvert des entreprises des
chevaliers de la manchette; et la vue des gens qui passaient pour
en être, me rappelant l'air et les gestes de mon effroyable Maure,
m'a toujours inspiré tant d'horreur, que j'avais peine à la cacher.
Au contraire, les femmes gagnèrent beaucoup dans mon esprit à
cette comparaison : il me semblait que je leur devais en tendre5se
de sentiments, en hommage de ma personne, la réparation des of-
fenses de mon sexe; et la plus laide guenon devenait à mes yeux
un objet adorable, par le souvenir de ce faux .\fricain. .
Pour lui, je ne sais ce qu'on [)nt lui dire; il ne me parut pas
qii'excepté la dame Lorenza personne le vit de plus mauvais œil
qu'aui)aravant Cependant il ne m'accosta ni ne me parla plus. Huit
jours après il fut baptisé en grande cérémonie, et habillé de blanc
de la tète aux pieds, pour représenter la candeur de son âme ré-
générée. Le lendemain, il sortit de l'hospice, et je ne l'ai jamais
revu.
Mon tour vint un mois après; car il fallut tout ce temps-là pour
donnera mes directeurs l'honneur d'une conversion difficile ; et
l'on me fit passer en revue tous les dogmes pour triompher de ma
nouvelle docilité.
Enfin, suffisamment instruit et suffisamment disposé au gré de
mes maîtres, je fus mené processionnellemenl à l'église métropo-
litaine de Saint-Jean pour y faire une abjuration solennelle , et re-
cevoir les accessoires du baptême , quoiqu'on ne me rebaptiscàt pas
réellement; mais comme ce sont à peu près les mêmes cérémonies,
cela sert à persuader au peuple que les protestants ne sont pas chré-
tiens. J'étais revêtu d'une certaine robe grise avec des brande-
bourgs blancs, et destinée pour ces sortes d'occasions. Deux hommes
portaient devant et derrière moi des b«ssius de cuivre sur lesquels
ils frappaient avec une clef, et où cliacun mettait son aumône au
gré de sa dévutiuu ou d.; l'intérêt qu'il |ireuait au nouveau con-
verti. Enfin rien du faste catholique ne fut omis pour rendre la cé-
rémonie plus édifiante pour le public, ci pUis humiliante pour moi.
Il n'y eut que l'habit blanc qui m'eût été fort utile, et qu'on ne me
donna pas comme au Maure, attendu que je n'avais pas l'honneur
d'être Juif.
Ce ne fut pas tout. 11 fallut ensuite aller à l'inquisition recevoir
l'absolution du crime d'hérésie, et rentrer dans le sein de l'église
avec la même cérémonie à laquelle Henri IV fut soumis par son
ambassadeur. L'air et les manières du très révérend père inquisi-
teur n'étaient pas propres à dissiper la terreur secrète qui m'avait
saisi en entrant dans cette maison. Après plusieurs questions sur ma
foi, sur mon état, sur ma famille, il me demanda brusquement.si
ma mère était damnée. L'effroi me fit réprimer le premier mou-
vement de mon indignation ; je me contentai de répondre que je
voulais espérer qu'elle ne fêtait pas, et que Dieu avait dû féclairer
à sa dernière heure. Le moine se tut, mais il fit une grimace qui
ne nie parut point du tout un signe d'approbation.
Tout cela fait, au moment où je pensais être enfin placé selon mes
espérances, on me mit à la porte avec un peu plus de vingt francs
en petite monnaie qu'avait produit ma quête. On me recommanda
de vivre en bon chrétien , d'être fidèle à la grâce; on me souhaita
bonne fortune, on ferma sur moi la porte, et tout disparut.
Ainsi s'éclipsèrent en un instant toutes mes grandes espérances,
et il ne me resta de la démarche intéressée que je venais de faire
que le souvenir d'avoir été apostat et dupe tout à la fois. U est aisé
de juger quelle brusque révolution dut se faire dans mes idées,
lorsque de mes brillants projets de fortune je me vis tomber dans
la plus complète misère, et qu'après avoir délibéré le matin sur le
choix du palais que j'habiterais, je me vis le soir réduit à coucher
dans la rue. On croira que je commençai par me livrer à un dés-
espoir d'autant plus cruel, que le regret de mes fautes devait s'ir-
riter en me reprociiant que tout mon malheur était mon ouvrage.
Rien de tout cela. Je venais pour la première fois de ma vie d'être
enfermé pendant plus de deux mois. Le premier sentiment que je
goûtai fut celui de la liberté que j'avais recouvrée. Après un long
esclavage, redevenu maître de moi-même et de mes actions, je me
voyais au milieu d'une grande ville abondante en ressources, pleine
de gens de condition, dont mes talents et mon mérite ne pouvaient
manquer de me faire accueillir sitôt que j'en serais connu. J'avais,
de plus, tout le temps d'attendre, et vingt francs que j'avais dans
ma poche me semblaient un trésor qui ne pouvait s'épuiser. J'en
pouvais disposer à mon gré, sans rendre compte à personne. C'é-
tait la première fois que je m'étais vu si riche. Loin de me livrer
au découragement et aux larmes, je ne fis que changer d'espé-
rances; et l'amour-propre n'y perdit rien. Jamais je ne me sentis
tant de confiance et de sécurité : je croyais déjà ma fortune faite,
et je trouvais beau de n'en avoir l'obligation qu'à moi seul.
La première chose que je fis fut de satisfaire ma curiosité en par-
courant toute la ville, quand ce n'eût été que pour faire un acte
de ma liberté. J'allai voir monter la garde; les instruments mili-
taires me plaisaient beaucoup. Je suivis des processions; j'aimais le
faux bourdon des prêtres. J'allai voir le palais du roi : j'en appro-
chais avec crainte ; mais voyant d'autres gens entrer, je fis comme
eux, on me laissa faire. Peu't-être dus-je celle grâce au petit paquet
que j'avais sous le bras. Quoi qu'il en soit, je conçus une grande
opinion de moi-même en me trouvant dans ce palais : déjà je m'en
regardais presque comme un habitant. Enfin, à force d'aller et
venir, je me lassai : j'avais faim, il faisait chaud; j'entrai chez une
marchande de laitage; on me donna de la giuncà, du lait caillé;
et avec deux grisses de cet excellent pain de Piémont que j'aime
plus qu'aucun autre, je fis pour mes cinq ou six sous un des bons
dîners que j'aie faits de mes jours.
Il fallut chercher un gîte. Comme je savais déjà assez de piémon-
tais pour me faire entendre, il ne me fut pas difficile à trouver, et
j'eus la prudence de le choisir plus selon ma bourse que selon mon
goût. On m'indiqua dans la rue du Pô la femme d'un soldat, qui
relirait à un sou par nuit des domestiques hors de service. Je trouvai
chez elle un grabat vide, et je m'y établis. Elle était jeune et nou-
vellement mariée, quoiqu'elle eût déjà cinq ou six enfants. Nous
couchâmes tous dans la même chambre, la mère, les enfants, les
hôtes : et cela dura de cette façon tant que je restai chez elle. Au
demeurant , c'était une bonne femme, jurant comme un charretier,
toujours débraillée et décoiffée, mais douce de cœur, officieuse, qui
me prit en amitié, et qui même me fut utile.
Je passai plusieurs jours à me livrer uniquement au plaisir de
l'indépendance et de la curiosité. J'allais errant dedans et dehors la
ville, furetant, visitant tout ce qui me iiaraissait curieux et nou-
veau ; et tout fêlait pour un jeune homme sortant de sa niche, qui
n'avait jamais vu de capitale. J'étais surtout fort exact à faire ma
cour, et j'assistais régulièrement tous les matins à la messe du roi.
Je trouvais beau de me voir dans la même chapelle avec ce prince
et sa suite; muis ma passion pour la musi.|ue, qui commençait à
se déclarer, avait plus de part à mon assiduité que la pompe de la
cour, qui, bientôt vue et toujours la même, ne frappe pas long-
temps. Le roi de Sardaigne avait alors la meilleure symphonie de
l'Europe. Snmis, Desjardins, les Bezuzzi, y brillaient alternative-
ment. U n'en fallait pas tant pour attirer un jeune homme que le
son du moindre instrument, pourvu qu'il fût juste, transportait
d'aise. Du reste, je n'avais pour la magnificence qui frappait mes
yeux qu'une admirRtion .stupide et sans convoitise. La seule ch(i,se
qui m'intéressât dans tout l'éclat de la cour était de voir s'il n'y
LES CONFESSIONS.
«
urait 'point là quelque jeune princesse qui méritât mon hommage,
t avec laquelle je pusse faire un roman.
ic Vaillis en eomrnencer un dans un état moins brillant, mais où,
i )<: l'eusse mis à lin, j'aurais trouvé des plaisirs mille fois plus dé-
leux.
Quoique je vécusse avec beaucoup d'économie, ma bourse insen-
Iblenient s'épuisait. Cette économie, au reste, était moins l'effet de
irudence que d'une simplicité de guùt que même aujourd'hui l'u-
|af,'e des grandes tables n'a point altérée. Je no connaissais pas et
eiiectmijais pas encore de meilleure chère que celle d'un repas
usti(|ue. Avec du laitaf^e, des œufs, des herbes, du fromage, du
[lain bis et du vin passable, on est toujours sijr de me bien réj^aler;
nim bon appétit fera le reste quand un maître-d'liôlel et des laquais
utour de moi ne me rassasieront pas de leur importun aspect. Je
aisais alors de beaucoup meilleurs repas avecsix ou sept sous de dé-
i<'MS(! que je ne les ai faits depuis à six ou sept francs. J'étais donc
iiliri', faille d'être tenté de ne pas l'être : encore ai-je tort d'appeler
■l'hi sobriété : car j'y mettais toute lasensualité possible. Mes poires,
na giuncà, mon fromage, mes grisses, et quelques verres d'un gros
|an de Montferrat il couper par tranches, me rendaient le plus lieu-
eux des gourmands; mais encore avec tout cela pouvait-on voir la
in de vingt livres. C'était ce que j'aiiercevais plus sensiblement de
our en jour, et malgré l'étourderie de mon âge, mon inquiétude
;ur l'avenir alla bientôt jusqu'à l'effroi. De tous mes châteaux en
îspagne, il ne nie resta que celui de chercher une occupation qui
Tie fit vivre : encore n'était-il pas facile à réaliser. Je songeai à mon
iru métier; mais je ne le savais pas assez pour aller travailler
Inz lin maître, et les maîtres même n'abondaient pas à Turin. Je
(Il 1^ donc, en attendant mieux, le parti d'aller m'olVrir de boiilique
m boutique, pour graver un chiffre ou des armes sur de la vaisselle,
espérant tenter les gens par le bon marché en me mettant à leur
discrétion. Cet expédient ne fut pas fort heureux. Je fus presque par-
tout éeonduit; et ee que je trouvais à faire était si peu de chose,
qu'à jieine y gagnais-je quelques repas. Un jour cependant, passant
d'assez bon matin dans Contra nova, je vis à travers les vitres d'un
comptoir un(! jeune marchande de si bonne grâce et d'un air si atti-
rant, que, malgré ma timidité près des dames, je n'hésitai pas d'en-
trer et de lui offrir mon petit talent. Elle ne me rebuta point, me fit
asseoir, conter ma petite histoire, me plaignit, me dit d'avoir bon
courage, et que les bons chrétiens ne m'abandonneraient pas :
:)uis, tandis qu'elle envoyait chercher chez un orfèvre du voisinage
es outils dont j'avais dit avoir besoin ; elle monta dans sa cuisine
et m'apporta elle-même à déjeuner. Ce début me sembla de bon
;'inr ; la suite ne le démentit pas, Klle me parut contente de mon
lit liavail, riicore plus de mon petit babil quand je me fus un peu
^slJre : r.iv cib,' était brillante et parée; et, malgré .son air gracieux,
cet éclat m'en avait imposé. Mais son accueil plein de bonté, son ton
compatissant, ses manières douces et caressantes, me mirent bien-
tôt à mon aise. Je vis que je réussissais, et cela me fit réussir davan-
tage. Mais, quoique Italienne et trop jolie pour n'être pas un peu
coquette, elle était pourtant si modeste et moi si timide, qu'il était
diliicile que cela vint sitôt à bien. On ne nous laissa pas le temps
d'achever l'aventure. Je ne m'en rappelle qu'avec plus de charmes
les courts moments que j'ai passés auprès d'elle; et je puis dire y
avoir goûté dans leurs prémices les plus doux ainsi que les plus purs
plaisirs de l'amour.
C'était une brune extrêmement piquante, mais dont le bon na-
turel, [leint sur son joli vi.sage, rendait la vivacité touchante. Elle
s'appelait madame Basile. .Son mari, plus âgé qu'elle et passable-
ment jaloux, la laissait durant ses voyages sous la garde d un com-
mis trop maussade pour être séduisant, et qui ne laissait pas d'a-
voir pour son compte des prétentions qu'il ne montrait guère que
par sa mauvaise humeur. Il en prit beaucoup contre moi, quoiiiue
j'aimasse à l'entendre jouer de la lli'ite, dont il jouait assez bien.
Ce nouvel Egisthe grognait toujours quand il me voyait entrer chez
sa dame: il me traitait avec un dédain qu'elle hii rendait bien. Il
semblait même qu'elle se plût, pour le tourmenter, à me caresser en
sa présence ; et cette sorte de vengeance, quoique fort de mon goùl,
l'eût été bien plus dans le tête-à-tête; mais elle ne la poussait pas
jus(|ue-là, ou du moins ce n'était pas de la même manière. Soit
qu'elle me trouvât trop jeune, soit qu'elle ne sût point faire les
avances, soit qu'elle voulût sérieusement être sage, elle avait alors
uni- sorte de réserve qui n'était pas lepoussanto, mais qui m'intimi-
dait sans que je susse pour(|uoi. Quoique je ne me sentisse pas pour
elle ce respect aussi vrai que tendre que j'avais pour madame de
WariMis, je me sentis plus di' crainte et bien moins de familiarité.
J'étais embarrassé, tremblant; je n'osuis la regarder, je n'osais res-
pirer auprès d'elle; cependant je craignais plus que la mort de
m'en éloigner. Je dévorais d'un œil avide tout ce que je pouvais re-
garder sans être apereii, les (leurs de sa robe, le bout de son joli pied,
l'intervalle d'un bras'l'cnne et blanc qui paraissait entre son gantet
sa manchette, et celui qui se faisait quelquefois entre son tour de
gorge et sou mouchoir. Chaque objet ajoutait à l'inipressiou des au-
tres. A force de regarder ce que je pouvais voir et même au-delà,
mes yeux se troublaient, ma poitrine s'oppressait, ma respiration.
d'instant en instant plus embarrassée, me donnait beaucoup de peine
à gouverner; et tout ce (jue je pouvais faire était de filer sans bruit
des soupirs fort incommodes dans le silence où nous étions assez son-
vent. Ileureusemenl madame Basile, occupée à son ouvrage, ne s'en
apercevait pas, à ce qu'il me semblait. Cependant je voyais quel-
quefois par une sorte de sympathie son fichu se renfler assez fré-
quemment. Ce dangereux spectacle achevait de me perdre; et quand
j'étais prêt à cédera mon transport, elle m'adressait quelques mois
d'un ton tranquille qui me faisaient rentrer eu moi-même à l'in-
stant.
Je la vis plusieurs fois seule de cette manière, sans que jamais un
geste, un mot, un regard même trop expressif, marquât entre nous
la moindre intelligence. Cet état, très tourmentant pour moi, faisait
cependant mm délices; et à peine dans la simjilicilé de mon cœur
pouvais-je imaginer pourquoi j'étais si tourmenté. Il paraissait que
ces petits tête-à-tête ne lui déplaisaient jias non plus; du nmins elle
en rendait les occasions assez fréquentes; soin bien gratuit assuré-
ment de sa part pour l'usage qu'elle en faisait et qu'elle m'en laissait
faire.
Un jour qu'ennuyée des sots colloques du commis elle avait monté
dans sa chambre, je me hâtai, dans l'arrière-boutique ou j'étais,
d'achever ma petite tâche, et je la suivis. Sa chambre était entr'ou-
verle ; j'y entrai sans être aperçu. Elle brodait près d'une fenê-
tre , ayant en face le côté de la chambre opposé à la porte. Elle ne
pouvait ni me voir entrer, ni m'entendre , à cause du bruit que des
charriots faisaient dans la rue. Elle se mettait toujours bien : ce
jour-là sa parure approchait de la coquetterie. Son attitude était
gracieuse ; sa tète un peu bai.ssée laissait voir la blancheur de son
cou ; ses cheveux relevés avec élégance étaient ornés de fleurs. II
régnait dans toute sa ligure un charme que j'eus le temps de sentir,
et qui me mit hors de moi. Je me j«lai à genoux à l'entrée de la
chambre en tendant les bras vers elle d'un mouvement passionné,
bien sûr qu'elle n« pouvait m'entendre , et ne pensant pas qu'elle
pût me voir ; mais il y avait à la cheminée une glace qui me trahit.
Je ne sais quel effet ce transport fit sur elle : elle ne me regarda
point, ne me parla point; mais, tournant à demi la lète, d'un sim-
ple signe de doigt, elle me montra la natte à ses pieds. Tressaillir,
pousser un cri, m'élancer à la place qu'elle m'avait marquée, ne fut
pour moi qu'une même chose; mais ce qu'on aura peine à croire est
que dans cet état je n'osai rien entreprendre au delà, ni dire un seul
mot, ni lever les yeux sur elle, ni la loucher même dans une atti-
tude aussi contrainte, [lour m'apjiuyer un instant sur ses genoux.
J'étais muet, immobile, mais non pas tranquille assurément : tout
marquait en moi l'agitation , la joie, la reconnaissance, les ardents
désirs, incertains dans leur objet , et contenus par la frayeur de dé-
plaire, sur laquelle mon jeune creiir ne pouvait se rassurer.
Elle ne paraissait ni plus tranquille ni moins timide que moi.
Troublée de me voir là , interdite de m'y avoir attiré , et commen-
(j'aiit à sentir toute la conséquence d'un signe parti sans doute avant
la réllexiim , elle ne m'accueillait ni ne me "-epoussait ; elle n'ôtait
pas les yeux de dessus son ouvrage; elle tâchait de faire comme si
elle ne m'eût pas vu à ses pieds; mais toute ma bêtise ne m'empê-
chait pas déjuger qu'elle partageait mon embarras, peut-être mes
désirs, et qu'elle était retenue par une honte semblable à la mienne,
sans que cela me donnât la force de la surmonter. Cinq ou six ans
qu'elle avait plus que moi devaient, selon moi, mettre de son côté
toute la hardiesse; et je me disais que, puisqu'elle ne faisait rien
pour exciter la mienne, elle ne voulait pas que j'en eusse. Même
encore aujourd'hui je trouve que je pensais juste, et sûrement elle
avait trop d'esprit pour ne pas voir qu'un novice tel que moi avait
besoin, non-seulement d'être encouragé , mais d'être instruit.
Je ne sais comment eût fini celte scène vive et muette, ni com-
bien de temps j'aurais demeuré immobile dans cet état ridicule et
délicieux, si nous n'eussions été interrompus. Au plus fort de mes
agitations, j'entendis ouvrir la porte de la cuisine qui touciiait la
chambre où nous étions ; et madame Basile alarmée me dit vive-
ment (le la voix et du geste : Levez-vous, voici Rosina. En me le-
vant en hâte, je saisis une main qu'elle me tendait, et j'y appliquai
deux baisers brûlants, au second desquels je sentis cette char-
mante main se presser un peu contre mes lèvres. De mes jours je
n'eus un si doux moment : mais l'occasion que J'avais perdue ne
revint plus, et nos jeunes amours en restèrent là.
C'est peut-être pour cela que l'image de cette aimable femme est
restée au fond de mon cœur en traits si charmants. Elle s'y est
même embellit: à mesure que j'ai mieux connu le monde "et les
femmes, l'our peu qu'elle eût eu d'expérience, elle^'y fût prise au-
trement pour animer un petit garçon : mais si son cteur était faible,
il était honnête; elle cédait involontairement au peiichaniqui l'en-
traînait; c'était, selon toute apparence, sa première infidélité, et
j'aurais peut-être eu plus encore à vaincre sa honte que la mienne.
Sans en être venu là, j'ai goùlé près d'elle des délices inexprima-
bles. Bien de tout ce que m'a fait sentir la possession des femmes
ne vaut les deux minutes que j'ai passées à ses pieds sans même
oser toucher à sa robe. Non , il n'y a point de jouissances pareilles
à celles que peut donner une houûcle femme qu'on aime : tout est
18
LES VEILLÉES LITTÉRAIRES ILLUSTRÉES.
faveur auprès d'elle. Un petit signe du doigt, une main légèrement
pressée contre ma bouche, sont les seules faveurs que je reçus ja-
mais (le madame Basile ; et le souvenir de ces faveurs si légères me
transporte encore eu y pensant.
Les deux jours suivants j'eus beau guetter un nouveau tète-à-tète,
il me fut impossible d'en trouver le moment, et je n'apeitus de sa
part aucun soin pour le ménager; elle eut même le maintien, non
plus l'roid, mais plus retenu qu'à l'ordinaire, et je crois qu'elle évi-
tait mes regards de peur de ne pouvoir assez gouverner les siens.
Son maudit commis fut plus désolant que jamais. 11 devint même
railleur, goguenard; il me dit que je ferais mon chemin près des
dames. Je tremblais d'avoir commis quelque indiscrétion ; et, me
regardant déjà comme d'intelligence avec elle, je voulus couvrir du
mystère un goût qui jusqu'alors n'en avait pas grand besoin. Cela
me rendit plus circonspect à saisir les occasions de le satisfaire; et,
à force de les vouloir sûres, je n'en trouvai plus du tout.
Voici encore une autre folie romanesque dant jamais je n'ai pu
me guérir, et qui, jointe à ma timidité naturelle, a beaucoup dé-
menti les prédictions du commis. J'aimais trop sincèrement , trop
parfaitement, j'ose le dire, pour pouvoir aisément èlre heureux. Ja-
mais' passions ne furent en même temps plus vives et plus pures que
les miennes; jamais amour ne fut plus vrai, plus fendre, plus dé-
sintéressé. J'aurais mille fois sacrifié mon bonheur à celui de la per-
sonne que j'aimais; sa réputation m'était plus chère que ma vie;
et jamais, pour les plaisirs de la jouissance , je n'aurais voulu com-
promettre un moment son repos. Cela m'a failapporter tant de soins,
tant de secret, tant de précaution dans mes entreprises, que jamais
aucune n'a pu réussir. Mon peu de succès près des femmes est tou-
jours venu de les trop aimer.
Pour revenir au Auteur Egislhe , ce qu'il y avait en lui de plus
singulier était qu'en devenant plus insupportable le traître semblait
devenir plus complaisant. Dès le premier jour que sa dame m'avait
pris en affection, elle avait songé à me rendre utile dans le magasin.
Je savais passablement l'arithmétique; elle lui avait proposé de
m'apprendre à tenir les livres ; mais mon bourru reçut très mal la
proposition, craignant peut-être d'être supplanté. Ainsi tout mon
travail, après mon burin, était de transcrire quelques comptes et
mémoires, de mettre au net quelques livres, et de traduire quelques
lettres de commerce d'italien en français. Tout d'un coup mon
homme s'avisa de revenir à la proposition faite et rejelée , et dit
qu'il m'apprendrait les comptes à parties doubles, et qu'il voulait
me mettre en état d'offrir mes services à M. Basile, quand il serait
de retour. 11 y avait dans son ton , dans son air, je ne sais quoi de
faux, de malin, d'ironique, qui ne me donnait pas de la confiance.
Madame Basile", sans attendre ma réponse, lui dit que je lui étais
obligé de ses offres, qu'elle espérait que la fortune favoriserait enfin
mon mérite, et que ce serait grand dommage qu'avec tant d'esprit je
ne fusse qu'un commis.
Elle m'avait dit plusieurs fois qu'elle voulait me faire faire une
connaissance qui pourrait m'être utile. Elle pensait assez sagement
pour sentir qu'il était temps de me détacher d'elle. Nos muettes dé-
clarations s'étaient faites le jeudi. Le dimanche elle donna un dîner
où je me trouvai, et oii se trouva aussi un jacubln de bonne mine
auquel elle me présenta. Le moine me traita très affectueusement, me
félicita sur ma conversion, et me dit plusieurs choseï sur mon his-
toire qui m'apprirent qu'elle'la lui avait contée: puis, me donnant
deux petits coups d'un revers de main sur la joue, il me dît d'être
sage, d'avoir bon courage . et de l'aller voir, que nous causerions
plus à loisir ensemble. Je jugeai par les égards que tout le monde
avait pour lui, que c'était un homme de considération , et , par le
ton paternel qu'il prenait avec madame Basile, qu'il était son con-
fesseur. Je me rappelle bien aussi que sa décente familiarité était
mêlée de marques d'estime et même de respect pour sa pénitente,
qui me firent alors moins d'impression qu'elles ne m'en font aujour-
d'hui. Si j'avais eu plus d'intelligence, combien j'eusse été touché
d'avoir pu rendre sensible une jeune femme respectée par son con-
fesseur !
La table ne se trouva pas assez grande pour le nombre que nous
étions : il en fallut une petite, où j'eus l'agréable vis-à-vis de mon-
sieur le commis. Je n'y perdis rien du côté des attentions et de la
bonne chère ; il y eut bien des assiettes envoyées à la petite table,
dont l'intention n'était sûrement pas pour lui. Tout allait très bien
jusque-là; les femmes étaient fort gaies, les hommes fort galants;
madame Basile faisait les honneurs avec une grâce charmante. Au
milieu du dîner l'on entend arrêter une chaise à la porte, (jnelqu'un
monte ; c'est M Basile. Je le vois, comme s'il entrait actuellement,
en habit d'écarlate à boutons d'or ; couleur que j'ai prise en aver-
sion depuis ce jour-là. M. Basile était un grand et bel homme, qui
se présentait très bien. Il entre avec fracas, et de l'air de quelqu'un
qui surprend son monde, quoiqu'il n'y eût là que de ses amis. Sa
femme lui saute au cou, lui prend les mains, lui fait mille caresses
qu'il reçoit sans les lui rendre. Il salue la compagnie, on lui donne
un couvert, il mange. A peine avait-on commencé de parler de son
voyage, que, jetant les yeux sur la petite table, il demande d'un ton
sévère pç que ç'estque ce petit garçon (ju'il aperçoit là. IVIadame Ba-
sile le lui dit tout naïvement. 11 demande si je loge dans la maison
On lui dît que non. Pourquoi non'? reprend-il grossièrement; puis-
qu'il s'y tient le jour, il peut bien y rester la nuit. Le moine prit 1
parole, et, après un éloge grave et vrai de madame Basile, il fit U
mien en peu de mots, ajoutant que, loin de blâmer la pieuse cha-
rité de sa femme, il devait s'empresser d'y prendre part, puî'squ
rien n'y passait les bornes de la discrétion. Le mari répliqua d'ui
ton d'humeur dont il cachait la moitié, contenu par la présence di
moine, mais qui suffit pour me faire sentir qu'il avait des instruc-
tions sur mon compte, et que le commis m'avait servi de s.
façon.
\ peine était-on hors de table, que celui-ci, dépêché par soi
bourgeois, vint en triomphe me signifier de sa part de sortir
l'instant même de chez lui et de n'y remettre les pieds de ma vie
11 assaisonna sa commission de tout ce qui pouvait la rendre insul
tante et cruelle. Je partis sans rien dire, mais le cœur navré, moin
de quitter cette aimable femme, que de la laisser en proie à la bru
talité de son mari. Il avait raison sans doute de ne vouloir pas qu'ell
fût infidèle; mais quoique sage et bien née, elle était Italîenni
c'est-à-dire sensible et vindicative : et il avait tort, ce me sembh
de prendre avec elle les moyens les plus propres à s'attirer le mal
heur qu'il craignait.
Tel fut le succès de ma première aventure. Je voulus essayer d
repasser deux ou trois fois dans la rue, pour revoir au moins cell
que mon Cfcur regrettait sans cesse : mais au lieu d'elle je ne v
que son mari et le vigilant commis, qui, m'ayant aperçu, me f
avec l'aune de la boutique un geste plus expressif qu'attirant. Mi
voyant si bien guetté, je perdis courage et n'y passai plus. Je voul
aller voir au moins le patron qu'elle m'avait ménagé. Malheureusi
ment je ne savais pas son nom. Je rôdai plusieurs fois inuiileraei
autour du couvent pour tâcher de le rencontrer. Enfin d'autres év
nemenis ra'ôtèrent les charmants souvenirs de madame Basile ;
dans peu je l'oubliai si bien, qu'aussi simple et aussi novice qu'ai
paravant, je ne restai pas même affriandé de jolies femmes.
Cependant ses libéralités avaient un peu remonté mon pel
équipage, très modestement toutefois, et avec la précaution d'ui
femme prudente qui regardait plus à la propreté qu'à la parure,
qui voulait ra'empêcher de souffrir, et non pas me faire briller. Me
habit, que j'avais apporté de Genève, était bon et portable encon
elle y ajouta un chapeau et quelque linge. Je n'avais point de ma
chettes; ele ne voulut point m'en donner, quoique j'en eusse boui
envie. Elle se contenta de me mettre en état de me tenir propre, „
c'est un soin qu'il ne fallut pas me recommander tant que je paru
devant elle.
Peu de jours après ma catastrophe, mon hôtesse, qui, comme j'
dit, m'avait pris en amitié, me dit qu'elle m'avait peut-être trou
une place, et qu'une dame de condition voulait me voir. A ce rai
je me crus tout de bon dans les hautes aventures, car j'en revenii
toujours là. Celle-ci ne se trouva pas aussi brillante que je ii
l'étais figuré. Je fus chez cette dame avec la domestique qui lui av.i
parlé de moi. Elle m'interrogea, m'examina; je ne lui déplus pa|
et tout de suite j'entrai à son service en qualité de laquais. Je ti
vêtu de la couleur de ses gens ; la seule distinction fut qu'ils pc
talent l'aiguillette, et qu'on ne me la donna pas. Comme ît n'y avl
point de galons à sa livrée, cela faisait presque un habit bourgec^
Voilà le terme inattendu auquel aboutirent enfin toutes mes grai-
des espérances.
Madame la comtesse de 'Vercellîs, chez qui j'entrai, était veuvet
sans enfants. Son mari était Piémontais; pour elle je l'aï toujo
crue Savoyarde, ne pouvant imaginer qu'une Piémontaise parla
bien français, et eût un accent si pur. Elle était entre deux àgj,
d'une figure fort noble, d'un esprit orné, aimant la littérature (rtf
çaise, et s'y connaissant. Elle écrivait beaucoup, et toujours en fr*)-
çais. Ses lettres avaient le tour et presque la grâce de celles p:
madame de Sévigné, on n'aurait pu s'y tromper à quelques-uri.
Mon principal emploi, et qui ne me déplaisait pas, était de les écije
sous sa dictée, un cancer au sein, qui la faisait beaucoup sou£lt,i
ne lui permettant plus d'écrire elle-même.
Madame de Vercellis avait non seulement beaucoup d'esprit, nia))
une âme élevée et forte. J'ai .suivi sa dernière maladie , je l'ai
souffrir et mourir sans jamais marquer un instant de faibles
sans faire le moindre cU'^irt pour se contraindre, sans sortir d(,'
rôle de femme, et sans se douter qu'il y eût à cela de la phîlosopli,
mot qui n'était pas encore à la mode , et qu'elle ne connaîsi
même pas dans le sens qu'il porte aujourd'hui. Cette force de cai)-ji
tère allait quelquefois jusqu'à la sécheresse. Elle m'a toujours p|
aussi peu sensible pour autrui que pour elle-même; et quand
faisait du bien aux malheureux, c'était pour faire ce qui était Ijoit
en soi, plutôt que par une véritable commisération. J'ai un jufi
éprouvé de cette insensibilité pendant les trois mois que j'ai paÈ^
auprès d'elle. Il était naturel qu'elle prit en affection un jeldi
homme de quelque espérance qu'elle avait incessamment sou£:s
yeux, et qu'elle songeât, se sentant mourir , qu'après elle il ai
besoin de secours et d'appui : cependant, soit quelle ne mejuàH
pas digne d'une attçntioa particulière, soit que les gens qui \ i.
LES CONFESSIONS.
19
daient ne lui aient permis de songer qu'à eux, elle ne fit rien
)ur moi.
Je me rappelle pourtant fort bien qu'elle avait marqué quelque
l'iriosité de me connaître. Elle m'intcrro|,'eait quelquefois ; elle était
en aise que je lui montrasse les lettres que j'écrivais à madame
î Warcns, que je lui renHisse compte de mes sentiments. Mais elle
e s'y prenait assurément pas bien pour les connaître eu ne me men-
ant jamais les siens. Mou t(eur aimait à s'épancher pourvu qu'il
ulilque c'étaildans un autre. Des interrowalions sèches et froides,
ns aucun signe d'approliatioii ou de blàmo sur mes ré[ionses, ne
e donnaient aucuni' cniilinK >■. Quand rien ne m'apprenaitsi mon
ihil iilaisaitou di:|ilais,iil, |'( lais toujours en crainte, et je cher-
"'liais moins à nioulni- cr i|iic je pensais qu'à ne nen dire qui put
e nuire. J'ai remarqué, depuis, que cette manière sèche d'inter-
'"f{)ger les gens pour les connaître est un tic assez commun chez les
mmes qui se piquent d'esprit. Elles s'imaginent qu'en ne laissant
"i|3int paraître leur sentiment elles parviendront à mieux pénétrer
vôtre ; mais elles ne voient pas qu'elles ôtent par là le courage de
montrer. Un homme qu'on interroge commence par cela seul à
! mettre en garde, et s'il croit que, sans prendre à lui un véritable
itérét, on ne veut que le faire jaser, il ment, ou se tait, ou redou-
le d'attention sur lui-même, et aime encore mieux passer pour un
)t que d'être dupe de votre curiosité. Enfin c'est toujours un man-
iais moyen de lire dans le cœur des autres que d'affecter de ca-
'■'II her le sien.
>| Mailame de Vercellis ne m'a jamais dit un mot q\ii sentît l'affec-
'I' on, la pitié, la bienveillance. Elle m'interrogeait froidement ; je
I )l jpondais avec réserve. Mes réponses étaient si timides qu'elle dut
«Il !s trouver basses, et s'en ennuya. Sur la fin elle ne me qufstinu-
f« ait plus, ne me parlait plus que jiour son service : elle me jugea
"«loins sur ce que j'étais que sur ce qu'elle m'avait fait; et, à force
eitie ne voir en moi qu'un laquais, elle m'empêcha de lui paraître
:;f!ulre chose.
iw Je crois que j'éprouvai dès lors ce jeu malin des intérêts cachés
ni m'a traversé toute ma vie, et qui m'a donné une aversion bien
çtllaturelle pour l'ordre apparent qui les produit. Madame de Vercellis,
un l'ayant point d'enfants, avait pour héritier son neveu le comte de
<',ii Roque qui lui faisait assidûment sa cour. Outre cela, ses princi-
11» laux domestiques, qui la voyaient tirer à sa fin, ne s'oubliaient
«■as, et il y avait tant d'empressés autour d'elle, qu'il é:ait difficile
liai u'elle eût du temps pour penser à moi. A la tête de sa maison
mitait un nommé M. Lorenzi, homme adroit, dont la femme encore
'«(iliis adroite s'était tellement insinuée dans les bonnes grâces de sa
snnaîtresse, qu'elle était plutôt chez elle sur le pied d'une amie que
l'une femme à ses gages. Elle lui avait donné pour femme de
l'.j'i haiiibre une nièce à elle, appelée mademoiselle l'oiital, fine mou-
m hc, (|iii se donnait des airs de demoiselle suivante, et aidait sa tante
■m (ibsédorsi bien leur maîtresse, qu'elle ne voyait que par leurs yeux
m t n'agissait que par leurs mains. Je n'eus pas le bonheur d'agréer
-n CCS trois personnes : je leur obéissais, mais je ne les servais pas ;
wae n'imaginais pas qu'outre le service de notre commune maîtresse
paie dusse être encore le valet de ses valets. J'étais d'ailleurs une es-
(fiièce de personnage inquiétant pour eux. Us voyaient iiieu que je
po l'étais pas à ma place ; ils craignaient que madame ne le vit aussi,
iMt que ce qu'elle ferait pour m'y mettre ne diminuât leurs portions;
,'«ii ar ces sortes de gens, trop avides pour être justes, regardent tous
;raies legs qui sont pour d'autres comme pris sur leurs propres biens.
Is se réunirent donc pour m'écarter de ses yeux. Elle aimait à
t ' rii (■ des lettres ; c'était un amusement pour elle dans son étal, ils
Vil (Icgoùterent et l'en tirent détourner par le médecin, en la per-
I il ml (pie cela la fatiguait. Sous prétexte que je n'entendais |ias
:'\r Ml vice, on employait au lieu de moi deux gros manants de por-
Ji MIS de chaise autour d'elle : enfin l'on fit si bien ([ue quand elle
il Miii testament, il y avait huit jours que je n'étais entre dans sa
hamlire. Il est vrai qu'après cela j'y entrai comme auparavant, et
mil 'y lus luéoie plus assidu que personne; car les douleurs de cette
(tr laiivre l'emine nie déchiraient; la constance avec laquelle elle les
oullrail me la rendait extrêmement respectable et chère ; et j'ai
lien versé dans sa chambre des larmes sincères, sans qu'elle ni per-
m on ne s'en aperçut.
jv ^llus la perdîmes enfin. Je la vis expirer. Sa vie avait été celle
le» l'une femme d'esprit et de sens: sa mort fut celle d'un sage. Je puis
i lire qu'elle me rendit la religion catholique aimable parla sérénité
trànie avec laquelle elle en remplit les devoirs sans négligence et
sis ans all'eetation. Elle était naturellement sérieuse. Sur la lin de sama-
ar|adii' elle prit une sorte de gailé trop égale pour être jouée, et qui
l'eiaii iiu'uu contre-poids donné par la raison contre la tristesse de
I on elal. Elle ue garda le lit que les deux derniers jours, et ne cessa
■ntrctenir paisiblement avec tout le monde. Enfin, ne parlant
n|)lus,et déjà dans les transports de l'agonie, elle lit un gros pet :
^011, dit-elle en se retournant, femme qui pete n'est pas morte,
jfljJe turent les derniers mots quelle prononça.
^ Elle avait légué un an de leurs gages 4 ses bas domestiques ; mais,
l'étant point couche sur l'rtat de sa iKaison, je n'eus rien, (jepen-
jiij laiU le comte de la Uoquc me lit dont cr trt;ute livres et me laissa
l'habit neuf que j'avais sur le corps, et que .M. Eorenzi voulait m'ô-
ter. Il promit même de chercher à me placer, et me dit de l'aller
voir. J'y fus deux ou trois fois, sans pouvoir lui parler. J'étais fa-
cile à rebutor. Je n'y retournai plus. On verra bientôt que j'eus tort.
Que n'ai-je achevé tout ce que j'avais à dire de mon séjour chez
madame de Vercellis! Mais, bien que mon apparente situation de-
meurât la même, je ne sortis pas de sa maison comme j'y étais en-
tré. J'en emportai les longs souvenirs du crime et l'insupportable
poids des remords dont, au bout de quarante ans, ma conscience est
encore chargée, et dont l'amer sentiment, loin de s'affaiblir, s'irrite
à niisiire que je vieillis. Qui croirait que la faute d'un enfant piit
avoir des suites aussi cruelles? C'est de ces suites plus que probables
(|uo mou cœur peut se consoler. J'ai peut-être fait périr dans l'op-
probre et dans la misère une fille aimable, honnête, estimable, et
qui sûrement valait beaucoup mieux que moi.
Il est bien difficile que la dissolution d'un ménage n'entraîne un
peu de confusion dans la maison, et qu'il ne s'égare bien des cho-
ses. Cependant, telle était la fidélité des domestiques, et la vigi-
lance de M. et madame Lorenzi, que rien ne se trouva de manque
sur l'inventaire. La seule mademoiselle Pontal perdit un petit ru-
ban couleur de rose et argent déjà vieux. Beaucoup d'autres meil-
leures choses étaient à ma portée; ce ruban seul me tenta, je le
volai ; et comme je ne le cachais guère, on me le trouva bientôt.
On voulut savoir où je l'avais pris; je me trouble, je balbutie, et
enfin je dis en rougissant que c'est Marion qui me l'a donné. Marioa
était une jeune Mauriennoise (1), dont madame de Vercellis avait
fait sa cuisinière, quand, cessant de donner à manger, elle avait
renvoyé la sienne, ayant plus besoin de bons bouillons que de ra-
goûts fins. Non seulement Marion était jolie, mais elle avait une
fraîcheur de coloris qu'on ne trouve que dans les montagnes, et
surtout un air de modestie et de douceur qui faisait qu'on ne pou-
vait la voir sans l'aimer; d'ailleurs bonne tille, sage, et d'une fidé-
lité à toute épreuve. C'est ce qui surprit quand je la nommai. L'on
n'avait guère moins de confiance en moi qu'en elle, et l'on jugea
qu'il importait de vérifier lequel était le fripon des deux. On la lit
venir; l'assemblée était nombreuse; le comte de la Uoque y était.
Elle arrive, on lui montre le ruban. Je la charge effrontément, elle
reste interdite, se tait, me jette un regard qui aurait désarme les
démons, et auquel mon barbare cœur résiste. Elle nie enfin avec
assurance, mais sans emportement, m'aiiostrophe, m'exhorte à ren-
trer en moi-même, à ne pas déshonorer une fille innocente qui ne
m'a j'amais fait de mal; et moi, avec une impudence infernale, je
confirme ma déclaration, et lui soutiens en face qu'elle m'a donné
le ruban, l.a pauvre fille se mit à pleurer, et ne nie dit que ces
mots : Ah 1 Uousseau, je vous croyais un bon caractère: vous me
rendez bien malheureuse, mais je ne voudrais pas être à votre place.
Voilà tout. Elle continua de se défendre avec autant de simplicité
que de fermeté, mais sans se permettre jamais contre moi la moin-
dre invective. Cette modération, comparée à mon ton décidé, lui
fit tort : il ne semblait pas naturel de supposer d'un coté une audace
aussi diabolique, et de l'autre une aussi angélique douceur. On ne
parut pas se décider absolument, mais les préjugés étaient pour moi.
Ilans le tracas où l'on était on ne se donna pas le temps d'appro-
fondir la chose, et le comte de la Roque, en nous renvoyant tous
deux, se contenta de dire que la conscience du coupable vengerait
assez l'innocent. Sa prédiction n'a pas été vaine ; elle ne cesse pas
un seul jour de s'accomplir.
J'Ignore ce que devint cette victime de ma calomnie, mais il n'y
a pas d'apparence qu'elle ait après cela trouvé facilement à se bien
jilacer. Elle emportait une imputation cruelle à son honneur de
toutes manières. Le vol n'était qu'une bagatelle, mais eiilin c'était
nu vol, et, qui pis est, em|iloyé à séduire un jimne garçon ; enfin le
mensonge et l'obstination ne laissaient rien à espérer de celle en
qui tant de vices étaient réunis. Je ne regarde pas même la misère
et l'abandon comme le plus grand danger auquel je l'aie exposée.
Qui sait, à son âge, où le découragement de l'innocence avilie a pu
la porter? Eh! si le remords d'avoir pu la rendre malheureuse est
insupportable, qu'on juge de celui d'avoir pu la rendre pire que
moi.
Ce souvenir cruel me trouble quelquefois et me bouleverse au
point de voir dans mes insomnies cette pauvre fille venir me repro-
cher mon crime, comme s'il n'était commis que d'hier. Tant que
j'ai vécu tranquille, il m'a moins tourmenté; mais au milieu d'une
vie orageuse il m'ôte la plus douce consolation des innocents per-
.sécutés; il me fait bien sentir ce que je crois avoir dit dans quelque
ouvrage, que le remords s'endort durant un destin prospère et s'ai-
grit dans l'adversité. Cependant je n'ai jamais pu prendre sur moi
de décharger mon cieiir de cet aveu dans le sein d'un ami. La plus
étroite intimité ne me l'a jamais fait faire à personne, pas même
à madame de Warens. Tout ce que j'ai pu faire a été d'avouer que
j'avais à me reprocher une action atroce , mais je n'ai jamais dit
en quoi elle consistait. Ce poids est donc resté jusqu'à ce jour sans
allégement sur ma conscience, et je puis dire que le désir de m'ea
(1; Uo la Mauriemie province de Savoie,
A. de B,
20
LES VEILLÉES LITTÉRAIRES ILLUSTRÉES.
délivrer en quelque sorte a beaucoup contribué à la résolution que
j'ai prise d'écrire mes confessions.
J'ai procédé rondement dans celle que je viens de faire, et l'on
ne trouvera sûrement pas que j'aie ici pallié la noirceur de mon
forfait. Mais je ne remplirais pas non plus ma lâche si je n'expo-
sais en même temps mes dispositions intérieures, et que je craignisse
de m'excuser en ce qui est conforme à la vérité. Jamais la méchan-
ceté ne fut plus loin de moi que dans ce cruel moment; et quand
je chargeai celte malheureuse fille, il est bizarre , mais il est vrai,
que mon amitié pour elle en fut la cause. Elle était présente à ma
pensée; je m'excusai sur le premier objet qui s'offrit. Je Tacrusai
d'avoir fait ce que je voulais faire, et de m'avoir donné le ruban,
parce que mon intention était de le lui donner. Quand je la vis pa-
raître, mon cœur fut déchiré; mais la présence de tant de monde
fut plus forte que mun repentir. Je craignais peu la punition, je ne
craignais que la honte; mais je la craignais plus que la mort, plus
que le crime, plus que tout au monde. J'aurais voulu m'enfoncer,
m'etouffer dans le centre de la terre : l'invincible honte l'emporta
sur tout, la honte seule lit mon imprudence; et plus je devenais
criminel, plus la honte d'en convenu' me rendail-intrépide. Je ne
voyais que l'horreur d'être reconnu, déclaré publiquement, moi
présent, voleur, menteur, calomniateur. Un trouble universel m'ô-
tait tout âulre sentiment. Si l'on m'eût laissé revenir à moi-même,
j'aurais infailliblement tout déclaré. Si M. de la Roque m'eût pris
à pan, qu'il m'eût dit : Ne [lerdez pas cette pauvre fille, si vous
êtes coupable, avouez-le-moi, je me serais jelé à ses pieds dans
l'instant, j'en suis parfaitement sûr. Mais on ne fit que m'inlimider
quand il fallait me donner du courage. L'âge est encore une atten-
tion qu'il est juste de faire : à peine élais-je sorti de l'enfance, ou
plutôt j'y étais encore. Dans la jeunesse, les véritables noirceurs
sont plus criminelles encure que dans l'âge mûr : mais ce qui n'est
que faiblesse l'est beaucoup moins, et ma faute au fond n'était
guère autre chose. Aussi son souvenir m'afflige-t-il moins à cause
du mal en lui-même qu'à cause de celui qu'il a dû causer. Il m'a
même fait ce bien de me garantir pour le reste de ma vie de tout
acte tendant au crime, par l'impression terrible qui m'est restée
du seul que j'aie jamais commis; et je crois sentir que mon aversion
pour le mensonge me vient en grande partie du regret d'en avoir
pu faireiun aussi noir. Si c'est un crime qui puisse être expié, comme
j'ose le croire, il doit l'être par tant de malheurs dont la fin de ma
vie est accablée, par quarante ans de droiture et d'honneur dans
lesoccasions difficiles, et la pauvre Marioii trouve tant de vengeurs
en ce monde, que, quelque grande qu'ait été mon oll'ense envers
elle, je crains peu d'en emporter la coulpe avec moi. Voilà ce que
j'avais à dire sur cet article : qu'il me soit permis de n'en reparler
jamais.
LIVHE m.
Sorti de chez madame de Vercellis à peu près comme j'y étais
entré , je retournai chez mou ancienne hôtesse , et j'y restai cinq ou
six semaines, durant lesquelles la santé, la jeunesse et l'oisiveté me
rendirent souvent mou tempérament importun. J'étais inquiet, dis-
trait, rêveur; je pleurais, je soupirais, je désirais un bonheur dont
je n'avais pas l'idée , et dont je sentais pourtant la privation. Cet
état ne peutse décrire, et peu d'hommes même le peuvent imagi-
ner, [larce que la plupart ont prévenu cette plénitude de vie , à la
fois tourmentante et délicieuse, qui , dans l'ivresse du désir , donne
uu avant-goût de la jouissance Mon sang allumé remplissait iuces-
sammeui mon cerveau de filles et de femmes : mais n'en sentant
pas le véritable usage, je les occupais bizarrement à mes fantaisies
sans en savoir rien faire de plus, et ces idées tenaient mes sens dans
une activité très incommode dont par malheur elles ne m'appre-
naient point à me délivrer. J'aurais donné ma vie pour retrouver
un quart-d'heure une demoiselle Goton. Mais ce n'était plus le temps
où les yeux de l'enfance allaient là comme d'eux-mêmes. La honte,
compagne de la conscience du mal , était venue avec les années :
elle avait accru ma timidité naturelle au point de la rendre invin-
cible i et jamais , ni dans ce temps-là ni depuis, je n'ai pu parvenir
à l'aire une proposition lascive, que celle à qui je la faisais ne m'y
ait en quelque sorte contraint par ses avances , quoique sachant
qu'elle n'était pas scrupuleuse , et presque assuré d'être pris au
mot.
Mon agitation crut au point que, ne pouvant contenter mes dé-
sirs , je les attirais par les plus extravagantes manœuvres. J'allais
cherclier des allées sombres, des réduits cachés, où je pusse m'ex-
poser de loin aux personnes du sexe dans l'état où j'aurais voulu
être auprès d'elles. Ce qu'elles voyaient n'était pas l'objet obscène,
je n'y songeais même pas ; c'était l'objet ridicule. Le sot plaisir que
j'avais de l'étaler à leurs yeux ne peut se décrire. Il n'y avait de là
plus qu'un pas à faire pour sentir le iraitemcut désué , et je ne
doute pas que quelque résolue ne m'en eût en passant donné l'arause-
nient si j'eusse eu l'audace d'attendre. Cette folie eut une catastro-
phe à peu près aussi comique, mais moins [ilaisante pour moi.
Un jour j'allai m'établir au fond d'une cour dans laquelle était
un puits où les filles de la maison venaient souvent chercher de
l'eau. Dans ce fond il y avait une petite descente qui menait à des
caves par plusieurs communications. Je sondai dans l'obscurité ces
allées souterraines , et , les trouvant longues et obscures , je jugea'S
qu'elles ne finissaient point, et que, si j'étais vu et surpris, j'y trou-
verais un refuge assuré. Dans cette confiance, j'offrais aux filles qui
venaient au puits un spectacle plus risible que séducteur. Les plus
sages feignirent de ne rien voir ; d'autres se mirent à rire ; d'autres
se crurent insultées et firent du bruit. Je me sauvai dans ma re-
traite; j'y fus suivi. J'entendis une voix d'homme sur laquelle je
n'avais pas com[)té, et qui m'alarm'a. Je m'enfonçai dans les sou-
terrains au risque de m'y perdre: le bruit, les voix, la voix d'homme,
me suivaient toujours. J'avais compté sur l'obscurité, je vis de la
lumière. Je frémis , je m'enfonçai davantage, un mur m'arrêta, et,
ne pouvant aller plus loin , il fallut attendre là ma destinée. En uq
moment je fus atteint et saisi par un grand homme portant une
grande moustache, un grand chapeau, un grand sabre , escorté de
quatre ou cinq vieilles femmes armées chacune d'un manche à balai,
parmi lesquelles j'aperçus la petite coquine qui m'avait décelé , et
qui voulait sans doute me voir au visage.
L'homme au sabre, en me prenant par le bras , me demanda ru-
dement ce que je faisais là. On conçoit que ma réponse n'était pas
prête. Je me remis cependant; et, m'évertuant dans ce moment
critique, je tirai de ma tète un expédient romanesque qui me
réussit. Je lui dis d'un ton suppliant d'avoir pitié de mon âge et
de mon état, que j'étais un jeune étranger de grande naissance dont
le cerveau s'était dérangé ; que j'étais échappé de la maison pater-
nelle parce qu'on voulait m'enfermer ; que j'elais perdu s'il me fai-
sait connaître ; mais que s'il voulait bien me laisser aller , je pour-
rais peut-être un jour reconnaître cette grâce. Contre toute attente,
mon discours et mon air firent elfet : l'iiorame terrible en fut tou-
ché; et après une réprimande assez courte, il me laissa doucement
aller sans me questionner davantage. A l'air dont la jeune et les
vieilles me virent partir , je jugeai que l'homme que j'avais tant
craint m'était fort utile, et qu'avec elles seules je n'en aurais pas
été quitte à si bon marché. Je les entendis murmurer je ne sais
quoi dont je ne me souciais guère, car, pourvu que le sabre et
l'homme ne s'en mêlassent pas, j'étais bien sur, leste et vigoureus
comme j'étais, de me délivrer de leurs tricots et d'elles.
Quelques jours après, passant dans une rue avec un jeune abbé
mon voisin, j'allai donner du nez contre l'homme au sabre. Il me
reconnut, et, me contrefaisant d'un ton railleur : • Je suis prince,
me dit-il, je suis prince, et moi je suis un coion : mais que son al-
tesse n'y revienne pas. » 11 n'ajouta rien de plus , et je m'esquivai
en baissant la tête et le remerciant dans mon cœur de sa discrétion.
Je jugeai que ces maudites vieilles lui avaient fait honte de sa cré-
dulité. Quoi qu'il en soit, tout Piémontais qu'il était, c'était un bon
homme, et jamais je ne pense à lui sans un mouvement de recon-
naissance : car l'histoire était si plaisante , que , pour le seul désir
de faire rire, tout autre à sa place m'eût déshonoré. Celte aventure,
sans avoir les suites que j'en pouvais craindre, ne laissa pas de
me rendre sage pour longtemps.
Mon séjour chez madame de Vercellis m'avait procuré quelques
connaissances que j'entretenais, dans l'espoir qu'elles pourraient
m'ètre utiles. J'allais voir quelquefois entre autres un abbé savoyard
appelé M. Gaime, précepteur des enfants du comte de Mellarede. U
était jeune encore et peu répandu, mais plein de bon sens, de pro-
bité , de lumières , et l'un des plus honnêtes hommes que j'aie con-
nus. U ne me fut d'aucune ressource pour l'objet qui m'attirait chez
lui; il n'avait pas assez de crédit pour me placer : mais je trouvai
près de lui des avantages plus précieux qui m'ont profité toute ma vie;
les leçons de la saine morale et les maximes de la droite raison.
Dans l'ordre successif de mes goûts et de mes idées, j'avais toujours
été trop haut ou trop bas ; Achille ou 'i'hersile, tantôt héros et tantôt
vaurien. M. Gaime prit le soin de rae mettre à ma place et de me
montrer à moi-même sans m'épargner ni me décourager. 11 me
parla très honorablement de mon mérite et de mes talents ; mais
il ajouta qu'il en voyait naître les obstacles qui m'empêcheraient
d'en tirer parti : de sorte qu'ils devaient, selon lui, bien moins me
servir de degré pour mouler à la fortune que de ressources pour
m'en passer. Il me fit un tableau vrai de la vie humaine , dont je
n'avais que de fausses idées; il me montra comment, dans un
destin contraire, l'homme sage peut toujours tendre au bonheur et
courir au plus près du veut (lour y parvenir, comment il n'y a point
de vrai bonheur sans sagesse; et comment la sagesse est de tous les
étals. 11 amortit beaucoup mon admiration pour la grandeur, en
me prouvant que ceux qui dominaient les autres n'étaient ni plus
sages ni plus heureux qu'eux. Il me dit une chose qui m'est sou-
vent revenue à la mémoire , c'est que , si chaque h'uume pouvait
lire dans les cœurs de tuus les autres, il y aurait plus de gi:iisqui
voudraient descendre que de ceux qui voudraient mouler. Cette re-
LES CONFESSIONS.
21
llnxion, dont la vérité frappe, et qui n'a rien d'outré, m'a été d'un
^jratid usage dans lecouisde ma vie pour nie faire tenir à ma place
piiisiblement. Il nie donna les premières vraies idées de l'honnête,
(|ije mon génie ampoulé n'avait saisi que dans ses excès. Il me fit
srnlir (|U(! l'iuithousiasme des vertus sublimes était peu d'usage
(liiiLs h( Miiiitc, i|ii'cri s'rLiricantlioii hautoji liait sujiit aux chutes,
ipic 1,1 (niiiiiiniic ili- |i.iiN ilrviiirs liMijoiirs liii:n remplis ne deman-
liait pas jri'iiiis cl(, luni' ipi(^ les actions li(;r(in|ues, qu'on en tirait
nii'illeur parti pour l'honneur et pour le bonheur, et qu'il valait
inlinimeiit mieux avoir toujours l'estime des hommes que quclque-
liiK leur' ailiiiir'ation.
Pour .iililir les devoirs de l'homme, il fallait bien remonter à
iriii, pi iii(i|ir,. D'ailleurs le pas que je venais de faire, et dont mon
liât |iicM;nt ctait la suite, nous conduisait à parler de religion.
L'on conçoit déjà que l'honnèle M. Gaime est, en grande partie,
l'original du vicaire savoyard. Seulement la prudence l'obligeant à
[larier avec plus de réserve, il s'expliqua moins ouvertement sur
rertains points; mais au reste ses maximes, ses sentiments, ses
avis furent les nièuies; et jusqu'au conseil de retourner dans ma
patrie, tout fut comme je l'ai rendu depuis au public. Ainsi , sans
m'étendre sur des entretiens dont chacun peut voir la substance,
je dirai que ses leçons, sages , mais d'abord sans effet, furent dans
mon cœur un germe de vertu et de religion ijui ne s'y étouffa ja-
mais, et qui n attendaient pour fructifier que les soins d'une main
plus chérie.
Quoique alors ma conversion fut peu solide, je ne laissais pas
d'être ému. Loin de m'ennuyer de ses entretiens, j'y pris goût à
cause de leur clarté, de leur simplicité , et surtout d'un certain in-
térêt de cœur dont je sentais qu'ils étaient pleins. J'ai l'àme ai-
mante, et je me suis toujours attaché aux gens moins à pro|iortion
du bien qu'ils m'ont fait que de celui qu'ils m'ont voulu, et c'est
sur quoi mon tact ne me trompe guère. Aussi je m'affectionnais
véritablement à M. Gaiine, j'étais pour ainsi dire son second disci-
ple, et cela me fit pour le moment même l'inestimable bien de me
détourner de la pente au vice, où m'entraînait mon oisiveté.
Un jour que je ne pensais à rien moins , on vint me cliercher de
la part du comte de la Roque. A force d'y aller et de ne pouvoir lui
parler, je m'étais ennuyé, je n'y allais plus : je crus qu'il m'avait
oublié , ou qu'il lui était resté de mauvaises impressions de moi. Je
me trompais. 11 avait été témoin plusieurs fois du plaisir avec lequel
je remplissais mon devoir auprès de sa tante; il le lui avait même
dit, et il m'en reparla quand moi-même je n'y songeais plus. Il
me reçut bien , me dit que , sans m'amuser de promesses vagues,
il avait cherché à me placer, qu'il avait réussi; qu'il me mettait en
chemin de devenir quelque ciiose , que c'était à moi de faire le
reste ; que la maison où il me faisait entrer était puissante et cou-
sidérée ; que je n'avais pas besoin d'autres protecteurs pour m'a-
vancer; etque, quoique traité d'abord en simple domestique, comme
je venais de l'être , je pouvais être assuré que si , par mes senti-
ments et par ma conduite , ou me jugeait au-dessus de cet état, on
était disposé à ne m'y pas laisser. La fin de ce discours démentit
cruellement les brillantes espérances que le commencement m'a-
vait données. Quoi! toujours laquais! me dis-je en moi-même
avec un dépit amer que la confiance effaça bientôt. Je me sentais
trop peu fait pour cette place pour craindre qu'on m'y laissât.
11 me mena chez le comte de Gouvon , premier écuyer de la reine,
et chef de l'illustre maison de Solar. L'air de dignité de ce respec-
table vieillard me rendit plus touchante raffabllué de son accueil.
Il m'interrogea avec intérêt, et je lui répondis avec sincérité. 11 dit
au comte de la Roque que j'avais une physionomie agréable et qui
promettait de l'esprit, qu'il lui paraissait qu'en effet je n'en man-
quais pas, mais que ce n'était pas là tout, et qu'il fallait voir le reste.
l'uis se tournant vers moi : Mon enfant, me dit-il, |)resque en toutes
choses les coiiimencemeiils sont rudes ; les vôtres ne le .seront pour-
tant pas beaucoup. Soyez sage et cherchez à (ilaire ici à tout le
monde; voilà, quant à présent, votre unique emploi. Uu reste,
ayez bon courage , on veut prendre soin de vous. Tout de suite il
passa chez la marquise de Ureil , sa belle-fille, et me preseuia à
elle, puis à l'abbé de Gouvon , son lils. Ce début me [larut de bon
augure. J'en savais assez déjà pour juger qu'on ne fait (las tant de
façon à la réception d'un laquais. Kn effet, on ne me traita pas
comme tel. J'eus la table de l'ollice ; on ne me donna point d'habit
de livrée; etlecouilcde l'avria, jeune étourdi, m'ayant voulu faire
monter derrière son carrosse, son graud-pere dérendit que je mon-
tasse derrière aucun carrosse, et que je suivisse personne hors de
riiôtel. Ce[iendant je servais a table, et je faisais a peu [ires au de-
dans le service d'un laquais; mais je le faisais en quelque façon li-
bieineut, sans être attache noinmément à [lersunne. Hors quelques
lettres qu'on me dictait, et des images que le comte de l'aviia me
faisait découper, j'étais presque le maître de tout mou tem|is dans
la journée. Cette épreuve, dont je ne m'apercerais pas, eiait assu-
rément très dangereuse ; elle n'était même pas fort humaine, car
celte grande oisiveté pouvait me l'aire contracter des vices que je
n'aurais pas eus sans cela.
Mais c'est ce qui très heureusemeul n'arriva point. Les leçons de
M. Gaime avaient fait impression sur mon cœur, et j'y pris tant de
goût que je m'écha[ipais quelquefois pour aller les entendre encore.
Je crois (|ue ceux qui me voyaient sortir ainsi furtivement ne devi-
naient guère où j'allais. Il ne se peut rien de plus sensé que les avis
qu'il me donna sur ma conduite. Mes commencements furent ad-
mirables : j'étais d'une assiduité , d'un zèle, d'une attention qui
charmaient tout le monde. L'abbé Gaime m'avertit sagement de
modérer cette première ferveur , de peur qu'elle ne vînt à se relâ-
cher , et qu'on y prît garde. « Votre début, me dit-il , est la règle
de ce qu'on exigera de vous : tâchez de vous ménager de quoi faire
jilus dans la suite, mais gardez-vous de jamais faire moins. »
Comme on ne m'avait guère examiné sur mes petits talents, et
qu'on ne me supposait que ceux que m'avait donnés la nature, il
ne paraissait pas, malgré ce que le comte de Gouvon m'avait pu
dire, qu'on songeât à tirer parti de moi : des alfiires vinrent à la
traverse , et je fus à peu près oublié. Le marquis de Rreil , (ils du
comte de Gouvon, était alors ambassadeur à Vienne : il survint des
mouvements à la cour qui se firent sentir dans la famille, et l'on
y fut quelques semaines dans une agitation qui ne laissait guère le
temps de penser à moi. Cependant ju.sque-là je m'étais peu relâché.
Vue chose me fit du bien et du mal, en m'éloignaiit de toute dissi-
pation extérieure, mais en me rendant un peu plus distrait sur
mes devoirs.
Mademoiselle de Breil était une jeune personne à peu près de
mon âge , bien faite , assez belle, très blanche , avec des cheveux
très noirs, et, quoique brune, portant sur son visage cet air de
douceur des blondes auquel mon cœur n'a jamais résisté ; l'habit de
cour, si favorable aux jeunes personnes, marquait sa jolie taille, dé-
gageait sa poitrine et ses épaules , et rendait son teint encore plus
éblouissant par le deuil qu'on portait alors. On dira que ce n'est pas
à un domestique de s'apercevoir de ces choses-là. J'avais tort, sans
doute; mais je m'en apercevais toutefois, et même je n'étais pas le
seul. Le maître-d'hôtel et les valets de chambre en parlaient quel-
quefois à table avec une grossièreté qui me faisait cruellement
souflVir. La tête ne me tournait pourtant pas au point d'en être
amoureux tout de bon : je ne m'oubliais point ; je me tenais à ma
[ilace, et mes désirs même ne s'cmancipaient pas. J'aimais à voir
mademoiselle de Breil , à lui entendre dire quelques mots qui mar-
quaient de l'esprit, du sens, de l'honiiéleté : mon ambition, bornée
au plaisir de la servir, n'allait point au-delà de mes droits. A table,
j'étais attentif à chercher l'occasion de les faire valoir. Si son la-
quais quittait un moment sa chaise , à l'instant on m'y voyait éta-
bli : hors de là je me tenais vis-à-vis d'elle; je cherchais dans ses
yeux ce qu'elle allait demander; j'épiais le moment de changer son
assiette. Que n'aurais-je point fait pour qu'elle daignât m'ordonner
quelque chose , me regarder , me dire un seul mot! mais point :
j'avais la mortification d'être nul pour elle; elle ne s'apercevait
pas même que j'étais là. Cependant son frère , qui m'adressait quel-
quefois la parole à table, m'ayant dit je ne sais quoi de peu obli-
geant, je lui fis une réponse si fine et si bien tournée qu'elle y fit
attention et jeta les yeux sur moi. Ce coup d'œil, qui fut court, ne
laissa pas de me transporter : le lendemain l'occasion se présenta
d'en obtenir un second, et j'en profilai. On donnait ce jour-là un
grand dîner, où, pour la première fois, je vis avec beaucoup
détonnemeut le mailre-d'hôtel servir l'épée au côté et le chapeau
sur la tète : par hasard on vint à parler de la devise de la maisou
de Solar , qui était sur la tapisserie avec les armoiries , Tel fiert ,
qui ne lue pas. Comme les Piemonlais ne sont pas, pour l'ordinaire,
consommes dans la langue française, quelqu'un trouva dans cette
devise une faute d'orthographe, et dit qu'au mol fiert il ue fallait
point de t.
Le vieux comte de Gouvon allait répondre : mais, ayant jeté les
yeux sur moi, il vit que je souriais sans oser rien dire; il m'or-
donna de parier. Alors je dis que je ne croyais pas que le t lut de
trop; que fiert était uu vieux mot français qui ue venait pas du
nom fcrwi, lier, menaçant, mais du verbe ferit, il frappe, il blesse;
(|u'aiusi la devise ne me paraissait pas dire tel menace , mais tel
frappe, qui ne lue pas.
Tout le monde me regardait et se regardait sans rien dire : on
ne vit de la vie uu pareil étonnement. Mais ce qui me flatta da-
vantage fut de voir clairement sur le visage de mademoiselle de
Ureil un air de satisfaction : cette personne si dédaigneuse daigna
me jeter un second regard qui valait tout au moins le premier; puis,
tournant les yeux ver» son grand-papa, elle semblait attendre avec
une .sorte d'impatience la louange qu'il me devait, et qu'il me donna
en effet si pleine et entière, et d'un air si content, que toute la ta-
ble s'empressa de faire chorus. Ce moment fut court, mais délicieux
à tous égards : ce fut uu de ces moments trop rares qui replacent
les choses dans leur ordre naturel, et vengent le mente avili des
outrages de la fortune. Quelques minutes après , mademoiselle de
Breil , levant derechef les yeux sur moi , me pria d'un ton de voix
aussi timide qu'alïable de lui donner à boire. Ou juge que je ne la
fis pasatieiidre; mais en approchant je fus saisi d'un tel irembieiueat
qu'ay.uit trop rempli le verre je repandi» une partie de l'eau sur
l'assiette, etméuie sur clic. Sou Irore me demanda elourdimenlpour-
52
LES VEILLÉES LITTÉRAIRES ILLUSTRÉES.
quoi je tremblais si fort : cette question ne servit pas à me rassurer,
et mailemoiselle de Breil rougit jusqu'au blanc des yeux.
Ici finit le roman , où l'on remarquera, comme avec madame
Basile et dans toute la suite de ma vie , que je ne suis pas heureux
dans la conclusion de mes amours. Je m'affectionnai inutilement à
rantichaml)re de madame de Breil ; je n'obtins pins une seule mar-
que d'attention de la part de sa fille : elle sortait et rentrait sans
me regarder, et moi j'osais à peine jeter les yeux sur elle. J'étais
même si bète et si maladroit , qu'un jour qu'elle avait en passant
laissé tomber son gant, au lieu de m'élancer sur ce gant, que j'au-
rais voulu couvrir de baisers , je n'osai sortir de nia place, et je
laissai ramasser le gant par un gros butor de valet, que j'aurais vo-
lontiers écrasé. Pour achever de ni'intimider, je m'aperçus que je
n'avais pas le bonheur d'agréer à madame de Breil : non-seulement
elle ne m'ordonnait rien, mais elle n'acceptaitjamais mon service;
et deux fois, passant avec sa fille , et me trouvant dans son anti-
chambre , elle me demanda d'un ton fort sec si je n'avais rien à
faire. 11 fallut renoncer à cette chère antichambre. J'en eus d'abord
du regret; mais les distractions vinrent à la traverse, et bientôt je
n'y pensai plus.
J'eus de quoi me consoler du dédain de madame de Breil par les
bontés de son beau-père, qui s'aperçut enfin que j'étais là : le soir
du dîner dont j'ai parlé, il eut avec moi un enlrtlien d'une demi-
heure, dont il parut content, et dont je fus enchanté. Ce bon vieil-
lard , quoique homme d'esprit, en avait moins que madame de
Vercellis, mais il avait plus d'entrailles, et je réussis mieux auprès
de lui. Il me dit de ui'attacher à l'abbé de Gouvou son fils , qui
m'avait pris en aifeclion ; que cette affection, si j'en profitais, pou-
vait m'étre utile, et me faire acquérir ce qui me manquait pour les
vues qu'on avait sur moi. Des le lendemain matin, je volai chez
M. l'abbé. Il ne me reçut point en domestique : il me fit asseoir au
coin de son feu , et , m'interrogeant avec la plus grande douceur,
il vit bientôt que mon éducation , commencée sur tant de choses ,
n'était achevée sur aucune. Trouvant surtout que j'avais peu de
latin , il entreprit de m'en enseigner davantage : nous convînmes
que je me rendrais chez lui tous les matins , et je commençai dès le
lendemain. Ainsi, par une de ces bizarreries qu'on trouvera sou-
vent dans le cours de ma vie, en même temps au-dessus et au-des-
sous de mon état, j'étais disciple et valet dans la même maison ; et
j'avais dans ma servitude un précepteur d'uue naissance à ne l'être
que des enfants des rois.
M. l'abbe de Gouvon était un cadet destiné, par sa famille , à
l'épiscopat, et dont, par cette raison , l'on avait poussé les études
plus qu'il n'est ordinaire aux enfants de qualité : on l'avait envoyé
à l'université de Sienne, où il avait resté plusieurs années, et dont
il avait rapporté une assez forte dose de cruscantisme pour être à
peu près à Turin ce qu'était jadis à Paris l'abbé de Dangeau. Le
dégoût de la théologie l'avait jeté dans les belles-lettres; ce qui est
très ordinaire en Italie à ceux qui courent la carrière de la préla-
ture : il avait bien lu les poètes ; il faisait passablement des vers
(atins et italiens. En un mot, il avait le goût qu'il fallait pour for-
mer le mien, et mettre quelque choix dans le fatras dont je m'étais
farci la tête. Mais, soit que mon babil lui eût fait illusion sur mon
savoir, soit qu'il ne put supporter l'ennui du latin élémentaire , il
me mit d'abord beaucoup trop liant; et, à peine m'eùt-il fait tra-
duire quelques fables de Phèdre , qu'il me jeta dans Virgile , où je
n'entendais presque rien. Jetais destiné , comme on verra dans la
suite, à rapprendre souvent le latin , et à ne le savoir jamais. Ce-
pendant je travaillais avec assez de zèle, et M. l'abbé me prodiguait
ses soins avec une bonté dont le souvenir m'attendrit encore : je
passais avec lui une bonne partie de la matinée, tant pour mon in-
struction que pour son service; non pour celui de sa personne , car
il ne soutint jamais que je lui en rendisse aucun , mais pour écrire
sous sa dictée et pour copier. Ma fonction de secrétaire me fut plus
utile que celle d'écolier : non-seulement j'appris ainsi l'italien dans
sa pureté, mais je pris du goût pour la littérature et quelque dis-
cernement des bons livres, qui ne s'acquérait pas chez la Tribu, et
qui me servit beaucoup dans la suite quand je me mis à travailler
seul.
Ce temps fut celui de ma vie où, sans projets romanesques , je
pouvais le plus raisonnablement me livrer à l'espoir de parvenir.
M. l'abbé , très content de moi , le disait à tout le monde; et son
père m'avait pris dans une affection si singulière, que le comte de
i'avria m'apprit qu'il avait parlé de moi au roi. Madame de Breil
elle-même avait quitté pour moi son air méprisant. Enfin je de-
vins une espèce de favori dans la maison , à la grande jaloubie des
autres domestiques, qui, me voyant honoré des instructions du fils
de leur maître, sentaient bien que ce n'était pas pour rester long-
temps leur égal.
Autaiitquej'ai pu juger des vues qu'on avait sur moi par quelques
mots lâches à la vulee , et auxquels je n'ai rttléchi qu'après coup, il
m'a paru que la maison de Solar, voulant courir la carrière des am-
bassades, et peut-être s'ouvrir de loin celle du ministère, aurait été
bien aise de se former d'avance un sujet qui eût du mérite et des
talents, et qui, dépendant uniquement d'elle, eût pu dans la suite
obtenir sa confiance et la servir utilement. Ce projet du comte de
Gouvon était noble, judicieux, magnanime, et vraiment digne d'un
grand seigneur bienfaisant et prévoyant; mais, outre que je n'en
voyais pas alors toute l'étendue , il était trop sensé pour ma tête, et
demandait un trop long assujettissement. Ma folle ambition ne
cherchait la fortune qu'à travers les aventures; et , ne voyant point
de femme à tout cela, je trouvai cette manière de parvenir lentç,
pénible et triste ; tandis que j'aurais dû la trouver d'autant plus ho-
norable et sûre, que les femmes ne s'en mêlaient pas, l'espèce de
mérite qu'elles protègent ne valant assurément pas celui qu'on me
supposait.
Tout allait à merveille. J'avais obtenu , presque arraché l'estime
de tout le monde. Les épreuves étaient finies, et l'on me regardait
généralement comme un jeune homme de la plus grande espérance,
qui n'était pas à sa place , et qu'on s'attendait d'y voir arriver.
Mais ma place n'était pas celle qui m'était assignée par les hom-
mes, et j'y devais parvenir par des chemins bien différents. Je tou-
che à un de ces traits caractéristiques qui me sont propres, et qu'il
suffit de présenter au lecteur sans y ajouter de réflexion.
Quoiqu'il y eût à Turin beaucoup de nouveaux convertis de mon
espèce, je ne les aimais pas, et n'en avais jamais voulu voir aucun.
Mais j'avais .vu quelques Genevois qui ne l'étaient pas; entre autres
un M. Mussard, surnommé Tord-Gueule, peintre en miniature, et
un peu mon parent. Ce Mussard déterra ma demeure chez le comte
de Gouvon, et vint m'y voir avec un autre Genevois appelé Bâcle,
dont j'avais été camarade durant mon apprentissage. Ce Bâcle était
un garçon très amusant, très gai , plein de saillies boutroiuies que
son âge rendait agréables. Me voilà tout d'un coup engoué de
M. Bâcle, mais engoué au point de ne pouvoir le quitter. Il fallait
partir bientôt pour s'en retourner à Genève. Quelle perte j'allais
faire ! J'en sentis bien toute la grandeur. Pour mettre du moins à
profit le temps qui m'était laissé , je ne le quittais plus, ou plutôt
il ne me quittait pas lui-même : car la tête ne me tourna pas d'a-
bord au point d'aller hors de l'hôtel passer la journée avec lui sans
congé; mais bientôt, voyant qu'il m'obsédait entièrement , on lui
défendit la porte ; et je m'échauffai si bien , qu'oubliant tout, hors
mon ami Bâcle, je n'allai ni chez M. l'abbé ni chez M. le comte, et
l'on ne me voyait plus dans la maison. On me fit des réprimandes
que je n'écoutai pas; on me menaça de me congédier. Cette menace
fut ma perte; elle me fit entrevoir qu'il était possible que Bâcle ue
s'en allât pas seul. Dès lo.s je ne vis plus d'autre plaisir, d'autre
sort, d'autre bonheur que celui de faire un pareil voyage , et je ne
voyais à cela que l'ineffiible félicité du voyage, au bout duquel,
pour surcroit, j'entrevoyais madame deWarens, mais dans un éloi-
gnement immense, car, pour retournera Genève, c'est à quoi je ne
pensai jamais. Les monts, les prés, les bois, les ruisseaux, les vil-
lages se succédaient sans fin et sans cesse avec de nouveaux char-
mes; ce bienheureux trajet semblait devoir absorber ma vie entière.
Je me rappelais avec délices combien ce même voyage m'avait paru
charmant en venant. Que devait-ce être lorsqu'à tout l'attrait de
l'indépendance se joindrait celui de faire route avec un camarade
de mon âge, de mon goût et de bonne humeur, sans gène, sans
devoir, sans contrainte, sans obligation d'aller ou rester que comme
il nous plairait? 11 fallait être fou pour sacrifier une pareille for-
tune à des projets d'ambition d'une exécution lente , pénible , in-
certaine , et qui, les supposant réalisés un jour, ne valaient pas
dans tout leur éclat un quart d'heure de vrai plaisir et de liberté
dans la jeunesse.
Plein de cette sage fantaisie, je me conduisis si bien que je vins
à bout de me faire chasser, et en venté ce ne fut pas sans peine.
Un soir , comme je rentrais , le maître-d'hôtel me signifia mon
congé de la part de M. le comte. C'était précisément ce que je de-
mandais; car, sentant malgré moi l'extravagance de ma conduite,
j'y ajoutais, pour m'excuser , l'injustice et l'ingratitude, croyant
mettre ainsi les gens dans leur tort, et me justifier de la sorte à moi-
même un parti pris par nécessité. On me dit, de la part du comte
de Favria, d'aller lui parler le lendemain matin avant mon départ;
et, comme on voyait que, la tète m' ayant tourné, j'étais capable de
n'en rien faire, le maitre-d'hôtel remit après cette visite à nie don-
ner quelque argent qu'on m'avait destine, et qu'assurément j'avais
fort mal gagné ; car, ne voulant pas me laisser dans l'état de valet,
on ne m'avait pas fixé de gages.
Le comte de Favria, tout jeune et tout étourdi qu'il était, me tint
en cette occasion les discours les plus sensés, ei j'oserais presque
dire les plus tendres, tant il m'exposa d'une manière flatteuse et
touchante les soins de son oncle et les intentions de son grand-pere.
Enfin, après m'avoir mis vivement devant les yeux tout ce que je
sacrifiais pour courir à ma perle, il m'offrit de faire ma paix, exi-
geant pour toute condition que je ne visse plus ce petit malheureux
qui m'avait séduit.
Il était si clair qu'il ne disait pas tout cela de lui-même, que, mal-
gré mon stupide aveuglement, je sentis toute la bonté de mon vieux
maître, et j'en fus touché ; mais ce cher voyage était trop empreint
dans mon imagination pour que rien pût en balancer le charme.
J'étais tout-à-fait hor^ de sens, je me raffermis, je me rendurcis, je
T.FS CONFESSIONS.
25
fis le fier; et je ré|inriilit arrfif;aiiinifiit que, iiinsc|ii'ori m'avait donné
mon congé ,'je l'avais pris, i|u'il n'rtait plus temps de s'en dédire,
et que, quoi qu'il iiùt m'arriver en ma vie, j'élais hien résolu de ne
jamais' me faire chasser deux lois d'une maison. Alors ce jeune
homme, justement irrité, me donna les noms que je méritais, me
mit hors de sa chanihre par les épaules, et me ferma la porte aux
talons. Moi, je sortis triomphant, comme si je venais d'emporter la
plus "rande victoire; et de peur d'avoir un second comhat à soute-
nir, j'eus l'indignité de partir sans aller remercier M. l'ahbé de
ses bontés.
Pour concevoir jusqu'où mon délire allait dans ce moment, il
faudrait connaitre'à cpiel iioint mon cieur est sujet à s'échauller
sur les moindres choses, et avec quelle force il se plonge dans l'i-
magination de l'objet qui l'attire, quelque vain que soit quelque-
fois cet objet. l>es plans les phis bizarres, les plus enfantins, les plus
fous, viennent caiesser mon idée favorite et me montrer de la vrai-
semblance à m'y livrer, Croiiait-on qu'à près de dix-neuf ans on
puisse fonder sur une (iole vide la subsistance du reste de ses jours?
Or écoutez.
L'abbé de Gouvon m'avait fait présent, il y avait quelques se-
maines, d'une petite fontaine de héron (I) fort jolie, et dont j'élais
transporté. A force de faire jouer cette fontaine et de parler de notre
voyage , nous pensâmes, le sage Bâcle et pioi, que l'une pourrait
bien servir à 1 autre et le prolonger. Qu'y avait-il d'aussi curieux
dans le nionde qu'une fontaine de héron '! Ce principe fut le fonde-
ment sur lequel nous bàtinies l'édilice de notre fortune. Nous de-
vions, dans chaque village, rassembler les paysans autour de notre
fontaine, et là les repas et la bonne chère devaient nous tomber
avec d'autant plus d'abondance que nous étions persuades l'un et
l'autre que les vivies ne coûtent rien à ceux qui les recueillent, et
que (luaiid ils n'en gorgent pas les passants, c'est pure mauvaise
volonté. Nous n'imaginions partout que festins et noces, comptant
que, sans rien débourser que le vent de nos poumons et l'eau de
notre fontaine, elle pouvait nous défrayer cri Piémont, en Savoie,
en France, et partout le monde. Nous faisions des projets de voyages
qui ne Unissaient point, et nous dirigions d'abord notre course au
nord, lilulôt pour le plaisir de repasser les Alpes, «lue par la néces-
sité supposée de nous arrêter entin quelque part.
Tel lut le plan sur lequel je me mis en campagne, abandonnant
sans regret mon prolecteur, mon précepteur, mes études, mes es-
pérances et l'attente d'une fortune presque assurée, pour commen-
cer, attiré par une chimère, la vie d'un vrai vagabond. Adieu la
capitale, adieu la cour, rambition, la vanité, l'amour, les belles, et
toutes les grandes aventures dont l'esiioir m'avait amené l'année
lirecédonte. Je pars avec ma fontaine et mon ami liàcle, la bourse
legiTement garnie, mais le cœur saturé de joie, et ne songeant qu'à
jouir de cette ambulante félicité à laquelle j'avais tout-à-coup borné
mes brillants projets.
Je fis cet extravagant voyage presque aussi agréablement que je
m'y étais attendu, mais non pas tout-à-fait de la môme manière ;
car, bien que notre fontaine anmsàt quelques moments dans les
cabarets les hôtesses et leurs servantes , il n'en fallait pas moins
payer en .••orlant. Mais cela ne nous troublait guèr.e, et nous ne
songions à tirer parti tout de bon de cette ressource que quand l'ar-
gent viendrait à nous mancpier. Un accident nous en évita la peine :
la fontaine se cassa près de Hramanl; et il eu était temps, car nous
sentions, sans oser nous le dire , qu'elle commençait à nous en-
nuyer, (je malheur nous rendit plus gais qu'auparavant, et nous
rîmes beaucoup de notre eloiirderie d'avoir oublie que nos habits
et nos souliers s'useraient, ou d'avoir cru les renouveler avec le
jeu de notre fontaine. Nous continuâmes notre voyage aussi allè-
grement que nous l'avions commencé, mais filant un peu plus droit
vers le terme, où notre bourse tarissante nous faisait une nécessité
d'arriver.
A Cliambéry je devins pensif, non sur la sottise que je venais de
luire, jamais Immniu ne iirit sitôt ni si bien son parti sur le passé,
mais sur l'accueil qui m attendait chez madame de Warens; car
j'envisageais exactement sa maison comme ma maison paternelle.
Je lui avais écrit mon entrée cbt y. le comte de Gouvon ; elle savait
sur quel pied j'y étais, et en m'en félicitant elle m'avait donné des
le(;oiis 1res sages sur la manière dont je devais correspondre aux
boutes qu'on avait pour moi. Elle regardait ma fortune comme as-
surée, si je ne la détruisais pas par ma faute. Ù" "Hait-elle dire en
me Voyant arriver'.' Il ne me vint pas nWme à l'esprit qu'elle pùl me
fermer sa porte : mais je craignais le chagrin que j'allais lui don-
ner; je craignais ses repioches, plus durs pour moi que la misère.
Je résolus de tout endurer « ii silence, et de tout l'aire pour l'apai-
ser. Je ne voyais plus dans l'univirs qu'elle seule : vivre dans sa
disgrâce était une chose qui ne se pouvait pas.
Ge qui m'inquiétait le plus était mon compagnon de voyage, dont
je ne voulais pas lui donner le surcroit, et dont je craignais de ne
pouvoir me débarrasser aisément. Je préparai cette séparation en
vivant assez l'roideiuenl avec lui la dernière journée. Le drôle me
(1) C'est de hith-on qu'il faut dire. A. de B.
comprit; il était [iliis fou qiir; sot. Je crus qu'il s'affecterait de mon
inconstance; j'eus tort: mon ami l'Acle ne s'affectait de rien. A
peine, en entrant à Annecy, avion.s-nous mis le pied dans la ville
qu'il médit : Te voilà chez toi, m'embrassa, me dit adieu, fit une
pirouette, et disparut. Je n'ai jamais plus entendu [larler de lui.
Noire connaissance et notre amitié durèrent en tout environ six se-
maines, mais les suites en dureront autant que moi.
Que le coeur me battit en approchant de la mai.son de madame de
Warens ! mes jambes tremblaient sons moi ; mes yeux se couvraient
d'un voile, je ne voyais rien, je n'entendais rien, je n'aurais reconnu
personne; je fus contraint do m'arrèler plusieurs fois pour respirer
et reprendre mes sens. Ktait-ce la crainte de ne pas obtenir les se-
cours dont j'avais besoin qui me troublait à ce point? A l'Age où
j'étais, la peur de mourir de faim donne-t-cllede pareilles alarmes?
Non. non, je le dis avec autant de vérité que de fierté, jamais, en
aucun temps de ma vie, il n'a[iparlint à l'intérêt ni à l'indigence de
m'é[iaiiouir ou de me serrer le conir. Itans le cours d'une vie inégale,
et mémorable par ses vicissitudes, souvent sans asile et sans pain,
j'ai toujours vu du même œil l'opulence et la misère. Au liesoin j'au-
rais pu mendier ou voler comme un autre, mais non pas me trou-
bler pour en être réduit là. Peu d'hommes ont autant gémi que moi;
peu ont autant versé de pleurs dans leur vie; mais jamais la pau-
vreté ni la crainte d'y tomber ne m'ont fait pousser un soupir ni
répandre une larme. Mon àine, à l'épreuve de la fortune, n'a connu
de vrais biens ni de vrais maux que ceux qui ne dépendent pas d'elle;
et c'est qOaiid rien ne m'a manqué pour le nécessaire que je me suis
senti le plus malheureux des mortels.
A peine parus-je aux yeux de madame de Warens que son air me
rassura : je tressaillis au premier son de sa voix. Je me précipite à
ses pieds, et, dans les transports de la plus vive joie, je colle ma
bouche sur sa main. Pour elle, j'ignore si elle avait su de mes nou-
velles, mais je vis peu de surprise sur son visage, et je n'y vis aucun
chagrin. Pauvre petit, me dit-elle d'un ton caressant", te revoilà
donc? Je savais bien que tu élais trop jeune [)ource voyage. Je suis
bien aise au moins qu'il n'ait pas aussi mal tourné que je l'avais
craint. Ensuite elle me fit conter mon histoire, qui ne futpas longue,
et que je lui fis très fidèlement, en supprimant cependant quelques
articles, mais au reste sans m'épargner ni m'excuser.
Il fut question de mon gile. Elle consulta sa femme de chambre.
Je n'osais respirer durant cette délibération ; mais quand j'entendis
que je coucherais dans la maison, j'eus peine à me contenir, et je
vis porter mon petit paquet dans la chambre qui m'était destinée,
à pou près comme Saint-Preux vit remiser sa chaise chez madame
de Wolmar, J'eus pour siircroii le plaisir d'apprendre que celte fa-
veur ne serait point passagère; et, dans un moment où l'on me
croyait attentif a toute autre chose, j'entendis qu'elle disait : « On
dira ce qu'on voudra; mais, puisque la Providence me le reuvoie,
je suis déterminée à ne pas l'abandonner, n
Me voilàdonc enfin établi chez elle. Cet établissement ne fut pour-
tant pas encore celui dont je date les jours heureux de ma vie,
mais servit à le préparer. Quoique cette sensibilité de cœur qui nous
faii jouir de nous soit l'ouvrage de la nature et peut-être un produit
de l'organisation, elle a besoin de situations qui la développent. Sans
ces causes occasionnelles, un homme né très sensible ne sentirait
rien, et mourrait sans avoir connu son être. Tel j'avais été jusqu'a-
lors, et tel j'aurais toujours été peut-être si je n'avais jamais connu
madame de Warens, ou si même, l'ayant connue, je n'avais pas
vécu assez longtemps auprès d'elle pour contracter la douce habi-
tude de sentiments all'ectueux qu'elle m'inspira. J'oserai le dire :
qui ne sent que l'amour ne sent pas ce qu'il y a do plus doux dans
la vie. Je connais un autre sentiment, moins impétueux peut-être,
mais plus délicieux mille fois, qui quelquefois est joint à l'amour,
et qui souvent en est séparé. Ce senlimeul n'est pas non plus l'ami-
tié seule : il est plus voluptueux, plus tendre; je n'imagine pas
qu'il puisse agir pour quelqu'un du même sexe, du moins je fus ami
si jamais homme le fut, et je ne l'éprouvai jamais près d'aucun de
mes amis. Ceci n'est pas clair, mais il le deviendra dans la suite :
les sentiments ne se décrivent bien qye parleurs effets.
Elle habitait une vieille maison, mais assez grande pour avoir une
belle pièce de réserve, dont elle fit sa chambre de parade, et qui fut
celle où l'on me logea. Cette chambre était sur le p,-iss;)ge dont j'ai
parlé, où se fit noire première entrevue; et au-delà du ruisseau et
des jardins ou découvrait la campagne. Cet aspect n'était pas pour
le jeune habitant une clio.se indilTeronte; c'était, depuis Bossey, la
liremièie fois que j'avais du vert devant mes fenêtres. Toujours
masque par des murs, je n'avais eu sous les yeux que des toits ou
le gris des rues. Combien celle nouveauté me fut sensible et douce!
elle augmenta beaucoup mes dispositions à rallendrissement. Je
faisais de ce charmant paysase encore un des bienfaits de ma chère
patrone : il me semblait qu'elle l'avait mis là tout exprès pour moi;
je m'y pla(;ais paisiblement auprès d'elle; je la voyais partout entre
les fleurs et la verdure : ses charmes et ceux du printemps se con-
fondaient à mes yeux. Mon cœur, jusqu'alors comprimé, se trouvait
plus au large dans cet espace, et mes soupirs s'exhalaient plus libre-
ment parmi ces vergers.
24
LES VEILLÉES LITTÉRAIRES ILLUSTRÉES.
On ne trouvait pas chez madame de Warens la magnificence que
j'avais vue à Turin, mais on y trouvait la propreté, la décence et
une abondance patriarcale avec laquelle le faste ne s'allie jamais.
Elle avait peu de vaisselle d'argent, point de porcelaine, point de
gibier dans sa cuisine, ni dans sa cave de vins étrangers; mais
fune et l'autre étaient bien garnies au service de tout le monde ; et
dans des tasses de faïence elle donnait d'excellent café. Quiconque
la venait voir était invité à dîner avec elle ou chez elle; et jamais
ouvrier, messager ou passant ne sortait sans manger ou boire, se-
lon l'ancien usage helvétique. Son domestique était composé d'une
femme de chambre fri-
bourgeoise assez jolie,
appelée Merceret, d'un
valet de son pays ap-
pelé Claude Anet, dont
il sera question dans la
suite, d'une cuisinière,
et de deux porteurs de
louage quand elle allait
en visite, ce qu'elle fai-
sait rarement. Voilà
bien des choses pour
deux mille livres de
rente ; cependant son
petit revenu bien mé-
nagé eût pu suffire à
tout cela, dans un pays
où la terre est très bon-
ne et l'argent très rare.
Malheureusement l'é-
conomie ne fut jamais
sa vertu favorite; elle
s'endettait, elle payait;
l'argent faisait la na-
vette, et tout allait.
La manière dont son
ménage était monté
était précisément celle
que j'aurais choisie ; on
peut croire que j'en
profilais avec plaisir. Ce
qui m'en plaisait moins
était qu'il fallait rester
longtemps à table. Elle
supportait avec peine
la première odeur du
potage et des mets.;
cette odeur la faisait
presque tomber en dé-
faillance, et ce dégoût
durait longtemps; elle
se remettait peu à peu,
causait, et ne mangeait
point. Ce n'était qu'au
bout d'une demi-heure
qu'elle essayait le pre-
mier morceau. J'aurais
dîné trois fois dans cet
intervalle : mon repas
était fait longtemps
avant qu'elle eût com-
mencé le sien. Je re-
commençais de compa-
gnie; ainsi je mangeais
pour deux, et ne m'en
trouvais pas plus mal.
Enfin , je me livrais
d'autant plus au doux
sentiment du bien-être
que j'éprouvais auprès
d'elle, que ce bitn-ètre dont je jouissais n'était mêlé d'aucune in-
quiétude sur les moyens de le soutenir. N'étant point encore dans
l'étroite confidence de ses affaires, je les supposais en état d'aller
toujours sur le même pied. J'ai retrouvé les mêmes agréments dans
sa maison parla suite; mais plus instruit dans sa situation réelle,
et voyant qu'ils anticipaient sur ses rentes, je ne les ai plus goûtés
si tranquillement. La prévoyance a toujours gâté chez moi la jouis-
sance. J ai vu l'avenir à pure perte, je n'ai jamais pu l'éviter.
Dès le premier jour, la plus douce familiarité s'établit entre nous
au même degré ou elle a continué tout le reste de sa vie Petit fut
mon nom. Maman fut le sien : et toujours nous demeurâmes Petit
et Maman, même quand le nombre des années en eut presque effacé
la dilference entre nous. Je trouve que ces deux noms rendent à
merveille l'idée de notre ton, la simplicité de nos manières, etsur-
tout la relation de nos mœurs. Elle fut pour moi la plus tendre des
Je me précipite à ses pieds, et dans les transports de la plus vive joie je colle ma
bouche sur sa main.
mères, qui jamais ne chercha son plaisir, mais toujours mon bien ;
et si les sens entrèrent dans mon attachement pour elle, ce n'était
pas pour en changer la nature, mais pour le rendre seulement plus
exquis ; pour m'euivrer du charme d'avoir une maman jeune etjo-
lie qu'il m'était délicieux de caresser; je dis caresser au pied de la
lettre, car jamais elle n'imagina de m'épargner les baisers ni les
plus tendres caresses maternelles, et jamais il n'entra dans mon
cœur d'en abuser. On dira que nous avons pourtant eu à la fin des '
relations d'une autre espèce : j'en conviens; mais il faut attendre,
je ne puis tout dire à la fois.
Le coup d'œil de no-
tre première entrevue
fut le seul moment vrai-
ment passionné qu'elle
m'ait jamais fait sentir;
encore ce moment fut-
il l'ouvrage de la sur-
prise. Mes regards in-
discrets n'allaient ja-
mais furetant sous son
mouchoir , quoiqu'un
embonpoint mal caché
dans cette place eût
bien pu les y attirer. Je
n'avais ni transports ni
désirs auprès d'elle ; j'é-
tais dans un calme ra-
vissant, jouissant sans
savoir de quoi. J'aurais
ainsi passé ma vie et
l'éternité même sans
m'ennuyer un instant.
Elle est la seule per-
sonne avec qui je n'ai
jamais senti cette sé-
<;heresse de conversa-
tion qui méfait un sup-
plice du devoir de la
soutenir. Nos tète-à-
lèle étaient moins des
entretiens qu'un babil
intarissable qui pour
finir avait besoin d'être
interrompu. Loin de me
faire une loi de parler,
il fallait plutôt m'en
faire une de me taire.
A force de méditer ses
projets elle tombait sou-
ventdans la rêverie Eh
bien ! je la laissais rê-
ver; je me taisais, je la
contemplais , et j'étais
le plus heureux des
hommes. J'avais encore
un tic fort singulier.
Sans prétendre aux fa-
veurs du tête-à-tête, je
le recherchais sans ces-
se, et j'en jouissais avec
une passion qui dégé-
nérait en fureur quand
des importuns venaient
le troubler. Sitôt que
quelqu'un arrivait ,
homme ou femme, il
n'importait pas, je sor-
tais en murmurant, ne
pouvant souffrir de res-
ter en tiers auprès d'el-
le. J'allais compter les minutes dans son antichambre , maudissant
ces éternels visiteurs , et ne pouvant concevoir ce qu'ils avaient
tant à dire, parce que j'avais à dire encore plus.
Je ne sentais toute la force de mon attachement pour elle que
quand je ne la voyais pas. Quand je la voyais, je n'étaisque content:
mais mon inquiétude en son absence allait au point d'être doulou-
reuse. Le besoin de vivre avec elle me donnait des élans d'atten-
drissement qui souvent allaient jusqu'aux larmes. Je me souvien-
drai toujours qu'un jour de grande fête, tandis qu'elle était à vêpres,
j'allai me promener hors de la ville, le cœur plein de son image, et
du désir ardent de passer mes jours auprès d'elle. J'avais assez de
sens pour voir que, quant à présent, cela n'était pas possible, et
qu'un bonheur que je goûtais si bien serait court. Cela donnait à
ma rêverie une tristesse qui n'avait pourtant rien de sombre et
qu'un espoir flatteur tempérait. Le son des cloches qui ma tou-
LES CONFESSIONS.
25
jours singulioremetit airccté, le chant dos oiseaux, la beauté du jour,
la douceur du paysage les maisons éparses et champêtres dans les-
?|uelles je plaçais en idée notre commune demeure , tout cela me
rappail tellem'ent d'une impression vive, tendre, triste et touchante,
que je me vis comme en extase transporte dans cet heureux temps
et dans cet heureux séjour où mon cicur, possédant toute la félicité
qui pouvait lui plaire, la goûtait dans des ravissements inexprima-
bles sans songer môme à la volupté des sens. Je ne me souviens pas
de m'ètre élancé jamais dans l'avenir avec plus de force et d'dlusion
que je fis alors; et ce qui m'a frappé le plus dans le souvenir de
cette rêverie quand
elle s'est réalisée ,
c'est d'avoir trouvé
des objets tels exac-
tement que je les
avais imaginés. Si ja-
mais rêve d'un hom-
me éveillé eut l'air
d'une vision prophé-
tique, ce fut assuré-
ment celui-là. Je n'ai
été déçu que dans sa
durée imaginaire; car
les jours et les ans et
la vie entière s'y pas-
saient dans une inal-
térable tranquillité ,
au lieu qu'en effet
tout cela n'a duré
qu'un moment. Hé-
las ! mon plus con-
stant bonheur fut un
songe; son accom-
plisseraeut fut pres-
que à l'instant suivi
du réveil.
Je ne finirais pas
si j'entrais dans le
détail de toutes les
folies que le souvenir
de cette chère ma-
man me faisait faire,
quand je n'étais plus
sous ses yeux. Com-
bien de fois j'ai baisé
mon lit en songeant
qu'elle y avait cou-
ché , mes rideaux ,
tous les meubles de
ma chambre, en son-
geant qu'ils étaient à
elle,q<ie sa belle main
les avait touchés , le
plancher même sur
lequel je me pros-
ternais en songeant
qu'elle y avait mar-
ché ! Quelquefois ,
même imi sa présen-
ce, il m'iTli,i|)|iail des
extravagances nue le
plus violent amour
seul semblait pouvoir
ins|iirer. Un jour à
table , au moment
qu'elle avait mis un
morceau dans sa bou-
che , je m'écrie que
j'y vois un cheveu;
elle rejette le mor-
ceau sur son as.sietle, je m'en saisis avidement et l'avale. En un
mot, de moi à l'amant le plus passionné il n'y avait qu'une ditfé-
rence unique, mais essentielle, et ([ui rend mon état presque incon-
cevable à la raison.
J'étais revenu il'Italie, non tout-à-fait comme j'y étais allé, mais
comme peut-être jamais à mon âge on n'en est revenu. J'en avais
rapporté non ma virginité mais mou pucelage. J'avais senti le pro-
grès des ans; mon tempérament inquiet s'était enlin déclaré, et
sa première éruption, très involontaire, m'avait donné surmasanté
des alarmes qui peignent mieux que toute autre chose l'innocence
dans laquelle j'avais vécu jusqu'alors. Bientôt rassuré, j'appris ce
dangereux supplément qui trompe la nature et sauve aux jeunes
gens de mon humeur beaucoup de désordre aux dépens de leur
santé, de leur vigueur, et quelquefois de leur vie. Ce vice, que la
honte et la timidité trouvent si commode, a de plus un grand attrait
T. IV.
pour les imaginations vives, c'est de disposer pour ainsi dire à leur
gré de tout le sexe, et de faire servir à leurs plaisirs la beauté qui
les tente sans avoir besoin d'obtenir son aveu. Séduit parce funeste
avantage, je travaillais à détruire la bonne constitution qu'avait ré-
tablie en moi la nature, à qui j'avais donné le temps de se bien for-
mer. Qu'on ajoute à cette disposition le local de ma situali'in pré-
sente; logé chez une jolie femme, caressant sou image au fond de
mon cœur, la voyant sans cesse dans la journée,, le soir entouré
d'objets qui me la rappellent, couché dans mon lit où je sais qu'elle
a couché. Que de stimulants! tel lecteur qui se les représente me
voit déjà à demi
mort. Tout au cûd-
traire , ce qui devait
me perdre fut préci-
sément ce qui me
sauva, du moins pour
un temps. Enivré du
charme de vivre au-
près d'elle, et du dé-
sir ardent d'y passer
mes jours , absente
ou présente, je voyais
toujours en elle une
tendre mère , une
sœur chérie, une dé-
licieuse amie, et rien
de plus. Je la voyais
toujours ainsi , tou-
jours la même, et ne
voyais jamais qu'elle.
Son image, toujours
présente à mon cœur,
n'y laissait place à
nulle autre; elle était
pour moi la seule
femme qui fût au
monde ; et l'extrême
douceur des senti-
ments qu'elle m'in-
spirait , ne laissant
pas à mes sens le
temps de s'éveiller
pour d'autres, me ga-
rantissait et d'elle et
de tout son sexe. Eu
un mot, j'étais sage
parce que je l'aimais.
Sur ces effets que je
rends mal , dise qui
pourra de quelle es-
pèce était mon atta-
chement pour elle.
Pour rai>i,tout ce que
j'en puis dire est que
s'il parait déjà fort
extraordinaire, dans
la suite il le paraîtra
beaucoup plus.
Je passais mou
temps le plus agréa-
blement du monde,
occupé des choses
qui me plaisaient le
moins. C'étaient des
projets à rédiger, des
mémoires à mettre
au net, des recettes à
transcrire ; c'étaient
des herbes à trier, des
drogues à piler , des
alambics à gouverner- Tout à travers tout cela venaient des foules
de pas'iants", de mendiants, de visites de toute espèce. Il fallait en-
tretenir tout à la fois un soldat, un apothicaire, un chanoine, une
belle dame, un frère lai. Je pestais, je grommelais, je jurais, je don-
nais au diable cette mauvaise cohue. Pour elle, qui prenait tout en
gailé, mes fureurs la faisaient rire aux larmes, et ce qui la faisait
rire encore plus était de me voir d'autant plus furieux que je ne
pouvais moi-même m'empècber de rire. Ces petits intervalles ou
j'avais le plai.Mr de ffro-^ner eUiient charmants, et s'il survenait un
nouvel importun durant la querelle, elle en savait encore tirer parti
pour l'amusement en prolongeant malicieusement la visite, et me
jetant des coups d'œil pour lesquels je l'aurais volontiers baitue. t.lle
avait peine à s'empêcher d'éclater en me voyant, contraint et retenu
par la bienséance, lui faire des yeux de possède, tandis qu au fond de
mon cœur et même en dépit de moi je trouvais tout cela très comique.
iO
Telle femme qui lira ceci me souffletterait volontiers, et n'aurait pas tort.
LES VFTLLÉES LITTÉRAIRES ILLUSTRÉES.
Tout cela, ?ans me |)laire en soi, m'amusait pouitanl, parce qu'il
faisait partie d'une manière d'être qui m'était charmante. Rien de
ce qui se faisait autour de moi, rien de tout ce qu'on nie faisait
faire n'était selon mon goût, mais tout était selon mon cœur. Je crois
que je serais parvenu à aimer la médecine, si mon dégoût pour elle
n'eût fourni des scènes folâtres qui nous égayaient sans cesse :
c'est peut-être la première fois que cet art a produit un pareil tffet.
Je prétendais connaître à l'odeur un livre de médecine, et ce qu'il y
a de plaisant est que je m'y trompais rarement. Elle me faisait goû-
ter des plus détfcstaljles drogues. J'avais beau fuir ou vouloir nie dé-
fendre; malgré maresistauce et mes liorrililes grimaces, malgré moi
et mes dents, quand je voyais ces jolis doigts barliouiliés s'appro-
cher de m;i Louche, il fallait finir jiar l'ouvrir et sucer. Quand tout
son petit ménage était rassemblé dans la même chambre, à nous en-
tendre courir et crier au milieu des éclats de rire, on eût cru qu'on
y jouait quelque farce, et non pas qu'on y faisait de l'opiat ou de
l'élixir.
.Mon temps ne se passait pourtant pas tout entier à ces polisson-
neries. J'avais trouvé quelques livres dans la chambre que j'occu-
pais; Pvlcndorff,le Speclatevr, la Henriade. Quoique je n'eusse plus
mon ancienne tureurde lecture, jiar désœuvrement je lisais un peu
de tout cela. Le Sppc(a(fur surtout me plut beaucoup et me fit du
bien. M. labbe de Gouvon m'avait appris à lire moins avidement et
avec plus de icflexion, la lecture me profitait mieux. Je m'accoutu-
mais à rdiéchir sur l'ëlocution, sur les constructions élégantes; je
m'exerçais à discerner le français pur de mes idiomes provinciaux.
l'ar exemple, je fus corrigé d'une faute d'orthographe que je faisais
avec tous nos Genevois par ces deux vers de la Henriade :
Soit qu'un ancien respect pour le sang de leurs maîtres
Parlât encor pour lui dans le cœur de ces traîtres.
Ce mot parlât, qui me frappa, m'apprit qu'il fallait un / à la troi-
sième personne du subjonctif; au lieu ([u auparavant je l'écrivais et
prononçais parla, comme le présent parfait de l'indicatif.
Quelquefois je causais avec maman de mts lectures; quelquefois
je lisais auprès d'elle ; j'y prenais grand plaisir; je m'exeiçais à bien
lire, et cela me fut utile aussi. J'ai dit qu'elle avait l'esiuit orné. Il
était alors dans toute sa fleur. Plusieurs gens de lettres s'étaient em-
pressés à lui plaire, et lui avaient appris à juger des ouvrages d es-
prit, tlle avaitj si je puis parler ainsi, le goût un peu protestant;
elle ne parlait que de Bayle, et faisait grand cas de Saint-Kvremoiid,
qui depuis longtemps était mort en France. Mais cela n'empêchait
pas qu'elle ne connût la bonne littérature et qu'elle n'en parlàtfort
bien. Elle avait été élevée dans des sociétés choisies; et venue en
Savoie encore jeune, elle avait jierdu dans le commerce charmant
de la noblesse du pays ce ton maniéré du jiays de Vaud, où les
femmes prennent le bel esprit pour l'esprit du monde, et ne savent
parler que (lar épigrammes.
Quoiqu'elle n'ait vu la cour qu''en passant, elle y avait jeté un
Coup dœil rapide qui lui avait sufli pour la connaître. Elle s y con-
serva toujours des amis; et malgré de secrètes jalousies, maigre les
niurmuies qu'excitaient sa conduite et ses dettes, elle n'a jamais
perdu sa pension. Elle avait l'expérience du monde, et l'e&prit de
réflexion qui fait tirer parti de cette expérience. C'était le sujet fa-
vori de ses conversations, et c'était précisément, vu mes idées chi-
meiiques, la sorte d'instruction dont j'avais le plus grand besoin.
^ous lisions ensemble la bruyère; il lui plaisait plus que la Roche-
foucauld, livre triste et désolant, principalement dans la jeunesse,
où l'on n'aime pas à voir l'homme comme il est. Quand elle mora-
lisait, elle se perdait quelquefois un peu dans les espaces; mais, en
lui baisant de. temps en temps la bouche ou les mains, je prenais
patience, et ses longueurs ne m'ennuyaient pas.
Cette vie était trop douce pour pouvoir durer. Je le sentais, et l'in-
quiétude de la voir finir était la seule cliose qui en troublait la
jouissance. Tout en folâtrant, maman m'etudiait, m'observait, m'in-
lerrugeail, et bâtissait pour ma fortune force projets dont je me se-
rais bien passé. Heureusement ce n'était pas le tout de connaître
mes penchants, mes goûts, mes petits talents; il fallait trouver ou
faire naître les occasions d'en tirer parti, et tout cela n'était pas
l'atlaire d'un jour. Les préjuges méiue qu'avait ctuçus la pauvre
feiiinie en faveur de mon mente reculaientles mouienls de le mettre
en œuvre, en la rendant plus diUieile sur le choix des moyens. En-
fin tout allait au gré dénies désirs, giàcea la bonne opinion qu'elle
avait de m oi; mais il en fallut rabattre, et des lors, adieu la tran-
quillité. IJn de ses parents, appelé M. d'Aubonne, la vint voir. C'é-
tait un homme de beaucoup d'esprit, intrigant, geuie à projets
Comme elle, mais qui ne s'y ruinait pas; une esiiece d'aventurier.
Il venait de proposer au cardinal de f leury un plan de loterie très
composée, qui n'avait pasété goûte. Il allait le proposer à la cour de
Tuiiii, où il fut ado|ite et mis a exécution. Il s'arrêta quelque temps
à Annecy, et y devint amoureux de madame l'intendante, qui était
une personne fort aimable, fort de mon goùi, et la seule que je
visse avec plaisir chez maman. .M. d'Aubonne me vit, sa parente lui
parla de moi; il se chargea de m'examiner, de voir à quoi j'étais
propre, et, s'il me tfduvait de l'étoffe, de chercher k me placer.
Madame de 'Warens m''envoya chez lui deux ou trois matins de
suite, sous prétexte de quelque commission, et sans me prévenir
de rien. Il s'y prit très bien pour me faire jaser, se familiarisa avec
moi, nie mit à mon aise autant qu'il était possible, me parla de niai-
series et de toutes sortes de sujets; le toutsans paraître m'observer,
sans la moindre affectation, et comme si, se plaisant avec moi, il
eût voulu converser sans gène. J'étais enchanté de lui. Le résultat
de ses observations fut que, malgré ce que promettaient mon exté-
rieur et ma physionomie animée, j'étais, sinon tout-à-fait inepte, au
moins un ginçon de peu d'esprit, sans idées, presque sans acquis,
trèsboine, en un mot, à tous égards; et que l'honneur de devenir
quelque jour curé de village était la plus haute fortune à laquelle
je pusse aspirer. Tel fut le compte qu''il rendit de moi à madame
de Warens. Ce fut la seconde ou troisième fois que je fus ainsi jugé;
ce ne fut pas la dernière, et l'arrêt de M. Masseron a souvent été
confirmé.
La cause de ces jugements tient trop à mon caractère pour n'a-
voir pas icibesoin d'explication : car, en conscience, on doit sentir
([ue je ne puis sincèrement y souscrire, et qu'avec toute l'imiiartia-
lité possible, quoi qu'aient pu dire MM. Ma.sseron, d'Aubonne et
beaucoup d'autres, je ne les saurais prendre au mot.
Deux choses presque inalliables s'unissent en moi sans que j'en
puisse concevoir la manière : un temiierantent très ardent, des
passions vives, impétueuses, et des idées lentes à naître, embarras-
sées, et qui ne se présentent jamais qu'après coup. On dirait que
mon cœur et ma tête n'appartiennent pas au méiue individu. Le
seiitinient, plus prompt que l'éclair, vient remplir mon àme ; mais,
au lieu de ni'éclairer, il me brûle, ilm'eblouit. Je sens tout et je ne
vois rien. Je suis emporté, mais stupide ; il fautque je sois de sang-
froid pour penser. Ce qu'il y a d'étonnant est que j'ai cependant le
tactassez sûr, de la pénétration, de la finesse même, pourvu qu'on
m'attende : je fais d'excellents impromptu h loisir; mais sur le
temps je n'ai jamais rien fait ni dit qui vaille. Je ferais une fort jolie
conversation par la poste, comme on dit que les Espagnols jouent
aux échecs. Quand je lus le trait d'un duc de Savoie qui se retourna,
faisant roule, pour crier : A votre gorge, marchand de Paris, je dis:
Me voilà.
Cette lenteur de penser jointe à cette vivacité de sentir, je ne l'ai
pas seulement dans la conversation, je l'ai même seul et quand je
travaille. Mes idées s'arrangent dans ma tête avec la plus incroyable
difficulté. Elles y circulent sourdement; elles y fermentent jusqu'à
m'eniouvoir, m'echaufl'er, me donner des palpitations, et, au mi-
lieu de toute cette émotion, je ne vois rien nettement ; je ne saurais
écrire un seul mol, il faut que j'attende. Insensiblement ce grand
mouvement s'apaise, ce chaos se débrouille : chaque chose vient se
mettre à sa place, mais lentement et après une longue et confuse
agitation. N'avez-vous point vu quelquefois l'opéra en Italie'? Dans
les changements de scène il règne sur ces grands théâtres un des-
ordre désagréable et qui dure assez longtemps : toutes les décora-
tions sont entremêlées; on voit de toutes parts un tiraillement qui
fait peine; on croit que tout va renverser. Cependant peu à peu tout
s'arrange, rien ne manque, et l'ou est tout surpris de voir succéder
à ce long tumulte un spectacle ravissant. Cette manœuvre est à peii
près celle qui se fait dans mou cerveau quand je veux écrire. Si
j'avais su premièrement attendre, et puis rendre dans leur beauté les
choses qui s y sont ainsi peintes, peu d'auteurs m'auraient surpassé.
De là vient l'extrême difficulté que je trouve à écrire. Mes ma-
nuscrits, raturés, barbouilles, mêles, indéchiffrables, attestent la
peine qu'ils m'ont coûtée. 11 n'y en a pas un qu'il ne m'ait failli
transcrire quatre ou cinq fois avant de le donner à la presse. Je n'ai
jamais rien pu l'aire la plume à la main vis-à-vis d'une table et de
mon papier : cest à la iiromenade,au milieu des rochers et des bois,
c'est la nuit, dans mon lit et durantmesinsomnies, que j'écrisdans mon
cerveau ; l'on peut juger avec quelle lenteur, surtout pour un homme
absolument dépourvu de toute mémoire verbale, et qui de la vie n'a
pu retenir six vers par cœur. Il y a telle de mes périodes que j'ai
tournée et retournée cinq ou six nuits dans ma tête avant qu'elle
fût en état d'être mise sur le papier. De là vient encorequeje réussis
mieux aux ouvrages qui demandent du travail qu'à ceux qui veulent
être faits avec une certaine légèreté, comme les lettres; genre dont
je n'ai jamais pu prendre le ton, et dont foccupation me met au
supplice. Je n écris point de lettres sur les moindres sujets qui ne
me coûtent des heures de fatigue; ou, si je veux écrire de suite ce
qui me vient, je ne sais m commencer ni finir; ma lettre est ua
long et confus verbiage; à peine m'entend-on quand ou la lit.
^on-seulemellt les idées me coûtent a rendre, elles me coûtent
même à recevoir. J'ai étudié les hommes, et je me crois assez bon
observateur : cependant je ne sais rien voir de ce que je vois; je ne
VOIS bien que ce que je me rappelle, et je n'ai de l'esprit que dans
mes souvenirs. De tout ce qu'on dit, de tout ce qu'on fait, de tout
ce qui se passe en ma présence, je ne sens rien, je ne pénètre rien :
le signe extérieur est tout ce qui me frappe. Mais ensuite tout cela
me revient; je me rappelle le lieu, le temps, le ton, le regard, le
LES CONFESSIONS.
geste, la circonstance; rien ne m'échappe : alors, sur ce qu'on a
ait ou dit, je trouve ce qu'on a pensé, et il est rare que je me
rompe.
Si peu maître démon esprit, seul avec moi-même, qu'on juge de
ce que je dois ôtre dans la conversation, où, pour parler k propos, il
faut penser k la fois et sur-le-champ k mille choses. La seule idée
de tant de convenances, dont je suis sûr d'ouhiier au moins quel-
qu'une, suffit pour m'intimider. Je ne comprends pas même com-
ment on ose parler dans un cercle; car k chaque mol il faudrait
passer en revue tous les gens qui sont là, il faudrait connaître tous
leurs caractères, savoir toutes leurs histoires, pourètresûr de ne rien
dire qui puisse offenser quelqu'un. Là-dessus ceux qui vivent dans
le monde ont un grand avantage : sachant mieux ce qu'il faut faire,
ils Sont plus sûrs de ce qu'ilsdisent : encore leur échappe-1-il sou-
vent des halourdisi^s. Qu'on juge de celui qui tomhe là des nues: il
lui est presque impossible déparier une minute impunément. Dans
le téle-à-léte il y a un autre inconvénient que je trouve pire; la né-
cessite de parler toujours. Quand on vous parle, il faut répondre ;
et si l'on ne dit mot, il faut relever la conversation. Celte insup-
fortahle contrainte m'eût seule dégnûté de la société. Je ne trouve
point de gène plus terrible que l'obligation de parler sur-le-idiamp
et toujours. Je ne sais si ceci tient k ma mortelle aversion pour tout
assujettissement; mais c'est assez qu'il faille absolument que je
parle pour que je dise une sottise infailliblement.
Ce qu'il y a de plus fatal est qu'au lieu de savoir me taire quand je
n'ai rien k dire, c'est alors que, pour payer plus lût ma deite, j'ai
la fureur de vouloir parler. Je me hâte de balbutier [iromiitement
quelques paroles sans idées, trop heureux quand elles ne signilient
rien du tout. Eu voulant vaincre ou cacher mnu ineiitie, je manque
rarement de la montrer. Entre mille exemples que j'en fiouriais
citer, j'en prends un qui n'est pas de ma jeunesse, mais d'un temps
oi'i, ayant vécu plusieurs années dans le monde, j'en aurais pris
l'aisance et le ton si la chose eût élé possible. J étais un soir entre
deux grandes dames et un homme qu'on peut nommer; c'était M. le
duc deConlaut. Il n'y avait personne autre dans la chambre, et je
lu'eflorçais de fournir quelques mots. Dieu sait quels! k une con-
versation entre quatre personnes dont trois n'avaient assurément
pas besoin de mon supplément. La maîtrcrsse de la maison se fit
apporter un opiat dont elle^prenait tous les jours deux fois pourson
estomac. L'autre dame, lui voyant faire la grimace, dit en riant:
Est-ce de l'opial de M. Trorichin? Je ne crois pas, répondit sur le
même ton la première. Je crois qu'elle ne vaut guère mieux, ajouta
galamment le spirituel Rousseau. Tout le ninnde resta interdit ; il
n'échappa ni le moindre mot ni le moindre sourire, et l'instant
d'afires la conversation prit un autre tour. Vis-à-vis d'un autre la
balourdise eût pu n'être que plaisante, mais adressée k une femme
trop aimable pour n'avoir pas un peu fait parler d'elle, et qu'assu-
rément je n'avais pas dessein d'oifenser, elle était terrible ; et je
crois que les deux témoins, homme et feiiirae, eurent bien de la
peine k s'empêcher d'éclater. Voilà de ces traits d'esprit qui m'é-
chappent pour vouloir parler sans trouver rien k dire. J'oublierai
difficilement celui-là; car, outre qu'il est par lui-môme très mémo-
rable, j'ai dans la tète (ju'il a eu des suites qui ne me le rappellent
que trop souvent.
Je crois que voilà de quoi faire assez comprendre comment, n'é-
tant pas un sot, j'ai néanmoins souvent passé pour l'être, même
cliez des gens en étal de bien juger : d'autant plus malheureux (jue
ma physionomie et mes yeux promettent davantage, et que cette
attente frustrée rend plus choquante aux autres ma stupidité. Ce
détail, qu'une occasion particulière a l'ait naître, n'est pas inutile à
ce qui doit suivre. Il contient la clef de bien des choses extraordi-
naires qu'on m'a vu l'aire, et qu'on attribue à une humeur sauvage
que je n ai point. J'aimerais la sociélé comme un autre, si je n'étais
sûr de m'y montrer uoii-senlement k mon désav.mtage, mais tout
autre que je ne suis. Le parti que j'ai pris d'écrire et de me cacher
est précisément celui qui me convenait. Moi présent, on n'aurait ja-
mais suce que je valais, ou ne l'aurait pas soupçonné même; et c'est
ce qui est arrivé k madame Dupiii, quoique femme d'esprit, et quoi-
que j'aie vécu dans sa maison plusieurs années. Elle me l'a dit bien
lies luis elle-même depuis ce lein|is-lk. Au reste, tout ceci soutl're
de certaines exceptions, et j'y reviendrai dans la suite.
La mesure de mes talents ainsi fixée, l'état qui me convenait
ainsi désigne, il ne tut |ilus quesiiuii, [lour la seconde fois, que de
reniplii- uia vuealion. La dUlicultê fut que je n'avais pas fait mes
études, et que je ne savais [las même assez de latin pour être prêtre.
Madame de Warens imagina de me faire instruire au séminaire pen-
dant quelque temps. Elle en parla au supérieur : c'était un lazariste
appelé Al. Gros, bon petit homme à moitié borgne, maigre, grisou,
le plus spirituel et le moins pédant lazariste que j'aie connu; ce qui
n'est pas beaucoup dire, à la vérité.
Il venait quelquefois chez maman, qui l'accueillait, le caressait,
lagaij'ait nieaie, et se faisait quelquefois lacer par lui; emploi dont
il se cliargeait assez volontiers. Tand:s qu'il était en fonction, elle
courait par la chambre de côte et d'autre, taisant tantôt ceci, tantôt
cela. Tue parle lacet, M. le supérieur suivait eu grondant, et disant
à tout moment : Mais, madame, tenez-vous donc. Cela faisait un
sujet assez pittoresque.
M. Gros se prêta de bon cœur au projet de maman. Il se contenta
d'une pension très modique et se chargea de l'instruction. Il ne fut
plus question que du consentement de l'évèque, qui non-seulement
l'accorda, mais qui voulut payer la pension II permit aussi que je
restasse en habit laïque, jusqu'à ce qu'on pût juger par un essai du
succès qu'on devait espérer.
Quel changement! il fallut m'y soumettre. J'allai au séminaire
comme j'aurais été au supplice. La triste maison qu'un séminaire,
surtout pour qui sort de celle d'une aimable femme! J'y portai un
livre que j'avais prié maman de me prêter, et qui me fut d'une
grande ressource. On ne devinera pas quelle sorte de livre c'était :
un livre de musique. Parmi les talents qu'elle avait cultivés, la mu-
sique n'avait pas été oubliée. Elle avait de la voix, chantait passa-
blement, et jouait un peu du clavecin. Elle avait en la complaisance
de medonner quelques leçons de chant; et il fallut commencer de
loin, car à peine savais-je la musique de nos psaumes. Huit ou dix
leçons de femme, et fort interrompues, loin de me mettre en état
de solfier, ne m'apprirent pas le quart des signes de la musique.
Cependant j'avais une telle passion pour cet art, que je voulus es-
sayer de m'exercer seul. Le livre (|ue j'emportai n'était pas même
des plus faciles; c'étaient les cantates de Clérambault. On concevra
quelle fut mon application et uum obstination, quand je dirai que,
sans connaître ni transposition ni quantité, je parvins à déchiffrer
et chanter sans fautes le premier récitatif et le premier air de la can-
tate d'Alphée et Aréthuse; il est vrai que cet air est scandé si juste,
qu'il ne tant que réciter les vers avec leur mesure pour y mettre
celle de l'air.
11 y avait au séminaire un maudit lazariste qui m'entreprit, et
qui me fit prendre en horreur le latin qu'il voulait m'enseigner. Il
avait des cheveux plats, gras et noirs, un visage de pain d'épice,
une voix de buffle, un regard de chal-huant, des crins de sanglier
au lieu de barbe; son sourire était sardonique; ses membres jouaient
comme les poulies d'un mannequin. J'ai oublié son odieux nom;
mais sa figure ell'rayante et doucereuse m'est bien restée, et je ne
puis mêla rappeler sans frémir. Je crois le rencontrer encore dans
les corridors, avançant gracieusement son crasseux bonnet carré
pour me faire signe d'entrer dans sa chambre, plus alfreuse pour
moi qu'un cachot. Qu'on juge du contraste d'un pareil maître pour
le disciple d'un abbé de cour.
Si j'étais resté deux mois à la merci de ce monstre, je suis per-
suadé que ma tête n'y aurait pas résisté. Mais le bon M Gros, qui
s'aperçut que j'étais triste, que je ne mangeais pas, que je maigris-
sais, devina le sujet de mon chagrin; cela n'était pas dilticile. Il
m'ôta des griffes de ma bèle, et, par un autre contraste encore plus
marqué, me remit aux i)lus doux des hommes. C'était un jeune abbé
faussigneran (1), aiipelé M. Gàtier, qui faisait son séminaire, et
que, par complaisance pour M. Gros, et, je crois, par humanité,
voulait bien prendre sur ses études le temps qu'il donnait k diriger
les miennes. Je n'ai jamais vu de physionomie plus touchante que
celle do M Gàtier. 11 était blond , et sa barbe tirait sur le roux ; il
avait le maintien ordinaire aux gens de sa province, qui, sous une
figure épaisse, cachent tous beaucoup d'esprit : mais ce qui se
marquait vraiment en lui était une àme sensible, afifectueuse, ai-
mante. 11 y avait dans ses grands yeux bleus un mélange de dou-
ceur, de tendresse et de tristesse, qui faisait qu'on ne pouvait le voir
sans s'il! tcresscrk lui. Aux regards, au ton de ce pauvre jeune homme,
on eût dit qu'il prévoyait sa destinée, et qu'il se sentait ne pour être
malheureux.
Son caractère ne démentait point sa physionomie : pleine de pa-
tience et de complaisauLC, il seniblail plutôt étudier avec moi que
m'instruire. 11 n'en fallait pas tant pour me le faire aimer : son
prédécesseur avait rendu cela très facile. Cependant, maigre toiile
la bonne volonté que nous y mettions l'un et l'autre, et quoiqu'il
s'y prît très bien, j'avançai peu en travaillant beaucoii|i. Il est .-in-
gulier que, avec assez de conception, je n'ai jamais pu rien appren-
dre avec des maîtres, excepté mon père et M. Larabercier : le peu
que je sais de plus, je l'ai appris seul, c.inime on verra ci-après.
Mon esprit, impatient de toute espèce de joug, ne peut s'a.sservir à
la loi du moment : la crainte même de ne pas apprendre m'empêche
d'être atteniif. De peur d'impatienter celui qui me parle, je feins
d'entendre : il va en avant, et je n'entends rien. Mi)n esprit veut
marcher à son heure; il ne peut se soumettre k celle d'aulrni.
Le temps des ordinations étant venu, .M. Gàtier s'en retourna
dans sa province : il emporta mes regrets, mon attachement, ma
reconnaissance; je fis pour lui des vœux qui n'ont pas été plus
exauces que ceux que j'ai faits pour moi-même. Quelques années
après j'appris que, étant vicaire dans une paroisse, il avait fait un
enfant à une fille, la seule dont, avec un cœur très tendre, il eût
été jamais amoureux. Ce fut un scandale ell'royable dans un dio-
cèse administré très sévèrement : les prêtres, eii bonne règle, ne
doivei't l'aire des enfants qu'à des femmes mariées. Pour avoir m«a-
I (I) Du Faucigni/, provinco do Savoie où est Chauionii. A. de B.
28
LES VEILLÉES LITTÉRAIRES ILLUSTRÉES.
que à cette loi de convenance il fut mis en prison, diflFaraé, chassé.
Je ne sais s'il auia pu dans la suite rétablir ses affaires; mais le
sentiment de son infortune, |irofomlément gravé dans mon cœur,
me revint çinand j'écrivis ['Emile; et, réunissant M. Gàlier avec
M. Gaime, je fis de ces deux dignes prêtres l'original du Vicaire' sa-
■voyard. Je me Hatte que l'imitation n'a |ias déshonoré ses modèles.
Pendant que j'étais au séminaire, M. d'Aubonue fut obligé de
quitter Annecy. M. l'intendant s'avisa di: tiouver (nauvais qu'il fit
l'amour à sa femme : c'était faire comme le chien du jardinier;
car, quoique madame Corvezi lut aimable, il vivait fort mal avec
elle. Des goûta ultramoiituins la lui rendaient inutile, et il la trai-
tait si brutalement qu'il fut question de séparation. M. Corvezi était
un vilain homme, noir comme une taupe, fripon comme une
chouette, et qui, à force de vexations, finit par se faire chasser lui-
même. On d:tque les Provençaux se vengent de leurs ennemis par
des chansons : d'Aubonne se veng'ea du sien par une comédie; il
envoya cette pièce à madame de Warens, qui me la fit voir. Elle
me plut, et me fit naître la fantaisie d'en faire une poar essayer si
j'étais en effet aussi bête que l'auteur l'avait prononcé : mais ce ne
fut qu'à Chambéry que j'exécutai ce projet en écrivant l'Amant de
lui-même. Aii,isi, quand j'ai dit dans la préface de cette pièce que je
l'ai écrite à dix-huit-ans, j'ai menti de quelques années.
C'est à peu près à ce temps-ci que se rapporte un événement peu
important en lui-même, mais qui a eu pour moi des suites, et qui
a l'ait du bruit dans le monde quand je l'avais oublié. Toutes les
semaines j'avais une fois la permission do sortir : je n'ai pas besoin
dedirequel usage j'en faisais. Un dimanche que j'étais chez maman,
le feu prit à un bâtiment des cordeliers attenant à la maison qu'elle
occupait ; ce bâtiment, où était leur four, était plein jusqu'au
comble de fascines sèches. Tout fut embrasé en très peu de temps.
La maison était en grand péril, et couverte par les flammes que le
vent y portait : on se mit en devoir de déménager en hâte et de
porter les meubles dans'le jardin , qui était vis-à-vis mes anciennes
fenêtres, au-delà du ruisseau dont j'ai parlé. J'étais si troublé que je
jetais indifféremment par la fenêtre tout ce qui me tombait sous la
main, jusqu'à un gros mortier de pierre qu'en tout autre temps j'au-
rais eu peine à soulever : j'étais prêt à y jeter de même une grande
glace, si l'on ne m'eût retenu. Le bon évêque, qui était venu voir
niamafl ce jour-là, ne resta pas non plus oisif : il l'emmena dans le
jardin, où il se mit en prières avec elle et tous ceux qui étaient là,
en sorte que, arrivant quelque temps après, je vis tout le monde à
genoux, et m'y mis comme les autres. Durant la prière du saint
homme le vent changea, mais si brusquement et si à propos, que
les llammes^ qui couvraient la maison et entraient déjà parles fe-
iiêtres, furent portées de l'autre côté, et la maison n'eut aucun mal.
Deui ou trois uns après, M. de Bernex étant mort, les antonins, ses
anciens confrères, commencèrent à recueillir les pièces qui pou-
vaient servir à sa béatification : à la prière du P. Boudet, je joignis
à ces pièces une attestation du fait que je viens de rapporter, en
quoi je lis bien; mais eu quoi je fis mal, ce fut de donner ce fait
pour un miracle. J'avais vu l'évèque en prière, et, durant sa prière,
j'avais vu le vent changer, et même très à propos; voilà ce que je
pouvais dire et certifier : mais qu'une de ces deux choses fût la cause
de l'autre, voilà ce que je ne devais pas attester, parce que je ne
pouvais le savoir. Cependant, autant que je puis me rappeler mes
idées, alors sincèrement catholique, j'étais de bonne foi : l'amour
du merveilleux, bi naturel au cœur humain, ma vénération pour ce
vertueux prélat, l'orgueil secret d'avoir peut-être contribué moi-
même au miracle, aidèrent à me séduire; et ce qu'il y a de sûr est
que si ce miracle eût été l'effet des plus ardentes prières , j'aurais
bien pu m'en attribuer ma part.
Plus de trente ans après , lorsque j'eus publié les Lettres de la
mantayne, M. Fréron déterra ce certificat, je ne sais comment, et en
fit usage dans ses feuilles. Il faut avouer que la rencontre était heu-
reuse, et l'à-propos me parut à moi-même très plaisant.
J'étais destiné à ètie le rebut de tous les états. Quoique M. Gàtier
em rendu de mes progrès le compte le moins déiavorable qu'il lui
fût possible, on voyait qu'ils n'étaient pas proportionnés à mon tra-
vail , et cela n'éiait pas encourageant pour me faire pousser mes
études : aussi l'évèque et le supérieur se rebutèrent-ils, et l'on me
rendit à madame de Warens comme un sujet qui n'était pas même
bon pour être [irctre ; au reste, assez bon garçon, disait-on, et point
vicieux; ce qui fil que, malgré tant de préjugés rebutants sur mon
compte, elle ne m'abandonna pas.
Je ra|)portai chez elle en triomphe son livre de musique, dont j'a-
vais tire si bon parti : mon air d'Alphiie et Aréthuse élait, à peu
près , tout ce que j'avais appris au séminaire Mon goût marqué
pour cet art lui lit naître la pensée de me faire musicien. L'occasion
était commode : on faisait chez elle, au moins nue fois la semaine,
de la musique; et le maître de musique de la cathédrale , qui diri-
geait ce petit concert, venait la voir très souvent. C'était un Pari-
sien, nommé aussi M. le Maître, bon compositeur, fort vif, fort gai,
jeune encore , assez bien fait , peu d'esprit, mais au demeurant irès
t)on homme. Maman me fit faire sa connaissance : je m'attachais à
lui, je ue lui déplaisais pas. On parla de pension : l'on en convint.
Bref, j'entrai chez lui, et j'y passai l'hiver d'autant plus agréable-
ment que, la maîtrise n'étant qu'à vingt pis de la maison de ma-
dame de Warens, nous étions chez elle en un moment, et nous y
soupions très souvent ensemble.
On jugera bien que la vie de la maîtrise, toujours chantante et
gaie a.ec les musiciens et les enfants lie chœur, me plaisait plus que
celle du séminaire avec les pères de Saint-Luare. Cependant celle
vie, pour être plus libre, n'en était pis moins égale et réglée : j'é-
tais fait pour aimer l'indépendance et pour n'mi abuser jamais. Du-
rant six mois entiers je ne sortis pas une seule fois que pour aller
chez maman ou à l'église, et je n'en fus pas m&me tenté. Cet in-
tervalle est un de ceux où j'ai vécu dans le plus grand calme, et
que je me suis rappelés avec le plus de plaisir : dans les situations
diverses où je me suis trouvé, quelques-uns ont été marqués par un
tel sentiment de bien-être, qu'en les remémorant j'en suis alfecté
comme si j'y étais encore ; non-seulement je me rappelle les temps,
les lieux , les personnes, mais tous les objets environnants, la tem-
pérature de l'air, son odeur, sa couleur, une certaine impression
locale qui ne s'est fait sentir que là, et dont le souvenir vif m'y trans-
porte de nouveau. Par exemple, tout ce qu'on répétait à la maîtrise,
tout ce qu'on chantait au chœur, tout ce qu'on y faisait, le bel et
noble hatiit des chanoines, les chasubles des prêtres, les mitres des
chantres, la figure des musiciens , un vieux charpentier boiteux qui
jouait de la cuntre-basse , un |ietil abbé blondin qui jouait du vio-
lon, le lambeau de soutane qu'après avoir posé son epée le Maître
endossait par-dessus son habit laïque , el le beau surplis fin dont il
en couvrait les loques pour aller au chœur ; l'orgueil avec lequel
j'allais, tenant ma petite Uûte à bec, m'elablir dans l'orchestre a la
tribune pour un peut bout de récit que M. le Maître avait fait exprès
pour moi; le bon dîner qui nous altendait ensuite , le bon appétit
qu'on y portait; ce concours d'objets, vivement retracé, m'a cent
fois charme dans ma mémoire autant et plus que dans la réalité. J ai
gardé toujours une affection tendre pour un certain air du Conditor
aime siderum , qui marche par iarabes, parce que, un dimanche de
l'avent, j'entendis de mon ht chanter cet hymne avant le jour sur le
perron de la cathédrale , selon un rite de celte êglise-là. Mademoi-
selle Merceret, femme de chambre de maman, savait un peu de
musique; je n'oublierai jamais un petit inolet, Ajferle, que M. le
Maître me fit chanter avec elle, et que sa maîtresse écoutait avec
tant de plaisir. Enfin tout, jusqu'à la bonne servante Perriiie , qui
était si bonne fille et que les enfants de chœur faisaient tant endê-
ver; tout, dans les souvenirs de ces temps de bonheur et d'innocence,
revient souvent me ravir et m'attrisler.
Je vivais à Annecy depuis un an sans le moindre reproche ; tout
le monde était content de moi. Depuis mon départ de Turin je n'a-
vais point fait de sottise; et je n'en fis point tant que je fus sous
les yeux de maman. Elle me conduisait , et me conduisait toujours
bien : mon attachement pour elle était devenu ma seule passion;
et ce qui prouve que ce n'était pas une passion folle, c'est que mon
cœur formait ma raison. 11 est vrai qu un seul sentiment, absorbant
pour ainsi dire toutes mes facultés , ine mettait hors d'état de rien
apprendre, pas même la musique, bien que j'y fisse tous mes efforts.
Mais il n'y avait point de ma faute : la bonne volonté y était tout
entière; l'assiduité y élait. J'étais distrait , rêveur , je soupirais :
qu'y pouvais-je faire? Il ne manquait à mes progrès rien qui dé-
pendit de moi; mais, pour que je fisse de nouvelles folies, il ne
fallait qu'un sujet qui vînt me les inspirer. Ce sujet se présenta ; le
hasard arrangea les choses, et, comme on verra dans la suite, ma
mauvaise tête en lira parti.
Un soir du mois de février qu'il faisait bien froid , comme nous
étions tout autour du feu , nous entendîmes frapper à la porte de
la rue. Perrine prend sa lanterne, descend, ouvre : un jeune homme
entre, monte avec elle, se présente d'un uir aisé, et l'ail à M. le Maî-
tre un compliment court et bien tourné, se donnant pour un musi-
cien français que le mauvais état de ses finances forçait de vicarier
pour passer son chemin. A ce mol de musicien français , le cœur
tressaillit au bon le .Maître; il aimait passionnémeat sou pays et son
art. Il accueillit le jeune passager , lui oll'ril le gîte dont ii parais-
sait avoir grand besoin, et qu'il accepta sans beaucoup de façon. Je
l'examinai tandis qu'il se chauffait et qu'il jasait en atténuant le
souper. Il était court de stature, large de carrure ; il avaitje ue sais
quoi de contrefait dans sa taille , sans aucune difformité particu-
lière; c'était, pour ainsi dire , un bossu à épaule» plates , mais je
crois qu'il boitait un peu. 11 avait un habit noir, plutôt use que
vieux, et qui tombait par pièces, une chemise très Une et très sale
de belles manchettes d'eflilé , des guêtres dans chacune desquelles
il aurait mis ses deux jambes, et, pour se gai-aiitir de la neige, un
petit chapeau à porter sous le bras. Dans ce comique équipage , il
y avait pourtant quelque chose de uoule que sou maintien ne dé-
mentait pas; sa puysionomie avait de la luiesse et de l'agcément ;
il parlait facilemenl et bien, mais très peu modestement; lout m ir-
quait en lui un jeune débauche qui avait eu de l'éducation , el qui
n'allait pas gueusant comme un gueux , mais comme un fou. Il
nous dit qu'il s'appelait Venlure de 'Villeneuve; qu'il venait de Paris;
qu'il s'était égaré dans sa roulé; et , oubliant un peu son rôle da
LES CONFESSIONS.
29
niiisirinn, il ajouta qu'il allait à Grenoble voir un parent qu'il avait
(liuis \t; i)aii(Mii(!nt.
Pdiidant le souper on parla de musique , et il en parla bien. Il
connaissait tous les grands virtuoses , tous les ouvrages célèbres,
tous les acteurs , toutcis les actrices , toutes les jolies femmes , tous
les grands seigneurs. Sur tout ce qu'on disait il paraissait au fait ;
mais à peine un sujet était-il entamé qu'il brouillait l'entretien par
quelque polissonnerie qui fijisait rire vA oublier ce qu'on avait dit.
C'était un samedi : il y avait le lendemain musique à la cathé-
drale. M. le Maître lui propose d'y chanter : Très uolontiers ; lui de-
mande quelle est sa partie : La haute-contre; et il parle d'autre
chose. Avant d'aller à l'église., on lui offrit sa partie à prévoir ; il
n'y Jeta pas li!s yeux. Cette gasconnade surprit le .Maître : Vous
verrez , me dit-il à l'oreille, qu'il ne sait pas une note de musique.
J'en ai grand |)eur, lui rcpondis-jo. Je les suivis très inquiet, yuand
on commença le cœur me battit d'une terrible force ; car je m'in-
téressais beaucoup à lui.
J'eus bien lût de quoi me rassurer. Il chanta ses deux récits avec
toute la justesse et tout le goût imaginables, et, qui [ilus est , avec
une très jolie voix. Je n'ai guère eu do plus agréable surprise.
Après la messe, il reçut des compliments à fierté de vue des cha-
noines et, des musiciens, auxquels il répondait en iiolissonnant ,
mais toujours avec beaucoup de grâce. M. le Maître l'embrassa de
bon cœur; j'en fis autant : il vit que j'étais bien aise, et cela parut
lui faire plaisir.
On conviendra, je m'assure, qu'après m'ètre engoué de M. Bâcle,
qui. Unit compté, n'était qu'un manant, je pouvais ra'engouer de
M. Venture , qui avait de l'éducation, de l'esprit, des talents, de
l'usage du monde , et qui pouvait passer pour un aimable débau-
ché. C'est aussi ce qui m'arriva, et ce qui serait arrivé, je pense, à
tout autre jeune homme à ma place, d'autant plus facilement en-
core qu'il aurait eu un meilleur tact pour sentir le mérite, et uu
meilleur goût pour s'y attacher : car Venture en avait, sans con-
tredit; et il en avait surtout un bien rare, à sou âge, celui de n'être
point pressé de montrer son acquis. Il est vrai qu'il se vantait de
beaucoup de choses qu'il ne savait point: mais pour celles qu'il savait,
et qui étaient en assez grand nombre, il n'en disait rien ; il attendait
l'occasion de les montrer. 11 s'en prévalait alors, sansempresseraent
et cela faisait le plus grand effet. Comaie il s'arrêtait après chaque
chose , sans parler du reste, on ne savait plus quand il aurait tout
niotirté. lîadin, folâtre, inépuisable , séduisant dans la conversation,
souriant toujours et ne riant jamais, il disaitdu ton le plus élégant
les choses les plus grossières, et les faisait passer. Les femmes même
les plus modestes s'étonnaient de cequ'elles enduraient de lui. Elles
avaient beau sentir qu'il fallait se fâcher, elles n'eu avaient pas la force.
11 ne lui fallait que des filles perdues, et je ne crois pas qu'il fût fait
pour avoir des bonnes fortunes : mais il était fait pour mettre un
agrément intini dans le commerce des gens qui en avaient. Il était
liil'licile qu'avec tant de talents agiéables , dans un pays où l'on s'y
coniiait ut où on les aime, il restât borné longtemps à la sphère des
musiciens.
Mon giu'it pour M. Venture , plus raisonnable dans sa cause , fut
aussi nioius extravagant dans ses elfels, quoique plus vif et plus
durable que celui que j'avais pris [lour M. Bâcle. J'aimais à le voir,
à lentenlre : tout ce ciu'il faisait me paraissait charmant; tnit ce
qu'il disait me semiait des oracles ; mais mon engouement n'allait
point jusqu'à ueiiouvoirme séparer de lui. J'avais à mou voisinage
un bon [uéservatif contre cet excès. D'ailleurs, trouvant ses maximes
très bonnes pour lui, je sentais qu'elles n'étaient pas à mon usage;
il me fallait une autre sorte de volupté dont il n'avait pas l'idée, et
dont je n'osais même lui parler, bien sur qu'il se serait moque de
moi. Cependant j'aurais voulu allier cet attachement avec celui qui me
dominait. J'en parlais a inainan avec trauspori, le Maître lui en parlait
avec éloges. Elle couseniitqu'oa le lui amenât; mais cette entrevue
ne réussit point du tout. 11 la trouva précieuse; elle le trouva liber-
tin, et, s'alarmant pour moi d'une aussi mauvaise connaissance,
non seulement elle me défendit de le lui ramener, mais elle me
peignit si fortement les dangers que je courais avec ce jeune
homiue, que je devins un peu plus circonspect à m'y livrer; et,
très heureusement pour mes mùears et pour ma tète , nous fûmes
bientôt séparés!
Le Maître avait les goûts de son art; il aimait le vin. A table ce-
pendant il était sobre; mais en travaillant dans son cabinet il fallait
qu'il but. Sa servante le savait si bien , que , sitôt ([u'il préparait
sou pa|iier pour composer et qu'il prenait sou violoncelle, son pot
et sou verre arrivaient l'instant d'après , et le pot se renouvelait de
temps à autre. Sans jamais être ivre il était presque toujours pris
de vin ; et en vérité c'était dommage , car c'était un garçui essen-
tiellement bon , et si gai , que maman ne l'appelait que petit-chat.
Malheureusement il aimait sou talent, travaillait beaucoup et bu-
vait de inèiue. Cela prit sur sa santé et ouliu sur sou humeur; il
était quelquefois ombrageux et facile à olïouser. Incapable de gros-
sièreté , iiieaiiable de manquer à qui que ce fût , il n'a jamais dit
une mauvaise parole , méiiie à un Ue ses enfants de chœur ; mais il
ne fallait pas non plus lui manquer, et cela était juste. Le mal elai
qu'ayant peu d'esprit , il ne discernait pas les tons et les caractères,
et prenait .souvent la mouche sur rien.
L'ancien chapitre de Genève, où jadis tant de princes et d'évê-
qiies se faisaient un honneur d'entrer, a perdu dans son exil son
ancienne splendeur, mais il a conservé sa fierté. Pour pouvoir y
être admis il faut toujours être gentilhomme ou docteur de Sor-
bonne; et, s'il est un orgueil pardonnable, après celui qui se tire
du mérite pérsonrtel , c'est i.-elui qui se tire de la naissance. D'ail-
leurs tous les prêtres qui tiennent des laïcs à leurs gages les trai-
tent d'ordinaire avec assez de hauteur. C'est ainsi que les chanoine.s
traitaient souvent le pauvre le Maître. Le chantre surtout, appelé
M. l'abbé de Vidonne, qui du reste était un très galant homme ,
mais trop plein de sa noblesse, n'avait p.is toujours pour lui les
égards que méritaient ses talents, et l'autre n'endurait pas volon-
tiers ses iléilains. Celle année ils eurent, durant la semaine sainte,
un démêlé plus vif qu'à l'ordinaire dans uu dîner de règle que l'é-
vêque donnait aux chanoines , et où le .Maître était toujours invité.
Le chantre lui fit quelque passe-droit et lui dit quelque parole dure
que celui-ci ne jiut digérer. H prit sur-le-champ la ré^olmiin de
.s'enfuir la nuit suivante; et rien ne put l'en faire démordre, quoi-
que madame de Warens, à qui il alla faire ses adieux, fît tous ses
efforts pour l'apaiser. Il ne put renoncer au plaisir de se venger de
ses tyrans en les laissant dans l'embarras aux fêtes de Pà[ues,
temps où l'on avait le plus grand besoin de lui; mais ce qui l'em-
barrassait lui-même était sa musique qu'il voulait emporter, ce qui
n'était pas facile. Elle formait une caisse assez grosse et fort lourde,
qui ne s'emportait [las sous le bras.
Maman fit ce que j'aurais fait, et que je ferais encore à sa place.
Après bien des efforts inutiles pour le retenir, le voyant résolu de
partir comme que ce fût, elle prit le parti de l'aider en tout ce qui
dépendait d'elle. J'ose dire qu'elle le devait. Le Maître s'était con-
sacré, pour ainsi dire, à son service. Sut en ce qui tenait à son art,
soit en ce qui tenait à ses soins, il était entièrement à ses ordres, et
le cœur avec lequel il les suivait donnait à sa complaisance un nou-
veau prix. Elle ne faisait donc que rendre à un ami, dans une occa-
sion essentielle, ce qu'il faisait pour elle en détail depuis trois ou
quatre ans; mais elle avait une âme qui, pour remplir de pareils
devoirs, n'avait pas besoin de songer que c'en étaient pour elle-
Elle me fit venir , m'ordonna de suivre M. le Maître au moins jus-
qu'à Lyon , et de m'atlacher à lui aussi longtemiis qu'il aurait be-
soin de moi. Elle m'a depuis avoué que le désir de m'éloigner de
Venture était entré pour beaucoup dans cet arrangement. Elle
consulta Claude Anet, son fidèle domestique , pour le transport de
la caisse. Il fut d'avis qu'au lieu de prendre à .\iiuecy une bêle do
somme, qui nous ferait infailliblement découvrir, il fallait, quand il
serait nuit, porter la caisse à bras jusqu'à une certaine distance,
et louer ensuite un âne dans un village pour la transporter jusqu'à
Seyssel, où , étant sur terre de France , nous n'aurions plus rien à
risquer. Cet avis fut suivi : nous partîmes le soir à sept heures ,
el maman, sous prétexte de payer ma dépense, grossit la bourse
du pauvre petit-chat d'un surcroît qui ne lui fut pas inutile. Claude
Anet, le jardinier et m.n , portâmes la caisse couiine nous pûmes
jusqu'au premier village, où un âne nous relaya; el la même nuit
nous nous rendîmes à Seyssel.
Je crois déjà avoir remarqué qu'il y a des temps où je suis si peu
semblable à moi-même , qu'on me prendrait pour un autre homme
de caractère tout oj-ipùsé. On en va voir un exemple. M. Reydelet,
curé de Seys.sel, était chanoine de Saiiit-l'ierre, par conséquent de
la conuaissaiicc de M. le Maître , et l'un des hommes dont il devait
le plus se cacher. Mon avis fut au contraire d'aller nous présenter
à lui, et lui demuiler gîte sous quelque prétexte, com.ne si nous
étions là du cous.mtement du chapitre. Le .Maître goûta cette idée,
qui rendait sa ven^'eance moqueuse et plaisante. .Nous allâmes donc
efTioulémont chez M. Reydelet, qui noas reçat très bien Le .M titre
lui dit qu'il allait à Be.lay , à la prière de l'evè^ue , diriger sa mu-
sique aux fêtes de Pâques; et moi , .à l.i faveur de ce meu-mge, j'en
enlilai cent autres si naturels que .'vl Reydelet, me trouvant joli
garçon, me prit en amitié el me fit mille c tresses. Nias lûai« bien
régalés, bien couchés; M. Reydelet ne savait quelle chère nous
faire , et nous nous séparâmes les meilleurs amis du m >u le , avec
promesse de rester plus loiigt unps au retour- A p.-iues pùmas-nous
attendre que nous fussions seuls pour coinin;ncer nos cclaU da
rire, et j'avoue qu'ils me reprennent encore eu y pensant, caroa ne
saurait imaginer une espièglerie mieux soutenue ni plus heureuse.
Elle nous eut égayés durant toute la route, si M. le Miitre, qui ne
cessait de b.iire et de battre la campagne , n'eût été attaque deui
ou trois fois l'une alleinto à laquelle il devenait très sujjt , et qui
ressemblait fort à l'épilepsie. Ceia me jeta dais des emO.irriis qui
m'effrayèrent, et dont je pensai bientôt à me tirer comme je pour-
rais.
Nous allâmes à Bellay passer les fêtes de Pâques , comme nous
l'avions dit à M. Reydelet; et, quoique nous n y fussions p;is at-
tendus, nous fûmes reçus du maître de musique et accueillis de
tout le monde avec grand plaisir. M le Maiire avait de la Cjusidé-
raliou dans sou art, et la méritait. Le maître de musique de Be.lay
30
LES VEILLÉES LITTÉRAIRES ILLUSTRÉES.
se fit ' juiieiir (]fi ses meilleurs ouvrages, et tâcha d'obtenir l'ap-
prohatioo d'un si bon juge; car, outre que le Maître était connais-
seur, il était équitable, vioint jaloux , et point flagorneur. H était si
supérieur à tous ces maîtres de musique de province, et ils le sen-
taient si bien eux-mêmes, qu'ils le regardaient moins comme leur
confrère que comme leur chef.
Après avoir passé très agréablement quatre ou cinq jours à Bellay,
nous en repartîmes et continuâmes notre route , sans autre acci-
dent que ceux dont je viens de parler. Arrivés à Lyon , nous fûmes
loger à Notre-Dame de Pitié, et, en attendant la caisse, qu'à la fa-
veur d'un autre mensonge nous avions embarquée sur le Rhône par
les soins de notre bon patron M. Reydelet, le Maître alla voir ses
connaissances, entre autres le P. Caton, cordelier , dont il sera
parlé dans la suite, et l'abbé d'Ortan, comte de Lyon. L'un et l'autre
le reçurent bien ; mais ils le trahirent : son bonheur s'était épuisé
chez M. Reydelet.
Deux jours après notre arrivée à' Lyon , comme nous passions
dans une petite rue non loin de notre auberge, le Maître fut surpris
d'une de ses atteintes, et celle-là fut si violente que j'en fus saisi
d'effroi. Je fis des cris, appelai du secours, nommai son auberge,
et suppliai qu'on l'y fît porter; puis, tandis qu'on s'assemblait et
s'empressait autour d'un homme tombé sans sentiment et écumant
au milieu de la rue, il fut délaissé du seul ami sur lequel il eût dû
compter. Je pris l'instant où personne ne songeait à moi , je tour-
nai le coin de la rue, et je disparus. Grâce au ciel, j'ai fini ce troi-
sième aveu pénible; s'il m'en restait beaucoup de pareils à faire,
j'abandonnerais le travail que j'ai commencé.
De tout ce que j'ai dit jusqu'à présent, il en est resté quelques
traces dans les lieux où j'ai vécu ; mais ce que j'ai à dire dans le
livre suivant est presque entièrement ignoré. Ce sont les plus gran-
des extravagances de ma vie , et il est heureux q|U'elles n'aient pas
plus mal fini. Mais ma tète, montée au Ion d'un instrument étran-
ger, était hors de sou diapason ; elle y revint d'elle-même, et alors
je cessai mes folies, ou du moins j'en- fis de plus accordantes à
mon naturel. Cette époque de ma jeunesse est celle dont j'ai l'idée
la plus confuse. Rien presque ne s'y est passé d'assez intéressant à
mou cœur pour m'en rappeler vivement le souvenir; et il est dif-
ficile que, dans tant d'allées et venues, dans tant de déplacements
successifs, j(! ne fasse pas quelques transpositions de temps ou de
lieu. J'écris alisuluMirii! de mémoire, sans mouninents, sans maté-
riaux qui puisxiit me la rappeler. Il y a des événements de ma vie
qui me sont aussi présents que s'ils venaient d'arriver, mais il y a
des lacunes et des vides que je ne peux remplir qu'à l'aide de récits
aussi confus que le souvenir qui m'en est resté. J'ai donc pu faire
des erreurs quelquefois, et j'en pourrai faire encore sur des baga-
telles, jusqu'au temps où j'ai de moi des renseignements plus sijrs;
mais, en ce qui importe vraiment au sujet, je suis assuré d'être
exact et fidèle, comme je lâcheiai toujours de l'être en tout. Voilà
sur quoi l'on peut compter.
Sitôt que j'eus quitte M. le Maître , ma résolution fut prise, et je
repartis pour Annecy. La cause et le mystère de notre départ m'a-
vaient donné un grand intérêt pour la sûreté de notre retraite; et
cet intérêt m'occupant tout entier, avait lait diversion durant quel-
ques jours à celui qui me rappelait en arrière : mais dès que la sé-
curité me laissa plus tranquille , le sentiment dominant reprit sa
place. Rien ne me flattait, rien ne me tentait ; je n'avais de désir pour
rien que pour retourner auprès de maman. La tendresse et la vé-
rité de mon attachement pour elle avaient déraciné de mon cœur
tous les projets imaginaires, toutes les folies de l'ambition. Je ne
voyais plus d'autre bonheur que celui de vivre auprès d'elle, et je
ne faisais pas un pas sans sentir que je m'éloignais de ce bonheur.
J'y revins donc aussitôt que cela me l'ut possible. Mon retour fut si
piomptet mon es|)rit si distrait, que, quoique je me rappelle avec
tant de plaisir tous mes autres voyages, je n'ai pas le moindre sou-
venir de celui-là. Je ne m'en rappelle rien du tout, sinon mon dé-
part de Lyon et mou arrivée à Annecy. Qu'on juge suitout si cette
dernière époque a dû sortir de ma mémoire : en arrivant , je ne
trouvai plus madame de Warens; elle était partie pour Paris.
Je n'ai jamais bien su le secret de ce voyage. Elle me l'aurait dit
j'en suis très sûr, si je l'en avais pressée ; mais jamais homme ne
l'ut moins curieux que moi des secrets de ses amis. Mon tocur, uni-
quement occupé du présent et de l'avenir, en remplit toute sa ca-
pacité, tout son espace, et, hors mes plaisirs passes, qui l'ont dé-
sormais mes uniques jouissances, il n'y reste pas un coin vide pour
ce qui n'est plus. Tout ce que j'ai cru entrevoir dans le peu qu'ede
m'en a dit est que, dans la révolution causée à Turin par l'abdica-
tion du roi de Sanlaigne, elle craignit d'être oubliée, et voulut, à la
faveur des intrigues de M. d'Aubonne, chercher le même avantage
à la cour de France, où elle m'a souvent dit qu'elle l'eût préféré,
parce que la multitude des grandes alTaires fait qu'on n'y est pas si
désagréablement surveillé. Si cela est, il est bien étonnant qu'à son
retour on ne lui ail pas fait plus mauvais visage , et qu'elle ait tou-
jours joui de sa pension sans aucune interruption. Bien des gens
uut cru qu'elle avait été chargée de quelque commission scciele,
soit de la part de l'évéque, qui avait alors des afl'aires à la cour de
France, où il fut lui-même obligé d'aller, soit de la iiart de quel-
qu'un plus puissant encore qui sut lui ménager un heureux retour.
Ce qu'il y a de sûr, si cela est, est que l'ambassadrice n'était pas
mal choisie, et que, jeune et belle encore, elle avait tous les talents
nécessaires pour se bien tirer d'une négociation.
LIVRE IV.
J'arrive, et je ne la trouve plus. Qu'on juge de ma surprise et de
ma douleur. C'est alors que le regret d'avoir lâchement abandonné
M. le Maître commença de se faire sentir. 11 fut plus vif encore
quand j'appris le malheur qui lui était arrivé. Sa caisse de musique,
qui contenait toute sa fortune, cette précieuse caisse, sauvée avec
tant de fatigues, avait été saisie à Lyon par les soins du comte Dor-
tan, à qui le chapitre avait fait écrire pour le prévenir de cet enlè-
vement furtif. Le Maître avait en vain réclamé son bien, son gagne-
paiii, le travail de toute sa vie. La propriété de cette caisse était au
luoins sujette à litige; il n'y en eut point. L'affaire fut décidée à
l'instant même par la loi du plus fort, et le pauvre le Maître perdit
ainsi le fruit de ses talents, l'ouvrage de sa jeunesse, et la ressource
de ses vieux jours.
Il ne manqua rien au coup que je reçus pour le rendre accablant.
Mais j'étais dans un âge où les grands chagrins ont peu de prise,
et je me forgeai bientôt des consolations. Je comptais avoir dans
peu des nouvelles de madame de Warens, quoique je ne susse pas
son adresse, et qu'elle ignorât que j'étais de retour; et quant à ma
désertion, tout bien compté, je ne la trouvais pas si coupable. J'a-
vais été utile à M. le Maître dans sa retraite; c'était le seul service
qui dépendît de moi. Si j'étais resté avec lui en France, je ne l'au-
rais pas guéri de son mal, je n'aurais pas sauvé sa caisse, je n'au-
rais fait que doubler sa dépense, sans lui pouvoir être bon à rien.
Voilà comment alors je voyais la chose; je la vois autrement au-
jourd'hui- Ce n'est pas quand une vilaine action vient d'être faite
qu'elle nous tourmente; c'est quand, longtemps après, on se la
rappelle; car le souvenir ne s'en éteint point.
Le seul parti que j'avais à prendre pour avoir des nouvelles de
maman était d'en attendre : car où l'aller chercher à Paris? et avec
quoi faire le voyage? 11 n'y avait point de lieu plus sûr qu'Annecy
pour savoir tôt ou tard où elle était. J'y restai donc. Mais je me
conduisis assez mal. Je n'allai point voir l'évèque, qui m'avait pro-
tégé, et qui me pouvait proléger encore Je n'avais plus ma pa-
troiie auprès de lui, et je craignais les réprimandes sur notre éva-
sion. J'allai encore moins au séminaire : M. Gros n'y était plus. Je
ne vis personne de ma connaissance : j'aurais pourtant bien voulu
aller voir madame l'intendante, mais je n'osai jamais. Je fis plus
mal que tout cela. Je retrouvai M. Venture, auquel, malgré mon en-
thousiasme, je n'avais pas même pensé depuis mou départ. Je le re-
trouvai brillant et fêté dans tout Annecy; les dames se l'arra-
chaient- Ce succès acheva de me tourner la tète. Je ne vis plus rien
que M. Veiiture, et il me fit presque oublier madame de 'Warensr
Pour profiter des leçons plus à mon aise, je lui proposai de partage,
avec moi son gîte; il y consentit. Il était logé chez un cordonnier,
plaisant et bouffon personnage, qui, dans son patois, n'appelait pas
sa femme autrement que salopière , nom qu'elle méritait assez. Il
avait avec elle des prises que Venture avait soin de faire durer en
liaraissant vouloir faire le contraire- 11 leur disait, d'un ton froid,
et dans son accent provençal, des mots qui faisaient le plus grand
effet; c'étaient des scènes à pâmer de rire. Les matinées se pas-
saient ainsi sans qu'on y songeât. A deux ou trois heures nous
mangions un morceau. 'Venture .s'en allait dans ses sociétés, où il
soupait; et moi j'allais me promener seul, méditant sur son grand
mérite, et maudissant ma maussade étoile qui ne m'appelait point à
cette heureuse vie. Eh ! que je m'y connaissais mal! La mienne eût
été cent fois plus charmante sij'avais été moins bète, et si j'en avais
su mieux jouir.
Madame de Warens n'avait emrnené qu'Anet avec elle; elle avait
laissé Mf rceret, sa femme de chambre, dont j'ai parlé. Je la trouvai
occupant encore l'appartement de sa maîtresse. Mademoiselle Mer-
ceret était un peu plus âgée que moi, nou pas jolie, mais assez agréa-
ble, une bonne Fribouigeoise sans malice, et à qui je n'ai connu
d'autre défaut que d'être quelquefois un peu mutine avec sa maî-
tresse. Je l'allais voir assez souvent; c'était une ancienne connais-
sance, et sa vue m'en rappelait une plus chère qui me la faisait ai-
mer. Elle avait plusieurs amies, entre autres une mademoiselle Gi-
raud. Genevoise, qui, pour mes péchés, s'avisa de prendre du goût
pour moi. Elle pressaittoujoursMereeret de m'amenerchez elle; je m'y
laissais mener, parce que j'aimais a.ssBz Merceret, et qu'il y avait là
d'autres jeunes personnes que je voyais volontiers. Pour mademoi-
selle Giraud, qui me faisait toutes sortes d'agaceries, un ne peut rien
ajouter à l'aversion que j'avais pour elle. Quand elle approchait de
LES CONFESSIONS.
31
mon visafjfi son miispaii sec ot noir li,irt)oiiill(; de tabac H'Espaf;ne,
j'avais peine à m'abstenir d'y craclier. Mais je prenais patience; à
cela près, je me plaisais fort an milien de toutes ces filles; et, soit
pour l'aire leur cour à mademoiselle fJiraud, soit pour moi-même,
foutes me fêtaient à l'envi. Je ne voyais à tout cela que de l'amitié.
J'ai jugé depuis qu'il n'eût tenu qu'à moi d'y voir davantage : mais
je no m'en avisais pas, je n'y pensais pas.
D'ailleurs, des couturières, des filles de chambre de petites mar-
chandes ne me tentaient Riière : il me faillit des demoiselles. Cha-
cun a sa fantaisie; c'a toujours élc la mienne. Ce n'est pourtant
pas du tout la vanité, c'est la volupté qui m'attire ; c'est un teint
mieux conservé, de plus belles mains, une parure plus <îraciouse,
lin air de délicatesse et de propreté sur toute la personne, plus de
goût dans la manière de se mettre et de s'exprimer, une robe pins
fine et mieux faite, une chaussure plus mi'.;nonne, des rubans, de
la dentelle, des cheveux mieux ajustés. .le préférerais toujours la
moins jolie ayant plus de tout cela. Je trouve moi-même cette pré-
férence très ridicule, mais mon cœurladonne malirré moi.
Eh bien! cet avantafie se présentait encore, et il ne tint encore
qu'à moi d'en profiter. Que j'aime à tomber de temps en temps sur
les moments agréables de ma jeunesse! Ils étaient si doux ! ils ont
été si courts, si rares, et je les ai goûtés à si bon marché ! Ah ! leur
seul souvenir rend encore à mon cœur une volupté pure dont j'ai
besoin pour ranimer mon courage, et soutenir les ennuis du reste
de mes vieux jours.
[.'aurore un matin me parut si belle, que, m'étant habillé précipi-
tamment, je me hâtai de gagner la campagne pourvoir lever le so-
leil. Je goûtai ce plaisir dans tout son charme; c'était la semaine
après la Saint-Jean. La terre, dans. sa plus grande parure, était cou-
verte d'herbe et de fleurs; les rossignols, presque à la fin de leur
ramage, semblaient se plaireàle renforrer; tous les oiseaux, faisant
en concert leurs adieux au printemps, chantaient la naissance d'un
beau jour d'été, d'un de ces beaux jours qu'on ne voit plus à mon
âge, et qu'on n'a jamais vus dans le triste sol où j'habite aujour-
d'hui (1).
Je m'étais insensililiMiicnl l'ioignéde la ville, la chaleur augmen-
tait, et je me proraon:!!^ m>iis ds ombrages dans un vallon le long
d'un ruisseau. J'cntcinU lirrrure moi des pas de chevaux et des voix
de filles qui semblaient embarrassées, mais qui n'en riaient pas
moins de bon cœur. Je me retourne. On m'appelle par mon nom ;
j'approche; je trouve deux jeunes personnes de ma connaissance,
mademoiselle de GrafTenried et mademoiselle Galley, qui, n'étant
pas d'excellentes cavalières, ne savaient comment forcer leurs che-
vaux h passer le ruisseau. IWademoisclle de Gratfcnried était une
jeuneBernoise fort aimable (2), qui, parquelque folie de son âge, ayant
été jetée hors de son pays, avait imité madame de Warens, chez
qui je l'avais vue quelquefois; mais, n'ayant pas eu une pension
comme elle, elle avait été trop heureuse de s'attacher à mademoi-
selle Galley, qui, l'ayant prise en amitié, avait engagé sa mère à la
lui donner pour compagne jusqu'à ce qu'on la pût placer de quel-
que façon. Mademoiselle Galley, d'un an plus jeune qu'idie, était
encore'plus jolie ; elle avait je ne sais quoi de plus délicat, de plus
fin ; elle était en même temps très mignonne et très formée, ce qui
est pour une fille le plus beau moment. Toutes deux s'aimaient ten-
drement, et leur bon caractère à l'une et à l'autre ne pouvait qu'en-
tretenir longtemps cette union, si quelque amant ne venait la dé-
ranger. Elles me dirent qu'elles allauMit à Toune (3), vieux château
appartenant à madame Galley; elles implorèrent mon secours pour
faire passer leurs chevaux, n'en pouvant venir à bout elles seules. Je
voulus fouetter les chevaux; mais elles craignaient pour moi les
ruades, et pour elles les haut-le-corps. J'eus recours à un autre ex-
pédient : je pris par la bride le cheval de mademoiselle Galley, puis,
le tirant après moi, je traversai le ruisseau ayant de l'eau jusqu'à
mi-jambes, et l'autre cheval suivit sans difficulté. Cela fait, je vou-
lus saluer ces demoiselles et m'en aller comme un hruèt : elles se
dirent quelques mots tout bas; et mademoiselle de Gralfenried s'a-
dressantà moi : Non pas, non pas, me dit-elle, on ne nous échappe
pas comme cela. Vous vous êtes mouillé pour notre seiwice; et nous
devons en conscience avoir soin de vous sécher : il faut, s'il vous
plaît, venir avec muis; nous vous arrêtons prisonnier. Le cœur me
battait, je reganlais mademoiselle Galley. Oui, oui, ajouta-telle en
riant de ma mine ell'aree, prisonnier de guerre ; montez en croupe
derrière elle, nous voulons rendre compte de vous. Mais, mademoi-
selle, je n'ai pas l'honneur d'être connu de madame vdtre mère;
que dira-t-elle en me voyant arriver'? Sa mère, rei)rit miidenioiselle
de Gralt'enried, n'est pas à Toune, nous revenons ce soir, et vous
reviendrez avec nous.
(1) AWootton, en Statîordshire.
(2) J'ai connu à Lausanne en 1839 un M. de GralVcnrieil, qui iMait rie
celle fauiiHe. — J'ignore quel fut le sorl de la personne dont parle ici
Rousseau. A. de lî.
^^) Il se peut qu'on prononce Toune en patois local, mais le lieu ou
question est TMne, bourg incendié il y a quelipie temps.
A. de It.
L'effet de l'électricité n'est pas plus prompt que celui que ces mots
firent sur moi. En m'élancant sur le cheval de mademoiselle de
Graffenried je tremblais de joie; et quand il fallut l'embrasser pour
me tenir, le coeur me battait si fort qu'elle s'en aperçut; elle médit
que le sien lui hattaitaussi par la frayeur de tomber. C'était presque,
dans ma posture, une invitation de vérifier la chose; je n'osai ja-
mais, et, durant lout le trajet, mes deux bras lui servirent de cein-
ture, très serrée à la vérité, mais sans se déplacer un moment. Telle
femme qui lira ceci me souffletterait volontiers, et n'aurait pas tort.
La gaîté du vnvage ot le babil de ces filles aiguisèrent tellement
le mien, que jusqu'au soir, et tant que nous fûmes ensemble, nous
ne déparlâmes pas un moment. Elles m'avaient mis si bien à mon
aise, que ma langue parlait antantque mes yeux, quoiqu'elle ne dît
pas les mêmes choses. Qnelques instants seulement, quand je me
trouvais tête à tête avec l'une ou avec l'autre, l'entretien s'embar-
rassait un peu; mais l'absente revenait bien vite, et ne nous lais-
sait pas le temps d'éclaircir cet embarras.
Arrivés à Toune, et moi bien séché, nous déjeunâmes. Ensuite il
fallut procéder à l'importante affaire de préparer le dîner. Les deux
demoiselles, tout en cuisant, baisaient de temps en temps les en-
fants de la grangère. et le pauvre marmiton mangeait son pain,
sans mot dire, à la fumée du rôli. On avait envoyé des provisions
de la ville, et il y avait de quoi faire un très bon dîner, surtout eil
friandises; mais malheureusement on avait oublié du vin. Cet ou-
bli n'était oas étonnant pour des filles qui n'en buvaient guère;
mais j'en fus fâché, car j'avais un peu compté sur ce secours pouf
m'enhardir. Elles en furent fâchées aussi, par la même raison peut-
être; mais je n'en crois rien. Leur gaité vive et charmante était
l'innocence même; et d'ailleurs qu'eussent-elles fait de moi entre
elles deux? Elles envoyèrent chercher du vin partout aux environs;
on n'en trouva point, tant les paysans de ce canton sont sobres et
pauvres ! Comme elles m'en marquaient leur chagrin, je leur dis de
n'en pas être si fort en peine, et qu'elles n'avaient pas besoin devin
pour m'enivrer. Ce fut la seule galanterie que j'osai leur dire de la
journée , mais je crois que les friponnes voyaient du reste que cette
galanterie était une vérité.
Nous dînâmes dans la cuisine de la grangère, les deux amies as-
sises sur des bancs aux deux côtés de la longue table, et leur hôte
entre elles deux sur une escabelle à trois pieds. Quel dîner ! quel sou-
venir plein de charmes! Comment, pouvant à si peu de frais goûter
des plaisirs si purs et si vrais, vouloir en rechercher d'autres'? Ja-
mais souper des petites maisons de Paris n'approcha de ce repas, je
ne dis pas seulement pour la gaité, pour la douce joie, mais je dis
pour la sensualité.
Après le dîner nous fîmes une économie : au lieu de prendre le
café qui nous restait du déjeuner, nous le gardâmes pour le goûter
avec de la crème et des gàleaux qu'elles avaient apportés; et, pour
tenir notre appétit en haleine, nous allâmes dans le verger achever
notre desscirt avec des cerises. Je montai sur l'arbre et je leur en je-
tais dos bouquets dont elles me rendaient les noyaux à travers les
branches. Une fois mademoiselle Galley, avançant son tablier et re-
culant la tète, se présentait si bien, et je visai si juste, que je lui fis
tomber un bouquet dans le sein; et de rire. Je me disais en moi-
même : Que mes lèvres ne sont-elles des cerises! comme je les leur
jetterais ainsi de bon cœur (I) !
La journée se passa de cette sorte à folâtrer avec la plus grande
liberté, et toujours avec la plus grande décence- Pas un seul
mot équivoque, pas une seule plaisanterie hasardée; et cette
décence, nous ne nous l'imposions point du tout, elle venait
toute seule; nous prenions le ton que nous donnaient nos
cœurs. Enfin, ma modestie, d'autres diront ma sottise, fut telle,
que la plus grande privante qui m'échappa fut de baiser une seule
fois la main de mademoiselle Galley. Il est vrai que la circonstance
ajoutait au prix de cette légère faveur. Nousétionsseuls, je respirais
avec embarras, elle avait les yeux baissés ; ma bouche, au lieu de
trouver des paroles, s'avisa de se coller sur sa main, qu'elle retira
doucement après qu'elle fut baisée, en me regardant d'un air qui
n'était point irrité. Je ne sais ce que j'aurais pu lui dire; son amie
entra, et me parut laide en ce moment.
Enfin elles se souvinrent qu'il ne fallait pas attendre la nuit pour
rentrer en ville. Il ne nous restait que le temps qu'il fallait pour ar-
river de jour, et nous nous hâtâmes de partir, en nous distribuant
comme nous étions venus. Si j'avais ose, j'aurais transposé cet or-
dre, car le regard de mademoiselle Galley m'avait vivement ému le
cœur, mais je n'osai rien dire, et ce n'était pas à elle de le proposer.
Eu marchant nous disions que la journée avait tort de finir; mais,
loin de nous plaindre qu'elle eût été courte, nous trouvâmes que
nous avions eu le secret de la faire longue par tous les amusements
dont nous avions su la remplir.
Je les quittai à peu près au même endroit où elles m'avaient pris.
.\vcc quel regret nous nous séparâmes! .\vec quel plaisir nous pro-
jetâmes de nous revoir! Douze heures passées ensemble nous va-
11 Quoi de plus ravissiinl, de plus frais que le récit de cette journée I
A. de B.
32
LES VEILLÉES LITTÉRAIRES ILLUSTRÉES.
•aient des siècles de familiari(é. Le doux souvenir de cette journée
ne c<iii lait rien à ces aimables filles; la tendre union qui régnait
entre nous trois valait des plaisirs plus vifs, et ii'tût pu subsister
av(Ç eux : nous nous aimions s:ins mystère et sans lionte, et nous
voulions nous aimer toujours ainsi. L'innocence des mœurs a sa
volupté qui vaut hieu l\iutre, parce qu'elle n'a point d'intervalle, et
qu'elle agit conti!iuoll('n)ent. Pour moi, je sais que la mémoire d'un
si lieau Jour me charme plus, me touche jdus, me revient plus au
cœur que celle d'aucuns plaisirs que j'aie goûtes en ma vie. Je ne
savais pas trop hien ce que je voulais à ces deux charirantes per-
sonnes, mais elles m'intéressaient beaucoup toutes deux. Je no dis
pas que, si j'eusse été le maître de mes arrangements, mon cœur
se serait partagé, j'y seniais un peu de préférence. J'aurais fait mon
bonheurd'avoirpour maîtresse niadenioiselle de Graffenried ; mais, à
choix, je crois que je l'aurais mieux aimée pour confidente. Quoi
qu'il en soit, il me semblait en les quittant que je ne pourrais plus
vivre sans l'une et sans l'autre. Qui m'eût dit que je ne les reverrais
de ma vie, et que là finiraient nos éphémères amours!
Ceux qui liront ceci ne mnnqueront pas de rire de mes aventures
gilantes, en remarquant qu'après beaucoup de préliminaires, les
plus avancées finissent par baiser la main. 0 mes lecteurs! ne vous
y trompez pas : j'ai peut-être eu plus de plaisir dans mes amours
en finissant parcelle main boisée, que vous n'en aurez jamais dans
les vôtres en commençant tout au moins parla.
Venture, qui s'était couché fort tard la veille, rentra peu de temps
après nioi. Pour cette fois je ne le vis pas avec le mèipe plaisir qu'à
l'ordinaire, et je me gardai de lui dire comment j'avais passé ma
journée. Ces demoiselles m'avaient parlé de lui avec peu d'estime, et
m'avaient paru mécontentes de me savoir en si mauvaises mains.
Cela l»i fit tort dans inon esprit : d'?.illeurs tout ce qui me dis-
trayait d'elles ne pouvait que m'ètrc désagréable. Ceiiendanl il me
rappela bientôt à lui et à moi en me parlant de ma situation : elle
était trop critique pour pouvoir durer. Quoique je dépensasse très
peu de chose, mon petit pécule achevait de s'épuiser ; j'étais sans
ressource ; point de nouvelles de maman : je ne savais que devenir ,
et Je sentais \in cruel serrement de cœur de voir l'ami de made-
mois! Ile Galley réduit à l'aumône.
Venture me dit qu'il avait parlé de moi à M. le juge-mage ; qu'il
voulait m'y mener dîner le lendemain ; que c'était un homme en
état de me rendre service par ses amis ; d'ailleurs une bonne con-
naissance à faire, un homme d'esprit et de lettres, d'un commerce
fort agréable, qui avait des talents et qui lis aimait ; puis mêlant,
à son ordinaire, aux choses sérieuses la plus mince frivolité , il me
fit voir un joli couplet venu de Paris, sur un air d'un opéra de Muu-
ret qu'on jouait alors. Ce couplet avait plu si fort à M. Simon {c'était
le nom du juge-mage), qu'il voulait en faire un autre en réponse
sur le même air : il ava.it dit à Venture d'en faire aussi un; et la
folio prit à celui-ci de m'en faire faire un troisième, afin, disait-il,
qu'on vît le lendemain les couplets arriver comme les brancards du
Roman comique.
La nuit, ne pouvant dormir, je fis comme je pus mon couplet :
pour les premiers vers que j'eusse faits ils étaient passables, meilleurs
peut-être, ou du moins faits avec plus de goût qu'ils n'auraient été
la veille, le sujet roulant sur une situation fort tendre à laquelle
mon cœur était déjà tout disposé. Je montrai le malin le couplet à
Venture, qui, le trouvant joli, le mit dans sa poche sans me dire
s'il avait fait le sien. JSous allâmes dîner chez M. Simon , qui nous
ri'çut bu'u. La rouversation fut agréable ; elle ne pouvait manquer
de l'èlre entre deux hommes d'esprit, à qui la lecture avait proiilé.
Pour moi, je faisais mon rôle : j'écoutais et je me taisais. Us ne par-
lèrent de couplets ni l'un ni l'autre : je n'en parlai point non plus;
et jamais, que je sache, il n'a été question du uneu.
M. Simon parut content de mon maintien; c'est à peu près tout ce
qu'il vit de moi di,iis cette entrevue. Il m'avait déjà vu plusieurs fois
chez madame de Warens, sans faire une grande attention à moi :
ainsi c'est de ce diner que je puis dater sa connaissance qui ne me
servit de rien pour l'objet qui me l'avait fait faire, mais dont je
tirai dans la suite d'autres avantages qui me font rappeler sa
mémoire avec plaisir.
J'aurais tort de ne pas parler de sa figure, que, sur sa qualité de
magistrat, et sur le bel esprit dont il se iiiquail , on n'imaginerait
pns SI je n'en disais rien. M. le juge-mage Simon n'avait assuré-
ment pas trois pieds de haut. Ses jambes droites et même assez lon-
gues, l'auraient agrandi si elles eussent été verticales ; mais elles
posaient de biais comrue celles d'un compas très ouvert. Son corps
était non seulement court, mais mince, et en tous sens d'une peti-
tesse incroyable. H devait paraître une sauterelle quand il était nu-
Sa tctei de grandeur naturelle avec un visage bien formé, l'air
noble, d'assez beaux yeux, semblait une tète postiche qu'on aurait
plantée sur un moignon. Il tût pu s'exempter de faire de la dépense
en [jarure, car sa grande perruque seul l'habiilail parfaitement de
pied cil cap.
Il avait deux voix toutes différentes qui s'entremêlaient .sans cesse
dans sa conversation avec un contraste très plaisant.d'abord mais bien-
tôt très désagréable. L'une était gravt» et sonore ; c'était, si j'ose ainsi
parler, la voix de sa tête : l'autre, claire, aiguë et perçante , étnit
la voix de son corps. Quant il s'écoutait beaucoup, qu'il parlait très
posément, qu'il ménageait son haleine, il pouvait parler toujours
de sa grosse voix ; niais pour peu qu'il s'animât et qu'un accent
plus vif vînt se présentpr, cet accent di-vcnait comme le «iffle-
inent d'une clef, et il avait toute la peine du monde à reprendre sa
basse.
Avec la figure que je viens de peindre, et qui n'est point char-
gée, M. Simon était galant, grand conteur de fleurettes, et poussait
jusqu'à la coquetterie les soins de son ajustemeiit. Comme il cher-
chait à prendre ses avantages, il donnait volontiers ses audiences
du matin dans sou lit ; car quand on voyait sur l'oreiller une belle
tête, personne n'allait s'imaginer que c'était là tout. Cela donnait
lieu quelquefois à des scènes dont je suis sûr que tout Annecy se
souvient encore.
Un matin qu'il attendait dans ce lit, ou plutôt sur ce lit, les plai-
deurs, en belle coiffe de nuit hien fine et bien blanche, ornée de
deux grosses bouffettes de ruban couleur de rose, un paysan ar-
rive, heurte à la porte. La servante était sortie. M. le juge-mage,
entendant redoubler, crie : Entrez ; et cela comme dit un peu trop
fort, partit de sa voix aigre. L'homme entre, il cherche d'où vient
cette voix de femme : et voyant dans ce lit une cornette , nue foa-
tange, il veut ressortir en faisant à madame de grandes excuses.
M. Simon se fâche, et n'en crie que plus clair. Le paysan, confirmé
dans son idée , et se croyant insulté , lui chante j'ouilles , lui dit
qu'apparemment elle n'est qu'une coureuse, et que M. le juge-mage
ne don ne guère bon exemple chez lui. Le juge-mage, furieux, et n'ayant
pour toute arme qu'un pot-de-chamhre, allait le jeter à la tète de ce
pauvre homme, qu.md sa gouvernante arriva.
Ce petit nain, si disgracié dans son corps par la nature, en avait
été dédommagé du côté de l'esprit : il l'avait naturellement agréa-
ble, et il avait pris soin de l'orner. Quoiqu'il fût, à ce qu'on disait,
assez bon juriscousuUe , il n'aimait pas son métier. Il s'était jeté
dans la belle littérature, et il y avait réussi. Il en avait pris surtout
celte brillante superficie, celte fleur qui jette de l'agrément dans le
commerce, même avec les femmes. Il savait par cœur (ous les pe-
tits traits des ana et autres semblables : il avait l'art de les faire
valoir, et contant avec intérêt . avec mystère et comme une anec-
dote récente, ce qui s'était passé il y avait soixante ans. Il savait la
musique, et chantait agréablement de sa voix d'homme : enfin, il
avait beaucoup de jolis talents pour un magistrat. A force de ca-
joler les dames d'Annecy, il s'était mis à la mode par elles ; elles l'a-
vaient à leur suite comme un petit sapajou. Il prétendait même à.
des bonnes fortunes, et cela les amusait beaucoup. Une madame
d'Epagny disait que, pour lui, la dernière faveur était de baiser une
fciume au genou.
Comme il connaissait les bons livres et qu'il en parlait volontiers,
sa conversation était non-seulement amusante , mais instructive.
Dans la suite, lorsque j'eus pris du goût pour l'étude, je cultivai sa
connaissance et je m'en trouvai bien. J'allais quelquefois le voir de
Chambéry, où j'étais alors. 11 louait, animait mon émulation, et rae
donnait pour mes lectures de bons avis dont j'ai souvent fait moQ
profit. Malheureusement dans ce corps si fluet logeait une âme très
sensible. Quelques années après, il eut je ue sais quelle mauvaise
affaire qui le chagrina, et il en mourut. Ce fut dommage : c'était
assurément un lion petit homme, dont on commençait par rire, et
qu'on fini-sait par aimer. Quoique sa vie ait été peu liée à la mienne,
comme j'ai reçu de lui des leçons utiles, j'ai cru pouvoir lui consa-
crer un petit souvenir.
Sitôt que je lus libre, je courus dans la rue de mademoiselle Gal-
ley, me llattaut de voir entrer ou sortir quelqu'un, ou du moins ou-
vrir quelque fenéire. Rien ; pas un chat ne parut, et, tout \e temps
que je fus là la maison demeura aussi close que si elle n'eût point
été habitée. La rue était petite et déserte, un homme s'y remar-
quait ; de temps en temps quelqu'un passait, entrait ou sortait
au voisinage. J'étais fort embarrassé de ma figure ; il me semblait
que l'on devinait pourquoi j'étais là, et cette idée me mettait au
supplice : car j'ai toujours [iréléré à mes plaisirs l'honneur et le re-
pos de celles qui m'étaient chères.
Lnfin, las de faire l'amant espagnol, et n'ayant point de guitare,
je pris le parti d'aller écrire à mademuisplle de GralTenried. J'au-
rais préféré d'écrire à son amie, mais je n'osais, et il convenait de
commencer par celle à qui je devais la connaissance de l'autre et
avec qui j'étais plus familier. M-i lettre finie, j'allai la porter chez
mademoiselle Giraud , comme j'en étais convenu avec ces demoi-
selles en nous séparant. Ce furent elles qui me donnèrent cet expé-
dient. M.idemoiselle Giraud était contre-pointière, et, travaillant chez
mademoiselle Galley, elle avait l'entrée de sa maison. La messagère
ne me parut pourtant pas trop bien choisie ; mais j'avais peur, si
je faisais des difficultés pour celle-là , qu'on ne ni'en proposât pas
d'autre De plus, j'j n'osai dire qu'elle voulait travailler pour .son
compte. Je me sentais huiuilié qu'eue osât se croire pour moi du
même .sexe que ces demoiselles. Enfin j'aimais mieux cet enlrepôt-
|ue.
viaa: cela n'était pas difficile.
là que point, et je m'y tins a tout risque
Au premier mol, la Giràud ine devin
LES CONFESSIONS.
S3
Quand une. Icttrft à porter à déjeunes filles n'eût pas jiarlé d'elle-
mt^me , mon air sot et embarrassé m'aurait seul dérclé. On peut
croire que eette enmmissinn ne lui donna pas grand plaisir à faire;
elle s'en chargea toutefois, et l'exécuta fulé'ement. Le lendetnain
malin je courus chez elle, et j'y trouvai ma réponse. Comme je me
pressai de sortir pour l'aller lire et baiser à mon aise ! Cela n'a pas
besoin d'èlre dit; mais ce qui en a besoin davantage, c'est le parti
que prit niad<Mnoisclle Giraud, et où j'ai trouvé [ilus de délicatesse
et lie mo(biration que je n'en aurais attendu d'elle. Avant assez de
bon sens pour voir qu'avec ses trente-sept ans, ses yeux de lièvre,
son nez barbouillé, sa voix aigre et sa peau noire , elle n'avait pas
beau jeu contre deux jeunes personnes pleines de grâce et dans
tout l'éclat de la beauté, elle ne voulut ni les trahir ni les servir,
et aima mieux me perdre que de me ménager pour elles. •
Il y avait déjà quelque temps que la Mercerel , n'ayant aucune
nouvelle de .«-a maîtri\ssc, songeait à s'en retourner à Fribourg; elle
l'y détermina tout •• à- fait. Elle fil plus; elle lui fit entendre qu'il
serait bien que quelqu'un la conduisit chez son père, et me pro-
posa. La petite Mereeiet, à qui je ne déplaisais pas non plus, trouva
cette idée fort bonne à exécuter. Elles m'en parlèrent dès le même
jour comme d'une affaire arrangée ; et. comme je ne trouvais rien
qui me déplût dans celte manière de disposer de moi, j'y consentis,
regardant ce voyage comme une affaire de huit jours tout au plus.
La Giraud, qui ne pensait pas de même , arrangea tout. Il fallut
liien avouer l'état de mes finances. Ou y pourvut ; la Merceret se
chargea de me défrayer; et pour rcgagnir d'un côté ce qu'elle dé-
pensait de l'autre, à ma prière on décida qu'elle enverrait devant
son petit bagage , et que nous irions à pied à petites journées.
Ainsi fut fait.
Je suis fâché de faire tant de filles amoureuses de moi; mais ,
comme il n'y a (las de quoi être bien vain du parti que j'ai tiré de
toutes ces amours-là, je crois pouvoir dire la vérité sans scrupule.
La Merceret, plus jeune et moins déniaisée que la Giraud, ne m'a
jamais fait des agaceries aussi vives; mais elle imitait mes tons,
nies accents , redisait mes mots , avait pour moi les attentions que
j'aurais dû avoir pour elle, et prenait toujours grand soin , comme
elle était fort (leureuse, que nous couchassions dans la même cham-
bre : identilc qui se borne rarement là dans un voyage entre un
garçon de vingt ans et une fille de vingl-cinq.
Elle s'y borna pourtant cette fois. Ma simplicité fut telle , que
quoique la Merceret ne fût pas désagréable, il no me vint pas même
à l'esprit, durant tout le voyage, je ne dis pas la moindre tentation
galante, mais même la moindre idée qui s'y rapportât; et, quand
cette idée me .serait venue , j'étais trop sot pour en savoir profiter.
Je n'imaginais pas comment une fille et un garçon parvenaient à
coucher ensemble ; je croyais qu'il fallait des siècles pour préparer
ce terrible arrangement. Si la pauvre Merceret, en me défrayant,
comptait sur quelque équivalent, elle en fut la dupe; et nous ar-
rivâmes à Fnbourg exactement comme nous étions partis d'An-
necy.
En passant à Genève , je n'allai voir personne ; mais je fus prêt
à me trouver mal sur les ponts. Jamais je n'ai vu les murs de cette
heureuse ville, jamais je n'y suis entré, sans sentir une certaine
défaillance de cœur qui venait d'un excès d'attendri.ssement. En
même temps que la n(dile image de la liberté m'élevait l'àme ,
celles de l'égalité , de l'union , de la douceur des mœurs , me tou-
chaient jusqu'aux larmes , et m'inspiraient un vif regret d'avoir
perdu 1ou> ers biens. Dans quelle erreur j'étais ! mais qu'elle était
naturelle ! Je croyais voir tout cela dans ma patrie, parce que je le
portais dans mon cœur.
11 fallait passer à Nyon. Passer sans voir mon bon père! Si j'a-
vais eu ce courage, j'en serais mort de regret. Je laissai la Merceret
à l'auberge, et je l'allai voir à tout risque. Eh! que j'avais tort do
le craindre ! Son àme , à mon abord , s'ouvrit aux sentiments pa-
ternels dont elle était [)leine. Que de pleurs nous versâmes en nous
embrassant! 11 crut d'abord que je revenais à lui. Je lui fis nuiii
histoire, et lui dis ma résolution ; il la combattit faiblement; il me
fit voir les dangers auxquels je m'exposais, me dit que les (dus
courtes folies étaient les meilleures. Du reste, il n'eut pas même la
tentation de me retenir de force, et en cela je trouve qu'il eut
raison ; mais il est certain qu'il ne fit pas pour me ramener tout ce
qu'il aurait pu faire , soit qu'après le pas que j'avais fait il jugeât
lui-même que je n'en devais pas revenir , soit qu'il fût embarrassé
(jeul-être à trouver ce qu'à mon Age il pourrait faire de moi. J'ai
su depuis qu'il eut de ma compagne de voyage une opinion bien
injuste et bien fausse, mais du rc-te assez naturelle. Ma belle-mère,
bonne femme, un peu mielleu.se, fil semblant do vouloir me retenir
à souper. Je ne restai point; mais je leur dis que je comptais m'ar-
rèter avec eux plus longtemps au retour, et je leur laissai en dépôt
mon petit pa(|uet qi.e j'avais fait venir par le bateau, et dont j'étais
embarrasse. Le lendemain je partis de bon malin, bien content d'a-
voir vu mon pi're et d'avoir osé faire mon devoir.
Nous ari'i\;iinc!. heureusement à Fribourg. Sur la fin .lu voyage,
les enipresstnn nls de uiailcuioiselle Mereeri't diminuèrent un peu.
Après notre arrivée, elle ne me marqua plus iiue delà froideur, et sou
père, qui ne nageait pas dans l'opulence, ne me fit pas non plu» un
bien grand accueil, j'allai loger an cabaret. Je I<s fus voir le len-
demain ; ils m'offrirent à dîner , je l'acceptai. Nous nous séparâ-
me.ï sans pleurs; je retournai le soir à ma gargote, et je rep.-irtis le
surlendemain de mon arrivée , sans trop savoir où j'avais dessein
d'aller,
Voilà encore une circonstance de ma vie où la Providence m'of-
frait précisément ce qu'il me fallait pour couler des jours heureux.
La Merceret était une très bonne fille , point brillante, point belle.
mais point laide non plus; peu vive, fort raisonnable, àquelque^
petites bunieurs près , qui se passaient à pleurer, et qui n'avaient
jamais de suite orageuse. Elle «vait un vrai goût pour moi ; j'au-
rais pu l'épouser .sans peine , et suivre le métier de son père. Mon
goût |Kmr la musique me l'aurait fait aimer. Je me serais élaMi à
Fribourg, petite ville peu jolie, mais peutilée de très bonnes gens.
J'aurais perdu sans doute de très grands plaisirs; mais i'aurais vécu
en paix jusqu'à ma dernière heure, et je dois savoir mieux que per-
sonne qu'il n'y avait pas à balancer sur ce marché.
Je revins , non pas à Nyon, mais à Lausanne : je voulais me ras-
sasier de la vue de ce beau lac, qu'on voit là dans sa plus grande
étendue. La plupart de mes secrets motifs déterminants n".>nl pas
été plus solides : des vues éloignées ont rarement acsez H.^ force
pour nu; faire agir ; l'incertitiule de l'avenir m'a toujours f.iit re-
garder le> projets de longue exécution comme des leurres de dune.
Je me livre à l'espoir comme un autre , pourvu qu'il ne me coule
rien à nourrir; mais s'il faut prendre longtemps de la peine , je
n'en suis plus. Le moindre petit plaisir qui s'offre à ma portée "me
tente plus que les joies du paradis. J'excepte pourtant le plaisir (jue
la peine doit suivre : celui-là ne me tente pas, parce que je n'aime
que des jouissances pures, et que jamais on n'en a de telles quand
on sait qu'on s'apprête un repentir.
J'avais grand besoin d'arriver où que ce fût , et le pins proche
était le niieux ; car, m'étant ég.iré dans ma route, je me trouvai
le .soir à Moudon , où je dépensai le peu qu'il me re.=tait, hors dix
creutzer qui partirent le lendemain à la dinée ; et arrivé le soir à
un petit village auprès de Lausanne, j'v entrai dans un cabaret sans
un sou pour payer ma couchée, et sans savoir que devenir. J'avais
grand'faiui , je fis bonne contenance , et je demandai à souper
comme si j'eusse en de quoi bbn payer. Tallai rae coucher sans
songer à rien : je dormis tranquillement, et après avoir déjeuné
le matin et compté avec l'hôte, je voulus pour .sent balz à quoi
montait ma dépense, lui laisser ma vesie en gage. Ce brave homme,
la relusa : il mo dit que, grâce au ciel, il n'avait jamais déponil'é
]iers(mne, et qu'il ne voulait pas commencer pour sept balz; que
je gardasse ma veste, et que je le paierais quand je pourrais Je fus
touché de sa bonté, mais moins que je ne devais l'être et que je
l'ai été depuis en y repensant. Je ne tardai guère à lui renvoyer soo
argent par un homme sûr; mais quinze ans après, repa.ssànt par
Lan.sanne à mon retour d'Italie , j'eus un vrai regret d'avoir oublié
l'enseigne du cabaret et le nom de l'hôte. Je l'aurais été voir; je me.
serais lait nu vrai ()laisir de lui rappeler sa bonne œuvre, ef de lui
ju-ouver qu'elle n'avait pas été mal placée. Des services plus im-
portants sans doute, mais rendus avec plus d'ostentation, ne m'ont
pas paru si dignes de reconnaissance que l'humanité simple et
sans éclat de cet honnête homme.
En approchant de Lausanne je rêvais à la détresse où je me trou-
vais, aux moyens de m'en tirer sans aller montrer ma misère à ma
belle-mère, et je me comparais dans ce pèlerinage pédestre à inoii
ami Venture arrivant à Annecy : je m'échauffai si bien de cette
idée , que, sans songer que je n'avais ni sa gentillesse ni ses ta-
lents, je me mis eu tête de faire à Lausanne le petit Venture, d'en-
seigner la musique comme si je l'avais sue, et de me dire 4e Paris,
où je n'avais jamais été. En conséquence de ce nouveau projet \
comme il n'y avait point là de maîtrise où je pusse vicarier, et que
d'ailleurs je n'avais garde de m'aller fourrer parmi les gens de
l'art, je commençai par m'informer d'une petite auberge où l'on
pût être assez bii'U et à bon marché. On m'enseisua un nommé
Perrotet , qui tenait des pensionnaires. Ce Perrotet se trouva être
!e meilleur homme du monde, et Aie reçut fort bien : je lui contai
mes petits mensonges comme je les avais arrangés. Il me promit
déparier de moi, et de tâcher de me procurer des écoliers; il ajouta
qu'il ne me demanderait de l'argent que quand j'en aurais gagné.
Sa pension élai! de cinq écus blancs; ce qui éUiit peu pour la
chose, mais beaucoup pour moi. 11 me conseilla de ne me mettre
d'abord qu'à la demi-pension , qui consistait pour le dîner en une
bonne soupe et rien de plus., mais bien à souper le soir. Ty fon-
seulis. Ce pauvre Perrotet me fil toutes ces avances du meilleur
cœur du monde, et n'épargnait rien pour m'ctre utile.
Pourquoi faut- il (lu'ayant trouve tant de bonnes gens dans ma
jeunesse , j'en trouve si pi'u dans un âge avancé? Leur race est-
elle épuisée? Non ; mais l'onlre de gens'où j'ai besoin de les cher-
cher aujourd'hui n'est plus le même où je les trouvais alors : parmi
le peuple , où les grandes passions ne parlent que par intervalles,
les senlimenis de la nature se font plus souvent entendre; dans les
ctati plus élevés , ils sont étouffes absolument, et , sous le masque
34
LES VEILLÉES LITTÉRAIRES ILLUSTRÉES.
du sentiment , il n'v a jamais que l'intérêt ou la vanité qui parle.
J'écnvis de Lausanne à mon père qui m'envoya mon paquet, et
iiie marqua d'excellentes choses dont j'aurais dû mieux profiter.
J'ai di'jà noté des momeuls île délire inconcevables où je n'étais
plus moi-même : en voici encore un des plus marqués. Pour com-
prendre à quel poiul la tète me tournait alors, à quel point je m'é-
tais pour ainsi dire venturisé, il ne faut que voir combien tout à la
t'ois j'accumulai d'extravagances. Me voilà maître à chanter sans sa-
voir déchiffrer un air; car, quand les six mois que j'avais passés
avec le Maître m'auraient profité , jamais ils n'auraient pu suffire :
mais outre cela j'apprenais d'un maître , c'en était assez pour ap-
prendre mal. Parisien de Genève et catholique en pays protestant,
je crus devoir changer mon nom ainsi que ma religion et ma [la-
trie. Je m'approchais toujours de mon grand modèle autant qu'il
m'était possible : il s'était appelé Venture de Villeneuve ; moi, je fis
l'anagramme du nom de Rousseau dans celui de Vaussore, et je
m'appelai Vaitësore de Villeneuve. Venture savait la composition,
quoiqu'il n'en eût rien dit : mai, sans la savoir, je m'en vantai à
tout le monde, et, sans pouvoir noter le moindre vaudeville, je me
donnai pour compositeur. Ce n'est pas tout: ayant été présenté à
M. de Treytorens , professeur en droit, qui aimait la musique et
faisait des concerts chez lui, je voulus lui donner un échantillon de
mon talent, et je me mis à composer une pièce pour son concert
aussi effrontément que si j'avais su comment m'y prendre. J'eus la
constance de travailler pendant quinze jours à ce bel ouvrage, de le
mettre au net, d'en tirer les parties, et de les distribuer avec autant
d'assurance que si c'eût été un chef-d'œuvre d'harmonie. Enfin , ce
qu'on aura peine à croire , et qui est très vrai , pour couronner di-
gnement cette sublime production , je mis à la fin un joli menuet
qui courait les rues, et que tout le monde se rappelle peut-être en-
core, sur ces paroles jadis si connues :
Quel caprice !
Quelle injustice !
.Quoi ! ta Clarice
Trahirait tes feux ! etc.
Venture m'avait appris cet air avec la basse sur d'autres paroles
infâmes, à l'aide desquelles je l'avais retenu : je mis donc à la fin
de ma composition ce menuet et sa basse en supprimant les paroles,
et je le donnai pour être de moi, tout aussi résolument que si j'avais
parlé à des habitants de la lune.
On s'assemble pour exécuter ma pièce : j'explique à chacun le
genre du mouvement, le goût de l'exécution, les renvois des par-
ties : j'étais fort affaire. On s'accorde pendant cinq ou six minutes,
qui furent pour moi cinq ou six siècles. Enfin, tout étant prêt, je
frappe avec un beau rouleau de papier sur mon pupitre magistral
les deux ou trois cou|is"du prenez-garde à vous- On l'ait silence : je
me mets gravement à battre la mesure; on commence... Non, de-
puis qu'il exi.ste des opéras français, de la vie on n'ouït un pareil
charivari : quoi qu'on eût pu penser de mon prétendu talent, l'effet
fut pire que tout ce qu'on semblait en attendre; les musiciens étouf-
faient de rire; les auditeurs ouvraient de grands yeux et auraient
bien voulu fermer les oreilles; mais il n'y avait pas moyen. Mes
bourreaux de symphonistes, qui voulaient s'égayer, raclaient à per-
cer le tympan d'un quinze-vingts. J'eus la constance d'aller toujours
mon train, suant, il est vrai, à grosses gouttes, mais retenu par la
honte, n'osant ni'enfuir et tout planter là. Pour ma consolation,
j'entendais les assistants se dire à l'oreille ou |dutôt à la mienne,
l'un : // n'y a rien là de supportable; un autre : Quelle musique en-
ragée', un autre : Quel diable de sabbat! Pauvre Jean-Jacques, dans
ce cruel ninment tu n'espérais guère qu'un jour, devant le roi de
France et tonte sa cour, tes sons exciteraient des murmures de sur-
prise et d'aiiplaudissenu^iit, et que dans toutes les loges, autour de
toi, les plus aimables femmes .se diraient entre elle.s à demi-voix :
Quels sons charnianis ! quelle musique enchanteresse ! Tous ces chants-
là vont au cœur.
Mais ce qui mit tout le monde de bonne humeur fut le menuet:
à peine en eut-on joué quelques mesures , que j'entendis partir de
toutes parts les éclats de rire. Chacun me félicitait sur mon joli
goût de chant: on m'assurait que ce menuet ferait parler de moi,
et que je méritais d'être chanté partout. Je n'ai pas besoin de dé-
peindre mon angoisse, ni d'avouer que je la méritais bien.
Le lendemain l'un rie mes symphonistes, appelé Lutold , vint me
voir, et fut assez bon homme pour ne pas me féliciter sur mon suc-
cès. Le profond sentiment de ma sottise, la boute, le regret, le dé-
.sespoir de l'état où j'étais réduit, l'impossibilité de tenir mon cœur
fermé dans W.s grandes peines, me firent ouvrir à lui ; je lâchai la
bonde à mes larmes; et, au lieu de me contenter de lui avouer mon
ignorance, je lui dis tout , en lui demandant le secret, qu'il me pro-
mit, et qu'il me tint romiue on peut le croire. Dès le lendemain
tout Lau-.inne sut qui j'étais, et, ce qui est remarquable, personne
ne m'en fit semblant, pas même le bon l'errotet, qui pour tout cela
ne se rebuta pas de me loger et de me nourrir.
Je vivais, mais bien tristement. Les suites d'un pareil début ne
firent pas pour moi de Lausanne un séjour fort agréable. Les éco-
liers ne se présentaient pas en foule ; pas un qui fût de la ville , et
pas une seule écolière. J'eus en tout deux ou trois gros Teiitches,
au.ssi stupides que j'étais ignorant, qui m'ennuyaient à mourir, et
qui, dans mes mains, ne devinrent pas de grands croque-notes. Je
fus appelé dans une seule maison , où un petit serpent de fille se
donna le plaisir de me montrer beaucoup de musique dont je ne
pus pas lire une note, et qu'elle eut la malice de chanter ensuits
devant M. le maître pour lui montrer commeptcela s'exécutait. J'é-
tais si peu en état de lire un air de première vue , que, dans le bril-
lant concert dont j'ai parlé, il ne me fut pas possible de suivre un
moment l'exécution pour savoir si l'on jouait bien ce que j'avais
sous les yeux, et que j'avais composé moi-même.
Au milieu de tant d'humiliations, j'avais des consolations très
doures dans les nouvelles que je recevais de temps en temps des
deux charmantes amies. J'ai toujours trouvé dans le sexe une grande
vertu consolatrice ; et rien n'adoucit plus mes peines dans mes dis-
grâces que de sentir qu'une personne aimable y prend intérêt. Cette
correspondance cessa pourtant bieulùt après, et ne fut jamais re-
nouée ; mais ce fut ma faute. En changeant de lieu je négligeai de
leur donner mou adresse ; et , forcé par la nécessité de songer conti-
nuellement à moi-môme , je les oubliai bientôt entièrement.
Il y a longtemps que je n'ai parlé de ma pauvre maman ; mais
si l'on croit que je l'oubliais aussi, l'on .se trompe fort. Je ne cessais
de penser à elle et de désirer de la retrouver, non-seulement pour
le besoin de ma subsistance, mais beaucoup plus pour le besoin de
mon cœur. Mon attachement pour elle, quelque vif, quelque tendre
qu'il fût, ne m'empêchait pas d'en aimer d'autres; mais ce n'était
pas d(^ la même façon. Toutes devaient également ma tendresse à
leurs charmes , mais elle tenait uniquement à ceux des autres, et
ne leur eût pas survécu, au lieu que maman pouvait devenir vieille
et laide sans que je l'aimasse moins tendrement. Mon cœur avait
pleinement transmis à sa personne l'hommage qu'il fit d'abord à sa
beauté : et quelque changement qu'elle éprouvât, pourvu que ce
fût toujours elle, mes sentiments ne pouvaient changer. Je sais bien
que je lui devais de la reconnaissance ; mais, en vérité, je n'y son-
geais pas. Quoi qu'elle eût fait ou n'eût pas fait pour moi, c'eût été
toujours la même chose. Je ne l'aimais ni par devoir, ni par intérêt,
ni par convenance; je l'aimais parce que j'étais né pour l'aimer.
Quand je devenais amoureux de quelque autre, cela faisait distrac-
tion, je l'avoue, et je pensais moins souvent à elle; mais j'y pensais
avec le même plaisir, et jamais, amoureux ou non, je ne me suis
occupé d'elle sans sentir qu'il ne pouvait y avoir pour moi de vrai
bonheur dans la vie tant que j'en serais séparé.
N'ayant point de ses nouvelles depuis si longtemps, je ne crus ja-
mais l'avoir tout-à-fait perdue, ni qu'elle eût pu m'oublier. Je me
disais : Elle saura tôt ou tard que je suis errant, et me donnera quel-
que signe de vie ; je la retrouverai, j'en suis certain. Eu attendant,
c'était une douceur pour moi d'habiter son pays, de passer dans les
rues où elle avait passé, devant les maisons où elle avait demeuré, et
le tout par conjecture; car une de mes ineptes bizarreries était de
n'oser m'inforiiier d'elle, ni prononcer son nom sans la plus abso-
lue nécessité. Il me semblait qu'en la nommant je disais tout ce
qu'elle m'inspirait, que ma bouche révélait le secret de mon cœur,
que je. la compromettais en quelque sorte. Je crois même qu'il
se mêlait à cela quelque frayeur qu'un ne me dît du mal d'elle.
On avait parlé beaucoup de sa démarche, et un iieu de sa conduite.
De peur qu'on n'en dît pas ce que j'en voulais entendre, j'aimais
mieux qu'on n'en parlât point du tout.
Comme mes écoliers ne m'occupaient pas beaucoup, et que sa
ville natale n'était qu'à quatre lieues de celle où j'étais, j'y fis une
promenade de deux ou trois jours, durant lesquels la plus douce
émotion ne me quitta point. L'aspect du lac de Genève et de ses
admirables côles eut toujours à mes yeux un attrait particulier que
je ne saurais cx|)liquer, et qui ne tient pas seulement à la beauté du
spectacle, mais à je ne sais quoi de plus intéressant qui m'affecte et
m'attendrit. Toutes les fois que j'approche du pays de Vaud, j'é-
prouve une impression comjiosée du souvenir de madame de Wa-
rensqui y est née, de mon père qui y vivait, de mademoiselle de
Vulsou qui y eut les prémisses de mon cœur, de plusieurs voyages
de plaisir que j'j fis dans mon enfance, et ce me semble de quelque
autre cause encore plus secrète et plus forte que tout cela. Quand
l'ardent désir de celte vie heureuse et douce qui me fuit, et pour la-
quelle j'éiais né, vient enflammer mou imagination, c'est toujours
au pays de Vaud, près du lac, dans des campagnes charmantes,
qu'elle se fixe. 11 me faut absolument un verger au bord de ce lac,
et non pas d'un autre; il me faut un ami sûr, une femme aimable,
une vache et un petit bateau. Je ne jouirai jamais d'un bonheur
parfait sur la terre que quand j'aurai tout cela (1). Je ris de la sim-
plicité avec laquelle je suis allé plusieurs fois dans ce pays-là uni-
quement pour y chercher ce bonheur imaginaire. J'étais toujours
surpris d'y trouver le» habitants, surtout les femmes, d'un tout autre
(1 ) Pauvre Jean-Jacques! tu n'es pas le seul qui ait ressenti ces aspi-
rations sans pouvoir jamais les satisfaire .' A. de B.
LES CONFESSIONS.
33
caractère que celui que j'y cherchais. Le pays et le peuple dont il est
couvert ne nrnnt jamais paru faits l'un pour l'autre.
Dans ce voyage de Vévai, je me livrai, ensuivant ce beau rivaj^e,
à la plus douce mélancolie. Mou crpir s'élançait avec, ardeur à mille
félieités innocentes; je m'alleudrissais, je soupirais et pleurais
comme un enl'aut. Combien de fois, tn'arrétant pour pleurer à mon
aise, assis sur une grosse pierre, je me suis amusé à voir tomber mes
larmes dans l'eau !
•J'allai à Vévai loger à la Clef; et pendant deux jours que j'y res-
tai sans voir personne, Je pris pour cette ville un amour qui m'a
suivi dans tous mes voyages, et qui m'y a fait établir eulin les hé-
ros de mon mmau. Je dirais volontiers aux gens qui ont du goût et
qui sont sensibles: Allezà Vévai, visitez le pays, examim-z le^ sites,
promenez-vous sur le lac, et dites si la nature n'a pa- fait ce beau
pays pour une Julie, pour une Claire et pour un Saint-Preux; mais
ne les y cherchez pas. Je reviens à mon histoire.
Comme j'étais catholique, et que je nie donnais pour tel, je suivais
sans mystère et sans scrupule le culte que j'avais embrassé. Le> di-
manches, quand il faisait beau, j'allais à la messe à Assens, à deux
lieues de Lausanne. Je faisais ordinairement cette cour.se avec d'au-
tres catholiques, surtout avec un brodeur parisien dont J'ai oublié
le nom. Ce n'était pas un Parisien comme moi, c'était un vrai Pari-
sien de Paris, un archi Parisien du bon Dieu, bon homme comme
un Champenois. Il aimait si fort son pays qu'il ne voulut jamais
douter que j'en fusse, pour ne pas perdre une occasion d'eu parler.
M de Crouzaz, lieutenaut-baillival, avaituu jardinier de Paris aussi,
mais moins complaisant, et ((ui trouvait la gloire de son pays com-
promise à cequ'on osât se donner pour eu être lorsqu'on n'avait pas
cet honneur. U me questionnait de l'air d'un homme sur de me
prendre en faute, et puis souriait malignement. Il me demanda une
fois ce qu'il y avait de remarquable au Marché-Neuf. Je battis la
campagne, comme on peut croire. Après avoir passé ''ingt ans à Pa-
ris, je ilois à présent conn.iitre cette ville : cependant, si l'on me
faisait aujourd'hui pareille question, je ne serais pas moins embar-
rassé d'y répondre et de cet embarras on pourrait aussi bien con-
clure que je n'ai jamais été à Paris. Tant, lors même qu'on rencontre
la vérité, l'on est sujet à se fonder sur des principes trompeurs!
Je ne saurais dire exactement combien de temps je demeurai à
Lausanne : je n'apportai pas de cette ville des souvenirs bien rappe-
lants; je sais seulement que, n'y trouvant pas à vivre, j'allai de là à
Neufehâtel, et que J'y passai l'hiver. Je réussis mieux dans cette
dernière ville; j'y eus des écoliè'res, et j'y gagnai de quoi m'acquit-
ter avec mon bon ami Perrotet, qui m'avait fidèlement envoyé mon
petit bagage, quoique je; lui redusse assez d'argent.
J'apprenais insensililement la musi(|ue en l'enseignant. Ma vie
était assez douce; un homme raisonnable eût pu s'en contenter ;
mais mon crenr inquiet me demandait autre chose. Les dimanches,
et les jours où j'étais libre, j'allais courir les campagnes et les bois
des environs, toujours errant, rêvant, soupirant; et quand une fois
j'étais sorti de la ville, je n'y rentrais plus que le soir. Un jour,
étant à Boudry, j'entrai pour dîner dans uu cabaret : j'y vis un
homme ft grande barbe, avec un habit violet à la grecque, un bon-
net fourré, l'équipage et l'air assez noble, et qui souvent avait peine
à se faire entendre, ne parlantqu'uu jargon presque indéchiffrable,
plus ressemblant à l'italien qu'à nulle autre langue. J'entendais
presque tout ce qu'il disait, et j'étais le seul. L'hôte et les gens du
pays ne l'enlendaient que par signes. Je lui dis quelques inot.s en
italien qu'il entendit parfailemenl bien. Use leva et vint m'enibras-
ser avec traur.port. La liaison fut bientôt faite, et dès ce moment je
lui servis de truchemenl. Sou diuer était bou, le mien était moins
que médiocre ; il m'invita de prendre ma part du sien, je fis peu de
façons. Eu buvant et baragouinant uiuis achevâmes de nous fami-
liariser ; et dès la fin du repas uyns devînmes inséparables. Il mi'.
conta qu'il était prélat grec, et archimandrite de Jérusalem ; qu'il
était chargé de faire une quête en E\irope pour le rétablis-sement du
saint sépulcre. U me montra de belles patentes de la czarine et de
l'empereur : il en avait de beaucoup d'autres souverains, il était
assez content de ce qu'il avait amassé Jusqu'alors; mais il avait eu
des peines incroyables en Allemagne, n'entendant pas un mot d'al-
lemand, de latin, ni de français, et réduit à son grec, au turc, et à
la langue franque, pour toute ressource; ce qui ne lui en procurait
pas beaucoup dans le pays où il s'était enfourné. Il me proposa de
l'accompagner pour lui servir d'interprète et de secrétaire. Malgré
«Km petit habit violet nouvellement acheté, et qui ne cadrait pas
mal avec mon nouveau poste, j'avais l'air si peu étoffé qu'il ne me
crut pas difficile à gagner, et il ne se trompa point S'otre accord
fut bientôt fait; je ne dem;uulais rien, et il pronietlail beaucoup.
Sans caution, sans sûreté, .sans connaissance, je me livre à sa con-
duite ; et dès le lendemain me voilà parti pour Jérusaliîui.
Nous commen(,'àmes notre tournei' par le canton de l'ribourg, où
il ne lît pas grand'chose. La dignité épiscopale ne permettait pas de
faire le mendiant, et de quêter aux particuliers; mais nous présen-
tâmes sa commission au sénat, qui lui donna une petite somme.
De là nous fûmes à Berne. H fallut ici plus de façous; et l'examen
de ses titres ne fut pas l'affaire d'un Jour. Nous logions au Faucon,
bonne auberge alors, où l'on trouvait bonne compagnie. La table
était nombreuse et liie» servie. Il y avait lougteuips que Je faisais
mui vai.se chère; j'avais grand besoin de me r.-faire; j'en avais l'oc-
casion, et j'en profitai. Mi)u.seigneur rarcbimandrilc était lui-mcrae
uu homme de bonne société, aiuiaul assez à tenir table, gai, par-
lant bleu pour ceuxqui l'enlendaieul, ne manquant pas de certaines
coniiaissatices, et plaçant son érudition grecque avec assez d'agré-
ment. Un jour, cassant au dessert des noisettes, il.se coupa le doigt
fort avant; et, comme le sang sortait avec abondance, il montra
son doigt à la compagnie, et dit en riant : Miralé, tignori; queslo
c sanijw pe'asgo.
A Berne mes fonctions ne lui furent pas inutiles, et Je ne m'en
tirais pas aussi mal que J'avais craint. J'étais bien plus har li et
mieux parlant que Je n'aurais été pour moi-inèrae. Les choses ne se
passèrent pas aussi simplement qu'à Fribour". il fallut de longues
et fréquentes conférences avec les premiers de l'Etat, et l'examen
deses pièces ne fut pas l'affaire d'uujour. Enliu, loutétanten règle,
il l'ut admis à l'audience du sénat. J'entrai avec lui comme son in-
terpieti', et l'on me dit de parler Je ne m'attendais à rien moins;
et il ne m'était pis venu dans l'esprit qu'après avoir longuement
conféré avec les membres il fallût s'adresser au corps coinuie si rien
n'eût été dit. Qu'on juge de mon embarras. Pour un homme aussi
honteux, parler non-seulement en public, mais devant le sénat de
Berne, et parler impromptu, sans avoir une seule minute pour rae
préparer! 11 y avait là de quoi m'anéaniir. Je ne fus pas même inti-
midé. J'exposai succinctement et nettement la commission de l'ar-
chimandrite. Je louai la piété des princes qui avaient contribué à la
collecte qu'il était venu faire. Piquant d'émulation celle de leurs
excellences, Je dis qu'il n'y avait pas moins à espérer de leur mu-
nificence accoutumée; et puis, tâchant de prouver que celte bonne
icuvre en était également une pour tous les chrétiens sans distinc-
tion de secte, je finis par promettre les bénédictions du ciel à ceux
qui voudraient y prendre part. Je ne dirai pas que mon discours fit
effet : mais il est sûr qu'il fut goûté, et qu'au sortir de l'audience
l'archimandrite eut uu présent fort honnête, et de plus, sur l'esprit
de sou secrétaire, des compliments dont J'eus l'ag'éable emploi
d'être le truchement, mais que je n'osai lui rendre à la lettre. Voilà
la seule fois de ma vie que J'aie parlé en public et devant un sou-
verain, et la seule fois aussi que J'aie parlé hardiment et bien. Quelle
diff('rcnce dans les dispositions du même homme! Il y a trois ans
qu'étant allé voir à Vverdun mon vieux ami M. Roguin, Je reçus
une députatiou pour me remercier de quelques livres que j'avais
donnés à la bibliothèque de celte ville. Les Suisses sont grands ha-
rangueurs; ces messieurs me haranguèrent. Je me crus obligé de
répondre; mais je m'enchevêtrai tellement dans ma réponse, et ma
tète se brouilla si bien, que je restai court et me fis moquer de moi.
Qiioiipie timide naturellement. J'ai été hardi quelquefois dans ma
jeunesse, Jamaisdaiis mon âge avancé. Plusj'aivu le monde, moins
j'ai pu me faire à sou ton.
Partis de Berne, nous allâmes à Soleure : car le dessein de l'ar-
chimaiidrile était de reprendre la route d'Allemagne, et de s'en re-
tourner par la Hongrie ou par la Pologne: ce qui faisait une route
immense : mais comme, chemin faisant, sa bourse s'emplissait plus
qu'elle ne se vidait, il craignait peu les détours. Pour moi, qui me
jilaisais presque autant achevai qii'à^ied, j'agirais arnsi voyagé de
bon cœur toute ma vie : mais il était écrit que je n'irais pas si loin.
La première chose que nous fîmes, arrivant à Soleure, fui d'al-
ler saluer M. l'ambassadeur de France. Malheureu.semenl pour mon
évèque cet ambassadeur était le marquis de Bonac, qui avait èlé
ambassadeur à la Porte, et qui devait être au fait de tout ce qui re-
garde le saint sépulcre. L'archimandrite eut une audience d'un
quart d'heure, à laquelle je ne fus pas admis, parce que .M. l'am-
bassadeur entendait la langue franque et parlait l'italien au moins
aussi bien que moi. A la sortie de mou Urecje voulus le suivre; on
me retint : ce fut mon tour. .M'étant donné pour Parisien, j'étais
comme tel sous la juridiction de son excellence. Elle me demanda
qui j'étais, m'exhorta de lui dire la vérité; je le lui promis en lui
demandant une audience particulière, qui me futaccordée. Sl-l'eiu-
ba.ssadeur m'emmena dans son cabinet, dont il ferma sur nous la
porte, et là, me jetantà ses pieds. Je lui lins parole. Je n'aurais pas
moins dit quand J2 n'aurais rien promis; car un continuel besoin
d'é[iancheuieut met à tout moment mon cœur sur mes lèvres; et,
après m'ètre ouvert sans réserve au musicien Lutold, Je n'avais
garde de faire le mystérieux avec le marquis de Bonac. 11 fut si con-
tent de ma petite histoire et de l'effusion de cœur avec laquelle il
vit que Je l'avais contée, qu'il me prit par la main, entra chez ma-
dame l'ambassadrice, et me présenta à elle en lui faisant un abrégé
de mon récit. Madame de Bonac m'accueillit avec bonté, et dit qu il
lie fallait pas me laisser aller avec ce moine grec. U fut résolu que
je resterais à l'hôtel en atleudanl qu'on vit ce qu'on pourrait faire
de moi. Je voulais aller faire mes adieux à mon pauvre archiman-
drite, pour lequel j'avais conçu derallachemenl : on ne me le per-
mit pas. On envoya lui signifier mes arrêts, el un quart d'heure
dprèsje vis arriver mon petit s;\c. M. de la Marliniere, secrétaire
d'ambassade, fut eu quelque façon chargé de moi. Eu me condui-
36
LES VEILLÉES LITTÉRAIRES ILLUSTRÉES.
sant dans la chambre qui m'était destinée, il me dit : cette chambre
a été occupée sous le comte du Luc par un homme célèbre, du même
nom que \ous. 11 ne tient qu'à vous d<H le remplaecer de toutes les
manières, et de faire dire un jour, Rousseau premier, Rousseau se-
cond. Cette conformité, qu'alors je n'espérais guère, eût moins flatté
mes désirs, si j'avais pu prévoir à quel prix je l'achèterais un jour.
Ce que m'avait dit M. de la Martinière me donna de la curiosité.
Je lus les ouvrages de l'auteur dont j'occupais la chambre, et, sur le
Compliment qu'on m'avait fait, croyant avoir du goijl pour la poé-
sie, je lis pour mon coup d'essai une cantate à la louange de ma-
dame de Bonac. Ce
goût ne se soutint pas.
J'ai fait de temps en
temps quelques mé- ,.., , '1-"
diocres vers ; c'est un
exercice assez bon pour
se rompre aux inver-
sions élégantes et ap-
prendre à mieux écrire
en prose : mais je n'ai
jamais trouvé dans la
poésie française assez
d'attrait pour m'y li-
vrer tout-à-fait, et pro-
bablement j'y aurais
peu réussi.
M. de la Martinière
voulut voir de mon
style, et me demanda
par écrit le même dé-
tail que j'avais fait à
M. l'ambassadeur. Je
lui écrivis une longue
lettre que j'apprends ■
avoir été conservée par
M. de Marianne , qui
était attaché depuis
longtemiisau marquis
de Bonac , et qui de-
puis a succédé à M.
de la Martinière sous
l'ambassade de M. de
Courleilles. J'ai prié
M. de Malesherbes de
tâcher de me procurer
une copie de cette let-
tre, dont il a connais- '
sance. Si je l'obtiens
par lui ou par d'au-
tres , on la trouvera
dans le recueil qui
doit accompagner mes
Confessions.
L'expérience que je
commençais d'avoir
modérait peu à peu
mes projets romanes-
ques ; et, par exemple,
non-seulement je ne
devins point amou-
reux de madame de
Bonac, mais je sentis
d'abord que je ne pou-
vais faire un grand
chemin dans la mai-
son de son mari. M. de
la Martinière en pla-
ce, et M. de Marianne
pour ainsi dire en sur-
vivance, ne me lais-
saient espérer pour toute fortune qu'un emploi de sous-secrétaire
qui ne me tentait pas infiniment. Cela fit que quand on me con-
sulta sur ce que je voulais faire, je marquai beaucoup d'envie d'aller
à Paris. M. l'ambassadeur goûta cette idée, qui tendait à le débar-
rasser de moi. M. de Merveilleux, secrétaire interprète de l'ambas-
sade, dit que son ami M. Godard, colonel au service de France,
cherchait quelqu'un pour me mettre auprès de son neveu qui en-
trait jeune au service, et pensa que je pourrais lui convenir. Sur
cette idée , assez légèrement prise , mon départ fut résolu ; et moi ,
qui voyais un voyage à faire à Paris au bout, j'en fus dans la joie
de mou cœur. On me donna quelques lettres, cent francs pour mon
voyage, accompagnés de force bonnes leçons, et je partis.
Je mis à ce voyage une quinzaine de jours que je peux compter
parmi les heureux de ma vie. J'étais jeune, je me portais bien ; j'a-
vais assez d'argent, beaucoup d'espérance ; je voyageais, je voyageais
Que mes lèvres ne sont-elles des cerises ! comme je les leur jetterais
ainsi que mon cœur!
à pied et je voyageais seul. On serait étonné de me voir compter un
pareil avantage, si déjà l'on n'avait du se familiariser avec mon hu-
meur. Mes chimères me tenaient compagnie, et jamais mon ima"^!-
nation n'en enfanta de plus magnifiques. Quand on m'ofTrait quel-
que place vide dans une voiture, ou que quelqu'un m'accostait en
route, je rechignais de voir renverser la fortune dont je bàlissais
l'édifice en marchant. Cette fois mes idées étaient martiales. J'al-
lais m'altacher à un militaire, et devenir militaire moi-même; car
on avait arrangé que je commencerais par être cadet. Je croyais déjà
me voir en habit d'oflicier avec un beau plumet blanc. Mon cœur
s'enflait à cette noble
idée. J'avais quelque
teinture de géométrie
, \ c^ . et de fortifications ;
j'avais un oncle ingé-
nieur; j'étais en quel-
que sorte enfant de la
balle. Ma vue courte
offrait un peu d'obs-
tacle , mais qui ne
m'embarrassait pas ;
et je comptais bien à
force de sang-froid et
d'intrépidité suppléer
à ce défaut. J'avais
lu que le marcchal
Schomberg avait la
vue courte : pourquoi
le maréchal Rousseau
ne l'aurait-il pas? Je
m'échauffais tellement
sur ces folies que je
ne voyais plus que
troupes, remparts, ga-
bions , batteries , et
moi au milieu du feu
et de la fumée don-
nant tranquillement
mes ordres la lorgnette
à la main. Cependant,
quand je passais dans
des campagnes agréa-
bles, que je voyais des
bocages et des ruis-
seaux, ce touchant as-
pect me faisait soupi-
rer de regret : je sen-
tais au milieu de ma
gloire que mon cœur
n'était pas fait pour
tant de fracas ; et bien-
tôt , sans savoir com-
ment , je me retrou-
vais au milieu de mes
chères bergeries, re-
nonçant pour jamais
aux 'travaux de Mars.
Combien l'abord de
Paris démentit l'idée
que j'en avais ! La
décoration extérieure
que j'avais vue à Tu-
rin, la beauté des rues,
la symétrie et l'ali-
gnement des maisons,
me faisaient chercher
à Paris autre chose
encore. Je m'étais fi-
guré une ville aussi
belle que grande , de
l'aspect le plus imposant, où l'on ne voyait que de superbes
rues, des palais de marbre et d'or. En entrant par le faubourg
Saint-Marceau, je ne vis que de petites rues sales et puantes, de vi-
laines maisons noires, l'air de la malpropreté, de la pauvreté; des
mendiants, des charretiers, des ravaudeuses, des crieuses de tisane
et de vieux chapeaux. Tout cela me frappa d'abord à tel point, que
tout ce que j'ai vu depuis à Paris de magnificence réelle n'a pu détruire
cette première impression, et qu'il m'en est resté toujours un secret
dégoût pour l'habiiation de cette capitale. Je puis dire que tout le
temps que j'y ai vécu dans la suite ne fut employé qu'à y chercher
des ressources pour me mettre en état d'en vivre éloigné. Tel est le
fruit d'une imagination trop active qui exagère par-dessus l'exagé-
ration des hommes, et voit toujours plus que ce qu'on lui dit. On
m'avait tant vanté Paris, que je me l'étais figuré comme l'ancienne
Babylone, dont je trouverais peut-être autant à rabattre, en la
LES CONFESSIONS.
voyant, du portrait nue je m'en suis fait. La niènne chose m arriva
à l'Onc'Ta où je me pressai d'aller le lendemain de mon arrivée; la
même chose nl'arriva dans la suite à Versailles, dans la suite encore
en voyant la mer; r\ la même chose ni'arrivera toujours en voyant
des spectacles qu'un m'aura trop annonces : car il est impossible aux
hommes et difficile à la nature elle-même de passer en richesse
mon iniafrination. ... . ,
A la manière dont je fus reçu de tous ceux pour qui j avais des
lettres, je crus ma fortune faite. Celui à qui j'étais le plus recom-
mandé, et qui me caressa le moins, était M. de Surbeck, retire du
service, et vivant phi-
losophiquement à Ba-
gneux,oùje fus le voir
plusieurs fois, et où ja-
mais il ne iii'ofTrit un
verre d'eau. J'eus plus
d'accueil de madame
de Merveilleux , belle-
sœur de l'interprète ,
et de son neveu, offi-
cier aux gardes. Non-
seulement la mère et le
fils me reçurent bien,
mais ils ra'ofTrirent
leur table, dont je pro-
fitai souvent durant
mon séjour à Paris.
Madame de Merveil-
leux me parut avoir
été belle ; ses cheveux
étaient encore d'un
beau noir, et faisaient,
à la vieille moile , le
crochet sur ses tempes.
Il lui restait ce qui ne
périt point avec les at-
traits , un esprit très
agréable. Elle me pa-
rut goûter le mien, et
fit tout ce qu'elle put
pour me rendre ser-
vice ; mais personne
ne la seconda, et je fus
bientôt désabu.sé de
tout ce grand intérêt
qu'on avait paru pren-
dre à moi. Il faut pour-
tan t rendre justice aux
Français ; ils ne s'épui-
senl point tant qu'on
dit en protestations, et
celles qu'ils font sont
presque toujours sin-
cères; mais ils ont une
manière de paraître
s'intéresser à vous qui
trompe plus que des
paroles. Les gros com-
pliments des Suisses
n'en peuvent imposer
qu'à des sots. Les ma-
nières des Français
sont plus séduisantes
en cela même qu'elles
sont plus simples ; on
croirait qu'ils ne vous
disent pas loutcequ'ils
veulent faire , pour
vous surprendre plus
agréablement. Je dirai
plus: ils ne sont r>oint faux dans leurs démonstrations; ils sont na-
turtllemcnt officieux, humains, bienveillants, et même, quoi qu'on
en dise, plus vrais qu'aucune autre nation; mais ils sont légers et
volages. Us ont en efVet le sentiment qu'ils vous montrent ; mais ce
sentiment s'en va comme il est venu. Kn vous parlant ils sont pleins
de vous ; ne vous voient-ils (ihis, ils vous oublient. Rien n'est per-
manent dans leur cœur: tout est chez eux l'œuvre du moment.
Je fus donc beaucoup flatté et peu servi. Ce colonel Godard, au
neveu duquel on m'avait donné, se trouva être un vilain vieux
avare, qui, quoique tout cousu d'or, voyant ma détresse, me voulut
avoir pour rien. Il prétendait que je fusse auprès de son neveu une
espèce de valet sans gages, plutôt qu'un vrai gouverneur. .\l taché
continuellement à lui, et par là dispensé du service, il fallait que
je vécusse de ma paie de cadet, c'est-à-dire de soldat, et à peine
consentait-il à me donner l'uniforme ; il aurait voulu que je me con-
tentasse de celui du régiment. Madame de .Merv. illcux, indignée
de SCS propositions, me détnurna elle-même de bs accepter, son
fils fut du même sentiment. On cherchait autre th".Sf; et on ne trou-
vait rien. Cependant je commençais d'être pressé, et cent francs sur
lesquels j'avais fait mon voyage ne pouvaient me mener bien loin.
Heureusement je reçus de la part de son excellence encore une
petite remise qui me At grand bien ; et je crois qu'il ne m'aurait pas
abandonné si j'eusse eu plus de patience; mais languir, attendre,
solliciter, sont pour moi choses impossibles. Je me rebutai, je ne
parus plus, et tout fut fini. Je n'avais pas oublié ma pauvre maman.
Madame de Merveil-
leux , qui savait mon
histoire, m'avait aidé
dans cette recherche
longtemps inutile-
ment. Enfin , elle
m'apprit que madame
de \Varens était re-
partie il y avait plus
de deux mois , mais
qu'on ne savait si elle
elait en Savoie ou à
Turin , et que quel-
ques personnes la di-
saient retournée en
Suisse. 11 ne m'en
fallut pas davantage
pour me déterminer
à la suivre , bien sur
que dans quelque lieu
qu'elle fut je la trou-
verais plus aisément
en province que je
n'avais pu faire à
Paris.
Avant de partir ,
j'exerçai mon nou -
veau talent poétique
dans une épitre au
colonel Godard , ou je
le drapai de mon
mieux. Je montrai ce
barbouillage à ma-
dame de Merveilleux,
qui , au lieu de me
censurer comme elle
aurait dû faire , rit
beaucoup de mes sar-
casmes, de même que
sou fils, qui. je crois,
n'aimait pas le colo-
nel Godard ; et il faut
avouer qu'il n'était
pas aimable. J'étais
tenté de lui envoyer
mes vers ; ils m'y en-
couragèrent. J en fis
un paquet à son adres-
se ; et comme il n'y
avait point alors à Pa-
ris de petite poste, je
le mis dans ma po-
che et le lui envoyai
d'Auxerre en passant.
Je ris quelquefois en-
core en songeant aux
grimaces qu'il dut fai-
re en lisant ce pané-
gyrique où il était
peint trait pour trait.
11 commençait ainsi :
ïu croyais, vieux pénard, qu'une folle manie
D'élever ton neveu ni'iuspirerait l'envie.
Cette petite pièce, mal faite à la vérité, mais qui ne manquait pas
de sel, et qui annonçait du talent pour la satire, est cependant le
seul écrit satiiique qui soit sorti de ma plume. J'ai le cœur trop peu
haineux pour me prévaloir d'un pareil talent; mais je crois qu'on peut
juger, par quelques écrits polémiques faits de temps à autre pour
ma défense, que si j'avais été d'humeur batailleuse, mes agresseurs
n'auraient pas eu souvent les rieurs de leur côté.
La chose que je regrette le plus dans les détails de ma vie, dont
j'ai perdu la mémoire, est de n'avoir pas fait des jouriiaui de mes
voyages. Jamaisje n'ai tant pensé, tant existé, tant vécu, tant été moi,
Elle m'en barbouillait le visage, et tout cola était délicieux.
38
LES VEILLEES LITTÉRAIRES ILLUSTREES.
si j'ose ai nsi dire, que dans ceux que j'ai faits seul et à pied. La marche
a quelque chose qui auime et avive mes idées : je ne puis pri'sqU'^
penser quand je reste en place, il faut que mon corps soit en hranle
pour y mettre mon esprit La vue de la campaçrne, la succession des
aspects agréables, le grand air, le srrand appétit, la honne santé
que je gagne en manhaul, la liberté du cab.iret, l'éloignement de
tout ce"qui nie fait sentir ma dépendance, de tout re qui me rap-
pelle à ma situation, tout cela dégage mon àme, me donne une pins
grande audace de penser, me j^tte en quelque sorte dans l'immen-
sité des êtres pour les combiner, les choisir, me lesaporonrier sans
gène et sans crainte. Je dispose en maître de la nature entière ; mon
cœur, errant d'objet en objet, s'unit, s'identifie à ceux qui le flattent,
s'entoure d'images charmantes, s'enivre de sentiments délicieux.
Si pour les fixer je m'amuse à les décrire en moi-même, quelle vi-
gueur, quelle fraîcheur de coloris, quelle énersie d'expression je
leur donne! On a, dit-on. trouve de tout rela dans mes ouvrages,
quoique écrits vers le déclin de jTies ans. Oh ! si l'on eût vu ceux de
ma première jeunesse, ceux que j'ai fait-; durant mes vova?es, ceux
quej'ai composés et que je n'ai jamaisécrit,s!...Ponrquoi. dif-ez-vous,
ne les pas écrire? Pourquoi les écrire? vous répondrai-j''. Pourquoi
m'ôlerlecharme actuel de lajouissance pour dire à d'autres que j'avais
joui? Que m'importaient des lecteurs, un public et toute la terre, tan-
dis que je planais dans le ciel ? D'ailleurs portais-je avec moi du pa-
pier, des plumes? Si j'avais pensé à tout cela, rien ne me serait
venu. Je ne prévoyais pas que j'aurais des idées; elles viennent
quand il leur plaît, non jias quand il me plaît^ Elles ne viennent
point, ou elles viennent en foule; elles m'accablent de leur nombre
et de leur force. Dix volumespar jour n'auraient pas suffi. Oii pren-
dre du temps pour les écrire? En arrivant je ne songeais qu'à bien
dîner. En partant je ne songeais qu'à bien marcher. Je sentais qu'un
nouveau paradis m'attendait à la porte, je ne songeais qu'à l'aller
chercher.
Jamais je n'ai si bien senti tout cela que dans le refour dont je
jiarle. En venant à Paris, je m'étais borné aux idées relatives à ce
que j'y allais faire. Je m'étais élancé dans la carrière où j'alliis eN-
trer, et je l'avais parcourue avec assez de g'oire : mais cette carrière
n'était pas celle où mon cœur m'annelait, et les êtres réels nuisaient
aux êtres imaginaires. Le colonel Godard et son neven figuraient mal
avec un héros tel que moi. Grâces au ciel j'étais maintenant délivré
de tous ces obstacles: je pouvais m'enfoncer à mon gré dans le pays
des chimères, car il ne restait que cela devant moi. Aussi je m'y
égarai si bien que je perdis réellement plusieurs fois ma rout»; et
j'eusse été fort fâché d'aller plus droit ; car sentant qu'à I.von j'allais
me retrouver sur la terre, j'aurais voulu n'y iamais arriver.
Un jour, entre autres, m'élant à dessein détourné pour voir de
près un lieu qui me parut admirable, je m'y plus si fort et i'v fis
tant de tours queje-m'y perdis enfin tout-à-fait .\près plusieurs
heures de course inutile, las et mourant de soif et de faim, j'entrai
chez un paysan dont la maison n'avait pas belle apparence, mais
c'était la seule que je visse aux environs. Je croyais que c'était
comme à Genève ou en Suisse, où tous les habitants à leur aise sont
en état d'exercer l'hospitalité. Je pri li celui-ci de me donner à
dîner en pavant. Il m'offrit du lait écrémé et du gros pnn d'orge,
en me disant que c'était tout ce qu'il avait. Je buvais ce lait avec
délices et je mangeais ce pain, paille et tout; mais cela n'était pas
fort restaurant pour un homire épuisé de faii^ne. Ce pavsan, qui
m'examinait, jugea de la vérité de mon histoire par celle de mon
appétit. Tout de suite, après m'avoir dit qu'il voyait bien. (1) que
j'étais un bon jeune honnête homiïie qui n'était pas là pour le
vendre, il ouvrit une petite trappe à côté de sa cuisine, descendit,
et revint un moment après avec un bon pain bis de pur froment
un jambon très appétiss:int, quoiq\ie entamé, et une bouteille de
vin dont l'aspect me réjouit plus le cœur que tout le reste. On joi-
- gnit à cela une omelette assez épaisse, et je fis un dîner tel qu'autre
qu'un piéton n'en connut jamais. Quand ce vint à payer, voilà son
inquiétude et ses craintes qui le reprennent ; il ne voulait poi' t de
mon argent, il le repoussait avec un trouble extraordinaire; et ce
qu'il y avait'de plais:int était (}ue je ne pouvais imaginer de quoi
il avait peur. Enfin il prononça en frémissant ces mots terribles de
commis et de rats de cave. Il me fit entendre qu'il cachait son vin
à cause des aides, qu'il cachait son pain à cause de la taille, et
qu'il serait un homme perdu si l'on pouvait se douter qu'il ne mou-
rût pas de faim. Tout ce qu'il me dit à ce sujet, et dont je n'avais
pas la moindre idée, me fit une impression qui ne s'effacera jamais.
Ce fut là le germe de cette haine inextiniruible qui se développa de-
puis dans mon cœur contre les vexations qu'éprouve le malheureux
peuple et contre ses oppresseurs. Cet homme, quoique aisé, n'osait
manger le pain qu'il avait gagné à la sueur de son front, et ne
pouvait éviter sa ruine qu'en montrant la même misère qui régnait
autour de lui. Je sortis de sa maison aussi indigné qu'attendri, et
déplorant le sort de ces belles contrées à qui la nature n'a prodigué
ses dons que pour en faire la proie de barbares publicains.
(1) .\pparemment je n'avais pas encore alors la physionomie qu'on m'a
donnée depuis dans mes portraits.
Voilà le seul souvenir bien distinct qui me reste de ce qui m'est
arrivé durant ce voyage. Je nu; rappelle seulement encore qu'en
approchant de Lyon je fus tenté de prolonger ma route pour aller
voir les bords du Lignon ; car, parmi les rotimm que j'avais lus
avec mon père, l'Astrée n'avait pas été oubliée, et c'était celui qui
me revenait au cœur le plus fréquemment. Je demandii la route
du Forez, et tout eu causant avec une hôtesse elle m'apprit que ,
c'était un bon pays de ressource pour les ouvriers, qu'il y avait
beaucoup de forges, et qu'on y travaillait fort bien en fers. Cet
éloge calma tout-à-coup ma curiosité romanesnne. et je ne jugeai
pas à propos d'aller chercher des Dianes et des Svivandres chez un
peuple de forgerons. La bonne femme qui m'encourageait Je la
sorte m'avait sûrement pris pour un garçon serrurier.
Je n'allais pas tout-à-fait à Lyon sans vue. En arrivant j'allai
voir aux Chassottes mademoiselle du Chàlelet. amie de madame de
Warens, et pour laquelle elle m'avait donné une lettre nuand je
vins avec M. le Maître : ainsi c'était une connaissance déjà faite.
Mademoiselle du Chàtelet m'apprit qu'en effet son amie avait passé
à Lyon, mais qu'elle isnorait si elle avait poussé sa route jusqu'en
Piémont, et qu'elle était incertaine elle-même en partant si elle ne
s'arrêterait point eu Savoie ; que si je voulais elle écrirait pour en
avoir des nouvelles, et que le meilleur p.irti que j'eusse à prendre
était de les attendre à Lyon. J'acceptai l'offre: mais je n'osai dire
à mademoiselle du Chàtelet que j'étais pressé de la réponse, et nue
ma petite bourse épuisée ne me laissait pas en état de l'attendre
longtemps. Ce qui me retint n'était pas qu'elle m'eût mal reçu ;
au contraire, elle m'avait fait beaucoup de caresses, et me traitait
sur un pied d'égalité qui ra'ôtait le courage de lui laisser voir mon
étal, et de descendre du rôle de bonne compagnie à celui d'un
malheureux mendiant.
Il me semble de voir assez clairement la suite de tout ce que j'ai
marqué dans ce livre. Cependant je crois me rappeler dans le
même intervalle un autre voyase de Lyon dont je ne puis marquer
la place, et où ie me trouvai déjà fort à l'étroit. Une petite anec-
ilofe assez difficile à dire ne me permettra jamais de l'oublier, .ré-
tais un soir as.sis en Bellccour. anrès un très mince souper, rêvant
aux moyens de me tirer d'affaire, quand un homme en bonnet
vint s'asseoir à coté de moi. Cet homme avait l'air d'un de ces ou-
vriers en soie qu'on appelle à Lyon des taffi'tatiers. Il m'adresse la
parole; je lui réponds. A peine avions rmus causé un quart-d'h^ure,
que. toujours avec le même sang-froid et sans changer de ton. il
me propose de nous amuser de compagnie. J'attendais qu'il m'ex-
pliquât quel était cet amusement; mais sans rien ajonier, il s^ mit
en devoir de m'en donner l'exemple. Nous nous touchions presque,
et la nuit n'était pas assez obscure pour m'empêcher de voir à quel
exercice il se préparait. Il n'en voulait point à ma personne; du moins
rien ne m'annonçait cette intention, et le lieu ne l'eût pas favorisée :
il ne voulait exactement, comme il me l'avait dit. que s'amuser et
que je m'amusasse, chacun pour son compte; et cela lui paraissait
si simple, qu'il n'avait pas même supposé qu'il ne me le parût pas
comme à lui. Je fus si effrayé de cette impudence, que, sans lui ré-
pondre, je me levai précipitamment et me mis à fuir à toutes jam-
bes, croyant avoir le misérable à mes trousses. J'étais si troublé,
qu'au lieu de gagner mon logis par la rue Saint-Dominique, je
courus du côté du quai, et ne m'arrêtai qu'au-delà du pont de bois,
aussi tremblant que si je venais de commettre un crime. J'étais
sujet au môme vice ; ce souvenir m'en guérit pour lonstemps.
A ce voyage-ci j'eus une aventure à peu près du même genre,
mais qui me mit en plus grand danger. Sentant mes espèces tirer
à leur fin, j'en ménageais le chétif reste. Je prenais moins souvent
des repas à mon auberge, et bientôt je n'en pris plus du tout,
pouvant, pour cinq ou six sous à la taverne, me rassasier fout aussi
i>ien que je faisais là pour mes vingt-cinq. N'y mangeant plus, je
ne savais comment y aller coucher; non que j'y dusse grand'chose,
mais j'avais honte d'occuper une chambre sans rien faire gagner à
mon hôtesse. La saison était belle. Un soir qu'il faisait fort chaud,
je me déterminai à passer la nuit dans la place ; et déjà je m'étais
établi sur un banc, quand un abbé qui passait, me voyant ainsi
couché, s'approcha et me demaipia si je n'avais point de gîte. Je
lui avouai mon cas^ et il en parut touché. 11 s'assit à côté de moi,
et nous causâmes. 11 parlait agréablement : tout ce qu'il me dit me
donna de lui la meilleure opinion du monde. Quand il me vit bien
disposé, il me dit qu'il n'était pas logé fort au large; qu'il n'avait
qu'une seule chambre, mais qu'assurément il ne me laisserait pas
coucher ainsi dans la place ; qu'il était tard pour trouver un gîte,
et qu'il m'offrait pour cette nuit la moitié de son lit. J'accepte
l'offre, espérant déjà me faire un ami qui pourrait m'ètre utile.
Nous allons. 11 bat le fusil. Sa chambre me parut propre dans sa
petitesse: il m'en fit les honneurs fort poliment. 11 tira d'un pot de
verre des cerises à l'eau-de-vie ; nous en mangeâmes chacun deux,
et nous fûmes nous coucher.
Cet homme avait les mêmes goûts que mon Juif de l'hospice,
mais il ne les manifestait pas si brutalement. Soit que, sachant que
je pouvais être entendu, il craignît de me forcer à me défendre,
soit qu'en effet il fût moins confirmé dans ses projets, il n'osait
LES CONFESSIONS.
39
m'en proposer ouvertement l'exécution, et cherchait à m'émouvoir
sans ra'inquiéter. Plus instruit que la prenricre fois, je compris
bienlôt sou dessein, et j'en frémis. Ne sachant ni d.ins (pielle
maison ni entre les mains de qui j'étais, je craignis en faisant
du bruit de le payer de ma vie. Je feignis d'ignorer ce qu'il me
voulait ; mais, paraissant très importuné de ses caresses, et très
décidé à n'en pas endurer le progrés, je fis si bien qu'il fut oblif,'é
de se contenir. Alors je lui parlai avec toute la douceur et tfjule la
fermeté d(mt j'étais capable ; et, sans paraître rren soupçonner, je
m'excusai de l'inquiétude que je lui avais montrée, sui- mon an-
cienne aventure, que j'afiectai de lui conter en termes si pleins de
dégoût ctd'horreur, que je lui fis, je crois, mal au cœurà lui-même,
et qu'il renonça toul-à-fait à son sale dessein. Nous passâmes
tranquillement le reste de la nuit : il me dit môme beaucoup de
choses très bonnes, très sensées ; et ce n'était assurément pas un
homme sans mérite, quoique ce fût un grand vilain.
Le matin, M. l'abbé, qui ne voulait pas avoir l'air mécontent,
parla de déjeuner, et pria une des filles de son hôtesse, qui était
jolie, d'en faire apporter. Elle lui dit qu'elle n'avait pas le temps.
Il s'adressa à sa sœur, qui ne daigna pas luiréfiondre Nous atten-
dions toujours ; point de déjeuner. Enfin nous passâmes dans la
chambre de ces demoiselles. Elles reçurent l'abbé d'un air très peu
caressant. J'eus enrore moins à me louer de leur accueil. L'aime,
en se retournant, m'appuya son talon pointu sur le bout du pieil,
où un cor fort douloureux m'avait force de co\iper mon soulier ;
l'autre vint ôter brusquement de derrière moi une chaise sur la-
quelle j'étais iirèt k m'asseoir ; leur mère, en jetant de l'eau [lar la
fenêtre, m'en aspergea le visage : en quelque place que je me misse,
on m'en faisait ôter pour y chercher quelque chose; je n'avais été
de ma vie à pareille l'été Je voyais dans li;urs regards insultants et
moqueurs une funur cachée à laquelle j'avais la .stupidité de ne
rien comprendre. Ebahi, stupéfait, prêt à les croire toutes possédées,
je commençais tout de bon à ra'effrayer, quand l'alibé, qui ne fai-
sait semblant de voir ni d'entendre, jugeant. bien qu'il n'y avait
point de déjeuner à espérer, prit le parti do .sortir ; et je me liàlai
de le suivre, fort content d'échapper à ces trois furies. Eu nianhaut
il me proposa d'aller déjeuner au café. Quoique j'eusse grand'faim,
je n'acceptai point tiile offre, sur laquelle il n'insisla pas beaucoup
non plus, et nous nousséparàmesau troisou quatrième coin de rue ;
moi, charmé de perdre de vue tout ce qui a|)partenait à celte mau-
dite maison ; et lui, fort aise, à ce que je crois, de m'en avoir a^sez
éloigné pour qu'elle ne me fût pas aisée à reconnaître. (;ouime, àl'aris
ni dans aucune autre ville, jamais rien ne m'est arrivé de sembla-
li e à ces deux aventures, il m'en est resté une impression peu
avantageuse an peuple de Lyon, et j'ai toujours regardé cette ville
comme celle de l'Europe on règne la plus alTreuse corruption.
Le souvenir des extrémités où j'y fus réduit ne contribue pas iinn
plus à m'en rappeler agréablement la mémoire. Si j'avais été fait
comme un autre, que j'eusse eu le talent d'emprunter, de m'endet-
ter à mon cabaret, je me serais aisément tiré d'allaire , mais c'est
à quoi mon inaptitude égalait ma répugnance; et pour imagiuir
à quel point vont l'une et l'autre, il suffit de savoir qu"a|)ies avoir
passé presque toute ma vit; dans le mal-ôtre, et souv(Mit prêt à
manquer de pain, il ne m'est jamais arrivé une seule fois di- me
faire demander de l'argent par un créancier sans lui eu doiiniT à
l'instant même, ni de faire venir deux fois un ouvrier pour avoir
son argent. Je n'ai jamais sn faire de dettes criardes, et j'ai tou-
jours mieux aimé souffrir que devoir.
C'était sonlfrir assurément que d'être réduit à passer la nuit dans
la rue, et c'est ce qui m'est arrivé plusieurs fois à Lyon. J'aimais
mieux employer quelques sous qui me restaient à payer nuni pain
que mon gite, parce qu'après tout je ri.squais moins de mourir de
sommeil que de faim. (Je qu'il y a d'étonnant, c'est que dans ce
cruel état je n'étais ni inquiet ni triste. Je n'avais pas le moindre
souci sur l'avenir, et j'attendais les réponses que devait recevoir
mademoiselle du Chàtelet, couchant à la belle étoile ou sur un banc,
aussi tranquillement que s\ir un lit de roses. Je me souviens même
d'avoir pas.sé une nuit délicieuse hors de la ville, dans un chemin
qui eôloyait le Uhône ou la Saône, car je ne me raii|ielle pas lequel
des deux (I). Des jardins élevés en terrasse bordaient le chemin du
côté opposé. Il avait fait très chaud ce jour-là ; la soirée était char-
mante ; la rosée humectait l'herbe flétrie; point de vent, une nuit
tranquille ; l'air était frais sans être froid ; le soleil après sou cou-
cher avait laissé dans le ciel des vapeurs rouges dont la réOexion
rendait l'eau couleur de rose ; les arbres des terrasses étaient char-
gés de rossignols qui se répondaient de l'un à l'autre. Je me pro-
menais dans um; sorte d'extase, livrant mes sens et mon cœur à la
jouissance de tout cela, et soupirant seulement un peu du regret
d'en jouir seul. Absorbé dans ma douce rêverie, je prolongeai fort
avant dans la nuit ma promenade sans m'apercevoir que j'étais las.
Je m'en aperçus enliii. Je me couchai voluiitueusement sur la ta-
it) Il est proliable ipie Rousseau désigne ici le lieu resseiTé eiuro la
Saône et la monta!,'iic, près du continent des deux fleuves. On lo iiounni-
les Elroils. A. de 15.
blette d'une espèce de niche ou d'arcade enfoncée dans un mur de
terrasse : le ciel de mon lit était formé par les tètes des arbres ; un
rossignol était précisément au-dessus de moi ; je m'endormis à son
chaut; mon sommeil fut doux, mon réveil le fut davantage. Il était
grand jour; mes yeux en s'ouvrant virent le .soleil, l'eau, la v(;rdure,
un paysaj/c admirable. Je me levai, me secouai. La faim me prit;
je m'acliemi 11,11 .m i ment vers la ville, résolu de mettre à un bon dé-
jeuner deu\ |iie(i's de six blancs qui me restaient encore. J'étais de
si bonne humeur que j'allais chantant tout le long du chemin, et je
me souviens même que je chantais une cantate de liatistin, intitulée
les bains de Thumory, que je savais par cœur. Que béni .soit le bon
Batistin et sa bonne cantate qui m'a valu un meilleur déjeuner que
celui sur lequel je comptais, et un dîner bien meilleur encore, sur
lequel je n'avais point compté du tout! Dans mon meilleur train
d'aller et de chanter, j'entends quelqu'un derrière moi ; je me re-
tourne, je vois un antonin qui me suivait, et qui paraissait m'écou-
ter avec plaisir. Il m'accoste, me salue, me demande si je sais la
musique. Je réponds, un jiku, pour faire entendre beaucoup. Il con-
tinue à me questionner : Je lui conte une partie de mon histoire. Il
me demande si je n'ai jamais copié de la musique. Souvent, lui
ilis-je : et cela était vrai; ma meilleure manière de l'apprendre
était d'en copier. Eh bien ! me dit-il, venez avec moi ; je pourrai
vousoccuper quelques jours, durant lesquels rien ne vous manquera,
pourvu que vous ne consentiez à ne pas sortir de la chambre. J'ac-
quiesçai tics volontiers, et je le suivis.
Cex antonin s'appelait M. Rnlichon ; il aimait la musique , il la
savait, et chantait dans de petits concerts qu'il faisait avec ses amis.
Il n'y avait rien là que d'innocent et d'honnête; mais ce goût dé-
générait ap|iaremmcnt en fureur, dont il était obligé de cacher une
partie. 1! me conduisit dans une petite chambre que j'occupai, et où
je trouvai beaiiioiiii de musique qu'il avait copiée. Il m'en donna
d'autre à copier, particulièrement la cantate que j'avais chantée, et
qu'il devait chanter lui-même dans quelques jours. J'en demeurai
là trois ou quatre à copier tout le temps où je ne mangeais pas •
car de ma vie je ne fus si atTamé ni mieux nourri. Il apportait mes
repas lui-même de leur cuisine ; et il fallait qu'elle fût bonne, si leur
ordinaire valait le mien. Demes jours je n'eus tant de plaisir à man-
ger, et il faut avouer aussi que ces lippees me venaient fort à propos
car j'étais .••ec comme du bois. Je travaillais presque d'aussi bon
cœur que je mangeais, et ce n'est pas peu dire. Il est vrai que je
n'étais pas aus-i correct que diligent. Quelques jours ajirès, M. Ro-
lichon, que je rencontrai dans la rue, m'apprit que mes parties
avaient rendu la musique inexécutable, tant elles s'étaient trouvées
remplies d'omissions, de duplications, de transpositions. Il faut
avouer que j'ai choisi là dans la suite le métier du monde auquel
j'étais le moins propre. Non que ma note ne fût belle, et que |e ne
coiuasse fort nettement; mais l'ennui d'un long travail me donne
des distractions si grandes que je passe plus de temps à gratter qu'à
noter, et que, si je n'apporte la plus grande attention à collation-
ner et corriger mes [larties, elles font toujours manquer l'exécution.
Je lis donc li(:s uni en voulant bien faire, et pour aller vite, j'allais'
tout de travers. Cela n'empêcha pas M. Roliehon de me bien traiter
jusqu'à latin, et de me donner encore en sortant un petit écu que
je lie méritais guère, et qui me remit tout-à-fait en pied, car peu
rie jours après je reçus des nouvelles de maman, qui était à Cham-
béry, et de l'argent pour l'aller joindre, ce que je lis avec transport.
Depuis lors mes finances ont été souvent fort courtes, mais jamais
assez pour me réduire à jeûner. Je marque cette époque avec un
cœur sensible aux soins de la Providence. C'est la dernière fois de
ma vie (pie j'ai senti la misère et la faim.
Je restai à Lyon sept ou huit jours encore pour attendre les com-
missions dont maman avait chargé mademoiselle du Chàtelet, que
je vis durant ce temps-là plus assidûment qu'auparavant, avant le
plaisir de parler avec elle de son amie, et n'étant plus distrait par
ces cruels retours sur ma situation, qui me forçaient de la cacher.
.Mademoiselle du Chàtelet n'était ni jeune ni jolie, mais elle ne
manquait pas de grâce; elle était liante et familière, et son esprit
donnait du prix àcelte familiarité. Elle avait le goût de morale obser-
vatrici^ qui porte à étudier les hommes; et c'est d'elle en première
origine que ce goût m'est venu. Elle aimait les romans de Le Sa^e
et parliculièrement Gil Blas ; elle m'en parla, mêle prêta; je le fus
avec plaisir. Mais je n'étais |ias raùr encore pources sortes de lectu-
res : il me fallait des romans à grands sentiments. Je passais ainsi
mou temps à la grille de madeunnselle du Chàtelet avec autant de
plaisir que de profit ; et il est certain que les entretiens intéressants
et sensés d'une femme de mérite sont plus propres à former un
jeune homme que toute la pedantesqne philosophie des livres. Je fis
connaissance aux Chassottes avec d'autres pensionnaires, et de leurs
amies, entre autres avec une jeune personne de quatorze ans,
appelée mademoi.selle Serre, à laquelle je ne lis pas alors une grande
attention, mais dont je me passionnai huit ou neuf aus après, e
avec raison, car c'était une cliariiianle fille.
Occupé de l'attente de revoir bienlôt ma bonne maman, je fis un
peu de trêve à mes chimères ; et le bonheur réel qui m'attendait me
dispensa d'en chercher daus mes visions. Nou seulement je .a reirou-
40
LES VEILLÉES LITTÉRAIRES ILLUSTRÉES.
vais, mais je retrouvais près d'elle ef par elle iin état agréable; car
elle marquait ra' avoir trouvé une occupalion qu'elle esfiérait qui me
rniivicudrait, et qui ne ni'éloij^nerait pas d'elle. Je m'épuisais en
conjccliires, pour deviucr quelle pouvait être celte occupation, et il
aurait fallu deviufr en cfTet pour renconirer juste. J'avais de quoi
f:iire commodément la route. Mademoiselle du Cbàtelet voulait (pie
je prisse un cheval; je n'y pus consentir, et j'eus raison : j'aurais
perdu le plaisir du dernier voyage iiédesire que, j'ai l'ail en nii vie,
car je ne peux donner ce nom aux exr:ursions que je faisais souvent
à mon voisinage tandis que je denn'urais à MûiLiers.
C'est rue chose bien singulière que luon inuigiuation ne se monte
jamais plus agréablement que quand mon état est le moins agréa-
ble, et qu'au contraire elle est moins riante lorsque tout rit autour
de moi. Ma mauvaise tète ne peut s'assujettir aux choses; elle ne
saurait embellir, elle veut créer. Des objets réels s'y peignent tout au
plus tels qu'ils sont, elle ne sait parer que les objets imaginaires. Si
je veux peindre le ))rinteinps, il faut que ;e sois en hiver; si je veux
décrire un beau paysage, il Tiut que je fois dans des murs ; et j'ai
dit cent fois que, si j'étais mis à la B :stillc, j'y ferais le tableau de la
liberté. Je ne voyais en partant de Lyon qu'un avenir agréable ;
j'étais aussi content, et j'avais tout lieu de l'être, que je l'étais peu
quand je partis deParis. Cependant je n'eus point, durant ce voyage,
ces rêveries délicieuses qui m'avaii'ut suivi dans l'autre. J'avais le
cœur serein ; mais c'était tout. Je me rapprochais avec attendrisse-
ment de l'excellente amie que j'allais revoir; je goûtais d'avance,
mais sans ivresse, le plaisir de vivre auprès d'elle : je m'y étais
toujours attendu, c'était conime.s'il ne m'était rjen arrivé de nouveau.
Je m'inquiétais de ce que j'allais faire, comme si cela eiât été fort
inquiétant. Mes idées étaient paisibles et douces, non célestes et
ravissantes. Tous les objets que je passais frappaient ma vue; je
donnais de l'attention aux paysages, je remarquais les arbres, les
maisons, les ruisseaux; je délibérais aux croisées des chemins;
j'avais peur de me (lerdre, et je ne me perdais point. En un mot, je
n'étais plus dans l'empyrée, j'étais tantôt où j'étais, tantôt où j'al-
lais, jamais plus loin.
Je suis encore en racontant mes voyages comme j'étais en les
faisant, je ne saurais arriver. Le cœur me baltait de joie en appro-
clianl de ma chère maman, et je n'en allais pas plus vite. J'aime à
marcher à mon aise, et m'arrèter quand il me plaît : la vie ambu-
lante est celle qu'il me faut. Faire route à pied par un beau temps
da,ns un beau pays, .«ans être pressé, et avoir pour terme de ma
course un objet agréable : voilà de toutes les manières de vivre celle
qui est le plus de mon goût. Au reste on sait déjà ce que j'entends
par un beau pays. Jamais pays de plaine, quelque beau quii fût,
ne parut tel à mes yeux. Il me faut des torrents, des rochers, des
sapins, des bois noirs, des chemins raboteux à monter et à descen-
dre, dès jirécipiees à mes côtés qui me fassent bien peur. J'eus ce
plaisir, je le goûtai "dans tout son charme en approchant de Cham-
béry. Non loin d'une montagne coupée, qu'on appelle le Pas-de-
l'Echelle, au-dessous du grand chemin taillé dans le roc, à l'endroit
appelé Chailles, court et bouillonne dans des gouffres affreux une
petite rivière qui parait avoir mis à les creuser des milliers de siècles.
On a bordé le chemin d'un parapet pour prévenir les malheurs :
cela faisait que je pouvais rontem|iler au fond et gagner des vertiges
tout à mon aise ; car ce qu'd y a de jdai.-ant dans mon goût pour
les lieux escarpés est qu'il me font tourner la tète, et j'aime beaucoup
ce tournoiement, pourvu que je sois en sûreté. Bien apimyé sur le
parapet, j'avançais le nez, et je restais là des heures entières entre-
voyant de temps tn temps cette écume et cette eau bleue dont j'en-
tendais le mugissement à travers les cris des corbeaux efdes éper-
viers qui volaient de roche en roche et de broussaille en broussaille
à cent toises au-dessous de moi. Dans les endroits où la pente était
assez unie, et la broussaille assez claire pour laisser courir des cail-
loux, j'en allais chercher au loin d'aussi gros que je les pouvais
porter, je les rassemblais sur le parapet en pile, puis, les lançant
l'un après l'autre, je me délectais à les voir rouler, bondir et voler
en mille éclats avant que d'atteindre le fond du précipice.
Plus près de Chambéiy j'ers un spectacle semblable en sens con-
traire. Le chemin passe au pied de la plus belle cascade que je vis
de mes jours. La montagne est tellement escarpée que l'eau se dé-
tache net, et tombe en arcade assez loin pour qu'on puisse passer
entre la cascade et la roche, quelquefois sans être mouillé. Mais si
l'on ne prend bien ses mesures, on y est aisément tronii)é, comme
je le fus : car, à cause de l'extrême hauteur, l'eau se divise et tombe
en poussière; et lorsqu'on approche un peu trop de ce nuage, sans
s'apercevoir d'abord qu'on se mauilU-, bientôt on est tout trempé.
J'arrive enfin, je la revois. Elle n'était pas seule. M. l'intendant
général était chez elle au moment que j'entrai. Sans me parler,
elle me prend jiar la main et me présente à lui avec cette grâce
qui lui ouvrait tous les cœurs. Le voilà, snonsicur, ce pauvre jeune
homme; daignez le protéger aussi longtemps qu'il le méritera : je
ne suis plus en yieiiie de lui pour le reste de .sa vie. Puis, m'adres-
sant la parole: Mon enfant, me dit-elle, vous appartenez au roi;
remerciez M. linlendanl, qui vous donne du jiain. J'ouvrais de
grands yeux sans rien dire, saus^ trop savoir qu'imaginer; il s'eu
fallut peu que l'ambition naissante ne me tournât la tète, et que
je ne fisse déjà le petit intendant. Ma fortune se trouva moins
brillante que sur ce début je ne l'avais imaginé; mais quant à
présent, c'était assez pour vivre, et pour moi c'était beaucoup. 'Voici
de quoi il s'agissait.
Le roi "Victor Amédée. jugeant par le sort des guerres précédentes
et par la position de l'ancien patrimoine de ses pères, qu'il lui
échapperait quelque jour, ne cherchait qu'à l'épuiser. 11 y avait
peu d'années qu'ayant résolu d'en mettre la noblesse à la taille, il
avait ordonné un cadastre général de tout le pays, afin que, ren-
dant l'iuiposition réelle, on pût la répartir avec plus d'équité. Ce
travail, commencé sous le père, fut achevé sous le fils. Deux ou trois
cents hommes, tant arpenteurs qu'on appelait géomètres, qu'écri-
vains qu'on appelait secrétaires, furent employés à cet ouvrage, et
c'était parmi ces derniers que maman m'avait fait inscrire. Le
poste, sans être fort lucratif, donnait de quoi vivre au large dans
ce pays-là. Le mal était que cet emploi n'était qu'à temps, mais il
mettait en état de chercher et d'attendre; et c'était par prévoyance
qu'elle tâchait de m'obtenir de l'intendant une protection particu-
lière pour pouvoir pas.ser à quelque emploi plus solide, quand le
temps de celui-là serait fini.
J'entrai en fonction peu de jours après mon arrivée. 11 n'y avait
à ce travail rien de ditfleile, et je fus bientôt au fait. C'est ainsi
qu'après quatre ou cinq ans de courses, de folies et de souffrances,
depuis ma sortie de Genève, je commençai pour la première fois de
gagner mon pain avec honneur.
Ces longs détails de ma première jeunesse auront paru bien pué-
rils, et j'en suis fâché : quoique né homme à certains égards, j'ai
été longtemps enfant, et je le suis encore à beaucoup d'autres. Je
n'ai pas promis au lecteur un grand personnage, j'ai promis de me
peindre tel que je suis; et pour me connaître datis mon âge avancé,
il faut m'avoir bien connu dans ma jeunesse. Comme en gériéral
les objets font moins d'impression sur moi que leurs souvenirs, et
que toutes mes idées sont en images, les premiers traits qui se sont
gravés dans ma tète y sont demeurés, et ceux qui s'y sont em-
preints dans la suite se sont plutôt combinés avec eux qu'ils ne les
ont etfacés-ll y a une certaine succession d'affections et d'idées qui
modifient celles qui les suivent, et qu'il faut connaître pour en
bien juger. Je m'applique à bien développer partout les premières
causes pour faire sentir l'enchaînement des effets Je voudrais pou-
voir rendre mou âme transparente aux yeux du lecteur; et pour
cela je cherche à la lui montrer sous tous les points de vue, à l'é-
clairer par tous les jours, à faire en sorte qu'il ne s'y passe pas un
mouvement qu'il n'aperçoive, afin qu'il puisse juger par lui-même
du principe qui les produit.
Si je me chargeais du résultat et que je lui dise, tel est men ca-
ractère, il pourrait croire, sinon que je le trompe, au moins que je
me trompe. Mais, eu lui détaillant avec sira|ilicité tout ce qui m'est
arrivé, tout ce que j'ai fait, tout ce que j'ai pensé, tout ce que j'ai
senti, je ne puis l'induire eu erreur, à moins que je ne le veuille ;
encore même en le voulant n'y parviendrais-je pas aisément de
cette façon. C'est à lui d'assembler ces éléments, et de déterminer
l'être qu'ils composent : le résultat doit être son ouvrage; et s'il
se trompe alors, toute l'erreur sera de son fait. Or il ne suffit pas
pour cette fin que mes récits soient fidèles, il faut aussi qu'ils soient
exacts. Ce n'est pas à moi de juger de l'importance des faits: je les
l'ois tous dire, et lui laisser le soin de choisir. C'est à quoi je me
suis appliqué jusqu'ici de tout mon courage, et je ne me lelàcherai
pas dans la suite. Mais les souvenirs de l'âge moyen sont toujours
moins vils que ceux de la première jeunesse. J'ai commencé par
tirer de ceux-ci le meilleur parti qu'il m'était possible: si les autres
me reviennent avec la même force, des lecteurs impatients s'en-
nuieront peut-être, mais moi je ne serai pas mécontent de mon
travail. Je n'ai qu'une chose à craindre dans cette entreprise; ce
n'est pas de trop dire, ou de dire des mensonges; mais c'est de ne
pas tout dire, et de taire des vérités.
LIVRE V.
Ce fut, ce me semble, en 1732, que j'arrivai àChambéry, comme
je viens de le dire, et que je commençai de travailler au cadastre
pour le service du roi. J'avais vingt ans passés, près de vingt-un.
J'éiais, du côlé de l'esprit, assez formé pour mon âge; mais le juge-
ment ne l'était guère; et j'avais grand besoin des mains dans les-
quelles je tombai pour apprendre à me conduire ; car quelques an-
nets d'expérience n'avaiei.l pu me guérir encore radicalement de
mes visions romanesques; et, malgré tous les maux que j'avais
soulferts, je connaissais aussi peu le monde et les hommes que si
je n'avais pas ])ayé ces instructions.
Je logeai chez moi, c'est-à-dire chez maman ; mais je ne retrou-
LES CONFESSIONS.
41
Vai pas ma rhamhrp, d'Annory; pl"s do. jardin, plus fie ruisseau,
plus de. pa\'a;:r. I,a maison qu'i'llf' orcupail (^tait snmbre el triste,
et ma cbamlirc l'Iait la plus sombre et la plus triste de la maison.
Un mur pour vue, un cul-de-sac pour rue, )ieu d'air, peu de jour,
pou d'espace ; des grillons, des rais, des [ilauehes pourries : tout cela
ne faisait pas une plaisanle habitation. Mais j'étais chez elle, auprès
d'elle; sans cesse ,'i mon bureau ou dans sa chambre, je m'aperce-
vais peu de la laideur de la mienne, je n'avais pas le temps d'y
rêver. ]| paraîtra bizarre qu'elle s'était fixée à Cbarnliéry tout
exprès pour habiter celte vilaine maison; ce fut même un trait
d'habileté de sa part que je ne dois pas laire. Elle allait à Turin
avec répugnance, sentant bien qu'après des révolutions eiu:ore
toutes récentes, et dans l'agitation où l'on était encore à la cour,
ce n'était pas le moment d(î s'y présenter. Cependant ses affaires
demandaient qu'elle s'y montrât; elle craignait d'être oubliée
ou desservie. Elle savait surlout que le comte de Saint-Laur( ni,
intendant-général des finances, ne la favorisait pas. Il avait
à Chambéry rme maison vieille, m;il bâtie, et dans une si vilaine
position qu'elle restait toujours vide , elle la loua, et s'y établit. Cela
lui réussit mieux qu'un voyage; sa pension ne fut point su)ipriiriée,
et depuis lors le comte de Saint-Laurent fut toujours de ses amis (t).
J'y trouvai son niénage à peu prés monté comme auparavant, et
le fidèle Claude Anet toiijunrs avec elle. C'était, comme je crois
l'avoir dit, un paysan de Montru (2), qui, dans son enfance, her-
borisait dans le Jura pour faire du Ihé de Suisse, et qu'elle avait
pris à son service à cause de ses drogues, trouvant commode d'avoir
lin herboriste dans .son laquais. Il se passionna si fort pour l'élude
des plantes, et elle favorisa si bien son goût, qu'il devint un vrai
botaniste, et que, s'il ne fût mort jeune, il se fût fait un nom dans
cette science, comme il en méritait un parmi les honnêtes gens.
Comme il était sérieux, même grave, et que j'étais plus jeune que
lui, il devint pour moi une espèce de gouverneur qui me sauva
beaucoup de folies, car il m'en imposait, et je n'osais m'oublier de-
vant lui. Il en imposait même à sa malticsse. qui connaissait son
grand sens, sa droiture, son inviolable attachement pour elle, et
qui le lui rendait bien. Claude Anet était sans coniredit un homme
rare, el le seul même de son espèce que j'aie jamais vu. LenI, posé,
réfléchi, circonspect <lans sa eonduiic, froid dans ses manières,
laconique et seiitentieux dans ses propos, il était dans ses passions
d'une impétnosilé qu'il ne laissait jamais paraître, mais qui le dé-
vorait en dedans, et qui ne lui a fait faire en sa vie qu'une sottise,
mais terrible; c'est de s'être empoisonné. Cette scène tragique se
passa peu après mon arrivée, et il la fallait pour ra'apprendre l'in-
timité de ce garçon avec sa maître.sse; car si elle ne me l'eût dite
elle-même. Jamais je ne m'en serais douté. Assurément sil'allache-
mcnt, le zèle, et la fidélité, peuvent mériter une pareille réroni-
pense, elle lui était bien due ; et, ce qui prouve qu'il en était digne,
il n'en abusa jamais. Ils avaient rarement des querelles, et elles
finissaient toujours bien. 11 en vint pourtant une qui finit mal. Sa
maîtresse lui dit dans la colère un mot outrageant qu'il ne put
digérer. 11 ne consulta que son désespoir, et trouvant sous sa main
une fiole de laudanum, il l'avala, |iuis fut se coucher tranquille-
ment comptant ne se réveiller jamais. Heureusement madame de
Warens^ inquiète, agitée elle-même, errant dans sa maison, trouva
la fiole vide, et devina le reste. En volant à son secours elle poussa
des cris (lui m'attirèrent; elle m'avoua tout, implora mon assistance,
et parvint avec beaucoup de peine à lui faire vomir l'opium. Té-
moin de cette scène, j'admirai ma bêtise de n'avoir jamais eu le
moindre soupçon des liaisons qu'elle m'apprenait. Mais Claude Anet
était si discret que de plus clairvoyants auraient pu s'y nic|irendre.
Le raecoinniodeinont fut tel que j'en fus vivement toui he moi niêine;
et depuis ce temps, ajoutant pour lui le respect à l'e.'-time, je devins
en quelque façon son élève, et ne m'en trouvai pas plus mal.
Je n'appris pas pourtant sans peine que quelqu'un pouvait vivre
avec elle dans une plus grande intimité que moi Je n'avais pas
songé même à désirer pour moi cette place, mais il ni'etail dur de la
voir remidir par un autre; cela était fort naturel. Cependant, au
lieu de prendre en aversion celui qui me l'avait souillée, je sentis
réellement s'élendre à lui l'attachement que j'avais pour elle. Je
désirais sur toutes choses qu'elle fût heureuse; et pui^qu■ellc avait
besoin de lui pour l'être, j'étais content qu'il fût heureux aus.M. De
son côté il entrait parfaitinient dans les vues de sa niaitr<.sse, el
prit en sincère amitié l'ami qu'elle s'était choisi. Sans aÀVcter avec
moi l'autorité que son poste le mettait en droit de [ireedre, il prit
naturellement celle que son jugement lui donnait sur le mien. Je
n'osais rien faire qu'il pari'il désapprouver, et il ne désapprouvait
que ce qui était mal. Nous vivions ainsi dans une union qui nous
rendait tous heureux, et que la mort seule a pu détruire. Due
, (,1) Cette maison est celle de la famille de Savoiroux, elle se trouve
voisine de ciUles do Cordon cl d'Oncieu. A. de li.
(«) Lisez Muiitreu.r, nom collectif de deux viila:-res vaudois Suies cl Les
Plaiichfs. unis par un pont jeté sur un torrent piolonri Ou visite oet en-
droit pour son silo pitloresLiua et les souvenirs de la NvweUc-IUHoise el
des Cunjesswns. A. de B.
des preuves de l'excellence du caractère de cette airaablp femme
est que tous ceirx qui l'aimaient s'aimaient entre PUXr La jalousie,
la rivalité même cédait an .sentiment dominant qu'elle inspirait, et
je n'ai vu jamais aucun de ceux qui l'entouraient se vouloir du mal
l'un ."i l'autre. Que ceux qui me lisent suspendent un moment leur
ieclure à cet éloge; et s'ils trouvent en y pensan) quelque autre
femme dont ils puissent en dire autant, qu'ils s'attachent à elle pour
le repos de leur vie, fût-elle au reste la dernière des catins.
Ici commence , depuis mon arrivée à Chambéry jusqu'à mon dé-
part pour Paris, en 1741, un intervalle de huit ou neuf ans durant
lequel j'aurai peu d'événements à dire, parce quç ma vie a été
aii'-si simple que doute; et cette uniformité éiail, iiréci'ément ce
dont javais le plus grand besoin pour achever de fi>rmi r mon ca-
ractère, que des troubles continuels empêchaient de se fixer. C'est
durant ce [irécieux intervalle que mon éducation, mêlée et sans
suite, ayant pris delà consistance, m'a fait ce que je n'ai plus cessé
d'être à travers les orages qui m'attendaient. Ce progrès fut insen-
sible et lent, chargé de peu d'événements mémorables ; mais il mé-
rite cependant d'être suivi et développé. , ,
Au commencement je n'étais guère occupi que démon travail ;
la gêne du bureau ne me laissait pas songer à autre chose. Le jieu
de temps (|ue j'avais de libre se passait au|>ièsde la bonne maman;
et n'ayant i>as même celui de lire, la fantaisie ne m'en prenait pas.
Mais quand ma besogne, devenue une espèce de routine, occupa
moins mon esprit, il reprit ses inquiétudes, la lecture me redevint
ni'cessaire ; et comme si ce goût se fût toujours irrité par la diffi-
eiillé de m'y livrer, il serait redevenu fureur c<imme chez mon
maître, si d'autres goûts venus à la traverse n'eussent fait diversion
à celui-là.
Quoiqu'il ne fallût pas à nos opération.? une arithmétique bien
transcendante, il en fallait assez p'ur m'ecibarrasser quelquefois.
Pour vaincre cette difficulté, j'achetai des livres d'arithmétique et
je l'appris bien, car je l'appris seul. L'.>ritbmétique pratique s'é-
tend plus loin qu'on ne pense, quand on y Tcut u.etire l'exacte pré-
cision. 11 y a des opérations d'une longueur extrême, au milieu
desquelles j'ai vu quelquefois de bons géomètres s'égarer. La ré-
flexion jointe à l'usage donne des idées nettes, et alors on trouve
des méthodes abrégées dont l'invention flatte l'amour-propre, dont
la justesse satisfait l'tspiit, et qui font faire i^vcc plaisir un travail
ingrat par lui-même. Je m'y enfonçai si bien qu'il n'y avait point
de question soluhle par les seuls chiffres qui m'embarrassât ; et
maintenant, que tout ce que J'ai su s'ctface journellement de ma
mémoire, cet acquis y demeuie encore en partie.au bout de trente
ans d'interruption. Il y a quelques Jours que, dans un voyage que
j'ai fait à Davenport chez mon hôte, assistaut à la leçon d'aiithmé-
lique de ses enfants, j'ai fait sans faule, avec un plai.-ir incroyable,
une opération des plus composées. 1! me semblait que j'étais en-
core à t.hambéry dans mes heureux Jours. C'était revenir de loin
sur mes pas.
l.e lavis des mappes de nos géomètres m'avait aussi rendu le
goût du dessin. J'achetai des couleurs et Je me mis à faire des fleurs
ei des paysages. C'est dommage que je me sois trouvé peu de ta-
lent pour cet art; l'inclination y était tout entière. J'aurais passé
des mois entiers sans sortir, au milieu de mes crayons et de mes
pinceaux. Cette oceupaiion devenant pour moi trop attachante, on
était obligé de m'en arracher. Il en est ainsi de tous les goûts aux-
quels Je commence à me livrer; ils augmentent, deviennent pas-
sion, et bientôt je ne vois plus rien au monde que l'amusement
dont je suis occupé. L'âge ne m'a pas guéti de ce défaut; il ne l'a
pas diminué même; et maintenant que j'écris ceci, me voilà, comme
un vieux radoteur, engoué d'une autre étude inutile où Je n'en-
tends rien, el que ceux mêmes qui s'y sont livrés dans leur Jeunesse
sont forcés d'abandonner à l'âge où je la veux commencer.
C'éiail alors qu'elle eût été à sa place. L'occasion était belle, et
j'eus quelque teniation d'en profiler. Le contentement que je vovais
dans les yeux d'Anet revenant chargé de plantes nouvelles me mit
deux ou trois fois sur le point d'aller herboriser avec. lui. Je suis
)iresque assuré que si j'y avais élé une seule fois, cela m'aurait ga-
gné, et je serais peul-é;re aujouid'liui un grand botaniste; car je
ne connais point (l'élude au monde qui s'associe mieux avec mes
goûts naturels que celle des plantes; el la vie que je mène depuis
dix ans à la campagne n'est guèrequ'une herborisation continuelle,
à la vérité .sans objel et sans progrés; mais n'ayant alors aucune
idée de la botanique, je l'avais prise en une sorte dp mépris et de
dégoût; Je ne la regard. lis, comme font tous les ignorants, que
comme une élude d'apothicaire. Maman, qui l'aimait, n'en faisait
pas elle-ménie un autre usage; elle ne recherchait que les plantes
Usuelles pour les appliquer à ses drogues, .\insi la botanique, la
chimie et l'analomie, confondues dans mon esprit sous le nom de
médecine, ne servaient qu'à me fournir des sarcasmes plaisants
toute la Journée, et à m'allirer des soulllets de temps en temps.
D'ailleurs un goût diiréreut ; l trop contraire à celui-là croissait par
(hiires, et bieulôl absorba tous les autres. Je parle de la iimsique.
Il faut assurémeul que je sois né pour cet an, luiisque j'ai cm-
uieucc de l'aimei'deâ luoii enfance, et qu'il «et le seul que j'aie aimé
i2
LES VEILLÉES LITTÉRAIRES ILLUSTRÉES.
constamment dans tous les temps. Ce qu'il y a d'étonnant est qu'un
art pour lequel j'étais né m'ait néanmoins coulé tant de peine à
apiirendre, et avec des succès si lents, qu'après une pratique de
toute ma vie jamais je n'ai pu parvenir à chanter sûrement tout à
livre ouvert. Ce qui me rendait surtout alors cette étude iiçrréable
était que je la pouvais faire avec maman. Ayant des proiits d'ailleurs
forts tlifferents, la musique était pour nous un point de réuuion
dont j'aimais à faire usage. Elle ne s'y refusait pas. J'étais alors à
peu près aussi .-iv'iicé qu'elle ; en deux ou trois fois nous déchiffrions
un air. Quelquefois, la voyant empressée autour d'un fourneau, je
lui disais : Maman, voici un joli duo qui m'a bien l'air de faire sen-
tir l'empyreume à vos drogues. Ah ! par ma foi, me disait-elle, si tu
me les fais brûler, je te les ferai manger. Tout en disputant je l'en-
traînais à son clavecin : on s'y oubliait; l'extrait de genièvre ou
d'absynthe était calciné ; elle m'en barbouillait le visage, et tout
cela était délicieux.
On voit qu'avec peu de tf mps de reste j'avais beaucoup de choses
à quoi l'employer. Il me vint pourtant encore un amusement de
plu';, qui fit bien valoir tous les autres.
Nous occupions un cachot si étouffé, qu'on avait besoin quelque-
fdis d'aller prendre l'air sur la terre. Anet engagea maman à louer
dans un faubourg un jardin pour y mettre des plantes. A ce jardin
était j<iinte une guinguette assiz jolie qu'on meubla suivant l'or-
donnance. On y mit un lit; nous allions souvent y diner, et j'y
couchais quelquefois. Insensiblement je m'engouai de cette petite
retraite, j'v mis quelques livres, beaucoup d'estampes; je passais
une panie"de mon temp< à l'orner et à y préparer à maman quel-
que surprise agréable lorsqu'elle s'y venait promener. Je la quittais
pour venir m'occuper d'elle: pour y penser avec plus de plaisir;
autre caprice que je n'excuse ni n'explique, mais que j'avoue !
parce que la chose était ainsi. Je me souviens qu'un jour madame
de Luxembourg me parlait en raillant d'un homme qui quitt lit sa
maîtresse pour lui écrire. Je lui dis que j'aurais bien été cet homme-
là ; et j'aurais pu, ajouter que je l'avais été quelquefois. Je n'ai pour-
tant jamais senti près de maman ce besoin de m'éloigner d'elle
pour l'aimer davantage; car tète à tète avec elle j'étais aussi par-
failement à mon aise que si j'eusse été seul, et cela ne m'est jamais
arrivé près de personne autre, ni homme ni femme, quelque atta-
chement qui* j'aie eu pour eux. Mais elle était si souvent entourée,
et de gens qui me convenaient si peu, que le dépit et l'ennui me
chassaient dans mon asile, où je l'avais comme je la voulais, sans
crainte que les importuns vinssent nous y suivre.
Tandis qu'ainsi partagé enire le travail, le plaisir et l'instruction.
Je vivais dans le plus doux lefios. l'Europe n'était pas si tranquille
que moi. La Franre et l'empereur venaient de s'entre-déclarer la
guerre ; le roi de Sardaigne était entré dans la querelle , et l'armée
française filait en-Piémont pour enirer dans le Milanais, lien passa
une colonne par Cliambéry , et entre autres le régiment de Cham-
pagne , dont était colonel .M. le duc de laTrimouille, auquel je fus
présenté, qui me promit beaucoup de choses, et qui sùremeiit n'a
jamais repensé à moi Notre petit jardin était précisément au haut du
faubourg par lequel entraient les troupes, de sorte que je me rassa-
siais du plaisir d'aller les voir passer, et je me passionnais pour le
succès de ctle guerre, comme s'il m'eût beaucoup intéressé. Jus-
que-là je ne m'étais pas encore avisé de songer aux atlaires publi-
ques; et je me mis à lire les gazettes, pour la première fois, mais
avec une telle partialité pour la France, que le cœur me battait de
joie à ses moindres avantages, et que ses revers m'affligeaient comme
s'ils fussent tombés sur moi. Si cette folie n'eût èié que passagère,
je ne daignerais pas en parler ; mais elle s'est tellement enracinée
dans mon cœur sans aucune raison , que, lorsque j'ai fait dans la
suite à Paris l'auti-despote et le fier républicain, je sentais en dépit
de moi-même une prédilection secrète pour cette même nation que
je trouvais servile, et pour ce gouvernement que j'alfectais de fron-
der. Ce qu'il y avait de plaisant était qu'ayant honte d'un penchant
si contraire à mes maximes je n'osais l'avouer à personne , et je
raillais les Français do leurs défaites, tandis que le cœur m'en sai-
gnait plus qu'à eux. Je suis sûrement le seul qui , vivant chez une
nation qui le traitait bien et qu'il adorait, se soit fait chez elle un
devoir de la dédaigner. Enfin ce penchant s'est trouvé si désinté-
ressé de ma part, si fort, si constant, si invincible, que inème depuis
rua sortie du royaume, depuis que le gouvernement, les magistrats,
les auteurs , s'y sont à l'envi déchaînés contre moi , depuis qu'il est
devenu du bon air de m'accabler d'injustice et d'outrages, je n'ai
pu me guérir de ma folie. Je les aime en dépit de moi, quoiqu'ils me
maltraitent En voyant déjà commencer la décadence de l'Angle-
terre, que j'ai prédite au milieu de ses triomphes, je me laisse ber-
cer au fol espoir que la nation française , à son tour victorieuse ,
viendra peut-èlre un jour me tirer de la triste captivité où je vis.
J'ai cherché longtemps la cause de cette partialité, et je n'ai pu la
trouver que dans l'.'ccasion qui la vit naître. Un goût croissant pour
la littérature m'attachait aux livres français , aux auteurs de ces li-
vres, et au pays de ces auteurs. Au moment même que défilait sous
mes yeux l'armée française , je lisais les grands capitaines de Bran-
tôme. J'avais la tète pleine des Clisson , des Bayard , des Lautrec,
des Coligny , des Montmorency, des la Trimouille , et je m'affec-
tionnais à leurs descendants comme aux héritiers de leiir mérite el
de leur courage. A chaque régiment je croyais revoir ces fameuses
bandes noires qui jadis av.iient tant fait' d'exploits en Piémont
Enfin j'appliquais à ce que je voyais les idées que je puisais dans lei
livres; mes lectures continuées et toujours tirées de la même natiorJitl-
nourrissaient mon affection pour elle, et m'en firent enfin "une
passion aveugle que rien n'a pu surmonter. J'ai en dans la suitqiP'^
occasion de remarquer dans mes voyages que cette impression ne
m'était pas particulière, et qu'agissant plus ou moins dans tous les
pays sur la partie delà nation qui aimait la lecture et qui cultivait
les lettres, elle balançait la haine générale qu'insnire l'air avanta-
geux des Français. Les romans plus que les hommes leur attachent
les femmes de tons les pays ; leurs chefs-d'œuvre dramatiques affec-
tionnent la jeunesse à leurs théâtres. La célébrité de celui de Paris
y attire des foules d'étrangers qui en reviennent enthousiastes.
Enfin l'excellent goût de leur littérature leur soumet tons les esprits
qui en ont; ei, dans la guerre si malheureuse dont ils sortent, j'ai
vu leurs auteurs et leurs philosophes soutenir la gloire du nom
français ternie par leurs guerriers.
J'étais donc Français ardent, et celame rendit nouvelliste. J'allais
avec la foule des gobe-mouches attendre sur la place l'arrivée des
courriers ; et, plus bête que l'càne de la fable je m'inquiétais beau-
conp pour savoir de quel maître j'aurais l'honneur de porter le bat;
car on prélendait alors que nous appartiendrions à la France , et
l'on faisait de la Savoie un échange pour le Milanais. Il faut pour-
tant convenir que j'avais quelques sujets de crainte; car, si cette
guerre eût mal tourné pour les alliés, la pension de maman courait
grand risque. Mais j'étais plein de confiance dans mes bons amis ;
et pour le coup, malgré la surprise de M. deBroglie, cette confiance
ne fut pas trompée, grâces au roi de Sardaigne à qui je n'avais pas
pensé.
Tandis qu'on se battait en Italie , on chantait en France. Les
opéras de Rameau commençaient à faire du bruit, et relevèrent ses
ouvrages théoriques que leur obscurité mettait à la portée de peu
de gens. Par hasard j'entendis parler de son Trailé de l'Harmonie ,
etje n'eus point de repos que je n'eusse acquis ce livre. Par un autre '
hasard je tombai malade- La maladie était inflammatoire; elle fut | i'
vive et courte ; mais ma convalescence fut longue, et je ne fus d'un '
mois (!n état de sortir. Durant ce temps, j'ébauchai, je dévorai
mon Traité de l'Harmonie; mais il était si long, si diffus, si mal ar-
rangé, que je sentis qu'il me fallait un temps considérable pour l'é-
tudier et le débrouiller. Je suspendais mon application , et je ré-
créais mes yeux avec de la musique. Les cantates deBernier, sur les-
quelles je m'exerçais, ne me sortaient pas de l'esiirit. J'en appris
par cœur quatre ou cinq, entre autres celle des Amours dormants ,
quejeu'ai pas revue depuis lors et que jesais encorepresqiie tout en-
tière ; de même que l'Amour piqué par une abeille, très jolie cantate
de Clérembault, que j'appris à peu près dans le même temps.
Pour m'a^hever, il arriva de la 'Val-d'Aoste un jeune organiste
appelé l'abbé Palais, bon musicien , bon homme, et qui accompa-
gnait très bien du clavecin. Je fais connaissance avec lui; nous voilà
inséparables. Il était élève d'un moine italien grand organiste. H
me parlait de ses principes ; je les comparais avec ceux de mon Ra-
meau; je remplissais ma tète d'accompagnements, d'accords, d'har-
monie. Il fallait se former l'oreille à tout cela : je proposai à ma-
man un petit concert tous les mois ; elle y consentit. Me voilà si plein
de ce concert, que ni jour ni nuit je ne songeais à autre chose; et
réellement cela m'occupait, et beaucoup, pour rassembler la musi-
que, les concertants, les instruments, tirer les parties, faire les ré-
pétitions, etc. Maman chantait; le P. Caton , dont j'ai déjà parlé et
dont j'ai à parler encore, chantait aussi ; un maître à danser appelé
Roche, el son fils , jouaient du violon ; Canavas , parent de M. Van-
loo, qui travaillait au cadastre, et qui depuis s'est marié à Paris,
jouait du violoncelle ; l'alibé Palais acccompagnait du clavecin : j'a-
vais l'honneur de conduire la musique avec le bâton du bûcheron.
On peutjuger combien tout cela était beau : pas tout-à-fait comme
chez M. de Treytorens, mais il ne s'en fallait guère.
Le petit concert de madame de Warens , nouvelle convertie, et
vivant , disait-on , des charités du roi, faisait murmurer la séquelle
dévote; mais c'était un amusement agréable pour plusieurs hon-
nêtes gens. On ne deviuiTait pas qui je mets à leur tète en cette oc-
casion : un moine, mais un moine homme de mérite et même ai-
mable, dont lesinforluiies m'onldans la suite bien vivement uffeclé,
et dont la mémoire, liée à celle de mes beaux jours, m'est encore
chère. 11 s'agit du P. Caton , cordelier , qui , conjointement avec le
comte d'Ortan, avait fait saisir à Lyon la musique du pauvre pe(2«-
chat;ce qui n'est pas le plus beau trait de sa vie. Il était bachelier
de Sorbonne; il avait vécu longtemps à Paris dans le plus grand
monde, et très faufilé surtout ciiez le marquis d'Antreraont , alors
ambassadeur de Sardaigne. C'était un grand homme, bien fait, le
visa"e plein, les yeux à fleur de tète, des cheveux noirs qui faisaient
sans" affectation le crochet aux côtes du front; l'air à la fois noble,
ouvert , modeste ; se présentant simplement et bien ; n'ayan t ni le
maintien cafard ou effronté des moines, ni l'abord cavalier d'un
LES CONFESSIONS.
43
lOmtiif: à la niiido , qiiiii(|iril le fût , mais l'assurance rl'iin lionnèle
loiiiine qui , sans rougir île sa robe , s'honure lui-même et se sent
;ou,iours à sa place parmi les honnêtes gens. Quoique le P. Caton
a'eût pas beaucoup d'étude pour un docteur , il en avait beaucoup
pour un homme du monde ; et n'étant point |>ressé de montrer son
jcquis, il le pla(,;ait si à propos qu'il en paraissait davantage. Ayant
beaucoup vécu dans la .société , il s'était plus attaché aux talents
îgréabl(!S qu'àuu solide savoir. Il avait de l'esprit, faisait des vers,
parlait bien, chantait mieux , avait la voix belle, touchait l'orgue et
le clavecin. Il n'en fallait pas tant pour être recherché : aussi l'é-
lail-il ; mais cela lui fit si peu négliger les soins de son état , qu'il
parvint, malgré des concurrents très jaloux, à être élu définiteur
[le sa province, ou, comme on dit, un des grands colliers de l'ordre.
Ce 1'. Caton fit connaissance avec maman chez le marquis d'An-
Iremont. Il entendit parler de nos concerts, il en voulut être; d en
fut, et les rendit brillants. Nous fûmes bientôt liés par notre goût
:ommun pour la musique, qui chez l'un et chez l'autre était une
passion très vive; avec cette différence qu'il était vraiment musi-
cien, et que je n'étais qu'un barbouillon. Nous allions avec Cana-
ms et l'abbé Palais faire de la musique dans sa chambre, etquel-
:|uefoisàson orgue les jours de fête. Nous dinioris souvent à .son
petit couvert ; car ce qu'il avait encore d'étonnant pour un moine
est qu'il était généreux, magnifique et sensuel sans grossierrtc.
Les jours de nos concerts il soupail chez maman. Ces soupers étaient
très gais, très agréables : on y disait le mot et la chose, on y chau-
lait des duo; j'étais à mon aise; j'avais de l'esprit, des saillies; le
P. Caton était charmant; maman était adorable; l'abbé Palais,
avec sa voix de breuf, était le plastron. Moments si doux de la fo-
lâtre jeunesse, qu'il y a de temps que vous êtes partis !
Comme je n'aurai plus à parler de ce pauvre P. Caton, que j'a-
chève ici en deux mots sa triste histoire. Les autres moines, jaloux
ou plutôt furieux de lui voir un mérite, une élégance de mœurs,
qui n'avaient rien de la crapule mon astique, le prirent en haine parce
qu'il n'était pas aussi haïssable qu'eux. Les chefs se liguèrent et
ameutèrent contre lui les moinillons envieux de sa place, et qui
n'osaient auparavant le regarder. On lui fit mille all'ronts, on le
destitua, on lui ôta sa chambre, qu'il avait meublée avec goût quoique
avec simplicité; on le relégua je ne sais on, enfin ces misérables
l'accablèrent de tant d'outrages que son âme honnête, et fière avec
jiislii'c, n'y put résister; et, après avoir fait les délices des .sociétés
les plus aimables, il mourut de douleur sur un vil grabat, dans quel-
(]uv fond de cellule ou de cachot, regretté, pleuré de tous les hon-
iii'Us gens dont il fut connu, et qui ne lui ont trouvé d'autre dé-
faut que d'être moine.
Avec ce petit train de vie, je fis si bien en très peu de temps,
qu'absorbé tout entier par la musique je me trouvai hors d'état de
penser à autre chose. Je n'allais plus à mon bureau qu'à contre-
cœur, la gène et l'assiduité du travail m'en firent un supplice in-
supportable, et j'en vins enfin à vouloir quitter mon emploi pour me
livrer totalement à la musique. Un peut croire que cette folie ne
passa pas sans opposition. Quitter un poste honnête et d'un revenu
fixe pour courir après des écoliers incertains était un parti trop peu
sensé pour plaire à maman. Même en suppo.sant mes progrès futurs
au.ssi grands ipie je me les figurais, c'était borner bien modestement
mon ambition que de me réduire pour toute ma vie à l'état de mu-
siiini. Elle, qui ne formait que des projets magniliques, et qui ne
pr. liait plus iout-à-fait au mot M. d'Aubonne, me voyait avec peine
ociiip(; sérieusement d'un talent qu'elle trouvait si frivole, et me ré-
pétait souvent ce proverbe de province, un peu moins juste à Paris,
que (jui bien chante et bien danse fait un métier qui peu avance, iille
rae voyait, d'un autre côté, eutrainé par un goût irrésistible ; ma
passion de musique devenait une fureur ; et il était à craindre que
mon travail, se sentant de mes distractions, ne m'attirât un congé
qu'il valait beaucoup mieux prendre de moi-même. Je lui repré-
sentais encore que cet emploi n'avait pas longtemps à durer, qu'il
me fallait un talent pour vivre, et qu'il était plus sûr d'achever d'ac-
quérir par la pratique celui auquel mon goût me portait et qu'elle
m'avait choisi, que de me mettre à la merci des protections on de
faire de nouveaux essais qui pouvaient mal réussir, et me laisser,
après avoir passe l'âge de l'apprendre, sans ressource pour gagner
mou paiii. Kiifin j'exionjuai sou consentement plus à force d'iinpor-
tuuites et de caresses que de raisons dont elle se contentât. Aussitôt
je imirus remercier fièrement M. Coccelli, directeur-général du ca-
(lasiie, comme si j'avais fait l'acte le plus héroïque; et je quittai vo-
loiilaiienient mon emploi sans sujet, sans raison, sans prétexte;
avec autant et plus de joie que je n'en. avais eu à le prendre il n'y
avait pas deux ans.
Cette démarche, toute folle ([u'elle .était, m'attira dans le pays
une sorte déconsidération qui me fut utile. Les uns me supposèrent
des ressources que je n'avais pas ; d'autres, me voyant livré toul-
à-faità la musique, jugèrent de mon talent par mon sacrifice, et
crurent qu'avec tant de passion pour cet art je devais le posséder
supérieurement. Dans le royaume dos aveugles les borgnes sont
rois ; je pd.ssai là pour un bo"!! maître, parce qu'il n'y en avait que
de mauvais. Ne manquant pas au reste d'uii certain goùlde chant,
favorisé d'ailleurs par mon âge et par ma figure, j'eus bientôt plus
d'ecolières qu'il ne m'en fallait pour remplacer ma paie de secré-
taire.
Il est certain que pour l'agrément de la vie on ne pouvait passer
plus rapidement d'une extrémité à l'autre. Au cadastre, em|do\éhuit
iieures par jour du filus inau.ssade travail avec des gens encore plus
maussades, enfermé dans un triste bureau empuanti de l'haleine de
tous ces manants, la plupart fort mal peignés et fort malpropres, je
me .'^entais quelquefois accable jusqu'au vertige par laltenlion, la
gêne et l'ennui. Au lieu de cela, me voilà tout d'un coup jeté parmi
le beau monde, admis, recherché dans les meilleures maisons; par-
tout un accueil gracieux, caressant, un air de fêle ; d'aimables de-
moiselles bien parées m'attendent, me reçoivent avec empresse-
ment; je ne vois que des objets charmants, je ne sens que la rose
et la fleur d'oranger ; on chante, on cause, on rit, on s'amuse ; je
ne sors de laque |)our aller ailleurs en faire autant: on conviendra
qu'à égalité dans les avantages il n'y avait pas à balancer dans le
choix. Aussi me trouvai-je si bien du mien qu'il ne m'est arrivé ja-
mais de m'en repentir; et je ne m'en repeiis pas même en ce mo-
ment, où je pèse au poids de la raison les actions de ma vie, déli-
vré des motifs peu sensés qui m'ont entraîné.
Voilà presque l'unique fois qu'en n'écoutant que mes penchants
je n'ai pas vu tromper mon attente. L'accueil aisé, l'esprit liant,
I humeur facile des habitants du pays me rendit le commerce du
monde aimable; et le goût que j'y pris alors m'a bien prouvé que
si je n'aime pas à vivre parmi les hommes, c'est moins ma faute
que la leur.
C'est dommage que les Savoyards ne .soient pas riches ; ou peut-
être serait-ce dommage qu ils le fussent; car, tels qu'ils sont, c'est
le meilleur et le plus aimable [leuple que je connaisse S'il est une
jietite ville au monde où l'on goûte les douceurs de la vie dans un
commerce agréable et sûr, c'est Chambéry. La noblesse de la pro-
vince qui sy rassemble n'a que ce qu'il faut de bien pour vivre,
elle n'en a pas assez pour parvenir ; et, ne pouvant se livrer à l'am-
bition, elle suit par nécessité le conseil de Cynéas. Elle dévoue sa
jeunesse à l'état militaire, puis revient vieillir paisiblement chez
soi. L'honneur et la raison président à ce partage. Les femmes j
sont belles, et pourraient se passer de l'êlre; elles ont tout ce qui
peut faire valoir la beauté, et mêmey suppléer. Il est singulier qu'ap-
pelé par mon étal à voir beaucoup de jeunes filles, je ne me rap-
pelle pas d'en avoir vu à Chambéry une seule qui ne fût pas char-
mante. On dira que j'étais disposé à les tiouver telles, et l'on peut
avoir raison; mais je n'avais pas besoin d'y mettre du mien pour
cela. Je ne puis en vérité me rappeler sans plaisir le souvenir de
mes jeunes écolières. Que ne puis-je, en nommant ici les plus aima-
bles, les rappeler de même, et moi avec elles, à l'âge heureux où
nous étions lors des moments aussi doux qu'innocents que j'ai pas-
sés auprès d'elles! La première fut mademoiselle de Mellarede, ma
voisine, sœur de l'élève de M. Gaime. Celait une brune très vive,
mais d'une vivacité caressante, pleine de grâces, et sans étourderie.
Elle était un peu maigre, comme sont la plupart des filles à son
âge; mais ses yeux brillants, sa taille fine et son air attirant n'a-
vaient pas besoin d'embonpoint pour plaire. J'y allais le malin, et
elle était encore ordinairement en déshabillé, sans autre coiO'ure
que ses cheveux négligemnieiit relevés, ornés de quelque tieur que
l'on mettait à mon arrivée, et qu'on ôlail à mou départ pour se
coill'er. Je ne crains rien lanl au mi)nde qu'une jolie personne en
déshabillé; je la redouterais cctnt fois moins parée. .Mademoiselle de
Meiitliou, chez qui j'allais l'après-midi, l'était tnujours, et me faisait
une impression tout aussi douce, mais bien ditl'erente. Ses cheveux
étaient d'un blond cendré : elle était très mignonne, très timide et
très blanche , une voix nett(!, juste et llûtée, mais qui n'osait se
développer. Elle avait au sein la cicatrice d'une brûlure d'eau
bouillante qu'un fichu de chenille bleue ne cachait pas extrêmement.
Cette marque attirait quelquefois mon attention, qui bientôt n'était
plus pour la cicatrice. Mademoiselle de Chulles, une autre de mes
voisines, était une fille faite, grande, belle carrure, de l'embonpoint :
elle avait été très bien. Ce nttail plus une beauté, mais c'était une
personne à citer pour la bonne grâce, pour l'humeur égale, pour
le bon naturel. Sa sœur, madame de Charly, la plus belle femme de
Chambéry, n'apprenait plus la musique; mais elle la faisait appren-
dre à sa tille toute jeune encore, mais dont la beauté naissante eût
promis d'égaler celle de sa mère, si malheureusement elle n'eût eu
ses cheveux un peu trop blonds. J'avais à la Visitation une petite
demoiselle française, dont j'ai oublié le nom, mais qui mérite une
place dans la liste de mes préférences. Eile avait pris le ton lent et
traînant des religieuses, et sur ce ton traînant elle disait des choses
très saillantes qui ne semblaient pas aller avec son maintien. Au
reste elle était paresseuse, n'aimait pas à prendre la peine de mon-
trer son esprit, et c'était une faveur qu'elle n'accordait pas à tout le
monde. Ce ne fut qu'après un mois ou deux de lettons et de négli-
gence, qu'elle s'avisa de cet expédient pour me rendre plus exact;
car je n'ai jamais pu prendre sur moi de l'être. Je me plaisais à mes
leçons quand j'y étais ; mais je n'aimais pas être oblige de m'y ren-
dre, ui que l'heure me comuiaudàt : eii toute chose la gèue et ïas~
h't
LES VEILLÉES LITTÉRAIRES ILLUSTRÉES.
sujettissement me sont insupportables; ils me feraient prendre en
haine le plaisir mènK'. On dit que chez les niahométans un homme
passe au point du jour dans les rues pour ordonner aux maris de
rendre le devoir à leurs femmes : je serais un mauvais Turc à ces
heures-là.
J'avais quelques éeolières aussi dans la bourgeoisie, et une entre
autres qui fut la cause indirecte d'un changement de relation dont
j'ai à parler, puisque entin je dois tout due. Elle était fille dun
épicier, et se nommait mademoiselle Lard, vrai modèle d'une sta-
tue grecque, et que je citerais pour la plus belle fille que j'aie jamais
\ue, s'il y avait quelque véritable beauté sans vie et sans ànie. S()n
indolence, sa froideur, son insensibilité, allaient à un point in-
croyable. Il était également impossible de lui plaire et de la fâcher;
et je suis persuadé que si l'on eût fait sur elle quelque entreprise,
elle eût laissé faire, non par goût, mais par stupidité. Sa mère, qui
n'en voulait pas .courir le risque, ne la quittait pas d'un pas. En
lui faisant a|iprendre à chanter, en lui donnant un jeune maître,
elle faisait tout de son mieux pour l'émoustiller ; mais cela ne réus-
sit point. Tandis que le maître agaçait la fille, la mère agiçait le
maître, et cela ne réussissait pas beaucou|i mieux. Madame Lard
ajoutait à sa vivacité naturelle toute celle que sa fille aurait dû
avoir. C'était un petit minois éveillé, chifToiiné, marqué de petite
vérole. Elle avait de petits yeux très ardents et un peu rouges,
parce qu'elle y avait presque toujours mal. Tous les matins quand
j'arrivais je trouvais presque toujoui's prêt mon café à la crème ; et
la mère ne manquait jamais de m'accueillir par un baiser bien ap-
pliqué sur la bouche, et que par curiosité j'aurais voulu rendre à la
fille, pourvoir comment elle l'aurait pris. Au reste, tout cela se fai-
sait si simplement et si fort sans conséquence, que, quand M. Lard
était là, les baisers n'en allaient pas moins leur train. C'était une
bonne pâte d'homme, le vrai père de sa fille, et que sa femme ne
trompait pas parce qu'il n'en était pas besoin.
Je me prêtais à 'toutes «es caresses avec ma balourdise ordinaire,
les prenant bonnement pour des marques de pure amitié. J'en étais
pourtant importuné quelquefois, car la vive madame Lard ne lais-
sait pas d'être exigeante ; et si dans la journée j'avais passé devant
la boutique sans ni'arrèter, il y aurait eu du bruit, il fallait, quand
j'étais pressé, que je prisse un détour pour passer dans une autre
rue, sachant bien qu'il n'était pas si aisé de sortir de chez elle que
d'y entier.
Madame Lard s'occupait trop de moi pour que je ne m'occupasse
point d'elle. Ses attentions me touchaient beaucoup. J'en parlais à
maman comme d'une chose sans mystère; et quand il y en aurait
eu, je ne lui en aurais pas moins parlé ; car lui faire un secret île
quoi que ce fût ne m'eût pas été possible : mon cœur était ouvert
devant elle comme devant Dieu. Elle ne prit pas tout-à-fait la chose
avec la même simplicité que moi. Elle vit des avances où je n'avais
vu que des amitiés; elle jugea que madame Lard, se faisant un
point d'honneur de me laisser moins sot qu'elle ne m'avait trouvé,
parviendrait de manière ou d'autre à se taire entendre; et, outre
qu'il n'était pas juste qu'une autre femme se chargeât de l'instruc-
tion de son élevé, elh; avait des motifs plus dignes d'elle pour me
garantir des pièges auxquels mon âge et mon état m'exposaient.
Dans !e mémo temps on m'en tendit un d'une espèce plus dange-
reuse, auquel j'échappai, mais qui lui fit sentir que les dangers qui
me menaçaient sans cesse rendaient nécessaires tous les préserva-
tifs qu'elle y pouvait apoorter.
Madame la comtesse de Menthon, mère d'une de mes éeolières,
était une femme de beaucoup d'esprit, et passait pour n'avoir pas
moins de méchanceté. Elle avait été cause, à ce qu'on disait, de
bien des brouilleries, et d'une entre autres qui avait eu des suites
fatales à la maison d'Anlremont. Maman avait été assez liée avec
elle pour connaître son «aractère; ayant très innocemment inspiré
du goût à quelqu'un sur qui madame de Meiithoii avait des préten-
tions, elle resta chargée auprès d'elle du crime de cette préférence,
quoiqu'elle n'eût été ni recherchée ni acceptée; et madamii de
Menthon chercha depuis lors à jouer à sa rivale plusieurs tours,
dont aucun ne réussit. J'en rapporterai un des plus comiques, par
manière d'échantillon. Elles étaient ensemble à la campagne avec
plusieurs gentilshommes du voisinage, et entre autres l'aspirant en
question. Madame de Menthon dit un jour à un de ces messieurs que
madame de Warens n'était qu'une précieuse, qu'elle n'avait point
de goût, qu'elle se mettait mal, qu'elle couvrait sa gorge, comme
une bourgeoise. Quant à ce dernier article, lui dit fhomme, qui
était un plaisant, elle a ses raisons, et je sais qu'elle a un gros vilain
rat empreint sur le sein, maissi ressemblant qu'on dirait qu'il court.
La haine ainsi que l'amour rend crédule : madame de Menthon ré-
solut de tirer parti de cette décoaverte ; et un jour que maman était
au jeu avec l'ingrat favori de la dame, celle-ci prit son temps pour
passer derrière sa rivale, puis renversant à demi sa chaise, elle dé-
couvrit adroitement sou muuchiiir. Mais au lieu du gros rat, le
monsieur ne vit qu'un objet fort dilferent, qu'il n'était pas plus
aisé d'oublier que de voir, et cela ne lit pas le compte de la d ime.
Je n'étais pas un personnage à occuper madame de Mi'.nthon,
<|,ui ne voulait que des geus bnlUuts autour d'elle. Gepeadaal elle
fil quelque attention à moi, non pour ma figure , dont assurément
elle ne se souciait point du tout, mais pour l'esprit qu'on me sup]io-
sait et qui m'eût pu rendre utile à ses goûts. Elle en avait un a^sez
vif pour la satire. Elle aimait à faire des chansons et des vers sur
les gens qui lui déplaisaient. Si elle m'eût trouvé assez de talent
pour lui aider à tourner ses vers, et assez de complaisance pour tes
écrire, elle et moi nous aurions bientôt mis Chambéry sens-dessus-
di;ssiiu3. On serait remonté à la source de ces libiîlles ; madame de
Menthon se serait tirée d'affaire en me sacrifiant, et j'aurais été
enrermé le reste de mes jours peut-être, pour m'apprendre à faire
le Phébus avec les dames.
Heureusement rien de tout cela n'arriva. Madame de Menthon
me retint deux ou trois fois à dîner pour me faire causer, et trouva
que je n'étais qu'un sot. Je le sentais moi-même, et j'en gémissais,
enviant les talents de mon ami Venture, tandis que j'aurais dû re-
mercier ma bêtise des périls dont elle me sauvait. Je demeurai pour
madame de Menthon le maître à chanter de sa fille, et rien de plus;
mais je vécus tranquille et toujours bien-voulu dans Chambéry. Cela
valait mieux que d'être un bel esprit pour elle, et un serpent pour
le reste du pays.
Quoi qu'il en soit, maman vit que, pour m'arracher aux périls de
ma jeunesse, il était temps de nie traiter eu homme: et c'est ce
qu'elle fit, mais de la façon la plus singulière dont jamais femme
se soit avisée en pareille occasion. Je lui trouvai l'air plus grave et
le propos plus moral qu'à son ordinaire. A la gaîté folâtre dont elle
entremêlait ordinairement ses instructions succéda toul-à-coup un
ton toujours soutenu qui n'était ni familier ni sévère, mais qui
semblait préparer une explication. Apres avoir cherché vainement
en moi-même la raison de ce changement, je la lui demandai :
c'était ce qu'elle attendait. Elle me proposa une promenade au pe-
tit jardin pour le lendemain : nous y fûmes dès le matin. Elle avait
prisses mesures pour qu'on nous laissât seuls toute la journée;
elle remploya à me préparer aux bontésqu'elle voulait avoir pour
moi, non comme une autre femme, par du manège et des agacerie»,
mais par des entretiens pleins de sens et de raison, plus faits pour
m'instruire que pour me séduire, et qui parlaient plus à mon cœur
qu'à mes sens. Cependant, quelque e\cellents et utiles que fussent
les discours qu'elle me tint, et quoiqu'ils ne fussent rien moins que
froids et tristes, je n'y fis pas toute l'attention qu'ils méritaient," et
je ne les gravai pas dans ma mémoire, comme j'aurais fait dans
tout autre lem[is. Son début, cet air de préparatif, m'avaient donné
de l'inquiétude. Tandis qu'elle parlait, rêveur et distrait malgré
moi, j'étais moins occupé de ce qu'elle disait que de cherchera
quoi elle en voulait venir, et sitôt que je l'eus compris, ce qui ne
fut pas facile, la nouveauté de cette idée, qui, depuis que je vivais'
auprès d'elle, ne m'était pas venue une seule fois dans l'esprit,
m'occupant alors tout entier, ne me laissait plus le maître de pen-
ser à ce qu'elle me disait. Je ne pensais qu'à elle, et je ne l'écou-
tais pas.
Vouloir rendre les jeunes gens attentifs à ce qu'on leur veut dire
en leur montrant au bout un objet très intéressant pour eux, est
un contre sens très ordinaire aux instituteurs, et que je n'ai pas
évité moi-même dans mon Emile. Le jeune homme, frappe de
l'objet qu'on lui présente, s'en occupe uniquement, et saute à pieds
joints par-dessus vos discours préliminaires pour aller d'abord où
vous le menez trop lentement à son gré. Quand on veut le rendre
attentif, il ne faut pas se laisser pénétrer d'avance: et c'est en
quoi maman fut maladroite. Par une singularité qui tenait à son
esprit sysiématique, elle prit la précaution très vaine de faire ses
conditions; mais sitôl que j'en vis le prix je ne les écoutai pas
même, ou je me dépéchai de consentir à tout. Je d jule même qu'en
pareil cas il y ait sur la terre un homme assez franc ou assez cou-
rageux pour oser marchander, et une seule femme qui pût par-
donner de l'avoir fait. Par une suite de la même bizarrerie, elle mit
à cet accord les formalités les plus graves, et me donna pour y
penser huit jours, dont je f assurai faussement qiia je n'avais pas
besoin: car, pour comble de singularité, je l'as très aise de les avoir,
tant la nouveauté de ces idées m'avait l'rappé, et tant je sentais un
bouleversement dans les miennes qui me demandait du temps pour
les arranger.
On croira que ces huit jours me durèrent huit siècles. Tout au
contraire, j'aurais voulu qu'ils les eussent duré en elfet. Je ne sais
comment décrire f état où je me trouvais, [ilein dun certain ell'roi
mêlé d'impatience, redoutait ce que je désirais, jusqu'à chercner
quelquefois tout de bon d.ins ma tète quelque honnête moyen d'évi-
ter d'être heureux. Qu'on se représente mon teinpéraïuenl ardent
et lascif, mon sang enflammé,- mon cœur enivré d'amour, ma vi-
gueur, ma sinlé, mon âge: qu'on pense que, dans cet état, altéré
de femm;, je n'avais encore approché d'au;une; que l'imagination,
le besoin, la vanité, la curiosité, se réunissaient pour me dévorer
de l'ardent désir détrehommi et de le paraître ; qu'on ajouie sur-
tout, car c'est ce qu'il ne faut pas qu'on oublie, que rajii yi f et
tendre attachement pour elle, loin de s'attiédir, n'avait fait qu'aiig-
iniMiter de jour en jour; que je n'étais bien qu'auprès d'elle, que'
je ue in'eu éloignais que pour y penser; que J'avais le cœur f iem
LES CONFESSIONS.
45
non .seul(;iTi(!nt île ses bontés, de son caraclère aimable, mais de son
sexe, dosa Uguro, de sa personne, irelle, en un mot, par tous les
rapports sous lesquels elle pouvait ra'élre clicrc; et qu'on n'ima-
gine pas que, pour dix ou douze ans que j'avais de moins qu'elle,
elle fût vieille ou me parût l'être. Depuis cinq ou six ans que j'a-
vais éprouvé des transports si doux ù sa première vue, elle était
réellement très peu cliangi;e, et ne mu le paraissait point du tout.
Elle a toujours été charmante pour moi, et l'était encore alors pour
tout le monde. Sa taille seule avait pris un peu plus de rondeur.
Du reste, c'était le même œil, le même teint, le même sein, les
uiêmes traits, les mêmes beaux cheveux blonds, l,i même gaité,
tout, jusqu'à la même voix, cette voix argentée de la jeunesse, qui
lit toujours sur moi tant d'impresiion, qu'encore aujourd'hui je
ne puis entendre sans émotion le sou d'une jolie voix de fille.
Naturellement ce que j'avais à craindre dans l'attente de la pos-
session d'une personne si cluirie était de l'anticiper, et de ne pou-
voir assez gouverner mes désirs et mon imaguntion pour rester
maître de moi-même. On verra que, dans un âge avancé, la seule
idée de quelques légères l'aveurs qui m'attendaient près de la per-
sonne aimée allumait mon sang à tel point, qu'il m'était imp issible
de taire impunément le court trajet qui me séparait d'elle. Comment,
par quel prodige, dans la lleur de ma jeunesse, eus-jc si peu d'em-
pressement pour la première jouissance? Comment en pus-je voir
approcher l'heure avec plus de peine que de plaisir '/ Coinmeut, au
lieu des délices qui devaient m'enivrer, seniais-je presque de la ré-
pugnance et des craintes'/ 11 n'y a point à douter que si j'avais pu
me dérober à mon bonheur avec bienséance, je ne l'eusse fait de
tout mon cicur. J'ai promis des bizarreries dans l'histoire de mon
attachement pour elle : en voilà sûrement une à laquelle on ne
s'attendait pas.
Le lecteur déjà révolté juge qu'étant possédée par un autre
homme, elle se dégradait à mes jeux en se partageant, et qu'un
seiitinieiit de inésestnne attiéJissaitceux qu'elle m'avait inspires; il
se troniiie. Ce partage, il est vrai, me taisait une cruelle peine, tant
par une délicatesse fort naturelle, que parce qu'eu elTut je le trou-
vais peu digne d'elle et de moi; mais quant à mes sentiments pour
elle, il ne les altérait point, et je peux jurer que jamais je ne l'ai-
mai plus teiidreuieut que quand je désirais si peu de la posséder. Je
connaissais trop son cœur chaste et son tempérament de glace pour
croire un moment que le plaisir des sens eut aucune part à cet
abandon d'elle-même : j'étais parfaitement sûr que le seul soin de
m'arracher à des dangers autrement presque inévitables, et de me
conserver tout entier a moi et à mes devons, lui en faisait enl'rein-
dre un qu'elle ne regardait pas du même œil que les autres femmes,
comme il sera ditci-apres. Je la plaignais, et je me plaignais. J au
rais voulu lui dire; Non, maman, il n'est pas nécessaire; je vous
réponds de moi sans cela : mais je n'osais, premièrement parce
que ce n'était pas une chose à dire, et puis parce qu'au fond je sen-
tais que cela n'était pas vrai, et qu'eu ell'et il n'y avait qu'une
femme qui pût me garantir des autres renimes, et me mettre à l'é-
preuve des tentations. Sans désirer de la posséder, j étais bien aise
qu'elle ni'ùtàt le désir d'en posséder d'autres, tant je regardais tout
ce qui pouvait me distraire d'elle eouune un malheur.
La longue habitude de vivre ensemble, et d'y vivre innocemment,
loin d'all'aiblir mes sentiments pour elle, les avait renforcés, mais
leur avait en même temps donné une auire tournure qui les rendait
plus alVectueux, plus tendres peut-être, mais moins sensuels. .\
force de l'appeler mamau, à force d'user avec elle de la familiarité
d un lils, je m'étais accoutume a me regarder comme tel. Je crois
que voila la verilabie cause du peu d'empressement que j'eus de la
posséder, quoiqu'elle me lût si chère. Je me souvr;n.-. très bien que
mes premiers sentiments, sans être plus vils, eiaient plus volup-
tueux. A Annecy jetais dans l'ivresse, à Chambery je n'y étais plus.
Je l'aiinais toujours aussi passionnément qu'il fût possible; mais je
l'aimais plus pour elle et moins |iour moi, ou du moius je cherchais
plus mon bonheur que m m plaisir au()res délie : elle était pour
moi plus qu'une sœur, plus qu'une m^ue, plus qu'une amie, plus
même qu'une maîtresse, liuliu je 1 aimais trop pour la convoiter:
voila ce qu'il y a de plus ciair dans mes idées.
Ce jour, plutôt redoute qu'attendu, vint enlui. Je promis tout, el
je ue mentis pas. Mon cœur eonlirmait mes engageinenis sans en
désirer le prix. Je 1 obtins pourtant. Je me vis pour la première fois
dans les bras dune l'emnie, ei d une femme que j'aJorais. Kus-je
lieureuv'? non, je goûtai le plaisir. Je ne sais quelle invincible tris-
tesse en empoisonnait le charme. J'étais comuie si j avais commis
un inceste. Ueux ou trois fois, en la pressant avec transport dans
mes bras, j'inondai son sein de mes larmes, four elle, elle n'eiail
m triste, m vive; elle était cares.aiite ci traiiquibe. Comme elle
était peu sensuebe, et n'avait point recherche la volupté, elle n'eu
eut pas les délices et n'en a jamais eu les remords.
Je le répète : toutes ses fautes lui vinrent de ses erreurs, jamais
de ses passions, lilie était bien née, sou cœur était pur, elle.iimait
b'S choses lionuéies, ses penchants êtaieui droits el vertueux, son
Huit était délicat; elle était laite pour une élégance de mœurs qu'elle
t toujours aimée, et qu'elle u'a jamais suivie, parce que, au lieu
d'écouter son cœur qui la menait bien, elle écoula sa raison qui la
menait mal. Quand des principes faux l'ont égarée, ses vrais seilli-
ments les ont toujours démentis : mais inalheureusenienl elle se pi-
quait de philo.sophie, et la morale qu'elle s'était faite gâta celle que
son cœur lui dictait.
W. di'.Tavel, son premier amant, fut son maître de philosophie;
et les |)rincipes qu'il lui donna furent eeo.x dont il avait besoin pour
la séduire. La trouvant attachée à ses devoirs, à .son mari, toujours
froide, raisonnante, et inattaquable par les sens, il l'altaqua par des
sophismes, et parvint à lui montrer ses devoirs, auxquels elle était
si attachée, comme un bavardage de catéchisme lait uniquement
pour amuser les enfants, l'union des sexes comme l'acte le plus in-
diirérent en soi, la fidélité conjugale co.iime une apparence obliga-
toire dont toute la moralité regardait l'opinion, le repos des maris
comme la seule règle du devoir des feinm.;s; en sorte que des inli-
délités ignorées, nulles [lour celui qu'elles offensaient, l'étaient
aussi pour la conscience : enfin il lui persuada que la chose en
elle-même n'était rien, qu'elle ne prenait d'existence que par le
scanilale, et que toute femme qui paraissait sage, par cela seul l'était
en effet. C'est ainsi que le malheureux parvint à son but, en cor-
rompant la raison d'une enfant dont il n'avait pu corrompre le
Cioiir. lion fut puni par la plus dévorante jalousie, persuadé qu'elle
le traitait lui-même comme il lui avait appris à traiter son mari. Je
ncsais s'il se tiompait sur ce point. Le ministre Perret passa pour
son succes.seùr. Ce que je sais, c'est que le tempérament froid de
cette jeune femme, qui l'aurait dû garantir de ce système, fut ce qui
l'empêcha d'y renoncer. Elle ne pouvait concevoir qu'on donnât lant
d'iniiiortanee à ce qui n'en avait point pour elle. E.le n'honora ja-
mais du nom de vertu une abstinence qui lui coûtait si peu.
Elle n'eût donc guère abusé de ce faux principe pour elle-même;
mais elle en abusa pour autrui; et cela par une autre maxime pres-
que aussi fausse, mais plus d'accord avec la bonté de sou cœur. Elle
a toujours cru que rien n'attach.iit tant un homme a une femme que
la possession ; et , quoiqu'elle n'aimât ses ainis que d'amitié , c'était
d'une amitié si tendre, qu'elle employait tous les moyeu» qui dépen-
daient d'elle pour se les attacher plus fortement. Ce qui. y a d'ex-
traordinaire eslqu'el le a presque toujours réussi. Elle était si réellement
aimable, que, plus rintimilé dans laquelle on vivait avec elle était
grande, plus on y trouvait de nouveaux sujets de l'aimer. Une autre
eiiose digne de remarque est qu'après sa- première faiblesse elle n'a
guère favorisé que des malheureux ; les gens brillants ont tous perdu
leur peine auprès d'elle : mais il fallait qu'un homme qu'elle com-
meiiç.iit par plaindre fût bien peu aimable si elle ne Unissait par
l'aime.-. Quand elle se lit des choix peu dignes d'elle, bien loin que
ce fût par les iuelinations basses, qui n'approchèrent jamais de son
noble cœur, ce fut uniquement par son caractère trop généreux,
trop humain, trop compatissant, trop sensible, qu'elle ne gouverna
(las toujours avec assez de discernenieni.
Si quelques principes faux Tout égarée, combien n'en avait-elle
pas d'admirables dont elle ne se départait jamais! l'ar combien de
vertus ne rachetait-elle [las ses faiblesses, si fiy! peut appeier de ce
nom des erreurs où les sens avaient si peu de part 1 Ce même homme
qui la trompa sur un point l'instruisit excellemment sur milie au-
tres; et ses passions, qui n'étaient pas fougueuses, lui periuellant
de suivre toujours ses lumières, elle allait bien quand ses sopaismes
ne l'égaraient pas. Ses motifs étaient louables jusque dans ses fautes ;
en s'abusaiit elle pouvait mil faire, mais elle ne pouvait vouloir
rien q il fût mal. Elle abhorrait la duplicité, le mensonge : elle était
juste, équitable, humaine, désintéressée, liJele à sa parole, à ses
amis, à ses devoirs q.i'ebe reconnaissait pour tels, incapable de
vengeance et de haine, et ne concevant pas même qu'il y eût le
moindre mérite à pardonner. Enliu, pour revenir à ce qu'elle avait
de moins excusable, sans estimer ses faveurs ce qu'elles valaient,
elle \\\i\ fit jamais un vil comiuerce : elle les prodiguait, mais elle
ne les vendait p is, quoiqu elie fût sjuvent aux expejieuts pour
vivre; et j ose dire que si Sjcrate put estiinjr Aspasie, il eût res-
pecté madame de Warens.
Je sais d'avance qu'en lui donnant un caractère sensible et un
tempérament froid, je serai accusé Je co.itraJiction co.UiUii à l'or-
dinaue, et avec autant de raison. Il se pe.it que U, nature ait eu
tort, et que cette comoinaison n'ait pas dû être; je sais seulciueut
qu'elle a été. rous ceux qui ont connu m.idame de Wareus, et dont
un si grand nombre exisie encorj, ont p.i savoir qu'el.e était aiusi.
J'ose même ajjater quelle n'a connu q.iuu seul vrai p.al^ir au
monde, c était d en faire à ceux qu'elle aiiuiit. Toutefois permis à
chacun d'argumenter la-dessus tout à son aise, el Je prouver doc-
t.tment que cela n'esi pas vrai. -Ma fonction est de dire la venté,
mais uoii pas de la faire croire.
J'appris peu a peu loul ce que je viens de dire dans les entre-
tiens iiui suivirent notre uuion, etqui seuls la renlirent délicieuse.
Elle avait eu raisou d'espérer que sa compiaisiiice me serait utile ;
j en tirai pour lUju instruction de grands avantages. Eue m'avait
i jusiiu'.ilors par.e de moi seul comme à un enfant : elle commença
; «le m ; traiter eu hoiu.ue el me par. a d'eUe. fout ce qu'elle me ui-
[ sait m'ctaitsi luieiessaul, je m eu seuluis ii louche, que, me lepiiaut
46
LES VEILLÉES LITTÉRAIRES ILLUSTRÉES.
sur nioi-mènie, j'appliquais à mon profit ses confidences plus que
je n'avais fait ses leçon?. Quand on sent vraiment que le cœur parle,
le nôtre s'ouvre pour recevoir ses épanchements, et jamais toute la
morale d'un pédagogue ne vaudra le bavardage affectueux et ten-
dre d'une femme sensée pour qui l'on a de l'attachement.
L'intimité dans laquelle je vivais avec elle l'ayant mise à portée
de m'apprécier plus avantageusement qu'elle n'avait fait, elle jugea
que, malgré mon air gauche, je valais la peine d'être cultivé pour
le monde, et que, si je m'y montrais un jour sur un certain pied,
je serais en état d'y faire mon chemin. Sur celte idée, elle s'atta-
chait non seulement à former mon jugement, mais mon extérieur,
mes manières, a me rendre aimahle autant qu'estimable; et s'il est
vrai qu on puisse allier les succès dans le monde avec la vertu, ce
que pour moi je ne crois pas, je suis sûr au moins qu'il n'y a pour
cela d autre route que celle qu'elle avait prise et qu'elle voulait
m enseigner. Car madame de Warens connaissait les hommes, et
savait supérieurement l'art de traiter avec eux sans mensonge et
sans imprudence, sans les tromper et sans les fâcher. Mais cet art
était dans son caractère bien plus que dans ses leçons, elle savait
mieux le mettre en pratique que l'enseigner, et j'étais l'homme du
monde le moins propre à l'apprendre. Aussi tout ce qu'elle fit à
cet égard fut-il, peu s'en faut, peine perdue, de même que le soin
quelle, prit de me donner des maîtres pour la danse et pour les
armes. Quoique leste et bien pris dans ma taille, je ne pus appren-
dre a danser nn menuet. J'avais tellement pris, à cause de mes
cors, l habitude de marcher du talon, que Roche ne put jamais me
la laire perdre ; et jamais, avec l'air assez ingambe, je n'ai pu sau-
ter un médiocre fossé. Ce fut encore pis à la salle d'armes. Après
trois mois de leçon je tirais encore à la muraille, hors d'état de
.aire assaut; et jamais je n'eus le poignet assez souple ou le bras
assez ferme pour retenir mon fleuret quand il plaisait au maître
de le faire sauter. Ajoutez que j'avais un dégoiît mortel pour cet
exercice et pour le maître qui tâchait de me l'enseigner. Je n'au-
rais jamais cru qu;on pût être fier de l'art de tuer un homme. Pour
mettre son vaste génie à ma portée, il ne s'exprimait que par des
comparaisons tirées de la musique, qu'il ne savait pas. Il trouvait des
analogies fra|>pantes entre les bottes de tierce et de quarte et les
intervalles musicaux du même nom. Quand il voulait faire une
leiiile, il me disait de prendre garde a ce dièse, parce que ancien-
nement les dièses s'appelaient (/es feùites : quand il m'avait fait
sauter de la main mon fleuret, il disait en ricanant que c'était «ne
pause. Enfin je ne vis de mes jours un pédant plus insupportable que
ce pauvre homme, avec son plumet et son plastron.
_ Je fis donc peu de progrès dans mes exercices, que je quittai bien-
tôt par pur dégoût; mais j'en fis davantage dans un art plus utile,
celui d'être content de mon sort, et de n'en pas désirer un plus
brillant, pour lequel je commençais à sentir que je n'étais pas né.
Livré tout entier au désir de rendre à maman la vie heureuse, je
me plaisais toujours plus auprès d'elle; et quand il fallait m'en éloi-
gner pour courir en ville, malgré ma passion pour la musique je
commençais à sentir la gêne de mes leçons.
^ J'ignoiesi Claude Anet s'aperçut de fintimitéde notre commerce;
J ai lieu de croire qu'il ne lui fut pas caché. C'était un garçon très
clairvoyant mais très discret, qui ne parlait jamais contre sa pen-
sée, mais qui ne la disait pas toujours. Sans me faire le moindre
semblant qu'il lût instruit, par sa conduite il paraissait l'être ; et
celle conduite ne venait assurément pas de bassesse d'ànie, mais
de ce qu'étant entré dans les principes de sa maîtresse, il ne pou-
vait desapprouver qu'elle agît conséquemment.Quoique aussi jeune
quelle, il était si muret si grave, qu'il nous regardait presque
comme deux enfants dignes d'indulgence, et nous le regardions
1 un et lautre comme un homme respeclahle dont nous avions l'es-
tirae à ménager. Ce ne fut qu'après qu'elle lui fut infidèle que je
connus bien tout l'attachement qu'elle avait pour lui. Comme elle
savait que je ne pensais, ne sentais, ne respirais que par elle, elle
me montrait combien elle l'aimait, afin que je l'aimasse de même ;
et elle appuyait encore moins sur son amitié pour lui que sur son
estime, parce que c'était le sentiment que je pouvais partager le
plus pleinement. Combien de fois elle attendrit nos cœurs et nous
lit embrasser avec larmes, en nous disant que nous étions néces-
saires tous deux au bonheur de sa vie! Et que les femmesqui liront
ceci ne sourient pas malignement. Avec le tempérament qu'elle
avait, ce besoin n'était pas équivoque : c'était uniquement celui de
son cœur.
Ainsi s'établit entre nous trois une société sans autre exemple
peut-être sur la terre. Tous nos vœux, nos soins, nos cœurs, étaient
•^"Commun. Rien n'en passait au-delà de ce petit cercle. L'habi-
tude de vivre en.semble et d'y vivre exclusivement devint si grande,
que, si dans nos repas un des trois manquait où qu'il vint un qua-'
tricme, tout était dérangé; et, malgré nos liaisons particulières,
les tete-à-tète nous étaient moins doux que la réunion. Ce qui pré-
venait entre nous la gène était une extrême cmifiaiice réciproque,
et ce qui prévenait l'ennui était que nous étions tous fort occupés.
Mapian, toujours projetante et toujours agissante, ne nous laissait
guère oisifs ni l'un ni l'autre; et nous avions encore chacun pour
notre compte de quoi bien remplir notre temps. Selon moi, le dés-
œuvrement n'est pas moins le fléau de la société que celui de la so-
litude. Rien ne rétrécit plus l'esprit, rien n'engendre plus de riens,
de rapports, de caquets, de tracasseries, de mensonges, que d'être
éternellement renfermés les uns vis-à-vis des autres dans une
chambre , réduits pour tout ouvrage à babiller continuellement.
Quand tout le inonde est occupé, l'on ne parle que quand on. a
quelque chose à dire; mais quand on ne fait rien, il faut absolu-
ment parler toujours, et voilà de toutes'Ies gênes la plus incom-
mode et la plus dangereuse. J'ose même aller plus loin; et je sou-
tiens que, pour rendre un cercle vraiment agréable, il faut non
seulement que chacun y fasse quelque chose, mais quelque chose
qui demande un peu d'attention. Faire des nœuds, c'est ne rien
faire, et il faut tout autant de soin pour amuser une femme qui
fait des nœuds, que celle qui tient les bras croisés; mais quand elle
brode, c'est autre chose ; elle s'occupe assez pour remplir les inter-
valles du silence. Ce qu'il y a de choquant, de ridicule, est de voir
pendant ce temps une douzaine de flandriiis se lever, s'asseoir,
aller, venir, pirouetter sur leurs talons , retourner deux cents fois
les maLjol^ Ac l,i rhcminée, et fatiguer leur Minerve à maintenir un
inlariss;ililr llii\ ilc paroles. La belle occupation ! Ces gens-là , quoi
qu'ils lusMiit , M'iiiiit toujours à charge aux autres et à eux-mêmes.
Quand j'étais à Moitiers; j'allais faire des lacets chez mes voisines; si
je retournais dans le monde, j'aurais toujours dans ma poche un
bilboquet, et j'en jouerais toute la journée pour me dispenser de
parler quand je n'aurais rien à dire. Si chacun en faisait autant,
les hommes deviendraient moins méchants, leur commerce devien-
drait plus sûr, et, je pense, plus agréable. Enfin que les plaisants
rient s'ils veulent, mais je soutiens que la seule morale à la portée
du présent siècle est la morale du bilboquet.
Au reste, on ne nous laissait guère le soin d'éviter l'ennui par
nous-mêmes, et les importuns nous en donnaient trop par leur
affluence pour nous en laisser quand nous restions seuls. L'impa-
tience qu'ils m'avaient donnée autrefois n'était pas diminuée, et
toute la différence était que j'avais moins de temps pour m'y livrer.
La pauvre maman n'avait point perdu son ancienne fantaisie d'en-
treprises et de systèmes. Au contraire, plus ses besoins domestiques
devenaient pressants, plus, pour y pourvoir, elle se livrait à ses vi-
sions; moins elle avait de ressources présentes, plus elle s'en for-
geait dans l'avenir. Le progrès des ans ne faisait qu'augmenter en
elle cette manie ; et, à mesure qu'elle perdait le goût des plaisirs
du monde et de la jeunesse, elle le remplaçait par celui des secrets
et des projets. La maison ne désemplissait pas de charlatans, de
fabricants, de souffleurs, d'entrepreneurs de toute espèce, qui, dis-
tribuant par millions la fortune et les espérances, avaient en atten-
dant besoin d'un écii. Aucun ne sortait de chez elle à vide ; et l'un
de mes étonnements est qu'elle ait pu suffire aussi longtemps à
tant de profusions sans en épuiser la source, et sans lasser ses
créanciers.
Le projet dont elle était le plus occupée au temps dont je parle,
et qui n'était pas le plus déraisonnable qu'elle eût formé, était de
faire établir à Chambéry un jardin royal de plantes avec un dé-
monstrateur appointé ; et l'on comprend d'avance à qui cette place
était destinée. La position de cette ville au milieu des Alpes était
très favorable à la botanique; et maman, qui favorisait toujours
un projet par un autre, y joignait celui d'un collège de |diarmacie,
qui véritablement paraissait utile dans un pays aussi pauvre, où
les apothicaires étaient presque les seuls médecins. La retraite du
proto-médecin Gro.ssi à Chambéry, après la mort du roi Victor,
lui parut favoriser beaucoup cette idée, et la lui suggéra peut-
être. Quoi qu'il en soit, elle se mit à cajoler Grossi, qui pourtant
n'était pas trop cajolable ; car c'était bien le plus causiique et le
plus brutal monsieur que j'aie jamais connu. On en jugera par
deux ou trois traits que je vais citer pour échantillon.
Un jour il était en consultation avec d'autres médecins, un en-
tre autres qu'on avait fait venir d'Annecy, et qui était le médecin
ordinaire du malade. Ce jeune homme, encore mal appris pour
un médecin, osa n'être pas de l'avis de monsieur le proto; celui-ci,
pour toute réponse , lui demanda quand il s'en retournait, par
où il passait, ei quelle voiture il prenait. L'autre, après l'avoir
satisfait, lui demande à son tour s'il y avait quelque chose pour
Son service. Rien, rien, dit (Grossi, sinon que je veux m'aller mettre
à une fenêtre sur votre passage, pour avoir le plaisir de voir passer
un àne à cheval. Il était aussi avare que riche et dur. Un de ses
amis voulut un jour lui emprunter de l'argent avec de bonnes
sûretés. Mon ami, dit-il en lui serrant le bras et grinçant les dents,
quand saint Pierre descendrait du ciel pour ni'empruiiter dix pis-
toles, et qu'il me donnerait la Trinité pour caution, je ne les lui
prêterais pas.
Un jour, invité à dîner chez M. le comte Picon, gouverneur de
Savoie et très dévot, il arrive avant l'heure ; et son excellence, alors
occupée à dire le rosaire, lui en propose l'amusement. Ne sachant
trop que répondre, il fit une grimace alfreuse et se met à genoux.
Mais à peine avait-il récité deux ave, que, n'y pouvant plus tenir,
il se lève brusquement, prend sa canue, et s'en va sans mot dire.
LES CONFESSIONS.
Ï7
Le comte Picon court après, et lui crie : Monsieur Grossi, monsieur
Grossi restez donc; vous avez là- lias à la bro he une excellente
bartavelle. Monsieur le comte, lui répond raulrc en se retournant,
vousnie Hiinneriezun ange rôti que je ne lesterais jias. Vdila quel
était M. le proto-médecin Grossi, (jue maman entreprit et vint a
bout d'apprivoii-er. Quoique extrêmement oiciipé, il s'accoutuma à
venir très souvent chez elle, prit Anet en amitié, marqua faire cas
de ses connaissances, en parlait avec estime, et, ce qu'on n'aiiiait
pas attendu d'un pareil ours, allectail de le traiter avrc cimsidéra-
tion pour eflacer les impressions du passé. Car, quoique Anet ne fût
plus sur le pied d'un domestique, on savait qu'il l'avait été; et il
ne fallait jias moins que l'exemple et l'auioriic de M. le proto-mé-
decin pour donner, à son égard, le ton qu'on n'aurait pas pris de
tout autre. Claude Anet, avec un babil noir, une jierruquc bien
peignée, un maintien grave et décent, une conduite sage et circon-
sptcle, des connaissantes assez étendues en niaiicre médicale et en
botanique, et la faveur du tbef de la faculté, ]iouvail raisonnable-
ment espérer de remplir avec applaudissement la place de démons-
trateur royal des plantes, si l'établissement projeté avait lieu ; et
réellement Grossi en avait goûté le plan, l'avait adopté, et n'atten-
dait pour le [iroposer à la cour que le moment i ù la paix permet-
trait de songer aux choses utiles, et laisserait disposer de quelque
argent pour y pourvoir.
Mais ce projet, dont l'exécution m'eût probablement jeté dans la
botanique, pour laquelle il semble que j'étais né, manqua par un de
cescou[is inattendus qui renversent les desseins les mieux concerté.'..
J'é.tais destiné à devenir, par degrés, un exemple des misères hu-
maines. On dirait que la Providence, qui m'appelait à ces grandes
épreuves, écartait de la main tout ce qui m'eût empêche d'y arri-
ver. Dans une course qu'Anet avait été faire au haut des montagnes
pour aller chercher du génipi, plante rare qui ne croît que sur les
Alpes, et dont M. Grossi avait besoin, ce pauvre garçon s'échaufTa
tellement qu'il gagna une pleurésie dont le genipi ne put le sauver,
quoiqu'il y soit, dil-on, spccilique; et, malgré tout l'art de Grossi,
qui certainement était un habile homme, malgré les soins intinis
que nous primes de lui, sa bonne maître.sse et moi, il mourut le
cinquième jour entre nos bras, après la plusciuelle agonie, durant
laquelle il n'eut d'aulre exhortations que les miennes; et je les lui
prodiguai avec des élans de douleur et de zèle qui, s'il était en état
de m'entcndre, devaient être de quelque consolation pour lui. Voilà
comment je perdis le plus solide anii que j'eus en toute ma vie,
homme estimable et rare, à qui la nature tint lieu d'éducation, qui
nourrit dans la servitude toutes les venus des grands hommes, et à
qui peut-être il manqua, pour se montrer tel à tout le monde, que
de vivre et d'être placé.
Le lendemain j'en parlais avec maman dans la ffliction la plus vive
et la plus sincère, et tout d'un coup, au milieu de l'entretien, j'eus
la vile et indigne pensée que j'héritais de ses nippes, et surtout
d'u.i bel babil noir qui m'avait donné dans la vue. Je le pensai ,
par conséquent je le dis, car près d'elle c'était pour moi la même
chose. Uien ne lui fit mieux sentir la perle qu'elle avait faite que ce
lâche et odieux mot, le désiiitércssi ment et la noblesse d'ànie étant
des qualités que le défunt avait emunninient possédées. La pauvre
femme, sans rien répondre, se tourna de l'autre côté, et se mit à
pkuiei. tiares et précieuses larmes! EUts furent entendues, et
coulèrent loutesdans mon cœur; elles y lavèrent jusqu'aux dernières
trati s d'un sentiment bas et malhonnête ; il n'y en est jamais entré
depuis lors.
Cette perte causa à maman autant de préjudice que de douleur.
De|iuis ce moment ses ailaires ne cessèrent d'aller en décadence.
Anet était un gaiçon sage et rangé, qui maintenait l'ordre dans la
iiiaiboii de sa niaiiresse. On craignait sa vigilance, et le gas)iillage
ctail moindre. Llle-niên.e craignait sa censure , et se contenait
davantage dans ses dissipations. Ce n'était i^as assez pour elle de
son atlaehemcnt, die \eiulait conserver son estime, et elle redoutait
le juste n proche qu'il osait quelquefois lui faire , qu'elle prtidiguait
le lueii d'autrui autant que le sien. Je pensais coninie lui, je \,i
disais luênie ; mais je n'avais pas le même ascendant sur elle, et
mes distours n'en imposaient pas comme les siens. Quand il ne lut
plus, je fus bien force de prendre sa place, pour laquelle j'avais aussi
peu d'aptitude que de goùl; je la remplis mal. J'étais peu soigneux,
j'étais lurt timide ; tout en grondant à part moi , je laissais tout
aller comme il allait. D'ailleurs j'avais bien obtenu la même con-
fiance, mais non pas la même autorité. Je voyais le désordre, j'en
gémissais, je m'en plaignais, et je n'étais pas écouté. J'étais trop
Jeune et trop vif pour avoir le droit d'être raisonnable; cl, quand
je voulais me mêler de faire le censeur, maman nie donnait de pe-
tits soulllils de caresses, m'appelait son petit Mentor, et me forçait
à reprendre le rôle qui me convenait.
Le sentiment in-nfond de la deiresse, où ses dépenses peu mesu-
rées devaient nécessairement la jeter tôt ou tard, me lit une ini(iies-
sion d'autant plus forte, qu'étant devenu riiispecleur de sa maison
je jugeais par moi-même de l'inégalité de la lialauce entre le doit
et l'acuir. Je date de celte époque le penchant à l'avarice que je me
suis toujours senti depuis ce temps-là. Je n'ai jamais été follement
prodigue que par bourrasques; mais jusqu'alors je ne m'étais jamais
fort inquiété si l'avais peu "U beaucoufi d'argent. Je commençai à
faire celle attention, et à prendre du souci de ma bour.se. Je deve-
nais vilain par un moiiftrés noble ; car en vérité je ne songeais qu'à
ménagera maman quelque ressource dans la catastrophe que je
prévoyais. J^; craignais que ses créanciers ne fissent saisir sa pen-
sion, "qu'elle ne lut toul-à-fait supprimée; et Je m'imaginais, selon
mes vues étroites, que no'D petit magot lui serait alors d'un grand
secours. Mais pour le faire, et surtout (lour le conserver, il fallait me
cacher d'elle; car il n'eût pas convenu, tandis qu'elle était aux ex-
pédients, qu'elle eût su que j avais de l'argi-nt mignon. J'allais donc
cherchant iiai-ci par-là de (leliles caches où je fourrais quelques
louis en dépôt, com(itant augmenter ce dépôt sans cesse jusqu'au
nupHieiit di; le mettre à ses pieds. Mais j'étais si maladroit dans le
choix de mes cachettes, qu'elle les éventait toujours ; puis, pour
ni'apprendre qu'elle les avait trouvées, elle ôlait ce que j'y avais
mis, et en niellait davantage en autres espèces. Je venais tnul hon-
teux rapporter à la bourse commune mon petit irésor, et janiaiselle
ne manquait de l'employer en nippes ou meubles à mon profit,
comme épée d'argent, montre, ou autre chose pareille.
Bien cuiivaiiicu qu'accumuler ne me réus.sirait jamais et serait
pour elle une mince ressource, je sentis enfin que je n'en avais point
d'autre, contre le nialheur que je prévoyais, que de me mettre en
elal de pourvoir à sa subsistance, quand, cessant de pourvoir à la
mienne, elle verrait le pain prêt à lui manquer. Malheureusement,
jetant mes -projets du eôlé de rues goûts, je m'obstinais à clie. cher
follement ma furtune dans la musique; et, sentant naître des idées
et des chants dans ma têle, je crus qu'aussitôt que je serais en état
d'en tirer parti, j'allais devenir un homme célèbre, un Orphée mo-
derne, dniil les sons devaient attirer tout l'argent du Pérou. Ce dont
il s'agissait pour moi, couiiuençant à lire passablement la musique,
était d'apiuendre la coniposiiion. La difficulté était de trouver quel-
qu'un pour me l'enseigner; car avec mon Rameau seul je n'espé-
rais pas y parvenir par moi-même, et, depuis le départ de M. le
Maine, il n'y avait personne en Savoie qui entendit rien à l'har-
moriie.
ki l'on va voir encore une de ces inconséquences dont ma vie est
remplie, et qui m'ont lailsi souvent aller contre mon but, lors même
que j'y paraissais tendre directement. Venlure m'avait beaurx)up
parle de l'abbe Blantliard, son maître de composiiion, homme de
mérite et d'un grand talent, qui pour lors était maître de musique
de la cathédrale de Besançon, et qui l'est maintenant de la cha-
pelle de Versailles. Je me mis en tète d'aller à Besançon prendre le-
çon de l'abbe Blanchard ; et cette idée me parut si raisonnable que
je parvins à la faire trouver telle à maman. La voilà travaillant à
mon petit équipage, et cela avec la profusion qu'elle mettait à toute
chose. Ainsi, toujours avec le projet de prévenir une banqueroute
et de réparer dans l'avenir l'ouvrage de sa dissipation, je commen-
çai dans le moment niêine par lui causer une dépense de huit
cents francs : j'accélérais sa ruine pour me mettre en état d'y re-
médier. Quelque folle que fûl cette conduite, l'illusion était eniière
de ma jiart, et même de la sienne. Nous étions persuades l'un et
l'autre, moi que je travaillais utilement pour elle, elle que je tra-
vaillais utilement pour moi.
J'avais compté trouver Venture encore à Annecy, et lui deman-
der une lettre pour fabbé Blanchard. H n'y était plus. Il fallut pour
tout renseignement me conleiiler d'une messe à quatre parties de
.sa composition et de sa main, qu'il m'avait laissée. A cette recom-
mandation je vais à Besançon, passant par Genève, où je fus voir
mes parents, et par ISjon, où je fus voir mon père, qui me reçut
comme à son ordinaire, et se chargea de me faire parvenir îiia
malle, qui ne venait qu'après moi, parce que jetaisà cheval. J'ar-
rive à Besançon. L'abbe Blanchard me reçoit bien, me promet ses
instructions et m otl'ie ses services. Nous étions prêts à commencer,
quand j'apprends |iar une lettre de mou i>ère que ma malle a été
saisie et contisquee aux Housses, bureau de France sur. les frontiè-
res de Suisse. Ell'raye de celle nouvelle, j'emploie les connaissances
que je mêlais laites à Besançon pour savoir le motif de celle con-
liscation : car, bien sûr de n'avoir point de coulrehaude,je ne pou-
vais concevoir sur quel prétexte on l'avait pu fonder. Je l'apprends
enlin : il faut le dire, car c'est un fait curieux.
Je voyais à Chanibéry un vieux Lyonnais, fort bon homme, appelé
M. Duvivier, qui avait travaillé au visa sous la régence, et qui faute
d'emploi était venu travailler au cadastre. U avait vécu dans le
monde; il avait des taleuis, quelque savoir, de la douceur, de la
politesse; il savait la musique; et comme j'étais de chambrée avec
lui, nous nous étions lies de préférence au milieu des ours mal lé-
chés qui nous entouraienl. Il avait à Paris des correspondances qui
lui fournissaient ces petits riens, ces nouveautés éphémères ijui cou-
rent on ne sait pourquoi, qui meurent on ne sait comment, sans
que jamais personne y ici>euse, quand on a cessé d'en parler. Comme
je le menais quelquefois diner chez maman, il me faisait sa cour en
quelque sorte; et pour se rendre agréable il lâchait de me faire ai-
mer ces fadaises, pour lesquelles j'eus toujours uu tel dégoût qu'il
ne m'est arrivé de la vie d'en lire une à moi seul. Pour lui com-
48
LES VEILLÉES LITTÉRAIRES ILLUSTRÉES.
plaire, je prenais ces précieux torche-culs, je les mettais dans ma
poche, et je n'y songeais plus que pour le seul usage auquel ils
étaient bons. Malheureusement un de ces maudits papiers resta dans
la poche de veste d'un habit neuf que j'avais porté deux ou trois
fois pour être en règle avec les commis. Ce papier était une parodie
janséniste assez plate de la belle scène du Mithridale de Racine. Je
n'en avais pas lu dix vers, et l'avais laissé par oubli dans ma poche.
Voilà ce qui fit confisquer mon équipage. Les commis firent à la
tète de l'inventaire de cette malle un magnifique procès-verbal, où,
supposant que cet écrit venait de Genève pour être imprimé et dis-
tribué en France, ils s'étendaient en saintes invectives contre les
ennemis de Dieu et de l'Eglise, et en éloges de leur pieuse vigilance
qui avait arrêté l'exécution de ce projet infernal. Us trouvèrent sans
doute que mes chemises sentaient aussi l'hérésie, car en vertu de ce
terrible papier tout fut confisqué, sans que jamais, comme que j'aie
pu m'y prendre, j'aie en ni raison ni nouvelle de ma pauvre paco-
tille. Les gens des fermes à qui l'on s'adressa demandaient tant
d'instructions, de renseignements, de certificats, de mémoires, que,
me perdant mille fois dans ce labyrinthe, je fus contraint de tout
abandonner. J'ai un vrai regret de n'avoir p.is conservé le procès-
verbal du bureau des Rousses. C'était une pièce à figurer parmi celles
dont le recueil doit accompagner cet écrit.
Cette perte me fit revenir à Chambéry tout de suite, sans avoir
rien fait avec l'abbé Blanchard ; et tout bien pesé, voyant le mal-
heur me suivre dans toutes mes entreprises, je résolus de m'atta-
cher uniquement à maman, de courir sa fortune, et de ne plus m'in-
quiéter inutilement d'un avenir auquel je ne pouvais rien. Elle me
reçut comme si j'avais rapporté des trésors; remonta peu à peura.i
petite garde-robe ; et mon malheur, assez grand pour l'un et pour
l'autre, fut presque aussitôt oublié qu'arrivé.
Quoique ce malheur m'eût refroidi sur mes projets de musique,
je ne laissai pas d'étudier toujours mon Rameau; et à force d'efforts
je parvins enfin à l'entendre, et à faire quelques petits essais de com-
position dont le succçs m'encouragea.
Le comte de Bellegarde , fils du marquis d'Aatremont, était re-
venu de Dresde après la mort du roi Auguste. 11 avait vécu long-
temps à Paris; il aimait extrêmement la musique, et avait pris en
passion celle de Rameau. Son frère, le comte de Nangis , jouiit du
violon; madame la comtesse de la Tour, leur sœur, chantait un peu.
Tout cela mita Chambéry la musique à la mode, et l'on établit une
manière de concert public, dont on voulut d'abord me donner la
direction; mais on s'aperçut bientôt qu'elle passait mes forces , et
l'on s'arrangea autrement. Je ne laissai pis d'y donner quelques
petits morceaux de ma façon , et entre autres une cantate qui plut
beaucoup. Ce n'était pas une pièce bien faite, mais elle était pleine
de chants nouveaux et de choses d'effet que l'on n'attend lit pas de
moi. Ces messieurs ne purent croire que, lisant si mal la musique,
je fusse en état d'en composer de passable, et ils ne doutèrent pas
que je ne me fusse fait honneur du travail d'autrui. Pour vérifier la
chose, un matin >L de Nangis vi.iit me trouver avec une cantate de
Clérembault qu'il avait, disiit-il , transposée pour la commodité de
la voix, et à laquelle la transposition rendait nécessaire une autre
basse. Je répondis que c'était un travail considérable qui ne pou-
vait s'exécuter sur-le-champ. 11 crut que je cherchais une défaite,
et me pressa de lui faire au moins la basse d'un récitatif. Je la fis
donc : mal sans doute , parce qu'en toute chose il me faut , pour
bien faire , mes aises et la liberté ; miis je la fis du moins dans les
règles; et, comme il était présent, il ne put douter que je ne susse
les éléments de la composition. Aussi je ne perdis pas mes écoliers ;
mais je me refroidis un peu sur la musique, voyant qu'on faisait un
concert, et que l'on s'y passait de moi.
Ce fut à peu près dans ce temps-là que , la paix étant faite, l'ar-
mée française repassa les monts. Plusieurs officiers vinrent voir
maman, entre autres M. le comte de Lautrec, colonel du régiment
d'Orléans, depuis plénipotentiaire à Genève, et enfin maréchal de
France , auquel elle me présenta. Sur ce qu'elle lui dit , il parut
s'intéresser fort à moi , et me promit beaucoup de choses , dont il
ne s'est souvenu que la dernière année de sa vie, lorsque je n'a-
vais plus besoin de lui. Le jeune mirquis de S^nneterre , dont le
père était alors ambassadeur à Turin , passa dans le même temps à
peu près à Chambéry. Il dîna chez m idame de Menthon ; j'y dînais
aussi ce jour-là. Après le dîner , il fut question de musique , il la
savait très bien. L'opéra de Jephté était alors dans sa nouveauté ;
il en parla, on le fit apporter. Il me fit frémir en me proposant d'exé-
cuter à nous deux cet opéra; et tout en ouvrant le hvre il tomba
sur ce morceau célèbre à deux chœurs :
La terre, l'enfer, le ciel même,
Tout tremble devant le Seigneur.
11 me dit : Combien voulez-vous faire'de parties"? Je ferai pour ma
part ces six-là. Je n'étais pas encore accoutumé à cette pétulance fran-
çaise ; et, quoique j'eusse quelquefois ànonner des partitions, je ne
comprenais pas comment le même homme pouvait faire en même
temps six parties ni même deux. Rien ne m'a plu? coûté dans la
pratique de la musique que de sauter aussi légèrement d'une partie
à l'autre, et d'avoir l'œil à la fois sur toute une partition. A la mi-
nière dont je mettrai de cette entreprise, M. de Senneterre dut
être tenté de croire que je ne savais pas la musique. Ce fut peut-
être iiour vérifier ce doute qu'il me proposa de noter une chanson
qu'il voulait donner à mademoiselle de .Mînthon. Je ne pouvais
m'en défendre. Il chanta la chanson; je l'écrivis môme sans le faire
beaucoup répéter. Il la lut ensuite, et trouva, comme il était vrai, '
qu'elle était très correctement notée. 11 avait vu mon embarras, il
prit plaisir à faire valoir ce petit succès. C'était pourtant une chose
très simple. Au fond , je savais fort bien la musique ; je ne man-
quais que de cette vivacité du premier coup d'ieil que je n'eus ja-
mais sur rien , et qui ne s'acquiert en musique que par une prati-
que consommée. Quoi qu'il en soit, je fus sensible à l'honnête soin
qu'il prit d'etïacer dans l'esprit des autres et dans le mien la petite
honte que j'avais eue ; et, douze ou quinze ans après , me trouvant
avec lui dans diverses maisons de Paris, je fus tenté plusieurs fois
de lui rappeler cette petite anecdote, et de lui montrer que j'en gar-
dais le souvenir. Mais il avait perdu les yeux depuis ce temps-là. Je
craignais de renouveler ses regrets en lui rappelant l'usage qu'il en
avait su faire, et je me tus.
Je touche au moment qui commence à lier mon existence passée
avec la présente. Quelques amitiés de ce temps-là, prolongées jus-
qu'à celui-ci, me sont devenues bien précieuses. Elles m'ont sou-
vent fait regretter cette heureuse obscurité où ceux qui se disaient
mes amis l'étaient et m'aimaient pour moi, par pure bienveillance,
non par la vanité d'avoir des liaisons avec un homme connu, ou
par le désir secret de trouver ainsi plus d'occasions de lui nuire.
C'est d'ici qu3 je date ma première connaissance avec mon vieux
ami Gauffecourt, qui m'est toujours resté, malgré les efforts qu'on
a faits pour me l'ôter. Toujours resté! non. Hélas! je viens de le
perdre ; mais il n'a cessé de m'aimiîr qu'en cessant de vivre, et notre
amitié n'a fini qu'avec lui. M. de Gauffecourt était un des hommes
les plus aimables qui aient existé. Il était impossible de le voir sans
l'aimer et de vivre avec lui sans s'y attacher tout-à-fait. Je n'ai vu
de ma vie une physionomie plus ouverte , plus caressante, qui eût
plus de sérénité, qui marquât plus de sentiment et d'esprit, qui in-
spirât plus de confiance. Quelque réservé qu'on pût être , on ne
pouvait , dès la première vue, se défendre d'être aussi familier ave;
lui que si on l'eût connu depuis vingtans; et moi, qui avais tant de
peine d'être à mon aise avec les nouveaux visages, j'y fus avec lui
du premier moment. Smi ton, son accent, son propos, accompa-
gnaient |>arfaitement sa physionomie. Le son de sa voix était net,
plein, bien timbré; une belle voix de basse étolîée et m ir-
dante, qui remplissait l'oreille et sonnait au coeur. 11 est impossible
d'avoir une gai té plus égale et plus douce, des grâces plus vraieset
plus simples, des talents plus naturels et cultivés avec plus de goût.
Joignez à cela un cœur aimant, mais aimant un peu trop tout le
monde, un caractère offiiiieux avec peu de choix , servant ses amis
avec zèle, ou plutôt se faisant l'ami des gens qu'il pouvait servir, et
sachant faire très adroitement ses propres affaires en faisant très
chaudement celles d'autrui. Gauffecourt était fils d'un simple horlo-
ger , et avait été horloger lui-même. M lis sa figure et son mérite
l'appelaient dans une autre sphère , où il ne tarda pas d'entrer. Il
fit connaissanc! avec M. de la Closure , résident de Franc;, q ai le
prit en amitié. 11 lui procura à Paris d'autres connaissances q li lui
furent utiles, et par lesquelles il parvint à avoir la fourniture des
sels du Valais, qui lui valait vingt mille livres de rentes. Sa fortune,
assez lielle, se borna là du côté des hommes, mais du côté des fem-
mes la presse y était; il eut à choisir; il choisit tout, et fit ce qu'il
voulut. Ce qu'il y eut de plus rare , et de plus honorable pour lui,
fut qu'ayant des liaisons dans tous les états , il fut partout chéri,
recherché de tout le monde , sans jamais être envié ni ha'i de per-
sonne, et je crois qu'il est mort sans avoir un seul ennemi. Hiureux
homme! Il venait tous les ans aux bains d'Aix , où se rassemble la
bonne compagnie des pays voisins. Lié avec toute la noblesse de
Savoie , il venait d'Aix à Chambéry voir le comte de Bellegarde et
son père le marquis d'Antreinont , chez qui maman fit et me fit
faire connaissance avec lui. Cette connaissance, qui semblait devoir
n'aboutira rien et fut nombre d'années interrompue , se renouvela
dans l'occasion que je dirai, et devint un véritable attachement.
C'est assez pour m'autoriser à parler d'un ami avec lequel j'ai été
si étroitement lié; mais quand je ne prendrais aucun intérêt à sa
mémoire , c'était un homme si aimable et si heureusement né, que_,
pour l'honneur de l'espèce humaine, je la croirais toujours bonne à
conserver. Cet homme si charmant avait pourtant ses défauts ainsi
que les autres, comme on pourra voir ci-après; mais s'il ne les eût
pas eus, peut-être eût-il été moins aimable. Pour le rendre inté-
ressant autant qu'il pouvait l'être, il fallait qu'on eût quelque chose
à lui pardonner.
Une autre liaison du même temps n'est pas éteinte, et me leurre
encore de cet espoir du bonheur temporel qui meurt si difficilement
dans le cœur de l'homme. .\1. de Conzié, gentilhomme savoyard,
alors jeune et aimable, eut la fantaisie d'apprendre la musique,
ou plutôt de faire connaissance avec celui qui l'enseignait. Avec de
LES CONFESSIONS.
%9
l'esprit et du goût pour les belles connaissances, M. de Cmmà avait
une douceur de caractère qui le rendait très liant, et je l'étais
beaucoup moi-même pour les gens en qui je la trouvais. La liaison
fut bientôt faite (1). Le germe de littérature et de philosophie qui
commençait à fermenter dans ma tète, et qui n'attendait qu'un
peu de culture et d'émulation pour se développer tout-à-fait, les
trouvait en lui. M. de Conzié avait peu de disposition pour la mu-
sique ; ce fut un bien pour moi : les heures des leçons se passaient
à toute autre chose qu'à solfier. Nous déjeunions, nous causions, nous
lisions quelques nouveautés, et pas un mot de musique. La corres-
pondance de Voltaire avec le roi de Prusse faisait du bruit alors;
nous nous entretenions souvent de ces deux hommes célèbres, dont
l'un, depuis peu sur le trône, s'annonçait déjà tel qu'il devait un
jour se montrer, et dont l'autre, aussi décrié qu'il est admiré main-
tenant, nous faisait plaindre le malheur qui semblait le poursuivre.
tourment de mon habitation. Depuis qu'ayant succédé à Claude
Anet dans la confi lence de sa inaitresse je suivais de plus près l'état
de ses alVaires, j'y voyais un progrès en mal dont j'étais effrayé.
J'avais cent fois remontré, prié, pressé, conjuré, et toujours inuti-
lement. Je m'étais jeté à ses pieds, je lui avais fortement représenté
la catastrophe qui la menaçait, je l'avais vivement exhortée à ré-
forjner sa dépense, à commencer par moi, à souffrir plutôt un peu
tandis qu'elle était encore jeune, que, multipliant toujours ses dettes
et ses créanciers, de s'exposer sur ses vieux jours à leurs vexations
et à la misère. Sensible à mon zèle, elle s'attendrissait avec moi, et
me promettait les plus belles choses du monde. Un croquant arri-
vait-il! à l'instant tout était oublié. Après mille épreuves de l'inu-
tilité de mes remontrances, que me restait-il à faire que de détour-
ner les yeux du mal que je ne pouvais prévenir? Je m'éloignais de
la maison dont je ne pouvais garder la porte; je faisais de petits
Après avoir un peu cherché , nous nous lixâmes aux Charmettes.
«t qu'on voit si souvent être l'apanage des grands talents. Le prince '
de Prusse avait été peu heureux dans sa jeunesse, et Voltaire sem-
blait fait pour ne l'être jamais. L'intérêt que nous prenions à l'un
et à l'autre s'éiendait à tout ce qui s'y rapportait. Rien de tout ce
qu'écrivait Voltaire ne nous échappait. Le goût que je pris à ces
lectures m'inspira le désir d'apprendre à écrire avec élégance, et
de tâcher d'imiter le beau coloris de cet auteur dont j'étais enchanté.
Quelque temps après parurent ses Lettres philosophiques : quoi-
qu'elles ne soient assurément pas son meilleur ouvrage, ce fut celui
qui m'attira le plus vers l'étude; et ce goût naissant ne s'éteignit
plus depuis ce temps-là.
Mais le moment n'était pas venu de m'y livrer tout de bon. 11 me
Testait encore un penchant un peu volage, un désir d'aller et venir
qui s'était plutôt borné qu'éteint, et que nourrissait le train de la
maison de madame de Warens, trop bruyant pour mon humeur
solitaire. Ce tas d'inconnus qui lui aftluaient journellement de
toutes parts, et la persuasion où j'étais que tous ces gens-là ne cher-
chaient qu'à la duper chacun à sa manière, me faisaient un vrai
(I) Je l'ai revu depuis, et je l'ai trouvé totalement transformé. Oh! le
grand magicien que M. de Glioiscul! Aucune de mes ancienne* connais -
«aiices n'a échappé à ses métamorphoses.
T. IV.
voyages à Nyon, à Genève, à Lyon, qui, m'étourdissanl sur ma
peine secrète", en augmentaient "en même temps le sujet par ma
dépense. Je puis jurer que j'en aurais souffert tous les retranche-
ments avec joie si maman eût vraiment profité de cette épargne;
mais, certain que ce que je refusais passait à des fripons, j'abusais
do sa facilité pour partager avec eux; et, comme le chien qui re-
vient de la boucherie, j'emportais mon lopin du morceau que je
n'avais pu sauver.
Les prétextes ne me manquaient pas pour tous ces voyages : et
maman seule m'en eût fourni de reste, tant elle avait partout de
liaisons, de négociations, d'alfaires, de commissions à donnera
quelqu'un de sur. Elle ne demandait qu'à m'envoyer, je ne deman-
dais qu'à aller; cela ne pouvait manquer de faire une vie assez am-
bulante. Ces voyages me mirent à portée de faire quelques bonnes
connaissances q"ui m'ont été dans la suite agréables ou utiles ;
entre autres, à Lyon, celle de M. Perrichon, que je me repêche de
n'avoir pas assez cultivée, vu les bontés qu'il a eues pour moi ; celle
du bon Parisot, dont je parlerai dans son temps : à Grenoble, celle
de madame Deybens et de madame la présidente de Bardonanche,
femme d'esprii, et qui m'eût pris en amitié >i j'avais été à portée
de la voir plus souvent : à Genève, celle de M. de la Closure, rési-;
dent de France, i)ui me parlait souvent de ma mère, dont, malgré
11
50
LES VEILLÉES LITTÉRAIRES ILLUSTRÉES.
la mort et le teai|is, son cœur n'avait pu se deprendre ; celle des
deux Barillot, dont le père, (|i]i m'appelait s(jii petrt-fils, elait d'une
société très ainiaLle , et l'un des plus dignes liomnies que j'aie ja-
mais connus. Durant les troubles de la republique, ci s deux ciUijens
se jetèrent dans les deux partis contraires; le fils dans celui de la
bourgeoisie, le pcie dans celui du niagiitrat; et loisque l'on prit les
armes en 1737, je vis, étant a Genève, le [lère et le fils sortirent ar-
més de la même maison, l'un pour montera Ibôtel-de-ville, l'autre
pour se rendre à son quaitier, sûrs de se trouver, deux heures a|ires,
J'uri vis-à-vis de l'autre, exposes à s'entr'égoiger. Ce spectacle al-
freux Die fit une impression si vive que je jurai de ne tremper ja-
mais dans une gutire civile, et, si jamais je rentrais dans mes
droits de citojen , de ne .-outenir jamais au dedans la liberté par
les armes, ni de ma personne, ni de mon aveu. Je me rends le té-
moignage d'avoir tenu ce serment dans une occasion délicate; et
l'on iiouvira, du moins je le pense, que cette modération fut de
quelque prix.
Mais je n'en étais pas encore" à cette première fermentation de
patriotisme que Genève en armes excita dans mon cœur. On jugera
combien j'en étais loin par un fait très grave à ma charge que j'ai
oubiié de mettre à sa place, et qui ne doit pas être omis.
Mon oncle Bernard était depuis quelques années passé à la Caro-
line pour j faire bàtir la ville de Cbailestown, dont il avait donné le
plan. Il y mourut peu après ; mon pauvie cousin était aussi mort
au service du roi de Piusse; et ma tante [lerdit ainsi son fils et son
mari presque en n/cme ieni|is. (es pertes récbaullertnt un peu son
aniilie pour le plus procbe parent qui lui restât, et qui était moi.
Quand j'allais à Genève, je logeais chi z elle, et je m'omusais à
feuilleter les livres et papiers que mon oncle avait laisses. J'y irouvai
beaucoup de pièces curieuses et de lettres dont assurément on ne te
douterait pas. Ma tante, qui taisait )ii:u de cas de ces papeiasses,
m'eût laisse tout emporter si j'avais voulu. Je me conienlai de deux
ou trois livres commentes de la main de mon grand-père Bernard
le ministre, et entre autres les œuvres posihuuies de Kuliault, in-
quaito, dont les marges étaient pleines d'excellentes scholies, qui
me tirent aimer les mathenjatiqucs. Ce livre est reste parmi ceux
de niadanie de Warens ; j'ai toujours ete l'acbé de ne l'avoir pas
garde. A ces livies je joignis cinq ou six menioires manuscrits, et
un seul imprimé, qui etait-du lauieux Miclieli Duciel, liomme d'un
grand talent, savant, eclaiié, mais trop remuant, iiaite bien cruelle-
ment par icsmagistiats de Genève, et mort oernierementau cliàteau
d'Aiberg, oiJ il etail eiiiernie depuis longues anuées pour avoir,
disait on, tiempé dans la conspiration de berne.
Ce mémoire eiaiit une criiique assez judicieuse de ce grand et
ridicule plan de furlilication qu'un a exécute en partie à Genève, à
la grande risée des gens du métier, qui ne savent pas le but secret
qu'avait le conseil dans l'exécution ne cette magnilique entreprise.
M. Miilieli, ayant été txclu de la cbauibie des foililicalions pour
avoir blâme ce plan, avait cru, connue meinbie des deux cents, et
mè'i e comme citoyen, pouvoir en dire son avis plus au long : et
c'était ce qu'il avait lait par ce mémoire qu'il eut 1 imprudence de
faire im|irimer, mais non pas publier; car il n'en fil tirer que le
nombre d'exemplaires qu'il envoyait aux deux cents, et qui furent
tous interceptés à la poste par oidre du petit conseil. Je trouvai ce
ménioiie paimiles papiers de niou oncle, avec la léponse qu il avait
été charge d'y faire, et j'emportai l'un et l'autre. J'avais fait ce
voyage |ieu après ma sortie du cadastre, et j'étais demeure en quel-
que liaison avec l'avocat Coccelli, qui en était le chef. Quelque temps
après, le directeur de la douane s avisa de me prier de lui tpnir un
enfant, et me donna madame Coccelli pour commère. Les honneurs
me tournaient la tête, et, lier d'appartenir de si pies à M. l'avocat,
je tachais de faire l'important [lour me montrer digne de celte
gloire.
Dans Cette idée je crus ne pouvoir rien faire de mieux que de lui
montrer mon mémoire imiirime de M. Micheli, qui rtelleiuent était
une picce rare , |)oui lui prouver que j'ap|iaitenais à des notables
de Genève qui savaient les secrets de l'Etat. Cependant, pai' une
deiiii-i énerve dont j'aurais péme à rendre raison, je ne lui montrai
point la reiionse démon oncle à ce mémoire, peut-être iiarce qu'elle
était maïuiscnte, et qu'il ne lallait a M. l'avocat que du moulé. Il
sentit pourtant si bien le piix de l'écrit que j'eus la lielise de lui
confier, que je ne pus jamais le ravoir m le revoir ; et bien con-
vaincu de l'iilutilile de mes efforts, je me fis un mente de la chose
et traiisiorniai ce vol en présent. Je ne doute pas un niomenl qu'il
n ait bien lait valoir, à la cour de Tuun, cette pièce, plus Curieuse
cependant qu'utile, et qu'il n'ait eu grand soin ue se faire rembour-
ser de manière ou d'autre de l'argenl qu'il lui eu avait du cofiler
pour l'acquérir. Heureusement, de tous les lutins contingents, un
des moins probables est qu'un jour le roi de Sardaigue assiégera
Genève. Mais comme il n'y a pas d impo.ssibilite à la chose, j'aurai
toujours a reprochera ma sotte vanité d avoir montré les plus grands
délauis de cette place a son plus ancien enueiui.
Je pastai deux ou trois ans de cette layon entre la musique, les
magisters^, les projets, les voyages, flouant ,incessamiiieiit d'une
chose à l'autre, cherchant à n.e fixer sans savoir à quoi, mais en-
traîné pourtant par degrés vers l'étude, voyant des gens de lettres,
entendant parler de littérature, me mêlant quelquefois d'en parler
moi-même, et prenant plutôt le jargon des livres que la con,nais-
sancede leur contenu. Dans mes voyages de Genève jallaisde teuifis
en lerops voirea passant mon ancien bon ami M. Simon, qui fomen-
tait beaucoup mon émulation naissante par des nouvelles toutes
fraîches de la réfiubliquedes lellres, tirées de Bailletoude Colonnes.
Je voyais aussi beaucoup à Chambéry un jacobin, professeur de
physique, bon honmie de moine dont j'ai oublie le nom, et qui fai-
sait si souvent de petites expériences qui m'amusaient extrêmement.
Je voulus, à son exemple, et aidé des Récréations mathemaUques
d'Ozanam, faire de l'encre de sympathie, l'our cet tflêt, après avoir
rempli une bouteille plus qu'à demi de chaux vive, d'orpiment et
d'eau, je la bouchai bien. L'effervescence commença presque
à l'instant très violemment. Je courus à la bouteille pour la dêliou-
cher, mais je n'y fus pas à temps; elle me sauta au visage comme
une bombe. J'avalai de l'orpiment, de la chaux; j'en faillis mourir.
Je restai aveugle plus de six semaines, et j'appris ainsi à ne pas me
mêler de physique expérimentale sans en savoir les éléments.
Celte aventure m'arriva mal à propos pour ma santé, qui depuis
quelque .temps s'altérait sensiblement. Je ne sais d'où venait
qu'étant bien conformé par le coffre, et ne Liisant d'excès d'aucune
espèce, je déclinais à vue d'œil. J'ai une assez bonne carrure, la poi-
trine large, mes poumons doivent y jouer à l'aise ; cependant j'avais
la couite baleine, je me sentais oppressé, je soupirais iiivoloniaire-
nieni, j'avais des palpitations, je ci achais du sang ; la fièvre survint,
et je n'en ai jamais ete bien quitte. Comment peut-on tomber dans
cet état à la fleur de l'âge, sans avoir aucun viscère vicié, sans avoir
rien fait pour détruire sa santé?
L'e[iee use le fourreau, dil-on quelquefois, \oilàmon histoire. Mes
passiunsm'out fait vivre, et mes passions m'ont tué. Quelles passions?
dira-t-on. Des riens; les choses du monde les plus puériles, mais qui
m affectaient comme s'il se lût agi de la possession d Hélène ou du
tiône de l'univers. D'aboi d les lemmes. Quand j'en eus une, mes
sens furent tianquilles, mais mon cœur ne le fut jamais : les be-
S(jins de l'amour me dévoraient, même au sein de la jouissance.
J'avais une tendre mère, une amie chérie , mais il me fallait une
maîtresse. Je me la figurais à sa place ; je me la créais de nulle
façons pour me donner le change à moi-n.éme. Si j'avais cru tenir
inamaii dans mes bras quand je 1 y tenais, mesotieintes n'auraient
jias élé moins vives, mais tous mes désirs se seraient éteints ; j'au-
rais sanglote de tendresse, mais je n'aurais [las joui. Jouir! ce sort
est-il fait pour l'homme'/ Ah ! si jamais une seule fois en ma vie
j'avais goûte toutes les délices de l'amour, je n'imagine pas que ma
tréle existence y eût pu sulfiie : je serais mort sur le l'ait.
J'étais donc biûiant d'amour sans objet, et c'est ]icut-ètre ainsi
qu'il épuise le plus. J étais inquiel, tourmenté du mauvais état des
aflaiies de ma pauvre maman, et de sou imprudente conduite, qui
ne pouvait manquer d'opérer sa ruine totale en peu de temps. Ma
cruelle imaginaiion, qui va toujours au-devant des malheurs, me
niontiait ceiui-la sans cesse dans tout son excès et dans toutes
ses suites. Je me voyais d'avance forcément séjiaré par la misère de
celle à qui j'avais consacré ma vie, et sans qui je n'en pouvais
jouir. \oiià comment j'avais toujours l'àme agitée. Les désirs et les
craintes me dévoraient alternativement.
La musiqne etail pour moi une autre passion moins fougueuse,
mais non moins cousumante par lardeuravec laquelle je m'y livrais,
|iar l'étude opiuiàlie des obscurs livres de Rameau, par mon invin-
cible obslinaiion a vouloir en charger ma mémoire qui s'y refusait
toujours, pat mes courses continuelles, par les compilations immen-
ses que j'entassais, passant souvent à copier les nuits entières. Et
jiouiquoi nraiiêler aux choses permanentes, tandis que toutes les
lolies qui passaient dans mon inconstante tète, les goûts fugitifs
d un seul jour, un voyage, un concert, un souper, une promenade
a faire, un roman à lire, une comédie à voir, tout ce qui était le
moins du monde iirémediié dans mes plaisirs ou dans mes all'aires,
devenaient pour moi tout autant de passions violentes, qui, dans
leur impéiuosiié ridicule, me donnaient le plus vrai tourment? La
kcture des malheurs imaginaires de Cléveland, faite avec fuieur et
souvent interrompue, m'a fait faire, je crois, plus de mauvais sang
que les miens.
H y avait un Genevois nommé Baguerel, lequel avait été em-
ployé sous Pierre-le-Grand à la cour de Ru.ssie ; un des plus vilains
hommes maigre sa belle figure, et des plus grands fous que j'aie
jamais vus , toujours plein de projets aussi fous que lui , qui faisait
tomber les millions comme la pluie , et à qui les zéros ne coûtaient
rien. Cet homme, étant venu à Chambéry pour quelque procès au
sénat, ue manqua pas de s'emparer de maman ; et, pour ses tré-
sors de zéros qu il lui prodiguait généreusement , il lui tirait ses
pauvres écus pièce à pièce. Je ne l'aimais point, il le voyait; avec
moi cela n'était pas dilficile : il n'y avait sorte de bassesse qu'il
n'employât pour me cajoler. 11 s'avisa de vouloir m'apprendre les
échecs, qu'il jouait un peu. J'essayai presque maigre moi ; et, après
avoir, tant bien que mal, appris la marche, mon progrès fut si ra-
pide , qu'avant la fin de la première séance je lui donnai la tour
LES CONFESSIONS.
51
qu'il m'avait donnée en commentant. Il m» m'en Calhit pas davan-
tage; me voilà forcené des échecs, .l'achète uu échiquier, j'achète
lecaiahrois, je m'enferme dans ma chamhre, j'y passe les jours et
les nnits à vouloir a pprendre par cœur toutes les parties , à les
fourrer dans ma tète bon gré mal gré, à joucir seul sans relâche et
sans fin. Après deux ou trois mois de ce beau travail et d'efforts
iinaginables , je vais au café, maigre, jaune et presque hébété. Je
m'essaie, je rr^oue avec M. Bagueret ; il me bat une fois, deux fuis,
vingt fois : tant de combinaisons s'étaient brouillées dans ma tèle,
et mon imagination s'était si bien amortie, que je ne voyais plus
qu'un nuag(! devant moi. Toutes les fois qu'avec le livre de Phili-
dnr ou celui de Stamma j'ai voulu ni'exercer à étudier des parties,
la même chose m'est arrivée ; et, après m'étre épuisé de faiigNC, je
me suis trouvé plus faible qu'auparavant. Du reste, que j'aie aban-
donné les échecs, ou qu'en jouant je me sois remis en haleine,
je n'ai jamais avancé d'un cran depuis cette première séance, et je
me suis toujours retrouvé au même point où j'élais en la finissant.
Je m'exercerais dos milliers de siècles , que je finirais par pouvoir
donner la tour à Bagueret , et rien de plus. Voilà du temps bien
employé! direz-vous. Et je n'y en ai pas employé peu. Je rie finis
ce premier essai que quand je n'eus plus la force de continuer.
Ouanil j'allai me montrer .sortant de ma chambre, j'avais l'air d'un
delcrré , et suivant le même train je n'aurais pas resté déterré
longtemps. On conviendra qu'il est difficile . et surtout dans l'ar-
deur de la jeunesse, qu'une pareille tète laisse toujours le corps en
santé.
1,'altcration de la mienne agit sur mon humeur et tempéra l'ar-
deur de mes fintaisies. Me sentant affaiblir, je devins plus tran-
quille, et perdis un peu la fureur des voyages IMus ?éiliMitaire, je
fus pris non de l'ennui mais de la mélancnlie; les vapeurs su cé-
dèrent aux passions; ma langueur devint tristesse; je pleurais et
soupirais ii [iropos de rien ; je sentais la vie m'éehapper sans l'avoir
goiitée; je gémissais sur l'état où je laissais ma pauvre maman, si.r
celui où je ia voyais prête à tomber: je puis direque la quitter et
la laisser à plaindre était mon unique regret. Enfin je tombai
tout-à-fiiit malade. Elle me soigna comme jamais tuere n'a soigné
son enfant; et cela lu i fit du bien à elle-même, en faisant diversion
aux projets et tenant écartés les iirojeteurs. Quelle douce mort, si
alors elle fût venue! Si j'avais peu goûté les biens de la vie, j'en
avais peu senti les ma'heurs. Mon Ame paisible pouvait partir sans
le sentiment cruel de l'injustice des hommes qui empoisonne la vie
et la mort. J'avais la consolation de me survivre dans la meilleure
moitié de moi-même; c'était à peine uionrlr. Sans les ini|ui(''Uules
que j'avais sur son sort, je serais mort comme j'aurais pu m'endor-
mir; et ces inquiétudes même avaient un objet all'ectueux et
tendre qui en tempérait l'amertume. Je lui di.sais : Vous voilà dé-
posit^iire de tout mon être; faites en sorte qu'il soit heureux. Deux
ou trois fois, quand j'étais le plus mal, il m'arriva de me lever dans
la nuit et de me traîner à sa chambre pour lui donner sur sa con-
duite des conseils, j'ose dire pleins de justesse et de sens, mais où
rintérêtqucje prenais à son sort se marquait mieux que toute autre
chose. Comme si les pleurs étaient ma nourriture et mon remède,
je me fortifiais de ceux que je versais auprès d'elle , avec elle, assis
sur son lit, et tenant ses mains dans les miennes. Les heures cou-
laient dans ces entretiens nocturnes, et je m'en retournais en
meilU'ur état que je n'étais venu; content et calme dans les pro-
messes qu'elle m'avait faites, dans les espérances qu'elle m'avait
diuiuées, je m'endormais là-dessus avec la paix du cauir et la rési-
gnation à la l'roviilence. Plaise à Dieu qu'avec tant de sujets de
haïr la vie, après tant d'orages qui ont agité la mieniu; et qui ne
m'iMi font plus qu'un fardeau , la mort qui doit la terminer me
soit aussi peu cruelle qu'elle me l'eût été dans ce moment-là!
A force de soins , de vigilance , et d'incroyables peines , elle me
sauva, et peut-être elle seule pouvait me sauver. J'ai peu de foi à
la médecine des médecins; mais j'en ai beaucoup à celle des vrais
amis : les choses dont noire bonheur dépend se font toujours mieux
qui! les autres. S'il y a dans la vie un sentiment délicieux , c'est
celui que nous éprouvâmes de nous être rendus l'un à l'autre.
Notre attachement mutuel n'en augmenta pas, cela n'était pas pos-
sible; mais il prit je ne sais quji de plus intime , de plus touchant
dans sa grande simplicité. Je devenais tout-à-fait son œuvre, tout-
à-fait sim enfant, et plus que si elle eût été ma vraie mère. Nous
commem^àmes, sans y songer, à ne plus nous séparer l'un de l'autre,
à mettre eu quelciue sorte toute notre existence en commun, et sen-
tant que récipro(|uement nous nous étions non seulement néces-
saires mais suffisants, nous nous accoutumâmes à ne plus pen.ser à
rien d'étranger à nous, à borner absolument notre bonheur et tous
nos désirs à cette possession mutuelle et peut-être unique parmi
les humains, qui n'était point, comme je l'ai dit , celle de l'amour,
mais une possession plus essentielle, qui , sans tenu' aux sens , au
sexe , à l'âge , à la figure , tenait à tout ce par quoi l'on est soi , et
qu'on ne peut perdre qu'en cessant d'être.
A quoi tint-il que cette précieuse crise n'amenât le bonheur du
reste de ses jours et des miens'? Ce ne fut pas à moi , je m'en rends
le consolant témoignage. Ce ne fut pas non plus à elle, du moins à
sa volonté, il était écrit que bientôt l'invincible nature reprendrait
son empire. .Mais ce fatal retour ne se fit pas tout d'un coup. Il y
eut, grâces au ciel, un intervalle qui n'a pas fini par ma faute, et
dont je ne me reprocherai pas d'avoir mal profité.
Quoique guéri de ma grande maladie , je n'avais pas repris ma
vigueur. Ma poitrine n'était pas rétablie; un reste de fièvre durait
toujours et me tenait en langueur. Je n'avais plus de goût à rien
qu'à finir mes jours près de celle qui m'était chère, à la maintenir
dans .ses bonnes résolutions , à lui faire sentir en quoi consistait le
vrai charme d'une vie heureuse , à rendre la sienne telle autant
qu'il dépendait de moi ; mais je voyais , je sentais même que dans
une m.iison sombre et Iri.ste la continuelle solitude du lél'-à-tèle
deviendrait à la fin triste aussi. Le remède à cela se présenta
comme de lui-même. Maman m'avait ordonné le lait , et voulait
que j'allasse le prendre à l.i campagne. J'y con.sentis. pourvu qu'elle
y vint avec nir)j. Il n'en fallut pas davantage pour la déterminer;
il ne .s'agit plus que du choix du lieu. Le jardin du faubourg n'était
pas pru;jrement à la campigne; entouié de maisons et d'autres
jardins, il n'avait point les attraits d'une retraite champêtre. D'ail-
leuis, après la mort d'Auet nous avions quitté ce jardin pour raison
d'économie, n'ayant plus à cœur d'y tenir des plantes, et d'autres
vues nous faisant peu regretter ce réduit.
Profitant alors du dégoût que je lui trouvai pour la ville, je lui
proposai de l'abandonner tout-à-fait, et de nous établir dans une
solitude agréable, dans quelque petite maison assez éloignée pour
dérouter les importuns. Elle l'eût fait, et ce parti, que son bon ange
et le mien me suggéraient, nous eût vraisemblablement assuré des
jours heureux et tranquilles jusqu'au moment où la mort nous au-
rait séparés ; mais cet état n'était pas celui où nous étions appelés.
Maman devait éprouver toutes les peines de l'indigence et du mal-
être , après avoir passé sa vie dans l'abondance, pour la lui faire
(luitter avec moins de regret, et moi, par uu a.ssembluge de maux
de toute espèce, je de.vais être un jour en exemple à quiconque, in-
spiré du seul amour du bien public et de la justice, ose, fort de .sa
seule innocence, dire ouvertement la vérité aux hommes, sans s'é-
tayer par des cabales , sans s'être fait des partis pour le protéger.
Une malheureuse crainte la retint. Elle n"o.sa quitter sa vilaine
maison de peur de fâcher le propriétaire. Ton projet de retraite,
me dit-elle, est charinant et fort de mon goût; mais dans cette re-
traite il faut vivre. En quittant ma prison, je risque de perdre mon
pain ; et quand nous n'en aurons plus dans les bois, il en faudra
bien retourner chercher à la ville. Pour avoir moms besoin d'y ve-
nir, ne la quittons pas tout-à-l'ait. l'ayons celte petite pension au
comte de Saint-Laurent pour qu'il me laisse la mienne. Cherchons
quelque réduit assez loin de la ville pour vivre en paix, et assez près
pour y revenir toutes les fois qu'il sera nécessaire. Ainsi fut fait.
Après avoir un peu cherché, nous nous fixâmes aux Charmettes,
terre de .M. de Conzié , à la porte de Chambéry, mais retirée et so-
litaire comme si l'on était à cent lieues. Entre deux coteaux élevés
est un petit vallon nord et sud, au fond duquel coule une rigole
entre des cailloux et des arbres. Le long de ce vallon à mi-côte
sont quelques maisons éparses, fort agréables pour quiconque aime
un asile un |)Oii sauvage et retiré. Apres avoir essayé deux ou trois
de ces maisons, nous choisîmes enfin la plus jolie, appartenant à
un gentilhomme qui était au service, appelé M. Noirci. La maison
était très logeable : au-devant, un jardin en terrasse, une vigne
au-dessus, un verger au-dessous ; vis-à-vis, un petit bois de châtai-
gniers; une fontaine à jiortee ; plus haut, dans la montagne, des
prés pour l'entretien du bétail; enfin tout ce qu'il fallait pour le
petit ménage champêtre que nous y voulions établir. Autant que je
puis me rappeler les temps et les dates , nous en prîmes possession
vers la fin île l'été de I73(). J'élais transporté le premier jour que
nous y couchâmes. 0 maman ! dis-je à cette chère amie en l'ein-
hrassant et en l'inondant de larmes d'attendrissement et de joie, ce
séjourestceliiidu bonheur et de l'innocence. Si nous ne les trouvons
pas ici l'un avec l'autre , il ne les faut chercher nulle part (1).
LIVKE VI.
Hoc crat in votis : raodus agri non ita niagnus,
Hortus ubi, et locto vicinus jugis aqua; foas,
Et paulum sylvœ super liis foret
Je ne puis ajouter Auctius atque Di inelius fecere. Mais n'importe,
il ne m'en fallait pas davantage ; il ne m'en fallait pas mèm ; la
(1) George Sand s'i^crio dans sa préface des Confessions {£t\it. Chai-pen-
tier), qui reufernie d'oxcotlenles appréciations : « Qui de nous n'a pas vécu
« en imagination aux Cliaruietles les plus beaux jours de sa jeuuesse! »
Cet endroit, il laut pourtant le dire, est uu peu triste et ne répond
guère à l'idée qu'on s'eu fait généralement. A. de B.
52
LES VEILLÉES LITTÉRAIRES ILLUSTRÉES.
propriété : c'était assez pour moi de la jouissance; et il y a long-
temps que j'ai dit et senti que le propriétaire et le possesseur sont
souvent deux personnes très différentes , même en laissant à part
les maris et les amants.
Ici commence le court bonheur dama vie, ici viennent les paisi-
bles mais rapides moments qui m'ont donné le droit de dire que
j'ai vécu. Moments précieux et si regrettés ! ali ! recommencez pour
moi votre aimable cours; coulez plus lentement dans mon souve-
nir, s'il est possible, i]ue vous ne fîtes réellement dans votre fugi-
tive succession. Comment ferais-je pour prolonger à mon gré ce
récit si touchant, si simple, pour redire toujours les mêmes choses,
et n'ennuyer pas plus mes lecteurs en les répétant que je ne m'en-
nuyais moi-même en les recommençant sans cesse! Encore si tout
cela consistait en faits, en actions, en paroles, si je pouvais le dé-
crire et le rendre en quelque façon ; mais comment dire ce qui
n'était ni dit, ni fait, ni pensé même , mais senti, sans que je puisse
énoncer d'autre objet de mon bonheur que ce seuliment même? Je
me levais avec le soleil, et j'étais heureux; je me promenais, et
j'étais heureux; je voyais maman , et j'étais heureux; je parcourais
les bois, les coteaux, j'errais dans les vallons , je lisais, j'étais oisif,
je travaillais au jardin , je cueillais les fruits , j'aidais au mi';nage ,
et le bonheur me suivait partout : il n'était dans aucune chose as-
signable , il était tout en moi-même , il ne pouvait me quitter un
seul instant.
Rien de tout ce qui m'est arrivé durant cette époque chérie , rien
de ce que j'ai fait, dit et pensé tout le temps qu'elle a duré, n'est
échappé de ma mémoire. Les temps qui précèdent et qui suivent
me reviennent par intervalles. Je me les rappelle inégalement et
confusément; mais je me rappelle celui-là tout entier comme s'il
durait encore. Mon imagination , qui dans ma jeunesse allait tou-
jours en avant et maintenant rétrograde, compense par ces doux
souvenirs l'espoir.que j'ai pour jamais perdu. Je ne vois plus rien
dans l'avenir qui me tonte : les seuls retours du passé peuvent me
flatter; et ces retours, si vifs et si vrais dans l'époque dontje parle,
me font souvent vivre heureux malgré mes malheurs.
Je donnerai de ces souvenirs un seul exemple qui pourra faire
juger do leur force et de leur vérité. I.e premier jour que nous al-
lâmes coucher aux Charmeltes, maman était en chaise à porteurs,
et je la suivais à pied. I.e chemin monte ; elle était assez pesante ;
et, craignant de trop fatiguer ses porteurs , elle voulut descendre à
peu prés à moitié chemin pour faire le reste à pied. En marchant
elle vit quelque chose de bleu dans la haie, et me dit : Voilà de la
pervenche encore en fleur. Je n'avais jamais vu de la pervenche, je
ne me baissai pas pour l'examiner, et j'ai la vue trop courte pour
distinguer à terre les plantes de ma hauteur. Je jetai seulement en
passant un coup d'œil sur celle-là , et près de trente ans se sont
passés sans que j'aie revu de la pervenche, ou que j'y aie fait at-
tention. En 1764, étant à Cressier avec mon ami M. du Peyrou,
nous montions une petite montagne au sommet de laquelle il a un
joli salon qu'il appelle avec raison Bcllevue. Je commençais alors
d'herboriser un peu. En montant et regardant parmi les buissons,
je pousse un cri de joie : Ah! voilà de ta pervenche! et c'en était
en efTel. Du Peyrou s'aperçut du transport, mais il en ignorait la
cause ; il l'apprendra, je l'espère , lorsqu'un jour il lira ceci. Le lec-
teur peut juger , par l'impression d'un si petit objet , de celle que
m'ont faite tous ceux qui se rapportent à la même époque.
Cependant l'air de la campagne ne me rendit point ma première
santé. J'étais languissant ; je le devins davantage. Je ne pus sup-
porter le lait, il fallut le quitter. C'était alors la mode de l'eau pour
tout remède; je me mis à l'eau, et si peu discrètement, qu'elle
faillit me guérir non de mes maux, mais de la vie. Tous les matins
enmelevantj'allais à la fontaine avec un grand gobelet, etj'en buvais
successivement, en me promenant, la valeur de deux bouteilles. Je
quittai tout-à-fait le vin à mes repas. L'eau que je buvais était un
peu crue et difficile à passer, comme sont la plupart des eaux de
montagnes. Bref, je fis si bien qu'en moins de deux mois je me dé-
truisis totalement l'estomac , que j'avais eu très bon jusqu'alors. Ne
digérant plus, je compris qu'il ne fallait plus espérer de guérir.
Dans ce môme temps il m'arriva un accident aussi singulier par
lui-même que par ses suites <ini ne finiront qu'avec moi.
Ihi matin que je n'étais pas plus mal qu'à l'ordinaire , en dres-
sant une petite table sur son |>icd, je sentis dans tout mon corps
une révohilioii subite et presque inconcevable. Je ne saurais mieux
lacompariT qu'aune cspi;çe de tempête qui -s'éleva dans mon sang,
et gagna dans l'instant tous mes membres. Mes artères se mirent
à battre d'une si grande force, que non seulement je sentais leur
battement, mais que je l'entendais même, et surtout celui des caro-
tides. Un grand brun d'oreilles se joignit à cela : et ce bruit était
triple ou plutôt quadruple, savoir, un bourdonnement grave et
sourd, un murmure plus clair comme d'une eau courante, un siltle-
ment très aigu, et le battement que je viens de dire, dontje pou-
vais aisément compter les coups sans me tàter le pouls ni toucher
mon corps de mes mains. Ce bruit interne était si grand qu'il
Hi'ôla la finesse d'ouïe que j'avais auparavant , et me rendit , non
tout-à-fait sourd, mais dur d'oreille, comme je le suis depuis ce
temps-là.
On ne peut juger de ma surprise et de mon effroi. Je me crus
mort. Je me mis au lit; lé médecin fut appelé; je lui contai mon
cas en frémissant, et le jugeant sans remède. Je crois qu'il en pensa
de même, mais il fit son métier. Il m'enfila de longs raison'nements
où je ne compris rien du tout; puis, en conséquence de sa s\l-
blime théorie, il commença in anima viii la cure expérimentale
qu'il lui plut de tenter. Elle était si pénible, si dégoijtante , et opé-
rait si peu, que je m'en lassai bientôt; et, au bout de quelques se-
maines, voyant que je n'étais ni mieux ni pis , je quittai le lit et
repris ma vie ordinaire avec mon battement d'artères et mes bour-
donnements, qui depuis ce temps-là, c'est-à-dire depuis trente ans,
ne m'ont pas quitté une minute.
J'avais été jusqu'alors grand dormeur. La totale privation du som-
meil, qui se joignit à tous ces symptômes, et qui les a constam-
ment accompagnés jusqu'ici, acheva de me persuader qu'il me res-
tait [ieu.de temps à vivre. Cette persuasion me tranquillisa pour un
temps sur le soin de guérir. Ne pouvant prolonger ma vie, je réso-
lus de tirer du peu qui m'en restait tout le parti qu'il était possible-
et cela se pouvait par une singulière faveur de la Providence, qui'
dans un état si funeste, m'exemptait des douleurs qu'il semblait de-
voir m'attirer. J'étais importuné de ce bruit, mais je n'en souffrais
pas : il n'était accompagné d'aucune autre incommodité habituelle
que de l'insomnie durant les nuits , et en tout temps d'une courte
haleine qui n'allait pas jusqu'à l'asthme, et ne se fai.sait sentir que
quand je voulais courir ou agir un peu fortement.
Cet accident, qui devait tuer mon corps, ne tua que mes passions,
et j'en bénis le ciel chaque jour pour l'heureux effet qu'il produisit
sur mon àme. Je puis bien due que je ne commençai de vivre que
quand je me regardai comme un homme mort. Donnant leur véri-
table prix auxchoses quej'allais quitter , je commençai de m'occuper
de soins plus nobles, comme par anticipation sur ceux que j'aurais
bientôt à remplir et que j'avais fort négligé jusqu'alors. J'avais sou-
vent travesti la religion à la mode, maisje n'avais jamais été tuut-
à-fait sans religion. Il m'en coûta moins de revenir à ce sujet si
triste pour tant de gens, mais si doux pour qui .s'en fait un objet de
consolation et d'espoir. Maman me fut en cette occasion beaucoup
plus utile que tous les théologiens ne me l'auraient été.
Elle qui mettait toute chose en système n'avait pas manqué d'y
mettre aussi la religion : et ce système était composé d'idées très
disparates, les nnes très saines, les autres très folles; de sentiments
relatifs à son caractère, et de préjugés venus de son éducation. En
général, les croyants font Dieu comme ils sont eux-mêmes ; les bons
le font bon, les méchants le font méchant; les dévots haineux et
bilieux ne voient que l'enfer, parce qu'ils voudraient damner tout
le monde; les âmes aimantes et douces n'y croient guère. Et l'un
des étonnements dontje ne reviens point est de voir le bon Féne-
lon en parler, dans son Téléraaque, comme s'il y croyait tout de
bon : mais j'espère qu'il mentaitalors; car enfin, quelque véridique
qu'on soit, il faut bien mentir quelquefois quand on est évèque.
Maman ne mentait pas avec moi, et cette àme sans fiel, qui ne pou-
vait imaginer un Dieu vindicatif et toujours courroucé, ne voyait
que clémence et miséricorde où les dévots ne voient que justice et
punition. Elle disait souvent qu'il n'y aurait point de justice en Dieu
d'être juste envers nous, parce que, ne nous ayant pas donné ce
qu'il faut pour l'être, ce serait redemander plus qu'il n'a donné. Ce
qu'il y avait de bizarre était que, sans croire à l'enfer, elle ne lais- |
sait pas de croire au purgatoire. Cela venait de ce qu'elle ne savait I
que faire de l'àme des méchants, ne pouvant ni les damner, ni les
mettre avec les bons jusqu'à ce qu'ils le fussent devenus; et il faut
avouer qu'en effet, et dans ce monde et dans l'autre, les méchants
sont toujours bien embarrassants.
Autre bizarrerie. On voit que toute la doctrine du péché originel
et de la rédemption est détruite par ce système, que la base du
christianisme vulgaire en est ébranlée, et que le catholicisme au
moins ne peut subsister. Maman cependant était bonne catholique
ou prétendait l'être , et il est sur qu'elle le prétendait de très bonne
foi. Il lui semblait qu'on expliquait trop littéralement et trop dure-
ment les Ecritures. Tout ce qu'on y lit des tourments éternels lui
paraissait comminatoire ou figuré. La mort de Jésus-Christ lui pa-
raissait un exemple de charité vraiment divine pour apprendre aux
hommes à aimer Dieu et à s'entr'aimer entre eux de même. En un
mot, (idèle à la religion qu'elle avait embrassée, elle en admettait
sincèrement toute la profession de foi; mais quand on venait à la
discussion de chaque article, il se trouvait cpi'elle croyait tout au-
trement que l'Eglise, toujours en- s'y soumettaut. Elle avait là-dessus
une simplicité de cœur, une franchise plus éloquente que des ergo-
teries, et qui souvent embarrassait jusqu'à son confesseur; car elle
ne lui déguisait rien. Je suis bonne catholique, lui disait-elle, je
veux toujours l'être; j'adopte de toutes les iiuissances de mon àme
les décisions de sainte mère Eglise. Je ne suis pas maiirei'se de ma
foi, maisje le suis de ma volonté. Je la soumets sans réserve, et je
veux tout croire. Que me demandez -vous de plus?
Quand il n'y aurait point eu de morale chrétienne, je crois qu'elle
LES CONFESSIONS.
53
l'aurait suivit!, tant elle s'adaptait liieii à son caractère. Elle faisait
tout ce qui était ordonné; mais elle l'eût fait de nni^me quand il
n'aurait pas été ordonné. Dans Ihs choses indiflërentes elle aimait à
obéir; et, s'il ne lui eiit pas été pei'/riis, [)rescrit même, de faire gras,
elle aurait fait maigre entre Dieu et elle, sans qiuî la prudence eût
eu li(-soin d'y entrer pour rien. Mais toute cette morale était subor-
donnée aux principes de M. de Tavel, ou plutôt elle prétendait n'y
rien voir de contraire. Elle eût couché tous les jours avec vingt
hommes en repos de conscience, et sans en avoir [)lus de scrupule
que de désir. Je sais que force dévotes ne .sont i)as sur ce point fort
scrupuleuses; mais la différence est qu'elles sont séduites par leurs
passions, et qu'elle ne l'était que par ses sopliismes. Dans les con-
versations l('s jjIus touéhanles, et, j'ose dire, les plus édifiantes, elle
fût loinbéfi sur ce point sans changer d'air ni de ton, sans se croire
en contradiction avec elle-même, lille l'eût même interrompue au
besoin pour le fait, etjiuis l'eût reprise avec la même sérénité qu'au-
paravant : tant elle était inlimement persuadée que tout cela n'é-
tait qu'une maxime de police sociale, dont toute personne sensée
liouvait faire l'interprétation, l'apiilicaiion, l'exception, selon l'es-
prit de la chose, .sans le moindre risque d'olTeuser Dieu. Quoique
sur ce point je ne fusse assurément pas de son avis, j'avoue que je
n'osais le combattre, honteux du rôle peu galant qu'il m'aurait
fallu faire pour cela. J'aurais bien cherché d'établir la règle pour
les autres en tâchant de m'en excepter; mai«, outre que son tem-
pérament prévenait assez l'abus de ses principes, je savais qu'elle
n'était pas femme à prendre le change, et que réi'lamer pour moi
l'exception, c'était la lui laisser pour tous ceux qu'il lui plairait. Au
reste, je compte ici par occasion cette inconséquence avec les au-
tres, quoiqu'elle ait eu toujours peu d'effet dans sa conduite, et
qu'alors elle n'en eût point du tout; mais j'ai promis d'exposer
fidèlement ses principes, et je veux tenir cet engagement. Je reviens
à moi.
Trouvant en elle toutes les maximes dont j'avais besoin pour ga-
rantir mon âme des terreurs de la mort et de ses suites, je puisais
avec sécurité dans cette source de confiance. Je m'attachais à elle
plus que je n'avais jamais fait; j'aurais voulu transporter tout en
ello ma vie, que je sentais prête à m'abandonner. De ce redouble-
ment d'attachement pour elle, de la persuasion qu'il me restait peu
dt; temps à vivre, de ma profonde sécurité sur mon sort à venir, ré-
siillait un état habituel très calme et sensuel même, en ce que,
amortissant toutes les passions qui portent au loin nos craintes et
Uns espérances, il me laissait jouir sans inquiétude et sans trouble
du peu de jours qui m'élaient laissés. Une chose contribuait à les
rendre plus agréables, c'était le soin de nourrir son goût pour la
campagne par tous les amusements que j'y pouvais rassembh:r. En
lui faisant aimer sou jardin, sa basse-cour, ses pigeons, ses vaches,
je m'affectionnais moi-même à tout cela; et ces petites occupations,
qui rem[ilissaient ma journée sans troubler ma tranquillité, me va-
lurent mieux que le lait et tous les remèdes pour conserver ma
pauvre machine, et la rétablir même autant que cela se pouvait.
Les vendanges, la récolte des fruits, nous amusèrent le reste de
cette année, et nous attachèrent de plus en plus à la vie rustique
au milieu des bonnes gens dont nous étions entourés. Nous vîmes
venir l'hiver avec grand regret, et nous retournâmes à la ville
comme nous serions allés en exil: moi surtout, qui, doutant de re-
voir le printemps, croyais dire adieu pour toujours aux Charniettes.
Je ne les quittai pas sans baiser la terre et les arbres, et sans me re-
tournrr plusieurs fois en m'éloignant. Ayant quitté depuis long-
temps uii's ccnliers, ayant perdu le goût des amusements et des so-
rii't('s de la ville, je ne sortais plus, je ne voyais plus personne, ex-
cepté maman et M. Salomon, devenu depuis peu son médecin et le
mien, horjnète homme, homme d'esprit, grand carlésien, qui par-
lait assez bien du système du monde, et dont les entretiens agréa-
bles et instructifs me valurent mieux que toutes ses ordonnances. Ji;
n'ai jamais pu supporter ce sot et niais remplissage des conversations
ordinaires; mais des conversations utiles et .solides m'ont toujouis
fait grand plaisir, et je ne m'y suis jamais refusé. Je pris beaucoup
de goût à celles de M- Salomon ; il me semblait que j'anticipais avec
lui sur ces hautes connaissances que mon âme allait acquérir quand
elle aurait perdu ses entraves. Ce goût que j'avais pour lui s'éten-
dit aux sujets qu'il traitait, et je commençais de rechercher les livres
qui pouvaient m'aider à les mieux entendre. Ceux qui mêlaient la
dévotion aux sciences m'étaient les plus convenables; tels étaient
particulièrement ceux de l'Oratoire et de Port-Hoyal. Je me mis à
les lire ou plutôt à les di'voier. Il m'en tomba dans les mains un du
pèreLami, intitulé lùitreticns sur les sciences. C'était uneespèccd'in-
troduction à la connaissance des livres qui en traitent. Je le lus et le relus
cent fois; je résolus d'en faire mon guide. Enfin je me sentis entraîné
peu à peu malgré mon état, ou ])lutôl par mon état, vers l'étude avec
une force irrésistible ;et, tout en regardant chaque jour comme le der-
nier de mes jours, j'étudiais avec autant d'ardeur que si j'avais dû
toujours vivre. On disait que cela me faisait du nuil ; je crois, moi,
que cela me fit du bien; et non-seulement à mou âme, mais à
nicMi corps; car celte application pour laquelle je me passionnais
me devint si dclicieuse, que, ne pensant plus à mes maux, j'en étais
beaucoup moins atreclé. Il est pourtant vrai que rien ne me procu-
rait un soulagement réel; mais, n'ayant pas de douleurs vives, je
m'acroiitumais à languir, à ne pas dormir, à penser au lieu d'agir,
et entin à regarder le dépérissement successif et lent de ma ma-
chine comme un progrès inévitable que la mort .seule pouvait ar-
rêter.
Non-seulement cette opinion me détacha de tous les vains soins
de la vie, mais elle me didivra de rini|)orlunité des remèdes, aux-
quels on m'avait jusqu'alors soumis malgré moi. Salomon, convaincu
que ses drogues ne pouvaient me sauver, m'en épargna le déboire,
et se contenta d'amuser la douleur île ma pauvre maman avec quel-
ques-unes de ces ordonnances indifférenle^ qui flattent l'espoir du
malade, et maintiennent b; crédit du médecin. Je quitlai l'étroit ré-
gime, je repris l'usage du vin et tout le train de vie d'un liommeen
santé, selon la mesure de mes forces, sobre en toutes choses, mais
ne m'absteiiantde rien. Je sortis même el recommençai d'aller voir
mes connaissances, surtout M de Conzié, dont le commerce me
plaisait fort. Enfin, soit qu'il me parût beau dapjireudre jusqu'à
ma dernière heure, soit qu'un reste d'espoir de vivre se cacliàt au
fond de mon cœur, l'attente de la mort, loin d'altiédir mon goijt
pourl'élude, semblait l'animer; et je me pressais d'amasser un peu
d'acquis pour l'autre monde, comme si j'avais cru n'y avoir que ce-
lui ipie j'aurais emporté. Je pris en afTection la boutique d'un li-
braire appelé Bouchard, où se rendaient quelques gens de lettres ;
et le printemps que j'avais cru ne pas revoir étant proche, je m'as-
sortis de quelques livres pour les Charraettes, en cas que j'eusse le
bonheur d'y retourner.
J'eus ce bonheur, et j'en profitai. La joie avec laquelle je vis les
premiers bourgeons est inexprimable. Revoir le printemps était
pour moi ressusciter en paradis. A peine les neiges commençaient
à fondre, que nous quittâmes notre cachot, et nous fûmes assez tôt
aux tiharmettes pour y avoir les prémices du rossignol. Dès lors je
ne crus iiius mourir; et réellement il est singulier que je n'aie ja-
mais de grandes maladies à la campagne. J'y ai beaucoup souffert,
mais je n'y ai jamais été alité. Souvent j'ai dit, rnc sentant plus
mal qu'à l'ordinaire : Quand vous me verrez prêt à mourir, portez-
moi sous un chêne; je vous promets que j'en reviendrai.
Quoique faible, je repris mes fonctions champêtre^, mais d'une
manière proportionnée à mes forces. J'eus un vrai chagrin de ne
pouvoir faire le jardin tout seul; mais quand j'avais donné six
coups de bêche, j'étais hors d'haleine, la sueur me ruisselait, je n'en
pouvais plus. Quand j'étais baissé, mes battements redoublaient; et
le sang me montait à la tète avec tant de force, qu'il fallait bien vile
me redresser. Contraintde me borner à des soins moins fatigants, je
pris entre autres celui du colombier, et je m'y affectionnai si |V>rt
que j'y passais plusieurs heures de suite sans m'ennuyer un mo-
ment. Le pigeon est fort timide, et difficile à apprivoiser. Cependant
je vins à bout d'inspirer aux miens tant de confiance qu'ils me sui-
vaient partout, et se laissaient prendre quand jevoulais. Je ne pou-
vais paraître au jardin ni dans la cour sans en avoir à l'instant
deux ou trois sur les bras, sur la tète; et enfin, malgré le plaisir que
j'y prenais, ce cortège me devint si incommode, que je fus obligé
de leur ôtcr cette familiarité. J'ai toujours pris un singulier plaisir
à apprivoiser les animaux, surtout ceux qui sont craintifs et sau-
vaf'es. Il me jiaraissait charmant de leur inspirer une coniiance que
je n'ai jamais trompée. Je voulais qu'ils m'aimassent en liberté.
J'ai dit «lue j'avais apporté des livres. J'en fis usage, mais d'une
manière moins propre à m'instruire qu'à ra'accabler. La fausse idée
que j'avais des choses me persuadait que, pour lire un livre avec
fruit, il fallait avoir toutes les connaissances qu'il supposait, bieu
éloigné de penser que souvent l'auteur ne les avait pas lui-même,
et q'ii'il les puisait dans d'autres livres à mesure qu'il en avait be-
soin. Avec cette folle idée j'étais arrêté à chaque instant, forcé de
courir incessammentd'un livre à l'autre ; et quelquefois, avantd'èlre
à la dixième page de celui que je voulais étudier, il m'eût fallu épui-
ser des bibliothèques. Cependant je m'obstiuai si bien à cette extra-
vagante méthode, que j'y perdis un .temps infini, et faillis à me
brouiller la tète au point ile ne pouvoir plus ni rien voir ni rien sa-
voir. Heureusement je m'aperçus que j'enfilais une fausse route qui
m'égarait dans un labyrinthe immense, et j'en sortis avant d'y être
tcut-à-fait perdu.
Pour peu qu'on ait un vrai goût pour les sciences, la première
chose qu'on sent en s'y livrant, c'est leur liaison qui fait qu'elles
s'attirent, s'aident, s'éclairent mutuellement, et que l'une ne peut
se passer de l'autre. Quoique l'esprit humain ne puisse tout embras-
ser, et qu'il en faille toujours préférer une comme la principale, si
l'on n'a quelque notion des autres, dans la sienne même on se
trouve souvent dans l'obscurité. Je sentis que ce que j'avais entre-
pris était bon et utile en lui-même, qu'il n'y avait que la méthode à
changer. Prenant d abord l'Encyclopédie, j'allais la divisant dans
ses branches ; je vis qu'il fallait faire tout le contraire, les prendre
chacune séparément, et les poursuivre ainsi jusqu'au point oii elles
se réunissent. Ainsi je revins à la synthèse ordinaire: niai's j'j re-
vins en homme tiui s.iit ce qu'il fait La médilatiou me tenait eu cela
lieu de couuaissauces, el une rellexiuu très ualurelle aidait à me
Si
LES VEILLÉES LITTÉRAIRES ILLUSTRÉES.
guider. Soit que je vécusse ou que je mourusse, je n'avais point de
temps à perdre. Ne rien savoir à prés de vingt-cinq ans, et vouloir
tout apprendre, c'est s'engager à bien mettre le temps à profit. Ne
sachant à quel point le sort ou la mort pouvait arrêter mon zèle, je
voulais, à tout événement, acquérir des idées de touteschoses, tant
pour sonder mes dispositions naturelles que pour juger par moi-
même de ce qui méritait le mieux d'être cultivé.
Je trouvai dans l'exécution de ce plan un autre avantage auquel
je n'avais pas pensé; celui de mettre beaucoup de li'iups à profit.
Il fautquejene sois pas né pour l'étude; car une longue applica-
tion uii! fatigue à tel point qu'il m'est impossible de in'occuper une
demi-heure de suite avec force du même sujet, surtout en suivant
les idées d'aulrui; car il m'est arrivé quelquefois de me livrer plus
longtemps aux miennes, et même avec assez de succès. Quand j'ai
suivi quelques pages d'un auteur qu'il faut lire avec aiiijlication,
mon esprit l'abandonne itse pc'rd dans les nuages. Si je m'obstine,
je m'épuise inutilement; les éblouissemenls me pi-ennent, je ne
vois plus rien. Mais que des sujets différents se surcèdent, même
sans interruption, l'un me délasse de l'autre, et, sans avoir besoin
de relâche, je le suis plus aisément. Je mis à profit cette observation
dans mon, plan d'études, et je les entremêlai tellement que je m'oc-
cupais tout le jour et ne me fatiguais point. Il est vrai que les soins
champêtres et domestiques faisaient des diversions utiles; mais, dans
ma ferveur croissante, je trouvai bientôt le moyen d'en ménager
encore le temps pour l'élude, et de m'occu|j«r à la fois de deux
choses, sans songer que chacune en allait moins bien.
Dans tant de menus détails qui me charment, et dont j'excède
souvent mon lecteur, le mets pourtant une discrétion dont il ne se
douterait guère si je n'avais soin de l'en avertir. Ici, par exemple,
je me rappelle avec plaisir tous les différents essais que je fis luuir
distribuer mon temps de façon que j'y trouvasse à la fois autant
d'agrément et d'utilité qu'il était possible; et je puis dire que ce
temps où je vivais d'ans la retraite et toujours malade fut celui où
je fus le moins oisif et le moins ennuyé. Deux ou trois mois se pas-
.sèrent ainsi à tàter la pente de mon esprit, et à jouir, dans la plus
belle sai.son de l'année et dans un lieu qu'elle rendait enchanté,
du charme de la vie dont je sentais si bien le prix, de celui d'une
société aussi libre que douce, si l'on peut donner le nom dé société
à une aussi parfaite union, et de celui des belles connaissances que
je me proposais d'acquérir, car c'était pour moi comme si je les
avais déjà possédées; ou plutôt c'était miiuii encore, puisque le
plaisir d'apprendre entrait pour beaucoup dans mon bonheur.
Il faut passer sur ces essais, qui tous étaient pour moi des jouis-
sances, mais trop simples pour pouvoir être expliquées. Encore un
coup le vrai bonheur ne se décrit pas; il se sent, et se sent d'au-
tant mieux qu'il peut le moins se décrire, parce qu'il ne résulte pas
d'un recueil de faits, mais qu'il est un état permanent. Je me ré-
pète souvent, mais je me répéterais bien davantage si je disais la
même chose autant de fois qu'elle me vient dans l'esprit. Quand
enfin mon train de vie, souvent changé, eut pris un cours uniforme,
voici à peu près quelle en fut la distribution.
Je me levais tous les lïiatins avant le soleil. Je montais par un
verger voisin dans un 1res job chemin qui était au-dessus de la
vigne, et suivait la côte jusqu'à Chambéry. Là, tout en me prome-
nant, je faisais ma prière, qui ne consistait pas en un vain balbu-
tiement de lèvres , mais dans une sincère élévation de cœur à l'au-
teur de cette aimable nature dont les beautés étaient sous .mes yeux.
Je n'ai jamais aimé à prier dans la chambre ; il me semble que les
murs et tous ces petits ouvrages des hommes s'interposent entre
Dieu et moi. J'aime à le contempler dans ses œuvres, tandis que
mon cœur s'élève à lui. Mes prières étaient pures, je puis le dire, et
digues d'être exaucées. Je ne demandais , pour moi et pour celle
dont mes vœux ne me séparaient jamais, qu'une vie innocente et
tranquille, exempte du vice, de la douleur, des pénibles besoins, la
mort des justes et leur sort dans l'avenir. Du reste cet acte se passait
plus en admiration et en contemplation qu'en demandes, et je sa-
vais qu'auprès du dispensateur des vrais biens , le meilleur moyen
d'obtenir ceux qui nous sont nécessaires est moins de les demander
que de les mériter. Je revenais en me promenant, par un assez
grand tour, occupé à considérer avec intérêt et volupté les objets
champêtres dont j'étais environné , les seuls dont l'œil et le cœur ne
se las.sent jamais. Je regardais de loin s'il était jour chez maman :
quand je voyais son contrevent ouvert, je tressaillais d'aise et jac-
courais; s'il était fermé, j'entrais au jardin en attendant qu'elle fût
réveillée, m'amusant à repasser ce que j'avais a|ipris la veille, ou à
jardiner. I.o contrevent s'ouvrait, j'allais l'embrasser dans son lit,
souvent encore à moitié endormie, et cet embrasseiuent, aussi pur
que tendre, tirait de son innocence même un charme qui n'est ja-
mais joint à la volupté des sens.
Nous déjeunions ordinairement avec du café au lait. C'était le
temps de la journée où nous étions le plus tranquilles, où nous
causions le plus à notre aise. Ces séances, pour l'ordinaire assez
longues, m'ont lais.sé un goût vif pour les déjeuners ; et je préfère
infiniment l'usage d'Angleterre et do Suisse . où le déjeuner est un
vrai repas qui rassemble tout le monde, à celui de France, pu cha-
cun déjeune seul dans sa chambre, ou le plus souvent ne déjeune
point du tout. Aiirès une heure ou deux de causerie , j'allais à mes
livres jusqu'au dîner. Je commençais par quelque livre de philoso-
phie , comme la Logique de Port-Royal, l'Essai de Locke, Male-
branohe, Leibnitz, Descartes, etc. Je m'aperçus bientôt que tous ces
auteurs étaient entre eux en contradiction presque perpétuelle, et je
formai le chimérique projet de les accorder, qui me fatigua beau-
coup et me fit perdre bien du temps. Je me-brouillais la tête et je
n'avançais point. Enfin , renonçant encore à cette méthode , j'en
pris une infiniment nieilli'uie, el'à laquelle j'attribue tout le progrès
que je puis avoir fait, iiiii;i;rc mon défaut de capacité, car il est
certain que j'en eus toii|nurs but peu pour l'étude. En lisant chaque
auteur, je me fis une loi d'adopter et suivre toutes ses idées sans y
mêler les miennes ni celles d'un autre, et sans disputer avec lui. Je
me dis : Commençons par me faire un magasin d'idées vraies ou
fausses, mais nettes, en attendant que ma tète en soit assez four-
nie pour pouvoir les comparer et choisir. Cette méthode n'est pas
sans inconvénient, je le sais; mais elle m'a réussi dans l'objet de
m'instruire. Au bout de quelques années passées à ne penser exac-
tement que d'après autrui, sans réfléchir, pour ainsi dire, et presque
sans raisonner, je me suis trouvé un assez grand fonds d'acquis
pour me suffire à moi-même et penser sans le secours d'autrui.
Alors, quand les voyages et les affaires m'ont ôte les moyens de
consulter les livres, je me suis amuse à repasser et comparer ce que
j'avais lu, peser chaque chose à la balance de la raison , et à juger
quelquefois mes maîtres. Pour avoir commencé tard à mettre en
exercice ma l'aculo' judiciaire, je n'ai pas trouvé qu'elle eût perdu
sa vigueui ; cl , ipiaiid j';ii publié mes propres idées, on ne m'a pas
accusé d'etic un disciple servile, et de jurer in verba magistri.
Je passais de là à la géométrie éléinentaire, car je n'ai jamais été
plus loin, m'obstinant à vouloir vaincre mon peu de mémoire à force
de revenir cent et cent fois sur mes pas, et de recommencer inces-
samment la même marche. Je ne goûtai pas celle d'Euclide, qui
cherche plutôt la chaîne des démonstrations que la liaison des idées;
je préférai la géométrie du P. Lami , qui dès lors devint un de mes
auteurs favoris, et dont je relis encore avec plaisir les ouvrages.
L'algèbre suivait, et ce fut toujours le P. Lami que je pris pour
guide : quand je fus plus avancé, je pris la science du calcul du
P. Reyneau , puis son analyse démontrée, que je n'ai fait qu'effleu-
rer. Je n'ai jamais été assez loin pour bien sentir l'application de
l'algèbre à la géométrie. Je n'aimais point cette manière d'opérer
sans voir ce qu'on fait; et il me semblait que résoudre un problème
de géométrie par les équations, c'était jouer un air en tournant
une manivelle. La première fois que je trouvai par le calcul que le
carré d'un binôme était composé du carré de chacune de ses par-
lies et du double produit de l'une par l'autre, malgré la justesse de
ma multiplication je n'en voulus rien croire jusqu'à ce que j'eusse
lait la figure. Ce n'était pas que je n'eusse un grand goût pour l'al-
gèbre en n'y cousidérant que la quantité abstraite; mais appliquée
à l'étendue je voulais voir l'opération sur les lignes : autrement je
n'y comprenais plus rien.
Après cela venait le latin. C'était mon étude la plus pénible, et
dans laquelle je n'ai jamais fait de grands progrès. Je me mis d'a-
bord à Ja mctiiode latine de Port-Ùoyal, mais sans fruit. Ces vers
ostrogoths me faisaient mal au cœur, et ne pouvaient entrer dans
mon oreille. Je me perdais dans ces foules dérègles, et, en apiire-
nant la dernière, j'oubliais tout ce qui avait précédé. Une étude de
mots n'est pas ce qu'il faut à un homme sans mémoire, et c'était
prccisiment pour forcer ma mémoire à i)reiidre de la capacité que
je m'obstinais à cette étude. 11 fallut l'abandonner à la fin. J'enten-
dais assez la construction jiour pouvoir lire un auteur facile, à l'aide
d'un dictionnaire. Je suivis cette route, et je m'en trouvai bien. Je
m'appliquai à la traduction, non par écrit, mais mentale, et je m'en
tins là. A force de temps et d'exercice, je suis parvenu à lire assez
couramment les auteurs latins, mais jamais à pouvoir ni parler ni
écrire dans celte langue; ce qui m'a si^uvent mis dans l'embarras
quand je me suis trouvé, je ne sais comment, enrôlé [larmi les gens
de lettres. Un autre inconvénient conséquent à cette manière d'ap-
prendre est que je n'ai jamais connu la [irosodie , encore moins les
règles de la versification. Désirant pourtant de sentir l'barraonie de
lalangue en vers et en prose, j'ai fait bien des efforts pour y par-
venir; mais je suis convaincu que sans maître la chose est presque
impossible. Ayant appris la composition du plus facile de tous les
vers, qui est l'hexamelie, j'eus la patience de scander presque tout
Virgile, et d'y marquer les pieds et la quantité; puis , quand j'étais
eu doute si une syllabe était longue ou brève, c'était mon Virgile
que j'allais consulter. On sent que cela me faisait faire bien des
fautes, à cause des altérations permises par les règles de la versifl- ?
cation. Mais s'il y a de l'avantage à étudier seul, il y a aussi de :
grands inconvénients, et surtout une peine incroyable. Je sais cela
mieux que qui que ce soit.
Avant midi je quittais mes livres , et, si le dîner n'était pas prêt,
j'allais faire visite à mes amis les pigeons, ou travailler au jardin en
atleiidanl l'heure. Quand je m'entendais appeler j'accourais fort
content, et muni d'uu grand appétit: car c'est encore une chose à
LES CONFESSIONS.
(»
noter, que, quelque malade que je puisse (Mre, l'appf^tit ne me man-
que jamais. Nous dînions très agréalilenient, en causant de nos af-
faires, en attendant que maman put mander. Deux ou trois fois la
semaine, quand il faisait beau, nous allions derrière la maison
prendre le café dans un cabinet frais et touffu que j'avais p;arni de
houblon , et qui nous faisait grand plaisir durant la chaleur; nous
passions là une petite hmire à visiter nos légumes, nos fleurs, à des
entreliens relatifs à notre manière de vivre, et qui nous en faisaient
mieux sentir la douceur. J'avais une autre petite famille au bout du
jardin ; c'étaient des abeilles. Je ne manquais guère, et souvent ma-
man avec moi, d'aller leur rendre visite; je m'intéressais beaucoup
à leur ouvrage; je m'amusais infiniment h les voir revenir de la pi-
corce, leurs petites cuisses quelquefois si chargées qu'elles avaient
peine à marcher, [.es premiers jours la curiosité me rendit indiscret,
et elles me piq\ièrent deux ou trois fois; mais ensuite nous fîmes si
bien connaissance, que, quelque près que je vinsse, elles me lais-
saient faire, et, (|uei(]ue pleines que fussent les ruches, prèles à
jeter leur essaim , j'en étais quelquefois entouré, j'en avais sur les
mains, sur le visage, sans qu'aucune inc piquât jamais. Tous les ani-
maux se défient de l'homme et n'ont pas tort ; mais sont-ils sûrs
une fois qu'il ne leur vent pas nuire.leur confiance devient si grande,
qu'il faut être plus que barbare pour en abuser.
Je retournais à mes livres; mais mes occupations de l'après-midi
devaient moins porter le nom dv, travail et d'éludé, que de récréa-
tion et d'amusement. Je n'ai jamais pu supporter l'application du
cabinet après mou dîner, et en général toute peine me coûte durant
la chaleur du jour. Je m'occupais pourtant, mais sans gêne et pres-
que sans rcijle , à lire sans étudier La chose que je suivais le plus
oxactemenl était l'histoire et la géographie; et comme cela ne de-
mandait point de contention d'esprit, je fis autant de progrès que
le permettait mon peu de mémoire. Je voulus étudier le P. Petau,
et je m'enfonçai dans les ténèbres de la chronologie; mais je me
dégoûtai de la partie critique qui n'a ni fond ni. rive, et je m'affec-
tiounai par préférence à l'exacte mesure des temps et ;i la marche
des corps célestes J'aurais même pris du goût pour l'astronomie si
j'avais eu des instruments: mais il fallut me contenter de quelques
éléments pris dansdes livres, et de quelques observations grossières
faites avec une lunette d'approche, seulement pour connaître la si-
tuation générale du ciel; car ma vue courte ne me permet pas de
distinguer à yeux nus assez nettement les astres. Je me rapjiclle à
ce sujet une aventure dont le souvenir m'a souvent fait rire. Pavais
acheté un planisphère céleste pour étudier les constellations. J'avais
attaché ce planisphère sur un châssis, et, les nuits où le ciel élait
serciu , j'allais dans le jardin poser mon châssis sur quatre piquets
de ma hauteur, le planisphère tourné en dessous; et, pour l'éclairer
sans qut^ le vent soufflât ma chandelle , je la mis dans un seau à
terre entre les quatre piquets : )Hiis, regardant alternativement le
planisphère avec mes yeux et les astres avec ma lunette, je m'exer-
çais à connaître les étoiles et à discerner les constellations. Je crois
avoir dit que le jardin de M. Noiret était en terrasse ; on voyait du
chemin tout ce qui s'y faisait. Un soir, des paysans passant assez
tard me virent, dans un grotesque équipage , occupé à mon opéra-
tion. I.a lueur qui donnait sur mon planis|ihôre, et dont ils ne
voyaient pas la cause, parce que la lumière était cachée à leurs yeux
par les bords du seau, ces quatre piquets, ce grand papier barbouillé
de ligures, ce cadre et le jeu de ma lunette qu'ils voyaient aller et
venir, donnaient à cet <ibjet un air de grimoire qui les effraya. Ma
parure n'était pas propre à les rassurer : un chapeau clabau'd par-
dessus mon bonnet, et un pet-en-l'air ouaté de maman, qu'elle
m'avait obligé de mettre, ofl'raient à leurs yeux l'image d'uu vrai
sorcier; et, comme il était près de minuit, ils ne doutèrent point
que ce ne fût le commenoement du sabbat. Peu curieux d'en voir
davantage, ils se sauvèrent très alarmés, éveillèrent leurs voi.'ins
pour leur conter leur vision ; et l'his-toire courut si bien, que le len-
demain chacun sut dans le voisinagi; que le sabbat se tenait chez
M. INoirel. Je ne sais ce qu'eût produit enfin cette rumeur, si l'un
des paysans témoins de mes conjurations n'eu eût le même jour
porté sa plainte à deux jésuites qui venaient nous voir, et qui, sans
savoir de quoi il s'agissait, les désabusèrent par provision. Ils nous
coûtèrent I bisioire, je leur en dis lu cause, et nous rimes beaucoup.
Cependant il fut résolu, crainte de récidive, que j'observerais désor-
mais sans liiniièie, et que j'irais consulter le planisphère dans la
mai'^on. (leux qui ont lu dans les Lettres de la motitagne ma magie
de Venise trouveront, je m'assure, que j'avais de longue main une
grande vocation pour être sorcier.
Tel était m ni train de vie aux Charmetles, quand je n'étais oc-
cupé d'aucuns soins ch,impêlr(;s , car ils avaient toujours la préfé-
rence ; el dans ce qui n'excédait pas mes forces je travaillais comme
un paysan : mais il est vrai que mon exlrême faiblesse ne me lais-
sait guère sur cet article que le mérite de la bonne volonté. D'ail-
leurs je voulais faire à la fois deux ouvrages, et par cette raison je
n'eu faisais bien aucun. Je m'étais mis en tèle de me donner par
force de li mémoire; je m'obstinais à vouloir beaucoup apprendre
ji ir C(0iir. Pour cela je portais toujours avec moi qui ique livre" qu'a-
•vcc une peine incroyable j'étudiais et repassais .out eu travaillant.
Je ne sais pas comment l'opiniâtreté de ces vains efforts ne m'a pas
enfin rendu stupide. Il faut que j'aie appris et rappris bien vingt fois
les églogues de Virgile, dont je ne sais pas un seul mot. J'ai perdu
et dépareillé dos multitudes de livres par l'habitude que j'av-iis d'en
porter partout avec moi , au colombier, an jardin . an ver^pr, à la
vigne. Occupé d'autre chose, je posais mon livre an pied d'un arbre
ou sur la haie; partout j'oubliais de le reprendre, et souvent au
bout de quinze iours je le retrouvais pourri on rongé des fourmis <3t
des limaçons. Cette ardeur d'apprendre devint une manie qui me
rendait comme bébêlé , tout occupé que j'étais sans cesse à mar-
motter quelque f^hosc entre mes dents.
r.es écrit? de Port-Roval et do l'Oratoire étant ceux que je lisais
le plus fréquemment, m'avaient rendu demi janséniste, et. malsré
toute ma confiance, leur dure théolosie m'épouvantait qiielqupfois.
La terreur de l'enfer, que jusque-là j'avais très peu craint, troublait
peu à peu ma sécurité; et si maman ne m'eût tranquillisé l'Ame,
cette effrayante doctrim; m'eût enfin tnnt-à-fiil bouleversé. .Mon
confesseur, qui élait aussi le sien, contribuait assez pour sa part à
me maintenir dans une bonne assiette. C'était le P. Hémet, jésuite,
bon et sage vieillard, dont la mémoire nie sera tonjiurs en vénéra-
tion. Quoique je nile, il avait la siniplicilé d'un enfant; et sa mo-
rale, moins relâchée que douce, était précisément ce qu'il me fallait
pour balancer les tristes impressions du jansénisme. Ce bon homme
et son comp;ignon, le P Coppier. venaietit souvent nous voir aux
Cbarnielles, quoique le chemin fût fo-t rude, et assez long pour des
gens de leur Age. Leurs visites me faisaient grand bien : nue Dieu
veuille le rendre à leurs âmes! car ils étaient trop vieux a'ors pour
que je les présume encore en vie aujourd'hui. J'allais aussi les voir
à Chambéry ; je me familiarisais peu à peu avec leur maison : b-ur
bibliothèque était à mon service. Le souvenir de cet heureux temps
se lie avec celui des jésuites au point de me faire aimer l'un par
l'autre ; et quoique leur doctrine m'ait toujours paru dangereuse, je
n'ai jamais pu trouver en moi le pouvoir de les haïr sincèrement.
Je voudrais savoir s'il se passe quelquefois dans les cieurs des
autres hommes des puérilités pareilles à celles qui passant quelque-
fois dans le mien. Au milieu de mes études et d'une vie innocente
autant qu'on la puisse mener, et malgré tout ce qu'on m'avait pu
dire, la peur de l'enfer m'agitait encore. Souvent je me demandais :
En quel élat suis-je? si je mourais à l'instant même, serais-je
damné? Selon mes jansénistes, la chose est indubitable; mais, selon
ma conscience, il me paraissait que non. Toujours craintif et flot-
tant dans cette cruelle incertitude, j'avais recours pour en sortir
aux expédients les plus risibles, et pour lesquels je ferais volontiers
enfermer un homme si je lui en voyais faire autant. Un juir, rêvant
à ce triste sujet, je m'exerçais machinalement à lancer des pierres
contre les troncs des arbres, et cela avec mon adresse ordinaire,
c'est-à-dire sans presque jamais en toucher aucun. Tout au milieu
de ce bf'l exercice je m'avisai de m'en faire une espèce de pronostic
pour calmer mon inquiétude. Je me dis : Je m'en vais jeter cette
pierre contre l'arbre qui est vis-à-vis de moi ; si je le touche, signe
de salut ; si je le mauipie, signe de damnation. Tout en disant ainsi
je jette ma pierre d'une main tremblante et avec un horrible batte-
ment de cœur, mais si heureusement qu'elle va frapper au beau
milieu de l'arbre; ce qui véritablement n'était jias difficile, car
j'avais eu soin de le choisir fort gros et fi-l jirès. Depuis lors je n'ai
pas douté de mon salut. Je ne sais, en me rappelant ce trait, si je
dois rire ou gémir sur moi-même. Vous autres grands hommes, qui
riez sûrement, félicitez-vous, mais n'insultez pas à ma misère, car
je vous jure que je la sens bien.
Au reste ces troubles, ces alarmes, inséparables peut-être de la
dévotion, n'étaient jias un état permanent ; communément j'étais
assez tranquille, et l'impression que l'idée d'une moi t prochaine
faisait sur mon àme était moins delà tristesse qu'une langueur pai-
sible, et qui même avait ses douceurs. Je viens do retrouver, parmi
de vieux papiers, une espèce d'exhortation que je me faisais à moi-
même, et où je me félicitais de mourir à l'âge où l'on trouve assez
de courage en soi pour envisager la mort, et sans avoir éprouvé de
grands maux ni de corps ni d'esprit durant ma vie. Que j'avais bien
rai.sou ! un pressentiment me faisait craindre de vivre pour souffrir.
Il semblait que je prévoyais le sort qui m'attendait sur mes vieux
jours. Je n'ai jamais été si près de la sagesse que durant celte
heureuse époque. Sans grands nuiiords sur le passé, délivré des
soucis de l'avenir, le sentiment qui dominait coaslamment dans
mou àme était de jouir du présent. Les dévots ont pour l'ordinaire
une petite sensualité très vive, qui leur fait savourer avec délices
les plaisirs innocents qui leur sont permis : les mondains leur en
font un crime, je ne .sais pourquoi ; ou idutôt je le sais bien, c'est
qu'ils envient aux autres la jouissance des plaisirs simples di)nt eux-
niêuies ont perdu le goût. Je l'avais ce goût, ot je trouvais charmant
de le satisfaire en sûreté de conscience. .Mon cmur, neuf encore, se
livrait :i tout avec un plaisir d'enfant, ou plulùl, j'ose le dire, avec
un plaisir d'ange ; car, eu vérité, ces tranqiiilies jouissances ont
l'avaut-goùt de celles du paradis. Des dîners laits sur l'herbe à Mon-
tagnolo, des soupers sous le berceau, la recolle des fruits, les ven-
dauijes, les veillées à Iciller avec uos geus, tout cela faisait pour aou«
m
LES VEILLÉKS LITTÉRAIRES ILLUSTRÉES.
nutiint de fiMes auxquelles mamnn prenait le même plaisir qnemoi.
Des proiiionarles plus snlitairos avaientun charme plus grand encore,
parce que le cœur s'cpencliait plus en liberté. Nous en fimes une,
entre autres, qui fait époque dans ma mémoire. Un jour de Saint-
Louis, dont maman portait le nom, nous partîmes ensemlile et seuls
de lion matin après la messe qu'un carme était \enu nous dire à
la pointe du jour dans une chapelle de la maison. J'avais proposé
d'aller parcourir la côte opposée à celle où nous étions, et que nous
n'avions point visitée encore. Nous avions envoyé nos provisions
d'avance, car la course devait durer tout le jour. Maman, quoique
un peu ronde et grasse, ne marchait pas mal : nous allions de col-
line en colline et de bois en bois, quelquefois au soleil et souvent à
l'ombre, nous reposant de temps en temps, et nous oubliant des
heures entières, causant de nous, de notre union, de la douceur de
notre sort, et faisant pour sa durée des vœux qui ne furent pas
exaucés. Tout semblait conspirer au bonheur de cette journée. 11
avait plu depuis peu ; point de poussière, et des ruisseaux bien
courants ; un petit vent frais agitait les feuilles ; J'air était pur,
l'horizon sansnnau;es; la sérénité régnait au ciel comme dans nos
coeurs. Notre dîner fut fait chez un paysan, et partagé avec sa fa-
mille, qui nous bénissait de bon cœur. Ces pauvres Savoyards sont
si bonnes gens! Après le dîner nous gagnâmes l'ombre sous de
grands arbres, où, tandis que j'amassais des brins de bois sec pour
faire notre café, maman s'amusaità herboriserparmi les broussailles,
et avec les fleurs du bouquet que chemin faisant^je lui avais ramassé
elle me fit remarquer dans leurstructure mille choses curieuses qui
m'amusèrent beaucoup et qui devaient me donner du goût pour la
botanique ; mais le moment n'était oas venu , j'étais distrait par
d'autres études. Une idée qui vint me frapper fit diversion aux (leurs
et aux plantes. La situation d'àm.e où je me trouvais, tout ce que
nous avions dit et fait ce jour-là, tous les objets qui m'avaient
frappé, me rappelèrent l'espèce de rùve que tout éveillé j'avais fait
à Annecy sept ou huit ans auparavant, et dont j'ai rendu compte
en son lieu. Les rapports en étaient si frappants qu'en y pensant
.j'en fus ému jusqu'aux larmes. Dans un transport d'attendrissement
.j'embrassai cette chère amie. Maman, maman, lui dis-jeavec pas-
sion, ce jour m'a été promis depuis longtemps, et je ne vois rien
au-delà : mon bonheur, grâce à vous, est à son comble ; pùisse-t-il
ne pas décliner désormais ! puisse-t-il durer aussi longtemps que
j en conserverai le goût! il ne finira qu'avec moi.
Ainsi coulèrent mes Jours heureux, et d'autant plus heureux, que,
n'apercevant rien qui les dût troubler, je m'envisageais en efi"et leur
fin qu'avec la mienne. Ce n'était pas que la source de mes soucis
fût absolument tarie, mais je lui voyais prcndie un autre cours, que
je dirigeais de mon.mieux sur des objet.'-; utiles, afin qu'elle portât
son remède avec elle. Maman aimait natuiellement la campagne,
et ce goût ne s'altiédis,sait pas avec moi. l'eu à peu elle prit celui
des sdjns champêtres : elle aimait à faire valoir les terres, et elle
avait sur cela des connaissances dont elle faisait usage avec plaisir.
Non contente de ce qui dépendait de la maison qu'elle avait prise,
elle louait tantôt un champ, tantôt un pré; enfin, portant son hu-
meur entreprenante sur des objets d'agriculture, au lieu de rester
oisive dans sa maison, elle prenait le train de devenir bientôt une
grosse fermière. Je n'aimais pas trop à la voir ainsi s'étendre, et je
m'y opposais tant que je pouvais, bien sûr qu'elle serait toujours
trornpée, et que son humeur libérale et prodigue porterait toujours
la dé|iense au-delà du produit. Toutefois je me consolais en pensant
que ce produit du moins ne serait pas nul et lui aiderait à vivre. De
tantes les entreprises qu'elle pouvait former, celle-là me paraissait
la moins ruineuse, et, sans y envisager comme elle un objet de
profit, j'y envisageais une occupation continuelle qui la garanti-
rait des mauvaises affaires et des escrocs. Dans cette idée, je dési-
rais ardemment de recouvrer autant de force et de sant« qu'il m'en
fallait pour veiller à ses affaires, pour être piqueur de ses ouvriers
011 son premier ouvrier ; et natuiellement l'exercice que cela me
faisait faire, m'arrachant souvent à mes livres et me distrayant sur
mon état, devait le rendre meilleur.
L'hiver suivant, Barillot, revenant d'Italie, m'apporta quelques
livres, entre autres le lîontempi et la Carlella per musica du P. Ban-
chieri, qui me donnèrent du guùt pour l'Iiistuire de la musique et
Ijour les rccheichesllicoiiques de ce bel ait. Barillot resta quelque
temps avec nous; et, comme j'et;iis majeurdepuis plusieurs mois,
il fut convenu que j'irais le printemps suivati ta Genève redemander
le bien de ma mère ou du moins la part qui m'en revenait, en
attendant qu'on sût ce que mon frère était di venu. Cela s'exécuta
comme il avait été résolu. J'allai à Genève, mon père y vint de son
côté. Depuis longlemps il y revenait sans qu'on lui cherchât que-
relle, quoiqu'il n'eût jamais purgé son décret : mais, comme on
avait de l'estime pour son courage et du respect pour sa probité, ou fei-
gnait d'avoir oublié .-on alfaire ; et les magistrat.s, occupés du grand
pro'ii t qui éclata peu""apres, ne voulaient pas ellaroucher avant le
temps la bourgeoisie, en lui rappelant mal à propos leur ancienne
partialité.
Je craignais qu'on me fit des difficultés sur mon changement de
religion ; l'on n'en fit aucune. Les lois de Genève sont à cet ceard
moins dures que celles de Berne, où quiconque change de religion
perd non seulement son état, mais son bien. Le mien ne me fut
donc pas disputé, mais se trouva, je ne sais comment, réduit à très
peu de chose. Quoiqu'on fût à peu près sûr que mon frère était
mort, on n'en avait aucune preuve juridique. Je manquais de titres
suffisants pour réclamer sa part, et je la laissai sans regret pour
aider à vivre à mon père, qui en a joui tant qu'il a vécu. Sitôt que
les formalités de justice furent faites, et que j'eus reçu mon argent,
j'en mis quelque partie en livres, et je volai porter le reste aux pieds
de maman. Le cœur me battait de joie durant la route; et le moment
où je déposai cet argent dans ses mains me fut mille fois plus doux
que celui où il entra dans les miennes. Elle le reçut avec cette sim-
plicité des belles âmes, qui, faisant ces choses-là sans effort, les
voient .sans admiration. Cet argent fui employé presque tout à mon
usage, et cela avec une égale simplicité. L'emploi en eut exacte-
ment élé le même s'il lui fût venu d'autre part.
Cependant ma santé ne se rétabli.ssait point : je dépérissais au
contraire à vue d'œil; j'étais pâle comme un mort, et maigre comme
un squelette ; mes battements d'artères étaient terribles, mes palpita-
tions plus fréquentes; jetais continuellement oppressé; et ma fai-
blesse enfin devint telle que j'avais peine à me mouvoir; je ne
pouvais presser le pas sans étouffer, je ne pouvais me baisser sans
avoir des vertiges, je ne pouvais soulever le plus léger fardeau ;
j'étais réduit à l'inaction la plus tourmentante pour un homme
aussi remuant que moi. 11 est certain qu'il se mêlait à tout cela
beaucoup de vapeurs. Les vapeurs sont la maladie des gens heu-
reux ; c'était la mienne : les pleurs que je versais souvent sans rai-
son de pleurer, les frayeurs vives au bruit d'une feuille ou d'un
oiseau^ l'inégalité d'humeur dans le calme de la plus douce vie;
tout cela marquait cet ennui du bien-être qui fait, pour ainsi dire,
extravaguer la sensibilité. Nous sommes si peu faits pour que l'àme
ou le corps soufl're quand ils ne souffrent pas tous deux, et que le
bon état de l'un gâte presque toujours celui de l'autre. Quand j'au-
rais pu jouir délicieusement de la vie, ma machine en décadence
m'en empêchait, sans qu'on pût dire où la cause du mal avait son
siège. Dans la suite, malgré le décliu des ans, malgré des maux
très réels et très graves, mon corps semblait avoir repris des forces
pour mieux sentir mes malheurs; et maintenant que j'écris ceci,
infirme et presque sexagénaire, accablé de douleurs de toute es-
pèce, je me sens [lour souffrir plus de vigueur et de vie que je n'en
eus pour jouir à la fleur de mon âge et dans le sein du plus vrai
bonheur.
Pour in'achever, ayant fait entrer un peu de physiologie dans
mes lectures, je m'étais mis à étudier l'anatomie; et, passant en
revue la multitude et le jeu des pièces qui composaient ma machine,
je m'attendais à sentir détraquer tout cela vingt fois le jour ; loin
d'être étonné de me trouver mourant, je l'étais que je pusse encore
vivre, et je ne lisais pas la description d'une maladie que je ne
crusse être la mienne. Je suis sûr que si je n'avais pas été malade
je le serais devenu par cette fatale étude. Trouvant dans chaque
maladie des symptômes de la mienne, je croyais les avoir toutes:
et j'en gagnai par-dessus une bien plus cruelle encore dont je m'é-
tais cru délivré, la fantaisie de guérir. C'en est une difficile à éviter
quand on se met à lire des livres de médecine. A force de chercher,
de réfléchir, de comparer, j'allai m'imaginer que la base de mon
mal était un polype au cœur; et Salomon lui-même parut frappé
de cette idée. Raisonnablement je devais partir de cette opinion
pour me confirmer dans ma résolution précédente. Je ne fis point
ainsi ; je tendis tous les ressorts de mon esprit pour chercher com-
ment on pouvait guérir d'un l'olype au cœur, résolu d'eutreiirendre
cette merveilleuse cure. Dans nu voyage qu'Anet avait fait à Mont-
pellier pour aller voir le jardin des plantes et le démonstrateur M.
Sauvages, on lui avait dit que M. Fizes avait guéri un [lareil polype.
Il n'en fallut pas davantage pour m'inspirer le désir d'aller consul-
ter M. Fizes. L'espoir de guérir me fait retrouver du courage et
des forces pour entreprendre ce voyage: l'argent venu de Genève
en fournit le moyen. Maman, loin de m'en détourner, m'y exhorte;
et me voilà parti pour Montpellier.
Je n'eus pas besoin d'aller chercher si loin le médecin qu'il me
fallait. Le cheval me fatiguant tro|i, j'avais pris une chaise à Gre-
noble. A Moirans cinq ou six autres chaises arrivèrent à la file
après la mienne. Pour le coup c'était vraiment l'aventure des bran-
cards. La plupart de ces chaises étaient le coitége d'une nouvelle
mariée appelée madame du Colombier. Avec elle était une autre
femme appelée madame de Larnage (1), moins jeune et moins belle
que madame du Colombier, et qui, de Romans, où s'anètait celle-
ci, devait poursuivre sa route jusqu'au bourg Saint-Andiol, près le
Pont-Saint-Esprit. Avec la timidité qu'on me connaît, on s'attend
que la connaissance ne fut pas sitôt faite avec des femmes brillantes
et la suite qui les entourait: mais enfin, suivant la même route.
Logeant dans les mêmes auberges, cl, sous peine de pas.ser pour un .!
loup-garou, forcé de me présenter à la même table, il fallait bien i
que cette connaissance se fît. Elle se fit donc, et même plus lot que j
(1) Nom d'une famille du Dauplùué. A. de B.
LES CONFESSIONS.
57
je n'aurais voulu ; car tout ce fracas ne convenait guère à un ma-
lade de mon humeur. Mais la curiosité rend ces coquines de femmes
si insinuantes, que, pour parvenir à connaître un homme, elles
commencent par lui tourner la tète. Ainsi arriva de moi. Madame
du Colomhior, trojj entourée do ses ji:utie.s roquets, n'avait gui;re
le temps de m'agacer; et d'ailleurs ce n'en était [las la peine, puis-
que nous allions rjous quitter. Mais madame de Larnage, moins
ol)>édce, avait des provisions à faire pour sa roule : voilà madame
di-' Lairiai/e (|ui m'initrcprend ; et adieu le pauvre Jean-Jacques, ou
plutôt adieu la lièvre, les vapeurs, le polype ; tout part auprès d'elle,
hors certaines palpitations qui me restèrent et dont elle ne voi.lait
pas me guérir. Le mauvais état de ma santé fut le premier texte
de notre connaissance. On voyait que j'étais malade, on savait
que j'allais à Montpellier ; et il faut que mon air et mes manières
n'annonçassent pas un débauché, car il fut clair dans la suite qu'on
ne m'.ivailpas soupçonné d'y allerfairc un tour de casserole. Quoi-
que l'état de maladie ne soit pas pour un homme une grande re-
commandalion près des dames, il me rendit toutefois intéressant
pour celles-ci. Le matin elles envoyaient savoir de mes nouvelles,
et m'inviter à prendre le chocolat avec elles; elles s'informaient
comment j'avais passé la nuit. Une fois, selon ma louable coutunie
de parler sans petiser, je répondis que je ne savais pas. Cette ré-
ponse leur fit croire que j'étais fou ; elles m'exami[ièrent davantage,
et cet examen ne me nuisit pas. J'cntctidis une fois madame du
Colombier dire à son amie; Il manque de monde, mais il est ai-
mable. Ce mot me rassura beaucoup, et fit que je le devins en effet.
En se familiarisant il fallait parler de soi, dire d'oii l'on venait,
qui l'on était. Cela m'embarrassait; car je sentais très bien que,
parmi la lionne compagnie et avec des femmes galantes, ce mot
de nouveau converti m'allail tuer. Je ne sais par quelle bizarrerie
je m'avisai de passer pour Anglais. Je me donnai pour jacobite,
on me prit pour tel ; je m'api)elai Dudding, et l'on m'appela M.
Dudding. Un maudit marquis de Torignan qui était là malade ain.ii
que moi, vieux, au par-dessus et d'assez mauvaise humeur, s'avisa
de lier conversation avec Dudding. Il me parla du roi Jacques, du
prétendant, de l'ancienne cour de Saint-Germain. J'étais sur les
épines ; je ne savais de tout cela que le peu ([ue j'en avais lu dans
le comte Hamiiton et dans les gazettes ; cependant je fis de ce peu
si bon usage, que je me lirai d'affaire; heureux qu'on ne se fût
pas avisé de me questionner sur la langue anglaise, dont je ne
savais pas un seul mot.
Toute la compagnie se convenait et voyait à regret le moment
de se quitter. Nous faisions des journées de limaçon. Nous nous
trouvâmes un dimanche à Saint-Marcelin : madame de Larnage
voulut aller à la messe ; j'y fus avec elle. Je me comportai comme
j'ai toujours fait à l'église. Cela faillit à gâter mes affaires. Sur ma
contenance modeste et recueillie, elle me crut dévot, et prit de
moi la plus mauvaise opinion du monde, comme elle me l'avoua
deux jours a|irès. 11 me fallut ensuite beaucoup de galanterie
pour effacer cette muavaise impression; ou plutôt madame de
Larnage , en femme d'expérience , et qui ne se rebutait pas
aisément, voulut bien courir les risques de ses avances pour
voir comment je m'en tirerais. Elle m'en fit beaucoup, et de telles,
que, bien éloigné de iirésun^'r de ma figure, je crus qu'elle se mo-
quait de moi. Sur cette folie il n'y eut sorte de bêtises que je ne fisse ;
c'était pis que le marqi is du Lcys. Madame de Larnage tint bon,
me fit tant d'agaceries 1 1 médit des choses si tendres, qu'un homme
beaucoup moins sot eût eu bien do la peine à prendre tout cela
sérieusemcTit Plus elle en faisait, plus elle me confirmait dans
mon idée ; et ce qui me tourmentait davantage était qu'à bon compte
je me prenais d'amour tout de bon. Je me disais et je lui disais en
soupirant : Ah ! que tout cela n'est-il vrai ! je serais le plus heureux
des hommes. Je crois que ma simplicité de novice ne fit qu'irriter
sa fantaisie ; elle n'en voulut pas avoir le démenti.
Nous avions laissé à Romans madame du Colombier et sa suite.
Nous continuions notre route le plus lentement et le plus agréable-
ment du monde, madame de Larnage , le manjuis de Torignan et
moi. M. de Torignan, quoique malade et gromleur, était un assez, bon
homme, mais qui n'aimait pas trop à manger son pain à la funn^e
du lôli. Madiiuie de Larnage cachait si peu le goût qu'elle avait
pour moi, qu'il s'en aperçutplus tôt que moi-même ; et ses sarca.'^mes
malins auraient dû me donner au moins la confiance que je n'osais
prendre aux bontés de la dame, si, par un travers d'esprit dont moi
seul étais capable, je ne m'étais imaginé qu'ils s'entendaient pour me
persilller. Cette sotte idée acheva de me renverser la tète, et me fil
faire le plus plat personnage dans une situation où mon cœur, étant
réellement pris, m'en pouvait dicter un assez brillant. Je ne con-
çois pas comment madame de Larnage ne se rtluila pas de ma maus-
sadcrie, el ne me congédia pas avec le dernier mépris. Mais c'était
une femme d'cspiit, qui savait discerner son monde , et qui voyait
bien qu'il y avait plus de bèlisc que de tiédeur dans mes procédés.
fille parvint enfin à se faire entendre, et ce ne fut pas sans peine.
A Valuue nous étions ariivés pour diucr, et, seloii noire louable
Loutunu', nous y passâmes loul le reste du jour. Nous étions logés
liors de la ville, "à Saint-Jacques; je me souviendrai toujours de celle
auberge, ainsi que de la chambre que madame de Larnage y occupait.
Après le dîner elle voulut se promener. Elle savait que Torignan
n'était pas allant : c'était le moyen de se ménager un tète-à-léti;
dont elle avait bien résolu de tirer parti : car il n'y avait [dus de
lemiis à perdie pour en avoir à mettre à profit. Nous nous prome-
nions autour de la ville, le long des fossés. Là je repris la longue
liistoire de mes complaintes, auxquelles elle répondait sur un loa
si tendre, me prcssaiit quelquefois sur son cœur le bras qu'elle tenait,
qu'il f.illail une stupidité pareille à la mienne pour m'c-mpécher de
vérifier si elle parlait sérieusement. Ce qu'il y avait d'impayable était
que j'étais moi-même excessivement ému. J'ai dit qu'elle était ai-
mable; l'amour la rendait charmante ; il lui rendait tout l'éclat de
la première jeunesse, et elle ménageait ses agaceries avec tant d'art,
qu'elle aurait .séduit un homme à l'épreuve. J'étais donc fort mal à
mon aise, et toujours sur le point de m'émanciper. Mais la crainte
d'offenser ou de déplaire, la frayeur plus grande encore d'être hué,
sifflé, berne ; de fournir une histoire à table, el d'être complimenté
sur mes entreprises par l'impitoyable Torignan, me retinrent au point
d'être indigné moi-même de ma sotte honte , et de ne la pouvoir
vaincre en me la reprochant. J'étais au supplice ; j'avais déjà
quitté me^ propos de Céladon , dont je sentais tout le ridicule en
si beau chemin ; ne sachant plus quelle contenance tenir, ni que
dire, je me taisais, j'avais l'air boudeur : enfin je faisais loul ce qu'il
fallait [lour m'attirer le traitement que j'avais redouté. Heureusement
madame de Larnage prit un parti plus humain. Elle interrompit
brusquement ce silence en passant un bras autour de mon cou, et
dajis l'instant sa bouche parla trop clairement sur la mienne pour
me laisser mon erreur. La cri.sc ne pouvait se faire plus à propos.
Je devins aimable : il en était temps. Elle m'avait donné celle con-
fiance dont le défaut m'a toujours empêché d'être moi. Je |e fus alors.
Jamais mes yeux, mes sens, mon cœur, elma bouche, n'ont si bien
parlé; jamais je n'ai si pleinement réparé mes torts , et si celle petite
conquête avait coûté des soins à madame de Larnage, j'eus lieu de
croire'qu'elle n'y avait pas regret.
Quand je vivrais cent ans, je ne me rappellerais jamais sans plaisir
le souvenir de celte charmante femme. Je dis charmante , quoi-
qu'elle ne soit ni belle ni jeune ; mais n'étant ntm plus ni laide
ni vieille, elle n'avait rien dans sa figure qui empêchât son esprit et
ses grâces de faire tout leur effet. Tout au contraire des autres fem-
mes, ce qu'elle avait de moins frais était le visage, et je crois que le
rouge le lui avait gâté. Elle avait ses raisons pour être facile : c'était
le moyen de valoir tout son prix. On pouvait la voir sans l'aimer,
mais non pas la posséder sans l'adorer; et cela prouve, ce me sem-
ble, qu'elle n'était pas toujours aussi prodigue de ses bontés qu'elle
le fut avec moi. Elle s'était prise d'un goût irop prompt el trop vif
pour être excusable, mais où le cœur entrait du moins autant que
les !=e:is ; cl durant le temps court et délicieux que je passai auprès
d'elle, j'eus lieu de croire, qu'aux ménagements forcés qu'elle m'in-
posait, que, quoique sensuelle el voluptueuse, elle aimait encore
mieux ma santé que ses plaisirs.
Notre intellig*nce n'échappa pas au marquis de Torignan. Il n'en
lirait pas moin.--sur moi : au contraire, il me traitait plus que jamais
en pauvre amoureux transi, martyr des rigueurs de sa dame. Il ne
lui échappa jamais un mol, un sourire, un regard, qui put me faire
soupçonner qu'il nous eiît'devinés ; el je l'aurais cru notre dupe, si
madame de Larnage, qui voyait mieux que moi , ne m'eût dit qu'il
ne l'était pas, mais qu'il était galant homme; et en effet on ne sau-
rait avoir des attentions plus honnêtes, ni se comporter plus poli-
ment qu'il fil toujours, même envers moi, sauf ses plaisanteries, sur-
tout depuis mon succès. 11 m'en attribuait l'honneur peut-être, et
me supposait moins sot que je ne l'avais paru. 11 se trompait, comme
on a vu ; mais n'importe, je profitais de son erreur : elil est vrai qu'a-
lors les rieurs étant pour moi, je, prêtais le flanc de bon cœur et
d'assez bonne grâce à ses épigrammes, el j'y ripostais quelquefois
même assez heureusement, tout fier de me faire honneur auprès de
madame de Larnage de l'esprit qu'elle m'avait donné. Je n'étais plus
le même homme.
Nous étions dans un pays et dans, une saison de bonne chère.
Nous la faisions partout excellente , grâce aux bons soins de M. de
Torignan. Je me serais pourtant passé qu'il les étendit jusqu'à nos
chambres : mais il envoyait devant son laquais pour les retenir; et
le coquin, soit de son chef, soil par l'ordre de sou maître, le logeait
toujours ù côté de madame de Larnage, o! me fourrait à l'autre
bout de la maison. Mais cela ne m'embarrassait guère, et nos
rendez-vous n'enélaienlque plus piquanb. Celte vie délicieuse dura
quatre ou cinq jours , pendant lesquels je megorgeai, je m'enivrai
des plus douces voluptés. Je les goûtai pures, vives, sans aucun
mélange de peines; ce sont les premières cl les seules que j'aie
ainsi goûtées , et je puis dire que je dois à madame de Larnage de
ne pas mourir sans avoir connu le plaisir.
Si ce que je sentais pour elle n'était pas précisément de l'amour,
c'était du moins un retour si tendre pour celui qu'elle me teniol-
gnail, c'était une sensualilé si biùlanle dans le plai^ir et une in-
timité si douce dans les entretiens , qu'elle avait tout le charme de
I la passion saus eu avoir le délire qui louiue la tcle et fait qu'on ne
58
LES VEILLÉES LITTÉRAIRES ILLUSTRÉES.
sait pas jouir. Je n'ai senti l'amour vrai qu'une seule fois en ma
vie , et ce ne fut pas auprès d'elle. Je ne l'aimais pas non plus
comme j'avais aime et cmiime j'aimais madame de Warens; mais
c'était pour cela riirnio qnnje la possédais cent fois mieux. Près de
maman, mou | laisir él.iil toi:jouis (rouble par uu sentiment de
tristesse , [>ar un secret serrement de cœur que je ne supportais pas
sans peine; au lieu de me féliciter de la posséder, je me re|irocliais
de r;)vilir. Près di; madame de Lariiage , au contraire , fier d'être
homme et d'être heureux, je me livrais à mes sens avLC joie , avec
confiance , je partageais l'impression que je faisais sur les siens :
j'étais assez à moi pour contempler avec autant de vanité que de
volupté mon triom|ihe, et pour tirer de là de quoi le redoubler.
Je ne me souviens pas de l'endroit où nous q\iit1a le marquis de
Torigiian, qui était du pays : mais nous nous trouvâmes seuls avant
d'arriver à Montelimar, et dès lors madame de Larnage établit sa
femme de chambre dans machaise , et je passai dans la sienne
avec elle. Je puis assurer que la route ne nous ennuyait pas de
cette manière, et j'aurais bien de la peine h dire comment le pays
que nous parcourions était fait. A Montelimar elle eut des affaires
qui l'y retinrent trois jours, durant lesquels elle ne me q.uilta pour-
tant qu'un quart d'heure pour une visite qui lui apporta des im-
portunités désolantes et des invitations qu'elle n'eut garde d'ac-
cepter. Elle prétexta des incommodités qui ne nous empêchèrent
(lourlant pas d'aller nous promener tous les soirs tête à tête dans le
plus beau pays et sous le plus beau ciel du monde. Oh ! ces trois
jours, j'ai dû les regretter quelquefois : il n'en est plus revenu de
sen !i1.j1 ' s.
Des amours de voyage' ne sont pas faits pour durer. Il fallut nous
sépï.rer, et j'avoue qu'il en était temps. Non que je fusse rassasié ni
prêt à l'être , je m'atlachais chaque jour davantage : mais , malgré
toute la discrétion de la dame, il ne me restait guère que la bonne
volonté; et avant de nous séparer je voulus jouer de ce reste,
ce qu'elle endura jiar précaution contre les filles de Montpellier.
Nous donnâmes le change à nos regrets par des projets pour notre
réunion. Il fut décidé que, puisque ce régime me faisait du bien ,
j'en userais, et que j'irais passer l'hiver au bourg Saint-Andiol, sous
la direction de madame de Larnage. Je devais .seulement rester à
Montpellier cinq ou six semaines pour lui laisser le temps de pré-
parer les choses de manière à prévenir les caquets. Elle me donna
d'amples instructions sur ce que je devais savoir , sur ce que je
devais dire , sur la manière dont je devais me comporter. En atten-
dant nous devions nous écrire. Elle me parla beaucoup et sérieuse-
ment du soin de ma santé, m'exhorta de consulter d'habiles gens,
d'être très atleniif à tout ce qu'ils me prescriraient, et se chargea
quelque sévère que put cire leur ordonnance, de me la faire exé-
cuter tant que je Siirais auprès d'elle. Je crois qu'elle parlait sincè-
rement car elle m'aimait: elle m'en donna mille preuves plus sûres
que des faveurs. Ede jugea par mon équipage que je ne nageais
pas dans l'opulence. Quoiqu'elle ne fût pas riche elle-même, elle
voulut à notre séparation me forcer de partager sa bourse qu'elle
apportait de Grenoble assez bien garnie, et j'eus beaucoup de peine
à m'en défendre. Enfin je la quittai le cœur tout plein d'elle , et lui
laissant, ce me semble, un véritable attachement pour moi.
J'achevai ma route en la recimimençant dans nies souvenirs, et
pour le coup très content d'être dans une bonne chaise poury rè'ver
plus à mon aise aux plaisirs que j'avais goûtés, et à ceux qui m'é-
taient promis. Je ne pmsais qu'an bourg Saint-Andioi et à la
charmante vie qui m'y allendait. Je ne voyais que madame de Lar-
nage et ses enlours ; tout le reste de l'univers n'était rien pour moi •
maman même était oubliée. Je m'occupais à combiner dans ma
tète tous les détails dans lesquels madame de Larnage était entrée
pour me' faire d'avance une idée de sa demeure , de son voisina"-e
de ses sociétés, de toute sa manière de vivre. Elle avait une fille
dont elle m'avait souvent parlé en mère idolâtre. Cette tille avait
quinze ans passés; elle était vive, charmante, et d'un caractère
aimable. On m'avait jiromis que j'en serais caressé; je n'avais rias
oublié cette promesse, et j'étais fort curieux d'imaginer comment
mademoiselle de Larnage traiterait le bon ami de sa maman. Tels
furent les sujets de mes rêveries depuis le PontSaint-Esprit jusqu'à
RemouliQ. On m'avait dit d'aller voir le pont du Gard : je n'y
manquai pas.
Après un déjeuner d'excellentes figues, je pris un guide, et j'allai
voirie pont du Gard. C'était le premier ouvrage des Romains que
j'eusse vu. Je ra'atlendais à voir un monument digne des mains
qui l'avaient construii. Pour le coup l'objet pas^a mon attente, et ce
fut la seule fois en ma vie. 11 n'appartenait qu'aux Romains de pro-
duire erl effet. L'aspect de ce noble et simple ouvrage me frappa
d'autaiil iiiiis qu'il est au milieu d'un dési ri où le silence et la soli-
tude rendent l'objet plus frappant et l'admiration plus vive; car
ce prétendu poui n'était qu'un aqueduc On se demande quelle
force a transporte ces i;i,rres énormes si loin de toute carrière, et
a réuni les bras de tant de milliers d'hommes dans un lieu oiî il
n'en habite aucun. Je |iarcourus les trois étages de ce superbe édi-
fice , que le respect m'emiiéch.iit presque d'oser fouler sous uo
pieds. Lu retentissement de mes pas sous ces voûtes me faisait
croire entendre la forte voix de ceux qui les avaient bâties. Je me
perdais comme un insecte dans cette immensité. Je sentais, tout
en me faisant petit, je ne sais quoi qui m'élevait l'âme; et je me
disais en soupirant : Que ne suis-je né Romain ! Je restai là plu-
sieurs heures dans une contemplation ravissante. Je m'en revins
distrait , rêveur; et celte rêverie ne fut pas favorable à madame de
Larnage. Elle avait bien songé à me prémunir contre les filles de
Montpellier, mais non pas contre le pont du Gard. On ne s'avise'
jamais de tout.
A Nimes j'allai voir les arènes : c'est un ouvrage beaucoup plus
magnifijue que le pont du Gard , et qui nie fit beaucoup moins
d'impression , soit que mon admiration se fût épuisée sur le pre-
mier objet, soit que la situation de l'autre, au milieu d'une ville,
fût moins propre à l'exciter. Ce vaste et superbe cirque est entouré
de vilaines petites maisons ; et d'autres maisons pUis petites et
plus vilaines encore en remplissent l'arène ; de sorte que le tout
ne produit qu'un effet disparate et confus, où le regret et l'indi-
gnation étouffent le plaisir et la surprise. J'ai vu depuis le cirque
de 'Vérone, infiniment plus petit et moins beau que celui de Nimes,
mais entretenu et conservé avec toute la décence et la propreté
possibles, et qui , par cela même, me fit une impression plus forte
et plus agréalile. Les Français n'ont soin de rien , et ne respectent
aucun monument. Ils sont tout feu pour entreprendre, et ne savent
rien finir ni rien conserver.
J'étais changé à tel point , et ma sensualité mise en exercice s'é-
tait si bien éveillée , i]ue je m'arrêtai un jour au Pont-de-Liinel
poury faire bonne chère avec de la compagnie qui s'y trouva. Ce
cabaret, le plus eslimé de l'Europe , méritait alors de l'être ; ceux
qui le tenaient avaient su tirer parti de sou heureuse situation pour
le tenir abondamment approvisionné et avec choix. C'était réelle-
ment une chose curieuse de trouver, dans une maison seule et iso-
lée au milieu de la campagne, une table fournie en poisson de mer
et d'eau douce, en gibier excellent, en vins fins, servie avec ces
attentions et ces soins qu'on ne trouve que chez les grands et les
riches , et tout cela pour vos trente-cinq sous. Mais le Pont-de-
Lunel ne resta pas longtemps sur ce'pied, et, à force d'user sa ré-
putation, il la perdit enfin toul-à-fait.
J'avais oublié durant ma route que j'étais malade; je m'en sou-
vins en arrivant à Montriellier. Mais vapeurs étaient bien guéries,
mais tous mes autres maux me restaient; et, quoique l'habitude
m'y rendît moins sensible, c'en serait assez pour se croire mort à
qui s'en trouverait attaqué tout d'un coup. En effet ils étaient moins
douloureux qu'effrayants, et faisaient plus souffrir l'esprit que le
corps, dont ils semblaient annoncer la destruction. Cela faisait que,
distrait par des passions vives, je ne songeais plus à mon état; mais,
comme il n'était pas imaginaire , je le sentais sitôt que j'étais de
sang-froid. Je songeais donc sérieusement aux conseils de madame
de Larnage et au but de mon voyage. J'allai consulter les [irati-
ciens les plus illustres, surtout M. Kizes, et, pour surabondance de
précaution, je me mis en pension chez un médecin. C'était un Ir-
landais appelé Fitz-Moris , qui tenait une table assez nombreuse
d'étudiants en médecine ; et il y avait cela de commode pour un
malade à s'y mettre, que M. Fitz-.\loris se contentait d'une pension
honnête pour la nourriture, et ne prenait rien de ses pensionnaires
pour ses soins comme médecin. Il se chargea de l'exécution des
ordonnances de M.Fizes,et de veiller sur ma santé. Il s'acquitta fort
bien de cet emploi quantau régime : on ne gagnait |)as d'indiges-
tion à celte pension-là ; et, quoique je ne sois pas fort sensible aux
privations de cette espèce , les objets de comparaison étaient si
proches qui! je ne pouvais m'empècher de trouver quelquefois en
moi-même que M. de Torignan était un meilleur pourvoyeur que
M- Filz-Moris. Cependant, comme on ne mourait pas de faim non
plus,etque loiiie.ceitejeunesse était fort gaie, cette mmicrede vivre
me (it du bien réellement, et m'empêcha de retomber dans mes
langueurs. Je passais la m itiiiée à prendre des drogues, surtout je
ne saisqu<-lleseaux, je crois les eaux de Vais, et à écrire à madame
lie Larnage; car la correspondance allait son train , et Rousseau se
chargeait de retirer les lettres de son ami Dudding. A midi j'allais
faire un tour à la Canourgue avec quelqu'un de nos jeunes com-
mensaux, qui tous étaient de très bous enfants; on se rassemblait,
ou allait dîner. Après diner, une importante affaire occupait plu-
sieurs d'entre nous ju'-qu'au soir; c'était d'aller hors de la ville
jouer le goûter en deux ou trois parties de mail. Je ne jouais pas ,
je n'en avais ni la force ni l'adresse, mais je pariais; et, suivant ,
avec l'intérêt du pari, nos joueurs et leur.s boules à travers les che-
mins raboteux et pleins de pierres , je faisais un exercice amusant
et salutaire qui me convenait tout-h-fait. On goûtait dans un caba-
ret hors la ville. Je n'ai pas besoin de dire que ces goûters étaient
gais ; mais j'ajouterai qu'ils étaient assez décents, quoique les filles
du cabaret fussent jolies. M. Fitz-.Moris, grand joueur de mail, était
notre président; et je puis dire, malgré la mauvaise réputation des
■étudiants, que je trouvai plus de mœurs et d'honnêteté parmi toute
eettejeunesse qu'il ne .serait aisé d'en trouver dans le même nombre
d'hommes faits. Ils étaient plus bruyants que crapuleux, plus gais
que libertins; et je me montes! aisément à un train de vie, quand
LES CONFESSIONS.
59 1
il ost volontaire, que je n'aurais pas mieux rlemandiS qn» rie vf>ir
fJrirer eeliii-là tniiioiirs. Il y avait parmi ces (^tiiHimts quelques Ir-
landais, avee lesquels je tànhnis d'appretulre quelques mntsH'an-
glais par pr/'cantion pour le boiir(;S-iint-Atulinl ; ear le temps ap-
prnehailHe m'v renrlre : madame de Lariiaire m'en pressait chaque
ordinaire, et je me pri^parais à lui ohéir. Il était cl:iir qiip m"s mé-
decins, qui n'avaient rien compris à mon m^il . me re?ard.iient
commenn malade imaginaire, et me traitaient sur ce nied avee leur
sqnine, leurs eaux et leur petil-lait. Tout au contraire des théolo-
giens, les médecins elles philosophes n'admettent pour vrai que ce
qu'ils peuvent expliquer, et font de leur intelligence la mesure des
nnssililes. Ces messieurs ne connaissaient rien à mon mal : donc je
n'étais pas malade : car comment supposer qin^ des docteurs ne sus-
sent pas tout? Je vis qu'ils ne cherchaient qu'à m'amiiser et me
faire mansri'r mon arj^ent ; et, JM2:fant que leur substitut du hours
Saint-Andiol ferait cela tout aussi bien qu'eux, mais plus aarréable-
ment, je lui donnai la préférence, et je quittai Montpellier dans
cette sasre intention.
Je partis vers la fin de novembre, après six semaines ou deux
mois de séjour dans cette ville, où je laissai une douzaine de louis
sans aucun profit pour ma santé ni pour mon instruction , si ce
n'est nu cours (l'analouMe commencé sous M Kilz-Moris , et que je
fusoblisé d'abandonner par l'horrible puanteur des cadavres qu'on
disséquait, et qu'il me fut impossible de supporter.
Mal à mon aise au di'dans de moi sur la résolution que j'avais
prise, j'y réfléchissait en avançant toujours vers le Ponl-Siint-Es-
nrit. qui était également la route du bourg Saint-Andiol et de
Chanibéry. Les souvenirs de maman et de ses lettres, quoique moins
fréquentes que celles de madame de Larnage, réveillaient dans mon
cneur des remords que j'avais étouffés en venant. Ils devinrent si
vifs au retour, que, balançant l'amour du plaisir, ils nu' mirent en
état d'écouter la raison .seule. D'abord dans le rnli> d'aventurier
que j'allais recommencer je pouvais être moins heureux que la pre-
mière fois; il ne fallait, dans tout le bourg Saint-Andiol , qu'une
seule personne qui eût été eu Angleterre , qui connût les Anglais,
et qui sût leur langue, pour me dénasqiier. I,a famille de madame
delarnage pouvait se prendre de mauvaise humeur contre moi, et
me traiter peu honnêtement. Sa fille, à laquelle malgré moi jepen-
sais plus qu'il n'eût fallu, m'inquiétait encore. Je tremblais d'en
devenir amoureux, et cette peur faisait déjà la moitié de l'ouvrage.
Allais-je donc , pour prix des bontés de la mère, chercher à cor-
romnre la fille, à lier le plus détestable commerce, à mettre la dis-
sension , le scandale et l'enfer dans sa maison ? Celte idée me fit
horreur ; je pris bien la ferme résolution de me combattre et de me
vaincre, si ce malheureux penchant venait à se déclarer. Mais pour-
quoi m'exposer à ce combat? Quel misérable état de vivre avec la
mère dont je serais rassasié , et de brûler pour la fille sans oser lui
montrer mon cœur! Quelle nécessité d'aller chercher cet état , et
m'exposer aux malheurs, aux affronts, aux remords, pour des plaisirs
dont j'avais d'avance épuisé le plus grand charme? Car il est cer-
tain que ma fantaisie avait perdu sa première vivacité. Le goût y
était encore, mais la passion n'y était plus. A cela se mêlaient des
réflexions relatives à ma situation , à mes devoirs, à cette maman
si bonne, si généreuse, qui, déjà chargée de dettes , l'était encore
de mes folles dépenses, qui s'épuisait pour moi et que je trompais
si indignement. Ce reproche devint si vif qu'il l'emporta à la fin.
En approchant du Saint-Esprit je pris la résolution de brûler l'étape
du bourg Saint-Andiol, et de passer tout droit. J'exécutai cette ré-
solution avec quelques soupirs, je l'avoue, mais aussi avec cette sa-
tisfaction, que je goûtai pour la première fois de ma vie, de me
dire, je mérite ma propre estime : je sais préférer mon devoir à mou
plaisir. Voilà la première obligation que j'aie à l'étude. C'était elle
qui m'avait appris à réiléchir, à comparer. Après les principes si
purs que j'avais adoptés il y avait peu de temps , après les règles
de sagesse et de vertu queje m'étais faites et que je m'étais senti si
fier de suivre, la honte d'être si peu conséquent à moi-même, de dé-
mentir sitôt et si haut mes propres maximes , l'emporta sur la vo-
lupté L'orgueil eut peut-être autantdc part à ma résoUilion que la
vertu ; maissi cet orgueil n'est pas la vertu même, il a des effets si
semblables qu'il est pardonnable de s'y tromper.
L'un desavantages des bonnes actions est d'élever l'àme et de la
disposer à en faire de meilleures; car telle est la faiblesse humaine,
qu'on doit mettre au nombre des bonnes actions l'ah.stinence du
mal qu'on est tenté de commettre. Silôt que j'eus pris ma résolu-
tion, je devins un autre bouime, ou plutôt je devins ce que j'étais
auparavant, et que ce moment d'ivresse avait fait disparaîlre. Plein
de bons sentiments et de bonnes résolutions, je continuai ma route,
dans la ferme intention d'expier ma faute, ne pensant qu'à régler
désormais ma conduite sur les lois de la vertu; à me consacrer
sans réserve au service de la meilleure dt>s mères, ;\ lui vouer au-
tant de fidélité que j'avais d'atlacliement pour elle, et à n'écouter
plus d'antre amour que celui de mes devoirs. Hélas! la sincérité de
mon retour au bien semblait me promettre une autre destinée;
mais la mienne était écrite et déjà commeiu'ée ; et. quand mon
cœur, plein d'amour pour les choses bonnes et honnêtes, ne voyait
plus qu'innocence et bonheur dans la vie, je loiiehiis au in->'M -nt
funeste qui devait traîner à sa suite la longue chaîne de mes mal-
heurs.
L'empressement d'arriver me fit faire plus de diligence, qu» je
n'avais compté. Je lui avais annoncé de Valence l'heure et 1» j'iiir
de mon arrivée Avant gagné une deuii-journée sur m >n eilfnl,
je restai aulatit de temiis à Chaparillan. afin d arriver juste an mo-
ment que j'avais marqué. Je voulais goût>>r dins tout son eh irme
le plaisir de la revoir. J'aimais mieux le différpr un peu pour y
joindre celui d'être attendu. Cette préi-auiion m'avait toujours réussi.
J'avais vu toujours marquer mon arrivée par une espèce d»- nofite
fêle : je n'en attendais pas m'uns celte fois; et ces empressements,
qui m'étaient si sensibles, valaient bien la peine d'être ménaç-és
J'arrivai donc exactement à l'heure. De ton' loin je regardais si
j" ne la verrais point sur le chemin ; le cœur m'> battait dp plus <>n
plus à mesure que j'approchais J'arrive essoufllé; car j'avais quitté
ma voiture en ville : je ne voii personne dans la cour, sur la porte,
à la fenêtre; je commence à me troubler ; je redoute qnelqu" acci-
dent. J'entre; tout est tranquille; des ouvriers goûtaii>nt dms la
cuisine; du reste aucun apprêt. La servante parut surprise df me
voir, elle ignorait que je dusse arriver, le monte, je la vois enfin,
cette chère maman si tendrement, si vivement, si purement a'mée;
j'accours, je m'élance à ses pieds. Ah ! te voilà. Petit ! me dil-ePi» en
m'embrassant : as-tu fait bon vovagc? comment te portes-tu? Cet
aci-iii'il m'interdit un peu. J" lui dem md li si cUi? n'avait pas reçu
ma lettre. 'Elle me dit qu'oui. J'aurais cru que non, lui dis-je ; et
l'éclaircissem''nl finit là. Un jeune homme était avec elle. Je le con-
naissais pour l'avoir vu déjà dans la maison avant mon dépa'-t : mai»
cette fois il y paraissait établi, il l'était. Bref, je trouvai ma place
prise.
Ce jeune homme était du pays de Vaiid : son père. appelé Vlnt-
zenrle.d. était concierge nu soi-disant capitaine du château de Chil-
lon. Le fils de monsieur le capitaine était garçon perruquier, et cou-
rait le monde en cette qualité quand il vint s' présenter à mada-ne
de 'Warens. qui le reçut bien, comme elle faisait tous les passants,
et surtout ceux de son pays. C'était un grand fide hlondin, assez
bien fait, le visage plal. l'esprit de mèm-; iiarlant comme le beau
Liandre; mêlant tous les tons, tous les goûts de son état avec la
longue histoire de ses bonnes fortunes: ne nommant que la moitié
des"marqnise« avec lesquelles il avait couché, et prétendant n'avoir
point coilTé de jolies femmes dont il n'eût aussi coiffé les maris: vain,
sot. ignorant, insolent; au demeurant le meilleur fils du monde.
Tel fiû le substitut qui me fut donné durant mon absence, et l'as-
socié qui me fut offert après mon retour.
Oh ! si les âmes dégagées de leurs terrestres entraves voient en-
core du sein de l'éternelle lumière ce qui se passe ch-"/. les mortels,
pardonnez, ombre chère et respectable, si je ne fais pas plus de
grâce à vos fautes qu'aux miennes, si je dévoile également les unes
et les autres aux yeiix des lecteurs. Je dois, je veux être vrai ponr
vous comme pour moi-même: vous y perdrez toujours beaucoup
moins <]ue moi. Eh ! combien votre aimable etdouxcararlère. votre
inépuisable bonté de cœur, votre franchise, et toutes vos excellentes
vertus, ne rachètent-elles pas de faiblesses, si l'on peut apoeler
ainsi les torts de votre seule raison! Vous eûtes des erreurs, et non
pas des vices; votre conduite fut répréhensible, mais votre cœur fut
toujours pur. Qu'on mette le bien et le mal dans la balance, et i)U8
l'on soit équitable : quelle autre femme, si sa vie secrète était ma-
nifestée ainsi que la vôtre, s'oserait jamais comparer à vous?
Le nouveau venu s'était montré zélé, diligent, exact pour foutes
ses petites commissions, qui étaient toujours en grand nombre.il
s'était fait le piqueur de ses ouvriers ; aussi bruyant que je l'étais
peu, il se faisait voir et surtout entendre à la f.iis à la charrue, aux
foins, aux bois, à l'écurie, à la basse-cour. Il n'y avait que le jardin
qu'irnégligeait, parce que c'était un travail trop paisible et qui ne
faisait pTiint de bruit. Son grand plaisir était de charger et char-
rier, de scier ou fendre du bois; on le voyait toujours la hache ou
la pioche à la main ; ou l'entendait courir, cogner, crier à pleine
tète. Je ne sais de combien d'hommes il faisait le travail, mais il
faisait toujours le bruit de dix ou douze. Tout ce tintamare en im-
posa à ma pauvre maman : elle crutce jeune homme un trésor pour
les affaires Voulant se l'attacher, elle employa pour cela tous les
moyens qu'elle y crut propres, et n'oublia pas celui sur lequel elle
coniplait le plus.
On a dû connaître mon cœur, ses sentiments les plus constants.
les plus vrais, ceux surtout qui me ramenaient auprès d'elle Quel
prompt et plein bouleversement dans tout mon être! Qu'on se
mette à ma place pour en juger. En un moment je vis évanouir pour
jamais tout l'avenir de félicité que je m'étais peint. Toutes les douces
idées que je caressais si affectueusement disparurent; et moi. qui
depuis mon enfance ne savais voir mon existence qu'avec la sienne,
je me vis seul pour la première fois. Ce moment fut affreux ; ceux
qui le suivirent furent toujours sombres. J'étais jeune encore, mais
ce doux senlimenl de jouiss^iuce et d'espérance qui vivifie la jeu-
nesse me quitta pour, jamais. Dès lors l'être .sensible fut mort à demi.
Je ne vis plus devant moi que les tristes restes d'une vie insipide; et
60
LES VEILLÉES LITTÉRAIRES ILLUSTRÉES.
si quelquefois encore une image de bonheur effleura mes désirs,
ce bonheur n'était plus celui qui m'était propre; je sentais qu'en
l'obtenant je ne serais pas vraiment heureux.
J'étais si bête, et ma confiance était si pleine, que, malf;ré le ton
familier du nouveau venu que je regardais comme un effet de cette
facilité d'humeur de maman qui rapprochait tout le monde d'elle,
je ne me serais pas avisé d'en soupçonner la véritable cause si elle
ne me l'eût dit elle-même : mais elle se pressa de me faire cet aveu
avec une franchise capable d'ajouter à ma rage, si mon cœur eût
pu se tourner de ce côté ; trouvant quant à elle la chose toute sim-
ple, me reprochant ma négligence dans la maison, et m'alléguant
mes fréquentes absences, comme si elle eût été d'un tempérament
fort pressé d'en remplir les vides. Ah ! maman, lui dis-je le cœur
serré de douleur ,
qu'osez-vous m'ap-
prendre'.' Quel prix
d un attachement pa-
reil au mien ! Ne m'a-
vez-vous tant de fois
conservé la vie que
pour m'ôter tout ce
qui me la rendait
chère? J'en mourrai,
mais vous me regret-
terez. Elle me répon-
dit, d'un ton tran-
quille à me rendre
fou,quej'étaisun en-
fant; qu'on ne mou-
rait point de ces cho-
ses-là ; que je ne
perdais rien ; que
nous n'eu serions pas
moins bons amis, pas
moins intimes dans
tous les sens; que sa
tendre amitié pour
moi ne pouvait ni di-
minuer ni (iuir qu'a-
vec elle Elle me fit
entendre, en un mot,
que tous mes droits
demeuraient les mê-
mes, et qu'en les par-
tageant avec un autre
je n'en étais pas privé
pour cela.
Jamais la vérité, la
pureté , la force de
mes sentiments pour
elle, jamais la sincé-
rité , l'honnêteté de
mon âme, ne se firent
mieux sentir à moi
que dans ce moment.
Je me précipitai à ses
pieds, j'embrassai ses
genoux en versant
des torrents de lar-
mes. Non , maman ,
lui dis-je avec trans-
port, je vous aime
trop pour vous avi-
lir; votre possession
m'est trop chère pour
la partager : les re-
grets qui l'accompa-
gnèrent quand je l'ac-
quis se sont accrus avec mon amour; non, je ne la puis conserver
au même prix. Vous aurez toujours mes adorations; soyez-en tou-
jours digiii: : il m'est jilus nécessaire encore de vous honorer que
de vous p ls^(der. C'est à vous, ô maman, que je vous cède; c'est à
l'union df ms cœurs que je sacrifie tous mes plaisirs. Puissé-je périr
mille fois avant d'en goûter qui dégradent ce que j'aime.
Je tins cette résolution avec une constance digne, j'ose le dire,
du sentiment qui me l'avait fait former. Dès ce moment, je ne vis
jilus cette maman si chérie que des yeux d'un véritable fils ; et il est
à noter que, quoique ma résolution n'eût point son approbation
secrète, comme je ne m'en suis que trop aperçu, elle n'employa
jamais, pour m'y faire renoncer, ni propos insinuants, ni caresses,
ni aucune de ces adroites agaceries dont les femmes savent user
sans se commettre, et qui manquent rarement de leur réussir. Ké-
duit à me chercher un sort indépendant d'elle, et n'en pouvant
même imaginer, je passai bientôt à l'autre extrémité, et le cher-
chai tout en elle. Je l'y cherchai si parfaitement que je parvins pres-
Nous déjeunions ordinairement avec du café au lait
que à m'oublier moi-même. L'ardent désir de la voir heureuse, à
quelque prix que ce fût, absorbait toutes mes affections : elle avait
beau séparer son bonheur du mien, je le voyais mien en dépit d'elle.
Ainsi commencèrent à germer avec mes malheurs les vertus dont
la semence était au fond de mon âme, que l'étude avait cultivées, et
qui n'attendaient pour éclore que le ferment de l'adversité. Le pre-
mier fruit de cette disposition si désintéressée fut d'écarter de mon
cœur tout sentiment de haine et d'envie contre celui qui m'avait
supplanté. Je voulus au contraire, et je voulus sincèrement, m'atta-
cher à ce jeune homme, le former, travailler à son éducation, lui
faire sentir son bonheur, l'en rendre digne s'il était possible, et
faire, en un mot, pour lui tout ce qu'Anet avait fait pour moi dans
une occasion pareille. Mais la parité manquait entre les personnes.
Avec plus de douceur
et de lumières, je n'a-
vais pas le sang-froid
et la fermeté d'Anet,
ni cette force de ca-
ractère qui en impo-
sait, et dont j'aurais
eu besoin pour réus-
sir. Je trouvai encore
moins dans le jeune
homme les qualités
qu'Anet avait trou-
vées en moi , la doci-
lité, l'attachement, la
reconnaissance, sur-
tout le sentiment du
besoin que j'avais de
ses soins, et l'ardent
désir de les rendre
utiles. Tout cela man-
quait ici. Celui que
je voulais former ne
voyait en moi qu'un
pédant importun qui
n'avait que du bibil.
Au contraire, il s'ad-
mirait lui-même com-
me un homme impor-
tant dans la maison ;
et, mesurant les ser-
vices qu'il y croyait
rendre sur le bruit
qu'il y faisait, il re-
gardait ses haches et
ses pioches comme
infiniment plus utiles
que tous mes bou-
quins. A quelque
égard il n'avait pas
tort; mais il parlait
de là pour se donner
des airs à faire mou-
rir de rire. Il tran-
chait avec les pay-
sans du gentilhomme
campagnard • bientôt
il en fit autant avec
moi , et enfin avec
maman elle-même.
Son nom d,j Viiilzen-
ried ne lui paraissant
pas assez noble, il le
quitta pour celui de
monsieur de Courtil-
les ; et c'est sous ce
dernier nom qu'il a été connu depuis à Chanibéry et en Maurienne,
où il s'est marié.
Enfin tant fit l'illustre personnage qu'il fut tout dans la maison,
et moi rien. Comme, lorsque j'avais le malheur de lui déplaire, c'était
maman, et non pas moi, qu'il grondait, la crainte de l'exposera ses
brutalités me rendait docile à tout ce qu'il désirait; et chaque fois
qu'il fendait du bois, emploi qu'il remplissait avec une fierté sans
égale, il fallait que je fusse là spectateur oisif et tranquille admira-
teur de ses prouesses. Ce garçon n'était pourtant pas absolument
d'un mauvais naturel; il aimait maman, parce qu'il était impossi-
ble de ne la pas aimer : il n'avait même pas pour moi de l'aversion ; et
quand les intervalles de ses fougues permettaient de lui parler, il
nous écoutait quelquefois assez docilement, convenant franchement
qu'il n'était qu'un sot, après quoi il n'en faisait pas moins de nou-
velles sottises. Il avait d'ailleurs une intelligence si bornée et des
goûts si bas, qu'il était difficile de lui parler raison, et presque im-
possible de se plaire avec lui. A la possession d'une femme pleine
LES CONFESSIONS.
61
de charmes il ajouta le ragoût d'une femme-de-chamhre vieille,
rousse, édentée, dont maman avait la patience d'endurer le dégoù-
lant service, quoiqu'elle lui fit mal au cotur. Je m'aperçus de ce
nouveau manép;e, et j'en fus outré d'indignation. Mais je m'aperçus
d'une autre chose qui m'afl'ecta bien plus vivement encore, et qui
me j("ta dans un plus profond découragement que tout ce qui m'é-
tait arrivé jusqu'alors : ce fut le refroidissement de maman envers
moi.
l.a privation que je m'étais imposée, et qu'elle avait fait semblant
d'approuver, est une de ces choses que les femmes ne pardonnent
point, quelque mine qu'elles fassent, moins par la privation qui en
résulte pour elles-mêmes que par l'indillérence qu'elles y voient
pour leur possession. Prenez la femme la plus sensée, la plus phi-
losophe, la moins attachée à ses sens; le crime le plus irrémissible
que l'homme dont au reste elle se soucie le moins puisse commettre
envers elle est d'en pouvoir jouir et de n'en rien l'aire. 11 faut bien
que ceci soit sans exception, puisqu'une sympathie si naturelle et si
forte fut altérée en elle par une abstinence qui n'avait que des mo-
tifs de vertu, d'estime et d'attachement. Dès lors je cessai de trouver
en elle cette intimité des cœurs qui fit toujours la plus douce jouis-
sance du mien. Elje ne
s'épanchait plus avec
moi que quand elle avait
à se plaindre du nou-
veau venu ; quand ils
étaient bien ensemble,
j'entrais peu dans ses
confidences. Enfin elle
prenait peu à peu une
manière d'êlre dont je
ne faisais plus partie.
Ma présence lui faisait
plaisir encore, mais elle
ne lui faisait plus be-
soin ; et j'aurais passé
des jours entiers sans
la voir, qu'elle ne s'en
serait pas aperçue.
Insensiblemenlje me
sentis isolé et seul dans
cette même maison dont
auparavant j'étais l'àme
et où je vivais pour ain-
si dire à double. Je
m'accoutumai peu à peu
à me séparer de tout ce
qui s'y faisait, de ceux
même qui l'habitaient ;
et pour m'épargner de
continuels déchire-
ments, je m'enfermais
avec mes livres, ou bien
j'allais soupirer et pleu-
rer à mon aise au mi-
lieu des bois. Cette vie
me devint bientôt tout-
à-fait insupportable. Je sentis que la présence personnelle et
l'éloignemenl de cœur d'une femme qui m'était si chère irri-
taient ma douleur, et qu'en cessant de la voir je m'en sentirais
moins cruellement séparé. Je formai le projet de quitter sa maison ;
je le lui dis, et, loin de s'y opposer, elle le favorisa (I). Elle avait à
Grenoble une amie aiipelée madame Deybens, dont le mari était
ami de M. de Mably, grand-prévôt de Lyon. M. Deybens me proposa
l'éducation des enfants de M. de Mably. J'acceptai, et je partis pour
Lyon sans laisser ni presque sentir le moindre regret d'une sépara-
tion dont auparavant la seule idée nous eût donné les angoisses de
la mort (2).
{!) Il existe sur les Charmcltes, but de nombreux pèlerinages, une no-
tice ]nihliée à Cbambéry en 1817, par un M. Jlaymond, avocat, alors pro-
priétaire de celle ('ninpagne.
Hérault de Séelielles étant commissaire de la Convention dans le dépar-
tement du Meiil-lUanc, en 1794, lit cette inscription que l'on voit sur une
pierre blauclic incrustée dans la façade de la maiison :
Rtiuuit par JeanJacques habité.
Tu me rappelles son g-'iiic.
Sa solilude. sa fierté,
Kt >es malheurs et ta folie.
A la gloire h la térilé
Car ce prétendu poiU n'était qu'un aqueduc.
Kl fut toujouis persécuté
Ou pa< lui-m6ue ou par rcnvie,
A. de B.
(î) « Madame de Warens se refroidit pour Rousseau, dit Musset-
l'athay, pnrcc ou'il commit un crime impardonnable au.\ yeux d'une
fenimc, c'est d'eti pouvoir jouir tt de n'en rien faire. » A. de B.
J'avais à peu prés les connaissances nécessaires à un précepteur,
et j'en croyais avoir le talent. Durant un an que je passai chezM.de
Mably, j'eus le temps de me désabuser. La douceur de mon natu-
rel m'eût rendu propre à ce métier, si l'emportement n'y eût mêlé
ses orages. Tant que tout allait bien, et que je voyais réussir mes
soins et mes peines, qu'alors je n'épargnais point, j'étais un ange.
J'étais un diable quand les choses allaient de travers. Quand mes
élèves ne m'entendaient pas, j'exlravaguais ; et quand ils marquaient
de la méchanceté, je les aurais tués : ce n'était pas le moyen de les
rendre savants et .sages. J'en avais deux; ils étaient d'humeurs très
différentes. L'un, de huit à neuf ans, appelé Sainte-Marie, était d'une
jolie figure, l'esprit assez ouvert, a.ssez vif, étourdi, badin, malin,
mais d'une malignité gaie. Le cadet, appelé Condillac, du nom de
son oncle devenu depuis si célèbre, paraissait presque slupide, mu-
sard, têtu comme une mule, et ne pouvant rien apprendre. On peut
juger qu'entre ces deux sujets je n'avais pas besogne faite. Avec de
la patience et du sanç-froid, peut-être aurais-je pu réussir; mais
faute de l'une et de 1 autre je ne fis rien qui vaille, et mes élèves
tournaient très mal. Je ne manquais pas d'assiduité ; mais je man-
quais d'égalité, surtout de prudence. Je ne savais employer auprès
d'eux que trois instru-
ments, toujours inutiles
et souvent pernicieux
auprès des enfants : le
sentiment, le raison-
nement, la colère. Tan-
tôt je m'attendrissais
avec Sainte-Marie jus-
qu'à pleurer ; je pensais
l'attendrir lui-même,
comme si l'enfance était
susceptible d'une véri-
table émotion de cœur;
tantôt je lui parlais rai-
son,commes'il avait pu
m'entendre ; et, comme
il me faisait quelquefois
desdrguments très sub-
tils, je le prenais tout
de bon pour raisonna-
ble, parce qu'il était
raisonneur. Le petit
Condillac était encore
plus embarrassant :
n'entendant rien, ne
répondant rien, ne s'é-
mouvant de rien , et
d'une opiniâtreté à
t'iute épreuve, il ne tri-
omphait jamais mieux
de moi que quand il
m'avait mis en fureur;
alors c'était lui qui était
le sage, et c'était moi
qui étais l'enfant. Je vo-
yais toutes mes fautes,
je les sentais ; j'étudiais l'esprit de mes élèves , je les péné-
trais très bien, et je ne crois pas que jamais une .seule fois j'aie
été la dupe de leurs ruses : mais que me servait de voir le mal,
sans savoir appliquer le remède? En pénétrant tout je n'empêchais
rien, je ne réussissais à rien ; et tout ce que je faisais était précisé-
ment ce qu'il ne fallait pas faire.
Je ne réussissais guère mieux pour moi que pour mes élèves. J'a-
vais été recommandé par madame Deybens à madame de .Mably.
Elle l'avait priée de former mes manières et de me donner le ton
du monde. Elle y prit quelques soins et voulut que j'apprisse à faire
les honneurs de" sa maison ; mais je m'y pris si gauchement, j'étais
si honteux, si sot, qu'elle se rebuta et me planta là. Cela ne m'em-
pêcha pas de devenir, selon ma coutume, amoureux d'elle. J'en fis
assez pour qu'elle s'en aperçût, mais je n'osai jamais me déclarer;
elle ne se trouva pas d'humeur à faire les avances, et j'en fus pour
mes lorgneries et mes soupirs, dont même je me rebutai bientôt,
voyant qu'ils n'ahoulissaieut à rien.
J'avais tout-à-fait perdu chez maman le goût des petites fripon-
neries, parce (jue , tout étant à moi, je n'avais rien à voler. D'ail-
leurs les principes élevés que je m'étais faits devaient me rendre
désormais bien supérieur à de telles bassesses, et il est certain que
depuis lors je l'ai d'ordinaire été : mais c'est moins pour avoir a[>-
pris à vaincre mes tentations que pour en avoir coupé la racine, et
j'aurais grand'peur de voler comme dans mon enfance si jetais su-
jet aux mêmes désirs. J'eus la preuve de cela chez M. de Mably.
Environné de petites choses volables que je ne regardais nièrae pas,
je m'avisai de convoiter un certain petit vin blanc d'Arbois très joli,
dont quelques verres que par-ci par-là je buvais à table m'avaient
fort atl'riaudc. 11 était un peu louche ; je croyais savoir bien coller le
63
LES VEILLÉES LITTÉRAIRES ILLUSTRÉES.
vin, je m'en vantai ; on me confia celui-là ; je le collai et le gâtai ,
mais aux yeux seulement. 11 resia toujours agréatile à boire, et l'oc-
casion fit que je m'en accommodai île quelques bouteilles pourboire
à mon aise en mon petit particulier. Malheureusement je n';ii ja-
mais pu boire sans manger. Comment faire pour avoir du pain? Il
m'était impossible d'en mettre en réserve. En faire acheter par les
laquais, c'était me déceler et presque insulter le maître de la mai-
son. En acheter moi-même , je n'osai jamais. Un beau monsieur,
l'épée au côté, aller chez un boulanger acheter un morceau de pain ,
cela se pouvait-il? Enfin je me rappelai le pis aller d'une grande
princesse à qui l'on disait que les paysans n'avaient pas dé pain,
et qui répondit : Qu'ils mangent de la brioche, .l'achetai de la
brioi'he. Encore que de façons pour en venir là ! Sorti seul à ce des-
sein, je parcourais quelquefois toute la ville et passais devant trente
pâtissiers avant d'entrer chez aucun. Il fallait qu'il n'y eût qu'une
seule personne dans la boutique, et que sa physionomie m'attirât
beaucoup, pour que j'os.îsse franchir le pas. Maisaus^i quand une
fois j'avais ma chère petite brioche, et que, bien enfermé dans ma
chambre, j'allais trouver ma bouteille au fond d'une armoire,
quelles bonnes petites buvettes je faisais là tout seul en lisant quel-
ques pages (le roman! Car lire en mangeant fut toujours ma fan-
taisie au défaut d'un lète-à-tète. C'est le supplément de la société
qui me manque. Je dévore alternativement une page et un mor-
ceau : c'est comme si mon livre dinait avec moi.
Je n'ai jamais été dissolu ni crapuleux, et ne me suis enivré de
ma vie. Ainsi mes petits vols n'étaient pas fort indiscrets: cepen-
dant ils se découvrirent; les bouteilles me décélèrent. On ne m'en
fit pas semblant ; mais je n'eus plus la direction de la cave. En tout
Gela M. de Mably se conduisit honnêtement et prudemment. C'étaitun
très galant homme , qui , sous un air aussi dur que son emploi, avait
une véritable douceur de caractère et une rare bonté de cœur. Il élait
juiliciiMix, équitable, et, ce qu'on n'attendrait pas d'un officier de
maréchaussée, même très humain. En sentant son indulgence je lui
en lievius |)lus attacl^é, et cela me fit prolonger mon séjour dans sa
maison plus que je n'aurais fait sans cela. Mais enfin , dégoûté d'un
métier auquel je n'étais pas propre, et d'une situation très gênante
qui n'avait rien d'agréable pour mol, après un an d'essai ," durant
lequel je n'épargnai point mes soins, je me déterminai à quitter mes
disciples, bien convaincu que je ne parviendrais jamais à les bien
élever. M. de Mibly lui-même voyait cela tout aussi bien que moi.
Cependant je crois qu'il n'eiit jamais pris sur lui de me renvoyer si
je ne lui en eusse épargné la peine; et cet excès de condescendance
en pareil cas n'est assurément pas ce que j'approuve.
Ce qui me rendait mon état plus insupportable était la compa-
raison continuelle que j'en fai.sais avec celui que j'avais quitté: c'é-
tait le souvenir de mes Charmettes , de mon jardin , de mes arbres ,
de ma fontaine, de mon verger, et surtout de celle pour qui j'étais
né, qui donnait de l'âme à tout cela. En repensant à elle, à nos
plaisirs, à notre innocente vie, il me prenait des serrements de
cœur, des étouffements qui m'ôt;iientle courage de rien faire. Cent
fois j'ai été violemment tenté de partir à l'instant et à pied pour
retourner auprès d'elle; pourvu que je la revisse encore une fois,
j'aurais été content de mourir à l'instant même. Enfin je ne pus
résister à ces souvenirs si tendres qui me rappelaient auprès d'elle
à quelque prix qne ce fût. Je me disais que je n'avais pas été assez
patient, assez complaisant, assez caressant; que je [louvais encore
vivre heureux dans une amitié très douce en y mettant du mien
plus que je n'avais fait. Je forme les plus beaux projets du monde,
je brûle de les exécuter. Je quitte tout, je renonne à tout, je pars,
je vole , j'arrive dans tous les mêmes transports de ma première
jeimesse, et je me revois à ses pieds. .\h ! j'y serais mort de joie si
j'avais retrouvé dans son accueil , dans ses yeux, dans ses caresses,
dans son cœur enfin , le quart de ce que j'y trouvais jadis , et que
j'y rapportais encore.
Affreuse illusion des choses humaines! Elle me reçut toujours avec
son excellent creur qui ne pouvait mourir qu'avec elle : mais je ve-
nais rechercher le passé qui n'était plus , et qui ne pouvait renaître.
A peine eus-je resté demi-heure avec elle, que je sentis mon ancien
bonheur mort pour toujours. Je me retrouvai dans la même situa-
tion désolante que j'avais été forcé de fuir ; et cela sans que je pusse
dire qu'il y avait de la faute de personne : car au fond Coiirtilles
n'était pas mauvais, et parut me recevoir avec plus de plaisir que
de chagrin. Mais comment me souffrir surnuméraire auprès de celle
pour qui j'avais été tout , et qui ne pouvait cesser d'être tout pour
moi? Comment vivre étranger dans la maison dont j'étais l'enfant?
L'aspect des objets témoins de mon bonheur passé me rendait la
comparaison plus cruelle. J'aurais moins souffert dans une autre
habitation. Mais me voir rappeler incessamment tant de doux sou-
venirs, c'était irriter le sentiment de mes pertes. Consumé de vains
regrets, livré à la plus noire mélancolie, je repris le train de rester
seul hors les heures des repas. Enfermé avec mes livres, j'y cher-
chais des distractions utiles; et sentant le péril imminent qne j'a-
vais tant craint autrefois, je me tourmentais derechef à chercher
en moi-même les moyens d'y p(uirvoir quand niainan n'aurait plus
de ressource. J'avais mis les choses dans sa maison sur le pied d'al-
ler sans empirer; mais depuis moi tout était changé. Son économe
était dissipateur; il voulait briller ; bon cheval, bon équipage; il
aimait à s'étaler noblement aux yeux des voisins: il faisait des en-
treprises continuelles en choses où il n'entendait rien. La pension
se mangeait d'avance, les quartiers en étaient engagés, les loyers
étaient arriérés, et les dettes allaient leur train. Je prévoyais que
cette pension ne manquerait p3is d'être saisie et peut-être suppri-
mée. Enfin je n'envisageais que ruine et désastres, et le moment
m'en semblait si proche que j'en sentais d'-avance toutes les hor-
reurs.
.Mon cher cabinet était ma seule distraction. A force d'y chercher
des remèdes contre le trouble de mon âme , je m'avisai d'y en cher-
cher contre les maux que je prévoyais : et revenant à mes an-
ciennes idées, me voilà bâtissant de npuveaux châteaux en Espagne
pour tirer cette pauvre maman des extrémités cruelles où je la
voyais prête à tomber. Je ne me sentais pas assez savant et ne me
croyais pas assez d'esprit pour briller dans la réniihlique des lettres,
et faire une fortune par cette voie Une nouvelle idée qui se pré-
senta m'inspira la confiance que la médiocrité de mes talents ne
pouvait me donner. Je n'avais pas abandonné la musique en ces-
sant de l'enseigner. Au contraire j'en avais assez étudié la théorie
pour pouvoir me regarder an moins comme savant en cette partie.
En réfléchissant à la peine que j'avais eue d'apprendre à déchifTrer
la note, et à celle que j'avais encore à rhantei- à livre ouvert, je
vins à penser que cette difficulté pouvait bien venir de la chose au-
tant que de moi, sachant surtout qu'en général apprendre la mu-
sique n'était pour personne une cho<e aisée. En examinant la con-
stitution des signes, je les trouvais souvent fort mal inventés. Il y
avait longtemps que j'avais pensé à noter l'échelle par chiffres pour
éviter d'avoir toujours à tracer des lignes et portées, lorsqu'il fal-
lait miter le moindre petit air. J'avais été arrêté par les difficultés
des octaves, et par celles de la mesure et des valeurs. Cette ancienne
idée me revint dans l'esprit; et je vis, en y repensant, que ces dif-
ficultés n'étaient pas insurmontables. J'y rêvai avec succès , et je
parvins à noter quelque musique que ce fût par mes chiffres avee
la plus grande exactitude, et je puis dire avec la plus grande sim-
plicité. Dès ce moment je crus ma fortune faite; et dans l'ardeur de
la partager avec celle à qui je devais tout, je ne songeai qu'à partir
pour Paris, ne doutant pas qu'en pré-ientant mon projeta l'Acadé-
mie je ne fisse une révolution. J'avais rapporté de Lyon quelque
argent; je vendis mes livres. En quinze jours ma résolution fut prise
et exécutée. Enfin, plein des idées magnifiques qui me l'avaient
inspirée, et toujours le même dans tous les temps, je partis de
Savoie avec mon système de musique, comme autrefois j'étais parti
de Turin avec ma fontaine de héron.
Telles ont été -les erreurs et les fautes de ma jeunesse. J'en ai
narré l'histoire avec une fidélité dont mou cœur est content. Si
dans la suite j'honorai mon âge mûr de quelques vertus, je les au-
rais dites avec la même franchise; et c'était mon dessein. Mais II
faut m'arrèter ici. Le temps peut lever bien des voiles. Si ma mé-
moire parvient à la postérité , peut-être un jour elle apprendra ce
que j'avais à dire; alors on saura pourquoi je me tais.
«««5^)K.:»4a(»&*
SECONDE PARTIE.
LIVRE VIL
Après deux ans de silence et de patience, malgré mes résolutions,
je reprends la plume. Lecteurs , suspendez votre jugement sur les
raisons qui m'y forcent : vous n'en pouvez juger qu'après m'a-
voir lu.
On a vu s'écouler ma paisible jeunesse dans une vie assez égale,
mais douce , sans de grandes traverses ni de grandes prospérités.
Celte médiocrité fut eu grande partie l'ouvrage de mon naturel ar-
dent, mais faible, moins prompt encore à entreprendre que facile
à décourager, sortant du repos par secousses, mais y rentrant par
lassitude et par goût, et qui, me ramenant toujours, loin des gran-
des vertus et plus loin des grands vices, à la vie oiseuse et tran-
quille pour laquelle je me sentais né , ne m'a jamais permis d'aller
à rien de grand , soit en bien soit en mal. Quel tableau différent
j'aurai bientôt à tracer! Le sort, qui durant trente ans favorisa mes
penchants, les contraria durant les trente autres; et, de cette op-
position continuelle entre ma situation et meà inclinatious , on
veira naître des fautes énormes, des malheurs inouïs , et toutes les
vertus, excepté la force, qui peuvent honorer l'adversité.
LES CONFESSIONS.
63
Ma première partie a été toute écrite de mémoire, et j'y ai dû
faire beaucoup d'erreurs. Forcé d'écrire la seconde de mémoire
aussi, j'y en forai probablement beaucoup davantage. Les doux
souvenirs de mes beaux ans, passés avec autant de simplicité que
d'innocence, m'ont laissé mille impressions charmantes que j'aime
sans cesse à me rappeler. On verra bientôt combien sont diderents
ceux du reste de ma vie. Les rappeler , c';:st en renouveler l'amer-
lume. Loin d'aigrir celle de ma situation par ces tristes retours, je
les écarte autant qu'il m'est possible, et souvent j'y réussis au point
de ne les pouvoir plus n:trouver au bi;soin. Cette facilité d'oublier
les maux est une consolation que le ciel m'a ménagée dans ceux
que le sort devait un juur accumuler sur moi. Ma mémoire, qui me
riîtrace uniquement les objets agréables, et l'heureux contre-poids
de mon imagination effarouchée , qui ne me fait prévuir que de
cruels avenirs.
Tous les papiers que j'avais rassemblés pour suppléer à ma mé-
nioireet me guider dans cette entreprise, passés en d'antres m. tins,
ne rentreront plus dans les miennes. Je n'ai qu'un guide (idéle
sur lequel je puisse compter , c'est la chaîne des sentiments qui
ont marqué la succession démon être, et dont l'impression ne s'ef-
face point de mon cceiir. Ces sentiments me rap[)elleroiit assez les
événements ((ui les ont fait naître, |)oiir pouvoir me flalter de li/s
narrer liililcnient; et s'il se trouve quelque omission, quelque
traiis|iiisilioii de faits ou de dates, ce qui ne peut avoir lieu qu'eu
choses iiidiiréientes et qui m'ont fait peu d'impression, il reste assez
de monuments de chaque fait pour le remettre aisément à sa place
dans l'ordre de ceux que j'aurai marqués.
Il y a cependant, et très heuriiuscment , un intervalle de six à
.sept ans dont j'ai des renseignements sûrs dans un recueil transcrit
de lettres dont les originaux sont dans les mains de M. du Peyrou.
Ce recueil qui finit en 1760, comprend tout le temps de mon séjour
à l'Ermitage , et de ma grande brouillerie avec mes soi-disant
amis; époque mémorable dans ma vie, et qui fut la source de tous
mes autres malheurs. A l'égard des lettres originales plus récentes
qui peuvent me rester , et qui sont eu très petit nombre, au lii-ii de
les transcrire à la suite du recueil , trop volumineux pour que je
puisse espérer de le soustraire à la vigilance de mes Argus, je les
transcrirai dans cet écrit même, lorsqu'eili'S me paraîtront fuurnir
quelque éclaircissement sur la vérité des faits , soit à mon avan-
tage, soit à ma charge ; car je n'ai paS> peur que le lecteur oublie que
je fais mes confessions pour croire que je fais mon apologie; iu.ms,
après l'exposition de mon projet, il ne doit pas non plus s'attendre
que je taise la vérité lorsqu'elle parle en ma faveur.
Au reste, celte seconde partie n'a que cette môme vérité de com-
mune avec la première, ni d'avantage sur elle que par l'impiulance
des choses. A cela près, elle ne peut que lui être inférieure en tout.
J'écrivais la preinii:re avec plaisir, avec complaisance, à mon aise ,
à Wootton (1) ou dans le château de Trie (2) : tous les S'Uiveuirs
que j'avais à me rappeler étaient autant pour moi de nouvelles jouis-
sauces. J'y revenais sans cesse avec un nouveau plaisir, et je pou-
vais tourner mes descriptions sans gène jusqu'à ce que j'en fusse
content. Aujourd'hui ma mémoire et ma tète afliiiblies me rendent
presque incapable de tout travail ; je ne m'occupe de ce'ui-ci que
par force et le cœur serre de détresse. Il ne m'offre que m.iUieurs,
trahisons, perfidies, que souvenirs attristants et dechiianis. Je vou-
drais pour tout au monde pouvoir ensevelir dans la nuit des temps
ce que j'ai à dire, et , forcé de parler malgré moi, je suis réduit en-
corn à me cacher, à ruser, à tâcher de donner b^ change, à m'avilir
aux choses pour lesquelles j'étais le moins né : les planchers sous
lesquels je suis ont des yeux, les murs qui m'enlounuil ont des
oreilles : environné d'espions et de surveillants malveillants et vi-
gilints, inquiet et disirait, je jette à la hâte et furlivement sur le
papier (|uel(iui'S mots interrompus qu'à peine j'ai le temps de re-
lire, encore moins di: corriger. Je sais que, malgré les bari'icres im-
menses qu'on entasse aulour de moi, l'on craint toujours que la vé-
rité ne s'échappe par quelque fissure. Comment m'y prendre pour
la faire percer? Je le tente avec p'U d'espoir de succès. Qu'on juge
si c'est là de quoi (aire des tableaux agréables et leur donner un co-
loris bien attrayant, j'avertis donc ceux qui vnnidroiit commencer
cette lecture que rien , en la poursuiv.iul, ne |ieut les garantir de
l'ennui, si ce n'est le désir d'achever de connaître un homme, et
l'amour pur de la justice et de la vérité.
Je me suis laissé, dans ma première parlie, partant à regret pour
Paris, déposant mon coeur aux C.haruirUes, y l'oiidaiit mou dernier
château en Espagne, projetant d'y rapporter un jour aux pieds de
maman, rendue à elle-même. Us trésors que j aurais acquis, et
comptant sur mon système de musique comme sur une fortune as-
surée.
Je m'arrèlai quelque temps à Lyon pour y voir mes connaissan-
ces, pour m'y procurer quelques recommandations pour Paris, et
(1) Localité d'Angleterre, dans le Staffordshiro, d'après Poiitain, et dans
celui de Devliy, d'après un Oietionnaire historique.
(2) On doit écrire Tnja, château d'une terre de Picardie, au prince do
Couli ^aujourd'hui département de l'Oise). A. de B.
pour vendre mes livres de géométrie, que j'avais apportés avec
moi. Tout le monde m'y fit accueil. M. et madame de Mably mar-
quèrent du plaisir à me revoir, et me donnèrent à dîner plusieurs
fois. Je fis chez eux connaissance avec l'abbé de Mably , comme je
1 avais déjà faite avec l'abbé Condillac, qui tous deux étaient venus
voir leur frère, l/abbé de Mably me donna des lettres pour Paris ,
entre autns une pour .M. de Fontenelle , et une pour le comte de
Caylus. L'un et l'autre me furent des connaissances très agréables,
surtout le premier, qu, jusqu'à sa mort, n'a point cessé de me mar-
quer la dr bienveillance , et de me donner, dans nos tète-à-tète, des
coiLseils dont j'aurais dû mieux profiter.
Je revis M. Bordes, avec lequel j'avais depuis longtemps fait con-
naisance , et qui m'avait souvent obligé de très grand cœur. En
cille ncc ision j(! le retrouvai toujours le même. Ce fut lui qui me
lit viudre mes livres, et il me donna lui-même on me procura de
bouuis recommandations pour Paris. Je revis M. l'intendant, dont
ji' devais la connaissance à M. Bordes, et à qui je dus celle de M. le
(lue de Richelieu, qui passa à Lyon dans ce temps-là. M. Pallu rae
présenta à lui. M. de Richelieu me reçut bien , et me dit de l'aller
voir à Paris; ce que je fis |)luf leurs fois, comme il sera dit ci-après,
sans pourtant que cette haute connaissance, qui ne laissa pas d'a-
voir des suites, m'ait jamais été utile à rien.
Je revis le musicien David , qui m'avait rendu service dans ma
détresse à un de mes précédents voyages. H m'avait prêté un bonnet
et des bas qu'il ne m'a jamais redemandés , et que je ne lui ai ja-
mais rendus. Je lui ai pourtant fait dans la suite un petit présent à
peu près équivalent. Je dirais mieux s'il s'agissait ici de ce que j'ai
dû ; mais il s'agit de ce que j'ai fait , et malheureusement ce n'est
pas toujours la même chose.
Je revis le noble cl généreux Perrichon, et ce ne fut pas sans me
ressentir de sa magnificence ordinaire ; il me fit le môme cadeau
qu'il avait fait auparavant au gentil Bernard, en me défrayant de
ma place à la diligence. Je revis le chirurgien Parisot. le meilleur et
le mieux faisant des hommes : je revis sa chère God'froy, qu'il en-
tretenait diîpuis dix ans, et dont la douceur de caractère et la bonté
de cfEur faisaient à peu près tout le mérite, mais qu'on ne pouvait
aborder sans intérêt ni quitter sans attendrissement, car elle était
au dernier ternie d'une étisie dont elle mourut peu après. Rien ne
montre mieux les vrais penchants d'un homme que l'espèce de ses
atla(hements(i). Quand on avait vu la douce Godefroy, on connais-
sait le bon Parisot.
J'avais obligation à tous ces honnêtes gens. Dans la suite je les
négligeai tons; non certainement par ingratitude mais par celte in-
viiîcible paresse qui m'en a souvent donné l'air. Jamais le senti-
ment de leurs services n'est sorti de mon cœur; mais il m'en eût
moins coiité de leur prouver ma reconnaissance que de la leur
témoigner, et l'exactitude à écrire a toujours été au-dessus de mes
forces. J'ai doue gardé le silence et j'ai paru les oublier. Parisot et
Perrichon n'y oiit pas même fait attention, et je les ai toujours
trouvés les mêmes ; mais on verra, vingt ans après, dans .M. Bordes,
jusqn'(u"i l'amour-propre d'un bel esprit peut porter la vengeance
lorsqu'il se croit négligé.
Avant de (juilter Lyon, je ne dois pas oublier une aimable per-
sonne que j'y r. vis avec plus de plaisir que jamais, et qui laissa dans
mon cœur di-s souvenirs bien tendres. C'est mademoiselle Serres,
dont j'ai parlé dans ma première parlie, et avec laquelle j'avais
renouvelé connaissance tandis que j'étais chez M. de Mably. .\ ce
voyage, ayant plus de loisir, je la vis davantage ; mon cœur se prit,
et très vivement. J'eus qu(dque lieu de penser que le sien ne m'était
pas contraire ; mais elle m'accorda une confiance qui m'ôta la ten-
tation d'en abuser. Elle n'avait rien ni moi non plus; nos situations
éliient trop semblables pour que nous puissions nous unir, et, dans
les vues qui m'occupaient, j'étais bien éloigné de .songer au mariage.
Elle m'apprit qu'un jeune commerçant, appelé M. Genève, parais-
sait vouloir s'attacher à elle. Je le vis chez elle une fois ou deux ;
il me parut honnête homme, il passait pour l'être. Persuadé qu'elle
serait heureuse avec lui, je désirais qu'il l'épousât, comme il a fait
dans la suite ; et, pour ne pas troubler leurs innocentes amours,
je me hâtai de partir, faisant pour le bonheur de celte charmante
personne des v(enx qui n'ont été exaucés ici-bas que pour un temps,
hélas! bien court ; car j'appris d.iiis la suite qu'elle était morte au
bout de deux ou trois ans de mariage. Occupé de mes tendres re-
grets durant toute ma roule, je sentis, et j'ai souvent senti depuis
lors, en y repensant, que si les sacrifices qu'on fait au devoir et à
(I) A moins qu'il ne se soit d'alwrd trompé dans son choix, ou que celle
îi bupielle il s'était attaché n'ait ensuite cliangé de caractère par unconcours
de causes extraordinaires; ce qui n'est pas impossible al)sohinient. Si l'on
voulait admettre sans modilication ce principe, il faudrait donc juger de
Socrale par sa l'omuie Xaïuippe, et de Dion par son ami Ciiliupus; ce qui
! serait le plus inique cl le plus faux jugemout tproii ait j.uiiais porté. Au
reste, qu ou écaile ici toute application injurieuse à ma foninie. Elle est,
il est vrai plu? liornée et plus facile à trompai i|iie je n'avais cru ; mais
p<iur son caractère, pur, excellent, saus malice, il est digne do toute mou
! estime, et l'aura tant que je vivrai.
64
LES VEILLÉES LITTÉRAIKES ILLUSTREES.
la vertu coûtent à faire, on en est bien payé parles doux souvenirs
qu'ils laissent au fond du cœur.
Autant à mon précédent voyage j'avais vu Paris par son côté dé-
favorable, autant à celui-ci je le vis par son (ùté brillant : non pas
toutefois quant à mon Internent; car, sur une adresse que m'avait
donnée M. Bordes, j'allai loger à l'hôtel Sainl-Qiientin, rue desCor-
deliers, proche la Sorlionne, vilaine nie, vilain hôtel, vilaine cham-
hre, mais où cependait avaient logé des hoiiniirs de mérite, tels
que Gresset, Bordes, les abliésde Mably, de Condillac, et plusieurs
autres dont malheureusement je n'y trouvai plus aucun. Mais j'y
fiouv.-ii un M. de Bonnefoud, hobereau boiteux, plaideur, faisant le
purisio. auquel je dus la connaissance de M. Roguin, maintenant le
doyen de mes amis, et par lui celle du philosophe Diderot, dont
j'aurai bi'aucoup à parier dans la suite.
.J'arrivai à Paris dans l'automne de 1741, avec quinze louis d'ar-
gent com[itant, ma comédie de Narcisse, et mon projet de musique,
pour toute ressource, et ayant par conséquent peu de temps à perdre
pour tâcher d'en tirer parti. Je me pressai de faire valoir mes re-
commandations. Un jeune homme qui arrive à Paris avec une figure
passalile,et qui s'annonce par des talents, est assuré d'être accueilli.
Je le fus; cela me procura des agréments sans me mener à grand'
chose. De toutes les personnes à qui je fus reconiniandé, il n'y en
eut que trois-qui me furent utiles; savoir : M. Diimesin, gentilhomme
savoyard, alors écuycr, et, je crois, favori de madame la princesse
de Carignan; M. de Boze, secrétaire de l'Académie des inscriptions
et garde des médailles du cabinet du roi ; et le P. Castel, jésuite,
auteur du clavecin oculaire.
M. Damesin pourvut au plus pressé par deux connaissances qu'il
me procura; l'une, de M. Gasc, président à mortier au parlement
de Bordeaux, et qui jouait très bien du violon ; l'autre, de M. l'abbé
de Léon, qui logeait alors en Sorbonne, jeune seigneur très aimable,
qui mourut à la fleur de son cage, après avoir brillé quelques ins-
tants dans le monde sous le nom de chevalier de Uohan. L'un et
l'autre eurent la fantiiisie d'apprendre la composition. Je leur en
donnai quelques mois de leçon, qui soutinrent un peu ma bourse
tarissante. L'abbé de Léon me prit en amitié et voulait m'avoir pour
son secrétaire : mais il n'était pas riche, et ne put m'offrir en tout
que liuit cents francs que je refusai bien à regret, mais qui ne pou-
vaient me suffire pour mon logement, ma nourriture et mon entre-
tien.
M. "de Boze me reçut fort bien. 11 aimait le savoir, il en avait;
mais il était un peu pédant. Madame de Boze aurait été sa fille; elle
était brillante et petite maîtresse. J'y dînais quelquefois; on ne
saurait avoir l'air plus gauche et plus sot que je l'avais vis-à-vis
d'elle. Son maintien dégagé m'intimidait et rendait le mien plus
plaisant. Quand elle me présentait une assiette, j'avançais ma four-
chette pour piquer modestement un petit morceau cle ce qu'elle
m'offrait; de sorte qu'elle rendait h son valet l'assiette qu'elle
m'avait destinée, en se tournant pour que je ne la visse pas. Elle ne se
doutait guère que dans la tète de ce campagnard il ne laissait pas
d'y avoir quelqut esprit. M. de Boze me présenta à M. de Réauraur,
son ami, qui venait dîner chez lui tous les vendredis, jours d'aca-
démie des sciences. Il lui parla de mon projet, et du désir que j'avais
de le soumettre à l'examen de l'académie. M. de Réauniurse chargea
de la proposition, qui fut agréée. Le jour donné je fus introduit et
présenté par M. de Réaumur ; et le même jour, 22 aoijt 1742, j'eus
i'iionneur de lire à l'académie le mémoire que j'avais préparé pour
cela. Quoique cette illustre assemblée fût assurément très imposante,
j'y fus beaucoup moins intimidé que devant madame de Boze, et je
me tirai passablement de ma lecture et de mes réponses. Le mémoire
réussit, et m'attira des compliments qui .me sur|irirent autant qu'ils
me flattèrent, imaginant à peine que, devant une académie, quicon-
que n'en éiait pas pût a\oir le sens commun. Les commissaires
qu'on me donna furent MM. de Mairan, Ikllol et de Fouchy ; tous
trois gens de mérite assurément , mais dont pas un ne savait
la musique, assez du moins pour être ea état de juger de mon
projet.
Durant mes conférences avec ces messieurs, je me convainquis
avec autant de certitude que de surprise que, si quelquefois les sa-
vants ont moins de préjugés que les autres hommes, ils tiennent en
revanche encore plus foiteinent à ceux qu'ils oui. Quelque faibles,
quelque fausses que fussent la plupart de leurs objections, et quoi-
que j'y répondisse timidemeut , je l'avoue, et en mauvais termes,
mais par des raisons péremptoires, je ne vins pas une seule fois à
lioutde me faire entendre cl de les contenter. J'étais toujours ébahi
de la facilité avec laquelle, à l'aide de quelques phrases sonores, ils
me rérulaient sans iu'a\oir compris. Ils déterrèrent, je ne sais où,
qu'un moine, appelé le P. Siiuhailli, avait jadis imaginé de noter la
gamme par chill'ics. C'en fut assez pour prétendre que mon système
ii'eiail pas neuf. Et passe pour cela : car, bien que je n'eusse jamais
nui parler du P. Snoliaitti, et bien que sa luanicre d'écrire les sept
noies du |i!ain-chant, sans même songer aux octaves, ne méritât en
aucune horte d'entrer en parallèle avec ma simple et commode in-
vention pour noter aisément par cbifl'ies toute musique imaginable,
lefs, silence, octaves, mesures, temps, et valeurs de notes, choses
auxquelles Souhaitti n'avait pas même songé; il était néanmoins
très vrai de direque, quantàrélémentaire expression des sept notes,
il en était le premier inventeur. Mais, outre qu'ils donnèrent àcette
invention primitive plus d'importance qu'elle n'en avait, ils ne s'en
tinrent pas là; et sitôt qu'ils voulurent parler du fond du système
ils ne niciil (diH que déraisonner. Le plus grand avantage du mien
.'tait d'.ihro;.^'i- les transpositions et les clefs, en sorte que le même
morcelai kr irouvait noté et transposé à volonté dans quelque ton
qu'on voulût, au moyen du changement supposé d'une seule lettre
initiale à la tète de l'air. Ces messieurs avait ouï dire aux croque-sol
de Paris que la méthode d'exécuter par transposition ne valait rien.
Us partirent de là pour tourner en invincible objection contre mon
système son avantage le plus marqué, et ils décidèrent que ma note
était bonne pour la vocale, et mauvaise pour l'instrumentale ; au
lien de décider, comme ils l'auraient dû, qu'elle était bonne pour la
vocale et meilleure pour l'instrumentale. Sur leur rapport, l'acadé-
mie m'accorda un certificat plein de très beaux compliments, à
travers lesquels on démêlait, pour le fond, qu'elle ne jugeait mon
système ni neuf ni utile. Je ne crus pas devoir orner d'une pareille
pièce l'ouvrage intitulé : nissertalion sur la musique moderne, par
lequel j'en appelais au public.
J'eus lieu de remarquer en cette occasion combien, même avec
un esprit borné, la connaissance unique mais profonde de la chose
est préférable, pour en bien juger, à toutes les lumières que donne
la culture des sciences lorsqu'on n'y a pas joint l'étude particulière
de celle dont il s'agit. La seule objection solide qu'il y eût à faire à
mon système y fut faite par Rameau. A peine le lui eus-je expliqué,
qu'il en vil le côté faible. Vos signes, dit-il, sont très bons, en ce
qu'ils déterminent simplement et clairement les valeurs, en ce qu'ils
représentent nettement les intervalles et montrent toujours le;6imple
dans le ii ihiiibié ; mais ils sont mauvais en ce qu'ils exigent pour
chaque iiiiri vulir une opération de l'esprit, qui ne peut suivre la
rapiditi' lie 1 cMM ution. La position do nos notes, continua-t-il, se
peint à l'œil sans le concours de cette opératiou. Si deux notes, l'une
très liante, l'autre très basse, sont jointes par une tirade de notes
inlermédiaires, je vois du premier coup d'œil que l'une est jointe à
l'autre par degrés conjoints; mais, pour m'assurer chez vous decetta
tirade, il faut nécessairement que j'éiiellc tous vos chiffres l'un après
l'autre; le coup d'œil ne peut suppléer à rien. L'objection me parut
sans réplique, et j'en convins à l'instant. Quoiqu'elle soit simple et
frappante, il n'y a qu'une grande pratique de larlqui puisse la suggé-
rer ; et il n'est pas étonnant qu'elle ne soit venue à aucun acadé-
micien ; mais il l'est que tous ces grands savants qui savent tant de
choses sachent si peu que chacun ne devraitjuger que de sou mé-
tier.
Mes fréquentes visites à mes commissaires et à d'autres académi-
ciens me mirent à portée de faire connaissance avec tout ce qu'il y
avait à Paris de plus distingué dans la littérature; et par là cette
connaissance se trouva toute faite lorsque je me vis dans la suite
inscrit tout d'un coup parmi eux. Quant à présent , concentré dans
mon système de musique, je m'obstinais à vouloir par lui faire une
révolution dans cet art, et parvenir de la sorte à une célébrité qui,
dans les beaux arts , se conjoint toujours , à Paris, avec la fortune.
Je m'enlermai dans ma chambre, et travaillai deux ou trois mois
avec une ardeur inexprimable à refondre, dans un ouvrage destiné
pour le public, le mémoire que j'avais lu à l'Académie. La difficulté
lut de trouver un libraire qui voulût se charger de mon manuscrit,
vu qu'il y avait quelque dépense à faire pour les nouveaux carac-
tères, que les libraires ne jelteut pas leurs écus à la tcle des débu-
tants, et qu'il me semblait cependant bien juste que mon ouvrage
me rendit le pain que j'avais mangé en l'écrivant.
Bonnefoud me procura Qiiillau le père, qui fit avec moi un traité
à moitié profit, sans compter le privilège que je payai seul. Tant
fut opéré par ledit Quillau, que j'en fus pour mon privilège et n'ai
tiré jamais un liard de celle édition , qui vraisemblablement eut un
débit médiocre , quoique l'abbé des Fontaines m'eût promis de la
faire aller, et que les autres journalistes en eussent dit assez de bien.
Le plus gr»nd obstacle à l'essai de mon système était la crainte
que, s'il n'était pas admis, on ne perdit le temps qu'on mettrait à
l'apprendre. Je disais à cela que la pratique de ma note rendait les
idées si claires, que , pour apprendre la musique par les caractères
ordinaires-, on gagnerait encore beaucoup de temps à commencer
par les miens. Pour eu donner la preuve par l'expérience , j'ensei-
gnai gratuitement la musique à une jeune Américaine appelée ma-
demoiselle des Boulins, dont M. Roguin m'avait procuré la connais-
sance : en trois mois elle fut en état de déchiffrer sur ma note
quelque musique que ce fûl, et môme de chanter à livre ouvert,
mieux que moi-mèu.e, toute celle qui n'était pas fort chargée de
difficultés. Ce succès fut frappant , mais ignoré. Un autre en aurait
rempli les journaux; mais , avec quelque talent pour trouver des
chuses utiles, je n'eu eus jamais pour les faire valoir.
Voilà comment ma fontaine de héton fut encore cassée ; mais cette
seconde fois j'avais trente ans , j'étais homme fait , et je me trou-
vais sur le pavé de Paris, où l'on ne vit pas pour rien. Le parti que
je pris daus cette extrémité n'étounera que ceux qui n'auront pas
LES CONFESSIONS.
fis
h\itn lu ma prcniiore partie. Je venais de me ilonncr des mouve-
ments aussi grands qu'inutiles ; j'avais besoin de reprendre ha-
leine. Au lieu de me livrer au d(;sespoir, je me livrai tranquillement
à ma paresse et aux soins de la Providence, et, pour lui donner le
temps de Taire son (euvre, je me mis à manger, sans me presser,
quelques louis qui me restaient encore , réglant la dépense de mes
nonchalants plaisirs sans la retrancher, n'allant plus au café que de
deux jours l'un, et au spectacle que deux fois la semaine. A l'égard
de la dépense des filles , je n'eus aucune réforme à y faire, n'ay.mt
de ma vie mis un son à cet usage, si ce n'est une seule fois^ dont
j'aurai hientôt à parler.
\,a sécurité , la volupté, la confiance avec laquelle je me livrais à
cette vie indolente et solitaire, que je n'avais jias de quoi faire durer
trois mois, c'est une des singularités de ma vie et une des hizarre-
ries démon humeur. L'extrême besoin que j'avais qu'on s'occupât
de moi était précisément ce qui m'ôtait le courage de me montrer,
et la nécessité de faire des visites me les rendit insupportables, au
point que je cessai même de voir les académiciens et autres gens
de lettres avec lesquels j'étais déjà faufilé. Marivaux, l'abbé de Ma-
bly, Foutenelle, furent presque les seuls chez qui je continuai d'al-
ler quelquefois. Je montrai même au premier ma comédie de Nar-
cisse. Elle lui plut, et il eut la complaisance de la retoucher. Dide-
rot, plus jeune qu'eux, était ;\ peu près de mon âge. 11 aimait la
musique; il en savait la théorie; nous en parlions ensemble : il me
parlait aussi de ses [irojets d'ouvrages. Cela forma bientôt entre nous
des liaisons plus. intimes, qui ont duré quinze ans, et qui probable-
ment dureraietit encore , si malheureusement , et bien par sa faute,
je n'eusse été jeté dans son même métier.
On n'imaginerait pas à quoi j'occupais ce court et précieux inter-
valle qui me restait encore avant d'clro forcé de mendier mon pain :
à étudier par cœur des passages de poètes que j'avais appris cent
fois et autant de fois oubliés. Tous les matins, vers les dix heures,
j'allais me promener au Luxembourg, un Virgile et un Rousseau
dans ma poche ; et là, jusqu'à l'heure du dîner, je remémorais tan-
tôt une ode sacrée et tantôt une bucolique, sans me rebuter de ce
qu'en repassant celle du jour je ne manquais pas d'oublier celle de
la veille. Je me rappelais qu'après la défaite de Nicias à Syracuse les
Athéniens prisonniers gagnaient leur vie à réciter les poèmes d'Ho-
mère. Le parti que je lirai de ce trait d'érudition pour me prémunir
contre la misère fut d'exercer mon heureuse mémoire à retenir tous
les poètes par cœur.
J'avais un autre expédient non moins solide dans les échecs, aux-
quels j'en consacrais régulièrement, au café de Maugis, les après-
midi des jours que je n'allais pas au spectacle. Je fis là connais-
sance avec M. de Légal, avec un M. Husson, avec Phiiidor, avec
tous les grands joueurs d'échecs de ce temps-là, et n'en devins
pas plus habile. Je ne doutai pas cependant que je ne devinsse à
la fin plus fort qu'eux tous, et c'en était assez selon moi pour me
servir de ressource. De quelque folie que je m'engouasse, j'y por-
tais toujours la même manière de raisonner. Je me disais: Qui-
conque prime en quelque chose est toujours sûr d'être recherché :
primons donc, n'importe en quoi ; je serai recherché ; les occasions
se présenteront, et mon mérite fera le reste. Cet enfantillage n'é-
tait pas le sophisme de ma raison, c'était celui de mon indolence.
ElTrayé des grands et rapides efforts qu'il aurait fallu faire p^nir m'é-
verluer, je tâchais de llaticr ma paresse, et je m'en voilais la honte
par des arguments dignes d'elle.
.l'attendais ainsi tranquillement la fin de mon argent ; et je crois
qucje serais arrivé au dernier sou sans m'en émouvoir davantage,
SI le P. Castcl, que j'allais voir quelquefois en allant au café, ne
m'eût arraché de ma léthargie, l.c P. Castcl était fou, mais bon
homme au demeurant ; il était lâché de me voir ainsi consumer
sans rien faire. Puisque les musiciens, me dit- il, puisque les sa-
vans ne chantent pas à votre unisson, changez do corde, et voyez
les fennnes. Vous réussirez peut-être mieux de ce côté-là. J'ai parlé
de vous à madame de Heir/.enval, allez la voir de ma part. C'est une
bonne femme, qui verra avec plaisir un pays de son fils et de
sou mari. Vous verrez chez elle madame de Broglie sa fille, qui est
une femme d'esprit. Madame Dupin en est une autre à qui j'ai aussi
parlé de vous: portez-lui votre ouvrage; elle a envié de vous voir,
et vous recevra bien. On ne fait rien dans Paris que par les femmes.
Ce sontconinie des courbes dont les sages sont les asymptotes ; ils
s'en approclient sans cesse, mais ils n'y touclienl jamais.
.\prcs avoir longtemps remis d'un jour à l'autre l'exécution de
ces terribles COI vces, je pris enfin courage, et j'allai voir madame
de Beuzenval. Elle me reçut avec bonté. Madame de Uroglie étant
entrée dans sa chambre, elle lui dit: Ma lille, voilà M. Kousseau
dont le P. Castel nous a parlé. Madame de Broglie me fil coiupli-
nimt sur mon ouvrage, et, me menant à son clavecin, me fit voir
qu'elle s'en était occupée. Voyant à sa pendule qu'il était près d'une
luuii', je vinLus h'tn aller. Madimie de Beuzenval médit: Vous
ctts loin de. vdlie quartier, restez; vous dinenz ici. Je ne métis
pasjiiier. Uu quart d'heure après je compris par queliiue mot que
le dîner auquel elle m'invitait était celui de son olfiec. Madame de
Beuzenval était une très bonne femme, mais bornée; et, trop
pleine de son illustre noblesse polonai.se, elle avait peu d'idée des
égards qu'on doit aux talents. Elle me jugeait même Ml cet occa-
sion sur mon maintien plus que sur mon équipage, qui, quoique
très simple, était fort priqire, et n'annonçait point du tout un
homme fait pour dîner à l'office. J'en avais oublié le chemin de-
puis trop longtemps [lour vouloir le rapprendre. Sans laisser voir
tout mon dépit, je dis à madame de Beuzenval qu'une petite af-
faire qui me revenait en mémoire me rappelait dans mon quartier,
etjo voulus partir. Madame de Broglie s'approcha de sa mère, et
lui dit à l'oreille quelques mots qui firent effet. Madame de Beuzen-
val se leva pour me retenir, et me dit: Je compte que c'est avec
nous que vous nous ferez l'honneur de dîner. Je crus que faire le
fier eût été faire le sot, et je restai. D'ailleurs la bonté de madame
de Broglie m'avait touché, et me la rendait intéressante. Je fus
fort aise de dîner avec elle, et j'espérai qu'en me connaissant da-
vantage elle n'aurait pas regret à m'avoir procuré cet honneur.
M. le président de Lamoignon, grand ami de la maison, y dîna
aussi. 11 avait, ainsi que madame de Broglie, ce [iclit jargon de
Paris, tout en petits mots, tout en petites allusions fines. Il n'y
avait pas là de quoi briller pour le pauvre Jean- Jacques. J'eus le bon
.sens de ne pas faire le gentil malgré Minerve, et je me tus. Heureux
si j'eusse toujours été aussi sage. Je ne serais pas dans l'abîme où
je suis aujourd'hui J'étais désolé de ma lourdise, et de ne pouvoir
justifier aux yeux de madame de Broglie ce qu'elle avait fait en ma
faveur.
Après le .dîner, je m'avisai de ma ressource ordinaire, favais
dans ma poche une épître en vers écrite à Parisot pendant mon
séjour à Lyon. Ce morceau ne manquait pas de chaleur ; j'en mis
dans la façon de le réciter, et je les (is pleurer tous trois. Soit va-
nité, soit vérité dans mes interprétations, je crus voir que K-s re-
gards de madame de Broglie disaient à sa mère: Hé bien, maman !
avais-je tort de vous dire que cet homme était plus fait pour dîner
avec nous qu'avec vos femmes? Jusqu'à ce moment j'avais eu le
cœur un peu gros; mais après m'ètre ainsi vengé, je fus content.
Madame de Broglie, poussant uu peu trop loin le jugement avanta-
geux qu'elle avait porté de moi, crut que j'allais faire sensation
dans Paris, et devenir un homme ii bonnes fortunes. Pour guider
mon inexpérience, elle me donna les Confessions du comte de"'.
Ce livre, me dit-elle, est un mentor dont vous aurez besoin dans
le monde. Vous ferez bien de le consulter quelquefois. J'ai gardé
plus de vingt ans cet exemphiireavec reconnaissance pour la main
dont il me venait, mais riant quelquefois de l'opinion que parais-
sait avoir cette dame de mon mérite galant. Du moment que j'eus
lu cet ouvrage, je désirai d'obtenir l'amitié de l'auteur. Mon peu-
chant m'inspirait très bien : c'est le seul ami vrai que j'aie eu
parmi les gensde lettres (1).
Dès lors j'osai compter que madame la baronne de Beuzenval et
madame la marquise de Broglie, prenant intérêt à moi, ne me lais-
seraient pas longtemps sans ressource, et je ne me tromiai pas.
Parlons maintenant de mon entrée chez madame Dupin, qui a eu
de plus longues suites.
M dame Dupin était, comme on sait, fille de Samuel Bernard et
de madame Fontaine. Elles étaient trois sœurs qu'on pouvait appe-
ler les trois Grâces. Madame de la Touche, qui fit une escapade en
Aiiglrterre avec le duc de Kingston. Madame Darty, la maîtresse, et,
bien plus, l'amie, l'unique et sincère amie de M. ie prince de Conli;
fenniie adorable autant par la douceur, par la bonté de son char-
niaiit caractère, que par l'agrément de son esprit et par l'inaltérable
gaité do son humeur. Enfin, m.idame Dupin, la plus belle des trois,
et la seule à qui l'on n'ait point reproché d'écart dans sa conduite.
Elle fut le prix de l'hospitalité de M. Dupin, à qui sa mère la donna
avec une place de fermier- général et une fortune immense, en re-
connaissance du bon accueil qu'il lui avait fait dans sa province.
Elle était encore, quand je la vis pour la première fois, une des plus
belles femmes de Paris. Elle me reçut à sa toilette. Elle avait les
bras nus, les cheveux épars , son peignoir mal arrangé. Cet abord
m'ét.iit très nouveau ; ma pauvre tète n'y tint pas : je noc trouble ,
je m'égare, et bref me voilà épris de madame Dupin.
Mon trouble ne parut pouriaul pas me nuire auprès d'elle; elle
ne .s'en aperçut point. Elle accueillit te livro et l'auteur, me parla de
mon projet en personne instruite, chanta, .s'accompagna du clave-
cin , me retint à dîner, me fit mettre à table à côté délie. Il n'en
fallait pas tant pour me rendre fou; je le de\iiis. Elle me permit
de la venir voir ; j'usai, j'abusai de la permission. J'y allais presque
tous les jours, j'y dînais deux ou trois fois par stmainc. Je mourais
d'euvie de parleV; je n'osai jamais. Plusieurs raisons renforçaient
ma timidité naturelle. L'entrée d'une maison opulente était une
porto ouverte à la fortune ; je ne voulais pas, dans ma situation ,
(t) Je l'ai cru si longtemps et si parfaitement, que c'est à lui que do^
puis mon retour à Paris je confiai le m.Tmiscril (!•.■ mes Confos.sions. Le
ilétiant Jc,in-Jacqu(S n'a jamais pu croire à la peiiidie et ;\ la raufs,-iê
qu'après en avoir étt' la victime.
Au lieu de celle note il v a simplement dans le niainiscritaulcgrapLe:
« N'oïKX ce que j'aurais pcusé toujours si je u'étais jamais revenu à
Paris. »
66
LES VEILLÉES LITTÉRAIRES ILLUSTRÉES.
risquer de me la fermer. Madame Diipin, tout aimable qu'elle était,
était sérieuse et froide; je uo trouvais rien dans ses manières d'assez
agaeaiit pour m'enhardir. Enfin sa maison , aussi brillante alors
qu'aucune aulre dans Paris, rassemblait des sociétés auxquelles il
ne manquait que d'être un peu moins nombreuses pour être d'élite
dans tous les genres. Elle aimait à voir tous les gens qui jetaient de
l'éclat, les grands, les gens de lettres, les belles femmes : on ne
voyait chez elle que ducs, ambassadeurs, cordons bleus. Madame la
princesse de Rohan, madame la comtesse de Forcalquier, madame
de Mirepoix, madame de Brignolé, milady Ilervey, pouvaient passer
pour ses amies. M. de Fontenelle, l'abbé de Saint-Pierre, l'abbé
Sallier, M. de Fourmont, M. de Bernis, M. de Buffon, M. de Voltaire,
étaient de son cercle et de ses dincs. Si son maintien réservé n'at-
tirait pas beaucoup les jeunes gens , sa société , d'autant mieux
composée, n'en était que plus imposante, elle pauvre Jean-Jacques
n'avait pas de quoi se flatter de briller beaucoup au milieu de tout
cela. Je n'osai donc parler; mais- ne pouvant plus me taire , j'osai
écrire. Elle garda ma lettre deux jours sans m'en parler. Le troi-
sième jour elle me la rendit, en m'adressant verbalement quelques
mots d'exhortation d'un ton froid qui me glaça. Je voulus parler, la
parole expira sur mes lèvres, ma subite passion s'éteignit avec l'es-
pérance; et , après une déclaration dans les formes, je continuai à
vivre avec 'elle comme auparavant, sans plus lui parler de rien,
même des yeux.
Je crus ma sottise oubliée, je me trompai. M. de Francueil , fds
de M. Dupin et beau-fds de madame, était à peu près de son âge et
du mien. Il avait do l'esprit, de la figure; il pouvait avoir des pré-
tentions. On disait qu'il en avait auprès d'elle, uniquement peut-
être parce qu'elle lui avait donné une femme bien laide, bien douce,
et qu'elle vivait parfaitement bien avec tous les deux. M. de Fran-
cueil aimait et cultivait les talents. La musique, qu'il savait très bien,
fut entre nous un moyen de liaison. Je le vis beaucoup : je m'atta-
chais à lui, quand tout d'un coup il me fit entendre que madame
Dupin trouvait mes visites trop fréquentes, et me priait de les dis-
continuer. Ce compliment aurait pu être à sa place quand elle me
rendit ma lettre; mais huit ou dix jours après et sans aucune autre
cause, il venait, ce me Semble, hors de propos. Cela faisait une
position d'autant plus bizarre que je n'en étais pas moins bien venu
qu'auparavant chez M. et madame de Francueil. J'y allai cependant
plus rarement; et j'aurai.s cessé d'y aller toul-à-fait, si, par un au-
tre caprice imprévu, madame Dupin ne m'avait fait prier de veiller
pendant huit à dix jours à son fils, qui, changeant de gouverneur,
restait seul durant cet intervalle- Je passai ces huit jours dans un
supplice que le plaisir d'obéir à madame Dupin pouvait seul me
rendre souffrable; car le pauvre Cheiuniceaux avait dès lors cette
mauvaise tète qui a failli déshonorer sa famille, et qui l'a fait mou-
rir à l'ile de Bourbon. 'Pendant que je fus auprès de lui, je l'empê-
chai de faire du mal à lui-même ou à d'autres, et voilà tout : en-
core ne fut-ce p.as une médiocre peine; et je ne m'en sei-ais pas
chargé huit autres jours de plus, quand madame Dupin se serait
donnée à moi pour récomiiense.
.U. de Francueil me prenait en amitié : je travaillais avec lui;
nous commençâmes ensemble un cours do chimie chez Rouelle.
Pour me rapprocher de lui, je quittai mon hôtel Saint-tluentin, et
vins me loger au jeu de paume de la rue Verdelet, qui donne dans
la rue Plàtrière, où logeait M. Dupin. Là, par la suite d'un rhume
négligé, je gagnai une fluxion de poitrine dont je faillis mourir.
J'ai eu souvent, durant ma jeunesse, de ces maladies inflamma-
toires, pleurésies, et surtout des esquinancies auxquelles j'étais très
sujet, dont je ne tiens pas ici le registre, et qui toutes m'ont fait
voir la mort d'assez près pour me familiariser avec sou image. Du-
rant ma convalescence , j'eus le temps de rclh chir sur mon étal, et
de déplorer ma timidité, ma faiblesse et mon iiulolence, qui, mal-
gré le feu dont je me sentais embrasé , me laissairnt languir dans
i'oisiveté d'esprit, toujours à la porte de la misère. La veille du jour
où j'étais tombé malade, j'étais allé à un opéra de Royer qu'on don-
nait alors, et dont j'ai oublié le litre. Malgré ma prévention pour
les talents des autres, qui m'a toujours fait défier des miens, je ne
pouvais m'empècher de trouver cette musique faible, sans chaleur,
sans invention. J'osais quelquefois me dire : 11 me semble que je fe-
rais mieux que cela. Mais la terrible idée que j'avais de la composi-
tion d'un opéra, et l'importance que j'entendais donner par les gens
de l'art à cette entreprise, m'en rebutaient à l'instant même, et me
faisaient rougir d'oser y songer. D'ailleurs, où trouver quelqu'un
qui voulût me fournir des paroles, et prendre la peine de les tour-
ner à mon gré? Ces idées de musique et d'opéra me revinrent du-
rant ma maladie; et, dans !•• transport de ma fièvre, je composais
des vers, des chants, des duos, des chœurs. Je suis certain d'avoir
fait deux ou trois morceaux di prima inlenzione , dignes peut-être
de l'admiration des maîtres s'ils avaient pu les entendre exécuter.
0 si l'on pouvait tenir registre des rêves d'un fiévreux, quelles
grandes et sublimes choses on verrait sortir quelquefois de son
délire !
Ces sujets de musique et d'opéra m'orrupèrent encore pendant ma
eonvalcsceuce , mais plus tranquillement, A force d'y penser, et
même malgré moi, je voulus en avoir le cœur net, et tenter de faire
à moi seul un opéra, paroles et musique. Ce n'était pas tout-à-fait
mon coup d'essai. J'avais fait jadis à Chambéry un opéra -tragédie ,
intitulé Jphis et Anaxarète, que j'avais eu le bon sens de jeter au
feu. J'en avais fait à Lyon un autre intitulé la Déconrrrtc du Xnn-
veau Monde, dont, a|u-ès l'avoir lu à M. Bordes, à Y:i\>\ir .Ir M.ilhv,
à l'abbé Trublet, et à d'autres, j'avais fini par faire le nirmc us.ii^n'. ^
quoique j'eusse déjà fait la musique du prologue et du premier acte^
et que David m'eût ilit, eu voyant cette musique, qu'il y avait des
morceaux dignes du Buononcini.
Cette fois, avant de mettre la main à l'œuvre, je me donnai le
temps de méditer mon plan. Je projetai, dans un ballet héroïque,
trois sujets dilTérents en trois actes détachés, chacun dans nu dilTé-
rent caractère demusique, et, prenantpourchaque sujet les amours
d'un poète, j'intitulai cet opéra les Muses galantes. Mon premier
acte, en genre de musique forte, était le Tasse; le second, en genre
de musique tendre, était Ouîrfe ; le troisième, intitulé Anacréon, de-
vait respirer la gaité du dithyrambe. Je m'essayai d'abord sur le
premier acte; et je m'y livrai avec une ardeurqui, pourla première
fois, me fit goûter les délices de la verve dans la composition Un
soir, près d'entrer à l'Opéra, me sentant tourmenté, maîtrisé par
mes idées, je remets mon argent dans ma poche, je cours m'enfer-
mer chez moi, je me mets au lit, après avoir bien fermé mes ri-
deaux pour empêcher le jour d'y pénétrer, et là, me livrant à tout
l'œstre poétique et musical, je conipo.sai rapidement, en sept ou huit
heures, la meilleure partie de mon acte. Jepuisdireque mes amours
pour la princesse de Ferrare (car j'étais leTasse pour lors), et mes
nobles et fiers sentiments vis-à-vis de son injuste frère, me donnè-
rent une nuit cent fois plus délicieuse que je ne l'aurais trouvée dans
les bras de la première beauté de l'univers. 11 ne resta le matin dans
ma tête qu'une bien petite partie ds ce que j'avais fait ; mais ce peu,
presque effacé par la lassitude et le sommeil , ne laissait pas
de marquer encore l'énergie des morceaux dont il olfrait les débris.
Pour cette fois, je ne poussai pas fort loin ce travail , en ayant
été détourné par d'autres affaires. Tandis que je m'attachais à la
maison Dupin, madame de Beuzenvalet madame de Broglie, que je
continuai de voir quelquefoi.s, ne m'avaient pasoublié. .VI, lecomte
de Montaigu, capitaine aux gardes, venait d'être nommé ambassa-
deur à Venise. C'était un amba.ssadeur de la façon de Barjac, auquel
il faisait très assidûment la cour. Son frère le chevalierdeMontaigu,
gentilhomme de la manche de monseigneur le Dau[ihin, était de la
connaissance de ces deux dames, et de celle de l'abbé Alary de l'a-
cadémie française, que je voyais aussi quelquefois. Madame de Bro-
glie, sachant que le nouvel ambassadeur cherchait un secrétaire,
me proposa. Nous entrâmes en pourparler. Je demandais cinquante
louis d'appointement, ce qui était bien peu dans une place où l'on
est obligé de figurer. Il ne voulait me donner que cent pistoles , et
que je fi-se le voyage à mes frais. La proposition était ridicule.
Nous ne pûmes nous accorder. M. de Francueil, qui faisait tousses
efforts pour me retenir, l'emporta. Je restai, et M de Montaigu
partit, emmenant un autre secrétaire, nommé M. Follau, qu'on lui
avait donné au bureau des affaires étrangères. A peine furent-ils
arrivés à Venise qu'ils se brouillèrent. Follau, voyant qu'il avait af-
faire à un fou, le planta là ; et M. de Montaigu n'ayant qu'un petit
abbé, appelé deBinis, qui écrivait sous le secrétaire, et n'était pasen
état d'en remplir la place, eut recours à moi. Le chevalier son frère,
homme d'esprit, me tourna si bien, me faisant entendre qu'il y
avait des droits attachés à la place de secrétaire, qu'il rac fit accep-
ter les mille francs. J'eus vingt louis pourmon voyage, et je partis.
A Lyon j'aurais bien voulu prendre la route du Mont-Cenispour
voir en passant ma pauvre maman; mais je descendis le Rhône,
et fus m'embarquer à Toulon pour Gènes, tant par raison d'éco-
nomie, que pourprendre un passeport de M. de Mirepoix, qui com-
mandaitalors en Provence, et à qui j'étais adressé. M. de Montaigu,
ne pouvant se passer de moi, m'écrivait lettre sur lettre pour presser
mon voyage Un incident le retarda.
C'était le temps de la peste de Messine. La flotte anglaise y avait
mouillé, et visita la felouque sur laquelle j'étais. Cela nous assujet-
tit, en arrivant à Gènes après une longue et fatigante traversée, à
une quarantaine de vingt-un jours. On donna le choix aux passa-
gers de la faire à bord o;i au lazaret, dans lequel on nous prévint
que nous ne trouverions que les quatre murs, parce qu'on n'avait
pas encore eu le temps de le meubler. Tous choisirent la felouque.
L'insupportable chaleur, l'espace étroit, l'impossibilité d'y marcher,
la vermine, me firent préférer le lazaret, à tout risque. Je fus con-
duit dans un bâtiment à deux étages, absolument nu , où je ne trou-
vai ni fenêtre, ni lit, ni table, ni chaise, pas même un escabeau pour
m'asseoir, ni une botte de paille pour me coucher. On m'apporta
mon manteau, mon sac de nuit, mes deux malles, ou ferma sur
moi deux grosses portes à grosses serrures, et je restai là, maiirede
me promener à mon aise de chambre en chambre et d'étage en
étage, trouvant partout la même solitude et la même nudité.
'fout cela ne me fit pas repentir d'avoir choisi le lazaret [ilutôt
que 1.1 rc!o'ique,et, commeuii autre Robinson, je me misàni'arran-
ger pour mes vingt-un jours comme j'aurais pu faire pour toute ma
LÉS CONFESSIONS.
C7
vie. J'eus d'abord l'amusement d'aller à la chasse aux poux que j'a-
vais gagnés dans la felouque. Quand, àforce de changer de linge et
de liaides, je me fus enfin rendu net, je procédai à l'ameublfinient
dêlachamijre queje m'ctaiselioisie. Jeme fisun Ijou matelas de mes
vestes et de mes chemises, des draps de plusieurs seiviettes que je
cousis, une couverture de ma robe de chambre, un oreiller de mou
manteau. Je me fis un sicgi; d'une malle posée à plat, et une table
d'une autre que je mis d(^ champ. Je tirai du papier, un éeriloire ;
j'arrangeai en manière de biljliniiii'(|ue une douzaine de livres que
j'avais. Bref, je m'accommodai si bien, qu'à l'exception des rideaux
et des fenêtres, j'étais piesque aussi commodément à ce lazaretqu'à
mon jeu de paume de la rue Verdelet. Mes repas étaient servis avec
beaucoup de pompe; deux grenadiers, la baïonnette au bout du fu-
sil, les escoi'taieiil : l'escalier était ma salle à manger, le haut du
pallier me servait de table, la marche inférieure me servait de siège;
et, quand mon diner était servi, l'on sonnait, en se rctirani, une
clochette pour m' avertir de me mettre à table. Entre mes repas,
quand je ne lisais ni n'écrivais, ou que je ne travaillais pas à mon
ameublement, j'allais me promener dans le cimetière des protestants,
qui me servait de cour, où je montais dans une lanlcrne qui don-
nait sur le port, et d'où je pouvais voir entrer et sortir les navires.
Je passai de la sorte quatorze jours ; et j'y aurais passé lavinglaine
entière sans iii'eniu.yer un moment, si .M. de Joinville, envijyé de
France, à qui je fis parvenir une lettre vinaigrée, parfuméeetdenii-
brnlèe, n'eût lait abréger mon temps de huit jours : je les allaipas-
.serchez lui, et je me trouvai mieux, je l'avoue, du gîte de sa mai-
son que de celui du lazaret. 11 me fit force caresses. Dupont, son se-
crétaire, était un bon garçon, qui me mena, tant à Gènes qu'à la
campagne, dans plusieurs maisons où l'on s'amusait assez ; el je liai
avec lui connaissance et correspondance, quenous entretînmesfort
longlemps. Je poursuivis agréablement ma route à travers la l.oiii-
barclie ; je vis Milan, Vérone, liresse, l'udoue; et j'arrivai eiiliii à
Venise impatiemment attendu par M. l'ambassadeur.
Je trouvai des tas de dépêches, tant de la couniue des autres am-
bassadeurs, dont il n'avait pu lirece qui était chiffré, quoiqu'il eût
tous les chiffres nécessaires (lour cela. N'ayant jamais travaillé dans
aucun bureau, ni vu de ma vie un chiffre de ministre, je craignis
d'abord d'être embarrassé. Mais je trouvai que rien n'était plus
simple ; et en moins de huit jours j'eus déchiffré le tout, qui assuré-
ment n'en valait pas la peine; car, outre que l'ambassadede Venise
est toujours assez oisive, ce n'est pas à ce pauvre homme qu'on eût
voulu confier la moindre négociation. Il s'était trouvé dans un
grand embarras jusqu'à mon arrivée, nesacbant ni dicter, ni écrire
lisiblement. Je lui étais très utile ; il le sentit, et me traita bien. Un
autre motif l'y portait encore. Depuis M. de Frouiay, son prédéces-
seur, dont la tète s'était dérangée, le consul de Franco, appelé
M. le Hloiid, était resté chargé des affaires de l'ambassade, et, de-
puis l'arrivée de M. de Mniilaigu, il continuait de les faire jusqu'à
ce qu'il l'eiît mis au fait. M. de Montaigu, jaloux qu'un autre fit son
métier, quoique lui-même n'y entendit rien , prit en guigiion le
consul, et sitôt que je fus arrivé il lui olales tbnctions de secrétaire
d'ambassade pour nie les donner. Klles étaient inséparables du titre;
il me dit de le prendre. Taiitqueje restai près de lui,jamaisilii'en-
voya que moi sous ce litre au sénat et chez son confèrent : et dans
le fond il était fort naturel qu'il aimât mieux avoir pour secrétaire
d'ambassade lin homme à lui qu'un consul ou un commis des bu-
reaux nommé jiar la cour.
(À'Ia rendit ma situation assez agréable, et empêcha ses gentils-
hommes, qui étaient Italiens ainsi que ses pages et la plupart de
ses gens, de me disputer la primauté dans sa maison. Je me servis
avec succès de l'autorité qui y était attachée [lour maintenir son
droit de liste, c'est-à-dire la franchise de son (luartier contre les
tentatives qu'on fil plusieurs fois pour l'enfreindre, et auxquelles ses
officiers vénitiens n'avaient garde de résister. Mais aussi je ne souf-
fris jamais qu'il s'y réfugiât des bandits, quoiqu'il m'en eût pu re-
venir des avantages dont Sou Excellence n'aurait pas dédaigné sa
part. Elle osa même la réclamer sur les droits du secrétariat, qu'on
appelait la chancellerie. Ou était en guerre; il ne laissait pas d'y
avoir bien des expéditions de passeports Chacun de ces passeports
payait un sequin au secrétaire qui l'expédiait et le contresignait.
Tous mes prédécesseurs s'étaient fait payer indistinctement ce se-
quin tant des Français que des étrangers. Sans être François, je
trouvai cet usage injuste, et je l'abrogeai pour les Français : mais
j'exigeai si rigoureusement mou droit de tout autre, que le marquis
Seotti, frère du favori de la reine d'Espagne, m'ayant fait deman-
der un passeport sans m'envoyer le sequin, je le lui fis demander,
hardiesse que le vindicatif Italien n'oublia pas. Dès (pi fn .--ul la lé-
Ibrnieque j'avais faite dans la taxe des passeports, il ne se jiresenta
plus pour en avoir que des foules de préti iidus Français, qui, dans
des baragouins abominables, se disaient, l'un Pioveiiçal, l'autie Pi-
card, l'autre lîourguiguou. Comme j'ai l'oreille assez fine, je n'en
fus guère la dupe, et je doute qu'un seul Italien m'ait souille mon
sequin. J'eus la bêtise de dire à M. de Montaigu, qui ne savait rien
de rien, ce quej'avais f.iit. Ce nmt de requin lui lit ouvrir lesoieil-
les; et, sans nie dire son avis sur la suppression de ceux des Fran-
çais, il prétendit que j'entra.sse en com|ite avec lui sur les autres;
me promettant des avantages équivalents. Plus indigné de cette
bassesse qu'affecte par mon intérêt, je rejetai hautement sa propo-
sition : il insista : je m'échauffai ; Non, monsieur, lui dis-je très
vivement, que Votre Excellence garde ce qui e.st à elle el me laisse
ce qui est à moi, je ne lui en céderai jamais un sou. Voyant qu'il ne
gagnerait rien par cette voie, il en prit une autre : et n'eut pas honte
de me dire ((ue, pui.sque j'avais les prfifits de sa chancellerie, il était
juste que j'en fisse les frais. Je ne voulus pas chicaner sur cet ar-
ticle; et depuis lors j'ai fourni de mon argent encre, papier, cire,
bougie, Moiipareille, et t lut le reste, sans qu'il m'en ait jamais
remboursé un liard. Cela ne m'empêcha pas de faire une petite part
du produit des passeports à l'abbé de Binis, bon garçon, et bien
éloigné de prétendre à rien de .semblable. S'il était complaisant en-
vers moi, je n'étais pas moins honnête envers lui, et nous avons
toujours bien vécu ensemble.
Sur l'essai de ma besogne, je la trouvai moins embarrassante
queje n'avais craint pour un homme sans expérience, auprès d'un
ambassadeur qui n'en avait pas davantage, et dont, pour surcroît,
l'ignorance et l'entêtement contmriaient comme à plaisir tout ce
que le bon sens et quelques lumières m'inspiraient de bien pour
son service et celui du roi. Ce qu'il fit de plus raisonnable fut de
se lier avec le marquis .Mari, ambassadeur d'Elspagne, homme
adroit et fin, qui l'eût mené par le nez s'il eût voulu, mars qui, vu
l'union d'intérêt des deux couronnes, le conseillait assez bien, si
l'autre n'eûl gâté ses conseils en fourrant toujours du sien dans
leur exécution. La seule chose qu'ils eussent à faire de concert était
d'engager les Vénitiens à maintenir la neutralité. Ceux-ci ne man-
quaient pas de protester de leur fidélité à l'observer, tandis qu'ils
fournissaient publiquement des munitions aux troupes autrichien-
nes et môme des recrues, sous prétexte de désertion. M. de Mon-
taigu, qui, je crois, voulait plaire à la république, ne manquait pas
aii.ssi, malgré mes représentations, de nie faire assurer, dans toutes
ses dépêches, qu'elle n'enfreindi'ait jamais la neutralité. L'entête-
ment et la stupidité de ce [lauvre homme me faisaient écrire et faire
à tout moment des extravagances dont j'étais bien forcé d'être l'a-
gent, pui>qu'il le voulait, mais qui me rendaient quelquefois mou
métier insupportable et même presque impraticable, il voulait ab-
solument que la plus grande partie de sa dépêche au roi et de celle
au ministre fût en chiirres, quoique l'une et l'autre ne continssent
absolument rien qui demandât cette précaution. Je lui représentai
qu'entre le vendredi, qu'arrivaient les dépêches de la cour, elle
samedi, que parlaient les nôtres, il n'y avait pas assez de temps
pour l'employer à tant de chiffres et à la forte correspondance dont
j'étais chargé par le même courrier. Il triuiva à cela un expédient
admirable, ce fut de faire dès le jeudi la réponse aux dépêches qui
devaient arriver le lendemain. Cette idée lui parut si heureusement
trouvée, que, quoi que je pusse lui dire sur l'impossibilité, sur l'ab-
surdité de son exéculion, il en fallut passer par là, et, tout le temps
que j'ai demeure chez lui, après avoir tenu note de quelques mots
qu'il me disait dans la semaine à la volée, et de quelques nouvelles
triviales que j'allais écumant par-ci, par-là, muni de ces uniques
matériaux, je ne manquais jamais/ le jeudi malin, de lui porter le
brouillon des dépêches qui devaient partir le samedi, sauf quelques
additions ou corrections à faire sur cellts qui devaient venir le ven-
dredi, et auxquelles les nôtres servaient de réponses. Il avait un autre
tic fort plaisant, et qui di.nnait à sa correspondance un ridicule
difficile à imaginer, c'iHait de renvoyer chaque nouvelle à sas<iurce;
au lieu de lui faire suivre son courts. Il marquait à M. Amelot les
nouvelles delà cour, à M. de Maurepas celles de Paris, à .M. d'Ha-
vrincourt celles de Suède, à M. de la Chétardie celles de Pctcrs-
bourg, et quelquefois à chacun celles qui venaient de lui-incme,
en termes un peu dillérents. Comme de tout ce que je lui portais
à signer il ne p.irconrait que les dépêches de la cour, et signait celles
pour les autres ambassadeni'S sans les lire, cela me rendait un peu
plus le maître de tourner ces dernières à rïia mode, et j'y fis au
moins croiser les nouvelles. Mais il me fut impossible de donner un
lour l'aisonnable aux dépêches essentielles; heureux encore quand
il ne s'avisait pas d'y larder impromptu quelques lignes de son es-
toc, qui me forçaient de retourner transcrire en hâte toute la dé-
pêche ornée de celte nouvelle impertinence, à laquelle il fallait don-
ner rhonneur du cbitl're, sans quoi il ne l'aurait pas signée. Je fus
tenté vingt fois, pour l'amour de sa gloii-c, de chiffrer autre chose
que ce qu'il avait dit; mais, sentant que rien ne pouvait autoriser
une pareille infidélité, je le laissai délirer à ses risques, content de
lui parler avec franchise, eldc remiilir aux miens mon devoir auprès
de lui.
C'est ce que je fis toujours avec une droiture, un zèle el un cou-
rage qui méritaient de sa part une autre récompense que celle que
j'en reçus à la fin. Il i-tait temps que je fusse urie fois ce que le ciel,
qui m'avait doué d'un heureux naturel, ce que l'èducalion quej''a-
vais reçue de la meilleure des femmes, ce que celle que je m'étais
donnée à moi-même, m'avait fait être, et je le fus. Livre à moi seul,
sans ami, sans conseil, sans expérience, en pays étranger, servant
une nation étrangère, au milieu d'une fouie cie fripons qui, pour
6B
LES VEILLÉES LITTÉRAIRES ILLUSTRÉES.
leur intérêt et pour écarter le scandale du bon exemple, me tentaient
de les imiler; loin d'en rien faire, je servis bien la France, à qui je
ne devais rien, et mieux l'ambassadeur, comme il était juste, en
tout ce qui dépendait de moi. Irréprochable dans un poste assez en
vue, je méritai, j'obtins l'estime de la république, celle de tous les
ambassadeurs avec qui nous étions en correspondance, et raffection
de tous les Français établis à Venise, sans en excepter le consul
même, que je supplantais à regret dans des fondions que je savais
lui êtrediies, et qui me donnaient plus d'embarras que de plaisir.
M. de Montaigu, livré totacraentau marquis Mari, qui n'entrait
pas dans le détail de ses devoirs, les négligeait à tel point que, sans
moi, les Français qui étaient à Venise ne .se seraient pas aperçus
qu'il y eût un "ambassadeur de leur nation. Toujours éconduits, sans
qu'il voiilijt les entendre, lorsqu'ils avaient besoin de sa protection,
ils se rebutèrent, et l'on n'en voyait plus aucun, ni à sa suite, ni à
sa table, où il ne les invita jarpais. Je fis souvent de mon chef ce
qu'il aurait dû faire : je rendis aux Français qui avaient recours à
lui ou à moi tous les services qui étaient en mon pouvoir. Kti tout
autre pays j'aurais fait davantage; mais ne pouvant voir personne
en place, à cause delà mienne, j'étais forcé do recourir souvent au
consul, et le consul, établi dans le pays où il avait sa famille, avait
des ménagements à garder, qui l'eitipèchaient de faire ce qu'il au-
rait voulu. Quelquefois cependant, le voyant mollir et n'osant par-
ler, je m'aventurais à des démarches hasardeuses, dont plusieurs
m'ont réussi. Je m'en rappelle une dont le souvenir me fait encore
rire. On ne se douterait guère que c'est à moi Ifae les amateurs du
spectacle à Paris ont dû Coralline et sa sœur Camille : rien cepen-
dant n'est plus vrai. Véronèse, leur père, s'était engagé pour la
troupe italienne, et, après avoir reçu deux mille francs pour son
\oyage, au lieu de partir, il s'était tranquillement mis à Venise au
théâtre de Saint-Luc (1), où Coralliue, tout enfant qu'elle était en-
core, attirait beaucoup demonde.M. le duc de Gesvres, comme pre-
mier gentilhomme de la chambre, écrivit à l'ambassadeur pour ré-
clamer le père et lai'fille. M. de Montaigu me donna la lettre, et,
pour toute instruction, me dit : Voyez cela. J'allai chez M. le Blond
le prier de parler au patricien à qui appartenait le théâtre de Saint-
Luc, et qui était, je crois, un Zustiniani , afinqu'il renvoyât Véro-
nèse, qui était engagé au service du roi. Le Blond, qui ne se sou-
ciait pas trop de la commission, la fît mal. Ziistiniani battit la com-
pagne, et Véronèse ne fut point renvoyé. J'étais piqué. L'on était
en carnaval; ayant pris la bahutte et le masque, je me fis mener au
palais Zustiniani. Tous ceux qui virent entrer ma gondole avec la
livrée de l'ambassadeur furent frappés : Venise n'avait jamais vu
pareille chose. J'entre, je me fais annoncer sous le nom d'una siora
J»/a5cftera. Sitôt que je fus introduit, j'ôtai mon masque et je me
nommai. Le sénateuF pâlit, et resta stupéfait. Monsieur, lui dis-je,
c'est à regret que j'importune Votre Erainence de ma visite; mais
vous avez à votre théâtre de Saint-Luc un homme nommé Véronèse
qui est engagé au service du roi, et qu'on vous a fait demander
inutilement : je viens le réclamer au nom de Sa Majesté, Ma courte
harangue fit effet. A peine étais-je parti, que mon homme courut
rendre compte de son aventure aux inquisiteurs d'Etat, qui lui la-
vèrent la tète. Véronèse fut congédié dos le jour même. Je lui fis
dire que s'il ne partait dans la huitaine je le ferais arrêter, et il
partit.
Dans une autre occasion, je tirai de peine un capitaine de vais-
seau marchand, par moi seul et presque sans le concours de per-
sonne. Il s'appelait le capitaine Olivet de Marseille. Son équipage
avait pris querelle avec des esclavons au service de la république ; il
y avait eu des voies de fait, et le vaisseau avait été mis aux arrêts
avec une telle sévérité, que personne, excepté le seul capitaine, n'y
pouvait aborder ni en sortir sans permission. Il eut recours à l'am-
bassadeur, qui l'envoya promener : il fut au consul, qui lui dit que
ce n'était pas une affaire de commerce, et qu'il ne pouvait s'en mê-
ler ; ne sachant plus que faire, il' revint à moi. Je représentai à
M. de Montaigu qu'il devait me permettre de donner sur cette af-
faire un mémoire au sénat; je ne me rappelle jias s'il y consentit
et si je présentai le mémoire, mais je' me rappelle bien que, mes
démarches n'aboutissant à rien, et l'embargo durant toujours, je
pris un parti qui me réussit. J'insérai la relation de cette affaire dans
une dépêche à M. de Maurepas, et j'eus même assez de peine à faire
consentir M. de Montaigu à passer cet article. Je savais que nos dé-
pèches, sans valoir trop la peine d'être ouvertes, l'étaient à Venise.
J'en avais la preuve dans les articles que j'en trouvais mot pour mot
dans la gazette: infidclité dont j'avais inntdement porté l'ambassa-
deiîr à se plaindre. Mon objet, en parlant de cette vexation dans
la dépèche, était de tirer parti de leur curiosité pour leur faire peur,
et les engager à délivrer le vaisseau ; car s'il eût fallu attendre pour
cela la reiionse de la cour, le capitaine él:iit ruiné avant qu'elle fût
venue. Je fis plus: je me rendis au vaisseau pour interroger l'équi-
page. Je pris avec moi l'abbé Patizel, chancelier du consulat, qui
(l) Je suis en doute si ce n'était point Saint-.Samuel. Les noms propres
W^cliappeut absolument. (Celle note u'cst point dans le manuscrit aulu-
graplie.;
ne vint qu'à contre-cœur, tant ces pauvres gens craignaient tons
de déplaire au sénat. Ne pouvant monter à bord à cause de la dé-
fens(;, je restai dans ma gondole, et j'y dressai mon verbil, inter-
rogeant à haute voix et successivementtous les gens de l'équipage,
et dirigeant mes questions de manière à tirer des réponses qui leur
fussent avantageuses. Je voulus engager Patizel à faire les interro-
gations et le verbal lui-même, ce qui en effet était plus de son mé-
tier que du mien; il n'y voulut jamais consentir, et ne dit pas un
seul mot. Cette démarche, un peu hardie, eut cependant un heu-
reux succès, et le vaisseau fut délivré longtemps avant la réponse
du ministre. Le capitaine voulut me faire un présent. Sans me fâ-
cher je lui dis, en lui fraiipant sur l'épaule : Capitaine Olivet,
crois-tu que celui qui ne reçoit pas des Français un droit de passe-
port qu'il trouve établi, soit homme a leur vendre la protection du
roi? Il voulut au moins me donner sur son bord un dîner que j'ac-
ceptai, et où je menai le secrétaire d'ambassade d'Espagne, nommé
Carrio, homme de mérite et très aimable qu'on a vu depuis secré-
taire d'ambassade à Paris et chargé des affaires, avec lequel je m'é-
tais intimement lié, à l'exemple de nos ambassadeurs.
Heureux si , lorsque je faisais avec le plus parfait désintéressement
tout le bien que je pouvais faire, j'avais su mettre assez d'ordre et
d'attention dans tous ces menus détails pour n'en être pas moi-même
la dupe, et servir les autres à mes dépens! Mais dans des places
comme celle que j'occupais, où les moindres fautes ne sont pas sans
conséquence, j'é|)uisais toute mon attention pour n'en point faire
contre mon service : je fus jusqu'à la fin du plus grand ordre et de
la plus grande exactitude dans tout ce qui regardait mon devoir es-
sentiel. Hors quelques erreurs qu'une précipitation forcée me fît
faire en chiffrant, et dont les commis de M. Amelot se plaignirent
une fois, ni l'ambassadeur, ni personne n'eut jamais à me reprocher
une seule négligence dans aucune de mes fonctions; mais je man-
quais parfois de mémoire et de soin dans les affaires particulières
dont je me chargeais ; et l'amour de la justice m'en a toujours fait
supporter le préjudice de mon propre mouvement, avant que per-
sonne songeât à se plaindre. Je n'en citerai qu'un seul trait, qui se
rapporte à mon départ de Venise, et dont j'ai senti le contre-coup
dans la suite à Paris.
Notre cuisinier, appelé Rousselot, avait apporté de France un an-
cien billet de deux cents francs, qu'un perruquier de ses amis avait
d'un noble vénitien appelé Zanetto Nani, pour fourniture de perru-
ques. P,ous.selot m'apporta ce billet, me priant de tâcher d'en tirer
quelque chose par accommodement. Je savais, il savait aussi que
l'usage constant des nobles vénitiens est de ne jamais [layer, de re-
tour dans leur patrie, les dett's qu'ils ont contractées en pays étran-
ger; quand on les y veut contraindre, ils consument en tant de lon-
gueurs et de frais le malheureux créancier, qu'il se rebute, et finit
par tout abandonner ou s'accommoder presque pour rien. Je priai
M. le Blond de parler à Zanetto; celui-ci convint du billet, non du
paiement. A force de batailler il promit enfin troissequins. Quand le
Blond lui porta le billet les trois sequins ne se trouvèrent pas prêts;
il fallut attendre. Durant cette attentesurvint ma querelle avec l'am-
bassadeur, et ma sortie de chez lui. Je laissai tous les papiers de
l'ambassade dans le plus grand ordre, mais le billet de Rousselot ne
se trouva point. M. le Blond m'assura me l'avoir rendu ; je le con-
naissais trop honnête homme pour en douter, mais il me fut impos-
sible de me rappeler ce qu'était devenu ce billet. Comme Zanetto
avait avoué la dette, je priai M. le Blond de tâcher d'en tirer les
troissequins, ou de l'engager à renouveler le bdlet par duplicata.
Zanetto, sachant le billet perdu, ne voulut faire ni l'un ni l'autre.
J'offris à Rousselot les irois sequins de ma bourse, pour l'acquit du
billet. Il les refusa, et me dit que je m'accommoderais à Paris avec
le créancier, dont il me donna l'adresse. Le perruquier, sachant ce
qui s'était passé, voulut son billet, ou son argent en entier. Que
n'aurais-je point donné, dans mon indignation, pour retrouver ce
maudit billet ! Je payai les deux cents francs, et cela dans ma plus
grande détresse. Voilà comment la perte du billet valut au créancier
le paiement de la somme entière, tandis que si, malheureusement
[lour lui, ce billet se fût retrouvé, il en aurait difficilement tiré les
dixécus promis pas son excellence Zanetto Nani.
Le talent que je crus me sentir pour mon emploi me le fit rem-
plir avec goût; et, hors la société de mon ami de Carrio, du ver-
tueux Altuna, dont j'aurai bientôt à parler , hors les récréations bien
innocentes de la place Saint-Marc , du spectacle , et de quelques
visites que nous faisions toujours ensemble, je fis mes seuls plaisirs
de mes devoirs. Quoique mon travail ne fût pas fort pénible, surtout
avec l'aidade l'abbé de Binis, comme la correspondance était très
étendue, ft que nous étions en temps de guerre, je ne laissais pas
d'être occupe raisonnablement. Je travaillais tous les jours une
bonne partie de la matinée, et, les jours de courrier, quelquefois
jusqu'à minuit. Je consacrais le reste du temps à l'étude du métier
que je commençais , et dans lequel je comptais bien , par le succès
de mon début, être employé plus avantageusement dans la suite.
En ell'et, il n'y avait qu'une voix sur mon compte, à comniencer
par celle de l'ambassadeur , qui se louait hautement de iimn ser-
vice, qui ne s'en est jamais plaint , et dont toute la fureur ne vint
LES CONFESSIONS.
69
dans la suite que fin (-fi que, m'étant iilaJnt iiiiililcimont moi-même,
je voulus avoir enliii mon eoiif,'!;. Lc:s aiiiliassailcurs et ministres du
roi, avec qui nons étions en correspondance , lui faisaient, sur le
mérite de son secrétaire, des comiilimenls qui devaient le flatter, et
qui , dans sa mauvaise tète, produisirent un effet tout ditrérenl. Il
en reçut un surtout, dans une circonstance essentielle , qu'il ne
m'a jamais pardonné. Ceci vaut la peine d'être expliqué.
Il pouvait si peu se gêner, que le samedi même, jour de presque
tous les courriers, il ne pouvait attendre pour sortir que le travail
fût achevé , et , me talonnant sans cesse pour expédier les dépèclies
ilu roi et des ministres, il signait en hâte, et puis courait je ne sais
où , laissant la plupart des autres lettres sans signature , ce qui me
l'oreail, quand ce n'était que des nouvelles , de les tourner en tiul-
letins; mais, lorsqu'il s'agissait d'all'aires qui regardaient le service
du roi , il fallait bien que quelqu'un signât , et je signais J'en usai
ainsi pour un avis important que nous venions de recevoir de
M. Vincent, chargé des affaires du roi à 'Vietine. C'était dans le
temps que le piince de Lobkowitz marchait à Naples, et que le
comte de Gages fit cette mémorable retraite, la plus belle manœu-
vre de guerre de tout le siècle, et dont l'Europe a trop peu parlé.
L'avis portait qu'un homme, dont M. Vincent nous envoyait le si-
gnalement, partait de Vienne et devait passer à Venise, allant l'ur-
tivcmeut dans l'Abruzze , chargé d'y faire soulever le peuple à
l'approc-he des Autrichiens. En l'absence du comte de Monlaigu, qui
ne s'intéressait à rien , je fis passera M. le Marquis de l'Hôpital cet
avis si à propos que c'est peut-être à ce pauvre J.'an-Jacqucs, si
bafoué, que la maison de Bourbon doit la conservation du royaume
de Naples.
Le marquis de l'Hôpital, en remerciant son collègue, comme il
était juste, lui parla de son secrétaire et du service qu'il venait de
rendre à la cause commune. Le comte de Montaigu , qui avait à se
reprocher sa négligence dans cette affiire, crut voir aussi dans ce
compliment un reproche , cl m'en parla avec humeur. J'avais été
dans le cas d'en user avec le comte de Gaslellane, ambassadeur à
Coustantinoplc , comme avec le marquis de l'Hôpital, quoiqu'en
chnses moins importantes. Comme il n'y avait point d'autre poste
pour Constantinople que les courriers que le sénat envoyait de temps
en temps à son bayli;, on donnait avis du départ de ces courriers à
l'amliassadeur de France, pour qu'il pût écrire par cette voie à .son
colli'gue , s'il le jugeait à propos. Cet avis venait d'ordinaire un
jour ou deux à l'avance : mais on faisait si peu de cas de M. de Mon-
taigu qu'on se contentait d'envoyer chez lui, pour la forme, une
heure ou deux avant le départ du courrier; ce qui me mit plusieurs
fois dans la nécessité de faire la dépêche en son absence. M. de (jas-
tellane, en y répondant, faisait mention de moi en termes hon-
nêtes; autant en faisait à Gènes M. de Joinvillc: autant de nou-
veaux griefs.
J'avoue que je fuyais pas l'occasion de me faire connaître; mais
je ne la cherchais pas non plus hors de propos; et il me paraissait
fort juste, en servant bien , d'aspirer au prix naturel des bons ser-
vices , qui est l'estime de ceux qui sont eu état d'en juger et de les
récompenser. Je ne dirai pas si mon exactitude à remplir mes fonc-
tions était, de la part de l'ambassadeur, un légitime sujet de plainte;
mais je dirai bien que c'est le seul qu'il ait articulé jusqu'au jour
de notre séparaiion.
Sa maison , qu'il n'avait jamais mise sur un trop bon pied , se
remplissait de canaille : les Français y étaient mal traités, les Ita-
liens y primaient l'ascendant; et, même parmi eux, les bons servi-
teurs attachés depuis longtemps à l'ambassade furent tous malhon-
nêtement chassés; entre autres, son premier gentilhomme, qui
l'avait été du comte de Froulay, et qu'où appelait, je crois, le comte
Piati , (ui d'un nom très approehaut. Le second gentilhomme, du
choix de M. de Monlaigu , était un b indit de Mautouc appelé Domi-
nique Vitali , à qui r.uoli.is^.ul.'ui- ciuifia le soin de sa maison , et
■qui, à force de iialcliiiii^i' ci Je lusse lésine, obtint sa confiance et
devint son favuri au grami prrjiKiui: du (leu d'honnêtes gens qui y
étaient encore, et du secrétaire qui etnit à leur lêlc. L'œil iiiiègie
d'un honnête homme est toujours inquiétant [lour les fripons. Il n'en
aurait pas fallu davantage pour que celui-ci me prît en haine; mais
cette haine avait une autre cause encore qui la rendit bien plus
cruelle. Il faut dire cette cause, afin qu'on me condamne si j'avais
tort.
L'ambassadeur avait, selon l'usage, une loge à chacun des cinq
spectacles. Tous les jours à dîner il nommait le théâtre où il vou-
lait aller ce jour-là; je choisissais après lui, elles gentilshommes
disposaient des autres loges- Je prenais, eu sorliint, la clef de celle
que j avais choisie. Un jour Vitali , qui tenait les clefs , n'étant pas
là, je chargeai le valet de pied qui me .servait deiii'apporterla mienne
dans une maison que je lui indiquai. Vitali, au lieu de m'en-
■voyer ma clef, dit qu'il en avait disposé. J't^tais d'autant plus ou-
tre (jue le valel de pied m'avait rendu compte de ma commission
devant tout le monde Le soir Vitali voulut me dire quelques mots
d'excu,se que je ne reçus point. Demain, monsieur, vous viendrez,
lui dis-je, me les faire à telle heure dans la maison où j'ai reçu
l'airrout, et devant les gens qui en ont été témoins, ou aprcs-de-
main, quoi qu'il arrive, je vous assure que vous ou moi sortirons
d'ici. Ce ton décidé lui en imposa. 11 vint au lieu et à l'heure me
faire des excuses publiques avec une bîsseese digne de lui: mais
il prit à loisir ses mesures; et, tout en me faisantdc grandes cour-
bettes, il travailla tellement à l'italienne, que ne pouvant porter
Tanihassadeur à me donner raon congé, il me mit dans la né-
cessité de le prendre.
Un pareil misérable n'était assurément pas fait pour me con-
naître, maisil connaissait de moi ce qui servait à ses vues. H mecon-
n;iis>ait hou et doux à l'excès pour supporter des torts involontaires,
fier et peu endurant pour des ofTenses préméditées, aimant la dé-
cence et la dignité dans les choses convenables, et non moins exi-
geant pour l'honneur qui m'était du qu'attentif à rendre celui que
je devais aux autres. C'est par là qu'il entreprit et vint à bout de
me rebuter. Il mit la maison sens dessus dessous ; il en ôtn ce que
j'avais tâché d'y maintenir de riîgle. de subordination, de propreté,
d'ordre. Une maison sans femme a bcsiin d'une discipline un peu
sévère pour y faire régner la modestie inséparable de la dignité.
Il fit bientôt de la nôtre un lieu de craimle et de licence, un repaire
de fripons et de débauchés. Il donna pour second gentilhomme à
Son Excellence, à la place de celui qu'il avait fait chasser, un autre
maquereau comme lui, qui tenait bordel public à la croix de Malte ;
et ces deux coquins bien d'accord étaient d'une indécence égale à
leur insolence. Hors la seule chambre de l'ambassadeur, qui même
n'était p.as trop en règle il n'y avait pas un seul coin dans la mai-
sou soulTrahle pour un honnête homme.
Comme Son Excellence ne soupait pas, nous avions le soir, les
gentilshommes et moi, une table partieiilicre où mangeaient aussi
l'abbé de Binis et les pages. Dans la plus vilaine gargotte on est
servi plus proprement, plus décemment, en linge moins sale, et l'on
a mieux à manger. On nous donnait une seule petite chandelle bien
noire, des assiettes d'étain, des fourchettes de fer.
Passe encore pour ce qui se faisait en secret; maison m'ôta ma
gondole : seul de tous les secrétaires d'ambassadeurs , j'étais forcé
d'en louer une ou d'aller à pied ; et je n'avais plus la livrée de Son
Excellence que quand j'allais au sénat. D'ailleurs, rien de ce qui se
passait au dedans n'était ignoré dans la ville. Tous les officiers de
l'amba-ssadeur en jetaient les hauts cris. Dominique, la seule cause
de tout, criait le plus haut, sachant bien que l'indécence avec la-
quelle nous étions traités m'était plus sensible qu'à tous les autres.
Seul de la maison, je ne disais rien au dehors, mais je me plaignais
vivement à l'ambassadeur, et du reste, et surtout de lui-même,
qui, secrètement excité par son àme damnée, me faisait chaque jour
quelque nouvel affront. Forcé de dé(ien5er beaucoup pour me tenir
au pair de mes confrères et convenablement à mon poste , je ne
pouvais arracher un sou de mes appointements; et quand je lui
demandais de l'argent, il me parlait de son estime et de sa con-
fiance , comme si elle eût dû remplir ma bourse et suffire à tout.
Ces deux coquins finirent par faire tourner tout-à-fait la tète à
leur maître, qui ne l'avait déjà pas trop bonne, et le ruinaient dans
nu broeanîage continuel par des marchés de dupe, qu'ils lui per-
suadaient être des marchés d'e.scroc. 11 lui firent louer sur la Brenla
un palazzo le double de sa valeur, dont ils parlagci-ent le surplus
avec le propriétaire. Les appartements en étaient incrustés en mo-
saïque, et garnis de colonnes et de pilastres de très beaux marbres,
à la mode du pays. M. de Monlaigu fit superbemeul ma>quer tout
cela d'une boiserie de sapin, par l'unique raison qu'à Paris les ap-
partements sont ainsi boisés. Ce fut par une raison semblable que,
seul de tous les ambassadeurs qui étaient à Venise , il ôta l'épce à
ses pages et la canne à ses valets de pied. Voilà quel était l'homme
qui, loujouis par le même motif peut-être, me prit en grippe uni-
quement sur ce que je le servais trop fidèlement.
J'endurai (latiemment ses dédains, sa brutalité, ses mauvais trai-
tements, tant qu'en y voyant de l'humeur je crus n'y pas voir de la
haine : mais, dès que je vis le dessein formé de me priver de l'hon-
neur que je méritais par mon bon service, je résolus d'y renoncer.
La première marque que je reçus de sa raauv;iise volonté fut à l'oc-
casion d'un dîner qu'il devait donner à M. le duc de Modèiie cl à
sa famille, qui étaient alors à Venise, et dans lequel il me signifia
que je n'aurais pas place à sa table. Je lui répondis piqué, mais sans
me fâcher, qu'ayant l'honneur d'y dîner journellement, si M. le dur
de .Modèiie exigeait que je m'en absentasse, quand il y viendrait, il
était de la dignité de Son Excellence cl de mon devoir de n'y pas
consentir. Comment, me dit-il avec emportement, mon secrétaire,
qui même n'est pas gentilhomme, prétend dîner avec un souverain
quand mes geniilshommes n'y dînent pas? Oui, monsieur, lui ré-
pliquai-je; le poste dont m'a' honoré Votre Excellence m'anoblil si
liien, tant que je le remplis, que j'ai même le pas sur vos geniils-
hommes soi-disant tels, et suis admis où ils ne peuvent l'être. Vous
n'ignorez pas que le jour que vous ferez votre entrée publique je
suis appelé par rétiquelte et par un usage immémorial à vous y
suivre eu habit de cérémonie, et àrhonneur d'y dîner avec vous au
palais de Saint-Marc; et je ne vois pas pourquoi un homme, qui
peut et doit manger en public avec le doge et tout le sénat de Ve-
nise, ne pourrait pas manger en particulier avec M. le duc de Mo-
70
LES VEILLÉES LITTÉRAIRES ILLUSTRÉES,
di'iiK. Ou'iiquu l'argunient fùl sans réplique, l'arrihassadeur ne s'y
nnclii iioiiit : mais nous i]\ùiiii:.s pas occasion de renouveler la dis-
liute, M. le duc de Modèiie n\'taiU point venu ilîncr cliez lui.
Dés lors il ne cessa de me donner des désagréments, de me faire
des passe-droits, s'eirorçanl de ni'ôler les [letites prérogatives atta-
chées à mon poste, pour les transmettre à son cher Vitali; et je
suis sûr que, s'il eût pu l'envoyer au sénat à ma place, il l'aurait
fait. 11 employait ordinairement l'alibé de Ijinis pour écrire dans
son caliinet ses lettres parliculières : il se servit de lui pour écrire à
M. de Maurepas une relation de l'affaire du capitaine Oiivet, dans
laquelle, loin de faire aucune mention de moi, qui seul m'en étais
mêlé, il ni'ôlail même l'honneur du verbal, dont il lui envoyait un
<ii>ul)le , pour l'allriliuer à Patizel, qui n'avait pas dit un seul mot.
Il voulait me mortifier et complaire à son favuri, mais non passe
défaire de moi. Il sentait qu'il ne lui serait plus aussi aisé de me
trouver un successeur qu'à M. Follau, qui l'aviit déjà l'ait connaître. 11
lui fallait absolument un secretaii-e i|ui sût l'italien , à cause des ré-
ponses du sénat ; qui fit toutes ses dépèebes, toutes ses afTaires, sans
(|u'il se mèlàt de rien ; qui joignit au mérite de le bieo servir la bas-
sesse d'être le complaisant rie messieurs ses faquins de gentils-
hommes. 11 voulait donc me garder et me mater, en me tenant loin
de mon pays et du sien, sans argent pour y retourner: et il aurait
réussi p.eui'-ètre, s'il s'y fût pris plus modérément ; mais Vitali, qui
avait d'autres vues, et qui voulait me forcer de prendre mon parti,
en vint à bout. Dès que je vis que je perdais toutes mes peines ,
que l'ambassadeur me faisait des crimes de mes services, au lieu de
m'en savoir gré, que je n'avais plus à espérer chez lui que désagré-
ment au dedans, injustice au dehors, et que, dans le décri général
où il s'était mis, ses mauvais offices pouvaient me nuire sans que
les bons pussent me servir, je pris mon parti, et lui demandai mon
congé, lui laissant le temps de se pourvoir d'un secrétaire. Sans me
dire ni oui ni non, Il alla toujours son train. Voyant que rien n'al-
lait mieux, et qu'il ne se mettait en devoir de chercher personne ,
j'écrivis à son frère, et, lui détaillant nies motifs, je le priais seule-
ment d'obtenir mon congé de Son Excellence, ajoutant que, de ma-
nière ou d'autre, il m'était impossible de rester. J'attendis long-
temps, et n'eus point de réponse. Je commençais d'être fort embar-
rassé; mais l'amba-sadeur reçut enfin une lettre de son frère. Il
fallait qu'elle fût vive; car, quoiqu'il fi'it sujet à des emportements
très féroces je ne lui en vis de ma vie un pareil. Après des torrents
d'injures abominables, ne sachant plus que dire, il m'accusa d'avoir
vendu >ps chiffres. Je me mis à rire, et liii demandai, d'un ton mo-
queur, s'il croyait qu'il y eût dans tout Venise un homme assez sot
pour en donner un écut Cette réponse le fit écumer do rage. Il fit
mine d'appeler ses gens, pour me faire, dit-il, jeter par la fenêtre.
Jusque-là j'avais été fort tranquille; mais à cette menace la colère
et l'indignation me transportèrent à mon tour. Je m'élançai -vers la
porte; et après avoir tiré un bouton qui la fermait en dedans : Non
pas, monsieur le comte, lui dis-je en revenant à lui d'un pas grave,
vos gens ne se mêleront pas de cette aflaire ; trouvez bon qu'elle
se passe entre vous et moi. Mon action, mon air, le calmèrent à
l'instant même : la surprise et l'effroi se marquèrent dans son main-
tien. Quand je le vis revenu de sa furie, je lui fis mes adieux en peu
de mots; puis, sans attendre sa réponse, j'allai rouvrir la porte,
je sortis, et passai posément dans l'antichambre au milieu de ses
gens, qui se levèrent à l'ordinaire, et qui , je crois , m'auraient
plutôt prêté main-forte contre lui qu'à lui contre moi, Sans re-
monter chez moi, je descendis l'escalier tout de suite, et sortis sur-
lech.Tnip du palais pour n'y plus rentrer.
J'allai droit chez M. le Blond lui conter l'aventure. Il en fut peu
surpris; il connaissait l'homme. 11 me retint à dîner. Ce dîner, quoi-
que interrompu, fut brillant : tousies Français de considération qui
étaient à Venise s'y trouvèrent. L'ambassadeur n'eut pas un ch;it.
Le ciinsul conta mon cas à la compagnie. A ce récit il n'y eut qu'un
cri , qui ne fut pas en faveur de Son Excellence. Elle n'avait point
réglé mon compte, ne m'avait pas donné un sou , et, réduit pour
toute ressource à quelques louis que j'avais sur moi , j'étais dans
l'embarras pour mon retour. Toutes les bourses me furent ouvertes.
Je pris une vingtaine de sequins dans celle de M. le Blond , autant
dans celle de M. de Saint-Cyr, avec lequel, après lui, j'avais le
plus de liaison ; je remerciai tous les autres ; et , en attendant mon
départ, j'allai loger chez le chancelier du consulat, pour bien prou-
ver au public que la nation n'était pas complice des injustices de
l'ambassadeur. Celui-ci, furieux de me voir fête dans mon infor-
tune, et lui délaissé, tout ambassadeur qu'il était, perdit tout-à-
fait la tète , et se comporta comme un forcené 11 s'oublia jusqu'à
lirésenter un mémoire au sénat pour me faire arrêter. Sur l'avis que
m'en donna l'abbé deBinis,je résolus de rester encore quinzejours,
au lieu de partir le surlendemain comme j'avais compté. On avait
vu et approuvé ma conduite; j'étais universellement estimé. La sei-
gneurie ne daigna pas même répondre au mémoire de l'ambassa-
deur, I t nie fit dire par le consul que je pouvais rester à Venise
au»si longlem,)s qu'il me plairait, sans m'inquiéter des démarches
d'un fou. Je continuai de voir mes amis : j'allai prendre congé de
M. l'ambassadeur d'Espagne , qui me reçut très bien , et du comte
de Finochetti, ministre de Naples, que je ne trouvai pas, mais à qui
j'écrivis, et qui me répondit la lettre du monde la plus obligeante.
Je partis enfin, ne laissant, malgré mes embarras d'autres dettes
que les emprunts dont je viens de parler, une cinquantaine d'écus
chez un marchand, nommé Morandi, que Carrio se chargea de
payer, et que je ne lui ai jamais rendus, quoique nous nous soyons
souvent revus depuis ce temps-là; mais quant aux deux emprunts
dont j'ai [larlé , je les remboursai très exactement sitôt que la chose
me fut possible.
Ne quittons pas Venise sans dire un mot des célèbres amusements
de cette ville, ou du moins de la très petite part que j'y pris durant
mon séjour. On a vu, dans le cours de ma jeunesse , combien peu
j'ai couru les plaisirs de cet âge, ou du moins ce qu'on noiiimc ainsi.
Je ne changeai pas de goût à Venise y mais mes occupations , qui
d'ailleurs m'en auraient empêché, rendirent plus piquantes les ré-
créations très simples que je me permettais. La première et la plus
douce était la société des gens de mérite, M.\l. le Bond, de Saint-Cyr,
Carrio, Altuna, et un gentilhomme forlan dont j'ai grond regret d'avoir
oublié le nom, et dont je ne me rappelle point sans émotion l'aima-
ble souvenir : c'était, de tous les hommee que j'ai connus en ma
vie, celui dont le cœur ressemblait le plus au mien. Nous étions liés
aussi avec deux ou trois Anglais pleins d'esprit et de connaissances,
passionnés de la musique, ainsi que nous. Tous ces messieurs avaient
ieuis femmes, ou leurs amis, ou leurs maîtresses, ces dernières pres-
que toutes filles à talents, chez lesquelles on faisait de la musique
ou des bals. On y jouait aussi, mais très peu ; les goûts vifs , les ta-
lents, les spectacles , nous rendaient cet amusement insiiiide. Le
jeu n'est que la ressource des gens ennuyés. J'avais apporté de Paris
le préjuge qu'on a dans ce pays-là contre la musique italienne ;
mais j'avais aussi reçu de la nature cette sensibilité de tact contre
laquelle les piijiig.''S ne lieuiK rit ;ias. J'eus bientôt pour cette mu-
sique la [liisMuii qu'elle insiure à ceux qui sont faits pour en juger.
En écoutant des ll,lre,•lIolle^, je iniuvais que je n'avais pas oui chan-
ter jusqu'alors, et bientôt je m'engouai tellement de l'opéra, qu'en-
nuyé de babiller , manger et jouer dans les loges , quand je n'au-
rais voulu qu'écouter, je me dérobais souvent à la compagnie pour
aller d'un autre côté. Là, tout seul , enfermé dans ma loge, je me
livrais, malgré la longueur extrême du spectacle, au plaisir d'en
jouir à mon aise et jusqu'à la fin. Un jour, au théâtre de Saint-
Chrysostôme, je m'endormis, et bien plus profondément que je n'au-
rais fait dans mon lit. Les airs bruyants et brillants ne me réveil-
lèrent point. Mais qui pourrait exprimer la sensation délicieuse que
me firent la douce harmonie, et les chants angéliques de celui qui
me réveilla! Quel réveil, quel ravissement , quelle extase , quand
j'ouvris au même instant les oreilles et les yeux I Ma jiremière idée
fut de me croire en paradis. Ce nouveau ravissant, que je me rap-
pelle encore, et que je n'oublierai de ma vie, commençait ainsi :
Conservami la bella.
Che si m'accende il cor.
Je voulus avoir ce morceau , je l'eus et je l'ai gardé longtemps ;
mais il n'était pas sur mon papier comme dans ma mémoire. C'é-
tait bien la même note, mais ce n'était pas la même chose. Jaitiais
cet air divin ne peut être exécuté que dans ma tète comme il le fut
en effet le jour qu'il me réveilla.
Une musique à mon gré bien supérieure à celle des opéra, et qui
n'a passa semblable en Italie, ni dans le reste du monde, est celle
des scuole. Les .sc«o/e sont des maisons de charité établies pour don-
ner l'éducation à des jeunes filles sans bien , et que la république
dote ensuite, soit pour le mariage, soit pour le cloître. Parmi les
talents qu'on cultive dans ces jeunes filles, la musique est au pre-
mier rang. Tous les dimanches, à l'église de chacune de ces quatre
smiole, on a, durant les vêpres, des motets à grand cbœureten grand
orchestre, composés et dirigés par les plus grands maîtres de l'Italie,
exécutés dans les tribunes grillées, uniquement par des filles dont
la plus vieille n'a ])as vingt ans. Je n'ai l'idée de rien d'aussi vo-
luptueux, d'aussi touchant que cette musique : les richesses de l'art,
le goût exquis des chants, la beauté des voix, la justesse de l'exécu-
tion , tout , dans ces délicieux concerts , concourt à produire une
impression qui n'est assurément pas du bon costume, mais dont je
doute qu'aucun coeur d'homme soit à l'abri. Jamais Carrio ni moi
ne manquions ces vêpres aux Mendicanti , et nous n'étions pas les
seuls. L'église était toujours pleine d'amateurs ; les acteurs même
de l'opéra venaient se former au vrai goût du chant sur ces excel-
lents modèles. Ce qui me désolait était ces maudites grilles , qui ne
laissaient passer que des sons, et me cachaient les anges de beauté
dont ils étaient digues. Je ne parlais d'autre chose. Un jour que j'en
parlais chez M. le Blond : Si vous êtes si curieux, me dit-il, de
voir ces petites filles, il est aisé de vous contenter. Je suis un des
administrateurs de la maison : je veux vous y donner à goûter avec
elles. Je ne le laissai pas en repos qu'il ne m'eût tenu parole. En
entrant dans le salon qui renfermait ces beautés si convoitées , je
sentis un l'rémissement d'amour que je n'avais jamais éprouvé.
M. le Blond me présenta l'une après l'autre ces chanteuses célè-
LES CONFESSIONS.
Dres, dont le nom et la voix étaient tout ce qui m'était connu Ve-
lez , Sophie... elle était horrible. Venez, Callina... elle était horgne.
Vtni'Z, Hellina.. lu pelile vciole l'avait dcligurée. Presque pas une
n'était .sansquelqiic notable défaut, l.e bouireau riait de ma cruelle
surpiise. beux ou trois cependaiil me parurent passables : elles ne
chantaient que dans les chœurs. J'étais désolé. Durant le goiîler on
les agaça; elles s'egajéreiil. La laideur mcnie n'exelul pa.s les
grâces; je leur en trouvai. Je me (lisais : On ne cliaiite pas ainsi
sans àme, elles en ont Enlin ma luçoii de les voir tliangea si bien
que je sortis presque aniouitux de tous ces laiderons. J'osais à | eine
retourner à leurs vcpies. J'( us de quoi me rassurer. Je (ontinuai
de liouver leurs chanls délicieux, et leurs voix lardaient si bien
leurs visages, que, lanlqu'elles chantaient, je m'obstinais, en déinl
de mes yeux, à les trouver belles.
La musique en Italie coûte si peu de chose, que ce n'est pas la
peine de s'en fane faute quand on a du goijl pour elle. Je louai un
clavecin , et, pour un [letii ecu , j'avais chez moi quatre ou cinq
sjmiihonistes avec lesquels je m'exeryais une lois la semaine à exé-
cuter les morceaux qui m'avaient faille plus de (ilaisirà I Opéra. J'y
fis essayer aussi quelques symphonies oe mes il/uici y aluni es. Soii
qu'elles plussenl, ou qu'on nie voulût cajoler, le maiiie des ballets
de Saini-ChrysôstcHiie m'en lit demander deux que j'eus le plaisir
d'entendre executci parcel admirable orchestre, et qui fuienl dan-
sées par une petite Betliiia, jolie, et surtout aimable file, entre-
rue par un Kspagnul de nos anus aiipele Kagoaga, el chez laquelle
nous allions jiasser la soiiee assez souvent en hiver.
Mais ;i jiiopos de lilies, Ce n'est pas dans une ville comme Venise
qu'on s'en abstient; n'avez-vous iieii, pourrait-on nie dire, à con-
fesser sur cet article? Oui, j'ai qi.elque chose à dire, en ellet, et je
vais procéder à cette confession avec la même n^iïvelé que j'ai mise
il toutes les auties.
J ai toujours eu de l'aversion pour les filles publiques, et je n'a-
vais pas a Venise autre chose à ma portée, l'enliee ilts bonnes mai-
sons du pays mêlant iiitiidile à cause de ma plaie. Les filles de
M. le U.oiid étaient aiii ahles, mais d'un difficile abord, et je consi-
dérais irop le père et la mère pour penser même à les convoiter.
J'auiais eu plus de goût pour une jeune el belle persouiie appelée
mademoiselle de (Jataneu, tille ue l'agelil du roi de I russe, mais
Cairio était amoureux d'elle ; il a nicuie ele question de mariage. Il
était à son aise, et je n'avais rieu ; il avait eeut louis d'appouile-
menls, je n'avais que cent pistoies, et, outre que je ne voulais pas
aller sur les brisées d'un ami, je savais que, ijuand on n'a pas la
boi/ise bien garnie, on ue doit pas se mêler de taire l'amour, sur-
tout a Venise. Je n'avais |>as perdu la triste habitude de donner le
change à mes besoins; trop occupé pour sentir bien vivement ceux
que le climat donne, je vécus près d'un an dans celle ville aussi sage
que j'avais lait à Paris, et jeu suis reparti au bout de dix-huit mois
Bans a\oii approche du sexe que deux seules lois par les singulières
JCCasions que je vais dire.
La [iieniieie me lut procurée par l'honnête gentilhomme Vitali,
quelque temps après l'exuuse que je l'obligeai dénie demander dans
toutes les formes. On parlait a labie des amusemeiils de Venise. Ces
messieurs me reprochaient luou ludillerence pour le plus piquant
de tous, vantant la gentillesse des courtisanes vcnitieniies, et disant
qu'il II y en avait point au monde qui les valussent. Doiuinique dit
qu'il fallait que je lisse cuniiaissance avec la jikis aimalde de tou-
tes, qu'il voulait m'y miiier, el que j'en serais coulent. Je uie mis
à rue de cette otlie obiigeanle; et le comte l'cali, homme déjà
vieux el vénérable, dit, a\et plus de franchise que je n'en aurais
ati( ikIu d'un lialien, qu'il me croyait trop sage pour nu: laissernie-
uei elitz des filles par mon eiineuii. Je n'en avais en effet ni l'in-
leniion ni la lentation, el uialgie cela, par une de ces iiicunséquen-
ces que j ai (leine à comprendre uioi-u.éme, je finis par me laisser
eiiliaiiiei , contie mon goul, mon cœur, ma raison, ma volonté
même, uniquenuiil par faiblesse, par honte de marquer de la dé-
fiance, et, comme on dit dans ce pays-là, per non parer Iroppo co-
fliune. La padoana diez qui nous allâmes était d'une assez joue
tiguic, belle meioe, mais lum pas d une heaule qui uu; plût. Duiui-
lUque me laissa chez elle. Je lis venir des sorbelti, je la lis chauler,
ît au bout d'une demi-heure je Voulus m'en aller, en laissant sur
a table un ducat; mais elle eut le singulier scrupule dt; n'en vou-
loir poiiil qu'elle ne l'eùi gagne, el niui la singulière fieti>e de lever
îOii scrupule. Je m'en revins au palais, si persuade que jetais (lOl-
*Te, que la première ihoseque j< lis en airivautful d'envoyer cher-
ilier le ihiruigiLii pour lui deo aiiuer des tisanes [\). iiuii ne peut
!galer le malaise d esprit que je soutins durant trois semaines, saus
lu'aucuiie incommodité réelle, aucun signe a|iparenl le justifiai.
le ne pouvais concevoir qu ou pût sortir impunément des bras de
a pauoana. Le chirurgien lui-même e..t toute la peine imagmabte
me I assurer. Il n eu pul venir il bout qu'en me persuadant que
étais eouloriue d'une fai;ou (larliculiere k ne pouvoir pas aisément
(1) Un des signes de l'hypociiondrie de Rousseau était de se croire lua-
ide : on se rapt^ellc le prétendu polype au cœur qui amena le voyage à
loutiiolUer. A. de U.
être infi'clé, et, quoique je me sois moins exposé peut-être qu'aucun
aulre homme à celle expérience, ma sanlé de ce côté n'ayant ja-
mais reçu d'atleinlc, m'<-sl une preuve que le chirurgien avail liai-
son. Celte opinion cependant ne m'a jamais rendu téméraire^ «t si>'
je liens en itfet cet avantage de la nature, je puis dire que je n'en
ai pas abusé.
Mon autre aventure, quoique avec une fille aussi, fui d'une es(>éce
bien dilleienle, et quant k son origine et quant à ses elfets. J'ai dit
que le capitaine Olivcl m'avait donné à diner sur son bord, et que
j'y avais mené le secrétaire d'Espagne. Je m'attendais au saiul du
canon. L'équipage nous reçut en iiaie, maisil n'y eut pas une amorce
brûlée, ce qui me morlifia beaucoup à cause de Carrio, que je vis
en être uti peu iiiqué;etil était vrai que sur les vaisseaux marchands
on accordait le salut du canon à des gens, qui par le ran^', ne nous
valaient certainement pas : d ailleurs je croyais avoir mérité quelque
distinction du cafiilaine. Je ne pus me déguiser, parce que eela-
m'est toujours impossible; el quoique le diner fût 1res bon et que
Olivet en fit très bien les honneurs, je le commençai de mauvaise-
humeur, mangeant peu et parlant encore moins.
A la première santé du moins j'attendais une salve : rien. Carrio,
qui me lisait dans l'àme, riait de me voir grogner comme un en-
fant. Au tiens du diner je vois approcher une gondole. Ma foi, mon-
sieur, me dit le capitaine, prenez garde à vous, voici l'ennemi. Je
lui demande ce qu'il veut dire : il répond en plaisanlani. La gon-
dole abiirde, et j en vois .sortir une jfune personne éblouissante,
fort coquetlemeiit mise et fort leste, qui dans trois sauLs fut dans là
chanibic, el je la vis (établie à côté de moi avant que j'eusse remar-
qué qu'on y avail mis un couvert. Elle était aussi ctiarnianle que
vive, une brunetle de vingt ans an plus. Elle ne parlait qu'italien :
son accent seul tût sulfi pour me touriui- la tête. Tout en man-
geant, tout en causant, elle me regarde, me fixe un moment; puis
s'écriant : Bonne Vierge! Ah, mon cher Bréraoud, qu il y a de temps
que je ne t'ai vu ! se jette entre mes bras, cohe sa bouche contre la
mienne, et me serre a m'eloufier. Ses grands yeux noirs à 1 orien-
tale lançaient dans mou cœur des traits de feu; el, quoique la sur-
prise lit d'abord quelque divei.sion, la volupté me gagna très raiii-
dement, au point que malgré les spectateurs, il fallut bientôt ime
cette belle me contint elle-même : j étais ivre ou plutôt furieux
yiiand elle me vil au point où elle me voulait, elle mit plus de mo-
(léralion dans ses caresses, mais non dans sa vivacité; et quand il
lui plut de nous expliquer la cause vraie ou fausse de toute celte
pétulance, elle nous dit que |e ressemblais à s'y tromper à M de
Brémond, directeur des douanes de Toscane, qu'elle avait raffolé
de ce M. de Brémond, qu'elle en rafTolait encore : qu'elle lavait
quille parce qu'elle était une sotte; qu'elle me prenait à sa place
qu'elle voulait m'aimer, parce que cela lui convenait: qu il fallait
par la même raison que je l'aimasse tant que cela lui conviendrait
et que, quand elle me planterait là, je prendrais patience comme
avait fait son cher Brémond. Ce qui fut dit fut fait. Elle prit posses-
sion de moi comme d'un homme à elle, me donnait à garder ses
gants, son évantaii, son cinda, sa coifÎK; m'ordonnait d aller ici ou
là, de faire ceci ou cela, et j obéissais. Elle me dit d'aller renvoyer
sa gondole, parce quelle voulaitse servir de la mienne, et j'v fus-
elle me dit de m ôter de ma place, et de prier Carrio de s y inettre'
parce qn elle avait a lui parler, el je le fis. ils causèrent tres long-
temps ensemble et tout bas, je les laissai faire, elle m'appela je
revins. Ecoute, Zanello, me dil-elie, je ne veux point «ire aimée à
la Irançaise, et même il n y ferait pas bon. Au premier moment
d ennui, va-t en; mais ne reste pas à demi, je feu avertis iVus
allâmes après dîner voir la verrerie à Murauo. Elle acheta beau-
coup de petites breloques qu'elle nous laissa payer sans façon; mais
elle donna partout des Irlnguelles beaucoup plus forts que tout ce
que nous avions dépense. Par l'indllferen-e avec laquelle elle jetait
son argent et nous laissait jeter le nôtre, ou voyait qu'il n'eiait
d aucun prix pour elle. Quand elle se faisait payer, je crois que
celait par vanité plutôt que par avarice. Elle s applaudissait du
prix qu on mellail à ses laveurs.
Le soir nous la icmenànies chez elle. Tout eu causant, je vis
deux pistolets sur sa toileite. Ah ! ah! dis-je en en prenant un
VOICI une boite à mouches de nouvelle fabrique! pourrait-oa sa-
voir quel en est l'usage? Je vous connais d autres armes qui font
feu mieux que celles-là. Après quelques plaisanteries sur le même
ton, elle nous dit avec une ua'ive fierté, qui la rendait encore plus
charmante : Quand j'ai des bontés pour des gens que je n'aime
point, je leur lais payer l'ennui qu'ils me donnent; rien n'est plus
juste : mais en endurant leurs caresses, je ne veux pas endurer
leurs insultes, et je ne manquerai pas le premier qui me manquera.
En la quittant, j'avais pris son h. ure pour le lendemain. Je ne
la fis pas attendre. Je la trouvai in vfititu di coit/iJenza, dans un
déshabillé plus que galant, qu'on ne eonnail que dans les pavs
méridionaux, elqueje ne m'amuserai pas à décrire, quoique je me
le rappelle trop bien. Je dirai seulement que ses maiielietles et son
tour de gorge étaient bordcsd'un fil de soie garui de pompons cou-
leur de rose. Cela me parut animer fort une bel.c peau. Je vis
ensuite que c'était la mode à Venise, el i'etl'el en est si charmant
7-2
LES VEILLÉES LITTÉRAIRES ILLUSTRÉES.
que je suis surpris que cette mode n'ait jamais passé en France. Je
n'avais point d'idées des voluptés qui m'attendaient. J'ai parlé de
madame de Larnage, dans les transports que son souvenir me rend
quelquefois encore; mais qu'elle était vieille et laide et froide auprès
de ma Zulietta ! Ne tâchez pas d'imaginer les charmes et les grâces
de cette fille enchanteresse ; vous resteriez trop loin de la vérité.
Les jeunes vierges des cloîtres sont moins fraîches, les beautés du
sérad sont moins vives, les houris du paradis sont moins piquan-
tes. Jamais si douce jouissance ne s'offrit au cœur et aux sens d'un
mortel. Ah ! du moins, si je l'avais su goûter pleine et entière un
seul moment... Je la goûtai, maissans charme. J'en émoussai toutes
les délices; je les tuai comme à plaisir. Non, la nature ne m'a point
fait pour jouir. Elle a
mis dans ma mauvaise
lèle le poison de ce
bonheur inefTable dont
elle a mis l'appétit dans
mon cœur.
S'il est une circon-
stance de ma vie qui
peigne bien mon carac-
tère, c'est celle que je
vais raconter. La force
avec laquelle je me rap-
pelle en ce uiomentrob-
jet de mon livre me
fera mépriser ici la
fausse bienséance qui
m'empêcherait de le
remplir. Qui que vous
soyez, qui voulez con-
naître un homme, osez
lire les deux ou trois
pages qui suivent; vous
allez connaître à plein
Jean-Jacques Rousseau.
J'entrai dans la cham-
bre d'une courtisane
comme dans le sanc-
tuaire de l'amour et de
la beauté; j'en crus voir
la divinité dans sa per-
sonne. Je n'aurais ja-
mais cru que sans res-
pect et sans estime on
pût rien sentir de pareil
àcequ'elle me fitéprou-
?er. A peine eus-je con-
nu dans les premières
familiarités le prix de
ses charmes et de ses
caresses, que, de peur
d'en perdre le fruit
d'avance, je voulus me
hâter de le cueillir.
Tout-à-coup au lieu
des flammes qui me
dévoraient, je sens un
froid mortel courir dans
mes vtiiies; les jambes
me flageolent, et, prêt
à me trouver mal, je
m'assieds, et je pleure
comme un enfant.
Oui pourrait deviner
la cause de mes larmes,
et ce qui me passait par
la tète en ce moment?
Je me disais : cet objet dont je dispose est le chef-d'œuvre
de la nature et de l'amour ; l'esprit , le corps , tout en est
parfait; elle est aussi bonne et généreuse qu'elle est aimable
et belle. Les grands, les princes, devraient être ses esclaves ;
les sceptres devraient être à ses pieds. Cependant la voilà, miséra-
ble coureuse, livrée au public; un capitaine de vaisseau marchand
dispose d'elle; elle vient se jeter à ma tète, à moi qu'elle sait qui
u ai rien, a moi dont le mérite qu'elle ne peut connaître doit être
nul a ses yeux. Il y a là quelque chose d'inconcevable. Ou mon
cœur me trompe, fascine mes sens, et me rend la dupe d'une indigne
salope, ou il faut que quelque défaut secret que j'ignore détruise
etlet de ses charmes, et la rende odieuse à ceux qui devraient se
la disputer. Je me mis à chercher ce défaut avec une contention
a esprit singulière, et il ne me vint pas même à l'esprit que la vérole
put y avoir part. La fraîcheur de ses chairs, l'éclat de son coloris,
la blancheur de ses dents, la douceur de son haleine, l'air de pro-
preté répandu sur toute sa personne, éloignaient de moi si parfai-
Je me fis un siège d'une malle posée à plat
temenl cette idée, qu'en doute encore sur mon état depuis la Padoana,
je me faisais plutôt un scrupule de n'être pas assez sain pour elle,
et je suis très persuadé qu'en cela ma confiance ne me trompait
pas.
Ces réflexions si bien placées m'agitèrent au point d'en pleurer.
Zulietta, pour qui cela faisait sûrement un spectacle tout nouveau
dans la circonstance, fut un moment interdite. Mais, ayant fait un
tour de chambre et passé devant son miroir, elle comprit, et mes •
yeux lui confirmèrent, que le dégoût n'avait point de part à ce rat.
H ne lui fut pas difficile de m'en guérir et d'eITtcer cette petite
honte. Mais au moment que j'étais prêt à me pâmer sur une gorge
qui semblait pour la première fois souffrir la bouche et la main
d'un homme, je m'a-
perçus qu'elle avait un
téton borgne. Je me
frappe , j'examine, je
crois voir que ce téton
n'est pas conformé
comme.l'autre. Me voilà
cherchant dans ma tête
comment on peut avoir
un téton borgne, et,
persuadé que cela tenait
à quelque notable vice
naturel, à force de tour-
ner et retourner cette
idée, je visclair comme
le jour que, dans la
plus charmante per-
sonne dontje pusse me
former l'image , je ne
tenais dans mes bras
qu'une espèce de mon-
stre, le rebut de la na-
ture, des hommes et
de l'amour. Je poussai
la stupidité jusqu'à lui
parler de ce télon bor-
gne. Elle prit d'abord
la chose en plai>aiitant,
et, dans son humeur
folâtre, dit et fit des
choses à me faire mou-
rir d'amour. Mais, gar-
dant un fondsd'inquié-
tude que je ne pus lui
cacher, je la vis enfla
rougir, se rajuster, se
redresser, et, sans dire
un seul mot , s'aller
mettre à sa fenêtre. Je
voulus m'y mettre àcôté
d'elle; elle s'en ôta, fut
s'asseoir sur un lit de
repos , se leva le mo-
ment d'après , et , se
Eromenantparlacham-
re en s'éventant , me
dit , d'un ton Iroid et
dédaigneux : Zam-tto,
lascia le donne, e atudio
la malamalica.
Avant de la quitter je
lui demandai , pour 1(
lendemain , un autrt
rendez-vous qu'elle re-
mit au troisième jour
en ajoutant , avec ui
sourire ironique, que je devais avoir besoin de repos. Je passai ce
tcmfis mal à mon aise, le cœur plein de ses charmes et de ses grâces,
sentant mon extravagance, me la reprochant, regrettant les moments
si mal employés qu'il n'avait tenu qu'à moi de rendre les plus doux
de ma vie, attendant avec la plus vive impatience celui d'en répa-
rer la perte, et néanmoins inquiet encore, malgré que j'en eusse,
de concilier les perfections de cette adorable fille avec l'indignité
de son état. Je courus, je volai chez elle à l'heure dite. Je ne sais si
son tempérament ardenl eût été plus content de cette visite; son
orgueil l'eût été du moins, et je me faisais d'avance une jouissance
délicieuse de lui montrer de toutes manières comment je savais ré-
parer mes torts. Elle m'épargna cette épreuve. Le gondolier, qu'et
abordant j'envoyai chez elle, me rapporta qu'elle était repartie li
veille pour Florence. Si je n'avais pas senti tout mon amour en li
possédant, je le sentis bien cruellement en la perdant. Mon regre
insensé ne m'a point quitté. Tout aimable, toute charmante qu'ell
était à mes yeux, je pouvais me consoler de la perdre ; mais de que
LES CONFESSIONS.
73
je n'ai pu me consoler, je l'avoue, c'est qu'elle n'ait emporté de
moi qu'un souvenir méprisant.
Voilà mes deux histoires. Les dix-huit mois que j'ai pissés à
Venise ne m'ont fourni de plus h dire qu'un simple projet tout au
plus. Carrio était galant. Ennujé do n'aller toujours que chez des
filles engagées à d'autres, il eut la fantaisie d'en avoir une à sou
tour, et, comme nous étions inséparables, il me proposa l'arrange-
ment, peu rare à Venise, d'en avoir une à nous deux. J'y consentis.
Il s'agissait de la trouver sûre. 11 chercha tant, qu'il déterra une
petite fille d'onze à douze ans, que sou indigue racre cherchait à
vendre. Nous fûmes
lavoir ensemble. Mes
entrailles s'émurent
en voyant cette en-
fant. Elle était blonde
et douce comme un
agneau ; on ne l'au-
rait jamais crue Ita-
lienne. On vit pour
très peu de chose à
Venise : nous don-
nâmes quelque ar-
gent à la mcre , et
pourvûmes à l'entre-
tien de la fille. Elle
avait de la voix; pour
lui procurer un talent
de ressource, nous lui
donnâmes une épi-
nette et un maître à
chanter. Tout cela
nous coûtait à peine
à chacun deux se-
quins par mois , et
nous en épargnait
davantage en autres
dépenses : mais com-
me il fallait attendre
qu'elle fût mûre, c'é-
tait semer beaucoup
avant de recueillir.
Cependant, contents
d'aller là passer les
soirées , causer et
jouer très innocem-
ment avec celte en-
fant, nous nous amu-
sions i)lus agréable-
ment peut-être que
si nous l'avions pos-
sédée; tant il est vrai
que ce qui nous atta-
che le plus aux fem-
mes est moins la dé-
bauche qu'un certain
agrément de vivre
auprès d'elles. Insen-
siblement mon cœur
s'attachait à la petite
Anzoletta, mais d'un
attacheuient pater-
nel auquel les sens
avaientsipeudepart,
qu'à mesure qu'il
augmentait il me de-
venait moins possible
de les y faire entrer,
et je sentais que j'au-
rais eu horreur d'ap-
procher de cette fille
devenue nubile, comme d'un insecte abominable. Je voyais les sen-
timents du bon Carrio prendre à son insu le même tour. Nous nous
ménagions, sans y penser, des plaisirs non moins doux, mais bien
différents de ceux dont nous avions d'abord eu l'idée, et je suis cer-
tain ([lie, quelque belle qu'eût pu devenir cette pauvre enfant, loin
d'être jamais les corrupteurs de son innocence, nous en aurions été
les protecteurs. Ma catastrophe, arrivée peu après, ne me laissa pas
le temps d'avoir part à cette bonne œuvre, et je n'ai à me louer
dans cette alFaire que du penchant de mon cœur. Revenons à mon
voyage.
Mon premier projet, en sortant de chez M. de Montaigu, était de
me retirer à Genève, en attendant qu'un meilleur sort, écartant les
obstacles, pût me réunir à ma pauvre raiman; mais l'éclat qu'avait
fait notre querelle, et la sottise qu'il eut d'en écrire à la cour, me
fit prendre le parti d'aller moi-même y rendre compte de ma coa-
T. IV.
Se jette dans mes bras , colle sa bouche contre la mienne et me serr«
à m'étouffer.
duite, et demander justice de celle d'un forcené. Je marquai de Ve-
nise ma résolution à M. du Theil, chargé par intérim des affaires
étrangères après la mort de .M. Amclot. Je partis aussitôt que ma
lettre; je pris ma route par Bergame , Côme et Duora d Ossola : je
traversai le Simplon. A Sion , .M. de (^haignon , chargé des affaires
de France, me fit mille amitiés ; à Genève, M. de la Closure m'en
fit autant. J'y renouvelai connaissance avec M. deGauffecouil.dûnt
j'avais quelque argent à recevoir. J'avais traversé Nyon sans voir
mon père, non qu'il ne m'en coûtât fixtrèmement, mais je n'avais
pu me résoudre à me montrer à ma belle-mère après mon désastre,
certain qu'elle méju-
gerait sans vouloir
m'écouter.Le libraire
du Villard , ancien
ami de mon père, me
reprocha vivement ce
tort. Je lui en dis la
cause; et, pour le ré-
parer sans m'exposer
à voir ma belle-mère,
je pris une chaise, et
nous fûmes ensemble
à Nyon descendre au
cabaret. Du Villard
s'en fut chercher mon
pauvre père, qui vint
tout courant m'em-
brasser. Nous sou-
pàmes ensemble; et,
après avoir passé une
soirée bien douce à
mon cœur, je retour-
nai le lendemain ma-
tin à Genève avec du
Villard, pour qui j'ai
toujours conservé de
la reconnaissance du
bien qu'il me fit en
cette occasion.
M<m pluscourl che-
min n'était pas par
Lyon, mais j'y voulus
passer pour vérifier
une friponnerie bien
basse de M. de Mon-
taigu. Tavais fait ve-
nir de Paris une pe-
tite caisse contenant
une veste brodée d'or,
quelques paires de
manchettes , et six
paires de bas de soie
blancs.Surla proposi-
tion qu'il m'en fit lui-
même, je fis ajouter
cette caisse , ou plu-
té't cette boite, à son
bagage. Dans le mé-
moire d'apothicaire
qu'il voulut me don-
ner en paiement de
mes appointements,
et qu'il avait écrit de
sa main, il avait mis
que cette boite, qu'd
appelait ballot, pesait
onze quintaux , et il
m'en avait passé le
port à un prix énor-
me. Par les soins de
M. Boy de la Tour, auquel j'étais recommandé par M. Roguin,
son oncle, il fut vérifié sur les registres des douanes de Lyon
et de .Marseille que ledit ballot ne pesait que quarante -cinq
livres, et n'avait payé le port qu'à raison de ce po^ds. Je joignis
cet extrait authentique au mémoire de M. ' ' ' '
de Montiûgu ; et
mni de ces pièces et de plusieurs autres de la même force, je me
endisà Paris, trèsimpaticntd'eu faire usage. J'eusduranl toute cettû
longue route de petites aventures à Côme, en Valais, et ailleurs. Je
vis plusieurs choses, entre autres, les îles Boromées, qui vaudraient
la peine d'être décrites. Mais le temps me siagne, les espions ni ob-
sèdent; je suis forcé de faire à la liàte et mal un travail qui deman-
derait îe loisir et la tranquillité qui me manquent. Si jamais la Pro-
vidence, jetant les yeux sur moi, me procure enfin des jours plus
calmes, je les destine à refoudre, si je puis, cet ouvrage, ou àjfaire
au moins un supplément dont je sens qu'il a grand besoin.
12
74
LKS VRILLÉES LITTÉRAIRES ILLUSTRÉES.
Le bruit lit; mon histoire m'avait devancé ; et, en arrivant, je trou-
■vai que dans les bureaux et dans le public tout le monde elaitscan-
dalisé des folies de l'ambassadeur. Malgré cela, malgré le cri public
dans Venise, malgré les preuves sans réplique que j'exhibais, je ne
pus obtenir aucune justice. Loin d'avoir ni satisfaction ni répara-
tion, je fus même laissé à la discrétion de l'ambassadeur pour mes
appointements; et cela, par l'unique raison que, n'élant pas Fran-
çais, je n'avais pas droit à la protection nationale, et que c'était
une affaire particulière entre lui et moi. Tout le monde en particu-
lier convint avec moi que j'étais offensé, lésé, malheureux ; que
l'ambassadeur était un extravagant cruel, inique, etque toute celte
affaire le déshonorait à jamais. Mais quoi ? il était l'ambassadeur;
' je n'étais, moi, que le secrétaire. Le bon ordre, ou ce qu'on appelle
ainsi, voulait que je n'obtinsse aucune justice, et je n'eu obtins au-
cune. Je m'imaginai qu'à force de crier et de traiter publiquement
ce fou comme il le méritait, on me dirait à la fin de me taire; cl
c'était ce que j'attendais, bien résolu de n'obéir qu'après qu'on au-
rait prononcé. Mais il n'y avait'point alors de ministre des affaires
étrangères. On me laissa clabauder , on m'encouragea même; on
faisait chorus : mais l'aflaire en resta toujours là jusqu'à ce que, las
d'avoir raison et jamais justice, je perdis courage, et plantai là
tout (1).
La seule,personne qui me reçut mal, et dont j'aurais le moinsat-
tendu cette injustice, fut madame de Beuzenval. Toute pleine des
prérogatives du rang de la noblesse, elle ne put jamais se mettre
dans la tète qu'un ambassadeur pût avoir tort avec son secrétaire.
L'accueil qu'elle me lit l'ut conforme à ce préjugé. J'en fus si piqué,
qu'en sortant de chez elle, je lui écrivis une des fortes et vives
lettres quej'aie peut-être écrites, et je n'y suis jamais retourné. Le P.
Castel me reçut mieux : mais à travers le patelinagejésuitique, jele
vis suivre assez fidèlement une des grandes maximes de la société,
qui est d'immoler toujours le plus faible au plus puissant. Le vif sen-
timent de la justice de ma cause, et ma fierté naturelle, ne me lais-
sèrent pas endurer (latiemment cette partialité. Je cessai de voir le
P. Castel, et par là, d'aller aux Jésuites, où je ne connaissais que
lui seul. D'ailleurs l'esprit tyrannique et intrigant de ses confrères,
si différent de la bonhomie du bon P. Hemet, me donnait tant d'e-
loigneraent pour leur commerce, que je n'en ai vu aucun depuis ce
temps-là, si ce n'est le P. Bertàier, que je vis deux ou trois fois
chez M. Dupin,avec lequel il travaillait de toute sa force à la réfuta-
tion de Montesquieu.
Achevons, pour n'y plus revenir ce qui me reste à dire de M. de
Montaigu. Je lui avais dit dans nos démêlés qu'il ne lui fallait pas un
secrétaire, mais un clerc de procureur. 11 suivit cet avis , et me
donna pour successeur un vrai procureur, qui lui vola vingt ou
trente mille livres. 11 le chassa, le fit mettre en prison, chassa ses
gentilshommes avec esclandre et scandale, se lit partout des que-
relles, reçut des affronts qu'un valet n'enduierait pas, et finit, à
force de folies, par se faire rappeler et renvoyer planter ses choux.
Apparemment que, parmi les réprimandes qu'il reçut à la cour, son
alfaire avec moi ne fut pas oubliée. Du moins, peu de temps après
son retour, il m'envoya son maître-d'hôtel pour solder mon compte
et me donner de l'argent. J'en manquais dans ce muiueut-ià; et mes
dettes de Venise, dettes d'honneur si jamais il en fut, me pesaient
sur le cœur. Je saisis le moyen qui se présentait de les acquitter, de
même que le billet de Zanetto Nani. Je reçus ce qu'on voulut
me donner, je payai toutes mes dettes , et je restai sans un sou
comme auparavant, mais soulagé d'un poids qui ui'etait insupjior-
lable. Depuis lors je n'ai plus entendu parler de M. de Moiiiaigii
qu'à sa mort, que j appris par la voix publique. Que Dieu fasse paix
a ce pauvre homme! Il était aussi propre au mener d'ambassadeur
que je l'avais etc dans mou enfance à celui de grapignan. Cepen-
dant il n'avait tenu qu'à lui de se soutenir honorableuieut par mes
services, et de me faire avancer rapidement dans l'état auquel le
comte de Gouvon m'avait destine dans ma jeunesse, et dont par moi
seul je m'étais rendu capable dans un âge plus avancé.
La justice et l'inutilité de mes [daintes me laissèrent dans l'àme
un germe d'indignation contre nos sottes institutions civiles, où le
vrai bien public et la véritable justice sont toujours sacrifies à je ne
sais quel ordre apparent, destructif en effet de tout ordre, et qui ne
fait qu'ajouter la sanction de l'autorité publique à l'oppression du
faible et à l'iniquilé du fort. Deux choses empêchèrent ce germe de
se développer pour lorscommc il a lait dans la suite : l'une, qu'il
s'agissait de moi dans cette dlfaire, et que l'intérêt prive, qui n'a
jamais rien produit de grand et de noble, ne saurait tirer Oe mon
cœur les divins elaiis qu'il n'appartient qu au plus pur amour du
jusie et du beau dy produire. L'autre fut lecliarmede l'aïuilie qui
tempérait etcalniail ma colère par l'ascendant d'un sentinierit plus
doux. J avais lait connaissance à Venise avec un Biscayen, ami de
mon ami de Caino, et digne de l'être de tout homme oe bien. Cet
aimable jeune homme, ne pour tous les talents et pour toutes les
(1) Jean-Jacques disait à madame d'Epinay que c'était la nécessité
d'essuyer une injustice ei la peispective d'être pendu qui l'avait ramené à
Paris. (Voir les Mémoires de madame d'Epinay.) A. de B.
vertus, venait de faire le tour de i Italie pour prendre le goût des
beaux-arts, et, n'imaginant rien de plus à acquérir, il voulait s'en
retourner en droiture dans sa patrie. Je lui dis que les arts n'élaient
que le délassemi nt d'un génie comme le sien, fait pour cultiver les
sciences, et je lui conseillai, pour en prendre le goût, un voyage et
six mois de séjour à Paris. 11 me crut, et fut à Paris. Il y était et m'at-
tendait quand j'y arrivai. Son logement était tro[i grand pour lui;il m'en
offrilla moitié ijel'acceptai. Je le trouvai dans laferveur des hautes
sciences. Rien n'était au-dessusdesaportée;il,dévoraitetdigéraittout
avec une prodigieuse rapidité. Combienil me remercia d'avoir procuré
cet aliment à son esprit, que le besoin desavoir dévorait sansqu'il s'en
doulàt lui-même ! Quels trésors de lumières et de vertus je trouvai
dans cette àme forte! Je sentis que c'était l'ami qu'il me fallait:
nous devînmes intimes. >'os goûts n'étaient pas les mêmes; nous
disputions toujours. Tous deux opiniâtres, nous n'étions jamais
d'accord sur rien. Avec cela nous ne pouvions nous quitter, et tout
en nous contrariant sans cesse, aucun des deux n'eût voulu que
l'autre fût autrement.
Ignacio Emmanuel de Altuna était un de ces hommes rares que
l'Espagne seule produit, et dont elle produit trop peu pour sa gloire.
Il n'avait pas ces violentes passions nationales communes dans son
pays. L'idée de la vengeance ne pouvait pas plus entrer dans son
esprit que le désir dans son cœur. Il était trop fier pour être vindi-
catif, et je lui ai souvent ouï dire, avec beaucoup de sang-froid,
qu'un mortel ne pouvait pas oll'enser son àme. 11 était galant sans
être tendre. 11 jouait avec les femmes comme avec de jolis enfants^
11 se plaisait avec les maîtresses de ses amis ; mais je ne lui en ai
jamais vu aucune, ni aucun désir d'en avoir. Les llamraes de la
vertu, dont son cœur était dévoré, ne permirent jamais à celles de
ses sens de naître.
Apres ses voyages il s'est marié, il est mort jeune, il a laissé des
enfants ; et je suis persuadé, comme de mon existence, que sa femme
est la première et la seule qui lui ait fait connaître les plaisirs de
l'amour. A l'extérieur il était dévot comme un Espagnol ; mais en
dedans était la pieté d'un ange. Hors moi, je n'ai vu que lui seul
de tolérant depuis que j'existe. Il ne s'est jamais informé d'aucun
homme comment il jiensait en matière de leligion. Que son ami
fût juif, proteslant, turc, athée, peu lui importait, pourvu qu'il fût
honnèie homme. Obstiné, têtu pour des opinions indifférentes, dès
qu'il s'agissait de religion, même de morale, il se recueillait, se tai-
sait, ou clibait simplement: Je7ie. suis chargé que de moi. 11 est in-
croyable qu'on puisse associer autant d'élévation d'âme avec un
esprit de détail porte jusqu'à la minute. Il partageait et fixaitd avance
l'emploi de sa journée par heures, quarts d'heure et minutes, et sui-
vait cette distribution avec un tel scrupule, que, si l'heure eût sonné
tandis qu'il lisait sa phrase, il eût fermé le livre sans achever. De
toutes ces mesures de temps ainsi rompues, il y en avait pour telle
étude, il y en avait pour telle autre; il y en avait pour la reflexion, pour
la conversation, pour l'office, pour Loke,pour le rosaire, pour les vi-
sites, pour la musique, pour la peinture; et il n'y avait ni plaisir, ni
tentation, ni complaisance, qui put intervertir cetordre. Un de\oir à
remplir seul l'aurait pu. Quauû ù me faisait la liste de ses distributions
afin que je m y conformasse, je commençais par rire, et je finissais par
pleurer a'admiration. Jamais il ne gênait personne; mais il brusquait
les gens qui par politesse voulaient le gêner. Il était emporté sans
être boudeur. Je l'ai vu souvent en colère, mais je ne l'ai jamais vu
lâché. Rien n'était si gai que son humeur : il entendait raillerie, et
il aimait à railitr ; il brillait même, car il avait le talent de l'épi-
gramme. Quand on ruuimait, il était bruyant et tapageur en pa-
roles; sa VOIX s'entendait de loin. Mais tanuis qu'il criaiton le voyait
sourire, et tout à travers ses emportements il lui venait quelque mot
plaisant qui faisait éclater tout le monde. 11 n'avait pas plus le teint
espagnol que le phlegme. Il avait la peau blanche, les joues colo-
rées, les cheveux d'un châtain presque blond. Il était grand et bien
fait. Son corps fut forme pour loger son àme.
Ce sage de cœur ainsi que de tcto se connaissait en hommes, et
fut mou ami. C'est toute ma réponse à quiconque ne l'est pas. Nous
nous liâmes si bien que nous fîmes le projet de passer nos jours
ensemble. Je devais dans quelques années aller le joindre à Ascoytia
pour vivre avec lui dan» sa terre. Toutes les parties de ce projet
turent arrangées entre nous la veille de son départ. 11 n'y manqua
que ce qui ne dépend pas des hommes dans les projets les mieux
concertes. Les événements iiosteriturs, mes desastres, son mariage,
sa mort enfin, nous ont séjiarés pour toujours. On dirait qu'il n'y a
que les nous coni[ilots des méchants qui réussissent: les projets
uuiocentsdes bons n'ont presque jamais d'aciomplissemcnt.
Ayant senti l'inconvénient de la dépendance, je me promis bien
de ne m'y plus exposer. Ayant vu leuverser des leur naissance les
projets a ambition que l'occasion m'avait l'ait former, rebuté de ren-
tier dans la carrière que j'avais si bien commencée, et dont néan-
moins je venais d être expulse, je résolus de ne plus m'attaclier à
personne, mais de rester dans riiide[iendance en tirant parti de mes
talents, dont enfin je commençais à sentir la mesure, et dont j'avais
trop modestement pensé jusqu alors. Je repris le travail de mon
opéra, quej'a\ais interrompu pour aller à 'Venise; et pour m'y li-
LES CONFESSIONS.
vrer plus tranquillement, après le départ d'Altuna, je retournai Inger
il mon ancien hôtel Saint-Quentin, qui, dans un quartier S(j|itaire
et peu loin du l,uxemljourg, m'était plus commode, pour travailler
à mon aise, que la bruyante rue Saint-Honoré.Là m'attendait la seule
consolation réelle que le ciel m'ait fait goûter clans ma misère, et
qui seule me la rend suiiporlable. Ceci n'est pas une connaissance
passagère ; je dois entrer dans quelque détail sur la manière dont
elle se fit.
Nous avions une nouvelle hôtesse qui était d'Orléans. Elle prit
pour travailler en linge une (ille de son pays, d'cnviron_vingt-d(Mix
à vingt-trois ans qui mangeait avec nous, ainsi que ^hôtess(^ Celte
fille, appelée Thérèse le Vasseur, était de bonne famille. Son père
était officier de la monnaie d'Orléans, sa mère était marchande. Ils
avaient beaucoup d'enfants. La monnaie d'Orléans n'allant plus,
le père se trouva sur le pavé ; la mère, ayant essuyé di:s banque-
routes, fit mal SCS affaires, quitta le commerce, et vint à Paris avec
son mai i et sa fille, qui les nourrissait tous trois de son travail.
La première fois que je vis paraître cette fille à table, je fus frappé
de son maintien modeste, et plus encore de son regard vif et doux,
qui pour moi n'eut jamais son semblable. La table était composée,
outre M. de lionnefond, de plusieurs abbés irlandais, gascons^, et
autres gens do pareille étoile; notre hôtesse elle-même avait rôti le
balai : il n'y avait là que moi seul qui parlât et se ciuiipoi làt décem-
ment. On agaça !a petite : je pris sa défense. Aussitôt les lardnns
tombèrent sur nioi. Quand je n'aurais eu naturellement aucun goût
pour cette pauvre lille, la compassion, la contradiction, m'en
auraient donné. J'ai toujours aimé l'honnèlelé dans les manières
et dans les propos, principalement avec le sexe. Je devins haute-
ment son champion. Je la vis sensible à mes soins, et ses regards,
animés par la reconnaissance qu'elle n'osait exprimer de bouche,
n'en devenaient que plus pénétrants.
Klle était très timide; je l'étais aussi. La liaison, que cette dispo-
sition coinmuiie semblait éloigner, se fit pourtant très rapidement.
L'hôtesse, qui s'en aperç;ut, devint furieuse; et ses brutalités avan-
cèrent encore mes alfaiies auprès de la petite, qui, n'ayant d'autre
appui que moi seul dans la maison, me voyait sortir avec peine, et
soupirait apies le retour de son protecteur. Le rapport de nos crcuis,
le concours de nos dispositions, eurent bientôt ^oll eflèt ordinaire.
Elle crut voir en moi un honnête homme ; elle ne se ti'om[ia pas :
je crus voir en elle une fille sensible, simple et sans coquetterie;
je ne me trompai pas non plus. Je lui déclarai d avance que je ne
l'abandonnerais ni ne l'épouserais jamais. L'amour, l'eslime, la sin-
cérité naïve, furent les ministres de mon triomphe, et c'étiit parce
que son cœur était tendre et honnête, que je fus heureux sans être
entreprenant.
La crainte qu'elle eut que je ne me fâchasse de ne pas trouver en elle
ce qu'elle eioyait que j'y cherchais recula mou bonheur plus que
toute autre chose. Je la vis, interdite et confuse avant que de se
rendre , vouloir se faire entendre , et n'oser s'ex[iliquer. Loin d'ima-
giner la véritable cause de son embarras, j'en imaginai une bien
fausse et bien insultante pour ses mœurs, et, croyant qu'elle m'aver-
tissait que ma santé courait des ri.^ques, je tombai dans des per-
plexités qui ne me retinrent pas, mais qui, durant plusieurs jours,
empoisonnèrent mon bonheur. Comme nous ne nous entendions
point l'un l'autre, nos eiilietieiis à ce sujet étaient autant d'énigmes
et d'amphigouris plus que risibles. Elle fut prête à me croire abso-
lument lou. Enfin nous nous expliquâmes : elle nie fit en pleurant
l'aveu d'une faute unique au sortir de i'enfaiice, fiuilde suii igno-
rance et de l'adresse u'un séducteur. Sitôt que je la couipiis je fis
ua cri : l'ucelagu ! m'ecriai-je ; c'est bien a l'aris, c'est bien à vingt
ans qu'on en cherche ! Ab ! ma Thérèse , je suis trop heureux de le
posséder sage et saine , et de ne pas trouver ce cpie je ne cher-
chais pas.
Je n'avais songé d'ahoid qu'à me donner un amusement ; je vis
que j'avais plus lait, cl que je m'étais donne une conipagiie. L'a peu
d'habitude a\ec celle excellente fille, un peu de rcllexion sur ma
situation, me firent sentir que, eu ne songeant qu'a mes plaisirs,
j'avais beaucoup fait pour mon bonheur. Il me fallait, à la place de
l'ambilioii éteinte, un sentiment vif qui remplit mon cœur; il fal-
lait, |iour tout dire, uu successeur à maman , puisque je ne devais
plus vivre avec elle ; il me fallait quelqu'un qui vécût avec son
élève, et en qui je trouvasse la simplicité , la docilité de cœur qu'elle
avait trouvées en moi ; il fallait que la douceur de la vie privée et
domestique me dédommageât du sort brillant au'iuel je reiion(;ais.
Quand j étais absolumont -■^eul , mou cœur était vide, mais il n'en
lallait qu'un pour le lemiilir. Le sort m'avait ôte, m'avait aliéné du
moins en partie celui i)Our lequel la nature m'avait fait. Ues lors
j'étais seul, car il n'y eut jamais pour moi d'intermédiaire entre
tout ou rien. Je trouvais dans Thérèse le supplemeat dont j'avais
besoin; par elle je vécus heureux autant que je pouvais l'être seloa
le cours des évéaemenls.
Je voulus d'abord former son esprit ; j'y perdis ma peine : son es-
prit est ce que l'a fait la nature ; la culture et les soins n'y prennent
pas. Je ne rougis point d'avouer qu'elle n'a jamais bien appris à
lire, quoiqu'elle écrive passablement. Quand j'allai loger dans la
rue Neuve-des-Petit.s-Champs , j'avais , à l'hôtel de Pontcharlrain ,
vis-à-vis de mes fenêtres , nn cadran sur lequel je m'efforçai dur.: ut
plus d'un mois à lui faire connaître les heures : à peine les connaît-
elle encore à présent. Elle n'a jamais pu suivre l'ordre des douze
mois de l'année, et ne connaît pas un seul chiffre, malgré tous les
soins que j'ai pris pour les lui montrer. Elle ne sait ni compter l'ar-
gent ni le prix d'aucune chose. Le mot qui lui vient en parlant est
souvent l'opposé de celui qu'elle veut dire. Autrefoisj'avais fait un
dictionnaire de ses phra.ses pour amuser madame de Luxembourg,
et SCS quiproquo sont devenus célèbres dans les sociétés où j'ai vécu.
Mais citte personne si bornée, et, si l'on veut, si stupide, estd'un
conseil excellent dans les occasions difficiles. Souvent, en Suisse, en
Angleterre , en France, dans les catastrophes où je me trouvai, elle
a vu ce que je ne voyais [las moi-même; elle m'a donné les avis les
meilleurs à suivre; idie m'a tiré des dangers où je nie précipitais
aveii^'lément, et devant les dames du plus haut rang, devant les
grands et les princes, ses sentiments, son bonleiis, ses réponses
et sa conduite, lui ont attire l'eslime universelle, et à moi, sur son
mérite , des compliments doiitje sentais la sincérité. Auprès des per-
sonnes qu'on aime le sentiment nourrit l'esprit ainsi que le cœur, et
l'on a peu besoin de chercher ailleurs des idées. Je vivais avec ma
Thérèse aussi agréablement qu'avec le plus beau génie de l'univers.
Sa mère , fière d'avoir été jadis élevée auprès de la marcjuise de
Monpipeau , faisait le hel-esprit, voulait diriger le sien, et gataitpar
son astuce la simplicité de notre commerce.
L'ennui -de cette importunité me fil un peu surmonter la sotte
honte de n'oser me montrer avec Tlieiese en public; et nous faii^i'jiis
tète à tête de petites promenades champêtres et de petits goûters qui
m'étaient délicieux. Je voyais qu'elle m'aimait sincèrement, et cela
redoublait ma tendresse. Cette douce intimité me tenaitlieudc tout:
l'avenir ne me touchait plus , ou ne me touchait que comme le pré-
sent prolonge : je ne desiraii rien que d'en assurer la durée.
Cet attachement me rendit toute autre dissipation superflue et in-
si|iide. Je ne sortais plus que pour aller chez Thérèse ; sa demeure
devint presque la mienne. Cette vie retirée et domestique fut si
avantageuse à mon travail, qu'en moins de trois mois mou opéra
tout entier fut fait, paroles et musique. Il restait seulement quelques
accompagnements et remplissages à faire. Ce travail de manœuvre
m'ennuyait fort. Je proposai à Philidor de s'en charger, en lui ilon-
nant part au bénéfice. Il vint deux fois, et fit quelques remplissages
dans facte d'Ovide; mais il ne put se captiver à ce travail assidu
pour un profit éloigne, et iiiêuie incertain. Il ne revint plus, et
j'achevai ma besogne moi-même.
Mon opéra fait , il s'agit d'en tirer parti : c'était un autre opéra
bien plus difficile. On ne vient à bout de rien à Paris quand on y vit
isolé. Je pensai à me faire jour par M. de la Popllniere, chez qui
Caullêcourt, de retour de Genève, m'avait introduit. .M. delà Popll-
niere était le Mécène de Hameau : madame de la Popllniere était sa
très humble écoliere. Hameau faisait, connue on dit, la pluie et le
beau temps dans cette maison. Jugeant qu'il protégerait avec plaisir
l'ouvrage d'un de ses disciples, je voulus lui montrer le mien. 11 re-
fusa de le voir, disant qu'il ne pouvait lire des partiiions, et que cela
le fatiguait trop. La Po|diniere dit là-dessus qu'on pouvait le lui faire
euieiiiire, et m oll'iit de rassembler des musiciens pour en execuier
des morceaux. Je ne demandais pas mieux. Rameau consentit en
grommelant, et répétant sans cesse que ce devait être une belle chose
que la composition d'un homme qui n'était pas enfant de la balle, et
qui avait appris la musique tout seul. Je me hàtai de tirer en parties
cinq ou six morceaux choisis. On me donna une dizaine de synqiho-
iiistes, et , jiour chanteurs, Herard, Lagarde et mademoiselle Uour-
buniiois. Hameau commença, des l'ouverture, à faire entendre, par
ses éloges oulres, qu'elle ne pouvait être de moi. U ne laissa passer
aucun morceau sans donner des signes d'impatience ; mais à un air
de haute-contre, dont le chaut était mâle et sonore et l'accomi a-
guement très brillant, il ne put plus se contenir; il m'apostropha
avec une brutalité qui scandalisa tout le monde, soutenant qu'une
partie de ce qu'il venait d'eutendre était d'un homme cousoiume dans
l'art, et que le reste était d'un ignorant qui ne savait pas même la
nuisuiue; et il est vrai que mou travail, megal et sans régie, elail
tantôt sublime et tantôt 1res plat, comme doit être celui de quicon-
que ne s'élève que par quelques élans de génie, et que la science ue
soutient point. Hameau prétendit ne voir en moi qu'un pel|^ pillard
sans talent et sans goùl. Les assistants, et surtout le maille de la
maison, ne pensèrent pas de même. M. de Hichelieu , qui dans ce
temps-là voyait beaucoup monsieur, et, comme on s.iit, madame de
la Popllniere, ouït parler de mon ouvrage et voulut l'entendre, avec
le projet de le l'aire donner à la cour s'il eu était content. Il fut exé-
cute a grand chœur et en grand orchestre, aux frais du roi , chez
M. de lîonneval , intendant des menus. Fraucœur dirigeait l'exécu-
tion. L'ellêt en fut surprenant : M. le duc ne cessait de s'ecrier et
d'apiilaudir, cl à la fin d'un chœur, dans facte du Tasse, il se leva,
vint a moi, et me serrant la main : M. Rousseau, me dil-il, voila de
l'harmonie qui transporte. Je n'ai jamais rien entendu de plus beau :
je veux faire donner cet ouvrage a Versailles. .Madame de la Popli-
niere, qui était là, ue dit pas un mot. Rameau, quoique mvite.n'y
76
LES VEILLÉES LITTÉRAIRES ILLUSTRÉES.
avait pas voulu venir. Le lenileraain, madame de la Poplinicre me
fit, à sa toilette, un accueil fort dur, aflecta de rabaisser ma pièce,
et me dit que, quoiqu'un peu de clinquant eût d'abord ébloui M. de
Richelieu, il en était bien revenu , et qu'elle ne me conseillait pas
de compter sur mon opéra. M. le duc arriva peu après et me tint un
tout autre langage , me dit des choses flatteuses sur mes talents , et
nie parut toujours disposé k faii'e donner ma pièce devant le roi. Il
n'y a, dit-il, que l'acte du Tasse qui ne peut passer à la cour; il en
faut refaire nu autre. Sur ce seul mot , j'allai m'enfermer chez moi,
et dans trois semaines j'eus fait, à la place du Tasse, un autre acte,
dont le sujet était Hésiode inspiré par une muse. Je trouvai le secret
de faire entrer dans cet acte une partie de l'histoire de mes talents,
et de la jalousie dont Rameau voulait bien les honorer. Il y avait,
dans ce nouvel acte, une élévation moins gigantesque et mieux sou-
tt'Mur i]u(: colle du Tasse. La musique en était aussi noble et beau-
coup iiiii'iix fuite, et si les deux autres actes avaient valu celui-là, la
piiMC enticie eût avantageusement soutenu la représentation. Mais,
tandis que j'achevais de la mettre en état, une autre entreprise sus-
pendit l'exécution de celle-là.
L'hiver qui suivit la bataille de Fontenoi , il y eut beaucoup de
fêtes à Versailles, entre autres plusieurs opéras au théâtre des Pe-
tites-Ecuries. De ce nombre fut le drame de Voltaire, intitulé la Prin-
cesse de Navarre, dont Rameau avait fait la musique, et qui venait
d'être changé et réformé sous le nom de Fêtes de Ramire. Ce nou-
veau sujet demandait plusieurs changements aux divertissemenis
de l'ancien, tant dans les vers que dans la musique. 11 s'agissait de
trouver quelqu'un qui pût remplir ce double objet. Voltaire , alors
en Lorraine, et Rameau, tous deux occupés à l'opéra du Temple de
la Gloire, ne pouvant donner des soins à celui-là, M. de Richelieu
pensa à moi, me lit jiroposer de m'en charger, et, pour que je pusse
examiner mieux ce qu'il y avait à faire, il m'envoya séparément le
|iocine et la musique. Avant toute chose, je ne voulais toucher aux
[iarolcs que de l'aveu de l'auteur, et je lui écrivis à ce sujet une let-
tre 1res honnête, et même respectueuse, comme il convenait. Voici
sa réponse, dont l'original est dans la liasse A, 11° I.
15 décembre 1745.
n Vous réunissez, monsieur, deux talents qui ont toujours été
séparés jusqu'à présent. Voilà déjà deux bonnes raisons pour moi
de vous estimer et de chercher à vous aimer. Je suis fâché pour vous
que vous employiez ces deux talents à un ouvrage qui n'eu est pas
tro|i digne. Il y a quelques mois que M. le duc de Richelieu m'or-
donna absolument de taire en un clin-d'œil une petite et mauvaise
esquisse de quelques scènes insipides et tronquées, qui devaient s'a-
juster à des divertissements qui ne sont point faits pour elles. J'o-
béis avec la plus grande exactitude, je fis très vite et très mal. J'en-
voyai ce misérable croquis à'M. le duc de Richelieu, comptant qu'il ne
servirait pas, ou que je le corrigerais. H'iureusement il est entre vos
mains, vous en êtes le maître absolu; j'ai perdu tout cela entière-
ment de vue. Je ne doute pas que vous n'ayez reclilié toutes les fau-
tes échappées nécessairement dans une composition si rapide d'une
simple esquisse, que vous n'ayez rempli les vides et suppléé à tout.
« Je me souviens qu'entre autres balourdises il n'est pas dit dans
ces scènes , qui lient les divertissements , comment la princesse Gre-
nadine passe tout d'un coup d'une prison dans un jardin ou dans
un palais. Comme ce n'est point un magicien qui lui donne des
fêtes, mais un seigneur espagnol, il me semble que rien ne doit se
faire par enchantement. Je vous prie, monsieur, de vouloir bien re-
voir cet endroit, dont je n'ai qu'une idée confuse. Voyez s'H est né-
cessaire que la prison s'ouvre , et qu'on fasse passer notre princesse
de cette prison dans un beau palais doré et verni [iréparé pour elle.
Je sais très bien que tout cela est fort misérable, et qu'il est au-des-
sous d'un être pensant de sa faire une affaire sérieuse de ces baga-
telles; mais enfin, puisqu'il s'agit de déplaire le moins qu'on pourra,
il faut mettre le plus de raison qu'on peut, même dans un mauvais
divertissement d'opéra.
« Je me rapporte de tout à vous et à M. Ballod; et je compte avoir
bientôt l'honneur de vous faire mes remerciments, et de vous assu-
rer, monsieur, à quel point j'ai celui d'être, etc. »
Qu'on ne soit pas surpris de la grande politesse de cette lettre,
comparée aux autres lettres demi-cuvalrères qu'il m'a écrites depuis
ce temps-là. Il me crut en grande faveur auprès de M. de Richelieu;
et la souplesse courtisane qu'on lui connaît l'obligeait à beaucoup
d'égards pour un nouveau venu, jusqu'à ce qu'il connût mieux la
mesure de son crédit.
Autorisé par I\L de Voltaire et dispensé de tous égards pour Ra-
meau, qui ne cherchait qu'à me nuire, je me mis à travailler, et en
deux mois ma besogne fut prête. Elle se borna, quant aux vers, à
très peu de chose : je tâchai seulement qu'où n'y sentit pas la dill'e-
reiice des styles, et j'eus la présomption de croire avoir réussi. Mon
travail en musique fut plus long et plus pénible. Outre que j'eus à
faire plusieurs morceaux d'appareil, et entre autres l'ouverture, tout
le récitatif dont j'étais charge se trouva d'une difliculte extrême, eu
ce qu'il fallait lier, souvent en peu de v«rs et iiar des modulations
très rapides, des symphonies et des chœurs dans des tons fort éloi-
gnés : car, pour que Rameau ne m'accusât pas d'avoir défiguré ses
airs, je n'en voulus changer ni transposer Sucufl. Je réussis à ce
récitatif. Il était bien accentué, plein d'énergie, et surtout excellem-
ment modulé. L'idée des deux hommes supérieurs auxquels on dai-
gnait m'associer m'avait élevé le génie, et je puis dire que dans ce
travail ingrat et sans gloire, dont le public ne pouvait pas même
être informé, je me tins [iresque toujours à côté de ces modèles.
La pièce, dans l'état oii je l'avais mise, fut repétée au grand théâ-
tre de l'Opéra. Des trois auteurs je m'y trouvai seul. Voltaire était
absent, et Rameau n'y vint pas, ou se cacha.
Les paroles du premier monologue étaient très lugubres, en
voici le début:
OMort! viens terminer les malheurs de ma vie.
11 avait bien fallu faireune musique assortissante. Ce fut pourtant
là-dessus que madame de la Poplinière fonda sa censure en in'ac-
cusant avec beaucoup d'aigreur d'avoir fait une musique d'enterre-
ment. M. de Richelieu commença judicieusement par s'informer
de qui étaient les paroles de ce monologue. Je lui présentai le ma-
nuscrit qu'il m'avait envoyé, et qui faisait foi qu'elles étaient de
Voltaire. En ce cas, dit-il, c'est Voltaire seul qui a tort. Durant la
répétition tout ce qui était de moi fut successivement improuvé
par madame de la Poplinière, et justifié par M. de Kichelieu. Mais
enfin j'avais à faire à trop forte partie, et il me fut signifié qu'il y
avait a refaire à mon travail plusieurs choses sur lesquelles il lallait
consulter M. Rameau. Navre d'une conclusion pareille, au lieu des
éloges que j'attendais, et qui certaineioent m'étaient dus, je rentrai
chez moi la mort dans le cœur. J'y tombai malade, épuisé de fatigue,
dévoré de chagrin, et de six semaines je ne fus en état de sortir.
Kameau, qui fut chargé des changements indiques par madame
de la Po|)liniere, m'envoya demander l'ouverture de mon grand
opéra, pour la substituer a celle que je venais de faire. Heureuse-
ment je seuils le croc-en-jambe, et je ta refusai. Comme il n'y avait
plus que cinq ou six jours jusqu'à la représentation devant le roi,
il n'eut pas le temps d en faire une, et il fallut laisser la mienne.
Elle était à l'italienne et d'un style très nouveau pour lors en
France. Cependantelle fut goûtée, et j'appris par .\1. de Valmalette,
mai tre-d' hôtel du roi et gendre de M. Musard, mon parent et mon
ami, que les connaisseurs avaient ete très contents de mon ouvrage,
et que le public ne lavait pas distingue de celui de Rameau ; mais
celui-ci, de concert avec madame de la Popiiniere, prit de» mesures
pour qu'on ne sût pas même que j'y avais travaille. Sur le livre
qu'on distribue aux spectateurs, et où les auteurs sont toujours
nommes, il n'y eut de nomme que Voltaire; et Hameau aima mieux
que sou nom lût supprime que d'y voir associer le mien.
Sitôt que je fus en état de sortir, je voulus aller chez M. le duc
de Kichelieu: il n'était plus temps. H venait de partir pour Dun-
kerque, ou il devait commander le débarquement destine pour
1 Ecosse. A son retour je me dis, pour autoriser mi paresse, qu'il
était trop tard. iNe layaut plus revu depuis lors, j'ai perdu Ihon-
ueur que méritait mon ouvrage, l'honoraire qu il devait me pro-
duire; et mon temps, mon travail, mon chagrin, ma maladie et
l'argent qu'elle me coûta, tout cela fut à mes frais, sans me ren-
dre un sou de bénéfice ou plutôt de dédommagement. Il m'a ce-
pendant toujours paru que M. de Richelieu avait naturellement de
l'inclination pour moi, et pensait avantageusement de mes talents;
mais mon malheur et madame de la l'opanière empêchèrent l'ellét
de sa bonne volonté.
Je ne pouvais rien comprendre à l'aversion de cette femme, à
qui je m'étais ell'orcé de plaire, et à qui je faisais assez régulière-
ment ma cour. GauU'ecourt m'en expliqua les causes: D'abord, me
dit-il, sou amilie pour Rameau, dont elle est la prôueuse eu titre,
et qui ne veut soutfrir aucuu concurrent, et de plus, un péché
originel qui vous damne auprès d'elle, et qu'elle ne vous pardon-
nera jamais, c'est d être Genevois. Là-deasus il m'expliqua que
l'abbe Hubert, qui l'était, et siucere ami de M. de la Popiiniere,
avait l'ait ses efforts pour l'empêcher d'épouser cette femme, qu'il
connaissait bien, et qu'après le mariage elle lui avait voue une haine
implacable, ainsi qu'a tous les Genevois. Quoique la Popiiniere,
ajouta-t-il, ait de l'amitie pour vous, et que je le sache, ne couip-
tez pas sur son appui. Il esi amoureux de sa femme ; elle vous hait,
elle est méchante, elle est adroite ; vous ne ferez jamais rieii dans
celte maison. Je me le tins pour dit.
Ce mcuie Gaull'ecouft me rendit a peu près dans le même temps
un service dont j'avais grand besoin. Je venais de perdre mon
vertueux père, âge d'environ soixante ans. Je sentis inoins cette
perte que je n'aurais fait en d'autres temps ou les embarras de ma
situation m auraient moins occupé. Je n avais pouu voulu reclamer
de sou vivailt ce qui restait du bien de ma mère, et dont U tirait
le petit revenu. Je n'eus plus la-des:)Us de scrupule après .>^tt mort.
Ma.is le défaut de preuve juridique de la mort Ue mou frère faisait
une dilficuUe que GauU'ecourt se chargea de lever, et qu'il leva en
elTct par les bous offices de l'avocat de Lolme- Comme l'ayaisj \^
LES CONFESSIONS.
T7
plus fîrand besoin de cette petite ressource, et que l'événement
l'Iiiit ildiil.eux, j'en attendais la nonvelle, définitive avec la plus vive
iiii|i,'ilicrire. Un soir, en rentrant chez moi, je trouvai la lettre qui
devait contenir cette nouvelle, et ji; la pris pour l'ouvrir avec un
tririilileinent d'impatience, dontj'eus honte au dedans de moi. Kh
quoi ! nie dis-je aveé dédain, Jean-Jacques se laisserait-il suhju-
jîiier à ce point par l'intérêt et par la curiosité! Je remis sur-le-
champ la liitlre sur ma cheminée. Je me désIiahiUai, me couchai
tranquillement, dormis mieux qu'à rrion ordinaire, (!l me levai le
lendemain assez tard sans plus penser à ma lettre. Eu m'hahiUant
y: l'aperçus, je l'ouvris sans me presser, j'y trouvai une lettre de
Vhanf,'e. J'eus bien des plaisirs à la fois; mais je puis jurer que le
plus vif l'ut celui d'avoirsu me vaincre. J'aurais vingt traits pareils
à citer en ma vie ; mais je suis trop pressii pour pouvoir tout dire.
J'envoyai une petite partie de cet argent ;\ ma pauvre maman,
regrettant avec larmes l'heureux temps où j'aurais mis le tout à
.ses pieds. Toutes ses lettres se sentaient de sa détresse. Elle m'en-
voyait des tas de reccll^^ , t Ar scrrcts dont elle prétendait que je
fisse ma fortune et la sirinn . h |a le sentiment de sa misère lui
serrait le cœur et lui rétiv(is,:iii. iC-pril. Le peu que je lui envoyai
fut la proie des fripons qui l'obsédaient. Elle ne prolita de rii;n.
(lida me dégoûta de partager mon nécessaire avec ces miséiables,
surtout ai>rès l'inutile tentative que je fis pour la leur arracher,
comme il sera dit ci-aprcs.
Le temps s'écoulait, et l'argent avec lui. Nous étions deux, même
quatre, et, pour mieux dire nous étions sept ou huit. Car, quoi-
que Thérèse fût d'un désintéressement qui a peu d'exemples, sa
mère n'était pas comme elle. Sitôt qu'elle se vit un peu remontée
par mes soins, elle fit venir toute sa faniille pour en partager le
fruit. Sœurs, fils, filles, petites-filles, tout vint, hors sa fille ainée,
mariée an directeur des carrosses d'Angers. Tout ce que je faisais
pour Thérèse était détourné par sa mère en faveur de ces affa-
més. Comme je n'avais pas affaire à une personne avide, et que je
n'étais pas subjugué par une passion folle, je ne faisais pas de
folies. Content de tenir Thérèse honnêtement, mais sans luxe,
à l'abri des pressants besoins, je consentais que ce qu'elle ga-
gnait par son travail fût tout entier au profit de sa mère, et je
ne me bornais pas à cela; mais par une fatalité qui me poursuivait,
tandis que maman était en proie à ses croquants, Thérèse était
en proie ;\ sa famille, et je ne pouvais rien faire d'aucun côté qui
profitât à celle pour qui je l'avais destiné. Il était singulier que
la cadette des enfants de madame le Vasseur, la seule qui n'eût
point été olotée, était la seule qui nourrissait son père et sa mère,
et qu'après avoir été longtemps battue par ses frères, par ses sueurs,
même par ses nièces, cette pauvre fille en était maintenant pillée
sans qu'elle piit mieux se défendre de leurs vols que de leurs coups.
Une seule de ses nièces, appelée Goton, était assez aimable, etd'un
caractère assez doux, quoique gcàlée par l'exemple et les leçons des
aulres. (lomme je les voyais souvent ensemble, je leur donnais les
noms qu'elles s'entredonnaient: j'appelais la nièce maniùco, la tante
ma tant». Toutes deux m'appelaient leur oncle. De là le nom de
tante duquel j'ai continué d'appeler Thérèse, et que mes amis
répétaient quelquefois en plaisantant. On sent que dans une pa-
reille situation je n'avais pas un moment à perdre pour tâcher de
m'en tirer. Jugeant que M. de Richelieu m'avait oublié, et n'espé-
rant plus rien du côté de la cour, je fis quelques tentatives pour
faire passer h Paris mon opéra; mais j'éprouvai bien des difflculés
qui demandaient bien du temps pour les vaincre, et j'étais de jour
en jour plus pressé. Je m'avisai de présenter ma petite comédie de
Narci.sse aux Italiens: elle y fut reçue, et j'eus les entrées, qui me
firc^it grand plaisir. Mais ce fut tout. Je ne pus jamais parvenir à
l'aire jouer ma pièce, et, ennuyé de faire ma cour à des comédiens,
je les plantai là. Je revins enfin au dernier expédient qui me res-
tait, et le seul que j'aurais dû prendre. En fréquentant la maison
de M. de la Popliniere, je m'étais éloigne de celle de M. Dupin.
Les deux dames, quoique parentes, étaient mal ensemble, et ne se
voyaient point. 11 n'y avait aucune société entre les deux maisons,
ef, Thieriot seul vivait dans l'une et dans l'autre. Il fut charge de
tâcher de me ramener chez M. Dupin. M. de Fraucueil suivait alors
l'histoire naturelle et la chimie, et faisait un cabinet. Je crois qu'il
aspirait à l'académie des sciences; il voulaitipourcela faire un livre,
et il jugeait que je pouvais lui être utile dans ce travail. Madame
Dupin, qui, de son côté, méditait un autre livre, avait sur moi des
vues à peu près semblables. Ils auraient voulu m'avoir en commun
pour une espèce de secrétaire, et c'était là l'objet des semonces
de Thieriot. j'exigeai préalablement que M. de Fraucueil ein|iloic-
rait son crédit et celui de Jélyote pour faire répéter mon ouvrage
à l'opéra; il y consentit. Les Muscs galantes furent réiiétées d'a-
bord plusieurs fois au magasin, puis au grand théâtre. 11 y avait
beaiiciiiipde monde à la grande répétition, et plusieurs morceaux
fiirint trcs .ipplaiidis ; cependant je sentis moi-même durant l'exé-
ciitiiin, fort mal conduite par Uebel, tiue la (lièce ne passerait pas,
et même qu'elle n'était pas en état .le paiailre sans de grandes
corrcclions. Ainsi je la relirai, sans mot dire, et sans m'exposer au
relus: mais je vis clairement, par plusieurs indices, que l'ouvrage,
eût-il été parfait, n'aurait pas passé. Krancueil m'avait bien pro-
mis de le faire répéter, mais non pas de le faire recevoir. Il me
tint exactement parole. J'ai toujours cru voir, et dans celte occasion
et dans beaucoup d'autres, que ni lui, ni madame Dupin, ne se
souciaient de me laisser acquérir une certaine réputation dins le
monde, de peur pi;ut-(Hre qu'on ne supposât, en voyant leurs li-
vres, qu'ils avaient greffé mes talents sur les leurs. Cependant,
comme madame Dupin m'en a toujourî supposé de très médiocres,
et qu'elle ne m'a jamais employé qu'à écrire sous sa dictée, ou à
des recherches de pure érudition, ce reprotîhe, surtout à sou égard,
eût été bien injuste.
Ce dernier mauvais succès acheva de me décourager; j'aban-
donnai tout projet d'avancement et de gloire , et, sans plus songer
à des talents vrais ou vains qui me prospéraient si peu , je consa-
crai mon temps et mes .soins à me protnrer ma subsistance et celle
de ma Thérèse, comme il plairait à ceux qui se chargeaient «l'y
pourvoir. Je m'attachai donc tout-à-fait à madame Dupin et à.
M. de Francueil. Cela ne me jeta |ias dans une grande opulence;
car, avec huit à neuf cents francs par an que j'eus les deux pre-
mières années, à peine avais-je de quoi fournira mes premiers
besoins, forcé de me loger à leur voisinage, en chamnre garnie,
dans un quartier assiz ch.;r, et payant un autre loyer à l'exirémilé
de Paris, tout an haut de la rue Saint-Jacques, où , quelque temps
qu'il fit, j'allais souper presque tous les soirs. Je pris bientôt le
train et même le goût de mes nouvelles occupations. Je m'atta-
chai à la chimie; j'en fis plusieurs cours avec M. de Francueil chez
M. UoucU'e, et nous nous mîmes à barbouiller du papier tant biea
que mal sur cette science dont nous possédions à peine les éléments.
En 1747, nous allâmes passer l'automne en Touraine, au château de
Chenonceaux , maison royale sur le Cher , bâtie par Henri 11 pour
Diane de P.)itiers, dont on y voit encore les chiffres, et maintenant
possédée par M Dupin, fermier-général On s'amusa beaucoup dans
ce beau lieu ; on y faisait très bonne chère; j'y devins gras comme
un moine. On y lit beaucoup de musique. J'y composai plusieurs
trios à chanter, [ileins d'une assez forte harmonie, et dont je re-
parlerai peut-être dans mon supplément. On y joua la comédie ; j'y
en fis, en quinze jours, une en IroLs actes, intitulée l'Engagement
lémnaire, qu'on trouvera parmi mes papiers, et qui n'a d autre
mérite que beaucoup de gaité. J'y composai d'antres petits ouvra-
ges, entre aulres une pièce en vers intitulée l'Altée de Sylvie, du
nom d'une allée du parc qui bordait le Cher (1) ; et tout cela se
fil sans discontinuer mon travail sur la chimie, et celui que je fai-
sais auprès de madame Dupin.
Tandis ipie j'engraissais à Chenonceaux, ma pauvre Thérèse en-
graissait à Pans d'une autre manière; et quand je revins je trou-
vai l'ouvrage que j'avais mis sur le chantier plus avancé que Je
ne l'avais cru. Cela m'eût jeté, vu ma situation, dans un embarras
extrême, si des camarades de table de m'eussent fourni la seule
ressource qui pouvait m'en tirer. C'est lui de ces récits essentiels
que je ne puis faire avec trop de simplicité, parce qu'il faudrait, en
les commentant, ra'excuser ou me charger, et que je ne dois faire ici
ni l'un ni l'autre. •
Durant le séjour d'Altuna à Paris, au lieu d'aller manger chez nn
traiteur, nous mangions ordinairement lui et moi à notre voisinage,
presque vis-à-vis le cul-de-sac de l'Opéra , chez une madame 11
Selle , femme d'un tailleur, qui donnait assez mal à manger, mais
dont la table ne laissait pas d'être recherchée à cause de la bonne
et sûre compagnie qui s'y trouvait; car on n'y recevait aucun in-
connu, et il fallait être introduit par quelqu'un de ceux qui y man-
geaient d'ordinaire. Le commandeur de Graville, vieux débauché ,
plein de politesse et d'e.sprit , mais ordurier, y logeait, et y attirait
une folle i:t brillante jeunesse en officiers aux gardes et mousque-
taires. Le commandeur de Nouant, chevalier de toutes les filles de
l'Opéra, y apportait journellement les anecdotes de ce tripot. M- du
Plessis, lieutenant-colonel retiré, bon et sage vieillard; Ancelel (21,
officier des mousquetaires, y maintenaient un certain ordre parmi
ces jeunes gens. Il y venait aussi des coramerçints, des financiers ,
des vivriers, mais pulis, honnêtes, et de ceux qu'on distinguait
dans leur métier : M. de Besse, M. de.Forcade, et d'autres dont j'ai
oublié les noms. Enfin l'on y voyait des gens de mise de tous les
(1) (hi a eu le vandalisme impardonnable d'abattre les arbres de cette
allée. A. deB.
(2) Gî fut ,^ ce M. Ancclet que je donnai une petite comédie de ma
façon, intitulée les Prisonniers de guerre, que j'avais faite api^s les dé-
sastres des l'iançais en Bavière et en Bjlieme, et que je n'osai jamais
avouer ni moutr'er, et cela par la sinsrulière raison que jamais le ivh, ni
la France, ni les Français, ne l'urenl peut-être mieux loués ni de meil-
leur cœur que dans cette pièce, et que, réiiublicain et frondeur on titre.
Je n'osais m'avouer panégyriste d'une nation dont toutes les raixime.s
étaient contraires aux miennes. Plus navré des msllieur.-: oe la France
que les Français meini's, j'avais peur qu'on ne taxât de tliticrieel de lâ-
ctieté les niarqiios d'un sincère attachemenl dont j'ai dit l'époque et la
cause dans ma première partie, et que j'et;iis honteux de monuer. ;, Cette
note n'est point dans le matiuscrit aulograplie déposé aux archives na-
tionales. )
78
LEST VEILLÉES LITTÉRAIRES ILLUSTRÉES.
états excepté des abbés et des gens de robe, que je n'y ai jamais
vus et c'était une convention de n'y en point introduire. Cette
table asbez nombreuse , était très gaie sans être brillante et 1 on y
iiolissonnait beaucoup sans grossièreté. Le vieux commandeur, avec
tous ses contes gras, quant à la substance , ne perdait jamais sa
nolite'ise de la vieille cour , et jamais un mot de gueule ne sortait de
s-i bouche qu'il ne lût si plaisant, que des femmes l'auraient par-
donné Son ton servait de règle à toute la table ; tous ces jeunes
"PUS contaient leurs aventures galantes avec autant de licence que
3e "-rare et les contes de lilles manquaient d'autant moins, que le
ui-i'^sin était à la porte ; car l'allée qui menait chez madame la
Si'lfe était la même où était la boutique de la Duchaiit, célèbre mar-
chande de modes, qui avait alors de très jolies filles, avec les-
.iiieUes tous nos messieurs allaient causer avant ou après dîner. Je
iii'V serais amusé comme les autres , si j'eusse été plus hardi. 11 ne
f.illait qu'entrer comme eux; je n'jisai jamais. Quant à madame la
Selle je continuai d'y aller manger assez souvent après le départ
d'Altùna J'y apprenais des foules d'anecdotes très amusantes , et
j'v pris aussi peu à peu, non, grâce au ciel, jamais les "mœurs, mais
les maximes que j'y vis établies. D'honnêtes personnes mises a mal,
des nians trompes, des ftmmes séduites, des accouchements clan-
destins, étalent là des textes les plus ordinaires ; et celui qui peu-
plait le mieux les Eiifants-ïrouves était toujours le plus applaudi.
Cela me g.'igna; je formai ma façon de ptuser sur celle que je
voyais en n-iie chrz dts gens très aimables, et je me dis : Puisque
eVst l'us ■' du p.iNs, quand on y vil on peut le suivre; voilà
l'expédienrque je clierchais. Je m'y déterminai gaillardement, sans
le moindre scrupule; et le seul que j'eus à vaincre fut celui de
Thérèse, à qui j'eus toutes le.-, peines du monde à laire adopter cet
unique moyen de sauver son honneur. Sa mère , qui de plus crai-
gnait ce nouvel embarras de marmaille , étant venue a mon se-
coure elle se laissa vaincre. Ou choisit une sage-femme, prudente
et sûre appelée mademoiselle Gouin, pour lui conherce dépôt, et,
quand le temps l'ut venu , Thérèse fut menée par sa nicre chez la
Gouin à la |ioinle Saint-Kusiache. J'allai l'y voir plusieurs fois, et
je lui portai un chiffre que j'avais fait à double sur deux cartes,
dont une lut mise dans les langes de l'enfant; et il fut dépose par
la sage-femme au bureau des Enfants-Trouvés , dans la formeordi-
naiie. L'année suivante, même inconvénient et même expédient,
au chiffre près qui fut négligé. Pas plus de réflexion de ma part ,
pas plus d'ii|iprobation de celle de la mère ; elle obéit en gémissant.
Un verra successivement toutes les vicissitudes que cette latale con-
duite a produites dans ma façon de penser, ainsi que dans ma desti-
née Quant à présent, tenons-nous à cette première époque. Ses
suites, aussi cruelles qu'imprévues , ne me forceront que trop dy
revenir. " . ,
Je marque ici celle de ma première connaissance avec madame
d'Lpiiiay uont le nom reviendra souvent dans ces mémoires. Elle
s'appellait mademoiselle des Clavelles, et venait d'épouser M. d'E-
piiiav fils de M. de la Live de Bellegarde , fcrmier-general. Son
mari était musicien, ainsi que M. de Francueil. Elle était musicienne
aussi, et la passion de cet art mit entre ces trois personnes une
grande intimité. .M. de Francueil m'introduisit chez madame d'Epi-
nav j'y soupais quelquefois avec lui. Elle était aimable, avait de
fesp'nt, des talents; c'était assurément une bonne connaissance à
faire. Mais elle avait une amie appelée mademoiselle d'Ette, qui
passait pour méchante, et qui vivait avec le chevalier de Valory ,
qui ne passait pas pour bon Je crois que le commerce de ces deux
personnes fit tort à madame d'Épinay, à qui la nature avait donne,
avec un tempérament très exigeant, des qualités excellentes pour
en régler ou arrêter les écarts. M. de Francueil lui communiqua une
partie de l'amitié qu'il avait pour mol, et m'avoua ses liaisons avec
elle dont, par cette raison, je ne parlerais pas ici, si elles ne fus-
sent'devenues publiques au point de n'être pas même cachées à
M. d'Épiiiay. M. de Francueil meTit même sur celte dame des con-
fidences bien singulières, qu'elle ne m'a jamais faites elle-même, et
dont elle ne m'a jamais cru instruit; car je n'en ouvris m n'en
ouvrirai de ma vie la bouche ni à elle, m à qui que ce soit. Toute
celle confidence de part et d'autre rendait ma situation très em-
baiiassaute, surtout avec madame de Francueil, qui méconnaissait
assez pour ne pas se défier de moi , quoiqu'en liaison avec sa ri-
vale. Je consolais de mon mieux cette pauvre femme , à qui son
mari ne rendait assurément pqs l'ainoui- qu'elle avait pour lui.
J'écoulais séparément ces trois [lersonnes; je gardais leurs secrets
avec la plus grande fidélité, sans qu'aucune des trois m'en arrachât
jamais aucun de ceux des deux autres, et sans dissimuler à chacune
des deux femmes mon attachement i)our sa rivale. Madame de
Francueil, qui vuulait se servir de moi pour bien des choses, essuya
des refus formels; et madame d'Epiiiay, m'ayant voulu charger une
fois d'une lettre pour Francueil, non seulement en reçut un pareil,
mais encore une déclaration très nette que, si elle voulait me
chasser pour jamais de chez elle, elle n'avait qu'à me faire une se-
conde fois pareille proposition. H faut rendrejuslice à madame d'Ë-
piuay. Loin que ce procédé parût lui doplaire, elle en parla à Fran-
cueil avec éloge, Cl ne m'en reçut pas moins bien. C'est ainsi que
dans des relations orageuses entre trois personnes que j'avais à
ménager , dont je dépendais en quelque sorte, et pour qui j'avais
de l'attachement, je conservai jusqu'à la fin leur amitié, leur es-
time, leur confiance, en me conduisant avec douceur et complai-
sance, mais toujours avec droiture et fermeté. Malgré ma bêtise et
ma gaucherie, madame d'Épinay voulut me mettre des amusements
de la Chevrette , château prés île Saint-Denis, apiiartenant à M. de
Bellegarde. Il y avait un théâtre où l'on jouait souvent des pièces.
On me chargea d'un rôle que j'étudiai six mois sans relâche , et
qu'il me fallut souffler d'un bout à l'autre à la représentation.
Après cette épreuve, on ne me donna plus de rôle.
En faisant la connaissance de madame d'Epinay, je fis aussi
celle de sa lielle-sœur, mademoiselle de Bellegarde, qui devint bien-
tôt comtesse de Houdetot. La première' fois que je la vis, elle était
à la veille de son mariage ; elle me fit voir l'apparteDient qu'on
lui préparait, et me Causa longtemps avec cette familiarité char-
mante qui lui est naturelle. Je la trouvai très aimable; mais j'étais
bien éloigné de prévoir que celle jeune personne ferait un jour le
destin de ma vie, et m'entraînerait, quoique bien innocemment,
dans l'abîme oii je suis aujourd'hui.
Quoique je n'aie pas parlé de Diderot depuis mon retour de Ve-
nise, non plus que de mon ami M. Koguin , je n'avais pourtant né-
gligé ni l'un ni l'autre, et je m'étais surtout lié de jour en jour plus
intimement avec le premier. 11 avait une Nanette, ainsi que j'avais
une Thérèse; c'était .entre nous une conformité de plus. Mais la
différence était que ma Thérèse, aussi bien tout au moins de figure
que sa Nanette, avait une humeur douce et un caraclére aimable,
fait pour attacher un honnête homme; au lieu que la sienne, pi-
grièche'et harengère , ne montrait rien aux yeux des autres qui jiùt
racheter la mauvaise éducation. 11 l'épousa loulefois : ce i'iit fort
bien fait , s'il l'avait promis. Pour moi, qui n'avais rien promis de
semblable, je ne me pressai pas de l'imiter.
Je m'étais aussi lié avec l'abbé de Condillac, qui n'était rien, n*B
plus que moi, dans la littérature, mais qui était fait pour devenir
ce qu'il est aujourd'hui. Je suis le jiremier peut-être qui ait vu sa
portée, et qui l'ait estimé ce qu'il valait. 11 paraissait aussi se plaire
avec moi, et tandis qu'enfermé dans ma chambre, rue Jean-Saint-
Denis, près l'Opéra, je faisais mon acte d'Hésiode, il venait quel-
quefois dîner avec moi tèle-à-tête en piqueiiique. 11 travaillait alors
l'Essai sur l'origine des connaissances humaines, qui est son premier
ouvrage. Quand il fut achevé, fembarras fut de trouver un libraire
qui voulût s'en charger. Les libraires de Paris sont arrogants et durs
pour tout homme qui commence ; et la métaphysique, alors très peu
à la mode, n'offrait pas un sujet bien attrayant. Je [larlaià Diderot
de Condillac et de son ouvrage; je leur fis faire connaissance. Ils
étaient faits pour se convenir, ils se convinrent. Diderot engagea
le libraire Durand à prendre le manuscrit de l'abbé, et ce grand
métaphysicien eut de son premier livre, et presque par grâce, cent
écus, qu'il n'eût peut-être |)as trouvés sans moi. Comme nous de-
meurions dans des quartiers fort éloignés les uns des autres, nous
nous rassemblions tous trois une fois la semaine au Palais-Royal^
et nous allions dîner ensemble à l'hôtel du Panier-Fleuri. Il fallait
que ces petits dîners hebdomadaires plussent extrêmement à Dide--
rot, car lui, qui manquait presque à tous ses rendez-vous, fussent^
ils même avec des femmes, ne manqua jamais à aucun de ceux-là.
Je formai là le projet d'une feuille périodiiiue intitulée le Persifjleur,
que nous devions faire alternativement Diderot et moi. J'en e.-qiiis-
sai la première feuille, et cela me fit faire connaissance avec d'A-
lemhcrl, à qui Diderot en avait parlé. Des événements imprévus
nous barrèrent, et ce projet en demeura là.
Ces deux auleurs venaient d'entreprendre le Dictionnaire ency-
clopédique, qui ne devait d'abord être qu'une espèce de traduction
de Chambers, semblajjle à peu près à celle du bictionnaire de mé-
decine de James, que Diderot venait d'achever. Celui-ci voulut me
faire entrer pour quelque chose dans celte seconde entreprise, et me
proposa la partie de la musique, que j'acceptai, et que j'exécutai
très à la hâte et très mal dans les trois mois qu'il nf avait donnés,
comme à tous les auleurs qui devaient concourir à celte entreprise.
Mais je fus le seul qui fut prêt au terme prescrit. Je lui remis mon
manuscrit, que j'avais fait mettre au net par un laquais de M. de
Francueil, appelé Dupont, qui écrivait 1res bien, et à qui je payai
dix écus tirés de ma poche, et qui ne m'ont jamais été remboursés.
Diderot m'avait promis, de la part des libraires, une rétribution dont
il ne m'a jamais reparlé, ni moi à lui.
Cette entreprise de l'Encyclopédie fut interrompue par sa déten-
tion. Les l'cnsécs philosophiquts \m avaientattiré quelques chagrins,
qui n'eurent point de suite. Il n'en fut pas de même de la Leitre
sur les aveugles, qui n'avait rien de répréhensible que quelques traits
personnels dont madame du Pré de Saint-Maure et M. de Réaumur
furent choqués, et pour lesquels il fut mis au donjon de Vincennes.
Rien ne me jieindra jamais les angoisses que me fit sentir le mal-
heur.de mon ami. Ma funeste imagination, qui porte toujours le
mal au pis, s'effaroucha. Je le crus là pour le reste do sa vie. La
tête faillit à m'en tourner. J'écrivis à madame de Pompadour pour
la conjurer de le faire relâcher ou d'obtenir qu'on m'enfermât avec
LES CONFESSIONS.
79
lui. Je n'eus aucune réponse à ma lettre; elle était trop peu rai-
sonnable pour Hre efficace, et je ne me flatie pas qu'elle ait contri-
Liic aux afloucis^ements aii'on mit quelmie temps après à la capti-
vité du pauvre Diderot. Mais si ell(ï eût duré quelque temps encore
aven la môme rigueur, je crois que je serais mort de désespoir au
pii'd do ce malheureux donjon. Au reste, si ma lettre a produit peu
d'effet, je ne m'en suis pas non plus tieancoup fait valoir; car je n'en
parlai qu'à très peu de gens, et jauiais à Diderot lui-même.
LIVRE VllI.
J'ai dû faire une pause h la fin du pn^eédent livre. Avec eelni-ri
cnmmence, dans sa première oripfine, la longue chaîne de mes mal-
fieisrs.
Avnnt vécu 'dans deux de^; plus lirillmtes maison' de Paris, ip
Ti'avnis pis laissé, malgré mon oeu d'entregent, d'y faire nuelqnes
ronnaissanees. .l'nvais fnit, entre nntres. chez madame Piinin celle
du jeune prince hérédilairo de Snxe-fîolha. et du harou de Thon,
son crouvcrncur J'avais fnit chez M. de la Ponliniére colle deM.Se-
jjuv. ami du hai'on de Thun. et connu dans le monde littéraire par
s.t lioHe édition dcRoiisscnu. T,p haron nous invita, M Se!?uv et moi,
d'al'er passer un jour ou deux h Fontenai-aux -Roses d V où le prince
avait une maison. Nous v fûmes. V.n passant devant Vincennrs. je
sentis n la vue du donjon un déchirement de creur dont le bnrnn
remarqua l'i-fTet sur mon visace. A souper, le prince parla de la
détention de Diderot. T,e hnron. pour nie faire n.-'rler. aeeiisa lenri-
sonnier d'imprudence : i'cn mis dans la mnniére impétueuse dont
je le défendis. L'on pardonna cet excès de zèle ?i celui nu'inspire un
ami malheureux, et l'on parln d'a\itre chose, llvavnitlà denx Alle-
mands attaehés au prince. L'un, appelé M. Klupffell. homme de
lieaucoup d'esprit, était son chapelain, et devint ensuite son gou-
verneur après avnir supplanté le baron. L'autre était un jeune
homme, appelé M. fîrimm, nui lui servait de lecteur en attendant
riii'il trouvât quelque place, et dont l'énuipage très mince annon-
CTit le pressant besoin de la trouver. Dès ce même S'i'r K'uriffell et
moi commencànT^s une liaison qui bientôt devint amitié Helle avec
le sieur Orimm n'alla pas lout-,\-fait si vite. II ne se nieltnit ^ni-re.
m avant, bien éloigné de ce ton avnntnfreux que là prospérité lui
donna dnns la suite. Le lendemain à dîner l'i.n parla de musique;
il en P'irla bien. .Te fus transpoflé d'aise en apprenant qu'il neeom-
nan-nait dn clavecin. Après le dluer on fit anporter de la musique
italienne. Nous musicàni"s tout le jour au clavecin du nrince; et
.ainsi commença cette amitié qui d'abord me fut si douce, enfin si
funeste, et dont j'aurai tant h parler désormais.
En revenant à Paris, i'v appris l'aerénble nouvelle que Diderot
était sorti du donjon, et qu'on lui avait donné le château et le pare
de Viueennes pour prison sur sa pirole, avec permission de voir
ses amis. Qu'il me fut dur de n'y pouvoir courii- .à l'inslaut môme!
Mais, retenu deux on trois jours chez madame Dupin par des soins
indispensables, après trois ou quatre siècles d'imnntience. je volai
dans les bras d" mon .nmi. Moment inexprimable ! Il n'était pas
seul : d'Alenibert et le trésorier de la sa in te Chapelle étaient avec lui. En
entrant je ne vis qne lui. je ne fis qu'un saut, un cri, je collai mon
visage sur te sien, je le serrai étroitement sans lui parler autrement
que par mes pleurs et par mes sancrlots; j'étouff^iis de tendresse et
de joie. Son premier mouvement, après ce transport, fut de se four-
nT vers l'ecclésiastique et de lui dire : Vous vovez, monsieur, com-
ment m'aiment mes amis Tout entier à mon émotion, je ne réflé-
chis pas alors à cette mnnière d'en tirer avantage. Mais en y pen-
sant quelquefois depuis ce temps-là. j'ai toujours jugé qu'.\ la place
de Diderot ee n'eût pas été !:> la première idée qui me serait venue.
Je trouvai Diderot très affecté de sa prisrip. Le donjon lui avait
fait une imiiressiep terrible; et, quoiqu'il fût fort agréablement au
château, et maître de ses promenades dans un parc qui n'est pas
même fiu-nié de murs, il avait besoin de la soeiété de ses amis, pour
ne pas se livrer ;\ son humeur noire. Comme j'étais assurément ce-
lui qui rnnipatiss.nl le plus à sa peine, je crus être aussi celui dont
la vue lui serait la plus consolante; et tous les .Ieu\ jours au plus
tard, malgré des occupations très exigeantes, j'allais, soit seul, soit
avec sa femme, pnsser avec lui les après-midi.
Cette nnné'c. 17t0. l'été fut d'une chaleur excessive. On compte
denx lieOes de Paris à Viuce-^nes. Peu en état de payer des fiacres,
h deux heures après-midi, j'allais ^i pied quand j'étais seul, et i'allais
vite pour arriver plus tôt. Les arbres de la route, toujours élagués
à la mode du pays, ne donnaient presque aucune ombre; et sou-
(ll C'est la leçon du manuscrit aiitocrraphe déposé aux archives natio-
nales; mais la mémoire de Rousseau l'a troiu',ié. Fontenai-aux-U'ises est
un côté de .'^c.eaux. C'est certainenvnt Fontenai-aux-Hois, auprès de Vin-
l'cunesi comme la suite du texts le prouve. {Solo de l'Editeur.)
vent, rendu de chalenret de fatigue, je m'étendais par terre, n'en
pouvant plus. .le m'avisai, pour modérer mon pas, de prendre quel-
que livre. .le pris nn iour le Mercure de France, et, tout en mar-
chant et le parcourant, je tombai sur celle question proposée par
l'académie de Diion pour le prix de l'année suivante ; Si Ipproqrè.t
dfx •trirncf: d rhs nr'.t n cnnfri/mé à corrompre ou à épurer hn mœurs?
A l'insfanl d" cette lecture je vis un autre univers, et je devins
un autre homme. Quoique j'aie un souvenir vif de l'impression que
j'en reçus, les détaîls m'en sont échappés depuis que je les ai dépo-
sés sur le papier dans une de mes quatre lettres à M. de Malesher-
bes. C'est une des singularités de ma mémoire, qui mérite d'être
dite. Quand elle me sert, ee n'est qu'autant que je me suis reposé
sur elle ; sitôi que i'en confie le dépôt au papier, elle m'abandonne,
et dès qu'une fois j'ai écrit une chose, je ne m'en souviens plus du
font. Cette singularité me suit jusque dans la musique. Avant de
l'avoir apprise, je savais par cœur des multitudes de chansons ; si-
tôt qne j'ai su chanter des airs notés, je n'en ai pu retenir aucuti.
et ie doute que de ceux que j'ai le plus aimés j'en susse aujourd'hui
redire un seul tout entier.
Ce que je me rannelle hien distinctement dans cette occasion,
c'est qu'arrivant à 'Vincennes, j'étiis dans une agitation qui tenait
du délire. D'derot l'aperçut ; je lui en dis la cause, et je lui lus la
prosopopée de Fabrieins. écrite au crayon sous un arbre. 11 m'ex-
horta de donner l'esso- à mes idées, et de concourir au prix. Je le
fis. et dès cet instant je fus perdu. Tout le reste de ma vie et de
mes malheurs fut l'effet et la suite inévitable de ce moment d'éga-
rement. ....
Mes sentiments ,se montèrent avec la plus inconeevablc rapidité
au ton de mes idées. Toutes mes petites passions furent étouffées
par l'enthnusi.asme de la vérité, de laliberté, de la vertu ; et ce qu'il
y a de plus étonnant, est que cette effervescence se soutint dans
mon cmur durant plus de quatre ou cinq ans, à un si huit degré
peut-être qu'elle ait jamais été dans le cœur d'aucun autre homme.
Je trouvai ce discours d'une façon bien singulière, et que J'ai
presque toujours suivie dans mes autres ouvrases. J.» lui consacrais
les insomnies de mes nuits. Je méditais dans mon lit à veux fermés,
et je tournais et retournais dans ma tète mes périodes avec des
peines incrovables; puis, quand j'étais parvenu .\ en être content,
je les déposais dans ma mémoire jusqu'à ce qne je pnsse les mettre
sur le papier : mais le temps de me lever et de m'habiller me faisait
tout perdre, et. quand je m'étais mis à mon papier, il ne me ve-
nait presque plus rien de ce que j'avais composé. Je m'avi.sai de
prendre pour secrétaire madame le Vassoiir. Je l'avais logée avec sa
fille et son mari plus près de moi; etc'était elle qui, pnurm'epargner
un domestique, venait tous les matinsallumer mou feu et faire mon
petit service. A son arrivée, je lui dictais, de mon lit, mon travail
de la unit : et cette pratique, que j'ai longtemps suivie, m'a sauvé
bien des oublis.
Quand ce discours fut fait, je le montrai a Diderot, qui en fut
content, et m'indinna quelques corrections. Cependant cet ouvrage,
plein de chaleur et de firce, manque absolument d'ordre et de lo-
îrique. De tous ceux qui sont sortis de ma plume, c'est le plus faible
de raisonnement, et le plus pauvre de nombre et d'harmonie ; mais.
avec quelque talent qu'on puisse être né, l'art d'écrire ne s'apprend
pas tout d'un coup.
Je fis partir cette pièce sans en parler à personne autre, si ce
n'est je pense, à Grimm, avec lequel, depuis .son entrée chez le
comte de Frièse, j.> commençais à vivre d.mslaplus grande intimité.
Il avait nn cl.aveciu qui nous servait de pointde réunion; et autour
duquel je p.assaisavec lui tous les moments que j'avais de libces a
chanter des airs italiens et des barcarolles sans tvève et sans relâche
du matin au soir, ou plutôt du soir au matin : et, sitôt qu'on ne me
trouvait pas chez madame Dupin, on était sur de luo trouver chez
AI Crimm ou du moins avec lui, soit à la promenade, soit au spec-
tacle Je cessai d'aller à la comédie italienne ou j avais nies entrées,
mais qu'il n'aimait nas, pour aller avec lui, en payant, a la comé-
die française dont il était passionné. Enfin un attrait si puissant me
liait à ce jeune homme, et j'en devins tellement in--rparahle, que
la pauvre tante elle-même était négligée, cest-a-dirc que je la
voyais moins; car jamais un moment de ma vie mon attachement
pour elle ne s'est affaibli. . ,. . , , .
Cette impossibilité de partager ;i mes inclinationsle peu de temps
que j'avais de libre renouvela plus vivement que jamais ledesirque
j'avais deuiiis longtemps de ne faire qu'un ménage avec Thérèse :
mais l'embarras de sa nombreuse famille, et surtout le défaut d ar-
gent pour acheter des meubles, m'avait jusqu'alors r.tenu. L'occa-
sion se présenta de faire nn etfort, et j'en profitai. M. de Francueil
et madame Dupin. sentant bien que huit à neuf ceuls francs par an
ne pouvaient me suflire, portèrent de leur propre mouvement mon
honor.aire annuel à cinquante louis; et, .b- pl"S madame Dupin,
apprenant que je cherchais .\ me mettre dans mes meubles, m aida
de quelques secours pour cela : avec les meubles qu avait deja Thé-
rèse nous mimes tout en commun, et. ayant loué un petit apparte-
ment à l'hôtel du Languedoc, rue Greneile-Saint-Honore, chez de
très bonnes gens, nous nous y arrangeâmes comme nous pumes<
80
LES VEILLÉES LITTERAIRES ILLUSTRÉES.
et nous y avons demeuré paisiblement et agréablement pendant
sept ans, jusqu'à mou délosement pour l'Ermitage.
Le père de Thérèse était un \ieux bonhomme, très doux, qui
craignait extrêmement sa l'emmc, et qui lui avait donné pour cela
le surnom de Lieutenant-Criminel, que Grimm, par plaisanterie,
transporta dans la suite à la fille. Madame le Vasseur ne manquait
pas d'espril; elle je piquait même de politesse et d'airs du grand
mpn^e ; mai«^ elle avait un patelinage mystérieux qui m'élait in-
supportable, donnant d'assez mauvais conseils à sa fille, cherchant
à la rendre dissimulée avec moi, et cajol-int séparément mes amis
aux dépens les uns des autres et aux miens : du reste assez bonne
mère parce qu'elle trouvait son compte à l'être, et couvrant les
fautes ^e sa fille parce qu'elle en profitait. Celte femme, que jecora-
jjjais d'attentions, de soins, de petits cadeaux, et dont j'avais extrê-
mement à cœur de me faire aimer,.était, par l'impossibilité que j'é-
prouvais, d'y parvenir, la seule cause de peine que j'éprouvais dans
mon petit ménage ; et, du reste, je puis dire avoir goûté durant ces
six ou sept ans le plus parfait bonheur domestique que la faiblesse
humaine puisse com]iorter. Le cœur de ma Thérèse était celui d'un
^nge : notre attachement croissait avec notre intimité, et nous sen-
tions davantage de jour en jour combien nous étions faits l'un pour
l'autre. Si nos plaisirs pouvaient se décrire, ils feraient rire par
leur simplicité : nos promenades tète-à-tète hors de la ville, oii je
dépensais magnifiquement huit ou dix sous àquejque guinguette :
nos petits soupers à la croisée de ma fenêtre, as.sis en vis-à-vis sur
deux petites chaises posées sur une malle qui tenait la largeur de
l'embrasure. Dans celle situation, la fenêtre nous servait de table,
nous respirions l'air, nous pouvions voir les environs, les passants]
et, quoique nous fussions au quatrième étage, plopger dans la rue
tout en mangeant.
Qui décrira, qui sentira les charmes de ces repas composés pour
tout mets d'un quartier, de gros pain, de quelques cerises, d'un petit
morceau de fromage, et d'un demi-seti<^r de vin que nous buvions
à nous deux? Amitié, confiance, intimité, douceur d'âme, que vos
assaisonnements sont délicieux! Quelquefois nous restions là jus-
qu'à minuit sans y songer, et sans nous douter de l'heure, si la
virjlle ra;'man ne nous eût avertis. Mais laissons ces détails, qui pa-
1 «liront insipides ou risibles ; jç l'ai toujours dit et senti, la véri-
table jouissance ne se décrit point.
J'en eus à peu près dans le pième temps une plus grossière, la
dernière de celle espèce que j'aie eu à me reprocher. J'ai dit que le
ministre KkipITell était cinjable ; nies liaisons avec lui n'étaient
guère moins étroites qu'avec Giimm', et de\irirent aussi familières ;
ils mangeaient quelquefois chez moi. Ces npas , un peu plus que
simples, étaient égayés par les fines et foljes polissonneries de Klup-
llèll et par les plaisants germanismes de Giimm., qui n'était pas
encore devenu puriste.
La sensualité ne présidait pas à nos petites orgies, mais la joie y
suppléait , et nous nous trouvions si bien ensemble que nous ne
IKjuvions plus nous quitter. Klupll'ell avait mis dans ses meubles
une iiPtite fille qui , par con\eniion, ne laissait pas d'être à tout le
monde, parce qu'il ne pouvait pas l'entretenir en entier. Un soir,
en entrant au café, nous le trouvâmes qui en sortait pour aller
souper avec elle. Nous le raillâmes; il s'en vengea galamment en
nous mettant du même souper, et puis nops raillant à son iour.
Celle pauvre créature .me parut d'un assez bon naturel, très douce]
et peu laite à son métier , auquel une sorcière , qu'elle avait avec
elle, la stylait de son mieux. Les propos et le vin nous égayèrent
au point que nous nous oubliâmes. Le bon Klupffell ne voulut pas
faif-e ses honneurs à dejni , et nous passâmes tous trois successive-
ment dans la chambre voisine avec la pauvre petite , qui ne savait
si elle devait rire ou pleurer. Grimm a toujours affirmé qu'il ne l'a-
vait pas touchée : c'était donc pour s'amuser à nous impatienler
qu'il resta si longtemps avec elle; et, s'il s'en abstint, il est peu
probable que ce fût par scrupule , puisque avant d'entrer chez le
comte de Frièse il logeait chez des filles au même quartier de
Saint-Roch.
Je sortis de la rue des Moineaux, où logeait cette fille , aussi hon-
f,eux qup Saint-Preux sorlil de la maison où on l'avait enivré, et je
me rappelai bien mon histoire en écrivant la sienne. Thérèse s'a-
ptrçut à quelque signe, et surtout à mon air confus, que j'avais
quelque reproche à me faire; j'en allégeai le poids par ma franche
tt prompte confession. Je fis bien; car dès le lendemain Grimm
vint en triomphe lui raconter mon forfait en l'aggravant; et depuis
lors il n'a jamais manqué de lui en rappeler malignement le sou-
venir; en cela d'autant plus coupable, que, l'ayant mis pleinement
etlihrementduns ma confidence, j'avais droit d'attendre de lui qu'il
ne m'en ferait pas repcuiu. Jamais je ne sentis mieux qu'eu celte
occasion la bonté du naturel de ma Tlierese : car elle fut plus cho-
quée du procédé de Grimm qu'offen.sée de mon infidélilc ; et je
n essuiai lie sa Jiart que des repruehes louchants et tendres dans
lesipiels je n'aperçus jamais la moindre trace de dépit.
La siiuplicile d espiil de celte eicellenle fille égalait sa bonté de
tieur , c'est luut due ; mais un exeuijile qui se présente mérite ce-
pendant d'être ajoute. Je lui avais dit que Klupffell était ministre
et chapelain du prince de Saxe-Gotha. Un ministre était pour elle
un homme si extraordinaire, que, confondant romiqueiuent les
idées les plus disparates, elle s'avisa de prendre Klupffell pour le
pape. Je la crus folle pour la première fois qu'elle me dit, conime
je rentrais, que le pape m'était venu voir. Je la fis expliquer , et je
n'eus rien de plus pressé que d'aller conter celte histoire à Grimm
et à Klupffell, à qui le nom de pape en resta pafmi nous. Nous don-
nâmes à la fille de la rue des Moineaux le notn de Papesse Jeanne.
C'étaient des rires inextinguibles; nous étouffions. Ceux qui , dans
une lettre qu'il leur a plu de m'attribuer, m'ont fait dire que je
n'avais ri que deux fois en ma vie, ne m'ont pas connu dans ce
temps- là ni durant ma jeunesse; car assurément cette idée n'aurait
jamais pu leur venir.
L'année suivante , 17.50, comme je ne songeais plus à mon dis-
cours, j'appris qu'il avait remporté le prix à Dijon. Celle nouvelle
réveilla toutes les idées qui me l'avaient dicté , les anima d'une
nouvelle force , et acheva de mettre en fermentation dans mon
cœur ce premier levain d'héroïsme et de vertu que mon père et ma
patrie et Plularque y avaient mis dans mon enfance. Je ne trouvai
plus rien de grand et de beau que d'être libre, vertueux, au-dessus
de la fortune 1 1 de l'opinion, et de se suffire à soi-mêuie. Quoique
la mauvaise honte et la crainte des sifflets n'empêchassent de me
conduire d'abord sur ces principes, et de rompre brusquement en
visière aux maximes de mon siècle , j'en eus dès lors la volonté dé-
cidée, et je ne tardai à l'exécuter qu'autant de temps qu'il en fal-
lait aux contradictions pour l'irriter et la rendre triomphante.
Tandis que je philosophais sur les devoirs de l'homme, un évé-
ment vint me faire mieux réfléchir sur les miens. Thérèse devint
grosse pour la troisième fois. Trop sincère avec moi , trop fier ea
dedans pour vouloir démentir mes principes par mes œuvres, je me
niis à examiner la destinalion de mes enfants, et mes liaisons avec
leur mère sur les lois de la nature , de la justice et de la raison, et
sur celles de cette religion pure et sainte, éternelle comme son au-
teur, que les hommes ont souillée en feignant de vouloir la puri-
fier, et dont ils n'ont plus fait par leurs formules qu'une religion de
mots , vu qu'il en coule peu de prescrire l'impossible quand on se
dispense de le pratiquer.
Si je me trompai dans mes résultats, rien n'est plus étonnant que
la sécurité d'âme avec laquelle je m'y livrai. Si j'étais de ces hom-
mes mal nés, sourds à la douce voix de la nature, au dedans des-
quels aucun vrai sentiment de justice et d'humanité ne germa ja-
mais, cet endurcissement serait tout simple; mais cette chaleur de
cœur, cette sensibilité si vive, cette facilité à former des attache-
ments, celle force avec laquelle ils me subjuguent, ces déchirements
quand il les faut rompre, cette bienveillance innée pour tous mes
.semblables, cet amour ardent du grand, du vrai, du beau, du juste,
cette horreur du mal en tout genre , cette impossibilité de haïr, de
nuire et même de le vouloir, cet atlen()rissement, cetle vive et douce
émotion que je sens à l'aspect de tout ce qui est vertueux, géné-
reux, aimable, tout cela peut-il jamais s'accorder dans la même
âme avec la dépravation qui fait fouler aux pieds sans scrupule le
plus doux des devoirs? Non, je le sens et je le dis hautement , cela
n'est pas possible; jamais un seul instant de sa vie Jean-Jacques
n'a pu être un homme sans entrailles , sans mœurs, un père dé-
naturé J'ai pu me tromper, mais non m'endurcir. Si je disais mes
raisons , j'en dirais trop. Puisqu'elles ont pu me séduire , elles en
séduiraient bien d'aulres; je np veux pas exposer les jeunes gens
qui pourront me lire à se laisser abuser par la même erreur ; je nie
contenterai de dire qu'elle fut telle que dès lors je ne regardai plus
mes liaisons avec Thérèse que comme un engagement honnête et
saint, quoique libre et volontaire ; ma fidélité pour elle , tant qu'il
durait, comme un devoir indispensable, l'infraction que j'y avais
faite une seule fois comme un véritable adultère. Et quant à mes
enfants , en les livrant à l'éducation publique, faute de pouvoir les
élever moi-même , en les destinant à devenir ouvriers ou paysans
plutôt qu'aventuriers et coureurs de fortunes , je crus faire un acte
de citoyen et de père; et je me regardai comme un membre de la
république de Platon. Plus d'une fois depuis lors les regrets de
mon cccur m'ont appris que je m'étais trompé; mais, loin que ma
raison m'ait donné jamais le même avertissement, j'ai souvent béni
le ciel de les avoir garantis par là du sort de leur père , et de celui
qui les menaçait lorsque j'aurais été forcé de les abandonner. Si je
les avais laissés à madame d'Epinay ou à madame de Luxembourg,
qui, soit par amitié, soit par générosité, soit par quelque autre
motif, ont voulu s'en charger dans la suite, auraient-ils été élevés
en honnêtes gens? Je l'ignore; mais je suis sur qu'on les aurait
portés à iiaïr, peut-être à trahir leurs pareuts : il vaut mieux cent
fois qu'ils ne les aient point connus.
Mou troisième enfant fut donc rais aux Enfants-Trouvés , ainsi
que les deux autres ; et il en fut de même des deux suivants; car
j'en ai eu cinq eu tout. Cet arrangrmeiit me jiarut si bop, si sen.sé,
si légitime, que, si je ne m'en vantai pas ouverlement, ce fut uni-
quement par égard pour la mère ; mais je le dis à tous ceux à qui
nos liaisons [l'elaienl pas cachées; je le dis à Diderot, à Grimm ;
je l'appris dans la suite à madame d'Èpinaj , et dans la suite en-
LES CONFESSIONS.
81
core h mafiamR de I^iixomlmiirp; , d cola lihrpmpnt , fr.inrhpment ,
sans aucune espace de nécessité, et pouvant aisf^inenl le ca-
cher k tout le monde; car la Goiiin était une très honnête femme,
très discrète, et sur laquelle je complais parfaitement. le seul de
mes amis auquel j'eus quelque infénH de m'ouvrir fut le médecin
Thierry, qui soisna ma pauvre tante dans une de ses couches où
elle se' trouva fort mal. En un mot , je ne mis aiieun mystère .'i ma
conduite, non seulement [larce oiie je n'ai Jamais rien su cacher h
mes amis, mais piree qu'en effet je n'y voyais aucun mal. Tout
pesé, je choisis le mieux i)our mes enfatiis, ou ce que je crus l'être.
J'aurais voulu, je voudrais encore avoir été élevé et nourri comme
ils l'ont été.
Tandis que je fai.sais ainsi mes confidences , madame le Vasseur
les faisait aussi de son côté , mais dans des vues moins désinté-
ressées. Je les avais introduites, elle el sa fille, chez madame Dupin,
qui, par amitié pour moi. avait mille lionlés pour elles. La mère la
mit dans le secret de sa fille. Madame Dupin , qui est honne et gé-
néreuse, et à qui elle ne disait pas combien, malgré la moilieilé; de
mes ressources , j'étais attentif à pourvoir à tout , y pourvoyait de
son côté avec une libéralité que, par l'ordre de la mère, la fille m'a
toujours cachée durant mon séjour à Paris, et dont elle ne me fit
l'aveu qu'à rKrniilao;e . à la suite de plusieurs autres épanche-
metits de cceur. J'ignorais que madame Oupin , qui ne m'en a ja-
mais fait le moindre semblant, fût si bien instruite; j'ignore en-
core si madame de Cheimnceaux sa bru le fut aussi ; mais madame
de Francueil , sa belle-fille , le fut , et ne put s'en taire. Elle m'en
parla l'année suivante, lorsque j'avais déjà quitté l^ur maison. Cela
m'engagea à lui écrire à ce sujet une b'Itre qu'on trouvera dans mes
recueils, et dans laquelle j'expose celles de mes raisons que je pou-
vais dire sans compromettre madame le Vasseur et sa fille; car les
plus déterminantes venaient de là , et je les tus.
Je suis sûr de la discrétion de madame Dupin et de l'amilié do
madame de Chenonceaux ; je l'étais de celle de madame de Fran-
cueil , qui d'ailleurs mourut longtemps avant que mon secret fût
ébruité. Jamais il n'a pu l'être que par les gens mêmes à qui je
l'avais confié, et ne l'a été en effet qu'après ma rupture avec eux.
Par ce seul fait ils sont jugés : sans vmiloir me disculper du bUàrae
que je mérite, j'aime mieux en être chargé que de celui qu'ils mé-
ritent eux-mêmes. Ma faute est grande, mais c'est une erreur : j'ai
négligé mes devoirs, mais le désir de nuire n'est pas entré dans
mon cœur, et les entrailles de père ne sauraient parler bien puis-
samment pour des enfants qu'on n'a jamais vus : mais trahir la
confiance de l'amilié, violer le plus saint de tous les pactes, publier
les secrets versés dans notre sein , déshonorer à plaisir l'ami qu'on
a trompé , et qui , nous quittant, nous respecte encore , ce ne sont
pas là des fautes, ce sont des ba.ssesses d'âme et des noirceurs.
J'ai promis ma confession, non ma justificalion : ainsi je m'ar-
rête ici sur ce point. C'esl^. à nu)i d'être vrai , c'est au lecteur d'être
juste. Je ne lui demanderai jamais rien de plus.
Le mariage de M. de Chenonceaux me rendit la maison de sa mère
encore plus agréable par le mérite et l'esprit de la nouvelle mariée,
jeune personne fort aimable, et qui de son côté parut me distinguer
parmi les .scribes de M. Dupin. Klle était fille unique de madame la
vicomtesse de lloebechouart, grande amie du comte de Frièse, et par
contre coup de Grimm. qui lui étaitatlaché. Ce fut pourtant moi qui
l'introduisis chez sa fille; mais, leurs hutneurs ne .se convenant pas,
colle liaison n'eut point de suite ; el Grimm , qui dès lors visait au
solide, préféra la i«ère, femme du grand monde, à la fille, qui vou-
lait des amis sûrs et qui lui convin.s.senl, sans se mêler d'aucune in-
trigue, ni eheiclier du crédit parmi les grands. Madame Dupin, ne
trouvant pas dans madame de Chenonceaux toute la docilité qu'elle
en attendait, lui rendit sa maison fort triste; et madame de Che-
nonceaux, ficre de son mérite, et peut-être de sa naissance, aima
mieux renoncer aux agréments de la société, et rester presque seule
dans son appartemept, que de porter un joug pour lequel elle n'était
pas faite. Cette espèce d'exil augmenta mon attachement pour elle par
cette pente naturelle qui m'attire vers les malheureux. Je lui trouvai
l'esprit métaphysique et penseur, quoique parfois un peu sciphistique.
Sa conversaliiui, qui n'était du tout point celle d'une jeune femme
qui sort du couvent, était pour moi très altrayante. Cependant elle
n'avait pas vingt ans : son teint était d'une blancheur éblouissante;
sa taille eût été grande et belle si elle se fût mieux tenue. Ses che-
veux, d'un blond cendré et d'une beauté peu commune, me rappe-
laient ceux de ma pauvre maman dans sou bel âge, el m'agitaient
vivement le creur. Mais les principes sévères que je veiuiis de me
faire, et que j'étais résolu de suivre à tout prix, me garantirent d'elle
et de ses charmes, .l'ai passé, durant tout un été, trois ou quatre
heures par jo\m- tèle-à-lêle avec elle à lui nmulrer gravenu-nirarilh-
méliquo, el à l'ennuyer de mes chiffres cteruels, sans lui dire un
seul mot galant, ni fui jeter une œillade. Cinq ou six ans plus tard
je n'aurais pas été si sage ou si fou ; mais il est écrit que je ne de-
vais ai uum- d'aïuour qu'une seule fois en ma vie, et qu'une autre
qu'elle aurait les premiers el les derniers sou|pirs de mou oeur.
Depuis que je vivais chez madame Dupin, je m'étais toujours con-
tenté de mon sort sans marquer aucun dcsir de le voir améliorer.
L'augmentation qu'elle avait faite à mes honoraires, conjointement
avec M. de Francueil, était venue uniquement de leur [iropre mou-
vement. Cette année, M. de Francueil, qui me prenait de jour en
jour plus en amitié, songea à mo mettre un peu plus au large et
dans une situation moins précaire. Il était receveur général des fi-
nances. M. niidoyer, son eaissier, était vieux, riche, et voulait se
retirer. M. de Francueil m'offrit cette place, et, pour me mettre en
état de la remplir , j'allai pendant quelques semaines chez M. Du-
doyer prendre les inslriirtions nécessaires. Mais, soit quej'euss" peu
de talent pour cet emploi, soit que Dudoyer, qui me parut vouloir
se donner un autre successeur, ne m'instruisît pas de honne foi, j'ae-
qiiis lentementet mal leseonnaissances dontj'avais besoin, ettoutct
ordre de choses, embrouillé à dessein , ne put jamais bi^n m'enirer
dans la lêle. Cependant, sans avoir saisi le fin du métier , je ne
laissai pas d'en prendre la marche courante, assez pour pouvoir
l'exercer rondement tant bien que mal. J'en commençai même les
fonctions ; je tenais li-s registres et la caisse; je donnais et reeevais de
l'argent, des récépissés, et, quoique j'eusse aussi peu de goût que de
talent pour ce métier, la maturité des ans commençant à me rendre
sage , j'étais déterminé à vaincre ma répugnance pour me livrer
tout entier à mon emploi. Malheureusemeiit , comme je commen-
çais à me mettre en train, M. de Francueil fît un petit voyage, du-
rant lequel j.e restai chargé de sa caisse , où il n'y avait eenenilant
pour lors que vingt-cinq à trente mille francs. Les soucis, l'inquié-
tude d'esprit que me donna ce dépôt, me firent sontirque je n'étais
point fait pour être caissier, et je ne doute point que le mauvais sang
que je fis durant cette absence n'ait contribué à la maladie où je
tombai après son retour.
J'ai dit dans ma première partie que j'étais né mourant. Un vice
de conformation dans la vessie me fit éprouver, durant mes pre-
mières années, une rétention d'urine presque continuelle; et ma
tante Siizon. qui prit soin de moi, eut des peines incroyables à me
conserver. Elle en vint à bout cependant : ma robuste conslilulion
prit enfin le dessus, et ma santé s'afTerinit tellement durant ma jeu-
nesse, qii'excepté la tnaladio de langueur dontj'ai raconté l'hisloire,
et de fréquents besoins d'uriner, que le moindre échaufFement me
rendit toujours incommode , je parvins jusqu'à Irr-nle ans sans
presque me sentir de ma première infirmité. Le premier ressenli-
nient que j'en eus fut à mon arrivée à Venise. La fatigue du voyage
et les terribles chaleurs que j'avais souffertes nie donnèrent une ar-
deur d'urine, cl des maux de reins que je garilai jusqu'à l'enlréede
l'hiver. Après avoir vu la Padoaaa, je me crus mort, el n'eus pas la
moindre incommodité. Après m'être épuisé plus d'imagination que
de corps pour ma Zulietla, je me portai mieux que jamais.
Ce ne fut qu'après la délenliou de Diderot que l'échaufTement
contracté dans mes courses de Viucennes, durant les terribles clia-
leiirs fjii'il faisait alors, me donna une violente néphrétique, depuis
laquelle j(! n'ai jamais recouvré ma première santé.
Au moment dont je parle, m'étant peut-èlre un peu fatigué au
maussade travail de celle maudite caisse, je retombai plus bas qu'au-
paravant, cl je demeurai dans mon lit près de six semaines dans le
plus triste état que l'on puisse imaginer. Madame Dupin m'envoya
le célèbre Morand , qui , malgré son habilelc el la délicatesse de "sa
main, me fit souffrir des maux incroyables, el ne put jamais venir
à bout de me sonder. Il me conseilla de recourir à Daran, dont les
bougies i>lus flexibles parvinrent en effet à s'insinuer et vaincre l'obs-
tacle ; mais, eu rendant compte à madame Dupin de mon étal, Mo-
rand lui déclara que dans six mois je ne serais pas en vie. Ce dis-
cours, qui me parvint, me fit faire de sérieuses réflexions sur mon
étal, el sur la bêlise de sacrifier le repos et l'agrément du iieu de
jours qui me restaient à vivre à l'assujettisement d'un emploi pour
lequel je ne me sentais que du dégoût. D'ailleurs, comment accor-
der les sévères principes que je venais d'adopter avec un élat qui s'y
rapportait si peu'? et n'aurais-je pas bonne grâce, caissier d'un re-
ceveur des finances, à prêclier le dcsinicressemcnt et la pauvreté?
Ces idées fermentèrent si bien dans ma lèle avec la fièvre, elles s'y
combinèrent avec tant de force, que rien depnis lors ne put les en
arracher, et durant ma convalescence , je me confirmai de sang-
froid dans toutes les résolutions que j'avais prises dans mon délire.
Je renonçai pour jamais à tout projet de fortune et d'avancement.
Déterminé à passer dans l'indépendance el la pauvreté le peu de
temps qui me restait à vivre, j'appliquai toutes les forces de mou
àme à briser bs fers de l'opinion, cl à faire avec Cîuiage tout ce
qui me paraissait bien, sans m'embarr.isseraucuneinentdii jugement
des boiunu's Les obstacles que j'ens à combattre el les eU'orlsqiicje
fis pour en triompher sont incroy.ibles. Je réussis autant (pi'il eiaii
possible, et plus que je n'avjis espéré mol-mèine. Si j'avais aussi bien
secoué le joug de l'amitié que celui de l'opinion, je venais à bout de
mon dessein, le plus grand peut-être, ou du moins le plus utile k
la vertu , que mortel ail jamais conçu : mais , taudis que je foulais
aux pieds les jugemeiils insensés de la tourbe vulgaire des soi-di-
sant grands et des soi-disai'l sages, je me laissais subjuguer el me-
ner comme un enfant par de soi-disant amis , qui , jaloux de me
voir marcher fièrement et seul dans une roule nouvelle, luiileu pa-
raissant s'occui er beaucoup à lue rendre heureux , ne s'occupaient
82
LES VEILLÉES LITTÉRAIRES ILLUSTRÉES.
en cfîet qu'à me rendre ridicule , et commencèrent par travailler à
m'avilir , pour parvenir dans la suite à me diffamer. Ce fut moins
ma célébrité littéraire que ma réforme personnelle, dont je marque
ici l'époque, qui m'attira lc\ir jalousie : ils m'auraient pardonné peut-
être de briller dans l'art d'écrire, mais ils ne purent me pardonner
de donner par ma conduite un exemple qu'ils ne voulaient pas
suivre, et qui semblait les importuner. J'étais né pour l'amitié ; mon
luimeur facile et douce la nourri.ssait sans peine. Tant que je vécus
ignoré du public, je fus honoré de tous ceux qui me connurent et
je n'eus pas un seul ennemi : mais sitôt que j'eus un nom , je n'eus
plus d'amis. Ce fut un très grand malheur; un plus grand encore
fut d'èlreenvironné de gens qui prenaient ce nom, et qui n'usèrent
des droits qu'il leur donnait que pour m'entrainer à ma perte. La
suite de ces mémoires développera celte odieuse trame ; je n'en
montre ici que l'origine, on eu verra bientôt former le premier
nœud.
Dans l'indépendance où je voulais vivre , il fallait cependant sub-
sister. J'en imaginai un moyen très simple: ce fut de copier de la
musique , à tant la page. Si quelque occupation plus solide eût rem-
pli le même but, je l'aurais prise ; mais ce talent étant de mon goiît,
et le seul qui imt me donner du pain au jour le jour, je m'y tins.
Croyant n'avoir plus besoin de prévoyance, et, faisant taire la
vanité , de caissier de financier je me fis copiste de musique. Je crus
avoir gagné beaucoup à ce choix, et je m'en suis si peu repenti ,
que je n'ai quitté ce métier que par force pour le reprendre aussitôt
que je pourrais.
Le succès de mon premier discours me rendit l'exécution de cette
résolution plus facile. Diderot s'était chargé de le faire imprimer.
Tandis que j'étais dans mon lit , il m'écrivit un billet pour m'en
annoncer la publication et l'effet. Il prend , me marquait-il, tout
par-dessus les nues; il n'y a nul exemple d'un succès pareil. Cette fa-
veur du public, nullement briguée, et pour un auteur inconnu ,
me donna la première assurance véritable de mon talent, dont
j'avais toujours douté jusqu'alors. Je compris tout l'avantage que
j'en pouvais tirer pour le parti que j'étais prêt à prendre , et je ju-
geai qu'un copiste de quelque célébrité dans les lettres ne manquerait
vraisemblablement pas de travail.
' Sitôt que ma résolution fut prise et bien confirmée , j'écrivis un
billet à M. de Francueil pour lui en faire part, pour le remercier,
ainsi que madame Dupin , de tontes leurs boutés, et pour leur de-
mander leur pratique. Francueil, ne comprenant rien à ce billet,
et , me croyant encore dans le transport de la fièvre, accourut chez
moi ; mais il trouva ma résolution si bien prise qu'il ne put par-
venir à l'ébranler. Il alla dire à madame Dupin et à tout le monde
que j'étais devenu fou; je -laissai dire, et j'allai mon train. Je com-
mençai ma réforme par ma parure; je quittai la dorure et les bas
blancs , je pris une perruque ronde ; je posai l'épée, je vendis ma
montre^ en me disant avec une joie incroyable ; Grâces au ciel, je
n'aurai plus besoin de savoir l'heure qu'il est. M. de Francueil eut
l'honnêteté d'attendre assez longtemps encore avant de disposer de
sa caisse. Enfin , voyant nioii parti bien pris , il la remit à M. d'Ali-
bart, jadis gouverneur du jeune Chenonceaux, et connu dans la bo-
tanique par sa Flora parisiensis {{).
Quelque austère que fût ma réforme somptuaire, je ne l'étendis
pas d'abord jusqu'à mon linge, qui était beau et en quantité , re.ste
de mon équipage de Venise, et pour lequel j'avais un attachement
particulier. A force d'en faire un objet de propreté , j'en avais fait
un objet de luxe qui ne laissait pas de m'ètre coûteux. Quelqu'un
me rendit le service de me délivrer de cette servitude. La veille de
Noël, tandis que les gouverneuscs étaient à vè[ires, et que j'étaisau
concert spirituel, on força la porte d'un grenier oii était étendu tout
notre linge après une lessive qu'on venait de faire. On vola tout,
et entre autres quarante -deux chemises à moi de très belle toile, et
qui faisaient mon principal fonds de garde-robe en linge. A la façon
dont les voisins dépeignirent un homme qu'on avait vu sortir de
l'hôtel portant des paquets à la même heure , Thérèse et moi soup-
çonnâmes son frère, qu'on savait être un très mauvais suiet. La
mère repoussa vivement ce soupçon ; mais tant d'indices le confir-
mèrent qu'il nous resta maigre qu'elle en eût dit. Je n'osai faire
d'exactes recherches, de peur de trouver plus que je n'aurais viulu.
Ce frère ne se montra plus chez moi. Je déplorai le sort de Thérèse
et le mien, de tenir à une famille si mêlée, et je l'exhortai plus
que jamais à secouer un joug aussi dangereux. Cette aventure me
guérit de la passion du beau linge, et je n'en ai plus eu depuis lors
que de très commun , plus assortissant au reste de mon équipage.
Ayant ainsi complété ma réforme, je ne songeai plus qu'à la
rendre solide et durable, en travaillant à déraciner de mon cœur
tout ce qui tenait encore au jugement des hommes , tout ce qui pou-
vait me détourner par la crainte du blâme de c(f qui était bon et
(1) Je ne doute pas que tout ceci ne soit maintenant conté bien diffé-
remment par Francueil et ses consorts; mais je m'en rapporte à ce qu'il
en dit alors et longtemps après à tout le monde, jnsciu'à la formntioii dn
complot, et dont les gens de bon sons et de lionne foi ont à\\ conserver le
souvenir. (Cette note n'est pas dans le manuscrit autographe).
raisonnable en soi. A l'aide du bruit que faisait mon ouvrage, ma
résolution fit du bruit aussi , et m'attira des pratiques ; de sorte
que je commençai mon métier avec assez de succès. Plusieurs causes
cependant m'einpèchèront d'y réussir comme j'aurais pu faire en
d'autres circonstances. D'abord ma mauvaise santé. L'attaque que
je venais d'essuyer eut des suites qui ne m'ont laissé jamais aussi
bien portant qu'auparavant; et je crois que les médecins auxquels
je me livrai me firent bien autant de mal que ma maladie. Je vis
successivement Morand, Daran, Helvétius, Thierry, Malouin, qui,
tous très savants, tous mes amis , me traitèrent chacun à sa mode,
ne me soulagèrent point, et m'affaiblirent considérablement. Plus
je m'asservissais à leur direction , plus je devenais jaune, maigre,
faillie. Mon imagination, qu'ils effarouchaient, mesurant mon état
sur l'cllct (le liuis drogues, ne me montrait avant la mort qu'une
suite ili; sdulliances, les rétentions, la gravelle, la pierre. Tout ce
qui soulage les autres , les tisanes , les bains , la saignée , empirait
mes maux. M'étanl aperçu que les sondes de Daran, qui seules me
faisaient quelque effet, ne me donnaient qu'un soulagement momen-
tané , me voilà faisant à grands frais d'immenses provisions de son-
des pour pouvoir en porter toute ma vie. Pendant huit ou dix ans
que je m'en suis servi si souvent, il faut que j'en aie employé pour
cin(|uaiitelouis. On sent qu'un traitement si coûteux, si douloureux,
si pénible , ne me laissait pas travailler sans distraction, et qu'un
mourant ne met pas une ardeur bien vive à gagner son pain
quotidien.
Les occupations littéraires firent une autre distraction non moins
préjudiciable à mon travail journalier. A peine mon discours eut-il
paru que les défenseurs des lettres fondirent sur moi de concert. In-
digné do voir tant de petits messieurs Josse, qui n'entendaient pas
mcinc la question , vouloir en décider en maîtres, je pris la plume ,
et j'en traitai quelques-uns de manière à ne pas leur laisser les rieurs
pour eux. Un certain M. Gautier, de Nancy, le premier qui tomba
sous ma coupe, fut rudement mal mené dans une lettre à M.Grimm.
Le second fut le roi Stanislas lui-même, qui ne dédaigna pas d'en-
trer en lice avec moi. L'honneur qu'il me fit me força de changer de
ton pour lui répoudre; j'en pris un plus grave, mais non moins fort,
et, sans manquer de respect à l'auteur, je réfutai pleinement l'ou-
vrage. Je savais qu'un jésuite, appelé le P. de Menou, y avait mis la
main ; je me fiai à mon tact pour démêler ce qui était du prince et
ce qui était du moine, et , tombant sans ménagement sur toutes les
phrases jésuitiques, je relevai chemin faisant un anachronisme, que
je crus ne pouvoir venir que du révérend. tJette pièce qui, je ne sais
pourquoi, a fait moins de liruit que mes autres écrits, est jusqu'à pré-
sent un ouvrage unique dans son espèce. J'y saisis l'occasion qui
m'était offerte d'apprendreau public comment un particulier pouvait
défendre la cause de la vérité contre un souverain même. Il est dif-
ficile de prendre en même temps un ton plus fier et plus respectueux
que celui que je pris pour lui répondre. J'avais le bonheur d'avoir
affaire à un adversaire pour lequel mon coeur plein d'estime pouvait,
sans adulation, la lui témoigner; c'est ce que je fis avec assez de
succès, mais toujours avec dignité. Mes amis , effrayés pour moi ,
cri.yaient déjà me voira la Bastille. Je n'eus pas cette crainte un seul
moment, et j'eus raison. Ce bon prince, après avoirvu ma réiionse,
dit : J'ai mon compte, je ne m'y frotte plus. Depuis lors je reçus de
lui diverses marques d'estime et de bienveillance, dont j'aurai quel-
quesunesà citer, et mon écrit courut tranquillement la France et
l'Europe, sansque personne y trouvât rien à blâmer.
J'eus, peu de temps après, un autre adversaire auquel je ne m'é-
tais pas attendu, ce même M. Bordes île Lyon, qui, dix ans aupa-
ravant, m'avait tait beaucoup d'amitiés, et rendu plusieurs servi-
ces. Je ne l'avais pas oublié, mais je l'avais négligé par paresse, et
je ne lui avais pas envoyé mes écrits, faute d'occasions toutes trou-
vées pour les lui faire passer. J'avais donc tort, et il m'attaqua,
honnêtement toutefois, et je répondis de même. Il répliqua sur un
Ion plus décidé. Cela donna lieu à ma dernière réponse, après la-
quelle il lie dit plus rien; mais il devint mou plus ardent ennemi;
.saisit le temps de mes malheurs pour faire contre moi, sans me
nommer, d'affreux libelles, et fit un voyage a Londres exprès pour
m'v nuire.
toute cette polémique m'occupait beaucoup , avec beaucoup de
perte de'temps pour ma copie, peu de progrès pour la vente, et peu
de profit pour ma bourse, Pissot, alors mon libraire, me donnant
toujours très peu de chose de mes brochures, souvent rien du tout.
Et par exemple , je n'eus pas un liard de mon premier discours ;
Diderot le lui donna gratuitement. Il fallait attendre longtemps, et
tirer sou à sou le peu qu'il me donnait. Cependant la copie n'allait
point. Je faisais deux métiers, c'était le moyen de faire mal 1 un et
l'autre.
Us se contrariaient encore d'une autre façon par les diverses ma-
nières de vivre auxquelles ils m'assujettissaient. Le succès de mes
premiers écrits m'avait mis à la .mode. L'état que j'avais pris exci-
tait' la curio.sité : l'on voulait connaître cet homme bizarre qui ne
recherchait personne, et ne se souciait de rien que de vivre libre
à s;i manière, c'en était assez pour qu'il ne le put pas. Ma chambre
ne desemplissait pas de gens qui, sous divers prétextes, venaient
LES CONFESSIONS.
83
s'emparer de mon temps. Les femmes employaient mille ruses pour
m'avoir à dîner. Plus je brusquais les fçens, plus ils s'obstinaient.
Je ne pouvais refuser tout le mouile. Km me faisant mille ennemis
par mes refus, j'étais incessamment suliiun;ué par ma complaisance,
et, de quelque façon que je m'y prisse, je n'avais pas par jour une
heure de temps à moi.
Je sentis alors qu'il n'est pas toujours aussi aisé qu'on se l'ima-
gine d'ôtre pauvre et indépendant. Je voulais vivre de mon métier ;
le public ne le voulait pas. On imaginait mille moyens de me dé-
dommafjer du temps qu'on me faisait perdre. Les cadeaux de toute
«spèce venaient me chercher. Bientôt il a\irait fallu me montrer
comme Polichinelle, à tant par [lersonne. Je ne connais pas d'as-
sujettissement plus avilissant; et plus cruel que celui-là. Je n'y vis
de remède que de refuser les cadeaux grands et petits, et de ne faire
d'exception pour qui que ce fût. Tout cela ne fit qu'attirer les don-
neurs, qui voulaient avoir la gloire de vaincre ma résistance, et me
forcer de leur être oblir;é malgré moi. Tel qui ne m'aurait pas donné
un ccu , si je l'avais (Icmaiidé, ne cessait de m'importuner de ses
offres, et, pour se venger de les voir rejetées, taxait mes refus d'ar-
rogance et d'ostentation.
On se doutera bien que le parti que j'avais pris et le système que
je voulais suivre, n'étaient pas du goût de madame le Vasseur.
Tout le désintéressement de la fille ne l'empêchait pas de suivre les
directions de sa mère, et les gnuvcrnemes , comme les appelait
Gauffecourt, n'étaient pas toujours aussi fermes que moi dans leurs
refus. Quoiqu'on me cachât bien des choses, j'en vis assez pour juger
que je ne voyais pas tout, et cela me tourmenta moins par l'accu-
sation de connivence, qu'il m'était aisé de prévoir, que par l'idée
cruelle de no pouvoir jamais être maître chez moi ni de moi. Je
priais, je conjurais, je me fâchais, le toi.t sans succès; la maman
me faisait passer pour un grondeur éternel, pour un bourru. C'é-
taient des chuchoteries continuelles avec mes amis; tout était mys-
tère et secret pour moi dans mon ménage, et pour ne pas m'i^xposer
-sans cesse à des orages, je n'osais plus m'informer de ce qui s'y
passait. 11 aurait fallu, pour me tirer de tous ces tracas, une fer-
meté dont l'o n'étais pas capable. Je savais crier, et non pas agir ;
on me laissait dire, et l'on allait son train.
Ces tiraillements continu'cis et les importunités journalières aux-
quelles j'étais assujetti me rendirent enfin ma demeure et le séjour
de Paris désagréables. Quand mes incommodités me permettaient
de sortir, et que je ne me laissais pas entraîner ici ou là par mes
connaissances, j'allais me promener seul, je rèv.iis à mon grand
système, j'en jetais quelque chose sur le papier à l'aide d'un crayon
et d'un livret que j'avais toujours dans ma poche. Voilà comment
les désagréments imprévus d'un état de mon choix me jetèrent par
diversion tont-à-fait dans la littérature , et voilà commentje portai
dans tous mes premiers ouvrages la bile et l'humeur qui m'en fai-
saient occuper.
Une autre chose y contribuait encore. Jeté malgré moi dans le
monde sans on avoir le ton et sans être en état de le prendre, je
m'avisai d'en prendre un à moi qui m'en dispensât. Ma sotte et
maussade timidité, (pie je ne pouvais vaincre, ayant pour principe
la crainte de manquer aux bienséances, je pris le parti de les fouler
aux pieds. Je me fis cyni(]ue et caustique par honte, et j'afTectai de
mépriser la politesse, que je ne savais pas pratiquer. Il est vrai que
cette àprcté , conforme à mes nouveaux principes, s'ennoblissait
dans mon âme, y prenait l'intrc'pidité de la vertu , et c'est, j'ose le
dire, sur cette augusie base qu'elle s'est soutenue mieux et plus
longtemps qu'on n'aurait dû l'allendre d'un effort si contraire à
mon naturel. Cependant, malgré la réputation do misanthropie que
mon extérieur et quelques mots heureux me donnèrent dans le
monde, il est certain que dans le particulier je soutins toujours
mal mon personnage; que mes amis et mes connaissances menaient
cet ours si farouche comme un agneau, et que, bornant mes sar-
casmes à des vérili's dures , mais générales , je n'ai jamais su dire
un seul mot désoMigeant à qi.i que ce fût.
Le Devin du village acheva de me mettre à la mode, et bientôt il
n'y eut pas d'homme plus recherché que moi dans Paris. L'histoire^
de cette pièce, qui fait éjioque, tient à celle des liaisons que j'avais
pour lors. C'est un détail dans lequel je dois entrer pour l'éclaircis-
sement de ce qui doit suivre.
J'avais un assez grand nombre de connaissances, mais deux seuls
amis de choix, Diderot et Grimm. Par un effet du désir que j'ai de
rassembler tout ce qui m'est cher, j'étais trop l'ami de tous les deux
pour qu'ils ne le fussent pas bientôt l'un de l'autre. Je les liai ; ils
se convinrent, et s'unirent plus étroitement encore entre eux qu'avec
moi. Diderot avait des Ci>unaissances sans nombre, mais Grimm,
étranger et nouveau venu, avait besoin d'en faire. Je ne demandais
pas mieux que de lui eu procurer. Je lui avais donné Diderot; je
lui donnai GaufVeconrt. Je le menai chez niailame de Cbenonceaux,
chez m:. dame d'Epinay, chez W baron d'Holbach, avec lequel je me
trouvais lié presque malgré moi. Tous mes amis devinrent lessicns,
cela était tout simple : mais aucun des siens ne devint jamais le
mlen;voilà peut-ètrecequi l'était moins. Tandis qu'il logeait chez le
comte de Frièse, il nous donnait a,-sez souvent à dîner chez lui; mais
jamais je n'ai reçu aucun témoignage d'amitié ni'de bienveillance du
comte de Frièse,' ni du comte de Schomberg, s<jn parent, qui loireait
chez lui, ni d'aucune des personnes, tant hommes que femmes
avec lesquelles Grimm eut par eux des liaisons. J'excepte le senl
aldié Raynal, qui, quoique .son ami, se montra des miens, et m'of-
frit dans l'occasion sa bourse avec une généro.silé peu commune.
Mais je connaissais l'abbé Raynal longtemps avant que Grirnm lé
connût lui-nu;me, et je lui étais toujoursresté attaché depuis un pro-
ceib; plein de délicatesse et d'honnét«té qu'il eut pour moi dans une
occasion bien légère, mais que je n'oubliai jamais.
Cet abbé Raynal est certainenient un ami chaud. Ten pus la
preuve à peu près au temps dont je parle envers le m'''me Grimm,
avec lequel il s'était très étroitement lié. Grimm, aprtîs avoir vu
quelque temps mademoiselle Fel de bonne amitié, s'avisa lout-à-
coup de devenir éperdument amoureux d'elle, et de vouloir sup-
planter Cabusac. La belle, se piquant de constance, éconduisit ce
nouveau prétendant. Celui-ci prit l'affaire au tragique, et s'avisa
de vouloir mourir. Il tomba dans la plus étrange maladie dont ja-
mais peut-être on ait ouï parler. Il passait les jours et les nuitsdans
une continuellelélhargie, les yeux bien ouverts, le pouls bien battant,
mais sans parler, .sans manger, sans bouger, paraissant quelquefois
entendre, mais ne répondant jamais, pas même par signe, et du
reste sans agitation, sans douleur, sans fièvre, et testant là comme
s'il eût été mort. L'abbé Raynal et moi nous partageâmes sa garde:
l'abbé, plusTobuste et mieux portant, y passait les nuits, moi les
jours, sans le quitter jamais ensemble, et l'un ne partait jamais que
l'autre ne fût arrivé. Le comte de Frièse, alarmé, lui amena Senac,
qui, après l'avoir bien examiné, dit que ce ne serait rien , et n'or-
donna rien. Mon effroi pour mon ami me fit observer avec soin la
contenance du médecin, et je le vis sourire en sortant. Cependant
le malade resta plusieurs jours immobile, sans prendre ni bouillon
ni quoique ce fût que des cerises confitesque je lui mettais de temps
en temps sur la langue, et qu'il avalait fort bien Un beau malin il
se leva, s'habilla, etreiiritson train de vie ordinaire sansquejamais
il m'ait parlé, ni, que je sache, à l'abbé Raynal ni à personne, de
cette singulière léthargie, ni des soins ([ue nous lui avions rendus
tandis qu'elle avait duré.
Cette aventure ne laissa pas de faire du bruit, et c'eût été réelle-
ment une anecdote assez merveilleuse que la cruauté d'une fille d'o-
péra eût fait mi)urirun homme de désespoir. Cette belle passion mit
Grimm à la mode : bientôt il passa pour un prodige d'amour, d'a-
milié, d'attachement de toute espèce. Cette opinion le fit lechercher
et fêter dans le grand monde, et parla l'éloigua de moi, qui jamais
n'avais été pour lui qu'un pis-aller. Je le vis prêta m'échapper tout
à fait: j'en fus navré; car tous les sentiments vifs dont il faisait
trophée étaient ceux qu'avec moins de bruit j'avais pour lui. J'étais
pourtant bien aise qu'il réussît dans le monde, mais je n'aurais pas
voulu que ce fût en oubliant son ami. Je lui dis un jour : Grimm,
vous me négligez, je vous le pardonne: quand la première ivresse
des plaisirs bruyants aura fait son effet, et que vous en sentirez le
vide, j'espèreqiie vous reviendrez à moi, et vous me retrouverez tou-
jours : (piant à présent ne vous gèaez point ; je vous laisse libre, et
je vous attends. 11 me dit que j'avais raison , s'arrangea en consé-
quence, et se miLsi bien à son aise que je ne le vis qu'avec nos amis
communs.
Nitre principal point de réunion, avant qu'il fût aussi lié avec ma-
dame d'l']piuay qu'il l'a été dans la suite, était la maison du baron
d'Ilcdbach. Ce dit baron était un fils de parvenu, qui jouissait d'une
assez grande fortune dont il usait noblement, recevant chez lui des
gens de lettres, et par son savoir et ses connaissances, tenant bien
sa place au milieu d'eux : lié depuis longtemps avec Diderot, il
m'avait recherché par son entremise, môme avant que mon nom fût
connu. Une répugnance naturelle m'empêcha longtempsde répon-
dre à ses avances. Un jour il me demanda pourquoi je le fuyais,
je lui répondis : Vous êtes trop riche. Il s'obstina, et vainquit en
fin. Mon plus grand malheur fut toujours de ne savoir résister aux
caresses : je ne me suis jamais bien trouvé d'y avoir cédé.
Une autre connaissance qui devint amitié, sitôt que j'eus un titre
pour y prétendre, fut celle de M. Duclos ; il y avait plusieurs années
que je l'avais vu pour la première fois à la Chevrette chez m.idarae
d'Epinay, avec laquelle il était très bien. -Nous ne fimes que dîner en-
semble,"et il repartit le mêmejour; mais iio.uscaus;'unes quelques mo-
ments après le dîner. Madame d'Epinay lui avait parlé de moiet de mon
opéra des Muses gaJaii/«. Duclos, doue de trop grands talents pour
ne pas aimer ceux qui en avaient, s'était prévenu pour moi, Il m'a-
vait invité à l'aller voir. Malgré mon ancien penchant, renforce par
sa connaissance, ma timidité, ma paresse, me retinrent tant que je
n'eus aucun passeport auprès de lui : mais encouragé par mon pre-
mier succès et par ses éloges qui me revinrent, je fus le voir, il vint
me voir; et ainsi commencèrent entre nous des liaisons qui me le
rendront toujours cher, et à qui je dois de savoir, outre le léinoi-
guage de mon propre oïur . que la droiture et la probité peuvent
s'allier quelquefois avec la culture des lettres.
Beaucoup d'autres liaisons, moins étroites , moins durables, et
dont je ne fais pas ici mention, furent l'clfet de mes premiers suc-
8i
LES VEILLÉES LITTERAIRES ILLUSTRÉES.
ces, et durèrent jusqu'à ce que la curiosité fût satisfaite : jelaisun
homme sitôt vu qu'il n'y avait rien à voir de nouveau dès le lende-
main.Une femme cependant, qui me rechercha dans ce temps-là,
tint plus solidement que tous les autres: ce fut madame la marquise
de Créqui, nièce de M. le bailly de Froulay, ambassadeur de Malte,
dont le frère avait précédé dans l'ambassade de Venise M. deMon-
taigu. Madame de Créqui m'écrivit : je l'allai voir ; elle me prit en
amitié. J'y dînais quelquefois; je vis plusieurs gens de lettres, et,
entre autres, ce M. Saurin, l'auteur de Spariaciia, de BarneveU,elc.,
devenu depuis lors mon très cruel ennemi , sans que j'en puisse
imaginer d'autre cau-
se, sinon que je porte
le nom d'un homme
que sou père a bien
vilainement persé-
cuté.
On voit que , pour
lin copiste qui devait
être occupé de son mé-
tier du matin jusqu'au
soir, j'avais bien des
distractions qui ne
rendaient pas ma jour-
née fort lucrative, et
qui m'empêchaient
d'être assez attentif à
ce que je faisais pour
le bien faire ; aussi
perdais-je à effacer et
gratter mes fautes, ou
à recommencer ma
feuille, plus de la moi-
tié du temps qu'on me
laissait. Celte impor- ■
tunité me rendait, de
jour enjour, Paris plus
insupportable, et me
faisait rechercher la
campagne avec ar-
deur. J'allai plusieurs
fois passer quelques
jours à Marcoussis ,
dont madame le Vas-
seur connaissait le vi-
caire, chez lequel nous
nous arrangions tous
de façon qu'il ne s'en '
trouvait pas mal.
Grimm y vint une fois
avec nous (1). Le vi-
caire avait de la voix,
chantait bien, et,
quoiqu'il ne siit pas la
musique, il apprenait
sa partie avec beau-
coup de facilité et de
précision. Nous y pas-
sions le temps à chan-
ter mes trios de Che-
nonceaux. J'y en fis
deux ou trois nou-
veaux sur des paroles
que Gririim et le vi-
caire bâtissaient tant
bien que mal. Je ne
puis m'empêcher de
regretter ces trios faits
et chantés dans des
moments de bien dou-
ce joie , et que j'ai
laissés à < i otton avec toute ma wiusique. Mademoiselle Davenport
en a peu' é le déjà fait des papillottes; mais ils méritaient d'être
conservés. Ce fut après quelqu'un de ces petits voyages, où j'avaisle
plaisir de voir la tanleà son aise, bien gaie, et oïi je m'égayais fort
aussi, que j'écrivis au vicaire fort rapidement et fort mal uneépitre
en vers qu'on trouvera parmi mes papiers.
J'avais, plus près de Paris, un autre refuge fort de mon goût chez
M. Mussard, mon compatriote, mon parent et mon ami, qui s'était
(1) Puisque j'ai négligé de raconter une petite mais mémorable aven-
ture que j'eus là avec ledit M. Grimm, un matin que nous devions aller
diner à la fontaine de Saint-VandriUe, je n'y reviendrai pas; mais, en y
repensant dans la suite, j'en ai conclu qu'il couvait dès lors au fond de
son cœur le complot qu'il a exécuté depuis avec un si prodigieux suc-
cès. (Cette note n'est point dans le manuscrit autographe.)
N'^
->:5«fe
Vous voyez, monsieur, comment m'aiment mes amis,
fait à Passy une retraite charmante, où j'ai coulé de bien paisibles
moments. M. Mussard était un joaillier, homme de bon sens, qui,
après avoir acquis dans son commerce une fortune honnête, et
avoir marié sa fille unique à M. de Valmalette, maître-d'hôtel du
roi, avait pris le sage parti de quitter sur ses vieux jours le négoce
et les affaires, et de mettre un intervalle de repos et de jouissance
entre les tracas de la vie et la mort. Le bonhomme Mussard, vrai
philosophe de pratique, vivait sans souci dans une maison très élé-
gante qu'il s'était bâtie, et dans un très joli jardin qu'il avait planté
de ses mains. En fouillant à fond de cuve les terrasses de ce jardin,
il trouva des coquil-
lages fossiles, et il en
trouva en si grande
quantité que son ima-
gination exaltée ne vit
plus que coquilles dans
la nature, et qu'il crut
enfin tout de bon que
l'univers entier n'é-
tait que coquilles, dé-
bris de coquilles , et
qu'en un mot la terre
entière n'était que du
cron . Toujours occupé
de cet objet et de ses
singulières découver-
tes, il s'échauffa si bien
sur ses idées qu'elles
se seraient enfin tour-
nées dans sa tête en
système, c'est-à-dire
en folie, si , très heu-
reusement pour sa rai-
son , mais bien mal-
heureusement pour
ses amis, qui trou-
vaient chez lui l'asile
le plus agréable, la
mort ne fût venue le
leur enlever par la
plus étrange et cruelle
maladie. C'était une
tumeur dans l'esto-
mac , toujours crois-
sante, qui l'empêchait
de manger, sans que,
durant très longtemps,
on en trouvât la cau-
se , et qui finit, après
plusieurs années de
souffrances, parle faire
mourir de faim. Je ne
puis me rappeler sans
des serrements de
cœur les derniers
temps de ce pauvre et
digue homme, qui ,
nous recevant encore
avec tant de plaisir
Lenieps et moi , les
seuls amis que le
spectacle des maux
qu'il soufflait n'écarta
pas de lui jusqu'à sa
dernière heure ; qui ,
dis-je , était réduit à
dévorer des yeux le
repas qu'il nous fai-
sait servir, sans pou-
voir humer à peine
quelques gouttes d'un thé bien léger, qu'il fallait rejeter un mo-
ment après. Mais avant ces temps de douleurs, coinbien j en ai
passé chez lui d'agréables avec les amis d'elite qu il s était laits! A
leur tête je mets l'abbé Prévôt, homme très aimable et très simple,
dont le cœur vivifiait ses écrits dignes de l'immortalité, et qui n a-
vait rien dans la société du coloris qu'il donnait a ses ouvrages ; le
médecin Procope, petit Esope à bonnes fortunes; Boulanger, le cé-
lèbre autour posthume du Despotisme oriental, et qui, je crois, éten-
dait les systèmes de Mussard sur la durée du monde ; en femmes,
madame Denis, nièce de Voltaire, qui, n'étant alors qu une bonne
femme, ne faisait pas encore du bel esprit; madame \anloo, non
pas belle assurément, mais charmante, qui chantait comme un ange;
madame de Valmalette elle-même, qui chantait aussi, et qui quoi-
que fort maigre tùl été trè. aimable, si elle en eut moins eu la pré-
tention. Telle était à peu près la société de M. Mussard, qui m au-
LES CONFESSIONS.
85
rait assez nlu, si son tcte-à-t<Hc avec sa conchy)iomanie ne m avait
Z davantage ; et je puis dire que, pendant plus de s,x mois, j a,
f avâiîlé à son abiiet avec autant de plaisir que lui-même
Il V avait lonRtcnps qu'il prétendait que pour mon étal les eaux
H,, "assvrne seraient salutaires, et quM m'exhorlait à les venir pren-
dre enez lui. loui me w,^. ^.. , ■- ~ •■ ' - ,. , .|.,s(ia r oint que, ( os le lendemain, aans louies iks suu.cic:.,
fin, et je fus passer à Passy huit ou dix J''i"-s. '!"■"« r'"' ^'j-'ies d'autre chose. M. de Cury, intendant des menus, qui
bien, parce que j'étais à la campagne, que parc 'l '« ^^^ 'es d ^^'^^ / demanda l'ouvrage pour être donne i
eaux. Mussa;;d J'-^^ . lu v,o oncel e ta.ma , ss onn^^^^^^^^ | ^^^^^ ^P . ^^^^.^ ^^^^ .^^^^^.^^^^ .^^^^^^, q„, ^ ,
musique italienne. Un soir nous en parlâmes beaucoup avant que
de nous coiicber, et
surtout des oprrc hnf-
ff , que noi!S avions
vus l'un et l'autre en
Italie, et dont nous
étions Ions deux tran-
sportés. La nuit , ne
dormant pas , j'allai
rêver comment on
pourrait faire pour
donner en France l'i-
dée d'un drame de
ce genre , car les
amours de Ragonde
n'y ressemblaient
point du tout. Le ma-
tin , en me prome-
nant et prenant les
eaux, je fis (piclques
manières de vers très
à la hâte, et j'y adap-
tai des chants qui me
vinrent. Je barbouil-
lai le tout dans une
espèce de salon voûté
qui était au haut du
jardin , et au tlié je
ne pus m'empèchcr
de montrer ces essais
à Mussard et à ma-
demoiselle Duvcr-
nois, sa gouvernan-
te, qui était une très
bonne et aimable fil-
le. Les trois mor-
ceaux que j'avais es-
quissés étaient le pre-
mier monologue, 7'aj
perdu mon serviteur;
l'air du Devin , L'a-
mour croît s'il s'in-
quièle, et le dernier
duo , À jamais , Co-
lin , je l'enijage , etc.
J'imaginais si peu
que cela valût la pei-
ne d'être suivi , que,
sans les applaudisse-
ments et les encou-
ragements de l'un et
de l'autre, j'allais je-
ter au feu mes chif-
fons et n'y plus pen-
ser, comme j'ai fait
tant de fois de choses
du moins aussi bon-
nes: mais ils m'exci-
tèrent si bien, qu'en
six jours mon drame
fut écrit à quel(|ues
vers près , et toute ma musique esquissée , tellement que je n eus
plus à faire à Paris que ce qui élait purement de remplissage ;
et j'achevai le tout avec une tell- rapidité, qu'en troi> seiiiaines
mes scènes furent mises au net et en élat d'être rei>résenlées. 11
n'y manquait que le divertissement, qui ne fut fait que longtemps
après. .
Echaufl'é de la composition de cet ouvrage, j avais une grande
passion de l'entendre, et j'aurais donné tout au monde pour le voir
représenter à ma fantaisie, à portes fermées, comme on dit que
Lulli fil une fois jouer Armide pour lui seul. Comme il ne m'clait
possible d'avoir ce plaisir qu'avec le public, il fallait nécessairement,
pour jouir de ma pièce, la faire passer à l'Opéia. Malheureusement
elle était dans un genre absolument neuf, auquel les oreilles n'é-
taient point accoutumées; et d'ailleurs, le mauvais succès des Mu-
ses galantes m'en faisait prévoir un pareil pour le Devin si je le pré-
sentais sous mon nom. Duclos me tira de peine, et se chargea de
faire essayer l'ouvrage en laissant ignorer l'auteur. Pour ne pas
me déceler, je ne me trouvai point à cette répétition, et les petits
violons ({) qui la dirigèrent ne surent eux-mêmes quel en était
l'auteur qu'après qu'une exclamation générale eut atteste la bonté
de l'ouvrage. Tous ceux qui l'entendirent en étaient enchantes, au
dès le lendemain, dans toutes les sociétés, on ne parlait
i avait assisté
à la cour. Du-
qui savait mes inieiiiiou», jugcam 4uc j-; =<-ian moins le mai-
^ tre de ma pièce à la
Baissant la tcte en passant devant lui. je sortis le plus tôt qu'il me fut
possible.
cour qu'à Paris, la
refusa. Cury la récla-
ma d'autorité; Du-
clos tint bon, el le
débat entre eux de-
vint si vif , qu'un
jour à l'Opéra ils al-
laient sortir ensem-
ble si on ne les eût
séparés. On voulut
s'adresser à moi , je
renvoyai la décision
de la chose à M. Du-
clos; il fallut revenir
à lui. M. le ducd'Aii-
monl s'en mêla Du-
clos crut enfin devoir
céder à l'autorité , et
la pièce fut donnée
pour être jouée à
Fontainebleau.
La partieà laquelle
je m'étais le plus at-
taché et où je m'éloi-
gnais le plus de la
roule commune était
le récitatif : le mien
était accentué d'une
façon toute nouvelle,
et' marchait avec le
débit de la parole. On
n'osa laisser cette ter-
rible innovation ; on
craignait qu'elle ne
révoltât les oreilles
moutonnières. Je con-
sentis que Francueil
et Jélyotte fissent un
autre récitatif, mais
je ne voulus pas m'en
mêler.
Quand tout fut
prêt, et le jour fixé
pour la représenta-
tion, l'on me proposa
le voyage de Fontai-
nebleau pour voir au
moins la dernière ré-
pétition. J'y fus avec
mademoiselle Fel ,
Crimm, et, je crois,
l'abbé lUyual , dans
une voiture de la
cour. La répétition
fut passable; j'en fus
plus content que je
ne m'y étais atten-
du. L'orchestre était
nombreux , composé
de ceux de rO,.éra et de la musique du roi, ■'-:'^;•"^ «J^^' ^^.1
nndemo'selle Fel Colette, Cuvilier le Devin le> chœurs eta ent
niMTe l'Ô 'M-a Je dis peu de chose ,- c'était Jelvolte qui avait oui
,',• je ne voulus pas contrôler ce qu'il avait fait , el , maigre
mo,ît;.n romain, j'étais honteux comme un ecoher au milieu de
tout ce monde. ,
Le lendemain, jour de la représentation 3 alla, déjeuner au café
du "iind commun. 11 v avait là beaucoup de monde. Ou p.irld idc
farïSiondëïaveille.etde ladifficuUé qu'ily avait eu d y entrer.
M r-est .insi qu'on appelait RebM et Fiancœur, qui s'étaient fait «on-
nailre dès lëm- jeunesse en allant toujours ensemble jouer du v.olou dans
''^ nT\'a"toin simplement dans le mamisorit cité" :
test ainsi qu'on a toujours désigné Reb.;l cl Francœur.
86
LES VEILLÉES LITTÉRAIRES ILLDSTRÈES.
Un officier qui était là dit qu'il y était entré sans peine, conta au
long ce qui s'y était passé, dépeignit l'auteur, rapporta ce qu'il
avait fait, ce qu'il avait dit : mais ce qui m'émerveilla de ce récit
assez Ion?, fait avec autant d'assurance que de simplicité, fut qu'il
ne s'y trouva pas un seul mot de vrai. Il m'était très clair que celui
qui parlait si savamment de cette répétition n'y avait point été,
puisqu'il avait devant les yeux, sans le connaître, cet auteur qu'il
disait avoir tant vu. Ce qu'il y eut de plus singulier dans cette scène
fut l'effet qu'il fitsnr moi. Cet homme était d'un certain âge , il n'a-
vait ):oint l'air fat et avaiilageux; sa physionomie annonçait un
homme de mi'rite; sa croix de Sainl-Louis annonçait un ancien offi-
cier. Il m'intéressait m:ds:ré son impudence et malgré moi : tandis
qu'il débitait .ses mensong. s, je rougissais, je baissais les yeux, j'étais
sur les épines; je cherchais quelquefois en moi-même s'il n'y aurait
pas moyen de le croire dans l'erreur et de lionne foi. Enfin, trem-
blant que quelqu'un ne me reconniit et ne lui en fît l'affront, je
me hâtai d'achever mon chocolat sans rien dire, et, baissant la tète
en passant devant lui, je sortis le |ilus tôt qu'il me fut possible,
tandis que les assistants péroraient sur sa relation. Je m'aperçus
dans la rue que j'étais en sueur, et je suis sûr que, si quelqu'un
m'eût reconnu et nommé avant ma sortie, on m'aurait vu la honte
et l'embarras d'un coupable, par le seul sentiment de la peine que
ce pauvre homme aurait à souffrir.
Me voici dans un de ces moments critiques de ma vie oii il est dif-
ficile de ne faire que narrer^ parce qu'il est presque impossible que
la narration même ne porte empreinte de censure ou d'apologie.
J'essaierai toutefois de rapporter comment et sur quels motifs je me
conduisis, sans y ajouter ni louanges ni blâme.
J'étais ce jour-là dans le même équipage négligé qui m'était ordi-
naire, grande barbe et perruque assez mal peignée. Prenant ce dé-
faut de décence pimr un acte de courage, j'entrai de ceite façon dans
la môme salle où devaient arriver, une demi-heure après, le roi, la
reine, la famille royale et toute la cour. J'allai m'établir dans la loge
où me conduisait M. de Cury, et qui était la sienne : c'était une
grande loge sur le théâtre , vis-à-vis la petite loge plus élevée où se
plaça le roi avec madame de Pompadour. Environné de dames et
seul d'homme sur le devant de la loge, je ne pouvais douter qu'on
ne m'eût mis là précisément pour être en vue. Quand on eut allumé,
me voyant dans cet équipage au milieu de gens tous excessivement
parés, je commençai d'être mal à mon aise; je me demandai si
j'élais'à ma place, si j'y étais mis convenablement; et, après quel-
ques minutes d'inquiétude , je me répondis : Oui, avec une intrépi-
dité qui venait peut-être plus de l'iraiiossibiliié de m'en dédire que
de la force de mes raisons. Je me dis : Je suis à ma place , puisque
je vois jouer ma pièce, que j'y suis invité, que je ne l'ai faite que
pour cela, et qu'après tout personne n'a plus dedroitque moi-même
à jouir du fruit de mon travail et de mes talents. Je suis mis à mon
ordinaire, ni mieux lii pis ; si je commence à m'asservir à l'opinion
dans quelque chose, m'y voilà bientôt asservi derechef en tout. Pour
être toujours moi-même , je ne dois rougir, en quelque lieu que ce
soit, d'être mis selon l'état que j'ai choisi. Mon extérieur est simple
et négligé, mais non cra.ss('ux ni malpropre; la barbe ne l'est point
en elle-même, puisque c'est la nature qui nous la donne, et que,
selon les temps et les modes, elle rst quelquefois même un orne-
ment. On me trouvera riilieule, impertinent; eh ! que m'importe?
Je dois savoir endurer le murmure et le hlâme , pourvu qu'ils ne
soient pas mérités. Apies ce [ictit soliloque je me raffermis si bien,
que j'aurais été intrépide si j'eusse eu besoin de l'être. Mais, soit effet
de la présence du uiaîlre, soit naturelle disposition des ceeurs, je
n'aperçus rien que d'obligeant et d'honnête dans la curiosité dont
j'étais 'l'objet. J'en fus touché jusqu'à recommencer d'être inquiet
sur moi-même et sur le sort de ma pièce . craignant d'effacer des
préjugés si favorables qui semblaient [le chercher qu'à m'applaudir.
J'étais armé contre leur raillerie; mais leur air caressant, auquel je
ne m'étais pas attendu, me subjugua si bien que je tremblais comme
un enfant quand on commença.
J'eus bientôt de quoi me rassurer, La pièce fut très mal jouée
quant aux acteurs, mais bien chantée et bien exécutée quant à la
musique. Des la première scène, qui véritablementest d'une na'iveté
touchante, j'entendis s'élever dans les loges un murmure de sur-
prise et d'applaudissement, jusqu'alors inoui dans ce genre de pièces.
La fermentation croissante alla bientôt au point d'être sensible dans
toute l'assemblée, et, pour parler à la Montesquieu, d'augmenter son
effet par son effet mêaie. A la scène des deux petites bonnes gens,
cet effet tut à son comble. On ne claque point devant le roi ; cela
fit qu'on entendit tout; la pièce et l'auteur y gagnèrent. J'entendais
autour de moi un chuchotement de femmes qui me semblaient
belles comme des anges, et qui s'entredisaient à demi-voix : Cela
est charmant, cela est ravissant; il n'y a pas un son là qui ne parle
au cœur. Le plaisir de donner de l'émotion à tant d'aimables per-
sonnes m'émut moi-mèmcî jusqu'aux larmes, et je ne les pus conte-
nir au premier duo, en remarquant que je n'élais pas le seul à pleu-
rer. J'eus un moment de retour sur moi-même en me rappelant le
conccrt de M. de Treytorens. Celte réminiscence eut l'effet de l'es-
clave qui tenait la couronne sur la tête des triomphateurs, mais elle
fut courte, et je me livrai bientôt pleinement et sans distraction au
plaisir de savourer ma gloire. Je suis pourtant sûr qu'en ce moment
la volupté du sexe y entrait beaucoup plus que la vanité d'auteur ;
et sûrement, s'il n'y eût eu là que des hommes, je n'aurais pas été
dévoré comme je l'étais sans cesse du désir de recueillir de mes lè-
vres les délicieuses larmes que je faisais couler. J'ai vu des pièces
exciter de plus grands transports d'admiration, mais jamais une
ivresse aussi pleine, aussi douce , aussi touchante, régner dans tout
nu spectacle, et surtout à la cour, un jour'de première représenta-
tion. Ceux qui ont vu celle-là doivent s'en souvenir, car l'effet en
fut unique.
Le soir même M. le duc d'Aumont me fit dire de me trouver au
château le lendemain sur les onze heures, et qu'il me présenterait
au roi. M. de Cury, qui me fit ce message, ajouta qu'on croyait qu'il
s'agissait d'une pension , et que le roi voulait me l'annoncer lui-
même.
Croira-t-on que la nuit qui suivit une journée aussi brillante fut
une nuit d'angoi.sse et de perplexité pour moi? Ma première idée,
après celle de cette présentation, se porta sur un fréquent besoin
de sortirqui m'avait fait beaucoup souffrir le soir même au specta-
cle, et qui pouvait me tourmenter le lendemain quand je serais
dans la galerie ou dans les appartements du roi, au milieu de tous
ces grands, attendant le passage de Sa Majesté. Cette infirmité était
la principale cause qui me tenait écarté de tout cercle, et qui m'em-
pêchait d'aller m'enfermer chez des femmes. L'idée seule de l'état
où ce besoin iiouvait me mettre était capable de me le donner au
point de m'en trouver mal, à moins d'un esclandre auquel j'aurais
préféré la mort. 11 n'y a que les gens qui connaissent cet état qui
puissent juger de l'effroi d'en courir le risque.
Je me figurais ensuite devant le roi, présenté à Sa Majesté, qui
daignait s'arrêter, et m'adresser la parole. C'était là qu'il fallait de
la justesse et de la présence d'esprit pour répondre. Ma maudite
timidité, qui me trouble devant le moindre inconnu, m'aurait-elle
quitté devant le roi de France, ou m'aurait-elle permis de bien
choisir ce qu'il fallait dire? Je voulais^ sans quitter l'air et le ton
sévère que j'avais pris, me montrer toutefois sensible à l'honneur
que me faisait un si grand monarque. Il fallait envelopper quelque
grande et utile vérité dans une louange belle et méritée. Pour pré-
parer d'avance uue réponse heureuse, il aurait fallu prévoir juste
ce qu'il pourrait me dire, et j'étais sûr après cela de ne pas retrou-
ver en sa présence un mot de ce que j'aurais médité. Que devien-
drais je en ce moment, et sous les yeux de toute la cour, s'il allait
m'échapper dans mon trouble quelqu'une de mes balourdises ordi-
naires? Ce dangiM' m'alarma, m'elïraya, me fit frémir au point de
me résoudre à tout risque de ne m'y pas exposer.
Je perdais, il est vrai, la pension, qui m'était offerte en quelque
sorte; mais je m.' exemptais aussi du joug qu'elle m'allait imposer.
Adieu la vérité, la liberté, le courage. Comment oser parler d'in-
dépendance et de désintéressement ! Il ne fallait pins que flatter ou
me taire en recevant celte pension : encore qui m'assurait qu'elle
me serait payée? Que de pas à faire! que de gens à solliciter! H
m'en coûterait plus de soins, et bien plus désagréables, pour la con-
server que pour m'en passer. Je crus donc, en y renonçant, pren-
dre un parti très conséquent à mes principes, et sacrifier l'appa-
rence à la réalité. Je dis ma résolution à Grimm, qui n'y opposa
rien. Aux autres j'alléguai ma santé; et je partis le matin même.
Mon départ fit du bruit, et fut généralement blâmé. Mes raisons
ne pouvaient être senties par tout le monde; m'accuser d'un sot
orgueil était bien plus lot fait, et contentait mieux la jalousie de
quiconque sentait en lui-même qu'il ne se serait pas conduit ainsi.
Le lendemain Jélyotte m'écrivit un billet où il me délailla les suc-
cès de ma pièce, et l'engouement où le roi lui-même en était. Toute
la journée, me marquait-il. Sa Majesté ne cesse de chanter, avec la
voix la plus fausse de son royaume : J'ai perdu mon serviteur ; j'ai
perdu tout mon bonheur. 11 ajoutait que, dans la quinzaine, on de-
vait donner une seconde représentation du Devin, qui constaterait
aux yeux de tout le public le plein succès de la première.
Deux jours après, comme j'entrais sur les neuf heures chez ma-
dame d'Epinay, où jallais souper, je me vis croisé par un fiacre à la
porte. Quelqu'un me fit signe de ce fiacre d'y monter; j'y monte :
c'était Diderot. Il me parla de la pension avec un feu que, sur pa-
reil sujet, je n'aurais pas attendu d'un philosophe. Il ne me fit pas
un crime de n'avoir pas voulu être présenté au roi, mais il n'en fit
un terrible de mon indifférence pour la pension. Il me dit que, si
j'étais désintéressé pour mon compte, il ne m'était pas permis de
l'être pour celui de madame le 'Va-.seur et de sa fille; que je leur
devais de ne négliger aucun moyen possible et honnête de leur
donner du pain ; et, comme on ne pouvait pas dire après tout que
j'eusse refusé cette pension, il soutint que, puisqu'on avait paru
disposé à me l'accorder, je devais la solliciter et l'obtenir à quel-
que prix que ce fût. Quoique jf. fusse touché de son zèle, je ne pus
goûter ses maximes, et nous eûmes à ce sujet une dispute très vive,
la première que j'aie eue avec lui; et nous n'en avons jamais eu
que de cette espèce, lui me prescrivant ce qu'il prétendait que je
LES CONFESSIONS.
87
levais faire, et moi m'en défendant parce que je croyais ne le de-
voir pas.
11 était tard quand nous nous quittâmes. Je voulus le mener sou-
per chez madame d'Rpinay, il ne voulut point; et, quelque effort
que le désir d'unir tous ceux que j'aime m'ait fait faire en divers
temps pour l'engager à la voir, jusqu'à la mener à sa porte, qu'il
nous tint fermée, il s'en est toujours défendu, no parlant d'elle
qu'en termes Ires méprisant.*. Ce ne fut qu'après ma hrouilleric
avec elle et avec lui qu'ils se lièrent, et qu'il commença d'en parler
av(!C honneur.
Depuis lors Diderot et Grimra semblèrent prendre à tâche d'alié-
ner de moi lesgouverneuses, leur faisant entendre que c'était mau-
vaise volonté de ma part si elles n'étaient pas niimx à leur aise,
et qu'elles ne feraient jamais rien avec moi. Us tâchaient de les en-
gager à me quitter, leur promettant un regrat de sel, un Imreau à
tahac, et je ne sais quoi encori\ par le crédit de madame d'Epinay.
Ils voulurent même entraîner Duclos, ainsi que dllolhach, dans leur
ligue; mais le premier s'y refusa toujours. J'eus alors quelque vent
de tout ce manège; mais je ne l'appris bien distinctement que long-
temps après, et j'eus souvent à déplorer le zèle aveugle et peu dis-
cret de mes amis, (jui, cherchant à me réduire, incommodé comme
j'étais, à la plus triste solitude, travaillaient dans leur idée à me
rendre heureux par les moyens les plus propres à me rendre en effet
misérable.
Le carnaval suivant, 1733, le Devin fut joué à Paris, et j'eus le
temps, dans «et intervalle, d'en faire rouvoilure et le divertisse-
ment. Ce divertissement, tel qu'il est gravé, devait être en action
d'un bout à l'autre, et dans un sujet suivi, qui, selon moi, fuuruis-
•saildes tableaux très agréables. Mais quand je proposai celte idée à
rO()éra, on ne m'entendit seulement pas, et il fallut coudre des
chants et des danses à l'ordinaire ; cela (it que ce divertissement,
quoique plein d'idées charmantes, qui ne déparent point les scènes,
réussit très médioercraenl. J'ôtai le récitatif de Jolyotte, et je réta-
blis le mien tel que je l'avais fait d'abord et qu'il est gravé; et ce
récitatif, un peu francisé, je l'avoue, c'est-à-dire traîné par les ac-
teurs, loin de choquer personne, n'a pas moins réussi que les airs,
et a paru, même au public, tout aussi bien fait pour le moins. Je
dédiai la pièce à M. Duclos, qui l'avait protégéi;, et je déclarai que
ce serait ma seule dédicace. J'en ai pourtant fiit une seconde avec
son con.sentement ; mais il a dû se tenir encore plus honoré de celle
exception que si je n'en avais l'ait aucune.
J'ai sur celle pièce beaucoup d'anecdotes sur lesquelles des choses
plus importantes à dire ne me laissent pas le temps de ra'étendre
ici. J'y reviendrai peut-être un jour dans le supplément. Je n'en
saurais pourtant omettre une, qui peut avoir Irait à tout ce qui suit.
Je visitais un jimr dans le cabinet du baron d'Holbach sa musique;
après en avoir parcouru de beaucoup d'cspi'ces . il me dit, en me
montrant un recueil de pièces de clavecin : Voilà des pièces qui ont
été composées exprès pour moi; elles sont pleines de goût, bien
chantantes ; personne ne les connaît ni no les verra que nmi seul.
Vous en di-vricz choisir quelqu'une pour l'insérer dans voire diver-
tissement. Ayant dans la tète des sujets d'airs et de symphuuies
beaucoup plus que je n'en pouvais employer, je me souciais très
peu des siens. Cependant il me pressa tant, que par complaisance
je choisis une pasl<n'elle, que j'abrégeai, el que je mis en trio pour
l'entrée des compagnes de Colette. Quelques mois après, el taudis
qu'on représentait le Devin, entrant un jour chez Griinm, je trou-
vai du monde autour de son clavecin, d'où il se leva bru.squemciut
à mon arrivée. En regardant machinalement sur son pupitre, j'y
vis ce même recueil du baron d'Holbach ouvert précisément à cette
même pièce qu'il m'avait pressé de prendre, en m'ass\irant qu'elle
ne sortirait jamais de ses mains. Quelque temps après je vis encore
ce même recueil, ouvert au même endroit, sur le clavecin de .M. d'E-
pinay, un jour qu'il avait musique chez lui. (irinim ni personne ne
m'a jamais parlé de cet air; et je n'en parlerais pas ici moi-même,
si, quelque temps après, il ne .s'était répandu dans Paris un bruit,
qui véritablement ne dura pas, que je n'étais pas l'auteur du Devin
de village. Com.ne je ne fus jamais un grand croque-notes, je suis
persuadé que, sans mon Diclinnnaire de musique, on aurait dit à
la fin que je ne la savais pas (I).
Quelque temps avant qu'on donnât le Devin du village, il était
arrivé à Paris des bouffcms italiens qu'on lit JDuer siu' le théâtre de
l'Opéra, sans prévoir l'effet qu'ils y allaient faire. Quoiqu'ils fussent
détestables, et que l'orchestre, alors très ignorant, estropiât comme
à plaisir les pièces qu'ils donnèrent, elles ne laissèrent pas de faire à
l'opéra fram^ais un tort qu'il n'a jamais réparé. La comparaison de
ces deux musiques, entendues le même jour sur le même théâtre,
débciucha les oreilles françaises; il n'y en eut point qui put endurer
la traînerie de leur musique après l'accent vif et marqué de l'ita-
lienne : sitôt que les bouffons avaient fîni, tout s'en allait. On fut
forcé de changer l'ordre, et de mettre les bouffons à la fin. On don-
nait Eglé, P,\gmalion, le Sylphe ; rien ne tenait. Le seul Devin du
(11 Jo ne pnWoyais guère encore ipi'on le dirait onliii, malg:ré le dic-
tionnaire. (Cette note n'est point dans le maimscrit autographe.)
village soutint la comparaison, et plus encore après la Sêrî;apo</rona.
Quand je composai irion intermède j'avais l'esprit rempli de ceux-là*
ce furent eux qui m'en donnèrent l'idée, et j'étais bien éloigné de
prévoir qu'on les passerait en revue à côté de lui. Si j'eusse été un
pillard, que de vols seraient alors devenus manifestis, et combien
on eût pris .soin de les faire sentir. Mais rien : on a eu beau faire, on
n'a pas trouvé dans ma musique la moindre réminiscence d'aucune
autre ; et tous mes chants, comparés aux originaux, se sont trouvés
au.ssi neufs que le caractère de musique que j'avais créé. Si l'on ■ ùt
rais Mondonville ou Rameau à pareille épreuve, ils n'en seraient
sortis qu'en lambeaux.
Les bouffons firent à la musique italienne des sectateurs très ar-
dents. Tout Paris se divisa en deux partis plus échauffés que s'il se
fût agi d'une affaire d'Etat ou de religion. L'un, plus jiuissant, plus
nombreux, composé des grands, des riches et des femmes, soute-
nait la musique française; l'autre, plus vif, plus fier, plus enthou-
siaste, était composé des vrais connaisseurs, des gens à talents des
hommes de génie. Sim petit peloton se rassemblait à l'Opéra sous
la loge de la reine. L'autre parti remplissait tout le reste du parterre
et de la salle; mais son foyer principal était sous la loge du roi.
Voilà d'où vinrent ces noms de partis, célèbres dans ce temps-là'
de Coin du roi et de Coin de la reine. La dispute, en s'anima nt'
pruduisil des brochures. Le coin du roi voulut plaisanter; il fut mo^
que par \e. petit Prophéte:\\ voulut se mêler de raisonner; il fut
écrasé par la Lettre sur la musique française. Ces deux petits écrits,
l'un de Grimm, et l'autre de moi, sont les seuls qui survivent à celte
querelle; tous les autres sont déjà morts.
Mais le petit Prophète, qu'on s'obstina longtemps a m'attribuer
malgré moi, fut pris en plaisanterie, cl ne fit jamais la moindre
peine à son auteur; au lieu que la Lettre sur la musique fut prise
au sérieux, et souleva contre moi toute la nation, qui se crut of-
fensée dans sa musique. La description de l'incroyable effet de cette
brochure serait digne de la (ilume de Tacite. Celait le temps de la
grande querelle du parlenient et du clergé. Le parlement venait
d'ètie exilé; la fermentalion était au comble ; tout menaçait d'un
prochain soulèvement. Ma brochure parut ; à l'instant toutes les
autres querelles furent oubliées :on no songea qu'au péril de la mu-
sique française, el il n'y eut plus de soulèvement qui; contre moi. Il
fut tel, que la nation n'en est jamais bien revenue. A la cour on ne
balançait qu'entre la Bastille et l'exil; et la lettre de cachet allait
être expédiée, si M. de Voyer n'en eût fait sentir le ridicule. Quand
on lira que cette brochure a peut-être empêché une révolution
dans l'Etat, on croira rêver. C'est [lourtant une vérité bien réelle
que tout Paris peut encore attester, puisqu'il n'y a pas aujourd'hui
plus île quinze ans de cette singulière anecdote.
Si l'on n'allenta pas à ma liberté, l'on ne m'épargna pas du
moins les insultes: ma vie même fut en dinger. L'orchestre de
l'Opéra fil l'honnête complot de m'assassincr quand j'en sortirais.
Ou mêle dit -.je n'en fus que plus assidu à l'Opéra, et je ne sus
que longtcni[is après que M. Ancelel, officier des mousquetaires
qui avait de l'amiiié pour moi, avait détourné l'efTeldu complot, en
me fai.^anl escorter à mon insu à la sortie du spectacle. La ville've-
nait d'avoir la direction de l'Opéra. Le premier exploit du prévôt
des marchands fut de m'ôler mes entrées, et cela de la façon la
plus malhonnête i]u'il put imaginer; c'est-à-dire en me les faisant
refuser publiqupim'ut à nnm pa.ssage ; de .sorte que je fus obligé de
prendre un billi t d'amphithéâtre [lour n'avoir pas l'affront de m'en
retourner ce jour-là. L'injustice était d'autant plus criante que le
seul prix que j'avais mis à ma pièce, en la leur cédant, était mes en-
trées à perpétuité : car, quoique ce fût un droit pour tous les au-
teurs, et que j'eusse ce droit à double titre, je ne laissai pas de le
stipuler expressément, en présence de .M. Duclos.. Il est vrai qu'on
m'envoya pour mes honoraires, parle caissier de l'Opéra, cinquante
louis que je n'avais pas demandés; mais, outre que ces cinquante
louis ne faisaient pas même la somme ciui me revenait dans les règles,
ce paiement n'avait rien de commun avec le droit d'entrées formel-
lement stipulé, et qui en était entièrement indépendant. Il y avait
dans ce procédé um^ telle complication de brutalité et d'iniiiuité,
que le public, alors dans sa plus grande animosité contre moi, ne
laissa pas d'en être uiianiniemeni choqué ; et tel qui m'avait insulté
la veille criait le lendemain tout haut dans la salle qu'il était hon-
teux d'ôter ainsi les entrées à un auteur qui les avait si bien méri-
tées, et qui pouvait même les réclamer pour deux. Tant est juste le
proverbe italien c/i' ognuu' aina la giH.<<ltzia in casa d'allrui.
Je n'avais là-df.ssus qu'un p irti à prendre, c'était de réclamer
mon ouvrage, puisciu'on m'en ôlait le prix accordé. J'écrivis pour
cet effet à M. d'Argenson, qui avait le département de l'Opéra, et
je joignis à ma lettre un mémoire qui était sans réplique, et qui
denioura sans réponse et sans effet, ainsi que ma lettre. Le silence
de cet homme injuste me resta sur le coeur, et ne contribua pas à
augmeiuer l'estime très médiocre que j'eus toujours pour son carac-
tère et pour ses talents. C'est ainsi qu'on a gardé ma pièce à l'O-
péra, en me frustrant du prix pour lequel je l'avais cédée. Du faible
au foil, ce serait voler; du fort au faible, c'est seulement s'appro-
prier le bleu d'autrui.
88
LES VEILLÉES IITTÉRAIRES ILLUSTRÉES.
Quant au produit" pécuniaire de cet ouvrage, quoiqu'il ne m'ait
pas rapiinrlé le quart de ce qu'il aurait rapporté dans les mains
d'un autre, il ne laissa pas d'être assez grand pour me mettre en
état de subsister plusieurs années et suppléer à la copie, qui allait
toujours assez mal. J'eus cent louis du roi, cinquante de madame
de Pomnadour pour la représentation de Bellevue, où elle fit elle-
même le rôle de Colin, cinquante de l'Opéra, et cinq cents francs
de Pissot [lour la gr.ivure; en sorte que cet intermède, qui ne me
coûta Jamais que cinq ou six semaines de travail, me rapporta
presque autant d'argent, malgré mon malheur et ma balourdise,
que m'en a rapporte l'Emile, qui m'avait coûté vingt ans de médi-
tation et trois ans de travail : mais je payai bien l'aisance pécu-
niaire où me mit cette pièce, par les chagrins infinis qu'elle m'at-
tira. Elle fut le germe de secrètes jalousies qui n'ont éclaté que
longtemps après. Depuis son succès, je ne remarquai plus ni dans
Diderot ni dans Grimm, ni dans aucun des gens de lettres de ma
connaissance, celte cordialité, cette franchise, re plaisir de me voir,
que J'avais cru trouver en eux jusqu'alors. Dès que je paraissais
chez le baron, la conversation cessait d'être générale. On se ras-
semblait par petits pelotons, on se chuchotait à l'oreille, et je restais
seul sans savoir avec qui parler, j'podurai longtemps ce choquant
abandon, et, voyant que madame d'Holbach, qui était douce «t ai-
mable, me recevait toujours bien, je supportai les grossièretés de
son mari tant qu'elles furent supportables; mais an jour il m'en-
treprit sans sujet, sans prétexte, et avec une ti'lle brutalité, devant
Diderot, qui ne dit pas un mot, et devant Margency, qui m'a dit
souvent depuis lors avoir admiré la douceur et la modération de
mes réponses, qu'enfin, chassé de chez lui par ce traitement indi-
gne, j'en sortis, résolu de n'y plus rentrer. Cela ne m'empêcha pas
de parler toujours honorablement de lui et de sa maison ; tandis
qu'il ne s'exprimait jamais sur mon compte qu'en termes outra-
geants, méprisants,' sans me désigner autrement que par ce petit
cftistre.et sans pouvoir cependant articuler aucun tort d'aucune es-
pèce que j'aie eu jamais avec lui, ni avec personne à laquelle il prît
inlcrèl. Voilà comment il finit par vérifier mes prédictions et mes
craintes. Pour moi, je crois que uiesdits amis m'auraient pardonné
de faire des livres, et d'excellents livres, parce que cette gloire ne
leur était pas étrangère, mais qu'ils ne purent me pardonner d'avoir
fait un opéra, ni les succès brillants qu'eut cet ouvrage, parce qu'au-
cun d'eux n'était en état de courir la même carrière, ni d'aspirer
aux mêmes honneurs. Duclos seul, au-dessus de celte jalousie, parut
augmenter encore d'amitié pour moi, et m'introduisit chez made-
moiselle Quinanlt, où je trouvai autant d'attentions, d'honnêtetés,
de caresses, que j'avais trouvé peu de tout cela ch(>z M. d'Holbach.
Tandis qu'on jouait le Devin du village à l'Ofiéra, il était aussi
question de son auteur à la comédie française, mais un peu moins
heureusement. N'ayant pu dans sept ou huit ans faire jouer mon
Narcisse aux Italiens, je m'étais dégoûté de ce théâtre par le mau-
vais jeu des acteurs dans le français, et j'aurais bien voulu avoir
fait passer ma pièce aux Français plutôt que chez eux. Je parlai de
ce désir au comédien Lanoue, avec lequel j'avais fait connaissance,
et qui, comme on sait, était homme démérite et auteur. Narcisse
lui plut; il se chargea de le faire jouer anonyme, et, en attendant,
il me procura les entrées, qui me furent d'un grand agrément;
car j'ai toujours préféré le théâtre Français aux deux autres. La
pièce fut reçue avec applaudissement, et représentée sansxiu'oa en
nommât l'auteur; mais j'ai lieu de croire que les comédiens et bien
d'autres ne l'ignoraient pas. Les demoiselles Gaussin et Grandval
jouaient les rôles d'amoureuses, et, quoique l'intelligence du tout
fût manquée à mon avis, on ne. pouvait pas appi^ler cela une pièce
absolument mal jouée. Toutefois je fus surpris et touché de l'indul-
gence du public, qui eut la patience de l'entendre tranquillement
d'un bout à l'autre, et d'en souffrir même une seconde représenta-
tion sans donner le moindre signe d'impatience, l'our moi, je m'en-
nuyai tellement à la première, que je ne pus tenir jusqu'à la fin;
et, me réfugiant au café de Procope, qui était vis-à-vis, j'y trouvai
Biossi et quelques autres, qui, probablement, s'étaient ennuyés
comme moi. Là je dis hautement mon peccavi, m'avouant humble-
ment l'auteur de la pièce et en parlant comme tout le monde en
pensait. Cet aveu public île l'auteur d'une mauvaise pièce qui tombe
fut fort admiré, et me parut très peu pénible. J'y trouvai même un
dédommagement d'amour-propre dans le courage avec lequel il fut
fait, et je crois qu'il y eut eii cette occasion plus d'orgueil à parler
qu'il n'y aurait eu de sotte honte à se taire. Cependant, comme il
était sûr que la pièce, quoique glacée à la représentation, soutenait
la lecture, je la (is imprimer, et, dans fa |iréfaee, qui est un dénies
bons écrits, je commençai de mettre à découvert mes principes un
peu plus que je n'avais l'ait jusqu'alors.
J'eus bientôt occasion de les développer tout-à-fait dans un ou-
vrage de plus grande importance; car ce fut, je pense, en cette
année H.ïS que jiarut le pro^'ramme de l'acadéniie de Dijon sur
YOrigine de l'inégaiilé parmi les /lommcs. Frappé de cette grande
question, je. fus surpris que cette académie eût osé la proposer;
mais, puisque enfin elle avait ce courage, je pouvais bien avoir ce-
lui de la traiter, et je l'entrepris.
Pour méditer à mon aise ce grand suiet, je fis à Saint-Germain
un voyage de sept à huit jours avec Thérèse, notre hôtesse , qui
était une bonne femme , et une de ses amies. Je compte ce voyage
pour un des plus agréables de ma vie. Il faisait très beau : ces bon-
nes femmes se chargeaient des soins et de la dépense ; Thérèse s'a-
musait avec elles , et moi , sans souci de i;ien , je \enais m'égaypr
sans gène aux heures de repas. Tout le reste du temps, enfoncé
dans la forêt, j'y cherchais, j'y trouvais l'image des nvemiers temps,
dont je traçais fièrement l'histoire : je faisais main-basse sur les
petits mensonges des hommes ; j'osais dévoiler à nu leur nature,
suivre le progrès du temps et des choses qui l'ont défigurée; etcnm-
p:irant l'homme de l'homme avec l'homme naturel , leur montrer
dans son perfectionnement prétendu la véritable source de ses mi-
sères. Mon âme, élevée par ces contemplations sublimes, s'osait
placer auprès de la divinité, et, voyant de là mes semblables suivre
dans l'aveugle route de leurs préjugés celle de leurs erreurs , de
leurs malheurs, de leurs crimes, je leur criais d'une faible voix
qu'ils ne pouvaient entendre : Insensés, qui vous plaignez sans cesse
de la nature , apprenez que tons vos maux vous viennent de vous.
De ces méditations résulta le Discours sur l'inégalité, ouvrage qui
fut plus du goût de Diderot que tons mes autres écrits , et pour le-
quel ses conseils me furent le plus utiles (1), mais qui ne trouva
dans toute l'Europe que peu de lecteurs qui l'entendissent, et aucun
de ceux-là qui voulût en parler. Il avait été fait pour concourir au
prix : je l'envoyai donc, mais sûr d'avance qu'il ne l'aurait pas,
et sachant bien que ce n'est pas pour des pièces de cette étoffe que
sont fondés les prix des académies.
Cette promenade et cette occupation firent du bien à mon hu-
meur et à ma santé : il y avait déjà plusieurs années que , tour-
menté de ma rétention d'urine , je m'étais livré sans réserve aux
médecins, qui, sans alléger mon mal, avaient épuisé mes forces et
détruit mon tem|iérament. Au retour de Saint-Germain , je me
trouvai plus de forces et me sentis beaucoup mieux. Je suivis cette
indication; et, résolu de guérir ou mourir sans médecin et sans
remèdes, je leur dis adieu pour jamais, et je me mis à vivre au jour
la journée, restant coi quand je ne pouvais aller, et marchant sitôt
que j'en avais la force. Le train de Paris, parmi les gens à préten-
tion, était si peu de mon goût; les cabales des gens de lettres, leurs
honteuses querelles, leur peu de bonne foi dans leurs livres, leurs
airs tranchants dans le monde m'étaient si odieux, si antipathiques;
je trouvais si peu de douceur, d'ouverture de cœur, de franchise,
dans le commerce même de mes amis, que , rebuté dans cette vie
tumultueuse, je commençais de soupirer ardemment après le séjour
de la campagne, et, ne voyant pas que mon métier me permît de
m'y établir , j'y courais du moins passer les heures que j'avais de
libres. Pendant plusieurs mois , d'abord après mon dîner, j'allais
me promener seul au bois de Boulogne, méditant des sujets d'ou-
vrages , et je ne revenais qu'à la nuit.
Gauffecourt , avec lequel j'étais alors extrêmement lié, se voyant
obligé d'aller à Genève pour son emploi , me proposa ce voyage.
J'y consentis. Je n'étais pas alors assez bien pour me passer des soins
de la gouverncuse 11 fut décidé qu'elle serait du voyage , que sa
mère garderait la maison; et, tous nos arrangements pris, nous
partîmes tous trois ensemble le 1" juin 1734.
Je dois noter ce voyage comme l'époque de la première expé-
rience qui, jusqu'à l'âge de quarante-deux ans que j'avais alors,
ait porté atteinte au naturel pleinement confiant avec lequel j'é-
tais né, et auquel je m'étais tdujours livré sans réserve et sans in-
convénient. Nous avions un carrosse bourgeois, qui nous menait
avec les mêmes chevaux à très petites journées. Je descendai.<i et
marchais souvent à pied. A peine étions-nous à la moitié de notre
route que Thérèse marqua la plus grande répugance à rester seule
dans la voiture avec Gauffecourt, et que, quand , malgré ses prières
je voulais descendre, elle descendait et marchait aussi. Je la grondai
longtem[is de ce caprice, et même je m'y opposai tout-à-fait , jus-
qu'à ce qu'elle se vit forcée enfin à m'en déclarer la cause. Je crus
rêver, je tombai des nues, quand j'appris que mon ami M. de Gauf-
fecourt , âgé de plus de soixante ans , podagre , impotent, usé de
plaisirs et de jouissances , travaillait en secret depuis notre départ
à corrompre une personne qui n'était plus ni belle ni jeune , qui
appartenait à sou ami, et cela par les moyens les plus bas, les plus
honteux, jusqu'à lui présenter sa bourse, jusqu'à tenter de l'émou-
voir par la lecture d'un livre abominable, et par la vue des figures
infâmes dont il était plein. Thérèse indignée lui lança une fois son
(1)Dans li' ifinps que j'érrivais ceci, je n'avais encore aucun soupçon
du grand eniuplui ,\f liiil'noi pt de Grimm, sans quoi j'aurais aisément
reconnu cchiiIhiii \r pi mn^ r :iliusail, de ma conliance, pour donner à mes
écrits ce ton ilm ri i-.'i air noir, qu'ils n'eurent plus quand il cessa de me
diriger. Le morceau du philosoplio (|ui s'argumente en se bouchant les
oreilles pour s'rndurcir aux piaintes d'un malheureux est de sa fiçon, et
il m'en avait fourni d'autres plus forts encore que je ne pus me résou-
dre à employer. Mais, attribuant unicpieuient cette humeur noire à celle
que lui avait donnée le donjon de Vincennes, et dont on retrouve dans
son Clairval vmé assez forte dose, fl né mé vint jamais à l'esprit d'y soup-
çonner la moindre méchanceté.
LES CONFESSIONS.
ilain livre par la portière; et j'appris que , le premier jour , m o-
jnt allé coucher sans souper à cause d'une violente migraine, il
vait employé tout le temps de ce tète-à-téte à des tentatives et des
lanœuvrcs'plus dignes d'un satyre et d'un houe, que d'un lion-
éh! humilie auquel j'avais confié ma compagne et moi - nièriie.
hiclle surprise ! quel serrement de cœur tout nouveau pour moi !
loi , qui jusqu'alors avais cru l'amitié inséparahie des sentiments
imahles et nohies qui font tout son charme, pour la jiremière l'ois
e ma vie ji; nie vois forcé de l'allier au dédain , et d'ôter ma con-
lancc et mon estime à un homme que j'aime et dont je me crois
ime ! Le malheureux me cachait sa turpitude ; pour ne pas exposer
'hérèse, je me vis forcé de lui cacher mon niéfiris, et de receler au
jnd de mon cœur des sentimenis que mon ami ne devait pas con-
laître. Douce et sainte illusion de l'amitié! Gauffecourt leva lepre-
(lier ton voile à mes yeux. Que de mains cruelles l'ont empêché
epuis lors de relomber!
A Lyon je quittai tJauffficoiirt pour prendre ma route par la Sa-
oie, ne pouvant me résourire à passer derechef si crès de maman
ans la revoir. Je la revis... dans quel état, mon Dieu ! Quel avilis-
ement (I)! que lui restait- il de sa vertu première? Etait-ce la
nènie madame de Warens , jadis si hrillante, à qui le curé Poiil-
'erre m'avait adressé ! Que mon cœur fut'navrél je ne vis plus pour
Ho d'autre ressource que de se dépayser. Je lui réitérai vivement
it inutilement les instances que je lui avais faites plusieurs fnis
laiis mes lettres de venir vivre paisiblement avec moi, qui voulais
;oiisacrer ma vie et celle de Thérèse à rendre ses jours heureux.
Vllacliée à .sa pension, dont cependant elle ne tirait plus rien de-
juis longtemps , elle ne m'écouta pas. Je lui lis quel<pie légère part
le ma bourse, bien moins que je n'aurais dû, bien moins que je
l'aurais fait , si je n'eusse été sur qu'elle n'en mettrait pas un sou à
ion usage. Durant mon séjour à Genève elle fit un voyage en Cha-
ilais (2) et vint me voir à Grange -Canal (.3). Elle manquait (l'ar-
;ent pour achever snn voyage; je n'avais pas sur moi ce qu'il fal-
ait pour cela ; je le lui envoyai une heure après par Thérèse. l'au-
're maman ! Que je dise encore ce trait de son cœur. Il ne lui le.s-
ait pour dernier bijou qu'une petite bague. Elle l'ôta de son doigt
our la nieltre à celui de Thérèse, qui la remit à l'instant au sien,
n baisant cette noble main qu'elle arrosa de ses pleurs. Ah ! c'était
'ors le moment d'acquitter ma dette ! il fallait tout quitttr pour la
uivre, m'atlaiber à elle jusqu'à sa dernièie heure, et partager son
ortquel (|ii'il fût. Je n t-n fis rien. Distrait par un autre attaclie-
nent, je sentis relâcher le mien pour elle , faute d'espoir de pou-
voir le lui rendre utile. Je gémis sur elle, et ne la suivis pas. Do
ous les remords que j'ai sentis en ma vie, voilà le plus vif et le
)lus permanent. Je méritai par là les châtiments terribles qui dé-
nis lors n'ont cessé de m'accabler; puissent-ils avoir expié mon
ngraiiliide ! Elle fut dans ma conduite , mais elle a trop déchiré
non C(uur pour que jamais ce cœur ait été celui d'un ingrat.
Avant mon départ de Paris, j'avais esipiissé la dédicace du nis-
ours sur l'inégalité. Je l'achevai à Chanibéry, et la datai du même
ieu. jugeant qu'il était mieux, pour éviter toute chicane, de ne la
aler ni de Genève ni de France. Arrivé dans cette ville, je me li-
rai à l'enthousiasme républicain qui m'y avait amené. Get enlhou-
iasme augmenta par l'accueil que j'y reçus. Fclé , caressé dans
nus les Etats, je me livrai tout entier au zèle patriotique ; et,
lontcux d'être exclu de mes droits de citoyen par un autre culte
[uc celui de mes pères, je résolus de reprendre ouvertement celui
e mon pays. Je pensais que la morale de l'Evangile étant la même
our tous les chrétiens, et le fonds du dogme n'étant dilTérent (]H'en
e qu'on voulait expliquer ce qu'on ne pouvait entendre, il appar-
enail en chaque pays au seul souverain de fixer ce dogme inin-
elligible, ainsi que le culte, et qu'il était par conséquent du devoir
le tout citoyen d'admettre le dogme et de suivre le culte prescrit
lai la lui. La frcquenlation de ces encyclopédistes, loin d'ébranler
lia foi, l'avait alïerraie par mon aversion pour la dispute et pour les
ai'tis. L'élude de l'hunime et de l'univers m'avait montré partout
os cauM-s finales et l'intelligence qui les dirigeait. La lecture de la
ililc, et surtout l'Evangile, à laquelle je m'appliquais depuis quel-
ucs années , m'avait fait mépriser les basses et soties interpréta-
(1) Il Y aurait beaucoup à dire de la façon dont Rousseau parle de
ladame de Warens. Servan blâme Jcan-.îarques, tandis que Giii);iUMié
: juslilic ou l'excuse. Le preoii^r s'exprinio nin<i : " . . Ou'iuqMTli'nl
iii.iilame de Warens tous irs ri. ._■.■< |ir.»li:ii,'v p ir Itmis-. ,ni, -iu^Mnl -cii
h'iiucr soin est d'aniiaiitir piiiirrlir ,,■ qui ^,ii ,r,i|i|)iM j i..ii. !.■. r|..-,-s
our rcimue? lo mut de t'f)'(H ipii r\|.iinh' IjiiI .Ir rli.i..i'- .i l'.'.:;,!!-.! il.'s
iiiiimrs, ifrii .■\piiiiie qu'une à ri''t;:iril des femmes, c'est la piu/ici/c...»
1.1' s.Toii.l ilis, iilpr Uoiisseau eu (lisant que madame de Warens était
loili- plus (!(' uiii;! ans avant la publiiMtiuii des roii/cixions, était incon-
iif liiiis ilr sa pH'liii' sphère, ii'.ivait laissi' m . iilauls, ni héritiers do son
an, f'i .piViiliii son iiirnnilniic n'/! lii ,pi.. imn ,■ iiiniu- en Savoie.
f.in;;ini)r .iJhiiIc ipii' sou ihan . si p,.ni iimus [ miuiho iiu uum di; ruinan,
)umir ueux de madame d Ortie el, île Wolmar, rien de plus.
A. de B.
\i) I.e GliaWais est une des provinces do la Savoie; il borde d'un eùlé
! lac de (ionève.
(3) Village genevois. A. de B.
lions que donnaient à Jésus -Christ les gens les moins dignes de
l'entendre. En un mot, la philosophie, en m'a'taili.iil à l'e-^cnliei
rie la religion, m'avait détaché de ce fatras de petites formules dont
les hommes l'ont oil'nsquée. Jugeant «ju'il n'y avait pas pour un
homme raisonnable deux manières d'être chrétien, je jugeais au'si
que tout ce qui est discipline et forme était dans chaque pavs du
ressoi t des luis. De ce principe si sensé , si social , si pacifique , et
qui m'a attiré de si cruelles per.séculi(ms, il s'ensuivait que, voulant
être citoyen, je devai.s être protestant el rentrer dans le culte étahli
dans mcn pays. Je ni'.y déterminai; je rilt; soumis même aux in-
structions du pasteur de la paroisse où je logeais. Je désirai seule-
ment de n'être pas obligé de paraître en consistoire. L'édit ecclé-
siastique cependant y était foniiel ; on voulut bien y déroger en ma
faveur, el l'on nomma une commission de cin(] on six membres
pour recevoir en particulier ma profession de foi. Malheureusement
le minisire l'erdriau, homme aimable et doux, avec qui j'étais lié
s'avisa de médire qu'on se réjouissait de nrcntendrc parler dans
cette petite assemblée, (elle attente m'effraya si fort, qu'ayant
l'tudié jour et nuit pendant trois semaines un petit discours'^que
j'avais préparé, je me troublai lorsqu'il fallut le réciter, au point de
n'en pouvoir pas dire un seul mot, et je fis dans celte conférence le
rôle du plus sot écolier. Les commissaires parlaient pour moi , je
répondais bêlement oui et non : ensuite je fus admis à lacommu-
niuji et réintégré dans mes droits de citoyen , ayant été inscrit
comme tel dans le rôle des gardes que paient les seuls citoyens et
bourgeois, el ayant a.ssisté à un conseil général exiraordinaire pour
recevoir le serment du syndic Mussard. Je fus si louché des bontés
que me témoignèrent en celle ocCiision le conseil, le consistoire, et
des procédés obligeants el honnêtes de tous les magistrats , minis-
tres et citoyens, que , pressé par le bon homme Deluc , qui m'ob-
sédait sans cesse, et encore plus par mon propre penchant , je ne
songeai à retourner à Paris que pour dissoudre fnon ménage, met-
tre en règle mes petites affail-es , placer madame le Vasseur et son
mari, ou pourvoir à leur subsistance, el revenir avec Thérèse m'é-
lablir à Genève pour le reste de mes jours.
Cette résolution prise , je fis trêve aux afFaires sérieuses pour
m'amuser avec mes amis jiisqu'au temps de mon départ. De tous
ces anuisements , celui qui me plut davantage fui une promenade
autour du lac , que je fis en bateau avec Deluc père . sa bru , ses
deux fils, el ma Thérèse. Nous mimes sept jours à celle tournée par
le plus beau temps du monde. J'en gardai le vif souvenir des sites
qui m'avaient frappé à l'autre extrémité du lac, et dont je fis la
description quelques années après dans la Soucelle Héloïse.
Les principales liaisons que je lis Genève, outre les Deluc (1) dont
j'ai parlé , furent le jeune ministre Vernes , que j'avais déjà connu
à Paris, et dont j'augurais mieux qu'il n'a valu dans la suite;
M. Perdrian, alors pasteur de campagne, aujourd'hui professeur de
belles lettres, dont la société, pleine de douceur et d'aménilé, me
sera toujours regrciiable, quoiqu'il ail cru du bel air de se détacher
de moi ; M. Jalabert, alors pnfesseur de physique, depuis conseiller
el syndic, auquel je lus mon Discours .«iir ('i»(éflo//fé (mais non pas
la dédicace) , et qui en iKirut transporté ; le professeur Lubin, avec
leijuel jusqu'à sa mort je suis reste en correspondance, et qui ni'.v
vail même chargé d'emplettes de livres pour la bibholhèque; le
professeur Vernetqui me tourna ledos comme lout le monde après
que je lui eus donné des preuves d'attachement et de confiance qui
l'auraient dû toucher, si un théidogien pouvait être touché de
quelque chose; Cbappuis, commis et successeur de GaufTecoiirt,
qu'il voulut supplanter pour les sels du Valais , et qui bieniôt fut
supiilanté lui-même; Marcel de Mézicres, ancien ami démon père
el qui s'était aussi montré le mien, mais qui, après avoir jadis
bien mérité de la patrie, s'étant fait auteur dramatique et préien-
danl aux deux-cents, changea de maximes et devinl ridicule avant
sa mort. Mais celui de tous dont j'atlendis davantage fut Moultou,
le fils , qui , pendant mon séjour à Genève , fut reçu dans le miois-
lère, auquel il a depuis renoncé : jeune homme de la plus grande
espérance par ses talents, par son osivrit plein de feu, que j'ai ton-
jours aimé, quoique saroiidwile à mon égard ait élé souvent équi-
voque , et qu'il ail des liaisons avec mes plus cruels ennemis , mais
qu'avec tout cela je ne puis lu'empèclier de regarder encore comme
appelé à èlre un jour le défenseur de ma mémoire , et le vengeur
de sou ami.
Au milieu de ces dissipations je ne perdis ni le goût ni l'habitude
de nii's promenades solitaires, cl j'en faisais souvent d'assez grandes
sur les bords du lac, durant lesquelles ma tèle, accoutumée au tra-
vail. iK- restait pas oisive. Je digérais le plan déjà formé de mes in-
stilulions polititjues , dont j'aurai bientôt à parler; je méditais une
histoire du Valais, un plan de tragédie en prose, dont le sujet n'était
pas moins que Lucrèce, et dont je n'espérais pas moins que d'altérer
les rieurs ( quoique j'osasse laisser paraître encore cette inforlunéc,
quand elle in^ le peut plus sur aucun Iheàlre français ). Je m'essayais
en même temps sur Tiicile , el je traduisis le premier livre de Ion
histoire, qu'on trouvera parmi mes papiers.
il) Deux frères, deux savants naluralistes. A. de B.
90
LES VEILLÉES LITTÉRAIRES ILLUSTRÉES.
Ap^^s quatre mois de séjmir à fi^novo, jn rpfoiirnai an mois d'nc-
tnbre à Paris, et j'évitai de passer par Lynn, prrnr ne pas me retrou-
ver en ronte avec GaiifTi=eonrl. Comme il entrait dans mes arrange-
ments de ne pa< revenir à Genève que le printemps prochain , je
repris pendant l'hiver mes hahitndes et mes oceiipatinns, dont la
principale fut de voir les éjirenves de mon niic.our.i xtir Vinoqnlito.
que je faisais imprimer en Hollande par le libraire Rey, dont je ve-
nais de faire la connaissance à Genève. Comme cet onvraa;e' était
dédié à la république , et que cette dédicace pouvait ne pas plaire
an conseil, je voulais attendre l'effet qu'elle ferait à Genève avant
que d'y retourner. Cet effet ne me fut pas favorable, et celte dédi-
cace, que le pins pur patriotisme m'avait dictée, ne fit que m'atlirer
des ennemis dans le conseil . et des jaloux dans la bourj^eoisie.
M.Chouet, alors preraiersvndic, m'écrivit une lettre honnête, mais
froide, qu'on trouvera dans.mes recueils ( liass" A. n" 3). Je re(jus
des particuliers, entre autres des Deliic et de Jalabert, quplqiies com-
pliments , et ce fut là tout; je ne vis point qu'aucun Genevois me
fût un vrai jré du zèle de cœur qu'on sentait 'dans cet ouvrafre.
Cette indifférence scandalisa tous ceux qui la remarquèrent. Je me
souviens nue, dînant un jour à Clichy chez madame Dupin avec
MM. de Mairan etCrommelin , résidents de la république, le premier
dit en pleine table que le conseil me devait un présent et des hon-
neurs pub'ics pour cet ouvrap;e , et qu'il se déshonorait s'il man-
quait à ce devoir. Crommelin, qui était un petit homme noir et bas-
sement méchant, n'osa rien répondre en ma présence; mais ii fit
une erimace effroyable qui fit sourire madame flupin. Le seul avan-
tajje que me procura cet ouvrase , outre celui d'avoir satisfait mon
coeur fut le titre de citoyen qui me fut donné par mes amis , puis
nar le public à leur exemple, et que j'ai perdu dans la suite pour
l'avoir trop bien mérité.
Ce mauvais succès ne m'aurait pourtant pas détourné d'exécuter
ma retraite à Ger)ève, si des motifs plus puissants sur mon cœur n'y
avaient concouru. M. d'Epinay, voulant ajouter une aile qui man-
quait à son chcàteau de la Chevrette, faisait une dépense immense
pour l'achever. Etant allé voir un iour avec madame d'Epinay ces
nuvrafîes, de sa maison d'Epinay où nous étions alors , nous pous-
sâmes notre promenade un quart de lieue plus loin jusqu'au réser-
voir des eaux du parc qui toijchait la forêt de Montmorency, etoii
était un joli potager avec une très petite loge fort délabrée qu'on
appelait l'Ermitage. Ce lieu solitaire et très agréable m'avait frappé,
quand je le vis pour la première fois avant mon vovaje de Genève.
Il m'était échanpé de dire dans mon transport : Ah ! madame, quelle
habitation délicieuse! voilà un asile tout fait pour moi. Madaine
d'Epinay ne releva pas beaucoup mon discours : mais, à ce second
voyage, je fus towt surpris de trouver , an lieu de la vieille masure ,
nue petite maison presque entièrement neuve, fort bien distribuée
et très logeable pour un -petit ménage de trois personnes. Madame
d'Epinay avait fait faire cet ouvrage en silence et à peu de frais, en
détnchant quelques matériaux et quelques ouvriers de ceux du châ-
teau. A ce grand vovage, elle me dit en voyant ma surprise : Mon
ours, voilà votre asile ; c'est vous qui l'avez choisi, c'est l'amitié i|ui
vous l'offre ; j'espère qu'elle vous ôte.ra la cruelle idée de vous éloi-
gner de moi. Je ne crois pas avoir été de mes jours plus vivement ,
plus délicieusement ému ; je mouillai de pleurs la main bienfaisante
de mon amie, et, si je ne fus pas vaincu dès cet instant même, je
fus extrêmement ébranlé. Madame d'Epinay. qui ne voulait pas en
avoir le démenti, devint si pressante, employa tant de moyens, tani
de gens pour me circonvenir, jusqu'à gagner pour cela madame le
Vasseur et sa fille, qu'enfin elle triompha de mes résolutions. Renon-
çant au séjour de ma patrie, je résolus, je promis d'habiter l'Ermi-
tage ; et, en attendant que le bâtiment fût sec, elle prit soin d'en
préparer les meubles, en sorte que tout fut prêt pour y entrer le
printemps prochain.
Une chose qui m'aida beaucoup à ine déterminer fut l'établisse-
ment de Voltaire auprès de Genève. Je compris que cet homme y
ferait révolution ; que j'irais retrouver dans ma patrie le ton, les airs,
les mœurs, qui me chassaient de Paris; qu'il me faudrait batailler
sans cesse, et que je n'aurais d'autre choix dans ma conduite que ce-
lui d'être nn pédant insupportable ou un lâche et mauvais ciloyen.
La lettre que Voltaire m'écrivit sur mon dernier ouvrage me donna
lieu d'insinuer ines craintes dans ma réi)onse; l'effet qu'elle pro-
duisit les confirma. Dès lors je tins Genève perdue, et je ne me trora ■
pai pas. J'aurais dû neut-êlre aller faire tête à l'orage, si je m'en
étais senti le talent Mais qu'eussé-je fait seul, timide, et parlant très
mal, contre un homme arrogant, opulent, étayé du crédit des grands.
d'une brillante faconde, et déjà l'idole des femmes et des jeunes gens?
Je craignis d'exposer inutilement au péril mon courage ; je n'écoutai
que mon naturel paisible, que l'amour du repos , qui, s'il me trom-
pa.'me trompe encore aujourd'hui sur le même'article. En me retirant
à Genève j'aurais pu m'épargner de grands malheurs à moi-même;
mais je doute qu'avec tout mon zèle ardent et patrio tique j'eusse rien
fait de grand et d'utile pour mon pays.
Tronehin, qui dans le même temps à neu prè^ fut s'établir à Ge-
nève, vint quelque temps après à Paris faire le saltimbanque, et en
emporta des trésors. A son arrivée il vint me voir avec le chevalier
de Jaueourt. Madame d'Epinay souhaitait fort de le consulter en
particulier, mais la presse n'"tn\t pas facile à percer. Elle eut re
cours à moi. J'engageai Tronchin à l'aller voir. Ils commencèrent
ainsi sous mes auspices des liaisons nu'ils resserrèrent ensuite à
ines dépens. Telle a toujours été ma destinée : sitôt que i'ai rap-
nmcbé l'un de l'aiitre deux amis que j'avais séparément, ils n'ont
jamais manqué de s'unir contre moi. iQuo'que, dans le comnioi
que formaient dès lors les Tronchins d'asservir leur patrie, ils dus-
sent tous me haïr mortellement, le docteur pourtant continua long
temps à metémoiffnerdela bienveillance. U m'écrivit même après son
retour à Genève pour me pronoser la place de bibliothécaire hono-
raire. Mais mon parti était pris, et cette offre ne m'éhrnnla pas.
Je retournai dans ce temps-là chez M. d'Holbach. L'occasion en
avait été la mort de sa femme, arrivée, ainsi nue celle de madame^
de Francueil, durant rnon séjour à Genève, niderot, en me la mar-
quant, me parla de la profonde affliction du mari. Sa douleur
éinut mon cœur Je reerettais vivement moi-même cette aimablt»
femme. J'écrivis sur ce sujet à M. d'Holbach ; il me répondit hon-
nêtement. Cette triste circonstance me fit oublier tous ses torts; et
lorsque je fus de retour de Genève, et qu'il fut de retour lui-même
d'un tour de France, qu'il avait fait pour se distraire, avec Grimm
et d'autres amis, j'allai le voir, et je continuai jusqu'à mon départ
pour l'Ermitage. Quand on sut dans sa coterie que madame d'E-
pinay, qu'il ne vovait point encore, m'y préparait un logement,
les sarcasmes tombèrent sur moi comme la grêle, fondés, sur ce
qu'avant besoin de l'encens et des amusetnents de la ville, je ne
soutiendrais pas la solitude seulement quinze jours. Sentant en
moi ce qu'il en était, je laissai dire, et j'allai mon train M. d'Hol-
hnch ne laissa pas de m'être ntilefl) tiour placerle vieux bonhomme
le Vasseur, qui avait plus de quatre-vingts ans, et dont sa femme,
nui s'en était surchargée, ne cessait de me nrier de la débarrasser.
11 fut mis dans une maison de charité, où l'âge et le regret de se
voir loin de sa famille le mirent an tombeau presque en arrivant.
Sa femme et ses autres enfants le regrettèrent peu : mais Thérèse,
oui l'aimait tendrement, n'a jamais pu se consoler de sa perte, et
d'avoir souffert que, si près de son terme, il allât loin d'elle ache-
ver ses jours.
J'eus à neu près dans le même temns une visite à laquelle je ne
m'attendais guère, qnoinue ce fût une bien ancienne connaissance. <
Je parle de mon ami Venture, qui vint me surtirendre un beau ;
matin, lorsque je ne nensais à rien moins. Qu'il me parut changé !
un autre homme était avec lui. Au lien de ses anciennes grâces, je
ne lui trouvai plus qu'un air crapuleux qui empêcha tnon cœur de
s'épanouir avec lui. Ou mes veux n'étaient plus les mêmes, ou la
débauche avait abruti son esnrit, ou tout son premier éclat te-
nait à celui de la jeunesse, qu'il n'avait plus. Je le vis presque avec
indifférence, et nous nous séparâmes assez froidement. Mais, quand
il fut parti, le souvenir de nos liaisons me rappela si vivement celui
de mes jeunes ans, si doucement, si pleinement consacrés à cette
femme angélique, qui maintenant n'était ffuère moins changée
que lui; les petites ancrdotes de cet heureux temps; la romanesque
journée de Tonne, passée avec tant d'innocence et de jouissance
entre ces deux charmantes filles, dont une main baisée avait été
l'unique faveur, et qui, malgré cela, m'avait laissé des regrets si vifs,
si touchants, si durables ; tous ces ravissants délires d'un jeune cœur,
que j'avais sentis alors dans toute leur force, et dont je croyais le temps
(lour jamais passé, toutes ces tendres réminiscences me firent verser
des larmes sur ma jeunesse écoulée, et sur ces transports désormais
perdus pour moi. Ah! combien j'en aurais versé sur leur retour
tarilif et funeste, si j'avgis prévu les maux qu'il m'allait coûter!
Avant de quitter Paris, j'eus, durant l'hiver qui [irécéda ma
retraite, un plaisir bien selon mon cœur, et que je goûtai dans
toute sa pureté. Palissot, académicien de Nanci, connu par queli
qnes drames, venait d'en donner un à Lunéville devant le roi d(
Pologne. Il crut apparemment faire sa cour en jouant dans (
drame un homme qui avait osé se mesurer avec le roi la plume
la main. Stanislas, qui était généreux et qui n'aimait pas la satire
fut indigné qu'on osât ainsi personnaliser en sa présence. M
comte deTressan écrivit, par l'ordre de ce prince, à d'Alembert e
à moi pour m'informer que l'intention de Sa Majesté était qu
le sieur Palissot fût ihassé de son académie. Ma réponse fut un
vive prière à M. deTressan d'intercéder auprès du roi pour obteni
la grâce du sieur Palissot. La grâce fut accordée à ma sollicitation
et M. de Tressan, en me le marquant au nom du roi, ajouta que c
fait serait inscrit sur les registres de l'académie. Je répliquai qu
c'était moins accorder une grâce que perpétuer un châtiment. En
fin j'obtins, à force d'instanees, qu'il ne serait fait mention d
rien dans les registres, et qu'il ne resterait aucune trace publiqui
de cette affaire. Tout cela fut accompagné, tant de la part du rc
fl) Voici un exemple des tours que me joue ma mémoire. Longtemp:
après avoir écrit ceci, je viens d'apprendre, en causant avec ma fenimi
de sou vieu-x bon homme de père, que ce ne fut point M. d'IIolhach,
mais M de Chenonc?aux, alors un des administrateurs de l'Uôtel-nieu
ipii le fit placer. J'en avais si totalement perdu l'idée, et j'avais celle d
M. d'Holbach si présente, qdo j'aurais juré pour ce dernier.
LES CONFESSIONS.
91
que de cellede M.deTressan, de témoigiiagesd'eslime et déconsidé-
ration dont je fus extrêmement Halle ; et je sentis en celte occa-
sion que l'estime des liommes quicnsontsi dignes eux-mêmes pro-
duit dans l'ihne un sentiment bien plus doux et plus noble que
;elui de la vanité. J'ai tianscril dans mon recueil des lettres de
kl. dcTressan avec mes réponses, et l'on en trouvera les originaux
lans la liasse A, n"' 9, 10 etH.
Je sens bien (|ue, si jamais ces mémoires parviennent à voir le
Dur, je perpétue ici moi-même le .'■ouvenir d'un fait dont je vou-
ais ell'acer la trace, mais j'en transmets bien d'autres malgré moi.
Le grand objet de mon entreprise, toujours présent à mes yeux,
"'ndispensable devoir de la remplir dans toute son étendue, ne
m'en laisseront point détourner par de plus faibles considérations,
^ui m'écarleruienl de mon but. Dans l'étrange, dans l'unique silua-
iliun oii je me trouve, je nie dois trop à la vérité pour devoir rien de
plus à autrui, l'our me bien connaître, il faut me connaître dans
|lous mes rapports bons et mauvais. Mes confessions sont nécessai-
ement liées avec celles de beaucou|) de gens; je fais les unes et
es autres avec la même franchiseen tout ce qui se rap|iorte à moi,
e croyant devoir à qui que ce soit plus de ménagements que je
lu'en ai pour niui-mènie, et voulant toutefois en avoir beaucoup
plus. Je veux être toujours juste et vrai, dire d'aulrui le bien tant
qu'il nie sera possible, ne dire jamais que le mal qui me regarde,
let (ju'autant que j y suis forcé. Qui esi-ce qui, dans l'état où l'on
Im'a mis, adroit d'txiger de moi davantage'? Mes confessions ne
sont point faites pour paraître de mon vivant ni de celui des per-
sonnes intéressées. Si j'étais le maître de ma destinée et de celle
de cet écrit, il ne verrait le jour que longtemps après ma mort et
la leur. Mais les ell'orts que la terreur de la vérité l'ail faire à mes
puissanis oppresseurs, pour en ell'acer les traces, me forcent à faire,
pour les conserver, tout ce que permettent le droit le plus exact
et la plus sévère justice. Si ma mémoire devait s'éteindre avec
moi, iilutôl que de compromettre personne, je soulfrirais un oppro-
bre injuste et passager sans murmure; mais, [luiaque cnlin mon
nom doit vivre et parvenir à la postérité, je me dois de tâcher de
transmettre avec lui le souvenir de l'Iiomnie infortuné qui le
porta, tel qu'il fut réellement, et non tel que ses iniques ennemis
travaillent sans relâche à le peindre.
LIVRE l.\.
L'impatience d'habiti;r la caiii|iagne ne me permit pas d'atlciidre
le letourde la belle saison ,ei silùtque mon logement l'ut prêt je me
hâtai de m'y rendre, aux grandes nuées de la eotcrie liolbacliique,
qui prédisait liautemeiit que je ne supporterais pas trois mois <Je so-
litude, et qu'on nie verrait dans peu revenir avecma courte honte
vivre coin me eux a l'aris. l'our moi, ([ui, depui.-> quiijze an s hors de mon
élément, nie voyais près dy rentrer, je ne taisais pas même atleii-
tioii il leurs [ilai?.anteiies. l)ei)Uis que je m'clais, maigre moi, jeté
dans leuiuiide, je n'avais cesse de regretter nieschercs Charmcltes
et la douce vie que j'y avais m. née. Je nie seiilais fait pour la cam-
pagne et la relraile ; il m'était impossible de vivre heureux ailleurs :
à Venise, dans le Iraiii des allaires publiques, dans la dignité d'une
espèce de représentation, dans l'orgueil des projets d'avancement;
a l'aris, dans le tourbillon de la grande société, dans la sensualité
des soupers, dans l'éclat des speciacles, dans la fuinee delà glo-
riole, toujours mes bosquets, lues ruisseaux, mes promenades soli-
taires, venaient par leui' souvenir me distraire, me coiitiisler, m'ar-
raclier des sou[)irs ctdes désirs. Tous les travaux auxquels j'avais pu
ni'assujeltir, tous les projets d'ambition qui, par accès, avaient
anime mon zèle, n'avaienl d'autre but ([ue d'armer un jour à ces
bienheureux loisirs champêtres, auxquels en te momenlje me flat-
tais de loucher. Sans m'elre mis dans l'honnête aisance que j'avaia
cru seule pouvoir m'y conduire, je jugeais^ jiar ma silualioii parti-
Culit^re, être en étal de m'en passer, et pouvoir arriver au même but
par uiieliemiii tout coiilraire Je n'avais pas un sou de rente, mais
j'avais un nom, des talenls ; j'étais sobre, et je m'étais ô te les bc-
soius les plus dispendieux, tous ceux de ropinioii. Outre cela, quoi-
que paresseux, jetais laborieux cependant quand je voulais l'être,
et ma [laresse était moins celle d'un fainéant que celle d'un lioiniue
indeiieiidaiit qui ne sait travailler qu'à son heure. M^ul métier de
copiste n etailiii brillant, ni lucratil, mais il était sûr. Ou me savait
gre dans le monde d'avoir eu le courage de le choisir. Je pouvais
compter que l'ouvrage ne me manquerait pas, et il pouvait iiiesuf-
fiie en bien travaillant. Deux mille francs qui me restaient du pro-
duit du Devin du village et de mes autres écrits me faisaient
une avance pour n'être pas à l'étroit, et plusieurs ouvrages quej'a-
■vais bur le métier me promettaioni, sans rançonner les libraires,
des supplenieiits suflisanls pour travaillera mon aise, sans m'txcé-
der, et même en mcUaiit à prolil les loisirs de la promenade. Mon
petit ménage , composé de trois personnes, qui toutes s'occu-
paient utilement, n'étaient pas d'un entretien fort coûteux. Enfin
mes ressources, proportionnées à mes besoins et à mes désirs, pou-
vaient raisonnablement me promettre une vie lieureu.se et durable
dans celle que mon inclination m'avait fait choisir.
J'aurais pu me jeter tout-à-fait ducolc le plus lucratif, et au lieu
d'asservir ma plume à la copie, la dévouer entière à mes tcrits.qui,
du vol que j'avais pris et que je me sentais en état de soutenir,
[louvaienl me faire vivre dans l'abondante, et même dans l'opu-
lence, pour peu que j'eusse voulu joindre des manœuvres d'auteur
au soin de publier de bons livres. Mais, sans répeter ce que j'ai dit
sur le même sujet, j'ajouterai seulement qu'écrire des livres pour
avoir du pain eût bienlôt étouffe mon génie et lue mon talent, qui
était moins dans ma plume que dans mon cœur, et né uniquement
<rune façon de penser élevée et liere, qui seule jiouvait le nourrir.
Kien de vigoureux, rien de grand ne peut partir d'une plume toute
vénale. La nécessité, l'avidite peut-élre , m'eût fait faire plus vite
que bien. Si le besoin du sutces ne m'eût pas fourré dans les caba-
les, il m'i.-ùl l'ait chercher à dire moins des choses utiles et vraies,
que des choses qui plussent à la iiiultilude ; et, d'un écrivain distin-
gué que je pouvais élre, je n'aurais été qu'un barbouilleur de pa-
pier. iNon, non ; j'ai toujours senti que lelat d'auteur nelait, ne
pouvait être illustre et respectable qu'autant qu'il n'était pas un mé-
tier. 11 est tro|i dillicile de penser noblement quand on ne peii.^e que
|iour vivre. Pour pouvoir, pour oser dire de grandes ventes, il ne
faut pas dépen'dre de son succès. Je jetais mes livres dans le public
avec la certitude d'avoir parle pour le bien commun, sans aucun
souci du reste. Si l'ouvrage était rebuté, tant pis pour ceux qui n'en
voulaient pas profiter. Pour moi, je n'avais pas besoin de leur ap-
probation pour vivre. J'avais un métier qui pouvait me nourrir , si
mes livres ne se veudaieiit pas; et voilà précisément ce qui les lai-
sait vendre.
Ce l'ut le y avril 1756 que je quittai la ville pourn'y plus habiter;
car je ne compte pas pour habilation quelques courts sejouis que
j'ai laits depuis tautà l'aiis qu'en d auties villes, mais toujours de
passage , ou toujours maigre moi. Madame d'Lpinay vint nous
prendre tous trois dans son carrosse : son fermier vinlcliarger mon
petit bagage, et je fus installe des le même jour. Je trouvai ma pe-
tite retraite arrangée et meublée simplement , mais proprement et
iiiênie avec goût. La main qui avait (ioiiiie ses soins a cet ameuble-
ment le rendait à mes yeux d'un prix inestim.,ble, et je trouvai déli-
cieux d'être L'hôte de mon amie, dans une maison de mou choix
qu'elle avait l'aile exprès pour moi.
Quoiqu'il fil froid ou qu'il y eût même encore de la neige, la terre
eoiiiiueiiçait à végéter; on voyait des violettes et des primevères,
les bourgeons des arbres commençaient à poindre, et la nuitmeme
de mon arrivée fut marquée par le premier chant du rossignol, qui
se lit entendre presque a ma fenêtre dans un bois qui touchait la
maison. A[ires un legersoinmeil, oubliant dans mon réveil matrans-
plantatiou, je me ci oyais encore dans la rue lirenelle, quand toul-à-
toup ce ramage me ht IressaiUir, et je m'eeriai dans mon transpoil;
Liiliii tous mes vœux sont accomidis 1 Mon premier soiu fut ue me
livrera la délicieuse impression des objets champêtres dont j étais
«nloiire. Au lieu de commencer à m'ai ranger daos mon logement,
je commençai pat m'arrauger pour mes piomeiiades, élit n y eul
pas un senlier, pas un taillis, pas un bosquet, pas un réduit autour
de ma demeure, que je n'eusse parcouiu des le lendemain, l'ius
j'examinais cette charmante retraite, plus je la sentais (aile pour
moi. Ce lieu solitaire plutôt que sauvage me transportait eu ideeau
bout du monde : il avait de ces beautés toucliantcs qu'on ne trouve
guère auprès des villes; et jamais, en s'y trouvant transpoile tout
a coup, on n'eût pu croire elre a iiualre lieues de l'aris.
Apres quelques jours livres à luoii délire champêtre, je songeai à
ranger nies paperasses et à régler mes occupauoiis. Je déclinai,
comme j'avais toujours fait, mes matinées a la copie, et nies apica-
diiiees à la promenade, muni de mon petit livre blanc ei de mon
trayon : car n'ayant jani.us pu écrire et penser à mou aise que s«^
i/i'o, je n'eiais pas lente de cliangcr demelhode, et je comptuisbien
que la forêt de iluiilmoreiicy, qui était (desque à ma porte, serait
désormais mon cabinet de travail. J'avais [ilusieurs eciiLî commen-
cés ; j'en fis la revue. Jetais assez uiagnilique en [irojcts, inais,daus
les tracas de la ville, l'éxecution jusqualoi savait marche leuiement:
j'y comptais mettre UJi [leu plus de diligence quand j'aurais moins
de distraction Je crois avoir assez bien rempli cette atteiile, el, pour
un iKiiiime souvent malade, souvent à la Chevrette, cluz madame
d'Iipinay, plus imporluiié chez moi de curieux désœuvrés, el toujours
occupé la moine de ma journée à la copie, qu'on compte et mesure
les cents que j'ai faits durant les six ans que j'ai passes tant a lEr-
milage qu à Montmorency, l'on trouvera, je lll'a^su^e, que , si j'ai
perdu mon temps, ce n'a pas ele du moins dans l'oisivele.
Des divers ouvrages que j'avais sur le chantier, celui que |e médi-
tais depuis longtemps, dont je m'occupais avec plus degoùl, auquel
jC voulais travailler toute ma vie, et qui devait, selon moi, luetuv le
.sceau a iiKi réputation, était mes Iiu-^titulùms politiques. H y avait
treize à quatorze ans que j'en avais Conçu la première idée, lors-
92
LES VEILLÉES LITTÉRAIRES ILLUSTRÉES.
que, otaiit à Venise, j'avais eu quelque occasion de remarquer les
défauts de ce gouvernement si vanté. Depuis lors, mes vues s'étaient
beaucoup étendues par l'étude lil.sti)ri(|ue de la morale. J'avais vu
que tout tenait radicalement à la politique, et que, de quelque l'aç^on
qu'or» s'y prît, aucun peu|ile ne serait jamais que ce que la nature
de son gouvernemeni le ferait être : ainsi celle question du meilleur
gouvernement possible me paraissait se réduire à celle-ci ; Quelle
est la nature de gouvernement propre à former le peuple le plus ver-
tueux, le plus éclairé, le plus sage, le meilleur enlin, à prendre ce
mot dans son plus grand sens? j avais cru voir que cette question
tenait de bien prèsacetteautre-ci, si même elle en était dilTérente ;
Quel est le gouvernement qui, par sa n.iture, se tient toujours le
plus près de la loi'? De là, qu'est-ce que la loi'? et une cliaine de
questions de cette importance. Je voyais que tout cela me menait à
à de grandes vérités, utiles au bonheur du genre humain, mais
surtout à celui de mi patrie, où je n'avais pas trouvé, dans le voyage
que je venais d'y faire, les notions des lois et de la liberté assez
justes, ni asses nettes à mon gré; et javais cru cette manière indi-
recte de les leur donner la plus propre à ménager l'amour-propre
de ses membres, et à me faire pardonner d'avoir pu voir là-dessus un
peu plus loin qu'eux.
Quoiqu'il y eût cinq ou six ans que je travaillais à cet ouvrage,
il n'était encore guère avancé. Les livres de cette espèce deman-^
dent de la méditation, du loisir, de la tranquillité. De plus, je faisais
celui-là', comme on dit, en bonne fortune, et je n'avais voulu com-
muniquer mon projeta personne, pas même à Diderot. Je craiifnais
qu'il ne parût trop hardi pour le siècle et le pays oii j'écrivai° , et
que i'etl'roi de mes amis (I) ne me gôiiàt dans l'exécution. J'io-no-
rais encore s'il serait l'ait à temps, et de manière à pouvoir paaiitre
de mon vivant. Je voulais pouvoir sans contrainte donner à mon
sujet tout ce qu'il me demandait : bien sur que n'ayant point l'hu-
meur satirique, et ne cherchant jamais d'application, je serais tou-
jours irrépréhensible en toute équité. Je voulais user pleinement
sans douie , du droit de penser que j'avais par ma naissance , mais
toujours en res[iectaut le gouvernement sous lequel j'avais à vivre
sans jamais désobéir à ses lois; et, très attentif à ne pas violer le
droit des gens , je ne prétendais pas non plus renoncer par crainte
à ses avantages.
J'avoue même qu'étranger et vivant en France je trouvais ma
posilion très favorable pour oser dire la vérité; sachant bien que
continuant, comme je voulais faire, à ne jamais rien imprimer dans
l'Etat sans permission , je n'y devais compte à personne de mes
maximes et de leur publication partout ailleurs. J'aurais été bien
moiUî lilire à Genève même, où , dans quelque lieu que mes livres
fussent imprimes, le magistrat avait droit d'e|iiloguer sur leur con-
tenu. Cetie considération avait beaucoup contribué à me faire
abandonner la résolution d'aller m'établira Genève, et céder aux
instances de madame d'Épinay. Je sentais, comme je l'ai déjà dit
dans l'Emile, qu'à'moins d'élre homme d'intrigues, quand on veut
consacrer ses Uvres au bien de la patrie, il ne faut pas les compo-
ser dans son sein.
Ce qui me faisait trouver ma position plus heureuse était la
persuasion où jetais que le gouvernement de I<'rance, sans peut-
être me Voir de bon œil, se ferait un bonheur, sinon de me proté-
ger, au moins de me laisser tranquille. C'était, ce me semblait, un
liait de politique 1res simple et cependant très adroite de se faire
un mente de toléi-er ce qu'on ne pouvait empéulier ; 'puisque , si
l'on m'eùl chasse de France, ce qui était loul ce' qu'on avait
droit de faire, mes livres n'auraient pas moius été faits, et peut-être
avec m lins de retenue : au lieu qu'en me laissant en repos on
gardait l'auteur pour caution de ses ouvrages, et, de plus, on effa-
çait des préjuges bien enracinés dans le reste de l'Europe, en se
(lonuant la réputation d'avoir un respect éclairé pour le droit
des gens.-
Geux qui jugeront sur l'événement que ma confiance m'a trompé,
pourraient Dieu se tromper eux-mêmes. Dans l'orage qui m'a sub-^
merge, mes Uvres ont servi de prétexte, mais c'était à ma personne
qu'où en voulait. On se souciait très peu de l'auteur, mais on vou-
lait perdre Jeau-Jacques ; et le plus grand mal qu'on a trouvé
dans mes écrits était l'hunneur qu'ils pouvaient me faire. N'enjam-
bons pas ici sur l'avenir. J'ignore si ce mystère , qui en est encore
un pour moi, s'éclaircira clans la suite de cet ouvrage au "ré de
certains lecteurs : je sais seulement que, si mes principes°mani-
festes avaient pu m attirer les traitements que j'ai soufferts, j'aurais
tarde moins longtemps à en être la victime , puisque celui de tous
mes tcnts où ces principes sont développés avec le plus de har-
diesse, pour ne pas dire d'audace, avait paru, avait fait son effet,
(1) C'était surtout lasage sévérité de Duclos qui ra'hispiralt cette crainte •
car pour OiJerot, je ne sais coinnaînt toutes mas eoiit'érencas avec lui
tendaient toujours aine rendre satirique et raordant plus que mon natu-
rel ne me ponait a i être. Ci lut cela laenu qui ine détourna de te con-
sulter sur une eatreprise où Je voalais maître uniquement toute la force
du raisoiiuemeiit, sans aucau vesti^je d'numeur et de partialité. On peut
juger du ton qie j'avais pris dans cet ouvrage par celui du CoQtrat so-
cial, qui eu «si tiré.
même avant ma retraite à l'Ermitage, sans que persontîe eût son
je ne dis pas à me chercher querelle, mais à empêcher seulement' li
publication de l'ouvrage en France, où il se vendait aussi publique,
meut qu'en Hollande. Depuis lors la Nouvelle lieloise parut encoh
avec la même facilité, j'ose dire avec le même applaudissement; ei
ce qui semble presque incroyable, et qui pourtant est très vi-ai, e
que la profession de foi de cette même Héloïsc mourante est e'xac-'
tement la même que celle du Vicaire savoyard. Tout ce qu'il y a de
h irdi dans le Contrat social était auparavant dans le Discours sur
l'Inégalité; tout ce qu'il y a de hardi dans l'Eiulle était auparavant
dans la Julie. Or ces clioses hardies n'excitèrent aucune rumeur
contre les deux [ireraiers ouvrages; ce ne sont donc pas elles qui
l'exeitêrent contre les derniers.
Une autre entreprise à peu près du même genre, mais dont le
projet était plus récent, m'occupait davantage en ce moment; c'é-
tait l'extrait des écrits de l'abbe deSaint-Pierre, dont, entraîné par
le fil de ma narration, je n'ai pu parler jusqu'ici. L'idée m'en avait
été suggérée depuis mon retour de Genève (lar l'abbé de Mablv, non
pas immédiatement, mais par l'entremise de madame Dopm, qui
avait unesorte d'intérêt àme la faire adopter. Elle était une des trois
ou quatre jolies femmes de Pans dont le vieux abbe de Siint-Pierre
avait été l'enfant gâté, et si elle n'avait pas eu décidément la pré-
férence, du moins elle l'avait partagée avec madame d'Aiguillon.
Elle conservait pour la mémoire du bon homme un respect et une
alfection qui faisaient honueur à tous deux, et son amour-propre
eût été tlatté de voir ressusciter par son secrétaire les ouvrages morts-
Més de son ami. Ces mêmes ouvrages ne laissaient pas d'être pleins
d'excellentes choses, qui méritaient d'être mieux dites; et il est
étonnant que l'abbé de Saint-Pierre, qui regardait ses lecteurs
comme de grands enfants, leur parlât cependant comme à des
hommes, en mettant si peu d'art à s'eu faire écouter. C'était pour
cela qu'on m'avait proposé ce travail, comme utile en lui-même,
et comme très convenable à un homme laborieux en manœuvre,
mais paresseux comme auteur, qui trouvait la peine de penser très
fatigante, et aimait mieux, en chose de son goût, êclaircir et pous-
ser les idées d'un autre que d'en créer. D'ailleurs, en ne me bornant
pas à la fonction de traducteur, il ne m'était pas défendu de pen-
ser quelquefois par moi-même, et je pouvais donner telle forme à
mon ouvrage, que bien d'importantes vérités y passeraient sous le
manteau de l'abbé de Saint-Pierre, plus tieureusement encore que
sous le mien. L'entreprise, au reste, n'était pas légère : il ne s agis-
sait pas moins que de lire, de méditer, d'extraire vingt-trois asso-
mants volumes dilfus, confus, pleins de redites, d'éternelles rabà-
cheries, et de petites vues courtes ou fausses, parmi lesquelles il en
fallait péchera la nage quelques-unes grandes, belles, et qui don-
naient le courage de supporter ce pénible travail. Je l'aurais moi-
même souvent abandonne si j'eusse hounêtement pu m'en dédire;
mais en recevant les manuscrits de l'abbe, que Saint-Lambert me
fit donner par son neveu le comte de Sainl-l^ierre, je m'étais en
quelque sorte engagé d en faire usage, et il fallait ou les rendre,
ou tâcher d'en tirer parti. C'était dans cette dernière intention que
j'avais apporté ces manuscrits à l'Ermitage, et c'était là le premier
ouvrage auquel je comptais donner mes loisirs.
J'en méditais un troisième dont je devais l'idée à des observations
faites sur moi-même, et je me sentais d'autant plus de courage à
l'entreprendre que j'avais lieu d espérer faire un livre vraiment
utile aux hommes ; et même un des plus utiles qu'on pût leur otfrir,
si l'exécution répondait dignement au plan que je m'étais tracé,
L'on a remarqué que la plupart des hommes sont, dans le cours de
leur vie, fort dissemblables a eux-mêmes, et semblent se transfor-
mer en des hommes tout dilferents. Ce n'était pas pour étaulir une
chose ausai connue que je voulais faire un livre : j'avais un objet
plus neuf et même plus important. C'était de marquer les causes de
ces variations, et de m'attacher à celles qui dépendaient de nous,
pour montrer comment elles pouvaient être dirigées par nous-mé-.
mes pour nous rendre meilleurs et plus sûrs de nos actions. Car il
est, sans contredit, plus pénible à l'honnête homme de résister aux
désirs qu'il doit vaincre, que de prévenir, changer ou moditier ces
mêmes désirs dans leur source, s'il était en état d'y remonter. Ua
homme tenté résista une fois parce qu'il est fort, et succombe une
autre fois parce qu'il est faible; s'il eut été le môme qu'auparavant,
il n'aurait pas succombé.
Eu soudant en moi-même et en recherchant dans les autres à
quoi tenaient ces diverses manières d'être, j'avais trouvé qu'elles
dépendaient en grande partie de l'impression antérieure des objets
extérieurs, et que, modiliés continueliemeut par nos sens et par nos
organes, nous portions, sans nous en apercevoir, dans nos idées, dan s
nos sentiments, dans nos actions inê;ne, l'effet de ces modifica-
tions. Les frappantes et nombreuses observations que j'avais re-
cueillies étaient au-dessus de toute dispute; et, parleurs principes
physiques, elles me paraissaient propres a fournir uu régiuie exté-
rieur qui, varié selon les circonstances, pouvait mettre ou mainte-
nir l'àiue dans l'état le plus favorable a la vertu. Que d'écarts ou
s<iuverait à la raison, que de vices on empêcherait Ue naître, si l'oa
savait forcer l'ecouomie animale a favoriser l'ordre moral qu'elle
LES C0NFESSI0N3.
trouble si souvent! Les climats, les saisons, les sons, les couleurs,
l'obscurité, la lumière, les éléments, les aliments, le bruit, lesilence,
le uiouveineut, le repos, tout agit sur notre machine et sur notre
■\mr. par conséquent; tout nousoffie mille prises assurées pour gou-
VII lier dans leur origine les sentiments dont nous nous laissons
dm cr. Telle était l'idée fondamentale dont j'avais déjà jeté l'es-
||||l^^e sur le papier, et dont j'espéran un effet d'autant plus sûr
piiiir les gens bien nés, qui, aimant sincèrement la vertu, se dé-
li' iitde leur faiblesse, qu'il me paraissait aisé d'en faire un livre
agréable à lire, comme il l'était à composer. J'ai cependant bien
peu travaillé à cet ouvrage, dont le litre était la Murale sensàive,
on le maUrialisme. du saije- iJes distractions, dont on ap(ireiidra
bientôt la cause, m'enijièclièrent de m'en occuper, eU'on saura aussi
quel fut le sort de mon esquisse, qui tient au mien de plus près qu'il
ne semblerait.
Outre tout cela, je méditais depuis quelque temps un système
d'éducation dont madame de Cheiioncciaux, que celle de son mari
faisait trembler pour son fils, m'avait prié de m'occuper. L'autorité
de l'amitié faisait que cet objet, quoique moins démon goût eu
lui-même, me tenait au coîur plus que tous les autres. Aussi, de
tous les sujets dont je viens de parler, celui-là est-il le seul qucj'aie
conduit à sa fin. Celle que je m'étais proposée, en y travaillant,
mentait, ce semble, à l'auteur une autre destinée. Mais n'anticipons
pas ici sur ce triste sujet; je ne serai que trop forcé d'en parler dans
la suite de cet écrit.
Tous ces divers projets m'offraient des sujets de méditation pour
mes promenades; car, comme je crois l'avoir dit, je ne puis de jour
iiiitliter qu'en marcliant; sitôt que je m'arrête, je ne pense [lUis, et
ma ti'te ne va qu'avec mes pieds. J'avais ce|ieiidaiit eu la précaution
de me pourvoir aussi d'un travail de cabinet pour les jours de pluie.
C'était mon Dictionnaire de musique, dont les matériaux, epars,
mutilés, iiirornies, rendaient l'ouvrage nécessaire à rcjirendre pres-
que a neuf. J'apportais quelques livres dont j'avais besoin pour cela;
j'avais passé deux mois a faire l'extrait de beaucoup d'autres qu'on
me iireiait à la bibliolbeque du roi, et dont on me permit même
d'emporter quelques-uns à l'Iiriuitage. Voilà mes provisions pour
compiler au logis, quand le temps ne me permettait pas de sortir,
et que je m'ennuyais de ma copie. Cet arrangement me convenait si
bien, que j'en tirai parti tant a l'Ermitage qu'a .Montmorency, et
même ensuite à Motiers, ou j'achevai ce travail eu en faisant d'au-
tres, et trouvant toujours qu'un changement d'ouvrage est une vé-
ritable récréation.
Je suivis assez exactement, pendant quelque temps, la distribu-
tion que je m'étais tracée, et je m'en trouvais très bien ; mais, quand
la belle saison ramena plus fréquemment madame d'Lpinay à Epi-
iiay et à la Chevrette, je trouvai que des soins, qui d'abord ne me
coûtaient pas, mais que je n'avais pas mis en ligue de compte, dé-
rangeaient beaucoup mes autres projets. J'ai déjà dit que madame
d'Iiiiinay avait des qualités très aimables : elle aimait bien ses amis,
elle les servait avec beaucoup de zèle; et, n'épargnant pour eux m
son temps ni ses soins, elle mentait assurcmeiil bien qu'en retour
ils eussentdes attentions pour elle. Jusqu'alors j'avais rempli ce de-
voir sans songer que c'en était un; mais enliiije compris que je
m'étais charge d'une chaîne dont l'aniitie seule iii'euipécliait de sen-
tirle [loids; j'avais aggrave ce poids par ma répugnance pour les
sociétés nombreuses. Madame d'iipinay s'en prévalut pour me faire
une proposition iiui paraissait m'arranger, mais qui larrangeait
davantage. C'était de me faire avertir toutes les fois qu'elle serait
seule ou a peu pre^. J'y consentis sans voir à quoi je m'engageais.
Il s'ensuivit delà que je ne lui faisais plus de visite à mon heure,
mais à la sienne, et que je n'étais jamais sur de pouvoir disposer
de moi-même un seul jour. Cette gène altéra beaucoup le plaisir
que j'avais pris jusqu'alors à l'aller voir. Je trouvai que toute cette
liberti;, qu'elle m'avait tant promise, ne m'était donnée qu'à con-
dition de ne m'en prévaloir jamais; et, pour une fois ou deux que
j'en voulus essayer, il y eut tant de messages, tant de billets, tant
d'alarmes sur ma saute, que je vis bien qu'il n'y avait que l'excuse
d'tUre à plat de lit qui pût me dispenser de courir à son premier
mot. Il fallait me soumettre à ce joug; je le lis, et même assez vo-
lontiers, iiour un aussi grand ennemi de la dépendance, rattache-
ment sincère que j'avais pour elle m'empéchant en grande partie
de sentir le lieu qui s'y joignait. KUe remplissait ainsi laut bien que
mal les vides que l'absence de sa cour ordinaire laissait dans ses
amusements. Celait pour elle un sup[)léineul bien mince, mais qui
valait encore mieux qu'une solitude absolue qu'elle ne [louvait sup-
porter. liUe avait cependant de quoi la remplir bien plus aisément,
depuis qu'elle avail voulu tàter de la littérature, et qu'elle s'était
foune dans la tête de l'aire, bon gré, mal gre, des romans, des lettres,
des comédies, des contes, et d'autres fadaises comme cela. Mais ce
qui l'aiiuibait était moins de les écrire que de les lire, et, s'il lui
arrivait de barbouiller de suite deux ou trois pages, il fallait qu'elle
fût sLue au moins d'j deux ou trois auditeurs lienevoles, ai bout de
cet inimeiise iravail. Je u'avais guère l'honneur d être au nombre
des élus qu'à la laveur de quelqu autre. Seul, j'euiis presque toujours
compte pour nèu eu toute chose, et cela, uou-seulemeiit dans la so-
ciété de madame d'Epinay, mais dans celle de M. d'Holbach, et par-
tout on .M. Grimin donnait le ton. Cette nullité m'accommodait fort
partout ailleurs que dans le tète-à-lèle, où je ne savais plus quelle
contenance tenir, n'osant parler de littérature, dont il ne m'appar-
tenait pas déjuger, ni de galanterie, étant trop timide, et craignant
plus que la mort le ridicule d'un vieux galant; outre que celle idée
ne me vint jamais près de inadaine d Lpinay, et ne m y serait peut-
être pas venue une seule luis en ma vie, quand je l'aurais passée
entière auprès d'elle : non que j'eusse pour sa personne aucune ré-
pugnance; au contraire, je l'aimais peut-être trop comme ami, pour
pouvoir l'aimer comme amant. Je sentais du plaisir a la voir, à cau-
ser avec elle. Sa conversation, quoique assez agréable en cercle,
était aride en particulier ; la mienne, qui n'est (las plus Ueurie, n'é-
tait pas pour elle d'un grand secours. Il)nteu\ d un trop long si-
lence, je m'évertuais pour relever l'entretien ; et, qucjiquil me fati-
guât souvent, il ne m'ennuyait jamais. J'étais fort aise de lui rendre
de petits soins, de lui donner de petits baisers bien fraternels, qui
ne me paraissaient pas plus sensuels pour elle : c'était là tout. Llle
était fort blanche, fort maigre, de la gor-'C comme sur ma main. Ce
défaut seul eût sufli pour me glacer : jamais mon cœur ni mes sens
^l'ont su trouver une femme dansquelqu'unqui n'eut pas des tétons;
et d'antres causes, dont il est inniile déparier Ici, ni'uat toujours
fait oublicf sou sexe auprès d'elle.
Ayant ainsi pris mon parii sur un assujettissement nécessaire, je
m'y livrai sans résistance , et le trouvai , du moins la première an-
née , moins onéreux que je ne m'y .serais attendu. .Madame d'tpi-
nay, qui d'ordinaire passait l'été presque entier à la campagne, n'y
passa qu'une (utnie de celui-ci, soit que sesall'aires la retinssent da-
vantage à Pans , soit que l'absence de Grimra lui rendit la Che-
vrette moins agréable. Je prolitai des intervalles qu'elle n'y passait
pas, ou durant lesquels elle y avait br;aucoup de monde, pour jouir
de ma solitude avec ina bonne Thérèse et sa mère, de manière à
m'en bien faire sentir le prix. Quoique depuis quelques années
j'allass» assez fréquemment à la campagne, c'était presque sans la
goûter, et ces voyages , toujours faits avec des gens à prétentions,
toujours gâtes par la gène, ne faisaient qu'aiguiser en moi le goût
des plaisirs rustiques, dont je n entrevoyais de plus près l'image
que |iour mieux .seiiur leur privation. Jetais si ennuyé de salons,
de jet«-d'eau, de bosquets, de parterres, et des plus ennuyeux
montreurs de tout cela; jetais si excède de brochures, de clavecin,
de tri , de nœuds, de sots bons mots, de fades minauderies, de
petits «oiiteurs , et de grands soupers , que, quand je lorgnais du
coin ds l'uBil un simple pauvre buisson d é|nnes, une grange , une
baie, un pré; quand je humais, eu traversant un hameau , la va-
peur d'une bonne omelette au cerfeuil; quand j entendais de loin
le rustique refrain de la chanson des bisqaieres, je donnais au dia-
ble et le rouge et les falbalas et l'ambre ; et , regrettant le dîner de
la ménagère elle vin du cru, j'aurais de bon coeur paumé h gueule
à monsieur le chef et à monsieur le maître, qui me faisaient dîner
à l'heure où je soupe, souper à l'heure où je dors, mais surtout à
messieurs les laquais, qui dévoraient des yeux mes morceaux , et ,
sous peine de mourir de soif, me vendaient le vin drogue de leur
maître dix fois plus cher que je n'en aurais paye de meilleur au ca-
baret.
Me voilà donc enfin chez moi, dans un asile agréable et solitaire,
maître d'y couler mes jours dans cette vie indépendante , égale et
paisible, pour laquelle je me sentais né. Avant de dire l'eltel que
cet état , si nouveau pour moi , lit sur mon cieur , il convieut d eu
récapituler les alt'ections secrètes, alin qu'on suive mieux dans sa
cause le progrès de ces nouvelles modilications.
J ai toujours regarde le jour qui m'unit a Thérèse comme celui
qui llxa mon être moral. J avais liesoiii d'un attachement , puksque
enhn celui qui devait me suflire avait ete si cruellement rompu. La
soif du bonheur ne s'eteml point d.ins le cœur de 1 hoinme. .\lainan
vieillissait ets'avilissail! Il m'était prouvé qu'elle ne pouvait plus être
heureuse ici-bas. Kestait à chercher un bonheur qui me fût pro-
pre , ayant (lerdu tout espoir de jamiis partager le sien. Je Uottai
quelque tem|is d idée en idée et de projet en projet. .Mjn voyage de
Venise m'eût jeta dans les affaires pnbiliiiues , si I ho. urne avec qui
j'allai me fourrer avait en le sens commun. Je suis facile a décou-
rager, surtout dans les entreprises pjnioleset de longue haleine.
Le mauvais succès de celle-ci nie dégoûta de toute autre; et, re-
gardant, selon mon ancienne maxime, les objets lointiins comme
des leurres de dupe, je me déterminai à vivre désormais au jour
la joiH-née , ne voyant plus rieu dans la tie qui me teuiàt de m'e-
vertuer.
Ce fut précisément alors que se fît notre connaissance. Le doux
caractère de cette bonne lille me parut si bien convenir au mien,
que je m'unis à elle d'un attachement à l'épreuve du temps cl des
torts, el que tout ce qui l'aurail dû rompre n'ajtiuais fail (ju aug-
menter. Un connaîtra la loce de cet atliichement dans la suite ,
quand je découvrirai les plaies, les déchirures dont elle a navre
mou cenr dans le fort de mes misères , sans que , jusqu'au moment
où j'écris ceci, il m'en soil échappe jamais un seul mot de plainte
à persouue.
LES VEILLÉES LITTÉRAIRES ILLDSTRÉES.
Quand on saura qu'après avoir tout fait, tout bravé, pour ne m'en
point si-parer , qu'après vingt-cinq ans passés avec elle, malgré le
sort et les hommes, j'ai liui sur mes vjcux jours par l'épouser, sans
attente et sans sollicitation de sa part, sans engagement ni pro-
messe delà mienne, on croira qu'un amour forcené^ m'ayant dès le
premier jour tourné la tèle, n'a fait que m'amener par degré à la
dernière extravagance; et on le croira bien plus encore quand on
saura les raisons particulières et fortes qui devaient m'empècher
d'en jamais venir là. Que pensera donc le lecteur quand je lui ju-
rerai, dans toute la vérité, qu'il doit maintenant me connaître, que,
du premier moment que je la vis jusqu'à ce jour, je n'ai jamais
senti la moindre étincelle d'amour pour elle , que je n'ai pas plus
désiré la posséder que madame de Warens, et que les besoins des
sens, que j'ai satisfaits auprès d'elle, ont uniquement été pour moi
ceux du sexe, sans avoir rien de propre à l'individu. Il croira peut-
être qu'autremeut constitué qu'un autre homme , je fus incapable
de ressentir de l'amour, puisqu'il n'entrait point dans les senti-
ments qui m'attachaient aux femmes qui m'étaient les plus chères,
l'atience , ù mon lecteur! le moment funeste approche où vous ne
Serez que trop bien désabusé.
Je me répète , on le sait ; il le faut. Le premier de tous mes
besoins, le plus grand, le plus fort, le plus inextinguible, était tout
entier dans mon cœur ; c'était le besoin d'une société intime et
aussi intime qu'elle pouvait l'être : c'était surtout pour cela qu'il
me fallait une femme plutôt qu'un homme , une amie plutôt qu'un
ami. Ce besoin singulier était tel que la plus étroite union des corps
ne pouvait encore y sulfire : il m'aurait fallu deux âmes dans le
même corps ; sans cela , je sentais toujours du vide. Je me crus au
moment de n en plus sentir. Cette jeune personne, aimable par
mille excellentes qualités, et même alors par la figure, sans ombre
d'art ni de coquetterie, eût borné dans elle seule mon existence,
si j'avais pu borner la sienne en moi , comme je l'avais espéré. Je
n'avais rien à craindre du-côté des hommes ; je suis sûr d'être le
seul qu'elle ait véritablement aimé; et ses tranquilles sens ne lui
en ont guère demandé d'autres , même quand j'ai cessé d'en être
un pour elle à cet égard. Je n'avais point de famille, elle en avait
une; et cette famille, dont tous les naturels différaient trop du
sien , ne se trouva pas telle que j'en pusse faire la mienne. Là fut
la première cause de mon malheur. Que n'aurais-je point donné
pour me faire l'enfant de sa inère! Je fis tout pour y parvenir , et
n'en pus venir à bout. J'eus beau vouloir unir tous nos intérêts,
cela me fut impossible. Elle s'en fit toujours un différent du mien,
contraire au mien, et même à celui de sa lille , qui déjà n'en était
plus séparé. Elle et tous ses autres enfants et petits-enfants devin-
rent autant de sangsues , dont le moindre mal qu'ils fissent à Thé-
rèse était de la voler. La pauvre lille, accoutumée à fléchir, même
sous ses nièces, se laissait dévaliser et gouverner sans mot dire ; et
je voyais avec douleur qu'épuisant ma bourse et mes leçons , je ne
faisais rien pour elle dont elle pût profiter. J essayai de la détacher
de sa mère; elle y résista toujours. Je respectai sa résistance, et
l'en estimai davantage : mais sou refus n'en tourna pas moins au
préjudice de tous deux. Livrée à sa mère et aux siens , elle fut à eux
plus qu'a moi , plus qu'à elle-mènie. Leur avidité lui fut moins rui-
neuse que leurs conteils ne lui furent pernicieux; enfin si, grâces
à sou amour pour moi, si, grâces à son bon naturel , elle ne fut
pas tout-à-fait subjuguée, c'en fut du moins assez pour empêcher
«n glande partie l'elllt des bonnes maximes que je m'efforçais de
lui inspirer; c'en fut assez pour que, de quelque façon que je m'y
sois |>u [iieiidie, nous ayons toujours continué d'ètre'deux.
Voila comment, dans uu attaclieuient sincère et réciproque, où je
mis toute la tendresse de mon cœur, le vide de ce cœur ne fut pour-
tant jamais bien rempli. Les enfants, par lesquels il l'eût été, vin-
rent; ce lut encore pis. Je Ireniis de les livrer à celte famille mal
cleveè pour en être élevés encore plus mal. Les risques de l'éduca-
tion des liufants-Trouvés leur étaient cent fois moins funestes. Cette
raison du [larti que je pris, plus forte que toutus celles que j'énon-
çai dans ma lettre a madame dé Franeueil , lut pourtant la seule
que je n'osai lui dire. J'aimai mieux ne pas me disculper autant
que je le [louvais d'un blàine aussi grave, et ménagei- la famille
aune personne que j'aimais. Mais on peut juger, par les mœurs de
son malheureux liere , si jamais , quoi qu'on en pût dire, je devais
exposer mes enfants àrecevoir une éducation semblable à la sienne.
iNe pouvant goûter dans sa plénitude cette intime société dont
je sentais le besoin , j'y cherchais des suppléments qui n'en reni-
plis.-aieiit pas le vide, mais qui me le laissaient moins sentir. Faute
il'iin ami qui fût à moi tout entier, il me fallait des amis dont
l'impulsion surmontât mon inertie. C'est ainsi que je cultivai, que
je lesseirai mes liaisons avec Diderot, avec l'abbc de Condillac, que
j en lis une nouvelle avec Grimin, plus étroite encore, et qu'enfin je
me trouvai par ce malheureux discours, dont j'ai narré l'histoire,
rejeté sansysonger dans la littérature, donl je me croyais sorti pour
toujours.
Atoll début me fit suivre une route nouvelle qui me jeta dans un
autre monde intellectuel, dont je ne pus sans enthousiasme envi-
bager la simple et liere écouoiuie. liieulùt, a. force de m'en occuper,
je ne vis plus qu'eireur et folie dans la doctrine de nos sages, qu'op-
pression et mi.sère dans notre ordre social. Dans l'illusion de mon
sot orgueil , je me crus fait pour dissiper tous ces prestiges ; et , ju-
geant que, pour me faire écouter, il fallait mettre ma conduite
d'accord avec mes principes, je pris l'allure singulière qu'on ne m'a
pas permis de suivie, dont mes prétendus amis ne m'ont jamais
pardonné l'exemple, qui d'abord me rendit ridicule, et qui m'eût
enfin rendu respectable, s'il m'eût été possible d'y persévérer.
Jusque-là j'avais été bon : dès lors je devins vertueux, ou du
moins enivré de la vertu. Cette ivresse avait commencé dans ma
tète, mais elle avait passé dans mon cœur. Le |ilus noble orgueil y
germa sur les débris de la vanité déracinée. Je ne jouai rien : je
devins en efïel tel que je parus; et, durant quatre ans au moins
que dura cette elfervescence, rien de grand et de beau ne peut en-
trer dans un cœur d'homme dont je ne fussecapable entre le ciel et
moi. "Voilà d'où naquit ma subite éloquence; voilà d'où se répandit
dans mes premiers livres ce feu vraiment céleste qui m'échauffait
en dedans, et dont pendant quarante ans il ne s'était pas échappé
la moindre étincelle, parce qu'il n'était pas encore allumé.
J'étais vraiment transformé; mes amis, mes connaissances ne
me reconnaissaient plus. Je n'étais plus cet homme timide, et plu-
tôt honteux que modeste, qui n'osait ni se présenter, ni parler,
qu'un mot badin déconcertait, qu'un regard de femme faisait rou-
gir. Audacieux, fier, intrépide, je portais partout une assurance
d'autant plus ferme qu'elle était simple, et résidait plus dans mon
ànie que dans mon maintien. Le mépris que mes profondes médi-
tations m'avaient inspire pour les mœurs, les maximes et les pré-
jugés de mon siècle, iiir nmlaient insensible aux railleries de ceux
qui les avaient, et j'ecrasais leurs petits bons mots avec mes sen-
tences, comme j'écraserais un insecte entre mes doigts. Quel clian-
gement étonnant! Tout l'aris répétait les acres et mordants sar-
casmes de ce même homme qui, deux ans auparavant et dix ans
après, n'a jamais su trouver la chose qu'il avait à dire, ni le mut
qu'il devait employer. Qu'on cherche l'elat du monde le plus con-
traire à mon naturel, ou trouvera celui-là. Qu'on se rappelle un de
ces courts moments de ma vie où je devenais un autre et cessais
d'être moi, on le trouve encore dans le tem|is dont je parle : mais
au lieu de durer six jours , six semaines , il dura près de six ans , et
durerait peut-être encore sans les circonstances particulières qui le
firent cesser , et me rendirent à la nature , au-dessus de laquelle
J'avais voulu m'élever.
Ce changement commença sitôt que j'eus quitté Paris, et que le
spectacle des vices de cette grande ville cessa de nourrir l'indigna-
tion qu'il m'avait iiis|Hree. Quand je ne vis plus les hommes , je
cessai de les mépriser; quand je ne vis plus les méchants, je cessai
de les hai'r. Mon C(eur, peu l'ait pour la haine, ne lit plus que dé-
plorer leur misère, et n'eu distinguait pas leur niechaiieele. Cet état
plus doux, mais bien moins sublime, amortit bieiuôt l'ardent en-
thousiasme qui m'avait transporié si longlenips; et , sans qu'on
s'en aperçût, sans presque m'en apercevoir iiioi-iiiênie, je redevins
craintif, complaisant, facile, en un mot le même Jean-Jacques que
j'avais été auparavant.
Si la révolution n'eût fait que me rendre à nioi-raèrae et s'arrê-
ter là , tout était bien ; mais malheureusement elle alla plus loin , et
m'emporta rapidement à l'autre extrême. Des lors mon âme en
branle n'a plus fait que passer par la ligne de repos, et ses oscilla-
tions, toujours renouvelées, ne lui ont jamais permis d'y rester.
Entrons dans le détail de celte seconde révolution : époque ter-
rible et fatale d'un sort qui n'a point d'exemple chez les mortels^
N'étant que trois dans notre retraite, le loisir et la solitude de-
vaient naturellement resserrer notre inlimite. C'est aussi ce qu'ils
firent entre Thérèse et moi. Nous passions lete-a-téle sous les om-
brages des heures charmantes, dont je n avais jamais si bien senti
ladouceur. Elleme parut la goûter elle-même encore plus qu'elle n'a-
vait l'ait jusqu'alors. Elle m'ouvrit son cœur sans réserve, et m'ap-
prit de sa luere et de sa famille des choses qu'elle avait eu la force
de me taire pendant lougtenqis. Lune et l'autre avaient reçu de
madame Dupiii des mulutudes de présents faits à mou intention,
mais que la vieille madrée s'était appropriés pour elle et ses autres
eufanls, sans eu rien laisser à Thérèse, et avec très sévères défenses
de m'en parler; ordre que la pauvre fille avait suivi jusqu'alors
avec une obéissance incroyab.e.
Mais une chose qui me surprit beaucoup davantage fut d'ap-
prendre qu'outre les eiitreliens particuliers que Diderot et Griuim
avaient eus souvent avec l'une et l'autre pour les détacher de moi,
et qui n'avaient pas réussi parla résistance de Thérèse , tous deux
avaient eu depuis lors de fréquents et secrets colloques avec sa mère,
sans qu'elle eût iien pu savoir de ce qui se traitait entre eux. 'tout
ce qu elle savait était que les petits présents s'en étaient mêlés, et
qu'il y avait de petites allées et venues dont on tâchait de lui faire
mystère, et dont elle ignorait absolument le motif. Quand nous
quittâmes l'aris , il y avait déjà longtemps que madame le Vasseur
était dans l'usage d'aller voir M. Grluim deux ou trois lois par mois ,
et d'y passer quelques heures a des conversations si secrètes que le
laquais même de Grimm était renvoyé.
LES CONFESSIONS.
O.ï
Je jugeai que eu motif n'était autre qui; h; iiièiiK; iirojet dans le-
quel on avait tâché de faire entrer la lille, en prdnjettant de leur
procurer par madame d'Epinay un repral de sel, un bureau de la-
liar, et les tentant en un mot par Tappàt du gain. On leur avaitre-
présenté qu'étant hors d'étal de jamais rien faire pour elles, je ne
pouvais pas même, à cause d'elles, parvenir à rien faire pour moi.
Comme il ne paraissait à tout cela que de la honnc intention, je ne
leur en savais pas absolument mauvais gré. Il n'y avait que le mys-
ti:re qui me révoltât, surtout de la part de la vieille, qui devenait
outre cela plus flagorneuse, plus patiente avec moi qu'elle n'avait
jamais été; ce quiHe l'emiièihail pas de reprocher sans cesse en
secret à sa lille qu'elle m'aimait trop, qu'elle n.e disait tout, qu'elle
n'était qu'une héte, et qu'elle en serait la dupe. ^
Celle femme posM'Oait au supiènic degré l'art de tirer d un sac
du moulures, de ( ai lier à l'un ce qu'elle recevait de l'aulre, et à
moi ce qu'elle recevait de tous. Je lui pardonnais son avidité, mais
j'avais peine il lui paidoiiriersa dissinuilalion. Uue pouvait-elle avoir
à me cuclier, à moi qu'elle savait si bien qui laisais mon bonheur
pre.>.que unique de celui desahlle ttdu sien'; Ceque j'avais fait pour
sa lille, jera\ais lait i our moi ; mais ce que j'a\ais l'ait pour elle
méritait de sa part quelque gratitude; elle en auraitdû savoir gré du
moins k.'-a lille, et m'ain.er pour l'amour d'elle qui m'aimait. Je l'avais
tirée de la plus complète mitcie, elle tenait de moi sa subsistance,
elle me devait toutes les connaissances dont elle avait tire si bon
parti. Thérèse l'avait longtemps nourrie de son travail, et la nour-
rissait maintenant de mon laiii. Elle devait tout ù cette fille pour
qui elle n'avait jamais rien fait ; et ses aulres enfants, qu'elle avait
tous dotés, pour lesquels elle s'était luinee, loin de lui aider à sub-
sister, luidevoraient encore sa subsistance et la mienne. Je irouv.ns
que, dans une pareille situation, elle devait me regarder comme
son unique ami, son plus siir [irotecteur, et, loin d'avoir (loiir moi
des secrets sur mes propres affaires, loin decoitipluler contre moi dans
ma propre maison, m'averlir lidelement dctout ce qui pouvait ra'in-
téresser, quand elle l'appreiiaitplus lot que moi. De quel œil pouvais-
je donc voir sa conduite'; Uue devais-je pensersurloutdessenliiiients
qu'elle s'eil'oryail de donner à sa fille envers moi'; Quelle nions-
Irueuse ingratitude devait être la sienne, quand elle cherchait a lui
en inspirer !
Toutes ces réflexions aliénèrent enfin mon cœur de cette femme
au point de ne pouvoir plus lavoir sans dédain. Cependant je ne
cessai jamais de traiter avec respect la mère de ma compagne , et de
lui marquer en toute chose presque les égards et la considération
d'un fils; niais il est vrai que je n'aimais pas à rester longtemps
avec elle, et il n'est guère en moi de savoir me gêner.
C'est encore ici un de ces coufls uiomeiitsde ma vie i-ù j'ai vu le
bonheur debieu pies sans pouvoir l'atteindre, etsaus qu'il y ait de
ma faute à l'avoir manque. Si cette femme eût ete d'un bon carac-
tère, nous étions lieui eux tous les tiois jusqu a la lin de nos jours;
le dernier vivant seul fût reste à plainure. Au lieu de cela, vous
allez Voir la marche des choses, et vous jugerez si j ai pu la changer.
Madame le Vasseur, qui vit que j'avais gagne du terrain sur le
cœur de sa lille, et qu'elle en avait perdu, s tllorça de le reprendre,
et, au heu de leveuir à moi par elle, lenla de me l'aiicner tout-à-
fait. Un des moyens qu'elle employa lut d'appeler sa famille a son
aide. J'avais prie Thérèse de n'eu taire venir personnea lliimitage;
elle me le promit. Un les lit venir eu mon absence sans la consul-
ter, mais on lui lil pioiiiettre de ne m'en rien dire. Le premier pas
fail, tout lereste fut lacile.yuand uiiel'ois on lait àiiuelqu'uii qu on
amie un secret de quelque cho.->e, on ne se fait bieiilol plus guère
de scrupule de lui en faire sur tout. Sitôt qui:j'etaua la Clievietle,
l'Eruiitage était plein de monde qui s'y réjouissait assez bien. Une
lueie est toujours bien forte sur une lille d'un bon naturel ; cepen-
dant, de quelque fai^^on que s'y i)rit la vieille, elle ne put jaiiuus faire
entrer Thérèse dans ses vues, et l'engager à se liguer contre moi.
l'our elle, elle se deuda sans lelour ; et voyant d un cote sa fille et
mi'i, cIkz qui l'on pouvait vivre, et puis c'était tout; de l'autre,
Diderot, liiinim, d llulbacii et madame d E|iinay, qui |iroiiicttaieiit
beaucoup et donnaient qucique chose, elle n'esiinia pas qu'on put
avoir jamais tortUans le parti d'une fermière generaie elilun bâ-
ton. Si j'eusse eu de meilleurs yeux, j'aurais vu des lors que je
nourrissais un seipeiit dans mon seiu. Mais mon aveugle confiance,
que rien n'avait encore altérée, était telle que je ii imaginais pas
même qu'on inU vouloir nuire il quelqu'un qu on devaiiaimer, et
1(0 en voyant ourdir auiuur de moi mille iranies, je ne savais me
plaindre que de la Ivraiinie de ceux que j appelais mes amis, et
qui uiulaieiii, selon luoi, me forcer d être heureux a leur mode
lilutôl qu'a lu mienne.
•Quoique Thérèse refusât d'entrer dans la ligue avec sa mère, elle
lui garua deieehef le secret: son iiiolif et>iu louable ; je ne dirai
l'as SI elle lit ban ou mal. Deux leiiinies qui ont des secrets aiment
a en babiller ensemble ; cela les rapprochait; et Thérèse, en serap-
lageant, nie laissait sentir quelquetois que j'eiaisseul; car je ne
pouvais plus compter pour société celle que nous avions tous trois
ensemble. Ce fut alors que je semis vivcinent le tort que j'avais eu,
iluraiii nos premières liaisons, de ne pas profiter de la docilité que
lui donnait son anuur pour I Ci lier de talents et di; connaissanccî-
qui, nous tenant plus rapprochés dans notre retraite , au^aie^^
agréablement nnipli son temps elle mien, sans jamais nous lais-
ser sentir la longueur du tète-à-lèle. Ce n'était pas que l'eulretien
tarit entre nous, el qu'elle parût s'ennuyer dans nos promenade» j
mais enfin nous n'avions jias assez d'idées communes, pour nous
faire un grand magasin : nous ne pouvions plus parler sans cesse
de nos projets bornes désoimais à celui de jouir. Les objets qui se
présentaient m inspiraient des leilexions qui n'étaient pas à sa
portée. Un altacliemtnl de treize ansn'avait plus besoin de paroles;
nous nous connaissions trop pour avoir |iiusrien à nousapprendre.
Restait la ressource des caillettes, médire eidiredes quolibets. C'est
surtout dans la solitude qu'on sent l'avantage de vivre avec quel-
qu'un qui sait penser. Je n'avais pas besoin de celte ressource
pour me plaire avec elle; mais elle en aurait eu be.soin pour
se plaire toujours avec moi. Le pis était qu'il fallait avec cela pren-
dre nos léte-à-tèie en bonne fortune : sa mère, qui m'était deve-
nue importune, me finirait à les épier. J étais gêné chez moi: c'est
tout dire : l'air de l'amour gàiail la bonne amitié. Nous avions un
commerce intime sans vivre dans rinliiuilé.
Dej que je crus voir que Thérèse cherchait quelquefois des pré-
textes pour éluder les promenades que je lui proposais, Je cessai de
lui en proposer, sans lui savoir mauvais gré de ne pas s'y plaire
autantque moi. Le plaisir n'est point une chose qui dépende de la
volonté. J'étais sur de son cœur, ce m'était assez. Tant que mes
plaisirs étaient les siens j'en étais foitaise; quand cela n'était pas,
je préférais son conlentenieiit au mien.
\oila comment, à demi trompé dans mon attente, menant une
vie de mon goût, dans un séjour de mon choix, avec une personne
qui mêlait clieie, je parvins iiouilanl ii ire sentir presque isolé. Ce
qui me manquail in'enipèchail de goûter ce que j'avais. En fail de
bonheur ou de jouissances il me fallait toutou rien. On verra pour-
quoi ce détail m'a paru ntassaire. Je reprends à présentie fil de
mon récit.
Je ctoyais avoir des trésors dans les immenses manuscrits que
m'avait Uoniies le comte de Saint-Pierre. En les examinant, je vis
que ce n'était pre^que que le recueil des ouvrages imprimés de soa
oncle, annotes el corriges de sa main, avec Ires peu d autres petites
pièces qui n'avaient pas vu le jour. Je me confirmai panses écrits
de morale dans l'ideeque m'avaient donnée quelques lettres de lui,
que madame de Crequi m'avait montrées, qu'il avait beaucoup plus
d'esprit que je n'avais cru ; maisTexamen approfondi de ses ouvra-
ges de politique ne me montra que des vues superficielles, des pro-
jets utiles, mais impraticables par l'erreur dont l'auteur n'a jamais
pu sortir, que les hommes se conduisaient par leurs lumières, plutôt
que par leurs passions. La haute opinion qu'il avait prise des con-
naissances niiidernes lui avait fait adopter ce faux principe de la
raison perfectionnée, base de tous les établissements qu'il proposait,
el source de tous ses sophismes politiques. Cet homme rare, l'hon-
neui de son siècle el de son espèce, el le seul depuis l'établissement
du geiiio humain qui n eût d'autre passion que la raison, ne fit ce-
(lendaiit que marcher d erreur en erreur dans tous ses systèmes
pour avoir voulu rendre les hommes semblables à lui, au lieu de les
prendre tels qu'ils sont, et quilscontiuueront d'être. Il n'a travaillé
que pour des êtres imaginaires en pensant travailler pour ses con-
temporains.
Tout cela vu, je me trouvai dans quelque enibarra.s sur la forme
adonner à mon ouvrage. Passer à 1 auteur ses visions, c'était ne
rien taire d'utile : les réfuter à la rigueur était faire une chose mal-
honnête, puisque le dépôt de ses manuscrits, que j'avais accepté et
même demande, m'en laisaii l'obligation d en traiter honorablement
I auteur. Je plis eiilin le [larti qui me parut le plus honnête, le plus
équitable el le plus utile. t..e fut de donner séparément les idées de
l'auteur elles miennes, et pour cela d'entrer dans ses vues, de les
eciaireir, de les étendre, el de ne rien épargner pour leur faire va-
loir tout leur prix.
Mon ouvrage devait être composé de deux parties absolument sé-
parées ; 1 une destinée a exposer de la façon que je viens de dire les
divers projets de l'auteur. Dans l'autre, ((ui ne devait paraître qu'a-
près que la première aurait fail son ettel, j'aurais porté mon juge-
ment sur ces mêmes projets ; ce qui, je l'avoue, eût pu les exposer
«luelquetois au son du sonnet du misauthrope. A la léte de tout
1 ouvrage devait être une vie de l'auteur, pour laquelle j'avais ra-
masse u assez bons matériaux, que je me llalUis de ne pas gâter en
les employant. J'avais un peu vu l'abbe de Saint-Pierre danssa vieil-
lesse; el la vénération que j'avais pour sa mémoire m'était garant
qu'atout prendre .M. le comte ne serait pas mécontent de la ma-
nière dont j aurais traite son parent.
Je lis mon Easai sur la paix perpétuelle, le plus considérable et le
plus travaille de tous les ouvrages qui composaient ce recueil; el,
avant de tue livrer il mes rellexioiis, j'eus le courage de lire absolu-
ment tout ce que I abbe avait écrit sur ce beau sujet, sansjani.iis me
rebuter par ses longueurs el par ses redites. Le public a vu cet ex-
trait, ainsi je n'ai rien à eu dire. Quant au jugeraeiit que j'en ai
porte, il n a point été imprime, et j ignore s'il le sera jamais : mais
96
LES VEILLÉES LITTÉRAIRES ILLUSTRÉES.
il fui fait en même temps que l'extrait. Je passai de là à la Polysy-
nodie ou phirulité des conseils ; ouvrage fait sous le régent pour fa-
voriser l'administration qu'il avait choisie, et qui fit chasser de l'A-
cadémie française l'abbé de Saint-Pierre pour quelques traits contre
l'administration précédente, dont la duchesse du Maine et le cardi-
nal de Polignac lurent fâchés. J'achevai ce travail comme le pré-
cédent, tant le jugement que l'extrait : mais je m'en tins là, sans
vouloir continuer cette entreprise, que je n'aurais pas dû com-
mencer.
La réflexion qui m'y fit renoncer se présente d'elle-même, et il
était éton nant qu'elle
ne me fût pas venue
plus tôt. La plupart
des écrits de l'abbé
de St- Pierre étaient
ou contenaient des
observations criti -
ques sur quelques
parties du gouverne-
ment de France , et
il y en avait même de
si libres qu'il était
heureux pour lui de
les avoir faites impu-
nément- Mais dans
les bureaux des mi-
nistres on avait de
tout temps regardé
l'abbé de Sai nt-lMerre
comme une espèce
de prédicateur moral
plutôt que comme un
vrai politique , et on
le laissait dire tout à
son aise, parce qu'on
voyait bien que per-
sonne ne lécoutaft.
Si j'étais parvenu à
le faire écouter , le
cas eiit été bien dif-
férent. 11 était Fran-
çais; je ne l'étais pas:
et, m'avisant de ré-
péter ses censures ,
quoique sous son
nom, je m'exposais à
me faire demander
un peu rudement ,
mais sans injustice.,
de quoi je me mêlais.
Heureusement, avant
d'aller plus avant, je
vis la prise que j'al-
lais donner sur moi,
et me retirai bien
vite. Je savais que ,
vivant seul au mi-
lieu des hommes , et
d'hommes tous plus
puissants que moi ,
je ne pouvais jamais,
de quelque façon que
je m'y prisse , me
mettre à l'abri du
mal qu'ils voudraient
me faire. Il n'y avait
qu'une chose en cela
qui dépendit de moi ;
c'était de faire en
sorte au moins que,
-quand ils m'en voudraient faire, ils ne le pussent qu'injustement.
Cette maxime, qui me fit abandonner l'abbé de Saint-Pierre, m'a
fait souvent renoncer à des projets beaucoup plus chéris. Ces gens,
toujours prompts à faire un crime de l'adversité, qui jugent de ma
conduite par mes disgrâces, seraient bien surpris s'ils savaient tous
les soins que j'ai pris en ma vie pour qu'on ne pi\t jamais me dire
avec équité dans mes malheurs : « Tu les as bien mérités. »
Cet ouvrage abandonné me laissa quelque temps incertain sur le
choix de celui que j'y ferais succéder: et cet intervalle de désœu-
vrement fut ma perte, en me laissant tourner mes réflexions sur
moi-même, faute d'objet étranger qui m'occupât. Je n'avais plus de
projet pour l'avenir qui pût amuser mon imagination. Il ne m'était
pas même possible d'en faire, puisque la situation où j'étais était
précisément celle où s'étaient réunis tous mes désirs : je n'en avais
plus à former, et j'avais encore le cœur vide. Cet état était d'autant
Je mouillai de pleurs la main bienfaisante de mon amie.
plus cruel que je n'en voyais point à lui préférer. J'avais rassemblé
mes plus tendres affections dans une personne selon mon cœur, qui
me les rendait; je vivais avec elle sans gêne, et pour ainsi dire à
discrétion. Cependant un secret serrement de cœur ne me quittait
ni prés ni loin d'elle; en la possédant je sentais qu'elle me man-
quait encore, et la seule idée que je n'étais pas tout pour elle faisait
qu'elle n'était presque rien pour moi.
J'avais des amis des deux sexes auxquels j'étais attaché par la plus
pure amitié, par la plus parfaite estime; je comptais sur le plus ■
vrai retour de leur part, et il ne m'était pas même venu dans l'es-
prit de douter une
seule fois de leur
sincérité; cependant
cette amitié m'était
plus tourmentante
que douce par leur
obstination, par leur
affectation même à
contrarier tous mes
goûts , mes pen-
chants, ma manière
de vivre , tellement
qu'il me suffisait de
paraître désirer une
chose qui n'intéres-
sait que moi seul, et
qui ne dépendait pas
d'eux , pour les voir
tous se liguer à l'in-
stant même pour me
contraindre d'y re-
noncer. Cette obsti-
nation de me con-
trôler en tout dans
mes fantaisies, d'au-
tant plus injuste que,
loin de cotitrôler les
leurs, je ne m'en in-
formais pas même ,
me devint si cruel-
lement onéreuse ,
qu'enfin je ne rece-
vais pas une de leurs
lettres sans sentir ea
l'ouvrant un certain
effroi qui n'était que
trop justifié par sa
lecture- Je trouvais
que , pour des gens
tous plus jeunes que
moi, et qui tous au-
raient eu grand be-
soin pour eux-mêmes
des leçons qu'ils me
prodiguaient, c'était
aussi trop me traiter
en enfant. Aimez-moi
leur disais-je comme
je vous aime; et du
reste ne vous mêlez
pas plus de mes af-
faires que je ne me
mêle des vôtres; voilà
tout ce que je vous
demande. Si de ces
deux choses ils m'ea
ont accordé une , ce
n'a pas du moins été
la dernière.
J'avais une de-
meure isolés, dans une solitude charmante; maître chez moi,
j'y pouvais vivre à ma mode sans que personne eût à m'y con-
trôler. Mais cette habitation m'imposait des devoirs doux à rem-
plir, mais indispensables. Toute ma liberté n'était que précaire;
plus asservi que par des ordres, je devais l'être par ma volonté : je
n'avais pas un seul jour dont, en me levant, je pusse dire : J'em-
p'oierai ce jour comme il me plaira. Bien plus, outre ma dépen-
dance des arrangements de madame d'Epinay, j'en avais une autre,
bien plus importune, du public et des survenants. La distance où
j'étais de Paris n'empêchait pis qu'il ne me vint journellement des
tas de désœuvrés qui, ne sachant que faire de leur temps, prodi-
guaient le mien sans aucun scrupule. Quand j'y pensais le moins
j'étais impitoyablement assailli; et rarement j'ai fait un joli projet
pour ma journée sans le voir renversé par quelque arrivant.
Bief, au milieu des biens que j'avais le plus convoités, ne trou-
LES CONFESSIONS.
97
vant point de pure jouissance, je revenais par Élan sur les jours se-
reins de ma jeunesse, et je m'écriais quelquefois en soupirant : Ah ,
ce ne sont pas encore ici les Charmelles ! ., „■
Les souvenirs des divers temps de ma vie m amenèrent à r.-tle-
chir sur le point où j'étais parvenu, et je me. vis, dcja sur le déclin
de l'à-'e en proie à des maux douloureux, et croyant approcher du
lerme"dè ma carrière, sans avoir goûté dans sa plénitude presque
aucun des p'aisirsdont mon cœur était vide, sans avoir donne 1 es-
sor aux vifs sentiments que j'y sentais en réserve, sans avoir sa-
vouré sans avoir effleuré du moins cette enivrante volupté que je
sentais "dans mon âme en puissance, et qui, faute d'objet, s y trou-
vait toujours comprimée, sans pouvoir s'exhaler que par mes sou-
pirs.
Comment se pouvait-
il qu'avec une âme na-
turellement expansive,
pour qui vivre c'était
aimer, je n'eusse pas
trouvé jusqu'alors un
ami tout à moi, un vé-
ritable ami , moi qui
me sentais si bien fait
pour l'être? Comment
se pouvait-il qu'avec des
sens si combustibles ,
qu'avec un cunir tout
pétri d'amour, je n'eus-
se pas, du moins une
seule fois , brûlé de sa
flamme pour un objet
déterminé? Dévoré du
besoin d'aimer sans ja-
mais l'avoir pu bien sa-
tisfaire , je me voyais
atteindre aux portes de
la vieillesse , et mourir
sans avoir vécu.
Ces réflexions tristes,
mais attendrissantes ,
me faisaient replier sur
moi-même avec un re-
gret qui n'était pas sans
douceur. H me sem -
blait que la destinée me
devait quelque chose
Qu'elle ne m'avait pas
onné. A quoi bon m'a-
voir fait naître avec des
facultés exquises , pour
les laisser jusqu'à la lin
sans emploi? Le senti-
ment de mon prix in-
terne , en rae donnant
celui de cette injustice,
m'en dédommageait en
quelque sorte , et me
faisait verser des lar-
mes que j'aimais à lais-
ser couler.
Je faisais ces médita-
tions dans la plus belle
saison de l'année , au
mois de juin , sous des
bocages frais, au chant
du rossignol , au ga-
zouillement des ruis-
seaux. Tout concourut
à me replonger dans
cette mollesse trop séduisante pour laquelle j'étais ne, mais dont le
ton dur et sévère où venait de me nionlcr une longue eftervescenee
m'aurait dû délivrer pour toujours. J'allai malheureusement me rap-
peler le dîner du chAteau de Toune, et ma rencontre avec ces deux
charmantes filles dans la même saison et dans des lieux à peu près
semblables à ceux où j'étais en ce moment. Ce souvenir, que l'iiino-
cence qui s'y joignait, me rendait plus doux encore, m'en rappela
d'autres de la même espèce. Bientôt je vis rassemblés autour de moi
tous les objets qui m'avaient donné de l'émotion dans ma jeunesse,
mademoiselle Galley, mademoiselle de GralTenried, mademoiselle de
Breil, madame Basile, madame de Lariiage, mes jolies écolières, et
jusqu'à la pquante Zulielta, que mon cœur ne peut oublier. Je me
vis entoure d'un sérail de houris, de mes anciennes connaissances ,
pour qui toutes le goût le plus vif ne m'était pas un sentiment nou-
Teau. Mon sang s'allume et pétille, la tète me tourne malgré ses
cheveux grisonnants , et voilà le grave citoyen de tîenève , voilà
l'austère Jean-Jacques, à près de quarante-cinq ans, redeveou tout-
T. IV.
"*-^r:— -^::2^
L'Ermitage de Montmorency,
à-coup le berger extravagant. L'ivresse d..nt je fus saisi, quoique si
prompte et si folle, fut si dur.ible et si forte , qu'il n'a pas moins
fallu, pour m'en guérir , que la crise imprévue et terrible des mal-
heurs où elle m'a précipite.
Cette ivresse , à quelque point qu'elle fût portée , n'alla pour-
tant pas jusqu'à me faire oublier mon âge et ma situation, jusqu'à
me flatter de pouvoir insjiirer de l'amour encore, jusqu'à tenter de
communiquer enfin ce feu dévorant, mais stérile, dont depuis mon
enfance je sentais en vain consumer mon cœur. Je ne l'espérai
point , je ne le désirai pas même. Je savais que le temps d'aimer
était passé, je sentais trop le ridicule des galants surannés pour y
tomber, et je n'étais pas homme à devenir avantageux et confiant
sur mon déclin , après
l'avoir été si peu durant
mes belles années. D'ail-
leurs, ami de la paix ,
j'aurais craint les ora-
ges d(miestiques, et j'ai-
mais trop sincèrement
ma Thérèse pour l'ex-
poser au chagrin de me
voir porter à d'autres
des sentiments plus vifs
que ceux qu'elle m'ins-
pirait.
(Jue fi3-je en cette
occasion ? Déjà le lec-
teur l'a deviné pour peu
qu'il m'ait suivi jusqu'i-
ci. L'impossibilité d'at-
teindre aux êtres réels
mejetadansle pays des
chimères; et, ne voyant
rien d'existant qui fût
digne de mon délire,
je le nourris dans un
monde idéal que mon
imagination créatrice
eut bientôt peuplé dê-
tres selon mon cœur.
Jamais cette ressource
ne me vint plus à pro-
pos et ne se trouva
si féconde. Dans mes
continuelles extases je
m'enivrais à torrents
des plus délicieux sen-
timents qui jamais
soient entrés dans un
cœur d'homme. Ou -
bliant tout-à-fait la race
humaine, je me fis des
sociétés de créatures
parfaites, aussi célestes
par leurs vertus que par
leurs beautés , d'amis
sûrs, tendres, tideles,
tels que je n'en trouvai
jamais ici-bas. Je pris
un tel goût à (ilaner
ainsi dans l'empyrée au
milieu des objets char-
mants dont je m'étais
entouré, que j'y passais
les heures , les jours
sans compter ; et, per-
dant le souvenir de
toute autre chose . à
peine avais-je mangé un morceau à la "te que J^Jrûlais de m'é-
chapper pour courir retrouver mes bosqaets Q a' d - P^e^M a r
pour le monde enchanté, je voyais arriver de ' ;^ f "i^XiTrer n*
qui venaient me retenir sur la terre, je ne P»" V^^i*, ?' '"^ '^ts J^
cacher mon dépit, et, n'étant plus ^naître de n)^'' .f^'^^ela ô« «"
accueil si brusque, qu'il pouvait porter le nom ^e bruta • l.eU ne_ ht
qu'augmenter ma réputation de misanthropie, P^^^,,^^^"''^^.^"' ™^°
eût acquis une bien contraire , si l'on eut mieux lu dan* mon
*^'*.\u fort de ma plus grande exaltation, je fus retiré tout d'un coup
par le cordon comme un cerf-volant, et remis à ma place par la na-
ture, à l'aide d'une attaque assez vive de mon mal. J '^'"P :}^;'' '^
seul remède qui m'eût soulagé , savoir les bougies , «'.'^'^':» '';,;™,;
à mes angeliques amours : car , outre quon n est gutre araoureux
quand on souffre, mon imagination, qui s'allume en "mpagne ei
sous les arbres, languit et meurt dans la chambre et sous les solives
d'un plancher. J'ai cent fois regretté qu'il n'existai pas des Dryades,
13
98
LES VEILLÉES LITTÉRAIRES ILLUSTRÉES.
car c'eût infailliblement été parmi elles que j'aurais fixé mon atta-
clieoient.
D'autres tracas domestiques vinrent en même temps augmenter
mes clihgrins. Madame le Vasscur, eu me faisant les plus beaux com-
pliments du monde, aliénait de moi sa fille tant qu'elle pouvait. Je
reçus des lettres de mon ancien voisinage , qui m'apprirent que la
bonne vieille avait fait à mon insu plusieurs dettes au nom de Thé-
rèse, qui le savait, et qui ne m'en avait rien dit. Les dettes à payer
me lâchaient beaucoup moins «luele secret qu'on m'en avait fait. Eh !
comment celle pour qui jamais je n'eus aucun secret pouvait-elle
en avoir pour moi ? Peut-on dissimuler|quelque chose aux gens qu'on
aime? La colerie holbachique, qui ne nie voyait faire aucun voyage
à Paris, commençait à craindre tout de bon que je ne me plusse en
campagne, et que je ne fusse assez fou pour y demeurer.
Là commencèrent les tracasseries par lesquelles on cherchait à
me rappeler indirectement à la ville. Diderot, qui ne voulait pas se
montrer si tôt lui-même, commença par me détacher Deleyre, à qui
j'avais |)rocuré sa connaissance, lequel recevait et me transmettait
les impressions que voulait lui donner Diderot sans que lui Deleyre
en découvrît le ^rai but.
Tout semblait concourir à me tirer de ma douce et folle rêverie.
Je n'étais pas rétabli de mon attaque, quand je reçus un exemplaire
du poème sur la ruine de Lisbonne, que je supposai m'èlre etivoyé
par l'auteur. Cela me mit dans l'obligation de lui parler et de lui
écrire de sa pièce. Je le fis par une lettre qui a été imprimée long-
temps après sans mon aveu, comme il sera du ci-après.
Frappé de voir ce pauvre homme , accablé, pour ainsi dire, de
prospérité et de gloire, déclamer toutefois amèrement conire les mi-
sères de cette vie, et trouver toujours que tout ctaitmal, je formai l'in-
sense projet de le faire rentrer en lui-même, et de lui prouver que tout
était bien, Voltaire, en paraissant toujours croireen Dieu, n'a réellement
jamais cru qu'au diable; puisque sou dieu prétendu n'est qu'un être
mallaisant, qui, selon lui, ne prend du plaisir qu'à nuire. L'absur-
dité dt cette doctrine, qui saute aux yeux, est surtout révoltante
dans un homme comble des biens de toute espèce, qui , du sein du
bonheur , cherche à désespérer ses semblables par l'image alfreuse
et cruelle de toutes les calamilésdont il est exempt. Autorisé plus
que lut à compter et peser les maux de la vie humaine, j en fis l'équi-
table examen, et je lui prouvai que, de tous ces maux, il n'y en avait
pas un dont la Providence ne lût disculpée , et qui n'eiii sa source
dans l'abus que l'homme a fait de ses facultés plus que dans la na-
ture elle-même. Je le traitai dans cette lettre avec tous les égards,
toute la considération, tout le ménagement, et jepuis dire avec tout
le respect possibles. Cependant, lui connaissant un amour-propre
extrêmement irritable, je ne lui envoyai pus cette lettre à lui-mê-
me, mais audocteur Tronchin, son médecin et son ami, avec plein pou-
voir de la donner ou supprimer, selon ce qu'il trouverait le plus
convenable. Tronchiti donna la lettre. Voltaire me repondit, en peu
de lignes, qu'étant garde-malade et malade lui-même, il remet-
tait a un autre temps sa réponse, et ne dit pas un mot sur la ques-
tion. Ttoncliin, en m'envoyant cette lettre, m'en écrivit une, où il
marquait peu d'estime pour celui qui la lui avait remise.
Je n'ai jamais publie ni même montre ces deux lettres, n'aimant
point à faire parade de ces sortes de petits triomphes; mais elles
sont en original dans mes recueils (liasse A, W' 20 et 21). Depuis
lors Voltaire a publie cette réponse qu'il m'avait promise, mais qu'il
ne m'a pas envoyée : elle n'est autre que le roman de Candide, dont
je ne puis parler parce que je ne l'ai pas lu.
Touies ces distractions m'auraient dû guérir radicalement de mes
fantastiques amours, et c'était peut-être un moyen que le ciel m'of-
frait d'eu prévenir les suites funestes ; mais ma mauvaise étoile fut
la plus 'forte, et à peine reconimençai-je à sortir, que mon cœur, ma
tête, et mes pieds reprirent les mêmes routes : je dis les mêmes, à
certains égards, car mes idées, un peu moins exaltées, restèrent
cette lois sur la terre, mais avec un choix si exquis de tout ce qui
pouvait s'y trouver d'aimable en tout genre, que cette élite n'était
guère moins chimérique que le monde imaginaire que je venais d'a-
bandonner.
Je me ligurai l'amour, l'amitié, les deux idoles de mon cœur,
sous les plus ravissantes images : je me plus à les orner de tous les
charmes du sexe que j'avais toujours adoré. J'imaginai deux amies,
plutôt que deux amis, parce que si l'exemple est plus rare, il est
plus aimable en même temps ; je les douai de deux caractères ana-
logues, mais différents; de deux hgures, non pus parfaites, mais de
mon goût, qu'animaient la bienveillance et la sensibilité. Je fis
I une brune et l'uutre blonde, lune vive et l'autre douce, l'une sage
et l'autre faible, mais d'une si touchante faiblesse que la vertu sem-
blait y gagner. Je donnai à l'une des deux un amant dont l'autre
lut la teuare amie, et même quelque chosede plus; maisje n'admis
ni rivalité, niqueielies, ni jalousies, parce que tout sentiment pé-
nible me coûte a iinagiiier, et que je ne voulais ternir ce riant ta-
bleau par rien qui dégradât la nature. Epris de mes deuxcharmants
modèles, je m'identiliais avec l'amant et l'ami le |ilus qu'il m'était
possible: mais je le fis aimable et jeune, lui donnant ausurpluslcs
vertus et les delauls que je me sentais.
Pour placer mes personnages dans un séjour qui leur convînt, je
passai successivement en revue les plu s beaux lieux que j'eusse vus
dans mes voyages. Maisje ne trouvais point de bocage assez frais,
point de paysage assez touchant à mon gré : Les vallées de la Thes-
salie m'auiuieiit pu contenter si je les avais vues ; mais mon ima-
gination, fatiguée à inventer, voulait quelque lieu réel qui pût lui
servir de point d'appui, et me faire illusion sur la réalité des habi-
tants que j'y voulais mettre. Je songeai longtemps aux îles Borro-
niées, dont l'aspect délicieux m'avait .transpoi té, mais j'y trouvai
trop d'ornement et d'art pour mes personnages. Il me fallait cepen-
dant un lac, et je finis par choisir celui autour duquel mon cœur
n'a jamais cessé d'errer: je me fixe sur la partie des bords de ce
lac à laquelle depuis longtemps mes vœux ont placé ma résidence
dans le bonheur imaginaire auquel le sort rri'a' borné. Le lieu natal
de ma pauvre maman avait encore pour moi un attrait de prédilec-
tion. Le contraste des positions, la richesse et la variété des sites,
la magnificence, la majesté totale du spectacle qui ravit les sens,
émeut le cœur, élève fâme, achevèrent de me déterminer, et j'éta-
blis à Vevai mes jeunes pupilles. Voilà tout ce que j'imaginai du pre-
mier bond ; le reste n'y fut ajouté que dans la suite
Je me bornai longtemps à un plan si vague, parce qu'il suffisait
pour remplir mon imagination d'objets agréables, et mon cœur de
sentiments dont il aime à se nourrir. Ces lictions, à force de revenir,
prirent enfin plus de consistance, et se fixèrent dans mon cerveau
sous une forme déterminée. Ce fut alors que la fantaisie me prit
d'exprimer sur le papier quelques-unes des situations qu'elles m'of-
fraient, et, rappelant tout ce que j'avais senti dans ma jeunesse, de
donner ainsi fessor en quelque sorte aff dèsird'aimer que je n'avais
jamais jiu satisfaire, et dont je me sentais dévoré.
Je jetai d'abord sur le papier quelques lettres éparses sans suite
et sans liaison, et, lorsque je m'avisai de les vouloir coudre, j'y
fus souvent fort embarrassé. Ce qu'il y a de peu croyable et de très
vrai, est que les deux piemieres parties ont été écrites presque en
entier de cette manière, sansque j'eusse aucun plan bien formé, et
même sans prévoir qu'un jour je serais tenté d'en faire un ouvrage
en règle. Aussi voit-on que ces deux parties, formées après cou|i de
matériaux qui n'ont pas été taillés pour la place qu'ils occupent,
sont pleines d'un remplissage verbeux qu'on ne trouve pas dans les
autres.
Au plus fort de mes douces rêveries, j'eus une visite de madame
d'Houdetot, la première qu'elle m'eût faite de sa vie, niais qui mal-
heureusement ne tut pas la dernière, comme on verra ci-après. La
comtesse d'Houdetot était fille de feu M. de Bellegarde, fermier gé-
néral, sœur de M. d'Lpinay et de MM. delà Live et de la Briche, qui
depuis ont été tous deux introducteurs des ambassadeurs. J'ai parlé
de la connaissance que je fis avec elle étant fille. Depuis son mariage
je ne la vis qu aux letes de la Chevrette, chez madame d'Epinay sa
belle-sœur. Ayant souvent passé plusieurs jours avec elle, tant à la
Chevrette qu'a Epiiiay, non seulement je la trouvai toujours très ai-
mable, mais je crus lui voir aussi pour moi de la bienveillance. Elle
uiinaii assez a se promener avec moi. Nous étions marcheurs l'un et
l'autre, et fentrelieu ne tarissait pas entre nous. Cependant je n'al-
lai jamais la voir a Paris, quoiqu'elle m'en eût prié et même sollicité
plusieurs fois. Ses liaisons avec M. de Saint-Lambert, avec qui je
commençais d en avoir, me la rendirent encore plus intéressante, et
c'était pour m'apporter des nouvelles de cet ami, qui, pour lors, était
je crois, à Mahon, qu'elle vint me voira I Ermitage.
Cette visite eut un peu l'air d'un début de roman. Elle s'égara
dans la route. Son Cocher, quittant le chemin qui tournait, voulut
traverser en droiture du moulin de Clairvaux à fErmitage : .son
carrosse s'embourba dans le fond du vallon, elle voulut descendre
et faire le reste du trajet à pied. Sa mignonne chaussure tut bientôt
percée : elle enfonçait dans la crotte ; ses gens eurent toute la peine
du monde à la dégager, et enfin elle arriva à l'Ermitage en bottes,
et perçant l'air d éclats de rire auxquels je mêlai les miens en la
voyant arriver. 11 fallut changer de tout. Thérèse y pourvut, et je
l'engageai d'oublier la dignité pour faire une ci)llation rustique, dont
elle se trouva fort bien. Il était tard, elle resta peu ; mais l'entrevue
fut si gaie qu'elle y prit goût, et [larut disposée à revenir. Elle n'exé-
cuta pourtant ce projet que l'année suivante; mais, hélas! ce retard
ne me garantit de rien.
Je passai lautoniiie aune occupation dont on ne se douterait pas,
à la garde du fruit de M. d'Epinay. L'Ermitage était le réservoir dés
eaux du parc de la Chevrette : il y avait un jardin clos de murs, et
garni d espaliers et d'autres arbres qui donnaient plus de fruits à
M. d'Epinay que son grand potager ne la Chevrette, et fournissaient
presque toute l'année son office et sa table. Pour n'être pas un hôte
absolument inutile, je nie chargeai de la direction du jardin et de
l'inspeciion du jardinier. Tout alla bien jusqu'au temps des fruits ;
mai» a mesure qu ils mûrissaient je les voyais disparaître, sans savoir
ce qu'ils étaient devenus. Le jardinier m'assura que c'étaient les
loirs qui mangeaient tout. Je fis la guerre aux loirs, j'en détruisis
beaucoup, et le fruit n'en disparaissait pas moins. Je guettai si bien
qu'enfin je trouvai que le jardinier lui-même était le grand loir. 11
logeait à Montmorency, d'où il venait les nuits avec sa femme et
LES CONFESSIONS.
',(9
Ses enfants enlever les dépôts de fruits qu'il avait faits pendant la
journée, et qu'il faisait vendre à la halle à Paris aussi publiquement
que s'il eût eu un jardin à lui. Ce iiiis.ialile, que je comblais de
bienfaits, dont Thrrc.e liahillail l.s,.|il',inls, (■! dont je nourrissais
presque le père qui était inendiMiil. nous ilévalisait aussi aisément
qu'elfronlcment, aucun des trois nVlaiit assez vigilant poury mettre
ordre, et dans une seule nuit il parvint à vider ma cave, où je ne
trouvai rien le lendemain. Tant qu'il ne parut s'adresser qu'à moi,
j'endurai tout ; mais, voulant rendre compte du fruit, je fus obligé
d'en dénoncer le voleur. Madame d'Epinay me pria de le payer, <le
le mettre dehors, et d'en chercher un autre; ce que je fis. Comme
ce grand coquin rôdait toutes les nuits autour de l'Ermitage, armé
d'un grand bâton l'erré qui avaitl'air d'une massue, et suivi d'autres
vauriens de son espèce, pour rassurer les gouverneuses, que cet
homme clTrayait terriblement, je pris le parti de faire coucher son
successeur toutes les nuits à l'Ermitage ; et, citia ne les tranquilli-
sant pas encore, je fis demander à madame d Epinay un fusil, que
je tins dans la chambre du jardinier, avec charge à lui de ne s'en
servir qu'au besoin, si l'on tentait de forcer la porte ou d'escalader
le jardin, et de ne tirer qu'à poudre, u iiiquement pour elTrayer les vo-
leurs. C'était assurément \a nioiiulre pieeaulion que put prendre
pour la sûreté commune un homme inconinioilé, ayant à passer
l'hiver au milieu des bois, seul avec deux feuiiius liniides. Enfin,
je fis l'acquisilion d'un petitchien pour servir de sejilinelle.D(tleyre
m'étant venu voir dans ce temps-là, je lui contai mou cas, et ris
avec lui de mon appareil militaire. De retour à Paris, il en voulut
amuser Diderot à son tour; et voilà comment la coterie holbachique
apprit que je voulais tout de bon passer l'hiver à l'Ermitage. Cette
constance qu'ils n'avaient pu se figurer Us dcsorienla; cl, en at-
tendant qu'ils imaginassent quelque autre tracasserie pour me
rendre mon séjour déplaisant (1), ils me détachèrent par Diderot le
même Dideyre, qui, d'abord ayant trouvé mes précautions toutes
simples, finit par les trouver inconséquentes à mes principes et pis
que ridicules, dans des lettres où il m'accablait de plaisanteries
amères et assez piquantes pour m'offenser, si mou humeur eût été
tournée de ce côté. Mais alors, saturé de sentiments affectueux et
tendres, et n'étant susceptible d'aucun autre, je ne voyais dansses
aigres sarcasmes que le mot pour rire, et ne le trouvais que folâtre
où tout autre l'eût trouvé extravagant. Ainsi ceux qui le soufflaient
en furent celte fois pour leur peine, et je n'en passai pas moins mon
hiver moins tranquillement.
A force de vigilance et de soins, je parvins à garder si bien le jar-
din, que, quoique la récolte du fruit eût presque manqué cette
année, le produit fut triple de celui des années précédentes, et il est
vrai que je ne m'épargnais point pour le préserver, jusqu'à escor-
terles envois que je faisais à la Chevrette ou àEpinay, jusiiu'à porter
des paniers moi-même; et je me souviens que nous en portâmes
un si lourd, la tante etmoi, que, prêts à succomber sous le faix, nous
fûmes contraints de nous reposer de dix en dix pas, et n'arrivâmes
que tout en nage.
yuand la mauvaise saison commença de me renfermer au logis,
je voulus reprendre mes occupations casanières; il ne me fut [)as
f>ossible. Je ne voyais partout que les deux charmantes aunes, que
eur ami, leurs eiuours, le pays qu'elles habitaient, qu'objets créés
ou embellis pour elles par mon imagination. Je n'étais plus un mo-
ment à moi-même ; le délire ne me quittait plus. Apres beaucoup
d'ell'orts inutiles pour écarter de moi toutes ces fictions, je fus enfin
tout-à-1'ait séduit [lar elles, el je ne m'occupai plus qu'à tâcher d'y
mettre quelque ordre et quelque suite pour en faire une espèce de
roman.
Mon grand embarras était la honte de me démentir ainsi moi-
même SI nettement et si hautement. Après les priiuipes sévères
que je venais d'établir avec tant de fracas, après bs uiaMines aus-
tères que j'avais prèchees, après tant d'invectives niordanles contre
les livres ell'enmics qui respiraient l'amour et la mollesse, pouvait-
on rien lUKiginer de [ilus iiiatleudu, de plus choquant , que de me
■voir tout à coup m'iuscrire de ma propre main parmi les auteurs
de ces livres que j'avais si durement censurés'.' Je sentais cette in-
con.séquence clans toute sa force ; je me la reprochais, j'en rougis-
sais, je m'en dépitais : mais tout cela ne put sullire pour me ra-
mener à la raison. Subjugué complètement, il fallut me soumettre
à tout risque, et me résoudre à braver le qu'eii-dira-t-on; sauf à
délibérer dans la suite si je me résoudrais à montrer mon ouvrage
ou non : car je ne supposais pas encore que jamais j'eu vinsse à le
publier.
Ce parti pris, je me jette à plein collier dans mes rêveries ; et , à
force de les tourner et relourner dans ma tête, j'en forme enfin
l'espèce de plan dont ou a vu l'exécution. C'était assurément le
(t ) J'admire en ce moment ma stupidité, de n'avoir pas vu, quand j'é-
crivais ceci, que le dépit avec lequel les holbachiens me virent aller et
reslei- i\ la ( .uiiiki^ih' n'^.ud.oi iniiicipaleioLMit la inére le Yasseur, qu'ils
n'avau'ul (ilii^ -^.'iis l,i ii,.iiii [Hnir 1rs ^MU(U;r dans leurs s^slèmes d'iui-
poslure \\Ai tlis |iMuiis iiMs (lu icoips 01 de lieux. Cette idée, qui me
vient SI Uod, Il Lurcii paiidileiiieut U bizarrerie de leur conduite, qui,
dans toute autre supposition, est inexplicable.
meilleurparti qui pût se tirer de mes folies: l'amour du bien, qui n'e-t
jamais sorti de mon cœur, les tourna naturellement vers les objets
utiles el dont la morale eût pu faire son profit. Mes tableaux volup-
tueux auraient perdu de leurs grâces, si le doux coloris de l'inno-
cence y eût manqué.
Une fille faible est un objet de pitié que l'amour peut rendre in-
téressant et qui souvent n'est pas moins aimable : mais qui peut
supporter sans indignation le spectacle des mœurs à la mode? et
qu'y a-t-il de plus révoltant que l'orgueil d'une femme infidèle, qui,
foulant ouvertement aux pieds tous ses devoirs, prétend que son
mari soit pénétré de reconnaissance de la grâce qu'idle lui accorde
de vouloir bien ne pas se laisser prendre sur le fait? Les êtres par-
faits ne sont pas dans la nature, et leurs leçons ne sont pas assez
près de nous. Mais qu'une jeune personne, née avec un cœur aussi
tendre qu'honnête, se laisse vaincre à l'amour étant fille, et re-
trouve étant femme des forces pour le vaincre à son tour else main-
tenirverlueuse : quiconque vous dira que ce tableau dans sa totalité
est scandaleux el n'est pas utile, est un menteur et un hypocrite ;
ne l'écoutcz pas.
Outre cet objet de mœurs et d'honnêteté conjugale qui tient ra-
dicalement à tout l'ordre social, je m'en fis un plus secret de con-
corde et de paix publique, (d)jet plus grand, plus imiiortant peut-
être en lui-même, et du moins pour le moment ou l'on se trou-
vait. L'orage excité par l'Encyclopédie, loin de se calmer, était alors
dans sa plus grande force. Les deux partis, ilérhainés l'un contre
l'autre avpc la dernière fureur, ressemblaient plus à des loups en-
ragés, acharnés às'entre-déchirer, qu'à des chrétiens et des philo-
sophes qui veulent s'éclairer, se convaincre mutuellement, se ra-
mener dans la voie de la vérité. Il ne manquait peut-être à l'un et
à l'autre que des chefs remuants qui eussent du crédit, pour dégé-
nérer en guerre civile; et Dieu sait ce qu'eût produit une guerre
civile de religion où l'intolérance la plus cruelle était au fond la
même des deux côtés! Ennemi-né de tout esprit de parti, j'avais
dit franchement aux uns et aux autres des vérités dures qu'ils n'a-
vaient pas écoutées. Je m'avisai d'un autre expédient, qui, dans ma
simplicité de cœur, me parut admirable : c'était d'adoucir leur haine
réciproque en détruisant leurs préjugés, et de montrer dans chaque
parti le mérite et la vertu de l'autre, dignes de l'estime publique et
du respect de tout l'univers. Ce projet peu sensé, qui supposait de
la bonne foi dans les hommes, et par lequel je tombai dans le défaut
que je reprochais à l'abbé deSaiiit-Pierrc, eut le succès qu'il devait
avoir' il ne rapprocha point les partis, et ne les réunit que pour
m'acc'abler. En attendant que l'expérience m'eût fait sentir ma lolie
je m'y livrai , j'ose le dire , avec un enthousiasme digne du motif
(lui me l'inspirait; et je dessinai les deux caractères de W'olniar et
(le Julie dans un ravissement qui me faisait croire que je parvien-
drais à les rendre aimables tous les deux , et , qui plus est, l'un par
l'autre. . , , . .
Content d'avoir grossièrement esquisse mon plan , )e revins aux
situations de détail que j'avais tracées; et de l'arrangement que je
leur donnai, résultèrent les deux premières parties de la Julie que
je fis et mis au net durant cet hiver avec un plaisir inexprimable ,
empl0)ant pour cela le plus bi^au papier dore, séchant l'écriture
avec de la poudre d'azur et d'argent , cousant mes cahiers avec de
la nonpareille bleue, enfin ne trouvant rien d'assez galant , rien
d'assez mignon pour les charmantes filles dont je raffolais, maigre
ma barbe déjà grisonnante. Tous les soirs, au coin de mon teu , je
lisais et relisais ces deux parties aux gouverneuses. La tille , sans
rien dire sanglotait avec moi d'attendrissement; la mère, qui. ne
trouvant point là de compliments, n'y comprenait rien, restait tran-
quille, et se contentait, dans les miunentsde silence, de me repeter
louiôùrs : 3lonsieur, cela est bien beau. ... ...
Madame d'Epiiuiy, inquiète de me savoir seul en hiver au milieu
des bois, dans une maison isolée , envoyait très souvent savoir de
mes nouvelles. Jamais je n'eus de si vrais témoignages de son ami-
tié pour moi, et jamais la mienne n'y répondit puis vivement. Jau-
rais tort de ne pas spécifier parmi ces témoignages , qu elle m eii-
vova son porlrail, et qu'elle me demanda des iiislruclions i-our avoir
lemien peint par Latour.et qui avait ete expose au salon.Je nedois
oas omettre une autre de ses attentions , qui paraîtra risiblc, mais
nui fait trait à l'histoire de mon caraclere par l'impression qu elle
lit sur moi. lu jour qu'il gelait très fort, en ouvrant un paquet
uu'elle m'envovait de plusieurs commissions dontelles otailchargee,
Pv tiouval un"" petit jupon de dessous de llanelle d Angleterre ,
Qu'elle me marquait avoir porté, et dont elle voulait que je me lisse
faire un "ilet. Le tour de son billet était charmant, plein de ca-
resse et de naïveté. Ce soin plus qu'amical me parut si tendre ,
comme si elle se fût dépouillée pour me vêtir, que, dans mon émo-
tion je baisai vingt fois en pleurant le billet et le jupou : Thérèse
me croyait devenu fou. 11 est singulier que, de toutes les marques
d'amitieque madame d'Epinay ma prodiguées, aucune ne m a ja-
mais touche comme celie-ia, el que, même depuis noire rupture , je
n'y ai laïuais repensé sans alteudrisseineiit. J'ai longtemps conserve
sou petit billet . et je laurais eucore, s'il n'eût eu le sort de mes
autres lettres du même temps.
100
LES VEILLÉES LITTÉRAIRES ILLUSTRÉES.
Quoique mes rétentions me laissassent alors peu de relâche en
hiver, et qu'une partie de celui-ci je fusse réduit à l'usage des son-
des, ce fut pourtant, à tout prendre, la saison que, depuis ma de-
meure en France, j'ai passée avec le plus de douceur et de tranquil-
lité. Durant quatre ou cinq mois que le mauvais temps me tint
presque à l'abri des survenants, je savourai , plus que je n'ai fait
avant et depuis, cette vie indépendante , égale et simple , dont la
jouissance ne faisait pour moi qu'augmenter le prix, sans autre
compagnie que celle des deux gouverneuses en réaliié, et celle des
deux cousines en idée. C'est alors surtout que je me félicitais clia-
que jour davantage du parti que j'avais eu le bon sens de prendre,
sans égard aux clameurs de mes amis, faciles de me voir affranchi
de leur tyrannie ; et quand j'appris l'attentat exécrable d'un forcené;
quand Deleyre et madame d'Epinay me parlaient dans leurs lettres
Ou trouble et de l'agitation qui régnaient dans Paris ^ combien je
remerciai le ciel de m'avoir éloigné de ces spectacles d'horreurs et
de crimes qui n'eussent fait que Jiourrir, qu'aigrirriiumeur bilieuse
que l'aspect des desordres publics m'avait donnée! tandis que, ne
voyant plus autour de ma retraite que des objets riants et doux,
mon cœur ne se livrait qu'à des sentiments aimables. Je note ici
avec complaisance le cours des derniers moments paisibles qui
m'ont été laissés. Le printemiis qui suivit cet hiver si calme vit
éclore le germe des malheurs qui me restent à décrire , et dans le
tissu desquels on ne verra plus d'intervalle semblable où j'aie eu le
loisir de respirer.
Je crois jiourtant me rappeler que, durant cet intervalle de paix,
et jusqu'au fond de ma solitude, je ne restai pas tout à fait tran-
quille de la part des liolbachiens. Diderot me suscita quelque tra-
casserie, et je suis fort trompé si ce n'est durant cet hiver que pa-
rut le Fils naturel, dont j'aurai bientôt à parler. Outre que, par des
causes que l'on saura dans la suite, il m'est resté peu de monuments
sûrs de cette époque, ceux même qu'on m'a laissés sont très peu
précis quant aux dates. Diderot ne datait jamais ses lettres. Ma-
dame d lipiuay, madame d Houdetot ne dataient guère les leurs que
du j"ur de la semaine , et Deleyre faisait comme elle le plus sou-
vent. Quand j'ai voulu ranger ces lettres dans leur ordre, il a fallu
suppléer, eu tâtonnant, des dates incertaines sur lesquelles je ne
puis compter. Ainsi, ne pouvant tixer avec certitude le commence-
ment de ces brouiileries , j'aime mieux rapporter ci-apres, dans un
seul article, tout ce que je m'en puis rappeler.
Lé retour du printemps avait redouble mon tendre délire ; et,
dans mes erotiques transports , j'avais composé , pour les dernières
parties de la Julie , plusieurs lettres qui , j'ose le dire, se sentent du
ravissement dan» lequel je les écrivis. Je puis citer, entre autres,
celles de l'Eljsee et de la pioiuenade sur le lac, qui, si je m'en sou-
viens bien, sont à la liu de la quatrième partie. Quiconque, en li-
sant Ces deux lettres ,• ne sent pas amollir et foudre son cœur dans
l'attendrissement qui me les dicta, doit fermer le livre; il n'est pas
fait pour juger des choses de sentiment.
Précisément dans le même temps j'eus de madame d'Houdetot
une seconde visite imprévue. En l'absence de son mari , qui était
capitaine de gendarmerie , et de son amant , qui servait aussi , elle
était venue à Eaubonue, au milieu de la vallée de Montmorency, où
elle avait loue une assez jolie maison (1). Ce fut de là qu'elle vint
faire a l'Ermitage une nouvelle excursion. A ce voyage elle était à
cheval et eu homme. Quoique je n'aime point ces sortes de masca-
rades, je lus pris à l'air romanesque de celle-là, et pour cette fois ce
fut de l'amour. Comme il fut le premier et l'unique en toute ma vie,
et que ses suites le rendront à jamais mémorable et terrible à mon
souvenir, qu'il me soU permis d'entrer dans quelques détails sur cet
article.
Madame la comtesse d'Houdetot approchait de la trentaine, et n'é-
tait point belle : son visage était marqué de la petite vérole, son
teint manquait de ttnesse, elle avait la vue basse et les yeux un peu
rond»; mais elle avait l'air jeune avec tout cela, et sa physionomie,
à la lois vive et douce , était caressante. Elle avait une l'oièt de
grands cheveux noirs naluruliement bouclés qui lui descendaient au
jarret; sa taille était mignonne, et elle mettait dans tous ses mou-
vements de la gaucberie et de la giàce tout à la fois. Elle avait l'es-
prit 1res naturel et 1res agréable ; la gaîte, l'etourderie et la naïveté
s'y mariaient très heureusement; elle abondait en saillies char-
mantes qu'elle ne recherchait point, et qui lui venaient quelquefois
malgré elle. Elle avait plusieurs talents agréables , jouait du clave-
cin, dansait bien, faisait d'assez jolis vers. Pour sou caractère, il
etail aiigelique; la douceur d âme en faisait le fond ; mais, hors la
prudence et la force. Il rassemblait toutes les vertus. Elle était sur-
tout d'une telle bùrete dans le commerce, d'une telle hdélité dans
la société, que ses ennemis même u avaient pas besoin de se ca-
cher d'elle. J'entends par ses ennemis ceux ou plutôt celles qui la
baissaient; car, pour eue, elle n'avait pas un cœur qui pût hair, et
je crois que celte conformité de naturel contribua beaucoup à me
(1) Cette maison «xiste encore au dire deM. Petitain: c'est une des
stations de l'Ermitage et de la vallée de Montmorency dont le souvenir de
housseau augmente le charme. A. de ii.
passionner pour elle. Dans les confidences de la plus intime amitié,
je ne lui ai jamais ouï parler mal des absents, pas même de sa belle-
sœur. Elle ne pouvait ni déguiser ce qu'elle pensait à personne , ni
même contraindre aucun de ses sentimeiUs, et je suis persuadé
qu'elle parlait de son amant à son mari même, comme elle en par-
lait à ses amis, à ses connaissances, et à tout le inonde indifférem-
ment. Enfin, ce qui prouve sans réplique la pureté, la sincérité de
son excellent naturel , c'est qu'étant sujette aux plus énormes dis-
tractions et aux plus risibles etourderies, il lui en échappait souvent
de très imprudentes pour elle-même, mais jamais d'offensantes
pour qui que ce fût.
On l'avait mariée très jeune, et malgré elle, au comte d'Houdetot,
homme de condition , brave militaire , mais joueur, chicaneur, très
peu aimable , et qu'elle n'a jamais aimé. Elle trouva dans M. de
Saint-Lambert tous les mérites de son mari avec des qualités plus
agréables, de l'esprit, des vertus, et les plus rares talents. S'il faut
pardonner quelque chose aux mœurs du siècle , c'est sans doute UQ
pareil attachement, que sa durée épure, que ses effets houorent, et
qui ne s'est cimenté que par des vertus.
C'était Un peu par goût, à ce que j'ai pu croire, mais beaucoup
pour complaire à Saint-Lambert, qu'elle venait me voir. 11 l'y avait
exhortée , et il avait raison de croire que l'amitié qui commençait à
s'établir entre nous rendrait cette société agréable à tous les trois.
Elle savait que j'étais instruit de leurs liaisons; et, pouvant me
parler de lui sans gêne, il était naturel qu'elle se plût avec moi- Elle
vint, je la vis ; j'étais ivre d'amour sans objet; cette ivresse fascina
mes yeux, cet objet se fixa sur elle, je vis ma Julie en madame d'Hou-
detot, et bientôt je ne vis plus que madame d'Houdetot elle-même,
mais revêtue de toutes les perfections dont je venais d'orner l'idole
fictive de mon cœur. Pour m' achever, elle me parla de Saint-Lam-
bert en amante passionnée. Force contagieuse de l'amour ! en l'é-
coutant, en me sentant auprès d'elle, j'étais saisi d'un frémissement
nouveau , mais délicieux, que je n'avais éprouvé jamais auprès de
personne. Elle parlait, et je me sentais ému; je croyais ne faire que
m'intéresser à ses sentiments, quand j'en prenais de semblables;
j'avalais à longs traits la coupe empoisonnée, sans eu sentir encore
que la douceur. Enfin , sans que je m'en aperçusse et sans qu'elle
s'en aperçût, elle m'inspira pour elle-même tout ce qu'elle expri-
mait pour son amant. Helas ! ce fut bien tard , ce fut bien cruelle-
ment biùler d'une passion non moins vive que malheureuse pour
une femme dont le cœur était plein d'un autre amour.
Malgré les mouvements exlraordmaires que j'avais éprouvés au-
près d'elle, je ne m'aperçus pas d'abord de ce qui m'était arrivé : ce
ne fut qu'après son départ que, voulant penser à Julie, je fus frappé
de ne pouvoir plus penser qu'à madame d'Houdetot. Alors mes
yeux se dessillèrent; je sentis mon malheur, j'en gémis; mais je
n'en prévis pas les suites.
J'hésitai longtemps sur la manière dont je me conduirais avec
elle, comme si l'amour véritable laissait assez de raison pour suivre
des délibérations. Je n'étais pas détermine, quand elle revint me
prendre au dépourvu. Pour lors j'étais instruit. La honte, compagne
du mal, me rendit muet, tremblant devant elle; je n'osais ouvrir la
bouche ni lever les yeux; j'étais dans un trouble inexprimable, qu'il
était impossible qu'elle ne vit pas. Je pris le parti de le lui avouer,
et de lui en laisser deviner la cause : c'était la lui dire assez claire-
ment.
Si j'eusse été jeune et aimable, ou que dans la suite madame
d'Houdetot eût été faible , je blâmerais ici sa conduite; mais, tout
cela n'étant pas , je ne puis que l'applaudir et l'admirer. Le parti
qu'elle prit était également celui de la générosité et de la pru-
dence. Elle ne pouvait s'éloigner brusquement de moi sans en dire
la cause à Saint-Lambert, qui l'avait lui-même engagée à me voir;
c'était exposer deux anus a une rupture, et peut-être à un éclat
qu'elle devait éviter. Elle avait pour moi de l'estime et de la bien-
veillauce. Elle eut pitié de ma folie ; sans la flatter elle la plaignit,
et tâcha de m'en guérir. Elle était bien aise de conserver a son
amant et à elle-même un ami dont elle faisait cas : elle ne me par-
lait de rien avec plus de plaisir que de l'intime et douce société que
nous pouvions former entre nous tiois, quand je serais devenu rai-
sonnable; elle ne se bornait pas toujours à ces exhortations ami-
cales, et ne m'épargnait pas au besoin leS reproches plus durs que
j'avais bien mérités.
Je me les épargnais encore moins moi-même : sitôt que je fus
seul, je revins à moi; j'étais plus caune après avoir parle : l'amour
connu de celle qui l'inspire en devient jilus supportable. La force
avec laquelle je me reprochai le mien m'eu eut dû guenr, si la
chose eut été possible. Quels puissants mutil's n'appelai-je point à
mon aide pour l'étouffer! Mes mœurs, mes sentiments, mes prin-
cipes, la honte, l'inltdelite , le crime, l'abus d'un dépôt confie par
l'amitie, le ridicule enfin de brûler à mon âge de la passion la plus
extravagante pour un objet dont le cœur préoccupé ne pouvait ni
me rendre aucun retour, ni me laisser aucun espoir, passion , de
plus, qui, loin d'avoir rien a gagner par la constance, devenait
moins soutfrable de jour en jour.
Qui croirait que celte dernière considération , qui devait ajouter
LES CONFESSIONS.
101
(In poids à tontes les autres, fut celle qui les éluda? Quel scrupule,
peiisai-JH, puis-je me faire d'une folie nuisible à moi seul ? Snis-je
donc un jeune cavalier fort à craindre pour madame d'Houdetot? ne
diiail-on pas, ii mes présomptueux remords, que mon équipage, ma
galanterie , mon air, vont la séduire ? Eh ! pauvre Jean-Jacques,
aime à ton aise en toute sûreté de conscience, et ne crains pas que
tes soupirs nuisent à Saint-I-aniberl.
On a vu que jamais je ne fus avantageux , ni(''me dans ma jeu-
nesse. Cette mode>te façon de penser était dans mon tour d'esprit;
clic llaltaitma passion f c'en fut assez pour m'y livrer sans réserve,
et rire même de l'inifiertinent scrupule que je croyais m'èlre fait
par vanité plus que par raison. Grande leçon iiour les âmes honnê-
tes, que le vice n'attaque jamais à découvert, mais qu'il trouve le
moyen de surprendre en se masquant toujours de quelque sophisme,
et souvent de quelque verlu.
fioupalile sans remords, ji: le fus bientôt sans mesure ; et, de
gràre, qu'on voie comment ma passion suivit la trace de mon na-
turel pniir m'entraîner enfin dans l'abîme. D'abord elle prit un air
humble pour me rassurer ; et puis, pour me rendre entreprenant,
elle poussa cette humilité jusqu'à la défiance. Madame d'Houdetot,
sans cesser de me rappeler à mon devoir, à la raison, sans jamais
flatter un moment ma folie, me traitait au reste av(!c la plus grande
douceur et prit avec moi le ton de l'amitié la |ilus tendre. Cette
amitié m'eût suffi, je le proteste, si je l'avais crue sincère; mais,
la trouvant trop vive pour être vraie, n'allai-je pas nie fourrer
dans la tète que l'amour désormais, si peu convenable à mon âge
et à ma parure, m'avait avili aux yeux do madame d'Houdetot,
q\io cette jeune folle ne voulait que se divertir de moi et de mes
douceurs surannées; qu'elle eu avait fait confidence à Saint-Lam-
bert, et que, l'indignation de mon infidélité ayant fait entrer
son amant dans ses vues, ils s'entendaient tous les deux pour
achever de me faire tourner la tète et me porsiffler ? Cette bêtise, qui
m'avait fait extravaguer à vingt-six ans ;ni|irrs ilc madame de Lar-
nage, que je ne conimissais pas, m'eût i ir p.irdniiiiable à quarante-
cinq auprès de mailanie d'Houdetot, si j'i \i~m' i;,Miijré qu'elle et sçn
amant étaient trop honnêtes gens l'un et l'autre pour se faire un
aussi barbare amusement.
Madame d'Houdetot continuait à me faire des visites que je ne
tardai pas à lui rendre. Elle aimait à marcher, ainsi que moi :
nous faisions delongucspromenadesdansun pays enchanté. Content
d'aimer et de l'oser dire, j'aurais été dans la plus douce situation
si mon extravagance n'eneiit détruit tout le charme. Elle ne coni-
jirit rien d'abord à la sotte humeur avec laquelle je recevais ses
caresses: mais mon cœur, incapable de savoir jamais rien cacher
de ce (|ui s'y passe, ne lui laissa pas longtemps ignorer mes soup-
çons; elle en voulut rire: cet expédient ne réussit pas; des trans-
ports de rage en auraient été l'effet. Elle changea de ton. Sa com-
patissante douceur fut invincible. Elle me fit des reproches qui me
pénétrèrent ; elle me témoigna , sur mes injustes craintes, des
inquiétudes dont j'abusai. J'exigeai des preuves qu'elle ne se mo-
quait pas de moi. Elle vit qu'il n'y avait nul autre moyen de me
rassurer. Je devins pressant : le pas était délicat. Il est étonnant,
il est unique peut-être, qu'une femme, ayant pu venir ju.squ'à
marchander, s'en soit tirée à si bon compte. Elle ne me refusa
rien de ce que la plus tondre amilié pouvait accorder; elle ne m'ac-
corda rien qui pût la rendre infidèle: et j'eus l'humiliation de voir
que l'embrasement dont ses légères faveurs allumaient mes sens
n'en porta jamais aux siens la moindre étincelle.
J'ai dit i|iieli|iie part qu'il ne faut rien accorder aux sens quand
on v(uit leur refuser quelque chose. Pour connaître combien cette
maxime se trouva fausse avec madame d'Houdetot, et combien elle
eut raison décompter sur elle-même, il faudrait entrer dans le dé-
tail de nos longs et fréquents lêtc-à-tête, et les suivre, dans toute
leur vivacité durant quatre mois que nous passâmes ensemble dans
une intimité pres(iuc sans exemple entre deux umis de différents
sexes, qui se renferment dans les bornes doiit nous ne sortîmes
jamais. Ah! si j'avais tardé si longtemps à sentir le véritablt! amiuir,
(in'alorsmoncœur et mes sens lui payèrent bien l'arrérage ! et quels
sont donc les transports qu'on doit éprouver près d'un objet aimé
qui nous aime, si même un amour no/O partagé peut en inspirer de
pareils? ,
Mais j'ai tort de dire un amour rfon partagé; le mien l'était en
quelque sorte; il était égal des deux côtés, quoiqu'il ne fût pas ré-
ciproque. Nous étions ivres ("l'amour l'un et l'autre; elle pour son
amant, moi pour elle; mi", soupirs, nos délicieuses larmes se con-
fondaieui. Tendres conr,(iciits l'un de l'autre, nos sentiments
avaient tant de rappor'., qu'il était impossible qu'ils ne se mêlas-
sent pas (Ml quelque, chose; et toutefois, au milieu de cette dan-
gereuse ivri^sse, jaiTiais elle ne s'est oubliée un moment ; et moi je
proteste, je jure à lu face du ciel, que, si quelquefois, égaré par mes
si'.ns, j'ai tenté de la rendre infidèle, jamais je ne l'ai véritablement
désiré. I.a vehéiujnce de ma passion la coiilriiait par elle-même.
Le devoir dis privations avait exalté ukui àme. L'celal de toutes
les vertus (iruait ;i, mes yeux l'idole de mon cieur ; en siuiiller la
diviue image eùl (été rauéanlir. J'aurais pu comiuellre le crime ;
il a cent fois été commis dans mon cftur : mais avilir ma S >phie !
ah ! cela.se pouvait-il jamais! non, non, je le lui ai cent fois-dit
à elle-même ; eussé-je été le maître de me satisfaire, sa propre ''o
lonté l'eiit-elle mise à ma discrétion, horsquelques courts rnomenU
de délire, j'aurais refusé d'être heureux à ce prix. Je l'aimais trop
pour vouloir la po.sséder.
H y a près dune lieue de l'Ermitage à Eaubonne ; dans mes fré-
quents voyages, il m'est arrivé quelquefois d'y coucher; un .soir,
après avoir soupe tèt(;-à-tôle, nous allànie'S n(jus promener au jar-
din, par un très beau clair de lune. Au fonJ de ce jardin était un
a^S'z grand taillis par où nous fûmes chercher un joli bosquet,
orné (l'une cascade dont je lui avais donné l'idée, et qu'elle avait
fait exécuter. Souvenir immortel d'innocence il de jouissance! Ce
fut dans ce bosquet qu'a.ssis avec elle sur un banc de gazon, sous
un acacia tout chargé de tleurs, je trouvai, pour rendre les mou-
vements de mon cœur, un langage vraiment di^ne d'eux (1)- Ce
fut la première et l'unique fois de ma vie, mais je fus sublime, si
l'on peut nommer ainsi tout ce que l'amour le plus tendre et le
plus ardent peut porter d'aimable et de séduisant dans un cœur
d'homme. Que d'enivrantes larmes je versai sur .ses genoux! que
je lui eu fis verser malgré elle ! Enfin, dans un transport involon-
taire elle s'écria: Non, jamais homme ne fut si aimable, et jamais
amant n'aima comme vous ! Mais votre ami Saint-Lambert nous
écoute ; et mon cœur ne saurait aimer deux fois. Je me tus en sou-
[lirant; je l'embrassai... ; quel embrassement ! Mais ce fut tout. H
y avait six mois qu'elle vivait seule, c'est-à-dire loin de son amant
et de son mari ; il y en avait trois que je la voyais presque tous
les jours, et toujours l'amour en tiers entre elle et moi. .Nous avions
soupe tête-à-tête, nous étions seuls, dans un bosquet, au clair de
la lune; et, après deux heures de l'entretien le plus vif et le plus
tendre, elle sortit, au milieu de la nuit, de ce bosquet, et des bras
de son ami, aussi intacte, aussi pure de corps et de cœur qu'elle y
était entrée. Lecteur, pesez toutes ces circonstances j je n'ajoute-
rai rien de plus.
Et qu'on n'aille pas s'imaginer qu'ici mes sens me laissaient
tranquille, comme auprès de TliTèse et de maman. Je l'ai déjà dit,
c'était de l'amour cette fois, et l'amour dans toute son énergie et
dans tontes ses fureurs. Je ne décrirai ni les agitations, ni les fré-
missements, ni l(!s palpitations, ni les mouvements convulsifs, ni
les défaillances de cœur que j'éprouvais continuellement, on en
pourra juger par l'cliet que sa seule image faisait sur moi. J'ai dit
qu'il y avait loin de l'Ermitage à Eaubonne : je passais par les co-
teaux d'Audilly, qui sont charmants. Je rêvais, eu marchant, à
celle que j'allais voir, à l'accueil caressant qu'elle me ferait, au
baiser qui m'attendait à mon arrivée. Ce seul baiser, ce baiser
funeste, avant même de le recevoir, m'embrasait le sang à telle
point, que ma tète se troublait; un éblouissement m'aveuglait,
mes genoux tremblants ne pouvaient me soutenir, j'étais force de
m'arrêter, de m'asseoir ; toute ma machine était dans un désordre
inconcevable ; j'étais prêta m'évanouir. Instruit du danger, je tâ-
chais, en partant, de me distraire et de penser à autre chose. Je
n'avais pas fait vingt pas que les mêmes souvenirs et les mêmes ac-
cidents qui en étaient la suite revenaient m'assaillir sans qu il me
fût possible de m'en délivrer, et, de quelque façon que je m'y sois
pu prendre, je ne crois pas qu'il me soit jamais arrivé de faire seul
ce trajet impunément. J'arrivais à Eaubonne faible, épuisé, rendu,
me soutenant à peine. A l'instant que je la voyais tout était ré-
paré; je ne sentais plus auprès d'elle que l'imiiortunite d'une vi-
gueur inépuisable et toujours inutile. Il y avait sur ma roule, à la
vue d'Eaubonnc, une terrasse ag:réable, appelée le mont Olympe,
où nous nous rendions quelquefois, chacun (le notre côté. J'arrivais
le premier, j'étais fait pour l'attendre : mais que cette attente me
coulait cher! Pour me distraire, j'essayais d'écrire avec mon crayon
des billets que j'aurais pu tracer du plus pur de mon sang: je n'en
ai jamais pu achever un qui fût lisible. Quand e'ie en trouvait quel-
qu'un dans la niche dont nous étions convenus, elle n'y pouvait
voir autre chose que l'état vraiment déplorable où j'étais en l'é-
crivant. Cet état, et surtout sa durée pendant trois mois d'irrita-
tion continuelle et de privation, me jeta dans un ipuisement dont
je n'ai pu me tirer de plusieurs années, et finit par me donner
une descente que j'emporterai ou qui m'emportera au tombeau.
Telle a été la seule jouissance amoureuse de l'homme du tempéra-
ment le plus combustible , mais le plus timide en même temps, que
peut-être la nature ait jamais produit. Tels ont été les derniers
beaux jours qui m'aient été comptés sur la terre: ici commence
le long tissu des malheurs de ma vie, où l'on verra peu d'iuterrup-
tion.
On a vu dans tout le cours de ma vie que mon cœur, transparent
comme lecristal, n'a jamais su cacher, durant une minute entière,
un senlimenl un peu vif qui s'y fût réfugié. Qu'on juge s'il nie fut
possible de cacher lon.;teinps mon amour pour madame d'Houdetot.
Notre intimité frappait tous les yeux, nous n'y mettions ni secret
(1) Le bosouel, la cascade et l'acacia sont religieusement conservés.
^ ' A. dtf B.
102
LES VEILLÉES LITTÉRAIRES ILLUSTREES.
ni myiitér.'; plie n'était pas He ?iatiire en avoir besoin ; et, comme
niadaiiK." d'Houdetot avait pour moi ramilié la plus tendre, qu'elle
ne se reprochait point; que j'avais pour elle une estime dont personne
ne connaissait mieux que moi la justice; elle, franche, distraite,
étourdie; moi, vrai, maladroit, fier, impatient, emporté, nous don-
nions encore sur nous, dans notre trompeuse sécurité, beaucoup
plus de prise que nous n'aurions fait si nous eussions été coupa-
bles. Nous allions l'un et l'autre à la Chevrette ; nous nous y trou-
vions souvent ensemble, quelquefois même par rendez- vous. Nous
y vivions à notre ordinaire, nous promenant tous les jours tète-à-
tète eu i)arlant de nos amours, de nos devoirs, de notre ami, de
nos innoienls projets, dans le parc, vis-à-vis l'appartement de ma-
dame d'E|iinay, sous ses fenêtres, d'où, ne cessant de nous exami-
ner et se croyant bravée^ elle assouvissait son cœur par ses yeux
de rage et d indignation.
Les femmes on t toutes l'art de cacher leur fureur quand elle est vive ;
madame d'Epinay, violente mais jéfléchie, possède surtout cet art
éminemment. Elle feignit de ne rien voir, de ne rien soupçonner; et,
dans le même temps qu'elle redoublait avec moi- d'atienlions, de
soins, et presque d'agaceries, elle affectait d'accabler sa belle-sœur
de procédés malhonnêtes, et de marques d'un dédain qu'elle sem-
blait vouloir me comnmniquer. Ou juge bien qu'elle ne réussissait
pas; mais j'étais au supplice. Déchire de sentiments contraires en
même temps que j'étais touché de ses caresses, j'avais peine à con-
tenir ma colère quand je la voyais manquer à madame d'Houdetot.
La douceur angelique de celle-ci lui faisait tout endurer sans se
plaindre, et même sans lui en savoir plus mauvais gré. Elle était
d'ailleurs souvent si distraite, et toujours si peu sensible à ces cboses-
là, que la moitié du temps elle no s'en apercevait pas.
J'étais si préoccupé de ma passion, que, ne voyant rien que So-
phie (c'était un des noms de madamed Houdetul), je ne remarquais
pas même que j'étais devenu la fable de toute la maison et des sur-
venants. Le baron d'Holbucli, qui n'était jamais venu que je sache à
la Chevrette, fut au no,nibre de ces derniers. Si j'eusse été aussi dé-
fiant que je le suis devenu dans la suite, j'aurais fort soupçonné
madame d'Epinay d'avoir arrangé ce voyage, poui lui donner l'amu-
sanl cadeau de voir le citoyen amoureux ; mais j'étais alors si bête
que je ne voyais pas rnème ce qui crevait les yeux à tout le monde.
Toute ma stupidité ne m'empêcha pas de trouver au baron l'air plus
content, plus jovial qu'à son ordinaire. Au lieu de me regarder
noir, selon sa coutume, il me lâchait cent pro|)os goguenards aux-
quels je ne comprenais rien. J'ouvrais de grands yeux sans rien ré-
pondie; madame d Epinay se tenait les côtés de rire; je ne savais
sur quelle herbe ils avalent marché. Comme rien ne passait encore
les bornes de la plaisanterie, tout ce que j'aurais eu de mieux à
faire, si je m'en étais aperçu, eût été de m'y pièter. Mais il est vrai
qu'à travers la railleuse gaité du baron l'un voyait briller dans ses
yeux une maligne joie, qui m'eût peut-être inquiété, si je l'eusse
aussi bien remarquée alors que je me la rappelai dans la suite.
Un Jour que j'allai voii madame d'Houdetot à Eaubonne, au re-
tour d'un de ses voyages de Paris, je la trouvai triste, et je vis qu'elle
avait |ileuré. Je fus obligé de me contraindre, parce que madame
de Blainville, sœur de son mari, était là; mais, sitôt que je pus
trouver un moment, je lui marquai mon inquiétude. Ali ! me dit-
elle en soupirant, je crains bien que vos folies ne me coûtent le repos
de mes jours 1 Saint-Lambert est instruit, et mal instruit. 11 me
rend justice ; mais il a de l'humeur, dont, qui pis est, il me cache
une partie. Heureusement je ne lui ai rien tû de nos liaisons, qui
s étaient faites sous ses auspices. Mes lettres eiaiciîi pleines de vous
ainsi que mon cœur; je ne lui ai caché que votre amour insensé,
dout j'espérais vous guérir, et dont, sans m'en parler, je vois qu'il
me fait un crime. On nous a desservis; l'on m'a lait tort; mais n'im-
porte. Uu rompiius tout- à-fait, ou soyez tel que vous devez être. Je
ne veux plus rien avoir à cacher à mon amant.
Ce lut la le preuiier moment où je lus sensible à la honte de me
■voir humilié par le sentiment de ma faute, devant une jeune femme
dont j'aurais dû être le Mentor. L'indignation que j'en ressentis
coiitie nioi-urèiue eût peut-être sutfi pour surmonter ma faiblesse,
SI la tendre cùmpassion que m'en inspirait la victime n'eût encore
amolli mou cœur. Hélas! était-ce le moment de pouvoir l'endurcir
lorsqu'il était inonde par des larmesqui lepéiiétraientde toutes parts !
Cet atiendiissement se changea bientôt en colère contre les vils
délateurs qui n'avaient vu que le mal d'un sentiment criminel,
mais involontaire, sans croire, sans imaginer même lasinceie hon-
nêteté de cœur qui le rathetait. Nous ne reslàuies pas longtemps en
doute sur la main d'où parlait le couj).
Nous savions l'un et l'autre que madame d'Ei)inay était en com-
merce de lettres avec Saint-Lambert. Ce u'elait pas le premier orage
qu'elle avait suscite à madame d'Houdetot, dont elle avait lait mille
ctlurls pour le détacher, et que les succès passagers de quelques-uns
de ces ellorts faisaient trembler pour la suite. D'ailleurs Grimm,
qui, ce me tcuible, avait suivi M. de Castries à l'année, était en
\Vtstplialie aussi bien que Saint-Lambert; ils se voyaient quelque-
lois. Cnnim avuit l'ait près de madame d'Houdetot quelques lenia-
Vives qui n'avaient pas réussi. Grimm, très piqué, cessa tout-à-fait
de la- voir. Qu'on juge du sang-froid avec lequel, modeste comme
on fait cju'il l'est, il lui supposait des préférences pour un homme
plus âgé que lui, et dont lui, Grimm, depuis qu'il fréquentait les
grands, ne parlait plus que comme de son protégé.
Mes soupçons sur madame d'Epinay se changèrent en certitude
quand j'appris ce qui s'était passé chez moi. Quand j'étais à laChe-
vrette, Thérèse y venait souvent, soit pour me rendre des soins né-
cessaires à ma mauvaise santé, soit pour m'apporter mes lettres.
Madame d'Epinay lui avait demandé si nous ne nous écrivions pas,
madame d'Houdetot et moi. Sur son aveu, madame d'Epinay la
pressa de lui remettre les lettres de madame d'Houdetot, l'assurant
qu'elle les recachèterait si bien qu'il n'y paraîtrait pas. Thérèse, sans
montrer combien cette projiosition la scandalisait, et même sans
m'averlir, se contenta de mieux cacher les lettres qu'elle m'appor-
tait: précaution très heureuse; car madame d'Epinay la faisait
guetter a son arrivée: et, l'attendant au pa.ssage, poussa plusieurs
fois l'audace jusqu'à chercher dans sa bavette. iÉlle fit plus: s'étaut
un jour invitée à venir avec M. de Margency dîner à l'Ermitage pour
la première fois depuis que j'y demeurais, elle prit le temps que je
me promenais avec Margency, pour entrer dans mon cabinet avec
la mère et la fille, et les presser de lui montrer les lettres de madame
d'Houdetot. Si la mère eût su où elles étaient, les lettres étaient
livrées; mais heureusement la fille seule le savait, et nia que j'sQ
eusse conservé aucune. Mensonge assurément plein de fidélité, de
générosité, d'honnêteté, tandis que la vérité n'eût été qu'une per-
fidie. Madame d'Epinay, voyant qu'elle ne pouvait la séduire, s'ef-
força de l'irriter par la jalousie, en lui reprochant sa facilité et son
aveuglement. Comment pouvez-vous, lui dit-elle, ne pas voir qu'ils
ont entre eux un commerce criminel? Si, malgré tout ce qui frappe
vos yeux, vous avez besoin d'autres preuves, prêtez-vous donc à ce
qu'il faut faire pour les avoir ; vous dites qu'il déchire les lettres de
madame d'Houdetot aussitôt qu'il les a lues. Eh bien, recueillez
avec soin les |iièces, et donnez-les-moi ; je me charge de les rassem-
bler. Telles étaient les leçons que mon amie donnait à ma com-
pagne.
Thérèse eut la discrétion de me taire assez longtemps toutes ces
tentatives ; mais, voyant mes perplexités, elle se crut obligée à me
tout dire, afin que, sachant à qui j'avais affaire, je prisse mes me-
sures pour me garantir des trahisons qu'on me préparait. Mon in-
dignation, ma fureur ne peut se décrire. Au lieu de dissimuler avec
madame d'Epinay à son exemple, et d'user de contre-ruses, je me
livrai sans mesure à l'impétuosité de mon naturel ; et, avec mon
étourderie ordinaire, j'éclatai tout ouvertement. On peut juger de
mon imprudence par les lettres suivantes, qui montrent suffisam-
ment la manière de procéder de l'un et de l'autre en cette occasion.
BILLET DE MADAME d'epinav (lîasse A, n''44).
« Pourquoi donc ne vous vois-je pas, mon cher ami ? Je suis
inquiète de vous. Vous m'avez tant promis de ne faire qu'aller et
venir de l'Ermitage ici ! Sur cela je vous ai laissé libre ; et point du
tout, vous lai.-sez passer huit jours. Si on ne m'avait pas dit que
vous étiez en bonne santé, je vous croirais malade. Je vous atten-
dais avant-hier ou hier, et je ne vous vois point arriver. Mon Dieu,
qu'avez-vous donc? 'Vous n'avez point d'alïaires : vous n'avez pas
non plus de chagrins ; car je me flatte que vous seriez venu sur-
le-champ inc les confier. Vous êtes donc malade ! tirez-moi d'in-
quiétude bien vite, je vous en prie, .\dieu, mon cher ami : que cet
adieu me donne un bonjour de vous. »
Ce mercredi matin.
« Je ne puis rien vous dire encore, j'attends d'être mieux ins-
truit, et je le serai tôt ou tard. Eu attendant, soyez sûre que l'in-
nocence accusée trouvera un défenseur assez ardent pour donner
quelque repentir aux calomniateurs, quels qu'ils soient. »
SliCOND BILLET DE LA MEME (llaSSe A, U" 45).
« Sdvez-vous que cette lettre m'effraie? Qu'est-ce qu'elle veut donc
dire? Je l'ai relue plus de vingt .cinq fois. En vérité, je n'y com-
prends rien. Je vois seulement que vous êtes inquiet et tourmenté,
et que vous attendez que vous ne le soyez plus pour m'en parler.
Mon cher ami, est-ce là ce dont nous étions convenus? qu'est donc
devenue cette amitié, cette confiance? ei coninienl l'ai-je perdus?
Est-ce contre moi ou pour moi que vous éi')S lâché? Quoi qu'il en
soit, venez dès ce soir, je vous en conjure, sO!ivenez-vous que vous
m'avez promis, il n'y a pas huit jours, de ne rien garder sur le
cœur, et de me parler sur-le-champ. Mon cher aiiii,je vis dans cette
confiance... Tenez, je viens encore de lire votre lettre ; je n'y conçois
pas davantage, mais elle me lait trembler. 11 nn-î semble que vous
êtes cruellement agité. Je voudrais vous calmer; mais comme
j'ignore le sujet de vos inquiétudes, je ne sais quovous dire, sinon
que me voilà tout aussi malheureuse que vous, jutquà ce que je
LES CONFESSIONS.
103
vous nii^ VII. Si vous n'fttnspas iri ce sniriVsix hft\ires, je pars flpmain
pour lErmitajïfi.niiolqiifi tfimps q\i'il fassp, nt 'lan^ qn^InuP état que
jo sois; car je no saurais tenir à rette inf(iii(''tii(l'>. Ronjoiir, mon
rhnr bon ami. A tnnt hasard, je risque de. vous rlire, sans savoir si
vous en avez besoin on non. Me làeher fie prendre garde et d'amMer
les progrès que fait l'inquiétude dans la solitude. Une mouche
devient monstre, je l'ai souvent ép-'ouvé. »
Ce mercredi soir.
« .le ne puis ni vous aller voir, ni recevoir votre visite, tant que
durera l'inquiétude où je suis. I,a eonfi.inee dont vous parlez n'est
])liis, et il ne sera pas aisé de la retrouver. .le ne vois à présent
dans voire empressement que le désir de tirer des aveux d'antrni
quelque avantage qui convienne :i vos vues; et mon ereur, si nrompt
h s'épancher dans un cœur qui s'ouvre pour le recevoir, se ferme k
]:\ ruse et :"i la finesse. Je reconnais votre adresse ordinaire dans la
difficuUi» que vous trouvez ;'i comprendre mon billet. Me crovez-vons
assez dupe nou.r penser nue vous ne l'ayez nas compris ? Non ; mais
•je saurai vaincre vos snlilililés h force di' franchise. Je vais m'e\-
jilioiii'^r plus clairement, afin que vous m'entendiez encore moins.
« Deux amants bien unis et dignes de s'aimer me sont chers : je
m'attends bien que vous ne saurez pas qui je veux dire, à moins
que je ne vous les nomme. Je présume qu'on a tenté de les désunir,
et que c'est de moi qu'on s'est servi pour donner de la jalousie k l'un
des deux. Le choix n'est pas fort adroit, mais il a paru commode à
la méchanceté : et cette méchanceté, c'est vous que j'en soupçonne.
J'espère que ceci devient p'us clair.
« Ainsi donc la femme nue j'estime le pbis aurait de mon su l'in-
famie de partager son cœur et sa personne entre deux amants, et
moi celle d'être un de ces deux lâches! Si je savais qu'un seul
moment de la vie vous eussiez pu penser ainsi d'elle et de moi, je
vous haïrais jusqu'à la mort. Mais c'est de l'avoir dit, et non de
l'avoir cru, que je vous taxe. Je ne comprends pas en pareil cas
auquel c'est des trois quevous avez vo\ilu nuire ; mais si vous aimez
le repos, craignez d'avoir eu le malheur de réussir. Je n'ai caché
ni à vous ni à elle tout le mal que je pense de certaines liaisons ;
mais je veux qu'elles finissent par un moyen aussi honnête que sa
cause, et (]u'uu amour illégitime se change en une éternelle amitié.
Moi qui ne fis jamais de mal à personne, servirais-je innocemment
il en faire à mes amis? Non, je ne vous le pardonnerais jamais,
je deviendrais votre irréconciliable ennemi. Vos secrets seuls seraient
toujours respectés, car je ne serai jamais un homme sans foi.
< Je n'imagine pas que les perplexités où je suis puissent durer
bien longtemps. Je ne tarderai pas à savoir si je me suis trompé.
Alors l'aurai peut-être de grands torts à réparer, et je n'aurai rien
faiteii ma vie de si bon creur. Mais savez-vons comment je rachè-
terai mes fautes durant le peu de temps qui me reste à passer près
de vous? En faisant ce que nul autre ne fera que moi ; en vous di-
sant franchement ce qu'on pense de vous dans le monde, et les
brèches que vous avez à réparer dans votre réputation. Malgré tous
les prétendus amis qui vous entourent, quand vous m'aurez vu par-
tir, vous pourrez dire adieu à la vérité; vous ne trouverez plus per-
.sonne qui vous la dise. «
TROISIÈME BILLET DE LA MÊME (lia.SSe A, n° 16).
« Je n'entendais pas votre lettre de ce matin : je vous l'ai dit,
parce que cela était. J'entends celle de ce soir : n'ayez pas peur
que j'y réponde jamais; je suis trop pressée de l'oublier, et, quoique
\ous me fassiez pitié, je n'ai pu me défendre de l'amertume dont
elle me remjilit lame. Moi ! user de ruses, de finesses avec vous!
moi, accusée de la plus noire des infamies! Adieu, je regrette que
vous ayez la adieu, je ne sais ce que je dis adieu ; je serai
bien pressée de vous pardonner. Vous viendrez quand vous vou-
drez; vous serez reçu mieux que ne l'exigeraient vos soupçons. Dis-
pensez-vous seulement de vous mettre en peine de ma réputation.
Peu m'importe celle qu'on me donne. Ma conduite est bonne, et
cela me.'iiffit. Au surplus, j'ignorais absolument ce qui est arrivé
aux deux personnes qui me sont aussi chères qu'à vous. »
Cette dernière lettre me tira d'un terrible embarras, et me plon-
gea dans un autre qui n'était guère moindre. Quoique toutes ces let-
tres et réponses fussent allées cl venues dans l'espace d'un j..uravcc
une extrême rapidité, cet intervalle avait suffi pour en meitie entre
nu;s traus|iorls de fureur, et pour me laisser rétbichir sur l'éuormité
de luoii imprudence. Madame iriloiidelot ne m'avait rien tant re-
CdUiiii.indé (juc de rester tran(|uill(', de lui lais.ser le .soin de .«e tirer
seule de cette ad'aire, et d'éviter, surtout dans le moment même,
toute rupture et tout éclat; et moi, par les insultes les plus ouvertes
elles plus atroces, j'allais achever de porter la rage dans le cœur
d'une femme qui n'y était déjà que trop disposée. Je ne devais natu-
rellement attendre de sa part qu'une ré|ionse si fière.si dédaigneuse,
SI méprisante, que je n'aurais pu, sans la plus indigne lâcheté,
m'ahstenirde quitter sa maison snr-le-chamo. Heureusement, ptii»
adroite encore que je n'étais emporté, elle évita, par le tour de sa
réponse, de me réduire à celte extrémité. Mais il fallait ou sortir oii
l'aller voir sur-le-champ; l'alternative était inévitable. Je nri'^ der-
nier parti, fort embarrassé de ma contenance dans l'explicali.m que
je prévoyais. Car comment m'en tirer sans compromettre ni madame
dHoudetot. ni Thérèse? et malheur à celle que j'aurais nommée' U
n'v avait rien que la vengeance d'une femme implacable et intri-
gante ne me fît craindre pour celle qui en serait l'objet. C'était
pour prévenir ce malheur que je n'avais parlé que de soupçons dans
mes lettres, afin d'être dispensé d'énoncer mes preuves. Il est vrai
que cela rendait mes emportements plus Inexcusatiles. nuls simples
.soupçons ne pouvant m'autoriser ^ traiter ime femme, et surtout
une amie, comme je venais de traiter madame d'F,(>inay. Mais ici
commence la grande et noble tâche que j'ai dignement remplie.
d'expier mes fautes et mes faiblesses cachées en me chargoant du
blâme de fautes plus graves dont j'étais incapable et que je ne com-
mis jamais. . . ....•.,
.le n'eus pas à soutenir la prise que | avais redoutée, et | en fus
quitte pour la peur. A mon .abord, madame d'Epinav me sauta au
cou en fondant en larmes. Cet accueil inattendu, et de la part d'une
ancienne amie, m'émut puissamment; je pleurai beaucoup aussi.
,Ie lui dis quelques mots qui n'avaient pas grand sens; elle m'en
dit quelques-uns qui en avaient encore moins, et tout finit là. On
avait '^ervi ; nous allâmes à table, où, dans l'attente de l'explication
que jo croyais remise après le souper, ie fis mauvaise figure; car je
siiistellement subjugué par la moindre inquiétude qui m'occupe,
que je ne la saurais cacher aux moins clairvovanls. Mon air em-
barrassé devait lui donner du courage; cependant elle ne risqua
point l'aventure : il n'v eut pas plus d'explication anrès le souper
qu'avant. Il n'y en eut pas plus le lendemain, et nos silencieux tète-
à-tête ne furent remplis que de choses indifTérentes, ou de quel-
ques propos honnêtes de ma part, par lesquels, lui témoignant ne
pouvoir encore rien prononcer sur le fondement de mes soupçons,
je lui protestais avec bien de la vérité que, s'ils se trouvaient mal
fondés ma vie entière serait employée à réparer leur injustice. Elle
ne marqua pas la moindre curiosité de savoir précisément quels
étaient ces soupçons, ni comment ils m'étaient venus : et tout notre
raccommodement, tant de sa part que de la mienne, consista dans
l'embrassement du premier abord. Puisqu'elle était seule otren.see,
au moins dans la forme, il me parut que ce n'était pas à moi de
chercher un éclaircissement qu'elle ne cherchait pas elle-même, et
je m'en retournai comme j'étais venu. Continuant au reste à vivre
avec elle comme auparavant, j'oubliai bientôt presque entièrement
celte querelle, et je crus bêtement qu'elle l'oubliait de même, parce
qu'elle paraissait ne s'en plus souvenir. . , , •
Ce ne fut pas là, comme on verra bientôt, le seul chagrin que
m'attira ma faiblesse; mais j'en avais d'autres non moins sensibles
que je ne m'étais point attirés, et qui n'avaient pour toute cause que
le désir de m'arracher de ma solitude (t) à force de m'y tourmenter.
Ceux-ci me venaient de la part de Diderot et des Holbachiens. De-
puis mon établissement à l'Ermitage, Diderot n'avait cessé de m'y
barceW soit par lui-même, soit par Deleyre ; et je vis bientôt, aux
plaisanteries de celui-ci sur mes courses boscaresqnes avec quel plai-
sir ils avaient travesti l'ermite en galant berger. Mus i\ n'éUit pas
question de cela dans mes prises avec Diderot ; elles avaient des
causes plus graves. Après la publication du Fils naturel, il m eo
avait envoyé un exemplaire que j'avais lu avec l'inturêl et l'atten-
tinn qu'on donne aux ouvrages d'un ami. En lisant 1 espèce de poé-
tique en dialogue qu'il y a jointe, je fus surpris et même un peu
coritristé d'v trouver, parmi plusieurs choses désobligeantes, mais
tolérables contre les solitaires, cette âpre eldnre sentence, sans au-
cun adoucissement : Il n'i/ n 711c !<• méchant qui soil seul. Celle sen-
tence est équivoque, ce me semble, et présente deux sens : 1 un très
vrai l'autre très faux, puisqu'il est même de toute impossibihie qu'un
homme seul et qui veut être seul, puisse et veuille nuire a personne.
La sentence eu el'e-même exigeait donc une inlerprelalion ; elle
l'exi^^eait bien plus, ce me semble, de la p:.--! d'un auteur qui, lors-
qu'irimprimait cette sentence, avait un ami retire depuis six mois
dans une solitude. U me paraissait également malhonnête et cho-
quant ou d'avoir oublié en la publianlqu'il avait un ami solitaire,
ou s'il s'en était souvenu, de n'avoir pas fait, du moins en maxime
"énérale Ihonorable et juste exception qu'il devait non-seulement
a cet ami mais à tant dosages respectés, qui, dans tous les temps,
ont cherché le calme et la paix dans la retraite, et dont, pour la
première fois depuis que le monde existe, un ecnv.im s'avise, avec
un Irait de plume, de faire indistinctement autant de sceleraU.
J'aimais tendrement Diderot, je l'otimais sincèreiuenl, et je
comptais avec une enlière confiance sur les mêmes seulimenU de sa
l\) C'est-à-diiv d'en arracher la vieille, dont on .avait besoin pour ar-
ran.4rle^ complot. Il est étonnant que, duranl ce long orage, nia stu-
pido confiance m'ait empêché de comprendre que ce n était point moi,
mais elle qu'on voulait ravoir i Pans. (Celle note ncst point dans I9
manuscrit autographe.)
104
LES VEILLEES LITTÉRAIRES ILLUSTRÉES.
part. Mais excédé de smi infatifrable olistination à me contrarier
éterneilement sur mes soûls, mes penchants, ma manière de vivre,
sur tout ce qui ne regardait que moi seul ; révolté de voir un homme
plus jeune que moi vouloir à toute force me gouverner malgré moi
comme un enfant ; rebuté de sa facilité à promettre et de sa négli-
ffpnce à tenir; ennuvé de tant de rendez-vous donnés et manques
de sa part, et de sa fantaisie d'en donner toujours de nouveaux pour
y manquer derechef; gêné de l'attendre inutilement trois ou quatre
fois par mois les jours marqués par lui-même, et de dîner seul le
soir après être allé au-devant de lui jusqu'à Saint-Denis, et l'avoir
attendu toute la journée, j'avais déjà le cœur plein de ses torts mul-
tipliés. Ce dernier me parut plus grave et me navra davantage. Je
lui écrivis pour m'en plaindre, mais avec une douceur et un atten-
drissement qui me fit inonder mon papier de mes larmes, et ma
lettre était assez touchante pour avoir dû lui en tirer. On ne devi-
nera jamais quelle fut sa réponse sur cet article : la voici mot pour
mot (liasse A, n" 33) : a Je suis bi£n aise que mon ouvrage vous ait
touché. Vous n'êtes pas de mon avis sur les ermites; dites-en tant
de bien qu'il vous plaira, vous serez le seul au monde dont j'en pen-
serai, encore y aurait-il biin à dire là-dessus, si l'on pouvait vous
parler sans vous fâcher. Une femme de quatre-vingts ans! etc. On
m'a dit une phrase d'une lettre du fils de madame d'E|>inay qui a
dû vous pejnêr beaucoup, ou je connais mal le fond de votre àme. »
11 faut expliquer les deux dernières phrases de cette lettre.
Au commencement de mon séjour à l'Ermitage, madame le Vas-
seur parut s'y déplaire et trouver l'habitation trop seule. Ses pro-
pos là-dessus m'étant revenus, je lui offris de la renvoyer à Paris
si elle s'y plaisait davantage, d'y payer sou loyer, et d'y prendre le
même soin d'elle que si elle était encore avec moi. Elle rejeta mon
otfre, me protesta qu'elle se plaisait fort à l'Ermitage, que l'air de
la campagne lui faisait du bien; et l'.on voyait que cela était vrai,
car elle y rajeunissait, pour ainsi dire, et s'y portait beaucoup mieux
qu'à Paris. Sa fille m'assura même qu'elle eiil été dans le fond très
fâchée que nous quittassions l'Ermitage, qui réellement était un
séjour charmant; aimant fort le petit tripotage du jardin et des
fruits dont elle avait le maniement, mais qu'elle avait dit ce qu'on
lui avait fait dire pour tâcher de m'engagera retournera Paris.
Cette tentative n'ayant pas réussi, ils tâchèrent d'obtenir par le
scrupule l'eifetque lacomplaisance n'avait pas produit, et me firent
un crime de garder là cette vieille femme, loin des secours dont elle
pouvait avoir besoin à son âge, sans songer qu'elle et beaucoup
d'autres vieilles gens, dont l'excellent air du pays prolonge la vie,
pouvaient tirer cessecoursde Montmorency, que j'avaisà ma porte,
et comme s'il n'y avait des vieillards qu'à Paris, et que partout
ailleurs ils fussent hors d'état de vivre. Madame le Vasseur, qui
mangeait beaucoup et avec une grande voracité, était sujette à
des débordements de bile et à de fortes diarrhées qui lui duraient
quelques jours et lui servaient de remède. A Paris, elle n'y faisait
jamais rien et laissait agir la nature. Elle en usait de même à l'Er-
mitage, sachant bien qu'il n'y avait rien de mieux à faire. N'im-
porte, parce qu'il n'y avait pas des apothicaires et des médecins à
la campagne, c'était vouloir sa mort que de l'y laisser. Diderot au-
rait dû déterminer à quel âge il n'est plus permis, sous peine d'ho-
micide, de laisser sortir les vieilles gens de Paris.
C'était là une des deux accusations atroces sur lesquelles il ne
m'exceptait pas de sa sentence : Qu'il n'y avait que le méchant qui
fût seul ; et c'était là ce que signifiait son exclamation pathétique :
i'ne femme de qualre-^rinyts ans ! etc.
Je crus ne pouvoir mieux répondre à ce reproche qu'en m'en rap-
portant à madame le Vasseur elle-même. Je la priai d'écrire natu-
rellement son sentiment à madame d'Epinay. Pour la mettre plus à
son aise , je ne voulus point voir sa lettre , et je lui montrai celle
que je vais transciire, et que j'écrivis à madame d'Epinay au sujet
d'une réponse que j'avais voulu faire à une lettre de Diderot encore
plus dure, et qu'elle m'avait empêché d'envoyer.
Ce jeudi.
« Madame le Vasseur doit vous écrire, ma bonne amie, je l'ai
priée de vous dire sincèrement ce qu'elle pense. Pour la mettre bien
à son aise, je lui ai déclaré que je ne voulais point voir sa lettre,
et je vous prie de ne me lion dire de ce qu'elle contient.
« Je n'enverrai pas ma lettre, puisque vous vous y opposez ; mais,
me sentant très grièvement oll'ensé, il y aurait, à convenir que j'ai
tort , une bassesse et une fausseté que je ne saurais me permettre.
L'Evangile ordonne bien à celui qui reçoit un soufflet d'offrir l'autre
joue, mais non pas de deniamler pardon. Vous souvenez-vous de cet
homme de la comédie , qui ciic en donnant des coups de bâton :
Voilà le rôle du philosophe !
« Ne vous flattez pas de l'empêcher de venir parle mauvais temps
qu'il fail. La colère lui douiiira le temps et les forces que l'amitié
lui refuse ; et ce sera la première fois de sa vie qu'il sera venu le
jour qu'il avait promis.
« 11 s'excédera pour venir me répéter de bouche les injures qu'il
me dit dans ses lettres; je ne les endurerai rien moins que patiem-
ment. 11 s'en retournera être malade à Paris, et moi je serai, selon
l'usage, un homme fort odieux. Que faire ? Il faut soulfrir.
« Mais n'admirez-vous pas la sagesse de cet homme, qui voulait
me venir prendre à Saint-Denis, en fiacre, y dîner, me ramener en
fiacre (liasse A, n° 33), et à qui, huit jours après (liasse A , n° 34),
sa fortune ne permet plus d'aller à l'Ermitage autrement qu'à pied!
11 n'est pas absolument impossible, pour parler son langage, que
ce soit là le ton de la bonne foi; mats en ce cas il faut qu'en huit
jours il soit arrivé d'étranges changements dans sa fortune.
« Je prends part au chagrin que vous donne la maladie de ma-
dame votre mère; mais vous voyez que votre peine n'approche pas
delà mienne. On souffre moins encore à voir malades les personnes
qu'on aime, qu'injustes et cruelles.
« Adieu , ma bonne amie ; voici la dernière fois que je vous par-
lerai de cette malheureuse affaire. Vous me parlez d'aller à Paris
avec un sang-froid qui me réjouirait dans un autre temps. »
J'écrivis à Diderot ce que j'avais fait au sujet de madame le Vas-
seur sur la proposition de madame d'Epinay elle-même; madame
le Vasseur ayant choisi, comme on peut bien croire, de rester à
l'Ermitage (où elle se portait très bien , où elle avait toujours com-
pagnie , et où elle vivait très agréablement), Diderot, ne sachant
plus de quoi me faire un crime, m'en fit un de cette précaution
de ma part, et ne laissa pas de m'en faire un autre de la continuation
du séjour de madame le Vasseur à l'Ermitage, quoique cette con-
tinuation fût de son très libre choix, et qu'il n'eût tenu et qu'il ne
tînt toujours qu'à elle de retourner vivre à Paris, avec les mêmes
secours de ma part qu'elle avait auprès de moi.
Voici l'explication du premier reproche de la lettre de Diderot,
n" 33. Celle du second est dans sa lettre n" 4. uLe Lettré (c'était un
nom de plaisanterie donné par Grirnm au fils de madame d'Epi-
nay) , le Lettré a dû vous écrire qu'il y avait sur le rempart vingt
pauvres qui mouraient de faim et de froid, et qui attetidaient le
iiard que vous leur donniez. C'est un échantillon de notre petit
babil et si vous entendiez le reste, il vous réjouirait comme
cela. »
Voici ma réponse à ce terrible argument dont Diderot paraissait
si fier.
« Je crois avoir répondu au Lettré, c'est-à-dire au fils d'un fer-
mier général, que je ne plaignais pas les pauvres qu'il avait aperçus
sur le rempart attendant mon Iiard ; qu'apparemment il les en avait
amplement dédommagés; que je l'établissais mon substitut; que
les pauvres de Paris n'auraient pas à se plaindre de cet échange;
mais que je ne trouverais pas aisément un aussi bon substitut pour
ceux de Montmorency, qui en avaient beaucoup plus besoin. Il y a
ici un bon vieillard respectable, qui, après avoir passé sa vie à tra-
vailler , ne le pouvant plus , meurt de faim sur ses vieux jours. Ma
conscience est plus contente des deux sous que je lui donne tous
les lundis , que de cent liards que j'aurais distribués à tous les
gueux du rempart. Vous êtes plaisants, vous autres | hibsophes,
quand vous regardez les habitants des villes comme les seuls hom-
mes auxquels vos devoirs vous lient. C'est à la campagne qu'on ap-
prend à aimer et servir l'humanité; on n'apprend qu'à la mépriser
dans les villes.
Tels étaient les singuliers scrupules sur lesquels un homme d'es-
prit avait l'imbécillité de me faire sérieusement un crime de mon
éloignement de Paris, et prétendait me prouver, par mon exem-
ple , qu'on ne pouvait viv^e hors de la capitale sans être un mé-
chant homme. Je ne comprends pas aujourd'hui comment j'eus
la bêtise de lui répondre , et de me fâcher , au lieu de lui rire au
nez pour toute ré[ionse. Cependant les décisions de madame d'E-
pinay, et lc;s clameurs de la coterie holbachique, avaient telle-
ment fasciné les esprits en sa faveur, que je passais généralement
pour avoir tort dans cette aJfaiie, et que madame d'Houdetot elle-
même , grande enthousiaste de Diderot, voulut que j'allasse le voir
à Paris, et que je fisse toutes les avances d'un raccommodement,
qui , tout sincère et entier qu'il fût de ma part, se trouva pourtant
peu durable. L'argument victorieux sur mon cœur dont elle se servit
fut qu'en ce moment Diderot était malheureux. Outre l'orage excité
contre l'Encyclopédie, il en essuyait alors un très violent contre sa
pièce , que , malgré la petite histoire qu'il avait mise à la tète , on
l'accusait d'avoir pris en entier de Goldoni. Diderot, plus sensible
encore aux critiques de Voltaire, en était alors accablé. Madame
de Graffigny avait même eu la méchanceté de faire courir le bruit
que j'avais Vonipu avec lui à cette occasion. Je trouvai qu'il y avait
de la justice et de la générosité de prouver publiquement le con-
traire, et j'allai passer deux jours non seulement avec lui, mais
chez lui. Ce fut, depuis mon établissement à l'Ermitage, mon se-
cond voyage à Paris. J'avais fait le premier pour courir au pauvre
Gaulfecourt, qui eut une attaque d'apoplexie dont il n'a jamais été
bien remis, cl durant laquelle je ne quittai pas son clievet i|uil ne
fût hors d'affaire.
Diderot me reçut bien. Quel'embrassement d'un ami peut efi'acer
de torts! Quel ressentiment peut rester dans un cœur après cela?
Nous eûmes peu d'explications. Il n'en est pas besoin pour des in-
LES CONFESSIONS.
105
vcrtivps n-ciproqiifis. Il n'y a qu'iinfi cliosn à faire, savoir, de les
(millier. Il n'y avait point de procédés souterrains, du moins qui
fussent à ma connaissance : ce n'était pas comme avec madame
d'Epinay. Il me montra le plan du Père de famille. Voilà, lui di.s-
je , la meilleure défense du Fils naturel. Gardez le silence, travaillez
cette pièce avec soin , et puis jetez-la tout d'un coup au nez de vos
ennemis pour toute réponse, il le fit , et s'en trouva liien. Il y avait
près de six mois que je lui avais envoyé les deux premières parties
de la Julie, pour m'en dire son avis. Il ne les avait pas encore lue.s.
Nous en lûmes un caliier ensemble. Il trouva tout cela feuillu, ce fut
son terme, c'est-à-dire chargé de paroles et redondant. Je l'avais
déjà bien senti moi-même; mais c'était le bavardage de la fièvre :
je ne l'ai jamais pu corriger. Les dernières parties ne sont pas
comme cela. La quatrième surtout et la sixième sont des chefs-
d'œuvre de diction.
Le second jour de mon arrivée, il voulut absolument me mener
souper chez M. d'Holbach. Nous étions loin de compte, car je voulais
môme rompre l'accord du manuscrit de chimie , aont je m'indi-
gnais d'avoir l'obligation à cet homme-là. Diderot l'emporta sur
tout. Il mejuraque M. d'Holbach m'aimaitde tout son cœur , qu'il
fallait lui pardonner un ton qu'il prenait avec tout le monde, et
dont ses amis avaient plus à souffrir que personne. Il me représenta
que refuser ce manuscrit, après l'avoir accepté deux ans au[iai-avaiil,
etaitun affront au donateur qu'il n'avait pas mérité, et que ce refus
pourrait même être mésinterprété comme un secret reproche d'a-
voir attendu si longtemps d'en conclure le marché. Je vois d'Hol-
bach tous les jours, ajouta-t-il ; je connais mieux que vous l'état
de son âme. Si vous n'aviez pas lieu d'en être content, croyez-vous
votre ami capable de vous conseiller une bassesse? Bref, avec ma
faiblesse ordinaire, je me laissai subjuguer, et nous allâmes soujier
chez le baron qui me reçut à son ordinaire; mais sa femme me reçut
froidement, et [iresque malhonnêtement. Je ne reconnus plus celte
aimable Caroline qui marquait avoir pour moi tant de bienveillance
étant fille. J'avais cru sentir dès longtemps auparavant que, depuis
que Grimm fréquentait la maison d'Aine, on ne m'y voyait plus
d'aussi bon œil.
Tandis que j'étais à Paris, Saint-Lambert y arriva de l'armée.
Comnuî je n'en savais rien, je ne le vis qu'après mon retour en
campagne, d'abord à la Chevrette, et ensuite à l'Ermitage, où il vint
avec madame d'Houdetot me demander à dîner. On peut juger si
je les reçus avec plaisir ! Mais j'en pris bien plus encore à voir leur
bonne intelligence. Content de n'avoir pas troublé leur bcuiheur,
j'en étais heureux moi-même; et je puis jurer que, durant toute
ma folle passion, mais surtout en ce moment, quand j'aurais pu
lui ôter madame d'Houdetot, je ne l'aurais pas voulu faire, et je
n'en aurais pas môme été tenté. Je la trouvais si aimable aimant
Saint-Lambert, que j'imaginais à peine qu'elle eût pu l'être autant
en m'aimaut luoi-mème ; et, sans vouloir troubler leur union, tout
ce que j'ai le plus véritablement désiré d'elle dans mon délire, était
qu'elle se laissât aimer. Enfin, de quelque violente passion que j'aie
brûlé pour elle, je trouvais aussi doux d'être le confident que l'objet
de ses amours; et je n'ai jamais un moment regardé son amant
comme mon rival, mais toujours romme mou ami. On dira que ce
n'était pas encore là vrainicii t de l'amour : suit, mais c'était donc plus.
Pour Saint-Lambert, ilsecuinluisitcn honnête homme et judicieux:
comme j'étais h; seul couiiable, je fus aussi le seul puni, et mèm(^
avec indulgence. Il me traita durement, mais amicalement, et je
vis que j'avais perdu quelque chose dans son estime, mais ri«n dans
son amitié. Je m'en consolai, sachant que l'une nie serait bien plus
facile à recouvrer que l'autre, et qu'il elait trop sensé pour confondre
une faiblesse involontaire et passagère avec un vice de caractère.
S'il y avait de ma faute dans tout ce qui s'était passé, il y en avait
bien peu. Etait-ce moi qui avais recherché sa m.iilresse '/N'était-ce
pas lui qui nie l'avait envoyée? N'était-ce pas elle qui m'avait cher-
ché? Pouvais-je éviter de la recevoir? Que pouvais-je faire?Eux seuls
avaiejit faille mal, et c'éiiiit moi qui lavais soullerl. A ma place il
en eût fait autaul que moi, peut-être pis: car enfin, quelque fidèle,
quehiue e>tiiuable que fût madame d'Houdetot, elle était femme ; il
était aliseul; 1rs occasions étaient fréquentes, les tentations étaient
vives, et il lui eût été bien difficile de se défendre toujours avec le
même succès contre un homme plus entreprenant. C était assuré-
ment beaucoup pour elle et pour moi, dans une pareille situation,
d'avoir pu nous poser des limites que nous ne nous soyons jamais
permis de passer.
Oiioique je me rendisse au fond de mon cieurun témoignage assez
honorable, tant d'apparences étaient contre moi, que l'invincible
luuite qui me domina toujours me donnait devant lui lout l'air d'un
coupable, et il en abusait souvent pour m'humilier. Un .seul irait
peindra noire position réciproque. Jelui lisais après le diner la lettre
que j'avais écrite Tannée précédente à \ollaire, et dont lui Saint-
Lambert avait entendu parler. 11 s'endormit durant la lecture, et nu>i,
jadis M fii-r, aujourd'hui si sut. je n'osai jamais iiiliriompre ma lecture,
et cou lia uai de lire taudis qu'il ccHilinuail de routier. Telles étaient mes
indignités, et telles étaient ses vengeances; mais sa générosité ne
lui permit jamais de les exercer qu'entre nous trois.
Quand il fut reparti, je trouvai madame d'Houdetot fort changée à
mon égard. J'en fussurfiris, comme si je n'avaispasdû m'y attendre;
j'en fus touché plus que je n'aurais dû l'être, et cela me fit beaucoup
de mal II semblait que tout ce dont j'attendais ma piiérison ne fil
qu'enfoncer dans mon cœur davantage le trait qu'enfin j'ai plutôt
brisé qu'arraché.
J'étais déterminé tout-à-fait à me vaincre, et à ne rien épargner
pour changer ma folle passion en une amitié [uire et durable. Tavais
fait piiur cela les plus beaux projets du mouile, pour l'i-xécntion des-
quels j'avais besoin du concours de madame d'Houdetot. Quand je
voulus lui parler, je la trouvai distraite, embarrassée; je sentis
qu'elle avait cessé de si; plaire avec moi ; et je vis clairement qu'il
s'était passé quelque chose qu'elle ne voulait pas me dire, et que je
n'ai jamais su. Ce changement, dont il me fut impossible d'obtenir
l'explication, me navra. Elle me redemanda ses lettres; je les lui
rendis toutes avec une fidélité dont elle me fit l'injure de douter uo
moment.
Ce doute fut encore un déchirement inattendu pour mon cœur.
qu'elle devait si bien connaître. Elle merenditjustice, mais ce ne fut
passur-le-champ;jecomprisquerexamendu paquet que je lui avais re-
mis lui avaitfait sentir son tort; je vis même qu'elle se le reprochait, et
cela me fit regagner quelque chose. Elle ne pouvait retirer ses lettres
sans me rendre lis miennes. Elle me dit qu'elles les avait brûlées;
j'en osai douter à mon tour, et j'avoue que j'en doute encore. Non,
l'on ne met point au feu de pareilles lettres. On a trouvé brûlantes
celles de là Julie : eh Dieu ! qu'aurait-on donc dit de celles-là? Non,
non, jamais celle qui peut inspirer une pareille passion n'aura le
courage d'en brûler les preuves : cela n'est pas possible. Mais je ne
cr.'ins pas non plus qu'elle en ait abusé; elle n'en est pas capable,
et d'.ul leurs j'y avais mis bon ordre. La sotte mais vive crainte d'être
persifflé m'avait fait commencer cette correspondance sur un ton qui
mit mes lettres à l'abri des communications. Je portai, jusqu'à la
tutoyer, la familiarité que j'y pris dans mon ivresse : mais quel tu-
toiement ! elle n'en devait sûrement pas être offensée. Cependant
elle s'en plaignit plusieurs fois assez vivement, mais sans succès:
ses plaintes ne faisaient que réveiller ma défiance, et d'ailleurs je
ne pouvais me résoudre à rétrograder. Si ces lettres sont encore
en être et qu'un jour elles soient vues, on connaîtra comment j'ai
aimé.
La douleur que me causa le refroidissement de madame d'Houde-
tot, et la certitude de ne l'avoir pas mérité , me firent prendre le
singulier parti de m'en plaindre à Saint-Lambert même. En atten-
dant l'effet de la lettre que je lui écrivis à ce sujet, je me jetai dans
les distractionsque j'aurais dû chercher plus tôt. Il y eut des fêtes à
la Chevrette pour lesquelles je fis de la musique. Le plaisir de nie
faire honneur auprès de madame d'Houdetot d'un talent qu'elle ai-
mait, excita ma verve, et un autre objet conlribuait encore à l'ani-
mer; savoir, le désir de montrer que l'auteur du Devin du vitlage
savait la musique; car je m'apercevais depuis longtemps que quel-
qu'un travaillait en secret à rendre cela douteux, du moins quant
à la composition. Mon débuta Paris, les épreuves où j'y avais été
mis à diverses fois, tant chez M. Dupin que chez M. de la Popli-
nière; quantité de musique que j'y avais composée |iendant qua-
torze ans au milieu des plus célèbres artistes, et sous leurs yeux ; en-
fin l'opéra des Muses galantes; celui même du Devin du village : un
motel que j'avais fait pour mademoiselle Fel, et qu'elle avaitchanté
au concert spirituel ; tant de conférences que j'avais eues sur ce bel
art avec les jilus grands maîtres, tout semblait devoir prévenir ou
dissiper un pareil doute. Il existait cependant, même à laChevrelte;
et je voyais que M. d'E|>inay n'eu était pas exempt. Sans paraître
m'apercevoirde cela, je me chargeai de lui composer un motet pour
la dédicace de la chapelle de la (Chevrette, et je le priai de me four-
nir des paroles de son choix. Il chargea de Liuant , le gouverneur
de sou fils, de les faire. De Liuant arrangea des paroles convena-
bles au sujet; et huit jours après qu'elles m'eurent été données, le
motet fut achevé. Pour cette fois le dépit fut mon Apollon, et ja-
mais musique plus étolVée ne sortit de mes mains. Les paroles com-
mencent par ces mots : Ecce sedes tonaniis (1). La pompe du début
répond aux paroles, et toute la suite du motet est d'une beauté de
chant qui frappa tout le monde. J'avais travaillé en grand orches-
tre. D'Epinay rassembla les meilleurs symphonistes. Madame Uriina,
chanteuse italienne, chanta le motet, et lut très bien accompagnée.
Le motet eut un &i grand succès, qu'on l'a donné dans la suite au
concert spirituel, où, malgré les sourdes cabales et l'Indigne exécu-
tion, il a eu deux Ibis les mêmes appbuidissemcnts. Je donnai |iour
la fêle de M. d'Epinay l'idée d'une espèce de pièce, moitié drame,
moitié pauioniime, que madame d'Epinay composa, et dont je lis
encore la musique. Gnmm, eu arrivant, entendit parlerde messuc-
cès hariiiouiques ; une heure aprè^ on n'en parla plus: mais du
moins on ne mitplu» en question, que je sache, si je savais la com-
position.
(1) J'ai appris, depuis, que ces paixilcs étaient de Sauleuil,et queM.de
Linant se les était doucement appropriées. (Celte note manque dans le
maiiuscril autographe.)
106
LES VEILLÉES LITTÉRAIRES ILLUSTRÉES.
A peine Grimm fut-il àla Chevrette, où déjà je ne me plaisais pas
trop, qu'il acheva de me la rendre insupportable par des airs que
je ne vis jamais à personne, et dont je n'avais pas même l'idée. La
veille de son arrivée on me délogea de la chambre de faveur que
j'occupais, contiguë à celle de madame d'Epinay ; on la prépara pour
M. Grimm, et on m'en donna une antre plus éloignée. Voilà, dis-je
en riant à madame d'Epinay, comment les nouveaux venus dépla-
cent les anciens. Elle parut embarrassée. J'en compris mieux la rai-
son dés le soir, en apprenant qu'il y avait entre sa chambre et celle
que j'avais quittée une porte masquée de communication , qu'elle
avait jugé inutile de me montrer. Son commerceavec Grimm n'était
ignoré de personne , nichez elle, ni dans le public, pas même de
son mari : cependant, loin d'en convenir avec moi, confident de
secrets qui lui importaient beaucoup davantage , et doni elle était
bien sûre, elle s'en défendit toujours très fortement. Jecomprisque
cette réserve venait de Grimm, qui, dépositairede tous mes secrets,
ne voulait pas que je le fusse d'aucun des siens.
Quelque prévention que mesancienssentiments, qui n'étaientpas
éteints, et le mérite réel de cet homme-là, me donnassent en sa fa-
veur, elle ne put tenir contre les soins qu'il prit pour la détruire.
Son abord fut celui du comte deTuffiere : à peine daigna-t-il me
rendre le salut; il ne m'adressa pas une seule fois la parole, et me
corrigea bientôt de la lui adresser, en ne me répondant point du
tout. 11 passait partout le premier, prenait partout la première place,
sans jamais faire aucune attention à moi. Passe pour cela, s'il n'y
eût pus mis une alfectation choquante . mais on jugera par un seul
trait pris entre mille. Un soir madame d'Epinay, se trouvant un peu
incommodée, dit qu'on lui portât un morceau dans sa chambre, et
monta pour souper au coin de son feu. Elle me proposa de monter
avec elle, je le fis. Grinnn vint ensuite. La petite table était drjà
mise; il n'y avait que deux couverts. On sert : madame d'Epinay
prend sa place ;i l'un des coins du feu. M. Grimm prend un fau-
teuil, s'établit à l'autre coin, tire la petite table entre eux deux,
déplie saserviette, et.se met en. devoir de manger sans me dire uu
seul mot. Madame d'Epinay rougit, et, pour l'engager à réparer sa
grossièreté, m'offre sa propre place. 11 ne dit rien, ne me regarda
pas. ISe pouvant approcher du feu, je pris le parti de me promener
par la chambre, en attendant qu'on m'apportât un couvert, tinfin
il me laissa souper au bout de la table, loin du feu, sans me faire
la moindre honnêteté, à moi incommodé, son aîné, son ancien dans
la maison, qui l'y avais introduit, et à qui même, comme le favori
de la dame, il eût dû l'aire les honneurs. Toutes ses manières avec
moi répondaient fort bien à cet échantillon. 11 ne me traitait paspré-
ci-sément commeson inférieur; il me regardait comme nul. J'avais
peine à recoonnitre là l'ancien petit cuistre, qui, chez le prince de
Saxe-Golhii, se tenait honoré de mes regards. J'en avais encore plus
à concilier ce profond silence et cette morgue insultante, avec la
tendre amitié qu'il se vantait d'avoir pour moi, près de ceux qu'il
savait en avoir eux-mêmes. Il est vrai qu'il ne la témoignait guère
que pour me plaindre de ma fortune, dont je ne me plaignais point,
pour compatir à mon triste sort dont j'étais content, et pour se la-
menter amèrement de me voir me refuser durement aux soins bien-
faisants qu'il disait vouloir me rendre. C'était avec cet art qu'il fai-
sait admirer sa tendre générosité, blâmer mon ingrate misanthro-
pie, et qu'il accoutumait insensiblement tout le monde à n'imaginer
entre un protecteur tel que lui et un malheureux tel que moi que
des liaisons de bienfaits d'une part et d'obligations de l'autre, sans
y supposer, même dans les possibles, une amitié d'égal à égal. Pour
moi, j'ai cherché vainement en quoi je pouvais être obligé àce nou-
veau patron. Je lui avais prêté de l'argent, il ne m'en prêta jamais;
je l'avais gardé dans sa maladie, à peine me venait-il voir dans les
miennes ; je lui avais donné tous mes amis, il ne m'en donna jamais
aucun ; je l'avais prôné de tout mon pouvoir.... s'il m'a prôné, c'est
moins publiquement et d'une autre manière. Jamais il ne m'arendu
ni même offert aucun service d'aucune espèce. Comment était-il
mon Mécène? Comment étais-je son protégé? Cela me passait et me
passe encore.
Il est vrai que du plus au moins il était arrogant avec tout le
monde, mais avec personne aussi brutalement qu'avec moi. Je me
souviens qu'une fois SaiMt-Lamliert faillit à lui jeter son assiette à
la tète sur une espèce ilr dcmciili qu'il osa lui donner en pleine ta-
ble, en lui disant grossicieiiient : Cela nesl pasvrai. A son ton na-
turellement tranchant il ajouta la suffisance d'un parvenu, et devint
même ridicule, à force d'être impertinent Le commerce des grands
l'avait séduit au iioiiit de se donner lui-même des airs qu'on ne voit
qu'aux moins sensés d'entre eux. Il n'appelait jamais son laquais
que par Eh! comme si, sur le nombre de ses gens, monseigneur
n'eût pas su lequel était de garde. Quand il lui donnait des commis-
sions, il lui jetait l'argent par terre, au lieu de lui donner dans la
uiam. Enfin, oubliant tout à fait qu'il était homme , il le traitait
avec un mépris SI choquant, avec un dédain si dur en toutechose,
que ce pauvre garçon, qui était un fort bon sujet que madame d'E-
piniy lui avait donne, quitta son service sans autre grief que l'im-
possibilitc d'endurer de pareils traitements: c'était le la Fleur àt ce.
nouveau Glorieux,
Aussi fat qu'il était vain , avec ses gros yeux troubles et sa figure
dégingandée, il avait des prétentions près des femmes et, dimi-;
sa comédie avec mademoiselle Fel, il passait auprès de plusieurs
d'entre elles pour un homme à grands sentiments. Cela l'avait mis
à la mode , et lui avait donné du goût pour la propreté de femme.
11 se mit à faire le beau : sa toilette devint une grande atTaire. Tout
le monde sut qu'il mettait du blanc ; et moi , qui n'en croyais rien ,
je commençai de le croire, non seulement par l'embellissement de
son leint, et pour avoir trouvé des tasses de blanc sur sa toilette ,
mais sur ce qu'entrant un matin dans sa chambre, je le trouvai
brossant ses ongles avec une petite vergette faite exprès; ouvrage
qu'il continua fièrement devant moi. Je |ugeai qu'un homme qui
passe deux heures tous les matins à brosser ses ongles peut biea
passer quelques instants à remplir dC' blanc les creux de sa peau.
Le bon homme Gautfecourt, qui n'était pas sac -à-diable, l'avait as-
sez plaisamment surnommé Tyran-le-Blanc.
Tout cela n'était que des ridicules, mais les plus antipathiques à
mon caractère. Us achevèrent de me rendre suspect le sien. J'eus
peine à croire qu'un homme à qui la tête tournait de cette force
pût conserver un cœur bien placé. 11 ne s'était piqué de rien tant
que de sensibilité d'.àme et d'énergie de sentiment. Comment cela
s'accordait-il avec des défauts qui sont propres aux petites âmes?
Comment les vifs et continuels élans que fait hors de lui-même un
cœur sensible peuvent-ils le laisser s'occuper sans cesse de tant de
petits soins pour sa petite personne? Eh mon Dieu! celui qui se
sent embraser de ce feu céleste cherche à l'exhaler, et veut mon-
trer le dedans. 11 voudrait mettre son cœur sur son visage ; il n'i-
maginera jamais d'autre fard.
Je me rappelai le sommaire de sa morale, que madame d'Epinay
m'avait dit, et qu'elle avait adopté Ce sommaire consistait en un
seul article, savoir que l'unique devoir de l'homme est de suivre
les penchants de son cœur. Cette morale, quand je l'appris, me
donna terriblement à penser, quoique je ne la prisse alors que
pour uu jeu d'esprit. Mais je vis bientôt que ce principe était réel-
lement la règle de sa conduite, et je n'en eus que trop dans la suite
la preuve à mes dépens. C'est la doctrine intérieure dont Diderot
m'a tant parlé, mais qu'il ne m'a jamais expliquée.
Je me rappelai les fréquents avis qu'on m'avait donnés, il y avait
plusieurs années, que cet homme était faux, qu'il jouait le senti-
ment, et surtout qu'il ne m'aimait pas. Je me ressouvins de plu-
sieurs petites anecdotes que m'avaient là-dessus racontées M. de
Francueil et madame de Chenonceaux, qui ne l'estimaient ni l'un
ni l'autre, et qui tous deux devaient le connaître, puisque madame
de Chenonceaux était fille de madame de Rochechouart , intime
amie du feu comte de Frièse , et que M. de Francueil , très lié alors
avec le vicomte de Polignac, avait beaucoup vécu au Palais-Royal,
précisément quand Grimm commençait à s'y introduire. Tout Paris
fut instruit de son désespoir après la mort du comte de Frièse. Il
s'agissait de soutenir la réputation qu'il s'était donnée par son his-
toire de Carpe famée, après les rigueurs de mademoiselle Fel, et
dont j'aurais vu la forfanterie mieux que personne, si j'eusse alors
été moins aveuglé. 11 fallut l'entraîner à l'hôtel de Castries , où il
joua dignement son rôle, livré à la plus mortelle afQiction. Là, tous
les matins, il allait dans le jardin pleurer à son aise, tenant sur ses
yeux son mouchoir baigné de larmes, tant qu'il était en vue de
fhôtel; mais, au détour d'une certaine allée, des gens auxquels il
ne songeait pas le virent mettre à l'instant le mouchoir dans sa
poche, et tirer un livre. Cette observation, qu'on répéta, fut bien-
tôt publique dans tout Paris, et presque aussitôt oubliée. Je l'avais
oubliée moi-même; un fait qui me regarilait servit à me la rappe-
ler. J'étais à l'extrémité dans mon lit, rue de Grenelle : il était à
la campagne. 11 vint un matin me voir, tout essoufflé, disant qu'il
venait d'arriver à l'instant même. Je sus un moment après qu'il
était arrivé de la veille , et qu'on l'avait vu au spectacle le même
jour.
Il me revint mille faits de cette espèce ; mais une observation que
je fus surpris de faire si tard me frappa plus que tout cela- J'avais
donné à Grimm tons mes amis sans exception ; ils étaient tous
devenus les siens. Je pouvais si peu me séparer de lui, q.ie je n'au-
rais pas voulu me conserver l'entrée d'une maison où il ne l'au-
rait pas eue. 11 n'y eut que madame de Créqui qui refusa de l'ad-
mettre, et qu'aussi je cessai presque de voir depuis ce temps-là.
Grimm, de sim côté se fit plusieurs amis, tant de son estoc que de
celui du comte de Frièse. De tous ces amis-là jamais un seul n'est
devenu le mien ; jamais il ne m'a dit un mot pour m'engager défaire
au moins leur connaissance ; et, de tous ceux que j'ai quelquefois
rencontrés chez lui , jamais un seul ne m'a marqué la moindre
bienveillance, pas même le comte de Frièse, chez lequel il demeu-
rait, et avec lequel il m'eût par conséquent été très agréable de
former quelques liaisons, ni le comte de Schomberg sou parent,
avec lequel Grimm était encore plus familier.
Voici plus : mes propres amis, dont je fis les siens, et qui tous
m'étaient tendrement attachés avant cette connaissance , changèrent
sensiblement pour moi quand elle fut faite. Il ne ma jamais donné
aucun des siens, je lui ai donné tous les miens, et il a fini par me les
LES CONFESSIONS.
107
tous ôter. Si ce sont là des efrcts de ramilié, quels seront donc ceux
de l'a haine ?
D'iderot même, an commenccnn'nt , m'avertit plusieurs fois que
Griinm, à qui je donnais tant de confiance, n'était pas mon ami.
Dans la suite il ciiangea de langage , mais ce fut quand lui-même
eut cessé d'être le mien.
La manière dont j'avais dispnsé de mes enfants n'avait besoin
du concours de personne. J'en instruisis cependant mes amis, uni-
quement pour les en instruire, pour ne pas paraître à leurs yeux
meillmir que je n'étais. Ces amis étaient au nombre de trois, Diderot,
Grirnni, madame d'Epinay. Dudos, le plus digne de ma confidence,
fut 11! seul à qui je ne la fis pas. Il la sut cependant; par qui? Je
l'igniire Mais 11 n'est guère probable que cette infidélité soit Mo.nw\
de la part de madame d'Epinay, qui savait qu'en l'imitant, si j'en
eus.se été capable, je pouvais m'en venger cruellement. Restent
Grimm et Diderot , alors si unis en tant de choses , surtout contre»,
moi, qu'il est plus que probable que ce crime leur fut commun. Je
parlerais que Duclos, à qui je n'ai pas dit mon secret , et qui , par
conséquent en était le maître, est le seul qui me l'ait gardé.
Grimm et Diderot, dans leur projet de m'ôler les gouverneuses,
avaient fait effort pour le faire entrer dans leurs vues : il s'v refusa
toujours avec déijaiii. Ce ne fut que dans la suite que j'appris di' lui
tout ce qui s'était passé entre eux à cet égard ; mais j'en .-appris
dès-lors assez par Thérèse pour voir qu'il y avait à tout cela quel-
que dessein secret, et qu'on voulait de moi, sinon contre mon gré,
du moins à mon Itisu { on hifii qu'on voulait, faire snoir ces deux
personnes (Tinslrument à (jHfhine dessein cac/ié).Tout cela n'était pas
assurément de la droiture. I.'upposltlon de Duclos le prouvait sans
réplique. Jugera qui voudra que c'était de l'amitié.
Cette prétendue amitié m'étiit aussi fatale au dedans qu'au de-
hors. Leslbngs et fi'équents entretiens avec madame le Vasseur depuis
plusieurs années avaient changé sensiblement cette femme à mon
égard; et ce changement ne m'était assurément pas favorable. De
quoi traitaient-ils donc dans ces singuliers tète-à-'.cte ? Pourquoi
ce profond mystère ? La conver.sation de cette vieille femme était-
elle donc assez agréable pnur la prendre ainsi en bonne fortune ,
et assez importante pour eu faire un si grand secret? Depuis trois
ou quatre ans que ces colloques duraient, ils m'avaient paru risibles:
en y repensant ilors. je commençai de m'en étonner. Cet étonnement
eût étéjusqu'à l'Inquiétude, si j'avais su dès-lors ce que cette femme
préparait.
Malgré le prétendu zèle pour moi dont Grimm se targuait au de-
hors, et difficile à concilier avec le ton qu'il prenait vls-nt-vis de
moi-même, il ne me revenait rien de lui d'aucun côté qui fût à mon
avantage ; et la commisération qu'il affectait d'avoir pour mol ten-
dait bien moins à me servir qu'à m'avillr. Il m'ôtalt même, autant
qu'il était en lui, la ressource du métier que je m'étais choisi, en me
décriant comme un mauvais copiste ; et je convlensqii'il disait en cela
la vérité ; mais ce n'était pas à lui de la dire. 11 prouvait que ce
n'était pas plaisanterie, en se servant d'un antre copiste, et en ne me
laissant aucune des pr-atiques qu'il pouvait m'ôter. On eût dit que
son projet était de me faire dépendre de lui et de son crédit pour
ma subsistance, et d'en tarir la source jusqu'à ce que j'en fusse ré-
duit là.
Tout cela résumé, ma raison fil tnire enfin mon ancien .attache-
ment, qui parlait encore. Je jugeai son caractère au moins très sus-
pect ; et quant à son amitié, je la décidai fausse. Puis, résolu de ne
plus le voir, j'en avertis madame d'Kiiinay, appuyant ma résolution
de plusieurs faits sans réplique, mais que j'ai maintenant oubliés.
Elle combattit fortement ma résolution, sans savoir trop qu'op-
poser à mes raisons. Elle ne s'était pas concertée encore avec lui ;
mais le lendemain, au lieu de s'expliquer verbalement avec moi, elle
me remit une lettre très adroite, qu'ils avaient minutée ensemble,
et par laquelle, sans entrer dans aucun détail des faits, elle le jus-
tifiait par son caractère naturelleiuent concentré ; et, me faisant un
crime de l'avoir soupçonné île perfidie envers son ami , m'exhortait
à me racconnmoder avec lui. Celle lettre, qu'on trouvera dans la
liasse A, n» 48, m'ébranla. Dans une conversation que nous eiunes
ensuite, et où je la trouvai mieux préparée que la première fois, j'a-
chevai de me laisser vaincre; j'en vins à croire que je pouvais avoir
mal jugé, et qu'en ce cas j'avais réellement envers un ami des torts
graves que je devais réparer.
Bref, comme j'avais déjà l'ait plusieurs fois avec Diderot, avec le
baron d'Holbach, moitié gre, moitié faiblesse, je fis toutes les avances
que j'avais droit d'exiger ; j'allai chez Grimm, conmie un autre
Georges Dandin, lui faire excuse des offenses qu'il m'avait faites;
toujours dans cette fausse persuasion, qui m'a l'ail faire en niavie
mille bassesses auprès de mes feints amis, qu'il n'y a point de haine
qu'on ne désarme à force de douceur et de bons procédés, au lieu
qu'au contraire la haine des méchants ne t'ait que s'animer davan-
tage par l'impossibilité de trouver sur quoi la fonder; et le sentiment
de leur propre injustice n'est qu'un grief de plus contre celui qui en
est l'objet. J'ai, sans sortir de ma propre histoire, une preuve bien
forte de cette mnxime daiisGrlmui et Tronchiu, devenus mes deux
idns implacables ennemis 4iar goût , par plais'r, par fantaisie, sans
pouvoir alléguer aucun fort d'aucune espi'ce que j'aie eu jamais avec
aucun des deux (f), et dont la rage s'accroît de joiir en jour comme
celle des tigres prir la facilité qu'ils trouvent à l'assouvir.
Je m'attendais que, confus de ma condescendance et de mes
avances, Grimm me recevrait les bras ouverts avec la plus tendre
amilié. Il me reçut en empereur rom.ain, avec une mo-gue que je
n'avais jamais vue à personne. Je n'étais point du tout préparé à
cet accueil. Quand, dans l'embarras d'un rôle si peu fait pour moi
j'eus rempli en peu de mots et d'un air timide l'objet qui m'ame-
nait près de lui, avant de me recevoir en grâce, il prononça avec
beaucoup de majesté une longue harangue qu'il avait préparée, et
qui contenait la nombreuse énumération de ses rares vertus' et
surtout dans l'amitié. 11 appuya longtemps sur une chose qui d'abord
me frappa beaucoup ; c'est qu'on lui voyait toujours conserver les
mômes amis. Tandis qu'il parlait, je nie disais tout ba« qu'il serait
bien cruel pour moi de faire seul exception à celte règle, fi v revint
si souvent et avec tant d'affectation, qu'il me fîl penser enfin que,
s'il ne suivait en cela que les sentiments de son cœur, il serait moins
frappé de celte maxime, et qu'il s'en faisait un art utile à ses vues dans
les moyens de parvenir. (Jusqu'alors j'avais été dans le môme cas
j'avais conservé toujours tous mes amis depuis ma plus tendre en-
fance, je n'en avais paus perdu un seul, si ce n'est par la mort, et
cependant je n'en avals pas fait jusqu'alors la réflexiou ; ce n'était
pas une maxime que je me fusse prescrite. PuiS'iue c'était un avan-
tage alorsconiiniin à l'un et à l'autre, pouri|uol doncs'en tarsuait-il
par préférence, si ce n'est qu'il songeait d'avance à me l'ôter?) Il
s'attacha ensuite à m'iiumllier par les preuves de la préférence que
nos amis communs donnaient sur moi. Je connaissais aussi bien
que lui cette préférence; la question était de savoir à quel titre il
l'avait obtenue ; si c'était à force de mérite ou d'adresse, en s'élevant
lui-même ou en cherchant à me rabaisser. Enfin, quand il eut mis
à son gré entre lui et moi toute la distance qui pouvait donner du
prix à la grâce qu'il ra'allall faire, il m'accorda le baiser de pair
dans un léger embrasseraent qui ressemblait à l'accolade que le roi
donne aux nouveaux chevaliers. Je tombais des nues, j'étais ébahi,
je ne savais que dire, je ne trouvais pas un mot. Toute cette scène
eut l'air de la réprimande qu'un précepteur fait à son disciple, en
lui faisant grâce du fouet. Je n'y pense jamais sans sentir combien
sont trompeurs les jugements fondés sur l'apparence auxquels le
vulgaire donne tant de poids, et combien souvent l'audace et la
fierté sont du côté du coupable, la honte et l'embarras du côté de
riunocenl.
Nous étions récoaciliés ; c'était toujours un soulagement pour mon
cœur, que toute querelle jette dans des angoisses mortelles. On se
doute bien qu'une pareille réconciliation ne changea nasses maniè-
res; elle ra'ôta seulement le droit de m'en plaindre. Aussi pris-je le
parti d'endurer tout et de ne dire plus rien.
Tant de chagrin.i coup sur coup me jetèrent dans un accable-
ment qui ne me laissait guère la force de reprendre l'empire de
moi-même. Sans réponse de Saint-Lambert, négligé de madame
d'Houdetot, n'osant plus m'ouvrir à personne, je "commençai de
craindre qu'en faisant de l'amilié l'Idole de mon cœur je n'eusse
ewdoyé ma vie à sacrifier à des chimères. Epreuve faite, il ne res-
tait de toutes mes liaisons que deux hommes qui eussent conservé
toute mon estime, et à qui mon cœur pût donner sa confiance :
Duclos, que depuis ma retraite à l'Ermitage j'avais perdu de vue, et
Saint-Lambert. Je crus ne pouvoir bleu n'-parer mes torts envers
ce dernier qu'en lui déchargeant mou cauir sans réserve, et je ré-
solus de lui faire pleinement mes confessions en tout ce qui ne
compromettait pas sa maîtresse. Je ne doute pas que ce choix ne
fût encore un piège de ma passion pour me tenir plus rapproché
d'elle ; mais il est certain que je me serais jeté dans les bras de son
amant sans réserve, que je me serais mis pleinement sous sa con-
duite, et que j'aurais poussé la franchise aussi loin qu'elle pouvait
aller. J'étais prêt à lui écrire une seconde lettre, à laquelle j'étais
sûr qu'il aurait répondu, quand j'appris la triste cause de son silence
sur la [iremière. Il n'avait pu soutenir jusqu'au bout les fatigues de
cette campagne. Madame d'Epinay m'apprit qu'il venait d'avoir une
attaque de paralysie ; et madame d'Houdelol. que sou affliction finit
par rendre malade elle même, et qui fut hors d'ét^it de m'éorire
sur-le-champ, me marqua deux ou trois jours après de Paris où elle
était alors, qu'il se faisait porter à Aix-la-Chapelle pour y prendre
les bains. Je ne dis pas que cette triste nouvelle m'affligea comme
elle ; luais je doute que le serrement de cœur qu'elle me donna fût
moins pénible que sa douleur et ses larmes. Le chagrin de le savoir
dans cet étal, augmenté par la crainte que l'inquiétude n'eût con-
tribué à l'y mettre, me toucha plus que tout ce qui m'était arrivé
jusqu'alors, et je sentis cruellemeut qu'il me manquait dans ma
(1) Je n'ai donné dans la suite au dernier te surnom dejoagleur que
longtemps après son inimitié déclarée et les sanglantes persécuiions qu'il
m'a sascilées ;i (u'uève et ailleurs. J'ai même bieuiot supprimé ce nom
quand je nie suis vu lout-à-fait sa victime. Les h.issos veiiireanoes sont
indignés de mon copiir, et la haine n'y pivii.l jaiu.us pieii. C>lte uots
n'est point dans le manuscrit autograplic.j
108
LES VEILLÉES LITTÉRAIRES ILLUSTRÉES.
propre eslime la force dont j'avais besoin pour supporter tant de
déplaisir. Heureusement ce généreux ami ne me laissa pas longtemps
dans cet accablement; il ne m'oublia pas, malgré son attaque, et je
ne tardai pas d'apprendre par lui-même que j'avais trop mal jugé
de ses sentiments et de son état. Mais il est temps d'en venir à la
grande révolution de ma destinée, à la catastrophe qui a partagé
ma vie en deux parties si différentes, et qui d'une bien légère cause
a tiré de si terribles effets.
Un jour que je ne songeais à rien moins, madame d'Epinay m'en-
voya chercher. En entrant j'aperçus dans ses yeux et dans toute sa
contenance un air de trouble dont je fus d'autant plus frappé que
C€t air ne lui était point ordinaire, personne au monde ne sachant
mieux qu'elle gouver-
ner son visage et ses
mouvements. Mon ami,
me dit-elle , je pars
pour Genève ; ma poi-
trine est en mauvais
état, ma santé se déla-
bre au point que, toute
chose cessante, il faut
que j'aille voir et con-
ïijlter Troncbin. Celte
résolution , si brusque-
ment prise , et à l'en-
trée de la mauvaise sai-
son, m'étonna d'autant
plusqueje l'avais quitté
trente-six heures aupa-
ravant sans qu'il en fût
aneslion. Je lui deman-
dai qui elle emmènerait
avec elle. Elle me dit
?!u'elle emmènerait son
ils avec M. de Liuant;
et puis elle ajouta né-
gligemment : Et vous ,
mon ours, neviendrez-
yous pas aussi ? Comme
je ne crus pas qu'elle
parlât sérieusement, sa-
chant que, dans la sai-
son où nous entrions,
j'étais à peine en état
de sortir de ma cham-
bre , je plaisantai sur
l'utilité du cortège d'us
malade pour un autre
malade ; elle parut elle-
même n'en avoir pas
fait tout de bon la pro-
position , et il n'en fut
plus question. Nous ne
parlâmes plus que des
préparatifs de son voya-
ge, dont elle s'occupait
avec beaucoup de viva-
cité, étant résolue à par-
tir dans quinze jours.
Je n'avais pas besoin
de beaucoup de péné-
tration pour voir qu'il
y avait à ce voyage un
motif secret qu'on me
taisait. Ce secret , qui
n'en était un dans toute
la maison que pour
moi , fut découvert des
le lendemain par Thérèse, à qui Tessier, le niailre-d'hôtel, qui le
savait de i.i femme de chambre, le révéla. Quoique je ne doive pas
ce secre. ,. madame d'Epinay, puisque je ne le tiens pas d'elle, il
est trop h. a ceux que j'en tiens pour que je puisse l'en séparer.
Ainsi je nv tairai surcet article Mais ces secrets, qui jamais ne sont
sortis ni ne sortiront de ma bouche ni de ma plume, ont été sus de
trop de gens pour pouvoir être ignorés dans tous les entours de
madame d'Epmay.
Instruit du viai motif de ce voyage, j'aurais reconnu sa secrète
impulsion d'une main ennemie dans la tentative de m'y faire le
chaperon de madame d'Epinay; mais elle avait si [leu insisté, que
Je persistai à ne priinl regarder cette tentative comme sérieuse, et je
ris seulement du beau personnage que j'aurais fuit là si j'eusse eu
la sottise de m'en charger. Au reste elle gagna beaucoup à mon re-
fus, car elle vint à bout d'engager son mari même à l'accompagner.
Quelques jours après je reçus de Diderot le billet que je vais trans-
crire. Ce billet, seulement plié en dtux et de manière que tout le
Je ne voyais partout que les deux charmantes amies
dedans se lisait sans peine, me fut adressé chez madame d'Epinay
et recommande à M. de Linant, le gouverneur du fils et le confi-
dent do la mère.
BILLET DE DIDEROT ( liasse A , n° 52 ).
« Je suis fait pour vous aimer et pour vous donner du chagrin
J apprends que madame d'Epinay va à Genève, et je n'entends
point dire que vous l'accompagniez. Mon ami, content de madame
d Epinay, il faut partir avec elle; mécontent, il faut partir beau-
coup plus vite. Etes-vous surchargé du poids des obligations que
vous lui avez? voilà une occa.sion de vous acquitter en partie et de
vous soulager. Trouve-
rez-vous une autre oc-
casion dans votre vie de
lui témoigner votre re-
connaissance ? Elle va
dans un pays où elle
sera comme tombée des
nues. Elle est malade;
elle aura besoin d'a-
musement et de dis-
traction. L'hiver! voyez,
mon ami. L'objection de
votre santé peut être
beaucoup plus forte que
je ne la crois. Mais ètes-
vous plus mal aujour-
d'hui que vous ne l'é-
tiez il y a un mois, et
que vous ne le serez
au commencement du
printemps ? Ferez-vous
dans trois mois d'ici le
voyage plus commodé-
ment qu'aujourd'hui î
Pour moi, jevousavoue
que, si je ne pouvais
supporter la chaise , je
prendrais un bâton et
je la suivrais. Et puis
ne craignez-vous point
qu'on ne mésinlerprète
votre conduite 7 on vous
soupçonnera ou d'in-
gratitude ou d'un autre
motif secret. Je sais bien
que, quoi que vous fas-
siez, vous aurez toujours
pour vous le témoigna-
ge de votre conscience;
mais ce témoignage suf-
fit-il seul; et est-il per-
mis de négliger jusqu'à
certain point celui des
autres hommes? Au res-
te, mon ami, c'est pour
m'acquitter avec vous
et avec moi que je vous
écris ce billet. S'il vous
déplaît, jetezle au feu,
et qu'il n'en soit pas
plus question que s'il
n'eût jamais été écrit.
Je vous salue , vous ai-
me, et vous embrasse.»
Le tremblement de
colère, l'éblouissemenl
qui me gagnaient en lisant ce billet, et qui me permirent à peine
de l'achi'ver, ne m'empêchèrent pas de remarquer l'adresse avec la-
quelle Diderot y affectait un ton plus doux, plus caressant, plus
honnête que dans toutes ses autres lettres, dans lesquelles il me
traitait tout au |ilus de mon cher, sans avoir presque jamais daigné
m'y donner le nom d'ami. Je vis aisément le ricochet par lequel me
venait ce billet , dont la suscription , la forme et la mirche déce-
laient, même assez maladroitement, le détour ; car nous nous écri-
vions ordinairement par la poste ou par le messager de Montmo-
rency, et ce fut la première fois qu'il se servit de cette voie-là.
Quand le premier transport de mon indignation me permit d'é-
crire , je lui traçai précipitamment la réponse suivante , que je por-
tai sur-le-champ de l'Ermitage, où j'étais pour lors, à la Chevrette,
pour la montrer à madame d'Epinay, à qui, dans mon aveugle co-
lère, je la voulus lire moi-mèuie, ainsi que le billet de Diderot
0 Mon cher ami, vous ne pouvez savoir ni la force des obliga-
tions que je puis avoir à madame d'Epinay, ni jusqu'à quel point
LES CONFESSIONS.
lf»9
elles me lient, ni si elle a réellement besoin de moi dans son voyage,
ni si elle déi-ire que je l'accompagne, ni s'il m'est possible de le
faire, ni les raisons que je puis avoir de m'en abstenir. Je ne re-
fuse pas de discuter avec
vous à loisir tous ces
points ; mais, en atten-
dant, convenez que me
prescrire si aflirmativc-
ment ce que je dois
faire , sans vous être
mis en état d'en juger,
c'est , mon cher philo-
sophe, opiner en franc
étourdi. Ce que je vois
de pis à cela , est que
votre avis ne vient pas
de vous. Outre que je
suis peu d'humeur à me
laisser mener sous votre
nom par le tiers et le
quart, je trouve à ces
ricochets certains dé-
tours qui ne vont |ias à
votre franchise, et dont
vous ferez bien, pour
vous et pour moi , de
vous abstenir désor -
mais.
«Vous craignez qu'on
n'interprète (las bien
ma conduite ; mais je
défie un cœur comme
le vôtre d'oser mal pen-
ser du mien. D'autres
peut-être parleraient
mieux de moi si je leur
ressemblais davantage.
Que Dieu me préserve
de me faire aiiprouver
d'eux ! Que les mé-
chants m'épient et
m'interprètent, Rous'seau n'est pas fait pour les craindre, ni Dide-
rot pour les écouter.
« Si votre billet m'a déplu, vous voulez que je le jette au feu et
qu'il n'en soit plus
question. Pensez-vous
qu'on oublie ainsi ce
qui vient de vous? Mon
cher, vous faites aussi — ~ "^^
bon marché de mes lar-
mes dans les peines que
vous me donnez que de
ma vie et de ma santé
dans les soins que vous
m'exhortez à prendre.
Si vous pouviez vous
corriger de cela , votre
amitié m'en serait plus
douce, et j'en devien-
drais moins à plain-
dre. »
En entrant dans la
chambre de madame
d'Epinay , je trouvai
Grimm avec elle, et j'en
fus charmé. Je leur lus
à haute et claire voix
mes deux lettres avec
une intrépidité dont je
ne me serais pas cru
capable , et j'y ajoutai
en finissant quelques
discours qui ne les dé-
mentaient pas. A cette
audace , inattendue
dans un homme ordi-
nairement si craintif, je
les vis l'un et l'autre
atterrés, abasourdis, ne
répondant jias un mot;
je vis surtout cet hom-
me arrogant bais.ser les yeux à terre, et n'oser soutenir les étincelles
dénies regards; mais, dans le même instant, au fond de son cœur,
il jurait ma perte, et je suis sûr qu'ils la coDcertérenl avant de se
séparer.
Il y a ici un bon vieillard qui, après avoir passé sa vie à travailler, ne le
[fouvant plus, meurt de faim sur ses vieux jours.
Je ne voyais partout ipie jésuite
Ce fut à peu près dans ce temps-là que je reçus enfin par ma-
dame d Iloudetoi la réponse de Saint-Lambert f' liasse A, n° bl),
datée encore de Wolfenbutel , peu de jours après son accident, à
ma lettre qui avait tar-
dé longtemps en route.
Cette réponse m'appor-
ta des consolations ,
dont j'avais grand be-
soin dans ce moment-
là, par les témoigna-
ges d'estime et d'amitié
dont elle était pleine ,
et qui me donnèrent le
courage et la force de
les mériter. Dès ce mo-
ment je fis mon devoir;
mais il est constant que
si Saint-Lambert se fiit
trouvé moins sensé ,
moins généreux, moins
honnête homme, j'étais
perdu sans retour.
La saison devenait
mauvaise, et l'on com-
mençait à quitter la
campagne... Madame
d'iluudetftt me marqua
le jour où elle comptait
venir faire ses adieux à
la vallée, et me donna
rendez-vous à Eaubon-
ne. Ce jour se trouva
par hasard le même où
madame d'Epinay quit-
tait la Chevrette pour
aller à Paris achever
les préparatifs de son
voyage. Heureusement
e!le [lartit le matin , et
j'eus le temps encore,
en la quittant , d'aller
dîner avec sa belle-sœur. J'avais la lettre de Saint-Lambert dans
ma poche , je la relus plusieurs fois en marchant. Cetle lettre me
servit d'égide contre ma faiblesse. Je fis et je tins la résolution de
ne voir plus en ma-
dame d'Houdetot que
_ mon amie et la maî-
-" ^ tresse de mon ami ; et
je passai tête-à-tête avec
elle quatre ou cinq heu-
res dans un calme dé-
licieux , préférable in-
finiment, même quant
à la jouissance , à ces
accès de fièvre ardente
que jusqu'alors j'avais
eus auprès d'elle. Com-
me elle savait trop que
mon cœur n'était pas
changé , elle fut sensi-
ble aux efforts que j'a-
vais faits pour me vain-
cre , elle m'en estima
davantage, et j'eus le
plaisir de voir que son
amitié pour moi n'était
pas éteinte. Elle m'an-
nonça le prochain re-
tour de Saint-Lambert,
qui, quoique asisez bieo-
relabii de son attaque,
n'était plus en état de
soutenir les fatigues de
la guerre, et quittait le
service pour revenir vi-
vre paisiblement auprès
d'elle. Nous formâmes le
projet charmant d'une
étroite société entre
nous trois , et nout
pouvions espérer que
l'exécution de ce projet serait durable, vu que tous les sentiments
qui peuvent unir des cœurs sensibles et droits en faisaient la base,
et que nous rassemblions d'ailleurs à nous trois assez de talents et
de connaissances pour nous suffire à nous-mêmes, et n'avoir besoin
110
LES VEILLÉES LITTÉRAIRES ILLUSTRÉES.
d'aucun supplément étranger. Hélas! en me livrant à l'espoir d'une
si flouee vie, je ne songeais guère à celle qui m'attendait.
Nous parlâmes ensuite de ma situation présente avec madame
d'ii|)inay. Je lui montrai la lettre de Diderot avec ma réponse : je
lui détaillai tout ce qui s'était passé à ce sujet , et je lui déclarai
la résolution où j'étais de quitter l'Krmitage. Elle s'y opposa vive-
m,ent, et par des raisons toutes-puissantes sur mon cœur. Elle me
témoigna combien elle aurait désiré que j'eusse fait le voyage de
Genève, prévoyant qu'on ne manquerait pas de la compromettre
dans mon refus; ce que la lettre de Diderot semblait annoncer d'a-
vance. Cependant , comme elle savait mes raisons aussi bien que
m,oi-mèrae, elle n'insista pas sur cet article, mais elle me conjura
d'éviter tout éclat, à quelque prix que ce pijt être, et de patliention
refus de raisons assez plausibles pour éloigner l'injuste soupçon
qu'elle put y avoir part. Je lui dis qu'elle ne m'imposait pas une
tâche aisée , mais que , résolu d'expier mes torts au prix même de
ma réputation, je voulais donner la préférence à la sienne en tout
ce que l'honneur me permettiait dJendurer. On connaîtra bientôt
si j'ai su remplir cet engagement.
Je le puis jurer, loin que ma passion malheureuse eût rien perdu
de sa force, je n'aimai jamais ma Sophie aussi vivement, aussi fen-
dreiiieut que je fis ce jour-là. Mais telle fut l'impression que firent
sur moi la lettre de Saint-Lambert, le sentiment du devoir et
l'horreur de la perfidie, que, durant toute celte entrevue, mes sens
me laissèrent pleinement en paix auprès d'elle, et que je ne fus pas
même tenté de lui baiser la niain^ En partant, elle m'embrassa
devant ses gens. Ce baiser, si différent de ceux que je lui avais dé-
robés quelquefois sous les feuillages, me fut garant que j'avais re-
pris l'empire de moi-même : je suis presque assuré que, si mon
cœur avait eu le temps de se raffermir dans le calme, il ne me fal-
lait pas trois mois pour être guéri radicalement.
Ici finissent mes liaisons personiieiles avec madame d'Houdetot,
liaisons dont chacun a pu juger sur les apparences, selon les dispo-
tions de son propre cœur, mais dans lesquelles la passion que m'ins-
pira cette aimable femme, passion la plus vive peut-être qu'aucun
homme ait jamais sentie, s'honorefa toujours entre le ciel et nous
des rares et pénibles sacrifices faits par tous deux au devoir, à l'hon-
neur, à l'amour et à l'amitié. Nous nous étions trop élevés, j'ose le
dire, aux yeux l'un de l'autre pour pouvoir nous avilir aisément. 11
faudrait être indigne de toute estime pour se résoudre à en peWre
une de si haut prix, et l'énergie même des sentiments qui pou-
vaient nous rendre coupables fut ce qui nous empêcha de le devenir.
C'est ainsi qu'après une longue amitié pour l'une de ces deux
femmes, et un vif amour pour l'autre, je. leur fis séparément mes
adieux en un même jour, à l'une pour ne la revoir de ma vie, à
l'autre pour ne la plus voir que deux fois dans les occasions que je
dirai ci-après.
Après leur départ je me trouvai dans un grand embarras pour
remplir tant de devoirs pressants et contradictoires, suite de mes
imprudences. Si j'eusse été dans mon état naturel, après la proposi-
tion et le refus de ce voyage de Genève, je n'avais qu'à rester tran-
quille, et tout était dit. Mais j'en avais sottement fait une affaire qui
ne pouvait rester dans l'état où elle était, et je ne pouvais me dis-
penser de toute ultérieure explication qu'en quittant l'Ermitage, ce
que je venais de promettre à madame d'Houdetot de ne pas faire,
au moins pour le moment prési'iit. De (dus, elle avait exigé que
j'excusasse auprès de mes soi-disant amis le refus de ce voyage,
afin qu'on ne lui im]iutàt pas ce refus. Cependant je ne pouvais
alléguer la véritable cause sans outrager n)adame d'Epinay, à qui
je devais certainement de la reconnaissance après tout ce qu'elle
avait fait pour moi. Tout bien con-idéré, je me trouvai dans la dure
radis indispensable alternative de manquer à madame d'Epinay, à
madame d'Houtletot, ou à moi-même, et je pris le dernier parti.
Je le pris hautement, plainenient, sans tergiverser, et avec une gé-
nérosité digne assurément de laver les fautes qui m'avaient réduit
à cette extrémité. Ce sacrifice, dont mes ennemis ont su tirer parti,
et qu'ils attendaient peut-être, a fait la ruine de ma réputation, et
m'a ôté par leurs soins l'estime publique; mais il m'a rendu la
mienne, et m'a consolé dans mes malheurs. Ce n'est pas la der-
'nière fois, comme on verra, que j'ai fait de pareils sacrifices, ni la
dernière aussi qu'on s'en est prévalu pour m'accabler.
Grimm était le seul qui parût n'avoir pris aucune part dans cette
affaire; ce fut à lui que je résolus de m'adresser. Je lui écrivis une
lonifue lettre, dans laquelle j'exposai le ridicule de vouloir me faire
un devoir de ce voyage de Genève, l'inutilité, l'embarras même dont
j'y aurais été à madame d'Epinay, et les inconvénients qu'il en au-
rait résulté pour moi-même. Je ne résistai pas dans cette lettre à la
tentation de lui laisser entrevoir que j'étais instruit, et qu'il me pa-
raissait singulier qu'on prétendit que c'était à moi de faire ce voyage,
tandis que lui-même s'en dispensait, et qu'on ne faisait pas men-
tion de lui. Celle lettre, où, faute de pouvoir dire nettement mes
raisons, je fus force de battre souvent la campagne, m'aurait donné
dans le public l'apparence de bien des torts; mais elle était un
exemple de retenue et de discrétion pour les gens qui, comme Grimm,
étaient au fait des choses que j'y taisais, et qui justifiaient pleine-
ment ma conduite. Je ne craignis pas même de mettre un préjugé
de plus contre moi en prêtant l'avis de Diderot à mes autres amis,
pour insinuer que madame d'Houdetot avait pensé de même, comme
il était vrai; cl, taisantque,sur mes raisons, elle avait changé d'avis,
je ne pouvais mieux la disculper du soupçon de coawiver avec moi',
qu'en paraissant sur ce point mécontent d'elle-
Cette lettre finissait par un acte de confiance dont tout autre
homme aurait été touché; car, exTiortant Grimm à peser mes rai-
sons et à me marquer après cela son avis, je lui marquais que cet
avis serait suivi, quel qu'il pût être, et c'était mon intention, eût-il
même opiné pour mon dépari; car M. d'Epinay s'élant fait le con-
ducteur de sa femme dans ce voyage, le mien prenait alors un coup
d'œil tout différent : au lieu que c'était moi d'abord qu'on voulut
charger de cet emploi, et qu'il ne fut question de lui qu'après mon
refus.
La ré[)onse de Grimm se fit attendre ; elle fut singulière^ je vais la
transcrire ici. (Voyez liasse A, n°S9.)
« Le départ de madame d'Epinay est reculé; son fils est malade,
il faut attendre qu'il soit rétabli. Je rêverai à votre lettre. Tenez-
vous tranquille à votre Ermitage. Je vous ferai passer mon avis à
temps. Comme elle ne partira sûrement pas de quelques jours,
rien ne presse. En attendant, si vous le jugez à propos, vous pou-
vez lui faire vos offres, quoique cela me paraisse encore, assez égal.
Car, connaissant votre i»osition aussi bien que vous-même, je ne
doute point qu'elle ne réponde à vos offres comme elle doit ; et tout
ce que je vois à gagner à cela, c'est que vous pourrez dire à ceux qui
vous pressent que, si vous n'avez pas été, ce n'est pas faute de vous
être offert. Au reste, je ne vois pas pourquoi vous voulez absolument
que le philosophe soit le porte-voix de tout le monde, et, parce que
souavis estque vous partiez, pourquoi vous imaginez quêtons vosarais
prétendent la même chose. Si vous écrivez à madame d'Epinay, sa
réponse peut vous servir de ré|)lique à tous ces amis, puisqu'il vous
tient tant au cœnrde leur répliquer. Adieu, je salue madame le Vas-
seur et le Criminel (1). »
Frappé d'étonnement en lisant cette lettre, je cherchais avec in-
quiétude ce qu'elle pouvait signifier, et je ne trouvais rien. Com-
ment! au lieu de me répondre avec simplicité sur la mienne, il
prend du temps pour y rêver, comme si celui qu'il avait déjà pris ne
lui avait pas suffi. Il m'avertit même de la suspension dans laquelle
il veut me tenir, comme s'il s'agissait d'un problème profond à
résoudre, ou comme s'il importait à ses vues de m'ôter tout moyen
de pénétrer son sentiment jusqu'au' moment qu'il voudrait me le
déclarer. Que signifient donc ces précautions, ces retardements, ce
mystère? Est-ce ainsi'qu'on répond à la confiance? Cette allure est-
elie celle de la droiture et de la bonne foi? Je cherchais en vain quel-
que interprétation favorable à cette conduite; je n'en trouvais point.
Quelque fût son dessein, s'il m'était contraire, sa position en faci-
litait l'exécution, sans que, par la mienne, il me fût possible d'y
mettre obstacle. En faveur dans la maison d'un grand prince, ré-
pandu dans le monde, donnant le ton à nos communes sociétés,
dont il était l'oracle, il pouvait, avec son adresse ordinaire, disposer
à son aise toutes ses machines; et moi, seul dans mon Ermitage,
loin de tout sans avis de personne, sans aucune communication, je
n'avais d'antre parti que d'attendre et rester en paix; c'est ce que je
fis : seulement j'écrivis à madame d'Epinay, sur la maladie de son
fils, une lettre aussi honnête qu'elle pouvait fètre, mais où je ne
donnai pas dans le piège grossier de lui offrir de partir avec elle.
Après des siècles d'attente dans la cruelle incertitude où cet
homme barbare m'avait plongé, j'appris, au bout de huit ou dix
jours, que madame d'Epinay était partie; et je reçus de lui une
seconde lettre. Elle n'était que de sept à huit lignes, que je n'ache-
vai pas de lire .. C'était une rupture, mais dans des termes tels que
la plus infernale haine les peut dicter, et qui même devenaient
bètcs à force de vouloir être offensants. Il me défendait sa présence
comme il m'aurait défendu ses Etats. Il ne manquait à sa lettre, pour
faire rire, que d'être lue avec plus de sang-froid. Sans la transcrire,
sans même en achever la lecture, je la lui renvoyai sur-le-champ
avec celle-ci.
« Je me refusais à ma juste défiance ; j'aihève trop tard de vous
connaître.
« Voilà donc la lettre que vous vous êtes donné le loisir de mé-
diter; je vous la renvoie, elle n'est pas pour moi. Vous pouvez me
ha'ir ouvertement et montrer la mienne à toute la terre ; ce sera de
votre part une fausseté de moins. »
Ce que je lui disais, qu'il pouvait montrer ma précédente lettre ,
se rapportait à un article de la sienne , sur lequel on pourra juger
de la profonde adresse qu'il mit à toute cette affaire.
J'ai dit que, pour gens qui n'étaient pas au fait, ma lettre pou-
vait donner sur moi bien des prises. Il le vit avec joie ; mais cora-
ment se prévaloir de cet avantage sans se compromettre? En mon-
(1) M. le Vasseur, que sa femme menait nli peu nidement, l'appelait
le lieutenant criminel. M. Grimm donnait par plaisanterie le même nom
à la fille, et, pour abrège», il lui plut ensuite d'en retrancher le premier
mot.
LES CONFESSIONS.
111
trant cette lettre, il s'exposait au reproche d'abuser de la confiance
de son ami.
Pour sortir do cet eml)arras, il imagina de rompre avec moi de la
façon la plus piquante qu'il fût possible, et de me faire valoir dans
sa lettre la Rràce qu'il me faisait de ne pas montrer la micnni;. Il
était bien sûr que , dans l'indii^iiation de ma colère, je me refuse-
rais à sa feinte discrétion, et liii permettrais de montrer ma lettre
à tout le monde ; c'était [irécisément ce qu'il voulait, et tout arriva
courino il l'avait arranfçé. Il (it courir ma lettre dans tout l'aris ,
avec des commentaires di; sdfaçm,qui pourtant n'eurent pas tout
le succès qu'il s'en était promis. On ne trouva pas que la permis-
sion de montrer ma lettre, qu'il avait su m'exiorquer, l'exemptât
du blâme de m'avoir si légèrement pris au mot pour me nuire. On
demandait toujours quels torts personnels j'avais avec lui, pour
autoriser une si violente bainc. Enfin l'on trouvait que, quand j'au-
rais eu de tels torts qui l'auraient obligé de rompre, l'amitié, même
éteinte, avait encore des droits qu'il aurait dû respecter. Mais inal-
heureusement Paris est frivole; ces remarques du moment s'ou-
blient; l'absent infortuné se néglige, rboiumc qui prospère en im-
pose |)arsa présence; le jeu de l'intrigue et de la mécliancelé se
soutient, se renouvelle ; et bientôt son effet, sans cesse renaissant,
efface tout ce qui l'a précédé.
Voilà comment, a[in;s m':tvoir si longtemps trompé, cet homme
enfin quitta pour moi sou masque , persuadé que , dans l'état où il
avait amené les choses, il cessait d'en avoir besoin. Soulagé de la
crainte d'être injuste envers ce misérable , je l'abandonnai à son
propre cœur, et cessai de penser à lui. Huit jours après avoir reçu
cette lettre, je reçus de madame d'Epinay sa réponse, datée de Ge-
nève, à ma précédente (liasse B, n ' 10) Je compris, au ton qu'elle
y prenait avec moi pour la première fois de sa vie, que l'un et
l'autre, comptant sur le succès de leurs mesures, agissaient de
•'oncerl, et que, me regardant comme un liomnie perdu sans res-
source , ils se livraient désormais sans risque au plaisir d'achever
de m'écraser.
Mon état, en effet, était des plus déplorables. Je voyais s'éloigner
de moi tous mes amis, sans qu'il me lïil possible de savoir ni com-
ment ni pourquoi. Diderot, qui se vantail de me rester seul , et qui
depuis trois mois, me promettait une visite , ne venait point. L'hi-
ver commençait à se faire sentir, et avec lui les atteintes de mes
maux habituels Mon tempérament, quoique vigoureux, n'avait pu
soutenir les combats de tant de passions contraires. J'étais donc dans
un épuisement qui ne me laissait ni force ni courage pour résilier
à rien. Quand mes engagements, quand les continuelles repiés'ii-
tations de Diderot et de madame d'Houdetot m'auraient permis i,ii
ce moment de quitter l'Ermitage, je ne savais ni où aller ni com-
ment nie traîner. Je restais immobile et slupide, sans pouvoir agir
ni penser. La seule idée d'un pas à faire, d'uni! lettre à écrire, d'un
mot à dire, me faisait frémir. Je ne pouv.iis cependant laisser la
lettre de madame d'Epinay sans réplique , à moins de ni'avouer
digne des traitements dont elle et son ami m'acc.ili'aient. Je pris
le parti de lui notifier mes sentiments et mes résolutions, ne doutant
pas un moment que, par humanité, par générosité, par bienséance,
par les bons sentiments que j'avais cru voir en elle , malgré les
mauvais, elle ne s'empressât d'y souscrire. Voici ma lettre.
.\ l'Ermitage, le 23 novembre 1737.
« Si l'on mourait de douleur , je ne serais pas en vie. Mais enfin
j'ai pris mon parti. L'amitié est éteinte entre nrpus , madame; mais
celle qui n'est plus garde encore des droits que je sais respecter. Je
n'ai point oublié vos boutés pour moi, et vous devez compter sur
toute la reconnaissance qu'on peut avoir pour queliiu'un qu'on ne
doit plus aimer. Toute autre explication serait inutile: j'ai pour moi
ma conscience, et vous renvoie à la vôtre.
« J'ai voulu quitter l'Ermiiage, et je le devais. Hiis on prétend qu'il
faut que j'y reste ju.sqii'aii printemps ; et, puisque mes amis le viju-
lent, j'y resterai jusqu'au printemps, si vous y consentez. »
Cette lettre écrite et partie , je ne pensai plus qu'à me tranquil-
li>er à l'Ermitage, en y soignant ma sauvé ; tâchant de recouvrer
des forces et de prendre des inesiin^s pour en sortir au printemps
sans bruit et .sans affi'her une rupture. Mais ce n'était pas là le
compte de M. Griinm et de madame d'Epinay, comme on verra dans
un inoraent.
Quelipies jours après, j'eus enfin le plaisir de recevoir de Diderot
cette visite si souvent promise et manquée. Elle ne pouvait venir
plus à propos; c'était mon plus ancien ami , c'était presque le seul
(ini me restât ; on peut juger du plaisir que j'eus à le voir dans cette
circonstance. J'avais le cœur plein, je l'épanchai dans le sien. Je
ri'clairai sur beaucoup de faits qu'on lui avait tus, déguisés ou suti-
posrs. Je lui appris , de tout ce qui s'était passé, ce qu'il m'était
permis de lui dire. Je n'affectai point de lui taire ce qu'il ne savait
que tro|i, qu'un amour aussi malheureux qu'insensé avait clé l'ins-
triimenl de ma perle; m lis je ne. convins jamais que madame
d'Houdetot en fût instruite, ou du moins que je le lui eusse
déclaré. Je lui parlai des indigues manœuvres de madame d'E-
pinay pour surprendre les lettres très innocentes que sa belle-sœur
m'écrivait. Je voulus qu'il apprît ces détails de la bouche même des
personnes que cette dangereuse femme avait tenté de séduire.
Ttiérè.se les lui fit exactement; mais que devins-je quand ce fut le
tour de la mère, et que je l'entendis déclarer et soutenir que ric:n de
cela n'était à sa connaissance! Ce furent ses termes , et jamiis elle
ne s'en départit. Il n'y avait pas quatre jours qu'elle m'en avait ré-
pété le récit à moi-même, et elle medéraent en face devant mon ami !
Ce trait me parut décisif, et je sentis alors vivement mon impru-
dence d'avoir gardé si longtemps une pareille femme auprès de
moi. Je ne m'étendis point en invectives contre elle ; à peine dai-
gnai-je lui dire quelques mots de mépris. Je senti; ce qoe je devais
à la fille, dont l'inébranlable droiture contrastait avec l'indigne lâ-
cheté de la mère. Mais dès-lors mon parti fut pris sur le compte de
la vieille, et je n'attendis que le moment de l'exécuter.
Ce moment vînt plus tôt que je ne l'avais attendu. Le 10 décem-
bre, je reçus de madame d'Epinay réponse à ma précédente lettre.
En voici le contenu (liasse B, n' i 1).
A Genève, le \" décembre 1757.
« Après vous avoir donné, pendant plusieurs années toutes les
marques possibles d'amitié et d'intérêt , il ne me reste qu'à vous
plaindre. Vous êles bien malheureux. Je désireque votre conscience
soit aussi tranquille que la mienne. Cela pourrait être nécessaire au
repos de votre vie.
« Puisque vous vouliez quitter l'Ermitage et que vous le deviez ,
je suis étonnée (pie vos amis vous aient retenu. Pour moi , je ne
consulte point les miens sur mesdevoiis, et je n'ai plus rien à vous
dire sur les vôtres. »
Un congé si imprévu, mais si nettement prononcé, ne me laissa
pas un instant à balancer. Il fallait sortir sur-le-champ , quel-
que teni|is qu'il fit, en quelque état que je fusse, dussé-je coucher
dans les bois et sur la neige , dont la terre était alors couverte, et
quoi que pût dire et faire madame d'H'iudetot, car je voulais bien lui
complaire en tout, mais non pas jusqu'à l'infamie.
Je me trouvai dans le [ilus terrible embarras où j'aie été de mes
jours; mais ma résolution était (irise, je jurai, quoi qu'il en arrivât,
de ne pas coucher le liuiiième jour à l'Ermitage. Je me mis en de-
voir de sortir mes effets , déterminé à les laisser en plein champ
plutôt que de ne pas rendre les clefs dans la huitaiHe ; car je vou-
lais surtout que tout fût fait avant qu'on piît écrire à Genève et re-
cevoir réponse. J'étais d'un courage que je ne m'étais jamais senti :
toutes mes forces étaient revenues. L'honneur et l'indignation m'en
rendirent, sur lesquelles madame d'Epinay n'avait pas compté. La
fortune aida mon audace. M. Mathas , procureur fiscal de M le
prince de Condé, entendit parler de mon embarras. Il me tit offrir
une petite maison qu'il avait à son jardin de .Mont-Louis à Mont-
morency. J'accepte avec empressement et reconnaissance. Le mar-
ché l'ut biciilôt fait; je fis en hâte acheter quelques meubles pour
nous coucher Thérèse et moi. Je fis charrier mes effets à grand'peine
et à grands frais; malgré la glace et la neige, mon déménagement
fut fait dans deux jours ; et le lo décembre je rendis les clefs de
l'Ermitage, après avoir payé les gages du jardinier, ne pouvant
payer mon loyer.
Quant à madame le Vasseur, je lui déclarai qu'il fallait nous sé-
parer; sa fille voulut m'ébranler, je fus inflexible. Je la fis partir
pour Paris d-uis la voiture du messager, avec tous les effets et meu-
bles que sa file et elle avaient en commun. Je lui donnai quelque
argent, je m'engageai à lui payer son loyer chez ses enfants ou
ailleurs, à pourvoir à .sa subsistance autant qu'il me serait pos>lble,
et à ne jamais la laisser manquer de pain, tant que j'en aurais moi-
nièuie.
Enfin le surlendemain de mon arrivée à Mont-Louis, j'écrivis à
madauie d'Eiunay la lettre suivante.
A Montmorency, le 17 décembre 1757.
« Rien n'est si simple et si nécessaire, madame, que de déloger
de votre maison, quand vous n'approuvez pas que j'y reste. Sur
votre refus .le consentir que je passasse à l'Ermiiage le reste de
riiiver, je l'ai donc quitte le t;i décembre. M» destinée était d'y
entrer maigre moi et d'en sortir de même. Je vous remercie du sé-
jour que vous m'avez engagé d'y faire, et je vous en remercierais
davantage si je l'avais payé moins cher. Au reste, vous avez rai.son
de me trouver malheureux; personne au monde ne sait mieux que
vous combien je dois l'être. Si c'est un malheur de se tromper sur
le choix de ses amis, c'en est un autre non moins cruel de reveuir
d'une erreur si douce. »
Tel est le narré fidèle de ma demeure à l'Ermitage, et des rai-
sons qui m'en ont fait sortir. Je n'ai pu couper ce récit, et il im-
portail de le suivre avec la plus grande exactitude, celle époque de
ma vie ayant eu sur la suite une influence qui s'élendra jusqu'à
mon dernier jour.
112
LES VEILLÉES LITTÉRAIRES ILLUSTRÉES.
LIVRE X.
La force extraordinaire qu'une effervescence passagère m'avait
donnée pour quitter rEriiiitage m'abandonna sitôt que j'en fus
dehors. A peine fiis-je établi dans ma nouvelle demeure, que de
vives et fréqueules altnquos rie mes rétentions se compliquèrent
avec l'incommodité nouvelle d'une descente qui me tourmentait de-
puis quelque temps, sans que je susse que c'en ctfiit une. Je tombai
bienlùl dans les plus cruels accidents. Le médecin Thierry, mou
ancien ami, vint me voir et m'éclaira sur mon état. Les sondes, les
bougies, les bandages, tout l'appareil des infirmités de l'âge ras-
semblé autour de moi, me fit durement sentir qu'on n'a plus le
cœur jeune impunément, quand le corps a cessé de l'être. La belle
saison ne me rendit point mes fow:es,et je passai toute l'année 1758
dans un état de langueur qui me fit croire que je touchais à la fin
de ma carrière. J'en voyais approcher le terme avec une sorte d'em-
pressement. Revenu d'es chimères de l'amitié, détaché de tout ce
qui m'avait fait aimer la vie, je n'y voyais plus rien qui pût me la
rendre agréable ; je n'y voyais plus que des maux et des misères
qui m'em[ièchaient de jouir de moi. J'aspirais au moment d'être
libre et d'échapper à mes ennemis. Mais reprenons le fil des évé-
nements.
Il paraît que ma retraite à Montmorency déaoncerta madame
d'Epinay : vraisemblablement elle ne s'y était pas attendue. Mon
triste état, la rigueur de la saison, l'abandon général où je me
trouvais, tout leur faisait croire, à Grimm et à elle, qu'en me pous-
sant à la dernière extrémité ils me réduiraient à leur crier merci, et
à ni'avilir aux dernières bassesses pour être laissé dans l'asile dont
l'honneur m'ordonnait de sortir. Je délogeai si brusquement qu'ils
n'eurent pas le temps de prévenir le coup; et il ne leur resta plus
que l'option de jouer àquitte ou double, et d'achever de me perdre,
ou de tâcher de me ramener. Giimm prit le premier parti ; mais je
crois que madame d'Epinay eût préféré l'autre; et j'en juge par sa
réponse à ma dernière lettre, où elle radoucit beaucoup le ton
qu'elle avait pris dans les précédentes, et où elle semblait ouvrir la
porte à un raccommodement. Le long retard de cette réponse, qu'elle
me fit attendre un mois entier, indique assez l'embarras où elle se
trouvait pour lui donner un tour convenable, et les délibérations
dont elle la fit précéder. Elle ne pouvait s'avancer plus loin sans se
commettre : mais, après ses lettres précédentes, et après ma brusque
sortie de sa maison, l'on ne peut qu'être frappé du soin qu'elle
prend dans cette lettre de n'y pas laisser glisser un seul mot déso-
iDligeant. Je vais la transcrire en entier, afin qu'on en juge (liasse B,
n. 23).
A Genève, le 17 janvier 1758.
« Je n'ai reçu votre lettre du 17 décembre, monsieur, qu'hier. On
me l'a envoyée dans une caisse remplie de différentes choses, qui a
été tout ce temps en chemin. Je ne refiondrai qu'à l'apostille : quant
à la lettre, je ne l'entends pas bien ; et, si nous étions dans le cas
de nous expliquer, je voudrais bien mettre tout ce qui s'est passé
sur le compte d'un malentendu. Je reviens à l'apostille. Vous pou-
vez vous rappeler, monsieur,' que nous étions convenus que les
gages du jardinier de l'Ermitage passeraient par vos mains, pour
lui mieux faire sentir qu'il dépendait de vous, et pour vous éviter
des scènes aussi ridicules et indécentes qu'en avait fait son prédé-
cesseur. La preuve en est que les premiers quartiers de ses gages
vous ont été rerais, et que j'elais convenue avec vous, peu de jours
avant mon départ, de vdus faire rembourser vos avances. Je sais que
vous en fîtes d'abord difficulté : mais ces avances, je vous avais prié
de les faire ; il était simple de m'acquitter, et nous en convînmes.
Cahouet m'a marqué que vous n'avez point voulu recevoir cet ar-
gent. Il y a assurément du quiproquo là-dedans. Je donne ordre
qu'on vous le reporte; et je ne vois pas pourquoi vous voudriez
payer mon jardinier, malgré nos conventions, et au-delà même du
terme que vous avez habité l'Ermitage. Je compte donc, monsieur,
que, vous rappelant tout ce que j'ai l'honneur cle vous dire, vous ne
refuserez pas d'être remboursé de l'avance que vous avez bien voulu
faire pour moi. »
Après tout ce qui .s'était passé, ne pouvant plus prendre de con-
fiance en uiadame d'Epinay, je ne voulus point renouer avec elle;
je ne répondis point à cette lettre, et notre correspondance finit là.
Voyant mon parti pris, elle prit le sien, el, entrant alors dans toutes
les vues de Grimm et de la colcric hctibachique, elle unit ses efforts
aux leurs pour me couler à fond. Tandis qu'ils travaillaient à Paris,
elle travaillait à Genève. Grimm, qui dans la suite alla l'y joindre,
acheva ce qu'elle avait commence- Tronchiii, qu'ils n'eurent pas de
peine à gagner, les seconda puissamment, el devint le plus furieux
de nic.i per>cciiteurs, sans avoir jamais eu de moi, non plus que
Grimm, le moindre sujet de plainte. Tous trois d'accord semèrent
sourdement dans Genève le germe qu'on y vit éclure quatre ans
après.
Ils eurent plus de peine à Paris, où j'étais plus connu, et où les
cœurs, moins disposés à la haine, n'en reçurent pas si aisément les
impressions. I^our porter leurs coups avec plus d'adresse, ils com-
mencèrent par débiter que c'était moi qui les avais quittés (voyez la
lettre de Deleyre, liasse B, n. 30). Delà, feignant d'être toujours
mes amis, ils semaient adroitement leurs accusations malignes,
comme des plaintes de l'injustice de leur ami. Cela faisait que,
moins en garde, on était plus porté à les écouler et âme blâmer.
Les sourdes accusations de perfidie et d'ingratitude se débitaient
avec plus de précaution, et par là même avec plus d'effet. Je sus
qu'ils m'imputaient des noirceurs atroces, sans jamais pouvoir ap-
prendre en quoi ils les faisaient consister. Tout ce que je pus dé-
duire de la rumeur publique fut qu'elle se réduisait à ces quatre
crimes capitaux : 1° ma retraite à la. campagne; 2° mon amour
pour madame d'Houdetot; 3° refus d'accompagner à Genève ma-
dame d'Epinay ; 4' sortie de l'Ermitage. S'ils y ajoutèrent d'autres
griefs, ils prirent leurs mesures si justes, qu'il m'a été parfaitement
impossible d'apprendre jamais quel en était le sujet.
C'est donc ici que je crois pouvoir fixer l'établissement d'un sys-
tème adopté depuis par ceux qui disposent de moi avec un progrès et
un succès si rapide, qu'il tiendrait du prodige pour qui ne saurait
pas quelle facilité tout ce qui favorise la malignité des hommes
trouve à s'établir. Il faut tâcher d'expliquer en peu de mots ce que
cet obscur et profond système a de visible à mes yeux.
Avec un nom déjà célèbre et connu dans toute l'Europe, j'avais
conservé la simplicité de mes premiers goûts. Ma mortelle aversion
pour tout ce qui s'appelait parti, faction, cabale, m'avait maintenu
libre, indépendant, sans autre chaîne que les attachements démon
cœur. Seul, étranger, isolé, sans appui, sans famille, ne tenant qu'à
mes principes et à mes devoirs, je suivais avec intrépidité les routes
de la droiture, ne flattant, ne ménageant jamais personne aux dé-
pens de la justice et de la vérité. De plus, retiré depuis deux ans
dans la solitude, sans correspondance de nouvelles, sans relation
des alfaires du monde, sansètre instruit ni curieux de rien, je vivais
à quatre lieues de Paris, aussi séparé de cette capitale par mon in-
curie que je l'aurais été par les mers de l'île de Tinian.
Grimm, Diderot, d'Holbach, au contraire, au centre du tourbillon,
vivaient répandus dans le plus grand monde, et s'en partageaient
presque entre eux toutes les sphères. Grands, beaux-esprits,
gens de lettres, gens de robe, femmes, ils pouvaient de concert se
faire écouter partout. On doit voir déjà l'avantage que cette position
donne à trois hommes bien unis contre un quatrième dans celle
où je me trouvais. Il est vrai que Diderot et d'Holbach n'étaient pas,
du moins je ne puis le croire, gens à tramer d'eux- mèiues des com-
plots bien noirs; l'un n'en avait pas la méchanceté (1), ni l'autre l'ha-
bileté , mais c'était en cela même que la partie était mieux liée.
Grimm seul formait son plan dans sa tète , et n'en montrait aux
deux autres que ce qu'ils avaient besoin de voir pour concourir à
l'exécution. L'ascendant qu'il avait pris sur eux rendait ce concours
facile, et l'effet du tout répondait à la supériorité de son talent.
Ce fut avec ce talent supérieur que, sentant l'avantage qu'il pou-
vait tirer de nos positions respectives, il forma le projet de renver-
ser ma réputation de fond en comble , et de m'en faire une tout
opposée, sans se comprometire, en commençant par élever autour
de moi un édifice de ténèbres qu'il me lût imiiossililc de percer pour
éclairer ses manœuvres et pour les démasquer.
Cette entreprise était difficile, en ce qu'il en fallait pallier l'ini-
quité aux yeux de ceux qui di:vaient y concourir. 11 fallait tromper
les honnêtes gens : il fallait écarter de moi tout le monde, ne pas
me laisser un seul ami, ni petit ni grand. Que dis-je? il ne fallait
pas laisser percer un seul mot de vérité jusqu'à moi. Si un seul
homme généreux me lût venu dire : Vous faites le vertueux, cepen-
dant voilà comme on vous traite, et voilà sur quoi l'on vous juge;
qu'avez-vuus à dire'/ Grimm était perdu. Il le savait; mais il a sondé
son propre cœur, et n'a estimé les hommes que ce qu'ils valent. Je
suis ràclié, pour l'honneur de l'huraauilé, qu'il ait calculé si juste.
En marchant dans ces souterrains, ses pas, pour être sûrs, de-
vaient èire lents. Il y a dix ans qu'il suit son plan, et le plus diffi-
cile reste encore à faire: c'est d'abuser le public entier. Il y reste
des yeux qui l'ont suivi de [ilus près qu'il ne pense. 11 le sent, et
n'ose encore exposer sa trame au grand jour (2). Mais il a trouvé le
peu difficile moyen d'y fauv entrer la puissance, el cette puissance
dispose de moi. Suuienu de cet appui, il avance avec moins de
risque. Les satellites de la puissance se piquant peu de droiture pour
l'ordinaire, et beaucoup Vnoins de franchise, il n'a plus guère à
craindre l'indiscrétion de quelque homme de bien. (Car il a besoin
surtout que je sois environne de ténèbres impénétrables, et que
son complot me soit toujours caché, sachant bien qu'avec quelque
(1) J'avoue que, depuis ce livre écrit, tout ce que j'entrevois à travers
les mystères qui m'elnvirdnnent me fait craindre de n'avoir pas connu
Diderot. .
(2) 'Depuis que ceci est écrit, il a franchi le pas avec le plus plein et le
plus inconcevable succès. Je crois que c'est Tronchin qui lui en a donné
le courage et les moyens. (Celte note n'est point dans le manuscrit auto-
graphe.)
LES CONFESSIONS.
113
art qu'il en ait nurrli la trame, cllo nn sontinridrait jamais nies rn-
ganls. Sa f;raii(l(^ adresse est de paraître trie inéna<^er en me difla-
niac.t, et (le donner encore à la perfidie l'air de la f^énérosité.)
Je sentis les premiers effets de ce système par les sourdes aecii-
sations de la coterie holliachique, sans qu'il me fût possible de
savoir ni de conjecliircr même en quoi consistaient ces accusations.
Deleyre me disait, dans ses lettres, qu'on m'imputait des noirceurs;
Diderot me disait à prés peu la même chose: et, quand j'entrais en
explication avec l'un et l'autre, tout ce réduisait aux chefs d'accusa-
tion ci-devant notés. Je sentais un refroidissement graduel dans les
lettres de madame d'Iloudetot. Je ne pouvais attribuer ce refroidis-
sement à Saint-Lamliert, qui continuait de in'cerire avec la même
amitié, et qui me vint même voir apriîs son retour. Je ne pouvais
non plus m'en im|iutcr la faute, puisque nous nous étions séparés
très contents l'un de l'autre, et qu'il ne s'était rien passé de ma part
depuis ce temps-là, que mondéiiartde l'Ermitage, don telle aval telle-
même senti la nécessité. Ne sachant donc à quoi m'en prendre de
ce refroidissement, dont elle ne convenait pas, mais sur lequel mon
cœur ne prenait pas le change, j'étais inquiet de tout. Je savais
qu'elle ménageait extrêmement sa belle-sœur et Grimm à cause de
leurs liaisons avec Saint-Lambert : je craignais leurs («uvres. Cette
agitation rouvrit mes plaies, et rendit ma correspondance orageuse,
au point de l'en dégoûter tout-à-fait. J'entrevoyais mille choses
cruelles, satis rien voir distinctement. J'étais dans la position la
plus insupportable pour un h-miuie dont l'imagination s'allumait
aisément. Si j'eusse élé tout-à-fait isolé, si je n'avais rien su du
tout, je serais devenu plus tranquille; mais mon cœur tenait en-
core à des attacl)ements par lesquels mes ennemis avaient sur moi
mille prises, et les faibles rayons qui perçaient dans mon asile ne
servaient qu'à me laisser voir la noirceur des mystères qu'on me
cachait.
J'aurais succombé, je n'en doute |ioint, à ce tourment trop cruel,
trop iusjipporlalile à mon naturel ouvert et franc, qui, par l'impos-
sibilité de cacher mes scnliuients, me fait tout craindre de ceux
qu'on nie cache, si très heureusement il ne se fût présenté des objets
assez intéressants à mou cœur pour l'aire une diversion salutaire à
ceux qui m'occupaient malgré moi. Dans la dernière visiteque Diderot
m'avait faite à l'Krmitage, il m'avait parlé de l'article Genève que
d'Alembert avait mis dans l'Encyclopédie ; il m'avait appris que cet
article, concerté avec des Genevois du haut étage, avait pour but ré-
tablissement de la comédie à Genève; qu'en couséqueiice les mesures
étaient prises, et que cet établissement ne tarderait pas d'avoir lieu.
Comme Diderot paraissait trouver tout cela fort bien, qu'il ne dou-
tait pas du succès, et que j'avais avec lui trop d'autres débats pour
disputer encore sur cet article, je ne lui dis rien ; mais, indigné de
tout ce manège de séduction dans ma patrie, j'attendais avec impa-
tience le volume d'Encyclopédie où était cet article, pour voir s'il n'y
aurait jias moyen d'y faire quelque ré|ioiise qui [lùt parer ce mal-
heureux coup. Je reçus le volume peu après mon éiablisserneiit à
Mont-Louis, et je trouvai l'article fait avec beaucoup d'adresse et
d'arl, et digue de la plume dont il était parti. Cela ne me détourna
pourtant pas'de vouloir y répondre; et malgré l'abattement où j'étais,
malgré mes chagrins et mes maux, la rigueur de la .saison et l'in-
commodité de ma nouvelle demeure, dans laquelle je n'avais pas en-
core eu le temps de m' arranger, je me mis à l'ouvrage avec uu ïèle
qui surmonta tout.
Pendant un hiver assez rude, au mois de février, et dans l'état
que j'ai décrit ci-devaut, j'allais tous les jours passer deux heures le
matin et autant l'apres-diiiée daiisundonjon toutouvert, qiiej'avais
au bout du jardin où était mon habitation. Ce donjon, qui terminait
une allée en terrasse, donnait sur la vallée et l'étang de Montmo-
rency, et m'offrait pour terme de point de vue le simple mais respec-
table château de Saint-Gratien, retraite du vertueux Catinat. Ce fut
dansée lieu, pour lors glacé, que, sans abri contre le veut et la neige,
et sans autre feu que celui de mou cœur, je composai, dans l'espace
do trois semaines, ma lettre à d'Alembert sur les spectacles. C'est
ici le premier de mes écrits, caria Julie n'était pas à moitié faite,
où j'aie trouvé des eharmes dans le travail. Jiisqu'alorsriiidignation
de la vertu m'avait tenu lieu d'Apollon : la tendresse et la douceur
d'àme m'en tinrent lieu celte fois. Les injustices dont je n'avais été
que spectateur m'avaient irrité; celles dont j'étais devenu l'objet
m'atlrislèreul, et cette tristesse sans fiel n'était que celle d'un ccuur
trop aimant, trop tendre, qui, trompé par ceux qu'il avait crus de
sa trempe, était forcé de se retirer au dedans de lui. Plein de tout ce
qui venait de m'arriver, encore ému de tant de violeutsmou\ements,
le mien mêlait le sentimeul de ses peines aux idées que la médita-
tion de mon sujet m'avait fait uailre ; mon travail se sentit de ce
mélange. Sans m'en apercevoir, j'y décrivis ma situation actuelle ;
j'y peignis Grimm, madame d'Epinay, madame d'Houdetot, Saint-
Lambert , moi-uiènii'. En récrivant, que je versai de délicieuses
larmes! Ilélas ! on y sent trop que l'amour, cet amour fatal dont je
m'elïorçais de guérir, n'était pas encore sorti de mon cœur. .V tout
cela se mêlait un certain attendrissement sur moi-même, qui uie
sentais raourant, et qui croyais faire uu public mes derniers adieux.
Loin de craindre la mort, je la voyais approcher avec joie; mais j'a-
vais regret de quitter mes semblables sans qu'ils sentissent tout ce que
je valais, sans qu'ils sussent combien j'avais mérité d'être aimé d'en
s'ils m'avaientconnu davantage. 'Voilà lessecrétos causes du ton sin-
gulier qui règne dans cet ouvrage, et qui tranchesi prodigieusement
avec celui du précédent (i).
Je retouchais et mettais au net cette lettre, et je me disposais à la
faire im((rinier, quand, après un long silence, j'en reçus une de ma-
dame d'Houdetot, qui me plongea dans une affliction nouvelle, ja
plus sensibli; que j'eusse encore éprouvée. Elle m'apprenait dans
cette lettre (liasse B, n" ri.t),que ma passion pour elle était connue
dans tout Paris; que j'en avais parlé à des gens qui l'avaient ren-
due publique ; que ces bruits, parvenus à son amant, avaient failli
lui coûter la vie; qu'enfin il lui rendait justice, et que leur paix
était faite; mais qu'elle lui devait, ainsi qu'à elle-même et au soin
de sa réputation, de rompre avec moi tout commerce, m'assurant
au reste qu'ils ne ces.seraient jamais l'un et l'autre de s'intéresser à
moi, qu'ils me défendraitnt dans le public, et qu'elle enverrait de
temps en temps savoir de mes nouvelles.
Et toi aussi, Diderot? m'écriai-je. Indigne ami!... Je ne puis ce-
pendant me résoudre à le juger encore. Ma faiblesse ét-iit connue
d'autres gens qui pouvaient l'avoir fait parler. Je voulus douter;...
mais bientôt je ne le pus plus. Saint-Lambert lii peu après un acte
digne de sa générosité. Il jugeait, connaissant assez mon àine, en
quel état je devais être, trahi d'une partie de mes amis et délaissé
des autres. 11 vint me voir. La première fois il avait peu de temps à
me donner. Il revint; malhenreiisement, ne l'attendant pas, je ne
me trouvai pas chez moi. Thérèse, qui s'y trouva, eut avec lui un
entretien de plus de deux heures, dans lequel ils se dirent mutuel-
lement beaucoup de faits dont il m'importait que lui et moi fussent
informés. La surprise avec laquelle j'appris par lui que personne ne
doutait dans le monde que je n'eusse vécu avec madame d'Epinay
comme Grimm y vivait maintenant, ne put être égalée que par celle
qu'il eut lui-même en ap|irenantcomliien ce bruit était faux. Saint-
Lambert, au grand déplaiNirde la dame, était dans le même cas que
moi, et tous les éclairci-sscments qui résultèrent de cet entretien
achevèrent d'éteindre en moi tout regret d'avoir rompu sans retour
avec elle. Par rapport à madame d'Houdetot, il détailla à Thérèse
plusieurs circonstances qui n'étaient connues ni d'elle, ni même de
madame d'Houdetot, que je savais seul, que je n'avais dites qu'au
seul Diderot sous le sceau de l'amitié; et c'était précisément Saint-
Lambert qu'il avait choisi pour lui en faire la confidence Ce dernier
trait me décida ; et, résolu de rompre avec Diderot pour jamais, je
ne délibérai plus que sur la manière; car je m'étais aperçu que les
ruptures secrètes tournaient à mon préjudice, en ce qu'elles lais-
saient le masque de l'amitié à mes plus dangereux ennemis.
Les règles de bienséance établies dans le monde sur cet' article
semblent dictées par l'esprit d-j mensonge et dé trahison. Paraître
encore l'ami d'un homme dont on a cessé de l'être, c'est se réserver
des moyens de lui nuire, en surprenant les honnêtes gens. Je me
rappelai que, quand l'illustre Montesquieu rompit avec le P. deTour-
nemiiic, il se hâta de le déclarer hautement, en disant à tout le
luoiido : « N'écoutez ni le P. de Tourneuiine ni moi parlant l'un de
l'autre, car nous avons cessé d'être amis. » Cette conduite fut très
applaudie, et tout le monde en loua la franchise et la générosité. Je
résolus de suivre avec Diderot la même méthode. .Mais comment, de
ma retraite, publier cette rupture authentiquement, et liouriaut
sans scandale? Je m'avisai d'insérer, par forme de note, dans moQ
ouvrage, un passage du livre de l'Eeciésiastique, qui déclarait cette
rupture, et même le sujet, assez clairement pour quiconque était au
fait, et ne sigiiiliait rien pour le reste du monde; m'attachanl au
surplus à ne désigner dans l'ouvrage l'ami auquel je renonçais
qu'avec l'honneur qu'on doit toujours rendre à l'amitié même éteinte.
On peut voir tout cela dans l'ouvrage même.
11 n'y a qu'heur et malheur dans ce monde, et il semble que tout
acte de courage soit un crime dans l'adversité. I.e même trait qu'on
avait admiré dans Montesquieu ne m'attira que blâme et reproche.
Sitôt que mon ouvrage fut iinpiimé, et que j'en eus des exemplai-
res, j'en envoyai un à Saiiil-Lamliert, .qui, la veille même, m'avait
écrit, au nom de madame d'Houdetot et au sien, un billet plein de
la plus tendre amitié (liasse B., ii»37). Voici la lettre qu'il m'écrivit
en me renvoyant mon exemplaire {liasse B, n" 38). .
Eaubonne, 10 octobre 1758.
« En vérité, monsieur, je ne puis accepter le présent que vous
venez de me faire. A l'endroit de votre préface où, a l'occasion de
Diderot, vous citez un passage de l'Ecciésiaste (il se trompe, c'est de
l'Ecclésiastique), le livre m'est tombe des mains. Après les conver-
sations de cet été, vous m'avez paru convaincu que Diderot était in-
nocent des prétendues indiscréiions que vous lui imputiez. Il peut
avoir des torts avec vous : je l'ignore; mais je sais liieii qu'i's ne
vous donnent pas le droit d; lui faire une insulte publique. Vous
n'ignorez pas les persécutions qu'il essuie, et vous allez mêler U
VOIX d un ancien ami aux cris de l'envie ! Je vous avoue, monsieur,
(t) La Discours sur l'inégahiê.
Ui.
LES VEILLÉES LITTÉRAIRES ILLUSTRÉES.
que je ne puis vous Hissimuler combien cette atrocité me révolte.
Je ne vis point avec Diderot, mais je l'honore; et je sens vivement
le chagrin que vous donnez à un homme à qui, du moins vis-à-
vis de moi, vous n'avez jamais reproché qu'un peu de faiblesse.
Monsieur, nous différons trop de principes pour nous convenir ja-
mais. Oubliez mon existence; cela ne doit pas être difficile. Je n'ai
jamais fait aux hommes ni le bien ni le mal dont on se souvient
longtemps. Je vous promets, moi, monsieur, d'oublier votre per-
sonne, et de ne me souvenir que de vos talents. »
Je ne me sentis pas moins indigné que déchiré par la lecture de
celte lettre; et, dans l'excès de ma misère, retrouvant enfin ma
fierté, je lui répondis par le billet suivant.
A Montmorency, le 11 octobre 1758.
« Monsieur, en lisant votre lettre, je vous ai fait l'honneur d'en
être surpris, et j'ai eu la bêtise d'en être ému; mais je l'ai trouvée
indigne de réponse.
« Je ne veux point continuer les copies de madame d'Houdetot.
S'il ne lui convient pas de garder ce qu'elle a, elle peut me le ren-
voyer, je lui rendrai son argent; si elle le garde, il faut toujours
qu'elle envoie chercher le reste de son papier et de son argent. Je la
prie de me rendre en même temps le prospectus dont elle est dé-
positaire. Adieu, monsieur. »
Le courage dans l'infortune irrite les cœurs lâches, mais il plaît
aux coeurs généreux. Il paraît que ce billet fit rentrer Saint-Lam-
bert en lui-même, et qu'il eut regret à ce qu'il avait fait ; mais,
trop fier à son tour pour en revenir ouvertement, il saisit, il prépara
peut-être, le moyen d'amortir le coup qu'il m'avait porté. Quinze
jours après, je reçus de M. d'Epinay la lettre suivante (liasse B,
n" 10).
Ce jeudi 26.
« J'ai reçu, monsieur, le livre que vous avez eu la bonté de m'en-
voyer; je le lis avec le plus grand plaisir. C'est le sentiment que
j'ai toujours éprouvé à la lecture de tous les ouvr;iges qui sont sortis
de votre plume. Recevez-en tous mes rcmerciments. J'aurais été
vous les faire moi-même, si mes aflaires m'eussent permis de de-
meurer quelque temps dans votre voisinage; mais j'ai bien peu
habité la Chevrette cette année. M et madame Dupin viennent m'y
demander à dîner dimanche prochain. Je compte que MM. de Saint-
Lambert, de Francueil, et madame d'Houdetot, seront de bipartie.
Vous me feriez un vrai plaisir, monsieur, si vous vouliez être des
noires. Toutes les personnes que j'aurai chez moi vous désirent, et
seront charmées de partager avec moi le plaisir dépasser avec vous
une partie de la journée. J'ai l'honneur d'être avec la plus parfaite
considération, etc. »
Cette lettre me donna d'horribles battements de cœur. Après avoir
fait depuis un an la nouvelle de Paris, l'idée de m'aller donner en
spectacle vis-àvis de madame d Houdetot me faisait trembler, et
j'avais peine à trouver assez de courage pour soutenir cette épreuve.
Cependant, puisqu'elle et Saint- Lambert le voulaient bien, puisque
d'Epinay parlait au nom de tous les conviés, et qu'il n'en nom-
mait aucun que je ne fusse bien aise de voir, je ne crus point, après
tout, me compromettre en acceptant un dîner où j'étais, en quel-
que sorte, invité par tout le monde. Je promis donc. Le dimanche
il fit mauvais. M. d'Epinay m'envoya son carrosse, et j'allai.
Mon arrivée fit sensation. Je n'ai jamais reçu d'accueil plus ca-
ressant. On eiit dit que toute la compagnie sentait combien j'avais
besoin d'être rassure. Il n'y a que les cœurs français qui connaissent
ces sortes de délicatesses. Cependant je trouvai plus de monde que
je ne m'y étais attendu; entre autres, le comte d'Houdetot, que je
ne connaissais point du tout, et sa sœur, madame de Blainville,
dont je me serais bien passé. Elle était venue plusieurs fois l'année
précédente à Eauboune; et sa belle-sœur, dans nos promenades so-
litaires, l'avait souvent laissée s'ennuyer à garder le mulet. Elle en
avait nourri contre moi un ressentiment qu'elle satisfit durant ce
dîner tout à son aise; car on sent assez que la présence du comte
d'Houdetot et de Saint-Lambert ne mettaient pas les rieurs de mon
côlé, et qu'un homme embarrassé dans les entretiens les plus fa-
ciles' n'était pas fort brillant dans celui-là. Je n'ai jamais tant souf-
fert, ni fait si mauvaise contenance, ni reçu d'atteintes plus impré-
vues. Enfin, quand on fut sorti de table, je m'éloignai de cette Mé-
gère; j'eus le plaisir de voir Saint-Lambert et madame d'Houdetot
s'approcher de moi, et nous causâmes ensemble, une partie de l'a-
près-midi, de choses indifférentes, à la vérité, mais avec la même
familiarité qu'avant mon égarement. Ce procédé ne fut pas perdu
dans mon cœur, et si Saint-Lambert y eût pu lire, il en eût sûre-
ment été content. Je puis jurer que, quoiqu'on arrivant la vue de
madame d'H'iudctot m'eût donné des palpitations jusqu'à la défail-
lance, en m'en retournant je ne pensai presque pas à elle ; je ne fus
occupé que de Sainl-Lambnrt.
Malgré les malins sarcasmes de madame de Bainville, ce dîner
lUe fit grand bien, et je me félicitai fort de ne m'y être pas refusé.
J'y reconnus non-seulement que les intrigues de Grimm et des Hol-
bachiens n'avaient point détaché de moi mes anciennes connais-
sances (I); mais, ce qui me flatta davantage encore, que les senti-
ments de madame d'Houdetot et de Saint-Lambert étaient moins
changés que je n'avais cru ; et je compris enfin qu'il y avait plus de
jalousie que de mésestime dans l'éloignement où il la tenait de moi.
Ci'la me consola et me tranquillisa. Sûr de n'être pas un objet de
mépris pour ceux qui l'étaient de mon estime, j'en travaillai sur
mon propre cœur avec plus de courage et de succès. Si je ne vins
pas à bout d'y éteindre entièrement une passion coupable et mal-
heureuse, j'en réglai du moins si bien les restes, qu'ils ne m'ont pas
fait faire une seule faute depuis ce temps-là. Les copies de mndame
d'Houdetot, qu'elle m'engagea de reprendre, mes ouvrages, que je
continuai de loi envoyer quand ils paraissaient, m'attirèrent encore
de sa part de temnsàautre quelques message* et billets indifférents,
nuis obligeants. Elle fit même plus, comme on verra dans la suite,
et la conduite réciproque de tous les trois, quand notre commerce
eut cessé, peut servir d'exemple de la f^çon dont les honnêtes gens
se séparent quand il ne leur convient plus de se voir.
Uu antre avantage que me procura ce dîner fut qu'on en parla
d.ius l'iris, et qu'il servit de réfutation sans réplique au bruit que
répaiiil.iiriii [lartout mes ennemis, que j'étais brouillé mortellement
avi'i- tuiis (-.'MX ipii s'y trouvèrent, et surtout avec M. d'Epinay. En
quittant l'Ki iiiilage, je lui avais écrit une lettre de remercîment très
honnête, à laquelle il répondit non moins honnêtement ; et les at-
tentions réciproques ne cessèrent point, tant avec lui qu'avec M. de
la Live, son frère, qui même vint me voir à Montmorency, et m'en-
voya ses gravures. Hors les deux belles-sœurs de madame d'Houde-
tot, je n'ai jamais été mal avec personne de sa famille.
Ma Lettre à d'Alemberl eut un grand succès. Tous mes ouvrages
en avaient eu, mais celui-ci me fut plus favorable : il apprit au pu-
blic à se défier des insinuations de la coterie holbachique. Quand
j'allai à l'Ermitage, elle prédit, avec sa suffisance ordinaire, que je
n'y tiendrais pas trois mois. Quand elle vit que j'y en avais tenu
V ngt, et que, forcé d'en sortir, je fixais encore ma demeure à la
campagne, elle soutint que c'était obstination pure; que je m'en-
nuyais à la mort dans ma retraite ; mais que, rongé d'orgueil, j'ai-
mais mieux y périr victime de mon opiniâtreté que de m'en dédire
et de revenir à Paris. La Lettre à d'Âlembert respirait une douceur
d'aine qu'on seiilit n'être point jouée. Si j'eusse été rongé d'humeur
dans ma retraite, mon ton s'en serait senti. Il en régnait dans tous
les écrits que j'avais faits à Paris : il n'en régnait plus dans le pre-
mier que j'avais fait à la campagne. Pour ceux qui savent observer,
cette remarque était décisive. On vit que j'étais rentré dans mon
clément.
Cependant ce même ouvrage, tout plein de douceur qu'il était,
me fit encore, par ma balourdise ou par mon malheur ordinaire, un
nouvel ennemi parmi les gens de lettres. J'avais fait connaissance
avec Marmontel chez M. de la Po|iliniere, et cette connaissance s'é-
tait entretenue chez le baron. Marmontel faisait alors le Mercure de
France. Comme j'avais la fierté de ne point envoyer mes ouvrages
aux auteurs périodiques, et que je voulais cependant lui envoyer le
mien sans qu'il crût que c'était à ce litre et pour qu'il parlât de mon
ouvrage, j'écrivis sur son exemplaire que ce n'était pas pour l'au-
teur du Mercure, mais pour M. Marmontel. Je crus lui faire un très
beau compliment: il crut y voir une cruelle offense, et devint mon
irréconciliable ennemi. Il écrivit contre cette même lettre avec po-
litesse, mais avec un fiel qui se sent aisément; et de|)uis lors il n'a
manqué aucune occasion de me nuire dans lasociéié, et de me mal-
traiter indirectement dans ses ouvrages : tant le très irritable
amour-propre des gens de lettres est difficile à ménager, et tant on
doit avoir soin de ne rien laisser dans les compliments qu'on leur
fait qui puisse même avoir la moindre apparence équivoque !
Devenu tranquille de tous les côtés, je profitai du loisir et de
riiidépendauce où je me trouvais pour reprendre mes travaux avec
(ilus de suite. J'achevai cet hiver \a. Julie, et je l'envoyai à Rey, qui
la fil imprimer l'année suivante. Ce travail fut cependant encore
interrompu par une petite diversion, et même assez désagréable.
J'appris qu'on préparait à lOpéra une nouvelle remise du Devin de
village. Outré de voir ces gens-là disposer arrogarament de mon
bien, je re|)ris le mémoire que j'avais envoyé à M. d'Argenson, et
qui était demeuré sans réponse ; et, l'ayant retouché, je le lis re-
mettre par M. Sellon, résident de Genève, avec une lettre dont il
voulut bien se charger, à M. le comte de Saint-Florentin, qui avait
remplacé M. d'Argenson dans le département de l'Opéra. M. de
Saint-Elorenlin promit une réponse et n'en fit aucune. Diiclos, à
qui j'écrivis ce que j'avais fait, en parla aux petits violons, qui of-
frirent de me rendre, non mon opéra, mais mes entrées, dont je ne
pouvais plus profiter. "Voyant que je n'avais d'aucun coté aucune
justice à espérer, j'abandonnai cette affaire; et la direction de l'O-
péra, sans répondre à mes raisons ni les écouter, a continué de dis-
(1) Voilà ce que, dans la simplicité de mon cœur, je croyais encore
quand j'écrivis mes Confessions. (Note qui manque au manuscrit auto-
graphe.)
Ï.ES CONFESSIONS.
115
|ios(T, comme de son propre bien, et de faire son profil, du Devin
ilii ritliifie, qui très incontestablement n'appartient qu'à nmi seul (I).
Iii |iiiis que j'avais secoué le joug de mes tyrans je menais une
M( asM / igiile et paisible : privé du charme (les attachements trop
vils, l'étais lilire aussi du poids de leurs chaînes. Dégoûié des anus
imilctleurs qui voulaient alisoliiment disposer de ma destinée , et
m'asservira leurs prétendus liieufaits malgré moi , j'étais résolu de
m'en tenir désormais aux liais(jns de simple bienveillance , qui ,
s.iiis gêner la liberté, font l'agiéraent de la vie, et dont une mise
il'igalité l'ait le fondement. J'en avais de cette espèce autant qu'il
r.ilhiit jiour goûter les douceurs de la société sans en souffrir la dé-
|irii(lunce ; et sitôt que j'eus essayé de ce genre de vie, je sentis que
I liait celui qui me convenait à mon âge, pour finir mes jours
dans le calme, loin de l'orage, des brouilleries et des tracasseries où
je venais d'ôlrc à demi suliiuergé.
Durant mon séjour à l'Ermitage , et depuis mon établissement à
Montmorency , j'avais fait à mou voisinage quelques connaissances
qui m'étaient agréables et qui ne m'assujettissaient à rien. A leur
tète était le jeune Lciyseau de Mauléou, qui , débutant alors au bar-
reau, ignorait encore quelle y serait sa place. Je n'eus pas comme
lui ce doute ; je lui marquai bientôt la carrière illustre qu'on le voit
fournir aujourd'hui. Je lui prédis que , s'il se rendait sévère sur le
cnoix des causes, et qu'il ne fiât jamais que lo défenseur de la jus-
tice et de la vertu, son génie , élevé par ce sentiment sublime, éga-
lerait celui des plus grands orateurs. Il a suivi mon conseil, et il en
a senti l'effet. Sa défense de M. Portes i^st digue de Démoslhèue. Il
venait tous les ans passer les vacances à Saint-lirice , à un quart
de lieue de l'Ermitage , dans le fief de Mauléon , appartenant à sa
mère, et où jadis avait logé le grand Bossuet. Voilà un fief dont
une succession de pareils maîtres rendrait la noblesse difficile à
soutenir.
J'avais , au même village de Saint-Brice , le libraire Guérin ,
houinie d'esprit, lettré, aimable, et de la haute volée dans sou étal.
II me fil faire aussi connaissance avec Jean Néaulme, libraire
d'Amsterdam, son correspondant et ami, qui dans la suite imprima
Vl-Jmile,
J'avais, plus près encore que Saint-Brice, M. Miltor, curé de
Groslay, plus fait pour être homme d'Etat et ministre que curé de
■village, et à qui l'on eùl donné tout au moins un diuccse à gouver-
ner , si les talents décidaient des places. Il avait été secrétaire du
comte de Luc, et avait connu très particulièrement Jean - Baiitiste
Rousseau. Aussi plein d'estime pour la mémoire de cet illustre
banni que d'horreur pour celle du fourbe Saurin , il savait sur l'un
et sur l'autre beaucoup d'anecdotes curieuses , que Séguy n'avail
pas mises dans la vie encore manuscrite du iiremier; et il m'assu-
rait que le comte du Luc , loin d'avoir eu jamais à s'en plaindre,
avait conservé jusqu'à la fin de sa vie la plus tendre amitié pour
lui. M. Mallor, à qui M. de Viutimille avait donné cette retraite assez
lidiiiie après la mort de sou patron, avait été employé jadis dans
liraucoup d'affaires, dont il avait, quoique vieux, la mémoire encore
présente, el dontil raisonnait très bien. Sa conversation, non moins
instructive qu'amusante , ne sentait point son curé de village : il
joignait le ton d'un homme du monde aux connaissances d'un
lioninie de cabinet. Il était de tous mes voisins celui dont la soi.iéié
m'était le plus agréable, cl que j'ai eu le [dus de regret de quitter.
J'avais à Montmorency les oratorieiis, et entre autres le I'. Ber-
thier, professeur de physique , auquel, malgré quelque léger vernis
de pédanterie , je m'étais attache par un certain air de bonhomie
que je lui trouvais. J'avais cependant peine à concilier cette grande
simplicité avec le désir et l'art qu'il avait de se fourrer partout ,
chez les grands, chez les femmes, chez les dévols, chez les philoso-
jibes. Il savait se faire tout à tous. Je me plaisais fort avec lui , j'en
pal lais à tout le monde. Appaienimeut que ce que j'en disais lui re-
vint. Il me remerciait un jour, en ricanant, de l'avoir trouvé bon-
biiiiime. Je trouvai dans sou souris je ne sais «luoi de sardonique
qui cliaiigea totalement sa physionomie à mes yeux, et qui m'est
sdiiveiil revenu depuis lors dans la mémoire. Je ne |>eux pas mieux
comparer ee souris qu'à celui île Paiiuige achetant les moutons de
Diiideuaiil. .Notre collllai.^^alu:e avait enuiuieiicé peu de temps après
mou arrivi'c à l'Ermitage, uù il venait me voir très souvent. J'é-
tais déjà établi a Montmorency, quand il en partit pour retourner
demeurer à Paris. Il y voyait souvent madame le Vasseur. Vn jour
que je ne pensais à lien moins , il m'écrivit de sa part pour m'in-
liiriiier que .M. Grimm lui oflrait de fiC charger de son entretien, et
P"iir me demander la pi^rniission de l'accepter. J'appris que cette
od're consistait en une pension de trois cents livres , et quelle de-
v.iit venir demeurer à Ùeuil , entre la Chevrette et Montmorency.
Je ne dirai pas l'impression que fit sur moi celle nouvelle , qui au-
rait été nioiiis surprenante si Griuim avait eu dix mille livres de
rente, ou quelque relation plus facile à compieiiilre avec celle
fenime, el qu'on ne m'eut pas fait un si grand crime de l'avoir
amenée à la campagne , uù cependant il lui plaisait maintenant de
(1) U lui appartient depuis lors, par un aeeord qu'ollo a fait avec moi
luut nom- lleniMUt. i,CeUo note niauiiue au manuscrit autographe.)
la ramener, comme si elle était rajeunie depuis ce temps -là. Je
compris que la bonne vieille ne me demandail une permission,
dont elle aurait bien pu se passer si je l'avais refusée , uu'afin de
ne pas .s'exposer à perdre ce que je lui donnais de mon coté. Quoi-
que cette charité me parût très extraordinaire, elle ne me frappa pas
alors autant qu'elle a fait dans la suite. Mais, quand j'aurais su tout
ce que j'ai pénétré depuis, je n'en aurais pas moins donné mon
consenteuieut , comme je fis, et comme j'étais obligé de faire, à
moins de renchérir sur l'offre de M. Grimm. Depuis lors le P. Ber-
thier me guérit un peu de l'imputation de bonhumie qui lui avait
paru si plaisante, et dont je l'avais si élourdiuieul chargé.
Ce môme P. Berihier avait la connaissance de deux hommes qui
recherchèrent aussi la mienne , je ne sais pourquoi, car il y avait
assurément peu de rapports entre leurs goûls et les miens. C'étaient
des enfants de .Melchisédec , dont on ne connai>sait ni le pays, ni
la famille , ni prohablement le vrai nom. Ils étaient jansénistes, et
passaient pour des prèlres déguisés, peut-être à cause de leur façon
ridiculede porter les rapières auxquelles ils étaient attachés. Le tiiy.s-
lère prodii-icux qu'ils mettaient à toutes leurs allures leur donnait
un air de chefs de parti, et je n'ai jamais douté qu'ils ne fissent la
gazette ecclésiastique. L'un, grand, bénin, patelin, s'appelait M. Fer-
rand ; l'autre, petit, trapu, ricaneur, pointilleux, s'appelait M. .Mi-
nard. Ils .se traitaient de cousins. Ils logeaient à Paris avec d'A-
lemlicrt, chez sa nourrice, appelée madame Rousseau, et ils avaient
pris à Montmorency un petit appartement pour y passer les étés. Ils
faisaient leur ménage eux-mêmes, sans domestique et sans com-
miss'onnaire. Ils avaient allcrnativenient chacun sa semaine pour
aller aux provisions, faire la cuisine et balayer la maison. D'ail-
leurs ils se tenaient assez bien; nous mangions quelquefois les uns
chez les autres. Je ne sais pas pourquoi is se souciaient de moi ;
pour moi , je ne me souciais d'eux que parce qu'ils jouaient aux
échecs ; et, pour obtenir une (laiivre petite partie, j'endurais qua-
tre heures d'ennui. (;omnic ils se fourraient partout et voulaient se
mêler de tout, Thérèse les appelait les commères, et ce nom leur est
demeuré à Montmorency.
Telles étaient, avec mon hôte M. Mathas , qui était un bon
homme, mes principales connaissances de campagne. Il m'en res-
tait assez à Paris pour y \ivre quand je voudrais avec agrément,
hors de la sphère des gens de lettres, où je ne complais que le seul
Duelos pour ami ; car Deleyre était encore trop jeune , et quoique
après avoir vu de près les manœuvres de la clique philosophique à
mon égard , il s'en lut toul-à-fail détaché , je ne pouvais encore
oublier la facilité qu'il avait eue à se faire auprès de moi le porte-
voix de tous ces gens-là.
J'avais d'abord mon ancien et respectable ami M. Roguin. C'était
un ami du bon temps, que je ne devais point à mes écrits, mais à
moi-même, et que, pour celte raison, j'ai toujours conservé. J'avais
le bon le Nieps, mon compatriote, et sa fille alors vivante, madame
Lamlierl. J'avais un jeune Genevois appelé Coindet, bon garçon, ce
me semblait, soigneux, officieux, zélé; mais ignorant, confiant,
gourmand , avantageux , qui m'était vi nu voir dès le commence^
ment de ma demeure à l'Ermitage, et, sans autre introducteur que
lui-mcme, s'était bientôt établi chez moi, malgré moi. Il avait
quelque goût [lour le dessin , et connaissait les artistes. Il me fut
utile [lour les estampes de la Julie ; il se chargea de la direction de
dessins et de planches, et s'acquitta bien de cette commissiou.
J'avais la maison de M. Dufiin, qui, moins brillante que durant
les beaux jours de madame Dupin, ne laissait pas d'être encore,
par le mérite des maîtres et par le choix des gens qui s'y rassem-
blaient, une des meilleures maisons de Pans. Comme je ne leur
avais préféré personne, que je ne les avais quittés que pour vivre
libre, ils n'avaient point cessé de me voir avec amitié, et j'étais
sûr d'être en tout temps bien reçu de madame Du|iin. Je la puu-
vais même com|iier en quelque sorte pour une de mes voisines de
campagne, depuis qu'ils s'étaient fait un établissement à Clichy,
où j'allais quelquefois passer un jour ou deux, el où j'aurais été
davantage, si madame Dupin et madame de Chenonceaux avaient
vécu de meilleure intelligence. Mais la difficulté de se partager dans
la même maison entre deux femmes qui ne symiialhisaieut pas me
rendait Clichy trop gênant. Attaché à madame de Chenonceaux
d'une amitié plus égale et plus lauiilière, j'avais le plaisir de la voir
plus à mon aise à Deuil, presque à ma porte, où elle avait loué une
petite maison, el même chez moi, où elle me veoail voir assez
souvent.
J'avais madame de Créqui, qui s'étant jetée dans la haute dévo-
tion, avait cessé de voir les d'Alemberl, les Marmontel, et la plu-
part des gens de lettres, excepté, je crois, l'abbé Trublet, manière
alors de demi-cafard, dont elle était même assez ennuyée. Pour
moi, qu'elle avait recherché, je ne perdis ni sa bienveillance, ni sa
correspondance. Elle m'envoya des poulardes du Mans aux etren-
nes, et sa partie était faite pour me venir voir l'année suivante,
quand un voyage de madame de Luxembourg croisa le sien. (Je lui
dois ici une place à part; elle en aura toujours une distinguée dans
mes Souvenirs )
J'avais nu homme qu'excepté Roguin j'aurais dû mettre le pre-
116
LES VEILLÉES LITTÉRAIRES ILLUSTRÉES.
mior rti compte, mon ancien confrère et ami de Carrio, ci-devant
secrétaire titulaire de i'amliassude d'Espagne à Venise, puis en
Suède, où il (ut par sa cour chargé des all'aires, et enfin nommé
réellement secrétaire d'ambassade à Paris. Il me \int surprendre à
Montmorency lorsque je m'y attendais le nioins. 11 était décoré d'un
ordre d'Espagne dont j'ai oublié le nom, avec une belle croix en
pierreries. Il avait été oblige, dans ses preuves, d'ajouter une let-
tre à son nom de Carrio; et portait celui de chevalier de Carrion. Je
le trouvai toujours le môme, c'est-à-dire le même excellent cœur,
l'esprit de jour en jour plus aimable. J'aurais repris avec lui la
racine inlimidité qu'auparavant, si Coindet, s'interposant entre
niius à son ordinaire, n'eût profité de mon éloigneraent pour s'in-
sinuer à ma place et en mon nom dans sa confiance, et me sup-
planter à force de zèle à me servir.
La mémoire de Carrion me rappelle celle d'un de mes voisins
de campagne, dont j'aurais d'autant plus tort de ne pas parler,
que j'en ai à confesser un bien inexcusable et bien choquant envers
lui. C'était l'honnête M. le Blond, qui m'avait rendu service à Ve-
nise, et qui, étant venu faire un voyage en France avec sa famille,
avait loué une niaison de campagne à la Briche, non loin de Mont-
morency (I). Sitôt que j'appris qu'il était mon voisin, j'en fus
dans la joie de mon cœur, et me fis encore plus une fête qu'un
devoir d'aller lui rendre visite. Je partis pour cela dès le lendemain.
Je fus rencontré par des gens qui me venaient voir moi-même, et
avec lesquels il fallut retourner. Deux jours après je pars encore:
il avait dîné à Paris avec toute sa famille. Une troisième il était
chez lui : j'entendis des voix de femmes, je visun carrosse àla porte :
Cela me fit peur. Je voulais du moins, pour la première fois, le voir
à mon aise, et causer avec lui de nos anciennes liaisons. Enfin je
remis si bien ma visite de jour à autre, que la honte de remplir si
tard un pareil devoir fit que je ne le remidis point du tout: après
avoir osé tant attendre, je n'osai plus me ni'intrer. Cette négligence,
dont M. le Blond ne put qu'être justement indigné, donna vis-à-
vis de lui l'air de l'ingratitude à ma paresse ; et cependant je sen-
tais mon coeur si peu coupable, que, si j'avais pu faire à M. le
Blond quelque vrai plaisir, j'étais sûr qu'il ne m'aurait pas trouve
liaresseux. Mais l'indolence, la négligence et les délais dans les
petits devoirs à remplir, m'ont fait plus de tort que de plus grands
vices. Mes pires fautes ont été d'omission : j'ai rarement fait ce qu'il
ne fallait pas faire, et malheureusement j'ai fait plus rarement
encore ce qu'il fallait.
Puisque me voilà revenu à mes connaissances de Venise, je n'en
dois pas oublier une qui s'y rapporte, et que je n'avais interrompue,
ainsi que les autres, que depuis beaucoup moins de temps : c'est
celle de M. de Jonville, qui avait continue, depuis son retour de
Gènes, à me faire beaucoup d'amitiés. 11 aimait fort à me voir et à
causer avec moi des affaires d'Italie et des folies de M. de Montaigu,
dont il savait de son côté bien des traits [lar les bureaux des afiai-
res étrangères, dans lesquels il avait beaucoup de liaisons. J'eus
le plaisir aussi de revoir chez lui mon ancien camarade Dupont,
qui avait acheté une cliarge dans sa province, et dont les affaires
le ramenaient quelquefois a Paris. M. de Jonville ttevint peu à peu
si empressé de m avoir, qu'il eu était même gênant ; et, quoique
nous logeassions dans des quartiers fort éloignés, il y avait du
bruit entre nous quand je passais une semaine entière sans aller
diner chez lui. Quand il allait à Jonville, il m'y voulait toujours
emmener; mais; y étant une fois aile passer huit jours, qui me
parurent fort longs, je n'y voulus jilus retourner. M. de Jonville
était assurément un honnête et galant homme, aimable même à
certains égards, mais il avait peu d'esprit; il était beau, tant soit
peu Narcisse, et passablement ennuyeux. Il avait un recueil sin-
gulier, et peut-être unique au monde, dont il s'occupait beaucoup,
et dont il occupait aussi ses hôtes, qui quelquefois s'en amusaieut
moins que lui. C'était une collection très complète de tous les vau-
devilles de la cour et de Paris depuis plus de cinquante ans, où Ion
trouvait beaucoup d'anecdotes qu'on aurait peut-être cherchées
inutileiuenl ailleurs. Voilà des mémoires pour l'histoire de France
dont on ne s'aviserait jamais chez toute autre nation.
Un jour, au fort de notre meilleure intelligence, il me fit un
accueil si froid, si gla(;ant, si peu dans son ton ordinaire, qu'après
lui avoir donné occasion de s'expliquer, et même l'en avoir prie, je
sortis de chez lui avec la résolution, que j'ai tenue, de n'y plus re-
mettre les pieds: car on ne me revoit guère ou j'ai été une fois mal
reçu, et U n'y avait point ici de Diderot qui plaidât pour M. de
Joiivilla. Je cherchai vainement dans ma tète quel tort je pouvais
avoir avec lui : je ne trouvai rien. J'étais sur de n'avoir jamais
parle de lui ni Ues siens que de la façon la plus honorable ; car je
lui étais Sincèrement attache, et, outre que je n'en avais que du bien
à dire, ma plus inviolable maxime a toujours été de ne parler jamais
qu'avec honneur des maisons que je Irequentais.
Eiilin à force de ruminer, voici ce que je conjecturai. La dernière
^ (1) Quand j'écrivais ceci, plein de mon aiicieuiie et aveugle confiance,
j étais bien loin de soupçonner te vrai motif et l'ellet de ce voyage de
i'aris. (Celle note manque au manuscrit autographe.;
fols que nous nous étions vus, il m''avait donné à souper chez des
filles de sa connaissance, avec deux ou trois commis des atfaires
étrangères, gens très aimables, et qui n'avaient point du tout l'air
ni le ton libertin ; et je puis jurer que de mon côté la soirée se
passa à méditer assez tristement sur le malheureux sort de ces
créatures. Je ne payai pas mon écot parce que M. de Jonville nous
donnait à souper, et je ne donnai rien à ces filles, parce que je ne
leur fis point gagner comme à la Padoana le paiement que j'aurais
pu leur offrir. Nous sortîmes tous assez gais et de très bonne intel-
ligence. Sans être retourné chez ces filles, j'allai trois ou quatre
jours après diner chez M. de Jonville , que je n'avais pas revu
depuis lors, et qui me fit l'accueil que j'ai dit. N'en pouvant ima-
giner d'autre cause que quelque malentendu relatif à ce souper, et
voyant qu'il ne voulait pas s'expliquer, je pris mon parti et cessai
de le voir ; mais je continuai de lui envoyer mes ouvrages; il me
fit faire souvent des com|diments ; et, l'ayant un jour rencontré au
chaulfoir de la comédie, il me fit sur ce que je n'allais plus le voir
des reproches obligeants, qui ne m'y ramenèrent pas. Ainsi cette
affaire avait plus f air d'une bouderie que d'une brouillerie. Tou-
tefois, ne Payant pas revu et n'ayant plus oui' parler de lui depuis
lors, il eût été trop tard pour y retourner au bout d'une interrup-
tion de plusieurs années. Voilà pourquoi M. de Jonville n'entre
point ici dans ma liste, quoique j'eusse assez longtemps fréquenté
sa maison.
Je n'enflerai point la même liste de beaucoup d'autres connais-
sances moins familières, ou qui, par mon absence, avaient cessé de
l'être, et que je ne laissai pas de voir quelquefois en campagne, tant
chez moi qu'à mon voisinage, telles, par exemple, que les abbés
de Condillac, de Mably, MM. de Mairan, de la Live, de Boisgelou,
Vatelet, Ancelet, et d'autres, qu'il serait trop long de noinmer. Je
passerai légèrement aussi sur celte de M. de Mari^eiicy, gentilhomme
ordinaire du roi, ancien membre de la coterie holbachlque, qu'il
avait quittée ainsi que moi, et ancien ami de madame d'Epinay,
dont il s'était détaché ainsi que moi ; ni sur celle de son ami Des-
mahis^ auteur célèbre, mais éphémère, de la comédie de flmpertî-
nent. Le premier était mon voisin de campagne, sa terre de Mar-
gency étant près de Montmorency. Nous étions d'anciennes con-
naissances; maisle voisinage et unecertaine conformité d'expérience
nous rapprochèrent davantage. Le second mourut peu après. U
avait du mérite et de l'esprit; mais il était un peu l'original de sa
comédie, un peu fat auprès des femmes, et n'en fut pas extrême-
ment regretté.
Mais je ne puis omettre une correspondance nouvelle de ce temps-
là, qui a trop influé sur le reste de ma vie ptmr que je néglige d'en
marquer le commencement. 11 s'agit de M. Laraoignon de Males-
herbes, premier président de la cour des Aides, chargé pour lors
de la librairie, qu'il gouvernait avec autant de lumières que de dou-
ceur, et à la grande satisfaction de gens de lettres. Je ne l'avais
pas été voir à Paris une seule fois; cependant j'avais toujours
éprouvé de sa part les facilités les plus obligeantes, quant à la cen-
sure, et je savais qu'en plus d'une occasion il avait fort mal mené
ceux qui écrivaient contre moi. J'eus de nouvelles preuves de ses
bontés au sujet de l'impression de la Julie; car les épreuves d'un si
grand ouvrage étaient fort coûteuses à faire venir d'Amsterdam par
la poste; il permit, ayant ses ports francs, qu'elles lui fussent
adressées, et il me les envoyait franches aussi sous le contre-seing
de M. le chancelier son père. Quand l'ouvrage fut imprimé, il n'en
permit le débit dans le royaume qu'ensuite d'une édition qu'il en fit
faire à mon profit, malgré moi-même : comme ce profit eût été de
ma part un vol fait à Rey, à qui j'avais vendu mon manuscrit, noa
seulement je ne voulus point accepter le présent qui m'était des-
tiné pour cela, sans son aveu, qu'il accorda très généreusement,
mais je voulus partager avec lui les cent pistoles à quoi monta ce
présent et dont il ne voulut rien. Pour ces cent pistoles , j'eus le
désagrément, dontM. de Malesherbes ne m'avait pas prévenu, de
voir horriblement muliler mon ouvrage, et empêcher le débit de la
bonne édition jusqu'à ce que la mauvaise fût écoulée.
J'ai toujours regardé M. de Malesherbes comme un homme d'une
droiture à toute épreuve. Jamais rien de ce qui m est arrivé ne m'a
fait douter un moment de sa probité; mais, aussi faible qu'honnête,
il nuit quelquefois aux gens pour lesquels il s'intéresse, à force de
les vouloir préserver. Non seulement il fit retrancher plus de cent
pages dans l'édition de Paris, mais il fit un retranchement, qui
pouvait porter le nom d'infidélité, dans fexemplaire de la bonne
édition qu'il envoya à madame de Pompadour. U est dit, quelque
part dans cet ouvrage, que la femme d'un charbonnier est plus digue
de respect que la mailressed'un prince. Cette phrase m'était venue
dans la chaleur de la composition, sans aucune application, je le
jure. Eu relisant l'ouvrage, je vis qu'on ferait celte application.
Cependant, par la très imprudente maxime de ne rien ùter, par
égard aux applications qu'on pouvait faire, quand j'avais dans ma
Cdiiscieiice le témoignage de ne les avoir pas faites en écrivant, je
neviuilus point ôter cette phrase, et je me coiiteiilai de substituer le
mol prince au mot roi, que j'avais d'abord mis. Cet adoucisseinent
ue parut pas suffisant àM. de Malesherbes ; il retraucha la phrase
LES CONFESSIONS.
117
entière dans un rartrin qu'il fil iiuprimer exprès, et coller aussi
proprement qu'il fut posisilile dans l'excimplaire de madame de l'om-
padour. Elle n'ignora pas ce tour do passe-passe. Il se trouva de
bonnes Ames qui l'en instruisirent. Pour moi je ne l'appris que
longtemps après, lorsque je commençais d'en sentir les suites.
Pr est-ce pointencore ici la première origine delà haine couverte,
mais implacable, d'une autre dame, qui était dans un pareil cas,
sans qnej'ensusse rien, ni même que jeia connusse quand j'écrivis
ce passage? Quand le livre se publia, la connaissance était faite, et
j'étais très inquiet. Je le dis au chevalier de Lorenzy, qui se
moqua de moi , et m'assura que cette dame en était si peu offen.sée
qu'elle n'y avait pas même fait attention. Je le crus, un peu légè-
rement peut-être, et je me tranquillisai fort mal à propos.
Je reçus, à l'entrée de l'hiver, une nouvelle marque des bontés
(le M. de Malesherbes à laquelle je fus fort .sensible, quoique je ne
jugeasse pas à propos d'en profiter. Il y avait une place vacante
dans le Journal des Sauanls. Margeni'.y m'écrivit pour me la propo-
ser comme de lui-même. Mais il me fut aisé de comprendre, par le
tour de sa lettre (liasse C, n" 33), qu'il était instruit et autorisé ; et
lui-même me marqua dans la suite (liasse C, n" 47) qu'il avait été
chargé de me l'aire cette offre. Le travail de cette place était jieu de
chose. 11 ne s'agissait que de deux extraits par mois dont on m'ap-
porterait les livres, sans être obligé jamais à aucun voyage de Pa-
ris, pas môme pour faire au magistral une visite de rcraercioment.
J'entrais par là dans une société de gens de lettres du premier mé-
rite, MiM. de Mairan, Clairaut, de Guignes et rabi)é Barthelemi,
dont la connaissance était déjà l'aile avec les deux premiers, et très
bonne à faire avec les deux autres. Eulin , pour un travail si peu
pénible, et qu'on me permettait de faire si conimodément, il y avait
uu honoraire de huit cents francs attachés à celle place. Je déli-
bérai (iu('li|iifcs henros avant de me déterminer, et je puis jurer que
la seule chose qui nie fit Ijalancer fut la crainle de fâcher Margency,
et de déplaire à 11. de Malesherbes. Mais enfin la gêne insuppor-
table de ne pouvoir travailler à mon heure et d'être commande par
le temps; bien plus encore, la certitude de niai remplir les fonc-
tions dont il fallait me charger, l'emportèrent sur tout, et me dé-
terminèrent à refuser une place pour laquelle je n'étais pas propre.
Je savais que tout mon talent veuail du vif intérêt que je prenais
aux matières que j'avais à traiter, et qu'il n'y avait que l'amour du
grand, du vrai, du beau, qui pût animer mou génie. Et que m'au-
raient imporié les sujets de la plupart des livres que j'aurais à ex-
traire, et les livres mêmes? Mon indilférence pour la chose eût glacé
ma plume et abruti mon esprit. On s'imaginait que je pouvais
écrire par métier, comme tous les autres gens de lettres, au lieu
que je ne sus jamais écrire que par passion, (^e n'était assurément
pas là ce qu'il fallait au Journal des Siwanls. J'écrivis donc à Mar-
gency une lettre de reuieicieinent , tournée avec toute rhonnèleté
po.ssible , dans laquelle je lui fis si bien le détail de mes raisons,
qu'il n'est pas possible que ni lui, m M. de Malesherbes, aient pu
croire qu'il entrât ni humeur ni orgueil dans mon refus. Aussi
l'approuvèienl-ils l'un et l'autre, saus m'en faire moins bon vi-
sage ; et le secret lui si bien gardé sur celte affaire , que le public
n'en a jamais eu le moindre vent.
Cette jiroposition ne venait pas dans un moment favorable pour
me la l'aire agréer. Car, depuis quelque temps, je formais le projet
de quitter tout-à-fait la littérature, et surtout le métier d'auteur.
Tout ce qui venait de m'arriver m'avait absolument dégoûté des
gens de lettres, et j'avais éprouvé qu'il était impossible de courir la
même carrière saus avoir quelques liaisons avec eux. Je ne l'étais
guère moins des gens du monde, et en général de la vie mixte que
je venais de mener, moitié à moi-même, et moitié à des sociétés
pour lesquelles je n'étais point fait. Je sentais plus que jamais , et
par une constante expérience , que toute association inégale est
toujours désavantageuse au côte faible. Vivant avec des gens opu-
lents , et d'un autre état que celui que j'avais choisi , sans teuir
maison cumiue eux, j étais oblige de les imiter en bieu des choses,
et de menues dépenses, qui ii'etaii;iit rien pour eux , étaient pour
moi non moins ruineuses qu'indispensables. Qu un aulre homme
aille dans une maison de cauqiagne , il est servi par sou laquais,
tant à table que dans sa chamhie : il l'envoie cherclier tout ce dont
il a besoin; n'ayant rien a faire direciemeni avec les gens de la
maison, ne les voyant même pa.s, il ne leur doune des étrennes que
^uaiid et comme il lui plait : mais moi , seul , sans domestique ,
jetais à la merci de ceux de la maison , dont il fallait nécessaire-
ment capler les bonnes grâces, pour n'avoir pas lieaucoup à souf-
frir; et, iiaile cuimue l'égal de leur maître, il en fallait aussi traiter
les gens comme tel (et même l'aire pour eux plus qu'un autre, parce
qu'eu ell'et jeu avais bien puis besoin). Casse encore quand il y a
peu de domestiques (mais dans les ui.iisous où j'allais il y en avait
beaucoup, tous tiesrogues, très iVipous, 1res alertes, j'entends pour
leur intérêt; et les coquins savaient faire en sorte que j'avais suc-
cesâiveiiient besoin de tous. Les femmes de Paris, qui ont tant
d'esprit, n'ont aucune idée juste sur cet article ; et, a force de vou-
loir écuiiomiser ma bourse, elles me ruinaient. Si je soupais en
ville, uu peu loiu de chez moi, au lieu de souiïrir que j'envoyasse
chercher un fiacre , la dame de la maison faisait mettre des che-
vaux pour me ramener; elle était fort aise de m'épargner les vingt-
quatre sous du fiacre; quant à l'écu que je donnais an laquais et
au cocher, elle n'y songeait pas. L'ne femme m'écrivait-elle de Paris
à l'Ermifage on à .Monimorency ? Ayant regret aux quatre sous de
port que sa lettre m'aurait coulés, elle me l'envoyait par un de ses
gens, qui arrivait tout en nage, et à qui je donnais à diner et un
écu , qu'il avait assurément bien gagné. Me propo.sait-elle d'aller
passer huit ou quinze jours avec elle à sa campagne? Elle se disait
en elle-même . Ce sera toujours une économie pour ce pauvre gar-
çon ; pimdant ce temps-là sa nourriture ne lui coûtera rien. Elle
ne songeait pas qu'aussi, durant ce temps-là, je ne travaillais point,
que mon ménage n'eu allait pas moins, que je payais mon barbier
à double, et qu'il ne laissait pas de m'en coûter chez elle bien |)lus
qu'il ne m'en aurai*, coûté chez moi. (Quoique je bornasse mes pe-
tites largesses aux seules maisons où je vivais d'habitude, elles ne
laissaient pas de m'ètre ruineu.ses. ) Je puis îissurer que j'ai bien
versé vingt-cinq écus chez madame d'Houdelol à Eaubonne, où je
n'ai couché que quatre ou cinq fois, et plus de cent pistoles, tant à
Epinay (lu'à la Chevrette , pendant les cinq ou six ans que j'y fus
le plus a.ssidu. Ces dépenses sont inévitables pour un homme de
mon humeur, qui ne sait se pourvoir de rien , ni s'ingénier sur
rien, ni supporter l'aspect d'un valet qui grogne, et qui vous sert
en rechignant. Chez madame Dupin même, où j'étais de la maison,
et où je rendais mille services aux domestiques , je n'ai jamais reçu
les leurs qu'à la pointe de mon argent. Il a fallu renoncer enfin à
ces petites libéralités que ma situation ne m'a plus permis de faire;
et Cette réforme m'a fait sentir bien plus durement encore l'incon-
vénieni de fréquenter des gens d'un autre élat que le sien.
Encore si cette vie eût été de mon goût , je me serais consolé
d'une dépense onéreuse consacrée à mes plaisirs : mais se ruiner
pour s'ennuyer était trop insupportable; et j'avais si bien senti le
poids de ce train de vie , que, profilant de l'intervalle de liberté où
je me trouvais pour lors,, j'étais déterminé à le perpétuer, à re-
noncer totalement à la grande société, à la composiiion des livres,
à tout commerce de littérature, et à me renfermer pour le reste de
mes jours dans la sphère étroite et paisible pour laquelle je me sen-
tais né.
Le produit de la Lettre à d'Alembert et de la Nouvelle Héloïse avait
un peu remonté mes finances, qui s'étaient fort épuisées à l'Ermi-
tage. Je me voyais environ mille écus devant moi. L'Emile, auquel
je m'élais mis tout de bon quand j'eus achevé VHétoise , était fort
avancé, et son produit devait au moins doubler cette somme. Je for-
mai le projet de placer ce fonds de manière à me faire une petite
rente viagère qui pût, avec ma copie , me faire subsister saus plus
écrire. J'avais encore deux ouvrages sur le chantier. Le premier
était mes Institutions politiques. J'examinai l'état de ce livre, et je
trouvai qu'il demandait encore plusieurs années de travail. Je n'eus
pas le courage de poursuivre et d'aiteudre qu'il fût achevé pour exé-
cuter ma résolution. Ainsi, renonçant à cet ouvrage, je résolus d'en
tirer ce qui pouvait se détacher, puis de brûler tout le reste; et,
poussant ce travail avec zèle, sans interrompre celui de l'Emile, }e
mis, en moins de deux ans, la dernière main au Contrat social.
Heslail le Dictionnaire de musique. C'était un travail de manœu-
vre qui pouvait se faire en tout temps, et qui n'avait pour objet
qu'un [iroduit pécuniaire. Je me réservai de l'abandonner ou de
l achever à mon aise, selon que mes autres ressouices rassemblées
me rendraient celle-là nécessaire ou su|icrllue. A l'égard de la Mo-
rale sensilive, dont l'entreprise était restée eu esquisse, je l'aban-
donnai totalement.
Comme j'avais en dernier projet, si je pouvais me passer de la
copie, celui de m'eloiguer tout-à-fait de Paris, où l'dflluence des
survenants rendait ma subsistance coûteuse, et m'ôlait le lem|ps d'y
pourvoir, pour préveuir dans ma retraite l'ennui dans lequel ou dit
que tombe un auteur quand il a quitté la plume, je me reservais
une occupation qui pût remplir le vide de ma solitude, sans me ten-
ter de (dus rien taire imprimer de mou vivant. Je ne sais par quelle
fantaisie Rey me pressait depuis longtemps d'écrire les mémoires Je
ma vie. Quoiqu'ils ne fussent pas jusqu'alors fort intéressants par
les faits, je sentis qu'ils pouvaient le devenir par la franchise que
j'ctais capable d'y mettre, et je résolus d en faire un ouvrage uni-
que par une véracité sans exemple, aliii qu'au moins uue lois on
pût voir reelleiueni uu hoiiime tel qu il était eu dedans J'avais tou-
jours li de la fausse naivete de .M.intaigne , qui, faisant semblant
d'avouer ses défauts, a grand soin de ne s'en donner que d'aimables;
tandis queje sentais, moi, qui me suis cru toujours, et qui me crois
encore.a tout (ireiidre, le meilleur deshommes, qu iln'y a point d'in-
térieur huuiaiu, si pur qu'il puisse être, qui ue recèle quelque vice
odieux. Je savais qu'on me peignait dans le public sous des iraiîs si
peu semblables aux miens, et quelquefois si d. lionnes, que, maigre
le mal dout je uc voulais rieu l'aire , je ue pouvais que gagner eu-
core à me montrer tel que j'étais. U ailleurs, cela ue se pouvant
faire sans l.usser voir aussi Tautris gens tels qu'ils étaient , et par
conséquent cet ouvrage ue pouvant paraître qu'après ma mort et
celle do beaucoup d'autres , cela m'enliardissuil davantage a faire
118
LES VEILLEES LITTÉRAIRES ILLUSTREES.
mes confessions, dont jamais je n'aurais à rougir devant personne.
Je résolus donc de consacrer mes loisirs à bien exécuter cette en-
treprise, et je me mis à recueillir les lettres et papieis qui pouvaient
guider ou réveiller ma mémoire, regrettant fort tout ce que j'avais
déchiré, brûlé, perdu jusqu'alors.
Ce projet de retraite absolue, un des plus sensés que j'eusse ja-
mais faits , était fortement dans mou estirit , et déjà je travaillais à
son exécution , quand le ciel , qui me préparait une autre destinée,
me jeta dans un nouveau tourbillon.
Montmorency, cet ancien et beau patrimoine de l'illustre maison
■de ce nom, ne lui appartient plus depuis la confiscation. 11 a passé,
par la sœur du duc Henri , dans la maison de Cnndé , qui a changé
le nom de Montmmeucy en celui d'Enghien ; et ce du'hé n'a d'autre
château qu'une vieille tour où l'on lient les archives et où se fait
iT'hommage des vassaux. Mais on voit à Montmorency ou Enghien
vue maison particulière, bâtie par Croisât, dit /e Pauvre j laquelle,
ayaiit la magnificence des plus superbes châteaux , en mérite et en
portek nom. L'aspect imposant tle ce bel édifice, la terrasse sur la-
quelle il est bâti, sa vue, unique peut-être au monde, son vaste sa-
)on peint .<i'une excellente main , son jardin planté par le célèbre le
Nostre, tout £ela forme un tout dont la majesté frappanie a pour-
tant je ne sais quoi de simple qui soutient et nourrit l'admiration.
M. le mai'échaJ duc de Luxembourg, qui occupait alors cette mai-
son, venait tous les ans dans ce pays, où jadis ses pères étaient les
maîtruis, passer, en deux fois cinq ou six semaines comme simple
habitant, mais avec un éclat qui ne dégénérait point de l'ancienne
splendeur de sa maison. Au premier voyage qu'il y fit depuis mon
.établissement à Montmorency, M. et madame la maréchale envoyè-
rcjit un valet de chambre mefaire compliment de leur part, et m'in-
vite»" à souper chez eux toutes les fois que cela me ferait plaisir. A
.chaqu.e fois qu'ils revinrent, ils ne manquèrent point de réitérer le
.même .compliment et la même invitation. Cela me rappelait ma-
dame de Beuzenval m'envoyant dîner à l'office. Les temps étaient
changés, mais j'étais demeuré le même. Je ne voulais point qu'on
m'envoyât dîner à l'office, et je me souciais peu de la table des
grands. J'aurais mieux aimé qu'ils me laissassent pour ce que j'é-
tais , sans me fêter et sans m'avilir. Je ré[iondis honnêtement et
Tespeclueusement aux politesses de M. et madame de Luxembourg,
mais je n'acceptai point leurs offres; et, tant mes incommodilesque
mon humeur timide et mon embarrasà parler me faisaient frémir à
la seule idée de me [)résenter dans une assemblée de gens de la
cour, je n'allai pas même au château faire une visite de remerci-
meiit, quoique je comprisse assez que c'était ce qu'on cherchait, et
,que tout cet empressement était plutôt une affaire de curiosité que
ide bienveillance.
iCepexidant les avances continuèrent, et allèrent même en aug-
BQe.iiaut.. Madame la comtesse de Buuiflers, qui était fort liée avec
madame la maréchale", étant venue à Montmorency, envoya savoir
de mes nouvelles et me proposer de me venir voir. Je répondis
iCQtj.'me je devais, mais je ne démarrai point. Au voyage de Pàque
de i;a/iuée suivante 17o9, le chevalier de Lorenzy , qui était de la
cour 4e M. le prince de Conti et de la société de madame de Luxem-
bourg, v.îjjt me voir plusieurs fois ; nous fîmes connaissance : il me
pressa d'aller au château, je n'en fis rien. Enfin, un après-midi que
je ne songeais à rien moins, je vis arriver M. le maréchal de
Luxembourg, suivi de cinq ou six personnes. Pour lors il n'y eut
plus moyen de m'en dédire, et je ne pus éviter, sous peine d'être un
arrogant et un mal appris, de lui rendre sa visite et d aller faire ma
cour à madame la maréchale, de la part de laquelle il m'avait com-
ble des choses les plus obligeantes. Ainsi commencèrent, sous de
ifunestes auspices, des liaisons dont je ne pus plus longtemps me
..défendre, mais qu'un pressentiment secret me fit redouter jusqu'à ce
■que j y fusse engage.
Je craignais excessivement madame de Luxembourg. Je savais
.qu'elle eiait aimable. Je l'avais vue plusieurs fois au spectacle et
ichez madame iJupin, il y avait dix ou douze ans, lorsqu'elle était
Kduchesse de BuulUers, et qu'elle brillait encore de sa première beauié.
Mais elle passait pour méchante, et dans une aussi grande dame
icette réputation nie faisait trembler. A peine l'eus-je vue, que je fus
:Subjugué. Je la trouvai charmante, de ce chai me à l'épreuve du
temps, le plus l'ait pour agir sur mon cœur. Je m'atleiidais à lui
trouver un entretien mordant et plein d'épigrammes. Ce n'elait
point cela; c était beaucoup mieux. La conversation de madame de
Luxembourg ne pétille pas d'esprit. Ce ne sont pas des saillies, et
-ce n'est pas même proprement de la finesse ; mais c'est une delica-
■tesse exquise qui ne frappe jamais et qui plaii toujours. Ses flalle-
ries soni d'autant plus enivrantes, qu elles sout plus simples; on
•dirait qu'elles lui cchappeul sans qu'elle y pente, et que c'est son
cœur qui s épanche, uniquement parce qu'il est trop rempli. Je crus
m'apercevoir des la première visite que, malgié mon air gauche et
mes lourdes phrases, je ne lui déplaisais pas. Toutes les femmes de
la cour savent vous persuader cela quand elles veulent, vrai ou non,
mais touiis Uti savent pas, comme madame de Luxembourg, vous
Teudie cette persu.isiun si douce qu on ne s avise jilus d'en vouloir
douter. Ues le piemitr jour mu couliauce eu elle eut ele ausM en-
tière qu'elle ne tarda pas à le devenir, si madame la duchesse de
Monlmorency, sa belle-fille, jeune folle, a.ssez maligne, et, je pense,
un peu tracassière, ne se fût avisée de m'entreprendre ; et, tout au
travers de force éloges de sa n.aman et de feintes agaceries pour
son propre compte, ne m'eût mis en doute si je n étais pas persifflé.
Je me serais peut-être difficilement rassuré sur cette crainte près
des deux dames, si les extrêmes bontés de M. le maréchal ne m'eus-
sent confirmé que les leurs étaient sérieuses. Rien de plus surpre-
nant, vu mon caractère timide, que la promptitude avec laquelle je
le pris au mot sur le jiied d égalité où il voulut se mettre avec moi,
si ce n'est peut-être celle avec laquelle il me prit au mot lui-même
sur l'indépendance absolue dans laquelle je voulais vivre. Persuadés
l'un et l'autre que j'avais raison d être content de mon état et de
n'en vouloir pas changer, jamais ni lui ni madame de Luxembourg
n'ont paru s'occuper un instant de ma bourse ou de ma fortune,
quoique je ne pusse douter du tendre intérêt qu'ils prenaient a moi
tous les deux; jamais ils ne m'ont proposé de place et ne m'ont
offert leur crédit, si ce n'est une seule fois que madame de Luxem-
bourg parut désirer que je voulusse entrer à l'Académie française.
J'alléguai ma religion : elle me dit que ce n'était pas un obstacle,
ou qu'elle s'engageait à le lever. Je répondis que, quelque honneur
que ce fût pour moi d'être membre d'un corps si illustre, ayant
refusé à M. Tressan, et en quelque sorte au roi de Pologne, d'en-
trer dans l'académie de Nanci,je ne pouvais plus honnêtement en-
trer dans aucune. Madame de Luxembourg n'insista pas, et il n'en
fut plus reparlé. Cette simplicité de commerce avec de si grands
seigneurs, et qui pouvaient tout en ma faveur, M. de Luxem-
bourg étant et méritant bien d'être l'ami particulier du roi; cette
simplicité, dis-je, faisait un bien singulier contraste avec les con-
tinuels soucis, non moins importuns qu'officieux, des amis protec-
teurs que je venais de quitter, et qui cherchaient moins à me servir
qu'à m'avilir.
Quand M. le maréchal m'était venu voir à Mont-Louis, je l'avais
reçu avec peine, lui et sa suite, dans mon unique chambre, non
parce que je fus obligé de le faire asseoir au milieu de mes assiettes
sales et de mes pots ébréchés, mais parce que mon [ilancher pourri
tombait en ruine, et que je craignais que le poids de sa suite ne
l'elTrondrât tout-à-fail. Moins occupé de mon propre danger que de
celui que l'afFahililé de ce bon seigneur lui faisait courir, je me hâtai
de le tirer de là, pour le mener, malgré le froid qu'il faisait encore,
à mon donjon tout ouvert et sans cheminée. Quand il y fut, je lui
dis la raison qui m'avait engagé à l'y conduire : il la redit à ma-
dame la maréchale, et l'un et l'autre me pressèrent, en attendant
qu'on refeiait mon plancher, d'accepter un logement au château,
ou, si je l'aimais mieux, dans un édifice isolé qui était au milieu du
parc, et qu'on ajipelait le petit château. Cette demeure enchantée
mérite qu'on en parle.
Le parc ou jariiin de Montmorency n'est pas en plaine comme
celui de la Chevrette. Il est inégal, montueux, mêlé de collines et
d'eiifoucenienls, dont l'habile artiste a tiré parti pour varier les
bosqueti, les ornements, les eaux, les points de vue, et multiplier,
pour ainsi dire, à force d'art et de génie, un espace en lui-même
assez resserré. Ce parc est couronné dans le haut par la terrasse et
le château; dans le bas il forme une gorge qui s'ouvre et s'élargit
vers la vallée, et que remjilit une grande pièce d'eau. Entre l'oran-
gerie qui occupe cet élargissement, et cette pièce d eau entourée de
coleaux bien décorés, de bosquets et d'arbres, est le petit château
dont j'ai parlé. Cet édifice et le terrain qui l'entoure appartenaient
jadis au célèbre le Brun, qui se plut à le bâtir et décorer avec ce
goût exquis d'ornemenls et d'architecture dont ce grand peintre
s était nourri. Ce château depuis lors a élé rebâti, mais toujours
sur le dessin du premier maître, il est petit, simple, mais élégant.
Comme il est dans un fond, entre le bassin de l orangerie et la
grande pièce d'eau, par con...équenl sujet à 1 humidité, ou l'a percé
dans son milieu d'un péristyle a jour entre deux étages de colonnes,
par lequel l'air, jouant dans tout lédilice, le maintient sec maigre sa
situation. Quand on regarde ce bâtiment de la hauteur oiqiosee qui
lui l'ait perspective, il paraît absolument environne d'eau, et l'on
croit voir une île enchantée, ou la plus jolie des trois îles Borro-
uiées, appelée Isola bella, dans le lac Major.
Ce fut dans cet édifice solitaire qu'on me donna le choix des qua-
tre appartements complets qu il contient, outre le rez-de-chaussee,
com|iose d'une salle de bal, d'une salle de billard et d'une cuisine.
Je pris le plus petit et le plus simple, au-dessus de la cuisine, que
j'eus aussi. 11 était d'une propreté charmante, l'ameublement en
était blanc et bleu. C'est dans cette profonde et délicieuse solitude,
qu au milieu des bois et des eaux, aux concerts des oiseaux de toute
espèce, au parfum de la tleur d'oranger, je composai, dans une con-
tinuelle extase, le cinquième livre de l'Emile, dont je dus en grande
partie le coloris assez Irais à l'impression du local où je l'écrivais.
Avec quel empressement je courais tous les matins, au lever du
soleil, respirer un air embaumé sur le péristyle! Quel bon café au
lait j y pienais teie-à-lêle avec ma Thérèse ! Ma chatte et mon chien
nous faisaient compagnie. Ce seul cortège m'eût suffi pour toute ma
vie, sans éprouver jamais uu moment d'eunui. J'étais là dans le
LES CONFESSIONS.
119
Taradis terrestre; j'y vivais avec autant d'iiiiioccnce, et j'y goûtais
le même bonheur.
Au voyage de juillet, M. et madame de Luxembourg me marquè-
rent tant d'attentions, et me firent tant de caiesses, que, logéehez
eux et comblé de leurs bontés, je ne pus moins faire que d'y réi»)n-
dre en les voyant assidun)tiil. Je ne les quittais presque point : j'al-
lais le matin (aire ma cour à madame la maréchale, j'y dînais ; j'al-
lais l'après-midi me promener avec M. le maréchal ; mais je n'y sou-
pais pas, à cause du grand monde, et qu'on y soupait trop tard
pour moi. Jusqu'alors loiitelait convenable, et il n'y avait point de
■mal encore, si j'avais su m'en tenir là. Mais je n'ai jamais su garder
un milieu dans mes attachements, et remplir simplement des de-
voirs de société : j'ai toujours été tout ou rien. Bientôt je fus tout;
et, me voyant fête, gâté par des personnes de cette considération,
je passai tes bornes, et me pris pour eux d'une amitié qu'il n'est
permis d'avoir que pour ses égaux. J'en mis toute la familiarité
dans mes manières, tandis qu'ils ne se relâchèrent jamais, dans les
leurs, de la politesse à laquelle ils m'avaient accoutumé. Je n'ai
pourtant jamais été très à mon aise avec madame la maréchale.
Quoique je ne lusse pas parlailement rassuré sur son caractère, je
le redoutais moins que son esprit; c'était par là surtout qu'elle
m'en imposait. Je savais qu'elle était diflicile eu conversations, et
qu'elle avait droit de 1 être ; je savais que les femmes, et surtout les
grandes dames, veulent absolument être amusées, qu'il vaudrait
mieux les ollenser que les ennuyer; et je jugeais, par ses commen-
taires ce qu'avaient uit les gens qui venaient de partir, de ce qu'elle
devait penser de mes balourdises. Je m'avisai d'un supiilcnient [lour
me sauver auprès d'elle l'embarras de parler : ce fut de lire. Elle
avait oui parler de la Julie; elle savait qu'on l'impnmait ; elle mar-
qua de l'empressement de voir cet ouviagi:; j ollris de le lui lire;
elle accepta. Tous les matins je me rendais chez elle sur les dix
heures; M. de Luxembourg y venait : on fermait la porte. Je lisais
à cote de son ht, et je conipassai si bien mes lectures, qu'il y en
aurait eu pour tout le voyage, quand même il n aurait pas ele in-
terrompu jlj. Le succès ue cet expédient passa mon attente. Ma-
dame ue Luxembourg sengoua de la Julie et de sou auteur ; elle
ne parlait que de moi, ne s occupait que de moi, me disait de» dou-
ceurs toute Ja journée, m'embrassait dix fois le jour. Llle voulut
que j'eusse toujuurs ma place a table à côte d e.le ; et quand quel-
ques seigneurs voulaieiu prendre cette place, elle leur disait que
c était la mienne, et les faisan mettre ailleurs. On peut juger de
I impression que ces manières charmantes laisaieiit sur moi, que
les moindres marques d'alltclion subjuguent. Je m'attachais reel-
IcHient a elle a proportion de rallaehemenlqu'elle nie témoignait,
loule ma crainte, en voyani cet eugoueinenl, et me sentant si peu
d agrément dans 1 esprit pour le soutenir, était qu'il ne se chan-
geai en degoùt; et, malheur, useiuent pour moi, cette crainte ue
lut que trop oien fondée.
Il fallait qu il y eût une oiiposition naturelle entre son tour d'es-
prit et le mien, puisque, liidepeiidammcnt des l'ouïes de balourdises
qui m'echappaieiil a chaque instant dans la conversation, dans mes
lelires même, et lorsque j étuis le mieux avec elle, il se trouvait des
choses qui lui déplaiï-aienl , sans que je |iusse imaginer pourquoi.
Je n en citerai qu un exemple , el j'en pourrais citer vingt. Elle sut
que je faisais pour madame d'Uuudetol une copie derUéloïse,à
laiii la page : elle en voulut avoir une sur le même pied. Je la lui
promis ; el,ta mettant [uu la du nombre de mes pratiques, je lui écri-
vis dans une de mes lettres quelque chose d'obligeant tld houuete à
ce sujet, du moins telle ctaii mon iiilciilion. Voici sa réponse , ([ui
nie lit tomber des nues (liasse C, a" 43).
A Versailles, ce mardi.
« Je suis ravie, je suis contente ; votre lettre m'a fait un plaisir
infini, et je me presse pour vous le mander et pour vous en re-
mercier.
« Voici les propres termes de votre lettre : Quoique luus suijez
sûrement mie très bunne pratique, je me fais quelque peine de prendre
votre argent : réyuUcrtnient ve serait à moi de payer le plaisir que
j'aurais dt travatller pour vous. Je ne vous en dis pas davantage.
Je me plains de ce que vous ne parlez jamais de votre sauté. Uien
ne m'intéresse davantage. Je vous aime de tout mon cieur ; et c'est,
je vous assure , bien tristement que je vous le mande, car j'aurais
bien du plaisir à vous le dire moi-même. M. de Luxembourg vous
aune et vous embrasse de tout sou coeur. »
En recevant cette lettre , je me hâtai d'y répondre, en attendant
plus ample examen, pour protester contre toute interprétation déso-
bligeante; et, après m'ctre occuiié quelquesjours à cet exauien avec
l'inquiétude qu'on peut concevoir el toujours sans y rien com-
prendre, VOICI quelle l'ut eiilin ma dernière réponse à ce sujet :
(1) La perle d'une gr.iiKle iKiiaill.-, qui afilitrca beaucoup le roi, força
Al. de Luxenibouri; de lelouniur précipitamment il la cour.
A Montmorency, le S décembre 1758.
« Depuis ma dernière ietlre, j'ai examiné cent et cent fois le pas-
sage en question. Je l'ai considéré par tous les sens qu'on peut lui
donner, et je vous avoue, madame la maréchale, que je ne sais plus
si c'est moi qui vous dois des excuses, ou si ce n'est point vous qui
m'en devez. »
H y a maintenant dix ans que ces lettres ont été écrites. J'v ai
souvent repensé depuis ce temps-là, el telle est encore aujourd'hui
ma stupidité sur cet article , que je n'ai pu parvenir à sentir ce
qu'elle avait pu trouver dans ce passage, je ne dis pas d'offensant,,
mais même qui put lui déplaire.
A propos de cet exeni|>laire manuscrit de VHéloïse que voululr
avoir madame de Luxembourg, je dois dire ici ce que j'imaginai pour
lui donner quelque avantage marqué qui le distinguât de tout au-
tre. J'avais écrit à part les aventures de milord Edouard , et j'avais
balancé longtemjis à les insérer, soit en entier, soit parextrail, dans
cet ouvrage , où elles paraissent manquer. Je me déterminai enfin
à les retrancher tout à fait, (varce que n'étant point du ton de tout
le reste , elles en auraient gâté la louchante simplicité. J'eus une
autre raison bien plus forte quand je connus madame de Luxera-
bourg. C'est qu'il y avait dans ces aventures une marquise romaine
d'un caractère très odieux, dont quelques traits, sans lui être appli-
cables, auraient pu lui être appliques par ceux qui ne la connais-
saient que de réputation. Je me félicitai donc beaucoup du parti
que j'avais pris, et m'y conformai. .Mais, dans l'ardent désir d'enin-
chir son exemplaire de quelque chose qui ne fût dans aucun autre,
n'allai-je \ias songer à ces malheureuses aventures, el former le
projet d'en faire l'extrait, pour l'y ajouter ? Projet insensé, dont on
ne peut expliquer l'extravagance que par l'invincible fatalité qui
m'entraînait à ma perte !
Quos vult perdere .Tupiterdemcnt.it.
J'eus la stupidité de faire cet extrait avec bien du soin , bien du
travail, et de lui euviiyer ce morceau comme la plus belle chose du
monde ; en la prévenant, comme il est vrai, que j'avais brûlé l'ori-
ginal, que l'extrait était pour elle seule , et ne serait jamais vu de
personne, à moins qu'elle ne le montrât elle-même ; ce qui , loin
de lui prouver ma prudence et ma discrétion , comme je croyais
faire, n'était que l'avertir du jugement que je portais moi-môme sur
l'application des traits dont elle aurait pu s'offenser. Mon imbécil-
lité fut telle, que je ne doutais pas qu'elle ne fût enchantée de mon
procédé. Elle ne me fit pas là-dessus les grands compliments que
j'en attendais , et jamais , à ma très grande surprise, elle ne me
parla du cahier que je lui avais envoyé. Pour moi , toujours char-
mé de ma conduite dans cette affaire , ce ne fut que longtemps
après que je jugeai, sur d'autres indices, de rcffel qu'elle avait
produit.
J'eus encore , en faveur de son manuscrit , une aulre idée plus
raisonnable, mais qui, par des effets plus éloignés, ne m'a guère
été [dus avantageuse ; tant tout concourt à l'œuvre de la destinée
quand elle appelle un homme au malheur ! Je pensai d'orner ce
manuscrit des dessins des estampes de la Mie , lesquels dessins se
trouvèrent être du même formai que le manuscrit. Je demandai à
Coindct ces dessins , qui m'appartenaient à toutes sortes de litres,
el d'autant plus que je lui avais ahan Jonné le produit des planches,
lesquelles eurent un grand débit. Coindel est aussi rusé que je le
suis peu. A force de se faire demander ces dessins, il parvint à sa-
voir ce que j'en voulais faire. Alors, sous prétexte d'ajouter quelques
ornements à ses dessins, il .se les fit laisser, et finit par les présenter
lui-même.
Ego versiculos fcci : lulit aller honore?.
Cela acheva de l'introduire à l'hôtol de Luxembourg sur un cer-
tain pied. Depuis mon établissement an petit château, il m'v ve-
nait voir très souvent, et toujours dès. le matin, surtout quand M. et
madame de Luxembourg étaient à .Montmorency. Cela faisait que,
pour passer avec lui la journée, je n'allais point au château. On me
reprocha des absences; j'en dis la raison. On me pressa d'amener
M. Coindel; je le lis : c'élail ce que le drôle avait cherché. Ainsi,
grâce aux bontés excessives qu'on avait pour moi, un commis de
M. Thelusson, qui voulait bien lui donner quelquefois sa table
quand il n'avait personne à dîner, se lri>uva tout d'un coup admis
à celle d'un maréchal de France, avec les princes, les duchesses,
el tout ce qu'il y avait de grand à la cour. Je n'oublierai jamais
qu'un jour, qu'il était oblige de retourner à Paris de bonne heure,
M. le maréchal dit après le dîner à la compagnie : Allons nous pro-
mener sur le chemin de Saint-Denis, nous accompagnerons M. Coin-
del. Le [lauvre garçon n'y tint pas; sa lèle s'en alla tout-à-fait.
Pour moi, j'avais le cœur .si ému, que je ne pus «lire un seul mot.
Je suivais par derrière, pleurant comme un enfant, et mourant d'en
vie de baiser les pas de ce bon maréchal; mais la suite de cette his-
120
LES VEILLÉES LITTÉRAIRES ILLUSTRÉES.
toire de copie ma fait anticiper ici sur les temps. Reprenons-les
dans leur ordre, autant que ma mémoire me le permettra.
Sitôt que la petite maison de Mont-Louis fut prèle, je la fis meu-
bler proprement, simplement, et retournai m'y établir, ne pou-
vant renoncer à cette loi que je m'étais faite en quittant l'Ermi-
tage, d'avoir toujours mon logement à moi ; mais je ne pus me ré-
soudre non plus à quitter mon appartement du petit château. J'en
gardai la clef, et tenant beaucoup aux jolis déjeuners du péristyle,
j'allais souvent y coucher, et j'y passais quelquefois deux ou trois
jours, comme à une maison de campagne. J'étais peut-être alors le
particulier de l'Europe le mieux et le plus agréablement logé. Mon
hôte, M. Mathas, qui était le meilleur homme du monde, m'avait
absolument laissé la direction des réparations de Mont-Louis, et
voulut que je disposasse de ses ouvriers, sans même qu'il s'en
mêlât. Je trouvai donc le moyen de me faire d'une seule chambre
au [iremier un appartement complet, composé d'une chambre, d'une
antichambre et d'une garde-robe. .\u rez-de-thaussée étaient la
cuisine et la chambre de Thérèse. Le donjon me servait de cabinet,
au moyen d'une bonne cloison vitrée et d'une cheminée qu'on y fit
faire. Je m'amusai, quand j'y fus, à orner la terrasse qu'ombra-
geaient déjà deux rangs de jeunes tilleuls ; j'y en -fis ajouter deux
pour faire un cabinet de verdure ; j'y fis poser une table et des bancs
de pierre, je l'entourai de lilas, de seringa, de chèvre- feuille ; j'y fis
faire une, belle plate-bande de fleurs parallèle aux deux rangs d'ar-
bres ; et cette terrasse, plus élevée que celle du château, dont la vue
était du moins aussi belle (et sur laquelle j'avaisapprivoisé des mul-
titudes d'oiseaux) , me servait de salle de compagnie pour recevoir
M. et madame de Luxembourg, M. le duc de Villeroy, M. le prince
de Tingry, M. le marquis d'Ai mentières, madame la duchesse de
Monlmorency, madame la duchesse de Boufflers, madame la com-
tesse de Valentinois, madame la comtesse de Boufflers, et beaucoup
d'autres personnes de ce rang, qui, du château, ne dédaignaient
pas de faire, par une montée très fatigante, le pèlerinage de Mont-
Louis. Je devais à la faveur de .M. et madame de Luxembourg toutes
ces visites ; je le sentais, et mon cœur leur en faisait bien l'hommage.
C'est dans un de ces transports d'attendrissement que je dis une fois
à M. de Luxembourg, en l'embrassant : Xh ! M- le maréchal, je haïs-
sais les grands avant que de vous connaître, et je les hais davan-
tage encore, depuis que vous me faites si bien sentir combien il leur
est aisé de se faire adorer.
Au reste, j'interpelle tous ceux qui m'ont vu durant cette époque,
s'ils se sont jamais aperçus que cet éclat m'ait un seul instant
ébloui, que la vapeur de cet encens m'ait porté à la tète; s'ils
m'ont vu moins uni dans mon maintien, moins simple dans mes
manières, moins liant avec le peuple, moins familier avec mes voi-
sins, moins prompt à rendre service à tout le monde, quand je l'ai
pu, sans me rebuter jamais des importunitéssans nombreetsoiivent
déraisonnables dont j'étais sans cesse accablé. Si mon cœur m'atti-
rait au château de Montmorency par mon sincère attachement pour
les maîtres, il me ramenait de même à mon voisinage goûter les
douceurs de cette vie égale et simple, hors de laquelle il n'est point
de bonheur pour moi. Thérèse avait fait amitié avec la fille d'un
maçon mon voisin, nommé Pilleu; je la fis de même avec le père ;
et, après avoir le matin dîné au château, non sans gène, mais pour
complaire à madame la maréchale, avec quel empressement je reve-
nais le soir souper avec le bonhomme Pilleu et sa famille, tantôt
chez lui, tantôt chez moi!
Outre ces deux logements, j'en eus bientôt un troisième à l'hôtel
de Luxembourg, dont les maîtres me pressèrent si fort d'aller les y
voir quelquefois, que j'y consentis malgré mon aversion pour
Paris, où je n'avais été depuis ma retraite à l'Ermitage que les deux
. seules fois dont j'ai parlé : encore n'y allais-je que les jours conve-
nus , uniquement pour souper et m'en retourner le lendemain
matin, feutrais et sortais par le jardinqui donnait sur le boulevart,
de sorte que je pouvais dire avec la plus exacte vérité que je n'avais
pas mis le pied sur le pavé de Paris.
Au sein de cette pros|)érilé passagère se préparait de loin la ca-
tastrophe qui devait en marquer la fin. Peu de temps après mon
retour à Mont-Louis, j'y fis, et bien malgré moi comme à l'ordi-
naire, une nouvelle connaissance qui fait encore époque dans mon
histoire, On jugera dans la suite si c'est en bien ou en mal. C'est
madame la duchesse de Verdelin, ma voisine, dont le mari venait
d'acheter une maison de campagne à Soisy, près de .Montmorency.
Mademoiselle d'Ars, fille du comte d'Ars, homme de condition, mais
pauvre, avait épousé M. de Verdelin, vieux, laid, sourd, dur, brutal,
jaloux, balafré, borgne, au demeurant bon homme quand on sa-
vait le prendre, et possesseur de quinze à vingt mille livres de
rentes, auxquelles on la maria. Ce mignon, jurant, criant, gron-
dant, tempêtant, et faisant pleurer sa femme toute la journée, fi-
nissait toujours par faire ce qu'elle voulait; et cela pour la faire en-
rager, attendu qu'elle savait lui persuader que c'était lui qui le vou-
lait, et que c'était elle qui ne le voulait pas. M. de Margency, dont
j'ai parlé, était l'ami de madame, et devint celui de monsieur. Il y
avait quelques années qu'il leur avait loué son château de Mar-
gency, près d'Eauboune et d'AndiUy, et ils y étaient précisément
durant mes amours pour madame d'Houdetot. Madame d'Houdetot
et madame de Verdelin se connaissaient par madame d'Aubeterre,
leur commune amie; et, comme le jardin de Mirg!,ncy était sur
le passage de madame d'Houdetot pour aller au ra^nt Olympe, sa
promenade favorite, madame de Verdelin lui donna une clé pour
passer. A la faveur de cette clé, j'y passai souvent avec elle; mais
je n'aimais jioint les rencontres imprévues; et quand madame de
Verdelin se trouvait par hasard sur notre passage, je les laissais
ensemble sans lui rien dire, et j'allais toujours devant. Ce procédé
peu galant n'avait pas dii me mettre en bon prédicament auprès
d'elle. Cependant, quand elle fut à Soisy, elle ne laissa pas de me
rechercher. Elle me vint voir plusieurs fois à .\Iont-Louis sans me
trouver ; et, voyant que je ne lui rendais pas sa visite, elle s'avisa,
pour m'y forcer, de m'envoyer des pots de fleurs pour ma terrasse,
il fallut bien l'aller remercier : c'en fut assez ; nous voilà liés.
Cette liaison commença par être orageuse, comme toutes celles
que je faisais malgré moi. Il n'y régna même jamais un vrai
calme. Le tour d'esprit de madame de Verdelin était par trop an-
tipathique avec le mien. Les traits malins et les épigrammes par-
tent chez elle avec tant de simplicité, qu'il faut une attention con-
tinuelle, et pour moi très fatigante, pour sentir quand on estpersifflé.
Une niaiserie qui me revient suffira pour en juger. Son frère ve-
nait d'avoir le commandement d'une frégate en course contre les
Anglais. Je parlais de la manière d'armer cette frégate sans nuire à
sa légèreté. Oui, dit-elle d'un ton tout uni, l'on ne prend de ca-
nons que ce qu'il en faut pour se battre. Je l'ai rarement ouïe par-
ler en bien de quelqu'un de ses amis absents, sans glisser quelque
mot à leur charge. Ce qu'elle ne voyait pas en mal, elle le voyait
en ridicule, et son ami .Margency n'était pas excepté. Ce que je
trouvais encore en elle d'insupportable était la gène continuelle de
ses petits envois, de ses petits cadeaux, de ses petits billets, auxquels
il me fallait battre les flancs pour répondre, et toujours nouveaux
embarras pour remercier ou pour refuser. Cependant, à force de la
voir, je finis par ra'atlacher à elle. Elle avait ses chagrins ainsi |
que moi. Les confidences réciproques nous rendirent intéressants
nos tête-à-tête. Rien ne lie tant les cœurs que la douceur de pleu-
rer ensemble. Nous nous cherchions pour nous consoler, et ce be-
soin m'a souvent fait passer sur beaucoup de choses. J'avais rais
tant de dureté dans ma franchise avec elle, qu'après avoir montré
quelquefois si peu d'estime pour son caractère, il fallait réellement
en avoir beaucoup pour croire qu'elle pût sincèrement me pardon-
ner. Voici un échantillon des lettres que je lui ai quelquefois écrites,
et dont il est à noter que jamais, dans aucune de ses réponses, elle
n'a paru piquée en aucune façon.
A Montmorency, le 5 novembre 1760.
« Vous me dites, madame, que vous ne vous êtes pas bien expli-
quée, pour me faire entendre que je m'explique mal. Vous me par-
lez de votre prétendue bêtise, pour me faire sentir la mienne , comme
si vous aviez peur d'être prise au mot; et, vous me faites des ex-
cuses, pour m'apprendre que je vous en dois. Oui , madame, je le
sais bien, c'est moi qui suis une bête, un bon homme, et pis encore
s'il est possible; c'est moi qui choisis mal mes termes au gré d'une
belle dame française qui fait autant d'attention aux parolesetqui parle
aussi bien que vous..Mais considérez que je les prends dans le sens com-
mun de la langue, sans être au fait ou en souci des honnêtes ac-
ceptions qu'on leur donne dans les nombreuses réunions de Paris.
Si quelquefois mes expressions ont un tour équivoque , je tâche que
ma conduite en détermine le sens, etc. » Le reste de la lettre est
à peu près sur le même ton. Voyez-en la réponse (liasse D, n ■ U ),
et jugez de lincroyable modération d'un cœur de femme qui peut
n'avoir pas plus de ressentiment d'une pareille lettre que cette ré-
ponse n'en laisse paraître, et qu'elle ne m'en a jamais témoigné.
Coindet, entrant, hardi jusqu'à l'elTronterie, et qui se tenait con-
tinuellement à l'affût de tous mes amis, ne tarda pas à s'introduire
en mon nom, chez madame de Verdelin, et y fut bientôt, à mon
insu, plus familier que moi-même. C'était un singulier corps que
ce Coindet. Il se présentait de ma part chez toutes mes connaissances,
s'y établissait, y mangeait sans façon. Transporté de zèle pour mon
service, il ne parlait jamais de moi que les larmes aux yeux; m lis
quand il me venait voir, il gardait le plus profond silence sur toutes ces
liaisons et sur tout ce qu'il savait devoir m'intéresser. Au lieu de me
dire ce qu'il avait appris, ou dit, ou vu qui m intéressait, il ra'écou-
tait, m'interrogeait même. Il ne savait jamiis rien de Pans que
ce que je lui en apprenais : enfin quoique tout le monde me par-
lât de lui, jamais il ne me parlait de personne : il n'était secret et
mystérieux qu'avec son ami. .Mais laissons, quant à présent, Coindet
et madame de Verdelin : nous y reviendrons dans la suite.
Quelque temps après mon retour à Mont-Louis, la Tour, le peintre,
vint m'y voir, et m'apporta mon portrait en pastel, qu'il avait exposé
au salon il y avait quelques années. Il avait voulu me donner ce
portrait, que je n'avais pas accepté. .Mais inadamî d'Epinay, qui m'a-
vait donne le sien, et qui voulait avoir celui-là, m'avait engagé à
le lui redemander. Il avait pris du temps pour le retoucher. Dans cet
intervalle vint ma rupture avec madame d'Epinay ; je lui rendis son
LES CONFESSIONS.
121
poitrail, et, n'ùlant plus question do lui donner le mien je le mis
dans ma cl.anil.re au petit château. M. de LuxcmiiourK l.y vit, et
le trouva hicn : je le Ini offris; il l'accepta, je le lu, envoyai. Ils .om-
prircnt lui et niadaine la maréchale, que je serais hien aise d avoir
les leurs. Ils les firent faire en miniature de très honne m.iin, les
firent enchâsser dans une boîte à honhons de cristal de roche mon-
tée en or, et m'en firent le cadeau d'une fa(,!on très -alaute, dont je
fus enchanté. Madame de LuxembourK ne voulut jamais consenir
que son portrait occuiult le dessus de la boite Klle m avait reproche
plusieurs fois que j'aimais mieux M. de Luxembourg qu elle , et je ne
m'en étais point dé-
fendu, parce que cela
était vrai. Elle me té-
moigna bien galam-
ment, mais bien clai-
rement, par cetti; façon
de placer son portrait,
qu'elle n'imliliait pas
cette préférence.
Je fis à peu près
dans ce même tcin|is
une sottise qui ne con-
tribua pas il me con-
server dans .ses bonnes
grâces, yuoiipie je ne
connusse point du tout
M. de Silhoiirlte , et
que je fusse peu porle
à l'aimer, j'avais une
giaiiileoiiiiiion de sou
administration. Lors-
qu il eomuieiKja d'ap-
liesanlir sa main sur
les financiers , je vis
qu'il n'tntamait pas
son opération dans un
temps favorable : je
n'en fis \ias des vœux
moins aideiils poi r
siiu succès; et, ijuaiid
j'appris qu'il était dé-
pliicé, je lui errivis ,
dans mon iniicpidi;
élourderie , la Ici ne
suivante , qu'assuré-
ment je n'entreprends
pas de justifier.
A Monlnioroncv , le
a décembre nSU.
.c»-.^^îts>!a-ïH~" — •
« I)aii,'ne/. , mon-
sieur, recevoir Ihuni-
niage d'un solitaire
qui n'est pas connu de
vous, mais qui vous
eslinie par vos talents,
qui vous respecte par
votre administration ,
et qui vous a fait l'hon-
neur de croire qu'elle
ne vous resterait pas
longtemps. Ne pouvant
.'iauver i'bltal ([u'aux
dépens de la capitale Rousseau a Motieis.
qui l'a perdu , vous
avez brave les cris des
gagneurs d'argent, lin
vous voyant écraser
ces misérables, je vous
enviais votre place ; ru vous la voyant quitter sans vous être dé-
menti, je vous admire. Soyez content de vous, monsienr, elle vous
laisse un honneur dont vous jouirez longtemps sans conclurent. Les
lualédiclions des fripons sont la gloire de l'homme juste, w
Madame de Luxembourg, qui savait que j'avais écrit cette lettre,
m'en parla au voyage de l'àques; je la lui montrai ; elle en souhaita
une copie ; je la lui donnai : mais j'ignorais en la lui donnant qu'elle
était un de ces gagneurs d'argent qui s'intéressaient aux sous-fer-
mes, et ({iii avaient fait déplacer Silhoueile. On eût dit, il toutes
mes balourdises, que j'allais excitant à plaisir la haine d'une femme
amiable et puissante, à laquelle, dans le vrai, je m'attachais da-
vanlagi^ de jour en jour, et dont j'étais bien éloign"de vouloii' m' at-
tirer la tlisgràce, quoique je fisse, à force de gaueh» ries, tout ce qu'il
fallait pour cela. Je crois qu'il est assez superflu ♦ avertir que c'est
T. IV.
à elle que se rapporte l'histoire de l'opiat de M. Tronchin. dont j'ai
parlé dans ma première partie : l'autre dame était madame de Mi-
repoix. Elles ne m'en ont jamais reparlé, ni fait le moindre sem-
blant de s'en souvenir ni l'une ni l'autre; mais de présumer que
madame de Luxembourg ait pu l'oublier réellement, c'est ce qui
me parait bien dillicile, quand même on ne saurait rien des événe-
ments subséquents. Pour moi, je m'ctonrdi.s.sais sur l'eiret de mes
bêtises par le témoignage que je me rendais de n'en avoir fait au-
cune à dessein de l'offenser : comme si jamais femme en pouvait
pardonner de pareilles, même avec la plus parfaite certitude que la
volonté n'y a pas eu la
moindre part.
Cependant, quoi-
qu'elle parijt ne rien
voir, ne rien .sentir, et
que je ne trouvasse
encore ni diminution
dans son enipres.se-
ment, ni changement
dans .ses manières, la
continuation , l'aug-
mentation même d'un
pressentiment trop
bien fondé me faisait
trembler sans cesse
que l'ennui ne succé-
dât bientôt à cet en-
gouement. Pouvais-jc
attendre d'une si gran-
de dame une constan-
ce à l'épreuve de mon
|ien d'.idresse à la sou-
leiiir? Je ne savais pas
même lui tacher ce
pressentiment sourd
qui m'inquiétait, et ne
me rendait que plus
maussade. Ou en ju-
gera par la lettre sui-
vante,qui contient une
bien singulière prédic-
tion.
N. B. Cette lettre,
sans date dans tntin
bruaitlon, est du mois
d'octobre l7tJ0, au i)lus
tard.
« Que vos bontés
sont cruelles ! Pour-
quoi troubler la paix
d'un solitaire, qui re-
nonçait aux plaisirs de
Kl vie pour n'en plus
MUtir les ennuis? J'ai
passé mesjours à clier-
ch<-r en vain des atta-
chements M)hdes. Je
n'en ai pu former dans
les conditions auxquel-
•• les je pouvais attein-
dre; est-ce dans la
vôtre que j'en dois
chercher? L'ambition
m l'intérêt ne me ten-
tent pas, je suis peu
vain , peu craintif; je
puis résister à tout ,
hors aux caresses...
Pourquoi ra'atlaquez-
dans la
vous tous deux par nn faible qu'il faut vaincre, puisque , dan» la
distance qui nous sépare, les cpancberaents des cœurs sensibles
ne doivent pas rapproclier le mien devons? La reconnaissance suf-
lira-t-elle pour un cœur qui ne connaît pas deux manières de se
donner, et ne se sent capable que d'amitié? L. amilie, madame la
maréchale ! Ah! voilà mon malheur! Il est beau a vous, a M. le ma-
réchal d'emplover ce terme ; mais je suis insensé de vous prendre
an mol Vous vous jouez, moi je m'attache ; et la hu du jeu me
i.repare de nouveaux regrets, yue je hais tous vos lilres, et que je
vous plains de les porter! Vous me semblez si digne.- do goûter lus
charmes de la vie privée ! Qun n'habilez-vous t^lareus. j irais y
cheiclier le bonheur de ma vie; mais le château de .Montmorency !
mais l'hôtel de Luxembourg! Est-ce là qu'on doit voir Jean-Jacques
E>t ce la qu'un ami de re|ilite doit porter les atlectioiis d un cœur
sensible, qui, payaut aiusi l'estime qu'où lui lémoigue, croit rendre
122
LES VEILLÉES LITTÉRAIRES ILLUSTRÉES.
autant qu'il rpcoit? Vous êtes bonne, et sensible aussi ; je le sais,
je l'ai vu; j .li legret de n'avoir pu plus tôt le croire; mais, dans le
rang où \ous êtes, dans voire manière de vivre, rien ne peut faire
une impression durable; et tant d'objels nouveaux s'efTacent mu-
tuellement, qu'aucun ne demeure. Vous m'oublierez, madame,
après m'avoir mis hors d'état de vous imiter. Vous aurez beaucoup
fait pour me rendre malheureux, et pour être inexcusable. »
Je lui joignais là iM. de Luxembourg afin de rendre le compli-
ment moins dur pour elle; car, au reste, je me sentais si sûr de lui,
au'il ne m'est pas même venu dans l'esprit une seule crainte sur la
durée de son amitié. Rien de ce qui m'intimidait de la part de ma-
dame la maréchale ne s'est un moment étendu jusqu'à lui. Je n'ai
jamais eu la moindre défiance sur son caractère, que je savais être
faible, mais sûr. Je ne craignais pas plus de sa part un refroidisse-
ment que je n'en attendais un attachement héroïque. La simplicité,
la familiarité de nos manières, l'un avec l'autre, marquait combien
nous comptions réciproquement sur nous. Nous avions raison tous
deux ; j'honorerai, je chérirai tant-que je vivrai la mémoire de ce
digne seigneur; et, quoi qu'on ait pu faire pour le détacher de moi,
je suis aussi certain qu'il est mort mon ami que si j'avfiis reçu son
dernier soupir.
.\u second voyage de Montmorency de l'année 1760, la lecture de
la Julie étant finie, j'eus recours à celle de l'Emile pour me soute-
nir auprès dé madame de Luxembourg; mais cela ne réussit pas si
bien, soit que la matière fût moins de son goût, soit que tant de
lecture l'ennuyât à la fin. Cependant, comme elle me reprochait de
me laisser duper par mes libraires, elle voulut que je lui laissasse le
soin de faire imprimer cet ouvrage, afin d'en tirer un meilleur parti.
J'y consentis sous l'expresse condition qu'il ne s'imprimerait point
en France, et c'est sur quoi nous eûmes une longue dispute; moi
prétendant que la permission tacite était impossible à obtenir, im-
prudente même à demander, et ne voulant point permettre autre-
ment l'impression dans le royaume; elle soutenant que cela ne fe-
rait pas même une difficulté" à la censure, dans le système que le
gouvernement avaitadopté. Elle trouva le moyen de faire entrer
dans ses vues M. de Malesherbes, qui m'écrivit à ce sujet une longue
lettre toute de .sa main, pour me prouver que la profession de foi du
Vicaire savoyard était précisément une pièce faite |iour avoir par-
tout l'approbation du genre humain, et celle de la cour dans la cir-
constance. Je fus surpris de voir ce magistrat, toujours si craintif,
devenir si coulant dans cette affaire. Comme l'impression d'un livre
qu'il approuvait était par cela seul légitime, je n'avais plus de bonne
objection à faire contre celle de cet ouvrage. Ccfiendant par un
scrupule extraordinaire, j'exigeai toujours que l'ouvrage s'imprime-
rait en Hollande, et même par le libraire iNéaulme, que je ne me
contentai pas d'indiquer, maisque l'en prévins, consentant au reste
que l'édition se fit au profit d'un libraire de France, et que, quand
elle serait faite, on la débitât soit à Paris, soit oii l'on voudrait, at-
tendu que ce débit ne me regardait pas. Voilà exactement ce qui fut
convenu entre madame de Luxembourg et moi, après quoi je lui re-
mis mon manuscrit.
Elle avait amené à ce voyage sa petite-fille, mademoiselle de
Boufflers, aujourd'hui madame la duchesse de Lauzun. Elle s'appe-
lait Amélie. C'était une charmante personne. Elle avait vraiment
une ligure, une douceur, une timidité de vierge. Rien de plus ai-
mable et de plus intéressant que sa figure, rien de plus tendre et
de plus chaste que les sentiments qu'elle inspirait. D'ailleurs c'était
un enfant : elle n'avait pas onze ans. Madame la maréchale, qui la
trouvait trop timide, faisait ses efforts pour l'animer. Elle me per-
mit plusieurs fois de lui donner un baiser; ce que je fis avec ma
maussaderie ordinaire. Au lieu des gentillesses qu'un autre eût dites
à ma place, je restai là muet, interdit ; et je ne sais lequel était le
plus honteux de la pauvre petite ou de moi. Un jour je la rencon-
trai seule dans l'escalier du petit château; elle venait de voir Thé-
rèse, avec laquelle sa gouvernante était encore. Faute desavoir que
lui dire, je lui proposai un baiser, que, dans l'innocence de son
cœur, elle ne refusa pas, en ayant reçu un le matin même par
l'ordre de sa grand'maman et en sa présence. Le lendemain, lisant
l'Emile au chevet de madame la maréchale, je tombai précisément
sur un passage où je censure, avec raison, ce que j'avais fait la
veille. Elle trouva la réflexion très juste, et dit là-dessus quelque
chùse^ de fort sensé, qui me fit rougir. Que je maudis cette incroya-
ble bêtise, qui m'a si souvent donné l'air vil et coupable, quand je
n'étais que sot et embarrassé! Bêtise qu'on prend même pour une
fausse excuse dans un homme qu'on sait n'être pas sans esprit. Je
puis jurer que, dans ce baiser si répréhensible, ainsi que dans tous
les autres, le cœur et les sensde mademoiselle Amélie n'étaient pas
plus purs que les miens; et je pui-s jurer même que si, dans ce mo-
ment, j'avais pu éviter sa rencontre, je l'aurais fait; non qu'elle ne
me fit grand plaisir à voir, mais par l'embarras de trouver en pas-
sant quelque mot agréable à lui dire. Comment se peut-il qu'un en-
fant même intimide un homme que le pouvoir des rois n'a pas ef-
frayé? Quel parti prendre? Comment se conduire dénué de tout
impromptu dans l'esprit? Si je me force à parler aux gens que je
rencontre, je dis une balourdise infailliblement; si je ne dis rien,
je suis un misanthrope, un animal farouche, un ours. Une totale
imbécillité m'eût été bien plus favorable; mais les talents dont j'ai
manqué dans le monde ont fait les instruments de ma perte des ta-
lents que j'eus à part moi.
A la fin de ce même voyage, madame de Luxembourg fit une
bonne œuvre à laquelle j'eus quelque part. Diderot avant très im-
prudemment offensé madame la princesse deRobeck, fille de M. de
Luxembourg, Palissot, qu'elle protégeait, la vengea par la comédie
des philosophes, dans lnquelle je fus tourné en ridicule, et Diderot
extrêmement maltraité. L'auteur m'y ménagea- davantage, moins,
je pense, à cause de l'obligation qu'il m'avait, que de peur de dé-
plaire au père de sa protectrice, dont il savait que j'étais aimé. Le
libraire Duchesne, qu'alors je ne connaissais point du tout, m'en-
voya cette pièce quand elle fut imprimée; et je soupçonne que ce
fut par l'ordre de Palissot, qui crut peut-être que je "verrais avec
plaisir déchirer un homme avec lequel j'avais rompu. Il se trompa
fort. En rompant avec Diderot, que je savais moins méchant qu'in-
discret et faible, j'ai toujours conservé dans l'âme de l'attachement
pour lui, même de l'estime et du respect pour notre ancienne ami-
tié, que je sais avoir été longtemps aussi sincère de sa part que de
la mienne. C'est tout autre chose avec Grimm, homme faux par
caractère, qui ne m'aima jamais, qui n'est pas même capable d'ai-
mer, et qui, de gaité de cœur, sans aucun sujet de plainte et seule-
ment pour contenter sa noire jalousie, s'est fait, sous le masque,
mon plus cruel calomniateur. Celui-ci n'est plus rien pour moi;
l'autre sera toujours mon ancien ami Mes entrailles s'émurent à la
vue de cette odieuse pièce : je n'en pus supporter la lecture; et,
sans l'achever, je l'envoyai à Duchesne avec la lettre suivante.
A Montmorency, le 21 mai 1760.
« En parcourant, monsieur, la pièce que vous m'avez envoyée,
j'ai frémi de m'y voir loué. Je n'accepte point cet horrible présent.
Je suis persuadé qu'en me l'envoyant vous n'avez pas voulu me
faire une injure ; mais vous ignorez ou vous avez oublié que j'ai eu
l'honneur d'être l'ami d'un homme respectable indignement noirci
et calomnié dans ce libelle. »
Cette lettre courut. Diderot, qu'elle aurait dû toucher, s'en dépita.
Son amour-propre ne put me pardonner la supériorité d'un procédé
généreux : et je sus que sa femme se déchaînait partout contre
moi, avec une aigreur qui m'affectait peu, sachant qu'elle était con-
nue de tout le monde pour une harengere.
Diderot, à son tour, trouva un vengeur dans l'abbé Morrellet,
qui fit contre Palissot un petit écrit imité du petit Prophète, et in-
titule la Vision. Il offensa très imprudemment dans cet écrit ma-
dame de Robeck, dont les amis le firent mettre à la Bastille : car pour
elle, naturellement peu vindicative, et pour lors mourante, je suis
persuadé qu'elle ne s'en mêla pas.
D'Alembert, qui était fort lié avec l'abbé Morrellet, m'écrivit pour
m'engager à prier madame de Luxembourg de solliciter son élar-
gissement, lui promettant en reconnaissance des louanges dans
l'Encyclopédie (1) ; voici ma réponse.
« Je n'ai pas attendu votre lettre, monsieur, pour témoigner à
madame la maréchale de Luxembourg la peine que me faisait la
détention de l'abbé Morrellet. Elle sait l'intérêt que j'y prends, elle
saura celui que vous y prenez ; et il lui suffirait, pour y prendre
intérêt elle-même, de savoir que c'est un homme de mérite. Au
surplus, quoiqu'elle et M. le maréchal m'honorent d'une bienveil-
lance qui fait la consolation de ma vie, et que le nom de votre ami
soit près d'eux une recommandation pour l'abbé Morrellet, j'ignore
jusqu'à quel point il leur convient d'employer en cette occasion le
crédit attache à leur rang, et la considération due à leurs personnes.
Je ne suis pas même persuadé que la vengeance en question regarde
madame la princesse de Robeck, autant que vous paraissez le croire;
et, quand cela serait, on ne doit pas s'attendre que le plaisir de la
vengeance appartienne aux philosophes exclusivement, et que, quand
ils voudront être femmes, les femmes seront philosophes.
« Je vous rendrai compte de ce que m'aura dit madame de Luxem-
bourg quand je lui aurai montré votre lettre. En attendant, je crois
la couuaître assez pour pouvoir vous assurer d'avance que, quand
elle aurait le plaisir de contribuer à l'élargissement de l'abbé Mor-
rellet, elle n'accepterait point le tribut de reconnaissance que vous
lui promettez dans l'Encyclopédie, quoiqu'elle s'en tint honorée,
parce qu'elle ne fait point le bien pour la louange, mais pour con-
tenter son bon cœur. »
Je n'épargnai rien pour exciter le zèle et la commisération de ma-
dame de Luxembourg en faveur du pauvre captif; et je réussis.
Elle fit un voyagea Versailles exprès pour voir M. le comté de Saint-
Florentin ; et ce voyage abrégea celui de Montmorency, que M. le
maréchal fut obligé de quitter en même temps pour se rendre à
(1), Cette lettre, avec plusieurs autres, a disparu à l'hôtel de Luxem-
bourg, tandis que mes paniers y étaient en dépôt. (Cette note n'est point;
au manuscrit autographe.)
LES CONFESSIONS.
123
Rouen, où \c, roi l'envoyait comme gouverneur rie Normandie, au
sujet fie quelques tnouvemenls rlu parlement, qu'on voulait conte-
nir Voici la lellre que m'écrivit, mailame de Luxembourg le sur-
lendemain de son départ (liasse I), n" 23).
A Versailles, ce mercredi.
« M. de I,uxeml)Oiirg est (larti hier à six heures du matin. Je ne
sais pas rMicore si j'irai, .lalleiuls de ses nouvelles, parci; qu il ne
sait pas lui-même coinhien de temps il y sera. J'ai vu M. de Saint-
Florentin, qui est le mieux disposé pour l'abbé Morrellet; mais il y
trouve des obstacles dont il espère cependant triompher à son iire-
mier travail avec le roi, qui ser.i la semaine prochaine. J'ai de-
mandé aussi en grâce qu'on ne l'exilât point, parce qu'il en était
question ; on voulait l'envoyer à Nanci. Voilà, monsieur, ce que j'ai
pu iiblenir; mais je vous promets que je no laisserai pas M. de Saint-
Florentin en repos que l'airaire ne soit finie comme vous le désirez.
Que je vous dise donc à présent le chagrin que j'ai eu de vous quit-
ter si tôt: maisje me llatte que vous n'en doute/- pas. Je vous aime
de tout mon cœur, et pour toute ma vie. »
Quelques jours après, je reçus ce billet de d'Alembert , qui me
domiaune véritable joie (liasse I), n" "iO).
Ce l"' aovït.
« Cràce à vos soins, mon cher philosophe, l'abbé est sorti de la
Bastille, et sa détention n'aura pas d''autres suites. 11 part pour la
campagne, et vous fait, ainsi que moi, mille reraercîments et com-
pliments. Vale,e( incarna. »
L'abbé m'écrivit aussi quelques jours après une lettre de remer-
cimeiit (liasse 1), n" '2i)),(iui ne me parut pas respirer une certaine
effusion de cœur, et dans laquelle il semblait atténuer en quelque
sorte le service que je lui avais rendu ; et, à quebiue temps de la ,
je trouvai que d'Aliinibertet lui m'avaient en quelque sorte, je ne dirai
pas supplanté, mais succédé au|)rès de madame de Luxembourg, et
que j'avais perdu près d'elle autant qu'ils avaient gagné. Cepen-
dant; je suis bien éloigné de soupçonner l'abbé Morrellet d'avoir
contribué à ma disgrâce; je l'estime trop pour cela. Quant à M. d'A-
lembert, je n'en dis rien ici : j'en parlerai dans la suite.
J'eus dans le même temps une autre affaire qui occasionna la
dernière lettre que j'ai écrite à M. de Voltaire, lettre dont il a jeté
les hauts cris comme d'une insulte abominable , mais qu'il n'a ja-
mais montrée à personne. Je suppléerai ici à ce qu'il n'a pas voulu
faire.
L'abbé Trublet, que je connaissais un peu, mais que j'avais très
peu vu, m'écrivit le L'5 juin fVtiO (liasse I), n" 11), pour m'avertir
que M. Formey, son ami et correspondant, avait imprimé dans son
journal ma lettre à M. de Voltaire , sur le désastre de Lisbonne.
L'abbé Trublet voulait savoir comment cette impression s'était [lu
faire, et, dans son tour d'esprit llnet et jésuitique, me demandait
mon avis sur la réimpression de cette lettre, sans vouloir me dire
le sien. Comme je hais souverainement les ruseurs de cette espèce ,
je lui fis les remercimcnts que je lui devais; mais j'y mis un ton dur
au'il sentit , et qui ne l'euipccha pas de me pateliner encore en
deux ou trois lettres, jusqu'à ce qu'il sût tout ce qu'il avait voulu
savoir.
Je compris bien, quoi qu'en pût dire Trublet, que Formey n'avait
point trouvé cette It^tre imprimée, et que la première impression
en venait de lui. Je le connaissais pour un effronté pillard, qui ,
sans façon, se faisait un revenu des ouvrages des autres, quoiqu'il
n'y eût pas encore mis l'impudence incroyable dont il usa dans la
suite envers moi (1). Mais comment ce manuscrit lui était-il par-
'venu? C'était là la question , qui n'était pas difficile à résoudre ,
mais dont j'eus la simplicité dètre embarrassé. Quoique Voltaire
fût honoré par excès dans cette lettre , comme enlin , malgré ses
procédés malhonnêtes, il eût été fondé à se plaindre, si je l'avais
l'ait imprimer sans son aveu, je pris le parti de lui écrire à ce sujet.
Voici cette seconde lettre, à laquelle il ne fit aucune réponse , et
dont, pour mettre sa brutalité plus à l'aise, il fit semblant d'être ir-
rité jusqu'à la fureur.
A Montmorency, le 17 juin 1760.
« Je ne pensais pas, monsieur, me trouver jamais en correspon-
daiice avec vous, mais, apprenant que la lettre que je vous écrivis
en 17r>() a été imprimée à Berlin , je dois vous rendre compte de
ma conduite à cet égard , et je remplirai ce devoir avec vérité et
simplicité.
« Cette lettre, vous ayant été réellement adressée, n'était point
destinée à l'impression. Je la communiquai, sous condition, à trois
personnes à qui les droits de l'amilié ne me permettaient pas de
rien refuser de semblable, et à qui les mêmes droits permettaient
encore moins d'abuser de leur dépôt, en violant leur promesse. Ces
(1) C'est ainsi qu'il s'est dans la suite ai)pi'oprié fEmile. (Cette note
n«st point au manuscrit autographe.)
trois personnes sont : madame de Chenonceaut, belle-fille de ma-
dame Dupin; madame la comtesse d'Hiudelol, et un Allemand
nomme Vl. Grimm. .Madame de Chenonceaux souhaitait que celle
lettre fût imprimée, et me demanda min consentement pitur cela.
Je lui dis qu'il dépendait du vôtre. Il vous fut demandé; vous le re-
fusâtes, et il n'en fut plus question.
« Cependant .M. l'abbé Trublet, avec qui je n'ai nulle espèce de
liaison, vient de m'écrire, par une attention pleine d'honnètelé ,
qu'ayant reçu les feuilles d'un journal de .M. Formey, il y avait lu
celte même lettre, avec un avis dans lequel l'éditeur dit, sous la
date du 21) octobre 17.')9, qu'il l'a Irouvi'e il y a quelquf.i semaines
chez les lilirnirex do. Herlin, et que, comme c'est une de ces feuilles ca-
lantes qui disparaissent bientôt sans retour, il a cru lui devoir donner
place dans son journal.
« Voilà, monsieur, tout ce que j'en sais. Il est très sur que, juî-
qu'ici, l'on n'avait pas même ou'i parler à Paris de celle lettre ; il
est très sûr ()ue l'exemplaire, soit manuscrit, soit imprimé, tombé
dans les mains de M. Formey, n'a pu lui venir que de vous, ce qui
n'est pas vraisemblable, ou d'une des trois personnes que je viens
de nommer. Enfin il est très sûr que les deux dames sont inca-
pables d'une pareille infidélité. Je n'en puis savoir davantage de
ma retraite : vous avez des correspondances au moyen desquelles il
vous serait aisé, si la chose en valait la peine, de remonter à la
source, et de vérifier le fait.
« Dans la même lettre, M. l'abbé Trublet me marque qu'il tient
la feuille en réserve, et ne la prêtera point sans mon consentement,
qu'assu'ri'inent je ne donnerai pas; mais cet exemplaire peut n'èlre
pas h'seul à Paris. Je souhaite, monsieur, que celle lellre n'y soit
pas imprimée , et je ferai de mon mieux pour cela; mais si je ne
pouvais éviter qu'elle le fût, et qu'instruit a temps Je pusse avoir la
préférence, alors je n'hésiterais |ias à la faire imprimer moi-mènae.
Cela me paraît juste et naturel.
« Quant à votre réponse à la même lettre, elle n'a été communi-
quée à personne, et vous pouvez compter qu'elle ne sera point im-
primée sans votre aveu, qu'assurément je n'aurai pas l'indiscrétion
de vous demander, sachant bien que ce qu'un homme écrit à un
autre il ne l'écrit pas au [lublic : mais si vous en vouliez faire une
pour être publiée cl me l'adresser, je vous promets de la joindre
fidèlement à ma lettre, et de n'y pas répliquer un seul mot.
« Je ne vous aime point, monsieur : vous m'avez fait les maux
qui pouvaient m'être les plus sensibles, à mai votre disciple et votre
enthousiaste. Vous avez perdu Ceneve, pour le prix de l'asile que
vous y avez reçu : vous avez aliéné de moi mes concitoyens, pour
le prix des applaudissements que je vous ai prodigues parmi eux ;
c'est vous qui me rendez le séjour de mon pays insuppoilable; c'est
vous qui me ferez mourir en terre étrangère , privé de toutes les
consolations ies mourants, et jeté pour tout honneur dans une voi-
rie, tandis que tous les honneurs qu'un homme peut attendre vous
accompagneront dans mon pays. Je vous hais enfin , puisque vous
l'avez voulu ; mais je vous hais en homme encore plus digne de
vous aimer, si vous l'aviez voulu. De tous les sentiments dont mon.
cœur était pénétré pour vous, il n'y reste que l'admiration qu'on ne
peut refuser à voire beau génie , et l'amour de vos écrits. Si je ne
puis honorer en vous que vos talents, ce n'est pas ma faute : je ne
niaiHiuerai jamais au respect que je leur dois, ni aux procédés que
ce respect exige. Adieu, monsieur.»
Au milieu de tous ces petits tracas littéraires, qui me confirmaient
de plus en plus dans ma résolution, je reçus le plus grand honneur
que les lettres m'aient attiré, et auquel j'ai été le plus sensible, dans
la visite que M le prince de Conti daigname faire pardeux fois, l'une
au petit château, et l'antre à Mont-Louis. Il choisit même, toutes les
deux fois, le temps que M. et madame de Luxembourg n'étaient pas
à Montmorency, afin de rendre plus manifeste qu'il n'y venait que
pour moi. Je n'ai jamais douté que je ne dusse les premières bontés
de ce prince à madame de Luxembourg et à madame de Boufûers,
maisje ne doute pas non plus que je ne doive à ses propres sen-
timents et à moi-même celles dont il n'a cessé de m'honorer depuis
lors (I).
Comme mon appartement de Monrt-Louis était très petit, et que
la situation du donjon était charmante , j'y conduisis le prince,
qui, pour comble de grâces, voulut que j'eusse l'honneur de taire
sa partie aux échecs. Je savais qu'il gagnait le chevalier de Lorenxy,
qui était plus fort que moi. Cependant , malgré les signes et les
grimaces du chevalier et des assistants, que je oe Bs pas semblant
rie voir, je gagnai les deux parties que nous jouâmes. En finissant,
je lui dis, d un ton respectueux, mais grave : « Monseigneur, j'ho-
nore trop Voire .Vitesse Sérénissime pour ne la pas gagner toujours
aux échecs. » Ce grand prmce, plein d'esprit et de lumières, el si
digne de n'èlre pas adulé, sentit eu effet , du moins Je le pense ,
(1) Romarqnez la |wrsévérance do cette aveuple el stupido confiance au
milieu ilo Ions li's Irailemeiits qui devaient m'en dés.ibuser : elle n'a cessé
que depuis mon iitour a Paris on 1770. ^Noie qui in.iiiqoe an m.inns-
cril autographe.)
124.
LES VEILLÉES LITTÉRAIRES ILLUSTRÉES.
qu'il n'y avait là que uioi qui le traitasse en homme , et j'ai tout
lieu de croire qu'il m'en a vrainieut su lion gré.
Quand il m'en aurait su mauvais gré, je ne me reprocherais pas
de n'avoir pas voulu le tromper, et je n'ai pas assurément à me
reprocher non plus d'avoir mal répondu dans mim cœur à ses bon-
tés, mais bien d'y avoir répondu quelquefois de mauvaise grâce ,
tandis qu'il mettait lui-même une grâce infinie dans la manière de
nie les marquer. Peu de jours après, il nie fit envoyer un panier de
gibier, que je reçus comme je devais. A quelque temps de là, il
m'en fit envoyer un autre; et fun de ses officiers des chasses écrivit,
par son ordre, que c'était de la chasse de Son Altesse, et du gibier
tiré de sa propre main. Je le reçus encore; mais j'écrivis à madame
de Bonfflers que je n'en recevrais plus. Cette lettre fut généralement
blâmée, et méritait de l'être. Refuser des présents en gibier d'un
prince du sang, qui de plus met tant d'honnêteté dans l'envoi, est
moins la délicatesse d'un homme fier qui veut conserver son in-
dépendance, que la rusticité d'un mal-appris qui se méconnaît. Je
n'ai jamais relu cette lettre dans mon recueil sans eu rougir, et sans
me reprocher de l'avoir écrite. Mais enfin, je n'ai pas entrepris mes
confessions pour taire mes sottises, et celle-là me révolte trop moi-
même pour qu'il me soit permis de la dissimuler.
Si je ne fis pas celle île devenir son rival, il s'en fallut peu ; car
alors madame de Boufflers était encore sa maîtresse , et je n'en
savais rien.
Elle me venait voir assez souvent avec le chevalier de Lorenzy.
Elle était belle et jeune encore. Elle affectait de l'esprit romain, et
moi je l'eus toujours romanesque; cela se tenait d'assez près. Je
faillis me prendre ; je crois qu'elle le vit : le chevalier le vit aussi;
du moins il m'en parla, et de manière à ne |ias me décourager.
Mais pour le coup je fus sage, car il était teiujis à cinquante ans.
Plein de la leçon que je venais de donner aux barbons, dans ma
Lettre à d'Aleiiibert, j'eus honte d'en profiter si mal moi-même.
D'ailleurs, apprenant ce que j'avais ignoré, il aurait fallu que la
tète m'eût tout-à-fait tourné, pour porter si haut mes concurrences.
Enfin, mal guéri peul-êtie encore de ma passion pour madame
d'Houdetot , je sentis que plus rien ne la pouvait remplacer dans
mon cœi.r, et je fis mes adieux à famour pour le reste de ma vie.
Au moment où j'écris ceci , je viens d'avoir d'une jeune et belle
personne des agaceries bien dangereuses, et avec des jeux bien in-
quiétants; mais SI elle a fait semblant d'oublier ma soixantaine,
pour moi je m'en suis souvenu. Après m'ètre tiré de ce pas, je ne
crains plus de chutes, et je réponds de moi pour le reste de mes
jours.
Madame de Boufflers s'étant aperçue de l'cmotion qn';lle m'avait
donnée, put s'apercevoir aussi que j'en avais triomphé. Je ne suis
ni assez fou ni assez vain pour croire avoir pu lui inspirer du goût
à mon âge; mais, sur certains propos qu'elle tint à Thérèse, j'ai
cru lui avoir inspiré de la curiosité. Si cela est, et qu'elle ne ni ait
pas pardonné cette curiosité frustrée, il faut avouer que j'étais bieii
né pour être victime de mes faiblesses, puisque, si famour vain-
queur me fut si funeste, l'amour vaincu me le fut encore plus.
Ici finit le recueil de lettres qui m'a servi de guide dans ces deux
livres. Je ne vais plus marcher que sur la trace de mes souvenirs ,
mais ils sont tels dans cette cruelle époque, et la forte impression
m'en est si bien restée, que. perdu dans la mer immense des mal-
heurs, je ne puis oublier les détails de mon premier naufrage, quoi-
que ses suites ne m'offrent plus que des souvenirs confus. Ainsi je
puis marcher encore dans le livre suivant avec assez d assurance. Si
je vais plus loin , ce ne sera plus qu'en tâtonnant.
LIVRE XI.
Quoique la Julie, qui depuis longtemps était sous presse, ne parût
point encore à la lin de i'vtJO, elle commençait à faire grand bruit,
ûladame de Luxembourg en avait parlé à là cour, madame d'Hou-
detot à l'aris. Cette dernière avait même obtenu de moi, pour
Saint-Lambert, la permission de la faire lire en manuscrit au roi de
Pologne, qui en avait été enchanté. Duclos, à qui je l'avais aussi
fait lire, en avait parlé à l'Académie. Tout Paris était dans l'impa-
tience de voir ce roman; les libraires de la rue Saint-Jacques et
celui du Palais-Royal étaient assiégés de gens qui en demandaient
des nouvelles. Il parut enfin , et son succès, contre l'ordinaire, ré-
pondit à l'empressement avec lequel il était attendu. Madame la
dauphine qui l'avait lu des premières, en parla à M. de Luxem-
bourg comme d'un ouvrage ravissant. Les sentiments furent par-
tagés chez les gens de lettres, mais dans le ninnde il n'y eut qu'un
avis, et les femmes surtout s'enivrèrent et du livre et de l'auteur,
au point qu'il y en avait peu, même dans les hauts rangs, dont je
n'eusse fait la conquête , si je l'avais entreprise. J'ai de cela des
preuves que je ne veux pas écrire, et qui, sans avoir besoin de l'ex-
périence, autorisent mon opinion. H est si singulier que ce livre ait
mieux réussi en France que dans tout le reste de FEurope, quoique
les Français , hommes et femmes , n'y soient pas fort bien traités.
Tout au contraire de mon attente, son moindre succès fut en Suisse,
et son plus grand à Paris. L'amitié , l'amour, la vertu, règnent-ils
donc à Paris plus qu'ailleurs? Non, sans doute; mais il y règne en-
core ce sens exquis qui transporte le cœur à leur image, et qui nous
fait chérir dans les autres les sentiments purs, tendres, honnêtes,
que nous n'avons plus. La corruption désormais est partout la même :
il n'existe plus ni mœurs ni vertus en Europe; mais s'il existe en-
core quelque amour pour elles, c'est à Paris qu'on doit le cher-
cher (I).
Il faut, à travers tant de préjugés et de passions factices, savoir
bien analyser le cœur humain pour y démêler les vrais sentiments
de la nature. 11 faut une délicatesse de tact qui ne s'acquiert que
dans féducation du grand monde, pour sentir , si j'ose ainsi dire,
les finesses de cœur dont cet ouvrage est renqili. Je mets sans
crainte sa quatrième partie en parallèle avec la princesse de Clèves,
et je dis que, si ces deux morceaux n'eussent été lus qu'en pro-
vince, on n'aurait jamais connu tout leur prix. Il ne faut donc pas
.s'étonner si le plus grand succès de ce livre fut à la cour. Il abonde
en traits vifs, mais voilés, qui doivent y plaire parce qu'on est plus
exercé à les pénétrer. Il faut pourtant ici distinguer encore. Cette
lecture n'est assurément pas propre à cette sorte de gens d'esprit
qui n'ont que de la ruse, qui ne sont fins que pour pénétrer le mal,
et qui ne voient rien du tout où il n'y a que du bien à voir. Si, par
exemple , la Julie eût été publiée en certain pays que je pense, je
suis sûr que personne n'en eût achevé la lecture, et qu'elle serait
morte en naissant.
J'ai rassemblé la plupart des lettres qui me furent écrites sur cet
ouvrage, dans une liasse qui est entre les mains de madame de
Nadailiac. Si jamais ce recueil parait, on y verra des choses bien
singulières, et une opposition de jugements qui montre ce que
c'est que d'avoir affaire au public. La chose qu'on y a le moins vue,
et qui en fera toujours un ouvrage unique, est la simplicité du sujet
et la chaîne de l'intérêt , qui, concentré entre trois peisonnes, se
soutient durant six volumes, sans épisode, sans aventure romanes-
que, sans méchanceté d'aucune espèce, ni dans les personnages ni
dans les actions. Diderot a fait de grands compliments àRiehaidson
sur la prodigieuse variété de ses tableaux , et sur la nmllitude de
ses personnages. Richardson a en eflet le mérite de les avoir tous
bien caractérisés; mais , quant à leur nombre, il a cela de com-
mun avec les plus insipides romanciers, qui suppléent à la stéri-
lité de leurs idées à force de personnages et d'aventures. Il est aisé
de réveiller l'atlention en prèsenlaut incessamment et des événe-
ments inouïs, et de nouveaux visages qui passent comme les figures
de la lenterne magique ; mais de soutenir toujours cette attention
sur les mêmes objets, et sans aventures merveilleuses, cela, cer-
tainement, est plus difficile; et si, toute chose égale , la simplicité
du sujet ajoute à la beauté de l'ouvrage , les romans de Richardson,
quoi que Diderot en ait pu dire, ne sauraient, sur cet article, en-
trer en parallèle avec le mien (il est mort cependant, je lésais, et
j'en sais la cause; mais il ressuscitera).
Toute ma crainte était qu'à force de simplicité ma marche ne fût
ennuyeuse, et que je n'eusse pu nourrir assez l'intérêt pour le sou-
tenir jusqu'au bout. Je fus rassuré par un fait qui , seul , m'a plus
flatté que tous les compliments qu'a pu m'attirer cet ouvrage.
11 parut au commencement du carnaval. Le colporteur le porta à
madame la princesse de Talmont (2), un jour de bal de l'Opéra.
Apres souper, elle se fit habiller pour y aller, et, en attendant
riieure, elle se mit à lire le nouveau roman. A minuit, elle ordonna
qu'on mît ses chevaux, et continua de lire. Ou vint lui dire que ses
chevaux étaient mis; elle ne répondit rien. Ses gens, voyant qu'elle
s'oubliait, vinrent l'avertir qu'il était deux heures. Rien ne presse
encore, dit-elle en lisant toujours. Quelque temps après, sa montre
étant arrêtée , elle sonna pour savoir quelle heure il était. On lui
dit qu'il était quatre heures. Cela étant, dit-elle, il est trop tard
pour aller au bal : qu'on ôte mes chevaux. Elle se fit deshabiller, et
passa le reste de la unit à lire.
Depuis qu'on me raconta ce trait, j'ai toujours désiré de voir ma-
dame de Talmont, non seulement pour savoir d'elle-même s'il est
exactement vrai , mais aussi parce que j'ai toujours cru qu'on ne
pouvait prendre un intérêt si vif à l'Héloïse , sans avoir ce sixième
sens, ce sens moral dont si peu de cœurs sont doués, et sans lequel
nul ne saurait entendre le mien.
Ce qui me rendit les femmes si favorables fut la persuasion où
elles furent que j'avais écrit ma propre histoire , et que j'étais moi-
même le héros de ce roman. Cette croyance était si bien établie que
madame de Polignac écrivit à madame de Verdelin pour la prier de
m'engager à lui laisser voir le portrait de Julie. Tout le monde était
(1) J'écrivais ceci en 1769. (Cette note n'est point au manuscrit auto-
graphe.) ,. ,
(Il Ce n'est pas elle, c'est une autre dame dont j ignore le nom; maiïf
le lail m'a 4té assuré.
LES CONFESSIONS.
123
pprsiKulo qu'on nepouvait ftxprimfir si vivement des spntimentsofu'on
n'auniil point éprouvés, ni peindre ainsi les transports rie l'amour qne
(l'a pris son pro[ire cœur. En cela l'on avait raison , et il est eertain
qui' j'écrivis ce roman dans les pl\is erotiques extases : miiis on se
trompait en pensant qu'il avait fallu des olijets réels pour les pro-
duire; on était loin de roncevoir à quel point je puis m'enflammer
pour des êtres imaginaires. Sans quelques réminiscences de jeu-
nesse et madame d'Hoiidelot , les amours que j'ai sentis et décrits
n'auraient été qu'avec des «vliihides. Je ne voulus ni confirmer ni
détruire une erreur qui m'était avantaReuse. On peut voir dans la
préface en dialogue, (pie je fis imprimer à part , comment je laissai
là-dessus le public en suspens. Les rijToristes trouveront que j'au-
rais dû déclarer la vérité tout rondement : pour moi, je ne vois pas
ce qui m'v pouvait obliger, et je crois qu'il y aurait eu plus de bé-
lise que de franchise à cette déclaration faite sans nécessité.
A peu près dans le même temps parut Ut Paix perpétuelle . dont
l'année précédente j'avais cédé le manuscrit à un certain M. de
lîastide. auteur d'un journal appelé le. Mon/le, dans lequel il aurait
voulu, bon gré malgré , fourrer tous mes manuscrits. Il était de la
connaissance de M. Duelos, et vint en son nom me presser de lui
aider à rempl.ir If Mo7ule. Il avait ouï parler de la .Iulie, et voulait
que je la misse l(uit entière dans son journal : il voulait que j'y misse
VEtnile , il aurait voulu nue j'y misse le Contrat social , s'il eût su
que cet ouvrage existait. Knfin , excédé de ses iiu|iortunilés, je pris,
pour m'en délivrer, le parti de lui céder , pourdouze louis, mon extrait
lie te l'aixperi>éinelleKnlro.a.ccorà était qu'il .s'imprimerait dans son
Journal; mais sitôt qu'il fut propriétaire de ce manuscrit , il jugea à
proposde le faire imprimera part, avecquelques retranchements que
le cen.scur exigea Qu'eùt-ce été si j'y avais joint mon jugement sur
cet ouvrage , dont très heureusement je ne parlai pas à M. de Bas-
tide, et qui n'entra point dans notre marché ! Ce jugement est en-
core en manuscrit parmi mes papiers. Si jamais il voit le jour, on
y pourra connaître tnnibii^n les plaisanteries et le ton suffisant de
Voltaire, à ce sujet, m'ont dû faire rire , moi qui voyais si bien la
portée de ce pauvre liumme dans les matières politiques dont il se
mêlait de parler.
Au milieu de mes succès dans le public, et delà faveur des
dames, je me sentais déchoir à l'hôtel de Luxembourg, non pas
auprès de M. le maréchal, qui semblait même redoubler chaque
jour de bontés et d'amitii's pour nuii, mais auprès de madame la
maréchale. Depuis que je n'avais plus rien à lui lire, sou apparte-
ment m'était moins ouvert; et, durant les voyages de Montmorency,
quoique je me pré.sentasse assez exactement, je ne la voyais plus
guère qu'à table : ma place même n'y était plus aussi marquée à
côté d'elle. Comnu; elle ne me l'offrait plus, i]u'elle me parlait peu,
et que je n'avais pas non plus grand'chose à lui dire, j'aimais au-
tant prendre une autre place, où j'étais plus à mon aise, surtout le
soir ; car machinalement je prenais peu à peu l'habitude de me
placer plus près de M. le maréchal,
A propos du soir, je me souviens d'avoir dit que je ne soupais
pas au château, et cela était vrai dans le commencement de la con-
naissance : mais comme M. de Luxembourg ne dinait point, et ne
■se mettait môme pas à table, il arriva de là ()u'au bout de plusieurs
mois, et déjà très familier dans sa maison, je n'avais encore jamais
mangé avec lui. Il eut la bouté d'eu faire la remarque : cela me
détermina d'y souper (pielqucfois, quand il n'y avait pas beaucoup
de monde, et je m'en trouvais très bien, vu qu'on dinait presque
en l'air, et, comme on dit, sur le bout du banc, au lieu que le sou-
per était très louf;, parce qu'on s'y reposait avec plaisir au retour
d'une longue promenade; très bon, parce que M. de Luxembourg
était gourmand ; et très agréable, parce que madame de Luxem-
bourg en faisait les honneurs à charmer. Sans cette explication,
l'on entendrait difficilement la fin d'une lettre de .M. de Luxem-
bourg (liasse C, n. .'i(l), où il me dit qu'il se rappelle avec délices
nos promenades, surtout, ajoule-t-il, quand, en rentrant les .soirs
dans la cour, nous n'y trouvions point de traces de roues de car
rosses : c'est que, comme on pas.sait tous les matins le râteau sur
11" sable de la cour, pmir elTai'cr les ornières, je jugeais, par le
noiiibn! de ces traces, du monde qui était survenu dans l'après-
midi.
Cette année 1701 mit le comble aux pertes continuelles que fit ce
bon seigneur di'iuiis ipie j'avais le bonheur de le voir; comme si
les maux que me préparait la destinée eussent dû commencer par
l'homme (lour qui j'avais le plus d'attachement, et qui en était le
plus digne. La première année il perdit sa sanir, madante la du-
chesse de Villeroi ; la seconde, il [lerdit sa fille, madaïue la prin-
cesse de Robeck ; la troisième, il perdit, dans le duc de Montnm-
rency, son fils unique, et, dans le comte de Luxembourg, son petit-
fils, les seuls et derniers soutiens de sa branche et de son nom. Il
supporta toutes ces perles avec un courage apparent ; mais son
cœur ne cessa de saigner en dedans tout le reste de sa vie, et sa
santé ne fit plus que décliner. La mort imprévue et tragique de
son fils dut lui être d'autant plus sensible, qu'elle arriva précisé-
ment dans le moment où le roi venait de lui accorder iiour son fils,
çt de lui promettre pour son petit-fils, la survivance de sa charge
de capitaine des gardes-du-corps. Il eut la douleur de voir s e-
teindre peu à peu sous ses yeux ce dernier enfant, de la plus
grande espérance, et cela par l'aveugle confiance de la mère au
médecin, qui fit périr ce pauvre enfa'it d'inanition, avec des mé-
decines pour toute nourriture. Hélas< si j'en eusse été cru, le grand-
père et le petit-fils seraient tous deux encore en vie. O'""- ne di.s-|e
point, que n'écrivis-je pointa M. de Ijixembonrg! que de représen-
tations ne fis-je point à madame de Montmorency, sur le régime
plus qu'austère que, sur la foi de son médecin, elle faisait observer
à son fils' Madame de Luxembourg, qui pensait comme moi, ne
voulait point usurper l'autorité de la mère; M. de Luxembourg,
homme doux et faible, n'aimait point à contrarier. Madame^ de
Montmorencv avait dans lîordeii une foi dont son fils finit par être
ia victime. One ce pauvre enfant ét=iit aise quand il pouvait obte-
nir la permission de venir à Mont-Louis, avec madame de Bouf-
flers. demander à goûter à Thérèse, et mt-tlre quelque aliment
dans son estomac afTamé ! Combien je déiilorais en moi-même les
misères de la grandeur, quand je voyais cet unique héritier d'un si
grand bien, d'un si grand nom, de tant de titres et de dignités,
dévorer avee l'avidité d'un mendiant un pauvre petit morceau de
nain ! Knfin. j'eus beau dire et beau faire, le médecin triompha, et
l'enfant mourut de faim. ,
La même confiance aux charlatans, qui fit périr le petit liis,
creusa le tombeau du grand-père, et il .s'y joignit de |iliis la pusil-
lanimité de vouloir se dissimuler les infirmités de l'âge. M. de
Luxeiiillourg avait eu |iar intervalles quelque douleur au gros doigt
du pied; iTen eut une atteinte à Montmorencv, qui lui donna de
l'insomnie et un peu de fièvre. J'osai prononcer le mot de goutte;
madame de Luxembourg me lança. Le valet de rliambre, chirurgien
de M le maréchal, appelé Morlane. soutint que ce n'etail pas la
goutte, et se mit à panser la partie souirrante avec du baume tran-
quille. Malheureusement la douleur se calma, et quand elle revint
on ne manqua pas d'emplover le même remède qui l'avait calmée :
la constitution s'altéra, les maux augmentèrent, et les remèdes en
même raison. Madame de Luxembourg, qui vil bien enfin que c'é-
tait la goutte, s'opposa à cet insensé traitement. On se cacha d elle,
et M de Luxembourg périt par sa faute au bout de quelques an-
nées, pour avoir voulu s'obstinera guérir. Mais n'anticipons pas de
si loin sur les malheurs : combien j'en ai d'autres à narrer avant
celui-là! . ■ j- .
11 est singulier avec quelle fatalité tout ce que je pouvais dire et
faire semblait fait pour déplaire à madame de Luxembourg, lors
même que j'avais le plus à cieur de con.server sa bienveillance. Le.5
afflictions que M. de Luxembourg éprouvait coup sur coup ne fai-
saient que m'attachera lui davantage, et par conséquent a madame
de Luxembourg: car ils m'ont toujours paru si sincerenieni unis,
que les sentiments qu'on avait pour l'un s'étendaient nécessaire-
ment à l'autre. M. le maréchal vieillissait; son assiduité a la cour,
le's soins qu'elle entraînait, les chasses continuelles, la fatigue sur-
tout du service durant .son quartier, auraient demande la vigueur
d'un jeune homme, et je ne voyais plus rien qui put soutenir la
sienne dans cette carrière. Puisque ses dignités devaient être dis-
persées, et son nom éteint après lui, peu lui importait de conli-
II lier une vie laborieuse, dont l'objet |irincipal n'avait ete que de
ménager les faveurs du prime à ses enfants. L'n jour que nous n é-
tions que nous trois, et qu'il se plaignait des fatigues de la cour,
en homme que ses pertes avaient découragé, j'osai parler de re-
traite, et lui donner le conseil que Cvnéas donnait jadis a Pyrrhus;
il soupira, et ne répondit pas décisivement. Mais au premier moment
où madame de Luxembourg me vit en particulier, elle me relança
vivement sur ce conseil, qui me parutl'avoiraldrmee. Elle ajouta une
cho.se dont je sentis la justesse, et qui me fit renoncer a retoucher ja-
mais la même corde : c'est que lalongue habitude de vivre a la cour
devenait un besoin ; que c'était même en ce moment une dissipa-
tion pour M. de Luxembourg, et que la retraite que je lui œnseil-
lais serait moins un repos pour lui qu'un exil, ou l oisiveté, I ennui,
la tristesse, achèveraient bientôt de le consumer. Quoiqu elle dut
voir qu'elle m'avait persuadé ; quoiqu'elle <lul compter sur la pro-
messe que je lui fis et que je lui tins, elle ne parut jamais bien
tranquillisée à cet égard ; et je me suis rappeleque, depuis lors, mes
têtc-a-têle avec M. lé nidréclial avaient été plus rares et presque tou-
jours interrompus. . . . ,
Tandis que ma balourdise et mon guignon me nuisaient ainsi de
concert auprès d'elle, les gens qu'elle voyait et qu'elle aimait le
plus ne m'y servaient pas. L'abbé de Roufllers surtout, jeune homme
aussi brillant qu'il soit possible de lètre, ne me parut jamais bien
disi>osé i>our moi; et non-seuleraenl il est le seul de la société de
madame la maréchale qui ne m'ait jamais marqué la moindre at-
tention, mais j'ai cru m'apercevoir qu'à tous les voyages qu 11 til a
Montiuurencv. je perdais quelque chose auprès d'elle; il est vrai
que sans même qu'elle le voulut, c'était assez de sa seule présence ;
t lut la -race et le sel de ses geiilillesses appesantissaient encore mes
lourds .si.ro/ius/7i. Les deux premières années il n'était presque pas
venu à Montmorencv. et, par l'indulgence de madame la mare-
I chale, je m'étais passablement soutenu; mais silol qu il y parut un
126
LES VEILLÉES LITTÉRAIRES ILLUSTRÉES.
peu de suite, je fus écrasé sans retour. J'aurais voulu me réfugier
sous soti aile, et faire en sorte qu'il rne prît en amitié; mais ia
même ■' aussailerie, qui me faisait un besoin de lui plaire, m'om-
pècha d"y réussir; et ce que je fis pour cela iiialadroilement acheva
de me perdre auprès de madame la maréchale, sans m'ètre utile
auprès de lui. Avec autant d'esprit, il eût pu réussir à tout ; mais
l'impossibilité de s'appliquer, et le goût de la dissipation, ne lui
ont permis d'acquérir que des demi-taleuts en tout genre En re-
vanche il en a lieaucoup, et c'est tout ce qu'il faut dans le grand
monde où il veut briller. H fait très bien de petits vers, écrit très
bien de petites lettres, va jouaillant un peu du cistre, et barbouil-
lant un peu de peinture au pastel. Il s'avisa de vouloir faire le por-
trait de madame de (.uxemhourg ; ce portrait était horrible. Elle
prétendait qu'il ne lui ressemblait point du tout, et cela était vrai.
I.e traître d'abbé me consulta; et moi, comme un menteur et comme
un sot, je disque le portrait ressemblait. Je voulais cajoler l'abbé;
mais je ne cajolais pas la maréchale, qui mit ce trait dans ses re-
gistres; et l'abbé, ayant fait son coup, se moqua de moi. J'appris,
parce succès de mon tardif coupd'essai, à ne plus me iticler de vou-
loii- flagorner et llatter Minerve.
Mon talent était de dire aux hommes des vérités utiles, mais
dures, avec assez d'énergie et de courage ; il fallait m'y tenir. Je
n'étais point né, je ne dis pas pour flatter, mais pour louer. La mala-
dresse des louanges que j'ai voulu donner m'a fait plus de mal que
l'àpreté de mes censures. J'en ai à citer un exemple si terrible, que
ses suites ont non-seulement fait ma destinée pour le reste de ma
vie, mais décideront peut-être de ma réputation dans toute la po-
stérité.
Durant les voyages de Montmorency, M. de Choiseul venait quel-
quefois souper au château. Il y vint un jour que j'en sortais. On
[larla de moi ; M. de Luxembourg lui conta mon histoire de Venise
avec M. de Monlaigu. M. de Choiseul lui dit que c'était dommage
que j'eusse abandonné cett^ carrière ; et q'ue, si j'y voulais rentrer,
il ne demandait pas mieux que de m'occuper. M. de Luxembourg
me redit cela : j'y fus d'autant plus sensible, que je n'avais pas ac-
coutumé d'être g'àlé par les ministres ; et il n'est pas sûr que. mal-
gré mes résolutions, si ma sanlé m'eût permis d'y songer, j'eusse
la tentalion d'en faire de nouveau la folie. L'ambition n'eut jamais
chez uioi que les courts intervalles où d'autres passions me lais-
saient libre ; mais un de ces intervalles eût suffi pour me rengager.
Celte bonne intention de M. de Choiseul, m'atftctionnant à lui,
accrut l'estime que, sur quelques opérations de son ministère, j'a-
vais conçue pour ses laleiits; et le pacte de famille en particulier
me parut annoncer un homme d'Etat du premier ordre. Il gagnait
encore dans mon esprit au peu de cas que je faisais de ses piédé-
resseurs, sans exceptei' madame de Pompadour, que je regardais
comme une façon de premier ministre; et quand le bruit courut
que d'elle uu de lui l'un des deux expulserait l'autre, je crus faire
des vœux pour la gloire de la France en en faisant pour que AI. de
Choiseul triomphât. Je m'étais senti de tout temps pour madame de
Pompadour de l'antipathie, même quand, avant sa fortune, je l'a-
vais vue chez madame de la Poplinière, portant encore le nom de
madame d'Etiolés. Depuis lors, j'avais été peu content de son si-
lence au sujet de Diderot, et de tous ses procédés par rapport à
moi, tant au sujet des Fêtes de Ramire et des Muses galantes, qu'au
sujet du Devin du village, qui ne n'avait valu dans aucun genre de
produit des avantages jii'oportionnés à ses succès; et dans toutes
les occasions je l'avais trouvée très peu disposée àni'obliger: ce
qui n'empêcha pas le chevalier de Lorenzy de me proposer de faire
quelque chose à la louange de cette dame, en m'insinuant que cela
pourrait m'être utile. Cette proposition m'indigna d'autant plus que
je vis bien qu'il ne la faisait pas de son chef, sachant que cet
homme, nul par lui-même, ne pen.se et n'agit que par l'impulsion
des gens qui disposent de lui. Je sais trop peu me contraindre pour
avoir pu lui cacher mon dédain pour sa proposition, ni à personne
mon peu de penchant pour la favorite; elle le connaissait, j'en étais
sûr, et tout cela mêlait moa intérêt propre à mon inclination na-
turelle dans les vœux que je faisais pour M. de Choiseul. Prévenu
d'estime pour ses talents, plein de reconnaissance pour sa bonne
vol(mle, ignorant d'ailleurs totalement dans ma retraite ses goûts
et sa manière de vivre, je le regardais d'avance comme le vengeur
du public et le mien : et mettant alors la dernière main au Con-
trat social, j'y marquai dans un seul trait ce que je pensais des
précédents ministères et de celui qui commençait à les éclipser. Je
manquai dans cette occasion à ma plus constante maxime, et de
plus je ne songeais pas que, quand on veut louer ou blâmer forte-
ment dans un inèiue article sans nommer les gens, il faut telle-
ment approprier la louange à ceux qu'elle regaide, que le plus
ouilirageux amour-propre ne puisse y trouver de quipioquo. J'étais
là-ilessus dans une si folle sécurité, ipi'd ne nie vint pas Qiême à
l'esprit que quelqu'un pût prendre le change. Ou verra bientôt si
j'eus raison.
l'ne de mes chances était d'avoir toujours dans mes liaisons des
l'eniines auteurs. Je croyais au moins parmi les grands éviter cette
chance. Point du tout; elle m'y suivit encore. Madame de Luxembourg
ne fut pourtant jamais, qne je sache, atteinte de cette manie; mais
madame la comtesse de Boufflers le fut. Elle fit une tragédie en
prose, qui fut d'abord lue, promenée, et prônée dans la société de
M. le prince de Conti, et sur laquelle, non contente de tant d'é-
bigcs, elle voulut aussi me consulter pour avoir le mien. Elle l'eut,
mais modéré, tel que le méritait l'ouvrage. Elle eut de plus l'aver-
tissement que je crus lui devoir, que sa pièce, intitulée l'Esclace gé-
néreux, avait un très grand rapport à une pièce anglaise, assez peu
connue, mais pourtant traduite, intitulée Orôonoko. Madame de
Boufflers me remercia de l'avis, en m'assurant toutefois que sa pièce
ne ressemblait point du tout à l'autre. Je n'ai jamais parlé de ce
plagiat à personne au monde qu'à elle seule, et cela pour remplir
un devoir qu'elle m'avait imposé ; cela ne m'a pas empêché de me
rappeler souvent depuis lors le sort de celui que remplit Gil Blas
auprès dé l'évèque prédicateur.
Outre l'abbé de Boufflers, qui ne m'aimait pas, outre la comtesse
de Boufflers, auprès de laquelle j'avais des torts que jamais les
femmes ni les auteurs ne pardonnent, tous les autres amis de ma-
dame la maréchale m'ont toujours paru peu disposés à être des
miens, entre autres M. le président Hénault, lequel, enrôlé parmi les
auteurs, n'était pas exempt de leurs défauts ; entre autres aussi
madame du Deffand et mademoiselle de Lespinasse, toutes deux en
grande liaison avec Voltaire, et intimes amies de d'Aleiiibert , avec
lequel la dernière a même fini par vivre , s'entend en tout bien et
en tout honneur, et cela ne peut même s'entendre autrement. J'a-
vais d'abord commencé parm'iutéresser fort à madame du Deffand,
que la perte de sesyeux faisaitaux miens un objet de commisération ;
mais sa manière de vivre , si contraire à la mienne, que l'heure du
lever de l'un était presque celle du coucher de l'autre, sa passion
sans bornes pour le petit bel esprit , l'importance qu'elle donnait,
soit en bien soit en mal , aux moindres torche-culs qui paraissaient,
le despotisme et l'emportement de ses oracles, son engouement ou-
tré pour ou contre toutes choses, qui ne lui permettait de parler de
rien qu'avec des convulsions, ses préjugés incroyables, son invin-
cible obstination, l'enthousiasme de déraison où la portait l'opiniâ-
treté de ses jugements passionnés; tout cela me rebuta bientôt des
soins que je voulais lui rendre; je la négligeai, elle s'en aperçut :
c'en fut assez pour la mettre en fureur ; et quoique je sentisse assez
combien une femme de caractère pouvait être à craindre, j'ai-
mai mieux encore m'exposer au fléau de sa haine qu'à celui de son
amitié.
Ce n'était pas assez d'avoir si peu d'amis dans la société de ma-
dame de Luxembourg, si je n'avais des ennemis dans sa famille.
Je n'en eus qu'un, mais qui, par l.t position où je me trouve aujour-
d'hui, en vaut cent. Ce n'était assurément pas M. le duc de Villeroi
son frère ; car non-seulement il m'étaitvenu voir, mais ilm'avait in-
vité plusieuisfois d'aller à Villeroi; et comme j'avais répondu à cette
invitation avec autant de respect et d'honnêteté qu'il m'avait été
possible, pailanl de cette réponse vague comme d'un consentement,
il avait arrangé avec M. et madame de Luxembourg un voyage
d'une quinzaine de jours, dont je devais être, et qui me fut proposé.
Comme les soins qu'exigeait ma santé ne me permettaient pas alors
de me déplacer sans risque, je priai M. de Luxembourg de vouloir
bien me dégager. On peut voir par sa réponse (liasse D, n'^) que
cela se fit de la meilleure grâce du monde, et M. le duc de Villeroi
ne m'en témoigna pas moins de bonté qu'auparavant. Son neveu
et son héritier, le jeune marquis do Villeroi, ne partici|ia pas à la
bienveillance dont m'honorait son oncle, ni aussi, je l'avoue, au
respect que j'avais pour lui. Ses airs éventés me le rendirent insup-
portable, et mon air froid m'attira son aversion. Il fit même, un
soir à table, une incartade dont je me tirai mal , parce que je suis
bète, sans aucune présence d'esprit, et que la colère, au lieu d'aigrir
le peu que j'en ai, me l'ôte. J'avais un chien qu'on m'avait donné
tout jeune, presqu'à mon arrivée à l'Ermitage, et que j'avais alors
appelé Bue. Ce chien, non beau , mais rare en son espèce, duquel
j'avais fait mon compagnon, mou ami, et qui cerlainement méritait
mieux ce titre que la plupart de ceux qui l'ont pris, était devenu
célèbre au châleau de Montmorency par son naturel aimant, sen-
sible, et pour l'attachement que nous avions l'un par l'autre; mais,
par une pusillanimité fort sotte, j'avais changé son premier nom en
celui de Turc, comme s'il n'y avait pas des multitudes de chiens qui
s'appellent il/arqt(/5, sans qu'aucun marquis s'en fâche. Le marquis
de Villeroi, qui sut ce changement de nom, s'avisa de me pousser
tellement là-dessus , que je fus obligé de conter en pleine table ce
que j'avais fait- Ce qu'il y avait d'ollensant pour le nom de duc dans
cette histoire était moins de favoir donné à mon chien que de le lui
avoir ôté. Le pis fut qu'il y atait là plusieurs ducs, M. de Luxem-
bourg fêtait lui-même, sou fils l'était ; le marquis de Villeroi , fait
alors pour le devenir, et qui l'estaujourd'hui. jouit avec une cruelle
joie de f enibarrasoù il m'avait mis, et de l'effet qu'avait produit cet
embarras. Ou m'assura le lendemain i|ue sa lante l'avait 1res vive-
ment-tancé là-dessus ; et l'on peut juger si cette réprimande, en la
supposant réelle, a dû beaucoup raccommoder mes affaires auprès
de lui.
Je n'avais pour appui contre tout cela , tant à fhôtel de Luxeiu-
LES CONFESSIONS.
127
boiirg qu'au Temple, que le seul chevalier de Loienzy. '^"i fit [""o-
fcssiiin d'èlre mon ami; mais il l'olait encore plus de l'Alenibirt , a
l'ombre duquel il passait chez les femmes pour un j.'iaii(l t,'co-
mètrc. Il éliiil d'aill(!ursle sif^'islié, ou plulôt le complaisant de ma-
dame la comtesse <le ItouDlers, très amie elle-même de d'Aleinl.ert :
et le chevalier di^ Loren/.y n'avait d'existence et ne pensait que p»u-
elle. Ainsi , loin que j'eusse au dehors quelque contrepoids à mon
ineplie pour nii! soutenir auprès de madame de Luxemhom^', tout
i:e (|ui l'approeliait semblait concourir à m(! nuire dan> son esprit.
Cependant, outre l'Einilt!, dont elle avait voulu se charger, elle me
donna dans le même t(Mnps une autre marque d'intérêt et de hien-
veillance , qui me fit croire que, même en s'ennuyant de moi , elle
me conservait et me conserverait toujours l'amitié qu'elle m'avait
tant de fois promise pour toute la vie.
Sitôt que j'avais cru pouvoir compter sur ce sentiment de sa part,
j'avais commencé par soulafjer mon cu:ur auiirés d'elle de l'aveu
de toutes nus fautes, ayant pour maxime inviolable avec nies amis
de me muiilrer à leurs yeux exactement tel que je suis, ni meilleur,
ni pire. Je lui avais déclaré mes liaisons avec Thérèse, et toutcequi
en avait résulté , sans omettre de quelle façon j'avais disposai de
mes enfants. Elle avait reçu mes confessions très bien, Irof) bien
même, en ni'épargnant les censures que je méritais; et ce qui m'i:-
niut surtout vivement fut de voir les bontés qu'elle prodiguait à
Tliérèse, lui faisant de petits cadeaux, l'envoyant chercher, l'exhor-
tant à l'aller voir, la recevant avec cent caresses, et l'embrassant très
souvent devant tout le monde. Cette pauvre lille était dans des
transports de joie et de reconnaissance qu'assuréinenl je partageais
bien, les amitiés dont M. et madame de Luxembourg me comblaient
en elle me touchant bien plus encore que celles qu'ils me faisaient
directement.
l'emlant assez longtemps les choses en restèrent là : mais enfin
madame la maréchah; poussa la bonté jusqu'à vouloir retirer un de
mes enfants. Elle savait que j'avais fait mettre un chiffie dans les
langes de rainé;ellenie demanda lé double chiffre, je le lui donnai.
Elle employa pour cette recherche la Roche, sou valet de chambre
et son homme de conliance, qui fit de vaines perquisitions, et ne
trouva rien,quoiqu'au bout de douze ou quatorze ans seulement; si
les registres des Enfants-Trouvés fiaient bien en ordre, ou (juc la
recherche eiit été bien faite, ce chiffré n'eût pas dû être introuvable.
Quoi qu'il en soit, je fus moins fâché de ce mauvais succès que je ne
l'aurais été si j'avais suivi des yeux cet enfant dés sa naissance. Si,
à l'aide du renseignement, on ni'eût présenté quelque enfant pour
le mien, le doute, si ce l'était bien en effet, si on ne lui en substi-
tuait point un autre, m'eût resserré le cœur par l'incertitude, et je
n'aur.iis point goûte dans tout son charme le vrai sentiment de la
nature ; il a besoin |)0ur se soutenir, au moins durant l'enfance,
d'être appuyé sur l'habitude. Le long éloignement d'un enfant qu'on
ne connaît pas encore alTaiblit, anéantit enfin les sentiments jia-
teriiels et maternels; et jamais on n'aimera celui qu'on a mis en
nourrice eomnii: ci'lui qu'on a nourri sous ses yeux. La réflexion que
je fais i( i peut exténuer mes torts dans leurs effets, mais c'est en les
aggravant dans leur source.
Il n'est iieul-être pas inutile de remarquer que, par fentreniise
de Thérèse , ce inéme la Hoche fit connaissance avec madame le
Vasseur, que (jriinm C(Mitinuait de tenir à Deuil à la porte de la
Chevrette, et tout près de Montmorency. Quand je fus parti, ce fut
par M. la Roche que je continuai de faire remcltre à celte femme
l'argent que je n'ai point cessé de lui envoyer; et je crois qu'il lui
portait aussi souvent des présents de la part de madame la maré-
chale; ainsi elle n'était sûrement pas à plaindre, quoiqu'elle se plai-
gnit toujours. A l'égard deGrimm, comme je n'aime point à parler des
gens que je dois haïr, je n'en parlais jamais à madame de Luxem-
bourg que malgré moi ; mais elle me mit plusieurs fois sur son cha-
pitre, sans me dire ce qu'elle en pensait, et sans me laisser pénétrer
jam.iis si cet homme était de sa connaissance ou non. Comme la
réserve avec les gens qu'on aime, et qui n'en n'ont point avec nous,
n'est point de mon goût, surtout en ce qui les regarde , j'ai depuis
bu's |)ensé quelquefois à celle-là, mais seulement quand d'autres
événements uni rendu cette réflexion naturelle.
Après aviur demeuré longtemps .sans entendre parler de l'Emile,
depuis que je l'avais remis à madame de Luxembourg, j'appris en-
fin que le marche en était conclu à Paris avec le libraire Duchesne,
et par celui-ci avec le libraire Néaulme, d'Amsterdam. Madame de
Luxembourg m'euvoyalesdeuxdoublesdemon traité avec Duchesne,
pour les signer. Je reconnus l'écii tu re pour être delà même main dont
étaient celles des lettres de M. de Malesherbes qu'il ne m'écrivait pas de
safiropre main. Celte certitude que mon Irai té se faisait de l'aveu et sous
lesyeiix {\u magistral me le lit signer avec coiitiaiice. Ducheane me
donnait de ce manuscrit six mille francs, la moitié coui|itaut, et, je
crois, cent ou deux cents exem|ilaires, je ne me boliviens pas bien
di' la i|iianlilé. Après avoir signé les deux doubles, je les renvoyai
tous deux à madame de Luxembourg, qui l'avait ainsi désiré. Elle
en donna un à Duchesne, elle garda l'autre au lieu de me le ren-
voyer, et je ne l'ai jamais revu.
La connaissance de M. et de madame de Luxembourg, en faisant
quelque diversion à mon projet de retraite, ne m'y avait pas fait re-
noncer. Même au temps de ma plus grande faveur auprès de ma-
dame la maréchale, j'avais toujours senti qu'il n'y avait que, mon
sincère atlachemenl pour M. le maréchal et pour elle qui pût me
rendre leurs entours su|iporlables; et tout mon embarras était de
concilier ce môme altachement avec un genre de vie plus conforme
à mon goût, et moins contraire à ma santé, que o^tte gène et ces
soupers tenaient dans une altération continuelle, malgré tous les
soins qu'on apportait pour ne pas m'exposer à la déranger ; car, sur
ce point comme sur tout autre, les attentions furent poussées aussi
loin qu'il était possible; et, par exemple, Ums les soirs après sou-
per, M. le maréchal, qui s'allait coucher de bonne heure, ne man-
quait pas de m'emmener, de bon gré mal gré, pour m' aller coucher
aussi. Ce ne fut que quelque teinpsavant ma catastrophe qu'il cCîsa,
je ne sais pourquoi, d'avoir cette attention.
Avant même d'apercevoir le refroidissement de madame la ma-
réchale, je désirais, pour ne m'y pas exposer, d'exécuter mon an-
cien projet ; mais, les moyens me manquant pour cela, je fus obligé
d'attsndre la conclusion du traité de l'Emile, et en attendant je mis
la dernière main au Coutrat aocial, et l'envoyai à Key, fixant le
prix de ce manuscrit à mille francs, qu'il me donna. Je ne dois
peut-être pas omettre un petit fait qui regarde ledit manuscrit. Je
le remis, bien cacheté, à du Voisin, ministre du pays de Vaud, et
chapelain de l'hôtel de Hollande, qui me venait voir quelquefois, et
qui se chargea de l'envoyer à ftey, avec lequel il était en liaison. Ce
manuscrit, écrit en menu caractère, était fort petit, et ne remplis-
sait pas sa poche. Cependant en passant la barrière, son paquet
tombi. je ne sais comment, entre les mains des commis, qui rou-
vrirent, rexaminèrcnt, et le lui rendirent ensuite, quand il l'eut ré-
clame au nom de l'ambassadeur; ce qui le mit à portée de le lire
lui-même, comme il me marqua naïvement avoir fait, avec force
éloges de l'ouvrage, et pas un mot de critique ni de censure, se ré-
servant sans doute d'être le vengeur du christianisme lorsque l'ou-
vrage aurait paru. Il recacheta le manuscrit, et l'envoya à Rey. Tel
fut en substance le narré qu'il me fit dans la lettre où il me rendit
compte de celte .ifTaire; et tout ce que j'en ai su.
Outre ces deux livres, et mon Diclionnaire de musique, auquel je
travaillais toujours de temps en temps, j'avais quelques autres
écrits de moindre importance, tous en état de paraître, et que je me
[iroposais de donner encore, soit séiiarément, soit avec mon recueil
général, si je l'entreprenais jamais. Le principal de ces écrits, dont
la plupart sont encore en manuscrit dans les mains du Peyrou, était
un Essai sut loriqine des langues, que je fis lire à M. de .Malesher-
bes, et au chevalier de Lorenzy, qui m'en dit du bien. Je comptais
que toutes ces productions rassemblées me vaudraient au moins,
outre ma dépense ordinaire, un caidtal de huit à dix mille francs,
que je voulais placer en rente viagère^ tant sur ma tête que surcelle
de Thérèse; après quoi nous irions, comme je l'ai dit, vivre en-
semble au fond de quelque province, sans plus occuper le public de
moi, et sans |diis m'occuper moi-même d'autre chose que d'achever
paisiblement ma carrière, en continuant .le faire autourde moi tout
le bien qu'il m'était possible, et d'écrire à loisir les mémoires que je
méditais.
Tel était mon projet, dont une générosité de Rey. que je ne dois
pas taire, vint faciliter encore l'exécution. Ce libraire, dont on me
disait tant de mal à Paris, est ceiiendant, de tous ceux avec qui j'ai
eu afl'aire, le seul dont j'aie eu toujours à me louer (i). Nous étions,
à la vérité, souvent en querelle sur l'exécution de mes ouvrages ; il
était étourdi, j'étais emporté. Mais en matière d'intérêt et de pro-
cédés qui s'y rapportent, quoique je n'aie jamais fait avec lui de
traité en forme, je l'ai toujours trouvé plein d'exactitude et de pro-
bité. Il est même aussi le seul qui m'ait avoué franchement qu il
faisait bien ses affaires avec moi, et souvent il m'a dit qu'il me de-
vait sa fortune, en olfiant de m'en faire part. Ne pouvant exercer
directement avec moi sa gratitude, il voulut me la témoigner
au moins dans ma gouvernaiite, à laiiuelle il fit une pension viagère
de trois cents francs, exprimant dans l'acte que c'était en recon-
naissance des avantages que je lui avais procurés. Il lit cela de lui
à moi, sans ostentation, i^ans prétention, s.ins bruit; et, si je n ea
avais pai lé le premier à tout le monde, personne n'en aurait rien
su. Je fus si touche de ce procède que depuis lors je me suis atta-
che àlUy d'une auiitie véritable. Quelque lenii>s après, il désira de
m'avoir pour parrain d'un de .ses Liifaut>;j'y consentis; et l'un de
mes regrets, dans la situation où l'on m'a réduit, est qu ou m'ait
tUé tout moyen de rendre ilésurmais mon atlacliemeiil utile a ma
filleule et à "ses parents. Pourquoi, si sensible à la modeste geiiero-
.siie de ce libraire, le suis-je si peu aux bruvauls empresseinenls
île tant de gens liaut huppes, qui remplissent pompeu.seiuenl fuui-
vers du liien qu'ils disent m'av.pir voulu faire, et dont je n'ai jamais
rien sentr.' Est-ce leur faute '? est-ce la mienne? Ne sont-ils que
, \) Quand j'écrivais ceci, j'étais bien loin encore d'iiiiairiner. de conce-
voir et de croire, les fraudes que j'ai découvertes ensuite daiis les im-
pressions de mes écrits, et dont il a été forcé de conveiur ^CeWe note
n'est pas dans le inanuscril autographe.)
128
LES VEILLÉES LITTÉRAIRES ILLUSTRÉES.
vains, ou ne suis-je qu'ingrat? Lecteur sensé, pesez, décidez; pour
moi, je me tais
Celte pension fut une grande ressource pour l'entretien de Thé-
ri^se, et un grand soulagement pour moi. Mais, au reste, j'étais bien
éloigné d'eu tirer un prolil direct paur moi-même; non plus que de
tous les cade.iDx qu'on lui fiisail. Elle a toujours disposé de tout
elle-même. Quand je gardais son argent, je lui en tenais un fidèle
compte, sans jamais en mettre un liard à noire commune dépense,
même quand elle était plus riche que moi : Ce qui est à moi est à
nous, lui disais-je ; et ce qui est à toi est à toi. Je n'ai jamais cessé de
me conduire avic elle
selon cette maxime ,
que je lui ai souvent
répétée. Ceux qui ont
ru la bassesse de m'ac-
cuser de recevoir par
ses mains ce que je re-
fusais dans les mien-
nes , jugeaient sans
doute de mon cœur
par les leurs, et me
connaissaient bien
mal. Je mangerais vo-
lontiers avec elle le
pain qu'elle aurait ga-
gné,jamaiscekiiqu'elle
aurait reçu. J'en ap-
pelle sur ce pointa son
témoignage , et dès à
|irésenl, et lorsque,
selon le cours de na-
ture , elle m'aura sur-
vécu. Malbeureuse-
nient elle est peu en-
tendue en économie a
tiius égards, peu .soi-
giieu.se et fort dépen-
sière, non par vanité
ni par gourmandise,
mais par négligence
uniquement. Nul n'est
parfait ici-bas; et, puis-
(|u'il(autqueses excel-
lentes qualités soient
r,Tclietées,j'ai me mieux
(|u'elle ait des défauts
c(ue des viccB, quoique,
ces défauts nous fas-
sent peut-être encore
plus de mal à tous
deux. Les soins que
j'ai pris (lour elle ,
romnie jadis pour lua-
ludii, de lui accumuler
ipielqueavancequi put
un jour lui servir de
ressource, sont inima-
ginables : mais ce fu-
rent toujours des soins
perdus. Jamais elles
n'ont compté, ni l'une
ni l'autre , avec elles-
mêmes; et, malgré l(uis
mes efforts, tout est
t.jujours parti à me-
sure qu'il est venu.
Quelque simiilement
que Thérèse se mette,
jamais la [lension de
Rey ne lui a suffi pour
se nipper , que je n'y aie encore suppléé du mien chaque
année. Nous ne sommes pas faits, elle ni moi, pour être ja-
mais riches; et je ne compte assurément pas cela parmi nos mal-
heurs.
Le Contrat social s'imprimait assez rapidement. 11 n'eu était pas
de même d(' \'Kmile, dont j'attendais la publication pour exécuter
la retraite que je méditais. Ducliesne m'envoyait de temps à autre
des modèles d'iuqiression pour choisir; quand'j'avais choisi, au lieu
de commencer, il m'en envoyait encore d'autres. Quand enfin nous
fûmes bien déterminés sur le format, sur le caractère, et qu'il avait
déjà plusieurs feuilles d'imprimées, sur quelque léger changement
que je fis à une épreuve, il recommença tout; et, au bout de six
mois, nous nous trouvâmes moins avances que le premier jour. Du-
jant tous ces essais, je découvris que l'ouvrage s'imprimait en
France ainsi qu'en Hollande, et qu'il s'en faisait a la fois deux édi-
llaliitatioii de Rousseau à l'île SaiiU-l'ierrc
lions. Que pouvais-je faire? Je n'étais plus le maître démon ma-
nuscrit. Loin d'avoir trempé dans l'éilition de France, je m'y étais
toujours opposé; mais enfin, puisque cette édition se faisait bon
gré malgré moi, et puisqu'elle servait de modèle à l'autre, il fallait
bien y jeter les yeux et voir les é|ireuves, pour ne pas laisser estro-
pier et défigurer mon livre. D'ailleurs l'ouvrage s'imprimait telle-
ment de l'aveu du magistrat, que c'était lui qui dirigeait l'entre-
prise en quelque sorte, qu'il m'en écrivait très souvent, et qu'il me
vint voir même à ce sujet, dans une occasion dont je vais [)arler à
l'instant.
Tandis que Duches-
ne avançait à pas de
tortue, Neaulme, qu'il
retenait, avançait en-
core plus lentement.
On ne lui envoyait pas
fidèlement les feuilles
à mesure qu'elles s'im-
primaient. Il crut a-
percevoir de la mau-
vaise foi dans la ma-
nœuvre de Duchesne,
c'est-à-dire de Guy,
qui faisait pour lui ; et,
voyant qu'on n'exé-
cutait pas le traité , il
m'écrivait lettres sur
lettres pleines de do-
léances et de griefs
auxquels je pouvais
encore moins remé-
dier qu'à ceux que j'a-
vais pour moi-même.
Son ami Guérin , qui
me voyait alors fort
souvent , me parlait
incessamment de ce
livre , mais toujours
avec la plus grande
réserve. 11 savait et ne
savait pas qu'on l'im-
primait en France ; il
savait et ne savait pas
que le magistrat sen
mêlât : en me plai-
gnant des embarras
qu'allait me donner ce
livre, il semblait m'ac-
cuser d'imprudence ,
sans vouloir jamais
dire en quoi elle con-
sistait ; il biaisait et
tergiversait San s cesse;
il semblait ne parler
que pour me faire par-
ler. Ma sécurité pour
lors était si complète
que je riais du ton cir-
conspect et mystérieux
qu'il mettait à cette
affaire, comme d'un
tic contracté chez les
magistrats et chez les
ministres, dont il fré-
quentait assez les bu-
reaux. Siir d'être en
règle à tous égards sur
cet ouvrage, fortement
persuadé qu'il avait
uon - seulement l'a-
grément et la protection du magistrat, mais même qu'il mé-
ritait et qu'il avait de même la faveur du ministère , je me félici-
tais de mon courage à bien faire, et je riais de mes pusillanimes
amis, qui paraissaient s'inquiéter pour moi. Duclos fut de ce nom-
bre; et j'aviuie que ma confiance eu sa droiture et en ses lumières
eût pu m'alarmer àson exemple, si j'en avais eu moins dans futi-
lité de f ouvrage et dans la (irobité de ses patrons. 11 me vint voir de
chez M. Baille, tandis que ["Emile était sous presse : il m'en parla :
je lui lus la profession de foi du Vicaire savoyard, il f écouta très pai-
siblement, et, comme il me parut, avec grand plaisir. Urne dit quand
j'eus fini : Quoi, citoyen! cela fait partie d'un livre qu'on imprime
à Paris? Oui, lui dis-je; et fon devrait f imprimer au Louvre par
ordre du roi. J'en conviens, me reprit-il; mais faites-moi le plaisir
de ne jamais dire à personne que vous m'avez lu ce morceau. Cette
frappante manière de s'exprimer me surprit sans m'effrayer. Je sa-
LES CONFESSIONS.
129
Nmis avions dulilir ilfs vcrru
vais que Duclos voyait iHîaucoup M. de Malesheriies. J'eus peine a
concevoir comment il pensait si dilloremmcnl que lui sur le même
objet.
Je vivais à Mont-
morency depuis plus
de quatre ans, sans
y avoir eu un seul
jour de bonne san-
té. Quoique l'air y
soit excellent, les
eaux y sont mau-
vaises , et cela peut
très bien être une
des causes qui con-
tribuaient à empi-
rer nu's maux lia-
bituels. Sur la fin
de l'automne 17(11,
je tombai lout-à-l'ait
m:il,ide, et je passai
l'hiver entier dans
des souirrauces près-
que sans relâche.
Le mal physique ,
augmente par mille
iiupiiétudes, me les
rendit aussi plus
sensibles. Depuis
quelque temps de
■sourclsettristes pres-
sentiments me trou-
blaient, sans que je
susse à propos de
quoi. Je ri'cevaisdes
lettres anonymes as-
sez siiigulii'res, mê-
me des lettres signées qui ne l'étaient guère moins. J'en re-
nis une d'un conseiller au parlement de Paris, qui, mécon-
tent de la présente eonsliUilion des choses, et n'augurant pas
bien des suites, me
conseillait sur le
choix d'un asile, à
Genève on eu Suis-
se , pour s'y relirer
avec sa famille. J'en
re(;usune deM.de...
président à mortier
au parlement de...,
lequel me proposait
de rédiger pour ce
parlement, qui pour
lors était mal avec la
cour, des mémoires
et remontrances ,
oll'rant de me foiir-
riir tous les docii-
iiiiMits et matériaux
dont j'aurais besoin
pour cela. Quand
je souffre, je suis su-
jet à l'humeur: j'en
avais en recevant
ces lettres, j'en mis
dans les réponses
(pie j'y fis, refusant
tout a plat ce qu'on
1111' demandait. Ce
refus n'est assuré-
ment pas ee que je
me reproche , piiis-
i|iie ces lettres pou-
vaient être des piè-
ges de mes enne-
mis (11, et que ce
qu'on me deman-
dait était contraire
il des principes dont
je voulais moins me
départir que jamais,
Mais, pouvant refu-
ser avec aménité, je
refusai avec dureté, etvoilàen quoi j'eus tort.
(l"l Je savais, par exemple, que le président de.,
encyclopédistes et les holbachiens.
h -
On trouvera parmi mes pa|iicrs les deux lettres dont je viens de
parler. Celle du conseiller ne rae surprit pas absolument, parce que
je pen.sais, comme
lui et comme beau-
coup d'autres, que
la constitution dé-
clinante nifnaçail
la France rl'iin pro-
chain didabremcnt.
j.rs di'sastri's d'une
guerre malheureu-
se , qui tous ve-
naient de la faute
rlu gouvernement,
l'incroyable désor-
dre des finances, les
tiraillements conti-
nuels de l'adminis-
tration,partagée jus-
qu'alors entre deux
ou trois ministres
en guerre ouverte
l'un avec l'autre,
et qui, pour se nuire
miitucllcnimt. alii-
maient le royaume;
le mécontentement
général du peuple
et de tous les ordres
de l'Ktat ; l'entête-
ment d'une femme
obstinée qui , sacri-
fiant toujours à .ses
goûts ses lumières,
si tant est qu'elle
en eût, écartait pres-
que toujours des emplois les plus capalib's, (lour placer ceux qui lui plai-
saient le plus ; tout coiirour.iit à pi^titii'r la prévoyance du conseil-
ler, et celle du public, el
Toutes les gazettes.
tous les journaux, toutes le;
le plus terrible tocsin.
L'tait fort lié avec lo
la nneuiie. t^etle prevoyaiue me mit même
plusieurs fois en ba-
lance si je ne cher-
cherais pas moi-
même un asile hors
du royaume avant
lestriuibles qui sem-
blaient le menacer;
mais , rassuré par
ma petitesse et par
mon humeur paisi-
ble, jecrusque. dans
la solitude où je
voulais vivre , nul
orage ne pouvait pé-
nétrer jusqu'à moi ;
fâché seulement
que , dans cet état
de choses , .M. de
Luxembourg se prê-
tât à des commis-
sions qui devaient
le faire moins bien
vouloir dans son
gouvernement. J'au-
rais voulu qu'il s'v
ménagCcàt à tout é-
vénement une re-
traite, s'il arrivait
que la grande ma-
chine vînt à crouler,
comme cela parais-
sait à craindre dans
rétatacluel des cho-
ses ; et il me parait
eiu-ore .à présent in-
dubitable que , si
toutes les rênes du
gouvernement ne
fussent enfin tom-
bées dans une seule
main , la monar-
chie franijaise serait
maintenant aux abois.
Tandis que mon état empirait, l'impression de l'Eniile .se ralen_
tissait, et fut eiiliii toul-à-fait suspendue, sans que j'en pusse ap_
prendre la raison , sans que Guy daignât plus m'écrire ni me ré.
biocluires soniicreut
130
LES VEILLÉES LITTÉRAIRES ILLUSTRÉES.
pondre, sans que je pusse avoir des nouvelles de personne, ni sa-
voir rien de ce qui se pa'^sait, M. de Maleslieibes clant pour lors à
la campagne. Jamais un malheur, quel qu'il soit, ne me trouble et
ne m'abat, pourvu que je sache en quoi il consiste; mais mon pen-
chant naturel est d'avoir peur des ténèbres: je redoute et je hais
leur air noir; le mystL're m'inquiète toujours, il est par trop anti-
pathique avec mon naturel ouvert jusqu'à l'étourderie. L'aspect du
monde li^ l'ius hideux m'effraierait peu, ce me semble; mais si
j'ealrtvuis de nuit une figure sou» un drap blanc, j'aurai peur. Voilà
donc mon imagination, qu'allumait ce long silence, occupée à me
tracer des fantômes. Plus j'avais à cœur la publication de mon der-
nier et meilleur ouvrage, plus je me tourmentais à chercher ce qui
pouvait l'accrocher; et, toujours portant tout à l'e-xtréme, dans la
.suspension de la publication du livre j'en croyais voir ranéantisse-
ment. Cependant, n'en pouvant imaginer ni la cause, ni la ma-
nière , je restais dans l'incertitude du monde la plus cruelle. J'écri-
vais lettres sur lettres à Guy,, à M. de Malesherbes, à madame de
Luxembourg; et, les réponses ne venant point, ou ne venant pas
quand je les attendais, je me troublais entièrement, je délirais.
Malheureusement j'appris dans ce même temps que le P. Giilfct,
jésuite, avait parlé de l'Emile, et en avait même rapporté des pas-
sades. A l'instant mon imagination part comme uii éclair, et me
dévoile tout le mystère d'iniquité : j'en vis la marche aussi claire-
ment et aussi stàrcment que si elle ni'eiît été rètélée. Je me fourrai
dans l'esprit que les jésuites, furieux du Ion méjirisant sur lequel
j'avais parlé des collèges, s'étaient emparés de mon ouvrage, que
c'étaient eux qui en accrochaient l'édition; qu'instruits par Guérin,
leur ami, de mon état présent, et prévoyant ma mort iirocbaine,
dont je ne doutais pas, ils voulaient retarder l'impression jusqu'a-
lors, dans le dessein de tronquer, d'altérer mon ouvrage, et de me
prêter, pour remplir leurs vues, des seiitiuieuts différents des miens.
11 est étonnant quelle foule de faits et de circonstances vint dans mon
esprit se calquer sur celte folie, et lui donner un air de vraisem-
blance; que dis-je? et m'y montrer l'évidence et la démonstration.
Guérin était totalement livré aux jésuites ; je le savais. Je leur attri-
buai toutes les avances d'amitié qu'il m'avait faites^ je me persua-
dai que c'était par leur impulsion qu'il m'avait si fort pressé de
traiter avec Néaulme; que par ledit Néaulme ils avaient eu les pre-
mières feuilles de mon ouvrage; qu'ils avaient ensuite trouvé le
moyen d'en arrêter l'impressi(m chez Duchesne, et peut-être de
s'emparer de mon manu.'-crit pour y travailler à leur aise, jusqu'à ce
que ma mort les laissât libres de le publier travesti à leur mode.
J'avais toujours senti, malgré le patelinage du P. Berthier, que les
jésuites ne m'aimaient pas, non seulement comme encyclopédiste,
mais parce que mes principes de religion étaient beaucoup plus
contraires à leurs maximes et à leur crédit que l'incrédulité de mes
confrères, puisque le fanatisme athée et le fanatisme dévot, se tou-
chant par leur commune intolérance, peuvent même se réunir,
comme ils ont fait à la Chine, et comme ils font contre moi; au
lieu que la religion raisonnable et morale, étant tout pouvoir hu-
main sur les consciences, ne laisse plus de ressources aux arbitres
de ce pouvoir. Je savais que M. le chanceliei' était aussi fort ami
des jésuites : je craignais que le fils, intimidé par le père, ne se
vît forcé de leur abandonner l'ouvrage qu'il avait protégé. Je croyais
même voir l'elfel de cet abandon dans les chicanes que l'on com-
mençait de me susciter sur les deux premiers volumes, où l'on exi-
geait des cartons pour des riens; tandis que les deux autrt^s volu-
mes étaient, comme on le savait très bien , remplis de choses si
fortes, qu'il eût fallu les refondre en entier, en les censurant
comme les deux premiers. Je savais de plus, et M. de Malesherbes
me le dit lui-même, que l'abbé de Grave, qu'il avait chargé de
l'inspectiou de cette édition , était encore un antre partisan des jé-
suites. Je ne voyais partout que les jésuites , sans songar qu'à la
veille d'être anéantis, et tout occupés de leur pro|)re défense , ils
avaient autre chose à faire que d'aller tracasser sur l'impression
d'un livre où il ne s'agissait pas d'eux. J'ai tort de direia/w y son-
ger, car j'y songeais bien , et c'est même une objection que M. de
Malesherbes eut soin de me faire sitôt qu'il fut instruit de ma vi-
sion ; mais, par un autre de ces travers d'un honipie qui , du fimd
de sa retraite , veut juger du secret des grandes affaires dont il ne
sait rien , je ne voulus jamais croire que les jésuites fussent eu dan-
ger, et je regardais le bruit qui s'en répandait comme un leurre
de leur part pour endormir leurs adversaires. Leurs succès passés,
qui ne s'étaient jamais démentis, me donnaient une si terrible idée
de leur puissance, que je déplorais déjà l'avilissement du parlo-
uient. Je savais cpie M. de Lhoiseul avait tliidié cluz les jésuites,
que madame de Pompadour n'était point mal avec eux, et que leur
li"ue avec ks favorites et ks inini.'-ties avait toujours paru avanta-
geuse aux uns et aux autres contre leurs euiieinis communs. La
cour parai>sait ne si; mêler de rien; et , piisuade i|ue, si la société
recevait un jour quelque rude échec, ce ne serait jamais le parle-
Mient qui serait assez fort pour le lui porter, je tirais de celte inac-
tion de la cour l'augure de leur triomphe et le fondement de leur
confiance.
Kulin, ne voy.mt dans tous les bruits du jour qu'une feinte et des
pièges de leur part, et leur croyant, dans leur sécurité, du temps
pour vaquer à tnut, je ne doutais pas qu'ils n'écrasassent dans peu
le jansénisme, et le parlement, et les encyclopédistes, et tout ce qui
ti'aurait pas porté leur joug, et qu'enfin, s'ils laissaient {laraitre mon
livre, ce ne (ut qu'après l'avoir transformé, au point de s'en faire
une arme, en se prévalant de mon nom pour surprendre mes lec-
teurs.
Je me sentais mourant; j'ai peine à comprendre comment cette
extravagance ne m'acheva pas : tant l'idée' de ina mémoire désho-
norée a|uèsmoi, dans mon plus digne et meilleur livre, m'était
effroyable. Jamais je n'ai tant craint de mourir, et je crois que , si
cela me fût arrivé dans ces circonstances, je serais mort désespéré.
Aujourd'hui même que je vois marcher sans obstacle à son exécu-
tion, le plus noir, le plus affreux complot qui jamais ait été tramé
contre la mémoire d'un homme, je mourrai beaucoup plus tran-
quille, certain de laisser dans mes écrits un témoignage de moi,
qui triomphera tôt ou tard des complots des hommes.
M de Malesherbes, témoin et confident de mes agitations, se
donna, pour les calmer, des soins qui prouvent son inépuisable
bonté de cœur. Madame de Luxembourg concourut à cette bonne
œuvre, et fut plusieurs fois chez Duchesne, pour savoir à quoi en
était cette édition. Enfin l'impression fut reprise et marcha plus
rondement, sans que jamais j'aie pu savoir pourquoi elle avait été
suspendue. M. de Malesherbes prit la peine de venir à Montmo-
rency pour me tranquilliser, il en vint à bout; et ma parfaite con-
fiance en sa droiture, l'ayant emporté sur l'égarement de ma pauvre
tète, rendit efficace tout ce qu'il fit pour m'en ramener. Après ce
qu'il avait vu de mes angoisses et de luon délire, il était naturel
qu'il me trouvât très à plaindre : aussi fit-il. Les propos incessam-
ment rebattus de la cabale philosophique qui l'entourait lui revin-
rent à l'esprit. Quand j'allai vivre à l'Ermitage, ils publièrent,
comme je l'ai déjà dit, que je n'y tiendrais pas longtemps; quand
ils virent que je persévérais^ ils dirent que c'était par obstination,
par orgueil, par honte de m'en dédire, mais que je m'y ennuyais à
périr, et que j'y vivais très iBalheureux. M. de Malesherbes le crut
et me l'écrivit; sensible à cette erreur, dans un homme pour qui
j'avais tant d'estime, je lui écrivis quatre lettres consécutives, où, lui
exposant les vrais motifs de ma conduite, je lui décrivis fidèlement
mes goiils, mes penchants, mon caractère, et tout ce qui se passait
dans mon cœur. Ces quatre lettres, faites sans brouillon, rapide-
ment, à trait de plume, et sans même avoir été relues, sont peut-
être la seule chose que j'aie écrite avec facilité dans toute ma vie;
ce qui est bien étonnant au milieu de mes souffrances et de l'ex-
trême abattement où j'étais. Je gémissais, en me sentant défaillir,
de penser que je laissais dans l'esprit des honnêtes gens une opinion
de moi si peu juste ; et, par l'esquisse tracée à la bâte dans ces qua-
tre lettres, je tachais de suppléer eu quelque sorte aux mémoires
que j'avais projetés. Ces lettres, qui plurent à M. de Malesherbes,
et qu'il montra dans Paris, sont en quelque façon le sommaire de
ce que j'expose ici plus en détail, et méritent à ce titre d'être con-
servées. On trouvera parmi mes papiers la copie qu'il en fît faire à
ma prière, tt qu'il m'envoya quelques années après.
La seule chose qui m'affligeait désormais, dans l'opinion de ma
mort prochaine, était de n'avoir aucun homme lettré de confiance,
entre les mains duquel je pusse déposer mes papiers, pour en faire
après moi le triage.
Depuis mon voyage de Genève, je m'étais lié d'amitié avec Moul-
tou ; j'avais de Pinclination pour ce jeune homme, et j'aurais désiré
qu'il vint me fermer les yeux; je lui marquai ce désir, et je crois
qu'il aurait fait avec plaisir cet acte d'humanité, si ses alfaires et sa
famille le lui eussent permis. Privé de cette consolation, je voulus
du moins lui marquer ma confiance, en lui envoyant la profession
de foi du Vicaire avant la publication. Il en fut content, mais il ne
me parut pas, dans sa réponse, partager la sécurité avec laquelle
j'en attendais pour lors l'efTel. Il désira d'avoir de moi quelque mor-
ceau que n'eût personne autre. Je lui envoyai une Oraison funèbre
<hi feu duc d'Orléans, que j'avais faite pour l'abbê iJarty, et qui ne
fut pas iirononcée, parce que, contre son attente, ce ne fut pas lui
qui en fut chargé.
L'impression, après avoir été rcfirise, se continua, s'acheva même
assez tranquillement, et j'y remarquai ceci de singulier, qu'après
les cartons qu'on avait sévèrement exigés pour les deux preiuieis
volumes, on passa les deux derniers sans rien dire, et sans que leur
contenu fit aucun obstacle à sa publication. J'eus pourtant encore
quelque inquiétude que je ne dois point passer sous silence. Après
avoir eu ])eur des jésuites, j'eus peur des jansénistes et des philoso-
[ihes. Ennemi de lout ce qui s appelle parti, l'action, cabale, je n'ai
jamais rien attendu de bon des gens ipii eu sont. Les Commères
avaient depuis un temps quitté leur ancienne demeure, et s'étaient
établis tout à côle de moi, en sorte que de leur chambre on enten-
dait tout ce qui se disait sur ma terrasse, et t\ue de leur jardin
on pouvait très aisément escalader le petit mur qui le séparait de
mon donjon. J'avais fait de ce donjon mon cabinet de travail, en
sorte que j'y avais une table couverte d'épreuves et de feuilles de
V Emile et du Contrat social; et, brochant ces feuilles à mesure qu'on
LES CONFESSIONS.
131
hie les finvoyait, j'avais là tous mes volumns longtemps avant qu'on
!ps publiAt. Mon étourderie , ma négliseiice, ma confiance en
M. M.ithas, dans le jardin duquel j'étais clos, faisaient que souvent,
oubliant de fermer le soir mon donjon. j(! le trouvais li; malin tout
ouvert; ce qui ne m'eût guère inquiété si je n'avais cru remarquer
du dérangement dans mes papier*. A[irés avoir fait plusieurs fois
cette remarque, je devins plus soigneux de fermer le donjon ; la
srrrurf était mauvaise, la clef ne formait qu'à di'mi-tour. Devenu
plus attentif, je trouvai plusieurs fois un plus grand dérangiunent
eruiire (|ue quand je laissais tout ouvert. Enfin un de nu;s volumes
se trouva éclipsé pendant un jour et deux nuits, .sans qu'il me fût
possible de savoir ce qu'il était devenu jusqu'au matin du troisième
jour, que je le retrouvai sur ma table. Je n'eus, ni n'ai jamais ou de
Soupçon sur M. Mathas ni sur son neveu, M. Duuwulin, sachant
qu'ils m'aimaient l'un et l'autre, etprciuint en eux toute confiance.
Je commençais d'en avoir moins dans les Commères. Je savais que,
quoique jansénistes, ils étaient en quelque liaison avec d'Alembert
et logeaient dans la même maison. Cela me donna quelque inquié-
tude et me rendit plusaltentif. Je retirai mes papiers dans macham-
bre, et je cessai tout-à-fait de voir ces gen.s-là, ayant su d'ailleurs
au'ilsavaient fait parade, dans plusieurs maisons, du premier voUune
ne Vlùiiili\ ((oej'avais eu l'imprudence de leurprcter. Quoiqu'ils con-
liiuKisscril il'ètre mes voisins jusqu'à mon départ, je n'ai pli>i eu de
cduiMiunie/itioii avec eux depuis lors.
Le Contrat social parut un mois ou deux avant l'Emile. Rey, dont
j'avais toujours exigé qu'il n'introduirait jamais furtivement en
France aucun de mes livres, s'adressa au magistrat pour obtenir la
permission de faire entrer celui-ci par Houen, où il fit par mer son
envoi. Rey n'eut aucune réponse : ses ballots restèrent à Rouen plu-
sieurs mois, au bout desquels on les lui renvoya après avoir tenté
de lesconfi.-quer; mais il fit tant de bruit qu'on les lui rendit. Des
curieux en tirèrent d'Amslerdani quelques exemplaires qui circulè-
rent avec peu de bruit. Mauléon, qui en avait ouï parler, et qui
même en avait vu quelque chose, m'en parla d'un ton mystérieux
qui me surprit, et qui m'eût inquiété même, si, certain d'être en
règle à tous égards et de n'avoir nul re|)roche à me faire, je ne m'é-
tais tramiuillisé par ma grande; maxime. Je ne doutais pas même
que M. de Cboiseul, déjà bien disposé pour moi, et sensible à l'éloge
que mon estime pour lui m'en avait fait faire dans cet ouvrage, ne
me soutînt en cette occasion contre la malveillance de madame dé
Pompadour.
J'avais assurément lieu de compter alors autant que jamais sur
les bontés de M. de Luxembourg et sur son appui dans le besoin ;
car jamais il ne me donna des marques d'amitié ni plus fréquentes
ni plus touchantes. Au voyage de Pâques, mon triste élat ne me
permettant pas d'aller au château, il ne manqua pas un seul jour de me
venir voii-; et enlin, me voyant soulfrir sans relàch(î, il fit tant qu'il me
deliTiuina à voir le frère Corne, 'l'envoya chercher, me l'amena lui-
nièiiie, et eut le courage, rare certes et méritoire dans un grand
seigneur, de rester chez moi durant l'opération, qui fut cruelle et
longue. 11 n'était pourtant question que d'être sondé; mais je n'ai
jamais pu l'être, même par Morand, qui s'y prit à plusieurs fois et
toujours sans succès. Le frère Côme, qui avait la main d'une adresse
et d'une légèreté sans égale, vint à bout enfin d'introduire une
très petite algalie, après m'avoir beaucoup fait souffrir pendant
plus de deux heures, durant lesquelles je m'efforçai de retenir mes
plaintes, pour ne pas déchirer le cœur sensible du bon maréchal.
Au premier examen, le frère Côme crut trouver une grosse pierre,
et me le dit; au second, U ne la tr'ouva plus. Après avoir recom-
mencé une seconde et une troisième fois avec un soin et une exac-
tiliuh; qui me firent trouver le temps fort long, ililéclara qu'il n'y
avail point de pierre, mais que la [jrostate était squirrheuse et d'une
grosseur surnaturelle; il trouva la vessie très grande et en bon élat,
et Huit (lar me déclarer que je soufTnrais beaucoup et que je vivrais
longtemps. Si la secmide prédiction s'accomplit aussi bien ([ue la
première, mes maux ne sont pas prêts à linir.
C'est ainsi qu'après avoir été traité successivement pendant tant
d'années de vingt maux que le n'avais pas, je finis par savoir que
ma maladie, incurable sans être mortelle, durerait autant que moi.
Mon imagination, réprimée par cette connaissance, ne me fit plus
Voir eu perspective une mort cruelle dans les douleurs du calcul. Je
cessai de craindre qu'un bout de bougie, qui s'était rompu dans
l'urètre il y avail Uuiglemps, n'eût faille noyau d'une pierre.
Délivré des maux imaginaires, plus cruels pour moi que les maux
réels, j'endurai plus paisibleuieiit ces derniers. Il est coiistaut que,
depuis ce ltm|is,j'ai beaucoup iuoins=oulbrl de ma maladie (]ue je
n'avais l'ait jusiiu'alors, et je ne me rappelle jamais que je dois ce
soulagement à SI. de Luxeiiibourg, sans ui'attendrir de nouveau sur
saméuiuire.
Revenu (luur ainsi dire à la vie, et plus occupe que jamais du plan
sur leipiel l'eu voulais pa.-ser le reste, je n'allendais pour l'execuler
que la piiblicaliou île l'Emile. Je .songeais à la Touralue, où j'avais
déjà été, et qui me plai.sait beaucou|i,taiil luiur la doiieeurdu eiiuiat
que pour celle des habitants.
La t<>rra molle, lieta, edileltosa,
Simile a se l'habitalor produce.
J'avais déjà parlé de mon projet à M. de Luxemhorrg, qui m'en
avail voulu délourner; je lui en reparlai derechef comme d'une
cho.se résolue. Alors il me proposa le château de Merlou. à quinze
lieues de Paris, comme un asile qui pouvait me convenir, et dans
lequel ils se feraient l'un et l'autre un plaisir de m'établir. Cette pro-
position me loucha et ne me déplut pas. Avant toute clio.se il fallait
voir le lieu ; nous convinmes du jour où .V). le manebal enverrait
son valet de chambre avec une voiture pour m'y conduire. Je me
trouvai ce jour-là fort incommodé ; il fallut remettre la partie, et les
contre-temps qui survinrent m'empêchèrent de l'exécuter. Ayant
appris depuis que la terre de Merlou n'était pas à M. le maréchal,
mais àmadarae, je m'en consolai plus aisémenlde n'y être pas allé.
L'Emile parut enfin, sans que j'entendisse plus parler de cartons
ni d'aucuni! difficullé. Avantsa publication, M. le maréchal me re-
demanda toutes les lettres de -M de Malesherbes qui se rapportaient
à cet ouvrage. Ma grande confiance en tous les deux, raa profonde
sécurité, m'empêchèrent de réfléchir sur ce qu'il y avait d'extraordi-
naire et même d'inquiétant danscetle demande. Jercndisles lettres
hors une ou deux qui par mégarde avaient reste dans des livres.
Quelque temps auparavant, M. de Malhcsberbes m'avait marqué
qu'il retirait les lettres que j'avais écrites à Duchesne durant mes
alarmes au sujet des jésuites ; et il faut avouer que ces lettres ne
faisaient pas grand honneur à ma raison. Mais je lui marquai qu'en
nulle chose je ne voulais passer pour meilleur que je n'élais, et qu'il
pouvait lui laisser les lettres. J'ignore ce qu'il a fait
La publication de ce livre ne se fil point avec cet éclat d'applau-
dissements qui suivait celle de tous mes écrits. Jamais ouvrage
n'eut de si grands éloges particuliers, ni si peu d'approbation pu-
blique. Ce que m'en dirent, ce que m'en écrivirent les gens les plus
capables d'en juger, me confirma que c'était là le meilleur de mes
écrits, ainsi que le plus iinportaul. Mais tout cela fut dit avec les
précautions les plus bizarres, comme s'il eût ini|iorté de garder le
secret du bien que l'on en pensait. .Madame de Boufller.s, qui me
marqua que l'auteur de ce livre mérilail des statues et les hom-
mages de tous les humains, me pria sans façon à la fin de son
billet de le lui renvoyer. D'Alembert, qui m'écrivit que cet ouvrage
décidait de ma supériorité, el devait me mettre à la tète de tous
les gens de lettres, ne signa point sa lettre, quoiqu'il eût signé
toutes celles qu'il m'avait écrites jusqu'alors. Duclos, ami sur,
homme vrai, mais circonspect, et qui faisait cas de ce livre, évita
de m'en parler par écrit; la Condamine se jeta sur la profession de
foi du Vicaire, et battit la campagne; Clairaut se borna dans sa
lettre au même morceau ; mais il ne craignit pas d'exprimer l'é-
motion que sa lecture lui avait donnée, el il nie marqua en pro-
pres ternies que cette lectui-c avail réchauffé sa vieille âme. De tous
ceux à qui j'avais envoyé mon livre, il fut le seul qui dit haute-,
ment et librement à tout le monde tout la bien qu'il en pensait.
Maillas, à qui j'en avais aussi donné un exemplaire, avant qu'il
fût en vente, le prêta à M. de Rlaire , conseiller au parlement,
père de l'intendanl de Strasbourg. M de Blaire avail une maison
de campagne à Saiiil-Gratien ; et .Mathas, son ancienne connais-
sance, l'y allait voir quelquefois quand il pouvait aller. Il lui lit
lire \ Emile avant qu'il fût public En le lui rendant. .M. de Blaire
lui dit ces propres mots, qui me furent redits le même jour: a .Mon-
sieur Mdthas, voilà un fort beau livre, mais dont il sera parlé, dans
peu, plus qu'il ne serait à désirer pour l'auteur. » Quand il me
rapporta ces mots, je ne fis qu'en rire; et je n'y vis que l'impor-
taiice d'un homme de robe qui met du my>tere atout. Tous les pro-
pos inquiétanls qui me revinrent ne me firent pas plus d'impres-
sion ; et, loin de prévoir en aucune sorte la catastrophe à laquelle
jt; touchais , certain de l'utilile, de la beauté de mon ouvrage; cer-
tain d'être en règle à tous égards, certain , comme je croyais l'èlre,
de tout le crédit de madame de Luxembourg el même de la faveur
du niinislere, je m'applaudissais du i»arli que j'avais pris, de me
retirer au milieu de mes triomphes, et Jorsque je venais d'écraser
tous mes envieux.
l'ne seule chose m'alarmail dans la publication de ce livre; et
cela , moins pour ma sùrelé que pour l'acquit de mon ctvur. A l'Er-
mitage, à Montmorency , j'avais vu de près et avec indignation les
vexations qu'un soin jaloux des plaisirs des princes fait exercer sur
les malheureux paysans, forces de souffrir le dégât que le gibier
l'ait dans leurs champs, sans oser se défendre autrement qu'à force
de bruit, et forces de passer toutes les nuits dans leurs fèves el
leurs p'iis avec des chaudrons , dos tambours , des sonncttfs, pour
écarter les sangliers. Témoin de la dureté barbare avec laquelle
M. le comte de Charolais faisait traiter ces pauvres gens, j'avais fait,
vers la fin de \' Emile, une sortie .-iir cette cruauté. J'appris que les
officiers de .M. le prince de Conli ne lestraitaieiil guère laoins dure-
ment sur ses terres ; je tremblais que ce prince , pour lequel j'étais
|K>nélré de respect et de reconnaissance, ne prit pour lui ce que
l'humanité révoltée m'avait fait dire pour son oncle, et ne s'en liut
oirense. Cependant, comme ma conscience me justifiait pleinement
132
LES VEILLÉES LITTÉRAIRES ILLUSTRÉES.
sur cet article, je me tranquillisai sur son témoignage, et je fis
bien. Du moins, je n'ai jamais appris que ce grand prince ait fait
la moindre attention k ce |iassage écrit longtemps avant que j'eusse
l'honneur d'être connu de lui.
Peu de jours avant ou après la publication de mon livre, car je
ne me rappelle pas bien exactement le tinrips, parut nn autre ou-
vrage sur le même sujet, tiré mot à mot de mon premier volume,
hors quelques platises dont on avait entremêlé cet extrait. Ce livre
portait le nom d'un Genevois, appelé Balexsert; et il était dit dans
le titre qu'il avait remporté le prix à l'Académie de Harlem. Je com-
pris aisément que cette Académie et ce prix étaient d'une création
toute nouvelle pour déguiser le plagiat aux yeux du public: mais
je vis aussi qu'il y avait k cela quelque intrigue antérieure à la-
quelle je ne comprenais rien , soit par la communication de mon
manuscrit, sans quoi ce vol n'aurait pu se faire; soit pour bâtir
l'histoire de ce prétendu iirix , k laquelle il avait bien fallu donner
quelque fondement. Ce n'estque bien des années après, que, sur
un mot échappé k d'ivernoi's, j'ai pénétré le mystère, et entrevu
ceux qui avaient mis en jeu le sieur Balex.sert.
Les sourds mugissements qui précèdent l'orage commençaient à
se faire entendre, et tous les gens un peu pénétrants virent bientôt
qu'il se couvait au sujet de mon livre et de moi quelque complot
qui ne, tarderait pas d'éclater. Pour moi, ma sécurité, ma stupidité
fut telle, que ,loin de prévoir mon malheur, je n'en soupçonnai |ias
même la cause, après en avoir ressenti reifet. On commença par
répandre, avec assez d'adresse, qu'en sévissant contre les jésuites
on ne pouvait marquer une indulgence partiale pour les livres et
les auteurs qui attaquaient la religion. On me reprochait d'a-
voir mis mon nom k ['Emile, comme si je ne l'avais pas mis k tous
mes autres écrits, auxijuels on n'avait rien dit. Il semblait qu'on
craio-nît de se voir forcé k quelque! ilruiarelic qu'on ferait k regret,
mais que les circonstances reiiihiiiMit mressaire, et k laquelle mon
imprudence avait donné lieu. (Ws liruits me parvinrent, et ne m'in-
quiétèrent guère: il ne me vint pas même k l'esprit qu'il pi'it y
avoir dans toute celte affaire la moindre chose qui me regardât
iiersonnellement; moi qui me sentais si parfaitement irréprochable,
si bien appuyé, si bien en règle k tous égards, et qui ne craignais
pas que madame de Luxembourg me laissât dans l'embarras pour
un tort qui, s'il existait, était tout entier k elle seule. Mais, sachant
en pareil cas comment les choses se passent, et que l'usage est de
sévir contre les libraires en ménageant les auteurs, je n'étais pas
sans inquiétude pour le pauvre Duchesne, si M. de Malesherbes ve-
nait k l'abandonner.
Je restai tranquille. Les bruitsaugmentèrent et changèrent bientôt
de ton. Le public, et surtout le parlement, semblait s'irriter par ma
tranquillité. Au bout de quelques jours, la fermentation devint ter-
rible; et les menaces, changeant d'objet, s'adressèrent directement
â moi. On entendait dire tout ouvertement aux parlementaires qu'on
n'avançait rien k brûler les livres, et qu'il fallait s'adre.sser direc-
■ teinent aux auteurs. La première jbis que ces propos, plus digues
d'un inquisiteur de Goa que d'un sénateur, me revinrent, je ne
doutai point nue ce ne fût une invention des Holbachiens , pour
tâcher de ureffrayer et de m'exciler k fuir. Je ris de cette puérile
ruse ; et je me disais, en me moquant d'eux, que s'ils avaient su la
vérité des choses, ils auraient clierché quelque autre moyen de me
faire peur; mais la rumeur enfin devint telle qu'il fut clair que
c'était tout'de bon. M. et madame de Luxembourg avaient, cette
année, avancé leur voyage de Montmorency, de sorte qu'ils y
étaient au commencement de juin. J'y entendis très peu parler de
mes nouveaux livres, maigre le bruit qu'ils faisaient k Paris ; et les
maîtres de la maison ne m'en parlaient point du tout. Un matin
rependant que j'étais avec M. de Luxembourg , il me dit : Avl-z-
vous parlé mal de M. de Choi^eul dans le Contrat social? Moi! lui
di-i-je en reculant de surprise, non , je vous jure ; mais j'en ai fait
en revanche, et d'une plume qui n'est pas louangeuse , le plus bel
éhx'e que jamais peut-être ministre ait reçu ; et tout de suite je lui
rapportai le passage. Et dans l'Emile? reprit-il. Pas un mot, repon-
dis-ji;; il n'y a pas nu seul mot qui le regarde. Ah! dit-il avec plus
de vivacité qu'il n'en avait d'ordinaire, il fallait faire la même
chose dans l'autre livre, ou être plus clair! J'ai cru l'être , ajoutai-
je.je l'eslimais assez pour cela. Il allait reprendre la parole ; je le
vis prêt k s'ouvrir ; il se retint et se tut. Malheureuse prudence de
courtisan , qui dans les meilleurs cœurs , domine l'amitié même !
Cette conversation , quoique courte , m'éclaira sur ma situation,
du moins k certain égard, et me fit comprendre que c'était bien à
moi qu'on en voulait. Je déplorai cette inouïe fatalité qui tournait
k mon préjudice tout ce que je disais et faisais de bien. Cependant,
me sentant pour plastron dans cette afl'aire madame de Luxem-
bourg et M. de Malesherbes, je ne voyais pas comment on pouvait
s'y prendre pour les écarter et parvenir jusqu'à moi; car d'ailleurs
je sentis bien des-lors qu'il ne serait plus question d'équité ni de
justice, et qu'on ne s'embarrasserait pas d'examiner si j'avais réel-
lement tort ou non. L'orage cependant grondait de plus en plus. Il
n'v avait pas jusqu'k Neaulme , qui , dans la diffusion de .son ba-
vardage, ne me montrât du regret de s'être mêlé de cet ouvrage, et
la certitude où il paraissait être du sort qui menaçait le livre et
l'auteur. Une chose pourtant me rassurait toujours. Je voyais ma-
dame de Luxembourg si tranquille, si contente, si riante même,
qu'il fallait bien qu'elle fiit sûre de son fait, pour n'avoir pas la
moindre inquiétude à mon sujet, pour ne pas me dire un seul mot
di' commisération ni d'excuse, pour voir le tour que prendrait cette
affaire avec autant de sang-froid" que si elle ne s'en fiit point mêlée,
et qu'elle n'eût pas pris à moi le moindre intérêt. Ce qui me sur-
prenait était qu'elle ne me disait rien du tout. Il me semblait qu'elle
aurait dû me dire quelque chose. Madame de Boiifflers paraissait
moins tr.inquille. Elle allait et venait avec un air d'agitation, se
donnant beaucoup demouvement , et massurant que M. le prince
de Conti s'en donnait beaucoup aussi pour parer le coup qui m'é-
tait préparé , et qu'elle attribuait toujours aux circonstances pres-
sentes, dans lesquelles il importait au parlement de ne pas se laisser
accuser par les jésuites d'indifférence sur la religion. Elle paraissait
cependant peu compter sur le sucrés des démarches du prince et
des siennes. Ses conversations, plus alarmantes que rassurantes,
tendaient toutes k m'engager à la retraite ; et elle me conseillait
fort l'Angleterre, où elle m'olTraitbeaucoup d'amis, entre autresle cé-
lèbre Hume, qui était le sien depuis longtemps. Voyant que je per-
sistais k rester tranquille , elle prit un tour plus capable di; m'é-
branler. Elle me fit entendre que, si j'étais arrêté et interrogé, je
me mettais dans la nécessité de nommer madame de Luxembourg,
et que son amitié pour moi méritait bien que je ne m'exposasse
pas k la compromettre. Je répondis qu'en pareil cas elle [)onvait
rester tranquille , et que je ne la compromettrais point. Elle répli-
qua que cette résolution était plus facile à prendre qu'à exécuter;
et en cela elle avait raison , .surtout pour moi, bien déterminé k ne
jamais me parjurer ni mentir devant les juges, quelque risque qu'il
pût y avoir k dire la vérité.
Voyant que cette réflexion m'avait fait quelque impression, sans
cependant que je puisse me résoudre à fuir, elle me parla de la Bas-
tille pour quelques semaines, comme d'un moyen de me soustraire
k la juridiction du parlement, qui ne se mêle pas des prisonniers
d'Etat. Je n'objectai rien contre cette singulière grâce , pourvu
qu'elle ne fut pas sollicitée en mon nnm. Comme elle ne m'en parla
plus , j'ai jugé dans la suite qu'elle n'avait proposé cette idée que
pour nie sonder, et qu'on n'avait pas voulu d'un expédient qui
finissait tout.
Peu de jours après, le maréchal reçut du curé de Deuil, ami de
Grimm et de madame d'Epinay, une lettre portant l'avis, qu'il di-
sait avoir eu de bonne part, que le parlement devait procéder con-
tre moi avec la dernière sévérité . et que tel jour , qu'il marqua , je
serais décrété de prise de corps. Je jugeai cet avis de fabrique hol-
bachienne ; je savais que le parlement était très attentif aux formes,
et que c'était toutes les enfreindre que de commencer en cette oc-
casion par un décret de prise de corps , avant de savoir jtiridique-
ment si j'avouais le livre qui portaif nicn nom, et si réellement j'en
étais l'auteur. Il n'y a, disais-je k madame de Bouftlers, que les cri-
mes qui portent atteinte à la tranquillité publique, dont sur le simple
indice ou décrète les accusés de prise de corps, de peur (|u'ils n'é-
chappent au châtiment. Mais quand on veut punir un délit tel que
le mien , qui mérite des honneurs et des récompenses , on procède
contre le livre, et l'on évite autant qu'on le peut de s'en prendre k
l'auteur. Elle me fit k cela une distinction subtile, que j'ai oubliée,
pour me prouver que c'était par faveur qu'on me décrétait de prise
de cor|is, au lieu de m' assigner pour être ouï. Le lendemain je reçus
une lettre de Guy , qui marquait que, s'étant trouvé le même jour
chez. M. le procureur-général, il avait vu sur son bureau le brouil-
lon d'un réqui.-.itoire contre l'Emile et son auteur. Notez que ledit
Guy était l'associé de Duchesne qui avait imprimé l'ouvrage; le-
quel , fort tranquille pour son pro|ire ciuupte , donnait par charité
cetavisk l'auteur. On [leiit jugercumbieu tout cela me parut croya-
ble. Il était si simple, si naturel qu'un libraire, admis a l'audience
du procureur-général, lût tranquillement les manuscrits et brouil-
Iniis épars sur le bureau de ce magistrat! Madame de Boiifflers et
d'autres me confirmèrent la même chose. Sur les absurdités dont
on me rebattait incessamment les oreilles^ j'étais tenté de croire que
tout le monde était devenu fou.
Sentant bien qu'il y avait sous tout cela quelque mystère qu'on
ne voulait pas me dire, j'attendis Lranquillenieiit l'événement, me
reposant sur ma dnutiire et mon innocence en toute cette affaire,
et trop heureux , quelque persécution qui dût m'atteiidre , d'être
apjielé k l'honneur de souffrir pour la vérité. Loin de craindre et
de me tenir caché, j'allais tous les jours au château, et je faisais les
après-midi mes promenades ordinaires. Le S juin, veille du décret,
je la fis avec deux professeurs oratoriens , le P. Alamanni et le
i P. Mandard. Nous ponàmes aux Champeaux un petit goûter que
nous mangeâmes de grand appétit. Nous avions oublie des verres :
I nous y supiiléâmes par des chalumeaux de seigle, aves lesquels
1 nous aspirions le vin dans la bouteille, nous piquant de choisir des
I tuyaux bien larges pour pompera qui mieux mieux. Je n'ai de ma
I vie été si gai. '
I J'ai compté comment je perdis le sommeil dans ma jeunesse.!
LES CONFESSIONS.
1:^3
)epuis lors, j'avais pris riiahitiulc dn lir(! Imis Irs soirs dans mon
il jusqu'à ce que je sentisse tues yeux s'appesanlir. Mois j'éteignais
tia bougie, et je tâchais de m'assoupir quelques instants, qui ne dii-
•aient guère. Ma lecture ordinaire du soir était la Bible, et Je l'ai lue
;ntière au moins cinq ou six fois de suite de cette façon. Ce soir-
à, me trouvant plus éveillé qu'à l'ordinaire , je prolongeai plus
ongtemps nia lecture, et je lus tout entier le livre qui finit par l'Iiis-
oirc du lévite d'Kidiraïm , et qui , si je ne me trompe , est le livre
lis Juges, car je ne l'ai pas revu de[iuis ce temps-là. Cette histoire
M'.iUrcta beaucoup, et j'en étais occupé dans une es|ièce de rêve,
luand tout-a-i:oup j'en fus tiré par du bruit et de la lumière. Thé-
■ése , qui la portail, éclairait M. de la Itocbe, qui, me voyant lever
irusquemeirt sur mon séant, me dit ; Ne vous alarmez pas; c'est
le la part de madame la maréchale, qui vous écrit' et vous envoie
me lettre de M. le prince de Conti. En effet, en ouvrant la lettre
le madame de Luxembourg, je trouvai celle qu'un exprès de ce
)riiice venait lui apporter , portant avis que , irialgré tous ses ef-
orts , ou était déterminé à [iroceder contre moi à toute rigueur.
yd fermentation , lui marquait-il, est extrême ; rien ne peut parer
e coup , la cour l'exige , le parlement le veut; à sept heures du
natin il sera décrété de prise de corps , et l'on enverra sur-le-
;hamp le saisir; j'ai obtenu qu'on ne le poursuivra [las s'il s'éloigne,
nais s'il persiste à vouloir se laisser prendre , il sera pris. La llo-
;he me conjura , de la part de madame la maréchale, de me lever,
;t d'aller conférer avec elle, il était deux heures , elle venait de .se
loucher. Elle vous attend , ajouta-t-il , el ne veut pas s'endormir
lans vousavoir vu. Je m'habillai en hâte , ctj'y courus.
~Ëlle me parut agitée : c'était la première fois. Son trouble me
oucha. Dans ce nioiuent de surprise , je n'étais pas moi-même
îxempt d'émotion ; mais, en la voyant; je m'oubliai pour ne penser
}u'à elle et au triste rôle qu'elle allait jouer si je me lai.ssais preu-
îre : car, me sentant assez de courage pour ne dire jamais que la
rérité , dùt-clle me nuire et me perdre, je ne nie sentais ni assez
le présence d'esprit, iii assez d'adresse, ni peut-être assez de fer-
rieté [lOur éviter de cumpromeltre madame de Luxembourg, si j'é-
ais vivement pressé. Cela me décida à sacritier ma gloire à sa traii-
|uillilé, et à faire pour elle, eu cette rencontre, ce qu'aucune
puissance humaine ne m'eût engagé à faire pour moi. Uans l'ins-
anl que ma résolution fut prise, je la lui déclarai, ne voulant point
;àter le prix de mon sacrifice eu le lui faisant acheter. Je suis cer-
aiii qu'elle ne put se trom|ier sur mou motif; cependant elle ne
ne dit pas un mot qui marquât ([u'elle y fût sensible. Je fus indigne
ie cette indillerence , au jioiiil île balancer à me rctracler ; mais
M. le maréchal survint; madame de Boultleis arriva de faris quel-
(ues moments après. Ils lirent ce qu aurait dû faire madame de
uiuxembourg. Je me laissai tlatler; j'eus lionte de me dédire , et il
:ie fut plus question ([ue du lieu de ma retraite et du temps de iiioa
iépart. M. de Luxembourg me proposa de rester chez lui quelques
ours incognito pour iteliberer et prendre mes mesures plus a loisir;
je n'y cousenlis (loiul, non plus que d'aller secrètement au Temple,
le m'obatiuai à vouloir partir des le même jour, plutôt que de rester
;aehe ou que ce pût être.
Sentant que j'avais des ennemis secrets et puissants dans le
"oyaume, je jugeai ([ue, maigre mon ailachemeiit pour la France,
'en devais sorur po.ir assurer ma Irauquillite. Mon premier mou-
«Mueiit fut lie me retirer à Genève ; mais un instant de retlexion
iullit pour me dissuader de faire cette sottise. Je savais que le lui-
iiistrre de France, encore plus puissant à Genève qu'à Pans, ne me
aissi'jait pas plus eu paix dans une de ces villes que dans l'autre,
s'il avait résolu de me tourmenter. Je savais que le Dincuurs sur
'(>tci/i(7i'((! avait cxeitecoutre mol, dans le conseil, une haine d'autant
|)lus dangereuse qu'il iio.sait la manitesier. Je savais qu'en dernier
lieu, lorsque la ^'uuoeUe Ueluisc parut, il s'était presse de la del'en-
ire à la soUieitalion du docteur rronchiii : mais, voyant que per-
sonne ne riniitait, pas même a l'aris, il eut honte île celte etourde-
rie, et retira la défense.
Je lie doutais pas que, trouvant ici l'occasion plus favorable, il
n'eût grand soin d'en proliter. Je savais que, malgie tous les beaux
semblants, 11 régnait contre moi dans tous les eieurs genevois une
Secrète jalousie, qui n'attendait que l'occasion de s'assouvir. iSeaii-
nioins, I amour de la pairie me rappelait dans la. mienne ; et, si
j'avais pu me llaller d y vivie en [laix, je n'aurais pas balance : mais
l'hiHuieur ni la raison ne me pernietiant pas de m'y réfugier comme
un liigUif, je pris le parti de m'en iap|irocher seuiemeni, el d'aller
itteiulre en Suisse celui qu'on prendrait a Genève à mon égard. On
verra bientôt que cette iucerlilude ne dura pas longtemps.
Madame de lioultlers desajqu'ouva beaucoup celte résolution, et
fit de nouveaux ellorts pour m'eiigager a [lasser en Angleterre. Elle
ne lu'ebranla pas. Je n'ai jamais aune l'.Vnglelerre m les Anglais;
et loule l'eloiiueiiee de uiailaiiie de Boulllers, loin de vaincre ma ré-
pugnance, semblait 1 augmenter, sans que je susse pourquoi.
Décide a partir le même jour, je fus ues le malin parti pour tout
le iiiouJe; et lu Hoche, par qui J envoyai clieiilier mes papier», ne
voulul pas dire a Theiese elle-menie si je l étais ou ne l'étais pas.
Depuu que j'avais résolu d'écrire uq jour mes mémoires, j'avais
accumulé beaucoup de lettres et autres papiers, de .sorte qu'il fallut
plusieurs voyages. Une partie de ces papiers déjà triés furent mis à
part ; et je m'occupai durant le reste de la matinée à trier les autres,
afin de n'emporter que ce qui pouvait m'étre utile, et brûler le reste.
M. de Luxembourg voulut bien m'aider à ce travail, qui se trouva
si long que nous ne pûmes achever dans la matinée, et je n'eus le temps
de rien brûler. M. le maréchal s'offrildcsechargerdu reste de ce triage,
de brûler le rebut lui-même, sans s'en rapporter à qui que ce fût,
et de m'envoyer tout ce qui aurait été mis a part. J'acceptai l'offre,
fort aise d'être délivré de ce soin, pour pouvoir passerle peu d'heures
qui me restaient avec des personnes si cli(;res, que j'allais quitter
pour jamais. Il prit la clef de la chambre où je laissais ces papiers,
et, à mon instante prière, il envoya chercher ma pauvre tante, qui
se consumait dans la perplexité morlelle de ce que j'étais devenu,
et de ce qu'elle allait devenir, et attendant à chaque instant les
huissiers, sans savoir comment se conduire et que leur répondre.
La Koche l'amena au château, sans lui rien dire ; elle me croyait
déjà bien loin ; en m'apercevant elle perça l'air de ses cris, el se
précipita dans mes bras. 0 aniiliê, rapport des cœurs, habitude, in-
timité ! Dans ce doux et cruel moment se rassemblèrent tant de
jours de bonheur, de tendresse et de paix passes ensemble, pour nie
faire mieux sentir le déchirement d'une première séparation, après
nous être à peine perdus de vue un seul jour pendant près de dix-
sept ans. Le maréchal, témoin de cet embrassement, ne put retenir
ses larmes ; il nous laissa. Thérèse ne voulait plus me quitter. Je lui
fis seiilir rinconvénient qu'elle me suivît en ce nioiiifiit, el la néces-
sité qu'elle restât pour liquider mes elléls et recueillir nion argent.
Uuand on décrète un homme de prise de corps, l'usage est de saisir
ses papiers, de iiuttre le scelle sur ses etVels, ou d'en faire l'inven-
taire, et d'y nommer un gardien. Il fallait bien qu'elle restât pour
veiller à ce qui se passerait, et tirer de tout le meilleur parti possi-
ble. Je lui promis qu'elle me rejoindrait dans peu : .M. le maréchal
conliruia ma promesse ; mais je ne voulus jamais lui dire où j'allais,
aliii qu'imerrogee par ceux qui viendraient me saisir, elle put pro-
tester avec vérité de son ignorance sur cet article. En l'embrassant,
au moment de nous quitter, je sentis eu moi-meiue un mouvement
très extraordinaire, et je lui dis dans un tiaiisport, helas! trop pro-
phétique : Mou enfant, il faut t'arruer de courage, tu as partage la
prospérité de mes beaux Jours, il te reste, puisque lu le viux, a par-
tager mes misères. N'attends plus qu'all'rontse; calamités à ma suite.
Le sort que ce triste jour commence pour moi me poursuivra jusqu'à
ma dernière heure.
Il ne me restait plus qu'à songer au déparl. Les huissiers avaient
dû venir a dix heures, lien elait quatre après midi quand je partis,
et ils u'elaient pas encore arrives. Il avaii eie décide que je |iren-
diais la poste. Je n'avais point de chaise : M. le maréchal nie lit
présent d'un cabriolet, et me prêta des chevaux et un |ioslillon
ju^qu a la première poste, où, par les mesures qu'il avait prises, on
ne ut aucune difliculte de me fournir des chevaux.
Comme je n'avais point diné à table, et ne 111 étais point montre
dans le château, les dames vinrent me dire adieu dans l'entresol
ou j'avais passe la journée. Madame la maréchale m'embrassa plu-
sieurs fois d'un air assez triste; mais je ne sentis plus dans ces em-
brasseiuents les étreintes de ceux qu'elle m'avait prodigues il y avait
deux ou trois ans. .Madame de Boulllers m'embrassa aussi, et me dit
de fort belles choses. Un embrassement qui me surprit davanlagc ,
lut celui de madame de Mirepoix ; car elle était aussi la. Madame la
maréchale de Mireiioix est une personne exlrémement froide, dé-
cente, et réservée , et ne me parait pas loul-à-lait exempte de la
hauteur nalurelle a la maison de Lorraine. Elle;ne m'avait jamais té-
moigne beaucoup d'attention. Soit que , tlalte u'uii honneur auquel
je ne m'attendais [las, je cherchasse à m'en augmenter le prix, soit
qu'en ellet elle eût mis dans cet embrassement un peu de cette
commiscrallon nalurelle aux cccurs généreux , je trouvai dans .sou
iiiouvemeiil et dans sou regard je ne sais quoi d'énergique qui lue
[icnctra. Souvent, eu y repensant, j'ai soupçonné dans la suite que,
n'ignorant pas à quel sort j'elais condaiiiue, elle n avait pu se dé-
fendre d'un moment d'atleiidrissei.ient sur ma destinée.
.M. le maréchal n'ouvrait pas la bouche; il elait pâle comme un
morl. Il voulut absolument m'uccomiiagner jusqu'à ma chaise, qui
111 alleiidail à l'abreuvoir. Nous traversâmes tout le jardin sans due
un seul mot. J'avais nue Clef du parc dont je me servis pour ouvrir
la porte, après quoi, au lieu de remettre la clef dans ma poche, je
la lui tendis sans mol dire. Il la prit avec une vivacité surprenante ,
à laquelle je n'ai pu m'eiiipecher de peusersouvenl depuis ce temps-
la. Je n'ai guère eu de ma vie d'instant plus amer que celui île celle
separaiioii. i.'embrassemeiit fut long et muet : nous sentîmes l'un
et l'autre que c était un dernier udieu.
Eiilre la Barre ei .Miuiliuoreiicy, je reiicoutrai dans un carrosse de
remise quatre hommes en noir, qui me saluèrent en souriant. Sur
ce que Thérèse m'a rapporte, dans la suite, de la ligure des huis-
siers, de l'heure de leur arrivée, el de la façon dont ils se compor-
tèrent, je n'ai point doute que ce ne fussent eux ; surlout ayant ap-
pris dans la suite qu'au heu d'être décrète à sept heures , comme
ou me l'avail auuouce, je ue l'avais éie qu'à midi. U fallut traverser
134.
LES VEILLÉES LITTÉRAIRES ILLUSTRÉES.
tout Paris. On n'est pas fort caché dans un cabriolet tout ouvert. Je
vis dans les rues plusieurs personnes qui ine saluèrent d'un air de
connaissance; aiais je n'en reconnus aucune. Le même soir je me
détournai pour passera Villeroi. A Lyon, les courriers doivent être
menés au commandant. Cela pouvaù être embarrassant pour un
homme qui ne voulait ni mentir ni changerde nom. J'allai avec une
lettre de madame de Luxembourg prier M. de Villeroi de faire en
sorte que je fusse exempté de cette corvée. M. de Villeroi me donna
une lettre dont je ne lis (louit usage, parce que je ne passai pas à
Lyon. Cette lettre est restée encore caclietee parmi mes papiers.
M. le duc me pressa beaucoup de coucher à Villeroi , nuis faiinais
mieux re|irendre la grande route, et je fis encore deux postes le
même jour.
Ma chaise était rude, et j'étais trop incommodé pour pouvoir mar-
cher à grandes journées. D'ailleurs, je n'avais pas l'air assez impo-
sant pour me l'aire bien servir; et l'on sait qu'en France les chevaux
de poste ne sentent la gaule que sur les épaules du postillon. En
payant grassement les guides,-je crus suppléer à la mine et an pro-
pos : ce fut encore pis : ils me prirent pour un pied plat , qui mar-
chait par commission, et qui courait la poste pour, la première fois
de sa vie. Des-lors je n'eus plus que des rosses , et je devins le
jouet des postillons. Je finis , comme j'aurais dû commencer, par
prendre patience, ne rien dire, et aller comme il leur plut.
J'avais de quoi ne pas ra'ennuyer en route en me livrant aux ré-
flexions qui se présentaient sur tout ce qui venait de m'arriver;
mais ce u'était là ni mon tour d'esprit, m la pente de mon cœur'.
Il est étonnant avec quelle faciliié j'oublie le mal passé, quelque ré-
cent qu'il puisse être. Autant sa prévoyance m'elUVaie et me trouble,
tant que je le vuis dans l'avenir, autant son souvenir me revient
faiblement et s'éteint sans peine, aussitôt qu'il est arrivé. Ma cruelle
imagination, qui se tourmente sans cesse à prévenir les maux qui ne
sont point encore, fait diversion a ma mémoire, et m'empêche de
me rappeler ceux qui ne sont plus. Contre ce qui est fait il n'y a plus
de précautions à prendre, et il est inutile de s'en occuper. J'épuise
en quelque façon .mon malheur d'avance; plus j'ai souffert à le
prévoir, plus j'ai de la facilité à l'oublier : tandis qu'au contraire ,
sans cesse occupé de mon court bonheur passé, je le rappelle ei
le rumine , pour ainsi dire, au point d'en louir derechef quand ie
veu.v. ■ ^ ■'
C'est à cette heureuse disposition , je le sens , que je dois de n'a-
voir jamais connu cette humeur rancunière qui fermente dans un
cœur vindicatif, par le souvenir toujours présent des offenses reçues,
et qui le tourmente lui-même de tout le mal qu'il voudrait rendre
à son ennemi. Naturellement emporté, j'ai senti la colère, la fureur
même dans les premiers mouvements ; mais jamais un désir de
vengeance ne prit racine aii-dedans de moi ; je m'occupe trop peu
de l'otfense pour m'occuper beaucoup de l'offenseur. Je ne pense au
mal que j'en ai reÇu qu'a cause de celui que j'en peux recevoir en-
core; et, sij'étais sur qu'il ne m'en fit plus, celui qu'il m'a fait se-
rait à l'instant oublié. On nous prêche beaucoup le pardon des of-
fenses : c'est une fort belle vertu sans doute , mais qui n'est pas à
mon usage. J'ignore si mon cœur saurait dominer sa haine, car il
n'en a jamais senti, el je pense trop [>eu à mes ennemis |iour avoir
le mente de leur pardonner. Je ne dirai pas à quel point, pour me
tourmenter, ils se tourmentent eux-mêmes. Je suis à leur merci, ils
oni tout pouvoir, ils en usent. Il n'y a qu'une chose au-dessus 'de
leur puissance, et dont je les dehe; c'est, en se tourmentant de
moi, de me forcer à me tourmenter d'eux.
Des le leudemain de mon départ j'oubliai si parfaitement tout ce
qui venait de se passer, et le (.arlement, et madame de Pompadour,
et M. de Chuiseul, et Grimin, et d'Alembert , et leurs amis, et leurs
comjilots, que je n'y aurais pas même repensé de tout mon voyage,
saus les (uecauiions doiilj'etais obligé d'user. Un souvenir qui me
vint au lieu de tout cela lut celui de ma dernière lecture, la veille
de mon départ. Je me rappelai aussi les Idylles de Gessner, que son
traducteurHubner m'avait envoyées, il y avait quelque temjjs. Ces
deux idées me revinrent si bien , et se mêlèrent de telle sorte dans
mon esprit , que je voulus essayer de les réunir, en traitant, à la
manière de Gessner, le sujet du Lévite d'Eijhraïm. Ce style cham-
pêtre et naïf ne paraissait guère propre à un sujet si atroce, et il
n'était guère à présumer que ma situation présente me fournit des
idées bien riantes pour l'égayer. Je tentai toutefois la chose , uni-
quemeut pour m'amuser dans ma chaise, et sans aucun espoir de
succès. A peine eus-je essayé, que je fus étonne de l'amenilede mes
idées, et de la facilite que j'éprouvai à les rendre. Je lis en trois
jours les trois premiers chants de ce petit poème, que j'achevai
dans la suite à Motiers ; et je suis sur de n'avoir rien lait en ma vie
où règne une djuceur de mœurs plus attendrissante, un coloris
plus Irais , des peintures plus naïves , un costume plus exact, une
plus aiiiique simplicité en toute chose, et tout cela, malgré l'hor-
reur du sujet, qui, dans le fond, est aijominable ; de sorte qu'ouire
tout le reste j'eus encore le mérite de la dilliculte vaincue. Le Lévite
d'Eptiraïm, s il n'est pas le meilleur de mes ouvrages , en sera tuu-
jouis le plu» chéri. Jamais je ne l'ai relu , jamais je ne le relirai,
sans sentir eu dedaQsl'applaudissementd'uu cœur saus liel, qui, loin
de s'aigrir par ses malheurs, s'en console avec lui-même, et trouve
en soi de quoi s'en dédommager. Qu'on ressemble tous ces grands
philosophes, si supérieurs à l'adversité dans leurs livres; qu'on les
mette dans une position pareille à la mienne, et que, dans la pre-'
mière indignation de l'honneur outragé, on leur donne un pareil
ouvrage, on verra comment ils. s'en tireront.
En [lartant de Montmorency pour la Suisse , j'avais pris la réso-
lution d'aller m'arrêtera Yverdun, patrie de mon vieux ami M.Ro-
guin, qui s'y était retiré de),)uis quelques années et m'avait même
invité à l'y aller voir. J'appris en route que Lyon faisait un détour;
cela m'évita d'y passer. Mais en revanche il fallait passer par Besan-
con, place de guerre, et, par conséquent, sujette au même inconvé-
nient. Je m'avisai de gauchir et de passer par Salins, sous prétexte
d'aller voir M. dcMiran, neveu de M. Dupin, qui avait un emploi à
laSaline, et qui m'avait fait jadis force invitation de l'y aller voir.
L'expédient me réussit ; je ne trouvai point M. de Miran ; fort aise
d'être dispensé de m'arrêter, je continuai ma route sans que per-
sonne me dit un mot.
En entrant sur le territoire de Berne, je fis arrêter ; je descendis
je me prosternai, j'embrassai, je baisai la terre, et m'écriai, dans
mon transport: Ciel! protecteur de la vertu, je te loue, je touche
une terre de liberté! C'est ainsi qu'aveugle et confiant dans mes
espérances, je me suis toujours passionné pour ce qui devait faire
mon malheur. Mon postillon, surpris, me crut fou : je remontai dans
ma chaise, et, peu d'heures après, j'eus la joie aussi pure que vive
de me sentir pressé dans les bras du respectable Roguin. Ah ! res-
pirons quelques instants chez ce digne hôte: j'ai besoin d'y repren-
dre du courage et des forces; je trouverai bientôt à les employer.
Ce n'est pas sans raison que je me suis étendu, dans le récit que
je viens de faire, sur toutes les circonstances que j'ai pu me rappeler.
Quoiqu'elles ne soient pas par elles-mêmes tort lumineuses, quand
on tient une fois le fil de la trame, elles peuvent jeter du jour sur
sa marche; et, par exemple, sans donner la première idée du pro-
blème que je vais profioser, elles aident beaucoup à le résoudre.
Supposons que, pour l'exécution du complot dont j'étais l'objet,
mon eloignement fût absolument nécessaire, tout devait, pour
l'opérer, se passer à peu près comme il se passa; mais si, au lieu de
me laisser épouvanter par l'ambassade nocturne de madame de
Luxembourg, et troubler par ses alarmes, j'avais continué comme
j'avais commencé, de tenir ferme, et qu'au lieu de rester au château
je m'en fusse retourné dans mon Ut, dormir tranquillement la fraî-
che matinée, aurais-je également été décrété'/ Grande question,
d'où dépend la solution de beaucoup d'autres, et pour l'examen de
laquelle l'heure du décret comminatoire et celle du décret réel ne
sont pas inutiles à remarquer. Exemple grossier, mais sensible, de
l'importance des moindres détails dans l'exposé des faits dont on
cherche les causes secrètes, pour les découvrir par induction.
LIVRE Xll.
Ici commence l'œuvre de ténèbres dans lequel, depuis huit ans, je
me trouve enseveli, sans que, de quelque façon que j'aie pu m'y
prendre, il m'ait été possible d'en percer l'effrayante obscurité. Dans
i'abime de maux où je suis submergé, je sens les atteintes des coups
qui me sont portés, j'en aperçois l'instrument immédiat, mais je ne
puis voir ni la main qui le dirige, ni les moyens qu'elle met en
œuvre. L'opprobre et les malheurs tombent sur moi comme d'eux-
mêmes, et sans qu'il y paraisse. Quand mon cœur déchiré laisse
échapper des gémissements, j'ai Pair d'un homme qui se plaint sans
sujet, et les auteurs de ma ruine ont trouvé l'art inconcevable de
rendre le public complice de leur complot, sans qu'il s'en doute lui-
même et sans qu'il en aperçoive l'effet. En narrant donc les évé-
nements qui me regardent, les traitements que j'ai soufferts et tout
ce qui m'est arrivé, je suis hors d'état de remonter à la main mo-
trice, et d'assigner les causes en disant les faits. Ces causes primi-
tives sont toutes marquées dans les deux précédents livres; tous les
intérêts relatifs à moi, tous les motifs secrets y sont exposés. Mais
dire en quoi ces diverses causes se combinent pour opérer les étran-
ges événements de ma vie, voilà ce qu'il m'est impossible d'expliquer,
même par conjecture. Si parmi mes lecteurs il s'en trouve d'assez
généreux pour pouvoir approfondir ces mystères et découvrir la vé-
rité, qu'ils relisent avec soin les trois précédents livres ; qu'en suite,
à chaque fait qu'ils liront dans les suivants, ils prennent les infor-
mations qui .seront à leur portée, qu'ils remontent d'intrigue en
intrigue et d'agent en agent jusqu'aux premiers moteurs de tout,
je sais certainement à quel terme aboutiront leurs recherches ; mais
je me perds dans la route obscure et tortueuse des souterrains qui
les y conduiront.
Durant mou séjour à Yverdun, j'y fis connaissance avec toute la
famille de M. Roguin, et entre autres avec sa nièce madame Boy-de-
LES CONFESSIONS.
135
a-To\ir et ses fillos, dont, eommeje crois l'avoir dit, j'avais aiilrc-
nis connu le père à I,von. Klic était venue à Yveninn voir son
)ncle et ses sœurs ; sa fille ainée, Agée d'environ quinze ans, m'en-
îhanta par son grand sens et son excellent caractiire. Je in'atlach.ii
l la mère et à la fille de l'amitié la (ilus tendre. Cette dernière
Hait destinée par M. Ho?uin au colonel son neveu , déjà fl'un ccr-
.:iiii 'ige, et qui me témoignait aussi la |>lus grande afléction ; mais
|ii(iii|ue l'oncle fût passionné pour ce mariage, que le neveu le dé-
sirât fort aussi , et que je prisse un intérêt très vif à la satisfaction
h', l'un et de l'autre , la grande disproportion d'âge et l'extrême ré-
iiugnaucc de la jeune personne me firent concourir avec la mère à
liJtiHiiiKT ce mariage, qui ne se fit point. I.c colonel' épousa depuis
uailciiiniMllc Dillan sa parente, d'un caractère et d'une heauté bien
icloii nmii rieur, et qui l'a rendu le idus heureux des maris et des
pères. Malgré cela, M. Roguin n'a pu ouhlier que J'aie en cette oc-
iasion contrarié ses désirs. Je m'en suis consolé par la certitude
l'avoir rempli, tant envers lui qu'envers sa famille, le devoir de la
plus sainte amitié, qui n'est pas de se rendre toujours agréable, mais
le conseiller toujours pour le mieux.
Je ne fus pas longtetnps en doute sur l'accueil qui m'attendait à
[îenève,au cas que j'eusse envie d'y retourner. Mon livre y fut brûlé,
^t j'y fus décrété di; prise de corps le 18 juin, c'est-à-dire neuf jours
iprès l'avoir été à Paris. Tant d'incroyables absurdités étaient cu-
iniiiics dans ce second décret, et l'édit ecclésiastique y était si for-
loilIriMcnt violé, queje refusai d'ajouter foi aux premières nouvelles
qui m'en vinrent, et que , quand elles furent bien confirmées , je
tremblai qu'une si manifeste et criante infraction de toutes les lois,
i commencer [lar celle du bon sens, ne mît (ienève .sens-dessus-
lessmis : j'(mis de (pioi me rassurer, tout resta tranquille. S'il s'émut
|iicli|ui' riiiueur ilans la pn|iulan' , elle ne fut que contre moi , et je
lus ti';iilé publii|urmi'ut par toutes les caillettes et par tons les cuistres
[■omme un écolier qu'on menacerait du fouet pour n'avoir pas bien
dit son catéchisme.
Ces deux décrets furent le signal du cri do malédiction qui s'éleva
contre moi dans toute l'Europe avec une fureur qui n'eut jamais
d'exemple. Toutes les gazettes, tous les journaux, toutes les bro-
chures sonnèrent le plus terrible tocsin. Les Français surtout , ce
peuple si doux, si poli, si généreux, qui se pique si fort de Lien-
séance et d'égards pour les malheureux, oubliant tout d'un cou|) ses
vertus favorites, se signala par le nombre et la violence des outrages
dont il m'accablait à l'envi. J'étais un impie, un athée, un forcené,
nu enragé, une béte féroce , un loup. Le continuateur du journal de
Trévoux fit sur ma prétendue lycanthiopic un écart qui montrait
assez bien la sienne. Enfin vous eussiez dit qu'on craignait à Paris
de se faire une affaire avec la police, si, publiant un écrit sur ((uel-
quc sujet que ce pût être, on manquait d'y larder quelque insulte
contre moi. En cherchant vainement la cause de cette unanime
aniniosité, je fus prôt à croire que tout le monde était devenu fou.
Quoi ! le rédacteur de la Paix pcupétuelle souffle la discorde ! l'éditeur
du Vicaire savoyard est un impie! l'auteur de la Nouvelle Héloïse est
un loup! celui de l'Emile est un enragé! Eh ! mon Dieu, qu'aurais-
je donc été si j'avais publié le livre de l'Esprit ou quelque ouvrage
semblable? Et pourtant, dans l'orage qui s'éleva contre l'auteur de
ce liire, le public, loin de joindre sa voix à celle de ses persécu-
teurs , le vengea d'eux par ses éloges. Que l'on compare son livre et
les miens, l'accueil différent qu'ils oui reçu , les traitements faits
aux deux auteurs dans les divers États de l'Europe; qu'on liouve à
ces dilfércnces des causes qui puissent contenter un homme sensé ;
voilà tout ce que je demande , et je me tais.
Je me trouvais si bien du séjour d'Yverdun , que je pris la réso-
lution d'y rester, à la vivesollicitatioii de M. Uoguui et de toute
sa famille. M. de Moiry de (iingin, bailli de cette ville, m'encou-
rageait aussi par ses bontés à rester dans son gouvernement. Le co-
liiMcl iiie pressa si fort d'accepter l'habitation d'un petit pavillon qu'il
avait dans sa maison, entre cour et jardin, que j'y consentis, et
aussitôt il s'empressa à le meubler et le garnir de tout ce qui était
nécessaire pour mon petit ménage. Le baunerct Roguin , des plus
empressés autour de moi, ne me quittait pas de la journée. J'étais
toujours très sensible à tant de caresses, mais j'en étais quelquefois
bien importuné. Le jour de mou emménagement était déjà marqué,
et j'avais écrit à Thérèse de me venir joindre , quand lout-à-coup
j'appris qu'il s'élevait à Berne un orage contre moi, qu'on attribuait
aux dévots , et dont je n'ai jamais pu pénétrer la première cause. Le
sriial , cxi'ili' sans qu'on sût par qui , paraissait ne vouloir pas me
laisser tranquille dans ma retraite. Au premier avis qu'eut M. le
bailli de ci'lli' l'enniMitation , décrivit eu ma faveur à plusieurs mem-
bres du gouverneinent , leur reiuochant leur aveugle intolérance,
et leur faisant honte de vouloir refuser à un homme de mérite
opprimé l'asile quêtant de bandits trouvaient dans leurs Étals. Des
gens sensés ont présumé que la chaleur de ses reproches avait plus
aigri qu'adouci les esprits. Quoi qu'il en soit, son crédit ni sou élo-
quence ne purent parer le coup. Prévenu de l'ordre qu'il devait me
signifier, il m'en avertit d'avance; et , pour ne pas attendre cet
ordre,' je résolus de partir dès le lendemain. La diflicutté était de
savoir 01:1 aller, voyant que Geucvc et la France m'étaient fermées,
et prévoyant bien que dans cette affaire chacun s'empresserait d'imi-
ter son voisin.
.Madame Boy-de-la-Ti)ur me proposa d'aller m'établir dans une
maison vide, mais toute meublée, qui appartenait à son fils au
village de .Motiers, dans le Val-de-Tr.ivers, comté de N>;u-;hàtel(l).
11 n'y avait qu'une montagne k traverser pour m'y rendre. L'offre
venait d'autant plus à propos , que dans les Kuits du roi de ITusse,
ji! devais naturellement être a l'abri des per:>éculions , et qu'au
moins la religion n'y pouvait guère servir de iirétexte. .Mais une se-
crète difficulté, qu'il ne me convenait pas de dire , avait bien de
(|iioi me faire hésiter. Cet amour ium; de la justice qui dévora tou-
jours mon cmiir, joint à mon penchant secret pour la France,
m'avait inspiré depuis longtemps de l'aversion pour le roi de Prusse,
qui me paraissait par ses maximes et par saconduite fouleraux pieds
tout respect pour la loi naturelle, et pour tous les devoirs humains.
Parmi les estampes encadrées dont j'avais orné mon donjon de
Montmorency était un portrait de ce prince, au-dessous duquel
j'avais mis un distique qui finissait ainsi :
Il pense en philosophe et se conduit en roi.
Ce vers qui , sous toute autre [iliime, eût fait un assez bel éloge ,
avait sous la mienne un sens qui n'était pas équivoque, et qu'ei-
(iliqiiait d'ailleurs bien clairement le vers précédent. Ce diitique
avait été vu de tous ceux qui venaient me voir, et qui n'étaient pas
en petit nombre. Le chevalier de Lorenzy l'avait même écrit pour
le donner à d'-Alembeit, et je ne doutais pas que d'Alembert n'eût
pris le soin d'eu faire ma cour à ce prince. J'avais euc>re aggravé
ce priiinier tort par un passage de l'Emile où , sous le nom d'Adraste,
roi des DaiHiieiis, on voyait assez qai j'avais en vue, et la remarque
n'avait pas échappé aux épilogueurs , puisque madame de Boul'flers
m'avait mis plusieurs fois sur cet article. Ainsi j'étais bien sûr d'être
inscrit en encre rouge sur les registres du roi de Prusse, et supposant
d'ailleurs qu'il eût les principes que j'avais osé lui attribuer, mes
écrits et leur auteur ne pouvaient par cela seul que lui déplaire : car
on sait que les méchants et les tyrans m'ont toujours pris dans la
plus mortelle haine, même sans me connaître, etsur la seule lecture
de mes écrits.
J osai pourtant me mettre à sa merci , et je crus courir peu de ris-
que. Je savais que les passions basses ne subjuguent que les hommes
faibles, et ont peu de prise sur les âmes d'une foi te trempe, et
qu'il n'était pas au-dessus de son caractère de l'être en effet. Je jugeai
qu'une vile et facile vengeance ne balancerait pas un moment en
lui l'amour de la gloire; et, me mettant un moment à sa place, je
ne crus pas impossible qu'il se prévalût de la circonstance pour ac-
cabler du poids de sa générosité l'homme qui avait ose mal penser
de lui. J'allai donc m'établir à Motiers avec une confiance dont je
le crus fait pour sentir le prix, et je me dis: Quand Jean-Jacques
s'élève à côté de Coriolan, Frédéric descendra-t-ii plus bas que le
général des Volsques?
Le colonel Roguin voulut absolument passer avec moi la monta-
gne, et venir m'inslaller à Motiers. Une belle-sœur de madame Boy-
de-la-Tour, appelée madame Girardier, à qui la maison que j'allais
occuper était très commode , ne me vit pas arriver avec un certain
plaisir; cependant elle me mit de bonne grâce en possession démon
logement, et je mangeai chez elle en attendant que Thérèse fût
venue, et que mou petit ménage fût établi.
Depuis mon départ de Montmorency, sentant bien queje serais
désormais fugitif sur la terre, j'hesiiais à permettre quelle vint me
joindre , et partager la vie errante à laquelle je me voyais condamné.
Je sentais que par cetic catastrophe nos relations allaient changer,
et que ce qui jusqu'alors avait été faveur et bienfait de ma part , le
serait desminais de la sienne. Si son attachement me restait à
l'épreuve de mes malheurs, elle en .serait déchirée, et sa douleur
ajouterait à mes maux. Si ma disgrAce attiédissait son cœur, elle
me ferait valoir sa constance comme un sacrifice : et au lieu de sen-
tir le plaisir que j'avais à partager avec elle mon dernier morceau
de pain, elle ne sentirait que le mérite qu'elle aurait de vouloir bien
me suivre partout où le sort me forçait d'aller.
Il faut dite tout : je n'ai dissimule ni les vices de ma pauvre ma-
man , ni les miens, je ne dois pas faire plus de grâce à'ifherese; et,
quelque plaisir que je prenne à rendre honneur à une personne
qui m'est si chère, je ne veux pas non plus déguiser ses torts, si
tant est inênie qu'un changement involontaire dans les affections du
cœur soit un vrai tort. Depuis longtemps je m'apercevais de l'attié-
dissement du sien. Je sentais qu'elle n'était plus pour moi ce qu'elle
fut dans nos belles aimées , et je le sentais d'autant mieux que j'étais
le niêrac pour elle toujours. Je retombai dans le même inconvénient
dont j'avais senti l'eflet auprès de maman , et cet elfet fut le même
auprès de Thérèse. N'allons pas chercher des perfections hors de la
(1) Motiers-Traversest un joli village jurassien où ou trouve une bonoe
aiibeii;':' ^^//o^■/-dl^-^i(/f).
La eliiiubio qu'occupait Rousseau n'a subi aucun changeinenl, elle es»
1res visitée. A. de B.
136
LES VEILLÉES LITTÉRAIRES ILLUSTRÉES.
nature, il serait le uièiiie auinès de quelque femme que ce fût. Le
parti que j'avais prisa l'égard de mes enfants, quelque bien raisonné
qu'il m'eût paru , ne m'avait pas toujours laissé le cœur tranquille.
En méditant mon traite de réducatiuu , je senlis que j'avais iieglif,'é
des devoirs dont rien ne pouvait me dispenser. Le remords enfin
devint si vif, qu'il m'arracha jiresque l'aveu public de ma faute au
commencement de l'Emile , et le trait même est si clair, qu'aiirès un
tel passage il est surprenant qu'on ait eu le courage de me la re-
procher. Ma situation cependant était alors la même , et pire encore
par l'animosité de mes ennemis, qui ne cherchaient qu'à me prendre
en faute. Je craignis la récidive; et, n'en voulant pas courirle ris-
que, j'aimai mieux me condamnera l'abstinence que d'exposer
Thérèse à se voir derechef dans le même cas. J'avais d'ailleurs re-
marqué que l'habitation des femmesempirait sensiblement mon état;
le vice équivalen t, dont je n'ai jamais pu bien uie guérir, m'y paraissait
moins contraire. Cet-
te double raison m'a-
vait fait former des
résolutions que j'a-
vais quelquefois assez
mal tenues, maisdans
lesquelles je persis-
tais avec plus de con-
stance depuis trois ou
quatre ans ; c'était
aussi depuis cette épo-
que que j'avais re-
marqué du rcfroidis-
seraentdansTliérese:
elle avait pour moi
le même attachement
par devoir, mais elle
n'en avait plus par
amour Cela jetait né-
cessairement moins'
d'agrément dans no-
tie commerce, et j'i-
maginai que , sûre
de Idconlinualion de
mes soins où qu'elle
put. être, elle aime-
rait peut-être mieux
rester a Paris que
d'errer avec moi. Ce-
pendant , elle avait
marque tant de dou-
leur a notre sé|iara-
tion, elle avait exige
de moi des promesses
SI positives de nous
rejoindre, elle en ex-
primait si vivement
le désir depuis mon
départ , tant à M. le
prince de Conti qu'à
M. de Luxembourg,
que, loin d'avoir le
Courage de lui [larler
de séparation, j'eus à
peine celui d'y penser
moi-même; et, après
avoir senti dans mon cœur combien il nVélait impossible de me
passer d'elle, je ne songeai plus qu'à la rappeler iiicessainmcnl. Je
lui écrivis donc de partir ; elle vint. A peine y avait-il ileux mois que
je 1 avais quittée; mais c'était depuis tant d'années notre première
séparation. Nous l'avions sentie bien cruellement l'un et l'autre,
yuel saisissement en nous embrassant! 0 que les larmes de ten-
dresse et de joie sont douces ! Comme mon cœur s'en abreuve ! Pour-
quoi m'a-t-on lait verser si peu de celles-là?
En arrivant à Motiers, j'avais écrit à niylord Keith, maréchal d'E-
cosse, gouverneur de .Neuchàtel, pour lui donner avis de ma retraite
dans les Etats de Sa Majesté, et pour lui demander sa protection. Il
me répondit avec la générosité qu'on lui connaît, et que j'attendais
de lui 11 m'invita à l'aller voir. J'y fus avec M. Martinet, chàli-l.iln
du Val-de-Travers, qui était en grande faveur auprès de Son Excel-
lence. L'aspect vénérable de cet illustre et vertueux Ecossais m'émut
puissamment le cœur; et, dès l'instant même, commença entre lui
et moi ce vif aitacliement qui de ma part est toujours le même, et
qui le serait toujours de la sienne, si les traîtres qui m ont ôte toutes
les consolations de la vie n'eussent profité de mon éloigaement
pour abuser sa vieillesse et me deligurer a ses yeux.
Georges Keith, maréchal héréditaire d'Ecosse, et frère du célèbre
gênerai Keith, qui vécut glorieusement, et mourut au Ht d'honneur,
avait quitte son pays dans sa jeunesse, et y fut proscrit pour s'être
attache à la maison Stuart, dont il se dégoûta bientôt par l'esprit
Georgp Keitk, maréchal liéri'-ilil:iii-e d'Ecosse.
injuste et tyiannique qu'il y remarqua, et qui en lit toujours le ca-
ractère dominant. Il demeura longtemps en Espagne, dont le climat
lui plaisait beaucoup, et finit par s'attacher, ainsi que son frère, au
roi de Prus.se, qui se connaissait en hummes, et les accueillit tous
deux comme ils le méritaient. Il fut bien payé de cet accueil par les
grands .services que lui rendit le maréchal Keith , et par une chose
bien plus précieuse encore, la sincère amitié de mylord-niaréchal.
La grande àme de ce digne homme, toute républicaine et fière , ne
pouvait se plier que sous le joug de l'amitiç ; mais elle s'y pliait si
parfaitement, qu'avec des maximes bien différentes il ne vit plus
que Frédéric du moment qu'il lui fut attaché. Le roi le chargea
d'afl'aires importantes, l'envoya à Paris , en Espagne , et enfin , le
voyant, déjà vieux, avoir besoin de repos, lui donna pour retraite le
gouvernement de Neuchàtel, avec la délicieuse occupation d'y passer
le reste de sa vie à rendre ce petit peuple heureux.
Les Neuchàtelais ,
qui n'aiment que la
pretintailleelle clin-
quant, qui ne se
connaissent pas en
bonne étoffe, et met-
tent l'uspiit dans les
longues phrases, voy-
ant un homme froid
mais sans façon, pri-
rent sa simplicité
pour de la hauteur ,
sa franchise pour de
la rusticité, son laco-
nisme pour de la bê-
tise, se cabrèrent con-
tre ses soins bienfai-
sants, parce que, vou-
lant etie utile et non
cajoleur , il ne savait
pas llatler les gens
(|u'il n'estimait pas.
Dans la ridicule af-
l'iire du ministre Petit
Pierre, qui lui chassé
par ses coiilreres pour
n'avoir pas voulu
qu'ils lussent damnes
eleriiellemenl , my-
lord , s'etailt opposé
aux usurpations des
ministres, vit soule-
ver (outre lui tout
le pays dont il pre-
nait le parti ; et,
quand j'y arrivai , ce
stupide murmure n'é-
tait pas éteint enco-
re. Il passait au moins
pour un liomme qui
se laissait prévenir ,
et de toutes les im-
putations dont il fut
charge , c'était peut-
être le moins injus-
te. Mon premier mou-
vement, en voyant ce vénérable vieillard fut âe m'atteiidnr sur la
maigreur de son corps déjà décharné parles ans; mais en levant les
yeux sur sa physionomie animée , ouverte et noble, je me sentis
saisi d'un respect mêlé de conliance qui l'emporta sur tout autre
sentiment. Au compliment très court que je lui lis eu f abordant, il
répondit en parlant d'autre chose, comme si j'eusse ete la depuis
huit jours. Il ne nous dit pas même de nous asseoir. L'empesé châ-
telain resta debout. Pour moi , je vis dans l'œil perçant et lin de
mylord je ne sais quoi de si caressant, que, me semant d'abord à
mon aise, j'allai sans façon partager son sopha et m'asseoir a côte
de lui. Au ion familier qu'il prit à fiastant, je sentis que cette liberté
lui faisait plaisir, et qu'il se disait en lui-même : Ceiui-ci u'esl pas
un Neuchàtelais.
Ell'et singulier de la grande convenance des caractères ! Dans un
âge où le cœur a déjà perdu sa chaleur naturelle, celui de ce boa
vieillard se rechaull'a pour moi d'une façon qui surprit tout le monde.
11 vint me voir à Motiers, sous prétexe de tirer des cailles, el y passa
deux jours sans toucher un fusil 11 s'établit entre nous une telle
amitié, car c'est le mot, que nous ne pouvions nous passer l'un de
l'autre. Le château de Colombier, qu'il habitait fête, eiait à six lieues
de Motiers; j'allais tous les quinze jours au plus tard y passer vingt-
quatre heures, puis je revenais de même en pèlerin , le cœur tou-
jours plein de lui. L'émotion que j'éprouvais jadis dans mes courses
de fErmilage à Eauboaue était bieu dil^«reate assurément, mais
LES CONFESSIONS.
137
elle n'était pas plus douce que celle avec laquelle j'approchais de
Colombier. Que de larmes d'attendrissement j'ai souvent versées
dans la route en pensant aux bontés paternelles, aux vertus aima-
bles, à la douce philosophie de ce respectable vieillanl 1 je l'a|ipelais
mon père, il m'appelait son enfant. Ces doux noms rendent en par-
tie l'idée de l'attachement qui nous unissait, mais ils ne rendent pas
encore celle du besoin que nous avions l'un de l'autre, et du desir
continuel de nous rapprocher. Il voulait absolument me loger au châ-
teau de Colombier, et me pressa loiiglfmps d'y prendre à dcmeiiie
l'appartement que j'occupais. Je lui dis enfin que j'étais plus libre
chez moi, et que j'aimais mieux passer ma vie à le venir voir. Il ap-
prouva cette franchise, et ne m'en parla plus. 0 bon mylord ! () mon
digne père ! Que mon
cieur s'émeut encore en
pensant à vous! Ah les
barbares! quel coup ils
m'ont donné en vous
détachant de moi! Mais
non, non, grand hom-
me ; vous êtes et serez
toujours le même pour
moi , qui le suis tou-
jours. Us vous ont trom-
pé, mais ils ne vous ont
pas changé-
Mylord-maréehal n'est
pas sans défauts : c'est
un sage , mais c'est un
homme. Avec l'esprit le
plus pénétrant, avec le
tact le plus fin qu'il soit
possible d'avdir, avec la
plus profonde connais-
.sance des hommes, il se
laisse abuser quelquc-
fiiis , et n'en revient
pas. Il a l'humeur sin-
gulière , quelque chose
de bizarre et d'étraMg<!r
dans son tour d'esprit.
Il paraitoublier les gens
qu'il voit tous les jours,
et se souvient d'eux au
moment qu'ils y pen-
sent le moins : ses at-
tentions paraissent hors
de propos ; ses cadeaux
sont de fantaisie et non
de convenance ; il don-
ne ou envoie à l'instant
ce qui lui passe par la
tète, de grand prix ou
de nulle valeur indiffé-
remment. Un jeune Ge-
nevois, désirant entrer
au service du roi de
Prusse , se présente à
lui ; mylord lui donne,
au lieu de lettre , un
petit sachet de peau
plein de pois , qu'il le
charge de remettre au
roi. En recevant cette
singulière recomman-
dation , le roi place à
l'instant celui qui la
porte. Ces génies élevés
ont entre eux un langage que les esprits vulgaires n'entendront ja-
mais. Ces petites bizarreries, semblables aux caprices d'une jolie
femme, ne me rendaient mylord-maréchal que jilus intéressant. J'é-
tais bien sur, et j'ai bien éprouvé dans la suite (ju'elles n'iiilluaiiiit
pas sur ses sentiments, ni sur les soins que lui prescrit l'aiintie dans
les occa?ions sérieuses. Mais il est vrai que dans sa façon d'obliger il
met encore la même singularité que dans ses iiiaiiiircs. Je n'eu ci-
terai qu'un seul trait sur une bagatelle. Comme la journée ilt^ Molirrs
à Colombier était trop forte pour moi, je la partageais d'ordinaire en
partant après dîner et couchant à Brot, à moitié chemin, l/liùie, ap-
pelé Sandoz, ayant à solliciter à Berlin une grâce qui lui luiiioilait
extrêmement, me pria d'engager Son Excellence à la demander pour
lui. Volontiers. Je le mène avec moi; je le laisse dans l'anticliambre,
et je parle de son affaire à mylord, iiui ne me repond rien. I.a ma-
tinée se passe. Eu traversaiit la salle pour aller dîner, je vois le
pauvre Saiuloz qui se morfondait d'allcndre. Croyant que mylord
l'avait oublie, je lui en parle avant de nous mettre a table ; mot,
comme auparavant. J* trouvais cette mauiùre de me faire seulir
T. IV.
que je l'importunais un peu dure, et je me tus, en plaignant tout
bas le pauvre Sandoz. En m'en retournant le lendemain, je fus
bien sur|iris du remercîment qu'il me fit, du bon accueil et du bon
dîner qu'il avait eus chez Son Excellence, qui de plus avait reçu son
papier. Trois semaines après, mylord lui envoya le reserit qu'il avait
demandé, expédié par le ministre, et signé du roi; et cela, sans
m'avoir jamais voulu dire ni répondre un seul mot, ni à lui non
plus sur cette all'aire, dont je crus qu'il ne voulait pas se charger.
Je voudrais ne pas cesser de parler de George Keilh ; c'est de lui
que me viennent mes derniers souvenirs heureux; tout le reste de
ma vie n'a plus été (|u'afflictions et serrements de cœur. La nrié-
moire en est si triste et m'en vient si confusément, qu'il ne m'est
(las possible de mettre
aucun ordre dans mes
récits ; je serai forcé
désormais de les arran-
ger au hasard comme
ils se présenteront.
Je ne tardai pas d'être
tiré d'in<iuiétude sur
mon asile par la ré-
[lonse du roi à mylord-
maréchal, en qui, com-
n)e on peut croire, j'a-
vais trouvé un bon avo-
cat. Non-seulement Sa
Majesté approuva ce
qu'il avait fait , mais
i:lli; le chargea , car il
faut tout dire , de me
donner douze louis. Le
bon mylord, embarras-
sé d'une pareille com-
niissi.iii , et ne sachant
(diiiiii' lit s'en acquitter
hoiiiièiiMTient , tâcha
d'en exti-niier l'insulte
en transformant cet ar-
gent en nature de pro-
visions , et me mar-
quant qu'il avait ordre
dt: me fournir du bois
et du charbon pour
commencer mon petit
ménage ; il ajouta mê-
me, et peut-être de son
chef, que le roi me fe-
rait volontiers bâtir une
petite maison à ma fan-
taisie , si j'en voulais
choisir l'emplacement.
Cette dernière offre me
toucha fort, et me fit
oublier la mesquinerie
de l'autre. Sans accep-
ter aucune des deux, je
regardai Frédéric com-
me mon bienfaiteur et
mon protecteur ; et je
miattachai si sincère-
ment à lui que je pris
dès lors autant d'inté-
rêt à sa gloire que j'a-
vais trouvé jusqu'alors
d'injustice à ses suc-
cès. A la paix qu'il fit
peu après , je témoi-
gnai ma joie par une illumination de très bon goùl : c'était un
cordon de guirlandes dont j'ornai la maison que j'habitais , et
où j'eus, il. est vrai, la fierté vindicative de dépenser presque
autant d'argent qu'il m'en avait voulu donner. La paix conclue ,
je crus que , sa gloire militaire et politique étant au comble , il
allait s'en donner une d'une autre espèce en revivifiant ses Euts,
en y faisant régner le commerce, l'agriculture, en y créant un nou-
veau sol, en le couvrant d'un nouveau peuple, en maintenant la
paix chez tous ses voisins, en se faisant l'arbitre de l'Europe après
en avoir été la terreur. H pouvait sans risque poser l'épée. bien sur
qu'on ne l'obligerait pas à la reprendre. Voyant qu'il ne désarmait
pas, je craignis qu'il ne profilât mal de ses avantages, et qu'il ne
fût grand qu'à demi. J'osai lui écrire à ce sujet, et. prenant le ton
familier fait pour plaire aux hommes de sa trempe, pour porter
jusqu'à lui cette sainte voix de la vérité, que si peu de rois sont
faits pour entendre. Ce ne fut qu'en secret, et de moi à lui, que je
pris cette liberté. Je n'en lis pas même participant mylord-maréchal,
et je lui envoyai ma lettre au roi toute cachetée. Mylord envoya ma
la
Toniljrau dr ,I.-.I. Uuussi-aa à Ernienonville
138
LES VEILLÉES LITTÉRAIRES ILLUSTRÉES.
lettre sans s'informer de son contenu. Le roi n'y fit aucune réponse;
et,quelque temps après mjlord-maréchal étant alléàBerlin, il lui dit
seulement que je l'avais Lien grondé. Je compris par là que ma
lettre avait été mal reçue, et que la franchise de mon zèle avait
passé pour la rusticité d'un pédant. Dans le fond, cela pouvait très
bien être ; peut-être ne dis-je pas ce qu'il fallait dire, ou ne piis-je
pas le ton qu'il fallait prendre. Je ne puis répondre que du senti-
ment qui m'avait mis la plume à la main.
Peu de temps après mon établissement à Moliers-Travers, ayant
toutes les assurances possibles qu'on m'y laisserait tranquille, je
pris l'habit arménien. Ce n'était pas une idée nouvelle; elle ra'élait
venue diverses fois dans le cours de ma vie. et elle me revint sou-
vent à Montmorency, où le fréquent usage des sondes, me condam-
nant à rester souvent dans ma chambre, me fit mieux sentir tous
les avantages de l'habit long. La commodité d'un tailleur arménien
qui venait souvent voir un parent qu'il avait à Montmorency, me
tenta d'en profiter pour prendre ce nouvel équipage, au risque du
qu'en-dira-t-on , dont je me souciais très peu. Cependant, avant
d'adopter cette nouvelle parure, je voulus avoir l'avis -de madame
de Luxembourg, qui me conseilla fort de la prendre. Je me fis donc
une petite garde-robe arménienne ; mais l'orage excité contre moi
m'en fit remettre l'usage à des temps plus tranquilles; et ce ne fut
que quelques'mois après que, forcé par de nouvelles attaques de re-
courir aux sondes, je crus [louvoir^ sans aucun risque, prendre ce
nouvel habillement à Motiers, surtout après avoir consulté le
pasteur du lieu, qui me dit que je pouvais le porter, même au tem-
ple, sans scandale. Je pris donc la veste, le cafetan, le bonnet
fourré, la ceinture: et après avoir assisté dans cet équipage au ser-
vice divin, je ne vis point d'inconvénient à le porter chez mylord-
maréchal. Son Excellence, me voyant ainsi vêtu, me dit pour tout
compliment sa/ama/efcî, après quoi tout fut fini, et je ne portai plus
d'autre habit.
Ayant quitté tout à fait la littérature, je ne songeai plus qu'à
mener une vie tranquille et douce autant qu'il dépendrait de moi.
Seul, je n'ai jamais connu l'ennui, même dans le plus parfait
désœuvrement : mon imagination, remplissant tous les vides, suffit
seule pour ra'oceuper. Il n'y a que le bavardage inactif de chambre,
assis les uns vis-à-vis des autres à ne mouvoir que la langue, que
jamais je n'ai pu supporter. Quand on marche, qu'on se promène,
encore passe ; les pieds et les yeux font au moins quelque chose :
mais rester là les bras croisés, à parler du temps qu'il fait et des
mouches qui volent, ou, qui pisest, às'entrefaire des compliments,
cela m'est un supplice insupportable. Je m'avisai, pour ne pas vivre
en sauvage, d'apprendre à faire des lacets. Je portais mon coussin
dans mes visites ; ou j'allais comme les femmes, travailler à ma
porte et causer avec les. passants. Cela me faisait supporter l'ina-
nité du babillage, et passer mon temps sans ennui chez mes voisines,
dont plusieurs étaient assez aimables et ne manquaient pas d'esprit.
Une, entre autres, aiipelée Isabelle d'ivernois, fille du procureur-
général de Neucbàtel, me parut assez estimable pour me lier avec
elle d'une amitié particulière, dont elle ne s'est pas mal trouvée
par les conseils utiles que je lui ai donnés, et par les soins que je
lui ai rendus dans des occasions essentielles; de sorte que mainte-
nant, digne et vertueuse mère de famille, elle me doit peut-être
son mari, sa raison, sa vie et son bonheur. De mon côté, je lui dois
des consolations très douces, et surtout durant un bien triste hiver,
où, dans le fort de mes maux et de mes peines, elle venait passer
avec Thérèse et moi de longues soirées, qu'elle savait nous rendre
bien courtes par l'agrément de son esprit et par les mutuels épan-
chemenls de nos cœurs. Elle m'appelait son papa, je l'appelais ma
fille, et ces noms, que nous nous donnons encore, ne cesseront
point, je l'espère, de lui être aussi chersqu'à moi. Pour rendre mes
lacets bons à quelque chose, j'en faisais présent à mes jeunes amies
à leur mariage, à condition qu'elles nourriraient leurs enfants; sa
sœur aînée en eut un à ce titre, et l'a mérité ; Isabelle en eut un de
même et ne l'a pas moins mérilé par l'intention, mais elle n'a pas eu
le bouheur de pouvoir faire sa volonté. En leur envoyant ces lacets,
j'écrivis à l'une et à l'autre des lettres dont la première a couru le
monde, mais tant d'éclat n'allait pas à la seconde : .l'amitié ne
marche pas avec si grand bruit.
l'armi les liaisons que je fis à mon voisinage, et dans le détail
desquelles je n'entrerai pas, je dois noter celle du colonel Pury, qui
avait une maison sur la montagne, où il venait passer les élés. Je
n'étais pas empressé de sa connaissance, parce que je savais qu'il
était très mal à la cour et auprès de raylord-maréchal, qu'il ne voyait
point. Cependant comme il me vint voir et me fit beaucoup d'hon-
uètelés, il fallut l'aller voir à mon tour. Cela continua, et nous man-
gions quelquefois l'un chez l'autre. Je fis chez lui connaissance avec
M. du Peyrou, et ensuite une amitié trop intime pour que je puisse
me dispenser de parler de lui.
M. du Peyrou était Américain, fils d'un commandant ic Suri-
nam, dont le successeur, M. le Chambricr, épousa la veuve. Devenue
veuve une deuxième fuis, elle vint, avec son fils, s'établir dans le
pays de son second mari. Du Peyrou, fils unique, fort riche, et tea-
dremeul aimé de sa mère, avait été élevé avec assez de soin, et sou
éducation lui avait profité. Il avait acquis beaucoup de demi-con-
naissances, quelque goût pour les arts, et il se piquait surtout d'a-
voir cultivé sa raison : son air hollandais, froid et philosophe, son
teint basané, son humeur silencieuse et cachco, favorisaient beau-
coup cette opinion. 11 était sourd et goutteux, quoique jeune en-
core ; cela rendait tous ses mouvements fort poses, fort graves; et,
quoiqu'il aimât à disputer, quelquefois même un peu longuement,
généralement il parlait peu, parce qu'il n'entendait pas. Tout cet
extérieur m'en imposa ; je me dis : Voici un penseur, un homme
sage, tel qu'on serait heureux d'avoir un ami. Pour achever de me
prendre, il m'adressait souvent la parole, sans jamais me faire au-
cun com|)liment. Il me parlait peu de moi, peu de mes livres, très
peu de lui. Il n'était pas dépourvu d'idées, et tout ce qu'il disait
était assez juste. Cette justesse et cette égalité m'attirèrent. 11 n'a-
vait dans l'esprit ni l'élévation ni la finesse de celui de mylord-ma-
réchal, mais il en avait la simplicité; c'était toujours le représenter
en quelque chose. Je ne m'engouai pas, mais je m'attachai par
l'estime; et, par trait de temps, cette estime amena l'amitié. J'ou-
bliai totalement avec lui l'objection que j'avais faite au baron
d'Holbach, qu'il était trop riche; et je crois que j'eus tort. J'ai
appris à douter qu'un homme jouissant d'une grande fortune, quel
qu'il puisse être, puisse aimer sincèrement mes principes et leur
auteur.
Pendant assez longtemps je vis peu du Peyrou, parce que je n'al-
lais point à Neuchàtel, et qu'il ne venait qu'une fois l'an à la mon-
tagne du colonel Pury. Pourquoi n'allais-je point à Neuchàtel? C'est
un enfantillage qu'il ne faut pas taire.
Quoique protégé par le roi de Prusse et par mylord-marcchal, si
j'éviiai d'abord la persécution dans mon asile, je n'évitai pas du
moins les murmures du public, des magistrats municipaux, des mi-
nistres. Après le branle donné par la France, il n'était pas du bon
air de ne me pas faire au moins quelque insulte, on aurait eu peur de
paraître improuver mes persécuteurs en ne les imitant pas. La
classe de INeuchàtel, c'est-à-dire la compagnie des ministres, donna
le branle en tentant d'abord d'émouvoir contre moi le conseil
d'Etat. Cette tentative n'ayant pas réussi, les ministres s'adressèrent
au magistrat municipal, qui fit aussitôt défendre mon livre, et, me
traitant en toute occasion peu honnêtement, faisait comprendre et
disait même que si j'avais voulu m'aller établir dans la ville, on ne
m'y aurait pas souffert. Us remplirent leur Mercure d'inepties et du
plus idiot cafardage, qui, tout en faisant rire les gens sensés, ne
laissait pas d'échaulTer le peuple et de l'animer contre moi. Tout
cela n'empêchait pas qu'à les entendre dire je ne dusse être très
reconnaissant de l'extrême grâce qu'ils me faisaient de me
laisser vivre à Motiers; ils m'auraient volontiers mesuré l'air à la
pinte, à condition que je l'eusse payé bien cher. Us voulaient que
je leur fusse obligé de la protection que le roi m'accordait malgré
eux, et qu'ils travaillaient sans relâche à m'ôter. Enfin, n'y pou-
vant réussir, après m'avoir fait tout le tort qu'ils purent, et m'avoir
décrié de tout leur pouvoir, ils se firent un mérite de leur impuis-
sance, en me faisant valoir la bonté qu'ils avaient de me souffrir
dans leur pays. J'aurais dû leur rire au nez pour toute réponse, je
fus assez bête pour me piquer, et j'eus l'ineptie de ne vouloir point
aller à Neuchàtel, résolution que je tins près de deux ans, comme
si ce n'était pas trop honorer de pareilles espèces de faire attention
à leurs procédés, qui, bons ou mauvais, ne peuvent leur être impu-
tés, puisqu'ils n'agissent jamais que par impulsion! D'ailleurs, des
esprits sans culture et sans lumières, qui ne connaissent d'autre
objet de leur estime que le crédit, la puissance etl'argent, sont bien
éloignés de soupçonner même qu'on doive quelque égard aux ta-
lents, et qu'il y ait déshonneur à les outrager.
Un certain maire de village, qui pour ses malversations avait
été cassé, disait au lieutenant du 'Val-de -Travers, mari de mon Isa-
belle : On dit que ce Rousseau a tant d'esprit ; amenez-le-moi , que
je vois si cela est vrai. Assurément les mécontentements d'un
homme avec qui l'on prend un pareil ton doivent peu fâcher ceux
qui les éprouvent.
Sur la façon dont on me traitait à Paris, à Genève, à Neuchàtel
même, je ne m'attendais pas à plus de ménagement de la part
du pasteur du lieu. Je lui avais cependant été recommandé par
madame Boy-de-la-Tour, et il m'avait fait beaucoup d'accueil ;
mais dans ce pays, où l'on flatte également tout le monde, les ca-
Tiissos ne siguifient rien. Cependant, après ma réunion solennelle
à l'église reformée, vivant en pays réformé, je ne pouvais, sans
manquer à mes engagements et à mon devoir de citoyen, négliger
la profession publique du culte où j'étais rentré; j'assistais donc
au service divin. D'un autre côté, je craignais, en me présentant
à la table sacrée, de m'exposer à l'affront d'un refus ; et il n'était
nullement probable qu'après le vacarme fait à Genève par le con-
seil, et à Neuchàtel ]iar la classe, il voulût ra'administrer tranquil-
lement la cène dans son église. Voyant donc approcher le temps
de la communion, je pris le parti d'écrire à M. de Montmollin ( c'é-
tait le nom du ministre), pour faire acte de bonne volonté, et lui
déclarer que j'étais toujours uni de cœur à l'église protestante; je
lui dis eu même temps, pour éviter des chicanes sur les articles de
LES CONFESSIONS.
139
foi, que je ne voulais aucune explication particulière sur le do;?me.
M'élaiit ainsi mis on règle de ce coté, je restai tranquille, ne rloii-
tanl pas que M. de Monlniriilin ne refusât de m'admettre sans la
discussion préliminaire dont je no voulais point, et qu'ainsi tout
ne fût fini sans qu'il y eût de ma faute: point du tout. An rnoment
où je m'y attendais le moins, M. de Montmollin vint me déclarer,
non seulement qu'il m'admettait à la communion sous la clause
que j'y avais mise, mais, do plus, que lui et ses anciens se faisaient
un grand honneur de m'avoir dans son troupeau. Je n'eus de mes
jours utK; pareille surprise, ni plus consolante. Toujours vivre
isolé sur la terre me paraissait un destin hien triste, surtout dans
l'advcrsilé. Au milieu de tant de proscriptions et persécutions, je
trouvais une doucmir extrême de pouvoir me dire: Au moins je
suis parmi mes frères; et j'allai communier avec une émotion de
cœur et des larmes d'attendrisse:ncnt, qui étaient peut-être la pré-
paration la plus agréable à Dieu qu'on put y porter.
(Juel(|uo temps après, mylord m'envoya une lettre de madame de
liiiufllers, venue, du moins je le |)rcsumai, par la voir; de d'Alem-
Lert, qui connaissait mylord-marcchal. Dans cette lettre, la pre-
mière que cette dame m'eiil écrite depuis mon départ de Montmo-
rency, elle mé tançait vivement do celle que j'avais écrite à M. de
Montmollin, et surtout d'avoircommunié. Je compris d'autant moins
à qui elle en avait avec sa mercuriale, que, depuis mon voyage à
GoNove, je m'étais toujours déclaré hautement protestant, et que
j'avais été très t)ulilir|uement à l'hôtel de Hollande sans que [ler-
sonneau monde l'oùt trouvé mauvais, lime paraissait fort plaisant
que madame la comtesse de noufllers voulût se mêler de diriger ma
conscience en fait de religion. Ci;pendant, comme je nu doutais pas
que son intention, quoique je n'y comprisse rien, ne fût la meilleure
du monde, je ne m'olTensai point Je cotte singulière sortie, et je
lui répondis sans colère en lui disant mes raisons.
Cependant les injures imprimées allaient leur train, et leurs bé-
nins autours reprochaient aux puissances de me traiter trop dou-
cement. Ce concours d'aboiements, dont les moteurs continuaient
d'agir sous le voile, avait quelque chose de sinistre et d'effrayant.
Pour moi, je laissais dire sans m'émouvoir. On m'assura qu'il y
avait une censure delà Sorbonne; je n'en crus rien. De quoi pou-
vait .se mêler la Sorbonne dans cette affaire? Voulait-elle assurer
que je n'étais pas catholique? Tout le monde le savait. Voulait-elle
prouver que je n'étais pas bon calviniste? C'était prendre un soin
bien singulier ; c'était se faire les substituts do nos ministres. Avant
d'avoir vu cet écrit, je crus qu'on le faisait courir sous le nom de
la Sorbonne pour se moquer d'elle ; je le crus bien plus encore après
l'avoir lu. Enfin, quand je ne pus plus douter de son authenticité,
tout ce que je me réduisis à croire fut qu'il fallait mettre la Sor-
bonne aux Petites-Maisons.
Un autre écrit m'all'eeta davantage, parce qu'il venait d'un
honinic pour qui j'avais toujours de l'estime, et dont j'admirais la
constance en plaignant son aveuglement. Je parle du mandement
de l'archevêque de Paris contre moi. Je crus que je me devais d'y
répondre. Je le pouvais sans m'avilir ; c'était un casa peu près sem-
blable à celui du roi de Pologne. Je n'ai jamais aimé les disputes bru-
tali's, à la Voltaire. Je ne sais me battre qu'avec dignité, et je veux
que celui qui m'attaque ne déshonore pas mes coups, pour que je
daigne me défondre. Je ne doutais point que ce mandement ne fût
do la façon des jésuites ; et , quoiqu'ils fussent alors malheureux
eux-mêmes, j'y reconnaissais toujours leur ancienne maxime, dé-
craser les malheureux. Je pouvais donc aussi suivre mon ancienne
maxime, d'honorer l'auteur titulaire, et de foudroyer l'ouvmgc;
et c'est ce que je crois avoir fait dans ma réponse avec assez de
sucées.
Je trouvais le séjour de Métiers fort agréable ; et, pour me dé-
terminer à y finir mes jours, il ne me manquait qu'une subsistance
assurée: mais on y vit assez chèrement: et j'avais vu renverser
tous mes anciens projets par la dissolution de mon ménage, par
rétablissement d'un nouveau, par la vente ou dissipation de tous
mes imndiles, et par les dépenses qu'il m'avait fallu l'aire depuis
mon départ de Montmorency. Je voyais journclloment diminuer
le petit ca|iilal que j'avais devant moi. "Deux ou trois ans suffisaient
pour en consumer le reste, sans que je visse aucun moyen de le
renouveler, à moins, de recommencer à faire des livre"'s, métier
funeste auiiuol j'avais déjà renoncé.
Persuade que tout changerait bientôt à mon égard, et que le pu-
blic, revenu de sa frénésie, en ferait rougir les puissances, je ne
cherchais qu'à prolonger mes ressources jusqu'à cet heureux chan-
gement, qui me laisserait plus en état de choisir parmi celles qui
pourraient s'od'rir. Pour cela, je repris mon Dictionnaire de musi-
que, que dix ans de travail avaient déjà fort avancé, et auquel il
ne manquait que la dernière main et d'être mis au net. Mes livres,
qui m'avaient été envoyés depuis peu, me fournirent les moyens
d'achever cet ouvrage ; mes papiers, (jui me furent envoyés en
mémo temps, me mirent en état de comuioneor l'entreprise de mes
mémoires, dont je voulais uniquement m'occuper désormais. Je
commençai par transcrire des lettres dans un rooueil, qui pût gui-
der ma luémoire dans l'ordre des faits et des temps. J'avais déjà
fait le triage de celles que je voulais conserver pour cet effet, et la
suite depuis près de dix ans n'en était point interrompue. Cepen-
dant, en les arrangeant pour les transi-rire, j'y trouvai une lacune
qui me surfirit Cette lacune était de prés de six mois, depuis octo-
bre t7i)R jusqu'au mois de mars suivant. Je me souvenais parfaite-
ment d'avoir mis dans mon triage nombre de lettres de Diderot, de
Doleyre, de madame d'Epinay, de madame de Chenonceaux, etc.,
qui remplissaient cette lacune, et qui ne se trouvèrent plus. Qu'é-
taient-elles devenues? Quelqu'un avait-il mis la main sur mes pa-
piers pendant (juelques mois qu'ils étaient restés à l'hôtel de Luxem-
liourg? Cola n'était pas concevable, et j'avais vu M. le maréchal
lui-même prendn; la clef de la chambre où je les avais déposés.
Comme plusieurs lettres de femmes et toutes celles de Diderot étaient
sans date, et que j'avais été forcé de remplir ces dates de mémoire
et en tâtonnant, pour ranger ces lettres dans leur ordre, je crus
d'abord avoir fait des erreurs de dates, et je passai en revue toutes
les lettres qui n'en avaient point ou auxquelles je l'avais suppléée,
pour voir .si je n'y trouverais point celles qui devaient remplir
ce vide. Cet essai ne réussit point ; je vis que le vide était bien
réel, et que les lettres avaient certainement été enlevées. Par qui
et pourquoi ? voilà ce qui me passait. Ces lettres, antérieures à mes
grandes querelles, et du temps de ma première ivresse de la Julie,
ne pouvaient intéresser personne. Celaient tout au plus quelques
tracasseries de Diderot, quelques persifflages de Deleyre, des témoi-
gnages d'amitié de madame de Chenonceaux et même de madame
d'Epinay, avec laquelle j'étais alors le mieux du monde. A qui
pouvaient importer ces lettres ? Qu'en voulait-on faire? ( Ce n'est
que sept ans après que j'ai soupçonné l'alfreux objet de ce vol. )
Ce déficit bien avéré me fit chercher parmi mes brouillons si j'en
découvrirais quelque autre. J'en trouvai qiuilques-uns qui, vu mon
défaut de mémoire, m'en firent supposer d'autres dans la multitude de
mes papiers. Ceux que je remarquai le plus furent le brouillon de
la Morale sensitive, et celui de l'Extrait des aventures de mylord
Edouard. Ce dernier, je l'avoue, me donna quelque soupçon sur ma-
dame de Luxembourg. C'était la Roche, son valet de chambre, qui
m'avait expédié ces papiers, et je n'imaginai qu'elle au monde qui
pût prendre intérêt à ce chiiron : mais quel intérêt pouvait-elle
prendre à l'autre et aux lettres enlevées, dont, mêaie avec de mau-
vais desseins, on ne pouvait faire aucun usage qui pût me nuire,
à moins de les falsifier? PourM. le maréchal, dont je connaissais la
droiture invariable et la vérité de son amitié pour moi, je ne pus le
soupçonner un moment; je ne pusmèraearrcter ce soupçon surraa-
dame la maréchale. Tout ce qui me vint de plus raison iialde à l'es-
prit, après ra'clre fatigue longtemps à chercher l'auteur de ce vol,
fut de l'imputer à d'Alembert, qui , déjà faufilé chez madame de
Luxembourg, avait pu trouver le moyen de fureter ces papiers, et
d'im enlever ce qui lui avait plu tant en manuscrit qu'en lettres,
soit pour chercher à me susciter quelque tracasserie, soit pours'ap-
proprler ce qui lui pouvait convenir. Je supposai qu'abusé par le titre
de II Morale sensitive, il avait cru trouver le plan d'un vrai traitéde
matérialisme, dont il aurait tiré contre moi le parti qu'on peut bien
s'imaginer. Sûr qu'il serait bientôt détrompé par l'examen d'un
brouillon, et déterminé à quitter tout-à-fait la littérature, je ra'iu-
quiétai peu do ces larcins, qui n'étaient pas les premiers delà même
main (I) que j'avaiscndurés sans m'en plaindre. Bientôt je ne son-
geai pas plus à cette infidélité que si l'un ne m'en eût fait aucune ;
etjo me mis à rassembler les matériaux qu'on m'avait laissés, pour
travailler à mes Confessions.
J'avais longtemps cru qu'à Genève la compagnie des ministres,
ou du moins les citoyens et les bourgeois, réclameraient contre l'in-
fraction de l'édit dans le décret porté contre moi. Tout resta tran-
quille, au moinsà l'extiirieur ; car ilyavailun mécontentement gé-
néral qui n'attendait qu'une occasion ))cmr se manifester. .Mesamis,
ou Soi-disant tels, m'écrivaient lettres sur lettres pour m'exhorter à
venir me mettre à leurtète, m'assurant une réparation publique de
la part du conseil. La crainte du désordre et des troubles que ma
présence pouvait causer m'empêcha d'acquiescer à leurs instances;
et, fidèle au serment que j'avais fait autrefois de ne jamais tremper
dans aucune dissension civile dans mon pays, j'aimai mieux laisser
subsister rolfense et me bannir pour jamais de ma patrie que d'y
rentrer par des moyens violents et dangereux. Il est vrai que je m'é-
tais attendu delà part delà bourgeoisieà des représentation; léga^
les et paisibles contre une infraction qui l'intéressait extrêmement.
Il n'y en eut point. Ceux qui la conduisaient chvrchaient moins lo
vrai redressement des griefs que l'occasion de se rendre nécessaires.
On cabalait, mais on gardait le silence, et on laissait clabauderles
caillettes et les cafards que le conseil mettait en avant pour me
de choses
cl q>ii lui
Jis
^1) J'avais trouvé dans ses Eléments de musiipie beaucoup
tiri''OS de ee q\ie j'avai.? écrit sur cet art pour l'tiu-\vlopi-die,
lut remis plusieurs auuées avant la publication de ces Kloments. J'ignore
la part qu'il a pu avoir à un livre intitulé Dictionnaire des beaux-arts;
mai.-; j'y ai trouvé des articles transcrits des miens, mol a mol; et G«la
loiiu'toiiips avant que ces mémei articles fussent imprimés dans fEucv-
clopédie.
140
LES VEILLÉES LITTÉRAIRES ILLUSTRÉES,
rendre odieux à la populace, et faire attribuer son incartade au zèle
de la religion.
Après a"oir attendu vainement plus d'un an que quelqu'un récla-
mât contre une procédure illégale, je pris enfin mon parti ; et me
■voyant abandonné de mes concitoyens, je me déterminai à renoncer
à mon ingrate patrie, où je n'avais jamais vécu, dont je n'avais reçu
ni bien ni service, et dont, pour prix de l'honneurque j'avais tâché
de lui rendre, je me voyais si indignement traité d'un consente-
ment unanime, puisque ceux qui devaient parler n'avaient rien dit.
J'écrivis donc au premier syndic de cette année-là, et dont j'ai ou-
blié le nom, une lettre par laquelle j'abdiquais solennellement le
droit de bourgeoisie, et dans laquelle, au reste, j'observai la décence
et la modération que j'ai toujours mises aux actes de fierté que la
cruauté de mes ennemis m'a souvent arrachés dans mes malheurs.
Celte démarche ouvrit enfin les yeux aux citoyens; sentant qu'ils
avaient eu tort pour leur propre intérêt d'abandonner ma défense,
ils la prirent quand il n'était plus temps. Ils avaient d'autres griefs
qu'ils joignirent à celui-là, et ils en firent la matière de plusieurs
représentations très bien raisonnées qu'ils étendirent et renforcè-
rent à mesure que les durs et rebutants refus du conseil, qui se sen-
tait soutenu par le ministère de Fiance, leur firent mieux sentir le
projet formé de les asservir. Ces altercations produisirent diverses
brochures qui ne décidaient ritn, jusqu'à ce que parurent tout d'un
coup les Lettres écrites de la campagne, ouvrage écrit en faveur du
conseil avec un art infini, et par lequel le parti représentant, réduit
au silence, fut pour un temps éciasé. Cette pièce, monument dura-
ble des rares talents de son auteur, était du procureur-général Tron-
chin, homnied'esprit, homme éclairé, très versé dans les lois et le
gouvernement de la république. Siluit terra.
Les représentants, revenusde leur premier abattement, entrepri-
rent une réponse, et s'en tirèrent passablement avec le temps. Mais
tous jetèrent les yeux sur moi, comme sur le seul qui pût entrer en
lice contre un tel adversaire avec espoir de le terrasser. J'avoue que
je pensai de même; et, poussé par mes anciens concitoyens, qui
me faisaient un devoir de'Ies aider de ma plume dans un embarras
dont j'avais été l'occiision, j'entrepris la réfutation des Lettres écri-
tes de la campagne, et i'en parodiaile titre par celui de Lettres écri-
tes de la wuniagne que ie mis aux miennes. Je fis celle entreprise, et
je l'exécutai si seci élément que, dans un rendez-vous que j'eus à
Thorion avec les chefs des représentants, pour parler de leurs af-
faires, et 011 ils nie montrèrent l'esquisse de leur réponse, je ne leur
vis pas un mot de la mienne, qui était déjà faite, craignant qu'il ne
survint quelque obstacle à l'impression, s'il en parvenait le moindre
vent soit aux magi.'^trats, soit à mes ennemis pariiculiers. Je n'évitai
pourtant pas que cetouvrage ne fût connu en France avant la pu-
blication : mais on aima mieux le laisser paraître que de me faire
trop comprendre comment on avait découvert mon secrel. Je dirai
là-dessus ce que j'ai su, qui se borne à très peu de chose ; je me
tairai sur ce que fai conjecturé.
J'avais à Motiers presque autant de visites que j'en avais eu à l'Er-
mitage et à Montmorency ; mais elles étaieni la plupart d'une es-
pèce fort dilïérente. Ceux qui m'étaient venus voir jusqu'alors étaient
des gens qui, ayant avec moi des rapports de talents, de goût, de
maximes, les alléguaient pourcause de leurs visites, et me mettaient
d'abord sur des matières dont je pouvais m'enlrelenir avec eux. A
Motiers, ce n'était plus cela, surtout du côté de France. C'étaient
des officiers ou d'autres gens qui n'avaient aucun goût pour la litté-
rature, qui même, pour la plupart, n'avaient jamais lu mesécrits.et
qui ne laissaient pas d'avoir fait, à ce qu'ils disaient, trente, qua-
rante, soixante, cent lieues pour me venir voir et admirer l'homme
illustre, le grand homme, l'homme célèbre, etc.; car dès Inrs on n'a
cessé de me jeter grossièrement à la face les plus iin|iudentes fla-
gorneries, dont l'eslimede ceux qui m'abordaient m'avait garanti
jusqu'alors. Comme la plupart de ces survenants ne daignaient ni
se nommer ni me dire leur état, que leurs connaissances et les
miennes ne tombaient pas sur les mêmes points, etqu'ils n'avaient
ni lu ni parcouru mes ouvrages, je ne savais de quoi leur parler: j'at-
tendais qu'ils parlassent eux-mêmes, puisque celait à eux à savoir
et à me dire pourquoi ils me venaient voir. On sent que cela ne
faisait pas pour moi des conversations bien intéressantes, quoi-
qu elles pusserit l'être pour eux, selon ce qu'ils voulaient savoir ;
car, comme j'étais sans défiance, je m'exprimais sans réserve sur
toutes les questions qu'ils jugeaient à propos de me faire, et ils s'en
retournaient pour l'ordinaire aussi savants que moi sur tous les dé-
tails de ma situation.
J'eus, par exemple, de cette façon, .M. de Feins, ccuyer de la reine
et capitaine de cavalerie dans le régiment de la Renie, lequel eut la
constance de passer plusieurs jours à Motiers, etmême de me suivre
pedestrement jusqu'à la Ferriere, menant son cheval par la bride,
sans avoir avec moi daulre point de reunion, sinon que nous con-
naissions tous deux mademoiselle Fel, et que nous jouions l'un et
1 autre au bilboquet.
J'eus avant etapres M. deFeins uneaulro visite bien plusextraor-
dinaire. Deux hommes arrivent à pied, conduisant chacun un mulet
chargé de son petit bagage, logent à l'auberge, pansent leurs mu-
lets eux-mêmes, et demandent à me venir voir. A leur équipage, on
prit ces muletiers pour des contrebandiers, et la nouvelle courut
aussitôt que des contrebandiers venaient me rendre visite. Leur
seule façon de m'aborder m'apprit que c'était des gens d'une autre
étoffe ; mais sans être des contrebandiers, ce pouvait être des aven-
turiers, et ce doute me tint quelque temps en garde. Us ne tardè-
rent pas à me tranquilliser. L'un était M. de Monlauban, appelé le
comte de la Tour-du-Pin , gentilhomme du Dauphiiié ; l'autre était
M. Daslier, deCarpentras, ancien militaire, qui avait mis sa croix de
Saint-Louis dans sa poche, ne voulant pas l'étaler à la queue de
son mulet. Ces messieurs, tous deux très aimables, avaient tous deux
beaucoup d'esprit; leur conversation était agréable et intéressante :
leur manière de voyager, si bien dans mon goulet si peu dans celui
des gentilshommes français, me donna pour eux une sorte d'atta-
chement que leur commerce ne pouvait qu'alTermir. Cette connais-
sance même ne finit pas là, puisqu'elle dure encore, et qu'ils me
sont revenus voir diverses fois, non |ilus à pied cependant, cela était
bon pour le début; mais plus j'ai vu ces messieurs, moins j'ai trouvé
de rapports entre leurs goûts et les miens, moins j'ai senti que
leurs maximes fussent les miennes, que mes écrits leur fussent fa-
miliers, qu'il y eût aucune véritable sympathie entre eux et moi.
Que me voulaient-ils donc? Pourquoi me venir voir dans cet équi-
page"? Pourquoi rester plusieurs jours? Pourquoi revenir plusieurs
fois ? Pourquoi désirer si fort de m'avoir pour hôte? Je ne m'avisai
pas alors de me faire toutes ces questions. Je me les suis faites quel-
quefois depuis ce temps-là.
Touché de leurs avances, mon cœur se livrait sans raisonner, sur-
tout à M. Dastier, dont l'air plus ouvert me plaisait davantage. Je
demeurai même en correspondance avec lui; et, quand je voulus
faire imprimer les Lettres de la montagne, je songeai à m'adresser à
lui pourdonner le changea ceiixqui attendaient mon paquet sur la
route de Hollande. Il m'avait parlé beaucoup de la liberté de la
presse à Avignon ; il m'avait offert ses soins si j'avais quelqu€ chose
à y faire imprimer : je me prévalus de cette offre , etje lui adressai
successivement par la poste mes premiers cahiers. Après les avoir
gardés assez longtemps, il mêles renvoya, en me marquant qu'au-
cun libraire n'avait osé s'en charger; et je fus contraint de revenir
à Rey, prenant soin de n envoyer mes cahiers que lun après l'autre,
et de ne lâcher les suivants qu'après avoir reçu avis de la réception
des premiers. Avant la publication de l'ouvrage, je sus qu il avait
été vu dans les bureaux des ministres; et Descherny, de Neuchâtel,
me parla d'un livre de 1 homme de la montagne, que d'Holbach lui
avait dit être de moi. Je l'assurai, comme il était vrai n'avoir ja-
mais fait aucun ouvrage qui eût ce titre. Quand mes lettres paru-
rent, il était furieux, et m'accusa de mensonges? quoique je ne lui
eusse dit que la vérité. Voilà comment j'eus l'assurance que mon ma-
nuscrit était connu. Sûr de la fidélité de Rey, je fus forcé de porter
ailleurs mes conjectures, et celle à laquelle j'aimai le mieux m'arrè-
ter fut que mes paquets avaient été ouverts à la poste.
Une autre connaissance à peu près du même temps, mais qui se
fil d'abord seulement par lettres, fut celle d'un M. Laliaud, de Nis-
mes, lequel m'écrivit de Pans pour me prier de lui envoyer mon
profil à la silhouette, dont il avait, disail-il, besoin pour mon buste
en marbre qu'il faisait faire par Lemoine, pour le placer dans sa
bibliothèque. Si c'était une cajolerie inventée pour m'apprivoiser,
elle réussit pleinement. Je jugeai qu'un homme qui voulait avoir
mon buste en marbre dans sa bibliothèque était plein de rnes ou-
vrages, par conséquent de mes principes, et qu'il m'aimait parce
que son âme était au ton de la mienne. 11 était difficile que cette
idée ne me séduisit pas. J'ai vu M. Laliaud dans la suite; je l'ai
trouvé très zélé pour me rendre beaucoup de petits services, pour
s'entremêler beaucoup dans mes petites affaires; mais, du reste, je
doute qu'aucun de mes écrits ail été du (letit nombre des livres
qu'il a lus en sa vie. J'ignore s'il a une bibliothèque, et si c'est un
meuble à son usage; et quant au buste, il s'est borné à une mau-
vaise esquisse en terre, sur laquelle il a fait graver un portrait hi-
deux, qui ne laisse pas de courir sous mon nom, comme s'il avait
avec mol quelque ressemblance.
Le seul Français qui parut me venir voir par goût pour mes sen-
timents et pour mes ouvrages fui un jeune officier du régiment de
Limousin, appelé M. Séguier de Saint-Brisson, qu'on a vu et qu'on
voit peut-être encore brillera Paris et dans le monde par des talents
assez aimables, et par des prétentions au bel-esprit. Il m'était venu
voir à Mont.Tiorency l'hiver qui précéda ma catastrophe. Je lui trou-
vai une vivacité de sentiment qui me plul. Il m'écrivit dans la suite
à .Motiers; et, soit qu'il voulût me cajoler, ou que réellement la tête
lui tourna de V Emile, il m'apprit qu'il quittait le service pour vivre
indépendant, et qu'il apprenait le métier de menuisier. Il avait un
frère aîné, capitaine dans le même régiment, pour lequel était toute
la prédilection de la mère, qui, dévote outrée, et dirigée je ne sais
par quel abbé tartufe, en usait très mal avec le cadet, qu'elle ac-
cusait d'irréligion, et même du crime irrémissible d'avoir des liai-
sous avec moi. Voilà les griefs sur lesquels il voulut rompre avec .sa
mère, et prendre le parti dont je viens de parler; le tout pour faire
le petit Emile.
LES CONFESSIONS.
1V1
Alarmé de cette pétulance, je me hâtai Ho lui écrire pour le faire
chuiif^er de résolulion, et je mis ;t mes exhortations tonte la forée
dont j'étais capahie : elles furent écoutées. 11 rentra dans son de-
voir vis-à-vis di; sa mère, et il retira des mains de son coinnfl sa
démission qu'il lui avait donnée, et dont celui-ci avait eu la pnidf'nre
de ne faire aucun usa^e, pour lui laisser le temps d'y mieux réfl('-
cliir. Saint-Brisson, revenu de ses folies, en fit une un peu moins
choquante, mais qui n'était j^uère plus de mon fjont; ce fut de se
faire auteur. Il donna coup sur coup deux ou trois brochures, qui
n'annonçaient pas un homme sans talents, maissurlesquels je n'au-
rai pas ;\ me reprocher de lui avoir donné des éloges bien encoura-
f,'('ants pour poursuivre cette carrière.
Ouelque temps après il me vint voir, et nous fîmes ensemble le
pèlerinage de l'île de Saint-l'ierre. Je le trouvai, dans ce voyage,
dill'ércnt de ce que je l'avais vu à Montmorency 11 avait je ne sais
quoi d'affecté qui d'abord ne me choqua pas beaucoup, mais qui
m'est revenu souvent en mémoire depuis ce temps-là. Il me vint
voir encore une fois à l'hôtel de Saint-Simon, à mon passage à Pa-
ris pour aller en Angleterre. J'appris là ce qu'd ne m'avait pas dit,
qu'il vivait dans les plus grandes sociétés, et qu'il voyait assez sou-
vant madame de Luxembourg. Il ne me donna aucun signe de vie
à Trye, et ne me fit rien dire |)ar sa parente mademoiselle Séguier,
qui était ma voisine, et qui ne m'a jamais paru bien favorabloment
disposée pour moi. En un mot, l'engouement de M. de Saint-Bris-
son finit tout d'un coup, comme la liaison de M. de Feins; mais
celui-ci ne me devait rien, et l'antre me devait au moins quelque
souvenir, à moins que les sottises que je Pavais empêché de faire
n'eussent été qu'un jeu de sa part; ce qui dans le fond pourrait
très bien èlre.
J'eus aussi des visites de Genève tant et plus. Les Deluc père et
lils lui' clidislrent successivement pour leur garde-malade; le père
liimlia malade en route; le fils l'était en partant de Genève : tous
deux vinrent se rétablir chez moi. Des ministres, des parents, des
cagots, des quidams de toutes espèces, venaient de Genève et de
Suisse, non pas, comme ceux de France, pour m'admirer et me per-
siffler, mais pour me tancer et caléchi.scr. Le seul qui me fit plaisir
fut Mouitou, qui vint passer trois ou quatre jours avec moi, et que
j'y aurais bien voulu retenir davantage ; le plus constant de tous,
celui qui s'opiniâlra le plus et qui rae subjugua à force d'importu-
nilés, fut un M. d'Ivernois, commerçant de Genève, Français réfu-
gié, et parent du procureur-général de Neuchàlel. Ce M. d'Iver-
nois, de Genève, passait à Motiers, deux fois l'an tout exprès pour
m'y venir voir, restait chez moi du matin au soir plusieurs jours de
suite, se mettait de mes promenades, m'apportait mille sortes de
petits cadeaux, s'insinuait malgré moi dans ma confidence, se mê-
lait de toutes mes affaires, sans qu'il y eût entre lui et moi aucune
communion d'idées, ni d'inclinations, ni de sentiments, ni de con-
naissances. Je doute qu'il ait lu dans toute sa vie un livre entier
d'aucune espèce, et qu'il sache même de quoi traitent les miens.
Quand je commençai d'herboriser, il me suivit dans mes courses de
botanique, sans goût pour cet amusement, et sans avoir rien à me
dire, ni moi à lui. Il eut même le courage de passer avec moi trois
jours entiers tète-à-tète dans un cabaret à Goumoins, d'où j'avais
cru le chasser à force de l'ennuyer et de lui faire sentir combien il
m'ennuyait; et tout cela sans qu'il m'ait été possible jamais de re-
buter son incroyable constance, ni d'en pénétrer le motif.
Parmi toutes ces liaisons, que je ne fis et n'entretins que par force,
je ne dois pas omettre la seule qui m'ait été agréable, et à laquelle
j'ai mis un véritable intérêt de cœur : c'est celle d'un jeune Himgrois
qui vint se fixer à Neuchàlel , et de là à Motiers, quelques mois après
que j'y fus établi moi-même. On l'appelait dans le pays le baron de
Sauttern,nom sous lequel il y avait été recommandé de Zurich. 11
était grand et bien fait, d'une ligure agréable, d'une société liante
et douce. Il dit à tout le monde et me fit entendre à moi-même qu'il
n'était venu à Neuchàtel qu'à cause de moi , et pour former sa jeu-
nesse à Id vertu par mon commerce. Sa physionomie, son ton, ses
manières, me parurent d'accord avec ses discours; et j'aurais cru
manquer à l'un des plus grands devoirs en éconduisant un jeune
homme en qui je ne voyais rien que d'aimable, et qui me cherchait
par un si respectable motif. Mou couir ne sait point se livrer à demi.
Bientôt il eut toute mon amitié, toute ma confiance ; nous devînmes
inséparables. 11 était de toutes mes courses pédestres; il y prenait
goùi. Je le menai chez myloid-maréchal, qui lui fit mille caresses.
Comme il ne pouvait encore s'exprimer en français, il ne me parlait
et ne m'écrivait qu'en latin ; je lui répondais en français, et ce mé-
lange des deux langues ne rendait nos entretiens ni moins coulants
ni moins vifs à tous égards. Il me parla de sa famille, de ses af-
faires, de ses aventures, de lacour de Vienne, dont il paraissait bien
connaître les détails domestiques. Enfin, pendant près de deux ans
que nous passâmes dans la plus grande intimité, je ne lui trouvai
qu'une douceur de caractère à toute épreuve, des mœurs non-seule-
ment honnêtes, mais élégantes, une grande propreté sur sa per-
sonne, une décence extrême dans tous ses discours, enfin toutes les
marques d'un homme bien né, qui me le rendirent trop estimable
i)Our ne pas me le rendre chcv.
Mans le fort de mes liaisons avec lui, d'Ivernois de Genève m'é-
crivit que je prisse garde au jeune Hongrois qui était venu s'établir
près de moi ; qu'il savait de lionne part que c'était un espion que le
ministère de France avait mis auprès de moi. Cet avis pouvait pa-
raître d'autant plus inquiétant que, dans le pays où j'étais, tout le
.monde m'avertissait de me tenir sur mes gardes, qu'on me guettait
et qu'on cherchait à m'attirer sur le territoire de France pour m'y
faire un mauvais parti-
Pour fermer la bouche une fois pour toutes à ces ineptes donneurs
d'avis, je proposai à Sanltern. sans le prévenir de rien, une prome-
nade pédestre à Pontarlier; il v consentit Quan'' "^"'^ fûmes arri-
vés àPontarlier, je lui donnai 'à lire la lettre de d'Ivernois; et puis,
l'embrassant avec ardeur, je lui dis : Sanltern n'a pas besoin que
je lui prouve ma confiance, mais le public a besoin que je lui prouve
que je la sais bien placer Cet embrassement fut bien doux; ce fut
un de ces plaisirs de l'Ame que les persécuteurs ne sauraient con-
naître, ni les ôter aux opprimés. ,. , .
Je ne croirai jamais que Sanltern fut un espion, m qu il m ait
trahi ; mais il m'a trompé. Quand j'épanchais avec lui mon cœur
sans réserve il eut le courage de me fermer constamment le sien,
et de m'abnser par des mensonges. Il me controuva je ne sais quelle
histoire qui me fit juger que sa présence était néi-essaire dans .son
pays Je l'exhortai de partir au plus vite ; il partit; et. quand je le
crovais dé'à en Hongrie, j'appris qu'il était à Strasbourg. Ce n'éUit
pas la première fois qu'il v avait été. Il y avait jeté du desordre
dansun ménage; le mari, 'sachant que je le voyais, m avait écrit.
Je n'avais omis aucun soin pour ramener Sauttern a la vertu, et la
jeune femme à son devoir. , , „ , „ , i .^
Quand je les crovais parfaitement détaches 1 un de 1 autre, ils s é-
taient ainsi rapprochés; et le mari même eut la complaisance de re-
prendre le jeune homme dans sa maison : des lors je n eus plus rien
à dire J'appris que le prétendu baron m'en àvait impose par un tas
de mensonges. Il ne s'appelait point Sauttern, il s'appelait Sautters-
heim A l'égard du titre de baron qu'on lui donnait en Suisse, je ne
pouvais le lui reprocher, parce qu'il ne l'avait jamais pris; mais je
ne doute p.is qu'il ne fût bien gentilhomme; et mylord-marechal,
qui se connaissait en hommes, et qui avait été dans son pays, la
toujours regardé et traité comme tel. ,
Sitôt qu'il fut parti, la servante de l'auberge mi i mangeait à
Motiers .se déclara grosse de son fait. C'était une si vilaine salope,
et Sauttern, généralement estimé et considère dans tout le pavs par
sa conduite ouverte et ses mœurs honnêtes, se piquait si fort de pro-
preté, que cette impudence choqua tout le monde. Les plus aimables
personnes du pavs, qui lui avaient inutilement prodigue leurs aga-
ceries, étaient furieuses ; j'étais outré d'indienation. Je hs tous mes
eflTorts pour faire arrêter cette effrontée, offrant de payer tous les
frais et de cautionner Sauttersheim. Je lui écrivis dans la forte per-
suasion non-seulement que cette grossesse n'était pas de son fait,
mais qu'elle était feinte, et que tout cela n'était qu un jeu joue par
ses ennemis et les miens. Je voulais qu'il revint dans le pays con-
fondre celle coquine et ceux qui la faisaient parler. Je fus surpris de
la mollesse de sa réponse. Il écrivit au pasteur dont la salope était
paroissienne, et fit en sorte d'assoupir l'affaire; ce que voyant je
cessai de m'en mêler, fort étonné qu'un homme aussi crapuleux
eût pu être assez maître de lui-même pour m en imposer par sa re-
serve dans la plus intime familiarité. , , , , . ,
De Strasbourg, Sauttersheim fut à Paris chercher fortune, et ny
trouva qu« de la misère. Il m'écrivit en disant son peccavi. Mes en-
trailles s'émurent au souvenir de notre ancienne amitie; je lui en-
voyai quelque argent. L'année suivante, a mon passag.; a Fans je
le revis à peu près dans le même elat, mais grand ami de M. La-
liaud, sans que j'aie pu savoir d'où lui venait cette connaissance.
et si elle était ancienne on nouvelle. Deux ans apre-s. .sauttersheim
retourna à Strasbourg, d'où il m'écrivit, et ou il est mort. Voilai his-
toire abrégée de nos liaisons, et ce nue je sais de ses aventures,
mais, eu déplorant le sort de ce malheureux jeune h..mme. je ne
cesserai jamais de croire qu'il était bien ne et que tout le desordre
de sa conduite fut l'effet des situatrons ou il s est trouve.
Telles furent les acquisiiions que je fis a Motiers en fait de liaisons
et de connaissances. Qu'il en aurait fallu de pareilles pour compen-
ser les cruelles pertes que je fis dans le même temps .
La première fut celle de M. de Luxembourg, qui, après avoir ee
tourmenté longtemps par les médecins, fut eulin leur victime, traite
de la goutte, qu'ils ne voulurent point reconnaître, comme d un
mal qu'ils pouvaient guérir. . , , • u r.i,iiAn
Si l'on doit s'en rapporter sur ce triste événement a la elat.on
que m'en écrivit la Roche, l'homiue de confiance <!/ "^aj'""^.'»
aréchale c'est bien par cet exemple, aussi cruel que racraûrable.
pour m'attacher à lui comme à mon égal. Nos liaisons ne cessèrent
t par ma retraite, et il continua de m'écrire comme auparavant
Je Kôm-taut remarquer que l'abscuce, ou mou malheur, avait
112
LES VEILLÉES LITTÉRAIRES ILLUSTRÉES.
attiédi son affection. 11 est bien difficile qu'un courtisan garde le
même attachement pour quelqu'un qu'il sait être dans la disgrâce
des puissances. J'ai jugé d'ailleurs que le grand ascendant qu'avait
sur lui madame la maréchale ne m'avait pas été favorable, et qu'elle
avait profité de mon éloignement pour me nuire dans son esprit.
Pour elle, malgré quelques démouslralious affectées et toujours plus
rares, elle cacha moins de jour en jour son changement à mon
égard. Elle m'écrivit quatre ou cinq fois en Suisse de temps à autre,
après quoi elle ne m'écrivit plus du tout; et il fallait toute la pré-
vention, toute la confiance, tout l'aveuglement où j'étais encore,
pour ne pas voir évidemment en elle plusque du refroidissemeict en-
vers moi.
Le libraire Guy , associé de Duchesne , qui depuis moi fréquentait
beaucoup l'hôtel de Luxembourg, m'écrivit que j'étais sur le testa-
ment de M. le maréchal. Il n'y avait rien là que de très naturel et
de très croyable; ainsi je n'en doutai pas. Cela me fit délibérer
en moi-même comment je me comporterais sur ce legs. Tout bien
pesé, je résolus de l'accepter, quel q'u'il pût être, et de rendre cet
honneur à la mémoire d'un honnête homme qui m'avait honoré
d'une sincère amitié (qui , dans un rang où l'amitié ne pénètre
guère, en avait eu une véritable pour moi). J'ai été dispensé de ce
devoir, n'ayant plus entendu parlé de ce legs vrai ou faux ; et, en
vérité , j'aurais élé peiné de blesser une des grandes maximes de
ma morale , en profitant de quelque chose à la mort de quelqu'un
qui m'avait été cher. Durant la dernière maladie de noire ami Mussard,
Lenieps me proposa de profiter de la sensibilité qu'il marquait à
nos soins, pour lui insinuer quelques dispositions en notre faveur.
Ah! cher Lenieps , lui dis-je, ne souillons pas, par des idées d'in-
térêt, les tristes mais sacrés devoirs que nous rendons à notre ami
mourant ; j'espère n'être jamais dans le testament de personne, et
jamais du moins dans celui d'aucun de mes amis. Ce fut à peu près
dans ce même tem))s-ci que mylord-maréchal me parla du sien, de
ce qu'il avait dessein d'y faire pour moi, et que je lui fis la réponse
dont j'ai parlé dans ma première partie.
Ma seconde perte, plus sensible encore et plus irréparable, fut
celle de la meilleure des femmes et des mères, qui déjà chargée
d'ans et surchargée d'infirmités et de misères, quitta cette vallée de
larmes pour passer dans le séjour des bons où le souvenir du bien
qu'on a fait ici-bas en fait l'éternelle récompense. Allez, àrae douce
et bienfaisante, auiirès des Fénelon, des Bernex, des Câlinât, et de
«eux qui, dans un état plus humble, ont ouvert, comme eux, leurs
cœurs à la chanté véritalile; allez goûter le fruit de la vôtre, et pré-
parer à votre élève la place qu'il espère occuper un jour près de vous :
heureuse, dans vos infortunes, que le ciel en les terminant vous ail
épargné le cruel spectacle des siennes. Craignant de contiister son
cœur par le récit de mes premiers désastres, je ne lui avais point
écrit depuis mon arrivée, en Suisse; mais j'écrivis à AL de Conzié
pour m'informer d'elle, et ce fut lui qui m'apprit qu'elle avait cessé
de soulager ceux qui souffraient et de souffrir elle-même. Bientôt je
cesserai de souffrir aussi ; mais si je croyais ne la pas revoir dans
l'autre vie, ma faible imagination se refuserait à l'idée du bonheur
parfait que je m'y promets.
Ma troisième perte et la dernière , car, depuis lors, il ne m'est
plus resté d'amis à perdre, fut celle de mylord-maréchal. Il ne mou-
rut pas ; mais, las de servir des ingrats, il quitta Neuchàtel, et depuis
lors je ne l'ai pas revu. Il vit, et me survivra, je l'espère; il vit, et,
grâce à lui, tous mes attachements ne sont pas rompus sur la terre,
il y reste un homme digne de mon amitié; car son vrai prix est
encore plus dans celle qu'on sent que dans celle qu'on inspire;
mais j'ai perdu les douceurs que la sienne me prodiguait, et je ne
peux plus le mettre qu'au rang de ceux que j'aime encore, mais avec
qui je n'ai plus de liaison. 11 allait en Angleterre recevoir sa grâce
du roi, et racheter en Ecosse ses biens jadis confisqués. Nous ne nous
siparàmes pas sans des projets de réunion, qui paraissaient presque
aussi doux pour lui que pour moi. 11 voulait se fixer à son château
de Keith-Hall, près d'Aberdeen , et je devais m'y rendre auprès de
lui ; mais ce projet me llattait trop pour que j'en pusse espérer le
succès. Il ne resta point en Ecosse. Les tendres sollicitations du roi
de Prusse le ramenèrent à Berlin ; et l'on verra bientôt comment je
fus empêché de l'y aller joindre.
Avant son départ, prévoyant l'orage que l'on commençait à sus-
citer contre moi; il m'envoya de son propre mouvenieul des lettres
de naliiralité, qui semblaient être une précaution très sûre pour
qu'on ne pût pas me chasser du pays. La communauté de Couvet
dans le Val-de-Travers imita l'exemple du gouverneur, et me donna
des lettres de Coîmiiunier, gratuites comme les premières. Ainsi,
devenu de tout point citoyen du pays, j'étais à l'abri de touie ex-
pulsion légale, même de la part du prince; mais ce n'a jamais été
par des voies légitimes qu'on apu persécuter celui de tous les hommes
qui a toujours le plus respeclé les lois.
J(! ne crois pas devoir rniupler au nombre dos pertes que je fis
en ce même temps celle d'' l'abbé de Mably. J'avais eu d'anciennes
liaisons avec lui, mais jamais bien intimes; et j'ai lieu de présumer
que ses sentiments a mon égard avaient changé de nature, depuis
que j'avais acquis plus de célébrité que lui. Mais ce fut à la publica-
'ion des Lettres écrites de la montagne que j'eus le premier signe
de sa niauvaise volonté pour moi. On fit courir sous son nom dans
Genève une lettre à madame Saladin , dans laquelle il parlait de cet
ouvrage comme dos clameurs séditieuses d'un démagogue effréné.
L'eslime que j'avais pour l'abbé de Mably, et le cas que je faisais
de ses lumières, ne me permirent pas un instant de croire que cette
extravagante lettre fût de lui. Je pris le parti que m'inspira ma fran-
chise. Je lui envoyai une copie de la lettre, en l'avertissant qu'on
la lui attribuait. H ne me fit aucune réponse. Ce silence me surprit;
mais qu'on juge de ma surprise, quand madame de Chenonceaux me
manda que la lettre était bien réellement de l'abbé, que la mienne
l'avait fort embarrassé. Car enfin, quand même il aurait eu rai-
son, comment pouvait-il excuser une démarche éclatante et pu-
blique, faite de gaité de cœur, sans obligation, sans nécessité, dont
l'effet était d'accabler, au fort de tous ses malheurs, un homme
auquel il avait toujours montré de la bienveillance, et qui n'avait
jamais démérité de lui? Quelque temps après, parurent les Dia-
logues de Phocion , où je ne vis qu'une compilation de mes écrits,
faite sans retenue et sans honte. Je compris, à la lecture de ce livre,
que l'auteur avait pris son parti à mon égard , et que je n'aurais
point désormais de plus cruel ennemi. Je crois qu'il ne m'a par-
donné ni le Contrat social, trop au-dessus de ses forces, ni la Paix
perpétuelle ; et qu'il n'avait pu désirer que je fisse l'extrait de l'aijbé
de Saint-Pierre que dans l'espoir que je m'en tirerais mal.
Plus j'avance dans mes récits, moins j'y puis mettre d'ordre et de
suite. L'agitation du reste de ma vie n'a plus laissé aux événements
le temps de s'arranger dans ma tète. Ils ont été trop nombreux,
trop mêlés, trop désagréables, pour pouvoir être narrés sans con-
fusion, La seule impression forte qu'ils m'ont laissée est celle de
l'horrible mystère qui couvre leur cause, et de l'état déplorable où
ils m'ont réduit. Mon récit ne peut plus marcher qu'à l'aventure,
et selon que les idées me reviendront à l'esprit. Je me rappelle
que , dans le temps dont je parle , tout occupé de mes confessions ,
j'en parlais très imprudemment à tout le monde, n'imaginant pas
même que personne eût intérêt, ni volonté, ni pouvoir, de mettre
obstacle à cette entreprise ; et, quand je l'aurais cru , je n'en au-
rais guère été plus discret, par l'impossibilité totale où je suis par
mon naturel de tenir caché rien de ce que je sens et de ce que je
pense. Cette entreprise connue fut, autant que j'en puis juger, la
véritable cause de l'orage qu'on excita pour m'expulser de la Suisse,
et me livrer entre des mains qui m'empêchassent de l'exécuter.
J'en avais une autre, qui n'était guère vue de meilleur œil par
ceux qui craignaient la première, c'était celle d'une édition géné-
rale de mes écrits. Cette édition me paraissait nécessaire pour con-
stater ceux de mes écrits portant mon nom qui étaient véritable-
ment de moi , et mettre le public en état de les distinguer de ces
écrits pseudonymes que mes ennemis me prêtaient pour me décré-
diter et m'avilir. Outre cela, celte édition était un moyen simple et
honnête de m'assurer du pain ; et c'était le seul, puisqu'ayant re-
noncé à faire des livres, mes mémoires ne pouvant paraître de mon
vivant, ne gagnant pas un sou d'aucune autre manière, et dé-
pensant toujours, je voyais la fin de mes ressources dans celle du
produit de mes derniers écrits. Cette raison m'avait pressé de
donner mon Dictionnaire de musique encore informe. 11 m'avait
valu cent louis comptant et cent ccus de rente viagère; mais en-
core devait-on voir bientôt la fin de cent louis quand on en dépen-
sait annuellement plus de soixante ; et cent écus de rente étaient
comme rien pour un homme sur qui les quidams et les gueux ve-
naient incessamment fondre comme des élourneaux.
Il se présenta une compagnie de négociants de Neucbàlel pour
l'entreprise de mon édition générale ; et un imprimeur ou libraire
de Lyon, appelé Reguillal, vint, je ne sais comment, se fourrer parmi
eux pour la diriger. L'accord se fit sur un pied très raisonnable, et
suffisant pour bien remplir mon objet. J'avais, tant en ouvrages
imprimés qu'en pièces encore manuscrites, de quoi fournir six vo-
lumes in-quarto ; je m'engageais de plus à veiller sur l'édition : au
moyen de quoi ils devaient me faire une pension viagère de seize
cents livres de France, et un présent de mille écus une fois payés.
Le traité était conclu non encore signé, quand les Lettres écrites
de la montagne parurent. La teirible explosion qui se fil contre cet
infernal ouvrage et contre son abominable auteur épouvanta la
compagnie, et l'entreprise s'évanouit. Je comparerais l'effet de ce
dernier ouvrage à celui de la Lettre sur la musique française, si
cette lettre, en ra'attirant la haine et m'exposant au péril, ne m'eût
laissé du moins la considération et l'estime. Mais, après ce dernier
ouvrage, on parut s'étonner, à Genève et à 'Versailles, qu'il y eût
quelque contrée au monde où on laissât respirer un monstre tel que
moi. Le petit conseil, excité par le résident de France, et dirigé par
le procureur-général, donna une déclaration sur mon ouvrage, par
laquelle, avec les qualifications les plus atroces, il le déclare indigne
d'elre brûle jiar le bourreau, et ajoute, avec une adresse qui tient
du burle?que, qu'on ne peut, sans se deshonorer, y répondre, ni
même en faire aucune mention. Je voudrais de tout mon cœur
pouvoir transcrire ici cette curieuse pièce; mais malheureusement
je ne l'ai pas, et ne m'en souviens exactement pas d'un seul mot,
LES CONFESSIONS.
1V3
Jo désire ardemment que quelqu'un de mes lecteurs, animé du zèle
de la -vérité et de l'équité, veuille relire en entier les LHlres écrites
de la mmtagne : il sentira, j'ose le dire, la stoïque modération qui
régne dans cet ouvrage, après les sensibles et cruels outraj^es dont
on venait à l'euvi d'accabler l'auteur. Mais, ne pouvant repomlre
aux injures, parce qu'il n'y en avait point, ni aux raisons, parce
qu'elles étaient sans réponses, ils prirent le parti de paraître trop
courroucés pour vouloir répondre ; et il est vrai que, s'ils prenaient
les arguments invincibles pour des injures, ils devaient se sentir
fort injuriés.
Les représentants, loin de faire aucune plainte sur cette odieuse
déclaration, suivirent la route qu'elle leur traçait; et, au lieu de
faire tropbée des Lettres de la montagne, qu'ils voilèrent pour s'en
faire un bouclier, ils eurent la lâcheté de ne rendre ni honneur ni
justice à cet ouvrage, ni le citer, ni le nommer, quoiqu'ils en tiras-
sent tacitement tous les arguments, et que l'exactitude avec laquelle
ils ont suivi le conseil par lequel finit cet ouvrage ail été la seule
cause de leur salut et de leur victoire. Ils m'avaient imposé ce devoir,
je l'avais rempli ; j'avais jusqu'au bout servi la patrie et leur cause.
Je les priai d'abandonner la mienne, et de ne songer qu'à eux dans
leurs démêlés. Ils me prirent au mot, et je ne me suis plus mêlé de
leurs affaires que pour les exhorter sans cesse à la paix, ne doutant
pas que, s'ils s'obstinaient, ils ne fussent écrasés par la France. Cela
n'est pas arrivé : j'en comprends la raison; mais ce n'est pas ici le
lieu de la dire.
L'effet des Lettres de la montagne à Ncuchàtel fut d'abord très
paisible. J'en envoyai un exemplaire à M. de MonlnioUin ; il le reçut
bien et le lut sans objection. Il était malade. Il me vint voir amica-
lement quand il fut rétabli, et ne me (larla de rien. Cependant la
rumeur commençait ; on brûla le livre je ne sais où. De Cenève, de
Berue, et de Versailles peut-être, le foyer de l'effervescence passa
bientôt à Neuchàtel , et surtout dans le Val-de-Travers, où, avant
même que la clas.se eût fait aucun mouvi ment apparent, on avait
commencé d'ameuter le peuple par des pratiques souterraines. Je
devais, j'ose le dire, être aimé dans ce pays-là, comme je l'avais
été dans tous ceux où j'avais vécu, versant les aumônes à pleines
mains, ne laissant sans assistance aucun indigent autour de moi,
ne refusant à personne aucun service que je pusse rendre et qui
fût dans la justice, me familiarisant trop peut-être avec tout le
monde, et nie dérobant de tout mon pouvoir à toute distinction qui
pût exciter la jalousie. Tout cela n'empêcha pas que le peuple, sou-
levé secrètement, je ne sais par qui, ne s'animât contre moi par
degrés jusqu'à la fureur, qu'il ne m'insultât publiquement eu plein
jour, non sculenicut dans la campagne et dans les chemins, mais
en pleine rue. Ceux à qui j'avais fait le plus de bien étaient les plus
acharnés, et des gens même à qui je continuais d'en faire, n'osant
se montrer, excitaient les autres, et semblaient vouloir se venger
ainsi de l'humilialion de ni'être obligés. Montmollin paraissait ne
rien voir, et ne se montrait point encore. Mais comme on approchait
d'un temps do couimunion, il vint chez moi pour me conseiller de
m'abstenir de m'y présenter, m' assurant que du reste il ne m'en
voulait point, et qu'il me laisserait tranquille. Je trouvai le compli-
ment bizarre ; il me rappelait la lettre de madame de Boufflers, et
je ne pouvais concevoir à qui doue il importait si fort que je com-
muniasse ou non. Comme je regardais cette condescendance de ma
part comme un acte de lâcheté, et que d'ailleurs je ne voulais pas
donner au peuple ce nouveau prétexte de crier à l'impie, je refusai
net le ministre, et il s'en retourna mécontent, me faisant entendre
que je m'en repentirais.
Il ne pouvait pas m'iiiterdire la communion, de sa seule autorité;
il fallait celle du consistoire qui m'avait admis, et, tant que le con-
sistoire n'avait rien dit, je pouvais me présenter sans crainte de
refus. Montmollin se lit donner commission par la classe de me ci-
ter au consistoire pour y rendre compte de ma foi, et de m'excom-
raunier en cas de refus. Cette excommunication ne pouvait se faire
non plus que par le consistoire, et à la pluralité des voix. Mais les
paysans qui, sous le nom d'Anciens, composaient cette assemblée,
présidés et, comme on comprend bien, gouvernés par leur minis-
tre, ne devaient pus naturellement être d'un autre avis que le sien,
principalement sur des matières thcologiques, qu'ils entendaient
encore moins que lui. Je fus donc cité, et je résolus de compa-
raître.
Quelle circonstance heureuse , et quel triomphe pour moi , si j'a-
vais su parler, et que j eusse eu , pour ainsi dire, ma plume dans ma
bouche ! Avec quelle facilité , avec qiudle supcrioriti; , j'aurais ter-
rassé ce pauvre ministre au milieu de ses six paysans! L'avidité de
dominer ayant fait oublier au clergé protestant tous les principes
de la réi'ormation, je n'avais , pour l'y rappeler et le réduire au si-
lence, qu'à commenter mes premières lettres de la montagne , sur
lesquelles ils avaient la bêtise de m'cpilogiier. Mon texte était tout
fait, je n'avais qu'à l'étendre, et mon homme était confondu. Je
n'aurais pas élé assez sol pour me tenir sur la défensive; il m'était
aisé de devenir agresseur sans même qu'il s'en aperçût. Les pres-
lolets de la classe, non moins étourdis qu'ignorants, m'avaient mis
eux-mêmes dans la position la plus heureuse que j'aurais pu désirer
pour 1rs écraser à plaisir. Mais quoi ! il fallait parler, et parler sur-
le-champ, trouver les idées, les mois, les tours, au moment du
besoin, avoir toujours l'esfirit présent, être toujours de sansr-froid ,
ne jamais me troubler un moment. Que pouvais-je c^péI•c^ de moi,
qui sentais si bien mon inaptitude à m'exprimcr impromptu? J'a-
vais élé réduit au silence le plus humiliant à Genève, devant une
assemblée toute en ma faveur, et déjà résolue à tout approuver. Ici
c'était tout le contraire : j'avais affaire à un traca.ssier qui metUit
l'astuce à la place du savoir, qui me tendrait cent pièges avant que
j'en aperçusse un, et tout déterminé à me prendre en faute à quel-
que prix que ce fût. Plus j'examinai cette position, plus elle me pa-
rut périlleuse ; et, sentant l'impossibilité de m'en tirer avec succès,
j'imaginai un autre expédient. Je méditai un discours que je pro-
noncerais devant le consistoire pour le récuser et me dispenser de
répondre : la chose était très facile. J'écrivis ce discours , et je me
mis à l'étudier par cœur avec une ardeur sans égale. Thérèse se
moquait de moi en m'enlendant répéter et marmoter incessam-
ment les mêmes phrases pour tâcher de les fourrer dans ma lèle.
J'espéruis tenir eulin mon discours; jesavaisque le châtelain, comme
officier du prince, assisterait au consistoire ; que, malgré les ma-
nœuvres et les bouteilles de Montmollin , la plupart des anciens
étaient bien disposés pour moi ; j'avais eu ma faveur la raison, la
vérité, la justice , la protection du roi , l'autorité du conseil d Etat,
les vœux de tous les bons patriotes, que l'alfaire intéressait; tout
contribuait à m'cncourager.
La veille du jour marqué, je savais mon discours par cœur; je e
récitai sans faute. Je le remémorai toute la nuit dans ma tôle; le
matin, je ne le savais plus, j'hésite à chaque mot, je me trouble ,
je balbutie,' ma tète se perd ; enfin , presque au moment d'aller, e
courage me manque totalement ; je reste chez moi, et je prends le
parti d'écrire au consistoire, en disant mes raisons à lahâte, et pré-
textant mes incommodités, qui véritablement, dans l'état ou j'étais
alors, m'auraient difficilement laissé soutenir la séance entière.
Le ministre, embarrassé de ma lettre , remit l'affaire à une autre
séance. Dans l'intervalle, il se donna, par lui-même et par ses créa-
tures, mille mouvements pour séduire ceux des anciens qui, suivant
les inspirations de leur conscience plutôt que les siennes, n'opi-
naient pas au gré de la classe et au sien. Quelque puissanU que ses
arguments, tous tirés de sa cave, dussent être pour ces sortes de
gens , il n'en put gagner aucun autre que les deux ou trois qui lui
étaient dévoués et qu'on appelait ses âmes damnées. L'officier du
prince et le colonel l'ury, qui se porta dans cette affaire avec beau-
coup de zèle, maintinrent les autres dans leur devoir; et quand ce
Montmollin voulut procéder à l'excommunication , son consistoire,
à la pluralité des voix, le refusa tout à plat. Réduit alors au der-
nier expédient d'ameuter la populace, il se rail, avec ses confrères
et d'autres gens, à y travailler ouvertement, et avec un tel succès,
que maigre les forts et fréquents rescrits du roi, malgré tous les
ordres du conseil d'Etat, je fus enfin forcé de quitter le pays, pour
ne pas exposer l'officier du prince à s'y faire assassiner lui-merae
en me défendant. ,. ,
Je n'ai qu'un souvenir si confus de toute cette affaire, qu il m est
impossible de meltre aucun ordre, aucune liaison , dans les idées
qui m'en reviennent, et que je ne les puis rendre qu'éparses et iso-
lées comme elles se présentent à mon esprit. Je me rappelle qu il
Y avait eu avec la classe quelque espèce de négociation, dont Mont-
mollin avait élé l'entremetteur. Il avait feint qu'on craignait que,
par mes écrits, je ne troublasse le repos du pays. 11 m'avait fait en-
tcndp> que si je m'engageais à ne plus écrire, on serait coulant
sur le passé. J'avais pris déjà cet engagement avec moi-même ; je
ne balançai point à le prendre avec la classe , mais conditionnel, et
seulement sur les matières de religion. Il trouva le moyen d avoir
cet écrit à double. La condition ayant été rejetee , je redemandai
mon écrit il me rendit un des doubles et garda l'autre, prétextant
qu'il l'avait égaré. Après cela, lepeunle, ouvertement excite par
les ministres, se moqua des rescnts du roi , des ordres du conseil
d'Etat et ne connut plus de frein. Je fus prêché en chaire, nomme
l'antechrist , et poursuivi dans la campagne comme un loup-garou.
Mon habit d'arménien .servait de renseignement a la populace : j en
sentais cruellement l'inconvénient ; mais le quitter dans ces circon-
stances me semblait une lâcheté : je ne pus m'y résoudre, et je me
promenais tranquillement dans le pays , avec mon cafetan et mon
bonnet fourré , entoure des huées de la canaille, cl quelquefois de
ses cailloux l'Insi-urs fois, en p.issaut devant les maisons , j en-
tendais dire à ceux qui les habitaient : « Apporlei-moi mon fusil,
nue je lui tire dessus » Je n'en allais pas plus vile : ils n en étaient
que plus furieux ; mais ils s'en linrcnt toujours aux menaces, du
moins pour l'article des armes à feu.
Durant toute celte formentalion , je ne laissai pas d avoir deux
.-rands plaisirs, auxquels je fus bien sensible. Le premier fut de pou-
voir faire un acte de reconnaissance par le canal de my ord-mare-
chal. Tous les honnêtes gens de Neuchàtel. indignes des iraiteraeiUs
nue j'essuyais, et des manœuvres dont j'étais la victime, avaient les
ministres en exécration, sentant bien qu'ils suivaient des impulsions
étrangères, et qu'ils n'étaient que les satellites d autres gens qui se
141
LES VEILLÉES LITTÉRAIRES ILLUSTRÉES.
cachaient en les faisant agir, et craignant que mon exemple ne tirât
à conséquence pour l'établissement d'une véritalile inquisition. Les
magistrats, et surtout M. Mouron, qui avait succédé à M. d'ivernois
dans la charge de pro-
cureur- général , fai -
saient tous leurs efl'orts
pour me défendre. Le
colonel Pury, quoique
simple particulier , en
fit davantage, et réussit
mieux. Ce fut lui qui
trouva le moyen de fai-
re bouquer Montmollin
dans son consistoire ,
en retenant les anciens
dans leur devoir. Com-
me il avait du crédit, il
l'employa tant qu'il put
pour arrêter la sédi-
tion ; mais il n'avait
que l'autorité des lois ,
de la justice et de la
raison, à opposer à celle
de l'argent et du vin :
la partie n'était pas
égale, et, dans ce point
Montmollin triompha
de lui. Cependant, sen-
sible à ses soins et à
son zèle, j'aurais voulu
pouvoir lui rendre bon
office pour bon office ,
et m'acquitter avec lui
de quelque fai;on. Je sa-
vais qu'il convoitait fort
une place de conseiller
d'Elat; mais, s'élant mal conduit dans l'affaire du ministre Petit-
Merre, il était en disgrâce à la cour et près du gouverneur. Je
risquai pourtant d'écrire en sa faveur à m,ylord-maréchal ; j'osai
même parler de l'emploi qu'il désirait, et si heureusement, que,
contre l'attente de
tout le monde, il lui
fut presque aussitôt
conféré par le roi.
C'est ainsi que le
sort, qui m'a tou-
jours mis en même
temps trop haut et
trop bas, continuait
à me ballotter d'un
extrême à l'autre ;
et tandis que la po-
pulace me couvrait
de fange, je faisais
un conseiller d'Etat.
Mon autre grand
plaisir fut une visite
que vint me faire
madame de Verde-
lin avec sa fille ,
qu'elle avait menée
aux bains de Bour-
bonne , d'oii elle
poussa jusqu'à Mo-
tiers , et logea chez
moi deux ou trois
jours. A force d'at-
lentionsetde soins,
elle avait enfin sur-
monté ma longue
répugnance ;etmon
cœur, vaincu par ses
caresses, lui rendait
toute l'amitié qu'el-
le m'avait bi long-
temps témoignée. Je
fus touché de ce vo-
yage, surtout dans
la circonstance oii
je me trouvais, et
où j'avais grand besoin, pour soutenir mon courage, des consola-
tions de l'amitié. Je craignais qu'elle ne s'affectât des insultes que
je recevais de la populace , et j'aurais voulu lui en dérober le spec-
tacle, pour ne pas coiitrisier son cicur ; mais cela ne me fut pas
possible ; et quoique sa préSeiice conliiit un peu les insolents dans
^h*0
ti(^MLH
11 apprenait le métier de menuisier.
^^' Nd\rni([.-=^
Quelle circonstance houreusf, cl, quel triomphe pour moi,
nos promenades, elle en vit assez pour juger de ce qui se passait
dans les autres temps. Ce fut même durant son séjour chez moi que
je commençai d'être attaqué de nuit dans ma propre habitation.
Sa femme de chambre
trouva ma fenêtre cou-
verte un matin des pier-
res qu'on y avait jetées
pendant la nuit. Un
banc très massif qui
était dans la rue, à côté
de ma porte , et forte-
ment attaché, fut déta-
ché, enlevé, et posé de-
bout contre la porte ; de
sorte que, si l'on ne
s'en fût aperçu, les pre-
miers qui , pour sortir ,
aui aient ouvert la porte
d'entrée, devaient na-
turellement être assom-
més. Madame de Ver-
delin n'ignorait rien de
ce qui se passait ; car ,
outre ce qu'elle voyait
elle-même, son domes-
tique , homme de con-
fiance , était très ré-
pandu dans le village, y
accostait tout le monde,
et on le vit même en
conférence avec Mont-
mollin. Cependant elle
me parut ne faire aucu-
ne attention à rien de
ce qui m'arrivait, ne me
parla ni de Montmollin
ni de personne, et répondit peu de chose à ce que je lui en dis
quelquefois : seulement, paraissant persuadée que le séjour de l'An-
gleierre me convenait plus qu'aucun autre , elle me parla beaucoup
de M. Hume, qui était alors à Paris, de son amitié pour moi, et du
désir qu'il avait de
m'être utile dansson
pays. 11 est temps
de direquelquecho-
se de ce M. Hume.
11 s'était acquis
une grande réputa-
tion en France , et
surtout parmi les
encyclopédistes, par
ses traités de com-
merce et de politi-
que, et, en dernier
lieu , par son His-
toire de la maison
Stuart , le seul de
ses écrits dont j'a-
vais lu quelque cho-
se dans la traduc-
tion de l'abbé Pré-
vôt. Faute d'avoir
lu ses antres ouvra-
ges, j'étais persua-
dé, sur ce qu'on
m'avait dit de lui ,
que M. Hume asso-
ciait une âme très
républicaine aux pa-
radoxes anglais en
laveur du luxe. Sur
cette opinion, je re-
gardais toute son a-
pologie de Charles
l'' comme un pro-
dige d'impartialité ,
et j'avais une aussi
grande idée de sa
vertu que de son gé-
nie. Le désir de con-
naître cet homme
rare et d'obtenir son amitié avait beaucoup augmenté les tetitations
dépasser en Augleterrejque me donnaient les sollicitatioiis de ma-
dame de " ■"" '
reçus de 1 —
teuse, duasîaquelle . aui plus grandes louanges s«r mon génie , i\
■ en Angleterre que me uonnaieni les suun-nanu..., ««. ...çi-
Boufllers intime amie de M. Hume. Arrive en Suisse j y
lui par la voie de cette dame, une lettre extrêmement Ait-
LÏÏS CONFESSIONS.
IV
jiiif,'naiirinvitation de passer en Angleterre, et l'oiïre de tout son cré-
dit et de tous ses amis pour m'en rendre le séjour a^réaliie. Je trouvai
surlcslifiux niylord-maréchal,lecompatrioteetramide M. Hume, qui
nie confirma tout le bien que j'en pensais, et qui m'apprit même à son
sujet une anecdote littéraire qui l'avait beaucoup frappé, et qui me
frappa de même. Vallace, qui aval t écrit contre Hume au sujet de la ()o-
indation des anciens, était absent tandis qu'on imprimait son ouvrage,
llumesecfiargea de revoir les épreuves et de veiller à l'édition. Cette con-
duite était dans mon tour d'esprit. C'est ainsi que j'avais débité des
copies, à six sous pièce, d'une chanson qu'on avait faite contre moi.
J'avais donc toute sorte de préjugés en faveur de Hume, quand ma-
dame de Verdelin vint me parler vivement de l'amilié qu'il disait
avoir pour moi, et de son empressement à nie faire les honneurs de
l'Angleterre, car c'est ainsi qu'elle s'exprimait. Klle me pressa beau-
coup do profiter de ce zèle et d'écrire à M. Hume. Comme je n'avais
pas naturellement de penchant pour l'Angleterre, et que je ne vou-
lais prendre ce parti qu'à l'extrémité, je ne voulus ni écrire ni pro-
mettre ; mais je la laissai la maitresse de faire tout ce qu'elle jugerait
à propos pour maintenir Hume dans ses bonnes dispositions. En
qLiittant Moliers, elle me laissa persuadé, par tout ce qu'elle m'avait
(lit de cet homme il-
lustre, qu'il était de
mes amis, et qu'elle
était encore plus de
ses amies.
Après son départ,
Montmollin poussa
ses manœuvres, et la
populace ne connut
plus de frein. Je con-
tinuais cependant à
me promener tran-
quillement au milieu
de ses huées; et le
goût de la botanique,
que j'avais commen-
cé de prendre auprès
du docteur d'iver-
nois , donnant un
nouvel intérêt à mes
promenades, me fai-
sait parcourir le pays
en herborisant, sans
m'émoiivoir des cla-
meurs de toute cette
canaille , dont ce
sang- froid ne fai.sait
qu'irriter la fureur.
Une des choses qui
m'affectèrent le plus
fut de voir les famil-
les de mes amis (Ij,
ou des gens qui por-
taient ce nom , en-
trer assez ouverte-
ment dans la ligue
de mes pei'sécuteurs;
comme les d'iver -
nois, sans en excep-
ter même le père et
le frère de mon Isabelle ; Boy-de-la-Tour, parent de l'amie chez
(jui j'étais logé , et madame Girardier, sa belle-sœur. Ce Pierre Boy
était si butor, si bête, et se comporta si brutalement , (lue, pour ne
pas me mettre en colère , je me permis de le plaisanter, et je fis,
dans le goût du Petit Prophète, un<; petite brochure de quelques
|)ages, intitulée: la Vision de Pierre de la Montagne, dit le Voyant,
daiis laquelle je trouvai le moyen de tirer en même temps assez
plaisamment sur les miracles, qui faisaient alors le grand prétexte
de ma persécution. Du Peyrou fit imprimer à Genève ce chiffon,
qui n'eut dans le pays qu'un succès médiocre, les Neuch;\telais,
avec tciut leur esprit, ne sentant guère le sel attique ni la plaisan-
terie, sitôt qu'elle est un peu fine.
Je mis un peu plus de soin ;\ un autre écrit du même temps,
(1) Cetio fatalité avait commencé dès mon séjour ;\ Yverdnn : car la
banniTri Ito;,-iiiii l't.int mort im an ou deux après mon dép.irt de i-eiie
villr, lo \i.ii\ |i,[ji;i liiiyuin eut la bonne foi de me inarqueravec doul.'ur
(pi'iin avait Irniivé dans les papiers de son parent ries preuves ^pi'il était
entré dans le complot pour ni'e\|ml<i r .l'Yvenhiii et de l'état de Berne.
Cela prouvait bien clairement iph' cr rompliit n'était pas, comme on vou-
lait le taire croire, une affaire de en;.-,.iiMiie. [mis. pie le banneret U..giiin,
loin d'être un dévot, poussait le nialérialisiue et l'incrédulité jusqu'à l'in-
tolérance et au fanatisme. (Au reste, personne à Yvcrdun ne s était si fort
emparé de moi, ne m'avait tant prodigué de caresses, de louanges, et de
llatterie, ipio ledit kuineret. Il suivait lldÈlamenl le plan chéri do mes
pcrséouleurs.)
\ minuit, J'entendis un grand bruit dans la galerie qui régnait sur
le derrière do la maison.
dont on trouvera le manuscrit parmi mes papiers, et dont il fiut
dire ici le sujet.
Dans la plus grande fureur des décrets et de la persécution, les
Genevois s'étanl particulièrement signalés en criant haro de toute
leur force, et mon ami Vernes, entre autres, avec une générosité
vraiment théologique, choisit précisément ce temps-lk pour publier
contre moi des lettres où il prétendait prouver que je n'étais pas
chrétien. Ces li;ttres, écrites avec un ton de suffisance, n'en étaient
pas meilleures, quoiqu'on a.ssuràt que le naturaliste Bonnet y avait
mis la main ; car ledit Bonnet, quoique matérialiste, ne laisse pas,
sitôt qu'il s'agit de moi, d'être d'une orlhudoxie très intolérante. Je
ne fus assurément pas tenté de répondre à cet ouvrage; mais l'oc-
casion s'étant présentée d'en dire un mot dans les Lettres de la
montagne, j'y insérai une petite note assez dédaigneuse qui mit
Vernes en fureur. Il remplit Genève des cris de sa rage, et d'Iver-
nois me manpia qu'il ne se possédait pas. Quelque temps après pa-
rut une feuille anonyme, qui semblait écrite, au lieu d'encre, avec
l'eau du Phlégéton. On m'accusait hautement, dans cette lettre,
d'avoir exiiosé mes enfants dans les rues, de traîner après moi une
coureuse de corps-de-garde, d'être usé de débauche, pourri de vé-
role, et d'autres gen-
tillesses du même
ton. Il ne me fut pas
. .„ difficile de reconnaî-
tre mon homme. Ma
première idée, à la
lecture de ce libelle ,
fut de mettre à son
vrai prix tout ce
qu'on appelle renom-
mée et réputation
parmi les hommes ,
en voyant traiter de
coureur de bordel un
homme qui n'y fut
de sa vie , et dont le
plus grand défaut fut
toujoursd'être timide
et honteux comme
une vierge, et en me
voyant passer pour
être pourri de véro-
le, moi qui, non seu-
lement n'eus de mes
jours la moindre at-
teinte d'aucun mal
de cette espèce, mais
que les gens de l'art
ont cru conformé de
manière à n'en pou-
voir contracter. Tout
bien pesé, je crus ne
pouvoir mieux réfu-
ter ce libelle qu'en
le faisant imprimer
dans la ville où j'a-
vais vécu, et je l'en-
voyai à Duchesne
pour le faire impri-
mer tel qu'il était ,
avec un avertissement où je nommais M. Vernes, et quelques
courtes notes pour l'éclaircissement des faits. Non content d'avoir
fait imprimer cc:tle feuille, je l'envoyai à plusieurs personnes,
et entre autres à M. le prince Louis de Wirtïmberg , qui m'avait
fait des avances tre, honnêtes , et avec lequel jetais alors en
correspondance. Ce prince, du Peyrou, et d'autres, parurent dou-
ter que Vernes fût l'auteur du libelle, et me blâmèrent de l'avoir
noninier trop légèrement. Sur leurs représentations, le scrupule me
prit, et j'écrivis à Duchesne de supprimer cette feuille. Guy m'é-
crivit l'avoir supprimée; je ne sais pas s'il l'a fait; je l'ai trouvé
menteur en tant d'occasions que celle-là de plus ne .serait pas une
merveille, et dès lors j'étais enveloppé de ces j^rofondes ténèbres
à travers lesquelles il m'est impossible de pénétrer aucune sorte
de vérité.
M. Vernes supporta cette imputation avec une modération plus
qu'étonnante dans un homme qui ne l'aurait pas méritée après la
fureur qu'il avait montrée auparavant. Il m'écrivit deux ou trois
lettres très mesurées, dont le but me parut être de tâcher de péné-
trer, par mes réponses, à quel point j'étais instruit, et si j'avais
quelque preuve contre lui. Je lui lis deux réponses courtes, sèches,
dures dans le sens, mais sans malhonnêteté dans les termes, et
dont il ne se fâcha point. A sa troisième lettre, voyant qu'il vou-
lait lier une espèce de correspondance, je ne répondis plus; il me
fit parler par d'iveniois. Madame Cramer écrivit à du Peyrou
qu'elle était siire que le libelle n'était pas de Vernes. Toulcela'û'é»
146
LES VEILLÉES LITTÉRAIRES ILLUSTRÉES.
branla point ma persuasion. Mais comme enfin ji; pouvais me trom-
per, et qu'en ce cas je devais à Vernes une réparation authenti-
que, je lui fis dire par d'ivernois que je la lui ferais telle qu'il en
serait content, s'il pouvait m'indiquerle véritable auteur du libelli;,
ou me prouver du moins qu'il ne l'était pas. Je fis plus : sentant
bien qu'après tout, s'il n'était pas coupable, je n'avais pas droit
d'exiger qu'il me prouvât rien, je pris le parti d'écrire, dans
un mémoire assez ample, les raisons de ma persuasion, et de
les soumettre au jugement d'un arbitre que Vernes ne pût ré-
cuser. On ne devinerait pas quel fut cet arbitre ? le conseil
de Genève. Je déclarai à la fin du mémoire que si, après l'avoir
examiné et avoir fait les perquisitions qu'il jugerait à propos, et
qu'il était bien à portée de faire avec succès, le conseil prononçait
que M. VerneS n'était pas l'auteur du mémoire, dts l'instant je
cesserais sincèrement de croire qu'il l'est, je partirais pour m'aller
jeter à ses pieds, et lui demander pardon jusqu'à ce que je l'eusse
obtenu. J'ose le dire, jamais mon zèle ardent pour l'équité, jamais
la droiture, la générosité de mo.n âme, jamais ma confiance dans
cet amour de la Justice, inné dans tous les cœurs, ne se montrèrent
plus pleinement, plus évidemment que dans ce sage et touchant
mémoire, où je prenais sans hésiter mes plus implacables ennemis
pour arbitres suprêmes entre le calomniateur et moi. Je lus cet
écrit à du Peyrou : il fut d'avis de le supprimer, et je le supprimai.
Il me conseilla d'attendre les preuves que Vernes promettait; je les
attendis et je les attends encore : il me conseilla de me taire en
attendant; je me tus et me tairai le reste de ma vie, blâmé d'avoir
chargé Vernes d'une imputation grave, fausse et sans preuve, quoi-
que je reste intérieurement aussi persuadé, aussîconvaincu qu'il est
l'auteur du libelle, que je le suis de ma propre existence. iVlon mé-
moire est entre les mains de M. du Peyrou. Si jamais il voit le jour,
on y trouvera mes raisons, et on connaîtra, je l'espère, l'âme de
Jean-Jacques, que mes contemporains ont si peu voulu connaître.
11 est temps d'en venir à ma catastrophe de Motiers, et à mon
départ du Val-de-Travers, après deux ans et demi de séjour, et
huit mois d'une constance inébranlable à soufl'rir les plus indignes
traitements. 11 m'est impossible de me rappeler nettement les dé-
tails de cette désagréable époque, mais on les trouvera dans la re-
lation qu'en publia M. du Peyrou, et dont j'aurai à parler dans la
suite.
Depuis le départ de madame de Verdelin, la fermentation deve-
nait plus vive, et, malgré les rescrits réitérés du roi, malgré les
ordres fréquents du conseil d'Etat, malgré les soins du châtelain et
des magistrats du lieu, le peuple, me regardant tout de bon comme
l'antechrist, et voyant toutes ces clameurs inutiles, paraissait enfin
vouloir en venir aux voies de fait; déjà dans les chemins les cail-
loux commençaient à rouler après moi, lancés cependant encore
d'un peu trop loin pour pouvoir m'atteindre. Enfin la nuit de la foire
de Motiers, qui est au commencement de septembre, je fus attaqué
dans ma maison, de manière à mettre en danger la vie de ceux qui
l'habitaient.
A minuit, j'entendis un grand bruit dans la galerie qui régnait
sur le derrière de la maison. Une grêle de cailloux lancés contre la
fenêtre et la porte qui donnaientsur cette galerie y tombèrent avec
tant de fracas, que mon chien, qui couchait dans la galerie et qui
avait commencé par aboyer, se tut de frayeur, et se sauva dans un
coin, rongeant et grattant les planches pour tâcher de fuir. Je me
lève au bruit, j'allais sortir de ma chambre pour passer dans la cui-
suine, quand un caillou, lancé d'une main vigoureuse, traversa la
cuisine, après en avoir cassé la fenêtre, vint ouvrir la porte de ma
chambre et tomber au pied de mon lit, de sorte que, si je m'étais
pressé d'une seconde, j'avais le caillou dans l'estomac. Je jugeai
que le bruit avait été fait pour m'attirer, et le caillou lancé pour
m'accueillir. Je saule dans la cuisine. Je trouve Thérèse qui s'était
au.->si levée, et qui, toute tremblante, accourait à moi. Nous nous
rangeons contre un mur hors de la direction de la fenêtre, pour
éviter l'atteinte des pierres, et délibérer sur ce que nous avions à
faire ; car sortir pour appeler du secours était le moyen de nous
faire assommer. Heureusement la servante d'un vieux bonhomme
qui logeait au-dessous de moi se leva au bruit, et courut appeler
M. le châtelain, dont nous étions porte à porte. Il saute de son lit,
prend sa robe de chambre à la hâte, et vient à l'instant avec la
garde, qui, à cause de la foire, faisait la ronde cette nuit-là, et se
trouva tout à portée. Le châtelain vit le dégât avec un tel effroi qu'il
en pâlit, et à la vue des cailloux dont la galerie était pleine, Il sé-
cria : Mon Dieu! c'est une carrière! En visitant le bas, on trouva
que la porte d'une cour de derrière avait été forcée, et qu'on avait
tenté de pénétrer dans la maison par la galerie. En recherchant
pourquoi la garde n'avait point aperçu ou empêché le désordre,
il se trouva que ceux de Motiers s'étaient obstinés à vouloir faire
cette garde hors de leur rang, quoique er; fût le tour d'un autre
village.
Le lendemain le châtelain envoya son rapport au conseil d'Etat,
qui, deux jours après, lui envoya l'ordre d'informer sur cette affaire,
de promettre une récompense et le secret à ceux qui dénonceraient
les coupables, et de mettre en attendant, aux fiais du prince, des
gardes à ma maison et à celle du châtelain, qui la touchait. Le
lendemain le colonel Pury, le procureur-général Mouron, le châte-
lain Mar-linet, le receveur Guyenet, le trésorier d'ivernois et son
père, en un mot tout ce qu'il y avait de gens distingués dans le
pays vinrent me voir, et réunirent leurs sollicitations pour m'en-
gager à céder à l'orage, et à sortir, au moins pour un temps, d'une
paroisse où je ne pouvais plus vivre en sûreté ni avec honneur. Je
m'aperçus même que le châtelain, effrayé des fureurs de ce peuple
forcené, et craignant qu'elles ne s'étendissent jusqu'à lui, aurait été
bien aise de m'en voir partir au plus vite pour n'avoir point l'em-
barras lie m'y protéger, et pouvoir le quitter lui-même, comme il
fit après mon départ. Je cédai donc, et même avec un peu de peine,
car le spectacle de la haine du peuple me causait un déchirement
de cœur que je ne pouvais plus supporter (1).
J'avais plus d'une retraite à choisir.. Depuis le retour de madame
de Verdelin à Paris, elle m'avait parlé dans plusieurs lettres d'un
M. Walpole, qu'elle appelait mylord, lequel, pris d'un grand zèle en
ma faveur, me proposait dans une de ses terres un asile, dont elle
me faisait les descriptions les plus agréables, entrant, par rapport
au logement et à la subsistance, dans des détails qui marquaient à
quel point ledit mylord Walpole s'occupait avec elle de ce projet.
Mylord-maréchal m'avait toujours conseillé l'Angleterre ou l'Ecosse,
et m'y oifrait aussi un asile dans ses terres; mais il m'en ofiraitun
qui me tentait beaucoup davantage à Potzdam, auprès de lui. H ve-
nait de me faire part d'un propos que le roi lui avait tenu à mon
sujet, et qui était une espèce d'invitation de m'y rendre ; et ma-
dame la duchesse de Saxe-Golha comptait si bien que je profiterais
de cette invitation, qu'elle m'écrivit pour me presser d'aller la voir
en passant, et de m'arrèter quelque temps auprès d'elle; mais ja-
vais un tel attachement pour la Suisse que je ne pouvais me ré-
soudre à la quitter, tant qu'il me serait possible d'y vivre, et je pris
ce temps pour exécuter un projet dont j'étais occupé depuis quel-
ques mois, et dont je n'ai pu parler encore pour ne pas couper le fil
de mon récit.
Ce projet consistait à m'aller établir à l'île de Saint-Pierre, do-
maine de l'hôpital de Berne, au milieu du lac de Bienne. Dans un
pèlerinage pédestre que j'avais fait l'été précédent, avec du Peyrou,
nous avions visité cette île, st j'en avais été tellement enchanté
que je n'avais cessé depuis ce temps-là de songer aux moyens d'y
faire ma demeure. Le plus grand obstacle était que l'île appartenait
aux Bernois, qui, trois ans au|)aravant, m'avaient vilainement
chassé de chez eux; et, outre que ma fierté iiâtissait à retourner
chez des gens qui m'avaient si mal reçu, j'avais lieu de craindre
qu'ils ne me laissassent pas plus en repos dans cette île qu'ils n'a-
vaient fait à Yverdun. J'avais consulté là-dessus mylord-maréchal,
qui, pensant, comme moi, que les Bernois seraient bien aises de
me voir relégué dans cette petite île et de m'y tenir en otage pour
les écrits que je pourrais être tenté de faire, avait fait sonder là-
dessus les dispositions de Leurs Excellences par un M. SturlCr, son
ancien voisin de Colombier. M. Sturler s'adressa à plusieurs chefs de
l'Etat, et, sur leur réponse, assura mylord que les Bernois, honteux
de leur conduite, ne demandaient pas mieux que de me voir domi-
cilié dans l'île de Saint-Pierre, et de m'y laisser tranquille. Pour
surcroit de précaution, avant de risquer de m'y transporter, je fis
prendre de nouvelles informations par le colonel Chaillet, (jui me
confirma les mêmes choses, et le receveur de l'île ayant eu de ses
maîtres la iiermission de m'y loger, je crus ne rien risquer d'aller
m'établir chez lui, avec l'agrenienl tacite tant du souverain que des
propriétaires ; car je ne pouvais pas espérer que messieurs de Berne
reconnussent ouvertement l'injustice qu'ils m'avaient faite, et
péchassent ainsi contre la plus inviolable maxime de tous les sou-
verains.
L'île de Saint-Pierre, appelée à Neuchâtel l'île de la Mothe, au
milieu du lac de Bienne, a environ demi-lieue de tour; mais dans
ce petit espace elle fournit toutes les principales productions néces-
saires à la vie. Elle a des champs, des prés, des vergers, des bois,
des vignes; et le tout, à la faveur d'un terrain varié et montagneux,
forme une distribution d'autant plus agréable que ses parties ne se
découvrant pas toutes ensemble se fout valoir mutuellement, et
font estimer l'île plus grande qu'elle n'est eu effet. Une terrasse fort
élevée forme la partie occidentale de l'Ile qui regarde Gleresse et la
bonne Ville. On a planté celte terrasse d'une longue allée qu'on a
coupée dans son milieu par un grand salon, où, durant les ven-
danges, on se rassemble les dimanches, de tous les rivages voisins,
pour danser et se réjouir. Il n'y a dans l'île qu'une seule maison,
mais vaste et commode, où loge le receveur, et située dans un en-
foncement qui la tient à l'abri des vents.
A cinq ou six cents pas de l'île est, du côté du sud, une autre île
beaucoup plus petite, inculte et déserte, qui paraît avoir été déta-
chée autrefois de la grande par les orages, et ne produit parmi ses
(1) On croit assez généralement que cotte lapidation ne fut qu'un tour
concerté par Thérèse le VasseUr, qui, s'cnnuyant en Suisse et étant inca-
pable d'apprécier les beautés de ce pavs, voulait que Rousseau s'en dé-
goûtât. ' A. de B.
LES CONFESSIONS.
147
pi.ivii^rs que fins saules et des persicaires, mais où est cependant
Il M liitre élevé, bien gazonné et très agréatiie. La forme de ce lac
rvi un ovali; presque régulier. Ses lives, moins riches que celles (l(!s
l.p s ,\i: Cenévc ut de Neiichàtel, ne laissent pas de former une asspz
II' lli, ilécoralion, surtout dans la partie occidentale, qui est très |ieu-
|ili:i% et liordée de vignes au pied (.'une chaîne de montagnes, à
pi-u lires comme à Côte-Kôtic, niais qui ne donnent pas d'aussi lion
vin. On y trouve, en allant du sud au nord, le bailliage de Saint-
Jean, la Honne-Ville, IJienne, et Nidau, à rcxtréniité du lac; le tout
entremêlé de villages très agréables.
Tel était l'asile que je m'étais ménagé, et oii je résolus d'aller
m'établir en quittant le Val-de-Travers (1). Ce choix était si con-
forme à mon goût pacifique, à mon humeur solitaire et paresseuse,
que je le com|ite parmi les douces rêveries dont je me suis le plus
vivement passionné. Il me semblait que, dans cette île, je serais
plus séparé dos hommes, plus à l'abri de leurs outrages, plus oublié
d'eux, plus livré, en un mot, aux douceurs du désicuvrcment et de
la vie contem|ilativc. J'aurais voulu être tellement confiné dans
cette île que je n'eusse plus de commerce avec les mortels ; et il
est certain que je pris toutes les mesures imaginables pour me
soustraire, autant qu'il était possible, à la nécessité d'en en-
tretenir.
11 s'agissait de subsister; et, tant par la cherté des denrées que
par la difficulté des transports, la subsistance est chère dans cette
île où d'ailleurs on est à la discrétion du receveur. Cette difficulté
fut levée par un arrangement que du Peyrou voulut bien prendre
avec moi, en se substituant à la place de la compagnie qui avait
entrepris et abandonné mon édition générale. Je lui remis tous
les matériaux de cette édition. J'en fis l'arrangement et la distri-
bution. J'y joignis l'engagement de lui remettre les mémoires de
ma vie, et je le fis dépositaire généralement de tous mes papiers,
avec la condition expresse de n'en faire usage qu'après ma mort,
ayant à creur d'achever tranquillement ma carrière sans plus faire
souvenir le public de moi. Au moyen de cela, la pension viagère
qu'il se chargeait de me payer suffisait pour ma subsistance. Mylord-
maréchal, ayant recouvré tous ses biens, m'en avait offert une de
douze cents francs, que j'avais acceptée en la réduisant à la moitié.
11 m'en voulut envoyer le capital, que je refusai, par l'embarras de
le placer. Il fit passer ce capital à du Peyrou, entre les mains de qui
il est resté (et qui m'en paie la rente viagère sur le pied convenu
avec le constituant). Joignant dans mon traité avec du l'eyrou, la
pension de mylord-marécbal, dont les deux tiers étaient réversibles
à Thérèse après ma mort, et la rente de trois cents francs que j'a-
vais sur Duchosne, je pouvais compter sur une subsistance honnête,
et pour moi, et après moi pour Thérèse, k qui je laissais sept cents
francs de rente, tant de la pension de Rey que de celb; de mylord-
maréchal; ainsi je n'avais plus à craindre que le pain lui manquât
non plus qu'à moi. Mais il était écrit que l'honneur ra'ûlerait toutes
les ressources que la fortune et mon travail mettraient à ma portée,
et que je mourrais aussi pauvre qne j'ai vécu- On jugera si, à moins
d'être le dernier des infâmes, j'ai pu tenir des arrangements qu'on
a toujours pris soin de me rendre ignominieux, en m'ôtant en même
temps toute autre ressource, pour me forcer de consentir à mon
déshonneur- Comment se douteraient-ils de mon choix en pareilles
alternatives? Ils ont toujours jugé de mon cœur par les leurs.
En repos de ce côté, j'étais sans souci de tout autre. Quoique j'a-
bandonnasse dans le monde le champ libre à mes ennemis, je
laissais, dans le noble enthousiasme qui avait dicté mes écrits, et
dans la constante uniformité de mes principes, un témoignage de
mon .'une qui répondait à celui que toute ma conduite rendait de
mon caractère. Je n'avais pas besoin d'une autre défense contre
mes vils calomniateurs. Ils pouvaient peindre sous mon nom un
autre homme, mais ils ne pouvaient tromper que ceux qui voulaient
être trompés. Je pouvais leur donner ma vie à épilogucr d'un bout
à l'autre , j'étais sûr qu'à travers mes fautes et mes faiblesses, à
travers mon inaptitude à supporter aucun joug, on trouverait tou-
jours un homme juste, bon , sans fiel et sans haine; prompt à re-
connaître ses propres torts, plus prompt à oublier ceux d'autrui ;
cherchant toute sa félicité dans les passions aimantes et douces, et
portant en toute chose la sincérité jusqu'à l'imprudence, jusqu'au
plus incroyable désintéressement.
Je prenais donc en quelque sorte congé de mon siècle nt de mes
contemporains, et je faisais mes adieux au monde, eu me confinant
dans cette île pour le reste de mes jours; car telle était ma réso-
lution, et c'était là que je comptais exécuter enfin le grand projet
de cette vie oiseuse, auquel j'avais inutilement consacré jusqu'alors
tout le peu d'activité que le ciel m'avait départie, (.clic, île allait
(1) Il n'est peut-être p.is inutile d'avertir que j'y laissais un ennemi
parliculier dans un M. du Terrciuix, ui-ùto dos Verrières, en très niéilio-
cre estime dans le pays, iuaisi[ui a un frère, qu'on dit lionuolc honiuii', à
Paii-s, dans IfS bureaux do -M. do Sainl-l'loroulin. I,<: uiaiio l'était allé
voir quelqui' lomps avant mou avcntuic. (Les petites rciuaniuis de colle
espèco, ([ui p.r oUos-nièmes no sont rion, peuvent mener ilaus la suite à
la dôcouvortc de bien dos souterrains. )
devenir pour moi celle de Papimanic, ce bienheureux pays où l'on
dort ;
On V fait plus, on n'y fait nulle chose.
Ce plus était tout pour moi , car depuis que j'ai perdu le som-
meil, je l'ai peu regretté; l'oisiveté me suffit, et, pourvu que je ne
fasse rien, j'aime encore mieux rêver éveillé qu'en -songe. L'Age des
projets romanesques étant passé, et la fumée de la gloriole in'a>ant
|)lus étourdi que flatté, il ne me restait plus pour dernière espé-
rance que de vivre sans gène dans un loisir éternel. C'est la vie
des bienheureux dans l'autre monde, et j'en faisais désormais mon
bonheur suprême dans celui-ci.
Ceux qui me reprochent tant de contradictions ne manqueront
pas ici de m'en reprocher encore une. J'ai dit que l'oisiveté des cer-
cles me les rendait insupportables, et me voilà recherchant la so-
litude uniquement pour m'y livrer à l'oisiveté. C'est pourtant ainsi
que je suis; s'il y a là de la contradiction, elle est du fait de la na-
ture, et non pas du mien; mais il y en a si peu , que c'est par là
précisément que je suis toujours moi. L'oisiveté des cercles est
tuante, parce qu'elle est de nécessité; celle de la solitude est char-
mante, pircc qu'elle est libre et de volonté. Dans une compagnie ,
il m'est cruel de ne rien faire, parce que j'y suis forcé. 11 faut que
je reste là cloué sur ma chaise ou debout, planté comme un piquet,
sans remuer ni pied ni patte, n'osant ni courir, ni sauter, ni chanter,
ni crier, ni gesticuler quand j'en ai envie, n'osant pas même rêver ;
ayant à la lois tout l'ennui de l'oisiveté et tout le tourment de la
crainte ; obligé d'être attentif à toutes les sottises qui se disent et à
tous les complinienls qui se font, et de fatiguer incessamment ma
Minerve pour ne pas manquer de placer à mon tour mon rébus et
ma menlerie. El vous appelez cela de l'oisiveté ! c'est un travail de
forçat.
L'oisiveté que j'aime n'est pas celle d'un faiuéar.t qui reste là les
bras croisés dans une inaction totale, et ne [lense pas plus qu'il
n'agit. C'est à la fois celle d'un enfant qui est sans cesse en mou-
vement pour ne rien faire, et celle d'un radoteur dont la tète bat la
campagne sitôt que ses brassent en repos. J'aime à m'occupor sans
cesse à faire des riens; à commencer cent choses, et à n'en achever
aucune; à aller et venir comme la tête me chante; à changer à
chaque instant de projet; à suivre une mouche dans toutes ses al-
lures ; à vouloir déraciner un rocher; à entreprendre sans crainte
un travail de dix ans, et à l'abandonner au bout de dix minutes; à
m'amuser enfin toute la journée sans ordre et sans suite, et à ne
suivre en toutes choses que le caprice du moment.
La botanique , telle que je l'ai toujours considérée, et telle qu'elle
commençait à devenir passion pour moi, était précisément une
étude oiseuse, propre à remplir tout le vide de mes loisirs, sans y
laisser place au délire de riiiiaginalion, ni à l'ennui d'un désœu-
vrement total. Lrrer nonchalamment dans les bois et dans la cam-
pagne, prendre machinalement çà et là tantôt une fleur, et tantôt
une autre, brouter mon foin presque au hasard, observer mille et
mille fois les mêmes choses, et toujours avec le même intérêt, parce
que je les oubliais toujours, était de quoi passer réiernité sans
pouvoir m'ennuyer un moment. Quelque élégante, quelque admi-
rable, quelque diverse que soit la structure des végétaux, elle ne
frappe pas assez un œil ignorant pour l'intéresser- Cette constante
analogie, et pourtant cette variété prodigieuse qui règne dans leur
organisation , ne transporte que ceux qui ont déjà quelque idée du
système végétal. Les autres n'ont, à l'aspect de tous ces trésors de
la nature, qu'une admiration stupide et monotone. Ils ne voient
rien en détail, parce qu'ils ne savent pas même ce qu'il faut re-
garder, et ils ne voient pas non plus l'ensemble, parce qu'ils n'ont
aucune idée de cette chaîne de rapports et de conibinaisons qui ac-
cable de ses merveilles l'esprit de l'observateur. J'étais, et mon dé-
faut de mémoire me devait tenir toujours dans cet heureux point
d'en savoir assez peu pour que tout me fût nouveau, et assez pour
que tout me fût sensible. Les divers s(ds dans lesquels l'île, quoique
petite , était partagée, m'offraient une suffisante variété de plantes
pour l'étude ou plutôt l'aniu-somoiit de toute ma vie- Je n'y voulais
pas laisser un poil d'herbe sans un examen particulier, et je m'ar-
rangeais déjà pour faire , avec un recueil immense d'observations
curieuses , la Flora Pclrinsularis.
Je fisvenir Thérèse avec mes livres et mes elTets. Nous nous mîmes
en pension chez le receveur de l'île. Sa femme avait à .Nidau des
sœurs qui la venaient voir lour-à-!our, et qui faisaient à Thérèse une
compagnie. Je fis là l'essai d'une douce vie dans laquelle j'aurais
voulu passer la mienne, et dont le goût que j'y pris ne servit qu'à
me faire mieux sentir l'amertume de celle qui devait si promptemenl
y succéder-
J'ai toujours aimé l'eau passionnément, et sa vue me jette dans
une rêverie délicieuse, quoique souvent sans objet déterminé. Je ne
manquais point à mon lever, lor,>qu'il faisait beau, de courir humer
sur la terrasse l'air salubre et Vrais du matin, et planer des veux
sur l'horizon de ce beau lac, dont les rives et les montagnes qui le
bordent enchantaient ma vue. Je ne trouve point de ]dus digne
hommage à la divinité que cette admiration muette qu'excite" la
148
LES VEILLÉES LITTÉRAIRES ILLUSTRÉES.
contemplation de ses œuvres, et qui ne s'exprime point parties actes
développés. Je comprends comment les habitants des villes, qui ne
voient que des murs et des rues, ont peu de foi, mais je ne puis
comprendre comment des oanip^ignards, et surtout des solitaires,
peuvent n'en point avoir. Comment leur âme ne s'élève-t-elle pas
cent fois le jour avec extase à l'auteur des merveilles qui les frap-
pent?Pour moi c'est surtoutà mon lever, affaissé par mes insomnies,
qu'une longue habitude me porte à cette élévation de cœur qui
n'impose point la fatigue de penser. Mais il faut pour cela que mes
yeux soient frappés du ravissant spectacle de la nature Dans ma
chambre, je prie plus rarement et plus sèchement; mais à l'aspect
d'un beau paysage, je me sens ému sans pouvoir dire de quoi. J'ai
lu qu'un saint évèque, dans la visite de son diocèse, trouva une
vieille femme qui , pour toute prière , ne savait dire que 0! et lui
dit: Bonne mère, continuez de prier toujours ainsi; votre prière
vaut mieux que les nôtres. Cette meilleure prière est aussi la mienne.
Après le déjeuner, je me hâtais d'écrire en rechignant quelques
malheureuses lettres, aspirant avec ardeur au moment de n'en plus
écrire du tout. Je tracassais quelques moments autour de mes livres
et papiers, pour les déballer et arranger plutôt que pour les lire ;
et cet arrangement, qui devenait pour moi l'œuvre de Pénélope, me
donnait le plaisir de muser quelques moments, après quoi je m'en-
nuyais et le quittais pour passer les trois ou quatre heures qui me
restaient de la matinée à l'élude de la botanique, et surtout du sys-
tème de Linnœus, pour lequel je pris une passion dont jamais je n'ai
pu bien me guérir, même après en avoir senti le vide. Ce grand
observateur est à mon gré le seul avec Ludwig qui ait vu jusqu'ici
la botanique en naturaliste et en philosophe ; maisill'a trop étudiée
dans les herbiers et dans les jardins, et pas assez dans la nature
elle-même. Pour moi, qui prenais pour jardin l'île entière, sitôt que
j'avais besoin de faire ou vérifier quelque observation, je courais
dans les bois ou dans les prés, mon livre sous le bras : là, je me
couchais par terre auprès de la plante en question ; et cette méthode
m'a beaucoup servi pour connaître les végétaux dans leur état na-
turel, avant qu'ils aient été cultivés et dénaturés par la main des
hommes. On dit que Fagon, premier médecin de Louis XIV, qui
nommait et connaissait parfaitement toutes les plantes du jardin
royal, était d'une telle ignorance dans la campagne, qu'il n'y re-
connaissait plus rien. Je suis précisément le contraire. Je connais
quelque chose à l'ouvrage de la nature, mais rien à celui du jardinier.
Pour les après-dîners, je les livrais totalement à mon humeur
oiseuse et nonchalante, et à suivre sans règle l'impulsion du mo-
ment. Souvent, quand l'air était calme, j'allais immédiatement en
.sortant de table me jeter seul dans un petit bateau, que le receveur
m'avait appris amener avec une seule rame; je m'avançais en pleine
eau. Le moment où je dérivais me donnait une joie qui allait jus-
qu'au tressaillement, et dont il m'est impossible de dire ni de bien
comprendre la causé (si ce n'est peut-être une félicitation secrète
d'être en cet état hors de l'atteinte des méchants). J'errais ensuite
seul dans ce lac, approchant quelquefois du rivage, mais n'y abor-
dant jamais. Souvent, laissant aller mon bateau tout-à-fait à la
merci de l'air et de l'eau, je me livrais à des rêveries sans objet, ^ et
qui, pour être stupides, n'en étaient pas moins délicieuses. (Je m'é-
criais parfois avec attendrissement: 0 nature! ô ma mère! me voici
sous ta seule garde ; il n'y a point ici d'homme adroit et fourbe qui
s'interpose entre toi et moi. Je m'éloignais ainsi jusqu'à demi-lieue
de terre ; j'aurais voulu que ce lac eiît été l'océan). Cependant, pour
complaire à mon chien, qui n'aimait pas autant que moi les sta-
tions sur l'eau, je suivais d'ordinaire un but de promenade, c'était
d'aller débarquera la petite île, de m'y promener une heure ou deux,
ou de m'étendre au sommet du tertre sur le gazon, pour m'assouvir
du plaisir d'admirer le lac et ses environs, pour examiner et dissé-
quer toutes les herbes qui se trouvaient à ma portée, et pour me bâ-
tir, comme un autre Robinson, une demeure imaginaire dans cette
petite île. Je m'affectionnai fortement à cette butte. Quand j'y pou-
vais mener promener Thérèse avec la receveuse et ses sœurs, comme
j'étais fier d'être leur pilote et leur guide! Nous y portâmes en
pompe des lapins pour la peupler. Autre fête pour Jean-Jacques.
Celte petite peuplade me rendit la petite île encore plus intéres-
sante. J'y allais plus souvent et avec plus de plaisir depuis ce temps-
là, pour rechercher des traces du progrès des nouveaux habitants.
A ces amusements j'en joignais un qui me rappelait la douce vie
desCharmetles, et auquel la saison m'invitait particulièrement C'é-
tait un détail desoins rustiques pour la récolte des légumes et des
fruits, et que nous nous faisions une fête, Thérèse et moi, de [lar-
tager avec la receveuse et sa famille. Je me souviens qu'un Bernois,
nommé M. Kirkebergher, m'étant venu voir, me trouva perché sur
un grand arbre, un sac attaché autour de ma ceinture, et déjà si
plein de pommes, que je ne pouvais plus me remuer. Je ne fus pas
fâché de cette rencontre et de quelques autres pareilles. J'espérais
que les Bernois, témoins de l'emploi de mes loisirs, ne songeraient
plus à en troubler la tranquillité, et me laisseraient en paix dans ma
solitude. J'aurais bien mieux aimé y être confiné par leur volonté
que par la mienne : j'aurais été plus assuré de n'y point voir trou-
bler mot) repos.
Me voici encore réduit à l'un de ces aveux sur lesquels je suis sûr
d'avance de l'incrédulité des lecteurs, obstinés à juger toujours de
moi par eux-mêmes, q\miqu'ils aient été forcés de voir, dans tout le
cours de ma vie, mille affections internes qui ne ressemblaient point
aux leurs. Ce qu'il y a de plus bizarre est qu'en me refusant tous les
sentiments bons ou indifférents qu'ils n'ont pas, ils ne font aucune
difficulté de m'en prêter de si mauvais, qu'ils ne sauraient même
entrer dans un cœur d'homme; ils trouvent tout simple de me mettre
en contradiction même avec la nature, et de faire de moi un mons-
tre tel qu'il n'en peut exister. Rien d'absurde ne leur [laraît incro>'a-
ble pourvu qu'il tende à me noircir; ils ne s'arment d'incrédulité
contre ce qui est extraordinaire que lorsqu'il n'est pas criminel.
Mais, quoi qu'ils en puissent croire ou dire, je n'en continuerai
pas moins de rapporter fidèlement ce que fut. fit et pensa J.-J. Rous-
seau, sans expliquer ni justifier la Singularité de ses sentiments et
de ses idées, ni rechercher si d'autres ont pensé comme lui. Je pris
tant de goût à l'habitation de l'île de Saint- Pierre, et son séjour me
convenait si parfaitement, qu'à force d'inscrire tous mes désirs dans
cette île, je m'en fis un de n'en sortir jamais. Les visites que j'avais
à rendre au voisinage, les courses qu'il me faudrait faire àNeuchà-
tel, à Bienne, àYverdun,à Nidau, fatiguaient déiàmon imagination ;
un jour à passer hors de l'île me paraissait retranché de mon bon-
heur, et sortir de l'enceinte de ce lac était pour moi sortir de mon
élément. D'ailleurs l'expérience du passé m'avait rendu craintif. 11
suffisait que quelque bien flattât mon cœur pour que je dusse m'at-
tendre à le perdre^ et l'ardent désir de finir mes jours dans celte île
était inséparable de la crainte d'être forcé d'en sortir. J'avais pris
l'habitude d'aller les soirs m'asseoir sur la grève, surtout quand le
lac était agité. Je sentais un plaisir singulier à voir les flots se bri-
ser à mes pieds; je m'en faisais l'image du tumulte du monde et de
la paix de mon habitation, et je m'attendrissais quelquefois à cette
douce idée, au point de sentir des larmes couler de mes yeux. Ce
repos, dont je jouissais avec passion, n'était troublé que par l'in-
quiétude de le perdre ; mais cette inquiétude allait au point d'en al-
térer toute la douceur. Je sentais ma situation si précaire, que je
n'osais y compter. Ah ! que je changerais volontiers, me disais je, la
liberté de sortir d'ici, dont je ne me soucie point, avec l'assurance
d'y pouvoir rester toujours! Au lieu de n'y être que par grâce, que
n'y suis-je par force! Ceux qui ne font que m'y souffrir peuvent
à chaque instant m'en chasser (et puis-je espérer que mes persécu-
teurs, m'y voyant heureux, m'y laissent continuer de l'être !) Ah !
c'est peu qu'on me permette d'y vivre, je voudrais qu'on m'y con-
damnât; et je voudrais être contraint d'y rester, pour ne l'être pas
d'en sortir. Je jetais un œil d'envie sur l'heureux Micheli Ducret,
qui, tranquille au château d'Arberg, n'avait eu qu'à vouloir être
heureux pour l'être. Enfin, à force de me livrer à ces réflexions et
aux pressentiments inquiétants des nouveaux orages toujours prêts
à fondre sur moi, j'en vins à désirer, mais avec une ardeur in-
croyable, qu'au lieu de tolérer seulement mon habitation dans cette
île, on me la donnât pour prison perpétuelle ; et je puis jurerques il
n'eût tenu qu'à moi de m'y faire condamner, je l'aurais fait avec la
plus grande joie, préférant mille fois la nécessité d'y passer le reste
de ma vie au danger d'en être expulsé.
Celle crainte ne demeura pas longtemps vaine : au moment où
je m'y attendais le moins, je reçus une lettre de M. le bailli de Nidau,
dans le gouvernement duquel était l'île de Saint-Pierre, par la-
quelle il m'intimait, de la part de Leurs Excellences, l'ordre de sor-
tir de l'île et de leurs Etats. Je crus rêver en la lisant. Rien de moins
naturel, rien de moins raisonnable, de moins prévu même, qu'un
pareil ordre; car j'avais plutôt regardé mes secrets pressentiments
comme les inquiétudes d'un homme effarouché par mes malheurs,
que comme une prévoyance qui pût avoir le moindre fondement.
Les mesures que j'avais prises pour m'assurer de l'agrément tacite
du .souverain, la tranquillité avec laquelle on m'avait laissé faire
mon établissement, les visites de plusieurs Bernois et du bailli de
Nidau lui-même, qui m'avait comblé d'amitié et de prévenances,
la rigueur de la saison, dans laquelle il était barbare d'expulser un
homme infirme, tout me fit croire, avec beaucoup de gens, qu'il y
avait quelque malentendu dans cet ordre, et que les malintention-
nés avaient pris exprès le temps des vacances et de l'inlVéquence
du sénat pour me porter brusquement ce coup.
Si j'avais écouté ma première indignation, je serais parti sur-le-
champ. Mais où aller? Que devenir à l'entrée de l'hiver, sans but,
sans préparatif, sans conducteur, sans voiture! A moins de laisser
tout à l'abandon, mes papiers, mes effets, toutes mes affaires, il me
fallait un temps pour y pourvoir, et il n'était [las dit dans l'ordre
si on m'en laissait ou non. Lacontiimité des malheurs commençait
d'altérer mon courage. Pour la première fois je sentis ma fierté na-
turelle fléchir sous le joug de la nécessité; et, malgré les murmures
de mon cœur, il fallut m'abaisser à demander un délai. C'était à
M. de Grall'enried, qui m'avait envoyé l'ordre, que je m'adressai
pour le faire interpréter. Sa lettre portait une très vive improbation
de ce même ordre, qu'il ne m'intimait qu'avec le |ilus vif regret;
et les témoignages de douleur et d'estime dont elle était remplie
me semblaient autant d'invitations bien douces de lui parler à cœur
LES CONFESSIONS.
1V9
ouvert; je le (is. Je ne duut.-iis pas iiiètiie que iii/i lettre ne fit ou-
vrir les yeux à ces hoiinnes iniques sur leur Ijiirliane, et que si l'on
ne révoquait [las un ordre si cruel, on ne m'accordât du moins un
délai raisonnable et [leut-ètre l'hiver entier, pour me |)réparcr à la
retraite et pour en clioisir le lieu.
En attendant la réponse, je me mis à réfléchir sur ma situation
et il délibérer sur le parti que j'avais à prendre. Je vis tant de diffi-
cultés de toutes parts, le chagrin m'avait si fort alfecté, et rna santé
en ce moment était si mauvaise, que je me laissai tout-à-fait abat-
tre, et (jue l'effet de mon découragement fut de môter le peu de
ressdurees qui pouvaient me rester dans l'esprit, pour tirer le
nieilli'iir piuii p(i>Mble de ma triste situation. En quelque asile que
je pusse iiie refii-^'ier, je ne pouvais me soustraire à aucune des
deux manières qu'on avait prises de m'expulser. L'une en soulevant
contre moi la populace par des mano!uvres souterraines; l'autre en
me chassant à force ouverte, sans en dire aucune raison. .>e ne pou-
vais doue compter sur aucune retraite assurée, à moins de l'aller
chercher plus loin que mes forces et la raison ne semblaient me le
permettre. Tout cela me ramenant à l'idée dont je venais de m'oc-
cuper, j'osai désirer et proposer qu'on voulût plutôt disposer de moi
dans une captivité nerpétuelle, que de me faire errer incessamment
sur la terre en m expulsant successivement de tous les asiles que
j'aurais choisis. Deux jours après ma première lettre, j'en écrivis
une seconde à M. de Gratl'enried, pour le prier d'en faire la propo-
sition à Leurs Excellences. La réponse de Berne à l'une et à l'autre
fut un ordre conçu dans les termes les plus durs de sortir de l'ile
et de tout le territoire médiat et immédiat, dans l'espace de vingt-
quatre heures, et de n'y rentrer jamais sous les plus graves peines.
Ce moment fut all'reux. Je me suis trouvé souvent dans de pires
angoisses, jamais dans un plus grand embarras. Mais ce qui m'af-
fligea le plus fut d'être forcé de renoncer au projet qui m'avait fait
désirer de passer l'hiver dans l'île. 11 est temps de rapporter l'a-
necdote fatale qui a mis le comble à mes désastres, et qui a entraîné
dans ma ruine un peuple infortuné, dont les naissantes vertus pro-
mettaient déjà d'égaler un jour celles de Sparte et de Rome.
J'avais parlé des Corses dans le Contrat social comme d'un peu-
ple neuf, le seul de l'Europe qui ne fût pas usé pour la législation ;
et j'avais marqué la grande espérance qu'on devait avoir d'un tel
peuple, s'il avait le bonheur de trouver un sage instituteur. Mon
ouvrage fut lu jiar quelques Corses qui furent sensibles à la manière
doiiije parlais d'eux, et le cas où ilsse trouvaientde travailler à l'é-
tablissement de leur république fit songer à leurs chefs à me de-
mander mes idées sur cet important ouvrage. Un M. Buttafuoco,
d'une des premières familles du pays, et capitaine en France dans
le Hoyal-ltalien, m'écrivit à ce sujet plusieurs lettres, et me fournit
beaucoup de pièces que je lui avais demandées pour me mettre au
fait de l'histoire de la nation et de l'état du pays. M. Paoli m'écri-
vit aussi plusieurs fois ; et quoique je sentisse une pareille entre-
prise au-dessus de mes forces, je crus ne pouvoir les refuser pour
concourir à une si grande et belle œuvre, lorsque j'aurais pris toutes
les instructions dont j'avais besoin pour cela. Ce fut dans ce sens
que je répondis à l'un et à l'autre, et cette correspondance continua
jusqu'à mon départ.
Précisément dans le môme tem]is j'appris que la France envoyait
des troupes en Corse, et qu'elle avait l'ait un traité avec les Génois.
Ce traité, cet envoi de troupes, m'inquiétèrent : et, sans m'it!:agi-
ncr encore avoir aucun rapport à tout cela, je jugeai impossible et
ridicule de travailler à un ouvrage qui demande un aussi profond
repos que l'institution d'un peuple, au moment où il allait peut-
être être subjugue. Je ne cachai pas mes inquiétudes à M. Uutta-
fiioco, qui me rassura par la certitude que s'il y avait dans ce traité
des choses contraires à la liberté de sa nation, un aussi bon citoyen
que lui ne resterait pas, comme il faisait, au service de France. En
efi'et, son zèle pour la législation des Corses, et ses étroites liaisons
avec M. l'aoli, no pouvaient me laisser aucun siiu|i(;ou sur son
compte; et quand j'appris qu'il faisait de fréquents voyages à Ver-
sailles et à Fontainebleau, et qu'il avait des relations avec M. de
Choiseul, je n'en conclus autre chose sinon qu'il avait sur les véri-
tables intentions de la cour de France des sùreles qu'il me laissait
entendre, mais sur lesquelles il ne voulait pas s'expliquer ouverte-
ment par lettres.
Tout cela me rassurait en partie. Cependant, ne comprenant rien
à cet envoi de trou|)es françaises, et ne jiouvant raisonnablement
penser qu'elles fussent la pour protéger la liberté des (ior.ses, qu'ils
elaiiiiit bien en état de se défendre seuls contre les Génois, je ne
pouvais me tranquilliser parfaitement, ni me mêler tout de bon de
la législation (iroposée , jusqu'à ce que jeusse des preuves solides
que tout cela n'était pas un jeu pour se moquer de moi. J'aurais ex-
trêmement désiré une entrevue avec M. Buttafuoco ; c'était le seul
moyen d'en tirer des éclaircissements dont j avais besoin. Il me la
lit espérer un moment, et je l'ailendais avec la plus grande impa-
tience. Pour lui , je ne sais s'il eu avait veiitableuient le projet ;
mais (luaiid il l'aurait eu, mes désastres m'auraient empêché d'en
profiter.
Plus je méditais sur l'entreprise proposée, plus j'avançais dans
l'examen des pièces que j'avais reçues, et plus je sentais la néces-
sité d'étudier de près , et le peuple qu'il s'agissait d'instituer, et le
sol qu'il habitait, et tous les rapports par lesquels il lui fallait ap-
proprier celte institution. Je sentis qu'il m'était imposable d'acqué-
rir de loin tontes les lumières nécessaires pour me guider. Je l'écrivis
à M. Buttafuoco; il le sentit lui-même : et si je ne formai pas pré-
cisi-ment la résolution de passer en Corse, je m'occupai beaucoup
des moyens de faire ce voyage. J'en parlai à M. Dastier, qui, ayant
autrefois servi dans cette île, .sous M. de Maillebois, devait la con-
naître. Il n'épargna rien pour me détourner de ce dessein , et j'a-
voue que la peinture affreuse qu'il me fit des Corses et de leur
pays refroidit beaucoup le désir que j'avais d'aller vivre au milieu
d'eux.
Mii^ quiiiiil les persécutions de Motiers me firent songer à quitter
laSiii^si-, ir (Ic^rce ranima par l'espoir de trtmver enfin chez ces
insuhiiii s le ivpiis qu'on ne me laissait nulle |)art. l'ne chose seule-
ment m'ellarouchait sur ce voyage, c'était l'inaptitude et l'aversion
que j'eus toujours pour la vie active à laquelle j'allais être (on-
damné. Fait pour méditer à loisir dans la solitude , je ne l'étais
point pour parler, agir, traiter d'affaires avec les hommes. La na-
ture, qui m'avait donné le premier talent, m'avait refusé l'autre.
Cependant je .sentais que, même sans prendre part directement
aux affaires publiques , je serais nécessité , sitôt que je serais en
Corse, de me livrer à l'empressement du peuple, et de conférer très
souvent avec les chefs. L'objet même de mon voyage exigeait qu'au
lieu de chercher la retraite, je cherchasse, au sein de la nation, les
lumières dont j'avais besoin. 11 était clair que je ne pourrais plus
disposer de moi-même, et qu'entraîné malgré moi dans un tour-
billon pour lequel je n'étais pas né, j'y mènerais une vie toute con-
traire à mon goût, et ne m'y montrerais qu'à mon désavantage. Je
prévoyais que, soutenant mal par ma présence l'opinion de capa-
cité qu'avaient pu leur donner mes livres, je me décréditerais chez
les Corses, et perdrais, autant à leur préjudice qu'au mien, la con-
fiante qu'ils m'avaient donnée, et sans laquelle je ne pouvais faire
avec succès l'oeuvre qu'ils attendaient de moi. J'étais sûr qu'en sor-
tant ainsi de ma sphère, je leur deviendrais inutile, et me rendrais
malheureux.
Tourmenté, battu d'orages de toute espèce, fatigué de voyages et
de persécutions depuis plusieurs années, je sentais vivement le be-
soin du repos , dont mes barbares ennemis s'étaient fait un jeu de
me priver; je soupirais après cette aimable oisiveté , après cette
quiétude d'esprit et de corps que j'avais tant convoitée, et à laquelle,
revenu des chimères de l'amour et de l'amitié, mon cœur bornait
sa félicité suprême. Je n'envisageais qu'avec ell'roi les travaux que
j'allais entreprendre, la vie tumultueuse à laquelle j'allais me livrer;
et si la grandeur, la beauté, l'utilité de l'objet animaient mon cou-
rage , l'impossibilité de payer ma personne avec succès me l'ôtait
ab.solument. Vingt ans de niéditalion profonde à part moi m'au-
raient moins coûté que six mois d'une vie active au milieu des
hommes et des allaires, et certain d'y mal réussir.
Je m'avisai d'un expédient qui me parut propre à tout concilier.
Poursuivi dans tous mes refuges par les menées souterraines de
mes secrets persécuteurs et ne voyant plus que la Corse ou je pusse
espérer, pour mes vieux jours, le repos qu'ils ne voulaient me laisser
nulle part, je résolus de m'y rendre avec les directions de M. But-
tafuoco, aussitôt que j'en aurais la possibilité, mais, pour y vivre
tranquille , de renoncer , du moins en ajqiarence , au travail de la
legislatuui , et de me borner, pour payer en quelque sorte à mes
hôtes leur hospitalité, à écrire sur les lieux leur histoire, sauf à
prendre sans bruit les instructions nécessaires pour leur devenir
plus utile après le départ des troupes françaises, si je voyais jour à
y réussir. Eu commençant ainsi par ne m'eiigager à rien, j'espérais
élre en état de méditer en secret tt plus à mon aise un plan qui
pût leur convenir, et cela sans renoncer beaucoup à ma chère soli-
tude, ni prendre un genre de vie qui me mettait au supplice, et
dont je n'avais pas le talent.
Mais ce voyage , dans ma situation, n'était pas une chose aisée à
exécuter. A la manière dont M. Dastier m'avait parlé de la Corse,
je n'y devais trouver des plus simples' commodités de la vie que
celles que j y porterais : liiige, habits, vaisselle, batterie de cuisine,
papier, livres, il fallait tout porter avec soi. Pour m'y transplanter
avec ma gouvernante, il lallail franchir les .\lpes, et, dans un trajet
de deux cents lieues, traîner à ma suite tout un bagage; il fallait
trouver le passage libre à travers les Etats de plusieurs souverains,
et, sur le ton doniio (lar toute l'Europe, je devais naturellement
ra'atlendre, après mes malheurs, à trouver partout des obsUcles et
à voir chacun se faire un honneur de m'accabler de quelque nou-
velle disgrâce, et violer avec moi tous les droits des gens et de
1 huuianiie. Les frais immenses, les fatigues, les risques d un pareil
voyage, m'obligeaient d'en prévoir d'avance et d'en bien peser toutes
les' difficultés. L'ulee de me trouver enfin seul, sans ressource, et
loin de toutes mes connaissances, à la merci de ce peuple féroce et
demi-sauvage, tel que me le dépeignait M. Dastier , ttait bien pro-
pre à lue faire lever sur nue résolution pareille avant de leiecuier.
Je désiiai passionuéiueul uue entrevue avec M. Buttafuoco pour
ièo
LES VEILLÉES LITTÉRAIRES ILLUSTRÉES.
ronlércr avec lui sur tout cela; et comme il m'en avait donné l'es-
pérance, j'attendais qu'il la remplît |Hiur prendre tout-à-fait mon
parti.
Tandis que je balançais ainsi , vinrent les persécutions de Mé-
tiers, qui me forcèrent à la retraite. Je n'étais pas prêt pour un
long voyage , bien moins encore pour celui de Corse. J'attendais
des nouvelles de M. Buttafuoco ; je me réfugiai dans l'île de Saint-
Pierre, d'où je fus chassé à l'entrée de l'hiver, comme j'ai dit ci-
devant. Les Alpes couvertes de neige rendaient alors pour moi cette
émigration impraticable (surtout avec la précipitation qu'on me
pre.-crivail). Il est vrai que l'extravagance d'un pareil ordre le ren-
dait impossible à exécuter : car du milieu de cette solitude enfermée
au milieu des eaux, n'ayant que vingt-quatre heures depuis l'inti-
mation de l'ordre pour me préparer an départ, pour trouver ba-
teaux et voitures pour sortir de l'île et de tout le territoire , quand
j'aura is eu des ailes, j'aurais gu peine à pouvoir obéir. Je l'écrivis
à M. le bailli de Nidau, eu répondant à sa lettre; et je m'empressai
de sortir de ce pays d'iniquité. Voilà comment il fallut renoncer à
mon projet chéri. N'ayant pu , dans mon découragement , obtenir
qu'on disposai de moi, sur l'invitation de mylord-maréchal , je me
déterminai pour le voyage de Berlin , laissant Thérèse hiverner à
l'île de Saint-Pierre, avec mes effets et mes livres, et mettant mes
papiers en dépôt dans les mains de M. du Peyrou. (Je fis une telle
diligence (i), que, dès le lendeniHin matin , je partis de l'île et me
rendis à Bienne encore avant midi (2). Peu s'en fallut que je n'y
terminasse mon voyage par un incident dont le récit ne doit pas
être omis.
Sitôt que le bruit s'était répandu que j'avais ordre de quitter
mon asile, j'eus une affluencede visites du voisinage, et surtout de
Bernois qui venaient avec la plus détestable fausseté me flagorner,
m'adoucir, et me protester qu'on avait pris le moment des vacances
et de l'infréqueuce du sénat pour minuter et m'intimer cet ordre,
contre lequel, disaii^nt-ils, tout le Deux-Cent était indigné. Parmi
ce tas de consolateurs, il en vint quelques-uns de la ville de Bienne,
petit Etat libre enclavé dans celui de Berne, et entre autres un jeune
homme, appelé Wildremet, dont la famille tenait le premier rang,
et avait le principal crédit dans cette petite ville. 'Wildremet me
conjura vivement, au nom de ses concitoyens, de choisir ma retraite
au milieu d'eux, m'assurant qu'ils désiraient avec empressement de
m'y recevoir, qu'ils se feraient une gloire et un devoir de m'y faire
oublier les persécutions que j'avais souffertes, que je n'avais à
craindre chez eux aucune inlluence des Bernois, que Bienne était
une ville libre, qui ne recevait des lois de personne, et que tous les
citoyens étaient unanimement déterminés à n'écouter aucune sol-
licitation qui me fût contraire.
Wildremet, voyant qu'il ne m'ébranlait pas, se fit appuyer de
plusieurs autres personnes , tant de Bienne et des environs que de
Berne même, et entre autres, du même Kirkebergher dont j'ai parlé,
qui m'avait recherché depuis ma retraite en Suisse, et que ses ta-
lents et ses principes me rendaient intéressant. Mais des sollicita-
tions moins prévues et plus prépondérantes furent celles de M. Bar-
Ihès, secrétaii'e d'ambassade de France, qui vint me voir avec Wil-
dremet, m'exhorta fort de me rendre à son invitation, et m'étonna
par l'intérêt vif et tendre qu'il paraissait prendre à moi. Je ne
connaissais point du tout M. Barlhès, cependant je le voyais mettre
à ses discours la chaleur, le zèle de l'amitié ; et je voyais qu'il lui
tenaitvéritablement au cœur de me persuader de m'établir à Bienne.
Il me fit l'éloge le plus pompeux de cette ville et de ses habitants,
avec lesquels il se montrait intimement lié, qu'il les appela plusieurs
fois devant moi ses patrons et ses pères.
Cette démarche de Barlhès me dérouta dans toutes mes conjec-
tures. J'avais toujours soupçonné M. de Ghoiseul d'être l'auieur
caché détentes les persécutions que j'éprouvais en Suisse. La con-
duite du résident de France à Genève, celle de l'ambassadeur à
Soleure, ne confirmaient que trop ces soupçons; je voyais la France
influer en secret sur tout ce qui m'arrivait à Berne, à Genève , à
Neuchàtel ; et je ne croyais avoir en France aucun ennemi puis-
sant que le seul duc de Ghoiseul. Que pouvais-je donc penser de la
visite de Barlhès, et du tendre intérêt qu'il paraissait prendre à mon
sort? Mes malheurs n'avaient pas encore détruit cette confiance
(1) Tout ce qui est enfermé entre deux parenthèses, depuis ces mots :
«Je fis une telle diligence, etc.,» jusqu'à ceux-ci: « marquant mon
nouveau désastre,» ne se trouve point dans le manuscrit autographe,
dans lequel, après ces mois : « dans les mains de M. du Peyrou,» on lit
de suite ceux-ci (de la page 236) : « On verra dans ma troisième partie. »
(2) C'est un site à souhait que cette île Saint-l'ierre avec ses rochers
sous lesquels tremljlent les eaux lilriir-.sc < |in'- rt ses bois... On montre
aux nombreux étrang(?rs qui font !> |. In ,,,_,■ l,i i hmilire du philosophe
errant, elle est toute bailjoiiil|i''i' dr m ■ i mIhh M.' c rs visiteurs.
Je renvoie pour 1^= iIiMiîI^ i!(<i-i iplili .m Muuuti du voijageur en Suisse,
par Ebel à un agii iM i' i iiv des Essais iiUéraires de M. Eug. de
Montlaux, et à la cm |n.i m. | 'uade des Rêveries de Rousseau qui est
empreinte d'une ravi. :,i ni ^i h i, .
Madame de Staël appelle culte ile Séjour charmant, asile délicieuxl
Rousseau était adoré des habitants pour sa bonté et sa douceur.
A. deB.
naturelle à mon cœur^ et rexpérience ne m'avait pas encore appris
à voir partout des embûches sous les caresses. Je cherchais avec
surprise la raison de cette bienveillance de Barlhès; je n'étais pas
assez sot pour croire qu'il fit cette démarche de sou chef; j'y
voyais une publicité, et môme une affeclion qui marquail une in-
tention cachée; et j'étais bien éloigné d'avoir jamais trouvé dans
tous ces petits agents suliallernes cette intrépidité généreuse qui ,
dans un poste semblable , avait souvent l'ait bouillonner mon
cœur.
J'avais autrefois un peu connu le chevalier de Beauteville chez
M. de Luxembourg, il m'avait témoigné quelque bienveillance; depuis
son ambassade, il m'avait encore donné quelques sigiicsde souvenir,
et m'avait môme fait inviter à l'aller .voir àSoleure: invitation dont,
sans m'y rendre, j'avais été louché, n'ayant pas accoutumé d'être
traité si honnêtement par les gens en place. Je présumai que M. de
Beauteville, forcé de suivre ses instructions en ce qui regardait les
affaires de Genève, me plaignant cependant dans mes malheurs,
m'avait ménagé, par des soins particuliers, cet asile de Bienne pour
y pouvoir vivre tranquille sous ses auspices. Je fus sensible à cette
attention, mais sans en vouloir profiter; et, déterminé tout-à-fait
au voyage de Berlin, j'aspirais avec ardeur au moment de rejoindre
mylord-maréchal, persuadé que ce n'était plus qu'auprès de lui que
je trouverais un vrai repos et un bonheur durable.
A mon départ de l'île, Kirkebergher m'accompagna jusqu'à Bien ne.
J'y trouvai Wildremet et quelques autres Biennoisqui m'attendaient
à la descente du bateau. Nous dînâmes tous ensemble à l'auberge ;
et, en y arrivant, mon premier soin fut de faire chercher une chaise,
voulant partir dès le lendemain matin. Pendant le dîner, ces mes-
sieurs reprirent leurs instances pour me retenir parmi eux, et cela
avec tant de chaleur et des protestations si touchantes que, malgré
toutes mes résolutions, mon cœur, qui n'a jamais su résister aux
caresses, se laissa émouvoir aux leurs : sitôt qu'ils me virent ébranlé,
ils redoublèrent si bien leurs efforts, qu'enfin je me laissai vaincre,
et consentis de rester à Bienne, au moins jusqu'au printemps pro-
chain.
Aussitôt Wildremet se pressa de me pourvoir d'un logement, et
me vanta comme une trouvaille une vilaine petite chambre sur un
derrière au troisième étage, donnant sur une cour, où j'avais pour
régal l'étalage des peauxpuanles d'un chainoiseur. Mon hôle était un
petit homme de basse mine et passablement fripon, que j'appris le
lendemainètredébauché, joueur eten fortmauvaisprédicameni dans
le quartier; il n'avait ni femme, ni enfants, ni domestiques; et triste-
ment reclus dans ma chambre solitaire, j'étais, dans le plus riant
pays du monde, logé de manière à périr de mélancolie en peu de
jours. Ce qui m'affecta le plus, malgré tout ce qu'on m'avait dit de
l'empressement des habitants à me recevoir, fut de n'apercevoir,
en passant dans lesrues, rien d'honnèle envers moi, dans leurs ma-
nières, ni d'obligeant dans leurs regards. J'étais pourtant tout dé-
terminé à rester là, quand j'appris, vis, et sentis même dès le jour
suivant qu'il y avait dans la ville une fermentation terrible à mon
égard; plusieurs empressés vinrent obligeamment m'avertir qu'on
devait dès le lendemain me signifier, le plus durement qu'on pour-
rait, un ordre de sortir sur-le-champ de l'Etat, c'est-à-dire de la
ville. Je n'avais personne à qui me confier; tous ceux qui m'avaient
retenu s'étaient éparpillés. Wildremet avait disparu, je n'entendais
plus parler de Barlhès, et il ne parut pas que sa recommandation
m'eût mis en grande faveur auprès des patrons et des pères qu'il
s'était donnés devant moi. Un M. de Vau-Travers, Bernois, qui avait
une jolie maison proche la ville, m'y offrit cependant un asile, es-
pérant.medit-il,quej'y pourrais éviter d'être lapidé. L'avantage ne
me parulpas assez flatteur pour me tenter de prolonger mou séjour
chezcc peuple hospitalier.
Cependant ayant perdu trois joursàce retard, j'avais déjàpasséde
beaucoup lesvingt-quatre heures que les Bernois m'avaient données
pour sortir de tous leurs Etats, et jene laissais pas, connaissant leur
dureté, d'ètreen quelque peine sur la manière dontils me les laisse-
raient traverser, quand M. le bailli de Nidau vint tout à propos me tirer
d'embarras. Comme il avait hautement improuvé le violent procédé
de Leurs Excellences, il crut dans sa générosité me devoir un témoi-
gnage public qu'il n'y prenait aucune part, et ne craignit pas de
sortir de son bailliage pour venir me faire une visite à Bienne. Il
vint la veille de mon départ; et, loin de venir incognito, il affecta
même du cérémonial, vint in fiocchi dans son carrosse avec son
secrétaire, et m'apporta un passeport en son nom, pour traverser
l'Etat de Berne à mon aise et sans crainte d'être inquiété. La visite
me toucha plus que le passeport. Je n'y aurais guère été moins sen-
sible quand elle aurait eu pour objet un autre que moi. Je ne con-
nais rien de si puissant sur mon cœur qu'un acte de courage fait à
propos, en faveur du faible injustement opprimé.
Enfin, après m'étre avec peine procuré une chaise, je partis le
lendemain matin de cette terre homicide, avant l'arrivée de la dé-
putation donton devait m'honorer, avant même d'avoir ]iu retrouver
Thérèse, à qui j'avais marqué de me venir joindre, quand j'avais
cru m'arrèter à Bienne,et que j'eus à peine le temps de contreman-
der par uu mot de lettre, eu lui marquant moa nouveau désastre.
LETTRES A SARA.
151
'' n verra dans ma troisième partin, si jamais j'ai la forcedc l'écrire,
Comment, croyant partir pour Berlin, je partiscn effet pour l'Angle-
terre; et comment les deux dames qui voulaient disposer de moi et
de ma réputation, après m'avoir, à force d'intrigues, chasse de la
Suisse, où je n'étais pas assez en leur puissance, parvinrent enfin à
me livrera leur ami. , . .
(J'ajoutai ce qui suit dans la lecture que je fis de cet écrit a
M. et Mme la comtesse d'Egmont, à M. le prince Pignatelli, à Mme
la marquise d> Mesmcs, et à M. le marquis de Juigné).
« J'ai dit la vérité; si quelqu'un sait des choses contraires à ce que
je viens d'exposer, fussent-elles mille lois prouvées, il saitdes men-
songes et des impostures , et, s'il refuse de les approfondir et de les
éclaircir avec moi, tandis que je suis en vie, il n'aime ni la Jus-
tice ni la vérité. Pour moi, je déclare hautement et sans crainte :
Quiconque mémo sans avoir lu mes écrits, examinera par ses pro-
pres yeux mou naturel, mon caraclère, mes mecurs, mespenchants,
mes plaisirs, mes habitudes, et pourra me croire un malhonnête
homme, est lui-même un homme à étouffer. »
J'achevai ainsi ma lecture, et tout le monde se tut. Madame d'Eg-
mont fut la seule qui me parut émue; elle tressaillit visiblement,
mais elle se remit bien vite, et garda le silence ainsi que toute la
compagnie. Tel fut le fruit que je tirai de cette lecture et de ma dé-
claration (1).
COIUPLÉMENT HISTORIQUE.
Rousseau, dégoûté de la Suisse autant que de la France, veut es-
sayer de l'Angleterre, y suit Hume, s'établit à Wootton avec sa com-
pagne, et y écrit, dans la retraite, les six premiers livres des Con-
fessions.
Au bout de treize mois, il se brouille avec l'illustre écrivain an-
glais qu'il suppose d'intelligence avec ses ennemis ( à lui Jean-
Jacques); remplit le monde du bruit de ses griefs, probablement
imaginaires, et quitte la Grande-Bretagne.
En mai 1767, il passe à Amiens, y voit Gresset et lui dit : « Vous
a faites si bien parler les perroquets qu'il n'est pas étonnant que
« Vous sachiez apprivoiser les ours. » Le mois suivant, il s'établit
au' chftteau de Trye, appartenant au prince de Conti, y vit quelque
temps sous le nom de /ÎPHOM , et y continue les Confessions. Mais
agité toujours par le même démon, il va en Dauphiné et en Savoie,
et y herborise. A Grenoble il fait la connaissance du célèbre avocat-
général Servan.
On montre dans les montagnes romantiques de Sassenage (Isère),
au-dessus de Sey.ssinct, un vallon de rochers et de bois où Rous-
seau se rendait souvent et qui porte depuis le nom de Salon de
Jean-Jacques.
Une main inconnue a gravé ces vers sur la roche :
Ici, lohi de la ville et lies hommes p'Tvii -
BousscMU [Kjrta souvent sa tendre réveno.
Ni; troublez pas la paix qui rèfine en c<fs déserts,
Son àme vient encore errer dans la prairie.
Je n'ai vu nulle part ces vers cités.
Rousseau, bientôt las de Grenoble el des Grenoblois, va à Bour-
goin, et se loge à l'auberge de la Fontaine d'Or, chez Bouvier. Un
de ses historiens lui prête le projet de retourner à Wootton , ou
d'aller aux ilcs Baléares. Trouvant Bourgoin malsain, il va s'instal-
ler à une lieue de là, au vieux château de Monquin, appartenant à
M. de Ce/.arges, commune de Maubec (I709j.
Il se lie momentanément, — s.don son habitude, — avec un .M. de
Saint-Germain et ib'ux officiers d'artiller ie, M.M. de Champagneux,
maire de Bourgoin, et de Rozieres.
En leur présence, à table, il déclare prendre pour femme Thérèse
le Vasseur.
« Cet honnête et saint engagement, a-t-il écrit quelque part, a
« été contracté dans toute sa simplicité, mais aussi dans toute la
« vérité de la nature, en présence de deux hommes de mérite et
a d'honneur. »
Le dixième livre des Confessions fut écrit à Monquin.
Rousseau va ensuite à Lyon, herborise sur les bords de la Saône
et dans les bois de Roche-Cardou. Il part enfin pour Paris ( où il a
la permission de résider, à la condition de ne rien écrire sur les
choses de la religion ou du gouvernement). Il s'arrête à Dijon
pour se reposer el voir M'Uitbard, demeure de Buffou.
Arrivé à Paris en 1770, il revoit le monde, soupe quelquefois
chez la trop célèbre Sophie Arnould, et fréquente madame de Gen-
lis, Dussaulx, le prince de Ligne, Bernardin de Saint-Pierre, Grétry
Corancez, etc. — Enfin, il se fixe à Ermenonville, belle campagne
du comte de Girardin, à dix lieues de Paris, et y meurt subitement
le 3 juillet t77S. Sa mort est restée un mystère. Les uns l'attribuent
à un suicide, — et madame de Staël est de ce nombre, — les autres
ajoutent foi au procès-verbal qui parle d'une apoplexie séreuse. La
découverte probable des infidélités de l'indigne "Thérèse sert gran-
dement à l'opinion des premiers.
Rousseau fut inhumé dans l'iles des Peupliers. En 1791 on trans-
porta ses restes au Panthéon. Deux rues de Paris doivent leur nom
à l'immortel écrivain : l'ancienne rue Plàlrière (rue Jean-Jacques
Rou.sseau), qu'il habita, en revenant du Dauphiné; el la rue du
Contrat-Social.
Genève , de nos jours, faisant amende honorable au plus grand
génie qu'elle ail jamais produit, lui a érigé, dans l'île du Rhône,
une statue de bronze, œuvre de Pradier.
Alfred ue BOUGY.
VIS DES CONFESSIONS.
LETT^li  Si^^A.
PREMtÈIlE LETTRE.
Tu lis dans mon cœur, jeune Sara ; lu m'as pénétré, je le sais,
je le sens. Cent fois le jour ton œil curieux ^ient épier relt'etde les
charmes. A Ion air satisfait, à tes cruelles bontés, à tes méprisantes
agaceries, je vois que tu jouis en secret de ma misère ; lu t'applau-
dis, avec un souris moqueur, du désespoir où lu plonges un mal-
heureux, pour qui l'amour n'est plus qu'un opprobre. Tu te trom-
pes, Sara ; je suis à plaindre, mais je ne suis point à railler : je ne
suis point digne de iué()iis, mais do pitié , parce que je ne m'en
impose ni sur ma H^^'ure ni sur mon âge, qu'twi aimant je me sens
indigne déplaire, etque Jjji fatale illusion qui m'égare m'cmpêcbe
de te voir telle que tu es , sans m'ein|iêclier de me voir tel que je
suis. Tu peux m'abuser sur tout , hormis sur moi-nii'me : tu peux
me persuader tout au monde, excepté cpic tu puisses partager mes
feux insensés. C'est le pire de mes supplices de me voir comme tu
me vois; tes trompeuses caresses ue sont pour moi qu'une humi-
liation de plus, el j'aime avec la certitude aflrcuse de ne pouvoir
être aimé.
Sois donc contente. lié bien ! oui , je t'adore; oui, je brûle pour
toi de la plus cruelle des passions. Mais tente, si tu loses, de m'en-
cliainerà Ion char, comme un soupirant à cheveux gris, comme un
aiiiaut barlion qui veut faire l'agréable , et, dans son extravagant
délire, s'imagine avoir des droits sur un jeune objet. Tu n'auras
pas celte gloire, ôSaral ne t'en flatte pas : lu ne nie verras point
à les pieds vouloir t'amuser avec le jargon de la galanterie, ou l'at-
tendrir avec des propos langoureux. Tu peux m'arracher des pleurs,
(1) George Saïul csliuio que ces dernières pages et les preiniors Unes
sont les plusberaixiiiurci'.ui.'c qu'ait écrits .lean-Jacques; ou ue saurait mieux
( apprécier que le l';iit raiiteiir de te'dn, les Confessions. «...Ce livre si
attachant et si lati^'ant, tantôt si lirillant do poésie, cl tantôt si louni de
réalité, cynique et sulilinie tour-à-tour... »
tu écrivant les liilveries du promeneur solilaire, Kousscau aimoiicc qu'il
a voulu tracer une sorte de suppléiucut Cl l'hisloirc étrange et acciden-
tée de sa déplorable vie. A. de 13.
mais ils sont moins d'amour que de rage. Ris, si lu veux , de m*
faiblesse ; tu ne riras pas au moins de ma crédulité.
Je te parle avec emportement de ma passion , parce que l'humi-
liation est toujours cruelle, et que le dédain est dur à supporter;
mais ma passion, toute folle qu'elle est, n'est point emportée ; elle
est à la fois vive et douce comme loi. Privé de tout espoir, je suis
inort au bonheur, el ne vis que de ta vie. Tes plaisirs sont mes
seuls plaisirs ; je ne puis avoir d'autres jouissances que les tiennes ,
ni former d'autres vieux que tes vœux. J'aimerais mon rival même,
si tu l'aimais : <i lu ne l'aimais pas, je voudrais qu'il pût mériter ton
amotir; qu'il eût mon cœur pour l'aimer plus dignement, el te ren-
dre plus heureuse. C'est le seul désir permis à quiconque ose aimer
sans être aimable. Aime, et sois aimée, ô Sara! Vis contente et je
mourrai content.
SECONDE LETTRE.
Puisque je vous ai écrit, je veux vous écrire encore: ma première
faute en attire une autre. Mais je saurai ra'arrcter, soyez-en sûre ; et
c'est la manière dont vous m'aurez traité durant mon délire , qui
décidera de me.ssenlimenls à votre égard quand j'en serai revenu.
Vous avez beau feindre de n'avoir pas lu lua Icllre, vous mentez ; je
le sais, vous l'avez lue. Oui, vous mentez sans me rien dire, par
l'air égal avec lequel vous croyez m'en imposer. Si vous êtes la uiéinc
qu'auparavant, c'est parce que vous avez été toujours fausse ; el la
simiilieité que vous affectez avec moi me prouve que vous n'en avez
jamais eu. 'Vous ne dissimulez ma folie que pour l'augmenter: vous
n'êtes pas contente que je vous écrive, si vous ne me voyez oiicore à
vos pieds; vous voulez me rendre aussi ridiculequeje peux l'être; vous
voulez me donner en spectacle à vous-uièuie, peut-être à d'autres ; et
vous ne vous croyez pas assez triomphante, si je ne suis deshonore.
Je vois tout cela , hllc artificieuse, dans celle feinte modestie par
laquelle vous espeiez m'en imposer , dans cette feinte égalité par
laquelle vous sembicz vouloir me tenter d'oublier ma faute, en pa-
raissant vous-même n'en rien savoir. Encore une fois , vous avez lu
ma lettre ; je le sais, je l'ai vu. Je vous ai vue, iiuaud j'culrais daus
132
LES VEILLEES LITTÉRAIRES ILLUSTRÉES,
votre chambre, poser précifiilamiiieiit le livre oi'ije l'avais mise;
je vous ai vue rougir, et marquer un moment de trouble. Trouble
séducteur et cruel, qui peut-être est encore un de vos pièges, et qui
m'a fait plus de mal que tous vos regards. Que devins-je à cet as-
pect, qui m'agite encore? Cent fois, en un instant, prêt à me iiré-
cipitcr aux pieds de l'orgueilleuse , que de combats , que d'efforts
pour me retenir ! Je sortis pourtant, le sortis palpitant de joie d'é-
chapper à l'indigne bassesse que j'allais faire. Ce seul moment me
Tenge de tes outrages Sois moins fiere, ô Sara! d'un penchant que
je veux vaincre, puisqu'une fois en ma vie j'ai déjà triomphé de toi.
Infortuné ! j'impute à ta vanité des ficiions de mon amour-iiropre.
Que n'ai-je le bonheur de pouvoir croire que tu t'occupes de moi ,
ne fût-ce que pour me tyranniser! Mais daigner tyranniser un
amant grison serait lui faire trop d'honneur encore. ISon , tu n'as
point d'autre art que ton indilTérence ; ton dédain fait toute ta co-
c|uetterie , tu rae désoles sans songer à moi. Je suis malheureux
jusqu'à ne pouvoir t'occuper au.moms de mes ridicules, et tu mé-
prises ma folie jusqu'à ne daigner pas même t'en moquer. Tu as
lu ma lettre , et tu l'as oubliée; tu ne m'as point parlé de mes
maux, parce que tu n'y songeais plus. Quoi ' je suis' donc nul pour
toi ! Mes fureurs, mes tourments, loin d'exciter ta pitié , n'excitent
pas même ton attention ! Ah ! où est cette douceurque les yeux pro-
mettent? où est ce sentiments! tendre qui parait les ranimer? ....
Barbare! insensible à mon état, tu dois l'être à tout sentiment
honnête. Ta figure promet une àme; elle ment, tu n'as que de la
férocité... Ah, Sara ! j'aurais attendu de ton bon cœur quelque con-
solation dans ma misère.
TROISIÈME LETTRE.
Enfin rien ne manque plus à ma honte, et je suis aussi humilié
que tu l'as voulu. Voilà donc à quoi ont abo:iti mon dépil, mes
combats, mes résolutions, ma constance ! Je serais moins avili, i-i
j'avais moins résisté. Qui? moi ! j'ai fait l'amour en jeune homme?
j'ai passé deux heures aux genoux d'un enfant? j'ai versé sur ses
mains des torrents de larmes? j'ai souffert qu'elle me consolai,
qu'elle me plaignît, qu'elle essuyât mes yeux ternis par les ans? J'ai
reçu d'elle des leçons de raison, de courage? J'ai bien profité de ma
longue expérience et de mes Irisles réflexions! Combien de fois j'ai
rougi d'avoir été à vingtaiisce que je redeviens à cinquante ! Ah ! je
n'ai donc vécu que pour me déshonorer! Si du moins un vrai re-
pentir me ramenait à des sentiments plus honnêtes ! Mdis non; je
me complais, malgré moi, dans ceux que tu m'inspires, dans le dé-
lire où tu me plonges, dans l'abaissement où tu m'as réduit. Quand
je m'imagine, à mon âge, à genoux devant loi, tout mon cœur se
soulève et s'irrite ; mais il s'oublie et se perd dans les ravissements
que j'y ai sentis. Ah ! je ne me voyais p.js alors; je ne vnyais que
Joi, fille adorée : tes charmes, tes sentimeiils, te? discours, remplis-
saient, formaient tout mon être; j'étais jeune de ta jeunesse, sage
de ta raison, vertueux de ta vertu. Pouvais-je mépriser celui que tu
honoraisde ton estime? Pouvais-jehaïr celui que tu daignais appeler
ton ami! Hélas ! cette tendresse de père que tu me demandais d'un
ton si touchant, ce nom de fille que lu voulais recevoir de moi, me
faisaient bientôt rentrer en moi-môme : tes propos si tendres, tes
caresses si nures, m'enchantaient et me déchiraient; des pleurs
d'amour et de rage coulaient de mes yeux. Je sentais que je n'étais
heureux que par ma misère, et ,que, si j'eusse été plus digne de
plaire, je n'aurais pas été si bien traité.
N'importe. J'ai pu porter l'attendrissement dans ton ctEur. La
pitié le ferme à l'amour, je le sais; mais elle en a pour moi tous les
charmes. Quoi! j'ai vu s'humecter pour moi les beaux yeux! j'ai
senti tomber sur ma joue une de tes larmes ! Oli ! cette larme, quel
embrasement dévorant elle a causé ! et je ne serais jjas le plus
heureux des hommes ! Ah ! combien je le suis au-dessus de ma plus
orgueilleuse attente !
Oui, que ces deux heures reviennent sans cesse, qu'elles remplis-
sent de leur retour ou de leur souvenir le reste de ma vie Eh!
qu'a-t-elle eu de comparable à ce que j'ai senti dans cette attitude?
J'étais humilié, j'étais insensé, j'étais ridicule; mais j'étais heureux,
et j'ai goûté dans ce court espace plus de plaisirs que je n'en eus
dans tout le cours de mes ans. Oui, Sara, oui, charmante Sara, j'ai
perdu tout repentir, toute honte ; je ne me souviens plus de moi,
je ne sens que le feu qui me dévore ; je puis dans tes fers brave." les
huées du monde entier. Que m'importe ce que je peux paraître aux
autres? j'ai pour toi le cœur d'un jeune homme, et cela me suffit.
L'hiver a beau couvrir l'Etna de ses glaces, son sein n'est pas
moins embrasé.
QUATRIÈME LETTRE.
Quoi ! c'était vous que je redoutais ! c'était vous que je rougissais
d'aimer ' 0 Sara ! fille adorable ! àme plus belle que ta figure ! si je
m'estime désormais quelque chose, c'est d'avoir un cœur fait pour
sentir tout ton prix. Oui, sans doute, je rougis de l'amour que j'avais
pour toi; mais c'est parce qu'il était trop rampant, trop languis-
sant, trop faible, trop peu digne de son objet. Il y a six mois que
mes yeux et mon cœur dévorent tes charmes ; il y a six mois que
tu m occupes seule, et que je ne vis que pour toi : mais ce n'est
que d hier que j'ai appris à t'aimer. Tandis que tu me parlais, et que
des discours dignes du ciel sortaient de ta bouche, je croyais voir
changer tes traits, ton air, ton port, ta figure; je ne sais quel feu
surnaturel luisait dans tes yeux, des rayons de lumière semblaient
t'entourer. Ah, Sara ! si réellement tu n'es pas une mortelle, si tu es
l'ange envoyé du ciel pour ramener un cœur qui s'égare, dis-le moi-
peut-être il est temps encore. Ne laisse plus profaner ton image par
des désirs formés malgré moi. Hélas ! si je m'abuse dans mes vœux,
dans mes Iransporis, dans mes téméraires hommages, guéris-moi
d'une erreur qui t'offense, a|)prends-moi comment il faut t' adorer.
Vous m'avez sub|ugué, Sara, de toutes les manières; et si vous
me faites aimer ma folie, vous me la faites cruellement sentir.
Quand je compare votre conduite à la mienne, je trouve un sage
dans une jeune fille, et je ne sens en moi qu'un vieux enfant. Vo-
tre douceur, si pleine de dignité, de raison, de bienséance, m'a dit
tout ce que ne m'eût pas dit un accueil plus sévère; elle m'a fait
plus rougir de moi que n'eussent fait vos reproches; et l'accent un
peu plus grave que vous avez mis hier dans vos discours m'a fait
aisément connaître que je n'aurais pas dû vous exposer à me les
tenir deux fois. Je vous entends, Sara; et j'espère vous prouver
aussi que, si je ne suis pas digne de vous plaire par mon amour, je
le suis par les sentiments qui l'accompagnent. Mon égarement sera
aussi court qu'il a été grand; vous me l'avez montré, cela suffit;
j'eii saurai sortir, soyez-en sûre : quelque aliéné que je puisse être,
SI j'en avais vu toute l'étendue , jamais je n'aurais fait le premier
pas. Quand je méritais des censures, vous ne m'avez donné que des
avis, et vous avez bien voulu ne me voir que faible lorsque j'étais
criminel. Ce que vous ne m'avez pas dit, je sais me le dire; je sais
donner à ma conduite auprès de vous le nom que vous ne lui avez
pas donné; et si j'ai pu faire une bassesse sans la connaître, je
vous ferai voir que je ne porte point un cœur bas. Sans doute, c'est
moins mon âge que le vôtre qui me rend coupable. Mon mépris
pour moi m'empêchait de voir toute 1 indignité de ma démarche.
Trente ans de différence ne me montraient que ma honte, et me ca-
chaient vos dangers. Hélas! quels dangers! Je n'étais pas assez vain
pinir en supposer: je n'imaginais pas pouvoir tendre un piège à
votre innocence; et si vous eussiez été moins vertueuse, j'étais un
suborneur sans en rien savoir.
0 Sara ! ta vertu a des épreuves plus dangereuses ; et tes charmes
ont mieux à choisir. Mais mon devoir ne dépend ni de ta vertu ni
de tes charmes; sa voix me parle, et je le suivrai. Qu'un éternel
oubli ne ueut-il te cacher mes erreurs ! Que ne les puis-je oublier
moi-même! Mais non ; je le sens, j'en ai pour la vie, et le trait
s'enfonce par mes efforts pour l'arracher. C'est mon sort de brûler,
jusqu'à mon dernier soupir, d'un feu que rien ne peut éteindre, et
auquel chaque jour ôte un degré d'espérance , et en ajoute un de
déraison. Voilà ce qui ne dépend pas de moi; mais voici, Sara, ce
qui en dépend. Je vous donne ma foi d'homme qui ne la faussa ja-
mais , que je ne vous reparlerai de mes jours de cette passion ridi-
cule et malheureuse que j'ai |iu peut être empêcher de naître, mais
que je ne puis plus étouffer. Quand je dis que je ne vous en parle-
rai pas, j'entends que rien en moi ne vous dira ce que je dois taire.
J'impose à mes yeux le même silence qu'à ma bouche: mais, de
grâce, imposez aux vôtres de ne plus venir m'arracher ce triste
secret. Je suis à l'éiireuye de tout, hors de vos regards : vous savez
trop combien il vous est aisé de me rendre parjure. Un triomphe si
sûr pour vous, et si fiétrissant pour moi, pourrait-il flatter votre belle
àme ? Non, divine Sara, ne profane pas le temple ou tu es adorée,
et laisse au moins quelque vertu dans ce cœur à qui tu as tout ôté.
Je ne puis ni ne veux reprendre le malheureux secret qui m'est
échappé ; il est trop tard , il faut qu'il vous reste; et il e^t si peu
intéressant pour vous, qu'il serait bientôt oublié si l'aveu ne s'en
renouvelait sans cesse. Ali ! je serais trop à plaindre dans ma mi-
sère, si jamais je ne pouvais me dire que vous la plaignez; et vous
devez d'autant plus la plaimlre, que vous n'aurez jamais à m'en
consoler. Vous me verrez toujours tel que je dois être, mais con-
naissez-moi toujours tel que je suis; vous n'aurez plus à censurer
mes discours; n(ais souffrez mes lettres : c'est tout ce que je vous
demande. Je n'approcherai de vous que comme d'une divinité de-
vant laquelle on impose silence à ses passioiis^ Vos vertus suspen-
dront l'etfet de vos charmes; votre présence purifiera mon cœur;
je ne craindrai point d'être un séducteur en ne vous disant rien
qu'il ne vous convienne d'entendre; je cesserai de me croire ridi-
cule quand vous ne me verrez jamais tel; et je voudrai n'être plus
coupable, quand je ne pourrai l'être que loin de vous.
Mes lettres! Non. Je ne dois pas même désirer de vous écrire, et
vous ne devez le souffrir jamais. Je vous estimerais moins, si vous
en étiez capable. Sara, je te donne cette arme pour t'en servir
contre moi. Tu peux être dépositaire de mon fatal secret, tu n'en
peux être la confidente. C'est assez pour moi que tu le saches, ce
.serait trop pour toi de l'entendre répeter. Je me tairai : qu'aurais-je
de plus à te dire ? Bannis moi, méprise-moi désormais, si tu revois
jamais ton amant dans l'ami que tu t'es choisi. Sans pouvoir te fuir,
je le dis adieu pour la vie. Ce sacrifice était le dernier qui me restait
à te faire ; c'était le seul qui fût digne de tes vertus et de mou cœur.
Paris. — luip. de Lacour si Comp., rue Sainl-H^aciiithe-Saint-Michel , 31, et rue Soufflot, 11.
ip .-^
■«♦'
Wv
iJvrt
•*r» .. ■
. .#
y^
'41