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Full text of "Les confessions de J.-J. Rousseau. Avec des notes et un complément historique"

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PAHiS.     —     T  Y  POG  B  A  I' H  I  E     L  A  C  0  l   K     ET     COMl'. 

Hiif  .SFiint-HvaciiUhe-?aint-lliclifl,  33.  ''t  ni^-  Soiitllo! ,  II. 


LES 


CONFESSIONS 

m  J.-J.  ROISSEAU. 

A?EC  DES  NOTES  ET  OT  COMPLEMENT  HISTORIQUE 

PAIl 

ALFKED    DE    BOLGY. 

PAR  MM.  T.  JOHANNOT,  H.  BARON.  K.  GIRAROET,  E.  LAVILLE,  C.  NANTEUIL 


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PARIS    1849. 
J.    BUY    AIAÉ,    ÉDITEl  R 

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Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2010  with  funding  from 

University  of  Ottawa 


http://www.archive.org/details/lesconfessOOrous 


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CONFESSIONS 

PE 

J.-J.     ROUSSEAU. 


PREIHIRRK     P,%RTIE. 

LIVRE   l'HEMlEU. 

Je  forme  une  entreprise  qui  n'eut  jamais  d'exemple,  et  qui  n'aura 
point  (l'imitateur. 
Je  veux  montrer  à 
mes  semblables  un 
homme  dans  toute 
la  vérité  de  la  na- 
ture ;  cet  homme, 
ce  sera  moi. 

Moi  seul.  Je  sens 
mon  cœur,  et  je 
connais  les  hom- 
mes. Je  ne  suis  fait 
comme  aucun  de 
ceux  que  j'ai  vus; 
j'ose  croire  n'être 
fait  comme  aucun 
de  ceux  qui  exis- 
tent. Si  je  ne  vaux 
pas  mieux  ,  au 
moins  je  suisautre. 
Si  la  nature  a  bien 
ou  mal  fait  del)ri- 
ser  le  nujule  dans 
lequeleliem'ajeté, 
c'est  ce  dont  on  ne 
peuljiij;erqu'aprés 
m'avoir  lu. 

Que  la  trompette 
du  jugement  der- 
nier sonne  quand 
elle  voudra;  je  vien- 
drai, ce  livre  à  la 
main ,  me  présen- 
ter devant  le  sou- 
verain juge.  Je  di- 
rai hautement  : 
Voilà  ce  que  j'ai 
fait ,  ce  que  j'ai 
pensé ,  ce  que  je 
fus.  J'ai  dit  le  bien 

et  le  mal  avec  la  même  franchise.  Je  n'ai  rien  tù  de  mauvais,  rien 
ajouté  de  bon;  et,  s'il  m'est  arrivé  d'employer  quelque  ornement 
indiffèrent,  ce  n'a  jamais  été  que  pour  rcmiilir  un  vide  occasionné 
psr  mon  défaut  de  mémoire  ;  j  ai  pu  supposer  vrai  ce  que  je  savais 
avoir  pu  l'être,  jamais  ce  que  je  savais  être  faux.  Je  me  suis  montré 
tel  que  je  fus;  méprisable  et  vil  quand  je  l'ai  été;  boa,  généreux, 
T.  IV. 


Je  le  couvris  ainsi  de  mon  corps,  recevant  les  coups  q\ii  lui  étaient  port 


sublime,  quand  je  l'ai  été.  J'ai  dévoilé  mon  intérieur  tel  que  tu  l'as 
vu  toi-même.  Être  éternel.  R  issemble  autour  de  moi  l'innombrable 
foule  de  mes  semblables  :  qu'ils  écoutent  mes  confessions,  qu'ils  rou- 
gissent de  mes  indignités,qu'ils  gémissent  de  mes  misères:  que  cha- 
cun d'eux  décou- 
vre à  son  tour  son 
cœur  an    pied    de 
ton  trône  avec  la 
même  sincérité,  et 
puis  qu'un  seul  te 
dise,  s'il  l'ose  :  Je 
fus    meilleur     que 
cet  homme-là. 

Je  suis  né  à  Ge- 
nève en  1712  d'I- 
saac  Rousseau,  ci- 
toyen, et  de  Su- 
zanne Bernard,  ci- 
toyenne, lin  bien 
fort  médiocre  ,  à 
partager  entre 
quinze  enfants , 
ayant  réduit  pres- 
que à  rien  la  por- 
tion de  mon  père, 
il  n'avait  pour  sub- 
sister que  son  mé- 
tier d'horloger  , 
dans  lequel  il  était, 
à  la  vérité,  fort  ha- 
bile. Ma  mère,  fille 
du  minisire  Ber- 
nard, était  plus  ri- 
che ,  elle  avait  de 
la  sagesse  et  de  la 
beauté  :  ce  n'é- 
tait pas  sans  peine 
que  mon  père  l'a- 
Tait  obtenue.  Leurs 
amours  avaient 
commencé  presque 
avec  leur  vie  ;  dès 
l'âge  de  huit  à  neuf 
ans  ils  se  promriaient  ensemble  tous  les  soirs  sur  la  Treille;  à  dix 
ans,  ils  ue  pouvaient  plus  se  quitter.  La  sympathi  e.  l'accord  des  âmes 
alTennit  eu  eux  le  sentiment  qu'aviit  prôluit  l'h  ab  itude  Tous  deux, 
nés  tendres  et  sensibles,  n'attendaient  que  le  m  oment  de  trouver 
dans  un  autre  la  menu  disposition,  ou  plutôt  ce  moment  les  at- 
tendait eux-mêmes,  et  chacun  d'eux  jeta  son  cœ  ur  dans  le  premier 

9 


LES  VEILLÉES  LITTERAIRES  ILLUSTRÉES, 


qui  s'ouvrit  pour  le  recevoir.  Le  sort,  qui  semblait  contrarier  leur 
passion,  ne  fit  que  l'animer.  Le  jeune  amant  ne  pouvant  obtenir 
sa  maîtresse,  se  consumait  de  douleur;  elle  lui  conseilla  de  voya- 
ger pour  l'oublier.  Il  voyagea  sans  fruit,  et  revint  plus  amoureux 
que  jamais;  il  retrouva  celle  qu'il  aimait  tendre  et  fidèle.  Après 
celte  épreuve,  il  ne  restait  qu'à  s'aimer  toute  la  vie;  ils  le  jurèrent, 
et  le  ciel  bénit  leur  serment. 

Gabriel  Bernard,  frère  de  ma  mère,  devint  amoureux  d'une  des 
sœurs  de  mon  père  ;  mais  elle  ne  consentit  à  épouser  le  frère  qu'à 
condition  que  son  frère  épouserait  la  sœur.  L'amour  arrangea  tout, 
et  les  deui  mariages  se  firent  le  même  jour.  Ainsi  mon  oncle  était 
le  mari  de  ma  tanle,  et  leurs  enfants  furent  doublement  mes  cou- 
sins germains.  Il  en  naquit  un  de  part  et  d'autre  au  bout  d'une  an- 
née; ensuite  il  fallut  encore  se  séparer. 

Blon  oncle  Bernard  était  ingénieur  :  il  alla  servir  dans  l'empire 
fit  en  Hongrie  sous  le  prince  Eugène  11  se  distingua  au  siège  et  à 
la  bataille  de  Belgrade.  Mon  père,  après  la  naissance  de  mon  frère 
unique,  partit  pour  Constanlinople,  où  il  élait  appelé,  et  devint 
horloger  du  sérail.  Durant  son  absence,  la  beauté  de  ma  mère,  son 
esprit,  ses  talents,  lui  attirèrent  des  hommages.  M.  de  la  Closure, 
résident  de  France,  fut  des  plus  empressés  à  lui  en  offrir.  11  fallait 
que  sa  passioti  fût  vive,  jinisqu'au  bout  de  trente  ans  je  l'ai  vu  s'at- 
tendrir en  me  parlant  d'elle.  Ma  mère  avait  jdus  que  de  la  vertu 
pour  s'en  défendre,  elle  aimait  passionnément  son  mari;  elle  le 
pressa  de  revenir.  11  quilla  tout,  et  revint  :  je  fus  le  triste  fruit  de 
ce  retour.  Dix  mois  après,  je  naquis  infirme  et  malade;  je  coulai 
la  vie  à  ma  mère,  et  ma  naissancefut  le  premier  de  mes  mal- 
heurs. 

Je  n'ai  pas  su  comment  mon  père  supporta  cette  perte;  mais  je 
sais  qu'il  ne  s'en  consola  jamais.  11  croyait  la  revoir  en  moi,  sans 
pouvoir  oublier  que  je  la  lui  avais  ôtée  ;  jamais  il  ne  m'embrassa  que 
je  ne  sentisse  à  ses  soupirs,  à  ses  convulsives  étreintts,  qu'un  re- 
gret amer  se  mêlait  à  ,ses  caresses;  elles  n'en  étaient  que  |)lus  ten- 
dres. Quand  il  me  disait  :  Jean-Jacques,  parlons  de  ta  mère  ;  je  lui 
disais  :  Eh  bien,  mon  père,  nous  allons  donc  pleurer;  et  ce  mot  lui 
tirait  déjà  des  larmes.  Ah!  disait-il  en  gémiiîsani,  rends-la-moi, 
console-moi  d'elle,  remplis  le  vide  qu'elle  a  laissé  dans  mon  ànie.' 
T'aimerais-je  ainsi  si  tu  n'étais  que  mon  fils?  Quarante  ans  après 
l'avoir  perdue  il  est  mort  dans  les  bras  d'une  seconde  femme,  mais 
le  nom  de  la  première  à  la  bouche,  et  son  image  au  fond  du  cœur. 
Tels  furent  les  auteurs  de  mes  jours.  De  tous  les  dons  que  le  ciel 
leur  avait  départis,  un  cœur  sensible  est  le  seul  qu'ils  me  laissèrent  • 
mais  il  avait  fait  leur  bonheur,  et  fit  tous  les  malheurs  de  ma  vie.  ' 
^  J'étais  né  presque  mourant;  on  espérait  peu  de  me  conserver. 
J'apportai  le  germe  d'une  incommodité  que  les  ans  ont  renforcée' 
et  qui  maintenant  ne  -me  donne  quelquefois  des  relâches  que  pour 
nie  laisser  souflVir  plus  cruellement  d'une  autre  façon.  Une  sceur  de 
mon  père,  fille  aimable  et  sage,  prit  si  grand  soin  de  moi  qu'elle 
mesauva.  Au  moment  où  j'écris  ceci  elle  est  encore  en  vie,  soignant 
à  l'âge  de  quatre-vingts  ans,  un  mari  plus  jeune  qu'elle,  mais  use 
par  la  boisson. 

Chère  tante,  je  vous  pardonne  de  m'avoir  fait  vivre,  et  je  m'afflio-e 
de  ne  pouvoir  vous  rendre,  à  la  fin  de  vos  jours,  les  tendres  soins 
que  vous  m'avez  prodigués  au  commencement  des  miens.  J'ai  aussi 
ma  mie  Jacqueline  encore  vivante,  saine  et  robuste.  Les  mains  qui  I 
m'ouvrirent  les  yeux  à  ma  naissance  pourront  me  les  fermer  à  ma 
mort. 

Je  sentis  avant  de  penser:  c'est  le  sort  commun  de  l'humanité; 
je  l'éprouvai  plus  qu'un  autre.  J'ignore  ce  que  je  fis  jusqu'à  cinq  où 
six  ans  ;  je  ne  sais  comment  j'appris  à  lire  ;  je  ne  me  souviens  que 
de  mes  piemières  lectures  et  de  leur  cllel  sur  moi  :  c'est  le  temps 
d'où  je  date  sans  interruption  la  conscience  de  moi-même.  Ma 
mère  avait  laissé  des  romans;  nous  nous  mimes  à  les  lire  après 
souper,  mon  père  et  moi.  Il  n'était  question  d'abord  que  de  m' exer- 
cer à  la  lecture  par  des  livres  amusants;  mais  bientôt  l'intérètde- 
vint  si  vif  que  nous  lisions  tour  à  tour  sans  relàclie,  et  passions  les 
iiuils  à  cette  occupation.  Nous  ne  pouvions  jamais  quitter  qu'à  la 
fin  du  volume.  Quelquefois  mon  père,  entendant  le  matin  les  hi- 
rondelles, disait  tout  honteux:  Allons  nous  coucher  ;  je  suis  plus 
enfant  que  toi. 

En  peu  de  temps  j'acquis,  par  cette  dangereuse  méthode,  non 
seulement  une  extrême  facilité  à  lire  et  à  m'entendre,  mais'  une 
intelligence  unique  à  mon  âge  sur  les  passions.  Je  n'avais  aucune 
idée  des  choses,  que  tous  les  sentiments  m'étaient  déjà  connus.  Je 
n  avais  rien  conçu,  j'avais  tout  senti;  et  les  malheurs  imaginaires 
de  mes  héros  m'ont  tiré  cent  fois  plus  de  larmes  dans  mon  enfance 
que  les  miens  mêmes  ne  m'en  ont  jamais  fait  verser.  Ces  émotions' 
que  j'éprouvai  coup  sur  coup,  n'altéraient  point  la  raison  que  je 
navals  pas  encore;  mais  elles  m'en  formèrent  une  d'uns  autre 
trempe,  et  me  donnèrent  de  la  vie  humaine  des  notions  bizanes  et 
romanesques,  dont  l'expérience  et  la  réllexioii  n'ont  jamais  bien 
pu  me  guérir. 

Les  romans  finirent  avec  l'été  de  1719.  L'hiver  suivant  ce  fut 
autre  chose.  La  bibliothèque  de  ma  mère  é|iuisee,  on  eut  recours  à 
la  portion  de  celle  de  sou  père  qui  nous  était  échue.  Heureusement 


il  s'y  trouva  de  bons  livres  ;  et  cela  ne  pouvait  guère  être  autrement, 
cette  bibliothèque  ayant  été  formée  par  un  ministre,  à  la  vérité,  et 
savant  même,  car  c'était  la  mode  alors,  mais  homme  de  goût  et 
d'esprit.  L'Histoire  de  l'Eglise  et  de  l'Empire,  par  Le  Sueur,  le  Dis- 
cours de  Bossuetsur  l'histoire  universelle,  les  Hommes  illustres  de 
Plutarque,  l'Histoire  de 'Venise  par  IS'ani,  les  Métamorphoses  d'Ovide, 
la  Bruyère,  les  Mondes  de  Fontenelle,  ses  Dialogues  des  morts,  et 
quelques  tomes  de  Molière,  furent  transportés  dans  le  cabinet  de 
mon  père,  et  je  les  lui  lisais  tous  les  jours  durant  son  travail.  J'y  pris 
un  goût  rare,  et  peut-être  unique  à  mon  âge.  Plutarque  surtout  de- 
vint ma  lecture  favorite;  le  plaisir  que  je  prenais  a  le  relire  sans 
cesse  me  guérit  un  peu  des  romans;  et  je  préférai  bientôt  Agésilas, 
Brutus,  Aristide,  à  Orondate,  Artamene,  et  Juba.  De  ces  intéressantes 
lectures,  des  entretiens  qu'elles  occasionnaient  entre  mou  père  et 
moi,  se  forma  cet  esprit  libre  et  républicain,  ce -caractère  indomp- 
table et  fier,  impatient  du  joug  et  de  servitude,  qui  m'a  tourmenté 
tout  le  temps  de  ma  vie,  dans  les  situations  les  moins  propres  à  lui 
donner  l'essor.  Sans  cesse  occupé  de  Rome  et  d'Athènes,  vivant  pour 
ainsi  dire  avec  leurs  grands  hommes,  né  moi-même  citoyen  d'une 
république,  et  fils  d'un  jière  dont  l'amour  de  la  patrie  était  la  plus 
forte  passion,  je  m'en  enflammais  à  son  exemple;  je  me  croyais 
Grec  ou  Romain;  je  devenais  le  personnage  dont  je  lisais  la  vie  :  le 
récit  des  traits  de  constance  et  d'intrépidité  qui  m'avaient  frappé  me 
rendaient  les  yeux  étincelants  et  la  voix  forte.  Un  jour  que  je  ra- 
contais à  table  l'histoire  de  Scévola,  on  fut  efi'rayé  de  me  voir  avan- 
cer et  tenir  la  main  sur  un  réchaud  pour  re[irésenter  son  action. 

J'avais  un  frère  plus  âgé  que  moi  de  sept  ans.  H  apprenait  la  pro- 
fession de  mon  père.  L'extrême  affection  qu'on  avait  pour  moi  le 
faisait  un  peu  négliger,  et  ce  n'est  pas  cela  que  j'approuve.  Son 
éducation  se  sentit  de  cette  négligence;  il  prit  le  train  du  liberti- 
nage, même  avant  l'âge  d'être  un  vrai  libertin.  On  le  mit  chez  un 
autre  maître,  d'où  il  faisait  des  escapades,  comme  il  en  avait  fait  de 
la  maison  paternelle.  Je  ne  le  voyais  presque  point,  à  peine  puis-je 
dire  avoir  lait  connaissance  avec  lui;  mais  je  ne  laissais  pas  de  l'ai- 
mer tendrement,  et  il  m'aimait  autant  qu'un  polisson  peut  aimer 
quelque  chose.  Je  me  souviens  qu'une  fois  que  mon  (lère  le  châtiait 
rudement  et  avec  colère,  je  me  jetai  imj.éiueusemeut  entre  deux, 
l'embrassant  étroitement.  Je  le  couvris  ainsi  de  mon  corps,  rece- 
vant les  coups  qui  lui  étaient  portés;  et  je  m'obstinai  si  bien  dans 
cette  attitude  qu  il  fallut  que  mon  père  iui  fit  gràte,  soit  désarmé 
par  mes  cris  et  mes  larmes,  soit  pour  ne  pas  me  maltraiter  plus  que 
lui.  Enfin  mon  frère  tournasi  mal  qu'il  s'enfuit  et  disparut  tout-à- 
fait. 

Quelque  temps  après  on  sut  qu'il  était  en  Allemagne;  il  n'écrivit 
]ias  une  seule  lois  :  on  n'a  plus  eu  de  ses  nouvelles  depuis  ce  temps- 
là  ;  et  voilà  comment  je  suis  demeuré  fils  unique. 

Si  ce  pauvre  garçon  fut  élevé  négligemment,  il  n'en  fut  pas  ainsi 
de  son  frère;  et  les  enfants  des  rois  ne  sauraient  être  soignés  avec 
plus  de  zèle  que  je  le  fus  durant  mes  premiers  ans,  idolâtré  de  tout 
ce  qui  m'environnait,  et  toujours,  ce  qui  est  bien  plus  rare,  traité  ea 
enlant  chéri,  sans  l'être  en  entant  gâte.  Jamais  une  seule  l'ois,  jus- 
qu'à ma  sortie  de  la  maison  paternelle,  on  ne  m'a  laisse  couiir  uans 
la  rue  avec  les  autres  enfants;  jamais  on  n'eut  à  réprimer  en  moi  ni 
à  satisfaire  aucune  de  ces  fantasques  humeurs  qu'où  impute  à  la  na- 
ture, qui  naissent  de  la  seule  éducation.  J'avais  les  défauts  de  mon 
âge;  j'étais  babillard,  gourmand,  quelquefois  menteur.  J'aurais 
volé  des  fruits,  des  bonbons,  de  la  mangeaille;  mais  jamais  je  n'ai 
pris  plaisir  a  faire  du  mal,  du  dégât,  à  charger  les  autres,  à  tour- 
menter de  pauvres  animaux.  Je  me  soumcus  i  ourlant  d'avoir  une 
fois  pisse  dans  la  marmite  d  une  de  nos  voisines  appelée  madame 
Clol,  tandis  qu'elle  élait  au  piéche.  J'avoue  même  que  ce  souvenir 
me  fait  encore  rire,  parce  que  madame  Clôt,  bonne  femme  au  de- 
meurant, était  bien  la  vieille  la  plus  grognon  que  je  connus  de  ma 
vie.  Voilà  la  courte  et  véridique  histoire  de  tous  mes  méfaits  enfan- 
tins. 

Comment  serai,s-je  devenu  méchant,  quand  je  n'avais  sous  les 
yeux  que  des  exemples  de  douceur,  et  autour  de  moi  que  les  meil- 
leures gens  du  monde?  Mon  père,  ma  laiile,  ma  mie,  mes  parents, 
nos  amis,  nos  voisins,  tout  ce  qui  m'entourait  ne  m' obéissait  pas  à 
la  vérité,  mais  m'aimait;  et  moi  je  les  aimais  de  même.  Mes  volon- 
tés étaient  si  peu  excitées  et  si  peu  contrariées  qu'il  ne  me  venait 
pas  dans  l'esprit  d'en  avoir.  Je  puis  jurer  que,  jusqu'à  mon  asser- 
vissement sous  un  maître,  je  n'ai  pas  su  ce  que  c'était  qu'une  fan- 
taisie. Hors  le  temps  que  je  passais  à  lire  ou  a  écrire  auprès  de  mon 
père,  et  celui  où  ma  mie  me  menait  promener,  j'étais  toujours  avec 
ma  tante,  à  la  voir  broder,  à  l'entendre  cliaiiter,  assis  ou  débouta 
côté  d'elle;  et  j'étais  content-  Son  enjouement,  sa  douceur,  sa  figure 
agréable,  m'ont  laissé  de  si  fortes  impressions,  que  je  vois  encore 
son  air,  son  regard,  son  attitude;  je  me  souviens  de  ses  petits  pro- 
pos caressauts:  je  dirais  comment  elle  était  vêtue  et  coiffée,  sans 
oublier  les  deux  crochets  que  ses  cheveux  noirs  faisaient  sur  ses 
tempes,  selon  la  mode  de  ce  temps-là. 

Je  suis  persuadé  que  je  lui  dois  le  goût  ou  plutôt  la  passion  pour 
la  musique  qui  ne  s'est  bien  développée  en  moi  que  longtemps 
après  ;  elle  savait  une  quantité  prodigieuse  d'airs  et  de  chansons 


LES  CONFESSIONS. 


qu'elle  chantait  avec  un  filet  de  voix  fort  douce;  la  sérénité  d'àme 
de  celte  excellente  fille  éloignait  d'elle  et  de  font  ce  qui  l'environ- 
nait la  rêverie  et  la  tristesse.  L'attrait  ipie  son  chant  avait  pour  moi 
fut  tel,  que  non-seulement  plusieurs  de  ses  chansons  me  sont  tou- 
jours restées  dans  la  mémoire,  mais  quil  m'en  revient  mémo,  au- 
jourd'hui que  je  l'ai  perdue,  qui,  totalement  oubliées  depuis  mon 
enfance,  se  retracent,  à  mesure  que  je  vieillis,  avec  un  charme  que 
je  ne  puis  exprimer.  Dirait-on  que  moi,  vieux  radoteur,  rongé  de 
soucis  et  de  peines,  je  me  surprends  quelquefois  à  pleurer  comme 
un  enfant  en  marmotant  ces  petits  airs  d'une  voix  déjà  cassée  et 
tremblante?  Il  y  en  a  un  surtout  qui  m'est  bien  revenu  tout  entier, 
quant  à  l'air;  mais  la  seconde  moitié  d(!s  paroles  s'est  constamment 
refusée  à  tous  mes  efforts  pour  me  la  rappeler,  (juoiqu'il  m'en  re- 
vienne confusément  les  rimes.  Voici  le  commencement,  et  ce  que 
j'ai  pu  me  rappeler  du  reste  : 

Tircis,  je  n'ose 

Écouter  ton  clialumeau 

Sons  l'ormeau; 

Car  on  en  cause 

Déjà  dans  notre  hameau. 


(1)    .    .    .    un  berger 
.     .    .    s'engager 
.    .     .     sans  danger. 
Et  toujours  l'ùpine  est  sous  la  ruse. 

Je  cherche  oi'i  est  le  charme  attendrissant  que  mon  cnuir  trouve 
à  cette  chanson;  c'est  un  caprice  auquel  je  ne  comprends  rien  :  mais 
il  m'est  de  toute  impossibilité  de  la  chanter  jusqu'à  la  fin  sans  ètie 
arrêté  par  mes  larmes.  J'ai  cent  fois  projeté  d'écriie  à  Paris  pour 
faire  chercher  le  reste  des  paroles,  si  tant  est  que  quelqu'un  les 
connaisse  encore,  mais  je  suis  presque  M'ir  (jue  le  plaisir  que  je 
prends  à  me  rappeler  cet  air  s'évanouirait  en  partie,  si  j'avais  la 
preuve  que  d'autres  que  ma  pauvre  tante  Suzon  l'ont  chanté. 

Telles  turent  les  premières  affections  de  mon  entrée  à  la  vie  :  ainsi 
commençait  à  se  former  ou  à  se  montrer  en  moi  ce  cœur  à  la  fois 
si  fier  et  si  tendre,  ce  caractère  efféminé,  mais  pourtant  indompta- 
ble, qui,  flottant  toujours  entre  la  faiblesse  et  le  courage,  entre  la 
mollesse  et  la  vertu,  m'a,  jusqu'au  bout,  mis  en  contradiction  avec 
moi-même  ;  et  a  fait  que  l'absliuence  et  la  jouissance,  le  plaisir  et  la 
sagesse,  m'ont  également  échappé. 

Ce  train  d'éducation  fut  interronipu  par  un  accident  dont  les 
suites  ont  influé  sur  le  reste  de  ma  vie.  Mon  père  eut  un  démêlé 
avec  un  M.  Gautier,  capitaine  en  France,  etapiiarenté  dans  le  con- 
seil :  ce  Gautier,  homme  insolent  et  lâche,  saigna  du  nez,  et,  |)our 
se  venger,  accusa  mon  père  d'avoir  mis  l'epue  à  la  main  dans  la 
ville.  Mon  père,  qu'on  voulut  envoyer  eu  prison,  s'obsliuaità  vou- 
loir que,  selon  la  loi,  l'accusateur  y  entrât  aussi  Iden  que  lui  : 
n'ayant  pu  l'obtenir,  il  aima  mieux  sortir  de  Genève  et  s'expatrier 
pour  le  reste  de  sa  vie,  que  de  céder  sur  un  point  oit  l'honneur  et 
la  liberté  lui  paraissaient  compromis. 

Je  restai  sous  la  tutelle  de  mon  oncle  Bernard,  alors  employé  aux 
fortifications  de  Genève.  Sa  fille  ainée  était  morte,  mais  il  avait  un 
fils  de  même  âge  que  moi  ;  nous  l'iunes  mis  ensemble  à  Bossey  (2), 
en  pension  chez  le  ministre  l.amborcier  pour  y  apprendre,  avec  le 
latin,  tout  le  menu  fatras  dont  on  l'accomiiagne  sous  le  nom  d'édu- 
cation. 

Deux  ans  passés  au  village  adoucirent  un  peu  mon  àpreté  ro- 
maine, et  me  ramenèrent  à  l'état  dCnlant.  A  Genève,  ou  l'on  ne 
m'imposait  rien,  j'aimais  l'application,  la  lecture;  c'était  presque 
mon  seul  amusement  :  à  Uussey,  le  ti avait  lue  lit  aimer  les  jeux  qui 
lui  servaient  de  relâche.  La  campagne  était  pour  moi  si  nouvelle, 
que  je  ne  pouvais  me  lasser  d'en  jouir  :  je  pris  pour  elle  un  goi'u  si 
vif,  qu'il  n'ajamais  pu  s'éteindre;  te  souvenir  desjours  heureux  que 
j'y  ai  passes  m'a  lait  reyielter  son  séjour  et  ses  plaisirs  dans  tous  les 
âges,  jusqu'à  celui  qui  m'y  a  ramené.  M.  I.anibeicier  était  un  homme 
fort  raisonnable,  qui,  sans  négliger  notre  instruction,  ne  uous  char- 
geait point  de  devoirs  extrêmes;  la  preuve  qu'il  s'y  prenait  bien  est 
que,  malgré  mon  aversion  pour  la  gène,  je  ne  me  suis  jamais  rap- 
pelé avec  degoùt  mes  heurts  d'étude,  et  que,  si  je  n'appris  pas  de 
lui  beaucoup  de  cfioses,  ce  que  j'appris  je  l'appris  sans  peine,  etu'en 
ai  rien  oublié. 

La  simplicité  de  cette  vie  champêtre  me  fit  un  bien  d'un  prix  in- 
estimable en  ouvrant   mou  cieur  à  l'amitic  ;  jusiiualors  je  n'avais 

(1)  \oici  la  suite  de  cette  chanson  que  l'on  chaiit;iit  beaucoup  à  Paris: 


...  Un  cœuï 
A  Irop  »'iii^ 
Avec  un   Lui(j 
Et  toujours  riipiuu  c&l  : 


igagi 


A.  de  B. 


(i)  Comme  il  existe  deux  villages  du  uoui  de  Uossey  dans  les  environs 
de  lieuève,  l'un  cuire  Coppel  ui  iNyon  ^canton  de  VaudJ,  l'aulre,  à  une 
lieue  sud  de  Genève,  au  pied  du  moui  Saiéve,  je  dois  dire,  pour  prévenu" 
^oute  confusion,  que  c'est  du  dernier  qu'il  s'agit  ici.  .\.  Ue  13. 


connu  que  des  sentiments  élevés,  mais  imaginaires.  L'habitude  de 
vivre  insemble  dans  un  état  paisible  m'unit  tendrement  à  mon  cou- 
sin Heinard  :  en  |ieu  de  temps  j'eus  pour  lui  des  sentiments  plus 
affectueux  que  ceux  que  j'avais  eus  pour  mon  frère,  et  qui  ne  se  sont 
jamais  effacés.  C'était  un  grand  garçon  fort  efflanqué,  fort  fluet, 
aussi  doux  d'esprit  que  faible  de  corps,  et  qui  n'abusait  pas  trop  de 
la  prédilection  qu'on  avait  pour  lui  dans  la  maison,  comme  fils  de 
mon  tuteur.  Nos  amusements,  nos  travaux,  nos  goûts,  étaient  les 
mêmes  :  nous  étions  seuls,  nous  étions  du  même  âge;  chacun  des 
deux  avait  besoin  d'un  camarade:  nous  séparer  était,  en  quelque 
sorte,  nous  anéantir.  Quoique  nous  eussions  peu  d'occasions  de 
faire  preuve  de  notre  attachement  l'un  pour  l'autre,  il  était  extrême; 
et  non-seulement  nous  ne  [louvions  vivre  r.n  instant  séparés,  mais 
nous  n'imaginions  pas  que  nous  pussions  jamais  l'être.  Tous  deux 
d'un  esprit  facile  à  céder  aux  caresses,  complaisants  quand  on  ne 
voulait  |ias  nous  contraindre,  nous  étions  toujours  d'accord  surtout: 
si,  par  la  faveur  de  ceux  qui  nous  gouvernaient,  il  avait  sur  moi 
quelque  ascendant  sous  leurs  yeux,  quand  nous  étions  seuls  j'en 
avais  un  sur  lui  qui  rétablissait  l'équilibre.  Dans  nos  études  je  lui 
soufflais  sa  leçon  quand  il  hésitait;  quand  mon  thème  était  fait,  je 
lui  aidais  à  faire  le  sien  ;  et  dans  nos  amusements  mon  goût  plus 
actif  lui  servait  toujours  de  guide.  Enfin  nos  deux  caractères  s'ac- 
cordaient si  bien,  et  l'amitié  qui  nous  unissait  était  si  vraie,  que, 
dans  plus  de  cinq  ans  que  nous  fûmes  presque  inséparables,  tant  à 
Bossey  qu'à  Genève,  nous  nous  battîmes  souvent,  je  l'avoue,  mais 
jamais  on  n'eut  besoin  de  nous  séparer,  jamais  une  de  nos  querelles 
ne  dura  plus  d'un  quart  d'heure,  et  jamais  une  seule  fois  nous  ne 
portâmes  l'un  contre  l'autre  aucune  accusation.  Ces  remarques  sont, 
si  l'on  veut,  puériles;  mais  il  en  résulte  pourtant  un  exemple  peut- 
être  unique  depuis  qu'il  existe  des  enfants. 

La  manière  dont  je  vivais  à  Bossey  me  convenaitsibien,  qu'il  ne 
lui  a  manqué  que  de  durer  plus  longtemps  pour  fixer  absolument 
mon  caractère  :  les  sentiments  tendres,  affectueux,  paisibles,  en  fai- 
saient le  fond.  Je  crois  (jue  jamais  individu  de  notre  espèce  n'eut 
naturellement  moins  de  vanité  que  moi;  je  m'élevais  par  élans  à 
des  mouvements  sublimes  ;  (luis  je  retombais  aussitôt  dans  ma  lan- 
gueur. Etre  aimé  de  tout  ce  ([ui  m'approchait  était  le  plus  vif  de 
mes  désirs  :  j'étais  doux,  mon  cousin  l'était;  ceux  qui  nous  gouver- 
naient l'étaient  eux-mêmes,  fendant  deux  ans  entiers  je  ne  fus  ni 
témoin  ni  victime  d'un  sentiment  violent  ;  tout  nourrissait  dans  mon 
cœur  les  penchants  qu'il  reçut  de  la  nature;  je  ne  couuai-sais  rien 
d'aussi  charmant  que  de  voir  tout  le  monde  coûtent  de  moi  et  de 
toute  chose.  Je  me  souviendrai  toujours  qu'au  temple,  ré|iondanlau 
catéchisme,  rien  ne  me  troublait  plus,  (juand  il  m'arrivait  d  hésiter, 
que  de  voir  sur  le  visage  de  mademoiselle  Lambeicier  des  marques 
d'inquiétude  et  de  peine  :  cela  seul  m'alfligeait  plus  que  la  honte 
de  manquer  en  public,  qui  m'affectait  pourtant  extrêmement  (car, 
quoique  peu  sensible  aux  louanges,  je  le  fus  toujours  beaucoup  à  la 
honte),  et  je  puis  dire  ici  que  l'attente  des  repiimandes  de  luade- 
moiselle  Lambercier  me  donnait  moins  d'alarmes  que  la  crainte  de  la 
chagriner. 

Cependant  elle  ne  manquait  pas,  au  besoin,  de  sévérité,  non  plus 
que  son  frère;  mais  comme  celle  sévérité,  presque  toujours  juste, 
n'était  jamais  emportée,  je  m'en  affligeais  et  ne  lu  en  mutinais  point  : 
j'étais  plus  lâché  de  déplaire  que  d'eire  puni,  et  le  signe  du  mécon- 
tentement m'était  plus  cruel  que  la  peine  alUietive.  11  est  embarras- 
sant de  m'expliquer  mieux  ;  mais  cependant  il  le  faut.  Qu'on  chan- 
gerait de  méthode  avec  la  jeunesse,  si  l'on  voyait  mieux  les  effets 
éloignes  de  celle  qu'on  emploie  toujours  indistinctement,  et  souvent 
indiscrètement!  La  grande  leçon  qu'on  peut  tirerd'uu  exemple  aussi 
commun  que  funeste  mêlait  résoudre  à  le  donner. 

Comme  mademoiselle  Lambercier  avait  pour  nous  l'alfection  d'une 
mère,  elle  en  avait  au«i  l'aulorile,  et  la  portail  quelquelois  jusqu'à 
nous  infliger  la  punition  des  entants  quand  nous  lavioiismeiitee.  Assez 
longtemps  elle  s'en  lint  à  la  menace, et  celte  meiuice  d'un  châtiuienl 
tout  nouveau  pour  moimesemblait  très  clfrayaiitc;  mais,  après  l'eie- 
cutioii,je  la  trouvai  moins  terrible  à  l'cpreuveque  l'atlente  ne  l'avait 
été  ;  etcequ'il  y  a  de  plus  bizarre  est  que  ce  cliatiiiieiil  m'alfcclioiina 
davantage  encore  àceilcqui  me  l'avait  impose.  Il  la.ljil  même  toute  la 
venté  de  cette  affection  et  toute  ma  douceur  naturelle  pour  m  empê- 
cher de  chercher  le  retour  du  même  traitement  en  le  mentant;  car 
j'avais  trouve  dans  la  douleur,  dans  la  houle  même,  un  mélange  de 
sensualité  qui  m  avait  laissé  plus  de  desirque  deciaintede  l'éprou- 
ver derechef  par  la  même  maiu.  Il  est  vrai  que,  comme  il  se  meUit 
sans  doute  à  cela  quelque  instinct  précoce  Uu  sexe,  le  même  cluili- 
ment,  reçu  de  son  frère,  ne  m'eût  point  du  tout  paru  plaisanl.  .Mais 
de  l  humeur  dont  il  était,  cette  substitution  n'était  guère  à  craïudre , 
et  SI  je  m'abstenais  de  mériter  la  correction,  c'était  uniquement  de 
peur  de  fàclier  mademoiselle  Lambercier ,  car  tel  est  eu  moi  l'em- 
pire de  la  bienveillance  ;  et  même  de  celle  que  les  sens  oni  tait  naî- 
tre, qu'elle  leur  donna  toujours  la  loi  dans  mou  cœur. 

Cette  récidive  que  j'éloignais  sans  la  craïudre  arriva  sans  qu'il  y 
eût  de  ma  faute,  c'esl-a-dire  de  lua  volonté  ;  el  jeu  prolitai,  je  puis 
dire,  eu  sûreté  de  conscience.  Mais  celte  secouue  lois  lut  aussi  la 
deruière  ;  el  mademoiselle  Lambercier,  s'elaul  saus  doute  aperçue  a 


LES  VEILLÉES  LITTÉRAIRES  ILLUSTRÉES. 


quelque  signe  que  ce  châtiment  n'allait  pas  à  son  but,  déclara 
qu'elle  y  renonçait  et  qu'il  la  fatiguait  trop.  Nous  avions  jusqu'alors 
couché  dans  sa  chambre,  et  même  en  hiver  quelquefois  dans  son 
lit.  Deux  jours  après,  on  nous  fit  coucherdans  une  autre  chambre, 
et  j'eus  désormais  l'honneur,  dont  je  me  serais  bien  passé,  d'être 
traité  par  elle  en  grand  garçon. 

Qui  croirait  que  ce  châtiment  d'enfant,  reçu  à  huit  ans  par  les 
mains  d'une  fille  de  trenle,  a  décidé  de  mes  goûts,  de  mes  désirs,  de 
mes  passions,  de  moi,  pour  le  reste  de  ma  vie,  et  cela  précisément 
dans  le  sens  contraire  à  ce  qui  devait  arriver  naturellement?  En 
même  temps  que  mes  sens  furent  allumés,  mes  désirs  prirent  si  bien 
le  change,  que,  bornés,  à  ce  que  j'avais  éprouvé,  ils  ne  s'avisèrent 
point  de  chercher  autre  chose.  Avec  un  sang  brûlant  de  sensualité 
presque  dès  ma  naissance,  je  me  conservai  [lur  de  toute  souillure 
jusqu'à  l'âge  où  les  tempéraments  les  plus  froids  et  les  plus  tardifs 
se  développent.  Tourmenté  longtemps,  sans  savoir  de  quoi,  je  dé- 
vorais d'un  œil  ardent  les  belles  personnes,  mon  imagination  mêles 
rappelait  sans  cesse,  uniquement  pour  les  mettre  en. œuvre  à  ma 
mode,  et  en  faire  autant  de  demoiselle  Lambercier. 

Même  après  l'âge  nubile,  ce  goût  bizarre  toujours  persistant,  et 
porté  jusqu'à  la  dépravation,  jusqu'à  la  folie,  m'a  conservé  les 
mœurs  honiiètes  qu'il  semblerait  avoir  dû  m'ôter.  Si  jamais  éduca- 
tion fut  modeste  et  chaste,  c'est  assurément  celle  que  j'ai  reçue.  Mes 
trois  tantes  n'étaient  pas  seulement  des  personnes  d'une  sagesse 
exemplaire,  mais  d'une  réserve  que  depuis  longtemps  les  femmes 
ne  connaissent  plus.  Mon  père,  homme  de  plaisir,  mais  galant  à  la 
■vieille  mode,  n'a  jamais  tenu  près  des  femmes  qu'il  aimait  le  plus 
petit  des  propos  dont  une  vierge  eût  pu  rougir,  et  jamais  on  n'a 
poussé  plus  loin  que  dans  ma  famille  et  devant  moi  le  respect  qu'on 
doit  aux  enfants.  Je  ne  trouvai  pas  moins  d'attention  chez  M.  Lam- 
bercier sur  le  même  article;  et  une  fort  bonne  servante  y  fut  mise 
à  la  porte,  pour  un  mot  un  peu  gaillard  qu'elle  avait  prononcé  de- 
vant nous.  Non-seulement  je  n'eus  jusqu'à  mon  adolescence  aucune 
idée  distincte  de  l'union  des  sexes,  mais  jamais  cette  idée  confuse 
ne  s'offrit  à  moi  que  sous  une  image  odieuse  et  dégoûtante.  J'avais 
pour  les  filles  publiques  une  horreur  qui  ne  s'est  jamais  effacée;  je 
ne  pouvais  voir  un  débauché  sans  dédain,  sans  effroi  même,  car 
mon  aversion  pour  la  débauche  allait  jusque-là,  depuis  qu'allant  un 
jour  au  petit  Saceonex  par  un  chemiu  creux,  je  vis  des  deux  cotés 
des  cavités  dans  la  terre,  où  l'on  médit  que  ces  gens  là  faisaient 
leurs  accouplements.  Ce  que  j'avais  vu  de  ceux  des  chiennes  me 
revenait  aussi  toujours  à  l'esprit  en  pensant  aux  autres,  et  le  cœur 
me  soulevait  à  ce  seul  souvenir. 

Ces  préjugés  de  l'éducation,  propres  par  eux-mêmes  à  retarder 
les  premières  explosions  d'un  tempérament  combustible,  furent  ai- 
dés, comme  j'ai  dit,  par  la  diversion  que  firent  sur  moi  les  premières 
pointes  de  lasensuaiité.  N'imaginant  que  ce  que  j'avais  senti,  mal- 
gré des  effervescences  de  sang  très  incommodes,  je  ne  savais  porter 
mes  désirs  que  vers  l'espèce  de  volupté  qui  m'était  connue,  sans  ja- 
mais aller  jusqu'à  celle  qu'on  m'avait  rendue  haïssable,  et  qui  tenait 
de  si  près  à  l'autre,  sans  que  j'en  eusse  le  moindre  soupçon.  Dans 
mes  sottes  fantaisies,  dans  mes  erotiques  fureurs  (dans  les  actes  ex- 
travagants auxquels  elles  me  portaient  quelquefois),  j'empruntais 
iraaginairement  le  secours  de  l'autre  sexe,  sans  penser  jamais  qu'il 
fût  propre  à  nul  autre  usage  qu'à  celui  que  je  brûlais  d'en  tirer. 

Non-seulement  donc  c'est  ainsi  qu'avec  un  tempérament  très 
ardent,  très  la.scif,  très  précoce,  je  passai  toutefois  l'âge  de  puberté 
sans  désirer,  sans  connaître  d'autres  plaisirs  des  sens  que  ceux  dont 
mademoiselle  Lambercier  m'avait  très  innocemment  donné  l'idée; 
mais  quand  enfin  le  progrès  des  ans  m'eut  fait  homme,  c'est  encore 
ainsi  que  ce  qui  devait  me  perdre  me  conserva.  Mon  ancien  goût  d'en- 
fant, au  lieu  de  s'évanouir,  s'associa  tellement  à  l'autre,  que  je  ne 
pus  jamais  l'écarter  des  désirs  allumés  par  mes  sens;  et  cette  folie, 
jointe  à  ma  timidité  naturelle,  m'a  toujours  rendu  très  peu  entre- 
prenant près  des  femmes,  faute  d'oser  tout  dire  ou  de  pouvoir  tout 
faire,  l'espèce  de  jouissance  dont  l'autre  n'était  pour  moi  que  le  der- 
nier terme  ne  pouvant  être  usurpée  par  celui  qui  la  désire,  ni  devi- 
née par  celle  qui  peut  l'accorder.  J'ai  passé  ma  vie  à  convoiter  et  à  me 
taire  auprès  des  personnes  que  j'aimais  le  plus.  N'osant  jamais  dé- 
clarer mon  goût,  je  l'amusais  du  moins  par  des  rapports  qui  m'en 
conservaient  l'idée.  Etre  aux  genoux  d'une  maîtresse  impérieuse, 
obéir  à  ses  ordres,  avoir  des  pardons  à  lui  demander,  était  |iour  moi 
de  très  douces  jouissances,  etplus  ma  vive  imagination  m'enflammait 
le  sang,  plus  j'avais  l'air  d'un  amant  transi.  On  conçoit  que  celte 
manière  de  faire  l'amour  n'amène  pas  des  progrès  bien  rapides,  et 
n'est  pas  fort  dangereuse  à  la  vertu  de  celles  qui  en  sont  l'objet. 
J'ai  donc  fort  peu  possédé,  mais  je  n'ai  pas  laisse  de  jouir  beaucoup 
à  ma  manière,  c'est-à-dire  par  l'imagination.  Voilà  comment  mes 
seps,  d'accord  avec  mon  humeur  timide  et  mou  esprit  romanesque, 
m'ont  conservé  des  sentiments  purs  et  des  mœurs  honnêtes,  parles 
inèmes  goûts  qui  peut-être,  avec  un  peu  plus  d'etl'ronterie,  m'au- 
raient plongé  dans  les  plus  brutales  voluptés. 

J'ai  fait  le  premier  pas  et  le  plus  pénible  dans  le  labyrinthe  obs- 
cur et  fangeux  de  mes  confessions.  Ce  n'est  pas  ce  qui  est  criminel 
qui  coûte  le  plus  à  dire,  c'est  ce  qui  est  ridicule  et  honteux.  Des  à 


présent  je  suis  sûr  de  moi  ;  après  ce  que  je  viens  d'oser  dire,  rien  pe 
peut  plus  m'arrèter.  On  peut  juger  de  ce  qu'ont  pu  me  coûter  de 
semblables  aveux,  sur  ce  que,  dans  tout  le  cours  de  ma  vie,  trans- 
porté quelquefois  près  de  celles  que  j'aimais,  par  les  fureurs  d'une 
passion  qui  m'ôlait  la  faculté  de  voir,  d'entendre,  hors  de  sens,  et 
saisi  d'un  tremblement  convulsif  dans  tout  mon  corps,  jamais  je  n'ai 
pu  prendre  sur  moi  de  leur  déclarer  ma  folie,  et  d'implurer  d'elles 
dans  la  plus  étroite  intimité  la  seule  faveur  qui  manquait  aux  autres. 
Cela  ne  m'est  jamais  arrivé  qu'une  fois  dans  l'enfance  avec  un  en- 
fant de  mon  âge,  encore  fut-ce  elle  qui  le  proposa. 

En  remontant  de  cette  sorte  aux  premières  traces  de  mon  être 
sensible,  je  trouve  des  éléments  qui,  paraissant  quelquefois  incom- 
patibles, n'ont  pas  laissé  de  s'unir  pour  produire  avec  force  un  effet 
uniforme  et  simjile  ;  et  j'en  trouve  d'autres  qui,  les  mêmes  en  appa- 
rence, ont  formé  par  le  concours  de  certaines  circonstances  de  si  dif- 
férentes combinaisons,  qu'on  n'imaginerait  jamais  qu'ils  eussent 
entre  eux  aucun  rapport.  Qui  croirait,  par  exemple,  qu'un  des  res- 
sorts les  plus  vigoureux  démon  àrae  fût  trempé  dans  la  même  source 
d'où  la  luxure  et  la  mollesse  ont  coulé  dans  mon  sang?  Sans  quitter 
le  sujet  dont  je  viens  de  parler,  on  en  va  voir  sortir  une  impression 
bien  différente. 

J'étudiais  un  jour  seul  ma  leçon  dans  la  chambre  contiguë  à  la 
cuisine.  La  servante  avait  mis  sécher  à  la  plaque  les  peignes  de  sa 
maîtresse.  Quand  elle  revint  les  prendre,  il  s'en  trouva  un  dont 
tout  un  côte  de  dents  s'était  brisé.  A  qui  s'en  prendre  de  ce  dégât? 
personne  autreque  moi  n'était  entré  dans  la  chambre.  On  m'inter- 
roge; je  nie  d'avoir  touché  le  peigne.  M.  et  mademoiselle  Lamber- 
cier se  réunissent,  m'exhortent,  me  menacent,  me  pressent;  je  per- 
siste avec  opiniâtreté  :  mais  la  conviction  était  trop  forte,  elle  l'em- 
porta sur  toutes  mes  protestations,  quoique  ce  fût  la  première  fois 
qu'on  m'avait  trouvé  tant  d'audace  à  mentir.  La  chose  fut  prise  au 
sérieux;  elle  méritait  de  l'être.  La  méchanceté,  le  mensonge,  l'ob- 
stiiiation,  parurent  également  digues  de  punition  :  mais  pour  le 
coup  ce  ne  fut  pas  par  mademoiselle  Lambercier  qu'elle  me  fut  in- 
fligée. On  écrivit  à  mon  oncle  Bernard,  il  vint.  Mon  pauvre  cousin 
était  chargé  d'uu  autre  délit  non  moins  grave  :  nous  fûmes  enve- 
loppés dans  la  même  exécution.  Elle  fut  terrible.  Quand,  cherchant 
le  remède  pour  le  mal  même,  on  eût  voulu  pour  jamais  amortir  mes 
sens  dépravés,  on  n'aurait  pu  mieux  s'y  prendre.  Aussi  me  laissé^ 
rent-ilsen  repos  pour  longtemps. 

On  ne  put  m'arracher  l'aveu  qu'on  exigeait.  Repris  à  plusieurs 
fois,  et  mis  dans  l'état  le  plus  affreux,  je  fus  inébranlable.  J'aurais 
souffert  la  mort,  et  j'y  étais  résolu.  Il  fallut  que  la  force  même  cédât 
au  diabolique  entêtement  d'un  enfant;  car  on  n'appela  pas  autre- 
ment ma  constance.  Enfin  je  sortis  de  cette  cruelle  épreuve  en  pièces, 
mais  triomphant. 

Il  y  a  maintenant  près  de  cinquante  ans  de  cette  aventure,  et  je 
n'ai  pas  peur  d'être  aujourd'hui  puni  derechef  pour  le  même  fait. 
Hé  bien  !  je  déclare  à  la  face  du  ciel  que  j'en  étais  innocent,  que  je 
n'avais  ni  cassé  ni  touché  le  peigne,  que  je  n'avais  pas  approché  de 
la  plaque,  et  que  je  n'y  avais  pas  même  songé.  Qu'on  ne  me  de- 
mande pas  commentée  dégât  se  fit;  je  l'ignore,  et  ne  puis  le  com- 
prendre :  ce  que  je  sais  très  certainement,  c'estque  j'en  étais  inno- 
cent. 

Qu'on  se  figure  un  caractère  timide  et  docile  dans  la  vie  ordi- 
naire, mais  ardent,  fier,  indomptable  dans  les  passions;  un  enfant 
toujours  gouverné  par  la  voix  de  la  raison,  toujours  traité  avec  dou- 
ceur, équité,  complaisance;  qui  n'avait  pas  même  l'idée  de  l'injus- 
tice, et  qui,  pour  la  première  fois,  en  éprouve  une  si  terrible  de  la 
part  précisément  des  gens  qu'il  chérit  et  qu'il  respecte  le  plus. 
Quel  renversement  d'idées!  quel  désordre  de  sentiments!  quel  bou- 
leversement dans  son  cœur,  dans  sa  tête,  dans  tout  son  petit  être 
moral!  Je  dis  qu'on  s'imagine  tout  cela,  s'il  est  possible;  car,  pour 
moi,  je  me  sens  hors  d'état  de  démêler,  de  suivre  la  moindre  trace 
de  ce  qui  se  passait  alors  en  moi. 

Je  n'avais  pas  encore  assez  de  raison  pour  sentir  combien  les  ap- 
parences me  condamnaient,  et  pour  me  mettre  à  la  place  des  au- 
tres. Je  me  tenais  à  la  mienne  ;  et  tout  ce  que  je  sentais,  c'était  la 
rigueur  d'un  châtiment  effroyable  pour  un  crime  que  je  n'avais 
pas  commis.  La  douleur  du  corps,  quoique  vive,  m'était  peu  sensi- 
ble; je  ne  sentais  que  l'indignation,  la  rage,  le  désespoir.  Mon 
cousin,  dans  un  cas  à  peu  près  semblable,  et  qu'on  avait  puni  d'une 
faute  involontaire  comme  d'un  acte  prémédite,  se  mettait  en  fureur 
à  mon  exemple,  et  se  montait,  pour  ainsi  dire,  à  mon  unisson.  Tous 
deux  dans  le  même  lit,  nous  nous  embrassions  avec  des  transports 
convulsifs,  nous  étoultions;  et  quand  nos  jeunes  cœurs,  un  peu 
soulagés,  pouvaient  exhaler  leur  colère,  nous  nous  levions  sur  no- 
tre séant,  et  nous  nous  mettions  tous  deux  à  crier  cent  fois  de  toute 
notre  force  :  tarnifex.'  carnifexl  carnifexl 

Je  sens,  en  écrivant  ceci,  que  mon  pouls  s'élève  encore;  ces  mo- 
ments me  seront  toujours  présents,  quand  je  vivrais  cent  mille  ans. 
Ce  premier  sentiment  de  la  violence  et  de  l'injustice  est  resté  si 
profondément  gravé  dans  mon  âme,  que  toutes  les  idées  qui  s'y 
rapportent  me  rendent  ma  première  émotion  ;  et  ce  sentiment  rela- 
tif à  moi  dans  son  origine  a  pris  une  telle  consistance  en  lui-même, 


LES  CONFESSIONS. 


et  s'est  si  bien  détaché  de  tout  intérêt  personnel,  que  mon  cœur 
s'enflainiiiK  au  spectacle  ou  au  récit  de  toute  action  injuste,  quel 
qu'rn  soit  l'objet,  et  en  quelque  lieu  qu'elle  se  commette,  comme 
si  l'cU'ut  (Ml  reliimbait  sur  moi.  Quand  je  lis  les  cruautés  d'un  tyran 
fi-r(i(e,  les  subtiles  noirceurs  d'un  fourbe  de  prêtre,  je  partirais  vo- 
lontiers pour  aller  poignarder  ces  misérables,  dussé-je  cent  fois  y 
liérir.  Je  me  suis  souvent  mis  en  nage  à  poursuivre,  à  la  course  ou 
a  coups  d<:  pierre,  un  coq,  une  vache,  un  chien,  un  animal,  que  je 
voyais-  en  tourmenter  un  autre  uniquement  parce  qu'il  se  sentait  le 
plus  fort.  Ce  mouvement  peut  m'ôlre  naturel,  et  je  crois  qu'il  l'est; 
mais  le  seulimeiit  de  la  première  injustice  que  j'ai  soulferle  y  fut 
trop  liiiiglinips  et  tîii|i  fortement  lié,  pour  ne  l'avoir  pas  beaucoup 
reiilorré. 

Là  fut  le  terme  di;  la  sérénité  de  ma  vie  enfantine.  Dès  ce  mo- 
ment je  cessai  de  jouir  d'un  bonheur  pur,  et  je  sens  aujourd'hui 
même  que  le  souvenir  des  charmes  de  mon  enfance  s'arrête  là. 
Nous  restâmes  encore  à  lîossey  quelques  mois.  Nous  y  fûmes  comme 
on  nous  représente  le  premier  homme  encore  dans  le  paradis  ter- 
lestrc,  mais  ayant  cessé  d'en  jouir.  C'était  en  apparence  la  même 
situation,  et.en  effet  unetoutautre  manière  d'être.  L'attacliement, 
l'intimité,  le  respect,  la  confiance,  ne  liaient  plus  les  élèves  à  leurs 
guides  ;  nous  ne  les  regardions  plus  comme  des  dieu.x  qui  lisaient 
dans  nos  cœurs  :  nous  étions  moins  honleu.x  de  mal  faire,  et  plus 
craintifs  d'être  accusés  ;  nous  eommencion»  à  nous  cacher,  à  nous 
mutiner,  à  mentir.  Tous  les  vices  de  notre  âge  corrompaient  notre 
innocence  et  enlaidissaient  nos  jeux.  La  campagne  même  perdit  à 
nos  yeux  cet  attrait  de  douceur  et  de  simplicité  qui  va  au  co'ur  : 
elle  nous  semblait  déserte  et  sombre  ;  elle  s'était  comme  couverte 
d'un  voile  qui  nous  en  cachait  les  beautés.  Nous  cessâmes  de  culti- 
ver nos  petits  jardins,  nos  fleurs,  nos  herbes.  Nous  n'allions  plus 
gratter  légèrement  la  terre,  et  crier  de  joie  en  découvrant  le  germe 
du  grain  que  nous  avions  semé.  Nnus  nous  dégoûtâmes  de  cette 
vie;  on  se  dégoûta  de  nous;  mon  oncle  nous  retira,  et  nous  nous 
séparâmes  de  M.  et  mademoiselle  Lambercier,  rassasiés  les  uns  des 
autres,  et  peu  fâchés  de  nous  quitter. 

Près  de  trente  ans  se  sont  passés  depuis  ma  sortie  de  Bossey,  sans 
que  je  m'en  sois  rappelé  le  séjour  d'une  manière  agréable  par  des 
Souvenirs  un  peu  liés  :  mais,  depuis  qu'ayant  passé  l'âge  mûr  je 
d(!clirie  vers  la  vieillesse,  je  sens  que  ces  souvenirs  renaissent  tan- 
dis que  les  autres  s'elfacent;  ils  se  gravent  dans  ma  mémoire  avec 
des  traits  dont  le  charme  et  la  force  augmeutent  de  jour  en  jour  : 
comme  si,  sentant  déjà  la  vie  qui  s'échappe,  je  cherchais  à  la  res- 
saisir par  ses  commencements.  Les  moiiulrfs  faits  de  ce  temps-là  me 
plaisent  par  cela  seul  qu'ils  sont  de  ce  temps-là.  Je  me  rappelle  tou- 
tes les  circonstances  des  lieux,  des  personnes,  des  heures.  Je  vois 
la  servante  et  le  valet  agissant  dans  la  chambre,  une  hirondelle  en- 
trant par  la  fenêtre,  une  mouche  se  poser  sur  ma  main  tandis  que 
je  récitais  ma  leçon;  je  vois  tout  l'arrangement  de  la  chambre  où 
nous  étions;  le  cabinet  de  M.  Lambercier  à  main  droite,  une  es- 
tampe représentant  tous  les  papes,  un  baromètre,  un  grand  calen- 
drier, des  framboisiers  qui,  d'un  jardin  fort  élevé,  dans  lequel  la 
maison  s'enfonçait  par  le  derrière,  venaient  ombrager  la  fenêtre, 
et  passaient  quelquefois  jusqu'en  dedans.  Je  sais  bien  que  le  lecteur 
n'a  pas  grand  besoin  de  savoir  tout  cela;  mais  j'ai  besoin,  moi,  de 
le  lui  dire.  Que  n'osé-je  lui  raconter  de  même  toutes  les  petites 
anecdotes  de  cet  heureux  âge,  qui  me  font  encore  tressaillir  d'aise 
quand  je  me  les  rappelle!  Cinq  ou  six  surtout...  Composons.  Je 
vous  fais  grâce  des  cinq;  mais  j'en  veux  une,  une  seule,  pourvu 
qu'on  me  la  laisse  conter  le  plus  longuement  qu'il  me  sera  possible 
pour  prolonger  mon  plaisir. 

Si  je  ne  cherchais  que  le  vôtre,  je  pourrais  choisir  celle  du  der- 
rière de  mademoiselle  Lambercier,  qui,  par  une  malheureuse  cul- 
bute au  bas  du  pré,  fut  étalé  tout  en  plein  devant  le  roi  de  Sardai- 
gne  à  son  passage  :  mais  celle  du  noyer  de  la  terrasse  est  plus  amu- 
sante pour  moi,  qui  fus  acteur,  au  lieu  que  je  ne  fus  que  spectateur 
de  la  culbute  ;  et  j'avoue  que  je  ne  trouvai  pas  le  moindre  mot 
pour  rire  à  un  accident  qui,  bien  que  comique  en  lui-même,  m'a- 
larmait  pour  une  personne  que  j'aimais  comme  une  mère,  et  peut- 
être  plus. 

0  vous,  lecteurs  curieux  delà  grande  histoire  du  noyer  de  la  ter- 
rasse, écoute/.-en  l'horrible  tragédie,  et  vous  abstenez  de  frémir  si 
vous  pouvez  ! 

H  y  avait,  hors  de  la  cour,  une  terrasse  à  gauche  en  entrant,  sur 
laquelle  était  un  banc  (u'i  l'on  allait  souvent  s'asseoir  l'après-midi, 
mais  ipii  n'avait  point  d'ombre.  Pour  lui  en  donner,  M.  Lambercier 
y  lii  planter  un  noyer.  La  plantation  de  cet  arbre  se  lit  avec  solen- 
nité. Les  deux  pensionnaires  en  furent  les  parrains,  et,  tandis  qu'on 
comblait  le  creux,  nous  tenions  l'arbre  chacun  d'une  main  avec  des 
chants  de  triomphe.  On  fit,  pour  l'arroser,  une  espèce  de  bassin 
tout  autour  du  pied.  Chaque  jour,  ardents  spectateurs  de  cet  arro- 
semeiit,  nous  nous  confirmions,  mon  cousin  et  moi,  dans  l'idée 
tns  naturelle  qu'il  était  plus  beau  de  planter  un  arbre  sur  la  ter- 
rasse (ju'iin  drapeau  sur  la  brèche,  et  nous  résolûmes  de  nous  pio- 
curi!!' celte  i^loirc  sans  la  pariager  avec  qui  ipii:  c  fût. 

Poui  cela  nous  al. âmes  couper  une  bouture  d'un  jeune  saule,  et 


nous  la  plantâmes  .sur  la  terrasse,  à  huit  ou  dix  pieds  de  l'auguste 
noyer.  Nous  n'oubliâmes  pas  de  faire  aussi  un  creux  autour  de  no- 
tre" arbre  :  la  difficulté  était  d'avoir  de  quoi  le  remplir,  car  l'eau  ve- 
nait d'assez  loin,  et  on  ne  nous  laissait  pas  courir  pour  en  aller 
prendre.  Cependant  il  en  fallait  absolument  pour  notre  saule. Nous 
employâmes  toutes  sortes  de  ruses  pour  lui  en  fournir  durant  quel- 
ques jours  et  cela  nous  réussit  si  bien,  que  nous  le  vîmes  bour- 
geonner et  pousser  de  petites  feuilles  dont  nons  mesurions  l'accrois- 
sement d'heure  en  heure,  persuadés,  quoiqu'il  ne  fût  pas  à  un  pied 
de  terre,  qu'il  ne  tarderait  pas  à  nous  ombrager. 

Comme  notre  arbre,  nous  occupant  tout  entiers,  nous  rendait  in- 
capables de  toute  a|)plicalion,  de  toute  étude,  que  nous  étions 
comme  en  délire,  et  que,  ne  sachant  à  qui  nous  en  avions,  on  nous 
tenait  de  plus  court  qu'auparavant,  nous  vîmes  l'instant  fatal  où 
l'eau  nous  allait  manquer,  et,  nous  nous  désolions  dans  l'attente 
de  voir  notre  arbre  périr  de  sécheresse.  Enfin  la  nécessité,  mère 
de  l'industrie,  nous  suggéra  une  invention  pour  garantir  l'arbre  et 
nous  d'une  mort  certaine  :  ce  fut  de  faire  par-dessous  terre  une 
rigole  qui  conduisît  secrètement  au  saule  une  partie  de  l'eau  dont 
on  arrosait  le  noyer.  Cette  entreprise,  exécutée  avec  ardeur,  ne 
réussit  pourtant  pas  d'abord.  Nous  avions  si  mal  pris  la  pente  que 
l'eau  ne  coulait  point.  La  terre  s'éboulait  et  bouchait  la  rigole  ;  l'en- 
trée se  remplissait  d'ordures;  tout  allait  de  travers.  Rien  ne  nous 
rebuta.  Oinnia  vincit  labor  improbus.  Nous  creusâmes  davantage 
et  la  terre  et  notre  bassin  pour  donner  à  l'eau  son  écoulement; 
nous  coupâmes  des  fonds  de  boites  en  petites  planches  étroites,  dont 
les  unes  mises  de  plat  à  la  file,  et  d'autres  posées  en  angle  des  deux 
côtés  sur  celles-là,  nous  firent  un  canal  triangulaire  pour  notre 
conduit.  Nous  plantâmes  à  l'entrée  de  [letits  bouts  de  b  ds  minces 
et  à  claires  voies,  qui,  faisant  une  espèce  de  grillage  ou  de  crapau- 
dine,  retenaient  le  limon  et  les  pierres  sans  boucher  le  passage  à 
l'eau.  Nous  recouvrîmes  soigneusement  notre  ouvrage  de  terre  bien 
foulée  ;  et  le  jour  où  tout  fut  fait  nous  attendîmes  dans  des  transes 
d'espérance  et  de  crainte  l'heure  de  l'arrosement.  Après  des  siècles 
d'attente,  cette  heure  vint  enfin  :  M.  Lambercier  vint  aussi  à  son 
ordinaire  assistera  l'opération,  durant  laquelle  nous  nous  tenions 
tous  deux  derrière  lui  pour  cacher  notre  arbre,  auquel  très  heureu- 
sement il  tournait  le  dos. 

A  peine  achevait-on  de  verser  le  premier  seau  d'eau,  que  nous 
commençâmes  d'en  voir  couler  dans  notre  bassin.  A  cet  aspect  la 
prudence  nous  abandonna.  Nous  nous  mimes  à  pousser  des  cris  de 
joie  qui  firent  retourner  M.  Lambercier;  et  ce  fut  dommage,  car  il 
prenait  plaisir  à  voir  combien  la  terre  du  noyer  était  bonne,  et  bu- 
vait avidement  son  eau.  Frajjpé  de  la  voir  se  partager  entre  deux 
bassins,  il  s'écrie  à  son  tour,  regarde,  aperçoit  la  friponnerie,  se  fait 
brusquement  apporter  une  pioche,  donne  un  coup,  fait  voler  deux 
ou  trois  éclats  de  nos  planches,  et,  criant  à  pleine  tête:  un  aquei/uc' 
xtn  aqueduc  !  il  frappe  de  toutes  parts  des  coups  impitoyables,  dont 
chacun  portait  au  milieu  de  nos  cœurs.  En  un  moment,  les  planches, 
le  conduit,  le  bassin,  le  saule,  tout  fut  détruit,  tout  fut  labouré, 
sans  qu'il  y  eût,  durant  cette  expédition  terrible,  aucun  autre  mot 
prononcé,  sinon  l'exclamation  qu'il  répétait  sans  cesse.  Un  aqueduc! 
s'écriait-il  en  brisant  tout,  un  aqueduc!  un  aqueduc! 

On  croira  que  l'aventure  finii  mal  pour  les  petits  architectes  :  on 
se  trompera;  tout  finit  là.  M.  Lambercier  ne  nous  dit  pas  un  mot 
de  reproche^  tie  nous  fit  pas  plus  mauvais  visage,  et  ne  nous  en 
paila  plus  ;  nous  l'entendimes  même  un  peu  après  rire  auprès  de 
sa  sœur  à  gorge  déployée,  car  le  rire  de  .\1.  Lambercier  s'entendait 
de  loin  ;  et  ce  qu'il  y  eut  de  plus  étonnant  encore,  c'est  que,  passé 
le  premier  saisissement,  nous  ne  fûmes  pas  nous-mêmes  fort  affli- 
gés. Nous  plantâmes  ailleurs  un  autre  arbre,  et  nous  nous  rappe- 
lions souvent  la  catastrophe  du  premier,  en  répétant  entre  nous 
avec  emphase  :  un  aqueduc!  un  aqueduc!  Jusque-là  j'avais  eu  des 
accès  d'orgueil  par  intervalles  quand  j'étais  Aristide  ou  Brutus  ;  ce 
fut  ici  mon  premier  mouvement  de  vanité  bien  marquée.  Avoir  pu 
construire  un  aqueduc  de  nos  mains,  avoir  mis  une  bouture  en  con- 
currence avec  uu  grand  arbre,  me  paraissait  le  suprême  degré  de  la 
gloire.  A  dix  ans  j'en  jugeais  mieux  que  César  à  trente. 

L'idée  de  se  noyer,  et  la  petite  histoire  qui  s'y  ra[iporte,  m'est  si 
bien  restée  ou  revenue,  qu'un  de  mes  plus  agréables  projets  dans 
mon  voyage  de  Genève,  en  17b4,  était  d'aller  a  Bossey  revoir  les 
monuments  des  jeux  de  mon  enfance,  et  surtout  le  cher  noyer,  qui 
devait  alors  avoir  déjà  le  tiers  d'un  siècle,  et  qui  doit  maintenant, 
s'il  existe  encore,  en  avoir  à  peu  près  la  moitié.  Je  fus  si  continuel- 
lement obsédé,  si  peu  maître  de  moi-même,  que  je  ne  pus  trouver 
le  moment  de  me  satisfaire.  11  y  a  peu  d'apparence  que  cette  occ;ision 
renaisse  jamais  pour  moi.  Cependant  je  n'en  ai  pas  perdu  le  désir 
avec  l'espérance  ;  et  je  suis  presque  sur  que  si  jamais,  retournant 
dans  ces  lieux  chéris,  j'y  retrouvais  mon  cher  noyer  encore  en  être, 
je  l'arroserais  de  mes  pleurs. 

Do  retour  à  Genève,  je  passai  deux  ou  trois  ans  chez  mon  oncle, 
en  attendant  qu'on  résolût  ce  que  l'on  ferait  de  moi.  Comme  il 
destinait  son  fils  au  génie,  il  lui  fit  apprendre  un  peu  de  dessin,  et 
lui  .iiMi^iiiail  le  élciiniils  d'Euclide.  J'apprenais  tout  cela  parioiu- 
paguie,  et  j'y  pii>  g-'ûl,  surtout  au  dessin.  Cependant  ou  délibérait 


6 


LES  VEILLÉES  LITTÉRAIRES  ILLUSTRÉES. 


si  l'on  me  ferait  horloger,  procureur  ou  ministre.  J'aimais  mieux 
être  ministre,  car  je  trouvais  bien  beau  de  prêcher  :  mais  le  petit 
revenu  du  bien  de  ma  mère,  à  partager  entre  mon  frère  et  moi,  ne 
suffisait  jias  pour  pousser  mes  études.  Comme  l'âge  où  j'étais  ne 
rendait  pas  ce  choix  bien  pressant  encore,  je  restais  en  attendant 
chez  mon  oncle,  perdant  à  peu  près  mon  temps,  et  ne  laissant  pas 
de  payer,  comme  il  était  juste,  une  assez  bonne  pension. 

Mon  oncle,  honiu'e  de  plaisir  ainsi  que  mon  père,  ne  savait  pas 
comme  lui  se  captiver  par  ses  devoirs,  et  prenait  assez  peu  de  soin 
de  nous.  Ma  tante  était  une  dévote  un  peu  piétiste,  qui  aimait  mieux 
chanter  les  psaumes  que  veiller  à  notre  éducation.  On  nous  laissait 
presque  une  liberté  entière,  dont  nous  n'abusâmes  jamais.  Toujours 
inséparables,  nous  nous  suffisions  l'un  à  l'autre  ;  et,  n'étant  point 
tentés  de  fréquenter  les  polissons  de  notre  âge,  nous  ne  prîmes  au- 
cune des  habitudes  libertines  que  l'oisiveté  nous  pouvait  inspirer. 
J'ai  même  tort  de  nous  supposer  oisifs,  car  de  la  vie  nous  ne  le 
fûmes  moins  ;  et  ce  qu'il  y  avait  d'heureux  était  que  tous  les  amu- 
sements dont  nous  nous  i)assionnions  successivement  nous  tenaient 
ensemble  occupés  dans  la  maison  sans  que  nous  fussions  même 
tentés  de  descendre  à  la  rue.  Nous  faisions  des  cages,  des  flûtes,  des 
volants,  des  tambours,  des  maisons,  des  équif/les,  des  arbalètes. 
Nous  gâtions  les  outils  de  mon  vieux  grand-père  pour  faire  des 
montres  à  son  imitation.  Nous  avions  surtout  un  goût  de  préférence 
pour  barbouiller  du  papier,  dessiner,  laver,  enluminer,  faire  un 
dégât  de  couleurs.  Il  vint  à  Genève  un  charlatan  italien  appelé 
Gambacorta  :  nous  allâmes  le  voir  une  fois,  et  puis  nous  n'y  vou- 
lûmes plus  aller:  mais  il  avait  des  marionnettes,  et  nous  nous 
mîmes  à  faire  des  marionnettes;  ses  marionnettes  jouaient  des 
manières  de  comédies,  et  nous  fîmes  des  comédies  pour  les  nôtres. 
Faute  de  pratique,  nous  contrefaisions  du  gosier  la  voix  de  poli- 
chinelle pour  jouer  ces  charmantes  comédies,  que  nos  pauvres  bons 
parents  avaient  la  patience  de  voir  et  d'entendre.  Mais  mon  oncle 
Bernard  ayant  un  jour  ki  dans  la  famille  un  fort  beau  sermon  de 
sa  façon,  nous  quittàmesles  comédies  et  nousnousmîmesàcomposer 
des  sermons. Cesdétailsne  sont  pas  fortintéressants,  jeravoue;mais 
ils  montrent  à  quel  point  il  fallait  que  notre  preniière  éducation 
eût  été  bien  dirigée,  pour  que,  maîtres  de  notre  temps  et  de  nous 
dans  un  âge  si  tendre,  nous  fussions  si  peu  tentés  d'en  abuser. 
Nous  avions  si  peu  besi.in  de  nous  faire  des  camarades,  que  nous 
en  négligions  même  l'occasion.  Quand  nous  allions  nous  proi  ener, 
nous  regardions  en  passant  leurs  ji'ux  sans  convoitise,  sans  songer 
même  à  y  prendre  part.  L'amitié  lemplissait  si  bien  nos  cœurs,  qu'il 
nous  suffisait  d'être  ensemble  pour  que  les  plus  simples  goûts  fissent 
nos  délices. 

A  force  de  nous  voir  inséparables,  on  y  prit  garde,  d'autant  plus 
que,  mon  cousin  Bernard  étant  très  grand  et  moi  très  petit,  cela 
faisait  un  couple  assez  plaisamment  assorti.  Sa  longue  figure  effilée, 
son  petit  visage  de  pomme  cuite,  son  air  mou,  sa  démarche  noncha- 
lante, exritaient  les  enfants  à  se  moquer  de  lui.  Dans  le  patois  du 
pays  on  lui  donna  le  surnom  de  Barna  hredanna  ;  et,  sitôt  que 
nous  sortions,  nous  n'entendions  que  Barna  breclurma  tout 
autour  de  nous.  Il  endurait  cela  plus  tranqiiilleme.it  que  moi.  Je 
me  fâchai,  je  voulus  me  battre;  c'était  ce  que  les  petits  coquins 
demandaient.  Je  battis,  je  fus  battu.  Mon  pauvre  cousin  me  soute- 
nait de  son  mieux  ;  mais  il  était  faible,  d'un  coup  de  poing  on  le 
rcnvcisait.  Alors  je  devenais  furieux.  Cependant  j'attrapais  force 
horions,  ce  n'était  pas  à  moi  qu'on  en  voulait,  c'était  à  Barna  hre- 
danna; mais  j'augmentai  tellement  le  mal  par  ma  mutine  colère 
que  nous  n'osions  plus  sortir  qu'aux  heures  où  l'on  était  en  classe' 
de  peur  d'être  hués  et  suivis  par  les  écoliers. 

Me  voilà  déjà  redresseur  des  torts.  Pour  être  un  paladin  dans  les 
formes,  il  ne  me  manquait  que  d'avoir  une  dame  ;  j'en  eus  deux. 
J'r:llais  de  temps  en  teirps  voir  mon  père  à  Nyon,  petite  ville  du 
po}s  de  Yaud,  où  il  s'était  établi.  Mon  père  était  fort  aimé,  et  sou 
lils  se  sentait  de  cette  bienveillance.  Pendant  le  peu  de  séjour  que 
je  faisais  près  de  lui,  c'était  à  qui  me  fêterait.  Une  madame  de 
Vulson  surtout  me  faisait  mille  caresses;  et  pour  y  mettre  le  comble 
sa  fille  me  prit  pour  son  galant.  Ou  sent  ce  que  c'est  qu'un  galant 
de  iiiize  ans  pour  une  fille  de  vingt-deux.  Mais  toutes  ces  friponnes 
sont  SI  aises  de  mettre  ainsi  de  petites  poujiées  en  avant  pour  ca- 
cher les  grandes,  ou  pour  les  tenter  par  l'image  d'un  jeu  qu'elles 
savent  rendre  attirant  1  Pour  moi,  qui  ne  voyais  point  entre  elle  et 
moi  de  disconvenance,  je  pris  la  chose  aux  sérieux  :  je  me  livrai  de 
tout  mon  cœur,  ou  plutôt  de  toute  ma  tète,  car  je  n'étais  guère 
amoureux  que  par  là,  quoique  je  le  fusse  à  la  folie,  et  que  mes 
transports,  mes  agitations,  mes  fureurs,  donnassent  des  scènes  à 
pâmer  de  rire. 

Je  connais  deux  sortes  d'amour  très  distincts,  très  réels,  et  qui 
n'ont  presque  rien  de  commun,  quoique  très  vifs  l'un  et  l'autre,  et 
tous  deux  dillérents  de  la  tendre  amitié.  Tout  le  cours  de  ma  Vie 
s'est  parlagéentre  ces  deux  amours  de  si  diverses  natures,  et  je  lésai 
même  éprouves  tous  deux  à  la  fois;  car,  par  exemple,  au  moment 
dont  je  parle,  tandis  que  je  m'emparais  de  mademoiselle  de  Vulson 
si  publiquement  et  si  tyiduniquement  que  je  ne  pouvais  souffrir 
qu'aucun  homme  approchât  d'elle,  j'avais  avec  une  petite  mademoi- 


selle Goton  des  tète-à-tête  assez  courts,  mais  assez  vifs,  dans  les- 
quels elle  daignait  faire  la  maîtresse  d'école,  et  c'était  tout;  mais 
ce  tout,  qui  en  effet  était  tout  pour  moi,  me  paraissait  le  bonheur 
suprême,  et,  sentant  déjà  le  prix  du  mystère,  quoique  je  n'en  susse 
user  qu'en  enfant,  je  rendais  à  mademoiselle  de  Vulson,  qui  ne  s'en 
doutait  guère,  le  soin  qu'elle  prenait  de  m'employer  à  cacher  d'au- 
tres amours.  Mais,  à  mon  grand  regret,  mon  secret  fut  découvert, 
ou  moins  bien  gardé  de  la  part  de  ma  petite  maltresse  d'école  que 
de  la  mienne,  car  on  ne  tarda  pas  à  nous  séparer  ;  et  quelque  temps 
après,  de  retour  à  Genève,  j'entendis,  en  passant  à  Coulance,  de  pe- 
tites filles  me  crier  à  demi-voix  :  Coton  tic-tac  Bousseau. 

C'était  en  vérité  une  singulière  personne  que  celte  petite  made- 
moiselle Goton.  Sans  être  belle,  elle  avait  une  figure  difficile  à  ou- 
blier, et  que  je  me  rappelle  encore,  souvent  beaucoup  trop  pour  un 
vieux  fou.  Ses  yeux  surtout  n'étaient  pas  de  son  âge,  ni  sa  taille,  ni 
son  maintien.  Elle  avait  un  petit  air  imposant  et  lier,  très  propre  à 
son  rôle,  et  qui  en  avait  occasionné  la  première  idée  entre  nous. 
Mais  ce  qu'elle  avait  de  bizarre  était  un  mélange  d'audace  et  de  ré- 
serve difficile  à  concevoir.  Elle  se  permettait  avec  moi  les  plus 
grandes  privautés  sans  jamais  m'en  permettre  aucune  avec  elle  ; 
elle  me  traitait  exactement  en  enfant:  ce  qui  me  fait  croire  qu'elle 
avait  déjà  cessé  do  l'être,  ou  qu'au  contraire  elle  l'était  encore 
assez  elle-même  pour  ne  voir  qu'un  jeu  dans  le  péril  auquel  elle 
s'exposait. 

J'étais  tout  entier,  pour  ainsi  dire,  à  chacune  de  ces  deux  per- 
sonnes, et  si  parfaitement,  qu'avec  aucune  des  deux  il  ne  m'arri- 
vait  jamais  de  songer  à  l'autre.  Mais  du  reste  rien  de  semblable  en 
ce  qu'elles  faisaient  éprouver.  J'aurais  passé  ma  vie  entière  avec 
madcniûiselle  de  Vulson  sans  songer  à  la  quitter;  mais,  en  l'abor- 
dant, ma  joie  était  tranquille  et  n'allait  pas  à  l'émotion.  Je  l'aimais 
surtout  en  grande  compagnie;  les  plaisanteries,  les  agaceries,  les  jalou- 
siesmême,  m'attachaient, m'intéressaient  :  je  triomphais  avec  orgueil 
de  ses  préférences  près  des  grands  rivaux  qu'elle  paraissait  maltraiter. 
J'étais  tourmenté,  mais  j'aimais  ce  tourment.  Les  applaudissements, 
les  encouragements,  les  ris,  m'échaufTaient,  m'animaient.  J'avais 
des  emportements,  des  saillies  ;  j'étais  transporté  d'amour  dans  un 
cercle.  Tète  à  tête  j'aurais  été  contraint,  froid,  peut-être  ennuyé. 
Cependant  je  m'intéressais  tendrement  à  elle,  je  souffrais  quand 
elle  était  malade  :  j'aurais  donné  ma  santé  pour  rétablir  la  sienne  ; 
et  notez  que  je  savais  très  bien  par  expérience  ce  que  c'était  que 
maladie,  et  ce  que  c'était  que  santé.  Absent  d'elle,  j'y  pensais,  elle 
me  manquait  :  présent,  ses  caresses  m'étaient  douces  au  cœur,  non 
aux  sens.  J'étais  impunément  familier  avec  elle  :  mon  imagination 
ne  me  demandait  que  ce  qu'elle  m'accordait  ;  cependant  je  ne  pou- 
vais supporter  de  lui  en  voir  faire  autant  à  d'autres.  Je  laimais  en 
frère  ;  mais  j'en  étais  jaloux  en  amant. 

Je  l'eusse  été  de  mademoiselle  Goton  en  Turc,  en  furieux,  en 
tigre,  si  j'avais  seulement  imaginé  qu'elle  pût  faire  à  un  autre  le 
même  traitement  qu'elle  m'accordait  ;  car  cela  même  était  une 
grâce  qu'il  fallait  demander  à  genoux.  J'abordais  mademoiselle  de 
Vulson  avec  un  plaisir  très  vif,  mais  sans  trouble;  au  lieu  qu'en 
voyant  seulement  mademoiselle  Goton  je  ne  voyais  plus  rien,  tous 
mes  sens  étaient  bouleversés.  J'étais  familier  avec  la  première, 
sans  avoir  de  familiarité  ;  au  contraire  j'étais  aussi  tremblant  qu'a- 
gité devant  la  seconde,  même  au  fort  des  plus  grandes  familiarités. 
Je  crois  que  si  j'avais  resté  trop  longtemps  avec  elle  je  n'aurais  pu 
vivre;  les  palpitations  m'auraient  étouffé.  Je  craignais  également 
de  leur  déplaire,  mais  j'étais  plus  complaisant  pour  l'une  et  plus 
obéissant  pour  l'autre.  Pour  rien  au  monde  je  n'aurais  voulu  fâ- 
cher niademoiselle  de  Vulson;  mais  si  mademoiselle  Goton  m'eût 
ordonné  de  me  jeter  dans  les  flammes,  je  crois  qu'à  l'instant  j'au- 
rais obéi. 

Mes  amours  ou  plutôt  mes  rendez-vous  avec  celle-ci  durèrent 
peu,  très  heureusement  pour  elle  f  t  pour  moi.  Quoique  mes  liaisons 
avec  mademoiselle  de  Vulson  n'eussent  [las  le  même  danger,  elles 
ne  laissèrent  pas  d'avoir  aussi  leur  catastrophe,  après  avoir  un  peu 
plus  longtemjis  duré.  Les  fins  de  tout  cela  devraient  toujours 
avoir  l'air  un  peu  romanesque  et  donner  prise  aux  exclamations. 
Quoique  mon  commerce  avec  niademoiselle  de  Vulson  fût  moins 
vif,  il  était  plus  attachant  iieut-ètre.  Nos  séparations  ne  se  faisaient 
jamais  sans  larmes,  et  il  est  singulier  dans  quel  vide  accablant  je 
me  sentais  plongé  après  l'avoir  quittée.  Je  ne  pouvais  parler  que 
d'elle,  ni  penser  qu'à  elle  ;  mes  regrets  étaient  vrais  et  vifs  :  mais 
je  crois  qu'au  fond  ces  héroïques  regrets  n'étaient  pas  tous  pour 
elle,  et  que,  sans  que  je  m'en  aperçusse,  les  amusements  dont  elle 
était  le  centre  y  avaient  leur  bonne  part.  Pour  tempérer  les  dou- 
leurs de  l'absence,  nous  nous  écrivions  des  lettres  d'un  pathétique 
à  fendre  les  rochers.  Enfin  j'eus  la  gloire  qu'elle  n'y  put  plus  tenir, 
et  qu'elle  vint  me  voir  à  Genève.  Pour  le  coup,  la  tête  acheva  de 
me  tourner  :  je  fus  ivre  et  fou  les  deux  jours  qu'elle  y  resta.  Quand 
elle  partit,  je  voulais  me  jeter  à  l'eau  après  elle,  et  je  fis  longtemps 
retentir  l'air  de  mes  cris.  Huit  jours  après  elle  m'envoya  des  bon- 
bons et  des  gants;  ce  qui  me  parut  fort  galant,  si  je  n'eusse  appris 
en  même  temps  qu'elle  était  mariée,  et  que  ce  voyage,  dont  il  lui 
avait  plu  de  me  faire  donneur,  était  pour  acheter  ses  habits  de 


LES  CONFESSIONS. 


nocfts.  Je  ne  drcrirai  pas  ma  fureur  :  elle  se  conçoit.  Je  jurai  dans 
mon  nnble  courroux  de  ne  plus  revoir  la  perfide,  n'imaginant  pas 
pour  elle  de  plus  terrible  punition.  Elle  n'en  mourut  pas  cepen- 
dant :  car  vingt  ans  après,  étant  allé  voir  mon  père,  et  me  prome- 
nant avec  lui  sur  le  lac,  je  demandai  qui  étaient  des  dames  que  je 
voyais  dans  un  bateau  peu  loin  du  nôtre.  Comment!  me  dit  mon 
père  en  souriant,  le  cœur  ne  te  le  dit-il  pas?  Ce  sont  tes  ancienms 
amours  :  c'est  madame  Cristin,  c'est  mademoiselle  de  Vulson.  Je 
tressaillis  à  ce  nom  presque  oublié  :  mais  je  dis  au  bateliers  de 
cbanger  de  route,  ne  jugeant  pas,  quoique  j'eusse  assez  beau  jeu 
fioiir  prendre!  alors  ma  revanche,  que  ce  fût  la  peine  d'être  parjure, 
et  de  renouveler  une  querelle  de  vingt  ans  avec  une  femme  de 
quarante. 

Ainsi  se  perdait  en  niaiseries  le  plus  précieux  temps  de  mon  en- 
fance, avant  qu'on  eût  décidé  de  ma  destination.  Après  de  longues 
d(''libérations  pour  suivre  mes  dispositions  naturelles,  on  prit  enfin 
le  parti  po\ir  lequel  j'en  avais  le  moins,  et  l'on  me  mit  chez  M.  Mas- 
seron,  greffier  de  la  ville,  pour  apprendre  sous  lui,  comme  disait 
M.  lîernard,  l'utile  métier  de  grapignan.  Ce  surnom  me  déplaisait 
souverainement;  l'espoir  de  gagner  force  écus  par  une  voie  ignoble 
flattait  peu  mon  humeur  hautaine;  l'occupation  me  paraissait 
ennuyeuse,  insupportable  ;  l'assiduité,  l'assujeti.ssement,  achevèrent 
«le  m'en  rebuter;  et  je  n'entrais  jamais  au  grelFe  qu'avec  une  se- 
crète horreur  qui  croissait  de  jour  en  jour.  M.  Masseron,  de  son  côté, 
peu  content  de  moi,  me  traitait  avec  mépris,  me  reprochant  sans  cesse 
mon  engourdissement,  ma  bêtise,  en  me  répétant  tous  les  jours  que 
mon  oncle  l'avait  assuré  que  je  savais,  que  je  savais,  tandis  que 
dans  le  vrai  je  ne  savais  rien  ;  qu'il  lui  avait  promis  un  joli  garçon, 
et  qu'il  ne  lui  avait  donné  qu'un  âne.  Enfin  je  fus  renvoyé  du  greffe 
ignominieusement  pour  mon  ineptie,  et  il  fut  prononcé  par  les  clercs 
de  M.  Masseron  que  je  n'étais  bon  qu'à  mener  la  lime. 

Ma  vocation  ainsi  déterminée,  je  fus  mis  en  apprentissage,  non 
toutefois  chez  un  horloger,  mais  chez  un  graveur.  Les  dédains  du 
greffier  m'avaient  extrêmement  humilié,  et  j'obéis  sans  murmure. 
Mon  maître,  appelé  M.  Ducomniun,  était  un  jeune  homme  rustre  et 
violent,  qui  vint  à  bout  en  très  peu  de  temps  de  ternir  tout  l'éclat 
de  mon  enfance,  d'abrutir  mon  caractère  aimant  et  vif,  et  de  me 
réduire  par  l'esprit,  comme  je  l'étais  par  la  fortune,  à  mon  véritable 
él;(l  d'apprenti.  Mon  latin,  mes  antiquités,  mon  histoire,  tout  fut 
jiour  Inngteiups  oublié;  je  ne  me  souvenais  pas  même  qu'il  y  eût  eu 
dos  Romains  au  monde.  Mon  père,  quand  je  l'allais  voir,  ne  trouvait 
plus  en  m.oi  son  idole  ;  je  n'étais  plus  pour  les  dames  le  galant 
Jean-Jacques  ;  et  je  sentais  si  bien  moi-même  que  M.  et  mademoi- 
selle Lambercier  n'auraient  plus  reconnu  en  moi  leur  élève,  que 
J'eus  honte  de  me  représenter  à  eux,  et  ne  les  ai  plus  revus  depuis 
lors.  Les  goûts  les  plus  vils,  la  plus  basse  polissonnerie,  succédèrent 
à  mes  aimables  amusements,  sans  m'en  laisser  même  la  moindre 
idée.  Il  faut  que,  malgré  l'éducation  la  |)lus  honnête,  j'eusse  un 
grand  penchant  à  dégénérer  ;  car  cela  se  fit  très  rapidement,  sans 
la  moindre  peine  ;  et  jamais  César  si  précoce  ne  devint  si  prompte- 
nient  Laridon. 

Le  métier  ne  me  déplaisait  pas  en  lui-même  ;  j'avais  un  goût  vif 
pour  le  dessin  :  le  jeu  du  burin  m'amusait  assez  ;  et  comme  le  ta- 
lent du  graveur  pour  l'horlogerie  est  très  borné,  j'avais  l'espoir 
d'en  atteindre  la  perfection.  J'y  serais  parvenu  peut-être,  si  la  bru- 
talité de  mon  uiaitre  et  la  gène  excessive  ne  m'avaient  rebuté  du 
travail.  Je  lui  dérobais  mon  temps  pour  l'employer  en  occupations 
du  même  genre,  mais  qui  avaient  pour  moi  l'attrait  de  la  liberté.  Je 
gravais  des  espèces  de  médailles  pour  nous  servir,  âmes  camarades 
et  à  moi,  d'ordre  de  chevalerie.  Mon  maître  me  surprit  à  ce  tra- 
vail de  contrebande,  et  me  roua  de  coups  disant  que  je  m'exerçais 
à  faire  de  la  fau.sse  monnaie,  parce  que  nos  médailles  avaient  les 
armes  de  la  république.  Je  puis  bien  jurer  que  je  n'avais  aucune 
idée  de  la  fausse  monnaie,  et  très  peu  de  la  véritable.  Je  savais 
mieux  comment  se  faisaient  les  as  romains  que  nos  pièces  de  trois 
sous. 

La  tyrannie  de  mon  maître  finit  par  me  rendre  insupportable  le 
travail  que  j'aurais  aimé,  et  par  me  donner  les  vices  que  j'aurais 
haïs,  tels  que  le  mensonge,  la  fainéantise,  le  vol.  Rien  ne  m'a  mieux 
appris  la  dlirérence  qu'il  y  a  delà  dépendance  filiale  à  l'esclavage 
servile,  que  le  souvenir  des  changements  que  produisit  en  moi  cette 
époque.  NatiM-ellement  timide  et  honteux,  je  n'eus  jamais  plus 
d'éloigucini'ut  pour  aucun  défaut  que  pour  l'eirrontcne;  mais  j'a- 
vais joui  d'une;  lilicrle  boniiêle  qui  seulement  s'était  restreinte 
jusque-là  par  degrés,  et  s'évanouit  enfin  tout  à  fait.  J'étais  hardi 
cbi  •/.  mou  piM-e,  libre  chez  M.  Lambercier,  discret  chez  mon  oncle; 
je  devins  craintif  chez  mon  maître,  et  dès  lors  je  fus  un  enfant 
perdu.  Accoutumé  à  une  égalité  parfaite  avec  mes  supérieurs  dans 
la  manière  de  vivre,  à  ne  pas  connaître  un  plaisir  qui  ne  fût  à  ma 
portée,  à  ne  pas  voir  un  metsdont  je  n'eusse  ma  part,  à  n'avoir  pas 
un  désir  que  je  ne  témoignasse,  à  mettre  enfin  tous  les  mouvements 
de  mon  cœur  sur  mes  lèvres;  qu'on  juge  de  ce  que  je  dus  devenir 
dans  une  maison  où  je  n'osais  pas  ouvrir  la  bouche  ;  où  il  fallait 
sorlir  de  table  au  tiers  du  repas,  et  de  la  chambre  aussitôt  que  je 
»i'y  avais  plus  rieii  à  faire  ;  oij,  sans  cesse  enchaîné  à  mon  travail, 


je  ne  voyais  qu'objets  de  jouissance  pour  d'autres  et  de  privations 
pour  moi  seul  ;  où  l'image  de  la  liberté  du  maître  et  des  compa- 
gnons augmentait  le  poids  de  mon  assujettissement;  où,  dans  les 
disjiutes  sur  ce  que  je  savais  le  mieux,  je  n'osais  ouvrir  la  bouche; 
où  tout  enfin  ce  que  je  voyais  devenait  pour  mon  cœur  un  objet  de 
convoitise,  uniquement  parce  que  j'étais  privé  de  tout.  Adieu  l'ai- 
sance, la  gaîté,  les  mots  heureux  qui  jadis  souvent  dans  mes  fautes 
m'avaient  fait  échapper  an  châtiment.  Je  ne  puis  me  rappeler  sans 
rire  qu'un  soir,  chez  rnon  père,  étant  condamné  pour  quelque 
es[jiégleric  à  m'aller  coucher  sans  souper,  et  passant  par  la  cuisine 
avec  mon  triste  morceau  de  pain,  je  vis  et  flairai  le  rôti  tournant  à. 
la  broche.  On  était  autour  du  feu;  il  fallut  en  passant  saluer  tout  le 
monde.  Quand  la  ronde  fut  faite,  lorgnant  du  coin  de  l'œil  ce  rôti 
qui  avait  si  bonne  mine  et  qui  sentait  si  bon,  je  ne  pus  m'abst^nir 
de  lui  faire  aussi  la  révérence,  et  de  lui  dire  d'un  ton  piteux  :  Adieu, 
rôti.  Cette  saillie  de  naïveté  parut  si  plaisante  qu'on  me  fit  rester  à 
souper.  Peut-être  eût-elle  eu  le  môme  bonheur  chez  mon  maître  ; 
mais  il  est  .'ùr  qu'elle  ne  m'y  serait  pas  venue,  ou  que  je  n'aurais  osé 
m'y  livrer. 

Voilà  comment  j'appris  à  convoiter  en  silence,  à  me  cacher,  a 
dissimuler,  à  mentir,  et  à  dérober  enfin  ,  fantaisie  qui  jusqu'alors 
ne  m'était  pas  venue,  et  dont  je  n'ai  pu  depuis  lors  bien  me 
guérir.  La  convoitise  et  l'impuissance  mènent  toujours  là.  Voilà 
pourquoi  tous  les  laquais  sont  fripons,  et  pourquoi  tous  les  appren- 
tis doivent  l'être;  mais  dans  un  état  égal  et  tranquille,  où  tout  c« 
qu'ils  voient  est  à  leur  portée,  ces  derniers  perdent  en  grandissant 
ce  honteux  penchant.  N'ayant  pas  eu  le  même  avantage,  je  n'en  ai 
pu  tirer  le  même  profit. 

Ce  sont  presque  toujours  de  bons  sentiments  mal  dirigés  qui  font 
faire  aux  enfants  le  premier  pas  vers  le  mal.  Malgré  les  privations 
et  les  tentations  continuelles,  j'avais  demeuré  près  d'un  an  chez 
mon  maître  sans  pouvoir  me  résoudre  à  rien  prendre,  pas  même  des 
choses  à  manger  :  mon  premier  vol  fut  une  affaire  de  complai- 
sance; mais  il  ouvrit  la  porte  à  d'autres,  qui  n'avaient  pas  une  si 
louable  fin. 

11  y  avait  chez  mon  maître  un  compagnon  appelé  M.  Verrat,  dont 
la  maison,  dans  le  voisinage,  avait  un  jardin  assez  éloigné  qui  pro- 
duisait de  belles  asperges  :  il  prit  envie  à  M.  Verrat,  qui  n'avait  pas 
beaucoup  d'argent,  de  voler  à  sa  more  dos  asperges  dans  leur  pri- 
meur, et  de  les  vendre  pour  faire  quelques  bons  déjeuners.  Comme 
il  n'était  pas  fort  ingambe,  et  qu'il  ne  voulait  pas  s'exposer  lui- 
même,  il  me  choisit  pour  cette  expédition.  .\près  quelques  cajoleries 
préliminaires,  qui  me  gagnèrent  d'autant  mieux  que  je  n'en  voyais 
pas  le  but,  il  me  la  proposa  comme  une  idée  qui  lui  venait  sur-le- 
champ.  Je  disputai  beaucoup,  il  insista  :  je  n'ai  jamais  pu  résister 
aux  caresses;  je  me  rendis.  J'allais  tous  les  matins  moissonner  les 
plus  belles  asperges  :  je  les  portais  au  Molard,  où  queliue  bonne 
femme,  qui  voyait  que  je  venais  de  les  voler,  me  le  disait  pour  les 
avoir  à  meilleur  compte.  Dans  ma  frayeur  je  prenais  ce  qu'elle 
voulait  bien  rae  donner:  je  le  portais  à  M.  Verrat.  Cela  se  changeait 
promptement  en  un  déjeuner  dont  j'étais  le  pourvoyeur,  et  qu'il 
partageait  avec  un  autre  camarade  ;  car,  pour  moi,  très  content  d'en 
avoir  quelque  bribe,  je  ne  touchais  pas  même  à  leur  vin. 

Ce  petit  manège  dura  plusieurs  jours  sans  qu'il  me  vînt  même 
à  l'esprit  de  voler  le  voleur,  et  de  dimer  sur  M.  Verrat  le  produit 
de  ses  asperges  :  j'exécutais  ma  friponnerie  avec  la  plus  grande 
fidélité;  mon  seul  motif  était  de  complaire  à  celui  qui  me  le  faisait 
faire.  Cependant ,  si  j'eusse  été  surpris  ,  que  de  coups,  que  d'inju- 
res, quels  traitements  cruels  n'eussé-je  point  essuyés,  tandis  que  le 
misérable  ,  en  rae  démentant,  eût  élé  cru  sur  sa  parole,  et  moi 
doublement  puni  pour  avoir  osé  le  charger,  attendu  qu'il  était  com- 
pagnon, et  que  je  n'étais  qu'apprenti!  Voilà  comment  en  tout  état 
le  fort  coupable  se  sauve  aux  dépens  du  faible  innocent. 

J'appris  ainsi  qu'il  n'était  pas  si  terrible  de  voler  que  je  l'avais 
cru ,  et  je  tirai  bientôt  si  bon  parti  de  ma  science ,  que  rien  de  ce 
que  je  convoitais  n'était  à  ma  portée  en  sûreté.  Je  n'étais  pas  ab- 
.soluuieiit  mal  nourri  chez  mon  maître,  et  la  sobriété  ne  m'était  pé- 
nible qu'en  la  lui  voyant  si  mal  garder  :  l'usage  de  faire  sortir  de 
table  les  jeunes  gens  quand  on  y  sert  ce  qui  les  tente  le  plus  rae  pa- 
rait très  bien  entendu  pour  lès  rendre  aussi  friands  que  fripons. 
Ji'  devins  en  peu  de  temps  l'un  et  l'autre  ,  et  je  m'en  trouvais  fort 
bien  pour  l'ordinaire,  quelquefois  fut  mal ,  quand  j'étais  surpris. 

l'u  siuivouir  qui  rae  fait  frémir  encore  et  rire  tout  à  la  fois  est 
celui  il'une  chasse  aux  pommes  qui  rae  coula  cher.  Ces  pommes 
étaient  au  fond  d'une  dépense  qui,  par  une  jalousie  élevée  ,  rece- 
vait du  ji>ur  de  la  cuisine.  Un  jour  que  j'étiiis  .seul  dans  la  maison, 
je  montai  sur  la  mai  pour  regarder  dans  le  jardin  des  Hespéridesce 
précieux  fruit  dont  je  ne  pouvais  approcher.  J'allai  chercher  la  bro- 
che pour  voir  si  elle  y  pourrait  atteinilre;  elle  était  trop  courte  :  je 
l'allongeai  par  une  autre  petite  broche  qui  servait  pour  le  menu 
gibier  r  car  mon  maître  aimait  la  chasse.  Je  piquai  plusieurs  fois 
suis  succès  :  enfin  je  sentis  avec  transport  que  j'amenais  une 
pomme.  Je  tirai  très  doucement  :  déjà  la  pomme  touchait  à  la  ja- 
lousie ;  j'étais  près  de  la  saisir.  Qui  dira  ma  douleur?  La  pomme 
elait  trop  grosse;  elle  ne  put  passer  par  le  trou.  Que  diiiveution  je 


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LES  VEILLÉES  LITTÉRAIRES  ILLUSTRÉES. 


mis  en  usage  pour  la  tirer  !  il  fallut  trouver  des  supports  pour  tenir 
la  broche  en  état,  un  couteau  assez  long  pour  fendre  la  pomme, 
une  Intte  pour  la  soutenir.  A  force  d'adresse  et  de  temps  je  parvins 
à  la  partag:er,  espérant  tirer  ensuite  les  pièces  Tune  après  l'autre  : 
mais  à  peine  furent-elles  séparées  qu'elles  tombèrent  toutes  deux 
dans  la  dépense.  Lecteur  pitoyable,  partagez  mon  affliction. 

Je  ne  perdis  point  courage,'mais  j'avais  perdu  beaucoup  de  temps: 
je  craignais  d'être  surpris  ;  je  renvoie  au  lendemain  une  tentative  plus 
heureuse,  et  je  me  remets  à  l'ouvrage  tout  aussi  tranquillement  que 
si  je  n'avais  rieii  fait,  sans  songer  aux  deux  témoins  indiscrets  qui 
déposaient  contre  moi  dans  la  dépense. 

Le  lendemain  ,  retrouvant  l'occasion  belle  ,  je  tente  un  nouvel 
essai  :  je  monte  sur  mes  tréteaux,  j'allonge  la  broche,  je  l'ajuste, 
j'étais  prêt  à  piquer...  Malheureusement  le  dragon  ne  dormait  pas. 
Tout  à  coup  la  porte  de  la  dépensé  s'ouvre  :  mon  maître  en  sort, 
croise  les  bras,  me  regarde,  et  me  dit  :  Courage!...  La  plume  me 
tombe  des  mains. 

Bientôt,  à  force  d'essuyer  de  mauvais  traitements,  j'y  devins 
moins  sensible;  ils  me  parurent  enfin  une  sorte  de  compensation 
du  vol ,  qui  rpe  mettait  en  droit  de  le  continuer.  Au  lieu  de  tourner 
les  yeux  en  arrière  et  de  regarder  la  punition  ,  je  les  portais  en 
avant  et  je  regardais  la  vengeance  :  je  jugeais  que  me  battre  comme 
fripon  c'était  m'autoriser  à  l'être  ;  je  trouvais  que  voler  et  être  battu 
allaient  ensemble  ,  et  constituaient  en  quelque  sorte  un  état,  et 
qu'en  remplissant  la  partie  de  cet  état  qui  dépendait  de  moi ,  je 
pouvais  laisser  le  soin  de  l'autre  h  mon  maître.  Sur  cette  idée,  je 
me  mis  à  voler  plus  tranquillement  qu'auparavant;  je  me  disais  : 
Qu'en  arrivera-t-il  enfin?  Je  serai  battu.  Soit;  je  suis  fait  pour 
l'être. 

J'aime  à  manger,  sans  être  avide:  je  suis  sensuel,  et  non  pas 
gourmand  ;  trop  d'autres  goûts  me  distraient  de  celui-là.  Je  ne  me 
suis  jamais  occupé  de  tfia  bouche  que  quand  mon  cœur  était  oisif; 
et  cela  m'est  si  rarement  arrivé  dans  ma  vie  ,  que  je  n'ai  guère  eu 
le  temps  de  songer  aux  bons  morceaux.  'Voilà  pourquoi  je  ne  bornai 
pas  longtemps  ma  friponnerie  au  comestible  :  je  l'etendis  bientôt  à 
tout  ce  qui  me  teritait;  et  si  je  ne  devins  pas  un  voleur  en  forme  , 
c'est  que  je  n'ai  jamais  été  beaucoup  tenté  d'argent.  Dans  le  ca- 
binet commun  mon  maître  avait  un  autre  cabinet  à  pan,  qui  fer- 
mait à  la  clé  :  je  trouvai  le  moyen  d'en  ouvrir  la  porte  et  de  la 
fermer  sans  qu'il  y  parût.  Là  je  mettais  à  contribution  ses  bons 
outils  ,  ses  meilleurs  dessins  ,  ses  empreintes,  tout  ce  qui  me  faisait 
envie,  et  qu'il  affectait  d'éloigner  de  moi  :  dans  le  fond  ,  ces  vols 
étaient  bien  innocents,  puisqu'ils  n'étaient  faits  que  pour  être  em- 
ployés à  son  service  ;  mais  j'étais  transporté  de  joie  d'avoir  ces  ba- 
gatelles en  mon  pouvoir;  je  croyais  voler  le  talent  avec  ses  pro- 
ductions. Au  reste,  il  y  avait  dans  les  boîtes  des  recoupes  d'or  et 
d'argent,  de  petits  bijoux,  des  pièces  de  prix,  de  la  monnaie:  quand 
j'avais  quatre  ou  cinq  sous  dans  ma  poche  ,  c'était  beaucoup  :  ce- 
pendant, loin  de  toucher  à  rien  de  tout  cela,  je  ne  me  souviens  jias 
même  d'y  avoir  jeté  de  ma  vie  un  regard  de  convoitise  ;  je  le  voyais 
avec  plus  d'effroi  que  de  plaisir.  Je  crois  bien  que  cette  horreur  du 
■vol  de  l'argent  et  de  ce  qui  en  produit  me  venait  eu  grande  partie 
de  l'éducation  :  il  se  mêlait  à  cela  des  idées  secrètes  d'infamie, 
de  prison,  de  châtiment,  de  potence,  qui  m'auraient  fait  frémir,  si 
j'avais  été  tenté;  au  lieu  que  mes  tours  ne  me  semblaient  que  des 
espiègleries  ,  et  n'étaient  pas  autre  chose  en  effet.  Tout  cela  ne 
pouvait  valoir  que  d'être  bien  étrillé  par  mon  maître,  et  d'avance  je 
m'arrangeais  là-dessus. 

Mais ,  encore  une  foi<,  je  ne  convoitais  pas  même  assez  pour  avoir 
à  m'abstenir  :  je  ne  sentais  rien  à  combattre.  Une  seule  feuille  de 
beau  papier  à  dessiner  me  tentait  plus  que  l'argent  pour  en  ache- 
ter une  rame.  Cette  bizarrerie  lient  à  une  des  singularités  de  mon 
caractère  :  elle  a  eu  tant  d'influence  sur  ma  conduite,  qu'il  importe 
de  l'expliquer. 

J'ai  des  passions  très  ardentes,  et ,  tandis  qu'elles  m'agitent,  rien 
n'égale  mon  impétuosité  ;  je  ne  connais  plus  ni  ménagement,  ni 
respect,  ni  crainte,  ni  bienséance  ;  je  suis  cynique,  elfronté,  vio- 
lent, intrépide  ;  il  n'y  a  ni  honte  qui  m'arrête,  ni  danger  qui  m'ef- 
fraie; horsieseul  objet  qui  m'occupe,  l'univers  n'est  plus  rien  pour 
moi.  Mais  tout  cela  ne  dure  qu'un  moment,  et  le  moment  qui  suit 
me  jette  dans  l'anéantisseinent.  Prenez-moi  dans  le  calme  ,  je  suis 
l'indolence  et  la  timidité  même  ;  tout  m'effarouche,  tout  me  rebute  , 
une  mouche  en  volant  me  fait  peur;  un  mot  à  dire,  un  geste  à  faire 
épouvante  ma  paresse;  la  crainte  et  la  honte  me  subjuguent  à  tel 
point,  que  je  \oudrais  m'éclipseraux  yeux  de  tous  les  mortels.  S'il 
faut  agir,  je  ne  sais  que  faire;  s'il  faut  parler,  je  ne  sais  que  dire  ; 
.si  l'on  me  regarde  ,  je  suis  décontenancé.  Quand  je  me  passionne, 
je  sais  trouver  quelquefois  ce  que  j'ai  à  dire;  mais  dans  les  entre- 
tiens ordinaires  je  ne  trouve  rien  ,  rien  du  tout  ;  ils  me  sont  insup- 
portabU's  par  cela  seul  quo  je  suis  obligé  de  parler. 

Ajoutez  qu'aucun  de  mes  goûts  dominants  ne  consiste  en  choses 
qui  s'achètent.  Il  ne  me  faut  que  des  plaisirs  purs,  et  l'argent  les 
empoisonne  tous.  J'aime  ,  par  exemple,  ceux  de  la  table  ;  mais  ne 
pouvant  .souffrir  ni  la  gêne  de  la  bonne  compagnie  ,  ni  la  crapule 
du  cabaret,  je  ne  puis  les  goûter  qu'avec  un  ami,  car  seul  cela  ne 


m'est  pas  possible  :  mon  imagination  s'occupe  alors  d'autre  chose, 
et  je  n'ai  pas  le  plaisir  de  manger.  Si  mon  sang  allumé  me  de- 
mande des  femmes ,  mon  cœur  ému  me  demande  encore  plus  de 
l'amour.  Des  femmes  à  prix  d'argent  perdraient  pour  moi  tous 
leurs  charmes  ;  je  doute  même  s'il  serait  en  moi  d'en  profiter.  Il  en 
est  ainsi  de  tous  les  plaisirs  à  ma  portée  :  s'ils  me  sont  gratuits  ,  je 
les  trouve  insipides.  J'aime  les  seuls  biens  qui  ne  sont  à  personne 
qu'au  premier  qui  sait  les  goûter. 

Jamais  l'argent  ne  me  parut  une  chose  aussi  précieuse  qu'on  la 
trouve.  Bien  plus,  il  ne  m'a  même  jamais  paru  fort  commode;  il 
n'est  bon  à  rien  par  lui-même  ;  il  faut  le  transformer  pour  en  jouir; 
il  faut  acheter,  marchander,  souvent  être  dupe,  bien  payer,  être 
mal  servi.  Je  voudrais  une  chose  bonne  dans  sa  qualité;  avec  moa 
argent  je  suis  sûr  de  l'avoir  mauvaise.  J'achète  cher  un  œuf  frais, 
il  est  vieux;  un  beau  fruit,  il  est  vert;  une  fille,  elle  est  gâtée. 
J'aime  le  bon  vin  ;  mais  où  en  prendre  ?  chez  un  marchand  de  vin  î 
Comme  que  je  fasse  ,  il  m'empoisonnera.  "Veux-je  absolument  être 
bien  servi?  Que  desoins,  que  d'embarras  !  avoir  des  amis,  des  cor- 
respondants ,  donner  des  commissions,  écrire,  aller,  venir,  atten- 
dre, et  souvent  au  bout  être  encore  trompé!  Que  de  peine  avec 
mon  argent;  je  la  crains  plus  que  je  n'aime  le  bon  vin. 

Mille  fois  durant  mon  apprentissage  et  depuis  ,  je  suis  sorti  dans 
le  dessein  d'acheter  quelques  friandises.  J'approche  de  la  boutique 
d'un  pâtissier ,  j'aperçois  des  femmes  au  comptoir;  je  crois  déjà  les 
voir  rire  et  se  moquer  du  petit  gourmand.  Je  passe  devant  une  frui- 
tière ,  je  lorgne  du  coin  de  l'œil  de  belles  poires,  leur  parfum  me 
tente;  deux  ou  trois  jeunes  gens  tout  près  de  là  me  regardent; 
un  homme  qui  me  connaît  est  devant  sa  boutique  :  je  vois  de  loin 
venir  une  fille,  n'est-ce  point  la  servante  de  la  maison?  Ma  vue 
courte  me  fait  mille  illusions.  Je  prends  tous  ceux  qui  passent  pour 
des  gens  de  ma  connaissance  :  partout  je  suis  intimidé,  retenu  par 
quelque  obstacle  :  mon  désir  croît  avec  ma  honte,  et  je  rentre  enfin 
comme  un  sot,  dévoré  de  convoitise,  ayant  dans  ma  poche  de  quoi 
la  satisfaire,  et  n'ayant  osé  rien  acheter. 

J'entrerais  dans  les  plus  insipides  détails  si  je  suivais  dans  l'em- 
ploi de  mon  argent,  soit  par  moi,  soit  par  d'autres,  l'embarras, 
la  honte,  la  répugnance,  les  inconvénients,  les  dégoûts  de  toute 
espèce  que  j'ai  toujours  éprouvés.  A  mesure  qu'avançant  dans  ma 
vie  le  lecteur  prendra  connaissance  de  mon  humeur,  il  sentira  tout 
cela  sans  que  je  m'appesantisse  à  le  lui  dire. 

Cela  compris,  on  comprendra  sans  peine  une  de  mes  prétendues 
contradictions,  celle  d'allier  une  avarice  presque  sordide  avec  le 
plus  grand  mépris  pour  l'argent.  C'est  un  meuble  pour  moi  si  peu 
commode,  que  je  ne  m'avise  pas  même  de  désirer  celui  que  je  n'ai 
pas,  et  que,  quand  j'en  ai  ,  je  le  garde  longtemps  ,  si  je  puis,  sans 
le  dépenser,  faute  de  savoir  l'employer  à  ma  fantaisie  ;  mais  l'oc- 
casion commode  et  agréable  se  présente-t-elle?  j'en  profite  si  bien 
que  ma  bourse  se  vide  avant  que  je  m'en  sois  aperçu.  Du  reste,  ne 
cherchez  pas  en  moi  le  tic  des  avares,  celui  de  dépenser  pour  l'os- 
tentation ;  tout  au  contraire,  je  dépense  en  secret  et  pour  le  plaisir  : 
loin  de  me  faire  gloire  de  dépenser,  je  m'en  cache.  Je  sens  si  bien 
que  l'argent  n'est  pas  à  mon  usage  ,  que  je  suis  presque  honteux 
d'en  avoir  encore  plus  de  m'en  servir.  Si  j  avais  eu  jamais  un  re- 
venu fixe  et  suffisant  pour  vivre,  je  n'aurais  point  été  tenté  d'être 
avare,  j'en  suis  très  sûr  ;  je  dépenserais  tout  mon  revenu  sans  cher- 
cher à  l'augmenter  :  mais  ma  situation  précaire  me  tient  en  crainte. 
J'adore  la  liberté;  j'abhorre  la  gène,  la  peine,  l'assujettissement. 
Tant  que  dure  l'argent  que  j'ai  dans  ma  bourse,  il  assure  mon  in- 
dépendance ,  il  me  dispense  de  m'intriguer  pour  en  trouver  d'autre; 
nécessité  que  j'eus  toujours  en  horreur  :  mais  ,  de  peur  de  le  voir 
finir,  je  le  choie.  L'argent  qu'on  po.ssède  est  l'instrument  de  la 
liberté;  celui  qu'on  pourchasse  est  l'iustrumenl  de  la  servitude. 
Voilà  pourquoi  je  serre  bien  et  ne  convoite  rien. 

Mon  désintéressement  n'est  donc  que  paresse;  le  plaisir  d'avoir 
ne  vaut  pas  la  peine  d'acquérir:  et  ma  dissipation  n'est  encore  que 
paresse  :  quand  l'occasion  de  dépenser  agréablement  se  présente, 
on  ne  peut  trop  la  mettre  à  profit.  Je  suis  moins  tenté  de  l'argent 
que  des  choses  ,  parce  que  entre  l'argent  et  la  possession  désirée  il 
y  a  toujours  un  intermédiaire,  au  lieu  qu'entre  la  chose  même  et  sa 
jouissance  il  n'y  en  a  point.  Je  vois  la  chose,  elle  me  tente;  si  je 
ne  vois  que  le  moyen  de  l'acquérir  ,  il  ne  me  tente  pas.  J'ai  donc 
été  fripon,  et  quelquefois  je  le  suis  encore  de  bagatelles  qui  me  ten- 
tent et  que  j'aime  mieux  prendre  que  demander.  Mais,  petit  ou 
grand,  je  ne  me  souviens  pas  d'avoir  pris  de  ma  vie  un  liard  à  per- 
sonne ,  hors  une  seule  fois ,  il  n'y  a  pas  quinze  ans  ,  que  je  volai 
sept  livres  dix  sous.  L'aventure  vaut  la  peine  d'être  contée,  car  il  .s'y 
trouve  un  concours  impayable  d'effronterie  et  de  bêtise ,  que  j'au- 
rais peine  moi-même  à  croire  s'il  regardait  un  autre  que  moi. 

C'était  à  Paris.  Je  me  promenais  avec  M.  de  Francueil  au  Palais- 
Royal,  sur  les  cinq  hrures.  Il  tire  sa  monlre,  la  regarde,  et  me  dit  : 
Allou.'îà  rO|jéra.  Je  le  vcu-V  bien.  Nous  allons.  Il  prend  deux  billets 
d'amphithéâtre,  m'en  donne  un  et  passe  le  premier  avec  l'autre; 
je  le  suis  ,  il  entre.  En  entrant  après  lui ,  je  trouve  la  porte  embar- 
rassée. Je  regarde  ;  je  vois  tout  le  monde  debout  ,  je  juge  que  je 
pourrai  bien  me  perdre  dans  cette  foule,  ou  du  moins  laisser  sup- 


LES  CONFESSIONS. 


poser  à  M.  de  Fraiicueil  que  j'y  suis  perdu.  Je  sors,  je  reprends  ma 
roulre-niarque  ,  puis  mon  argent ,  et  je  m'en  vais,  sans  songer  qu'à 
peine  avais-je  atteint  la  porte  que  tout  le  monde  était  assis,  et  qu'a- 
lors M.  de  Krancueil  voyait  clairi'uient  que  je  n'y  étais  plus. 

Comme  jamais  rien  ne  fut  plus  él(ji)?né  de  mon  liumeur  que  ce 
trait-là,  je  le  noie  pour  montrer  qu'il  y  a  des  moments  d'une  cspi^ce 
de  délire,  où  il  ne  faut  point  juger  d'un  homme  par  son  action.  Ce 
n'était  pas  précisément  voler  cet  argent;  c'était  en  voler  l'emploi: 
moins  c'était  un  vol,  plus  c'était  une  infamie. 

Je  ne  finirais  pas  ces  détails  si  je  voulais  suivre  toutes  les  roules 
par  lesquelles,  durant  mon  apprentissage,  je  passai  de  la  suljlilité 
de  l'héroïsme  à  la  bassesse  d'un  vaurien.  Cependant  en  prenant  les 
vices  de  mon  état  il  me  fut  impossible  d'en  [irendre  tout-à-fail  les 
goûts.  Je  m'ennuyaisdesamusements  de  mes  camarades  ;  et,  quand 
la  trop  grande  gène  m'eut  aussi  rebute  du  travail,  je  m'ennuyais 
de  tout.  Cela  me  rendit  le  goût  de  la  lecture  que  j'avais  perdu  de- 
puis jlongtemps.  Ces  lectures,  prises  sur  mon  travail,  devinrent  un 
nouveau  crime  qui  m'attira  de  nouveaux  châtiments.  Ce  goût, 
irrité  par  la  contrainte,  devint  passion,  bientôt  fureur.  La  Trdiu, 
fameuse  loueuse  de  livres,  m'en  fournissait  de  toute  espèce,  lions 
et  mauvais,  tout  passait  ;  je  ne  choisissais  point  ;  je  lisais  avec  uns 
égale  avidité.  Je  lisais  à  l'établi,  je  lisais  en  allant  faire  mes  mes- 
sages, je  lisais  à  la  garde-robe,  et  m'y  oubliais  des  heures  entières; 
la  lèle  me  tournait  de  la  lecture;  je  ne  faisais  |)lus  que  hre.  Mon 
maître  m'épiait,  me  surprenait,  me  battait,  me  prenait  mes  livres. 
Que  de  volumes  furent  déchirés,  brûlés,  jetés  par  les  fenêtres  !  Que 
d'ouvrages  restèrent  dépareillés  chez  la  Tribu  !  Quand  je  n'avais  plus 
de  quoi  la  payer,  je  lui  donnais  mes  chemises,  mes  cravates,  mes 
hardes;  mes  trois  sous  d'étrennes  tous  les  dimanches  lui  étaient 
régulièrement  (lortés. 

Voilà  donc,  medira-t-on,  l'argent  devenu  nécessaire.  Il  est  vrai; 
mais  ce  fut  quand  la  lecture  m'eut  ôté  toute  activité.  Livré  tout 
entier  à  mon  nouveau  goût,  je  ne  faisais  plus  que  lire  ;  je  ne  volais 
plus.  C'est  encore  ici  une  de  mes  différences  caractéristiques.  Au 
fort  d'une  certaine  habitude  d'être,  un  rien  me  distrait,  me  change, 
m'attache,  enfin  me  passionne  ;  et  alors  tout  est  oublié  ;  je  ne  songe 
plus  qu'au  nouvel  objet  qui  m'occupe.  Le  cccur  me  battait  d'impa- 
tience de  feuilleter  le  nouveau  livre  que  j'avais  dans  la  poche  ;  je 
le  tirais  aussitôt  que  j'étais  seul,  et  ne  songeais  plus  à  fouiller  le 
cabinet  de  mon  maître.  J'ai  même  peine  à  croire  (jue  j'eusse  volé 
quand  même  j'aurais  eu  des  passions  plus  coûteuses.  Borné  au  mo- 
ment présent,  il  n'était  pas  dans  mon  tour  d'esprit  de  m'arranger 
ainsi  pour  l'avenir.  La  Tribu  me  faisait  crédit;  les  avances  étaient 
petites,  et,  quand  j'avais  empoché  mon  livre,  je  ne  songeais  plus  à 
rien.  L'argent  qui  me  venait  naturellement  passait  de  même  à 
cette  femme  ;  et,  quand  elle  devenait  pressante,  rien  n'était  plus 
tôt  sous  sa  main  que  mes  propres  effets.  Voler  par  avance  était  trop 
de  prévoyance,  et  voler  pour  payer  n'était  pas  même  une  tentation. 

A  force  de  querelles,  de  coups,  de  lectures  dérobées  et  mal  choi- 
sies, mon  huiui'ur  devint  laeilurne,  sauvage  ;  ma  tète  commençait 
à  s'altérer,  et  je  vivais  en  vrai  loup-garou.  Cependant,  si  mon  goût 
ne  me  préserva  pas  des  livres  plats  et  fades,  mon  bonheur  me  pré- 
serva des  livres  (d)scènt!s  et  licencieux.  Non  que  la  Tribu,  femme  à 
tous  égards  très  accommodante,  se  fit  un  scrupule  de  m'en  prêter; 
mais,  pour  les  faire  valoir,  elle  me  les  nommait  avec  un  air  de  mys- 
tère qui  me  forçait  précisément  à  les  refuser,  tant  par  dégoût  que 
par  honte;  et  le  hasard  seconda  si  bien  mon  humeur  pudique,  que 
j'avais  plus  de  trente  ans  avant  que  j'eusse  jeté  les  yeux  sur  aucun 
de  ces  dangereux  livres  qu'une  belle  dame  de  par  le  monde  trouve 
incommodes,  en  ce  qu'on  ne  les  peut  lire  que  d'une  main. 

En  moins  d'un  an  j'épuisai  la  mince  boutiiiue  de  la  Tribu,  et 
alors  je  me  trouvai  dans  mes  loisirs  cruellement  désœuvré.  Guéri 
de  mes  goûts  d'enfant  et  de  polisson  par  celui  de  la  lecture,  et  même 
par  mes  lectures,  qui,  bien  que  sans  choix  et  souvent  mauvaises, 
ramenaient  pourtant  mon  cœur  à  des  sentiments  plus  nobles  que 
ceux  que  m'avait  donnés  mon  état.  Dégoûté  de  Iciut  ce  qui  était  à 
ma  portée,  et  sentant  trop  loin  de  moi  tout  ce  (jui  m'aurait  tenté,  je 
ne  voyais  rien  de  possible  qui  pût  flatter  mon  cœur.  Mes  sens,  émus 
depuis  loiigtem|)s,  me  demandaient  une  jouissance  dont  je  ne  savais 
pas  inrmc  imaginer  l'objet.  J  étais  aussi  loin  du  véritable  que  si 
je  n'avais  pas  eu  de  sexe;  et,  déjà  pubère  et  sensible,  je  pensais 
quelquefois  à  mes  folies,  mais  je  ne  voyais  rien  au-delà.  Dans  cette 
étrange  siliiatiim  ,  mon  inquiète  imagination  prit  un  parti  qui  me 
sauva  de  moi-même  et  calma  ma  naissante  sensualité.  Ce  fut  de  se 
nourrir  des  situations  qui  m'avaient  intéressé  dans  mes  lectures, 
de  les  rappeler,  de  les  varier,  de  les  combiner,  de  me  les  appro- 
prier, tellement  queje  devinsse  un  des  personnages  que  j'imaginais, 
que  je  me  visse  toujours  dans  les  positions  les  plus  agréables  selon 
mon  goût,  eulin  que  l'état  lictif  où  je  venais  à  bout  de  me  mettre 
me  fil  oublier  mou  état  réel,  dont  j'étais  si  meconteiil.  Cet  amour 
des  (dijels  imaginaires  et  celte  facilite  de  m'en  occuper  achevèrent 
de  nii'  di'giuiliT  de  tout  ce  (pii  m'entourait,  et  détermineront  ce 
goût  p  Hir  la  scililude,  qui  m'est  toujours  resté  depuis  ce  temps-là. 
On  verra  plus  d'une  l'ois  dans  la  suite  les  bizarres  elléts  de  cette  dis- 
position si  misanthrope  et  si  sombre  eu  apparence,  mais  qui  vient 


en  effet  d'un  cœur  trop  affectueux,  trop  aimant,  trop  tendre,  qui, 
faute  d'en  trouver  d'existants  qui  lui  ressemblent,  est  forcé  de  s'ali- 
menter de  fictions.  Il  me  sufllt,  quant  à  présent,  d'avoir  marqué 
l'origine  et  la  première  cause  d'un  penchant  qui  a  modifié  toutes 
mes  passions,  et  qui,  les  contenant  [lar  elles-mêmes,  m'a  toujours 
rendu  paresseux  à  faire,  par  trop  d'ardeur  à  désirer. 

J'atteignis  ainsi  ma  seizième  année,  inquiet,  mécontent  de  tout 
et  de  moi,  sans  goût  de  mon  état,  sans  plaisirs  de  mon  âge,  dévoré 
de  désirs  dont  j'ignorais  l'objet,  pleurant  sans  sujet  de  larmes,  .«ou-- 
pirant  sans  savoir  de  quoi^  enfin  caressant  tendrement  mes  chi- 
mères, faute  de  voir  autour  de  moi  rien  qui  les  valût.  Les  diman- 
ch(!s,  mes  camarades  venaient  me  chercher  après  le  prêche  pour  aller 
m' ébattre  avec  eux.  Je  leur  aurais  volontiers  échappé  si  j'avais  pu. 
mais  nue  fois  en  train  dan«  leurs  jeux,  j'étais  plus  ardent  et  j'allais 
plus  loin  qu'un  autre  ;  difficile  à  ébranler  et  à  retenir.  Ce  fut  là  de 
tout  temps  ma  disposition  constante.  Dans  nos  promenades  hor.* 
(le  la  ville,  j'allais  toujours  en  avant  sans  songer  au  retour,  à  moin» 
que  d'autres  n'y  songeassent  pour  moi.  J'y  fus  pris  deux  fois  ;  les 
portes  furent  fermées  avant  que  je  pusse  arriver.  Le  lendemain  je 
lus  traité  comme  on  s'imagine  ;  et  la  seconde  fois  il  me  fut  promis 
un  tel  accueil  pour  la  troisième,  que  je  résolus  de  ne  pas  m'y  ex- 
Iioser.  Cette  troisième  fois  si  redoutée  arriva  pourtant  Ma  vigilance 
fut  mise  en  défaut  par  un  maudit  capitaine  appelé  M.  Miniitoli,  qui 
fermait  toujours  la  porte  où  il  était  de  garde  une  demi-heure  avant 
les  autres.  Je  revenais  avec  deux  camarades.  A  demi-lieue  de  la 
ville,  j'entends  sonner  la  retraite,  je  double  le  pas,  j'entends  battre 
la  caisse,  je  coursa  toutes  jambes  ;  j'arrive  essoufflé,  tout  en  nage; 
le  coîur  me  bal  ;  je  vois  de  loin  les  soldats  à  leur  )ioste  ;  j'accours,  je 
crie  d'une  voix  étouffée  :  il  était  trop  tard.  A  vingt  pas  de  l'avancée, 
je  vois  lever  le  premier  pont  :  je  frémis  en  voyant  en  l'air  ces  cornes 
terribles,  sinistre  et  fatal  augure  du  sort  inévitable  que  ce  moment 
commençait  pour  moi. 

Dans  le  premier  transport  de  ma  douleur  je  me  jetai  sur  le  glacis, 
et  mordis  la  terre.  Mes  camarades,  riant  de  leur  malheur,  prirent 
à  l'instant  leur  parti.  Je  pris  aussi  le  mien,  mais  ce  fut  d'une  autre 
manière.  Sur  le  lieu  même  je  jurai  de  ne  retourner  jamais  chez 
num  niaiire  ;  et  le  lendiMTiain,  quand,  à  l'heure  de  la  découverte, 
ils  rentrèrent  eu  ville,  je  leur  dis  adieu  pour  jamais,  les  priant  seu- 
lement d'avertir  en  secret  mon  cousin  Bernard  de  la  résolution  que 
j'avais  prise,  et  du  lieu  où  il  pourrait  me  voir  encore  une  fois. 

A  mon  entrée  en  apprentissage,  étant  plus  séparé  de  lui,  je  le 
vis  moins  Ton lefois,  durant  quelipie  temps,  nous  nous  rassemblions 
les  dimanches;  mais  insensiblement  chacun  prit  d'autres  habitudes, 
et  nous  nous  vîmes  plus  rarement.  Je  suis  persuadé  que  sa  mère 
contribua  beaucoup  à  ce  changement.  Il  était  lui,  un  enfant  du 
haut  (1),  moi,  chétif  apprenti,  je  n'étais  plus  qu'un  garçon  àeSaint- 
Gc7-vais  (2).  Il  n'y  avait  plus  d'égalité  malgré  la  naissance;  c'était 
déroger  que  de  me  fréi]uenter.  Cependant  les  liaisons  ne  cessèrent 
point  toui-à  fuit  entre  nous;  et,  comme  c'était  un  garçon  d'un  bon 
naturel,  il  suivait  quelquefois  son  cœur  malgré  les  leçons  de  sa 
mère.  Instruit  de  ma  résolution,  il  accourut,  non  pour  la  dissimuler 
ou  la  partager,  mais  pour  jeter  par  de  petits  présents  quelque  agré- 
ment dans  ma  fuite;  car  mes  propres  ressources  ne  pouvaient  me 
mener  fort  loin.  11  me  donna  entre  autre  une  petite  épée  dont  j'étais 
fort  épris,  et  que  j'ai  portée  jusqu'à  Turin,  où  je  me  la  passai, 
comme  on  dit,  au  travers  du  corps.  Plus  j'ai  refléchi  depuis  à  la 
manière  dont  il  se  conduisit  avec  moi  dans  ce  moment  critique, 
jilus  je  me  suis  persuade  qu'il  suivit  les  instructions  de  sa  mère  et 
peut-être  de  son  père;  car  il  n'est  pas  possible  que  de  lui-même  il 
n'eût  fait  quelque  cll'ort  |iour  me  retenir,  ou  qu'il  n'eût  étc  tenté 
de  me  suivre.  .Mais  point:  il  m'encouragea  dans  mon  dessein  plutôt 
qu'il  ne  m'en  détourna;  puis,  quand  il  me  vit  bien  résolu,  il  me 
quitta  sans  beaucoup  de  larmes.  Nous  ne  nous  sommes  jamais  écrit 
ni  revus.  C'est  dommage.  Il  était  d'un  caractère  «ssealiellemeut 
bon;  nous  étions  faits  pour  nous  aimer. 

Avant  de  m'abandoniier  à  la  fatalité  de  ma  destinée,  qu'on  me 
permette  de  tourner  un  moment  les  yeux  sur  celle  qui  m'attendait 
naturellement,  si  j'étais  tombé  dans  les  mains  d'un  meilleur  maître. 
Rien  n'était  plus  convenable  à  mon  humeur,  ni  plus  propre  à  me 
rendre  heureux,  que  l'état  tranquille  et  obscur  d'un  bon  artisan, 
dans  certaine  classe  surtout,  telle  qu'est  à  Genève  celle  des  gra- 
veurs. Cet  état,  assez  lucratil  pour  donner  une  subsistance  aisée, 
et  pas  assez  pour  mènera  la  fortune,  eût  borné  mon  ambition  pour 
le  reste  de  mes  jours,  et,  me  laissant  un  loisir  honnête  pour  culti- 
ver des  goûts  modérés,  il  m'eût  contenu  dans  ma  sphère  sans 
m'ofVrir  aucun  moyen  d'eu  sortir.  Ayant  une  imagination  assez 
riche  pour  orner  de'ses  chimères  tous  les  étals,  assez  puissante  pour 
me  transporter,  pour  ainsi  dire,  de  l'un  à  l'autre,  il  m'importait 
peu  dans  lequel  je  fusse  en  ell'el.  Il  ne  pouvait  y  avoir  si  loin  du 


1  haute  ville,  le  niKirtier  où   se  trouve  la  cathédrale  de  Genève, 
oiirp  Saint-Gennam,  on  peut   bien  le  dire,  puisqu'il  y  a  là  une 


.1)  La 
le  laubou 
église  de  ce  nom. 

(i)  Quartier  populaire  et  populeux;  sur  la  rive  droite  du  RhAne. 

A.  de  B. 


10 


LES  VEILLÉES  LITTÉRAIRES  ILLUSTRÉES. 


lieu  où  j'étais  au  premier  château  en  Espagne,  qu'il  ne  me  fût  aisé 
de  m'y  établir.  De  cela  seul  il  suivait  que  l'état  le  plus  simple,  celui 
qui  donnait  le  moins  de  tracas  et  de  soins,  celui  qui  laissait  l'esprit 
le  plus  libre,  était  celui  qui  me  convenait  le  mieux,  et  c'était  pré- 
cisément le  mien.  J'aurais  passé,  dans  le  sein  de  ma  religion,  de 
ma  pairie,  de  ma  famille  et  de  mes  amis,  une  vie  paisible  et  douce^ 
tille  qu'il  la  fallait  à  mon  caractère,  dans  i'uniformiré  d'un  tra- 
vail de  mon  goût  et  d'une  société  selon  mon  cœur.  J'aurais  été  bon 
chrétien,  bon  citoyen,  bon  père  de  famille,  bon  ami,  bon  ouvrier, 
bon  homme  en  toutes  choses.  J'aurais  aimé  mon  état,  je  l'aurais  ho- 
noré peut-être;  et,  après  avoir  passé  une  vie  obscure  et  simple, 
mais  égale  et  douce,  je  serais  mort  paisiblement  dans  le  sein  des 
miens.  Bientôt  oublié  sans  doute,  j'aurais  été  regretté  du  moins 
aussi  longtemps  qu'on  se  serait  souvenu  de  moi. 

Au  lieu  de  cela...  Quel  tableau  vais-je  faire?  Ah  !  n'anticipons  point 
sur  les  misères  de  ma  vie,  je  n'occuperai  que  trop  mes  lecteurs  de 
ce  triste  sujet. 


LIVRE  11. 


Autant  le  moment  où  l'effroi  me  suggéra  le  projet  de  fuir  m'avait 
paru  triste,  autant  celui  où  je  l'exécutai  me  parut  charmant.  En- 
core enfant,  quitter  mon  pays,  mes  parents,  mes  appuis,  mes  res- 
sources, laisser  un  apprentissage  à  moitié  fait  sans  savoir  mon 
métier  assez  pour  en  vivre;  me  livrer  aux  horreurs  de  la  misère 
sans  voir  aucun  moyen  d'en  sortir;  dans  l'âge  de  la  faiblesse  et  de 
l'innocence  m'exposer  à  toutes  les  tentations  du  vice  et  du  déses- 
poir ;  chercher  au  loin  les  maux,  les  erreurs,  les  pièges,  l'esclavage 
et  la  mort,  sous  un  joug  bien  plus  inflexible  que  celui  que  je  n'avais 
pu  souffrir;  c'ctait-là  ce  que  j'allais  faire,  c'était  la  perspective  que 
j'aurais  dû  envisager.  Que  celle  que  je  me  peignais  était  différente! 
L'indépendance  que  je  croyais  avoir  acquise  était  le  seul  sentiment 
qui  m'affectait.  Libre  et  maître  de  moi-même,  je  croyais  pouvoir 
tout  l'aire,  atteindre  à  tout  :  je  n'avais  qu'à  m'élancer  pour  ra'élever 
et  planer  dans  les  airs.  J'entrais  avec  sécurité  dans  le  vaste  espace 
du  monde:  mon  mérite  allait  le  remplir  :  à  chaque  pas  j'allais  trouver 
des  festins,  des  trésors,  des  aventures,  des  amis  prêts  à  me  servir, 
des  maîtresses  empressées  à  me  plaire;  en  me  montrant  j'allais  pour- 
tant occuper  de  moi  l'univers;  non  pas  l'univers  tout  entier,  je  l'en 
dispensais  en  quelque  sorte;  il  ne  m'en  fallait  pas  tant,  une  société 
charmante  me  suffisait  sans  m'embarrasser  du  reste.  Ma  modéra- 
tion m'inscrivait  dans  Une  sphère  étroite,  mais  délicieusement 
choisie,  où  j'étais  assuré  de  régner.  Un  seul  château  bornait  mon 
ambition.  Favori  du  seigneur  et  de  la  dame,  amant  de  la  demoi- 
selle, ami  du  frère,  et  protecteur  des  voisins,  j'étais  content,  il  ne 
m'en  fallait  pas  davantage. 

En  attendant  ce  modeste  avenir,  j'errai  quelques  jours  autour  de 
la  ville,  logeant  chez  des  paysans  de  ma  connaissance,  qui  tous  me 
reçurent  avec  plus  de  bonté  que  n'auraient  fait  des  urbains.  Ils 
m'accueillaient,  me  logeaient,  me  nourri.ssaient  trop  bonnement 
pour  en  avoir  le  mérite.  Cela  ne  pouvait  pas  s'appeler  faire  l'au- 
mône; ils  n'y  meitaient  pas  assez  l'air  de  la  supériorité. 

A  force  de  voyager  et  île  parcourir  le  monde,  j'allai  jusqu'à  Con- 
fignon,  terre  de  Savoie,  à  deux  lieues  de  Genève.  Le  curé  s'appelait 
M.  de  Pontverre.  Ce  nom,  fameux  dans  l'histoire  de  la  République 
me  frappa  beaucoup.  J'étais  curieux  de  voir  comment  étaient  faits 
les  descendants  des  gonlilshommes  de  la  Cuiller  (1).  J'allai  voir 
M.  de  Pontverre.  11  me  reçut  bien,  me  parla  de  l'hérésie  de  Genève, 
de  l'autorité  de  la  sainle  inère  Église,  et  me  donna  à  dîner.  Je  trou- 
vai (leu  de  chose  à  ré[)oiidre  à  dts  arguments  qui  finissaient  ain^i, 
et  je  jugeai  que  des  curés  chez  qui  l'on  dînait  si  bien  valaient  tout 
au  moins  nos  ministres.  J'étais  certainement  plus  savant  que  M.  de 
Pontverre,  tout  gentilhomme  qu'il  était;  mais  j'étais  trop  bon  con- 
vive pour  être  si  bon  théologien  ;  et  son  vin  de  Frangy,  qui  me 
parut  excellent,  argumentait  si  victorieusement  pour  luï,  que  j'au- 
rais rougi  de  fermer  la  bouche  à  un  si  bon  hôte.  Je  cédais  donc  ou 
du  moins  je  ne  résistais  pas  en  face.  A  voir  les  ménagements  dont 
j'usais,  on  m'aurait  cru  faux,  on  se  fut  trompé,  je  n'étais  qu'honnête, 
cela  est  certain.  La  flatterie,  ou  piutôt  la  condescendance,  n'est  pas 
toujours  un  vice:  elle  est  plus  souvent  une  vertu,  surtout  dans  les 
jeunes  gens.  La  bonté  avec  laquelle  un  homme  nous  traite  nous 
attache  à  lui  :  ce  n'est  pas  pour  l'abuser  qu'on  lui  cède,  c'est  pour 
ne  pas  l'attrister,  |iour  ne  pas  lui  rendre  le- mal  pour  le  bien.  Quel 
intérêt  avait  M.  de  l'ontverre  à  m'accueillir,  à  me  bien  traiter,  à 
vouloir  me  convaincre?  Nul  autre  que  le  mien  propre.  Mon  jeune 
cœur  se  disait  cela.  J'étais  touché  de  reconnaissance  et  de  resjiect 
pour  le  bon  prêtre.  Je  sentais  ma  supériorité  ;  je  ne  voulais  pas  l'en 

(1)  Ligue  célèbre  des  seigneurs  calhofiques  de  la  Savoie  et  du  pays  de 
Vaud  contre  Genève  ;  au  moment  où  celte  vilfe  embrassa  te  culte  ré- 
formé, son  chef  était  un  Pontverre.  A.  de  B. 


accabler  pour  prix  de  son  hospitalité.  11  n'y  avait  point  à  cela  de 
motif  hypocrite:  je  ne  songeais  point  à  changer  de  religion  ;  et 
bien  loin  de  me  familiariser  avec  cette  idée,  je  ne  l'envisageais 
qu'avec  une  horreur  qui  devait  l'écarter  de  moi  pour  longtemps  ; 
je  voulais  seulement  ne  point  fâcher  ceux  qui  me  caressaient  dans 
cette  vue  :  je  voulais  cultiver  leur  bienveillance,  et  leur  laisser  l'es- 
poir du  succès  en  paraissant  moins  armé  que  je  ne  l'étais  en  effet. 
Ma  faute  en  cela  ressemblait  à  la  coquetterie  des  honnêtes  femmes, 
qui  quelquefois,  pour  parvenir  à  leurs  fins,  savent,  sans  rien  per- 
mettre ni  rien  promettre,  faire  espérer  plus  qu'elles  ne  veulent 
tenir. 

La  raison,  la  pitié,  l'amour  de  l'ordre,  exigeaient  assurément  que, 
loin  de  se  prêter  à  ma  folie,  on  m'éloignàt  de  ma  perte  où  je  courais, 
en  me  renvoyant  dans  ma  famille.  C'est  là  ce  qu'aurait  fait  ou  tâché 
de  faire  tout  homme  vraiment  vertueux.  Mais  quoique  M.  de  Pont- 
verre fût  un  bon  homme,  ce  n'était  asssurénient  pas  un  homme 
vertueux.  Au  cuitraire,  c'était  un  dévot  qui  ne  connaissait  d'autre 
vertu  que  d'adorer  les  images  et  de  dire  le  rosaire;  une  espèce 
de  missionnaire  qui  n'imaginait  rien  de  mieux  pour  le  bien  de  la 
foi,  que  de  faire  des  libelles  contre  les  ministres  de  Genève.  Loin 
de  penser  à  me  renvoyer  chez  moi,  il  profita  du  désir  que  j'avais 
de  m'en  éloigner,  pour  me  mettre  hors  d'état  d'y  retourner,  quand 
même  j'en  aurais  envie.  Il  y  avait  tout  à  parier  qu'il  m'envoyait 
périr  de  misère  ou  devenir  vaurien.  Ce  n'était  point  là  ce  qu'il 
voyait:  il  voyait  une  âme  ôtée  à  l'hérésie  et  rendue  à  l'église. 
Honnête  homme  ou  vaurien,  qu'importe  cela,  pourvu  que  j'allas.se 
à  la  messe?  Il  ne  faut  pas  croire,  au  reste,  que  cette  façon  de  penser 
soit  particulière  aux  catholiques;  elle  est  celle  de  toute  religion  dog- 
matique où  l'on  fait  l'essentiel,  non  de  faire,  mais  de  croire. 

Dieu  vous  appi^lle,  me  dit  M.  de  Pontverre.  Allez  à  Annecy;  vous 
y  Irouvirez  une  bonne  dame  bien  charitable  que  les  bienfaits  du  roi 
mettent  en  état  de  retirer  d'autres  âmes  de  l'erreur  dont  elle  est 
sortie  elle  même.  11  s'a.'issait  de  madame  de  Warens,  nouvelle  con- 
vertie, que  les  prêtres  forçaient  départager,  avec  la  canaille  qui  ve- 
nait vendre  sa  foi  ,  une  pension  de  deux  mille  francs  que  lui 
faisait  le  roi  de  Sardaigne.  Je  me  sentais  fort  humilié  d'avoir  besoin 
d'une  bonne  dame  bien  charitable.  J'aimais  fort  qu'on  me  donnât 
mon  nécessaire,  mais  non  pas  qu'on  me  fît  la  charité,  et  une  dévote 
n'était  pas  pour  moi  fort  attirante.  Toutefois,  pressé  par  M.  de  Pont- 
verre ,  par  la  faim  qui  me  talonnait,  bien  aise  aussi  de  faire  un 
voyage  et  d'avoir  un  but,  je  prends  mon  parti,  quoique  avec  peine, 
et  je  pars  pour  Annecy.  J'y  pouvais  être  aisément  en  un  jour;  mais 
je  ne  me  pressais  pas,  j'en  mis  trois.  Je  ne  voyais  pas  un  château 
à  droite  ou  à  gauclie  sans  aller  chercher  l'aventure  que  j'étais  sûr 
qui  m'y  attendait.  Je  n'osais  entrer  dans  le  château,  ni  heurter, 
car  j'étais  fort  timide  ;  mais  je  chantais  sous  la  fenêtre  qui  avait  le 
plus  d'apparence,  fort  surpris,  après  m'ètre  longtemps  époumonné, 
de  ne  voir  paraître  ni  dame  ni  demoiselle  qu'attirât  l.i  beauté  de 
ma  voix,  ou  le  sel  de  mes  chansons,  vu  que  j'en  savais  d'admirables 
que  mes  camarades  m'avaient  apprises,  et  que  je  chantais  admi- 
rablement. 

J'arrive  enfin  ;  je  vois  madame  de  Warens.  Cette  époque  de  ma 
vie  a  décidé  de  mon  caractère  ;  je  ne  puis  me  résoudre  à  la  passer 
légèrement.  J'étais  au  milieu  de  ma  seizième  année.  Sans  être  ce 
qu'on  appelle  un  beau  garçon,  j'étais  bien  pris  dans  ma  petite  taille; 
j'avais  un  joli  pied,  la  jambe  fine,  l'air  dégagé,  la  physionomie  ani- 
mée, la  bouche  mignonne  avec  de  vilaines  dents,  les  sourcils  et  les 
cheveux  noirs,  les  yeux  petits  et  même  enfoncés,  mais  qui  lan- 
çaient avec  force  le  l'eu  dont  mon  sang  était  embrasé.  Malheureuse- 
ment je  ne  savais  rien  de  tout  cela,  et  de  ma  vie  il  ne  m'est  arrivé 
de  songer  à  ma  figure  que  lorsqu'il  n'était  plus  temps  d'en  tirer 
parti.  Ainsi  j'avais  avec  la  timidité  de  mon  âge  celle  d'un  nature! 
très  aimant,  toujours  troublé  par  la  crainte  de  déplaire.  D'ailleurs, 
quoique  j'eusse  l'esprit  assez  orné,  n'ayant  jamais  vu  le  monde,  je 
manquais  totalement  de  manières  ;  et  mes  connaissances  ,  loin  d'y 
su|ipléer.  ne  servaient  qu'à  m'inlimider  ilavantage,  en  me  faisant 
sentir  combien  j'en  manquais. 

Craignant  donc  que  mon  abord  ne  prévînt  pas  en  ma  faveur,  je 
pris  autrement  mes  avantages,  et  je  lis  une  belle  lettre  eu  style  d'o- 
rateur, où,  cousant  des  phrases  des  livres  avec  mes  locutions  d'ap- 
prenti, je  déployais  toute  mon  éloquence  pour  capter  li  bienveil- 
lance de  madame  de  Warens.  J'enfermai  la  lettre  de  M.  de  Pontverre 
danslamienne.etje  partis  pourcette  terrible  audience. Jene  trouvai 
pnint  madame  de  Warens  ;  on  me  dit  qu'elle  venait  de  sortir  pour 
aller  à  l'église.  C'était  ie  jour  des  Rameaux  de  l'année  1728.  Je 
cours  pour  la  suivre  ;  je  la  vois,  je  l'atteins  ,  je  lui  parle...  Je  dois 
me  .souvenir  du  lieu  :  je  l'ai  souvent  mouillé  de  mes  larmes  et  cou- 
vert do  mes  baisers.  Que  ne  puis-je  entourer  d'un  balustre  d'or  cette 
heureuse  place!  Que  n'y  puis-je  attirer  les  hommages  de  toute  la 
terre!  Quiconque  aime  à  honorer  les  monuments  du  salut  des 
homuies  n'en  devrait  approcher  qu'à  genoux. 

C'était  un  passage  derrière  sa  maison,  entre  un  ruisseau  à  main 
droite  qui  la  séparait  du  jardin  ,  et  le  mur  de  la  cour  à  gauche,  et 
conduisant  par  une  fausse  porte  à  l'église  des  cordeliers.  Prèle  à 
entrer  dans  cette  porte,  madame  de  \Yarens  se  retourne  à  ma  voix, 


LES  CONFESSIONS. 


11 


Que  dfivins-je  à  cette  vue  !  Je  m'étais  figuré  une  vieille  dérote  bien 
rechignée  ;  la  bonne  dame  de  M-  de  Pontverre  ne  pouvait  être  autre, 
chose  à  mon  avis.  Je  vois  un  visage  pétri  <le  grâce,  de  beaux  yeux 
bleus  pleins  de  douceur,  un  teint  éblouissant,  le  contour  d'une 
gorge  enchanteresse.  Rien  n'échappa  an  rapide  coup  d'œil  du  jeune 
prosélyte  :  car  je  devins  à  l'instant  le  sien,  sûr  qu'une  religion  prè- 
chée  nar  detels  missionnaires  ne  pouvait  manquer  de  mener  en  para- 
dis. Elle  prend  en  souriant  la  lettre  que  je  lui  présente  d'une  main  trem- 
blante, l'ouvre  ,  jette  un  coup  d'icil  sur  celle  de  \f.  de  Pontverre, 
revient  à  la  mienne  qu'elle  lit  tout  entière,  et  qu'elle  eût  relue  en- 
core si  son  laquais  ne  l'eût  avertie  qu'il  était  temps  d'entrer.  Eli  ! 
mon  enfant,  me  dit-elle  d'un  ton  qui  me  fil  tressaillir ,  vous  voilà 
courant  le  pays  bien  jeune;  c'est  dommage,  en  vérité.  Puis,  sans  at- 
tendre ma  réponse  ,  elle  ajouta  :  Allez  chez  moi  m'attendra,  dites 
qu'on  vous  donne  à  déjeuner;  après  la  messe  j'irai  causer  avec 
vous. 

Louise  Éléonore  de  Warens  était  une  demoiselle  de  la  Tour  rie  Pil, 
nobleetiinciennefamilledeVevai,  ville  du  pays  de  Vau  l(l).RIlo  avait 
épousé  fort  jeune  M.  de  Warens,  de  la  maison  de  Loys,  fils  aîné  de 
M.  de  Villardin,  de  Lausanne.  Ce  mariage,  qui  ne  produisit  point 
d'enfants,  n'ayant  pas  trop  réussi,  midarae  de  Warens,  poussée  par 
quelque  chagrin  domestique,  prit  le  temps  que  le  roi  Vinlor  Aniédée 
était  à  Évian,  pour  passer  le  lac  et  venir  se  jeter  aux  pieds  de  ce 
prince;  abandonnant  ainsi  sa  famille  et  son  pays,  parune  étourderie 
assez  semblable  à  la  miiînne,  et  qu'elle  a  eu  tout  le  temiis  de  pleu- 
rer aussi.  Le  roi,  qui  aim  lit  à  faire  le  zélé  catholique  .  la  prit  sous 
sa  protection,  lui  donna  une  pension  de  quinze  cents  livres  de  Pié- 
mont, ce  qui  était  beaucoup  pour  un  prince  aussi  peu  prodigue  ;  et 
voyant  que  sur  cet  accueil  on  l'en  croyait  amoureux .  il  l'envoya  à 
Annecy,  eseorlée  par  un  détachement  de  ses  gardes,  où,  sous  là  di  - 
rection  de  Miehel  Gabriel  de  Barnex  ,  évèque  titulaire  de  Genève  , 
elle  fit  abjuration  au  couvent  de  la  Visitation. 

Il  y  avait  six  ans  qu'elle  y  était,  quand  j'y  vins,  elle  en  avait  alors 
vingt-huit,  et  mt  née  avec  le  siècle.  Elle  avait  de  ces  beautés  qui  se 
conservent,  parce  qu'elles  sont  plus  dans  la  physionomie  que  dans 
les  traits  :  aussi  la  sienne  était-elle  encore  daus  tout  son  premier 
éclat.  Elle  avait  un  air  caressant  et  tendre,  un  regard  très  doux,  un 
sourire  angélique,  une  bouche  à  la  mesure  de  la  mienne,  des  che- 
veux cendrés  d'une  beauté  peu  commune,  et  auxquels  elle  donnait 
un  tour  négligé  qui  la  rendait  très  piquante.  Elle  ciait  petite  de 
stature,  courte  même,  un  peu  ramassée  de  taille,  quoique  sans  dif- 
formité :  mais  il  était  impossible  de  viiir  une  plus  belle  tète  , 
un  plus  beau  soin,  de  plus  belles  mains,  et  de  plus  beaux  bras. 

Son  éducation  avait  été  fort  mêlée.  Elle  avait  ainsi  que  moi  perdu  sa 
mère  dès  sa  naissance  ;  et  recevant  indilféremmentdes  leçons  comme 
elles  s'étaient  présentées,  elle  avait  appris  un  peu  de  sa  gouvernante, 
un  peu  de  son  père ,  un  peu  de  ses  maîtres  et  beaucoup  de  ses 
amants  ;  surtout  d'un  M.  de  Tavel,  qui,  ayiut  du  goùl  et  des  con- 
naissances, en  orna  la  personne  qu'il  aim  ut  (à).  Miis  tant  de  genres 
difTérents  se  nuisirent  les  uns  aux  autres,  et  le  peu  d'ordre  qu'elle  y  mit 
empêcha  que  ses  diverses  études  n'étendisse  it  la  justesse  naturelle 
de  son  esprit.  Ainsi,  quoiqu'elle  eût  quelques  principes  de  philoso- 
phie et  de  physique,  elle  ne  laissa  pas  de  prendre  le  g.)ùt  que  son  père 
avait  pour  la  mé  lecine  empirique  et  pi)ur  l'alchimie.  Elle  faisait  des 
elixirs  ,  des  teintures  .  des  baumes,  des  magistères  ;  elle  préten  ■ 
dait  avoir  des  seciels.  l/•^^h,u•l,ltan^,  profitant  de  sa  faiblesse,  s'.hii- 
parèrent  il'clle,  1. il. >.■'!. m. ni,  la  ruinèrent,  et  cousiimèrent  au  milieu 
des  fourneauv  el  des  diiviiiies  sou  esprit,  ses  talents  et  ses  cha.'uies, 
dont  elle  eût  pu  faire  les  délices  des  meilleures  sociétés. 

Mais,  si  de  vils  fripons  abusèrent  de  sou  éducation  mal  dirigée 
pour  obscurcir  sa  raison,  son  excellent  c.Eur  fut  à  l'épreuve  et  de- 
meura toujours  le  même.  Son  caractère  aimant  et  d-)ux,  sa  sensi- 
bilité pour  les  malheureux,  son  inépuisable  h  mté,  sou  humeur  "aie 
ouverte  et  franche,  ucs'altérerent  jaunis  ;  et,  même,  aux  appr()c.hes 
delà  vieillesse,  dans  le  sein  de  l'indigence,  des  maux,  des  calamités 
diverses, la  sérénité  de  sa  belle  àiue  lui  conserva  jusqu'à  la  fin  de  sa 
vie  tonte  la  gaîté  de  ses  plus  beaux  jours. 

Ses  erreurs  lui  vinrent  d'un  fonds  d'activité  inépuisable  qui  vou- 
lait sans  cesse  de  l'occupation.  Ce  n'était  pas  des  intrigues  de  fem- 
mes qu'il  lui  fallait;  c'était  des  entreprises  à  faire  et  à''diriger.  Elle 
était  née  pour  les  grandes  ail' lires.  A  sa  (dace,  inidarae  de  Longue- 
ville  n'eût  été  qu'une  tracassiere;  à  la  place  de  midarae  de  Longue- 
ville,  elle  eût  gouverné  l'Elal.  Sîs  talents  ont  été  déplacés,  et  ce  qui 
eût  fait  sa  gloire  dans  une  situalion  plus  élevée  a  fait  sa  perte 
dans  celle  où  elle  a  vécu.  Dans^les  clios!sqni  étaient  à  sa  portée 
elle  étendait  toujours  son  plan  dans  sa  tète,  et  voyait  toujours  son 
objet  en  grand  :  cela  faisait  qu'employant  des  moyens  proportion- 
nés à  ses  vues  plus  qu'à  ses  forces,  elle  échouait  par  la   faute  des 

(U  II  laut  écrire  Tour  de  Peilz  et  IViv//.  La  Tour  ort  l'on  voit  encore  un 
ancien  c 11, Ueau  au  bord  du  lac  Léman,  est  un  bourg  ,  jadis  forUfié  oui 
toucha  presque  à  Vevey.  s^  jg  g  '  ' 

(î)  Laîfamillc-  bernoise  de.Tavol  était  établie  dans  le  i^ivs  de  A'aïul 

■  .\.  de  15. 


autres  ;  et  son  projet  venant  à  manquer,  elle  était  minée  où  d'autres 
n'auraient  presque  rien  perdu.  Ce  goût  des  allaires,  qui  lui  flt 
tant  de  maux,  lui  fit  du  moins  un  grand  bien  dans  son  asile  mo- 
nastique, en  l'empêchant  di:  s'y  fixer  pour  le  reste  de  ses  jours 
comme  elleen  était  tentée.  La'vieuniform  :etsim,de  des  religieuses' 
leur  petit  cailletage  de  parloir,  tout  cela  ne  pouvait  flatter  un  es- 
prit toujours  en  mouvement,  qui,  formant  ch.ique  jour  de  nouveaux 
systèmes,  avaitbesoin  de  liberté  pour  s'y  livrer.  Le  bon  évêiue  de 
Hernex,  avec  moins  d'esprit  que  François  de  S  îles,  lui  ressemblait 
sur  bien  des  points  :  et  madame  de  Warens,  qu'il  appelait  sa  fille 
et  qui  ressemblait  à  madame  de  Chantai  sur  beaucoup  d'autres,  eiît 
pu  lui  ressembler  encore  daus  sa  retraite,  si  son  goût  ne  l'eiil"  dé- 
tournée de  roi.«iveté  d'un  couvent.  Ce  ne  fut  point  manque  de  zèle 
si  cette  aimable  femme  ne  se  livra  pas  aux  menues  pratiques  de  dé- 
votion quisemblaient  convenirà  une  nouvelle  convertie  vivant  sous 
la  direction  d'un  prélat.  Quel  qu'eût  été  le  motif  de  son  chan-^emenl 
de,  religion,  elle  fut  sincère  dans  celle  qu'elle  avait  embrassée.  Elle 
a  pu  se  repentir  d'avoir  commis  la  fanie.  m  lis  non  pas  désirer  d'eu 
revenir.  Elle  n'est  pas  seulcinsnt  morte  bmne  catholique,  elle  a 
vécu  telle  de  bonne  foi  ;  et  j'ose  affirmer,  moi  qui  pense  avoir  lu 
dans  le  fond  de  son  àme.  que  c'était  uniquement  par  aversion  pour 
les  simaçréesqu'elle  ne  faisait  point  en  public  ladévote  :  elle  avait 
une  piété  trop  solide  po  ir  alTecter  de  1 1  dévotion.  Mais  ce  n'est  pas 
ici  le  lieu  de  m'élendre  sur  ses  principes,  j'aurai  d'autres  occasions 
d'en  parler. 

Que  ceux  qui  nient  la  sympathie  des  ûmes  expliquent,  s'ils  peu- 
vent, comment  de  la  première  entrevue,  du  premier  mot,  du  premier 
regard,  madame  de  Warens  m'inspira  non  seulement  le  plus  vif  at- 
tachement, unis  une  cinfiince  parfaite,  et  qui  ne  s'est  jamais  dé- 
mentie. Supposons  que  ce  que  j'ai  senti  pour  elle  fût  véritablement 
de  l'amour,  ce  gui  paraîtra  tout  au  nviins  douteux  à  qui  suivra  l'his- 
toirede  nos  liaisons;  comment  cette  passion  fut-elle  accompagnée 
dès  sa  naissance,  des  sentiments  qu'elle  inspire  le  moins,  la  paix  dû 
cœur,  le  calme,  la  sérénité,  la  sécurité,  l'assurance?  Comment  en 
approchaii t  pour  la  première  fois  d'une  femm-î  polie, aimable,  éblouis- 
sante, d'une  dam  ;  d'un  état  su|)érieur  au  mien,  dont  je  n'avais  ja- 
mais abordé  la  pareille  ;  de  celle  dont  dépendait  mon  sort  en  quel- 
que sorte,  par  l'intérêt  plus  ou  moins  grand  qu'elle  y  prendrait- 
comment,  dis-je,  avec  tout  cela,  me  troivai-je  à  l'instant  aussi  li- 
bre, aussi  à  mon  aise  que  si  j'eusse  été  parfaitement  sûr  de  lui  plaire? 
Com.ment  n'eus-je  pas  un  moment  d'embarras,  de  timidité,  de  "éne? 
-Naturellement  honteux,  décontenancé,  n'ayant  jamais  vu  le  monde 
comment  pris-jeavec  elle,  du  premier  jour,  du  premier  instant,  les 
minières  faciles,  le  langage  tendre,  le  ton  familier  que  j'avais'dix 
ans  après,  lorsquela  plus  grande  inlimité  l'eut  rendu  naturel?  \-t- 
onde  l'amour,  je  ne  dis  pas  sans  désirs,  j'en  avais,  mais  sans  inquié- 
tude, sans  jalousie?  Ne  veut-on  pas  au  moins  apprendre  de  l'objet 
qu'on  aime  si  l'on  estaimé?C'est  une  question  qu'il  nem'estpas  plus 
venu  dans  l'esprit  de  lui  faire  une  fois  dans  ma  vie,  que  m;  deman- 
der à  moi-même  si  je  l'aimais  ;  et  jamais  elle  n'a  été  plus  curieuse 
avec  moi.  Il  y  eut  certainem  mt  quelq.ie  chose  de  singulier  dans 
mes  sentiments  pour  cette  charmante  femme,  et  l'on  y  trouvera  dans 
la  suite  des  bizarreries  auxquelles  on  ne  s'attend  pas. 

Il  fut  question  de  ce  que  je  deviendrais,  et,  piur  en  causer  plus 
à  loisir,  elle  me  retint  à  dîner.  Ce  fut  !o  premier  repas  de  ma  vie 
ou  j'eusse  ramqné  d'anpétit;  et  sa  femme  de  chambre  qui  nous  ser- 
vait dit  aussi  que  j'étais  le  premier  voyageur  de  mon  âge  et  de  mon 
étolT:  qu'elle  en  eût  vu  manquer.  Cette  remarque,  qui  ne  me  nuisit 
pu  dans  l'esprit  de  sa  maîtresse,  tombait  un  peu  à-plomb  sur  un 
gros  manant  ((ui  dînait  avec  nous,  et  qui  dévora  lui  tout  seul  un 
repas  honnête  pour  six  personnes.  Pour  moi,  j'étais  dans  un  ravis- 
sement qui  ne  me  permettait  pas  de  manger.  .Mon  cn;ur  se  nourris- 
sait d'un  sentiment  tout  nouveau  dont  il  occupait  tout  m)n  être  ;  il 
ne  me  lai.ssait  des  esprit  pour  nulle  autre  fonction. 

Madame  de  Warens  voulut  savoir  les  détails  de  ma  petite  histoire  ; 
je  retrouvai,  pour  la  lui  conter,  tout  le  feu  que  m'avait  inspiré  ma- 
demoiselle de  Vulson,  et  que  j'avais  perdu  chez  mon  maître.  Plus  j'in- 
téressais cette  excellente  àme  en  ma  ïaveur,  plus  elle  plaignait  le 
sort  auquelj'allais  in'exposer.  Sa  tendre  compassion  se  marqùaitdans 
son  air,dansson  l'egard.dins  sesgestes.  Elle  n'osait  m'exliorlerà  re- 
tourner àGenèvc:  daus  sa  positionc'eùléléuncrimedelèze-calholi- 
cité,  et  elle  n'ignorait  pascombien  elle  était  surveillée  etcombien  ses 
discours  étaient  pesés.  Maiselleme  p.arlaitd'unlonsi  touchantde  l'af- 
lliction  de  mon  père,  qai'on  voyait  bien  qu'elle  eût  approuvé  que  j'al- 
lasse le  consoler.  Elle  ne  savait  pas  combien,  sans  y  songer  elle 
plaidait  contre  elle-même  Outre  que  marésolution  était  prise,  comme 
Je  crois  l'avoir  dit,  plus  je  la  trouvais  éloquente,  persuasive,  plus  ses 
discours  m' allaient  au  conir,  et  moins  je  pouvais  me  résoudre  à  me 
détacher  d'elle.  Je  sentais  que  retourner  à  Genève  était  mettre  entre 
elle  et  moi  11  ne  barrière  insurmontable  à  moins  de  revenir  à  la  démar- 
che que  j'avais  faite,  et  à  laquelle  mieux  valait  me  tenir  tout  d'un 
coup.  Je  m'y  tins  donc.  Madame  de  Warens,  vovant  ses  cfTorts  inu- 
tiles, ne  les  poussa  pas  jusqu'à  ce  compromettre,  mais  elle  me  ditavec 
un  regard  de  commisération:  Pauvre  petit,  tudois  aller  où  Dieu  l'ap- 
pelle ;  mais  quand  tu  seras  grand  tu  te  souviendras  de  moi.  Je  crois 


12 


LES  VEILLÉES  LITTÉRAIRES  ILLUSTRÉES. 


qu'elle  ne  pensait  pas  elle-même  quecette  prédiclioa  s'accomplirait 
si  cruellement. 

La  difficulté  restait  tout  entière.  Comment  subsister  si  jeune  hors 
de  mon  pays?  A  peine 
à  la  moitié  de  mon  ap- 
prentissage, j'étais  bien 
loin  de  savoir  mon  mé- 
tier. Quand  je  l'aurais 
su,  je  n'en  aurais  pu 
■vivre  en  Savoie ,  pays 
trop  pauvre  pour  avoir 
des  arts.  Le  manant 
qui  dînait  avec  nous , 
forcé  de  faire  une  pause 
pour  reposer  sa  mâ- 
choire ,  ouvrit  un  avis 
qu'il  disait  venir  du 
ciel,  et  qui,  à  juger  par 
les  suites,  venait  bien 
plutôt  du  côté  contrai- 
re. C'était  que  j'allasse 
à  Turin  ,  où-,  dans  un 
hospice  établi  pour  les 
catéchumènes,  j'aurais, 
dit-il,  la  vie  temporelle 
et  spirituelle  ,  jusqu'<à 
ce  qu'entré  dans  le  sein 
de  l'église,  je  trouvasse 
dans  la  charité  des  bon- 
nes âmes  une  place  qui 
me  convînt.  A  l'égard 
des  frais  du  vojage , 
continua  mon  homme,, 
sa  grandeur  monsei- 
gneur l'évèque  ne  man- 
quera pas,  si  madame 
lui  propose  cette  sainte 
œuvre,  de  vouloir  cha- 
ritablement y  pourvoir; 
et  madame  la  baronne, 

qui  est  si  charitable ,  dit-il  en  s'inclinant  sur  son  assiette  ,  s'em- 
pressera sùreniont  d'y  contribuer  aussi. 

Je  trouvais  toutes  ces  charités  bien  dures  :  j'avais  le  cœur  serré,      ,   -  •    u      i  •  •     - 

je  ne  disais  rien.  Madame  de  Warens,  sans  saisir  ce  projet  avec  au-      comme  ils  l'auraient  pu  facilement,  étant  à  cheval  et  moi  à  pied.  La 


sous  sa  direction  :  c'était  plus  que  de  vivre  à  son  voisinage.  Enfin 
l'idée  d'un  grand  voyage  flattait  ma  manie  ambulante,  qui  déjà 
commençait  à  se  déclarer  :  il  me  paraissait  beau  de  passer  les  monts 

à  mon  âge,  et  de  m'éle- 
ver  au-dessus  de  mes 
camarades  de  toute  la 
hauteur  des  Alpes.  Voir 
du  pays  est  un  appât 
auquel  un  Genevois  ne 
résiste  guère:  je  donnai 
donc  mon  consente- 
ment. Mon  manant  de- 
vait partir  dans  deux 
jours  avec  sa  femme.  Je 
leur  fus  confié  et  re- 
commandé: ma  bourse 
leur  fut  remise,  ren- 
forcée par  madame  de 
Warens,  qui,  de  plus, 
me  donna  secrètement 
un  petit  pécule  au- 
quel elle  joignit  d'am- 
ples instructions  ;  et 
nous  partîmes  le  mer- 
credi saint- 

Le  lendemain  de  mon 
départ  d'Annecy,  mon 
père  y  arriva  courant 
à  ma  piste  avec  un  M. 
Rival,  son  ami,  hor- 
loger comme  lui.  hom- 
me d'esprit,  bel-esprit 
même,  qui  faisait  des 
vers  aussi  bien  que  La 
Motte,  et  parlait  presque 
aussi  bien  que  lui;  de 
plus,  parfaitementhon- 
nête  homme, maisdont 
la  littérature  déplacée 
n'aboutit  qu'à  faire  un 
de  ses  fils  comédien. 

Ces  messieurs  virent  madame  de  Warens,   et  se   contentèrent   de 
pleurer  mon  sort  avec  elle,  au  lieu  de  me  suivre  et  de  m'atleindre, 


Nous  nous  mettions  tous  deux  à  crier  cent  fois  de  toun  notre  force  : 
Carnifex!  Carnifex! 


tant  d'ardeur  qu'il  était 

offert ,  se  contenta  de- 

répondre    que   chacun 

devait    contribuer    au 

bien  selon  son  pouvoir, 

et  qu'elle  en  parlerait 

à   monseigneur;   mais 

mon  diable  d'homme , 

qui  craignit  qu'elle  n'en 

parlât  pas  à  son  gré,  et 

qui  avait  son  petit  in- 
térêt dans  cette  ;ilTaire, 

courut  prévenir  les  au- 
môniers ,  et  emboucha 

si  bien  les  bons  prêtres, 

que  quand  madame  de 

Warens,  qui  craignait 

pour  moi  ce  voyage,  en 

voulut  parleràrévèque, 

elle  trouva  que  c'était 

une  aiTaire  arrangée  ; 
et  il  lui  remit  àl'instant 
l'argent  destiné  pour 
mon  petit  viatique.  Elle 
n'osa  insister  pour  me 
faire  rester  ;  j'appro- 
chais d'un  âge  où  une 
femme  du  sien  ne  pou- 
vait décemment  vouloir 
retenir  un  jeune  hom- 
me auprès  d'elle. 

Mon  voyage  étant 
ainsi  réglé  par  ceux  qui 
prenaient  soin  de  moi, 
il  fallut  bien  se  sou- 
mettre; et  c'est  même  ce 
que  je  fis  sans  beaucoup 

de  répugnance  Quoique  Turin  fût  plus  loin  que  Genève,  je  jugeai 
qu'étant  la  capitale,  elle  avaitavec  Annecy  des  relations  plus  étroites 
qu'une  ville  étrangère  d'état  et  de  religion  ;  et  puis,  partant  pour 
obéir  à  madame  de  Warens,  je  me  regardais  comme  vivant  toujours 


Adieu,  rôti. 


même  chose  était  arri- 
vée à  mon  oncle  Ber- 
nard: il  était  venu  à  Con- 
fignon,  et  de  là,  sa- 
cliant  que  j'étais  à  An- 
necy, il  s'en  retourna  à 
Genève.  Il  semblait  que 
mes  proches  conspiras- 
sent avec  mon  étoile 
pour  me  livrer  au  des- 
tin qui  m'attendait  : 
mon  frère  s'était  perdu 
par  une  semblable  né- 
gligence, et  si  bien  per- 
du qu'on  n'a  jamais  su 
ce  qu'il  était  devenu. 

Mon  père  n'était  pas 
seulement  un  homme 
d'honneur,  c'était  un 
homme  d'une  probité 
sûre,  et  il  avait  une  de 
ces  âmes  fortes  qui  font 
les  grandes  vertus  :  de 
plus  il  était  bon  père, 
et  surtout  pour  moi; 
il  m'aimait  très  tendre- 
ment, mais  il  aimait 
aussi  ses  plaisirs  ;  et 
d'autres  goûts  avaient 
un  peu  attiédi  l'alTec- 
tion  paternelle  depuis 
que  je  vivais  loin  de 
lui.  Il  s'était  remarié  à 
Nyon  ;  et,  quoique  sa 
femme  ne  fut  plus  en 
âge  de  me  donner  des 
frères ,  elle  avait  des 
parents  :  cela  faisait  une  autre  famille,  d'autres  objets,  un  nouveau 
ménage,  qui  ne  rappelait  plus  si  souvent  mon  souvenir.  Mon  père 
vieillissait  et  n'avait  aucun  bien  pour  soutenir  sa  vieillesse  ;  nous 
avions,  mon  frère  et  moi,  quelque  bien  de  ma  mère,  dont  le  revenu 


I.i:S  CONFKSSIONS. 


13 


devait  appartenir  à  mon  père  durant  notre  cloignement.  Cette  idée 
ne  s'offrait  pas  à  lui  directement  et  ne  l'empecliait  pas  de  faire  son 
deYoir,  mais  elle  agissait  sourdement  sans  qii  il  s  en  aperçut  ui- 
mème,  et  ralentissait  quelquefois  son  zèle,  quil  .ut  poussé  plus  loin 
sans  cela.  Voilà,  je  crois,  pourquoi,  venu  d'abord  a  Annccj  surmes 
traces,  il  ne  me  suivit  pas  jusqu'à  Chambiiry,  ou  il  était  moralement 
sûr  de  m'atteindre;  voilà  encore  pourquoi,  l'étant  aile  voir  souvent 
depuis  ma  fuite,  je  reçus  toujours  de  lui  des  caresses  de  (lere,  mais 
sans  grands  clforts  pour  me  retenir.  ,    ,      ,  , 

Cette  conduite  d'un  pcre  dont  j'ai  si  bien  connu  la  tendresse  el 
la  vertu  m'a  fait  faire 
des  réflexions  sur  moi- 
même  qui  n'ont  pas 
peu  contribué  à  me 
maintenir  le  cœur 
sain  :  j'en  ai  tiré  celte 
grande  maximcde  mo- 
rale, la  seule  peut-être 
d'usage  dans  la  prati- 
que, d'éviter  les  situa- 
tions (jui  niettenlnos 
devoirs  en  opposition 
avec  nos  intérêts,  et 
qui  nous  montrent  no- 
tre bien  dans  le  mal 
d'autrui  ;sùrque  dans 
de  telles  situations  , 
quelquesincère  amour 
de  la  vertu  qu'on  y 
porte,  on  faiblit  tôt  ou 
tard  sans  s'en  aperce- 
voir; et  l'on  devient 
injuste  el  méchant 
dans  le  fait,  sans  avoir 
cessé  d'être  juste  etbon 
dans  l'àme. 

Cette  maxime,  for- 
tement imprimée  au 
fond  de  mon  cœur,  et 
miseen  pratique, quoi- 
qu'un peu  lard ,  dans 
toute  ma  conduite,  est 
unedecellesqui  m'ont 
donné  l'air  le  plus  bi- 
zarre et  le  plus  fou  dans 
le  public,  et  surtout 
parmi  mes  connais- 
sances. On  m'a  im- 
puté de  vouloir  être 
original  et  faire  autre- 
ment que  les  autres  : 
en  vérité  je  ne  son- 
geais à  faire  ni  com- 
me les  autres  ni  autre- 
ment qu'eux  ;  je  dési- 
rais sincèrement  de 
faire  ce  qui  était  bien; 
je  me  dérobais  de  toute 
ma  force  à  des  situa- 
tions qui  me  donnas- 
sent un  intérêt  con- 
traire à  l'intérêt  d'un 
autre  homme,  et,  par 
conséquent,  un  désir 
secret,  quoique  invo- 
lontaire, du  mal  de  cet 
homme-là. 

Il  y  a  deux  ans  (I) 
que  milord  Maréchal 
me  voulut  mettre  dans 

son  icstanienl  :  je  m'y  opposai  de  toute  ma  force;  je  lui  marquai  que 
je  ne  voudrais  pour  rien  au  monde  me  savoir  dans  le  testament  de 
quelqu'un,  et  beaucoup  nmiiis  dans  le  sien.  Il  se  rendit  :  maintenant 
n  veut  me  faire  une  pension  vi^gire,  et  je  ne  m'y  oppose  pas.  On 
dira  que  je  trouve  mon  compte  à  ce  changement  :  cela  [leut  être  ; 
mais,  ô  mon  bienfaiteur  et  mon  père,  si  j'ai  le  malheur  de  vous  sur- 
vivre, je  sais  qu'en  vous  perdani  j'ai  tout  à  perdre,  et  que  je  n'ai 
rien  à  gagner. 

C'est  là,  selonnioi,  lalonnephil(iEophie,la5eule  vraimentassortie 
au  caur  humain  :  je  me  pénètre  chaque  jour  davantage  de  sa  pro- 
fonde Kilidité,  et  je  l'ai  retournée  de  dilVèrintes  manières  dans  tous 
mes  dtrnicrsccrits;  mais  le  public,  qui  est  frivole,  ne  l'y  a  pas  su 
remarquer.  Si  je  survis  assez  à  cette  entreprise  consommée  pour  en 

(l)En  17G3. 


reprendre  une  autre,  je  me  propose  de  donner  dans  la  suite  de 
I  Emile  un  exemple  si  charmant  el  si  frappantde  cette  même  maxi- 
me, que  mon  lecteur  soit  forcé  d'y  faire  attention.  Mais  c'est 
assez  réfléchir  pour  un  voyageur  :  il  est  temps  de  reprendre  ma 
route.  ,        .     ,.     , 

Je  la  fis  plus  agréablement  que  je  n  aurais  du  m  y  attendre,  el 
mon  manant  ne  fut  pas  si  bourru  qu'il  en  avait  l'air.  C'était  un 
homme  entre  deux  âges,  portant  en  queue  ses  cheveux  noirs  gri- 
sonnants; l'air  grenadier,  la  voix  forte,  assez  gai,  marchant  bien, 
mangeant  mieux,  et  qui  faisait  toutes  sortes  de  métiers  faute  d'en 

savoir  aucun.  Il  avait 
proposé,  je  crois,  d'é- 
tablir à  Annecy  je  ne 
sais  quelle  manufac- 
ture. Madame  deWa- 
rens  n'avait  pas  man- 
qué de  donner  dans 
le    projet  :    et   c'était 
pour  lâcher  de  le  faire 
agréer     au     ministre 
qu'il  faisait,  bien  dé- 
frayé, le  voyage  de  Tu- 
rin.Notre  homme  avait 
le    talent    d'intriguer 
en   se    fourrant   tou- 
jours avec  les  prêtres  ; 
et,  faisant  l'empressé 
pour  les  servir,  il  avait 
pris   à  leur  école  un 
certain   jargon    dév'jt 
don  t  il  usait  sans  cesse, 
se  piquant  d'être  un 
grand  prédicateur  :  il 
savait  même  un  pas- 
sage latin  de  la  Bible, 
et  c'était  comme   s'il 
en  avaitsu  raille,  parce 
qu'il  le  répétait  mille 
fois  le  jour  ;  du  reste, 
manquant    rarement 
d'argent ,  quand  il  en 
savait  dans  la  bourse 
des  autres;  plus  adroit 
pourtant  que  fripon , 
et  qui,   débitant  d'un 
ton    de  raccoleur  ses 
capucinades,  ressem- 
blait à  l'ermite  Pierre 
prêchant  la  croisade  le 
sabre  au  côté. 

Pour   madame   Sa- 
bran  son  épouse,  c'é- 
tait une  assez  bonne 
femme,  plus  tranquille 
le   jour  que  la  nuit. 
Comme   je    couchais 
toujours     dans     leur 
chambre,  ses  bruyan- 
tes insomnies  m'éveil- 
laient souvent  el  m'au- 
raient    éveillé     bien 
davantage  si  j'en  avais 
compris  le  sujet  :  mais 
je  ne  m'en  doutais  pas 
même,   el  j'étais  sur 
ce  chapitred'une  bêtise 
qui  a  laissé  à  la  seule 
nature  tout    le    soin 
de  mon  instruction. 
Je    m'acheminais 
gaîmenl  avec  mon  dévot  guide  et   sa  sémillante  compagne  :  nul 
accident  ne  troubla  mon    vovage  ;  j'étais   dans   la  plus  heureuse 
situation   de   corps  et   d'esprit  où   j'aie  été  de  mes  jours.  Jeune, 
vi^nureux,    plein    de  saute,  de   sécurité,    de  conhance  en    moi 
et'"au\  autres,  j'elais  dans   ce  court  mais  précieux  moment  de  la 
vie  où  sa  plénitude  expansive  ctcnd,  pour  ainsi  dire,    notre  être 


Elle  pi-ciul  en  souriant  la  lellio  ipie  je  lui  présente  d'une  main  tremblante. 


par  toutes  nos  sensations,  et  embellit  à  nos  veux  la  nature  entière 
du  charme  de  notre  existence.  Ma  douce  inquiétude  avait  un  objet 
qui  la  rendait  errante  et  fixait  mon  imagination  :  je  me  regardais 
comme  l'ouvrage,  l'élève,  l'ami,  presque  l'amant  de  madame  de 
Warens-  les  choses  obligeantes  qu'elle  m'avait  dites,  les  petites 
caresses'qu'elle  m'avait  faites,  l'intérêt  si  tendre  qu'elle  avait  paru 
prendre  à  moi,  ses  regards  charmants  qui  me  semblaient  pleins 
d'amour  parce  qu'ils  m'en  inspiraient  ;  tout  cela  nourrissait  mes 
idées  durant  la  marche,  et  me  faisait  rêver  délicieusement.  -Nulle 


14 


LES  VEILLÉES  LITTÉRAIRES  ILLUSTRÉES. 


crainte,  nul  doute  sur  mon  sort,  ne  troublait  ces  rêveries  :  ra'en- 
voyer  à  Turin,  c'était,  selon  moi,  s'engager  à  m'y  faire  vivre,  à 
m'y  placer  convenablement.  Je  n'avais  plus  de  souci  sur  moi-même  ; 
d'autres  s'étaient  chargés  de  ce  soin.  Ainsi  je  marchais  légèrement, 
allégé  de  ce  poids  :  les  jeunes  désirs,  l'espoir  enchanteur,  les  bril- 
lanls  projets,  remplissaient  mon  àme.  Tous  les  objets  que  je  voyais 
me  semblaient  les  garants  de  ma  prochaine  félicité  :  dans  les  mai- 
sons j'imaginais  des  festins  rustiques;  dans  les  prés,  de  folâtres 
jeux;  le  long  des  eaux,  les  bains,  des  promenades,  la  pêche  ;  sur 
les  arbres,  des  fruits  délicieux  ;  sous  leur  ombre,  de  voluptueux 
tète-à-lète  ;  sur  les  montagnes,  des  cuves  de  lait  et  de  crème,  une 
oisiveté  charmante,  la  paix,  la  simplicité,  le  plaisir  d'aller  sans  sa- 
voir ou.  linlin  rien  ne  frappait  mes  yeux  sans  porter  à  mon  cœur 
quelque  attrait  de  jouissance  :  la  grandeur,  la  variété,  la  beauté 
réelle  du  spectacle  rendaient  cet  attrait  digne  de  la  raison.  La  va- 
nité même  y  mêlait  sa  pointe  :  si  jeune,  aller  en  Italie,  avoir  déjà 
\u  tant  de  pays,  suivre  Annibal  à' travers  les  monts,  me  paraissait 
une  gloire  au-dessus  de  mon  âge.  Joignez  à  tout  cela  des  stations 
fréquentes  et  bonnes,  un  grand  appétit  et  de  quoi  le  contenter; 
car,  en  vérité,  ce  n'était  pas  la  peine  de  m'en  faire  faute,  et  sur  le 
dîner  de  M.  Sabran  le  mien  ne  paraissait  pas. 

Je  ne  me  souviens  pas  d'avoir  eu,  dans  tout  le  cours  de  ma  vie, 
d'intervalle  plus  parfaitement  exempt  de  soucis  et  de  peine  que  ce- 
lui des  sept  ou  huit  jours  que  nous  mimes  à  ce  voyage  ;  car  !e  pas 
de  madame  Sabran,  sur  lequel  il  fallait  régler  le  nôtre,  n'en  fit 
qu'une  longue  promenade.  Ce  .souvenir  m'a  laissé  le  goût  le  plus 
vif  pour  tout  ce  qui  s'y  rapporte,  surtout  pour  les  montagnes  et  les 
voyages  pédestres.  Je  n'ai  voyagé  à  pied  que  dans  mes  beaux  jours, 
et  toujours  avec  délices.  Bientôt  les  devoirs,  les  aflaires,  un  bagage 
à  porter,  m'ont  forcé  de  faire  le  monsieur  et  de  prendre  des  voitu- 
res ;  les  soucis  rongeants,  les  embarras,  la  gène,  y  sont  montés 
avec  moi  ;  et  dès  lors,  au  lieu  qu'auparavant  dans  mes  voyages  je 
ne  sentais  que  le  plaisir  d'aller,  je  n'ai  plus  senti  que  le  besoin 
d'arriver.  J'ai  cherché  longtemps  à  Paris  deux  camarades  du  même 
goût  que  moi,  qui  voulussent  consacrer  chacun  cinquante  louis  de 
sa  bourse  et  un  an  de  son  temps  à  faire  ensemble  à  pied  le  tour 
de  l'Italie,  sans  autre  équipage  qu'un  garçon  qui  portât  avec  nous 
un  sac  de  nuit.  Beaucoup  de  gens  se  sont' présentés,  enchantés  de 
ce  projet  en  apparence,  mais  au  fond  le  prenant  tous  pour  un  pur 
château  en  Espagne,  dont  on  cause  en  conversation  sans  vouloir 
l'exécuter  en  effet.  Je  me  souviens  que,  parlant  avec  passion  de  ce 
projet  avec  Diderot  et  Grinim,  je  leur  en  donnai  enfin  la  fantaisie. 
Je  crus  une  fois  l'affaire  faite  ;  mais  le  tout  se  réduisit  à  vouloir 
faire  un  voyage  par  écrit,  dans  lequel  Grimm  ne  trouvait  rien  de 
si  plaisant  que  de  faire  faire  à  Diderot  beaucoup  d'im|iiétés,  et  de 
me  faire  fourrer  à  l'inq^uisition  à  sa  place. 

Mon  regret  d'arriver  si  vite  à  Turin  fut  tempéré  par  le  plaisir  de 
voir  une  grande  ville,  et  par  l'espoir  d'y  faire  bientôt  une  figure 
digne  de  moi  ;  car  déjà  les  fumées  de  l'ambition  me  montaient  à 
la  tète  ;  déjà  je  me  regardais  comme  infiniment  au-dessus  de  mon 
ancien  état  d'apprenti  ;  j'étais  bien  éloigné  de  prévoir  que  dans 
peu  je  serais  fort  au-dessons. 

Avant  que  d'aller  plus  loin,  je  dois  au  lecteur  mon  excuse  ou  ma 
justification  tant  sur  les  menus  détails  où  je  viens  d'entrer  que 
sur  ceux  où  j'entrerais  dans  la  suite,  et  qui  n'ont  rien  d'intéres- 
sant à  ses  yeux.  Dans  l'entreprise  que  j'ai  faite  de  me  montrer 
tout  entier  au  public,  il  faut  que  rien  de  moi  ne  lui  reste  obscur  ou 
caché;  il  faut  que  je'  me  tienne  incessamment  sous  ses  yeux,  qu'il 
me  suive  dans  tous  les  égarements  de  mon  cœur,  dans  tous  les  re- 
coins de  ma  vie;  qu'il  ne  me  perde  pas  de  vue  un  seul  instant,  de 
peur  que,  trouvant  dans  mon  récit  la  moindre  lacune,  le  moindre 
vide,  et  se  demandant:  qu'a-t-il  fait  durant  ce  temps-là'?  il  ne 
m'accuse  de  n'avoir  pas  voulu  tout  dire.  Je  donne  assez  de  prise  à 
la  malignité  des  hommes  par  mes  récits,  sans  lui  en  donner  encore 
par  mon  silence. 

Mon  petit  pécule  était  parti ,  j'avais  jasé,  et  mon  indiscrétion  ne 
fut  pas  pour  mes  conducteurs  à  pure  perte.  Madame  Sabran  trouva 
le  moyen  de  m'arracher  jusqu'à  un  petit  ruban  glacé  d'argent  que 
madame  Warens  m'avait  donné  pour  ma  petite  épée,  et  que  je  regret- 
tai plus  que  tout  le  reste  :  l'épée  même  eût  resté  dans  leurs  mains, 
si  je  m'étais  moins  obstiné.  Us  m'avaient  fidèlement  défrayé  dans 
la  route,  mais  ils  ne  m'avaient  rien  laissé.  J'arrive  à  Turin  sans  ha- 
bit ,  sans  argent,  .sans  linge,  et  laissant  très  exactement  à  mon 
seul  mérite  tout  l'honneur  de  la  fortune  que  j'allais  faire. 

J'avais  des  lettres,  je  les  portai  ;  et  tout  de  suite  je  fus  mené  à 
rhospice  des  catéchumènes,  pour  y  être  instruit  dans  la  religion 
pour  laquelle  on  me  vendait  ma  subsistance.  En  entrant,  je  vis  une 
srosse  porte  à  barreaux  de  fer,  qui,  dès  que  je  fus  passé,  fut  fermée 
à  double  tour  sur  mes  talons.  Ce  début  me  parut  plus  imposant 
qu'agréable,  et  commençait  à  me  donner  à  penser,  quand  on  me 
fil  entrer  dans  une  assez  grande  pièce.  J'y  vis  pour  tout  meuble 
un  autel  de  bois  surmonté  d'un  grand  crucifix  au  fond  de  la  cham- 
bre, et  autour  quatre  ou  cinq  chaisesaussi  de  bois,  qui  paraissaient 
avoir  été  cirées,  mais  qui  seulement  étaient  luisantes  à  force  de 
s'eu  servir  et  de  les  frotter.  Uaas  celte  salle  d'assemblée  étaient 


quatre  ou  cinq  affreux  bandits,  mes  camarades  d'instruction:  et 
qui  semblaient  plutôt  des  archers  du  diable  que  des  aspirants  à  se 
faire  enfants  de  Dieu.  Deux  de  ces  coquins  étaient  des  Esclavons 
qui  se  disaient  Juifs  et  Maures,  et  qui.  comme  ils  me  l'avouèrent, 
passaient  leur  vie  à  courir  d'Espagne  et  l'Italie,  embrassant  le  chris- 
tianisme et  se  faisant  baptiser  partout  où  le  produit  en  valait  la 
peine.  On  ouvrit  une  autre  porte  de  fer  qui  partageait  en  deux 
un  grand  balcon  régnant  sur  la  cour.  Par  cette  porte  entrèrent  nos 
sœurs  les  catéchumènes,  qui,  comme  moi,  s'allaient  régénérer,  non 
parle  baptême,  luais  par  une  solennelle  abjuration.  C'étaient  bien 
les  plus  grandes  salopes  et  les  plus  vilaines  coureuses  qui  ja.raais 
aient  empuanti  le  bercail  du  Seigneur.  Une  seule  me  parut  jolie 
et  intéressante;  elle  était  à  peu  près  de  mon  âge,  peut-être  un 
an  ou  deux  de  plus.  Elle  avait  des  yeux  fripons  qui  rencontraient 
quelquefois  les  miens.  Cela  m'inspira  le  désir  de  faire  connaissance 
avec  elle  ;  mais  pendant  près  de  deux  mois  qu'elle  demeura  encore 
dans  cette  maison  où  elle  était  depuis  trois,  il  me  fut  absolument 
impossible  de  l'accoster,  tant  elle  était  recommandée  à  notre  vieille 
geôlière,  et  obsédée  par  le  saint  missionnaire  qui  travaillait  à  sa 
conversion  avec  plus  de  zèle  que  de  diligence.  Il  fallait  qu'elle  fût 
extrêmement  stupide,  quoiqu'elle  n'en  eût  pas  l'air  ;  car  jamais 
instruction  ne  fut  plus  longue.  Le  saint  homras  ne  la  trouvait  tou- 
jours point  en  état  d'abjurer  ;  mais  elle  s'ennuya  de  sa  clôture,  et 
dit  qu'elle  voulait  sortir,  chrétienne  ou  non.  11  fallut  la  prendre  au 
mot  tandis  qu'elle  consentait  encore  à  l'être,  de  peur  qu'elle  ne  se 
mutinât  et  qu'elle  ne  le  voulût  plus. 

La  petite  communauté  fut  assemblée  en  l'honneur  du  nouveaa 
venu.  On  nous  fit  une  courte  exhortation,  à  moi  pour  m'engagera 
répondre  à  la  grâce  que  Dieu  me  faisait,  aux  autres  pour  les  invi- 
ter à  ra' accorder  leurs  prières  et  à  m'édifier  par  leurs  exemples. 
Après  quoi,  nos  vierges  étant  rentrées  dans  leur  clôture,  j'eus  le 
temps  de  m'étonner  à  mon  aise  de  celle  fiù  je  me  trouvais. 

Le  lendemain  matin  on  nous  assembla  de  nouveau  pour  l'instruc- 
tion, et  ce  fut  alors  que  je  commençai  pour  la  première  fois  à  ré- 
fléchir sur  le  pas  que  j'allais  faire,  et  sur  les  démarches  qui  m'y 
avaient  entraîné. 

J'ai  dit,  je  répète,  et  je  répéterai  peut-èlre  encore  une  chose 
dont  je  suis  tous  les  jours  plus  pénétré  ;  c'est  que,  si  jamais  enfant 
reçut  une  éducation  raisonnable  et  saine,  c'a  été  moi.  Né  dans  une 
famille  que  ses  mœurs  distinguaient  du  peuple,  je  n'avais  reçu  que 
des  leçons  de  sagesse  et  des  exemples  d'honneur  de  tous  mes  pa- 
rents. Mon  père,  quoique  homme  de  plaisir,  avait  non  seulement 
une  probité  sûre,  mais  beaucoup  de  religion.  Galant  homme  dans 
le  monde  et  chrétien  dans  l'intérieur,  il  m'avait  inspiré  de  bonne 
heure  les  .sentiments  dont  il  était  pénétré.  De  mes  trois  tanles, 
toutes  sages  et  vertueuses,  les  deux  aînées  étaient  dévoles  ;  et  la 
troisième,  fille  à  la  fois  pleine  de  grâces,  d'esprit  et  de  sens,  l'était 
peut-être  encore  plus  qu'elles,  quoique  avec  moins  d'ostentation. 
Du  sein  de  cette  estimable  t'araillo  je  passai  chez  M.  Lamhercier, 
qui,  bien  qu'homme  d'église  et  prédicateur,  était  croyant  en  de- 
dans, et  faisait  presque  aussi  bien  qu'il  disait.  Sa  sœur  et  lui  cul- 
tivèrent, par  des  instructions  douces  et  judicieuses,  les  principes  de 
piété  qu'Us  trouvèrent  dans  mon  coeur.  Ces  dignes  gens  employè- 
rent pour  cela  des  moyens  si  vrais,  si  discrets,  si  raisonnables,  que, 
loin  de  ra'ennuyer  au  sermon,  je  n'en  sortais  jamais  sans  être  in- 
térieurement touché  et  sans  fairedes  résolutions  de  bien  vivre  aux- 
quelles je  manquais  rarement  en  y  pensant.  Chez  ma  tante  Ber- 
nard, la  dévotion  m'ennuyait  davantage,  parce  qu'elle  en  faisait 
un  métier.  Chez  mon  maiire,  je  n'y  pensais  plus  guère,  sans  pour- 
tant penser  différemment.  Je  ne  trouvai  point  de  jeunes  gens 
qui  me  pervertissent:  je  devins  polisson,  mais  non  libertin. 

J'avais  donc  de  la  religion  tout  ce  qu'un  enfant  à  l'âge  où  j'étais 
en  pouvait  avoir  ;  j'en  avais  même  davantage,  car  pourquoi  déguiser 
ma  pensée?  Mon  enfance  ne  fut  point  d'un  enf.int;  je  sentis,  je 
pensai  toujours  en  homme.  Ce  n'est  qu'en  grandissant  que  je  suis 
rentré  dans  la  classe  ordinaire,  en  naissant  j'en  étais  sorti.  L'on  rira 
de  me  voir  me  donner  modestement  pour  un  prodige;  soit  :  mais 
quand  on  aura  bien  ri,  qu'on  trouve  un  enfant  qu'à  six  ans  les  ro- 
mans intéressent,  attachent,  transportent,  au  pomt  d'en  pleurer  à 
chaudes  larmes;  alors  je  sentirai  ma  vanité  ridicule,  et  je  convien- 
drai que  j'ai  tort. 

Ainsi,  quand  j'ai  dit  qu'il  ne  fallait  point  parler  aux  enfants  de 
religion  si  on  voulait  qu'un  jour  ils  en  eussent,  et  qu'ils  étaient  in- 
capables de  connaître  Dieu,  même  à  notre  manière,  j'ai  tiré  mon 
sentiment  de  mes  observations,  non  de  ma  propre  expérience;  je 
savais  qu'elle  ne  concluait  rien  [lour  les  autres.  Trouvez  des  J.-J. 
Rousseau  à  six  ans,  et  parlez-leur  de  Dieu  à  sept,  je  vous  réponds 
que  vous  ne  courez  aucun  risque. 

On  sent,  je  crois,  qu'avoir  de  la  religion  pour  un  enfant,  et 
même  pour  un  homme,  c'est  suivre  celle  où  il  est  né.  Quelquefois 
on  eu  ôte,  rarement  on  y  ajoute;  la  foi  dogmatique  est  un  fruit  de 
l'éducation.  Outre  ce  principe  commun  qui  m'attachait  au  culte  de 
mes  pères,  j'avais  l'aversion  particulière  alors  à  notre  villepour  le 
catholicisme,  qu'on  nous  donnait  pour  une  affreuse  idolâtrie,  et 
dout  on  peignait  le  clergé  sous  les  plus  noires  couleurs.  Ce  senti- 


LES  CONFESSIONS. 


15 


Tient  allait  si  loin  chez  moi,  qu'au  commencement  je  n'entrevoyais 
amais  le  dedans  d'une  église,  je  ne  rencontrais  jamais  un  prfttre 
in  surplis,  je  n'entendais  jamais  la  clochette  d'une  procession,  s:ins 
jn  frémissement  de  terreur  et  d'effroi  qui  me  quitta  bientôt  dans 
es  villes,  riKiis  qui  souvent  m'a  repris  dans  les  paroisses  de  cainpa- 

,  plus  sctniilaliles  à  celles  où  je  l'avais  d'ahord  éprouvé.  11  est  vrai 
jue  cette  im[ires!^iiin  était  singulièrement  contrastée  par  le  souvenir 
ies  caresses  que  les  cures  des  environs  de  Genève  fout  volontiers 
lux  enfants  de  la  ville.  En  même  temps  que  la.  sonnette  du  viatique 
•ne  faisait  peur,  la  cloche  de  la  messe  ou  de  vêpres  me  rappelait  un 
li|("un(T,  un  goûter,  du  beurre  frais,  des  fruits,  du  Initage.  Le  i)on 
liiK  rdeM.  de  Pontverre  avait  produit  encore  un  grand  effet.  Ainsi 
I'  iii'rtais  aisément  étourdi  sur  tout  cela.  N'envisageant  le  papisme 
|iir  par  des  liaisons  avec  les  amusements  et  la  gourmandise,  je 
n'iiais  apprivoisé  sans  peine  avec  l'idée  d'y  vivre,  mais  non  pas 
ivre  cidie  d'y  entrer;  cette  idée  ne  s'était  offerte  à  moi  qu'en  fuyant 
■t  dans  un  avenir  éloigné.  Dans  ce  moment  il  n'y  eut  plus  moyen 
(le  prendre  le  change  :  je  vis  avec  l'horreur  la  plus  vive  l'espèce 
rriiLMj;rrucnt  que  j'avais  pris  et  sa  suite  inévitable.  Les  futurs 
iiiiipli\ii-.  ipje  j'avais  autour  de  nToi  n'étaient  pas  propres  à  soute- 
riii  Miiiu  (durage  par  leur  exemple,  et  je  ne  pus  me  dissimuler  que 
la  mainte  inuvre  que  j'allais  faire  n'était  au  fond  que  l'action  d'un 
liaiidit.  Tout  jeune  encore,  je  sentis  que,  quelque  religion  qui  fût 
la  li(inne,  j'allais  vendre  la  mienne,  et  que,  quand  même  je  choisi- 
rais bien,  j'allais  au  fond  de  mon  cœur  mentir  au  Saint-Esprit,  et 
mériter  le  mépris  des  hommes.  IMus  j'y  pensais,  plus  je  m'indignais 
C(Hitre  moi-même;  et  je  gémissais  du  sort  qui  m'avait  amené  là, 
coMinie  si  ce  sort  n'eût  pas  été  mon  ouvrage.  1!  y  eut  des  moments 
(lu  ces  réflexions  devinrent  si  fortes  que,  si  j'avais  un  instant  trouvé 
la  porte  ouverte,  je  me  serais  certainement  évadé;  mais  il  ne  me 
fut  pas  possible,  et  celte  résolution  ne  tint  pas  non  plus  bien  forle- 
incut. 

Trop  de  désirs  secrets  la  combattaient  pour  ne  la  pas  vaincre. 
D'ailleurs  l'obstination  du  dessein  formé  de  ne  pas  retourner  à  Ge- 
nève, la  h(mte,  la  difficulté  même  de  repasser  les  monts;  l'embar- 
ras de  me  voir  bien  loin  de  mon  pays  sans  appui,  sans  ressources, 
tout  cela  concourait  à  me  faire  regarder  comme  un  repentir  tardif 
les  remords  de  ma  conscience;  j'affectais  de  me  reprocher  ce  que 
j'avais  fait  pour  excuser  ce  que  j'allais  faire.  En  aggravant  les  torts 
(In  passé,  j'en  regardais  l'avenir  comme  une  suite  nécessaire.  Je  ne 
nir  (lisais  pas  :  Rien  n'est  fait  encore,  et  tu  peux  être  innocent  si 
tu  veux;  mais  je  me  disais  :  Gémis  du  crime  dont  tu  l  es  rendu  cou- 
pable, et  que  tu  t'es  mis  dans  la  nécessité  d'achever. 

En  effet,  quelle  rare  force  d'àme  ne  me  fallait-il  point  à  mon 
âge  pour  révoquer  tout  ce  que  jusque-là  j'avais  pu  promettre  ou 
laisser  espérer,  pour  rompre  les  chaînes  que  je  m'étais  données, 
pour  déclarer  avec  intrépidité  que  je  voulais  rester  dans  la  religion 
de  mes  pères,  au  risque  de  tout  ce  qui  en  pouvait  arriver!  Cette  vi- 
gueur n'était  pas  de  mon  âge,  et  il  est  peu  probable  qu'elle  eût  un 
heureux  succès.  Les  choses  étaient  trop  avancées  pour  qu'on  voulût 
en  avoir  le  démenti,  et  plus  ma  résistance  eût  été  grande,  plus,  de 
manière  ou  d'autre,  on  se  fût  fait  une  loi  de  la  surmonter. 

Le  sophisme  qui  nm  perdit  est  celui  de  la  plupart  des  Iminnies, 
qui  se  plaignent  de  manquer  de  force  quand  il  n'est  déjà  plus  temps 
d'en  user.  La  vertu  ne  nous  coûte  que  par  notre  faute ,  et  si  nous 
voulions  être  toujours  sages,  rarement  aurions-nous  besoin  d'être 
vertueux.  Mais  des  penchants  faciles  à  surmonter  nous  entraînent 
sans  résistance  :  nous  cédons  à  des  tentations  légères  dont  nous 
nnprisons  le  danger.  Insensiblement  nous  tombons  dans  des  situa- 
tions périlleuses  dont  nous  pouvions  aisément  nous  garantir,  mais 
diint  nous  ne  pouvons  plus  nous  tirer  sans  des  efforts  héroïques  qui 
niius  effraient,  et  nous  tombons  enfin  dans  l'abîme,  en  disant  à 
Uieu  :  Pourquoi  m'as-tu  fait  si  faible?  Mais  malgré  nous  il  réfiond 
à  nus  consciences  :  Je  t'ai  fait  trop  faible  pour  sortir  du  goufl're, 
parce  que  je  t'ai  fait  assez  fort  pour  n'y  pas  tomber. 

le  ne  pris  pas  précisément  la  résolution  de  me  faire  catholique  ; 
in.ns,  voyant  le  terme  encore  éloigné,  je  pris  le  temps  de  m'appri- 
\Misrr  à  cette  idée,  et  en  attendant  je  me  figurais  quelque  événe- 
nieiit  imprévu  qui  me  tirerait  d'eml^arras.  Je  résolus,  pour  gagner 
(In  temps,  de  faire  la  plus  belle  défense  qu'il  me  serait  possible. 
lîient(ît  ma  vanité  me  dispensa  de  songer  à  ma  résolution  ;  et  dès 
ipie  je  m'aperçus  que  j'embarrassais  quelquefois  ceux  qui  voulaient 
m'instruire,  il  ne  m'en  fallut  pas  davantage  pour  chercher  à  les 
t(  I  rasser  tout-à-fait.  Je  mis  même  à  cette  entreprise  un  zèle  bien 
ndieide  :  car,  tandis  qu'ils  travaillaient  sur  moi,  je  voulus  travailler 
siu'  eux.  Je  croyais  bonnement  qu'il  ne  fallait  que  les  convaincre 
pMiir  les  engager  à  se  faire  protestants. 

Ils  ne  tronvèretit  donc  pas  en  moi  tout-à-fait  autant  de  facilité 
qu'ils  en  allenilannt,  ni  du  C(')té  des  lumières,  ni  du  ciîté  de  la  vo- 
bnile.  Les  pr.ilestanls  sont  généralement  mieux  instruits  que  les 
callioliqucs.  CcU\  doit  être  ;  la  doctrine  des  uns  exige  la  discussion, 
celle  des  autres  la  soumission.  Le  calholicjue  doit  adopter  la  deci- 
sidu  qu'on  lui  donni!,  le  pnitestant  doit  apprendre  à  se  décider.  On 
savait  cela;  maison  n'attendait,  ni  de  mon  état,  ni  de  mon  âge,  de 
grandes  difficultés  pour  des  gens  exercés.  D'ailleurs  je  n'avais  point 


fait  encore  ma  première  communion,  ni  reçu  les  instructions  qui 
s'y  rapportent  ;  on  le  savait  encore  :  mais  on  ignorait  qu'en  revan- 
che j'avais  été  bien  instruit  chez  M.  Lambercier,  et  que  de  plus  j'a- 
vais par  devers  moi  un  pt^tit  magasin  fort  incommode  dans  l'his- 
toire de  l'église  et  de  l'empire,  que  j'avais  apprise  presque  par  creur 
chez  mon  père,  et  de[inis  presque  oubliée,  mais  qui  me  revint  à 
mesure  que  la  dispute  s'échauffait. 

Un  vieux  prêtre,  petit,  mais  assez  vénérable,  nous  fit  en  connuun 
la  première  conférence.  Celte  conférence  était  pour  mes  camarades 
un  catéchisme  plut("it  qu'une  controverse,  et  il  avait  plus  à  faire  à. 
les  instruire  qu'à  résoudre  leurs  objections.  Il  n'en  fut  pas  de  même 
avec  mi)i.  Quand  mon  tour  vint,  je  l'arrêtai  sur  tout,  je  ne  lui  sauvai 
pas  une  des  objections  que  je  pus  lui  faire.  Cela  rendit  la  conférence 
fort  longue  et  fort  ennuyeuse  pour  les  assistants.  Mon  vieux  prêtre 
[larlait  beaucoup,  s'échauffait,  battait  la  campagne,  et  se  tirait 
d'alfaire  en  disant  qu'il  n'entendait  pas  bien  le  français.  Le  lende- 
main, de  peurquemesindiscrètes  objections  ne  scandalisassent  mes 
camarades,  on  me  mil  à  part  dans  une  autre  chambre  avec  un 
antre  prêtre  plus  jeune,  beau  parleur,  c'est-à-dire  faiseur  de  lon- 
gues phrases,  et  content  de  lui  si  jamais  docteur  le  fut.  Je  ne  me 
laissai  pourtant  pas  trop  subjuguer  à  sa  mine  imposante  :  et,  sentant 
qu'après  tout  je  faisais  ma  tâche,  je  me  mis  à  lui  répondre  avec 
assez  d'assurance  et  à  le  bourrer  par-ci  par-là  du  mieux  que  je  pus. 
11  croyait  ni'assommer  avec  saint  Augustin,  saint  Grégoire,  et  les 
autres  pères,  et  il  trouvait  avec  une  surprise  incroyable  que  je  ma- 
niais tous  CCS  pères-là  presque  aussi  légèrement  que  lui  :  ce  n'était 
pas  qio  je  les  eusse  jamais  lus,  ni  lui  peut-être,  mais  j'en  avais  re- 
tenu beaucoup  de  passages  tirés  de  mon  Le  Sueur;  et  sit('it  qu'il 
m'en  eitait  un,  sans  disputer  sur  sa  citation  je  lui  ripostais  par  un 
autre  du  même  père,  et  qui  souvent  l'embarra.ssait  beaucoup.  Il 
l'emportait  à  la  fin  par  deux  raisons  :  lune,  qu'il  était  le  plus  fort, 
et  que  me  sentant  pour  ainsi  dire  à  sa  merci,  je  jugeais  bien,  quel- 
que jeune  que  je  fusse,  qu'il  ne  fallait  pas  le  pousser  à  bout  ;  car  je 
voyais  assez  que  le  vieux  jietit  prêtre  n'avait  pris  en  amitié  ni  mon 
érudition  ni  moi.  L'autre  raison  était  que  le  jeune  avait  de  l'étude 
et  que  je  n'en  avais  point.  Cela  faisait  qu'il  mettait  dans  sa  manière 
d'argumenter  une  méthode  que  je  ne  pouvais  pas  suivre,  et  que, 
sitôt  qu'il  se  sentait  pressé  d'une  objection  imprévue,  il  la  remettait 
au  lendemain,  disant  que  je  sortais  du  sujet  présent.  11  rejetait 
môme  quelquefois  toutes  mes  citations,  soutenant  qu'elles  étaient 
fausses  ;  et,  .s'offrant  à  m'aller  chercher  le  livre,  me  défiait  de  les  y 
trouver.  Il  sentait  (pi'il  ne  risquait  pas  grand'chose,  et  qu'avec  toute 
mon  érudition  d'emprunt  j'étais  trop  peu  exercé  à  manier  les  livres, 
et  trop  peu  latiniste  pour  trouver  un  passage  dans  un  gros  livre, 
qnaïul  même  je  serais  sûr  qu'il  y  est.  Je  le  soupçonne  môme  d'avoir 
usé  de  l'infidélité  dont  il  accusait  les  ministres,  et  d'avoir  fabriqué 
quelquefois  des  passages  pour  se  tirer  d'une  objection  qui  l'incoiu- 
modait. 

Tandis  que  duraient  ces  petites  ergoteries ,  et  que  les  jours  se 
passaient  à  disputer,  à  marmotter  des  prières,  et  à  faire  le  vaurien, 
il  m'arriva  une  petite  vilaine  aventure  assez  dégoûtante,  et  qui 
faillit  même  à  tourner  fort  mal  pour  moi. 

H  n'y  a  puint  d'àme  si  vile  et  de  cœur  si  barbare  qui  ne  soit  sus- 
ccfitible  de  (|neiquo  sorte  d'attachement.  L'un  de  ces  deux  bandits 
qui  se  disaient  Maures  me  prit  en  afTection.  Il  m'accostait  volon- 
tiers, causait  avec  moi  dans  son  baragouin  franc,  me  rendait  de 
petits  services,  me  faisait  part  quelquefois  de  sa  portion  à  table,  et 
me  donnait  surtout  de  fréquents  baisers  avec  une  ardeur  qui  m'é- 
tait fort  incommode.  Quelque  effroi  que  j'eusse  naturellement  de 
ce  visage  de  pain  dépice  orné  d'une  longue  balafre,  et  de  ce  re- 
gard allumé  qui  semblait  plutôt  furieux  que  tendre,  j'endurais  ces 
baisers  en  me  disant  en  moi-même  :  Le  pauvre  homme  a  conçu 
pour  moi  une  amitié  bien  vive,  j'aurais  tort  do  le  rebuter.  Il  pas- 
sait par  degrés  à  des  manières  plus  libres,  et  me  tenait  quelquefois 
de  si  singuliers  propos,  que  je  croyais  que  la  tête  lui  avait  tourné. 
Un  soir  il  voulut  venir  coucher  avec  moi,  je  m'y  opposai,  disant 
que  mon  lit  était  trop  petit.  11  me  pressa  d'aller  dans  le  sien;  je  le 
refusai  encore  :  car  ce  misérable  était  si  malpropre  et  puait  si  fort 
le  tabac  mâché,  qu'il  me  faisait  mal  au  cœur. 

Le  lendemain,  d'assez  bon  matin,  nous  étions  tous  deux  seuls 
dans  la  salle  d'assemblée;  il  recommença  ses  caresses,  mais  avec 
des  mouvements  si  violents  qu'il  en  était  effrayant.  Enfin  il  voulut 
passer  par  degrés  aux  privautés  les  plus  choquantes,  et  me  forcer, 
en  disposant  de  ma  main  ,  d'en  faire  autant.  Je  me  dégageai  im- 
pétueusement en  poussant  un  cri  et  faisant  un  saut  en  arrière; 
et,  sans  marqiuM'  ni  indignation  ni  colère,  car  je  n'avais  pas  la 
moindre  idée  de  ce  dont  il  s'agissait,  j'exprimai  ma  surprise  et  mon 
dégoût  avec  tant  d'énergie,  qu'il  me  laissa  là  :  mais  tandis  qu'il 
achevait  de  se  démener,  je  vis  partir  vers  la  cheminée  et  tomber 
à  terre  je  ne  sais  quoi  de  gluant  et  de  blanchâtre  qui  me  fit  soule- 
ver le  conir.  Je  m'élançai  sur  le  balcon,  plus  ému,  plus  trouble, 
plus  etïrayé  même  que  je  ne  l'avais  été  de  ma  vie  ,  et  prêt  à  me 
trouver  mal. 

Je  ne  pouvais  comprendre  ce  qu'avait  ce  malheureux  :  je  le  crus 
atteint  du  haut-mal ,  ou  de  quelqu'autre  frénésie  encore  plus  ler» 


iè 


LES  VEILLEES  LITTÉRAIRES  ILLUSTREES. 


rible  ;  et  véritablement  je  ne  sache  rien  de  plus  hideux  à  voir  pour 
quelqu'un  de  sang-froid  que  cet  obscène  et  sale  maintien,  et  ce 
visage  affreux  enflammé  de  la  plus  brutale  concupiscence.  Je  n'ai 
jamais  vu  d'autre  homme  en  pareil  état;  mais,  si  nous  sommes 
ainsi  près  des  femmes,  il  faut  qu'elles  aient  les  yeux  bien  fascinés 
pour  ne  pas  nous  prendre  en  horreur. 

Je  n'eus  rien  de  plus  pressé  que  d'aller  conter  à  tout  le  monde 
ce  qui  venait  de  m'arriver.  Notre  vieille  intendante  me  dit  de  me 
taire,  mais  je  vis  que  cette  histoire  l'avait  fort  affectée,  et  je  l'en- 
tendais grommeler  entre  ses  dents:  Can  maledet!  brulla  bestia  ! 
Comme  je  ne  comprenais  pas  pourquoi  je  devais  me  taire,  j'allai 
toujours  mon  train  malgré  la  défense,  et  je  bavardai  tant,  que  le 
lendemain  un  des  administrateurs  vint  de  bon  matin  m'adresser 
une  mercuriale  assez  vive,  m'accusant  de  compromettre  l'honueur 
d'une  maison  sainte,  et  de*  faire  beaucoup  de  bruit  pour  peu  de 
mal. 

Il  prolongea  sa  censure  en  m'expliquant  beaucoup  de  choses  que 
j'ignorais,  mais  qu'il  ne  croyait  pas  m'apprendre,  persuadé  que  je 
m'étais  défendu  sachant  ce  qu'on  me  voulait,  mais  n'y  voulant 
pas  consentir.  Il  me  dit  gravement  que  c'était  une  œuvre  défendue 
comme' la  paillardise,  mais  dont  au  reste  l'intention  n'était  pas 
plus  offensante  pour  la  personne  qui  en  était  l'objet,  et  qu'il  n'y 
avait  pas  de  quoi  s'irriter  si  fort  pour  avoir  été  trouvé  aimable.  11 
me  dit  sans  détour  que  lui-même,  dans  sa  jeunesse,  avait  eu  le 
même  honneur,  et  qu'ayant  été  surpris  hors  d'état  de  faire  résis- 
tance, il  n'avait  rien  trouvé  là  de  si  cruel.  Il  poussa  l'impudence 
jusqu'à  se  servir  des  propres  termes;  et,  s'imaginant  que  la  cause 
de  ma  résistance  était  la  crainte  de  la  douleur,  il  m'assura  que  cette 
crainte  était  vaine,  et  qu'il  ne  fallait  pas  s'alarmer  de  rien. 

J'écoutais  cet  infâme  avec  un  étonnement  d'autant  plus  grand 
qu'il  ne  parlait  point  pour  lui-même;  il  semblait  ne  m'instruire 
que  pour  mon  bien.  Son  discours  lui  paraissait  si  simple,  qu'il  n'a- 
vait pas  même  cherché  le  secret  du  tèteà-tète,  et  nous  avions  en 
tiers  un  ecclésiastique  que  tout  cela  n'effarouchait  pas  plus  que 
lui.  Cet  air  naturel  m'en  imposa  tellement,  que  j'en  vins  à  croire 
que  c'était  sans  doute  un  usage  ailmis  dans  le  monde,  et  dont  je 
n'avais  pas  eu  plus  tôt  occasion  d'être  instruit.  Cela  fit  que  je  l'é- 
çoutai  sans  colère,  mais  non  sans  dégoût.  L'image  de  ce  qui  m'était 
arrivé,  mais  surtout  de  ce  que  j'avais  vu,  restait  si  fortement  em- 
preinte dans  ma  mémoire  qu'en  y  pensant  le  cœur  me  soulevait 
encore.  Sans  que  j'en  susse  davantage,  l'aversion  de  la  cliose  s'é- 
tendit à  l'aiiologiste,  et  je  ne  pus  me  contraindre  assez  pour  qu'il 
ne  vit  pas  le  mauvais  effet  de  ses  Itçons.  11  me  lança  un  regard 
peu  caressant,  et  dès  lors  il  n'épargna  rien  pour  me  rendre  le  sé- 
jour de  l'hospice  désagréable.  Il  y  parvint  si  bien,  que,  n'apercevant 
pour  en  sortir  qu'une  seule  voie,  je  m'empressai  de  la  prendre,  au- 
tant que  jusque-là  je  m'étais  efforcé  de  l'éloigner. 

Cette  aventure  me  mit  pour  l'avenir  à  couvert  des  entreprises  des 
chevaliers  de  la  manchette;  et  la  vue  des  gens  qui  passaient  pour 
en  être,  me  rappelant  l'air  et  les  gestes  de  mon  effroyable  Maure, 
m'a  toujours  inspiré  tant  d'horreur,  que  j'avais  peine  à  la  cacher. 
Au  contraire,  les  femmes  gagnèrent  beaucoup  dans  mon  esprit  à 
cette  comparaison  :  il  me  semblait  que  je  leur  devais  en  tendre5se 
de  sentiments,  en  hommage  de  ma  personne,  la  réparation  des  of- 
fenses de  mon  sexe;  et  la  plus  laide  guenon  devenait  à  mes  yeux 
un  objet  adorable,  par  le  souvenir  de  ce  faux  .\fricain.  . 

Pour  lui,  je  ne  sais  ce  qu'on  [)nt  lui  dire;  il  ne  me  parut  pas 
qii'excepté  la  dame  Lorenza  personne  le  vit  de  plus  mauvais  œil 
qu'aui)aravant  Cependant  il  ne  m'accosta  ni  ne  me  parla  plus.  Huit 
jours  après  il  fut  baptisé  en  grande  cérémonie,  et  habillé  de  blanc 
de  la  tète  aux  pieds,  pour  représenter  la  candeur  de  son  âme  ré- 
générée. Le  lendemain,  il  sortit  de  l'hospice,  et  je  ne  l'ai  jamais 
revu. 

Mon  tour  vint  un  mois  après;  car  il  fallut  tout  ce  temps-là  pour 
donnera  mes  directeurs  l'honneur  d'une  conversion  difficile  ;  et 
l'on  me  fit  passer  en  revue  tous  les  dogmes  pour  triompher  de  ma 
nouvelle  docilité. 

Enfin,  suffisamment  instruit  et  suffisamment  disposé  au  gré  de 
mes  maîtres,  je  fus  mené  processionnellemenl  à  l'église  métropo- 
litaine de  Saint-Jean  pour  y  faire  une  abjuration  solennelle ,  et  re- 
cevoir les  accessoires  du  baptême  ,  quoiqu'on  ne  me  rebaptiscàt  pas 
réellement;  mais  comme  ce  sont  à  peu  près  les  mêmes  cérémonies, 
cela  sert  à  persuader  au  peuple  que  les  protestants  ne  sont  pas  chré- 
tiens. J'étais  revêtu  d'une  certaine  robe  grise  avec  des  brande- 
bourgs blancs,  et  destinée  pour  ces  sortes  d'occasions.  Deux  hommes 
portaient  devant  et  derrière  moi  des  b«ssius  de  cuivre  sur  lesquels 
ils  frappaient  avec  une  clef,  et  où  cliacun  mettait  son  aumône  au 
gré  de  sa  dévutiuu  ou  d.;  l'intérêt  qu'il  |ireuait  au  nouveau  con- 
verti. Enfin  rien  du  faste  catholique  ne  fut  omis  pour  rendre  la  cé- 
rémonie plus  édifiante  pour  le  public,  ci  pUis  humiliante  pour  moi. 
Il  n'y  eut  que  l'habit  blanc  qui  m'eût  été  fort  utile,  et  qu'on  ne  me 
donna  pas  comme  au  Maure,  attendu  que  je  n'avais  pas  l'honneur 
d'être  Juif. 

Ce  ne  fut  pas  tout.  11  fallut  ensuite  aller  à  l'inquisition  recevoir 
l'absolution  du  crime  d'hérésie,  et  rentrer  dans  le  sein  de  l'église 


avec  la  même  cérémonie  à  laquelle  Henri  IV  fut  soumis  par  son 
ambassadeur.  L'air  et  les  manières  du  très  révérend  père  inquisi- 
teur n'étaient  pas  propres  à  dissiper  la  terreur  secrète  qui  m'avait 
saisi  en  entrant  dans  cette  maison.  Après  plusieurs  questions  sur  ma 
foi,  sur  mon  état,  sur  ma  famille,  il  me  demanda  brusquement.si 
ma  mère  était  damnée.  L'effroi  me  fit  réprimer  le  premier  mou- 
vement de  mon  indignation  ;  je  me  contentai  de  répondre  que  je 
voulais  espérer  qu'elle  ne  fêtait  pas,  et  que  Dieu  avait  dû  féclairer 
à  sa  dernière  heure.  Le  moine  se  tut,  mais  il  fit  une  grimace  qui 
ne  nie  parut  point  du  tout  un  signe  d'approbation. 

Tout  cela  fait,  au  moment  où  je  pensais  être  enfin  placé  selon  mes 
espérances,  on  me  mit  à  la  porte  avec  un  peu  plus  de  vingt  francs 
en  petite  monnaie  qu'avait  produit  ma  quête.  On  me  recommanda 
de  vivre  en  bon  chrétien  ,  d'être  fidèle  à  la  grâce;  on  me  souhaita 
bonne  fortune,  on  ferma  sur  moi  la  porte,  et  tout  disparut. 

Ainsi  s'éclipsèrent  en  un  instant  toutes  mes  grandes  espérances, 
et  il  ne  me  resta  de  la  démarche  intéressée  que  je  venais  de  faire 
que  le  souvenir  d'avoir  été  apostat  et  dupe  tout  à  la  fois.  U  est  aisé 
de  juger  quelle  brusque  révolution  dut  se  faire  dans  mes  idées, 
lorsque  de  mes  brillants  projets  de  fortune  je  me  vis  tomber  dans 
la  plus  complète  misère,  et  qu'après  avoir  délibéré  le  matin  sur  le 
choix  du  palais  que  j'habiterais,  je  me  vis  le  soir  réduit  à  coucher 
dans  la  rue.  On  croira  que  je  commençai  par  me  livrer  à  un  dés- 
espoir d'autant  plus  cruel,  que  le  regret  de  mes  fautes  devait  s'ir- 
riter en  me  reprociiant  que  tout  mon  malheur  était  mon  ouvrage. 
Rien  de  tout  cela.  Je  venais  pour  la  première  fois  de  ma  vie  d'être 
enfermé  pendant  plus  de  deux  mois.  Le  premier  sentiment  que  je 
goûtai  fut  celui  de  la  liberté  que  j'avais  recouvrée.  Après  un  long 
esclavage,  redevenu  maître  de  moi-même  et  de  mes  actions,  je  me 
voyais  au  milieu  d'une  grande  ville  abondante  en  ressources,  pleine 
de  gens  de  condition,  dont  mes  talents  et  mon  mérite  ne  pouvaient 
manquer  de  me  faire  accueillir  sitôt  que  j'en  serais  connu.  J'avais, 
de  plus,  tout  le  temps  d'attendre,  et  vingt  francs  que  j'avais  dans 
ma  poche  me  semblaient  un  trésor  qui  ne  pouvait  s'épuiser.  J'en 
pouvais  disposer  à  mon  gré,  sans  rendre  compte  à  personne.  C'é- 
tait la  première  fois  que  je  m'étais  vu  si  riche.  Loin  de  me  livrer 
au  découragement  et  aux  larmes,  je  ne  fis  que  changer  d'espé- 
rances; et  l'amour-propre  n'y  perdit  rien.  Jamais  je  ne  me  sentis 
tant  de  confiance  et  de  sécurité  :  je  croyais  déjà  ma  fortune  faite, 
et  je  trouvais  beau  de  n'en  avoir  l'obligation  qu'à  moi  seul. 

La  première  chose  que  je  fis  fut  de  satisfaire  ma  curiosité  en  par- 
courant toute  la  ville,  quand  ce  n'eût  été  que  pour  faire  un  acte 
de  ma  liberté.  J'allai  voir  monter  la  garde;  les  instruments  mili- 
taires me  plaisaient  beaucoup.  Je  suivis  des  processions;  j'aimais  le 
faux  bourdon  des  prêtres.  J'allai  voir  le  palais  du  roi  :  j'en  appro- 
chais avec  crainte  ;  mais  voyant  d'autres  gens  entrer,  je  fis  comme 
eux,  on  me  laissa  faire.  Peu't-être  dus-je  celle  grâce  au  petit  paquet 
que  j'avais  sous  le  bras.  Quoi  qu'il  en  soit,  je  conçus  une  grande 
opinion  de  moi-même  en  me  trouvant  dans  ce  palais  :  déjà  je  m'en 
regardais  presque  comme  un  habitant.  Enfin,  à  force  d'aller  et 
venir,  je  me  lassai  :  j'avais  faim,  il  faisait  chaud;  j'entrai  chez  une 
marchande  de  laitage;  on  me  donna  de  la  giuncà,  du  lait  caillé; 
et  avec  deux  grisses  de  cet  excellent  pain  de  Piémont  que  j'aime 
plus  qu'aucun  autre,  je  fis  pour  mes  cinq  ou  six  sous  un  des  bons 
dîners  que  j'aie  faits  de  mes  jours. 

Il  fallut  chercher  un  gîte.  Comme  je  savais  déjà  assez  de  piémon- 
tais  pour  me  faire  entendre,  il  ne  me  fut  pas  difficile  à  trouver,  et 
j'eus  la  prudence  de  le  choisir  plus  selon  ma  bourse  que  selon  mon 
goût.  On  m'indiqua  dans  la  rue  du  Pô  la  femme  d'un  soldat,  qui 
relirait  à  un  sou  par  nuit  des  domestiques  hors  de  service.  Je  trouvai 
chez  elle  un  grabat  vide,  et  je  m'y  établis.  Elle  était  jeune  et  nou- 
vellement mariée,  quoiqu'elle  eût  déjà  cinq  ou  six  enfants.  Nous 
couchâmes  tous  dans  la  même  chambre,  la  mère,  les  enfants,  les 
hôtes  :  et  cela  dura  de  cette  façon  tant  que  je  restai  chez  elle.  Au 
demeurant ,  c'était  une  bonne  femme,  jurant  comme  un  charretier, 
toujours  débraillée  et  décoiffée,  mais  douce  de  cœur,  officieuse,  qui 
me  prit  en  amitié,  et  qui  même  me  fut  utile. 

Je  passai  plusieurs  jours  à  me  livrer  uniquement  au  plaisir  de 
l'indépendance  et  de  la  curiosité.  J'allais  errant  dedans  et  dehors  la 
ville,  furetant,  visitant  tout  ce  qui  me  iiaraissait  curieux  et  nou- 
veau ;  et  tout  fêlait  pour  un  jeune  homme  sortant  de  sa  niche,  qui 
n'avait  jamais  vu  de  capitale.  J'étais  surtout  fort  exact  à  faire  ma 
cour,  et  j'assistais  régulièrement  tous  les  matins  à  la  messe  du  roi. 
Je  trouvais  beau  de  me  voir  dans  la  même  chapelle  avec  ce  prince 
et  sa  suite;  muis  ma  passion  pour  la  musi.|ue,  qui  commençait  à 
se  déclarer,  avait  plus  de  part  à  mon  assiduité  que  la  pompe  de  la 
cour,  qui,  bientôt  vue  et  toujours  la  même,  ne  frappe  pas  long- 
temps. Le  roi  de  Sardaigne  avait  alors  la  meilleure  symphonie  de 
l'Europe.  Snmis,  Desjardins,  les  Bezuzzi,  y  brillaient  alternative- 
ment. U  n'en  fallait  pas  tant  pour  attirer  un  jeune  homme  que  le 
son  du  moindre  instrument,  pourvu  qu'il  fût  juste,  transportait 
d'aise.  Du  reste,  je  n'avais  pour  la  magnificence  qui  frappait  mes 
yeux  qu'une  admirRtion  .stupide  et  sans  convoitise.  La  seule  ch(i,se 
qui  m'intéressât  dans  tout  l'éclat  de  la  cour  était  de  voir  s'il  n'y 


LES  CONFESSIONS. 


« 


urait  'point  là  quelque  jeune  princesse  qui  méritât  mon  hommage, 
t  avec  laquelle  je  pusse  faire  un  roman. 

ic  Vaillis  en  eomrnencer  un  dans  un  état  moins  brillant,  mais  où, 
i  )<:  l'eusse  mis  à  lin,  j'aurais  trouvé  des  plaisirs  mille  fois  plus  dé- 

leux. 

Quoique  je  vécusse  avec  beaucoup  d'économie,  ma  bourse  insen- 
Iblenient  s'épuisait.  Cette  économie,  au  reste,  était  moins  l'effet  de 
irudence  que  d'une  simplicité  de  guùt  que  même  aujourd'hui  l'u- 
|af,'e  des  grandes  tables  n'a  point  altérée.  Je  no  connaissais  pas  et 
eiiectmijais  pas  encore  de  meilleure  chère  que  celle  d'un  repas 
usti(|ue.  Avec  du  laitaf^e,  des  œufs,  des  herbes,  du  fromage,  du 
[lain  bis  et  du  vin  passable,  on  est  toujours  sijr  de  me  bien  réj^aler; 
nim  bon  appétit  fera  le  reste  quand  un  maître-d'liôlel  et  des  laquais 
utour  de  moi  ne  me  rassasieront  pas  de  leur  importun  aspect.  Je 
aisais  alors  de  beaucoup  meilleurs  repas  avecsix  ou  sept  sous  de  dé- 
i<'MS(!  que  je  ne  les  ai  faits  depuis  à  six  ou  sept  francs.  J'étais  donc 
iiliri',  faille  d'être  tenté  de  ne  pas  l'être  :  encore  ai-je  tort  d'appeler 
■l'hi  sobriété  :  car  j'y  mettais  toute  lasensualité  possible.  Mes  poires, 
na  giuncà,  mon  fromage,  mes  grisses,  et  quelques  verres  d'un  gros 
|an  de  Montferrat  il  couper  par  tranches,  me  rendaient  le  plus  lieu- 
eux  des  gourmands;  mais  encore  avec  tout  cela  pouvait-on  voir  la 
in  de  vingt  livres.  C'était  ce  que  j'aiiercevais  plus  sensiblement  de 
our  en  jour,  et  malgré  l'étourderie  de  mon  âge,  mon  inquiétude 
;ur  l'avenir  alla  bientôt  jusqu'à  l'effroi.  De  tous  mes  châteaux  en 
îspagne,  il  ne  nie  resta  que  celui  de  chercher  une  occupation  qui 
Tie  fit  vivre  :  encore  n'était-il  pas  facile  à  réaliser.  Je  songeai  à  mon 
iru  métier;  mais  je  ne  le  savais  pas  assez  pour  aller  travailler 
Inz  lin  maître,  et  les  maîtres  même  n'abondaient  pas  à  Turin.  Je 
(Il  1^  donc,  en  attendant  mieux,  le  parti  d'aller  m'olVrir  de  boiilique 
m  boutique,  pour  graver  un  chiffre  ou  des  armes  sur  de  la  vaisselle, 
espérant  tenter  les  gens  par  le  bon  marché  en  me  mettant  à  leur 
discrétion.  Cet  expédient  ne  fut  pas  fort  heureux.  Je  fus  presque  par- 
tout éeonduit;  et  ee  que  je  trouvais  à  faire  était  si  peu  de  chose, 
qu'à  jieine  y  gagnais-je  quelques  repas.  Un  jour  cependant,  passant 
d'assez  bon  matin  dans  Contra  nova,  je  vis  à  travers  les  vitres  d'un 
comptoir  un(!  jeune  marchande  de  si  bonne  grâce  et  d'un  air  si  atti- 
rant, que,  malgré  ma  timidité  près  des  dames,  je  n'hésitai  pas  d'en- 
trer et  de  lui  offrir  mon  petit  talent.  Elle  ne  me  rebuta  point,  me  fit 
asseoir,  conter  ma  petite  histoire,  me  plaignit,  me  dit  d'avoir  bon 
courage,  et  que  les  bons  chrétiens  ne  m'abandonneraient  pas  : 
:)uis,  tandis  qu'elle  envoyait  chercher  chez  un  orfèvre  du  voisinage 
es  outils  dont  j'avais  dit  avoir  besoin  ;  elle  monta  dans  sa  cuisine 
et  m'apporta  elle-même  à  déjeuner.  Ce  début  me  sembla  de   bon 

;'inr  ;  la  suite  ne  le  démentit  pas,  Klle  me  parut  contente  de  mon 

lit  liavail,  riicore  plus  de  mon  petit  babil  quand  je  me  fus  un  peu 

^slJre  :  r.iv  cib,' était  brillante  et  parée;  et,  malgré  .son  air  gracieux, 
cet  éclat  m'en  avait  imposé.  Mais  son  accueil  plein  de  bonté,  son  ton 
compatissant,  ses  manières  douces  et  caressantes,  me  mirent  bien- 
tôt à  mon  aise.  Je  vis  que  je  réussissais,  et  cela  me  fit  réussir  davan- 
tage. Mais,  quoique  Italienne  et  trop  jolie  pour  n'être  pas  un  peu 
coquette,  elle  était  pourtant  si  modeste  et  moi  si  timide,  qu'il  était 
diliicile  que  cela  vint  sitôt  à  bien.  On  ne  nous  laissa  pas  le  temps 
d'achever  l'aventure.  Je  ne  m'en  rappelle  qu'avec  plus  de  charmes 
les  courts  moments  que  j'ai  passés  auprès  d'elle;  et  je  puis  dire  y 
avoir  goûté  dans  leurs  prémices  les  plus  doux  ainsi  que  les  plus  purs 
plaisirs  de  l'amour. 

C'était  une  brune  extrêmement  piquante,  mais  dont  le  bon  na- 
turel, [leint  sur  son  joli  vi.sage,  rendait  la  vivacité  touchante.  Elle 
s'appelait  madame  Basile.  .Son  mari,  plus  âgé  qu'elle  et  passable- 
ment jaloux,  la  laissait  durant  ses  voyages  sous  la  garde  d  un  com- 
mis trop  maussade  pour  être  séduisant,  et  qui  ne  laissait  pas  d'a- 
voir pour  son  compte  des  prétentions  qu'il  ne  montrait  guère  que 
par  sa  mauvaise  humeur.  Il  en  prit  beaucoup  contre  moi,  quoiiiue 
j'aimasse  à  l'entendre  jouer  de  la  lli'ite,  dont  il  jouait  assez  bien. 
Ce  nouvel  Egisthe  grognait  toujours  quand  il  me  voyait  entrer  chez 
sa  dame:  il  me  traitait  avec  un  dédain  qu'elle  hii  rendait  bien.  Il 
semblait  même  qu'elle  se  plût,  pour  le  tourmenter,  à  me  caresser  en 
sa  présence  ;  et  cette  sorte  de  vengeance,  quoique  fort  de  mon  goùl, 
l'eût  été  bien  plus  dans  le  tête-à-tête;  mais  elle  ne  la  poussait  pas 
jus(|ue-là,  ou  du  moins  ce  n'était  pas  de  la  même  manière.  Soit 
qu'elle  me  trouvât  trop  jeune,  soit  qu'elle  ne  sût  point  faire  les 
avances,  soit  qu'elle  voulût  sérieusement  être  sage,  elle  avait  alors 
uni-  sorte  de  réserve  qui  n'était  pas  lepoussanto,  mais  qui  m'intimi- 
dait sans  que  je  susse  pour(|uoi.  Quoique  je  ne  me  sentisse  pas  pour 
elle  ce  respect  aussi  vrai  que  tendre  que  j'avais  pour  madame  de 
WariMis,  je  me  sentis  plus  di'  crainte  et  bien  moins  de  familiarité. 
J'étais  embarrassé,  tremblant;  je  n'osuis  la  regarder,  je  n'osais  res- 
pirer auprès  d'elle;  cependant  je  craignais  plus  que  la  mort  de 
m'en  éloigner.  Je  dévorais  d'un  œil  avide  tout  ce  que  je  pouvais  re- 
garder sans  être  apereii,  les  (leurs  de  sa  robe,  le  bout  de  son  joli  pied, 
l'intervalle  d'un  bras'l'cnne  et  blanc  qui  paraissait  entre  son  gantet 
sa  manchette,  et  celui  qui  se  faisait  quelquefois  entre  son  tour  de 
gorge  et  sou  mouchoir.  Chaque  objet  ajoutait  à  l'inipressiou  des  au- 
tres. A  force  de  regarder  ce  que  je  pouvais  voir  et  même  au-delà, 
mes  yeux  se  troublaient,  ma  poitrine  s'oppressait,  ma  respiration. 


d'instant  en  instant  plus  embarrassée,  me  donnait  beaucoup  de  peine 
à  gouverner;  et  tout  ce  (jue  je  pouvais  faire  était  de  filer  sans  bruit 
des  soupirs  fort  incommodes  dans  le  silence  où  nous  étions  assez  son- 
vent.  Ileureusemenl  madame  Basile,  occupée  à  son  ouvrage,  ne  s'en 
apercevait  pas,  à  ce  qu'il  me  semblait.  Cependant  je  voyais  quel- 
quefois par  une  sorte  de  sympathie  son  fichu  se  renfler  assez  fré- 
quemment. Ce  dangereux  spectacle  achevait  de  me  perdre;  et  quand 
j'étais  prêt  à  cédera  mon  transport,  elle  m'adressait  quelques  mois 
d'un  ton  tranquille  qui  me  faisaient  rentrer  eu  moi-même  à  l'in- 
stant. 

Je  la  vis  plusieurs  fois  seule  de  cette  manière,  sans  que  jamais  un 
geste,  un  mot,  un  regard  même  trop  expressif,  marquât  entre  nous 
la  moindre  intelligence.  Cet  état,  très  tourmentant  pour  moi,  faisait 
cependant  mm  délices;  et  à  peine  dans  la  simjilicilé  de  mon  cœur 
pouvais-je  imaginer  pourquoi  j'étais  si  tourmenté.  Il  paraissait  que 
ces  petits  tête-à-tête  ne  lui  déplaisaient  jias  non  plus;  du  nmins  elle 
en  rendait  les  occasions  assez  fréquentes;  soin  bien  gratuit  assuré- 
ment de  sa  part  pour  l'usage  qu'elle  en  faisait  et  qu'elle  m'en  laissait 
faire. 

Un  jour  qu'ennuyée  des  sots  colloques  du  commis  elle  avait  monté 
dans  sa  chambre,  je  me  hâtai,  dans  l'arrière-boutique  ou  j'étais, 
d'achever  ma  petite  tâche,  et  je  la  suivis.  Sa  chambre  était  entr'ou- 
verle  ;  j'y  entrai  sans  être  aperçu.  Elle  brodait  près  d'une  fenê- 
tre ,  ayant  en  face  le  côté  de  la  chambre  opposé  à  la  porte.  Elle  ne 
pouvait  ni  me  voir  entrer,  ni  m'entendre  ,  à  cause  du  bruit  que  des 
charriots  faisaient  dans  la  rue.  Elle  se  mettait  toujours  bien  :  ce 
jour-là  sa  parure  approchait  de  la  coquetterie.  Son  attitude  était 
gracieuse  ;  sa  tète  un  peu  bai.ssée  laissait  voir  la  blancheur  de  son 
cou  ;  ses  cheveux  relevés  avec  élégance  étaient  ornés  de  fleurs.  II 
régnait  dans  toute  sa  ligure  un  charme  que  j'eus  le  temps  de  sentir, 
et  qui  me  mit  hors  de  moi.  Je  me  j«lai  à  genoux  à  l'entrée  de  la 
chambre  en  tendant  les  bras  vers  elle  d'un  mouvement  passionné, 
bien  sûr  qu'elle  n«  pouvait  m'entendre  ,  et  ne  pensant  pas  qu'elle 
pût  me  voir  ;  mais  il  y  avait  à  la  cheminée  une  glace  qui  me  trahit. 
Je  ne  sais  quel  effet  ce  transport  fit  sur  elle  :  elle  ne  me  regarda 
point,  ne  me  parla  point;  mais,  tournant  à  demi  la  lète,  d'un  sim- 
ple signe  de  doigt,  elle  me  montra  la  natte  à  ses  pieds.  Tressaillir, 
pousser  un  cri,  m'élancer  à  la  place  qu'elle  m'avait  marquée,  ne  fut 
pour  moi  qu'une  même  chose;  mais  ce  qu'on  aura  peine  à  croire  est 
que  dans  cet  état  je  n'osai  rien  entreprendre  au  delà,  ni  dire  un  seul 
mot,  ni  lever  les  yeux  sur  elle,  ni  la  loucher  même  dans  une  atti- 
tude aussi  contrainte,  [lour  m'apjiuyer  un  instant  sur  ses  genoux. 
J'étais  muet,  immobile,  mais  non  pas  tranquille  assurément  :  tout 
marquait  en  moi  l'agitation  ,  la  joie,  la  reconnaissance,  les  ardents 
désirs,  incertains  dans  leur  objet ,  et  contenus  par  la  frayeur  de  dé- 
plaire, sur  laquelle  mon  jeune  creiir  ne  pouvait  se  rassurer. 

Elle  ne  paraissait  ni  plus  tranquille  ni  moins  timide  que  moi. 
Troublée  de  me  voir  là  ,  interdite  de  m'y  avoir  attiré  ,  et  commen- 
(j'aiit  à  sentir  toute  la  conséquence  d'un  signe  parti  sans  doute  avant 
la  réllexiim  ,  elle  ne  m'accueillait  ni  ne  me  "-epoussait  ;  elle  n'ôtait 
pas  les  yeux  de  dessus  son  ouvrage;  elle  tâchait  de  faire  comme  si 
elle  ne  m'eût  pas  vu  à  ses  pieds;  mais  toute  ma  bêtise  ne  m'empê- 
chait pas  déjuger  qu'elle  partageait  mon  embarras,  peut-être  mes 
désirs,  et  qu'elle  était  retenue  par  une  honte  semblable  à  la  mienne, 
sans  que  cela  me  donnât  la  force  de  la  surmonter.  Cinq  ou  six  ans 
qu'elle  avait  plus  que  moi  devaient,  selon  moi,  mettre  de  son  côté 
toute  la  hardiesse;  et  je  me  disais  que,  puisqu'elle  ne  faisait  rien 
pour  exciter  la  mienne,  elle  ne  voulait  pas  que  j'en  eusse.  Même 
encore  aujourd'hui  je  trouve  que  je  pensais  juste,  et  sûrement  elle 
avait  trop  d'esprit  pour  ne  pas  voir  qu'un  novice  tel  que  moi  avait 
besoin,  non-seulement  d'être  encouragé  ,  mais  d'être  instruit. 

Je  ne  sais  comment  eût  fini  celte  scène  vive  et  muette,  ni  com- 
bien de  temps  j'aurais  demeuré  immobile  dans  cet  état  ridicule  et 
délicieux,  si  nous  n'eussions  été  interrompus.  Au  plus  fort  de  mes 
agitations,  j'entendis  ouvrir  la  porte  de  la  cuisine  qui  touciiait  la 
chambre  où  nous  étions  ;  et  madame  Basile  alarmée  me  dit  vive- 
ment (le  la  voix  et  du  geste  :  Levez-vous,  voici  Rosina.  En  me  le- 
vant en  hâte,  je  saisis  une  main  qu'elle  me  tendait,  et  j'y  appliquai 
deux  baisers  brûlants,  au  second  desquels  je  sentis  cette  char- 
mante main  se  presser  un  peu  contre  mes  lèvres.  De  mes  jours  je 
n'eus  un  si  doux  moment  :  mais  l'occasion  que  J'avais  perdue  ne 
revint  plus,  et  nos  jeunes  amours  en  restèrent  là. 

C'est  peut-être  pour  cela  que  l'image  de  cette  aimable  femme  est 
restée  au  fond  de  mon  cœur  en  traits  si  charmants.  Elle  s'y  est 
même  embellit:  à  mesure  que  j'ai  mieux  connu  le  monde  "et  les 
femmes,  l'our  peu  qu'elle  eût  eu  d'expérience,  elle^'y  fût  prise  au- 
trement pour  animer  un  petit  garçon  :  mais  si  son  cteur  était  faible, 
il  était  honnête;  elle  cédait  involontairement  au  peiichaniqui  l'en- 
traînait; c'était,  selon  toute  apparence,  sa  première  infidélité,  et 
j'aurais  peut-être  eu  plus  encore  à  vaincre  sa  honte  que  la  mienne. 
Sans  en  être  venu  là,  j'ai  goùlé  près  d'elle  des  délices  inexprima- 
bles. Bien  de  tout  ce  que  m'a  fait  sentir  la  possession  des  femmes 
ne  vaut  les  deux  minutes  que  j'ai  passées  à  ses  pieds  sans  même 
oser  toucher  à  sa  robe.  Non  ,  il  n'y  a  point  de  jouissances  pareilles 
à  celles  que  peut  donner  une  houûcle  femme  qu'on  aime  :  tout  est 


18 


LES  VEILLÉES  LITTÉRAIRES  ILLUSTRÉES. 


faveur  auprès  d'elle.  Un  petit  signe  du  doigt,  une  main  légèrement 
pressée  contre  ma  bouche,  sont  les  seules  faveurs  que  je  reçus  ja- 
mais (le  madame  Basile  ;  et  le  souvenir  de  ces  faveurs  si  légères  me 
transporte  encore  eu  y  pensant. 

Les  deux  jours  suivants  j'eus  beau  guetter  un  nouveau  tète-à-tète, 
il  me  fut  impossible  d'en  trouver  le  moment,  et  je  n'apeitus  de  sa 
part  aucun  soin  pour  le  ménager;  elle  eut  même  le  maintien,  non 
plus  l'roid,  mais  plus  retenu  qu'à  l'ordinaire,  et  je  crois  qu'elle  évi- 
tait mes  regards  de  peur  de  ne  pouvoir  assez  gouverner  les  siens. 
Son  maudit  commis  fut  plus  désolant  que  jamais.  11  devint  même 
railleur,  goguenard;  il  me  dit  que  je  ferais  mon  chemin  près  des 
dames.  Je  tremblais  d'avoir  commis  quelque  indiscrétion  ;  et,  me 
regardant  déjà  comme  d'intelligence  avec  elle,  je  voulus  couvrir  du 
mystère  un  goût  qui  jusqu'alors  n'en  avait  pas  grand  besoin.  Cela 
me  rendit  plus  circonspect  à  saisir  les  occasions  de  le  satisfaire;  et, 
à  force  de  les  vouloir  sûres,  je  n'en  trouvai  plus  du  tout. 

Voici  encore  une  autre  folie  romanesque  dant  jamais  je  n'ai  pu 
me  guérir,  et  qui,  jointe  à  ma  timidité  naturelle,  a  beaucoup  dé- 
menti les  prédictions  du  commis.  J'aimais  trop  sincèrement  ,  trop 
parfaitement,  j'ose  le  dire,  pour  pouvoir  aisément  èlre  heureux.  Ja- 
mais' passions  ne  furent  en  même  temps  plus  vives  et  plus  pures  que 
les  miennes;  jamais  amour  ne  fut  plus  vrai,  plus  fendre,  plus  dé- 
sintéressé. J'aurais  mille  fois  sacrifié  mon  bonheur  à  celui  de  la  per- 
sonne que  j'aimais;  sa  réputation  m'était  plus  chère  que  ma  vie; 
et  jamais,  pour  les  plaisirs  de  la  jouissance  ,  je  n'aurais  voulu  com- 
promettre un  moment  son  repos.  Cela  m'a  failapporter  tant  de  soins, 
tant  de  secret,  tant  de  précaution  dans  mes  entreprises,  que  jamais 
aucune  n'a  pu  réussir.  Mon  peu  de  succès  près  des  femmes  est  tou- 
jours venu  de  les  trop  aimer. 

Pour  revenir  au  Auteur  Egislhe  ,  ce  qu'il  y  avait  en  lui  de  plus 
singulier  était  qu'en  devenant  plus  insupportable  le  traître  semblait 
devenir  plus  complaisant.  Dès  le  premier  jour  que  sa  dame  m'avait 
pris  en  affection,  elle  avait  songé  à  me  rendre  utile  dans  le  magasin. 
Je  savais  passablement  l'arithmétique;  elle  lui  avait  proposé  de 
m'apprendre  à  tenir  les  livres  ;  mais  mon  bourru  reçut  très  mal  la 
proposition,  craignant  peut-être  d'être  supplanté.  Ainsi  tout  mon 
travail,  après  mon  burin,  était  de  transcrire  quelques  comptes  et 
mémoires,  de  mettre  au  net  quelques  livres,  et  de  traduire  quelques 
lettres  de  commerce  d'italien  en  français.  Tout  d'un  coup  mon 
homme  s'avisa  de  revenir  à  la  proposition  faite  et  rejelée ,  et  dit 
qu'il  m'apprendrait  les  comptes  à  parties  doubles,  et  qu'il  voulait 
me  mettre  en  état  d'offrir  mes  services  à  M.  Basile,  quand  il  serait 
de  retour.  11  y  avait  dans  son  ton  ,  dans  son  air,  je  ne  sais  quoi  de 
faux,  de  malin,  d'ironique,  qui  ne  me  donnait  pas  de  la  confiance. 
Madame  Basile",  sans  attendre  ma  réponse,  lui  dit  que  je  lui  étais 
obligé  de  ses  offres,  qu'elle  espérait  que  la  fortune  favoriserait  enfin 
mon  mérite,  et  que  ce  serait  grand  dommage  qu'avec  tant  d'esprit  je 
ne  fusse  qu'un  commis. 

Elle  m'avait  dit  plusieurs  fois  qu'elle  voulait  me  faire  faire  une 
connaissance  qui  pourrait  m'être  utile.  Elle  pensait  assez  sagement 
pour  sentir  qu'il  était  temps  de  me  détacher  d'elle.  Nos  muettes  dé- 
clarations s'étaient  faites  le  jeudi.  Le  dimanche  elle  donna  un  dîner 
où  je  me  trouvai,  et  oii  se  trouva  aussi  un  jacubln  de  bonne  mine 
auquel  elle  me  présenta.  Le  moine  me  traita  très  affectueusement,  me 
félicita  sur  ma  conversion,  et  me  dit  plusieurs  choseï  sur  mon  his- 
toire qui  m'apprirent  qu'elle'la  lui  avait  contée:  puis,  me  donnant 
deux  petits  coups  d'un  revers  de  main  sur  la  joue,  il  me  dît  d'être 
sage,  d'avoir  bon  courage  .  et  de  l'aller  voir,  que  nous  causerions 
plus  à  loisir  ensemble.  Je  jugeai  par  les  égards  que  tout  le  monde 
avait  pour  lui,  que  c'était  un  homme  de  considération  ,  et ,  par  le 
ton  paternel  qu'il  prenait  avec  madame  Basile,  qu'il  était  son  con- 
fesseur. Je  me  rappelle  bien  aussi  que  sa  décente  familiarité  était 
mêlée  de  marques  d'estime  et  même  de  respect  pour  sa  pénitente, 
qui  me  firent  alors  moins  d'impression  qu'elles  ne  m'en  font  aujour- 
d'hui. Si  j'avais  eu  plus  d'intelligence,  combien  j'eusse  été  touché 
d'avoir  pu  rendre  sensible  une  jeune  femme  respectée  par  son  con- 
fesseur ! 

La  table  ne  se  trouva  pas  assez  grande  pour  le  nombre  que  nous 
étions  :  il  en  fallut  une  petite,  où  j'eus  l'agréable  vis-à-vis  de  mon- 
sieur le  commis.  Je  n'y  perdis  rien  du  côté  des  attentions  et  de  la 
bonne  chère  ;  il  y  eut  bien  des  assiettes  envoyées  à  la  petite  table, 
dont  l'intention  n'était  sûrement  pas  pour  lui.  Tout  allait  très  bien 
jusque-là;  les  femmes  étaient  fort  gaies,  les  hommes  fort  galants; 
madame  Basile  faisait  les  honneurs  avec  une  grâce  charmante.  Au 
milieu  du  dîner  l'on  entend  arrêter  une  chaise  à  la  porte,  (jnelqu'un 
monte  ;  c'est  M  Basile.  Je  le  vois,  comme  s'il  entrait  actuellement, 
en  habit  d'écarlate  à  boutons  d'or  ;  couleur  que  j'ai  prise  en  aver- 
sion depuis  ce  jour-là.  M.  Basile  était  un  grand  et  bel  homme,  qui 
se  présentait  très  bien.  Il  entre  avec  fracas,  et  de  l'air  de  quelqu'un 
qui  surprend  son  monde,  quoiqu'il  n'y  eût  là  que  de  ses  amis.  Sa 
femme  lui  saute  au  cou,  lui  prend  les  mains,  lui  fait  mille  caresses 
qu'il  reçoit  sans  les  lui  rendre.  Il  salue  la  compagnie,  on  lui  donne 
un  couvert,  il  mange.  A  peine  avait-on  commencé  de  parler  de  son 
voyage,  que,  jetant  les  yeux  sur  la  petite  table,  il  demande  d'un  ton 
sévère  pç  que  ç'estque  ce  petit  garçon  (ju'il  aperçoit  là.  IVIadame  Ba- 


sile le  lui  dit  tout  naïvement.  11  demande  si  je  loge  dans  la  maison 
On  lui  dît  que  non.  Pourquoi  non'?  reprend-il  grossièrement;  puis- 
qu'il s'y  tient  le  jour,  il  peut  bien  y  rester  la  nuit.  Le  moine  prit  1 
parole,  et,  après  un  éloge  grave  et  vrai  de  madame  Basile,  il  fit  U 
mien  en  peu  de  mots,  ajoutant  que,  loin  de  blâmer  la  pieuse  cha- 
rité de  sa  femme,  il  devait  s'empresser  d'y  prendre  part,  puî'squ 
rien  n'y  passait  les  bornes  de  la  discrétion.  Le  mari  répliqua  d'ui 
ton  d'humeur  dont  il  cachait  la  moitié,  contenu  par  la  présence  di 
moine,  mais  qui  suffit  pour  me  faire  sentir  qu'il  avait  des  instruc- 
tions sur  mon  compte,  et  que  le  commis  m'avait  servi  de  s. 
façon. 

\  peine  était-on  hors  de  table,  que  celui-ci,  dépêché  par  soi 
bourgeois,  vint  en  triomphe  me  signifier  de  sa  part  de  sortir 
l'instant  même  de  chez  lui  et  de  n'y  remettre  les  pieds  de  ma  vie 
11  assaisonna  sa  commission  de  tout  ce  qui  pouvait  la  rendre  insul 
tante  et  cruelle.  Je  partis  sans  rien  dire,  mais  le  cœur  navré,  moin 
de  quitter  cette  aimable  femme,  que  de  la  laisser  en  proie  à  la  bru 
talité  de  son  mari.  Il  avait  raison  sans  doute  de  ne  vouloir  pas  qu'ell 
fût  infidèle;  mais  quoique  sage  et  bien  née,  elle  était  Italîenni 
c'est-à-dire  sensible  et  vindicative  :  et  il  avait  tort,  ce  me  sembh 
de  prendre  avec  elle  les  moyens  les  plus  propres  à  s'attirer  le  mal 
heur  qu'il  craignait. 

Tel  fut  le  succès  de  ma  première  aventure.  Je  voulus  essayer  d 
repasser  deux  ou  trois  fois  dans  la  rue,  pour  revoir  au  moins  cell 
que  mon  Cfcur  regrettait  sans  cesse  :  mais  au  lieu  d'elle  je  ne  v 
que  son  mari  et  le  vigilant  commis,  qui,  m'ayant  aperçu,  me  f 
avec  l'aune  de  la  boutique  un  geste  plus  expressif  qu'attirant.  Mi 
voyant  si  bien  guetté,  je  perdis  courage  et  n'y  passai  plus.  Je  voul 
aller  voir  au  moins  le  patron  qu'elle  m'avait  ménagé.  Malheureusi 
ment  je  ne  savais  pas  son  nom.  Je  rôdai  plusieurs  fois  inuiileraei 
autour  du  couvent  pour  tâcher  de  le  rencontrer.  Enfin  d'autres  év 
nemenis  ra'ôtèrent  les  charmants  souvenirs  de  madame  Basile  ; 
dans  peu  je  l'oubliai  si  bien,  qu'aussi  simple  et  aussi  novice  qu'ai 
paravant,  je  ne  restai  pas  même  affriandé  de  jolies  femmes. 

Cependant  ses  libéralités  avaient  un  peu  remonté  mon  pel 
équipage,  très  modestement  toutefois,  et  avec  la  précaution  d'ui 
femme  prudente  qui  regardait  plus  à  la  propreté  qu'à  la  parure, 
qui  voulait  ra'empêcher  de  souffrir,  et  non  pas  me  faire  briller.  Me 
habit,  que  j'avais  apporté  de  Genève,  était  bon  et  portable  encon 
elle  y  ajouta  un  chapeau  et  quelque  linge.  Je  n'avais  point  de  ma 
chettes;  ele  ne  voulut  point  m'en  donner,  quoique  j'en  eusse  boui 
envie.  Elle  se  contenta  de  me  mettre  en  état  de  me  tenir  propre,  „ 
c'est  un  soin  qu'il  ne  fallut  pas  me  recommander  tant  que  je  paru 
devant  elle. 

Peu  de  jours  après  ma  catastrophe,  mon  hôtesse,  qui,  comme  j' 
dit,  m'avait  pris  en  amitié,  me  dit  qu'elle  m'avait  peut-être  trou 
une  place,  et  qu'une  dame  de  condition  voulait  me  voir.  A  ce  rai 
je  me  crus  tout  de  bon  dans  les  hautes  aventures,  car  j'en  revenii 
toujours  là.  Celle-ci  ne  se  trouva  pas  aussi  brillante  que  je  ii 
l'étais  figuré.  Je  fus  chez  cette  dame  avec  la  domestique  qui  lui  av.i 
parlé  de  moi.  Elle  m'interrogea,  m'examina;  je  ne  lui  déplus  pa| 
et  tout  de  suite  j'entrai  à  son  service  en  qualité  de  laquais.  Je  ti 
vêtu  de  la  couleur  de  ses  gens  ;  la  seule  distinction  fut  qu'ils  pc 
talent  l'aiguillette,  et  qu'on  ne  me  la  donna  pas.  Comme  ît  n'y  avl 
point  de  galons  à  sa  livrée,  cela  faisait  presque  un  habit  bourgec^ 
Voilà  le  terme  inattendu  auquel  aboutirent  enfin  toutes  mes  grai- 
des  espérances. 

Madame  la  comtesse  de  'Vercellîs,  chez  qui  j'entrai,  était  veuvet 
sans  enfants.  Son  mari  était  Piémontais;  pour  elle  je  l'aï  toujo 
crue  Savoyarde,  ne  pouvant  imaginer  qu'une  Piémontaise  parla 
bien  français,  et  eût  un  accent  si  pur.  Elle  était  entre  deux  àgj, 
d'une  figure  fort  noble,  d'un  esprit  orné,  aimant  la  littérature  (rtf 
çaise,  et  s'y  connaissant.  Elle  écrivait  beaucoup,  et  toujours  en  fr*)- 
çais.  Ses  lettres  avaient  le  tour  et  presque  la  grâce  de  celles  p: 
madame  de  Sévigné,  on  n'aurait  pu  s'y  tromper  à  quelques-uri. 
Mon  principal  emploi,  et  qui  ne  me  déplaisait  pas,  était  de  les  écije 
sous  sa  dictée,  un  cancer  au  sein,  qui  la  faisait  beaucoup  sou£lt,i 
ne  lui  permettant  plus  d'écrire  elle-même. 

Madame  de  Vercellis  avait  non  seulement  beaucoup  d'esprit,  nia)) 
une  âme  élevée  et  forte.  J'ai  .suivi  sa  dernière  maladie  ,  je  l'ai 
souffrir  et  mourir  sans  jamais  marquer  un  instant  de  faibles 
sans  faire  le  moindre  cU'^irt  pour  se  contraindre,  sans  sortir  d(,' 
rôle  de  femme,  et  sans  se  douter  qu'il  y  eût  à  cela  de  la  phîlosopli, 
mot  qui  n'était  pas  encore  à  la  mode  ,  et  qu'elle  ne  connaîsi 
même  pas  dans  le  sens  qu'il  porte  aujourd'hui.  Cette  force  de  cai)-ji 
tère  allait  quelquefois  jusqu'à  la  sécheresse.  Elle  m'a  toujours  p| 
aussi  peu  sensible  pour  autrui  que  pour  elle-même;  et  quand 
faisait  du  bien  aux  malheureux,  c'était  pour  faire  ce  qui  était  Ijoit 
en  soi,  plutôt  que  par  une  véritable  commisération.  J'ai  un  jufi 
éprouvé  de  cette  insensibilité  pendant  les  trois  mois  que  j'ai  paÈ^ 
auprès  d'elle.  Il  était  naturel  qu'elle  prit  en   affection  un  jeldi 
homme  de  quelque  espérance  qu'elle  avait  incessamment  sou£:s 
yeux,  et  qu'elle  songeât,  se  sentant  mourir  ,  qu'après  elle  il  ai 
besoin  de  secours  et  d'appui  :  cependant,  soit  quelle  ne  mejuàH 
pas  digne  d'une  attçntioa  particulière,  soit  que  les  gens  qui  \  i. 


LES  CONFESSIONS. 


19 


daient  ne  lui  aient  permis  de  songer  qu'à  eux,  elle  ne  fit  rien 
)ur  moi. 

Je  me  rappelle  pourtant  fort  bien  qu'elle  avait  marqué  quelque 
l'iriosité  de  me  connaître.  Elle  m'intcrro|,'eait  quelquefois  ;  elle  était 
en  aise  que  je  lui  montrasse  les  lettres  que  j'écrivais  à  madame 
î  Warcns,  que  je  lui  renHisse  compte  de  mes  sentiments.  Mais  elle 
e  s'y  prenait  assurément  pas  bien  pour  les  connaître  eu  ne  me  men- 
ant jamais  les  siens.  Mou  t(eur  aimait  à  s'épancher  pourvu  qu'il 
ulilque  c'étaildans  un  autre.  Des  interrowalions  sèches  et  froides, 
ns  aucun   signe  d'approliatioii  ou  de  blàmo  sur  mes  ré[ionses,  ne 
e  donnaient  aucuni'  cniilinK  >■.  Quand  rien  ne  m'apprenaitsi  mon 
ihil  iilaisaitou  di:|ilais,iil,  |'(  lais  toujours  en  crainte,  et  je  cher- 
"'liais  moins  à  nioulni-  cr  i|iic  je  pensais  qu'à  ne  nen  dire  qui  put 
e  nuire.  J'ai  remarqué,  depuis,  que  cette  manière  sèche  d'inter- 
'"f{)ger  les  gens  pour  les  connaître  est  un  tic  assez  commun  chez  les 
mmes  qui  se  piquent  d'esprit.  Elles  s'imaginent  qu'en  ne  laissant 
"i|3int  paraître  leur  sentiment  elles  parviendront  à  mieux  pénétrer 
vôtre  ;  mais  elles  ne  voient  pas  qu'elles  ôtent  par  là  le  courage  de 
montrer.  Un  homme  qu'on  interroge  commence  par  cela  seul  à 
!  mettre  en  garde,  et  s'il  croit  que,  sans  prendre  à  lui  un  véritable 
itérét,  on  ne  veut  que  le  faire  jaser,  il  ment,  ou  se  tait,  ou  redou- 
le  d'attention  sur  lui-même,  et  aime  encore  mieux  passer  pour  un 
)t  que  d'être  dupe  de  votre  curiosité.  Enfin  c'est  toujours  un  man- 
iais moyen  de  lire  dans  le  cœur  des  autres  que  d'affecter  de  ca- 
'■'II  her  le  sien. 

>|  Mailame  de  Vercellis  ne  m'a  jamais  dit  un  mot  q\ii  sentît  l'affec- 
'I' on,  la  pitié,  la  bienveillance.  Elle  m'interrogeait  froidement  ;  je 
I  )l  jpondais  avec  réserve.  Mes  réponses  étaient  si  timides  qu'elle  dut 
«Il  !s  trouver  basses,  et  s'en  ennuya.  Sur  la  fin  elle  ne  me  qufstinu- 
f«  ait  plus,  ne  me  parlait  plus  que  jiour  son  service  :  elle  me  jugea 
"«loins  sur  ce  que  j'étais  que  sur  ce  qu'elle  m'avait  fait;  et,  à  force 
eitie  ne  voir  en  moi  qu'un  laquais,  elle  m'empêcha  de  lui  paraître 
:;f!ulre  chose. 

iw   Je  crois  que  j'éprouvai  dès  lors  ce  jeu  malin  des  intérêts  cachés 

ni  m'a  traversé  toute  ma  vie,  et  qui  m'a  donné  une  aversion  bien 

çtllaturelle  pour  l'ordre  apparent  qui  les  produit.  Madame  de  Vercellis, 

un  l'ayant  point  d'enfants,  avait  pour  héritier  son  neveu  le  comte  de 

<',ii  Roque  qui  lui  faisait  assidûment  sa  cour.  Outre  cela,  ses  princi- 

11»  laux  domestiques,  qui  la  voyaient  tirer  à  sa  fin,  ne  s'oubliaient 

«■as,  et  il  y  avait  tant  d'empressés  autour  d'elle,  qu'il  é:ait  difficile 

liai  u'elle  eût  du  temps  pour  penser  à  moi.  A  la  tête  de  sa  maison 

mitait  un  nommé  M.  Lorenzi,  homme  adroit,  dont  la  femme  encore 

'«(iliis  adroite  s'était  tellement  insinuée  dans  les  bonnes  grâces  de  sa 

snnaîtresse,  qu'elle  était  plutôt  chez  elle  sur  le  pied  d'une  amie  que 

l'une  femme  à   ses  gages.  Elle  lui  avait  donné  pour  femme  de 

l'.j'i  haiiibre  une  nièce  à  elle,  appelée  mademoiselle  l'oiital,  fine  mou- 

m  hc,  (|iii  se  donnait  des  airs  de  demoiselle  suivante,  et  aidait  sa  tante 

■m  (ibsédorsi  bien  leur  maîtresse,  qu'elle  ne  voyait  que  par  leurs  yeux 

m  t  n'agissait  que  par  leurs  mains.  Je  n'eus  pas  le  bonheur  d'agréer 

-n   CCS  trois  personnes  :  je  leur  obéissais,  mais  je  ne  les  servais  pas  ; 

wae  n'imaginais  pas  qu'outre  le  service  de  notre  commune  maîtresse 

paie  dusse  être  encore  le  valet  de  ses  valets.  J'étais  d'ailleurs  une  es- 

(fiièce  de  personnage  inquiétant  pour  eux.  Us  voyaient  iiieu  que  je 

po  l'étais  pas  à  ma  place  ;  ils  craignaient  que  madame  ne  le  vit  aussi, 

iMt  que  ce  qu'elle  ferait  pour  m'y  mettre  ne  diminuât  leurs  portions; 

,'«ii  ar  ces  sortes  de  gens,  trop  avides  pour  être  justes,  regardent  tous 

;raies  legs  qui  sont  pour  d'autres  comme  pris  sur  leurs  propres  biens. 

Is  se  réunirent  donc  pour  m'écarter  de  ses  yeux.  Elle  aimait   à 

t  '  rii  (■  des  lettres  ;  c'était  un  amusement  pour  elle  dans  son  étal,  ils 

Vil  (Icgoùterent  et  l'en  tirent  détourner  par  le  médecin,  en  la  per- 

I  il  ml  (pie  cela  la  fatiguait.  Sous  prétexte  que  je  n'entendais  |ias 

:'\r  Ml  vice,  on  employait  au  lieu  de  moi  deux  gros  manants  de  por- 

Ji  MIS  de  chaise  autour  d'elle  :  enfin  l'on  fit  si  bien  ([ue  quand  elle 

il  Miii  testament,  il  y  avait  huit  jours  que  je  n'étais  entre  dans  sa 

hamlire.  Il  est  vrai  qu'après  cela  j'y  entrai  comme  auparavant,  et 

mil 'y  lus  luéoie  plus  assidu  que  personne;  car  les  douleurs  de  cette 

(tr  laiivre  l'emine  nie  déchiraient;  la  constance  avec  laquelle  elle  les 

oullrail  me  la  rendait  extrêmement  respectable  et  chère  ;  et  j'ai 

lien  versé  dans  sa  chambre  des  larmes  sincères,  sans  qu'elle  ni  per- 

m  on  ne  s'en  aperçut. 

jv    ^llus  la  perdîmes  enfin.  Je  la  vis  expirer.  Sa  vie  avait  été  celle 

le»  l'une  femme  d'esprit  et  de  sens:  sa  mort  fut  celle  d'un  sage.  Je  puis 

i  lire  qu'elle  me  rendit  la  religion  catholique  aimable  parla  sérénité 

trànie  avec  laquelle  elle  en  remplit  les  devoirs  sans  négligence  et 

sis  ans  all'eetation.  Elle  était  naturellement  sérieuse.  Sur  la  lin  de  sama- 

ar|adii'  elle  prit  une  sorte  de  gailé  trop  égale  pour  être  jouée,  et  qui 

l'eiaii  iiu'uu  contre-poids  donné  par  la  raison  contre  la  tristesse  de 

I  on  elal.  Elle  ue  garda  le  lit  que  les  deux  derniers  jours,  et  ne  cessa 

■ntrctenir  paisiblement  avec  tout  le  monde.  Enfin,  ne  parlant 

n|)lus,et  déjà  dans  les  transports  de  l'agonie,  elle  lit  un  gros  pet  : 

^011,  dit-elle  en  se  retournant,   femme  qui  pete  n'est  pas  morte, 

jfljJe  turent  les  derniers  mots  quelle  prononça. 

^  Elle  avait  légué  un  an  de  leurs  gages  4  ses  bas  domestiques  ;  mais, 

l'étant  point  couche  sur  l'rtat  de  sa  iKaison,  je  n'eus  rien,  (jepen- 

jiij  laiU  le  comte  de  la  Uoquc  me  lit  dont  cr  trt;ute  livres  et  me  laissa 


l'habit  neuf  que  j'avais  sur  le  corps,  et  que  .M.  Eorenzi  voulait  m'ô- 
ter.  Il  promit  même  de  chercher  à  me  placer,  et  me  dit  de  l'aller 
voir.  J'y  fus  deux  ou  trois  fois,  sans  pouvoir  lui  parler.  J'étais  fa- 
cile à  rebutor.  Je  n'y  retournai  plus.  On  verra  bientôt  que  j'eus  tort. 

Que  n'ai-je  achevé  tout  ce  que  j'avais  à  dire  de  mon  séjour  chez 
madame  de  Vercellis!  Mais,  bien  que  mon  apparente  situation  de- 
meurât la  même,  je  ne  sortis  pas  de  sa  maison  comme  j'y  étais  en- 
tré. J'en  emportai  les  longs  souvenirs  du  crime  et  l'insupportable 
poids  des  remords  dont,  au  bout  de  quarante  ans,  ma  conscience  est 
encore  chargée,  et  dont  l'amer  sentiment,  loin  de  s'affaiblir,  s'irrite 
à  niisiire  que  je  vieillis.  Qui  croirait  que  la  faute  d'un  enfant  piit 
avoir  des  suites  aussi  cruelles?  C'est  de  ces  suites  plus  que  probables 
(|uo  mou  cœur  peut  se  consoler.  J'ai  peut-être  fait  périr  dans  l'op- 
probre et  dans  la  misère  une  fille  aimable,  honnête,  estimable,  et 
qui  sûrement  valait  beaucoup  mieux  que  moi. 

Il  est  bien  difficile  que  la  dissolution  d'un  ménage  n'entraîne  un 
peu  de  confusion  dans  la  maison,  et  qu'il  ne  s'égare  bien  des  cho- 
ses. Cependant,  telle  était  la  fidélité  des  domestiques,  et  la  vigi- 
lance de  M.  et  madame  Lorenzi,  que  rien  ne  se  trouva  de  manque 
sur  l'inventaire.  La  seule  mademoiselle  Pontal  perdit  un  petit  ru- 
ban couleur  de  rose  et  argent  déjà  vieux.  Beaucoup  d'autres  meil- 
leures choses  étaient  à  ma  portée;  ce  ruban  seul  me  tenta,  je  le 
volai  ;  et  comme  je  ne  le  cachais  guère,  on  me  le  trouva  bientôt. 
On  voulut  savoir  où  je  l'avais  pris;  je  me  trouble,  je  balbutie,  et 
enfin  je  dis  en  rougissant  que  c'est  Marion  qui  me  l'a  donné.  Marioa 
était  une  jeune  Mauriennoise  (1),  dont  madame  de  Vercellis  avait 
fait  sa  cuisinière,  quand,  cessant  de  donner  à  manger,  elle  avait 
renvoyé  la  sienne,  ayant  plus  besoin  de  bons  bouillons  que  de  ra- 
goûts fins.  Non  seulement  Marion  était  jolie,  mais  elle  avait  une 
fraîcheur  de  coloris  qu'on  ne  trouve  que  dans  les  montagnes,  et 
surtout  un  air  de  modestie  et  de  douceur  qui  faisait  qu'on  ne  pou- 
vait la  voir  sans  l'aimer;  d'ailleurs  bonne  tille,  sage,  et  d'une  fidé- 
lité à  toute  épreuve.  C'est  ce  qui  surprit  quand  je  la  nommai.  L'on 
n'avait  guère  moins  de  confiance  en  moi  qu'en  elle,  et  l'on  jugea 
qu'il  importait  de  vérifier  lequel  était  le  fripon  des  deux.  On  la  lit 
venir;  l'assemblée  était  nombreuse;  le  comte  de  la  Uoque  y  était. 
Elle  arrive,  on  lui  montre  le  ruban.  Je  la  charge  effrontément,  elle 
reste  interdite,  se  tait,  me  jette  un  regard  qui  aurait  désarme  les 
démons,  et  auquel  mon  barbare  cœur  résiste.  Elle  nie  enfin  avec 
assurance,  mais  sans  emportement,  m'aiiostrophe,  m'exhorte  à  ren- 
trer en  moi-même,  à  ne  pas  déshonorer  une  fille  innocente  qui  ne 
m'a  j'amais  fait  de  mal;  et  moi,  avec  une  impudence  infernale,  je 
confirme  ma  déclaration,  et  lui  soutiens  en  face  qu'elle  m'a  donné 
le  ruban,  l.a  pauvre  fille  se  mit  à  pleurer,  et  ne  nie  dit  que  ces 
mots  :  Ah  1  Uousseau,  je  vous  croyais  un  bon  caractère:  vous  me 
rendez  bien  malheureuse,  mais  je  ne  voudrais  pas  être  à  votre  place. 
Voilà  tout.  Elle  continua  de  se  défendre  avec  autant  de  simplicité 
que  de  fermeté,  mais  sans  se  permettre  jamais  contre  moi  la  moin- 
dre invective.  Cette  modération,  comparée  à  mon  ton  décidé,  lui 
fit  tort  :  il  ne  semblait  pas  naturel  de  supposer  d'un  coté  une  audace 
aussi  diabolique,  et  de  l'autre  une  aussi  angélique  douceur.  On  ne 
parut  pas  se  décider  absolument,  mais  les  préjugés  étaient  pour  moi. 
Ilans  le  tracas  où  l'on  était  on  ne  se  donna  pas  le  temps  d'appro- 
fondir la  chose,  et  le  comte  de  la  Roque,  en  nous  renvoyant  tous 
deux,  se  contenta  de  dire  que  la  conscience  du  coupable  vengerait 
assez  l'innocent.  Sa  prédiction  n'a  pas  été  vaine  ;  elle  ne  cesse  pas 
un  seul  jour  de  s'accomplir. 

J'Ignore  ce  que  devint  cette  victime  de  ma  calomnie,  mais  il  n'y 
a  pas  d'apparence  qu'elle  ait  après  cela  trouvé  facilement  à  se  bien 
jilacer.  Elle  emportait  une  imputation  cruelle  à  son  honneur  de 
toutes  manières.  Le  vol  n'était  qu'une  bagatelle,  mais  eiilin  c'était 
nu  vol,  et,  qui  pis  est,  em|iloyé  à  séduire  un  jimne  garçon  ;  enfin  le 
mensonge  et  l'obstination  ne  laissaient  rien  à  espérer  de  celle  en 
qui  tant  de  vices  étaient  réunis.  Je  ne  regarde  pas  même  la  misère 
et  l'abandon  comme  le  plus  grand  danger  auquel  je  l'aie  exposée. 
Qui  sait,  à  son  âge,  où  le  découragement  de  l'innocence  avilie  a  pu 
la  porter?  Eh!  si  le  remords  d'avoir  pu  la  rendre  malheureuse  est 
insupportable,  qu'on  juge  de  celui  d'avoir  pu  la  rendre  pire  que 
moi. 

Ce  souvenir  cruel  me  trouble  quelquefois  et  me  bouleverse  au 
point  de  voir  dans  mes  insomnies  cette  pauvre  fille  venir  me  repro- 
cher mon  crime,  comme  s'il  n'était  commis  que  d'hier.  Tant  que 
j'ai  vécu  tranquille,  il  m'a  moins  tourmenté;  mais  au  milieu  d'une 
vie  orageuse  il  m'ôte  la  plus  douce  consolation  des  innocents  per- 
.sécutés;  il  me  fait  bien  sentir  ce  que  je  crois  avoir  dit  dans  quelque 
ouvrage,  que  le  remords  s'endort  durant  un  destin  prospère  et  s'ai- 
grit dans  l'adversité.  Cependant  je  n'ai  jamais  pu  prendre  sur  moi 
de  décharger  mon  cieiir  de  cet  aveu  dans  le  sein  d'un  ami.  La  plus 
étroite  intimité  ne  me  l'a  jamais  fait  faire  à  personne,  pas  même 
à  madame  de  Warens.  Tout  ce  que  j'ai  pu  faire  a  été  d'avouer  que 
j'avais  à  me  reprocher  une  action  atroce ,  mais  je  n'ai  jamais  dit 
en  quoi  elle  consistait.  Ce  poids  est  donc  resté  jusqu'à  ce  jour  sans 
allégement  sur  ma  conscience,  et  je  puis  dire  que  le  désir  de  m'ea 


(1;  Uo  la  Mauriemie  province  de  Savoie, 


A.  de  B, 


20 


LES  VEILLÉES  LITTÉRAIRES  ILLUSTRÉES. 


délivrer  en  quelque  sorte  a  beaucoup  contribué  à  la  résolution  que 
j'ai  prise  d'écrire  mes  confessions. 

J'ai  procédé  rondement  dans  celle  que  je  viens  de  faire,  et  l'on 
ne  trouvera  sûrement  pas  que  j'aie  ici  pallié  la  noirceur  de  mon 
forfait.  Mais  je  ne  remplirais  pas  non  plus  ma  lâche  si  je  n'expo- 
sais en  même  temps  mes  dispositions  intérieures,  et  que  je  craignisse 
de  m'excuser  en  ce  qui  est  conforme  à  la  vérité.  Jamais  la  méchan- 
ceté ne  fut  plus  loin  de  moi  que  dans  ce  cruel  moment;  et  quand 
je  chargeai  celte  malheureuse  fille,  il  est  bizarre  ,  mais  il  est  vrai, 
que  mon  amitié  pour  elle  en  fut  la  cause.  Elle  était  présente  à  ma 
pensée;  je  m'excusai  sur  le  premier  objet  qui  s'offrit.  Je  Tacrusai 
d'avoir  fait  ce  que  je  voulais  faire,  et  de  m'avoir  donné  le  ruban, 
parce  que  mon  intention  était  de  le  lui  donner.  Quand  je  la  vis  pa- 
raître, mon  cœur  fut  déchiré;  mais  la  présence  de  tant  de  monde 
fut  plus  forte  que  mun  repentir.  Je  craignais  peu  la  punition,  je  ne 
craignais  que  la  honte;  mais  je  la  craignais  plus  que  la  mort,  plus 
que  le  crime,  plus  que  tout  au  monde.  J'aurais  voulu  m'enfoncer, 
m'etouffer  dans  le  centre  de  la  terre  :  l'invincible  honte  l'emporta 
sur  tout,  la  honte  seule  lit  mon  imprudence;  et  plus  je  devenais 
criminel,  plus  la  honte  d'en  convenu'  me  rendail-intrépide.  Je  ne 
voyais  que  l'horreur  d'être  reconnu,  déclaré  publiquement,  moi 
présent,  voleur,  menteur,  calomniateur.  Un  trouble  universel  m'ô- 
tait  tout  âulre  sentiment.  Si  l'on  m'eût  laissé  revenir  à  moi-même, 
j'aurais  infailliblement  tout  déclaré.  Si  M.  de  la  Roque  m'eût  pris 
à  pan,  qu'il  m'eût  dit  :  Ne  [lerdez  pas  cette  pauvre  fille,  si  vous 
êtes  coupable,  avouez-le-moi,  je  me  serais  jelé  à  ses  pieds  dans 
l'instant,  j'en  suis  parfaitement  sûr.  Mais  on  ne  fit  que  m'inlimider 
quand  il  fallait  me  donner  du  courage.  L'âge  est  encore  une  atten- 
tion qu'il  est  juste  de  faire  :  à  peine  élais-je  sorti  de  l'enfance,  ou 
plutôt  j'y  étais  encore.  Dans  la  jeunesse,  les  véritables  noirceurs 
sont  plus  criminelles  encure  que  dans  l'âge  mûr  :  mais  ce  qui  n'est 
que  faiblesse  l'est  beaucoup  moins,  et  ma  faute  au  fond  n'était 
guère  autre  chose.  Aussi  son  souvenir  m'afflige-t-il  moins  à  cause 
du  mal  en  lui-même  qu'à  cause  de  celui  qu'il  a  dû  causer.  Il  m'a 
même  fait  ce  bien  de  me  garantir  pour  le  reste  de  ma  vie  de  tout 
acte  tendant  au  crime,  par  l'impression  terrible  qui  m'est  restée 
du  seul  que  j'aie  jamais  commis;  et  je  crois  sentir  que  mon  aversion 
pour  le  mensonge  me  vient  en  grande  partie  du  regret  d'en  avoir 
pu  faireiun  aussi  noir.  Si  c'est  un  crime  qui  puisse  être  expié, comme 
j'ose  le  croire,  il  doit  l'être  par  tant  de  malheurs  dont  la  fin  de  ma 
vie  est  accablée,  par  quarante  ans  de  droiture  et  d'honneur  dans 
lesoccasions  difficiles,  et  la  pauvre  Marioii  trouve  tant  de  vengeurs 
en  ce  monde,  que,  quelque  grande  qu'ait  été  mon  oll'ense  envers 
elle,  je  crains  peu  d'en  emporter  la  coulpe  avec  moi.  Voilà  ce  que 
j'avais  à  dire  sur  cet  article  :  qu'il  me  soit  permis  de  n'en  reparler 
jamais. 


LIVHE  m. 


Sorti  de  chez  madame  de  Vercellis  à  peu  près  comme  j'y  étais 
entré  ,  je  retournai  chez  mou  ancienne  hôtesse  ,  et  j'y  restai  cinq  ou 
six  semaines,  durant  lesquelles  la  santé,  la  jeunesse  et  l'oisiveté  me 
rendirent  souvent  mou  tempérament  importun.  J'étais  inquiet,  dis- 
trait, rêveur;  je  pleurais,  je  soupirais,  je  désirais  un  bonheur  dont 
je  n'avais  pas  l'idée  ,  et  dont  je  sentais  pourtant  la  privation.  Cet 
état  ne  peutse  décrire,  et  peu  d'hommes  même  le  peuvent  imagi- 
ner, [larce  que  la  plupart  ont  prévenu  cette  plénitude  de  vie  ,  à  la 
fois  tourmentante  et  délicieuse,  qui ,  dans  l'ivresse  du  désir ,  donne 
uu  avant-goût  de  la  jouissance  Mon  sang  allumé  remplissait  iuces- 
sammeui  mon  cerveau  de  filles  et  de  femmes  :  mais  n'en  sentant 
pas  le  véritable  usage,  je  les  occupais  bizarrement  à  mes  fantaisies 
sans  en  savoir  rien  faire  de  plus,  et  ces  idées  tenaient  mes  sens  dans 
une  activité  très  incommode  dont  par  malheur  elles  ne  m'appre- 
naient point  à  me  délivrer.  J'aurais  donné  ma  vie  pour  retrouver 
un  quart-d'heure  une  demoiselle  Goton.  Mais  ce  n'était  plus  le  temps 
où  les  yeux  de  l'enfance  allaient  là  comme  d'eux-mêmes.  La  honte, 
compagne  de  la  conscience  du  mal ,  était  venue  avec  les  années  : 
elle  avait  accru  ma  timidité  naturelle  au  point  de  la  rendre  invin- 
cible i  et  jamais  ,  ni  dans  ce  temps-là  ni  depuis,  je  n'ai  pu  parvenir 
à  l'aire  une  proposition  lascive,  que  celle  à  qui  je  la  faisais  ne  m'y 
ait  en  quelque  sorte  contraint  par  ses  avances  ,  quoique  sachant 
qu'elle  n'était  pas  scrupuleuse ,  et  presque  assuré  d'être  pris  au 
mot. 

Mon  agitation  crut  au  point  que,  ne  pouvant  contenter  mes  dé- 
sirs ,  je  les  attirais  par  les  plus  extravagantes  manœuvres.  J'allais 
cherclier  des  allées  sombres,  des  réduits  cachés,  où  je  pusse  m'ex- 
poser  de  loin  aux  personnes  du  sexe  dans  l'état  où  j'aurais  voulu 
être  auprès  d'elles.  Ce  qu'elles  voyaient  n'était  pas  l'objet  obscène, 
je  n'y  songeais  même  pas  ;  c'était  l'objet  ridicule.  Le  sot  plaisir  que 
j'avais  de  l'étaler  à  leurs  yeux  ne  peut  se  décrire.  Il  n'y  avait  de  là 
plus  qu'un  pas  à  faire  pour  sentir  le  iraitemcut  désué ,   et  je  ne 


doute  pas  que  quelque  résolue  ne  m'en  eût  en  passant  donné  l'arause- 
nient  si  j'eusse  eu  l'audace  d'attendre.  Cette  folie  eut  une  catastro- 
phe à  peu  près  aussi  comique,  mais  moins  [ilaisante  pour  moi. 

Un  jour  j'allai  m'établir  au  fond  d'une  cour  dans  laquelle  était 
un  puits  où  les  filles  de  la  maison  venaient  souvent  chercher  de 
l'eau.  Dans  ce  fond  il  y  avait  une  petite  descente  qui  menait  à  des 
caves  par  plusieurs  communications.  Je  sondai  dans  l'obscurité  ces 
allées  souterraines  ,  et ,  les  trouvant  longues  et  obscures  ,  je  jugea'S 
qu'elles  ne  finissaient  point,  et  que,  si  j'étais  vu  et  surpris,  j'y  trou- 
verais un  refuge  assuré.  Dans  cette  confiance,  j'offrais  aux  filles  qui 
venaient  au  puits  un  spectacle  plus  risible  que  séducteur.  Les  plus 
sages  feignirent  de  ne  rien  voir  ;  d'autres  se  mirent  à  rire  ;  d'autres 
se  crurent  insultées  et  firent  du  bruit.  Je  me  sauvai  dans  ma  re- 
traite; j'y  fus  suivi.  J'entendis  une  voix  d'homme  sur  laquelle  je 
n'avais  pas  com[)té,  et  qui  m'alarm'a.  Je  m'enfonçai  dans  les  sou- 
terrains au  risque  de  m'y  perdre:  le  bruit,  les  voix,  la  voix  d'homme, 
me  suivaient  toujours.  J'avais  compté  sur  l'obscurité,  je  vis  de  la 
lumière.  Je  frémis  ,  je  m'enfonçai  davantage,  un  mur  m'arrêta,  et, 
ne  pouvant  aller  plus  loin  ,  il  fallut  attendre  là  ma  destinée.  En  uq 
moment  je  fus  atteint  et  saisi  par  un  grand  homme  portant  une 
grande  moustache,  un  grand  chapeau,  un  grand  sabre  ,  escorté  de 
quatre  ou  cinq  vieilles  femmes  armées  chacune  d'un  manche  à  balai, 
parmi  lesquelles  j'aperçus  la  petite  coquine  qui  m'avait  décelé  ,  et 
qui  voulait  sans  doute  me  voir  au  visage. 

L'homme  au  sabre,  en  me  prenant  par  le  bras ,  me  demanda  ru- 
dement ce  que  je  faisais  là.  On  conçoit  que  ma  réponse  n'était  pas 
prête.  Je  me  remis  cependant;  et,  m'évertuant  dans  ce  moment 
critique,  je  tirai  de  ma  tète  un  expédient  romanesque  qui  me 
réussit.  Je  lui  dis  d'un  ton  suppliant  d'avoir  pitié  de  mon  âge  et 
de  mon  état,  que  j'étais  un  jeune  étranger  de  grande  naissance  dont 
le  cerveau  s'était  dérangé  ;  que  j'étais  échappé  de  la  maison  pater- 
nelle parce  qu'on  voulait  m'enfermer  ;  que  j'elais  perdu  s'il  me  fai- 
sait connaître  ;  mais  que  s'il  voulait  bien  me  laisser  aller  ,  je  pour- 
rais peut-être  un  jour  reconnaître  cette  grâce.  Contre  toute  attente, 
mon  discours  et  mon  air  firent  elfet  :  l'iiorame  terrible  en  fut  tou- 
ché; et  après  une  réprimande  assez  courte,  il  me  laissa  doucement 
aller  sans  me  questionner  davantage.  A  l'air  dont  la  jeune  et  les 
vieilles  me  virent  partir ,  je  jugeai  que  l'homme  que  j'avais  tant 
craint  m'était  fort  utile,  et  qu'avec  elles  seules  je  n'en  aurais  pas 
été  quitte  à  si  bon  marché.  Je  les  entendis  murmurer  je  ne  sais 
quoi  dont  je  ne  me  souciais  guère,  car,  pourvu  que  le  sabre  et 
l'homme  ne  s'en  mêlassent  pas,  j'étais  bien  sur,  leste  et  vigoureus 
comme  j'étais,  de  me  délivrer  de  leurs  tricots  et  d'elles. 

Quelques  jours  après,  passant  dans  une  rue  avec  un  jeune  abbé 
mon  voisin,  j'allai  donner  du  nez  contre  l'homme  au  sabre.  Il  me 
reconnut,  et,  me  contrefaisant  d'un  ton  railleur  :  •  Je  suis  prince, 
me  dit-il,  je  suis  prince,  et  moi  je  suis  un  coion  :  mais  que  son  al- 
tesse n'y  revienne  pas.  »  11  n'ajouta  rien  de  plus  ,  et  je  m'esquivai 
en  baissant  la  tête  et  le  remerciant  dans  mon  cœur  de  sa  discrétion. 
Je  jugeai  que  ces  maudites  vieilles  lui  avaient  fait  honte  de  sa  cré- 
dulité. Quoi  qu'il  en  soit,  tout  Piémontais  qu'il  était,  c'était  un  bon 
homme,  et  jamais  je  ne  pense  à  lui  sans  un  mouvement  de  recon- 
naissance :  car  l'histoire  était  si  plaisante  ,  que  ,  pour  le  seul  désir 
de  faire  rire,  tout  autre  à  sa  place  m'eût  déshonoré.  Celte  aventure, 
sans  avoir  les  suites  que  j'en  pouvais  craindre,  ne  laissa  pas  de 
me  rendre  sage  pour  longtemps. 

Mon  séjour  chez  madame  de  Vercellis  m'avait  procuré  quelques 
connaissances  que  j'entretenais,  dans  l'espoir  qu'elles  pourraient 
m'ètre  utiles.  J'allais  voir  quelquefois  entre  autres  un  abbé  savoyard 
appelé  M.  Gaime,  précepteur  des  enfants  du  comte  de  Mellarede.  U 
était  jeune  encore  et  peu  répandu,  mais  plein  de  bon  sens,  de  pro- 
bité ,  de  lumières  ,  et  l'un  des  plus  honnêtes  hommes  que  j'aie  con- 
nus. U  ne  me  fut  d'aucune  ressource  pour  l'objet  qui  m'attirait  chez 
lui;  il  n'avait  pas  assez  de  crédit  pour  me  placer  :  mais  je  trouvai 
près  de  lui  des  avantages  plus  précieux  qui  m'ont  profité  toute  ma  vie; 
les  leçons  de  la  saine  morale  et  les  maximes  de  la  droite  raison. 
Dans  l'ordre  successif  de  mes  goûts  et  de  mes  idées,  j'avais  toujours 
été  trop  haut  ou  trop  bas  ;  Achille  ou  'i'hersile,  tantôt  héros  et  tantôt 
vaurien.  M.  Gaime  prit  le  soin  de  rae  mettre  à  ma  place  et  de  me 
montrer  à  moi-même  sans  m'épargner  ni  me  décourager.  11  me 
parla  très  honorablement  de  mon  mérite  et  de  mes  talents  ;  mais 
il  ajouta  qu'il  en  voyait  naître  les  obstacles  qui  m'empêcheraient 
d'en  tirer  parti  :  de  sorte  qu'ils  devaient,  selon  lui,  bien  moins  me 
servir  de  degré  pour  mouler  à  la  fortune  que  de  ressources  pour 
m'en  passer.  Il  me  fit  un  tableau  vrai  de  la  vie  humaine ,  dont  je 
n'avais  que  de  fausses  idées;  il  me  montra  comment,  dans  un 
destin  contraire,  l'homme  sage  peut  toujours  tendre  au  bonheur  et 
courir  au  plus  près  du  veut  (lour  y  parvenir,  comment  il  n'y  a  point 
de  vrai  bonheur  sans  sagesse;  et  comment  la  sagesse  est  de  tous  les 
étals.  11  amortit  beaucoup  mon  admiration  pour  la  grandeur,  en 
me  prouvant  que  ceux  qui  dominaient  les  autres  n'étaient  ni  plus 
sages  ni  plus  heureux  qu'eux.  Il  me  dit  une  chose  qui  m'est  sou- 
vent revenue  à  la  mémoire  ,  c'est  que  ,  si  chaque  h'uume  pouvait 
lire  dans  les  cœurs  de  tuus  les  autres,  il  y  aurait  plus  de  gi:iisqui 
voudraient  descendre  que  de  ceux  qui  voudraient  mouler.  Cette  re- 


LES  CONFESSIONS. 


21 


llnxion,  dont  la  vérité  frappe,  et  qui  n'a  rien  d'outré,  m'a  été  d'un 
^jratid  usage  dans  lecouisde  ma  vie  pour  nie  faire  tenir  à  ma  place 
piiisiblement.  Il  nie  donna  les  premières  vraies  idées  de  l'honnête, 
(|ije  mon  génie  ampoulé  n'avait  saisi  que  dans  ses  excès.  Il  me  fit 
srnlir  (|U(!  l'iuithousiasme  des  vertus  sublimes  était  peu  d'usage 
(liiiLs  h(  Miiiitc,  i|ii'cri  s'rLiricantlioii  hautoji  liait  sujiit  aux  chutes, 
ipic  1,1  (niiiiiiniic  ili-  |i.iiN  ilrviiirs  liMijoiirs  liii:n  remplis  ne  deman- 
liait  pas  jri'iiiis  cl(,  luni'  ipi(^  les  actions  li(;r(in|ues,  qu'on  en  tirait 
nii'illeur  parti  pour  l'honneur  et  pour  le  bonheur,  et  qu'il  valait 
inlinimeiit  mieux  avoir  toujours  l'estime  des  hommes  que  quclque- 
liiK  leur'  ailiiiir'ation. 

Pour  .iililir  les  devoirs  de  l'homme,  il  fallait  bien  remonter  à 
iriii,  pi  iii(i|ir,.  D'ailleurs  le  pas  que  je  venais  de  faire,  et  dont  mon 
liât  |iicM;nt  ctait  la  suite,  nous  conduisait  à  parler  de  religion. 
L'on  conçoit  déjà  que  l'honnèle  M.  Gaime  est,  en  grande  partie, 
l'original  du  vicaire  savoyard.  Seulement  la  prudence  l'obligeant  à 
[larier  avec  plus  de  réserve,  il  s'expliqua  moins  ouvertement  sur 
rertains  points;  mais  au  reste  ses  maximes,  ses  sentiments,  ses 
avis  furent  les  nièuies;  et  jusqu'au  conseil  de  retourner  dans  ma 
patrie,  tout  fut  comme  je  l'ai  rendu  depuis  au  public.  Ainsi ,  sans 
m'étendre  sur  des  entretiens  dont  chacun  peut  voir  la  substance, 
je  dirai  que  ses  leçons,  sages  ,  mais  d'abord  sans  effet,  furent  dans 
mon  cœur  un  germe  de  vertu  et  de  religion  ijui  ne  s'y  étouffa  ja- 
mais, et  qui  n  attendaient  pour  fructifier  que  les  soins  d'une  main 
plus  chérie. 

Quoique  alors  ma  conversion  fut  peu  solide,  je  ne  laissais  pas 
d'être  ému.  Loin  de  m'ennuyer  de  ses  entretiens,  j'y  pris  goût  à 
cause  de  leur  clarté,  de  leur  simplicité  ,  et  surtout  d'un  certain  in- 
térêt de  cœur  dont  je  sentais  qu'ils  étaient  pleins.  J'ai  l'àme  ai- 
mante, et  je  me  suis  toujours  attaché  aux  gens  moins  à  pro|iortion 
du  bien  qu'ils  m'ont  fait  que  de  celui  qu'ils  m'ont  voulu,  et  c'est 
sur  quoi  mon  tact  ne  me  trompe  guère.  Aussi  je  m'affectionnais 
véritablement  à  M.  Gaiine,  j'étais  pour  ainsi  dire  son  second  disci- 
ple, et  cela  me  fit  pour  le  moment  même  l'inestimable  bien  de  me 
détourner  de  la  pente  au  vice,  où  m'entraînait  mon  oisiveté. 

Un  jour  que  je  ne  pensais  à  rien  moins  ,  on  vint  me  cliercher  de 
la  part  du  comte  de  la  Roque.  A  force  d'y  aller  et  de  ne  pouvoir  lui 
parler,  je  m'étais  ennuyé,  je  n'y  allais  plus  :  je  crus  qu'il  m'avait 
oublié  ,  ou  qu'il  lui  était  resté  de  mauvaises  impressions  de  moi.  Je 
me  trompais.  11  avait  été  témoin  plusieurs  fois  du  plaisir  avec  lequel 
je  remplissais  mon  devoir  auprès  de  sa  tante;  il  le  lui  avait  même 
dit,  et  il  m'en  reparla  quand  moi-même  je  n'y  songeais  plus.  Il 
me  reçut  bien  ,  me  dit  que  ,  sans  m'amuser  de  promesses  vagues, 
il  avait  cherché  à  me  placer,  qu'il  avait  réussi;  qu'il  me  mettait  en 
chemin  de  devenir  quelque  ciiose  ,  que  c'était  à  moi  de  faire  le 
reste  ;  que  la  maison  où  il  me  faisait  entrer  était  puissante  et  cou- 
sidérée  ;  que  je  n'avais  pas  besoin  d'autres  protecteurs  pour  m'a- 
vancer;  etque,  quoique  traité  d'abord  en  simple  domestique,  comme 
je  venais  de  l'être  ,  je  pouvais  être  assuré  que  si ,  par  mes  senti- 
ments et  par  ma  conduite  ,  ou  me  jugeait  au-dessus  de  cet  état,  on 
était  disposé  à  ne  m'y  pas  laisser.  La  fin  de  ce  discours  démentit 
cruellement  les  brillantes  espérances  que  le  commencement  m'a- 
vait données.  Quoi!  toujours  laquais!  me  dis-je  en  moi-même 
avec  un  dépit  amer  que  la  confiance  effaça  bientôt.  Je  me  sentais 
trop  peu  fait  pour  cette  place  pour  craindre  qu'on  m'y  laissât. 

11  me  mena  chez  le  comte  de  Gouvon  ,  premier  écuyer  de  la  reine, 
et  chef  de  l'illustre  maison  de  Solar.  L'air  de  dignité  de  ce  respec- 
table vieillard  me  rendit  plus  touchante  raffabllué  de  son  accueil. 
Il  m'interrogea  avec  intérêt,  et  je  lui  répondis  avec  sincérité.  11  dit 
au  comte  de  la  Roque  que  j'avais  une  physionomie  agréable  et  qui 
promettait  de  l'esprit,  qu'il  lui  paraissait  qu'en  effet  je  n'en  man- 
quais pas,  mais  que  ce  n'était  pas  là  tout,  et  qu'il  fallait  voir  le  reste. 
l'uis  se  tournant  vers  moi  :  Mon  enfant,  me  dit-il,  |)resque  en  toutes 
choses  les  coiiimencemeiils  sont  rudes  ;  les  vôtres  ne  le  .seront  pour- 
tant pas  beaucoup.  Soyez  sage  et  cherchez  à  (ilaire  ici  à  tout  le 
monde;  voilà,  quant  à  présent,  votre  unique  emploi.  Uu  reste, 
ayez  bon  courage  ,  on  veut  prendre  soin  de  vous.  Tout  de  suite  il 
passa  chez  la  marquise  de  Ureil ,  sa  belle-fille,  et  me  preseuia  à 
elle,  puis  à  l'abbé  de  Gouvon  ,  son  lils.  Ce  début  me  [larut  de  bon 
augure.  J'en  savais  assez  déjà  pour  juger  qu'on  ne  fait  (las  tant  de 
façon  à  la  réception  d'un  laquais.  Kn  effet,  on  ne  me  traita  pas 
comme  tel.  J'eus  la  table  de  l'ollice  ;  on  ne  me  donna  point  d'habit 
de  livrée;  etlecouilcde  l'avria,  jeune  étourdi,  m'ayant  voulu  faire 
monter  derrière  son  carrosse,  son  graud-pere  dérendit  que  je  mon- 
tasse derrière  aucun  carrosse,  et  que  je  suivisse  personne  hors  de 
riiôtel.  Ce[iendant  je  servais  a  table,  et  je  faisais  a  peu  [ires  au  de- 
dans le  service  d'un  laquais;  mais  je  le  faisais  en  quelque  façon  li- 
bieineut,  sans  être  attache  noinmément  à  [lersunne.  Hors  quelques 
lettres  qu'on  me  dictait,  et  des  images  que  le  comte  de  l'aviia  me 
faisait  découper,  j'étais  presque  le  maître  de  tout  mou  tem|is  dans 
la  journée.  Cette  épreuve,  dont  je  ne  m'apercerais  pas,  eiait  assu- 
rément très  dangereuse  ;  elle  n'était  même  pas  fort  humaine,  car 
celte  grande  oisiveté  pouvait  me  l'aire  contracter  des  vices  que  je 
n'aurais  pas  eus  sans  cela. 

Mais  c'est  ce  qui  très  heureusemeul  n'arriva  point.  Les  leçons  de 


M.  Gaime  avaient  fait  impression  sur  mon  cœur,  et  j'y  pris  tant  de 
goût  que  je  m'écha[ipais  quelquefois  pour  aller  les  entendre  encore. 
Je  crois  (|ue  ceux  qui  me  voyaient  sortir  ainsi  furtivement  ne  devi- 
naient guère  où  j'allais.  Il  ne  se  peut  rien  de  plus  sensé  que  les  avis 
qu'il  me  donna  sur  ma  conduite.  Mes  commencements  furent  ad- 
mirables :  j'étais  d'une  assiduité  ,  d'un  zèle,  d'une  attention  qui 
charmaient  tout  le  monde.  L'abbé  Gaime  m'avertit  sagement  de 
modérer  cette  première  ferveur  ,  de  peur  qu'elle  ne  vînt  à  se  relâ- 
cher ,  et  qu'on  y  prît  garde.  «  Votre  début,  me  dit-il  ,  est  la  règle 
de  ce  qu'on  exigera  de  vous  :  tâchez  de  vous  ménager  de  quoi  faire 
jilus  dans  la  suite,  mais  gardez-vous  de  jamais  faire  moins.  » 

Comme  on  ne  m'avait  guère  examiné  sur  mes  petits  talents,  et 
qu'on  ne  me  supposait  que  ceux  que  m'avait  donnés  la  nature,  il 
ne  paraissait  pas,  malgré  ce  que  le  comte  de  Gouvon  m'avait  pu 
dire,  qu'on  songeât  à  tirer  parti  de  moi  :  des  alfiires  vinrent  à  la 
traverse  ,  et  je  fus  à  peu  près  oublié.  Le  marquis  de  Rreil  ,  (ils  du 
comte  de  Gouvon,  était  alors  ambassadeur  à  Vienne  :  il  survint  des 
mouvements  à  la  cour  qui  se  firent  sentir  dans  la  famille,  et  l'on 
y  fut  quelques  semaines  dans  une  agitation  qui  ne  laissait  guère  le 
temps  de  penser  à  moi.  Cependant  ju.sque-là  je  m'étais  peu  relâché. 
Vue  chose  me  fit  du  bien  et  du  mal,  en  m'éloignaiit  de  toute  dissi- 
pation extérieure,  mais  en  me  rendant  un  peu  plus  distrait  sur 
mes  devoirs. 

Mademoiselle  de  Breil  était  une  jeune  personne  à  peu  près  de 
mon  âge  ,  bien  faite ,  assez  belle,  très  blanche  ,  avec  des  cheveux 
très  noirs,  et,  quoique  brune,  portant  sur  son  visage  cet  air  de 
douceur  des  blondes  auquel  mon  cœur  n'a  jamais  résisté  ;  l'habit  de 
cour,  si  favorable  aux  jeunes  personnes,  marquait  sa  jolie  taille,  dé- 
gageait sa  poitrine  et  ses  épaules  ,  et  rendait  son  teint  encore  plus 
éblouissant  par  le  deuil  qu'on  portait  alors.  On  dira  que  ce  n'est  pas 
à  un  domestique  de  s'apercevoir  de  ces  choses-là.  J'avais  tort,  sans 
doute;  mais  je  m'en  apercevais  toutefois,  et  même  je  n'étais  pas  le 
seul.  Le  maître-d'hôtel  et  les  valets  de  chambre  en  parlaient  quel- 
quefois à  table  avec  une  grossièreté  qui  me  faisait  cruellement 
souflVir.  La  tête  ne  me  tournait  pourtant  pas  au  point  d'en  être 
amoureux  tout  de  bon  :  je  ne  m'oubliais  point  ;  je  me  tenais  à  ma 
[ilace,  et  mes  désirs  même  ne  s'cmancipaient  pas.  J'aimais  à  voir 
mademoiselle  de  Breil ,  à  lui  entendre  dire  quelques  mots  qui  mar- 
quaient de  l'esprit,  du  sens,  de  l'honiiéleté  :  mon  ambition,  bornée 
au  plaisir  de  la  servir,  n'allait  point  au-delà  de  mes  droits.  A  table, 
j'étais  attentif  à  chercher  l'occasion  de  les  faire  valoir.  Si  son  la- 
quais quittait  un  moment  sa  chaise  ,  à  l'instant  on  m'y  voyait  éta- 
bli :  hors  de  là  je  me  tenais  vis-à-vis  d'elle;  je  cherchais  dans  ses 
yeux  ce  qu'elle  allait  demander;  j'épiais  le  moment  de  changer  son 
assiette.  Que  n'aurais-je  point  fait  pour  qu'elle  daignât  m'ordonner 
quelque  chose  ,  me  regarder  ,  me  dire  un  seul  mot!  mais  point  : 
j'avais  la  mortification  d'être  nul  pour  elle;  elle  ne  s'apercevait 
pas  même  que  j'étais  là.  Cependant  son  frère  ,  qui  m'adressait  quel- 
quefois la  parole  à  table,  m'ayant  dit  je  ne  sais  quoi  de  peu  obli- 
geant, je  lui  fis  une  réponse  si  fine  et  si  bien  tournée  qu'elle  y  fit 
attention  et  jeta  les  yeux  sur  moi.  Ce  coup  d'œil,  qui  fut  court,  ne 
laissa  pas  de  me  transporter  :  le  lendemain  l'occasion  se  présenta 
d'en  obtenir  un  second,  et  j'en  profilai.  On  donnait  ce  jour-là  un 
grand  dîner,  où,  pour  la  première  fois,  je  vis  avec  beaucoup 
détonnemeut  le  mailre-d'hôtel  servir  l'épée  au  côté  et  le  chapeau 
sur  la  tète  :  par  hasard  on  vint  à  parler  de  la  devise  de  la  maisou 
de  Solar ,  qui  était  sur  la  tapisserie  avec  les  armoiries ,  Tel  fiert , 
qui  ne  lue  pas.  Comme  les  Piemonlais  ne  sont  pas,  pour  l'ordinaire, 
consommes  dans  la  langue  française,  quelqu'un  trouva  dans  cette 
devise  une  faute  d'orthographe,  et  dit  qu'au  mol  fiert  il  ue  fallait 
point  de  t. 

Le  vieux  comte  de  Gouvon  allait  répondre  :  mais,  ayant  jeté  les 
yeux  sur  moi,  il  vit  que  je  souriais  sans  oser  rien  dire;  il  m'or- 
donna de  parier.  Alors  je  dis  que  je  ne  croyais  pas  que  le  t  lut  de 
trop;  que  fiert  était  uu  vieux  mot  français  qui  ue  venait  pas  du 
nom  fcrwi,  lier,  menaçant,  mais  du  verbe  ferit,  il  frappe,  il  blesse; 
(|u'aiusi  la  devise  ne  me  paraissait  pas  dire  tel  menace  ,  mais  tel 
frappe,  qui  ne  lue  pas. 

Tout  le  monde  me  regardait  et  se  regardait  sans  rien  dire  :  on 
ne  vit  de  la  vie  uu  pareil  étonnement.  Mais  ce  qui  me  flatta  da- 
vantage fut  de  voir  clairement  sur  le  visage  de  mademoiselle  de 
Ureil  un  air  de  satisfaction  :  cette  personne  si  dédaigneuse  daigna 
me  jeter  un  second  regard  qui  valait  tout  au  moins  le  premier;  puis, 
tournant  les  yeux  ver»  son  grand-papa,  elle  semblait  attendre  avec 
une  .sorte  d'impatience  la  louange  qu'il  me  devait,  et  qu'il  me  donna 
en  effet  si  pleine  et  entière,  et  d'un  air  si  content,  que  toute  la  ta- 
ble s'empressa  de  faire  chorus.  Ce  moment  fut  court,  mais  délicieux 
à  tous  égards  :  ce  fut  uu  de  ces  moments  trop  rares  qui  replacent 
les  choses  dans  leur  ordre  naturel,  et  vengent  le  mente  avili  des 
outrages  de  la  fortune.  Quelques  minutes  après ,  mademoiselle  de 
Breil ,  levant  derechef  les  yeux  sur  moi ,  me  pria  d'un  ton  de  voix 
aussi  timide  qu'alïable  de  lui  donner  à  boire.  Ou  juge  que  je  ne  la 
fis  pasatieiidre;  mais  en  approchant  je  fus  saisi  d'un  tel  irembieiueat 
qu'ay.uit  trop  rempli  le  verre  je  repandi»  une  partie  de  l'eau  sur 
l'assiette,  etméuie  sur  clic. Sou  Irore  me  demanda  elourdimenlpour- 


52 


LES  VEILLÉES  LITTÉRAIRES  ILLUSTRÉES. 


quoi  je  tremblais  si  fort  :  cette  question  ne  servit  pas  à  me  rassurer, 
et  mailemoiselle  de  Breil  rougit  jusqu'au  blanc  des  yeux. 

Ici  finit  le  roman  ,  où  l'on  remarquera,  comme  avec  madame 
Basile  et  dans  toute  la  suite  de  ma  vie  ,  que  je  ne  suis  pas  heureux 
dans  la  conclusion  de  mes  amours.  Je  m'affectionnai  inutilement  à 
rantichaml)re  de  madame  de  Breil  ;  je  n'obtins  pins  une  seule  mar- 
que d'attention  de  la  part  de  sa  fille  :  elle  sortait  et  rentrait  sans 
me  regarder,  et  moi  j'osais  à  peine  jeter  les  yeux  sur  elle.  J'étais 
même  si  bète  et  si  maladroit ,  qu'un  jour  qu'elle  avait  en  passant 
laissé  tomber  son  gant,  au  lieu  de  m'élancer  sur  ce  gant,  que  j'au- 
rais voulu  couvrir  de  baisers  ,  je  n'osai  sortir  de  nia  place,  et  je 
laissai  ramasser  le  gant  par  un  gros  butor  de  valet,  que  j'aurais  vo- 
lontiers écrasé.  Pour  achever  de  ni'intimider,  je  m'aperçus  que  je 
n'avais  pas  le  bonheur  d'agréer  à  madame  de  Breil  :  non-seulement 
elle  ne  m'ordonnait  rien,  mais  elle  n'acceptaitjamais  mon  service; 
et  deux  fois,  passant  avec  sa  fille  ,  et  me  trouvant  dans  son  anti- 
chambre ,  elle  me  demanda  d'un  ton  fort  sec  si  je  n'avais  rien  à 
faire.  11  fallut  renoncer  à  cette  chère  antichambre.  J'en  eus  d'abord 
du  regret;  mais  les  distractions  vinrent  à  la  traverse,  et  bientôt  je 
n'y  pensai  plus. 

J'eus  de  quoi  me  consoler  du  dédain  de  madame  de  Breil  par  les 
bontés  de  son  beau-père,  qui  s'aperçut  enfin  que  j'étais  là  :  le  soir 
du  dîner  dont  j'ai  parlé,  il  eut  avec  moi  un  enlrtlien  d'une  demi- 
heure,  dont  il  parut  content,  et  dont  je  fus  enchanté.  Ce  bon  vieil- 
lard ,  quoique  homme  d'esprit,  en  avait  moins  que  madame  de 
Vercellis,  mais  il  avait  plus  d'entrailles,  et  je  réussis  mieux  auprès 
de  lui.  Il  me  dit  de  ui'attacher  à  l'abbé  de  Gouvou  son  fils  ,  qui 
m'avait  pris  en  aifeclion  ;  que  cette  affection,  si  j'en  profitais,  pou- 
vait m'étre  utile,  et  me  faire  acquérir  ce  qui  me  manquait  pour  les 
vues  qu'on  avait  sur  moi.  Des  le  lendemain  matin,  je  volai  chez 
M.  l'abbé.  Il  ne  me  reçut  point  en  domestique  :  il  me  fit  asseoir  au 
coin  de  son  feu  ,  et ,  m'interrogeant  avec  la  plus  grande  douceur, 
il  vit  bientôt  que  mon  éducation  ,  commencée  sur  tant  de  choses  , 
n'était  achevée  sur  aucune.  Trouvant  surtout  que  j'avais  peu  de 
latin ,  il  entreprit  de  m'en  enseigner  davantage  :  nous  convînmes 
que  je  me  rendrais  chez  lui  tous  les  matins  ,  et  je  commençai  dès  le 
lendemain.  Ainsi,  par  une  de  ces  bizarreries  qu'on  trouvera  sou- 
vent dans  le  cours  de  ma  vie,  en  même  temps  au-dessus  et  au-des- 
sous de  mon  état,  j'étais  disciple  et  valet  dans  la  même  maison  ;  et 
j'avais  dans  ma  servitude  un  précepteur  d'uue  naissance  à  ne  l'être 
que  des  enfants  des  rois. 

M.  l'abbe  de  Gouvon  était  un  cadet  destiné,  par  sa  famille  ,  à 
l'épiscopat,  et  dont,  par  cette  raison  ,  l'on  avait  poussé  les  études 
plus  qu'il  n'est  ordinaire  aux  enfants  de  qualité  :  on  l'avait  envoyé 
à  l'université  de  Sienne,  où  il  avait  resté  plusieurs  années,  et  dont 
il  avait  rapporté  une  assez  forte  dose  de  cruscantisme  pour  être  à 
peu  près  à  Turin  ce  qu'était  jadis  à  Paris  l'abbé  de  Dangeau.  Le 
dégoût  de  la  théologie  l'avait  jeté  dans  les  belles-lettres;  ce  qui  est 
très  ordinaire  en  Italie  à  ceux  qui  courent  la  carrière  de  la  préla- 
ture  :  il  avait  bien  lu  les  poètes  ;  il  faisait  passablement  des  vers 
(atins  et  italiens.  En  un  mot,  il  avait  le  goût  qu'il  fallait  pour  for- 
mer le  mien,  et  mettre  quelque  choix  dans  le  fatras  dont  je  m'étais 
farci  la  tête.  Mais,  soit  que  mon  babil  lui  eût  fait  illusion  sur  mon 
savoir,  soit  qu'il  ne  put  supporter  l'ennui  du  latin  élémentaire  ,  il 
me  mit  d'abord  beaucoup  trop  liant;  et,  à  peine  m'eùt-il  fait  tra- 
duire quelques  fables  de  Phèdre  ,  qu'il  me  jeta  dans  Virgile  ,  où  je 
n'entendais  presque  rien.  Jetais  destiné  ,  comme  on  verra  dans  la 
suite,  à  rapprendre  souvent  le  latin  ,  et  à  ne  le  savoir  jamais.  Ce- 
pendant je  travaillais  avec  assez  de  zèle,  et  M.  l'abbé  me  prodiguait 
ses  soins  avec  une  bonté  dont  le  souvenir  m'attendrit  encore  :  je 
passais  avec  lui  une  bonne  partie  de  la  matinée,  tant  pour  mon  in- 
struction que  pour  son  service;  non  pour  celui  de  sa  personne  ,  car 
il  ne  soutint  jamais  que  je  lui  en  rendisse  aucun  ,  mais  pour  écrire 
sous  sa  dictée  et  pour  copier.  Ma  fonction  de  secrétaire  me  fut  plus 
utile  que  celle  d'écolier  :  non-seulement  j'appris  ainsi  l'italien  dans 
sa  pureté,  mais  je  pris  du  goût  pour  la  littérature  et  quelque  dis- 
cernement des  bons  livres,  qui  ne  s'acquérait  pas  chez  la  Tribu,  et 
qui  me  servit  beaucoup  dans  la  suite  quand  je  me  mis  à  travailler 
seul. 

Ce  temps  fut  celui  de  ma  vie  où,  sans  projets  romanesques ,  je 
pouvais  le  plus  raisonnablement  me  livrer  à  l'espoir  de  parvenir. 
M.  l'abbé  ,  très  content  de  moi  ,  le  disait  à  tout  le  monde;  et  son 
père  m'avait  pris  dans  une  affection  si  singulière,  que  le  comte  de 
i'avria  m'apprit  qu'il  avait  parlé  de  moi  au  roi.  Madame  de  Breil 
elle-même  avait  quitté  pour  moi  son  air  méprisant.  Enfin  je  de- 
vins une  espèce  de  favori  dans  la  maison ,  à  la  grande  jaloubie  des 
autres  domestiques,  qui,  me  voyant  honoré  des  instructions  du  fils 
de  leur  maître,  sentaient  bien  que  ce  n'était  pas  pour  rester  long- 
temps leur  égal. 

Autaiitquej'ai  pu  juger  des  vues  qu'on  avait  sur  moi  par  quelques 
mots  lâches  à  la  vulee  ,  et  auxquels  je  n'ai  rttléchi  qu'après  coup,  il 
m'a  paru  que  la  maison  de  Solar,  voulant  courir  la  carrière  des  am- 
bassades, et  peut-être  s'ouvrir  de  loin  celle  du  ministère,  aurait  été 
bien  aise  de  se  former  d'avance  un  sujet  qui  eût  du  mérite  et  des 
talents,  et  qui,  dépendant  uniquement  d'elle,  eût  pu  dans  la  suite 


obtenir  sa  confiance  et  la  servir  utilement.  Ce  projet  du  comte  de 
Gouvon  était  noble,  judicieux,  magnanime,  et  vraiment  digne  d'un 
grand  seigneur  bienfaisant  et  prévoyant;  mais,  outre  que  je  n'en 
voyais  pas  alors  toute  l'étendue  ,  il  était  trop  sensé  pour  ma  tête,  et 
demandait  un  trop  long  assujettissement.  Ma  folle  ambition  ne 
cherchait  la  fortune  qu'à  travers  les  aventures;  et ,  ne  voyant  point 
de  femme  à  tout  cela,  je  trouvai  cette  manière  de  parvenir  lentç, 
pénible  et  triste  ;  tandis  que  j'aurais  dû  la  trouver  d'autant  plus  ho- 
norable et  sûre,  que  les  femmes  ne  s'en  mêlaient  pas,  l'espèce  de 
mérite  qu'elles  protègent  ne  valant  assurément  pas  celui  qu'on  me 
supposait. 

Tout  allait  à  merveille.  J'avais  obtenu  ,  presque  arraché  l'estime 
de  tout  le  monde.  Les  épreuves  étaient  finies,  et  l'on  me  regardait 
généralement  comme  un  jeune  homme  de  la  plus  grande  espérance, 
qui  n'était  pas  à  sa  place  ,  et  qu'on  s'attendait  d'y  voir  arriver. 
Mais  ma  place  n'était  pas  celle  qui  m'était  assignée  par  les  hom- 
mes, et  j'y  devais  parvenir  par  des  chemins  bien  différents.  Je  tou- 
che à  un  de  ces  traits  caractéristiques  qui  me  sont  propres,  et  qu'il 
suffit  de  présenter  au  lecteur  sans  y  ajouter  de  réflexion. 

Quoiqu'il  y  eût  à  Turin  beaucoup  de  nouveaux  convertis  de  mon 
espèce,  je  ne  les  aimais  pas,  et  n'en  avais  jamais  voulu  voir  aucun. 
Mais  j'avais  .vu  quelques  Genevois  qui  ne  l'étaient  pas;  entre  autres 
un  M.  Mussard,  surnommé  Tord-Gueule,  peintre  en  miniature,  et 
un  peu  mon  parent.  Ce  Mussard  déterra  ma  demeure  chez  le  comte 
de  Gouvon,  et  vint  m'y  voir  avec  un  autre  Genevois  appelé  Bâcle, 
dont  j'avais  été  camarade  durant  mon  apprentissage.  Ce  Bâcle  était 
un  garçon  très  amusant,  très  gai ,  plein  de  saillies  boutroiuies  que 
son  âge  rendait  agréables.  Me  voilà  tout  d'un  coup  engoué  de 
M.  Bâcle,  mais  engoué  au  point  de  ne  pouvoir  le  quitter.  Il  fallait 
partir  bientôt  pour  s'en  retourner  à  Genève.  Quelle  perte  j'allais 
faire  !  J'en  sentis  bien  toute  la  grandeur.  Pour  mettre  du  moins  à 
profit  le  temps  qui  m'était  laissé  ,  je  ne  le  quittais  plus,  ou  plutôt 
il  ne  me  quittait  pas  lui-même  :  car  la  tête  ne  me  tourna  pas  d'a- 
bord au  point  d'aller  hors  de  l'hôtel  passer  la  journée  avec  lui  sans 
congé;  mais  bientôt,  voyant  qu'il  m'obsédait  entièrement ,  on  lui 
défendit  la  porte  ;  et  je  m'échauffai  si  bien  ,  qu'oubliant  tout,  hors 
mon  ami  Bâcle,  je  n'allai  ni  chez  M.  l'abbé  ni  chez  M.  le  comte,  et 
l'on  ne  me  voyait  plus  dans  la  maison.  On  me  fit  des  réprimandes 
que  je  n'écoutai  pas;  on  me  menaça  de  me  congédier.  Cette  menace 
fut  ma  perte;  elle  me  fit  entrevoir  qu'il  était  possible  que  Bâcle  ue 
s'en  allât  pas  seul.  Dès  lo.s  je  ne  vis  plus  d'autre  plaisir,  d'autre 
sort,  d'autre  bonheur  que  celui  de  faire  un  pareil  voyage  ,  et  je  ne 
voyais  à  cela  que  l'ineffiible  félicité  du  voyage,  au  bout  duquel, 
pour  surcroit,  j'entrevoyais  madame  deWarens,  mais  dans  un  éloi- 
gnement  immense,  car,  pour  retournera  Genève,  c'est  à  quoi  je  ne 
pensai  jamais.  Les  monts,  les  prés,  les  bois,  les  ruisseaux,  les  vil- 
lages se  succédaient  sans  fin  et  sans  cesse  avec  de  nouveaux  char- 
mes; ce  bienheureux  trajet  semblait  devoir  absorber  ma  vie  entière. 
Je  me  rappelais  avec  délices  combien  ce  même  voyage  m'avait  paru 
charmant  en  venant.  Que  devait-ce  être  lorsqu'à  tout  l'attrait  de 
l'indépendance  se  joindrait  celui  de  faire  route  avec  un  camarade 
de  mon  âge,  de  mon  goût  et  de  bonne  humeur,  sans  gène,  sans 
devoir,  sans  contrainte,  sans  obligation  d'aller  ou  rester  que  comme 
il  nous  plairait?  11  fallait  être  fou  pour  sacrifier  une  pareille  for- 
tune à  des  projets  d'ambition  d'une  exécution  lente  ,  pénible  ,  in- 
certaine ,  et  qui,  les  supposant  réalisés  un  jour,  ne  valaient  pas 
dans  tout  leur  éclat  un  quart  d'heure  de  vrai  plaisir  et  de  liberté 
dans  la  jeunesse. 

Plein  de  cette  sage  fantaisie,  je  me  conduisis  si  bien  que  je  vins 
à  bout  de  me  faire  chasser,  et  en  venté  ce  ne  fut  pas  sans  peine. 
Un  soir  ,  comme  je  rentrais  ,  le  maître-d'hôtel  me  signifia  mon 
congé  de  la  part  de  M.  le  comte.  C'était  précisément  ce  que  je  de- 
mandais; car,  sentant  malgré  moi  l'extravagance  de  ma  conduite, 
j'y  ajoutais,  pour  m'excuser ,  l'injustice  et  l'ingratitude,  croyant 
mettre  ainsi  les  gens  dans  leur  tort,  et  me  justifier  de  la  sorte  à  moi- 
même  un  parti  pris  par  nécessité.  On  me  dit,  de  la  part  du  comte 
de  Favria,  d'aller  lui  parler  le  lendemain  matin  avant  mon  départ; 
et,  comme  on  voyait  que,  la  tète  m' ayant  tourné,  j'étais  capable  de 
n'en  rien  faire,  le  maitre-d'hôtel  remit  après  cette  visite  à  nie  don- 
ner quelque  argent  qu'on  m'avait  destine,  et  qu'assurément  j'avais 
fort  mal  gagné  ;  car,  ne  voulant  pas  me  laisser  dans  l'état  de  valet, 
on  ne  m'avait  pas  fixé  de  gages. 

Le  comte  de  Favria,  tout  jeune  et  tout  étourdi  qu'il  était,  me  tint 
en  cette  occasion  les  discours  les  plus  sensés,  ei  j'oserais  presque 
dire  les  plus  tendres,  tant  il  m'exposa  d'une  manière  flatteuse  et 
touchante  les  soins  de  son  oncle  et  les  intentions  de  son  grand-pere. 
Enfin,  après  m'avoir  mis  vivement  devant  les  yeux  tout  ce  que  je 
sacrifiais  pour  courir  à  ma  perle,  il  m'offrit  de  faire  ma  paix,  exi- 
geant pour  toute  condition  que  je  ne  visse  plus  ce  petit  malheureux 
qui  m'avait  séduit. 

Il  était  si  clair  qu'il  ne  disait  pas  tout  cela  de  lui-même,  que,  mal- 
gré mon  stupide  aveuglement,  je  sentis  toute  la  bonté  de  mon  vieux 
maître,  et  j'en  fus  touché  ;  mais  ce  cher  voyage  était  trop  empreint 
dans  mon  imagination  pour  que  rien  pût  en  balancer  le  charme. 
J'étais  tout-à-fait  hor^  de  sens,  je  me  raffermis,  je  me  rendurcis,  je 


T.FS  CONFESSIONS. 


25 


fis  le  fier;  et  je  ré|inriilit  arrfif;aiiinifiit  que,  iiinsc|ii'ori  m'avait  donné 
mon  congé  ,'je  l'avais  pris,  i|u'il  n'rtait  plus  temps  de  s'en  dédire, 
et  que,  quoi  qu'il  iiùt  m'arriver  en  ma  vie,  j'élais  hien  résolu  de  ne 
jamais'  me  faire  chasser  deux  lois  d'une  maison.  Alors  ce  jeune 
homme,  justement  irrité,  me  donna  les  noms  que  je  méritais,  me 
mit  hors  de  sa  chanihre  par  les  épaules,  et  me  ferma  la  porte  aux 
talons.  Moi,  je  sortis  triomphant,  comme  si  je  venais  d'emporter  la 
plus  "rande  victoire;  et  de  peur  d'avoir  un  second  comhat  à  soute- 
nir, j'eus  l'indignité  de  partir  sans  aller  remercier  M.  l'ahbé  de 
ses  bontés. 

Pour  concevoir  jusqu'où  mon  délire  allait  dans  ce  moment,  il 
faudrait  connaitre'à  cpiel  iioint  mon  cieur  est  sujet  à  s'échauller 
sur  les  moindres  choses,  et  avec  quelle  force  il  se  plonge  dans  l'i- 
magination de  l'objet  qui  l'attire,  quelque  vain  que  soit  quelque- 
fois cet  objet.  l>es  plans  les  phis  bizarres,  les  plus  enfantins,  les  plus 
fous,  viennent  caiesser  mon  idée  favorite  et  me  montrer  de  la  vrai- 
semblance à  m'y  livrer,  Croiiait-on  qu'à  près  de  dix-neuf  ans  on 
puisse  fonder  sur  une  (iole  vide  la  subsistance  du  reste  de  ses  jours? 
Or  écoutez. 

L'abbé  de  Gouvon  m'avait  fait  présent,  il  y  avait  quelques  se- 
maines, d'une  petite  fontaine  de  héron  (I)  fort  jolie,  et  dont  j'élais 
transporté.  A  force  de  faire  jouer  cette  fontaine  et  de  parler  de  notre 
voyage  ,  nous  pensâmes,  le  sage  Bâcle  et  pioi,  que  l'une  pourrait 
bien  servir  à  1  autre  et  le  prolonger.  Qu'y  avait-il  d'aussi  curieux 
dans  le  nionde  qu'une  fontaine  de  héron  '!  Ce  principe  fut  le  fonde- 
ment sur  lequel  nous  bàtinies  l'édilice  de  notre  fortune.  Nous  de- 
vions, dans  chaque  village,  rassembler  les  paysans  autour  de  notre 
fontaine,  et  là  les  repas  et  la  bonne  chère  devaient  nous  tomber 
avec  d'autant  plus  d'abondance  que  nous  étions  persuades  l'un  et 
l'autre  que  les  vivies  ne  coûtent  rien  à  ceux  qui  les  recueillent,  et 
que  (luaiid  ils  n'en  gorgent  pas  les  passants,  c'est  pure  mauvaise 
volonté.  Nous  n'imaginions  partout  que  festins  et  noces,  comptant 
que,  sans  rien  débourser  que  le  vent  de  nos  poumons  et  l'eau  de 
notre  fontaine,  elle  pouvait  nous  défrayer  cri  Piémont,  en  Savoie, 
en  France,  et  partout  le  monde.  Nous  faisions  des  projets  de  voyages 
qui  ne  Unissaient  point,  et  nous  dirigions  d'abord  notre  course  au 
nord,  lilulôt  pour  le  plaisir  de  repasser  les  Alpes,  «lue  par  la  néces- 
sité supposée  de  nous  arrêter  entin  quelque  part. 

Tel  lut  le  plan  sur  lequel  je  me  mis  en  campagne,  abandonnant 
sans  regret  mon  prolecteur,  mon  précepteur,  mes  études,  mes  es- 
pérances et  l'attente  d'une  fortune  presque  assurée,  pour  commen- 
cer, attiré  par  une  chimère,  la  vie  d'un  vrai  vagabond.  Adieu  la 
capitale,  adieu  la  cour,  rambition,  la  vanité,  l'amour,  les  belles,  et 
toutes  les  grandes  aventures  dont  l'esiioir  m'avait  amené  l'année 
lirecédonte.  Je  pars  avec  ma  fontaine  et  mon  ami  liàcle,  la  bourse 
legiTement  garnie,  mais  le  cœur  saturé  de  joie,  et  ne  songeant  qu'à 
jouir  de  cette  ambulante  félicité  à  laquelle  j'avais  tout-à-coup  borné 
mes  brillants  projets. 

Je  fis  cet  extravagant  voyage  presque  aussi  agréablement  que  je 
m'y  étais  attendu,  mais  non  pas  tout-à-fait  de  la  môme  manière  ; 
car,  bien  que  notre  fontaine  anmsàt  quelques  moments  dans  les 
cabarets  les  hôtesses  et  leurs  servantes ,  il  n'en  fallait  pas  moins 
payer  en  .••orlant.  Mais  cela  ne  nous  troublait  guèr.e,  et  nous  ne 
songions  à  tirer  parti  tout  de  bon  de  cette  ressource  que  quand  l'ar- 
gent viendrait  à  nous  mancpier.  Un  accident  nous  en  évita  la  peine  : 
la  fontaine  se  cassa  près  de  Hramanl;  et  il  eu  était  temps,  car  nous 
sentions,  sans  oser  nous  le  dire ,  qu'elle  commençait  à  nous  en- 
nuyer, (je  malheur  nous  rendit  plus  gais  qu'auparavant,  et  nous 
rîmes  beaucoup  de  notre  eloiirderie  d'avoir  oublie  que  nos  habits 
et  nos  souliers  s'useraient,  ou  d'avoir  cru  les  renouveler  avec  le 
jeu  de  notre  fontaine.  Nous  continuâmes  notre  voyage  aussi  allè- 
grement que  nous  l'avions  commencé,  mais  filant  un  peu  plus  droit 
vers  le  terme,  où  notre  bourse  tarissante  nous  faisait  une  nécessité 
d'arriver. 

A  Cliambéry  je  devins  pensif,  non  sur  la  sottise  que  je  venais  de 
luire,  jamais  Immniu  ne  iirit  sitôt  ni  si  bien  son  parti  sur  le  passé, 
mais  sur  l'accueil  qui  m  attendait  chez  madame  de  Warens;  car 
j'envisageais  exactement  sa  maison  comme  ma  maison  paternelle. 
Je  lui  avais  écrit  mon  entrée  cbt  y.  le  comte  de  Gouvon  ;  elle  savait 
sur  quel  pied  j'y  étais,  et  en  m'en  félicitant  elle  m'avait  donné  des 
le(;oiis  1res  sages  sur  la  manière  dont  je  devais  correspondre  aux 
boutes  qu'on  avait  pour  moi.  Elle  regardait  ma  fortune  comme  as- 
surée, si  je  ne  la  détruisais  pas  par  ma  faute.  Ù"  "Hait-elle  dire  en 
me  Voyant  arriver'.'  Il  ne  me  vint  pas  nWme  à  l'esprit  qu'elle  pùl  me 
fermer  sa  porte  :  mais  je  craignais  le  chagrin  que  j'allais  lui  don- 
ner; je  craignais  ses  repioches,  plus  durs  pour  moi  que  la  misère. 
Je  résolus  de  tout  endurer  «  ii  silence,  et  de  tout  l'aire  pour  l'apai- 
ser. Je  ne  voyais  plus  dans  l'univirs  qu'elle  seule  :  vivre  dans  sa 
disgrâce  était  une  chose  qui  ne  se  pouvait  pas. 

Ge  qui  m'inquiétait  le  plus  était  mon  compagnon  de  voyage,  dont 
je  ne  voulais  pas  lui  donner  le  surcroit,  et  dont  je  craignais  de  ne 
pouvoir  me  débarrasser  aisément.  Je  préparai  cette  séparation  en 
vivant  assez  l'roideiuenl  avec  lui  la  dernière  journée.  Le  drôle  me 

(1)  C'est  de  hith-on  qu'il  faut  dire.  A.  de  B. 


comprit;  il  était  [iliis  fou  qiir;  sot.  Je  crus  qu'il  s'affecterait  de  mon 
inconstance;  j'eus  tort:  mon  ami  l'Acle  ne  s'affectait  de  rien.  A 
peine,  en  entrant  à  Annecy,  avion.s-nous  mis  le  pied  dans  la  ville 
qu'il  médit  :  Te  voilà  chez  toi,  m'embrassa,  me  dit  adieu,  fit  une 
pirouette,  et  disparut.  Je  n'ai  jamais  plus  entendu  [larler  de  lui. 
Noire  connaissance  et  notre  amitié  durèrent  en  tout  environ  six  se- 
maines, mais  les  suites  en  dureront  autant  que  moi. 

Que  le  coeur  me  battit  en  approchant  de  la  mai.son  de  madame  de 
Warens  !  mes  jambes  tremblaient  sons  moi  ;  mes  yeux  se  couvraient 
d'un  voile,  je  ne  voyais  rien,  je  n'entendais  rien,  je  n'aurais  reconnu 
personne;  je  fus  contraint  do  m'arrèler  plusieurs  fois  pour  respirer 
et  reprendre  mes  sens.  Ktait-ce  la  crainte  de  ne  pas  obtenir  les  se- 
cours dont  j'avais  besoin  qui  me  troublait  à  ce  point?  A  l'Age  où 
j'étais,  la  peur  de  mourir  de  faim  donne-t-cllede  pareilles  alarmes? 
Non.  non,  je  le  dis  avec  autant  de  vérité  que  de  fierté,  jamais,  en 
aucun  temps  de  ma  vie,  il  n'a[iparlint  à  l'intérêt  ni  à  l'indigence  de 
m'é[iaiiouir  ou  de  me  serrer  le  conir.  Itans  le  cours  d'une  vie  inégale, 
et  mémorable  par  ses  vicissitudes,  souvent  sans  asile  et  sans  pain, 
j'ai  toujours  vu  du  même  œil  l'opulence  et  la  misère.  Au  liesoin  j'au- 
rais pu  mendier  ou  voler  comme  un  autre,  mais  non  pas  me  trou- 
bler pour  en  être  réduit  là.  Peu  d'hommes  ont  autant  gémi  que  moi; 
peu  ont  autant  versé  de  pleurs  dans  leur  vie;  mais  jamais  la  pau- 
vreté ni  la  crainte  d'y  tomber  ne  m'ont  fait  pousser  un  soupir  ni 
répandre  une  larme.  Mon  àine,  à  l'épreuve  de  la  fortune,  n'a  connu 
de  vrais  biens  ni  de  vrais  maux  que  ceux  qui  ne  dépendent  pas  d'elle; 
et  c'est  qOaiid  rien  ne  m'a  manqué  pour  le  nécessaire  que  je  me  suis 
senti  le  plus  malheureux  des  mortels. 

A  peine  parus-je  aux  yeux  de  madame  de  Warens  que  son  air  me 
rassura  :  je  tressaillis  au  premier  son  de  sa  voix.  Je  me  précipite  à 
ses  pieds,  et,  dans  les  transports  de  la  plus  vive  joie,  je  colle  ma 
bouche  sur  sa  main.  Pour  elle,  j'ignore  si  elle  avait  su  de  mes  nou- 
velles, mais  je  vis  peu  de  surprise  sur  son  visage,  et  je  n'y  vis  aucun 
chagrin.  Pauvre  petit,  me  dit-elle  d'un  ton  caressant",  te  revoilà 
donc?  Je  savais  bien  que  tu  élais  trop  jeune  [)ource  voyage.  Je  suis 
bien  aise  au  moins  qu'il  n'ait  pas  aussi  mal  tourné  que  je  l'avais 
craint.  Ensuite  elle  me  fit  conter  mon  histoire,  qui  ne  futpas  longue, 
et  que  je  lui  fis  très  fidèlement,  en  supprimant  cependant  quelques 
articles,  mais  au  reste  sans  m'épargner  ni  m'excuser. 

Il  fut  question  de  mon  gile.  Elle  consulta  sa  femme  de  chambre. 
Je  n'osais  respirer  durant  cette  délibération  ;  mais  quand  j'entendis 
que  je  coucherais  dans  la  maison,  j'eus  peine  à  me  contenir,  et  je 
vis  porter  mon  petit  paquet  dans  la  chambre  qui  m'était  destinée, 
à  pou  près  comme  Saint-Preux  vit  remiser  sa  chaise  chez  madame 
de  Wolmar,  J'eus  pour  siircroii  le  plaisir  d'apprendre  que  celte  fa- 
veur ne  serait  point  passagère;  et,  dans  un  moment  où  l'on  me 
croyait  attentif  a  toute  autre  chose,  j'entendis  qu'elle  disait  :  «  On 
dira  ce  qu'on  voudra;  mais,  puisque  la  Providence  me  le  reuvoie, 
je  suis  déterminée  à  ne  pas  l'abandonner,  n 

Me  voilàdonc  enfin  établi  chez  elle.  Cet  établissement  ne  fut  pour- 
tant pas  encore  celui  dont  je  date  les  jours  heureux  de  ma  vie, 
mais  servit  à  le  préparer.  Quoique  cette  sensibilité  de  cœur  qui  nous 
faii  jouir  de  nous  soit  l'ouvrage  de  la  nature  et  peut-être  un  produit 
de  l'organisation,  elle  a  besoin  de  situations  qui  la  développent. Sans 
ces  causes  occasionnelles,  un  homme  né  très  sensible  ne  sentirait 
rien,  et  mourrait  sans  avoir  connu  son  être.  Tel  j'avais  été  jusqu'a- 
lors, et  tel  j'aurais  toujours  été  peut-être  si  je  n'avais  jamais  connu 
madame  de  Warens,  ou  si  même,  l'ayant  connue,  je  n'avais  pas 
vécu  assez  longtemps  auprès  d'elle  pour  contracter  la  douce  habi- 
tude de  sentiments  all'ectueux  qu'elle  m'inspira.  J'oserai  le  dire  : 
qui  ne  sent  que  l'amour  ne  sent  pas  ce  qu'il  y  a  do  plus  doux  dans 
la  vie.  Je  connais  un  autre  sentiment,  moins  impétueux  peut-être, 
mais  plus  délicieux  mille  fois,  qui  quelquefois  est  joint  à  l'amour, 
et  qui  souvent  en  est  séparé.  Ce  senlimeul  n'est  pas  non  plus  l'ami- 
tié seule  :  il  est  plus  voluptueux,  plus  tendre;  je  n'imagine  pas 
qu'il  puisse  agir  pour  quelqu'un  du  même  sexe,  du  moins  je  fus  ami 
si  jamais  homme  le  fut,  et  je  ne  l'éprouvai  jamais  près  d'aucun  de 
mes  amis.  Ceci  n'est  pas  clair,  mais  il  le  deviendra  dans  la  suite  : 
les  sentiments  ne  se  décrivent  bien  qye  parleurs  effets. 

Elle  habitait  une  vieille  maison,  mais  assez  grande  pour  avoir  une 
belle  pièce  de  réserve,  dont  elle  fit  sa  chambre  de  parade,  et  qui  fut 
celle  où  l'on  me  logea.  Cette  chambre  était  sur  le  p,-iss;)ge  dont  j'ai 
parlé,  où  se  fit  noire  première  entrevue;  et  au-delà  du  ruisseau  et 
des  jardins  ou  découvrait  la  campagne.  Cet  aspect  n'était  pas  pour 
le  jeune  habitant  une  clio.se  indilTeronte;  c'était,  depuis  Bossey,  la 
liremièie  fois  que  j'avais  du  vert  devant  mes  fenêtres.  Toujours 
masque  par  des  murs,  je  n'avais  eu  sous  les  yeux  que  des  toits  ou 
le  gris  des  rues.  Combien  celle  nouveauté  me  fut  sensible  et  douce! 
elle  augmenta  beaucoup  mes  dispositions  à  rallendrissement.  Je 
faisais  de  ce  charmant  paysase  encore  un  des  bienfaits  de  ma  chère 
patrone  :  il  me  semblait  qu'elle  l'avait  mis  là  tout  exprès  pour  moi; 
je  m'y  pla(;ais  paisiblement  auprès  d'elle;  je  la  voyais  partout  entre 
les  fleurs  et  la  verdure  :  ses  charmes  et  ceux  du  printemps  se  con- 
fondaient à  mes  yeux.  Mon  cœur,  jusqu'alors  comprimé,  se  trouvait 
plus  au  large  dans  cet  espace,  et  mes  soupirs  s'exhalaient  plus  libre- 
ment parmi  ces  vergers. 


24 


LES  VEILLÉES  LITTÉRAIRES  ILLUSTRÉES. 


On  ne  trouvait  pas  chez  madame  de  Warens  la  magnificence  que 
j'avais  vue  à  Turin,  mais  on  y  trouvait  la   propreté,  la  décence  et 
une  abondance  patriarcale   avec  laquelle  le  faste  ne  s'allie  jamais. 
Elle  avait  peu  de  vaisselle  d'argent,  point  de   porcelaine,    point  de 
gibier  dans   sa  cuisine,  ni  dans  sa  cave  de  vins  étrangers;  mais 
fune  et  l'autre  étaient  bien  garnies  au  service  de  tout  le  monde  ;  et 
dans  des  tasses  de  faïence  elle  donnait  d'excellent  café.  Quiconque 
la  venait  voir  était  invité  à  dîner  avec  elle  ou  chez  elle;  et  jamais 
ouvrier,  messager  ou  passant  ne  sortait  sans  manger  ou  boire,  se- 
lon l'ancien  usage  helvétique.  Son  domestique  était  composé  d'une 
femme  de  chambre  fri- 
bourgeoise  assez  jolie, 
appelée  Merceret,  d'un 
valet  de  son  pays  ap- 
pelé Claude  Anet,  dont 
il  sera  question  dans  la 
suite,  d'une  cuisinière, 
et  de  deux  porteurs  de 
louage  quand  elle  allait 
en  visite,  ce  qu'elle  fai- 
sait    rarement.    Voilà 
bien   des  choses   pour 
deux    mille    livres    de 
rente  ;  cependant  son 
petit  revenu  bien  mé- 
nagé eût  pu  suffire  à 
tout  cela,  dans  un  pays 
où  la  terre  est  très  bon- 
ne et  l'argent  très  rare. 
Malheureusement    l'é- 
conomie ne  fut  jamais 
sa  vertu  favorite;  elle 
s'endettait,  elle  payait; 
l'argent  faisait  la  na- 
vette, et  tout  allait. 

La  manière  dont  son 
ménage  était  monté 
était  précisément  celle 
que  j'aurais  choisie  ;  on 
peut  croire  que  j'en 
profilais  avec  plaisir.  Ce 
qui  m'en  plaisait  moins 
était  qu'il  fallait  rester 
longtemps  à  table.  Elle 
supportait  avec  peine 
la  première  odeur  du 
potage  et  des  mets.; 
cette  odeur  la  faisait 
presque  tomber  en  dé- 
faillance, et  ce  dégoût 
durait  longtemps;  elle 
se  remettait  peu  à  peu, 
causait,  et  ne  mangeait 
point.  Ce  n'était  qu'au 
bout  d'une  demi-heure 
qu'elle  essayait  le  pre- 
mier morceau.  J'aurais 
dîné  trois  fois  dans  cet 
intervalle  :  mon  repas 
était  fait  longtemps 
avant  qu'elle  eût  com- 
mencé le  sien.  Je  re- 
commençais de  compa- 
gnie; ainsi  je  mangeais 
pour  deux,  et  ne  m'en 
trouvais  pas  plus  mal. 
Enfin  ,  je  me  livrais 
d'autant  plus  au  doux 
sentiment  du  bien-être 
que  j'éprouvais  auprès 

d'elle,  que  ce  bitn-ètre  dont  je  jouissais  n'était  mêlé  d'aucune  in- 
quiétude sur  les  moyens  de  le  soutenir.  N'étant  point  encore  dans 
l'étroite  confidence  de  ses  affaires,  je  les  supposais  en  état  d'aller 
toujours  sur  le  même  pied.  J'ai  retrouvé  les  mêmes  agréments  dans 
sa  maison  parla  suite;  mais  plus  instruit  dans  sa  situation  réelle, 
et  voyant  qu'ils  anticipaient  sur  ses  rentes,  je  ne  les  ai  plus  goûtés 
si  tranquillement.  La  prévoyance  a  toujours  gâté  chez  moi  la  jouis- 
sance. J  ai  vu  l'avenir  à  pure  perte,  je  n'ai  jamais  pu  l'éviter. 

Dès  le  premier  jour,  la  plus  douce  familiarité  s'établit  entre  nous 
au  même  degré  ou  elle  a  continué  tout  le  reste  de  sa  vie  Petit  fut 
mon  nom.  Maman  fut  le  sien  :  et  toujours  nous  demeurâmes  Petit 
et  Maman,  même  quand  le  nombre  des  années  en  eut  presque  effacé 
la  dilference  entre  nous.  Je  trouve  que  ces  deux  noms  rendent  à 
merveille  l'idée  de  notre  ton,  la  simplicité  de  nos  manières,  etsur- 
tout  la  relation  de  nos  mœurs.  Elle  fut  pour  moi  la  plus  tendre  des 


Je  me  précipite  à  ses  pieds,  et  dans  les  transports  de  la  plus  vive  joie  je  colle  ma 
bouche  sur  sa  main. 


mères,  qui  jamais  ne  chercha  son  plaisir,  mais  toujours  mon  bien  ; 
et  si  les  sens  entrèrent  dans  mon  attachement  pour  elle,  ce  n'était 
pas  pour  en  changer  la  nature,  mais  pour  le  rendre  seulement  plus 
exquis  ;  pour  m'euivrer  du  charme  d'avoir  une  maman  jeune  etjo- 
lie  qu'il  m'était  délicieux  de  caresser;  je  dis  caresser  au  pied  de  la 
lettre,  car  jamais  elle  n'imagina  de  m'épargner  les  baisers  ni  les 
plus  tendres  caresses  maternelles,  et  jamais  il  n'entra  dans  mon 
cœur  d'en  abuser.  On  dira  que  nous  avons  pourtant  eu  à  la  fin  des  ' 
relations  d'une  autre  espèce  :  j'en  conviens;  mais  il  faut  attendre, 
je  ne  puis  tout  dire  à  la  fois. 

Le  coup  d'œil  de  no- 
tre première  entrevue 
fut  le  seul  moment  vrai- 
ment passionné  qu'elle 
m'ait  jamais  fait  sentir; 
encore  ce  moment  fut- 
il  l'ouvrage  de  la  sur- 
prise. Mes  regards  in- 
discrets n'allaient  ja- 
mais furetant  sous  son 
mouchoir  ,  quoiqu'un 
embonpoint  mal  caché 
dans  cette  place  eût 
bien  pu  les  y  attirer.  Je 
n'avais  ni  transports  ni 
désirs  auprès  d'elle  ;  j'é- 
tais dans  un  calme  ra- 
vissant, jouissant  sans 
savoir  de  quoi.  J'aurais 
ainsi  passé  ma  vie  et 
l'éternité  même  sans 
m'ennuyer  un  instant. 
Elle  est  la  seule  per- 
sonne avec  qui  je  n'ai 
jamais  senti  cette  sé- 
<;heresse  de  conversa- 
tion qui  méfait  un  sup- 
plice du  devoir  de  la 
soutenir.  Nos  tète-à- 
lèle  étaient  moins  des 
entretiens  qu'un  babil 
intarissable  qui  pour 
finir  avait  besoin  d'être 
interrompu. Loin  de  me 
faire  une  loi  de  parler, 
il  fallait  plutôt  m'en 
faire  une  de  me  taire. 
A  force  de  méditer  ses 
projets  elle  tombait  sou- 
ventdans  la  rêverie  Eh 
bien  !  je  la  laissais  rê- 
ver; je  me  taisais,  je  la 
contemplais ,  et  j'étais 
le  plus  heureux  des 
hommes.  J'avais  encore 
un  tic  fort  singulier. 
Sans  prétendre  aux  fa- 
veurs du  tête-à-tête,  je 
le  recherchais  sans  ces- 
se, et  j'en  jouissais  avec 
une  passion  qui  dégé- 
nérait en  fureur  quand 
des  importuns  venaient 
le  troubler.  Sitôt  que 
quelqu'un  arrivait  , 
homme  ou  femme,  il 
n'importait  pas,  je  sor- 
tais en  murmurant,  ne 
pouvant  souffrir  de  res- 
ter en  tiers  auprès  d'el- 
le. J'allais  compter  les  minutes  dans  son  antichambre  ,  maudissant 
ces  éternels  visiteurs  ,  et  ne  pouvant  concevoir  ce  qu'ils  avaient 
tant  à  dire,  parce  que  j'avais  à  dire  encore  plus. 

Je  ne  sentais  toute  la  force  de  mon  attachement  pour  elle  que 
quand  je  ne  la  voyais  pas. Quand  je  la  voyais,  je  n'étaisque  content: 
mais  mon  inquiétude  en  son  absence  allait  au  point  d'être  doulou- 
reuse. Le  besoin  de  vivre  avec  elle  me  donnait  des  élans  d'atten- 
drissement qui  souvent  allaient  jusqu'aux  larmes.  Je  me  souvien- 
drai toujours  qu'un  jour  de  grande  fête,  tandis  qu'elle  était  à  vêpres, 
j'allai  me  promener  hors  de  la  ville,  le  cœur  plein  de  son  image,  et 
du  désir  ardent  de  passer  mes  jours  auprès  d'elle.  J'avais  assez  de 
sens  pour  voir  que,  quant  à  présent,  cela  n'était  pas  possible,  et 
qu'un  bonheur  que  je  goûtais  si  bien  serait  court.  Cela  donnait  à 
ma  rêverie  une  tristesse  qui  n'avait  pourtant  rien  de  sombre  et 
qu'un  espoir  flatteur  tempérait.  Le  son  des  cloches   qui  ma  tou- 


LES  CONFESSIONS. 


25 


jours  singulioremetit  airccté,  le  chant  dos  oiseaux,  la  beauté  du  jour, 
la  douceur  du  paysage  les  maisons  éparses  et  champêtres  dans  les- 

?|uelles  je  plaçais  en  idée  notre  commune  demeure  ,  tout  cela  me 
rappail  tellem'ent  d'une  impression  vive,  tendre,  triste  et  touchante, 
que  je  me  vis  comme  en  extase  transporte  dans  cet  heureux  temps 
et  dans  cet  heureux  séjour  où  mon  cicur,  possédant  toute  la  félicité 
qui  pouvait  lui  plaire,  la  goûtait  dans  des  ravissements  inexprima- 
bles sans  songer  môme  à  la  volupté  des  sens.  Je  ne  me  souviens  pas 
de  m'ètre  élancé  jamais  dans  l'avenir  avec  plus  de  force  et  d'dlusion 
que  je  fis  alors;  et  ce  qui  m'a  frappé  le  plus  dans  le  souvenir  de 
cette   rêverie  quand 
elle    s'est    réalisée , 
c'est  d'avoir    trouvé 
des  objets  tels  exac- 
tement   que    je    les 
avais  imaginés.  Si  ja- 
mais rêve  d'un  hom- 
me éveillé  eut   l'air 
d'une  vision  prophé- 
tique, ce  fut  assuré- 
ment celui-là.  Je  n'ai 
été  déçu  que  dans  sa 
durée  imaginaire;  car 
les  jours  et  les  ans  et 
la  vie  entière  s'y  pas- 
saient dans  une  inal- 
térable  tranquillité  , 
au    lieu  qu'en    effet 
tout    cela   n'a    duré 
qu'un  moment.  Hé- 
las !   mon  plus  con- 
stant bonheur  fut  un 
songe;   son    accom- 
plisseraeut  fut  pres- 
que à  l'instant  suivi 
du  réveil. 

Je  ne  finirais  pas 
si  j'entrais  dans  le 
détail  de  toutes  les 
folies  que  le  souvenir 
de  cette  chère  ma- 
man me  faisait  faire, 
quand  je  n'étais  plus 
sous  ses  yeux.  Com- 
bien de  fois  j'ai  baisé 
mon  lit  en  songeant 
qu'elle  y  avait  cou- 
ché ,  mes  rideaux , 
tous  les  meubles  de 
ma  chambre,  en  son- 
geant qu'ils  étaient  à 
elle,q<ie  sa  belle  main 
les  avait  touchés ,  le 
plancher  même  sur 
lequel  je  me  pros- 
ternais en  songeant 
qu'elle  y  avait  mar- 
ché !  Quelquefois  , 
même  imi  sa  présen- 
ce, il  m'iTli,i|)|iail  des 
extravagances  nue  le 
plus  violent  amour 
seul  semblait  pouvoir 
ins|iirer.  Un  jour  à 
table  ,  au  moment 
qu'elle  avait  mis  un 
morceau  dans  sa  bou- 
che ,  je  m'écrie  que 
j'y  vois  un  cheveu; 
elle  rejette  le  mor- 
ceau sur  son  as.sietle,  je  m'en  saisis  avidement  et  l'avale.  En  un 
mot,  de  moi  à  l'amant  le  plus  passionné  il  n'y  avait  qu'une  ditfé- 
rence  unique,  mais  essentielle,  et  ([ui  rend  mon  état  presque  incon- 
cevable à  la  raison. 

J'étais  revenu  il'Italie,  non  tout-à-fait  comme  j'y  étais  allé,  mais 
comme  peut-être  jamais  à  mon  âge  on  n'en  est  revenu.  J'en  avais 
rapporté  non  ma  virginité  mais  mou  pucelage.  J'avais  senti  le  pro- 
grès des  ans;  mon  tempérament  inquiet  s'était  enlin  déclaré,  et 
sa  première  éruption,  très  involontaire,  m'avait  donné  surmasanté 
des  alarmes  qui  peignent  mieux  que  toute  autre  chose  l'innocence 
dans  laquelle  j'avais  vécu  jusqu'alors.  Bientôt  rassuré,  j'appris  ce 
dangereux  supplément  qui  trompe  la  nature  et  sauve  aux  jeunes 
gens  de  mon  humeur  beaucoup  de  désordre  aux  dépens  de  leur 
santé,  de  leur  vigueur,  et  quelquefois  de  leur  vie.  Ce  vice,  que  la 
honte  et  la  timidité  trouvent  si  commode,  a  de  plus  un  grand  attrait 
T.  IV. 


pour  les  imaginations  vives,  c'est  de  disposer  pour  ainsi  dire  à  leur 
gré  de  tout  le  sexe,  et  de  faire  servir  à  leurs  plaisirs  la  beauté  qui 
les  tente  sans  avoir  besoin  d'obtenir  son  aveu.  Séduit  parce  funeste 
avantage,  je  travaillais  à  détruire  la  bonne  constitution  qu'avait  ré- 
tablie en  moi  la  nature,  à  qui  j'avais  donné  le  temps  de  se  bien  for- 
mer. Qu'on  ajoute  à  cette  disposition  le  local  de  ma  situali'in  pré- 
sente; logé  chez  une  jolie  femme,  caressant  sou  image  au  fond  de 
mon  cœur,  la  voyant  sans  cesse  dans  la  journée,,  le  soir  entouré 
d'objets  qui  me  la  rappellent,  couché  dans  mon  lit  où  je  sais  qu'elle 
a  couché.  Que  de  stimulants!  tel  lecteur  qui  se  les  représente  me 

voit  déjà  à  demi 
mort.  Tout  au  cûd- 
traire  ,  ce  qui  devait 
me  perdre  fut  préci- 
sément ce  qui  me 
sauva,  du  moins  pour 
un  temps.  Enivré  du 
charme  de  vivre  au- 
près d'elle,  et  du  dé- 
sir ardent  d'y  passer 
mes  jours ,  absente 
ou  présente,  je  voyais 
toujours  en  elle  une 
tendre  mère  ,  une 
sœur  chérie,  une  dé- 
licieuse amie,  et  rien 
de  plus.  Je  la  voyais 
toujours  ainsi ,  tou- 
jours la  même,  et  ne 
voyais  jamais  qu'elle. 
Son  image,  toujours 
présente  à  mon  cœur, 
n'y  laissait  place  à 
nulle  autre;  elle  était 
pour  moi  la  seule 
femme  qui  fût  au 
monde  ;  et  l'extrême 
douceur  des  senti- 
ments qu'elle  m'in- 
spirait ,  ne  laissant 
pas  à  mes  sens  le 
temps  de  s'éveiller 
pour  d'autres,  me  ga- 
rantissait et  d'elle  et 
de  tout  son  sexe.  Eu 
un  mot,  j'étais  sage 
parce  que  je  l'aimais. 
Sur  ces  effets  que  je 
rends  mal ,  dise  qui 
pourra  de  quelle  es- 
pèce était  mon  atta- 
chement pour  elle. 
Pour  rai>i,tout  ce  que 
j'en  puis  dire  est  que 
s'il  parait  déjà  fort 
extraordinaire,  dans 
la  suite  il  le  paraîtra 
beaucoup  plus. 

Je    passais    mou 
temps  le  plus  agréa- 
blement du  monde, 
occupé    des     choses 
qui  me  plaisaient  le 
moins.  C'étaient  des 
projets  à  rédiger,  des 
mémoires   à    mettre 
au  net,  des  recettes  à 
transcrire  ;  c'étaient 
des  herbes  à  trier,  des 
drogues  à  piler  ,  des 
alambics  à  gouverner-  Tout  à  travers  tout  cela  venaient  des  foules 
de  pas'iants",  de  mendiants,  de  visites  de  toute  espèce.  Il  fallait  en- 
tretenir tout  à  la  fois  un  soldat,  un  apothicaire,  un  chanoine,  une 
belle  dame,  un  frère  lai.  Je  pestais,  je  grommelais,  je  jurais,  je  don- 
nais au  diable  cette  mauvaise  cohue.  Pour  elle,  qui  prenait  tout  en 
gailé,  mes  fureurs  la  faisaient  rire  aux  larmes,  et  ce  qui  la  faisait 
rire  encore  plus  était  de  me  voir  d'autant  plus  furieux  que  je  ne 
pouvais  moi-même  m'empècber  de  rire.  Ces  petits  intervalles  ou 
j'avais  le  plai.Mr  de  ffro-^ner  eUiient  charmants,  et  s'il  survenait  un 
nouvel  importun  durant  la  querelle,  elle  en  savait  encore  tirer  parti 
pour  l'amusement  en  prolongeant  malicieusement  la  visite,  et  me 
jetant  des  coups  d'œil  pour  lesquels  je  l'aurais  volontiers  baitue.  t.lle 
avait  peine  à  s'empêcher  d'éclater  en  me  voyant,  contraint  et  retenu 
par  la  bienséance,  lui  faire  des  yeux  de  possède,  tandis  qu  au  fond  de 
mon  cœur  et  même  en  dépit  de  moi  je  trouvais  tout  cela  très  comique. 

iO 


Telle  femme  qui  lira  ceci  me  souffletterait  volontiers,  et  n'aurait  pas  tort. 


LES  VFTLLÉES  LITTÉRAIRES  ILLUSTRÉES. 


Tout  cela,  ?ans  me  |)laire  en  soi,  m'amusait  pouitanl,  parce  qu'il 
faisait  partie  d'une  manière  d'être  qui  m'était  charmante.  Rien  de 
ce  qui  se  faisait  autour  de  moi,  rien  de  tout  ce  qu'on  nie  faisait 
faire  n'était  selon  mon  goût,  mais  tout  était  selon  mon  cœur.  Je  crois 
que  je  serais  parvenu  à  aimer  la  médecine,  si  mon  dégoût  pour  elle 
n'eût  fourni  des  scènes  folâtres  qui  nous  égayaient  sans  cesse  : 
c'est  peut-être  la  première  fois  que  cet  art  a  produit  un  pareil  tffet. 
Je  prétendais  connaître  à  l'odeur  un  livre  de  médecine,  et  ce  qu'il  y 
a  de  plaisant  est  que  je  m'y  trompais  rarement.  Elle  me  faisait  goû- 
ter des  plus  détfcstaljles  drogues.  J'avais  beau  fuir  ou  vouloir  nie  dé- 
fendre; malgré  maresistauce  et  mes  liorrililes  grimaces,  malgré  moi 
et  mes  dents,  quand  je  voyais  ces  jolis  doigts  barliouiliés  s'appro- 
cher de  m;i  Louche,  il  fallait  finir  jiar  l'ouvrir  et  sucer.  Quand  tout 
son  petit  ménage  était  rassemblé  dans  la  même  chambre,  à  nous  en- 
tendre courir  et  crier  au  milieu  des  éclats  de  rire,  on  eût  cru  qu'on 
y  jouait  quelque  farce,  et  non  pas  qu'on  y  faisait  de  l'opiat  ou  de 
l'élixir. 

.Mon  temps  ne  se  passait  pourtant  pas  tout  entier  à  ces  polisson- 
neries. J'avais  trouvé  quelques  livres  dans  la  chambre  que  j'occu- 
pais; Pvlcndorff,le  Speclatevr,  la  Henriade.  Quoique  je  n'eusse  plus 
mon  ancienne  tureurde  lecture,  jiar  désœuvrement  je  lisais  un  peu 
de  tout  cela.  Le  Sppc(a(fur  surtout  me  plut  beaucoup  et  me  fit  du 
bien.  M.  labbe  de  Gouvon  m'avait  appris  à  lire  moins  avidement  et 
avec  plus  de  icflexion,  la  lecture  me  profitait  mieux.  Je  m'accoutu- 
mais à  rdiéchir  sur  l'ëlocution,  sur  les  constructions  élégantes;  je 
m'exerçais  à  discerner  le  français  pur  de  mes  idiomes  provinciaux. 
l'ar  exemple,  je  fus  corrigé  d'une  faute  d'orthographe  que  je  faisais 
avec  tous  nos  Genevois  par  ces  deux  vers  de  la  Henriade  : 

Soit  qu'un  ancien  respect  pour  le  sang  de  leurs  maîtres 
Parlât  encor  pour  lui  dans  le  cœur  de  ces  traîtres. 

Ce  mot  parlât,  qui  me  frappa,  m'apprit  qu'il  fallait  un  /  à  la  troi- 
sième personne  du  subjonctif;  au  lieu  ([u  auparavant  je  l'écrivais  et 
prononçais  parla,  comme  le  présent  parfait  de  l'indicatif. 

Quelquefois  je  causais  avec  maman  de  mts  lectures;  quelquefois 
je  lisais  auprès  d'elle  ;  j'y  prenais  grand  plaisir;  je  m'exeiçais  à  bien 
lire,  et  cela  me  fut  utile  aussi.  J'ai  dit  qu'elle  avait  l'esiuit  orné.  Il 
était  alors  dans  toute  sa  fleur.  Plusieurs  gens  de  lettres  s'étaient  em- 
pressés à  lui  plaire,  et  lui  avaient  appris  à  juger  des  ouvrages  d  es- 
prit, tlle  avaitj  si  je  puis  parler  ainsi,  le  goût  un  peu  protestant; 
elle  ne  parlait  que  de  Bayle,  et  faisait  grand  cas  de  Saint-Kvremoiid, 
qui  depuis  longtemps  était  mort  en  France.  Mais  cela  n'empêchait 
pas  qu'elle  ne  connût  la  bonne  littérature  et  qu'elle  n'en  parlàtfort 
bien.  Elle  avait  été  élevée  dans  des  sociétés  choisies;  et  venue  en 
Savoie  encore  jeune,  elle  avait  jierdu  dans  le  commerce  charmant 
de  la  noblesse  du  pays  ce  ton  maniéré  du  jiays  de  Vaud,  où  les 
femmes  prennent  le  bel  esprit  pour  l'esprit  du  monde,  et  ne  savent 
parler  que  (lar  épigrammes. 

Quoiqu'elle  n'ait  vu  la  cour  qu''en  passant,  elle  y  avait  jeté  un 
Coup  dœil  rapide  qui  lui  avait  sufli  pour  la  connaître.  Elle  s  y  con- 
serva toujours  des  amis;  et  malgré  de  secrètes  jalousies,  maigre  les 
niurmuies  qu'excitaient  sa  conduite  et  ses  dettes,  elle  n'a  jamais 
perdu  sa  pension.  Elle  avait  l'expérience  du  monde,  et  l'e&prit  de 
réflexion  qui  fait  tirer  parti  de  cette  expérience.  C'était  le  sujet  fa- 
vori de  ses  conversations,  et  c'était  précisément,  vu  mes  idées  chi- 
meiiques,  la  sorte  d'instruction  dont  j'avais  le  plus  grand  besoin. 
^ous  lisions  ensemble  la  bruyère;  il  lui  plaisait  plus  que  la  Roche- 
foucauld, livre  triste  et  désolant,  principalement  dans  la  jeunesse, 
où  l'on  n'aime  pas  à  voir  l'homme  comme  il  est.  Quand  elle  mora- 
lisait, elle  se  perdait  quelquefois  un  peu  dans  les  espaces;  mais,  en 
lui  baisant  de.  temps  en  temps  la  bouche  ou  les  mains,  je  prenais 
patience,  et  ses  longueurs  ne  m'ennuyaient  pas. 

Cette  vie  était  trop  douce  pour  pouvoir  durer.  Je  le  sentais,  et  l'in- 
quiétude de  la  voir  finir  était  la  seule  cliose  qui  en  troublait  la 
jouissance.  Tout  en  folâtrant,  maman  m'etudiait,  m'observait,  m'in- 
lerrugeail,  et  bâtissait  pour  ma  fortune  force  projets  dont  je  me  se- 
rais bien  passé.  Heureusement  ce  n'était  pas  le  tout  de  connaître 
mes  penchants,  mes  goûts,  mes  petits  talents;  il  fallait  trouver  ou 
faire  naître  les  occasions  d'en  tirer  parti,  et  tout  cela  n'était  pas 
l'atlaire  d'un  jour.  Les  préjuges  méiue  qu'avait  ctuçus  la  pauvre 
feiiinie  en  faveur  de  mon  mente  reculaientles  mouienls  de  le  mettre 
en  œuvre,  en  la  rendant  plus  diUieile  sur  le  choix  des  moyens.  En- 
fin tout  allait  au  gré  dénies  désirs,  giàcea  la  bonne  opinion  qu'elle 
avait  de  m  oi;  mais  il  en  fallut  rabattre,  et  des  lors,  adieu  la  tran- 
quillité. IJn  de  ses  parents,  appelé  M.  d'Aubonne,  la  vint  voir.  C'é- 
tait un  homme  de  beaucoup  d'esprit,  intrigant,  geuie  à  projets 
Comme  elle,  mais  qui  ne  s'y  ruinait  pas;  une  esiiece  d'aventurier. 
Il  venait  de  proposer  au  cardinal  de  f  leury  un  plan  de  loterie  très 
composée,  qui  n'avait  pasété  goûte.  Il  allait  le  proposer  à  la  cour  de 
Tuiiii,  où  il  fut  ado|ite  et  mis  a  exécution.  Il  s'arrêta  quelque  temps 
à  Annecy,  et  y  devint  amoureux  de  madame  l'intendante,  qui  était 
une  personne  fort  aimable,  fort  de  mon  goùi,  et  la  seule  que  je 
visse  avec  plaisir  chez  maman.  .M.  d'Aubonne  me  vit,  sa  parente  lui 


parla  de  moi;  il  se  chargea  de  m'examiner,  de  voir  à  quoi  j'étais 
propre,  et,  s'il  me  tfduvait  de  l'étoffe,  de  chercher  k  me  placer. 

Madame  de  'Warens  m''envoya  chez  lui  deux  ou  trois  matins  de 
suite,  sous  prétexte  de  quelque  commission,  et  sans  me  prévenir 
de  rien.  Il  s'y  prit  très  bien  pour  me  faire  jaser,  se  familiarisa  avec 
moi,  nie  mit  à  mon  aise  autant  qu'il  était  possible,  me  parla  de  niai- 
series et  de  toutes  sortes  de  sujets;  le  toutsans  paraître  m'observer, 
sans  la  moindre  affectation,  et  comme  si,  se  plaisant  avec  moi,  il 
eût  voulu  converser  sans  gène.  J'étais  enchanté  de  lui.  Le  résultat 
de  ses  observations  fut  que,  malgré  ce  que  promettaient  mon  exté- 
rieur et  ma  physionomie  animée,  j'étais,  sinon  tout-à-fait  inepte,  au 
moins  un  ginçon  de  peu  d'esprit,  sans  idées,  presque  sans  acquis, 
trèsboine,  en  un  mot,  à  tous  égards;  et  que  l'honneur  de  devenir 
quelque  jour  curé  de  village  était  la  plus  haute  fortune  à  laquelle 
je  pusse  aspirer.  Tel  fut  le  compte  qu''il  rendit  de  moi  à  madame 
de  Warens.  Ce  fut  la  seconde  ou  troisième  fois  que  je  fus  ainsi  jugé; 
ce  ne  fut  pas  la  dernière,  et  l'arrêt  de  M.  Masseron  a  souvent  été 
confirmé. 

La  cause  de  ces  jugements  tient  trop  à  mon  caractère  pour  n'a- 
voir pas  icibesoin  d'explication  :  car,  en  conscience,  on  doit  sentir 
([ue  je  ne  puis  sincèrement  y  souscrire,  et  qu'avec  toute  l'imiiartia- 
lité  possible,  quoi  qu'aient  pu  dire  MM.  Ma.sseron,  d'Aubonne  et 
beaucoup  d'autres,  je  ne  les  saurais  prendre  au  mot. 

Deux  choses  presque  inalliables  s'unissent  en  moi  sans  que  j'en 
puisse  concevoir  la  manière  :  un  temiierantent  très  ardent,  des 
passions  vives,  impétueuses,  et  des  idées  lentes  à  naître,  embarras- 
sées, et  qui  ne  se  présentent  jamais  qu'après  coup.  On  dirait  que 
mon  cœur  et  ma  tête  n'appartiennent  pas  au  méiue  individu.  Le 
seiitinient,  plus  prompt  que  l'éclair,  vient  remplir  mon  àme  ;  mais, 
au  lieu  de  ni'éclairer,  il  me  brûle,  ilm'eblouit.  Je  sens  tout  et  je  ne 
vois  rien.  Je  suis  emporté,  mais  stupide  ;  il  fautque  je  sois  de  sang- 
froid  pour  penser.  Ce  qu'il  y  a  d'étonnant  est  que  j'ai  cependant  le 
tactassez  sûr,  de  la  pénétration,  de  la  finesse  même,  pourvu  qu'on 
m'attende  :  je  fais  d'excellents  impromptu  h  loisir;  mais  sur  le 
temps  je  n'ai  jamais  rien  fait  ni  dit  qui  vaille.  Je  ferais  une  fort  jolie 
conversation  par  la  poste,  comme  on  dit  que  les  Espagnols  jouent 
aux  échecs.  Quand  je  lus  le  trait  d'un  duc  de  Savoie  qui  se  retourna, 
faisant  roule,  pour  crier  :  A  votre  gorge,  marchand  de  Paris,  je  dis: 
Me  voilà. 

Cette  lenteur  de  penser  jointe  à  cette  vivacité  de  sentir,  je  ne  l'ai 
pas  seulement  dans  la  conversation,  je  l'ai  même  seul  et  quand  je 
travaille.  Mes  idées  s'arrangent  dans  ma  tête  avec  la  plus  incroyable 
difficulté.  Elles  y  circulent  sourdement;  elles  y  fermentent  jusqu'à 
m'eniouvoir,  m'echaufl'er,  me  donner  des  palpitations,  et,  au  mi- 
lieu de  toute  cette  émotion,  je  ne  vois  rien  nettement  ;  je  ne  saurais 
écrire  un  seul  mol,  il  faut  que  j'attende.  Insensiblement  ce  grand 
mouvement  s'apaise,  ce  chaos  se  débrouille  :  chaque  chose  vient  se 
mettre  à  sa  place,  mais  lentement  et  après  une  longue  et  confuse 
agitation.  N'avez-vous  point  vu  quelquefois  l'opéra  en  Italie'?  Dans 
les  changements  de  scène  il  règne  sur  ces  grands  théâtres  un  des- 
ordre désagréable  et  qui  dure  assez  longtemps  :  toutes  les  décora- 
tions sont  entremêlées;  on  voit  de  toutes  parts  un  tiraillement  qui 
fait  peine;  on  croit  que  tout  va  renverser.  Cependant  peu  à  peu  tout 
s'arrange,  rien  ne  manque,  et  l'ou  est  tout  surpris  de  voir  succéder 
à  ce  long  tumulte  un  spectacle  ravissant.  Cette  manœuvre  est  à  peii 
près  celle  qui  se  fait  dans  mou  cerveau  quand  je  veux  écrire.  Si 
j'avais  su  premièrement  attendre,  et  puis  rendre  dans  leur  beauté  les 
choses  qui  s  y  sont  ainsi  peintes,  peu  d'auteurs  m'auraient  surpassé. 

De  là  vient  l'extrême  difficulté  que  je  trouve  à  écrire.  Mes  ma- 
nuscrits, raturés,  barbouilles,  mêles,  indéchiffrables,  attestent  la 
peine  qu'ils  m'ont  coûtée.  11  n'y  en  a  pas  un  qu'il  ne  m'ait  failli 
transcrire  quatre  ou  cinq  fois  avant  de  le  donner  à  la  presse.  Je  n'ai 
jamais  rien  pu  l'aire  la  plume  à  la  main  vis-à-vis  d'une  table  et  de 
mon  papier  :  cest  à  la  iiromenade,au  milieu  des  rochers  et  des  bois, 
c'est  la  nuit,  dans  mon  lit  et  durantmesinsomnies,  que  j'écrisdans  mon 
cerveau  ;  l'on  peut  juger  avec  quelle  lenteur,  surtout  pour  un  homme 
absolument  dépourvu  de  toute  mémoire  verbale,  et  qui  de  la  vie  n'a 
pu  retenir  six  vers  par  cœur.  Il  y  a  telle  de  mes  périodes  que  j'ai 
tournée  et  retournée  cinq  ou  six  nuits  dans  ma  tête  avant  qu'elle 
fût  en  état  d'être  mise  sur  le  papier.  De  là  vient  encorequeje  réussis 
mieux  aux  ouvrages  qui  demandent  du  travail  qu'à  ceux  qui  veulent 
être  faits  avec  une  certaine  légèreté,  comme  les  lettres;  genre  dont 
je  n'ai  jamais  pu  prendre  le  ton,  et  dont  foccupation  me  met  au 
supplice.  Je  n  écris  point  de  lettres  sur  les  moindres  sujets  qui  ne 
me  coûtent  des  heures  de  fatigue;  ou,  si  je  veux  écrire  de  suite  ce 
qui  me  vient,  je  ne  sais  m  commencer  ni  finir;  ma  lettre  est  ua 
long  et  confus  verbiage;  à  peine  m'entend-on  quand  ou  la  lit. 

^on-seulemellt  les  idées  me  coûtent  a  rendre,  elles  me  coûtent 
même  à  recevoir.  J'ai  étudié  les  hommes,  et  je  me  crois  assez  bon 
observateur  :  cependant  je  ne  sais  rien  voir  de  ce  que  je  vois;  je  ne 
VOIS  bien  que  ce  que  je  me  rappelle,  et  je  n'ai  de  l'esprit  que  dans 
mes  souvenirs.  De  tout  ce  qu'on  dit,  de  tout  ce  qu'on  fait,  de  tout 
ce  qui  se  passe  en  ma  présence,  je  ne  sens  rien,  je  ne  pénètre  rien  : 
le  signe  extérieur  est  tout  ce  qui  me  frappe.  Mais  ensuite  tout  cela 
me  revient;  je  me  rappelle  le  lieu,  le  temps,  le  ton,  le  regard,  le 


LES  CONFESSIONS. 


geste,  la  circonstance;  rien  ne  m'échappe  :  alors,  sur  ce  qu'on  a 
ait  ou  dit,  je  trouve  ce  qu'on  a  pensé,  et  il  est  rare  que  je  me 
rompe. 

Si  peu  maître  démon  esprit,  seul  avec  moi-même,  qu'on  juge  de 
ce  que  je  dois  ôtre  dans  la  conversation,  où,  pour  parler  k  propos,  il 
faut  penser  k  la  fois  et  sur-le-champ  k  mille  choses.  La  seule  idée 
de  tant  de  convenances,  dont  je  suis  sûr  d'ouhiier  au  moins  quel- 
qu'une, suffit  pour  m'intimider.  Je  ne  comprends  pas  même  com- 
ment on  ose  parler  dans  un  cercle;  car  k  chaque  mol  il  faudrait 
passer  en  revue  tous  les  gens  qui  sont  là,  il  faudrait  connaître  tous 
leurs  caractères,  savoir  toutes  leurs  histoires,  pourètresûr  de  ne  rien 
dire  qui  puisse  offenser  quelqu'un.  Là-dessus  ceux  qui  vivent  dans 
le  monde  ont  un  grand  avantage  :  sachant  mieux  ce  qu'il  faut  faire, 
ils  Sont  plus  sûrs  de  ce  qu'ilsdisent  :  encore  leur  échappe-1-il  sou- 
vent des  halourdisi^s.  Qu'on  juge  de  celui  qui  tomhe  là  des  nues:  il 
lui  est  presque  impossible  déparier  une  minute  impunément.  Dans 
le  téle-à-léte  il  y  a  un  autre  inconvénient  que  je  trouve  pire;  la  né- 
cessite de  parler  toujours.  Quand  on  vous  parle,  il  faut  répondre  ; 
et  si  l'on  ne  dit  mot,  il  faut  relever  la  conversation.  Celte  insup- 
fortahle  contrainte  m'eût  seule  dégnûté  de  la  société.  Je  ne  trouve 
point  de  gène  plus  terrible  que  l'obligation  de  parler  sur-le-idiamp 
et  toujours.  Je  ne  sais  si  ceci  tient  k  ma  mortelle  aversion  pour  tout 
assujettissement;  mais  c'est  assez  qu'il  faille  absolument  que  je 
parle  pour  que  je  dise  une  sottise  infailliblement. 

Ce  qu'il  y  a  de  plus  fatal  est  qu'au  lieu  de  savoir  me  taire  quand  je 
n'ai  rien  k  dire,  c'est  alors  que,  pour  payer  plus  lût  ma  deite,  j'ai 
la  fureur  de  vouloir  parler.  Je  me  hâte  de  balbutier  [iromiitement 
quelques  paroles  sans  idées,  trop  heureux  quand  elles  ne  signilient 
rien  du  tout.  Eu  voulant  vaincre  ou  cacher  mnu  ineiitie,  je  manque 
rarement  de  la  montrer.  Entre  mille  exemples  que  j'en  fiouriais 
citer,  j'en  prends  un  qui  n'est  pas  de  ma  jeunesse,  mais  d'un  temps 
oi'i,  ayant  vécu  plusieurs  années  dans  le  monde,  j'en  aurais  pris 
l'aisance  et  le  ton  si  la  chose  eût  élé  possible.  J  étais  un  soir  entre 
deux  grandes  dames  et  un  homme  qu'on  peut  nommer;  c'était  M.  le 
duc  deConlaut.  Il  n'y  avait  personne  autre  dans  la  chambre,  et  je 
lu'eflorçais  de  fournir  quelques  mots.  Dieu  sait  quels!  k  une  con- 
versation entre  quatre  personnes  dont  trois  n'avaient  assurément 
pas  besoin  de  mon  supplément.  La  maîtrcrsse  de  la  maison  se  fit 
apporter  un  opiat  dont  elle^prenait  tous  les  jours  deux  fois  pourson 
estomac.  L'autre  dame,  lui  voyant  faire  la  grimace,  dit  en  riant: 
Est-ce  de  l'opial  de  M.  Trorichin?  Je  ne  crois  pas,  répondit  sur  le 
même  ton  la  première.  Je  crois  qu'elle  ne  vaut  guère  mieux,  ajouta 
galamment  le  spirituel  Rousseau.  Tout  le  ninnde  resta  interdit  ;  il 
n'échappa  ni  le  moindre  mot  ni  le  moindre  sourire,  et  l'instant 
d'afires  la  conversation  prit  un  autre  tour.  Vis-à-vis  d'un  autre  la 
balourdise  eût  pu  n'être  que  plaisante,  mais  adressée  k  une  femme 
trop  aimable  pour  n'avoir  pas  un  peu  fait  parler  d'elle,  et  qu'assu- 
rément je  n'avais  pas  dessein  d'oifenser,  elle  était  terrible  ;  et  je 
crois  que  les  deux  témoins,  homme  et  feiiirae,  eurent  bien  de  la 
peine  k  s'empêcher  d'éclater.  Voilà  de  ces  traits  d'esprit  qui  m'é- 
chappent pour  vouloir  parler  sans  trouver  rien  k  dire.  J'oublierai 
difficilement  celui-là;  car,  outre  qu'il  est  par  lui-môme  très  mémo- 
rable, j'ai  dans  la  tète  (ju'il  a  eu  des  suites  qui  ne  me  le  rappellent 
que  trop  souvent. 

Je  crois  que  voilà  de  quoi  faire  assez  comprendre  comment,  n'é- 
tant pas  un  sot,  j'ai  néanmoins  souvent  passé  pour  l'être,  même 
cliez  des  gens  en  étal  de  bien  juger  :  d'autant  plus  malheureux  (jue 
ma  physionomie  et  mes  yeux  promettent  davantage,  et  que  cette 
attente  frustrée  rend  plus  choquante  aux  autres  ma  stupidité.  Ce 
détail,  qu'une  occasion  particulière  a  l'ait  naître,  n'est  pas  inutile  à 
ce  qui  doit  suivre.  Il  contient  la  clef  de  bien  des  choses  extraordi- 
naires qu'on  m'a  vu  l'aire,  et  qu'on  attribue  à  une  humeur  sauvage 
que  je  n  ai  point.  J'aimerais  la  sociélé  comme  un  autre,  si  je  n'étais 
sûr  de  m'y  montrer  uoii-senlement  k  mon  désav.mtage,  mais  tout 
autre  que  je  ne  suis.  Le  parti  que  j'ai  pris  d'écrire  et  de  me  cacher 
est  précisément  celui  qui  me  convenait.  Moi  présent,  on  n'aurait  ja- 
mais suce  que  je  valais,  ou  ne  l'aurait  pas  soupçonné  même;  et  c'est 
ce  qui  est  arrivé  k  madame  Dupiii,  quoique  femme  d'esprit,  et  quoi- 
que j'aie  vécu  dans  sa  maison  plusieurs  années.  Elle  me  l'a  dit  bien 
lies  luis  elle-même  depuis  ce  lein|is-lk.  Au  reste,  tout  ceci  soutl're 
de  certaines  exceptions,  et  j'y  reviendrai  dans  la  suite. 

La  mesure  de  mes  talents  ainsi  fixée,  l'état  qui  me  convenait 
ainsi  désigne,  il  ne  tut  |ilus  quesiiuii,  [lour  la  seconde  fois,  que  de 
reniplii-  uia  vuealion.  La  dUlicultê  fut  que  je  n'avais  pas  fait  mes 
études,  et  que  je  ne  savais  [las  même  assez  de  latin  pour  être  prêtre. 
Madame  de  Warens  imagina  de  me  faire  instruire  au  séminaire  pen- 
dant quelque  temps.  Elle  en  parla  au  supérieur  :  c'était  un  lazariste 
appelé  Al.  Gros,  bon  petit  homme  à  moitié  borgne,  maigre,  grisou, 
le  plus  spirituel  et  le  moins  pédant  lazariste  que  j'aie  connu;  ce  qui 
n'est  pas  beaucoup  dire,  à  la  vérité. 

Il  venait  quelquefois  chez  maman,  qui  l'accueillait,  le  caressait, 
lagaij'ait  nieaie,  et  se  faisait  quelquefois  lacer  par  lui;  emploi  dont 
il  se  cliargeait  assez  volontiers.  Tand:s  qu'il  était  en  fonction,  elle 
courait  par  la  chambre  de  côte  et  d'autre,  taisant  tantôt  ceci,  tantôt 
cela.  Tue  parle  lacet,  M.  le  supérieur  suivait  eu  grondant,  et  disant 


à  tout  moment  :  Mais,  madame,  tenez-vous  donc.  Cela  faisait  un 
sujet  assez  pittoresque. 

M.  Gros  se  prêta  de  bon  cœur  au  projet  de  maman.  Il  se  contenta 
d'une  pension  très  modique  et  se  chargea  de  l'instruction.  Il  ne  fut 
plus  question  que  du  consentement  de  l'évèque,  qui  non-seulement 
l'accorda,  mais  qui  voulut  payer  la  pension  II  permit  aussi  que  je 
restasse  en  habit  laïque,  jusqu'à  ce  qu'on  pût  juger  par  un  essai  du 
succès  qu'on  devait  espérer. 

Quel  changement!  il  fallut  m'y  soumettre.  J'allai  au  séminaire 
comme  j'aurais  été  au  supplice.  La  triste  maison  qu'un  séminaire, 
surtout  pour  qui  sort  de  celle  d'une  aimable  femme!  J'y  portai  un 
livre  que  j'avais  prié  maman  de  me  prêter,  et  qui  me  fut  d'une 
grande  ressource.  On  ne  devinera  pas  quelle  sorte  de  livre  c'était  : 
un  livre  de  musique.  Parmi  les  talents  qu'elle  avait  cultivés,  la  mu- 
sique n'avait  pas  été  oubliée.  Elle  avait  de  la  voix,  chantait  passa- 
blement, et  jouait  un  peu  du  clavecin.  Elle  avait  en  la  complaisance 
de  medonner  quelques  leçons  de  chant;  et  il  fallut  commencer  de 
loin,  car  à  peine  savais-je  la  musique  de  nos  psaumes.  Huit  ou  dix 
leçons  de  femme,  et  fort  interrompues,  loin  de  me  mettre  en  état 
de  solfier,  ne  m'apprirent  pas  le  quart  des  signes  de  la  musique. 
Cependant  j'avais  une  telle  passion  pour  cet  art,  que  je  voulus  es- 
sayer de  m'exercer  seul.  Le  livre  (|ue  j'emportai  n'était  pas  même 
des  plus  faciles;  c'étaient  les  cantates  de  Clérambault.  On  concevra 
quelle  fut  mon  application  et  uum  obstination,  quand  je  dirai  que, 
sans  connaître  ni  transposition  ni  quantité,  je  parvins  à  déchiffrer 
et  chanter  sans  fautes  le  premier  récitatif  et  le  premier  air  de  la  can- 
tate d'Alphée  et  Aréthuse;  il  est  vrai  que  cet  air  est  scandé  si  juste, 
qu'il  ne  tant  que  réciter  les  vers  avec  leur  mesure  pour  y  mettre 
celle  de  l'air. 

11  y  avait  au  séminaire  un  maudit  lazariste  qui  m'entreprit,  et 
qui  me  fit  prendre  en  horreur  le  latin  qu'il  voulait  m'enseigner.  Il 
avait  des  cheveux  plats,  gras  et  noirs,  un  visage  de  pain  d'épice, 
une  voix  de  buffle,  un  regard  de  chal-huant,  des  crins  de  sanglier 
au  lieu  de  barbe;  son  sourire  était  sardonique;  ses  membres  jouaient 
comme  les  poulies  d'un  mannequin.  J'ai  oublié  son  odieux  nom; 
mais  sa  figure  ell'rayante  et  doucereuse  m'est  bien  restée,  et  je  ne 
puis  mêla  rappeler  sans  frémir.  Je  crois  le  rencontrer  encore  dans 
les  corridors,  avançant  gracieusement  son  crasseux  bonnet  carré 
pour  me  faire  signe  d'entrer  dans  sa  chambre,  plus  alfreuse  pour 
moi  qu'un  cachot.  Qu'on  juge  du  contraste  d'un  pareil  maître  pour 
le  disciple  d'un  abbé  de  cour. 

Si  j'étais  resté  deux  mois  à  la  merci  de  ce  monstre,  je  suis  per- 
suadé que  ma  tête  n'y  aurait  pas  résisté.  Mais  le  bon  M  Gros,  qui 
s'aperçut  que  j'étais  triste,  que  je  ne  mangeais  pas,  que  je  maigris- 
sais, devina  le  sujet  de  mon  chagrin;  cela  n'était  pas  dilticile.  Il 
m'ôta  des  griffes  de  ma  bèle,  et,  par  un  autre  contraste  encore  plus 
marqué,  me  remit  aux  i)lus  doux  des  hommes.  C'était  un  jeune  abbé 
faussigneran  (1),  aiipelé  M.  Gàtier,  qui  faisait  son  séminaire,  et 
que,  par  complaisance  pour  M.  Gros,  et,  je  crois,  par  humanité, 
voulait  bien  prendre  sur  ses  études  le  temps  qu'il  donnait  k  diriger 
les  miennes.  Je  n'ai  jamais  vu  de  physionomie  plus  touchante  que 
celle  do  M  Gàtier.  11  était  blond  ,  et  sa  barbe  tirait  sur  le  roux  ;  il 
avait  le  maintien  ordinaire  aux  gens  de  sa  province,  qui,  sous  une 
figure  épaisse,  cachent  tous  beaucoup  d'esprit  :  mais  ce  qui  se 
marquait  vraiment  en  lui  était  une  àme  sensible,  afifectueuse,  ai- 
mante. 11  y  avait  dans  ses  grands  yeux  bleus  un  mélange  de  dou- 
ceur, de  tendresse  et  de  tristesse,  qui  faisait  qu'on  ne  pouvait  le  voir 
sans  s'il!  tcresscrk  lui.  Aux  regards,  au  ton  de  ce  pauvre  jeune  homme, 
on  eût  dit  qu'il  prévoyait  sa  destinée,  et  qu'il  se  sentait  ne  pour  être 
malheureux. 

Son  caractère  ne  démentait  point  sa  physionomie  :  pleine  de  pa- 
tience et  de  complaisauLC,  il  seniblail  plutôt  étudier  avec  moi  que 
m'instruire.  11  n'en  fallait  pas  tant  pour  me  le  faire  aimer  :  son 
prédécesseur  avait  rendu  cela  très  facile.  Cependant,  maigre  toiile 
la  bonne  volonté  que  nous  y  mettions  l'un  et  l'autre,  et  quoiqu'il 
s'y  prît  très  bien,  j'avançai  peu  en  travaillant  beaucoii|i.  Il  est  .-in- 
gulier  que,  avec  assez  de  conception,  je  n'ai  jamais  pu  rien  appren- 
dre avec  des  maîtres,  excepté  mon  père  et  M.  Larabercier  :  le  peu 
que  je  sais  de  plus,  je  l'ai  appris  seul,  c.inime  on  verra  ci-après. 
Mon  esprit,  impatient  de  toute  espèce  de  joug,  ne  peut  s'a.sservir  à 
la  loi  du  moment  :  la  crainte  même  de  ne  pas  apprendre  m'empêche 
d'être  atteniif.  De  peur  d'impatienter  celui  qui  me  parle,  je  feins 
d'entendre  :  il  va  en  avant,  et  je  n'entends  rien.  Mi)n  esprit  veut 
marcher  à  son  heure;  il  ne  peut  se  soumettre  k  celle  d'aulrni. 

Le  temps  des  ordinations  étant  venu,  .M.  Gàtier  s'en  retourna 
dans  sa  province  :  il  emporta  mes  regrets,  mon  attachement,  ma 
reconnaissance;  je  fis  pour  lui  des  vœux  qui  n'ont  pas  été  plus 
exauces  que  ceux  que  j'ai  faits  pour  moi-même.  Quelques  années 
après  j'appris  que,  étant  vicaire  dans  une  paroisse,  il  avait  fait  un 
enfant  à  une  fille,  la  seule  dont,  avec  un  cœur  très  tendre,  il  eût 
été  jamais  amoureux.  Ce  fut  un  scandale  ell'royable  dans  un  dio- 
cèse administré  très  sévèrement  :  les  prêtres,  eii  bonne  règle,  ne 
doivei't  l'aire  des  enfants  qu'à  des  femmes  mariées.  Pour  avoir  m«a- 

I       (I)  Du  Faucigni/,  provinco  do  Savoie  où  est  Chauionii.      A.  de  B. 


28 


LES  VEILLÉES  LITTÉRAIRES  ILLUSTRÉES. 


que  à  cette  loi  de  convenance  il  fut  mis  en  prison,  diflFaraé,  chassé. 
Je  ne  sais  s'il  auia  pu  dans  la  suite  rétablir  ses  affaires;  mais  le 
sentiment  de  son  infortune,  |irofomlément  gravé  dans  mon  cœur, 
me  revint  çinand  j'écrivis  ['Emile;  et,  réunissant  M.  Gàlier  avec 
M.  Gaime,  je  fis  de  ces  deux  dignes  prêtres  l'original  du  Vicaire' sa- 
■voyard.  Je  me  Hatte  que  l'imitation  n'a  |ias  déshonoré  ses  modèles. 

Pendant  que  j'étais  au  séminaire,  M.  d'Aubonue  fut  obligé  de 
quitter  Annecy.  M.  l'intendant  s'avisa  di:  tiouver  (nauvais  qu'il  fit 
l'amour  à  sa  femme  :  c'était  faire  comme  le  chien  du  jardinier; 
car,  quoique  madame  Corvezi  lut  aimable,  il  vivait  fort  mal  avec 
elle.  Des  goûta  ultramoiituins  la  lui  rendaient  inutile,  et  il  la  trai- 
tait si  brutalement  qu'il  fut  question  de  séparation.  M.  Corvezi  était 
un  vilain  homme,  noir  comme  une  taupe,  fripon  comme  une 
chouette,  et  qui,  à  force  de  vexations,  finit  par  se  faire  chasser  lui- 
même.  On  d:tque  les  Provençaux  se  vengent  de  leurs  ennemis  par 
des  chansons  :  d'Aubonne  se  veng'ea  du  sien  par  une  comédie;  il 
envoya  cette  pièce  à  madame  de  Warens,  qui  me  la  fit  voir.  Elle 
me  plut,  et  me  fit  naître  la  fantaisie  d'en  faire  une  poar  essayer  si 
j'étais  en  effet  aussi  bête  que  l'auteur  l'avait  prononcé  :  mais  ce  ne 
fut  qu'à  Chambéry  que  j'exécutai  ce  projet  en  écrivant  l'Amant  de 
lui-même.  Aii,isi,  quand  j'ai  dit  dans  la  préface  de  cette  pièce  que  je 
l'ai  écrite  à  dix-huit-ans,  j'ai  menti  de  quelques  années. 

C'est  à  peu  près  à  ce  temps-ci  que  se  rapporte  un  événement  peu 
important  en  lui-même,  mais  qui  a  eu  pour  moi  des  suites,  et  qui 
a  l'ait  du  bruit  dans  le  monde  quand  je  l'avais  oublié.  Toutes  les 
semaines  j'avais  une  fois  la  permission  do  sortir  :  je  n'ai  pas  besoin 
dedirequel  usage  j'en  faisais.  Un  dimanche  que  j'étais  chez  maman, 
le  feu  prit  à  un  bâtiment  des  cordeliers  attenant  à  la  maison  qu'elle 
occupait  ;  ce  bâtiment,  où  était  leur  four,  était  plein  jusqu'au 
comble  de  fascines  sèches.  Tout  fut  embrasé  en  très  peu  de  temps. 
La  maison  était  en  grand  péril,  et  couverte  par  les  flammes  que  le 
vent  y  portait  :  on  se  mit  en  devoir  de  déménager  en  hâte  et  de 
porter  les  meubles  dans'le  jardin ,  qui  était  vis-à-vis  mes  anciennes 
fenêtres,  au-delà  du  ruisseau  dont  j'ai  parlé.  J'étais  si  troublé  que  je 
jetais  indifféremment  par  la  fenêtre  tout  ce  qui  me  tombait  sous  la 
main,  jusqu'à  un  gros  mortier  de  pierre  qu'en  tout  autre  temps  j'au- 
rais eu  peine  à  soulever  :  j'étais  prêt  à  y  jeter  de  même  une  grande 
glace,  si  l'on  ne  m'eût  retenu.  Le  bon  évêque,  qui  était  venu  voir 
niamafl  ce  jour-là,  ne  resta  pas  non  plus  oisif  :  il  l'emmena  dans  le 
jardin,  où  il  se  mit  en  prières  avec  elle  et  tous  ceux  qui  étaient  là, 
en  sorte  que,  arrivant  quelque  temps  après,  je  vis  tout  le  monde  à 
genoux,  et  m'y  mis  comme  les  autres.  Durant  la  prière  du  saint 
homme  le  vent  changea,  mais  si  brusquement  et  si  à  propos,  que 
les  llammes^  qui  couvraient  la  maison  et  entraient  déjà  parles  fe- 
iiêtres,  furent  portées  de  l'autre  côté,  et  la  maison  n'eut  aucun  mal. 
Deui  ou  trois  uns  après,  M.  de  Bernex  étant  mort,  les  antonins,  ses 
anciens  confrères,  commencèrent  à  recueillir  les  pièces  qui  pou- 
vaient servir  à  sa  béatification  :  à  la  prière  du  P.  Boudet,  je  joignis 
à  ces  pièces  une  attestation  du  fait  que  je  viens  de  rapporter,  en 
quoi  je  lis  bien;  mais  eu  quoi  je  fis  mal,  ce  fut  de  donner  ce  fait 
pour  un  miracle.  J'avais  vu  l'évèque  en  prière,  et,  durant  sa  prière, 
j'avais  vu  le  vent  changer,  et  même  très  à  propos;  voilà  ce  que  je 
pouvais  dire  et  certifier  :  mais  qu'une  de  ces  deux  choses  fût  la  cause 
de  l'autre,  voilà  ce  que  je  ne  devais  pas  attester,  parce  que  je  ne 
pouvais  le  savoir.  Cependant,  autant  que  je  puis  me  rappeler  mes 
idées,  alors  sincèrement  catholique,  j'étais  de  bonne  foi  :  l'amour 
du  merveilleux,  bi  naturel  au  cœur  humain,  ma  vénération  pour  ce 
vertueux  prélat,  l'orgueil  secret  d'avoir  peut-être  contribué  moi- 
même  au  miracle,  aidèrent  à  me  séduire;  et  ce  qu'il  y  a  de  sûr  est 
que  si  ce  miracle  eût  été  l'effet  des  plus  ardentes  prières  ,  j'aurais 
bien  pu  m'en  attribuer  ma  part. 

Plus  de  trente  ans  après ,  lorsque  j'eus  publié  les  Lettres  de  la 
mantayne,  M.  Fréron  déterra  ce  certificat,  je  ne  sais  comment,  et  en 
fit  usage  dans  ses  feuilles.  Il  faut  avouer  que  la  rencontre  était  heu- 
reuse, et  l'à-propos  me  parut  à  moi-même  très  plaisant. 

J'étais  destiné  à  ètie  le  rebut  de  tous  les  états.  Quoique  M.  Gàtier 
em  rendu  de  mes  progrès  le  compte  le  moins  déiavorable  qu'il  lui 
fût  possible,  on  voyait  qu'ils  n'étaient  pas  proportionnés  à  mon  tra- 
vail ,  et  cela  n'éiait  pas  encourageant  pour  me  faire  pousser  mes 
études  :  aussi  l'évèque  et  le  supérieur  se  rebutèrent-ils,  et  l'on  me 
rendit  à  madame  de  Warens  comme  un  sujet  qui  n'était  pas  même 
bon  pour  être  [irctre  ;  au  reste,  assez  bon  garçon,  disait-on,  et  point 
vicieux;  ce  qui  fil  que,  malgré  tant  de  préjugés  rebutants  sur  mon 
compte,  elle  ne  m'abandonna  pas. 

Je  ra|)portai  chez  elle  en  triomphe  son  livre  de  musique,  dont  j'a- 
vais tire  si  bon  parti  :  mon  air  d'Alphiie  et  Aréthuse  élait,  à  peu 
près  ,  tout  ce  que  j'avais  appris  au  séminaire  Mon  goût  marqué 
pour  cet  art  lui  lit  naître  la  pensée  de  me  faire  musicien.  L'occasion 
était  commode  :  on  faisait  chez  elle,  au  moins  nue  fois  la  semaine, 
de  la  musique;  et  le  maître  de  musique  de  la  cathédrale  ,  qui  diri- 
geait ce  petit  concert,  venait  la  voir  très  souvent.  C'était  un  Pari- 
sien, nommé  aussi  M.  le  Maître,  bon  compositeur,  fort  vif,  fort  gai, 
jeune  encore  ,  assez  bien  fait ,  peu  d'esprit,  mais  au  demeurant  irès 
t)on  homme.  Maman  me  fit  faire  sa  connaissance  :  je  m'attachais  à 
lui,  je  ue  lui  déplaisais  pas.  On  parla  de  pension  :  l'on  en  convint. 


Bref,  j'entrai  chez  lui,  et  j'y  passai  l'hiver  d'autant  plus  agréable- 
ment que,  la  maîtrise  n'étant  qu'à  vingt  pis  de  la  maison  de  ma- 
dame de  Warens,  nous  étions  chez  elle  en  un  moment,  et  nous  y 
soupions  très  souvent  ensemble. 

On  jugera  bien  que  la  vie  de  la  maîtrise,  toujours  chantante  et 
gaie  a.ec  les  musiciens  et  les  enfants  lie  chœur,  me  plaisait  plus  que 
celle  du  séminaire  avec  les  pères  de  Saint-Luare.  Cependant  celle 
vie,  pour  être  plus  libre,  n'en  était  pis  moins  égale  et  réglée  :  j'é- 
tais fait  pour  aimer  l'indépendance  et  pour  n'mi  abuser  jamais.  Du- 
rant six  mois  entiers  je  ne  sortis  pas  une  seule  fois  que  pour  aller 
chez  maman  ou  à  l'église,  et  je  n'en  fus  pas  m&me  tenté.  Cet  in- 
tervalle est  un  de  ceux  où  j'ai  vécu  dans  le  plus  grand  calme,  et 
que  je  me  suis  rappelés  avec  le  plus  de  plaisir  :  dans  les  situations 
diverses  où  je  me  suis  trouvé,  quelques-uns  ont  été  marqués  par  un 
tel  sentiment  de  bien-être,  qu'en  les  remémorant  j'en  suis  alfecté 
comme  si  j'y  étais  encore  ;  non-seulement  je  me  rappelle  les  temps, 
les  lieux  ,  les  personnes,  mais  tous  les  objets  environnants,  la  tem- 
pérature de  l'air,  son  odeur,  sa  couleur,  une  certaine  impression 
locale  qui  ne  s'est  fait  sentir  que  là,  et  dont  le  souvenir  vif  m'y  trans- 
porte de  nouveau.  Par  exemple,  tout  ce  qu'on  répétait  à  la  maîtrise, 
tout  ce  qu'on  chantait  au  chœur,  tout  ce  qu'on  y  faisait,  le  bel  et 
noble  hatiit  des  chanoines,  les  chasubles  des  prêtres,  les  mitres  des 
chantres,  la  figure  des  musiciens  ,  un  vieux  charpentier  boiteux  qui 
jouait  de  la  cuntre-basse ,  un  |ietil  abbé  blondin  qui  jouait  du  vio- 
lon, le  lambeau  de  soutane  qu'après  avoir  posé  son  epée  le  Maître 
endossait  par-dessus  son  habit  laïque  ,  el  le  beau  surplis  fin  dont  il 
en  couvrait  les  loques  pour  aller  au  chœur  ;  l'orgueil  avec  lequel 
j'allais,  tenant  ma  petite  Uûte  à  bec,  m'elablir  dans  l'orchestre  a  la 
tribune  pour  un  peut  bout  de  récit  que  M.  le  Maître  avait  fait  exprès 
pour  moi;  le  bon  dîner  qui  nous  altendait  ensuite  ,  le  bon  appétit 
qu'on  y  portait;  ce  concours  d'objets,  vivement  retracé,  m'a  cent 
fois  charme  dans  ma  mémoire  autant  et  plus  que  dans  la  réalité.  J  ai 
gardé  toujours  une  affection  tendre  pour  un  certain  air  du  Conditor 
aime  siderum ,  qui  marche  par  iarabes,  parce  que,  un  dimanche  de 
l'avent,  j'entendis  de  mon  ht  chanter  cet  hymne  avant  le  jour  sur  le 
perron  de  la  cathédrale  ,  selon  un  rite  de  celte  êglise-là.  Mademoi- 
selle Merceret,  femme  de  chambre  de  maman,  savait  un  peu  de 
musique;  je  n'oublierai  jamais  un  petit  inolet,  Ajferle,  que  M.  le 
Maître  me  fit  chanter  avec  elle,  et  que  sa  maîtresse  écoutait  avec 
tant  de  plaisir.  Enfin  tout,  jusqu'à  la  bonne  servante  Perriiie  ,  qui 
était  si  bonne  fille  et  que  les  enfants  de  chœur  faisaient  tant  endê- 
ver;  tout,  dans  les  souvenirs  de  ces  temps  de  bonheur  et  d'innocence, 
revient  souvent  me  ravir  et  m'attrisler. 

Je  vivais  à  Annecy  depuis  un  an  sans  le  moindre  reproche  ;  tout 
le  monde  était  content  de  moi.  Depuis  mon  départ  de  Turin  je  n'a- 
vais point  fait  de  sottise;  et  je  n'en  fis  point  tant  que  je  fus  sous 
les  yeux  de  maman.  Elle  me  conduisait ,  et  me  conduisait  toujours 
bien  :  mon  attachement  pour  elle  était  devenu  ma  seule  passion; 
et  ce  qui  prouve  que  ce  n'était  pas  une  passion  folle,  c'est  que  mon 
cœur  formait  ma  raison.  11  est  vrai  qu  un  seul  sentiment,  absorbant 
pour  ainsi  dire  toutes  mes  facultés  ,  ine  mettait  hors  d'état  de  rien 
apprendre,  pas  même  la  musique,  bien  que  j'y  fisse  tous  mes  efforts. 
Mais  il  n'y  avait  point  de  ma  faute  :  la  bonne  volonté  y  était  tout 
entière;  l'assiduité  y  élait.  J'étais  distrait ,  rêveur ,  je  soupirais  : 
qu'y  pouvais-je  faire?  Il  ne  manquait  à  mes  progrès  rien  qui  dé- 
pendit de  moi;  mais,  pour  que  je  fisse  de  nouvelles  folies,  il  ne 
fallait  qu'un  sujet  qui  vînt  me  les  inspirer.  Ce  sujet  se  présenta  ;  le 
hasard  arrangea  les  choses,  et,  comme  on  verra  dans  la  suite,  ma 
mauvaise  tête  en  lira  parti. 

Un  soir  du  mois  de  février  qu'il  faisait  bien  froid ,  comme  nous 
étions  tout  autour  du  feu  ,  nous  entendîmes  frapper  à  la  porte  de 
la  rue.  Perrine  prend  sa  lanterne,  descend,  ouvre  :  un  jeune  homme 
entre,  monte  avec  elle,  se  présente  d'un  uir  aisé,  et  l'ail  à  M.  le  Maî- 
tre un  compliment  court  et  bien  tourné,  se  donnant  pour  un  musi- 
cien français  que  le  mauvais  état  de  ses  finances  forçait  de  vicarier 
pour  passer  son  chemin.  A  ce  mol  de  musicien  français ,  le  cœur 
tressaillit  au  bon  le  .Maître;  il  aimait  passionnémeat  sou  pays  et  son 
art.  Il  accueillit  le  jeune  passager ,  lui  oll'ril  le  gîte  dont  ii  parais- 
sait avoir  grand  besoin,  et  qu'il  accepta  sans  beaucoup  de  façon.  Je 
l'examinai  tandis  qu'il  se  chauffait  et  qu'il  jasait  en  atténuant  le 
souper.  Il  était  court  de  stature,  large  de  carrure  ;  il  avaitje  ue  sais 
quoi  de  contrefait  dans  sa  taille  ,  sans  aucune  difformité  particu- 
lière; c'était,  pour  ainsi  dire  ,  un  bossu  à  épaule»  plates  ,  mais  je 
crois  qu'il  boitait  un  peu.  11  avait  un  habit  noir,  plutôt  use  que 
vieux,  et  qui  tombait  par  pièces,  une  chemise  très  Une  et  très  sale 
de  belles  manchettes  d'eflilé  ,  des  guêtres  dans  chacune  desquelles 
il  aurait  mis  ses  deux  jambes,  et,  pour  se  gai-aiitir  de  la  neige,  un 
petit  chapeau  à  porter  sous  le  bras.  Dans  ce  comique  équipage ,  il 
y  avait  pourtant  quelque  chose  de  uoule  que  sou  maintien  ne  dé- 
mentait pas;  sa  puysionomie  avait  de  la  luiesse  et  de  l'agcément  ; 
il  parlait  facilemenl  et  bien,  mais  très  peu  modestement;  lout  m  ir- 
quait  en  lui  un  jeune  débauche  qui  avait  eu  de  l'éducation  ,  el  qui 
n'allait  pas  gueusant  comme  un  gueux  ,  mais  comme  un  fou.  Il 
nous  dit  qu'il  s'appelait  Venlure  de  'Villeneuve;  qu'il  venait  de  Paris; 
qu'il  s'était  égaré  dans  sa  roulé;  et ,  oubliant  un  peu  son  rôle  da 


LES  CONFESSIONS. 


29 


niiisirinn,  il  ajouta  qu'il  allait  à  Grenoble  voir  un  parent  qu'il  avait 
(liuis  \t;  i)aii(Mii(!nt. 

Pdiidant  le  souper  on  parla  de  musique  ,  et  il  en  parla  bien.  Il 
connaissait  tous  les  grands  virtuoses  ,  tous  les  ouvrages  célèbres, 
tous  les  acteurs  ,  toutcis  les  actrices  ,  toutes  les  jolies  femmes  ,  tous 
les  grands  seigneurs.  Sur  tout  ce  qu'on  disait  il  paraissait  au  fait  ; 
mais  à  peine  un  sujet  était-il  entamé  qu'il  brouillait  l'entretien  par 
quelque  polissonnerie  qui  fijisait  rire  vA  oublier  ce  qu'on  avait  dit. 
C'était  un  samedi  :  il  y  avait  le  lendemain  musique  à  la  cathé- 
drale. M.  le  Maître  lui  propose  d'y  chanter  :  Très  uolontiers  ;  lui  de- 
mande quelle  est  sa  partie  :  La  haute-contre;  et  il  parle  d'autre 
chose.  Avant  d'aller  à  l'église.,  on  lui  offrit  sa  partie  à  prévoir  ;  il 
n'y  Jeta  pas  li!s  yeux.  Cette  gasconnade  surprit  le  .Maître  :  Vous 
verrez  ,  me  dit-il  à  l'oreille,  qu'il  ne  sait  pas  une  note  de  musique. 
J'en  ai  grand  |)eur,  lui  rcpondis-jo.  Je  les  suivis  très  inquiet,  yuand 
on  commença  le  cœur  me  battit  d'une  terrible  force  ;  car  je  m'in- 
téressais beaucoup  à  lui. 

J'eus  bien  lût  de  quoi  me  rassurer.  Il  chanta  ses  deux  récits  avec 
toute  la  justesse  et  tout  le  goût  imaginables,  et,  qui  [ilus  est ,  avec 
une  très  jolie  voix.  Je  n'ai  guère  eu  do  plus  agréable  surprise. 
Après  la  messe,  il  reçut  des  compliments  à  fierté  de  vue  des  cha- 
noines et,  des  musiciens,  auxquels  il  répondait  en  iiolissonnant , 
mais  toujours  avec  beaucoup  de  grâce.  M.  le  Maître  l'embrassa  de 
bon  cœur;  j'en  fis  autant  :  il  vit  que  j'étais  bien  aise,  et  cela  parut 
lui  faire  plaisir. 

On  conviendra,  je  m'assure,  qu'après  m'ètre  engoué  de  M.  Bâcle, 
qui.  Unit  compté,  n'était  qu'un  manant,  je  pouvais  ra'engouer  de 
M.  Venture  ,  qui  avait  de  l'éducation,  de  l'esprit,  des  talents,  de 
l'usage  du  monde ,  et  qui  pouvait  passer  pour  un  aimable  débau- 
ché. C'est  aussi  ce  qui  m'arriva,  et  ce  qui  serait  arrivé,  je  pense,  à 
tout  autre  jeune  homme  à  ma  place,  d'autant  plus  facilement  en- 
core qu'il  aurait  eu  un  meilleur  tact  pour  sentir  le  mérite,  et  uu 
meilleur  goût  pour  s'y  attacher  :  car  Venture  en  avait,  sans  con- 
tredit; et  il  en  avait  surtout  un  bien  rare,  à  sou  âge,  celui  de  n'être 
point  pressé  de  montrer  son  acquis.  Il  est  vrai  qu'il  se  vantait  de 
beaucoup  de  choses  qu'il  ne  savait  point:  mais  pour  celles  qu'il  savait, 
et  qui  étaient  en  assez  grand  nombre,  il  n'en  disait  rien  ;  il  attendait 
l'occasion  de  les  montrer.  11  s'en  prévalait  alors,  sansempresseraent 
et  cela  faisait  le  plus  grand  effet.  Comaie  il  s'arrêtait  après  chaque 
chose  ,  sans  parler  du  reste,  on  ne  savait  plus  quand  il  aurait  tout 
niotirté.  lîadin,  folâtre,  inépuisable  ,  séduisant  dans  la  conversation, 
souriant  toujours  et  ne  riant  jamais,  il  disaitdu  ton  le  plus  élégant 
les  choses  les  plus  grossières,  et  les  faisait  passer.  Les  femmes  même 
les  plus  modestes  s'étonnaient  de  cequ'elles  enduraient  de  lui.  Elles 
avaient  beau  sentir  qu'il  fallait  se  fâcher, elles  n'eu  avaient  pas  la  force. 
11  ne  lui  fallait  que  des  filles  perdues,  et  je  ne  crois  pas  qu'il  fût  fait 
pour  avoir  des  bonnes  fortunes  :  mais  il  était  fait  pour  mettre  un 
agrément  intini  dans  le  commerce  des  gens  qui  en  avaient.  Il  était 
liil'licile  qu'avec  tant  de  talents  agiéables  ,  dans  un  pays  où  l'on  s'y 
coniiait  ut  où  on  les  aime,  il  restât  borné  longtemps  à  la  sphère  des 
musiciens. 

Mon  giu'it  pour  M.  Venture ,  plus  raisonnable  dans  sa  cause  ,  fut 
aussi  nioius  extravagant  dans  ses  elfels,  quoique  plus  vif  et  plus 
durable  que  celui  que  j'avais  pris  [lour  M.  Bâcle.  J'aimais  à  le  voir, 
à  lentenlre  :  tout  ce  ciu'il  faisait  me  paraissait  charmant;  tnit  ce 
qu'il  disait  me  semiait  des  oracles  ;  mais  mon  engouement  n'allait 
point  jusqu'à  ueiiouvoirme  séparer  de  lui.  J'avais  à  mou  voisinage 
un  bon  [uéservatif  contre  cet  excès.  D'ailleurs,  trouvant  ses  maximes 
très  bonnes  pour  lui,  je  sentais  qu'elles  n'étaient  pas  à  mon  usage; 
il  me  fallait  une  autre  sorte  de  volupté  dont  il  n'avait  pas  l'idée,  et 
dont  je  n'osais  même  lui  parler,  bien  sur  qu'il  se  serait  moque  de 
moi.  Cependant  j'aurais  voulu  allier  cet  attachement  avec  celui  qui  me 
dominait.  J'en  parlais  a  inainan  avec  trauspori,  le  Maître  lui  en  parlait 
avec  éloges.  Elle  couseniitqu'oa  le  lui  amenât;  mais  cette  entrevue 
ne  réussit  point  du  tout.  11  la  trouva  précieuse;  elle  le  trouva  liber- 
tin, et,  s'alarmant  pour  moi  d'une  aussi  mauvaise  connaissance, 
non  seulement  elle  me  défendit  de  le  lui  ramener,  mais  elle  me 
peignit  si  fortement  les  dangers  que  je  courais  avec  ce  jeune 
homiue,  que  je  devins  un  peu  plus  circonspect  à  m'y  livrer;  et, 
très  heureusement  pour  mes  mùears  et  pour  ma  tète ,  nous  fûmes 
bientôt  séparés! 

Le  Maître  avait  les  goûts  de  son  art;  il  aimait  le  vin.  A  table  ce- 
pendant il  était  sobre;  mais  en  travaillant  dans  son  cabinet  il  fallait 
qu'il  but.  Sa  servante  le  savait  si  bien  ,  que ,  sitôt  ([u'il  préparait 
sou  pa|iier  pour  composer  et  qu'il  prenait  sou  violoncelle,  son  pot 
et  sou  verre  arrivaient  l'instant  d'après  ,  et  le  pot  se  renouvelait  de 
temps  à  autre.  Sans  jamais  être  ivre  il  était  presque  toujours  pris 
de  vin  ;  et  en  vérité  c'était  dommage  ,  car  c'était  un  garçui  essen- 
tiellement bon  ,  et  si  gai ,  que  maman  ne  l'appelait  que  petit-chat. 
Malheureusement  il  aimait  sou  talent,  travaillait  beaucoup  et  bu- 
vait de  inèiue.  Cela  prit  sur  sa  santé  et  ouliu  sur  sou  humeur;  il 
était  quelquefois  ombrageux  et  facile  à  olïouser.  Incapable  de  gros- 
sièreté ,  iiieaiiable  de  manquer  à  qui  que  ce  fût ,  il  n'a  jamais  dit 
une  mauvaise  parole ,  méiiie  à  un  Ue  ses  enfants  de  chœur  ;  mais  il 
ne  fallait  pas  non  plus  lui  manquer,  et  cela  était  juste.  Le  mal  elai 


qu'ayant  peu  d'esprit ,  il  ne  discernait  pas  les  tons  et  les  caractères, 
et  prenait  .souvent  la  mouche  sur  rien. 

L'ancien  chapitre  de  Genève,  où  jadis  tant  de  princes  et  d'évê- 
qiies  se  faisaient  un  honneur  d'entrer,  a  perdu  dans  son  exil  son 
ancienne  splendeur,  mais  il  a  conservé  sa  fierté.  Pour  pouvoir  y 
être  admis  il  faut  toujours  être  gentilhomme  ou  docteur  de  Sor- 
bonne;  et,  s'il  est  un  orgueil  pardonnable,  après  celui  qui  se  tire 
du  mérite  pérsonrtel  ,  c'est  i.-elui  qui  se  tire  de  la  naissance.  D'ail- 
leurs tous  les  prêtres  qui  tiennent  des  laïcs  à  leurs  gages  les  trai- 
tent d'ordinaire  avec  assez  de  hauteur.  C'est  ainsi  que  les  chanoine.s 
traitaient  souvent  le  pauvre  le  Maître.  Le  chantre  surtout,  appelé 
M.  l'abbé  de  Vidonne,  qui  du  reste  était  un  très  galant  homme  , 
mais  trop  plein  de  sa  noblesse,  n'avait  p.is  toujours  pour  lui  les 
égards  que  méritaient  ses  talents,  et  l'autre  n'endurait  pas  volon- 
tiers ses  iléilains.  Celle  année  ils  eurent,  durant  la  semaine  sainte, 
un  démêlé  plus  vif  qu'à  l'ordinaire  dans  uu  dîner  de  règle  que  l'é- 
vêque  donnait  aux  chanoines  ,  et  où  le  .Maître  était  toujours  invité. 
Le  chantre  lui  fit  quelque  passe-droit  et  lui  dit  quelque  parole  dure 
que  celui-ci  ne  jiut  digérer.  H  prit  sur-le-champ  la  ré^olmiin  de 
.s'enfuir  la  nuit  suivante;  et  rien  ne  put  l'en  faire  démordre,  quoi- 
que madame  de  Warens,  à  qui  il  alla  faire  ses  adieux,  fît  tous  ses 
efforts  pour  l'apaiser.  Il  ne  put  renoncer  au  plaisir  de  se  venger  de 
ses  tyrans  en  les  laissant  dans  l'embarras  aux  fêtes  de  Pà[ues, 
temps  où  l'on  avait  le  plus  grand  besoin  de  lui;  mais  ce  qui  l'em- 
barrassait lui-même  était  sa  musique  qu'il  voulait  emporter,  ce  qui 
n'était  pas  facile.  Elle  formait  une  caisse  assez  grosse  et  fort  lourde, 
qui  ne  s'emportait  [las  sous  le  bras. 

Maman  fit  ce  que  j'aurais  fait,  et  que  je  ferais  encore  à  sa  place. 
Après  bien  des  efforts  inutiles  pour  le  retenir,  le  voyant  résolu  de 
partir  comme  que  ce  fût,  elle  prit  le  parti  de  l'aider  en  tout  ce  qui 
dépendait  d'elle.  J'ose  dire  qu'elle  le  devait.  Le  Maître  s'était  con- 
sacré, pour  ainsi  dire,  à  son  service.  Sut  en  ce  qui  tenait  à  son  art, 
soit  en  ce  qui  tenait  à  ses  soins,  il  était  entièrement  à  ses  ordres,  et 
le  cœur  avec  lequel  il  les  suivait  donnait  à  sa  complaisance  un  nou- 
veau prix.  Elle  ne  faisait  donc  que  rendre  à  un  ami,  dans  une  occa- 
sion essentielle,  ce  qu'il  faisait  pour  elle  en  détail  depuis  trois  ou 
quatre  ans;  mais  elle  avait  une  âme  qui,  pour  remplir  de  pareils 
devoirs,  n'avait  pas  besoin  de  songer  que  c'en  étaient  pour  elle- 
Elle  me  fit  venir  ,  m'ordonna  de  suivre  M.  le  Maître  au  moins  jus- 
qu'à Lyon ,  et  de  m'atlacher  à  lui  aussi  longtemiis  qu'il  aurait  be- 
soin de  moi.  Elle  m'a  depuis  avoué  que  le  désir  de  m'éloigner  de 
Venture  était  entré  pour  beaucoup  dans  cet  arrangement.  Elle 
consulta  Claude  Anet,  son  fidèle  domestique ,  pour  le  transport  de 
la  caisse.  Il  fut  d'avis  qu'au  lieu  de  prendre  à  .\iiuecy  une  bêle  do 
somme,  qui  nous  ferait  infailliblement  découvrir,  il  fallait,  quand  il 
serait  nuit,  porter  la  caisse  à  bras  jusqu'à  une  certaine  distance, 
et  louer  ensuite  un  âne  dans  un  village  pour  la  transporter  jusqu'à 
Seyssel,  où  ,  étant  sur  terre  de  France  ,  nous  n'aurions  plus  rien  à 
risquer.  Cet  avis  fut  suivi  :  nous  partîmes  le  soir  à  sept  heures , 
el  maman,  sous  prétexte  de  payer  ma  dépense,  grossit  la  bourse 
du  pauvre  petit-chat  d'un  surcroît  qui  ne  lui  fut  pas  inutile.  Claude 
Anet,  le  jardinier  et  m.n  ,  portâmes  la  caisse  couiine  nous  pûmes 
jusqu'au  premier  village,  où  un  âne  nous  relaya;  el  la  même  nuit 
nous  nous  rendîmes  à  Seyssel. 

Je  crois  déjà  avoir  remarqué  qu'il  y  a  des  temps  où  je  suis  si  peu 
semblable  à  moi-même ,  qu'on  me  prendrait  pour  un  autre  homme 
de  caractère  tout  oj-ipùsé.  On  en  va  voir  un  exemple.  M.  Reydelet, 
curé  de  Seys.sel,  était  chanoine  de  Saiiit-l'ierre,  par  conséquent  de 
la  conuaissaiicc  de  M.  le  Maître  ,  et  l'un  des  hommes  dont  il  devait 
le  plus  se  cacher.  Mon  avis  fut  au  contraire  d'aller  nous  présenter 
à  lui,  et  lui  demuiler  gîte  sous  quelque  prétexte,  com.ne  si  nous 
étions  là  du  cous.mtement  du  chapitre.  Le  .Maître  goûta  cette  idée, 
qui  rendait  sa  ven^'eance  moqueuse  et  plaisante.  .Nous  allâmes  donc 
efTioulémont  chez  M.  Reydelet,  qui  noas  reçat  très  bien  Le  .M titre 
lui  dit  qu'il  allait  à  Be.lay  ,  à  la  prière  de  l'evè^ue  ,  diriger  sa  mu- 
sique aux  fêtes  de  Pâques;  et  moi ,  .à  l.i  faveur  de  ce  meu-mge,  j'en 
enlilai  cent  autres  si  naturels  que  .'vl  Reydelet,  me  trouvant  joli 
garçon,  me  prit  en  amitié  el  me  fit  mille  c  tresses.  Nias  lûai«  bien 
régalés,  bien  couchés;  M.  Reydelet  ne  savait  quelle  chère  nous 
faire ,  et  nous  nous  séparâmes  les  meilleurs  amis  du  m  >u  le ,  avec 
promesse  de  rester  plus  loiigt  unps  au  retour-  A  p.-iues  pùmas-nous 
attendre  que  nous  fussions  seuls  pour  coinin;ncer  nos  cclaU  da 
rire,  et  j'avoue  qu'ils  me  reprennent  encore  eu  y  pensant,  caroa  ne 
saurait  imaginer  une  espièglerie  mieux  soutenue  ni  plus  heureuse. 
Elle  nous  eut  égayés  durant  toute  la  route,  si  M.  le  Miitre,  qui  ne 
cessait  de  b.iire  et  de  battre  la  campagne  ,  n'eût  été  attaque  deui 
ou  trois  fois  l'une  alleinto  à  laquelle  il  devenait  très  sujjt ,  et  qui 
ressemblait  fort  à  l'épilepsie.  Ceia  me  jeta  dais  des  emO.irriis  qui 
m'effrayèrent,  et  dont  je  pensai  bientôt  à  me  tirer  comme  je  pour- 
rais. 

Nous  allâmes  à  Bellay  passer  les  fêtes  de  Pâques ,  comme  nous 
l'avions  dit  à  M.  Reydelet;  et,  quoique  nous  n  y  fussions  p;is  at- 
tendus, nous  fûmes  reçus  du  maître  de  musique  et  accueillis  de 
tout  le  monde  avec  grand  plaisir.  M  le  Maiire  avait  de  la  Cjusidé- 
raliou  dans  sou  art,  et  la  méritait.  Le  maître  de  musique  de  Be.lay 


30 


LES  VEILLÉES  LITTÉRAIRES  ILLUSTRÉES. 


se  fit  '  juiieiir  (]fi  ses  meilleurs  ouvrages,  et  tâcha  d'obtenir  l'ap- 
prohatioo  d'un  si  bon  juge;  car,  outre  que  le  Maître  était  connais- 
seur, il  était  équitable,  vioint  jaloux  ,  et  point  flagorneur.  H  était  si 
supérieur  à  tous  ces  maîtres  de  musique  de  province,  et  ils  le  sen- 
taient si  bien  eux-mêmes,  qu'ils  le  regardaient  moins  comme  leur 
confrère  que  comme  leur  chef. 

Après  avoir  passé  très  agréablement  quatre  ou  cinq  jours  à  Bellay, 
nous  en  repartîmes  et  continuâmes  notre  route ,  sans  autre  acci- 
dent que  ceux  dont  je  viens  de  parler.  Arrivés  à  Lyon ,  nous  fûmes 
loger  à  Notre-Dame  de  Pitié,  et,  en  attendant  la  caisse,  qu'à  la  fa- 
veur d'un  autre  mensonge  nous  avions  embarquée  sur  le  Rhône  par 
les  soins  de  notre  bon  patron  M.  Reydelet,  le  Maître  alla  voir  ses 
connaissances,  entre  autres  le  P.  Caton,  cordelier ,  dont  il  sera 
parlé  dans  la  suite,  et  l'abbé  d'Ortan,  comte  de  Lyon.  L'un  et  l'autre 
le  reçurent  bien  ;  mais  ils  le  trahirent  :  son  bonheur  s'était  épuisé 
chez  M.  Reydelet. 

Deux  jours  après  notre  arrivée  à'  Lyon  ,  comme  nous  passions 
dans  une  petite  rue  non  loin  de  notre  auberge,  le  Maître  fut  surpris 
d'une  de  ses  atteintes,  et  celle-là  fut  si  violente  que  j'en  fus  saisi 
d'effroi.  Je  fis  des  cris,  appelai  du  secours,  nommai  son  auberge, 
et  suppliai  qu'on  l'y  fît  porter;  puis,  tandis  qu'on  s'assemblait  et 
s'empressait  autour  d'un  homme  tombé  sans  sentiment  et  écumant 
au  milieu  de  la  rue,  il  fut  délaissé  du  seul  ami  sur  lequel  il  eût  dû 
compter.  Je  pris  l'instant  où  personne  ne  songeait  à  moi ,  je  tour- 
nai le  coin  de  la  rue,  et  je  disparus.  Grâce  au  ciel,  j'ai  fini  ce  troi- 
sième aveu  pénible;  s'il  m'en  restait  beaucoup  de  pareils  à  faire, 
j'abandonnerais  le  travail  que  j'ai  commencé. 

De  tout  ce  que  j'ai  dit  jusqu'à  présent,  il  en  est  resté  quelques 
traces  dans  les  lieux  où  j'ai  vécu  ;  mais  ce  que  j'ai  à  dire  dans  le 
livre  suivant  est  presque  entièrement  ignoré.  Ce  sont  les  plus  gran- 
des extravagances  de  ma  vie ,  et  il  est  heureux  q|U'elles  n'aient  pas 
plus  mal  fini.  Mais  ma  tète,  montée  au  Ion  d'un  instrument  étran- 
ger, était  hors  de  sou  diapason  ;  elle  y  revint  d'elle-même,  et  alors 
je  cessai  mes  folies,  ou  du  moins  j'en- fis  de  plus  accordantes  à 
mon  naturel.  Cette  époque  de  ma  jeunesse  est  celle  dont  j'ai  l'idée 
la  plus  confuse.  Rien  presque  ne  s'y  est  passé  d'assez  intéressant  à 
mou  cœur  pour  m'en  rappeler  vivement  le  souvenir;  et  il  est  dif- 
ficile que,  dans  tant  d'allées  et  venues,  dans  tant  de  déplacements 
successifs,  j(!  ne  fasse  pas  quelques  transpositions  de  temps  ou  de 
lieu.  J'écris  alisuluMirii!  de  mémoire,  sans  mouninents,  sans  maté- 
riaux qui  puisxiit  me  la  rappeler.  Il  y  a  des  événements  de  ma  vie 
qui  me  sont  aussi  présents  que  s'ils  venaient  d'arriver,  mais  il  y  a 
des  lacunes  et  des  vides  que  je  ne  peux  remplir  qu'à  l'aide  de  récits 
aussi  confus  que  le  souvenir  qui  m'en  est  resté.  J'ai  donc  pu  faire 
des  erreurs  quelquefois,  et  j'en  pourrai  faire  encore  sur  des  baga- 
telles, jusqu'au  temps  où  j'ai  de  moi  des  renseignements  plus  sijrs; 
mais,  en  ce  qui  importe  vraiment  au  sujet,  je  suis  assuré  d'être 
exact  et  fidèle,  comme  je  lâcheiai  toujours  de  l'être  en  tout.  Voilà 
sur  quoi  l'on  peut  compter. 

Sitôt  que  j'eus  quitte  M.  le  Maître  ,  ma  résolution  fut  prise,  et  je 
repartis  pour  Annecy.  La  cause  et  le  mystère  de  notre  départ  m'a- 
vaient donné  un  grand  intérêt  pour  la  sûreté  de  notre  retraite;  et 
cet  intérêt  m'occupant  tout  entier,  avait  lait  diversion  durant  quel- 
ques jours  à  celui  qui  me  rappelait  en  arrière  :  mais  dès  que  la  sé- 
curité me  laissa  plus  tranquille  ,  le  sentiment  dominant  reprit  sa 
place.  Rien  ne  me  flattait,  rien  ne  me  tentait  ;  je  n'avais  de  désir  pour 
rien  que  pour  retourner  auprès  de  maman.  La  tendresse  et  la  vé- 
rité de  mon  attachement  pour  elle  avaient  déraciné  de  mon  cœur 
tous  les  projets  imaginaires,  toutes  les  folies  de  l'ambition.  Je  ne 
voyais  plus  d'autre  bonheur  que  celui  de  vivre  auprès  d'elle,  et  je 
ne  faisais  pas  un  pas  sans  sentir  que  je  m'éloignais  de  ce  bonheur. 
J'y  revins  donc  aussitôt  que  cela  me  l'ut  possible.  Mon  retour  fut  si 
piomptet  mon  es|)rit  si  distrait,  que,  quoique  je  me  rappelle  avec 
tant  de  plaisir  tous  mes  autres  voyages,  je  n'ai  pas  le  moindre  sou- 
venir de  celui-là.  Je  ne  m'en  rappelle  rien  du  tout,  sinon  mon  dé- 
part de  Lyon  et  mou  arrivée  à  Annecy.  Qu'on  juge  suitout  si  cette 
dernière  époque  a  dû  sortir  de  ma  mémoire  :  en  arrivant ,  je  ne 
trouvai  plus  madame  de  Warens;  elle  était  partie  pour    Paris. 

Je  n'ai  jamais  bien  su  le  secret  de  ce  voyage.  Elle  me  l'aurait  dit 
j'en  suis  très  sûr,  si  je  l'en  avais  pressée  ;  mais  jamais  homme  ne 
l'ut  moins  curieux  que  moi  des  secrets  de  ses  amis.  Mon  tocur,  uni- 
quement occupé  du  présent  et  de  l'avenir,  en  remplit  toute  sa  ca- 
pacité, tout  son  espace,  et,  hors  mes  plaisirs  passes,  qui  l'ont  dé- 
sormais mes  uniques  jouissances,  il  n'y  reste  pas  un  coin  vide  pour 
ce  qui  n'est  plus.  Tout  ce  que  j'ai  cru  entrevoir  dans  le  peu  qu'ede 
m'en  a  dit  est  que,  dans  la  révolution  causée  à  Turin  par  l'abdica- 
tion du  roi  de  Sanlaigne,  elle  craignit  d'être  oubliée,  et  voulut,  à  la 
faveur  des  intrigues  de  M.  d'Aubonne,  chercher  le  même  avantage 
à  la  cour  de  France,  où  elle  m'a  souvent  dit  qu'elle  l'eût  préféré, 
parce  que  la  multitude  des  grandes  alTaires  fait  qu'on  n'y  est  pas  si 
désagréablement  surveillé.  Si  cela  est,  il  est  bien  étonnant  qu'à  son 
retour  on  ne  lui  ail  pas  fait  plus  mauvais  visage  ,  et  qu'elle  ait  tou- 
jours joui  de  sa  pension  sans  aucune  interruption.  Bien  des  gens 
uut  cru  qu'elle  avait  été  chargée  de  quelque  commission  scciele, 
soit  de  la  part  de  l'évéque,  qui  avait  alors  des  afl'aires  à  la  cour  de 


France,  où  il  fut  lui-même  obligé  d'aller,  soit  de  la  iiart  de  quel- 
qu'un plus  puissant  encore  qui  sut  lui  ménager  un  heureux  retour. 
Ce  qu'il  y  a  de  sûr,  si  cela  est,  est  que  l'ambassadrice  n'était  pas 
mal  choisie,  et  que,  jeune  et  belle  encore,  elle  avait  tous  les  talents 
nécessaires  pour  se  bien  tirer  d'une  négociation. 


LIVRE    IV. 


J'arrive,  et  je  ne  la  trouve  plus.  Qu'on  juge  de  ma  surprise  et  de 
ma  douleur.  C'est  alors  que  le  regret  d'avoir  lâchement  abandonné 
M.  le  Maître  commença  de  se  faire  sentir.  11  fut  plus  vif  encore 
quand  j'appris  le  malheur  qui  lui  était  arrivé.  Sa  caisse  de  musique, 
qui  contenait  toute  sa  fortune,  cette  précieuse  caisse,  sauvée  avec 
tant  de  fatigues,  avait  été  saisie  à  Lyon  par  les  soins  du  comte  Dor- 
tan,  à  qui  le  chapitre  avait  fait  écrire  pour  le  prévenir  de  cet  enlè- 
vement furtif.  Le  Maître  avait  en  vain  réclamé  son  bien,  son  gagne- 
paiii,  le  travail  de  toute  sa  vie.  La  propriété  de  cette  caisse  était  au 
luoins  sujette  à  litige;  il  n'y  en  eut  point.  L'affaire  fut  décidée  à 
l'instant  même  par  la  loi  du  plus  fort,  et  le  pauvre  le  Maître  perdit 
ainsi  le  fruit  de  ses  talents,  l'ouvrage  de  sa  jeunesse,  et  la  ressource 
de  ses  vieux  jours. 

Il  ne  manqua  rien  au  coup  que  je  reçus  pour  le  rendre  accablant. 
Mais  j'étais  dans  un  âge  où  les  grands  chagrins  ont  peu  de  prise, 
et  je  me  forgeai  bientôt  des  consolations.  Je  comptais  avoir  dans 
peu  des  nouvelles  de  madame  de  Warens,  quoique  je  ne  susse  pas 
son  adresse,  et  qu'elle  ignorât  que  j'étais  de  retour;  et  quant  à  ma 
désertion,  tout  bien  compté,  je  ne  la  trouvais  pas  si  coupable.  J'a- 
vais été  utile  à  M.  le  Maître  dans  sa  retraite;  c'était  le  seul  service 
qui  dépendît  de  moi.  Si  j'étais  resté  avec  lui  en  France,  je  ne  l'au- 
rais pas  guéri  de  son  mal,  je  n'aurais  pas  sauvé  sa  caisse,  je  n'au- 
rais fait  que  doubler  sa  dépense,  sans  lui  pouvoir  être  bon  à  rien. 
Voilà  comment  alors  je  voyais  la  chose;  je  la  vois  autrement  au- 
jourd'hui- Ce  n'est  pas  quand  une  vilaine  action  vient  d'être  faite 
qu'elle  nous  tourmente;  c'est  quand,  longtemps  après,  on  se  la 
rappelle;  car  le  souvenir  ne  s'en  éteint  point. 

Le  seul  parti  que  j'avais  à  prendre  pour  avoir  des  nouvelles  de 
maman  était  d'en  attendre  :  car  où  l'aller  chercher  à  Paris?  et  avec 
quoi  faire  le  voyage?  11  n'y  avait  point  de  lieu  plus  sûr  qu'Annecy 
pour  savoir  tôt  ou  tard  où  elle  était.  J'y  restai  donc.  Mais  je  me 
conduisis  assez  mal.  Je  n'allai  point  voir  l'évèque,  qui  m'avait  pro- 
tégé, et  qui  me  pouvait  proléger  encore  Je  n'avais  plus  ma  pa- 
troiie  auprès  de  lui,  et  je  craignais  les  réprimandes  sur  notre  éva- 
sion. J'allai  encore  moins  au  séminaire  :  M.  Gros  n'y  était  plus.  Je 
ne  vis  personne  de  ma  connaissance  :  j'aurais  pourtant  bien  voulu 
aller  voir  madame  l'intendante,  mais  je  n'osai  jamais.  Je  fis  plus 
mal  que  tout  cela.  Je  retrouvai  M.  Venture,  auquel,  malgré  mon  en- 
thousiasme, je  n'avais  pas  même  pensé  depuis  mou  départ.  Je  le  re- 
trouvai brillant  et  fêté  dans  tout  Annecy;  les  dames  se  l'arra- 
chaient- Ce  succès  acheva  de  me  tourner  la  tète.  Je  ne  vis  plus  rien 
que  M.  Veiiture,  et  il  me  fit  presque  oublier  madame  de 'Warensr 
Pour  profiter  des  leçons  plus  à  mon  aise,  je  lui  proposai  de  partage, 
avec  moi  son  gîte;  il  y  consentit.  Il  était  logé  chez  un  cordonnier, 
plaisant  et  bouffon  personnage,  qui,  dans  son  patois,  n'appelait  pas 
sa  femme  autrement  que  salopière  ,  nom  qu'elle  méritait  assez.  Il 
avait  avec  elle  des  prises  que  Venture  avait  soin  de  faire  durer  en 
liaraissant  vouloir  faire  le  contraire-  11  leur  disait,  d'un  ton  froid, 
et  dans  son  accent  provençal,  des  mots  qui  faisaient  le  plus  grand 
effet;  c'étaient  des  scènes  à  pâmer  de  rire.  Les  matinées  se  pas- 
saient ainsi  sans  qu'on  y  songeât.  A  deux  ou  trois  heures  nous 
mangions  un  morceau.  'Venture  .s'en  allait  dans  ses  sociétés,  où  il 
soupait;  et  moi  j'allais  me  promener  seul,  méditant  sur  son  grand 
mérite,  et  maudissant  ma  maussade  étoile  qui  ne  m'appelait  point  à 
cette  heureuse  vie.  Eh  !  que  je  m'y  connaissais  mal!  La  mienne  eût 
été  cent  fois  plus  charmante  sij'avais  été  moins  bète,  et  si  j'en  avais 
su  mieux  jouir. 

Madame  de  Warens  n'avait  emrnené  qu'Anet  avec  elle;  elle  avait 
laissé  Mf  rceret,  sa  femme  de  chambre,  dont  j'ai  parlé.  Je  la  trouvai 
occupant  encore  l'appartement  de  sa  maîtresse.  Mademoiselle  Mer- 
ceret  était  un  peu  plus  âgée  que  moi,  nou  pas  jolie,  mais  assez  agréa- 
ble, une  bonne  Fribouigeoise  sans  malice,  et  à  qui  je  n'ai  connu 
d'autre  défaut  que  d'être  quelquefois  un  peu  mutine  avec  sa  maî- 
tresse. Je  l'allais  voir  assez  souvent;  c'était  une  ancienne  connais- 
sance, et  sa  vue  m'en  rappelait  une  plus  chère  qui  me  la  faisait  ai- 
mer. Elle  avait  plusieurs  amies,  entre  autres  une  mademoiselle  Gi- 
raud.  Genevoise,  qui,  pour  mes  péchés,  s'avisa  de  prendre  du  goût 
pour  moi.  Elle  pressaittoujoursMereeret  de  m'amenerchez  elle;  je  m'y 
laissais  mener,  parce  que  j'aimais  a.ssBz  Merceret,  et  qu'il  y  avait  là 
d'autres  jeunes  personnes  que  je  voyais  volontiers.  Pour  mademoi- 
selle Giraud,  qui  me  faisait  toutes  sortes  d'agaceries,  un  ne  peut  rien 
ajouter  à  l'aversion  que  j'avais  pour  elle.  Quand  elle  approchait  de 


LES  CONFESSIONS. 


31 


mon  visafjfi  son  miispaii  sec  ot  noir  li,irt)oiiill(;  de  tabac  H'Espaf;ne, 
j'avais  peine  à  m'abstenir  d'y  craclier.  Mais  je  prenais  patience;  à 
cela  près,  je  me  plaisais  fort  an  milien  de  toutes  ces  filles;  et,  soit 
pour  l'aire  leur  cour  à  mademoiselle  fJiraud,  soit  pour  moi-même, 
foutes  me  fêtaient  à  l'envi.  Je  ne  voyais  à  tout  cela  que  de  l'amitié. 
J'ai  jugé  depuis  qu'il  n'eût  tenu  qu'à  moi  d'y  voir  davantage  :  mais 
je  no  m'en  avisais  pas,  je  n'y  pensais  pas. 

D'ailleurs,  des  couturières,  des  filles  de  chambre  de  petites  mar- 
chandes ne  me  tentaient  Riière  :  il  me  faillit  des  demoiselles.  Cha- 
cun a  sa  fantaisie;  c'a  toujours  élc  la  mienne.  Ce  n'est  pourtant 
pas  du  tout  la  vanité,  c'est  la  volupté  qui  m'attire  ;  c'est  un  teint 
mieux  conservé,  de  plus  belles  mains,  une  parure  plus  <îraciouse, 
lin  air  de  délicatesse  et  de  propreté  sur  toute  la  personne,  plus  de 
goût  dans  la  manière  de  se  mettre  et  de  s'exprimer,  une  robe  pins 
fine  et  mieux  faite,  une  chaussure  plus  mi'.;nonne,  des  rubans,  de 
la  dentelle,  des  cheveux  mieux  ajustés.  .le  préférerais  toujours  la 
moins  jolie  ayant  plus  de  tout  cela.  Je  trouve  moi-même  cette  pré- 
férence très  ridicule,  mais  mon  cœurladonne  malirré  moi. 

Eh  bien!  cet  avantafie  se  présentait  encore,  et  il  ne  tint  encore 
qu'à  moi  d'en  profiter.  Que  j'aime  à  tomber  de  temps  en  temps  sur 
les  moments  agréables  de  ma  jeunesse!  Ils  étaient  si  doux  !  ils  ont 
été  si  courts,  si  rares,  et  je  les  ai  goûtés  à  si  bon  marché  !  Ah  !  leur 
seul  souvenir  rend  encore  à  mon  cœur  une  volupté  pure  dont  j'ai 
besoin  pour  ranimer  mon  courage,  et  soutenir  les  ennuis  du  reste 
de  mes  vieux  jours. 

[.'aurore  un  matin  me  parut  si  belle,  que,  m'étant  habillé  précipi- 
tamment, je  me  hâtai  de  gagner  la  campagne  pourvoir  lever  le  so- 
leil. Je  goûtai  ce  plaisir  dans  tout  son  charme;  c'était  la  semaine 
après  la  Saint-Jean.  La  terre,  dans. sa  plus  grande  parure,  était  cou- 
verte d'herbe  et  de  fleurs;  les  rossignols,  presque  à  la  fin  de  leur 
ramage,  semblaient  se  plaireàle  renforrer;  tous  les  oiseaux,  faisant 
en  concert  leurs  adieux  au  printemps,  chantaient  la  naissance  d'un 
beau  jour  d'été,  d'un  de  ces  beaux  jours  qu'on  ne  voit  plus  à  mon 
âge,  et  qu'on  n'a  jamais  vus  dans  le  triste  sol  où  j'habite  aujour- 
d'hui (1). 

Je  m'étais  insensililiMiicnl  l'ioignéde  la  ville,  la  chaleur  augmen- 
tait, et  je  me  proraon:!!^  m>iis  ds  ombrages  dans  un  vallon  le  long 
d'un  ruisseau.  J'cntcinU  lirrrure  moi  des  pas  de  chevaux  et  des  voix 
de  filles  qui  semblaient  embarrassées,  mais  qui  n'en  riaient  pas 
moins  de  bon  cœur.  Je  me  retourne.  On  m'appelle  par  mon  nom  ; 
j'approche;  je  trouve  deux  jeunes  personnes  de  ma  connaissance, 
mademoiselle  de  GrafTenried  et  mademoiselle  Galley,  qui,  n'étant 
pas  d'excellentes  cavalières,  ne  savaient  comment  forcer  leurs  che- 
vaux h  passer  le  ruisseau.  IWademoisclle  de  Gratfcnried  était  une 
jeuneBernoise  fort  aimable  (2),  qui,  parquelque  folie  de  son  âge,  ayant 
été  jetée  hors  de  son  pays,  avait  imité  madame  de  Warens,  chez 
qui  je  l'avais  vue  quelquefois;  mais,  n'ayant  pas  eu  une  pension 
comme  elle,  elle  avait  été  trop  heureuse  de  s'attacher  à  mademoi- 
selle Galley,  qui,  l'ayant  prise  en  amitié,  avait  engagé  sa  mère  à  la 
lui  donner  pour  compagne  jusqu'à  ce  qu'on  la  pût  placer  de  quel- 
que façon.  Mademoiselle  Galley,  d'un  an  plus  jeune  qu'idie,  était 
encore'plus  jolie  ;  elle  avait  je  ne  sais  quoi  de  plus  délicat,  de  plus 
fin  ;  elle  était  en  même  temps  très  mignonne  et  très  formée,  ce  qui 
est  pour  une  fille  le  plus  beau  moment.  Toutes  deux  s'aimaient  ten- 
drement, et  leur  bon  caractère  à  l'une  et  à  l'autre  ne  pouvait  qu'en- 
tretenir longtemps  cette  union,  si  quelque  amant  ne  venait  la  dé- 
ranger. Elles  me  dirent  qu'elles  allauMit  à  Toune  (3),  vieux  château 
appartenant  à  madame  Galley;  elles  implorèrent  mon  secours  pour 
faire  passer  leurs  chevaux,  n'en  pouvant  venir  à  bout  elles  seules.  Je 
voulus  fouetter  les  chevaux;  mais  elles  craignaient  pour  moi  les 
ruades,  et  pour  elles  les  haut-le-corps.  J'eus  recours  à  un  autre  ex- 
pédient :  je  pris  par  la  bride  le  cheval  de  mademoiselle  Galley,  puis, 
le  tirant  après  moi,  je  traversai  le  ruisseau  ayant  de  l'eau  jusqu'à 
mi-jambes,  et  l'autre  cheval  suivit  sans  difficulté.  Cela  fait,  je  vou- 
lus saluer  ces  demoiselles  et  m'en  aller  comme  un  hruèt  :  elles  se 
dirent  quelques  mots  tout  bas;  et  mademoiselle  de  Gralfenried  s'a- 
dressantà  moi  :  Non  pas,  non  pas,  me  dit-elle,  on  ne  nous  échappe 
pas  comme  cela.  Vous  vous  êtes  mouillé  pour  notre  seiwice;  et  nous 
devons  en  conscience  avoir  soin  de  vous  sécher  :  il  faut,  s'il  vous 
plaît,  venir  avec  muis;  nous  vous  arrêtons  prisonnier.  Le  cœur  me 
battait,  je  reganlais  mademoiselle  Galley.  Oui,  oui,  ajouta-telle  en 
riant  de  ma  mine  ell'aree,  prisonnier  de  guerre  ;  montez  en  croupe 
derrière  elle,  nous  voulons  rendre  compte  de  vous.  Mais,  mademoi- 
selle, je  n'ai  pas  l'honneur  d'être  connu  de  madame  vdtre  mère; 
que  dira-t-elle  en  me  voyant  arriver'?  Sa  mère,  rei)rit  miidenioiselle 
de  Gralt'enried,  n'est  pas  à  Toune,  nous  revenons  ce  soir,  et  vous 
reviendrez  avec  nous. 

(1)  AWootton,  en  Statîordshire. 

(2)  J'ai  connu  à  Lausanne  en  1839  un  M.  de  GralVcnrieil,  qui  iMait  rie 
celle  fauiiHe.  —  J'ignore  quel  fut  le  sorl  de  la  personne  dont  parle  ici 
Rousseau.  A.  de  lî. 

^^)  Il  se  peut  qu'on  prononce  Toune  en  patois  local,  mais  le  lieu  ou 
question  est  TMne,  bourg  incendié  il  y  a  quelipie  temps. 

A.  de  It. 


L'effet  de  l'électricité  n'est  pas  plus  prompt  que  celui  que  ces  mots 
firent  sur  moi.  En  m'élancant  sur  le  cheval  de  mademoiselle  de 
Graffenried  je  tremblais  de  joie;  et  quand  il  fallut  l'embrasser  pour 
me  tenir,  le  coeur  me  battait  si  fort  qu'elle  s'en  aperçut;  elle  médit 
que  le  sien  lui  hattaitaussi  par  la  frayeur  de  tomber.  C'était  presque, 
dans  ma  posture,  une  invitation  de  vérifier  la  chose;  je  n'osai  ja- 
mais, et,  durant  lout  le  trajet,  mes  deux  bras  lui  servirent  de  cein- 
ture, très  serrée  à  la  vérité,  mais  sans  se  déplacer  un  moment.  Telle 
femme  qui  lira  ceci  me  souffletterait  volontiers,  et  n'aurait  pas  tort. 

La  gaîté  du  vnvage  ot  le  babil  de  ces  filles  aiguisèrent  tellement 
le  mien,  que  jusqu'au  soir,  et  tant  que  nous  fûmes  ensemble,  nous 
ne  déparlâmes  pas  un  moment.  Elles  m'avaient  mis  si  bien  à  mon 
aise,  que  ma  langue  parlait  antantque  mes  yeux,  quoiqu'elle  ne  dît 
pas  les  mêmes  choses.  Qnelques  instants  seulement,  quand  je  me 
trouvais  tête  à  tête  avec  l'une  ou  avec  l'autre,  l'entretien  s'embar- 
rassait un  peu;  mais  l'absente  revenait  bien  vite,  et  ne  nous  lais- 
sait pas  le  temps  d'éclaircir  cet  embarras. 

Arrivés  à  Toune,  et  moi  bien  séché,  nous  déjeunâmes.  Ensuite  il 
fallut  procéder  à  l'importante  affaire  de  préparer  le  dîner.  Les  deux 
demoiselles,  tout  en  cuisant,  baisaient  de  temps  en  temps  les  en- 
fants de  la  grangère.  et  le  pauvre  marmiton  mangeait  son  pain, 
sans  mot  dire,  à  la  fumée  du  rôli.  On  avait  envoyé  des  provisions 
de  la  ville,  et  il  y  avait  de  quoi  faire  un  très  bon  dîner,  surtout  eil 
friandises;  mais  malheureusement  on  avait  oublié  du  vin.  Cet  ou- 
bli n'était  oas  étonnant  pour  des  filles  qui  n'en  buvaient  guère; 
mais  j'en  fus  fâché,  car  j'avais  un  peu  compté  sur  ce  secours  pouf 
m'enhardir.  Elles  en  furent  fâchées  aussi,  par  la  même  raison  peut- 
être;  mais  je  n'en  crois  rien.  Leur  gaité  vive  et  charmante  était 
l'innocence  même;  et  d'ailleurs  qu'eussent-elles  fait  de  moi  entre 
elles  deux?  Elles  envoyèrent  chercher  du  vin  partout  aux  environs; 
on  n'en  trouva  point,  tant  les  paysans  de  ce  canton  sont  sobres  et 
pauvres  !  Comme  elles  m'en  marquaient  leur  chagrin,  je  leur  dis  de 
n'en  pas  être  si  fort  en  peine,  et  qu'elles  n'avaient  pas  besoin  devin 
pour  m'enivrer.  Ce  fut  la  seule  galanterie  que  j'osai  leur  dire  de  la 
journée  ,  mais  je  crois  que  les  friponnes  voyaient  du  reste  que  cette 
galanterie  était  une  vérité. 

Nous  dînâmes  dans  la  cuisine  de  la  grangère,  les  deux  amies  as- 
sises sur  des  bancs  aux  deux  côtés  de  la  longue  table,  et  leur  hôte 
entre  elles  deux  sur  une  escabelle  à  trois  pieds.  Quel  dîner  !  quel  sou- 
venir plein  de  charmes!  Comment,  pouvant  à  si  peu  de  frais  goûter 
des  plaisirs  si  purs  et  si  vrais,  vouloir  en  rechercher  d'autres'?  Ja- 
mais souper  des  petites  maisons  de  Paris  n'approcha  de  ce  repas,  je 
ne  dis  pas  seulement  pour  la  gaité,  pour  la  douce  joie,  mais  je  dis 
pour  la  sensualité. 

Après  le  dîner  nous  fîmes  une  économie  :  au  lieu  de  prendre  le 
café  qui  nous  restait  du  déjeuner,  nous  le  gardâmes  pour  le  goûter 
avec  de  la  crème  et  des  gàleaux  qu'elles  avaient  apportés;  et,  pour 
tenir  notre  appétit  en  haleine,  nous  allâmes  dans  le  verger  achever 
notre  desscirt  avec  des  cerises.  Je  montai  sur  l'arbre  et  je  leur  en  je- 
tais dos  bouquets  dont  elles  me  rendaient  les  noyaux  à  travers  les 
branches.  Une  fois  mademoiselle  Galley,  avançant  son  tablier  et  re- 
culant la  tète,  se  présentait  si  bien,  et  je  visai  si  juste,  que  je  lui  fis 
tomber  un  bouquet  dans  le  sein;  et  de  rire.  Je  me  disais  en  moi- 
même  :  Que  mes  lèvres  ne  sont-elles  des  cerises!  comme  je  les  leur 
jetterais  ainsi  de  bon  cœur  (I)  ! 

La  journée  se  passa  de  cette  sorte  à  folâtrer  avec  la  plus  grande 
liberté,  et  toujours  avec  la  plus  grande  décence-  Pas  un  seul 
mot  équivoque,  pas  une  seule  plaisanterie  hasardée;  et  cette 
décence,  nous  ne  nous  l'imposions  point  du  tout,  elle  venait 
toute  seule;  nous  prenions  le  ton  que  nous  donnaient  nos 
cœurs.  Enfin,  ma  modestie,  d'autres  diront  ma  sottise,  fut  telle, 
que  la  plus  grande  privante  qui  m'échappa  fut  de  baiser  une  seule 
fois  la  main  de  mademoiselle  Galley.  Il  est  vrai  que  la  circonstance 
ajoutait  au  prix  de  cette  légère  faveur.  Nousétionsseuls,  je  respirais 
avec  embarras,  elle  avait  les  yeux  baissés  ;  ma  bouche,  au  lieu  de 
trouver  des  paroles,  s'avisa  de  se  coller  sur  sa  main,  qu'elle  retira 
doucement  après  qu'elle  fut  baisée,  en  me  regardant  d'un  air  qui 
n'était  point  irrité.  Je  ne  sais  ce  que  j'aurais  pu  lui  dire;  son  amie 
entra,  et  me  parut  laide  en  ce  moment. 

Enfin  elles  se  souvinrent  qu'il  ne  fallait  pas  attendre  la  nuit  pour 
rentrer  en  ville.  Il  ne  nous  restait  que  le  temps  qu'il  fallait  pour  ar- 
river de  jour,  et  nous  nous  hâtâmes  de  partir,  en  nous  distribuant 
comme  nous  étions  venus.  Si  j'avais  ose,  j'aurais  transposé  cet  or- 
dre, car  le  regard  de  mademoiselle  Galley  m'avait  vivement  ému  le 
cœur,  mais  je  n'osai  rien  dire,  et  ce  n'était  pas  à  elle  de  le  proposer. 
Eu  marchant  nous  disions  que  la  journée  avait  tort  de  finir;  mais, 
loin  de  nous  plaindre  qu'elle  eût  été  courte,  nous  trouvâmes  que 
nous  avions  eu  le  secret  de  la  faire  longue  par  tous  les  amusements 
dont  nous  avions  su  la  remplir. 

Je  les  quittai  à  peu  près  au  même  endroit  où  elles  m'avaient  pris. 
.\vcc  quel  regret  nous  nous  séparâmes!  .\vec  quel  plaisir  nous  pro- 
jetâmes de  nous  revoir!  Douze  heures  passées  ensemble  nous  va- 

11  Quoi  de  plus  ravissiinl,  de  plus  frais  que  le  récit  de  cette  journée  I 

A.  de  B. 


32 


LES  VEILLÉES  LITTÉRAIRES  ILLUSTRÉES. 


•aient  des  siècles  de  familiari(é.  Le  doux  souvenir  de  cette  journée 
ne  c<iii lait  rien  à  ces  aimables  filles;  la  tendre  union  qui  régnait 
entre  nous  trois  valait  des  plaisirs  plus  vifs,  et  ii'tût  pu  subsister 
av(Ç  eux  :  nous  nous  aimions  s:ins  mystère  et  sans  lionte,  et  nous 
voulions  nous  aimer  toujours  ainsi.  L'innocence  des  mœurs  a  sa 
volupté  qui  vaut  hieu  l\iutre,  parce  qu'elle  n'a  point  d'intervalle,  et 
qu'elle  agit  conti!iuoll('n)ent.  Pour  moi,  je  sais  que  la  mémoire  d'un 
si  lieau  Jour  me  charme  plus,  me  touche  jdus,  me  revient  plus  au 
cœur  que  celle  d'aucuns  plaisirs  que  j'aie  goûtes  en  ma  vie.  Je  ne 
savais  pas  trop  hien  ce  que  je  voulais  à  ces  deux  charirantes  per- 
sonnes, mais  elles  m'intéressaient  beaucoup  toutes  deux.  Je  no  dis 
pas  que,  si  j'eusse  été  le  maître  de  mes  arrangements,  mon  cœur 
se  serait  partagé,  j'y  seniais  un  peu  de  préférence.  J'aurais  fait  mon 
bonheurd'avoirpour  maîtresse  niadenioiselle  de  Graffenried  ;  mais,  à 
choix,  je  crois  que  je  l'aurais  mieux  aimée  pour  confidente.  Quoi 
qu'il  en  soit,  il  me  semblait  en  les  quittant  que  je  ne  pourrais  plus 
vivre  sans  l'une  et  sans  l'autre.  Qui  m'eût  dit  que  je  ne  les  reverrais 
de  ma  vie,  et  que  là  finiraient  nos  éphémères  amours! 

Ceux  qui  liront  ceci  ne  mnnqueront  pas  de  rire  de  mes  aventures 
gilantes,  en  remarquant  qu'après  beaucoup  de  préliminaires,  les 
plus  avancées  finissent  par  baiser  la  main.  0  mes  lecteurs!  ne  vous 
y  trompez  pas  :  j'ai  peut-être  eu  plus  de  plaisir  dans  mes  amours 
en  finissant  parcelle  main  boisée,  que  vous  n'en  aurez  jamais  dans 
les  vôtres  en  commençant  tout  au  moins  parla. 

Venture,  qui  s'était  couché  fort  tard  la  veille,  rentra  peu  de  temps 
après  nioi.  Pour  cette  fois  je  ne  le  vis  pas  avec  le  mèipe  plaisir  qu'à 
l'ordinaire,  et  je  me  gardai  de  lui  dire  comment  j'avais  passé  ma 
journée.  Ces  demoiselles  m'avaient  parlé  de  lui  avec  peu  d'estime,  et 
m'avaient  paru  mécontentes  de  me  savoir  en  si  mauvaises  mains. 
Cela  l»i  fit  tort  dans  inon  esprit  :  d'?.illeurs  tout  ce  qui  me  dis- 
trayait d'elles  ne  pouvait  que  m'ètrc  désagréable.  Ceiiendanl  il  me 
rappela  bientôt  à  lui  et  à  moi  en  me  parlant  de  ma  situation  :  elle 
était  trop  critique  pour  pouvoir  durer.  Quoique  je  dépensasse  très 
peu  de  chose,  mon  petit  pécule  achevait  de  s'épuiser  ;  j'étais  sans 
ressource  ;  point  de  nouvelles  de  maman  :  je  ne  savais  que  devenir  , 
et  Je  sentais  \in  cruel  serrement  de  cœur  de  voir  l'ami  de  made- 
mois!  Ile  Galley  réduit  à  l'aumône. 

Venture  me  dit  qu'il  avait  parlé  de  moi  à  M.  le  juge-mage  ;  qu'il 
voulait  m'y  mener  dîner  le  lendemain  ;  que  c'était  un  homme  en 
état  de  me  rendre  service  par  ses  amis  ;  d'ailleurs  une  bonne  con- 
naissance à  faire,  un  homme  d'esprit  et  de  lettres,  d'un  commerce 
fort  agréable,  qui  avait  des  talents  et  qui  lis  aimait  ;  puis  mêlant, 
à  son  ordinaire,  aux  choses  sérieuses  la  plus  mince  frivolité  ,  il  me 
fit  voir  un  joli  couplet  venu  de  Paris,  sur  un  air  d'un  opéra  de  Muu- 
ret  qu'on  jouait  alors.  Ce  couplet  avait  plu  si  fort  à  M.  Simon  {c'était 
le  nom  du  juge-mage),  qu'il  voulait  en  faire  un  autre  en  réponse 
sur  le  même  air  :  il  ava.it  dit  à  Venture  d'en  faire  aussi  un;  et  la 
folio  prit  à  celui-ci  de  m'en  faire  faire  un  troisième,  afin,  disait-il, 
qu'on  vît  le  lendemain  les  couplets  arriver  comme  les  brancards  du 
Roman  comique. 

La  nuit,  ne  pouvant  dormir,  je  fis  comme  je  pus  mon  couplet  : 
pour  les  premiers  vers  que  j'eusse  faits  ils  étaient  passables, meilleurs 
peut-être,  ou  du  moins  faits  avec  plus  de  goût  qu'ils  n'auraient  été 
la  veille,  le  sujet  roulant  sur  une  situation  fort  tendre  à  laquelle 
mon  cœur  était  déjà  tout  disposé.  Je  montrai  le  malin  le  couplet  à 
Venture,  qui,  le  trouvant  joli,  le  mit  dans  sa  poche  sans  me  dire 
s'il  avait  fait  le  sien.  JSous  allâmes  dîner  chez  M.  Simon  ,  qui  nous 
ri'çut  bu'u.  La  rouversation  fut  agréable  ;  elle  ne  pouvait  manquer 
de  l'èlre  entre  deux  hommes  d'esprit,  à  qui  la  lecture  avait  proiilé. 
Pour  moi,  je  faisais  mon  rôle  :  j'écoutais  et  je  me  taisais.  Us  ne  par- 
lèrent de  couplets  ni  l'un  ni  l'autre  :  je  n'en  parlai  point  non  plus; 
et  jamais,  que  je  sache,  il  n'a  été  question  du  uneu. 

M.  Simon  parut  content  de  mon  maintien;  c'est  à  peu  près  tout  ce 
qu'il  vit  de  moi  di,iis  cette  entrevue.  Il  m'avait  déjà  vu  plusieurs  fois 
chez  madame  de  Warens,  sans  faire  une  grande  attention  à  moi  : 
ainsi  c'est  de  ce  diner  que  je  puis  dater  sa  connaissance  qui  ne  me 
servit  de  rien  pour  l'objet  qui  me  l'avait  fait  faire,  mais  dont  je 
tirai  dans  la  suite  d'autres  avantages  qui  me  font  rappeler  sa 
mémoire  avec  plaisir. 

J'aurais  tort  de  ne  pas  parler  de  sa  figure,  que,  sur  sa  qualité  de 
magistrat,  et  sur  le  bel  esprit  dont  il  se  iiiquail ,  on  n'imaginerait 
pns  SI  je  n'en  disais  rien.  M.  le  juge-mage  Simon  n'avait  assuré- 
ment pas  trois  pieds  de  haut.  Ses  jambes  droites  et  même  assez  lon- 
gues, l'auraient  agrandi  si  elles  eussent  été  verticales  ;  mais  elles 
posaient  de  biais  comrue  celles  d'un  compas  très  ouvert.  Son  corps 
était  non  seulement  court,  mais  mince,  et  en  tous  sens  d'une  peti- 
tesse incroyable.  H  devait  paraître  une  sauterelle  quand  il  était  nu- 
Sa  tctei  de  grandeur  naturelle  avec  un  visage  bien  formé,  l'air 
noble,  d'assez  beaux  yeux,  semblait  une  tète  postiche  qu'on  aurait 
plantée  sur  un  moignon.  Il  tût  pu  s'exempter  de  faire  de  la  dépense 
en  [jarure,  car  sa  grande  perruque  seul  l'habiilail  parfaitement  de 
pied  cil  cap. 

Il  avait  deux  voix  toutes  différentes  qui  s'entremêlaient  .sans  cesse 
dans  sa  conversation  avec  un  contraste  très  plaisant.d'abord  mais  bien- 
tôt très  désagréable.  L'une  était  gravt»  et  sonore  ;  c'était,  si  j'ose  ainsi 


parler,  la  voix  de  sa  tête  :  l'autre,  claire,  aiguë  et  perçante  ,  étnit 
la  voix  de  son  corps.  Quant  il  s'écoutait  beaucoup,  qu'il  parlait  très 
posément,  qu'il  ménageait  son  haleine,  il  pouvait  parler  toujours 
de  sa  grosse  voix  ;  niais  pour  peu  qu'il  s'animât  et  qu'un  accent 
plus  vif  vînt  se  présentpr,  cet  accent  di-vcnait  comme  le  «iffle- 
inent  d'une  clef,  et  il  avait  toute  la  peine  du  monde  à  reprendre  sa 
basse. 

Avec  la  figure  que  je  viens  de  peindre,  et  qui  n'est  point  char- 
gée, M.  Simon  était  galant,  grand  conteur  de  fleurettes,  et  poussait 
jusqu'à  la  coquetterie  les  soins  de  son  ajustemeiit.  Comme  il  cher- 
chait à  prendre  ses  avantages,  il  donnait  volontiers  ses  audiences 
du  matin  dans  sou  lit  ;  car  quand  on  voyait  sur  l'oreiller  une  belle 
tête,  personne  n'allait  s'imaginer  que  c'était  là  tout.  Cela  donnait 
lieu  quelquefois  à  des  scènes  dont  je  suis  sûr  que  tout  Annecy  se 
souvient  encore. 

Un  matin  qu'il  attendait  dans  ce  lit,  ou  plutôt  sur  ce  lit,  les  plai- 
deurs, en  belle  coiffe  de  nuit  hien  fine  et  bien  blanche,  ornée  de 
deux  grosses  bouffettes  de  ruban  couleur  de  rose,  un  paysan  ar- 
rive, heurte  à  la  porte.  La  servante  était  sortie.  M.  le  juge-mage, 
entendant  redoubler,  crie  :  Entrez  ;  et  cela  comme  dit  un  peu  trop 
fort,  partit  de  sa  voix  aigre.  L'homme  entre,  il  cherche  d'où  vient 
cette  voix  de  femme  :  et  voyant  dans  ce  lit  une  cornette  ,  nue  foa- 
tange,  il  veut  ressortir  en  faisant  à  madame  de  grandes  excuses. 
M.  Simon  se  fâche,  et  n'en  crie  que  plus  clair.  Le  paysan,  confirmé 
dans  son  idée  ,  et  se  croyant  insulté  ,  lui  chante  j'ouilles  ,  lui  dit 
qu'apparemment  elle  n'est  qu'une  coureuse,  et  que  M.  le  juge-mage 
ne  don  ne  guère  bon  exemple  chez  lui.  Le  juge-mage,  furieux, et  n'ayant 
pour  toute  arme  qu'un  pot-de-chamhre,  allait  le  jeter  à  la  tète  de  ce 
pauvre  homme,  qu.md  sa  gouvernante  arriva. 

Ce  petit  nain,  si  disgracié  dans  son  corps  par  la  nature,  en  avait 
été  dédommagé  du  côté  de  l'esprit  :  il  l'avait  naturellement  agréa- 
ble, et  il  avait  pris  soin  de  l'orner.  Quoiqu'il  fût,  à  ce  qu'on  disait, 
assez  bon  juriscousuUe  ,  il  n'aimait  pas  son  métier.  Il  s'était  jeté 
dans  la  belle  littérature,  et  il  y  avait  réussi.  Il  en  avait  pris  surtout 
celte  brillante  superficie,  celte  fleur  qui  jette  de  l'agrément  dans  le 
commerce,  même  avec  les  femmes.  Il  savait  par  cœur  (ous  les  pe- 
tits traits  des  ana  et  autres  semblables  :  il  avait  l'art  de  les  faire 
valoir,  et  contant  avec  intérêt  .  avec  mystère  et  comme  une  anec- 
dote récente,  ce  qui  s'était  passé  il  y  avait  soixante  ans.  Il  savait  la 
musique,  et  chantait  agréablement  de  sa  voix  d'homme  :  enfin,  il 
avait  beaucoup  de  jolis  talents  pour  un  magistrat.  A  force  de  ca- 
joler les  dames  d'Annecy,  il  s'était  mis  à  la  mode  par  elles  ;  elles  l'a- 
vaient à  leur  suite  comme  un  petit  sapajou.  Il  prétendait  même  à. 
des  bonnes  fortunes,  et  cela  les  amusait  beaucoup.  Une  madame 
d'Epagny  disait  que,  pour  lui,  la  dernière  faveur  était  de  baiser  une 
fciume  au  genou. 

Comme  il  connaissait  les  bons  livres  et  qu'il  en  parlait  volontiers, 
sa  conversation  était  non-seulement  amusante  ,  mais  instructive. 
Dans  la  suite,  lorsque  j'eus  pris  du  goût  pour  l'étude,  je  cultivai  sa 
connaissance  et  je  m'en  trouvai  bien.  J'allais  quelquefois  le  voir  de 
Chambéry,  où  j'étais  alors.  11  louait,  animait  mon  émulation,  et  rae 
donnait  pour  mes  lectures  de  bons  avis  dont  j'ai  souvent  fait  moQ 
profit.  Malheureusement  dans  ce  corps  si  fluet  logeait  une  âme  très 
sensible.  Quelques  années  après,  il  eut  je  ue  sais  quelle  mauvaise 
affaire  qui  le  chagrina,  et  il  en  mourut.  Ce  fut  dommage  :  c'était 
assurément  un  lion  petit  homme,  dont  on  commençait  par  rire,  et 
qu'on  fini-sait  par  aimer.  Quoique  sa  vie  ait  été  peu  liée  à  la  mienne, 
comme  j'ai  reçu  de  lui  des  leçons  utiles,  j'ai  cru  pouvoir  lui  consa- 
crer un  petit  souvenir. 

Sitôt  que  je  lus  libre,  je  courus  dans  la  rue  de  mademoiselle  Gal- 
ley, me  llattaut  de  voir  entrer  ou  sortir  quelqu'un,  ou  du  moins  ou- 
vrir quelque  fenéire.  Rien  ;  pas  un  chat  ne  parut,  et,  tout  \e  temps 
que  je  fus  là  la  maison  demeura  aussi  close  que  si  elle  n'eût  point 
été  habitée.  La  rue  était  petite  et  déserte,  un  homme  s'y  remar- 
quait ;  de  temps  en  temps  quelqu'un  passait,  entrait  ou  sortait 
au  voisinage.  J'étais  fort  embarrassé  de  ma  figure  ;  il  me  semblait 
que  l'on  devinait  pourquoi  j'étais  là,  et  cette  idée  me  mettait  au 
supplice  :  car  j'ai  toujours  [iréléré  à  mes  plaisirs  l'honneur  et  le  re- 
pos de  celles  qui  m'étaient  chères. 

Lnfin,  las  de  faire  l'amant  espagnol,  et  n'ayant  point  de  guitare, 
je  pris  le  parti  d'aller  écrire  à  mademuisplle  de  GralTenried.  J'au- 
rais préféré  d'écrire  à  son  amie,  mais  je  n'osais,  et  il  convenait  de 
commencer  par  celle  à  qui  je  devais  la  connaissance  de  l'autre  et 
avec  qui  j'étais  plus  familier.  M-i  lettre  finie,  j'allai  la  porter  chez 
mademoiselle  Giraud  ,  comme  j'en  étais  convenu  avec  ces  demoi- 
selles en  nous  séparant.  Ce  furent  elles  qui  me  donnèrent  cet  expé- 
dient. M.idemoiselle  Giraud  était  contre-pointière,  et,  travaillant  chez 
mademoiselle  Galley,  elle  avait  l'entrée  de  sa  maison.  La  messagère 
ne  me  parut  pourtant  pas  trop  bien  choisie  ;  mais  j'avais  peur,  si 
je  faisais  des  difficultés  pour  celle-là  ,  qu'on  ne  ni'en  proposât  pas 
d'autre  De  plus,  j'j  n'osai  dire  qu'elle  voulait  travailler  pour  .son 
compte.  Je  me  sentais  huiuilié  qu'eue  osât  se  croire  pour  moi  du 
même  .sexe  que  ces  demoiselles.  Enfin  j'aimais  mieux  cet  enlrepôt- 
|ue. 
viaa:  cela  n'était  pas  difficile. 


là  que  point,  et  je  m'y  tins  a  tout  risque 
Au  premier  mol,  la  Giràud  ine  devin 


LES  CONFESSIONS. 


S3 


Quand  une.  Icttrft  à  porter  à  déjeunes  filles  n'eût  pas  jiarlé  d'elle- 
mt^me ,  mon  air  sot  et  embarrassé  m'aurait  seul  dérclé.  On  peut 
croire  que  eette  enmmissinn  ne  lui  donna  pas  grand  plaisir  à  faire; 
elle  s'en  chargea  toutefois,  et  l'exécuta  fulé'ement.  Le  lendetnain 
malin  je  courus  chez  elle,  et  j'y  trouvai  ma  réponse.  Comme  je  me 
pressai  de  sortir  pour  l'aller  lire  et  baiser  à  mon  aise  !  Cela  n'a  pas 
besoin  d'èlre  dit;  mais  ce  qui  en  a  besoin  davantage,  c'est  le  parti 
que  prit  niad<Mnoisclle  Giraud,  et  où  j'ai  trouvé  [ilus  de  délicatesse 
et  lie  mo(biration  que  je  n'en  aurais  attendu  d'elle.  Avant  assez  de 
bon  sens  pour  voir  qu'avec  ses  trente-sept  ans,  ses  yeux  de  lièvre, 
son  nez  barbouillé,  sa  voix  aigre  et  sa  peau  noire  ,  elle  n'avait  pas 
beau  jeu  contre  deux  jeunes  personnes  pleines  de  grâce  et  dans 
tout  l'éclat  de  la  beauté,  elle  ne  voulut  ni  les  trahir  ni  les  servir, 
et  aima  mieux  me  perdre  que  de  me  ménager  pour  elles.  • 

Il  y  avait  déjà  quelque  temps  que  la  Mercerel ,  n'ayant  aucune 
nouvelle  de  .«-a  maîtri\ssc,  songeait  à  s'en  retourner  à  Fribourg;  elle 
l'y  détermina  tout  ••  à- fait.  Elle  fil  plus;  elle  lui  fit  entendre  qu'il 
serait  bien  que  quelqu'un  la  conduisit  chez  son  père,  et  me  pro- 
posa. La  petite  Mereeiet,  à  qui  je  ne  déplaisais  pas  non  plus,  trouva 
cette  idée  fort  bonne  à  exécuter.  Elles  m'en  parlèrent  dès  le  même 
jour  comme  d'une  affaire  arrangée  ;  et.  comme  je  ne  trouvais  rien 
qui  me  déplût  dans  celte  manière  de  disposer  de  moi,  j'y  consentis, 
regardant  ce  voyage  comme  une  affaire  de  huit  jours  tout  au  plus. 
La  Giraud,  qui  ne  pensait  pas  de  même  ,  arrangea  tout.  Il  fallut 
liien  avouer  l'état  de  mes  finances.  Ou  y  pourvut  ;  la  Merceret  se 
chargea  de  me  défrayer;  et  pour  rcgagnir  d'un  côté  ce  qu'elle  dé- 
pensait de  l'autre,  à  ma  prière  on  décida  qu'elle  enverrait  devant 
son  petit  bagage  ,  et  que  nous  irions  à  pied  à  petites  journées. 
Ainsi  fut  fait. 

Je  suis  fâché  de  faire  tant  de  filles  amoureuses  de  moi;  mais  , 
comme  il  n'y  a  (las  de  quoi  être  bien  vain  du  parti  que  j'ai  tiré  de 
toutes  ces  amours-là,  je  crois  pouvoir  dire  la  vérité  sans  scrupule. 
La  Merceret,  plus  jeune  et  moins  déniaisée  que  la  Giraud,  ne  m'a 
jamais  fait  des  agaceries  aussi  vives;  mais  elle  imitait  mes  tons, 
nies  accents  ,  redisait  mes  mots ,  avait  pour  moi  les  attentions  que 
j'aurais  dû  avoir  pour  elle,  et  prenait  toujours  grand  soin  ,  comme 
elle  était  fort  (leureuse,  que  nous  couchassions  dans  la  même  cham- 
bre :  identilc  qui  se  borne  rarement  là  dans  un  voyage  entre  un 
garçon  de  vingt  ans  et  une  fille  de  vingl-cinq. 

Elle  s'y  borna  pourtant  cette  fois.  Ma  simplicité  fut  telle  ,  que 
quoique  la  Merceret  ne  fût  pas  désagréable,  il  no  me  vint  pas  même 
à  l'esprit,  durant  tout  le  voyage,  je  ne  dis  pas  la  moindre  tentation 
galante,  mais  même  la  moindre  idée  qui  s'y  rapportât;  et,  quand 
cette  idée  me  .serait  venue  ,  j'étais  trop  sot  pour  en  savoir  profiter. 
Je  n'imaginais  pas  comment  une  fille  et  un  garçon  parvenaient  à 
coucher  ensemble  ;  je  croyais  qu'il  fallait  des  siècles  pour  préparer 
ce  terrible  arrangement.  Si  la  pauvre  Merceret,  en  me  défrayant, 
comptait  sur  quelque  équivalent,  elle  en  fut  la  dupe;  et  nous  ar- 
rivâmes à  Fnbourg  exactement  comme  nous  étions  partis  d'An- 
necy. 

En  passant  à  Genève ,  je  n'allai  voir  personne  ;  mais  je  fus  prêt 
à  me  trouver  mal  sur  les  ponts.  Jamais  je  n'ai  vu  les  murs  de  cette 
heureuse  ville,  jamais  je  n'y  suis  entré,  sans  sentir  une  certaine 
défaillance  de  cœur  qui  venait  d'un  excès  d'attendri.ssement.  En 
même  temps  que  la  n(dile  image  de  la  liberté  m'élevait  l'àme  , 
celles  de  l'égalité  ,  de  l'union  ,  de  la  douceur  des  mœurs  ,  me  tou- 
chaient jusqu'aux  larmes  ,  et  m'inspiraient  un  vif  regret  d'avoir 
perdu  1ou>  ers  biens.  Dans  quelle  erreur  j'étais  !  mais  qu'elle  était 
naturelle  !  Je  croyais  voir  tout  cela  dans  ma  patrie,  parce  que  je  le 
portais  dans  mon  cœur. 

11  fallait  passer  à  Nyon.  Passer  sans  voir  mon  bon  père!  Si  j'a- 
vais eu  ce  courage,  j'en  serais  mort  de  regret.  Je  laissai  la  Merceret 
à  l'auberge,  et  je  l'allai  voir  à  tout  risque.  Eh!  que  j'avais  tort  do 
le  craindre  !  Son  àme  ,  à  mon  abord  ,  s'ouvrit  aux  sentiments  pa- 
ternels dont  elle  était  [)leine.  Que  de  pleurs  nous  versâmes  en  nous 
embrassant!  11  crut  d'abord  que  je  revenais  à  lui.  Je  lui  fis  nuiii 
histoire,  et  lui  dis  ma  résolution  ;  il  la  combattit  faiblement;  il  me 
fit  voir  les  dangers  auxquels  je  m'exposais,  me  dit  que  les  (dus 
courtes  folies  étaient  les  meilleures.  Du  reste,  il  n'eut  pas  même  la 
tentation  de  me  retenir  de  force,  et  en  cela  je  trouve  qu'il  eut 
raison  ;  mais  il  est  certain  qu'il  ne  fit  pas  pour  me  ramener  tout  ce 
qu'il  aurait  pu  faire  ,  soit  qu'après  le  pas  que  j'avais  fait  il  jugeât 
lui-même  que  je  n'en  devais  pas  revenir  ,  soit  qu'il  fût  embarrassé 
(jeul-être  à  trouver  ce  qu'à  mon  Age  il  pourrait  faire  de  moi.  J'ai 
su  depuis  qu'il  eut  de  ma  compagne  de  voyage  une  opinion  bien 
injuste  et  bien  fausse,  mais  du  rc-te  assez  naturelle.  Ma  belle-mère, 
bonne  femme,  un  peu  mielleu.se,  fil  semblant  do  vouloir  me  retenir 
à  souper.  Je  ne  restai  point;  mais  je  leur  dis  que  je  comptais  m'ar- 
rèter  avec  eux  plus  longtemps  au  retour,  et  je  leur  laissai  en  dépôt 
mon  petit  pa(|uet  qi.e  j'avais  fait  venir  par  le  bateau,  et  dont  j'étais 
embarrasse.  Le  lendemain  je  partis  de  bon  malin,  bien  content  d'a- 
voir vu  mon  pi're  et  d'avoir  osé  faire  mon  devoir. 

Nous  ari'i\;iinc!.  heureusement  à  Fribourg.  Sur  la  fin  .lu  voyage, 
les  enipresstnn  nls  de  uiailcuioiselle  Mereeri't  diminuèrent  un  peu. 
Après  notre  arrivée,  elle  ne  me  marqua  plus  iiue  delà  froideur,  et  sou 


père,  qui  ne  nageait  pas  dans  l'opulence,  ne  me  fit  pas  non  plu»  un 
bien  grand  accueil,  j'allai  loger  an  cabaret.  Je  I<s  fus  voir  le  len- 
demain ;  ils  m'offrirent  à  dîner ,  je  l'acceptai.  Nous  nous  séparâ- 
me.ï  sans  pleurs;  je  retournai  le  soir  à  ma  gargote,  et  je  rep.-irtis  le 
surlendemain  de  mon  arrivée  ,  sans  trop  savoir  où  j'avais  dessein 
d'aller, 

Voilà  encore  une  circonstance  de  ma  vie  où  la  Providence  m'of- 
frait précisément  ce  qu'il  me  fallait  pour  couler  des  jours  heureux. 
La  Merceret  était  une  très  bonne  fille  ,  point  brillante,  point  belle. 
mais  point  laide  non  plus;  peu  vive,  fort  raisonnable,  àquelque^ 
petites  bunieurs  près  ,  qui  se  passaient  à  pleurer,  et  qui  n'avaient 
jamais  de  suite  orageuse.  Elle  «vait  un  vrai  goût  pour  moi  ;  j'au- 
rais pu  l'épouser  .sans  peine  ,  et  suivre  le  métier  de  son  père.  Mon 
goût  |Kmr  la  musique  me  l'aurait  fait  aimer.  Je  me  serais  élaMi  à 
Fribourg,  petite  ville  peu  jolie,  mais  peutilée  de  très  bonnes  gens. 
J'aurais  perdu  sans  doute  de  très  grands  plaisirs;  mais  i'aurais  vécu 
en  paix  jusqu'à  ma  dernière  heure,  et  je  dois  savoir  mieux  que  per- 
sonne qu'il  n'y  avait  pas  à  balancer  sur  ce  marché. 

Je  revins  ,  non  pas  à  Nyon,  mais  à  Lausanne  :  je  voulais  me  ras- 
sasier de  la  vue  de  ce  beau  lac,  qu'on  voit  là  dans  sa  plus  grande 
étendue.  La  plupart  de  mes  secrets  motifs  déterminants  n".>nl  pas 
été  plus  solides  :  des  vues  éloignées  ont  rarement  acsez  H.^  force 
pour  nu;  faire  agir  ;  l'incertitiule  de  l'avenir  m'a  toujours  f.iit  re- 
garder le>  projets  de  longue  exécution  comme  des  leurres  de  dune. 
Je  me  livre  à  l'espoir  comme  un  autre  ,  pourvu  qu'il  ne  me  coule 
rien  à  nourrir;  mais  s'il  faut  prendre  longtemps  de  la  peine  ,  je 
n'en  suis  plus.  Le  moindre  petit  plaisir  qui  s'offre  à  ma  portée  "me 
tente  plus  que  les  joies  du  paradis.  J'excepte  pourtant  le  plaisir  (jue 
la  peine  doit  suivre  :  celui-là  ne  me  tente  pas,  parce  que  je  n'aime 
que  des  jouissances  pures,  et  que  jamais  on  n'en  a  de  telles  quand 
on  sait  qu'on  s'apprête  un  repentir. 

J'avais  grand  besoin  d'arriver  où  que  ce  fût  ,  et  le  pins  proche 
était  le  niieux  ;  car,  m'étant  ég.iré  dans  ma  route,  je  me  trouvai 
le  .soir  à  Moudon  ,  où  je  dépensai  le  peu  qu'il  me  re.=tait,  hors  dix 
creutzer  qui  partirent  le  lendemain  à  la  dinée  ;  et  arrivé  le  soir  à 
un  petit  village  auprès  de  Lausanne,  j'v  entrai  dans  un  cabaret  sans 
un  sou  pour  payer  ma  couchée,  et  sans  savoir  que  devenir.  J'avais 
grand'faiui  ,  je  fis  bonne  contenance ,  et  je  demandai  à  souper 
comme  si  j'eusse  en  de  quoi  bbn  payer.  Tallai  rae  coucher  sans 
songer  à  rien  :  je  dormis  tranquillement,  et  après  avoir  déjeuné 
le  matin  et  compté  avec  l'hôte,  je  voulus  pour  .sent  balz  à  quoi 
montait  ma  dépense,  lui  laisser  ma  vesie  en  gage.  Ce  brave  homme, 
la  relusa  :  il  mo  dit  que,  grâce  au  ciel,  il  n'avait  jamais  déponil'é 
]iers(mne,  et  qu'il  ne  voulait  pas  commencer  pour  sept  balz;  que 
je  gardasse  ma  veste,  et  que  je  le  paierais  quand  je  pourrais  Je  fus 
touché  de  sa  bonté,  mais  moins  que  je  ne  devais  l'être  et  que  je 
l'ai  été  depuis  en  y  repensant.  Je  ne  tardai  guère  à  lui  renvoyer  soo 
argent  par  un  homme  sûr;  mais  quinze  ans  après,  repa.ssànt  par 
Lan.sanne  à  mon  retour  d'Italie  ,  j'eus  un  vrai  regret  d'avoir  oublié 
l'enseigne  du  cabaret  et  le  nom  de  l'hôte.  Je  l'aurais  été  voir;  je  me. 
serais  lait  nu  vrai  ()laisir  de  lui  rappeler  sa  bonne  œuvre,  ef  de  lui 
ju-ouver  qu'elle  n'avait  pas  été  mal  placée.  Des  services  plus  im- 
portants sans  doute,  mais  rendus  avec  plus  d'ostentation,  ne  m'ont 
pas  paru  si  dignes  de  reconnaissance  que  l'humanité  simple  et 
sans  éclat  de  cet  honnête  homme. 

En  approchant  de  Lausanne  je  rêvais  à  la  détresse  où  je  me  trou- 
vais, aux  moyens  de  m'en  tirer  sans  aller  montrer  ma  misère  à  ma 
belle-mère,  et  je  me  comparais  dans  ce  pèlerinage  pédestre  à  inoii 
ami  Venture  arrivant  à  Annecy  :  je  m'échauffai  si  bien  de  cette 
idée  ,  que,  sans  songer  que  je  n'avais  ni  sa  gentillesse  ni  ses  ta- 
lents, je  me  mis  eu  tête  de  faire  à  Lausanne  le  petit  Venture,  d'en- 
seigner la  musique  comme  si  je  l'avais  sue,  et  de  me  dire  4e  Paris, 
où  je  n'avais  jamais  été.  En  conséquence  de  ce  nouveau  projet  \ 
comme  il  n'y  avait  point  là  de  maîtrise  où  je  pusse  vicarier,  et  que 
d'ailleurs  je  n'avais  garde  de  m'aller  fourrer  parmi  les  gens  de 
l'art,  je  commençai  par  m'informer  d'une  petite  auberge  où  l'on 
pût  être  assez  bii'U  et  à  bon  marché.  On  m'enseisua  un  nommé 
Perrotet ,  qui  tenait  des  pensionnaires.  Ce  Perrotet  se  trouva  être 
!e  meilleur  homme  du  monde,  et  Aie  reçut  fort  bien  :  je  lui  contai 
mes  petits  mensonges  comme  je  les  avais  arrangés.  Il  me  promit 
déparier  de  moi,  et  de  tâcher  de  me  procurer  des  écoliers;  il  ajouta 
qu'il  ne  me  demanderait  de  l'argent  que  quand  j'en  aurais  gagné. 
Sa  pension  élai!  de  cinq  écus  blancs;  ce  qui  éUiit  peu  pour  la 
chose,  mais  beaucoup  pour  moi.  11  me  conseilla  de  ne  me  mettre 
d'abord  qu'à  la  demi-pension  ,  qui  consistait  pour  le  dîner  en  une 
bonne  soupe  et  rien  de  plus.,  mais  bien  à  souper  le  soir.  Ty  fon- 
seulis.  Ce  pauvre  Perrotet  me  fil  toutes  ces  avances  du  meilleur 
cœur  du  monde,  et  n'épargnait  rien  pour  m'ctre  utile. 

Pourquoi  faut- il  (lu'ayant  trouve  tant  de  bonnes  gens  dans  ma 
jeunesse  ,  j'en  trouve  si  pi'u  dans  un  âge  avancé?  Leur  race  est- 
elle  épuisée?  Non  ;  mais  l'onlre  de  gens'où  j'ai  besoin  de  les  cher- 
cher aujourd'hui  n'est  plus  le  même  où  je  les  trouvais  alors  :  parmi 
le  peuple  ,  où  les  grandes  passions  ne  parlent  que  par  intervalles, 
les  senlimenis  de  la  nature  se  font  plus  souvent  entendre;  dans  les 
ctati  plus  élevés  ,  ils  sont  étouffes  absolument,  et ,  sous  le  masque 


34 


LES  VEILLÉES  LITTÉRAIRES  ILLUSTRÉES. 


du  sentiment ,  il  n'v  a  jamais  que  l'intérêt  ou  la  vanité  qui  parle. 
J'écnvis  de  Lausanne  à  mon  père  qui  m'envoya  mon  paquet,  et 
iiie  marqua  d'excellentes  choses  dont  j'aurais  dû  mieux  profiter. 
J'ai  di'jà  noté  des  momeuls  île  délire  inconcevables  où  je  n'étais 
plus  moi-même  :  en  voici  encore  un  des  plus  marqués.  Pour  com- 
prendre à  quel  poiul  la  tète  me  tournait  alors,  à  quel  point  je  m'é- 
tais pour  ainsi  dire  venturisé,  il  ne  faut  que  voir  combien  tout  à  la 
t'ois  j'accumulai  d'extravagances.  Me  voilà  maître  à  chanter  sans  sa- 
voir déchiffrer  un  air;  car,  quand  les  six  mois  que  j'avais  passés 
avec  le  Maître  m'auraient  profité  ,  jamais  ils  n'auraient  pu  suffire  : 
mais  outre  cela  j'apprenais  d'un  maître  ,  c'en  était  assez  pour  ap- 
prendre mal.  Parisien  de  Genève  et  catholique  en  pays  protestant, 
je  crus  devoir  changer  mon  nom  ainsi  que  ma  religion  et  ma  [la- 
trie.  Je  m'approchais  toujours  de  mon  grand  modèle  autant  qu'il 
m'était  possible  :  il  s'était  appelé  Venture  de  Villeneuve  ;  moi,  je  fis 
l'anagramme  du  nom  de  Rousseau  dans  celui  de  Vaussore,  et  je 
m'appelai  Vaitësore  de  Villeneuve.  Venture  savait  la  composition, 
quoiqu'il  n'en  eût  rien  dit  :  mai,  sans  la  savoir,  je  m'en  vantai  à 
tout  le  monde,  et,  sans  pouvoir  noter  le  moindre  vaudeville,  je  me 
donnai  pour  compositeur.  Ce  n'est  pas  tout:  ayant  été  présenté  à 
M.  de  Treytorens  ,  professeur  en  droit,  qui  aimait  la  musique  et 
faisait  des  concerts  chez  lui,  je  voulus  lui  donner  un  échantillon  de 
mon  talent,  et  je  me  mis  à  composer  une  pièce  pour  son  concert 
aussi  effrontément  que  si  j'avais  su  comment  m'y  prendre.  J'eus  la 
constance  de  travailler  pendant  quinze  jours  à  ce  bel  ouvrage,  de  le 
mettre  au  net,  d'en  tirer  les  parties,  et  de  les  distribuer  avec  autant 
d'assurance  que  si  c'eût  été  un  chef-d'œuvre  d'harmonie.  Enfin  ,  ce 
qu'on  aura  peine  à  croire  ,  et  qui  est  très  vrai ,  pour  couronner  di- 
gnement cette  sublime  production  ,  je  mis  à  la  fin  un  joli  menuet 
qui  courait  les  rues,  et  que  tout  le  monde  se  rappelle  peut-être  en- 
core, sur  ces  paroles  jadis  si  connues  : 

Quel  caprice  ! 
Quelle  injustice  ! 
.Quoi  !  ta  Clarice 
Trahirait  tes  feux  !  etc. 

Venture  m'avait  appris  cet  air  avec  la  basse  sur  d'autres  paroles 
infâmes,  à  l'aide  desquelles  je  l'avais  retenu  :  je  mis  donc  à  la  fin 
de  ma  composition  ce  menuet  et  sa  basse  en  supprimant  les  paroles, 
et  je  le  donnai  pour  être  de  moi,  tout  aussi  résolument  que  si  j'avais 
parlé  à  des  habitants  de  la  lune. 

On  s'assemble  pour  exécuter  ma  pièce  :  j'explique  à  chacun  le 
genre  du  mouvement,  le  goût  de  l'exécution,  les  renvois  des  par- 
ties :  j'étais  fort  affaire.  On  s'accorde  pendant  cinq  ou  six  minutes, 
qui  furent  pour  moi  cinq  ou  six  siècles.  Enfin,  tout  étant  prêt,  je 
frappe  avec  un  beau  rouleau  de  papier  sur  mon  pupitre  magistral 
les  deux  ou  trois  cou|is"du  prenez-garde  à  vous-  On  l'ait  silence  :  je 
me  mets  gravement  à  battre  la  mesure;  on  commence...  Non,  de- 
puis qu'il  exi.ste  des  opéras  français,  de  la  vie  on  n'ouït  un  pareil 
charivari  :  quoi  qu'on  eût  pu  penser  de  mon  prétendu  talent,  l'effet 
fut  pire  que  tout  ce  qu'on  semblait  en  attendre;  les  musiciens  étouf- 
faient de  rire;  les  auditeurs  ouvraient  de  grands  yeux  et  auraient 
bien  voulu  fermer  les  oreilles;  mais  il  n'y  avait  pas  moyen.  Mes 
bourreaux  de  symphonistes,  qui  voulaient  s'égayer,  raclaient  à  per- 
cer le  tympan  d'un  quinze-vingts.  J'eus  la  constance  d'aller  toujours 
mon  train,  suant,  il  est  vrai,  à  grosses  gouttes,  mais  retenu  par  la 
honte,  n'osant  ni'enfuir  et  tout  planter  là.  Pour  ma  consolation, 
j'entendais  les  assistants  se  dire  à  l'oreille  ou  |dutôt  à  la  mienne, 
l'un  :  //  n'y  a  rien  là  de  supportable;  un  autre  :  Quelle  musique  en- 
ragée', un  autre  :  Quel  diable  de  sabbat!  Pauvre  Jean-Jacques,  dans 
ce  cruel  ninment  tu  n'espérais  guère  qu'un  jour,  devant  le  roi  de 
France  et  tonte  sa  cour,  tes  sons  exciteraient  des  murmures  de  sur- 
prise et  d'aiiplaudissenu^iit,  et  que  dans  toutes  les  loges,  autour  de 
toi,  les  plus  aimables  femmes  .se  diraient  entre  elle.s  à  demi-voix  : 
Quels  sons  charnianis  !  quelle  musique  enchanteresse  !  Tous  ces  chants- 
là  vont  au  cœur. 

Mais  ce  qui  mit  tout  le  monde  de  bonne  humeur  fut  le  menuet: 
à  peine  en  eut-on  joué  quelques  mesures  ,  que  j'entendis  partir  de 
toutes  parts  les  éclats  de  rire.  Chacun  me  félicitait  sur  mon  joli 
goût  de  chant:  on  m'assurait  que  ce  menuet  ferait  parler  de  moi, 
et  que  je  méritais  d'être  chanté  partout.  Je  n'ai  pas  besoin  de  dé- 
peindre mon  angoisse,  ni  d'avouer  que  je  la  méritais  bien. 

Le  lendemain  l'un  rie  mes  symphonistes,  appelé  Lutold  ,  vint  me 
voir,  et  fut  assez  bon  homme  pour  ne  pas  me  féliciter  sur  mon  suc- 
cès. Le  profond  sentiment  de  ma  sottise,  la  boute,  le  regret,  le  dé- 
.sespoir  de  l'état  où  j'étais  réduit,  l'impossibilité  de  tenir  mon  cœur 
fermé  dans  W.s  grandes  peines,  me  firent  ouvrir  à  lui  ;  je  lâchai  la 
bonde  à  mes  larmes;  et,  au  lieu  de  me  contenter  de  lui  avouer  mon 
ignorance,  je  lui  dis  tout ,  en  lui  demandant  le  secret,  qu'il  me  pro- 
mit, et  qu'il  me  tint  romiue  on  peut  le  croire.  Dès  le  lendemain 
tout  Lau-.inne  sut  qui  j'étais,  et,  ce  qui  est  remarquable,  personne 
ne  m'en  fit  semblant,  pas  même  le  bon  l'errotet,  qui  pour  tout  cela 
ne  se  rebuta  pas  de  me  loger  et  de  me  nourrir. 

Je  vivais,  mais  bien  tristement.  Les  suites  d'un  pareil  début  ne 


firent  pas  pour  moi  de  Lausanne  un  séjour  fort  agréable.  Les  éco- 
liers ne  se  présentaient  pas  en  foule  ;  pas  un  qui  fût  de  la  ville ,  et 
pas  une  seule  écolière.  J'eus  en  tout  deux  ou  trois  gros  Teiitches, 
au.ssi  stupides  que  j'étais  ignorant,  qui  m'ennuyaient  à  mourir,  et 
qui,  dans  mes  mains,  ne  devinrent  pas  de  grands  croque-notes.  Je 
fus  appelé  dans  une  seule  maison  ,  où  un  petit  serpent  de  fille  se 
donna  le  plaisir  de  me  montrer  beaucoup  de  musique  dont  je  ne 
pus  pas  lire  une  note,  et  qu'elle  eut  la  malice  de  chanter  ensuits 
devant  M.  le  maître  pour  lui  montrer  commeptcela  s'exécutait.  J'é- 
tais si  peu  en  état  de  lire  un  air  de  première  vue  ,  que,  dans  le  bril- 
lant concert  dont  j'ai  parlé,  il  ne  me  fut  pas  possible  de  suivre  un 
moment  l'exécution  pour  savoir  si  l'on  jouait  bien  ce  que  j'avais 
sous  les  yeux,  et  que  j'avais  composé  moi-même. 

Au  milieu  de  tant  d'humiliations,  j'avais  des  consolations  très 
doures  dans  les  nouvelles  que  je  recevais  de  temps  en  temps  des 
deux  charmantes  amies.  J'ai  toujours  trouvé  dans  le  sexe  une  grande 
vertu  consolatrice  ;  et  rien  n'adoucit  plus  mes  peines  dans  mes  dis- 
grâces que  de  sentir  qu'une  personne  aimable  y  prend  intérêt.  Cette 
correspondance  cessa  pourtant  bieulùt  après,  et  ne  fut  jamais  re- 
nouée ;  mais  ce  fut  ma  faute.  En  changeant  de  lieu  je  négligeai  de 
leur  donner  mou  adresse  ;  et ,  forcé  par  la  nécessité  de  songer  conti- 
nuellement à  moi-môme  ,  je  les  oubliai  bientôt  entièrement. 

Il  y  a  longtemps  que  je  n'ai  parlé  de  ma  pauvre  maman  ;  mais 
si  l'on  croit  que  je  l'oubliais  aussi,  l'on  .se  trompe  fort.  Je  ne  cessais 
de  penser  à  elle  et  de  désirer  de  la  retrouver,  non-seulement  pour 
le  besoin  de  ma  subsistance,  mais  beaucoup  plus  pour  le  besoin  de 
mon  cœur.  Mon  attachement  pour  elle,  quelque  vif,  quelque  tendre 
qu'il  fût,  ne  m'empêchait  pas  d'en  aimer  d'autres;  mais  ce  n'était 
pas  d(^  la  même  façon.  Toutes  devaient  également  ma  tendresse  à 
leurs  charmes  ,  mais  elle  tenait  uniquement  à  ceux  des  autres,  et 
ne  leur  eût  pas  survécu,  au  lieu  que  maman  pouvait  devenir  vieille 
et  laide  sans  que  je  l'aimasse  moins  tendrement.  Mon  cœur  avait 
pleinement  transmis  à  sa  personne  l'hommage  qu'il  fit  d'abord  à  sa 
beauté  :  et  quelque  changement  qu'elle  éprouvât,  pourvu  que  ce 
fût  toujours  elle,  mes  sentiments  ne  pouvaient  changer.  Je  sais  bien 
que  je  lui  devais  de  la  reconnaissance  ;  mais,  en  vérité,  je  n'y  son- 
geais pas.  Quoi  qu'elle  eût  fait  ou  n'eût  pas  fait  pour  moi,  c'eût  été 
toujours  la  même  chose.  Je  ne  l'aimais  ni  par  devoir,  ni  par  intérêt, 
ni  par  convenance;  je  l'aimais  parce  que  j'étais  né  pour  l'aimer. 
Quand  je  devenais  amoureux  de  quelque  autre,  cela  faisait  distrac- 
tion, je  l'avoue,  et  je  pensais  moins  souvent  à  elle;  mais  j'y  pensais 
avec  le  même  plaisir,  et  jamais,  amoureux  ou  non,  je  ne  me  suis 
occupé  d'elle  sans  sentir  qu'il  ne  pouvait  y  avoir  pour  moi  de  vrai 
bonheur  dans  la  vie  tant  que  j'en  serais  séparé. 

N'ayant  point  de  ses  nouvelles  depuis  si  longtemps,  je  ne  crus  ja- 
mais l'avoir  tout-à-fait  perdue,  ni  qu'elle  eût  pu  m'oublier.  Je  me 
disais  :  Elle  saura  tôt  ou  tard  que  je  suis  errant,  et  me  donnera  quel- 
que signe  de  vie  ;  je  la  retrouverai,  j'en  suis  certain.  Eu  attendant, 
c'était  une  douceur  pour  moi  d'habiter  son  pays,  de  passer  dans  les 
rues  où  elle  avait  passé,  devant  les  maisons  où  elle  avait  demeuré,  et 
le  tout  par  conjecture;  car  une  de  mes  ineptes  bizarreries  était  de 
n'oser  m'inforiiier  d'elle,  ni  prononcer  son  nom  sans  la  plus  abso- 
lue nécessité.  Il  me  semblait  qu'en  la  nommant  je  disais  tout  ce 
qu'elle  m'inspirait,  que  ma  bouche  révélait  le  secret  de  mon  cœur, 
que  je.  la  compromettais  en  quelque  sorte.  Je  crois  même  qu'il 
se  mêlait  à  cela  quelque  frayeur  qu'un  ne  me  dît  du  mal  d'elle. 
On  avait  parlé  beaucoup  de  sa  démarche,  et  un  iieu  de  sa  conduite. 
De  peur  qu'on  n'en  dît  pas  ce  que  j'en  voulais  entendre,  j'aimais 
mieux  qu'on  n'en  parlât  point  du  tout. 

Comme  mes  écoliers  ne  m'occupaient  pas  beaucoup,  et  que  sa 
ville  natale  n'était  qu'à  quatre  lieues  de  celle  où  j'étais,  j'y  fis  une 
promenade  de  deux  ou  trois  jours,  durant  lesquels  la  plus  douce 
émotion  ne  me  quitta  point.  L'aspect  du  lac  de  Genève  et  de  ses 
admirables  côles  eut  toujours  à  mes  yeux  un  attrait  particulier  que 
je  ne  saurais  cx|)liquer,  et  qui  ne  tient  pas  seulement  à  la  beauté  du 
spectacle,  mais  à  je  ne  sais  quoi  de  plus  intéressant  qui  m'affecte  et 
m'attendrit.  Toutes  les  fois  que  j'approche  du  pays  de  Vaud,  j'é- 
prouve une  impression  comjiosée  du  souvenir  de  madame  de  Wa- 
rensqui  y  est  née,  de  mon  père  qui  y  vivait,  de  mademoiselle  de 
Vulsou  qui  y  eut  les  prémisses  de  mon  cœur,  de  plusieurs  voyages 
de  plaisir  que  j'j  fis  dans  mon  enfance,  et  ce  me  semble  de  quelque 
autre  cause  encore  plus  secrète  et  plus  forte  que  tout  cela.  Quand 
l'ardent  désir  de  celte  vie  heureuse  et  douce  qui  me  fuit,  et  pour  la- 
quelle j'éiais  né,  vient  enflammer  mou  imagination,  c'est  toujours 
au  pays  de  Vaud,  près  du  lac,  dans  des  campagnes  charmantes, 
qu'elle  se  fixe.  11  me  faut  absolument  un  verger  au  bord  de  ce  lac, 
et  non  pas  d'un  autre;  il  me  faut  un  ami  sûr,  une  femme  aimable, 
une  vache  et  un  petit  bateau.  Je  ne  jouirai  jamais  d'un  bonheur 
parfait  sur  la  terre  que  quand  j'aurai  tout  cela  (1).  Je  ris  de  la  sim- 
plicité avec  laquelle  je  suis  allé  plusieurs  fois  dans  ce  pays-là  uni- 
quement pour  y  chercher  ce  bonheur  imaginaire.  J'étais  toujours 
surpris  d'y  trouver  le»  habitants,  surtout  les  femmes,  d'un  tout  autre 

(1  )  Pauvre  Jean-Jacques!  tu  n'es  pas  le  seul  qui  ait  ressenti  ces  aspi- 
rations sans  pouvoir  jamais  les  satisfaire .'  A.  de  B. 


LES  CONFESSIONS. 


33 


caractère  que  celui  que  j'y  cherchais.  Le  pays  et  le  peuple  dont  il  est 
couvert  ne  nrnnt  jamais  paru  faits  l'un  pour  l'autre. 

Dans  ce  voyage  de  Vévai,  je  me  livrai,  ensuivant  ce  beau  rivaj^e, 
à  la  plus  douce  mélancolie.  Mou  crpir  s'élançait  avec,  ardeur  à  mille 
félieités  innocentes;  je  m'alleudrissais,  je  soupirais  et  pleurais 
comme  un  enl'aut.  Combien  de  fois,  tn'arrétant  pour  pleurer  à  mon 
aise,  assis  sur  une  grosse  pierre,  je  me  suis  amusé  à  voir  tomber  mes 
larmes  dans  l'eau  ! 

•J'allai  à  Vévai  loger  à  la  Clef;  et  pendant  deux  jours  que  j'y  res- 
tai sans  voir  personne,  Je  pris  pour  cette  ville  un  amour  qui  m'a 
suivi  dans  tous  mes  voyages,  et  qui  m'y  a  fait  établir  eulin  les  hé- 
ros de  mon  mmau.  Je  dirais  volontiers  aux  gens  qui  ont  du  goût  et 
qui  sont  sensibles:  Allezà  Vévai,  visitez  le  pays,  examim-z  le^  sites, 
promenez-vous  sur  le  lac,  et  dites  si  la  nature  n'a  pa-  fait  ce  beau 
pays  pour  une  Julie,  pour  une  Claire  et  pour  un  Saint-Preux;  mais 
ne  les  y  cherchez  pas.  Je  reviens  à  mon  histoire. 

Comme  j'étais  catholique,  et  que  je  nie  donnais  pour  tel,  je  suivais 
sans  mystère  et  sans  scrupule  le  culte  que  j'avais  embrassé.  Le>  di- 
manches, quand  il  faisait  beau,  j'allais  à  la  messe  à  Assens,  à  deux 
lieues  de  Lausanne.  Je  faisais  ordinairement  cette  cour.se  avec  d'au- 
tres catholiques,  surtout  avec  un  brodeur  parisien  dont  J'ai  oublié 
le  nom.  Ce  n'était  pas  un  Parisien  comme  moi,  c'était  un  vrai  Pari- 
sien de  Paris,  un  archi  Parisien  du  bon  Dieu,  bon  homme  comme 
un  Champenois.  Il  aimait  si  fort  son  pays  qu'il  ne  voulut  jamais 
douter  que  j'en  fusse,  pour  ne  pas  perdre  une  occasion  d'eu  parler. 
M  de  Crouzaz,  lieutenaut-baillival,  avaituu  jardinier  de  Paris  aussi, 
mais  moins  complaisant,  et  ((ui  trouvait  la  gloire  de  son  pays  com- 
promise à  cequ'on  osât  se  donner  pour  eu  être  lorsqu'on  n'avait  pas 
cet  honneur.  U  me  questionnait  de  l'air  d'un  homme  sur  de  me 
prendre  en  faute,  et  puis  souriait  malignement.  Il  me  demanda  une 
fois  ce  qu'il  y  avait  de  remarquable  au  Marché-Neuf.  Je  battis  la 
campagne,  comme  on  peut  croire.  Après  avoir  passé  ''ingt  ans  à  Pa- 
ris, je  ilois  à  présent  conn.iitre  cette  ville  :  cependant,  si  l'on  me 
faisait  aujourd'hui  pareille  question,  je  ne  serais  pas  moins  embar- 
rassé d'y  répondre  et  de  cet  embarras  on  pourrait  aussi  bien  con- 
clure que  je  n'ai  jamais  été  à  Paris.  Tant,  lors  même  qu'on  rencontre 
la  vérité,  l'on  est  sujet  à  se  fonder  sur  des  principes  trompeurs! 

Je  ne  saurais  dire  exactement  combien  de  temps  je  demeurai  à 
Lausanne  :  je  n'apportai  pas  de  cette  ville  des  souvenirs  bien  rappe- 
lants; je  sais  seulement  que,  n'y  trouvant  pas  à  vivre,  j'allai  de  là  à 
Neufehâtel,  et  que  J'y  passai  l'hiver.  Je  réussis  mieux  dans  cette 
dernière  ville;  j'y  eus  des  écoliè'res,  et  j'y  gagnai  de  quoi  m'acquit- 
ter  avec  mon  bon  ami  Perrotet,  qui  m'avait  fidèlement  envoyé  mon 
petit  bagage,  quoique  je;  lui  redusse  assez  d'argent. 

J'apprenais  insensililement  la  musi(|ue  en  l'enseignant.  Ma  vie 
était  assez  douce;  un  homme  raisonnable  eût  pu  s'en  contenter  ; 
mais  mon  crenr  inquiet  me  demandait  autre  chose.  Les  dimanches, 
et  les  jours  où  j'étais  libre,  j'allais  courir  les  campagnes  et  les  bois 
des  environs,  toujours  errant,  rêvant,  soupirant;  et  quand  une  fois 
j'étais  sorti  de  la  ville,  je  n'y  rentrais  plus  que  le  soir.  Un  jour, 
étant  à  Boudry,  j'entrai  pour  dîner  dans  uu  cabaret  :  j'y  vis  un 
homme  ft  grande  barbe,  avec  un  habit  violet  à  la  grecque,  un  bon- 
net fourré,  l'équipage  et  l'air  assez  noble,  et  qui  souvent  avait  peine 
à  se  faire  entendre,  ne  parlantqu'uu  jargon  presque  indéchiffrable, 
plus  ressemblant  à  l'italien  qu'à  nulle  autre  langue.  J'entendais 
presque  tout  ce  qu'il  disait,  et  j'étais  le  seul.  L'hôte  et  les  gens  du 
pays  ne  l'enlendaient  que  par  signes.  Je  lui  dis  quelques  inot.s  en 
italien  qu'il  entendit  parfailemenl  bien.  Use  leva  et  vint  m'enibras- 
ser  avec  traur.port.  La  liaison  fut  bientôt  faite,  et  dès  ce  moment  je 
lui  servis  de  truchemenl.  Sou  diuer  était  bou,  le  mien  était  moins 
que  médiocre  ;  il  m'invita  de  prendre  ma  part  du  sien,  je  fis  peu  de 
façons.  Eu  buvant  et  baragouinant  uiuis  achevâmes  de  nous  fami- 
liariser ;  et  dès  la  fin  du  repas  uyns  devînmes  inséparables.  Il  mi'. 
conta  qu'il  était  prélat  grec,  et  archimandrite  de  Jérusalem  ;  qu'il 
était  chargé  de  faire  une  quête  en  E\irope  pour  le  rétablis-sement  du 
saint  sépulcre.  U  me  montra  de  belles  patentes  de  la  czarine  et  de 
l'empereur  :  il  en  avait  de  beaucoup  d'autres  souverains,  il  était 
assez  content  de  ce  qu'il  avait  amassé  Jusqu'alors;  mais  il  avait  eu 
des  peines  incroyables  en  Allemagne,  n'entendant  pas  un  mot  d'al- 
lemand, de  latin,  ni  de  français,  et  réduit  à  son  grec,  au  turc,  et  à 
la  langue  franque,  pour  toute  ressource;  ce  qui  ne  lui  en  procurait 
pas  beaucoup  dans  le  pays  où  il  s'était  enfourné.  Il  me  proposa  de 
l'accompagner  pour  lui  servir  d'interprète  et  de  secrétaire.  Malgré 
«Km  petit  habit  violet  nouvellement  acheté,  et  qui  ne  cadrait  pas 
mal  avec  mon  nouveau  poste,  j'avais  l'air  si  peu  étoffé  qu'il  ne  me 
crut  pas  difficile  à  gagner,  et  il  ne  se  trompa  point  S'otre  accord 
fut  bientôt  fait;  je  ne  dem;uulais  rien,  et  il  pronietlail  beaucoup. 
Sans  caution,  sans  sûreté,  .sans  connaissance,  je  me  livre  à  sa  con- 
duite ;  et  dès  le  lendemain  me  voilà  parti  pour  Jérusaliîui. 

Nous  commen(,'àmes  notre  tournei'  par  le  canton  de  l'ribourg,  où 
il  ne  lît  pas  grand'chose.  La  dignité  épiscopale  ne  permettait  pas  de 
faire  le  mendiant,  et  de  quêter  aux  particuliers;  mais  nous  présen- 
tâmes sa  commission  au  sénat,  qui  lui  donna  une  petite  somme. 
De  là  nous  fûmes  à  Berne.  H  fallut  ici  plus  de  façous;  et  l'examen 
de  ses  titres  ne  fut  pas  l'affaire  d'un  Jour.  Nous  logions  au  Faucon, 


bonne  auberge  alors,  où  l'on  trouvait  bonne  compagnie.  La  table 
était  nombreuse  et  liie»  servie.  Il  y  avait  lougteuips  que  Je  faisais 
mui  vai.se  chère;  j'avais  grand  besoin  de  me  r.-faire;  j'en  avais  l'oc- 
casion, et  j'en  profitai.  Mi)u.seigneur  rarcbimandrilc  était  lui-mcrae 
uu  homme  de  bonne  société,  aiuiaul  assez  à  tenir  table,  gai,  par- 
lant bleu  pour  ceuxqui  l'enlendaieul,  ne  manquant  pas  de  certaines 
coniiaissatices,  et  plaçant  son  érudition  grecque  avec  assez  d'agré- 
ment. Un  jour,  cassant  au  dessert  des  noisettes,  il.se  coupa  le  doigt 
fort  avant;  et,  comme  le  sang  sortait  avec  abondance,  il  montra 
son  doigt  à  la  compagnie,  et  dit  en  riant  :  Miralé,  tignori;  queslo 
c  sanijw  pe'asgo. 

A  Berne  mes  fonctions  ne  lui  furent  pas  inutiles,  et  Je  ne  m'en 
tirais  pas  aussi  mal  que  J'avais  craint.  J'étais  bien  plus  har  li  et 
mieux  parlant  que  Je  n'aurais  été  pour  moi-inèrae.  Les  choses  ne  se 
passèrent  pas  aussi  simplement  qu'à  Fribour".  il  fallut  de  longues 
et  fréquentes  conférences  avec  les  premiers  de  l'Etat,  et  l'examen 
deses  pièces  ne  fut  pas  l'affaire  d'uujour.  Enliu,  loutétanten  règle, 
il  l'ut  admis  à  l'audience  du  sénat.  J'entrai  avec  lui  comme  son  in- 
terpieti',  et  l'on  me  dit  de  parler  Je  ne  m'attendais  à  rien  moins; 
et  il  ne  m'était  pis  venu  dans  l'esprit  qu'après  avoir  longuement 
conféré  avec  les  membres  il  fallût  s'adresser  au  corps  coinuie  si  rien 
n'eût  été  dit.  Qu'on  juge  de  mon  embarras.  Pour  un  homme  aussi 
honteux,  parler  non-seulement  en  public,  mais  devant  le  sénat  de 
Berne,  et  parler  impromptu,  sans  avoir  une  seule  minute  pour  rae 
préparer!  11  y  avait  là  de  quoi  m'anéaniir.  Je  ne  fus  pas  même  inti- 
midé. J'exposai  succinctement  et  nettement  la  commission  de  l'ar- 
chimandrite. Je  louai  la  piété  des  princes  qui  avaient  contribué  à  la 
collecte  qu'il  était  venu  faire.  Piquant  d'émulation  celle  de  leurs 
excellences,  Je  dis  qu'il  n'y  avait  pas  moins  à  espérer  de  leur  mu- 
nificence accoutumée;  et  puis,  tâchant  de  prouver  que  celte  bonne 
icuvre  en  était  également  une  pour  tous  les  chrétiens  sans  distinc- 
tion de  secte,  je  finis  par  promettre  les  bénédictions  du  ciel  à  ceux 
qui  voudraient  y  prendre  part.  Je  ne  dirai  pas  que  mon  discours  fit 
effet  :  mais  il  est  sûr  qu'il  fut  goûté,  et  qu'au  sortir  de  l'audience 
l'archimandrite  eut  uu  présent  fort  honnête,  et  de  plus,  sur  l'esprit 
de  sou  secrétaire,  des  compliments  dont  J'eus  l'ag'éable  emploi 
d'être  le  truchement,  mais  que  je  n'osai  lui  rendre  à  la  lettre.  Voilà 
la  seule  fois  de  ma  vie  que  J'aie  parlé  en  public  et  devant  un  sou- 
verain, et  la  seule  fois  aussi  que  J'aie  parlé  hardiment  et  bien.  Quelle 
diff('rcnce  dans  les  dispositions  du  même  homme!  Il  y  a  trois  ans 
qu'étant  allé  voir  à  Vverdun  mon  vieux  ami  M.  Roguin,  Je  reçus 
une  députatiou  pour  me  remercier  de  quelques  livres  que  j'avais 
donnés  à  la  bibliothèque  de  celte  ville.  Les  Suisses  sont  grands  ha- 
rangueurs; ces  messieurs  me  haranguèrent.  Je  me  crus  obligé  de 
répondre;  mais  je  m'enchevêtrai  tellement  dans  ma  réponse,  et  ma 
tète  se  brouilla  si  bien,  que  je  restai  court  et  me  fis  moquer  de  moi. 
Qiioiipie  timide  naturellement.  J'ai  été  hardi  quelquefois  dans  ma 
jeunesse,  Jamaisdaiis  mon  âge  avancé.  Plusj'aivu  le  monde,  moins 
j'ai  pu  me  faire  à  sou  ton. 

Partis  de  Berne,  nous  allâmes  à  Soleure  :  car  le  dessein  de  l'ar- 
chimaiidrile  était  de  reprendre  la  route  d'Allemagne,  et  de  s'en  re- 
tourner par  la  Hongrie  ou  par  la  Pologne:  ce  qui  faisait  une  route 
immense  :  mais  comme,  chemin  faisant,  sa  bourse  s'emplissait  plus 
qu'elle  ne  se  vidait,  il  craignait  peu  les  détours.  Pour  moi,  qui  me 
jilaisais  presque  autant  achevai  qii'à^ied,  j'agirais  arnsi  voyagé  de 
bon  cœur  toute  ma  vie  :  mais  il  était  écrit  que  je  n'irais  pas  si  loin. 

La  première  chose  que  nous  fîmes,  arrivant  à  Soleure,  fui  d'al- 
ler saluer  M.  l'ambassadeur  de  France.  Malheureu.semenl  pour  mon 
évèque  cet  ambassadeur  était  le  marquis  de  Bonac,  qui  avait  èlé 
ambassadeur  à  la  Porte,  et  qui  devait  être  au  fait  de  tout  ce  qui  re- 
garde le  saint  sépulcre.  L'archimandrite  eut  une  audience  d'un 
quart  d'heure,  à  laquelle  je  ne  fus  pas  admis,  parce  que  .M.  l'am- 
bassadeur entendait  la  langue  franque  et  parlait  l'italien  au  moins 
aussi  bien  que  moi.  A  la  sortie  de  mou  Urecje  voulus  le  suivre;  on 
me  retint  :  ce  fut  mon  tour.  .M'étant  donné  pour  Parisien,  j'étais 
comme  tel  sous  la  juridiction  de  son  excellence.  Elle  me  demanda 
qui  j'étais,  m'exhorta  de  lui  dire  la  vérité;  je  le  lui  promis  en  lui 
demandant  une  audience  particulière,  qui  me  futaccordée.  Sl-l'eiu- 
ba.ssadeur  m'emmena  dans  son  cabinet,  dont  il  ferma  sur  nous  la 
porte,  et  là,  me  jetantà  ses  pieds.  Je  lui  lins  parole.  Je  n'aurais  pas 
moins  dit  quand  J2  n'aurais  rien  promis;  car  un  continuel  besoin 
d'é[iancheuieut  met  à  tout  moment  mon  cœur  sur  mes  lèvres;  et, 
après  m'ètre  ouvert  sans  réserve  au  musicien  Lutold,  Je  n'avais 
garde  de  faire  le  mystérieux  avec  le  marquis  de  Bonac.  11  fut  si  con- 
tent de  ma  petite  histoire  et  de  l'effusion  de  cœur  avec  laquelle  il 
vit  que  Je  l'avais  contée,  qu'il  me  prit  par  la  main,  entra  chez  ma- 
dame l'ambassadrice,  et  me  présenta  à  elle  en  lui  faisant  un  abrégé 
de  mon  récit.  Madame  de  Bonac  m'accueillit  avec  bonté,  et  dit  qu  il 
lie  fallait  pas  me  laisser  aller  avec  ce  moine  grec.  U  fut  résolu  que 
je  resterais  à  l'hôtel  en  atleudanl  qu'on  vit  ce  qu'on  pourrait  faire 
de  moi.  Je  voulais  aller  faire  mes  adieux  à  mon  pauvre  archiman- 
drite, pour  lequel  j'avais  conçu  derallachemenl  :  on  ne  me  le  per- 
mit pas.  On  envoya  lui  signifier  mes  arrêts,  el  un  quart  d'heure 
dprèsje  vis  arriver  mon  petit  s;\c.  M.  de  la  Marliniere,  secrétaire 
d'ambassade,  fut  eu  quelque  façon  chargé  de  moi.  Eu  me  condui- 


36 


LES  VEILLÉES  LITTÉRAIRES  ILLUSTRÉES. 


sant  dans  la  chambre  qui  m'était  destinée,  il  me  dit  :  cette  chambre 
a  été  occupée  sous  le  comte  du  Luc  par  un  homme  célèbre,  du  même 
nom  que  \ous.  11  ne  tient  qu'à  vous  d<H  le  remplaecer  de  toutes  les 
manières, et  de  faire  dire  un  jour,  Rousseau  premier,  Rousseau  se- 
cond. Cette  conformité,  qu'alors  je  n'espérais  guère,  eût  moins  flatté 
mes  désirs,  si  j'avais  pu  prévoir  à  quel  prix  je  l'achèterais  un  jour. 
Ce  que  m'avait  dit  M.  de  la  Martinière  me  donna  de  la  curiosité. 
Je  lus  les  ouvrages  de  l'auteur  dont  j'occupais  la  chambre,  et,  sur  le 
Compliment  qu'on  m'avait  fait,  croyant  avoir  du  goijl  pour  la  poé- 
sie, je  lis  pour  mon  coup  d'essai  une  cantate  à  la  louange  de  ma- 
dame de  Bonac.  Ce 
goût  ne  se  soutint  pas. 
J'ai  fait  de  temps  en 

temps   quelques  mé-  ,..,       ,  '1-" 

diocres  vers  ;  c'est  un 
exercice  assez  bon  pour 
se  rompre  aux  inver- 
sions élégantes  et  ap- 
prendre à  mieux  écrire 
en  prose  :  mais  je  n'ai 
jamais  trouvé  dans  la 
poésie  française  assez 
d'attrait  pour  m'y  li- 
vrer tout-à-fait,  et  pro- 
bablement j'y  aurais 
peu  réussi. 

M.  de  la  Martinière 
voulut  voir  de  mon 
style,  et  me  demanda 
par  écrit  le  même  dé- 
tail que  j'avais  fait  à 
M.  l'ambassadeur.  Je 
lui  écrivis  une  longue 
lettre  que  j'apprends  ■ 
avoir  été  conservée  par 
M.  de  Marianne  ,  qui 
était  attaché  depuis 
longtemiisau  marquis 
de  Bonac  ,  et  qui  de- 
puis a  succédé  à  M. 
de  la  Martinière  sous 
l'ambassade  de  M.  de 
Courleilles.  J'ai  prié 
M.  de  Malesherbes  de 
tâcher  de  me  procurer 
une  copie  de  cette  let- 
tre, dont  il  a  connais-  ' 
sance.  Si  je  l'obtiens 
par  lui  ou  par  d'au- 
tres ,  on  la  trouvera 
dans  le  recueil  qui 
doit  accompagner  mes 
Confessions. 

L'expérience  que  je 
commençais      d'avoir 
modérait   peu    à  peu 
mes  projets  romanes- 
ques ;  et,  par  exemple, 
non-seulement  je  ne 
devins    point    amou- 
reux de  madame    de 
Bonac,  mais  je  sentis 
d'abord  que  je  ne  pou- 
vais faire    un    grand 
chemin  dans  la  mai- 
son de  son  mari.  M.  de 
la  Martinière  en  pla- 
ce, et  M.  de  Marianne 
pour  ainsi  dire  en  sur- 
vivance, ne  me  lais- 
saient espérer  pour  toute  fortune  qu'un  emploi  de  sous-secrétaire 
qui  ne  me  tentait  pas  infiniment.  Cela  fit  que  quand  on  me  con- 
sulta sur  ce  que  je  voulais  faire,  je  marquai  beaucoup  d'envie  d'aller 
à  Paris.  M.  l'ambassadeur  goûta  cette  idée,  qui  tendait  à  le  débar- 
rasser de  moi.  M.  de  Merveilleux,  secrétaire  interprète  de  l'ambas- 
sade, dit  que  son  ami  M.  Godard,  colonel  au  service  de  France, 
cherchait  quelqu'un  pour  me  mettre  auprès  de  son  neveu  qui  en- 
trait jeune  au  service,  et  pensa  que  je  pourrais  lui  convenir.  Sur 
cette  idée  ,  assez  légèrement  prise  ,  mon  départ  fut  résolu  ;  et  moi , 
qui  voyais  un  voyage  à  faire  à  Paris  au  bout,  j'en  fus  dans  la  joie 
de  mou  cœur.  On  me  donna  quelques  lettres,  cent  francs  pour  mon 
voyage,  accompagnés  de  force  bonnes  leçons,  et  je  partis. 

Je  mis  à  ce  voyage  une  quinzaine  de  jours  que  je  peux  compter 
parmi  les  heureux  de  ma  vie.  J'étais  jeune,  je  me  portais  bien  ;  j'a- 
vais assez  d'argent,  beaucoup  d'espérance  ;  je  voyageais,  je  voyageais 


Que  mes  lèvres  ne  sont-elles  des  cerises  !  comme  je  les  leur  jetterais 
ainsi  que  mon  cœur! 


à  pied  et  je  voyageais  seul.  On  serait  étonné  de  me  voir  compter  un 
pareil  avantage,  si  déjà  l'on  n'avait  du  se  familiariser  avec  mon  hu- 
meur. Mes  chimères  me  tenaient  compagnie,  et  jamais  mon  ima"^!- 
nation  n'en  enfanta  de  plus  magnifiques.  Quand  on  m'ofTrait  quel- 
que place  vide  dans  une  voiture,  ou  que  quelqu'un  m'accostait  en 
route,  je  rechignais  de  voir  renverser  la  fortune  dont  je  bàlissais 
l'édifice  en  marchant.  Cette  fois  mes  idées  étaient  martiales.  J'al- 
lais m'altacher  à  un  militaire,  et  devenir  militaire  moi-même;  car 
on  avait  arrangé  que  je  commencerais  par  être  cadet.  Je  croyais  déjà 
me  voir  en  habit  d'oflicier  avec  un  beau  plumet  blanc.  Mon  cœur 

s'enflait  à  cette  noble 
idée.  J'avais  quelque 
teinture  de  géométrie 
,  \  c^  .  et    de    fortifications  ; 

j'avais  un  oncle  ingé- 
nieur; j'étais  en  quel- 
que sorte  enfant  de  la 
balle.  Ma  vue  courte 
offrait  un  peu  d'obs- 
tacle ,  mais  qui  ne 
m'embarrassait  pas  ; 
et  je  comptais  bien  à 
force  de  sang-froid  et 
d'intrépidité  suppléer 
à  ce  défaut.  J'avais 
lu  que  le  marcchal 
Schomberg  avait  la 
vue  courte  :  pourquoi 
le  maréchal  Rousseau 
ne  l'aurait-il  pas?  Je 
m'échauffais  tellement 
sur  ces  folies  que  je 
ne  voyais  plus  que 
troupes,  remparts,  ga- 
bions ,  batteries ,  et 
moi  au  milieu  du  feu 
et  de  la  fumée  don- 
nant tranquillement 
mes  ordres  la  lorgnette 
à  la  main.  Cependant, 
quand  je  passais  dans 
des  campagnes  agréa- 
bles, que  je  voyais  des 
bocages  et  des  ruis- 
seaux, ce  touchant  as- 
pect me  faisait  soupi- 
rer de  regret  :  je  sen- 
tais au  milieu  de  ma 
gloire  que  mon  cœur 
n'était  pas  fait  pour 
tant  de  fracas  ;  et  bien- 
tôt ,  sans  savoir  com- 
ment ,  je  me  retrou- 
vais au  milieu  de  mes 
chères  bergeries,  re- 
nonçant pour  jamais 
aux 'travaux  de  Mars. 
Combien  l'abord  de 
Paris  démentit  l'idée 
que  j'en  avais  !  La 
décoration  extérieure 
que  j'avais  vue  à  Tu- 
rin, la  beauté  des  rues, 
la  symétrie  et  l'ali- 
gnement des  maisons, 
me  faisaient  chercher 
à  Paris  autre  chose 
encore.  Je  m'étais  fi- 
guré une  ville  aussi 
belle  que  grande  ,  de 
l'aspect  le  plus  imposant,  où  l'on  ne  voyait  que  de  superbes 
rues,  des  palais  de  marbre  et  d'or.  En  entrant  par  le  faubourg 
Saint-Marceau,  je  ne  vis  que  de  petites  rues  sales  et  puantes,  de  vi- 
laines maisons  noires,  l'air  de  la  malpropreté,  de  la  pauvreté;  des 
mendiants,  des  charretiers,  des  ravaudeuses,  des  crieuses  de  tisane 
et  de  vieux  chapeaux.  Tout  cela  me  frappa  d'abord  à  tel  point,  que 
tout  ce  que  j'ai  vu  depuis  à  Paris  de  magnificence  réelle  n'a  pu  détruire 
cette  première  impression,  et  qu'il  m'en  est  resté  toujours  un  secret 
dégoût  pour  l'habiiation  de  cette  capitale.  Je  puis  dire  que  tout  le 
temps  que  j'y  ai  vécu  dans  la  suite  ne  fut  employé  qu'à  y  chercher 
des  ressources  pour  me  mettre  en  état  d'en  vivre  éloigné.  Tel  est  le 
fruit  d'une  imagination  trop  active  qui  exagère  par-dessus  l'exagé- 
ration des  hommes,  et  voit  toujours  plus  que  ce  qu'on  lui  dit.  On 
m'avait  tant  vanté  Paris,  que  je  me  l'étais  figuré  comme  l'ancienne 
Babylone,  dont  je  trouverais   peut-être   autant  à  rabattre,  en  la 


LES  CONFESSIONS. 


voyant,  du  portrait  nue  je  m'en  suis  fait.  La  niènne  chose  m  arriva 
à  l'Onc'Ta  où  je  me  pressai  d'aller  le  lendemain  de  mon  arrivée;  la 
même  chose  nl'arriva  dans  la  suite  à  Versailles,  dans  la  suite  encore 
en  voyant  la  mer;  r\  la  même  chose  ni'arrivera  toujours  en  voyant 
des  spectacles  qu'un  m'aura  trop  annonces  :  car  il  est  impossible  aux 
hommes  et  difficile  à  la  nature  elle-même  de  passer  en  richesse 
mon  iniafrination.  ...      .    , 

A  la  manière  dont  je  fus  reçu  de  tous  ceux  pour  qui  j  avais  des 
lettres,  je  crus  ma  fortune  faite.  Celui  à  qui  j'étais  le  plus  recom- 
mandé,  et  qui  me  caressa  le  moins,  était  M.  de  Surbeck,  retire  du 
service,  et  vivant  phi- 
losophiquement à  Ba- 
gneux,oùje  fus  le  voir 
plusieurs  fois,  et  où  ja- 
mais il  ne  iii'ofTrit  un 
verre  d'eau.  J'eus  plus 
d'accueil  de  madame 
de  Merveilleux ,  belle- 
sœur  de  l'interprète  , 
et  de  son  neveu,  offi- 
cier aux  gardes.  Non- 
seulement  la  mère  et  le 
fils  me  reçurent  bien, 
mais    ils    ra'ofTrirent 
leur  table,  dont  je  pro- 
fitai   souvent    durant 
mon    séjour   à   Paris. 
Madame   de  Merveil- 
leux  me  parut  avoir 
été  belle  ;  ses  cheveux 
étaient    encore    d'un 
beau  noir,  et  faisaient, 
à  la  vieille  moile  ,  le 
crochet  sur  ses  tempes. 
Il  lui  restait  ce  qui  ne 
périt  point  avec  les  at- 
traits ,  un   esprit  très 
agréable.  Elle  me  pa- 
rut goûter  le  mien,  et 
fit  tout  ce  qu'elle  put 
pour  me   rendre  ser- 
vice ;    mais  personne 
ne  la  seconda,  et  je  fus 
bientôt    désabu.sé    de 
tout  ce  grand  intérêt 
qu'on  avait  paru  pren- 
dre à  moi.  Il  faut  pour- 
tan  t  rendre  justice  aux 
Français  ;  ils  ne  s'épui- 
senl  point  tant  qu'on 
dit  en  protestations,  et 
celles  qu'ils  font  sont 
presque  toujours  sin- 
cères; mais  ils  ont  une 
manière    de    paraître 
s'intéresser  à  vous  qui 
trompe  plus  que  des 
paroles.  Les  gros  com- 
pliments  des   Suisses 
n'en  peuvent  imposer 
qu'à  des  sots.  Les  ma- 
nières   des    Français 
sont  plus  séduisantes 
en  cela  même  qu'elles 
sont  plus  simples  ;  on 
croirait  qu'ils  ne  vous 
disent  pas  loutcequ'ils 
veulent    faire  ,    pour 
vous  surprendre  plus 
agréablement.  Je  dirai 

plus:  ils  ne  sont  r>oint  faux  dans  leurs  démonstrations;  ils  sont  na- 
turtllemcnt  officieux,  humains,  bienveillants,  et  même,  quoi  qu'on 
en  dise,  plus  vrais  qu'aucune  autre  nation;  mais  ils  sont  légers  et 
volages.  Us  ont  en  efVet  le  sentiment  qu'ils  vous  montrent  ;  mais  ce 
sentiment  s'en  va  comme  il  est  venu.  Kn  vous  parlant  ils  sont  pleins 
de  vous  ;  ne  vous  voient-ils  (ihis,  ils  vous  oublient.  Rien  n'est  per- 
manent dans  leur  cœur:  tout  est  chez  eux  l'œuvre  du  moment. 

Je  fus  donc  beaucoup  flatté  et  peu  servi.  Ce  colonel  Godard,  au 
neveu  duquel  on  m'avait  donné,  se  trouva  être  un  vilain  vieux 
avare,  qui,  quoique  tout  cousu  d'or,  voyant  ma  détresse,  me  voulut 
avoir  pour  rien.  Il  prétendait  que  je  fusse  auprès  de  son  neveu  une 
espèce  de  valet  sans  gages,  plutôt  qu'un  vrai  gouverneur.  .\l taché 
continuellement  à  lui,  et  par  là  dispensé  du  service,  il  fallait  que 
je  vécusse  de  ma  paie  de  cadet,  c'est-à-dire  de  soldat,  et  à  peine 
consentait-il  à  me  donner  l'uniforme  ;  il  aurait  voulu  que  je  me  con- 


tentasse de  celui  du  régiment.  Madame  de  .Merv.  illcux,  indignée 
de  SCS  propositions,  me  détnurna  elle-même  de  bs  accepter,  son 
fils  fut  du  même  sentiment.  On  cherchait  autre  th".Sf;  et  on  ne  trou- 
vait rien.  Cependant  je  commençais  d'être  pressé,  et  cent  francs  sur 
lesquels  j'avais  fait  mon  voyage  ne  pouvaient  me  mener  bien  loin. 
Heureusement  je  reçus  de  la  part  de  son  excellence  encore  une 
petite  remise  qui  me  At  grand  bien  ;  et  je  crois  qu'il  ne  m'aurait  pas 
abandonné  si  j'eusse  eu  plus  de  patience;  mais  languir,  attendre, 
solliciter,  sont  pour  moi  choses  impossibles.  Je  me  rebutai,  je  ne 
parus  plus,  et  tout  fut  fini.  Je  n'avais  pas  oublié  ma  pauvre  maman. 

Madame  de  Merveil- 
leux ,  qui  savait  mon 
histoire,  m'avait  aidé 
dans  cette  recherche 
longtemps  inutile- 
ment. Enfin  ,  elle 
m'apprit  que  madame 
de  \Varens  était  re- 
partie il  y  avait  plus 
de  deux  mois ,  mais 
qu'on  ne  savait  si  elle 
elait  en  Savoie  ou  à 
Turin  ,  et  que  quel- 
ques personnes  la  di- 
saient retournée  en 
Suisse.  11  ne  m'en 
fallut  pas  davantage 
pour  me  déterminer 
à  la  suivre  ,  bien  sur 
que  dans  quelque  lieu 
qu'elle  fut  je  la  trou- 
verais plus  aisément 
en  province  que  je 
n'avais  pu  faire  à 
Paris. 

Avant  de  partir , 
j'exerçai  mon  nou  - 
veau  talent  poétique 
dans  une  épitre  au 
colonel  Godard  ,  ou  je 
le  drapai  de  mon 
mieux.  Je  montrai  ce 
barbouillage  à  ma- 
dame de  Merveilleux, 
qui  ,  au  lieu  de  me 
censurer  comme  elle 
aurait  dû  faire  ,  rit 
beaucoup  de  mes  sar- 
casmes, de  même  que 
sou  fils,  qui.  je  crois, 
n'aimait  pas  le  colo- 
nel Godard  ;  et  il  faut 
avouer  qu'il  n'était 
pas  aimable.  J'étais 
tenté  de  lui  envoyer 
mes  vers  ;  ils  m'y  en- 
couragèrent. J  en  fis 
un  paquet  à  son  adres- 
se ;  et  comme  il  n'y 
avait  point  alors  à  Pa- 
ris de  petite  poste,  je 
le  mis  dans  ma  po- 
che et  le  lui  envoyai 
d'Auxerre  en  passant. 
Je  ris  quelquefois  en- 
core en  songeant  aux 
grimaces  qu'il  dut  fai- 
re en  lisant  ce  pané- 
gyrique où  il  était 
peint  trait  pour  trait. 
11  commençait  ainsi  : 

ïu  croyais,  vieux  pénard,  qu'une  folle  manie 
D'élever  ton  neveu  ni'iuspirerait  l'envie. 

Cette  petite  pièce,  mal  faite  à  la  vérité,  mais  qui  ne  manquait  pas 
de  sel,  et  qui  annonçait  du  talent  pour  la  satire,  est  cependant  le 
seul  écrit  satiiique  qui  soit  sorti  de  ma  plume.  J'ai  le  cœur  trop  peu 
haineux  pour  me  prévaloir  d'un  pareil  talent;  mais  je  crois  qu'on  peut 
juger,  par  quelques  écrits  polémiques  faits  de  temps  à  autre  pour 
ma  défense,  que  si  j'avais  été  d'humeur  batailleuse,  mes  agresseurs 
n'auraient  pas  eu  souvent  les  rieurs  de  leur  côté. 

La  chose  que  je  regrette  le  plus  dans  les  détails  de  ma  vie,  dont 
j'ai  perdu  la  mémoire,  est  de  n'avoir  pas  fait  des  jouriiaui  de  mes 
voyages.  Jamaisje  n'ai  tant  pensé,  tant  existé,  tant  vécu,  tant  été  moi, 


Elle  m'en  barbouillait  le  visage,  et  tout  cola  était  délicieux. 


38 


LES  VEILLEES  LITTÉRAIRES  ILLUSTREES. 


si  j'ose  ai  nsi  dire,  que  dans  ceux  que  j'ai  faits  seul  et  à  pied.  La  marche 
a  quelque  chose  qui  auime  et  avive  mes  idées  :  je  ne  puis  pri'sqU'^ 
penser  quand  je  reste  en  place,  il  faut  que  mon  corps  soit  en  hranle 
pour  y  mettre  mon  esprit  La  vue  de  la  campaçrne,  la  succession  des 
aspects  agréables,  le  grand  air,  le  srrand  appétit,  la  honne  santé 
que  je  gagne  en  manhaul,  la  liberté  du  cab.iret,  l'éloignement  de 
tout  ce"qui  nie  fait  sentir  ma  dépendance,  de  tout  re  qui  me  rap- 
pelle à  ma  situation,  tout  cela  dégage  mon  àme,  me  donne  une  pins 
grande  audace  de  penser,  me  j^tte  en  quelque  sorte  dans  l'immen- 
sité des  êtres  pour  les  combiner,  les  choisir,  me  lesaporonrier  sans 
gène  et  sans  crainte.  Je  dispose  en  maître  de  la  nature  entière  ;  mon 
cœur,  errant  d'objet  en  objet,  s'unit,  s'identifie  à  ceux  qui  le  flattent, 
s'entoure  d'images  charmantes,  s'enivre  de  sentiments  délicieux. 
Si  pour  les  fixer  je  m'amuse  à  les  décrire  en  moi-même,  quelle  vi- 
gueur, quelle  fraîcheur  de  coloris,  quelle  énersie  d'expression  je 
leur  donne!  On  a,  dit-on.  trouve  de  tout  rela  dans  mes  ouvrages, 
quoique  écrits  vers  le  déclin  de  jTies  ans.  Oh  !  si  l'on  eût  vu  ceux  de 
ma  première  jeunesse,  ceux  que  j'ai  fait-;  durant  mes  vova?es,  ceux 
quej'ai  composés  et  que  je  n'ai  jamaisécrit,s!...Ponrquoi.  dif-ez-vous, 
ne  les  pas  écrire?  Pourquoi  les  écrire?  vous  répondrai-j''.  Pourquoi 
m'ôlerlecharme  actuel  de  lajouissance  pour  dire  à  d'autres  que  j'avais 
joui?  Que  m'importaient  des  lecteurs,  un  public  et  toute  la  terre,  tan- 
dis que  je  planais  dans  le  ciel  ?  D'ailleurs  portais-je  avec  moi  du  pa- 
pier, des  plumes?  Si  j'avais  pensé  à  tout  cela,  rien  ne  me  serait 
venu.  Je  ne  prévoyais  pas  que  j'aurais  des  idées;  elles  viennent 
quand  il  leur  plaît,  non  jias  quand  il  me  plaît^  Elles  ne  viennent 
point,  ou  elles  viennent  en  foule;  elles  m'accablent  de  leur  nombre 
et  de  leur  force.  Dix  volumespar  jour  n'auraient  pas  suffi.  Oii  pren- 
dre du  temps  pour  les  écrire?  En  arrivant  je  ne  songeais  qu'à  bien 
dîner.  En  partant  je  ne  songeais  qu'à  bien  marcher.  Je  sentais  qu'un 
nouveau  paradis  m'attendait  à  la  porte,  je  ne  songeais  qu'à  l'aller 
chercher. 

Jamais  je  n'ai  si  bien  senti  tout  cela  que  dans  le  refour  dont  je 
jiarle.  En  venant  à  Paris,  je  m'étais  borné  aux  idées  relatives  à  ce 
que  j'y  allais  faire.  Je  m'étais  élancé  dans  la  carrière  où  j'alliis  eN- 
trer,  et  je  l'avais  parcourue  avec  assez  de  g'oire  :  mais  cette  carrière 
n'était  pas  celle  où  mon  cœur  m'annelait,  et  les  êtres  réels  nuisaient 
aux  êtres  imaginaires.  Le  colonel  Godard  et  son  neven  figuraient  mal 
avec  un  héros  tel  que  moi.  Grâces  au  ciel  j'étais  maintenant  délivré 
de  tous  ces  obstacles:  je  pouvais  m'enfoncer  à  mon  gré  dans  le  pays 
des  chimères,  car  il  ne  restait  que  cela  devant  moi.  Aussi  je  m'y 
égarai  si  bien  que  je  perdis  réellement  plusieurs  fois  ma  rout»;  et 
j'eusse  été  fort  fâché  d'aller  plus  droit  ;  car  sentant  qu'à  I.von  j'allais 
me  retrouver  sur  la  terre,  j'aurais  voulu  n'y  iamais  arriver. 

Un  jour,  entre  autres,  m'élant  à  dessein  détourné  pour  voir  de 
près  un  lieu  qui   me  parut   admirable,  je  m'y   plus  si  fort  et  i'v  fis 
tant  de  tours  queje-m'y   perdis  enfin   tout-à-fait    .\près  plusieurs 
heures  de  course  inutile,  las  et  mourant  de  soif  et  de  faim,  j'entrai 
chez  un  paysan  dont  la  maison  n'avait  pas  belle   apparence,  mais 
c'était  la  seule  que  je   visse  aux  environs.  Je  croyais  que   c'était 
comme  à  Genève  ou  en  Suisse,  où  tous  les  habitants  à  leur  aise  sont 
en  état  d'exercer   l'hospitalité.  Je   pri  li    celui-ci   de  me  donner   à 
dîner  en  pavant.  Il  m'offrit  du  lait  écrémé  et   du  gros  pnn  d'orge, 
en  me  disant  que  c'était  tout  ce  qu'il   avait.  Je  buvais  ce  lait  avec 
délices  et  je  mangeais  ce  pain,  paille  et  tout;  mais  cela  n'était  pas 
fort  restaurant  pour  un  homire  épuisé  de  faii^ne.  Ce  pavsan,  qui 
m'examinait,  jugea  de  la  vérité  de  mon  histoire  par  celle  de  mon 
appétit.  Tout  de  suite,  après  m'avoir  dit  qu'il  voyait  bien.  (1)  que 
j'étais  un    bon  jeune  honnête  homiïie  qui  n'était  pas  là   pour  le 
vendre,  il  ouvrit  une  petite  trappe  à  côté  de  sa  cuisine,  descendit, 
et  revint  un  moment  après  avec  un   bon  pain  bis  de  pur  froment 
un  jambon  très  appétiss:int,  quoiq\ie  entamé,   et  une  bouteille  de 
vin  dont  l'aspect  me  réjouit  plus  le  cœur  que  tout  le  reste.  On  joi- 
-    gnit  à  cela  une  omelette  assez  épaisse,  et  je  fis  un  dîner  tel  qu'autre 
qu'un  piéton  n'en  connut  jamais.  Quand  ce  vint  à  payer,  voilà  son 
inquiétude  et  ses  craintes  qui  le  reprennent  ;  il  ne  voulait  poi'  t  de 
mon  argent,  il  le  repoussait  avec  un  trouble  extraordinaire;  et  ce 
qu'il  y  avait'de  plais:int  était  (}ue  je   ne   pouvais  imaginer  de  quoi 
il  avait  peur.  Enfin  il  prononça  en  frémissant  ces  mots  terribles  de 
commis  et  de  rats  de  cave.  Il  me  fit  entendre  qu'il  cachait  son  vin 
à  cause  des  aides,  qu'il  cachait  son  pain   à  cause  de  la   taille,   et 
qu'il  serait  un  homme  perdu  si  l'on  pouvait  se  douter  qu'il  ne  mou- 
rût pas  de  faim.  Tout  ce  qu'il  me  dit  à  ce  sujet,  et  dont  je  n'avais 
pas  la  moindre  idée,  me  fit  une  impression  qui  ne  s'effacera  jamais. 
Ce  fut  là  le  germe  de  cette  haine  inextiniruible  qui  se  développa  de- 
puis dans  mon  cœur  contre  les  vexations  qu'éprouve  le  malheureux 
peuple  et  contre  ses  oppresseurs.  Cet  homme,  quoique  aisé,  n'osait 
manger  le  pain  qu'il   avait  gagné    à  la  sueur  de  son    front,  et  ne 
pouvait  éviter  sa  ruine  qu'en  montrant  la  même  misère  qui  régnait 
autour  de  lui.  Je  sortis  de  sa  maison  aussi   indigné  qu'attendri,  et 
déplorant  le  sort  de  ces  belles  contrées  à  qui  la  nature  n'a  prodigué 
ses  dons  que  pour  en  faire  la  proie  de  barbares  publicains. 


(1)  .\pparemment  je  n'avais  pas  encore  alors  la  physionomie  qu'on  m'a 
donnée  depuis  dans  mes  portraits. 


Voilà  le  seul  souvenir  bien  distinct  qui  me  reste  de  ce  qui  m'est 
arrivé  durant  ce  voyage.  Je  nu;  rappelle  seulement  encore  qu'en 
approchant  de  Lyon  je  fus  tenté  de  prolonger  ma  route  pour  aller 
voir  les  bords  du  Lignon  ;  car,  parmi  les  rotimm  que  j'avais  lus 
avec  mon  père,  l'Astrée  n'avait  pas  été  oubliée,  et  c'était  celui  qui 
me  revenait  au  cœur  le  plus  fréquemment.  Je  demandii  la  route 
du  Forez,  et  tout  eu  causant  avec  une  hôtesse  elle  m'apprit  que  , 
c'était  un  bon  pays  de  ressource  pour  les  ouvriers,  qu'il  y  avait 
beaucoup  de  forges,  et  qu'on  y  travaillait  fort  bien  en  fers.  Cet 
éloge  calma  tout-à-coup  ma  curiosité  romanesnne.  et  je  ne  jugeai 
pas  à  propos  d'aller  chercher  des  Dianes  et  des  Svivandres  chez  un 
peuple  de  forgerons.  La  bonne  femme  qui  m'encourageait  Je  la 
sorte  m'avait  sûrement  pris  pour  un  garçon  serrurier. 

Je  n'allais  pas  tout-à-fait  à  Lyon  sans  vue.  En  arrivant  j'allai 
voir  aux  Chassottes  mademoiselle  du  Chàlelet.  amie  de  madame  de 
Warens,  et  pour  laquelle  elle  m'avait  donné  une  lettre  nuand  je 
vins  avec  M.  le  Maître  :  ainsi  c'était  une  connaissance  déjà  faite. 
Mademoiselle  du  Chàtelet  m'apprit  qu'en  effet  son  amie  avait  passé 
à  Lyon,  mais  qu'elle  isnorait  si  elle  avait  poussé  sa  route  jusqu'en 
Piémont,  et  qu'elle  était  incertaine  elle-même  en  partant  si  elle  ne 
s'arrêterait  point  eu  Savoie  ;  que  si  je  voulais  elle  écrirait  pour  en 
avoir  des  nouvelles,  et  que  le  meilleur  p.irti  que  j'eusse  à  prendre 
était  de  les  attendre  à  Lyon.  J'acceptai  l'offre:  mais  je  n'osai  dire 
à  mademoiselle  du  Chàtelet  que  j'étais  pressé  de  la  réponse,  et  nue 
ma  petite  bourse  épuisée  ne  me  laissait  pas  en  état  de  l'attendre 
longtemps.  Ce  qui  me  retint  n'était  pas  qu'elle  m'eût  mal  reçu  ; 
au  contraire,  elle  m'avait  fait  beaucoup  de  caresses,  et  me  traitait 
sur  un  pied  d'égalité  qui  ra'ôtait  le  courage  de  lui  laisser  voir  mon 
étal,  et  de  descendre  du  rôle  de  bonne  compagnie  à  celui  d'un 
malheureux  mendiant. 

Il  me  semble  de  voir  assez  clairement  la  suite  de  tout  ce  que  j'ai 
marqué  dans  ce  livre.  Cependant  je  crois  me  rappeler  dans  le 
même  intervalle  un  autre  voyase  de  Lyon  dont  je  ne  puis  marquer 
la  place,  et  où  ie  me  trouvai  déjà  fort  à  l'étroit.  Une  petite  anec- 
ilofe  assez  difficile  à  dire  ne  me  permettra  jamais  de  l'oublier,  .ré- 
tais un  soir  as.sis  en  Bellccour.  anrès  un  très  mince  souper,  rêvant 
aux  moyens  de  me  tirer  d'affaire,  quand  un  homme  en  bonnet 
vint  s'asseoir  à  coté  de  moi.  Cet  homme  avait  l'air  d'un  de  ces  ou- 
vriers en  soie  qu'on  appelle  à  Lyon  des  taffi'tatiers.  Il  m'adresse  la 
parole;  je  lui  réponds.  A  peine  avions  rmus causé  un  quart-d'h^ure, 
que.  toujours  avec  le  même  sang-froid  et  sans  changer  de  ton.  il 
me  propose  de  nous  amuser  de  compagnie.  J'attendais  qu'il  m'ex- 
pliquât quel  était  cet  amusement;  mais  sans  rien  ajonier,  il  s^  mit 
en  devoir  de  m'en  donner  l'exemple.  Nous  nous  touchions  presque, 
et  la  nuit  n'était  pas  assez  obscure  pour  m'empêcher  de  voir  à  quel 
exercice  il  se  préparait. Il  n'en  voulait  point  à  ma  personne;  du  moins 
rien  ne  m'annonçait  cette  intention,  et  le  lieu  ne  l'eût  pas  favorisée  : 
il  ne  voulait  exactement,  comme  il  me  l'avait  dit.  que  s'amuser  et 
que  je  m'amusasse,  chacun  pour  son  compte;  et  cela  lui  paraissait 
si  simple,  qu'il  n'avait  pas  même  supposé  qu'il  ne  me  le  parût  pas 
comme  à  lui.  Je  fus  si  effrayé  de  cette  impudence,  que,  sans  lui  ré- 
pondre, je  me  levai  précipitamment  et  me  mis  à  fuir  à  toutes  jam- 
bes, croyant  avoir  le  misérable  à  mes  trousses.  J'étais  si  troublé, 
qu'au  lieu  de  gagner  mon  logis  par  la  rue  Saint-Dominique,  je 
courus  du  côté  du  quai,  et  ne  m'arrêtai  qu'au-delà  du  pont  de  bois, 
aussi  tremblant  que  si  je  venais  de  commettre  un  crime.  J'étais 
sujet  au  môme  vice  ;  ce  souvenir  m'en  guérit  pour  lonstemps. 

A  ce  voyage-ci  j'eus  une  aventure  à  peu  près  du  même  genre, 
mais  qui  me  mit  en  plus  grand  danger.  Sentant  mes  espèces  tirer 
à  leur  fin,  j'en  ménageais  le  chétif  reste.  Je  prenais  moins  souvent 
des  repas  à  mon  auberge,  et  bientôt  je  n'en  pris  plus  du  tout, 
pouvant,  pour  cinq  ou  six  sous  à  la  taverne,  me  rassasier  fout  aussi 
i>ien  que  je  faisais  là  pour  mes  vingt-cinq.  N'y  mangeant  plus,  je 
ne  savais  comment  y  aller  coucher;  non  que  j'y  dusse  grand'chose, 
mais  j'avais  honte  d'occuper  une  chambre  sans  rien  faire  gagner  à 
mon  hôtesse.  La  saison  était  belle.  Un  soir  qu'il  faisait  fort  chaud, 
je  me  déterminai  à  passer  la  nuit  dans  la  place  ;  et  déjà  je  m'étais 
établi  sur  un  banc,  quand  un  abbé  qui  passait,  me  voyant  ainsi 
couché,  s'approcha  et  me  demaipia  si  je  n'avais  point  de  gîte.  Je 
lui  avouai  mon  cas^  et  il  en  parut  touché.  11  s'assit  à  côté  de  moi, 
et  nous  causâmes.  11  parlait  agréablement  :  tout  ce  qu'il  me  dit  me 
donna  de  lui  la  meilleure  opinion  du  monde.  Quand  il  me  vit  bien 
disposé,  il  me  dit  qu'il  n'était  pas  logé  fort  au  large;  qu'il  n'avait 
qu'une  seule  chambre,  mais  qu'assurément  il  ne  me  laisserait  pas 
coucher  ainsi  dans  la  place  ;  qu'il  était  tard  pour  trouver  un  gîte, 
et  qu'il  m'offrait  pour  cette  nuit  la  moitié  de  son  lit.  J'accepte 
l'offre,  espérant  déjà  me  faire  un  ami  qui  pourrait  m'ètre  utile. 
Nous  allons.  11  bat  le  fusil.  Sa  chambre  me  parut  propre  dans  sa 
petitesse:  il  m'en  fit  les  honneurs  fort  poliment.  11  tira  d'un  pot  de 
verre  des  cerises  à  l'eau-de-vie  ;  nous  en  mangeâmes  chacun  deux, 
et  nous  fûmes  nous  coucher. 

Cet  homme  avait  les  mêmes  goûts  que  mon  Juif  de  l'hospice, 
mais  il  ne  les  manifestait  pas  si  brutalement.  Soit  que,  sachant  que 
je  pouvais  être  entendu,  il  craignît  de  me  forcer  à  me  défendre, 
soit  qu'en  effet  il  fût  moins  confirmé  dans  ses  projets,  il  n'osait 


LES  CONFESSIONS. 


39 


m'en  proposer  ouvertement  l'exécution,  et  cherchait  à  m'émouvoir 
sans  ra'inquiéter.  Plus  instruit  que  la  prenricre  fois,  je  compris 
bienlôt  sou  dessein,  et  j'en  frémis.  Ne  sachant  ni  d.ins  (pielle 
maison  ni  entre  les  mains  de  qui  j'étais,  je  craignis  en  faisant 
du  bruit  de  le  payer  de  ma  vie.  Je  feignis  d'ignorer  ce  qu'il  me 
voulait  ;  mais,  paraissant  très  importuné  de  ses  caresses,  et  très 
décidé  à  n'en  pas  endurer  le  progrés,  je  fis  si  bien  qu'il  fut  oblif,'é 
de  se  contenir.  Alors  je  lui  parlai  avec  toute  la  douceur  et  tfjule  la 
fermeté  d(mt  j'étais  capable  ;  et,  sans  paraître  rren  soupçonner,  je 
m'excusai  de  l'inquiétude  que  je  lui  avais  montrée,  sui-  mon  an- 
cienne aventure,  que  j'afiectai  de  lui  conter  en  termes  si  pleins  de 
dégoût  ctd'horreur,  que  je  lui  fis,  je  crois,  mal  au  cœurà  lui-même, 
et  qu'il  renonça  toul-à-fait  à  son  sale  dessein.  Nous  passâmes 
tranquillement  le  reste  de  la  nuit  :  il  me  dit  môme  beaucoup  de 
choses  très  bonnes,  très  sensées  ;  et  ce  n'était  assurément  pas  un 
homme  sans  mérite,  quoique  ce  fût  un  grand  vilain. 

Le  matin,  M.  l'abbé,  qui  ne  voulait  pas  avoir  l'air  mécontent, 
parla  de  déjeuner,  et  pria  une  des  filles  de  son  hôtesse,  qui  était 
jolie,  d'en  faire  apporter.  Elle  lui  dit  qu'elle  n'avait  pas  le  temps. 
Il  s'adressa  à  sa  sœur,  qui  ne  daigna  pas  luiréfiondre  Nous  atten- 
dions toujours  ;  point  de  déjeuner.  Enfin  nous  passâmes  dans  la 
chambre  de  ces  demoiselles.  Elles  reçurent  l'abbé  d'un  air  très  peu 
caressant.  J'eus  enrore  moins  à  me  louer  de  leur  accueil.  L'aime, 
en  se  retournant,  m'appuya  son  talon  pointu  sur  le  bout  du  pieil, 
où  un  cor  fort  douloureux  m'avait  force  de  co\iper  mon  soulier  ; 
l'autre  vint  ôter  brusquement  de  derrière  moi  une  chaise  sur  la- 
quelle j'étais  iirèt  k  m'asseoir  ;  leur  mère,  en  jetant  de  l'eau  [lar  la 
fenêtre,  m'en  aspergea  le  visage  :  en  quelque  place  que  je  me  misse, 
on  m'en  faisait  ôter  pour  y  chercher  quelque  chose;  je  n'avais  été 
de  ma  vie  à  pareille  l'été  Je  voyais  dans  li;urs  regards  insultants  et 
moqueurs  une  funur  cachée  à  laquelle  j'avais  la  .stupidité  de  ne 
rien  comprendre.  Ebahi,  stupéfait,  prêt  à  les  croire  toutes  possédées, 
je  commençais  tout  de  bon  à  ra'effrayer,  quand  l'alibé,  qui  ne  fai- 
sait semblant  de  voir  ni  d'entendre,  jugeant. bien  qu'il  n'y  avait 
point  de  déjeuner  à  espérer,  prit  le  parti  do  .sortir  ;  et  je  me  liàlai 
de  le  suivre,  fort  content  d'échapper  à  ces  trois  furies.  Eu  nianhaut 
il  me  proposa  d'aller  déjeuner  au  café.  Quoique  j'eusse  grand'faim, 
je  n'acceptai  point  tiile  offre,  sur  laquelle  il  n'insisla  pas  beaucoup 
non  plus,  et  nous  nousséparàmesau  troisou  quatrième  coin  de  rue  ; 
moi,  charmé  de  perdre  de  vue  tout  ce  qui  a|)partenait  à  celte  mau- 
dite maison  ;  et  lui,  fort  aise,  à  ce  que  je  crois,  de  m'en  avoir  a^sez 
éloigné  pour  qu'elle  ne  me  fût  pas  aisée  à  reconnaître.  (;ouime,  àl'aris 
ni  dans  aucune  autre  ville,  jamais  rien  ne  m'est  arrivé  de  sembla- 
li  e  à  ces  deux  aventures,  il  m'en  est  resté  une  impression  peu 
avantageuse  an  peuple  de  Lyon,  et  j'ai  toujours  regardé  cette  ville 
comme  celle  de  l'Europe  on  règne  la  plus  alTreuse  corruption. 

Le  souvenir  des  extrémités  où  j'y  fus  réduit  ne  contribue  pas  iinn 
plus  à  m'en  rappeler  agréablement  la  mémoire.  Si  j'avais  été  fait 
comme  un  autre,  que  j'eusse  eu  le  talent  d'emprunter,  de  m'endet- 
ter  à  mon  cabaret,  je  me  serais  aisément  tiré  d'allaire  ,  mais  c'est 
à  quoi  mon  inaptitude  égalait  ma  répugnance;  et  pour  imagiuir 
à  quel  point  vont  l'une  et  l'autre,  il  suffit  de  savoir  qu"a|)ies  avoir 
passé  presque  toute  ma  vit;  dans  le  mal-ôtre,  et  souv(Mit  prêt  à 
manquer  de  pain,  il  ne  m'est  jamais  arrivé  une  seule  fois  di-  me 
faire  demander  de  l'argent  par  un  créancier  sans  lui  eu  doiiniT  à 
l'instant  même,  ni  de  faire  venir  deux  fois  un  ouvrier  pour  avoir 
son  argent.  Je  n'ai  jamais  sn  faire  de  dettes  criardes,  et  j'ai  tou- 
jours mieux  aimé  souffrir  que  devoir. 

C'était  sonlfrir  assurément  que  d'être  réduit  à  passer  la  nuit  dans 
la  rue,  et  c'est  ce  qui  m'est  arrivé  plusieurs  fois  à  Lyon.  J'aimais 
mieux  employer  quelques  sous  qui  me  restaient  à  payer  nuni  pain 
que  mon  gite,  parce  qu'après  tout  je  ri.squais  moins  de  mourir  de 
sommeil  que  de  faim.  (Je  qu'il  y  a  d'étonnant,  c'est  que  dans  ce 
cruel  état  je  n'étais  ni  inquiet  ni  triste.  Je  n'avais  pas  le  moindre 
souci  sur  l'avenir,  et  j'attendais  les  réponses  que  devait  recevoir 
mademoiselle  du  Chàtelet,  couchant  à  la  belle  étoile  ou  sur  un  banc, 
aussi  tranquillement  que  s\ir  un  lit  de  roses.  Je  me  souviens  même 
d'avoir  pas.sé  une  nuit  délicieuse  hors  de  la  ville,  dans  un  chemin 
qui  eôloyait  le  Uhône  ou  la  Saône,  car  je  ne  me  raii|ielle  pas  lequel 
des  deux  (I).  Des  jardins  élevés  en  terrasse  bordaient  le  chemin  du 
côté  opposé.  Il  avait  fait  très  chaud  ce  jour-là  ;  la  soirée  était  char- 
mante ;  la  rosée  humectait  l'herbe  flétrie;  point  de  vent,  une  nuit 
tranquille  ;  l'air  était  frais  sans  être  froid  ;  le  soleil  après  sou  cou- 
cher avait  laissé  dans  le  ciel  des  vapeurs  rouges  dont  la  réOexion 
rendait  l'eau  couleur  de  rose  ;  les  arbres  des  terrasses  étaient  char- 
gés de  rossignols  qui  se  répondaient  de  l'un  à  l'autre.  Je  me  pro- 
menais dans  um;  sorte  d'extase,  livrant  mes  sens  et  mon  cœur  à  la 
jouissance  de  tout  cela,  et  soupirant  seulement  un  peu  du  regret 
d'en  jouir  seul.  Absorbé  dans  ma  douce  rêverie,  je  prolongeai  fort 
avant  dans  la  nuit  ma  promenade  sans  m'apercevoir  que  j'étais  las. 
Je  m'en  aperçus  enliii.  Je  me  couchai  voluiitueusement  sur  la  ta- 
it) Il  est  proliable  ipie  Rousseau  désigne  ici  le  lieu  resseiTé  eiuro  la 
Saône  et  la  monta!,'iic,  près  du  continent  des  deux  fleuves.  On  lo  iiounni- 
les  Elroils.  A.  de  15. 


blette  d'une  espèce  de  niche  ou  d'arcade  enfoncée  dans  un  mur  de 
terrasse  :  le  ciel  de  mon  lit  était  formé  par  les  tètes  des  arbres  ;  un 
rossignol  était  précisément  au-dessus  de  moi  ;  je  m'endormis  à  son 
chaut;  mon  sommeil  fut  doux,  mon  réveil  le  fut  davantage.  Il  était 
grand  jour;  mes  yeux  en  s'ouvrant  virent  le  .soleil,  l'eau,  la  v(;rdure, 
un  paysaj/c  admirable.  Je  me  levai,  me  secouai.  La  faim  me  prit; 
je  m'acliemi  11,11  .m i ment  vers  la  ville,  résolu  de  mettre  à  un  bon  dé- 
jeuner deu\  |iie(i's  de  six  blancs  qui  me  restaient  encore.  J'étais  de 
si  bonne  humeur  que  j'allais  chantant  tout  le  long  du  chemin,  et  je 
me  souviens  même  que  je  chantais  une  cantate  de  liatistin,  intitulée 
les  bains  de  Thumory,  que  je  savais  par  cœur.  Que  béni  .soit  le  bon 
Batistin  et  sa  bonne  cantate  qui  m'a  valu  un  meilleur  déjeuner  que 
celui  sur  lequel  je  comptais,  et  un  dîner  bien  meilleur  encore,  sur 
lequel  je  n'avais  point  compté  du  tout!  Dans  mon  meilleur  train 
d'aller  et  de  chanter,  j'entends  quelqu'un  derrière  moi  ;  je  me  re- 
tourne, je  vois  un  antonin  qui  me  suivait,  et  qui  paraissait  m'écou- 
ter  avec  plaisir.  Il  m'accoste,  me  salue,  me  demande  si  je  sais  la 
musique.  Je  réponds,  un  jiku,  pour  faire  entendre  beaucoup.  Il  con- 
tinue à  me  questionner  :  Je  lui  conte  une  partie  de  mon  histoire.  Il 
me  demande  si  je  n'ai  jamais  copié  de  la  musique.  Souvent,  lui 
ilis-je  :  et  cela  était  vrai;  ma  meilleure  manière  de  l'apprendre 
était  d'en  copier.  Eh  bien  !  me  dit-il,  venez  avec  moi  ;  je  pourrai 
vousoccuper  quelques  jours,  durant  lesquels  rien  ne  vous  manquera, 
pourvu  que  vous  ne  consentiez  à  ne  pas  sortir  de  la  chambre.  J'ac- 
quiesçai  tics  volontiers,  et  je  le  suivis. 

Cex  antonin  s'appelait  M.  Rnlichon  ;  il  aimait  la  musique  ,  il  la 
savait,  et  chantait  dans  de  petits  concerts  qu'il  faisait  avec  ses  amis. 
Il  n'y  avait  rien  là  que  d'innocent  et  d'honnête;  mais  ce  goût  dé- 
générait ap|iaremmcnt  en  fureur,  dont  il  était  obligé  de  cacher  une 
partie.  1!  me  conduisit  dans  une  petite  chambre  que  j'occupai,  et  où 
je  trouvai  beaiiioiiii  de  musique  qu'il  avait  copiée.  Il  m'en  donna 
d'autre  à  copier,  particulièrement  la  cantate  que  j'avais  chantée,  et 
qu'il  devait  chanter  lui-même  dans  quelques  jours.  J'en  demeurai 
là  trois  ou  quatre  à  copier  tout  le  temps  où  je  ne  mangeais  pas  • 
car  de  ma  vie  je  ne  fus  si  atTamé  ni  mieux  nourri.  Il  apportait  mes 
repas  lui-même  de  leur  cuisine  ;  et  il  fallait  qu'elle  fût  bonne,  si  leur 
ordinaire  valait  le  mien.  Demes  jours  je  n'eus  tant  de  plaisir  à  man- 
ger, et  il  faut  avouer  aussi  que  ces  lippees  me  venaient  fort  à  propos 
car  j'étais  .••ec  comme  du  bois.  Je  travaillais  presque  d'aussi  bon 
cœur  que  je  mangeais,  et  ce  n'est  pas  peu  dire.  Il  est  vrai  que  je 
n'étais  pas  aus-i  correct  que  diligent.  Quelques  jours  ajirès,  M.  Ro- 
lichon,  que  je  rencontrai  dans  la  rue,  m'apprit  que  mes  parties 
avaient  rendu  la  musique  inexécutable,  tant  elles  s'étaient  trouvées 
remplies  d'omissions,  de  duplications,  de  transpositions.  Il  faut 
avouer  que  j'ai  choisi  là  dans  la  suite  le  métier  du  monde  auquel 
j'étais  le  moins  propre.  Non  que  ma  note  ne  fût  belle,  et  que  |e  ne 
coiuasse  fort  nettement;  mais  l'ennui  d'un  long  travail  me  donne 
des  distractions  si  grandes  que  je  passe  plus  de  temps  à  gratter  qu'à 
noter,  et  que,  si  je  n'apporte  la  plus  grande  attention  à  collation- 
ner  et  corriger  mes  [larties,  elles  font  toujours  manquer  l'exécution. 
Je  lis  donc  li(:s  uni  en  voulant  bien  faire,  et  pour  aller  vite,  j'allais' 
tout  de  travers.  Cela  n'empêcha  pas  M.  Roliehon  de  me  bien  traiter 
jusqu'à  latin,  et  de  me  donner  encore  en  sortant  un  petit  écu  que 
je  lie  méritais  guère,  et  qui  me  remit  tout-à-fait  en  pied,  car  peu 
rie  jours  après  je  reçus  des  nouvelles  de  maman,  qui  était  à  Cham- 
béry,  et  de  l'argent  pour  l'aller  joindre,  ce  que  je  lis  avec  transport. 
Depuis  lors  mes  finances  ont  été  souvent  fort  courtes,  mais  jamais 
assez  pour  me  réduire  à  jeûner.  Je  marque  cette  époque  avec  un 
cœur  sensible  aux  soins  de  la  Providence.  C'est  la  dernière  fois  de 
ma  vie  (pie  j'ai  senti  la  misère  et  la  faim. 

Je  restai  à  Lyon  sept  ou  huit  jours  encore  pour  attendre  les  com- 
missions dont  maman  avait  chargé  mademoiselle  du  Chàtelet,  que 
je  vis  durant  ce  temps-là  plus  assidûment  qu'auparavant,  avant  le 
plaisir  de  parler  avec  elle  de  son  amie,  et  n'étant  plus  distrait  par 
ces  cruels  retours  sur  ma  situation,  qui  me  forçaient  de  la  cacher. 
.Mademoiselle  du  Chàtelet  n'était  ni  jeune  ni  jolie,  mais  elle  ne 
manquait  pas  de  grâce;  elle  était  liante  et  familière,  et  son  esprit 
donnait  du  prix  àcelte  familiarité.  Elle  avait  le  goût  de  morale  obser- 
vatrici^  qui  porte  à  étudier  les  hommes;  et  c'est  d'elle  en  première 
origine  que  ce  goût  m'est  venu.  Elle  aimait  les  romans  de  Le  Sa^e 
et  parliculièrement  Gil  Blas  ;  elle  m'en  parla,  mêle  prêta; je  le  fus 
avec  plaisir.  Mais  je  n'étais  |ias  raùr  encore  pources  sortes  de  lectu- 
res :  il  me  fallait  des  romans  à  grands  sentiments.  Je  passais  ainsi 
mou  temps  à  la  grille  de  madeunnselle  du  Chàtelet  avec  autant  de 
plaisir  que  de  profit  ;  et  il  est  certain  que  les  entretiens  intéressants 
et  sensés  d'une  femme  de  mérite  sont  plus  propres  à  former  un 
jeune  homme  que  toute  la  pedantesqne  philosophie  des  livres.  Je  fis 
connaissance  aux  Chassottes  avec  d'autres  pensionnaires,  et  de  leurs 
amies,  entre  autres  avec  une  jeune  personne  de  quatorze  ans, 
appelée  mademoi.selle  Serre,  à  laquelle  je  ne  lis  pas  alors  une  grande 
attention,  mais  dont  je  me  passionnai  huit  ou  neuf  aus  après,  e 
avec  raison,  car  c'était  une  cliariiianle  fille. 

Occupé  de  l'attente  de  revoir  bienlôt  ma  bonne  maman,  je  fis  un 
peu  de  trêve  à  mes  chimères  ;  et  le  bonheur  réel  qui  m'attendait  me 
dispensa  d'en  chercher  daus  mes  visions.  Nou  seulement  je  .a  reirou- 


40 


LES  VEILLÉES  LITTÉRAIRES  ILLUSTRÉES. 


vais,  mais  je  retrouvais  près  d'elle  ef  par  elle  iin  état  agréable;  car 
elle  marquait  ra' avoir  trouvé  une  occupalion  qu'elle  esfiérait  qui  me 
rniivicudrait,  et  qui  ne  ni'éloij^nerait  pas  d'elle.  Je  m'épuisais  en 
conjccliires,  pour  deviucr  quelle  pouvait  être  celte  occupation,  et  il 
aurait  fallu  deviufr  en  cfTet  pour  renconirer  juste.  J'avais  de  quoi 
f:iire  commodément  la  route.  Mademoiselle  du  Cbàtelet  voulait  (pie 
je  prisse  un  cheval;  je  n'y  pus  consentir,  et  j'eus  raison  :  j'aurais 
perdu  le  plaisir  du  dernier  voyage  iiédesire  que,  j'ai  l'ail  en  nii  vie, 
car  je  ne  peux  donner  ce  nom  aux  exr:ursions  que  je  faisais  souvent 
à  mon  voisinage  tandis  que  je  denn'urais  à  MûiLiers. 

C'est  rue  chose  bien  singulière  que  luon  inuigiuation  ne  se  monte 
jamais  plus  agréablement  que  quand  mon  état  est  le  moins  agréa- 
ble, et  qu'au  contraire  elle  est  moins  riante  lorsque  tout  rit  autour 
de  moi.  Ma  mauvaise  tète  ne  peut  s'assujettir  aux  choses;  elle  ne 
saurait  embellir,  elle  veut  créer.  Des  objets  réels  s'y  peignent  tout  au 
plus  tels  qu'ils  sont,  elle  ne  sait  parer  que  les  objets  imaginaires.  Si 
je  veux  peindre  le  ))rinteinps,  il  faut  que  ;e  sois  en  hiver;  si  je  veux 
décrire  un  beau  paysage,  il  Tiut  que  je  fois  dans  des  murs  ;  et  j'ai 
dit  cent  fois  que,  si  j'étais  mis  à  la  B  :stillc,  j'y  ferais  le  tableau  de  la 
liberté.  Je  ne  voyais  en  partant  de  Lyon  qu'un  avenir  agréable  ; 
j'étais  aussi  content,  et  j'avais  tout  lieu  de  l'être,  que  je  l'étais  peu 
quand  je  partis  deParis.  Cependant  je  n'eus  point,  durant  ce  voyage, 
ces  rêveries  délicieuses  qui  m'avaii'ut  suivi  dans  l'autre.  J'avais  le 
cœur  serein  ;  mais  c'était  tout.  Je  me  rapprochais  avec  attendrisse- 
ment de  l'excellente  amie  que  j'allais  revoir;  je  goûtais  d'avance, 
mais  sans  ivresse,  le  plaisir  de  vivre  auprès  d'elle  :  je  m'y  étais 
toujours  attendu,  c'était  conime.s'il  ne  m'était  rjen  arrivé  de  nouveau. 
Je  m'inquiétais  de  ce  que  j'allais  faire,  comme  si  cela  eiât  été  fort 
inquiétant.  Mes  idées  étaient  paisibles  et  douces,  non  célestes  et 
ravissantes.  Tous  les  objets  que  je  passais  frappaient  ma  vue;  je 
donnais  de  l'attention  aux  paysages,  je  remarquais  les  arbres,  les 
maisons,  les  ruisseaux;  je  délibérais  aux  croisées  des  chemins; 
j'avais  peur  de  me  (lerdre,  et  je  ne  me  perdais  point.  En  un  mot,  je 
n'étais  plus  dans  l'empyrée,  j'étais  tantôt  où  j'étais,  tantôt  où  j'al- 
lais, jamais  plus  loin. 

Je  suis  encore  en  racontant  mes  voyages  comme  j'étais  en  les 
faisant,  je  ne  saurais  arriver.  Le  cœur  me  baltait  de  joie  en  appro- 
clianl  de  ma  chère  maman,  et  je  n'en  allais  pas  plus  vite.  J'aime  à 
marcher  à  mon  aise,  et  m'arrèter  quand  il  me  plaît  :  la  vie  ambu- 
lante est  celle  qu'il  me  faut.  Faire  route  à  pied  par  un  beau  temps 
da,ns  un  beau  pays,  .«ans  être  pressé,  et  avoir  pour  terme  de  ma 
course  un  objet  agréable  :  voilà  de  toutes  les  manières  de  vivre  celle 
qui  est  le  plus  de  mon  goût.  Au  reste  on  sait  déjà  ce  que  j'entends 
par  un  beau  pays.  Jamais  pays  de  plaine,  quelque  beau  quii  fût, 
ne  parut  tel  à  mes  yeux.  Il  me  faut  des  torrents,  des  rochers,  des 
sapins,  des  bois  noirs,  des  chemins  raboteux  à  monter  et  à  descen- 
dre, dès  jirécipiees  à  mes  côtés  qui  me  fassent  bien  peur.  J'eus  ce 
plaisir,  je  le  goûtai  "dans  tout  son  charme  en  approchant  de  Cham- 
béry.  Non  loin  d'une  montagne  coupée,  qu'on  appelle  le  Pas-de- 
l'Echelle,  au-dessous  du  grand  chemin  taillé  dans  le  roc,  à  l'endroit 
appelé  Chailles,  court  et  bouillonne  dans  des  gouffres  affreux  une 
petite  rivière  qui  parait  avoir  mis  à  les  creuser  des  milliers  de  siècles. 
On  a  bordé  le  chemin  d'un  parapet  pour  prévenir  les  malheurs  : 
cela  faisait  que  je  pouvais  rontem|iler  au  fond  et  gagner  des  vertiges 
tout  à  mon  aise  ;  car  ce  qu'd  y  a  de  jdai.-ant  dans  mon  goût  pour 
les  lieux  escarpés  est  qu'il  me  font  tourner  la  tète,  et  j'aime  beaucoup 
ce  tournoiement,  pourvu  que  je  sois  en  sûreté.  Bien  apimyé  sur  le 
parapet,  j'avançais  le  nez,  et  je  restais  là  des  heures  entières  entre- 
voyant de  temps  tn  temps  cette  écume  et  cette  eau  bleue  dont  j'en- 
tendais le  mugissement  à  travers  les  cris  des  corbeaux  efdes  éper- 
viers  qui  volaient  de  roche  en  roche  et  de  broussaille  en  broussaille 
à  cent  toises  au-dessous  de  moi.  Dans  les  endroits  où  la  pente  était 
assez  unie,  et  la  broussaille  assez  claire  pour  laisser  courir  des  cail- 
loux, j'en  allais  chercher  au  loin  d'aussi  gros  que  je  les  pouvais 
porter,  je  les  rassemblais  sur  le  parapet  en  pile,  puis,  les  lançant 
l'un  après  l'autre,  je  me  délectais  à  les  voir  rouler,  bondir  et  voler 
en  mille  éclats  avant  que  d'atteindre  le  fond  du  précipice. 

Plus  près  de  Chambéiy  j'ers  un  spectacle  semblable  en  sens  con- 
traire. Le  chemin  passe  au  pied  de  la  plus  belle  cascade  que  je  vis 
de  mes  jours.  La  montagne  est  tellement  escarpée  que  l'eau  se  dé- 
tache net,  et  tombe  en  arcade  assez  loin  pour  qu'on  puisse  passer 
entre  la  cascade  et  la  roche,  quelquefois  sans  être  mouillé.  Mais  si 
l'on  ne  prend  bien  ses  mesures,  on  y  est  aisément  tronii)é,  comme 
je  le  fus  :  car,  à  cause  de  l'extrême  hauteur,  l'eau  se  divise  et  tombe 
en  poussière;  et  lorsqu'on  approche  un  peu  trop  de  ce  nuage,  sans 
s'apercevoir  d'abord  qu'on  se  mauilU-,  bientôt  on  est  tout  trempé. 

J'arrive  enfin,  je  la  revois.  Elle  n'était  pas  seule.  M.  l'intendant 
général  était  chez  elle  au  moment  que  j'entrai.  Sans  me  parler, 
elle  me  prend  jiar  la  main  et  me  présente  à  lui  avec  cette  grâce 
qui  lui  ouvrait  tous  les  cœurs.  Le  voilà,  snonsicur,  ce  pauvre  jeune 
homme;  daignez  le  protéger  aussi  longtemps  qu'il  le  méritera  :  je 
ne  suis  plus  en  yieiiie  de  lui  pour  le  reste  de  .sa  vie.  Puis,  m'adres- 
sant  la  parole:  Mon  enfant,  me  dit-elle,  vous  appartenez  au  roi; 
remerciez  M.  linlendanl,  qui  vous  donne  du  jiain.  J'ouvrais  de 
grands  yeux  sans  rien  dire,  saus^  trop  savoir  qu'imaginer;  il  s'eu 


fallut  peu  que  l'ambition  naissante  ne  me  tournât  la  tète,  et  que 
je  ne  fisse  déjà  le  petit  intendant.  Ma  fortune  se  trouva  moins 
brillante  que  sur  ce  début  je  ne  l'avais  imaginé;  mais  quant  à 
présent,  c'était  assez  pour  vivre,  et  pour  moi  c'était  beaucoup.  'Voici 
de  quoi  il  s'agissait. 

Le  roi  "Victor  Amédée.  jugeant  par  le  sort  des  guerres  précédentes 
et  par  la  position  de  l'ancien  patrimoine  de  ses  pères,  qu'il  lui 
échapperait  quelque  jour,  ne  cherchait  qu'à  l'épuiser.  11  y  avait 
peu  d'années  qu'ayant  résolu  d'en  mettre  la  noblesse  à  la  taille,  il 
avait  ordonné  un  cadastre  général  de  tout  le  pays,  afin  que,  ren- 
dant l'iuiposition  réelle,  on  pût  la  répartir  avec  plus  d'équité.  Ce 
travail,  commencé  sous  le  père,  fut  achevé  sous  le  fils.  Deux  ou  trois 
cents  hommes,  tant  arpenteurs  qu'on  appelait  géomètres,  qu'écri- 
vains qu'on  appelait  secrétaires,  furent  employés  à  cet  ouvrage,  et 
c'était  parmi  ces  derniers  que  maman  m'avait  fait  inscrire.  Le 
poste,  sans  être  fort  lucratif,  donnait  de  quoi  vivre  au  large  dans 
ce  pays-là.  Le  mal  était  que  cet  emploi  n'était  qu'à  temps,  mais  il 
mettait  en  état  de  chercher  et  d'attendre;  et  c'était  par  prévoyance 
qu'elle  tâchait  de  m'obtenir  de  l'intendant  une  protection  particu- 
lière pour  pouvoir  pas.ser  à  quelque  emploi  plus  solide,  quand  le 
temps  de  celui-là  serait  fini. 

J'entrai  en  fonction  peu  de  jours  après  mon  arrivée.  11  n'y  avait 
à  ce  travail  rien  de  ditfleile,  et  je  fus  bientôt  au  fait.  C'est  ainsi 
qu'après  quatre  ou  cinq  ans  de  courses,  de  folies  et  de  souffrances, 
depuis  ma  sortie  de  Genève,  je  commençai  pour  la  première  fois  de 
gagner  mon  pain  avec  honneur. 

Ces  longs  détails  de  ma  première  jeunesse  auront  paru  bien  pué- 
rils, et  j'en  suis  fâché  :  quoique  né  homme  à  certains  égards,  j'ai 
été  longtemps  enfant,  et  je  le  suis  encore  à  beaucoup  d'autres.  Je 
n'ai  pas  promis  au  lecteur  un  grand  personnage,  j'ai  promis  de  me 
peindre  tel  que  je  suis;  et  pour  me  connaître  datis  mon  âge  avancé, 
il  faut  m'avoir  bien  connu  dans  ma  jeunesse.  Comme  en  gériéral 
les  objets  font  moins  d'impression  sur  moi  que  leurs  souvenirs,  et 
que  toutes  mes  idées  sont  en  images,  les  premiers  traits  qui  se  sont 
gravés  dans  ma  tète  y  sont  demeurés,  et  ceux  qui  s'y  sont  em- 
preints dans  la  suite  se  sont  plutôt  combinés  avec  eux  qu'ils  ne  les 
ont  etfacés-ll  y  a  une  certaine  succession  d'affections  et  d'idées  qui 
modifient  celles  qui  les  suivent,  et  qu'il  faut  connaître  pour  en 
bien  juger.  Je  m'applique  à  bien  développer  partout  les  premières 
causes  pour  faire  sentir  l'enchaînement  des  effets  Je  voudrais  pou- 
voir rendre  mou  âme  transparente  aux  yeux  du  lecteur;  et  pour 
cela  je  cherche  à  la  lui  montrer  sous  tous  les  points  de  vue,  à  l'é- 
clairer par  tous  les  jours,  à  faire  en  sorte  qu'il  ne  s'y  passe  pas  un 
mouvement  qu'il  n'aperçoive,  afin  qu'il  puisse  juger  par  lui-même 
du  principe  qui  les  produit. 

Si  je  me  chargeais  du  résultat  et  que  je  lui  dise,  tel  est  men  ca- 
ractère, il  pourrait  croire,  sinon  que  je  le  trompe,  au  moins  que  je 
me  trompe.  Mais,  eu  lui  détaillant  avec  sira|ilicité  tout  ce  qui  m'est 
arrivé,  tout  ce  que  j'ai  fait,  tout  ce  que  j'ai  pensé,  tout  ce  que  j'ai 
senti,  je  ne  puis  l'induire  eu  erreur,  à  moins  que  je  ne  le  veuille  ; 
encore  même  en  le  voulant  n'y  parviendrais-je  pas  aisément  de 
cette  façon.  C'est  à  lui  d'assembler  ces  éléments,  et  de  déterminer 
l'être  qu'ils  composent  :  le  résultat  doit  être  son  ouvrage;  et  s'il 
se  trompe  alors,  toute  l'erreur  sera  de  son  fait.  Or  il  ne  suffit  pas 
pour  cette  fin  que  mes  récits  soient  fidèles,  il  faut  aussi  qu'ils  soient 
exacts.  Ce  n'est  pas  à  moi  de  juger  de  l'importance  des  faits:  je  les 
l'ois  tous  dire,  et  lui  laisser  le  soin  de  choisir.  C'est  à  quoi  je  me 
suis  appliqué  jusqu'ici  de  tout  mon  courage,  et  je  ne  me  lelàcherai 
pas  dans  la  suite.  Mais  les  souvenirs  de  l'âge  moyen  sont  toujours 
moins  vils  que  ceux  de  la  première  jeunesse.  J'ai  commencé  par 
tirer  de  ceux-ci  le  meilleur  parti  qu'il  m'était  possible:  si  les  autres 
me  reviennent  avec  la  même  force,  des  lecteurs  impatients  s'en- 
nuieront peut-être,  mais  moi  je  ne  serai  pas  mécontent  de  mon 
travail.  Je  n'ai  qu'une  chose  à  craindre  dans  cette  entreprise;  ce 
n'est  pas  de  trop  dire,  ou  de  dire  des  mensonges;  mais  c'est  de  ne 
pas  tout  dire,  et  de  taire  des  vérités. 


LIVRE  V. 


Ce  fut,  ce  me  semble,  en  1732,  que  j'arrivai  àChambéry,  comme 
je  viens  de  le  dire,  et  que  je  commençai  de  travailler  au  cadastre 
pour  le  service  du  roi.  J'avais  vingt  ans  passés,  près  de  vingt-un. 
J'éiais,  du  côlé  de  l'esprit,  assez  formé  pour  mon  âge;  mais  le  juge- 
ment ne  l'était  guère;  et  j'avais  grand  besoin  des  mains  dans  les- 
quelles je  tombai  pour  apprendre  à  me  conduire  ;  car  quelques  an- 
nets  d'expérience  n'avaiei.l  pu  me  guérir  encore  radicalement  de 
mes  visions  romanesques;  et,  malgré  tous  les  maux  que  j'avais 
soulferts,  je  connaissais  aussi  peu  le  monde  et  les  hommes  que  si 
je  n'avais  pas  ])ayé  ces  instructions. 

Je  logeai  chez  moi,  c'est-à-dire  chez  maman  ;  mais  je  ne  retrou- 


LES  CONFESSIONS. 


41 


Vai  pas  ma  rhamhrp,  d'Annory;  pl"s  do.  jardin,  plus  fie  ruisseau, 
plus  de.  pa\'a;:r.  I,a  maison  qu'i'llf'  orcupail  (^tait  snmbre  el  triste, 
et  ma  cbamlirc  l'Iait  la  plus  sombre  et  la  plus  triste  de  la  maison. 
Un  mur  pour  vue,  un  cul-de-sac  pour  rue,  )ieu  d'air,  peu  de  jour, 
pou  d'espace  ;  des  grillons,  des  rais,  des  [ilauehes  pourries  :  tout  cela 
ne  faisait  pas  une  plaisanle  habitation.  Mais  j'étais  chez  elle,  auprès 
d'elle;  sans  cesse  ,'i  mon  bureau  ou  dans  sa  chambre,  je  m'aperce- 
vais peu  de  la  laideur  de  la  mienne,  je  n'avais  pas  le  temps  d'y 
rêver.  ]|  paraîtra  bizarre  qu'elle  s'était  fixée  à  Cbarnliéry  tout 
exprès  pour  habiter  celte  vilaine  maison;  ce  fut  même  un  trait 
d'habileté  de  sa  part  que  je  ne  dois  pas  laire.  Elle  allait  à  Turin 
avec  répugnance,  sentant  bien  qu'après  des  révolutions  eiu:ore 
toutes  récentes,  et  dans  l'agitation  où  l'on  était  encore  à  la  cour, 
ce  n'était  pas  le  moment  d(î  s'y  présenter.  Cependant  ses  affaires 
demandaient  qu'elle  s'y  montrât;  elle  craignait  d'être  oubliée 
ou  desservie.  Elle  savait  surlout  que  le  comte  de  Saint-Laur(  ni, 
intendant-général  des  finances,  ne  la  favorisait  pas.  Il  avait 
à  Chambéry  rme  maison  vieille,  m;il  bâtie,  et  dans  une  si  vilaine 
position  qu'elle  restait  toujours  vide  ,  elle  la  loua,  et  s'y  établit.  Cela 
lui  réussit  mieux  qu'un  voyage;  sa  pension  ne  fut  point  su)ipriiriée, 
et  depuis  lors  le  comte  de  Saint-Laurent  fut  toujours  de  ses  amis  (t). 
J'y  trouvai  son  niénage  à  peu  prés  monté  comme  auparavant,  et 
le  fidèle  Claude  Anet  toiijunrs  avec  elle.  C'était,  comme  je  crois 
l'avoir  dit,  un  paysan  de  Montru  (2),  qui,  dans  son  enfance,  her- 
borisait dans  le  Jura  pour  faire  du  Ihé  de  Suisse,  et  qu'elle  avait 
pris  à  son  service  à  cause  de  ses  drogues,  trouvant  commode  d'avoir 
lin  herboriste  dans  .son  laquais.  Il  se  passionna  si  fort  pour  l'élude 
des  plantes,  et  elle  favorisa  si  bien  son  goût,  qu'il  devint  un  vrai 
botaniste,  et  que,  s'il  ne  fût  mort  jeune,  il  se  fût  fait  un  nom  dans 
cette  science,  comme  il  en  méritait  un  parmi  les  honnêtes  gens. 
Comme  il  était  sérieux,  même  grave,  et  que  j'étais  plus  jeune  que 
lui,  il  devint  pour  moi  une  espèce  de  gouverneur  qui  me  sauva 
beaucoup  de  folies,  car  il  m'en  imposait,  et  je  n'osais  m'oublier  de- 
vant lui.  Il  en  imposait  même  à  sa  malticsse.  qui  connaissait  son 
grand  sens,  sa  droiture,  son  inviolable  attachement  pour  elle,  et 
qui  le  lui  rendait  bien.  Claude  Anet  était  sans  coniredit  un  homme 
rare,  el  le  seul  même  de  son  espèce  que  j'aie  jamais  vu.  LenI,  posé, 
réfléchi,  circonspect  <lans  sa  eonduiic,  froid  dans  ses  manières, 
laconique  et  seiitentieux  dans  ses  propos,  il  était  dans  ses  passions 
d'une  impétnosilé  qu'il  ne  laissait  jamais  paraître,  mais  qui  le  dé- 
vorait en  dedans,  et  qui  ne  lui  a  fait  faire  en  sa  vie  qu'une  sottise, 
mais  terrible;  c'est  de  s'être  empoisonné.  Cette  scène  tragique  se 
passa  peu  après  mon  arrivée,  et  il  la  fallait  pour  ra'apprendre  l'in- 
timité de  ce  garçon  avec  sa  maître.sse;  car  si  elle  ne  me  l'eût  dite 
elle-même.  Jamais  je  ne  m'en  serais  douté.  Assurément  sil'allache- 
mcnt,  le  zèle,  et  la  fidélité,  peuvent  mériter  une  pareille  réroni- 
pense,  elle  lui  était  bien  due  ;  et,  ce  qui  prouve  qu'il  en  était  digne, 
il  n'en  abusa  jamais.  Ils  avaient  rarement  des  querelles,  et  elles 
finissaient  toujours  bien.  11  en  vint  pourtant  une  qui  finit  mal.  Sa 
maîtresse  lui  dit  dans  la  colère  un  mot  outrageant  qu'il  ne  put 
digérer.  11  ne  consulta  que  son  désespoir,  et  trouvant  sous  sa  main 
une  fiole  de  laudanum,  il  l'avala,  |iuis  fut  se  coucher  tranquille- 
ment comptant  ne  se  réveiller  jamais.  Heureusement  madame  de 
Warens^  inquiète,  agitée  elle-même,  errant  dans  sa  maison,  trouva 
la  fiole  vide,  et  devina  le  reste.  En  volant  à  son  secours  elle  poussa 
des  cris  (lui  m'attirèrent;  elle  m'avoua  tout,  implora  mon  assistance, 
et  parvint  avec  beaucoup  de  peine  à  lui  faire  vomir  l'opium.  Té- 
moin de  cette  scène,  j'admirai  ma  bêtise  de  n'avoir  jamais  eu  le 
moindre  soupçon  des  liaisons  qu'elle  m'apprenait.  Mais  Claude  Anet 
était  si  discret  que  de  plus  clairvoyants  auraient  pu  s'y  nic|irendre. 
Le  raecoinniodeinont  fut  tel  que  j'en  fus  vivement  toui  he  moi  niêine; 
et  depuis  ce  temps,  ajoutant  pour  lui  le  respect  à  l'e.'-time,  je  devins 
en  quelque  façon  son  élève,  et  ne  m'en  trouvai  pas  plus  mal. 

Je  n'appris  pas  pourtant  sans  peine  que  quelqu'un  pouvait  vivre 
avec  elle  dans  une  plus  grande  intimité  que  moi  Je  n'avais  pas 
songé  même  à  désirer  pour  moi  cette  place,  mais  il  ni'etail  dur  de  la 
voir  remidir  par  un  autre;  cela  était  fort  naturel.  Cependant,  au 
lieu  de  prendre  en  aversion  celui  qui  me  l'avait  souillée,  je  sentis 
réellement  s'élendre  à  lui  l'attachement  que  j'avais  pour  elle.  Je 
désirais  sur  toutes  choses  qu'elle  fût  heureuse;  et  pui^qu■ellc  avait 
besoin  de  lui  pour  l'être,  j'étais  content  qu'il  fût  heureux  aus.M.  De 
son  côté  il  entrait  parfaitinient  dans  les  vues  de  sa  niaitr<.sse,  el 
prit  en  sincère  amitié  l'ami  qu'elle  s'était  choisi.  Sans  aÀVcter  avec 
moi  l'autorité  que  son  poste  le  mettait  en  droit  de  [ireedre,  il  prit 
naturellement  celle  que  son  jugement  lui  donnait  sur  le  mien.  Je 
n'osais  rien  faire  qu'il  pari'il  désapprouver,  et  il  ne  désapprouvait 
que  ce  qui  était  mal.  Nous  vivions  ainsi  dans  une  union  qui  nous 
rendait   tous   heureux,    et  que   la  mort  seule  a  pu  détruire.  Due 

,  (,1)  Cette  maison  est  celle  de  la  famille  de  Savoiroux,  elle  se  trouve 
voisine  de  ciUles  do  Cordon  cl  d'Oncieu.  A.  de  li. 

(«)  Lisez  Muiitreu.r,  nom  collectif  de  deux  viila:-res  vaudois  Suies  cl  Les 
Plaiichfs.  unis  par  un  pont  jeté  sur  un  torrent  piolonri  Ou  visite  oet  en- 
droit pour  son  silo  pitloresLiua  et  les  souvenirs  de  la  NvweUc-IUHoise  el 
des  Cunjesswns.  A.  de  B. 


des  preuves  de  l'excellence  du  caractère  de  cette  airaablp  femme 
est  que  tous  ceirx  qui  l'aimaient  s'aimaient  entre  PUXr  La  jalousie, 
la  rivalité  même  cédait  an  .sentiment  dominant  qu'elle  inspirait, et 
je  n'ai  vu  jamais  aucun  de  ceux  qui  l'entouraient  se  vouloir  du  mal 
l'un  ."i  l'autre.  Que  ceux  qui  me  lisent  suspendent  un  moment  leur 
ieclure  à  cet  éloge;  et  s'ils  trouvent  en  y  pensan)  quelque  autre 
femme  dont  ils  puissent  en  dire  autant,  qu'ils  s'attachent  à  elle  pour 
le  repos  de  leur  vie,  fût-elle  au  reste  la  dernière  des  catins. 

Ici  commence ,  depuis  mon  arrivée  à  Chambéry  jusqu'à  mon  dé- 
part pour  Paris,  en  1741,  un  intervalle  de  huit  ou  neuf  ans  durant 
lequel  j'aurai  peu  d'événements  à  dire,  parce  quç  ma  vie  a  été 
aii'-si  simple  que  doute;  et  cette  uniformité  éiail,  iiréci'ément  ce 
dont  javais  le  plus  grand  besoin  pour  achever  de  fi>rmi  r  mon  ca- 
ractère, que  des  troubles  continuels  empêchaient  de  se  fixer.  C'est 
durant  ce  [irécieux  intervalle  que  mon  éducation,  mêlée  et  sans 
suite,  ayant  pris  delà  consistance,  m'a  fait  ce  que  je  n'ai  plus  cessé 
d'être  à  travers  les  orages  qui  m'attendaient.  Ce  progrès  fut  insen- 
sible et  lent,  chargé  de  peu  d'événements  mémorables  ;  mais  il  mé- 
rite cependant  d'être  suivi  et  développé.  ,     , 

Au  commencement  je  n'étais  guère  occupi  que  démon  travail  ; 
la  gêne  du  bureau  ne  me  laissait  pas  songer  à  autre  chose.  Le  jieu 
de  temps  (|ue  j'avais  de  libre  se  passait  au|>ièsde  la  bonne  maman; 
et  n'ayant  i>as  même  celui  de  lire,  la  fantaisie  ne  m'en  prenait  pas. 
Mais  quand  ma  besogne,  devenue  une  espèce  de  routine,  occupa 
moins  mon  esprit,  il  reprit  ses  inquiétudes,  la  lecture  me  redevint 
ni'cessaire  ;  et  comme  si  ce  goût  se  fût  toujours  irrité  par  la  diffi- 
eiillé  de  m'y  livrer,  il  serait  redevenu  fureur  c<imme  chez  mon 
maître,  si  d'autres  goûts  venus  à  la  traverse  n'eussent  fait  diversion 
à  celui-là. 

Quoiqu'il  ne  fallût  pas  à  nos  opération.?  une  arithmétique  bien 
transcendante,  il  en  fallait  assez  p'ur  m'ecibarrasser  quelquefois. 
Pour  vaincre  cette  difficulté,  j'achetai  des  livres  d'arithmétique  et 
je  l'appris  bien,  car  je  l'appris  seul.  L'.>ritbmétique  pratique  s'é- 
tend plus  loin  qu'on  ne  pense,  quand  on  y  Tcut  u.etire  l'exacte  pré- 
cision. 11  y  a  des  opérations  d'une  longueur  extrême,  au  milieu 
desquelles  j'ai  vu  quelquefois  de  bons  géomètres  s'égarer.  La  ré- 
flexion jointe  à  l'usage  donne  des  idées  nettes,  et  alors  on  trouve 
des  méthodes  abrégées  dont  l'invention  flatte  l'amour-propre,  dont 
la  justesse  satisfait  l'tspiit,  et  qui  font  faire  i^vcc  plaisir  un  travail 
ingrat  par  lui-même.  Je  m'y  enfonçai  si  bien  qu'il  n'y  avait  point 
de  question  soluhle  par  les  seuls  chiffres  qui  m'embarrassât  ;  et 
maintenant,  que  tout  ce  que  J'ai  su  s'ctface  journellement  de  ma 
mémoire,  cet  acquis  y  demeuie  encore  en  partie.au  bout  de  trente 
ans  d'interruption.  Il  y  a  quelques  Jours  que,  dans  un  voyage  que 
j'ai  fait  à  Davenport  chez  mon  hôte,  assistaut  à  la  leçon  d'aiithmé- 
lique  de  ses  enfants,  j'ai  fait  sans  faule,  avec  un  plai.-ir  incroyable, 
une  opération  des  plus  composées.  1!  me  semblait  que  j'étais  en- 
core à  t.hambéry  dans  mes  heureux  Jours.  C'était  revenir  de  loin 
sur  mes  pas. 

l.e  lavis  des  mappes  de  nos  géomètres  m'avait  aussi  rendu  le 
goût  du  dessin.  J'achetai  des  couleurs  et  Je  me  mis  à  faire  des  fleurs 
ei  des  paysages.  C'est  dommage  que  je  me  sois  trouvé  peu  de  ta- 
lent pour  cet  art;  l'inclination  y  était  tout  entière.  J'aurais  passé 
des  mois  entiers  sans  sortir,  au  milieu  de  mes  crayons  et  de  mes 
pinceaux.  Cette  oceupaiion  devenant  pour  moi  trop  attachante,  on 
était  obligé  de  m'en  arracher.  Il  en  est  ainsi  de  tous  les  goûts  aux- 
quels Je  commence  à  me  livrer;  ils  augmentent,  deviennent  pas- 
sion, et  bientôt  je  ne  vois  plus  rien  au  monde  que  l'amusement 
dont  je  suis  occupé.  L'âge  ne  m'a  pas  guéti  de  ce  défaut;  il  ne  l'a 
pas  diminué  même;  et  maintenant  que  j'écris  ceci,  me  voilà,  comme 
un  vieux  radoteur,  engoué  d'une  autre  étude  inutile  où  Je  n'en- 
tends rien,  el  que  ceux  mêmes  qui  s'y  sont  livrés  dans  leur  Jeunesse 
sont  forcés  d'abandonner  à  l'âge  où  je  la  veux  commencer. 

C'éiail  alors  qu'elle  eût  été  à  sa  place.  L'occasion  était  belle,  et 
j'eus  quelque  teniation  d'en  profiler.  Le  contentement  que  je  vovais 
dans  les  yeux  d'Anet  revenant  chargé  de  plantes  nouvelles  me  mit 
deux  ou  trois  fois  sur  le  point  d'aller  herboriser  avec.  lui.  Je  suis 
)iresque  assuré  que  si  j'y  avais  élé  une  seule  fois,  cela  m'aurait  ga- 
gné, et  je  serais  peul-é;re  aujouid'liui  un  grand  botaniste;  car  je 
ne  connais  point  (l'élude  au  monde  qui  s'associe  mieux  avec  mes 
goûts  naturels  que  celle  des  plantes;  el  la  vie  que  je  mène  depuis 
dix  ans  à  la  campagne  n'est  guèrequ'une  herborisation  continuelle, 
à  la  vérité  .sans  objel  et  sans  progrés;  mais  n'ayant  alors  aucune 
idée  de  la  botanique,  je  l'avais  prise  en  une  sorte  dp  mépris  et  de 
dégoût;  Je  ne  la  regard. lis,  comme  font  tous  les  ignorants,  que 
comme  une  élude  d'apothicaire.  Maman,  qui  l'aimait,  n'en  faisait 
pas  elle-ménie  un  autre  usage;  elle  ne  recherchait  que  les  plantes 
Usuelles  pour  les  appliquer  à  ses  drogues,  .\insi  la  botanique,  la 
chimie  et  l'analomie,  confondues  dans  mon  esprit  sous  le  nom  de 
médecine,  ne  servaient  qu'à  me  fournir  des  sarcasmes  plaisants 
toute  la  Journée,  et  à  m'allirer  des  soulllets  de  temps  en  temps. 
D'ailleurs  un  goût  diiréreut  ;  l  trop  contraire  à  celui-là  croissait  par 
(hiires,  et  bieulôl  absorba  tous  les  autres.  Je  parle  de  la  iimsique. 
Il  faut  assurémeul  que  je  sois  né  pour  cet  an,  luiisque  j'ai  cm- 
uieucc  de  l'aimei'deâ  luoii  enfance,  et  qu'il  «et  le  seul  que  j'aie  aimé 


i2 


LES  VEILLÉES  LITTÉRAIRES  ILLUSTRÉES. 


constamment  dans  tous  les  temps.  Ce  qu'il  y  a  d'étonnant  est  qu'un 
art  pour  lequel  j'étais  né  m'ait  néanmoins  coulé  tant  de  peine  à 
apiirendre,  et  avec  des  succès  si  lents,  qu'après  une  pratique  de 
toute  ma  vie  jamais  je  n'ai  pu  parvenir  à  chanter  sûrement  tout  à 
livre  ouvert.  Ce  qui  me  rendait  surtout  alors  cette  étude  iiçrréable 
était  que  je  la  pouvais  faire  avec  maman.  Ayant  des  proiits  d'ailleurs 
forts  tlifferents,  la  musique  était  pour  nous  un  point  de  réuuion 
dont  j'aimais  à  faire  usage.  Elle  ne  s'y  refusait  pas.  J'étais  alors  à 
peu  près  aussi  .-iv'iicé  qu'elle  ;  en  deux  ou  trois  fois  nous  déchiffrions 
un  air.  Quelquefois,  la  voyant  empressée  autour  d'un  fourneau,  je 
lui  disais  :  Maman,  voici  un  joli  duo  qui  m'a  bien  l'air  de  faire  sen- 
tir l'empyreume  à  vos  drogues.  Ah  !  par  ma  foi,  me  disait-elle,  si  tu 
me  les  fais  brûler,  je  te  les  ferai  manger.  Tout  en  disputant  je  l'en- 
traînais à  son  clavecin  :  on  s'y  oubliait;  l'extrait  de  genièvre  ou 
d'absynthe  était  calciné  ;  elle  m'en  barbouillait  le  visage,  et  tout 
cela  était  délicieux. 

On  voit  qu'avec  peu  de  tf  mps  de  reste  j'avais  beaucoup  de  choses 
à  quoi  l'employer.  Il  me  vint  pourtant  encore  un  amusement  de 
plu';,  qui  fit  bien  valoir  tous  les  autres. 

Nous  occupions  un  cachot  si  étouffé,  qu'on  avait  besoin  quelque- 
fdis  d'aller  prendre  l'air  sur  la  terre.  Anet  engagea  maman  à  louer 
dans  un  faubourg  un  jardin  pour  y  mettre  des  plantes.  A  ce  jardin 
était  j<iinte  une  guinguette  assiz  jolie  qu'on  meubla  suivant  l'or- 
donnance. On  y  mit  un  lit;  nous  allions  souvent  y  diner,  et  j'y 
couchais  quelquefois.  Insensiblement  je  m'engouai  de  cette  petite 
retraite,  j'v  mis  quelques  livres,  beaucoup  d'estampes;  je  passais 
une  panie"de  mon  temp<  à  l'orner  et  à  y  préparer  à  maman  quel- 
que surprise  agréable  lorsqu'elle  s'y  venait  promener.  Je  la  quittais 
pour  venir  m'occuper  d'elle:  pour  y  penser  avec  plus  de  plaisir; 
autre  caprice  que  je  n'excuse  ni  n'explique,  mais  que  j'avoue  ! 
parce  que  la  chose  était  ainsi.  Je  me  souviens  qu'un  jour  madame 
de  Luxembourg  me  parlait  en  raillant  d'un  homme  qui  quitt  lit  sa 
maîtresse  pour  lui  écrire.  Je  lui  dis  que  j'aurais  bien  été  cet  homme- 
là  ;  et  j'aurais  pu, ajouter  que  je  l'avais  été  quelquefois.  Je  n'ai  pour- 
tant jamais  senti  près  de  maman  ce  besoin  de  m'éloigner  d'elle 
pour  l'aimer  davantage;  car  tète  à  tète  avec  elle  j'étais  aussi  par- 
failement  à  mon  aise  que  si  j'eusse  été  seul,  et  cela  ne  m'est  jamais 
arrivé  près  de  personne  autre,  ni  homme  ni  femme,  quelque  atta- 
chement qui*  j'aie  eu  pour  eux.  Mais  elle  était  si  souvent  entourée, 
et  de  gens  qui  me  convenaient  si  peu,  que  le  dépit  et  l'ennui  me 
chassaient  dans  mon  asile,  où  je  l'avais  comme  je  la  voulais,  sans 
crainte  que  les  importuns  vinssent  nous  y  suivre. 

Tandis  qu'ainsi  partagé  enire  le  travail,  le  plaisir  et  l'instruction. 
Je  vivais  dans  le  plus  doux  lefios.  l'Europe  n'était  pas  si  tranquille 
que  moi.  La  Franre  et  l'empereur  venaient  de  s'entre-déclarer  la 
guerre  ;  le  roi  de  Sardaigne  était  entré  dans  la  querelle  ,  et  l'armée 
française  filait  en-Piémont  pour  enirer  dans  le  Milanais,  lien  passa 
une  colonne  par  Cliambéry  ,  et  entre  autres  le  régiment  de  Cham- 
pagne ,  dont  était  colonel  .M.  le  duc  de  laTrimouille,  auquel  je  fus 
présenté,  qui  me  promit  beaucoup  de  choses,  et  qui  sùremeiit  n'a 
jamais  repensé  à  moi  Notre  petit  jardin  était  précisément  au  haut  du 
faubourg  par  lequel  entraient  les  troupes,  de  sorte  que  je  me  rassa- 
siais du  plaisir  d'aller  les  voir  passer,  et  je  me  passionnais  pour  le 
succès  de  ctle  guerre,  comme  s'il  m'eût  beaucoup  intéressé.  Jus- 
que-là je  ne  m'étais  pas  encore  avisé  de  songer  aux  atlaires  publi- 
ques; et  je  me  mis  à  lire  les  gazettes,  pour  la  première  fois,  mais 
avec  une  telle  partialité  pour  la  France,  que  le  cœur  me  battait  de 
joie  à  ses  moindres  avantages,  et  que  ses  revers  m'affligeaient  comme 
s'ils  fussent  tombés  sur  moi.  Si  cette  folie  n'eût  èié  que  passagère, 
je  ne  daignerais  pas  en  parler  ;  mais  elle  s'est  tellement  enracinée 
dans  mon  cœur  sans  aucune  raison  ,  que,  lorsque  j'ai  fait  dans  la 
suite  à  Paris  l'auti-despote  et  le  fier  républicain,  je  sentais  en  dépit 
de  moi-même  une  prédilection  secrète  pour  cette  même  nation  que 
je  trouvais  servile,  et  pour  ce  gouvernement  que  j'alfectais  de  fron- 
der. Ce  qu'il  y  avait  de  plaisant  était  qu'ayant  honte  d'un  penchant 
si  contraire  à  mes  maximes  je  n'osais  l'avouer  à  personne  ,  et  je 
raillais  les  Français  do  leurs  défaites,  tandis  que  le  cœur  m'en  sai- 
gnait plus  qu'à  eux.  Je  suis  sûrement  le  seul  qui ,  vivant  chez  une 
nation  qui  le  traitait  bien  et  qu'il  adorait,  se  soit  fait  chez  elle  un 
devoir  de  la  dédaigner.  Enfin  ce  penchant  s'est  trouvé  si  désinté- 
ressé de  ma  part,  si  fort,  si  constant,  si  invincible,  que  inème  depuis 
rua  sortie  du  royaume,  depuis  que  le  gouvernement,  les  magistrats, 
les  auteurs ,  s'y  sont  à  l'envi  déchaînés  contre  moi ,  depuis  qu'il  est 
devenu  du  bon  air  de  m'accabler  d'injustice  et  d'outrages,  je  n'ai 
pu  me  guérir  de  ma  folie.  Je  les  aime  en  dépit  de  moi,  quoiqu'ils  me 
maltraitent  En  voyant  déjà  commencer  la  décadence  de  l'Angle- 
terre, que  j'ai  prédite  au  milieu  de  ses  triomphes,  je  me  laisse  ber- 
cer au  fol  espoir  que  la  nation  française  ,  à  son  tour  victorieuse  , 
viendra  peut-èlre  un  jour  me  tirer  de  la  triste  captivité  où  je  vis. 

J'ai  cherché  longtemps  la  cause  de  cette  partialité,  et  je  n'ai  pu  la 
trouver  que  dans  l'.'ccasion  qui  la  vit  naître.  Un  goût  croissant  pour 
la  littérature  m'attachait  aux  livres  français  ,  aux  auteurs  de  ces  li- 
vres, et  au  pays  de  ces  auteurs.  Au  moment  même  que  défilait  sous 
mes  yeux  l'armée  française  ,  je  lisais  les  grands  capitaines  de  Bran- 
tôme. J'avais  la  tète  pleine  des  Clisson  ,  des  Bayard  ,  des  Lautrec, 


des  Coligny  ,  des  Montmorency,  des  la  Trimouille  ,  et  je  m'affec- 
tionnais à  leurs  descendants  comme  aux  héritiers  de  leiir  mérite  el 
de  leur  courage.  A  chaque  régiment  je  croyais  revoir  ces  fameuses 
bandes  noires  qui  jadis  av.iient  tant  fait' d'exploits  en  Piémont 
Enfin  j'appliquais  à  ce  que  je  voyais  les  idées  que  je  puisais  dans  lei 
livres;  mes  lectures  continuées  et  toujours  tirées  de  la  même  natiorJitl- 
nourrissaient  mon  affection  pour  elle,  et  m'en  firent  enfin  "une 
passion  aveugle  que  rien  n'a  pu  surmonter.  J'ai  en  dans  la  suitqiP'^ 
occasion  de  remarquer  dans  mes  voyages  que  cette  impression  ne 
m'était  pas  particulière,  et  qu'agissant  plus  ou  moins  dans  tous  les 
pays  sur  la  partie  delà  nation  qui  aimait  la  lecture  et  qui  cultivait 
les  lettres,  elle  balançait  la  haine  générale  qu'insnire  l'air  avanta- 
geux des  Français.  Les  romans  plus  que  les  hommes  leur  attachent 
les  femmes  de  tons  les  pays  ;  leurs  chefs-d'œuvre  dramatiques  affec- 
tionnent la  jeunesse  à  leurs  théâtres.  La  célébrité  de  celui  de  Paris 
y  attire  des  foules  d'étrangers  qui  en  reviennent  enthousiastes. 
Enfin  l'excellent  goût  de  leur  littérature  leur  soumet  tons  les  esprits 
qui  en  ont;  ei,  dans  la  guerre  si  malheureuse  dont  ils  sortent,  j'ai 
vu  leurs  auteurs  et  leurs  philosophes  soutenir  la  gloire  du  nom 
français  ternie  par  leurs  guerriers. 

J'étais  donc  Français  ardent,  et  celame  rendit  nouvelliste.  J'allais 
avec  la  foule  des  gobe-mouches  attendre  sur  la  place  l'arrivée  des 
courriers  ;  et,  plus  bête  que  l'càne  de  la  fable  je  m'inquiétais  beau- 
conp  pour  savoir  de  quel  maître  j'aurais  l'honneur  de  porter  le  bat; 
car  on  prélendait  alors  que  nous  appartiendrions  à  la  France  ,  et 
l'on  faisait  de  la  Savoie  un  échange  pour  le  Milanais.  Il  faut  pour- 
tant convenir  que  j'avais  quelques  sujets  de  crainte;  car,  si  cette 
guerre  eût  mal  tourné  pour  les  alliés,  la  pension  de  maman  courait 
grand  risque.  Mais  j'étais  plein  de  confiance  dans  mes  bons  amis  ; 
et  pour  le  coup,  malgré  la  surprise  de  M.  deBroglie,  cette  confiance 
ne  fut  pas  trompée,  grâces  au  roi  de  Sardaigne  à  qui  je  n'avais  pas 
pensé. 

Tandis  qu'on  se  battait  en  Italie  ,  on  chantait  en  France.  Les 
opéras  de  Rameau  commençaient  à  faire  du  bruit,  et  relevèrent  ses 
ouvrages  théoriques  que  leur  obscurité  mettait  à  la  portée  de  peu 
de  gens.  Par  hasard  j'entendis  parler  de  son  Trailé  de  l'Harmonie  , 
etje  n'eus  point  de  repos  que  je  n'eusse  acquis  ce  livre.  Par  un  autre  ' 
hasard  je  tombai  malade-  La  maladie  était  inflammatoire;  elle  fut  |  i' 
vive  et  courte  ;  mais  ma  convalescence  fut  longue,  et  je  ne  fus  d'un  ' 
mois  (!n  état  de  sortir.  Durant  ce  temps,  j'ébauchai,  je  dévorai 
mon  Traité  de  l'Harmonie;  mais  il  était  si  long,  si  diffus,  si  mal  ar- 
rangé, que  je  sentis  qu'il  me  fallait  un  temps  considérable  pour  l'é- 
tudier et  le  débrouiller.  Je  suspendais  mon  application  ,  et  je  ré- 
créais mes  yeux  avec  de  la  musique.  Les  cantates  deBernier,  sur  les- 
quelles je  m'exerçais,  ne  me  sortaient  pas  de  l'esiirit.  J'en  appris 
par  cœur  quatre  ou  cinq,  entre  autres  celle  des  Amours  dormants , 
quejeu'ai  pas  revue  depuis  lors  et  que  jesais  encorepresqiie  tout  en- 
tière ;  de  même  que  l'Amour  piqué  par  une  abeille,  très  jolie  cantate 
de  Clérembault,  que  j'appris  à  peu  près  dans  le  même  temps. 

Pour  m'a^hever,  il  arriva  de  la  'Val-d'Aoste  un  jeune  organiste 
appelé  l'abbé  Palais,  bon  musicien  ,  bon  homme,  et  qui  accompa- 
gnait très  bien  du  clavecin.  Je  fais  connaissance  avec  lui;  nous  voilà 
inséparables.  Il  était  élève  d'un  moine  italien  grand  organiste.  H 
me  parlait  de  ses  principes  ;  je  les  comparais  avec  ceux  de  mon  Ra- 
meau; je  remplissais  ma  tète  d'accompagnements,  d'accords,  d'har- 
monie. Il  fallait  se  former  l'oreille  à  tout  cela  :  je  proposai  à  ma- 
man un  petit  concert  tous  les  mois  ;  elle  y  consentit.  Me  voilà  si  plein 
de  ce  concert,  que  ni  jour  ni  nuit  je  ne  songeais  à  autre  chose;  et 
réellement  cela  m'occupait,  et  beaucoup,  pour  rassembler  la  musi- 
que, les  concertants,  les  instruments,  tirer  les  parties,  faire  les  ré- 
pétitions, etc.  Maman  chantait;  le  P.  Caton  ,  dont  j'ai  déjà  parlé  et 
dont  j'ai  à  parler  encore,  chantait  aussi  ;  un  maître  à  danser  appelé 
Roche,  el  son  fils ,  jouaient  du  violon  ;  Canavas ,  parent  de  M.  Van- 
loo,  qui  travaillait  au  cadastre,  et  qui  depuis  s'est  marié  à  Paris, 
jouait  du  violoncelle  ;  l'alibé  Palais  acccompagnait  du  clavecin  :  j'a- 
vais l'honneur  de  conduire  la  musique  avec  le  bâton  du  bûcheron. 
On  peutjuger  combien  tout  cela  était  beau  :  pas  tout-à-fait  comme 
chez  M.  de  Treytorens,  mais  il  ne  s'en  fallait  guère. 

Le  petit  concert  de  madame  de  Warens ,  nouvelle  convertie,  et 
vivant ,  disait-on  ,  des  charités  du  roi,  faisait  murmurer  la  séquelle 
dévote;  mais  c'était  un  amusement  agréable  pour  plusieurs  hon- 
nêtes gens.  On  ne  deviuiTait  pas  qui  je  mets  à  leur  tète  en  cette  oc- 
casion :  un  moine,  mais  un  moine  homme  de  mérite  et  même  ai- 
mable, dont  lesinforluiies  m'onldans  la  suite  bien  vivement uffeclé, 
et  dont  la  mémoire,  liée  à  celle  de  mes  beaux  jours,  m'est  encore 
chère.  11  s'agit  du  P.  Caton  ,  cordelier  ,  qui ,  conjointement  avec  le 
comte  d'Ortan,  avait  fait  saisir  à  Lyon  la  musique  du  pauvre  pe(2«- 
chat;ce  qui  n'est  pas  le  plus  beau  trait  de  sa  vie.  Il  était  bachelier 
de  Sorbonne;  il  avait  vécu  longtemps  à  Paris  dans  le  plus  grand 
monde,  et  très  faufilé  surtout  ciiez  le  marquis  d'Antreraont ,  alors 
ambassadeur  de  Sardaigne.  C'était  un  grand  homme,  bien  fait,  le 
visa"e  plein,  les  yeux  à  fleur  de  tète,  des  cheveux  noirs  qui  faisaient 
sans" affectation  le  crochet  aux  côtes  du  front;  l'air  à  la  fois  noble, 
ouvert ,  modeste  ;  se  présentant  simplement  et  bien  ;  n'ayan  t  ni  le 
maintien  cafard  ou  effronté  des  moines,  ni  l'abord  cavalier  d'un 


LES  CONFESSIONS. 


43 


lOmtiif:  à  la  niiido  ,  qiiiii(|iril  le  fût ,  mais  l'assurance  rl'iin  lionnèle 
loiiiine  qui ,  sans  rougir  île  sa  robe  ,  s'honure  lui-même  et  se  sent 
;ou,iours  à  sa  place  parmi  les  honnêtes  gens.  Quoique  le  P.  Caton 
a'eût  pas  beaucoup  d'étude  pour  un  docteur ,  il  en  avait  beaucoup 
pour  un  homme  du  monde  ;  et  n'étant  point  |>ressé  de  montrer  son 
jcquis,  il  le  pla(,;ait  si  à  propos  qu'il  en  paraissait  davantage.  Ayant 
beaucoup  vécu  dans  la  .société  ,  il  s'était  plus  attaché  aux  talents 
îgréabl(!S  qu'àuu  solide  savoir.  Il  avait  de  l'esprit,  faisait  des  vers, 
parlait  bien,  chantait  mieux  ,  avait  la  voix  belle,  touchait  l'orgue  et 
le  clavecin.  Il  n'en  fallait  pas  tant  pour  être  recherché  :  aussi  l'é- 
lail-il  ;  mais  cela  lui  fit  si  peu  négliger  les  soins  de  son  état ,  qu'il 
parvint,  malgré  des  concurrents  très  jaloux,  à  être  élu  définiteur 
[le  sa  province,  ou,  comme  on  dit,  un  des  grands  colliers  de  l'ordre. 

Ce  1'.  Caton  fit  connaissance  avec  maman  chez  le  marquis  d'An- 
Iremont.  Il  entendit  parler  de  nos  concerts,  il  en  voulut  être;  d  en 
fut,  et  les  rendit  brillants.  Nous  fûmes  bientôt  liés  par  notre  goût 
:ommun  pour  la  musique,  qui  chez  l'un  et  chez  l'autre  était  une 
passion  très  vive;  avec  cette  différence  qu'il  était  vraiment  musi- 
cien, et  que  je  n'étais  qu'un  barbouillon.  Nous  allions  avec  Cana- 
ms  et  l'abbé  Palais  faire  de  la  musique  dans  sa  chambre,  etquel- 
:|uefoisàson  orgue  les  jours  de  fête.  Nous  dinioris  souvent  à  .son 
petit  couvert  ;  car  ce  qu'il  avait  encore  d'étonnant  pour  un  moine 
est  qu'il  était  généreux,  magnifique  et  sensuel  sans  grossierrtc. 
Les  jours  de  nos  concerts  il  soupail  chez  maman.  Ces  soupers  étaient 
très  gais,  très  agréables  :  on  y  disait  le  mot  et  la  chose,  on  y  chau- 
lait des  duo; j'étais  à  mon  aise;  j'avais  de  l'esprit,  des  saillies;  le 
P.  Caton  était  charmant;  maman  était  adorable;  l'abbé  Palais, 
avec  sa  voix  de  breuf,  était  le  plastron.  Moments  si  doux  de  la  fo- 
lâtre jeunesse,  qu'il  y  a  de  temps  que  vous  êtes  partis  ! 

Comme  je  n'aurai  plus  à  parler  de  ce  pauvre  P.  Caton,  que  j'a- 
chève ici  en  deux  mots  sa  triste  histoire.  Les  autres  moines,  jaloux 
ou  plutôt  furieux  de  lui  voir  un  mérite,  une  élégance  de  mœurs, 
qui  n'avaient  rien  de  la  crapule  mon  astique,  le  prirent  en  haine  parce 
qu'il  n'était  pas  aussi  haïssable  qu'eux.  Les  chefs  se  liguèrent  et 
ameutèrent  contre  lui  les  moinillons  envieux  de  sa  place,  et  qui 
n'osaient  auparavant  le  regarder.  On  lui  fit  mille  all'ronts,  on  le 
destitua,  on  lui  ôta  sa  chambre,  qu'il  avait  meublée  avec  goût  quoique 
avec  simplicité;  on  le  relégua  je  ne  sais  on,  enfin  ces  misérables 
l'accablèrent  de  tant  d'outrages  que  son  âme  honnête,  et  fière  avec 
jiislii'c,  n'y  put  résister;  et,  après  avoir  fait  les  délices  des  .sociétés 
les  plus  aimables,  il  mourut  de  douleur  sur  un  vil  grabat,  dans  quel- 
(]uv  fond  de  cellule  ou  de  cachot,  regretté,  pleuré  de  tous  les  hon- 
iii'Us  gens  dont  il  fut  connu,  et  qui  ne  lui  ont  trouvé  d'autre  dé- 
faut que  d'être  moine. 

Avec  ce  petit  train  de  vie,  je  fis  si  bien  en  très  peu  de  temps, 
qu'absorbé  tout  entier  par  la  musique  je  me  trouvai  hors  d'état  de 
penser  à  autre  chose.  Je  n'allais  plus  à  mon  bureau  qu'à  contre- 
cœur, la  gène  et  l'assiduité  du  travail  m'en  firent  un  supplice  in- 
supportable, et  j'en  vins  enfin  à  vouloir  quitter  mon  emploi  pour  me 
livrer  totalement  à  la  musique.  Un  peut  croire  que  cette  folie  ne 
passa  pas  sans  opposition.  Quitter  un  poste  honnête  et  d'un  revenu 
fixe  pour  courir  après  des  écoliers  incertains  était  un  parti  trop  peu 
sensé  pour  plaire  à  maman.  Même  en  suppo.sant  mes  progrès  futurs 
au.ssi  grands  ipie  je  me  les  figurais,  c'était  borner  bien  modestement 
mon  ambition  que  de  me  réduire  pour  toute  ma  vie  à  l'état  de  mu- 
siiini.  Elle,  qui  ne  formait  que  des  projets  magniliques,  et  qui  ne 
pr.  liait  plus  iout-à-fait  au  mot  M.  d'Aubonne,  me  voyait  avec  peine 
ociiip(;  sérieusement  d'un  talent  qu'elle  trouvait  si  frivole,  et  me  ré- 
pétait souvent  ce  proverbe  de  province,  un  peu  moins  juste  à  Paris, 
que  (jui  bien  chante  et  bien  danse  fait  un  métier  qui  peu  avance,  iille 
rae  voyait,  d'un  autre  côté,  eutrainé  par  un  goût  irrésistible  ;  ma 
passion  de  musique  devenait  une  fureur  ;  et  il  était  à  craindre  que 
mon  travail,  se  sentant  de  mes  distractions,  ne  m'attirât  un  congé 
qu'il  valait  beaucoup  mieux  prendre  de  moi-même.  Je  lui  repré- 
sentais encore  que  cet  emploi  n'avait  pas  longtemps  à  durer,  qu'il 
me  fallait  un  talent  pour  vivre,  et  qu'il  était  plus  sûr  d'achever  d'ac- 
quérir par  la  pratique  celui  auquel  mon  goût  me  portait  et  qu'elle 
m'avait  choisi,  que  de  me  mettre  à  la  merci  des  protections  on  de 
faire  de  nouveaux  essais  qui  pouvaient  mal  réussir,  et  me  laisser, 
après  avoir  passe  l'âge  de  l'apprendre,  sans  ressource  pour  gagner 
mou  paiii.  Kiifin  j'exionjuai  sou  consentement  plus  à  force  d'iinpor- 
tuuites  et  de  caresses  que  de  raisons  dont  elle  se  contentât.  Aussitôt 
je  imirus  remercier  fièrement  M.  Coccelli,  directeur-général  du  ca- 
(lasiie,  comme  si  j'avais  fait  l'acte  le  plus  héroïque;  et  je  quittai  vo- 
loiilaiienient  mon  emploi  sans  sujet,  sans  raison,  sans  prétexte; 
avec  autant  et  plus  de  joie  que  je  n'en. avais  eu  à  le  prendre  il  n'y 
avait  pas  deux  ans. 

Cette  démarche,  toute  folle  ([u'elle  .était,  m'attira  dans  le  pays 
une  sorte  déconsidération  qui  me  fut  utile.  Les  uns  me  supposèrent 
des  ressources  que  je  n'avais  pas  ;  d'autres,  me  voyant  livré  toul- 
à-faità  la  musique,  jugèrent  de  mon  talent  par  mon  sacrifice,  et 
crurent  qu'avec  tant  de  passion  pour  cet  art  je  devais  le  posséder 
supérieurement.  Dans  le  royaume  dos  aveugles  les  borgnes  sont 
rois  ;  je  pd.ssai  là  pour  un  bo"!!  maître,  parce  qu'il  n'y  en  avait  que 
de  mauvais.  Ne  manquant  pas  au  reste  d'uii  certain  goùlde  chant, 


favorisé  d'ailleurs  par  mon  âge  et  par  ma  figure,  j'eus  bientôt  plus 
d'ecolières  qu'il  ne  m'en  fallait  pour  remplacer  ma  paie  de  secré- 
taire. 

Il  est  certain  que  pour  l'agrément  de  la  vie  on  ne  pouvait  passer 
plus  rapidement  d'une  extrémité  à  l'autre.  Au  cadastre,  em|do\éhuit 
iieures  par  jour  du  filus  inau.ssade  travail  avec  des  gens  encore  plus 
maussades,  enfermé  dans  un  triste  bureau  empuanti  de  l'haleine  de 
tous  ces  manants,  la  plupart  fort  mal  peignés  et  fort  malpropres,  je 
me  .'^entais  quelquefois  accable  jusqu'au  vertige  par  laltenlion,  la 
gêne  et  l'ennui.  Au  lieu  de  cela,  me  voilà  tout  d'un  coup  jeté  parmi 
le  beau  monde,  admis,  recherché  dans  les  meilleures  maisons;  par- 
tout un  accueil  gracieux,  caressant,  un  air  de  fêle  ;  d'aimables  de- 
moiselles bien  parées  m'attendent,  me  reçoivent  avec  empresse- 
ment; je  ne  vois  que  des  objets  charmants,  je  ne  sens  que  la  rose 
et  la  fleur  d'oranger  ;  on  chante,  on  cause,  on  rit,  on  s'amuse  ;  je 
ne  sors  de  laque  |)our  aller  ailleurs  en  faire  autant:  on  conviendra 
qu'à  égalité  dans  les  avantages  il  n'y  avait  pas  à  balancer  dans  le 
choix.  Aussi  me  trouvai-je  si  bien  du  mien  qu'il  ne  m'est  arrivé  ja- 
mais de  m'en  repentir;  et  je  ne  m'en  repeiis  pas  même  en  ce  mo- 
ment, où  je  pèse  au  poids  de  la  raison  les  actions  de  ma  vie,  déli- 
vré des  motifs  peu  sensés  qui  m'ont  entraîné. 

Voilà  presque  l'unique  fois  qu'en  n'écoutant  que  mes  penchants 
je  n'ai  pas  vu  tromper  mon  attente.  L'accueil  aisé,  l'esprit  liant, 
I  humeur  facile  des  habitants  du  pays  me  rendit  le  commerce  du 
monde  aimable;  et  le  goût  que  j'y  pris  alors  m'a  bien  prouvé  que 
si  je  n'aime  pas  à  vivre  parmi  les  hommes,  c'est  moins  ma  faute 
que  la  leur. 

C'est  dommage  que  les  Savoyards  ne  .soient  pas  riches  ;  ou  peut- 
être  serait-ce  dommage  qu  ils  le  fussent;  car,  tels  qu'ils  sont,  c'est 
le  meilleur  et  le  plus  aimable  [leuple  que  je  connaisse  S'il  est  une 
jietite  ville  au  monde  où  l'on  goûte  les  douceurs  de  la  vie  dans  un 
commerce  agréable  et  sûr,  c'est  Chambéry.  La  noblesse  de  la  pro- 
vince qui  sy  rassemble  n'a  que  ce  qu'il  faut  de  bien  pour  vivre, 
elle  n'en  a  pas  assez  pour  parvenir  ;  et,  ne  pouvant  se  livrer  à  l'am- 
bition, elle  suit  par  nécessité  le  conseil  de  Cynéas.  Elle  dévoue  sa 
jeunesse  à  l'état  militaire,  puis  revient  vieillir  paisiblement  chez 
soi.  L'honneur  et  la  raison  président  à  ce  partage.  Les  femmes  j 
sont  belles,  et  pourraient  se  passer  de  l'êlre;  elles  ont  tout  ce  qui 
peut  faire  valoir  la  beauté, et  mêmey  suppléer.  Il  est  singulier  qu'ap- 
pelé par  mon  étal  à  voir  beaucoup  de  jeunes  filles,  je  ne  me  rap- 
pelle pas  d'en  avoir  vu  à  Chambéry  une  seule  qui  ne  fût  pas  char- 
mante. On  dira  que  j'étais  disposé  à  les  tiouver  telles,  et  l'on  peut 
avoir  raison;  mais  je  n'avais  pas  besoin  d'y  mettre  du  mien  pour 
cela.  Je  ne  puis  en  vérité  me  rappeler  sans  plaisir  le  souvenir  de 
mes  jeunes  écolières.  Que  ne  puis-je,  en  nommant  ici  les  plus  aima- 
bles, les  rappeler  de  même,  et  moi  avec  elles,  à  l'âge  heureux  où 
nous  étions  lors  des  moments  aussi  doux  qu'innocents  que  j'ai  pas- 
sés auprès  d'elles!  La  première  fut  mademoiselle  de  Mellarede,  ma 
voisine,  sœur  de  l'élève  de  M.  Gaime.  Celait  une  brune  très  vive, 
mais  d'une  vivacité  caressante,  pleine  de  grâces,  et  sans  étourderie. 
Elle  était  un  peu  maigre,  comme  sont  la  plupart  des  filles  à  son 
âge;  mais  ses  yeux  brillants,  sa  taille  fine  et  son  air  attirant  n'a- 
vaient pas  besoin  d'embonpoint  pour  plaire.  J'y  allais  le  malin,  et 
elle  était  encore  ordinairement  en  déshabillé,  sans  autre  coiO'ure 
que  ses  cheveux  négligemnieiit  relevés,  ornés  de  quelque  tieur  que 
l'on  mettait  à  mon  arrivée,  et  qu'on  ôlail  à  mou  départ  pour  se 
coill'er.  Je  ne  crains  rien  lanl  au  mi)nde  qu'une  jolie  personne  en 
déshabillé;  je  la  redouterais  cctnt  fois  moins  parée.  .Mademoiselle  de 
Meiitliou,  chez  qui  j'allais  l'après-midi,  l'était  tnujours,  et  me  faisait 
une  impression  tout  aussi  douce,  mais  bien  ditl'erente.  Ses  cheveux 
étaient  d'un  blond  cendré  :  elle  était  très  mignonne,  très  timide  et 
très  blanche  ,  une  voix  nett(!,  juste  et  llûtée,  mais  qui  n'osait  se 
développer.  Elle  avait  au  sein  la  cicatrice  d'une  brûlure  d'eau 
bouillante  qu'un  fichu  de  chenille  bleue  ne  cachait  pas  extrêmement. 
Cette  marque  attirait  quelquefois  mon  attention,  qui  bientôt  n'était 
plus  pour  la  cicatrice.  Mademoiselle  de  Chulles,  une  autre  de  mes 
voisines,  était  une  fille  faite,  grande,  belle  carrure,  de  l'embonpoint  : 
elle  avait  été  très  bien.  Ce  nttail  plus  une  beauté,  mais  c'était  une 
personne  à  citer  pour  la  bonne  grâce,  pour  l'humeur  égale,  pour 
le  bon  naturel.  Sa  sœur,  madame  de  Charly,  la  plus  belle  femme  de 
Chambéry,  n'apprenait  plus  la  musique;  mais  elle  la  faisait  appren- 
dre à  sa  tille  toute  jeune  encore,  mais  dont  la  beauté  naissante  eût 
promis  d'égaler  celle  de  sa  mère,  si  malheureusement  elle  n'eût  eu 
ses  cheveux  un  peu  trop  blonds.  J'avais  à  la  Visitation  une  petite 
demoiselle  française,  dont  j'ai  oublié  le  nom,  mais  qui  mérite  une 
place  dans  la  liste  de  mes  préférences.  Eile  avait  pris  le  ton  lent  et 
traînant  des  religieuses,  et  sur  ce  ton  traînant  elle  disait  des  choses 
très  saillantes  qui  ne  semblaient  pas  aller  avec  son  maintien.  Au 
reste  elle  était  paresseuse,  n'aimait  pas  à  prendre  la  peine  de  mon- 
trer son  esprit,  et  c'était  une  faveur  qu'elle  n'accordait  pas  à  tout  le 
monde.  Ce  ne  fut  qu'après  un  mois  ou  deux  de  lettons  et  de  négli- 
gence, qu'elle  s'avisa  de  cet  expédient  pour  me  rendre  plus  exact; 
car  je  n'ai  jamais  pu  prendre  sur  moi  de  l'être.  Je  me  plaisais  à  mes 
leçons  quand  j'y  étais  ;  mais  je  n'aimais  pas  être  oblige  de  m'y  ren- 
dre, ui  que  l'heure  me  comuiaudàt  :  eii  toute  chose  la  gèue  et  ïas~ 


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LES  VEILLÉES  LITTÉRAIRES  ILLUSTRÉES. 


sujettissement  me  sont  insupportables;  ils  me  feraient  prendre  en 
haine  le  plaisir  mènK'.  On  dit  que  chez  les  niahométans  un  homme 
passe  au  point  du  jour  dans  les  rues  pour  ordonner  aux  maris  de 
rendre  le  devoir  à  leurs  femmes  :  je  serais  un  mauvais  Turc  à  ces 
heures-là. 

J'avais  quelques  éeolières  aussi  dans  la  bourgeoisie,  et  une  entre 
autres  qui  fut  la  cause  indirecte  d'un  changement  de  relation  dont 
j'ai  à  parler,  puisque  entin  je  dois  tout  due.  Elle  était  fille  dun 
épicier,  et  se  nommait  mademoiselle  Lard,  vrai  modèle  d'une  sta- 
tue grecque,  et  que  je  citerais  pour  la  plus  belle  fille  que  j'aie  jamais 
\ue,  s'il  y  avait  quelque  véritable  beauté  sans  vie  et  sans  ànie.  S()n 
indolence,  sa  froideur,  son  insensibilité,  allaient  à  un  point  in- 
croyable. Il  était  également  impossible  de  lui  plaire  et  de  la  fâcher; 
et  je  suis  persuadé  que  si  l'on  eût  fait  sur  elle  quelque  entreprise, 
elle  eût  laissé  faire,  non  par  goût,  mais  par  stupidité.  Sa  mère,  qui 
n'en  voulait  pas  .courir  le  risque,  ne  la  quittait  pas  d'un  pas.  En 
lui  faisant  a|iprendre  à  chanter,  en  lui  donnant  un  jeune  maître, 
elle  faisait  tout  de  son  mieux  pour  l'émoustiller  ;  mais  cela  ne  réus- 
sit point.  Tandis  que  le  maître  agaçait  la  fille,  la  mère  agiçait  le 
maître,  et  cela  ne  réussissait  pas  beaucou|i  mieux.  Madame  Lard 
ajoutait  à  sa  vivacité  naturelle  toute  celle  que  sa  fille  aurait  dû 
avoir.  C'était  un  petit  minois  éveillé,  chifToiiné,  marqué  de  petite 
vérole.  Elle  avait  de  petits  yeux  très  ardents  et  un  peu  rouges, 
parce  qu'elle  y  avait  presque  toujours  mal.  Tous  les  matins  quand 
j'arrivais  je  trouvais  presque  toujoui's  prêt  mon  café  à  la  crème  ;  et 
la  mère  ne  manquait  jamais  de  m'accueillir  par  un  baiser  bien  ap- 
pliqué sur  la  bouche,  et  que  par  curiosité  j'aurais  voulu  rendre  à  la 
fille,  pourvoir  comment  elle  l'aurait  pris.  Au  reste,  tout  cela  se  fai- 
sait si  simplement  et  si  fort  sans  conséquence,  que,  quand  M.  Lard 
était  là,  les  baisers  n'en  allaient  pas  moins  leur  train.  C'était  une 
bonne  pâte  d'homme,  le  vrai  père  de  sa  fille,  et  que  sa  femme  ne 
trompait  pas  parce  qu'il  n'en  était  pas  besoin. 

Je  me  prêtais  à  'toutes  «es  caresses  avec  ma  balourdise  ordinaire, 
les  prenant  bonnement  pour  des  marques  de  pure  amitié.  J'en  étais 
pourtant  importuné  quelquefois,  car  la  vive  madame  Lard  ne  lais- 
sait pas  d'être  exigeante  ;  et  si  dans  la  journée  j'avais  passé  devant 
la  boutique  sans  ni'arrèter,  il  y  aurait  eu  du  bruit,  il  fallait,  quand 
j'étais  pressé,  que  je  prisse  un  détour  pour  passer  dans  une  autre 
rue,  sachant  bien  qu'il  n'était  pas  si  aisé  de  sortir  de  chez  elle  que 
d'y  entier. 

Madame  Lard  s'occupait  trop  de  moi  pour  que  je  ne  m'occupasse 
point  d'elle.  Ses  attentions  me  touchaient  beaucoup.  J'en  parlais  à 
maman  comme  d'une  chose  sans  mystère;  et  quand  il  y  en  aurait 
eu,  je  ne  lui  en  aurais  pas  moins  parlé  ;  car  lui  faire  un  secret  île 
quoi  que  ce  fût  ne  m'eût  pas  été  possible  :  mon  cœur  était  ouvert 
devant  elle  comme  devant  Dieu.  Elle  ne  prit  pas  tout-à-fait  la  chose 
avec  la  même  simplicité  que  moi.  Elle  vit  des  avances  où  je  n'avais 
vu  que  des  amitiés;  elle  jugea  que  madame  Lard,  se  faisant  un 
point  d'honneur  de  me  laisser  moins  sot  qu'elle  ne  m'avait  trouvé, 
parviendrait  de  manière  ou  d'autre  à  se  taire  entendre;  et,  outre 
qu'il  n'était  pas  juste  qu'une  autre  femme  se  chargeât  de  l'instruc- 
tion de  son  élevé,  elh;  avait  des  motifs  plus  dignes  d'elle  pour  me 
garantir  des  pièges  auxquels  mon  âge  et  mon  état  m'exposaient. 
Dans  !e  mémo  temps  on  m'en  tendit  un  d'une  espèce  plus  dange- 
reuse, auquel  j'échappai,  mais  qui  lui  fit  sentir  que  les  dangers  qui 
me  menaçaient  sans  cesse  rendaient  nécessaires  tous  les  préserva- 
tifs qu'elle  y  pouvait  apoorter. 

Madame  la  comtesse  de  Menthon,  mère  d'une  de  mes  éeolières, 
était  une  femme  de  beaucoup  d'esprit,  et  passait  pour  n'avoir  pas 
moins  de  méchanceté.  Elle  avait  été  cause,  à  ce  qu'on  disait,  de 
bien  des  brouilleries,  et  d'une  entre  autres  qui  avait  eu  des  suites 
fatales  à  la  maison  d'Anlremont.  Maman  avait  été  assez  liée  avec 
elle  pour  connaître  son  «aractère;  ayant  très  innocemment  inspiré 
du  goût  à  quelqu'un  sur  qui  madame  de  Meiithoii  avait  des  préten- 
tions, elle  resta  chargée  auprès  d'elle  du  crime  de  cette  préférence, 
quoiqu'elle  n'eût  été  ni  recherchée  ni  acceptée;  et  madamii  de 
Menthon  chercha  depuis  lors  à  jouer  à  sa  rivale  plusieurs  tours, 
dont  aucun  ne  réussit.  J'en  rapporterai  un  des  plus  comiques,  par 
manière  d'échantillon.  Elles  étaient  ensemble  à  la  campagne  avec 
plusieurs  gentilshommes  du  voisinage,  et  entre  autres  l'aspirant  en 
question.  Madame  de  Menthon  dit  un  jour  à  un  de  ces  messieurs  que 
madame  de  Warens  n'était  qu'une  précieuse,  qu'elle  n'avait  point 
de  goût,  qu'elle  se  mettait  mal,  qu'elle  couvrait  sa  gorge,  comme 
une  bourgeoise.  Quant  à  ce  dernier  article,  lui  dit  fhomme,  qui 
était  un  plaisant,  elle  a  ses  raisons,  et  je  sais  qu'elle  a  un  gros  vilain 
rat  empreint  sur  le  sein,  maissi  ressemblant  qu'on  dirait  qu'il  court. 
La  haine  ainsi  que  l'amour  rend  crédule  :  madame  de  Menthon  ré- 
solut de  tirer  parti  de  cette  décoaverte  ;  et  un  jour  que  maman  était 
au  jeu  avec  l'ingrat  favori  de  la  dame,  celle-ci  prit  son  temps  pour 
passer  derrière  sa  rivale,  puis  renversant  à  demi  sa  chaise,  elle  dé- 
couvrit adroitement  sou  muuchiiir.  Mais  au  lieu  du  gros  rat,  le 
monsieur  ne  vit  qu'un  objet  fort  dilferent,  qu'il  n'était  pas  plus 
aisé  d'oublier  que  de  voir,  et  cela  ne  lit  pas  le  compte  de  la  d  ime. 

Je  n'étais  pas  un  personnage  à  occuper  madame  de  Mi'.nthon, 
<|,ui  ne  voulait  que  des  geus  bnlUuts  autour  d'elle.  Gepeadaal  elle 


fil  quelque  attention  à  moi,  non  pour  ma  figure ,  dont  assurément 
elle  ne  se  souciait  point  du  tout,  mais  pour  l'esprit  qu'on  me  sup]io- 
sait  et  qui  m'eût  pu  rendre  utile  à  ses  goûts.  Elle  en  avait  un  a^sez 
vif  pour  la  satire.  Elle  aimait  à  faire  des  chansons  et  des  vers  sur 
les  gens  qui  lui  déplaisaient.  Si  elle  m'eût  trouvé  assez  de  talent 
pour  lui  aider  à  tourner  ses  vers,  et  assez  de  complaisance  pour  tes 
écrire,  elle  et  moi  nous  aurions  bientôt  mis  Chambéry  sens-dessus- 
di;ssiiu3.  On  serait  remonté  à  la  source  de  ces  libiîlles  ;  madame  de 
Menthon  se  serait  tirée  d'affaire  en  me  sacrifiant,  et  j'aurais  été 
enrermé  le  reste  de  mes  jours  peut-être,  pour  m'apprendre  à  faire 
le  Phébus  avec  les  dames. 

Heureusement  rien  de  tout  cela  n'arriva.  Madame  de  Menthon 
me  retint  deux  ou  trois  fois  à  dîner  pour  me  faire  causer,  et  trouva 
que  je  n'étais  qu'un  sot.  Je  le  sentais  moi-même,  et  j'en  gémissais, 
enviant  les  talents  de  mon  ami  Venture,  tandis  que  j'aurais  dû  re- 
mercier ma  bêtise  des  périls  dont  elle  me  sauvait.  Je  demeurai  pour 
madame  de  Menthon  le  maître  à  chanter  de  sa  fille,  et  rien  de  plus; 
mais  je  vécus  tranquille  et  toujours  bien-voulu  dans  Chambéry.  Cela 
valait  mieux  que  d'être  un  bel  esprit  pour  elle,  et  un  serpent  pour 
le  reste  du  pays. 

Quoi  qu'il  en  soit,  maman  vit  que,  pour  m'arracher  aux  périls  de 
ma  jeunesse,  il  était  temps  de  nie  traiter  eu  homme:  et  c'est  ce 
qu'elle  fit,  mais  de  la  façon  la  plus  singulière  dont  jamais  femme 
se  soit  avisée  en  pareille  occasion.  Je  lui  trouvai  l'air  plus  grave  et 
le  propos  plus  moral  qu'à  son  ordinaire.  A  la  gaîté  folâtre  dont  elle 
entremêlait  ordinairement  ses  instructions  succéda  toul-à-coup  un 
ton  toujours  soutenu  qui  n'était  ni  familier  ni  sévère,  mais  qui 
semblait  préparer  une  explication.  Apres  avoir  cherché  vainement 
en  moi-même  la  raison  de  ce  changement,  je  la  lui  demandai  : 
c'était  ce  qu'elle  attendait.  Elle  me  proposa  une  promenade  au  pe- 
tit jardin  pour  le  lendemain  :  nous  y  fûmes  dès  le  matin.  Elle  avait 
prisses  mesures  pour  qu'on  nous  laissât  seuls  toute  la  journée; 
elle  remploya  à  me  préparer  aux  bontésqu'elle  voulait  avoir  pour 
moi,  non  comme  une  autre  femme,  par  du  manège  et  des  agacerie», 
mais  par  des  entretiens  pleins  de  sens  et  de  raison,  plus  faits  pour 
m'instruire  que  pour  me  séduire,  et  qui  parlaient  plus  à  mon  cœur 
qu'à  mes  sens.  Cependant,  quelque  e\cellents  et  utiles  que  fussent 
les  discours  qu'elle  me  tint,  et  quoiqu'ils  ne  fussent  rien  moins  que 
froids  et  tristes,  je  n'y  fis  pas  toute  l'attention  qu'ils  méritaient,"  et 
je  ne  les  gravai  pas  dans  ma  mémoire,  comme  j'aurais  fait  dans 
tout  autre  lem[is.  Son  début,  cet  air  de  préparatif,  m'avaient  donné 
de  l'inquiétude.  Tandis  qu'elle  parlait,  rêveur  et  distrait  malgré 
moi,  j'étais  moins  occupé  de  ce  qu'elle  disait  que  de  cherchera 
quoi  elle  en  voulait  venir,  et  sitôt  que  je  l'eus  compris,  ce  qui  ne 
fut  pas  facile,  la  nouveauté  de  cette  idée,  qui,  depuis  que  je  vivais' 
auprès  d'elle,  ne  m'était  pas  venue  une  seule  fois  dans  l'esprit, 
m'occupant  alors  tout  entier,  ne  me  laissait  plus  le  maître  de  pen- 
ser à  ce  qu'elle  me  disait.  Je  ne  pensais  qu'à  elle,  et  je  ne  l'écou- 
tais  pas. 

Vouloir  rendre  les  jeunes  gens  attentifs  à  ce  qu'on  leur  veut  dire 
en  leur  montrant  au  bout  un  objet  très  intéressant  pour  eux,  est 
un  contre  sens  très  ordinaire  aux  instituteurs,  et  que  je  n'ai  pas 
évité  moi-même  dans  mon  Emile.  Le  jeune  homme,  frappe  de 
l'objet  qu'on  lui  présente,  s'en  occupe  uniquement,  et  saute  à  pieds 
joints  par-dessus  vos  discours  préliminaires  pour  aller  d'abord  où 
vous  le  menez  trop  lentement  à  son  gré.  Quand  on  veut  le  rendre 
attentif,  il  ne  faut  pas  se  laisser  pénétrer  d'avance:  et  c'est  en 
quoi  maman  fut  maladroite.  Par  une  singularité  qui  tenait  à  son 
esprit  sysiématique,  elle  prit  la  précaution  très  vaine  de  faire  ses 
conditions;  mais  sitôl  que  j'en  vis  le  prix  je  ne  les  écoutai  pas 
même,  ou  je  me  dépéchai  de  consentir  à  tout.  Je  d  jule  même  qu'en 
pareil  cas  il  y  ait  sur  la  terre  un  homme  assez  franc  ou  assez  cou- 
rageux pour  oser  marchander,  et  une  seule  femme  qui  pût  par- 
donner de  l'avoir  fait.  Par  une  suite  de  la  même  bizarrerie,  elle  mit 
à  cet  accord  les  formalités  les  plus  graves,  et  me  donna  pour  y 
penser  huit  jours,  dont  je  f  assurai  faussement  qiia  je  n'avais  pas 
besoin:  car,  pour  comble  de  singularité,  je  l'as  très  aise  de  les  avoir, 
tant  la  nouveauté  de  ces  idées  m'avait  l'rappé,  et  tant  je  sentais  un 
bouleversement  dans  les  miennes  qui  me  demandait  du  temps  pour 
les  arranger. 

On  croira  que  ces  huit  jours  me  durèrent  huit  siècles.  Tout  au 
contraire,  j'aurais  voulu  qu'ils  les  eussent  duré  en  elfet.  Je  ne  sais 
comment  décrire  f  état  où  je  me  trouvais,  [ilein  dun  certain  ell'roi 
mêlé  d'impatience,  redoutait  ce  que  je  désirais,  jusqu'à  chercner 
quelquefois  tout  de  bon  d.ins  ma  tète  quelque  honnête  moyen  d'évi- 
ter d'être  heureux.  Qu'on  se  représente  mon  teinpéraïuenl  ardent 
et  lascif,  mon  sang  enflammé,-  mon  cœur  enivré  d'amour,  ma  vi- 
gueur, ma  sinlé,  mon  âge:  qu'on  pense  que,  dans  cet  état,  altéré 
de  femm;,  je  n'avais  encore  approché  d'au;une;  que  l'imagination, 
le  besoin,  la  vanité,  la  curiosité,  se  réunissaient  pour  me  dévorer 
de  l'ardent  désir  détrehommi  et  de  le  paraître  ;  qu'on  ajouie  sur- 
tout, car  c'est  ce  qu'il  ne  faut  pas  qu'on  oublie,  que  rajii  yi  f  et 
tendre  attachement  pour  elle,  loin  de  s'attiédir,  n'avait  fait  qu'aiig- 
iniMiter  de  jour  en  jour;  que  je  n'étais  bien  qu'auprès  d'elle,  que' 
je  ue  in'eu  éloignais  que  pour  y  penser;  que  J'avais  le  cœur  f  iem 


LES  CONFESSIONS. 


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non  .seul(;iTi(!nt  île  ses  bontés,  de  son  caraclère  aimable,  mais  de  son 
sexe,  dosa  Uguro,  de  sa  personne,  irelle,  en  un  mot,  par  tous  les 
rapports  sous  lesquels  elle  pouvait  ra'élre  clicrc;  et  qu'on  n'ima- 
gine pas  que,  pour  dix  ou  douze  ans  que  j'avais  de  moins  qu'elle, 
elle  fût  vieille  ou  me  parût  l'être.  Depuis  cinq  ou  six  ans  que  j'a- 
vais éprouvé  des  transports  si  doux  ù  sa  première  vue,  elle  était 
réellement  très  peu  cliangi;e,  et  ne  mu  le  paraissait  point  du  tout. 
Elle  a  toujours  été  charmante  pour  moi,  et  l'était  encore  alors  pour 
tout  le  monde.  Sa  taille  seule  avait  pris  un  peu  plus  de  rondeur. 
Du  reste,  c'était  le  même  œil,  le  même  teint,  le  même  sein,  les 
uiêmes  traits,  les  mêmes  beaux  cheveux  blonds,  l,i  même  gaité, 
tout,  jusqu'à  la  même  voix,  cette  voix  argentée  de  la  jeunesse,  qui 
lit  toujours  sur  moi  tant  d'impresiion,  qu'encore  aujourd'hui  je 
ne  puis  entendre  sans  émotion  le  sou  d'une  jolie  voix  de  fille. 

Naturellement  ce  que  j'avais  à  craindre  dans  l'attente  de  la  pos- 
session d'une  personne  si  cluirie  était  de  l'anticiper,  et  de  ne  pou- 
voir assez  gouverner  mes  désirs  et  mon  imaguntion  pour  rester 
maître  de  moi-même.  On  verra  que,  dans  un  âge  avancé,  la  seule 
idée  de  quelques  légères  l'aveurs  qui  m'attendaient  près  de  la  per- 
sonne aimée  allumait  mon  sang  à  tel  point,  qu'il  m'était  imp  issible 
de  taire  impunément  le  court  trajet  qui  me  séparait  d'elle.  Comment, 
par  quel  prodige,  dans  la  lleur  de  ma  jeunesse,  eus-jc  si  peu  d'em- 
pressement pour  la  première  jouissance?  Comment  en  pus-je  voir 
approcher  l'heure  avec  plus  de  peine  que  de  plaisir '/  Coinmeut,  au 
lieu  des  délices  qui  devaient  m'enivrer,  seniais-je  presque  de  la  ré- 
pugnance et  des  craintes'/  11  n'y  a  point  à  douter  que  si  j'avais  pu 
me  dérober  à  mon  bonheur  avec  bienséance,  je  ne  l'eusse  fait  de 
tout  mon  cicur.  J'ai  promis  des  bizarreries  dans  l'histoire  de  mon 
attachement  pour  elle  :  en  voilà  sûrement  une  à  laquelle  on  ne 
s'attendait  pas. 

Le  lecteur  déjà  révolté  juge  qu'étant  possédée  par  un  autre 
homme,  elle  se  dégradait  à  mes  jeux  en  se  partageant,  et  qu'un 
seiitinieiit  de  inésestnne  attiéJissaitceux  qu'elle  m'avait  inspires;  il 
se  troniiie.  Ce  partage,  il  est  vrai,  me  taisait  une  cruelle  peine,  tant 
par  une  délicatesse  fort  naturelle,  que  parce  qu'eu  elTut  je  le  trou- 
vais peu  digne  d'elle  et  de  moi;  mais  quant  à  mes  sentiments  pour 
elle,  il  ne  les  altérait  point,  et  je  peux  jurer  que  jamais  je  ne  l'ai- 
mai plus  teiidreuieut  que  quand  je  désirais  si  peu  de  la  posséder.  Je 
connaissais  trop  son  cœur  chaste  et  son  tempérament  de  glace  pour 
croire  un  moment  que  le  plaisir  des  sens  eut  aucune  part  à  cet 
abandon  d'elle-même  :  j'étais  parfaitement  sûr  que  le  seul  soin  de 
m'arracher  à  des  dangers  autrement  presque  inévitables,  et  de  me 
conserver  tout  entier  a  moi  et  à  mes  devons,  lui  en  faisait  enl'rein- 
dre  un  qu'elle  ne  regardait  pas  du  même  œil  que  les  autres  femmes, 
comme  il  sera  ditci-apres.  Je  la  plaignais,  et  je  me  plaignais.  J  au 
rais  voulu  lui  dire;  Non,  maman,  il  n'est  pas  nécessaire;  je  vous 
réponds  de  moi  sans  cela  :  mais  je  n'osais,  premièrement  parce 
que  ce  n'était  pas  une  chose  à  dire,  et  puis  parce  qu'au  fond  je  sen- 
tais que  cela  n'était  pas  vrai,  et  qu'eu  ell'et  il  n'y  avait  qu'une 
femme  qui  pût  me  garantir  des  autres  renimes,  et  me  mettre  à  l'é- 
preuve des  tentations.  Sans  désirer  de  la  posséder,  j  étais  bien  aise 
qu'elle  ni'ùtàt  le  désir  d'en  posséder  d'autres,  tant  je  regardais  tout 
ce  qui  pouvait  me  distraire  d'elle  eouune  un  malheur. 

La  longue  habitude  de  vivre  ensemble,  et  d'y  vivre  innocemment, 
loin  d'all'aiblir  mes  sentiments  pour  elle,  les  avait  renforcés,  mais 
leur  avait  en  même  temps  donné  une  auire  tournure  qui  les  rendait 
plus  alVectueux,  plus  tendres  peut-être,  mais  moins  sensuels.  .\ 
force  de  l'appeler  mamau,  à  force  d'user  avec  elle  de  la  familiarité 
d  un  lils,  je  m'étais  accoutume  a  me  regarder  comme  tel.  Je  crois 
que  voila  la  verilabie  cause  du  peu  d'empressement  que  j'eus  de  la 
posséder,  quoiqu'elle  me  lût  si  chère.  Je  me  souvr;n.-.  très  bien  que 
mes  premiers  sentiments,  sans  être  plus  vils,  eiaient  plus  volup- 
tueux. A  Annecy  jetais  dans  l'ivresse,  à  Chambery  je  n'y  étais  plus. 
Je  l'aiinais  toujours  aussi  passionnément  qu'il  fût  possible;  mais  je 
l'aimais  plus  pour  elle  et  moins  |iour  moi,  ou  du  moius  je  cherchais 
plus  mon  bonheur  que  m  m  plaisir  au()res  délie  :  elle  était  pour 
moi  plus  qu'une  sœur,  plus  qu'une  m^ue,  plus  qu'une  amie,  plus 
même  qu'une  maîtresse,  liuliu  je  1  aimais  trop  pour  la  convoiter: 
voila  ce  qu'il  y  a  de  plus  ciair  dans  mes  idées. 

Ce  jour,  plutôt  redoute  qu'attendu,  vint  enlui.  Je  promis  tout,  el 
je  ue  mentis  pas.  Mon  cœur  eonlirmait  mes  engageinenis  sans  en 
désirer  le  prix.  Je  1  obtins  pourtant.  Je  me  vis  pour  la  première  fois 
dans  les  bras  dune  l'emnie,  ei  d  une  femme  que  j'aJorais.  Kus-je 
lieureuv'?  non,  je  goûtai  le  plaisir.  Je  ne  sais  quelle  invincible  tris- 
tesse en  empoisonnait  le  charme.  J'étais  comuie  si  j  avais  commis 
un  inceste.  Ueux  ou  trois  fois,  en  la  pressant  avec  transport  dans 
mes  bras,  j'inondai  son  sein  de  mes  larmes,  four  elle,  elle  n'eiail 
m  triste,  m  vive;  elle  était  cares.aiite  ci  traiiquibe.  Comme  elle 
était  peu  sensuebe,  et  n'avait  point  recherche  la  volupté,  elle  n'eu 
eut  pas  les  délices  et  n'en  a  jamais  eu  les  remords. 

Je  le  répète  :  toutes  ses  fautes  lui  vinrent  de  ses  erreurs,  jamais 
de  ses  passions,  lilie  était  bien  née,  sou  cœur  était  pur,  elle.iimait 
b'S  choses  lionuéies,  ses  penchants  êtaieui  droits  el  vertueux,  son 
Huit  était  délicat;  elle  était  laite  pour  une  élégance  de  mœurs  qu'elle 
t  toujours  aimée,  et  qu'elle  u'a  jamais  suivie,  parce  que,  au  lieu 


d'écouter  son  cœur  qui  la  menait  bien,  elle  écoula  sa  raison  qui  la 
menait  mal.  Quand  des  principes  faux  l'ont  égarée,  ses  vrais  seilli- 
ments  les  ont  toujours  démentis  :  mais  inalheureusenienl  elle  se  pi- 
quait de  philo.sophie,  et  la  morale  qu'elle  s'était  faite  gâta  celle  que 
son  cœur  lui  dictait. 

W.  di'.Tavel,  son  premier  amant,  fut  son  maître  de  philosophie; 
et  les  |)rincipes  qu'il  lui  donna  furent  eeo.x  dont  il  avait  besoin  pour 
la  séduire.  La  trouvant  attachée  à  ses  devoirs,  à  .son  mari,  toujours 
froide,  raisonnante,  et  inattaquable  par  les  sens,  il  l'altaqua  par  des 
sophismes,  et  parvint  à  lui  montrer  ses  devoirs,  auxquels  elle  était 
si  attachée,  comme  un  bavardage  de  catéchisme  lait  uniquement 
pour  amuser  les  enfants,  l'union  des  sexes  comme  l'acte  le  plus  in- 
diirérent  en  soi,  la  fidélité  conjugale  co.iime  une  apparence  obliga- 
toire dont  toute  la  moralité  regardait  l'opinion,  le  repos  des  maris 
comme  la  seule  règle  du  devoir  des  feinm.;s;  en  sorte  que  des  inli- 
délités  ignorées,  nulles  [lour  celui  qu'elles  offensaient,  l'étaient 
aussi  pour  la  conscience  :  enfin  il  lui  persuada  que  la  chose  en 
elle-même  n'était  rien,  qu'elle  ne  prenait  d'existence  que  par  le 
scanilale,  et  que  toute  femme  qui  paraissait  sage,  par  cela  seul  l'était 
en  effet.  C'est  ainsi  que  le  malheureux  parvint  à  son  but,  en  cor- 
rompant la  raison  d'une  enfant  dont  il  n'avait  pu  corrompre  le 
Cioiir.  lion  fut  puni  par  la  plus  dévorante  jalousie,  persuadé  qu'elle 
le  traitait  lui-même  comme  il  lui  avait  appris  à  traiter  son  mari.  Je 
ncsais  s'il  se  tiompait  sur  ce  point.  Le  ministre  Perret  passa  pour 
son  succes.seùr.  Ce  que  je  sais,  c'est  que  le  tempérament  froid  de 
cette  jeune  femme,  qui  l'aurait  dû  garantir  de  ce  système,  fut  ce  qui 
l'empêcha  d'y  renoncer.  Elle  ne  pouvait  concevoir  qu'on  donnât  lant 
d'iniiiortanee  à  ce  qui  n'en  avait  point  pour  elle.  E.le  n'honora  ja- 
mais du  nom  de  vertu  une  abstinence  qui  lui  coûtait  si  peu. 

Elle  n'eût  donc  guère  abusé  de  ce  faux  principe  pour  elle-même; 
mais  elle  en  abusa  pour  autrui;  et  cela  par  une  autre  maxime  pres- 
que aussi  fausse,  mais  plus  d'accord  avec  la  bonté  de  sou  cœur.  Elle 
a  toujours  cru  que  rien  n'attach.iit  tant  un  homme  a  une  femme  que 
la  possession  ;  et ,  quoiqu'elle  n'aimât  ses  ainis  que  d'amitié  ,  c'était 
d'une  amitié  si  tendre,  qu'elle  employait  tous  les  moyeu»  qui  dépen- 
daient d'elle  pour  se  les  attacher  plus  fortement.  Ce  qui.  y  a  d'ex- 
traordinaire eslqu'el  le  a  presque  toujours  réussi.  Elle  était  si  réellement 
aimable,  que,  plus  rintimilé  dans  laquelle  on  vivait  avec  elle  était 
grande,  plus  on  y  trouvait  de  nouveaux  sujets  de  l'aimer.  Une  autre 
eiiose  digne  de  remarque  est  qu'après  sa-  première  faiblesse  elle  n'a 
guère  favorisé  que  des  malheureux  ;  les  gens  brillants  ont  tous  perdu 
leur  peine  auprès  d'elle  :  mais  il  fallait  qu'un  homme  qu'elle  com- 
meiiç.iit  par  plaindre  fût  bien  peu  aimable  si  elle  ne  Unissait  par 
l'aime.-.  Quand  elle  se  lit  des  choix  peu  dignes  d'elle,  bien  loin  que 
ce  fût  par  les  iuelinations  basses,  qui  n'approchèrent  jamais  de  son 
noble  cœur,  ce  fut  uniquement  par  son  caractère  trop  généreux, 
trop  humain,  trop  compatissant,  trop  sensible,  qu'elle  ne  gouverna 
(las  toujours  avec  assez  de  discernenieni. 

Si  quelques  principes  faux  Tout  égarée,  combien  n'en  avait-elle 
pas  d'admirables  dont  elle  ne  se  départait  jamais!  l'ar  combien  de 
vertus  ne  rachetait-elle  [las  ses  faiblesses,  si  fiy!  peut  appeier  de  ce 
nom  des  erreurs  où  les  sens  avaient  si  peu  de  part  1  Ce  même  homme 
qui  la  trompa  sur  un  point  l'instruisit  excellemment  sur  milie  au- 
tres; et  ses  passions, qui  n'étaient  pas  fougueuses,  lui  periuellant 
de  suivre  toujours  ses  lumières,  elle  allait  bien  quand  ses  sopaismes 
ne  l'égaraient  pas.  Ses  motifs  étaient  louables  jusque  dans  ses  fautes  ; 
en  s'abusaiit  elle  pouvait  mil  faire,  mais  elle  ne  pouvait  vouloir 
rien  q  il  fût  mal.  Elle  abhorrait  la  duplicité,  le  mensonge  :  elle  était 
juste,  équitable,  humaine,  désintéressée,  liJele  à  sa  parole,  à  ses 
amis,  à  ses  devoirs  q.i'ebe  reconnaissait  pour  tels,  incapable  de 
vengeance  et  de  haine,  et  ne  concevant  pas  même  qu'il  y  eût  le 
moindre  mérite  à  pardonner.  Enliu,  pour  revenir  à  ce  qu'elle  avait 
de  moins  excusable,  sans  estimer  ses  faveurs  ce  qu'elles  valaient, 
elle  \\\i\  fit  jamais  un  vil  comiuerce  :  elle  les  prodiguait,  mais  elle 
ne  les  vendait  p  is,  quoiqu  elie  fût  sjuvent  aux  expejieuts  pour 
vivre;  et  j  ose  dire  que  si  Sjcrate  put  estiinjr  Aspasie,  il  eût  res- 
pecté madame  de  Warens. 

Je  sais  d'avance  qu'en  lui  donnant  un  caractère  sensible  et  un 
tempérament  froid,  je  serai  accusé  Je  co.itraJiction  co.UiUii  à  l'or- 
dinaue,  et  avec  autant  de  raison.  Il  se  pe.it  que  U, nature  ait  eu 
tort,  et  que  cette  comoinaison  n'ait  pas  dû  être;  je  sais  seulciueut 
qu'elle  a  été.  rous  ceux  qui  ont  connu  m.idame  de  Wareus,  et  dont 
un  si  grand  nombre  exisie  encorj,  ont  p.i  savoir  qu'el.e  était  aiusi. 
J'ose  même  ajjater  quelle  n'a  connu  q.iuu  seul  vrai  p.al^ir  au 
monde,  c  était  d  en  faire  à  ceux  qu'elle  aiiuiit.  Toutefois  permis  à 
chacun  d'argumenter  la-dessus  tout  à  son  aise,  el  Je  prouver  doc- 
t.tment  que  cela  n'esi  pas  vrai.  -Ma  fonction  est  de  dire  la  venté, 
mais  uoii  pas  de  la  faire  croire. 

J'appris  peu  a  peu  loul  ce  que  je  viens  de  dire  dans  les  entre- 
tiens iiui  suivirent  notre  uuion,  etqui  seuls  la  renlirent  délicieuse. 
Elle  avait  eu  raisou  d'espérer  que  sa  compiaisiiice  me  serait  utile  ; 
j  en  tirai  pour  lUju  instruction  de  grands  avantages.  Eue  m'avait 
i  jusiiu'.ilors  par.e  de  moi  seul  comme  à  un  enfant  :  elle  commença 
;  «le  m  ;  traiter  eu  hoiu.ue  el  me  par. a  d'eUe.  fout  ce  qu'elle  me  ui- 
[    sait  m'ctaitsi  luieiessaul,  je  m  eu  seuluis  ii  louche,  que,  me  lepiiaut 


46 


LES  VEILLÉES  LITTÉRAIRES  ILLUSTRÉES. 


sur  nioi-mènie,  j'appliquais  à  mon  profit  ses  confidences  plus  que 
je  n'avais  fait  ses  leçon?.  Quand  on  sent  vraiment  que  le  cœur  parle, 
le  nôtre  s'ouvre  pour  recevoir  ses  épanchements,  et  jamais  toute  la 
morale  d'un  pédagogue  ne  vaudra  le  bavardage  affectueux  et  ten- 
dre d'une  femme  sensée  pour  qui  l'on  a  de  l'attachement. 

L'intimité  dans  laquelle  je  vivais  avec  elle  l'ayant  mise  à  portée 
de  m'apprécier  plus  avantageusement  qu'elle  n'avait  fait,  elle  jugea 
que,  malgré  mon  air  gauche,  je  valais  la  peine  d'être  cultivé  pour 
le  monde,  et  que,  si  je  m'y  montrais  un  jour  sur  un  certain  pied, 
je  serais  en  état  d'y  faire  mon  chemin.  Sur  celte  idée,  elle  s'atta- 
chait non  seulement  à  former  mon  jugement,  mais  mon  extérieur, 
mes  manières,  a  me  rendre  aimahle  autant  qu'estimable;  et  s'il  est 
vrai  qu  on  puisse  allier  les  succès  dans  le  monde  avec  la  vertu,  ce 
que  pour  moi  je  ne  crois  pas,  je  suis  sûr  au  moins  qu'il  n'y  a  pour 
cela  d  autre  route  que  celle  qu'elle  avait  prise  et  qu'elle  voulait 
m  enseigner.  Car  madame  de  Warens  connaissait  les  hommes,  et 
savait  supérieurement  l'art  de  traiter  avec  eux  sans  mensonge  et 
sans  imprudence,  sans  les  tromper  et  sans  les  fâcher.  Mais  cet  art 
était  dans  son  caractère  bien  plus  que  dans  ses  leçons,  elle  savait 
mieux  le  mettre  en  pratique  que  l'enseigner,  et  j'étais  l'homme  du 
monde  le  moins  propre  à  l'apprendre.  Aussi  tout  ce  qu'elle  fit  à 
cet  égard  fut-il,  peu  s'en  faut,  peine  perdue,  de  même  que  le  soin 
quelle, prit  de  me  donner  des  maîtres  pour  la  danse  et  pour  les 
armes.  Quoique  leste  et  bien  pris  dans  ma  taille,  je  ne  pus  appren- 
dre a  danser  nn  menuet.  J'avais  tellement  pris,  à  cause  de  mes 
cors,  l  habitude  de  marcher  du  talon,  que  Roche  ne  put  jamais  me 
la  laire  perdre  ;  et  jamais,  avec  l'air  assez  ingambe,  je  n'ai  pu  sau- 
ter un  médiocre  fossé.  Ce  fut  encore  pis  à  la  salle  d'armes.  Après 
trois  mois  de  leçon  je  tirais  encore  à  la  muraille,  hors  d'état  de 
.aire  assaut;  et  jamais  je  n'eus  le  poignet  assez  souple  ou  le  bras 
assez  ferme  pour  retenir  mon  fleuret  quand  il  plaisait  au  maître 
de  le  faire  sauter.  Ajoutez  que  j'avais  un  dégoiît  mortel  pour  cet 
exercice  et  pour  le  maître  qui  tâchait  de  me  l'enseigner.  Je  n'au- 
rais jamais  cru  qu;on  pût  être  fier  de  l'art  de  tuer  un  homme.  Pour 
mettre  son  vaste  génie  à  ma  portée,  il  ne  s'exprimait  que  par  des 
comparaisons  tirées  de  la  musique,  qu'il  ne  savait  pas.  Il  trouvait  des 
analogies  fra|>pantes  entre  les  bottes  de  tierce  et  de  quarte  et  les 
intervalles  musicaux  du  même  nom.  Quand  il  voulait  faire  une 
leiiile,  il  me  disait  de  prendre  garde  a  ce  dièse,  parce  que  ancien- 
nement les  dièses  s'appelaient  (/es  feùites  :  quand  il  m'avait  fait 
sauter  de  la  main  mon  fleuret,  il  disait  en  ricanant  que  c'était  «ne 
pause.  Enfin  je  ne  vis  de  mes  jours  un  pédant  plus  insupportable  que 
ce  pauvre  homme,  avec  son  plumet  et  son  plastron. 
_  Je  fis  donc  peu  de  progrès  dans  mes  exercices,  que  je  quittai  bien- 
tôt par  pur  dégoût;  mais  j'en  fis  davantage  dans  un  art  plus  utile, 
celui  d'être  content  de  mon  sort,  et  de  n'en  pas  désirer  un  plus 
brillant,  pour  lequel  je  commençais  à  sentir  que  je  n'étais  pas  né. 
Livré  tout  entier  au  désir  de  rendre  à  maman  la  vie  heureuse,  je 
me  plaisais  toujours  plus  auprès  d'elle;  et  quand  il  fallait  m'en  éloi- 
gner pour  courir  en  ville,  malgré  ma  passion  pour  la  musique  je 
commençais  à  sentir  la  gêne  de  mes  leçons. 

^  J'ignoiesi  Claude  Anet  s'aperçut  de  fintimitéde  notre  commerce; 
J  ai  lieu  de  croire  qu'il  ne  lui  fut  pas  caché.  C'était  un  garçon  très 
clairvoyant  mais  très  discret,  qui  ne  parlait  jamais  contre  sa  pen- 
sée, mais  qui  ne  la  disait  pas  toujours.  Sans  me  faire  le  moindre 
semblant  qu'il  lût  instruit,  par  sa  conduite  il  paraissait  l'être  ;  et 
celle  conduite  ne  venait  assurément  pas  de  bassesse  d'ànie,  mais 
de  ce  qu'étant  entré  dans  les  principes  de  sa  maîtresse,  il  ne  pou- 
vait desapprouver  qu'elle  agît  conséquemment.Quoique  aussi  jeune 
quelle,  il  était  si  muret  si  grave,  qu'il  nous  regardait  presque 
comme  deux  enfants  dignes  d'indulgence,  et  nous  le  regardions 
1  un  et  lautre  comme  un  homme  respeclahle  dont  nous  avions  l'es- 
tirae  à  ménager.  Ce  ne  fut  qu'après  qu'elle  lui  fut  infidèle  que  je 
connus  bien  tout  l'attachement  qu'elle  avait  pour  lui.  Comme  elle 
savait  que  je  ne  pensais,  ne  sentais,  ne  respirais  que  par  elle,  elle 
me  montrait  combien  elle  l'aimait,  afin  que  je  l'aimasse  de  même  ; 
et  elle  appuyait  encore  moins  sur  son  amitié  pour  lui  que  sur  son 
estime,  parce  que  c'était  le  sentiment  que  je  pouvais  partager  le 
plus  pleinement.  Combien  de  fois  elle  attendrit  nos  cœurs  et  nous 
lit  embrasser  avec  larmes,  en  nous  disant  que  nous  étions  néces- 
saires tous  deux  au  bonheur  de  sa  vie!  Et  que  les  femmesqui  liront 
ceci  ne  sourient  pas  malignement.  Avec  le  tempérament  qu'elle 
avait,  ce  besoin  n'était  pas  équivoque  :  c'était  uniquement  celui  de 
son  cœur. 

Ainsi  s'établit  entre  nous  trois  une  société  sans  autre  exemple 
peut-être  sur  la  terre.  Tous  nos  vœux,  nos  soins,  nos  cœurs,  étaient 
•^"Commun.  Rien  n'en  passait  au-delà  de  ce  petit  cercle.  L'habi- 
tude de  vivre  en.semble  et  d'y  vivre  exclusivement  devint  si  grande, 
que,  si  dans  nos  repas  un  des  trois  manquait  où  qu'il  vint  un  qua-' 
tricme,  tout  était  dérangé;  et,  malgré  nos  liaisons  particulières, 
les  tete-à-tète  nous  étaient  moins  doux  que  la  réunion.  Ce  qui  pré- 
venait entre  nous  la  gène  était  une  extrême  cmifiaiice  réciproque, 
et  ce  qui  prévenait  l'ennui  était  que  nous  étions  tous  fort  occupés. 
Mapian,  toujours  projetante  et  toujours  agissante,  ne  nous  laissait 
guère  oisifs  ni  l'un  ni  l'autre;  et  nous  avions  encore  chacun  pour 


notre  compte  de  quoi  bien  remplir  notre  temps.  Selon  moi,  le  dés- 
œuvrement n'est  pas  moins  le  fléau  de  la  société  que  celui  de  la  so- 
litude. Rien  ne  rétrécit  plus  l'esprit,  rien  n'engendre  plus  de  riens, 
de  rapports,  de  caquets,  de  tracasseries,  de  mensonges,  que  d'être 
éternellement  renfermés  les  uns  vis-à-vis  des  autres  dans  une 
chambre  ,  réduits  pour  tout  ouvrage  à  babiller  continuellement. 
Quand  tout  le  inonde  est  occupé,  l'on  ne  parle  que  quand  on.  a 
quelque  chose  à  dire;  mais  quand  on  ne  fait  rien,  il  faut  absolu- 
ment parler  toujours,  et  voilà  de  toutes'Ies  gênes  la  plus  incom- 
mode et  la  plus  dangereuse.  J'ose  même  aller  plus  loin;  et  je  sou- 
tiens que,  pour  rendre  un  cercle  vraiment  agréable,  il  faut  non 
seulement  que  chacun  y  fasse  quelque  chose,  mais  quelque  chose 
qui  demande  un  peu  d'attention.  Faire  des  nœuds,  c'est  ne  rien 
faire,  et  il  faut  tout  autant  de  soin  pour  amuser  une  femme  qui 
fait  des  nœuds,  que  celle  qui  tient  les  bras  croisés;  mais  quand  elle 
brode,  c'est  autre  chose  ;  elle  s'occupe  assez  pour  remplir  les  inter- 
valles du  silence.  Ce  qu'il  y  a  de  choquant,  de  ridicule,  est  de  voir 
pendant  ce  temps  une  douzaine  de  flandriiis  se  lever,  s'asseoir, 
aller,  venir,  pirouetter  sur  leurs  talons  ,  retourner  deux  cents  fois 
les  maLjol^  Ac  l,i  rhcminée,  et  fatiguer  leur  Minerve  à  maintenir  un 
inlariss;ililr  llii\  ilc  paroles.  La  belle  occupation  !  Ces  gens-là ,  quoi 
qu'ils  lusMiit ,  M'iiiiit  toujours  à  charge  aux  autres  et  à  eux-mêmes. 
Quand  j'étais  à  Moitiers;  j'allais  faire  des  lacets  chez  mes  voisines;  si 
je  retournais  dans  le  monde,  j'aurais  toujours  dans  ma  poche  un 
bilboquet,  et  j'en  jouerais  toute  la  journée  pour  me  dispenser  de 
parler  quand  je  n'aurais  rien  à  dire.  Si  chacun  en  faisait  autant, 
les  hommes  deviendraient  moins  méchants,  leur  commerce  devien- 
drait plus  sûr,  et,  je  pense,  plus  agréable.  Enfin  que  les  plaisants 
rient  s'ils  veulent,  mais  je  soutiens  que  la  seule  morale  à  la  portée 
du  présent  siècle  est  la  morale  du  bilboquet. 

Au  reste,  on  ne  nous  laissait  guère  le  soin  d'éviter  l'ennui  par 
nous-mêmes,  et  les  importuns  nous  en  donnaient  trop  par  leur 
affluence  pour  nous  en  laisser  quand  nous  restions  seuls.  L'impa- 
tience qu'ils  m'avaient  donnée  autrefois  n'était  pas  diminuée,  et 
toute  la  différence  était  que  j'avais  moins  de  temps  pour  m'y  livrer. 
La  pauvre  maman  n'avait  point  perdu  son  ancienne  fantaisie  d'en- 
treprises et  de  systèmes.  Au  contraire,  plus  ses  besoins  domestiques 
devenaient  pressants,  plus,  pour  y  pourvoir,  elle  se  livrait  à  ses  vi- 
sions; moins  elle  avait  de  ressources  présentes,  plus  elle  s'en  for- 
geait dans  l'avenir.  Le  progrès  des  ans  ne  faisait  qu'augmenter  en 
elle  cette  manie  ;  et,  à  mesure  qu'elle  perdait  le  goût  des  plaisirs 
du  monde  et  de  la  jeunesse,  elle  le  remplaçait  par  celui  des  secrets 
et  des  projets.  La  maison  ne  désemplissait  pas  de  charlatans,  de 
fabricants,  de  souffleurs,  d'entrepreneurs  de  toute  espèce,  qui,  dis- 
tribuant par  millions  la  fortune  et  les  espérances,  avaient  en  atten- 
dant besoin  d'un  écii.  Aucun  ne  sortait  de  chez  elle  à  vide  ;  et  l'un 
de  mes  étonnements  est  qu'elle  ait  pu  suffire  aussi  longtemps  à 
tant  de  profusions  sans  en  épuiser  la  source,  et  sans  lasser  ses 
créanciers. 

Le  projet  dont  elle  était  le  plus  occupée  au  temps  dont  je  parle, 
et  qui  n'était  pas  le  plus  déraisonnable  qu'elle  eût  formé,  était  de 
faire  établir  à  Chambéry  un  jardin  royal  de  plantes  avec  un  dé- 
monstrateur appointé  ;  et  l'on  comprend  d'avance  à  qui  cette  place 
était  destinée.  La  position  de  cette  ville  au  milieu  des  Alpes  était 
très  favorable  à  la  botanique;  et  maman,  qui  favorisait  toujours 
un  projet  par  un  autre,  y  joignait  celui  d'un  collège  de  |diarmacie, 
qui  véritablement  paraissait  utile  dans  un  pays  aussi  pauvre,  où 
les  apothicaires  étaient  presque  les  seuls  médecins.  La  retraite  du 
proto-médecin  Gro.ssi  à  Chambéry,  après  la  mort  du  roi  Victor, 
lui  parut  favoriser  beaucoup  cette  idée,  et  la  lui  suggéra  peut- 
être.  Quoi  qu'il  en  soit,  elle  se  mit  à  cajoler  Grossi,  qui  pourtant 
n'était  pas  trop  cajolable  ;  car  c'était  bien  le  plus  causiique  et  le 
plus  brutal  monsieur  que  j'aie  jamais  connu.  On  en  jugera  par 
deux  ou  trois  traits  que  je  vais  citer  pour  échantillon. 

Un  jour  il  était  en  consultation  avec  d'autres  médecins,  un  en- 
tre autres  qu'on  avait  fait  venir  d'Annecy,  et  qui  était  le  médecin 
ordinaire  du  malade.  Ce  jeune  homme,  encore  mal  appris  pour 
un  médecin,  osa  n'être  pas  de  l'avis  de  monsieur  le  proto;  celui-ci, 
pour  toute  réponse  ,  lui  demanda  quand  il  s'en  retournait,  par 
où  il  passait,  ei  quelle  voiture  il  prenait.  L'autre,  après  l'avoir 
satisfait,  lui  demande  à  son  tour  s'il  y  avait  quelque  chose  pour 
Son  service.  Rien,  rien,  dit  (Grossi,  sinon  que  je  veux  m'aller  mettre 
à  une  fenêtre  sur  votre  passage,  pour  avoir  le  plaisir  de  voir  passer 
un  àne  à  cheval.  Il  était  aussi  avare  que  riche  et  dur.  Un  de  ses 
amis  voulut  un  jour  lui  emprunter  de  l'argent  avec  de  bonnes 
sûretés.  Mon  ami,  dit-il  en  lui  serrant  le  bras  et  grinçant  les  dents, 
quand  saint  Pierre  descendrait  du  ciel  pour  ni'empruiiter  dix  pis- 
toles,  et  qu'il  me  donnerait  la  Trinité  pour  caution,  je  ne  les  lui 
prêterais  pas. 

Un  jour,  invité  à  dîner  chez  M.  le  comte  Picon,  gouverneur  de 
Savoie  et  très  dévot,  il  arrive  avant  l'heure  ;  et  son  excellence,  alors 
occupée  à  dire  le  rosaire,  lui  en  propose  l'amusement.  Ne  sachant 
trop  que  répondre,  il  fit  une  grimace  alfreuse  et  se  met  à  genoux. 
Mais  à  peine  avait-il  récité  deux  ave,  que,  n'y  pouvant  plus  tenir, 
il  se  lève  brusquement,  prend  sa  canue,  et  s'en  va  sans  mot  dire. 


LES  CONFESSIONS. 


Ï7 


Le  comte  Picon  court  après,  et  lui  crie  :  Monsieur  Grossi,  monsieur 
Grossi  restez  donc;  vous  avez  là- lias  à  la  bro  he  une  excellente 
bartavelle.  Monsieur  le  comte,  lui  répond  raulrc  en  se  retournant, 
vousnie  Hiinneriezun  ange  rôti  que  je  ne  lesterais  jias.  Vdila  quel 
était  M.  le  proto-médecin  Grossi,  (jue  maman  entreprit  et  vint  a 
bout  d'apprivoii-er.  Quoique  extrêmement  oiciipé,  il  s'accoutuma  à 
venir  très  souvent  chez  elle,  prit  Anet  en  amitié,  marqua  faire  cas 
de  ses  connaissances,  en  parlait  avec  estime,  et,  ce  qu'on  n'aiiiait 
pas  attendu  d'un  pareil  ours,  allectail  de  le  traiter  avrc  cimsidéra- 
tion  pour  eflacer  les  impressions  du  passé.  Car,  quoique  Anet  ne  fût 
plus  sur  le  pied  d'un  domestique,  on  savait  qu'il  l'avait  été;  et  il 
ne  fallait  jias  moins  que  l'exemple  et  l'auioriic  de  M.  le  proto-mé- 
decin pour  donner,  à  son  égard,  le  ton  qu'on  n'aurait  pas  pris  de 
tout  autre.  Claude  Anet,  avec  un  babil  noir,  une  jierruquc  bien 
peignée,  un  maintien  grave  et  décent,  une  conduite  sage  et  circon- 
sptcle,  des  connaissantes  assez  étendues  en  niaiicre  médicale  et  en 
botanique,  et  la  faveur  du  tbef  de  la  faculté,  ]iouvail  raisonnable- 
ment espérer  de  remplir  avec  applaudissement  la  place  de  démons- 
trateur royal  des  plantes,  si  l'établissement  projeté  avait  lieu  ;  et 
réellement  Grossi  en  avait  goûté  le  plan,  l'avait  adopté,  et  n'atten- 
dait pour  le  [iroposer  à  la  cour  que  le  moment  i  ù  la  paix  permet- 
trait de  songer  aux  choses  utiles,  et  laisserait  disposer  de  quelque 
argent  pour  y  pourvoir. 

Mais  ce  projet,  dont  l'exécution  m'eût  probablement  jeté  dans  la 
botanique,  pour  laquelle  il  semble  que  j'étais  né,  manqua  par  un  de 
cescou[is  inattendus  qui  renversent  les  desseins  les  mieux  concerté.'.. 
J'é.tais  destiné  à  devenir,  par  degrés,  un  exemple  des  misères  hu- 
maines. On  dirait  que  la  Providence,  qui  m'appelait  à  ces  grandes 
épreuves,  écartait  de  la  main  tout  ce  qui  m'eût  empêche  d'y  arri- 
ver. Dans  une  course  qu'Anet  avait  été  faire  au  haut  des  montagnes 
pour  aller  chercher  du  génipi,  plante  rare  qui  ne  croît  que  sur  les 
Alpes,  et  dont  M.  Grossi  avait  besoin,  ce  pauvre  garçon  s'échaufTa 
tellement  qu'il  gagna  une  pleurésie  dont  le  genipi  ne  put  le  sauver, 
quoiqu'il  y  soit,  dil-on,  spccilique;  et,  malgré  tout  l'art  de  Grossi, 
qui  certainement  était  un  habile  homme,  malgré  les  soins  intinis 
que  nous  primes  de  lui,  sa  bonne  maître.sse  et  moi,  il  mourut  le 
cinquième  jour  entre  nos  bras,  après  la  plusciuelle  agonie,  durant 
laquelle  il  n'eut  d'aulre  exhortations  que  les  miennes;  et  je  les  lui 
prodiguai  avec  des  élans  de  douleur  et  de  zèle  qui,  s'il  était  en  état 
de  m'entcndre,  devaient  être  de  quelque  consolation  pour  lui.  Voilà 
comment  je  perdis  le  plus  solide  anii  que  j'eus  en  toute  ma  vie, 
homme  estimable  et  rare,  à  qui  la  nature  tint  lieu  d'éducation,  qui 
nourrit  dans  la  servitude  toutes  les  venus  des  grands  hommes,  et  à 
qui  peut-être  il  manqua,  pour  se  montrer  tel  à  tout  le  monde,  que 
de  vivre  et  d'être  placé. 

Le  lendemain  j'en  parlais  avec  maman  dans  la  ffliction  la  plus  vive 
et  la  plus  sincère,  et  tout  d'un  coup,  au  milieu  de  l'entretien,  j'eus 
la  vile  et  indigne  pensée  que  j'héritais  de  ses  nippes,  et  surtout 
d'u.i  bel  babil  noir  qui  m'avait  donné  dans  la  vue.  Je  le  pensai  , 
par  conséquent  je  le  dis,  car  près  d'elle  c'était  pour  moi  la  même 
chose.  Uien  ne  lui  fit  mieux  sentir  la  perle  qu'elle  avait  faite  que  ce 
lâche  et  odieux  mot,  le  désiiitércssi ment  et  la  noblesse  d'ànie  étant 
des  qualités  que  le  défunt  avait  emunninient  possédées.  La  pauvre 
femme,  sans  rien  répondre,  se  tourna  de  l'autre  côté,  et  se  mit  à 
pkuiei.  tiares  et  précieuses  larmes!  EUts  furent  entendues,  et 
coulèrent  loutesdans  mon  cœur;  elles  y  lavèrent  jusqu'aux  dernières 
trati  s  d'un  sentiment  bas  et  malhonnête  ;  il  n'y  en  est  jamais  entré 
depuis  lors. 

Cette  perte  causa  à  maman  autant  de  préjudice  que  de  douleur. 
De|iuis  ce  moment  ses  ailaires  ne  cessèrent  d'aller  en  décadence. 
Anet  était  un  gaiçon  sage  et  rangé,  qui  maintenait  l'ordre  dans  la 
iiiaiboii  de  sa  niaiiresse.  On  craignait  sa  vigilance,  et  le  gas)iillage 
ctail  moindre.  Llle-niên.e  craignait  sa  censure  ,  et  se  contenait 
davantage  dans  ses  dissipations.  Ce  n'était  i^as  assez  pour  elle  de 
son  atlaehemcnt,  die  \eiulait  conserver  son  estime,  et  elle  redoutait 
le  juste  n  proche  qu'il  osait  quelquefois  lui  faire  ,  qu'elle  prtidiguait 
le  lueii  d'autrui  autant  que  le  sien.  Je  pensais  coninie  lui,  je  \,i 
disais  luênie  ;  mais  je  n'avais  pas  le  même  ascendant  sur  elle,  et 
mes  distours  n'en  imposaient  pas  comme  les  siens.  Quand  il  ne  lut 
plus,  je  fus  bien  force  de  prendre  sa  place,  pour  laquelle  j'avais  aussi 
peu  d'aptitude  que  de  goùl;  je  la  remplis  mal.  J'étais  peu  soigneux, 
j'étais  lurt  timide  ;  tout  en  grondant  à  part  moi ,  je  laissais  tout 
aller  comme  il  allait.  D'ailleurs  j'avais  bien  obtenu  la  même  con- 
fiance, mais  non  pas  la  même  autorité.  Je  voyais  le  désordre,  j'en 
gémissais,  je  m'en  plaignais,  et  je  n'étais  pas  écouté.  J'étais  trop 
Jeune  et  trop  vif  pour  avoir  le  droit  d'être  raisonnable;  cl,  quand 
je  voulais  me  mêler  de  faire  le  censeur,  maman  nie  donnait  de  pe- 
tits soulllils  de  caresses,  m'appelait  son  petit  Mentor,  et  me  forçait 
à  reprendre  le  rôle  qui  me  convenait. 

Le  sentiment  in-nfond  de  la  deiresse,  où  ses  dépenses  peu  mesu- 
rées devaient  nécessairement  la  jeter  tôt  ou  tard,  me  lit  une  ini(iies- 
sion  d'autant  plus  forte,  qu'étant  devenu  riiispecleur  de  sa  maison 
je  jugeais  par  moi-même  de  l'inégalité  de  la  lialauce  entre  le  doit 
et  l'acuir.  Je  date  de  celte  époque  le  penchant  à  l'avarice  que  je  me 
suis  toujours  senti  depuis  ce  temps-là.  Je  n'ai  jamais  été  follement 


prodigue  que  par  bourrasques;  mais  jusqu'alors  je  ne  m'étais  jamais 
fort  inquiété  si  l'avais  peu  "U  beaucoufi  d'argent.  Je  commençai  à 
faire  celle  attention,  et  à  prendre  du  souci  de  ma  bour.se.  Je  deve- 
nais vilain  par  un  moiiftrés  noble  ;  car  en  vérité  je  ne  songeais  qu'à 
ménagera  maman  quelque  ressource  dans  la  catastrophe  que  je 
prévoyais.  J^;  craignais  que  ses  créanciers  ne  fissent  saisir  sa  pen- 
sion, "qu'elle  ne  lut  toul-à-fait  supprimée;  et  Je  m'imaginais,  selon 
mes  vues  étroites,  que  no'D  petit  magot  lui  serait  alors  d'un  grand 
secours.  Mais  pour  le  faire,  et  surtout  (lour  le  conserver,  il  fallait  me 
cacher  d'elle;  car  il  n'eût  pas  convenu,  tandis  qu'elle  était  aux  ex- 
pédients, qu'elle  eût  su  que  j  avais  de  l'argi-nt  mignon.  J'allais  donc 
cherchant  iiai-ci  par-là  de  (leliles  caches  où  je  fourrais  quelques 
louis  en  dépôt,  com(itant  augmenter  ce  dépôt  sans  cesse  jusqu'au 
nupHieiit  di;  le  mettre  à  ses  pieds.  Mais  j'étais  si  maladroit  dans  le 
choix  de  mes  cachettes,  qu'elle  les  éventait  toujours  ;  puis,  pour 
ni'apprendre  qu'elle  les  avait  trouvées,  elle  ôlait  ce  que  j'y  avais 
mis,  et  en  niellait  davantage  en  autres  espèces.  Je  venais  tnul  hon- 
teux rapporter  à  la  bourse  commune  mon  petit  irésor,  et  janiaiselle 
ne  manquait  de  l'employer  en  nippes  ou  meubles  à  mon  profit, 
comme  épée  d'argent,  montre,  ou  autre  chose  pareille. 

Bien  cuiivaiiicu  qu'accumuler  ne  me  réus.sirait  jamais  et  serait 
pour  elle  une  mince  ressource,  je  sentis  enfin  que  je  n'en  avais  point 
d'autre,  contre  le  nialheur  que  je  prévoyais,  que  de  me  mettre  en 
elal  de  pourvoir  à  sa  subsistance,  quand,  cessant  de  pourvoir  à  la 
mienne,  elle  verrait  le  pain  prêt  à  lui  manquer.  Malheureusement, 
jetant  mes  -projets  du  eôlé  de  rues  goûts,  je  m'obstinais  à  clie. cher 
follement  ma  furtune  dans  la  musique;  et,  sentant  naître  des  idées 
et  des  chants  dans  ma  têle,  je  crus  qu'aussitôt  que  je  serais  en  état 
d'en  tirer  parti,  j'allais  devenir  un  homme  célèbre,  un  Orphée  mo- 
derne, dniil  les  sons  devaient  attirer  tout  l'argent  du  Pérou.  Ce  dont 
il  s'agissait  pour  moi,  couiiuençant  à  lire  passablement  la  musique, 
était  d'apiuendre  la  coniposiiion.  La  difficulté  était  de  trouver  quel- 
qu'un pour  me  l'enseigner;  car  avec  mon  Rameau  seul  je  n'espé- 
rais pas  y  parvenir  par  moi-même,  et,  depuis  le  départ  de  M.  le 
Maine,  il  n'y  avait  personne  en  Savoie  qui  entendit  rien  à  l'har- 
moriie. 

ki  l'on  va  voir  encore  une  de  ces  inconséquences  dont  ma  vie  est 
remplie,  et  qui  m'ont  lailsi  souvent  aller  contre  mon  but,  lors  même 
que  j'y  paraissais  tendre  directement.  Venlure  m'avait  beaurx)up 
parle  de  l'abbe  Blantliard,  son  maître  de  composiiion,  homme  de 
mérite  et  d'un  grand  talent,  qui  pour  lors  était  maître  de  musique 
de  la  cathédrale  de  Besançon,  et  qui  l'est  maintenant  de  la  cha- 
pelle de  Versailles.  Je  me  mis  en  tète  d'aller  à  Besançon  prendre  le- 
çon de  l'abbe  Blanchard  ;  et  cette  idée  me  parut  si  raisonnable  que 
je  parvins  à  la  faire  trouver  telle  à  maman.  La  voilà  travaillant  à 
mon  petit  équipage,  et  cela  avec  la  profusion  qu'elle  mettait  à  toute 
chose.  Ainsi,  toujours  avec  le  projet  de  prévenir  une  banqueroute 
et  de  réparer  dans  l'avenir  l'ouvrage  de  sa  dissipation,  je  commen- 
çai dans  le  moment  niêine  par  lui  causer  une  dépense  de  huit 
cents  francs  :  j'accélérais  sa  ruine  pour  me  mettre  en  état  d'y  re- 
médier. Quelque  folle  que  fûl  cette  conduite,  l'illusion  était  eniière 
de  ma  jiart,  et  même  de  la  sienne.  Nous  étions  persuades  l'un  et 
l'autre,  moi  que  je  travaillais  utilement  pour  elle,  elle  que  je  tra- 
vaillais utilement  pour  moi. 

J'avais  compté  trouver  Venture  encore  à  Annecy,  et  lui  deman- 
der une  lettre  pour  fabbé  Blanchard.  H  n'y  était  plus.  Il  fallut  pour 
tout  renseignement  me  conleiiler  d'une  messe  à  quatre  parties  de 
.sa  composition  et  de  sa  main,  qu'il  m'avait  laissée.  A  cette  recom- 
mandation je  vais  à  Besançon,  passant  par  Genève,  où  je  fus  voir 
mes  parents,  et  par  ISjon,  où  je  fus  voir  mon  père,  qui  me  reçut 
comme  à  son  ordinaire,  et  se  chargea  de  me  faire  parvenir  îiia 
malle,  qui  ne  venait  qu'après  moi,  parce  que  jetaisà  cheval.  J'ar- 
rive à  Besançon.  L'abbe  Blanchard  me  reçoit  bien,  me  promet  ses 
instructions  et  m  otl'ie  ses  services.  Nous  étions  prêts  à  commencer, 
quand  j'apprends  |iar  une  lettre  de  mou  i>ère  que  ma  malle  a  été 
saisie  et  contisquee  aux  Housses,  bureau  de  France  sur. les  frontiè- 
res de  Suisse.  Ell'raye  de  celle  nouvelle,  j'emploie  les  connaissances 
que  je  mêlais  laites  à  Besançon  pour  savoir  le  motif  de  celle  con- 
liscation  :  car,  bien  sûr  de  n'avoir  point  de  coulrehaude,je  ne  pou- 
vais concevoir  sur  quel  prétexte  on  l'avait  pu  fonder.  Je  l'apprends 
enlin  :  il  faut  le  dire,  car  c'est  un  fait  curieux. 

Je  voyais  à  Chanibéry  un  vieux  Lyonnais,  fort  bon  homme,  appelé 
M.  Duvivier,  qui  avait  travaillé  au  visa  sous  la  régence,  et  qui  faute 
d'emploi  était  venu  travailler  au  cadastre.  U  avait  vécu  dans  le 
monde;  il  avait  des  taleuis,  quelque  savoir,  de  la  douceur,  de  la 
politesse;  il  savait  la  musique;  et  comme  j'étais  de  chambrée  avec 
lui,  nous  nous  étions  lies  de  préférence  au  milieu  des  ours  mal  lé- 
chés qui  nous  entouraienl.  Il  avait  à  Paris  des  correspondances  qui 
lui  fournissaient  ces  petits  riens,  ces  nouveautés  éphémères  ijui  cou- 
rent on  ne  sait  pourquoi,  qui  meurent  on  ne  sait  comment,  sans 
que  jamais  personne  y  ici>euse,  quand  on  a  cessé  d'en  parler.  Comme 
je  le  menais  quelquefois  diner  chez  maman,  il  me  faisait  sa  cour  en 
quelque  sorte;  et  pour  se  rendre  agréable  il  lâchait  de  me  faire  ai- 
mer ces  fadaises,  pour  lesquelles  j'eus  toujours  uu  tel  dégoût  qu'il 
ne  m'est  arrivé  de  la  vie  d'en  lire  une  à  moi  seul.  Pour  lui  com- 


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LES  VEILLÉES  LITTÉRAIRES  ILLUSTRÉES. 


plaire,  je  prenais  ces  précieux  torche-culs,  je  les  mettais  dans  ma 
poche,  et  je  n'y  songeais  plus  que  pour  le  seul  usage  auquel  ils 
étaient  bons.  Malheureusement  un  de  ces  maudits  papiers  resta  dans 
la  poche  de  veste  d'un  habit  neuf  que  j'avais  porté  deux  ou  trois 
fois  pour  être  en  règle  avec  les  commis.  Ce  papier  était  une  parodie 
janséniste  assez  plate  de  la  belle  scène  du  Mithridale  de  Racine.  Je 
n'en  avais  pas  lu  dix  vers,  et  l'avais  laissé  par  oubli  dans  ma  poche. 
Voilà  ce  qui  fit  confisquer  mon  équipage.  Les  commis  firent  à  la 
tète  de  l'inventaire  de  cette  malle  un  magnifique  procès-verbal,  où, 
supposant  que  cet  écrit  venait  de  Genève  pour  être  imprimé  et  dis- 
tribué en  France,  ils  s'étendaient  en  saintes  invectives  contre  les 
ennemis  de  Dieu  et  de  l'Eglise,  et  en  éloges  de  leur  pieuse  vigilance 
qui  avait  arrêté  l'exécution  de  ce  projet  infernal.  Us  trouvèrent  sans 
doute  que  mes  chemises  sentaient  aussi  l'hérésie,  car  en  vertu  de  ce 
terrible  papier  tout  fut  confisqué,  sans  que  jamais,  comme  que  j'aie 
pu  m'y  prendre,  j'aie  en  ni  raison  ni  nouvelle  de  ma  pauvre  paco- 
tille. Les  gens  des  fermes  à  qui  l'on  s'adressa  demandaient  tant 
d'instructions,  de  renseignements,  de  certificats,  de  mémoires,  que, 
me  perdant  mille  fois  dans  ce  labyrinthe,  je  fus  contraint  de  tout 
abandonner.  J'ai  un  vrai  regret  de  n'avoir  p.is  conservé  le  procès- 
verbal  du  bureau  des  Rousses.  C'était  une  pièce  à  figurer  parmi  celles 
dont  le  recueil  doit  accompagner  cet  écrit. 

Cette  perte  me  fit  revenir  à  Chambéry  tout  de  suite,  sans  avoir 
rien  fait  avec  l'abbé  Blanchard  ;  et  tout  bien  pesé,  voyant  le  mal- 
heur me  suivre  dans  toutes  mes  entreprises,  je  résolus  de  m'atta- 
cher  uniquement  à  maman,  de  courir  sa  fortune,  et  de  ne  plus  m'in- 
quiéter  inutilement  d'un  avenir  auquel  je  ne  pouvais  rien.  Elle  me 
reçut  comme  si  j'avais  rapporté  des  trésors;  remonta  peu  à  peura.i 
petite  garde-robe  ;  et  mon  malheur,  assez  grand  pour  l'un  et  pour 
l'autre,  fut  presque  aussitôt  oublié  qu'arrivé. 

Quoique  ce  malheur  m'eût  refroidi  sur  mes  projets  de  musique, 
je  ne  laissai  pas  d'étudier  toujours  mon  Rameau;  et  à  force  d'efforts 
je  parvins  enfin  à  l'entendre,  et  à  faire  quelques  petits  essais  de  com- 
position dont  le  succçs  m'encouragea. 

Le  comte  de  Bellegarde  ,  fils  du  marquis  d'Aatremont,  était  re- 
venu de  Dresde  après  la  mort  du  roi  Auguste.  11  avait  vécu  long- 
temps à  Paris;  il  aimait  extrêmement  la  musique,  et  avait  pris  en 
passion  celle  de  Rameau.  Son  frère,  le  comte  de  Nangis  ,  jouiit  du 
violon;  madame  la  comtesse  de  la  Tour,  leur  sœur,  chantait  un  peu. 
Tout  cela  mita  Chambéry  la  musique  à  la  mode,  et  l'on  établit  une 
manière  de  concert  public,  dont  on  voulut  d'abord  me  donner  la 
direction;  mais  on  s'aperçut  bientôt  qu'elle  passait  mes  forces ,  et 
l'on  s'arrangea  autrement.  Je  ne  laissai  pis  d'y  donner  quelques 
petits  morceaux  de  ma  façon  ,  et  entre  autres  une  cantate  qui  plut 
beaucoup.  Ce  n'était  pas  une  pièce  bien  faite,  mais  elle  était  pleine 
de  chants  nouveaux  et  de  choses  d'effet  que  l'on  n'attend  lit  pas  de 
moi.  Ces  messieurs  ne  purent  croire  que,  lisant  si  mal  la  musique, 
je  fusse  en  état  d'en  composer  de  passable,  et  ils  ne  doutèrent  pas 
que  je  ne  me  fusse  fait  honneur  du  travail  d'autrui.  Pour  vérifier  la 
chose,  un  matin  >L  de  Nangis  vi.iit  me  trouver  avec  une  cantate  de 
Clérembault  qu'il  avait,  disiit-il ,  transposée  pour  la  commodité  de 
la  voix,  et  à  laquelle  la  transposition  rendait  nécessaire  une  autre 
basse.  Je  répondis  que  c'était  un  travail  considérable  qui  ne  pou- 
vait s'exécuter  sur-le-champ.  11  crut  que  je  cherchais  une  défaite, 
et  me  pressa  de  lui  faire  au  moins  la  basse  d'un  récitatif.  Je  la  fis 
donc  :  mal  sans  doute  ,  parce  qu'en  toute  chose  il  me  faut ,  pour 
bien  faire  ,  mes  aises  et  la  liberté  ;  miis  je  la  fis  du  moins  dans  les 
règles;  et,  comme  il  était  présent,  il  ne  put  douter  que  je  ne  susse 
les  éléments  de  la  composition.  Aussi  je  ne  perdis  pas  mes  écoliers  ; 
mais  je  me  refroidis  un  peu  sur  la  musique,  voyant  qu'on  faisait  un 
concert,  et  que  l'on  s'y  passait  de  moi. 

Ce  fut  à  peu  près  dans  ce  temps-là  que  ,  la  paix  étant  faite,  l'ar- 
mée française  repassa  les  monts.  Plusieurs  officiers  vinrent  voir 
maman,  entre  autres  M.  le  comte  de  Lautrec,  colonel  du  régiment 
d'Orléans,  depuis  plénipotentiaire  à  Genève,  et  enfin  maréchal  de 
France  ,  auquel  elle  me  présenta.  Sur  ce  qu'elle  lui  dit ,  il  parut 
s'intéresser  fort  à  moi ,  et  me  promit  beaucoup  de  choses  ,  dont  il 
ne  s'est  souvenu  que  la  dernière  année  de  sa  vie,  lorsque  je  n'a- 
vais plus  besoin  de  lui.  Le  jeune  mirquis  de  S^nneterre  ,  dont  le 
père  était  alors  ambassadeur  à  Turin  ,  passa  dans  le  même  temps  à 
peu  près  à  Chambéry.  Il  dîna  chez  m  idame  de  Menthon  ;  j'y  dînais 
aussi  ce  jour-là.  Après  le  dîner ,  il  fut  question  de  musique  ,  il  la 
savait  très  bien.  L'opéra  de  Jephté  était  alors  dans  sa  nouveauté  ; 
il  en  parla,  on  le  fit  apporter.  Il  me  fit  frémir  en  me  proposant  d'exé- 
cuter à  nous  deux  cet  opéra;  et  tout  en  ouvrant  le  hvre  il  tomba 
sur  ce  morceau  célèbre  à  deux  chœurs  : 

La  terre,  l'enfer,  le  ciel  même, 
Tout  tremble  devant  le  Seigneur. 

11  me  dit  :  Combien  voulez-vous  faire'de  parties"?  Je  ferai  pour  ma 
part  ces  six-là.  Je  n'étais  pas  encore  accoutumé  à  cette  pétulance  fran- 
çaise ;  et,  quoique  j'eusse  quelquefois  ànonner  des  partitions,  je  ne 
comprenais  pas  comment  le  même  homme  pouvait  faire  en  même 
temps  six  parties  ni  même  deux.  Rien  ne  m'a  plu?  coûté  dans  la 


pratique  de  la  musique  que  de  sauter  aussi  légèrement  d'une  partie 
à  l'autre,  et  d'avoir  l'œil  à  la  fois  sur  toute  une  partition.  A  la  mi- 
nière dont  je  mettrai  de  cette  entreprise,  M.  de  Senneterre  dut 
être  tenté  de  croire  que  je  ne  savais  pas  la  musique.  Ce  fut  peut- 
être  iiour  vérifier  ce  doute  qu'il  me  proposa  de  noter  une  chanson 
qu'il  voulait  donner  à  mademoiselle  de  .Mînthon.  Je  ne  pouvais 
m'en  défendre.  Il  chanta  la  chanson;  je  l'écrivis  môme  sans  le  faire 
beaucoup  répéter.  Il  la  lut  ensuite,  et  trouva,  comme  il  était  vrai,  ' 
qu'elle  était  très  correctement  notée.  11  avait  vu  mon  embarras,  il 
prit  plaisir  à  faire  valoir  ce  petit  succès.  C'était  pourtant  une  chose 
très  simple.  Au  fond ,  je  savais  fort  bien  la  musique  ;  je  ne  man- 
quais que  de  cette  vivacité  du  premier  coup  d'ieil  que  je  n'eus  ja- 
mais sur  rien  ,  et  qui  ne  s'acquiert  en  musique  que  par  une  prati- 
que consommée.  Quoi  qu'il  en  soit,  je  fus  sensible  à  l'honnête  soin 
qu'il  prit  d'etïacer  dans  l'esprit  des  autres  et  dans  le  mien  la  petite 
honte  que  j'avais  eue  ;  et,  douze  ou  quinze  ans  après  ,  me  trouvant 
avec  lui  dans  diverses  maisons  de  Paris,  je  fus  tenté  plusieurs  fois 
de  lui  rappeler  cette  petite  anecdote,  et  de  lui  montrer  que  j'en  gar- 
dais le  souvenir.  Mais  il  avait  perdu  les  yeux  depuis  ce  temps-là.  Je 
craignais  de  renouveler  ses  regrets  en  lui  rappelant  l'usage  qu'il  en 
avait  su  faire,  et  je  me  tus. 

Je  touche  au  moment  qui  commence  à  lier  mon  existence  passée 
avec  la  présente.  Quelques  amitiés  de  ce  temps-là,  prolongées  jus- 
qu'à celui-ci,  me  sont  devenues  bien  précieuses.  Elles  m'ont  sou- 
vent fait  regretter  cette  heureuse  obscurité  où  ceux  qui  se  disaient 
mes  amis  l'étaient  et  m'aimaient  pour  moi,  par  pure  bienveillance, 
non  par  la  vanité  d'avoir  des  liaisons  avec  un  homme  connu,  ou 
par  le  désir  secret  de  trouver  ainsi  plus  d'occasions  de  lui  nuire. 
C'est  d'ici  qu3  je  date  ma  première  connaissance  avec  mon  vieux 
ami  Gauffecourt,  qui  m'est  toujours  resté,  malgré  les  efforts  qu'on 
a  faits  pour  me  l'ôter.  Toujours  resté!  non.  Hélas!  je  viens  de  le 
perdre  ;  mais  il  n'a  cessé  de  m'aimiîr  qu'en  cessant  de  vivre,  et  notre 
amitié  n'a  fini  qu'avec  lui.  M.  de  Gauffecourt  était  un  des  hommes 
les  plus  aimables  qui  aient  existé.  Il  était  impossible  de  le  voir  sans 
l'aimer  et  de  vivre  avec  lui  sans  s'y  attacher  tout-à-fait.  Je  n'ai  vu 
de  ma  vie  une  physionomie  plus  ouverte  ,  plus  caressante,  qui  eût 
plus  de  sérénité,  qui  marquât  plus  de  sentiment  et  d'esprit,  qui  in- 
spirât plus  de  confiance.  Quelque  réservé  qu'on  pût  être  ,  on  ne 
pouvait ,  dès  la  première  vue,  se  défendre  d'être  aussi  familier  ave; 
lui  que  si  on  l'eût  connu  depuis  vingtans;  et  moi,  qui  avais  tant  de 
peine  d'être  à  mon  aise  avec  les  nouveaux  visages,  j'y  fus  avec  lui 
du  premier  moment.  Smi  ton,  son  accent,  son  propos,  accompa- 
gnaient |>arfaitement  sa  physionomie.  Le  son  de  sa  voix  était  net, 
plein,    bien   timbré;  une  belle  voix    de  basse    étolîée  et    m  ir- 
dante,  qui  remplissait  l'oreille  et  sonnait  au  coeur.  11  est  impossible 
d'avoir  une  gai  té  plus  égale  et  plus  douce,  des  grâces  plus  vraieset 
plus  simples,  des  talents  plus  naturels  et  cultivés  avec  plus  de  goût. 
Joignez  à  cela  un  cœur  aimant,  mais  aimant  un  peu  trop  tout  le 
monde,  un  caractère  offiiiieux  avec  peu  de  choix  ,  servant  ses  amis 
avec  zèle,  ou  plutôt  se  faisant  l'ami  des  gens  qu'il  pouvait  servir,  et 
sachant  faire  très  adroitement  ses  propres  affaires  en  faisant  très 
chaudement  celles  d'autrui.  Gauffecourt  était  fils  d'un  simple  horlo- 
ger ,  et  avait  été  horloger  lui-même.  M  lis  sa  figure  et  son  mérite 
l'appelaient  dans  une  autre  sphère ,  où  il  ne  tarda  pas  d'entrer.  Il 
fit  connaissanc!  avec  M.  de  la  Closure  ,  résident  de  Franc;,  q ai  le 
prit  en  amitié.  11  lui  procura  à  Paris  d'autres  connaissances  q  li  lui 
furent  utiles,  et  par  lesquelles  il  parvint  à  avoir  la  fourniture  des 
sels  du  Valais,  qui  lui  valait  vingt  mille  livres  de  rentes.  Sa  fortune, 
assez  lielle,  se  borna  là  du  côté  des  hommes,  mais  du  côté  des  fem- 
mes la  presse  y  était;  il  eut  à  choisir;  il  choisit  tout,  et  fit  ce  qu'il 
voulut.  Ce  qu'il  y  eut  de  plus  rare  ,  et  de  plus  honorable  pour  lui, 
fut  qu'ayant  des  liaisons  dans  tous  les  états ,  il  fut  partout  chéri, 
recherché  de  tout  le  monde  ,  sans  jamais  être  envié  ni  ha'i  de  per- 
sonne, et  je  crois  qu'il  est  mort  sans  avoir  un  seul  ennemi.  Hiureux 
homme!  Il  venait  tous  les  ans  aux  bains  d'Aix  ,  où  se  rassemble  la 
bonne  compagnie  des  pays  voisins.  Lié  avec  toute  la  noblesse  de 
Savoie  ,  il  venait  d'Aix  à  Chambéry  voir  le  comte  de  Bellegarde  et 
son  père  le  marquis  d'Antreinont ,  chez  qui  maman   fit  et  me   fit 
faire  connaissance  avec  lui.  Cette  connaissance,  qui  semblait  devoir 
n'aboutira  rien  et  fut  nombre  d'années  interrompue  ,  se  renouvela 
dans  l'occasion  que  je  dirai,  et  devint  un  véritable  attachement. 
C'est  assez  pour  m'autoriser  à  parler  d'un  ami  avec  lequel  j'ai  été 
si  étroitement  lié;  mais  quand  je  ne  prendrais  aucun  intérêt  à  sa 
mémoire  ,  c'était  un  homme  si  aimable  et  si  heureusement  né,  que_, 
pour  l'honneur  de  l'espèce  humaine,  je  la  croirais  toujours  bonne  à 
conserver.  Cet  homme  si  charmant  avait  pourtant  ses  défauts  ainsi 
que  les  autres,  comme  on  pourra  voir  ci-après;  mais  s'il  ne  les  eût 
pas  eus,  peut-être  eût-il  été  moins  aimable.  Pour  le  rendre  inté- 
ressant autant  qu'il  pouvait  l'être,  il  fallait  qu'on  eût  quelque  chose 
à  lui  pardonner. 

Une  autre  liaison  du  même  temps  n'est  pas  éteinte,  et  me  leurre 
encore  de  cet  espoir  du  bonheur  temporel  qui  meurt  si  difficilement 
dans  le  cœur  de  l'homme.  .\1.  de  Conzié,  gentilhomme  savoyard, 
alors  jeune  et  aimable,  eut  la  fantaisie  d'apprendre  la  musique, 
ou  plutôt  de  faire  connaissance  avec  celui  qui  l'enseignait.  Avec  de 


LES  CONFESSIONS. 


%9 


l'esprit  et  du  goût  pour  les  belles  connaissances,  M.  de  Cmmà  avait 
une  douceur  de  caractère  qui  le  rendait  très  liant,  et  je  l'étais 
beaucoup  moi-même  pour  les  gens  en  qui  je  la  trouvais.  La  liaison 
fut  bientôt  faite  (1).  Le  germe  de  littérature  et  de  philosophie  qui 
commençait  à  fermenter  dans  ma  tète,  et  qui  n'attendait  qu'un 
peu  de  culture  et  d'émulation  pour  se  développer  tout-à-fait,  les 
trouvait  en  lui.  M.  de  Conzié  avait  peu  de  disposition  pour  la  mu- 
sique ;  ce  fut  un  bien  pour  moi  :  les  heures  des  leçons  se  passaient 
à  toute  autre  chose  qu'à  solfier.  Nous  déjeunions,  nous  causions,  nous 
lisions  quelques  nouveautés,  et  pas  un  mot  de  musique.  La  corres- 
pondance de  Voltaire  avec  le  roi  de  Prusse  faisait  du  bruit  alors; 
nous  nous  entretenions  souvent  de  ces  deux  hommes  célèbres,  dont 
l'un,  depuis  peu  sur  le  trône,  s'annonçait  déjà  tel  qu'il  devait  un 
jour  se  montrer,  et  dont  l'autre,  aussi  décrié  qu'il  est  admiré  main- 
tenant, nous  faisait  plaindre  le  malheur  qui  semblait  le  poursuivre. 


tourment  de  mon  habitation.  Depuis  qu'ayant  succédé  à  Claude 
Anet  dans  la  confi  lence  de  sa  inaitresse  je  suivais  de  plus  près  l'état 
de  ses  alVaires,  j'y  voyais  un  progrès  en  mal  dont  j'étais  effrayé. 
J'avais  cent  fois  remontré,  prié,  pressé,  conjuré,  et  toujours  inuti- 
lement. Je  m'étais  jeté  à  ses  pieds,  je  lui  avais  fortement  représenté 
la  catastrophe  qui  la  menaçait,  je  l'avais  vivement  exhortée  à  ré- 
forjner  sa  dépense,  à  commencer  par  moi,  à  souffrir  plutôt  un  peu 
tandis  qu'elle  était  encore  jeune,  que,  multipliant  toujours  ses  dettes 
et  ses  créanciers,  de  s'exposer  sur  ses  vieux  jours  à  leurs  vexations 
et  à  la  misère.  Sensible  à  mon  zèle,  elle  s'attendrissait  avec  moi,  et 
me  promettait  les  plus  belles  choses  du  monde.  Un  croquant  arri- 
vait-il! à  l'instant  tout  était  oublié.  Après  mille  épreuves  de  l'inu- 
tilité de  mes  remontrances,  que  me  restait-il  à  faire  que  de  détour- 
ner les  yeux  du  mal  que  je  ne  pouvais  prévenir?  Je  m'éloignais  de 
la  maison  dont  je  ne  pouvais  garder  la  porte;  je  faisais  de   petits 


Après  avoir  un  peu  cherché ,  nous  nous  lixâmes  aux  Charmettes. 


«t  qu'on  voit  si  souvent  être  l'apanage  des  grands  talents.  Le  prince  ' 
de  Prusse  avait  été  peu  heureux  dans  sa  jeunesse,  et  Voltaire  sem- 
blait fait  pour  ne  l'être  jamais.  L'intérêt  que  nous  prenions  à  l'un 
et  à  l'autre  s'éiendait  à  tout  ce  qui  s'y  rapportait.  Rien  de  tout  ce 
qu'écrivait  Voltaire  ne  nous  échappait.  Le  goût  que  je  pris  à  ces 
lectures  m'inspira  le  désir  d'apprendre  à  écrire  avec  élégance,  et 
de  tâcher  d'imiter  le  beau  coloris  de  cet  auteur  dont  j'étais  enchanté. 
Quelque  temps  après  parurent  ses  Lettres  philosophiques  :  quoi- 
qu'elles ne  soient  assurément  pas  son  meilleur  ouvrage,  ce  fut  celui 
qui  m'attira  le  plus  vers  l'étude;  et  ce  goût  naissant  ne  s'éteignit 
plus  depuis  ce  temps-là. 

Mais  le  moment  n'était  pas  venu  de  m'y  livrer  tout  de  bon.  11  me 
Testait  encore  un  penchant  un  peu  volage,  un  désir  d'aller  et  venir 
qui  s'était  plutôt  borné  qu'éteint,  et  que  nourrissait  le  train  de  la 
maison  de  madame  de  Warens,  trop  bruyant  pour  mon  humeur 
solitaire.  Ce  tas  d'inconnus  qui  lui  aftluaient  journellement  de 
toutes  parts,  et  la  persuasion  où  j'étais  que  tous  ces  gens-là  ne  cher- 
chaient qu'à  la  duper  chacun  à  sa  manière,  me  faisaient  un   vrai 

(I)  Je  l'ai  revu  depuis,  et  je  l'ai  trouvé  totalement  transformé.  Oh!  le 
grand  magicien  que  M.  de  Glioiscul!  Aucune  de  mes  ancienne*  connais - 
«aiices  n'a  échappé  à  ses  métamorphoses. 

T.  IV. 


voyages  à  Nyon,  à  Genève,  à  Lyon,  qui,  m'étourdissanl  sur  ma 
peine  secrète",  en  augmentaient  "en  même  temps  le  sujet  par  ma 
dépense.  Je  puis  jurer  que  j'en  aurais  souffert  tous  les  retranche- 
ments avec  joie  si  maman  eût  vraiment  profité  de  cette  épargne; 
mais,  certain  que  ce  que  je  refusais  passait  à  des  fripons,  j'abusais 
do  sa  facilité  pour  partager  avec  eux;  et,  comme  le  chien  qui  re- 
vient de  la  boucherie,  j'emportais  mon  lopin  du  morceau  que  je 
n'avais  pu  sauver. 

Les  prétextes  ne  me  manquaient  pas  pour  tous  ces  voyages  :  et 
maman  seule  m'en  eût  fourni  de  reste,  tant  elle  avait  partout  de 
liaisons,  de  négociations,  d'alfaires,  de  commissions  à  donnera 
quelqu'un  de  sur.  Elle  ne  demandait  qu'à  m'envoyer,  je  ne  deman- 
dais qu'à  aller;  cela  ne  pouvait  manquer  de  faire  une  vie  assez  am- 
bulante. Ces  voyages  me  mirent  à  portée  de  faire  quelques  bonnes 
connaissances  q"ui  m'ont  été  dans  la  suite  agréables  ou  utiles  ; 
entre  autres,  à  Lyon,  celle  de  M.  Perrichon,  que  je  me  repêche  de 
n'avoir  pas  assez  cultivée,  vu  les  bontés  qu'il  a  eues  pour  moi  ;  celle 
du  bon  Parisot,  dont  je  parlerai  dans  son  temps  :  à  Grenoble,  celle 
de  madame  Deybens  et  de  madame  la  présidente  de  Bardonanche, 
femme  d'esprii,  et  qui  m'eût  pris  en  amitié  >i  j'avais  été  à  portée 
de  la  voir  plus  souvent  :  à  Genève,  celle  de  M.  de  la  Closure,  rési-; 
dent  de  France,  i)ui  me  parlait  souvent  de  ma  mère,  dont,  malgré 

11 


50 


LES  VEILLÉES  LITTÉRAIRES  ILLUSTRÉES. 


la  mort  et  le  teai|is,  son  cœur  n'avait  pu  se  deprendre  ;  celle  des 
deux  Barillot,  dont  le  père,  (|i]i  m'appelait  s(jii  petrt-fils,  elait  d'une 
société  très  ainiaLle  ,  et  l'un  des  plus  dignes  liomnies  que  j'aie  ja- 
mais connus.  Durant  les  troubles  de  la  republique,  ci  s  deux  ciUijens 
se  jetèrent  dans  les  deux  partis  contraires;  le  fils  dans  celui  de  la 
bourgeoisie,  le  pcie  dans  celui  du  niagiitrat;  et  loisque  l'on  prit  les 
armes  en  1737,  je  vis,  étant  a  Genève,  le  [lère  et  le  fils  sortirent  ar- 
més de  la  même  maison,  l'un  pour  montera  Ibôtel-de-ville,  l'autre 
pour  se  rendre  à  son  quaitier,  sûrs  de  se  trouver,  deux  heures  a|ires, 
J'uri  vis-à-vis  de  l'autre,  exposes  à  s'entr'égoiger.  Ce  spectacle  al- 
freux  Die  fit  une  impression  si  vive  que  je  jurai  de  ne  tremper  ja- 
mais dans  une  gutire  civile,  et,  si  jamais  je  rentrais  dans  mes 
droits  de  citojen  ,  de  ne  .-outenir  jamais  au  dedans  la  liberté  par 
les  armes,  ni  de  ma  personne,  ni  de  mon  aveu.  Je  me  rends  le  té- 
moignage d'avoir  tenu  ce  serment  dans  une  occasion  délicate;  et 
l'on  iiouvira,  du  moins  je  le  pense,  que  cette  modération  fut  de 
quelque  prix. 

Mais  je  n'en  étais  pas  encore"  à  cette  première  fermentation  de 
patriotisme  que  Genève  en  armes  excita  dans  mon  cœur.  On  jugera 
combien  j'en  étais  loin  par  un  fait  très  grave  à  ma  charge  que  j'ai 
oubiié  de  mettre  à  sa  place,  et  qui  ne  doit  pas  être  omis. 

Mon  oncle  Bernard  était  depuis  quelques  années  passé  à  la  Caro- 
line pour  j  faire  bàtir  la  ville  de  Cbailestown,  dont  il  avait  donné  le 
plan.  Il  y  mourut  peu  après  ;  mon  pauvie  cousin  était  aussi  mort 
au  service  du  roi  de  Piusse;  et  ma  tante  [lerdit  ainsi  son  fils  et  son 
mari  presque  en  n/cme  ieni|is.  (es  pertes  récbaullertnt  un  peu  son 
aniilie  pour  le  plus  procbe  parent  qui  lui  restât,  et  qui  était  moi. 
Quand  j'allais  à  Genève,  je  logeais  chi  z  elle,  et  je  m'omusais  à 
feuilleter  les  livres  et  papiers  que  mon  oncle  avait  laisses.  J'y  irouvai 
beaucoup  de  pièces  curieuses  et  de  lettres  dont  assurément  on  ne  te 
douterait  pas.  Ma  tante,  qui  taisait  )ii:u  de  cas  de  ces  papeiasses, 
m'eût  laisse  tout  emporter  si  j'avais  voulu.  Je  me  conienlai  de  deux 
ou  trois  livres  commentes  de  la  main  de  mon  grand-père  Bernard 
le  ministre,  et  entre  autres  les  œuvres  posihuuies  de  Kuliault,  in- 
quaito,  dont  les  marges  étaient  pleines  d'excellentes  scholies,  qui 
me  tirent  aimer  les  mathenjatiqucs.  Ce  livre  est  reste  parmi  ceux 
de  niadanie  de  Warens  ;  j'ai  toujours  ete  l'acbé  de  ne  l'avoir  pas 
garde.  A  ces  livies  je  joignis  cinq  ou  six  menioires  manuscrits,  et 
un  seul  imprimé,  qui  etait-du  lauieux  Miclieli  Duciel,  liomme  d'un 
grand  talent,  savant,  eclaiié,  mais  trop  remuant,  iiaite  bien  cruelle- 
ment par  icsmagistiats  de  Genève,  et  mort  oernierementau  cliàteau 
d'Aiberg,  oiJ  il  etail  eiiiernie  depuis  longues  anuées  pour  avoir, 
disait  on,  tiempé  dans  la  conspiration  de  berne. 

Ce  mémoire  eiaiit  une  criiique  assez  judicieuse  de  ce  grand  et 
ridicule  plan  de  furlilication  qu'un  a  exécute  en  partie  à  Genève,  à 
la  grande  risée  des  gens  du  métier,  qui  ne  savent  pas  le  but  secret 
qu'avait  le  conseil  dans  l'exécution  ne  cette  magnilique  entreprise. 
M.  Miilieli,  ayant  été  txclu  de  la  cbauibie  des  foililicalions  pour 
avoir  blâme  ce  plan,  avait  cru,  connue  meinbie  des  deux  cents,  et 
mè'i  e  comme  citoyen,  pouvoir  en  dire  son  avis  plus  au  long  :  et 
c'était  ce  qu'il  avait  lait  par  ce  mémoire  qu'il  eut  1  imprudence  de 
faire  im|irimer,  mais  non  pas  publier;  car  il  n'en  fil  tirer  que  le 
nombre  d'exemplaires  qu'il  envoyait  aux  deux  cents,  et  qui  furent 
tous  interceptés  à  la  poste  par  oidre  du  petit  conseil.  Je  trouvai  ce 
ménioiie  paimiles  papiers  de  niou  oncle,  avec  la  léponse  qu  il  avait 
été  charge  d'y  faire,  et  j'emportai  l'un  et  l'autre.  J'avais  fait  ce 
voyage  |ieu  après  ma  sortie  du  cadastre,  et  j'étais  demeure  en  quel- 
que liaison  avec  l'avocat  Coccelli,  qui  en  était  le  chef.  Quelque  temps 
après,  le  directeur  de  la  douane  s  avisa  de  me  prier  de  lui  tpnir  un 
enfant,  et  me  donna  madame  Coccelli  pour  commère.  Les  honneurs 
me  tournaient  la  tête,  et,  lier  d'appartenir  de  si  pies  à  M.  l'avocat, 
je  tachais  de  faire  l'important  [lour  me  montrer  digne  de  celte 
gloire. 

Dans  Cette  idée  je  crus  ne  pouvoir  rien  faire  de  mieux  que  de  lui 
montrer  mon  mémoire  imiirime  de  M.  Micheli,  qui  rtelleiuent  était 
une  picce  rare  ,  |)oui  lui  prouver  que  j'ap|iaitenais  à  des  notables 
de  Genève  qui  savaient  les  secrets  de  l'Etat.  Cependant,  pai'  une 
deiiii-i  énerve  dont  j'aurais  péme  à  rendre  raison,  je  ne  lui  montrai 
point  la  reiionse  démon  oncle  à  ce  mémoire,  peut-être  iiarce  qu'elle 
était  maïuiscnte,  et  qu'il  ne  lallait  a  M.  l'avocat  que  du  moulé.  Il 
sentit  pourtant  si  bien  le  piix  de  l'écrit  que  j'eus  la  lielise  de  lui 
confier,  que  je  ne  pus  jamais  le  ravoir  m  le  revoir  ;  et  bien  con- 
vaincu de  l'iilutilile  de  mes  efforts,  je  me  fis  un  mente  de  la  chose 
et  traiisiorniai  ce  vol  en  présent.  Je  ne  doute  pas  un  niomenl  qu'il 
n  ait  bien  lait  valoir,  à  la  cour  de  Tuun,  cette  pièce,  plus  Curieuse 
cependant  qu'utile,  et  qu'il  n'ait  eu  grand  soin  ue  se  faire  rembour- 
ser de  manière  ou  d'autre  de  l'argenl  qu'il  lui  eu  avait  du  cofiler 
pour  l'acquérir.  Heureusement,  de  tous  les  lutins  contingents,  un 
des  moins  probables  est  qu'un  jour  le  roi  de  Sardaigue  assiégera 
Genève.  Mais  comme  il  n'y  a  pas  d  impo.ssibilite  à  la  chose,  j'aurai 
toujours  a  reprochera  ma  sotte  vanité  d  avoir  montré  les  plus  grands 
délauis  de  cette  place  a  son  plus  ancien  enueiui. 

Je  pastai  deux  ou  trois  ans  de  cette  layon  entre  la  musique,  les 
magisters^,  les  projets,  les  voyages,  flouant  ,incessamiiieiit  d'une 
chose  à  l'autre,  cherchant  à  n.e  fixer  sans  savoir  à  quoi,  mais  en- 


traîné pourtant  par  degrés  vers  l'étude,  voyant  des  gens  de  lettres, 
entendant  parler  de  littérature,  me  mêlant  quelquefois  d'en  parler 
moi-même,  et  prenant  plutôt  le  jargon  des  livres  que  la  con,nais- 
sancede  leur  contenu.  Dans  mes  voyages  de  Genève  jallaisde  teuifis 
en  lerops  voirea  passant  mon  ancien  bon  ami  M.  Simon,  qui  fomen- 
tait beaucoup  mon  émulation  naissante  par  des  nouvelles  toutes 
fraîches  de  la  réfiubliquedes  lellres,  tirées  de  Bailletoude  Colonnes. 
Je  voyais  aussi  beaucoup  à  Chambéry  un  jacobin,  professeur  de 
physique,  bon  honmie  de  moine  dont  j'ai  oublie  le  nom,  et  qui  fai- 
sait si  souvent  de  petites  expériences  qui  m'amusaient  extrêmement. 
Je  voulus,  à  son  exemple,  et  aidé  des  Récréations  mathemaUques 
d'Ozanam,  faire  de  l'encre  de  sympathie,  l'our  cet  tflêt,  après  avoir 
rempli  une  bouteille  plus  qu'à  demi  de  chaux  vive,  d'orpiment  et 
d'eau,  je  la  bouchai  bien.  L'effervescence  commença  presque 
à  l'instant  très  violemment.  Je  courus  à  la  bouteille  pour  la  dêliou- 
cher,  mais  je  n'y  fus  pas  à  temps;  elle  me  sauta  au  visage  comme 
une  bombe.  J'avalai  de  l'orpiment,  de  la  chaux;  j'en  faillis  mourir. 
Je  restai  aveugle  plus  de  six  semaines,  et  j'appris  ainsi  à  ne  pas  me 
mêler  de  physique  expérimentale  sans  en  savoir  les  éléments. 

Celte  aventure  m'arriva  mal  à  propos  pour  ma  santé,  qui  depuis 
quelque  .temps  s'altérait  sensiblement.  Je  ne  sais  d'où  venait 
qu'étant  bien  conformé  par  le  coffre,  et  ne  Liisant  d'excès  d'aucune 
espèce,  je  déclinais  à  vue  d'œil.  J'ai  une  assez  bonne  carrure,  la  poi- 
trine large,  mes  poumons  doivent  y  jouer  à  l'aise  ;  cependant  j'avais 
la  couite  baleine,  je  me  sentais  oppressé,  je  soupirais  iiivoloniaire- 
nieni,  j'avais  des  palpitations,  je  ci achais  du  sang  ;  la  fièvre  survint, 
et  je  n'en  ai  jamais  ete  bien  quitte.  Comment  peut-on  tomber  dans 
cet  état  à  la  fleur  de  l'âge,  sans  avoir  aucun  viscère  vicié,  sans  avoir 
rien  fait  pour  détruire  sa  santé? 

L'e[iee  use  le  fourreau,  dil-on  quelquefois,  \oilàmon  histoire. Mes 
passiunsm'out  fait  vivre,  et  mes  passions  m'ont  tué.  Quelles  passions? 
dira-t-on.  Des  riens;  les  choses  du  monde  les  plus  puériles,  mais  qui 
m  affectaient  comme  s'il  se  lût  agi  de  la  possession  d  Hélène  ou  du 
tiône  de  l'univers.  D'aboi  d  les  lemmes.  Quand  j'en  eus  une,  mes 
sens  furent  tianquilles,  mais  mon  cœur  ne  le  fut  jamais  :  les  be- 
S(jins  de  l'amour  me  dévoraient,  même  au  sein  de  la  jouissance. 
J'avais  une  tendre  mère,  une  amie  chérie  ,  mais  il  me  fallait  une 
maîtresse.  Je  me  la  figurais  à  sa  place  ;  je  me  la  créais  de  nulle 
façons  pour  me  donner  le  change  à  moi-n.éme.  Si  j'avais  cru  tenir 
inamaii  dans  mes  bras  quand  je  1  y  tenais,  mesotieintes  n'auraient 
jias  élé  moins  vives,  mais  tous  mes  désirs  se  seraient  éteints  ;  j'au- 
rais sanglote  de  tendresse,  mais  je  n'aurais  [las  joui.  Jouir!  ce  sort 
est-il  fait  pour  l'homme'/  Ah  !  si  jamais  une  seule  fois  en  ma  vie 
j'avais  goûte  toutes  les  délices  de  l'amour,  je  n'imagine  pas  que  ma 
tréle  existence  y  eût  pu  sulfiie  :  je  serais  mort  sur  le  l'ait. 

J'étais  donc  biûiant  d'amour  sans  objet,  et  c'est  ]icut-ètre  ainsi 
qu'il  épuise  le  plus.  J  étais  inquiel,  tourmenté  du  mauvais  état  des 
aflaiies  de  ma  pauvre  maman,  et  de  sou  imprudente  conduite,  qui 
ne  pouvait  manquer  d'opérer  sa  ruine  totale  en  peu  de  temps.  Ma 
cruelle  imaginaiion,  qui  va  toujours  au-devant  des  malheurs,  me 
niontiait  ceiui-la  sans  cesse  dans  tout  son  excès  et  dans  toutes 
ses  suites.  Je  me  voyais  d'avance  forcément  séjiaré  par  la  misère  de 
celle  à  qui  j'avais  consacré  ma  vie,  et  sans  qui  je  n'en  pouvais 
jouir.  \oiià  comment  j'avais  toujours  l'àme  agitée.  Les  désirs  et  les 
craintes  me  dévoraient  alternativement. 

La  musiqne  etail  pour  moi  une  autre  passion  moins  fougueuse, 
mais  non  moins  cousumante  par  lardeuravec  laquelle  je  m'y  livrais, 
|iar  l'étude  opiuiàlie  des  obscurs  livres  de  Rameau,  par  mon  invin- 
cible obslinaiion  a  vouloir  en  charger  ma  mémoire  qui  s'y  refusait 
toujours,  pat  mes  courses  continuelles,  par  les  compilations  immen- 
ses que  j'entassais,  passant  souvent  à  copier  les  nuits  entières.  Et 
jiouiquoi  nraiiêler  aux  choses  permanentes,  tandis  que  toutes  les 
lolies  qui  passaient  dans  mon  inconstante  tète,  les  goûts  fugitifs 
d  un  seul  jour,  un  voyage,  un  concert,  un  souper,  une  promenade 
a  faire,  un  roman  à  lire,  une  comédie  à  voir,  tout  ce  qui  était  le 
moins  du  monde  iirémediié  dans  mes  plaisirs  ou  dans  mes  all'aires, 
devenaient  pour  moi  tout  autant  de  passions  violentes,  qui,  dans 
leur  impéiuosiié  ridicule,  me  donnaient  le  plus  vrai  tourment? La 
kcture  des  malheurs  imaginaires  de  Cléveland,  faite  avec  fuieur  et 
souvent  interrompue,  m'a  fait  faire,  je  crois,  plus  de  mauvais  sang 
que  les  miens. 

H  y  avait  un  Genevois  nommé  Baguerel,  lequel  avait  été  em- 
ployé sous  Pierre-le-Grand  à  la  cour  de  Ru.ssie  ;  un  des  plus  vilains 
hommes  maigre  sa  belle  figure,  et  des  plus  grands  fous  que  j'aie 
jamais  vus  ,  toujours  plein  de  projets  aussi  fous  que  lui ,  qui  faisait 
tomber  les  millions  comme  la  pluie  ,  et  à  qui  les  zéros  ne  coûtaient 
rien.  Cet  homme,  étant  venu  à  Chambéry  pour  quelque  procès  au 
sénat,  ue  manqua  pas  de  s'emparer  de  maman  ;  et,  pour  ses  tré- 
sors de  zéros  qu  il  lui  prodiguait  généreusement ,  il  lui  tirait  ses 
pauvres  écus  pièce  à  pièce.  Je  ne  l'aimais  point,  il  le  voyait;  avec 
moi  cela  n'était  pas  dilficile  :  il  n'y  avait  sorte  de  bassesse  qu'il 
n'employât  pour  me  cajoler.  11  s'avisa  de  vouloir  m'apprendre  les 
échecs,  qu'il  jouait  un  peu.  J'essayai  presque  maigre  moi  ;  et,  après 
avoir,  tant  bien  que  mal,  appris  la  marche,  mon  progrès  fut  si  ra- 
pide ,  qu'avant   la  fin  de   la  première  séance  je  lui  donnai  la  tour 


LES  CONFESSIONS. 


51 


qu'il  m'avait  donnée  en  commentant.  Il  m»  m'en  Calhit  pas  davan- 
tage; me  voilà  forcené  des  échecs,  .l'achète  uu  échiquier,  j'achète 
lecaiahrois,  je  m'enferme  dans  ma  chamhre,  j'y  passe  les  jours  et 
les  nnits  à  vouloir  a  pprendre  par  cœur  toutes  les  parties ,  à  les 
fourrer  dans  ma  tète  bon  gré  mal  gré,  à  joucir  seul  sans  relâche  et 
sans  fin.  Après  deux  ou  trois  mois  de  ce  beau  travail  et  d'efforts 
iinaginables  ,  je  vais  au  café,  maigre,  jaune  et  presque  hébété.  Je 
m'essaie,  je  rr^oue  avec  M.  Bagueret  ;  il  me  bat  une  fois,  deux  fuis, 
vingt  fois  :  tant  de  combinaisons  s'étaient  brouillées  dans  ma  tèle, 
et  mon  imagination  s'était  si  bien  amortie,  que  je  ne  voyais  plus 
qu'un  nuag(!  devant  moi.  Toutes  les  fois  qu'avec  le  livre  de  Phili- 
dnr  ou  celui  de  Stamma  j'ai  voulu  ni'exercer  à  étudier  des  parties, 
la  même  chose  m'est  arrivée  ;  et,  après  m'étre  épuisé  de  faiigNC,  je 
me  suis  trouvé  plus  faible  qu'auparavant.  Du  reste,  que  j'aie  aban- 
donné les  échecs,  ou  qu'en  jouant  je  me  sois  remis  en  haleine, 
je  n'ai  jamais  avancé  d'un  cran  depuis  cette  première  séance,  et  je 
me  suis  toujours  retrouvé  au  même  point  où  j'élais  en  la  finissant. 
Je  m'exercerais  dos  milliers  de  siècles ,  que  je  finirais  par  pouvoir 
donner  la  tour  à  Bagueret ,  et  rien  de  plus.  Voilà  du  temps  bien 
employé!  direz-vous.  Et  je  n'y  en  ai  pas  employé  peu.  Je  rie  finis 
ce  premier  essai  que  quand  je  n'eus  plus  la  force  de  continuer. 
Ouanil  j'allai  me  montrer  .sortant  de  ma  chambre,  j'avais  l'air  d'un 
delcrré  ,  et  suivant  le  même  train  je  n'aurais  pas  resté  déterré 
longtemps.  On  conviendra  qu'il  est  difficile  .  et  surtout  dans  l'ar- 
deur de  la  jeunesse,  qu'une  pareille  tète  laisse  toujours  le  corps  en 
santé. 

1,'altcration  de  la  mienne  agit  sur  mon  humeur  et  tempéra  l'ar- 
deur de  mes  fintaisies.  Me  sentant  affaiblir,  je  devins  plus  tran- 
quille, et  perdis  un  peu  la  fureur  des  voyages  IMus  ?éiliMitaire,  je 
fus  pris  non  de  l'ennui  mais  de  la  mélancnlie;  les  vapeurs  su  cé- 
dèrent aux  passions;  ma  langueur  devint  tristesse;  je  pleurais  et 
soupirais  ii  [iropos  de  rien  ;  je  sentais  la  vie  m'éehapper  sans  l'avoir 
goiitée;  je  gémissais  sur  l'état  où  je  laissais  ma  pauvre  maman,  si.r 
celui  où  je  ia  voyais  prête  à  tomber:  je  puis  direque  la  quitter  et 
la  laisser  à  plaindre  était  mon  unique  regret.  Enfin  je  tombai 
tout-à-fiiit  malade.  Elle  me  soigna  comme  jamais  tuere  n'a  soigné 
son  enfant;  et  cela  lu  i  fit  du  bien  à  elle-même,  en  faisant  diversion 
aux  projets  et  tenant  écartés  les  iirojeteurs.  Quelle  douce  mort,  si 
alors  elle  fût  venue!  Si  j'avais  peu  goûté  les  biens  de  la  vie,  j'en 
avais  peu  senti  les  ma'heurs.  Mon  Ame  paisible  pouvait  partir  sans 
le  sentiment  cruel  de  l'injustice  des  hommes  qui  empoisonne  la  vie 
et  la  mort.  J'avais  la  consolation  de  me  survivre  dans  la  meilleure 
moitié  de  moi-même;  c'était  à  peine  uionrlr.  Sans  les  ini|ui(''Uules 
que  j'avais  sur  son  sort,  je  serais  mort  comme  j'aurais  pu  m'endor- 
mir;  et  ces  inquiétudes  même  avaient  un  objet  all'ectueux  et 
tendre  qui  en  tempérait  l'amertume.  Je  lui  di.sais  :  Vous  voilà  dé- 
posit^iire  de  tout  mon  être;  faites  en  sorte  qu'il  soit  heureux.  Deux 
ou  trois  fois,  quand  j'étais  le  plus  mal,  il  m'arriva  de  me  lever  dans 
la  nuit  et  de  me  traîner  à  sa  chambre  pour  lui  donner  sur  sa  con- 
duite des  conseils,  j'ose  dire  pleins  de  justesse  et  de  sens,  mais  où 
rintérêtqucje  prenais  à  son  sort  se  marquait  mieux  que  toute  autre 
chose.  Comme  si  les  pleurs  étaient  ma  nourriture  et  mon  remède, 
je  me  fortifiais  de  ceux  que  je  versais  auprès  d'elle  ,  avec  elle,  assis 
sur  son  lit,  et  tenant  ses  mains  dans  les  miennes.  Les  heures  cou- 
laient dans  ces  entretiens  nocturnes,  et  je  m'en  retournais  en 
meilU'ur  état  que  je  n'étais  venu;  content  et  calme  dans  les  pro- 
messes qu'elle  m'avait  faites,  dans  les  espérances  qu'elle  m'avait 
diuiuées,  je  m'endormais  là-dessus  avec  la  paix  du  cauir  et  la  rési- 
gnation à  la  l'roviilence.  Plaise  à  Dieu  qu'avec  tant  de  sujets  de 
haïr  la  vie,  après  tant  d'orages  qui  ont  agité  la  mieniu;  et  qui  ne 
m'iMi  font  plus  qu'un  fardeau  ,  la  mort  qui  doit  la  terminer  me 
soit  aussi  peu  cruelle  qu'elle  me  l'eût  été  dans  ce  moment-là! 

A  force  de  soins  ,  de  vigilance  ,  et  d'incroyables  peines  ,  elle  me 
sauva,  et  peut-être  elle  seule  pouvait  me  sauver.  J'ai  peu  de  foi  à 
la  médecine  des  médecins;  mais  j'en  ai  beaucoup  à  celle  des  vrais 
amis  :  les  choses  dont  noire  bonheur  dépend  se  font  toujours  mieux 
qui!  les  autres.  S'il  y  a  dans  la  vie  un  sentiment  délicieux  ,  c'est 
celui  que  nous  éprouvâmes  de  nous  être  rendus  l'un  à  l'autre. 
Notre  attachement  mutuel  n'en  augmenta  pas,  cela  n'était  pas  pos- 
sible; mais  il  prit  je  ne  sais  quji  de  plus  intime  ,  de  plus  touchant 
dans  sa  grande  simplicité.  Je  devenais  tout-à-fait  son  œuvre,  tout- 
à-fait  sim  enfant,  et  plus  que  si  elle  eût  été  ma  vraie  mère.  Nous 
commem^àmes,  sans  y  songer,  à  ne  plus  nous  séparer  l'un  de  l'autre, 
à  mettre  eu  quelciue  sorte  toute  notre  existence  en  commun,  et  sen- 
tant que  récipro(|uement  nous  nous  étions  non  seulement  néces- 
saires mais  suffisants,  nous  nous  accoutumâmes  à  ne  plus  pen.ser  à 
rien  d'étranger  à  nous,  à  borner  absolument  notre  bonheur  et  tous 
nos  désirs  à  cette  possession  mutuelle  et  peut-être  unique  parmi 
les  humains,  qui  n'était  point,  comme  je  l'ai  dit ,  celle  de  l'amour, 
mais  une  possession  plus  essentielle,  qui  ,  sans  tenu'  aux  sens  ,  au 
sexe  ,  à  l'âge  ,  à  la  figure  ,  tenait  à  tout  ce  par  quoi  l'on  est  soi ,  et 
qu'on  ne  peut  perdre  qu'en  cessant  d'être. 

A  quoi  tint-il  que  cette  précieuse  crise  n'amenât  le  bonheur  du 
reste  de  ses  jours  et  des  miens'?  Ce  ne  fut  pas  à  moi ,  je  m'en  rends 
le  consolant  témoignage.  Ce  ne  fut  pas  non  plus  à  elle,  du  moins  à 


sa  volonté,  il  était  écrit  que  bientôt  l'invincible  nature  reprendrait 
son  empire.  .Mais  ce  fatal  retour  ne  se  fit  pas  tout  d'un  coup.  Il  y 
eut,  grâces  au  ciel,  un  intervalle  qui  n'a  pas  fini  par  ma  faute,  et 
dont  je  ne  me  reprocherai  pas  d'avoir  mal  profité. 

Quoique  guéri  de  ma  grande  maladie  ,  je  n'avais  pas  repris  ma 
vigueur.  Ma  poitrine  n'était  pas  rétablie;  un  reste  de  fièvre  durait 
toujours  et  me  tenait  en  langueur.  Je  n'avais  plus  de  goût  à  rien 
qu'à  finir  mes  jours  près  de  celle  qui  m'était  chère,  à  la  maintenir 
dans  .ses  bonnes  résolutions ,  à  lui  faire  sentir  en  quoi  consistait  le 
vrai  charme  d'une  vie  heureuse  ,  à  rendre  la  sienne  telle  autant 
qu'il  dépendait  de  moi  ;  mais  je  voyais  ,  je  sentais  même  que  dans 
une  m.iison  sombre  et  Iri.ste  la  continuelle  solitude  du  lél'-à-tèle 
deviendrait  à  la  fin  triste  aussi.  Le  remède  à  cela  se  présenta 
comme  de  lui-même.  Maman  m'avait  ordonné  le  lait ,  et  voulait 
que  j'allasse  le  prendre  à  l.i  campagne.  J'y  con.sentis.  pourvu  qu'elle 
y  vint  avec  nir)j.  Il  n'en  fallut  pas  davantage  pour  la  déterminer; 
il  ne  .s'agit  plus  que  du  choix  du  lieu.  Le  jardin  du  faubourg  n'était 
pas  pru;jrement  à  la  campigne;  entouié  de  maisons  et  d'autres 
jardins,  il  n'avait  point  les  attraits  d'une  retraite  champêtre.  D'ail- 
leuis,  après  la  mort  d'Auet  nous  avions  quitté  ce  jardin  pour  raison 
d'économie,  n'ayant  plus  à  cœur  d'y  tenir  des  plantes,  et  d'autres 
vues  nous  faisant  peu  regretter  ce  réduit. 

Profitant  alors  du  dégoût  que  je  lui  trouvai  pour  la  ville,  je  lui 
proposai  de  l'abandonner  tout-à-fait,  et  de  nous  établir  dans  une 
solitude  agréable,  dans  quelque  petite  maison  assez  éloignée  pour 
dérouter  les  importuns.  Elle  l'eût  fait, et  ce  parti,  que  son  bon  ange 
et  le  mien  me  suggéraient,  nous  eût  vraisemblablement  assuré  des 
jours  heureux  et  tranquilles  jusqu'au  moment  où  la  mort  nous  au- 
rait séparés  ;  mais  cet  état  n'était  pas  celui  où  nous  étions  appelés. 
Maman  devait  éprouver  toutes  les  peines  de  l'indigence  et  du  mal- 
être ,  après  avoir  passé  sa  vie  dans  l'abondance,  pour  la  lui  faire 
(luitter  avec  moins  de  regret,  et  moi,  par  uu  a.ssembluge  de  maux 
de  toute  espèce,  je  de.vais  être  un  jour  en  exemple  à  quiconque,  in- 
spiré du  seul  amour  du  bien  public  et  de  la  justice,  ose,  fort  de  .sa 
seule  innocence,  dire  ouvertement  la  vérité  aux  hommes,  sans  s'é- 
tayer  par  des  cabales ,  sans  s'être  fait  des  partis  pour  le  protéger. 
Une  malheureuse  crainte  la  retint.  Elle  n"o.sa  quitter  sa  vilaine 
maison  de  peur  de  fâcher  le  propriétaire.  Ton  projet  de  retraite, 
me  dit-elle,  est  charinant  et  fort  de  mon  goût;  mais  dans  cette  re- 
traite il  faut  vivre.  En  quittant  ma  prison,  je  risque  de  perdre  mon 
pain  ;  et  quand  nous  n'en  aurons  plus  dans  les  bois,  il  en  faudra 
bien  retourner  chercher  à  la  ville.  Pour  avoir  moms  besoin  d'y  ve- 
nir, ne  la  quittons  pas  tout-à-l'ait.  l'ayons  celte  petite  pension  au 
comte  de  Saint-Laurent  pour  qu'il  me  laisse  la  mienne.  Cherchons 
quelque  réduit  assez  loin  de  la  ville  pour  vivre  en  paix,  et  assez  près 
pour  y  revenir  toutes  les  fois  qu'il  sera  nécessaire.  Ainsi  fut  fait. 
Après  avoir  un  peu  cherché,  nous  nous  fixâmes  aux  Charmettes, 
terre  de  .M.  de  Conzié  ,  à  la  porte  de  Chambéry,  mais  retirée  et  so- 
litaire comme  si  l'on  était  à  cent  lieues.  Entre  deux  coteaux  élevés 
est  un  petit  vallon  nord  et  sud,  au  fond  duquel  coule  une  rigole 
entre  des  cailloux  et  des  arbres.  Le  long  de  ce  vallon  à  mi-côte 
sont  quelques  maisons  éparses,  fort  agréables  pour  quiconque  aime 
un  asile  un  |)Oii  sauvage  et  retiré.  Apres  avoir  essayé  deux  ou  trois 
de  ces  maisons,  nous  choisîmes  enfin  la  plus  jolie,  appartenant  à 
un  gentilhomme  qui  était  au  service,  appelé  M.  Noirci.  La  maison 
était  très  logeable  :  au-devant,  un  jardin  en  terrasse,  une  vigne 
au-dessus,  un  verger  au-dessous  ;  vis-à-vis,  un  petit  bois  de  châtai- 
gniers; une  fontaine  à  jiortee  ;  plus  haut,  dans  la  montagne,  des 
prés  pour  l'entretien  du  bétail;  enfin  tout  ce  qu'il  fallait  pour  le 
petit  ménage  champêtre  que  nous  y  voulions  établir.  Autant  que  je 
puis  me  rappeler  les  temps  et  les  dates  ,  nous  en  prîmes  possession 
vers  la  fin  île  l'été  de  I73().  J'élais  transporté  le  premier  jour  que 
nous  y  couchâmes.  0  maman  !  dis-je  à  cette  chère  amie  en  l'ein- 
hrassant  et  en  l'inondant  de  larmes  d'attendrissement  et  de  joie,  ce 
séjourestceliiidu  bonheur  et  de  l'innocence.  Si  nous  ne  les  trouvons 
pas  ici  l'un  avec  l'autre  ,  il  ne  les  faut  chercher  nulle  part  (1). 


LIVKE  VI. 


Hoc  crat  in  votis  :  raodus  agri  non  ita  niagnus, 
Hortus  ubi,  et  locto  vicinus  jugis  aqua;  foas, 
Et  paulum  sylvœ  super  liis  foret 

Je  ne  puis  ajouter  Auctius  atque  Di  inelius  fecere.  Mais  n'importe, 
il  ne  m'en   fallait  pas  davantage  ;  il  ne  m'en  fallait  pas  mèm  ;  la 

(1)  George  Sand  s'i^crio  dans  sa  préface  des  Confessions  {£t\it.  Chai-pen- 
tier),  qui  reufernie  d'oxcotlenles  appréciations  :  «  Qui  de  nous  n'a  pas  vécu 
«  en  imagination  aux  Cliaruietles  les  plus  beaux  jours  de  sa  jeuuesse!  » 

Cet  endroit,  il  laut  pourtant  le  dire,  est  uu  peu  triste  et  ne  répond 
guère  à  l'idée  qu'on  s'eu  fait  généralement.  A.  de  B. 


52 


LES  VEILLÉES  LITTÉRAIRES  ILLUSTRÉES. 


propriété  :  c'était  assez  pour  moi  de  la  jouissance;  et  il  y  a  long- 
temps que  j'ai  dit  et  senti  que  le  propriétaire  et  le  possesseur  sont 
souvent  deux  personnes  très  différentes  ,  même  en  laissant  à  part 
les  maris  et  les  amants. 

Ici  commence  le  court  bonheur  dama  vie,  ici  viennent  les  paisi- 
bles mais  rapides  moments  qui  m'ont  donné  le  droit  de  dire  que 
j'ai  vécu.  Moments  précieux  et  si  regrettés  !  ali  !  recommencez  pour 
moi  votre  aimable  cours;  coulez  plus  lentement  dans  mon  souve- 
nir, s'il  est  possible,  i]ue  vous  ne  fîtes  réellement  dans  votre  fugi- 
tive succession.  Comment  ferais-je  pour  prolonger  à  mon  gré  ce 
récit  si  touchant,  si  simple,  pour  redire  toujours  les  mêmes  choses, 
et  n'ennuyer  pas  plus  mes  lecteurs  en  les  répétant  que  je  ne  m'en- 
nuyais moi-même  en  les  recommençant  sans  cesse!  Encore  si  tout 
cela  consistait  en  faits,  en  actions,  en  paroles,  si  je  pouvais  le  dé- 
crire et  le  rendre  en  quelque  façon  ;  mais  comment  dire  ce  qui 
n'était  ni  dit,  ni  fait,  ni  pensé  même  ,  mais  senti,  sans  que  je  puisse 
énoncer  d'autre  objet  de  mon  bonheur  que  ce  seuliment  même?  Je 
me  levais  avec  le  soleil,  et  j'étais  heureux;  je  me  promenais,  et 
j'étais  heureux;  je  voyais  maman ,  et  j'étais  heureux;  je  parcourais 
les  bois,  les  coteaux,  j'errais  dans  les  vallons  ,  je  lisais,  j'étais  oisif, 
je  travaillais  au  jardin  ,  je  cueillais  les  fruits  ,  j'aidais  au  mi';nage  , 
et  le  bonheur  me  suivait  partout  :  il  n'était  dans  aucune  chose  as- 
signable ,  il  était  tout  en  moi-même  ,  il  ne  pouvait  me  quitter  un 
seul  instant. 

Rien  de  tout  ce  qui  m'est  arrivé  durant  cette  époque  chérie  ,  rien 
de  ce  que  j'ai  fait,  dit  et  pensé  tout  le  temps  qu'elle  a  duré,  n'est 
échappé  de  ma  mémoire.  Les  temps  qui  précèdent  et  qui  suivent 
me  reviennent  par  intervalles.  Je  me  les  rappelle  inégalement  et 
confusément;  mais  je  me  rappelle  celui-là  tout  entier  comme  s'il 
durait  encore.  Mon  imagination  ,  qui  dans  ma  jeunesse  allait  tou- 
jours en  avant  et  maintenant  rétrograde,  compense  par  ces  doux 
souvenirs  l'espoir.que  j'ai  pour  jamais  perdu.  Je  ne  vois  plus  rien 
dans  l'avenir  qui  me  tonte  :  les  seuls  retours  du  passé  peuvent  me 
flatter;  et  ces  retours,  si  vifs  et  si  vrais  dans  l'époque  dontje  parle, 
me  font  souvent  vivre  heureux  malgré  mes  malheurs. 

Je  donnerai  de  ces  souvenirs  un  seul  exemple  qui  pourra  faire 
juger  do  leur  force  et  de  leur  vérité.  I.e  premier  jour  que  nous  al- 
lâmes coucher  aux  Charmeltes,  maman  était  en  chaise  à  porteurs, 
et  je  la  suivais  à  pied.  I.e  chemin  monte  ;  elle  était  assez  pesante  ; 
et,  craignant  de  trop  fatiguer  ses  porteurs  ,  elle  voulut  descendre  à 
peu  prés  à  moitié  chemin  pour  faire  le  reste  à  pied.  En  marchant 
elle  vit  quelque  chose  de  bleu  dans  la  haie,  et  me  dit  :  Voilà  de  la 
pervenche  encore  en  fleur.  Je  n'avais  jamais  vu  de  la  pervenche,  je 
ne  me  baissai  pas  pour  l'examiner,  et  j'ai  la  vue  trop  courte  pour 
distinguer  à  terre  les  plantes  de  ma  hauteur.  Je  jetai  seulement  en 
passant  un  coup  d'œil  sur  celle-là  ,  et  près  de  trente  ans  se  sont 
passés  sans  que  j'aie  revu  de  la  pervenche,  ou  que  j'y  aie  fait  at- 
tention. En  1764,  étant  à  Cressier  avec  mon  ami  M.  du  Peyrou, 
nous  montions  une  petite  montagne  au  sommet  de  laquelle  il  a  un 
joli  salon  qu'il  appelle  avec  raison  Bcllevue.  Je  commençais  alors 
d'herboriser  un  peu.  En  montant  et  regardant  parmi  les  buissons, 
je  pousse  un  cri  de  joie  :  Ah!  voilà  de  ta  pervenche!  et  c'en  était 
en  efTel.  Du  Peyrou  s'aperçut  du  transport,  mais  il  en  ignorait  la 
cause  ;  il  l'apprendra,  je  l'espère  ,  lorsqu'un  jour  il  lira  ceci.  Le  lec- 
teur peut  juger  ,  par  l'impression  d'un  si  petit  objet ,  de  celle  que 
m'ont  faite  tous  ceux  qui  se  rapportent  à  la  même  époque. 

Cependant  l'air  de  la  campagne  ne  me  rendit  point  ma  première 
santé.  J'étais  languissant  ;  je  le  devins  davantage.  Je  ne  pus  sup- 
porter le  lait,  il  fallut  le  quitter.  C'était  alors  la  mode  de  l'eau  pour 
tout  remède;  je  me  mis  à  l'eau,  et  si  peu  discrètement,  qu'elle 
faillit  me  guérir  non  de  mes  maux,  mais  de  la  vie.  Tous  les  matins 
enmelevantj'allais  à  la  fontaine  avec  un  grand  gobelet,  etj'en  buvais 
successivement,  en  me  promenant,  la  valeur  de  deux  bouteilles.  Je 
quittai  tout-à-fait  le  vin  à  mes  repas.  L'eau  que  je  buvais  était  un 
peu  crue  et  difficile  à  passer,  comme  sont  la  plupart  des  eaux  de 
montagnes.  Bref,  je  fis  si  bien  qu'en  moins  de  deux  mois  je  me  dé- 
truisis totalement  l'estomac  ,  que  j'avais  eu  très  bon  jusqu'alors.  Ne 
digérant  plus,  je  compris  qu'il  ne  fallait  plus  espérer  de  guérir. 
Dans  ce  môme  temps  il  m'arriva  un  accident  aussi  singulier  par 
lui-même  que  par  ses  suites <ini  ne  finiront  qu'avec  moi. 

Ihi  matin  que  je  n'étais  pas  plus  mal  qu'à  l'ordinaire  ,  en  dres- 
sant une  petite  table  sur  son  |>icd,  je  sentis  dans  tout  mon  corps 
une  révohilioii  subite  et  presque  inconcevable.  Je  ne  saurais  mieux 
lacompariT  qu'aune  cspi;çe  de  tempête  qui -s'éleva  dans  mon  sang, 
et  gagna  dans  l'instant  tous  mes  membres.  Mes  artères  se  mirent 
à  battre  d'une  si  grande  force,  que  non  seulement  je  sentais  leur 
battement,  mais  que  je  l'entendais  même,  et  surtout  celui  des  caro- 
tides. Un  grand  brun  d'oreilles  se  joignit  à  cela  :  et  ce  bruit  était 
triple  ou  plutôt  quadruple,  savoir,  un  bourdonnement  grave  et 
sourd,  un  murmure  plus  clair  comme  d'une  eau  courante,  un  siltle- 
ment  très  aigu,  et  le  battement  que  je  viens  de  dire,  dontje  pou- 
vais aisément  compter  les  coups  sans  me  tàter  le  pouls  ni  toucher 
mon  corps  de  mes  mains.  Ce  bruit  interne  était  si  grand  qu'il 
Hi'ôla  la  finesse  d'ouïe  que  j'avais  auparavant ,  et  me  rendit ,  non 


tout-à-fait  sourd,  mais  dur  d'oreille,  comme  je  le  suis  depuis  ce 
temps-là. 

On  ne  peut  juger  de  ma  surprise  et  de  mon  effroi.  Je  me  crus 
mort.  Je  me  mis  au  lit;  lé  médecin  fut  appelé;  je  lui  contai  mon 
cas  en  frémissant,  et  le  jugeant  sans  remède.  Je  crois  qu'il  en  pensa 
de  même,  mais  il  fit  son  métier.  Il  m'enfila  de  longs  raison'nements 
où  je  ne  compris  rien  du  tout;  puis,  en  conséquence  de  sa  s\l- 
blime  théorie,  il  commença  in  anima  viii  la  cure  expérimentale 
qu'il  lui  plut  de  tenter.  Elle  était  si  pénible,  si  dégoijtante  ,  et  opé- 
rait si  peu,  que  je  m'en  lassai  bientôt;  et,  au  bout  de  quelques  se- 
maines, voyant  que  je  n'étais  ni  mieux  ni  pis ,  je  quittai  le  lit  et 
repris  ma  vie  ordinaire  avec  mon  battement  d'artères  et  mes  bour- 
donnements, qui  depuis  ce  temps-là,  c'est-à-dire  depuis  trente  ans, 
ne  m'ont  pas  quitté  une  minute. 

J'avais  été  jusqu'alors  grand  dormeur.  La  totale  privation  du  som- 
meil, qui  se  joignit  à  tous  ces  symptômes,  et  qui  les  a  constam- 
ment accompagnés  jusqu'ici,  acheva  de  me  persuader  qu'il  me  res- 
tait [ieu.de  temps  à  vivre.  Cette  persuasion  me  tranquillisa  pour  un 
temps  sur  le  soin  de  guérir.  Ne  pouvant  prolonger  ma  vie,  je  réso- 
lus de  tirer  du  peu  qui  m'en  restait  tout  le  parti  qu'il  était  possible- 
et  cela  se  pouvait  par  une  singulière  faveur  de  la  Providence,  qui' 
dans  un  état  si  funeste,  m'exemptait  des  douleurs  qu'il  semblait  de- 
voir m'attirer.  J'étais  importuné  de  ce  bruit,  mais  je  n'en  souffrais 
pas  :  il  n'était  accompagné  d'aucune  autre  incommodité  habituelle 
que  de  l'insomnie  durant  les  nuits ,  et  en  tout  temps  d'une  courte 
haleine  qui  n'allait  pas  jusqu'à  l'asthme,  et  ne  se  fai.sait  sentir  que 
quand  je  voulais  courir  ou  agir  un  peu  fortement. 

Cet  accident,  qui  devait  tuer  mon  corps,  ne  tua  que  mes  passions, 
et  j'en  bénis  le  ciel  chaque  jour  pour  l'heureux  effet  qu'il  produisit 
sur  mon  àme.  Je  puis  bien  due  que  je  ne  commençai  de  vivre  que 
quand  je  me  regardai  comme  un  homme  mort.  Donnant  leur  véri- 
table prix  auxchoses  quej'allais  quitter  ,  je  commençai  de  m'occuper 
de  soins  plus  nobles,  comme  par  anticipation  sur  ceux  que  j'aurais 
bientôt  à  remplir  et  que  j'avais  fort  négligé  jusqu'alors.  J'avais  sou- 
vent travesti  la  religion  à  la  mode,  maisje  n'avais  jamais  été  tuut- 
à-fait  sans  religion.  Il  m'en  coûta  moins  de  revenir  à  ce  sujet  si 
triste  pour  tant  de  gens,  mais  si  doux  pour  qui  .s'en  fait  un  objet  de 
consolation  et  d'espoir.  Maman  me  fut  en  cette  occasion  beaucoup 
plus  utile  que  tous  les  théologiens  ne  me  l'auraient  été. 

Elle  qui  mettait  toute  chose  en  système  n'avait  pas  manqué  d'y 
mettre  aussi  la  religion  :  et  ce  système  était  composé  d'idées  très 
disparates,  les  nnes  très  saines,  les  autres  très  folles;  de  sentiments 
relatifs  à  son  caractère,  et  de  préjugés  venus  de  son  éducation.  En 
général,  les  croyants  font  Dieu  comme  ils  sont  eux-mêmes  ;  les  bons 
le  font  bon,  les  méchants  le  font  méchant;  les  dévots  haineux  et 
bilieux  ne  voient  que  l'enfer,  parce  qu'ils  voudraient  damner  tout 
le  monde;  les  âmes  aimantes  et  douces  n'y  croient  guère.  Et  l'un 
des  étonnements  dontje  ne  reviens  point  est  de  voir  le  bon  Féne- 
lon  en  parler,  dans  son  Téléraaque,  comme  s'il  y  croyait  tout  de 
bon  :  mais  j'espère  qu'il  mentaitalors;  car  enfin,  quelque  véridique 
qu'on  soit,  il  faut  bien  mentir  quelquefois  quand  on  est  évèque. 
Maman  ne  mentait  pas  avec  moi,  et  cette  àme  sans  fiel,  qui  ne  pou- 
vait imaginer  un  Dieu  vindicatif  et  toujours  courroucé,  ne  voyait 
que  clémence  et  miséricorde  où  les  dévots  ne  voient  que  justice  et 
punition.  Elle  disait  souvent  qu'il  n'y  aurait  point  de  justice  en  Dieu 
d'être  juste  envers  nous,  parce  que,  ne  nous  ayant  pas  donné  ce 
qu'il  faut  pour  l'être,  ce  serait  redemander  plus  qu'il  n'a  donné.  Ce 
qu'il  y  avait  de  bizarre  était  que,  sans  croire  à  l'enfer,  elle  ne  lais-  | 
sait  pas  de  croire  au  purgatoire.  Cela  venait  de  ce  qu'elle  ne  savait  I 
que  faire  de  l'àme  des  méchants,  ne  pouvant  ni  les  damner,  ni  les 
mettre  avec  les  bons  jusqu'à  ce  qu'ils  le  fussent  devenus;  et  il  faut 
avouer  qu'en  effet,  et  dans  ce  monde  et  dans  l'autre,  les  méchants 
sont  toujours  bien  embarrassants. 

Autre  bizarrerie.  On  voit  que  toute  la  doctrine  du  péché  originel 
et  de  la  rédemption  est  détruite  par  ce  système,  que  la  base  du 
christianisme  vulgaire  en  est  ébranlée,  et  que  le  catholicisme  au 
moins  ne  peut  subsister.  Maman  cependant  était  bonne  catholique 
ou  prétendait  l'être ,  et  il  est  sur  qu'elle  le  prétendait  de  très  bonne 
foi.  Il  lui  semblait  qu'on  expliquait  trop  littéralement  et  trop  dure- 
ment les  Ecritures.  Tout  ce  qu'on  y  lit  des  tourments  éternels  lui 
paraissait  comminatoire  ou  figuré.  La  mort  de  Jésus-Christ  lui  pa- 
raissait un  exemple  de  charité  vraiment  divine  pour  apprendre  aux 
hommes  à  aimer  Dieu  et  à  s'entr'aimer  entre  eux  de  même.  En  un 
mot,  (idèle  à  la  religion  qu'elle  avait  embrassée,  elle  en  admettait 
sincèrement  toute  la  profession  de  foi;  mais  quand  on  venait  à  la 
discussion  de  chaque  article,  il  se  trouvait  cpi'elle  croyait  tout  au- 
trement que  l'Eglise,  toujours  en- s'y  soumettaut.  Elle  avait  là-dessus 
une  simplicité  de  cœur,  une  franchise  plus  éloquente  que  des  ergo- 
teries,  et  qui  souvent  embarrassait  jusqu'à  son  confesseur;  car  elle 
ne  lui  déguisait  rien.  Je  suis  bonne  catholique,  lui  disait-elle,  je 
veux  toujours  l'être;  j'adopte  de  toutes  les  iiuissances  de  mon  àme 
les  décisions  de  sainte  mère  Eglise.  Je  ne  suis  pas  maiirei'se  de  ma 
foi,  maisje  le  suis  de  ma  volonté.  Je  la  soumets  sans  réserve,  et  je 
veux  tout  croire.  Que  me  demandez -vous  de  plus? 
Quand  il  n'y  aurait  point  eu  de  morale  chrétienne,  je  crois  qu'elle 


LES  CONFESSIONS. 


53 


l'aurait  suivit!,  tant  elle  s'adaptait  liieii  à  son  caractère.  Elle  faisait 
tout  ce  qui  était  ordonné;  mais  elle  l'eût  fait  de  nni^me  quand  il 
n'aurait  pas  été  ordonné.  Dans  Ihs  choses  indiflërentes  elle  aimait  à 
obéir;  et,  s'il  ne  lui  eiit  pas  été  pei'/riis,  [)rescrit  même,  de  faire  gras, 
elle  aurait  fait  maigre  entre  Dieu  et  elle,  sans  qiuî  la  prudence  eût 
eu  li(-soin  d'y  entrer  pour  rien.  Mais  toute  cette  morale  était  subor- 
donnée aux  principes  de  M.  de  Tavel,  ou  plutôt  elle  prétendait  n'y 
rien  voir  de  contraire.  Elle  eût  couché  tous  les  jours  avec  vingt 
hommes  en  repos  de  conscience,  et  sans  en  avoir  [)lus  de  scrupule 
que  de  désir.  Je  sais  que  force  dévotes  ne  .sont  i)as  sur  ce  point  fort 
scrupuleuses;  mais  la  différence  est  qu'elles  sont  séduites  par  leurs 
passions,  et  qu'elle  ne  l'était  que  par  ses  sopliismes.  Dans  les  con- 
versations l('s  jjIus  touéhanles,  et,  j'ose  dire,  les  plus  édifiantes,  elle 
fût  loinbéfi  sur  ce  point  sans  changer  d'air  ni  de  ton,  sans  se  croire 
en  contradiction  avec  elle-même,  lille  l'eût  même  interrompue  au 
besoin  pour  le  fait,  etjiuis  l'eût  reprise  avec  la  même  sérénité  qu'au- 
paravant :  tant  elle  était  inlimement  persuadée  que  tout  cela  n'é- 
tait qu'une  maxime  de  police  sociale,  dont  toute  personne  sensée 
liouvait  faire  l'interprétation,  l'apiilicaiion,  l'exception,  selon  l'es- 
prit de  la  chose, .sans  le  moindre  risque  d'olTeuser  Dieu.  Quoique 
sur  ce  point  je  ne  fusse  assurément  pas  de  son  avis,  j'avoue  que  je 
n'osais  le  combattre,  honteux  du  rôle  peu  galant  qu'il  m'aurait 
fallu  faire  pour  cela.  J'aurais  bien  cherché  d'établir  la  règle  pour 
les  autres  en  tâchant  de  m'en  excepter;  mai«,  outre  que  son  tem- 
pérament prévenait  assez  l'abus  de  ses  principes,  je  savais  qu'elle 
n'était  pas  femme  à  prendre  le  change,  et  que  réi'lamer  pour  moi 
l'exception,  c'était  la  lui  laisser  pour  tous  ceux  qu'il  lui  plairait.  Au 
reste,  je  compte  ici  par  occasion  cette  inconséquence  avec  les  au- 
tres, quoiqu'elle  ait  eu  toujours  peu  d'effet  dans  sa  conduite,  et 
qu'alors  elle  n'en  eût  point  du  tout;  mais  j'ai  promis  d'exposer 
fidèlement  ses  principes,  et  je  veux  tenir  cet  engagement.  Je  reviens 
à  moi. 

Trouvant  en  elle  toutes  les  maximes  dont  j'avais  besoin  pour  ga- 
rantir mon  âme  des  terreurs  de  la  mort  et  de  ses  suites,  je  puisais 
avec  sécurité  dans  cette  source  de  confiance.  Je  m'attachais  à  elle 
plus  que  je  n'avais  jamais  fait;  j'aurais  voulu  transporter  tout  en 
ello  ma  vie,  que  je  sentais  prête  à  m'abandonner.  De  ce  redouble- 
ment d'attachement  pour  elle,  de  la  persuasion  qu'il  me  restait  peu 
dt;  temps  à  vivre,  de  ma  profonde  sécurité  sur  mon  sort  à  venir,  ré- 
siillait  un  état  habituel  très  calme  et  sensuel  même,  en  ce  que, 
amortissant  toutes  les  passions  qui  portent  au  loin  nos  craintes  et 
Uns  espérances,  il  me  laissait  jouir  sans  inquiétude  et  sans  trouble 
du  peu  de  jours  qui  m'élaient  laissés.  Une  chose  contribuait  à  les 
rendre  plus  agréables,  c'était  le  soin  de  nourrir  son  goût  pour  la 
campagne  par  tous  les  amusements  que  j'y  pouvais  rassembh:r.  En 
lui  faisant  aimer  sou  jardin,  sa  basse-cour,  ses  pigeons,  ses  vaches, 
je  m'affectionnais  moi-même  à  tout  cela;  et  ces  petites  occupations, 
qui  rem[ilissaient  ma  journée  sans  troubler  ma  tranquillité,  me  va- 
lurent mieux  que  le  lait  et  tous  les  remèdes  pour  conserver  ma 
pauvre  machine,  et  la  rétablir  même  autant  que  cela  se  pouvait. 

Les  vendanges,  la  récolte  des  fruits,  nous  amusèrent  le  reste  de 
cette  année,  et  nous  attachèrent  de  plus  en  plus  à  la  vie  rustique 
au  milieu  des  bonnes  gens  dont  nous  étions  entourés.  Nous  vîmes 
venir  l'hiver  avec  grand  regret,  et  nous  retournâmes  à  la  ville 
comme  nous  serions  allés  en  exil:  moi  surtout,  qui,  doutant  de  re- 
voir le  printemps,  croyais  dire  adieu  pour  toujours  aux  Charniettes. 
Je  ne  les  quittai  pas  sans  baiser  la  terre  et  les  arbres,  et  sans  me  re- 
tournrr  plusieurs  fois  en  m'éloignant.  Ayant  quitté  depuis  long- 
temps uii's  ccnliers,  ayant  perdu  le  goût  des  amusements  et  des  so- 
rii't('s  de  la  ville,  je  ne  sortais  plus,  je  ne  voyais  plus  personne,  ex- 
cepté maman  et  M.  Salomon,  devenu  depuis  peu  son  médecin  et  le 
mien,  horjnète  homme,  homme  d'esprit,  grand  carlésien,  qui  par- 
lait assez  bien  du  système  du  monde,  et  dont  les  entretiens  agréa- 
bles et  instructifs  me  valurent  mieux  que  toutes  ses  ordonnances.  Ji; 
n'ai  jamais  pu  supporter  ce  sot  et  niais  remplissage  des  conversations 
ordinaires;  mais  des  conversations  utiles  et  .solides  m'ont  toujouis 
fait  grand  plaisir,  et  je  ne  m'y  suis  jamais  refusé.  Je  pris  beaucoup 
de  goût  à  celles  de  M-  Salomon  ;  il  me  semblait  que  j'anticipais  avec 
lui  sur  ces  hautes  connaissances  que  mon  âme  allait  acquérir  quand 
elle  aurait  perdu  ses  entraves.  Ce  goût  que  j'avais  pour  lui  s'éten- 
dit aux  sujets  qu'il  traitait,  et  je  commençais  de  rechercher  les  livres 
qui  pouvaient  m'aider  à  les  mieux  entendre.  Ceux  qui  mêlaient  la 
dévotion  aux  sciences  m'étaient  les  plus  convenables;  tels  étaient 
particulièrement  ceux  de  l'Oratoire  et  de  Port-Hoyal.  Je  me  mis  à 
les  lire  ou  plutôt  à  les  di'voier.  Il  m'en  tomba  dans  les  mains  un  du 
pèreLami,  intitulé  lùitreticns  sur  les  sciences.  C'était  uneespèccd'in- 
troduction  à  la  connaissance  des  livres  qui  en  traitent.  Je  le  lus  et  le  relus 
cent  fois;  je  résolus  d'en  faire  mon  guide.  Enfin  je  me  sentis  entraîné 
peu  à  peu  malgré  mon  état,  ou  ])lutôl  par  mon  état,  vers  l'étude  avec 
une  force  irrésistible  ;et,  tout  en  regardant  chaque  jour  comme  le  der- 
nier de  mes  jours,  j'étudiais  avec  autant  d'ardeur  que  si  j'avais  dû 
toujours  vivre.  On  disait  que  cela  me  faisait  du  nuil  ;  je  crois,  moi, 
que  cela  me  fit  du  bien;  et  non-seulement  à  mou  âme,  mais  à 
nicMi  corps;  car  celte  application  pour  laquelle  je  me  passionnais 
me  devint  si  dclicieuse,  que,  ne  pensant  plus  à  mes  maux,  j'en  étais 


beaucoup  moins  atreclé.  Il  est  pourtant  vrai  que  rien  ne  me  procu- 
rait un  soulagement  réel;  mais,  n'ayant  pas  de  douleurs  vives, je 
m'acroiitumais  à  languir,  à  ne  pas  dormir,  à  penser  au  lieu  d'agir, 
et  entin  à  regarder  le  dépérissement  successif  et  lent  de  ma  ma- 
chine comme  un  progrès  inévitable  que  la  mort  .seule  pouvait  ar- 
rêter. 

Non-seulement  cette  opinion  me  détacha  de  tous  les  vains  soins 
de  la  vie,  mais  elle  me  didivra  de  rini|)orlunité  des  remèdes,  aux- 
quels on  m'avait  jusqu'alors  soumis  malgré  moi.  Salomon,  convaincu 
que  ses  drogues  ne  pouvaient  me  sauver,  m'en  épargna  le  déboire, 
et  se  contenta  d'amuser  la  douleur  île  ma  pauvre  maman  avec  quel- 
ques-unes de  ces  ordonnances  indifférenle^  qui  flattent  l'espoir  du 
malade,  et  maintiennent  b;  crédit  du  médecin.  Je  quitlai  l'étroit  ré- 
gime, je  repris  l'usage  du  vin  et  tout  le  train  de  vie  d'un  liommeen 
santé,  selon  la  mesure  de  mes  forces,  sobre  en  toutes  choses,  mais 
ne  m'absteiiantde  rien.  Je  sortis  même  el  recommençai  d'aller  voir 
mes  connaissances,  surtout  M  de  Conzié,  dont  le  commerce  me 
plaisait  fort.  Enfin,  soit  qu'il  me  parût  beau  dapjireudre  jusqu'à 
ma  dernière  heure,  soit  qu'un  reste  d'espoir  de  vivre  se  cacliàt  au 
fond  de  mon  cœur,  l'attente  de  la  mort,  loin  d'altiédir  mon  goijt 
pourl'élude,  semblait  l'animer;  et  je  me  pressais  d'amasser  un  peu 
d'acquis  pour  l'autre  monde,  comme  si  j'avais  cru  n'y  avoir  que  ce- 
lui ipie  j'aurais  emporté.  Je  pris  en  afTection  la  boutique  d'un  li- 
braire appelé  Bouchard,  où  se  rendaient  quelques  gens  de  lettres  ; 
et  le  printemps  que  j'avais  cru  ne  pas  revoir  étant  proche,  je  m'as- 
sortis de  quelques  livres  pour  les  Charraettes,  en  cas  que  j'eusse  le 
bonheur  d'y  retourner. 

J'eus  ce  bonheur,  et  j'en  profitai.  La  joie  avec  laquelle  je  vis  les 
premiers  bourgeons  est  inexprimable.  Revoir  le  printemps  était 
pour  moi  ressusciter  en  paradis.  A  peine  les  neiges  commençaient 
à  fondre,  que  nous  quittâmes  notre  cachot,  et  nous  fûmes  assez  tôt 
aux  tiharmettes  pour  y  avoir  les  prémices  du  rossignol.  Dès  lors  je 
ne  crus  iiius  mourir;  et  réellement  il  est  singulier  que  je  n'aie  ja- 
mais de  grandes  maladies  à  la  campagne.  J'y  ai  beaucoup  souffert, 
mais  je  n'y  ai  jamais  été  alité.  Souvent  j'ai  dit,  rnc  sentant  plus 
mal  qu'à  l'ordinaire  :  Quand  vous  me  verrez  prêt  à  mourir,  portez- 
moi  sous  un  chêne;  je  vous  promets  que  j'en  reviendrai. 

Quoique  faible,  je  repris  mes  fonctions  champêtre^,  mais  d'une 
manière  proportionnée  à  mes  forces.  J'eus  un  vrai  chagrin  de  ne 
pouvoir  faire  le  jardin  tout  seul;  mais  quand  j'avais  donné  six 
coups  de  bêche,  j'étais  hors  d'haleine,  la  sueur  me  ruisselait,  je  n'en 
pouvais  plus.  Quand  j'étais  baissé,  mes  battements  redoublaient;  et 
le  sang  me  montait  à  la  tète  avec  tant  de  force,  qu'il  fallait  bien  vile 
me  redresser.  Contraintde  me  borner  à  des  soins  moins  fatigants,  je 
pris  entre  autres  celui  du  colombier,  et  je  m'y  affectionnai  si  |V>rt 
que  j'y  passais  plusieurs  heures  de  suite  sans  m'ennuyer  un  mo- 
ment. Le  pigeon  est  fort  timide,  et  difficile  à  apprivoiser.  Cependant 
je  vins  à  bout  d'inspirer  aux  miens  tant  de  confiance  qu'ils  me  sui- 
vaient partout,  et  se  laissaient  prendre  quand  jevoulais.  Je  ne  pou- 
vais paraître  au  jardin  ni  dans  la  cour  sans  en  avoir  à  l'instant 
deux  ou  trois  sur  les  bras,  sur  la  tète;  et  enfin,  malgré  le  plaisir  que 
j'y  prenais,  ce  cortège  me  devint  si  incommode,  que  je  fus  obligé 
de  leur  ôtcr  cette  familiarité.  J'ai  toujours  pris  un  singulier  plaisir 
à  apprivoiser  les  animaux,  surtout  ceux  qui  sont  craintifs  et  sau- 
vaf'es.  Il  me  jiaraissait  charmant  de  leur  inspirer  une  coniiance  que 
je  n'ai  jamais  trompée.  Je  voulais  qu'ils  m'aimassent  en  liberté. 

J'ai  dit  «lue  j'avais  apporté  des  livres.  J'en  fis  usage,  mais  d'une 
manière  moins  propre  à  m'instruire  qu'à  ra'accabler.  La  fausse  idée 
que  j'avais  des  choses  me  persuadait  que,  pour  lire  un  livre  avec 
fruit,  il  fallait  avoir  toutes  les  connaissances  qu'il  supposait,  bieu 
éloigné  de  penser  que  souvent  l'auteur  ne  les  avait  pas  lui-même, 
et  q'ii'il  les  puisait  dans  d'autres  livres  à  mesure  qu'il  en  avait  be- 
soin. Avec  cette  folle  idée  j'étais  arrêté  à  chaque  instant,  forcé  de 
courir  incessammentd'un  livre  à  l'autre  ;  et  quelquefois,  avantd'èlre 
à  la  dixième  page  de  celui  que  je  voulais  étudier,  il  m'eût  fallu  épui- 
ser des  bibliothèques.  Cependant  je  m'obstiuai  si  bien  à  cette  extra- 
vagante méthode,  que  j'y  perdis  un  .temps  infini,  et  faillis  à  me 
brouiller  la  tète  au  point  ile  ne  pouvoir  plus  ni  rien  voir  ni  rien  sa- 
voir. Heureusement  je  m'aperçus  que  j'enfilais  une  fausse  route  qui 
m'égarait  dans  un  labyrinthe  immense,  et  j'en  sortis  avant  d'y  être 
tcut-à-fait  perdu. 

Pour  peu  qu'on  ait  un  vrai  goût  pour  les  sciences,  la  première 
chose  qu'on  sent  en  s'y  livrant,  c'est  leur  liaison  qui  fait  qu'elles 
s'attirent,  s'aident,  s'éclairent  mutuellement,  et  que  l'une  ne  peut 
se  passer  de  l'autre.  Quoique  l'esprit  humain  ne  puisse  tout  embras- 
ser, et  qu'il  en  faille  toujours  préférer  une  comme  la  principale,  si 
l'on  n'a  quelque  notion  des  autres,  dans  la  sienne  même  on  se 
trouve  souvent  dans  l'obscurité.  Je  sentis  que  ce  que  j'avais  entre- 
pris était  bon  et  utile  en  lui-même,  qu'il  n'y  avait  que  la  méthode  à 
changer.  Prenant  d  abord  l'Encyclopédie,  j'allais  la  divisant  dans 
ses  branches  ;  je  vis  qu'il  fallait  faire  tout  le  contraire,  les  prendre 
chacune  séparément,  et  les  poursuivre  ainsi  jusqu'au  point  oii  elles 
se  réunissent.  Ainsi  je  revins  à  la  synthèse  ordinaire:  niai's  j'j  re- 
vins en  homme  tiui  s.iit  ce  qu'il  fait  La  médilatiou  me  tenait  eu  cela 
lieu  de  couuaissauces,  el  une  rellexiuu  très  ualurelle  aidait  à  me 


Si 


LES  VEILLÉES  LITTÉRAIRES  ILLUSTRÉES. 


guider.  Soit  que  je  vécusse  ou  que  je  mourusse,  je  n'avais  point  de 
temps  à  perdre.  Ne  rien  savoir  à  prés  de  vingt-cinq  ans,  et  vouloir 
tout  apprendre,  c'est  s'engager  à  bien  mettre  le  temps  à  profit.  Ne 
sachant  à  quel  point  le  sort  ou  la  mort  pouvait  arrêter  mon  zèle,  je 
voulais,  à  tout  événement,  acquérir  des  idées  de  touteschoses,  tant 
pour  sonder  mes  dispositions  naturelles  que  pour  juger  par  moi- 
même  de  ce  qui  méritait  le  mieux  d'être  cultivé. 

Je  trouvai  dans  l'exécution  de  ce  plan  un  autre  avantage  auquel 
je  n'avais  pas  pensé;  celui  de  mettre  beaucoup  de  li'iups  à  profit. 
Il  fautquejene  sois  pas  né  pour  l'étude;  car  une  longue  applica- 
tion uii!  fatigue  à  tel  point  qu'il  m'est  impossible  de  in'occuper  une 
demi-heure  de  suite  avec  force  du  même  sujet,  surtout  en  suivant 
les  idées  d'aulrui;  car  il  m'est  arrivé  quelquefois  de  me  livrer  plus 
longtemps  aux  miennes,  et  même  avec  assez  de  succès.  Quand  j'ai 
suivi  quelques  pages  d'un  auteur  qu'il  faut  lire  avec  aiiijlication, 
mon  esprit  l'abandonne  itse  pc'rd  dans  les  nuages.  Si  je  m'obstine, 
je  m'épuise  inutilement;  les  éblouissemenls  me  pi-ennent,  je  ne 
vois  plus  rien.  Mais  que  des  sujets  différents  se  surcèdent,  même 
sans  interruption,  l'un  me  délasse  de  l'autre,  et,  sans  avoir  besoin 
de  relâche,  je  le  suis  plus  aisément.  Je  mis  à  profit  cette  observation 
dans  mon,  plan  d'études,  et  je  les  entremêlai  tellement  que  je  m'oc- 
cupais tout  le  jour  et  ne  me  fatiguais  point.  Il  est  vrai  que  les  soins 
champêtres  et  domestiques  faisaient  des  diversions  utiles;  mais,  dans 
ma  ferveur  croissante,  je  trouvai  bientôt  le  moyen  d'en  ménager 
encore  le  temps  pour  l'élude,  et  de  m'occu|j«r  à  la  fois  de  deux 
choses,  sans  songer  que  chacune  en  allait  moins  bien. 

Dans  tant  de  menus  détails  qui  me  charment,  et  dont  j'excède 
souvent  mon  lecteur,  le  mets  pourtant  une  discrétion  dont  il  ne  se 
douterait  guère  si  je  n'avais  soin  de  l'en  avertir.  Ici,  par  exemple, 
je  me  rappelle  avec  plaisir  tous  les  différents  essais  que  je  fis  luuir 
distribuer  mon  temps  de  façon  que  j'y  trouvasse  à  la  fois  autant 
d'agrément  et  d'utilité  qu'il  était  possible;  et  je  puis  dire  que  ce 
temps  où  je  vivais  d'ans  la  retraite  et  toujours  malade  fut  celui  où 
je  fus  le  moins  oisif  et  le  moins  ennuyé.  Deux  ou  trois  mois  se  pas- 
.sèrent  ainsi  à  tàter  la  pente  de  mon  esprit,  et  à  jouir,  dans  la  plus 
belle  sai.son  de  l'année  et  dans  un  lieu  qu'elle  rendait  enchanté, 
du  charme  de  la  vie  dont  je  sentais  si  bien  le  prix,  de  celui  d'une 
société  aussi  libre  que  douce,  si  l'on  peut  donner  le  nom  dé  société 
à  une  aussi  parfaite  union,  et  de  celui  des  belles  connaissances  que 
je  me  proposais  d'acquérir,  car  c'était  pour  moi  comme  si  je  les 
avais  déjà  possédées;  ou  plutôt  c'était  miiuii  encore,  puisque  le 
plaisir  d'apprendre  entrait  pour  beaucoup  dans  mon  bonheur. 

Il  faut  passer  sur  ces  essais,  qui  tous  étaient  pour  moi  des  jouis- 
sances, mais  trop  simples  pour  pouvoir  être  expliquées.  Encore  un 
coup  le  vrai  bonheur  ne  se  décrit  pas;  il  se  sent,  et  se  sent  d'au- 
tant mieux  qu'il  peut  le  moins  se  décrire,  parce  qu'il  ne  résulte  pas 
d'un  recueil  de  faits,  mais  qu'il  est  un  état  permanent.  Je  me  ré- 
pète souvent,  mais  je  me  répéterais  bien  davantage  si  je  disais  la 
même  chose  autant  de  fois  qu'elle  me  vient  dans  l'esprit.  Quand 
enfin  mon  train  de  vie,  souvent  changé,  eut  pris  un  cours  uniforme, 
voici  à  peu  près  quelle  en  fut  la  distribution. 

Je  me  levais  tous  les  lïiatins  avant  le  soleil.  Je  montais  par  un 
verger  voisin  dans  un  1res  job  chemin  qui  était  au-dessus  de  la 
vigne,  et  suivait  la  côte  jusqu'à  Chambéry.  Là,  tout  en  me  prome- 
nant, je  faisais  ma  prière,  qui  ne  consistait  pas  en  un  vain  balbu- 
tiement de  lèvres ,  mais  dans  une  sincère  élévation  de  cœur  à  l'au- 
teur de  cette  aimable  nature  dont  les  beautés  étaient  sous  .mes  yeux. 
Je  n'ai  jamais  aimé  à  prier  dans  la  chambre  ;  il  me  semble  que  les 
murs  et  tous  ces  petits  ouvrages  des  hommes  s'interposent  entre 
Dieu  et  moi.  J'aime  à  le  contempler  dans  ses  œuvres,  tandis  que 
mon  cœur  s'élève  à  lui.  Mes  prières  étaient  pures,  je  puis  le  dire,  et 
digues  d'être  exaucées.  Je  ne  demandais ,  pour  moi  et  pour  celle 
dont  mes  vœux  ne  me  séparaient  jamais,  qu'une  vie  innocente  et 
tranquille,  exempte  du  vice,  de  la  douleur,  des  pénibles  besoins,  la 
mort  des  justes  et  leur  sort  dans  l'avenir.  Du  reste  cet  acte  se  passait 
plus  en  admiration  et  en  contemplation  qu'en  demandes,  et  je  sa- 
vais qu'auprès  du  dispensateur  des  vrais  biens ,  le  meilleur  moyen 
d'obtenir  ceux  qui  nous  sont  nécessaires  est  moins  de  les  demander 
que  de  les  mériter.  Je  revenais  en  me  promenant,  par  un  assez 
grand  tour,  occupé  à  considérer  avec  intérêt  et  volupté  les  objets 
champêtres  dont  j'étais  environné  ,  les  seuls  dont  l'œil  et  le  cœur  ne 
se  las.sent  jamais.  Je  regardais  de  loin  s'il  était  jour  chez  maman  : 
quand  je  voyais  son  contrevent  ouvert,  je  tressaillais  d'aise  et  jac- 
courais;  s'il  était  fermé,  j'entrais  au  jardin  en  attendant  qu'elle  fût 
réveillée,  m'amusant  à  repasser  ce  que  j'avais  a|ipris  la  veille,  ou  à 
jardiner.  I.o  contrevent  s'ouvrait,  j'allais  l'embrasser  dans  son  lit, 
souvent  encore  à  moitié  endormie,  et  cet  embrasseiuent,  aussi  pur 
que  tendre,  tirait  de  son  innocence  même  un  charme  qui  n'est  ja- 
mais joint  à  la  volupté  des  sens. 

Nous  déjeunions  ordinairement  avec  du  café  au  lait.  C'était  le 
temps  de  la  journée  où  nous  étions  le  plus  tranquilles,  où  nous 
causions  le  plus  à  notre  aise.  Ces  séances,  pour  l'ordinaire  assez 
longues,  m'ont  lais.sé  un  goût  vif  pour  les  déjeuners  ;  et  je  préfère 
infiniment  l'usage  d'Angleterre  et  do  Suisse .  où  le  déjeuner  est  un 
vrai  repas  qui  rassemble  tout  le  monde,  à  celui  de  France,  pu  cha- 


cun déjeune  seul  dans  sa  chambre,  ou  le  plus  souvent  ne  déjeune 
point  du  tout.  Aiirès  une  heure  ou  deux  de  causerie ,  j'allais  à  mes 
livres  jusqu'au  dîner.  Je  commençais  par  quelque  livre  de  philoso- 
phie ,  comme  la  Logique  de  Port-Royal,  l'Essai  de  Locke,  Male- 
branohe,  Leibnitz,  Descartes,  etc.  Je  m'aperçus  bientôt  que  tous  ces 
auteurs  étaient  entre  eux  en  contradiction  presque  perpétuelle,  et  je 
formai  le  chimérique  projet  de  les  accorder,  qui  me  fatigua  beau- 
coup et  me  fit  perdre  bien  du  temps.  Je  me-brouillais  la  tête  et  je 
n'avançais  point.  Enfin  ,  renonçant  encore  à  cette  méthode ,  j'en 
pris  une  infiniment  nieilli'uie,  el'à  laquelle  j'attribue  tout  le  progrès 
que  je  puis  avoir  fait,  iiiii;i;rc  mon  défaut  de  capacité,  car  il  est 
certain  que  j'en  eus  toii|nurs  but  peu  pour  l'étude.  En  lisant  chaque 
auteur,  je  me  fis  une  loi  d'adopter  et  suivre  toutes  ses  idées  sans  y 
mêler  les  miennes  ni  celles  d'un  autre,  et  sans  disputer  avec  lui.  Je 
me  dis  :  Commençons  par  me  faire  un  magasin  d'idées  vraies  ou 
fausses,  mais  nettes,  en  attendant  que  ma  tète  en  soit  assez  four- 
nie pour  pouvoir  les  comparer  et  choisir.  Cette  méthode  n'est  pas 
sans  inconvénient,  je  le  sais;  mais  elle  m'a  réussi  dans  l'objet  de 
m'instruire.  Au  bout  de  quelques  années  passées  à  ne  penser  exac- 
tement que  d'après  autrui,  sans  réfléchir,  pour  ainsi  dire,  et  presque 
sans  raisonner,  je  me  suis  trouvé  un  assez  grand  fonds  d'acquis 
pour  me  suffire  à  moi-même  et  penser  sans  le  secours  d'autrui. 
Alors,  quand  les  voyages  et  les  affaires  m'ont  ôte  les  moyens  de 
consulter  les  livres,  je  me  suis  amuse  à  repasser  et  comparer  ce  que 
j'avais  lu,  peser  chaque  chose  à  la  balance  de  la  raison ,  et  à  juger 
quelquefois  mes  maîtres.  Pour  avoir  commencé  tard  à  mettre  en 
exercice  ma  l'aculo'  judiciaire,  je  n'ai  pas  trouvé  qu'elle  eût  perdu 
sa  vigueui  ;  cl ,  ipiaiid  j';ii  publié  mes  propres  idées,  on  ne  m'a  pas 
accusé  d'etic  un  disciple  servile,  et  de  jurer  in  verba  magistri. 

Je  passais  de  là  à  la  géométrie  éléinentaire,  car  je  n'ai  jamais  été 
plus  loin,  m'obstinant  à  vouloir  vaincre  mon  peu  de  mémoire  à  force 
de  revenir  cent  et  cent  fois  sur  mes  pas,  et  de  recommencer  inces- 
samment la  même  marche.  Je  ne  goûtai  pas  celle  d'Euclide,  qui 
cherche  plutôt  la  chaîne  des  démonstrations  que  la  liaison  des  idées; 
je  préférai  la  géométrie  du  P.  Lami ,  qui  dès  lors  devint  un  de  mes 
auteurs  favoris,  et  dont  je  relis  encore  avec  plaisir  les  ouvrages. 
L'algèbre  suivait,  et  ce  fut  toujours  le  P.  Lami  que  je  pris  pour 
guide  :  quand  je  fus  plus  avancé,  je  pris  la  science  du  calcul  du 
P.  Reyneau  ,  puis  son  analyse  démontrée,  que  je  n'ai  fait  qu'effleu- 
rer. Je  n'ai  jamais  été  assez  loin  pour  bien  sentir  l'application  de 
l'algèbre  à  la  géométrie.  Je  n'aimais  point  cette  manière  d'opérer 
sans  voir  ce  qu'on  fait;  et  il  me  semblait  que  résoudre  un  problème 
de  géométrie  par  les  équations,  c'était  jouer  un  air  en  tournant 
une  manivelle.  La  première  fois  que  je  trouvai  par  le  calcul  que  le 
carré  d'un  binôme  était  composé  du  carré  de  chacune  de  ses  par- 
lies  et  du  double  produit  de  l'une  par  l'autre,  malgré  la  justesse  de 
ma  multiplication  je  n'en  voulus  rien  croire  jusqu'à  ce  que  j'eusse 
lait  la  figure.  Ce  n'était  pas  que  je  n'eusse  un  grand  goût  pour  l'al- 
gèbre en  n'y  cousidérant  que  la  quantité  abstraite;  mais  appliquée 
à  l'étendue  je  voulais  voir  l'opération  sur  les  lignes  :  autrement  je 
n'y  comprenais  plus  rien. 

Après  cela  venait  le  latin.  C'était  mon  étude  la  plus  pénible,  et 
dans  laquelle  je  n'ai  jamais  fait  de  grands  progrès.  Je  me  mis  d'a- 
bord à  Ja  mctiiode  latine  de  Port-Ùoyal,  mais  sans  fruit.  Ces  vers 
ostrogoths  me  faisaient  mal  au  cœur,  et  ne  pouvaient  entrer  dans 
mon  oreille.  Je  me  perdais  dans  ces  foules  dérègles,  et,  en  apiire- 
nant  la  dernière,  j'oubliais  tout  ce  qui  avait  précédé.  Une  étude  de 
mots  n'est  pas  ce  qu'il  faut  à  un  homme  sans  mémoire,  et  c'était 
prccisiment  pour  forcer  ma  mémoire  à  i)reiidre  de  la  capacité  que 
je  m'obstinais  à  cette  étude.  11  fallut  l'abandonner  à  la  fin.  J'enten- 
dais assez  la  construction  jiour  pouvoir  lire  un  auteur  facile,  à  l'aide 
d'un  dictionnaire.  Je  suivis  cette  route,  et  je  m'en  trouvai  bien.  Je 
m'appliquai  à  la  traduction,  non  par  écrit,  mais  mentale,  et  je  m'en 
tins  là.  A  force  de  temps  et  d'exercice,  je  suis  parvenu  à  lire  assez 
couramment  les  auteurs  latins,  mais  jamais  à  pouvoir  ni  parler  ni 
écrire  dans  celte  langue;  ce  qui  m'a  si^uvent  mis  dans  l'embarras 
quand  je  me  suis  trouvé,  je  ne  sais  comment,  enrôlé  [larmi  les  gens 
de  lettres.  Un  autre  inconvénient  conséquent  à  cette  manière  d'ap- 
prendre est  que  je  n'ai  jamais  connu  la  [irosodie ,  encore  moins  les 
règles  de  la  versification.  Désirant  pourtant  de  sentir  l'barraonie  de 
lalangue  en  vers  et  en  prose,  j'ai  fait  bien  des  efforts  pour  y  par- 
venir; mais  je  suis  convaincu  que  sans  maître  la  chose  est  presque 
impossible.  Ayant  appris  la  composition  du  plus  facile  de  tous  les 
vers,  qui  est  l'hexamelie,  j'eus  la  patience  de  scander  presque  tout 
Virgile,  et  d'y  marquer  les  pieds  et  la  quantité;  puis  ,  quand  j'étais 
eu  doute  si  une  syllabe  était  longue  ou  brève,  c'était  mon  Virgile 
que  j'allais  consulter.  On  sent  que  cela  me  faisait  faire  bien  des 
fautes,  à  cause  des  altérations  permises  par  les  règles  de  la  versifl-  ? 
cation.  Mais  s'il  y  a  de  l'avantage  à  étudier  seul,  il  y  a  aussi  de  : 
grands  inconvénients,  et  surtout  une  peine  incroyable.  Je  sais  cela 
mieux  que  qui  que  ce  soit. 

Avant  midi  je  quittais  mes  livres ,  et,  si  le  dîner  n'était  pas  prêt, 
j'allais  faire  visite  à  mes  amis  les  pigeons,  ou  travailler  au  jardin  en 
atleiidanl  l'heure.  Quand  je  m'entendais  appeler  j'accourais  fort 
content,  et  muni  d'uu  grand  appétit:  car  c'est  encore  une  chose  à 


LES  CONFESSIONS. 


(» 


noter,  que,  quelque  malade  que  je  puisse  (Mre,  l'appf^tit  ne  me  man- 
que jamais.  Nous  dînions  très  agréalilenient,  en  causant  de  nos  af- 
faires, en  attendant  que  maman  put  mander.  Deux  ou  trois  fois  la 
semaine,  quand  il  faisait  beau,  nous  allions  derrière  la  maison 
prendre  le  café  dans  un  cabinet  frais  et  touffu  que  j'avais  p;arni  de 
houblon  ,  et  qui  nous  faisait  grand  plaisir  durant  la  chaleur;  nous 
passions  là  une  petite  hmire  à  visiter  nos  légumes,  nos  fleurs,  à  des 
entreliens  relatifs  à  notre  manière  de  vivre,  et  qui  nous  en  faisaient 
mieux  sentir  la  douceur.  J'avais  une  autre  petite  famille  au  bout  du 
jardin  ;  c'étaient  des  abeilles.  Je  ne  manquais  guère,  et  souvent  ma- 
man avec  moi,  d'aller  leur  rendre  visite;  je  m'intéressais  beaucoup 
à  leur  ouvrage;  je  m'amusais  infiniment  h  les  voir  revenir  de  la  pi- 
corce,  leurs  petites  cuisses  quelquefois  si  chargées  qu'elles  avaient 
peine  à  marcher,  [.es  premiers  jours  la  curiosité  me  rendit  indiscret, 
et  elles  me  piq\ièrent  deux  ou  trois  fois;  mais  ensuite  nous  fîmes  si 
bien  connaissance,  que,  quelque  près  que  je  vinsse,  elles  me  lais- 
saient faire,  et,  (|uei(]ue  pleines  que  fussent  les  ruches,  prèles  à 
jeter  leur  essaim  ,  j'en  étais  quelquefois  entouré,  j'en  avais  sur  les 
mains,  sur  le  visage,  sans  qu'aucune  inc  piquât  jamais.  Tous  les  ani- 
maux se  défient  de  l'homme  et  n'ont  pas  tort  ;  mais  sont-ils  sûrs 
une  fois  qu'il  ne  leur  vent  pas  nuire.leur  confiance  devient  si  grande, 
qu'il  faut  être  plus  que  barbare  pour  en  abuser. 

Je  retournais  à  mes  livres;  mais  mes  occupations  de  l'après-midi 
devaient  moins  porter  le  nom  dv,  travail  et  d'éludé,  que  de  récréa- 
tion et  d'amusement.  Je  n'ai  jamais  pu  supporter  l'application  du 
cabinet  après  mou  dîner,  et  en  général  toute  peine  me  coûte  durant 
la  chaleur  du  jour.  Je  m'occupais  pourtant,  mais  sans  gêne  et  pres- 
que sans  rcijle  ,  à  lire  sans  étudier  La  chose  que  je  suivais  le  plus 
oxactemenl  était  l'histoire  et  la  géographie;  et  comme  cela  ne  de- 
mandait point  de  contention  d'esprit,  je  fis  autant  de  progrès  que 
le  permettait  mon  peu  de  mémoire.  Je  voulus  étudier  le  P.  Petau, 
et  je  m'enfonçai  dans  les  ténèbres  de  la  chronologie;  mais  je  me 
dégoûtai  de  la  partie  critique  qui  n'a  ni  fond  ni. rive,  et  je  m'affec- 
tiounai  par  préférence  à  l'exacte  mesure  des  temps  et  ;i  la  marche 
des  corps  célestes  J'aurais  même  pris  du  goût  pour  l'astronomie  si 
j'avais  eu  des  instruments:  mais  il  fallut  me  contenter  de  quelques 
éléments  pris  dansdes  livres,  et  de  quelques  observations  grossières 
faites  avec  une  lunette  d'approche,  seulement  pour  connaître  la  si- 
tuation générale  du  ciel;  car  ma  vue  courte  ne  me  permet  pas  de 
distinguer  à  yeux  nus  assez  nettement  les  astres.  Je  me  rapjiclle  à 
ce  sujet  une  aventure  dont  le  souvenir  m'a  souvent  fait  rire.  Pavais 
acheté  un  planisphère  céleste  pour  étudier  les  constellations.  J'avais 
attaché  ce  planisphère  sur  un  châssis,  et,  les  nuits  où  le  ciel  élait 
serciu  ,  j'allais  dans  le  jardin  poser  mon  châssis  sur  quatre  piquets 
de  ma  hauteur,  le  planisphère  tourné  en  dessous;  et,  pour  l'éclairer 
sans  qut^  le  vent  soufflât  ma  chandelle  ,  je  la  mis  dans  un  seau  à 
terre  entre  les  quatre  piquets  :  )Hiis,  regardant  alternativement  le 
planisphère  avec  mes  yeux  et  les  astres  avec  ma  lunette,  je  m'exer- 
çais à  connaître  les  étoiles  et  à  discerner  les  constellations.  Je  crois 
avoir  dit  que  le  jardin  de  M.  Noiret  était  en  terrasse  ;  on  voyait  du 
chemin  tout  ce  qui  s'y  faisait.  Un  soir,  des  paysans  passant  assez 
tard  me  virent,  dans  un  grotesque  équipage ,  occupé  à  mon  opéra- 
tion. I.a  lueur  qui  donnait  sur  mon  planis|ihôre,  et  dont  ils  ne 
voyaient  pas  la  cause,  parce  que  la  lumière  était  cachée  à  leurs  yeux 
par  les  bords  du  seau,  ces  quatre  piquets,  ce  grand  papier  barbouillé 
de  ligures,  ce  cadre  et  le  jeu  de  ma  lunette  qu'ils  voyaient  aller  et 
venir,  donnaient  à  cet  <ibjet  un  air  de  grimoire  qui  les  effraya.  Ma 
parure  n'était  pas  propre  à  les  rassurer  :  un  chapeau  clabau'd  par- 
dessus mon  bonnet,  et  un  pet-en-l'air  ouaté  de  maman,  qu'elle 
m'avait  obligé  de  mettre,  ofl'raient  à  leurs  yeux  l'image  d'uu  vrai 
sorcier;  et,  comme  il  était  près  de  minuit,  ils  ne  doutèrent  point 
que  ce  ne  fût  le  commenoement  du  sabbat.  Peu  curieux  d'en  voir 
davantage,  ils  se  sauvèrent  très  alarmés,  éveillèrent  leurs  voi.'ins 
pour  leur  conter  leur  vision  ;  et  l'his-toire  courut  si  bien,  que  le  len- 
demain chacun  sut  dans  le  voisinagi;  que  le  sabbat  se  tenait  chez 
M.  INoirel.  Je  ne  sais  ce  qu'eût  produit  enfin  cette  rumeur,  si  l'un 
des  paysans  témoins  de  mes  conjurations  n'eu  eût  le  même  jour 
porté  sa  plainte  à  deux  jésuites  qui  venaient  nous  voir,  et  qui,  sans 
savoir  de  quoi  il  s'agissait,  les  désabusèrent  par  provision.  Ils  nous 
coûtèrent  I  bisioire,  je  leur  en  dis  lu  cause,  et  nous  rimes  beaucoup. 
Cependant  il  fut  résolu,  crainte  de  récidive,  que  j'observerais  désor- 
mais sans  liiniièie,  et  que  j'irais  consulter  le  planisphère  dans  la 
mai'^on.  (leux  qui  ont  lu  dans  les  Lettres  de  la  motitagne  ma  magie 
de  Venise  trouveront,  je  m'assure,  que  j'avais  de  longue  main  une 
grande  vocation  pour  être  sorcier. 

Tel  était  m  ni  train  de  vie  aux  Charmetles,  quand  je  n'étais  oc- 
cupé d'aucuns  soins  ch,impêlr(;s  ,  car  ils  avaient  toujours  la  préfé- 
rence ;  el  dans  ce  qui  n'excédait  pas  mes  forces  je  travaillais  comme 
un  paysan  :  mais  il  est  vrai  que  mon  exlrême  faiblesse  ne  me  lais- 
sait guère  sur  cet  article  que  le  mérite  de  la  bonne  volonté.  D'ail- 
leurs je  voulais  faire  à  la  fois  deux  ouvrages,  et  par  cette  raison  je 
n'eu  faisais  bien  aucun.  Je  m'étais  mis  en  tèle  de  me  donner  par 
force  de  li  mémoire;  je  m'obstinais  à  vouloir  beaucoup  apprendre 
ji  ir  C(0iir.  Pour  cela  je  portais  toujours  avec  moi  qui ique  livre"  qu'a- 
•vcc  une  peine  incroyable  j'étudiais  et  repassais  .out  eu  travaillant. 


Je  ne  sais  pas  comment  l'opiniâtreté  de  ces  vains  efforts  ne  m'a  pas 
enfin  rendu  stupide.  Il  faut  que  j'aie  appris  et  rappris  bien  vingt  fois 
les  églogues  de  Virgile,  dont  je  ne  sais  pas  un  seul  mot.  J'ai  perdu 
et  dépareillé  dos  multitudes  de  livres  par  l'habitude  que  j'av-iis  d'en 
porter  partout  avec  moi  ,  au  colombier,  an  jardin  .  an  ver^pr,  à  la 
vigne.  Occupé  d'autre  chose,  je  posais  mon  livre  an  pied  d'un  arbre 
ou  sur  la  haie;  partout  j'oubliais  de  le  reprendre,  et  souvent  au 
bout  de  quinze  iours  je  le  retrouvais  pourri  on  rongé  des  fourmis  <3t 
des  limaçons.  Cette  ardeur  d'apprendre  devint  une  manie  qui  me 
rendait  comme  bébêlé  ,  tout  occupé  que  j'étais  sans  cesse  à  mar- 
motter quelque  f^hosc  entre  mes  dents. 

r.es  écrit?  de  Port-Roval  et  do  l'Oratoire  étant  ceux  que  je  lisais 
le  plus  fréquemment,  m'avaient  rendu  demi  janséniste,  et.  malsré 
toute  ma  confiance,  leur  dure  théolosie  m'épouvantait  qiielqupfois. 
La  terreur  de  l'enfer,  que  jusque-là  j'avais  très  peu  craint,  troublait 
peu  à  peu  ma  sécurité;  et  si  maman  ne  m'eût  tranquillisé  l'Ame, 
cette  effrayante  doctrim;  m'eût  enfin  tnnt-à-fiil  bouleversé.  .Mon 
confesseur,  qui  élait  aussi  le  sien,  contribuait  assez  pour  sa  part  à 
me  maintenir  dans  une  bonne  assiette.  C'était  le  P.  Hémet,  jésuite, 
bon  et  sage  vieillard,  dont  la  mémoire  nie  sera  tonjiurs  en  vénéra- 
tion. Quoique  je  nile,  il  avait  la  siniplicilé  d'un  enfant;  et  sa  mo- 
rale, moins  relâchée  que  douce,  était  précisément  ce  qu'il  me  fallait 
pour  balancer  les  tristes  impressions  du  jansénisme.  Ce  bon  homme 
et  son  comp;ignon,  le  P  Coppier.  venaietit  souvent  nous  voir  aux 
Cbarnielles,  quoique  le  chemin  fût  fo-t  rude,  et  assez  long  pour  des 
gens  de  leur  Age.  Leurs  visites  me  faisaient  grand  bien  :  nue  Dieu 
veuille  le  rendre  à  leurs  âmes!  car  ils  étaient  trop  vieux  a'ors  pour 
que  je  les  présume  encore  en  vie  aujourd'hui.  J'allais  aussi  les  voir 
à  Chambéry  ;  je  me  familiarisais  peu  à  peu  avec  leur  maison  :  b-ur 
bibliothèque  était  à  mon  service.  Le  souvenir  de  cet  heureux  temps 
se  lie  avec  celui  des  jésuites  au  point  de  me  faire  aimer  l'un  par 
l'autre  ;  et  quoique  leur  doctrine  m'ait  toujours  paru  dangereuse,  je 
n'ai  jamais  pu  trouver  en  moi  le  pouvoir  de  les  haïr  sincèrement. 

Je  voudrais  savoir  s'il  se  passe  quelquefois  dans  les  cieurs  des 
autres  hommes  des  puérilités  pareilles  à  celles  qui  passant  quelque- 
fois dans  le  mien.  Au  milieu  de  mes  études  et  d'une  vie  innocente 
autant  qu'on  la  puisse  mener,  et  malgré  tout  ce  qu'on  m'avait  pu 
dire,  la  peur  de  l'enfer  m'agitait  encore.  Souvent  je  me  demandais  : 
En  quel  élat  suis-je?  si  je  mourais  à  l'instant  même,  serais-je 
damné?  Selon  mes  jansénistes,  la  chose  est  indubitable;  mais,  selon 
ma  conscience,  il  me  paraissait  que  non.  Toujours  craintif  et  flot- 
tant dans  cette  cruelle  incertitude,  j'avais  recours  pour  en  sortir 
aux  expédients  les  plus  risibles,  et  pour  lesquels  je  ferais  volontiers 
enfermer  un  homme  si  je  lui  en  voyais  faire  autant.  Un  juir,  rêvant 
à  ce  triste  sujet,  je  m'exerçais  machinalement  à  lancer  des  pierres 
contre  les  troncs  des  arbres,  et  cela  avec  mon  adresse  ordinaire, 
c'est-à-dire  sans  presque  jamais  en  toucher  aucun.  Tout  au  milieu 
de  ce  bf'l  exercice  je  m'avisai  de  m'en  faire  une  espèce  de  pronostic 
pour  calmer  mon  inquiétude.  Je  me  dis  :  Je  m'en  vais  jeter  cette 
pierre  contre  l'arbre  qui  est  vis-à-vis  de  moi  ;  si  je  le  touche,  signe 
de  salut  ;  si  je  le  mauipie,  signe  de  damnation.  Tout  en  disant  ainsi 
je  jette  ma  pierre  d'une  main  tremblante  et  avec  un  horrible  batte- 
ment de  cœur,  mais  si  heureusement  qu'elle  va  frapper  au  beau 
milieu  de  l'arbre;  ce  qui  véritablement  n'était  jias  difficile,  car 
j'avais  eu  soin  de  le  choisir  fort  gros  et  fi-l  jirès.  Depuis  lors  je  n'ai 
pas  douté  de  mon  salut.  Je  ne  sais,  en  me  rappelant  ce  trait,  si  je 
dois  rire  ou  gémir  sur  moi-même.  Vous  autres  grands  hommes,  qui 
riez  sûrement,  félicitez-vous,  mais  n'insultez  pas  à  ma  misère,  car 
je  vous  jure  que  je  la  sens  bien. 

Au  reste  ces  troubles,  ces  alarmes,  inséparables  peut-être  de  la 
dévotion,  n'étaient  jias  un  état  permanent  ;  communément  j'étais 
assez  tranquille,  et  l'impression  que  l'idée  d'une  moi  t  prochaine 
faisait  sur  mon  àme  était  moins  delà  tristesse  qu'une  langueur  pai- 
sible, et  qui  même  avait  ses  douceurs.  Je  viens  do  retrouver,  parmi 
de  vieux  papiers,  une  espèce  d'exhortation  que  je  me  faisais  à  moi- 
même,  et  où  je  me  félicitais  de  mourir  à  l'âge  où  l'on  trouve  assez 
de  courage  en  soi  pour  envisager  la  mort,  et  sans  avoir  éprouvé  de 
grands  maux  ni  de  corps  ni  d'esprit  durant  ma  vie.  Que  j'avais  bien 
rai.sou  !  un  pressentiment  me  faisait  craindre  de  vivre  pour  souffrir. 
Il  semblait  que  je  prévoyais  le  sort  qui  m'attendait  sur  mes  vieux 
jours.  Je  n'ai  jamais  été  si  près  de  la  sagesse  que  durant  celte 
heureuse  époque.  Sans  grands  nuiiords  sur  le  passé,  délivré  des 
soucis  de  l'avenir,  le  sentiment  qui  dominait  coaslamment  dans 
mou  àme  était  de  jouir  du  présent.  Les  dévots  ont  pour  l'ordinaire 
une  petite  sensualité  très  vive,  qui  leur  fait  savourer  avec  délices 
les  plaisirs  innocents  qui  leur  sont  permis  :  les  mondains  leur  en 
font  un  crime,  je  ne  .sais  pourquoi  ;  ou  idutôt  je  le  sais  bien,  c'est 
qu'ils  envient  aux  autres  la  jouissance  des  plaisirs  simples  di)nt  eux- 
niêuies  ont  perdu  le  goût.  Je  l'avais  ce  goût,  ot  je  trouvais  charmant 
de  le  satisfaire  en  sûreté  de  conscience.  .Mon  cmur,  neuf  encore,  se 
livrait  :i  tout  avec  un  plaisir  d'enfant,  ou  plulùl,  j'ose  le  dire,  avec 
un  plaisir  d'ange  ;  car,  eu  vérité,  ces  tranqiiilies  jouissances  ont 
l'avaut-goùt  de  celles  du  paradis.  Des  dîners  laits  sur  l'herbe  à  Mon- 
tagnolo,  des  soupers  sous  le  berceau,  la  recolle  des  fruits,  les  ven- 
dauijes,  les  veillées  à  Iciller  avec  uos  geus,  tout  cela  faisait  pour  aou« 


m 


LES  VEILLÉKS  LITTÉRAIRES  ILLUSTRÉES. 


nutiint  de  fiMes  auxquelles  mamnn  prenait  le  même  plaisir  qnemoi. 
Des proiiionarles plus  snlitairos  avaientun  charme  plus  grand  encore, 
parce  que  le  cœur  s'cpencliait  plus  en  liberté.  Nous  en  fimes  une, 
entre  autres,  qui  fait  époque  dans  ma  mémoire.  Un  jour  de  Saint- 
Louis,  dont  maman  portait  le  nom,  nous  partîmes  ensemlile  et  seuls 
de  lion  matin  après  la  messe  qu'un  carme  était  \enu  nous  dire  à 
la  pointe  du  jour  dans  une  chapelle  de  la  maison.  J'avais  proposé 
d'aller  parcourir  la  côte  opposée  à  celle  où  nous  étions,  et  que  nous 
n'avions  point  visitée  encore.  Nous  avions  envoyé  nos  provisions 
d'avance,  car  la  course  devait  durer  tout  le  jour.  Maman,  quoique 
un  peu  ronde  et  grasse,  ne  marchait  pas  mal  :  nous  allions  de  col- 
line en  colline  et  de  bois  en  bois,  quelquefois  au  soleil  et  souvent  à 
l'ombre,  nous  reposant  de  temps  en  temps,  et  nous  oubliant  des 
heures  entières,  causant  de  nous,  de  notre  union,  de  la  douceur  de 
notre  sort,  et  faisant  pour  sa  durée  des  vœux  qui  ne  furent  pas 
exaucés.  Tout  semblait  conspirer  au  bonheur  de  cette  journée.  11 
avait  plu  depuis  peu  ;  point  de  poussière,  et  des  ruisseaux  bien 
courants  ;  un  petit  vent  frais  agitait  les  feuilles  ;  J'air  était  pur, 
l'horizon  sansnnau;es;  la  sérénité  régnait  au  ciel  comme  dans  nos 
coeurs.  Notre  dîner  fut  fait  chez  un  paysan,  et  partagé  avec  sa  fa- 
mille, qui  nous  bénissait  de  bon  cœur.  Ces  pauvres  Savoyards  sont 
si  bonnes  gens!  Après  le  dîner  nous  gagnâmes  l'ombre  sous  de 
grands  arbres,  où,  tandis  que  j'amassais  des  brins  de  bois  sec  pour 
faire  notre  café,  maman  s'amusaità  herboriserparmi  les  broussailles, 
et  avec  les  fleurs  du  bouquet  que  chemin  faisant^je  lui  avais  ramassé 
elle  me  fit  remarquer  dans  leurstructure  mille  choses  curieuses  qui 
m'amusèrent  beaucoup  et  qui  devaient  me  donner  du  goût  pour  la 
botanique  ;  mais  le  moment  n'était  oas  venu  ,  j'étais  distrait  par 
d'autres  études.  Une  idée  qui  vint  me  frapper  fit  diversion  aux  (leurs 
et  aux  plantes.  La  situation  d'àm.e  où  je  me  trouvais,  tout  ce  que 
nous  avions  dit  et  fait  ce  jour-là,  tous  les  objets  qui  m'avaient 
frappé,  me  rappelèrent  l'espèce  de  rùve  que  tout  éveillé  j'avais  fait 
à  Annecy  sept  ou  huit  ans  auparavant,  et  dont  j'ai  rendu  compte 
en  son  lieu.  Les  rapports  en  étaient  si  frappants  qu'en  y  pensant 
.j'en  fus  ému  jusqu'aux  larmes.  Dans  un  transport  d'attendrissement 
.j'embrassai  cette  chère  amie.  Maman,  maman,  lui  dis-jeavec  pas- 
sion, ce  jour  m'a  été  promis  depuis  longtemps,  et  je  ne  vois  rien 
au-delà  :  mon  bonheur,  grâce  à  vous,  est  à  son  comble  ;  pùisse-t-il 
ne  pas  décliner  désormais  !  puisse-t-il  durer  aussi  longtemps  que 
j  en  conserverai  le  goût!  il  ne  finira  qu'avec  moi. 

Ainsi  coulèrent  mes  Jours  heureux,  et  d'autant  plus  heureux,  que, 
n'apercevant  rien  qui  les  dût  troubler,  je  m'envisageais  en  efi"et  leur 
fin  qu'avec  la  mienne.  Ce  n'était  pas  que  la  source  de  mes  soucis 
fût  absolument  tarie,  mais  je  lui  voyais  prcndie  un  autre  cours,  que 
je  dirigeais  de  mon.mieux  sur  des  objet.'-;  utiles,  afin  qu'elle  portât 
son  remède  avec  elle.  Maman  aimait  natuiellement  la  campagne, 
et  ce  goût  ne  s'altiédis,sait  pas  avec  moi.  l'eu  à  peu  elle  prit  celui 
des  sdjns  champêtres  :  elle  aimait  à  faire  valoir  les  terres,  et  elle 
avait  sur  cela  des  connaissances  dont  elle  faisait  usage  avec  plaisir. 
Non  contente  de  ce  qui  dépendait  de  la  maison  qu'elle  avait  prise, 
elle  louait  tantôt  un  champ,  tantôt  un  pré;  enfin,  portant  son  hu- 
meur entreprenante  sur  des  objets  d'agriculture,  au  lieu  de  rester 
oisive  dans  sa  maison,  elle  prenait  le  train  de  devenir  bientôt  une 
grosse  fermière.  Je  n'aimais  pas  trop  à  la  voir  ainsi  s'étendre,  et  je 
m'y  opposais  tant  que  je  pouvais,  bien  sûr  qu'elle  serait  toujours 
trornpée,  et  que  son  humeur  libérale  et  prodigue  porterait  toujours 
la  dé|iense  au-delà  du  produit.  Toutefois  je  me  consolais  en  pensant 
que  ce  produit  du  moins  ne  serait  pas  nul  et  lui  aiderait  à  vivre.  De 
tantes  les  entreprises  qu'elle  pouvait  former,  celle-là  me  paraissait 
la  moins  ruineuse,  et,  sans  y  envisager  comme  elle  un  objet  de 
profit,  j'y  envisageais  une  occupation  continuelle  qui  la  garanti- 
rait des  mauvaises  affaires  et  des  escrocs.  Dans  cette  idée,  je  dési- 
rais ardemment  de  recouvrer  autant  de  force  et  de  sant«  qu'il  m'en 
fallait  pour  veiller  à  ses  affaires,  pour  être  piqueur  de  ses  ouvriers 
011  son  premier  ouvrier  ;  et  natuiellement  l'exercice  que  cela  me 
faisait  faire,  m'arrachant  souvent  à  mes  livres  et  me  distrayant  sur 
mon  état,  devait  le  rendre  meilleur. 

L'hiver  suivant,  Barillot,  revenant  d'Italie,  m'apporta  quelques 
livres,  entre  autres  le  lîontempi  et  la  Carlella  per  musica  du  P.  Ban- 
chieri,  qui  me  donnèrent  du  guùt  pour  l'Iiistuire  de  la  musique  et 
Ijour  les  rccheichesllicoiiques  de  ce  bel  ait.  Barillot  resta  quelque 
temps  avec  nous;  et,  comme  j'et;iis  majeurdepuis  plusieurs  mois, 
il  fut  convenu  que  j'irais  le  printemps  suivati  ta  Genève  redemander 
le  bien  de  ma  mère  ou  du  moins  la  part  qui  m'en  revenait,  en 
attendant  qu'on  sût  ce  que  mon  frère  était  di  venu.  Cela  s'exécuta 
comme  il  avait  été  résolu.  J'allai  à  Genève,  mon  père  y  vint  de  son 
côté.  Depuis  longlemps  il  y  revenait  sans  qu'on  lui  cherchât  que- 
relle, quoiqu'il  n'eût  jamais  purgé  son  décret  :  mais,  comme  on 
avait  de  l'estime  pour  son  courage  et  du  respect  pour  sa  probité,  ou  fei- 
gnait d'avoir  oublié  .-on  alfaire  ;  et  les  magistrat.s,  occupés  du  grand 
pro'ii  t  qui  éclata  peu""apres,  ne  voulaient  pas  ellaroucher  avant  le 
temps  la  bourgeoisie,  en  lui  rappelant  mal  à  propos  leur  ancienne 
partialité. 

Je  craignais  qu'on  me  fit  des  difficultés  sur  mon  changement  de 
religion  ;  l'on  n'en  fit  aucune.  Les  lois  de  Genève  sont  à  cet  ceard 


moins  dures  que  celles  de  Berne,  où  quiconque  change  de  religion 
perd  non  seulement  son  état,  mais  son  bien.  Le  mien  ne  me  fut 
donc  pas  disputé,  mais  se  trouva,  je  ne  sais  comment,  réduit  à  très 
peu  de  chose.  Quoiqu'on  fût  à  peu  près  sûr  que  mon  frère  était 
mort,  on  n'en  avait  aucune  preuve  juridique.  Je  manquais  de  titres 
suffisants  pour  réclamer  sa  part,  et  je  la  laissai  sans  regret  pour 
aider  à  vivre  à  mon  père,  qui  en  a  joui  tant  qu'il  a  vécu.  Sitôt  que 
les  formalités  de  justice  furent  faites,  et  que  j'eus  reçu  mon  argent, 
j'en  mis  quelque  partie  en  livres,  et  je  volai  porter  le  reste  aux  pieds 
de  maman.  Le  cœur  me  battait  de  joie  durant  la  route;  et  le  moment 
où  je  déposai  cet  argent  dans  ses  mains  me  fut  mille  fois  plus  doux 
que  celui  où  il  entra  dans  les  miennes.  Elle  le  reçut  avec  cette  sim- 
plicité des  belles  âmes,  qui,  faisant  ces  choses-là  sans  effort,  les 
voient  .sans  admiration.  Cet  argent  fui  employé  presque  tout  à  mon 
usage,  et  cela  avec  une  égale  simplicité.  L'emploi  en  eut  exacte- 
ment élé  le  même  s'il  lui  fût  venu  d'autre  part. 

Cependant  ma  santé  ne  se  rétabli.ssait  point  :  je  dépérissais  au 
contraire  à  vue  d'œil;  j'étais  pâle  comme  un  mort,  et  maigre  comme 
un  squelette  ;  mes  battements  d'artères  étaient  terribles,  mes  palpita- 
tions plus  fréquentes;  jetais  continuellement  oppressé;  et  ma  fai- 
blesse enfin  devint  telle  que  j'avais  peine  à  me  mouvoir;  je  ne 
pouvais  presser  le  pas  sans  étouffer,  je  ne  pouvais  me  baisser  sans 
avoir  des  vertiges,  je  ne  pouvais  soulever  le  plus  léger  fardeau  ; 
j'étais  réduit  à  l'inaction  la  plus  tourmentante  pour  un  homme 
aussi  remuant  que  moi.  11  est  certain  qu'il  se  mêlait  à  tout  cela 
beaucoup  de  vapeurs.  Les  vapeurs  sont  la  maladie  des  gens  heu- 
reux ;  c'était  la  mienne  :  les  pleurs  que  je  versais  souvent  sans  rai- 
son de  pleurer,  les  frayeurs  vives  au  bruit  d'une  feuille  ou  d'un 
oiseau^  l'inégalité  d'humeur  dans  le  calme  de  la  plus  douce  vie; 
tout  cela  marquait  cet  ennui  du  bien-être  qui  fait,  pour  ainsi  dire, 
extravaguer  la  sensibilité.  Nous  sommes  si  peu  faits  pour  que  l'àme 
ou  le  corps  soufl're  quand  ils  ne  souffrent  pas  tous  deux,  et  que  le 
bon  état  de  l'un  gâte  presque  toujours  celui  de  l'autre.  Quand  j'au- 
rais pu  jouir  délicieusement  de  la  vie,  ma  machine  en  décadence 
m'en  empêchait,  sans  qu'on  pût  dire  où  la  cause  du  mal  avait  son 
siège.  Dans  la  suite,  malgré  le  décliu  des  ans,  malgré  des  maux 
très  réels  et  très  graves,  mon  corps  semblait  avoir  repris  des  forces 
pour  mieux  sentir  mes  malheurs;  et  maintenant  que  j'écris  ceci, 
infirme  et  presque  sexagénaire,  accablé  de  douleurs  de  toute  es- 
pèce, je  me  sens  [lour  souffrir  plus  de  vigueur  et  de  vie  que  je  n'en 
eus  pour  jouir  à  la  fleur  de  mon  âge  et  dans  le  sein  du  plus  vrai 
bonheur. 

Pour  in'achever,  ayant  fait  entrer  un  peu  de  physiologie  dans 
mes  lectures,  je  m'étais  mis  à  étudier  l'anatomie;  et,  passant  en 
revue  la  multitude  et  le  jeu  des  pièces  qui  composaient  ma  machine, 
je  m'attendais  à  sentir  détraquer  tout  cela  vingt  fois  le  jour  ;  loin 
d'être  étonné  de  me  trouver  mourant,  je  l'étais  que  je  pusse  encore 
vivre,  et  je  ne  lisais  pas  la  description  d'une  maladie  que  je  ne 
crusse  être  la  mienne.  Je  suis  sûr  que  si  je  n'avais  pas  été  malade 
je  le  serais  devenu  par  cette  fatale  étude.  Trouvant  dans  chaque 
maladie  des  symptômes  de  la  mienne,  je  croyais  les  avoir  toutes: 
et  j'en  gagnai  par-dessus  une  bien  plus  cruelle  encore  dont  je  m'é- 
tais cru  délivré,  la  fantaisie  de  guérir.  C'en  est  une  difficile  à  éviter 
quand  on  se  met  à  lire  des  livres  de  médecine.  A  force  de  chercher, 
de  réfléchir,  de  comparer,  j'allai  m'imaginer  que  la  base  de  mon 
mal  était  un  polype  au  cœur;  et  Salomon  lui-même  parut  frappé 
de  cette  idée.  Raisonnablement  je  devais  partir  de  cette  opinion 
pour  me  confirmer  dans  ma  résolution  précédente.  Je  ne  fis  point 
ainsi  ;  je  tendis  tous  les  ressorts  de  mon  esprit  pour  chercher  com- 
ment on  pouvait  guérir  d'un  l'olype  au  cœur,  résolu  d'eutreiirendre 
cette  merveilleuse  cure.  Dans  nu  voyage  qu'Anet  avait  fait  à  Mont- 
pellier pour  aller  voir  le  jardin  des  plantes  et  le  démonstrateur  M. 
Sauvages,  on  lui  avait  dit  que  M.  Fizes  avait  guéri  un  [lareil  polype. 
Il  n'en  fallut  pas  davantage  pour  m'inspirer  le  désir  d'aller  consul- 
ter M.  Fizes.  L'espoir  de  guérir  me  fait  retrouver  du  courage  et 
des  forces  pour  entreprendre  ce  voyage:  l'argent  venu  de  Genève 
en  fournit  le  moyen.  Maman,  loin  de  m'en  détourner,  m'y  exhorte; 
et  me  voilà  parti  pour  Montpellier. 

Je  n'eus  pas  besoin  d'aller  chercher  si  loin  le  médecin  qu'il  me 
fallait.  Le  cheval  me  fatiguant  tro|i,  j'avais  pris  une  chaise  à  Gre- 
noble. A  Moirans  cinq  ou  six  autres  chaises  arrivèrent  à  la  file 
après  la  mienne.  Pour  le  coup  c'était  vraiment  l'aventure  des  bran- 
cards. La  plupart  de  ces  chaises  étaient  le  coitége  d'une  nouvelle 
mariée  appelée  madame  du  Colombier.  Avec  elle  était  une  autre 
femme  appelée  madame  de  Larnage  (1),  moins  jeune  et  moins  belle 
que  madame  du  Colombier,  et  qui,  de  Romans,  où  s'anètait  celle- 
ci,  devait  poursuivre  sa  route  jusqu'au  bourg  Saint-Andiol,  près  le 
Pont-Saint-Esprit.  Avec  la  timidité  qu'on  me  connaît,  on  s'attend 
que  la  connaissance  ne  fut  pas  sitôt  faite  avec  des  femmes  brillantes 
et  la  suite  qui  les  entourait:  mais  enfin,  suivant  la  même  route. 
Logeant  dans  les  mêmes  auberges,  cl,  sous  peine  de  pas.ser  pour  un  .! 
loup-garou,  forcé  de  me  présenter  à  la  même  table,  il  fallait  bien  i 
que  cette  connaissance  se  fît.  Elle  se  fit  donc,  et  même  plus  lot  que  j 

(1)  Nom  d'une  famille  du  Dauplùué.  A.  de  B. 


LES  CONFESSIONS. 


57 


je  n'aurais  voulu  ;  car  tout  ce  fracas  ne  convenait  guère  à  un  ma- 
lade de  mon  humeur.  Mais  la  curiosité  rend  ces  coquines  de  femmes 
si  insinuantes,  que,  pour  parvenir  à  connaître  un  homme,  elles 
commencent  par  lui  tourner  la  tète.  Ainsi  arriva  de  moi.  Madame 
du  Colomhior,  trojj  entourée  do  ses  ji:utie.s  roquets,  n'avait  gui;re 
le  temps  de  m'agacer;  et  d'ailleurs  ce  n'en  était  [las  la  peine,  puis- 
que nous  allions  rjous  quitter.  Mais  madame  de  Larnage,  moins 
ol)>édce,  avait  des  provisions  à  faire  pour  sa  roule  :  voilà  madame 
di-'  Lairiai/e  (|ui  m'initrcprend  ;  et  adieu  le  pauvre  Jean-Jacques,  ou 
plutôt  adieu  la  lièvre,  les  vapeurs,  le  polype  ;  tout  part  auprès  d'elle, 
hors  certaines  palpitations  qui  me  restèrent  et  dont  elle  ne  voi.lait 
pas  me  guérir.  Le  mauvais  état  de  ma  santé  fut  le  premier  texte 
de  notre  connaissance.  On  voyait  que  j'étais  malade,  on  savait 
que  j'allais  à  Montpellier  ;  et  il  faut  que  mon  air  et  mes  manières 
n'annonçassent  pas  un  débauché,  car  il  fut  clair  dans  la  suite  qu'on 
ne  m'.ivailpas  soupçonné  d'y  allerfairc  un  tour  de  casserole.  Quoi- 
que l'état  de  maladie  ne  soit  pas  pour  un  homme  une  grande  re- 
commandalion  près  des  dames,  il  me  rendit  toutefois  intéressant 
pour  celles-ci.  Le  matin  elles  envoyaient  savoir  de  mes  nouvelles, 
et  m'inviter  à  prendre  le  chocolat  avec  elles;  elles  s'informaient 
comment  j'avais  passé  la  nuit.  Une  fois,  selon  ma  louable  coutunie 
de  parler  sans  petiser,  je  répondis  que  je  ne  savais  pas.  Cette  ré- 
ponse leur  fit  croire  que  j'étais  fou  ;  elles  m'exami[ièrent  davantage, 
et  cet  examen  ne  me  nuisit  pas.  J'cntctidis  une  fois  madame  du 
Colombier  dire  à  son  amie;  Il  manque  de  monde,  mais  il  est  ai- 
mable. Ce  mot  me  rassura  beaucoup,  et  fit  que  je  le  devins  en  effet. 
En  se  familiarisant  il  fallait  parler  de  soi,  dire  d'oii  l'on  venait, 
qui  l'on  était.  Cela  m'embarrassait;  car  je  sentais  très  bien  que, 
parmi  la  lionne  compagnie  et  avec  des  femmes  galantes,  ce  mot 
de  nouveau  converti  m'allail  tuer.  Je  ne  sais  par  quelle  bizarrerie 
je  m'avisai  de  passer  pour  Anglais.  Je  me  donnai  pour  jacobite, 
on  me  prit  pour  tel  ;  je  m'api)elai  Dudding,  et  l'on  m'appela  M. 
Dudding.  Un  maudit  marquis  de  Torignan  qui  était  là  malade  ain.ii 
que  moi,  vieux,  au  par-dessus  et  d'assez  mauvaise  humeur,  s'avisa 
de  lier  conversation  avec  Dudding.  Il  me  parla  du  roi  Jacques,  du 
prétendant,  de  l'ancienne  cour  de  Saint-Germain.  J'étais  sur  les 
épines  ;  je  ne  savais  de  tout  cela  que  le  peu  ([ue  j'en  avais  lu  dans 
le  comte  Hamiiton  et  dans  les  gazettes  ;  cependant  je  fis  de  ce  peu 
si  bon  usage,  que  je  me  lirai  d'affaire;  heureux  qu'on  ne  se  fût 
pas  avisé  de  me  questionner  sur  la  langue  anglaise,  dont  je  ne 
savais  pas  un  seul  mot. 

Toute  la  compagnie  se  convenait  et  voyait  à  regret  le  moment 
de  se  quitter.  Nous  faisions  des  journées  de  limaçon.  Nous  nous 
trouvâmes  un  dimanche  à  Saint-Marcelin  :  madame  de  Larnage 
voulut  aller  à  la  messe  ;  j'y  fus  avec  elle.  Je  me  comportai  comme 
j'ai  toujours  fait  à  l'église.  Cela  faillit  à  gâter  mes  affaires.  Sur  ma 
contenance  modeste  et  recueillie,  elle  me  crut  dévot,  et  prit  de 
moi  la  plus  mauvaise  opinion  du  monde,  comme  elle  me  l'avoua 
deux  jours  a|irès.  11  me  fallut  ensuite  beaucoup  de  galanterie 
pour  effacer  cette  muavaise  impression;  ou  plutôt  madame  de 
Larnage  ,  en  femme  d'expérience  ,  et  qui  ne  se  rebutait  pas 
aisément,  voulut  bien  courir  les  risques  de  ses  avances  pour 
voir  comment  je  m'en  tirerais.  Elle  m'en  fit  beaucoup,  et  de  telles, 
que,  bien  éloigné  de  iirésun^'r  de  ma  figure,  je  crus  qu'elle  se  mo- 
quait de  moi.  Sur  cette  folie  il  n'y  eut  sorte  de  bêtises  que  je  ne  fisse  ; 
c'était  pis  que  le  marqi  is  du  Lcys.  Madame  de  Larnage  tint  bon, 
me  fit  tant  d'agaceries  1 1  médit  des  choses  si  tendres,  qu'un  homme 
beaucoup  moins  sot  eût  eu  bien  do  la  peine  à  prendre  tout  cela 
sérieusemcTit  Plus  elle  en  faisait,  plus  elle  me  confirmait  dans 
mon  idée  ;  et  ce  qui  me  tourmentait  davantage  était  qu'à  bon  compte 
je  me  prenais  d'amour  tout  de  bon.  Je  me  disais  et  je  lui  disais  en 
soupirant  :  Ah  !  que  tout  cela  n'est-il  vrai  !  je  serais  le  plus  heureux 
des  hommes.  Je  crois  que  ma  simplicité  de  novice  ne  fit  qu'irriter 
sa  fantaisie  ;  elle  n'en  voulut  pas  avoir  le  démenti. 

Nous  avions  laissé  à  Romans  madame  du  Colombier  et  sa  suite. 
Nous  continuions  notre  route  le  plus  lentement  et  le  plus  agréable- 
ment du  monde,  madame  de  Larnage ,  le  manjuis  de  Torignan  et 
moi.  M.  de  Torignan, quoique  malade  et  gromleur,  était  un  assez,  bon 
homme,  mais  qui  n'aimait  pas  trop  à  manger  son  pain  à  la  funn^e 
du  lôli.  Madiiuie  de  Larnage  cachait  si  peu  le  goût  qu'elle  avait 
pour  moi,  qu'il  s'en  aperçutplus  tôt  que  moi-même  ;  et  ses  sarca.'^mes 
malins  auraient  dû  me  donner  au  moins  la  confiance  que  je  n'osais 
prendre  aux  bontés  de  la  dame,  si,  par  un  travers  d'esprit  dont  moi 
seul  étais  capable,  je  ne  m'étais  imaginé  qu'ils  s'entendaient  pour  me 
persilller.  Cette  sotte  idée  acheva  de  me  renverser  la  tète,  et  me  fil 
faire  le  plus  plat  personnage  dans  une  situation  où  mon  cœur,  étant 
réellement  pris,  m'en  pouvait  dicter  un  assez  brillant.  Je  ne  con- 
çois pas  comment  madame  de  Larnage  ne  se  rtluila  pas  de  ma  maus- 
sadcrie,  el  ne  me  congédia  pas  avec  le  dernier  mépris.  Mais  c'était 
une  femme  d'cspiit,  qui  savait  discerner  son  monde  ,  et  qui  voyait 
bien  qu'il  y  avait  plus  de  bèlisc  que  de  tiédeur  dans  mes  procédés. 
fille  parvint  enfin  à  se  faire  entendre,  et  ce  ne  fut  pas  sans  peine. 
A  Valuue  nous  étions  ariivés  pour  diucr,  et,  seloii  noire  louable 
Loutunu',  nous  y  passâmes  loul  le  reste  du  jour.  Nous  étions  logés 
liors  de  la  ville, "à  Saint-Jacques;  je  me  souviendrai  toujours  de  celle 


auberge, ainsi  que  de  la  chambre  que  madame  de  Larnage  y  occupait. 
Après  le  dîner  elle  voulut  se  promener.  Elle  savait  que  Torignan 
n'était  pas  allant  :  c'était  le  moyen  de  se  ménager  un  tète-à-léti; 
dont  elle  avait  bien  résolu  de  tirer  parti  :  car  il  n'y  avait  [dus  de 
lemiis  à  perdie  pour  en  avoir  à  mettre  à  profit.  Nous  nous  prome- 
nions autour  de  la  ville,  le  long  des  fossés.  Là  je  repris  la  longue 
liistoire  de  mes  complaintes,  auxquelles  elle  répondait  sur  un  loa 
si  tendre,  me  prcssaiit  quelquefois  sur  son  cœur  le  bras  qu'elle  tenait, 
qu'il  f.illail  une  stupidité  pareille  à  la  mienne  pour  m'c-mpécher  de 
vérifier  si  elle  parlait  sérieusement.  Ce  qu'il  y  avait  d'impayable  était 
que  j'étais  moi-même  excessivement  ému.  J'ai  dit  qu'elle  était  ai- 
mable; l'amour  la  rendait  charmante  ;  il  lui  rendait  tout  l'éclat  de 
la  première  jeunesse,  et  elle  ménageait  ses  agaceries  avec  tant  d'art, 
qu'elle  aurait  .séduit  un  homme  à  l'épreuve.  J'étais  donc  fort  mal  à 
mon  aise,  et  toujours  sur  le  point  de  m'émanciper.  Mais  la  crainte 
d'offenser  ou  de  déplaire,  la  frayeur  plus  grande  encore  d'être  hué, 
sifflé,  berne  ;  de  fournir  une  histoire  à  table,  el  d'être  complimenté 
sur  mes  entreprises  par  l'impitoyable  Torignan,  me  retinrent  au  point 
d'être  indigné  moi-même  de  ma  sotte  honte  ,  et  de  ne  la  pouvoir 
vaincre  en  me  la  reprochant.  J'étais  au  supplice  ;  j'avais  déjà 
quitté  me^ propos  de  Céladon  ,  dont  je  sentais  tout  le  ridicule  en 
si  beau  chemin  ;  ne  sachant  plus  quelle  contenance  tenir,  ni  que 
dire,  je  me  taisais,  j'avais  l'air  boudeur  :  enfin  je  faisais  loul  ce  qu'il 
fallait  [lour  m'attirer  le  traitement  que  j'avais  redouté.  Heureusement 
madame  de  Larnage  prit  un  parti  plus  humain.  Elle  interrompit 
brusquement  ce  silence  en  passant  un  bras  autour  de  mon  cou,  et 
dajis  l'instant  sa  bouche  parla  trop  clairement  sur  la  mienne  pour 
me  laisser  mon  erreur.  La  cri.sc  ne  pouvait  se  faire  plus  à  propos. 
Je  devins  aimable  :  il  en  était  temps.  Elle  m'avait  donné  celle  con- 
fiance dont  le  défaut  m'a  toujours  empêché  d'être  moi.  Je  |e  fus  alors. 
Jamais  mes  yeux,  mes  sens,  mon  cœur,  elma  bouche,  n'ont  si  bien 
parlé;  jamais  je  n'ai  si  pleinement  réparé  mes  torts  ,  et  si  celle  petite 
conquête  avait  coûté  des  soins  à  madame  de  Larnage,  j'eus  lieu  de 
croire'qu'elle  n'y  avait  pas  regret. 

Quand  je  vivrais  cent  ans,  je  ne  me  rappellerais  jamais  sans  plaisir 
le  souvenir  de  celte  charmante  femme.  Je  dis  charmante ,  quoi- 
qu'elle ne  soit  ni  belle  ni  jeune  ;  mais  n'étant  ntm  plus  ni  laide 
ni  vieille,  elle  n'avait  rien  dans  sa  figure  qui  empêchât  son  esprit  et 
ses  grâces  de  faire  tout  leur  effet.  Tout  au  contraire  des  autres  fem- 
mes, ce  qu'elle  avait  de  moins  frais  était  le  visage,  et  je  crois  que  le 
rouge  le  lui  avait  gâté.  Elle  avait  ses  raisons  pour  être  facile  :  c'était 
le  moyen  de  valoir  tout  son  prix.  On  pouvait  la  voir  sans  l'aimer, 
mais  non  pas  la  posséder  sans  l'adorer;  et  cela  prouve,  ce  me  sem- 
ble, qu'elle  n'était  pas  toujours  aussi  prodigue  de  ses  bontés  qu'elle 
le  fut  avec  moi.  Elle  s'était  prise  d'un  goût  irop  prompt  el  trop  vif 
pour  être  excusable,  mais  où  le  cœur  entrait  du  moins  autant  que 
les  !=e:is  ;  cl  durant  le  temps  court  et  délicieux  que  je  passai  auprès 
d'elle,  j'eus  lieu  de  croire,  qu'aux  ménagements  forcés  qu'elle  m'in- 
posait,  que,  quoique  sensuelle  el  voluptueuse,  elle  aimait  encore 
mieux  ma  santé  que  ses  plaisirs. 

Notre  intellig*nce  n'échappa  pas  au  marquis  de  Torignan.  Il  n'en 
lirait  pas  moin.--sur  moi  :  au  contraire,  il  me  traitait  plus  que  jamais 
en  pauvre  amoureux  transi,  martyr  des  rigueurs  de  sa  dame.  Il  ne 
lui  échappa  jamais  un  mol,  un  sourire,  un  regard,  qui  put  me  faire 
soupçonner  qu'il  nous  eiît'devinés  ;  el  je  l'aurais  cru  notre  dupe,  si 
madame  de  Larnage,  qui  voyait  mieux  que  moi ,  ne  m'eût  dit  qu'il 
ne  l'était  pas,  mais  qu'il  était  galant  homme;  et  en  effet  on  ne  sau- 
rait avoir  des  attentions  plus  honnêtes,  ni  se  comporter  plus  poli- 
ment qu'il  fil  toujours,  même  envers  moi,  sauf  ses  plaisanteries,  sur- 
tout depuis  mon  succès.  11  m'en  attribuait  l'honneur  peut-être,  et 
me  supposait  moins  sot  que  je  ne  l'avais  paru.  11  se  trompait,  comme 
on  a  vu  ;  mais  n'importe,  je  profitais  de  son  erreur  :  elil  est  vrai  qu'a- 
lors les  rieurs  étant  pour  moi,  je,  prêtais  le  flanc  de  bon  cœur  et 
d'assez  bonne  grâce  à  ses  épigrammes,  el  j'y  ripostais  quelquefois 
même  assez  heureusement,  tout  fier  de  me  faire  honneur  auprès  de 
madame  de  Larnage  de  l'esprit  qu'elle  m'avait  donné.  Je  n'étais  plus 
le  même  homme. 

Nous  étions  dans  un  pays  et  dans,  une  saison  de  bonne  chère. 
Nous  la  faisions  partout  excellente  ,  grâce  aux  bons  soins  de  M.  de 
Torignan.  Je  me  serais  pourtant  passé  qu'il  les  étendit  jusqu'à  nos 
chambres  :  mais  il  envoyait  devant  son  laquais  pour  les  retenir;  et 
le  coquin,  soit  de  son  chef,  soil  par  l'ordre  de  sou  maître,  le  logeait 
toujours  ù  côté  de  madame  de  Larnage,  o!  me  fourrait  à  l'autre 
bout  de  la  maison.  Mais  cela  ne  m'embarrassait  guère,  et  nos 
rendez-vous  n'enélaienlque  plus  piquanb.  Celte  vie  délicieuse  dura 
quatre  ou  cinq  jours  ,  pendant  lesquels  je  megorgeai,  je  m'enivrai 
des  plus  douces  voluptés.  Je  les  goûtai  pures,  vives,  sans  aucun 
mélange  de  peines;  ce  sont  les  premières  cl  les  seules  que  j'aie 
ainsi  goûtées  ,  et  je  puis  dire  que  je  dois  à  madame  de  Larnage  de 
ne  pas  mourir  sans  avoir  connu  le  plaisir. 

Si  ce  que  je  sentais  pour  elle  n'était  pas  précisément  de  l'amour, 
c'était  du  moins  un  retour  si  tendre  pour  celui  qu'elle  me  teniol- 
gnail,  c'était  une  sensualilé  si  biùlanle  dans  le  plai^ir  et  une  in- 
timité si  douce  dans  les  entretiens  ,  qu'elle  avait  tout  le  charme  de 
I    la  passion  saus  eu  avoir  le  délire  qui  louiue  la  tcle  et  fait  qu'on  ne 


58 


LES  VEILLÉES  LITTÉRAIRES  ILLUSTRÉES. 


sait  pas  jouir.  Je  n'ai  senti  l'amour  vrai  qu'une  seule  fois  en  ma 
vie ,  et  ce  ne  fut  pas  auprès  d'elle.  Je  ne  l'aimais  pas  non  plus 
comme  j'avais  aime  et  cmiime  j'aimais  madame  de  Warens;  mais 
c'était  pour  cela  riirnio  qnnje  la  possédais  cent  fois  mieux.  Près  de 
maman,  mou  |  laisir  él.iil  toi:jouis  (rouble  par  uu  sentiment  de 
tristesse  ,  [>ar  un  secret  serrement  de  cœur  que  je  ne  supportais  pas 
sans  peine;  au  lieu  de  me  féliciter  de  la  posséder,  je  me  re|irocliais 
de  r;)vilir.  Près  di;  madame  de  Lariiage  ,  au  contraire  ,  fier  d'être 
homme  et  d'être  heureux,  je  me  livrais  à  mes  sens  avLC  joie  ,  avec 
confiance  ,  je  partageais  l'impression  que  je  faisais  sur  les  siens  : 
j'étais  assez  à  moi  pour  contempler  avec  autant  de  vanité  que  de 
volupté  mon  triom|ihe,  et  pour  tirer  de  là  de  quoi  le  redoubler. 

Je  ne  me  souviens  pas  de  l'endroit  où  nous  q\iit1a  le  marquis  de 
Torigiian,  qui  était  du  pays  :  mais  nous  nous  trouvâmes  seuls  avant 
d'arriver  à  Montelimar,  et  dès  lors  madame  de  Larnage  établit  sa 
femme  de  chambre  dans  machaise ,  et  je  passai  dans  la  sienne 
avec  elle.  Je  puis  assurer  que  la  route  ne  nous  ennuyait  pas  de 
cette  manière,  et  j'aurais  bien  de  la  peine  h  dire  comment  le  pays 
que  nous  parcourions  était  fait.  A  Montelimar  elle  eut  des  affaires 
qui  l'y  retinrent  trois  jours,  durant  lesquels  elle  ne  me  q.uilta  pour- 
tant qu'un  quart  d'heure  pour  une  visite  qui  lui  apporta  des  im- 
portunités  désolantes  et  des  invitations  qu'elle  n'eut  garde  d'ac- 
cepter. Elle  prétexta  des  incommodités  qui  ne  nous  empêchèrent 
(lourlant  pas  d'aller  nous  promener  tous  les  soirs  tête  à  tête  dans  le 
plus  beau  pays  et  sous  le  plus  beau  ciel  du  monde.  Oh  !  ces  trois 
jours,  j'ai  dû  les  regretter  quelquefois  :  il  n'en  est  plus  revenu  de 
sen  !i1.j1  '  s. 

Des  amours  de  voyage'  ne  sont  pas  faits  pour  durer.  Il  fallut  nous 
sépï.rer,  et  j'avoue  qu'il  en  était  temps.  Non  que  je  fusse  rassasié  ni 
prêt  à  l'être  ,  je  m'atlachais  chaque  jour  davantage  :  mais  ,  malgré 
toute  la  discrétion  de  la  dame,  il  ne  me  restait  guère  que  la  bonne 
volonté;  et  avant  de  nous  séparer  je  voulus  jouer  de  ce  reste, 
ce  qu'elle  endura  jiar  précaution  contre  les  filles  de  Montpellier. 
Nous  donnâmes  le  change  à  nos  regrets  par  des  projets  pour  notre 
réunion.  Il  fut  décidé  que,  puisque  ce  régime  me  faisait  du  bien  , 
j'en  userais,  et  que  j'irais  passer  l'hiver  au  bourg  Saint-Andiol,  sous 
la  direction  de  madame  de  Larnage.  Je  devais  .seulement  rester  à 
Montpellier  cinq  ou  six  semaines  pour  lui  laisser  le  temps  de  pré- 
parer les  choses  de  manière  à  prévenir  les  caquets.  Elle  me  donna 
d'amples  instructions  sur  ce  que  je  devais  savoir  ,  sur  ce  que  je 
devais  dire  ,  sur  la  manière  dont  je  devais  me  comporter.  En  atten- 
dant nous  devions  nous  écrire.  Elle  me  parla  beaucoup  et  sérieuse- 
ment du  soin  de  ma  santé,  m'exhorta  de  consulter  d'habiles  gens, 
d'être  très  atleniif  à  tout  ce  qu'ils  me  prescriraient,  et  se  chargea 
quelque  sévère  que  put  cire  leur  ordonnance,  de  me  la  faire  exé- 
cuter tant  que  je  Siirais  auprès  d'elle.  Je  crois  qu'elle  parlait  sincè- 
rement car  elle  m'aimait:  elle  m'en  donna  mille  preuves  plus  sûres 
que  des  faveurs.  Ede  jugea  par  mon  équipage  que  je  ne  nageais 
pas  dans  l'opulence.  Quoiqu'elle  ne  fût  pas  riche  elle-même,  elle 
voulut  à  notre  séparation  me  forcer  de  partager  sa  bourse  qu'elle 
apportait  de  Grenoble  assez  bien  garnie,  et  j'eus  beaucoup  de  peine 
à  m'en  défendre.  Enfin  je  la  quittai  le  cœur  tout  plein  d'elle ,  et  lui 
laissant,  ce  me  semble,  un  véritable  attachement  pour  moi. 

J'achevai  ma  route  en  la  recimimençant  dans  nies  souvenirs,  et 
pour  le  coup  très  content  d'être  dans  une  bonne  chaise  poury  rè'ver 
plus  à  mon  aise  aux  plaisirs  que  j'avais  goûtés,  et  à  ceux  qui  m'é- 
taient promis.  Je  ne  pmsais  qu'an  bourg  Saint-Andioi  et  à  la 
charmante  vie  qui  m'y  allendait.  Je  ne  voyais  que  madame  de  Lar- 
nage et  ses  enlours  ;  tout  le  reste  de  l'univers  n'était  rien  pour  moi  • 
maman  même  était  oubliée.  Je  m'occupais  à  combiner  dans  ma 
tète  tous  les  détails  dans  lesquels  madame  de  Larnage  était  entrée 
pour  me' faire  d'avance  une  idée  de  sa  demeure  ,  de  son  voisina"-e 
de  ses  sociétés,  de  toute  sa  manière  de  vivre.  Elle  avait  une  fille 
dont  elle  m'avait  souvent  parlé  en  mère  idolâtre.  Cette  tille  avait 
quinze  ans  passés;  elle  était  vive,  charmante,  et  d'un  caractère 
aimable.  On  m'avait  jiromis  que  j'en  serais  caressé;  je  n'avais  rias 
oublié  cette  promesse,  et  j'étais  fort  curieux  d'imaginer  comment 
mademoiselle  de  Larnage  traiterait  le  bon  ami  de  sa  maman.  Tels 
furent  les  sujets  de  mes  rêveries  depuis  le  PontSaint-Esprit  jusqu'à 
RemouliQ.  On  m'avait  dit  d'aller  voir  le  pont  du  Gard  :  je  n'y 
manquai  pas. 

Après  un  déjeuner  d'excellentes  figues,  je  pris  un  guide,  et  j'allai 
voirie  pont  du  Gard.  C'était  le  premier  ouvrage  des  Romains  que 
j'eusse  vu.  Je  ra'atlendais  à  voir  un  monument  digne  des  mains 
qui  l'avaient  construii.  Pour  le  coup  l'objet  pas^a  mon  attente,  et  ce 
fut  la  seule  fois  en  ma  vie.  11  n'appartenait  qu'aux  Romains  de  pro- 
duire erl  effet.  L'aspect  de  ce  noble  et  simple  ouvrage  me  frappa 
d'autaiil  iiiiis  qu'il  est  au  milieu  d'un  dési  ri  où  le  silence  et  la  soli- 
tude rendent  l'objet  plus  frappant  et  l'admiration  plus  vive;  car 
ce  prétendu  poui  n'était  qu'un  aqueduc  On  se  demande  quelle 
force  a  transporte  ces  i;i,rres  énormes  si  loin  de  toute  carrière,  et 
a  réuni  les  bras  de  tant  de  milliers  d'hommes  dans  un  lieu  oiî  il 
n'en  habite  aucun.  Je  |iarcourus  les  trois  étages  de  ce  superbe  édi- 
fice ,  que  le  respect  m'emiiéch.iit  presque  d'oser  fouler  sous  uo 
pieds.  Lu  retentissement  de  mes  pas  sous  ces  voûtes  me  faisait 


croire  entendre  la  forte  voix  de  ceux  qui  les  avaient  bâties.  Je  me 
perdais  comme  un  insecte  dans  cette  immensité.  Je  sentais,  tout 
en  me  faisant  petit,  je  ne  sais  quoi  qui  m'élevait  l'âme;  et  je  me 
disais  en  soupirant  :  Que  ne  suis-je  né  Romain  !  Je  restai  là  plu- 
sieurs heures  dans  une  contemplation  ravissante.  Je  m'en  revins 
distrait ,  rêveur;  et  celte  rêverie  ne  fut  pas  favorable  à  madame  de 
Larnage.  Elle  avait  bien  songé  à  me  prémunir  contre  les  filles  de 
Montpellier,  mais  non  pas  contre  le  pont  du  Gard.  On  ne  s'avise' 
jamais  de  tout. 

A  Nimes  j'allai  voir  les  arènes  :  c'est  un  ouvrage  beaucoup  plus 
magnifijue  que  le  pont  du  Gard  ,  et  qui  nie  fit  beaucoup  moins 
d'impression  ,  soit  que  mon  admiration  se  fût  épuisée  sur  le  pre- 
mier objet,  soit  que  la  situation  de  l'autre,  au  milieu  d'une  ville, 
fût  moins  propre  à  l'exciter.  Ce  vaste  et  superbe  cirque  est  entouré 
de  vilaines  petites  maisons  ;  et  d'autres  maisons  pUis  petites  et 
plus  vilaines  encore  en  remplissent  l'arène  ;  de  sorte  que  le  tout 
ne  produit  qu'un  effet  disparate  et  confus,  où  le  regret  et  l'indi- 
gnation étouffent  le  plaisir  et  la  surprise.  J'ai  vu  depuis  le  cirque 
de  'Vérone,  infiniment  plus  petit  et  moins  beau  que  celui  de  Nimes, 
mais  entretenu  et  conservé  avec  toute  la  décence  et  la  propreté 
possibles,  et  qui ,  par  cela  même,  me  fit  une  impression  plus  forte 
et  plus  agréalile.  Les  Français  n'ont  soin  de  rien  ,  et  ne  respectent 
aucun  monument.  Ils  sont  tout  feu  pour  entreprendre,  et  ne  savent 
rien  finir  ni  rien  conserver. 

J'étais  changé  à  tel  point ,  et  ma  sensualité  mise  en  exercice  s'é- 
tait si  bien  éveillée ,  i]ue  je  m'arrêtai  un  jour  au  Pont-de-Liinel 
poury  faire  bonne  chère  avec  de  la  compagnie  qui  s'y  trouva.  Ce 
cabaret,  le  plus  eslimé  de  l'Europe  ,  méritait  alors  de  l'être  ;  ceux 
qui  le  tenaient  avaient  su  tirer  parti  de  sou  heureuse  situation  pour 
le  tenir  abondamment  approvisionné  et  avec  choix.  C'était  réelle- 
ment une  chose  curieuse  de  trouver,  dans  une  maison  seule  et  iso- 
lée au  milieu  de  la  campagne,  une  table  fournie  en  poisson  de  mer 
et  d'eau  douce,  en  gibier  excellent,  en  vins  fins,  servie  avec  ces 
attentions  et  ces  soins  qu'on  ne  trouve  que  chez  les  grands  et  les 
riches ,  et  tout  cela  pour  vos  trente-cinq  sous.  Mais  le  Pont-de- 
Lunel  ne  resta  pas  longtemps  sur  ce'pied,  et,  à  force  d'user  sa  ré- 
putation, il  la  perdit  enfin  toul-à-fait. 

J'avais  oublié  durant  ma  route  que  j'étais  malade;  je  m'en  sou- 
vins en  arrivant  à  Montriellier.  Mais  vapeurs  étaient  bien  guéries, 
mais  tous  mes  autres  maux  me  restaient;  et,  quoique  l'habitude 
m'y  rendît  moins  sensible,  c'en  serait  assez  pour  se  croire  mort  à 
qui  s'en  trouverait  attaqué  tout  d'un  coup.  En  effet  ils  étaient  moins 
douloureux  qu'effrayants,  et  faisaient  plus  souffrir  l'esprit  que  le 
corps, dont  ils  semblaient  annoncer  la  destruction.  Cela  faisait  que, 
distrait  par  des  passions  vives,  je  ne  songeais  plus  à  mon  état;  mais, 
comme  il  n'était  pas  imaginaire  ,  je  le  sentais  sitôt  que  j'étais  de 
sang-froid.  Je  songeais  donc  sérieusement  aux  conseils  de  madame 
de  Larnage  et  au  but  de  mon  voyage.  J'allai  consulter  les  [irati- 
ciens  les  plus  illustres,  surtout  M.  Kizes,  et,  pour  surabondance  de 
précaution,  je  me  mis  en  pension  chez  un  médecin.  C'était  un  Ir- 
landais appelé  Fitz-Moris  ,  qui  tenait  une  table  assez  nombreuse 
d'étudiants  en  médecine  ;  et  il  y  avait  cela  de  commode  pour  un 
malade  à  s'y  mettre,  que  M.  Fitz-.\loris  se  contentait  d'une  pension 
honnête  pour  la  nourriture,  et  ne  prenait  rien  de  ses  pensionnaires 
pour  ses  soins  comme  médecin.  Il  se  chargea  de  l'exécution  des 
ordonnances  de  M.Fizes,et  de  veiller  sur  ma  santé.  Il  s'acquitta  fort 
bien  de  cet  emploi  quantau  régime  :  on  ne  gagnait  |)as  d'indiges- 
tion à  celte  pension-là  ;  et,  quoique  je  ne  sois  pas  fort  sensible  aux 
privations  de  cette  espèce  ,  les  objets  de  comparaison  étaient  si 
proches  qui!  je  ne  pouvais  m'empècher  de  trouver  quelquefois  en 
moi-même  que  M.  de  Torignan  était  un  meilleur  pourvoyeur  que 
M-  Filz-Moris.  Cependant,  comme  on  ne  mourait  pas  de  faim  non 
plus,etque  loiiie.ceitejeunesse  était  fort  gaie,  cette  mmicrede  vivre 
me  (it  du  bien  réellement,  et  m'empêcha  de  retomber  dans  mes 
langueurs.  Je  passais  la  m  itiiiée  à  prendre  des  drogues,  surtout  je 
ne  saisqu<-lleseaux,  je  crois  les  eaux  de  Vais,  et  à  écrire  à  madame 
lie  Larnage;  car  la  correspondance  allait  son  train  ,  et  Rousseau  se 
chargeait  de  retirer  les  lettres  de  son  ami  Dudding.  A  midi  j'allais 
faire  un  tour  à  la  Canourgue  avec  quelqu'un  de  nos  jeunes  com- 
mensaux, qui  tous  étaient  de  très  bous  enfants;  on  se  rassemblait, 
ou  allait  dîner.  Après  diner,  une  importante  affaire  occupait  plu- 
sieurs d'entre  nous  ju'-qu'au  soir;  c'était  d'aller  hors  de  la  ville 
jouer  le  goûter  en  deux  ou  trois  parties  de  mail.  Je  ne  jouais  pas  , 
je  n'en  avais  ni  la  force  ni  l'adresse,  mais  je  pariais;  et,  suivant , 
avec  l'intérêt  du  pari,  nos  joueurs  et  leur.s  boules  à  travers  les  che- 
mins raboteux  et  pleins  de  pierres  ,  je  faisais  un  exercice  amusant 
et  salutaire  qui  me  convenait  tout-h-fait.  On  goûtait  dans  un  caba- 
ret hors  la  ville.  Je  n'ai  pas  besoin  de  dire  que  ces  goûters  étaient 
gais  ;  mais  j'ajouterai  qu'ils  étaient  assez  décents,  quoique  les  filles 
du  cabaret  fussent  jolies.  M.  Fitz-.Moris,  grand  joueur  de  mail,  était 
notre  président;  et  je  puis  dire,  malgré  la  mauvaise  réputation  des 
■étudiants,  que  je  trouvai  plus  de  mœurs  et  d'honnêteté  parmi  toute 
eettejeunesse  qu'il  ne  .serait  aisé  d'en  trouver  dans  le  même  nombre 
d'hommes  faits.  Ils  étaient  plus  bruyants  que  crapuleux,  plus  gais 
que  libertins;  et  je  me  montes!  aisément  à  un  train  de  vie,  quand 


LES  CONFESSIONS. 


59  1 


il  ost  volontaire,  que  je  n'aurais  pas  mieux  rlemandiS  qn»  rie  vf>ir 
fJrirer  eeliii-là  tniiioiirs.  Il  y  avait  parmi  ces  (^tiiHimts  quelques  Ir- 
landais, avee  lesquels  je  tànhnis  d'appretulre  quelques  mntsH'an- 
glais  par  pr/'cantion  pour  le  boiir(;S-iint-Atulinl  ;  ear  le  temps  ap- 
prnehailHe  m'v  renrlre  :  madame  de  Lariiaire  m'en  pressait  chaque 
ordinaire,  et  je  me  pri^parais  à  lui  ohéir.  Il  était  cl:iir  qiip  m"s  mé- 
decins, qui  n'avaient  rien  compris  à  mon  m^il  .  me  re?ard.iient 
commenn  malade  imaginaire,  et  me  traitaient  sur  ce  nied  avee  leur 
sqnine,  leurs  eaux  et  leur  petil-lait.  Tout  au  contraire  des  théolo- 
giens, les  médecins  elles  philosophes  n'admettent  pour  vrai  que  ce 
qu'ils  peuvent  expliquer,  et  font  de  leur  intelligence  la  mesure  des 
nnssililes.  Ces  messieurs  ne  connaissaient  rien  à  mon  mal  :  donc  je 
n'étais  pas  malade  :  car  comment  supposer  qin^  des  docteurs  ne  sus- 
sent pas  tout?  Je  vis  qu'ils  ne  cherchaient  qu'à  m'amiiser  et  me 
faire  mansri'r  mon  arj^ent  ;  et,  JM2:fant  que  leur  substitut  du  hours 
Saint-Andiol  ferait  cela  tout  aussi  bien  qu'eux,  mais  plus  aarréable- 
ment,  je  lui  donnai  la  préférence,  et  je  quittai  Montpellier  dans 
cette  sasre  intention. 

Je  partis  vers  la  fin  de  novembre,  après  six  semaines  ou  deux 
mois  de  séjour  dans  cette  ville,  où  je  laissai  une  douzaine  de  louis 
sans  aucun  profit  pour  ma  santé  ni  pour  mon  instruction  ,  si  ce 
n'est  nu  cours  (l'analouMe  commencé  sous  M  Kilz-Moris  ,  et  que  je 
fusoblisé  d'abandonner  par  l'horrible  puanteur  des  cadavres  qu'on 
disséquait,  et  qu'il  me  fut  impossible  de  supporter. 

Mal  à  mon  aise  au  di'dans  de  moi  sur  la  résolution  que  j'avais 
prise,  j'y  réfléchissait  en  avançant  toujours  vers  le  Ponl-Siint-Es- 
nrit.  qui  était  également  la  route  du  bourg  Saint-Andiol  et  de 
Chanibéry.  Les  souvenirs  de  maman  et  de  ses  lettres,  quoique  moins 
fréquentes  que  celles  de  madame  de  Larnage,  réveillaient  dans  mon 
cneur  des  remords  que  j'avais  étouffés  en  venant.  Ils  devinrent  si 
vifs  au  retour,  que,  balançant  l'amour  du  plaisir,  ils  nu'  mirent  en 
état  d'écouter  la  raison  .seule.  D'abord  dans  le  rnli>  d'aventurier 
que  j'allais  recommencer  je  pouvais  être  moins  heureux  que  la  pre- 
mière fois;  il  ne  fallait,  dans  tout  le  bourg  Saint-Andiol  ,  qu'une 
seule  personne  qui  eût  été  eu  Angleterre  ,  qui  connût  les  Anglais, 
et  qui  sût  leur  langue,  pour  me  dénasqiier.  I,a  famille  de  madame 
delarnage  pouvait  se  prendre  de  mauvaise  humeur  contre  moi, et 
me  traiter  peu  honnêtement.  Sa  fille,  à  laquelle  malgré  moi  jepen- 
sais  plus  qu'il  n'eût  fallu,  m'inquiétait  encore.  Je  tremblais  d'en 
devenir  amoureux,  et  cette  peur  faisait  déjà  la  moitié  de  l'ouvrage. 
Allais-je  donc  ,  pour  prix  des  bontés  de  la  mère,  chercher  à  cor- 
romnre  la  fille,  à  lier  le  plus  détestable  commerce,  à  mettre  la  dis- 
sension ,  le  scandale  et  l'enfer  dans  sa  maison  ?  Celte  idée  me  fit 
horreur  ;  je  pris  bien  la  ferme  résolution  de  me  combattre  et  de  me 
vaincre, si  ce  malheureux  penchant  venait  à  se  déclarer.  Mais  pour- 
quoi m'exposer  à  ce  combat?  Quel  misérable  état  de  vivre  avec  la 
mère  dont  je  serais  rassasié  ,  et  de  brûler  pour  la  fille  sans  oser  lui 
montrer  mon  cœur!  Quelle  nécessité  d'aller  chercher  cet  état  ,  et 
m'exposer  aux  malheurs,  aux  affronts,  aux  remords,  pour  des  plaisirs 
dont  j'avais  d'avance  épuisé  le  plus  grand  charme?  Car  il  est  cer- 
tain que  ma  fantaisie  avait  perdu  sa  première  vivacité.  Le  goût  y 
était  encore,  mais  la  passion  n'y  était  plus.  A  cela  se  mêlaient  des 
réflexions  relatives  à  ma  situation  ,  à  mes  devoirs,  à  cette  maman 
si  bonne,  si  généreuse,  qui,  déjà  chargée  de  dettes  ,  l'était  encore 
de  mes  folles  dépenses,  qui  s'épuisait  pour  moi  et  que  je  trompais 
si  indignement.  Ce  reproche  devint  si  vif  qu'il  l'emporta  à  la  fin. 
En  approchant  du  Saint-Esprit  je  pris  la  résolution  de  brûler  l'étape 
du  bourg  Saint-Andiol,  et  de  passer  tout  droit.  J'exécutai  cette  ré- 
solution avec  quelques  soupirs,  je  l'avoue,  mais  aussi  avec  cette  sa- 
tisfaction, que  je  goûtai  pour  la  première  fois  de  ma  vie,  de  me 
dire,  je  mérite  ma  propre  estime  :  je  sais  préférer  mon  devoir  à  mou 
plaisir.  Voilà  la  première  obligation  que  j'aie  à  l'étude.  C'était  elle 
qui  m'avait  appris  à  réiléchir,  à  comparer.  Après  les  principes  si 
purs  que  j'avais  adoptés  il  y  avait  peu  de  temps  ,  après  les  règles 
de  sagesse  et  de  vertu  queje  m'étais  faites  et  que  je  m'étais  senti  si 
fier  de  suivre,  la  honte  d'être  si  peu  conséquent  à  moi-même,  de  dé- 
mentir sitôt  et  si  haut  mes  propres  maximes  ,  l'emporta  sur  la  vo- 
lupté L'orgueil  eut  peut-être  autantdc  part  à  ma  résoUilion  que  la 
vertu  ;  maissi  cet  orgueil  n'est  pas  la  vertu  même,  il  a  des  effets  si 
semblables  qu'il  est  pardonnable  de  s'y  tromper. 

L'un  desavantages  des  bonnes  actions  est  d'élever  l'àme  et  de  la 
disposer  à  en  faire  de  meilleures;  car  telle  est  la  faiblesse  humaine, 
qu'on  doit  mettre  au  nombre  des  bonnes  actions  l'ah.stinence  du 
mal  qu'on  est  tenté  de  commettre.  Silôt  que  j'eus  pris  ma  résolu- 
tion, je  devins  un  autre  bouime,  ou  plutôt  je  devins  ce  que  j'étais 
auparavant,  et  que  ce  moment  d'ivresse  avait  fait  disparaîlre.  Plein 
de  bons  sentiments  et  de  bonnes  résolutions,  je  continuai  ma  route, 
dans  la  ferme  intention  d'expier  ma  faute,  ne  pensant  qu'à  régler 
désormais  ma  conduite  sur  les  lois  de  la  vertu;  à  me  consacrer 
sans  réserve  au  service  de  la  meilleure  dt>s  mères,  ;\  lui  vouer  au- 
tant de  fidélité  que  j'avais  d'atlacliement  pour  elle,  et  à  n'écouter 
plus  d'antre  amour  que  celui  de  mes  devoirs.  Hélas!  la  sincérité  de 
mon  retour  au  bien  semblait  me  promettre  une  autre  destinée; 
mais  la  mienne  était  écrite  et  déjà  commeiu'ée  ;  et.  quand  mon 
cœur,  plein  d'amour  pour  les  choses  bonnes  et  honnêtes,  ne  voyait 


plus  qu'innocence  et  bonheur  dans  la  vie,  je  loiiehiis  au  in->'M -nt 
funeste  qui  devait  traîner  à  sa  suite  la  longue  chaîne  de  mes  mal- 
heurs. 

L'empressement  d'arriver  me  fit  faire  plus  de  diligence,  qu»  je 
n'avais  compté.  Je  lui  avais  annoncé  de  Valence  l'heure  et  1»  j'iiir 
de  mon  arrivée  Avant  gagné  une  deuii-journée  sur  m  >n  eilfnl, 
je  restai  aulatit  de  temiis  à  Chaparillan.  afin  d  arriver  juste  an  mo- 
ment que  j'avais  marqué.  Je  voulais  goût>>r  dins  tout  son  eh  irme 
le  plaisir  de  la  revoir.  J'aimais  mieux  le  différpr  un  peu  pour  y 
joindre  celui  d'être  attendu.  Cette  préi-auiion  m'avait  toujours  réussi. 
J'avais  vu  toujours  marquer  mon  arrivée  par  une  espèce  d»-  nofite 
fêle  :  je  n'en  attendais  pas  m'uns  celte  fois;  et  ces  empressements, 
qui  m'étaient  si  sensibles,  valaient  bien  la  peine  d'être  ménaç-és 

J'arrivai  donc  exactement  à  l'heure.  De  ton'  loin  je  regardais  si 
j"  ne  la  verrais  point  sur  le  chemin  ;  le  cœur  m'>  battait  dp  plus  <>n 
plus  à  mesure  que  j'approchais  J'arrive  essoufllé;  car  j'avais  quitté 
ma  voiture  en  ville  :  je  ne  voii  personne  dans  la  cour,  sur  la  porte, 
à  la  fenêtre;  je  commence  à  me  troubler  ;  je  redoute  qnelqu"  acci- 
dent. J'entre;  tout  est  tranquille;  des  ouvriers  goûtaii>nt  dms  la 
cuisine;  du  reste  aucun  apprêt.  La  servante  parut  surprise  df  me 
voir,  elle  ignorait  que  je  dusse  arriver,  le  monte,  je  la  vois  enfin, 
cette  chère  maman  si  tendrement,  si  vivement,  si  purement  a'mée; 
j'accours,  je  m'élance  à  ses  pieds.  Ah  !  te  voilà.  Petit  !  me  dil-ePi»  en 
m'embrassant  :  as-tu  fait  bon  vovagc?  comment  te  portes-tu?  Cet 
aci-iii'il  m'interdit  un  peu.  J"  lui  dem md  li  si  cUi?  n'avait  pas  reçu 
ma  lettre.  'Elle  me  dit  qu'oui.  J'aurais  cru  que  non,  lui  dis-je  ;  et 
l'éclaircissem''nl  finit  là.  Un  jeune  homme  était  avec  elle.  Je  le  con- 
naissais pour  l'avoir  vu  déjà  dans  la  maison  avant  mon  dépa'-t  :  mai» 
cette  fois  il  y  paraissait  établi,  il  l'était.  Bref,  je  trouvai  ma  place 
prise. 

Ce  jeune  homme  était  du  pays  de  Vaiid  :  son  père. appelé  Vlnt- 
zenrle.d.  était  concierge  nu  soi-disant  capitaine  du  château  de  Chil- 
lon.  Le  fils  de  monsieur  le  capitaine  était  garçon  perruquier,  et  cou- 
rait le  monde  en  cette  qualité  quand  il  vint  s'  présenter  à  mada-ne 
de  'Warens.  qui  le  reçut  bien,  comme  elle  faisait  tous  les  passants, 
et  surtout  ceux  de  son  pays.  C'était  un  grand  fide  hlondin,  assez 
bien  fait,  le  visage  plal.  l'esprit  de  mèm-;  iiarlant  comme  le  beau 
Liandre;  mêlant  tous  les  tons,  tous  les  goûts  de  son  état  avec  la 
longue  histoire  de  ses  bonnes  fortunes:  ne  nommant  que  la  moitié 
des"marqnise«  avec  lesquelles  il  avait  couché,  et  prétendant  n'avoir 
point  coilTé  de  jolies  femmes  dont  il  n'eût  aussi  coiffé  les  maris:  vain, 
sot.  ignorant,  insolent;  au  demeurant  le  meilleur  fils  du  monde. 
Tel  fiû  le  substitut  qui  me  fut  donné  durant  mon  absence,  et  l'as- 
socié qui  me  fut  offert  après  mon  retour. 

Oh  !  si  les  âmes  dégagées  de  leurs  terrestres  entraves  voient  en- 
core du  sein  de  l'éternelle  lumière  ce  qui  se  passe  ch-"/.  les  mortels, 
pardonnez,  ombre  chère  et  respectable,  si  je  ne  fais  pas  plus  de 
grâce  à  vos  fautes  qu'aux  miennes,  si  je  dévoile  également  les  unes 
et  les  autres  aux  yeiix  des  lecteurs.  Je  dois,  je  veux  être  vrai  ponr 
vous  comme  pour  moi-même:  vous  y  perdrez  toujours  beaucoup 
moins  <]ue  moi.  Eh  !  combien  votre  aimable  etdouxcararlère.  votre 
inépuisable  bonté  de  cœur,  votre  franchise,  et  toutes  vos  excellentes 
vertus,  ne  rachètent-elles  pas  de  faiblesses,  si  l'on  peut  apoeler 
ainsi  les  torts  de  votre  seule  raison!  Vous  eûtes  des  erreurs,  et  non 
pas  des  vices;  votre  conduite  fut  répréhensible,  mais  votre  cœur  fut 
toujours  pur.  Qu'on  mette  le  bien  et  le  mal  dans  la  balance,  et  i)U8 
l'on  soit  équitable  :  quelle  autre  femme,  si  sa  vie  secrète  était  ma- 
nifestée ainsi  que  la  vôtre,  s'oserait  jamais  comparer  à  vous? 

Le  nouveau  venu  s'était  montré  zélé,  diligent,  exact  pour  foutes 
ses  petites  commissions,  qui  étaient  toujours  en  grand  nombre.il 
s'était  fait  le  piqueur  de  ses  ouvriers  ;  aussi  bruyant  que  je  l'étais 
peu,  il  se  faisait  voir  et  surtout  entendre  à  la  f.iis  à  la  charrue,  aux 
foins,  aux  bois,  à  l'écurie,  à  la  basse-cour.  Il  n'y  avait  que  le  jardin 
qu'irnégligeait,  parce  que  c'était  un  travail  trop  paisible  et  qui  ne 
faisait  pTiint  de  bruit.  Son  grand  plaisir  était  de  charger  et  char- 
rier, de  scier  ou  fendre  du  bois;  on  le  voyait  toujours  la  hache  ou 
la  pioche  à  la  main  ;  ou  l'entendait  courir,  cogner,  crier  à  pleine 
tète.  Je  ne  sais  de  combien  d'hommes  il  faisait  le  travail,  mais  il 
faisait  toujours  le  bruit  de  dix  ou  douze.  Tout  ce  tintamare  en  im- 
posa à  ma  pauvre  maman  :  elle  crutce  jeune  homme  un  trésor  pour 
les  affaires  Voulant  se  l'attacher,  elle  employa  pour  cela  tous  les 
moyens  qu'elle  y  crut  propres,  et  n'oublia  pas  celui  sur  lequel  elle 
coniplait  le  plus. 

On  a  dû  connaître  mon  cœur,  ses  sentiments  les  plus  constants. 
les  plus  vrais,  ceux  surtout  qui  me  ramenaient  auprès  d'elle  Quel 
prompt  et  plein  bouleversement  dans  tout  mon  être!  Qu'on  se 
mette  à  ma  place  pour  en  juger.  En  un  moment  je  vis  évanouir  pour 
jamais  tout  l'avenir  de  félicité  que  je  m'étais  peint.  Toutes  les  douces 
idées  que  je  caressais  si  affectueusement  disparurent;  et  moi.  qui 
depuis  mon  enfance  ne  savais  voir  mon  existence  qu'avec  la  sienne, 
je  me  vis  seul  pour  la  première  fois.  Ce  moment  fut  affreux  ;  ceux 
qui  le  suivirent  furent  toujours  sombres.  J'étais  jeune  encore,  mais 
ce  doux  senlimenl  de  jouiss^iuce  et  d'espérance  qui  vivifie  la  jeu- 
nesse me  quitta  pour, jamais.  Dès  lors  l'être  .sensible  fut  mort  à  demi. 
Je  ne  vis  plus  devant  moi  que  les  tristes  restes  d'une  vie  insipide;  et 


60 


LES  VEILLÉES  LITTÉRAIRES  ILLUSTRÉES. 


si  quelquefois  encore  une  image  de  bonheur  effleura  mes  désirs, 
ce  bonheur  n'était  plus  celui  qui  m'était  propre;  je  sentais  qu'en 
l'obtenant  je  ne  serais  pas  vraiment  heureux. 

J'étais  si  bête,  et  ma  confiance  était  si  pleine,  que,  malf;ré  le  ton 
familier  du  nouveau  venu  que  je  regardais  comme  un  effet  de  cette 
facilité  d'humeur  de  maman  qui  rapprochait  tout  le  monde  d'elle, 
je  ne  me  serais  pas  avisé  d'en  soupçonner  la  véritable  cause  si  elle 
ne  me  l'eût  dit  elle-même  :  mais  elle  se  pressa  de  me  faire  cet  aveu 
avec  une  franchise  capable  d'ajouter  à  ma  rage,  si  mon  cœur  eût 
pu  se  tourner  de  ce  côté  ;  trouvant  quant  à  elle  la  chose  toute  sim- 
ple, me  reprochant  ma  négligence  dans  la  maison,  et  m'alléguant 
mes  fréquentes  absences,  comme  si  elle  eût  été  d'un  tempérament 
fort  pressé  d'en  remplir  les  vides.  Ah  !  maman,  lui  dis-je  le  cœur 
serré  de  douleur , 
qu'osez-vous  m'ap- 
prendre'.'  Quel  prix 
d  un  attachement  pa- 
reil au  mien  !  Ne  m'a- 
vez-vous  tant  de  fois 
conservé  la  vie  que 
pour  m'ôter  tout  ce 
qui  me  la  rendait 
chère? J'en  mourrai, 
mais  vous  me  regret- 
terez. Elle  me  répon- 
dit, d'un  ton  tran- 
quille à  me  rendre 
fou,quej'étaisun  en- 
fant; qu'on  ne  mou- 
rait point  de  ces  cho- 
ses-là ;  que  je  ne 
perdais  rien  ;  que 
nous  n'eu  serions  pas 
moins  bons  amis,  pas 
moins  intimes  dans 
tous  les  sens;  que  sa 
tendre  amitié  pour 
moi  ne  pouvait  ni  di- 
minuer ni  (iuir  qu'a- 
vec elle  Elle  me  fit 
entendre,  en  un  mot, 
que  tous  mes  droits 
demeuraient  les  mê- 
mes, et  qu'en  les  par- 
tageant avec  un  autre 
je  n'en  étais  pas  privé 
pour  cela. 

Jamais  la  vérité,  la 
pureté ,  la  force  de 
mes  sentiments  pour 
elle,  jamais  la  sincé- 
rité ,  l'honnêteté  de 
mon  âme,  ne  se  firent 
mieux  sentir  à  moi 
que  dans  ce  moment. 
Je  me  précipitai  à  ses 
pieds,  j'embrassai  ses 
genoux  en  versant 
des  torrents  de  lar- 
mes. Non ,  maman , 
lui  dis-je  avec  trans- 
port, je  vous  aime 
trop  pour  vous  avi- 
lir; votre  possession 
m'est  trop  chère  pour 
la  partager  :  les  re- 
grets qui  l'accompa- 
gnèrent quand  je  l'ac- 
quis se  sont  accrus  avec  mon  amour;  non,  je  ne  la  puis  conserver 
au  même  prix.  Vous  aurez  toujours  mes  adorations;  soyez-en  tou- 
jours digiii:  :  il  m'est  jilus  nécessaire  encore  de  vous  honorer  que 
de  vous  p  ls^(der.  C'est  à  vous,  ô  maman,  que  je  vous  cède;  c'est  à 
l'union  df  ms  cœurs  que  je  sacrifie  tous  mes  plaisirs.  Puissé-je  périr 
mille  fois  avant  d'en  goûter  qui  dégradent  ce  que  j'aime. 

Je  tins  cette  résolution  avec  une  constance  digne,  j'ose  le  dire, 
du  sentiment  qui  me  l'avait  fait  former.  Dès  ce  moment,  je  ne  vis 
jilus  cette  maman  si  chérie  que  des  yeux  d'un  véritable  fils  ;  et  il  est 
à  noter  que,  quoique  ma  résolution  n'eût  point  son  approbation 
secrète,  comme  je  ne  m'en  suis  que  trop  aperçu,  elle  n'employa 
jamais,  pour  m'y  faire  renoncer,  ni  propos  insinuants,  ni  caresses, 
ni  aucune  de  ces  adroites  agaceries  dont  les  femmes  savent  user 
sans  se  commettre,  et  qui  manquent  rarement  de  leur  réussir.  Ké- 
duit  à  me  chercher  un  sort  indépendant  d'elle,  et  n'en  pouvant 
même  imaginer,  je  passai  bientôt  à  l'autre  extrémité,  et  le  cher- 
chai tout  en  elle.  Je  l'y  cherchai  si  parfaitement  que  je  parvins  pres- 


Nous  déjeunions  ordinairement  avec  du  café  au  lait 


que  à  m'oublier  moi-même.  L'ardent  désir  de  la  voir  heureuse,  à 
quelque  prix  que  ce  fût,  absorbait  toutes  mes  affections  :  elle  avait 
beau  séparer  son  bonheur  du  mien,  je  le  voyais  mien  en  dépit  d'elle. 
Ainsi  commencèrent  à  germer  avec  mes  malheurs  les  vertus  dont 
la  semence  était  au  fond  de  mon  âme,  que  l'étude  avait  cultivées,  et 
qui  n'attendaient  pour  éclore  que  le  ferment  de  l'adversité.  Le  pre- 
mier fruit  de  cette  disposition  si  désintéressée  fut  d'écarter  de  mon 
cœur  tout  sentiment  de  haine  et  d'envie  contre  celui  qui  m'avait 
supplanté.  Je  voulus  au  contraire,  et  je  voulus  sincèrement,  m'atta- 
cher  à  ce  jeune  homme,  le  former,  travailler  à  son  éducation,  lui 
faire  sentir  son  bonheur,  l'en  rendre  digne  s'il  était  possible,  et 
faire,  en  un  mot,  pour  lui  tout  ce  qu'Anet  avait  fait  pour  moi  dans 
une  occasion  pareille.  Mais  la  parité  manquait  entre  les  personnes. 

Avec  plus  de  douceur 
et  de  lumières,  je  n'a- 
vais pas  le  sang-froid 
et  la  fermeté  d'Anet, 
ni  cette  force  de  ca- 
ractère qui  en  impo- 
sait, et  dont  j'aurais 
eu  besoin  pour  réus- 
sir. Je  trouvai  encore 
moins  dans  le  jeune 
homme  les  qualités 
qu'Anet  avait  trou- 
vées en  moi ,  la  doci- 
lité, l'attachement,  la 
reconnaissance,  sur- 
tout le  sentiment  du 
besoin  que  j'avais  de 
ses  soins,  et  l'ardent 
désir  de  les  rendre 
utiles. Tout  cela  man- 
quait ici.  Celui  que 
je  voulais  former  ne 
voyait  en  moi  qu'un 
pédant  importun  qui 
n'avait  que  du  bibil. 
Au  contraire,  il  s'ad- 
mirait lui-même  com- 
me un  homme  impor- 
tant dans  la  maison  ; 
et,  mesurant  les  ser- 
vices qu'il  y  croyait 
rendre  sur  le  bruit 
qu'il  y  faisait,  il  re- 
gardait ses  haches  et 
ses  pioches  comme 
infiniment  plus  utiles 
que  tous  mes  bou- 
quins. A  quelque 
égard  il  n'avait  pas 
tort;  mais  il  parlait 
de  là  pour  se  donner 
des  airs  à  faire  mou- 
rir de  rire.  Il  tran- 
chait avec  les  pay- 
sans du  gentilhomme 
campagnard  •  bientôt 
il  en  fit  autant  avec 
moi ,  et  enfin  avec 
maman  elle-même. 
Son  nom  d,j  Viiilzen- 
ried  ne  lui  paraissant 
pas  assez  noble,  il  le 
quitta  pour  celui  de 
monsieur  de  Courtil- 
les  ;  et  c'est  sous  ce 
dernier  nom  qu'il  a  été  connu  depuis  à  Chanibéry  et  en  Maurienne, 
où  il  s'est  marié. 

Enfin  tant  fit  l'illustre  personnage  qu'il  fut  tout  dans  la  maison, 
et  moi  rien.  Comme,  lorsque  j'avais  le  malheur  de  lui  déplaire,  c'était 
maman,  et  non  pas  moi,  qu'il  grondait,  la  crainte  de  l'exposera  ses 
brutalités  me  rendait  docile  à  tout  ce  qu'il  désirait;  et  chaque  fois 
qu'il  fendait  du  bois,  emploi  qu'il  remplissait  avec  une  fierté  sans 
égale,  il  fallait  que  je  fusse  là  spectateur  oisif  et  tranquille  admira- 
teur de  ses  prouesses.  Ce  garçon  n'était  pourtant  pas  absolument 
d'un  mauvais  naturel;  il  aimait  maman,  parce  qu'il  était  impossi- 
ble de  ne  la  pas  aimer  :  il  n'avait  même  pas  pour  moi  de  l'aversion  ;  et 
quand  les  intervalles  de  ses  fougues  permettaient  de  lui  parler,  il 
nous  écoutait  quelquefois  assez  docilement,  convenant  franchement 
qu'il  n'était  qu'un  sot,  après  quoi  il  n'en  faisait  pas  moins  de  nou- 
velles sottises.  Il  avait  d'ailleurs  une  intelligence  si  bornée  et  des 
goûts  si  bas,  qu'il  était  difficile  de  lui  parler  raison,  et  presque  im- 
possible de  se  plaire  avec  lui.  A  la  possession  d'une  femme  pleine 


LES  CONFESSIONS. 


61 


de  charmes  il  ajouta  le  ragoût  d'une  femme-de-chamhre  vieille, 
rousse,  édentée,  dont  maman  avait  la  patience  d'endurer  le  dégoù- 
lant  service,  quoiqu'elle  lui  fit  mal  au  cotur.  Je  m'aperçus  de  ce 
nouveau  manép;e,  et  j'en  fus  outré  d'indignation.  Mais  je  m'aperçus 
d'une  autre  chose  qui  m'afl'ecta  bien  plus  vivement  encore,  et  qui 
me  j("ta  dans  un  plus  profond  découragement  que  tout  ce  qui  m'é- 
tait arrivé  jusqu'alors  :  ce  fut  le  refroidissement  de  maman  envers 
moi. 

l.a  privation  que  je  m'étais  imposée,  et  qu'elle  avait  fait  semblant 
d'approuver,  est  une  de  ces  choses  que  les  femmes  ne  pardonnent 
point,  quelque  mine  qu'elles  fassent,  moins  par  la  privation  qui  en 
résulte  pour  elles-mêmes  que  par  l'indillérence  qu'elles  y  voient 
pour  leur  possession.  Prenez  la  femme  la  plus  sensée,  la  plus  phi- 
losophe, la  moins  attachée  à  ses  sens;  le  crime  le  plus  irrémissible 
que  l'homme  dont  au  reste  elle  se  soucie  le  moins  puisse  commettre 
envers  elle  est  d'en  pouvoir  jouir  et  de  n'en  rien  l'aire.  11  faut  bien 
que  ceci  soit  sans  exception,  puisqu'une  sympathie  si  naturelle  et  si 
forte  fut  altérée  en  elle  par  une  abstinence  qui  n'avait  que  des  mo- 
tifs de  vertu,  d'estime  et  d'attachement.  Dès  lors  je  cessai  de  trouver 
en  elle  cette  intimité  des  cœurs  qui  fit  toujours  la  plus  douce  jouis- 
sance du  mien.  Elje  ne 
s'épanchait  plus  avec 
moi  que  quand  elle  avait 
à  se  plaindre  du  nou- 
veau venu  ;  quand  ils 
étaient  bien  ensemble, 
j'entrais  peu  dans  ses 
confidences.  Enfin  elle 
prenait  peu  à  peu  une 
manière  d'êlre  dont  je 
ne  faisais  plus  partie. 
Ma  présence  lui  faisait 
plaisir  encore,  mais  elle 
ne  lui  faisait  plus  be- 
soin ;  et  j'aurais  passé 
des  jours  entiers  sans 
la  voir,  qu'elle  ne  s'en 
serait  pas  aperçue. 

Insensiblemenlje  me 
sentis  isolé  et  seul  dans 
cette  même  maison  dont 
auparavant  j'étais  l'àme 
et  où  je  vivais  pour  ain- 
si dire  à  double.  Je 
m'accoutumai  peu  à  peu 
à  me  séparer  de  tout  ce 
qui  s'y  faisait,  de  ceux 
même  qui  l'habitaient  ; 
et  pour  m'épargner  de 
continuels  déchire- 
ments, je  m'enfermais 
avec  mes  livres,  ou  bien 
j'allais  soupirer  et  pleu- 
rer à  mon  aise  au  mi- 
lieu des  bois.  Cette  vie 
me  devint  bientôt  tout- 

à-fait  insupportable.  Je  sentis  que  la  présence  personnelle  et 
l'éloignemenl  de  cœur  d'une  femme  qui  m'était  si  chère  irri- 
taient ma  douleur,  et  qu'en  cessant  de  la  voir  je  m'en  sentirais 
moins  cruellement  séparé.  Je  formai  le  projet  de  quitter  sa  maison  ; 
je  le  lui  dis,  et,  loin  de  s'y  opposer,  elle  le  favorisa  (I).  Elle  avait  à 
Grenoble  une  amie  aiipelée  madame  Deybens,  dont  le  mari  était 
ami  de  M.  de  Mably,  grand-prévôt  de  Lyon.  M.  Deybens  me  proposa 
l'éducation  des  enfants  de  M.  de  Mably.  J'acceptai,  et  je  partis  pour 
Lyon  sans  laisser  ni  presque  sentir  le  moindre  regret  d'une  sépara- 
tion dont  auparavant  la  seule  idée  nous  eût  donné  les  angoisses  de 
la  mort  (2). 

{!)  Il  existe  sur  les  Charmcltes,  but  de  nombreux  pèlerinages,  une  no- 
tice ]nihliée  à  Cbambéry  en  1817,  par  un  M.  Jlaymond,  avocat,  alors  pro- 
priétaire de  celle  ('ninpagne. 

Hérault  de  Séelielles  étant  commissaire  de  la  Convention  dans  le  dépar- 
tement du  Meiil-lUanc,  en  1794,  lit  cette  inscription  que  l'on  voit  sur  une 
pierre  blauclic  incrustée  dans  la  façade  de  la  maiison  : 

Rtiuuit  par  JeanJacques  habité. 
Tu  me  rappelles  son  g-'iiic. 
Sa  solilude.  sa  fierté, 
Kt  >es  malheurs  et  ta  folie. 
A  la  gloire  h  la  térilé 


Car  ce  prétendu  poiU  n'était  qu'un  aqueduc. 


Kl  fut  toujouis  persécuté 

Ou  pa<  lui-m6ue  ou  par  rcnvie, 

A.  de  B. 

(î)  «  Madame  de  Warens  se  refroidit  pour  Rousseau,  dit  Musset- 
l'athay,  pnrcc  ou'il  commit  un  crime  impardonnable  au.\  yeux  d'une 
fenimc,  c'est  d'eti  pouvoir  jouir  tt  de  n'en  rien  faire.  »        A.  de  B. 


J'avais  à  peu  prés  les  connaissances  nécessaires  à  un  précepteur, 
et  j'en  croyais  avoir  le  talent.  Durant  un  an  que  je  passai  chezM.de 
Mably,  j'eus  le  temps  de  me  désabuser.  La  douceur  de  mon  natu- 
rel m'eût  rendu  propre  à  ce  métier,  si  l'emportement  n'y  eût  mêlé 
ses  orages.  Tant  que  tout  allait  bien,  et  que  je  voyais  réussir  mes 
soins  et  mes  peines,  qu'alors  je  n'épargnais  point,  j'étais  un  ange. 
J'étais  un  diable  quand  les  choses  allaient  de  travers.  Quand  mes 
élèves  ne  m'entendaient  pas,  j'exlravaguais  ;  et  quand  ils  marquaient 
de  la  méchanceté,  je  les  aurais  tués  :  ce  n'était  pas  le  moyen  de  les 
rendre  savants  et  .sages.  J'en  avais  deux;  ils  étaient  d'humeurs  très 
différentes.  L'un,  de  huit  à  neuf  ans,  appelé  Sainte-Marie,  était  d'une 
jolie  figure,  l'esprit  assez  ouvert,  a.ssez  vif,  étourdi,  badin,  malin, 
mais  d'une  malignité  gaie.  Le  cadet,  appelé  Condillac,  du  nom  de 
son  oncle  devenu  depuis  si  célèbre,  paraissait  presque  slupide,  mu- 
sard,  têtu  comme  une  mule,  et  ne  pouvant  rien  apprendre.  On  peut 
juger  qu'entre  ces  deux  sujets  je  n'avais  pas  besogne  faite.  Avec  de 
la  patience  et  du  sanç-froid,  peut-être  aurais-je  pu  réussir;  mais 
faute  de  l'une  et  de  1  autre  je  ne  fis  rien  qui  vaille,  et  mes  élèves 
tournaient  très  mal.  Je  ne  manquais  pas  d'assiduité  ;  mais  je  man- 
quais d'égalité,  surtout  de  prudence.  Je  ne  savais  employer  auprès 

d'eux  que  trois  instru- 
ments, toujours  inutiles 
et  souvent  pernicieux 
auprès  des  enfants  :  le 
sentiment,  le  raison- 
nement, la  colère.  Tan- 
tôt je  m'attendrissais 
avec  Sainte-Marie  jus- 
qu'à pleurer  ;  je  pensais 
l'attendrir  lui-même, 
comme  si  l'enfance  était 
susceptible  d'une  véri- 
table émotion  de  cœur; 
tantôt  je  lui  parlais  rai- 
son,commes'il  avait  pu 
m'entendre  ;  et,  comme 
il  me  faisait  quelquefois 
desdrguments  très  sub- 
tils, je  le  prenais  tout 
de  bon  pour  raisonna- 
ble, parce  qu'il  était 
raisonneur.  Le  petit 
Condillac  était  encore 
plus  embarrassant  : 
n'entendant  rien,  ne 
répondant  rien,  ne  s'é- 
mouvant  de  rien ,  et 
d'une  opiniâtreté  à 
t'iute  épreuve,  il  ne  tri- 
omphait jamais  mieux 
de  moi  que  quand  il 
m'avait  mis  en  fureur; 
alors  c'était  lui  qui  était 
le  sage,  et  c'était  moi 
qui  étais  l'enfant.  Je  vo- 
yais toutes  mes  fautes, 
je  les  sentais  ;  j'étudiais  l'esprit  de  mes  élèves  ,  je  les  péné- 
trais très  bien,  et  je  ne  crois  pas  que  jamais  une  .seule  fois  j'aie 
été  la  dupe  de  leurs  ruses  :  mais  que  me  servait  de  voir  le  mal, 
sans  savoir  appliquer  le  remède?  En  pénétrant  tout  je  n'empêchais 
rien,  je  ne  réussissais  à  rien  ;  et  tout  ce  que  je  faisais  était  précisé- 
ment ce  qu'il  ne  fallait  pas  faire. 

Je  ne  réussissais  guère  mieux  pour  moi  que  pour  mes  élèves.  J'a- 
vais été  recommandé  par  madame  Deybens  à  madame  de  .Mably. 
Elle  l'avait  priée  de  former  mes  manières  et  de  me  donner  le  ton 
du  monde.  Elle  y  prit  quelques  soins  et  voulut  que  j'apprisse  à  faire 
les  honneurs  de" sa  maison  ;  mais  je  m'y  pris  si  gauchement,  j'étais 
si  honteux,  si  sot,  qu'elle  se  rebuta  et  me  planta  là.  Cela  ne  m'em- 
pêcha pas  de  devenir,  selon  ma  coutume,  amoureux  d'elle.  J'en  fis 
assez  pour  qu'elle  s'en  aperçût,  mais  je  n'osai  jamais  me  déclarer; 
elle  ne  se  trouva  pas  d'humeur  à  faire  les  avances,  et  j'en  fus  pour 
mes  lorgneries  et  mes  soupirs,  dont  même  je  me  rebutai  bientôt, 
voyant  qu'ils  n'ahoulissaieut  à  rien. 

J'avais  tout-à-fait  perdu  chez  maman  le  goût  des  petites  fripon- 
neries, parce  (jue  ,  tout  étant  à  moi,  je  n'avais  rien  à  voler.  D'ail- 
leurs les  principes  élevés  que  je  m'étais  faits  devaient  me  rendre 
désormais  bien  supérieur  à  de  telles  bassesses,  et  il  est  certain  que 
depuis  lors  je  l'ai  d'ordinaire  été  :  mais  c'est  moins  pour  avoir  a[>- 
pris  à  vaincre  mes  tentations  que  pour  en  avoir  coupé  la  racine,  et 
j'aurais  grand'peur  de  voler  comme  dans  mon  enfance  si  jetais  su- 
jet aux  mêmes  désirs.  J'eus  la  preuve  de  cela  chez  M.  de  Mably. 
Environné  de  petites  choses  volables  que  je  ne  regardais  nièrae  pas, 
je  m'avisai  de  convoiter  un  certain  petit  vin  blanc  d'Arbois  très  joli, 
dont  quelques  verres  que  par-ci  par-là  je  buvais  à  table  m'avaient 
fort  atl'riaudc.  11  était  un  peu  louche  ;  je  croyais  savoir  bien  coller  le 


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LES  VEILLÉES  LITTÉRAIRES  ILLUSTRÉES. 


vin,  je  m'en  vantai  ;  on  me  confia  celui-là  ;  je  le  collai  et  le  gâtai , 
mais  aux  yeux  seulement.  11  resia  toujours  agréatile  à  boire,  et  l'oc- 
casion fit  que  je  m'en  accommodai  île  quelques  bouteilles  pourboire 
à  mon  aise  en  mon  petit  particulier.  Malheureusement  je  n';ii  ja- 
mais pu  boire  sans  manger.  Comment  faire  pour  avoir  du  pain? Il 
m'était  impossible  d'en  mettre  en  réserve.  En  faire  acheter  par  les 
laquais,  c'était  me  déceler  et  presque  insulter  le  maître  de  la  mai- 
son. En  acheter  moi-même ,  je  n'osai  jamais.  Un  beau  monsieur, 
l'épée  au  côté,  aller  chez  un  boulanger  acheter  un  morceau  de  pain  , 
cela  se  pouvait-il?  Enfin  je  me  rappelai  le  pis  aller  d'une  grande 
princesse  à  qui  l'on  disait  que  les  paysans  n'avaient  pas  dé  pain, 
et  qui  répondit  :  Qu'ils  mangent  de  la  brioche,  .l'achetai  de  la 
brioi'he.  Encore  que  de  façons  pour  en  venir  là  !  Sorti  seul  à  ce  des- 
sein, je  parcourais  quelquefois  toute  la  ville  et  passais  devant  trente 
pâtissiers  avant  d'entrer  chez  aucun.  Il  fallait  qu'il  n'y  eût  qu'une 
seule  personne  dans  la  boutique,  et  que  sa  physionomie  m'attirât 
beaucoup,  pour  que  j'os.îsse  franchir  le  pas.  Maisaus^i  quand  une 
fois  j'avais  ma  chère  petite  brioche,  et  que,  bien  enfermé  dans  ma 
chambre,  j'allais  trouver  ma  bouteille  au  fond  d'une  armoire, 
quelles  bonnes  petites  buvettes  je  faisais  là  tout  seul  en  lisant  quel- 
ques pages  (le  roman!  Car  lire  en  mangeant  fut  toujours  ma  fan- 
taisie au  défaut  d'un  lète-à-tète.  C'est  le  supplément  de  la  société 
qui  me  manque.  Je  dévore  alternativement  une  page  et  un  mor- 
ceau :  c'est  comme  si  mon  livre  dinait  avec  moi. 

Je  n'ai  jamais  été  dissolu  ni  crapuleux,  et  ne  me  suis  enivré  de 
ma  vie.  Ainsi  mes  petits  vols  n'étaient  pas  fort  indiscrets:  cepen- 
dant ils  se  découvrirent;  les  bouteilles  me  décélèrent.  On  ne  m'en 
fit  pas  semblant  ;  mais  je  n'eus  plus  la  direction  de  la  cave.  En  tout 
Gela  M.  de  Mably  se  conduisit  honnêtement  et  prudemment.  C'étaitun 
très  galant  homme  ,  qui ,  sous  un  air  aussi  dur  que  son  emploi,  avait 
une  véritable  douceur  de  caractère  et  une  rare  bonté  de  cœur.  Il  élait 
juiliciiMix,  équitable,  et,  ce  qu'on  n'attendrait  pas  d'un  officier  de 
maréchaussée,  même  très  humain.  En  sentant  son  indulgence  je  lui 
en  lievius  |)lus  attacl^é,  et  cela  me  fit  prolonger  mon  séjour  dans  sa 
maison  plus  que  je  n'aurais  fait  sans  cela.  Mais  enfin  ,  dégoûté  d'un 
métier  auquel  je  n'étais  pas  propre,  et  d'une  situation  très  gênante 
qui  n'avait  rien  d'agréable  pour  mol,  après  un  an  d'essai ,"  durant 
lequel  je  n'épargnai  point  mes  soins,  je  me  déterminai  à  quitter  mes 
disciples,  bien  convaincu  que  je  ne  parviendrais  jamais  à  les  bien 
élever.  M.  de  Mibly  lui-même  voyait  cela  tout  aussi  bien  que  moi. 
Cependant  je  crois  qu'il  n'eiit  jamais  pris  sur  lui  de  me  renvoyer  si 
je  ne  lui  en  eusse  épargné  la  peine;  et  cet  excès  de  condescendance 
en  pareil  cas  n'est  assurément  pas  ce  que  j'approuve. 

Ce  qui  me  rendait  mon  état  plus  insupportable  était  la  compa- 
raison continuelle  que  j'en  fai.sais  avec  celui  que  j'avais  quitté:  c'é- 
tait le  souvenir  de  mes  Charmettes ,  de  mon  jardin  ,  de  mes  arbres  , 
de  ma  fontaine,  de  mon  verger,  et  surtout  de  celle  pour  qui  j'étais 
né,  qui  donnait  de  l'âme  à  tout  cela.  En  repensant  à  elle,  à  nos 
plaisirs,  à  notre  innocente  vie,  il  me  prenait  des  serrements  de 
cœur,  des  étouffements  qui  m'ôt;iientle  courage  de  rien  faire.  Cent 
fois  j'ai  été  violemment  tenté  de  partir  à  l'instant  et  à  pied  pour 
retourner  auprès  d'elle;  pourvu  que  je  la  revisse  encore  une  fois, 
j'aurais  été  content  de  mourir  à  l'instant  même.  Enfin  je  ne  pus 
résister  à  ces  souvenirs  si  tendres  qui  me  rappelaient  auprès  d'elle 
à  quelque  prix  qne  ce  fût.  Je  me  disais  que  je  n'avais  pas  été  assez 
patient,  assez  complaisant,  assez  caressant;  que  je  [louvais  encore 
vivre  heureux  dans  une  amitié  très  douce  en  y  mettant  du  mien 
plus  que  je  n'avais  fait.  Je  forme  les  plus  beaux  projets  du  monde, 
je  brûle  de  les  exécuter.  Je  quitte  tout,  je  renonne  à  tout,  je  pars, 
je  vole  ,  j'arrive  dans  tous  les  mêmes  transports  de  ma  première 
jeimesse,  et  je  me  revois  à  ses  pieds.  .\h  !  j'y  serais  mort  de  joie  si 
j'avais  retrouvé  dans  son  accueil ,  dans  ses  yeux,  dans  ses  caresses, 
dans  son  cœur  enfin  ,  le  quart  de  ce  que  j'y  trouvais  jadis ,  et  que 
j'y  rapportais  encore. 

Affreuse  illusion  des  choses  humaines!  Elle  me  reçut  toujours  avec 
son  excellent  creur  qui  ne  pouvait  mourir  qu'avec  elle  :  mais  je  ve- 
nais rechercher  le  passé  qui  n'était  plus  ,  et  qui  ne  pouvait  renaître. 
A  peine  eus-je  resté  demi-heure  avec  elle,  que  je  sentis  mon  ancien 
bonheur  mort  pour  toujours.  Je  me  retrouvai  dans  la  même  situa- 
tion désolante  que  j'avais  été  forcé  de  fuir  ;  et  cela  sans  que  je  pusse 
dire  qu'il  y  avait  de  la  faute  de  personne  :  car  au  fond  Coiirtilles 
n'était  pas  mauvais,  et  parut  me  recevoir  avec  plus  de  plaisir  que 
de  chagrin.  Mais  comment  me  souffrir  surnuméraire  auprès  de  celle 
pour  qui  j'avais  été  tout ,  et  qui  ne  pouvait  cesser  d'être  tout  pour 
moi?  Comment  vivre  étranger  dans  la  maison  dont  j'étais  l'enfant? 
L'aspect  des  objets  témoins  de  mon  bonheur  passé  me  rendait  la 
comparaison  plus  cruelle.  J'aurais  moins  souffert  dans  une  autre 
habitation.  Mais  me  voir  rappeler  incessamment  tant  de  doux  sou- 
venirs, c'était  irriter  le  sentiment  de  mes  pertes.  Consumé  de  vains 
regrets,  livré  à  la  plus  noire  mélancolie,  je  repris  le  train  de  rester 
seul  hors  les  heures  des  repas.  Enfermé  avec  mes  livres,  j'y  cher- 
chais des  distractions  utiles;  et  sentant  le  péril  imminent  qne  j'a- 
vais tant  craint  autrefois,  je  me  tourmentais  derechef  à  chercher 
en  moi-même  les  moyens  d'y  p(uirvoir  quand  niainan  n'aurait  plus 
de  ressource.  J'avais  mis  les  choses  dans  sa  maison  sur  le  pied  d'al- 


ler sans  empirer;  mais  depuis  moi  tout  était  changé.  Son  économe 
était  dissipateur;  il  voulait  briller  ;  bon  cheval,  bon  équipage;  il 
aimait  à  s'étaler  noblement  aux  yeux  des  voisins:  il  faisait  des  en- 
treprises continuelles  en  choses  où  il  n'entendait  rien.  La  pension 
se  mangeait  d'avance,  les  quartiers  en  étaient  engagés,  les  loyers 
étaient  arriérés,  et  les  dettes  allaient  leur  train.  Je  prévoyais  que 
cette  pension  ne  manquerait  p3is  d'être  saisie  et  peut-être  suppri- 
mée. Enfin  je  n'envisageais  que  ruine  et  désastres,  et  le  moment 
m'en  semblait  si  proche  que  j'en  sentais  d'-avance  toutes  les  hor- 
reurs. 

.Mon  cher  cabinet  était  ma  seule  distraction.  A  force  d'y  chercher 
des  remèdes  contre  le  trouble  de  mon  âme  ,  je  m'avisai  d'y  en  cher- 
cher contre  les  maux  que  je  prévoyais  :  et  revenant  à  mes  an- 
ciennes idées,  me  voilà  bâtissant  de  npuveaux  châteaux  en  Espagne 
pour  tirer  cette  pauvre  maman  des  extrémités  cruelles  où  je  la 
voyais  prête  à  tomber.  Je  ne  me  sentais  pas  assez  savant  et  ne  me 
croyais  pas  assez  d'esprit  pour  briller  dans  la  réniihlique  des  lettres, 
et  faire  une  fortune  par  cette  voie  Une  nouvelle  idée  qui  se  pré- 
senta m'inspira  la  confiance  que  la  médiocrité  de  mes  talents  ne 
pouvait  me  donner.  Je  n'avais  pas  abandonné  la  musique  en  ces- 
sant de  l'enseigner.  Au  contraire  j'en  avais  assez  étudié  la  théorie 
pour  pouvoir  me  regarder  an  moins  comme  savant  en  cette  partie. 
En  réfléchissant  à  la  peine  que  j'avais  eue  d'apprendre  à  déchifTrer 
la  note,  et  à  celle  que  j'avais  encore  à  rhantei-  à  livre  ouvert,  je 
vins  à  penser  que  cette  difficulté  pouvait  bien  venir  de  la  chose  au- 
tant que  de  moi,  sachant  surtout  qu'en  général  apprendre  la  mu- 
sique n'était  pour  personne  une  cho<e  aisée.  En  examinant  la  con- 
stitution des  signes,  je  les  trouvais  souvent  fort  mal  inventés.  Il  y 
avait  longtemps  que  j'avais  pensé  à  noter  l'échelle  par  chiffres  pour 
éviter  d'avoir  toujours  à  tracer  des  lignes  et  portées,  lorsqu'il  fal- 
lait miter  le  moindre  petit  air.  J'avais  été  arrêté  par  les  difficultés 
des  octaves,  et  par  celles  de  la  mesure  et  des  valeurs.  Cette  ancienne 
idée  me  revint  dans  l'esprit;  et  je  vis,  en  y  repensant,  que  ces  dif- 
ficultés n'étaient  pas  insurmontables.  J'y  rêvai  avec  succès  ,  et  je 
parvins  à  noter  quelque  musique  que  ce  fût  par  mes  chiffres  avee 
la  plus  grande  exactitude,  et  je  puis  dire  avec  la  plus  grande  sim- 
plicité. Dès  ce  moment  je  crus  ma  fortune  faite;  et  dans  l'ardeur  de 
la  partager  avec  celle  à  qui  je  devais  tout,  je  ne  songeai  qu'à  partir 
pour  Paris,  ne  doutant  pas  qu'en  pré-ientant  mon  projeta  l'Acadé- 
mie je  ne  fisse  une  révolution.  J'avais  rapporté  de  Lyon  quelque 
argent;  je  vendis  mes  livres.  En  quinze  jours  ma  résolution  fut  prise 
et  exécutée.  Enfin,  plein  des  idées  magnifiques  qui  me  l'avaient 
inspirée,  et  toujours  le  même  dans  tous  les  temps,  je  partis  de 
Savoie  avec  mon  système  de  musique,  comme  autrefois  j'étais  parti 
de  Turin  avec  ma  fontaine  de  héron. 

Telles  ont  été  -les  erreurs  et  les  fautes  de  ma  jeunesse.  J'en  ai 
narré  l'histoire  avec  une  fidélité  dont  mou  cœur  est  content.  Si 
dans  la  suite  j'honorai  mon  âge  mûr  de  quelques  vertus,  je  les  au- 
rais dites  avec  la  même  franchise;  et  c'était  mon  dessein.  Mais  II 
faut  m'arrèter  ici.  Le  temps  peut  lever  bien  des  voiles.  Si  ma  mé- 
moire parvient  à  la  postérité  ,  peut-être  un  jour  elle  apprendra  ce 
que  j'avais  à  dire;  alors  on  saura  pourquoi  je  me  tais. 


«««5^)K.:»4a(»&* 


SECONDE  PARTIE. 


LIVRE  VIL 


Après  deux  ans  de  silence  et  de  patience,  malgré  mes  résolutions, 
je  reprends  la  plume.  Lecteurs  ,  suspendez  votre  jugement  sur  les 
raisons  qui  m'y  forcent  :  vous  n'en  pouvez  juger  qu'après  m'a- 
voir  lu. 

On  a  vu  s'écouler  ma  paisible  jeunesse  dans  une  vie  assez  égale, 
mais  douce ,  sans  de  grandes  traverses  ni  de  grandes  prospérités. 
Celte  médiocrité  fut  eu  grande  partie  l'ouvrage  de  mon  naturel  ar- 
dent, mais  faible,  moins  prompt  encore  à  entreprendre  que  facile 
à  décourager,  sortant  du  repos  par  secousses,  mais  y  rentrant  par 
lassitude  et  par  goût,  et  qui,  me  ramenant  toujours,  loin  des  gran- 
des vertus  et  plus  loin  des  grands  vices,  à  la  vie  oiseuse  et  tran- 
quille pour  laquelle  je  me  sentais  né ,  ne  m'a  jamais  permis  d'aller 
à  rien  de  grand  ,  soit  en  bien  soit  en  mal.  Quel  tableau  différent 
j'aurai  bientôt  à  tracer!  Le  sort,  qui  durant  trente  ans  favorisa  mes 
penchants,  les  contraria  durant  les  trente  autres;  et,  de  cette  op- 
position continuelle  entre  ma  situation  et  meà  inclinatious ,  on 
veira  naître  des  fautes  énormes,  des  malheurs  inouïs ,  et  toutes  les 
vertus,  excepté  la  force,  qui  peuvent  honorer  l'adversité. 


LES  CONFESSIONS. 


63 


Ma  première  partie  a  été  toute  écrite  de  mémoire,  et  j'y  ai  dû 
faire  beaucoup  d'erreurs.  Forcé  d'écrire  la  seconde  de  mémoire 
aussi,  j'y  en  forai  probablement  beaucoup  davantage.  Les  doux 
souvenirs  de  mes  beaux  ans,  passés  avec  autant  de  simplicité  que 
d'innocence,  m'ont  laissé  mille  impressions  charmantes  que  j'aime 
sans  cesse  à  me  rappeler.  On  verra  bientôt  combien  sont  diderents 
ceux  du  reste  de  ma  vie.  Les  rappeler  ,  c';:st  en  renouveler  l'amer- 
lume.  Loin  d'aigrir  celle  de  ma  situation  par  ces  tristes  retours,  je 
les  écarte  autant  qu'il  m'est  possible,  et  souvent  j'y  réussis  au  point 
de  ne  les  pouvoir  plus  n:trouver  au  bi;soin.  Cette  facilité  d'oublier 
les  maux  est  une  consolation  que  le  ciel  m'a  ménagée  dans  ceux 
que  le  sort  devait  un  juur  accumuler  sur  moi.  Ma  mémoire,  qui  me 
riîtrace  uniquement  les  objets  agréables,  et  l'heureux  contre-poids 
de  mon  imagination  effarouchée ,  qui  ne  me  fait  prévuir  que  de 
cruels  avenirs. 

Tous  les  papiers  que  j'avais  rassemblés  pour  suppléer  à  ma  mé- 
nioireet  me  guider  dans  cette  entreprise,  passés  en  d'antres  m. tins, 
ne  rentreront  plus  dans  les  miennes.  Je  n'ai  qu'un  guide  (idéle 
sur  lequel  je  puisse  compter ,  c'est  la  chaîne  des  sentiments  qui 
ont  marqué  la  succession  démon  être,  et  dont  l'impression  ne  s'ef- 
face point  de  mon  cceiir.  Ces  sentiments  me  rap[)elleroiit  assez  les 
événements  ((ui  les  ont  fait  naître,  |)oiir  pouvoir  me  flalter  de  li/s 
narrer  liililcnient;  et  s'il  se  trouve  quelque  omission,  quelque 
traiis|iiisilioii  de  faits  ou  de  dates,  ce  qui  ne  peut  avoir  lieu  qu'eu 
choses  iiidiiréientes  et  qui  m'ont  fait  peu  d'impression,  il  reste  assez 
de  monuments  de  chaque  fait  pour  le  remettre  aisément  à  sa  place 
dans  l'ordre  de  ceux  que  j'aurai  marqués. 

Il  y  a  cependant,  et  très  heuriiuscment ,  un  intervalle  de  six  à 
.sept  ans  dont  j'ai  des  renseignements  sûrs  dans  un  recueil  transcrit 
de  lettres  dont  les  originaux  sont  dans  les  mains  de  M.  du  Peyrou. 
Ce  recueil  qui  finit  en  1760,  comprend  tout  le  temps  de  mon  séjour 
à  l'Ermitage  ,  et  de  ma  grande  brouillerie  avec  mes  soi-disant 
amis;  époque  mémorable  dans  ma  vie,  et  qui  fut  la  source  de  tous 
mes  autres  malheurs.  A  l'égard  des  lettres  originales  plus  récentes 
qui  peuvent  me  rester ,  et  qui  sont  eu  très  petit  nombre,  au  lii-ii  de 
les  transcrire  à  la  suite  du  recueil  ,  trop  volumineux  pour  que  je 
puisse  espérer  de  le  soustraire  à  la  vigilance  de  mes  Argus,  je  les 
transcrirai  dans  cet  écrit  même,  lorsqu'eili'S  me  paraîtront  fuurnir 
quelque  éclaircissement  sur  la  vérité  des  faits ,  soit  à  mon  avan- 
tage, soit  à  ma  charge  ;  car  je  n'ai  paS>  peur  que  le  lecteur  oublie  que 
je  fais  mes  confessions  pour  croire  que  je  fais  mon  apologie;  iu.ms, 
après  l'exposition  de  mon  projet,  il  ne  doit  pas  non  plus  s'attendre 
que  je  taise  la  vérité  lorsqu'elle  parle  en  ma  faveur. 

Au  reste,  celte  seconde  partie  n'a  que  cette  môme  vérité  de  com- 
mune avec  la  première,  ni  d'avantage  sur  elle  que  par  l'impiulance 
des  choses.  A  cela  près,  elle  ne  peut  que  lui  être  inférieure  en  tout. 
J'écrivais  la  preinii:re  avec  plaisir,  avec  complaisance,  à  mon  aise , 
à  Wootton  (1)  ou  dans  le  château  de  Trie  (2)  :  tous  les  S'Uiveuirs 
que  j'avais  à  me  rappeler  étaient  autant  pour  moi  de  nouvelles  jouis- 
sauces.  J'y  revenais  sans  cesse  avec  un  nouveau  plaisir,  et  je  pou- 
vais tourner  mes  descriptions  sans  gène  jusqu'à  ce  que  j'en  fusse 
content.  Aujourd'hui  ma  mémoire  et  ma  tète  afliiiblies  me  rendent 
presque  incapable  de  tout  travail  ;  je  ne  m'occupe  de  ce'ui-ci  que 
par  force  et  le  cœur  serre  de  détresse.  Il  ne  m'offre  que  m.iUieurs, 
trahisons,  perfidies,  que  souvenirs  attristants  et  dechiianis.  Je  vou- 
drais pour  tout  au  monde  pouvoir  ensevelir  dans  la  nuit  des  temps 
ce  que  j'ai  à  dire,  et ,  forcé  de  parler  malgré  moi,  je  suis  réduit  en- 
corn  à  me  cacher,  à  ruser,  à  tâcher  de  donner  b^  change,  à  m'avilir 
aux  choses  pour  lesquelles  j'étais  le  moins  né  :  les  planchers  sous 
lesquels  je  suis  ont  des  yeux,  les  murs  qui  m'enlounuil  ont  des 
oreilles  :  environné  d'espions  et  de  surveillants  malveillants  et  vi- 
gilints,  inquiet  et  disirait,  je  jette  à  la  hâte  et  furlivement  sur  le 
papier  (|uel(iui'S  mots  interrompus  qu'à  peine  j'ai  le  temps  de  re- 
lire, encore  moins  di:  corriger.  Je  sais  que,  malgré  les  bari'icres  im- 
menses qu'on  entasse  aulour  de  moi,  l'on  craint  toujours  que  la  vé- 
rité ne  s'échappe  par  quelque  fissure.  Comment  m'y  prendre  pour 
la  faire  percer?  Je  le  tente  avec  p'U  d'espoir  de  succès.  Qu'on  juge 
si  c'est  là  de  quoi  (aire  des  tableaux  agréables  et  leur  donner  un  co- 
loris bien  attrayant,  j'avertis  donc  ceux  qui  vnnidroiit  commencer 
cette  lecture  que  rien  ,  en  la  poursuiv.iul,  ne  |ieut  les  garantir  de 
l'ennui,  si  ce  n'est  le  désir  d'achever  de  connaître  un  homme,  et 
l'amour  pur  de  la  justice  et  de  la  vérité. 

Je  me  suis  laissé,  dans  ma  première  parlie,  partant  à  regret  pour 
Paris,  déposant  mon  coeur  aux  C.haruirUes,  y  l'oiidaiit  mou  dernier 
château  en  Espagne,  projetant  d'y  rapporter  un  jour  aux  pieds  de 
maman,  rendue  à  elle-même.  Us  trésors  que  j  aurais  acquis,  et 
comptant  sur  mon  système  de  musique  comme  sur  une  fortune  as- 
surée. 

Je  m'arrèlai  quelque  temps  à  Lyon  pour  y  voir  mes  connaissan- 
ces, pour  m'y  procurer  quelques  recommandations  pour  Paris,  et 

(1)  Localité  d'Angleterre,  dans  le  Staffordshiro,  d'après  Poiitain,  et  dans 
celui  de  Devliy,  d'après  un  Oietionnaire  historique. 

(2)  On  doit  écrire  Tnja,  château  d'une  terre  de  Picardie,  au  prince  do 
Couli  ^aujourd'hui  département  de  l'Oise).  A.  de  B. 


pour  vendre  mes  livres  de  géométrie,  que  j'avais  apportés  avec 
moi.  Tout  le  monde  m'y  fit  accueil.  M.  et  madame  de  Mably  mar- 
quèrent du  plaisir  à  me  revoir,  et  me  donnèrent  à  dîner  plusieurs 
fois.  Je  fis  chez  eux  connaissance  avec  l'abbé  de  Mably  ,  comme  je 
1  avais  déjà  faite  avec  l'abbé  Condillac,  qui  tous  deux  étaient  venus 
voir  leur  frère,  l/abbé  de  Mably  me  donna  des  lettres  pour  Paris  , 
entre  autns  une  pour  .M.  de  Fontenelle ,  et  une  pour  le  comte  de 
Caylus.  L'un  et  l'autre  me  furent  des  connaissances  très  agréables, 
surtout  le  premier,  qu,  jusqu'à  sa  mort,  n'a  point  cessé  de  me  mar- 
quer la  dr  bienveillance  ,  et  de  me  donner,  dans  nos  tète-à-tète,  des 
coiLseils  dont  j'aurais  dû  mieux  profiter. 

Je  revis  M.  Bordes,  avec  lequel  j'avais  depuis  longtemps  fait  con- 
naisance  ,  et  qui  m'avait  souvent  obligé  de  très  grand  cœur.  En 
cille  ncc  ision  j(!  le  retrouvai  toujours  le  même.  Ce  fut  lui  qui  me 
lit  viudre  mes  livres,  et  il  me  donna  lui-même  on  me  procura  de 
bouuis  recommandations  pour  Paris.  Je  revis  M.  l'intendant,  dont 
ji'  devais  la  connaissance  à  M.  Bordes,  et  à  qui  je  dus  celle  de  M.  le 
(lue  de  Richelieu,  qui  passa  à  Lyon  dans  ce  temps-là.  M.  Pallu  rae 
présenta  à  lui.  M.  de  Richelieu  me  reçut  bien  ,  et  me  dit  de  l'aller 
voir  à  Paris;  ce  que  je  fis  |)luf  leurs  fois,  comme  il  sera  dit  ci-après, 
sans  pourtant  que  cette  haute  connaissance,  qui  ne  laissa  pas  d'a- 
voir des  suites,  m'ait  jamais  été  utile  à  rien. 

Je  revis  le  musicien  David ,  qui  m'avait  rendu  service  dans  ma 
détresse  à  un  de  mes  précédents  voyages.  H  m'avait  prêté  un  bonnet 
et  des  bas  qu'il  ne  m'a  jamais  redemandés  ,  et  que  je  ne  lui  ai  ja- 
mais rendus.  Je  lui  ai  pourtant  fait  dans  la  suite  un  petit  présent  à 
peu  près  équivalent.  Je  dirais  mieux  s'il  s'agissait  ici  de  ce  que  j'ai 
dû  ;  mais  il  s'agit  de  ce  que  j'ai  fait ,  et  malheureusement  ce  n'est 
pas  toujours  la  même  chose. 

Je  revis  le  noble  cl  généreux  Perrichon,  et  ce  ne  fut  pas  sans  me 
ressentir  de  sa  magnificence  ordinaire  ;  il  me  fit  le  môme  cadeau 
qu'il  avait  fait  auparavant  au  gentil  Bernard,  en  me  défrayant  de 
ma  place  à  la  diligence.  Je  revis  le  chirurgien  Parisot.  le  meilleur  et 
le  mieux  faisant  des  hommes  :  je  revis  sa  chère  God'froy,  qu'il  en- 
tretenait diîpuis  dix  ans,  et  dont  la  douceur  de  caractère  et  la  bonté 
de  cfEur  faisaient  à  peu  près  tout  le  mérite,  mais  qu'on  ne  pouvait 
aborder  sans  intérêt  ni  quitter  sans  attendrissement,  car  elle  était 
au  dernier  ternie  d'une  étisie  dont  elle  mourut  peu  après.  Rien  ne 
montre  mieux  les  vrais  penchants  d'un  homme  que  l'espèce  de  ses 
atla(hements(i).  Quand  on  avait  vu  la  douce  Godefroy,  on  connais- 
sait le  bon  Parisot. 

J'avais  obligation  à  tous  ces  honnêtes  gens.  Dans  la  suite  je  les 
négligeai  tons;  non  certainement  par  ingratitude  mais  par  celte  in- 
viiîcible  paresse  qui  m'en  a  souvent  donné  l'air.  Jamais  le  senti- 
ment de  leurs  services  n'est  sorti  de  mon  cœur;  mais  il  m'en  eût 
moins  coiité  de  leur  prouver  ma  reconnaissance  que  de  la  leur 
témoigner,  et  l'exactitude  à  écrire  a  toujours  été  au-dessus  de  mes 
forces.  J'ai  doue  gardé  le  silence  et  j'ai  paru  les  oublier.  Parisot  et 
Perrichon  n'y  oiit  pas  même  fait  attention,  et  je  les  ai  toujours 
trouvés  les  mêmes  ;  mais  on  verra,  vingt  ans  après,  dans  .M.  Bordes, 
jusqn'(u"i  l'amour-propre  d'un  bel  esprit  peut  porter  la  vengeance 
lorsqu'il  se  croit  négligé. 

Avant  de  (juilter  Lyon,  je  ne  dois  pas  oublier  une  aimable  per- 
sonne que  j'y  r.  vis  avec  plus  de  plaisir  que  jamais,  et  qui  laissa  dans 
mon  cœur  di-s  souvenirs  bien  tendres.  C'est  mademoiselle  Serres, 
dont  j'ai  parlé  dans  ma  première  parlie,  et  avec  laquelle  j'avais 
renouvelé  connaissance  tandis  que  j'étais  chez  M.  de  Mably.  .\  ce 
voyage,  ayant  plus  de  loisir,  je  la  vis  davantage  ;  mon  cœur  se  prit, 
et  très  vivement.  J'eus  qu(dque  lieu  de  penser  que  le  sien  ne  m'était 
pas  contraire  ;  mais  elle  m'accorda  une  confiance  qui  m'ôta  la  ten- 
tation d'en  abuser.  Elle  n'avait  rien  ni  moi  non  plus;  nos  situations 
éliient  trop  semblables  pour  que  nous  puissions  nous  unir,  et,  dans 
les  vues  qui  m'occupaient,  j'étais  bien  éloigné  de  .songer  au  mariage. 
Elle  m'apprit  qu'un  jeune  commerçant,  appelé  M.  Genève,  parais- 
sait vouloir  s'attacher  à  elle.  Je  le  vis  chez  elle  une  fois  ou  deux  ; 
il  me  parut  honnête  homme,  il  passait  pour  l'être.  Persuadé  qu'elle 
serait  heureuse  avec  lui,  je  désirais  qu'il  l'épousât,  comme  il  a  fait 
dans  la  suite  ;  et,  pour  ne  pas  troubler  leurs  innocentes  amours, 
je  me  hâtai  de  partir,  faisant  pour  le  bonheur  de  celte  charmante 
personne  des  v(enx  qui  n'ont  été  exaucés  ici-bas  que  pour  un  temps, 
hélas!  bien  court  ;  car  j'appris  d.iiis  la  suite  qu'elle  était  morte  au 
bout  de  deux  ou  trois  ans  de  mariage.  Occupé  de  mes  tendres  re- 
grets durant  toute  ma  roule,  je  sentis,  et  j'ai  souvent  senti  depuis 
lors,  en  y  repensant,  que  si  les  sacrifices  qu'on  fait  au  devoir  et  à 

(I)  A  moins  qu'il  ne  se  soit  d'alwrd  trompé  dans  son  choix,  ou  que  celle 
îi  bupielle  il  s'était  attaché  n'ait  ensuite  cliangé  de  caractère  par  unconcours 
de  causes  extraordinaires;  ce  qui  n'est  pas  impossible  al)sohinient.  Si  l'on 
voulait  admettre  sans  modilication  ce  principe,  il  faudrait  donc  juger  de 
Socrale  par  sa  l'omuie  Xaïuippe,  et  de  Dion  par  son  ami  Ciiliupus;  ce  qui 

!  serait  le  plus  inique  cl  le  plus  faux  jugemout  tproii  ait  j.uiiais  porté.  Au 
reste,  qu ou  écaile  ici  toute  application  injurieuse  à  ma  foninie.  Elle  est, 
il  est  vrai  plu?  liornée  et  plus  facile  à  trompai  i|iie  je  n'avais  cru  ;  mais 
p<iur  son  caractère,  pur,  excellent,  saus  malice,  il  est  digne  do  toute  mou 

!  estime,  et  l'aura  tant  que  je  vivrai. 


64 


LES  VEILLÉES  LITTÉRAIKES  ILLUSTREES. 


la  vertu  coûtent  à  faire,  on  en  est  bien  payé  parles  doux  souvenirs 
qu'ils  laissent  au  fond  du  cœur. 

Autant  à  mon  précédent  voyage  j'avais  vu  Paris  par  son  côté  dé- 
favorable, autant  à  celui-ci  je  le  vis  par  son  (ùté  brillant  :  non  pas 
toutefois  quant  à  mon  Internent;  car,  sur  une  adresse  que  m'avait 
donnée  M.  Bordes,  j'allai  loger  à  l'hôtel  Sainl-Qiientin,  rue  desCor- 
deliers,  proche  la  Sorlionne,  vilaine  nie,  vilain  hôtel,  vilaine  cham- 
hre,  mais  où  cependait  avaient  logé  des  hoiiniirs  de  mérite,  tels 
que  Gresset,  Bordes,  les  abliésde  Mably,  de  Condillac,  et  plusieurs 
autres  dont  malheureusement  je  n'y  trouvai  plus  aucun.  Mais  j'y 
fiouv.-ii  un  M.  de  Bonnefoud,  hobereau  boiteux,  plaideur,  faisant  le 
purisio.  auquel  je  dus  la  connaissance  de  M.  Roguin,  maintenant  le 
doyen  de  mes  amis,  et  par  lui  celle  du  philosophe  Diderot,  dont 
j'aurai  bi'aucoup  à  parier  dans  la  suite. 

.J'arrivai  à  Paris  dans  l'automne  de  1741,  avec  quinze  louis  d'ar- 
gent com[itant,  ma  comédie  de  Narcisse,  et  mon  projet  de  musique, 
pour  toute  ressource,  et  ayant  par  conséquent  peu  de  temps  à  perdre 
pour  tâcher  d'en  tirer  parti.  Je  me  pressai  de  faire  valoir  mes  re- 
commandations. Un  jeune  homme  qui  arrive  à  Paris  avec  une  figure 
passalile,et  qui  s'annonce  par  des  talents,  est  assuré  d'être  accueilli. 
Je  le  fus;  cela  me  procura  des  agréments  sans  me  mener  à  grand' 
chose.  De  toutes  les  personnes  à  qui  je  fus  reconiniandé,  il  n'y  en 
eut  que  trois-qui  me  furent  utiles;  savoir  :  M.  Diimesin,  gentilhomme 
savoyard,  alors  écuycr,  et,  je  crois,  favori  de  madame  la  princesse 
de  Carignan;  M.  de  Boze,  secrétaire  de  l'Académie  des  inscriptions 
et  garde  des  médailles  du  cabinet  du  roi  ;  et  le  P.  Castel,  jésuite, 
auteur  du  clavecin  oculaire. 

M.  Damesin  pourvut  au  plus  pressé  par  deux  connaissances  qu'il 
me  procura;  l'une,  de  M.  Gasc,  président  à  mortier  au  parlement 
de  Bordeaux,  et  qui  jouait  très  bien  du  violon  ;  l'autre,  de  M.  l'abbé 
de  Léon,  qui  logeait  alors  en  Sorbonne,  jeune  seigneur  très  aimable, 
qui  mourut  à  la  fleur  de  son  cage,  après  avoir  brillé  quelques  ins- 
tants dans  le  monde  sous  le  nom  de  chevalier  de  Uohan.  L'un  et 
l'autre  eurent  la  fantiiisie  d'apprendre  la  composition.  Je  leur  en 
donnai  quelques  mois  de  leçon,  qui  soutinrent  un  peu  ma  bourse 
tarissante.  L'abbé  de  Léon  me  prit  en  amitié  et  voulait  m'avoir  pour 
son  secrétaire  :  mais  il  n'était  pas  riche,  et  ne  put  m'offrir  en  tout 
que  liuit  cents  francs  que  je  refusai  bien  à  regret,  mais  qui  ne  pou- 
vaient me  suffire  pour  mon  logement,  ma  nourriture  et  mon  entre- 
tien. 

M.  "de  Boze  me  reçut  fort  bien.  11  aimait  le  savoir,  il  en  avait; 
mais  il  était  un  peu  pédant.  Madame  de  Boze  aurait  été  sa  fille;  elle 
était  brillante  et  petite  maîtresse.  J'y  dînais  quelquefois;  on  ne 
saurait  avoir  l'air  plus  gauche  et  plus  sot  que  je  l'avais  vis-à-vis 
d'elle.  Son  maintien  dégagé  m'intimidait  et  rendait  le  mien  plus 
plaisant.  Quand  elle  me  présentait  une  assiette,  j'avançais  ma  four- 
chette pour  piquer  modestement  un  petit  morceau  cle  ce  qu'elle 
m'offrait;  de  sorte  qu'elle  rendait  h  son  valet  l'assiette  qu'elle 
m'avait  destinée,  en  se  tournant  pour  que  je  ne  la  visse  pas.  Elle  ne  se 
doutait  guère  que  dans  la  tète  de  ce  campagnard  il  ne  laissait  pas 
d'y  avoir  quelqut  esprit.  M.  de  Boze  me  présenta  à  M.  de  Réauraur, 
son  ami,  qui  venait  dîner  chez  lui  tous  les  vendredis,  jours  d'aca- 
démie des  sciences.  Il  lui  parla  de  mon  projet,  et  du  désir  que  j'avais 
de  le  soumettre  à  l'examen  de  l'académie.  M.  de  Réauniurse  chargea 
de  la  proposition,  qui  fut  agréée.  Le  jour  donné  je  fus  introduit  et 
présenté  par  M.  de  Réaumur  ;  et  le  même  jour,  22  aoijt  1742,  j'eus 
i'iionneur  de  lire  à  l'académie  le  mémoire  que  j'avais  préparé  pour 
cela.  Quoique  cette  illustre  assemblée  fût  assurément  très  imposante, 
j'y  fus  beaucoup  moins  intimidé  que  devant  madame  de  Boze,  et  je 
me  tirai  passablement  de  ma  lecture  et  de  mes  réponses.  Le  mémoire 
réussit,  et  m'attira  des  compliments  qui  .me  sur|irirent  autant  qu'ils 
me  flattèrent,  imaginant  à  peine  que,  devant  une  académie,  quicon- 
que n'en  éiait  pas  pût  a\oir  le  sens  commun.  Les  commissaires 
qu'on  me  donna  furent  MM.  de  Mairan,  Ikllol  et  de  Fouchy  ;  tous 
trois  gens  de  mérite  assurément ,  mais  dont  pas  un  ne  savait 
la  musique,  assez  du  moins  pour  être  ea  état  de  juger  de  mon 
projet. 

Durant  mes  conférences  avec  ces  messieurs,  je  me  convainquis 
avec  autant  de  certitude  que  de  surprise  que,  si  quelquefois  les  sa- 
vants ont  moins  de  préjugés  que  les  autres  hommes,  ils  tiennent  en 
revanche  encore  plus  foiteinent  à  ceux  qu'ils  oui.  Quelque  faibles, 
quelque  fausses  que  fussent  la  plupart  de  leurs  objections,  et  quoi- 
que j'y  répondisse  timidemeut ,  je  l'avoue,  et  en  mauvais  termes, 
mais  par  des  raisons  péremptoires,  je  ne  vins  pas  une  seule  fois  à 
lioutde  me  faire  entendre  cl  de  les  contenter.  J'étais  toujours  ébahi 
de  la  facilité  avec  laquelle,  à  l'aide  de  quelques  phrases  sonores,  ils 
me  rérulaient  sans  iu'a\oir  compris.  Ils  déterrèrent,  je  ne  sais  où, 
qu'un  moine,  appelé  le  P.  Siiuhailli,  avait  jadis  imaginé  de  noter  la 
gamme  par  chill'ics.  C'en  fut  assez  pour  prétendre  que  mon  système 
ii'eiail  pas  neuf.  Et  passe  pour  cela  :  car,  bien  que  je  n'eusse  jamais 
nui  parler  du  P.  Snoliaitti,  et  bien  que  sa  luanicre  d'écrire  les  sept 
noies  du  |i!ain-chant,  sans  même  songer  aux  octaves,  ne  méritât  en 
aucune  horte  d'entrer  en  parallèle  avec  ma  simple  et  commode  in- 
vention pour  noter  aisément  par  cbifl'ies  toute  musique  imaginable, 
lefs,  silence,  octaves,  mesures,  temps,  et  valeurs  de  notes,  choses 


auxquelles  Souhaitti  n'avait  pas  même  songé;  il  était  néanmoins 
très  vrai  de  direque,  quantàrélémentaire  expression  des  sept  notes, 
il  en  était  le  premier  inventeur.  Mais,  outre  qu'ils  donnèrent  àcette 
invention  primitive  plus  d'importance  qu'elle  n'en  avait,  ils  ne  s'en 
tinrent  pas  là;  et  sitôt  qu'ils  voulurent  parler  du  fond  du  système 
ils  ne  niciil  (diH  que  déraisonner.  Le  plus  grand  avantage  du  mien 
.'tait  d'.ihro;.^'i-  les  transpositions  et  les  clefs,  en  sorte  que  le  même 
morcelai  kr  irouvait  noté  et  transposé  à  volonté  dans  quelque  ton 
qu'on  voulût,  au  moyen  du  changement  supposé  d'une  seule  lettre 
initiale  à  la  tète  de  l'air.  Ces  messieurs  avait  ouï  dire  aux  croque-sol 
de  Paris  que  la  méthode  d'exécuter  par  transposition  ne  valait  rien. 
Us  partirent  de  là  pour  tourner  en  invincible  objection  contre  mon 
système  son  avantage  le  plus  marqué,  et  ils  décidèrent  que  ma  note 
était  bonne  pour  la  vocale,  et  mauvaise  pour  l'instrumentale  ;  au 
lien  de  décider,  comme  ils  l'auraient  dû,  qu'elle  était  bonne  pour  la 
vocale  et  meilleure  pour  l'instrumentale.  Sur  leur  rapport,  l'acadé- 
mie m'accorda  un  certificat  plein  de  très  beaux  compliments,  à 
travers  lesquels  on  démêlait,  pour  le  fond,  qu'elle  ne  jugeait  mon 
système  ni  neuf  ni  utile.  Je  ne  crus  pas  devoir  orner  d'une  pareille 
pièce  l'ouvrage  intitulé  :  nissertalion  sur  la  musique  moderne,  par 
lequel  j'en  appelais  au  public. 

J'eus  lieu  de  remarquer  en  cette  occasion  combien,  même  avec 
un  esprit  borné,  la  connaissance  unique  mais  profonde  de  la  chose 
est  préférable,  pour  en  bien  juger,  à  toutes  les  lumières  que  donne 
la  culture  des  sciences  lorsqu'on  n'y  a  pas  joint  l'étude  particulière 
de  celle  dont  il  s'agit.  La  seule  objection  solide  qu'il  y  eût  à  faire  à 
mon  système  y  fut  faite  par  Rameau.  A  peine  le  lui  eus-je  expliqué, 
qu'il  en  vil  le  côté  faible.  Vos  signes,  dit-il,  sont  très  bons,  en  ce 
qu'ils  déterminent  simplement  et  clairement  les  valeurs,  en  ce  qu'ils 
représentent  nettement  les  intervalles  et  montrent  toujours le;6imple 
dans  le  ii  ihiiibié  ;  mais  ils  sont  mauvais  en  ce  qu'ils  exigent  pour 
chaque  iiiiri  vulir  une  opération  de  l'esprit,  qui  ne  peut  suivre  la 
rapiditi'  lie  1  cMM  ution.  La  position  do  nos  notes,  continua-t-il,  se 
peint  à  l'œil  sans  le  concours  de  cette  opératiou.  Si  deux  notes,  l'une 
très  liante,  l'autre  très  basse,  sont  jointes  par  une  tirade  de  notes 
inlermédiaires,  je  vois  du  premier  coup  d'œil  que  l'une  est  jointe  à 
l'autre  par  degrés  conjoints;  mais,  pour  m'assurer  chez  vous  decetta 
tirade,  il  faut  nécessairement  que  j'éiiellc  tous  vos  chiffres  l'un  après 
l'autre;  le  coup  d'œil  ne  peut  suppléer  à  rien.  L'objection  me  parut 
sans  réplique,  et  j'en  convins  à  l'instant.  Quoiqu'elle  soit  simple  et 
frappante,  il  n'y  a  qu'une  grande  pratique  de  larlqui  puisse  la  suggé- 
rer ;  et  il  n'est  pas  étonnant  qu'elle  ne  soit  venue  à  aucun  acadé- 
micien ;  mais  il  l'est  que  tous  ces  grands  savants  qui  savent  tant  de 
choses  sachent  si  peu  que  chacun  ne  devraitjuger  que  de  sou  mé- 
tier. 

Mes  fréquentes  visites  à  mes  commissaires  et  à  d'autres  académi- 
ciens me  mirent  à  portée  de  faire  connaissance  avec  tout  ce  qu'il  y 
avait  à  Paris  de  plus  distingué  dans  la  littérature;  et  par  là  cette 
connaissance  se  trouva  toute  faite  lorsque  je  me  vis  dans  la  suite 
inscrit  tout  d'un  coup  parmi  eux.  Quant  à  présent ,  concentré  dans 
mon  système  de  musique,  je  m'obstinais  à  vouloir  par  lui  faire  une 
révolution  dans  cet  art,  et  parvenir  de  la  sorte  à  une  célébrité  qui, 
dans  les  beaux  arts ,  se  conjoint  toujours ,  à  Paris,  avec  la  fortune. 
Je  m'enlermai  dans  ma  chambre,  et  travaillai  deux  ou  trois  mois 
avec  une  ardeur  inexprimable  à  refondre,  dans  un  ouvrage  destiné 
pour  le  public,  le  mémoire  que  j'avais  lu  à  l'Académie.  La  difficulté 
lut  de  trouver  un  libraire  qui  voulût  se  charger  de  mon  manuscrit, 
vu  qu'il  y  avait  quelque  dépense  à  faire  pour  les  nouveaux  carac- 
tères, que  les  libraires  ne  jelteut  pas  leurs  écus  à  la  tcle  des  débu- 
tants, et  qu'il  me  semblait  cependant  bien  juste  que  mon  ouvrage 
me  rendit  le  pain  que  j'avais  mangé  en  l'écrivant. 

Bonnefoud  me  procura  Qiiillau  le  père,  qui  fit  avec  moi  un  traité 
à  moitié  profit,  sans  compter  le  privilège  que  je  payai  seul.  Tant 
fut  opéré  par  ledit  Quillau,  que  j'en  fus  pour  mon  privilège  et  n'ai 
tiré  jamais  un  liard  de  celle  édition  ,  qui  vraisemblablement  eut  un 
débit  médiocre  ,  quoique  l'abbé  des  Fontaines  m'eût  promis  de  la 
faire  aller,  et  que  les  autres  journalistes  en  eussent  dit  assez  de  bien. 

Le  plus  gr»nd  obstacle  à  l'essai  de  mon  système  était  la  crainte 
que,  s'il  n'était  pas  admis,  on  ne  perdit  le  temps  qu'on  mettrait  à 
l'apprendre.  Je  disais  à  cela  que  la  pratique  de  ma  note  rendait  les 
idées  si  claires,  que  ,  pour  apprendre  la  musique  par  les  caractères 
ordinaires-,  on  gagnerait  encore  beaucoup  de  temps  à  commencer 
par  les  miens.  Pour  eu  donner  la  preuve  par  l'expérience  ,  j'ensei- 
gnai gratuitement  la  musique  à  une  jeune  Américaine  appelée  ma- 
demoiselle des  Boulins,  dont  M.  Roguin  m'avait  procuré  la  connais- 
sance :  en  trois  mois  elle  fut  en  état  de  déchiffrer  sur  ma  note 
quelque  musique  que  ce  fûl,  et  môme  de  chanter  à  livre  ouvert, 
mieux  que  moi-mèu.e,  toute  celle  qui  n'était  pas  fort  chargée  de 
difficultés.  Ce  succès  fut  frappant ,  mais  ignoré.  Un  autre  en  aurait 
rempli  les  journaux;  mais ,  avec  quelque  talent  pour  trouver  des 
chuses  utiles,  je  n'eu  eus  jamais  pour  les  faire  valoir. 

Voilà  comment  ma  fontaine  de  héton  fut  encore  cassée  ;  mais  cette 
seconde  fois  j'avais  trente  ans  ,  j'étais  homme  fait ,  et  je  me  trou- 
vais sur  le  pavé  de  Paris,  où  l'on  ne  vit  pas  pour  rien.  Le  parti  que 
je  pris  daus  cette  extrémité  n'étounera  que  ceux  qui  n'auront  pas 


LES  CONFESSIONS. 


fis 


h\itn  lu  ma  prcniiore  partie.  Je  venais  de  me  ilonncr  des  mouve- 
ments aussi  grands  qu'inutiles  ;  j'avais  besoin  de  reprendre  ha- 
leine. Au  lieu  de  me  livrer  au  d(;sespoir,  je  me  livrai  tranquillement 
à  ma  paresse  et  aux  soins  de  la  Providence,  et,  pour  lui  donner  le 
temps  de  Taire  son  (euvre,  je  me  mis  à  manger,  sans  me  presser, 
quelques  louis  qui  me  restaient  encore  ,  réglant  la  dépense  de  mes 
nonchalants  plaisirs  sans  la  retrancher,  n'allant  plus  au  café  que  de 
deux  jours  l'un,  et  au  spectacle  que  deux  fois  la  semaine.  A  l'égard 
de  la  dépense  des  filles  ,  je  n'eus  aucune  réforme  à  y  faire,  n'ay.mt 
de  ma  vie  mis  un  son  à  cet  usage,  si  ce  n'est  une  seule  fois^  dont 
j'aurai  hientôt  à  parler. 

\,a  sécurité ,  la  volupté,  la  confiance  avec  laquelle  je  me  livrais  à 
cette  vie  indolente  et  solitaire,  que  je  n'avais  jias  de  quoi  faire  durer 
trois  mois,  c'est  une  des  singularités  de  ma  vie  et  une  des  hizarre- 
ries  démon  humeur.  L'extrême  besoin  que  j'avais  qu'on  s'occupât 
de  moi  était  précisément  ce  qui  m'ôtait  le  courage  de  me  montrer, 
et  la  nécessité  de  faire  des  visites  me  les  rendit  insupportables,  au 
point  que  je  cessai  même  de  voir  les  académiciens  et  autres  gens 
de  lettres  avec  lesquels  j'étais  déjà  faufilé.  Marivaux,  l'abbé  de  Ma- 
bly,  Foutenelle,  furent  presque  les  seuls  chez  qui  je  continuai  d'al- 
ler quelquefois.  Je  montrai  même  au  premier  ma  comédie  de  Nar- 
cisse. Elle  lui  plut,  et  il  eut  la  complaisance  de  la  retoucher.  Dide- 
rot, plus  jeune  qu'eux,  était  ;\  peu  près  de  mon  âge.  11  aimait  la 
musique;  il  en  savait  la  théorie;  nous  en  parlions  ensemble  :  il  me 
parlait  aussi  de  ses  [irojets  d'ouvrages.  Cela  forma  bientôt  entre  nous 
des  liaisons  plus. intimes,  qui  ont  duré  quinze  ans,  et  qui  probable- 
ment dureraietit  encore  ,  si  malheureusement ,  et  bien  par  sa  faute, 
je  n'eusse  été  jeté  dans  son  même  métier. 

On  n'imaginerait  pas  à  quoi  j'occupais  ce  court  et  précieux  inter- 
valle qui  me  restait  encore  avant  d'clro  forcé  de  mendier  mon  pain  : 
à  étudier  par  cœur  des  passages  de  poètes  que  j'avais  appris  cent 
fois  et  autant  de  fois  oubliés.  Tous  les  matins,  vers  les  dix  heures, 
j'allais  me  promener  au  Luxembourg,  un  Virgile  et  un  Rousseau 
dans  ma  poche  ;  et  là,  jusqu'à  l'heure  du  dîner,  je  remémorais  tan- 
tôt une  ode  sacrée  et  tantôt  une  bucolique,  sans  me  rebuter  de  ce 
qu'en  repassant  celle  du  jour  je  ne  manquais  pas  d'oublier  celle  de 
la  veille.  Je  me  rappelais  qu'après  la  défaite  de  Nicias  à  Syracuse  les 
Athéniens  prisonniers  gagnaient  leur  vie  à  réciter  les  poèmes  d'Ho- 
mère. Le  parti  que  je  lirai  de  ce  trait  d'érudition  pour  me  prémunir 
contre  la  misère  fut  d'exercer  mon  heureuse  mémoire  à  retenir  tous 
les  poètes  par  cœur. 

J'avais  un  autre  expédient  non  moins  solide  dans  les  échecs,  aux- 
quels j'en  consacrais  régulièrement,  au  café  de  Maugis,  les  après- 
midi  des  jours  que  je  n'allais  pas  au  spectacle.  Je  fis  là  connais- 
sance avec  M.  de  Légal,  avec  un  M.  Husson,  avec  Phiiidor,  avec 
tous  les  grands  joueurs  d'échecs  de  ce  temps-là,  et  n'en  devins 
pas  plus  habile.  Je  ne  doutai  pas  cependant  que  je  ne  devinsse  à 
la  fin  plus  fort  qu'eux  tous,  et  c'en  était  assez  selon  moi  pour  me 
servir  de  ressource.  De  quelque  folie  que  je  m'engouasse,  j'y  por- 
tais toujours  la  même  manière  de  raisonner.  Je  me  disais:  Qui- 
conque prime  en  quelque  chose  est  toujours  sûr  d'être  recherché  : 
primons  donc,  n'importe  en  quoi  ;  je  serai  recherché  ;  les  occasions 
se  présenteront,  et  mon  mérite  fera  le  reste.  Cet  enfantillage  n'é- 
tait pas  le  sophisme  de  ma  raison,  c'était  celui  de  mon  indolence. 
ElTrayé  des  grands  et  rapides  efforts  qu'il  aurait  fallu  faire  p^nir  m'é- 
verluer,  je  tâchais  de  llaticr  ma  paresse,  et  je  m'en  voilais  la  honte 
par  des  arguments  dignes  d'elle. 

.l'attendais  ainsi  tranquillement  la  fin  de  mon  argent  ;  et  je  crois 
qucje  serais  arrivé  au  dernier  sou  sans  m'en  émouvoir  davantage, 
SI  le  P.  Castcl,  que  j'allais  voir  quelquefois  en  allant  au  café,  ne 
m'eût  arraché  de  ma  léthargie,  l.c  P.  Castcl  était  fou,  mais  bon 
homme  au  demeurant  ;  il  était  lâché  de  me  voir  ainsi  consumer 
sans  rien  faire.  Puisque  les  musiciens,  me  dit- il,  puisque  les  sa- 
vans  ne  chantent  pas  à  votre  unisson,  changez  do  corde,  et  voyez 
les  fennnes.  Vous  réussirez  peut-être  mieux  de  ce  côté-là.  J'ai  parlé 
de  vous  à  madame  de  Heir/.enval,  allez  la  voir  de  ma  part.  C'est  une 
bonne  femme,  qui  verra  avec  plaisir  un  pays  de  son  fils  et  de 
sou  mari.  Vous  verrez  chez  elle  madame  de  Broglie  sa  fille,  qui  est 
une  femme  d'esprit.  Madame  Dupin  en  est  une  autre  à  qui  j'ai  aussi 
parlé  de  vous:  portez-lui  votre  ouvrage;  elle  a  envié  de  vous  voir, 
et  vous  recevra  bien.  On  ne  fait  rien  dans  Paris  que  par  les  femmes. 
Ce  sontconinie  des  courbes  dont  les  sages  sont  les  asymptotes  ;  ils 
s'en  approclient  sans  cesse,  mais  ils  n'y  touclienl  jamais. 

.\prcs  avoir  longtemps  remis  d'un  jour  à  l'autre  l'exécution  de 
ces  terribles  COI  vces,  je  pris  enfin  courage,  et  j'allai  voir  madame 
de  Beuzenval.  Elle  me  reçut  avec  bonté.  Madame  de  Uroglie  étant 
entrée  dans  sa  chambre,  elle  lui  dit:  Ma  lille,  voilà  M.  Kousseau 
dont  le  P.  Castel  nous  a  parlé.  Madame  de  Broglie  me  fil  coiupli- 
nimt  sur  mon  ouvrage,  et,  me  menant  à  son  clavecin,  me  fit  voir 
qu'elle  s'en  était  occupée.  Voyant  à  sa  pendule  qu'il  était  près  d'une 
luuii',  je  vinLus  h'tn  aller.  Madimie  de  Beuzenval  médit:  Vous 
ctts  loin  de.  vdlie  quartier,  restez;  vous  dinenz  ici.  Je  ne  métis 
pasjiiier.  Uu  quart  d'heure  après  je  compris  par  queliiue  mot  que 
le  dîner  auquel  elle  m'invitait  était  celui  de  son  olfiec.  Madame  de 
Beuzenval  était    une  très   bonne   femme,   mais  bornée;   et,  trop 


pleine  de  son  illustre  noblesse  polonai.se,  elle  avait  peu  d'idée  des 
égards  qu'on  doit  aux  talents.  Elle  me  jugeait  même  Ml  cet  occa- 
sion sur  mon  maintien  plus  que  sur  mon  équipage,  qui,  quoique 
très  simple,  était  fort  priqire,  et  n'annonçait  point  du  tout  un 
homme  fait  pour  dîner  à  l'office.  J'en  avais  oublié  le  chemin  de- 
puis trop  longtemps  [lour  vouloir  le  rapprendre.  Sans  laisser  voir 
tout  mon  dépit,  je  dis  à  madame  de  Beuzenval  qu'une  petite  af- 
faire qui  me  revenait  en  mémoire  me  rappelait  dans  mon  quartier, 
etjo  voulus  partir.  Madame  de  Broglie  s'approcha  de  sa  mère,  et 
lui  dit  à  l'oreille  quelques  mots  qui  firent  effet.  Madame  de  Beuzen- 
val se  leva  pour  me  retenir,  et  me  dit:  Je  compte  que  c'est  avec 
nous  que  vous  nous  ferez  l'honneur  de  dîner.  Je  crus  que  faire  le 
fier  eût  été  faire  le  sot,  et  je  restai.  D'ailleurs  la  bonté  de  madame 
de  Broglie  m'avait  touché,  et  me  la  rendait  intéressante.  Je  fus 
fort  aise  de  dîner  avec  elle,  et  j'espérai  qu'en  me  connaissant  da- 
vantage elle  n'aurait  pas  regret  à  m'avoir  procuré  cet  honneur. 
M.  le  président  de  Lamoignon,  grand  ami  de  la  maison,  y  dîna 
aussi.  11  avait,  ainsi  que  madame  de  Broglie,  ce  [iclit  jargon  de 
Paris,  tout  en  petits  mots,  tout  en  petites  allusions  fines.  Il  n'y 
avait  pas  là  de  quoi  briller  pour  le  pauvre  Jean- Jacques.  J'eus  le  bon 
.sens  de  ne  pas  faire  le  gentil  malgré  Minerve,  et  je  me  tus.  Heureux 
si  j'eusse  toujours  été  aussi  sage.  Je  ne  serais  pas  dans  l'abîme  où 
je  suis  aujourd'hui  J'étais  désolé  de  ma  lourdise,  et  de  ne  pouvoir 
justifier  aux  yeux  de  madame  de  Broglie  ce  qu'elle  avait  fait  en  ma 
faveur. 

Après  le  .dîner,  je  m'avisai  de  ma  ressource  ordinaire,  favais 
dans  ma  poche  une  épître  en  vers  écrite  à  Parisot  pendant  mon 
séjour  à  Lyon.  Ce  morceau  ne  manquait  pas  de  chaleur  ;  j'en  mis 
dans  la  façon  de  le  réciter,  et  je  les  (is  pleurer  tous  trois.  Soit  va- 
nité, soit  vérité  dans  mes  interprétations,  je  crus  voir  que  K-s  re- 
gards de  madame  de  Broglie  disaient  à  sa  mère:  Hé  bien,  maman  ! 
avais-je  tort  de  vous  dire  que  cet  homme  était  plus  fait  pour  dîner 
avec  nous  qu'avec  vos  femmes?  Jusqu'à  ce  moment  j'avais  eu  le 
cœur  un  peu  gros;  mais  après  m'ètre  ainsi  vengé,  je  fus  content. 
Madame  de  Broglie,  poussant  uu  peu  trop  loin  le  jugement  avanta- 
geux qu'elle  avait  porté  de  moi,  crut  que  j'allais  faire  sensation 
dans  Paris,  et  devenir  un  homme  ii  bonnes  fortunes.  Pour  guider 
mon  inexpérience,  elle  me  donna  les  Confessions  du  comte  de"'. 
Ce  livre,  me  dit-elle,  est  un  mentor  dont  vous  aurez  besoin  dans 
le  monde.  Vous  ferez  bien  de  le  consulter  quelquefois.  J'ai  gardé 
plus  de  vingt  ans  cet  exemphiireavec  reconnaissance  pour  la  main 
dont  il  me  venait,  mais  riant  quelquefois  de  l'opinion  que  parais- 
sait avoir  cette  dame  de  mon  mérite  galant.  Du  moment  que  j'eus 
lu  cet  ouvrage,  je  désirai  d'obtenir  l'amitié  de  l'auteur.  Mon  peu- 
chant  m'inspirait  très  bien  :  c'est  le  seul  ami  vrai  que  j'aie  eu 
parmi  les  gensde  lettres  (1). 

Dès  lors  j'osai  compter  que  madame  la  baronne  de  Beuzenval  et 
madame  la  marquise  de  Broglie,  prenant  intérêt  à  moi,  ne  me  lais- 
seraient pas  longtemps  sans  ressource,  et  je  ne  me  tromiai  pas. 
Parlons  maintenant  de  mon  entrée  chez  madame  Dupin,  qui  a  eu 
de  plus  longues  suites. 

M  dame  Dupin  était,  comme  on  sait,  fille  de  Samuel  Bernard  et 
de  madame  Fontaine.  Elles  étaient  trois  sœurs  qu'on  pouvait  appe- 
ler les  trois  Grâces.  Madame  de  la  Touche,  qui  fit  une  escapade  en 
Aiiglrterre  avec  le  duc  de  Kingston.  Madame  Darty,  la  maîtresse,  et, 
bien  plus,  l'amie,  l'unique  et  sincère  amie  de  M.  ie  prince  de  Conli; 
fenniie  adorable  autant  par  la  douceur,  par  la  bonté  de  son  char- 
niaiit  caractère,  que  par  l'agrément  de  son  esprit  et  par  l'inaltérable 
gaité  do  son  humeur.  Enfin,  m.idame  Dupin,  la  plus  belle  des  trois, 
et  la  seule  à  qui  l'on  n'ait  point  reproché  d'écart  dans  sa  conduite. 
Elle  fut  le  prix  de  l'hospitalité  de  M.  Dupin,  à  qui  sa  mère  la  donna 
avec  une  place  de  fermier- général  et  une  fortune  immense,  en  re- 
connaissance du  bon  accueil  qu'il  lui  avait  fait  dans  sa  province. 
Elle  était  encore,  quand  je  la  vis  pour  la  première  fois,  une  des  plus 
belles  femmes  de  Paris.  Elle  me  reçut  à  sa  toilette.  Elle  avait  les 
bras  nus,  les  cheveux  épars ,  son  peignoir  mal  arrangé.  Cet  abord 
m'ét.iit  très  nouveau  ;  ma  pauvre  tète  n'y  tint  pas  :  je  noc  trouble  , 
je  m'égare,  et  bref  me  voilà  épris  de  madame  Dupin. 

Mon  trouble  ne  parut  pouriaul  pas  me  nuire  auprès  d'elle;  elle 
ne  .s'en  aperçut  point.  Elle  accueillit  te  livro  et  l'auteur,  me  parla  de 
mon  projet  en  personne  instruite,  chanta,  .s'accompagna  du  clave- 
cin ,  me  retint  à  dîner,  me  fit  mettre  à  table  à  côté  délie.  Il  n'en 
fallait  pas  tant  pour  me  rendre  fou;  je  le  de\iiis.  Elle  me  permit 
de  la  venir  voir  ;  j'usai,  j'abusai  de  la  permission.  J'y  allais  presque 
tous  les  jours,  j'y  dînais  deux  ou  trois  fois  par  stmainc.  Je  mourais 
d'euvie  de  parleV;  je  n'osai  jamais.  Plusieurs  raisons  renforçaient 
ma  timidité  naturelle.  L'entrée  d'une  maison  opulente  était  une 
porto  ouverte  à  la  fortune  ;  je  ne  voulais  pas,  dans  ma  situation  , 

(t)  Je  l'ai  cru  si  longtemps  et  si  parfaitement,  que  c'est  à  lui  que  do^ 
puis  mon  retour  à  Paris  je  confiai  le  m.Tmiscril  (!•.■  mes  Confos.sions.  Le 
ilétiant  Jc,in-Jacqu(S  n'a  jamais  pu  croire  à  la  peiiidie  et  ;\  la  raufs,-iê 
qu'après  en  avoir  étt'  la  victime. 
Au  lieu  de  celle  note  il  v  a  simplement  dans  le  niainiscritaulcgrapLe: 
«  N'oïKX  ce  que  j'aurais  pcusé  toujours  si  je  u'étais  jamais  revenu  à 
Paris.  » 


66 


LES  VEILLÉES  LITTÉRAIRES  ILLUSTRÉES. 


risquer  de  me  la  fermer.  Madame  Diipin,  tout  aimable  qu'elle  était, 
était  sérieuse  et  froide;  je  uo  trouvais  rien  dans  ses  manières  d'assez 
agaeaiit  pour  m'enhardir.  Enfin  sa  maison  ,  aussi  brillante  alors 
qu'aucune  aulre  dans  Paris,  rassemblait  des  sociétés  auxquelles  il 
ne  manquait  que  d'être  un  peu  moins  nombreuses  pour  être  d'élite 
dans  tous  les  genres.  Elle  aimait  à  voir  tous  les  gens  qui  jetaient  de 
l'éclat,  les  grands,  les  gens  de  lettres,  les  belles  femmes  :  on  ne 
voyait  chez  elle  que  ducs,  ambassadeurs,  cordons  bleus.  Madame  la 
princesse  de  Rohan,  madame  la  comtesse  de  Forcalquier,  madame 
de  Mirepoix,  madame  de  Brignolé,  milady  Ilervey,  pouvaient  passer 
pour  ses  amies.  M.  de  Fontenelle,  l'abbé  de  Saint-Pierre,  l'abbé 
Sallier,  M.  de  Fourmont,  M.  de  Bernis,  M.  de  Buffon,  M.  de  Voltaire, 
étaient  de  son  cercle  et  de  ses  dincs.  Si  son  maintien  réservé  n'at- 
tirait pas  beaucoup  les  jeunes  gens  ,  sa  société  ,  d'autant  mieux 
composée,  n'en  était  que  plus  imposante,  elle  pauvre  Jean-Jacques 
n'avait  pas  de  quoi  se  flatter  de  briller  beaucoup  au  milieu  de  tout 
cela.  Je  n'osai  donc  parler;  mais-  ne  pouvant  plus  me  taire ,  j'osai 
écrire.  Elle  garda  ma  lettre  deux  jours  sans  m'en  parler.  Le  troi- 
sième jour  elle  me  la  rendit,  en  m'adressant  verbalement  quelques 
mots  d'exhortation  d'un  ton  froid  qui  me  glaça.  Je  voulus  parler,  la 
parole  expira  sur  mes  lèvres,  ma  subite  passion  s'éteignit  avec  l'es- 
pérance; et ,  après  une  déclaration  dans  les  formes,  je  continuai  à 
vivre  avec  'elle  comme  auparavant,  sans  plus  lui  parler  de  rien, 
même  des  yeux. 

Je  crus  ma  sottise  oubliée,  je  me  trompai.  M.  de  Francueil ,  fds 
de  M.  Dupin  et  beau-fds  de  madame,  était  à  peu  près  de  son  âge  et 
du  mien.  Il  avait  do  l'esprit,  de  la  figure;  il  pouvait  avoir  des  pré- 
tentions. On  disait  qu'il  en  avait  auprès  d'elle,  uniquement  peut- 
être  parce  qu'elle  lui  avait  donné  une  femme  bien  laide,  bien  douce, 
et  qu'elle  vivait  parfaitement  bien  avec  tous  les  deux.  M.  de  Fran- 
cueil aimait  et  cultivait  les  talents.  La  musique,  qu'il  savait  très  bien, 
fut  entre  nous  un  moyen  de  liaison.  Je  le  vis  beaucoup  :  je  m'atta- 
chais à  lui,  quand  tout  d'un  coup  il  me  fit  entendre  que  madame 
Dupin  trouvait  mes  visites  trop  fréquentes,  et  me  priait  de  les  dis- 
continuer. Ce  compliment  aurait  pu  être  à  sa  place  quand  elle  me 
rendit  ma  lettre;  mais  huit  ou  dix  jours  après  et  sans  aucune  autre 
cause,  il  venait,  ce  me  Semble,  hors  de  propos.  Cela  faisait  une 
position  d'autant  plus  bizarre  que  je  n'en  étais  pas  moins  bien  venu 
qu'auparavant  chez  M.  et  madame  de  Francueil.  J'y  allai  cependant 
plus  rarement;  et  j'aurai.s  cessé  d'y  aller  toul-à-fait,  si,  par  un  au- 
tre caprice  imprévu,  madame  Dupin  ne  m'avait  fait  prier  de  veiller 
pendant  huit  à  dix  jours  à  son  fils,  qui,  changeant  de  gouverneur, 
restait  seul  durant  cet  intervalle-  Je  passai  ces  huit  jours  dans  un 
supplice  que  le  plaisir  d'obéir  à  madame  Dupin  pouvait  seul  me 
rendre  souffrable;  car  le  pauvre  Cheiuniceaux  avait  dès  lors  cette 
mauvaise  tète  qui  a  failli  déshonorer  sa  famille,  et  qui  l'a  fait  mou- 
rir à  l'ile  de  Bourbon.  'Pendant  que  je  fus  auprès  de  lui,  je  l'empê- 
chai de  faire  du  mal  à  lui-même  ou  à  d'autres,  et  voilà  tout  :  en- 
core ne  fut-ce  p.as  une  médiocre  peine;  et  je  ne  m'en  sei-ais  pas 
chargé  huit  autres  jours  de  plus,  quand  madame  Dupin  se  serait 
donnée  à  moi  pour  récomiiense. 

.U.  de  Francueil  me  prenait  en  amitié  :  je  travaillais  avec  lui; 
nous  commençâmes  ensemble  un  cours  do  chimie  chez  Rouelle. 
Pour  me  rapprocher  de  lui,  je  quittai  mon  hôtel  Saint-tluentin,  et 
vins  me  loger  au  jeu  de  paume  de  la  rue  Verdelet,  qui  donne  dans 
la  rue  Plàtrière,  où  logeait  M.  Dupin.  Là,  par  la  suite  d'un  rhume 
négligé,  je  gagnai  une  fluxion  de  poitrine  dont  je  faillis  mourir. 
J'ai  eu  souvent,  durant  ma  jeunesse,  de  ces  maladies  inflamma- 
toires, pleurésies,  et  surtout  des  esquinancies  auxquelles  j'étais  très 
sujet,  dont  je  ne  tiens  pas  ici  le  registre,  et  qui  toutes  m'ont  fait 
voir  la  mort  d'assez  près  pour  me  familiariser  avec  sou  image.  Du- 
rant ma  convalescence ,  j'eus  le  temps  de  rclh  chir  sur  mon  étal,  et 
de  déplorer  ma  timidité,  ma  faiblesse  et  mon  iiulolence,  qui,  mal- 
gré le  feu  dont  je  me  sentais  embrasé  ,  me  laissairnt  languir  dans 
i'oisiveté  d'esprit,  toujours  à  la  porte  de  la  misère.  La  veille  du  jour 
où  j'étais  tombé  malade,  j'étais  allé  à  un  opéra  de  Royer  qu'on  don- 
nait alors,  et  dont  j'ai  oublié  le  litre.  Malgré  ma  prévention  pour 
les  talents  des  autres,  qui  m'a  toujours  fait  défier  des  miens,  je  ne 
pouvais  m'empècher  de  trouver  cette  musique  faible,  sans  chaleur, 
sans  invention.  J'osais  quelquefois  me  dire  :  11  me  semble  que  je  fe- 
rais mieux  que  cela.  Mais  la  terrible  idée  que  j'avais  de  la  composi- 
tion d'un  opéra,  et  l'importance  que  j'entendais  donner  par  les  gens 
de  l'art  à  cette  entreprise,  m'en  rebutaient  à  l'instant  même,  et  me 
faisaient  rougir  d'oser  y  songer.  D'ailleurs,  où  trouver  quelqu'un 
qui  voulût  me  fournir  des  paroles,  et  prendre  la  peine  de  les  tour- 
ner à  mon  gré?  Ces  idées  de  musique  et  d'opéra  me  revinrent  du- 
rant ma  maladie;  et,  dans  !••  transport  de  ma  fièvre,  je  composais 
des  vers,  des  chants,  des  duos,  des  chœurs.  Je  suis  certain  d'avoir 
fait  deux  ou  trois  morceaux  di  prima  inlenzione ,  dignes  peut-être 
de  l'admiration  des  maîtres  s'ils  avaient  pu  les  entendre  exécuter. 
0  si  l'on  pouvait  tenir  registre  des  rêves  d'un  fiévreux,  quelles 
grandes  et  sublimes  choses  on  verrait  sortir  quelquefois  de  son 
délire  ! 

Ces  sujets  de  musique  et  d'opéra  m'orrupèrent  encore  pendant  ma 
eonvalcsceuce ,  mais  plus  tranquillement,  A  force  d'y  penser,  et 


même  malgré  moi,  je  voulus  en  avoir  le  cœur  net,  et  tenter  de  faire 
à  moi  seul  un  opéra,  paroles  et  musique.  Ce  n'était  pas  tout-à-fait 
mon  coup  d'essai.  J'avais  fait  jadis  à  Chambéry  un  opéra -tragédie  , 
intitulé  Jphis  et  Anaxarète,  que  j'avais  eu  le  bon  sens  de  jeter  au 
feu.  J'en  avais  fait  à  Lyon  un  autre  intitulé  la  Déconrrrtc  du  Xnn- 
veau  Monde,  dont,  a|u-ès  l'avoir  lu  à  M.  Bordes,  à  Y:i\>\ir  .Ir  M.ilhv, 
à  l'abbé  Trublet,  et  à  d'autres,  j'avais  fini  par  faire  le  nirmc  us.ii^n'.  ^ 
quoique  j'eusse  déjà  fait  la  musique  du  prologue  et  du  premier  acte^ 
et  que  David  m'eût  ilit,  eu  voyant  cette  musique,  qu'il  y  avait  des 
morceaux  dignes  du  Buononcini. 

Cette  fois, avant  de  mettre  la  main  à  l'œuvre,  je  me  donnai  le 
temps  de  méditer  mon  plan.  Je  projetai,  dans  un  ballet  héroïque, 
trois  sujets  dilTérents  en  trois  actes  détachés,  chacun  dans  nu  dilTé- 
rent  caractère  demusique,  et,  prenantpourchaque  sujet  les  amours 
d'un  poète,  j'intitulai  cet  opéra  les  Muses  galantes.  Mon  premier 
acte,  en  genre  de  musique  forte,  était  le  Tasse;  le  second,  en  genre 
de  musique  tendre,  était  Ouîrfe  ;  le  troisième,  intitulé  Anacréon,  de- 
vait respirer  la  gaité  du  dithyrambe.  Je  m'essayai  d'abord  sur  le 
premier  acte;  et  je  m'y  livrai  avec  une  ardeurqui,  pourla première 
fois,  me  fit  goûter  les  délices  de  la  verve  dans  la  composition  Un 
soir,  près  d'entrer  à  l'Opéra,  me  sentant  tourmenté,  maîtrisé  par 
mes  idées,  je  remets  mon  argent  dans  ma  poche,  je  cours  m'enfer- 
mer  chez  moi,  je  me  mets  au  lit,  après  avoir  bien  fermé  mes  ri- 
deaux pour  empêcher  le  jour  d'y  pénétrer,  et  là,  me  livrant  à  tout 
l'œstre  poétique  et  musical,  je  conipo.sai  rapidement,  en  sept  ou  huit 
heures,  la  meilleure  partie  de  mon  acte.  Jepuisdireque  mes  amours 
pour  la  princesse  de  Ferrare  (car  j'étais  leTasse  pour  lors),  et  mes 
nobles  et  fiers  sentiments  vis-à-vis  de  son  injuste  frère,  me  donnè- 
rent une  nuit  cent  fois  plus  délicieuse  que  je  ne  l'aurais  trouvée  dans 
les  bras  de  la  première  beauté  de  l'univers.  11  ne  resta  le  matin  dans 
ma  tête  qu'une  bien  petite  partie  ds  ce  que  j'avais  fait  ;  mais  ce  peu, 
presque  effacé  par  la  lassitude  et  le  sommeil ,  ne  laissait  pas 
de  marquer  encore  l'énergie  des  morceaux  dont  il  olfrait  les  débris. 

Pour  cette  fois,  je  ne  poussai  pas  fort  loin  ce  travail  ,  en  ayant 
été  détourné  par  d'autres  affaires.  Tandis  que  je  m'attachais  à  la 
maison  Dupin,  madame  de  Beuzenvalet  madame  de  Broglie,  que  je 
continuai  de  voir  quelquefoi.s,  ne  m'avaient  pasoublié.  .VI,  lecomte 
de  Montaigu,  capitaine  aux  gardes,  venait  d'être  nommé  ambassa- 
deur à  Venise.  C'était  un  amba.ssadeur  de  la  façon  de  Barjac,  auquel 
il  faisait  très  assidûment  la  cour.  Son  frère  le  chevalierdeMontaigu, 
gentilhomme  de  la  manche  de  monseigneur  le  Dau[ihin,  était  de  la 
connaissance  de  ces  deux  dames,  et  de  celle  de  l'abbé  Alary  de  l'a- 
cadémie française,  que  je  voyais  aussi  quelquefois.  Madame  de  Bro- 
glie, sachant  que  le  nouvel  ambassadeur  cherchait  un  secrétaire, 
me  proposa.  Nous  entrâmes  en  pourparler.  Je  demandais  cinquante 
louis  d'appointement,  ce  qui  était  bien  peu  dans  une  place  où  l'on 
est  obligé  de  figurer.  Il  ne  voulait  me  donner  que  cent  pistoles  ,  et 
que  je  fi-se  le  voyage  à  mes  frais.  La  proposition  était  ridicule. 
Nous  ne  pûmes  nous  accorder.  M.  de  Francueil,  qui  faisait  tousses 
efforts  pour  me  retenir,  l'emporta.  Je  restai,  et  M  de  Montaigu 
partit,  emmenant  un  autre  secrétaire,  nommé  M.  Follau,  qu'on  lui 
avait  donné  au  bureau  des  affaires  étrangères.  A  peine  furent-ils 
arrivés  à  Venise  qu'ils  se  brouillèrent.  Follau,  voyant  qu'il  avait  af- 
faire à  un  fou,  le  planta  là  ;  et  M.  de  Montaigu  n'ayant  qu'un  petit 
abbé,  appelé  deBinis,  qui  écrivait  sous  le  secrétaire,  et  n'était  pasen 
état  d'en  remplir  la  place,  eut  recours  à  moi.  Le  chevalier  son  frère, 
homme  d'esprit,  me  tourna  si  bien,  me  faisant  entendre  qu'il  y 
avait  des  droits  attachés  à  la  place  de  secrétaire,  qu'il  rac  fit  accep- 
ter les  mille  francs.  J'eus  vingt  louis  pourmon  voyage,  et  je  partis. 

A  Lyon  j'aurais  bien  voulu  prendre  la  route  du  Mont-Cenispour 
voir  en  passant  ma  pauvre  maman;  mais  je  descendis  le  Rhône, 
et  fus  m'embarquer  à  Toulon  pour  Gènes,  tant  par  raison  d'éco- 
nomie, que  pourprendre  un  passeport  de  M.  de  Mirepoix,  qui  com- 
mandaitalors  en  Provence,  et  à  qui  j'étais  adressé.  M.  de  Montaigu, 
ne  pouvant  se  passer  de  moi,  m'écrivait  lettre  sur  lettre  pour  presser 
mon  voyage  Un  incident  le  retarda. 

C'était  le  temps  de  la  peste  de  Messine.  La  flotte  anglaise  y  avait 
mouillé,  et  visita  la  felouque  sur  laquelle  j'étais.  Cela  nous  assujet- 
tit, en  arrivant  à  Gènes  après  une  longue  et  fatigante  traversée,  à 
une  quarantaine  de  vingt-un  jours.  On  donna  le  choix  aux  passa- 
gers de  la  faire  à  bord  o;i  au  lazaret,  dans  lequel  on  nous  prévint 
que  nous  ne  trouverions  que  les  quatre  murs,  parce  qu'on  n'avait 
pas  encore  eu  le  temps  de  le  meubler.  Tous  choisirent  la  felouque. 
L'insupportable  chaleur,  l'espace  étroit,  l'impossibilité  d'y  marcher, 
la  vermine,  me  firent  préférer  le  lazaret,  à  tout  risque.  Je  fus  con- 
duit dans  un  bâtiment  à  deux  étages,  absolument  nu  ,  où  je  ne  trou- 
vai ni  fenêtre,  ni  lit,  ni  table,  ni  chaise,  pas  même  un  escabeau  pour 
m'asseoir,  ni  une  botte  de  paille  pour  me  coucher.  On  m'apporta 
mon  manteau,  mon  sac  de  nuit,  mes  deux  malles,  ou  ferma  sur 
moi  deux  grosses  portes  à  grosses  serrures,  et  je  restai  là,  maiirede 
me  promener  à  mon  aise  de  chambre  en  chambre  et  d'étage  en 
étage,  trouvant  partout  la  même  solitude  et  la  même  nudité. 

'fout  cela  ne  me  fit  pas  repentir  d'avoir  choisi  le  lazaret  [ilutôt 
que  1.1  rc!o'ique,et,  commeuii  autre  Robinson,  je  me  misàni'arran- 
ger  pour  mes  vingt-un  jours  comme  j'aurais  pu  faire  pour  toute  ma 


LÉS  CONFESSIONS. 


C7 


vie.  J'eus  d'abord  l'amusement  d'aller  à  la  chasse  aux  poux  que  j'a- 
vais gagnés  dans  la  felouque.  Quand,  àforce  de  changer  de  linge  et 
de  liaides,  je  me  fus  enfin  rendu  net,  je  procédai  à  l'ameublfinient 
dêlachamijre  queje  m'ctaiselioisie.  Jeme  fisun  Ijou  matelas  de  mes 
vestes  et  de  mes  chemises,  des  draps  de  plusieurs  seiviettes  que  je 
cousis,  une  couverture  de  ma  robe  de  chambre,  un  oreiller  de  mou 
manteau.  Je  me  fis  un  sicgi;  d'une  malle  posée  à  plat,  et  une  table 
d'une  autre  que  je  mis  d(^  champ.  Je  tirai  du  papier,  un  éeriloire  ; 
j'arrangeai  en  manière  de  biljliniiii'(|ue  une  douzaine  de  livres  que 
j'avais.  Bref,  je  m'accommodai  si  bien,  qu'à  l'exception  des  rideaux 
et  des  fenêtres,  j'étais  piesque  aussi  commodément  à  ce  lazaretqu'à 
mon  jeu  de  paume  de  la  rue  Verdelet.  Mes  repas  étaient  servis  avec 
beaucoup  de  pompe;  deux  grenadiers,  la  baïonnette  au  bout  du  fu- 
sil, les  escoi'taieiil  :  l'escalier  était  ma  salle  à  manger,  le  haut  du 
pallier  me  servait  de  table,  la  marche  inférieure  me  servait  de  siège; 
et,  quand  mon  diner  était  servi,  l'on  sonnait,  en  se  rctirani,  une 
clochette  pour  m' avertir  de  me  mettre  à  table.  Entre  mes  repas, 
quand  je  ne  lisais  ni  n'écrivais,  ou  que  je  ne  travaillais  pas  à  mon 
ameublement,  j'allais  me  promener  dans  le  cimetière  des  protestants, 
qui  me  servait  de  cour,  où  je  montais  dans  une  lanlcrne  qui  don- 
nait sur  le  port,  et  d'où  je  pouvais  voir  entrer  et  sortir  les  navires. 
Je  passai  de  la  sorte  quatorze  jours  ;  et  j'y  aurais  passé  lavinglaine 
entière  sans  iii'eniu.yer  un  moment,  si  .M.  de  Joinville,  envijyé  de 
France,  à  qui  je  fis  parvenir  une  lettre  vinaigrée,  parfuméeetdenii- 
brnlèe,  n'eût  lait  abréger  mon  temps  de  huit  jours  :  je  les  allaipas- 
.serchez  lui,  et  je  me  trouvai  mieux,  je  l'avoue,  du  gîte  de  sa  mai- 
son que  de  celui  du  lazaret.  11  me  fit  force  caresses.  Dupont,  son  se- 
crétaire, était  un  bon  garçon,  qui  me  mena,  tant  à  Gènes  qu'à  la 
campagne, dans  plusieurs  maisons  où  l'on  s'amusait  assez  ;  el  je  liai 
avec  lui  connaissance  et  correspondance,  quenous  entretînmesfort 
longlemps.  Je  poursuivis  agréablement  ma  route  à  travers  la  l.oiii- 
barclie  ;  je  vis  Milan,  Vérone,  liresse,  l'udoue;  et  j'arrivai  eiiliii  à 
Venise  impatiemment  attendu  par  M.  l'ambassadeur. 

Je  trouvai  des  tas  de  dépêches,  tant  de  la  couniue  des  autres  am- 
bassadeurs, dont  il  n'avait  pu  lirece  qui  était  chiffré,  quoiqu'il  eût 
tous  les  chiffres  nécessaires  (lour  cela.  N'ayant  jamais  travaillé  dans 
aucun  bureau,  ni  vu  de  ma  vie  un  chiffre  de  ministre,  je  craignis 
d'abord  d'être  embarrassé.  Mais  je  trouvai  que  rien  n'était  plus 
simple  ;  et  en  moins  de  huit  jours  j'eus  déchiffré  le  tout,  qui  assuré- 
ment n'en  valait  pas  la  peine;  car, outre  que  l'ambassadede  Venise 
est  toujours  assez  oisive,  ce  n'est  pas  à  ce  pauvre  homme  qu'on  eût 
voulu  confier  la  moindre  négociation.  Il  s'était  trouvé  dans  un 
grand  embarras  jusqu'à  mon  arrivée,  nesacbant  ni  dicter,  ni  écrire 
lisiblement.  Je  lui  étais  très  utile  ;  il  le  sentit,  et  me  traita  bien.  Un 
autre  motif  l'y  portait  encore.  Depuis  M.  de  Frouiay,  son  prédéces- 
seur, dont  la  tète  s'était  dérangée,  le  consul  de  Franco,  appelé 
M.  le  Hloiid,  était  resté  chargé  des  affaires  de  l'ambassade,  et,  de- 
puis l'arrivée  de  M.  de  Mniilaigu,  il  continuait  de  les  faire  jusqu'à 
ce  qu'il  l'eiît  mis  au  fait.  M.  de  Montaigu,  jaloux  qu'un  autre  fit  son 
métier,  quoique  lui-même  n'y  entendit  rien  ,  prit  en  guigiion  le 
consul,  et  sitôt  que  je  fus  arrivé  il  lui  olales  tbnctions  de  secrétaire 
d'ambassade  pour  nie  les  donner.  Klles  étaient  inséparables  du  titre; 
il  me  dit  de  le  prendre.  Taiitqueje  restai  près  de  lui,jamaisilii'en- 
voya  que  moi  sous  ce  litre  au  sénat  et  chez  son  confèrent  :  et  dans 
le  fond  il  était  fort  naturel  qu'il  aimât  mieux  avoir  pour  secrétaire 
d'ambassade  lin  homme  à  lui  qu'un  consul  ou  un  commis  des  bu- 
reaux nommé  jiar  la  cour. 

(À'Ia  rendit  ma  situation  assez  agréable,  et  empêcha  ses  gentils- 
hommes, qui  étaient  Italiens  ainsi  que  ses  pages  et  la  plupart  de 
ses  gens,  de  me  disputer  la  primauté  dans  sa  maison.  Je  me  servis 
avec  succès  de  l'autorité  qui  y  était  attachée  [lour  maintenir  son 
droit  de  liste,  c'est-à-dire  la  franchise  de  son  (luartier  contre  les 
tentatives  qu'on  fil  plusieurs  fois  pour  l'enfreindre,  et  auxquelles  ses 
officiers  vénitiens  n'avaient  garde  de  résister.  Mais  aussi  je  ne  souf- 
fris jamais  qu'il  s'y  réfugiât  des  bandits,  quoiqu'il  m'en  eût  pu  re- 
venir des  avantages  dont  Sou  Excellence  n'aurait  pas  dédaigné  sa 
part.  Elle  osa  même  la  réclamer  sur  les  droits  du  secrétariat,  qu'on 
appelait  la  chancellerie.  Ou  était  en  guerre;  il  ne  laissait  pas  d'y 
avoir  bien  des  expéditions  de  passeports  Chacun  de  ces  passeports 
payait  un  sequin  au  secrétaire  qui  l'expédiait  et  le  contresignait. 
Tous  mes  prédécesseurs  s'étaient  fait  payer  indistinctement  ce  se- 
quin tant  des  Français  que  des  étrangers.  Sans  être  François,  je 
trouvai  cet  usage  injuste,  et  je  l'abrogeai  pour  les  Français  :  mais 
j'exigeai  si  rigoureusement  mou  droit  de  tout  autre,  que  le  marquis 
Seotti,  frère  du  favori  de  la  reine  d'Espagne,  m'ayant  fait  deman- 
der un  passeport  sans  m'envoyer  le  sequin,  je  le  lui  fis  demander, 
hardiesse  que  le  vindicatif  Italien  n'oublia  pas.  Dès  (pi  fn  .--ul  la  lé- 
Ibrnieque  j'avais  faite  dans  la  taxe  des  passeports,  il  ne  se  jiresenta 
plus  pour  en  avoir  que  des  foules  de  préti  iidus  Français,  qui,  dans 
des  baragouins  abominables,  se  disaient,  l'un  Pioveiiçal,  l'autie  Pi- 
card, l'autre  lîourguiguou.  Comme  j'ai  l'oreille  assez  fine,  je  n'en 
fus  guère  la  dupe,  et  je  doute  qu'un  seul  Italien  m'ait  souille  mon 
sequin.  J'eus  la  bêtise  de  dire  à  M.  de  Montaigu,  qui  ne  savait  rien 
de  rien,  ce  quej'avais  f.iit.  Ce  nmt  de  requin  lui  lit  ouvrir  lesoieil- 
les;  et,  sans  nie  dire  son  avis  sur  la  suppression  de  ceux  des  Fran- 


çais, il  prétendit  que  j'entra.sse  en  com|ite  avec  lui  sur  les  autres; 
me  promettant  des  avantages  équivalents.  Plus  indigné  de  cette 
bassesse  qu'affecte  par  mon  intérêt,  je  rejetai  hautement  sa  propo- 
sition :  il  insista  :  je  m'échauffai  ;  Non,  monsieur,  lui  dis-je  très 
vivement,  que  Votre  Excellence  garde  ce  qui  e.st  à  elle  el  me  laisse 
ce  qui  est  à  moi,  je  ne  lui  en  céderai  jamais  un  sou.  Voyant  qu'il  ne 
gagnerait  rien  par  cette  voie,  il  en  prit  une  autre  :  et  n'eut  pas  honte 
de  me  dire  ((ue,  pui.sque  j'avais  les  prfifits  de  sa  chancellerie,  il  était 
juste  que  j'en  fisse  les  frais.  Je  ne  voulus  pas  chicaner  sur  cet  ar- 
ticle; et  depuis  lors  j'ai  fourni  de  mon  argent  encre,  papier,  cire, 
bougie,  Moiipareille,  et  t  lut  le  reste,  sans  qu'il  m'en  ait  jamais 
remboursé  un  liard.  Cela  ne  m'empêcha  pas  de  faire  une  petite  part 
du  produit  des  passeports  à  l'abbé  de  Binis,  bon  garçon,  et  bien 
éloigné  de  prétendre  à  rien  de  .semblable.  S'il  était  complaisant  en- 
vers moi,  je  n'étais  pas  moins  honnête  envers  lui,  et  nous  avons 
toujours  bien  vécu  ensemble. 

Sur  l'essai  de  ma  besogne,  je  la  trouvai  moins  embarrassante 
queje  n'avais  craint  pour  un  homme  sans  expérience,  auprès  d'un 
ambassadeur  qui  n'en  avait  pas  davantage,  et  dont,  pour  surcroît, 
l'ignorance  et  l'entêtement  contmriaient  comme  à  plaisir  tout  ce 
que  le  bon  sens  et  quelques  lumières  m'inspiraient  de  bien  pour 
son  service  et  celui  du  roi.  Ce  qu'il  fit  de  plus  raisonnable  fut  de 
se  lier  avec  le  marquis  .Mari,  ambassadeur  d'Elspagne,  homme 
adroit  et  fin,  qui  l'eût  mené  par  le  nez  s'il  eût  voulu,  mars  qui,  vu 
l'union  d'intérêt  des  deux  couronnes,  le  conseillait  assez  bien,  si 
l'autre  n'eûl  gâté  ses  conseils  en  fourrant  toujours  du  sien  dans 
leur  exécution.  La  seule  chose  qu'ils  eussent  à  faire  de  concert  était 
d'engager  les  Vénitiens  à  maintenir  la  neutralité.  Ceux-ci  ne  man- 
quaient pas  de  protester  de  leur  fidélité  à  l'observer,  tandis  qu'ils 
fournissaient  publiquement  des  munitions  aux  troupes  autrichien- 
nes et  môme  des  recrues,  sous  prétexte  de  désertion.  M.  de  Mon- 
taigu, qui,  je  crois,  voulait  plaire  à  la  république,  ne  manquait  pas 
aii.ssi,  malgré  mes  représentations,  de  nie  faire  assurer,  dans  toutes 
ses  dépêches,  qu'elle  n'enfreindi'ait  jamais  la  neutralité.  L'entête- 
ment et  la  stupidité  de  ce  [lauvre  homme  me  faisaient  écrire  et  faire 
à  tout  moment  des  extravagances  dont  j'étais  bien  forcé  d'être  l'a- 
gent, pui>qu'il  le  voulait,  mais  qui  me  rendaient  quelquefois  mou 
métier  insupportable  et  même  presque  impraticable,  il  voulait  ab- 
solument que  la  plus  grande  partie  de  sa  dépêche  au  roi  et  de  celle 
au  ministre  fût  en  chiirres,  quoique  l'une  et  l'autre  ne  continssent 
absolument  rien  qui  demandât  cette  précaution.  Je  lui  représentai 
qu'entre  le  vendredi,  qu'arrivaient  les  dépêches  de  la  cour,  elle 
samedi,  que  parlaient  les  nôtres,  il  n'y  avait  pas  assez  de  temps 
pour  l'employer  à  tant  de  chiffres  et  à  la  forte  correspondance  dont 
j'étais  chargé  par  le  même  courrier.  Il  triuiva  à  cela  un  expédient 
admirable,  ce  fut  de  faire  dès  le  jeudi  la  réponse  aux  dépêches  qui 
devaient  arriver  le  lendemain.  Cette  idée  lui  parut  si  heureusement 
trouvée,  que,  quoi  que  je  pusse  lui  dire  sur  l'impossibilité,  sur  l'ab- 
surdité de  son  exéculion,  il  en  fallut  passer  par  là,  et,  tout  le  temps 
que  j'ai  demeure  chez  lui,  après  avoir  tenu  note  de  quelques  mots 
qu'il  me  disait  dans  la  semaine  à  la  volée,  et  de  quelques  nouvelles 
triviales  que  j'allais  écumant  par-ci,  par-là,  muni  de  ces  uniques 
matériaux,  je  ne  manquais  jamais/  le  jeudi  malin,  de  lui  porter  le 
brouillon  des  dépêches  qui  devaient  partir  le  samedi,  sauf  quelques 
additions  ou  corrections  à  faire  sur  cellts  qui  devaient  venir  le  ven- 
dredi, et  auxquelles  les  nôtres  servaient  de  réponses.  Il  avait  un  autre 
tic  fort  plaisant,  et  qui  di.nnait  à  sa  correspondance  un  ridicule 
difficile  à  imaginer,  c'iHait  de  renvoyer  chaque  nouvelle  à  sas<iurce; 
au  lieu  de  lui  faire  suivre  son  courts.  Il  marquait  à  M.  Amelot  les 
nouvelles  delà  cour,  à  M.  de  Maurepas  celles  de  Paris,  à  .M.  d'Ha- 
vrincourt  celles  de  Suède,  à  M.  de  la  Chétardie  celles  de  Pctcrs- 
bourg,  et  quelquefois  à  chacun  celles  qui  venaient  de  lui-incme, 
en  termes  un  peu  dillérents.  Comme  de  tout  ce  que  je  lui  portais 
à  signer  il  ne  p.irconrait  que  les  dépêches  de  la  cour,  et  signait  celles 
pour  les  autres  ambassadeni'S  sans  les  lire,  cela  me  rendait  un  peu 
plus  le  maître  de  tourner  ces  dernières  à  rïia  mode,  et  j'y  fis  au 
moins  croiser  les  nouvelles.  Mais  il  me  fut  impossible  de  donner  un 
lour  l'aisonnable  aux  dépêches  essentielles;  heureux  encore  quand 
il  ne  s'avisait  pas  d'y  larder  impromptu  quelques  lignes  de  son  es- 
toc, qui  me  forçaient  de  retourner  transcrire  en  hâte  toute  la  dé- 
pêche ornée  de  celte  nouvelle  impertinence,  à  laquelle  il  fallait  don- 
ner rhonneur  du  cbitl're,  sans  quoi  il  ne  l'aurait  pas  signée.  Je  fus 
tenté  vingt  fois,  pour  l'amour  de  sa  gloii-c,  de  chiffrer  autre  chose 
que  ce  qu'il  avait  dit;  mais,  sentant  que  rien  ne  pouvait  autoriser 
une  pareille  infidélité,  je  le  laissai  délirer  à  ses  risques,  content  de 
lui  parler  avec  franchise,  eldc  remiilir  aux  miens  mon  devoir  auprès 
de  lui. 

C'est  ce  que  je  fis  toujours  avec  une  droiture,  un  zèle  el  un  cou- 
rage qui  méritaient  de  sa  part  une  autre  récompense  que  celle  que 
j'en  reçus  à  la  fin.  Il  i-tait  temps  que  je  fusse  urie  fois  ce  que  le  ciel, 
qui  m'avait  doué  d'un  heureux  naturel,  ce  que  l'èducalion  quej''a- 
vais  reçue  de  la  meilleure  des  femmes,  ce  que  celle  que  je  m'étais 
donnée  à  moi-même,  m'avait  fait  être,  et  je  le  fus.  Livre  à  moi  seul, 
sans  ami,  sans  conseil,  sans  expérience,  en  pays  étranger,  servant 
une  nation  étrangère,  au  milieu  d'une  fouie  cie  fripons  qui,  pour 


6B 


LES  VEILLÉES  LITTÉRAIRES  ILLUSTRÉES. 


leur  intérêt  et  pour  écarter  le  scandale  du  bon  exemple,  me  tentaient 
de  les  imiler;  loin  d'en  rien  faire,  je  servis  bien  la  France,  à  qui  je 
ne  devais  rien,  et  mieux  l'ambassadeur,  comme  il  était  juste,  en 
tout  ce  qui  dépendait  de  moi.  Irréprochable  dans  un  poste  assez  en 
vue,  je  méritai,  j'obtins  l'estime  de  la  république,  celle  de  tous  les 
ambassadeurs  avec  qui  nous  étions  en  correspondance,  et  raffection 
de  tous  les  Français  établis  à  Venise,  sans  en  excepter  le  consul 
même,  que  je  supplantais  à  regret  dans  des  fondions  que  je  savais 
lui  êtrediies,  et  qui  me  donnaient  plus  d'embarras  que  de  plaisir. 

M.  de  Montaigu,  livré  totacraentau  marquis  Mari,  qui  n'entrait 
pas  dans  le  détail  de  ses  devoirs,  les  négligeait  à  tel  point  que,  sans 
moi,  les  Français  qui  étaient  à  Venise  ne  .se  seraient  pas  aperçus 
qu'il  y  eût  un  "ambassadeur  de  leur  nation.  Toujours  éconduits,  sans 
qu'il  voiilijt  les  entendre,  lorsqu'ils  avaient  besoin  de  sa  protection, 
ils  se  rebutèrent,  et  l'on  n'en  voyait  plus  aucun,  ni  à  sa  suite,  ni  à 
sa  table,  où  il  ne  les  invita  jarpais.  Je  fis  souvent  de  mon  chef  ce 
qu'il  aurait  dû  faire  :  je  rendis  aux  Français  qui  avaient  recours  à 
lui  ou  à  moi  tous  les  services  qui  étaient  en  mon  pouvoir.  Kti  tout 
autre  pays  j'aurais  fait  davantage;  mais  ne  pouvant  voir  personne 
en  place,  à  cause  delà  mienne,  j'étais  forcé  do  recourir  souvent  au 
consul,  et  le  consul,  établi  dans  le  pays  où  il  avait  sa  famille,  avait 
des  ménagements  à  garder,  qui  l'eitipèchaient  de  faire  ce  qu'il  au- 
rait voulu.  Quelquefois  cependant,  le  voyant  mollir  et  n'osant  par- 
ler, je  m'aventurais  à  des  démarches  hasardeuses,  dont  plusieurs 
m'ont  réussi.  Je  m'en  rappelle  une  dont  le  souvenir  me  fait  encore 
rire.  On  ne  se  douterait  guère  que  c'est  à  moi  Ifae  les  amateurs  du 
spectacle  à  Paris  ont  dû  Coralline  et  sa  sœur  Camille  :  rien  cepen- 
dant n'est  plus  vrai.  Véronèse,  leur  père,  s'était  engagé  pour  la 
troupe  italienne,  et,  après  avoir  reçu  deux  mille  francs  pour  son 
\oyage,  au  lieu  de  partir,  il  s'était  tranquillement  mis  à  Venise  au 
théâtre  de  Saint-Luc  (1),  où  Coralliue,  tout  enfant  qu'elle  était  en- 
core, attirait  beaucoup  demonde.M.  le  duc  de  Gesvres,  comme  pre- 
mier gentilhomme  de  la  chambre,  écrivit  à  l'ambassadeur  pour  ré- 
clamer le  père  et  lai'fille.  M.  de  Montaigu  me  donna  la  lettre,  et, 
pour  toute  instruction,  me  dit  :  Voyez  cela.  J'allai  chez  M.  le  Blond 
le  prier  de  parler  au  patricien  à  qui  appartenait  le  théâtre  de  Saint- 
Luc,  et  qui  était,  je  crois,  un  Zustiniani ,  afinqu'il  renvoyât  Véro- 
nèse, qui  était  engagé  au  service  du  roi.  Le  Blond,  qui  ne  se  sou- 
ciait pas  trop  de  la  commission,  la  fît  mal.  Ziistiniani  battit  la  com- 
pagne, et  Véronèse  ne  fut  point  renvoyé.  J'étais  piqué.  L'on  était 
en  carnaval;  ayant  pris  la  bahutte  et  le  masque,  je  me  fis  mener  au 
palais  Zustiniani.  Tous  ceux  qui  virent  entrer  ma  gondole  avec  la 
livrée  de  l'ambassadeur  furent  frappés  :  Venise  n'avait  jamais  vu 
pareille  chose.  J'entre,  je  me  fais  annoncer  sous  le  nom  d'una  siora 
J»/a5cftera.  Sitôt  que  je  fus  introduit,  j'ôtai  mon  masque  et  je  me 
nommai.  Le  sénateuF  pâlit,  et  resta  stupéfait.  Monsieur,  lui  dis-je, 
c'est  à  regret  que  j'importune  Votre  Erainence  de  ma  visite;  mais 
vous  avez  à  votre  théâtre  de  Saint-Luc  un  homme  nommé  Véronèse 
qui  est  engagé  au  service  du  roi,  et  qu'on  vous  a  fait  demander 
inutilement  :  je  viens  le  réclamer  au  nom  de  Sa  Majesté,  Ma  courte 
harangue  fit  effet.  A  peine  étais-je  parti,  que  mon  homme  courut 
rendre  compte  de  son  aventure  aux  inquisiteurs  d'Etat,  qui  lui  la- 
vèrent la  tète.  Véronèse  fut  congédié  dos  le  jour  même.  Je  lui  fis 
dire  que  s'il  ne  partait  dans  la  huitaine  je  le  ferais  arrêter,  et  il 
partit. 

Dans  une  autre  occasion,  je  tirai  de  peine  un  capitaine  de  vais- 
seau marchand,  par  moi  seul  et  presque  sans  le  concours  de  per- 
sonne. Il  s'appelait  le  capitaine  Olivet  de  Marseille.  Son  équipage 
avait  pris  querelle  avec  des  esclavons  au  service  de  la  république  ;  il 
y  avait  eu  des  voies  de  fait,  et  le  vaisseau  avait  été  mis  aux  arrêts 
avec  une  telle  sévérité,  que  personne,  excepté  le  seul  capitaine,  n'y 
pouvait  aborder  ni  en  sortir  sans  permission.  Il  eut  recours  à  l'am- 
bassadeur, qui  l'envoya  promener  :  il  fut  au  consul,  qui  lui  dit  que 
ce  n'était  pas  une  affaire  de  commerce,  et  qu'il  ne  pouvait  s'en  mê- 
ler ;  ne  sachant  plus  que  faire,  il'  revint  à  moi.  Je  représentai  à 
M.  de  Montaigu  qu'il  devait  me  permettre  de  donner  sur  cette  af- 
faire un  mémoire  au  sénat;  je  ne  me  rappelle  jias  s'il  y  consentit 
et  si  je  présentai  le  mémoire,  mais  je'  me  rappelle  bien  que,  mes 
démarches  n'aboutissant  à  rien,  et  l'embargo  durant  toujours,  je 
pris  un  parti  qui  me  réussit.  J'insérai  la  relation  de  cette  affaire  dans 
une  dépêche  à  M.  de  Maurepas,  et  j'eus  même  assez  de  peine  à  faire 
consentir  M.  de  Montaigu  à  passer  cet  article.  Je  savais  que  nos  dé- 
pèches, sans  valoir  trop  la  peine  d'être  ouvertes,  l'étaient  à  Venise. 
J'en  avais  la  preuve  dans  les  articles  que  j'en  trouvais  mot  pour  mot 
dans  la  gazette:  infidclité  dont  j'avais  inntdement  porté  l'ambassa- 
deiîr  à  se  plaindre.  Mon  objet,  en  parlant  de  cette  vexation  dans 
la  dépèche,  était  de  tirer  parti  de  leur  curiosité  pour  leur  faire  peur, 
et  les  engager  à  délivrer  le  vaisseau  ;  car  s'il  eût  fallu  attendre  pour 
cela  la  reiionse  de  la  cour,  le  capitaine  él:iit  ruiné  avant  qu'elle  fût 
venue.  Je  fis  plus:  je  me  rendis  au  vaisseau  pour  interroger  l'équi- 
page. Je  pris  avec  moi  l'abbé  Patizel,  chancelier  du  consulat,  qui 

(l)  Je  suis  en  doute  si  ce  n'était  point  Saint-.Samuel.  Les  noms  propres 
W^cliappeut  absolument.  (Celle  note  u'cst  point  dans  le  manuscrit  aulu- 
graplie.; 


ne  vint  qu'à  contre-cœur,  tant  ces  pauvres  gens  craignaient  tons 
de  déplaire  au  sénat.  Ne  pouvant  monter  à  bord  à  cause  de  la  dé- 
fens(;,  je  restai  dans  ma  gondole,  et  j'y  dressai  mon  verbil,  inter- 
rogeant à  haute  voix  et  successivementtous  les  gens  de  l'équipage, 
et  dirigeant  mes  questions  de  manière  à  tirer  des  réponses  qui  leur 
fussent  avantageuses.  Je  voulus  engager  Patizel  à  faire  les  interro- 
gations et  le  verbal  lui-même,  ce  qui  en  effet  était  plus  de  son  mé- 
tier que  du  mien;  il  n'y  voulut  jamais  consentir,  et  ne  dit  pas  un 
seul  mot.  Cette  démarche,  un  peu  hardie,  eut  cependant  un  heu- 
reux succès,  et  le  vaisseau  fut  délivré  longtemps  avant  la  réponse 
du  ministre.  Le  capitaine  voulut  me  faire  un  présent.  Sans  me  fâ- 
cher je  lui  dis,  en  lui  fraiipant  sur  l'épaule  :  Capitaine  Olivet, 
crois-tu  que  celui  qui  ne  reçoit  pas  des  Français  un  droit  de  passe- 
port qu'il  trouve  établi,  soit  homme  a  leur  vendre  la  protection  du 
roi?  Il  voulut  au  moins  me  donner  sur  son  bord  un  dîner  que  j'ac- 
ceptai, et  où  je  menai  le  secrétaire  d'ambassade  d'Espagne,  nommé 
Carrio,  homme  de  mérite  et  très  aimable  qu'on  a  vu  depuis  secré- 
taire d'ambassade  à  Paris  et  chargé  des  affaires,  avec  lequel  je  m'é- 
tais intimement  lié,  à  l'exemple  de  nos  ambassadeurs. 

Heureux  si ,  lorsque  je  faisais  avec  le  plus  parfait  désintéressement 
tout  le  bien  que  je  pouvais  faire,  j'avais  su  mettre  assez  d'ordre  et 
d'attention  dans  tous  ces  menus  détails  pour  n'en  être  pas  moi-même 
la  dupe,  et  servir  les  autres  à  mes  dépens!  Mais  dans  des  places 
comme  celle  que  j'occupais,  où  les  moindres  fautes  ne  sont  pas  sans 
conséquence,  j'é|)uisais  toute  mon  attention  pour  n'en  point  faire 
contre  mon  service  :  je  fus  jusqu'à  la  fin  du  plus  grand  ordre  et  de 
la  plus  grande  exactitude  dans  tout  ce  qui  regardait  mon  devoir  es- 
sentiel. Hors  quelques  erreurs  qu'une  précipitation  forcée  me  fît 
faire  en  chiffrant,  et  dont  les  commis  de  M.  Amelot  se  plaignirent 
une  fois,  ni  l'ambassadeur,  ni  personne  n'eut  jamais  à  me  reprocher 
une  seule  négligence  dans  aucune  de  mes  fonctions;  mais  je  man- 
quais parfois  de  mémoire  et  de  soin  dans  les  affaires  particulières 
dont  je  me  chargeais  ;  et  l'amour  de  la  justice  m'en  a  toujours  fait 
supporter  le  préjudice  de  mon  propre  mouvement,  avant  que  per- 
sonne songeât  à  se  plaindre.  Je  n'en  citerai  qu'un  seul  trait,  qui  se 
rapporte  à  mon  départ  de  Venise,  et  dont  j'ai  senti  le  contre-coup 
dans  la  suite  à  Paris. 

Notre  cuisinier,  appelé  Rousselot,  avait  apporté  de  France  un  an- 
cien billet  de  deux  cents  francs,  qu'un  perruquier  de  ses  amis  avait 
d'un  noble  vénitien  appelé  Zanetto  Nani,  pour  fourniture  de  perru- 
ques. P,ous.selot  m'apporta  ce  billet,  me  priant  de  tâcher  d'en  tirer 
quelque  chose  par  accommodement.  Je  savais,  il  savait  aussi  que 
l'usage  constant  des  nobles  vénitiens  est  de  ne  jamais  [layer,  de  re- 
tour dans  leur  patrie,  les  dett's  qu'ils  ont  contractées  en  pays  étran- 
ger; quand  on  les  y  veut  contraindre,  ils  consument  en  tant  de  lon- 
gueurs et  de  frais  le  malheureux  créancier,  qu'il  se  rebute,  et  finit 
par  tout  abandonner  ou  s'accommoder  presque  pour  rien.  Je  priai 
M.  le  Blond  de  parler  à  Zanetto;  celui-ci  convint  du  billet,  non  du 
paiement.  A  force  de  batailler  il  promit  enfin  troissequins.  Quand  le 
Blond  lui  porta  le  billet  les  trois  sequins  ne  se  trouvèrent  pas  prêts; 
il  fallut  attendre.  Durant  cette attentesurvint  ma  querelle  avec  l'am- 
bassadeur, et  ma  sortie  de  chez  lui.  Je  laissai  tous  les  papiers  de 
l'ambassade  dans  le  plus  grand  ordre,  mais  le  billet  de  Rousselot  ne 
se  trouva  point.  M.  le  Blond  m'assura  me  l'avoir  rendu  ;  je  le  con- 
naissais trop  honnête  homme  pour  en  douter,  mais  il  me  fut  impos- 
sible de  me  rappeler  ce  qu'était  devenu  ce  billet.  Comme  Zanetto 
avait  avoué  la  dette,  je  priai  M.  le  Blond  de  tâcher  d'en  tirer  les 
troissequins,  ou  de  l'engager  à  renouveler  le  bdlet  par  duplicata. 
Zanetto,  sachant  le  billet  perdu,  ne  voulut  faire  ni  l'un  ni  l'autre. 
J'offris  à  Rousselot  les  irois  sequins  de  ma  bourse,  pour  l'acquit  du 
billet.  Il  les  refusa,  et  me  dit  que  je  m'accommoderais  à  Paris  avec 
le  créancier,  dont  il  me  donna  l'adresse.  Le  perruquier,  sachant  ce 
qui  s'était  passé,  voulut  son  billet,  ou  son  argent  en  entier.  Que 
n'aurais-je  point  donné,  dans  mon  indignation,  pour  retrouver  ce 
maudit  billet  !  Je  payai  les  deux  cents  francs,  et  cela  dans  ma  plus 
grande  détresse.  Voilà  comment  la  perte  du  billet  valut  au  créancier 
le  paiement  de  la  somme  entière,  tandis  que  si,  malheureusement 
[lour  lui,  ce  billet  se  fût  retrouvé,  il  en  aurait  difficilement  tiré  les 
dixécus  promis  pas  son  excellence  Zanetto  Nani. 

Le  talent  que  je  crus  me  sentir  pour  mon  emploi  me  le  fit  rem- 
plir avec  goût;  et,  hors  la  société  de  mon  ami  de  Carrio,  du  ver- 
tueux Altuna,  dont  j'aurai  bientôt  à  parler  ,  hors  les  récréations  bien 
innocentes  de  la  place  Saint-Marc  ,  du  spectacle  ,  et  de  quelques 
visites  que  nous  faisions  toujours  ensemble,  je  fis  mes  seuls  plaisirs 
de  mes  devoirs.  Quoique  mon  travail  ne  fût  pas  fort  pénible,  surtout 
avec  l'aidade  l'abbé  de  Binis,  comme  la  correspondance  était  très 
étendue,  ft  que  nous  étions  en  temps  de  guerre,  je  ne  laissais  pas 
d'être  occupe  raisonnablement.  Je  travaillais  tous  les  jours  une 
bonne  partie  de  la  matinée,  et,  les  jours  de  courrier,  quelquefois 
jusqu'à  minuit.  Je  consacrais  le  reste  du  temps  à  l'étude  du  métier 
que  je  commençais  ,  et  dans  lequel  je  comptais  bien  ,  par  le  succès 
de  mon  début,  être  employé  plus  avantageusement  dans  la  suite. 
En  ell'et,  il  n'y  avait  qu'une  voix  sur  mon  compte,  à  comniencer 
par  celle  de  l'ambassadeur ,  qui  se  louait  hautement  de  iimn  ser- 
vice, qui  ne  s'en  est  jamais  plaint ,  et  dont  toute  la  fureur  ne  vint 


LES  CONFESSIONS. 


69 


dans  la  suite  que  fin  (-fi  que,  m'étant  iilaJnt  iiiiililcimont  moi-même, 
je  voulus  avoir  enliii  mon  eoiif,'!;.  Lc:s  aiiiliassailcurs  et  ministres  du 
roi,  avec  qui  nons  étions  en  correspondance  ,  lui  faisaient,  sur  le 
mérite  de  son  secrétaire,  des  comiilimenls  qui  devaient  le  flatter,  et 
qui  ,  dans  sa  mauvaise  tète,  produisirent  un  effet  tout  ditrérenl.  Il 
en  reçut  un  surtout,  dans  une  circonstance  essentielle  ,  qu'il  ne 
m'a  jamais  pardonné.  Ceci  vaut  la  peine  d'être  expliqué. 

Il  pouvait  si  peu  se  gêner,  que  le  samedi  même,  jour  de  presque 
tous  les  courriers,  il  ne  pouvait  attendre  pour  sortir  que  le  travail 
fût  achevé  ,  et ,  me  talonnant  sans  cesse  pour  expédier  les  dépèclies 
ilu  roi  et  des  ministres,  il  signait  en  hâte,  et  puis  courait  je  ne  sais 
où  ,  laissant  la  plupart  des  autres  lettres  sans  signature  ,  ce  qui  me 
l'oreail,  quand  ce  n'était  que  des  nouvelles  ,  de  les  tourner  en  tiul- 
letins;  mais,  lorsqu'il  s'agissait  d'all'aires  qui  regardaient  le  service 
du  roi ,  il  fallait  bien  que  quelqu'un  signât ,  et  je  signais  J'en  usai 
ainsi  pour  un  avis  important  que  nous  venions  de  recevoir  de 
M.  Vincent,  chargé  des  affaires  du  roi  à  'Vietine.  C'était  dans  le 
temps  que  le  piince  de  Lobkowitz  marchait  à  Naples,  et  que  le 
comte  de  Gages  fit  cette  mémorable  retraite,  la  plus  belle  manœu- 
vre de  guerre  de  tout  le  siècle,  et  dont  l'Europe  a  trop  peu  parlé. 
L'avis  portait  qu'un  homme,  dont  M.  Vincent  nous  envoyait  le  si- 
gnalement, partait  de  Vienne  et  devait  passer  à  Venise,  allant  l'ur- 
tivcmeut  dans  l'Abruzze  ,  chargé  d'y  faire  soulever  le  peuple  à 
l'approc-he  des  Autrichiens.  En  l'absence  du  comte  de  Monlaigu,  qui 
ne  s'intéressait  à  rien  ,  je  fis  passera  M.  le  Marquis  de  l'Hôpital  cet 
avis  si  à  propos  que  c'est  peut-être  à  ce  pauvre  J.'an-Jacqucs,  si 
bafoué,  que  la  maison  de  Bourbon  doit  la  conservation  du  royaume 
de  Naples. 

Le  marquis  de  l'Hôpital,  en  remerciant  son  collègue,  comme  il 
était  juste,  lui  parla  de  son  secrétaire  et  du  service  qu'il  venait  de 
rendre  à  la  cause  commune.  Le  comte  de  Montaigu  ,  qui  avait  à  se 
reprocher  sa  négligence  dans  cette  affiire,  crut  voir  aussi  dans  ce 
compliment  un  reproche ,  cl  m'en  parla  avec  humeur.  J'avais  été 
dans  le  cas  d'en  user  avec  le  comte  de  Gaslellane,  ambassadeur  à 
Coustantinoplc ,  comme  avec  le  marquis  de  l'Hôpital,  quoiqu'en 
chnses  moins  importantes.  Comme  il  n'y  avait  point  d'autre  poste 
pour  Constantinople  que  les  courriers  que  le  sénat  envoyait  de  temps 
en  temps  à  son  bayli;,  on  donnait  avis  du  départ  de  ces  courriers  à 
l'amliassadeur  de  France,  pour  qu'il  pût  écrire  par  cette  voie  à  .son 
colli'gue ,  s'il  le  jugeait  à  propos.  Cet  avis  venait  d'ordinaire  un 
jour  ou  deux  à  l'avance  :  mais  on  faisait  si  peu  de  cas  de  M.  de  Mon- 
taigu qu'on  se  contentait  d'envoyer  chez  lui,  pour  la  forme,  une 
heure  ou  deux  avant  le  départ  du  courrier;  ce  qui  me  mit  plusieurs 
fois  dans  la  nécessité  de  faire  la  dépêche  en  son  absence.  M.  de  (jas- 
tellane,  en  y  répondant,  faisait  mention  de  moi  en  termes  hon- 
nêtes; autant  en  faisait  à  Gènes  M.  de  Joinvillc:  autant  de  nou- 
veaux griefs. 

J'avoue  que  je  fuyais  pas  l'occasion  de  me  faire  connaître;  mais 
je  ne  la  cherchais  pas  non  plus  hors  de  propos;  et  il  me  paraissait 
fort  juste,  en  servant  bien  ,  d'aspirer  au  prix  naturel  des  bons  ser- 
vices ,  qui  est  l'estime  de  ceux  qui  sont  eu  état  d'en  juger  et  de  les 
récompenser.  Je  ne  dirai  pas  si  mon  exactitude  à  remplir  mes  fonc- 
tions était,  de  la  part  de  l'ambassadeur,  un  légitime  sujet  de  plainte; 
mais  je  dirai  bien  que  c'est  le  seul  qu'il  ait  articulé  jusqu'au  jour 
de  notre  séparaiion. 

Sa  maison  ,  qu'il  n'avait  jamais  mise  sur  un  trop  bon  pied  ,  se 
remplissait  de  canaille  :  les  Français  y  étaient  mal  traités,  les  Ita- 
liens y  primaient  l'ascendant;  et,  même  parmi  eux,  les  bons  servi- 
teurs attachés  depuis  longtemps  à  l'ambassade  furent  tous  malhon- 
nêtement chassés;  entre  autres,  son  premier  gentilhomme,  qui 
l'avait  été  du  comte  de  Froulay,  et  qu'où  appelait,  je  crois,  le  comte 
Piati ,  (ui  d'un  nom  très  approehaut.  Le  second  gentilhomme,  du 
choix  de  M.  de  Monlaigu  ,  était  un  b  indit  de  Mautouc  appelé  Domi- 
nique Vitali ,  à  qui  r.uoli.is^.ul.'ui-  ciuifia  le  soin  de  sa  maison  ,  et 
■qui,  à  force  de  iialcliiiii^i'  ci  Je  lusse  lésine,  obtint  sa  confiance  et 
devint  son  favuri  au  grami  prrjiKiui:  du  (leu  d'honnêtes  gens  qui  y 
étaient  encore,  et  du  secrétaire  qui  etnit  à  leur  lêlc.  L'œil  iiiiègie 
d'un  honnête  homme  est  toujours  inquiétant  [lour  les  fripons.  Il  n'en 
aurait  pas  fallu  davantage  pour  que  celui-ci  me  prît  en  haine;  mais 
cette  haine  avait  une  autre  cause  encore  qui  la  rendit  bien  plus 
cruelle.  Il  faut  dire  cette  cause,  afin  qu'on  me  condamne  si  j'avais 
tort. 

L'ambassadeur  avait,  selon  l'usage,  une  loge  à  chacun  des  cinq 
spectacles.  Tous  les  jours  à  dîner  il  nommait  le  théâtre  où  il  vou- 
lait aller  ce  jour-là;  je  choisissais  après  lui,  elles  gentilshommes 
disposaient  des  autres  loges-  Je  prenais,  eu  sorliint,  la  clef  de  celle 
que  j  avais  choisie.  Un  jour  Vitali ,  qui  tenait  les  clefs ,  n'étant  pas 
là,  je  chargeai  le  valet  de  pied  qui  me  .servait  deiii'apporterla  mienne 
dans  une  maison  que  je  lui  indiquai.  Vitali,  au  lieu  de  m'en- 
■voyer  ma  clef,  dit  qu'il  en  avait  disposé.  J't^tais  d'autant  plus  ou- 
tre (jue  le  valel  de  pied  m'avait  rendu  compte  de  ma  commission 
devant  tout  le  monde  Le  soir  Vitali  voulut  me  dire  quelques  mots 
d'excu,se  que  je  ne  reçus  point.  Demain,  monsieur,  vous  viendrez, 
lui  dis-je,  me  les  faire  à  telle  heure  dans  la  maison  où  j'ai  reçu 
l'airrout,  et  devant  les  gens  qui  en  ont  été  témoins,  ou  aprcs-de- 


main,  quoi  qu'il  arrive,  je  vous  assure  que  vous  ou  moi  sortirons 
d'ici.  Ce  ton  décidé  lui  en  imposa.  11  vint  au  lieu  et  à  l'heure  me 
faire  des  excuses  publiques  avec  une  bîsseese  digne  de  lui:  mais 
il  prit  à  loisir  ses  mesures;  et,  tout  en  me  faisantdc  grandes  cour- 
bettes, il  travailla  tellement  à  l'italienne,  que  ne  pouvant  porter 
Tanihassadeur  à  me  donner  raon  congé,  il  me  mit  dans  la  né- 
cessité de  le  prendre. 

Un  pareil  misérable  n'était  assurément  pas  fait  pour  me  con- 
naître, maisil  connaissait  de  moi  ce  qui  servait  à  ses  vues.  H  mecon- 
n;iis>ait  hou  et  doux  à  l'excès  pour  supporter  des  torts  involontaires, 
fier  et  peu  endurant  pour  des  ofTenses  préméditées,  aimant  la  dé- 
cence et  la  dignité  dans  les  choses  convenables,  et  non  moins  exi- 
geant pour  l'honneur  qui  m'était  du  qu'attentif  à  rendre  celui  que 
je  devais  aux  autres.  C'est  par  là  qu'il  entreprit  et  vint  à  bout  de 
me  rebuter.  Il  mit  la  maison  sens  dessus  dessous  ;  il  en  ôtn  ce  que 
j'avais  tâché  d'y  maintenir  de  riîgle.  de  subordination,  de  propreté, 
d'ordre.  Une  maison  sans  femme  a  bcsiin  d'une  discipline  un  peu 
sévère  pour  y  faire  régner  la  modestie  inséparable  de  la  dignité. 
Il  fit  bientôt  de  la  nôtre  un  lieu  de  craimle  et  de  licence,  un  repaire 
de  fripons  et  de  débauchés.  Il  donna  pour  second  gentilhomme  à 
Son  Excellence,  à  la  place  de  celui  qu'il  avait  fait  chasser,  un  autre 
maquereau  comme  lui,  qui  tenait  bordel  public  à  la  croix  de  Malte  ; 
et  ces  deux  coquins  bien  d'accord  étaient  d'une  indécence  égale  à 
leur  insolence.  Hors  la  seule  chambre  de  l'ambassadeur,  qui  même 
n'était  p.as  trop  en  règle  il  n'y  avait  pas  un  seul  coin  dans  la  mai- 
sou  soulTrahle  pour  un  honnête  homme. 

Comme  Son  Excellence  ne  soupait  pas,  nous  avions  le  soir,  les 
gentilshommes  et  moi,  une  table  partieiilicre  où  mangeaient  aussi 
l'abbé  de  Binis  et  les  pages.  Dans  la  plus  vilaine  gargotte  on  est 
servi  plus  proprement,  plus  décemment,  en  linge  moins  sale,  et  l'on 
a  mieux  à  manger.  On  nous  donnait  une  seule  petite  chandelle  bien 
noire,  des  assiettes  d'étain,  des  fourchettes  de  fer. 

Passe  encore  pour  ce  qui  se  faisait  en  secret;  maison  m'ôta  ma 
gondole  :  seul  de  tous  les  secrétaires  d'ambassadeurs  ,  j'étais  forcé 
d'en  louer  une  ou  d'aller  à  pied  ;  et  je  n'avais  plus  la  livrée  de  Son 
Excellence  que  quand  j'allais  au  sénat.  D'ailleurs,  rien  de  ce  qui  se 
passait  au  dedans  n'était  ignoré  dans  la  ville.  Tous  les  officiers  de 
l'amba-ssadeur  en  jetaient  les  hauts  cris.  Dominique,  la  seule  cause 
de  tout,  criait  le  plus  haut,  sachant  bien  que  l'indécence  avec  la- 
quelle nous  étions  traités  m'était  plus  sensible  qu'à  tous  les  autres. 
Seul  de  la  maison,  je  ne  disais  rien  au  dehors,  mais  je  me  plaignais 
vivement  à  l'ambassadeur,  et  du  reste,  et  surtout  de  lui-même, 
qui,  secrètement  excité  par  son  àme  damnée,  me  faisait  chaque  jour 
quelque  nouvel  affront.  Forcé  de  dé(ien5er  beaucoup  pour  me  tenir 
au  pair  de  mes  confrères  et  convenablement  à  mon  poste ,  je  ne 
pouvais  arracher  un  sou  de  mes  appointements;  et  quand  je  lui 
demandais  de  l'argent,  il  me  parlait  de  son  estime  et  de  sa  con- 
fiance ,  comme  si  elle  eût  dû  remplir  ma  bourse  et  suffire  à  tout. 

Ces  deux  coquins  finirent  par  faire  tourner  tout-à-fait  la  tète  à 
leur  maître,  qui  ne  l'avait  déjà  pas  trop  bonne,  et  le  ruinaient  dans 
nu  broeanîage  continuel  par  des  marchés  de  dupe,  qu'ils  lui  per- 
suadaient être  des  marchés  d'e.scroc.  11  lui  firent  louer  sur  la  Brenla 
un  palazzo  le  double  de  sa  valeur,  dont  ils  parlagci-ent  le  surplus 
avec  le  propriétaire.  Les  appartements  en  étaient  incrustés  en  mo- 
saïque, et  garnis  de  colonnes  et  de  pilastres  de  très  beaux  marbres, 
à  la  mode  du  pays.  M.  de  Monlaigu  fit  superbemeul  ma>quer  tout 
cela  d'une  boiserie  de  sapin,  par  l'unique  raison  qu'à  Paris  les  ap- 
partements sont  ainsi  boisés.  Ce  fut  par  une  raison  semblable  que, 
seul  de  tous  les  ambassadeurs  qui  étaient  à  Venise ,  il  ôta  l'épce  à 
ses  pages  et  la  canne  à  ses  valets  de  pied.  Voilà  quel  était  l'homme 
qui,  loujouis  par  le  même  motif  peut-être,  me  prit  en  grippe  uni- 
quement sur  ce  que  je  le  servais  trop  fidèlement. 

J'endurai  (latiemment  ses  dédains,  sa  brutalité,  ses  mauvais  trai- 
tements, tant  qu'en  y  voyant  de  l'humeur  je  crus  n'y  pas  voir  de  la 
haine  :  mais,  dès  que  je  vis  le  dessein  formé  de  me  priver  de  l'hon- 
neur que  je  méritais  par  mon  bon  service,  je  résolus  d'y  renoncer. 
La  première  marque  que  je  reçus  de  sa  raauv;iise  volonté  fut  à  l'oc- 
casion d'un  dîner  qu'il  devait  donner  à  M.  le  duc  de  Modèiie  cl  à 
sa  famille,  qui  étaient  alors  à  Venise,  et  dans  lequel  il  me  signifia 
que  je  n'aurais  pas  place  à  sa  table.  Je  lui  répondis  piqué,  mais  sans 
me  fâcher,  qu'ayant  l'honneur  d'y  dîner  journellement,  si  M.  le  dur 
de  .Modèiie  exigeait  que  je  m'en  absentasse,  quand  il  y  viendrait,  il 
était  de  la  dignité  de  Son  Excellence  cl  de  mon  devoir  de  n'y  pas 
consentir.  Comment,  me  dit-il  avec  emportement,  mon  secrétaire, 
qui  même  n'est  pas  gentilhomme,  prétend  dîner  avec  un  souverain 
quand  mes  geniilshommes  n'y  dînent  pas?  Oui,  monsieur,  lui  ré- 
pliquai-je;  le  poste  dont  m'a' honoré  Votre  Excellence  m'anoblil  si 
liien,  tant  que  je  le  remplis,  que  j'ai  même  le  pas  sur  vos  geniils- 
hommes soi-disant  tels,  et  suis  admis  où  ils  ne  peuvent  l'être.  Vous 
n'ignorez  pas  que  le  jour  que  vous  ferez  votre  entrée  publique  je 
suis  appelé  par  rétiquelte  et  par  un  usage  immémorial  à  vous  y 
suivre  eu  habit  de  cérémonie,  et  àrhonneur  d'y  dîner  avec  vous  au 
palais  de  Saint-Marc;  et  je  ne  vois  pas  pourquoi  un  homme,  qui 
peut  et  doit  manger  en  public  avec  le  doge  et  tout  le  sénat  de  Ve- 
nise, ne  pourrait  pas  manger  en  particulier  avec  M.  le  duc  de  Mo- 


70 


LES  VEILLÉES  LITTÉRAIRES  ILLUSTRÉES, 


di'iiK.  Ou'iiquu  l'argunient  fùl  sans  réplique,  l'arrihassadeur  ne  s'y 
nnclii  iioiiit  :  mais  nous  i]\ùiiii:.s  pas  occasion  de  renouveler  la  dis- 
liute,  M.  le  duc  de  Modèiie  n\'taiU  point  venu  ilîncr  cliez  lui. 

Dés  lors  il  ne  cessa  de  me  donner  des  désagréments,  de  me  faire 
des  passe-droits,  s'eirorçanl  de  ni'ôler  les  [letites  prérogatives  atta- 
chées à  mon  poste,  pour  les  transmettre  à  son  cher  Vitali;  et  je 
suis  sûr  que,  s'il  eût  pu  l'envoyer  au  sénat  à  ma  place,  il  l'aurait 
fait.  11  employait  ordinairement  l'alibé  de  Ijinis  pour  écrire  dans 
son  caliinet  ses  lettres  parliculières  :  il  se  servit  de  lui  pour  écrire  à 
M.  de  Maurepas  une  relation  de  l'affaire  du  capitaine  Oiivet,  dans 
laquelle,  loin  de  faire  aucune  mention  de  moi,  qui  seul  m'en  étais 
mêlé,  il  ni'ôlail  même  l'honneur  du  verbal,  dont  il  lui  envoyait  un 
<ii>ul)le  ,  pour  l'allriliuer  à  Patizel,  qui  n'avait  pas  dit  un  seul  mot. 
Il  voulait  me  mortifier  et  complaire  à  son  favuri,  mais  non  passe 
défaire  de  moi.  Il  sentait  qu'il  ne  lui  serait  plus  aussi  aisé  de  me 
trouver  un  successeur  qu'à  M.  Follau,  qui  l'aviit  déjà  l'ait  connaître.  11 
lui  fallait  absolument  un  secretaii-e  i|ui  sût  l'italien  ,  à  cause  des  ré- 
ponses du  sénat  ;  qui  fit  toutes  ses  dépèebes,  toutes  ses  afTaires,  sans 
(|u'il  se  mèlàt  de  rien  ;  qui  joignit  au  mérite  de  le  bieo  servir  la  bas- 
sesse d'être  le  complaisant  rie  messieurs  ses  faquins  de  gentils- 
hommes. 11  voulait  donc  me  garder  et  me  mater,  en  me  tenant  loin 
de  mon  pays  et  du  sien,  sans  argent  pour  y  retourner:  et  il  aurait 
réussi  p.eui'-ètre,  s'il  s'y  fût  pris  plus  modérément  ;  mais  Vitali,  qui 
avait  d'autres  vues,  et  qui  voulait  me  forcer  de  prendre  mon  parti, 
en  vint  à  bout.  Dès  que  je  vis  que  je  perdais  toutes  mes  peines  , 
que  l'ambassadeur  me  faisait  des  crimes  de  mes  services,  au  lieu  de 
m'en  savoir  gré,  que  je  n'avais  plus  à  espérer  chez  lui  que  désagré- 
ment au  dedans,  injustice  au  dehors,  et  que,  dans  le  décri  général 
où  il  s'était  mis,  ses  mauvais  offices  pouvaient  me  nuire  sans  que 
les  bons  pussent  me  servir,  je  pris  mon  parti,  et  lui  demandai  mon 
congé,  lui  laissant  le  temps  de  se  pourvoir  d'un  secrétaire.  Sans  me 
dire  ni  oui  ni  non,  Il  alla  toujours  son  train.  Voyant  que  rien  n'al- 
lait mieux,  et  qu'il  ne  se  mettait  en  devoir  de  chercher  personne  , 
j'écrivis  à  son  frère,  et,  lui  détaillant  nies  motifs,  je  le  priais  seule- 
ment d'obtenir  mon  congé  de  Son  Excellence,  ajoutant  que,  de  ma- 
nière ou  d'autre,  il  m'était  impossible  de  rester.  J'attendis  long- 
temps, et  n'eus  point  de  réponse.  Je  commençais  d'être  fort  embar- 
rassé; mais  l'amba-sadeur  reçut  enfin  une  lettre  de  son  frère.  Il 
fallait  qu'elle  fût  vive;  car,  quoiqu'il  fi'it  sujet  à  des  emportements 
très  féroces  je  ne  lui  en  vis  de  ma  vie  un  pareil.  Après  des  torrents 
d'injures  abominables,  ne  sachant  plus  que  dire,  il  m'accusa  d'avoir 
vendu  >ps  chiffres.  Je  me  mis  à  rire,  et  liii  demandai,  d'un  ton  mo- 
queur, s'il  croyait  qu'il  y  eût  dans  tout  Venise  un  homme  assez  sot 
pour  en  donner  un  écut  Cette  réponse  le  fit  écumer  do  rage.  Il  fit 
mine  d'appeler  ses  gens,  pour  me  faire,  dit-il,  jeter  par  la  fenêtre. 
Jusque-là  j'avais  été  fort  tranquille;  mais  à  cette  menace  la  colère 
et  l'indignation  me  transportèrent  à  mon  tour.  Je  m'élançai  -vers  la 
porte;  et  après  avoir  tiré  un  bouton  qui  la  fermait  en  dedans  :  Non 
pas,  monsieur  le  comte,  lui  dis-je  en  revenant  à  lui  d'un  pas  grave, 
vos  gens  ne  se  mêleront  pas  de  cette  aflaire  ;  trouvez  bon  qu'elle 
se  passe  entre  vous  et  moi.  Mon  action,  mon  air,  le  calmèrent  à 
l'instant  même  :  la  surprise  et  l'effroi  se  marquèrent  dans  son  main- 
tien. Quand  je  le  vis  revenu  de  sa  furie,  je  lui  fis  mes  adieux  en  peu 
de  mots;  puis,  sans  attendre  sa  réponse,  j'allai  rouvrir  la  porte, 
je  sortis,  et  passai  posément  dans  l'antichambre  au  milieu  de  ses 
gens,  qui  se  levèrent  à  l'ordinaire,  et  qui ,  je  crois ,  m'auraient 
plutôt  prêté  main-forte  contre  lui  qu'à  lui  contre  moi,  Sans  re- 
monter chez  moi,  je  descendis  l'escalier  tout  de  suite,  et  sortis  sur- 
lech.Tnip  du  palais  pour  n'y  plus  rentrer. 

J'allai  droit  chez  M.  le  Blond  lui  conter  l'aventure.  Il  en  fut  peu 
surpris;  il  connaissait  l'homme.  11  me  retint  à  dîner.  Ce  dîner,  quoi- 
que interrompu,  fut  brillant  :  tousies  Français  de  considération  qui 
étaient  à  Venise  s'y  trouvèrent.  L'ambassadeur  n'eut  pas  un  ch;it. 
Le  ciinsul  conta  mon  cas  à  la  compagnie.  A  ce  récit  il  n'y  eut  qu'un 
cri ,  qui  ne  fut  pas  en  faveur  de  Son  Excellence.  Elle  n'avait  point 
réglé  mon  compte,  ne  m'avait  pas  donné  un  sou  ,  et,  réduit  pour 
toute  ressource  à  quelques  louis  que  j'avais  sur  moi ,  j'étais  dans 
l'embarras  pour  mon  retour.  Toutes  les  bourses  me  furent  ouvertes. 
Je  pris  une  vingtaine  de  sequins  dans  celle  de  M.  le  Blond  ,  autant 
dans  celle  de  M.  de  Saint-Cyr,  avec  lequel,  après  lui,  j'avais  le 
plus  de  liaison  ;  je  remerciai  tous  les  autres  ;  et ,  en  attendant  mon 
départ,  j'allai  loger  chez  le  chancelier  du  consulat,  pour  bien  prou- 
ver au  public  que  la  nation  n'était  pas  complice  des  injustices  de 
l'ambassadeur.  Celui-ci,  furieux  de  me  voir  fête  dans  mon  infor- 
tune, et  lui  délaissé,  tout  ambassadeur  qu'il  était,  perdit  tout-à- 
fait  la  tète  ,  et  se  comporta  comme  un  forcené  11  s'oublia  jusqu'à 
lirésenter  un  mémoire  au  sénat  pour  me  faire  arrêter.  Sur  l'avis  que 
m'en  donna  l'abbé  deBinis,je  résolus  de  rester  encore  quinzejours, 
au  lieu  de  partir  le  surlendemain  comme  j'avais  compté.  On  avait 
vu  et  approuvé  ma  conduite;  j'étais  universellement  estimé.  La  sei- 
gneurie ne  daigna  pas  même  répondre  au  mémoire  de  l'ambassa- 
deur, I  t  nie  fit  dire  par  le  consul  que  je  pouvais  rester  à  Venise 
au»si  longlem,)s  qu'il  me  plairait,  sans  m'inquiéter  des  démarches 
d'un  fou.  Je  continuai  de  voir  mes  amis  :  j'allai  prendre  congé  de 
M.   l'ambassadeur  d'Espagne ,  qui  me  reçut  très  bien  ,  et  du  comte 


de  Finochetti,  ministre  de  Naples,  que  je  ne  trouvai  pas,  mais  à  qui 
j'écrivis,  et  qui  me  répondit  la  lettre  du  monde  la  plus  obligeante. 
Je  partis  enfin,  ne  laissant,  malgré  mes  embarras  d'autres  dettes 
que  les  emprunts  dont  je  viens  de  parler,  une  cinquantaine  d'écus 
chez  un  marchand,  nommé  Morandi,  que  Carrio  se  chargea  de 
payer,  et  que  je  ne  lui  ai  jamais  rendus,  quoique  nous  nous  soyons 
souvent  revus  depuis  ce  temps-là;  mais  quant  aux  deux  emprunts 
dont  j'ai  [larlé ,  je  les  remboursai  très  exactement  sitôt  que  la  chose 
me  fut  possible. 

Ne  quittons  pas  Venise  sans  dire  un  mot  des  célèbres  amusements 
de  cette  ville,  ou  du  moins  de  la  très  petite  part  que  j'y  pris  durant 
mon  séjour.  On  a  vu,  dans  le  cours  de  ma  jeunesse  ,  combien  peu 
j'ai  couru  les  plaisirs  de  cet  âge,  ou  du  moins  ce  qu'on  noiiimc  ainsi. 
Je  ne  changeai  pas  de  goût  à  Venise  y  mais  mes  occupations  ,  qui 
d'ailleurs  m'en  auraient  empêché,  rendirent  plus  piquantes  les  ré- 
créations très  simples  que  je  me  permettais.  La  première  et  la  plus 
douce  était  la  société  des  gens  de  mérite,  M.\l.  le  Bond,  de  Saint-Cyr, 
Carrio, Altuna,  et  un  gentilhomme  forlan  dont  j'ai  grond  regret  d'avoir 
oublié  le  nom,  et  dont  je  ne  me  rappelle  point  sans  émotion  l'aima- 
ble souvenir  :  c'était,  de  tous  les  hommee  que  j'ai  connus  en  ma 
vie,  celui  dont  le  cœur  ressemblait  le  plus  au  mien.  Nous  étions  liés 
aussi  avec  deux  ou  trois  Anglais  pleins  d'esprit  et  de  connaissances, 
passionnés  de  la  musique,  ainsi  que  nous.  Tous  ces  messieurs  avaient 
ieuis  femmes,  ou  leurs  amis,  ou  leurs  maîtresses,  ces  dernières  pres- 
que toutes  filles  à  talents,  chez  lesquelles  on  faisait  de  la  musique 
ou  des  bals.  On  y  jouait  aussi,  mais  très  peu  ;  les  goûts  vifs ,  les  ta- 
lents, les  spectacles ,  nous  rendaient  cet  amusement  insiiiide.  Le 
jeu  n'est  que  la  ressource  des  gens  ennuyés.  J'avais  apporté  de  Paris 
le  préjuge  qu'on  a  dans  ce  pays-là  contre  la  musique  italienne  ; 
mais  j'avais  aussi  reçu  de  la  nature  cette  sensibilité  de  tact  contre 
laquelle  les  piijiig.''S  ne  lieuiK  rit  ;ias.  J'eus  bientôt  pour  cette  mu- 
sique la  [liisMuii  qu'elle  insiure  à  ceux  qui  sont  faits  pour  en  juger. 
En  écoutant  des  ll,lre,•lIolle^,  je  iniuvais  que  je  n'avais  pas  oui  chan- 
ter jusqu'alors,  et  bientôt  je  m'engouai  tellement  de  l'opéra,  qu'en- 
nuyé de  babiller  ,  manger  et  jouer  dans  les  loges  ,  quand  je  n'au- 
rais voulu  qu'écouter,  je  me  dérobais  souvent  à  la  compagnie  pour 
aller  d'un  autre  côté.  Là,  tout  seul ,  enfermé  dans  ma  loge,  je  me 
livrais,  malgré  la  longueur  extrême  du  spectacle,  au  plaisir  d'en 
jouir  à  mon  aise  et  jusqu'à  la  fin.  Un  jour,  au  théâtre  de  Saint- 
Chrysostôme,  je  m'endormis,  et  bien  plus  profondément  que  je  n'au- 
rais fait  dans  mon  lit.  Les  airs  bruyants  et  brillants  ne  me  réveil- 
lèrent point.  Mais  qui  pourrait  exprimer  la  sensation  délicieuse  que 
me  firent  la  douce  harmonie,  et  les  chants  angéliques  de  celui  qui 
me  réveilla!  Quel  réveil,  quel  ravissement  ,  quelle  extase  ,  quand 
j'ouvris  au  même  instant  les  oreilles  et  les  yeux  I  Ma  jiremière  idée 
fut  de  me  croire  en  paradis.  Ce  nouveau  ravissant,  que  je  me  rap- 
pelle encore,  et  que  je  n'oublierai  de  ma  vie,  commençait  ainsi  : 

Conservami  la  bella. 
Che  si  m'accende  il  cor. 

Je  voulus  avoir  ce  morceau  ,  je  l'eus  et  je  l'ai  gardé  longtemps  ; 
mais  il  n'était  pas  sur  mon  papier  comme  dans  ma  mémoire.  C'é- 
tait bien  la  même  note,  mais  ce  n'était  pas  la  même  chose.  Jaitiais 
cet  air  divin  ne  peut  être  exécuté  que  dans  ma  tète  comme  il  le  fut 
en  effet  le  jour  qu'il  me  réveilla. 

Une  musique  à  mon  gré  bien  supérieure  à  celle  des  opéra,  et  qui 
n'a  passa  semblable  en  Italie,  ni  dans  le  reste  du  monde,  est  celle 
des  scuole.  Les  .sc«o/e  sont  des  maisons  de  charité  établies  pour  don- 
ner l'éducation  à  des  jeunes  filles  sans  bien  ,  et  que  la  république 
dote  ensuite,  soit  pour  le  mariage,  soit  pour  le  cloître.  Parmi  les 
talents  qu'on  cultive  dans  ces  jeunes  filles,  la  musique  est  au  pre- 
mier rang.  Tous  les  dimanches,  à  l'église  de  chacune  de  ces  quatre 
smiole,  on  a,  durant  les  vêpres,  des  motets  à  grand  cbœureten  grand 
orchestre,  composés  et  dirigés  par  les  plus  grands  maîtres  de  l'Italie, 
exécutés  dans  les  tribunes  grillées,  uniquement  par  des  filles  dont 
la  plus  vieille  n'a  ])as  vingt  ans.  Je  n'ai  l'idée  de  rien  d'aussi  vo- 
luptueux, d'aussi  touchant  que  cette  musique  :  les  richesses  de  l'art, 
le  goût  exquis  des  chants,  la  beauté  des  voix,  la  justesse  de  l'exécu- 
tion ,  tout ,  dans  ces  délicieux  concerts  ,  concourt  à  produire  une 
impression  qui  n'est  assurément  pas  du  bon  costume,  mais  dont  je 
doute  qu'aucun  coeur  d'homme  soit  à  l'abri.  Jamais  Carrio  ni  moi 
ne  manquions  ces  vêpres  aux  Mendicanti ,  et  nous  n'étions  pas  les 
seuls.  L'église  était  toujours  pleine  d'amateurs  ;  les  acteurs  même 
de  l'opéra  venaient  se  former  au  vrai  goût  du  chant  sur  ces  excel- 
lents modèles.  Ce  qui  me  désolait  était  ces  maudites  grilles  ,  qui  ne 
laissaient  passer  que  des  sons,  et  me  cachaient  les  anges  de  beauté 
dont  ils  étaient  digues.  Je  ne  parlais  d'autre  chose.  Un  jour  que  j'en 
parlais  chez  M.  le  Blond  :  Si  vous  êtes  si  curieux,  me  dit-il,  de 
voir  ces  petites  filles,  il  est  aisé  de  vous  contenter.  Je  suis  un  des 
administrateurs  de  la  maison  :  je  veux  vous  y  donner  à  goûter  avec 
elles.  Je  ne  le  laissai  pas  en  repos  qu'il  ne  m'eût  tenu  parole.  En 
entrant  dans  le  salon  qui  renfermait  ces  beautés  si  convoitées  ,  je 
sentis  un  l'rémissement  d'amour  que  je  n'avais  jamais  éprouvé. 
M.  le  Blond  me  présenta  l'une  après  l'autre  ces  chanteuses  célè- 


LES  CONFESSIONS. 


Dres,  dont  le  nom  et  la  voix  étaient  tout  ce  qui  m'était  connu  Ve- 
lez ,  Sophie...  elle  était  horrible.  Venez,  Callina...  elle  était  horgne. 
Vtni'Z,  Hellina..  lu  pelile  vciole  l'avait  dcligurée.  Presque  pas  une 
n'était  .sansquelqiic  notable  défaut,  l.e  bouireau  riait  de  ma  cruelle 
surpiise.  beux  ou  trois  cependaiil  me  parurent  passables  :  elles  ne 
chantaient  que  dans  les  chœurs.  J'étais  désolé.  Durant  le  goiîler  on 
les  agaça;  elles  s'egajéreiil.  La  laideur  mcnie  n'exelul  pa.s  les 
grâces;  je  leur  en  trouvai.  Je  me  (lisais  :  On  ne  cliaiite  pas  ainsi 
sans  àme,  elles  en  ont  Enlin  ma  luçoii  de  les  voir  tliangea  si  bien 
que  je  sortis  presque  aniouitux  de  tous  ces  laiderons.  J'osais  à  |  eine 
retourner  à  leurs  vcpies.  J'(  us  de  quoi  me  rassurer.  Je  (ontinuai 
de  liouver  leurs  chanls  délicieux,  et  leurs  voix  lardaient  si  bien 
leurs  visages,  que,  lanlqu'elles  chantaient,  je  m'obstinais,  en  déinl 
de  mes  yeux,  à  les  trouver  belles. 

La  musique  en  Italie  coûte  si  peu  de  chose,  que  ce  n'est  pas  la 
peine  de  s'en  fane  faute  quand  on  a  du  goijl  pour  elle.  Je  louai  un 
clavecin  ,  et,  pour  un  [letii  ecu ,  j'avais  chez  moi  quatre  ou  cinq 
sjmiihonistes  avec  lesquels  je  m'exeryais  une  lois  la  semaine  à  exé- 
cuter les  morceaux  qui  m'avaient  faille  plus  de  (ilaisirà  I  Opéra.  J'y 
fis  essayer  aussi  quelques  symphonies  oe  mes  il/uici  y  aluni  es.  Soii 
qu'elles  plussenl,  ou  qu'on  nie  voulût  cajoler,  le  maiiie  des  ballets 
de  Saini-ChrysôstcHiie  m'en  lit  demander  deux  que  j'eus  le  plaisir 
d'entendre  executci  parcel  admirable  orchestre,  et  qui  fuienl  dan- 
sées par  une  petite  Betliiia,  jolie,  et  surtout  aimable  file,  entre- 
rue  par  un  Kspagnul  de  nos  anus  aiipele  Kagoaga,  el  chez  laquelle 
nous  allions  jiasser  la  soiiee  assez  souvent  en  hiver. 

Mais  ;i  jiiopos  de  lilies,  Ce  n'est  pas  dans  une  ville  comme  Venise 
qu'on  s'en  abstient;  n'avez-vous  iieii,  pourrait-on  nie  dire,  à  con- 
fesser sur  cet  article?  Oui,  j'ai  qi.elque  chose  à  dire,  en  ellet,  et  je 
vais  procéder  à  cette  confession  avec  la  même  n^iïvelé  que  j'ai  mise 
il  toutes  les  auties. 

J  ai  toujours  eu  de  l'aversion  pour  les  filles  publiques,  et  je  n'a- 
vais pas  a  Venise  autre  chose  à  ma  portée,  l'enliee  ilts  bonnes  mai- 
sons du  pays  mêlant  iiitiidile  à  cause  de  ma  plaie.  Les  filles  de 
M.  le  U.oiid  étaient  aiii  ahles,  mais  d'un  difficile  abord,  et  je  consi- 
dérais irop  le  père  et  la  mère  pour  penser  même  à  les  convoiter. 

J'auiais  eu  plus  de  goût  pour  une  jeune  el  belle  persouiie  appelée 
mademoiselle  de  (Jataneu,  tille  ue  l'agelil  du  roi  de  I  russe,  mais 
Cairio  était  amoureux  d'elle  ;  il  a  nicuie  ele  question  de  mariage.  Il 
était  à  son  aise,  et  je  n'avais  rieu  ;  il  avait  eeut  louis  d'appouile- 
menls,  je  n'avais  que  cent  pistoies,  et,  outre  que  je  ne  voulais  pas 
aller  sur  les  brisées  d'un  ami,  je  savais  que,  ijuand  on  n'a  pas  la 
boi/ise  bien  garnie,  on  ue  doit  pas  se  mêler  de  taire  l'amour,  sur- 
tout a  Venise.  Je  n'avais  |>as  perdu  la  triste  habitude  de  donner  le 
change  à  mes  besoins;  trop  occupé  pour  sentir  bien  vivement  ceux 
que  le  climat  donne,  je  vécus  près  d'un  an  dans  celle  ville  aussi  sage 
que  j'avais  lait  à  Paris,  et  jeu  suis  reparti  au  bout  de  dix-huit  mois 
Bans  a\oii  approche  du  sexe  que  deux  seules  lois  par  les  singulières 
JCCasions  que  je  vais  dire. 

La  [iieniieie  me  lut  procurée  par  l'honnête  gentilhomme  Vitali, 
quelque  temps  après  l'exuuse  que  je  l'obligeai  dénie  demander  dans 
toutes  les  formes.  On  parlait  a  labie  des  amusemeiils  de  Venise.  Ces 
messieurs  me  reprochaient  luou  ludillerence  pour  le  plus  piquant 
de  tous,  vantant  la  gentillesse  des  courtisanes  vcnitieniies,  et  disant 
qu'il  II  y  en  avait  point  au  monde  qui  les  valussent.  Doiuinique  dit 
qu'il  fallait  que  je  lisse  cuniiaissance  avec  la  jikis  aimalde  de  tou- 
tes, qu'il  voulait  m'y  miiier,  el  que  j'en  serais  coulent.  Je  uie  mis 
à  rue  de  cette  otlie  obiigeanle;  et  le  comte  l'cali,  homme  déjà 
vieux  el  vénérable,  dit,  a\et  plus  de  franchise  que  je  n'en  aurais 
ati(  ikIu  d'un  lialien,  qu'il  me  croyait  trop  sage  pour  nu:  laissernie- 
uei  elitz  des  filles  par  mon  eiineuii.  Je  n'en  avais  en  effet  ni  l'in- 
leniion  ni  la  lentation,  el  uialgie  cela,  par  une  de  ces  iiicunséquen- 
ces  que  j  ai  (leine  à  comprendre  uioi-u.éme,  je  finis  par  me  laisser 
eiiliaiiiei ,  contie  mon  goul,  mon  cœur,  ma  raison,  ma  volonté 
même,  uniquenuiil  par  faiblesse,  par  honte  de  marquer  de  la  dé- 
fiance, et,  comme  on  dit  dans  ce  pays-là,  per  non  parer  Iroppo  co- 
fliune.  La  padoana  diez  qui  nous  allâmes  était  d'une  assez  joue 
tiguic,  belle  meioe,  mais  lum  pas  d  une  heaule  qui  uu;  plût.  Duiui- 
lUque  me  laissa  chez  elle.  Je  lis  venir  des  sorbelti,  je  la  lis  chauler, 
ît  au  bout  d'une  demi-heure  je  Voulus  m'en  aller,  en  laissant  sur 
a  table  un  ducat;  mais  elle  eut  le  singulier  scrupule  dt;  n'en  vou- 
loir poiiil  qu'elle  ne  l'eùi  gagne,  el  niui  la  singulière  fieti>e  de  lever 
îOii  scrupule.  Je  m'en  revins  au  palais,  si  persuade  que  jetais  (lOl- 
*Te,  que  la  première  ihoseque  j<  lis  en  airivautful  d'envoyer  cher- 
ilier  le  ihiruigiLii  pour  lui  deo  aiiuer  des  tisanes  [\).  iiuii  ne  peut 
!galer  le  malaise  d  esprit  que  je  soutins  durant  trois  semaines,  saus 
lu'aucuiie  incommodité  réelle,  aucun  signe  a|iparenl  le  justifiai. 
le  ne  pouvais  concevoir  qu  ou  pût  sortir  impunément  des  bras  de 
a  pauoana.  Le  chirurgien  lui-même  e..t  toute  la  peine  imagmabte 

me  I assurer.  Il  n  eu  pul  venir  il  bout  qu'en  me  persuadant  que 
étais  eouloriue  d'une  fai;ou  (larliculiere  k  ne  pouvoir  pas  aisément 

(1)  Un  des  signes  de  l'hypociiondrie  de  Rousseau  était  de  se  croire  lua- 
ide  :  on  se  rapt^ellc  le  prétendu  polype  au  cœur  qui  amena  le  voyage  à 
loutiiolUer.  A.  de  U. 


être  infi'clé,  et,  quoique  je  me  sois  moins  exposé  peut-être  qu'aucun 
aulre  homme  à  celle  expérience,  ma  sanlé  de  ce  côté  n'ayant  ja- 
mais reçu  d'atleinlc,  m'<-sl  une  preuve  que  le  chirurgien  avail  liai- 
son. Celte  opinion  cependant  ne  m'a  jamais  rendu  téméraire^  «t  si>' 
je  liens  en  itfet  cet  avantage  de  la  nature,  je  puis  dire  que  je  n'en 
ai  pas  abusé. 

Mon  autre  aventure,  quoique  avec  une  fille  aussi,  fui  d'une  es(>éce 
bien  dilleienle,  et  quant  k  son  origine  et  quant  à  ses  elfets.  J'ai  dit 
que  le  capitaine  Olivcl  m'avait  donné  à  diner  sur  son  bord,  et  que 
j'y  avais  mené  le  secrétaire  d'Espagne.  Je  m'attendais  au  saiul  du 
canon.  L'équipage  nous  reçut  en  iiaie,  maisil  n'y  eut  pas  une  amorce 
brûlée,  ce  qui  me  morlifia  beaucoup  à  cause  de  Carrio,  que  je  vis 
en  être  uti  peu  iiiqué;etil  était  vrai  que  sur  les  vaisseaux  marchands 
on  accordait  le  salut  du  canon  à  des  gens,  qui  par  le  ran^',  ne  nous 
valaient  certainement  pas  :  d  ailleurs  je  croyais  avoir  mérité  quelque 
distinction  du  cafiilaine.  Je  ne  pus  me  déguiser,  parce  que  eela- 
m'est  toujours  impossible;  el  quoique  le  diner  fût  1res  bon  et  que 
Olivet  en  fit  très  bien  les  honneurs,  je  le  commençai  de  mauvaise- 
humeur,  mangeant  peu  et  parlant  encore  moins. 

A  la  première  santé  du  moins  j'attendais  une  salve  :  rien.  Carrio, 
qui  me  lisait  dans  l'àme,  riait  de  me  voir  grogner  comme  un  en- 
fant. Au  tiens  du  diner  je  vois  approcher  une  gondole.  Ma  foi,  mon- 
sieur, me  dit  le  capitaine,  prenez  garde  à  vous,  voici  l'ennemi.  Je 
lui  demande  ce  qu'il  veut  dire  :  il  répond  en  plaisanlani.  La  gon- 
dole abiirde,  et  j  en  vois  .sortir  une  jfune  personne  éblouissante, 
fort  coquetlemeiit  mise  et  fort  leste,  qui  dans  trois  sauLs  fut  dans  là 
chanibic,  el  je  la  vis  (établie  à  côté  de  moi  avant  que  j'eusse  remar- 
qué qu'on  y  avail  mis  un  couvert.  Elle  était  aussi  ctiarnianle  que 
vive,  une  brunetle  de  vingt  ans  an  plus.  Elle  ne  parlait  qu'italien  : 
son  accent  seul  tût  sulfi  pour  me  touriui-  la  tête.  Tout  en  man- 
geant, tout  en  causant,  elle  me  regarde,  me  fixe  un  moment;  puis 
s'écriant  :  Bonne  Vierge!  Ah,  mon  cher  Bréraoud,  qu  il  y  a  de  temps 
que  je  ne  t'ai  vu  !  se  jette  entre  mes  bras,  cohe  sa  bouche  contre  la 
mienne,  et  me  serre  a  m'eloufier.  Ses  grands  yeux  noirs  à  1  orien- 
tale lançaient  dans  mou  cœur  des  traits  de  feu;  el,  quoique  la  sur- 
prise lit  d'abord  quelque  divei.sion,  la  volupté  me  gagna  très  raiii- 
dement,  au  point  que  malgré  les  spectateurs,  il  fallut  bientôt  ime 
cette  belle  me  contint  elle-même  :  j  étais  ivre  ou  plutôt  furieux 
yiiand  elle  me  vil  au  point  où  elle  me  voulait,  elle  mit  plus  de  mo- 
(léralion  dans  ses  caresses,  mais  non  dans  sa  vivacité;  et  quand  il 
lui  plut  de  nous  expliquer  la  cause  vraie  ou  fausse  de  toute  celte 
pétulance,  elle  nous  dit  que  |e  ressemblais  à  s'y  tromper  à  M  de 
Brémond,  directeur  des  douanes  de  Toscane,  qu'elle  avait  raffolé 
de  ce  M.  de  Brémond,  qu'elle  en  rafTolait  encore  :  qu'elle  lavait 
quille  parce  qu'elle  était  une  sotte;  qu'elle  me  prenait  à  sa  place 
qu'elle  voulait  m'aimer,  parce  que  cela  lui  convenait:  qu  il  fallait 
par  la  même  raison  que  je  l'aimasse  tant  que  cela  lui  conviendrait 
et  que,  quand  elle  me  planterait  là,  je  prendrais  patience  comme 
avait  fait  son  cher  Brémond.  Ce  qui  fut  dit  fut  fait.  Elle  prit  posses- 
sion de  moi  comme  d'un  homme  à  elle,  me  donnait  à  garder  ses 
gants,  son  évantaii,  son  cinda,  sa  coifÎK;  m'ordonnait  d  aller  ici  ou 
là,  de  faire  ceci  ou  cela,  et  j  obéissais.  Elle  me  dit  d'aller  renvoyer 
sa  gondole,  parce  quelle  voulaitse  servir  de  la  mienne,  et  j'v  fus- 
elle me  dit  de  m  ôter  de  ma  place,  et  de  prier  Carrio  de  s  y  inettre' 
parce  qn  elle  avait  a  lui  parler,  el  je  le  fis.  ils  causèrent  tres  long- 
temps ensemble  et  tout  bas,  je  les  laissai  faire,  elle  m'appela  je 
revins.  Ecoute,  Zanello,  me  dil-elie,  je  ne  veux  point  «ire  aimée  à 
la  Irançaise,  et  même  il  n  y  ferait  pas  bon.  Au  premier  moment 
d  ennui,  va-t  en;  mais  ne  reste  pas  à  demi,  je  feu  avertis  iVus 
allâmes  après  dîner  voir  la  verrerie  à  Murauo.  Elle  acheta  beau- 
coup de  petites  breloques  qu'elle  nous  laissa  payer  sans  façon;  mais 
elle  donna  partout  des  Irlnguelles  beaucoup  plus  forts  que  tout  ce 
que  nous  avions  dépense.  Par  l'indllferen-e  avec  laquelle  elle  jetait 
son  argent  et  nous  laissait  jeter  le  nôtre,  ou  voyait  qu'il  n'eiait 
d  aucun  prix  pour  elle.  Quand  elle  se  faisait  payer,  je  crois  que 
celait  par  vanité  plutôt  que  par  avarice.  Elle  s  applaudissait  du 
prix  qu  on   mellail  à  ses  laveurs. 

Le  soir  nous  la  icmenànies  chez  elle.  Tout  eu  causant,  je  vis 
deux  pistolets  sur  sa  toileite.  Ah  !  ah!  dis-je  en  en  prenant  un 
VOICI  une  boite  à  mouches  de  nouvelle  fabrique!  pourrait-oa  sa- 
voir quel  en  est  l'usage?  Je  vous  connais  d  autres  armes  qui  font 
feu  mieux  que  celles-là.  Après  quelques  plaisanteries  sur  le  même 
ton,  elle  nous  dit  avec  une  ua'ive  fierté,  qui  la  rendait  encore  plus 
charmante  :  Quand  j'ai  des  bontés  pour  des  gens  que  je  n'aime 
point,  je  leur  lais  payer  l'ennui  qu'ils  me  donnent;  rien  n'est  plus 
juste  :  mais  en  endurant  leurs  caresses,  je  ne  veux  pas  endurer 
leurs  insultes,  et  je  ne  manquerai  pas  le  premier  qui  me  manquera. 

En  la  quittant,  j'avais  pris  son  h.  ure  pour  le  lendemain.  Je  ne 
la  fis  pas  attendre.  Je  la  trouvai  in  vfititu  di  coit/iJenza,  dans  un 
déshabillé  plus  que  galant,  qu'on  ne  eonnail  que  dans  les  pavs 
méridionaux,  elqueje  ne  m'amuserai  pas  à  décrire,  quoique  je  me 
le  rappelle  trop  bien.  Je  dirai  seulement  que  ses  maiielietles  et  son 
tour  de  gorge  étaient  bordcsd'un  fil  de  soie  garui  de  pompons  cou- 
leur de  rose.  Cela  me  parut  animer  fort  une  bel.c  peau.  Je  vis 
ensuite  que  c'était  la  mode  à  Venise,  el  i'etl'el  en  est  si  charmant 


7-2 


LES  VEILLÉES  LITTÉRAIRES  ILLUSTRÉES. 


que  je  suis  surpris  que  cette  mode  n'ait  jamais  passé  en  France.  Je 
n'avais  point  d'idées  des  voluptés  qui  m'attendaient.  J'ai  parlé  de 
madame  de  Larnage,  dans  les  transports  que  son  souvenir  me  rend 
quelquefois  encore;  mais  qu'elle  était  vieille  et  laide  et  froide  auprès 
de  ma  Zulietta  !  Ne  tâchez  pas  d'imaginer  les  charmes  et  les  grâces 
de  cette  fille  enchanteresse  ;  vous  resteriez  trop  loin  de  la  vérité. 
Les  jeunes  vierges  des  cloîtres  sont  moins  fraîches,  les  beautés  du 
sérad  sont  moins  vives,  les  houris  du  paradis  sont  moins  piquan- 
tes. Jamais  si  douce  jouissance  ne  s'offrit  au  cœur  et  aux  sens  d'un 
mortel.  Ah  !  du  moins,  si  je  l'avais  su  goûter  pleine  et  entière  un 
seul  moment...  Je  la  goûtai,  maissans  charme.  J'en  émoussai  toutes 
les  délices;  je  les  tuai  comme  à  plaisir.  Non,  la  nature  ne  m'a  point 
fait  pour  jouir.  Elle  a 
mis  dans  ma  mauvaise 
lèle    le    poison    de   ce 
bonheur  inefTable  dont 
elle  a  mis  l'appétit  dans 
mon  cœur. 

S'il  est  une  circon- 
stance de  ma  vie  qui 
peigne  bien  mon  carac- 
tère, c'est  celle  que  je 
vais  raconter.  La  force 
avec  laquelle  je  me  rap- 
pelle en  ce  uiomentrob- 
jet  de  mon  livre  me 
fera  mépriser  ici  la 
fausse  bienséance  qui 
m'empêcherait  de  le 
remplir.  Qui  que  vous 
soyez,  qui  voulez  con- 
naître un  homme,  osez 
lire  les  deux  ou  trois 
pages  qui  suivent;  vous 
allez  connaître  à  plein 
Jean-Jacques  Rousseau. 

J'entrai  dans  la  cham- 
bre d'une  courtisane 
comme  dans  le  sanc- 
tuaire de  l'amour  et  de 
la  beauté;  j'en  crus  voir 
la  divinité  dans  sa  per- 
sonne. Je  n'aurais  ja- 
mais cru  que  sans  res- 
pect et  sans  estime  on 
pût  rien  sentir  de  pareil 
àcequ'elle  me  fitéprou- 
?er.  A  peine  eus-je  con- 
nu dans  les  premières 
familiarités  le  prix  de 
ses  charmes  et  de  ses 
caresses,  que,  de  peur 
d'en  perdre  le  fruit 
d'avance,  je  voulus  me 
hâter  de  le  cueillir. 
Tout-à-coup  au  lieu 
des  flammes  qui  me 
dévoraient,  je  sens  un 
froid  mortel  courir  dans 
mes  vtiiies;  les  jambes 
me  flageolent,  et,  prêt 
à  me  trouver  mal,  je 
m'assieds,  et  je  pleure 
comme  un  enfant. 

Oui  pourrait  deviner 
la  cause  de  mes  larmes, 
et  ce  qui  me  passait  par 
la  tète  en  ce  moment? 

Je  me  disais  :  cet  objet  dont  je  dispose  est  le  chef-d'œuvre 
de  la  nature  et  de  l'amour  ;  l'esprit ,  le  corps ,  tout  en  est 
parfait;  elle  est  aussi  bonne  et  généreuse  qu'elle  est  aimable 
et  belle.  Les  grands,  les  princes,  devraient  être  ses  esclaves  ; 
les  sceptres  devraient  être  à  ses  pieds.  Cependant  la  voilà,  miséra- 
ble coureuse,  livrée  au  public;  un  capitaine  de  vaisseau  marchand 
dispose  d'elle;  elle  vient  se  jeter  à  ma  tète,  à  moi  qu'elle  sait  qui 
u  ai  rien,  a  moi  dont  le  mérite  qu'elle  ne  peut  connaître  doit  être 
nul  a  ses  yeux.  Il  y  a  là  quelque  chose  d'inconcevable.  Ou  mon 
cœur  me  trompe,  fascine  mes  sens,  et  me  rend  la  dupe  d'une  indigne 
salope,  ou  il  faut  que  quelque  défaut  secret  que  j'ignore  détruise 
etlet  de  ses  charmes,  et  la  rende  odieuse  à  ceux  qui  devraient  se 
la  disputer.  Je  me  mis  à  chercher  ce  défaut  avec  une  contention 
a  esprit  singulière,  et  il  ne  me  vint  pas  même  à  l'esprit  que  la  vérole 
put  y  avoir  part.  La  fraîcheur  de  ses  chairs,  l'éclat  de  son  coloris, 
la  blancheur  de  ses  dents,  la  douceur  de  son  haleine,  l'air  de  pro- 
preté répandu  sur  toute  sa  personne,  éloignaient  de  moi  si  parfai- 


Je  me  fis  un  siège  d'une  malle  posée  à  plat 


temenl  cette  idée,  qu'en  doute  encore  sur  mon  état  depuis  la  Padoana, 
je  me  faisais  plutôt  un  scrupule  de  n'être  pas  assez  sain  pour  elle, 
et  je  suis  très  persuadé  qu'en  cela  ma  confiance  ne  me  trompait 
pas. 

Ces  réflexions  si  bien  placées  m'agitèrent  au  point  d'en  pleurer. 
Zulietta,  pour  qui  cela  faisait  sûrement  un  spectacle  tout  nouveau 
dans  la  circonstance,  fut  un  moment  interdite.  Mais,  ayant  fait  un 
tour  de  chambre  et  passé  devant  son  miroir,  elle  comprit,  et  mes  • 
yeux  lui  confirmèrent,  que  le  dégoût  n'avait  point  de  part  à  ce  rat. 
H  ne  lui  fut  pas  difficile  de  m'en  guérir  et  d'eITtcer  cette  petite 
honte.  Mais  au  moment  que  j'étais  prêt  à  me  pâmer  sur  une  gorge 
qui  semblait  pour  la  première  fois  souffrir   la  bouche  et  la  main 

d'un  homme,  je  m'a- 
perçus qu'elle  avait  un 
téton  borgne.  Je  me 
frappe  ,  j'examine,  je 
crois  voir  que  ce  téton 
n'est  pas  conformé 
comme.l'autre.  Me  voilà 
cherchant  dans  ma  tête 
comment  on  peut  avoir 
un  téton  borgne,  et, 
persuadé  que  cela  tenait 
à  quelque  notable  vice 
naturel,  à  force  de  tour- 
ner et  retourner  cette 
idée, je  visclair  comme 
le  jour  que,  dans  la 
plus  charmante  per- 
sonne dontje  pusse  me 
former  l'image  ,  je  ne 
tenais  dans  mes  bras 
qu'une  espèce  de  mon- 
stre, le  rebut  de  la  na- 
ture, des  hommes  et 
de  l'amour.  Je  poussai 
la  stupidité  jusqu'à  lui 
parler  de  ce  télon  bor- 
gne. Elle  prit  d'abord 
la  chose  en  plai>aiitant, 
et,  dans  son  humeur 
folâtre,  dit  et  fit  des 
choses  à  me  faire  mou- 
rir d'amour.  Mais,  gar- 
dant un  fondsd'inquié- 
tude  que  je  ne  pus  lui 
cacher,  je  la  vis  enfla 
rougir,  se  rajuster,  se 
redresser,  et,  sans  dire 
un  seul  mot ,  s'aller 
mettre  à  sa  fenêtre.  Je 
voulus  m'y  mettre  àcôté 
d'elle;  elle  s'en  ôta,  fut 
s'asseoir  sur  un  lit  de 
repos ,  se  leva  le  mo- 
ment d'après  ,  et  ,  se 
Eromenantparlacham- 
re  en  s'éventant ,  me 
dit ,  d'un  ton  Iroid  et 
dédaigneux  :  Zam-tto, 
lascia  le  donne,  e  atudio 
la  malamalica. 

Avant  de  la  quitter  je 
lui  demandai ,  pour  1( 
lendemain  ,    un  autrt 
rendez-vous  qu'elle  re- 
mit au  troisième  jour 
en  ajoutant  ,  avec  ui 
sourire  ironique,  que  je  devais  avoir  besoin  de  repos.  Je  passai  ce 
tcmfis  mal  à  mon  aise,  le  cœur  plein  de  ses  charmes  et  de  ses  grâces, 
sentant  mon  extravagance,  me  la  reprochant,  regrettant  les  moments 
si  mal  employés  qu'il  n'avait  tenu  qu'à  moi  de  rendre  les  plus  doux 
de  ma  vie,  attendant  avec  la  plus  vive  impatience  celui  d'en  répa- 
rer la  perte,  et  néanmoins  inquiet  encore,  malgré  que  j'en  eusse, 
de  concilier  les  perfections  de  cette  adorable  fille  avec  l'indignité 
de  son  état.  Je  courus,  je  volai  chez  elle  à  l'heure  dite.  Je  ne  sais  si 
son  tempérament  ardenl  eût  été  plus  content  de  cette  visite;  son 
orgueil  l'eût  été  du  moins,  et  je  me  faisais  d'avance  une  jouissance 
délicieuse  de  lui  montrer  de  toutes  manières  comment  je  savais  ré- 
parer mes  torts.  Elle  m'épargna  cette  épreuve.  Le  gondolier,  qu'et 
abordant  j'envoyai  chez  elle,  me  rapporta  qu'elle  était  repartie  li 
veille  pour  Florence.  Si  je  n'avais  pas  senti  tout  mon  amour  en  li 
possédant,  je  le  sentis  bien  cruellement  en  la  perdant.  Mon  regre 
insensé  ne  m'a  point  quitté.  Tout  aimable,  toute  charmante  qu'ell 
était  à  mes  yeux,  je  pouvais  me  consoler  de  la  perdre  ;  mais  de  que 


LES  CONFESSIONS. 


73 


je  n'ai  pu  me  consoler,  je  l'avoue,  c'est  qu'elle  n'ait  emporté  de 
moi  qu'un  souvenir  méprisant. 

Voilà  mes  deux  histoires.  Les  dix-huit  mois  que  j'ai  pissés  à 
Venise  ne  m'ont  fourni  de  plus  h  dire  qu'un  simple  projet  tout  au 
plus.  Carrio  était  galant.  Ennujé  do  n'aller  toujours  que  chez  des 
filles  engagées  à  d'autres,  il  eut  la  fantaisie  d'en  avoir  une  à  sou 
tour,  et,  comme  nous  étions  inséparables,  il  me  proposa  l'arrange- 
ment, peu  rare  à  Venise,  d'en  avoir  une  à  nous  deux.  J'y  consentis. 
Il  s'agissait  de  la  trouver  sûre.  11  chercha  tant,  qu'il  déterra  une 
petite  fille  d'onze  à  douze  ans,  que  sou  indigue  racre  cherchait  à 
vendre.  Nous  fûmes 
lavoir  ensemble. Mes 
entrailles  s'émurent 
en  voyant  cette  en- 
fant. Elle  était  blonde 
et  douce  comme  un 
agneau  ;  on  ne  l'au- 
rait jamais  crue  Ita- 
lienne. On  vit  pour 
très  peu  de  chose  à 
Venise  :  nous  don- 
nâmes quelque  ar- 
gent à  la  mcre  ,  et 
pourvûmes  à  l'entre- 
tien de  la  fille.  Elle 
avait  de  la  voix;  pour 
lui  procurer  un  talent 
de  ressource,  nous  lui 
donnâmes  une  épi- 
nette  et  un  maître  à 
chanter.  Tout  cela 
nous  coûtait  à  peine 
à  chacun  deux  se- 
quins  par  mois  ,  et 
nous  en  épargnait 
davantage  en  autres 
dépenses  :  mais  com- 
me il  fallait  attendre 
qu'elle  fût  mûre,  c'é- 
tait semer  beaucoup 
avant  de  recueillir. 
Cependant,  contents 
d'aller  là  passer  les 
soirées  ,  causer  et 
jouer  très  innocem- 
ment avec  celte  en- 
fant, nous  nous  amu- 
sions i)lus  agréable- 
ment peut-être  que 
si  nous  l'avions  pos- 
sédée; tant  il  est  vrai 
que  ce  qui  nous  atta- 
che le  plus  aux  fem- 
mes est  moins  la  dé- 
bauche qu'un  certain 
agrément  de  vivre 
auprès  d'elles.  Insen- 
siblement mon  cœur 
s'attachait  à  la  petite 
Anzoletta,  mais  d'un 
attacheuient  pater- 
nel auquel  les  sens 
avaientsipeudepart, 
qu'à  mesure  qu'il 
augmentait  il  me  de- 
venait moins  possible 
de  les  y  faire  entrer, 
et  je  sentais  que  j'au- 
rais eu  horreur  d'ap- 
procher de  cette  fille 

devenue  nubile,  comme  d'un  insecte  abominable.  Je  voyais  les  sen- 
timents du  bon  Carrio  prendre  à  son  insu  le  même  tour.  Nous  nous 
ménagions,  sans  y  penser,  des  plaisirs  non  moins  doux,  mais  bien 
différents  de  ceux  dont  nous  avions  d'abord  eu  l'idée,  et  je  suis  cer- 
tain ([lie,  quelque  belle  qu'eût  pu  devenir  cette  pauvre  enfant,  loin 
d'être  jamais  les  corrupteurs  de  son  innocence,  nous  en  aurions  été 
les  protecteurs.  Ma  catastrophe,  arrivée  peu  après,  ne  me  laissa  pas 
le  temps  d'avoir  part  à  cette  bonne  œuvre,  et  je  n'ai  à  me  louer 
dans  cette  alFaire  que  du  penchant  de  mon  cœur.  Revenons  à  mon 
voyage. 

Mon  premier  projet,  en  sortant  de  chez  M.  de  Montaigu,  était  de 
me  retirer  à  Genève,  en  attendant  qu'un  meilleur  sort, écartant  les 
obstacles,  pût  me  réunir  à  ma  pauvre  raiman;  mais  l'éclat  qu'avait 
fait  notre  querelle,  et  la  sottise  qu'il  eut  d'en  écrire  à  la  cour,  me 
fit  prendre  le  parti  d'aller  moi-même  y  rendre  compte  de  ma  coa- 
T.  IV. 


Se  jette  dans  mes  bras ,  colle  sa  bouche  contre  la  mienne  et  me  serr« 
à  m'étouffer. 


duite,  et  demander  justice  de  celle  d'un  forcené.  Je  marquai  de  Ve- 
nise ma  résolution  à  M.  du  Theil,  chargé  par  intérim  des  affaires 
étrangères  après  la  mort  de  .M.  Amclot.  Je  partis  aussitôt  que  ma 
lettre;  je  pris  ma  route  par  Bergame  ,  Côme  et  Duora  d  Ossola  :  je 
traversai  le  Simplon.  A  Sion  ,  .M.  de  (^haignon  ,  chargé  des  affaires 
de  France,  me  fit  mille  amitiés  ;  à  Genève,  M.  de  la  Closure  m'en 
fit  autant.  J'y  renouvelai  connaissance  avec  M.  deGauffecouil.dûnt 
j'avais  quelque  argent  à  recevoir.  J'avais  traversé  Nyon  sans  voir 
mon  père,  non  qu'il  ne  m'en  coûtât  fixtrèmement,  mais  je  n'avais 
pu  me  résoudre  à  me  montrer  à  ma  belle-mère  après  mon  désastre, 

certain  qu'elle  méju- 
gerait sans  vouloir 
m'écouter.Le  libraire 
du  Villard  ,  ancien 
ami  de  mon  père,  me 
reprocha  vivement  ce 
tort.  Je  lui  en  dis  la 
cause;  et,  pour  le  ré- 
parer sans  m'exposer 
à  voir  ma  belle-mère, 
je  pris  une  chaise,  et 
nous  fûmes  ensemble 
à  Nyon  descendre  au 
cabaret.  Du  Villard 
s'en  fut  chercher  mon 
pauvre  père,  qui  vint 
tout  courant  m'em- 
brasser.  Nous  sou- 
pàmes  ensemble;  et, 
après  avoir  passé  une 
soirée  bien  douce  à 
mon  cœur,  je  retour- 
nai le  lendemain  ma- 
tin à  Genève  avec  du 
Villard,  pour  qui  j'ai 
toujours  conservé  de 
la  reconnaissance  du 
bien  qu'il  me  fit  en 
cette  occasion. 

M<m  pluscourl che- 
min n'était  pas  par 
Lyon,  mais  j'y  voulus 
passer  pour  vérifier 
une  friponnerie  bien 
basse  de  M.  de  Mon- 
taigu. Tavais  fait  ve- 
nir de  Paris  une  pe- 
tite caisse  contenant 
une  veste  brodée  d'or, 
quelques  paires  de 
manchettes  ,  et  six 
paires  de  bas  de  soie 
blancs.Surla  proposi- 
tion qu'il  m'en  fit  lui- 
même,  je  fis  ajouter 
cette  caisse ,  ou  plu- 
té't  cette  boite,  à  son 
bagage.  Dans  le  mé- 
moire d'apothicaire 
qu'il  voulut  me  don- 
ner en  paiement  de 
mes  appointements, 
et  qu'il  avait  écrit  de 
sa  main,  il  avait  mis 
que  cette  boite,  qu'd 
appelait  ballot,  pesait 
onze  quintaux  ,  et  il 
m'en  avait  passé  le 
port  à  un  prix  énor- 
me. Par  les  soins  de 
M.  Boy  de  la  Tour,  auquel  j'étais  recommandé  par  M.  Roguin, 
son  oncle,  il  fut  vérifié  sur  les  registres  des  douanes  de  Lyon 
et  de  .Marseille  que  ledit  ballot  ne  pesait  que  quarante -cinq 
livres,  et  n'avait  payé  le  port  qu'à  raison  de  ce  po^ds.  Je  joignis 
cet   extrait   authentique    au    mémoire    de    M.    '         '   ' ' 


de    Montiûgu  ;    et 


mni  de  ces  pièces  et  de  plusieurs  autres  de  la  même  force,  je  me 
endisà  Paris,  trèsimpaticntd'eu  faire  usage.  J'eusduranl  toute  cettû 
longue  route  de  petites  aventures  à  Côme,  en  Valais,  et  ailleurs.  Je 
vis  plusieurs  choses,  entre  autres,  les  îles  Boromées,  qui  vaudraient 
la  peine  d'être  décrites.  Mais  le  temps  me  siagne,  les  espions  ni  ob- 
sèdent; je  suis  forcé  de  faire  à  la  liàte  et  mal  un  travail  qui  deman- 
derait îe  loisir  et  la  tranquillité  qui  me  manquent.  Si  jamais  la  Pro- 
vidence, jetant  les  yeux  sur  moi,  me  procure  enfin  des  jours  plus 
calmes,  je  les  destine  à  refoudre,  si  je  puis,  cet  ouvrage,  ou  àjfaire 
au  moins  un  supplément  dont  je  sens  qu'il  a  grand  besoin. 

12 


74 


LKS  VRILLÉES  LITTÉRAIRES  ILLUSTRÉES. 


Le  bruit  lit;  mon  histoire  m'avait  devancé  ;  et,  en  arrivant,  je  trou- 
■vai  que  dans  les  bureaux  et  dans  le  public  tout  le  monde  elaitscan- 
dalisé  des  folies  de  l'ambassadeur.  Malgré  cela,  malgré  le  cri  public 
dans  Venise,  malgré  les  preuves  sans  réplique  que  j'exhibais,  je  ne 
pus  obtenir  aucune  justice.  Loin  d'avoir  ni  satisfaction  ni  répara- 
tion, je  fus  même  laissé  à  la  discrétion  de  l'ambassadeur  pour  mes 
appointements;  et  cela,  par  l'unique  raison  que,  n'élant  pas  Fran- 
çais, je  n'avais  pas  droit  à  la  protection  nationale,  et  que  c'était 
une  affaire  particulière  entre  lui  et  moi.  Tout  le  monde  en  particu- 
lier convint  avec  moi  que  j'étais  offensé,  lésé,  malheureux  ;  que 
l'ambassadeur  était  un  extravagant  cruel,  inique,  etque  toute  celte 
affaire  le  déshonorait  à  jamais.  Mais  quoi  ?  il  était  l'ambassadeur; 
'  je  n'étais,  moi,  que  le  secrétaire.  Le  bon  ordre,  ou  ce  qu'on  appelle 
ainsi,  voulait  que  je  n'obtinsse  aucune  justice,  et  je  n'eu  obtins  au- 
cune. Je  m'imaginai  qu'à  force  de  crier  et  de  traiter  publiquement 
ce  fou  comme  il  le  méritait,  on  me  dirait  à  la  fin  de  me  taire;  cl 
c'était  ce  que  j'attendais,  bien  résolu  de  n'obéir  qu'après  qu'on  au- 
rait prononcé.  Mais  il  n'y  avait'point  alors  de  ministre  des  affaires 
étrangères.  On  me  laissa  clabauder ,  on  m'encouragea  même;  on 
faisait  chorus  :  mais  l'aflaire  en  resta  toujours  là  jusqu'à  ce  que,  las 
d'avoir  raison  et  jamais  justice,  je  perdis  courage,  et  plantai  là 
tout  (1). 

La  seule,personne  qui  me  reçut  mal,  et  dont  j'aurais  le  moinsat- 
tendu  cette  injustice,  fut  madame  de  Beuzenval.  Toute  pleine  des 
prérogatives  du  rang  de  la  noblesse,  elle  ne  put  jamais  se  mettre 
dans  la  tète  qu'un  ambassadeur  pût  avoir  tort  avec  son  secrétaire. 
L'accueil  qu'elle  me  lit  l'ut  conforme  à  ce  préjugé.  J'en  fus  si  piqué, 
qu'en  sortant  de  chez  elle,  je  lui  écrivis  une  des  fortes  et  vives 
lettres  quej'aie  peut-être  écrites,  et  je  n'y  suis  jamais  retourné.  Le  P. 
Castel  me  reçut  mieux  :  mais  à  travers  le  patelinagejésuitique,  jele 
vis  suivre  assez  fidèlement  une  des  grandes  maximes  de  la  société, 
qui  est  d'immoler  toujours  le  plus  faible  au  plus  puissant.  Le  vif  sen- 
timent de  la  justice  de  ma  cause,  et  ma  fierté  naturelle,  ne  me  lais- 
sèrent pas  endurer  (latiemment  cette  partialité.  Je  cessai  de  voir  le 
P.  Castel,  et  par  là,  d'aller  aux  Jésuites,  où  je  ne  connaissais  que 
lui  seul.  D'ailleurs  l'esprit  tyrannique  et  intrigant  de  ses  confrères, 
si  différent  de  la  bonhomie  du  bon  P.  Hemet,  me  donnait  tant  d'e- 
loigneraent  pour  leur  commerce,  que  je  n'en  ai  vu  aucun  depuis  ce 
temps-là,  si  ce  n'est  le  P.  Bertàier,  que  je  vis  deux  ou  trois  fois 
chez  M.  Dupin,avec  lequel  il  travaillait  de  toute  sa  force  à  la  réfuta- 
tion de  Montesquieu. 

Achevons,  pour  n'y  plus  revenir  ce  qui  me  reste  à  dire  de  M.  de 
Montaigu.  Je  lui  avais  dit  dans  nos  démêlés  qu'il  ne  lui  fallait  pas  un 
secrétaire,  mais  un  clerc  de  procureur.  11  suivit  cet  avis  ,  et  me 
donna  pour  successeur  un  vrai  procureur,  qui  lui  vola  vingt  ou 
trente  mille  livres.  11  le  chassa,  le  fit  mettre  en  prison,  chassa  ses 
gentilshommes  avec  esclandre  et  scandale,  se  lit  partout  des  que- 
relles, reçut  des  affronts  qu'un  valet  n'enduierait  pas,  et  finit,  à 
force  de  folies,  par  se  faire  rappeler  et  renvoyer  planter  ses  choux. 
Apparemment  que,  parmi  les  réprimandes  qu'il  reçut  à  la  cour, son 
alfaire  avec  moi  ne  fut  pas  oubliée.  Du  moins,  peu  de  temps  après 
son  retour,  il  m'envoya  son  maître-d'hôtel  pour  solder  mon  compte 
et  me  donner  de  l'argent.  J'en  manquais  dans  ce  muiueut-ià;  et  mes 
dettes  de  Venise,  dettes  d'honneur  si  jamais  il  en  fut,  me  pesaient 
sur  le  cœur.  Je  saisis  le  moyen  qui  se  présentait  de  les  acquitter,  de 
même  que  le  billet  de  Zanetto  Nani.  Je  reçus  ce  qu'on  voulut 
me  donner,  je  payai  toutes  mes  dettes  ,  et  je  restai  sans  un  sou 
comme  auparavant,  mais  soulagé  d'un  poids  qui  ui'etait  insupjior- 
lable.  Depuis  lors  je  n'ai  plus  entendu  parler  de  M.  de  Moiiiaigii 
qu'à  sa  mort,  que  j  appris  par  la  voix  publique.  Que  Dieu  fasse  paix 
a  ce  pauvre  homme!  Il  était  aussi  propre  au  mener  d'ambassadeur 
que  je  l'avais  etc  dans  mou  enfance  à  celui  de  grapignan.  Cepen- 
dant il  n'avait  tenu  qu'à  lui  de  se  soutenir  honorableuieut  par  mes 
services,  et  de  me  faire  avancer  rapidement  dans  l'état  auquel  le 
comte  de  Gouvon  m'avait  destine  dans  ma  jeunesse,  et  dont  par  moi 
seul  je  m'étais  rendu  capable  dans  un  âge  plus  avancé. 

La  justice  et  l'inutilité  de  mes  [daintes  me  laissèrent  dans  l'àme 
un  germe  d'indignation  contre  nos  sottes  institutions  civiles,  où  le 
vrai  bien  public  et  la  véritable  justice  sont  toujours  sacrifies  à  je  ne 
sais  quel  ordre  apparent,  destructif  en  effet  de  tout  ordre,  et  qui  ne 
fait  qu'ajouter  la  sanction  de  l'autorité  publique  à  l'oppression  du 
faible  et  à  l'iniquilé  du  fort.  Deux  choses  empêchèrent  ce  germe  de 
se  développer  pour  lorscommc  il  a  lait  dans  la  suite  :  l'une,  qu'il 
s'agissait  de  moi  dans  cette  dlfaire,  et  que  l'intérêt  prive,  qui  n'a 
jamais  rien  produit  de  grand  et  de  noble,  ne  saurait  tirer  Oe  mon 
cœur  les  divins  elaiis  qu'il  n'appartient  qu  au  plus  pur  amour  du 
jusie  et  du  beau  dy  produire.  L'autre  fut  lecliarmede  l'aïuilie  qui 
tempérait  etcalniail  ma  colère  par  l'ascendant  d'un  sentinierit  plus 
doux.  J  avais  lait  connaissance  à  Venise  avec  un  Biscayen,  ami  de 
mon  ami  de  Caino,  et  digne  de  l'être  de  tout  homme  oe  bien.  Cet 
aimable  jeune  homme,  ne  pour  tous  les  talents  et  pour  toutes  les 

(1)  Jean-Jacques  disait  à  madame  d'Epinay  que  c'était  la  nécessité 
d'essuyer  une  injustice  ei  la  peispective  d'être  pendu  qui  l'avait  ramené  à 
Paris.  (Voir  les  Mémoires  de  madame  d'Epinay.)  A.  de  B. 


vertus,  venait  de  faire  le  tour  de  i  Italie  pour  prendre  le  goût  des 
beaux-arts,  et,  n'imaginant  rien  de  plus  à  acquérir,  il  voulait  s'en 
retourner  en  droiture  dans  sa  patrie.  Je  lui  dis  que  les  arts  n'élaient 
que  le  délassemi  nt  d'un  génie  comme  le  sien,  fait  pour  cultiver  les 
sciences,  et  je  lui  conseillai,  pour  en  prendre  le  goût,  un  voyage  et 
six  mois  de  séjour  à  Paris.  11  me  crut,  et  fut  à  Paris.  Il  y  était  et  m'at- 
tendait quand  j'y  arrivai. Son  logement  était  tro[i  grand  pour  lui;il  m'en 
offrilla  moitié  ijel'acceptai.  Je  le  trouvai  dans  laferveur  des  hautes 
sciences.  Rien  n'était  au-dessusdesaportée;il,dévoraitetdigéraittout 
avec  une  prodigieuse  rapidité.  Combienil  me  remercia  d'avoir  procuré 
cet  aliment  à  son  esprit,  que  le  besoin  desavoir  dévorait sansqu'il s'en 
doulàt  lui-même  !  Quels  trésors  de  lumières  et  de  vertus  je  trouvai 
dans  cette  àme  forte!  Je  sentis  que  c'était  l'ami  qu'il  me  fallait: 
nous  devînmes  intimes.  >'os  goûts  n'étaient  pas  les  mêmes;  nous 
disputions  toujours.  Tous  deux  opiniâtres,  nous  n'étions  jamais 
d'accord  sur  rien.  Avec  cela  nous  ne  pouvions  nous  quitter,  et  tout 
en  nous  contrariant  sans  cesse,  aucun  des  deux  n'eût  voulu  que 
l'autre  fût  autrement. 

Ignacio  Emmanuel  de  Altuna  était  un  de  ces  hommes  rares  que 
l'Espagne  seule  produit,  et  dont  elle  produit  trop  peu  pour  sa  gloire. 
Il  n'avait  pas  ces  violentes  passions  nationales  communes  dans  son 
pays.  L'idée  de  la  vengeance  ne  pouvait  pas  plus  entrer  dans  son 
esprit  que  le  désir  dans  son  cœur.  Il  était  trop  fier  pour  être  vindi- 
catif, et  je  lui  ai  souvent  ouï  dire,  avec  beaucoup  de  sang-froid, 
qu'un  mortel  ne  pouvait  pas  oll'enser  son  àme.  11  était  galant  sans 
être  tendre.  11  jouait  avec  les  femmes  comme  avec  de  jolis  enfants^ 
11  se  plaisait  avec  les  maîtresses  de  ses  amis  ;  mais  je  ne  lui  en  ai 
jamais  vu  aucune,  ni  aucun  désir  d'en  avoir.  Les  llamraes  de  la 
vertu,  dont  son  cœur  était  dévoré,  ne  permirent  jamais  à  celles  de 
ses  sens  de  naître. 

Apres  ses  voyages  il  s'est  marié,  il  est  mort  jeune,  il  a  laissé  des 
enfants  ;  et  je  suis  persuadé,  comme  de  mon  existence,  que  sa  femme 
est  la  première  et  la  seule  qui  lui  ait  fait  connaître  les  plaisirs  de 
l'amour.  A  l'extérieur  il  était  dévot  comme  un  Espagnol  ;  mais  en 
dedans  était  la  pieté  d'un  ange.  Hors  moi,  je  n'ai  vu  que  lui  seul 
de  tolérant  depuis  que  j'existe.  Il  ne  s'est  jamais  informé  d'aucun 
homme  comment  il  jiensait  en  matière  de  leligion.  Que  son  ami 
fût  juif,  proteslant,  turc,  athée,  peu  lui  importait,  pourvu  qu'il  fût 
honnèie  homme.  Obstiné,  têtu  pour  des  opinions  indifférentes,  dès 
qu'il  s'agissait  de  religion,  même  de  morale,  il  se  recueillait,  se  tai- 
sait, ou  clibait  simplement:  Je7ie.  suis  chargé  que  de  moi.  11  est  in- 
croyable qu'on  puisse  associer  autant  d'élévation  d'âme  avec  un 
esprit  de  détail  porte  jusqu'à  la  minute.  Il  partageait  et  fixaitd  avance 
l'emploi  de  sa  journée  par  heures,  quarts  d'heure  et  minutes,  et  sui- 
vait cette  distribution  avec  un  tel  scrupule,  que,  si  l'heure  eût  sonné 
tandis  qu'il  lisait  sa  phrase,  il  eût  fermé  le  livre  sans  achever.  De 
toutes  ces  mesures  de  temps  ainsi  rompues,  il  y  en  avait  pour  telle 
étude,  il  y  en  avait  pour  telle  autre;  il  y  en  avait  pour  la  reflexion,  pour 
la  conversation,  pour  l'office,  pour  Loke,pour  le  rosaire,  pour  les  vi- 
sites, pour  la  musique,  pour  la  peinture;  et  il  n'y  avait  ni  plaisir,  ni 
tentation,  ni  complaisance,  qui  put  intervertir  cetordre.  Un  de\oir  à 
remplir  seul  l'aurait  pu.  Quauû  ù  me  faisait  la  liste  de  ses  distributions 
afin  que  je  m  y  conformasse,  je  commençais  par  rire,  et  je  finissais  par 
pleurer  a'admiration.  Jamais  il  ne  gênait  personne;  mais  il  brusquait 
les  gens  qui  par  politesse  voulaient  le  gêner.  Il  était  emporté  sans 
être  boudeur.  Je  l'ai  vu  souvent  en  colère,  mais  je  ne  l'ai  jamais  vu 
lâché.  Rien  n'était  si  gai  que  son  humeur  :  il  entendait  raillerie,  et 
il  aimait  à  railitr  ;  il  brillait  même,  car  il  avait  le  talent  de  l'épi- 
gramme.  Quand  on  ruuimait,  il  était  bruyant  et  tapageur  en  pa- 
roles; sa  VOIX  s'entendait  de  loin.  Mais  tanuis  qu'il  criaiton  le  voyait 
sourire,  et  tout  à  travers  ses  emportements  il  lui  venait  quelque  mot 
plaisant  qui  faisait  éclater  tout  le  monde.  11  n'avait  pas  plus  le  teint 
espagnol  que  le  phlegme.  Il  avait  la  peau  blanche,  les  joues  colo- 
rées, les  cheveux  d'un  châtain  presque  blond.  Il  était  grand  et  bien 
fait.  Son  corps  fut  forme  pour  loger  son  àme. 

Ce  sage  de  cœur  ainsi  que  de  tcto  se  connaissait  en  hommes,  et 
fut  mou  ami.  C'est  toute  ma  réponse  à  quiconque  ne  l'est  pas.  Nous 
nous  liâmes  si  bien  que  nous  fîmes  le  projet  de  passer  nos  jours 
ensemble.  Je  devais  dans  quelques  années  aller  le  joindre  à  Ascoytia 
pour  vivre  avec  lui  dan»  sa  terre.  Toutes  les  parties  de  ce  projet 
turent  arrangées  entre  nous  la  veille  de  son  départ.  11  n'y  manqua 
que  ce  qui  ne  dépend  pas  des  hommes  dans  les  projets  les  mieux 
concertes.  Les  événements  iiosteriturs,  mes  desastres,  son  mariage, 
sa  mort  enfin,  nous  ont  séjiarés  pour  toujours.  On  dirait  qu'il  n'y  a 
que  les  nous  coni[ilots  des  méchants  qui  réussissent:  les  projets 
uuiocentsdes  bons  n'ont  presque  jamais  d'aciomplissemcnt. 

Ayant  senti  l'inconvénient  de  la  dépendance,  je  me  promis  bien 
de  ne  m'y  plus  exposer.  Ayant  vu  leuverser  des  leur  naissance  les 
projets  a  ambition  que  l'occasion  m'avait  l'ait  former,  rebuté  de  ren- 
tier dans  la  carrière  que  j'avais  si  bien  commencée,  et  dont  néan- 
moins je  venais  d  être  expulse,  je  résolus  de  ne  plus  m'attaclier  à 
personne,  mais  de  rester  dans  riiide[iendance  en  tirant  parti  de  mes 
talents,  dont  enfin  je  commençais  à  sentir  la  mesure,  et  dont  j'avais 
trop  modestement  pensé  jusqu  alors.  Je  repris  le  travail  de  mon 
opéra,  quej'a\ais  interrompu  pour  aller  à  'Venise;  et  pour  m'y  li- 


LES  CONFESSIONS. 


vrer  plus  tranquillement,  après  le  départ  d'Altuna,  je  retournai  Inger 
il  mon  ancien  hôtel  Saint-Quentin,  qui,  dans  un  quartier  S(j|itaire 
et  peu  loin  du  l,uxemljourg,  m'était  plus  commode,  pour  travailler 
à  mon  aise,  que  la  bruyante  rue  Saint-Honoré.Là  m'attendait  la  seule 
consolation  réelle  que  le  ciel  m'ait  fait  goûter  clans  ma  misère,  et 
qui  seule  me  la  rend  suiiporlable.  Ceci  n'est  pas  une  connaissance 
passagère  ;  je  dois  entrer  dans  quelque  détail  sur  la  manière  dont 
elle  se  fit. 

Nous  avions  une  nouvelle  hôtesse  qui  était  d'Orléans.  Elle  prit 
pour  travailler  en  linge  une  (ille  de  son  pays,  d'cnviron_vingt-d(Mix 
à  vingt-trois  ans  qui  mangeait  avec  nous,  ainsi  que  ^hôtess(^  Celte 
fille,  appelée  Thérèse  le  Vasseur,  était  de  bonne  famille.  Son  père 
était  officier  de  la  monnaie  d'Orléans,  sa  mère  était  marchande.  Ils 
avaient  beaucoup  d'enfants.  La  monnaie  d'Orléans  n'allant  plus, 
le  père  se  trouva  sur  le  pavé  ;  la  mère,  ayant  essuyé  di:s  banque- 
routes, fit  mal  SCS  affaires,  quitta  le  commerce,  et  vint  à  Paris  avec 
son  mai  i  et  sa  fille,  qui  les  nourrissait  tous  trois  de  son  travail. 

La  première  fois  que  je  vis  paraître  cette  fille  à  table,  je  fus  frappé 
de  son  maintien  modeste,  et  plus  encore  de  son  regard  vif  et  doux, 
qui  pour  moi  n'eut  jamais  son  semblable.  La  table  était  composée, 
outre  M.  de  lionnefond,  de  plusieurs  abbés  irlandais,  gascons^,  et 
autres  gens  do  pareille  étoile;  notre  hôtesse  elle-même  avait  rôti  le 
balai  :  il  n'y  avait  là  que  moi  seul  qui  parlât  et  se  ciuiipoi  làt  décem- 
ment. On  agaça  !a  petite  :  je  pris  sa  défense.  Aussitôt  les  lardnns 
tombèrent  sur  nioi.  Quand  je  n'aurais  eu  naturellement  aucun  goût 
pour  cette  pauvre  lille,  la  compassion,  la  contradiction,  m'en 
auraient  donné.  J'ai  toujours  aimé  l'honnèlelé  dans  les  manières 
et  dans  les  propos,  principalement  avec  le  sexe.  Je  devins  haute- 
ment son  champion.  Je  la  vis  sensible  à  mes  soins,  et  ses  regards, 
animés  par  la  reconnaissance  qu'elle  n'osait  exprimer  de  bouche, 
n'en  devenaient  que  plus  pénétrants. 

Klle  était  très  timide;  je  l'étais  aussi.  La  liaison,  que  cette  dispo- 
sition coinmuiie  semblait  éloigner,  se  fit  pourtant  très  rapidement. 
L'hôtesse,  qui  s'en  aperç;ut,  devint  furieuse;  et  ses  brutalités  avan- 
cèrent encore  mes  alfaiies  auprès  de  la  petite,  qui,  n'ayant  d'autre 
appui  que  moi  seul  dans  la  maison,  me  voyait  sortir  avec  peine,  et 
soupirait  apies  le  retour  de  son  protecteur.  Le  rapport  de  nos  crcuis, 
le  concours  de  nos  dispositions,  eurent  bientôt  ^oll  eflèt  ordinaire. 
Elle  crut  voir  en  moi  un  honnête  homme  ;  elle  ne  se  ti'om[ia  pas  : 
je  crus  voir  en  elle  une  fille  sensible,  simple  et  sans  coquetterie; 
je  ne  me  trompai  pas  non  plus.  Je  lui  déclarai  d  avance  que  je  ne 
l'abandonnerais  ni  ne  l'épouserais  jamais.  L'amour,  l'eslime,  la  sin- 
cérité naïve,  furent  les  ministres  de  mon  triomphe,  et  c'étiit  parce 
que  son  cœur  était  tendre  et  honnête,  que  je  fus  heureux  sans  être 
entreprenant. 

La  crainte  qu'elle  eut  que  je  ne  me  fâchasse  de  ne  pas  trouver  en  elle 
ce  qu'elle  eioyait  que  j'y  cherchais  recula  mou  bonheur  plus  que 
toute  autre  chose.  Je  la  vis,  interdite  et  confuse  avant  que  de  se 
rendre  ,  vouloir  se  faire  entendre  ,  et  n'oser  s'ex[iliquer.  Loin  d'ima- 
giner la  véritable  cause  de  son  embarras,  j'en  imaginai  une  bien 
fausse  et  bien  insultante  pour  ses  mœurs,  et, croyant  qu'elle  m'aver- 
tissait que  ma  santé  courait  des  ri.^ques,  je  tombai  dans  des  per- 
plexités qui  ne  me  retinrent  pas,  mais  qui,  durant  plusieurs  jours, 
empoisonnèrent  mon  bonheur.  Comme  nous  ne  nous  entendions 
point  l'un  l'autre,  nos  eiilietieiis  à  ce  sujet  étaient  autant  d'énigmes 
et  d'amphigouris  plus  que  risibles.  Elle  fut  prête  à  me  croire  abso- 
lument lou.  Enfin  nous  nous  expliquâmes  :  elle  nie  fit  en  pleurant 
l'aveu  d'une  faute  unique  au  sortir  de  i'enfaiice,  fiuilde  suii  igno- 
rance et  de  l'adresse  u'un  séducteur.  Sitôt  que  je  la  couipiis  je  fis 
ua  cri  :  l'ucelagu  !  m'ecriai-je  ;  c'est  bien  a  l'aris,  c'est  bien  à  vingt 
ans  qu'on  en  cherche  !  Ab  !  ma  Thérèse  ,  je  suis  trop  heureux  de  le 
posséder  sage  et  saine ,  et  de  ne  pas  trouver  ce  cpie  je  ne  cher- 
chais pas. 

Je  n'avais  songé  d'ahoid  qu'à  me  donner  un  amusement  ;  je  vis 
que  j'avais  plus  lait,  cl  que  je  m'étais  donne  une  conipagiie.  L'a  peu 
d'habitude  a\ec  celle  excellente  fille,  un  peu  de  rcllexion  sur  ma 
situation,  me  firent  sentir  que,  eu  ne  songeant  qu'a  mes  plaisirs, 
j'avais  beaucoup  fait  pour  mon  bonheur.  Il  me  fallait,  à  la  place  de 
l'ambilioii  éteinte,  un  sentiment  vif  qui  remplit  mon  cœur;  il  fal- 
lait, |iour  tout  dire,  uu  successeur  à  maman  ,  puisque  je  ne  devais 
plus  vivre  avec  elle  ;  il  me  fallait  quelqu'un  qui  vécût  avec  son 
élève,  et  en  qui  je  trouvasse  la  simplicité  ,  la  docilité  de  cœur  qu'elle 
avait  trouvées  en  moi  ;  il  fallait  que  la  douceur  de  la  vie  privée  et 
domestique  me  dédommageât  du  sort  brillant  au'iuel  je  reiion(;ais. 
Quand  j  étais  absolumont  -■^eul  ,  mou  cœur  était  vide,  mais  il  n'en 
lallait  qu'un  pour  le  lemiilir.  Le  sort  m'avait  ôte,  m'avait  aliéné  du 
moins  en  partie  celui  i)Our  lequel  la  nature  m'avait  fait.  Ues  lors 
j'étais  seul,  car  il  n'y  eut  jamais  pour  moi  d'intermédiaire  entre 
tout  ou  rien.  Je  trouvais  dans  Thérèse  le  supplemeat  dont  j'avais 
besoin;  par  elle  je  vécus  heureux  autant  que  je  pouvais  l'être  seloa 
le  cours  des  évéaemenls. 

Je  voulus  d'abord  former  son  esprit  ;  j'y  perdis  ma  peine  :  son  es- 
prit est  ce  que  l'a  fait  la  nature  ;  la  culture  et  les  soins  n'y  prennent 
pas.  Je  ne  rougis  point  d'avouer  qu'elle  n'a  jamais  bien  appris  à 
lire,  quoiqu'elle    écrive  passablement.  Quand  j'allai  loger  dans  la 


rue  Neuve-des-Petit.s-Champs ,  j'avais  ,  à  l'hôtel  de  Pontcharlrain  , 
vis-à-vis  de  mes  fenêtres  ,  nn  cadran  sur  lequel  je  m'efforçai  dur.: ut 
plus  d'un  mois  à  lui  faire  connaître  les  heures  :  à  peine  les  connaît- 
elle  encore  à  présent.  Elle  n'a  jamais  pu  suivre  l'ordre  des  douze 
mois  de  l'année,  et  ne  connaît  pas  un  seul  chiffre,  malgré  tous  les 
soins  que  j'ai  pris  pour  les  lui  montrer.  Elle  ne  sait  ni  compter  l'ar- 
gent ni  le  prix  d'aucune  chose.  Le  mot  qui  lui  vient  en  parlant  est 
souvent  l'opposé  de  celui  qu'elle  veut  dire.  Autrefoisj'avais  fait  un 
dictionnaire  de  ses  phra.ses  pour  amuser  madame  de  Luxembourg, 
et  SCS  quiproquo  sont  devenus  célèbres  dans  les  sociétés  où  j'ai  vécu. 
Mais  citte  personne  si  bornée,  et,  si  l'on  veut,  si  stupide,  estd'un 
conseil  excellent  dans  les  occasions  difficiles.  Souvent,  en  Suisse,  en 
Angleterre  ,  en  France,  dans  les  catastrophes  où  je  me  trouvai,  elle 
a  vu  ce  que  je  ne  voyais  [las  moi-même;  elle  m'a  donné  les  avis  les 
meilleurs  à  suivre;  idie  m'a  tiré  des  dangers  où  je  nie  précipitais 
aveii^'lément,  et  devant  les  dames  du  plus  haut  rang,  devant  les 
grands  et  les  princes,  ses  sentiments,  son  bonleiis,  ses  réponses 
et  sa  conduite,  lui  ont  attire  l'eslime  universelle,  et  à  moi,  sur  son 
mérite ,  des  compliments  doiitje sentais  la  sincérité.  Auprès  des  per- 
sonnes qu'on  aime  le  sentiment  nourrit  l'esprit  ainsi  que  le  cœur,  et 
l'on  a  peu  besoin  de  chercher  ailleurs  des  idées.  Je  vivais  avec  ma 
Thérèse  aussi  agréablement  qu'avec  le  plus  beau  génie  de  l'univers. 
Sa  mère  ,  fière  d'avoir  été  jadis  élevée  auprès  de  la  marcjuise  de 
Monpipeau  ,  faisait  le  hel-esprit,  voulait  diriger  le  sien,  et  gataitpar 
son  astuce  la  simplicité  de  notre  commerce. 

L'ennui  -de  cette  importunité  me  fil  un  peu  surmonter  la  sotte 
honte  de  n'oser  me  montrer  avec  Tlieiese  en  public;  et  nous  faii^i'jiis 
tète  à  tête  de  petites  promenades  champêtres  et  de  petits  goûters  qui 
m'étaient  délicieux.  Je  voyais  qu'elle  m'aimait  sincèrement,  et  cela 
redoublait  ma  tendresse.  Cette  douce  intimité  me  tenaitlieudc  tout: 
l'avenir  ne  me  touchait  plus  ,  ou  ne  me  touchait  que  comme  le  pré- 
sent prolonge  :  je  ne  desiraii  rien  que  d'en  assurer  la  durée. 

Cet  attachement  me  rendit  toute  autre  dissipation  superflue  et  in- 
si|iide.  Je  ne  sortais  plus  que  pour  aller  chez  Thérèse  ;  sa  demeure 
devint  presque  la  mienne.  Cette  vie  retirée  et  domestique  fut  si 
avantageuse  à  mon  travail,  qu'en  moins  de  trois  mois  mou  opéra 
tout  entier  fut  fait,  paroles  et  musique.  Il  restait  seulement  quelques 
accompagnements  et  remplissages  à  faire.  Ce  travail  de  manœuvre 
m'ennuyait  fort.  Je  proposai  à  Philidor  de  s'en  charger,  en  lui  ilon- 
nant  part  au  bénéfice.  Il  vint  deux  fois,  et  fit  quelques  remplissages 
dans  facte  d'Ovide;  mais  il  ne  put  se  captiver  à  ce  travail  assidu 
pour  un  profit  éloigne,  et  iiiêuie  incertain.  Il  ne  revint  plus,  et 
j'achevai  ma  besogne  moi-même. 

Mon  opéra  fait ,  il  s'agit  d'en  tirer  parti  :  c'était  un  autre  opéra 
bien  plus  difficile.  On  ne  vient  à  bout  de  rien  à  Paris  quand  on  y  vit 
isolé.  Je  pensai  à  me  faire  jour  par  M.  de  la  Popllniere,  chez  qui 
Caullêcourt,  de  retour  de  Genève,  m'avait  introduit. .M.  delà  Popll- 
niere était  le  Mécène  de  Hameau  :  madame  de  la  Popllniere  était  sa 
très  humble  écoliere.  Hameau  faisait,  connue  on  dit,  la  pluie  et  le 
beau  temps  dans  cette  maison.  Jugeant  qu'il  protégerait  avec  plaisir 
l'ouvrage  d'un  de  ses  disciples,  je  voulus  lui  montrer  le  mien.  11  re- 
fusa de  le  voir,  disant  qu'il  ne  pouvait  lire  des  partiiions,  et  que  cela 
le  fatiguait  trop.  La  Po|diniere  dit  là-dessus  qu'on  pouvait  le  lui  faire 
euieiiiire,  et  m  oll'iit  de  rassembler  des  musiciens  pour  en  execuier 
des  morceaux.  Je  ne  demandais  pas  mieux.  Rameau  consentit  en 
grommelant,  et  répétant  sans  cesse  que  ce  devait  être  une  belle  chose 
que  la  composition  d'un  homme  qui  n'était  pas  enfant  de  la  balle,  et 
qui  avait  appris  la  musique  tout  seul.  Je  me  hàtai  de  tirer  en  parties 
cinq  ou  six  morceaux  choisis.  On  me  donna  une  dizaine  de  synqiho- 
iiistes,  et ,  jiour  chanteurs,  Herard,  Lagarde  et  mademoiselle  Uour- 
buniiois.  Hameau  commença,  des  l'ouverture,  à  faire  entendre,  par 
ses  éloges  oulres,  qu'elle  ne  pouvait  être  de  moi.  U  ne  laissa  passer 
aucun  morceau  sans  donner  des  signes  d'impatience  ;  mais  à  un  air 
de  haute-contre,  dont  le  chaut  était  mâle  et  sonore  et  l'accomi  a- 
guement  très  brillant,  il  ne  put  plus  se  contenir;  il  m'apostropha 
avec  une  brutalité  qui  scandalisa  tout  le  monde,  soutenant  qu'une 
partie  de  ce  qu'il  venait  d'eutendre  était  d'un  homme  cousoiume  dans 
l'art,  et  que  le  reste  était  d'un  ignorant  qui  ne  savait  pas  même  la 
nuisuiue;  et  il  est  vrai  que  mou  travail,  megal  et  sans  régie,  elail 
tantôt  sublime  et  tantôt  1res  plat,  comme  doit  être  celui  de  quicon- 
que ne  s'élève  que  par  quelques  élans  de  génie,  et  que  la  science  ue 
soutient  point.  Hameau  prétendit  ne  voir  en  moi  qu'un  pel|^  pillard 
sans  talent  et  sans  goùl.  Les  assistants,  et  surtout  le  maille  de  la 
maison,  ne  pensèrent  pas  de  même.  M.  de  Hichelieu  ,  qui  dans  ce 
temps-là  voyait  beaucoup  monsieur,  et,  comme  on  s.iit,  madame  de 
la  Popllniere,  ouït  parler  de  mon  ouvrage  et  voulut  l'entendre,  avec 
le  projet  de  le  l'aire  donner  à  la  cour  s'il  eu  était  content.  Il  fut  exé- 
cute a  grand  chœur  et  en  grand  orchestre,  aux  frais  du  roi ,  chez 
M.  de  lîonneval ,  intendant  des  menus.  Fraucœur  dirigeait  l'exécu- 
tion. L'ellêt  en  fut  surprenant  :  M.  le  duc  ne  cessait  de  s'ecrier  et 
d'apiilaudir,  cl  à  la  fin  d'un  chœur,  dans  facte  du  Tasse,  il  se  leva, 
vint  a  moi,  et  me  serrant  la  main  :  M.  Rousseau,  me  dil-il,  voila  de 
l'harmonie  qui  transporte.  Je  n'ai  jamais  rien  entendu  de  plus  beau  : 
je  veux  faire  donner  cet  ouvrage  a  Versailles.  .Madame  de  la  Popli- 
niere,  qui  était  là,  ue  dit  pas  un  mot.  Rameau,  quoique  mvite.n'y 


76 


LES  VEILLÉES  LITTÉRAIRES  ILLUSTRÉES. 


avait  pas  voulu  venir.  Le  lenileraain,  madame  de  la  Poplinicre  me 
fit,  à  sa  toilette,  un  accueil  fort  dur,  aflecta  de  rabaisser  ma  pièce, 
et  me  dit  que,  quoiqu'un  peu  de  clinquant  eût  d'abord  ébloui  M.  de 
Richelieu,  il  en  était  bien  revenu  ,  et  qu'elle  ne  me  conseillait  pas 
de  compter  sur  mon  opéra.  M.  le  duc  arriva  peu  après  et  me  tint  un 
tout  autre  langage  ,  me  dit  des  choses  flatteuses  sur  mes  talents ,  et 
nie  parut  toujours  disposé  k  faii'e  donner  ma  pièce  devant  le  roi.  Il 
n'y  a,  dit-il,  que  l'acte  du  Tasse  qui  ne  peut  passer  à  la  cour;  il  en 
faut  refaire  nu  autre.  Sur  ce  seul  mot ,  j'allai  m'enfermer  chez  moi, 
et  dans  trois  semaines  j'eus  fait,  à  la  place  du  Tasse,  un  autre  acte, 
dont  le  sujet  était  Hésiode  inspiré  par  une  muse.  Je  trouvai  le  secret 
de  faire  entrer  dans  cet  acte  une  partie  de  l'histoire  de  mes  talents, 
et  de  la  jalousie  dont  Rameau  voulait  bien  les  honorer.  Il  y  avait, 
dans  ce  nouvel  acte,  une  élévation  moins  gigantesque  et  mieux  sou- 
tt'Mur  i]u(:  colle  du  Tasse.  La  musique  en  était  aussi  noble  et  beau- 
coup iiiii'iix  fuite,  et  si  les  deux  autres  actes  avaient  valu  celui-là,  la 
piiMC  enticie  eût  avantageusement  soutenu  la  représentation.  Mais, 
tandis  que  j'achevais  de  la  mettre  en  état,  une  autre  entreprise  sus- 
pendit l'exécution  de  celle-là. 

L'hiver  qui  suivit  la  bataille  de  Fontenoi ,  il  y  eut  beaucoup  de 
fêtes  à  Versailles,  entre  autres  plusieurs  opéras  au  théâtre  des  Pe- 
tites-Ecuries. De  ce  nombre  fut  le  drame  de  Voltaire,  intitulé  la  Prin- 
cesse de  Navarre,  dont  Rameau  avait  fait  la  musique,  et  qui  venait 
d'être  changé  et  réformé  sous  le  nom  de  Fêtes  de  Ramire.  Ce  nou- 
veau sujet  demandait  plusieurs  changements  aux  divertissemenis 
de  l'ancien,  tant  dans  les  vers  que  dans  la  musique.  11  s'agissait  de 
trouver  quelqu'un  qui  pût  remplir  ce  double  objet.  Voltaire  ,  alors 
en  Lorraine,  et  Rameau,  tous  deux  occupés  à  l'opéra  du  Temple  de 
la  Gloire,  ne  pouvant  donner  des  soins  à  celui-là,  M.  de  Richelieu 
pensa  à  moi,  me  lit  jiroposer  de  m'en  charger,  et,  pour  que  je  pusse 
examiner  mieux  ce  qu'il  y  avait  à  faire,  il  m'envoya  séparément  le 
|iocine  et  la  musique.  Avant  toute  chose,  je  ne  voulais  toucher  aux 
[iarolcs  que  de  l'aveu  de  l'auteur,  et  je  lui  écrivis  à  ce  sujet  une  let- 
tre 1res  honnête,  et  même  respectueuse,  comme  il  convenait.  Voici 
sa  réponse,  dont  l'original  est  dans  la  liasse  A,  11°  I. 

15  décembre  1745. 

n  Vous  réunissez,  monsieur,  deux  talents  qui  ont  toujours  été 
séparés  jusqu'à  présent.  Voilà  déjà  deux  bonnes  raisons  pour  moi 
de  vous  estimer  et  de  chercher  à  vous  aimer.  Je  suis  fâché  pour  vous 
que  vous  employiez  ces  deux  talents  à  un  ouvrage  qui  n'eu  est  pas 
tro|i  digne.  Il  y  a  quelques  mois  que  M.  le  duc  de  Richelieu  m'or- 
donna absolument  de  taire  en  un  clin-d'œil  une  petite  et  mauvaise 
esquisse  de  quelques  scènes  insipides  et  tronquées,  qui  devaient  s'a- 
juster à  des  divertissements  qui  ne  sont  point  faits  pour  elles.  J'o- 
béis avec  la  plus  grande  exactitude,  je  fis  très  vite  et  très  mal.  J'en- 
voyai ce  misérable  croquis  à'M.  le  duc  de  Richelieu,  comptant  qu'il  ne 
servirait  pas,  ou  que  je  le  corrigerais.  H'iureusement  il  est  entre  vos 
mains,  vous  en  êtes  le  maître  absolu;  j'ai  perdu  tout  cela  entière- 
ment de  vue.  Je  ne  doute  pas  que  vous  n'ayez  reclilié  toutes  les  fau- 
tes échappées  nécessairement  dans  une  composition  si  rapide  d'une 
simple  esquisse,  que  vous  n'ayez  rempli  les  vides  et  suppléé  à  tout. 

«  Je  me  souviens  qu'entre  autres  balourdises  il  n'est  pas  dit  dans 
ces  scènes  ,  qui  lient  les  divertissements ,  comment  la  princesse  Gre- 
nadine passe  tout  d'un  coup  d'une  prison  dans  un  jardin  ou  dans 
un  palais.  Comme  ce  n'est  point  un  magicien  qui  lui  donne  des 
fêtes,  mais  un  seigneur  espagnol,  il  me  semble  que  rien  ne  doit  se 
faire  par  enchantement.  Je  vous  prie,  monsieur,  de  vouloir  bien  re- 
voir cet  endroit,  dont  je  n'ai  qu'une  idée  confuse.  Voyez  s'H  est  né- 
cessaire que  la  prison  s'ouvre  ,  et  qu'on  fasse  passer  notre  princesse 
de  cette  prison  dans  un  beau  palais  doré  et  verni  [iréparé  pour  elle. 
Je  sais  très  bien  que  tout  cela  est  fort  misérable,  et  qu'il  est  au-des- 
sous d'un  être  pensant  de  sa  faire  une  affaire  sérieuse  de  ces  baga- 
telles; mais  enfin,  puisqu'il  s'agit  de  déplaire  le  moins  qu'on  pourra, 
il  faut  mettre  le  plus  de  raison  qu'on  peut,  même  dans  un  mauvais 
divertissement  d'opéra. 

«  Je  me  rapporte  de  tout  à  vous  et  à  M.  Ballod;  et  je  compte  avoir 
bientôt  l'honneur  de  vous  faire  mes  remerciments,  et  de  vous  assu- 
rer, monsieur,  à  quel  point  j'ai  celui  d'être,  etc.  » 

Qu'on  ne  soit  pas  surpris  de  la  grande  politesse  de  cette  lettre, 
comparée  aux  autres  lettres  demi-cuvalrères  qu'il  m'a  écrites  depuis 
ce  temps-là.  Il  me  crut  en  grande  faveur  auprès  de  M.  de  Richelieu; 
et  la  souplesse  courtisane  qu'on  lui  connaît  l'obligeait  à  beaucoup 
d'égards  pour  un  nouveau  venu,  jusqu'à  ce  qu'il  connût  mieux  la 
mesure  de  son  crédit. 

Autorisé  par  I\L  de  Voltaire  et  dispensé  de  tous  égards  pour  Ra- 
meau, qui  ne  cherchait  qu'à  me  nuire,  je  me  mis  à  travailler,  et  en 
deux  mois  ma  besogne  fut  prête.  Elle  se  borna,  quant  aux  vers,  à 
très  peu  de  chose  :  je  tâchai  seulement  qu'où  n'y  sentit  pas  la  dill'e- 
reiice  des  styles,  et  j'eus  la  présomption  de  croire  avoir  réussi.  Mon 
travail  en  musique  fut  plus  long  et  plus  pénible.  Outre  que  j'eus  à 
faire  plusieurs  morceaux  d'appareil,  et  entre  autres  l'ouverture,  tout 
le  récitatif  dont  j'étais  charge  se  trouva  d'une  difliculte  extrême,  eu 
ce  qu'il  fallait  lier,  souvent  en  peu  de  v«rs  et  iiar  des  modulations 


très  rapides,  des  symphonies  et  des  chœurs  dans  des  tons  fort  éloi- 
gnés :  car,  pour  que  Rameau  ne  m'accusât  pas  d'avoir  défiguré  ses 
airs,  je  n'en  voulus  changer  ni  transposer  Sucufl.  Je  réussis  à  ce 
récitatif.  Il  était  bien  accentué,  plein  d'énergie,  et  surtout  excellem- 
ment modulé.  L'idée  des  deux  hommes  supérieurs  auxquels  on  dai- 
gnait m'associer  m'avait  élevé  le  génie,  et  je  puis  dire  que  dans  ce 
travail  ingrat  et  sans  gloire,  dont  le  public  ne  pouvait  pas  même 
être  informé,  je  me  tins  [iresque  toujours  à  côté  de  ces  modèles. 

La  pièce,  dans  l'état  oii  je  l'avais  mise,  fut  repétée  au  grand  théâ- 
tre de  l'Opéra.  Des  trois  auteurs  je  m'y  trouvai  seul.  Voltaire  était 
absent,  et  Rameau  n'y  vint  pas,  ou  se  cacha. 

Les  paroles  du  premier    monologue  étaient  très  lugubres,  en 
voici  le  début: 

OMort!  viens  terminer  les  malheurs  de  ma  vie. 

11  avait  bien  fallu  faireune  musique  assortissante.  Ce  fut  pourtant 
là-dessus  que  madame  de  la  Poplinière  fonda  sa  censure  en  in'ac- 
cusant  avec  beaucoup  d'aigreur  d'avoir  fait  une  musique  d'enterre- 
ment. M.  de  Richelieu  commença  judicieusement  par  s'informer 
de  qui  étaient  les  paroles  de  ce  monologue.  Je  lui  présentai  le  ma- 
nuscrit qu'il  m'avait  envoyé,  et  qui  faisait  foi  qu'elles  étaient  de 
Voltaire.  En  ce  cas,  dit-il,  c'est  Voltaire  seul  qui  a  tort.  Durant  la 
répétition  tout  ce  qui  était  de  moi  fut  successivement  improuvé 
par  madame  de  la  Poplinière,  et  justifié  par  M.  de  Kichelieu.  Mais 
enfin  j'avais  à  faire  à  trop  forte  partie,  et  il  me  fut  signifié  qu'il  y 
avait  a  refaire  à  mon  travail  plusieurs  choses  sur  lesquelles  il  lallait 
consulter  M.  Rameau.  Navre  d'une  conclusion  pareille,  au  lieu  des 
éloges  que  j'attendais,  et  qui  certaineioent  m'étaient  dus,  je  rentrai 
chez  moi  la  mort  dans  le  cœur.  J'y  tombai  malade, épuisé  de  fatigue, 
dévoré  de  chagrin,  et  de  six  semaines  je  ne  fus  en  état  de  sortir. 

Kameau,  qui  fut  chargé  des  changements  indiques  par  madame 
de  la  Po|)liniere,  m'envoya  demander  l'ouverture  de  mon  grand 
opéra,  pour  la  substituer  a  celle  que  je  venais  de  faire.  Heureuse- 
ment je  seuils  le  croc-en-jambe,  et  je  ta  refusai.  Comme  il  n'y  avait 
plus  que  cinq  ou  six  jours  jusqu'à  la  représentation  devant  le  roi, 
il  n'eut  pas  le  temps  d  en  faire  une,  et  il  fallut  laisser  la  mienne. 
Elle  était  à  l'italienne  et  d'un  style  très  nouveau  pour  lors  en 
France.  Cependantelle  fut  goûtée,  et  j'appris  par  .\1.  de  Valmalette, 
mai tre-d' hôtel  du  roi  et  gendre  de  M.  Musard,  mon  parent  et  mon 
ami,  que  les  connaisseurs  avaient  ete  très  contents  de  mon  ouvrage, 
et  que  le  public  ne  lavait  pas  distingue  de  celui  de  Rameau  ;  mais 
celui-ci,  de  concert  avec  madame  de  la  Popiiniere,  prit  de»  mesures 
pour  qu'on  ne  sût  pas  même  que  j'y  avais  travaille.  Sur  le  livre 
qu'on  distribue  aux  spectateurs,  et  où  les  auteurs  sont  toujours 
nommes,  il  n'y  eut  de  nomme  que  Voltaire;  et  Hameau  aima  mieux 
que  sou  nom  lût  supprime  que  d'y  voir  associer  le  mien. 

Sitôt  que  je  fus  en  état  de  sortir,  je  voulus  aller  chez  M.  le  duc 
de  Kichelieu:  il  n'était  plus  temps.  H  venait  de  partir  pour  Dun- 
kerque,  ou  il  devait  commander  le  débarquement  destine  pour 
1  Ecosse.  A  son  retour  je  me  dis,  pour  autoriser  mi  paresse,  qu'il 
était  trop  tard.  iNe  layaut  plus  revu  depuis  lors,  j'ai  perdu  Ihon- 
ueur  que  méritait  mon  ouvrage,  l'honoraire  qu  il  devait  me  pro- 
duire; et  mon  temps,  mon  travail,  mon  chagrin,  ma  maladie  et 
l'argent  qu'elle  me  coûta,  tout  cela  fut  à  mes  frais,  sans  me  ren- 
dre un  sou  de  bénéfice  ou  plutôt  de  dédommagement.  Il  m'a  ce- 
pendant toujours  paru  que  M.  de  Richelieu  avait  naturellement  de 
l'inclination  pour  moi,  et  pensait  avantageusement  de  mes  talents; 
mais  mon  malheur  et  madame  de  la  l'opanière  empêchèrent  l'ellét 
de  sa  bonne  volonté. 

Je  ne  pouvais  rien  comprendre  à  l'aversion  de  cette  femme,  à 
qui  je  m'étais  ell'orcé  de  plaire,  et  à  qui  je  faisais  assez  régulière- 
ment ma  cour.  GauU'ecourt  m'en  expliqua  les  causes:  D'abord,  me 
dit-il,  sou  amilie  pour  Rameau,  dont  elle  est  la  prôueuse  eu  titre, 
et  qui  ne  veut  soutfrir  aucuu  concurrent,  et  de  plus,  un  péché 
originel  qui  vous  damne  auprès  d'elle,  et  qu'elle  ne  vous  pardon- 
nera jamais,  c'est  d  être  Genevois.  Là-deasus  il  m'expliqua  que 
l'abbe  Hubert,  qui  l'était,  et  siucere  ami  de  M.  de  la  Popiiniere, 
avait  l'ait  ses  efforts  pour  l'empêcher  d'épouser  cette  femme,  qu'il 
connaissait  bien,  et  qu'après  le  mariage  elle  lui  avait  voue  une  haine 
implacable,  ainsi  qu'a  tous  les  Genevois.  Quoique  la  Popiiniere, 
ajouta-t-il,  ait  de  l'amitie  pour  vous,  et  que  je  le  sache,  ne  couip- 
tez  pas  sur  son  appui.  Il  esi  amoureux  de  sa  femme  ;  elle  vous  hait, 
elle  est  méchante,  elle  est  adroite  ;  vous  ne  ferez  jamais  rieii  dans 
celte  maison.  Je  me  le  tins  pour  dit. 

Ce  mcuie  Gaull'ecouft  me  rendit  a  peu  près  dans  le  même  temps 
un  service  dont  j'avais  grand  besoin.  Je  venais  de  perdre  mon 
vertueux  père,  âge  d'environ  soixante  ans.  Je  sentis  inoins  cette 
perte  que  je  n'aurais  fait  en  d'autres  temps  ou  les  embarras  de  ma 
situation  m  auraient  moins  occupé.  Je  n  avais  pouu  voulu  reclamer 
de  sou  vivailt  ce  qui  restait  du  bien  de  ma  mère,  et  dont  U  tirait 
le  petit  revenu.  Je  n'eus  plus  la-des:)Us  de  scrupule  après  .>^tt  mort. 
Ma.is  le  défaut  de  preuve  juridique  de  la  mort  Ue  mou  frère  faisait 
une  dilficuUe  que  GauU'ecourt  se  chargea  de  lever,  et  qu'il  leva  en 
elTct  par  les  bous  offices  de  l'avocat  de  Lolme-  Comme  l'ayaisj  \^ 


LES  CONFESSIONS. 


T7 


plus  fîrand  besoin  de  cette  petite  ressource,  et  que  l'événement 
l'Iiiit  ildiil.eux,  j'en  attendais  la  nonvelle,  définitive  avec  la  plus  vive 
iiii|i,'ilicrire.  Un  soir,  en  rentrant  chez  moi,  je  trouvai  la  lettre  qui 
devait  contenir  cette  nouvelle,  et  ji;  la  pris  pour  l'ouvrir  avec  un 
tririilileinent  d'impatience,  dontj'eus  honte  au  dedans  de  moi.  Kh 
quoi  !  nie  dis-je  aveé  dédain,  Jean-Jacques  se  laisserait-il  suhju- 
jîiier  à  ce  point  par  l'intérêt  et  par  la  curiosité!  Je  remis  sur-le- 
champ  la  liitlre  sur  ma  cheminée.  Je  me  désIiahiUai,  me  couchai 
tranquillement,  dormis  mieux  qu'à  rrion  ordinaire,  (!l  me  levai  le 
lendemain  assez  tard  sans  plus  penser  à  ma  lettre.  Eu  m'hahiUant 
y:  l'aperçus,  je  l'ouvris  sans  me  presser,  j'y  trouvai  une  lettre  de 
Vhanf,'e.  J'eus  bien  des  plaisirs  à  la  fois;  mais  je  puis  jurer  que  le 
plus  vif  l'ut  celui  d'avoirsu  me  vaincre.  J'aurais  vingt  traits  pareils 
à  citer  en  ma  vie  ;  mais  je  suis  trop  pressii  pour  pouvoir  tout  dire. 
J'envoyai  une  petite  partie  de  cet  argent  ;\  ma  pauvre  maman, 
regrettant  avec  larmes  l'heureux  temps  où  j'aurais  mis  le  tout  à 
.ses  pieds.  Toutes  ses  lettres  se  sentaient  de  sa  détresse.  Elle  m'en- 
voyait des  tas  de  reccll^^  ,  t  Ar  scrrcts  dont  elle  prétendait  que  je 
fisse  ma  fortune  et  la  sirinn  .  h  |a  le  sentiment  de  sa  misère  lui 
serrait  le  cœur  et  lui  rétiv(is,:iii.  iC-pril.  Le  peu  que  je  lui  envoyai 
fut  la  proie  des  fripons  qui  l'obsédaient.  Elle  ne  prolita  de  rii;n. 
(lida  me  dégoûta  de  partager  mon  nécessaire  avec  ces  miséiables, 
surtout  ai>rès  l'inutile  tentative  que  je  fis  pour  la  leur  arracher, 
comme  il  sera  dit  ci-aprcs. 

Le  temps  s'écoulait,  et  l'argent  avec  lui.  Nous  étions  deux,  même 
quatre,  et,  pour  mieux  dire  nous  étions  sept  ou  huit.  Car,  quoi- 
que Thérèse  fût  d'un  désintéressement  qui  a  peu  d'exemples,  sa 
mère  n'était  pas  comme  elle.  Sitôt  qu'elle  se  vit  un  peu  remontée 
par  mes  soins,  elle  fit  venir  toute  sa  faniille  pour  en  partager  le 
fruit.  Sœurs,  fils,  filles,  petites-filles,  tout  vint,  hors  sa  fille  ainée, 
mariée  an  directeur  des  carrosses  d'Angers.  Tout  ce  que  je  faisais 
pour  Thérèse  était  détourné  par  sa  mère  en  faveur  de  ces  affa- 
més. Comme  je  n'avais  pas  affaire  à  une  personne  avide,  et  que  je 
n'étais  pas  subjugué  par  une  passion  folle,  je  ne  faisais  pas  de 
folies.  Content  de  tenir  Thérèse  honnêtement,  mais  sans  luxe, 
à  l'abri  des  pressants  besoins,  je  consentais  que  ce  qu'elle  ga- 
gnait par  son  travail  fût  tout  entier  au  profit  de  sa  mère,  et  je 
ne  me  bornais  pas  à  cela;  mais  par  une  fatalité  qui  me  poursuivait, 
tandis  que  maman  était  en  proie  à  ses  croquants,  Thérèse  était 
en  proie  ;\  sa  famille,  et  je  ne  pouvais  rien  faire  d'aucun  côté  qui 
profitât  à  celle  pour  qui  je  l'avais  destiné.  Il  était  singulier  que 
la  cadette  des  enfants  de  madame  le  Vasseur,  la  seule  qui  n'eût 
point  été  olotée,  était  la  seule  qui  nourrissait  son  père  et  sa  mère, 
et  qu'après  avoir  été  longtemps  battue  par  ses  frères,  par  ses  sueurs, 
même  par  ses  nièces,  cette  pauvre  fille  en  était  maintenant  pillée 
sans  qu'elle  piit  mieux  se  défendre  de  leurs  vols  que  de  leurs  coups. 
Une  seule  de  ses  nièces,  appelée  Goton,  était  assez  aimable,  etd'un 
caractère  assez  doux,  quoique  gcàlée  par  l'exemple  et  les  leçons  des 
aulres.  (lomme  je  les  voyais  souvent  ensemble,  je  leur  donnais  les 
noms  qu'elles  s'entredonnaient:  j'appelais  la  nièce  maniùco,  la  tante 
ma  tant».  Toutes  deux  m'appelaient  leur  oncle.  De  là  le  nom  de 
tante  duquel  j'ai  continué  d'appeler  Thérèse,  et  que  mes  amis 
répétaient  quelquefois  en  plaisantant.  On  sent  que  dans  une  pa- 
reille situation  je  n'avais  pas  un  moment  à  perdre  pour  tâcher  de 
m'en  tirer.  Jugeant  que  M.  de  Richelieu  m'avait  oublié,  et  n'espé- 
rant plus  rien  du  côté  de  la  cour,  je  fis  quelques  tentatives  pour 
faire  passer  h  Paris  mon  opéra;  mais  j'éprouvai  bien  des  difflculés 
qui  demandaient  bien  du  temps  pour  les  vaincre,  et  j'étais  de  jour 
en  jour  plus  pressé.  Je  m'avisai  de  présenter  ma  petite  comédie  de 
Narci.sse  aux  Italiens:  elle  y  fut  reçue,  et  j'eus  les  entrées,  qui  me 
firc^it  grand  plaisir.  Mais  ce  fut  tout.  Je  ne  pus  jamais  parvenir  à 
l'aire  jouer  ma  pièce,  et,  ennuyé  de  faire  ma  cour  à  des  comédiens, 
je  les  plantai  là.  Je  revins  enfin  au  dernier  expédient  qui  me  res- 
tait, et  le  seul  que  j'aurais  dû  prendre.  En  fréquentant  la  maison 
de  M.  de  la  Popliniere,  je  m'étais  éloigne  de  celle  de  M.  Dupin. 
Les  deux  dames,  quoique  parentes,  étaient  mal  ensemble,  et  ne  se 
voyaient  point.  11  n'y  avait  aucune  société  entre  les  deux  maisons, 
ef,  Thieriot  seul  vivait  dans  l'une  et  dans  l'autre.  Il  fut  charge  de 
tâcher  de  me  ramener  chez  M.  Dupin.  M.  de  Fraucueil  suivait  alors 
l'histoire  naturelle  et  la  chimie,  et  faisait  un  cabinet.  Je  crois  qu'il 
aspirait  à  l'académie  des  sciences;  il  voulaitipourcela  faire  un  livre, 
et  il  jugeait  que  je  pouvais  lui  être  utile  dans  ce  travail.  Madame 
Dupin,  qui,  de  son  côté,  méditait  un  autre  livre,  avait  sur  moi  des 
vues  à  peu  près  semblables.  Ils  auraient  voulu  m'avoir  en  commun 
pour  une  espèce  de  secrétaire,  et  c'était  là  l'objet  des  semonces 
de  Thieriot.  j'exigeai  préalablement  que  M.  de  Fraucueil  ein|iloic- 
rait  son  crédit  et  celui  de  Jélyote  pour  faire  répéter  mon  ouvrage 
à  l'opéra;  il  y  consentit.  Les  Muscs  galantes  furent  réiiétées  d'a- 
bord plusieurs  fois  au  magasin,  puis  au  grand  théâtre.  11  y  avait 
beaiiciiiipde  monde  à  la  grande  répétition,  et  plusieurs  morceaux 
fiirint  trcs  .ipplaiidis  ;  cependant  je  sentis  moi-même  durant  l'exé- 
ciitiiin,  fort  mal  conduite  par  Uebel,  tiue  la  (lièce  ne  passerait  pas, 
et  même  qu'elle  n'était  pas  en  état  .le  paiailre  sans  de  grandes 
corrcclions.  Ainsi  je  la  relirai,  sans  mot  dire,  et  sans  m'exposer  au 
relus:  mais  je  vis  clairement,  par  plusieurs  indices,  que  l'ouvrage, 


eût-il  été  parfait,  n'aurait  pas  passé.  Krancueil  m'avait  bien  pro- 
mis de  le  faire  répéter,  mais  non  pas  de  le  faire  recevoir.  Il  me 
tint  exactement  parole.  J'ai  toujours  cru  voir,  et  dans  celte  occasion 
et  dans  beaucoup  d'autres,  que  ni  lui,  ni  madame  Dupin,  ne  se 
souciaient  de  me  laisser  acquérir  une  certaine  réputation  dins  le 
monde,  de  peur  pi;ut-(Hre  qu'on  ne  supposât,  en  voyant  leurs  li- 
vres, qu'ils  avaient  greffé  mes  talents  sur  les  leurs.  Cependant, 
comme  madame  Dupin  m'en  a  toujourî  supposé  de  très  médiocres, 
et  qu'elle  ne  m'a  jamais  employé  qu'à  écrire  sous  sa  dictée,  ou  à 
des  recherches  de  pure  érudition,  ce  reprotîhe,  surtout  à  sou  égard, 
eût  été  bien  injuste. 

Ce  dernier  mauvais  succès  acheva  de  me  décourager;  j'aban- 
donnai tout  projet  d'avancement  et  de  gloire  ,  et,  sans  plus  songer 
à  des  talents  vrais  ou  vains  qui  me  prospéraient  si  peu  ,  je  consa- 
crai mon  temps  et  mes  .soins  à  me  protnrer  ma  subsistance  et  celle 
de  ma  Thérèse,  comme  il  plairait  à  ceux  qui  se  chargeaient  «l'y 
pourvoir.  Je  m'attachai  donc  tout-à-fait  à  madame  Dupin  et  à. 
M.  de  Francueil.  Cela  ne  me  jeta  |ias  dans  une  grande  opulence; 
car,  avec  huit  à  neuf  cents  francs  par  an  que  j'eus  les  deux  pre- 
mières années,  à  peine  avais-je  de  quoi  fournira  mes  premiers 
besoins,  forcé  de  me  loger  à  leur  voisinage,  en  chamnre  garnie, 
dans  un  quartier  assiz  ch.;r,  et  payant  un  autre  loyer  à  l'exirémilé 
de  Paris,  tout  an  haut  de  la  rue  Saint-Jacques,  où  ,  quelque  temps 
qu'il  fit,  j'allais  souper  presque  tous  les  soirs.  Je  pris  bientôt  le 
train  et  même  le  goût  de  mes  nouvelles  occupations.  Je  m'atta- 
chai à  la  chimie;  j'en  fis  plusieurs  cours  avec  M.  de  Francueil  chez 
M.  UoucU'e,  et  nous  nous  mîmes  à  barbouiller  du  papier  tant  biea 
que  mal  sur  cette  science  dont  nous  possédions  à  peine  les  éléments. 
En  1747,  nous  allâmes  passer  l'automne  en  Touraine,  au  château  de 
Chenonceaux  ,  maison  royale  sur  le  Cher ,  bâtie  par  Henri  11  pour 
Diane  de  P.)itiers,  dont  on  y  voit  encore  les  chiffres,  et  maintenant 
possédée  par  M  Dupin,  fermier-général  On  s'amusa  beaucoup  dans 
ce  beau  lieu  ;  on  y  faisait  très  bonne  chère;  j'y  devins  gras  comme 
un  moine.  On  y  lit  beaucoup  de  musique.  J'y  composai  plusieurs 
trios  à  chanter,  [ileins  d'une  assez  forte  harmonie,  et  dont  je  re- 
parlerai peut-être  dans  mon  supplément.  On  y  joua  la  comédie  ;  j'y 
en  fis,  en  quinze  jours,  une  en  IroLs  actes,  intitulée  l'Engagement 
lémnaire,  qu'on  trouvera  parmi  mes  papiers,  et  qui  n'a  d  autre 
mérite  que  beaucoup  de  gaité.  J'y  composai  d'antres  petits  ouvra- 
ges,  entre  aulres  une  pièce  en  vers  intitulée  l'Altée  de  Sylvie,  du 
nom  d'une  allée  du  parc  qui  bordait  le  Cher  (1)  ;  et  tout  cela  se 
fil  sans  discontinuer  mon  travail  sur  la  chimie,  et  celui  que  je  fai- 
sais auprès  de  madame  Dupin. 

Tandis  ipie  j'engraissais  à  Chenonceaux,  ma  pauvre  Thérèse  en- 
graissait à  Pans  d'une  autre  manière;  et  quand  je  revins  je  trou- 
vai l'ouvrage  que  j'avais  mis  sur  le  chantier  plus  avancé  que  Je 
ne  l'avais  cru.  Cela  m'eût  jeté,  vu  ma  situation,  dans  un  embarras 
extrême,  si  des  camarades  de  table  de  m'eussent  fourni  la  seule 
ressource  qui  pouvait  m'en  tirer.  C'est  lui  de  ces  récits  essentiels 
que  je  ne  puis  faire  avec  trop  de  simplicité,  parce  qu'il  faudrait,  en 
les  commentant,  ra'excuser  ou  me  charger,  et  que  je  ne  dois  faire  ici 
ni  l'un  ni  l'autre.  • 

Durant  le  séjour  d'Altuna  à  Paris,  au  lieu  d'aller  manger  chez  nn 
traiteur,  nous  mangions  ordinairement  lui  et  moi  à  notre  voisinage, 
presque  vis-à-vis  le  cul-de-sac  de  l'Opéra ,  chez  une  madame  11 
Selle  ,  femme  d'un  tailleur,  qui  donnait  assez  mal  à  manger,  mais 
dont  la  table  ne  laissait  pas  d'être  recherchée  à  cause  de  la  bonne 
et  sûre  compagnie  qui  s'y  trouvait;  car  on  n'y  recevait  aucun  in- 
connu, et  il  fallait  être  introduit  par  quelqu'un  de  ceux  qui  y  man- 
geaient d'ordinaire.  Le  commandeur  de  Graville,  vieux  débauché  , 
plein  de  politesse  et  d'e.sprit ,  mais  ordurier,  y  logeait,  et  y  attirait 
une  folle  i:t  brillante  jeunesse  en  officiers  aux  gardes  et  mousque- 
taires. Le  commandeur  de  Nouant,  chevalier  de  toutes  les  filles  de 
l'Opéra,  y  apportait  journellement  les  anecdotes  de  ce  tripot.  M-  du 
Plessis,  lieutenant-colonel  retiré,  bon  et  sage  vieillard;  Ancelel  (21, 
officier  des  mousquetaires,  y  maintenaient  un  certain  ordre  parmi 
ces  jeunes  gens.  Il  y  venait  aussi  des  coramerçints,  des  financiers  , 
des  vivriers,  mais  pulis,  honnêtes,  et  de  ceux  qu'on  distinguait 
dans  leur  métier  :  M.  de  Besse,  M.  de.Forcade,  et  d'autres  dont  j'ai 
oublié  les  noms.  Enfin  l'on  y  voyait  des  gens  de  mise  de  tous  les 

(1)  (hi  a  eu  le  vandalisme  impardonnable  d'abattre  les  arbres  de  cette 
allée.  A.  deB. 

(2)  Gî  fut  ,^  ce  M.  Ancclet  que  je  donnai  une  petite  comédie  de  ma 
façon,  intitulée  les  Prisonniers  de  guerre,  que  j'avais  faite  api^s  les  dé- 
sastres des  l'iançais  en  Bavière  et  en  Bjlieme,  et  que  je  n'osai  jamais 
avouer  ni  moutr'er,  et  cela  par  la  sinsrulière  raison  que  jamais  le  ivh,  ni 
la  France,  ni  les  Français,  ne  l'urenl  peut-être  mieux  loués  ni  de  meil- 
leur cœur  que  dans  cette  pièce,  et  que,  réiiublicain  et  frondeur  on  titre. 
Je  n'osais  m'avouer  panégyriste  d'une  nation  dont  toutes  les  raixime.s 
étaient  contraires  aux  miennes.  Plus  navré  des  msllieur.-:  oe  la  France 
que  les  Français  meini's,  j'avais  peur  qu'on  ne  taxât  de  tliticrieel  de  lâ- 
ctieté  les  niarqiios  d'un  sincère  attachemenl  dont  j'ai  dit  l'époque  et  la 
cause  dans  ma  première  partie,  et  que  j'et;iis  honteux  de  monuer.  ;, Cette 
note  n'est  point  dans  le  matiuscrit  aulograplie  déposé  aux  archives  na- 
tionales. ) 


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LEST  VEILLÉES  LITTÉRAIRES  ILLUSTRÉES. 


états  excepté  des  abbés  et  des  gens  de  robe,  que  je  n'y  ai  jamais 
vus  et  c'était  une  convention  de  n'y  en  point  introduire.  Cette 
table  asbez  nombreuse ,  était  très  gaie  sans  être  brillante  et  1  on  y 
iiolissonnait  beaucoup  sans  grossièreté.  Le  vieux  commandeur,  avec 
tous  ses  contes  gras,  quant  à  la  substance  ,  ne  perdait  jamais  sa 
nolite'ise  de  la  vieille  cour  ,  et  jamais  un  mot  de  gueule  ne  sortait  de 
s-i  bouche  qu'il  ne  lût  si  plaisant,  que  des  femmes  l'auraient  par- 
donné Son  ton  servait  de  règle  à  toute  la  table  ;  tous  ces  jeunes 
"PUS  contaient  leurs  aventures  galantes  avec  autant  de  licence  que 
3e  "-rare  et  les  contes  de  lilles  manquaient  d'autant  moins,  que  le 
ui-i'^sin  était  à  la  porte  ;  car  l'allée  qui  menait  chez  madame  la 
Si'lfe  était  la  même  où  était  la  boutique  de  la  Duchaiit,  célèbre  mar- 
chande de  modes,  qui  avait  alors  de  très  jolies  filles,  avec  les- 
.iiieUes  tous  nos  messieurs  allaient  causer  avant  ou  après  dîner.  Je 
iii'V  serais  amusé  comme  les  autres  ,  si  j'eusse  été  plus  hardi.  11  ne 
f.illait  qu'entrer  comme  eux;  je  n'jisai  jamais.  Quant  à  madame  la 
Selle  je  continuai  d'y  aller  manger  assez  souvent  après  le  départ 
d'Altùna  J'y  apprenais  des  foules  d'anecdotes  très  amusantes ,  et 
j'v  pris  aussi  peu  à  peu,  non,  grâce  au  ciel,  jamais  les  "mœurs,  mais 
les  maximes  que  j'y  vis  établies.  D'honnêtes  personnes  mises  a  mal, 
des  nians  trompes,  des  ftmmes  séduites,  des  accouchements  clan- 
destins, étalent  là  des  textes  les  plus  ordinaires  ;  et  celui  qui  peu- 
plait le  mieux  les  Eiifants-ïrouves  était  toujours  le  plus  applaudi. 
Cela  me  g.'igna;  je  formai  ma  façon  de  ptuser  sur  celle  que  je 
voyais  en  n-iie  chrz  dts  gens  très  aimables,  et  je  me  dis  :  Puisque 

eVst  l'us ■'  du  p.iNs,  quand  on  y  vil  on  peut  le   suivre;   voilà 

l'expédienrque  je  clierchais.  Je  m'y  déterminai  gaillardement,  sans 
le  moindre  scrupule;  et  le  seul  que  j'eus  à  vaincre  fut  celui  de 
Thérèse,  à  qui  j'eus  toutes  le.-,  peines  du  monde  à  laire  adopter  cet 
unique  moyen  de  sauver  son  honneur.  Sa  mère  ,  qui  de  plus  crai- 
gnait ce  nouvel  embarras  de  marmaille ,  étant  venue  a  mon  se- 
coure elle  se  laissa  vaincre.  Ou  choisit  une  sage-femme,  prudente 
et  sûre  appelée  mademoiselle  Gouin,  pour  lui  conherce  dépôt,  et, 
quand  le  temps  l'ut  venu  ,  Thérèse  fut  menée  par  sa  nicre  chez  la 
Gouin  à  la  |ioinle  Saint-Kusiache.  J'allai  l'y  voir  plusieurs  fois,  et 
je  lui  portai  un  chiffre  que  j'avais  fait  à  double  sur  deux  cartes, 
dont  une  lut  mise  dans  les  langes  de  l'enfant;  et  il  fut  dépose  par 
la  sage-femme  au  bureau  des  Enfants-Trouvés  ,  dans  la  formeordi- 
naiie.  L'année  suivante,  même  inconvénient  et  même  expédient, 
au  chiffre  près  qui  fut  négligé.  Pas  plus  de  réflexion  de  ma  part , 
pas  plus  d'ii|iprobation  de  celle  de  la  mère  ;  elle  obéit  en  gémissant. 
Un  verra  successivement  toutes  les  vicissitudes  que  cette  latale  con- 
duite a  produites  dans  ma  façon  de  penser,  ainsi  que  dans  ma  desti- 
née Quant  à  présent,  tenons-nous  à  cette  première  époque.  Ses 
suites,  aussi  cruelles  qu'imprévues  ,  ne  me  forceront  que  trop  dy 
revenir.  "  .  , 

Je  marque  ici  celle  de  ma  première  connaissance  avec  madame 
d'Lpiiiay  uont  le  nom  reviendra  souvent  dans  ces  mémoires.  Elle 
s'appellait  mademoiselle  des  Clavelles,  et  venait  d'épouser  M.  d'E- 
piiiav  fils  de  M.  de  la  Live  de  Bellegarde  ,  fcrmier-general.  Son 
mari  était  musicien,  ainsi  que  M.  de  Francueil.  Elle  était  musicienne 
aussi,  et  la  passion  de  cet  art  mit  entre  ces  trois  personnes  une 
grande  intimité.  .M.  de  Francueil  m'introduisit  chez  madame  d'Epi- 
nav  j'y  soupais  quelquefois  avec  lui.  Elle  était  aimable,  avait  de 
fesp'nt,  des  talents;  c'était  assurément  une  bonne  connaissance  à 
faire.  Mais  elle  avait  une  amie  appelée  mademoiselle  d'Ette,  qui 
passait  pour  méchante,  et  qui  vivait  avec  le  chevalier  de  Valory  , 
qui  ne  passait  pas  pour  bon  Je  crois  que  le  commerce  de  ces  deux 
personnes  fit  tort  à  madame  d'Épinay,  à  qui  la  nature  avait  donne, 
avec  un  tempérament  très  exigeant,  des  qualités  excellentes  pour 
en  régler  ou  arrêter  les  écarts.  M.  de  Francueil  lui  communiqua  une 
partie  de  l'amitié  qu'il  avait  pour  mol,  et  m'avoua  ses  liaisons  avec 
elle  dont,  par  cette  raison, je  ne  parlerais  pas  ici,  si  elles  ne  fus- 
sent'devenues  publiques  au  point  de  n'être  pas  même  cachées  à 
M.  d'Épiiiay.  M.  de  Francueil  meTit  même  sur  celte  dame  des  con- 
fidences bien  singulières,  qu'elle  ne  m'a  jamais  faites  elle-même,  et 
dont  elle  ne  m'a  jamais  cru  instruit;  car  je  n'en  ouvris  m  n'en 
ouvrirai  de  ma  vie  la  bouche  ni  à  elle,  m  à  qui  que  ce  soit.  Toute 
celle  confidence  de  part  et  d'autre  rendait  ma  situation  très  em- 
baiiassaute,  surtout  avec  madame  de  Francueil,  qui  méconnaissait 
assez  pour  ne  pas  se  défier  de  moi ,  quoiqu'en  liaison  avec  sa  ri- 
vale. Je  consolais  de  mon  mieux  cette  pauvre  femme  ,  à  qui  son 
mari  ne  rendait  assurément  pqs  l'ainoui-  qu'elle  avait  pour  lui. 
J'écoulais  séparément  ces  trois  [lersonnes;  je  gardais  leurs  secrets 
avec  la  plus  grande  fidélité,  sans  qu'aucune  des  trois  m'en  arrachât 
jamais  aucun  de  ceux  des  deux  autres,  et  sans  dissimuler  à  chacune 
des  deux  femmes  mon  attachement  i)our  sa  rivale.  Madame  de 
Francueil,  qui  vuulait  se  servir  de  moi  pour  bien  des  choses,  essuya 
des  refus  formels;  et  madame  d'Epiiiay,  m'ayant  voulu  charger  une 
fois  d'une  lettre  pour  Francueil,  non  seulement  en  reçut  un  pareil, 
mais  encore  une  déclaration  très  nette  que,  si  elle  voulait  me 
chasser  pour  jamais  de  chez  elle,  elle  n'avait  qu'à  me  faire  une  se- 
conde fois  pareille  proposition.  H  faut  rendrejuslice  à  madame  d'Ë- 
piuay.  Loin  que  ce  procédé  parût  lui  doplaire,  elle  en  parla  à  Fran- 
cueil avec  éloge,  Cl  ne  m'en  reçut  pas  moins  bien.  C'est  ainsi  que 


dans  des  relations  orageuses  entre  trois  personnes  que  j'avais  à 
ménager  ,  dont  je  dépendais  en  quelque  sorte,  et  pour  qui  j'avais 
de  l'attachement,  je  conservai  jusqu'à  la  fin  leur  amitié,  leur  es- 
time, leur  confiance,  en  me  conduisant  avec  douceur  et  complai- 
sance, mais  toujours  avec  droiture  et  fermeté.  Malgré  ma  bêtise  et 
ma  gaucherie,  madame  d'Épinay  voulut  me  mettre  des  amusements 
de  la  Chevrette  ,  château  prés  île  Saint-Denis,  apiiartenant  à  M.  de 
Bellegarde.  Il  y  avait  un  théâtre  où  l'on  jouait  souvent  des  pièces. 
On  me  chargea  d'un  rôle  que  j'étudiai  six  mois  sans  relâche  ,  et 
qu'il  me  fallut  souffler  d'un  bout  à  l'autre  à  la  représentation. 
Après  cette  épreuve,  on  ne  me  donna  plus  de  rôle. 

En  faisant  la  connaissance  de  madame  d'Epinay,  je  fis  aussi 
celle  de  sa  lielle-sœur,  mademoiselle  de  Bellegarde,  qui  devint  bien- 
tôt comtesse  de  Houdetot.  La  première' fois  que  je  la  vis,  elle  était 
à  la  veille  de  son  mariage  ;  elle  me  fit  voir  l'apparteDient  qu'on 
lui  préparait,  et  me  Causa  longtemps  avec  cette  familiarité  char- 
mante qui  lui  est  naturelle.  Je  la  trouvai  très  aimable;  mais  j'étais 
bien  éloigné  de  prévoir  que  celle  jeune  personne  ferait  un  jour  le 
destin  de  ma  vie,  et  m'entraînerait,  quoique  bien  innocemment, 
dans  l'abîme  oii  je  suis  aujourd'hui. 

Quoique  je  n'aie  pas  parlé  de  Diderot  depuis  mon  retour  de  Ve- 
nise, non  plus  que  de  mon  ami  M.  Koguin  ,  je  n'avais  pourtant  né- 
gligé ni  l'un  ni  l'autre,  et  je  m'étais  surtout  lié  de  jour  en  jour  plus 
intimement  avec  le  premier.  11  avait  une  Nanette,  ainsi  que  j'avais 
une  Thérèse;  c'était  .entre  nous  une  conformité  de  plus.  Mais  la 
différence  était  que  ma  Thérèse,  aussi  bien  tout  au  moins  de  figure 
que  sa  Nanette,  avait  une  humeur  douce  et  un  caraclére  aimable, 
fait  pour  attacher  un  honnête  homme;  au  lieu  que  la  sienne,  pi- 
grièche'et  harengère  ,  ne  montrait  rien  aux  yeux  des  autres  qui  jiùt 
racheter  la  mauvaise  éducation.  11  l'épousa  loulefois  :  ce  i'iit  fort 
bien  fait ,  s'il  l'avait  promis.  Pour  moi,  qui  n'avais  rien  promis  de 
semblable,  je  ne  me  pressai  pas  de  l'imiter. 

Je  m'étais  aussi  lié  avec  l'abbé  de  Condillac,  qui  n'était  rien,  n*B 
plus  que  moi,  dans  la  littérature,  mais  qui  était  fait  pour  devenir 
ce  qu'il  est  aujourd'hui.  Je  suis  le  jiremier  peut-être  qui  ait  vu  sa 
portée,  et  qui  l'ait  estimé  ce  qu'il  valait.  11  paraissait  aussi  se  plaire 
avec  moi,  et  tandis  qu'enfermé  dans  ma  chambre,  rue  Jean-Saint- 
Denis,  près  l'Opéra,  je  faisais  mon  acte  d'Hésiode,  il  venait  quel- 
quefois dîner  avec  moi  tèle-à-tête  en  piqueiiique.  11  travaillait  alors 
l'Essai  sur  l'origine  des  connaissances  humaines,  qui  est  son  premier 
ouvrage.  Quand  il  fut  achevé,  fembarras  fut  de  trouver  un  libraire 
qui  voulût  s'en  charger.  Les  libraires  de  Paris  sont  arrogants  et  durs 
pour  tout  homme  qui  commence  ;  et  la  métaphysique,  alors  très  peu 
à  la  mode,  n'offrait  pas  un  sujet  bien  attrayant.  Je  [larlaià  Diderot 
de  Condillac  et  de  son  ouvrage;  je  leur  fis  faire  connaissance.  Ils 
étaient  faits  pour  se  convenir,  ils  se  convinrent.  Diderot  engagea 
le  libraire  Durand  à  prendre  le  manuscrit  de  l'abbé,  et  ce  grand 
métaphysicien  eut  de  son  premier  livre,  et  presque  par  grâce,  cent 
écus,  qu'il  n'eût  peut-être  |)as  trouvés  sans  moi.  Comme  nous  de- 
meurions dans  des  quartiers  fort  éloignés  les  uns  des  autres,  nous 
nous  rassemblions  tous  trois  une  fois  la  semaine  au  Palais-Royal^ 
et  nous  allions  dîner  ensemble  à  l'hôtel  du  Panier-Fleuri.  Il  fallait 
que  ces  petits  dîners  hebdomadaires  plussent  extrêmement  à  Dide-- 
rot,  car  lui,  qui  manquait  presque  à  tous  ses  rendez-vous,  fussent^ 
ils  même  avec  des  femmes,  ne  manqua  jamais  à  aucun  de  ceux-là. 
Je  formai  là  le  projet  d'une  feuille  périodiiiue  intitulée  le  Persifjleur, 
que  nous  devions  faire  alternativement  Diderot  et  moi.  J'en  e.-qiiis- 
sai  la  première  feuille,  et  cela  me  fit  faire  connaissance  avec  d'A- 
lemhcrl,  à  qui  Diderot  en  avait  parlé.  Des  événements  imprévus 
nous  barrèrent,  et  ce  projet  en  demeura  là. 

Ces  deux  auleurs  venaient  d'entreprendre  le  Dictionnaire  ency- 
clopédique, qui  ne  devait  d'abord  être  qu'une  espèce  de  traduction 
de  Chambers,  semblajjle  à  peu  près  à  celle  du  bictionnaire  de  mé- 
decine de  James,  que  Diderot  venait  d'achever.  Celui-ci  voulut  me 
faire  entrer  pour  quelque  chose  dans  celte  seconde  entreprise,  et  me 
proposa  la  partie  de  la  musique,  que  j'acceptai,  et  que  j'exécutai 
très  à  la  hâte  et  très  mal  dans  les  trois  mois  qu'il  nf  avait  donnés, 
comme  à  tous  les  auleurs  qui  devaient  concourir  à  celte  entreprise. 
Mais  je  fus  le  seul  qui  fut  prêt  au  terme  prescrit.  Je  lui  remis  mon 
manuscrit,  que  j'avais  fait  mettre  au  net  par  un  laquais  de  M.  de 
Francueil,  appelé  Dupont,  qui  écrivait  1res  bien,  et  à  qui  je  payai 
dix  écus  tirés  de  ma  poche,  et  qui  ne  m'ont  jamais  été  remboursés. 
Diderot  m'avait  promis,  de  la  part  des  libraires,  une  rétribution  dont 
il  ne  m'a  jamais  reparlé,  ni  moi  à  lui. 

Cette  entreprise  de  l'Encyclopédie  fut  interrompue  par  sa  déten- 
tion. Les  l'cnsécs philosophiquts  \m  avaientattiré  quelques  chagrins, 
qui  n'eurent  point  de  suite.  Il  n'en  fut  pas  de  même  de  la  Leitre 
sur  les  aveugles,  qui  n'avait  rien  de  répréhensible  que  quelques  traits 
personnels  dont  madame  du  Pré  de  Saint-Maure  et  M.  de  Réaumur 
furent  choqués,  et  pour  lesquels  il  fut  mis  au  donjon  de  Vincennes. 
Rien  ne  me  jieindra  jamais  les  angoisses  que  me  fit  sentir  le  mal- 
heur.de  mon  ami.  Ma  funeste  imagination,  qui  porte  toujours  le 
mal  au  pis,  s'effaroucha.  Je  le  crus  là  pour  le  reste  do  sa  vie.  La 
tête  faillit  à  m'en  tourner.  J'écrivis  à  madame  de  Pompadour  pour 
la  conjurer  de  le  faire  relâcher  ou  d'obtenir  qu'on  m'enfermât  avec 


LES  CONFESSIONS. 


79 


lui.  Je  n'eus  aucune  réponse  à  ma  lettre;  elle  était  trop  peu  rai- 
sonnable pour  Hre  efficace,  et  je  ne  me  flatie  pas  qu'elle  ait  contri- 
Liic  aux  afloucis^ements  aii'on  mit  quelmie  temps  après  à  la  capti- 
vité du  pauvre  Diderot.  Mais  si  ell(ï  eût  duré  quelque  temps  encore 
aven  la  môme  rigueur,  je  crois  que  je  serais  mort  de  désespoir  au 
pii'd  do  ce  malheureux  donjon.  Au  reste,  si  ma  lettre  a  produit  peu 
d'effet,  je  ne  m'en  suis  pas  non  plus  tieancoup  fait  valoir;  car  je  n'en 
parlai  qu'à  très  peu  de  gens,  et  jauiais  à  Diderot  lui-même. 


LIVRE  VllI. 


J'ai  dû  faire  une  pause  h  la  fin  du  pn^eédent  livre.  Avec  eelni-ri 
cnmmence,  dans  sa  première  oripfine,  la  longue  chaîne  de  mes  mal- 
fieisrs. 

Avnnt  vécu 'dans  deux  de^;  plus  lirillmtes  maison'  de  Paris,  ip 
Ti'avnis  pis  laissé,  malgré  mon  oeu  d'entregent,  d'y  faire  nuelqnes 
ronnaissanees.  .l'nvais  fnit,  entre  nntres.  chez  madame  Piinin  celle 
du  jeune  prince  hérédilairo  de  Snxe-fîolha.  et  du  harou  de  Thon, 
son  crouvcrncur  J'avais  fnit  chez  M.  de  la  Ponliniére  colle  deM.Se- 
jjuv.  ami  du  hai'on  de  Thun.  et  connu  dans  le  monde  littéraire  par 
s.t  lioHe  édition  dcRoiisscnu.  T,p  haron  nous  invita,  M  Se!?uv  et  moi, 
d'al'er  passer  un  jour  ou  deux  h  Fontenai-aux -Roses  d  V  où  le  prince 
avait  une  maison.  Nous  v  fûmes.  V.n  passant  devant  Vincennrs.  je 
sentis  n  la  vue  du  donjon  un  déchirement  de  creur  dont  le  bnrnn 
remarqua  l'i-fTet  sur  mon  visace.  A  souper,  le  prince  parla  de  la 
détention  de  Diderot.  T,e  hnron.  pour  nie  faire  n.-'rler.  aeeiisa  lenri- 
sonnier  d'imprudence  :  i'cn  mis  dans  la  mnniére  impétueuse  dont 
je  le  défendis.  L'on  pardonna  cet  excès  de  zèle  ?i  celui  nu'inspire  un 
ami  malheureux,  et  l'on  parln  d'a\itre  chose,  llvavnitlà  denx  Alle- 
mands attaehés  au  prince.  L'un,  appelé  M.  Klupffell.  homme  de 
lieaucoup  d'esprit,  était  son  chapelain,  et  devint  ensuite  son  gou- 
verneur après  avnir  supplanté  le  baron.  L'autre  était  un  jeune 
homme,  appelé  M.  fîrimm,  nui  lui  servait  de  lecteur  en  attendant 
riii'il  trouvât  quelque  place,  et  dont  l'énuipage  très  mince  annon- 
CTit  le  pressant  besoin  de  la  trouver.  Dès  ce  même  S'i'r  K'uriffell  et 
moi  commencànT^s  une  liaison  qui  bientôt  devint  amitié  Helle  avec 
le  sieur  Orimm  n'alla  pas  lout-,\-fait  si  vite.  II  ne  se  nieltnit  ^ni-re. 
m  avant,  bien  éloigné  de  ce  ton  avnntnfreux  que  là  prospérité  lui 
donna  dnns  la  suite.  Le  lendemain  à  dîner  l'i.n  parla  de  musique; 
il  en  P'irla  bien.  .Te  fus  transpoflé  d'aise  en  apprenant  qu'il  neeom- 
nan-nait  dn  clavecin.  Après  le  dluer  on  fit  anporter  de  la  musique 
italienne.  Nous  musicàni"s  tout  le  jour  au  clavecin  du  nrince;  et 
.ainsi  commença  cette  amitié  qui  d'abord  me  fut  si  douce,  enfin  si 
funeste,  et  dont  j'aurai  tant  h  parler  désormais. 

En  revenant  à  Paris,  i'v  appris  l'aerénble  nouvelle  que  Diderot 
était  sorti  du  donjon,  et  qu'on  lui  avait  donné  le  château  et  le  pare 
de  Viueennes  pour  prison  sur  sa  pirole,  avec  permission  de  voir 
ses  amis.  Qu'il  me  fut  dur  de  n'y  pouvoir  courii-  .à  l'inslaut  môme! 
Mais,  retenu  deux  on  trois  jours  chez  madame  Dupin  par  des  soins 
indispensables,  après  trois  ou  quatre  siècles  d'imnntience.  je  volai 
dans  les  bras  d"  mon  .nmi.  Moment  inexprimable  !  Il  n'était  pas 
seul  :  d'Alenibert  et  le  trésorier  de  la  sa  in  te  Chapelle  étaient  avec  lui.  En 
entrant  je  ne  vis  qne  lui.  je  ne  fis  qu'un  saut,  un  cri,  je  collai  mon 
visage  sur  te  sien,  je  le  serrai  étroitement  sans  lui  parler  autrement 
que  par  mes  pleurs  et  par  mes  sancrlots;  j'étouff^iis  de  tendresse  et 
de  joie.  Son  premier  mouvement,  après  ce  transport,  fut  de  se  four- 
nT  vers  l'ecclésiastique  et  de  lui  dire  :  Vous  vovez,  monsieur,  com- 
ment m'aiment  mes  amis  Tout  entier  à  mon  émotion,  je  ne  réflé- 
chis pas  alors  à  cette  mnnière  d'en  tirer  avantage.  Mais  en  y  pen- 
sant quelquefois  depuis  ce  temps-là.  j'ai  toujours  jugé  qu'.\  la  place 
de  Diderot  ee  n'eût  pas  été  !:>  la  première  idée  qui  me  serait  venue. 
Je  trouvai  Diderot  très  affecté  de  sa  prisrip.  Le  donjon  lui  avait 
fait  une  imiiressiep  terrible;  et,  quoiqu'il  fût  fort  agréablement  au 
château,  et  maître  de  ses  promenades  dans  un  parc  qui  n'est  pas 
même  fiu-nié  de  murs,  il  avait  besoin  de  la  soeiété  de  ses  amis,  pour 
ne  pas  se  livrer  ;\  son  humeur  noire.  Comme  j'étais  assurément  ce- 
lui qui  rnnipatiss.nl  le  plus  à  sa  peine,  je  crus  être  aussi  celui  dont 
la  vue  lui  serait  la  plus  consolante;  et  tous  les  .Ieu\  jours  au  plus 
tard,  malgré  des  occupations  très  exigeantes,  j'allais,  soit  seul,  soit 
avec  sa  femme,  pnsser  avec  lui  les  après-midi. 

Cette  nnné'c.  17t0.  l'été  fut  d'une  chaleur  excessive.  On  compte 
denx  lieOes  de  Paris  à  Viuce-^nes.  Peu  en  état  de  payer  des  fiacres, 
h  deux  heures  après-midi,  j'allais  ^i  pied  quand  j'étais  seul,  et  i'allais 
vite  pour  arriver  plus  tôt.  Les  arbres  de  la  route,  toujours  élagués 
à  la  mode  du  pays,  ne  donnaient  presque  aucune  ombre;  et  sou- 

(ll  C'est  la  leçon  du  manuscrit  aiitocrraphe  déposé  aux  archives  natio- 
nales; mais  la  mémoire  de  Rousseau  l'a  troiu',ié.  Fontenai-aux-U'ises  est 
un  côté  de  .'^c.eaux.  C'est  certainenvnt  Fontenai-aux-Hois,  auprès  de  Vin- 
l'cunesi  comme  la  suite  du  texts  le  prouve.         {Solo  de  l'Editeur.) 


vent,  rendu  de  chalenret  de  fatigue,  je  m'étendais  par  terre,  n'en 
pouvant  plus.  .le  m'avisai,  pour  modérer  mon  pas,  de  prendre  quel- 
que livre.  .le  pris  nn  iour  le  Mercure  de  France,  et,  tout  en  mar- 
chant et  le  parcourant,  je  tombai  sur  celle  question  proposée  par 
l'académie  de  Diion  pour  le  prix  de  l'année  suivante  ;  Si  Ipproqrè.t 
dfx  •trirncf:  d  rhs  nr'.t  n  cnnfri/mé  à  corrompre  ou  à  épurer  hn  mœurs? 
A  l'insfanl  d"  cette  lecture  je  vis  un  autre  univers,  et  je  devins 
un  autre  homme.  Quoique  j'aie  un  souvenir  vif  de  l'impression  que 
j'en  reçus,  les  détaîls  m'en  sont  échappés  depuis  que  je  les  ai  dépo- 
sés sur  le  papier  dans  une  de  mes  quatre  lettres  à  M.  de  Malesher- 
bes.  C'est  une  des  singularités  de  ma  mémoire,  qui  mérite  d'être 
dite.  Quand  elle  me  sert,  ee  n'est  qu'autant  que  je  me  suis  reposé 
sur  elle  ;  sitôi  que  i'en  confie  le  dépôt  au  papier,  elle  m'abandonne, 
et  dès  qu'une  fois  j'ai  écrit  une  chose,  je  ne  m'en  souviens  plus  du 
font.  Cette  singularité  me  suit  jusque  dans  la  musique.  Avant  de 
l'avoir  apprise,  je  savais  par  cœur  des  multitudes  de  chansons  ;  si- 
tôt qne  j'ai  su  chanter  des  airs  notés,  je  n'en  ai  pu  retenir  aucuti. 
et  ie  doute  que  de  ceux  que  j'ai  le  plus  aimés  j'en  susse  aujourd'hui 
redire  un  seul  tout  entier. 

Ce  que  je  me  rannelle  hien  distinctement  dans  cette  occasion, 
c'est  qu'arrivant  à  'Vincennes,  j'étiis  dans  une  agitation  qui  tenait 
du  délire.  D'derot  l'aperçut  ;  je  lui  en  dis  la  cause,  et  je  lui  lus  la 
prosopopée  de  Fabrieins.  écrite  au  crayon  sous  un  arbre.  11  m'ex- 
horta de  donner  l'esso-  à  mes  idées,  et  de  concourir  au  prix.  Je  le 
fis.  et  dès  cet  instant  je  fus  perdu.  Tout  le  reste  de  ma  vie  et  de 
mes  malheurs  fut  l'effet  et  la  suite  inévitable  de  ce  moment  d'éga- 
rement. .... 
Mes  sentiments  ,se  montèrent  avec  la  plus  inconeevablc  rapidité 
au  ton  de  mes  idées.  Toutes  mes  petites  passions  furent  étouffées 
par  l'enthnusi.asme  de  la  vérité,  de  laliberté,  de  la  vertu  ;  et  ce  qu'il 
y  a  de  plus  étonnant,  est  que  cette  effervescence  se  soutint  dans 
mon  cmur  durant  plus  de  quatre  ou  cinq  ans,  à  un  si  huit  degré 
peut-être  qu'elle  ait  jamais  été  dans  le  cœur  d'aucun  autre  homme. 
Je  trouvai  ce  discours  d'une  façon  bien  singulière,  et  que  J'ai 
presque  toujours  suivie  dans  mes  autres  ouvrases.  J.»  lui  consacrais 
les  insomnies  de  mes  nuits.  Je  méditais  dans  mon  lit  à  veux  fermés, 
et  je  tournais  et  retournais  dans  ma  tète  mes  périodes  avec  des 
peines  incrovables;  puis,  quand  j'étais  parvenu  .\  en  être  content, 
je  les  déposais  dans  ma  mémoire  jusqu'à  ce  qne  je  pnsse  les  mettre 
sur  le  papier  :  mais  le  temps  de  me  lever  et  de  m'habiller  me  faisait 
tout  perdre,  et.  quand  je  m'étais  mis  à  mon  papier,  il  ne  me  ve- 
nait presque  plus  rien  de  ce  que  j'avais  composé.  Je  m'avi.sai  de 
prendre  pour  secrétaire  madame  le  Vassoiir.  Je  l'avais  logée  avec  sa 
fille  et  son  mari  plus  près  de  moi;  etc'était  elle  qui,  pnurm'epargner 
un  domestique,  venait  tous  les  matinsallumer  mou  feu  et  faire  mon 
petit  service.  A  son  arrivée,  je  lui  dictais,  de  mon  lit,  mon  travail 
de  la  unit  :  et  cette  pratique,  que  j'ai  longtemps  suivie,  m'a  sauvé 
bien  des  oublis. 

Quand  ce  discours  fut  fait,  je  le  montrai  a  Diderot,  qui  en  fut 
content,  et  m'indinna  quelques  corrections.  Cependant  cet  ouvrage, 
plein  de  chaleur  et  de  firce,  manque  absolument  d'ordre  et  de  lo- 
îrique.  De  tous  ceux  qui  sont  sortis  de  ma  plume,  c'est  le  plus  faible 
de  raisonnement,  et  le  plus  pauvre  de  nombre  et  d'harmonie  ;  mais. 
avec  quelque  talent  qu'on  puisse  être  né,  l'art  d'écrire  ne  s'apprend 
pas  tout  d'un  coup. 

Je  fis  partir  cette  pièce  sans  en  parler  à  personne  autre,  si  ce 
n'est  je  pense,  à  Grimm,  avec  lequel,  depuis  .son  entrée  chez  le 
comte  de  Frièse,  j.> commençais  à  vivre  d.mslaplus  grande  intimité. 
Il  avait  nn  cl.aveciu  qui  nous  servait  de  pointde  réunion;  et  autour 
duquel  je  p.assaisavec  lui  tous  les  moments  que  j'avais  de  libces  a 
chanter  des  airs  italiens  et  des  barcarolles  sans  tvève  et  sans  relâche 
du  matin  au  soir,  ou  plutôt  du  soir  au  matin  :  et,  sitôt  qu'on  ne  me 
trouvait  pas  chez  madame  Dupin,  on  était  sur  de  luo  trouver  chez 
AI  Crimm  ou  du  moins  avec  lui,  soit  à  la  promenade,  soit  au  spec- 
tacle Je  cessai  d'aller  à  la  comédie  italienne  ou  j  avais  nies  entrées, 
mais  qu'il  n'aimait  nas,  pour  aller  avec  lui,  en  payant,  a  la  comé- 
die française  dont  il  était  passionné.  Enfin  un  attrait  si  puissant  me 
liait  à  ce  jeune  homme,  et  j'en  devins  tellement  in--rparahle,  que 
la  pauvre  tante  elle-même  était  négligée,  cest-a-dirc  que  je  la 
voyais  moins;  car  jamais  un  moment  de  ma  vie  mon  attachement 
pour  elle  ne  s'est  affaibli.  .     ,.      .       ,  ,   . 

Cette  impossibilité  de  partager  ;i  mes  inclinationsle  peu  de  temps 
que  j'avais  de  libre  renouvela  plus  vivement  que  jamais  ledesirque 
j'avais  deuiiis  longtemps  de  ne  faire  qu'un  ménage  avec  Thérèse  : 
mais  l'embarras  de  sa  nombreuse  famille,  et  surtout  le  défaut  d  ar- 
gent pour  acheter  des  meubles,  m'avait  jusqu'alors  r.tenu.  L'occa- 
sion se  présenta  de  faire  nn  etfort,  et  j'en  profitai.  M.  de  Francueil 
et  madame  Dupin.  sentant  bien  que  huit  à  neuf  ceuls  francs  par  an 
ne  pouvaient  me  suflire,  portèrent  de  leur  propre  mouvement  mon 
honor.aire  annuel  à  cinquante  louis;  et,  .b-  pl"S  madame  Dupin, 
apprenant  que  je  cherchais  .\  me  mettre  dans  mes  meubles,  m  aida 
de  quelques  secours  pour  cela  :  avec  les  meubles  qu  avait  deja  Thé- 
rèse nous  mimes  tout  en  commun,  et.  ayant  loué  un  petit  apparte- 
ment à  l'hôtel  du  Languedoc,  rue  Greneile-Saint-Honore,  chez  de 
très  bonnes  gens,   nous  nous  y  arrangeâmes  comme   nous  pumes< 


80 


LES  VEILLÉES  LITTERAIRES  ILLUSTRÉES. 


et  nous  y  avons  demeuré  paisiblement  et  agréablement  pendant 
sept  ans,  jusqu'à  mou  délosement  pour  l'Ermitage. 

Le  père  de  Thérèse  était  un  \ieux  bonhomme,  très  doux,  qui 
craignait  extrêmement  sa  l'emmc,  et  qui  lui  avait  donné  pour  cela 
le  surnom  de  Lieutenant-Criminel,  que  Grimm,  par  plaisanterie, 
transporta  dans  la  suite  à  la  fille.  Madame  le  Vasseur  ne  manquait 
pas  d'espril;  elle  je  piquait  même  de  politesse  et  d'airs  du  grand 
mpn^e  ;  mai«^  elle  avait  un  patelinage  mystérieux  qui  m'élait  in- 
supportable, donnant  d'assez  mauvais  conseils  à  sa  fille,  cherchant 
à  la  rendre  dissimulée  avec  moi,  et  cajol-int  séparément  mes  amis 
aux  dépens  les  uns  des  autres  et  aux  miens  :  du  reste  assez  bonne 
mère  parce  qu'elle  trouvait  son  compte  à  l'être,  et  couvrant  les 
fautes  ^e  sa  fille  parce  qu'elle  en  profitait.  Celte  femme,  que  jecora- 
jjjais  d'attentions,  de  soins,  de  petits  cadeaux,  et  dont  j'avais  extrê- 
mement à  cœur  de  me  faire  aimer,.était,  par  l'impossibilité  que  j'é- 
prouvais, d'y  parvenir,  la  seule  cause  de  peine  que  j'éprouvais  dans 
mon  petit  ménage  ;  et,  du  reste,  je  puis  dire  avoir  goûté  durant  ces 
six  ou  sept  ans  le  plus  parfait  bonheur  domestique  que  la  faiblesse 
humaine  puisse  com]iorter.  Le  cœur  de  ma  Thérèse  était  celui  d'un 
^nge  :  notre  attachement  croissait  avec  notre  intimité,  et  nous  sen- 
tions davantage  de  jour  en  jour  combien  nous  étions  faits  l'un  pour 
l'autre.  Si  nos  plaisirs  pouvaient  se  décrire,  ils  feraient  rire  par 
leur  simplicité  :  nos  promenades  tète-à-tète  hors  de  la  ville,  oii  je 
dépensais  magnifiquement  huit  ou  dix  sous  àquejque  guinguette  : 
nos  petits  soupers  à  la  croisée  de  ma  fenêtre,  as.sis  en  vis-à-vis  sur 
deux  petites  chaises  posées  sur  une  malle  qui  tenait  la  largeur  de 
l'embrasure.  Dans  celle  situation,  la  fenêtre  nous  servait  de  table, 
nous  respirions  l'air,  nous  pouvions  voir  les  environs,  les  passants] 
et,  quoique  nous  fussions  au  quatrième  étage,  plopger  dans  la  rue 
tout  en  mangeant. 

Qui  décrira,  qui  sentira  les  charmes  de  ces  repas  composés  pour 
tout  mets  d'un  quartier, de  gros  pain,  de  quelques  cerises,  d'un  petit 
morceau  de  fromage,  et  d'un  demi-seti<^r  de  vin  que  nous  buvions 
à  nous  deux?  Amitié,  confiance,  intimité,  douceur  d'âme,  que  vos 
assaisonnements  sont  délicieux!  Quelquefois  nous  restions  là  jus- 
qu'à minuit  sans  y  songer,  et  sans  nous  douter  de  l'heure,  si  la 
virjlle  ra;'man  ne  nous  eût  avertis.  Mais  laissons  ces  détails,  qui  pa- 
1  «liront  insipides  ou  risibles  ;  jç  l'ai  toujours  dit  et  senti,  la  véri- 
table jouissance  ne  se  décrit  point. 

J'en  eus  à  peu  près  dans  le  pième  temps  une  plus  grossière,  la 
dernière  de  celle  espèce  que  j'aie  eu  à  me  reprocher.  J'ai  dit  que  le 
ministre  KkipITell  était  cinjable  ;  nies  liaisons  avec  lui  n'étaient 
guère  moins  étroites  qu'avec  Giimm',  et  de\irirent  aussi  familières  ; 
ils  mangeaient  quelquefois  chez  moi.  Ces  npas  ,  un  peu  plus  que 
simples,  étaient  égayés  par  les  fines  et  foljes  polissonneries  de  Klup- 
llèll  et  par  les  plaisants  germanismes  de  Giimm.,  qui  n'était  pas 
encore  devenu  puriste. 

La  sensualité  ne  présidait  pas  à  nos  petites  orgies,  mais  la  joie  y 
suppléait ,  et  nous  nous  trouvions  si  bien  ensemble  que  nous  ne 
IKjuvions  plus  nous  quitter.  Klupll'ell  avait  mis  dans  ses  meubles 
une  iiPtite  fille  qui  ,  par  con\eniion,  ne  laissait  pas  d'être  à  tout  le 
monde,  parce  qu'il  ne  pouvait  pas  l'entretenir  en  entier.  Un  soir, 
en  entrant  au  café,  nous  le  trouvâmes  qui  en  sortait  pour  aller 
souper  avec  elle.  Nous  le  raillâmes;  il  s'en  vengea  galamment  en 
nous  mettant  du  même  souper,  et  puis  nops  raillant  à  son  iour. 
Celle  pauvre  créature  .me  parut  d'un  assez  bon  naturel,  très  douce] 
et  peu  laite  à  son  métier  ,  auquel  une  sorcière  ,  qu'elle  avait  avec 
elle,  la  stylait  de  son  mieux.  Les  propos  et  le  vin  nous  égayèrent 
au  point  que  nous  nous  oubliâmes.  Le  bon  Klupffell  ne  voulut  pas 
faif-e  ses  honneurs  à  dejni ,  et  nous  passâmes  tous  trois  successive- 
ment dans  la  chambre  voisine  avec  la  pauvre  petite  ,  qui  ne  savait 
si  elle  devait  rire  ou  pleurer.  Grimm  a  toujours  affirmé  qu'il  ne  l'a- 
vait pas  touchée  :  c'était  donc  pour  s'amuser  à  nous  impatienler 
qu'il  resta  si  longtemps  avec  elle;  et,  s'il  s'en  abstint,  il  est  peu 
probable  que  ce  fût  par  scrupule  ,  puisque  avant  d'entrer  chez  le 
comte  de  Frièse  il  logeait  chez  des  filles  au  même  quartier  de 
Saint-Roch. 

Je  sortis  de  la  rue  des  Moineaux,  où  logeait  cette  fille  ,  aussi  hon- 
f,eux  qup  Saint-Preux  sorlil  de  la  maison  où  on  l'avait  enivré,  et  je 
me  rappelai  bien  mon  histoire  en  écrivant  la  sienne.  Thérèse  s'a- 
ptrçut  à  quelque  signe,  et  surtout  à  mon  air  confus,  que  j'avais 
quelque  reproche  à  me  faire;  j'en  allégeai  le  poids  par  ma  franche 
tt  prompte  confession.  Je  fis  bien;  car  dès  le  lendemain  Grimm 
vint  en  triomphe  lui  raconter  mon  forfait  en  l'aggravant;  et  depuis 
lors  il  n'a  jamais  manqué  de  lui  en  rappeler  malignement  le  sou- 
venir; en  cela  d'autant  plus  coupable,  que,  l'ayant  mis  pleinement 
etlihrementduns  ma  confidence,  j'avais  droit  d'attendre  de  lui  qu'il 
ne  m'en  ferait  pas  repcuiu.  Jamais  je  ne  sentis  mieux  qu'eu  celte 
occasion  la  bonté  du  naturel  de  ma  Tlierese  :  car  elle  fut  plus  cho- 
quée du  procédé  de  Grimm  qu'offen.sée  de  mon  infidélilc  ;  et  je 
n  essuiai  lie  sa  Jiart  que  des  repruehes  louchants  et  tendres  dans 
lesipiels  je  n'aperçus  jamais  la  moindre  trace  de  dépit. 

La  siiuplicile  d  espiil  de  celte  eicellenle  fille  égalait  sa  bonté  de 
tieur  ,  c'est  luut  due  ;  mais  un  exeuijile  qui  se  présente  mérite  ce- 
pendant d'être  ajoute.  Je  lui  avais  dit  que  Klupffell  était  ministre 


et  chapelain  du  prince  de  Saxe-Gotha.  Un  ministre  était  pour  elle 
un  homme  si  extraordinaire,  que,  confondant  romiqueiuent  les 
idées  les  plus  disparates,  elle  s'avisa  de  prendre  Klupffell  pour  le 
pape.  Je  la  crus  folle  pour  la  première  fois  qu'elle  me  dit,  conime 
je  rentrais,  que  le  pape  m'était  venu  voir.  Je  la  fis  expliquer  ,  et  je 
n'eus  rien  de  plus  pressé  que  d'aller  conter  celte  histoire  à  Grimm 
et  à  Klupffell,  à  qui  le  nom  de  pape  en  resta  pafmi  nous.  Nous  don- 
nâmes à  la  fille  de  la  rue  des  Moineaux  le  notn  de  Papesse  Jeanne. 
C'étaient  des  rires  inextinguibles;  nous  étouffions.  Ceux  qui ,  dans 
une  lettre  qu'il  leur  a  plu  de  m'attribuer,  m'ont  fait  dire  que  je 
n'avais  ri  que  deux  fois  en  ma  vie,  ne  m'ont  pas  connu  dans  ce 
temps- là  ni  durant  ma  jeunesse;  car  assurément  cette  idée  n'aurait 
jamais  pu  leur  venir. 

L'année  suivante  ,  17.50,  comme  je  ne  songeais  plus  à  mon  dis- 
cours, j'appris  qu'il  avait  remporté  le  prix  à  Dijon.  Celle  nouvelle 
réveilla  toutes  les  idées  qui  me  l'avaient  dicté  ,  les  anima  d'une 
nouvelle  force ,  et  acheva  de  mettre  en  fermentation  dans  mon 
cœur  ce  premier  levain  d'héroïsme  et  de  vertu  que  mon  père  et  ma 
patrie  et  Plularque  y  avaient  mis  dans  mon  enfance.  Je  ne  trouvai 
plus  rien  de  grand  et  de  beau  que  d'être  libre,  vertueux,  au-dessus 
de  la  fortune  1 1  de  l'opinion,  et  de  se  suffire  à  soi-mêuie.  Quoique 
la  mauvaise  honte  et  la  crainte  des  sifflets  n'empêchassent  de  me 
conduire  d'abord  sur  ces  principes,  et  de  rompre  brusquement  en 
visière  aux  maximes  de  mon  siècle ,  j'en  eus  dès  lors  la  volonté  dé- 
cidée, et  je  ne  tardai  à  l'exécuter  qu'autant  de  temps  qu'il  en  fal- 
lait aux  contradictions  pour  l'irriter  et  la  rendre  triomphante. 

Tandis  que  je  philosophais  sur  les  devoirs  de  l'homme,  un  évé- 
ment  vint  me  faire  mieux  réfléchir  sur  les  miens.  Thérèse  devint 
grosse  pour  la  troisième  fois.  Trop  sincère  avec  moi ,  trop  fier  ea 
dedans  pour  vouloir  démentir  mes  principes  par  mes  œuvres,  je  me 
niis  à  examiner  la  destinalion  de  mes  enfants,  et  mes  liaisons  avec 
leur  mère  sur  les  lois  de  la  nature  ,  de  la  justice  et  de  la  raison,  et 
sur  celles  de  cette  religion  pure  et  sainte,  éternelle  comme  son  au- 
teur, que  les  hommes  ont  souillée  en  feignant  de  vouloir  la  puri- 
fier, et  dont  ils  n'ont  plus  fait  par  leurs  formules  qu'une  religion  de 
mots  ,  vu  qu'il  en  coule  peu  de  prescrire  l'impossible  quand  on  se 
dispense  de  le  pratiquer. 

Si  je  me  trompai  dans  mes  résultats,  rien  n'est  plus  étonnant  que 
la  sécurité  d'âme  avec  laquelle  je  m'y  livrai.  Si  j'étais  de  ces  hom- 
mes mal  nés,  sourds  à  la  douce  voix  de  la  nature,  au  dedans  des- 
quels aucun  vrai  sentiment  de  justice  et  d'humanité  ne  germa  ja- 
mais, cet  endurcissement  serait  tout  simple;  mais  cette  chaleur  de 
cœur,  cette  sensibilité  si  vive,  cette  facilité  à  former  des  attache- 
ments, celle  force  avec  laquelle  ils  me  subjuguent,  ces  déchirements 
quand  il  les  faut  rompre,  cette  bienveillance  innée  pour  tous  mes 
.semblables,  cet  amour  ardent  du  grand,  du  vrai,  du  beau,  du  juste, 
cette  horreur  du  mal  en  tout  genre  ,  cette  impossibilité  de  haïr,  de 
nuire  et  même  de  le  vouloir,  cet  atlen()rissement,  cetle  vive  et  douce 
émotion  que  je  sens  à  l'aspect  de  tout  ce  qui  est  vertueux,  géné- 
reux, aimable,  tout  cela  peut-il  jamais  s'accorder  dans  la  même 
âme  avec  la  dépravation  qui  fait  fouler  aux  pieds  sans  scrupule  le 
plus  doux  des  devoirs?  Non,  je  le  sens  et  je  le  dis  hautement ,  cela 
n'est  pas  possible;  jamais  un  seul  instant  de  sa  vie  Jean-Jacques 
n'a  pu  être  un  homme  sans  entrailles ,  sans  mœurs,  un  père  dé- 
naturé J'ai  pu  me  tromper,  mais  non  m'endurcir.  Si  je  disais  mes 
raisons  ,  j'en  dirais  trop.  Puisqu'elles  ont  pu  me  séduire  ,  elles  en 
séduiraient  bien  d'aulres;  je  np  veux  pas  exposer  les  jeunes  gens 
qui  pourront  me  lire  à  se  laisser  abuser  par  la  même  erreur  ;  je  nie 
contenterai  de  dire  qu'elle  fut  telle  que  dès  lors  je  ne  regardai  plus 
mes  liaisons  avec  Thérèse  que  comme  un  engagement  honnête  et 
saint,  quoique  libre  et  volontaire  ;  ma  fidélité  pour  elle  ,  tant  qu'il 
durait,  comme  un  devoir  indispensable,  l'infraction  que  j'y  avais 
faite  une  seule  fois  comme  un  véritable  adultère.  Et  quant  à  mes 
enfants  ,  en  les  livrant  à  l'éducation  publique,  faute  de  pouvoir  les 
élever  moi-même  ,  en  les  destinant  à  devenir  ouvriers  ou  paysans 
plutôt  qu'aventuriers  et  coureurs  de  fortunes  ,  je  crus  faire  un  acte 
de  citoyen  et  de  père;  et  je  me  regardai  comme  un  membre  de  la 
république  de  Platon.  Plus  d'une  fois  depuis  lors  les  regrets  de 
mon  cccur  m'ont  appris  que  je  m'étais  trompé;  mais,  loin  que  ma 
raison  m'ait  donné  jamais  le  même  avertissement,  j'ai  souvent  béni 
le  ciel  de  les  avoir  garantis  par  là  du  sort  de  leur  père ,  et  de  celui 
qui  les  menaçait  lorsque  j'aurais  été  forcé  de  les  abandonner.  Si  je 
les  avais  laissés  à  madame  d'Epinay  ou  à  madame  de  Luxembourg, 
qui,  soit  par  amitié,  soit  par  générosité,  soit  par  quelque  autre 
motif,  ont  voulu  s'en  charger  dans  la  suite,  auraient-ils  été  élevés 
en  honnêtes  gens?  Je  l'ignore;  mais  je  suis  sur  qu'on  les  aurait 
portés  à  iiaïr,  peut-être  à  trahir  leurs  pareuts  :  il  vaut  mieux  cent 
fois  qu'ils  ne  les  aient  point  connus. 

Mou  troisième  enfant  fut  donc  rais  aux  Enfants-Trouvés  ,  ainsi 
que  les  deux  autres  ;  et  il  en  fut  de  même  des  deux  suivants;  car 
j'en  ai  eu  cinq  eu  tout.  Cet  arrangrmeiit  me  jiarut  si  bop,  si  sen.sé, 
si  légitime,  que,  si  je  ne  m'en  vantai  pas  ouverlement,  ce  fut  uni- 
quement par  égard  pour  la  mère  ;  mais  je  le  dis  à  tous  ceux  à  qui 
nos  liaisons  [l'elaienl  pas  cachées;  je  le  dis  à  Diderot,  à  Grimm  ; 
je  l'appris  dans  la  suite  à  madame  d'Èpinaj  ,  et  dans  la  suite  en- 


LES  CONFESSIONS. 


81 


core  h  mafiamR  de  I^iixomlmiirp;  ,  d  cola  lihrpmpnt ,  fr.inrhpment , 
sans  aucune  espace  de  nécessité,  et  pouvant  aisf^inenl  le  ca- 
cher k  tout  le  monde;  car  la  Goiiin  était  une  très  honnête  femme, 
très  discrète,  et  sur  laquelle  je  complais  parfaitement.  le  seul  de 
mes  amis  auquel  j'eus  quelque  infénH  de  m'ouvrir  fut  le  médecin 
Thierry,  qui  soisna  ma  pauvre  tante  dans  une  de  ses  couches  où 
elle  se' trouva  fort  mal.  En  un  mot ,  je  ne  mis  aiieun  mystère  .'i  ma 
conduite,  non  seulement  [larce  oiie  je  n'ai  Jamais  rien  su  cacher  h 
mes  amis,  mais  piree  qu'en  effet  je  n'y  voyais  aucun  mal.  Tout 
pesé,  je  choisis  le  mieux  i)our  mes  enfatiis,  ou  ce  que  je  crus  l'être. 
J'aurais  voulu,  je  voudrais  encore  avoir  été  élevé  et  nourri  comme 
ils  l'ont  été. 

Tandis  que  je  fai.sais  ainsi  mes  confidences  ,  madame  le  Vasseur 
les  faisait  aussi  de  son  côté  ,  mais  dans  des  vues  moins  désinté- 
ressées. Je  les  avais  introduites,  elle  el  sa  fille,  chez  madame  Dupin, 
qui,  par  amitié  pour  moi.  avait  mille  lionlés  pour  elles.  La  mère  la 
mit  dans  le  secret  de  sa  fille.  Madame  Dupin ,  qui  est  honne  et  gé- 
néreuse, et  à  qui  elle  ne  disait  pas  combien,  malgré  la  moilieilé;  de 
mes  ressources  ,  j'étais  attentif  à  pourvoir  à  tout ,  y  pourvoyait  de 
son  côté  avec  une  libéralité  que,  par  l'ordre  de  la  mère,  la  fille  m'a 
toujours  cachée  durant  mon  séjour  à  Paris,  et  dont  elle  ne  me  fit 
l'aveu  qu'à  rKrniilao;e  .  à  la  suite  de  plusieurs  autres  épanche- 
metits  de  cceur.  J'ignorais  que  madame  Oupin  ,  qui  ne  m'en  a  ja- 
mais fait  le  moindre  semblant,  fût  si  bien  instruite;  j'ignore  en- 
core si  madame  de  Cheimnceaux  sa  bru  le  fut  aussi  ;  mais  madame 
de  Francueil ,  sa  belle-fille  ,  le  fut ,  et  ne  put  s'en  taire.  Elle  m'en 
parla  l'année  suivante,  lorsque  j'avais  déjà  quitté  l^ur  maison.  Cela 
m'engagea  à  lui  écrire  à  ce  sujet  une  b'Itre  qu'on  trouvera  dans  mes 
recueils,  et  dans  laquelle  j'expose  celles  de  mes  raisons  que  je  pou- 
vais dire  sans  compromettre  madame  le  Vasseur  et  sa  fille;  car  les 
plus  déterminantes  venaient  de  là  ,  et  je  les  tus. 

Je  suis  sûr  de  la  discrétion  de  madame  Dupin  et  de  l'amilié  do 
madame  de  Chenonceaux  ;  je  l'étais  de  celle  de  madame  de  Fran- 
cueil ,  qui  d'ailleurs  mourut  longtemps  avant  que  mon  secret  fût 
ébruité.  Jamais  il  n'a  pu  l'être  que  par  les  gens  mêmes  à  qui  je 
l'avais  confié,  et  ne  l'a  été  en  effet  qu'après  ma  rupture  avec  eux. 
Par  ce  seul  fait  ils  sont  jugés  :  sans  vmiloir  me  disculper  du  bUàrae 
que  je  mérite,  j'aime  mieux  en  être  chargé  que  de  celui  qu'ils  mé- 
ritent eux-mêmes.  Ma  faute  est  grande,  mais  c'est  une  erreur  :  j'ai 
négligé  mes  devoirs,  mais  le  désir  de  nuire  n'est  pas  entré  dans 
mon  cœur,  et  les  entrailles  de  père  ne  sauraient  parler  bien  puis- 
samment pour  des  enfants  qu'on  n'a  jamais  vus  :  mais  trahir  la 
confiance  de  l'amilié,  violer  le  plus  saint  de  tous  les  pactes,  publier 
les  secrets  versés  dans  notre  sein  ,  déshonorer  à  plaisir  l'ami  qu'on 
a  trompé  ,  et  qui ,  nous  quittant,  nous  respecte  encore  ,  ce  ne  sont 
pas  là  des  fautes,  ce  sont  des  ba.ssesses  d'âme  et  des  noirceurs. 

J'ai  promis  ma  confession,  non  ma  justificalion  :  ainsi  je  m'ar- 
rête ici  sur  ce  point.  C'esl^.  à  nu)i  d'être  vrai ,  c'est  au  lecteur  d'être 
juste.  Je  ne  lui  demanderai  jamais  rien  de  plus. 

Le  mariage  de  M.  de  Chenonceaux  me  rendit  la  maison  de  sa  mère 
encore  plus  agréable  par  le  mérite  et  l'esprit  de  la  nouvelle  mariée, 
jeune  personne  fort  aimable,  et  qui  de  son  côté  parut  me  distinguer 
parmi  les  .scribes  de  M.  Dupin.  Klle  était  fille  unique  de  madame  la 
vicomtesse  de  lloebechouart,  grande  amie  du  comte  de  Frièse,  et  par 
contre  coup  de  Grimm.  qui  lui  étaitatlaché.  Ce  fut  pourtant  moi  qui 
l'introduisis  chez  sa  fille;  mais,  leurs  hutneurs  ne  .se convenant  pas, 
colle  liaison  n'eut  point  de  suite  ;  el  Grimm  ,  qui  dès  lors  visait  au 
solide,  préféra  la  i«ère,  femme  du  grand  monde,  à  la  fille,  qui  vou- 
lait des  amis  sûrs  et  qui  lui  convin.s.senl,  sans  se  mêler  d'aucune  in- 
trigue, ni  eheiclier  du  crédit  parmi  les  grands.  Madame  Dupin,  ne 
trouvant  pas  dans  madame  de  Chenonceaux  toute  la  docilité  qu'elle 
en  attendait,  lui  rendit  sa  maison  fort  triste;  et  madame  de  Che- 
nonceaux, ficre  de  son  mérite,  et  peut-être  de  sa  naissance,  aima 
mieux  renoncer  aux  agréments  de  la  société,  et  rester  presque  seule 
dans  son  appartemept,  que  de  porter  un  joug  pour  lequel  elle  n'était 
pas  faite.  Cette  espèce  d'exil  augmenta  mon  attachement  pour  elle  par 
cette  pente  naturelle  qui  m'attire  vers  les  malheureux.  Je  lui  trouvai 
l'esprit  métaphysique  et  penseur,  quoique  parfois  un  peu  sciphistique. 
Sa  conversaliiui,  qui  n'était  du  tout  point  celle  d'une  jeune  femme 
qui  sort  du  couvent,  était  pour  moi  très  altrayante.  Cependant  elle 
n'avait  pas  vingt  ans  :  son  teint  était  d'une  blancheur  éblouissante; 
sa  taille  eût  été  grande  et  belle  si  elle  se  fût  mieux  tenue.  Ses  che- 
veux, d'un  blond  cendré  et  d'une  beauté  peu  commune,  me  rappe- 
laient ceux  de  ma  pauvre  maman  dans  sou  bel  âge,  el  m'agitaient 
vivement  le  creur.  Mais  les  principes  sévères  que  je  veiuiis  de  me 
faire,  et  que  j'étais  résolu  de  suivre  à  tout  prix,  me  garantirent  d'elle 
et  de  ses  charmes,  .l'ai  passé,  durant  tout  un  été,  trois  ou  quatre 
heures  par  jo\m- tèle-à-lêle  avec  elle  à  lui  nmulrer  gravenu-nirarilh- 
méliquo,  el  à  l'ennuyer  de  mes  chiffres  cteruels,  sans  lui  dire  un 
seul  mot  galant,  ni  fui  jeter  une  œillade.  Cinq  ou  six  ans  plus  tard 
je  n'aurais  pas  été  si  sage  ou  si  fou  ;  mais  il  est  écrit  que  je  ne  de- 
vais ai  uum-  d'aïuour  qu'une  seule  fois  en  ma  vie,  et  qu'une  autre 
qu'elle  aurait  les  premiers  el  les  derniers  sou|pirs  de  mou  oeur. 

Depuis  que  je  vivais  chez  madame  Dupin,  je  m'étais  toujours  con- 
tenté de  mon  sort  sans  marquer  aucun  dcsir  de  le  voir  améliorer. 


L'augmentation  qu'elle  avait  faite  à  mes  honoraires,  conjointement 
avec  M.  de  Francueil,  était  venue  uniquement  de  leur  [iropre  mou- 
vement. Cette  année,  M.  de  Francueil,  qui  me  prenait  de  jour  en 
jour  plus  en  amitié,  songea  à  mo  mettre  un  peu  plus  au  large  et 
dans  une  situation  moins  précaire.  Il  était  receveur  général  des  fi- 
nances. M.  niidoyer,  son  eaissier,  était  vieux,  riche,  et  voulait  se 
retirer.  M.  de  Francueil  m'offrit  cette  place,  et,  pour  me  mettre  en 
état  de  la  remplir  ,  j'allai  pendant  quelques  semaines  chez  M.  Du- 
doyer  prendre  les  inslriirtions  nécessaires.  Mais,  soit  quej'euss"  peu 
de  talent  pour  cet  emploi,  soit  que  Dudoyer,  qui  me  parut  vouloir 
se  donner  un  autre  successeur,  ne  m'instruisît  pas  de  honne  foi,  j'ae- 
qiiis  lentementet  mal  leseonnaissances  dontj'avais besoin,  ettoutct 
ordre  de  choses,  embrouillé  à  dessein  ,  ne  put  jamais  bi^n  m'enirer 
dans  la  lêle.  Cependant,  sans  avoir  saisi  le  fin  du  métier  ,  je  ne 
laissai  pas  d'en  prendre  la  marche  courante,  assez  pour  pouvoir 
l'exercer  rondement  tant  bien  que  mal.  J'en  commençai  même  les 
fonctions  ;  je  tenais  li-s  registres  et  la  caisse;  je  donnais  et  reeevais de 
l'argent,  des  récépissés,  et,  quoique  j'eusse  aussi  peu  de  goût  que  de 
talent  pour  ce  métier,  la  maturité  des  ans  commençant  à  me  rendre 
sage  ,  j'étais  déterminé  à  vaincre  ma  répugnance  pour  me  livrer 
tout  entier  à  mon  emploi.  Malheureusemeiit ,  comme  je  commen- 
çais à  me  mettre  en  train,  M.  de  Francueil  fît  un  petit  voyage,  du- 
rant lequel  j.e  restai  chargé  de  sa  caisse  ,  où  il  n'y  avait  eenenilant 
pour  lors  que  vingt-cinq  à  trente  mille  francs.  Les  soucis,  l'inquié- 
tude d'esprit  que  me  donna  ce  dépôt,  me  firent  sontirque  je  n'étais 
point  fait  pour  être  caissier,  et  je  ne  doute  point  que  le  mauvais  sang 
que  je  fis  durant  cette  absence  n'ait  contribué  à  la  maladie  où  je 
tombai  après  son  retour. 

J'ai  dit  dans  ma  première  partie  que  j'étais  né  mourant.  Un  vice 
de  conformation  dans  la  vessie  me  fit  éprouver,  durant  mes  pre- 
mières années,  une  rétention  d'urine  presque  continuelle;  et  ma 
tante  Siizon.  qui  prit  soin  de  moi,  eut  des  peines  incroyables  à  me 
conserver.  Elle  en  vint  à  bout  cependant  :  ma  robuste  conslilulion 
prit  enfin  le  dessus,  et  ma  santé  s'afTerinit  tellement  durant  ma  jeu- 
nesse, qii'excepté  la  tnaladio  de  langueur  dontj'ai  raconté  l'hisloire, 
et  de  fréquents  besoins  d'uriner,  que  le  moindre  échaufFement  me 
rendit  toujours  incommode  ,  je  parvins  jusqu'à  Irr-nle  ans  sans 
presque  me  sentir  de  ma  première  infirmité.  Le  premier  ressenli- 
nient  que  j'en  eus  fut  à  mon  arrivée  à  Venise.  La  fatigue  du  voyage 
et  les  terribles  chaleurs  que  j'avais  souffertes  nie  donnèrent  une  ar- 
deur d'urine,  cl  des  maux  de  reins  que  je  garilai  jusqu'à  l'enlréede 
l'hiver.  Après  avoir  vu  la  Padoaaa,  je  me  crus  mort,  el  n'eus  pas  la 
moindre  incommodité.  Après  m'être  épuisé  plus  d'imagination  que 
de  corps  pour  ma  Zulietla,  je  me  portai  mieux  que  jamais. 

Ce  ne  fut  qu'après  la  délenliou  de  Diderot  que  l'échaufTement 
contracté  dans  mes  courses  de  Viucennes,  durant  les  terribles  clia- 
leiirs  fjii'il  faisait  alors,  me  donna  une  violente  néphrétique,  depuis 
laquelle  j(!  n'ai  jamais  recouvré  ma  première  santé. 

Au  moment  dont  je  parle,  m'étant  peut-èlre  un  peu  fatigué  au 
maussade  travail  de  celle  maudite  caisse,  je  retombai  plus  bas  qu'au- 
paravant, cl  je  demeurai  dans  mon  lit  près  de  six  semaines  dans  le 
plus  triste  état  que  l'on  puisse  imaginer.  Madame  Dupin  m'envoya 
le  célèbre  Morand  ,  qui  ,  malgré  son  habilelc  el  la  délicatesse  de  "sa 
main,  me  fit  souffrir  des  maux  incroyables,  el  ne  put  jamais  venir 
à  bout  de  me  sonder.  Il  me  conseilla  de  recourir  à  Daran,  dont  les 
bougies  i>lus  flexibles  parvinrent  en  effet  à  s'insinuer  et  vaincre  l'obs- 
tacle ;  mais,  eu  rendant  compte  à  madame  Dupin  de  mon  étal,  Mo- 
rand lui  déclara  que  dans  six  mois  je  ne  serais  pas  en  vie.  Ce  dis- 
cours, qui  me  parvint,  me  fit  faire  de  sérieuses  réflexions  sur  mon 
étal,  el  sur  la  bêlise  de  sacrifier  le  repos  et  l'agrément  du  iieu  de 
jours  qui  me  restaient  à  vivre  à  l'assujettisement  d'un  emploi  pour 
lequel  je  ne  me  sentais  que  du  dégoût.  D'ailleurs,  comment  accor- 
der les  sévères  principes  que  je  venais  d'adopter  avec  un  élat  qui  s'y 
rapportait  si  peu'?  et  n'aurais-je  pas  bonne  grâce,  caissier  d'un  re- 
ceveur des  finances,  à  prêclier  le  dcsinicressemcnt  et  la  pauvreté? 
Ces  idées  fermentèrent  si  bien  dans  ma  lèle  avec  la  fièvre,  elles  s'y 
combinèrent  avec  tant  de  force,  que  rien  depnis  lors  ne  put  les  en 
arracher,  et  durant  ma  convalescence  ,  je  me  confirmai  de  sang- 
froid  dans  toutes  les  résolutions  que  j'avais  prises  dans  mon  délire. 
Je  renonçai  pour  jamais  à  tout  projet  de  fortune  et  d'avancement. 
Déterminé  à  passer  dans  l'indépendance  el  la  pauvreté  le  peu  de 
temps  qui  me  restait  à  vivre,  j'appliquai  toutes  les  forces  de  mou 
àme  à  briser  bs  fers  de  l'opinion,  cl  à  faire  avec  Cîuiage  tout  ce 
qui  me  paraissait  bien,  sans  m'embarr.isseraucuneinentdii  jugement 
des  boiunu's  Les  obstacles  que  j'ens  à  combattre  el  les  eU'orlsqiicje 
fis  pour  en  triompher  sont  incroy.ibles.  Je  réussis  autant  (pi'il  eiaii 
possible,  et  plus  que  je  n'avjis  espéré  mol-mèine.  Si  j'avais  aussi  bien 
secoué  le  joug  de  l'amitié  que  celui  de  l'opinion,  je  venais  à  bout  de 
mon  dessein,  le  plus  grand  peut-être,  ou  du  moins  le  plus  utile  k 
la  vertu  ,  que  mortel  ail  jamais  conçu  :  mais  ,  taudis  que  je  foulais 
aux  pieds  les  jugemeiils  insensés  de  la  tourbe  vulgaire  des  soi-di- 
sant grands  et  des  soi-disai'l  sages,  je  me  laissais  subjuguer  el  me- 
ner comme  un  enfant  par  de  soi-disant  amis  ,  qui ,  jaloux  de  me 
voir  marcher  fièrement  et  seul  dans  une  roule  nouvelle,  luiileu  pa- 
raissant s'occui  er  beaucoup  à  lue  rendre  heureux  ,  ne  s'occupaient 


82 


LES  VEILLÉES  LITTÉRAIRES  ILLUSTRÉES. 


en  cfîet  qu'à  me  rendre  ridicule  ,  et  commencèrent  par  travailler  à 
m'avilir  ,  pour  parvenir  dans  la  suite  à  me  diffamer.  Ce  fut  moins 
ma  célébrité  littéraire  que  ma  réforme  personnelle,  dont  je  marque 
ici  l'époque, qui  m'attira  lc\ir  jalousie  :  ils  m'auraient  pardonné  peut- 
être  de  briller  dans  l'art  d'écrire,  mais  ils  ne  purent  me  pardonner 
de  donner  par  ma  conduite  un  exemple  qu'ils  ne  voulaient  pas 
suivre,  et  qui  semblait  les  importuner.  J'étais  né  pour  l'amitié  ;  mon 
luimeur  facile  et  douce  la  nourri.ssait  sans  peine.  Tant  que  je  vécus 
ignoré  du  public,  je  fus  honoré  de  tous  ceux  qui  me  connurent  et 
je  n'eus  pas  un  seul  ennemi  :  mais  sitôt  que  j'eus  un  nom  ,  je  n'eus 
plus  d'amis.  Ce  fut  un  très  grand  malheur;  un  plus  grand  encore 
fut  d'èlreenvironné  de  gens  qui  prenaient  ce  nom,  et  qui  n'usèrent 
des  droits  qu'il  leur  donnait  que  pour  m'entrainer  à  ma  perte.  La 
suite  de  ces  mémoires  développera  celte  odieuse  trame  ;  je  n'en 
montre  ici  que  l'origine,  on  eu  verra  bientôt  former  le  premier 
nœud. 

Dans  l'indépendance  où  je  voulais  vivre  ,  il  fallait  cependant  sub- 
sister. J'en  imaginai  un  moyen  très  simple:  ce  fut  de  copier  de  la 
musique  ,  à  tant  la  page.  Si  quelque  occupation  plus  solide  eût  rem- 
pli le  même  but,  je  l'aurais  prise  ;  mais  ce  talent  étant  de  mon  goiît, 
et  le  seul  qui  imt  me  donner  du  pain  au  jour  le  jour,  je  m'y  tins. 
Croyant  n'avoir  plus  besoin  de  prévoyance,  et,  faisant  taire  la 
vanité  ,  de  caissier  de  financier  je  me  fis  copiste  de  musique.  Je  crus 
avoir  gagné  beaucoup  à  ce  choix,  et  je  m'en  suis  si  peu  repenti  , 
que  je  n'ai  quitté  ce  métier  que  par  force  pour  le  reprendre  aussitôt 
que  je  pourrais. 

Le  succès  de  mon  premier  discours  me  rendit  l'exécution  de  cette 
résolution  plus  facile.  Diderot  s'était  chargé  de  le  faire  imprimer. 
Tandis  que  j'étais  dans  mon  lit  ,  il  m'écrivit  un  billet  pour  m'en 
annoncer  la  publication  et  l'effet.  Il  prend ,  me  marquait-il,  tout 
par-dessus  les  nues;  il  n'y  a  nul  exemple  d'un  succès  pareil.  Cette  fa- 
veur du  public,  nullement  briguée,  et  pour  un  auteur  inconnu  , 
me  donna  la  première  assurance  véritable  de  mon  talent,  dont 
j'avais  toujours  douté  jusqu'alors.  Je  compris  tout  l'avantage  que 
j'en  pouvais  tirer  pour  le  parti  que  j'étais  prêt  à  prendre  ,  et  je  ju- 
geai qu'un  copiste  de  quelque  célébrité  dans  les  lettres  ne  manquerait 
vraisemblablement  pas  de  travail. 

'  Sitôt  que  ma  résolution  fut  prise  et  bien  confirmée  ,  j'écrivis  un 
billet  à  M.  de  Francueil  pour  lui  en  faire  part,  pour  le  remercier, 
ainsi  que  madame  Dupin  ,  de  tontes  leurs  boutés,  et  pour  leur  de- 
mander leur  pratique.  Francueil,  ne  comprenant  rien  à  ce  billet, 
et ,  me  croyant  encore  dans  le  transport  de  la  fièvre,  accourut  chez 
moi  ;  mais  il  trouva  ma  résolution  si  bien  prise  qu'il  ne  put  par- 
venir à  l'ébranler.  Il  alla  dire  à  madame  Dupin  et  à  tout  le  monde 
que  j'étais  devenu  fou;  je -laissai  dire,  et  j'allai  mon  train.  Je  com- 
mençai ma  réforme  par  ma  parure;  je  quittai  la  dorure  et  les  bas 
blancs ,  je  pris  une  perruque  ronde  ;  je  posai  l'épée,  je  vendis  ma 
montre^  en  me  disant  avec  une  joie  incroyable  ;  Grâces  au  ciel,  je 
n'aurai  plus  besoin  de  savoir  l'heure  qu'il  est.  M.  de  Francueil  eut 
l'honnêteté  d'attendre  assez  longtemps  encore  avant  de  disposer  de 
sa  caisse.  Enfin  ,  voyant  nioii  parti  bien  pris ,  il  la  remit  à  M.  d'Ali- 
bart,  jadis  gouverneur  du  jeune  Chenonceaux,  et  connu  dans  la  bo- 
tanique par  sa  Flora  parisiensis  {{). 

Quelque  austère  que  fût  ma  réforme  somptuaire,  je  ne  l'étendis 
pas  d'abord  jusqu'à  mon  linge,  qui  était  beau  et  en  quantité  ,  re.ste 
de  mon  équipage  de  Venise,  et  pour  lequel  j'avais  un  attachement 
particulier.  A  force  d'en  faire  un  objet  de  propreté  ,  j'en  avais  fait 
un  objet  de  luxe  qui  ne  laissait  pas  de  m'ètre  coûteux.  Quelqu'un 
me  rendit  le  service  de  me  délivrer  de  cette  servitude.  La  veille  de 
Noël,  tandis  que  les  gouverneuscs  étaient  à  vè[ires,  et  que  j'étaisau 
concert  spirituel,  on  força  la  porte  d'un  grenier  oii  était  étendu  tout 
notre  linge  après  une  lessive  qu'on  venait  de  faire.  On  vola  tout, 
et  entre  autres  quarante -deux  chemises  à  moi  de  très  belle  toile,  et 
qui  faisaient  mon  principal  fonds  de  garde-robe  en  linge.  A  la  façon 
dont  les  voisins  dépeignirent  un  homme  qu'on  avait  vu  sortir  de 
l'hôtel  portant  des  paquets  à  la  même  heure  ,  Thérèse  et  moi  soup- 
çonnâmes son  frère,  qu'on  savait  être  un  très  mauvais  suiet.  La 
mère  repoussa  vivement  ce  soupçon  ;  mais  tant  d'indices  le  confir- 
mèrent qu'il  nous  resta  maigre  qu'elle  en  eût  dit.  Je  n'osai  faire 
d'exactes  recherches,  de  peur  de  trouver  plus  que  je  n'aurais  viulu. 
Ce  frère  ne  se  montra  plus  chez  moi.  Je  déplorai  le  sort  de  Thérèse 
et  le  mien,  de  tenir  à  une  famille  si  mêlée,  et  je  l'exhortai  plus 
que  jamais  à  secouer  un  joug  aussi  dangereux.  Cette  aventure  me 
guérit  de  la  passion  du  beau  linge,  et  je  n'en  ai  plus  eu  depuis  lors 
que  de  très  commun  ,  plus  assortissant  au  reste  de  mon  équipage. 
Ayant  ainsi  complété  ma  réforme,  je  ne  songeai  plus  qu'à  la 
rendre  solide  et  durable,  en  travaillant  à  déraciner  de  mon  cœur 
tout  ce  qui  tenait  encore  au  jugement  des  hommes ,  tout  ce  qui  pou- 
vait me  détourner   par  la  crainte  du  blâme  de  c(f  qui  était  bon  et 

(1)  Je  ne  doute  pas  que  tout  ceci  ne  soit  maintenant  conté  bien  diffé- 
remment par  Francueil  et  ses  consorts;  mais  je  m'en  rapporte  à  ce  qu'il 
en  dit  alors  et  longtemps  après  à  tout  le  monde,  jnsciu'à  la  formntioii  dn 
complot,  et  dont  les  gens  de  bon  sons  et  de  lionne  foi  ont  à\\  conserver  le 
souvenir.  (Cette  note  n'est  pas  dans  le  manuscrit  autographe). 


raisonnable  en  soi.  A  l'aide  du  bruit  que  faisait  mon  ouvrage,  ma 
résolution  fit  du  bruit  aussi ,  et  m'attira  des  pratiques  ;  de  sorte 
que  je  commençai  mon  métier  avec  assez  de  succès.  Plusieurs  causes 
cependant  m'einpèchèront  d'y  réussir  comme  j'aurais  pu  faire  en 
d'autres  circonstances.  D'abord  ma  mauvaise  santé.  L'attaque  que 
je  venais  d'essuyer  eut  des  suites  qui  ne  m'ont  laissé  jamais  aussi 
bien  portant  qu'auparavant;  et  je  crois  que  les  médecins  auxquels 
je  me  livrai  me  firent  bien  autant  de  mal  que  ma  maladie.  Je  vis 
successivement  Morand,  Daran,  Helvétius,  Thierry,  Malouin,  qui, 
tous  très  savants,  tous  mes  amis  ,  me  traitèrent  chacun  à  sa  mode, 
ne  me  soulagèrent  point,  et  m'affaiblirent  considérablement.  Plus 
je  m'asservissais  à  leur  direction  ,  plus  je  devenais  jaune,  maigre, 
faillie.  Mon  imagination,  qu'ils  effarouchaient,  mesurant  mon  état 
sur  l'cllct  (le  liuis  drogues,  ne  me  montrait  avant  la  mort  qu'une 
suite  ili;  sdulliances,  les  rétentions,  la  gravelle,  la  pierre.  Tout  ce 
qui  soulage  les  autres ,  les  tisanes  ,  les  bains ,  la  saignée  ,  empirait 
mes  maux.  M'étanl  aperçu  que  les  sondes  de  Daran,  qui  seules  me 
faisaient  quelque  effet,  ne  me  donnaient  qu'un  soulagement  momen- 
tané ,  me  voilà  faisant  à  grands  frais  d'immenses  provisions  de  son- 
des pour  pouvoir  en  porter  toute  ma  vie.  Pendant  huit  ou  dix  ans 
que  je  m'en  suis  servi  si  souvent,  il  faut  que  j'en  aie  employé  pour 
cin(|uaiitelouis.  On  sent  qu'un  traitement  si  coûteux,  si  douloureux, 
si  pénible  ,  ne  me  laissait  pas  travailler  sans  distraction,  et  qu'un 
mourant  ne  met  pas  une  ardeur  bien  vive  à  gagner  son  pain 
quotidien. 

Les  occupations  littéraires  firent  une  autre  distraction  non  moins 
préjudiciable  à  mon  travail  journalier.  A  peine  mon  discours  eut-il 
paru  que  les  défenseurs  des  lettres  fondirent  sur  moi  de  concert.  In- 
digné do  voir  tant  de  petits  messieurs  Josse,  qui  n'entendaient  pas 
mcinc  la  question  ,  vouloir  en  décider  en  maîtres,  je  pris  la  plume  , 
et  j'en  traitai  quelques-uns  de  manière  à  ne  pas  leur  laisser  les  rieurs 
pour  eux.  Un  certain  M.  Gautier,  de  Nancy,  le  premier  qui  tomba 
sous  ma  coupe,  fut  rudement  mal  mené  dans  une  lettre  à  M.Grimm. 
Le  second  fut  le  roi  Stanislas  lui-même,  qui  ne  dédaigna  pas  d'en- 
trer en  lice  avec  moi.  L'honneur  qu'il  me  fit  me  força  de  changer  de 
ton  pour  lui  répoudre;  j'en  pris  un  plus  grave,  mais  non  moins  fort, 
et,  sans  manquer  de  respect  à  l'auteur,  je  réfutai  pleinement  l'ou- 
vrage. Je  savais  qu'un  jésuite,  appelé  le  P.  de  Menou,  y  avait  mis  la 
main  ;  je  me  fiai  à  mon  tact  pour  démêler  ce  qui  était  du  prince  et 
ce  qui  était  du  moine,  et ,  tombant  sans  ménagement  sur  toutes  les 
phrases  jésuitiques,  je  relevai  chemin  faisant  un  anachronisme,  que 
je  crus  ne  pouvoir  venir  que  du  révérend.  tJette  pièce  qui,  je  ne  sais 
pourquoi,  a  fait  moins  de  liruit  que  mes  autres  écrits,  est  jusqu'à  pré- 
sent un  ouvrage  unique  dans  son  espèce.  J'y  saisis  l'occasion  qui 
m'était  offerte  d'apprendreau  public  comment  un  particulier  pouvait 
défendre  la  cause  de  la  vérité  contre  un  souverain  même.  Il  est  dif- 
ficile de  prendre  en  même  temps  un  ton  plus  fier  et  plus  respectueux 
que  celui  que  je  pris  pour  lui  répondre. J'avais  le  bonheur  d'avoir 
affaire  à  un  adversaire  pour  lequel  mon  coeur  plein  d'estime  pouvait, 
sans  adulation,  la  lui  témoigner;  c'est  ce  que  je  fis  avec  assez  de 
succès,  mais  toujours  avec  dignité.  Mes  amis  ,  effrayés  pour  moi , 
cri.yaient  déjà  me  voira  la  Bastille.  Je  n'eus  pas  cette  crainte  un  seul 
moment,  et  j'eus  raison.  Ce  bon  prince,  après  avoirvu  ma  réiionse, 
dit  :  J'ai  mon  compte,  je  ne  m'y  frotte  plus.  Depuis  lors  je  reçus  de 
lui  diverses  marques  d'estime  et  de  bienveillance,  dont  j'aurai  quel- 
quesunesà  citer,  et  mon  écrit  courut  tranquillement  la  France  et 
l'Europe,  sansque  personne  y  trouvât  rien  à  blâmer. 

J'eus,  peu  de  temps  après,  un  autre  adversaire  auquel  je  ne  m'é- 
tais pas  attendu,  ce  même  M.  Bordes  île  Lyon,  qui,  dix  ans  aupa- 
ravant, m'avait  tait  beaucoup  d'amitiés,  et  rendu  plusieurs  servi- 
ces. Je  ne  l'avais  pas  oublié,  mais  je  l'avais  négligé  par  paresse,  et 
je  ne  lui  avais  pas  envoyé  mes  écrits,  faute  d'occasions  toutes  trou- 
vées pour  les  lui  faire  passer.  J'avais  donc  tort,  et  il  m'attaqua, 
honnêtement  toutefois,  et  je  répondis  de  même.  Il  répliqua  sur  un 
Ion  plus  décidé.  Cela  donna  lieu  à  ma  dernière  réponse,  après  la- 
quelle il  lie  dit  plus  rien;  mais  il  devint  mou  plus  ardent  ennemi; 
.saisit  le  temps  de  mes  malheurs  pour  faire  contre  moi,  sans  me 
nommer,  d'affreux  libelles,  et  fit  un  voyage  a  Londres  exprès  pour 
m'v  nuire. 

toute  cette  polémique  m'occupait  beaucoup ,  avec  beaucoup  de 
perte  de'temps  pour  ma  copie,  peu  de  progrès  pour  la  vente,  et  peu 
de  profit  pour  ma  bourse,  Pissot,  alors  mon  libraire,  me  donnant 
toujours  très  peu  de  chose  de  mes  brochures,  souvent  rien  du  tout. 
Et  par  exemple  ,  je  n'eus  pas  un  liard  de  mon  premier  discours  ; 
Diderot  le  lui  donna  gratuitement.  Il  fallait  attendre  longtemps,  et 
tirer  sou  à  sou  le  peu  qu'il  me  donnait.  Cependant  la  copie  n'allait 
point.  Je  faisais  deux  métiers,  c'était  le  moyen  de  faire  mal  1  un  et 
l'autre. 

Us  se  contrariaient  encore  d'une  autre  façon  par  les  diverses  ma- 
nières de  vivre  auxquelles  ils  m'assujettissaient.  Le  succès  de  mes 
premiers  écrits  m'avait  mis  à  la  .mode.  L'état  que  j'avais  pris  exci- 
tait' la  curio.sité  :  l'on  voulait  connaître  cet  homme  bizarre  qui  ne 
recherchait  personne,  et  ne  se  souciait  de  rien  que  de  vivre  libre 
à  s;i  manière,  c'en  était  assez  pour  qu'il  ne  le  put  pas.  Ma  chambre 
ne  desemplissait  pas  de  gens  qui,  sous  divers  prétextes,  venaient 


LES  CONFESSIONS. 


83 


s'emparer  de  mon  temps.  Les  femmes  employaient  mille  ruses  pour 
m'avoir  à  dîner.  Plus  je  brusquais  les  fçens,  plus  ils  s'obstinaient. 
Je  ne  pouvais  refuser  tout  le  mouile.  Km  me  faisant  mille  ennemis 
par  mes  refus,  j'étais  incessamment  suliiun;ué  par  ma  complaisance, 
et,  de  quelque  façon  que  je  m'y  prisse,  je  n'avais  pas  par  jour  une 
heure  de  temps  à  moi. 

Je  sentis  alors  qu'il  n'est  pas  toujours  aussi  aisé  qu'on  se  l'ima- 
gine d'ôtre  pauvre  et  indépendant.  Je  voulais  vivre  de  mon  métier  ; 
le  public  ne  le  voulait  pas.  On  imaginait  mille  moyens  de  me  dé- 
dommafjer  du  temps  qu'on  me  faisait  perdre.  Les  cadeaux  de  toute 
«spèce  venaient  me  chercher.  Bientôt  il  a\irait  fallu  me  montrer 
comme  Polichinelle,  à  tant  par  [lersonne.  Je  ne  connais  pas  d'as- 
sujettissement plus  avilissant;  et  plus  cruel  que  celui-là.  Je  n'y  vis 
de  remède  que  de  refuser  les  cadeaux  grands  et  petits,  et  de  ne  faire 
d'exception  pour  qui  que  ce  fût.  Tout  cela  ne  fit  qu'attirer  les  don- 
neurs, qui  voulaient  avoir  la  gloire  de  vaincre  ma  résistance,  et  me 
forcer  de  leur  être  oblir;é  malgré  moi.  Tel  qui  ne  m'aurait  pas  donné 
un  ccu ,  si  je  l'avais  (Icmaiidé,  ne  cessait  de  m'importuner  de  ses 
offres,  et,  pour  se  venger  de  les  voir  rejetées,  taxait  mes  refus  d'ar- 
rogance et  d'ostentation. 

On  se  doutera  bien  que  le  parti  que  j'avais  pris  et  le  système  que 
je  voulais  suivre,  n'étaient  pas  du  goût  de  madame  le  Vasseur. 
Tout  le  désintéressement  de  la  fille  ne  l'empêchait  pas  de  suivre  les 
directions  de  sa  mère,  et  les  gnuvcrnemes ,  comme  les  appelait 
Gauffecourt,  n'étaient  pas  toujours  aussi  fermes  que  moi  dans  leurs 
refus.  Quoiqu'on  me  cachât  bien  des  choses,  j'en  vis  assez  pour  juger 
que  je  ne  voyais  pas  tout,  et  cela  me  tourmenta  moins  par  l'accu- 
sation de  connivence,  qu'il  m'était  aisé  de  prévoir,  que  par  l'idée 
cruelle  de  no  pouvoir  jamais  être  maître  chez  moi  ni  de  moi.  Je 
priais,  je  conjurais,  je  me  fâchais,  le  toi.t  sans  succès;  la  maman 
me  faisait  passer  pour  un  grondeur  éternel,  pour  un  bourru.  C'é- 
taient des  chuchoteries  continuelles  avec  mes  amis;  tout  était  mys- 
tère et  secret  pour  moi  dans  mon  ménage,  et  pour  ne  pas  m'i^xposer 
-sans  cesse  à  des  orages,  je  n'osais  plus  m'informer  de  ce  qui  s'y 
passait.  11  aurait  fallu,  pour  me  tirer  de  tous  ces  tracas,  une  fer- 
meté dont  l'o  n'étais  pas  capable.  Je  savais  crier,  et  non  pas  agir  ; 
on  me  laissait  dire,  et  l'on  allait  son  train. 

Ces  tiraillements  continu'cis  et  les  importunités  journalières  aux- 
quelles j'étais  assujetti  me  rendirent  enfin  ma  demeure  et  le  séjour 
de  Paris  désagréables.  Quand  mes  incommodités  me  permettaient 
de  sortir,  et  que  je  ne  me  laissais  pas  entraîner  ici  ou  là  par  mes 
connaissances,  j'allais  me  promener  seul,  je  rèv.iis  à  mon  grand 
système,  j'en  jetais  quelque  chose  sur  le  papier  à  l'aide  d'un  crayon 
et  d'un  livret  que  j'avais  toujours  dans  ma  poche.  Voilà  comment 
les  désagréments  imprévus  d'un  état  de  mon  choix  me  jetèrent  par 
diversion  tont-à-fait  dans  la  littérature  ,  et  voilà  commentje  portai 
dans  tous  mes  premiers  ouvrages  la  bile  et  l'humeur  qui  m'en  fai- 
saient occuper. 

Une  autre  chose  y  contribuait  encore.  Jeté  malgré  moi  dans  le 
monde  sans  on  avoir  le  ton  et  sans  être  en  état  de  le  prendre,  je 
m'avisai  d'en  prendre  un  à  moi  qui  m'en  dispensât.  Ma  sotte  et 
maussade  timidité,  (pie  je  ne  pouvais  vaincre,  ayant  pour  principe 
la  crainte  de  manquer  aux  bienséances,  je  pris  le  parti  de  les  fouler 
aux  pieds.  Je  me  fis  cyni(]ue  et  caustique  par  honte,  et  j'afTectai  de 
mépriser  la  politesse,  que  je  ne  savais  pas  pratiquer.  Il  est  vrai  que 
cette  àprcté  ,  conforme  à  mes  nouveaux  principes,  s'ennoblissait 
dans  mon  âme,  y  prenait  l'intrc'pidité  de  la  vertu  ,  et  c'est,  j'ose  le 
dire,  sur  cette  augusie  base  qu'elle  s'est  soutenue  mieux  et  plus 
longtemps  qu'on  n'aurait  dû  l'allendre  d'un  effort  si  contraire  à 
mon  naturel.  Cependant,  malgré  la  réputation  do  misanthropie  que 
mon  extérieur  et  quelques  mots  heureux  me  donnèrent  dans  le 
monde,  il  est  certain  que  dans  le  particulier  je  soutins  toujours 
mal  mon  personnage;  que  mes  amis  et  mes  connaissances  menaient 
cet  ours  si  farouche  comme  un  agneau,  et  que,  bornant  mes  sar- 
casmes à  des  vérili's  dures ,  mais  générales  ,  je  n'ai  jamais  su  dire 
un  seul  mot  désoMigeant  à  qi.i  que  ce  fût. 

Le  Devin  du  village  acheva  de  me  mettre  à  la  mode,  et  bientôt  il 
n'y  eut  pas  d'homme  plus  recherché  que  moi  dans  Paris.  L'histoire^ 
de  cette  pièce,  qui  fait  éjioque,  tient  à  celle  des  liaisons  que  j'avais 
pour  lors.  C'est  un  détail  dans  lequel  je  dois  entrer  pour  l'éclaircis- 
sement de  ce  qui  doit  suivre. 

J'avais  un  assez  grand  nombre  de  connaissances,  mais  deux  seuls 
amis  de  choix,  Diderot  et  Grimm.  Par  un  effet  du  désir  que  j'ai  de 
rassembler  tout  ce  qui  m'est  cher,  j'étais  trop  l'ami  de  tous  les  deux 
pour  qu'ils  ne  le  fussent  pas  bientôt  l'un  de  l'autre.  Je  les  liai  ;  ils 
se  convinrent,  et  s'unirent  plus  étroitement  encore  entre  eux  qu'avec 
moi.  Diderot  avait  des  Ci>unaissances  sans  nombre,  mais  Grimm, 
étranger  et  nouveau  venu,  avait  besoin  d'en  faire.  Je  ne  demandais 
pas  mieux  que  de  lui  eu  procurer.  Je  lui  avais  donné  Diderot; je 
lui  donnai  GaufVeconrt.  Je  le  menai  chez  niailame  de  Cbenonceaux, 
chez  m:. dame  d'Epinay,  chez  W  baron  d'Holbach,  avec  lequel  je  me 
trouvais  lié  presque  malgré  moi.  Tous  mes  amis  devinrent  lessicns, 
cela  était  tout  simple  :  mais  aucun  des  siens  ne  devint  jamais  le 
mlen;voilà  peut-ètrecequi  l'était  moins.  Tandis  qu'il  logeait  chez  le 
comte  de  Frièse,  il  nous  donnait  a,-sez souvent  à  dîner  chez  lui;  mais 


jamais  je  n'ai  reçu  aucun  témoignage  d'amitié  ni'de  bienveillance  du 
comte  de  Frièse,' ni  du  comte  de  Schomberg,  s<jn  parent,  qui  loireait 
chez  lui,  ni  d'aucune  des  personnes,  tant  hommes  que  femmes 
avec  lesquelles  Grimm  eut  par  eux  des  liaisons.  J'excepte  le  senl 
aldié  Raynal,  qui,  quoique  .son  ami,  se  montra  des  miens,  et  m'of- 
frit dans  l'occasion  sa  bourse  avec  une  généro.silé  peu  commune. 
Mais  je  connaissais  l'abbé  Raynal  longtemps  avant  que  Grirnm  lé 
connût  lui-nu;me,  et  je  lui  étais  toujoursresté  attaché  depuis  un  pro- 
ceib;  plein  de  délicatesse  et  d'honnét«té  qu'il  eut  pour  moi  dans  une 
occasion  bien  légère,  mais  que  je  n'oubliai  jamais. 

Cet  abbé  Raynal  est  certainenient  un  ami  chaud.  Ten  pus  la 
preuve  à  peu  près  au  temps  dont  je  parle  envers  le  m'''me  Grimm, 
avec  lequel  il  s'était  très  étroitement  lié.  Grimm,  aprtîs  avoir  vu 
quelque  temps  mademoiselle  Fel  de  bonne  amitié,  s'avisa  lout-à- 
coup  de  devenir  éperdument  amoureux  d'elle,  et  de  vouloir  sup- 
planter Cabusac.  La  belle,  se  piquant  de  constance,  éconduisit  ce 
nouveau  prétendant.  Celui-ci  prit  l'affaire  au  tragique,  et  s'avisa 
de  vouloir  mourir.  Il  tomba  dans  la  plus  étrange  maladie  dont  ja- 
mais peut-être  on  ait  ouï  parler.  Il  passait  les  jours  et  les  nuitsdans 
une  continuellelélhargie, les  yeux  bien  ouverts, le  pouls  bien  battant, 
mais  sans  parler,  .sans  manger,  sans  bouger,  paraissant  quelquefois 
entendre,  mais  ne  répondant  jamais,  pas  même  par  signe,  et  du 
reste  sans  agitation,  sans  douleur,  sans  fièvre,  et  testant  là  comme 
s'il  eût  été  mort.  L'abbé  Raynal  et  moi  nous  partageâmes  sa  garde: 
l'abbé,  plusTobuste  et  mieux  portant,  y  passait  les  nuits,  moi  les 
jours,  sans  le  quitter  jamais  ensemble,  et  l'un  ne  partait  jamais  que 
l'autre  ne  fût  arrivé.  Le  comte  de  Frièse,  alarmé,  lui  amena  Senac, 
qui,  après  l'avoir  bien  examiné,  dit  que  ce  ne  serait  rien  ,  et  n'or- 
donna rien.  Mon  effroi  pour  mon  ami  me  fit  observer  avec  soin  la 
contenance  du  médecin,  et  je  le  vis  sourire  en  sortant.  Cependant 
le  malade  resta  plusieurs  jours  immobile,  sans  prendre  ni  bouillon 
ni  quoique  ce  fût  que  des  cerises  confitesque  je  lui  mettais  de  temps 
en  temps  sur  la  langue,  et  qu'il  avalait  fort  bien  Un  beau  malin  il 
se  leva,  s'habilla,  etreiiritson  train  de  vie  ordinaire  sansquejamais 
il  m'ait  parlé,  ni,  que  je  sache,  à  l'abbé  Raynal  ni  à  personne,  de 
cette  singulière  léthargie,  ni  des  soins  ([ue  nous  lui  avions  rendus 
tandis  qu'elle  avait  duré. 

Cette  aventure  ne  laissa  pas  de  faire  du  bruit,  et  c'eût  été  réelle- 
ment une  anecdote  assez  merveilleuse  que  la  cruauté  d'une  fille  d'o- 
péra eût  fait  mi)urirun  homme  de  désespoir.  Cette  belle  passion  mit 
Grimm  à  la  mode  :  bientôt  il  passa  pour  un  prodige  d'amour,  d'a- 
milié,  d'attachement  de  toute  espèce.  Cette  opinion  le  fit  lechercher 
et  fêter  dans  le  grand  monde,  et  parla  l'éloigua  de  moi,  qui  jamais 
n'avais  été  pour  lui  qu'un  pis-aller.  Je  le  vis  prêta  m'échapper  tout 
à  fait:  j'en  fus  navré;  car  tous  les  sentiments  vifs  dont  il  faisait 
trophée  étaient  ceux  qu'avec  moins  de  bruit  j'avais  pour  lui.  J'étais 
pourtant  bien  aise  qu'il  réussît  dans  le  monde,  mais  je  n'aurais  pas 
voulu  que  ce  fût  en  oubliant  son  ami.  Je  lui  dis  un  jour  :  Grimm, 
vous  me  négligez,  je  vous  le  pardonne:  quand  la  première  ivresse 
des  plaisirs  bruyants  aura  fait  son  effet,  et  que  vous  en  sentirez  le 
vide,  j'espèreqiie  vous  reviendrez  à  moi,  et  vous  me  retrouverez  tou- 
jours :  (piant  à  présent  ne  vous  gèaez  point  ;  je  vous  laisse  libre,  et 
je  vous  attends.  11  me  dit  que  j'avais  raison  ,  s'arrangea  en  consé- 
quence, et  se  miLsi  bien  à  son  aise  que  je  ne  le  vis  qu'avec  nos  amis 
communs. 

Nitre  principal  point  de  réunion,  avant  qu'il  fût  aussi  lié  avec  ma- 
dame d'l']piuay  qu'il  l'a  été  dans  la  suite,  était  la  maison  du  baron 
d'Ilcdbach.  Ce  dit  baron  était  un  fils  de  parvenu,  qui  jouissait  d'une 
assez  grande  fortune  dont  il  usait  noblement,  recevant  chez  lui  des 
gens  de  lettres,  et  par  son  savoir  et  ses  connaissances,  tenant  bien 
sa  place  au  milieu  d'eux  :  lié  depuis  longtemps  avec  Diderot,  il 
m'avait  recherché  par  son  entremise,  môme  avant  que  mon  nom  fût 
connu.  Une  répugnance  naturelle  m'empêcha  longtempsde  répon- 
dre à  ses  avances.  Un  jour  il  me  demanda  pourquoi  je  le  fuyais, 
je  lui  répondis  :  Vous  êtes  trop  riche.  Il  s'obstina,  et  vainquit  en 
fin.  Mon  plus  grand  malheur  fut  toujours  de  ne  savoir  résister  aux 
caresses  :   je  ne    me  suis  jamais    bien   trouvé   d'y  avoir  cédé. 

Une  autre  connaissance  qui  devint  amitié,  sitôt  que  j'eus  un  titre 
pour  y  prétendre,  fut  celle  de  M.  Duclos  ;  il  y  avait  plusieurs  années 
que  je  l'avais  vu  pour  la  première  fois  à  la  Chevrette  chez  m.idarae 
d'Epinay, avec  laquelle  il  était  très  bien. -Nous  ne  fimes  que  dîner  en- 
semble,"et  il  repartit  le  mêmejour;  mais  iio.uscaus;'unes  quelques  mo- 
ments après  le  dîner. Madame  d'Epinay  lui  avait  parlé  de  moiet  de  mon 
opéra  des  Muses  gaJaii/«. Duclos,  doue  de  trop  grands  talents  pour 
ne  pas  aimer  ceux  qui  en  avaient,  s'était  prévenu  pour  moi,  Il  m'a- 
vait invité  à  l'aller  voir.  Malgré  mon  ancien  penchant,  renforce  par 
sa  connaissance,  ma  timidité,  ma  paresse,  me  retinrent  tant  que  je 
n'eus  aucun  passeport  auprès  de  lui  :  mais  encouragé  par  mon  pre- 
mier succès  et  par  ses  éloges  qui  me  revinrent,  je  fus  le  voir,  il  vint 
me  voir;  et  ainsi  commencèrent  entre  nous  des  liaisons  qui  me  le 
rendront  toujours  cher,  et  à  qui  je  dois  de  savoir,  outre  le  léinoi- 
guage  de  mon  propre  oïur  .  que  la  droiture  et  la  probité  peuvent 
s'allier  quelquefois  avec  la  culture  des  lettres. 

Beaucoup  d'autres  liaisons,  moins  étroites ,  moins  durables,  et 
dont  je  ne  fais  pas  ici  mention,  furent  l'clfet  de  mes  premiers  suc- 


8i 


LES  VEILLÉES  LITTERAIRES  ILLUSTRÉES. 


ces,  et  durèrent  jusqu'à  ce  que  la  curiosité  fût  satisfaite  :  jelaisun 
homme  sitôt  vu  qu'il  n'y  avait  rien  à  voir  de  nouveau  dès  le  lende- 
main.Une  femme  cependant,  qui  me  rechercha  dans  ce  temps-là, 
tint  plus  solidement  que  tous  les  autres: ce  fut  madame  la  marquise 
de  Créqui,  nièce  de  M.  le  bailly  de  Froulay,  ambassadeur  de  Malte, 
dont  le  frère  avait  précédé  dans  l'ambassade  de  Venise  M.  deMon- 
taigu.  Madame  de  Créqui  m'écrivit  :  je  l'allai  voir  ;  elle  me  prit  en 
amitié.  J'y  dînais  quelquefois;  je  vis  plusieurs  gens  de  lettres,  et, 
entre  autres,  ce  M.  Saurin,  l'auteur  de  Spariaciia,  de  BarneveU,elc., 
devenu  depuis  lors  mon  très  cruel  ennemi ,  sans  que  j'en  puisse 
imaginer  d'autre  cau- 
se, sinon  que  je  porte 
le  nom  d'un  homme 
que  sou  père  a  bien 
vilainement      persé- 
cuté. 

On  voit  que ,  pour 
lin  copiste  qui  devait 
être  occupé  de  son  mé- 
tier du  matin  jusqu'au 
soir,  j'avais  bien  des 
distractions  qui  ne 
rendaient  pas  ma  jour- 
née fort  lucrative,  et 
qui  m'empêchaient 
d'être  assez  attentif  à 
ce  que  je  faisais  pour 
le  bien  faire  ;  aussi 
perdais-je  à  effacer  et 
gratter  mes  fautes,  ou 
à  recommencer  ma 
feuille,  plus  de  la  moi- 
tié du  temps  qu'on  me 
laissait.  Celte  impor-  ■ 
tunité  me  rendait,  de 
jour  enjour,  Paris  plus 
insupportable,  et  me 
faisait  rechercher  la 
campagne  avec  ar- 
deur. J'allai  plusieurs 
fois  passer  quelques 
jours  à  Marcoussis , 
dont  madame  le  Vas- 
seur  connaissait  le  vi- 
caire, chez  lequel  nous 
nous  arrangions  tous 
de  façon  qu'il  ne  s'en  ' 
trouvait  pas  mal. 
Grimm  y  vint  une  fois 
avec  nous  (1).  Le  vi- 
caire avait  de  la  voix, 
chantait  bien,  et, 
quoiqu'il  ne  siit  pas  la 
musique,  il  apprenait 
sa  partie  avec  beau- 
coup de  facilité  et  de 
précision.  Nous  y  pas- 
sions le  temps  à  chan- 
ter mes  trios  de  Che- 
nonceaux.  J'y  en  fis 
deux  ou  trois  nou- 
veaux sur  des  paroles 
que  Gririim  et  le  vi- 
caire bâtissaient  tant 
bien  que  mal.  Je  ne 
puis  m'empêcher  de 
regretter  ces  trios  faits 
et  chantés  dans  des 
moments  de  bien  dou- 
ce joie ,  et  que   j'ai 

laissés  à  <  i  otton  avec  toute  ma  wiusique.  Mademoiselle  Davenport 
en  a  peu'  é  le  déjà  fait  des  papillottes;  mais  ils  méritaient  d'être 
conservés.  Ce  fut  après  quelqu'un  de  ces  petits  voyages,  où  j'avaisle 
plaisir  de  voir  la  tanleà  son  aise,  bien  gaie,  et  oïi  je  m'égayais  fort 
aussi,  que  j'écrivis  au  vicaire  fort  rapidement  et  fort  mal  uneépitre 
en  vers  qu'on  trouvera  parmi  mes  papiers. 

J'avais,  plus  près  de  Paris,  un  autre  refuge  fort  de  mon  goût  chez 
M.  Mussard,  mon  compatriote,  mon  parent  et  mon  ami,  qui  s'était 

(1)  Puisque  j'ai  négligé  de  raconter  une  petite  mais  mémorable  aven- 
ture que  j'eus  là  avec  ledit  M.  Grimm,  un  matin  que  nous  devions  aller 
diner  à  la  fontaine  de  Saint-VandriUe,  je  n'y  reviendrai  pas;  mais,  en  y 
repensant  dans  la  suite,  j'en  ai  conclu  qu'il  couvait  dès  lors  au  fond  de 
son  cœur  le  complot  qu'il  a  exécuté  depuis  avec  un  si  prodigieux  suc- 
cès. (Cette  note  n'est  point  dans  le  manuscrit  autographe.) 


N'^ 


->:5«fe 


Vous  voyez,  monsieur,  comment  m'aiment  mes  amis, 


fait  à  Passy  une  retraite  charmante,  où  j'ai  coulé  de  bien  paisibles 
moments.  M.  Mussard  était  un  joaillier,  homme  de  bon  sens,  qui, 
après  avoir  acquis  dans  son  commerce  une  fortune  honnête,  et 
avoir  marié  sa  fille  unique  à  M.  de  Valmalette,  maître-d'hôtel  du 
roi,  avait  pris  le  sage  parti  de  quitter  sur  ses  vieux  jours  le  négoce 
et  les  affaires,  et  de  mettre  un  intervalle  de  repos  et  de  jouissance 
entre  les  tracas  de  la  vie  et  la  mort.  Le  bonhomme  Mussard,  vrai 
philosophe  de  pratique,  vivait  sans  souci  dans  une  maison  très  élé- 
gante qu'il  s'était  bâtie,  et  dans  un  très  joli  jardin  qu'il  avait  planté 
de  ses  mains.  En  fouillant  à  fond  de  cuve  les  terrasses  de  ce  jardin, 

il  trouva  des  coquil- 
lages fossiles,  et  il  en 
trouva  en  si  grande 
quantité  que  son  ima- 
gination exaltée  ne  vit 
plus  que  coquilles  dans 
la  nature,  et  qu'il  crut 
enfin  tout  de  bon  que 
l'univers  entier  n'é- 
tait que  coquilles,  dé- 
bris de  coquilles ,  et 
qu'en  un  mot  la  terre 
entière  n'était  que  du 
cron .  Toujours  occupé 
de  cet  objet  et  de  ses 
singulières  découver- 
tes, il  s'échauffa  si  bien 
sur  ses  idées  qu'elles 
se  seraient  enfin  tour- 
nées dans  sa  tête  en 
système,  c'est-à-dire 
en  folie,  si ,  très  heu- 
reusement pour  sa  rai- 
son ,  mais  bien  mal- 
heureusement pour 
ses  amis,  qui  trou- 
vaient chez  lui  l'asile 
le  plus  agréable,  la 
mort  ne  fût  venue  le 
leur  enlever  par  la 
plus  étrange  et  cruelle 
maladie.  C'était  une 
tumeur  dans  l'esto- 
mac ,  toujours  crois- 
sante, qui  l'empêchait 
de  manger,  sans  que, 
durant  très  longtemps, 
on  en  trouvât  la  cau- 
se ,  et  qui  finit,  après 
plusieurs  années  de 
souffrances, parle  faire 
mourir  de  faim.  Je  ne 
puis  me  rappeler  sans 
des  serrements  de 
cœur  les  derniers 
temps  de  ce  pauvre  et 
digue  homme,  qui , 
nous  recevant  encore 
avec  tant  de  plaisir 
Lenieps  et  moi ,  les 
seuls  amis  que  le 
spectacle  des  maux 
qu'il  soufflait  n'écarta 
pas  de  lui  jusqu'à  sa 
dernière  heure  ;  qui , 
dis-je  ,  était  réduit  à 
dévorer  des  yeux  le 
repas  qu'il  nous  fai- 
sait servir,  sans  pou- 
voir humer  à  peine 
quelques  gouttes  d'un  thé  bien  léger,  qu'il  fallait  rejeter  un  mo- 
ment après.  Mais  avant  ces  temps  de  douleurs,  coinbien  j  en  ai 
passé  chez  lui  d'agréables  avec  les  amis  d'elite  qu  il  s  était  laits!  A 
leur  tête  je  mets  l'abbé  Prévôt,  homme  très  aimable  et  très  simple, 
dont  le  cœur  vivifiait  ses  écrits  dignes  de  l'immortalité,  et  qui  n  a- 
vait  rien  dans  la  société  du  coloris  qu'il  donnait  a  ses  ouvrages  ;  le 
médecin  Procope,  petit  Esope  à  bonnes  fortunes;  Boulanger,  le  cé- 
lèbre autour  posthume  du  Despotisme  oriental,  et  qui,  je  crois,  éten- 
dait les  systèmes  de  Mussard  sur  la  durée  du  monde  ;  en  femmes, 
madame  Denis,  nièce  de  Voltaire,  qui,  n'étant  alors  qu  une  bonne 
femme,  ne  faisait  pas  encore  du  bel  esprit;  madame  \anloo,  non 
pas  belle  assurément,  mais  charmante,  qui  chantait  comme  un  ange; 
madame  de  Valmalette  elle-même,  qui  chantait  aussi,  et  qui  quoi- 
que fort  maigre  tùl  été  trè.  aimable,  si  elle  en  eut  moins  eu  la  pré- 
tention. Telle  était  à  peu  près  la  société  de  M.  Mussard,  qui  m  au- 


LES  CONFESSIONS. 


85 


rait  assez  nlu,  si  son  tcte-à-t<Hc  avec  sa  conchy)iomanie  ne  m  avait 
Z  davantage  ;  et  je  puis  dire  que,  pendant  plus  de  s,x  mois,  j  a, 
f  avâiîlé  à  son    abiiet  avec  autant  de  plaisir  que  lui-même 

Il  V  avait  lonRtcnps  qu'il  prétendait  que  pour  mon  étal  les  eaux 
H,,   "assvrne  seraient  salutaires,  et  quM  m'exhorlait  à  les  venir  pren- 


dre  enez  lui.  loui  me  w,^.  ^..  , ■-  ~  •■     '  -       ,.      ,  .|.,s(ia  r  oint  que,  (  os  le  lendemain,  aans  louies  iks  suu.cic:., 

fin,  et  je  fus  passer  à  Passy  huit  ou  dix  J''i"-s.  '!"■"«  r'"'  ^'j-'ies  d'autre  chose.  M.  de  Cury,  intendant  des  menus,  qui 

bien,  parce  que  j'étais  à  la  campagne,  que  parc   'l  '«    ^^^  'es  d  ^^'^^ /              demanda  l'ouvrage  pour  être  donne  i 

eaux.  Mussa;;d  J'-^^  .  lu  v,o  oncel  e      ta.ma      ,    ss  onn^^^^^^^^  |   ^^^^^  ^P .  ^^^^.^  ^^^^  .^^^^^.^^^^  .^^^^^^,  q„,  ^               , 


musique  italienne.  Un  soir  nous  en  parlâmes  beaucoup  avant  que 
de  nous  coiicber,  et 
surtout  des  oprrc  hnf- 
ff ,  que  noi!S  avions 
vus  l'un  et  l'autre  en 
Italie,  et  dont  nous 
étions  Ions  deux  tran- 
sportés. La  nuit ,  ne 
dormant  pas  ,  j'allai 
rêver   comment    on 
pourrait   faire   pour 
donner  en  France  l'i- 
dée  d'un    drame  de 
ce    genre  ,    car    les 
amours  de  Ragonde 
n'y       ressemblaient 
point  du  tout.  Le  ma- 
tin ,  en  me   prome- 
nant et  prenant  les 
eaux,  je  fis  (piclques 
manières  de  vers  très 
à  la  hâte,  et  j'y  adap- 
tai des  chants  qui  me 
vinrent.  Je  barbouil- 
lai le  tout  dans  une 
espèce  de  salon  voûté 
qui  était  au  haut  du 
jardin ,  et  au  tlié  je 
ne  pus  m'empèchcr 
de  montrer  ces  essais 
à  Mussard  et  à  ma- 
demoiselle    Duvcr- 
nois,  sa  gouvernan- 
te, qui  était  une  très 
bonne  et  aimable  fil- 
le.   Les    trois    mor- 
ceaux que  j'avais  es- 
quissés étaient  le  pre- 
mier monologue,  7'aj 
perdu  mon  serviteur; 
l'air  du  Devin  ,  L'a- 
mour croît  s'il  s'in- 
quièle,  et  le  dernier 
duo ,  À  jamais  ,  Co- 
lin ,  je  l'enijage ,  etc. 
J'imaginais    si     peu 
que  cela  valût  la  pei- 
ne d'être  suivi ,  que, 
sans  les  applaudisse- 
ments et  les  encou- 
ragements de  l'un  et 
de  l'autre,  j'allais  je- 
ter au  feu  mes  chif- 
fons et  n'y  plus  pen- 
ser, comme  j'ai  fait 
tant  de  fois  de  choses 
du  moins  aussi  bon- 
nes: mais  ils  m'exci- 
tèrent si  bien,  qu'en 
six  jours  mon  drame 
fut  écrit  à  quel(|ues 

vers  près ,  et  toute  ma  musique  esquissée ,  tellement  que  je  n  eus 
plus  à  faire  à  Paris  que  ce  qui  élait  purement  de  remplissage  ; 
et  j'achevai  le  tout  avec  une  tell-  rapidité,  qu'en  troi>  seiiiaines 
mes  scènes  furent  mises  au  net  et  en  élat  d'être  rei>résenlées.  11 
n'y  manquait  que  le  divertissement,  qui  ne  fut  fait  que  longtemps 
après.  . 

Echaufl'é  de  la  composition  de  cet  ouvrage,  j  avais  une  grande 
passion  de  l'entendre,  et  j'aurais  donné  tout  au  monde  pour  le  voir 
représenter  à  ma  fantaisie,  à  portes  fermées,  comme  on  dit  que 
Lulli  fil  une  fois  jouer  Armide  pour  lui  seul.  Comme  il  ne  m'clait 
possible  d'avoir  ce  plaisir  qu'avec  le  public,  il  fallait  nécessairement, 
pour  jouir  de  ma  pièce,  la  faire  passer  à  l'Opéia.  Malheureusement 
elle  était  dans  un  genre  absolument  neuf,  auquel  les  oreilles  n'é- 
taient point  accoutumées;  et  d'ailleurs,  le  mauvais  succès  des  Mu- 
ses galantes  m'en  faisait  prévoir  un  pareil  pour  le  Devin  si  je  le  pré- 


sentais sous  mon  nom.  Duclos  me  tira  de  peine,  et  se  chargea  de 
faire  essayer  l'ouvrage  en  laissant  ignorer  l'auteur.  Pour  ne  pas 
me  déceler,  je  ne  me  trouvai  point  à  cette  répétition,  et  les  petits 
violons  ({)  qui  la  dirigèrent  ne  surent  eux-mêmes  quel  en  était 
l'auteur  qu'après  qu'une  exclamation  générale  eut  atteste  la  bonté 
de  l'ouvrage.  Tous  ceux  qui  l'entendirent  en  étaient  enchantes,  au 
dès  le  lendemain,  dans  toutes  les  sociétés,  on  ne  parlait 

i  avait  assisté 

à  la  cour.  Du- 

qui  savait  mes  inieiiiiou»,  jugcam  4uc  j-;  =<-ian  moins  le  mai- 

^  tre  de  ma  pièce  à  la 


Baissant  la  tcte  en  passant  devant  lui.  je  sortis  le  plus  tôt  qu'il  me  fut 
possible. 


cour  qu'à  Paris,  la 
refusa.  Cury  la  récla- 
ma d'autorité;  Du- 
clos tint  bon,  el  le 
débat  entre  eux  de- 
vint si  vif ,  qu'un 
jour  à  l'Opéra  ils  al- 
laient sortir  ensem- 
ble si  on  ne  les  eût 
séparés.  On  voulut 
s'adresser  à  moi ,  je 
renvoyai  la  décision 
de  la  chose  à  M.  Du- 
clos; il  fallut  revenir 
à  lui.  M.  le  ducd'Aii- 
monl  s'en  mêla  Du- 
clos crut  enfin  devoir 
céder  à  l'autorité  ,  et 
la  pièce  fut  donnée 
pour  être  jouée  à 
Fontainebleau. 

La  partieà laquelle 
je  m'étais  le  plus  at- 
taché et  où  je  m'éloi- 
gnais le  plus  de  la 
roule  commune  était 
le  récitatif  :  le  mien 
était  accentué  d'une 
façon  toute  nouvelle, 
et'  marchait  avec  le 
débit  de  la  parole.  On 
n'osa  laisser  cette  ter- 
rible innovation  ;  on 
craignait  qu'elle  ne 
révoltât  les  oreilles 
moutonnières. Je  con- 
sentis que  Francueil 
et  Jélyotte  fissent  un 
autre  récitatif,  mais 
je  ne  voulus  pas  m'en 
mêler. 

Quand  tout  fut 
prêt,  et  le  jour  fixé 
pour  la  représenta- 
tion, l'on  me  proposa 
le  voyage  de  Fontai- 
nebleau pour  voir  au 
moins  la  dernière  ré- 
pétition. J'y  fus  avec 
mademoiselle  Fel  , 
Crimm,  et,  je  crois, 
l'abbé  lUyual  ,  dans 
une  voiture  de  la 
cour.  La  répétition 
fut  passable;  j'en  fus 
plus  content  que  je 
ne  m'y  étais  atten- 
du. L'orchestre  était 
nombreux  ,  composé 

de  ceux  de  rO,.éra  et  de  la  musique  du  roi,  ■'-:'^;•"^  «J^^'  ^^.1 

nndemo'selle  Fel  Colette,  Cuvilier  le  Devin     le>  chœurs  eta  ent 

niMTe  l'Ô  'M-a   Je  dis  peu  de  chose ,-  c'était  Jelvolte  qui  avait  oui 

,',•     je  ne  voulus  pas  contrôler  ce  qu'il  avait  fait ,  el ,  maigre 

mo,ît;.n  romain,  j'étais  honteux  comme  un  ecoher  au  milieu  de 

tout  ce  monde.  , 

Le  lendemain,  jour  de  la  représentation    3  alla,  déjeuner  au  café 

du  "iind  commun.  11  v  avait  là  beaucoup  de  monde.  Ou  p.irld  idc 

farïSiondëïaveille.etde  ladifficuUé  qu'ily  avait  eu  d  y  entrer. 

M   r-est  .insi  qu'on  appelait  RebM  et  Fiancœur,  qui  s'étaient  fait  «on- 
nailre  dès  lëm-  jeunesse  en  allant  toujours  ensemble  jouer  du  v.olou  dans 

''^ nT\'a"toin  simplement  dans  le  mamisorit  cité"  : 
test  ainsi  qu'on  a  toujours  désigné  Reb.;l  cl  Francœur. 


86 


LES  VEILLÉES  LITTÉRAIRES  ILLDSTRÈES. 


Un  officier  qui  était  là  dit  qu'il  y  était  entré  sans  peine,  conta  au 
long  ce  qui  s'y  était  passé,  dépeignit  l'auteur,  rapporta  ce  qu'il 
avait  fait,  ce  qu'il  avait  dit  :  mais  ce  qui  m'émerveilla  de  ce  récit 
assez  Ion?,  fait  avec  autant  d'assurance  que  de  simplicité,  fut  qu'il 
ne  s'y  trouva  pas  un  seul  mot  de  vrai.  Il  m'était  très  clair  que  celui 
qui  parlait  si  savamment  de  cette  répétition  n'y  avait  point  été, 
puisqu'il  avait  devant  les  yeux,  sans  le  connaître,  cet  auteur  qu'il 
disait  avoir  tant  vu.  Ce  qu'il  y  eut  de  plus  singulier  dans  cette  scène 
fut  l'effet  qu'il  fitsnr  moi.  Cet  homme  était  d'un  certain  âge ,  il  n'a- 
vait ):oint  l'air  fat  et  avaiilageux;  sa  physionomie  annonçait  un 
homme  de  mi'rite;  sa  croix  de  Sainl-Louis  annonçait  un  ancien  offi- 
cier. Il  m'intéressait  m:ds:ré  son  impudence  et  malgré  moi  :  tandis 
qu'il  débitait  .ses  mensong.  s,  je  rougissais,  je  baissais  les  yeux,  j'étais 
sur  les  épines;  je  cherchais  quelquefois  en  moi-même  s'il  n'y  aurait 
pas  moyen  de  le  croire  dans  l'erreur  et  de  lionne  foi.  Enfin,  trem- 
blant que  quelqu'un  ne  me  reconniit  et  ne  lui  en  fît  l'affront,  je 
me  hâtai  d'achever  mon  chocolat  sans  rien  dire,  et,  baissant  la  tète 
en  passant  devant  lui,  je  sortis  le  |ilus  tôt  qu'il  me  fut  possible, 
tandis  que  les  assistants  péroraient  sur  sa  relation.  Je  m'aperçus 
dans  la  rue  que  j'étais  en  sueur,  et  je  suis  sûr  que,  si  quelqu'un 
m'eût  reconnu  et  nommé  avant  ma  sortie,  on  m'aurait  vu  la  honte 
et  l'embarras  d'un  coupable,  par  le  seul  sentiment  de  la  peine  que 
ce  pauvre  homme  aurait  à  souffrir. 

Me  voici  dans  un  de  ces  moments  critiques  de  ma  vie  oii  il  est  dif- 
ficile de  ne  faire  que  narrer^  parce  qu'il  est  presque  impossible  que 
la  narration  même  ne  porte  empreinte  de  censure  ou  d'apologie. 
J'essaierai  toutefois  de  rapporter  comment  et  sur  quels  motifs  je  me 
conduisis,  sans  y  ajouter  ni  louanges  ni  blâme. 

J'étais  ce  jour-là  dans  le  même  équipage  négligé  qui  m'était  ordi- 
naire, grande  barbe  et  perruque  assez  mal  peignée.  Prenant  ce  dé- 
faut de  décence  pimr  un  acte  de  courage,  j'entrai  de  ceite  façon  dans 
la  môme  salle  où  devaient  arriver,  une  demi-heure  après,  le  roi,  la 
reine,  la  famille  royale  et  toute  la  cour.  J'allai  m'établir  dans  la  loge 
où  me  conduisait  M.  de  Cury,  et  qui  était  la  sienne  :  c'était  une 
grande  loge  sur  le  théâtre ,  vis-à-vis  la  petite  loge  plus  élevée  où  se 
plaça  le  roi  avec  madame  de  Pompadour.  Environné  de  dames  et 
seul  d'homme  sur  le  devant  de  la  loge,  je  ne  pouvais  douter  qu'on 
ne  m'eût  mis  là  précisément  pour  être  en  vue.  Quand  on  eut  allumé, 
me  voyant  dans  cet  équipage  au  milieu  de  gens  tous  excessivement 
parés,  je  commençai  d'être  mal  à  mon  aise;  je  me  demandai  si 
j'élais'à  ma  place,  si  j'y  étais  mis  convenablement;  et,  après  quel- 
ques minutes  d'inquiétude  ,  je  me  répondis  :  Oui,  avec  une  intrépi- 
dité qui  venait  peut-être  plus  de  l'iraiiossibiliié  de  m'en  dédire  que 
de  la  force  de  mes  raisons.  Je  me  dis  :  Je  suis  à  ma  place ,  puisque 
je  vois  jouer  ma  pièce,  que  j'y  suis  invité,  que  je  ne  l'ai  faite  que 
pour  cela,  et  qu'après  tout  personne  n'a  plus  dedroitque  moi-même 
à  jouir  du  fruit  de  mon  travail  et  de  mes  talents.  Je  suis  mis  à  mon 
ordinaire,  ni  mieux  lii  pis  ;  si  je  commence  à  m'asservir  à  l'opinion 
dans  quelque  chose,  m'y  voilà  bientôt  asservi  derechef  en  tout.  Pour 
être  toujours  moi-même ,  je  ne  dois  rougir,  en  quelque  lieu  que  ce 
soit,  d'être  mis  selon  l'état  que  j'ai  choisi.  Mon  extérieur  est  simple 
et  négligé,  mais  non  cra.ss('ux  ni  malpropre;  la  barbe  ne  l'est  point 
en  elle-même,  puisque  c'est  la  nature  qui  nous  la  donne,  et  que, 
selon  les  temps  et  les  modes,  elle  rst  quelquefois  même  un  orne- 
ment. On  me  trouvera  riilieule,  impertinent;  eh  !  que  m'importe? 
Je  dois  savoir  endurer  le  murmure  et  le  hlâme  ,  pourvu  qu'ils  ne 
soient  pas  mérités.  Apies  ce  [ictit  soliloque  je  me  raffermis  si  bien, 
que  j'aurais  été  intrépide  si  j'eusse  eu  besoin  de  l'être.  Mais,  soit  effet 
de  la  présence  du  uiaîlre,  soit  naturelle  disposition  des  ceeurs,  je 
n'aperçus  rien  que  d'obligeant  et  d'honnête  dans  la  curiosité  dont 
j'étais 'l'objet.  J'en  fus  touché  jusqu'à  recommencer  d'être  inquiet 
sur  moi-même  et  sur  le  sort  de  ma  pièce  .  craignant  d'effacer  des 
préjugés  si  favorables  qui  semblaient  [le  chercher  qu'à  m'applaudir. 
J'étais  armé  contre  leur  raillerie;  mais  leur  air  caressant,  auquel  je 
ne  m'étais  pas  attendu,  me  subjugua  si  bien  que  je  tremblais  comme 
un  enfant  quand  on  commença. 

J'eus  bientôt  de  quoi  me  rassurer,  La  pièce  fut  très  mal  jouée 
quant  aux  acteurs,  mais  bien  chantée  et  bien  exécutée  quant  à  la 
musique.  Des  la  première  scène,  qui  véritablementest d'une  na'iveté 
touchante,  j'entendis  s'élever  dans  les  loges  un  murmure  de  sur- 
prise et  d'applaudissement,  jusqu'alors  inoui  dans  ce  genre  de  pièces. 
La  fermentation  croissante  alla  bientôt  au  point  d'être  sensible  dans 
toute  l'assemblée,  et,  pour  parler  à  la  Montesquieu,  d'augmenter  son 
effet  par  son  effet  mêaie.  A  la  scène  des  deux  petites  bonnes  gens, 
cet  effet  tut  à  son  comble.  On  ne  claque  point  devant  le  roi  ;  cela 
fit  qu'on  entendit  tout;  la  pièce  et  l'auteur  y  gagnèrent.  J'entendais 
autour  de  moi  un  chuchotement  de  femmes  qui  me  semblaient 
belles  comme  des  anges,  et  qui  s'entredisaient  à  demi-voix  :  Cela 
est  charmant,  cela  est  ravissant;  il  n'y  a  pas  un  son  là  qui  ne  parle 
au  cœur.  Le  plaisir  de  donner  de  l'émotion  à  tant  d'aimables  per- 
sonnes m'émut  moi-mèmcî  jusqu'aux  larmes,  et  je  ne  les  pus  conte- 
nir au  premier  duo,  en  remarquant  que  je  n'élais  pas  le  seul  à  pleu- 
rer. J'eus  un  moment  de  retour  sur  moi-même  en  me  rappelant  le 
conccrt  de  M.  de  Treytorens.  Celte  réminiscence  eut  l'effet  de  l'es- 
clave qui  tenait  la  couronne  sur  la  tête  des  triomphateurs,  mais  elle 


fut  courte,  et  je  me  livrai  bientôt  pleinement  et  sans  distraction  au 
plaisir  de  savourer  ma  gloire.  Je  suis  pourtant  sûr  qu'en  ce  moment 
la  volupté  du  sexe  y  entrait  beaucoup  plus  que  la  vanité  d'auteur  ; 
et  sûrement,  s'il  n'y  eût  eu  là  que  des  hommes,  je  n'aurais  pas  été 
dévoré  comme  je  l'étais  sans  cesse  du  désir  de  recueillir  de  mes  lè- 
vres les  délicieuses  larmes  que  je  faisais  couler.  J'ai  vu  des  pièces 
exciter  de  plus  grands  transports  d'admiration,  mais  jamais  une 
ivresse  aussi  pleine,  aussi  douce  ,  aussi  touchante,  régner  dans  tout 
nu  spectacle,  et  surtout  à  la  cour,  un  jour'de  première  représenta- 
tion. Ceux  qui  ont  vu  celle-là  doivent  s'en  souvenir,  car  l'effet  en 
fut  unique. 

Le  soir  même  M.  le  duc  d'Aumont  me  fit  dire  de  me  trouver  au 
château  le  lendemain  sur  les  onze  heures,  et  qu'il  me  présenterait 
au  roi.  M.  de  Cury,  qui  me  fit  ce  message,  ajouta  qu'on  croyait  qu'il 
s'agissait  d'une  pension ,  et  que  le  roi  voulait  me  l'annoncer  lui- 
même. 

Croira-t-on  que  la  nuit  qui  suivit  une  journée  aussi  brillante  fut 
une  nuit  d'angoi.sse  et  de  perplexité  pour  moi?  Ma  première  idée, 
après  celle  de  cette  présentation,  se  porta  sur  un  fréquent  besoin 
de  sortirqui  m'avait  fait  beaucoup  souffrir  le  soir  même  au  specta- 
cle,  et  qui  pouvait  me  tourmenter  le  lendemain  quand  je  serais 
dans  la  galerie  ou  dans  les  appartements  du  roi,  au  milieu  de  tous 
ces  grands,  attendant  le  passage  de  Sa  Majesté.  Cette  infirmité  était 
la  principale  cause  qui  me  tenait  écarté  de  tout  cercle,  et  qui  m'em- 
pêchait d'aller  m'enfermer  chez  des  femmes.  L'idée  seule  de  l'état 
où  ce  besoin  iiouvait  me  mettre  était  capable  de  me  le  donner  au 
point  de  m'en  trouver  mal,  à  moins  d'un  esclandre  auquel  j'aurais 
préféré  la  mort.  11  n'y  a  que  les  gens  qui  connaissent  cet  état  qui 
puissent  juger  de  l'effroi  d'en  courir  le  risque. 

Je  me  figurais  ensuite  devant  le  roi,  présenté  à  Sa  Majesté,  qui 
daignait  s'arrêter,  et  m'adresser  la  parole.  C'était  là  qu'il  fallait  de 
la  justesse  et  de  la  présence  d'esprit  pour  répondre.  Ma  maudite 
timidité,  qui  me  trouble  devant  le  moindre  inconnu,  m'aurait-elle 
quitté  devant  le  roi  de  France,  ou  m'aurait-elle  permis  de  bien 
choisir  ce  qu'il  fallait  dire?  Je  voulais^  sans  quitter  l'air  et  le  ton 
sévère  que  j'avais  pris,  me  montrer  toutefois  sensible  à  l'honneur 
que  me  faisait  un  si  grand  monarque.  Il  fallait  envelopper  quelque 
grande  et  utile  vérité  dans  une  louange  belle  et  méritée.  Pour  pré- 
parer d'avance  uue  réponse  heureuse,  il  aurait  fallu  prévoir  juste 
ce  qu'il  pourrait  me  dire,  et  j'étais  sûr  après  cela  de  ne  pas  retrou- 
ver en  sa  présence  un  mot  de  ce  que  j'aurais  médité.  Que  devien- 
drais je  en  ce  moment,  et  sous  les  yeux  de  toute  la  cour,  s'il  allait 
m'échapper  dans  mon  trouble  quelqu'une  de  mes  balourdises  ordi- 
naires? Ce  dangiM'  m'alarma,  m'elïraya,  me  fit  frémir  au  point  de 
me  résoudre  à  tout  risque  de  ne  m'y  pas  exposer. 

Je  perdais,  il  est  vrai,  la  pension,  qui  m'était  offerte  en  quelque 
sorte;  mais  je  m.' exemptais  aussi  du  joug  qu'elle  m'allait  imposer. 
Adieu  la  vérité,  la  liberté,  le  courage.  Comment  oser  parler  d'in- 
dépendance et  de  désintéressement  !  Il  ne  fallait  pins  que  flatter  ou 
me  taire  en  recevant  celte  pension  :  encore  qui  m'assurait  qu'elle 
me  serait  payée?  Que  de  pas  à  faire!  que  de  gens  à  solliciter!  H 
m'en  coûterait  plus  de  soins,  et  bien  plus  désagréables,  pour  la  con- 
server que  pour  m'en  passer.  Je  crus  donc,  en  y  renonçant,  pren- 
dre un  parti  très  conséquent  à  mes  principes,  et  sacrifier  l'appa- 
rence à  la  réalité.  Je  dis  ma  résolution  à  Grimm,  qui  n'y  opposa 
rien.  Aux  autres  j'alléguai  ma  santé;  et  je  partis  le  matin  même. 

Mon  départ  fit  du  bruit,  et  fut  généralement  blâmé.  Mes  raisons 
ne  pouvaient  être  senties  par  tout  le  monde;  m'accuser  d'un  sot 
orgueil  était  bien  plus  lot  fait,  et  contentait  mieux  la  jalousie  de 
quiconque  sentait  en  lui-même  qu'il  ne  se  serait  pas  conduit  ainsi. 
Le  lendemain  Jélyotte  m'écrivit  un  billet  où  il  me  délailla  les  suc- 
cès de  ma  pièce,  et  l'engouement  où  le  roi  lui-même  en  était.  Toute 
la  journée,  me  marquait-il.  Sa  Majesté  ne  cesse  de  chanter,  avec  la 
voix  la  plus  fausse  de  son  royaume  :  J'ai  perdu  mon  serviteur  ;  j'ai 
perdu  tout  mon  bonheur.  11  ajoutait  que,  dans  la  quinzaine,  on  de- 
vait donner  une  seconde  représentation  du  Devin,  qui  constaterait 
aux  yeux  de  tout  le  public  le  plein  succès  de  la  première. 

Deux  jours  après,  comme  j'entrais  sur  les  neuf  heures  chez  ma- 
dame d'Epinay,  où  jallais  souper,  je  me  vis  croisé  par  un  fiacre  à  la 
porte.  Quelqu'un  me  fit  signe  de  ce  fiacre  d'y  monter;  j'y  monte  : 
c'était  Diderot.  Il  me  parla  de  la  pension  avec  un  feu  que,  sur  pa- 
reil sujet,  je  n'aurais  pas  attendu  d'un  philosophe.  Il  ne  me  fit  pas 
un  crime  de  n'avoir  pas  voulu  être  présenté  au  roi,  mais  il  n'en  fit 
un  terrible  de  mon  indifférence  pour  la  pension.  Il  me  dit  que,  si 
j'étais  désintéressé  pour  mon  compte,  il  ne  m'était  pas  permis  de 
l'être  pour  celui  de  madame  le  'Va-.seur  et  de  sa  fille;  que  je  leur 
devais  de  ne  négliger  aucun  moyen  possible  et  honnête  de  leur 
donner  du  pain  ;  et,  comme  on  ne  pouvait  pas  dire  après  tout  que 
j'eusse  refusé  cette  pension,  il  soutint  que,  puisqu'on  avait  paru 
disposé  à  me  l'accorder,  je  devais  la  solliciter  et  l'obtenir  à  quel- 
que prix  que  ce  fût.  Quoique  jf.  fusse  touché  de  son  zèle,  je  ne  pus 
goûter  ses  maximes,  et  nous  eûmes  à  ce  sujet  une  dispute  très  vive, 
la  première  que  j'aie  eue  avec  lui;  et  nous  n'en  avons  jamais  eu 
que  de  cette  espèce,  lui   me  prescrivant  ce  qu'il  prétendait  que  je 


LES  CONFESSIONS. 


87 


levais  faire,  et  moi  m'en  défendant  parce  que  je  croyais  ne  le  de- 
voir pas. 

11  était  tard  quand  nous  nous  quittâmes.  Je  voulus  le  mener  sou- 
per chez  madame  d'Rpinay,  il  ne  voulut  point;  et,  quelque  effort 
que  le  désir  d'unir  tous  ceux  que  j'aime  m'ait  fait  faire  en  divers 
temps  pour  l'engager  à  la  voir,  jusqu'à  la  mener  à  sa  porte,  qu'il 
nous  tint  fermée,  il  s'en  est  toujours  défendu,  no  parlant  d'elle 
qu'en  termes  Ires  méprisant.*.  Ce  ne  fut  qu'après  ma  hrouilleric 
avec  elle  et  avec  lui  qu'ils  se  lièrent,  et  qu'il  commença  d'en  parler 
av(!C  honneur. 

Depuis  lors  Diderot  et  Grimra  semblèrent  prendre  à  tâche  d'alié- 
ner de  moi  lesgouverneuses,  leur  faisant  entendre  que  c'était  mau- 
vaise volonté  de  ma  part  si  elles  n'étaient  pas  niimx  à  leur  aise, 
et  qu'elles  ne  feraient  jamais  rien  avec  moi.  Us  tâchaient  de  les  en- 
gager à  me  quitter,  leur  promettant  un  regrat  de  sel,  un  Imreau  à 
tahac,  et  je  ne  sais  quoi  encori\  par  le  crédit  de  madame  d'Epinay. 
Ils  voulurent  même  entraîner  Duclos,  ainsi  que  dllolhach,  dans  leur 
ligue;  mais  le  premier  s'y  refusa  toujours.  J'eus  alors  quelque  vent 
de  tout  ce  manège;  mais  je  ne  l'appris  bien  distinctement  que  long- 
temps après,  et  j'eus  souvent  à  déplorer  le  zèle  aveugle  et  peu  dis- 
cret de  mes  amis,  (jui,  cherchant  à  me  réduire,  incommodé  comme 
j'étais,  à  la  plus  triste  solitude,  travaillaient  dans  leur  idée  à  me 
rendre  heureux  par  les  moyens  les  plus  propres  à  me  rendre  en  effet 
misérable. 

Le  carnaval  suivant,  1733,  le  Devin  fut  joué  à  Paris,  et  j'eus  le 
temps,  dans  «et  intervalle,  d'en  faire  rouvoilure  et  le  divertisse- 
ment. Ce  divertissement,  tel  qu'il  est  gravé,  devait  être  en  action 
d'un  bout  à  l'autre,  et  dans  un  sujet  suivi,  qui,  selon  moi,  fuuruis- 
•saildes  tableaux  très  agréables.  Mais  quand  je  proposai  celte  idée  à 
rO()éra,  on  ne  m'entendit  seulement  pas,  et  il  fallut  coudre  des 
chants  et  des  danses  à  l'ordinaire  ;  cela  (it  que  ce  divertissement, 
quoique  plein  d'idées  charmantes,  qui  ne  déparent  point  les  scènes, 
réussit  très  médioercraenl.  J'ôtai  le  récitatif  de  Jolyotte,  et  je  réta- 
blis le  mien  tel  que  je  l'avais  fait  d'abord  et  qu'il  est  gravé;  et  ce 
récitatif,  un  peu  francisé,  je  l'avoue,  c'est-à-dire  traîné  par  les  ac- 
teurs, loin  de  choquer  personne,  n'a  pas  moins  réussi  que  les  airs, 
et  a  paru,  même  au  public,  tout  aussi  bien  fait  pour  le  moins.  Je 
dédiai  la  pièce  à  M.  Duclos,  qui  l'avait  protégéi;,  et  je  déclarai  que 
ce  serait  ma  seule  dédicace.  J'en  ai  pourtant  fiit  une  seconde  avec 
son  con.sentement  ;  mais  il  a  dû  se  tenir  encore  plus  honoré  de  celle 
exception  que  si  je  n'en  avais  l'ait  aucune. 

J'ai  sur  celle  pièce  beaucoup  d'anecdotes  sur  lesquelles  des  choses 
plus  importantes  à  dire  ne  me  laissent  pas  le  temps  de  ra'étendre 
ici.  J'y  reviendrai  peut-être  un  jour  dans  le  supplément.  Je  n'en 
saurais  pourtant  omettre  une,  qui  peut  avoir  Irait  à  tout  ce  qui  suit. 
Je  visitais  un  jimr  dans  le  cabinet  du  baron  d'Holbach  sa  musique; 
après  en  avoir  parcouru  de  beaucoup  d'cspi'ces .  il  me  dit,  en  me 
montrant  un  recueil  de  pièces  de  clavecin  :  Voilà  des  pièces  qui  ont 
été  composées  exprès  pour  moi;  elles  sont  pleines  de  goût,  bien 
chantantes  ;  personne  ne  les  connaît  ni  no  les  verra  que  nmi  seul. 
Vous  en  di-vricz  choisir  quelqu'une  pour  l'insérer  dans  voire  diver- 
tissement. Ayant  dans  la  tète  des  sujets  d'airs  et  de  symphuuies 
beaucoup  plus  que  je  n'en  pouvais  employer,  je  me  souciais  très 
peu  des  siens.  Cependant  il  me  pressa  tant,  que  par  complaisance 
je  choisis  une  pasl<n'elle,  que  j'abrégeai,  el  que  je  mis  en  trio  pour 
l'entrée  des  compagnes  de  Colette.  Quelques  mois  après,  el  taudis 
qu'on  représentait  le  Devin,  entrant  un  jour  chez  Griinm,  je  trou- 
vai du  monde  autour  de  son  clavecin,  d'où  il  se  leva  bru.squemciut 
à  mon  arrivée.  En  regardant  machinalement  sur  son  pupitre,  j'y 
vis  ce  même  recueil  du  baron  d'Holbach  ouvert  précisément  à  cette 
même  pièce  qu'il  m'avait  pressé  de  prendre,  en  m'ass\irant  qu'elle 
ne  sortirait  jamais  de  ses  mains.  Quelque  temps  après  je  vis  encore 
ce  même  recueil,  ouvert  au  même  endroit,  sur  le  clavecin  de  .M.  d'E- 
pinay, un  jour  qu'il  avait  musique  chez  lui.  (irinim  ni  personne  ne 
m'a  jamais  parlé  de  cet  air;  et  je  n'en  parlerais  pas  ici  moi-même, 
si,  quelque  temps  après,  il  ne  .s'était  répandu  dans  Paris  un  bruit, 
qui  véritablement  ne  dura  pas,  que  je  n'étais  pas  l'auteur  du  Devin 
de  village.  Com.ne  je  ne  fus  jamais  un  grand  croque-notes,  je  suis 
persuadé  que,  sans  mon  Diclinnnaire  de  musique,  on  aurait  dit  à 
la  fin  que  je  ne  la  savais  pas  (I). 

Quelque  temps  avant  qu'on  donnât  le  Devin  du  village,  il  était 
arrivé  à  Paris  des  bouffcms  italiens  qu'on  lit  JDuer  siu'  le  théâtre  de 
l'Opéra,  sans  prévoir  l'effet  qu'ils  y  allaient  faire.  Quoiqu'ils  fussent 
détestables,  et  que  l'orchestre,  alors  très  ignorant,  estropiât  comme 
à  plaisir  les  pièces  qu'ils  donnèrent,  elles  ne  laissèrent  pas  de  faire  à 
l'opéra  fram^ais  un  tort  qu'il  n'a  jamais  réparé.  La  comparaison  de 
ces  deux  musiques,  entendues  le  même  jour  sur  le  même  théâtre, 
débciucha  les  oreilles  françaises;  il  n'y  en  eut  point  qui  put  endurer 
la  traînerie  de  leur  musique  après  l'accent  vif  et  marqué  de  l'ita- 
lienne :  sitôt  que  les  bouffons  avaient  fîni,  tout  s'en  allait.  On  fut 
forcé  de  changer  l'ordre,  et  de  mettre  les  bouffons  à  la  fin.  On  don- 
nait Eglé,  P,\gmalion,  le  Sylphe  ;  rien  ne  tenait.  Le  seul  Devin  du 

(11  Jo  ne  pnWoyais  guère  encore  ipi'on  le  dirait  onliii,  malg:ré  le  dic- 
tionnaire. (Cette  note  n'est  point  dans  le  maimscrit  autographe.) 


village  soutint  la  comparaison,  et  plus  encore  après  la  Sêrî;apo</rona. 
Quand  je  composai  irion  intermède  j'avais  l'esprit  rempli  de  ceux-là* 
ce  furent  eux  qui  m'en  donnèrent  l'idée,  et  j'étais  bien  éloigné  de 
prévoir  qu'on  les  passerait  en  revue  à  côté  de  lui.  Si  j'eusse  été  un 
pillard,  que  de  vols  seraient  alors  devenus  manifestis,  et  combien 
on  eût  pris  .soin  de  les  faire  sentir.  Mais  rien  :  on  a  eu  beau  faire,  on 
n'a  pas  trouvé  dans  ma  musique  la  moindre  réminiscence  d'aucune 
autre  ;  et  tous  mes  chants,  comparés  aux  originaux,  se  sont  trouvés 
au.ssi  neufs  que  le  caractère  de  musique  que  j'avais  créé.  Si  l'on  ■  ùt 
rais  Mondonville  ou  Rameau  à  pareille  épreuve,  ils  n'en  seraient 
sortis  qu'en  lambeaux. 

Les  bouffons  firent  à  la  musique  italienne  des  sectateurs  très  ar- 
dents. Tout  Paris  se  divisa  en  deux  partis  plus  échauffés  que  s'il  se 
fût  agi  d'une  affaire  d'Etat  ou  de  religion.  L'un,  plus  jiuissant,  plus 
nombreux,  composé  des  grands,  des  riches  et  des  femmes,  soute- 
nait la  musique  française;  l'autre,  plus  vif,  plus  fier,  plus  enthou- 
siaste, était  composé  des  vrais  connaisseurs,  des  gens  à  talents  des 
hommes  de  génie.  Sim  petit  peloton  se  rassemblait  à  l'Opéra  sous 
la  loge  de  la  reine.  L'autre  parti  remplissait  tout  le  reste  du  parterre 
et  de  la  salle;  mais  son  foyer  principal  était  sous  la  loge  du  roi. 
Voilà  d'où  vinrent  ces  noms  de  partis,  célèbres  dans  ce  temps-là' 
de  Coin  du  roi  et  de  Coin  de  la  reine.  La  dispute,  en  s'anima nt' 
pruduisil  des  brochures.  Le  coin  du  roi  voulut  plaisanter;  il  fut  mo^ 
que  par  \e.  petit  Prophéte:\\  voulut  se  mêler  de  raisonner;  il  fut 
écrasé  par  la  Lettre  sur  la  musique  française.  Ces  deux  petits  écrits, 
l'un  de  Grimm,  et  l'autre  de  moi,  sont  les  seuls  qui  survivent  à  celte 
querelle;  tous  les  autres  sont  déjà  morts. 

Mais  le  petit  Prophète,  qu'on  s'obstina  longtemps  a  m'attribuer 
malgré  moi,  fut  pris  en  plaisanterie,  cl  ne  fit  jamais  la  moindre 
peine  à  son  auteur;  au  lieu  que  la  Lettre  sur  la  musique  fut  prise 
au  sérieux,  et  souleva  contre  moi  toute  la  nation,  qui  se  crut  of- 
fensée dans  sa  musique.  La  description  de  l'incroyable  effet  de  cette 
brochure  serait  digne  de  la  (ilume  de  Tacite.  Celait  le  temps  de  la 
grande  querelle  du  parlenient  et  du  clergé.  Le  parlement  venait 
d'ètie  exilé;  la  fermentalion  était  au  comble  ;  tout  menaçait  d'un 
prochain  soulèvement.  Ma  brochure  parut  ;  à  l'instant  toutes  les 
autres  querelles  furent  oubliées  :on  no  songea  qu'au  péril  de  la  mu- 
sique française,  el  il  n'y  eut  plus  de  soulèvement  qui;  contre  moi.  Il 
fut  tel,  que  la  nation  n'en  est  jamais  bien  revenue.  A  la  cour  on  ne 
balançait  qu'entre  la  Bastille  et  l'exil;  et  la  lettre  de  cachet  allait 
être  expédiée,  si  M.  de  Voyer  n'en  eût  fait  sentir  le  ridicule.  Quand 
on  lira  que  cette  brochure  a  peut-être  empêché  une  révolution 
dans  l'Etat,  on  croira  rêver.  C'est  [lourtant  une  vérité  bien  réelle 
que  tout  Paris  peut  encore  attester,  puisqu'il  n'y  a  pas  aujourd'hui 
plus  île  quinze  ans  de  cette  singulière  anecdote. 

Si  l'on  n'allenta  pas  à  ma  liberté,  l'on  ne  m'épargna  pas  du 
moins  les  insultes:  ma  vie  même  fut  en  dinger.  L'orchestre  de 
l'Opéra  fil  l'honnête  complot  de  m'assassincr  quand  j'en  sortirais. 
Ou  mêle  dit  -.je  n'en  fus  que  plus  assidu  à  l'Opéra,  et  je  ne  sus 
que  longtcni[is  après  que  M.  Ancelel,  officier  des  mousquetaires 
qui  avait  de  l'amiiié  pour  moi,  avait  détourné  l'efTeldu  complot,  en 
me  fai.^anl  escorter  à  mon  insu  à  la  sortie  du  spectacle.  La  ville've- 
nait  d'avoir  la  direction  de  l'Opéra.  Le  premier  exploit  du  prévôt 
des  marchands  fut  de  m'ôler  mes  entrées,  et  cela  de  la  façon  la 
plus  malhonnête  i]u'il  put  imaginer;  c'est-à-dire  en  me  les  faisant 
refuser  publiqupim'ut  à  nnm  pa.ssage  ;  de  .sorte  que  je  fus  obligé  de 
prendre  un  billi  t  d'amphithéâtre  [lour  n'avoir  pas  l'affront  de  m'en 
retourner  ce  jour-là.  L'injustice  était  d'autant  plus  criante  que  le 
seul  prix  que  j'avais  mis  à  ma  pièce,  en  la  leur  cédant,  était  mes  en- 
trées à  perpétuité  :  car,  quoique  ce  fût  un  droit  pour  tous  les  au- 
teurs, et  que  j'eusse  ce  droit  à  double  titre,  je  ne  laissai  pas  de  le 
stipuler  expressément,  en  présence  de  .M.  Duclos..  Il  est  vrai  qu'on 
m'envoya  pour  mes  honoraires,  parle  caissier  de  l'Opéra,  cinquante 
louis  que  je  n'avais  pas  demandés;  mais,  outre  que  ces  cinquante 
louis  ne  faisaient  pas  même  la  somme  ciui  me  revenait  dans  les  règles, 
ce  paiement  n'avait  rien  de  commun  avec  le  droit  d'entrées  formel- 
lement stipulé,  et  qui  en  était  entièrement  indépendant.  Il  y  avait 
dans  ce  procédé  um^  telle  complication  de  brutalité  et  d'iniiiuité, 
que  le  public,  alors  dans  sa  plus  grande  animosité  contre  moi,  ne 
laissa  pas  d'en  être  uiianiniemeni  choqué  ;  et  tel  qui  m'avait  insulté 
la  veille  criait  le  lendemain  tout  haut  dans  la  salle  qu'il  était  hon- 
teux d'ôter  ainsi  les  entrées  à  un  auteur  qui  les  avait  si  bien  méri- 
tées, et  qui  pouvait  même  les  réclamer  pour  deux.  Tant  est  juste  le 
proverbe  italien  c/i'  ognuu'  aina  la  giH.<<ltzia  in  casa  d'allrui. 

Je  n'avais  là-df.ssus  qu'un  p  irti  à  prendre,  c'était  de  réclamer 
mon  ouvrage,  puisciu'on  m'en  ôlait  le  prix  accordé.  J'écrivis  pour 
cet  effet  à  M.  d'Argenson,  qui  avait  le  département  de  l'Opéra,  et 
je  joignis  à  ma  lettre  un  mémoire  qui  était  sans  réplique,  et  qui 
denioura  sans  réponse  et  sans  effet,  ainsi  que  ma  lettre.  Le  silence 
de  cet  homme  injuste  me  resta  sur  le  coeur,  et  ne  contribua  pas  à 
augmeiuer  l'estime  très  médiocre  que  j'eus  toujours  pour  son  carac- 
tère et  pour  ses  talents.  C'est  ainsi  qu'on  a  gardé  ma  pièce  à  l'O- 
péra, en  me  frustrant  du  prix  pour  lequel  je  l'avais  cédée.  Du  faible 
au  foil,  ce  serait  voler;  du  fort  au  faible,  c'est  seulement  s'appro- 
prier le  bleu  d'autrui. 


88 


LES  VEILLÉES  IITTÉRAIRES  ILLUSTRÉES. 


Quant  au  produit"  pécuniaire  de  cet  ouvrage,  quoiqu'il  ne  m'ait 
pas  rapiinrlé  le  quart  de  ce  qu'il  aurait  rapporté  dans  les  mains 
d'un  autre,  il  ne  laissa  pas  d'être  assez  grand  pour  me  mettre  en 
état  de  subsister  plusieurs  années  et  suppléer  à  la  copie,  qui  allait 
toujours  assez  mal.  J'eus  cent  louis  du  roi,  cinquante  de  madame 
de  Pomnadour  pour  la  représentation  de  Bellevue,  où  elle  fit  elle- 
même  le  rôle  de  Colin,  cinquante  de  l'Opéra,  et  cinq  cents  francs 
de  Pissot  [lour  la  gr.ivure;  en  sorte  que  cet  intermède,  qui  ne  me 
coûta  Jamais  que  cinq  ou  six  semaines  de  travail,  me  rapporta 
presque  autant  d'argent,  malgré  mon  malheur  et  ma  balourdise, 
que  m'en  a  rapporte  l'Emile,  qui  m'avait  coûté  vingt  ans  de  médi- 
tation et  trois  ans  de  travail  :  mais  je  payai  bien  l'aisance  pécu- 
niaire où  me  mit  cette  pièce,  par  les  chagrins  infinis  qu'elle  m'at- 
tira. Elle  fut  le  germe  de  secrètes  jalousies  qui  n'ont  éclaté  que 
longtemps  après.  Depuis  son  succès,  je  ne  remarquai  plus  ni  dans 
Diderot  ni  dans  Grimm,  ni  dans  aucun  des  gens  de  lettres  de  ma 
connaissance,  celte  cordialité,  cette  franchise,  re  plaisir  de  me  voir, 
que  J'avais  cru  trouver  en  eux  jusqu'alors.  Dès  que  je  paraissais 
chez  le  baron,  la  conversation  cessait  d'être  générale.  On  se  ras- 
semblait par  petits  pelotons,  on  se  chuchotait  à  l'oreille,  et  je  restais 
seul  sans  savoir  avec  qui  parler,  j'podurai  longtemps  ce  choquant 
abandon,  et,  voyant  que  madame  d'Holbach,  qui  était  douce  «t  ai- 
mable, me  recevait  toujours  bien,  je  supportai  les  grossièretés  de 
son  mari  tant  qu'elles  furent  supportables;  mais  an  jour  il  m'en- 
treprit sans  sujet,  sans  prétexte,  et  avec  une  ti'lle  brutalité,  devant 
Diderot,  qui  ne  dit  pas  un  mot,  et  devant  Margency,  qui  m'a  dit 
souvent  depuis  lors  avoir  admiré  la  douceur  et  la  modération  de 
mes  réponses,  qu'enfin,  chassé  de  chez  lui  par  ce  traitement  indi- 
gne, j'en  sortis,  résolu  de  n'y  plus  rentrer.  Cela  ne  m'empêcha  pas 
de  parler  toujours  honorablement  de  lui  et  de  sa  maison  ;  tandis 
qu'il  ne  s'exprimait  jamais  sur  mon  compte  qu'en  termes  outra- 
geants, méprisants,' sans  me  désigner  autrement  que  par  ce  petit 
cftistre.et  sans  pouvoir  cependant  articuler  aucun  tort  d'aucune  es- 
pèce que  j'aie  eu  jamais  avec  lui,  ni  avec  personne  à  laquelle  il  prît 
inlcrèl.  Voilà  comment  il  finit  par  vérifier  mes  prédictions  et  mes 
craintes.  Pour  moi,  je  crois  que  uiesdits  amis  m'auraient  pardonné 
de  faire  des  livres,  et  d'excellents  livres,  parce  que  cette  gloire  ne 
leur  était  pas  étrangère,  mais  qu'ils  ne  purent  me  pardonner  d'avoir 
fait  un  opéra,  ni  les  succès  brillants  qu'eut  cet  ouvrage,  parce  qu'au- 
cun d'eux  n'était  en  état  de  courir  la  même  carrière,  ni  d'aspirer 
aux  mêmes  honneurs.  Duclos  seul,  au-dessus  de  celte  jalousie,  parut 
augmenter  encore  d'amitié  pour  moi,  et  m'introduisit  chez  made- 
moiselle Quinanlt,  où  je  trouvai  autant  d'attentions,  d'honnêtetés, 
de  caresses,  que  j'avais  trouvé  peu  de  tout  cela  ch(>z  M.  d'Holbach. 

Tandis  qu'on  jouait  le  Devin  du  village  à  l'Ofiéra,  il  était  aussi 
question  de  son  auteur  à  la  comédie  française,  mais  un  peu  moins 
heureusement.  N'ayant  pu  dans  sept  ou  huit  ans  faire  jouer  mon 
Narcisse  aux  Italiens,  je  m'étais  dégoûté  de  ce  théâtre  par  le  mau- 
vais jeu  des  acteurs  dans  le  français,  et  j'aurais  bien  voulu  avoir 
fait  passer  ma  pièce  aux  Français  plutôt  que  chez  eux.  Je  parlai  de 
ce  désir  au  comédien  Lanoue,  avec  lequel  j'avais  fait  connaissance, 
et  qui,  comme  on  sait,  était  homme  démérite  et  auteur.  Narcisse 
lui  plut;  il  se  chargea  de  le  faire  jouer  anonyme,  et,  en  attendant, 
il  me  procura  les  entrées,  qui  me  furent  d'un  grand  agrément; 
car  j'ai  toujours  préféré  le  théâtre  Français  aux  deux  autres.  La 
pièce  fut  reçue  avec  applaudissement,  et  représentée  sansxiu'oa  en 
nommât  l'auteur;  mais  j'ai  lieu  de  croire  que  les  comédiens  et  bien 
d'autres  ne  l'ignoraient  pas.  Les  demoiselles  Gaussin  et  Grandval 
jouaient  les  rôles  d'amoureuses,  et,  quoique  l'intelligence  du  tout 
fût  manquée  à  mon  avis,  on  ne. pouvait  pas  appi^ler  cela  une  pièce 
absolument  mal  jouée.  Toutefois  je  fus  surpris  et  touché  de  l'indul- 
gence du  public,  qui  eut  la  patience  de  l'entendre  tranquillement 
d'un  bout  à  l'autre,  et  d'en  souffrir  même  une  seconde  représenta- 
tion sans  donner  le  moindre  signe  d'impatience,  l'our  moi,  je  m'en- 
nuyai tellement  à  la  première,  que  je  ne  pus  tenir  jusqu'à  la  fin; 
et,  me  réfugiant  au  café  de  Procope,  qui  était  vis-à-vis,  j'y  trouvai 
Biossi  et  quelques  autres,  qui,  probablement,  s'étaient  ennuyés 
comme  moi.  Là  je  dis  hautement  mon  peccavi,  m'avouant  humble- 
ment l'auteur  de  la  pièce  et  en  parlant  comme  tout  le  monde  en 
pensait.  Cet  aveu  public  île  l'auteur  d'une  mauvaise  pièce  qui  tombe 
fut  fort  admiré,  et  me  parut  très  peu  pénible.  J'y  trouvai  même  un 
dédommagement  d'amour-propre  dans  le  courage  avec  lequel  il  fut 
fait,  et  je  crois  qu'il  y  eut  eii  cette  occasion  plus  d'orgueil  à  parler 
qu'il  n'y  aurait  eu  de  sotte  honte  à  se  taire.  Cependant,  comme  il 
était  sûr  que  la  pièce,  quoique  glacée  à  la  représentation,  soutenait 
la  lecture,  je  la  (is  imprimer,  et,  dans  fa  |iréfaee,  qui  est  un  dénies 
bons  écrits,  je  commençai  de  mettre  à  découvert  mes  principes  un 
peu  plus  que  je  n'avais  l'ait  jusqu'alors. 

J'eus  bientôt  occasion  de  les  développer  tout-à-fait  dans  un  ou- 
vrage de  plus  grande  importance;  car  ce  fut,  je  pense,  en  cette 
année  H.ïS  que  jiarut  le  pro^'ramme  de  l'acadéniie  de  Dijon  sur 
YOrigine  de  l'inégaiilé  parmi  les  /lommcs.  Frappé  de  cette  grande 
question,  je.  fus  surpris  que  cette  académie  eût  osé  la  proposer; 
mais,  puisque  enfin  elle  avait  ce  courage,  je  pouvais  bien  avoir  ce- 
lui de  la  traiter,  et  je  l'entrepris. 


Pour  méditer  à  mon  aise  ce  grand  suiet,  je  fis  à  Saint-Germain 
un  voyage  de  sept  à  huit  jours  avec  Thérèse,  notre  hôtesse  ,  qui 
était  une  bonne  femme  ,  et  une  de  ses  amies.  Je  compte  ce  voyage 
pour  un  des  plus  agréables  de  ma  vie.  Il  faisait  très  beau  :  ces  bon- 
nes femmes  se  chargeaient  des  soins  et  de  la  dépense  ;  Thérèse  s'a- 
musait avec  elles  ,  et  moi  ,  sans  souci  de  i;ien  ,  je  \enais  m'égaypr 
sans  gène  aux  heures  de  repas.  Tout  le  reste  du  temps,  enfoncé 
dans  la  forêt,  j'y  cherchais,  j'y  trouvais  l'image  des  nvemiers  temps, 
dont  je  traçais  fièrement  l'histoire  :  je  faisais  main-basse  sur  les 
petits  mensonges  des  hommes  ;  j'osais  dévoiler  à  nu  leur  nature, 
suivre  le  progrès  du  temps  et  des  choses  qui  l'ont  défigurée;  etcnm- 
p:irant  l'homme  de  l'homme  avec  l'homme  naturel ,  leur  montrer 
dans  son  perfectionnement  prétendu  la  véritable  source  de  ses  mi- 
sères. Mon  âme,  élevée  par  ces  contemplations  sublimes,  s'osait 
placer  auprès  de  la  divinité,  et,  voyant  de  là  mes  semblables  suivre 
dans  l'aveugle  route  de  leurs  préjugés  celle  de  leurs  erreurs  ,  de 
leurs  malheurs,  de  leurs  crimes,  je  leur  criais  d'une  faible  voix 
qu'ils  ne  pouvaient  entendre  :  Insensés,  qui  vous  plaignez  sans  cesse 
de  la  nature  ,  apprenez  que  tons  vos  maux  vous  viennent  de  vous. 

De  ces  méditations  résulta  le  Discours  sur  l'inégalité,  ouvrage  qui 
fut  plus  du  goût  de  Diderot  que  tons  mes  autres  écrits ,  et  pour  le- 
quel ses  conseils  me  furent  le  plus  utiles  (1),  mais  qui  ne  trouva 
dans  toute  l'Europe  que  peu  de  lecteurs  qui  l'entendissent,  et  aucun 
de  ceux-là  qui  voulût  en  parler.  Il  avait  été  fait  pour  concourir  au 
prix  :  je  l'envoyai  donc,  mais  sûr  d'avance  qu'il  ne  l'aurait  pas, 
et  sachant  bien  que  ce  n'est  pas  pour  des  pièces  de  cette  étoffe  que 
sont  fondés  les  prix  des  académies. 

Cette  promenade  et  cette  occupation  firent  du  bien  à  mon  hu- 
meur et  à  ma  santé  :  il  y  avait  déjà  plusieurs  années  que ,  tour- 
menté de  ma  rétention  d'urine  ,  je  m'étais  livré  sans  réserve  aux 
médecins,  qui,  sans  alléger  mon  mal,  avaient  épuisé  mes  forces  et 
détruit  mon  tem|iérament.  Au  retour  de  Saint-Germain  ,  je  me 
trouvai  plus  de  forces  et  me  sentis  beaucoup  mieux.  Je  suivis  cette 
indication;  et,  résolu  de  guérir  ou  mourir  sans  médecin  et  sans 
remèdes,  je  leur  dis  adieu  pour  jamais,  et  je  me  mis  à  vivre  au  jour 
la  journée,  restant  coi  quand  je  ne  pouvais  aller,  et  marchant  sitôt 
que  j'en  avais  la  force.  Le  train  de  Paris,  parmi  les  gens  à  préten- 
tion, était  si  peu  de  mon  goût;  les  cabales  des  gens  de  lettres,  leurs 
honteuses  querelles,  leur  peu  de  bonne  foi  dans  leurs  livres,  leurs 
airs  tranchants  dans  le  monde  m'étaient  si  odieux,  si  antipathiques; 
je  trouvais  si  peu  de  douceur,  d'ouverture  de  cœur,  de  franchise, 
dans  le  commerce  même  de  mes  amis,  que  ,  rebuté  dans  cette  vie 
tumultueuse,  je  commençais  de  soupirer  ardemment  après  le  séjour 
de  la  campagne,  et,  ne  voyant  pas  que  mon  métier  me  permît  de 
m'y  établir  ,  j'y  courais  du  moins  passer  les  heures  que  j'avais  de 
libres.  Pendant  plusieurs  mois  ,  d'abord  après  mon  dîner,  j'allais 
me  promener  seul  au  bois  de  Boulogne,  méditant  des  sujets  d'ou- 
vrages ,  et  je  ne  revenais  qu'à  la  nuit. 

Gauffecourt ,  avec  lequel  j'étais  alors  extrêmement  lié,  se  voyant 
obligé  d'aller  à  Genève  pour  son  emploi  ,  me  proposa  ce  voyage. 
J'y  consentis.  Je  n'étais  pas  alors  assez  bien  pour  me  passer  des  soins 
de  la  gouverncuse  11  fut  décidé  qu'elle  serait  du  voyage ,  que  sa 
mère  garderait  la  maison;  et,  tous  nos  arrangements  pris,  nous 
partîmes  tous  trois  ensemble  le  1"  juin  1734. 

Je  dois  noter  ce  voyage  comme  l'époque  de  la  première  expé- 
rience qui,  jusqu'à  l'âge  de  quarante-deux  ans  que  j'avais  alors, 
ait  porté  atteinte  au  naturel  pleinement  confiant  avec  lequel  j'é- 
tais né,  et  auquel  je  m'étais  tdujours  livré  sans  réserve  et  sans  in- 
convénient. Nous  avions  un  carrosse  bourgeois,  qui  nous  menait 
avec  les  mêmes  chevaux  à  très  petites  journées.  Je  descendai.<i  et 
marchais  souvent  à  pied.  A  peine  étions-nous  à  la  moitié  de  notre 
route  que  Thérèse  marqua  la  plus  grande  répugance  à  rester  seule 
dans  la  voiture  avec  Gauffecourt,  et  que,  quand  ,  malgré  ses  prières 
je  voulais  descendre,  elle  descendait  et  marchait  aussi.  Je  la  grondai 
longtem[is  de  ce  caprice,  et  même  je  m'y  opposai  tout-à-fait ,  jus- 
qu'à ce  qu'elle  se  vit  forcée  enfin  à  m'en  déclarer  la  cause.  Je  crus 
rêver,  je  tombai  des  nues,  quand  j'appris  que  mon  ami  M.  de  Gauf- 
fecourt ,  âgé  de  plus  de  soixante  ans  ,  podagre  ,  impotent,  usé  de 
plaisirs  et  de  jouissances  ,  travaillait  en  secret  depuis  notre  départ 
à  corrompre  une  personne  qui  n'était  plus  ni  belle  ni  jeune  ,  qui 
appartenait  à  sou  ami,  et  cela  par  les  moyens  les  plus  bas,  les  plus 
honteux,  jusqu'à  lui  présenter  sa  bourse,  jusqu'à  tenter  de  l'émou- 
voir par  la  lecture  d'un  livre  abominable,  et  par  la  vue  des  figures 
infâmes  dont  il  était  plein.  Thérèse  indignée  lui  lança  une  fois  son 

(1)Dans  li'  ifinps  que  j'érrivais  ceci,  je  n'avais  encore  aucun  soupçon 
du  grand  eniuplui  ,\f  liiil'noi  pt  de  Grimm,  sans  quoi  j'aurais  aisément 
reconnu  cchiiIhiii  \r  pi  mn^  r  :iliusail,  de  ma  conliance,  pour  donner  à  mes 
écrits  ce  ton  ilm  ri  i-.'i  air  noir,  qu'ils  n'eurent  plus  quand  il  cessa  de  me 
diriger.  Le  morceau  du  philosoplio  (|ui  s'argumente  en  se  bouchant  les 
oreilles  pour  s'rndurcir  aux  piaintes  d'un  malheureux  est  de  sa  fiçon,  et 
il  m'en  avait  fourni  d'autres  plus  forts  encore  que  je  ne  pus  me  résou- 
dre à  employer.  Mais,  attribuant  unicpieuient  cette  humeur  noire  à  celle 
que  lui  avait  donnée  le  donjon  de  Vincennes,  et  dont  on  retrouve  dans 
son  Clairval  vmé  assez  forte  dose,  fl  né  mé  vint  jamais  à  l'esprit  d'y  soup- 
çonner la  moindre  méchanceté. 


LES  CONFESSIONS. 


ilain  livre  par  la  portière;  et  j'appris  que  ,  le  premier  jour  ,  m  o- 
jnt  allé  coucher  sans  souper  à  cause  d'une  violente  migraine,  il 
vait  employé  tout  le  temps  de  ce  tète-à-téte  à  des  tentatives  et  des 
lanœuvrcs'plus  dignes  d'un  satyre  et  d'un  houe,  que  d'un  lion- 
éh!  humilie  auquel  j'avais  confié  ma  compagne  et  moi  -  nièriie. 
hiclle  surprise  !  quel  serrement  de  cœur  tout  nouveau  pour  moi  ! 
loi ,  qui  jusqu'alors  avais  cru  l'amitié  inséparahie  des  sentiments 
imahles  et  nohies  qui  font  tout  son  charme,  pour  la  jiremière  l'ois 
e  ma  vie  ji;  nie  vois  forcé  de  l'allier  au  dédain  ,  et  d'ôter  ma  con- 
lancc  et  mon  estime  à  un  homme  que  j'aime  et  dont  je  me  crois 
ime  !  Le  malheureux  me  cachait  sa  turpitude  ;  pour  ne  pas  exposer 
'hérèse,  je  me  vis  forcé  de  lui  cacher  mon  niéfiris,  et  de  receler  au 
jnd  de  mon  cœur  des  sentimenis  que  mon  ami  ne  devait  pas  con- 
laître.  Douce  et  sainte  illusion  de  l'amitié!  Gauffecourt  leva  lepre- 
(lier  ton  voile  à  mes  yeux.  Que  de  mains  cruelles  l'ont  empêché 
epuis  lors  de  relomber! 
A  Lyon  je  quittai  tJauffficoiirt  pour  prendre  ma  route  par  la  Sa- 
oie,  ne  pouvant  me  résourire  à  passer  derechef  si  crès  de  maman 
ans  la  revoir.  Je  la  revis...  dans  quel  état,  mon  Dieu  !  Quel  avilis- 
ement  (I)!  que  lui  restait- il  de  sa  vertu  première?  Etait-ce  la 
nènie  madame  de  Warens  ,  jadis  si  hrillante,  à  qui  le  curé  Poiil- 
'erre  m'avait  adressé  !  Que  mon  cœur  fut'navrél  je  ne  vis  plus  pour 
Ho  d'autre  ressource  que  de  se  dépayser.  Je  lui  réitérai  vivement 
it  inutilement  les  instances  que  je  lui  avais  faites  plusieurs  fnis 
laiis  mes  lettres  de  venir  vivre  paisiblement  avec  moi,  qui  voulais 
;oiisacrer  ma  vie  et  celle  de  Thérèse  à  rendre  ses  jours  heureux. 
Vllacliée  à  .sa  pension,  dont  cependant  elle  ne  tirait  plus  rien  de- 
juis  longtemps  ,  elle  ne  m'écouta  pas.  Je  lui  lis  quel<pie  légère  part 
le  ma  bourse,  bien  moins  que  je  n'aurais  dû,  bien  moins  que  je 
l'aurais  fait ,  si  je  n'eusse  été  sur  qu'elle  n'en  mettrait  pas  un  sou  à 
ion  usage.  Durant  mon  séjour  à  Genève  elle  fit  un  voyage  en  Cha- 
ilais  (2)  et  vint  me  voir  à  Grange -Canal  (.3).  Elle  manquait  (l'ar- 
;ent  pour  achever  snn  voyage;  je  n'avais  pas  sur  moi  ce  qu'il  fal- 
ait  pour  cela  ;  je  le  lui  envoyai  une  heure  après  par  Thérèse.  l'au- 
're  maman  !  Que  je  dise  encore  ce  trait  de  son  cœur.  Il  ne  lui  le.s- 
ait  pour  dernier  bijou  qu'une  petite  bague.  Elle  l'ôta  de  son  doigt 
our  la  nieltre  à  celui  de  Thérèse,  qui  la  remit  à  l'instant  au  sien, 
n  baisant  cette  noble  main  qu'elle  arrosa  de  ses  pleurs.  Ah  !  c'était 
'ors  le  moment  d'acquitter  ma  dette  !  il  fallait  tout  quitttr  pour  la 
uivre,  m'atlaiber  à  elle  jusqu'à  sa  dernièie  heure,  et  partager  son 
ortquel  (|ii'il  fût.  Je  n  t-n  fis  rien.  Distrait  par  un  autre  attaclie- 
nent,  je  sentis  relâcher  le  mien  pour  elle  ,  faute  d'espoir  de  pou- 
voir le  lui  rendre  utile.  Je  gémis  sur  elle,  et  ne  la  suivis  pas.  Do 
ous  les  remords  que  j'ai  sentis  en  ma  vie,  voilà  le  plus  vif  et  le 
)lus  permanent.  Je  méritai  par  là  les  châtiments  terribles  qui  dé- 
nis lors  n'ont  cessé  de  m'accabler;  puissent-ils  avoir  expié  mon 
ngraiiliide  !  Elle  fut  dans  ma  conduite  ,  mais  elle  a  trop  déchiré 
non  C(uur  pour  que  jamais  ce  cœur  ait  été  celui  d'un  ingrat. 

Avant  mon  départ  de  Paris,  j'avais  esipiissé  la  dédicace  du  nis- 
ours  sur  l'inégalité.  Je  l'achevai  à  Chanibéry,  et  la  datai  du  même 
ieu.  jugeant  qu'il  était  mieux,  pour  éviter  toute  chicane,  de  ne  la 
aler  ni  de  Genève  ni  de  France.  Arrivé  dans  cette  ville,  je  me  li- 
rai à  l'enthousiasme  républicain  qui  m'y  avait  amené.  Get  enlhou- 
iasme  augmenta  par  l'accueil  que  j'y  reçus.  Fclé ,  caressé  dans 
nus  les  Etats,  je  me  livrai  tout  entier  au  zèle  patriotique  ;  et, 
lontcux  d'être  exclu  de  mes  droits  de  citoyen  par  un  autre  culte 
[uc  celui  de  mes  pères,  je  résolus  de  reprendre  ouvertement  celui 
e  mon  pays.  Je  pensais  que  la  morale  de  l'Evangile  étant  la  même 
our  tous  les  chrétiens,  et  le  fonds  du  dogme  n'étant  dilTérent  (]H'en 
e  qu'on  voulait  expliquer  ce  qu'on  ne  pouvait  entendre,  il  appar- 
enail  en  chaque  pays  au  seul  souverain  de  fixer  ce  dogme  inin- 
elligible,  ainsi  que  le  culte,  et  qu'il  était  par  conséquent  du  devoir 
le  tout  citoyen  d'admettre  le  dogme  et  de  suivre  le  culte  prescrit 
lai  la  lui.  La  frcquenlation  de  ces  encyclopédistes,  loin  d'ébranler 
lia  foi,  l'avait  alïerraie  par  mon  aversion  pour  la  dispute  et  pour  les 
ai'tis.  L'élude  de  l'hunime  et  de  l'univers  m'avait  montré  partout 
os  cauM-s  finales  et  l'intelligence  qui  les  dirigeait.  La  lecture  de  la 
ililc,  et  surtout  l'Evangile,  à  laquelle  je  m'appliquais  depuis  quel- 
ucs  années  ,  m'avait  fait  mépriser  les  basses  et  soties  interpréta- 

(1)  Il  Y  aurait  beaucoup  à  dire  de  la  façon  dont  Rousseau  parle  de 
ladame  de  Warens.  Servan  blâme  Jcan-.îarques,  tandis  que  Giii);iUMié 
:  juslilic  ou  l'excuse.    Le    preoii^r    s'exprinio    nin<i  :  "  .  .  Ou'iuqMTli'nl 

iii.iilame  de  Warens  tous  irs  ri. ._■.■<  |ir.»li:ii,'v  p  ir  Itmis-.  ,ni,  -iu^Mnl  -cii 
h'iiucr  soin  est  d'aniiaiitir  piiiirrlir  ,,■  qui  ^,ii  ,r,i|i|)iM  j  i..ii.  !.■.  r|..-,-s 
our  rcimue?  lo  mut  de  t'f)'(H  ipii  r\|.iinh'  IjiiI  .Ir  rli.i..i'- .i  l'.'.:;,!!-.!  il.'s 
iiiiimrs,  ifrii  .■\piiiiie  qu'une  à  ri''t;:iril  des  femmes,  c'est  la  piu/ici/c...» 

1.1' s.Toii.l  ilis,  iilpr  Uoiisseau  eu  (lisant  que  madame  de  Warens  était 
loili-  plus  (!('  uiii;!  ans  avant  la  publiiMtiuii  des  roii/cixions,  était  incon- 
iif  liiiis  ilr  sa  pH'liii'  sphère,  ii'.ivait  laissi'  m  .  iilauls,  ni  héritiers  do  son 

an,  f'i  .piViiliii  son  iiirnnilniic  n'/!  lii  ,pi..  imn  ,■  iiiniu-  en  Savoie. 

f.in;;ini)r  .iJhiiIc  ipii'  sou  ihan  .  si  p,.ni  iimus  [  miuiho  iiu  uum  di;  ruinan, 
)umir  ueux  de  madame  d  Ortie  el,  île  Wolmar,  rien  de  plus. 

A.  de  B. 

\i)  I.e  GliaWais  est  une  des  provinces  do  la  Savoie;  il  borde  d'un  eùlé 
!  lac  de  (ionève. 

(3)  Village  genevois.  A.  de  B. 


lions  que  donnaient  à  Jésus -Christ  les  gens  les  moins  dignes  de 
l'entendre.  En  un  mot,  la  philosophie,  en  m'a'taili.iil  à  l'e-^cnliei 
rie  la  religion,  m'avait  détaché  de  ce  fatras  de  petites  formules  dont 
les  hommes  l'ont  oil'nsquée.  Jugeant  «ju'il  n'y  avait  pas  pour  un 
homme  raisonnable  deux  manières  d'être  chrétien,  je  jugeais  au'si 
que  tout  ce  qui  est  discipline  et  forme  était  dans  chaque  pavs  du 
ressoi  t  des  luis.  De  ce  principe  si  sensé  ,  si  social  ,  si  pacifique  ,  et 
qui  m'a  attiré  de  si  cruelles  per.séculi(ms,  il  s'ensuivait  que,  voulant 
être  citoyen,  je  devai.s  être  protestant  el  rentrer  dans  le  culte  étahli 
dans  mcn  pays.  Je  ni'.y  déterminai;  je  rilt;  soumis  même  aux  in- 
structions du  pasteur  de  la  paroisse  où  je  logeais.  Je  désirai  seule- 
ment de  n'être  pas  obligé  de  paraître  en  consistoire.  L'édit  ecclé- 
siastique cependant  y  était  foniiel  ;  on  voulut  bien  y  déroger  en  ma 
faveur,  el  l'on  nomma  une  commission  de  cin(]  on  six  membres 
pour  recevoir  en  particulier  ma  profession  de  foi.  Malheureusement 
le  minisire  l'erdriau,  homme  aimable  et  doux,  avec  qui  j'étais  lié 
s'avisa  de  médire  qu'on  se  réjouissait  de  nrcntendrc  parler  dans 
cette  petite  assemblée,  (elle  attente  m'effraya  si  fort,  qu'ayant 
l'tudié  jour  et  nuit  pendant  trois  semaines  un  petit  discours'^que 
j'avais  préparé,  je  me  troublai  lorsqu'il  fallut  le  réciter,  au  point  de 
n'en  pouvoir  pas  dire  un  seul  mot,  et  je  fis  dans  celte  conférence  le 
rôle  du  plus  sot  écolier.  Les  commissaires  parlaient  pour  moi ,  je 
répondais  bêlement  oui  et  non  :  ensuite  je  fus  admis  à  lacommu- 
niuji  et  réintégré  dans  mes  droits  de  citoyen  ,  ayant  été  inscrit 
comme  tel  dans  le  rôle  des  gardes  que  paient  les  seuls  citoyens  et 
bourgeois,  el  ayant  a.ssisté  à  un  conseil  général  exiraordinaire  pour 
recevoir  le  serment  du  syndic  Mussard.  Je  fus  si  louché  des  bontés 
que  me  témoignèrent  en  celle  ocCiision  le  conseil,  le  consistoire,  et 
des  procédés  obligeants  el  honnêtes  de  tous  les  magistrats  ,  minis- 
tres et  citoyens,  que  ,  pressé  par  le  bon  homme  Deluc  ,  qui  m'ob- 
sédait sans  cesse,  et  encore  plus  par  mon  propre  penchant ,  je  ne 
songeai  à  retourner  à  Paris  que  pour  dissoudre  fnon  ménage,  met- 
tre en  règle  mes  petites  affail-es  ,  placer  madame  le  Vasseur  et  son 
mari,  ou  pourvoir  à  leur  subsistance,  el  revenir  avec  Thérèse  m'é- 
lablir  à  Genève  pour  le  reste  de  mes  jours. 

Cette  résolution  prise  ,  je  fis  trêve  aux  afFaires  sérieuses  pour 
m'amuser  avec  mes  amis  jiisqu'au  temps  de  mon  départ.  De  tous 
ces  anuisements ,  celui  qui  me  plut  davantage  fui  une  promenade 
autour  du  lac  ,  que  je  fis  en  bateau  avec  Deluc  père  .  sa  bru  ,  ses 
deux  fils,  el  ma  Thérèse.  Nous  mimes  sept  jours  à  celle  tournée  par 
le  plus  beau  temps  du  monde.  J'en  gardai  le  vif  souvenir  des  sites 
qui  m'avaient  frappé  à  l'autre  extrémité  du  lac,  et  dont  je  fis  la 
description  quelques  années  après  dans  la  Soucelle  Héloïse. 

Les  principales  liaisons  que  je  lis  Genève,  outre  les  Deluc  (1)  dont 
j'ai  parlé  ,  furent  le  jeune  ministre  Vernes  ,  que  j'avais  déjà  connu 
à  Paris,  et  dont  j'augurais  mieux  qu'il  n'a  valu  dans  la  suite; 
M.  Perdrian,  alors  pasteur  de  campagne,  aujourd'hui  professeur  de 
belles  lettres,  dont  la  société,  pleine  de  douceur  et  d'aménilé,  me 
sera  toujours  regrciiable,  quoiqu'il  ail  cru  du  bel  air  de  se  détacher 
de  moi  ;  M.  Jalabert,  alors  pnfesseur  de  physique,  depuis  conseiller 
el  syndic,  auquel  je  lus  mon  Discours  .«iir  ('i»(éflo//fé  (mais  non  pas 
la  dédicace)  ,  et  qui  en  iKirut  transporté  ;  le  professeur  Lubin,  avec 
leijuel  jusqu'à  sa  mort  je  suis  reste  en  correspondance,  et  qui  ni'.v 
vail  même  chargé  d'emplettes  de  livres  pour  la  bibholhèque;  le 
professeur  Vernetqui  me  tourna  ledos  comme  lout  le  monde  après 
que  je  lui  eus  donné  des  preuves  d'attachement  et  de  confiance  qui 
l'auraient  dû  toucher,  si  un  théidogien  pouvait  être  touché  de 
quelque  chose;  Cbappuis,  commis  et  successeur  de  GaufTecoiirt, 
qu'il  voulut  supplanter  pour  les  sels  du  Valais  ,  et  qui  bieniôt  fut 
supiilanté  lui-même;  Marcel  de  Mézicres,  ancien  ami  démon  père 
el  qui  s'était  aussi  montré  le  mien,  mais  qui,  après  avoir  jadis 
bien  mérité  de  la  patrie,  s'étant  fait  auteur  dramatique  et  préien- 
danl  aux  deux-cents,  changea  de  maximes  et  devinl  ridicule  avant 
sa  mort.  Mais  celui  de  tous  dont  j'atlendis  davantage  fut  Moultou, 
le  fils  ,  qui ,  pendant  mon  séjour  à  Genève  ,  fut  reçu  dans  le  miois- 
lère,  auquel  il  a  depuis  renoncé  :  jeune  homme  de  la  plus  grande 
espérance  par  ses  talents,  par  son  osivrit  plein  de  feu,  que  j'ai  ton- 
jours  aimé,  quoique  saroiidwile  à  mon  égard  ait  élé  souvent  équi- 
voque ,  et  qu'il  ail  des  liaisons  avec  mes  plus  cruels  ennemis  ,  mais 
qu'avec  tout  cela  je  ne  puis  lu'empèclier  de  regarder  encore  comme 
appelé  à  èlre  un  jour  le  défenseur  de  ma  mémoire  ,  et  le  vengeur 
de  sou  ami. 

Au  milieu  de  ces  dissipations  je  ne  perdis  ni  le  goût  ni  l'habitude 
de  nii's  promenades  solitaires,  cl  j'en  faisais  souvent  d'assez  grandes 
sur  les  bords  du  lac,  durant  lesquelles  ma  tèle,  accoutumée  au  tra- 
vail. iK-  restait  pas  oisive.  Je  digérais  le  plan  déjà  formé  de  mes  in- 
stilulions  polititjues  ,  dont  j'aurai  bientôt  à  parler;  je  méditais  une 
histoire  du  Valais,  un  plan  de  tragédie  en  prose,  dont  le  sujet  n'était 
pas  moins  que  Lucrèce,  et  dont  je  n'espérais  pas  moins  que  d'altérer 
les  rieurs  (  quoique  j'osasse  laisser  paraître  encore  cette  inforlunéc, 
quand  elle  in^  le  peut  plus  sur  aucun  Iheàlre  français  ).  Je  m'essayais 
en  même  temps  sur  Tiicile ,  el  je  traduisis  le  premier  livre  de  Ion 
histoire,  qu'on  trouvera  parmi  mes  papiers. 

il)  Deux  frères,  deux  savants  naluralistes.  A.  de  B. 


90 


LES  VEILLÉES  LITTÉRAIRES  ILLUSTRÉES. 


Ap^^s  quatre  mois  de  séjmir  à  fi^novo,  jn  rpfoiirnai  an  mois  d'nc- 
tnbre  à  Paris,  et  j'évitai  de  passer  par  Lynn,  prrnr  ne  pas  me  retrou- 
ver en  ronte  avec  GaiifTi=eonrl.  Comme  il  entrait  dans  mes  arrange- 
ments de  ne  pa<  revenir  à  Genève  que  le  printemps  prochain  ,  je 
repris  pendant  l'hiver  mes  hahitndes  et  mes  oceiipatinns,  dont  la 
principale  fut  de  voir  les  éjirenves  de  mon  niic.our.i  xtir  Vinoqnlito. 
que  je  faisais  imprimer  en  Hollande  par  le  libraire  Rey,  dont  je  ve- 
nais de  faire  la  connaissance  à  Genève.  Comme  cet  onvraa;e'  était 
dédié  à  la  république  ,  et  que  cette  dédicace  pouvait  ne  pas  plaire 
an  conseil,  je  voulais  attendre  l'effet  qu'elle  ferait  à  Genève  avant 
que  d'y  retourner.  Cet  effet  ne  me  fut  pas  favorable,  et  celte  dédi- 
cace, que  le  pins  pur  patriotisme  m'avait  dictée,  ne  fit  que  m'atlirer 
des  ennemis  dans  le  conseil  .  et  des  jaloux  dans  la  bourj^eoisie. 

M.Chouet,  alors  preraiersvndic,  m'écrivit  une  lettre  honnête, mais 
froide,  qu'on  trouvera  dans.mes  recueils  (  liass"  A.  n"  3).  Je  re(jus 
des  particuliers,  entre  autres  des  Deliic  et  de  Jalabert,  quplqiies  com- 
pliments ,  et  ce  fut  là  tout;  je  ne  vis  point  qu'aucun  Genevois  me 
fût  un  vrai  jré  du  zèle  de  cœur  qu'on  sentait  'dans  cet  ouvrafre. 
Cette  indifférence  scandalisa  tous  ceux  qui  la  remarquèrent.  Je  me 
souviens  nue,  dînant  un  jour  à  Clichy  chez  madame  Dupin  avec 
MM.  de  Mairan  etCrommelin  ,  résidents  de  la  république,  le  premier 
dit  en  pleine  table  que  le  conseil  me  devait  un  présent  et  des  hon- 
neurs pub'ics  pour  cet  ouvrap;e  ,  et  qu'il  se  déshonorait  s'il  man- 
quait à  ce  devoir.  Crommelin,  qui  était  un  petit  homme  noir  et  bas- 
sement méchant,  n'osa  rien  répondre  en  ma  présence;  mais  ii  fit 
une  erimace  effroyable  qui  fit  sourire  madame  flupin.  Le  seul  avan- 
tajje  que  me  procura  cet  ouvrase  ,  outre  celui  d'avoir  satisfait  mon 
coeur  fut  le  titre  de  citoyen  qui  me  fut  donné  par  mes  amis  ,  puis 
nar  le  public  à  leur  exemple,  et  que  j'ai  perdu  dans  la  suite  pour 
l'avoir  trop  bien  mérité. 

Ce  mauvais  succès  ne  m'aurait  pourtant  pas  détourné  d'exécuter 
ma  retraite  à  Ger)ève,  si  des  motifs  plus  puissants  sur  mon  cœur  n'y 
avaient  concouru.  M.  d'Epinay,  voulant  ajouter  une  aile  qui  man- 
quait à  son  chcàteau  de  la  Chevrette,  faisait  une  dépense  immense 
pour  l'achever.  Etant  allé  voir  un  iour  avec  madame  d'Epinay  ces 
nuvrafîes,  de  sa  maison  d'Epinay  où  nous  étions  alors  ,  nous  pous- 
sâmes notre  promenade  un  quart  de  lieue  plus  loin  jusqu'au  réser- 
voir des  eaux  du  parc  qui  toijchait  la  forêt  de  Montmorency,  etoii 
était  un  joli  potager  avec  une  très  petite  loge  fort  délabrée  qu'on 
appelait  l'Ermitage.  Ce  lieu  solitaire  et  très  agréable  m'avait  frappé, 
quand  je  le  vis  pour  la  première  fois  avant  mon  vovaje  de  Genève. 
Il  m'était  échanpé  de  dire  dans  mon  transport  :  Ah  !  madame,  quelle 
habitation  délicieuse!  voilà  un  asile  tout  fait  pour  moi.  Madaine 
d'Epinay  ne  releva  pas  beaucoup  mon  discours  :  mais,  à  ce  second 
voyage,  je  fus  towt  surpris  de  trouver  ,  an  lieu  de  la  vieille  masure  , 
nue  petite  maison  presque  entièrement  neuve,  fort  bien  distribuée 
et  très  logeable  pour  un  -petit  ménage  de  trois  personnes.  Madame 
d'Epinay  avait  fait  faire  cet  ouvrage  en  silence  et  à  peu  de  frais,  en 
détnchant  quelques  matériaux  et  quelques  ouvriers  de  ceux  du  châ- 
teau. A  ce  grand  vovage,  elle  me  dit  en  voyant  ma  surprise  :  Mon 
ours,  voilà  votre  asile  ;  c'est  vous  qui  l'avez  choisi,  c'est  l'amitié  i|ui 
vous  l'offre  ;  j'espère  qu'elle  vous  ôte.ra  la  cruelle  idée  de  vous  éloi- 
gner de  moi.  Je  ne  crois  pas  avoir  été  de  mes  jours  plus  vivement , 
plus  délicieusement  ému  ;  je  mouillai  de  pleurs  la  main  bienfaisante 
de  mon  amie,  et,  si  je  ne  fus  pas  vaincu  dès  cet  instant  même,  je 
fus  extrêmement  ébranlé.  Madame  d'Epinay.  qui  ne  voulait  pas  en 
avoir  le  démenti,  devint  si  pressante,  employa  tant  de  moyens,  tani 
de  gens  pour  me  circonvenir,  jusqu'à  gagner  pour  cela  madame  le 
Vasseur  et  sa  fille,  qu'enfin  elle  triompha  de  mes  résolutions.  Renon- 
çant au  séjour  de  ma  patrie,  je  résolus,  je  promis  d'habiter  l'Ermi- 
tage ;  et,  en  attendant  que  le  bâtiment  fût  sec,  elle  prit  soin  d'en 
préparer  les  meubles,  en  sorte  que  tout  fut  prêt  pour  y  entrer  le 
printemps  prochain. 

Une  chose  qui  m'aida  beaucoup  à  ine  déterminer  fut  l'établisse- 
ment de  Voltaire  auprès  de  Genève.  Je  compris  que  cet  homme  y 
ferait  révolution  ;  que  j'irais  retrouver  dans  ma  patrie  le  ton,  les  airs, 
les  mœurs,  qui  me  chassaient  de  Paris;  qu'il  me  faudrait  batailler 
sans  cesse,  et  que  je  n'aurais  d'autre  choix  dans  ma  conduite  que  ce- 
lui d'être  nn  pédant  insupportable  ou  un  lâche  et  mauvais  ciloyen. 
La  lettre  que  Voltaire  m'écrivit  sur  mon  dernier  ouvrage  me  donna 
lieu  d'insinuer  ines  craintes  dans  ma  réi)onse;  l'effet  qu'elle  pro- 
duisit les  confirma.  Dès  lors  je  tins  Genève  perdue,  et  je  ne  me  trora  ■ 
pai  pas.  J'aurais  dû  neut-êlre  aller  faire  tête  à  l'orage,  si  je  m'en 
étais  senti  le  talent  Mais  qu'eussé-je  fait  seul,  timide,  et  parlant  très 
mal, contre  un  homme  arrogant,  opulent,  étayé  du  crédit  des  grands. 
d'une  brillante  faconde,  et  déjà  l'idole  des  femmes  et  des  jeunes  gens? 
Je  craignis  d'exposer  inutilement  au  péril  mon  courage  ;  je  n'écoutai 
que  mon  naturel  paisible,  que  l'amour  du  repos  ,  qui,  s'il  me  trom- 
pa.'me  trompe  encore  aujourd'hui  sur  le  même'article.  En  me  retirant 
à  Genève  j'aurais  pu  m'épargner  de  grands  malheurs  à  moi-même; 
mais  je  doute  qu'avec  tout  mon  zèle  ardent  et  patrio  tique  j'eusse  rien 
fait  de  grand  et  d'utile  pour  mon  pays. 

Tronehin,  qui  dans  le  même  temps  à  neu  prè^  fut  s'établir  à  Ge- 
nève, vint  quelque  temps  après  à  Paris  faire  le  saltimbanque,  et  en 
emporta  des  trésors.  A  son  arrivée  il  vint  me  voir  avec  le  chevalier 


de  Jaueourt.  Madame  d'Epinay  souhaitait  fort  de  le  consulter  en 
particulier,  mais  la  presse  n'"tn\t  pas  facile  à  percer.  Elle  eut  re 
cours  à  moi.  J'engageai  Tronchin  à  l'aller  voir.  Ils  commencèrent 
ainsi  sous  mes  auspices  des  liaisons  nu'ils  resserrèrent  ensuite  à 
ines  dépens.  Telle  a  toujours  été  ma  destinée  :  sitôt  que  i'ai  rap- 
nmcbé  l'un  de  l'aiitre  deux  amis  que  j'avais  séparément,  ils  n'ont 
jamais  manqué  de  s'unir  contre  moi.  iQuo'que,  dans  le  comnioi 
que  formaient  dès  lors  les  Tronchins  d'asservir  leur  patrie,  ils  dus- 
sent tous  me  haïr  mortellement,  le  docteur  pourtant  continua  long 
temps  à  metémoiffnerdela  bienveillance.  U  m'écrivit  même  après  son 
retour  à  Genève  pour  me  pronoser  la  place  de  bibliothécaire  hono- 
raire. Mais  mon  parti  était  pris,  et  cette  offre  ne  m'éhrnnla  pas. 

Je  retournai  dans  ce  temps-là  chez  M.  d'Holbach.  L'occasion  en 
avait  été  la  mort  de  sa  femme,  arrivée,  ainsi  nue  celle  de  madame^ 
de  Francueil,  durant  rnon  séjour  à  Genève,  niderot,  en  me  la  mar- 
quant, me  parla  de  la  profonde  affliction  du  mari.  Sa  douleur 
éinut  mon  cœur  Je  reerettais  vivement  moi-même  cette  aimablt» 
femme.  J'écrivis  sur  ce  sujet  à  M.  d'Holbach  ;  il  me  répondit  hon- 
nêtement. Cette  triste  circonstance  me  fit  oublier  tous  ses  torts;  et 
lorsque  je  fus  de  retour  de  Genève,  et  qu'il  fut  de  retour  lui-même 
d'un  tour  de  France,  qu'il  avait  fait  pour  se  distraire,  avec  Grimm 
et  d'autres  amis,  j'allai  le  voir,  et  je  continuai  jusqu'à  mon  départ 
pour  l'Ermitage.  Quand  on  sut  dans  sa  coterie  que  madame  d'E- 
pinay, qu'il  ne  vovait  point  encore,  m'y  préparait  un  logement, 
les  sarcasmes  tombèrent  sur  moi  comme  la  grêle,  fondés,  sur  ce 
qu'avant  besoin  de  l'encens  et  des  amusetnents  de  la  ville,  je  ne 
soutiendrais  pas  la  solitude  seulement  quinze  jours.  Sentant  en 
moi  ce  qu'il  en  était,  je  laissai  dire,  et  j'allai  mon  train  M.  d'Hol- 
hnch  ne  laissa  pas  de  m'être  ntilefl)  tiour  placerle  vieux  bonhomme 
le  Vasseur,  qui  avait  plus  de  quatre-vingts  ans,  et  dont  sa  femme, 
nui  s'en  était  surchargée,  ne  cessait  de  me  nrier  de  la  débarrasser. 
11  fut  mis  dans  une  maison  de  charité,  où  l'âge  et  le  regret  de  se 
voir  loin  de  sa  famille  le  mirent  an  tombeau  presque  en  arrivant. 
Sa  femme  et  ses  autres  enfants  le  regrettèrent  peu  :  mais  Thérèse, 
oui  l'aimait  tendrement,  n'a  jamais  pu  se  consoler  de  sa  perte,  et 
d'avoir  souffert  que,  si  près  de  son  terme,  il  allât  loin  d'elle  ache- 
ver ses  jours. 

J'eus  à  neu  près  dans  le  même  temns  une  visite  à  laquelle  je  ne 
m'attendais  guère,  qnoinue  ce  fût  une  bien  ancienne  connaissance.  < 
Je  parle  de  mon  ami  Venture,  qui  vint  me  surtirendre  un  beau  ; 
matin,  lorsque  je  ne  nensais  à  rien  moins.  Qu'il  me  parut  changé  ! 
un  autre  homme  était  avec  lui.  Au  lien  de  ses  anciennes  grâces,  je 
ne  lui  trouvai  plus  qu'un  air  crapuleux  qui  empêcha  tnon  cœur  de 
s'épanouir  avec  lui.  Ou  mes  veux  n'étaient  plus  les  mêmes,  ou  la 
débauche  avait  abruti  son  esnrit,  ou  tout  son  premier  éclat  te- 
nait à  celui  de  la  jeunesse,  qu'il  n'avait  plus.  Je  le  vis  presque  avec 
indifférence,  et  nous  nous  séparâmes  assez  froidement.  Mais,  quand 
il  fut  parti,  le  souvenir  de  nos  liaisons  me  rappela  si  vivement  celui 
de  mes  jeunes  ans,  si  doucement,  si  pleinement  consacrés  à  cette 
femme  angélique,  qui  maintenant  n'était  ffuère  moins  changée 
que  lui;  les  petites  ancrdotes  de  cet  heureux  temps;  la  romanesque 
journée  de  Tonne,  passée  avec  tant  d'innocence  et  de  jouissance 
entre  ces  deux  charmantes  filles,  dont  une  main  baisée  avait  été 
l'unique  faveur,  et  qui,  malgré  cela,  m'avait  laissé  des  regrets  si  vifs, 
si  touchants,  si  durables  ;  tous  ces  ravissants  délires  d'un  jeune  cœur, 
que  j'avais  sentis  alors  dans  toute  leur  force,  et  dont  je  croyais  le  temps 
(lour  jamais  passé,  toutes  ces  tendres  réminiscences  me  firent  verser 
des  larmes  sur  ma  jeunesse  écoulée,  et  sur  ces  transports  désormais 
perdus  pour  moi.  Ah!  combien  j'en  aurais  versé  sur  leur  retour 
tarilif  et  funeste,   si  j'avgis  prévu  les  maux  qu'il  m'allait  coûter! 

Avant  de  quitter  Paris,  j'eus,  durant  l'hiver  qui  [irécéda  ma 
retraite,  un  plaisir  bien  selon  mon  cœur,  et  que  je  goûtai  dans 
toute  sa  pureté.  Palissot,  académicien  de  Nanci,  connu  par  queli 
qnes  drames,  venait  d'en  donner  un  à  Lunéville  devant  le  roi  d( 
Pologne.  Il  crut  apparemment  faire  sa  cour  en  jouant  dans  ( 
drame  un  homme  qui  avait  osé  se  mesurer  avec  le  roi  la  plume 
la  main.  Stanislas,  qui  était  généreux  et  qui  n'aimait  pas  la  satire 
fut  indigné  qu'on  osât  ainsi  personnaliser  en  sa  présence.  M 
comte  deTressan  écrivit,  par  l'ordre  de  ce  prince,  à  d'Alembert  e 
à  moi  pour  m'informer  que  l'intention  de  Sa  Majesté  était  qu 
le  sieur  Palissot  fût  ihassé  de  son  académie.  Ma  réponse  fut  un 
vive  prière  à  M.  deTressan  d'intercéder  auprès  du  roi  pour  obteni 
la  grâce  du  sieur  Palissot.  La  grâce  fut  accordée  à  ma  sollicitation 
et  M.  de  Tressan,  en  me  le  marquant  au  nom  du  roi,  ajouta  que  c 
fait  serait  inscrit  sur  les  registres  de  l'académie.  Je  répliquai  qu 
c'était  moins  accorder  une  grâce  que  perpétuer  un  châtiment.  En 
fin  j'obtins,  à  force  d'instanees,  qu'il  ne  serait  fait  mention  d 
rien  dans  les  registres,  et  qu'il  ne  resterait  aucune  trace  publiqui 
de  cette  affaire.  Tout  cela  fut  accompagné,  tant  de  la  part  du  rc 

fl)  Voici  un  exemple  des  tours  que  me  joue  ma  mémoire.  Longtemp: 
après  avoir  écrit  ceci,  je  viens  d'apprendre,  en  causant  avec  ma  fenimi 
de  sou  vieu-x  bon  homme  de  père,  que  ce  ne  fut  point  M.  d'IIolhach, 
mais  M  de  Chenonc?aux,  alors  un  des  administrateurs  de  l'Uôtel-nieu 
ipii  le  fit  placer.  J'en  avais  si  totalement  perdu  l'idée,  et  j'avais  celle  d 
M.  d'Holbach  si  présente,  qdo  j'aurais  juré  pour  ce  dernier. 


LES  CONFESSIONS. 


91 


que  de  cellede  M.deTressan,  de  témoigiiagesd'eslime  et  déconsidé- 
ration dont  je  fus  extrêmement  Halle  ;  et  je  sentis  en  celte  occa- 
sion que  l'estime  des  liommes  quicnsontsi  dignes  eux-mêmes  pro- 
duit dans  l'ihne  un  sentiment  bien  plus  doux  et  plus  noble  que 
;elui  de  la  vanité.  J'ai  tianscril  dans  mon  recueil  des  lettres  de 
kl.  dcTressan  avec  mes  réponses,  et  l'on  en  trouvera  les  originaux 
lans  la  liasse  A,  n"'  9, 10  etH. 

Je  sens  bien  (|ue,  si  jamais  ces  mémoires  parviennent  à  voir  le 
Dur,  je  perpétue  ici  moi-même  le  .'■ouvenir  d'un  fait  dont  je  vou- 
ais ell'acer  la  trace,  mais  j'en  transmets  bien  d'autres  malgré  moi. 
Le  grand  objet  de  mon  entreprise,  toujours  présent  à  mes  yeux, 
"'ndispensable  devoir  de  la  remplir  dans  toute  son  étendue,  ne 
m'en  laisseront  point  détourner  par  de  plus  faibles  considérations, 
^ui  m'écarleruienl  de  mon  but.  Dans  l'étrange,  dans  l'unique  silua- 
iliun  oii  je  me  trouve,  je  nie  dois  trop  à  la  vérité  pour  devoir  rien  de 
plus  à  autrui,  l'our  me  bien  connaître,  il  faut  me  connaître  dans 
|lous  mes  rapports  bons  et  mauvais.  Mes  confessions  sont  nécessai- 
ement  liées  avec  celles  de  beaucou|)  de  gens;  je  fais  les  unes  et 
es  autres  avec  la  même  franchiseen  tout  ce  qui  se  rap|iorte  à  moi, 
e  croyant  devoir  à  qui  que  ce  soit  plus  de  ménagements  que  je 
lu'en  ai  pour  niui-mènie,  et  voulant  toutefois  en  avoir  beaucoup 
plus.  Je  veux  être  toujours  juste  et  vrai,  dire  d'aulrui  le  bien  tant 
qu'il  nie  sera  possible,  ne  dire  jamais  que  le  mal  qui  me  regarde, 
let  (ju'autant  que  j  y  suis  forcé.  Qui  esi-ce  qui,  dans  l'état  où  l'on 
Im'a  mis,  adroit  d'txiger  de  moi  davantage'?  Mes  confessions  ne 
sont  point  faites  pour  paraître  de  mon  vivant  ni  de  celui  des  per- 
sonnes intéressées.  Si  j'étais  le  maître  de  ma  destinée  et  de  celle 
de  cet  écrit,  il  ne  verrait  le  jour  que  longtemps  après  ma  mort  et 
la  leur.  Mais  les  ell'orts  que  la  terreur  de  la  vérité  l'ail  faire  à  mes 
puissanis  oppresseurs,  pour  en  ell'acer  les  traces,  me  forcent  à  faire, 
pour  les  conserver,  tout  ce  que  permettent  le  droit  le  plus  exact 
et  la  plus  sévère  justice.  Si  ma  mémoire  devait  s'éteindre  avec 
moi,  iilutôl  que  de  compromettre  personne,  je  soulfrirais  un  oppro- 
bre injuste  et  passager  sans  murmure;  mais,  [luiaque  cnlin  mon 
nom  doit  vivre  et  parvenir  à  la  postérité,  je  me  dois  de  tâcher  de 
transmettre  avec  lui  le  souvenir  de  l'Iiomnie  infortuné  qui  le 
porta,  tel  qu'il  fut  réellement,  et  non  tel  que  ses  iniques  ennemis 
travaillent  sans  relâche  à  le  peindre. 


LIVRE  l.\. 


L'impatience  d'habiti;r  la  caiii|iagne  ne  me  permit  pas  d'atlciidre 
le  letourde  la  belle  saison  ,ei  silùtque  mon  logement  l'ut  prêt  je  me 
hâtai  de  m'y  rendre,  aux  grandes  nuées  de  la  eotcrie  liolbacliique, 
qui  prédisait  liautemeiit  que  je  ne  supporterais  pas  trois  mois  <Je  so- 
litude, et  qu'on  nie  verrait  dans  peu  revenir  avecma  courte  honte 
vivre  coin  me  eux  a  l'aris.  l'our  moi,  ([ui,  depui.->  quiijze  an  s  hors  de  mon 
élément,  nie  voyais  près  dy  rentrer,  je  ne  taisais  pas  même  atleii- 
tioii  il  leurs  [ilai?.anteiies.  l)ei)Uis  que  je  m'clais,  maigre  moi,  jeté 
dans  leuiuiide,  je  n'avais  cesse  de  regretter  nieschercs  Charmcltes 
et  la  douce  vie  que  j'y  avais  m.  née.  Je  nie  seiilais  fait  pour  la  cam- 
pagne et  la  relraile  ;  il  m'était  impossible  de  vivre  heureux  ailleurs  : 
à  Venise,  dans  le  Iraiii  des  allaires  publiques,  dans  la  dignité  d'une 
espèce  de  représentation,  dans  l'orgueil  des  projets  d'avancement; 
a  l'aris,  dans  le  tourbillon  de  la  grande  société,  dans  la  sensualité 
des  soupers,  dans  l'éclat  des  speciacles,  dans  la  fuinee  delà  glo- 
riole, toujours  mes  bosquets,  lues  ruisseaux,  mes  promenades  soli- 
taires, venaient  par  leui'  souvenir  me  distraire,  me  coiitiisler,  m'ar- 
raclier  des  sou[)irs  ctdes  désirs.  Tous  les  travaux  auxquels  j'avais  pu 
ni'assujeltir,  tous  les  projets  d'ambition  qui,  par  accès,  avaient 
anime  mon  zèle,  n'avaienl  d'autre  but  ([ue  d'armer  un  jour  à  ces 
bienheureux  loisirs  champêtres,  auxquels  en  te  momenlje  me  flat- 
tais de  loucher.  Sans  m'elre  mis  dans  l'honnête  aisance  que  j'avaia 
cru  seule  pouvoir  m'y  conduire,  je  jugeais^  jiar  ma  silualioii  parti- 
Culit^re,  être  en  étal  de  m'en  passer,  et  pouvoir  arriver  au  même  but 
par  uiieliemiii  tout  coiilraire  Je  n'avais  pas  un  sou  de  rente,  mais 
j'avais  un  nom,  des  talenls  ;  j'étais  sobre,  et  je  m'étais  ô te  les  bc- 
soius  les  plus  dispendieux,  tous  ceux  de  ropinioii.  Outre  cela,  quoi- 
que paresseux,  jetais  laborieux  cependant  quand  je  voulais  l'être, 
et  ma  [laresse  était  moins  celle  d'un  fainéant  que  celle  d'un  lioiniue 
indeiieiidaiit  qui  ne  sait  travailler  qu'à  son  heure.  M^ul  métier  de 
copiste  n  etailiii  brillant,  ni  lucratil,  mais  il  était  sûr.  Ou  me  savait 
gre  dans  le  monde  d'avoir  eu  le  courage  de  le  choisir.  Je  pouvais 
compter  que  l'ouvrage  ne  me  manquerait  pas,  et  il  pouvait  iiiesuf- 
fiie  en  bien  travaillant.  Deux  mille  francs  qui  me  restaient  du  pro- 
duit du  Devin  du  village  et  de  mes  autres  écrits  me  faisaient 
une  avance  pour  n'être  pas  à  l'étroit,  et  plusieurs  ouvrages  quej'a- 
■vais  bur  le  métier  me  promettaioni,  sans  rançonner  les  libraires, 
des  supplenieiits  suflisanls  pour  travaillera  mon  aise,  sans  m'txcé- 
der,  et  même  en  mcUaiit  à  prolil  les  loisirs  de  la  promenade.  Mon 


petit  ménage  ,  composé  de  trois  personnes,  qui  toutes  s'occu- 
paient utilement,  n'étaient  pas  d'un  entretien  fort  coûteux.  Enfin 
mes  ressources,  proportionnées  à  mes  besoins  et  à  mes  désirs,  pou- 
vaient raisonnablement  me  promettre  une  vie  lieureu.se  et  durable 
dans  celle  que  mon  inclination  m'avait  fait  choisir. 

J'aurais  pu  me  jeter  tout-à-fait  ducolc  le  plus  lucratif,  et  au  lieu 
d'asservir  ma  plume  à  la  copie,  la  dévouer  entière  à  mes  tcrits.qui, 
du  vol  que  j'avais  pris  et  que  je  me  sentais  en  état  de  soutenir, 
[louvaienl  me  faire  vivre  dans  l'abondante,  et  même  dans  l'opu- 
lence, pour  peu  que  j'eusse  voulu  joindre  des  manœuvres  d'auteur 
au  soin  de  publier  de  bons  livres.  Mais,  sans  répeter  ce  que  j'ai  dit 
sur  le  même  sujet,  j'ajouterai  seulement  qu'écrire  des  livres  pour 
avoir  du  pain  eût  bienlôt  étouffe  mon  génie  et  lue  mon  talent,  qui 
était  moins  dans  ma  plume  que  dans  mon  cœur,  et  né  uniquement 
<rune  façon  de  penser  élevée  et  liere,  qui  seule  jiouvait  le  nourrir. 
Kien  de  vigoureux,  rien  de  grand  ne  peut  partir  d'une  plume  toute 
vénale.  La  nécessité,  l'avidite  peut-élre  ,  m'eût  fait  faire  plus  vite 
que  bien.  Si  le  besoin  du  sutces  ne  m'eût  pas  fourré  dans  les  caba- 
les, il  m'i.-ùl  l'ait  chercher  à  dire  moins  des  choses  utiles  et  vraies, 
que  des  choses  qui  plussent  à  la  iiiultilude  ;  et,  d'un  écrivain  distin- 
gué que  je  pouvais  élre,  je  n'aurais  été  qu'un  barbouilleur  de  pa- 
pier. iNon,  non  ;  j'ai  toujours  senti  que  lelat  d'auteur  nelait,  ne 
pouvait  être  illustre  et  respectable  qu'autant  qu'il  n'était  pas  un  mé- 
tier. 11  est  tro|i  dillicile  de  penser  noblement  quand  on  ne  peii.^e  que 
|iour  vivre.  Pour  pouvoir,  pour  oser  dire  de  grandes  ventes,  il  ne 
faut  pas  dépen'dre  de  son  succès.  Je  jetais  mes  livres  dans  le  public 
avec  la  certitude  d'avoir  parle  pour  le  bien  commun,  sans  aucun 
souci  du  reste.  Si  l'ouvrage  était  rebuté,  tant  pis  pour  ceux  qui  n'en 
voulaient  pas  profiter.  Pour  moi,  je  n'avais  pas  besoin  de  leur  ap- 
probation pour  vivre.  J'avais  un  métier  qui  pouvait  me  nourrir  ,  si 
mes  livres  ne  se  veudaieiit  pas;  et  voilà  précisément  ce  qui  les  lai- 
sait  vendre. 

Ce  l'ut  le  y  avril  1756  que  je  quittai  la  ville  pourn'y  plus  habiter; 
car  je  ne  compte  pas  pour  habilation  quelques  courts  sejouis  que 
j'ai  laits  depuis  tautà  l'aiis  qu'en  d  auties  villes,  mais  toujours  de 
passage ,  ou  toujours  maigre  moi.  Madame  d'Lpinay  vint  nous 
prendre  tous  trois  dans  son  carrosse  :  son  fermier  vinlcliarger  mon 
petit  bagage,  et  je  fus  installe  des  le  même  jour.  Je  trouvai  ma  pe- 
tite retraite  arrangée  et  meublée  simplement  ,  mais  proprement  et 
iiiênie  avec  goût.  La  main  qui  avait  (ioiiiie  ses  soins  a  cet  ameuble- 
ment le  rendait  à  mes  yeux  d'un  prix  inestim.,ble,  et  je  trouvai  déli- 
cieux d'être  L'hôte  de  mon  amie,  dans  une  maison  de  mou  choix 
qu'elle  avait  l'aile  exprès  pour  moi. 

Quoiqu'il  fil  froid  ou  qu'il  y  eût  même  encore  de  la  neige,  la  terre 
eoiiiiueiiçait  à  végéter;  on  voyait  des  violettes  et  des  primevères, 
les  bourgeons  des  arbres  commençaient  à  poindre,  et  la  nuitmeme 
de  mon  arrivée  fut  marquée  par  le  premier  chant  du  rossignol,  qui 
se  lit  entendre  presque  a  ma  fenêtre  dans  un  bois  qui  touchait  la 
maison.  A[ires  un  legersoinmeil,  oubliant  dans  mon  réveil  matrans- 
plantatiou,  je  me  ci  oyais  encore  dans  la  rue  lirenelle,  quand  toul-à- 
toup  ce  ramage  me  ht  IressaiUir,  et  je  m'eeriai  dans  mon  transpoil; 
Liiliii  tous  mes  vœux  sont  accomidis  1  Mon  premier  soiu  fut  ue  me 
livrera  la  délicieuse  impression  des  objets  champêtres  dont  j  étais 
«nloiire.  Au  lieu  de  commencer  à  m'ai  ranger  daos  mon  logement, 
je  commençai  pat  m'arrauger  pour  mes  piomeiiades,  élit  n  y  eul 
pas  un  senlier,  pas  un  taillis,  pas  un  bosquet,  pas  un  réduit  autour 
de  ma  demeure,  que  je  n'eusse  parcouiu  des  le  lendemain,  l'ius 
j'examinais  cette  charmante  retraite,  plus  je  la  sentais  (aile  pour 
moi.  Ce  lieu  solitaire  plutôt  que  sauvage  me  transportait  eu  ideeau 
bout  du  monde  :  il  avait  de  ces  beautés  toucliantcs  qu'on  ne  trouve 
guère  auprès  des  villes;  et  jamais,  en  s'y  trouvant  transpoile  tout 
a  coup,  on  n'eût  pu  croire  elre  a  iiualre  lieues  de  l'aris. 

Apres  quelques  jours  livres  à  luoii  délire  champêtre,  je  songeai  à 
ranger  nies  paperasses  et  à  régler  mes  occupauoiis.  Je  déclinai, 
comme  j'avais  toujours  fait,  mes  matinées  a  la  copie,  et  nies  apica- 
diiiees  à  la  promenade,  muni  de  mon  petit  livre  blanc  ei  de  mon 
trayon  :  car  n'ayant  jani.us  pu  écrire  et  penser  à  mou  aise  que  s«^ 
i/i'o,  je  n'eiais  pas  lente  de  cliangcr  demelhode,  et  je  comptuisbien 
que  la  forêt  de  iluiilmoreiicy,  qui  était  (desque  à  ma  porte,  serait 
désormais  mon  cabinet  de  travail.  J'avais  [ilusieurs  eciiLî  commen- 
cés ;  j'en  fis  la  revue.  Jetais  assez  uiagnilique  en  [irojcts,  inais,daus 
les  tracas  de  la  ville,  l'éxecution  jusqualoi savait  marche  leuiement: 
j'y  comptais  mettre  UJi  [leu  plus  de  diligence  quand  j'aurais  moins 
de  distraction  Je  crois  avoir  assez  bien  rempli  cette  atteiile,  el,  pour 
un  iKiiiime  souvent  malade,  souvent  à  la  Chevrette,  cluz  madame 
d'Iipinay,  plus  imporluiié  chez  moi  de  curieux  désœuvrés, el  toujours 
occupé  la  moine  de  ma  journée  à  la  copie,  qu'on  compte  et  mesure 
les  cents  que  j'ai  faits  durant  les  six  ans  que  j'ai  passes  tant  a  lEr- 
milage  qu  à  Montmorency,  l'on  trouvera,  je  lll'a^su^e,  que  ,  si  j'ai 
perdu  mon  temps,  ce  n'a  pas  ele  du  moins  dans  l'oisivele. 

Des  divers  ouvrages  que  j'avais  sur  le  chantier,  celui  que  |e  médi- 
tais depuis  longtemps,  dont  je  m'occupais  avec  plus  degoùl,  auquel 
jC  voulais  travailler  toute  ma  vie,  et  qui  devait,  selon  moi,  luetuv  le 
.sceau  a  iiKi  réputation,  était  mes  Iiu-^titulùms  politiques.  H  y  avait 
treize   à  quatorze  ans  que  j'en  avais  Conçu  la  première  idée,  lors- 


92 


LES  VEILLÉES  LITTÉRAIRES  ILLUSTRÉES. 


que,  otaiit  à  Venise,  j'avais  eu  quelque  occasion  de  remarquer  les 
défauts  de  ce  gouvernement  si  vanté.  Depuis  lors,  mes  vues  s'étaient 
beaucoup  étendues  par  l'étude  lil.sti)ri(|ue  de  la  morale.  J'avais  vu 
que  tout  tenait  radicalement  à  la  politique,  et  que,  de  quelque  l'aç^on 
qu'or»  s'y  prît,  aucun  peu|ile  ne  serait  jamais  que  ce  que  la  nature 
de  son  gouvernemeni  le  ferait  être  :  ainsi  celle  question  du  meilleur 
gouvernement  possible  me  paraissait  se  réduire  à  celle-ci  ;  Quelle 
est  la  nature  de  gouvernement  propre  à  former  le  peuple  le  plus  ver- 
tueux, le  plus  éclairé,  le  plus  sage,  le  meilleur  enlin,  à  prendre  ce 
mot  dans  son  plus  grand  sens?  j  avais  cru  voir  que  cette  question 
tenait  de  bien  prèsacetteautre-ci,  si  même  elle  en  était  dilTérente  ; 
Quel  est  le  gouvernement  qui,  par  sa  n.iture,  se  tient  toujours  le 
plus  près  de  la  loi'?  De  là,  qu'est-ce  que  la  loi'?  et  une  cliaine  de 
questions  de  cette  importance.  Je  voyais  que  tout  cela  me  menait  à 
à  de  grandes  vérités,  utiles  au  bonheur  du  genre  humain,  mais 
surtout  à  celui  de  mi  patrie,  où  je  n'avais  pas  trouvé,  dans  le  voyage 
que  je  venais  d'y  faire,  les  notions  des  lois  et  de  la  liberté  assez 
justes,  ni  asses  nettes  à  mon  gré;  et  javais  cru  cette  manière  indi- 
recte de  les  leur  donner  la  plus  propre  à  ménager  l'amour-propre 
de  ses  membres,  et  à  me  faire  pardonner  d'avoir  pu  voir  là-dessus  un 
peu  plus  loin  qu'eux. 

Quoiqu'il  y  eût  cinq  ou  six  ans  que  je  travaillais  à  cet  ouvrage, 
il  n'était  encore  guère  avancé.  Les  livres  de  cette  espèce  deman-^ 
dent  de  la  méditation,  du  loisir,  de  la  tranquillité.  De  plus,  je  faisais 
celui-là',  comme  on  dit,  en  bonne  fortune,  et  je  n'avais  voulu  com- 
muniquer mon  projeta  personne,  pas  même  à  Diderot.  Je  craiifnais 
qu'il  ne  parût  trop  hardi  pour  le  siècle  et  le  pays  oii  j'écrivai°  ,  et 
que  i'etl'roi  de  mes  amis  (I)  ne  me  gôiiàt  dans  l'exécution.  J'io-no- 
rais  encore  s'il  serait  l'ait  à  temps,  et  de  manière  à  pouvoir  paaiitre 
de  mon  vivant.  Je  voulais  pouvoir  sans  contrainte  donner  à  mon 
sujet  tout  ce  qu'il  me  demandait  :  bien  sur  que  n'ayant  point  l'hu- 
meur satirique,  et  ne  cherchant  jamais  d'application,  je  serais  tou- 
jours irrépréhensible  en  toute  équité.  Je  voulais  user  pleinement 
sans  douie  ,  du  droit  de  penser  que  j'avais  par  ma  naissance  ,  mais 
toujours  en  res[iectaut  le  gouvernement  sous  lequel  j'avais  à  vivre 
sans  jamais  désobéir  à  ses  lois;  et,  très  attentif  à  ne  pas  violer  le 
droit  des  gens ,  je  ne  prétendais  pas  non  plus  renoncer  par  crainte 
à  ses  avantages. 

J'avoue  même  qu'étranger  et  vivant  en  France  je  trouvais  ma 
posilion  très  favorable  pour  oser  dire  la  vérité;  sachant  bien  que 
continuant,  comme  je  voulais  faire,  à  ne  jamais  rien  imprimer  dans 
l'Etat  sans  permission  ,  je  n'y  devais  compte  à  personne  de  mes 
maximes  et  de  leur  publication  partout  ailleurs.  J'aurais  été  bien 
moiUî  lilire  à  Genève  même,  où  ,  dans  quelque  lieu  que  mes  livres 
fussent  imprimes,  le  magistrat  avait  droit  d'e|iiloguer  sur  leur  con- 
tenu. Cetie  considération  avait  beaucoup  contribué  à  me  faire 
abandonner  la  résolution  d'aller  m'établira  Genève,  et  céder  aux 
instances  de  madame  d'Épinay.  Je  sentais,  comme  je  l'ai  déjà  dit 
dans  l'Emile,  qu'à'moins  d'élre  homme  d'intrigues,  quand  on  veut 
consacrer  ses  Uvres  au  bien  de  la  patrie,  il  ne  faut  pas  les  compo- 
ser dans  son  sein. 

Ce  qui  me  faisait  trouver  ma  position  plus  heureuse  était  la 
persuasion  où  jetais  que  le  gouvernement  de  I<'rance,  sans  peut- 
être  me  Voir  de  bon  œil,  se  ferait  un  bonheur,  sinon  de  me  proté- 
ger, au  moins  de  me  laisser  tranquille.  C'était,  ce  me  semblait,  un 
liait  de  politique  1res  simple  et  cependant  très  adroite  de  se  faire 
un  mente  de  toléi-er  ce  qu'on  ne  pouvait  empéulier  ;  'puisque  ,  si 
l'on  m'eùl  chasse  de  France,  ce  qui  était  loul  ce'  qu'on  avait 
droit  de  faire,  mes  livres  n'auraient  pas  moius  été  faits,  et  peut-être 
avec  m  lins  de  retenue  :  au  lieu  qu'en  me  laissant  en  repos  on 
gardait  l'auteur  pour  caution  de  ses  ouvrages,  et,  de  plus,  on  effa- 
çait des  préjuges  bien  enracinés  dans  le  reste  de  l'Europe,  en  se 
(lonuant  la  réputation  d'avoir  un  respect  éclairé  pour  le  droit 
des  gens.- 

Geux  qui  jugeront  sur  l'événement  que  ma  confiance  m'a  trompé, 
pourraient  Dieu  se  tromper  eux-mêmes.  Dans  l'orage  qui  m'a  sub-^ 
merge,  mes  Uvres  ont  servi  de  prétexte,  mais  c'était  à  ma  personne 
qu'où  en  voulait.  On  se  souciait  très  peu  de  l'auteur,  mais  on  vou- 
lait perdre  Jeau-Jacques  ;  et  le  plus  grand  mal  qu'on  a  trouvé 
dans  mes  écrits  était  l'hunneur  qu'ils  pouvaient  me  faire.  N'enjam- 
bons pas  ici  sur  l'avenir.  J'ignore  si  ce  mystère  ,  qui  en  est  encore 
un  pour  moi,  s'éclaircira  clans  la  suite  de  cet  ouvrage  au  "ré  de 
certains  lecteurs  :  je  sais  seulement  que,  si  mes  principes°mani- 
festes  avaient  pu  m  attirer  les  traitements  que  j'ai  soufferts,  j'aurais 
tarde  moins  longtemps  à  en  être  la  victime  ,  puisque  celui  de  tous 
mes  tcnts  où  ces  principes  sont  développés  avec  le  plus  de  har- 
diesse, pour  ne  pas  dire  d'audace,  avait  paru,  avait  fait  son  effet, 

(1)  C'était  surtout  lasage  sévérité  de  Duclos  qui  ra'hispiralt  cette  crainte  • 
car  pour  OiJerot,  je  ne  sais  coinnaînt  toutes  mas  eoiit'érencas  avec  lui 
tendaient  toujours  aine  rendre  satirique  et  raordant  plus  que  mon  natu- 
rel ne  me  ponait  a  i  être.  Ci  lut  cela  laenu  qui  ine  détourna  de  te  con- 
sulter sur  une  eatreprise  où  Je  voalais  maître  uniquement  toute  la  force 
du  raisoiiuemeiit,  sans  aucau  vesti^je  d'numeur  et  de  partialité.  On  peut 
juger  du  ton  qie  j'avais  pris  dans  cet  ouvrage  par  celui  du  CoQtrat  so- 
cial, qui  eu  «si  tiré. 


même  avant  ma  retraite  à  l'Ermitage,  sans  que  persontîe  eût  son 
je  ne  dis  pas  à  me  chercher  querelle,  mais  à  empêcher  seulement' li 
publication  de  l'ouvrage  en  France,  où  il  se  vendait  aussi  publique, 
meut  qu'en  Hollande.  Depuis  lors  la  Nouvelle  lieloise  parut  encoh 
avec  la  même  facilité,  j'ose  dire  avec  le  même  applaudissement;  ei 
ce  qui  semble  presque  incroyable,  et  qui  pourtant  est  très  vi-ai,  e 
que  la  profession  de  foi  de  cette  même  Héloïsc  mourante  est  e'xac-' 
tement  la  même  que  celle  du  Vicaire  savoyard.  Tout  ce  qu'il  y  a  de 
h  irdi  dans  le  Contrat  social  était  auparavant  dans  le  Discours  sur 
l'Inégalité;  tout  ce  qu'il  y  a  de  hardi  dans  l'Eiulle  était  auparavant 
dans  la  Julie.  Or  ces  clioses  hardies  n'excitèrent  aucune  rumeur 
contre  les  deux  [ireraiers  ouvrages;  ce  ne  sont  donc  pas  elles  qui 
l'exeitêrent  contre  les  derniers. 

Une  autre  entreprise  à  peu  près  du  même  genre,  mais  dont  le 
projet  était  plus  récent,  m'occupait  davantage  en  ce  moment;  c'é- 
tait l'extrait  des  écrits  de  l'abbe  deSaint-Pierre,  dont,  entraîné  par 
le  fil  de  ma  narration,  je  n'ai  pu  parler  jusqu'ici.  L'idée  m'en  avait 
été  suggérée  depuis  mon  retour  de  Genève  (lar  l'abbé  de  Mablv,  non 
pas  immédiatement,  mais  par  l'entremise  de  madame  Dopm,  qui 
avait  unesorte  d'intérêt  àme  la  faire  adopter.  Elle  était  une  des  trois 
ou  quatre  jolies  femmes  de  Pans  dont  le  vieux  abbe  de  Siint-Pierre 
avait  été  l'enfant  gâté,  et  si  elle  n'avait  pas  eu  décidément  la  pré- 
férence, du  moins  elle  l'avait  partagée  avec  madame  d'Aiguillon. 
Elle  conservait  pour  la  mémoire  du  bon  homme  un  respect  et  une 
alfection  qui  faisaient  honueur  à  tous  deux,  et  son  amour-propre 
eût  été  tlatté  de  voir  ressusciter  par  son  secrétaire  les  ouvrages  morts- 
Més  de  son  ami.  Ces  mêmes  ouvrages  ne  laissaient  pas  d'être  pleins 
d'excellentes  choses,  qui  méritaient  d'être  mieux  dites;  et  il  est 
étonnant  que  l'abbé  de  Saint-Pierre,  qui  regardait  ses  lecteurs 
comme  de  grands  enfants,  leur  parlât  cependant  comme  à  des 
hommes,  en  mettant  si  peu  d'art  à  s'eu  faire  écouter.  C'était  pour 
cela  qu'on  m'avait  proposé  ce  travail,  comme  utile  en  lui-même, 
et  comme  très  convenable  à  un  homme  laborieux  en  manœuvre, 
mais  paresseux  comme  auteur,  qui  trouvait  la  peine  de  penser  très 
fatigante,  et  aimait  mieux,  en  chose  de  son  goût,  êclaircir  et  pous- 
ser les  idées  d'un  autre  que  d'en  créer.  D'ailleurs,  en  ne  me  bornant 
pas  à  la  fonction  de  traducteur,  il  ne  m'était  pas  défendu  de  pen- 
ser quelquefois  par  moi-même,  et  je  pouvais  donner  telle  forme  à 
mon  ouvrage,  que  bien  d'importantes  vérités  y  passeraient  sous  le 
manteau  de  l'abbé  de  Saint-Pierre,  plus  tieureusement  encore  que 
sous  le  mien.  L'entreprise,  au  reste,  n'était  pas  légère  :  il  ne  s  agis- 
sait pas  moins  que  de  lire,  de  méditer,  d'extraire  vingt-trois  asso- 
mants  volumes  dilfus,  confus,  pleins  de  redites,  d'éternelles  rabà- 
cheries,  et  de  petites  vues  courtes  ou  fausses,  parmi  lesquelles  il  en 
fallait  péchera  la  nage  quelques-unes  grandes,  belles,  et  qui  don- 
naient le  courage  de  supporter  ce  pénible  travail.  Je  l'aurais  moi- 
même  souvent  abandonne  si  j'eusse  hounêtement  pu  m'en  dédire; 
mais  en  recevant  les  manuscrits  de  l'abbe,  que  Saint-Lambert  me 
fit  donner  par  son  neveu  le  comte  de  Sainl-l^ierre,  je  m'étais  en 
quelque  sorte  engagé  d  en  faire  usage,  et  il  fallait  ou  les  rendre, 
ou  tâcher  d'en  tirer  parti.  C'était  dans  cette  dernière  intention  que 
j'avais  apporté  ces  manuscrits  à  l'Ermitage,  et  c'était  là  le  premier 
ouvrage  auquel  je  comptais  donner  mes  loisirs. 

J'en  méditais  un  troisième  dont  je  devais  l'idée  à  des  observations 
faites  sur  moi-même,  et  je  me  sentais  d'autant  plus  de  courage  à 
l'entreprendre  que  j'avais  lieu  d  espérer  faire  un  livre  vraiment 
utile  aux  hommes  ;  et  même  un  des  plus  utiles  qu'on  pût  leur  otfrir, 
si  l'exécution  répondait  dignement  au  plan  que  je  m'étais  tracé, 
L'on  a  remarqué  que  la  plupart  des  hommes  sont,  dans  le  cours  de 
leur  vie,  fort  dissemblables  a  eux-mêmes,  et  semblent  se  transfor- 
mer en  des  hommes  tout  dilferents.  Ce  n'était  pas  pour  étaulir  une 
chose  ausai  connue  que  je  voulais  faire  un  livre  :  j'avais  un  objet 
plus  neuf  et  même  plus  important.  C'était  de  marquer  les  causes  de 
ces  variations,  et  de  m'attacher  à  celles  qui  dépendaient  de  nous, 
pour  montrer  comment  elles  pouvaient  être  dirigées  par  nous-mé-. 
mes  pour  nous  rendre  meilleurs  et  plus  sûrs  de  nos  actions.  Car  il 
est,  sans  contredit,  plus  pénible  à  l'honnête  homme  de  résister  aux 
désirs  qu'il  doit  vaincre,  que  de  prévenir,  changer  ou  moditier  ces 
mêmes  désirs  dans  leur  source,  s'il  était  en  état  d'y  remonter.  Ua 
homme  tenté  résista  une  fois  parce  qu'il  est  fort,  et  succombe  une 
autre  fois  parce  qu'il  est  faible;  s'il  eut  été  le  môme  qu'auparavant, 
il  n'aurait  pas  succombé. 

Eu  soudant  en  moi-même  et  en  recherchant  dans  les  autres  à 
quoi  tenaient  ces  diverses  manières  d'être,  j'avais  trouvé  qu'elles 
dépendaient  en  grande  partie  de  l'impression  antérieure  des  objets 
extérieurs,  et  que,  modiliés  continueliemeut  par  nos  sens  et  par  nos 
organes,  nous  portions,  sans  nous  en  apercevoir,  dans  nos  idées,  dan  s 
nos  sentiments,  dans  nos  actions  inê;ne,  l'effet  de  ces  modifica- 
tions. Les  frappantes  et  nombreuses  observations  que  j'avais  re- 
cueillies étaient  au-dessus  de  toute  dispute;  et,  parleurs  principes 
physiques,  elles  me  paraissaient  propres  a  fournir  uu  régiuie  exté- 
rieur qui,  varié  selon  les  circonstances,  pouvait  mettre  ou  mainte- 
nir l'àiue  dans  l'état  le  plus  favorable  a  la  vertu.  Que  d'écarts  ou 
s<iuverait  à  la  raison,  que  de  vices  on  empêcherait  Ue  naître,  si  l'oa 
savait  forcer  l'ecouomie  animale  a  favoriser  l'ordre   moral  qu'elle 


LES  C0NFESSI0N3. 


trouble  si  souvent!  Les  climats,  les  saisons,  les  sons,  les  couleurs, 
l'obscurité,  la  lumière,  les  éléments,  les  aliments,  le  bruit,  lesilence, 
le  uiouveineut,  le  repos,  tout  agit  sur  notre  machine  et  sur  notre 
■\mr.  par  conséquent;  tout  nousoffie  mille  prises  assurées  pour  gou- 
VII  lier  dans  leur   origine  les  sentiments    dont   nous   nous  laissons 

dm cr.  Telle  était  l'idée  fondamentale  dont  j'avais  déjà  jeté  l'es- 

||||l^^e  sur  le  papier,  et  dont  j'espéran  un  effet  d'autant  plus  sûr 
piiiir  les  gens  bien  nés,  qui,  aimant  sincèrement  la  vertu,  se  dé- 
li'  iitde  leur  faiblesse,  qu'il  me  paraissait  aisé  d'en  faire  un  livre 
agréable  à  lire,  comme  il  l'était  à  composer.  J'ai  cependant  bien 
peu  travaillé  à  cet  ouvrage,  dont  le  litre  était  la  Murale  sensàive, 
on  le  maUrialisme.  du  saije-  iJes  distractions,  dont  on  ap(ireiidra 
bientôt  la  cause,  m'enijièclièrent  de  m'en  occuper,  eU'on  saura  aussi 
quel  fut  le  sort  de  mon  esquisse,  qui  tient  au  mien  de  plus  près  qu'il 
ne  semblerait. 

Outre  tout  cela,  je  méditais  depuis  quelque  temps  un  système 
d'éducation  dont  madame  de  Cheiioncciaux,  que  celle  de  son  mari 
faisait  trembler  pour  son  fils,  m'avait  prié  de  m'occuper.  L'autorité 
de  l'amitié  faisait  que  cet  objet,  quoique  moins  démon  goût  eu 
lui-même,  me  tenait  au  coîur  plus  que  tous  les  autres.  Aussi,  de 
tous  les  sujets  dont  je  viens  de  parler,  celui-là  est-il  le  seul  qucj'aie 
conduit  à  sa  fin.  Celle  que  je  m'étais  proposée,  en  y  travaillant, 
mentait,  ce  semble,  à  l'auteur  une  autre  destinée.  Mais  n'anticipons 
pas  ici  sur  ce  triste  sujet;  je  ne  serai  que  trop  forcé  d'en  parler  dans 
la  suite  de  cet  écrit. 

Tous  ces  divers  projets  m'offraient  des  sujets  de  méditation  pour 
mes  promenades;  car,  comme  je  crois  l'avoir  dit,  je  ne  puis  de  jour 
iiiitliter  qu'en  marcliant;  sitôt  que  je  m'arrête,  je  ne  pense  [lUis,  et 
ma  ti'te  ne  va  qu'avec  mes  pieds.  J'avais  ce|ieiidaiit  eu  la  précaution 
de  me  pourvoir  aussi  d'un  travail  de  cabinet  pour  les  jours  de  pluie. 
C'était  mon  Dictionnaire  de  musique,  dont  les  matériaux,  epars, 
mutilés,  iiirornies,  rendaient  l'ouvrage  nécessaire  à  rcjirendre  pres- 
que a  neuf.  J'apportais  quelques  livres  dont  j'avais  besoin  pour  cela; 
j'avais  passé  deux  mois  a  faire  l'extrait  de  beaucoup  d'autres  qu'on 
me  iireiait  à  la  bibliolbeque  du  roi,  et  dont  on  me  permit  même 
d'emporter  quelques-uns  à  l'Iiriuitage.  Voilà  mes  provisions  pour 
compiler  au  logis,  quand  le  temps  ne  me  permettait  pas  de  sortir, 
et  que  je  m'ennuyais  de  ma  copie.  Cet  arrangement  me  convenait  si 
bien,  que  j'en  tirai  parti  tant  a  l'Ermitage  qu'a  .Montmorency,  et 
même  ensuite  à  Motiers,  ou  j'achevai  ce  travail  eu  en  faisant  d'au- 
tres, et  trouvant  toujours  qu'un  changement  d'ouvrage  est  une  vé- 
ritable récréation. 

Je  suivis  assez  exactement,  pendant  quelque  temps,  la  distribu- 
tion que  je  m'étais  tracée,  et  je  m'en  trouvais  très  bien  ;  mais,  quand 
la  belle  saison  ramena  plus  fréquemment  madame  d'Lpinay  à  Epi- 
iiay  et  à  la  Chevrette,  je  trouvai  que  des  soins,  qui  d'abord  ne  me 
coûtaient  pas,  mais  que  je  n'avais  pas  mis  en  ligue  de  compte,  dé- 
rangeaient beaucoup  mes  autres  projets.  J'ai  déjà  dit  que  madame 
d'Iiiiinay  avait  des  qualités  très  aimables  :  elle  aimait  bien  ses  amis, 
elle  les  servait  avec  beaucoup  de  zèle;  et,  n'épargnant  pour  eux  m 
son  temps  ni  ses  soins,  elle  mentait  assurcmeiil  bien  qu'en  retour 
ils  eussentdes  attentions  pour  elle.  Jusqu'alors  j'avais  rempli  ce  de- 
voir sans  songer  que  c'en  était  un;  mais  enliiije  compris  que  je 
m'étais  charge  d'une  chaîne  dont  l'aniitie  seule  iii'euipécliait  de  sen- 
tirle  [loids;  j'avais  aggrave  ce  poids  par  ma  répugnance  pour  les 
sociétés  nombreuses.  Madame  d'iipinay  s'en  prévalut  pour  me  faire 
une  proposition  iiui  paraissait  m'arranger,  mais  qui  larrangeait 
davantage.  C'était  de  me  faire  avertir  toutes  les  fois  qu'elle  serait 
seule  ou  a  peu  pre^.  J'y  consentis  sans  voir  à  quoi  je  m'engageais. 
Il  s'ensuivit  delà  que  je  ne  lui  faisais  plus  de  visite  à  mon  heure, 
mais  à  la  sienne,  et  que  je  n'étais  jamais  sur  de  pouvoir  disposer 
de  moi-même  un  seul  jour.  Cette  gène  altéra  beaucoup  le  plaisir 
que  j'avais  pris  jusqu'alors  à  l'aller  voir.  Je  trouvai  que  toute  cette 
liberti;,  qu'elle  m'avait  tant  promise,  ne  m'était  donnée  qu'à  con- 
dition de  ne  m'en  prévaloir  jamais;  et,  pour  une  fois  ou  deux  que 
j'en  voulus  essayer,  il  y  eut  tant  de  messages,  tant  de  billets,  tant 
d'alarmes  sur  ma  saute,  que  je  vis  bien  qu'il  n'y  avait  que  l'excuse 
d'tUre  à  plat  de  lit  qui  pût  me  dispenser  de  courir  à  son  premier 
mot.  Il  fallait  me  soumettre  à  ce  joug;  je  le  lis,  et  même  assez  vo- 
lontiers, iiour  un  aussi  grand  ennemi  de  la  dépendance,  rattache- 
ment sincère  que  j'avais  pour  elle  m'empéchant  en  grande  partie 
de  sentir  le  lieu  qui  s'y  joignait.  KUe  remplissait  ainsi  laut  bien  que 
mal  les  vides  que  l'absence  de  sa  cour  ordinaire  laissait  dans  ses 
amusements.  Celait  pour  elle  un  sup[)léineul  bien  mince,  mais  qui 
valait  encore  mieux  qu'une  solitude  absolue  qu'elle  ne  [louvait  sup- 
porter. liUe  avait  cependant  de  quoi  la  remplir  bien  plus  aisément, 
depuis  qu'elle  avail  voulu  tàter  de  la  littérature,  et  qu'elle  s'était 
foune  dans  la  tête  de  l'aire,  bon  gré,  mal  gre,  des  romans,  des  lettres, 
des  comédies,  des  contes,  et  d'autres  fadaises  comme  cela.  Mais  ce 
qui  l'aiiuibait  était  moins  de  les  écrire  que  de  les  lire,  et,  s'il  lui 
arrivait  de  barbouiller  de  suite  deux  ou  trois  pages,  il  fallait  qu'elle 
fût  sLue  au  moins  d'j  deux  ou  trois  auditeurs  lienevoles,  ai  bout  de 
cet  inimeiise  iravail.  Je  u'avais  guère  l'honneur  d  être  au  nombre 
des  élus  qu'à  la  laveur  de  quelqu  autre.  Seul,  j'euiis  presque  toujours 
compte  pour  nèu  eu  toute  chose,  et  cela,  uou-seulemeiit  dans  la  so- 


ciété de  madame  d'Epinay,  mais  dans  celle  de  M.  d'Holbach,  et  par- 
tout on  .M.  Grimin  donnait  le  ton.  Cette  nullité  m'accommodait  fort 
partout  ailleurs  que  dans  le  tète-à-lèle,  où  je  ne  savais  plus  quelle 
contenance  tenir,  n'osant  parler  de  littérature,  dont  il  ne  m'appar- 
tenait pas  déjuger,  ni  de  galanterie,  étant  trop  timide,  et  craignant 
plus  que  la  mort  le  ridicule  d'un  vieux  galant;  outre  que  celle  idée 
ne  me  vint  jamais  près  de  inadaine  d  Lpinay,  et  ne  m  y  serait  peut- 
être  pas  venue  une  seule  luis  en  ma  vie,  quand  je  l'aurais  passée 
entière  auprès  d'elle  :  non  que  j'eusse  pour  sa  personne  aucune  ré- 
pugnance; au  contraire,  je  l'aimais  peut-être  trop  comme  ami,  pour 
pouvoir  l'aimer  comme  amant.  Je  sentais  du  plaisir  a  la  voir,  à  cau- 
ser avec  elle.  Sa  conversation,  quoique  assez  agréable  en  cercle, 
était  aride  en  particulier  ;  la  mienne,  qui  n'est  (las  plus  Ueurie,  n'é- 
tait pas  pour  elle  d'un  grand  secours.  Il)nteu\  d  un  trop  long  si- 
lence, je  m'évertuais  pour  relever  l'entretien  ;  et,  qucjiquil  me  fati- 
guât souvent,  il  ne  m'ennuyait  jamais.  J'étais  fort  aise  de  lui  rendre 
de  petits  soins,  de  lui  donner  de  petits  baisers  bien  fraternels,  qui 
ne  me  paraissaient  pas  plus  sensuels  pour  elle  :  c'était  là  tout.  Llle 
était  fort  blanche,  fort  maigre,  de  la  gor-'C  comme  sur  ma  main.  Ce 
défaut  seul  eût  sufli  pour  me  glacer  :  jamais  mon  cœur  ni  mes  sens 
^l'ont  su  trouver  une  femme  dansquelqu'unqui  n'eut  pas  des  tétons; 
et  d'antres  causes,  dont  il  est  inniile  déparier  Ici,  ni'uat  toujours 
fait  oublicf  sou  sexe  auprès  d'elle. 

Ayant  ainsi  pris  mon  parii  sur  un  assujettissement  nécessaire,  je 
m'y  livrai  sans  résistance  ,  et  le  trouvai ,  du  moins  la  première  an- 
née ,  moins  onéreux  que  je  ne  m'y  .serais  attendu.  .Madame  d'tpi- 
nay,  qui  d'ordinaire  passait  l'été  presque  entier  à  la  campagne,  n'y 
passa  qu'une  (utnie  de  celui-ci,  soit  que  sesall'aires  la  retinssent  da- 
vantage à  Pans  ,  soit  que  l'absence  de  Grimra  lui  rendit  la  Che- 
vrette moins  agréable.  Je  prolitai  des  intervalles  qu'elle  n'y  passait 
pas,  ou  durant  lesquels  elle  y  avait  br;aucoup  de  monde,  pour  jouir 
de  ma  solitude  avec  ina  bonne  Thérèse  et  sa  mère,  de  manière  à 
m'en  bien  faire  sentir  le  prix.  Quoique  depuis  quelques  années 
j'allass»  assez  fréquemment  à  la  campagne,  c'était  presque  sans  la 
goûter,  et  ces  voyages  ,  toujours  faits  avec  des  gens  à  prétentions, 
toujours  gâtes  par  la  gène,  ne  faisaient  qu'aiguiser  en  moi  le  goût 
des  plaisirs  rustiques,  dont  je  n  entrevoyais  de  plus  près  l'image 
que  |iour  mieux  .seiiur  leur  privation.  Jetais  si  ennuyé  de  salons, 
de  jet«-d'eau,  de  bosquets,  de  parterres,  et  des  plus  ennuyeux 
montreurs  de  tout  cela;  jetais  si  excède  de  brochures,  de  clavecin, 
de  tri  ,  de  nœuds,  de  sots  bons  mots,  de  fades  minauderies,  de 
petits  «oiiteurs  ,  et  de  grands  soupers  ,  que,  quand  je  lorgnais  du 
coin  ds  l'uBil  un  simple  pauvre  buisson  d  é|nnes,  une  grange  ,  une 
baie,  un  pré;  quand  je  humais,  eu  traversant  un  hameau  ,  la  va- 
peur d'une  bonne  omelette  au  cerfeuil;  quand  j  entendais  de  loin 
le  rustique  refrain  de  la  chanson  des  bisqaieres,  je  donnais  au  dia- 
ble et  le  rouge  et  les  falbalas  et  l'ambre  ;  et ,  regrettant  le  dîner  de 
la  ménagère  elle  vin  du  cru,  j'aurais  de  bon  coeur  paumé  h  gueule 
à  monsieur  le  chef  et  à  monsieur  le  maître,  qui  me  faisaient  dîner 
à  l'heure  où  je  soupe,  souper  à  l'heure  où  je  dors,  mais  surtout  à 
messieurs  les  laquais,  qui  dévoraient  des  yeux  mes  morceaux  ,  et , 
sous  peine  de  mourir  de  soif,  me  vendaient  le  vin  drogue  de  leur 
maître  dix  fois  plus  cher  que  je  n'en  aurais  paye  de  meilleur  au  ca- 
baret. 

Me  voilà  donc  enfin  chez  moi,  dans  un  asile  agréable  et  solitaire, 
maître  d'y  couler  mes  jours  dans  cette  vie  indépendante  ,  égale  et 
paisible,  pour  laquelle  je  me  sentais  né.  Avant  de  dire  l'eltel  que 
cet  état ,  si  nouveau  pour  moi  ,  lit  sur  mon  cieur  ,  il  convieut  d  eu 
récapituler  les  alt'ections  secrètes,  alin  qu'on  suive  mieux  dans  sa 
cause  le  progrès  de  ces  nouvelles  modilications. 

J  ai  toujours  regarde  le  jour  qui  m'unit  a  Thérèse  comme  celui 
qui  llxa  mon  être  moral.  J  avais  liesoiii  d'un  attachement ,  puksque 
enhn  celui  qui  devait  me  suflire  avait  ete  si  cruellement  rompu.  La 
soif  du  bonheur  ne  s'eteml  point  d.ins  le  cœur  de  1  hoinme.  .\lainan 
vieillissait  ets'avilissail!  Il  m'était  prouvé  qu'elle  ne  pouvait  plus  être 
heureuse  ici-bas.  Kestait  à  chercher  un  bonheur  qui  me  fût  pro- 
pre ,  ayant  (lerdu  tout  espoir  de  jamiis  partager  le  sien.  Je  Uottai 
quelque  tem|is  d  idée  en  idée  et  de  projet  en  projet.  .Mjn  voyage  de 
Venise  m'eût  jeta  dans  les  affaires  pnbiliiiues  ,  si  I  ho. urne  avec  qui 
j'allai  me  fourrer  avait  en  le  sens  commun.  Je  suis  facile  a  décou- 
rager, surtout  dans  les  entreprises  pjnioleset  de  longue  haleine. 
Le  mauvais  succès  de  celle-ci  nie  dégoûta  de  toute  autre;  et,  re- 
gardant, selon  mon  ancienne  maxime,  les  objets  lointiins  comme 
des  leurres  de  dupe,  je  me  déterminai  à  vivre  désormais  au  jour 
la  joiH-née  ,  ne  voyant  plus  rieu  dans  la  tie  qui  me  teuiàt  de  m'e- 
vertuer. 

Ce  fut  précisément  alors  que  se  fît  notre  connaissance.  Le  doux 
caractère  de  cette  bonne  lille  me  parut  si  bien  convenir  au  mien, 
que  je  m'unis  à  elle  d'un  attachement  à  l'épreuve  du  temps  cl  des 
torts,  el  que  tout  ce  qui  l'aurail  dû  rompre  n'ajtiuais  fail  (ju  aug- 
menter. Un  connaîtra  la  loce  de  cet  atliichement  dans  la  suite  , 
quand  je  découvrirai  les  plaies,  les  déchirures  dont  elle  a  navre 
mou  cenr  dans  le  fort  de  mes  misères  ,  sans  que  ,  jusqu'au  moment 
où  j'écris  ceci,  il  m'en  soil  échappe  jamais  un  seul  mot  de  plainte 
à  persouue. 


LES  VEILLÉES  LITTÉRAIRES  ILLDSTRÉES. 


Quand  on  saura  qu'après  avoir  tout  fait,  tout  bravé,  pour  ne  m'en 
point  si-parer  ,  qu'après  vingt-cinq  ans  passés  avec  elle,  malgré  le 
sort  et  les  hommes,  j'ai  liui  sur  mes  vjcux  jours  par  l'épouser,  sans 
attente  et  sans  sollicitation  de  sa  part,  sans  engagement  ni  pro- 
messe delà  mienne,  on  croira  qu'un  amour  forcené^  m'ayant  dès  le 
premier  jour  tourné  la  tèle,  n'a  fait  que  m'amener  par  degré  à  la 
dernière  extravagance;  et  on  le  croira  bien  plus  encore  quand  on 
saura  les  raisons  particulières  et  fortes  qui  devaient  m'empècher 
d'en  jamais  venir  là.  Que  pensera  donc  le  lecteur  quand  je  lui  ju- 
rerai, dans  toute  la  vérité,  qu'il  doit  maintenant  me  connaître,  que, 
du  premier  moment  que  je  la  vis  jusqu'à  ce  jour,  je  n'ai  jamais 
senti  la  moindre  étincelle  d'amour  pour  elle  ,  que  je  n'ai  pas  plus 
désiré  la  posséder  que  madame  de  Warens,  et  que  les  besoins  des 
sens,  que  j'ai  satisfaits  auprès  d'elle,  ont  uniquement  été  pour  moi 
ceux  du  sexe,  sans  avoir  rien  de  propre  à  l'individu.  Il  croira  peut- 
être  qu'autremeut  constitué  qu'un  autre  homme  ,  je  fus  incapable 
de  ressentir  de  l'amour,  puisqu'il  n'entrait  point  dans  les  senti- 
ments qui  m'attachaient  aux  femmes  qui  m'étaient  les  plus  chères, 
l'atience  ,  ù  mon  lecteur!  le  moment  funeste  approche  où  vous  ne 
Serez  que  trop  bien  désabusé. 

Je  me  répète  ,  on  le  sait  ;  il  le  faut.  Le  premier  de  tous  mes 
besoins,  le  plus  grand,  le  plus  fort,  le  plus  inextinguible,  était  tout 
entier  dans  mon  cœur  ;  c'était  le  besoin  d'une  société  intime  et 
aussi  intime  qu'elle  pouvait  l'être  :  c'était  surtout  pour  cela  qu'il 
me  fallait  une  femme  plutôt  qu'un  homme  ,  une  amie  plutôt  qu'un 
ami.  Ce  besoin  singulier  était  tel  que  la  plus  étroite  union  des  corps 
ne  pouvait  encore  y  sulfire  :  il  m'aurait  fallu  deux  âmes  dans  le 
même  corps  ;  sans  cela ,  je  sentais  toujours  du  vide.  Je  me  crus  au 
moment  de  n  en  plus  sentir.  Cette  jeune  personne,  aimable  par 
mille  excellentes  qualités,  et  même  alors  par  la  figure,  sans  ombre 
d'art  ni  de  coquetterie,  eût  borné  dans  elle  seule  mon  existence, 
si  j'avais  pu  borner  la  sienne  en  moi ,  comme  je  l'avais  espéré.  Je 
n'avais  rien  à  craindre  du-côté  des  hommes  ;  je  suis  sûr  d'être  le 
seul  qu'elle  ait  véritablement  aimé;  et  ses  tranquilles  sens  ne  lui 
en  ont  guère  demandé  d'autres ,  même  quand  j'ai  cessé  d'en  être 
un  pour  elle  à  cet  égard.  Je  n'avais  point  de  famille,  elle  en  avait 
une;  et  cette  famille,  dont  tous  les  naturels  différaient  trop  du 
sien  ,  ne  se  trouva  pas  telle  que  j'en  pusse  faire  la  mienne.  Là  fut 
la  première  cause  de  mon  malheur.  Que  n'aurais-je  point  donné 
pour  me  faire  l'enfant  de  sa  inère!  Je  fis  tout  pour  y  parvenir  ,  et 
n'en  pus  venir  à  bout.  J'eus  beau  vouloir  unir  tous  nos  intérêts, 
cela  me  fut  impossible.  Elle  s'en  fit  toujours  un  différent  du  mien, 
contraire  au  mien,  et  même  à  celui  de  sa  lille  ,  qui  déjà  n'en  était 
plus  séparé.  Elle  et  tous  ses  autres  enfants  et  petits-enfants  devin- 
rent autant  de  sangsues  ,  dont  le  moindre  mal  qu'ils  fissent  à  Thé- 
rèse était  de  la  voler.  La  pauvre  lille,  accoutumée  à  fléchir,  même 
sous  ses  nièces,  se  laissait  dévaliser  et  gouverner  sans  mot  dire  ;  et 
je  voyais  avec  douleur  qu'épuisant  ma  bourse  et  mes  leçons  ,  je  ne 
faisais  rien  pour  elle  dont  elle  pût  profiter.  J  essayai  de  la  détacher 
de  sa  mère;  elle  y  résista  toujours.  Je  respectai  sa  résistance,  et 
l'en  estimai  davantage  :  mais  sou  refus  n'en  tourna  pas  moins  au 
préjudice  de  tous  deux.  Livrée  à  sa  mère  et  aux  siens  ,  elle  fut  à  eux 
plus  qu'a  moi ,  plus  qu'à  elle-mènie.  Leur  avidité  lui  fut  moins  rui- 
neuse que  leurs  conteils  ne  lui  furent  pernicieux;  enfin  si,  grâces 
à  sou  amour  pour  moi,  si,  grâces  à  son  bon  naturel  ,  elle  ne  fut 
pas  tout-à-fait  subjuguée,  c'en  fut  du  moins  assez  pour  empêcher 
«n  glande  partie  l'elllt  des  bonnes  maximes  que  je  m'efforçais  de 
lui  inspirer;  c'en  fut  assez  pour  que,  de  quelque  façon  que  je  m'y 
sois  |>u  [iieiidie,  nous  ayons  toujours  continué  d'ètre'deux. 

Voila  comment,  dans  uu  attaclieuient  sincère  et  réciproque,  où  je 
mis  toute  la  tendresse  de  mon  cœur,  le  vide  de  ce  cœur  ne  fut  pour- 
tant jamais  bien  rempli.  Les  enfants,  par  lesquels  il  l'eût  été,  vin- 
rent; ce  lut  encore  pis.  Je  Ireniis  de  les  livrer  à  celte  famille  mal 
cleveè  pour  en  être  élevés  encore  plus  mal.  Les  risques  de  l'éduca- 
tion des  liufants-Trouvés  leur  étaient  cent  fois  moins  funestes.  Cette 
raison  du  [larti  que  je  pris,  plus  forte  que  toutus  celles  que  j'énon- 
çai dans  ma  lettre  a  madame  dé  Franeueil ,  lut  pourtant  la  seule 
que  je  n'osai  lui  dire.  J'aimai  mieux  ne  pas  me  disculper  autant 
que  je  le  [louvais  d'un  blàine  aussi  grave,  et  ménagei-  la  famille 
aune  personne  que  j'aimais.  Mais  on  peut  juger,  par  les  mœurs  de 
son  malheureux  liere  ,  si  jamais  ,  quoi  qu'on  en  pût  dire,  je  devais 
exposer  mes  enfants  àrecevoir  une  éducation  semblable  à  la  sienne. 

iNe  pouvant  goûter  dans  sa  plénitude  cette  intime  société  dont 
je  sentais  le  besoin ,  j'y  cherchais  des  suppléments  qui  n'en  reni- 
plis.-aieiit  pas  le  vide,  mais  qui  me  le  laissaient  moins  sentir.  Faute 
il'iin  ami  qui  fût  à  moi  tout  entier,  il  me  fallait  des  amis  dont 
l'impulsion  surmontât  mon  inertie.  C'est  ainsi  que  je  cultivai,  que 
je  lesseirai  mes  liaisons  avec  Diderot,  avec  l'abbc  de  Condillac,  que 
j  en  lis  une  nouvelle  avec  Grimin,  plus  étroite  encore,  et  qu'enfin  je 
me  trouvai  par  ce  malheureux  discours,  dont  j'ai  narré  l'histoire, 
rejeté  sansysonger  dans  la  littérature,  donl  je  me  croyais  sorti  pour 
toujours. 

Atoll  début  me  fit  suivre  une  route  nouvelle  qui  me  jeta  dans  un 
autre  monde  intellectuel,  dont  je  ne  pus  sans  enthousiasme  envi- 
bager  la  simple  et  liere  écouoiuie.  liieulùt,  a.  force  de  m'en  occuper, 


je  ne  vis  plus  qu'eireur  et  folie  dans  la  doctrine  de  nos  sages,  qu'op- 
pression et  mi.sère  dans  notre  ordre  social.  Dans  l'illusion  de  mon 
sot  orgueil ,  je  me  crus  fait  pour  dissiper  tous  ces  prestiges  ;  et ,  ju- 
geant que,  pour  me  faire  écouter,  il  fallait  mettre  ma  conduite 
d'accord  avec  mes  principes,  je  pris  l'allure  singulière  qu'on  ne  m'a 
pas  permis  de  suivie,  dont  mes  prétendus  amis  ne  m'ont  jamais 
pardonné  l'exemple,  qui  d'abord  me  rendit  ridicule,  et  qui  m'eût 
enfin  rendu  respectable,  s'il  m'eût  été  possible  d'y  persévérer. 

Jusque-là  j'avais  été  bon  :  dès  lors  je  devins  vertueux,  ou  du 
moins  enivré  de  la  vertu.  Cette  ivresse  avait  commencé  dans  ma 
tète,  mais  elle  avait  passé  dans  mon  cœur.  Le  |ilus  noble  orgueil  y 
germa  sur  les  débris  de  la  vanité  déracinée.  Je  ne  jouai  rien  :  je 
devins  en  efïel  tel  que  je  parus;  et,  durant  quatre  ans  au  moins 
que  dura  cette  elfervescence,  rien  de  grand  et  de  beau  ne  peut  en- 
trer dans  un  cœur  d'homme  dont  je  ne  fussecapable  entre  le  ciel  et 
moi.  "Voilà  d'où  naquit  ma  subite  éloquence;  voilà  d'où  se  répandit 
dans  mes  premiers  livres  ce  feu  vraiment  céleste  qui  m'échauffait 
en  dedans,  et  dont  pendant  quarante  ans  il  ne  s'était  pas  échappé 
la  moindre  étincelle,  parce  qu'il  n'était  pas  encore  allumé. 

J'étais  vraiment  transformé;  mes  amis,  mes  connaissances  ne 
me  reconnaissaient  plus.  Je  n'étais  plus  cet  homme  timide,  et  plu- 
tôt honteux  que  modeste,  qui  n'osait  ni  se  présenter,  ni  parler, 
qu'un  mot  badin  déconcertait,  qu'un  regard  de  femme  faisait  rou- 
gir. Audacieux,  fier,  intrépide,  je  portais  partout  une  assurance 
d'autant  plus  ferme  qu'elle  était  simple,  et  résidait  plus  dans  mon 
ànie  que  dans  mon  maintien.  Le  mépris  que  mes  profondes  médi- 
tations m'avaient  inspire  pour  les  mœurs,  les  maximes  et  les  pré- 
jugés de  mon  siècle,  iiir  nmlaient  insensible  aux  railleries  de  ceux 
qui  les  avaient,  et  j'ecrasais  leurs  petits  bons  mots  avec  mes  sen- 
tences, comme  j'écraserais  un  insecte  entre  mes  doigts.  Quel  clian- 
gement  étonnant!  Tout  l'aris  répétait  les  acres  et  mordants  sar- 
casmes de  ce  même  homme  qui,  deux  ans  auparavant  et  dix  ans 
après,  n'a  jamais  su  trouver  la  chose  qu'il  avait  à  dire,  ni  le  mut 
qu'il  devait  employer.  Qu'on  cherche  l'elat  du  monde  le  plus  con- 
traire à  mon  naturel,  ou  trouvera  celui-là.  Qu'on  se  rappelle  un  de 
ces  courts  moments  de  ma  vie  où  je  devenais  un  autre  et  cessais 
d'être  moi,  on  le  trouve  encore  dans  le  tem|is  dont  je  parle  :  mais 
au  lieu  de  durer  six  jours ,  six  semaines ,  il  dura  près  de  six  ans  ,  et 
durerait  peut-être  encore  sans  les  circonstances  particulières  qui  le 
firent  cesser  ,  et  me  rendirent  à  la  nature  ,  au-dessus  de  laquelle 
J'avais  voulu  m'élever. 

Ce  changement  commença  sitôt  que  j'eus  quitté  Paris,  et  que  le 
spectacle  des  vices  de  cette  grande  ville  cessa  de  nourrir  l'indigna- 
tion qu'il  m'avait  iiis|Hree.  Quand  je  ne  vis  plus  les  hommes  ,  je 
cessai  de  les  mépriser;  quand  je  ne  vis  plus  les  méchants,  je  cessai 
de  les  hai'r.  Mon  C(eur,  peu  l'ait  pour  la  haine,  ne  lit  plus  que  dé- 
plorer leur  misère,  et  n'eu  distinguait  pas  leur  niechaiieele.  Cet  état 
plus  doux,  mais  bien  moins  sublime,  amortit  bieiuôt  l'ardent  en- 
thousiasme qui  m'avait  transporié  si  longlenips;  et ,  sans  qu'on 
s'en  aperçût,  sans  presque  m'en  apercevoir  iiioi-iiiênie,  je  redevins 
craintif,  complaisant,  facile,  en  un  mot  le  même  Jean-Jacques  que 
j'avais  été  auparavant. 

Si  la  révolution  n'eût  fait  que  me  rendre  à  nioi-raèrae  et  s'arrê- 
ter là ,  tout  était  bien  ;  mais  malheureusement  elle  alla  plus  loin  ,  et 
m'emporta  rapidement  à  l'autre  extrême.  Des  lors  mon  âme  en 
branle  n'a  plus  fait  que  passer  par  la  ligne  de  repos,  et  ses  oscilla- 
tions, toujours  renouvelées,  ne  lui  ont  jamais  permis  d'y  rester. 
Entrons  dans  le  détail  de  celte  seconde  révolution  :  époque  ter- 
rible et  fatale  d'un  sort  qui   n'a  point  d'exemple  chez  les  mortels^ 

N'étant  que  trois  dans  notre  retraite,  le  loisir  et  la  solitude  de- 
vaient naturellement  resserrer  notre  inlimite.  C'est  aussi  ce  qu'ils 
firent  entre  Thérèse  et  moi.  Nous  passions  lete-a-téle  sous  les  om- 
brages des  heures  charmantes,  dont  je  n  avais  jamais  si  bien  senti 
ladouceur.  Elleme  parut  la  goûter  elle-même  encore  plus  qu'elle  n'a- 
vait l'ait  jusqu'alors.  Elle  m'ouvrit  son  cœur  sans  réserve,  et  m'ap- 
prit de  sa  luere  et  de  sa  famille  des  choses  qu'elle  avait  eu  la  force 
de  me  taire  pendant  lougtenqis.  Lune  et  l'autre  avaient  reçu  de 
madame  Dupiii  des  mulutudes  de  présents  faits  à  mou  intention, 
mais  que  la  vieille  madrée  s'était  appropriés  pour  elle  et  ses  autres 
eufanls,  sans  eu  rien  laisser  à  Thérèse,  et  avec  très  sévères  défenses 
de  m'en  parler;  ordre  que  la  pauvre  fille  avait  suivi  jusqu'alors 
avec  une  obéissance  incroyab.e. 

Mais  une  chose  qui  me  surprit  beaucoup  davantage  fut  d'ap- 
prendre qu'outre  les  eiitreliens  particuliers  que  Diderot  et  Griuim 
avaient  eus  souvent  avec  l'une  et  l'autre  pour  les  détacher  de  moi, 
et  qui  n'avaient  pas  réussi  parla  résistance  de  Thérèse  ,  tous  deux 
avaient  eu  depuis  lors  de  fréquents  et  secrets  colloques  avec  sa  mère, 
sans  qu'elle  eût  iien  pu  savoir  de  ce  qui  se  traitait  entre  eux.  'tout 
ce  qu  elle  savait  était  que  les  petits  présents  s'en  étaient  mêlés,  et 
qu'il  y  avait  de  petites  allées  et  venues  dont  on  tâchait  de  lui  faire 
mystère,  et  dont  elle  ignorait  absolument  le  motif.  Quand  nous 
quittâmes  l'aris ,  il  y  avait  déjà  longtemps  que  madame  le  Vasseur 
était  dans  l'usage  d'aller  voir  M.  Grluim  deux  ou  trois  lois  par  mois  , 
et  d'y  passer  quelques  heures  a  des  conversations  si  secrètes  que  le 
laquais  même  de  Grimm  était  renvoyé. 


LES  CONFESSIONS. 


O.ï 


Je  jugeai  que  eu  motif  n'était  autre  qui;  h;  iiièiiK;  iirojet  dans  le- 
quel on  avait  tâché  de  faire  entrer  la  lille,  en  prdnjettant  de  leur 
procurer  par  madame  d'Epinay  un  repral  de  sel,  un  bureau  de  la- 
liar,  et  les  tentant  en  un  mot  par  Tappàt  du  gain.  On  leur  avaitre- 
présenté  qu'étant  hors  d'étal  de  jamais  rien  faire  pour  elles,  je  ne 
pouvais  pas  même,  à  cause  d'elles,  parvenir  à  rien  faire  pour  moi. 
Comme  il  ne  paraissait  à  tout  cela  que  de  la  honnc  intention,  je  ne 
leur  en  savais  pas  absolument  mauvais  gré.  Il  n'y  avait  que  le  mys- 
ti:re  qui  me  révoltât,  surtout  de  la  part  de  la  vieille,  qui  devenait 
outre  cela  plus  flagorneuse,  plus  patiente  avec  moi  qu'elle  n'avait 
jamais  été;  ce  quiHe  l'emiièihail  pas  de  reprocher  sans  cesse  en 
secret  à  sa  lille  qu'elle  m'aimait  trop,  qu'elle  n.e  disait  tout,  qu'elle 
n'était  qu'une  héte,  et  qu'elle  en  serait  la  dupe.  ^ 

Celle  femme  posM'Oait  au  supiènic  degré  l'art  de  tirer  d  un  sac 
du  moulures,  de  (  ai  lier  à  l'un  ce  qu'elle  recevait  de  l'aulre,  et  à 
moi  ce  qu'elle  recevait  de  tous.  Je  lui  pardonnais  son  avidité,  mais 
j'avais  peine  il  lui  paidoiiriersa  dissinuilalion.  Uue  pouvait-elle  avoir 
à  me  cuclier,  à  moi  qu'elle  savait  si  bien  qui  laisais  mon  bonheur 
pre.>.que  unique  de  celui  desahlle  ttdu  sien';  Ceque  j'avais  fait  pour 
sa  lille,  jera\ais  lait  i  our  moi  ;  mais  ce  que  j'a\ais  l'ait  pour  elle 
méritait  de  sa  part  quelque  gratitude;  elle  en  auraitdû  savoir  gré  du 
moins  k.'-a  lille,  et  m'ain.er  pour  l'amour  d'elle  qui  m'aimait.  Je  l'avais 
tirée  de  la  plus  complète  mitcie,  elle  tenait  de  moi  sa  subsistance, 
elle  me  devait  toutes  les  connaissances  dont  elle  avait  tire  si  bon 
parti.  Thérèse  l'avait  longtemps  nourrie  de  son  travail,  et  la  nour- 
rissait maintenant  de  mon  laiii.  Elle  devait  tout  ù  cette  fille  pour 
qui  elle  n'avait  jamais  rien  fait  ;  et  ses  aulres  enfants,  qu'elle  avait 
tous  dotés,  pour  lesquels  elle  s'était  luinee,  loin  de  lui  aider  à  sub- 
sister, luidevoraient  encore  sa  subsistance  et  la  mienne.  Je  irouv.ns 
que,  dans  une  pareille  situation,  elle  devait  me  regarder  comme 
son  unique  ami,  son  plus  siir  [irotecteur,  et,  loin  d'avoir  (loiir  moi 
des  secrets  sur  mes  propres  affaires,  loin  decoitipluler  contre  moi  dans 
ma  propre  maison,  m'averlir  lidelement  dctout  ce  qui  pouvait  ra'in- 
téresser,  quand  elle  l'appreiiaitplus  lot  que  moi.  De  quel  œil  pouvais- 
je  donc  voir  sa  conduite';  Uue  devais-je  pensersurloutdessenliiiients 
qu'elle  s'eil'oryail  de  donner  à  sa  fille  envers  moi';  Quelle  nions- 
Irueuse  ingratitude  devait  être  la  sienne,  quand  elle  cherchait  a  lui 
en  inspirer  ! 

Toutes  ces  réflexions  aliénèrent  enfin  mon  cœur  de  cette  femme 
au  point  de  ne  pouvoir  plus  lavoir  sans  dédain.  Cependant  je  ne 
cessai  jamais  de  traiter  avec  respect  la  mère  de  ma  compagne  ,  et  de 
lui  marquer  en  toute  chose  presque  les  égards  et  la  considération 
d'un  fils;  niais  il  est  vrai  que  je  n'aimais  pas  à  rester  longtemps 
avec  elle,  et  il  n'est  guère  en  moi  de  savoir  me  gêner. 

C'est  encore  ici  un  de  ces  coufls  uiomeiitsde  ma  vie  i-ù  j'ai  vu  le 
bonheur  debieu  pies  sans  pouvoir  l'atteindre,  etsaus  qu'il  y  ait  de 
ma  faute  à  l'avoir  manque.  Si  cette  femme  eût  ete  d'un  bon  carac- 
tère, nous  étions  lieui  eux  tous  les  tiois  jusqu  a  la  lin  de  nos  jours; 
le  dernier  vivant  seul  fût  reste  à  plainure.  Au  lieu  de  cela,  vous 
allez  Voir  la  marche  des  choses,  et  vous  jugerez  si  j  ai  pu  la  changer. 

Madame  le  Vasseur,  qui  vit  que  j'avais  gagne  du  terrain  sur  le 
cœur  de  sa  lille,  et  qu'elle  en  avait  perdu,  s  tllorça  de  le  reprendre, 
et, au  heu  de  leveuir  à  moi  par  elle,  lenla  de  me  l'aiicner  tout-à- 
fait.  Un  des  moyens  qu'elle  employa  lut  d'appeler  sa  famille  a  son 
aide.  J'avais  prie  Thérèse  de  n'eu  taire  venir  personnea  lliimitage; 
elle  me  le  promit.  Un  les  lit  venir  eu  mon  absence  sans  la  consul- 
ter, mais  on  lui  lil  pioiiiettre  de  ne  m'en  rien  dire.  Le  premier  pas 
fail,  tout  lereste  fut  lacile.yuand  uiiel'ois  on  lait  àiiuelqu'uii  qu  on 
amie  un  secret  de  quelque  cho.->e,  on  ne  se  fait  bieiilol  plus  guère 
de  scrupule  de  lui  en  faire  sur  tout.  Sitôt  qui:j'etaua  la  Clievietle, 
l'Eruiitage  était  plein  de  monde  qui  s'y  réjouissait  assez  bien.  Une 
lueie  est  toujours  bien  forte  sur  une  lille  d'un  bon  naturel  ;  cepen- 
dant, de  quelque  fai^^on  que  s'y  i)rit  la  vieille,  elle  ne  put  jaiiuus  faire 
entrer  Thérèse  dans  ses  vues,  et  l'engager  à  se  liguer  contre  moi. 
l'our  elle,  elle  se  deuda  sans  lelour  ;  et  voyant  d  un  cote  sa  fille  et 
mi'i,  cIkz  qui  l'on  pouvait  vivre,  et  puis  c'était  tout;  de  l'autre, 
Diderot,  liiinim,  d  llulbacii  et  madame  d  E|iinay,  qui  |iroiiicttaieiit 
beaucoup  et  donnaient  qucique  chose,  elle  n'esiinia  pas  qu'on  put 
avoir  jamais  tortUans  le  parti  d'une  fermière  generaie  elilun  bâ- 
ton. Si  j'eusse  eu  de  meilleurs  yeux,  j'aurais  vu  des  lors  que  je 
nourrissais  un  seipeiit  dans  mon  seiu.  Mais  mon  aveugle  confiance, 
que  rien  n'avait  encore  altérée,  était  telle  que  je  ii  imaginais  pas 
même  qu'on  inU  vouloir  nuire  il  quelqu'un  qu  on  devaiiaimer,  et 
1(0  en  voyant  ourdir  auiuur  de  moi  mille  iranies,  je  ne  savais  me 
plaindre  que  de  la  Ivraiinie  de  ceux  que  j  appelais  mes  amis,  et 
qui  uiulaieiii,  selon  luoi,  me  forcer  d  être  heureux  a  leur  mode 
lilutôl  qu'a  lu  mienne. 

•Quoique  Thérèse  refusât  d'entrer  dans  la  ligue  avec  sa  mère,  elle 
lui  garua  deieehef  le  secret:  son  iiiolif  et>iu  louable  ;  je  ne  dirai 
l'as  SI  elle  lit  ban  ou  mal.  Deux  leiiinies  qui  ont  des  secrets  aiment 
a  en  babiller  ensemble  ;  cela  les  rapprochait;  et  Thérèse,  en  serap- 
lageant,  nie  laissait  sentir  quelquetois  que  j'eiaisseul;  car  je  ne 
pouvais  plus  compter  pour  société  celle  que  nous  avions  tous  trois 
ensemble.  Ce  fut  alors  que  je  semis  vivcinent  le  tort  que  j'avais  eu, 
iluraiii  nos  premières  liaisons,  de  ne  pas  profiter  de  la  docilité  que 


lui  donnait  son  anuur  pour  I  Ci  lier  de  talents  et  di;  connaissanccî- 
qui,  nous  tenant  plus  rapprochés  dans  notre  retraite  ,  au^aie^^ 
agréablement  nnipli  son  temps  elle  mien,  sans  jamais  nous  lais- 
ser sentir  la  longueur  du  tète-à-lèle.  Ce  n'était  pas  que  l'eulretien 
tarit  entre  nous,  el  qu'elle  parût  s'ennuyer  dans  nos  promenade»  j 
mais  enfin  nous  n'avions  jias  assez  d'idées  communes,  pour  nous 
faire  un  grand  magasin  :  nous  ne  pouvions  plus  parler  sans  cesse 
de  nos  projets  bornes  désoimais  à  celui  de  jouir.  Les  objets  qui  se 
présentaient  m  inspiraient  des  leilexions  qui  n'étaient  pas  à  sa 
portée.  Un  altacliemtnl  de  treize  ansn'avait  plus  besoin  de  paroles; 
nous  nous  connaissions  trop  pour  avoir  |iiusrien  à  nousapprendre. 
Restait  la  ressource  des  caillettes, médire  eidiredes  quolibets.  C'est 
surtout  dans  la  solitude  qu'on  sent  l'avantage  de  vivre  avec  quel- 
qu'un qui  sait  penser.  Je  n'avais  pas  besoin  de  celte  ressource 
pour  me  plaire  avec  elle;  mais  elle  en  aurait  eu  be.soin  pour 
se  plaire  toujours  avec  moi.  Le  pis  était  qu'il  fallait  avec  cela  pren- 
dre nos  léte-à-tèie  en  bonne  fortune  :  sa  mère,  qui  m'était  deve- 
nue importune,  me  finirait  à  les  épier.  J  étais  gêné  chez  moi:  c'est 
tout  dire  :  l'air  de  l'amour  gàiail  la  bonne  amitié.  Nous  avions  un 
commerce  intime  sans  vivre  dans  rinliiuilé. 

Dej  que  je  crus  voir  que  Thérèse  cherchait  quelquefois  des  pré- 
textes pour  éluder  les  promenades  que  je  lui  proposais,  Je  cessai  de 
lui  en  proposer,  sans  lui  savoir  mauvais  gré  de  ne  pas  s'y  plaire 
autantque  moi.  Le  plaisir  n'est  point  une  chose  qui  dépende  de  la 
volonté.  J'étais  sur  de  son  cœur,  ce  m'était  assez.  Tant  que  mes 
plaisirs  étaient  les  siens  j'en  étais  foitaise;  quand  cela  n'était  pas, 
je  préférais  son  conlentenieiit  au  mien. 

\oila  comment,  à  demi  trompé  dans  mon  attente,  menant  une 
vie  de  mon  goût,  dans  un  séjour  de  mon  choix,  avec  une  personne 
qui  mêlait  clieie,  je  parvins  iiouilanl  ii  ire  sentir  presque  isolé.  Ce 
qui  me  manquail  in'enipèchail  de  goûter  ce  que  j'avais.  En  fail  de 
bonheur  ou  de  jouissances  il  me  fallait  toutou  rien. On  verra  pour- 
quoi ce  détail  m'a  paru  ntassaire.  Je  reprends  à  présentie  fil  de 
mon  récit. 

Je  ctoyais  avoir  des  trésors  dans  les  immenses  manuscrits  que 
m'avait  Uoniies  le  comte  de  Saint-Pierre.  En  les  examinant,  je  vis 
que  ce  n'était  pre^que  que  le  recueil  des  ouvrages  imprimés  de  soa 
oncle,  annotes  el  corriges  de  sa  main,  avec  Ires  peu  d  autres  petites 
pièces  qui  n'avaient  pas  vu  le  jour.  Je  me  confirmai  panses  écrits 
de  morale  dans  l'ideeque  m'avaient  donnée  quelques  lettres  de  lui, 
que  madame  de  Crequi  m'avait  montrées,  qu'il  avait  beaucoup  plus 
d'esprit  que  je  n'avais  cru  ;  maisTexamen  approfondi  de  ses  ouvra- 
ges de  politique  ne  me  montra  que  des  vues  superficielles,  des  pro- 
jets utiles,  mais  impraticables  par  l'erreur  dont  l'auteur  n'a  jamais 
pu  sortir,  que  les  hommes  se  conduisaient  par  leurs  lumières,  plutôt 
que  par  leurs  passions.  La  haute  opinion  qu'il  avait  prise  des  con- 
naissances niiidernes  lui  avait  fait  adopter  ce  faux  principe  de  la 
raison  perfectionnée,  base  de  tous  les  établissements  qu'il  proposait, 
el  source  de  tous  ses  sophismes  politiques.  Cet  homme  rare,  l'hon- 
neui  de  son  siècle  el  de  son  espèce,  el  le  seul  depuis  l'établissement 
du  geiiio  humain  qui  n  eût  d'autre  passion  que  la  raison,  ne  fit  ce- 
(lendaiit  que  marcher  d  erreur  en  erreur  dans  tous  ses  systèmes 
pour  avoir  voulu  rendre  les  hommes  semblables  à  lui,  au  lieu  de  les 
prendre  tels  qu'ils  sont,  et  quilscontiuueront  d'être.  Il  n'a  travaillé 
que  pour  des  êtres  imaginaires  en  pensant  travailler  pour  ses  con- 
temporains. 

Tout  cela  vu,  je  me  trouvai  dans  quelque  enibarra.s  sur  la  forme 
adonner  à  mon  ouvrage.  Passer  à  1  auteur  ses  visions,  c'était  ne 
rien  taire  d'utile  :  les  réfuter  à  la  rigueur  était  faire  une  chose  mal- 
honnête, puisque  le  dépôt  de  ses  manuscrits,  que  j'avais  accepté  et 
même  demande,  m'en  laisaii  l'obligation  d  en  traiter  honorablement 
I  auteur.  Je  plis  eiilin  le  [larti  qui  me  parut  le  plus  honnête,  le  plus 
équitable  el  le  plus  utile.  t..e  fut  de  donner  séparément  les  idées  de 
l'auteur  elles  miennes,  et  pour  cela  d'entrer  dans  ses  vues,  de  les 
eciaireir,  de  les  étendre,  el  de  ne  rien  épargner  pour  leur  faire  va- 
loir tout  leur  prix. 

Mon  ouvrage  devait  être  composé  de  deux  parties  absolument  sé- 
parées ;  1  une  destinée  a  exposer  de  la  façon  que  je  viens  de  dire  les 
divers  projets  de  l'auteur.  Dans  l'autre,  ((ui  ne  devait  paraître  qu'a- 
près que  la  première  aurait  fail  son  ettel,  j'aurais  porté  mon  juge- 
ment sur  ces  mêmes  projets  ;  ce  qui,  je  l'avoue,  eût  pu  les  exposer 
«luelquetois  au  son  du  sonnet  du  misauthrope.  A  la  léte  de  tout 
1  ouvrage  devait  être  une  vie  de  l'auteur,  pour  laquelle  j'avais  ra- 
masse u  assez  bons  matériaux,  que  je  me  llalUis  de  ne  pas  gâter  en 
les  employant.  J'avais  un  peu  vu  l'abbe  de  Saint-Pierre  danssa  vieil- 
lesse; el  la  vénération  que  j'avais  pour  sa  mémoire  m'était  garant 
qu'atout  prendre  .M.  le  comte  ne  serait  pas  mécontent  de  la  ma- 
nière dont  j  aurais  traite  son  parent. 

Je  lis  mon  Easai  sur  la  paix  perpétuelle,  le  plus  considérable  et  le 
plus  travaille  de  tous  les  ouvrages  qui  composaient  ce  recueil;  el, 
avant  de  tue  livrer  il  mes  rellexioiis,  j'eus  le  courage  de  lire  absolu- 
ment tout  ce  que  I  abbe  avait  écrit  sur  ce  beau  sujet,  sansjani.iis  me 
rebuter  par  ses  longueurs  el  par  ses  redites.  Le  public  a  vu  cet  ex- 
trait, ainsi  je  n'ai  rien  à  eu  dire.  Quant  au  jugeraeiit  que  j'en  ai 
porte,  il  n  a  point  été  imprime,  et  j  ignore  s'il  le  sera  jamais  :  mais 


96 


LES  VEILLÉES  LITTÉRAIRES  ILLUSTRÉES. 


il  fui  fait  en  même  temps  que  l'extrait.  Je  passai  de  là  à  la  Polysy- 
nodie  ou  phirulité  des  conseils  ;  ouvrage  fait  sous  le  régent  pour  fa- 
voriser l'administration  qu'il  avait  choisie,  et  qui  fit  chasser  de  l'A- 
cadémie française  l'abbé  de  Saint-Pierre  pour  quelques  traits  contre 
l'administration  précédente,  dont  la  duchesse  du  Maine  et  le  cardi- 
nal de  Polignac  lurent  fâchés.  J'achevai  ce  travail  comme  le  pré- 
cédent, tant  le  jugement  que  l'extrait  :  mais  je  m'en  tins  là,  sans 
vouloir  continuer  cette  entreprise,  que  je  n'aurais  pas  dû  com- 
mencer. 

La  réflexion  qui  m'y  fit  renoncer  se  présente  d'elle-même,  et  il 
était  éton  nant  qu'elle 
ne  me  fût  pas  venue 
plus  tôt.  La  plupart 
des  écrits  de  l'abbé 
de  St- Pierre  étaient 
ou  contenaient  des 
observations  criti  - 
ques  sur  quelques 
parties  du  gouverne- 
ment de  France ,  et 
il  y  en  avait  même  de 
si  libres  qu'il  était 
heureux  pour  lui  de 
les  avoir  faites  impu- 
nément- Mais  dans 
les  bureaux  des  mi- 
nistres on  avait  de 
tout  temps  regardé 
l'abbé  de  Sai  nt-lMerre 
comme  une  espèce 
de  prédicateur  moral 
plutôt  que  comme  un 
vrai  politique ,  et  on 
le  laissait  dire  tout  à 
son  aise,  parce  qu'on 
voyait  bien  que  per- 
sonne ne  lécoutaft. 
Si  j'étais  parvenu  à 
le  faire  écouter ,  le 
cas  eiit  été  bien  dif- 
férent. 11  était  Fran- 
çais; je  ne  l'étais  pas: 
et,  m'avisant  de  ré- 
péter ses  censures  , 
quoique  sous  son 
nom,  je  m'exposais  à 
me  faire  demander 
un  peu  rudement  , 
mais  sans  injustice., 
de  quoi  je  me  mêlais. 
Heureusement, avant 
d'aller  plus  avant,  je 
vis  la  prise  que  j'al- 
lais donner  sur  moi, 
et  me  retirai  bien 
vite.  Je  savais  que  , 
vivant  seul  au  mi- 
lieu des  hommes ,  et 
d'hommes  tous  plus 
puissants  que  moi , 
je  ne  pouvais  jamais, 
de  quelque  façon  que 
je  m'y  prisse ,  me 
mettre  à  l'abri  du 
mal  qu'ils  voudraient 
me  faire.  Il  n'y  avait 
qu'une  chose  en  cela 
qui  dépendit  de  moi  ; 
c'était  de  faire  en 
sorte  au  moins  que, 

-quand  ils  m'en  voudraient  faire,  ils  ne  le  pussent  qu'injustement. 
Cette  maxime,  qui  me  fit  abandonner  l'abbé  de  Saint-Pierre,  m'a 
fait  souvent  renoncer  à  des  projets  beaucoup  plus  chéris.  Ces  gens, 
toujours  prompts  à  faire  un  crime  de  l'adversité,  qui  jugent  de  ma 
conduite  par  mes  disgrâces,  seraient  bien  surpris  s'ils  savaient  tous 
les  soins  que  j'ai  pris  en  ma  vie  pour  qu'on  ne  pi\t  jamais  me  dire 
avec  équité  dans  mes  malheurs  :  «  Tu  les  as  bien  mérités.  » 

Cet  ouvrage  abandonné  me  laissa  quelque  temps  incertain  sur  le 
choix  de  celui  que  j'y  ferais  succéder:  et  cet  intervalle  de  désœu- 
vrement fut  ma  perte,  en  me  laissant  tourner  mes  réflexions  sur 
moi-même,  faute  d'objet  étranger  qui  m'occupât.  Je  n'avais  plus  de 
projet  pour  l'avenir  qui  pût  amuser  mon  imagination.  Il  ne  m'était 
pas  même  possible  d'en  faire,  puisque  la  situation  où  j'étais  était 
précisément  celle  où  s'étaient  réunis  tous  mes  désirs  :  je  n'en  avais 
plus  à  former,  et  j'avais  encore  le  cœur  vide.  Cet  état  était  d'autant 


Je  mouillai  de  pleurs  la  main  bienfaisante  de  mon  amie. 


plus  cruel  que  je  n'en  voyais  point  à  lui  préférer.  J'avais  rassemblé 
mes  plus  tendres  affections  dans  une  personne  selon  mon  cœur,  qui 
me  les  rendait;  je  vivais  avec  elle  sans  gêne,  et  pour  ainsi  dire  à 
discrétion.  Cependant  un  secret  serrement  de  cœur  ne  me  quittait 
ni  prés  ni  loin  d'elle;  en  la  possédant  je  sentais  qu'elle  me  man- 
quait encore,  et  la  seule  idée  que  je  n'étais  pas  tout  pour  elle  faisait 
qu'elle  n'était  presque  rien  pour  moi. 

J'avais  des  amis  des  deux  sexes  auxquels  j'étais  attaché  par  la  plus 
pure  amitié,  par  la  plus  parfaite   estime;  je  comptais  sur  le  plus  ■ 
vrai  retour  de  leur  part,  et  il  ne  m'était  pas  même  venu  dans  l'es- 
prit  de   douter  une 
seule    fois    de    leur 
sincérité;  cependant 
cette  amitié  m'était 
plus     tourmentante 
que  douce  par  leur 
obstination,  par  leur 
affectation   même   à 
contrarier  tous  mes 
goûts  ,     mes    pen- 
chants, ma  manière 
de  vivre  ,    tellement 
qu'il  me  suffisait  de 
paraître  désirer  une 
chose  qui  n'intéres- 
sait que  moi  seul,  et 
qui  ne  dépendait  pas 
d'eux  ,  pour  les  voir 
tous  se  liguer  à  l'in- 
stant même  pour  me 
contraindre   d'y  re- 
noncer. Cette  obsti- 
nation  de   me  con- 
trôler en   tout  dans 
mes  fantaisies,  d'au- 
tant plus  injuste  que, 
loin  de  cotitrôler  les 
leurs,  je  ne  m'en  in- 
formais pas  même , 
me  devint  si  cruel- 
lement     onéreuse  , 
qu'enfin  je  ne  rece- 
vais pas  une  de  leurs 
lettres  sans  sentir  ea 
l'ouvrant  un  certain 
effroi  qui  n'était  que 
trop  justifié   par  sa 
lecture-    Je   trouvais 
que  ,  pour  des  gens 
tous  plus  jeunes  que 
moi,  et  qui  tous  au- 
raient eu  grand  be- 
soin pour  eux-mêmes 
des  leçons  qu'ils  me 
prodiguaient,  c'était 
aussi  trop  me  traiter 
en  enfant.  Aimez-moi 
leur  disais-je  comme 
je  vous  aime;  et  du 
reste  ne  vous  mêlez 
pas  plus  de  mes  af- 
faires que  je  ne  me 
mêle  des  vôtres;  voilà 
tout  ce  que  je  vous 
demande.  Si  de  ces 
deux  choses  ils  m'ea 
ont  accordé  une  ,  ce 
n'a  pas  du  moins  été 
la  dernière. 
J'avais    une    de- 
meure isolés,  dans  une  solitude  charmante;  maître  chez   moi, 
j'y  pouvais  vivre  à  ma  mode  sans  que  personne  eût  à  m'y  con- 
trôler. Mais  cette  habitation  m'imposait  des  devoirs  doux  à  rem- 
plir,  mais  indispensables.   Toute  ma  liberté  n'était  que  précaire; 
plus  asservi  que  par  des  ordres,  je  devais  l'être  par  ma  volonté  :  je 
n'avais  pas  un  seul  jour  dont,  en   me  levant,  je  pusse  dire  :  J'em- 
p'oierai  ce  jour  comme  il  me  plaira.   Bien  plus,  outre   ma  dépen- 
dance des  arrangements  de  madame  d'Epinay,  j'en  avais  une  autre, 
bien  plus  importune,  du  public  et  des  survenants.  La  distance  où 
j'étais  de  Paris  n'empêchait  pis  qu'il  ne  me  vint  journellement  des 
tas  de  désœuvrés  qui,   ne  sachant  que  faire  de  leur  temps,  prodi- 
guaient le  mien   sans  aucun  scrupule.  Quand  j'y  pensais  le  moins 
j'étais  impitoyablement  assailli;  et  rarement  j'ai   fait  un  joli  projet 
pour  ma  journée  sans  le  voir  renversé  par  quelque  arrivant. 
Bief,  au  milieu  des  biens  que  j'avais  le  plus  convoités,  ne  trou- 


LES  CONFESSIONS. 


97 


vant  point  de  pure  jouissance,  je  revenais  par  Élan  sur  les  jours  se- 
reins de  ma  jeunesse,  et  je  m'écriais  quelquefois  en  soupirant  :  Ah  , 
ce  ne  sont  pas  encore  ici  les  Charmelles  !  .,      „■ 

Les  souvenirs  des  divers  temps  de  ma  vie  m  amenèrent  à  r.-tle- 
chir  sur  le  point  où  j'étais  parvenu,  et  je  me.  vis,  dcja  sur  le  déclin 
de  l'à-'e  en  proie  à  des  maux  douloureux,  et  croyant  approcher  du 
lerme"dè  ma  carrière,  sans  avoir  goûté  dans  sa  plénitude  presque 
aucun  des  p'aisirsdont  mon  cœur  était  vide,  sans  avoir  donne  1  es- 
sor aux  vifs  sentiments  que  j'y  sentais  en  réserve,  sans  avoir  sa- 
vouré sans  avoir  effleuré  du  moins  cette  enivrante  volupté  que  je 
sentais  "dans  mon  âme  en  puissance,  et  qui,  faute  d'objet,  s  y  trou- 
vait toujours  comprimée,  sans  pouvoir  s'exhaler  que  par  mes  sou- 
pirs. 

Comment  se  pouvait- 
il  qu'avec  une  âme  na- 
turellement expansive, 
pour  qui  vivre  c'était 
aimer,  je  n'eusse  pas 
trouvé  jusqu'alors  un 
ami  tout  à  moi,  un  vé- 
ritable ami  ,  moi  qui 
me  sentais  si  bien  fait 
pour  l'être?  Comment 
se  pouvait-il  qu'avec  des 
sens  si  combustibles  , 
qu'avec  un  cunir  tout 
pétri  d'amour,  je  n'eus- 
se pas,  du  moins  une 
seule  fois  ,  brûlé  de  sa 
flamme  pour  un  objet 
déterminé?  Dévoré  du 
besoin  d'aimer  sans  ja- 
mais l'avoir  pu  bien  sa- 
tisfaire ,  je  me  voyais 
atteindre  aux  portes  de 
la  vieillesse  ,  et  mourir 
sans  avoir  vécu. 

Ces  réflexions  tristes, 
mais  attendrissantes  , 
me  faisaient  replier  sur 
moi-même  avec  un  re- 
gret qui  n'était  pas  sans 
douceur.  H  me  sem  - 
blait  que  la  destinée  me 
devait    quelque    chose 

Qu'elle  ne  m'avait  pas 
onné.  A  quoi  bon  m'a- 
voir  fait  naître  avec  des 
facultés  exquises ,  pour 
les  laisser  jusqu'à  la  lin 
sans  emploi?  Le  senti- 
ment de  mon  prix  in- 
terne ,  en  rae  donnant 
celui  de  cette  injustice, 
m'en  dédommageait  en 
quelque  sorte  ,  et  me 
faisait  verser  des  lar- 
mes que  j'aimais  à  lais- 
ser couler. 

Je  faisais  ces  médita- 
tions dans  la  plus  belle 
saison  de  l'année  ,  au 
mois  de  juin  ,  sous  des 
bocages  frais,  au  chant 
du  rossignol ,  au  ga- 
zouillement des  ruis- 
seaux. Tout  concourut 
à   me  replonger  dans 

cette  mollesse  trop  séduisante  pour  laquelle  j'étais  ne,  mais  dont  le 
ton  dur  et  sévère  où  venait  de  me  nionlcr  une  longue  eftervescenee 
m'aurait  dû  délivrer  pour  toujours.  J'allai  malheureusement  me  rap- 
peler le  dîner  du  chAteau  de  Toune,  et  ma  rencontre  avec  ces  deux 
charmantes  filles  dans  la  même  saison  et  dans  des  lieux  à  peu  près 
semblables  à  ceux  où  j'étais  en  ce  moment.  Ce  souvenir,  que  l'iiino- 
cence  qui  s'y  joignait,  me  rendait  plus  doux  encore,  m'en  rappela 
d'autres  de  la  même  espèce.  Bientôt  je  vis  rassemblés  autour  de  moi 
tous  les  objets  qui  m'avaient  donné  de  l'émotion  dans  ma  jeunesse, 
mademoiselle  Galley,  mademoiselle  de  GralTenried,  mademoiselle  de 
Breil,  madame  Basile,  madame  de  Lariiage,  mes  jolies  écolières,  et 
jusqu'à  la  pquante  Zulielta,  que  mon  cœur  ne  peut  oublier.  Je  me 
vis  entoure  d'un  sérail  de  houris,  de  mes  anciennes  connaissances  , 
pour  qui  toutes  le  goût  le  plus  vif  ne  m'était  pas  un  sentiment  nou- 
Teau.  Mon  sang  s'allume  et  pétille,  la  tète  me  tourne  malgré  ses 
cheveux  grisonnants  ,  et  voilà  le  grave  citoyen  de  tîenève  ,  voilà 
l'austère  Jean-Jacques,  à  près  de  quarante-cinq  ans,  redeveou  tout- 
T.  IV. 


"*-^r:— -^::2^ 


L'Ermitage  de  Montmorency, 


à-coup  le  berger  extravagant.  L'ivresse  d..nt  je  fus  saisi,  quoique  si 
prompte  et  si  folle,  fut  si  dur.ible  et  si  forte  ,  qu'il  n'a  pas  moins 
fallu,  pour  m'en  guérir ,  que  la  crise  imprévue  et  terrible  des  mal- 
heurs où  elle  m'a  précipite. 

Cette  ivresse  ,  à  quelque  point  qu'elle  fût  portée  ,  n'alla  pour- 
tant pas  jusqu'à  me  faire  oublier  mon  âge  et  ma  situation,  jusqu'à 
me  flatter  de  pouvoir  insjiirer  de  l'amour  encore,  jusqu'à  tenter  de 
communiquer  enfin  ce  feu  dévorant,  mais  stérile,  dont  depuis  mon 
enfance  je  sentais  en  vain  consumer  mon  cœur.  Je  ne  l'espérai 
point ,  je  ne  le  désirai  pas  même.  Je  savais  que  le  temps  d'aimer 
était  passé,  je  sentais  trop  le  ridicule  des  galants  surannés  pour  y 
tomber,  et  je  n'étais  pas  homme  à  devenir  avantageux  et  confiant 

sur  mon  déclin  ,  après 
l'avoir  été  si  peu  durant 
mes  belles  années. D'ail- 
leurs, ami  de  la  paix , 
j'aurais  craint  les  ora- 
ges d(miestiques,  et  j'ai- 
mais trop  sincèrement 
ma  Thérèse  pour  l'ex- 
poser au  chagrin  de  me 
voir  porter  à  d'autres 
des  sentiments  plus  vifs 
que  ceux  qu'elle  m'ins- 
pirait. 

(Jue  fi3-je  en  cette 
occasion  ?  Déjà  le  lec- 
teur l'a  deviné  pour  peu 
qu'il  m'ait  suivi  jusqu'i- 
ci. L'impossibilité  d'at- 
teindre aux  êtres  réels 
mejetadansle  pays  des 
chimères;  et,  ne  voyant 
rien  d'existant  qui  fût 
digne  de  mon  délire, 
je  le  nourris  dans  un 
monde  idéal  que  mon 
imagination     créatrice 
eut  bientôt  peuplé  dê- 
tres  selon   mon   cœur. 
Jamais  cette  ressource 
ne  me  vint  plus  à  pro- 
pos  et    ne    se    trouva 
si  féconde.  Dans   mes 
continuelles  extases  je 
m'enivrais    à   torrents 
des  plus  délicieux  sen- 
timents    qui      jamais 
soient  entrés  dans  un 
cœur   d'homme.    Ou  - 
bliant  tout-à-fait  la  race 
humaine,  je  me  fis  des 
sociétés    de    créatures 
parfaites,  aussi  célestes 
par  leurs  vertus  que  par 
leurs   beautés  ,   d'amis 
sûrs,  tendres,  tideles, 
tels  que  je  n'en  trouvai 
jamais  ici-bas.  Je  pris 
un   tel   goût  à  (ilaner 
ainsi  dans  l'empyrée  au 
milieu  des  objets  char- 
mants dont  je  m'étais 
entouré,  que  j'y  passais 
les   heures ,   les  jours 
sans  compter  ;  et,  per- 
dant   le    souvenir    de 
toute   autre   chose  .  à 
peine  avais-je  mangé  un  morceau  à  la  "te  que  J^Jrûlais  de  m'é- 
chapper  pour  courir  retrouver  mes  bosqaets    Q  a'  d  -  P^e^M  a     r 
pour  le  monde  enchanté,  je  voyais  arriver  de  '  ;^ f  "i^XiTrer  n* 
qui  venaient  me  retenir  sur  la  terre,  je  ne  P»" V^^i*,  ?'  '"^ '^ts  J^ 
cacher  mon  dépit,  et,  n'étant  plus  ^naître  de  n)^'' .f^'^^ela  ô«  «" 
accueil  si  brusque,  qu'il  pouvait  porter  le  nom  ^e  bruta  •  l.eU  ne_  ht 
qu'augmenter  ma  réputation  de  misanthropie,  P^^^,,^^^"''^^.^"'  ™^° 
eût  acquis  une  bien  contraire  ,  si  l'on  eut  mieux  lu  dan*  mon 

*^'*.\u  fort  de  ma  plus  grande  exaltation,  je  fus  retiré  tout  d'un  coup 
par  le  cordon  comme  un  cerf-volant,  et  remis  à  ma  place  par  la  na- 
ture, à  l'aide  d'une  attaque  assez  vive  de  mon  mal.  J  '^'"P  :}^;''  '^ 
seul  remède  qui  m'eût  soulagé  ,  savoir  les  bougies ,  «'.'^'^':»  '';,;™,; 
à  mes  angeliques  amours  :  car  ,  outre  quon  n  est  gutre  araoureux 
quand  on  souffre,  mon  imagination,  qui  s'allume  en  "mpagne  ei 
sous  les  arbres,  languit  et  meurt  dans  la  chambre  et  sous  les  solives 
d'un  plancher.  J'ai  cent  fois  regretté  qu'il  n'existai  pas  des  Dryades, 

13 


98 


LES  VEILLÉES  LITTÉRAIRES  ILLUSTRÉES. 


car  c'eût  infailliblement  été  parmi  elles  que  j'aurais  fixé  mon  atta- 
clieoient. 

D'autres  tracas  domestiques  vinrent  en  même  temps  augmenter 
mes  clihgrins.  Madame  le  Vasscur,  eu  me  faisant  les  plus  beaux  com- 
pliments du  monde,  aliénait  de  moi  sa  fille  tant  qu'elle  pouvait.  Je 
reçus  des  lettres  de  mon  ancien  voisinage  ,  qui  m'apprirent  que  la 
bonne  vieille  avait  fait  à  mon  insu  plusieurs  dettes  au  nom  de  Thé- 
rèse, qui  le  savait,  et  qui  ne  m'en  avait  rien  dit.  Les  dettes  à  payer 
me  lâchaient  beaucoup  moins  «luele  secret  qu'on  m'en  avait  fait.  Eh  ! 
comment  celle  pour  qui  jamais  je  n'eus  aucun  secret  pouvait-elle 
en  avoir  pour  moi  ?  Peut-on  dissimuler|quelque  chose  aux  gens  qu'on 
aime?  La  colerie  holbachique,  qui  ne  nie  voyait  faire  aucun  voyage 
à  Paris,  commençait  à  craindre  tout  de  bon  que  je  ne  me  plusse  en 
campagne,  et  que  je  ne  fusse  assez  fou  pour  y  demeurer. 

Là  commencèrent  les  tracasseries  par  lesquelles  on  cherchait  à 
me  rappeler  indirectement  à  la  ville.  Diderot,  qui  ne  voulait  pas  se 
montrer  si  tôt  lui-même,  commença  par  me  détacher  Deleyre,  à  qui 
j'avais  |)rocuré  sa  connaissance,  lequel  recevait  et  me  transmettait 
les  impressions  que  voulait  lui  donner  Diderot  sans  que  lui  Deleyre 
en  découvrît  le  ^rai  but. 

Tout  semblait  concourir  à  me  tirer  de  ma  douce  et  folle  rêverie. 
Je  n'étais  pas  rétabli  de  mon  attaque,  quand  je  reçus  un  exemplaire 
du  poème  sur  la  ruine  de  Lisbonne,  que  je  supposai  m'èlre  etivoyé 
par  l'auteur.  Cela  me  mit  dans  l'obligation  de  lui  parler  et  de  lui 
écrire  de  sa  pièce.  Je  le  fis  par  une  lettre  qui  a  été  imprimée  long- 
temps après  sans  mon  aveu,  comme  il  sera  du  ci-après. 

Frappé  de  voir  ce  pauvre  homme  ,  accablé,  pour  ainsi  dire,  de 
prospérité  et  de  gloire,  déclamer  toutefois  amèrement  conire  les  mi- 
sères de  cette  vie,  et  trouver  toujours  que  tout  ctaitmal,  je  formai  l'in- 
sense  projet  de  le  faire  rentrer  en  lui-même,  et  de  lui  prouver  que  tout 
était  bien, Voltaire, en  paraissant  toujours  croireen  Dieu, n'a  réellement 
jamais  cru  qu'au  diable;  puisque  sou  dieu  prétendu  n'est  qu'un  être 
mallaisant,  qui,  selon  lui,  ne  prend  du  plaisir  qu'à  nuire.  L'absur- 
dité dt  cette  doctrine,  qui  saute  aux  yeux,  est  surtout  révoltante 
dans  un  homme  comble  des  biens  de  toute  espèce,  qui ,  du  sein  du 
bonheur  ,  cherche  à  désespérer  ses  semblables  par  l'image  alfreuse 
et  cruelle  de  toutes  les  calamilésdont  il  est  exempt.  Autorisé  plus 
que  lut  à  compter  et  peser  les  maux  de  la  vie  humaine,  j  en  fis  l'équi- 
table examen,  et  je  lui  prouvai  que,  de  tous  ces  maux,  il  n'y  en  avait 
pas  un  dont  la  Providence  ne  lût  disculpée  ,  et  qui  n'eiii  sa  source 
dans  l'abus  que  l'homme  a  fait  de  ses  facultés  plus  que  dans  la  na- 
ture elle-même.  Je  le  traitai  dans  cette  lettre  avec  tous  les  égards, 
toute  la  considération,  tout  le  ménagement,  et  jepuis  dire  avec  tout 
le  respect  possibles.  Cependant,  lui  connaissant  un  amour-propre 
extrêmement  irritable,  je  ne  lui  envoyai  pus  cette  lettre  à  lui-mê- 
me, mais  audocteur  Tronchin,  son  médecin  et  son  ami,  avec  plein  pou- 
voir de  la  donner  ou  supprimer,  selon  ce  qu'il  trouverait  le  plus 
convenable.  Tronchiti  donna  la  lettre.  Voltaire  me  repondit,  en  peu 
de  lignes,  qu'étant  garde-malade  et  malade  lui-même,  il  remet- 
tait a  un  autre  temps  sa  réponse,  et  ne  dit  pas  un  mot  sur  la  ques- 
tion. Ttoncliin,  en  m'envoyant  cette  lettre,  m'en  écrivit  une,  où  il 
marquait  peu  d'estime  pour  celui  qui  la  lui  avait  remise. 

Je  n'ai  jamais  publie  ni  même  montre  ces  deux  lettres,  n'aimant 
point  à  faire  parade  de  ces  sortes  de  petits  triomphes;  mais  elles 
sont  en  original  dans  mes  recueils  (liasse  A,  W'  20  et  21).  Depuis 
lors  Voltaire  a  publie  cette  réponse  qu'il  m'avait  promise,  mais  qu'il 
ne  m'a  pas  envoyée  :  elle  n'est  autre  que  le  roman  de  Candide,  dont 
je  ne  puis  parler  parce  que  je  ne  l'ai  pas  lu. 

Touies  ces  distractions  m'auraient  dû  guérir  radicalement  de  mes 
fantastiques  amours,  et  c'était  peut-être  un  moyen  que  le  ciel  m'of- 
frait d'eu  prévenir  les  suites  funestes  ;  mais  ma  mauvaise  étoile  fut 
la  plus  'forte,  et  à  peine  reconimençai-je  à  sortir,  que  mon  cœur,  ma 
tête,  et  mes  pieds  reprirent  les  mêmes  routes  :  je  dis  les  mêmes,  à 
certains  égards,  car  mes  idées,  un  peu  moins  exaltées,  restèrent 
cette  lois  sur  la  terre,  mais  avec  un  choix  si  exquis  de  tout  ce  qui 
pouvait  s'y  trouver  d'aimable  en  tout  genre,  que  cette  élite  n'était 
guère  moins  chimérique  que  le  monde  imaginaire  que  je  venais  d'a- 
bandonner. 

Je  me  ligurai  l'amour,  l'amitié,  les  deux  idoles  de  mon  cœur, 
sous  les  plus  ravissantes  images  :  je  me  plus  à  les  orner  de  tous  les 
charmes  du  sexe  que  j'avais  toujours  adoré.  J'imaginai  deux  amies, 
plutôt  que  deux  amis,  parce  que  si  l'exemple  est  plus  rare,  il  est 
plus  aimable  en  même  temps  ;  je  les  douai  de  deux  caractères  ana- 
logues, mais  différents;  de  deux  hgures,  non  pus  parfaites,  mais  de 
mon  goût,  qu'animaient  la  bienveillance  et  la  sensibilité.  Je  fis 
I  une  brune  et  l'uutre  blonde,  lune  vive  et  l'autre  douce,  l'une  sage 
et  l'autre  faible,  mais  d'une  si  touchante  faiblesse  que  la  vertu  sem- 
blait y  gagner.  Je  donnai  à  l'une  des  deux  un  amant  dont  l'autre 
lut  la  teuare  amie,  et  même  quelque  chosede  plus;  maisje  n'admis 
ni  rivalité,  niqueielies,  ni  jalousies,  parce  que  tout  sentiment  pé- 
nible me  coûte  a  iinagiiier,  et  que  je  ne  voulais  ternir  ce  riant  ta- 
bleau par  rien  qui  dégradât  la  nature.  Epris  de  mes  deuxcharmants 
modèles,  je  m'identiliais  avec  l'amant  et  l'ami  le  |ilus  qu'il  m'était 
possible:  mais  je  le  fis  aimable  et  jeune,  lui  donnant  ausurpluslcs 
vertus  et  les  delauls  que  je  me  sentais. 


Pour  placer  mes  personnages  dans  un  séjour  qui  leur  convînt,  je 
passai  successivement  en  revue  les  plu  s  beaux  lieux  que  j'eusse  vus 
dans  mes  voyages.  Maisje  ne  trouvais  point  de  bocage  assez  frais, 
point  de  paysage  assez  touchant  à  mon  gré  :  Les  vallées  de  la  Thes- 
salie  m'auiuieiit  pu  contenter  si  je  les  avais  vues  ;  mais  mon  ima- 
gination, fatiguée  à  inventer,  voulait  quelque  lieu  réel  qui  pût  lui 
servir  de  point  d'appui,  et  me  faire  illusion  sur  la  réalité  des  habi- 
tants que  j'y  voulais  mettre.  Je  songeai  longtemps  aux  îles  Borro- 
niées,  dont  l'aspect  délicieux  m'avait  .transpoi  té,  mais  j'y  trouvai 
trop  d'ornement  et  d'art  pour  mes  personnages.  Il  me  fallait  cepen- 
dant un  lac,  et  je  finis  par  choisir  celui  autour  duquel  mon  cœur 
n'a  jamais  cessé  d'errer:  je  me  fixe  sur  la  partie  des  bords  de  ce 
lac  à  laquelle  depuis  longtemps  mes  vœux  ont  placé  ma  résidence 
dans  le  bonheur  imaginaire  auquel  le  sort  rri'a' borné.  Le  lieu  natal 
de  ma  pauvre  maman  avait  encore  pour  moi  un  attrait  de  prédilec- 
tion. Le  contraste  des  positions,  la  richesse  et  la  variété  des  sites, 
la  magnificence,  la  majesté  totale  du  spectacle  qui  ravit  les  sens, 
émeut  le  cœur,  élève  fâme,  achevèrent  de  me  déterminer,  et  j'éta- 
blis à  Vevai  mes  jeunes  pupilles.  Voilà  tout  ce  que  j'imaginai  du  pre- 
mier bond  ;  le  reste  n'y  fut  ajouté  que  dans  la  suite 

Je  me  bornai  longtemps  à  un  plan  si  vague,  parce  qu'il  suffisait 
pour  remplir  mon  imagination  d'objets  agréables,  et  mon  cœur  de 
sentiments  dont  il  aime  à  se  nourrir.  Ces  lictions,  à  force  de  revenir, 
prirent  enfin  plus  de  consistance,  et  se  fixèrent  dans  mon  cerveau 
sous  une  forme  déterminée.  Ce  fut  alors  que  la  fantaisie  me  prit 
d'exprimer  sur  le  papier  quelques-unes  des  situations  qu'elles  m'of- 
fraient, et,  rappelant  tout  ce  que  j'avais  senti  dans  ma  jeunesse,  de 
donner  ainsi  fessor  en  quelque  sorte  aff  dèsird'aimer  que  je  n'avais 
jamais  jiu  satisfaire,  et  dont  je  me  sentais  dévoré. 

Je  jetai  d'abord  sur  le  papier  quelques  lettres  éparses  sans  suite 
et  sans  liaison,  et,  lorsque  je  m'avisai  de  les  vouloir  coudre,  j'y 
fus  souvent  fort  embarrassé.  Ce  qu'il  y  a  de  peu  croyable  et  de  très 
vrai,  est  que  les  deux  piemieres  parties  ont  été  écrites  presque  en 
entier  de  cette  manière,  sansque  j'eusse  aucun  plan  bien  formé,  et 
même  sans  prévoir  qu'un  jour  je  serais  tenté  d'en  faire  un  ouvrage 
en  règle.  Aussi  voit-on  que  ces  deux  parties,  formées  après  cou|i  de 
matériaux  qui  n'ont  pas  été  taillés  pour  la  place  qu'ils  occupent, 
sont  pleines  d'un  remplissage  verbeux  qu'on  ne  trouve  pas  dans  les 
autres. 

Au  plus  fort  de  mes  douces  rêveries,  j'eus  une  visite  de  madame 
d'Houdetot,  la  première  qu'elle  m'eût  faite  de  sa  vie,  niais  qui  mal- 
heureusement ne  tut  pas  la  dernière,  comme  on  verra  ci-après.  La 
comtesse  d'Houdetot  était  fille  de  feu  M.  de  Bellegarde,  fermier  gé- 
néral, sœur  de  M.  d'Lpinay  et  de  MM.  delà  Live  et  de  la  Briche,  qui 
depuis  ont  été  tous  deux  introducteurs  des  ambassadeurs.  J'ai  parlé 
de  la  connaissance  que  je  fis  avec  elle  étant  fille.  Depuis  son  mariage 
je  ne  la  vis  qu  aux  letes  de  la  Chevrette,  chez  madame  d'Epinay  sa 
belle-sœur.  Ayant  souvent  passé  plusieurs  jours  avec  elle,  tant  à  la 
Chevrette  qu'a  Epiiiay,  non  seulement  je  la  trouvai  toujours  très  ai- 
mable, mais  je  crus  lui  voir  aussi  pour  moi  de  la  bienveillance.  Elle 
uiinaii  assez  a  se  promener  avec  moi.  Nous  étions  marcheurs  l'un  et 
l'autre,  et  fentrelieu  ne  tarissait  pas  entre  nous.  Cependant  je  n'al- 
lai jamais  la  voir  a  Paris,  quoiqu'elle  m'en  eût  prié  et  même  sollicité 
plusieurs  fois.  Ses  liaisons  avec  M.  de  Saint-Lambert,  avec  qui  je 
commençais  d  en  avoir,  me  la  rendirent  encore  plus  intéressante,  et 
c'était  pour  m'apporter  des  nouvelles  de  cet  ami,  qui,  pour  lors,  était 
je  crois,  à  Mahon,  qu'elle  vint  me  voira  I  Ermitage. 

Cette  visite  eut  un  peu  l'air  d'un  début  de  roman.  Elle  s'égara 
dans  la  route.  Son  Cocher,  quittant  le  chemin  qui  tournait,  voulut 
traverser  en  droiture  du  moulin  de  Clairvaux  à  fErmitage  :  .son 
carrosse  s'embourba  dans  le  fond  du  vallon,  elle  voulut  descendre 
et  faire  le  reste  du  trajet  à  pied.  Sa  mignonne  chaussure  tut  bientôt 
percée  :  elle  enfonçait  dans  la  crotte  ;  ses  gens  eurent  toute  la  peine 
du  monde  à  la  dégager,  et  enfin  elle  arriva  à  l'Ermitage  en  bottes, 
et  perçant  l'air  d  éclats  de  rire  auxquels  je  mêlai  les  miens  en  la 
voyant  arriver.  11  fallut  changer  de  tout.  Thérèse  y  pourvut,  et  je 
l'engageai  d'oublier  la  dignité  pour  faire  une  ci)llation  rustique,  dont 
elle  se  trouva  fort  bien.  Il  était  tard,  elle  resta  peu  ;  mais  l'entrevue 
fut  si  gaie  qu'elle  y  prit  goût,  et  [larut  disposée  à  revenir.  Elle  n'exé- 
cuta pourtant  ce  projet  que  l'année  suivante;  mais,  hélas!  ce  retard 
ne  me  garantit  de  rien. 

Je  passai  lautoniiie  aune  occupation  dont  on  ne  se  douterait  pas, 
à  la  garde  du  fruit  de  M.  d'Epinay.  L'Ermitage  était  le  réservoir  dés 
eaux  du  parc  de  la  Chevrette  :  il  y  avait  un  jardin  clos  de  murs,  et 
garni  d  espaliers  et  d'autres  arbres  qui  donnaient  plus  de  fruits  à 
M.  d'Epinay  que  son  grand  potager  ne  la  Chevrette,  et  fournissaient 
presque  toute  l'année  son  office  et  sa  table.  Pour  n'être  pas  un  hôte 
absolument  inutile,  je  nie  chargeai  de  la  direction  du  jardin  et  de 
l'inspeciion  du  jardinier.  Tout  alla  bien  jusqu'au  temps  des  fruits  ; 
mai»  a  mesure  qu  ils  mûrissaient  je  les  voyais  disparaître,  sans  savoir 
ce  qu'ils  étaient  devenus.  Le  jardinier  m'assura  que  c'étaient  les 
loirs  qui  mangeaient  tout.  Je  fis  la  guerre  aux  loirs,  j'en  détruisis 
beaucoup,  et  le  fruit  n'en  disparaissait  pas  moins.  Je  guettai  si  bien 
qu'enfin  je  trouvai  que  le  jardinier  lui-même  était  le  grand  loir.  11 
logeait  à  Montmorency,  d'où  il  venait  les  nuits  avec   sa   femme    et 


LES  CONFESSIONS. 


',(9 


Ses  enfants  enlever  les  dépôts  de  fruits  qu'il  avait  faits  pendant  la 
journée,  et  qu'il  faisait  vendre  à  la  halle  à  Paris  aussi  publiquement 
que  s'il  eût  eu  un  jardin  à  lui.  Ce  iiiis.ialile,  que  je  comblais  de 
bienfaits,  dont  Thrrc.e  liahillail  l.s,.|il',inls,  (■!  dont  je  nourrissais 
presque  le  père  qui  était  inendiMiil.  nous  ilévalisait  aussi  aisément 
qu'elfronlcment,  aucun  des  trois  nVlaiit  assez  vigilant  poury  mettre 
ordre,  et  dans  une  seule  nuit  il  parvint  à  vider  ma  cave,  où  je  ne 
trouvai  rien  le  lendemain.  Tant  qu'il  ne  parut  s'adresser  qu'à  moi, 
j'endurai  tout  ;  mais,  voulant  rendre  compte  du  fruit,  je  fus  obligé 
d'en  dénoncer  le  voleur.  Madame  d'Epinay  me  pria  de  le  payer,  <le 
le  mettre  dehors,  et  d'en  chercher  un  autre;  ce  que  je  fis.  Comme 
ce  grand  coquin  rôdait  toutes  les  nuits  autour  de  l'Ermitage,  armé 
d'un  grand  bâton  l'erré  qui avaitl'air  d'une  massue,  et  suivi  d'autres 
vauriens  de  son  espèce,  pour  rassurer  les  gouverneuses,  que  cet 
homme  clTrayait  terriblement,  je  pris  le  parti  de  faire  coucher  son 
successeur  toutes  les  nuits  à  l'Ermitage  ;  et,  citia  ne  les  tranquilli- 
sant pas  encore,  je  fis  demander  à  madame  d  Epinay  un  fusil,  que 
je  tins  dans  la  chambre  du  jardinier,  avec  charge  à  lui  de  ne  s'en 
servir  qu'au  besoin,  si  l'on  tentait  de  forcer  la  porte  ou  d'escalader 
le  jardin,  et  de  ne  tirer  qu'à  poudre,  u iiiquement  pour  elTrayer  les  vo- 
leurs. C'était  assurément  \a  nioiiulre  pieeaulion  que  put  prendre 
pour  la  sûreté  commune  un  homme  inconinioilé,  ayant  à  passer 
l'hiver  au  milieu  des  bois,  seul  avec  deux  feuiiius  liniides.  Enfin, 
je  fis  l'acquisilion  d'un  petitchien  pour  servir  de  sejilinelle.D(tleyre 
m'étant  venu  voir  dans  ce  temps-là,  je  lui  contai  mou  cas,  et  ris 
avec  lui  de  mon  appareil  militaire.  De  retour  à  Paris,  il  en  voulut 
amuser  Diderot  à  son  tour;  et  voilà  comment  la  coterie  holbachique 
apprit  que  je  voulais  tout  de  bon  passer  l'hiver  à  l'Ermitage.  Cette 
constance  qu'ils  n'avaient  pu  se  figurer  Us  dcsorienla;  cl,  en  at- 
tendant qu'ils  imaginassent  quelque  autre  tracasserie  pour  me 
rendre  mon  séjour  déplaisant  (1),  ils  me  détachèrent  par  Diderot  le 
même  Dideyre,  qui,  d'abord  ayant  trouvé  mes  précautions  toutes 
simples,  finit  par  les  trouver  inconséquentes  à  mes  principes  et  pis 
que  ridicules,  dans  des  lettres  où  il  m'accablait  de  plaisanteries 
amères  et  assez  piquantes  pour  m'offenser,  si  mou  humeur  eût  été 
tournée  de  ce  côté.  Mais  alors,  saturé  de  sentiments  affectueux  et 
tendres,  et  n'étant  susceptible  d'aucun  autre,  je  ne  voyais  dansses 
aigres  sarcasmes  que  le  mot  pour  rire,  et  ne  le  trouvais  que  folâtre 
où  tout  autre  l'eût  trouvé  extravagant.  Ainsi  ceux  qui  le  soufflaient 
en  furent  celte  fois  pour  leur  peine,  et  je  n'en  passai  pas  moins  mon 
hiver  moins  tranquillement. 

A  force  de  vigilance  et  de  soins,  je  parvins  à  garder  si  bien  le  jar- 
din, que,  quoique  la  récolte  du  fruit  eût  presque  manqué  cette 
année,  le  produit  fut  triple  de  celui  des  années  précédentes,  et  il  est 
vrai  que  je  ne  m'épargnais  point  pour  le  préserver,  jusqu'à  escor- 
terles  envois  que  je  faisais  à  la  Chevrette  ou  àEpinay,  jusiiu'à  porter 
des  paniers  moi-même;  et  je  me  souviens  que  nous  en  portâmes 
un  si  lourd,  la  tante  etmoi,  que,  prêts  à  succomber  sous  le  faix,  nous 
fûmes  contraints  de  nous  reposer  de  dix  en  dix  pas,  et  n'arrivâmes 
que  tout  en  nage. 

yuand  la  mauvaise  saison  commença  de  me  renfermer  au  logis, 
je  voulus  reprendre  mes  occupations  casanières;   il  ne  me  fut  [)as 

f>ossible.  Je  ne  voyais  partout  que  les  deux  charmantes  aunes,  que 
eur  ami,  leurs  eiuours,  le  pays  qu'elles  habitaient,  qu'objets  créés 
ou  embellis  pour  elles  par  mon  imagination.  Je  n'étais  plus  un  mo- 
ment à  moi-même  ;  le  délire  ne  me  quittait  plus.  Apres  beaucoup 
d'ell'orts  inutiles  pour  écarter  de  moi  toutes  ces  fictions,  je  fus  enfin 
tout-à-1'ait  séduit  [lar  elles,  el  je  ne  m'occupai  plus  qu'à  tâcher  d'y 
mettre  quelque  ordre  et  quelque  suite  pour  en  faire  une  espèce  de 
roman. 

Mon  grand  embarras  était  la  honte  de  me  démentir  ainsi  moi- 
même  SI  nettement  et  si  hautement.  Après  les  priiuipes  sévères 
que  je  venais  d'établir  avec  tant  de  fracas,  après  bs  uiaMines  aus- 
tères que  j'avais  prèchees,  après  tant  d'invectives  niordanles  contre 
les  livres  ell'enmics  qui  respiraient  l'amour  et  la  mollesse,  pouvait- 
on  rien  lUKiginer  de  [ilus  iiiatleudu,  de  plus  choquant ,  que  de  me 
■voir  tout  à  coup  m'iuscrire  de  ma  propre  main  parmi  les  auteurs 
de  ces  livres  que  j'avais  si  durement  censurés'.'  Je  sentais  cette  in- 
con.séquence  clans  toute  sa  force  ;  je  me  la  reprochais,  j'en  rougis- 
sais, je  m'en  dépitais  :  mais  tout  cela  ne  put  sullire  pour  me  ra- 
mener à  la  raison.  Subjugué  complètement,  il  fallut  me  soumettre 
à  tout  risque,  et  me  résoudre  à  braver  le  qu'eii-dira-t-on;  sauf  à 
délibérer  dans  la  suite  si  je  me  résoudrais  à  montrer  mon  ouvrage 
ou  non  :  car  je  ne  supposais  pas  encore  que  jamais  j'eu  vinsse  à  le 
publier. 

Ce  parti  pris,  je  me  jette  à  plein  collier  dans  mes  rêveries  ;  et ,  à 
force  de  les  tourner  et  relourner  dans  ma  tête,  j'en  forme  enfin 
l'espèce  de  plan  dont  ou  a  vu  l'exécution.  C'était  assurément  le 

(t  )  J'admire  en  ce  moment  ma  stupidité,  de  n'avoir  pas  vu,  quand  j'é- 
crivais ceci,  que  le  dépit  avec  lequel  les  holbachiens  me  virent  aller  et 

reslei-  i\  la  (  .uiiiki^ih'  n'^.ud.oi  iniiicipaleioLMit  la  inére  le  Yasseur,  qu'ils 
n'avau'ul  (ilii^  -^.'iis  l,i  ii,.iiii  [Hnir  1rs  ^MU(U;r  dans  leurs  s^slèmes  d'iui- 
poslure  \\Ai  tlis  |iMuiis  iiMs  (lu  icoips  01  de  lieux.  Cette  idée,  qui  me 
vient  SI  Uod,  Il  Lurcii  paiidileiiieut  U  bizarrerie  de  leur  conduite,  qui, 
dans  toute  autre  supposition,  est  inexplicable. 


meilleurparti  qui  pût  se  tirer  de  mes  folies:  l'amour  du  bien,  qui  n'e-t 
jamais  sorti  de  mon  cœur,  les  tourna  naturellement  vers  les  objets 
utiles  el  dont  la  morale  eût  pu  faire  son  profit.  Mes  tableaux  volup- 
tueux auraient  perdu  de  leurs  grâces,  si  le  doux  coloris  de  l'inno- 
cence y  eût  manqué. 

Une  fille  faible  est  un  objet  de  pitié  que  l'amour  peut  rendre  in- 
téressant et  qui  souvent  n'est  pas  moins  aimable  :  mais  qui  peut 
supporter  sans  indignation  le  spectacle  des  mœurs  à  la  mode?  et 
qu'y  a-t-il  de  plus  révoltant  que  l'orgueil  d'une  femme  infidèle, qui, 
foulant  ouvertement  aux  pieds  tous  ses  devoirs,  prétend  que  son 
mari  soit  pénétré  de  reconnaissance  de  la  grâce  qu'idle  lui  accorde 
de  vouloir  bien  ne  pas  se  laisser  prendre  sur  le  fait?  Les  êtres  par- 
faits ne  sont  pas  dans  la  nature,  et  leurs  leçons  ne  sont  pas  assez 
près  de  nous.  Mais  qu'une  jeune  personne,  née  avec  un  cœur  aussi 
tendre  qu'honnête,  se  laisse  vaincre  à  l'amour  étant  fille,  et  re- 
trouve étant  femme  des  forces  pour  le  vaincre  à  son  tour  else  main- 
tenirverlueuse  :  quiconque  vous  dira  que  ce  tableau  dans  sa  totalité 
est  scandaleux  el  n'est  pas  utile,  est  un  menteur  et  un  hypocrite  ; 
ne  l'écoutcz  pas. 

Outre  cet  objet  de  mœurs  et  d'honnêteté  conjugale  qui  tient  ra- 
dicalement à  tout  l'ordre  social,  je  m'en  fis  un  plus  secret  de  con- 
corde et  de  paix  publique,  (d)jet  plus  grand,  plus  imiiortant  peut- 
être   en   lui-même,  et  du  moins   pour  le  moment  ou  l'on  se  trou- 
vait. L'orage  excité  par  l'Encyclopédie,  loin  de  se  calmer,  était  alors 
dans  sa  plus  grande  force.  Les  deux  partis,  ilérhainés  l'un  contre 
l'autre  avpc  la  dernière  fureur,  ressemblaient  plus  à  des  loups  en- 
ragés, acharnés  às'entre-déchirer,  qu'à  des  chrétiens  et  des  philo- 
sophes qui  veulent  s'éclairer,  se  convaincre  mutuellement,  se  ra- 
mener dans  la  voie  de  la  vérité.  Il  ne  manquait  peut-être  à  l'un  et 
à  l'autre  que  des  chefs  remuants  qui  eussent  du  crédit,  pour  dégé- 
nérer en  guerre  civile;  et  Dieu  sait  ce  qu'eût  produit  une  guerre 
civile  de  religion  où  l'intolérance  la  plus  cruelle  était  au  fond  la 
même  des  deux  côtés!  Ennemi-né  de  tout  esprit  de  parti,  j'avais 
dit  franchement  aux  uns  et  aux  autres  des  vérités  dures  qu'ils  n'a- 
vaient pas  écoutées.  Je  m'avisai  d'un  autre  expédient,  qui,  dans  ma 
simplicité  de  cœur,  me  parut  admirable  :  c'était  d'adoucir  leur  haine 
réciproque  en  détruisant  leurs  préjugés,  et  de  montrer  dans  chaque 
parti  le  mérite  et  la  vertu  de  l'autre,  dignes  de  l'estime  publique  et 
du  respect  de  tout  l'univers.  Ce  projet  peu  sensé,  qui  supposait  de 
la  bonne  foi  dans  les  hommes,  et  par  lequel  je  tombai  dans  le  défaut 
que  je  reprochais  à  l'abbé  deSaiiit-Pierrc,  eut  le  succès  qu'il  devait 
avoir'  il  ne  rapprocha  point  les  partis,  et  ne  les  réunit  que  pour 
m'acc'abler.  En  attendant  que  l'expérience  m'eût  fait  sentir  ma  lolie 
je  m'y  livrai ,  j'ose  le  dire  ,  avec  un  enthousiasme  digne  du  motif 
(lui  me  l'inspirait;  et  je  dessinai  les  deux  caractères  de  W'olniar  et 
(le  Julie    dans  un  ravissement  qui  me  faisait  croire  que  je  parvien- 
drais à  les  rendre  aimables  tous  les  deux  ,  et ,  qui  plus  est,  l'un  par 
l'autre.  .     ,  ,        .         . 

Content  d'avoir  grossièrement  esquisse  mon  plan  ,  )e  revins  aux 
situations  de  détail  que  j'avais  tracées;  et  de  l'arrangement  que  je 
leur  donnai,  résultèrent  les  deux  premières  parties  de  la  Julie  que 
je  fis  et  mis  au  net  durant  cet  hiver  avec  un  plaisir  inexprimable  , 
empl0)ant  pour  cela  le  plus  bi^au  papier  dore,  séchant  l'écriture 
avec  de  la  poudre  d'azur  et  d'argent ,  cousant  mes  cahiers  avec  de 
la  nonpareille  bleue,  enfin   ne  trouvant  rien  d'assez  galant ,  rien 
d'assez  mignon  pour  les  charmantes  filles  dont  je  raffolais,  maigre 
ma  barbe  déjà  grisonnante.  Tous  les  soirs,  au  coin  de  mon  teu  ,  je 
lisais  et  relisais  ces  deux  parties  aux  gouverneuses.  La   tille  ,  sans 
rien  dire  sanglotait  avec  moi  d'attendrissement;  la  mère,  qui.  ne 
trouvant  point  là  de  compliments,  n'y  comprenait  rien,  restait  tran- 
quille, et  se  contentait,  dans  les  miunentsde  silence,  de  me  repeter 
louiôùrs  :  3lonsieur,  cela  est  bien  beau.  ...  ... 

Madame  d'Epiiuiy,  inquiète  de  me  savoir  seul  en  hiver  au  milieu 
des  bois,  dans  une  maison  isolée  ,  envoyait  très  souvent  savoir  de 
mes  nouvelles.  Jamais  je  n'eus  de  si  vrais  témoignages  de  son  ami- 
tié pour  moi,  et  jamais  la  mienne  n'y  répondit  puis  vivement.  Jau- 
rais  tort  de  ne  pas  spécifier  parmi  ces  témoignages  ,  qu  elle  m  eii- 
vova  son  porlrail,  et  qu'elle  me  demanda  des  iiislruclions  i-our  avoir 
lemien  peint  par  Latour.et  qui  avait  ete  expose  au  salon.Je  nedois 
oas  omettre  une  autre  de  ses  attentions  ,  qui  paraîtra  risiblc,  mais 
nui  fait  trait  à  l'histoire  de  mon  caraclere  par  l'impression  qu  elle 
lit  sur  moi.  lu  jour  qu'il  gelait  très  fort,  en  ouvrant  un  paquet 
uu'elle  m'envovait  de  plusieurs  commissions  dontelles  otailchargee, 
Pv  tiouval  un""  petit  jupon  de  dessous  de  llanelle  d  Angleterre , 
Qu'elle  me  marquait  avoir  porté,  et  dont  elle  voulait  que  je  me  lisse 
faire  un  "ilet.  Le  tour  de  son  billet  était  charmant,  plein  de  ca- 
resse et  de  naïveté.  Ce  soin  plus  qu'amical  me  parut  si  tendre , 
comme  si  elle  se  fût  dépouillée  pour  me  vêtir,  que,  dans  mon  émo- 
tion je  baisai  vingt  fois  en  pleurant  le  billet  et  le  jupou  :  Thérèse 
me  croyait  devenu  fou.  11  est  singulier  que,  de  toutes  les  marques 
d'amitieque  madame  d'Epinay  ma  prodiguées,  aucune  ne  m  a  ja- 
mais touche  comme  celie-ia,  el  que,  même  depuis  noire  rupture  ,  je 
n'y  ai  laïuais  repensé  sans  alteudrisseineiit.  J'ai  longtemps  conserve 
sou  petit  billet  .  et  je  laurais  eucore,  s'il  n'eût  eu  le  sort  de  mes 
autres  lettres  du  même  temps. 


100 


LES  VEILLÉES  LITTÉRAIRES  ILLUSTRÉES. 


Quoique  mes  rétentions  me  laissassent  alors  peu  de  relâche  en 
hiver,  et  qu'une  partie  de  celui-ci  je  fusse  réduit  à  l'usage  des  son- 
des, ce  fut  pourtant,  à  tout  prendre,  la  saison  que,  depuis  ma  de- 
meure en  France,  j'ai  passée  avec  le  plus  de  douceur  et  de  tranquil- 
lité. Durant  quatre  ou  cinq  mois  que  le  mauvais  temps  me  tint 
presque  à  l'abri  des  survenants,  je  savourai ,  plus  que  je  n'ai  fait 
avant  et  depuis,  cette  vie  indépendante  ,  égale  et  simple  ,  dont  la 
jouissance  ne  faisait  pour  moi  qu'augmenter  le  prix,  sans  autre 
compagnie  que  celle  des  deux  gouverneuses  en  réaliié,  et  celle  des 
deux  cousines  en  idée.  C'est  alors  surtout  que  je  me  félicitais  clia- 
que  jour  davantage  du  parti  que  j'avais  eu  le  bon  sens  de  prendre, 
sans  égard  aux  clameurs  de  mes  amis,  faciles  de  me  voir  affranchi 
de  leur  tyrannie  ;  et  quand  j'appris  l'attentat  exécrable  d'un  forcené; 
quand  Deleyre  et  madame  d'Epinay  me  parlaient  dans  leurs  lettres 
Ou  trouble  et  de  l'agitation  qui  régnaient  dans  Paris  ^  combien  je 
remerciai  le  ciel  de  m'avoir  éloigné  de  ces  spectacles  d'horreurs  et 
de  crimes  qui  n'eussent  fait  que  Jiourrir,  qu'aigrirriiumeur  bilieuse 
que  l'aspect  des  desordres  publics  m'avait  donnée!  tandis  que,  ne 
voyant  plus  autour  de  ma  retraite  que  des  objets  riants  et  doux, 
mon  cœur  ne  se  livrait  qu'à  des  sentiments  aimables.  Je  note  ici 
avec  complaisance  le  cours  des  derniers  moments  paisibles  qui 
m'ont  été  laissés.  Le  printemiis  qui  suivit  cet  hiver  si  calme  vit 
éclore  le  germe  des  malheurs  qui  me  restent  à  décrire ,  et  dans  le 
tissu  desquels  on  ne  verra  plus  d'intervalle  semblable  où  j'aie  eu  le 
loisir  de  respirer. 

Je  crois  jiourtant  me  rappeler  que,  durant  cet  intervalle  de  paix, 
et  jusqu'au  fond  de  ma  solitude,  je  ne  restai  pas  tout  à  fait  tran- 
quille de  la  part  des  liolbachiens.  Diderot  me  suscita  quelque  tra- 
casserie, et  je  suis  fort  trompé  si  ce  n'est  durant  cet  hiver  que  pa- 
rut le  Fils  naturel,  dont  j'aurai  bientôt  à  parler.  Outre  que,  par  des 
causes  que  l'on  saura  dans  la  suite,  il  m'est  resté  peu  de  monuments 
sûrs  de  cette  époque,  ceux  même  qu'on  m'a  laissés  sont  très  peu 
précis  quant  aux  dates.  Diderot  ne  datait  jamais  ses  lettres.  Ma- 
dame d  lipiuay,  madame  d  Houdetot  ne  dataient  guère  les  leurs  que 
du  j"ur  de  la  semaine  ,  et  Deleyre  faisait  comme  elle  le  plus  sou- 
vent. Quand  j'ai  voulu  ranger  ces  lettres  dans  leur  ordre,  il  a  fallu 
suppléer,  eu  tâtonnant,  des  dates  incertaines  sur  lesquelles  je  ne 
puis  compter.  Ainsi,  ne  pouvant  tixer  avec  certitude  le  commence- 
ment de  ces  brouiileries  ,  j'aime  mieux  rapporter  ci-apres,  dans  un 
seul  article,  tout  ce  que  je  m'en  puis  rappeler. 

Lé  retour  du  printemps  avait  redouble  mon  tendre  délire  ;  et, 
dans  mes  erotiques  transports  ,  j'avais  composé  ,  pour  les  dernières 
parties  de  la  Julie ,  plusieurs  lettres  qui ,  j'ose  le  dire,  se  sentent  du 
ravissement  dan»  lequel  je  les  écrivis.  Je  puis  citer,  entre  autres, 
celles  de  l'Eljsee  et  de  la  pioiuenade  sur  le  lac,  qui,  si  je  m'en  sou- 
viens bien,  sont  à  la  liu  de  la  quatrième  partie.  Quiconque,  en  li- 
sant Ces  deux  lettres  ,•  ne  sent  pas  amollir  et  foudre  son  cœur  dans 
l'attendrissement  qui  me  les  dicta,  doit  fermer  le  livre;  il  n'est  pas 
fait  pour  juger  des  choses  de  sentiment. 

Précisément  dans  le  même  temps  j'eus  de  madame  d'Houdetot 
une  seconde  visite  imprévue.  En  l'absence  de  son  mari ,  qui  était 
capitaine  de  gendarmerie  ,  et  de  son  amant ,  qui  servait  aussi ,  elle 
était  venue  à  Eaubonue,  au  milieu  de  la  vallée  de  Montmorency,  où 
elle  avait  loue  une  assez  jolie  maison  (1).  Ce  fut  de  là  qu'elle  vint 
faire  a  l'Ermitage  une  nouvelle  excursion.  A  ce  voyage  elle  était  à 
cheval  et  eu  homme.  Quoique  je  n'aime  point  ces  sortes  de  masca- 
rades, je  lus  pris  à  l'air  romanesque  de  celle-là,  et  pour  cette  fois  ce 
fut  de  l'amour.  Comme  il  fut  le  premier  et  l'unique  en  toute  ma  vie, 
et  que  ses  suites  le  rendront  à  jamais  mémorable  et  terrible  à  mon 
souvenir,  qu'il  me  soU  permis  d'entrer  dans  quelques  détails  sur  cet 
article. 

Madame  la  comtesse  d'Houdetot  approchait  de  la  trentaine,  et  n'é- 
tait point  belle  :  son  visage  était  marqué  de  la  petite  vérole,  son 
teint  manquait  de  ttnesse,  elle  avait  la  vue  basse  et  les  yeux  un  peu 
rond»;  mais  elle  avait  l'air  jeune  avec  tout  cela,  et  sa  physionomie, 
à  la  lois  vive  et  douce  ,  était  caressante.  Elle  avait  une  l'oièt  de 
grands  cheveux  noirs  naluruliement  bouclés  qui  lui  descendaient  au 
jarret;  sa  taille  était  mignonne,  et  elle  mettait  dans  tous  ses  mou- 
vements de  la  gaucberie  et  de  la  giàce  tout  à  la  fois.  Elle  avait  l'es- 
prit 1res  naturel  et  1res  agréable  ;  la  gaîte,  l'etourderie  et  la  naïveté 
s'y  mariaient  très  heureusement;  elle  abondait  en  saillies  char- 
mantes qu'elle  ne  recherchait  point,  et  qui  lui  venaient  quelquefois 
malgré  elle.  Elle  avait  plusieurs  talents  agréables  ,  jouait  du  clave- 
cin, dansait  bien,  faisait  d'assez  jolis  vers.  Pour  sou  caractère,  il 
etail  aiigelique;  la  douceur  d  âme  en  faisait  le  fond  ;  mais,  hors  la 
prudence  et  la  force.  Il  rassemblait  toutes  les  vertus.  Elle  était  sur- 
tout d'une  telle  bùrete  dans  le  commerce,  d'une  telle  hdélité  dans 
la  société,  que  ses  ennemis  même  u  avaient  pas  besoin  de  se  ca- 
cher d'elle.  J'entends  par  ses  ennemis  ceux  ou  plutôt  celles  qui  la 
baissaient;  car,  pour  eue,  elle  n'avait  pas  un  cœur  qui  pût  hair,  et 
je  crois  que  celte  conformité   de  naturel  contribua  beaucoup  à  me 

(1)  Cette  maison  «xiste  encore  au  dire  deM.  Petitain:  c'est  une  des 
stations  de  l'Ermitage  et  de  la  vallée  de  Montmorency  dont  le  souvenir  de 
housseau  augmente  le  charme.  A.  de  ii. 


passionner  pour  elle.  Dans  les  confidences  de  la  plus  intime  amitié, 
je  ne  lui  ai  jamais  ouï  parler  mal  des  absents,  pas  même  de  sa  belle- 
sœur.  Elle  ne  pouvait  ni  déguiser  ce  qu'elle  pensait  à  personne  ,  ni 
même  contraindre  aucun  de  ses  sentimeiUs,  et  je  suis  persuadé 
qu'elle  parlait  de  son  amant  à  son  mari  même,  comme  elle  en  par- 
lait à  ses  amis,  à  ses  connaissances,  et  à  tout  le  inonde  indifférem- 
ment. Enfin,  ce  qui  prouve  sans  réplique  la  pureté,  la  sincérité  de 
son  excellent  naturel ,  c'est  qu'étant  sujette  aux  plus  énormes  dis- 
tractions et  aux  plus  risibles  etourderies,  il  lui  en  échappait  souvent 
de  très  imprudentes  pour  elle-même,  mais  jamais  d'offensantes 
pour  qui  que  ce  fût. 

On  l'avait  mariée  très  jeune,  et  malgré  elle,  au  comte  d'Houdetot, 
homme  de  condition  ,  brave  militaire  ,  mais  joueur,  chicaneur,  très 
peu  aimable  ,  et  qu'elle  n'a  jamais  aimé.  Elle  trouva  dans  M.  de 
Saint-Lambert  tous  les  mérites  de  son  mari  avec  des  qualités  plus 
agréables,  de  l'esprit,  des  vertus,  et  les  plus  rares  talents.  S'il  faut 
pardonner  quelque  chose  aux  mœurs  du  siècle  ,  c'est  sans  doute  UQ 
pareil  attachement,  que  sa  durée  épure,  que  ses  effets  houorent,  et 
qui  ne  s'est  cimenté  que  par  des  vertus. 

C'était  Un  peu  par  goût,  à  ce  que  j'ai  pu  croire,  mais  beaucoup 
pour  complaire  à  Saint-Lambert,  qu'elle  venait  me  voir.  11  l'y  avait 
exhortée  ,  et  il  avait  raison  de  croire  que  l'amitié  qui  commençait  à 
s'établir  entre  nous  rendrait  cette  société  agréable  à  tous  les  trois. 
Elle  savait  que  j'étais  instruit  de  leurs  liaisons;  et,  pouvant  me 
parler  de  lui  sans  gêne,  il  était  naturel  qu'elle  se  plût  avec  moi-  Elle 
vint,  je  la  vis  ;  j'étais  ivre  d'amour  sans  objet;  cette  ivresse  fascina 
mes  yeux,  cet  objet  se  fixa  sur  elle,  je  vis  ma  Julie  en  madame  d'Hou- 
detot,  et  bientôt  je  ne  vis  plus  que  madame  d'Houdetot  elle-même, 
mais  revêtue  de  toutes  les  perfections  dont  je  venais  d'orner  l'idole 
fictive  de  mon  cœur.  Pour  m' achever,  elle  me  parla  de  Saint-Lam- 
bert en  amante  passionnée.  Force  contagieuse  de  l'amour  !  en  l'é- 
coutant, en  me  sentant  auprès  d'elle,  j'étais  saisi  d'un  frémissement 
nouveau  ,  mais  délicieux,  que  je  n'avais  éprouvé  jamais  auprès  de 
personne.  Elle  parlait,  et  je  me  sentais  ému;  je  croyais  ne  faire  que 
m'intéresser  à  ses  sentiments,  quand  j'en  prenais  de  semblables; 
j'avalais  à  longs  traits  la  coupe  empoisonnée,  sans  eu  sentir  encore 
que  la  douceur.  Enfin  ,  sans  que  je  m'en  aperçusse  et  sans  qu'elle 
s'en  aperçût,  elle  m'inspira  pour  elle-même  tout  ce  qu'elle  expri- 
mait pour  son  amant.  Helas  !  ce  fut  bien  tard  ,  ce  fut  bien  cruelle- 
ment biùler  d'une  passion  non  moins  vive  que  malheureuse  pour 
une  femme  dont  le  cœur  était  plein  d'un  autre  amour. 

Malgré  les  mouvements  exlraordmaires  que  j'avais  éprouvés  au- 
près d'elle,  je  ne  m'aperçus  pas  d'abord  de  ce  qui  m'était  arrivé  :  ce 
ne  fut  qu'après  son  départ  que,  voulant  penser  à  Julie,  je  fus  frappé 
de  ne  pouvoir  plus  penser  qu'à  madame  d'Houdetot.  Alors  mes 
yeux  se  dessillèrent;  je  sentis  mon  malheur,  j'en  gémis;  mais  je 
n'en  prévis  pas  les  suites. 

J'hésitai  longtemps  sur  la  manière  dont  je  me  conduirais  avec 
elle,  comme  si  l'amour  véritable  laissait  assez  de  raison  pour  suivre 
des  délibérations.  Je  n'étais  pas  détermine,  quand  elle  revint  me 
prendre  au  dépourvu.  Pour  lors  j'étais  instruit.  La  honte,  compagne 
du  mal,  me  rendit  muet,  tremblant  devant  elle;  je  n'osais  ouvrir  la 
bouche  ni  lever  les  yeux;  j'étais  dans  un  trouble  inexprimable,  qu'il 
était  impossible  qu'elle  ne  vit  pas.  Je  pris  le  parti  de  le  lui  avouer, 
et  de  lui  en  laisser  deviner  la  cause  :  c'était  la  lui  dire  assez  claire- 
ment. 

Si  j'eusse  été  jeune  et  aimable,  ou  que  dans  la  suite  madame 
d'Houdetot  eût  été  faible  ,  je  blâmerais  ici  sa  conduite;  mais,  tout 
cela  n'étant  pas  ,  je  ne  puis  que  l'applaudir  et  l'admirer.  Le  parti 
qu'elle  prit  était  également  celui  de  la  générosité  et  de  la  pru- 
dence. Elle  ne  pouvait  s'éloigner  brusquement  de  moi  sans  en  dire 
la  cause  à  Saint-Lambert,  qui  l'avait  lui-même  engagée  à  me  voir; 
c'était  exposer  deux  anus  a  une  rupture,  et  peut-être  à  un  éclat 
qu'elle  devait  éviter.  Elle  avait  pour  moi  de  l'estime  et  de  la  bien- 
veillauce.  Elle  eut  pitié  de  ma  folie  ;  sans  la  flatter  elle  la  plaignit, 
et  tâcha  de  m'en  guérir.  Elle  était  bien  aise  de  conserver  a  son 
amant  et  à  elle-même  un  ami  dont  elle  faisait  cas  :  elle  ne  me  par- 
lait de  rien  avec  plus  de  plaisir  que  de  l'intime  et  douce  société  que 
nous  pouvions  former  entre  nous  tiois,  quand  je  serais  devenu  rai- 
sonnable; elle  ne  se  bornait  pas  toujours  à  ces  exhortations  ami- 
cales, et  ne  m'épargnait  pas  au  besoin  leS  reproches  plus  durs  que 
j'avais  bien  mérités. 

Je  me  les  épargnais  encore  moins  moi-même  :  sitôt  que  je  fus 
seul,  je  revins  à  moi;  j'étais  plus  caune  après  avoir  parle  :  l'amour 
connu  de  celle  qui  l'inspire  en  devient  jilus  supportable.  La  force 
avec  laquelle  je  me  reprochai  le  mien  m'eu  eut  dû  guenr,  si  la 
chose  eut  été  possible.  Quels  puissants  mutil's  n'appelai-je  point  à 
mon  aide  pour  l'étouffer!  Mes  mœurs,  mes  sentiments,  mes  prin- 
cipes, la  honte,  l'inltdelite  ,  le  crime,  l'abus  d'un  dépôt  confie  par 
l'amitie,  le  ridicule  enfin  de  brûler  à  mon  âge  de  la  passion  la  plus 
extravagante  pour  un  objet  dont  le  cœur  préoccupé  ne  pouvait  ni 
me  rendre  aucun  retour,  ni  me  laisser  aucun  espoir,  passion  ,  de 
plus,  qui,  loin  d'avoir  rien  a  gagner  par  la  constance,  devenait 
moins  soutfrable  de  jour  en  jour. 

Qui  croirait  que  celte  dernière  considération  ,  qui  devait  ajouter 


LES  CONFESSIONS. 


101 


(In  poids  à  tontes  les  autres,  fut  celle  qui  les  éluda?  Quel  scrupule, 
peiisai-JH,  puis-je  me  faire  d'une  folie  nuisible  à  moi  seul  ?  Snis-je 
donc  un  jeune  cavalier  fort  à  craindre  pour  madame  d'Houdetot?  ne 
diiail-on  pas,  ii  mes  présomptueux  remords,  que  mon  équipage,  ma 
galanterie ,  mon  air,  vont  la  séduire  ?  Eh  !  pauvre  Jean-Jacques, 
aime  à  ton  aise  en  toute  sûreté  de  conscience,  et  ne  crains  pas  que 
tes  soupirs  nuisent  à  Saint-I-aniberl. 

On  a  vu  que  jamais  je  ne  fus  avantageux  ,  ni(''me  dans  ma  jeu- 
nesse. Cette  mode>te  façon  de  penser  était  dans  mon  tour  d'esprit; 
clic  llaltaitma  passion  f  c'en  fut  assez  pour  m'y  livrer  sans  réserve, 
et  rire  même  de  l'inifiertinent  scrupule  que  je  croyais  m'èlre  fait 
par  vanité  plus  que  par  raison.  Grande  leçon  iiour  les  âmes  honnê- 
tes, que  le  vice  n'attaque  jamais  à  découvert,  mais  qu'il  trouve  le 
moyen  de  surprendre  en  se  masquant  toujours  de  quelque  sophisme, 
et  souvent  de  quelque  verlu. 

fioupalile  sans  remords,  ji:  le  fus  bientôt  sans  mesure  ;  et,  de 
gràre,  qu'on  voie  comment  ma  passion  suivit  la  trace  de  mon  na- 
turel pniir  m'entraîner  enfin  dans  l'abîme.  D'abord  elle  prit  un  air 
humble  pour  me  rassurer  ;  et  puis,  pour  me  rendre  entreprenant, 
elle  poussa  cette  humilité  jusqu'à  la  défiance.  Madame  d'Houdetot, 
sans  cesser  de  me  rappeler  à  mon  devoir,  à  la  raison,  sans  jamais 
flatter  un  moment  ma  folie,  me  traitait  au  reste  av(!c  la  plus  grande 
douceur  et  prit  avec  moi  le  ton  de  l'amitié  la  |ilus  tendre.  Cette 
amitié  m'eût  suffi,  je  le  proteste,  si  je  l'avais  crue  sincère;  mais, 
la  trouvant  trop  vive  pour  être  vraie,  n'allai-je  pas  nie  fourrer 
dans  la  tète  que  l'amour  désormais,  si  peu  convenable  à  mon  âge 
et  à  ma  parure,  m'avait  avili  aux  yeux  do  madame  d'Houdetot, 
q\io  cette  jeune  folle  ne  voulait  que  se  divertir  de  moi  et  de  mes 
douceurs  surannées;  qu'elle  eu  avait  fait  confidence  à  Saint-Lam- 
bert, et  que,  l'indignation  de  mon  infidélité  ayant  fait  entrer 
son  amant  dans  ses  vues,  ils  s'entendaient  tous  les  deux  pour 
achever  de  me  faire  tourner  la  tète  et  me  porsiffler  ?  Cette  bêtise,  qui 
m'avait  fait  extravaguer  à  vingt-six  ans  ;ni|irrs  ilc  madame  de  Lar- 
nage,  que  je  ne  conimissais  pas,  m'eût  i  ir  p.irdniiiiable  à  quarante- 
cinq  auprès  de  mailanie  d'Houdetot,  si  j'i  \i~m'  i;,Miijré  qu'elle  et  sçn 
amant  étaient  trop  honnêtes  gens  l'un  et  l'autre  pour  se  faire  un 
aussi  barbare  amusement. 

Madame  d'Houdetot  continuait  à  me  faire  des  visites  que  je  ne 
tardai  pas  à  lui  rendre.  Elle  aimait  à  marcher,  ainsi  que  moi  : 
nous  faisions  delongucspromenadesdansun  pays  enchanté.  Content 
d'aimer  et  de  l'oser  dire,  j'aurais  été  dans  la  plus  douce  situation 
si  mon  extravagance  n'eneiit  détruit  tout  le  charme.  Elle  ne  coni- 
jirit  rien  d'abord  à  la  sotte  humeur  avec  laquelle  je  recevais  ses 
caresses:  mais  mon  cœur,  incapable  de  savoir  jamais  rien  cacher 
de  ce  (|ui  s'y  passe,  ne  lui  laissa  pas  longtemps  ignorer  mes  soup- 
çons; elle  en  voulut  rire:  cet  expédient  ne  réussit  pas;  des  trans- 
ports de  rage  en  auraient  été  l'effet.  Elle  changea  de  ton.  Sa  com- 
patissante douceur  fut  invincible.  Elle  me  fit  des  reproches  qui  me 
pénétrèrent  ;  elle  me  témoigna  ,  sur  mes  injustes  craintes,  des 
inquiétudes  dont  j'abusai.  J'exigeai  des  preuves  qu'elle  ne  se  mo- 
quait pas  de  moi.  Elle  vit  qu'il  n'y  avait  nul  autre  moyen  de  me 
rassurer.  Je  devins  pressant  :  le  pas  était  délicat.  Il  est  étonnant, 
il  est  unique  peut-être,  qu'une  femme,  ayant  pu  venir  ju.squ'à 
marchander,  s'en  soit  tirée  à  si  bon  compte.  Elle  ne  me  refusa 
rien  de  ce  que  la  plus  tondre  amilié  pouvait  accorder;  elle  ne  m'ac- 
corda rien  qui  pût  la  rendre  infidèle:  et  j'eus  l'humiliation  de  voir 
que  l'embrasement  dont  ses  légères  faveurs  allumaient  mes  sens 
n'en  porta  jamais  aux  siens  la  moindre  étincelle. 

J'ai  dit  i|iieli|iie  part  qu'il  ne  faut  rien  accorder  aux  sens  quand 
on  v(uit  leur  refuser  quelque  chose.  Pour  connaître  combien  cette 
maxime  se  trouva  fausse  avec  madame  d'Houdetot,  et  combien  elle 
eut  raison  décompter  sur  elle-même,  il  faudrait  entrer  dans  le  dé- 
tail de  nos  longs  et  fréquents  lêtc-à-tête,  et  les  suivre,  dans  toute 
leur  vivacité  durant  quatre  mois  que  nous  passâmes  ensemble  dans 
une  intimité  pres(iuc  sans  exemple  entre  deux  umis  de  différents 
sexes,  qui  se  renferment  dans  les  bornes  doiit  nous  ne  sortîmes 
jamais.  Ah!  si  j'avais  tardé  si  longtemps  à  sentir  le  véritablt!  amiuir, 
(in'alorsmoncœur  et  mes  sens  lui  payèrent  bien  l'arrérage  !  et  quels 
sont  donc  les  transports  qu'on  doit  éprouver  près  d'un  objet  aimé 
qui  nous  aime,  si  même  un  amour  no/O  partagé  peut  en  inspirer  de 
pareils?  , 

Mais  j'ai  tort  de  dire  un  amour  rfon  partagé;  le  mien  l'était  en 
quelque  sorte;  il  était  égal  des  deux  côtés,  quoiqu'il  ne  fût  pas  ré- 
ciproque. Nous  étions  ivres  ("l'amour  l'un  et  l'autre;  elle  pour  son 
amant,  moi  pour  elle;  mi",  soupirs,  nos  délicieuses  larmes  se  con- 
fondaieui.  Tendres  conr,(iciits  l'un  de  l'autre,  nos  sentiments 
avaient  tant  de  rappor'.,  qu'il  était  impossible  qu'ils  ne  se  mêlas- 
sent pas  (Ml  quelque,  chose;  et  toutefois,  au  milieu  de  cette  dan- 
gereuse ivri^sse,  jaiTiais  elle  ne  s'est  oubliée  un  moment  ;  et  moi  je 
proteste,  je  jure  à  lu  face  du  ciel,  que,  si  quelquefois,  égaré  par  mes 
si'.ns,  j'ai  tenté  de  la  rendre  infidèle,  jamais  je  ne  l'ai  véritablement 
désiré.  I.a  vehéiujnce  de  ma  passion  la  coiilriiait  par  elle-même. 
Le  devoir  dis  privations  avait  exalté  ukui  àme.  L'celal  de  toutes 
les  vertus  (iruait  ;i,  mes  yeux  l'idole  de  mon  cieur  ;  en  siuiiller  la 
diviue  image  eùl  (été  rauéanlir.  J'aurais  pu  comiuellre  le  crime  ; 


il  a  cent  fois  été  commis  dans  mon  cftur  :  mais  avilir  ma  S  >phie  ! 
ah  !  cela.se  pouvait-il  jamais!  non,  non,  je  le  lui  ai  cent  fois-dit 
à  elle-même  ;  eussé-je  été  le  maître  de  me  satisfaire,  sa  propre  ''o 
lonté  l'eiit-elle  mise  à  ma  discrétion,  horsquelques  courts  rnomenU 
de  délire,  j'aurais  refusé  d'être  heureux  à  ce  prix.  Je  l'aimais  trop 
pour  vouloir  la  po.sséder. 

H  y  a  près  dune  lieue  de  l'Ermitage  à  Eaubonne  ;  dans  mes  fré- 
quents voyages,  il  m'est  arrivé  quelquefois  d'y  coucher;  un  .soir, 
après  avoir  soupe  tèt(;-à-tôle,  nous  allànie'S  n(jus  promener  au  jar- 
din, par  un  très  beau  clair  de  lune.  Au  fonJ  de  ce  jardin  était  un 
a^S'z  grand  taillis  par  où  nous  fûmes  chercher  un  joli  bosquet, 
orné  (l'une  cascade  dont  je  lui  avais  donné  l'idée,  et  qu'elle  avait 
fait  exécuter.  Souvenir  immortel  d'innocence  il  de  jouissance!  Ce 
fut  dans  ce  bosquet  qu'a.ssis  avec  elle  sur  un  banc  de  gazon,  sous 
un  acacia  tout  chargé  de  tleurs,  je  trouvai,  pour  rendre  les  mou- 
vements de  mon  cœur,  un  langage  vraiment  di^ne  d'eux  (1)-  Ce 
fut  la  première  et  l'unique  fois  de  ma  vie,  mais  je  fus  sublime,  si 
l'on  peut  nommer  ainsi  tout  ce  que  l'amour  le  plus  tendre  et  le 
plus  ardent  peut  porter  d'aimable  et  de  séduisant  dans  un  cœur 
d'homme.  Que  d'enivrantes  larmes  je  versai  sur  .ses  genoux!  que 
je  lui  eu  fis  verser  malgré  elle  !  Enfin,  dans  un  transport  involon- 
taire elle  s'écria:  Non,  jamais  homme  ne  fut  si  aimable,  et  jamais 
amant  n'aima  comme  vous  !  Mais  votre  ami  Saint-Lambert  nous 
écoute  ;  et  mon  cœur  ne  saurait  aimer  deux  fois.  Je  me  tus  en  sou- 
[lirant;  je  l'embrassai...  ;  quel  embrassement  !  Mais  ce  fut  tout.  H 
y  avait  six  mois  qu'elle  vivait  seule,  c'est-à-dire  loin  de  son  amant 
et  de  son  mari  ;  il  y  en  avait  trois  que  je  la  voyais  presque  tous 
les  jours,  et  toujours  l'amour  en  tiers  entre  elle  et  moi.  .Nous  avions 
soupe  tête-à-tête,  nous  étions  seuls,  dans  un  bosquet,  au  clair  de 
la  lune;  et,  après  deux  heures  de  l'entretien  le  plus  vif  et  le  plus 
tendre,  elle  sortit,  au  milieu  de  la  nuit,  de  ce  bosquet,  et  des  bras 
de  son  ami,  aussi  intacte,  aussi  pure  de  corps  et  de  cœur  qu'elle  y 
était  entrée.  Lecteur,  pesez  toutes  ces  circonstances  j  je  n'ajoute- 
rai rien  de  plus. 

Et  qu'on  n'aille  pas  s'imaginer  qu'ici  mes  sens  me  laissaient 
tranquille,  comme  auprès  de  TliTèse  et  de  maman.  Je  l'ai  déjà  dit, 
c'était  de  l'amour  cette  fois,  et  l'amour  dans  toute  son  énergie  et 
dans  tontes  ses  fureurs.  Je  ne  décrirai  ni  les  agitations,  ni  les  fré- 
missements, ni  l(!s  palpitations,  ni  les  mouvements  convulsifs,  ni 
les  défaillances  de  cœur  que  j'éprouvais  continuellement,  on  en 
pourra  juger  par  l'cliet  que  sa  seule  image  faisait  sur  moi.  J'ai  dit 
qu'il  y  avait  loin  de  l'Ermitage  à  Eaubonne  :  je  passais  par  les  co- 
teaux d'Audilly,  qui  sont  charmants.  Je  rêvais,  eu  marchant,  à 
celle  que  j'allais  voir,  à  l'accueil  caressant  qu'elle  me  ferait,  au 
baiser  qui  m'attendait  à  mon  arrivée.  Ce  seul  baiser,  ce  baiser 
funeste,  avant  même  de  le  recevoir,  m'embrasait  le  sang  à  telle 
point,  que  ma  tète  se  troublait;  un  éblouissement  m'aveuglait, 
mes  genoux  tremblants  ne  pouvaient  me  soutenir,  j'étais  force  de 
m'arrêter,  de  m'asseoir  ;  toute  ma  machine  était  dans  un  désordre 
inconcevable  ;  j'étais  prêta  m'évanouir.  Instruit  du  danger,  je  tâ- 
chais, en  partant,  de  me  distraire  et  de  penser  à  autre  chose.  Je 
n'avais  pas  fait  vingt  pas  que  les  mêmes  souvenirs  et  les  mêmes  ac- 
cidents qui  en  étaient  la  suite  revenaient  m'assaillir  sans  qu  il  me 
fût  possible  de  m'en  délivrer,  et,  de  quelque  façon  que  je  m'y  sois 
pu  prendre,  je  ne  crois  pas  qu'il  me  soit  jamais  arrivé  de  faire  seul 
ce  trajet  impunément.  J'arrivais  à  Eaubonne  faible,  épuisé,  rendu, 
me  soutenant  à  peine.  A  l'instant  que  je  la  voyais  tout  était  ré- 
paré; je  ne  sentais  plus  auprès  d'elle  que  l'imiiortunite  d'une  vi- 
gueur inépuisable  et  toujours  inutile.  Il  y  avait  sur  ma  roule,  à  la 
vue  d'Eaubonnc,  une  terrasse  ag:réable,  appelée  le  mont  Olympe, 
où  nous  nous  rendions  quelquefois,  chacun  (le  notre  côté.  J'arrivais 
le  premier,  j'étais  fait  pour  l'attendre  :  mais  que  cette  attente  me 
coulait  cher!  Pour  me  distraire,  j'essayais  d'écrire  avec  mon  crayon 
des  billets  que  j'aurais  pu  tracer  du  plus  pur  de  mon  sang:  je  n'en 
ai  jamais  pu  achever  un  qui  fût  lisible.  Quand  e'ie  en  trouvait  quel- 
qu'un dans  la  niche  dont  nous  étions  convenus,  elle  n'y  pouvait 
voir  autre  chose  que  l'état  vraiment  déplorable  où  j'étais  en  l'é- 
crivant. Cet  état,  et  surtout  sa  durée  pendant  trois  mois  d'irrita- 
tion continuelle  et  de  privation,  me  jeta  dans  un  ipuisement  dont 
je  n'ai  pu  me  tirer  de  plusieurs  années,  et  finit  par  me  donner 
une  descente  que  j'emporterai  ou  qui  m'emportera  au  tombeau. 
Telle  a  été  la  seule  jouissance  amoureuse  de  l'homme  du  tempéra- 
ment le  plus  combustible  ,  mais  le  plus  timide  en  même  temps,  que 
peut-être  la  nature  ait  jamais  produit.  Tels  ont  été  les  derniers 
beaux  jours  qui  m'aient  été  comptés  sur  la  terre:  ici  commence 
le  long  tissu  des  malheurs  de  ma  vie,  où  l'on  verra  peu  d'iuterrup- 
tion. 

On  a  vu  dans  tout  le  cours  de  ma  vie  que  mon  cœur,  transparent 
comme  lecristal,  n'a  jamais  su  cacher,  durant  une  minute  entière, 
un  senlimenl  un  peu  vif  qui  s'y  fût  réfugié.  Qu'on  juge  s'il  nie  fut 
possible  de  cacher  lon.;teinps  mon  amour  pour  madame  d'Houdetot. 
Notre  intimité  frappait  tous  les  yeux,  nous  n'y  mettions  ni  secret 

(1)  Le  bosouel,  la  cascade  et  l'acacia  sont  religieusement  conservés. 
^  '  A.  dtf  B. 


102 


LES  VEILLÉES  LITTÉRAIRES  ILLUSTREES. 


ni  myiitér.';  plie  n'était  pas  He  ?iatiire  en  avoir  besoin  ;  et,  comme 
niadaiiK."  d'Houdetot  avait  pour  moi  ramilié  la  plus  tendre,  qu'elle 
ne  se  reprochait  point;  que  j'avais  pour  elle  une  estime  dont  personne 
ne  connaissait  mieux  que  moi  la  justice;  elle,  franche,  distraite, 
étourdie;  moi,  vrai,  maladroit,  fier,  impatient,  emporté,  nous  don- 
nions encore  sur  nous,  dans  notre  trompeuse  sécurité,  beaucoup 
plus  de  prise  que  nous  n'aurions  fait  si  nous  eussions  été  coupa- 
bles. Nous  allions  l'un  et  l'autre  à  la  Chevrette  ;  nous  nous  y  trou- 
vions souvent  ensemble,  quelquefois  même  par  rendez- vous.  Nous 
y  vivions  à  notre  ordinaire,  nous  promenant  tous  les  jours  tète-à- 
tète  eu  i)arlant  de  nos  amours,  de  nos  devoirs,  de  notre  ami,  de 
nos  innoienls  projets,  dans  le  parc,  vis-à-vis  l'appartement  de  ma- 
dame d'E|iinay,  sous  ses  fenêtres,  d'où,  ne  cessant  de  nous  exami- 
ner et  se  croyant  bravée^  elle  assouvissait  son  cœur  par  ses  yeux 
de  rage  et  d  indignation. 

Les  femmes  on  t  toutes  l'art  de  cacher  leur  fureur  quand  elle  est  vive  ; 
madame  d'Epinay,  violente  mais  jéfléchie,  possède  surtout  cet  art 
éminemment.  Elle  feignit  de  ne  rien  voir,  de  ne  rien  soupçonner;  et, 
dans  le  même  temps  qu'elle  redoublait  avec  moi-  d'atienlions,  de 
soins,  et  presque  d'agaceries,  elle  affectait  d'accabler  sa  belle-sœur 
de  procédés  malhonnêtes,  et  de  marques  d'un  dédain  qu'elle  sem- 
blait vouloir  me  comnmniquer.  Ou  juge  bien  qu'elle  ne  réussissait 
pas;  mais  j'étais  au  supplice.  Déchire  de  sentiments  contraires  en 
même  temps  que  j'étais  touché  de  ses  caresses,  j'avais  peine  à  con- 
tenir ma  colère  quand  je  la  voyais  manquer  à  madame  d'Houdetot. 
La  douceur  angelique  de  celle-ci  lui  faisait  tout  endurer  sans  se 
plaindre,  et  même  sans  lui  en  savoir  plus  mauvais  gré.  Elle  était 
d'ailleurs  souvent  si  distraite,  et  toujours  si  peu  sensible  à  ces  cboses- 
là,  que  la  moitié  du  temps  elle  no  s'en  apercevait  pas. 

J'étais  si  préoccupé  de  ma  passion,  que,  ne  voyant  rien  que  So- 
phie (c'était  un  des  noms  de  madamed  Houdetul),  je  ne  remarquais 
pas  même  que  j'étais  devenu  la  fable  de  toute  la  maison  et  des  sur- 
venants. Le  baron  d'Holbucli,  qui  n'était  jamais  venu  que  je  sache  à 
la  Chevrette,  fut  au  no,nibre  de  ces  derniers.  Si  j'eusse  été  aussi  dé- 
fiant que  je  le  suis  devenu  dans  la  suite,  j'aurais  fort  soupçonné 
madame  d'Epinay  d'avoir  arrangé  ce  voyage,  poui  lui  donner  l'amu- 
sanl  cadeau  de  voir  le  citoyen  amoureux  ;  mais  j'étais  alors  si  bête 
que  je  ne  voyais  pas  rnème  ce  qui  crevait  les  yeux  à  tout  le  monde. 
Toute  ma  stupidité  ne  m'empêcha  pas  de  trouver  au  baron  l'air  plus 
content,  plus  jovial  qu'à  son  ordinaire.  Au  lieu  de  me  regarder 
noir,  selon  sa  coutume,  il  me  lâchait  cent  pro|)os  goguenards  aux- 
quels je  ne  comprenais  rien.  J'ouvrais  de  grands  yeux  sans  rien  ré- 
pondie;  madame  d  Epinay  se  tenait  les  côtés  de  rire;  je  ne  savais 
sur  quelle  herbe  ils  avalent  marché.  Comme  rien  ne  passait  encore 
les  bornes  de  la  plaisanterie,  tout  ce  que  j'aurais  eu  de  mieux  à 
faire,  si  je  m'en  étais  aperçu,  eût  été  de  m'y  pièter.  Mais  il  est  vrai 
qu'à  travers  la  railleuse  gaité  du  baron  l'un  voyait  briller  dans  ses 
yeux  une  maligne  joie,  qui  m'eût  peut-être  inquiété,  si  je  l'eusse 
aussi  bien  remarquée  alors  que  je  me  la  rappelai  dans  la  suite. 

Un  Jour  que  j'allai  voii  madame  d'Houdetot  à  Eaubonne,  au  re- 
tour d'un  de  ses  voyages  de  Paris,  je  la  trouvai  triste,  et  je  vis  qu'elle 
avait  |ileuré.  Je  fus  obligé  de  me  contraindre,  parce  que  madame 
de  Blainville,  sœur  de  son  mari,  était  là;  mais,  sitôt  que  je  pus 
trouver  un  moment,  je  lui  marquai  mon  inquiétude.  Ali  !  me  dit- 
elle  en  soupirant,  je  crains  bien  que  vos  folies  ne  me  coûtent  le  repos 
de  mes  jours  1  Saint-Lambert  est  instruit,  et  mal  instruit.  11  me 
rend  justice  ;  mais  il  a  de  l'humeur,  dont,  qui  pis  est,  il  me  cache 
une  partie.  Heureusement  je  ne  lui  ai  rien  tû  de  nos  liaisons,  qui 
s  étaient  faites  sous  ses  auspices.  Mes  lettres  eiaiciîi  pleines  de  vous 
ainsi  que  mon  cœur;  je  ne  lui  ai  caché  que  votre  amour  insensé, 
dout  j'espérais  vous  guérir,  et  dont,  sans  m'en  parler,  je  vois  qu'il 
me  fait  un  crime.  On  nous  a  desservis;  l'on  m'a  lait  tort;  mais  n'im- 
porte. Uu  rompiius  tout- à-fait,  ou  soyez  tel  que  vous  devez  être.  Je 
ne  veux  plus  rien  avoir  à  cacher  à  mon  amant. 

Ce  lut  la  le  preuiier  moment  où  je  lus  sensible  à  la  honte  de  me 
■voir  humilié  par  le  sentiment  de  ma  faute,  devant  une  jeune  femme 
dont  j'aurais  dû  être  le  Mentor.  L'indignation  que  j'en  ressentis 
coiitie  nioi-urèiue  eût  peut-être  sutfi  pour  surmonter  ma  faiblesse, 
SI  la  tendre  cùmpassion  que  m'en  inspirait  la  victime  n'eût  encore 
amolli  mou  cœur.  Hélas!  était-ce  le  moment  de  pouvoir  l'endurcir 
lorsqu'il  était  inonde  par  des  larmesqui  lepéiiétraientde  toutes  parts  ! 
Cet  atiendiissement  se  changea  bientôt  en  colère  contre  les  vils 
délateurs  qui  n'avaient  vu  que  le  mal  d'un  sentiment  criminel, 
mais  involontaire,  sans  croire,  sans  imaginer  même  lasinceie  hon- 
nêteté de  cœur  qui  le  rathetait.  Nous  ne  reslàuies  pas  longtemps  en 
doute  sur  la  main  d'où  parlait  le  couj). 

Nous  savions  l'un  et  l'autre  que  madame  d'Ei)inay  était  en  com- 
merce de  lettres  avec  Saint-Lambert.  Ce  u'elait  pas  le  premier  orage 
qu'elle  avait  suscite  à  madame  d'Houdetot,  dont  elle  avait  lait  mille 
ctlurls  pour  le  détacher,  et  que  les  succès  passagers  de  quelques-uns 
de  ces  ellorts  faisaient  trembler  pour  la  suite.  D'ailleurs  Grimm, 
qui,  ce  me  tcuible,  avait  suivi  M.  de  Castries  à  l'année,  était  en 
\Vtstplialie  aussi  bien  que  Saint-Lambert;  ils  se  voyaient  quelque- 
lois.  Cnnim  avuit  l'ait  près  de  madame  d'Houdetot  quelques  lenia- 
Vives  qui  n'avaient  pas  réussi.  Grimm,  très  piqué,  cessa  tout-à-fait 


de  la- voir.  Qu'on  juge  du  sang-froid  avec  lequel,  modeste  comme 
on  fait  cju'il  l'est,  il  lui  supposait  des  préférences  pour  un  homme 
plus  âgé  que  lui,  et  dont  lui,  Grimm,  depuis  qu'il  fréquentait  les 
grands,  ne  parlait  plus  que  comme  de  son  protégé. 

Mes  soupçons  sur  madame  d'Epinay  se  changèrent  en  certitude 
quand  j'appris  ce  qui  s'était  passé  chez  moi.  Quand  j'étais  à  laChe- 
vrette,  Thérèse  y  venait  souvent,  soit  pour  me  rendre  des  soins  né- 
cessaires à  ma  mauvaise  santé,  soit  pour  m'apporter  mes  lettres. 
Madame  d'Epinay  lui  avait  demandé  si  nous  ne  nous  écrivions  pas, 
madame  d'Houdetot  et  moi.  Sur  son  aveu,  madame  d'Epinay  la 
pressa  de  lui  remettre  les  lettres  de  madame  d'Houdetot,  l'assurant 
qu'elle  les  recachèterait  si  bien  qu'il  n'y  paraîtrait  pas.  Thérèse,  sans 
montrer  combien  cette  projiosition  la  scandalisait,  et  même  sans 
m'averlir,  se  contenta  de  mieux  cacher  les  lettres  qu'elle  m'appor- 
tait: précaution  très  heureuse;  car  madame  d'Epinay  la  faisait 
guetter  a  son  arrivée:  et,  l'attendant  au  pa.ssage,  poussa  plusieurs 
fois  l'audace  jusqu'à  chercher  dans  sa  bavette.  iÉlle  fit  plus:  s'étaut 
un  jour  invitée  à  venir  avec  M.  de  Margency  dîner  à  l'Ermitage  pour 
la  première  fois  depuis  que  j'y  demeurais,  elle  prit  le  temps  que  je 
me  promenais  avec  Margency,  pour  entrer  dans  mon  cabinet  avec 
la  mère  et  la  fille,  et  les  presser  de  lui  montrer  les  lettres  de  madame 
d'Houdetot.  Si  la  mère  eût  su  où  elles  étaient,  les  lettres  étaient 
livrées;  mais  heureusement  la  fille  seule  le  savait,  et  nia  que  j'sQ 
eusse  conservé  aucune.  Mensonge  assurément  plein  de  fidélité,  de 
générosité,  d'honnêteté,  tandis  que  la  vérité  n'eût  été  qu'une  per- 
fidie. Madame  d'Epinay,  voyant  qu'elle  ne  pouvait  la  séduire,  s'ef- 
força de  l'irriter  par  la  jalousie,  en  lui  reprochant  sa  facilité  et  son 
aveuglement.  Comment  pouvez-vous,  lui  dit-elle,  ne  pas  voir  qu'ils 
ont  entre  eux  un  commerce  criminel?  Si,  malgré  tout  ce  qui  frappe 
vos  yeux,  vous  avez  besoin  d'autres  preuves,  prêtez-vous  donc  à  ce 
qu'il  faut  faire  pour  les  avoir  ;  vous  dites  qu'il  déchire  les  lettres  de 
madame  d'Houdetot  aussitôt  qu'il  les  a  lues.  Eh  bien,  recueillez 
avec  soin  les  |iièces,  et  donnez-les-moi  ;  je  me  charge  de  les  rassem- 
bler. Telles  étaient  les  leçons  que  mon  amie  donnait  à  ma  com- 
pagne. 

Thérèse  eut  la  discrétion  de  me  taire  assez  longtemps  toutes  ces 
tentatives  ;  mais,  voyant  mes  perplexités,  elle  se  crut  obligée  à  me 
tout  dire,  afin  que,  sachant  à  qui  j'avais  affaire,  je  prisse  mes  me- 
sures pour  me  garantir  des  trahisons  qu'on  me  préparait.  Mon  in- 
dignation, ma  fureur  ne  peut  se  décrire.  Au  lieu  de  dissimuler  avec 
madame  d'Epinay  à  son  exemple,  et  d'user  de  contre-ruses,  je  me 
livrai  sans  mesure  à  l'impétuosité  de  mon  naturel  ;  et,  avec  mon 
étourderie  ordinaire,  j'éclatai  tout  ouvertement.  On  peut  juger  de 
mon  imprudence  par  les  lettres  suivantes,  qui  montrent  suffisam- 
ment la  manière  de  procéder  de  l'un  et  de  l'autre  en  cette  occasion. 

BILLET  DE  MADAME  d'epinav  (lîasse  A,  n''44). 

«  Pourquoi  donc  ne  vous  vois-je  pas,  mon  cher  ami  ?  Je  suis 
inquiète  de  vous.  Vous  m'avez  tant  promis  de  ne  faire  qu'aller  et 
venir  de  l'Ermitage  ici  !  Sur  cela  je  vous  ai  laissé  libre  ;  et  point  du 
tout,  vous  lai.-sez  passer  huit  jours.  Si  on  ne  m'avait  pas  dit  que 
vous  étiez  en  bonne  santé,  je  vous  croirais  malade.  Je  vous  atten- 
dais avant-hier  ou  hier,  et  je  ne  vous  vois  point  arriver.  Mon  Dieu, 
qu'avez-vous  donc?  'Vous  n'avez  point  d'alïaires  :  vous  n'avez  pas 
non  plus  de  chagrins  ;  car  je  me  flatte  que  vous  seriez  venu  sur- 
le-champ  inc  les  confier.  Vous  êtes  donc  malade  !  tirez-moi  d'in- 
quiétude bien  vite,  je  vous  en  prie,  .\dieu,  mon  cher  ami  :  que  cet 
adieu  me  donne  un  bonjour  de  vous.  » 


Ce  mercredi  matin. 

«  Je  ne  puis  rien  vous  dire  encore,  j'attends  d'être  mieux  ins- 
truit, et  je  le  serai  tôt  ou  tard.  Eu  attendant,  soyez  sûre  que  l'in- 
nocence accusée  trouvera  un  défenseur  assez  ardent  pour  donner 
quelque  repentir  aux  calomniateurs,  quels  qu'ils  soient.  » 

SliCOND    BILLET    DE    LA    MEME    (llaSSe    A,    U"    45). 

«  Sdvez-vous  que  cette  lettre  m'effraie?  Qu'est-ce  qu'elle  veut  donc 
dire?  Je  l'ai  relue  plus  de  vingt  .cinq  fois.  En  vérité,  je  n'y  com- 
prends rien.  Je  vois  seulement  que  vous  êtes  inquiet  et  tourmenté, 
et  que  vous  attendez  que  vous  ne  le  soyez  plus  pour  m'en  parler. 
Mon  cher  ami,  est-ce  là  ce  dont  nous  étions  convenus?  qu'est  donc 
devenue  cette  amitié,  cette  confiance?  ei  coninienl  l'ai-je  perdus? 
Est-ce  contre  moi  ou  pour  moi  que  vous  éi')S  lâché?  Quoi  qu'il  en 
soit,  venez  dès  ce  soir,  je  vous  en  conjure,  sO!ivenez-vous  que  vous 
m'avez  promis,  il  n'y  a  pas  huit  jours,  de  ne  rien  garder  sur  le 
cœur,  et  de  me  parler  sur-le-champ.  Mon  cher  aiiii,je  vis  dans  cette 
confiance...  Tenez,  je  viens  encore  de  lire  votre  lettre  ;  je  n'y  conçois 
pas  davantage,  mais  elle  me  lait  trembler.  11  nn-î  semble  que  vous 
êtes  cruellement  agité.  Je  voudrais  vous  calmer;  mais  comme 
j'ignore  le  sujet  de  vos  inquiétudes,  je  ne  sais  quovous  dire,  sinon 
que  me  voilà  tout  aussi  malheureuse  que  vous,  jutquà  ce  que  je 


LES  CONFESSIONS. 


103 


vous  nii^  VII.  Si  vous  n'fttnspas  iri  ce  sniriVsix  hft\ires,  je  pars  flpmain 
pour  lErmitajïfi.niiolqiifi  tfimps  q\i'il  fassp,  nt 'lan^  qn^InuP  état  que 
jo  sois;  car  je  no  saurais  tenir  à  rette  inf(iii(''tii(l'>.  Ronjoiir,  mon 
rhnr  bon  ami.  A  tnnt  hasard,  je  risque  de.  vous  rlire,  sans  savoir  si 
vous  en  avez  besoin  on  non.  Me  làeher  fie  prendre  garde  et  d'amMer 
les  progrès  que  fait  l'inquiétude  dans  la  solitude.  Une  mouche 
devient  monstre,  je  l'ai  souvent  ép-'ouvé.  » 


Ce  mercredi  soir. 

«  .le  ne  puis  ni  vous  aller  voir,  ni  recevoir  votre  visite,  tant  que 
durera  l'inquiétude  où  je  suis.  I,a  eonfi.inee  dont  vous  parlez  n'est 
])liis,  et  il  ne  sera  pas  aisé  de  la  retrouver.  .le  ne  vois  à  présent 
dans  voire  empressement  que  le  désir  de  tirer  des  aveux  d'antrni 
quelque  avantage  qui  convienne  :i  vos  vues;  et  mon  ereur,  si  nrompt 
h  s'épancher  dans  un  cœur  qui  s'ouvre  pour  le  recevoir,  se  ferme  k 
]:\  ruse  et  :"i  la  finesse.  Je  reconnais  votre  adresse  ordinaire  dans  la 
difficuUi»  que  vous  trouvez  ;'i  comprendre  mon  billet.  Me  crovez-vons 
assez  dupe  nou.r  penser  nue  vous  ne  l'ayez  nas  compris  ?  Non  ;  mais 
•je  saurai  vaincre  vos  snlilililés  h  force  di'  franchise.  Je  vais  m'e\- 
jilioiii'^r  plus  clairement,  afin  que  vous  m'entendiez  encore  moins. 
«  Deux  amants  bien  unis  et  dignes  de  s'aimer  me  sont  chers  :  je 
m'attends  bien  que  vous  ne  saurez  pas  qui  je  veux  dire,  à  moins 
que  je  ne  vous  les  nomme.  Je  présume  qu'on  a  tenté  de  les  désunir, 
et  que  c'est  de  moi  qu'on  s'est  servi  pour  donner  de  la  jalousie  k  l'un 
des  deux.  Le  choix  n'est  pas  fort  adroit,  mais  il  a  paru  commode  à 
la  méchanceté  :  et  cette  méchanceté,  c'est  vous  que  j'en  soupçonne. 
J'espère  que  ceci  devient  p'us  clair. 

«  Ainsi  donc  la  femme  nue  j'estime  le  pbis  aurait  de  mon  su  l'in- 
famie de  partager  son  cœur  et  sa  personne  entre  deux  amants,  et 
moi  celle  d'être  un  de  ces  deux  lâches!  Si  je  savais  qu'un  seul 
moment  de  la  vie  vous  eussiez  pu  penser  ainsi  d'elle  et  de  moi,  je 
vous  haïrais  jusqu'à  la  mort.  Mais  c'est  de  l'avoir  dit,  et  non  de 
l'avoir  cru,  que  je  vous  taxe.  Je  ne  comprends  pas  en  pareil  cas 
auquel  c'est  des  trois  quevous  avez  vo\ilu  nuire  ;  mais  si  vous  aimez 
le  repos,  craignez  d'avoir  eu  le  malheur  de  réussir.  Je  n'ai  caché 
ni  à  vous  ni  à  elle  tout  le  mal  que  je  pense  de  certaines  liaisons  ; 
mais  je  veux  qu'elles  finissent  par  un  moyen  aussi  honnête  que  sa 
cause,  et  (]u'uu  amour  illégitime  se  change  en  une  éternelle  amitié. 
Moi  qui  ne  fis  jamais  de  mal  à  personne,  servirais-je  innocemment 
il  en  faire  à  mes  amis?  Non,  je  ne  vous  le  pardonnerais  jamais, 
je  deviendrais  votre  irréconciliable  ennemi.  Vos  secrets  seuls  seraient 
toujours  respectés,  car  je  ne  serai  jamais  un  homme  sans  foi. 

<  Je  n'imagine  pas  que  les  perplexités  où  je  suis  puissent  durer 
bien  longtemps.  Je  ne  tarderai  pas  à  savoir  si  je  me  suis  trompé. 
Alors  l'aurai  peut-être  de  grands  torts  à  réparer,  et  je  n'aurai  rien 
faiteii  ma  vie  de  si  bon  creur.  Mais  savez-vons  comment  je  rachè- 
terai mes  fautes  durant  le  peu  de  temps  qui  me  reste  à  passer  près 
de  vous?  En  faisant  ce  que  nul  autre  ne  fera  que  moi  ;  en  vous  di- 
sant franchement  ce  qu'on  pense  de  vous  dans  le  monde,  et  les 
brèches  que  vous  avez  à  réparer  dans  votre  réputation.  Malgré  tous 
les  prétendus  amis  qui  vous  entourent,  quand  vous  m'aurez  vu  par- 
tir, vous  pourrez  dire  adieu  à  la  vérité;  vous  ne  trouverez  plus  per- 
.sonne  qui  vous  la  dise.  « 

TROISIÈME    BILLET    DE    LA   MÊME  (lia.SSe  A,  n°    16). 

«  Je  n'entendais  pas  votre  lettre  de  ce  matin  :  je  vous  l'ai  dit, 
parce  que  cela  était.  J'entends  celle  de  ce  soir  :  n'ayez  pas  peur 
que  j'y  réponde  jamais;  je  suis  trop  pressée  de  l'oublier,  et,  quoique 
\ous  me  fassiez  pitié,  je  n'ai  pu  me  défendre  de  l'amertume  dont 
elle  me  remjilit  lame.  Moi  !  user  de  ruses,  de  finesses  avec  vous! 
moi,  accusée  de  la  plus  noire  des  infamies!  Adieu,  je  regrette  que 

vous  ayez  la adieu,  je  ne  sais  ce  que  je  dis adieu  ;  je  serai 

bien  pressée  de  vous  pardonner.  Vous  viendrez  quand  vous  vou- 
drez; vous  serez  reçu  mieux  que  ne  l'exigeraient  vos  soupçons.  Dis- 
pensez-vous seulement  de  vous  mettre  en  peine  de  ma  réputation. 
Peu  m'importe  celle  qu'on  me  donne.  Ma  conduite  est  bonne,  et 
cela  me.'iiffit.  Au  surplus,  j'ignorais  absolument  ce  qui  est  arrivé 
aux  deux  personnes  qui  me  sont  aussi  chères  qu'à  vous.  » 

Cette  dernière  lettre  me  tira  d'un  terrible  embarras,  et  me  plon- 
gea dans  un  autre  qui  n'était  guère  moindre.  Quoique  toutes  ces  let- 
tres et  réponses  fussent  allées  cl  venues  dans  l'espace  d'un  j..uravcc 
une  extrême  rapidité,  cet  intervalle  avait  suffi  pour  en  meitie  entre 
nu;s  traus|iorls  de  fureur,  et  pour  me  laisser  rétbichir  sur  l'éuormité 
de  luoii  imprudence.  Madame  iriloiidelot  ne  m'avait  rien  tant  re- 
CdUiiii.indé  (juc  de  rester  tran(|uill(',  de  lui  lais.ser  le  .soin  de  .«e  tirer 
seule  de  cette  ad'aire,  et  d'éviter,  surtout  dans  le  moment  même, 
toute  rupture  et  tout  éclat;  et  moi,  par  les  insultes  les  plus  ouvertes 
elles  plus  atroces,  j'allais  achever  de  porter  la  rage  dans  le  cœur 
d'une  femme  qui  n'y  était  déjà  que  trop  disposée.  Je  ne  devais  natu- 
rellement attendre  de  sa  part  qu'une  ré|ionse  si  fière.si  dédaigneuse, 
SI  méprisante,  que  je  n'aurais  pu,  sans  la  plus  indigne  lâcheté, 


m'ahstenirde  quitter  sa  maison  snr-le-chamo.  Heureusement,  ptii» 

adroite  encore  que  je  n'étais  emporté,  elle  évita,  par  le  tour  de  sa 
réponse,  de  me  réduire  à  celte  extrémité.  Mais  il  fallait  ou  sortir  oii 
l'aller  voir  sur-le-champ;  l'alternative  était  inévitable.  Je  nri'^  der- 
nier parti,  fort  embarrassé  de  ma  contenance  dans  l'explicali.m  que 
je  prévoyais.  Car  comment  m'en  tirer  sans  compromettre  ni  madame 
dHoudetot.  ni  Thérèse?  et  malheur  à  celle  que  j'aurais  nommée'  U 
n'v  avait  rien  que  la   vengeance  d'une  femme  implacable  et   intri- 
gante ne  me    fît  craindre   pour  celle    qui  en  serait   l'objet.  C'était 
pour  prévenir  ce  malheur  que  je  n'avais  parlé  que  de  soupçons  dans 
mes  lettres,  afin  d'être   dispensé  d'énoncer  mes   preuves.  Il  est  vrai 
que  cela  rendait  mes  emportements  plus  Inexcusatiles.  nuls  simples 
.soupçons   ne  pouvant  m'autoriser  ^  traiter    ime  femme,  et  surtout 
une  amie,   comme  je  venais  de  traiter  madame  d'F,(>inay.  Mais  ici 
commence  la  grande  et   noble    tâche   que  j'ai  dignement  remplie. 
d'expier  mes  fautes  et  mes  faiblesses  cachées   en  me  chargoant  du 
blâme  de  fautes  plus  graves  dont  j'étais  incapable  et  que  je  ne  com- 
mis jamais.  .  .         ....•., 

.le  n'eus  pas  à  soutenir  la  prise  que  |  avais  redoutée,  et  |  en  fus 
quitte  pour  la  peur.  A  mon  .abord,  madame  d'Epinav  me  sauta  au 
cou  en  fondant  en  larmes.  Cet  accueil  inattendu,  et  de  la  part  d'une 
ancienne  amie,  m'émut  puissamment;  je  pleurai  beaucoup  aussi. 
,Ie  lui  dis  quelques  mots  qui  n'avaient  pas  grand  sens;  elle  m'en 
dit  quelques-uns  qui  en  avaient  encore  moins,  et  tout  finit  là.  On 
avait  '^ervi  ;  nous  allâmes  à  table,  où,  dans  l'attente  de  l'explication 
que  jo  croyais  remise  après  le  souper,  ie  fis  mauvaise  figure;  car  je 
siiistellement  subjugué  par  la  moindre  inquiétude  qui  m'occupe, 
que  je  ne  la  saurais  cacher  aux  moins  clairvovanls.  Mon  air  em- 
barrassé devait  lui  donner  du  courage;  cependant  elle  ne  risqua 
point  l'aventure  :  il  n'v  eut  pas  plus  d'explication  anrès  le  souper 
qu'avant.  Il  n'y  en  eut  pas  plus  le  lendemain,  et  nos  silencieux  tète- 
à-tête  ne  furent  remplis  que  de  choses  indifTérentes,  ou  de  quel- 
ques propos  honnêtes  de  ma  part,  par  lesquels,  lui  témoignant  ne 
pouvoir  encore  rien  prononcer  sur  le  fondement  de  mes  soupçons, 
je  lui  protestais  avec  bien  de  la  vérité  que,  s'ils  se  trouvaient  mal 
fondés  ma  vie  entière  serait  employée  à  réparer  leur  injustice.  Elle 
ne  marqua  pas  la  moindre  curiosité  de  savoir  précisément  quels 
étaient  ces  soupçons,  ni  comment  ils  m'étaient  venus  :  et  tout  notre 
raccommodement,  tant  de  sa  part  que  de  la  mienne,  consista  dans 
l'embrassement  du  premier  abord.  Puisqu'elle  était  seule  otren.see, 
au  moins  dans  la  forme,  il  me  parut  que  ce  n'était  pas  à  moi  de 
chercher  un  éclaircissement  qu'elle  ne  cherchait  pas  elle-même,  et 
je  m'en  retournai  comme  j'étais  venu.  Continuant  au  reste  à  vivre 
avec  elle  comme  auparavant,  j'oubliai  bientôt  presque  entièrement 
celte  querelle,  et  je  crus  bêtement  qu'elle  l'oubliait  de  même,  parce 
qu'elle  paraissait  ne  s'en  plus  souvenir.    .  ,    ,        • 

Ce  ne  fut  pas  là,  comme  on  verra  bientôt,  le  seul  chagrin  que 
m'attira  ma  faiblesse;  mais  j'en  avais  d'autres  non  moins  sensibles 
que  je  ne  m'étais  point  attirés,  et  qui  n'avaient  pour  toute  cause  que 
le  désir  de  m'arracher  de  ma  solitude  (t)  à  force  de  m'y  tourmenter. 
Ceux-ci  me  venaient  de  la  part  de  Diderot  et  des  Holbachiens.  De- 
puis mon  établissement  à  l'Ermitage,  Diderot  n'avait  cessé  de  m'y 
barceW  soit  par  lui-même,  soit  par  Deleyre  ;  et  je  vis  bientôt,  aux 
plaisanteries  de  celui-ci  sur  mes  courses  boscaresqnes  avec  quel  plai- 
sir ils  avaient  travesti  l'ermite  en  galant  berger.  Mus  i\  n'éUit  pas 
question  de  cela  dans  mes  prises  avec  Diderot  ;  elles  avaient  des 
causes  plus  graves.  Après  la  publication  du  Fils  naturel,  il  m  eo 
avait  envoyé  un  exemplaire  que  j'avais  lu  avec  l'inturêl  et  l'atten- 
tinn  qu'on  donne  aux  ouvrages  d'un  ami.  En  lisant  1  espèce  de  poé- 
tique en  dialogue  qu'il  y  a  jointe,  je  fus  surpris  et  même  un  peu 
coritristé  d'v  trouver,  parmi  plusieurs  choses  désobligeantes,  mais 
tolérables  contre  les  solitaires,  cette  âpre  eldnre  sentence,  sans  au- 
cun adoucissement  :  Il  n'i/  n  711c  !<•  méchant  qui  soil  seul.  Celle  sen- 
tence est  équivoque,  ce  me  semble,  et  présente  deux  sens  :  1  un  très 
vrai  l'autre  très  faux,  puisqu'il  est  même  de  toute  impossibihie  qu'un 
homme  seul  et  qui  veut  être  seul,  puisse  et  veuille  nuire  a  personne. 
La  sentence  eu  el'e-même  exigeait  donc  une  inlerprelalion  ;  elle 
l'exi^^eait  bien  plus,  ce  me  semble,  de  la  p:.--!  d'un  auteur  qui,  lors- 
qu'irimprimait  cette  sentence,  avait  un  ami  retire  depuis  six  mois 
dans  une  solitude.  U  me  paraissait  également  malhonnête  et  cho- 
quant ou  d'avoir  oublié  en  la  publianlqu'il  avait  un  ami  solitaire, 
ou  s'il  s'en  était  souvenu,  de  n'avoir  pas  fait,  du  moins  en  maxime 
"énérale  Ihonorable  et  juste  exception  qu'il  devait  non-seulement 
a  cet  ami  mais  à  tant  dosages  respectés,  qui,  dans  tous  les  temps, 
ont  cherché  le  calme  et  la  paix  dans  la  retraite,  et  dont,  pour  la 
première  fois  depuis  que  le  monde  existe,  un  ecnv.im  s'avise,  avec 
un  Irait  de  plume,  de  faire  indistinctement  autant  de  sceleraU. 

J'aimais  tendrement  Diderot,  je  l'otimais  sincèreiuenl,  et  je 
comptais  avec  une  enlière  confiance  sur  les  mêmes  seulimenU  de  sa 

l\)  C'est-à-diiv  d'en  arracher  la  vieille,  dont  on  .avait  besoin  pour  ar- 
ran.4rle^  complot.  Il  est  étonnant  que,  duranl  ce  long  orage,  nia  stu- 
pido  confiance  m'ait  empêché  de  comprendre  que  ce  n  était  point  moi, 
mais  elle  qu'on  voulait  ravoir  i  Pans.  (Celle  note  ncst  point  dans  I9 
manuscrit  autographe.) 


104 


LES  VEILLEES  LITTÉRAIRES  ILLUSTRÉES. 


part.  Mais  excédé  de  smi  infatifrable  olistination  à  me  contrarier 
éterneilement  sur  mes  soûls,  mes  penchants,  ma  manière  de  vivre, 
sur  tout  ce  qui  ne  regardait  que  moi  seul  ;  révolté  de  voir  un  homme 
plus  jeune  que  moi  vouloir  à  toute  force  me  gouverner  malgré  moi 
comme  un  enfant  ;  rebuté  de  sa  facilité  à  promettre  et  de  sa  négli- 
ffpnce  à  tenir;  ennuvé  de  tant  de  rendez-vous  donnés  et  manques 
de  sa  part,  et  de  sa  fantaisie  d'en  donner  toujours  de  nouveaux  pour 
y  manquer  derechef;  gêné  de  l'attendre  inutilement  trois  ou  quatre 
fois  par  mois  les  jours  marqués  par  lui-même,  et  de  dîner  seul  le 
soir  après  être  allé  au-devant  de  lui  jusqu'à  Saint-Denis,  et  l'avoir 
attendu  toute  la  journée,  j'avais  déjà  le  cœur  plein  de  ses  torts  mul- 
tipliés. Ce  dernier  me  parut  plus  grave  et  me  navra  davantage.  Je 
lui  écrivis  pour  m'en  plaindre,  mais  avec  une  douceur  et  un  atten- 
drissement qui  me  fit  inonder  mon  papier  de  mes  larmes,  et  ma 
lettre  était  assez  touchante  pour  avoir  dû  lui  en  tirer.  On  ne  devi- 
nera jamais  quelle  fut  sa  réponse  sur  cet  article  :  la  voici  mot  pour 
mot  (liasse  A,  n"  33)  :  a  Je  suis  bi£n  aise  que  mon  ouvrage  vous  ait 
touché.  Vous  n'êtes  pas  de  mon  avis  sur  les  ermites;  dites-en  tant 
de  bien  qu'il  vous  plaira,  vous  serez  le  seul  au  monde  dont  j'en  pen- 
serai,  encore  y  aurait-il  biin  à  dire  là-dessus,  si  l'on  pouvait  vous 
parler  sans  vous  fâcher.  Une  femme  de  quatre-vingts  ans!  etc.  On 
m'a  dit  une  phrase  d'une  lettre  du  fils  de  madame  d'E|>inay  qui  a 
dû  vous  pejnêr  beaucoup,  ou  je  connais  mal  le  fond  de  votre  àme.  » 
11  faut  expliquer  les  deux  dernières  phrases  de  cette  lettre. 
Au  commencement  de  mon  séjour  à  l'Ermitage,  madame  le  Vas- 
seur  parut  s'y  déplaire  et  trouver  l'habitation  trop  seule.  Ses  pro- 
pos là-dessus  m'étant  revenus,  je  lui  offris  de  la  renvoyer  à  Paris 
si  elle  s'y  plaisait  davantage,  d'y  payer  sou  loyer,  et  d'y  prendre  le 
même  soin  d'elle  que  si  elle  était  encore  avec  moi.  Elle  rejeta  mon 
otfre,  me  protesta  qu'elle  se  plaisait  fort  à  l'Ermitage,  que  l'air  de 
la  campagne  lui  faisait  du  bien;  et  l'.on  voyait  que  cela  était  vrai, 
car  elle  y  rajeunissait,  pour  ainsi  dire,  et  s'y  portait  beaucoup  mieux 
qu'à  Paris.  Sa  fille  m'assura  même  qu'elle  eiil  été  dans  le  fond  très 
fâchée  que  nous  quittassions  l'Ermitage,  qui  réellement  était  un 
séjour  charmant;  aimant  fort  le  petit  tripotage  du  jardin  et  des 
fruits  dont  elle  avait  le  maniement,  mais  qu'elle  avait  dit  ce  qu'on 
lui  avait  fait  dire  pour  tâcher  de  m'engagera  retournera  Paris. 

Cette  tentative  n'ayant  pas  réussi,  ils  tâchèrent  d'obtenir  par  le 
scrupule  l'eifetque  lacomplaisance  n'avait  pas  produit,  et  me  firent 
un  crime  de  garder  là  cette  vieille  femme,  loin  des  secours  dont  elle 
pouvait  avoir  besoin  à  son  âge,  sans  songer  qu'elle  et  beaucoup 
d'autres  vieilles  gens,  dont  l'excellent  air  du  pays  prolonge  la  vie, 
pouvaient  tirer  cessecoursde  Montmorency,  que  j'avaisà  ma  porte, 
et  comme  s'il  n'y  avait  des  vieillards  qu'à  Paris,  et  que  partout 
ailleurs  ils  fussent  hors  d'état  de  vivre.  Madame  le  Vasseur,  qui 
mangeait  beaucoup  et  avec  une  grande  voracité,  était  sujette  à 
des  débordements  de  bile  et  à  de  fortes  diarrhées  qui  lui  duraient 
quelques  jours  et  lui  servaient  de  remède.  A  Paris,  elle  n'y  faisait 
jamais  rien  et  laissait  agir  la  nature.  Elle  en  usait  de  même  à  l'Er- 
mitage, sachant  bien  qu'il  n'y  avait  rien  de  mieux  à  faire.  N'im- 
porte, parce  qu'il  n'y  avait  pas  des  apothicaires  et  des  médecins  à 
la  campagne,  c'était  vouloir  sa  mort  que  de  l'y  laisser.  Diderot  au- 
rait dû  déterminer  à  quel  âge  il  n'est  plus  permis,  sous  peine  d'ho- 
micide, de  laisser  sortir  les  vieilles  gens  de  Paris. 

C'était  là  une  des  deux  accusations  atroces  sur  lesquelles  il  ne 
m'exceptait  pas  de  sa  sentence  :  Qu'il  n'y  avait  que  le  méchant  qui 
fût  seul  ;  et  c'était  là  ce  que  signifiait  son  exclamation  pathétique  : 
i'ne  femme  de  qualre-^rinyts  ans  !  etc. 

Je  crus  ne  pouvoir  mieux  répondre  à  ce  reproche  qu'en  m'en  rap- 
portant à  madame  le  Vasseur  elle-même.  Je  la  priai  d'écrire  natu- 
rellement son  sentiment  à  madame  d'Epinay.  Pour  la  mettre  plus  à 
son  aise  ,  je  ne  voulus  point  voir  sa  lettre  ,  et  je  lui  montrai  celle 
que  je  vais  transciire,  et  que  j'écrivis  à  madame  d'Epinay  au  sujet 
d'une  réponse  que  j'avais  voulu  faire  à  une  lettre  de  Diderot  encore 
plus  dure,  et  qu'elle  m'avait  empêché  d'envoyer. 

Ce  jeudi. 

«  Madame  le  Vasseur  doit  vous  écrire,  ma  bonne  amie,  je  l'ai 
priée  de  vous  dire  sincèrement  ce  qu'elle  pense.  Pour  la  mettre  bien 
à  son  aise,  je  lui  ai  déclaré  que  je  ne  voulais  point  voir  sa  lettre, 
et  je  vous  prie  de  ne  me  lion  dire  de  ce  qu'elle  contient. 

«  Je  n'enverrai  pas  ma  lettre,  puisque  vous  vous  y  opposez  ;  mais, 
me  sentant  très  grièvement  oll'ensé,  il  y  aurait,  à  convenir  que  j'ai 
tort ,  une  bassesse  et  une  fausseté  que  je  ne  saurais  me  permettre. 
L'Evangile  ordonne  bien  à  celui  qui  reçoit  un  soufflet  d'offrir  l'autre 
joue,  mais  non  pas  de  deniamler  pardon.  Vous  souvenez-vous  de  cet 
homme  de  la  comédie  ,  qui  ciic  en  donnant  des  coups  de  bâton  : 
Voilà  le  rôle  du  philosophe  ! 

«  Ne  vous  flattez  pas  de  l'empêcher  de  venir  parle  mauvais  temps 
qu'il  fail.  La  colère  lui  douiiira  le  temps  et  les  forces  que  l'amitié 
lui  refuse  ;  et  ce  sera  la  première  fois  de  sa  vie  qu'il  sera  venu  le 
jour  qu'il  avait  promis. 

«  11  s'excédera  pour  venir  me  répéter  de  bouche  les  injures  qu'il 
me  dit  dans  ses  lettres;  je  ne  les  endurerai  rien  moins  que  patiem- 


ment. 11  s'en  retournera  être  malade  à  Paris,  et  moi  je  serai,  selon 
l'usage,  un  homme  fort  odieux.  Que  faire  ?  Il  faut  soulfrir. 

«  Mais  n'admirez-vous  pas  la  sagesse  de  cet  homme,  qui  voulait 
me  venir  prendre  à  Saint-Denis,  en  fiacre,  y  dîner,  me  ramener  en 
fiacre  (liasse  A,  n°  33),  et  à  qui,  huit  jours  après  (liasse  A  ,  n°  34), 
sa  fortune  ne  permet  plus  d'aller  à  l'Ermitage  autrement  qu'à  pied! 
11  n'est  pas  absolument  impossible,  pour  parler  son  langage,  que 
ce  soit  là  le  ton  de  la  bonne  foi;  mats  en  ce  cas  il  faut  qu'en  huit 
jours  il  soit  arrivé  d'étranges  changements  dans  sa  fortune. 

«  Je  prends  part  au  chagrin  que  vous  donne  la  maladie  de  ma- 
dame votre  mère;  mais  vous  voyez  que  votre  peine  n'approche  pas 
delà  mienne.  On  souffre  moins  encore  à  voir  malades  les  personnes 
qu'on  aime,  qu'injustes  et  cruelles. 

«  Adieu ,  ma  bonne  amie  ;  voici  la  dernière  fois  que  je  vous  par- 
lerai de  cette  malheureuse  affaire.  Vous  me  parlez  d'aller  à  Paris 
avec  un  sang-froid  qui  me  réjouirait  dans  un  autre  temps.  » 

J'écrivis  à  Diderot  ce  que  j'avais  fait  au  sujet  de  madame  le  Vas- 
seur sur  la  proposition  de  madame  d'Epinay  elle-même;  madame 
le  Vasseur  ayant  choisi,  comme  on  peut  bien  croire,  de  rester  à 
l'Ermitage  (où  elle  se  portait  très  bien  ,  où  elle  avait  toujours  com- 
pagnie ,  et  où  elle  vivait  très  agréablement),  Diderot,  ne  sachant 
plus  de  quoi  me  faire  un  crime,  m'en  fit  un  de  cette  précaution 
de  ma  part,  et  ne  laissa  pas  de  m'en  faire  un  autre  de  la  continuation 
du  séjour  de  madame  le  Vasseur  à  l'Ermitage,  quoique  cette  con- 
tinuation fût  de  son  très  libre  choix,  et  qu'il  n'eût  tenu  et  qu'il  ne 
tînt  toujours  qu'à  elle  de  retourner  vivre  à  Paris,  avec  les  mêmes 
secours  de  ma  part  qu'elle  avait  auprès  de  moi. 

Voici  l'explication  du  premier  reproche  de  la  lettre  de  Diderot, 
n"  33.  Celle  du  second  est  dans  sa  lettre  n"  4.  uLe  Lettré  (c'était  un 
nom  de  plaisanterie  donné  par  Grirnm  au  fils  de  madame  d'Epi- 
nay) ,  le  Lettré  a  dû  vous  écrire  qu'il  y  avait  sur  le  rempart  vingt 
pauvres  qui  mouraient  de  faim  et  de  froid,  et  qui  attetidaient  le 
iiard  que  vous  leur  donniez.  C'est  un  échantillon  de  notre  petit 

babil et  si  vous  entendiez  le  reste,  il  vous  réjouirait  comme 

cela.  » 

Voici  ma  réponse  à  ce  terrible  argument  dont  Diderot  paraissait 
si  fier. 

«  Je  crois  avoir  répondu  au  Lettré,  c'est-à-dire  au  fils  d'un  fer- 
mier général,  que  je  ne  plaignais  pas  les  pauvres  qu'il  avait  aperçus 
sur  le  rempart  attendant  mon  Iiard  ;  qu'apparemment  il  les  en  avait 
amplement  dédommagés;  que  je  l'établissais  mon  substitut;  que 
les  pauvres  de  Paris  n'auraient  pas  à  se  plaindre  de  cet  échange; 
mais  que  je  ne  trouverais  pas  aisément  un  aussi  bon  substitut  pour 
ceux  de  Montmorency,  qui  en  avaient  beaucoup  plus  besoin.  Il  y  a 
ici  un  bon  vieillard  respectable,  qui,  après  avoir  passé  sa  vie  à  tra- 
vailler ,  ne  le  pouvant  plus ,  meurt  de  faim  sur  ses  vieux  jours.  Ma 
conscience  est  plus  contente  des  deux  sous  que  je  lui  donne  tous 
les  lundis  ,  que  de  cent  liards  que  j'aurais  distribués  à  tous  les 
gueux  du  rempart.  Vous  êtes  plaisants,  vous  autres  |  hibsophes, 
quand  vous  regardez  les  habitants  des  villes  comme  les  seuls  hom- 
mes auxquels  vos  devoirs  vous  lient.  C'est  à  la  campagne  qu'on  ap- 
prend à  aimer  et  servir  l'humanité;  on  n'apprend  qu'à  la  mépriser 
dans  les  villes. 

Tels  étaient  les  singuliers  scrupules  sur  lesquels  un  homme  d'es- 
prit avait  l'imbécillité  de  me  faire  sérieusement  un  crime  de  mon 
éloignement  de  Paris,  et  prétendait  me  prouver,  par  mon  exem- 
ple ,  qu'on  ne  pouvait  viv^e  hors  de  la  capitale  sans  être  un  mé- 
chant homme.  Je  ne  comprends  pas  aujourd'hui  comment  j'eus 
la  bêtise  de  lui  répondre ,  et  de  me  fâcher  ,  au  lieu  de  lui  rire  au 
nez  pour  toute  ré[ionse.  Cependant  les  décisions  de  madame  d'E- 
pinay, et  lc;s  clameurs  de  la  coterie  holbachique,  avaient  telle- 
ment fasciné  les  esprits  en  sa  faveur,  que  je  passais  généralement 
pour  avoir  tort  dans  cette  aJfaiie,  et  que  madame  d'Houdetot  elle- 
même ,  grande  enthousiaste  de  Diderot,  voulut  que  j'allasse  le  voir 
à  Paris,  et  que  je  fisse  toutes  les  avances  d'un  raccommodement, 
qui  ,  tout  sincère  et  entier  qu'il  fût  de  ma  part,  se  trouva  pourtant 
peu  durable.  L'argument  victorieux  sur  mon  cœur  dont  elle  se  servit 
fut  qu'en  ce  moment  Diderot  était  malheureux.  Outre  l'orage  excité 
contre  l'Encyclopédie,  il  en  essuyait  alors  un  très  violent  contre  sa 
pièce  ,  que ,  malgré  la  petite  histoire  qu'il  avait  mise  à  la  tète  ,  on 
l'accusait  d'avoir  pris  en  entier  de  Goldoni.  Diderot,  plus  sensible 
encore  aux  critiques  de  Voltaire,  en  était  alors  accablé.  Madame 
de  Graffigny  avait  même  eu  la  méchanceté  de  faire  courir  le  bruit 
que  j'avais  Vonipu  avec  lui  à  cette  occasion.  Je  trouvai  qu'il  y  avait 
de  la  justice  et  de  la  générosité  de  prouver  publiquement  le  con- 
traire, et  j'allai  passer  deux  jours  non  seulement  avec  lui,  mais 
chez  lui.  Ce  fut,  depuis  mon  établissement  à  l'Ermitage,  mon  se- 
cond voyage  à  Paris.  J'avais  fait  le  premier  pour  courir  au  pauvre 
Gaulfecourt,  qui  eut  une  attaque  d'apoplexie  dont  il  n'a  jamais  été 
bien  remis,  cl  durant  laquelle  je  ne  quittai  pas  son  clievet  i|uil  ne 
fût  hors  d'affaire. 

Diderot  me  reçut  bien.  Quel'embrassement  d'un  ami  peut  efi'acer 
de  torts!  Quel  ressentiment  peut  rester  dans  un  cœur  après  cela? 
Nous  eûmes  peu  d'explications.  Il  n'en  est  pas  besoin  pour  des  in- 


LES  CONFESSIONS. 


105 


vcrtivps  n-ciproqiifis.  Il  n'y  a  qu'iinfi  cliosn  à  faire,  savoir,  de  les 
(millier.  Il  n'y  avait  point  de  procédés  souterrains,  du  moins  qui 
fussent  à  ma  connaissance  :  ce  n'était  pas  comme  avec  madame 
d'Epinay.  Il  me  montra  le  plan  du  Père  de  famille.  Voilà,  lui  di.s- 
je  ,  la  meilleure  défense  du  Fils  naturel.  Gardez  le  silence,  travaillez 
cette  pièce  avec  soin  ,  et  puis  jetez-la  tout  d'un  coup  au  nez  de  vos 
ennemis  pour  toute  réponse,  il  le  fit ,  et  s'en  trouva  liien.  Il  y  avait 
près  de  six  mois  que  je  lui  avais  envoyé  les  deux  premières  parties 
de  la  Julie,  pour  m'en  dire  son  avis.  Il  ne  les  avait  pas  encore  lue.s. 
Nous  en  lûmes  un  caliier  ensemble.  Il  trouva  tout  cela  feuillu,  ce  fut 
son  terme,  c'est-à-dire  chargé  de  paroles  et  redondant.  Je  l'avais 
déjà  bien  senti  moi-même;  mais  c'était  le  bavardage  de  la  fièvre  : 
je  ne  l'ai  jamais  pu  corriger.  Les  dernières  parties  ne  sont  pas 
comme  cela.  La  quatrième  surtout  et  la  sixième  sont  des  chefs- 
d'œuvre  de  diction. 

Le  second  jour  de  mon  arrivée,  il  voulut  absolument  me  mener 
souper  chez  M.  d'Holbach.  Nous  étions  loin  de  compte,  car  je  voulais 
môme  rompre  l'accord  du  manuscrit  de  chimie  ,  aont  je  m'indi- 
gnais d'avoir  l'obligation  à  cet  homme-là.  Diderot  l'emporta  sur 
tout.  Il  mejuraque  M.  d'Holbach  m'aimaitde  tout  son  cœur  ,  qu'il 
fallait  lui  pardonner  un  ton  qu'il  prenait  avec  tout  le  monde,  et 
dont  ses  amis  avaient  plus  à  souffrir  que  personne.  Il  me  représenta 
que  refuser  ce  manuscrit,  après  l'avoir  accepté  deux  ans  au[iai-avaiil, 
etaitun  affront  au  donateur  qu'il  n'avait  pas  mérité,  et  que  ce  refus 
pourrait  même  être  mésinterprété  comme  un  secret  reproche  d'a- 
voir attendu  si  longtemps  d'en  conclure  le  marché.  Je  vois  d'Hol- 
bach tous  les  jours,  ajouta-t-il  ;  je  connais  mieux  que  vous  l'état 
de  son  âme.  Si  vous  n'aviez  pas  lieu  d'en  être  content,  croyez-vous 
votre  ami  capable  de  vous  conseiller  une  bassesse?  Bref,  avec  ma 
faiblesse  ordinaire,  je  me  laissai  subjuguer,  et  nous  allâmes  soujier 
chez  le  baron  qui  me  reçut  à  son  ordinaire;  mais  sa  femme  me  reçut 
froidement,  et  [iresque  malhonnêtement.  Je  ne  reconnus  plus  celte 
aimable  Caroline  qui  marquait  avoir  pour  moi  tant  de  bienveillance 
étant  fille.  J'avais  cru  sentir  dès  longtemps  auparavant  que,  depuis 
que  Grimm  fréquentait  la  maison  d'Aine,  on  ne  m'y  voyait  plus 
d'aussi  bon  œil. 

Tandis  que  j'étais  à  Paris,  Saint-Lambert  y  arriva  de  l'armée. 
Comnuî  je  n'en  savais  rien,  je  ne  le  vis  qu'après  mon  retour  en 
campagne,  d'abord  à  la  Chevrette,  et  ensuite  à  l'Ermitage,  où  il  vint 
avec  madame  d'Houdetot  me  demander  à  dîner.  On  peut  juger  si 
je  les  reçus  avec  plaisir  !  Mais  j'en  pris  bien  plus  encore  à  voir  leur 
bonne  intelligence.  Content  de  n'avoir  pas  troublé  leur  bcuiheur, 
j'en  étais  heureux  moi-même;  et  je  puis  jurer  que,  durant  toute 
ma  folle  passion,  mais  surtout  en  ce  moment,  quand  j'aurais  pu 
lui  ôter  madame  d'Houdetot,  je  ne  l'aurais  pas  voulu  faire,  et  je 
n'en  aurais  pas  môme  été  tenté.  Je  la  trouvais  si  aimable  aimant 
Saint-Lambert,  que  j'imaginais  à  peine  qu'elle  eût  pu  l'être  autant 
en  m'aimaut  luoi-mème  ;  et,  sans  vouloir  troubler  leur  union,  tout 
ce  que  j'ai  le  plus  véritablement  désiré  d'elle  dans  mon  délire,  était 
qu'elle  se  laissât  aimer.  Enfin,  de  quelque  violente  passion  que  j'aie 
brûlé  pour  elle,  je  trouvais  aussi  doux  d'être  le  confident  que  l'objet 
de  ses  amours;  et  je  n'ai  jamais  un  moment  regardé  son  amant 
comme  mon  rival,  mais  toujours  romme  mou  ami.  On  dira  que  ce 
n'était  pas  encore  là  vrainicii  t  de  l'amour  :  suit,  mais  c'était  donc  plus. 

Pour  Saint-Lambert,  ilsecuinluisitcn  honnête  homme  et  judicieux: 
comme  j'étais  h;  seul  couiiable,  je  fus  aussi  le  seul  puni,  et  mèm(^ 
avec  indulgence.  Il  me  traita  durement,  mais  amicalement,  et  je 
vis  que  j'avais  perdu  quelque  chose  dans  son  estime,  mais  ri«n  dans 
son  amitié.  Je  m'en  consolai,  sachant  que  l'une  nie  serait  bien  plus 
facile  à  recouvrer  que  l'autre,  et  qu'il  elait  trop  sensé  pour  confondre 
une  faiblesse  involontaire  et  passagère  avec  un  vice  de  caractère. 
S'il  y  avait  de  ma  faute  dans  tout  ce  qui  s'était  passé,  il  y  en  avait 
bien  peu.  Etait-ce  moi  qui  avais  recherché  sa  m.iilresse '/N'était-ce 
pas  lui  qui  nie  l'avait  envoyée?  N'était-ce  pas  elle  qui  m'avait  cher- 
ché? Pouvais-je  éviter  de  la  recevoir?  Que  pouvais-je  faire?Eux seuls 
avaiejit  faille  mal,  et  c'éiiiit  moi  qui  lavais  soullerl.  A  ma  place  il 
en  eût  fait  autaul  que  moi,  peut-être  pis:  car  enfin,  quelque  fidèle, 
quehiue  e>tiiuable  que  fût  madame  d'Houdetot,  elle  était  femme  ;  il 
était  aliseul;  1rs  occasions  étaient  fréquentes,  les  tentations  étaient 
vives,  et  il  lui  eût  été  bien  difficile  de  se  défendre  toujours  avec  le 
même  succès  contre  un  homme  plus  entreprenant.  C  était  assuré- 
ment beaucoup  pour  elle  et  pour  moi,  dans  une  pareille  situation, 
d'avoir  pu  nous  poser  des  limites  que  nous  ne  nous  soyons  jamais 
permis  de  passer. 

Oiioique  je  me  rendisse  au  fond  de  mon  cieurun  témoignage  assez 
honorable,  tant  d'apparences  étaient  contre  moi,  que  l'invincible 
luuite  qui  me  domina  toujours  me  donnait  devant  lui  lout  l'air  d'un 
coupable,  et  il  en  abusait  souvent  pour  m'humilier.  Un  .seul  irait 
peindra  noire  position  réciproque.  Jelui  lisais  après  le  diner  la  lettre 
que  j'avais  écrite  Tannée  précédente  à  \ollaire,  et  dont  lui  Saint- 
Lambert  avait  entendu  parler. 11  s'endormit  durant  la  lecture,  et  nu>i, 
jadis  M  fii-r,  aujourd'hui  si  sut. je  n'osai  jamais  iiiliriompre  ma  lecture, 
et  cou  lia  uai  de  lire  taudis  qu'il  ccHilinuail  de  routier.  Telles  étaient  mes 
indignités,  et  telles  étaient  ses  vengeances;  mais  sa  générosité  ne 
lui  permit  jamais  de  les  exercer  qu'entre  nous  trois. 


Quand  il  fut  reparti,  je  trouvai  madame  d'Houdetot  fort  changée  à 
mon  égard.  J'en  fussurfiris,  comme  si  je  n'avaispasdû  m'y  attendre; 
j'en  fus  touché  plus  que  je  n'aurais  dû  l'être,  et  cela  me  fit  beaucoup 
de  mal  II  semblait  que  tout  ce  dont  j'attendais  ma  piiérison  ne  fil 
qu'enfoncer  dans  mon  cœur  davantage  le  trait  qu'enfin  j'ai  plutôt 
brisé  qu'arraché. 

J'étais  déterminé  tout-à-fait  à  me  vaincre,  et  à  ne  rien  épargner 
pour  changer  ma  folle  passion  en  une  amitié  [uire  et  durable.  Tavais 
fait  piiur  cela  les  plus  beaux  projets  du  mouile,  pour  l'i-xécntion  des- 
quels j'avais  besoin  du  concours  de  madame  d'Houdetot.  Quand  je 
voulus  lui  parler,  je  la  trouvai  distraite,  embarrassée;  je  sentis 
qu'elle  avait  cessé  de  si;  plaire  avec  moi  ;  et  je  vis  clairement  qu'il 
s'était  passé  quelque  chose  qu'elle  ne  voulait  pas  me  dire,  et  que  je 
n'ai  jamais  su.  Ce  changement,  dont  il  me  fut  impossible  d'obtenir 
l'explication,  me  navra.  Elle  me  redemanda  ses  lettres;  je  les  lui 
rendis  toutes  avec  une  fidélité  dont  elle  me  fit  l'injure  de  douter  uo 
moment. 

Ce  doute  fut  encore  un  déchirement  inattendu  pour  mon  cœur. 
qu'elle  devait  si  bien  connaître.  Elle  merenditjustice,  mais  ce  ne  fut 
passur-le-champ;jecomprisquerexamendu  paquet  que  je  lui  avais  re- 
mis lui  avaitfait  sentir  son  tort;  je  vis  même  qu'elle  se  le  reprochait,  et 
cela  me  fit  regagner  quelque  chose.  Elle  ne  pouvait  retirer  ses  lettres 
sans  me  rendre  lis  miennes.  Elle  me  dit  qu'elles  les  avait  brûlées; 
j'en  osai  douter  à  mon  tour,  et  j'avoue  que  j'en  doute  encore.  Non, 
l'on  ne  met  point  au  feu  de  pareilles  lettres.  On  a  trouvé  brûlantes 
celles  de  là  Julie  :  eh  Dieu  !  qu'aurait-on  donc  dit  de  celles-là?  Non, 
non,  jamais  celle  qui  peut  inspirer  une  pareille  passion  n'aura  le 
courage  d'en  brûler  les  preuves  :  cela  n'est  pas  possible.  Mais  je  ne 
cr.'ins  pas  non  plus  qu'elle  en  ait  abusé;  elle  n'en  est  pas  capable, 
et  d'.ul  leurs  j'y  avais  mis  bon  ordre.  La  sotte  mais  vive  crainte  d'être 
persifflé  m'avait  fait  commencer  cette  correspondance  sur  un  ton  qui 
mit  mes  lettres  à  l'abri  des  communications.  Je  portai,  jusqu'à  la 
tutoyer,  la  familiarité  que  j'y  pris  dans  mon  ivresse  :  mais  quel  tu- 
toiement !  elle  n'en  devait  sûrement  pas  être  offensée.  Cependant 
elle  s'en  plaignit  plusieurs  fois  assez  vivement,  mais  sans  succès: 
ses  plaintes  ne  faisaient  que  réveiller  ma  défiance,  et  d'ailleurs  je 
ne  pouvais  me  résoudre  à  rétrograder.  Si  ces  lettres  sont  encore 
en  être  et  qu'un  jour  elles  soient  vues,  on  connaîtra  comment  j'ai 
aimé. 

La  douleur  que  me  causa  le  refroidissement  de  madame  d'Houde- 
tot, et  la  certitude  de  ne  l'avoir  pas  mérité  ,  me  firent  prendre  le 
singulier  parti  de  m'en  plaindre  à  Saint-Lambert  même.  En  atten- 
dant l'effet  de  la  lettre  que  je  lui  écrivis  à  ce  sujet,  je  me  jetai  dans 
les  distractionsque  j'aurais  dû  chercher  plus  tôt.  Il  y  eut  des  fêtes  à 
la  Chevrette  pour  lesquelles  je  fis  de  la  musique.  Le  plaisir  de  nie 
faire  honneur  auprès  de  madame  d'Houdetot  d'un  talent  qu'elle  ai- 
mait, excita  ma  verve,  et  un  autre  objet  conlribuait  encore  à  l'ani- 
mer; savoir,  le  désir  de  montrer  que  l'auteur  du  Devin  du  vitlage 
savait  la  musique;  car  je  m'apercevais  depuis  longtemps  que  quel- 
qu'un travaillait  en  secret  à  rendre  cela  douteux,  du  moins  quant 
à  la  composition.  Mon  débuta  Paris,  les  épreuves  où  j'y  avais  été 
mis  à  diverses  fois,  tant  chez  M.  Dupin  que  chez  M.  de  la  Popli- 
nière;  quantité  de  musique  que  j'y  avais  composée  |iendant  qua- 
torze ans  au  milieu  des  plus  célèbres  artistes,  et  sous  leurs  yeux  ;  en- 
fin l'opéra  des  Muses  galantes;  celui  même  du  Devin  du  village  :  un 
motel  que  j'avais  fait  pour  mademoiselle  Fel,  et  qu'elle  avaitchanté 
au  concert  spirituel  ;  tant  de  conférences  que  j'avais  eues  sur  ce  bel 
art  avec  les  jilus  grands  maîtres,  tout  semblait  devoir  prévenir  ou 
dissiper  un  pareil  doute.  Il  existait  cependant,  même  à  laChevrelte; 
et  je  voyais  que  M.  d'E|>inay  n'eu  était  pas  exempt.  Sans  paraître 
m'apercevoirde  cela,  je  me  chargeai  de  lui  composer  un  motet  pour 
la  dédicace  de  la  chapelle  de  la  (Chevrette,  et  je  le  priai  de  me  four- 
nir des  paroles  de  son  choix.  Il  chargea  de  Liuant ,  le  gouverneur 
de  sou  fils,  de  les  faire.  De  Liuant  arrangea  des  paroles  convena- 
bles au  sujet;  et  huit  jours  après  qu'elles  m'eurent  été  données,  le 
motet  fut  achevé.  Pour  cette  fois  le  dépit  fut  mon  Apollon,  et  ja- 
mais musique  plus  étolVée  ne  sortit  de  mes  mains.  Les  paroles  com- 
mencent par  ces  mots  :  Ecce  sedes  tonaniis  (1).  La  pompe  du  début 
répond  aux  paroles,  et  toute  la  suite  du  motet  est  d'une  beauté  de 
chant  qui  frappa  tout  le  monde.  J'avais  travaillé  en  grand  orches- 
tre. D'Epinay  rassembla  les  meilleurs  symphonistes.  Madame  Uriina, 
chanteuse  italienne,  chanta  le  motet,  et  lut  très  bien  accompagnée. 
Le  motet  eut  un  &i  grand  succès,  qu'on  l'a  donné  dans  la  suite  au 
concert  spirituel,  où,  malgré  les  sourdes  cabales  et  l'Indigne  exécu- 
tion, il  a  eu  deux  Ibis  les  mêmes  appbuidissemcnts.  Je  donnai  |iour 
la  fêle  de  M.  d'Epinay  l'idée  d'une  espèce  de  pièce,  moitié  drame, 
moitié  pauioniime,  que  madame  d'Epinay  composa,  et  dont  je  lis 
encore  la  musique.  Gnmm,  eu  arrivant,  entendit  parlerde  messuc- 
cès  hariiiouiques  ;  une  heure  aprè^  on  n'en  parla  plus:  mais  du 
moins  on  ne  mitplu»  en  question,  que  je  sache,  si  je  savais  la  com- 
position. 

(1)  J'ai  appris,  depuis,  que  ces  paixilcs  étaient  de  Sauleuil,et  queM.de 
Linant  se  les  était  doucement  appropriées.  (Celte  note  manque  dans  le 
maiiuscril  autographe.) 


106 


LES  VEILLÉES  LITTÉRAIRES  ILLUSTRÉES. 


A  peine  Grimm  fut-il  àla  Chevrette, où  déjà  je  ne  me  plaisais  pas 
trop,  qu'il  acheva  de  me  la  rendre  insupportable  par  des  airs  que 
je  ne  vis  jamais  à  personne,  et  dont  je  n'avais  pas  même  l'idée.  La 
veille  de  son  arrivée  on  me  délogea  de  la  chambre  de  faveur  que 
j'occupais,  contiguë  à  celle  de  madame  d'Epinay  ;  on  la  prépara  pour 
M.  Grimm,  et  on  m'en  donna  une  antre  plus  éloignée.  Voilà,  dis-je 
en  riant  à  madame  d'Epinay,  comment  les  nouveaux  venus  dépla- 
cent les  anciens.  Elle  parut  embarrassée.  J'en  compris  mieux  la  rai- 
son dés  le  soir,  en  apprenant  qu'il  y  avait  entre  sa  chambre  et  celle 
que  j'avais  quittée  une  porte  masquée  de  communication  ,  qu'elle 
avait  jugé  inutile  de  me  montrer.  Son  commerceavec  Grimm  n'était 
ignoré  de  personne  ,  nichez  elle,  ni  dans  le  public,  pas  même  de 
son  mari  :  cependant,  loin  d'en  convenir  avec  moi,  confident  de 
secrets  qui  lui  importaient  beaucoup  davantage  ,  et  doni  elle  était 
bien  sûre,  elle  s'en  défendit  toujours  très  fortement.  Jecomprisque 
cette  réserve  venait  de  Grimm, qui,  dépositairede  tous  mes  secrets, 
ne  voulait  pas  que  je  le  fusse  d'aucun  des  siens. 

Quelque  prévention  que  mesancienssentiments,  qui  n'étaientpas 
éteints,  et  le  mérite  réel  de  cet  homme-là,  me  donnassent  en  sa  fa- 
veur, elle  ne  put  tenir  contre  les  soins  qu'il  prit  pour  la  détruire. 
Son  abord  fut  celui  du  comte  deTuffiere  :  à  peine  daigna-t-il  me 
rendre  le  salut;  il  ne  m'adressa  pas  une  seule  fois  la  parole,  et  me 
corrigea  bientôt  de  la  lui  adresser,  en  ne  me  répondant  point  du 
tout.  11  passait  partout  le  premier,  prenait  partout  la  première  place, 
sans  jamais  faire  aucune  attention  à  moi.  Passe  pour  cela,  s'il  n'y 
eût  pus  mis  une  alfectation  choquante  .  mais  on  jugera  par  un  seul 
trait  pris  entre  mille.  Un  soir  madame  d'Epinay,  se  trouvant  un  peu 
incommodée,  dit  qu'on  lui  portât  un  morceau  dans  sa  chambre,  et 
monta  pour  souper  au  coin  de  son  feu.  Elle  me  proposa  de  monter 
avec  elle,  je  le  fis.  Grinnn  vint  ensuite.  La  petite  table  était  drjà 
mise;  il  n'y  avait  que  deux  couverts.  On  sert  :  madame  d'Epinay 
prend  sa  place  ;i  l'un  des  coins  du  feu.  M.  Grimm  prend  un  fau- 
teuil, s'établit  à  l'autre  coin,  tire  la  petite  table  entre  eux  deux, 
déplie  saserviette,  et.se  met  en. devoir  de  manger  sans  me  dire  uu 
seul  mot.  Madame  d'Epinay  rougit,  et,  pour  l'engager  à  réparer  sa 
grossièreté,  m'offre  sa  propre  place.  11  ne  dit  rien,  ne  me  regarda 
pas.  ISe  pouvant  approcher  du  feu,  je  pris  le  parti  de  me  promener 
par  la  chambre,  en  attendant  qu'on  m'apportât  un  couvert,  tinfin 
il  me  laissa  souper  au  bout  de  la  table,  loin  du  feu,  sans  me  faire 
la  moindre  honnêteté,  à  moi  incommodé,  son  aîné,  son  ancien  dans 
la  maison,  qui  l'y  avais  introduit,  et  à  qui  même,  comme  le  favori 
de  la  dame,  il  eût  dû  l'aire  les  honneurs.  Toutes  ses  manières  avec 
moi  répondaient  fort  bien  à  cet  échantillon.  11  ne  me  traitait  paspré- 
ci-sément  commeson  inférieur;  il  me  regardait  comme  nul.  J'avais 
peine  à  recoonnitre  là  l'ancien  petit  cuistre,  qui,  chez  le  prince  de 
Saxe-Golhii,  se  tenait  honoré  de  mes  regards.  J'en  avais  encore  plus 
à  concilier  ce  profond  silence  et  cette  morgue  insultante,  avec  la 
tendre  amitié  qu'il  se  vantait  d'avoir  pour  moi,  près  de  ceux  qu'il 
savait  en  avoir  eux-mêmes.  Il  est  vrai  qu'il  ne  la  témoignait  guère 
que  pour  me  plaindre  de  ma  fortune,  dont  je  ne  me  plaignais  point, 
pour  compatir  à  mon  triste  sort  dont  j'étais  content,  et  pour  se  la- 
menter amèrement  de  me  voir  me  refuser  durement  aux  soins  bien- 
faisants qu'il  disait  vouloir  me  rendre.  C'était  avec  cet  art  qu'il  fai- 
sait admirer  sa  tendre  générosité,  blâmer  mon  ingrate  misanthro- 
pie, et  qu'il  accoutumait  insensiblement  tout  le  monde  à  n'imaginer 
entre  un  protecteur  tel  que  lui  et  un  malheureux  tel  que  moi  que 
des  liaisons  de  bienfaits  d'une  part  et  d'obligations  de  l'autre,  sans 
y  supposer,  même  dans  les  possibles,  une  amitié  d'égal  à  égal.  Pour 
moi, j'ai  cherché  vainement  en  quoi  je  pouvais  être  obligé  àce  nou- 
veau patron.  Je  lui  avais  prêté  de  l'argent,  il  ne  m'en  prêta  jamais; 
je  l'avais  gardé  dans  sa  maladie,  à  peine  me  venait-il  voir  dans  les 
miennes  ;  je  lui  avais  donné  tous  mes  amis,  il  ne  m'en  donna  jamais 
aucun  ;  je  l'avais  prôné  de  tout  mon  pouvoir....  s'il  m'a  prôné,  c'est 
moins  publiquement  et  d'une  autre  manière.  Jamais  il  ne  m'arendu 
ni  même  offert  aucun  service  d'aucune  espèce.  Comment  était-il 
mon  Mécène?  Comment  étais-je  son  protégé?  Cela  me  passait  et  me 
passe  encore. 

Il  est  vrai  que  du  plus  au  moins  il  était  arrogant  avec  tout  le 
monde,  mais  avec  personne  aussi  brutalement  qu'avec  moi.  Je  me 
souviens  qu'une  fois  SaiMt-Lamliert  faillit  à  lui  jeter  son  assiette  à 
la  tète  sur  une  espèce  ilr  dcmciili  qu'il  osa  lui  donner  en  pleine  ta- 
ble, en  lui  disant  grossicieiiient  :  Cela  nesl  pasvrai.  A  son  ton  na- 
turellement tranchant  il  ajouta  la  suffisance  d'un  parvenu,  et  devint 
même  ridicule,  à  force  d'être  impertinent  Le  commerce  des  grands 
l'avait  séduit  au  iioiiit  de  se  donner  lui-même  des  airs  qu'on  ne  voit 
qu'aux  moins  sensés  d'entre  eux.  Il  n'appelait  jamais  son  laquais 
que  par  Eh!  comme  si,  sur  le  nombre  de  ses  gens,  monseigneur 
n'eût  pas  su  lequel  était  de  garde.  Quand  il  lui  donnait  des  commis- 
sions, il  lui  jetait  l'argent  par  terre,  au  lieu  de  lui  donner  dans  la 
uiam.  Enfin,  oubliant  tout  à  fait  qu'il  était  homme  ,  il  le  traitait 
avec  un  mépris  SI  choquant,  avec  un  dédain  si  dur  en  toutechose, 
que  ce  pauvre  garçon,  qui  était  un  fort  bon  sujet  que  madame  d'E- 
piniy  lui  avait  donne,  quitta  son  service  sans  autre  grief  que  l'im- 
possibilitc  d'endurer  de  pareils  traitements:  c'était  le  la  Fleur  àt  ce. 
nouveau  Glorieux, 


Aussi  fat  qu'il  était  vain ,  avec  ses  gros  yeux  troubles  et  sa  figure 
dégingandée,  il  avait  des  prétentions  près  des  femmes  et,  dimi-; 
sa  comédie  avec  mademoiselle  Fel,  il  passait  auprès  de  plusieurs 
d'entre  elles  pour  un  homme  à  grands  sentiments.  Cela  l'avait  mis 
à  la  mode ,  et  lui  avait  donné  du  goût  pour  la  propreté  de  femme. 
11  se  mit  à  faire  le  beau  :  sa  toilette  devint  une  grande  atTaire.  Tout 
le  monde  sut  qu'il  mettait  du  blanc  ;  et  moi ,  qui  n'en  croyais  rien  , 
je  commençai  de  le  croire,  non  seulement  par  l'embellissement  de 
son  leint,  et  pour  avoir  trouvé  des  tasses  de  blanc  sur  sa  toilette  , 
mais  sur  ce  qu'entrant  un  matin  dans  sa  chambre,  je  le  trouvai 
brossant  ses  ongles  avec  une  petite  vergette  faite  exprès;  ouvrage 
qu'il  continua  fièrement  devant  moi.  Je  |ugeai  qu'un  homme  qui 
passe  deux  heures  tous  les  matins  à  brosser  ses  ongles  peut  biea 
passer  quelques  instants  à  remplir  dC' blanc  les  creux  de  sa  peau. 
Le  bon  homme  Gautfecourt,  qui  n'était  pas  sac -à-diable,  l'avait  as- 
sez plaisamment  surnommé  Tyran-le-Blanc. 

Tout  cela  n'était  que  des  ridicules,  mais  les  plus  antipathiques  à 
mon  caractère.  Us  achevèrent  de  me  rendre  suspect  le  sien.  J'eus 
peine  à  croire  qu'un  homme  à  qui  la  tête  tournait  de  cette  force 
pût  conserver  un  cœur  bien  placé.  11  ne  s'était  piqué  de  rien  tant 
que  de  sensibilité  d'.àme  et  d'énergie  de  sentiment.  Comment  cela 
s'accordait-il  avec  des  défauts  qui  sont  propres  aux  petites  âmes? 
Comment  les  vifs  et  continuels  élans  que  fait  hors  de  lui-même  un 
cœur  sensible  peuvent-ils  le  laisser  s'occuper  sans  cesse  de  tant  de 
petits  soins  pour  sa  petite  personne?  Eh  mon  Dieu!  celui  qui  se 
sent  embraser  de  ce  feu  céleste  cherche  à  l'exhaler,  et  veut  mon- 
trer le  dedans.  11  voudrait  mettre  son  cœur  sur  son  visage  ;  il  n'i- 
maginera jamais  d'autre  fard. 

Je  me  rappelai  le  sommaire  de  sa  morale,  que  madame  d'Epinay 
m'avait  dit,  et  qu'elle  avait  adopté  Ce  sommaire  consistait  en  un 
seul  article,  savoir  que  l'unique  devoir  de  l'homme  est  de  suivre 
les  penchants  de  son  cœur.  Cette  morale,  quand  je  l'appris,  me 
donna  terriblement  à  penser,  quoique  je  ne  la  prisse  alors  que 
pour  uu  jeu  d'esprit.  Mais  je  vis  bientôt  que  ce  principe  était  réel- 
lement la  règle  de  sa  conduite,  et  je  n'en  eus  que  trop  dans  la  suite 
la  preuve  à  mes  dépens.  C'est  la  doctrine  intérieure  dont  Diderot 
m'a  tant  parlé,  mais  qu'il  ne  m'a  jamais  expliquée. 

Je  me  rappelai  les  fréquents  avis  qu'on  m'avait  donnés,  il  y  avait 
plusieurs  années,  que  cet  homme  était  faux,  qu'il  jouait  le  senti- 
ment, et  surtout  qu'il  ne  m'aimait  pas.  Je  me  ressouvins  de  plu- 
sieurs petites  anecdotes  que  m'avaient  là-dessus  racontées  M.  de 
Francueil  et  madame  de  Chenonceaux,  qui  ne  l'estimaient  ni  l'un 
ni  l'autre,  et  qui  tous  deux  devaient  le  connaître,  puisque  madame 
de  Chenonceaux  était  fille  de  madame  de  Rochechouart ,  intime 
amie  du  feu  comte  de  Frièse  ,  et  que  M.  de  Francueil ,  très  lié  alors 
avec  le  vicomte  de  Polignac,  avait  beaucoup  vécu  au  Palais-Royal, 
précisément  quand  Grimm  commençait  à  s'y  introduire.  Tout  Paris 
fut  instruit  de  son  désespoir  après  la  mort  du  comte  de  Frièse.  Il 
s'agissait  de  soutenir  la  réputation  qu'il  s'était  donnée  par  son  his- 
toire de  Carpe  famée,  après  les  rigueurs  de  mademoiselle  Fel,  et 
dont  j'aurais  vu  la  forfanterie  mieux  que  personne,  si  j'eusse  alors 
été  moins  aveuglé.  11  fallut  l'entraîner  à  l'hôtel  de  Castries  ,  où  il 
joua  dignement  son  rôle,  livré  à  la  plus  mortelle  afQiction.  Là,  tous 
les  matins,  il  allait  dans  le  jardin  pleurer  à  son  aise,  tenant  sur  ses 
yeux  son  mouchoir  baigné  de  larmes,  tant  qu'il  était  en  vue  de 
fhôtel;  mais,  au  détour  d'une  certaine  allée,  des  gens  auxquels  il 
ne  songeait  pas  le  virent  mettre  à  l'instant  le  mouchoir  dans  sa 
poche,  et  tirer  un  livre.  Cette  observation,  qu'on  répéta,  fut  bien- 
tôt publique  dans  tout  Paris,  et  presque  aussitôt  oubliée.  Je  l'avais 
oubliée  moi-même;  un  fait  qui  me  regarilait  servit  à  me  la  rappe- 
ler. J'étais  à  l'extrémité  dans  mon  lit,  rue  de  Grenelle  :  il  était  à 
la  campagne.  11  vint  un  matin  me  voir,  tout  essoufflé,  disant  qu'il 
venait  d'arriver  à  l'instant  même.  Je  sus  un  moment  après  qu'il 
était  arrivé  de  la  veille ,  et  qu'on  l'avait  vu  au  spectacle  le  même 
jour. 

Il  me  revint  mille  faits  de  cette  espèce  ;  mais  une  observation  que 
je  fus  surpris  de  faire  si  tard  me  frappa  plus  que  tout  cela-  J'avais 
donné  à  Grimm  tons  mes  amis  sans  exception  ;  ils  étaient  tous 
devenus  les  siens.  Je  pouvais  si  peu  me  séparer  de  lui,  q.ie  je  n'au- 
rais pas  voulu  me  conserver  l'entrée  d'une  maison  où  il  ne  l'au- 
rait pas  eue.  11  n'y  eut  que  madame  de  Créqui  qui  refusa  de  l'ad- 
mettre, et  qu'aussi  je  cessai  presque  de  voir  depuis  ce  temps-là. 
Grimm,  de  sim  côté  se  fit  plusieurs  amis,  tant  de  son  estoc  que  de 
celui  du  comte  de  Frièse.  De  tous  ces  amis-là  jamais  un  seul  n'est 
devenu  le  mien  ;  jamais  il  ne  m'a  dit  un  mot  pour  m'engager  défaire 
au  moins  leur  connaissance  ;  et,  de  tous  ceux  que  j'ai  quelquefois 
rencontrés  chez  lui  ,  jamais  un  seul  ne  m'a  marqué  la  moindre 
bienveillance,  pas  même  le  comte  de  Frièse,  chez  lequel  il  demeu- 
rait, et  avec  lequel  il  m'eût  par  conséquent  été  très  agréable  de 
former  quelques  liaisons,  ni  le  comte  de  Schomberg  sou  parent, 
avec  lequel  Grimm  était  encore  plus  familier. 

Voici  plus  :  mes  propres  amis,  dont  je  fis  les  siens,  et  qui  tous 
m'étaient  tendrement  attachés  avant  cette  connaissance  ,  changèrent 
sensiblement  pour  moi  quand  elle  fut  faite.  Il  ne  ma  jamais  donné 
aucun  des  siens,  je  lui  ai  donné  tous  les  miens,  et  il  a  fini  par  me  les 


LES  CONFESSIONS. 


107 


tous  ôter.  Si  ce  sont  là  des  efrcts  de  ramilié,  quels  seront  donc  ceux 
de  l'a  haine  ? 

D'iderot  même,  an  commenccnn'nt ,  m'avertit  plusieurs  fois  que 
Griinm,  à  qui  je  donnais  tant  de  confiance,  n'était  pas  mon  ami. 
Dans  la  suite  il  ciiangea  de  langage  ,  mais  ce  fut  quand  lui-même 
eut  cessé  d'être  le  mien. 

La  manière  dont  j'avais  dispnsé  de  mes  enfants  n'avait  besoin 
du  concours  de  personne.  J'en  instruisis  cependant  mes  amis,  uni- 
quement pour  les  en  instruire,  pour  ne  pas  paraître  à  leurs  yeux 
meillmir  que  je  n'étais.  Ces  amis  étaient  au  nombre  de  trois,  Diderot, 
Grirnni,  madame  d'Epinay.  Dudos,  le  plus  digne  de  ma  confidence, 
fut  11!  seul  à  qui  je  ne  la  fis  pas.  Il  la  sut  cependant;  par  qui?  Je 
l'igniire  Mais  11  n'est  guère  probable  que  cette  infidélité  soit  Mo.nw\ 
de  la  part  de  madame  d'Epinay,  qui  savait  qu'en  l'imitant,  si  j'en 
eus.se  été  capable,  je  pouvais  m'en  venger  cruellement.  Restent 
Grimm  et  Diderot ,  alors  si  unis  en  tant  de  choses  ,  surtout  contre», 
moi,  qu'il  est  plus  que  probable  que  ce  crime  leur  fut  commun.  Je 
parlerais  que  Duclos,  à  qui  je  n'ai  pas  dit  mon  secret ,  et  qui  ,  par 
conséquent  en  était  le  maître,  est  le  seul  qui  me  l'ait  gardé. 

Grimm  et  Diderot,  dans  leur  projet  de  m'ôler  les  gouverneuses, 
avaient  fait  effort  pour  le  faire  entrer  dans  leurs  vues  :  il  s'v  refusa 
toujours  avec  déijaiii.  Ce  ne  fut  que  dans  la  suite  que  j'appris  di'  lui 
tout  ce  qui  s'était  passé  entre  eux  à  cet  égard  ;  mais  j'en  .-appris 
dès-lors  assez  par  Thérèse  pour  voir  qu'il  y  avait  à  tout  cela  quel- 
que dessein  secret,  et  qu'on  voulait  de  moi,  sinon  contre  mon  gré, 
du  moins  à  mon  Itisu  {  on  hifii  qu'on  voulait,  faire  snoir  ces  deux 
personnes  (Tinslrument  à (jHfhine  dessein  cac/ié).Tout  cela  n'était  pas 
assurément  de  la  droiture.  I.'upposltlon  de  Duclos  le  prouvait  sans 
réplique.  Jugera  qui  voudra  que  c'était  de  l'amitié. 

Cette  prétendue  amitié  m'étiit  aussi  fatale  au  dedans  qu'au  de- 
hors. Leslbngs  et  fi'équents  entretiens  avec  madame  le  Vasseur  depuis 
plusieurs  années  avaient  changé  sensiblement  cette  femme  à  mon 
égard;  et  ce  changement  ne  m'était  assurément  pas  favorable.  De 
quoi  traitaient-ils  donc  dans  ces  singuliers  tète-à-'.cte ?  Pourquoi 
ce  profond  mystère  ?  La  conver.sation  de  cette  vieille  femme  était- 
elle  donc  assez  agréable  pnur  la  prendre  ainsi  en  bonne  fortune  , 
et  assez  importante  pour  eu  faire  un  si  grand  secret?  Depuis  trois 
ou  quatre  ans  que  ces  colloques  duraient,  ils  m'avaient  paru  risibles: 
en  y  repensant  ilors.  je  commençai  de  m'en  étonner.  Cet  étonnement 
eût  étéjusqu'à  l'Inquiétude,  si  j'avais  su  dès-lors  ce  que  cette  femme 
préparait. 

Malgré  le  prétendu  zèle  pour  moi  dont  Grimm  se  targuait  au  de- 
hors, et  difficile  à  concilier  avec  le  ton  qu'il  prenait  vls-nt-vis  de 
moi-même,  il  ne  me  revenait  rien  de  lui  d'aucun  côté  qui  fût  à  mon 
avantage  ;  et  la  commisération  qu'il  affectait  d'avoir  pour  mol  ten- 
dait bien  moins  à  me  servir  qu'à  m'avillr.  Il  m'ôtalt  même,  autant 
qu'il  était  en  lui,  la  ressource  du  métier  que  je  m'étais  choisi,  en  me 
décriant  comme  un  mauvais  copiste  ;  et  je  convlensqii'il  disait  en  cela 
la  vérité  ;  mais  ce  n'était  pas  à  lui  de  la  dire.  11  prouvait  que  ce 
n'était  pas  plaisanterie,  en  se  servant  d'un  antre  copiste,  et  en  ne  me 
laissant  aucune  des  pr-atiques  qu'il  pouvait  m'ôter.  On  eût  dit  que 
son  projet  était  de  me  faire  dépendre  de  lui  et  de  son  crédit  pour 
ma  subsistance,  et  d'en  tarir  la  source  jusqu'à  ce  que  j'en  fusse  ré- 
duit là. 

Tout  cela  résumé,  ma  raison  fil  tnire  enfin  mon  ancien  .attache- 
ment, qui  parlait  encore.  Je  jugeai  son  caractère  au  moins  très  sus- 
pect ;  et  quant  à  son  amitié,  je  la  décidai  fausse.  Puis,  résolu  de  ne 
plus  le  voir,  j'en  avertis  madame  d'Kiiinay,  appuyant  ma  résolution 
de  plusieurs  faits  sans  réplique,  mais  que  j'ai  maintenant  oubliés. 

Elle  combattit  fortement  ma  résolution,  sans  savoir  trop  qu'op- 
poser à  mes  raisons.  Elle  ne  s'était  pas  concertée  encore  avec  lui  ; 
mais  le  lendemain,  au  lieu  de  s'expliquer  verbalement  avec  moi,  elle 
me  remit  une  lettre  très  adroite,  qu'ils  avaient  minutée  ensemble, 
et  par  laquelle,  sans  entrer  dans  aucun  détail  des  faits,  elle  le  jus- 
tifiait par  son  caractère  naturelleiuent  concentré  ;  et,  me  faisant  un 
crime  de  l'avoir  soupçonné  île  perfidie  envers  son  ami ,  m'exhortait 
à  me  racconnmoder  avec  lui.  Celle  lettre,  qu'on  trouvera  dans  la 
liasse  A,  n»  48,  m'ébranla.  Dans  une  conversation  que  nous  eiunes 
ensuite,  et  où  je  la  trouvai  mieux  préparée  que  la  première  fois,  j'a- 
chevai de  me  laisser  vaincre;  j'en  vins  à  croire  que  je  pouvais  avoir 
mal  jugé,  et  qu'en  ce  cas  j'avais  réellement  envers  un  ami  des  torts 
graves  que  je  devais  réparer. 

Bref,  comme  j'avais  déjà  l'ait  plusieurs  fois  avec  Diderot,  avec  le 
baron  d'Holbach,  moitié  gre,  moitié  faiblesse,  je  fis  toutes  les  avances 
que  j'avais  droit  d'exiger  ;  j'allai  chez  Grimm,  conmie  un  autre 
Georges  Dandin,  lui  faire  excuse  des  offenses  qu'il  m'avait  faites; 
toujours  dans  cette  fausse  persuasion,  qui  m'a  l'ail  faire  en  niavie 
mille  bassesses  auprès  de  mes  feints  amis,  qu'il  n'y  a  point  de  haine 
qu'on  ne  désarme  à  force  de  douceur  et  de  bons  procédés,  au  lieu 
qu'au  contraire  la  haine  des  méchants  ne  t'ait  que  s'animer  davan- 
tage par  l'impossibilité  de  trouver  sur  quoi  la  fonder;  et  le  sentiment 
de  leur  propre  injustice  n'est  qu'un  grief  de  plus  contre  celui  qui  en 
est  l'objet.  J'ai,  sans  sortir  de  ma  propre  histoire,  une  preuve  bien 
forte  de  cette  mnxime  daiisGrlmui  et  Tronchiu,  devenus  mes  deux 
idns  implacables  ennemis  4iar  goût  ,  par  plais'r,  par  fantaisie,  sans 


pouvoir  alléguer  aucun  fort  d'aucune  espi'ce  que  j'aie  eu  jamais  avec 
aucun  des  deux  (f),  et  dont  la  rage  s'accroît  de  joiir  en  jour  comme 
celle  des  tigres  prir  la  facilité  qu'ils  trouvent  à  l'assouvir. 

Je  m'attendais  que,  confus  de  ma  condescendance  et  de  mes 
avances,  Grimm  me  recevrait  les  bras  ouverts  avec  la  plus  tendre 
amilié.  Il  me  reçut  en  empereur  rom.ain,  avec  une  mo-gue  que  je 
n'avais  jamais  vue  à  personne.  Je  n'étais  point  du  tout  préparé  à 
cet  accueil.  Quand,  dans  l'embarras  d'un  rôle  si  peu  fait  pour  moi 
j'eus  rempli  en  peu  de  mots  et  d'un  air  timide  l'objet  qui  m'ame- 
nait près  de  lui,  avant  de  me  recevoir  en  grâce,  il  prononça  avec 
beaucoup  de  majesté  une  longue  harangue  qu'il  avait  préparée,  et 
qui  contenait  la  nombreuse  énumération  de  ses  rares  vertus'  et 
surtout  dans  l'amitié.  11  appuya  longtemps  sur  une  chose  qui  d'abord 
me  frappa  beaucoup  ;  c'est  qu'on  lui  voyait  toujours  conserver  les 
mômes  amis.  Tandis  qu'il  parlait,  je  nie  disais  tout  ba«  qu'il  serait 
bien  cruel  pour  moi  de  faire  seul  exception  à  celte  règle,  fi  v  revint 
si  souvent  et  avec  tant  d'affectation,  qu'il  me  fîl  penser  enfin  que, 
s'il  ne  suivait  en  cela  que  les  sentiments  de  son  cœur,  il  serait  moins 
frappé  de  celte  maxime,  et  qu'il  s'en  faisait  un  art  utile  à  ses  vues  dans 
les  moyens  de  parvenir.  (Jusqu'alors  j'avais  été  dans  le  môme  cas 
j'avais  conservé  toujours  tous  mes  amis  depuis  ma  plus  tendre  en- 
fance, je  n'en  avais  paus  perdu  un  seul,  si  ce  n'est  par  la  mort,  et 
cependant  je  n'en  avals  pas  fait  jusqu'alors  la  réflexiou  ;  ce  n'était 
pas  une  maxime  que  je  me  fusse  prescrite.  PuiS'iue  c'était  un  avan- 
tage alorsconiiniin  à  l'un  et  à  l'autre, pouri|uol  doncs'en  tarsuait-il 
par  préférence,  si  ce  n'est  qu'il  songeait  d'avance  à  me  l'ôter?)  Il 
s'attacha  ensuite  à  m'iiumllier  par  les  preuves  de  la  préférence  que 
nos  amis  communs  donnaient  sur  moi.  Je  connaissais  aussi  bien 
que  lui  cette  préférence;  la  question  était  de  savoir  à  quel  titre  il 
l'avait  obtenue  ;  si  c'était  à  force  de  mérite  ou  d'adresse,  en  s'élevant 
lui-même  ou  en  cherchant  à  me  rabaisser.  Enfin,  quand  il  eut  mis 
à  son  gré  entre  lui  et  moi  toute  la  distance  qui  pouvait  donner  du 
prix  à  la  grâce  qu'il  ra'allall  faire,  il  m'accorda  le  baiser  de  pair 
dans  un  léger  embrasseraent  qui  ressemblait  à  l'accolade  que  le  roi 
donne  aux  nouveaux  chevaliers.  Je  tombais  des  nues,  j'étais  ébahi, 
je  ne  savais  que  dire,  je  ne  trouvais  pas  un  mot.  Toute  cette  scène 
eut  l'air  de  la  réprimande  qu'un  précepteur  fait  à  son  disciple,  en 
lui  faisant  grâce  du  fouet.  Je  n'y  pense  jamais  sans  sentir  combien 
sont  trompeurs  les  jugements  fondés  sur  l'apparence  auxquels  le 
vulgaire  donne  tant  de  poids,  et  combien  souvent  l'audace  et  la 
fierté  sont  du  côté  du  coupable,  la  honte  et  l'embarras  du  côté  de 
riunocenl. 

Nous  étions  récoaciliés  ;  c'était  toujours  un  soulagement  pour  mon 
cœur,  que  toute  querelle  jette  dans  des  angoisses  mortelles.  On  se 
doute  bien  qu'une  pareille  réconciliation  ne  changea  nasses  maniè- 
res; elle  ra'ôta  seulement  le  droit  de  m'en  plaindre.  Aussi  pris-je  le 
parti  d'endurer  tout  et  de  ne  dire  plus  rien. 

Tant  de  chagrin.i  coup  sur  coup  me  jetèrent  dans  un  accable- 
ment qui  ne  me  laissait  guère  la  force  de  reprendre  l'empire  de 
moi-même.  Sans  réponse  de  Saint-Lambert,  négligé  de  madame 
d'Houdetot,  n'osant  plus  m'ouvrir  à  personne,  je  "commençai  de 
craindre  qu'en  faisant  de  l'amilié  l'Idole  de  mon  cœur  je  n'eusse 
ewdoyé  ma  vie  à  sacrifier  à  des  chimères.  Epreuve  faite,  il  ne  res- 
tait de  toutes  mes  liaisons  que  deux  hommes  qui  eussent  conservé 
toute  mon  estime,  et  à  qui  mon  cœur  pût  donner  sa  confiance  : 
Duclos,  que  depuis  ma  retraite  à  l'Ermitage  j'avais  perdu  de  vue,  et 
Saint-Lambert.  Je  crus  ne  pouvoir  bleu  n'-parer  mes  torts  envers 
ce  dernier  qu'en  lui  déchargeant  mou  cauir  sans  réserve,  et  je  ré- 
solus de  lui  faire  pleinement  mes  confessions  en  tout  ce  qui  ne 
compromettait  pas  sa  maîtresse.  Je  ne  doute  pas  que  ce  choix  ne 
fût  encore  un  piège  de  ma  passion  pour  me  tenir  plus  rapproché 
d'elle  ;  mais  il  est  certain  que  je  me  serais  jeté  dans  les  bras  de  son 
amant  sans  réserve,  que  je  me  serais  mis  pleinement  sous  sa  con- 
duite, et  que  j'aurais  poussé  la  franchise  aussi  loin  qu'elle  pouvait 
aller.  J'étais  prêt  à  lui  écrire  une  seconde  lettre,  à  laquelle  j'étais 
sûr  qu'il  aurait  répondu,  quand  j'appris  la  triste  cause  de  son  silence 
sur  la  [iremière.  Il  n'avait  pu  soutenir  jusqu'au  bout  les  fatigues  de 
cette  campagne.  Madame  d'Epinay  m'apprit  qu'il  venait  d'avoir  une 
attaque  de  paralysie  ;  et  madame  d'Houdelol.  que  sou  affliction  finit 
par  rendre  malade  elle  même,  et  qui  fut  hors  d'ét^it  de  m'éorire 
sur-le-champ,  me  marqua  deux  ou  trois  jours  après  de  Paris  où  elle 
était  alors,  qu'il  se  faisait  porter  à  Aix-la-Chapelle  pour  y  prendre 
les  bains.  Je  ne  dis  pas  que  cette  triste  nouvelle  m'affligea  comme 
elle  ;  luais  je  doute  que  le  serrement  de  cœur  qu'elle  me  donna  fût 
moins  pénible  que  sa  douleur  et  ses  larmes.  Le  chagrin  de  le  savoir 
dans  cet  étal,  augmenté  par  la  crainte  que  l'inquiétude  n'eût  con- 
tribué à  l'y  mettre,  me  toucha  plus  que  tout  ce  qui  m'était  arrivé 
jusqu'alors,  et  je  sentis  cruellemeut  qu'il  me  manquait  dans  ma 

(1)  Je  n'ai  donné  dans  la  suite  au  dernier  te  surnom  dejoagleur  que 
longtemps  après  son  inimitié  déclarée  et  les  sanglantes  persécuiions  qu'il 
m'a  sascilées  ;i  (u'uève  et  ailleurs.  J'ai  même  bieuiot  supprimé  ce  nom 
quand  je  nie  suis  vu  lout-à-fait  sa  victime.  Les  h.issos  veiiireanoes  sont 
indignés  de  mon  copiir,  et  la  haine  n'y  pivii.l  jaiu.us  pieii.  C>lte  uots 
n'est  point  dans  le  manuscrit  autograplic.j 


108 


LES  VEILLÉES  LITTÉRAIRES  ILLUSTRÉES. 


propre  eslime  la  force  dont  j'avais  besoin  pour  supporter  tant  de 
déplaisir.  Heureusement  ce  généreux  ami  ne  me  laissa  pas  longtemps 
dans  cet  accablement;  il  ne  m'oublia  pas,  malgré  son  attaque,  et  je 
ne  tardai  pas  d'apprendre  par  lui-même  que  j'avais  trop  mal  jugé 
de  ses  sentiments  et  de  son  état.  Mais  il  est  temps  d'en  venir  à  la 
grande  révolution  de  ma  destinée,  à  la  catastrophe  qui  a  partagé 
ma  vie  en  deux  parties  si  différentes,  et  qui  d'une  bien  légère  cause 
a  tiré  de  si  terribles  effets. 

Un  jour  que  je  ne  songeais  à  rien  moins,  madame  d'Epinay  m'en- 
voya chercher.  En  entrant  j'aperçus  dans  ses  yeux  et  dans  toute  sa 
contenance  un  air  de  trouble  dont  je  fus  d'autant  plus  frappé  que 
C€t  air  ne  lui  était  point  ordinaire,  personne  au  monde  ne  sachant 
mieux  qu'elle  gouver- 
ner son  visage  et  ses 
mouvements.  Mon  ami, 
me  dit-elle  ,  je  pars 
pour  Genève  ;  ma  poi- 
trine est  en  mauvais 
état,  ma  santé  se  déla- 
bre au  point  que,  toute 
chose  cessante,  il  faut 
que  j'aille  voir  et  con- 
ïijlter  Troncbin.  Celte 
résolution  ,  si  brusque- 
ment prise  ,  et  à  l'en- 
trée de  la  mauvaise  sai- 
son, m'étonna  d'autant 
plusqueje  l'avais  quitté 
trente-six  heures  aupa- 
ravant sans  qu'il  en  fût 
aneslion.  Je  lui  deman- 
dai qui  elle  emmènerait 
avec  elle.  Elle  me  dit 

?!u'elle  emmènerait  son 
ils  avec  M.  de  Liuant; 
et  puis  elle  ajouta  né- 
gligemment :  Et  vous , 
mon  ours,  neviendrez- 
yous  pas  aussi  ?  Comme 
je  ne  crus  pas  qu'elle 
parlât  sérieusement,  sa- 
chant que,  dans  la  sai- 
son où  nous  entrions, 
j'étais  à  peine  en  état 
de  sortir  de  ma  cham- 
bre ,  je  plaisantai  sur 
l'utilité  du  cortège  d'us 
malade  pour  un  autre 
malade  ;  elle  parut  elle- 
même  n'en  avoir  pas 
fait  tout  de  bon  la  pro- 
position ,  et  il  n'en  fut 
plus  question.  Nous  ne 
parlâmes  plus  que  des 
préparatifs  de  son  voya- 
ge, dont  elle  s'occupait 
avec  beaucoup  de  viva- 
cité, étant  résolue  à  par- 
tir dans  quinze  jours. 
Je  n'avais  pas  besoin 
de  beaucoup  de  péné- 
tration pour  voir  qu'il 
y  avait  à  ce  voyage  un 
motif  secret  qu'on  me 
taisait.  Ce  secret ,  qui 
n'en  était  un  dans  toute 
la  maison  que  pour 
moi ,  fut  découvert  des 

le  lendemain  par  Thérèse,  à  qui  Tessier,  le  niailre-d'hôtel,  qui  le 
savait  de  i.i  femme  de  chambre,  le  révéla.  Quoique  je  ne  doive  pas 
ce  secre.  ,.  madame  d'Epinay,  puisque  je  ne  le  tiens  pas  d'elle,  il 
est  trop  h.  a  ceux  que  j'en  tiens  pour  que  je  puisse  l'en  séparer. 
Ainsi  je  nv  tairai  surcet  article  Mais  ces  secrets,  qui  jamais  ne  sont 
sortis  ni  ne  sortiront  de  ma  bouche  ni  de  ma  plume,  ont  été  sus  de 
trop  de  gens  pour  pouvoir  être  ignorés  dans  tous  les  entours  de 
madame  d'Epmay. 

Instruit  du  viai  motif  de  ce  voyage,  j'aurais  reconnu  sa  secrète 
impulsion  d'une  main  ennemie  dans  la  tentative  de  m'y  faire  le 
chaperon  de  madame  d'Epinay;  mais  elle  avait  si  [leu  insisté,  que 
Je  persistai  à  ne  priinl  regarder  cette  tentative  comme  sérieuse,  et  je 
ris  seulement  du  beau  personnage  que  j'aurais  fuit  là  si  j'eusse  eu 
la  sottise  de  m'en  charger.  Au  reste  elle  gagna  beaucoup  à  mon  re- 
fus, car  elle  vint  à  bout  d'engager  son  mari  même  à  l'accompagner. 
Quelques  jours  après  je  reçus  de  Diderot  le  billet  que  je  vais  trans- 
crire. Ce  billet,  seulement  plié  en  dtux  et  de  manière  que  tout  le 


Je  ne  voyais  partout  que  les  deux  charmantes  amies 


dedans  se  lisait  sans  peine,  me  fut  adressé  chez  madame  d'Epinay 
et  recommande  à  M.  de  Linant,  le  gouverneur  du  fils  et  le  confi- 
dent do  la  mère. 

BILLET  DE  DIDEROT  (  liasse  A ,  n°  52  ). 

«  Je  suis  fait  pour  vous  aimer  et  pour  vous  donner  du  chagrin 
J  apprends  que  madame  d'Epinay  va  à  Genève,  et  je  n'entends 
point  dire  que  vous  l'accompagniez.  Mon  ami,  content  de  madame 
d  Epinay,  il  faut  partir  avec  elle;  mécontent,  il  faut  partir  beau- 
coup plus  vite.  Etes-vous  surchargé  du  poids  des  obligations  que 
vous  lui  avez?  voilà  une  occa.sion  de  vous  acquitter  en  partie  et  de 

vous  soulager.  Trouve- 
rez-vous  une  autre  oc- 
casion dans  votre  vie  de 
lui  témoigner  votre  re- 
connaissance ?  Elle  va 
dans  un   pays  où   elle 
sera  comme  tombée  des 
nues.  Elle  est  malade; 
elle   aura  besoin   d'a- 
musement et  de   dis- 
traction. L'hiver!  voyez, 
mon  ami. L'objection  de 
votre  santé   peut  être 
beaucoup  plus  forte  que 
je  ne  la  crois.  Mais  ètes- 
vous  plus  mal  aujour- 
d'hui que  vous  ne  l'é- 
tiez il  y  a  un  mois,  et 
que  vous   ne   le  serez 
au  commencement  du 
printemps  ?  Ferez-vous 
dans  trois  mois  d'ici  le 
voyage  plus  commodé- 
ment qu'aujourd'hui  î 
Pour  moi,  jevousavoue 
que,  si  je  ne  pouvais 
supporter  la  chaise  ,  je 
prendrais  un  bâton  et 
je  la  suivrais.  Et  puis 
ne  craignez-vous  point 
qu'on  ne  mésinlerprète 
votre  conduite  7  on  vous 
soupçonnera   ou  d'in- 
gratitude ou  d'un  autre 
motif  secret.  Je  sais  bien 
que,  quoi  que  vous  fas- 
siez, vous  aurez  toujours 
pour  vous  le  témoigna- 
ge de  votre  conscience; 
mais  ce  témoignage  suf- 
fit-il  seul;  et  est-il  per- 
mis de  négliger  jusqu'à 
certain  point  celui  des 
autres  hommes?  Au  res- 
te, mon  ami,  c'est  pour 
m'acquitter   avec  vous 
et  avec  moi  que  je  vous 
écris  ce  billet.  S'il  vous 
déplaît,  jetezle  au  feu, 
et  qu'il   n'en  soit  pas 
plus  question  que  s'il 
n'eût  jamais  été  écrit. 
Je  vous  salue ,  vous  ai- 
me, et  vous  embrasse.» 
Le   tremblement   de 
colère,  l'éblouissemenl 
qui  me  gagnaient  en  lisant  ce  billet,  et  qui  me  permirent  à  peine 
de  l'achi'ver,  ne  m'empêchèrent  pas  de  remarquer  l'adresse  avec  la- 
quelle Diderot  y  affectait  un  ton  plus  doux,  plus  caressant,  plus 
honnête  que  dans  toutes  ses  autres  lettres,  dans  lesquelles  il  me 
traitait  tout  au  |ilus  de  mon  cher,  sans  avoir  presque  jamais  daigné 
m'y  donner  le  nom  d'ami.  Je  vis  aisément  le  ricochet  par  lequel  me 
venait  ce  billet  ,  dont  la  suscription  ,  la  forme  et  la  mirche  déce- 
laient, même  assez  maladroitement,  le  détour  ;  car  nous  nous  écri- 
vions ordinairement  par  la  poste  ou  par  le  messager  de  Montmo- 
rency, et  ce  fut  la  première  fois  qu'il  se  servit  de  cette  voie-là. 

Quand  le  premier  transport  de  mon  indignation  me  permit  d'é- 
crire ,  je  lui  traçai  précipitamment  la  réponse  suivante  ,  que  je  por- 
tai sur-le-champ  de  l'Ermitage,  où  j'étais  pour  lors,  à  la  Chevrette, 
pour  la  montrer  à  madame  d'Epinay,  à  qui,  dans  mon  aveugle  co- 
lère, je  la  voulus  lire  moi-mèuie,  ainsi  que  le  billet  de  Diderot 

0  Mon  cher  ami,  vous  ne  pouvez  savoir  ni  la  force  des  obliga- 
tions que  je  puis  avoir  à  madame  d'Epinay,  ni  jusqu'à  quel  point 


LES  CONFESSIONS. 


lf»9 


elles  me  lient,  ni  si  elle  a  réellement  besoin  de  moi  dans  son  voyage, 
ni  si  elle  déi-ire  que  je  l'accompagne,  ni  s'il  m'est  possible  de  le 
faire,  ni  les  raisons  que  je  puis  avoir  de  m'en  abstenir.  Je  ne  re- 
fuse pas  de  discuter  avec 
vous  à  loisir  tous  ces 
points  ;  mais,  en  atten- 
dant, convenez  que  me 
prescrire  si  aflirmativc- 
ment  ce  que  je  dois 
faire ,  sans  vous  être 
mis  en  état  d'en  juger, 
c'est ,  mon  cher  philo- 
sophe, opiner  en  franc 
étourdi.  Ce  que  je  vois 
de  pis  à  cela ,  est  que 
votre  avis  ne  vient  pas 
de  vous.  Outre  que  je 
suis  peu  d'humeur  à  me 
laisser  mener  sous  votre 
nom  par  le  tiers  et  le 
quart,  je  trouve  à  ces 
ricochets  certains  dé- 
tours qui  ne  vont  |ias  à 
votre  franchise,  et  dont 
vous  ferez  bien,  pour 
vous  et  pour  moi ,  de 
vous  abstenir  désor  - 
mais. 

«Vous  craignez  qu'on 
n'interprète  (las  bien 
ma  conduite  ;  mais  je 
défie  un  cœur  comme 
le  vôtre  d'oser  mal  pen- 
ser du  mien.  D'autres 
peut-être  parleraient 
mieux  de  moi  si  je  leur 
ressemblais  davantage. 
Que  Dieu  me  préserve 
de  me  faire  aiiprouver 
d'eux  !  Que  les  mé- 
chants     m'épient     et 

m'interprètent,  Rous'seau  n'est  pas  fait  pour  les  craindre,  ni  Dide- 
rot pour  les  écouter. 

«  Si  votre  billet  m'a  déplu,  vous  voulez  que  je  le  jette  au  feu  et 
qu'il    n'en    soit    plus 
question.    Pensez-vous 
qu'on  oublie   ainsi    ce 
qui  vient  de  vous?  Mon 

cher,  vous  faites  aussi  — ~         "^^ 

bon  marché  de  mes  lar- 
mes dans  les  peines  que 
vous  me  donnez  que  de 
ma  vie  et  de  ma  santé 
dans  les  soins  que  vous 
m'exhortez  à  prendre. 
Si  vous  pouviez  vous 
corriger  de  cela ,  votre 
amitié  m'en  serait  plus 
douce,  et  j'en  devien- 
drais moins  à  plain- 
dre. » 

En  entrant  dans  la 
chambre  de  madame 
d'Epinay ,  je  trouvai 
Grimm  avec  elle,  et  j'en 
fus  charmé.  Je  leur  lus 
à  haute  et  claire  voix 
mes  deux  lettres  avec 
une  intrépidité  dont  je 
ne  me  serais  pas  cru 
capable  ,  et  j'y  ajoutai 
en  finissant  quelques 
discours  qui  ne  les  dé- 
mentaient pas.  A  cette 
audace  ,  inattendue 
dans  un  homme  ordi- 
nairement si  craintif,  je 
les  vis  l'un  et  l'autre 
atterrés,  abasourdis,  ne 
répondant  jias  un  mot; 
je  vis  surtout  cet  hom- 
me arrogant  bais.ser  les  yeux  à  terre,  et  n'oser  soutenir  les  étincelles 
dénies  regards;  mais,  dans  le  même  instant,  au  fond  de  son  cœur, 
il  jurait  ma  perte,  et  je  suis  sûr  qu'ils  la  coDcertérenl  avant  de  se 
séparer. 


Il  y  a  ici  un  bon  vieillard  qui,  après  avoir  passé  sa  vie  à  travailler,  ne  le 
[fouvant  plus,  meurt  de  faim  sur  ses  vieux  jours. 


Je  ne  voyais  partout  ipie  jésuite 


Ce  fut  à  peu  près  dans  ce  temps-là  que  je  reçus  enfin  par  ma- 
dame d  Iloudetoi  la  réponse  de  Saint-Lambert  f' liasse  A,  n°  bl), 
datée  encore  de  Wolfenbutel ,  peu  de  jours  après  son  accident,  à 

ma  lettre  qui  avait  tar- 
dé longtemps  en  route. 
Cette  réponse  m'appor- 
ta des  consolations  , 
dont  j'avais  grand  be- 
soin dans  ce  moment- 
là,  par  les  témoigna- 
ges d'estime  et  d'amitié 
dont  elle  était  pleine , 
et  qui  me  donnèrent  le 
courage  et  la  force  de 
les  mériter.  Dès  ce  mo- 
ment je  fis  mon  devoir; 
mais  il  est  constant  que 
si  Saint-Lambert  se  fiit 
trouvé  moins  sensé  , 
moins  généreux,  moins 
honnête  homme,  j'étais 
perdu  sans  retour. 

La  saison  devenait 
mauvaise,  et  l'on  com- 
mençait à  quitter  la 
campagne...  Madame 
d'iluudetftt  me  marqua 
le  jour  où  elle  comptait 
venir  faire  ses  adieux  à 
la  vallée,  et  me  donna 
rendez-vous  à  Eaubon- 
ne.  Ce  jour  se  trouva 
par  hasard  le  même  où 
madame  d'Epinay  quit- 
tait la  Chevrette  pour 
aller  à  Paris  achever 
les  préparatifs  de  son 
voyage.  Heureusement 
e!le  [lartit  le  matin  ,  et 
j'eus  le  temps  encore, 
en  la  quittant ,  d'aller 
dîner  avec  sa  belle-sœur.  J'avais  la  lettre  de  Saint-Lambert  dans 
ma  poche  ,  je  la  relus  plusieurs  fois  en  marchant.  Cetle  lettre  me 
servit  d'égide  contre  ma  faiblesse.  Je  fis  et  je  tins  la  résolution  de 

ne  voir  plus   en    ma- 
dame   d'Houdetot    que 
_  mon  amie  et  la   maî- 

-"   ^  tresse  de  mon  ami  ;  et 

je  passai  tête-à-tête  avec 
elle  quatre  ou  cinq  heu- 
res dans  un  calme  dé- 
licieux ,  préférable  in- 
finiment, même  quant 
à  la  jouissance  ,  à  ces 
accès  de  fièvre  ardente 
que  jusqu'alors  j'avais 
eus  auprès  d'elle.  Com- 
me elle  savait  trop  que 
mon  cœur  n'était  pas 
changé  ,  elle  fut  sensi- 
ble aux  efforts  que  j'a- 
vais faits  pour  me  vain- 
cre ,  elle  m'en  estima 
davantage,  et  j'eus  le 
plaisir  de  voir  que  son 
amitié  pour  moi  n'était 
pas  éteinte.  Elle  m'an- 
nonça le  prochain  re- 
tour de  Saint-Lambert, 
qui,  quoique  asisez  bieo- 
relabii  de  son  attaque, 
n'était  plus  en  état  de 
soutenir  les  fatigues  de 
la  guerre,  et  quittait  le 
service  pour  revenir  vi- 
vre paisiblement  auprès 
d'elle. Nous  formâmes  le 
projet  charmant  d'une 
étroite  société  entre 
nous  trois  ,  et  nout 
pouvions  espérer  que 
l'exécution  de  ce  projet  serait  durable,  vu  que  tous  les  sentiments 
qui  peuvent  unir  des  cœurs  sensibles  et  droits  en  faisaient  la  base, 
et  que  nous  rassemblions  d'ailleurs  à  nous  trois  assez  de  talents  et 
de  connaissances  pour  nous  suffire  à  nous-mêmes,  et  n'avoir  besoin 


110 


LES  VEILLÉES  LITTÉRAIRES  ILLUSTRÉES. 


d'aucun  supplément  étranger.  Hélas!  en  me  livrant  à  l'espoir  d'une 
si  flouee  vie,  je  ne  songeais  guère  à  celle  qui  m'attendait. 

Nous  parlâmes  ensuite  de  ma  situation  présente  avec  madame 
d'ii|)inay.  Je  lui  montrai  la  lettre  de  Diderot  avec  ma  réponse  :  je 
lui  détaillai  tout  ce  qui  s'était  passé  à  ce  sujet ,  et  je  lui  déclarai 
la  résolution  où  j'étais  de  quitter  l'Krmitage.  Elle  s'y  opposa  vive- 
m,ent,  et  par  des  raisons  toutes-puissantes  sur  mon  cœur.  Elle  me 
témoigna  combien  elle  aurait  désiré  que  j'eusse  fait  le  voyage  de 
Genève,  prévoyant  qu'on  ne  manquerait  pas  de  la  compromettre 
dans  mon  refus;  ce  que  la  lettre  de  Diderot  semblait  annoncer  d'a- 
vance. Cependant ,  comme  elle  savait  mes  raisons  aussi  bien  que 
m,oi-mèrae,  elle  n'insista  pas  sur  cet  article,  mais  elle  me  conjura 
d'éviter  tout  éclat,  à  quelque  prix  que  ce  pijt  être,  et  de  patliention 
refus  de  raisons  assez  plausibles  pour  éloigner  l'injuste  soupçon 
qu'elle  put  y  avoir  part.  Je  lui  dis  qu'elle  ne  m'imposait  pas  une 
tâche  aisée ,  mais  que  ,  résolu  d'expier  mes  torts  au  prix  même  de 
ma  réputation,  je  voulais  donner  la  préférence  à  la  sienne  en  tout 
ce  que  l'honneur  me  permettiait  dJendurer.  On  connaîtra  bientôt 
si  j'ai  su  remplir  cet  engagement. 

Je  le  puis  jurer,  loin  que  ma  passion  malheureuse  eût  rien  perdu 
de  sa  force,  je  n'aimai  jamais  ma  Sophie  aussi  vivement,  aussi  fen- 
dreiiieut  que  je  fis  ce  jour-là.  Mais  telle  fut  l'impression  que  firent 
sur  moi  la  lettre  de  Saint-Lambert,  le  sentiment  du  devoir  et 
l'horreur  de  la  perfidie,  que,  durant  toute  celte  entrevue,  mes  sens 
me  laissèrent  pleinement  en  paix  auprès  d'elle,  et  que  je  ne  fus  pas 
même  tenté  de  lui  baiser  la  niain^  En  partant,  elle  m'embrassa 
devant  ses  gens.  Ce  baiser,  si  différent  de  ceux  que  je  lui  avais  dé- 
robés quelquefois  sous  les  feuillages,  me  fut  garant  que  j'avais  re- 
pris l'empire  de  moi-même  :  je  suis  presque  assuré  que,  si  mon 
cœur  avait  eu  le  temps  de  se  raffermir  dans  le  calme,  il  ne  me  fal- 
lait pas  trois   mois  pour  être  guéri  radicalement. 

Ici  finissent  mes  liaisons  personiieiles  avec  madame  d'Houdetot, 
liaisons  dont  chacun  a  pu  juger  sur  les  apparences,  selon  les  dispo- 
tions de  son  propre  cœur,  mais  dans  lesquelles  la  passion  que  m'ins- 
pira cette  aimable  femme,  passion  la  plus  vive  peut-être  qu'aucun 
homme  ait  jamais  sentie,  s'honorefa  toujours  entre  le  ciel  et  nous 
des  rares  et  pénibles  sacrifices  faits  par  tous  deux  au  devoir,  à  l'hon- 
neur, à  l'amour  et  à  l'amitié.  Nous  nous  étions  trop  élevés,  j'ose  le 
dire,  aux  yeux  l'un  de  l'autre  pour  pouvoir  nous  avilir  aisément.  11 
faudrait  être  indigne  de  toute  estime  pour  se  résoudre  à  en  peWre 
une  de  si  haut  prix,  et  l'énergie  même  des  sentiments  qui  pou- 
vaient nous  rendre  coupables  fut  ce  qui  nous  empêcha  de  le  devenir. 

C'est  ainsi  qu'après  une  longue  amitié  pour  l'une  de  ces  deux 
femmes,  et  un  vif  amour  pour  l'autre,  je.  leur  fis  séparément  mes 
adieux  en  un  même  jour,  à  l'une  pour  ne  la  revoir  de  ma  vie,  à 
l'autre  pour  ne  la  plus  voir  que  deux  fois  dans  les  occasions  que  je 
dirai  ci-après. 

Après  leur  départ  je  me  trouvai  dans  un  grand  embarras  pour 
remplir  tant  de  devoirs  pressants  et  contradictoires,  suite  de  mes 
imprudences.  Si  j'eusse  été  dans  mon  état  naturel,  après  la  proposi- 
tion et  le  refus  de  ce  voyage  de  Genève,  je  n'avais  qu'à  rester  tran- 
quille, et  tout  était  dit.  Mais  j'en  avais  sottement  fait  une  affaire  qui 
ne  pouvait  rester  dans  l'état  où  elle  était,  et  je  ne  pouvais  me  dis- 
penser de  toute  ultérieure  explication  qu'en  quittant  l'Ermitage,  ce 
que  je  venais  de  promettre  à  madame  d'Houdetot  de  ne  pas  faire, 
au  moins  pour  le  moment  prési'iit.  De  (dus,  elle  avait  exigé  que 
j'excusasse  auprès  de  mes  soi-disant  amis  le  refus  de  ce  voyage, 
afin  qu'on  ne  lui  im]iutàt  pas  ce  refus.  Cependant  je  ne  pouvais 
alléguer  la  véritable  cause  sans  outrager  n)adame  d'Epinay,  à  qui 
je  devais  certainement  de  la  reconnaissance  après  tout  ce  qu'elle 
avait  fait  pour  moi.  Tout  bien  con-idéré,  je  me  trouvai  dans  la  dure 
radis  indispensable  alternative  de  manquer  à  madame  d'Epinay,  à 
madame  d'Houtletot,  ou  à  moi-même,  et  je  pris  le  dernier  parti. 
Je  le  pris  hautement,  plainenient,  sans  tergiverser,  et  avec  une  gé- 
nérosité digne  assurément  de  laver  les  fautes  qui  m'avaient  réduit 
à  cette  extrémité.  Ce  sacrifice,  dont  mes  ennemis  ont  su  tirer  parti, 
et  qu'ils  attendaient  peut-être,  a  fait  la  ruine  de  ma  réputation,  et 
m'a  ôté  par  leurs  soins  l'estime  publique;  mais  il  m'a  rendu  la 
mienne,  et  m'a  consolé  dans  mes  malheurs.  Ce  n'est  pas  la  der- 
'nière  fois,  comme  on  verra,  que  j'ai  fait  de  pareils  sacrifices,  ni  la 
dernière  aussi  qu'on  s'en  est  prévalu  pour  m'accabler. 

Grimm  était  le  seul  qui  parût  n'avoir  pris  aucune  part  dans  cette 
affaire;  ce  fut  à  lui  que  je  résolus  de  m'adresser.  Je  lui  écrivis  une 
lonifue  lettre,  dans  laquelle  j'exposai  le  ridicule  de  vouloir  me  faire 
un  devoir  de  ce  voyage  de  Genève,  l'inutilité,  l'embarras  même  dont 
j'y  aurais  été  à  madame  d'Epinay,  et  les  inconvénients  qu'il  en  au- 
rait résulté  pour  moi-même.  Je  ne  résistai  pas  dans  cette  lettre  à  la 
tentation  de  lui  laisser  entrevoir  que  j'étais  instruit,  et  qu'il  me  pa- 
raissait singulier  qu'on  prétendit  que  c'était  à  moi  de  faire  ce  voyage, 
tandis  que  lui-même  s'en  dispensait,  et  qu'on  ne  faisait  pas  men- 
tion de  lui.  Celle  lettre,  où,  faute  de  pouvoir  dire  nettement  mes 
raisons,  je  fus  force  de  battre  souvent  la  campagne,  m'aurait  donné 
dans  le  public  l'apparence  de  bien  des  torts;  mais  elle  était  un 
exemple  de  retenue  et  de  discrétion  pour  les  gens  qui,  comme  Grimm, 
étaient  au  fait  des  choses  que  j'y  taisais,  et  qui  justifiaient  pleine- 


ment ma  conduite.  Je  ne  craignis  pas  même  de  mettre  un  préjugé 
de  plus  contre  moi  en  prêtant  l'avis  de  Diderot  à  mes  autres  amis, 
pour  insinuer  que  madame  d'Houdetot  avait  pensé  de  même,  comme 
il  était  vrai;  cl,  taisantque,sur  mes  raisons,  elle  avait  changé  d'avis, 
je  ne  pouvais  mieux  la  disculper  du  soupçon  de  coawiver  avec  moi', 
qu'en  paraissant  sur  ce  point  mécontent  d'elle- 

Cette  lettre  finissait  par  un  acte  de  confiance  dont  tout  autre 
homme  aurait  été  touché;  car,  exTiortant  Grimm  à  peser  mes  rai- 
sons et  à  me  marquer  après  cela  son  avis,  je  lui  marquais  que  cet 
avis  serait  suivi,  quel  qu'il  pût  être,  et  c'était  mon  intention,  eût-il 
même  opiné  pour  mon  dépari;  car  M.  d'Epinay  s'élant  fait  le  con- 
ducteur de  sa  femme  dans  ce  voyage,  le  mien  prenait  alors  un  coup 
d'œil  tout  différent  :  au  lieu  que  c'était  moi  d'abord  qu'on  voulut 
charger  de  cet  emploi,  et  qu'il  ne  fut  question  de  lui  qu'après  mon 
refus. 

La  ré[)onse  de  Grimm  se  fit  attendre  ;  elle  fut  singulière^  je  vais  la 
transcrire  ici.  (Voyez  liasse  A,  n°S9.) 

«  Le  départ  de  madame  d'Epinay  est  reculé;  son  fils  est  malade, 
il  faut  attendre  qu'il  soit  rétabli.  Je  rêverai  à  votre  lettre.  Tenez- 
vous  tranquille  à  votre  Ermitage.  Je  vous  ferai  passer  mon  avis  à 
temps.  Comme  elle  ne  partira  sûrement  pas  de  quelques  jours, 
rien  ne  presse.  En  attendant,  si  vous  le  jugez  à  propos,  vous  pou- 
vez lui  faire  vos  offres,  quoique  cela  me  paraisse  encore,  assez  égal. 
Car,  connaissant  votre  i»osition  aussi  bien  que  vous-même,  je  ne 
doute  point  qu'elle  ne  réponde  à  vos  offres  comme  elle  doit  ;  et  tout 
ce  que  je  vois  à  gagner  à  cela,  c'est  que  vous  pourrez  dire  à  ceux  qui 
vous  pressent  que,  si  vous  n'avez  pas  été,  ce  n'est  pas  faute  de  vous 
être  offert.  Au  reste,  je  ne  vois  pas  pourquoi  vous  voulez  absolument 
que  le  philosophe  soit  le  porte-voix  de  tout  le  monde,  et,  parce  que 
souavis  estque  vous  partiez,  pourquoi  vous  imaginez  quêtons  vosarais 
prétendent  la  même  chose.  Si  vous  écrivez  à  madame  d'Epinay,  sa 
réponse  peut  vous  servir  de  ré|)lique  à  tous  ces  amis,  puisqu'il  vous 
tient  tant  au  cœnrde  leur  répliquer.  Adieu,  je  salue  madame  le  Vas- 
seur  et  le  Criminel  (1).  » 

Frappé  d'étonnement  en  lisant  cette  lettre,  je  cherchais  avec  in- 
quiétude ce  qu'elle  pouvait  signifier,  et  je  ne  trouvais  rien.  Com- 
ment! au  lieu  de  me  répondre  avec  simplicité  sur  la  mienne,  il 
prend  du  temps  pour  y  rêver,  comme  si  celui  qu'il  avait  déjà  pris  ne 
lui  avait  pas  suffi.  Il  m'avertit  même  de  la  suspension  dans  laquelle 
il  veut  me  tenir,  comme  s'il  s'agissait  d'un  problème  profond  à 
résoudre,  ou  comme  s'il  importait  à  ses  vues  de  m'ôter  tout  moyen 
de  pénétrer  son  sentiment  jusqu'au'  moment  qu'il  voudrait  me  le 
déclarer.  Que  signifient  donc  ces  précautions,  ces  retardements,  ce 
mystère?  Est-ce  ainsi'qu'on  répond  à  la  confiance?  Cette  allure  est- 
elie  celle  de  la  droiture  et  de  la  bonne  foi?  Je  cherchais  en  vain  quel- 
que interprétation  favorable  à  cette  conduite;  je  n'en  trouvais  point. 
Quelque  fût  son  dessein,  s'il  m'était  contraire,  sa  position  en  faci- 
litait l'exécution,  sans  que,  par  la  mienne,  il  me  fût  possible  d'y 
mettre  obstacle.  En  faveur  dans  la  maison  d'un  grand  prince,  ré- 
pandu dans  le  monde,  donnant  le  ton  à  nos  communes  sociétés, 
dont  il  était  l'oracle,  il  pouvait,  avec  son  adresse  ordinaire,  disposer 
à  son  aise  toutes  ses  machines;  et  moi,  seul  dans  mon  Ermitage, 
loin  de  tout  sans  avis  de  personne,  sans  aucune  communication,  je 
n'avais  d'antre  parti  que  d'attendre  et  rester  en  paix;  c'est  ce  que  je 
fis  :  seulement  j'écrivis  à  madame  d'Epinay,  sur  la  maladie  de  son 
fils,  une  lettre  aussi  honnête  qu'elle  pouvait  fètre,  mais  où  je  ne 
donnai  pas  dans  le  piège  grossier  de  lui  offrir  de  partir  avec  elle. 

Après  des  siècles  d'attente  dans  la  cruelle  incertitude  où  cet 
homme  barbare  m'avait  plongé,  j'appris,  au  bout  de  huit  ou  dix 
jours,  que  madame  d'Epinay  était  partie;  et  je  reçus  de  lui  une 
seconde  lettre.  Elle  n'était  que  de  sept  à  huit  lignes,  que  je  n'ache- 
vai pas  de  lire  ..  C'était  une  rupture,  mais  dans  des  termes  tels  que 
la  plus  infernale  haine  les  peut  dicter,  et  qui  même  devenaient 
bètcs  à  force  de  vouloir  être  offensants.  Il  me  défendait  sa  présence 
comme  il  m'aurait  défendu  ses  Etats.  Il  ne  manquait  à  sa  lettre,  pour 
faire  rire,  que  d'être  lue  avec  plus  de  sang-froid.  Sans  la  transcrire, 
sans  même  en  achever  la  lecture,  je  la  lui  renvoyai  sur-le-champ 
avec  celle-ci. 

«  Je  me  refusais  à  ma  juste  défiance  ;  j'aihève  trop  tard  de  vous 
connaître. 

«  Voilà  donc  la  lettre  que  vous  vous  êtes  donné  le  loisir  de  mé- 
diter; je  vous  la  renvoie,  elle  n'est  pas  pour  moi.  Vous  pouvez  me 
ha'ir  ouvertement  et  montrer  la  mienne  à  toute  la  terre  ;  ce  sera  de 
votre  part  une  fausseté  de  moins.  » 

Ce  que  je  lui  disais,  qu'il  pouvait  montrer  ma  précédente  lettre  , 
se  rapportait  à  un  article  de  la  sienne  ,  sur  lequel  on  pourra  juger 
de  la  profonde  adresse  qu'il  mit  à  toute  cette  affaire. 

J'ai  dit  que,  pour  gens  qui  n'étaient  pas  au  fait,  ma  lettre  pou- 
vait donner  sur  moi  bien  des  prises.  Il  le  vit  avec  joie  ;  mais  cora- 
ment  se  prévaloir  de  cet  avantage  sans  se  compromettre?  En  mon- 

(1)  M.  le  Vasseur,  que  sa  femme  menait  nli  peu  nidement,  l'appelait 
le  lieutenant  criminel.  M.  Grimm  donnait  par  plaisanterie  le  même  nom 
à  la  fille,  et,  pour  abrège»,  il  lui  plut  ensuite  d'en  retrancher  le  premier 
mot. 


LES  CONFESSIONS. 


111 


trant  cette  lettre,  il  s'exposait  au  reproche  d'abuser  de  la  confiance 
de  son  ami. 

Pour  sortir  do  cet  eml)arras,  il  imagina  de  rompre  avec  moi  de  la 
façon  la  plus  piquante  qu'il  fût  possible,  et  de  me  faire  valoir  dans 
sa  lettre  la  Rràce  qu'il  me  faisait  de  ne  pas  montrer  la  micnni;.  Il 
était  bien  sûr  que  ,  dans  l'indii^iiation  de  ma  colère,  je  me  refuse- 
rais à  sa  feinte  discrétion,  et  liii  permettrais  de  montrer  ma  lettre 
à  tout  le  monde  ;  c'était  [irécisément  ce  qu'il  voulait,  et  tout  arriva 
courino  il  l'avait  arranfçé.  Il  (it  courir  ma  lettre  dans  tout  l'aris  , 
avec  des  commentaires  di;  sdfaçm,qui  pourtant  n'eurent  pas  tout 
le  succès  qu'il  s'en  était  promis.  On  ne  trouva  pas  que  la  permis- 
sion de  montrer  ma  lettre,  qu'il  avait  su  m'exiorquer,  l'exemptât 
du  blâme  de  m'avoir  si  légèrement  pris  au  mot  pour  me  nuire.  On 
demandait  toujours  quels  torts  personnels  j'avais  avec  lui,  pour 
autoriser  une  si  violente  bainc.  Enfin  l'on  trouvait  que,  quand  j'au- 
rais eu  de  tels  torts  qui  l'auraient  obligé  de  rompre,  l'amitié,  même 
éteinte,  avait  encore  des  droits  qu'il  aurait  dû  respecter.  Mais  inal- 
heureusement  Paris  est  frivole;  ces  remarques  du  moment  s'ou- 
blient; l'absent  infortuné  se  néglige,  rboiumc  qui  prospère  en  im- 
pose |)arsa  présence;  le  jeu  de  l'intrigue  et  de  la  mécliancelé  se 
soutient,  se  renouvelle  ;  et  bientôt  son  effet,  sans  cesse  renaissant, 
efface  tout  ce  qui  l'a  précédé. 

Voilà  comment,  a[in;s  m':tvoir  si  longtemps  trompé,  cet  homme 
enfin  quitta  pour  moi  sou  masque  ,  persuadé  que  ,  dans  l'état  où  il 
avait  amené  les  choses,  il  cessait  d'en  avoir  besoin.  Soulagé  de  la 
crainte  d'être  injuste  envers  ce  misérable  ,  je  l'abandonnai  à  son 
propre  cœur,  et  cessai  de  penser  à  lui.  Huit  jours  après  avoir  reçu 
cette  lettre,  je  reçus  de  madame  d'Epinay  sa  réponse,  datée  de  Ge- 
nève, à  ma  précédente  (liasse  B,  n  '  10)  Je  compris,  au  ton  qu'elle 
y  prenait  avec  moi  pour  la  première  fois  de  sa  vie,  que  l'un  et 
l'autre,  comptant  sur  le  succès  de  leurs  mesures,  agissaient  de 
•'oncerl,  et  que,  me  regardant  comme  un  liomnie  perdu  sans  res- 
source ,  ils  se  livraient  désormais  sans  risque  au  plaisir  d'achever 
de  m'écraser. 

Mon  état,  en  effet,  était  des  plus  déplorables.  Je  voyais  s'éloigner 
de  moi  tous  mes  amis,  sans  qu'il  me  lïil  possible  de  savoir  ni  com- 
ment ni  pourquoi.  Diderot,  qui  se  vantail  de  me  rester  seul ,  et  qui 
depuis  trois  mois,  me  promettait  une  visite  ,  ne  venait  point.  L'hi- 
ver commençait  à  se  faire  sentir,  et  avec  lui  les  atteintes  de  mes 
maux  habituels  Mon  tempérament,  quoique  vigoureux,  n'avait  pu 
soutenir  les  combats  de  tant  de  passions  contraires.  J'étais  donc  dans 
un  épuisement  qui  ne  me  laissait  ni  force  ni  courage  pour  résilier 
à  rien.  Quand  mes  engagements,  quand  les  continuelles  repiés'ii- 
tations  de  Diderot  et  de  madame  d'Houdetot  m'auraient  permis  i,ii 
ce  moment  de  quitter  l'Ermitage,  je  ne  savais  ni  où  aller  ni  com- 
ment nie  traîner.  Je  restais  immobile  et  slupide,  sans  pouvoir  agir 
ni  penser.  La  seule  idée  d'un  pas  à  faire,  d'uni!  lettre  à  écrire,  d'un 
mot  à  dire,  me  faisait  frémir.  Je  ne  pouv.iis  cependant  laisser  la 
lettre  de  madame  d'Epinay  sans  réplique  ,  à  moins  de  ni'avouer 
digne  des  traitements  dont  elle  et  son  ami  m'acc.ili'aient.  Je  pris 
le  parti  de  lui  notifier  mes  sentiments  et  mes  résolutions,  ne  doutant 
pas  un  moment  que,  par  humanité,  par  générosité,  par  bienséance, 
par  les  bons  sentiments  que  j'avais  cru  voir  en  elle  ,  malgré  les 
mauvais,  elle  ne  s'empressât  d'y  souscrire.  Voici  ma  lettre. 

.\  l'Ermitage,  le  23  novembre  1737. 

«  Si  l'on  mourait  de  douleur  ,  je  ne  serais  pas  en  vie.  Mais  enfin 
j'ai  pris  mon  parti.  L'amitié  est  éteinte  entre  nrpus ,  madame;  mais 
celle  qui  n'est  plus  garde  encore  des  droits  que  je  sais  respecter.  Je 
n'ai  point  oublié  vos  boutés  pour  moi,  et  vous  devez  compter  sur 
toute  la  reconnaissance  qu'on  peut  avoir  pour  queliiu'un  qu'on  ne 
doit  plus  aimer. Toute  autre  explication  serait  inutile:  j'ai  pour  moi 
ma  conscience,  et  vous  renvoie  à  la  vôtre. 

«  J'ai  voulu  quitter  l'Ermiiage,  et  je  le  devais.  Hiis  on  prétend  qu'il 
faut  que  j'y  reste ju.sqii'aii  printemps  ;  et,  puisque  mes  amis  le  viju- 
lent,  j'y  resterai  jusqu'au  printemps,  si  vous  y  consentez.  » 

Cette  lettre  écrite  et  partie  ,  je  ne  pensai  plus  qu'à  me  tranquil- 
li>er  à  l'Ermitage,  en  y  soignant  ma  sauvé  ;  tâchant  de  recouvrer 
des  forces  et  de  prendre  des  inesiin^s  pour  en  sortir  au  printemps 
sans  bruit  et  .sans  affi'her  une  rupture.  Mais  ce  n'était  pas  là  le 
compte  de  M.  Griinm  et  de  madame  d'Epinay,  comme  on  verra  dans 
un  inoraent. 

Quelipies  jours  après,  j'eus  enfin  le  plaisir  de  recevoir  de  Diderot 
cette  visite  si  souvent  promise  et  manquée.  Elle  ne  pouvait  venir 
plus  à  propos;  c'était  mon  plus  ancien  ami  ,  c'était  presque  le  seul 
(ini  me  restât  ;  on  peut  juger  du  plaisir  que  j'eus  à  le  voir  dans  cette 
circonstance.  J'avais  le  cœur  plein,  je  l'épanchai  dans  le  sien.  Je 
ri'clairai  sur  beaucoup  de  faits  qu'on  lui  avait  tus,  déguisés  ou  suti- 
posrs.  Je  lui  appris  ,  de  tout  ce  qui  s'était  passé,  ce  qu'il  m'était 
permis  de  lui  dire.  Je  n'affectai  point  de  lui  taire  ce  qu'il  ne  savait 
que  tro|i,  qu'un  amour  aussi  malheureux  qu'insensé  avait  clé  l'ins- 
triimenl  de  ma  perle;  m  lis  je  ne.  convins  jamais  que  madame 
d'Houdetot  en  fût  instruite,  ou  du  moins  que  je  le  lui  eusse 
déclaré.  Je  lui  parlai  des  indigues  manœuvres  de  madame  d'E- 


pinay pour  surprendre  les  lettres  très  innocentes  que  sa  belle-sœur 
m'écrivait.  Je  voulus  qu'il  apprît  ces  détails  de  la  bouche  même  des 
personnes  que  cette  dangereuse  femme  avait  tenté  de  séduire. 
Ttiérè.se  les  lui  fit  exactement;  mais  que  devins-je  quand  ce  fut  le 
tour  de  la  mère,  et  que  je  l'entendis  déclarer  et  soutenir  que  ric:n  de 
cela  n'était  à  sa  connaissance!  Ce  furent  ses  termes  ,  et  jamiis  elle 
ne  s'en  départit.  Il  n'y  avait  pas  quatre  jours  qu'elle  m'en  avait  ré- 
pété le  récit  à  moi-même,  et  elle  medéraent  en  face  devant  mon  ami  ! 
Ce  trait  me  parut  décisif,  et  je  sentis  alors  vivement  mon  impru- 
dence d'avoir  gardé  si  longtemps  une  pareille  femme  auprès  de 
moi.  Je  ne  m'étendis  point  en  invectives  contre  elle  ;  à  peine  dai- 
gnai-je  lui  dire  quelques  mots  de  mépris.  Je  senti;  ce  qoe  je  devais 
à  la  fille,  dont  l'inébranlable  droiture  contrastait  avec  l'indigne  lâ- 
cheté de  la  mère.  Mais  dès-lors  mon  parti  fut  pris  sur  le  compte  de 
la  vieille,  et  je  n'attendis  que  le  moment  de  l'exécuter. 

Ce  moment  vînt  plus  tôt  que  je  ne  l'avais  attendu.  Le  10  décem- 
bre, je  reçus  de  madame  d'Epinay  réponse  à  ma  précédente  lettre. 
En  voici  le  contenu  (liasse  B,  n'  i  1). 

A  Genève,  le  \"  décembre  1757. 

«  Après  vous  avoir  donné,  pendant  plusieurs  années  toutes  les 
marques  possibles  d'amitié  et  d'intérêt ,  il  ne  me  reste  qu'à  vous 
plaindre.  Vous  êles  bien  malheureux.  Je  désireque  votre  conscience 
soit  aussi  tranquille  que  la  mienne.  Cela  pourrait  être  nécessaire  au 
repos  de  votre  vie. 

«  Puisque  vous  vouliez  quitter  l'Ermitage  et  que  vous  le  deviez  , 
je  suis  étonnée  (pie  vos  amis  vous  aient  retenu.  Pour  moi  ,  je  ne 
consulte  point  les  miens  sur  mesdevoiis,  et  je  n'ai  plus  rien  à  vous 
dire  sur  les  vôtres.  » 

Un  congé  si  imprévu,  mais  si  nettement  prononcé,  ne  me  laissa 
pas  un  instant  à  balancer.  Il  fallait  sortir  sur-le-champ  ,  quel- 
que teni|is  qu'il  fit,  en  quelque  état  que  je  fusse,  dussé-je  coucher 
dans  les  bois  et  sur  la  neige  ,  dont  la  terre  était  alors  couverte,  et 
quoi  que  pût  dire  et  faire  madame  d'H'iudetot, car  je  voulais  bien  lui 
complaire  en  tout,  mais  non  pas  jusqu'à  l'infamie. 

Je  me  trouvai  dans  le  [ilus  terrible  embarras  où  j'aie  été  de  mes 
jours;  mais  ma  résolution  était  (irise, je  jurai,  quoi  qu'il  en  arrivât, 
de  ne  pas  coucher  le  liuiiième  jour  à  l'Ermitage.  Je  me  mis  en  de- 
voir de  sortir  mes  effets ,  déterminé  à  les  laisser  en  plein  champ 
plutôt  que  de  ne  pas  rendre  les  clefs  dans  la  huitaiHe  ;  car  je  vou- 
lais surtout  que  tout  fût  fait  avant  qu'on  piît  écrire  à  Genève  et  re- 
cevoir réponse.  J'étais  d'un  courage  que  je  ne  m'étais  jamais  senti  : 
toutes  mes  forces  étaient  revenues.  L'honneur  et  l'indignation  m'en 
rendirent,  sur  lesquelles  madame  d'Epinay  n'avait  pas  compté.  La 
fortune  aida  mon  audace.  M.  Mathas  ,  procureur  fiscal  de  M  le 
prince  de  Condé,  entendit  parler  de  mon  embarras.  Il  me  tit  offrir 
une  petite  maison  qu'il  avait  à  son  jardin  de  .Mont-Louis  à  Mont- 
morency. J'accepte  avec  empressement  et  reconnaissance.  Le  mar- 
ché l'ut  biciilôt  fait;  je  fis  en  hâte  acheter  quelques  meubles  pour 
nous  coucher  Thérèse  et  moi.  Je  fis  charrier  mes  effets  à  grand'peine 
et  à  grands  frais;  malgré  la  glace  et  la  neige,  mon  déménagement 
fut  fait  dans  deux  jours  ;  et  le  lo  décembre  je  rendis  les  clefs  de 
l'Ermitage,  après  avoir  payé  les  gages  du  jardinier,  ne  pouvant 
payer  mon  loyer. 

Quant  à  madame  le  Vasseur,  je  lui  déclarai  qu'il  fallait  nous  sé- 
parer; sa  fille  voulut  m'ébranler,  je  fus  inflexible.  Je  la  fis  partir 
pour  Paris  d-uis  la  voiture  du  messager,  avec  tous  les  effets  et  meu- 
bles que  sa  file  et  elle  avaient  en  commun.  Je  lui  donnai  quelque 
argent,  je  m'engageai  à  lui  payer  son  loyer  chez  ses  enfants  ou 
ailleurs,  à  pourvoir  à  .sa  subsistance  autant  qu'il  me  serait  pos>lble, 
et  à  ne  jamais  la  laisser  manquer  de  pain,  tant  que  j'en  aurais  moi- 
nièuie. 

Enfin  le  surlendemain  de  mon  arrivée  à  Mont-Louis,  j'écrivis  à 
madauie  d'Eiunay  la  lettre  suivante. 

A  Montmorency,  le  17  décembre  1757. 

«  Rien  n'est  si  simple  et  si  nécessaire,  madame,  que  de  déloger 
de  votre  maison,  quand  vous  n'approuvez  pas  que  j'y  reste.  Sur 
votre  refus  .le  consentir  que  je  passasse  à  l'Ermiiage  le  reste  de 
riiiver,  je  l'ai  donc  quitte  le  t;i  décembre.  M»  destinée  était  d'y 
entrer  maigre  moi  et  d'en  sortir  de  même.  Je  vous  remercie  du  sé- 
jour que  vous  m'avez  engagé  d'y  faire,  et  je  vous  en  remercierais 
davantage  si  je  l'avais  payé  moins  cher.  Au  reste,  vous  avez  rai.son 
de  me  trouver  malheureux;  personne  au  monde  ne  sait  mieux  que 
vous  combien  je  dois  l'être.  Si  c'est  un  malheur  de  se  tromper  sur 
le  choix  de  ses  amis,  c'en  est  un  autre  non  moins  cruel  de  reveuir 
d'une  erreur  si  douce.  » 

Tel  est  le  narré  fidèle  de  ma  demeure  à  l'Ermitage,  et  des  rai- 
sons qui  m'en  ont  fait  sortir.  Je  n'ai  pu  couper  ce  récit,  et  il  im- 
portail  de  le  suivre  avec  la  plus  grande  exactitude,  celle  époque  de 
ma  vie  ayant  eu  sur  la  suite  une  influence  qui  s'élendra  jusqu'à 
mon  dernier  jour. 


112 


LES  VEILLÉES  LITTÉRAIRES  ILLUSTRÉES. 


LIVRE  X. 


La  force  extraordinaire  qu'une  effervescence  passagère  m'avait 
donnée  pour  quitter  rEriiiitage  m'abandonna  sitôt  que  j'en  fus 
dehors.  A  peine  fiis-je  établi  dans  ma  nouvelle  demeure,  que  de 
vives  et  fréqueules  altnquos  rie  mes  rétentions  se  compliquèrent 
avec  l'incommodité  nouvelle  d'une  descente  qui  me  tourmentait  de- 
puis quelque  temps,  sans  que  je  susse  que  c'en  ctfiit  une.  Je  tombai 
bienlùl  dans  les  plus  cruels  accidents.  Le  médecin  Thierry,  mou 
ancien  ami,  vint  me  voir  et  m'éclaira  sur  mon  état.  Les  sondes,  les 
bougies,  les  bandages,  tout  l'appareil  des  infirmités  de  l'âge  ras- 
semblé autour  de  moi,  me  fit  durement  sentir  qu'on  n'a  plus  le 
cœur  jeune  impunément,  quand  le  corps  a  cessé  de  l'être.  La  belle 
saison  ne  me  rendit  point  mes  fow:es,et  je  passai  toute  l'année  1758 
dans  un  état  de  langueur  qui  me  fit  croire  que  je  touchais  à  la  fin 
de  ma  carrière.  J'en  voyais  approcher  le  terme  avec  une  sorte  d'em- 
pressement. Revenu  d'es  chimères  de  l'amitié,  détaché  de  tout  ce 
qui  m'avait  fait  aimer  la  vie,  je  n'y  voyais  plus  rien  qui  pût  me  la 
rendre  agréable  ;  je  n'y  voyais  plus  que  des  maux  et  des  misères 
qui  m'em[ièchaient  de  jouir  de  moi.  J'aspirais  au  moment  d'être 
libre  et  d'échapper  à  mes  ennemis.  Mais  reprenons  le  fil  des  évé- 
nements. 

Il  paraît  que  ma  retraite  à  Montmorency  déaoncerta  madame 
d'Epinay  :  vraisemblablement  elle  ne  s'y  était  pas  attendue.  Mon 
triste  état,  la  rigueur  de  la  saison,  l'abandon  général  où  je  me 
trouvais,  tout  leur  faisait  croire,  à  Grimm  et  à  elle,  qu'en  me  pous- 
sant à  la  dernière  extrémité  ils  me  réduiraient  à  leur  crier  merci,  et 
à  ni'avilir  aux  dernières  bassesses  pour  être  laissé  dans  l'asile  dont 
l'honneur  m'ordonnait  de  sortir.  Je  délogeai  si  brusquement  qu'ils 
n'eurent  pas  le  temps  de  prévenir  le  coup;  et  il  ne  leur  resta  plus 
que  l'option  de  jouer  àquitte  ou  double,  et  d'achever  de  me  perdre, 
ou  de  tâcher  de  me  ramener.  Giimm  prit  le  premier  parti  ;  mais  je 
crois  que  madame  d'Epinay  eût  préféré  l'autre;  et  j'en  juge  par  sa 
réponse  à  ma  dernière  lettre,  où  elle  radoucit  beaucoup  le  ton 
qu'elle  avait  pris  dans  les  précédentes,  et  où  elle  semblait  ouvrir  la 
porte  à  un  raccommodement.  Le  long  retard  de  cette  réponse,  qu'elle 
me  fit  attendre  un  mois  entier,  indique  assez  l'embarras  où  elle  se 
trouvait  pour  lui  donner  un  tour  convenable,  et  les  délibérations 
dont  elle  la  fit  précéder.  Elle  ne  pouvait  s'avancer  plus  loin  sans  se 
commettre  :  mais,  après  ses  lettres  précédentes,  et  après  ma  brusque 
sortie  de  sa  maison,  l'on  ne  peut  qu'être  frappé  du  soin  qu'elle 
prend  dans  cette  lettre  de  n'y  pas  laisser  glisser  un  seul  mot  déso- 
iDligeant.  Je  vais  la  transcrire  en  entier,  afin  qu'on  en  juge  (liasse  B, 
n.  23). 

A  Genève,  le  17  janvier  1758. 

«  Je  n'ai  reçu  votre  lettre  du  17  décembre,  monsieur,  qu'hier.  On 
me  l'a  envoyée  dans  une  caisse  remplie  de  différentes  choses,  qui  a 
été  tout  ce  temps  en  chemin.  Je  ne  refiondrai  qu'à  l'apostille  :  quant 
à  la  lettre,  je  ne  l'entends  pas  bien  ;  et,  si  nous  étions  dans  le  cas 
de  nous  expliquer,  je  voudrais  bien  mettre  tout  ce  qui  s'est  passé 
sur  le  compte  d'un  malentendu.  Je  reviens  à  l'apostille.  Vous  pou- 
vez vous  rappeler,  monsieur,'  que  nous  étions  convenus  que  les 
gages  du  jardinier  de  l'Ermitage  passeraient  par  vos  mains,  pour 
lui  mieux  faire  sentir  qu'il  dépendait  de  vous,  et  pour  vous  éviter 
des  scènes  aussi  ridicules  et  indécentes  qu'en  avait  fait  son  prédé- 
cesseur. La  preuve  en  est  que  les  premiers  quartiers  de  ses  gages 
vous  ont  été  rerais,  et  que  j'elais  convenue  avec  vous,  peu  de  jours 
avant  mon  départ,  de  vdus  faire  rembourser  vos  avances.  Je  sais  que 
vous  en  fîtes  d'abord  difficulté  :  mais  ces  avances,  je  vous  avais  prié 
de  les  faire  ;  il  était  simple  de  m'acquitter,  et  nous  en  convînmes. 
Cahouet  m'a  marqué  que  vous  n'avez  point  voulu  recevoir  cet  ar- 
gent. Il  y  a  assurément  du  quiproquo  là-dedans.  Je  donne  ordre 
qu'on  vous  le  reporte;  et  je  ne  vois  pas  pourquoi  vous  voudriez 
payer  mon  jardinier,  malgré  nos  conventions,  et  au-delà  même  du 
terme  que  vous  avez  habité  l'Ermitage.  Je  compte  donc,  monsieur, 
que,  vous  rappelant  tout  ce  que  j'ai  l'honneur  cle  vous  dire,  vous  ne 
refuserez  pas  d'être  remboursé  de  l'avance  que  vous  avez  bien  voulu 
faire  pour  moi.  » 

Après  tout  ce  qui  .s'était  passé,  ne  pouvant  plus  prendre  de  con- 
fiance en  uiadame  d'Epinay,  je  ne  voulus  point  renouer  avec  elle; 
je  ne  répondis  point  à  cette  lettre,  et  notre  correspondance  finit  là. 
Voyant  mon  parti  pris,  elle  prit  le  sien,  el,  entrant  alors  dans  toutes 
les  vues  de  Grimm  et  de  la  colcric  hctibachique,  elle  unit  ses  efforts 
aux  leurs  pour  me  couler  à  fond.  Tandis  qu'ils  travaillaient  à  Paris, 
elle  travaillait  à  Genève.  Grimm,  qui  dans  la  suite  alla  l'y  joindre, 
acheva  ce  qu'elle  avait  commence-  Tronchiii,  qu'ils  n'eurent  pas  de 
peine  à  gagner,  les  seconda  puissamment,  el  devint  le  plus  furieux 
de  nic.i  per>cciiteurs,  sans  avoir  jamais  eu  de  moi,  non  plus  que 
Grimm,  le  moindre  sujet  de  plainte.  Tous  trois  d'accord  semèrent 
sourdement  dans  Genève  le  germe  qu'on  y  vit  éclure  quatre  ans 
après. 


Ils  eurent  plus  de  peine  à  Paris,  où  j'étais  plus  connu,  et  où  les 
cœurs,  moins  disposés  à  la  haine,  n'en  reçurent  pas  si  aisément  les 
impressions.  I^our  porter  leurs  coups  avec  plus  d'adresse,  ils  com- 
mencèrent par  débiter  que  c'était  moi  qui  les  avais  quittés  (voyez  la 
lettre  de  Deleyre,  liasse  B,  n.  30).  Delà,  feignant  d'être  toujours 
mes  amis,  ils  semaient  adroitement  leurs  accusations  malignes, 
comme  des  plaintes  de  l'injustice  de  leur  ami.  Cela  faisait  que, 
moins  en  garde,  on  était  plus  porté  à  les  écouler  et  âme  blâmer. 
Les  sourdes  accusations  de  perfidie  et  d'ingratitude  se  débitaient 
avec  plus  de  précaution,  et  par  là  même  avec  plus  d'effet.  Je  sus 
qu'ils  m'imputaient  des  noirceurs  atroces,  sans  jamais  pouvoir  ap- 
prendre en  quoi  ils  les  faisaient  consister.  Tout  ce  que  je  pus  dé- 
duire de  la  rumeur  publique  fut  qu'elle  se  réduisait  à  ces  quatre 
crimes  capitaux  :  1°  ma  retraite  à  la.  campagne;  2°  mon  amour 
pour  madame  d'Houdetot;  3°  refus  d'accompagner  à  Genève  ma- 
dame d'Epinay  ;  4'  sortie  de  l'Ermitage.  S'ils  y  ajoutèrent  d'autres 
griefs,  ils  prirent  leurs  mesures  si  justes,  qu'il  m'a  été  parfaitement 
impossible  d'apprendre  jamais  quel  en  était  le  sujet. 

C'est  donc  ici  que  je  crois  pouvoir  fixer  l'établissement  d'un  sys- 
tème adopté  depuis  par  ceux  qui  disposent  de  moi  avec  un  progrès  et 
un  succès  si  rapide,  qu'il  tiendrait  du  prodige  pour  qui  ne  saurait 
pas  quelle  facilité  tout  ce  qui  favorise  la  malignité  des  hommes 
trouve  à  s'établir.  Il  faut  tâcher  d'expliquer  en  peu  de  mots  ce  que 
cet  obscur  et  profond  système  a  de  visible  à  mes  yeux. 

Avec  un  nom  déjà  célèbre  et  connu  dans  toute  l'Europe,  j'avais 
conservé  la  simplicité  de  mes  premiers  goûts.  Ma  mortelle  aversion 
pour  tout  ce  qui  s'appelait  parti,  faction,  cabale,  m'avait  maintenu 
libre,  indépendant,  sans  autre  chaîne  que  les  attachements  démon 
cœur.  Seul,  étranger,  isolé,  sans  appui,  sans  famille,  ne  tenant  qu'à 
mes  principes  et  à  mes  devoirs,  je  suivais  avec  intrépidité  les  routes 
de  la  droiture,  ne  flattant,  ne  ménageant  jamais  personne  aux  dé- 
pens de  la  justice  et  de  la  vérité.  De  plus,  retiré  depuis  deux  ans 
dans  la  solitude,  sans  correspondance  de  nouvelles,  sans  relation 
des  alfaires  du  monde,  sansètre  instruit  ni  curieux  de  rien,  je  vivais 
à  quatre  lieues  de  Paris,  aussi  séparé  de  cette  capitale  par  mon  in- 
curie que  je  l'aurais  été  par  les  mers  de  l'île  de  Tinian. 

Grimm,  Diderot,  d'Holbach,  au  contraire,  au  centre  du  tourbillon, 
vivaient  répandus  dans  le  plus  grand  monde,  et  s'en  partageaient 
presque  entre  eux  toutes  les  sphères.  Grands,  beaux-esprits, 
gens  de  lettres,  gens  de  robe,  femmes,  ils  pouvaient  de  concert  se 
faire  écouter  partout.  On  doit  voir  déjà  l'avantage  que  cette  position 
donne  à  trois  hommes  bien  unis  contre  un  quatrième  dans  celle 
où  je  me  trouvais.  Il  est  vrai  que  Diderot  et  d'Holbach  n'étaient  pas, 
du  moins  je  ne  puis  le  croire,  gens  à  tramer  d'eux- mèiues  des  com- 
plots bien  noirs;  l'un  n'en  avait  pas  la  méchanceté  (1),  ni  l'autre  l'ha- 
bileté ,  mais  c'était  en  cela  même  que  la  partie  était  mieux  liée. 
Grimm  seul  formait  son  plan  dans  sa  tète  ,  et  n'en  montrait  aux 
deux  autres  que  ce  qu'ils  avaient  besoin  de  voir  pour  concourir  à 
l'exécution.  L'ascendant  qu'il  avait  pris  sur  eux  rendait  ce  concours 
facile,  et  l'effet  du  tout  répondait  à  la  supériorité  de  son  talent. 

Ce  fut  avec  ce  talent  supérieur  que,  sentant  l'avantage  qu'il  pou- 
vait tirer  de  nos  positions  respectives,  il  forma  le  projet  de  renver- 
ser ma  réputation  de  fond  en  comble  ,  et  de  m'en  faire  une  tout 
opposée,  sans  se  comprometire,  en  commençant  par  élever  autour 
de  moi  un  édifice  de  ténèbres  qu'il  me  lût  imiiossililc  de  percer  pour 
éclairer  ses  manœuvres  et  pour  les  démasquer. 

Cette  entreprise  était  difficile,  en  ce  qu'il  en  fallait  pallier  l'ini- 
quité aux  yeux  de  ceux  qui  di:vaient  y  concourir.  11  fallait  tromper 
les  honnêtes  gens  :  il  fallait  écarter  de  moi  tout  le  monde,  ne  pas 
me  laisser  un  seul  ami,  ni  petit  ni  grand.  Que  dis-je?  il  ne  fallait 
pas  laisser  percer  un  seul  mot  de  vérité  jusqu'à  moi.  Si  un  seul 
homme  généreux  me  lût  venu  dire  :  Vous  faites  le  vertueux,  cepen- 
dant voilà  comme  on  vous  traite,  et  voilà  sur  quoi  l'on  vous  juge; 
qu'avez-vuus  à  dire'/  Grimm  était  perdu.  Il  le  savait;  mais  il  a  sondé 
son  propre  cœur,  et  n'a  estimé  les  hommes  que  ce  qu'ils  valent.  Je 
suis  ràclié,  pour  l'honneur  de  l'huraauilé,  qu'il  ait  calculé  si  juste. 

En  marchant  dans  ces  souterrains,  ses  pas,  pour  être  sûrs,  de- 
vaient èire  lents.  Il  y  a  dix  ans  qu'il  suit  son  plan,  et  le  plus  diffi- 
cile reste  encore  à  faire:  c'est  d'abuser  le  public  entier.  Il  y  reste 
des  yeux  qui  l'ont  suivi  de  [ilus  près  qu'il  ne  pense.  11  le  sent,  et 
n'ose  encore  exposer  sa  trame  au  grand  jour  (2).  Mais  il  a  trouvé  le 
peu  difficile  moyen  d'y  fauv  entrer  la  puissance,  el  cette  puissance 
dispose  de  moi.  Suuienu  de  cet  appui,  il  avance  avec  moins  de 
risque.  Les  satellites  de  la  puissance  se  piquant  peu  de  droiture  pour 
l'ordinaire,  et  beaucoup  Vnoins  de  franchise,  il  n'a  plus  guère  à 
craindre  l'indiscrétion  de  quelque  homme  de  bien.  (Car  il  a  besoin 
surtout  que  je  sois  environne  de  ténèbres  impénétrables,  et  que 
son  complot  me  soit  toujours  caché,  sachant  bien  qu'avec  quelque 

(1)  J'avoue  que,  depuis  ce  livre  écrit,  tout  ce  que  j'entrevois  à  travers 
les  mystères  qui  m'elnvirdnnent  me  fait  craindre  de  n'avoir  pas  connu 
Diderot.  . 

(2) 'Depuis  que  ceci  est  écrit,  il  a  franchi  le  pas  avec  le  plus  plein  et  le 
plus  inconcevable  succès.  Je  crois  que  c'est  Tronchin  qui  lui  en  a  donné 
le  courage  et  les  moyens.  (Celte  note  n'est  point  dans  le  manuscrit  auto- 
graphe.) 


LES  CONFESSIONS. 


113 


art  qu'il  en  ait  nurrli  la  trame,  cllo  nn  sontinridrait  jamais  nies  rn- 
ganls.  Sa  f;raii(l(^  adresse  est  de  paraître  trie  inéna<^er  en  me  difla- 
niac.t,  et  (le  donner  encore  à  la  perfidie  l'air  de  la  f^énérosité.) 

Je  sentis  les  premiers  effets  de  ce  système  par  les  sourdes  aecii- 
sations  de  la  coterie  holliachique,  sans  qu'il  me  fût  possible  de 
savoir  ni  de  conjecliircr  même  en  quoi  consistaient  ces  accusations. 
Deleyre  me  disait,  dans  ses  lettres,  qu'on  m'imputait  des  noirceurs; 
Diderot  me  disait  à  prés  peu  la  même  chose:  et,  quand  j'entrais  en 
explication  avec  l'un  et  l'autre,  tout  ce  réduisait  aux  chefs  d'accusa- 
tion ci-devant  notés.  Je  sentais  un  refroidissement  graduel  dans  les 
lettres  de  madame  d'Iloudetot.  Je  ne  pouvais  attribuer  ce  refroidis- 
sement à  Saint-Lamliert,  qui  continuait  de  in'cerire  avec  la  même 
amitié,  et  qui  me  vint  même  voir  apriîs  son  retour.  Je  ne  pouvais 
non  plus  m'en  im|iutcr  la  faute,  puisque  nous  nous  étions  séparés 
très  contents  l'un  de  l'autre,  et  qu'il  ne  s'était  rien  passé  de  ma  part 
depuis  ce  temps-là,  que  mondéiiartde  l'Ermitage,  don  telle  aval  telle- 
même  senti  la  nécessité.  Ne  sachant  donc  à  quoi  m'en  prendre  de 
ce  refroidissement,  dont  elle  ne  convenait  pas,  mais  sur  lequel  mon 
cœur  ne  prenait  pas  le  change,  j'étais  inquiet  de  tout.  Je  savais 
qu'elle  ménageait  extrêmement  sa  belle-sœur  et  Grimm  à  cause  de 
leurs  liaisons  avec  Saint-Lambert  :  je  craignais  leurs  («uvres.  Cette 
agitation  rouvrit  mes  plaies,  et  rendit  ma  correspondance  orageuse, 
au  point  de  l'en  dégoûter  tout-à-fait.  J'entrevoyais  mille  choses 
cruelles,  satis  rien  voir  distinctement.  J'étais  dans  la  position  la 
plus  insupportable  pour  un  h-miuie  dont  l'imagination  s'allumait 
aisément.  Si  j'eusse  élé  tout-à-fait  isolé,  si  je  n'avais  rien  su  du 
tout,  je  serais  devenu  plus  tranquille;  mais  mon  cœur  tenait  en- 
core à  des  attacl)ements  par  lesquels  mes  ennemis  avaient  sur  moi 
mille  prises,  et  les  faibles  rayons  qui  perçaient  dans  mon  asile  ne 
servaient  qu'à  me  laisser  voir  la  noirceur  des  mystères  qu'on  me 
cachait. 

J'aurais  succombé,  je  n'en  doute  |ioint,  à  ce  tourment  trop  cruel, 
trop  iusjipporlalile  à  mon  naturel  ouvert  et  franc,  qui,  par  l'impos- 
sibilité de  cacher  mes  scnliuients,  me  fait  tout  craindre  de  ceux 
qu'on  nie  cache,  si  très  heureusement  il  ne  se  fût  présenté  des  objets 
assez  intéressants  à  mou  cœur  pour  l'aire  une  diversion  salutaire  à 
ceux  qui  m'occupaient  malgré  moi.  Dans  la  dernière  visiteque  Diderot 
m'avait  faite  à  l'Krmitage,  il  m'avait  parlé  de  l'article  Genève  que 
d'Alembert  avait  mis  dans  l'Encyclopédie  ;  il  m'avait  appris  que  cet 
article,  concerté  avec  des  Genevois  du  haut  étage,  avait  pour  but  ré- 
tablissement de  la  comédie  à  Genève;  qu'en  couséqueiice  les  mesures 
étaient  prises,  et  que  cet  établissement  ne  tarderait  pas  d'avoir  lieu. 
Comme  Diderot  paraissait  trouver  tout  cela  fort  bien,  qu'il  ne  dou- 
tait pas  du  succès,  et  que  j'avais  avec  lui  trop  d'autres  débats  pour 
disputer  encore  sur  cet  article,  je  ne  lui  dis  rien  ;  mais,  indigné  de 
tout  ce  manège  de  séduction  dans  ma  patrie,  j'attendais  avec  impa- 
tience le  volume  d'Encyclopédie  où  était  cet  article,  pour  voir  s'il  n'y 
aurait  jias  moyen  d'y  faire  quelque  ré|ioiise  qui  [lùt  parer  ce  mal- 
heureux coup.  Je  reçus  le  volume  peu  après  mon  éiablisserneiit  à 
Mont-Louis,  et  je  trouvai  l'article  fait  avec  beaucoup  d'adresse  et 
d'arl,  et  digue  de  la  plume  dont  il  était  parti.  Cela  ne  me  détourna 
pourtant  pas'de  vouloir  y  répondre;  et  malgré  l'abattement  où  j'étais, 
malgré  mes  chagrins  et  mes  maux,  la  rigueur  de  la  .saison  et  l'in- 
commodité de  ma  nouvelle  demeure,  dans  laquelle  je  n'avais  pas  en- 
core eu  le  temps  de  m' arranger,  je  me  mis  à  l'ouvrage  avec  uu  ïèle 
qui  surmonta  tout. 

Pendant  un  hiver  assez  rude,  au  mois  de  février,  et  dans  l'état 
que  j'ai  décrit  ci-devaut,  j'allais  tous  les  jours  passer  deux  heures  le 
matin  et  autant  l'apres-diiiée  daiisundonjon  toutouvert,  qiiej'avais 
au  bout  du  jardin  où  était  mon  habitation.  Ce  donjon,  qui  terminait 
une  allée  en  terrasse,  donnait  sur  la  vallée  et  l'étang  de  Montmo- 
rency, et  m'offrait  pour  terme  de  point  de  vue  le  simple  mais  respec- 
table château  de  Saint-Gratien,  retraite  du  vertueux  Catinat.  Ce  fut 
dansée  lieu,  pour  lors  glacé,  que,  sans  abri  contre  le  veut  et  la  neige, 
et  sans  autre  feu  que  celui  de  mou  cœur,  je  composai,  dans  l'espace 
do  trois  semaines,  ma  lettre  à  d'Alembert  sur  les  spectacles.  C'est 
ici  le  premier  de  mes  écrits,  caria  Julie  n'était  pas  à  moitié  faite, 
où  j'aie  trouvé  des  eharmes  dans  le  travail.  Jiisqu'alorsriiidignation 
de  la  vertu  m'avait  tenu  lieu  d'Apollon  :  la  tendresse  et  la  douceur 
d'àme  m'en  tinrent  lieu  celte  fois.  Les  injustices  dont  je  n'avais  été 
que  spectateur  m'avaient  irrité;  celles  dont  j'étais  devenu  l'objet 
m'atlrislèreul,  et  cette  tristesse  sans  fiel  n'était  que  celle  d'un  ccuur 
trop  aimant,  trop  tendre,  qui,  trompé  par  ceux  qu'il  avait  crus  de 
sa  trempe,  était  forcé  de  se  retirer  au  dedans  de  lui.  Plein  de  tout  ce 
qui  venait  de  m'arriver,  encore  ému  de  tant  de  violeutsmou\ements, 
le  mien  mêlait  le  sentimeul  de  ses  peines  aux  idées  que  la  médita- 
tion de  mon  sujet  m'avait  fait  uailre  ;  mon  travail  se  sentit  de  ce 
mélange.  Sans  m'en  apercevoir,  j'y  décrivis  ma  situation  actuelle  ; 
j'y  peignis  Grimm,  madame  d'Epinay,  madame  d'Houdetot,  Saint- 
Lambert ,  moi-uiènii'.  En  récrivant,  que  je  versai  de  délicieuses 
larmes!  Ilélas  !  on  y  sent  trop  que  l'amour,  cet  amour  fatal  dont  je 
m'elïorçais  de  guérir,  n'était  pas  encore  sorti  de  mon  cœur.  .V  tout 
cela  se  mêlait  un  certain  attendrissement  sur  moi-même,  qui  uie 
sentais  raourant,  et  qui  croyais  faire  uu  public  mes  derniers  adieux. 
Loin  de  craindre  la  mort,  je  la  voyais  approcher  avec  joie;  mais  j'a- 


vais regret  de  quitter  mes  semblables  sans  qu'ils  sentissent  tout  ce  que 
je  valais,  sans  qu'ils  sussent  combien  j'avais  mérité  d'être  aimé  d'en 
s'ils  m'avaientconnu  davantage. 'Voilà  lessecrétos  causes  du  ton  sin- 
gulier qui  règne  dans  cet  ouvrage,  et  qui  tranchesi  prodigieusement 
avec  celui  du  précédent  (i). 

Je  retouchais  et  mettais  au  net  cette  lettre,  et  je  me  disposais  à  la 
faire  im((rinier,  quand,  après  un  long  silence,  j'en  reçus  une  de  ma- 
dame d'Houdetot,  qui  me  plongea  dans  une  affliction  nouvelle,  ja 
plus  sensibli;  que  j'eusse  encore  éprouvée.  Elle  m'apprenait  dans 
cette  lettre  (liasse  B,  n"  ri.t),que  ma  passion  pour  elle  était  connue 
dans  tout  Paris;  que  j'en  avais  parlé  à  des  gens  qui  l'avaient  ren- 
due publique  ;  que  ces  bruits,  parvenus  à  son  amant,  avaient  failli 
lui  coûter  la  vie;  qu'enfin  il  lui  rendait  justice,  et  que  leur  paix 
était  faite;  mais  qu'elle  lui  devait,  ainsi  qu'à  elle-même  et  au  soin 
de  sa  réputation,  de  rompre  avec  moi  tout  commerce,  m'assurant 
au  reste  qu'ils  ne  ces.seraient  jamais  l'un  et  l'autre  de  s'intéresser  à 
moi,  qu'ils  me  défendraitnt  dans  le  public,  et  qu'elle  enverrait  de 
temps  en  temps  savoir  de  mes  nouvelles. 

Et  toi  aussi,  Diderot?  m'écriai-je.  Indigne  ami!...  Je  ne  puis  ce- 
pendant me  résoudre  à  le  juger  encore.  Ma  faiblesse  ét-iit  connue 
d'autres  gens  qui  pouvaient  l'avoir  fait  parler.  Je  voulus  douter;... 
mais  bientôt  je  ne  le  pus  plus.  Saint-Lambert  lii  peu  après  un  acte 
digne  de  sa  générosité.  Il  jugeait,  connaissant  assez  mon  àine,  en 
quel  état  je  devais  être,  trahi  d'une  partie  de  mes  amis  et  délaissé 
des  autres.  11  vint  me  voir.  La  première  fois  il  avait  peu  de  temps  à 
me  donner.  Il  revint;  malhenreiisement,  ne  l'attendant  pas,  je  ne 
me  trouvai  pas  chez  moi.  Thérèse,  qui  s'y  trouva,  eut  avec  lui  un 
entretien  de  plus  de  deux  heures,  dans  lequel  ils  se  dirent  mutuel- 
lement beaucoup  de  faits  dont  il  m'importait  que  lui  et  moi  fussent 
informés.  La  surprise  avec  laquelle  j'appris  par  lui  que  personne  ne 
doutait  dans  le  monde  que  je  n'eusse  vécu  avec  madame  d'Epinay 
comme  Grimm  y  vivait  maintenant,  ne  put  être  égalée  que  par  celle 
qu'il  eut  lui-même  en  ap|irenantcomliien  ce  bruit  était  faux.  Saint- 
Lambert,  au  grand  déplaiNirde  la  dame,  était  dans  le  même  cas  que 
moi,  et  tous  les  éclairci-sscments  qui  résultèrent  de  cet  entretien 
achevèrent  d'éteindre  en  moi  tout  regret  d'avoir  rompu  sans  retour 
avec  elle.  Par  rapport  à  madame  d'Houdetot,  il  détailla  à  Thérèse 
plusieurs  circonstances  qui  n'étaient  connues  ni  d'elle,  ni  même  de 
madame  d'Houdetot,  que  je  savais  seul,  que  je  n'avais  dites  qu'au 
seul  Diderot  sous  le  sceau  de  l'amitié;  et  c'était  précisément  Saint- 
Lambert  qu'il  avait  choisi  pour  lui  en  faire  la  confidence  Ce  dernier 
trait  me  décida  ;  et,  résolu  de  rompre  avec  Diderot  pour  jamais,  je 
ne  délibérai  plus  que  sur  la  manière;  car  je  m'étais  aperçu  que  les 
ruptures  secrètes  tournaient  à  mon  préjudice,  en  ce  qu'elles  lais- 
saient le  masque  de  l'amitié  à  mes  plus  dangereux  ennemis. 

Les  règles  de  bienséance  établies  dans  le  monde  sur  cet' article 
semblent  dictées  par  l'esprit  d-j  mensonge  et  dé  trahison.  Paraître 
encore  l'ami  d'un  homme  dont  on  a  cessé  de  l'être,  c'est  se  réserver 
des  moyens  de  lui  nuire,  en  surprenant  les  honnêtes  gens.  Je  me 
rappelai  que,  quand  l'illustre  Montesquieu  rompit  avec  le  P.  deTour- 
nemiiic,  il  se  hâta  de  le  déclarer  hautement,  en  disant  à  tout  le 
luoiido  :  «  N'écoutez  ni  le  P.  de  Tourneuiine  ni  moi  parlant  l'un  de 
l'autre,  car  nous  avons  cessé  d'être  amis.  »  Cette  conduite  fut  très 
applaudie,  et  tout  le  monde  en  loua  la  franchise  et  la  générosité.  Je 
résolus  de  suivre  avec  Diderot  la  même  méthode.  .Mais  comment,  de 
ma  retraite,  publier  cette  rupture  authentiquement,  et  liouriaut 
sans  scandale?  Je  m'avisai  d'insérer,  par  forme  de  note,  dans  moQ 
ouvrage,  un  passage  du  livre  de  l'Eeciésiastique,  qui  déclarait  cette 
rupture,  et  même  le  sujet,  assez  clairement  pour  quiconque  était  au 
fait,  et  ne  sigiiiliait  rien  pour  le  reste  du  monde;  m'attachanl  au 
surplus  à  ne  désigner  dans  l'ouvrage  l'ami  auquel  je  renonçais 
qu'avec  l'honneur  qu'on  doit  toujours  rendre  à  l'amitié  même  éteinte. 
On  peut  voir  tout  cela  dans  l'ouvrage  même. 

11  n'y  a  qu'heur  et  malheur  dans  ce  monde,  et  il  semble  que  tout 
acte  de  courage  soit  un  crime  dans  l'adversité.  I.e  même  trait  qu'on 
avait  admiré  dans  Montesquieu  ne  m'attira  que  blâme  et  reproche. 
Sitôt  que  mon  ouvrage  fut  iinpiimé,  et  que  j'en  eus  des  exemplai- 
res, j'en  envoyai  un  à  Saiiil-Lamliert,  .qui,  la  veille  même,  m'avait 
écrit,  au  nom  de  madame  d'Houdetot  et  au  sien,  un  billet  plein  de 
la  plus  tendre  amitié  (liasse  B.,  ii»37).  Voici  la  lettre  qu'il  m'écrivit 
en  me  renvoyant  mon  exemplaire  {liasse  B,  n"  38).    . 

Eaubonne,  10  octobre  1758. 

«  En  vérité,  monsieur,  je  ne  puis  accepter  le  présent  que  vous 
venez  de  me  faire.  A  l'endroit  de  votre  préface  où,  a  l'occasion  de 
Diderot,  vous  citez  un  passage  de  l'Ecciésiaste  (il  se  trompe,  c'est  de 
l'Ecclésiastique),  le  livre  m'est  tombe  des  mains.  Après  les  conver- 
sations de  cet  été,  vous  m'avez  paru  convaincu  que  Diderot  était  in- 
nocent des  prétendues  indiscréiions  que  vous  lui  imputiez.  Il  peut 
avoir  des  torts  avec  vous  :  je  l'ignore;  mais  je  sais  liieii  qu'i's  ne 
vous  donnent  pas  le  droit  d;  lui  faire  une  insulte  publique.  Vous 
n'ignorez  pas  les  persécutions  qu'il  essuie,  et  vous  allez  mêler  U 
VOIX  d  un  ancien  ami  aux  cris  de  l'envie  !  Je  vous  avoue,  monsieur, 

(t)  La  Discours  sur  l'inégahiê. 


Ui. 


LES  VEILLÉES  LITTÉRAIRES  ILLUSTRÉES. 


que  je  ne  puis  vous  Hissimuler  combien  cette  atrocité  me  révolte. 
Je  ne  vis  point  avec  Diderot,  mais  je  l'honore;  et  je  sens  vivement 
le  chagrin  que  vous  donnez  à  un  homme  à  qui,  du  moins  vis-à- 
vis  de  moi,  vous  n'avez  jamais  reproché  qu'un  peu  de  faiblesse. 
Monsieur,  nous  différons  trop  de  principes  pour  nous  convenir  ja- 
mais. Oubliez  mon  existence;  cela  ne  doit  pas  être  difficile.  Je  n'ai 
jamais  fait  aux  hommes  ni  le  bien  ni  le  mal  dont  on  se  souvient 
longtemps.  Je  vous  promets,  moi,  monsieur,  d'oublier  votre  per- 
sonne, et  de  ne  me  souvenir  que  de  vos  talents.  » 

Je  ne  me  sentis  pas  moins  indigné  que  déchiré  par  la  lecture  de 
celte  lettre;  et,  dans  l'excès  de  ma  misère,  retrouvant  enfin  ma 
fierté,  je  lui  répondis  par  le  billet  suivant. 

A  Montmorency,  le  11  octobre  1758. 

«  Monsieur,  en  lisant  votre  lettre,  je  vous  ai  fait  l'honneur  d'en 
être  surpris,  et  j'ai  eu  la  bêtise  d'en  être  ému;  mais  je  l'ai  trouvée 
indigne  de  réponse. 

«  Je  ne  veux  point  continuer  les  copies  de  madame  d'Houdetot. 
S'il  ne  lui  convient  pas  de  garder  ce  qu'elle  a,  elle  peut  me  le  ren- 
voyer, je  lui  rendrai  son  argent;  si  elle  le  garde,  il  faut  toujours 
qu'elle  envoie  chercher  le  reste  de  son  papier  et  de  son  argent.  Je  la 
prie  de  me  rendre  en  même  temps  le  prospectus  dont  elle  est  dé- 
positaire. Adieu,  monsieur.  » 

Le  courage  dans  l'infortune  irrite  les  cœurs  lâches,  mais  il  plaît 
aux  coeurs  généreux.  Il  paraît  que  ce  billet  fit  rentrer  Saint-Lam- 
bert en  lui-même,  et  qu'il  eut  regret  à  ce  qu'il  avait  fait  ;  mais, 
trop  fier  à  son  tour  pour  en  revenir  ouvertement,  il  saisit,  il  prépara 
peut-être,  le  moyen  d'amortir  le  coup  qu'il  m'avait  porté.  Quinze 
jours  après,  je  reçus  de  M.  d'Epinay  la  lettre  suivante  (liasse  B, 
n"  10). 

Ce  jeudi  26. 

«  J'ai  reçu,  monsieur,  le  livre  que  vous  avez  eu  la  bonté  de  m'en- 
voyer;  je  le  lis  avec  le  plus  grand  plaisir.  C'est  le  sentiment  que 
j'ai  toujours  éprouvé  à  la  lecture  de  tous  les  ouvr;iges  qui  sont  sortis 
de  votre  plume.  Recevez-en  tous  mes  rcmerciments.  J'aurais  été 
vous  les  faire  moi-même,  si  mes  aflaires  m'eussent  permis  de  de- 
meurer quelque  temps  dans  votre  voisinage;  mais  j'ai  bien  peu 
habité  la  Chevrette  cette  année.  M  et  madame  Dupin  viennent  m'y 
demander  à  dîner  dimanche  prochain.  Je  compte  que  MM.  de  Saint- 
Lambert,  de  Francueil,  et  madame  d'Houdetot,  seront  de  bipartie. 
Vous  me  feriez  un  vrai  plaisir,  monsieur,  si  vous  vouliez  être  des 
noires.  Toutes  les  personnes  que  j'aurai  chez  moi  vous  désirent,  et 
seront  charmées  de  partager  avec  moi  le  plaisir  dépasser  avec  vous 
une  partie  de  la  journée.  J'ai  l'honneur  d'être  avec  la  plus  parfaite 
considération,  etc.  » 

Cette  lettre  me  donna  d'horribles  battements  de  cœur.  Après  avoir 
fait  depuis  un  an  la  nouvelle  de  Paris,  l'idée  de  m'aller  donner  en 
spectacle  vis-àvis  de  madame  d  Houdetot  me  faisait  trembler,  et 
j'avais  peine  à  trouver  assez  de  courage  pour  soutenir  cette  épreuve. 
Cependant,  puisqu'elle  et  Saint- Lambert  le  voulaient  bien,  puisque 
d'Epinay  parlait  au  nom  de  tous  les  conviés,  et  qu'il  n'en  nom- 
mait aucun  que  je  ne  fusse  bien  aise  de  voir,  je  ne  crus  point,  après 
tout,  me  compromettre  en  acceptant  un  dîner  où  j'étais,  en  quel- 
que sorte,  invité  par  tout  le  monde.  Je  promis  donc.  Le  dimanche 
il  fit  mauvais.  M.  d'Epinay  m'envoya  son  carrosse,  et  j'allai. 

Mon  arrivée  fit  sensation.  Je  n'ai  jamais  reçu  d'accueil  plus  ca- 
ressant. On  eiit  dit  que  toute  la  compagnie  sentait  combien  j'avais 
besoin  d'être  rassure.  Il  n'y  a  que  les  cœurs  français  qui  connaissent 
ces  sortes  de  délicatesses.  Cependant  je  trouvai  plus  de  monde  que 
je  ne  m'y  étais  attendu;  entre  autres,  le  comte  d'Houdetot,  que  je 
ne  connaissais  point  du  tout,  et  sa  sœur,  madame  de  Blainville, 
dont  je  me  serais  bien  passé.  Elle  était  venue  plusieurs  fois  l'année 
précédente  à  Eauboune;  et  sa  belle-sœur,  dans  nos  promenades  so- 
litaires, l'avait  souvent  laissée  s'ennuyer  à  garder  le  mulet.  Elle  en 
avait  nourri  contre  moi  un  ressentiment  qu'elle  satisfit  durant  ce 
dîner  tout  à  son  aise;  car  on  sent  assez  que  la  présence  du  comte 
d'Houdetot  et  de  Saint-Lambert  ne  mettaient  pas  les  rieurs  de  mon 
côlé,  et  qu'un  homme  embarrassé  dans  les  entretiens  les  plus  fa- 
ciles' n'était  pas  fort  brillant  dans  celui-là.  Je  n'ai  jamais  tant  souf- 
fert, ni  fait  si  mauvaise  contenance,  ni  reçu  d'atteintes  plus  impré- 
vues. Enfin,  quand  on  fut  sorti  de  table,  je  m'éloignai  de  cette  Mé- 
gère; j'eus  le  plaisir  de  voir  Saint-Lambert  et  madame  d'Houdetot 
s'approcher  de  moi,  et  nous  causâmes  ensemble,  une  partie  de  l'a- 
près-midi, de  choses  indifférentes,  à  la  vérité,  mais  avec  la  même 
familiarité  qu'avant  mon  égarement.  Ce  procédé  ne  fut  pas  perdu 
dans  mon  cœur,  et  si  Saint-Lambert  y  eût  pu  lire,  il  en  eût  sûre- 
ment été  content.  Je  puis  jurer  que,  quoiqu'on  arrivant  la  vue  de 
madame  d'H'iudctot  m'eût  donné  des  palpitations  jusqu'à  la  défail- 
lance, en  m'en  retournant  je  ne  pensai  presque  pas  à  elle  ;  je  ne  fus 
occupé  que  de  Sainl-Lambnrt. 

Malgré  les  malins  sarcasmes  de  madame  de  Bainville,  ce  dîner 
lUe  fit  grand  bien,  et  je  me  félicitai  fort  de  ne  m'y  être  pas  refusé. 


J'y  reconnus  non-seulement  que  les  intrigues  de  Grimm  et  des  Hol- 
bachiens  n'avaient  point  détaché  de  moi  mes  anciennes  connais- 
sances (I);  mais,  ce  qui  me  flatta  davantage  encore,  que  les  senti- 
ments de  madame  d'Houdetot  et  de  Saint-Lambert  étaient  moins 
changés  que  je  n'avais  cru  ;  et  je  compris  enfin  qu'il  y  avait  plus  de 
jalousie  que  de  mésestime  dans  l'éloignement  où  il  la  tenait  de  moi. 
Ci'la  me  consola  et  me  tranquillisa.  Sûr  de  n'être  pas  un  objet  de 
mépris  pour  ceux  qui  l'étaient  de  mon  estime,  j'en  travaillai  sur 
mon  propre  cœur  avec  plus  de  courage  et  de  succès.  Si  je  ne  vins 
pas  à  bout  d'y  éteindre  entièrement  une  passion  coupable  et  mal- 
heureuse, j'en  réglai  du  moins  si  bien  les  restes,  qu'ils  ne  m'ont  pas 
fait  faire  une  seule  faute  depuis  ce  temps-là.  Les  copies  de  mndame 
d'Houdetot,  qu'elle  m'engagea  de  reprendre,  mes  ouvrages,  que  je 
continuai  de  loi  envoyer  quand  ils  paraissaient,  m'attirèrent  encore 
de  sa  part  de  temnsàautre  quelques  message*  et  billets  indifférents, 
nuis  obligeants.  Elle  fit  même  plus,  comme  on  verra  dans  la  suite, 
et  la  conduite  réciproque  de  tous  les  trois,  quand  notre  commerce 
eut  cessé,  peut  servir  d'exemple  de  la  f^çon  dont  les  honnêtes  gens 
se  séparent  quand  il  ne  leur  convient  plus  de  se  voir. 

Uu  antre  avantage  que  me  procura  ce  dîner  fut  qu'on  en  parla 
d.ius  l'iris,  et  qu'il  servit  de  réfutation  sans  réplique  au  bruit  que 
répaiiil.iiriii  [lartout  mes  ennemis,  que  j'étais  brouillé  mortellement 
avi'i-  tuiis  (-.'MX  ipii  s'y  trouvèrent,  et  surtout  avec  M.  d'Epinay.  En 
quittant  l'Ki  iiiilage,  je  lui  avais  écrit  une  lettre  de  remercîment  très 
honnête,  à  laquelle  il  répondit  non  moins  honnêtement  ;  et  les  at- 
tentions réciproques  ne  cessèrent  point,  tant  avec  lui  qu'avec  M.  de 
la  Live,  son  frère,  qui  même  vint  me  voir  à  Montmorency,  et  m'en- 
voya ses  gravures.  Hors  les  deux  belles-sœurs  de  madame  d'Houde- 
tot, je  n'ai  jamais  été  mal  avec  personne  de  sa  famille. 

Ma  Lettre  à  d'Alemberl  eut  un  grand  succès.  Tous  mes  ouvrages 
en  avaient  eu,  mais  celui-ci  me  fut  plus  favorable  :  il  apprit  au  pu- 
blic à  se  défier  des  insinuations  de  la  coterie  holbachique.  Quand 
j'allai  à  l'Ermitage,  elle  prédit,  avec  sa  suffisance  ordinaire,  que  je 
n'y  tiendrais  pas  trois  mois.  Quand  elle  vit  que  j'y  en  avais  tenu 
V  ngt,  et  que,  forcé  d'en  sortir,  je  fixais  encore  ma  demeure  à  la 
campagne,  elle  soutint  que  c'était  obstination  pure;  que  je  m'en- 
nuyais à  la  mort  dans  ma  retraite  ;  mais  que,  rongé  d'orgueil,  j'ai- 
mais mieux  y  périr  victime  de  mon  opiniâtreté  que  de  m'en  dédire 
et  de  revenir  à  Paris.  La  Lettre  à  d'Âlembert  respirait  une  douceur 
d'aine  qu'on  seiilit  n'être  point  jouée.  Si  j'eusse  été  rongé  d'humeur 
dans  ma  retraite,  mon  ton  s'en  serait  senti.  Il  en  régnait  dans  tous 
les  écrits  que  j'avais  faits  à  Paris  :  il  n'en  régnait  plus  dans  le  pre- 
mier que  j'avais  fait  à  la  campagne.  Pour  ceux  qui  savent  observer, 
cette  remarque  était  décisive.  On  vit  que  j'étais  rentré  dans  mon 
clément. 

Cependant  ce  même  ouvrage,  tout  plein  de  douceur  qu'il  était, 
me  fit  encore,  par  ma  balourdise  ou  par  mon  malheur  ordinaire,  un 
nouvel  ennemi  parmi  les  gens  de  lettres.  J'avais  fait  connaissance 
avec  Marmontel  chez  M.  de  la  Po|iliniere,  et  cette  connaissance  s'é- 
tait entretenue  chez  le  baron.  Marmontel  faisait  alors  le  Mercure  de 
France.  Comme  j'avais  la  fierté  de  ne  point  envoyer  mes  ouvrages 
aux  auteurs  périodiques,  et  que  je  voulais  cependant  lui  envoyer  le 
mien  sans  qu'il  crût  que  c'était  à  ce  litre  et  pour  qu'il  parlât  de  mon 
ouvrage,  j'écrivis  sur  son  exemplaire  que  ce  n'était  pas  pour  l'au- 
teur du  Mercure,  mais  pour  M.  Marmontel.  Je  crus  lui  faire  un  très 
beau  compliment:  il  crut  y  voir  une  cruelle  offense,  et  devint  mon 
irréconciliable  ennemi.  Il  écrivit  contre  cette  même  lettre  avec  po- 
litesse, mais  avec  un  fiel  qui  se  sent  aisément;  et  de|)uis  lors  il  n'a 
manqué  aucune  occasion  de  me  nuire  dans  lasociéié,  et  de  me  mal- 
traiter indirectement  dans  ses  ouvrages  :  tant  le  très  irritable 
amour-propre  des  gens  de  lettres  est  difficile  à  ménager,  et  tant  on 
doit  avoir  soin  de  ne  rien  laisser  dans  les  compliments  qu'on  leur 
fait  qui  puisse  même  avoir  la  moindre  apparence  équivoque  ! 

Devenu  tranquille  de  tous  les  côtés,  je  profitai  du  loisir  et  de 
riiidépendauce  où  je  me  trouvais  pour  reprendre  mes  travaux  avec 
(ilus  de  suite.  J'achevai  cet  hiver  \a.  Julie,  et  je  l'envoyai  à  Rey,  qui 
la  fil  imprimer  l'année  suivante.  Ce  travail  fut  cependant  encore 
interrompu  par  une  petite  diversion,  et  même  assez  désagréable. 
J'appris  qu'on  préparait  à  lOpéra  une  nouvelle  remise  du  Devin  de 
village.  Outré  de  voir  ces  gens-là  disposer  arrogarament  de  mon 
bien,  je  re|)ris  le  mémoire  que  j'avais  envoyé  à  M.  d'Argenson,  et 
qui  était  demeuré  sans  réponse  ;  et,  l'ayant  retouché,  je  le  lis  re- 
mettre par  M.  Sellon,  résident  de  Genève,  avec  une  lettre  dont  il 
voulut  bien  se  charger,  à  M.  le  comte  de  Saint-Florentin,  qui  avait 
remplacé  M.  d'Argenson  dans  le  département  de  l'Opéra.  M.  de 
Saint-Elorenlin  promit  une  réponse  et  n'en  fit  aucune.  Diiclos,  à 
qui  j'écrivis  ce  que  j'avais  fait,  en  parla  aux  petits  violons,  qui  of- 
frirent de  me  rendre,  non  mon  opéra,  mais  mes  entrées,  dont  je  ne 
pouvais  plus  profiter.  "Voyant  que  je  n'avais  d'aucun  coté  aucune 
justice  à  espérer,  j'abandonnai  cette  affaire;  et  la  direction  de  l'O- 
péra, sans  répondre  à  mes  raisons  ni  les  écouter,  a  continué  de  dis- 

(1)  Voilà  ce  que,  dans  la  simplicité  de  mon  cœur,  je  croyais  encore 
quand  j'écrivis  mes  Confessions.  (Note  qui  manque  au  manuscrit  auto- 
graphe.) 


Ï.ES  CONFESSIONS. 


115 


|ios(T,  comme  de  son  propre  bien,  et  de  faire  son  profil,  du  Devin 
ilii  ritliifie,  qui  très  incontestablement  n'appartient  qu'à  nmi  seul  (I). 
Iii  |iiiis  que  j'avais  secoué  le  joug  de  mes  tyrans  je  menais  une 
M(  asM  /  igiile  et  paisible  :  privé  du  charme  (les  attachements  trop 
vils,  l'étais  lilire  aussi  du  poids  de  leurs  chaînes.  Dégoûié  des  anus 
imilctleurs  qui  voulaient  alisoliiment  disposer  de  ma  destinée  ,  et 
m'asservira  leurs  prétendus  liieufaits  malgré  moi  ,  j'étais  résolu  de 
m'en  tenir  désormais  aux  liais(jns  de  simple  bienveillance  ,  qui  , 
s.iiis  gêner  la  liberté,  font  l'agiéraent  de  la  vie,  et  dont  une  mise 
il'igalité  l'ait  le  fondement.  J'en  avais  de  cette  espèce  autant  qu'il 
r.ilhiit  jiour  goûter  les  douceurs  de  la  société  sans  en  souffrir  la  dé- 
|irii(lunce  ;  et  sitôt  que  j'eus  essayé  de  ce  genre  de  vie,  je  sentis  que 

I  liait  celui  qui  me  convenait  à  mon  âge,  pour  finir  mes  jours 
dans  le  calme,  loin  de  l'orage,  des  brouilleries  et  des  tracasseries  où 
je  venais  d'ôlrc  à  demi  suliiuergé. 

Durant  mon  séjour  à  l'Ermitage  ,  et  depuis  mon  établissement  à 
Montmorency  ,  j'avais  fait  à  mou  voisinage  quelques  connaissances 
qui  m'étaient  agréables  et  qui  ne  m'assujettissaient  à  rien.  A  leur 
tète  était  le  jeune  Lciyseau  de  Mauléou,  qui ,  débutant  alors  au  bar- 
reau, ignorait  encore  quelle  y  serait  sa  place.  Je  n'eus  pas  comme 
lui  ce  doute  ;  je  lui  marquai  bientôt  la  carrière  illustre  qu'on  le  voit 
fournir  aujourd'hui.  Je  lui  prédis  que  ,  s'il  se  rendait  sévère  sur  le 
cnoix  des  causes,  et  qu'il  ne  fiât  jamais  que  lo  défenseur  de  la  jus- 
tice et  de  la  vertu,  son  génie ,  élevé  par  ce  sentiment  sublime,  éga- 
lerait celui  des  plus  grands  orateurs.  Il  a  suivi  mon  conseil,  et  il  en 
a  senti  l'effet.  Sa  défense  de  M.  Portes  i^st  digue  de  Démoslhèue.  Il 
venait  tous  les  ans  passer  les  vacances  à  Saint-lirice ,  à  un  quart 
de  lieue  de  l'Ermitage  ,  dans  le  fief  de  Mauléon  ,  appartenant  à  sa 
mère,  et  où  jadis  avait  logé  le  grand  Bossuet.  Voilà  un  fief  dont 
une  succession  de  pareils  maîtres  rendrait  la  noblesse  difficile  à 
soutenir. 

J'avais  ,  au  même  village  de  Saint-Brice  ,  le  libraire  Guérin  , 
houinie  d'esprit,  lettré,  aimable,  et  de  la  haute  volée  dans  sou  étal. 

II  me  fil  faire  aussi  connaissance  avec  Jean  Néaulme,  libraire 
d'Amsterdam,  son  correspondant  et  ami,  qui  dans  la  suite  imprima 
Vl-Jmile, 

J'avais,  plus  près  encore  que  Saint-Brice,  M.  Miltor,  curé  de 
Groslay,  plus  fait  pour  être  homme  d'Etat  et  ministre  que  curé  de 
■village,  et  à  qui  l'on  eùl  donné  tout  au  moins  un  diuccse  à  gouver- 
ner ,  si  les  talents  décidaient  des  places.  Il  avait  été  secrétaire  du 
comte  de  Luc,  et  avait  connu  très  particulièrement  Jean  -  Baiitiste 
Rousseau.  Aussi  plein  d'estime  pour  la  mémoire  de  cet  illustre 
banni  que  d'horreur  pour  celle  du  fourbe  Saurin  ,  il  savait  sur  l'un 
et  sur  l'autre  beaucoup  d'anecdotes  curieuses  ,  que  Séguy  n'avail 
pas  mises  dans  la  vie  encore  manuscrite  du  iiremier;  et  il  m'assu- 
rait que  le  comte  du  Luc  ,  loin  d'avoir  eu  jamais  à  s'en  plaindre, 
avait  conservé  jusqu'à  la  fin  de  sa  vie  la  plus  tendre  amitié  pour 
lui.  M.  Mallor,  à  qui  M.  de  Viutimille  avait  donné  cette  retraite  assez 
lidiiiie  après  la  mort  de  sou  patron,  avait  été  employé  jadis  dans 
liraucoup  d'affaires,  dont  il  avait,  quoique  vieux,  la  mémoire  encore 
présente, el  dontil  raisonnait  très  bien. Sa  conversation,  non  moins 
instructive  qu'amusante  ,  ne  sentait  point  son  curé  de  village  :  il 
joignait  le  ton  d'un  homme  du  monde  aux  connaissances  d'un 
lioninie  de  cabinet.  Il  était  de  tous  mes  voisins  celui  dont  la  soi.iéié 
m'était  le  plus  agréable,  cl  que  j'ai  eu  le  [dus  de  regret  de  quitter. 

J'avais  à  Montmorency  les  oratorieiis,  et  entre  autres  le  I'.  Ber- 
thier,  professeur  de  physique  ,  auquel,  malgré  quelque  léger  vernis 
de  pédanterie  ,  je  m'étais  attache  par  un  certain  air  de  bonhomie 
que  je  lui  trouvais.  J'avais  cependant  peine  à  concilier  cette  grande 
simplicité  avec  le  désir  et  l'art  qu'il  avait  de  se  fourrer  partout , 
chez  les  grands,  chez  les  femmes,  chez  les  dévols,  chez  les  philoso- 
jibes.  Il  savait  se  faire  tout  à  tous.  Je  me  plaisais  fort  avec  lui ,  j'en 
pal  lais  à  tout  le  monde.  Appaienimeut  que  ce  que  j'en  disais  lui  re- 
vint. Il  me  remerciait  un  jour,  en  ricanant,  de  l'avoir  trouvé  bon- 
biiiiime.  Je  trouvai  dans  sou  souris  je  ne  sais  «luoi  de  sardonique 
qui  cliaiigea  totalement  sa  physionomie  à  mes  yeux,  et  qui  m'est 
sdiiveiil  revenu  depuis  lors  dans  la  mémoire.  Je  ne  |>eux  pas  mieux 
comparer  ee  souris  qu'à  celui  île  Paiiuige  achetant  les  moutons  de 
Diiideuaiil.  .Notre  collllai.^^alu:e  avait  enuiuieiicé  peu  de  temps  après 
mou  arrivi'c  à  l'Ermitage,  uù  il  venait  me  voir  très  souvent.  J'é- 
tais déjà  établi  a  Montmorency,  quand  il  en  partit  pour  retourner 
demeurer  à  Paris.  Il  y  voyait  souvent  madame  le  Vasseur.  Vn  jour 
que  je  ne  pensais  à  lien  moins  ,  il  m'écrivit  de  sa  part  pour  m'in- 
liiriiier  que  .M.  Grimm  lui  oflrait  de  fiC  charger  de  son  entretien,  et 
P"iir  me  demander  la  pi^rniission  de  l'accepter.  J'appris  que  cette 
od're  consistait  en  une  pension  de  trois  cents  livres  ,  et  quelle  de- 
v.iit  venir  demeurer  à  Ùeuil  ,  entre  la  Chevrette  et  Montmorency. 
Je  ne  dirai  pas  l'impression  que  fit  sur  moi  celle  nouvelle  ,  qui  au- 
rait été  nioiiis  surprenante  si  Griuim  avait  eu  dix  mille  livres  de 
rente,  ou  quelque  relation  plus  facile  à  compieiiilre  avec  celle 
fenime,  el  qu'on  ne  m'eut  pas  fait  un  si  grand  crime  de  l'avoir 
amenée  à  la  campagne  ,  uù  cependant  il  lui  plaisait  maintenant  de 

(1)  U  lui  appartient  depuis  lors,  par  un  aeeord  qu'ollo  a  fait  avec  moi 
luut  nom-  lleniMUt.  i,CeUo  note  niauiiue  au  manuscrit  autographe.) 


la  ramener,  comme  si  elle  était  rajeunie  depuis  ce  temps -là.  Je 
compris  que  la  bonne  vieille  ne  me  demandail  une  permission, 
dont  elle  aurait  bien  pu  se  passer  si  je  l'avais  refusée  ,  uu'afin  de 
ne  pas  .s'exposer  à  perdre  ce  que  je  lui  donnais  de  mon  coté.  Quoi- 
que cette  charité  me  parût  très  extraordinaire,  elle  ne  me  frappa  pas 
alors  autant  qu'elle  a  fait  dans  la  suite.  Mais,  quand  j'aurais  su  tout 
ce  que  j'ai  pénétré  depuis,  je  n'en  aurais  pas  moins  donné  mon 
consenteuieut ,  comme  je  fis,  et  comme  j'étais  obligé  de  faire,  à 
moins  de  renchérir  sur  l'offre  de  M.  Grimm.  Depuis  lors  le  P.  Ber- 
thier  me  guérit  un  peu  de  l'imputation  de  bonhumie  qui  lui  avait 
paru  si  plaisante,  et  dont  je  l'avais  si  élourdiuieul  chargé. 

Ce  môme  P.  Berihier  avait  la  connaissance  de  deux  hommes  qui 
recherchèrent  aussi  la  mienne  ,  je  ne  sais  pourquoi,  car  il  y  avait 
assurément  peu  de  rapports  entre  leurs  goûls  et  les  miens.  C'étaient 
des  enfants  de  .Melchisédec  ,  dont  on  ne  connai>sait  ni  le  pays,  ni 
la  famille  ,  ni  prohablement  le  vrai  nom.  Ils  étaient  jansénistes,  et 
passaient  pour  des  prèlres  déguisés,  peut-être  à  cause  de  leur  façon 
ridiculede  porter  les  rapières  auxquelles  ils  étaient  attachés.  Le  tiiy.s- 
lère  prodii-icux  qu'ils  mettaient  à  toutes  leurs  allures  leur  donnait 
un  air  de  chefs  de  parti,  et  je  n'ai  jamais  douté  qu'ils  ne  fissent  la 
gazette  ecclésiastique.  L'un,  grand,  bénin,  patelin,  s'appelait  M.  Fer- 
rand  ;  l'autre,  petit,  trapu,  ricaneur,  pointilleux,  s'appelait  M.  .Mi- 
nard.  Ils  .se  traitaient  de  cousins.  Ils  logeaient  à  Paris  avec  d'A- 
lemlicrt,  chez  sa  nourrice,  appelée  madame  Rousseau,  et  ils  avaient 
pris  à  Montmorency  un  petit  appartement  pour  y  passer  les  étés.  Ils 
faisaient  leur  ménage  eux-mêmes,  sans  domestique  et  sans  com- 
miss'onnaire.  Ils  avaient  allcrnativenient  chacun  sa  semaine  pour 
aller  aux  provisions,  faire  la  cuisine  et  balayer  la  maison.  D'ail- 
leurs ils  se  tenaient  assez  bien;  nous  mangions  quelquefois  les  uns 
chez  les  autres.  Je  ne  sais  pas  pourquoi  is  se  souciaient  de  moi  ; 
pour  moi ,  je  ne  me  souciais  d'eux  que  parce  qu'ils  jouaient  aux 
échecs  ;  et,  pour  obtenir  une  (laiivre  petite  partie,  j'endurais  qua- 
tre heures  d'ennui.  (;omnic  ils  se  fourraient  partout  et  voulaient  se 
mêler  de  tout,  Thérèse  les  appelait  les  commères,  et  ce  nom  leur  est 
demeuré  à  Montmorency. 

Telles  étaient,  avec  mon  hôte  M.  Mathas ,  qui  était  un  bon 
homme,  mes  principales  connaissances  de  campagne.  Il  m'en  res- 
tait assez  à  Paris  pour  y  \ivre  quand  je  voudrais  avec  agrément, 
hors  de  la  sphère  des  gens  de  lettres,  où  je  ne  complais  que  le  seul 
Duelos  pour  ami  ;  car  Deleyre  était  encore  trop  jeune  ,  et  quoique 
après  avoir  vu  de  près  les  manœuvres  de  la  clique  philosophique  à 
mon  égard  ,  il  s'en  lut  toul-à-fail  détaché  ,  je  ne  pouvais  encore 
oublier  la  facilité  qu'il  avait  eue  à  se  faire  auprès  de  moi  le  porte- 
voix  de  tous  ces  gens-là. 

J'avais  d'abord  mon  ancien  et  respectable  ami  M.  Roguin.  C'était 
un  ami  du  bon  temps,  que  je  ne  devais  point  à  mes  écrits,  mais  à 
moi-même,  et  que,  pour  celte  raison,  j'ai  toujours  conservé.  J'avais 
le  bon  le  Nieps,  mon  compatriote,  et  sa  fille  alors  vivante,  madame 
Lamlierl.  J'avais  un  jeune  Genevois  appelé  Coindet,  bon  garçon,  ce 
me  semblait,  soigneux,  officieux,  zélé;  mais  ignorant,  confiant, 
gourmand  ,  avantageux  ,  qui  m'était  vi  nu  voir  dès  le  commence^ 
ment  de  ma  demeure  à  l'Ermitage,  et,  sans  autre  introducteur  que 
lui-mcme,  s'était  bientôt  établi  chez  moi,  malgré  moi.  Il  avait 
quelque  goût  [lour  le  dessin  ,  et  connaissait  les  artistes.  Il  me  fut 
utile  [lour  les  estampes  de  la  Julie  ;  il  se  chargea  de  la  direction  de 
dessins  et  de  planches,  et  s'acquitta  bien  de  cette  commissiou. 

J'avais  la  maison  de  M.  Dufiin,  qui,  moins  brillante  que  durant 
les  beaux  jours  de  madame  Dupin,  ne  laissait  pas  d'être  encore, 
par  le  mérite  des  maîtres  et  par  le  choix  des  gens  qui  s'y  rassem- 
blaient, une  des  meilleures  maisons  de  Pans.  Comme  je  ne  leur 
avais  préféré  personne,  que  je  ne  les  avais  quittés  que  pour  vivre 
libre,  ils  n'avaient  point  cessé  de  me  voir  avec  amitié,  et  j'étais 
sûr  d'être  en  tout  temps  bien  reçu  de  madame  Du|iin.  Je  la  puu- 
vais même  com|iier  en  quelque  sorte  pour  une  de  mes  voisines  de 
campagne,  depuis  qu'ils  s'étaient  fait  un  établissement  à  Clichy, 
où  j'allais  quelquefois  passer  un  jour  ou  deux,  el  où  j'aurais  été 
davantage,  si  madame  Dupin  et  madame  de  Chenonceaux  avaient 
vécu  de  meilleure  intelligence.  Mais  la  difficulté  de  se  partager  dans 
la  même  maison  entre  deux  femmes  qui  ne  symiialhisaieut  pas  me 
rendait  Clichy  trop  gênant.  Attaché  à  madame  de  Chenonceaux 
d'une  amitié  plus  égale  et  plus  lauiilière,  j'avais  le  plaisir  de  la  voir 
plus  à  mon  aise  à  Deuil,  presque  à  ma  porte,  où  elle  avait  loué  une 
petite  maison,  el  même  chez  moi,  où  elle  me  veoail  voir  assez 
souvent. 

J'avais  madame  de  Créqui,  qui  s'étant  jetée  dans  la  haute  dévo- 
tion, avait  cessé  de  voir  les  d'Alemberl,  les  Marmontel,  et  la  plu- 
part des  gens  de  lettres,  excepté,  je  crois,  l'abbé  Trublet,  manière 
alors  de  demi-cafard,  dont  elle  était  même  assez  ennuyée.  Pour 
moi,  qu'elle  avait  recherché,  je  ne  perdis  ni  sa  bienveillance,  ni  sa 
correspondance.  Elle  m'envoya  des  poulardes  du  Mans  aux  etren- 
nes,  et  sa  partie  était  faite  pour  me  venir  voir  l'année  suivante, 
quand  un  voyage  de  madame  de  Luxembourg  croisa  le  sien.  (Je  lui 
dois  ici  une  place  à  part;  elle  en  aura  toujours  une  distinguée  dans 
mes  Souvenirs  ) 

J'avais  nu  homme  qu'excepté  Roguin  j'aurais  dû  mettre  le  pre- 


116 


LES  VEILLÉES  LITTÉRAIRES  ILLUSTRÉES. 


mior  rti  compte,  mon  ancien  confrère  et  ami  de  Carrio,  ci-devant 
secrétaire  titulaire  de  i'amliassude  d'Espagne  à  Venise,  puis  en 
Suède,  où  il  (ut  par  sa  cour  chargé  des  all'aires,  et  enfin  nommé 
réellement  secrétaire  d'ambassade  à  Paris.  Il  me  \int  surprendre  à 
Montmorency  lorsque  je  m'y  attendais  le  nioins.  11  était  décoré  d'un 
ordre  d'Espagne  dont  j'ai  oublié  le  nom,  avec  une  belle  croix  en 
pierreries.  Il  avait  été  oblige,  dans  ses  preuves,  d'ajouter  une  let- 
tre à  son  nom  de  Carrio;  et  portait  celui  de  chevalier  de  Carrion.  Je 
le  trouvai  toujours  le  môme,  c'est-à-dire  le  même  excellent  cœur, 
l'esprit  de  jour  en  jour  plus  aimable.  J'aurais  repris  avec  lui  la 
racine  inlimidité  qu'auparavant,  si  Coindet,  s'interposant  entre 
niius  à  son  ordinaire,  n'eût  profité  de  mon  éloigneraent  pour  s'in- 
sinuer à  ma  place  et  en  mon  nom  dans  sa  confiance,  et  me  sup- 
planter à  force  de  zèle  à  me  servir. 

La  mémoire  de  Carrion  me  rappelle  celle  d'un  de  mes  voisins 
de  campagne,  dont  j'aurais  d'autant  plus  tort  de  ne  pas  parler, 
que  j'en  ai  à  confesser  un  bien  inexcusable  et  bien  choquant  envers 
lui.  C'était  l'honnête  M.  le  Blond,  qui  m'avait  rendu  service  à  Ve- 
nise, et  qui,  étant  venu  faire  un  voyage  en  France  avec  sa  famille, 
avait  loué  une  niaison  de  campagne  à  la  Briche,  non  loin  de  Mont- 
morency (I).  Sitôt  que  j'appris  qu'il  était  mon  voisin,  j'en  fus 
dans  la  joie  de  mon  cœur,  et  me  fis  encore  plus  une  fête  qu'un 
devoir  d'aller  lui  rendre  visite.  Je  partis  pour  cela  dès  le  lendemain. 
Je  fus  rencontré  par  des  gens  qui  me  venaient  voir  moi-même,  et 
avec  lesquels  il  fallut  retourner.  Deux  jours  après  je  pars  encore: 
il  avait  dîné  à  Paris  avec  toute  sa  famille.  Une  troisième  il  était 
chez  lui  :  j'entendis  des  voix  de  femmes, je  visun  carrosse  àla  porte  : 
Cela  me  fit  peur.  Je  voulais  du  moins,  pour  la  première  fois,  le  voir 
à  mon  aise,  et  causer  avec  lui  de  nos  anciennes  liaisons.  Enfin  je 
remis  si  bien  ma  visite  de  jour  à  autre,  que  la  honte  de  remplir  si 
tard  un  pareil  devoir  fit  que  je  ne  le  remidis  point  du  tout:  après 
avoir  osé  tant  attendre,  je  n'osai  plus  me  ni'intrer.  Cette  négligence, 
dont  M.  le  Blond  ne  put  qu'être  justement  indigné,  donna  vis-à- 
vis  de  lui  l'air  de  l'ingratitude  à  ma  paresse  ;  et  cependant  je  sen- 
tais mon  coeur  si  peu  coupable,  que,  si  j'avais  pu  faire  à  M.  le 
Blond  quelque  vrai  plaisir,  j'étais  sûr  qu'il  ne  m'aurait  pas  trouve 
liaresseux.  Mais  l'indolence,  la  négligence  et  les  délais  dans  les 
petits  devoirs  à  remplir,  m'ont  fait  plus  de  tort  que  de  plus  grands 
vices.  Mes  pires  fautes  ont  été  d'omission  :  j'ai  rarement  fait  ce  qu'il 
ne  fallait  pas  faire,  et  malheureusement  j'ai  fait  plus  rarement 
encore  ce  qu'il  fallait. 

Puisque  me  voilà  revenu  à  mes  connaissances  de  Venise,  je  n'en 
dois  pas  oublier  une  qui  s'y  rapporte,  et  que  je  n'avais  interrompue, 
ainsi  que  les  autres,  que  depuis  beaucoup  moins  de  temps  :  c'est 
celle  de  M.  de  Jonville,  qui  avait  continue,  depuis  son  retour  de 
Gènes,  à  me  faire  beaucoup  d'amitiés.  11  aimait  fort  à  me  voir  et  à 
causer  avec  moi  des  affaires  d'Italie  et  des  folies  de  M.  de  Montaigu, 
dont  il  savait  de  son  côté  bien  des  traits  [lar  les  bureaux  des  afiai- 
res  étrangères,  dans  lesquels  il  avait  beaucoup  de  liaisons.  J'eus 
le  plaisir  aussi  de  revoir  chez  lui  mon  ancien  camarade  Dupont, 
qui  avait  acheté  une  cliarge  dans  sa  province,  et  dont  les  affaires 
le  ramenaient  quelquefois  a  Paris.  M.  de  Jonville  ttevint  peu  à  peu 
si  empressé  de  m  avoir,  qu'il  eu  était  même  gênant  ;  et,  quoique 
nous  logeassions  dans  des  quartiers  fort  éloignés,  il  y  avait  du 
bruit  entre  nous  quand  je  passais  une  semaine  entière  sans  aller 
diner  chez  lui.  Quand  il  allait  à  Jonville,  il  m'y  voulait  toujours 
emmener;  mais;  y  étant  une  fois  aile  passer  huit  jours,  qui  me 
parurent  fort  longs,  je  n'y  voulus  jilus  retourner.  M.  de  Jonville 
était  assurément  un  honnête  et  galant  homme,  aimable  même  à 
certains  égards,  mais  il  avait  peu  d'esprit;  il  était  beau,  tant  soit 
peu  Narcisse,  et  passablement  ennuyeux.  Il  avait  un  recueil  sin- 
gulier, et  peut-être  unique  au  monde,  dont  il  s'occupait  beaucoup, 
et  dont  il  occupait  aussi  ses  hôtes,  qui  quelquefois  s'en  amusaieut 
moins  que  lui.  C'était  une  collection  très  complète  de  tous  les  vau- 
devilles de  la  cour  et  de  Paris  depuis  plus  de  cinquante  ans,  où  Ion 
trouvait  beaucoup  d'anecdotes  qu'on  aurait  peut-être  cherchées 
inutileiuenl  ailleurs.  Voilà  des  mémoires  pour  l'histoire  de  France 
dont  on  ne  s'aviserait  jamais  chez  toute  autre  nation. 

Un  jour,  au  fort  de  notre  meilleure  intelligence,  il  me  fit  un 
accueil  si  froid,  si  gla(;ant,  si  peu  dans  son  ton  ordinaire,  qu'après 
lui  avoir  donné  occasion  de  s'expliquer,  et  même  l'en  avoir  prie,  je 
sortis  de  chez  lui  avec  la  résolution,  que  j'ai  tenue,  de  n'y  plus  re- 
mettre les  pieds:  car  on  ne  me  revoit  guère  ou  j'ai  été  une  fois  mal 
reçu,  et  U  n'y  avait  point  ici  de  Diderot  qui  plaidât  pour  M.  de 
Joiivilla.  Je  cherchai  vainement  dans  ma  tète  quel  tort  je  pouvais 
avoir  avec  lui  :  je  ne  trouvai  rien.  J'étais  sur  de  n'avoir  jamais 
parle  de  lui  ni  Ues  siens  que  de  la  façon  la  plus  honorable  ;  car  je 
lui  étais  Sincèrement  attache,  et,  outre  que  je  n'en  avais  que  du  bien 
à  dire,  ma  plus  inviolable  maxime  a  toujours  été  de  ne  parler  jamais 
qu'avec  honneur  des  maisons  que  je  Irequentais. 

Eiilin  à  force  de  ruminer,  voici  ce  que  je  conjecturai.  La  dernière 

^  (1)  Quand  j'écrivais  ceci,  plein  de  mon  aiicieuiie  et  aveugle  confiance, 
j  étais  bien  loin  de  soupçonner  te  vrai  motif  et  l'ellet  de  ce  voyage  de 
i'aris.  (Celle  note  manque  au  manuscrit  autographe.; 


fols  que  nous  nous  étions  vus,  il  m''avait  donné  à  souper  chez  des 
filles  de  sa  connaissance,  avec  deux  ou  trois  commis  des  atfaires 
étrangères,  gens  très  aimables,  et  qui  n'avaient  point  du  tout  l'air 
ni  le  ton  libertin  ;  et  je  puis  jurer  que  de  mon  côté  la  soirée  se 
passa  à  méditer  assez  tristement  sur  le  malheureux  sort  de  ces 
créatures.  Je  ne  payai  pas  mon  écot  parce  que  M.  de  Jonville  nous 
donnait  à  souper,  et  je  ne  donnai  rien  à  ces  filles,  parce  que  je  ne 
leur  fis  point  gagner  comme  à  la  Padoana  le  paiement  que  j'aurais 
pu  leur  offrir.  Nous  sortîmes  tous  assez  gais  et  de  très  bonne  intel- 
ligence. Sans  être  retourné  chez  ces  filles,  j'allai  trois  ou  quatre 
jours  après  diner  chez  M.  de  Jonville  ,  que  je  n'avais  pas  revu 
depuis  lors,  et  qui  me  fit  l'accueil  que  j'ai  dit.  N'en  pouvant  ima- 
giner d'autre  cause  que  quelque  malentendu  relatif  à  ce  souper,  et 
voyant  qu'il  ne  voulait  pas  s'expliquer,  je  pris  mon  parti  et  cessai 
de  le  voir  ;  mais  je  continuai  de  lui  envoyer  mes  ouvrages;  il  me 
fit  faire  souvent  des  com|diments  ;  et,  l'ayant  un  jour  rencontré  au 
chaulfoir  de  la  comédie,  il  me  fit  sur  ce  que  je  n'allais  plus  le  voir 
des  reproches  obligeants,  qui  ne  m'y  ramenèrent  pas.  Ainsi  cette 
affaire  avait  plus  f  air  d'une  bouderie  que  d'une  brouillerie.  Tou- 
tefois, ne  Payant  pas  revu  et  n'ayant  plus  oui'  parler  de  lui  depuis 
lors,  il  eût  été  trop  tard  pour  y  retourner  au  bout  d'une  interrup- 
tion de  plusieurs  années.  Voilà  pourquoi  M.  de  Jonville  n'entre 
point  ici  dans  ma  liste,  quoique  j'eusse  assez  longtemps  fréquenté 
sa  maison. 

Je  n'enflerai  point  la  même  liste  de  beaucoup  d'autres  connais- 
sances moins  familières,  ou  qui,  par  mon  absence,  avaient  cessé  de 
l'être,  et  que  je  ne  laissai  pas  de  voir  quelquefois  en  campagne,  tant 
chez  moi  qu'à  mon  voisinage,  telles,  par  exemple,  que  les  abbés 
de  Condillac,  de  Mably,  MM.  de  Mairan,  de  la  Live,  de  Boisgelou, 
Vatelet,  Ancelet,  et  d'autres,  qu'il  serait  trop  long  de  noinmer.  Je 
passerai  légèrement  aussi  sur  celte  de  M.  de  Mari^eiicy,  gentilhomme 
ordinaire  du  roi,  ancien  membre  de  la  coterie  holbachlque,  qu'il 
avait  quittée  ainsi  que  moi,  et  ancien  ami  de  madame  d'Epinay, 
dont  il  s'était  détaché  ainsi  que  moi  ;  ni  sur  celle  de  son  ami  Des- 
mahis^  auteur  célèbre,  mais  éphémère,  de  la  comédie  de  flmpertî- 
nent.  Le  premier  était  mon  voisin  de  campagne,  sa  terre  de  Mar- 
gency  étant  près  de  Montmorency.  Nous  étions  d'anciennes  con- 
naissances; maisle  voisinage  et  unecertaine  conformité  d'expérience 
nous  rapprochèrent  davantage.  Le  second  mourut  peu  après.  U 
avait  du  mérite  et  de  l'esprit;  mais  il  était  un  peu  l'original  de  sa 
comédie,  un  peu  fat  auprès  des  femmes,  et  n'en  fut  pas  extrême- 
ment regretté. 

Mais  je  ne  puis  omettre  une  correspondance  nouvelle  de  ce  temps- 
là,  qui  a  trop  influé  sur  le  reste  de  ma  vie  ptmr  que  je  néglige  d'en 
marquer  le  commencement.  11  s'agit  de  M.  Laraoignon  de  Males- 
herbes,  premier  président  de  la  cour  des  Aides,  chargé  pour  lors 
de  la  librairie,  qu'il  gouvernait  avec  autant  de  lumières  que  de  dou- 
ceur, et  à  la  grande  satisfaction  de  gens  de  lettres.  Je  ne  l'avais 
pas  été  voir  à  Paris  une  seule  fois;  cependant  j'avais  toujours 
éprouvé  de  sa  part  les  facilités  les  plus  obligeantes,  quant  à  la  cen- 
sure, et  je  savais  qu'en  plus  d'une  occasion  il  avait  fort  mal  mené 
ceux  qui  écrivaient  contre  moi.  J'eus  de  nouvelles  preuves  de  ses 
bontés  au  sujet  de  l'impression  de  la  Julie;  car  les  épreuves  d'un  si 
grand  ouvrage  étaient  fort  coûteuses  à  faire  venir  d'Amsterdam  par 
la  poste;  il  permit,  ayant  ses  ports  francs,  qu'elles  lui  fussent 
adressées,  et  il  me  les  envoyait  franches  aussi  sous  le  contre-seing 
de  M.  le  chancelier  son  père.  Quand  l'ouvrage  fut  imprimé,  il  n'en 
permit  le  débit  dans  le  royaume  qu'ensuite  d'une  édition  qu'il  en  fit 
faire  à  mon  profit,  malgré  moi-même  :  comme  ce  profit  eût  été  de 
ma  part  un  vol  fait  à  Rey,  à  qui  j'avais  vendu  mon  manuscrit,  noa 
seulement  je  ne  voulus  point  accepter  le  présent  qui  m'était  des- 
tiné pour  cela,  sans  son  aveu,  qu'il  accorda  très  généreusement, 
mais  je  voulus  partager  avec  lui  les  cent  pistoles  à  quoi  monta  ce 
présent  et  dont  il  ne  voulut  rien.  Pour  ces  cent  pistoles ,  j'eus  le 
désagrément,  dontM.  de  Malesherbes  ne  m'avait  pas  prévenu,  de 
voir  horriblement  muliler  mon  ouvrage,  et  empêcher  le  débit  de  la 
bonne  édition  jusqu'à  ce  que  la  mauvaise  fût  écoulée. 

J'ai  toujours  regardé  M.  de  Malesherbes  comme  un  homme  d'une 
droiture  à  toute  épreuve.  Jamais  rien  de  ce  qui  m  est  arrivé  ne  m'a 
fait  douter  un  moment  de  sa  probité;  mais,  aussi  faible  qu'honnête, 
il  nuit  quelquefois  aux  gens  pour  lesquels  il  s'intéresse,  à  force  de 
les  vouloir  préserver.  Non  seulement  il  fit  retrancher  plus  de  cent 
pages  dans  l'édition  de  Paris,  mais  il  fit  un  retranchement,  qui 
pouvait  porter  le  nom  d'infidélité,  dans  fexemplaire  de  la  bonne 
édition  qu'il  envoya  à  madame  de  Pompadour.  U  est  dit,  quelque 
part  dans  cet  ouvrage,  que  la  femme  d'un  charbonnier  est  plus  digue 
de  respect  que  la  mailressed'un  prince.  Cette  phrase  m'était  venue 
dans  la  chaleur  de  la  composition,  sans  aucune  application,  je  le 
jure.  Eu  relisant  l'ouvrage,  je  vis  qu'on  ferait  celte  application. 
Cependant,  par  la  très  imprudente  maxime  de  ne  rien  ùter,  par 
égard  aux  applications  qu'on  pouvait  faire,  quand  j'avais  dans  ma 
Cdiiscieiice  le  témoignage  de  ne  les  avoir  pas  faites  en  écrivant,  je 
neviuilus  point  ôter  cette  phrase,  et  je  me  coiiteiilai  de  substituer  le 
mol  prince  au  mot  roi,  que  j'avais  d'abord  mis.  Cet  adoucisseinent 
ue  parut  pas  suffisant  àM.  de  Malesherbes  ;  il  retraucha  la  phrase 


LES  CONFESSIONS. 


117 


entière  dans  un  rartrin  qu'il  fil  iiuprimer  exprès,  et  coller  aussi 
proprement  qu'il  fut  posisilile  dans  l'excimplaire  de  madame  de  l'om- 
padour.  Elle  n'ignora  pas  ce  tour  do  passe-passe.  Il  se  trouva  de 
bonnes  Ames  qui  l'en  instruisirent.  Pour  moi  je  ne  l'appris  que 
longtemps  après,  lorsque  je  commençais  d'en  sentir  les  suites. 

Pr  est-ce  pointencore  ici  la  première  origine  delà  haine  couverte, 
mais  implacable,  d'une  autre  dame,  qui  était  dans  un  pareil  cas, 
sans  qnej'ensusse  rien,  ni  même  que  jeia  connusse  quand  j'écrivis 
ce  passage?  Quand  le  livre  se  publia,  la  connaissance  était  faite,  et 
j'étais  très  inquiet.  Je  le  dis  au  chevalier  de  Lorenzy,  qui  se 
moqua  de  moi ,  et  m'assura  que  cette  dame  en  était  si  peu  offen.sée 
qu'elle  n'y  avait  pas  même  fait  attention.  Je  le  crus,  un  peu  légè- 
rement peut-être,  et  je  me  tranquillisai  fort  mal  à  propos. 

Je  reçus,  à  l'entrée  de  l'hiver,  une  nouvelle  marque  des  bontés 
(le  M.  de  Malesherbes  à  laquelle  je  fus  fort  .sensible,  quoique  je  ne 
jugeasse  pas  à  propos  d'en  profiter.  Il  y  avait  une  place  vacante 
dans  le  Journal  des  Sauanls.  Margeni'.y  m'écrivit  pour  me  la  propo- 
ser comme  de  lui-même.  Mais  il  me  fut  aisé  de  comprendre,  par  le 
tour  de  sa  lettre  (liasse  C,  n"  33),  qu'il  était  instruit  et  autorisé  ;  et 
lui-même  me  marqua  dans  la  suite  (liasse  C,  n"  47)  qu'il  avait  été 
chargé  de  me  l'aire  cette  offre.  Le  travail  de  cette  place  était  jieu  de 
chose.  11  ne  s'agissait  que  de  deux  extraits  par  mois  dont  on  m'ap- 
porterait les  livres,  sans  être  obligé  jamais  à  aucun  voyage  de  Pa- 
ris, pas  môme  pour  faire  au  magistral  une  visite  de  rcraercioment. 
J'entrais  par  là  dans  une  société  de  gens  de  lettres  du  premier  mé- 
rite, MiM.  de  Mairan,  Clairaut,  de  Guignes  et  rabi)é  Barthelemi, 
dont  la  connaissance  était  déjà  l'aile  avec  les  deux  premiers,  et  très 
bonne  à  faire  avec  les  deux  autres.  Eulin  ,  pour  un  travail  si  peu 
pénible,  et  qu'on  me  permettait  de  faire  si  conimodément,  il  y  avait 
uu  honoraire  de  huit  cents  francs  attachés  à  celle  place.  Je  déli- 
bérai (iu('li|iifcs  henros  avant  de  me  déterminer,  et  je  puis  jurer  que 
la  seule  chose  qui  nie  fit  Ijalancer  fut  la  crainle  de  fâcher  Margency, 
et  de  déplaire  à  11.  de  Malesherbes.  Mais  enfin  la  gêne  insuppor- 
table de  ne  pouvoir  travailler  à  mon  heure  et  d'être  commande  par 
le  temps;  bien  plus  encore,  la  certitude  de  niai  remplir  les  fonc- 
tions dont  il  fallait  me  charger,  l'emportèrent  sur  tout,  et  me  dé- 
terminèrent à  refuser  une  place  pour  laquelle  je  n'étais  pas  propre. 
Je  savais  que  tout  mon  talent  veuail  du  vif  intérêt  que  je  prenais 
aux  matières  que  j'avais  à  traiter,  et  qu'il  n'y  avait  que  l'amour  du 
grand,  du  vrai,  du  beau,  qui  pût  animer  mou  génie.  Et  que  m'au- 
raient imporié  les  sujets  de  la  plupart  des  livres  que  j'aurais  à  ex- 
traire, et  les  livres  mêmes?  Mon  indilférence  pour  la  chose  eût  glacé 
ma  plume  et  abruti  mon  esprit.  On  s'imaginait  que  je  pouvais 
écrire  par  métier,  comme  tous  les  autres  gens  de  lettres,  au  lieu 
que  je  ne  sus  jamais  écrire  que  par  passion,  (^e  n'était  assurément 
pas  là  ce  qu'il  fallait  au  Journal  des  Siwanls.  J'écrivis  donc  à  Mar- 
gency une  lettre  de  reuieicieinent ,  tournée  avec  toute  rhonnèleté 
po.ssible  ,  dans  laquelle  je  lui  fis  si  bien  le  détail  de  mes  raisons, 
qu'il  n'est  pas  possible  que  ni  lui,  m  M.  de  Malesherbes,  aient  pu 
croire  qu'il  entrât  ni  humeur  ni  orgueil  dans  mon  refus.  Aussi 
l'approuvèienl-ils  l'un  et  l'autre,  saus  m'en  faire  moins  bon  vi- 
sage ;  et  le  secret  lui  si  bien  gardé  sur  celte  affaire  ,  que  le  public 
n'en  a  jamais  eu  le  moindre  vent. 

Cette  jiroposition  ne  venait  pas  dans  un  moment  favorable  pour 
me  la  l'aire  agréer.  Car,  depuis  quelque  temps, je  formais  le  projet 
de  quitter  tout-à-fait  la  littérature,  et  surtout  le  métier  d'auteur. 
Tout  ce  qui  venait  de  m'arriver  m'avait  absolument  dégoûté  des 
gens  de  lettres,  et  j'avais  éprouvé  qu'il  était  impossible  de  courir  la 
même  carrière  saus  avoir  quelques  liaisons  avec  eux.  Je  ne  l'étais 
guère  moins  des  gens  du  monde,  et  en  général  de  la  vie  mixte  que 
je  venais  de  mener,  moitié  à  moi-même,  et  moitié  à  des  sociétés 
pour  lesquelles  je  n'étais  point  fait.  Je  sentais  plus  que  jamais  ,  et 
par  une  constante  expérience ,  que  toute  association  inégale  est 
toujours  désavantageuse  au  côte  faible.  Vivant  avec  des  gens  opu- 
lents ,  et  d'un  autre  état  que  celui  que  j'avais  choisi ,  sans  teuir 
maison  cumiue  eux,  j  étais  oblige  de  les  imiter  en  bieu  des  choses, 
et  de  menues  dépenses,  qui  ii'etaii;iit  rien  pour  eux  ,  étaient  pour 
moi  non  moins  ruineuses  qu'indispensables.  Qu  un  aulre  homme 
aille  dans  une  maison  de  cauqiagne  ,  il  est  servi  par  sou  laquais, 
tant  à  table  que  dans  sa  chamhie  :  il  l'envoie  cherclier  tout  ce  dont 
il  a  besoin;  n'ayant  rien  a  faire  direciemeni  avec  les  gens  de  la 
maison,  ne  les  voyant  même  pa.s,  il  ne  leur  doune  des  étrennes  que 
^uaiid  et  comme  il  lui  plait  :  mais  moi ,  seul ,  sans  domestique  , 
jetais  à  la  merci  de  ceux  de  la  maison  ,  dont  il  fallait  nécessaire- 
ment capler  les  bonnes  grâces,  pour  n'avoir  pas  lieaucoup  à  souf- 
frir; et,  iiaile  cuimue  l'égal  de  leur  maître,  il  en  fallait  aussi  traiter 
les  gens  comme  tel  (et  même  l'aire  pour  eux  plus  qu'un  autre,  parce 
qu'eu  ell'et  jeu  avais  bien  puis  besoin).  Casse  encore  quand  il  y  a 
peu  de  domestiques  (mais  dans  les  ui.iisous  où  j'allais  il  y  en  avait 
beaucoup,  tous  tiesrogues,  très  iVipous,  1res  alertes,  j'entends  pour 
leur  intérêt;  et  les  coquins  savaient  faire  en  sorte  que  j'avais  suc- 
cesâiveiiient  besoin  de  tous.  Les  femmes  de  Paris,  qui  ont  tant 
d'esprit,  n'ont  aucune  idée  juste  sur  cet  article  ;  et,  a  force  de  vou- 
loir écuiiomiser  ma  bourse,  elles  me  ruinaient.  Si  je  soupais  en 
ville,  uu  peu  loiu  de  chez  moi,  au  lieu  de  souiïrir  que  j'envoyasse 


chercher  un  fiacre  ,  la  dame  de  la  maison  faisait  mettre  des  che- 
vaux pour  me  ramener;  elle  était  fort  aise  de  m'épargner  les  vingt- 
quatre  sous  du  fiacre;  quant  à  l'écu  que  je  donnais  an  laquais  et 
au  cocher,  elle  n'y  songeait  pas.  L'ne  femme  m'écrivait-elle  de  Paris 
à  l'Ermifage  on  à  .Monimorency  ?  Ayant  regret  aux  quatre  sous  de 
port  que  sa  lettre  m'aurait  coulés,  elle  me  l'envoyait  par  un  de  ses 
gens,  qui  arrivait  tout  en  nage,  et  à  qui  je  donnais  à  diner  et  un 
écu  ,  qu'il  avait  assurément  bien  gagné.  Me  propo.sait-elle  d'aller 
passer  huit  ou  quinze  jours  avec  elle  à  sa  campagne?  Elle  se  disait 
en  elle-même  .  Ce  sera  toujours  une  économie  pour  ce  pauvre  gar- 
çon ;  pimdant  ce  temps-là  sa  nourriture  ne  lui  coûtera  rien.  Elle 
ne  songeait  pas  qu'aussi,  durant  ce  temps-là,  je  ne  travaillais  point, 
que  mon  ménage  n'eu  allait  pas  moins,  que  je  payais  mon  barbier 
à  double,  et  qu'il  ne  laissait  pas  de  m'en  coûter  chez  elle  bien  |)lus 
qu'il  ne  m'en  aurai*,  coûté  chez  moi.  (Quoique  je  bornasse  mes  pe- 
tites largesses  aux  seules  maisons  où  je  vivais  d'habitude,  elles  ne 
laissaient  pas  de  m'ètre  ruineu.ses.  )  Je  puis  îissurer  que  j'ai  bien 
versé  vingt-cinq  écus  chez  madame  d'Houdelol  à  Eaubonne,  où  je 
n'ai  couché  que  quatre  ou  cinq  fois,  et  plus  de  cent  pistoles,  tant  à 
Epinay  (lu'à  la  Chevrette  ,  pendant  les  cinq  ou  six  ans  que  j'y  fus 
le  plus  a.ssidu.  Ces  dépenses  sont  inévitables  pour  un  homme  de 
mon  humeur,  qui  ne  sait  se  pourvoir  de  rien  ,  ni  s'ingénier  sur 
rien,  ni  supporter  l'aspect  d'un  valet  qui  grogne,  et  qui  vous  sert 
en  rechignant.  Chez  madame  Dupin  même,  où  j'étais  de  la  maison, 
et  où  je  rendais  mille  services  aux  domestiques  ,  je  n'ai  jamais  reçu 
les  leurs  qu'à  la  pointe  de  mon  argent.  Il  a  fallu  renoncer  enfin  à 
ces  petites  libéralités  que  ma  situation  ne  m'a  plus  permis  de  faire; 
et  Cette  réforme  m'a  fait  sentir  bien  plus  durement  encore  l'incon- 
vénieni  de  fréquenter  des  gens  d'un  autre  élat  que  le  sien. 

Encore  si  cette  vie  eût  été  de  mon  goût ,  je  me  serais  consolé 
d'une  dépense  onéreuse  consacrée  à  mes  plaisirs  :  mais  se  ruiner 
pour  s'ennuyer  était  trop  insupportable;  et  j'avais  si  bien  senti  le 
poids  de  ce  train  de  vie  ,  que,  profilant  de  l'intervalle  de  liberté  où 
je  me  trouvais  pour  lors,,  j'étais  déterminé  à  le  perpétuer,  à  re- 
noncer totalement  à  la  grande  société,  à  la  composiiion  des  livres, 
à  tout  commerce  de  littérature,  et  à  me  renfermer  pour  le  reste  de 
mes  jours  dans  la  sphère  étroite  et  paisible  pour  laquelle  je  me  sen- 
tais né. 

Le  produit  de  la  Lettre  à  d'Alembert  et  de  la  Nouvelle  Héloïse  avait 
un  peu  remonté  mes  finances,  qui  s'étaient  fort  épuisées  à  l'Ermi- 
tage. Je  me  voyais  environ  mille  écus  devant  moi.  L'Emile,  auquel 
je  m'élais  mis  tout  de  bon  quand  j'eus  achevé  VHétoise ,  était  fort 
avancé,  et  son  produit  devait  au  moins  doubler  cette  somme.  Je  for- 
mai le  projet  de  placer  ce  fonds  de  manière  à  me  faire  une  petite 
rente  viagère  qui  pût,  avec  ma  copie  ,  me  faire  subsister  saus  plus 
écrire.  J'avais  encore  deux  ouvrages  sur  le  chantier.  Le  premier 
était  mes  Institutions  politiques.  J'examinai  l'état  de  ce  livre,  et  je 
trouvai  qu'il  demandait  encore  plusieurs  années  de  travail.  Je  n'eus 
pas  le  courage  de  poursuivre  et  d'aiteudre  qu'il  fût  achevé  pour  exé- 
cuter ma  résolution.  Ainsi,  renonçant  à  cet  ouvrage,  je  résolus  d'en 
tirer  ce  qui  pouvait  se  détacher,  puis  de  brûler  tout  le  reste;  et, 
poussant  ce  travail  avec  zèle,  sans  interrompre  celui  de  l'Emile,  }e 
mis,  en  moins  de  deux  ans,  la  dernière  main  au  Contrat  social. 

Heslail  le  Dictionnaire  de  musique.  C'était  un  travail  de  manœu- 
vre qui  pouvait  se  faire  en  tout  temps,  et  qui  n'avait  pour  objet 
qu'un  [iroduit  pécuniaire.  Je  me  réservai  de  l'abandonner  ou  de 
l  achever  à  mon  aise,  selon  que  mes  autres  ressouices  rassemblées 
me  rendraient  celle-là  nécessaire  ou  su|icrllue.  A  l'égard  de  la  Mo- 
rale sensilive,  dont  l'entreprise  était  restée  eu  esquisse,  je  l'aban- 
donnai totalement. 

Comme  j'avais  en  dernier  projet,  si  je  pouvais  me  passer  de  la 
copie,  celui  de  m'eloiguer  tout-à-fait  de  Paris,  où  l'dflluence  des 
survenants  rendait  ma  subsistance  coûteuse,  et  m'ôlait  le  lem|ps  d'y 
pourvoir,  pour  préveuir  dans  ma  retraite  l'ennui  dans  lequel  ou  dit 
que  tombe  un  auteur  quand  il  a  quitté  la  plume,  je  me  reservais 
une  occupation  qui  pût  remplir  le  vide  de  ma  solitude,  sans  me  ten- 
ter de  (dus  rien  taire  imprimer  de  mou  vivant.  Je  ne  sais  par  quelle 
fantaisie  Rey  me  pressait  depuis  longtemps  d'écrire  les  mémoires  Je 
ma  vie.  Quoiqu'ils  ne  fussent  pas  jusqu'alors  fort  intéressants  par 
les  faits,  je  sentis  qu'ils  pouvaient  le  devenir  par  la  franchise  que 
j'ctais  capable  d'y  mettre,  et  je  résolus  d  en  faire  un  ouvrage  uni- 
que par  une  véracité  sans  exemple,  aliii  qu'au  moins  uue  lois  on 
pût  voir  reelleiueni  uu  hoiiime  tel  qu  il  était  eu  dedans  J'avais  tou- 
jours li  de  la  fausse  naivete  de  .M.intaigne  ,  qui,  faisant  semblant 
d'avouer  ses  défauts,  a  grand  soin  de  ne  s'en  donner  que  d'aimables; 
tandis  queje  sentais,  moi,  qui  me  suis  cru  toujours,  et  qui  me  crois 
encore.a  tout (ireiidre, le  meilleur  deshommes,  qu  iln'y  a  point  d'in- 
térieur huuiaiu,  si  pur  qu'il  puisse  être, qui  ue  recèle  quelque  vice 
odieux.  Je  savais  qu'on  me  peignait  dans  le  public  sous  des  iraiîs  si 
peu  semblables  aux  miens,  et  quelquefois  si  d. lionnes,  que,  maigre 
le  mal  dout  je  uc  voulais  rieu  l'aire ,  je  ue  pouvais  que  gagner  eu- 
core  à  me  montrer  tel  que  j'étais.  U  ailleurs,  cela  ue  se  pouvant 
faire  sans  l.usser  voir  aussi  Tautris  gens  tels  qu'ils  étaient ,  et  par 
conséquent  cet  ouvrage  ue  pouvant  paraître  qu'après  ma  mort  et 
celle  do  beaucoup  d'autres ,  cela  m'enliardissuil  davantage  a  faire 


118 


LES  VEILLEES  LITTÉRAIRES  ILLUSTREES. 


mes  confessions,  dont  jamais  je  n'aurais  à  rougir  devant  personne. 
Je  résolus  donc  de  consacrer  mes  loisirs  à  bien  exécuter  cette  en- 
treprise, et  je  me  mis  à  recueillir  les  lettres  et  papieis  qui  pouvaient 
guider  ou  réveiller  ma  mémoire,  regrettant  fort  tout  ce  que  j'avais 
déchiré,  brûlé,  perdu  jusqu'alors. 

Ce  projet  de  retraite  absolue,  un  des  plus  sensés  que  j'eusse  ja- 
mais faits  ,  était  fortement  dans  mou  estirit ,  et  déjà  je  travaillais  à 
son  exécution  ,  quand  le  ciel ,  qui  me  préparait  une  autre  destinée, 
me  jeta  dans  un  nouveau  tourbillon. 

Montmorency,  cet  ancien  et  beau  patrimoine  de  l'illustre  maison 
■de  ce  nom,  ne  lui  appartient  plus  depuis  la  confiscation.  11  a  passé, 
par  la  sœur  du  duc  Henri ,  dans  la  maison  de  Cnndé ,  qui  a  changé 
le  nom  de  Montmmeucy  en  celui  d'Enghien  ;  et  ce  du'hé  n'a  d'autre 
château  qu'une  vieille  tour  où  l'on  lient  les  archives  et  où  se  fait 
iT'hommage  des  vassaux.  Mais  on  voit  à  Montmorency  ou  Enghien 
vue  maison  particulière,  bâtie  par  Croisât,  dit /e  Pauvre j  laquelle, 
ayaiit  la  magnificence  des  plus  superbes  châteaux  ,  en  mérite  et  en 
portek  nom.  L'aspect  imposant  tle  ce  bel  édifice,  la  terrasse  sur  la- 
quelle il  est  bâti,  sa  vue,  unique  peut-être  au  monde,  son  vaste  sa- 
)on  peint  .<i'une  excellente  main  ,  son  jardin  planté  par  le  célèbre  le 
Nostre,  tout  £ela  forme  un  tout  dont  la  majesté  frappanie  a  pour- 
tant je  ne  sais  quoi  de  simple  qui  soutient  et  nourrit  l'admiration. 
M.  le  mai'échaJ  duc  de  Luxembourg,  qui  occupait  alors  cette  mai- 
son, venait  tous  les  ans  dans  ce  pays,  où  jadis  ses  pères  étaient  les 
maîtruis,  passer,  en  deux  fois  cinq  ou  six  semaines  comme  simple 
habitant,  mais  avec  un  éclat  qui  ne  dégénérait  point  de  l'ancienne 
splendeur  de  sa  maison.  Au  premier  voyage  qu'il  y  fit  depuis  mon 
.établissement  à  Montmorency,  M.  et  madame  la  maréchale  envoyè- 
rcjit  un  valet  de  chambre  mefaire  compliment  de  leur  part,  et  m'in- 
vite»" à  souper  chez  eux  toutes  les  fois  que  cela  me  ferait  plaisir.  A 
.chaqu.e  fois  qu'ils  revinrent,  ils  ne  manquèrent  point  de  réitérer  le 
.même  .compliment  et  la  même  invitation.  Cela  me  rappelait  ma- 
dame de  Beuzenval  m'envoyant  dîner  à  l'office.  Les  temps  étaient 
changés,  mais  j'étais  demeuré  le  même.  Je  ne  voulais  point  qu'on 
m'envoyât  dîner  à  l'office,  et  je  me  souciais  peu  de  la  table  des 
grands.  J'aurais  mieux  aimé  qu'ils  me  laissassent  pour  ce  que  j'é- 
tais ,  sans  me  fêter  et  sans  m'avilir.  Je  ré[iondis  honnêtement  et 
Tespeclueusement  aux  politesses  de  M.  et  madame  de  Luxembourg, 
mais  je  n'acceptai  point  leurs  offres;  et,  tant  mes  incommodilesque 
mon  humeur  timide  et  mon  embarrasà  parler  me  faisaient  frémir  à 
la  seule  idée  de  me  [)résenter  dans  une  assemblée  de  gens  de  la 
cour,  je  n'allai  pas  même  au  château  faire  une  visite  de  remerci- 
meiit,  quoique  je  comprisse  assez  que  c'était  ce  qu'on  cherchait,  et 
,que  tout  cet  empressement  était  plutôt  une  affaire  de  curiosité  que 
ide  bienveillance. 

iCepexidant  les  avances  continuèrent,  et  allèrent  même  en  aug- 
BQe.iiaut..  Madame  la  comtesse  de  Buuiflers,  qui  était  fort  liée  avec 
madame  la  maréchale",  étant  venue  à  Montmorency,  envoya  savoir 
de  mes  nouvelles  et  me  proposer  de  me  venir  voir.  Je  répondis 
iCQtj.'me  je  devais,  mais  je  ne  démarrai  point.  Au  voyage  de  Pàque 
de  i;a/iuée  suivante  17o9,  le  chevalier  de  Lorenzy  ,  qui  était  de  la 
cour  4e  M.  le  prince  de  Conti  et  de  la  société  de  madame  de  Luxem- 
bourg, v.îjjt  me  voir  plusieurs  fois  ;  nous  fîmes  connaissance  :  il  me 
pressa  d'aller  au  château,  je  n'en  fis  rien.  Enfin,  un  après-midi  que 
je  ne  songeais  à  rien  moins,  je  vis  arriver  M.  le  maréchal  de 
Luxembourg,  suivi  de  cinq  ou  six  personnes.  Pour  lors  il  n'y  eut 
plus  moyen  de  m'en  dédire,  et  je  ne  pus  éviter,  sous  peine  d'être  un 
arrogant  et  un  mal  appris,  de  lui  rendre  sa  visite  et  d  aller  faire  ma 
cour  à  madame  la  maréchale,  de  la  part  de  laquelle  il  m'avait  com- 
ble des  choses  les  plus  obligeantes.  Ainsi  commencèrent,  sous  de 
ifunestes  auspices,  des  liaisons  dont  je  ne  pus  plus  longtemps  me 
..défendre,  mais  qu'un  pressentiment  secret  me  fit  redouter  jusqu'à  ce 
■que  j  y  fusse  engage. 

Je  craignais  excessivement  madame  de  Luxembourg.  Je  savais 
.qu'elle  eiait  aimable.  Je  l'avais  vue  plusieurs  fois  au  spectacle  et 
ichez  madame  iJupin,  il  y  avait  dix  ou  douze  ans,  lorsqu'elle  était 
Kduchesse  de  BuulUers,  et  qu'elle  brillait  encore  de  sa  première  beauié. 
Mais  elle  passait  pour  méchante,  et  dans  une  aussi  grande  dame 
icette  réputation  nie  faisait  trembler.  A  peine  l'eus-je  vue,  que  je  fus 
:Subjugué.  Je  la  trouvai  charmante,  de  ce  chai  me  à  l'épreuve  du 
temps,  le  plus  l'ait  pour  agir  sur  mon  cœur.  Je  m'atleiidais  à  lui 
trouver  un  entretien  mordant  et  plein  d'épigrammes.  Ce  n'elait 
point  cela;  c  était  beaucoup  mieux.  La  conversation  de  madame  de 
Luxembourg  ne  pétille  pas  d'esprit.  Ce  ne  sont  pas  des  saillies,  et 
-ce  n'est  pas  même  proprement  de  la  finesse  ;  mais  c'est  une  delica- 
■tesse  exquise  qui  ne  frappe  jamais  et  qui  plaii  toujours.  Ses  flalle- 
ries  soni  d'autant  plus  enivrantes,  qu  elles  sout  plus  simples;  on 
•dirait  qu'elles  lui  cchappeul  sans  qu'elle  y  pente,  et  que  c'est  son 
cœur  qui  s  épanche,  uniquement  parce  qu'il  est  trop  rempli.  Je  crus 
m'apercevoir  des  la  première  visite  que,  malgié  mon  air  gauche  et 
mes  lourdes  phrases,  je  ne  lui  déplaisais  pas.  Toutes  les  femmes  de 
la  cour  savent  vous  persuader  cela  quand  elles  veulent,  vrai  ou  non, 
mais  touiis  Uti  savent  pas,  comme  madame  de  Luxembourg,  vous 
Teudie  cette  persu.isiun  si  douce  qu  on  ne  s  avise  jilus  d'en  vouloir 
douter.  Ues  le  piemitr  jour  mu  couliauce  eu  elle  eut  ele  ausM  en- 


tière qu'elle  ne  tarda  pas  à  le  devenir,  si  madame  la  duchesse  de 
Monlmorency,  sa  belle-fille,  jeune  folle,  a.ssez  maligne,  et,  je  pense, 
un  peu  tracassière,  ne  se  fût  avisée  de  m'entreprendre  ;  et,  tout  au 
travers  de  force  éloges  de  sa  n.aman  et  de  feintes  agaceries  pour 
son  propre  compte,  ne  m'eût  mis  en  doute  si  je  n  étais  pas  persifflé. 

Je  me  serais  peut-être  difficilement  rassuré  sur  cette  crainte  près 
des  deux  dames,  si  les  extrêmes  bontés  de  M.  le  maréchal  ne  m'eus- 
sent confirmé  que  les  leurs  étaient  sérieuses.  Rien  de  plus  surpre- 
nant, vu  mon  caractère  timide,  que  la  promptitude  avec  laquelle  je 
le  pris  au  mot  sur  le  jiied  d  égalité  où  il  voulut  se  mettre  avec  moi, 
si  ce  n'est  peut-être  celle  avec  laquelle  il  me  prit  au  mot  lui-même 
sur  l'indépendance  absolue  dans  laquelle  je  voulais  vivre.  Persuadés 
l'un  et  l'autre  que  j'avais  raison  d  être  content  de  mon  état  et  de 
n'en  vouloir  pas  changer,  jamais  ni  lui  ni  madame  de  Luxembourg 
n'ont  paru  s'occuper  un  instant  de  ma  bourse  ou  de  ma  fortune, 
quoique  je  ne  pusse  douter  du  tendre  intérêt  qu'ils  prenaient  a  moi 
tous  les  deux;  jamais  ils  ne  m'ont  proposé  de  place  et  ne  m'ont 
offert  leur  crédit,  si  ce  n'est  une  seule  fois  que  madame  de  Luxem- 
bourg parut  désirer  que  je  voulusse  entrer  à  l'Académie  française. 
J'alléguai  ma  religion  :  elle  me  dit  que  ce  n'était  pas  un  obstacle, 
ou  qu'elle  s'engageait  à  le  lever.  Je  répondis  que,  quelque  honneur 
que  ce  fût  pour  moi  d'être  membre  d'un  corps  si  illustre,  ayant 
refusé  à  M.  Tressan,  et  en  quelque  sorte  au  roi  de  Pologne,  d'en- 
trer dans  l'académie  de  Nanci,je  ne  pouvais  plus  honnêtement  en- 
trer dans  aucune.  Madame  de  Luxembourg  n'insista  pas,  et  il  n'en 
fut  plus  reparlé.  Cette  simplicité  de  commerce  avec  de  si  grands 
seigneurs,  et  qui  pouvaient  tout  en  ma  faveur,  M.  de  Luxem- 
bourg étant  et  méritant  bien  d'être  l'ami  particulier  du  roi;  cette 
simplicité,  dis-je,  faisait  un  bien  singulier  contraste  avec  les  con- 
tinuels soucis,  non  moins  importuns  qu'officieux,  des  amis  protec- 
teurs que  je  venais  de  quitter,  et  qui  cherchaient  moins  à  me  servir 
qu'à  m'avilir. 

Quand  M.  le  maréchal  m'était  venu  voir  à  Mont-Louis,  je  l'avais 
reçu  avec  peine,  lui  et  sa  suite,  dans  mon  unique  chambre,  non 
parce  que  je  fus  obligé  de  le  faire  asseoir  au  milieu  de  mes  assiettes 
sales  et  de  mes  pots  ébréchés,  mais  parce  que  mon  [ilancher  pourri 
tombait  en  ruine,  et  que  je  craignais  que  le  poids  de  sa  suite  ne 
l'elTrondrât  tout-à-fail.  Moins  occupé  de  mon  propre  danger  que  de 
celui  que  l'afFahililé  de  ce  bon  seigneur  lui  faisait  courir,  je  me  hâtai 
de  le  tirer  de  là,  pour  le  mener,  malgré  le  froid  qu'il  faisait  encore, 
à  mon  donjon  tout  ouvert  et  sans  cheminée.  Quand  il  y  fut,  je  lui 
dis  la  raison  qui  m'avait  engagé  à  l'y  conduire  :  il  la  redit  à  ma- 
dame la  maréchale,  et  l'un  et  l'autre  me  pressèrent,  en  attendant 
qu'on  refeiait  mon  plancher,  d'accepter  un  logement  au  château, 
ou,  si  je  l'aimais  mieux,  dans  un  édifice  isolé  qui  était  au  milieu  du 
parc,  et  qu'on  ajipelait  le  petit  château.  Cette  demeure  enchantée 
mérite  qu'on  en  parle. 

Le  parc  ou  jariiin  de  Montmorency  n'est  pas  en  plaine  comme 
celui  de  la  Chevrette.  Il  est  inégal,  montueux,  mêlé  de  collines  et 
d'eiifoucenienls,  dont  l'habile  artiste  a  tiré  parti  pour  varier  les 
bosqueti,  les  ornements,  les  eaux,  les  points  de  vue,  et  multiplier, 
pour  ainsi  dire,  à  force  d'art  et  de  génie,  un  espace  en  lui-même 
assez  resserré.  Ce  parc  est  couronné  dans  le  haut  par  la  terrasse  et 
le  château;  dans  le  bas  il  forme  une  gorge  qui  s'ouvre  et  s'élargit 
vers  la  vallée,  et  que  remjilit  une  grande  pièce  d'eau.  Entre  l'oran- 
gerie qui  occupe  cet  élargissement,  et  cette  pièce  d  eau  entourée  de 
coleaux  bien  décorés,  de  bosquets  et  d'arbres,  est  le  petit  château 
dont  j'ai  parlé.  Cet  édifice  et  le  terrain  qui  l'entoure  appartenaient 
jadis  au  célèbre  le  Brun,  qui  se  plut  à  le  bâtir  et  décorer  avec  ce 
goût  exquis  d'ornemenls  et  d'architecture  dont  ce  grand  peintre 
s  était  nourri.  Ce  château  depuis  lors  a  élé  rebâti,  mais  toujours 
sur  le  dessin  du  premier  maître,  il  est  petit,  simple,  mais  élégant. 
Comme  il  est  dans  un  fond,  entre  le  bassin  de  l  orangerie  et  la 
grande  pièce  d'eau,  par  con...équenl  sujet  à  1  humidité,  ou  l'a  percé 
dans  son  milieu  d'un  péristyle  a  jour  entre  deux  étages  de  colonnes, 
par  lequel  l'air,  jouant  dans  tout  lédilice,  le  maintient  sec  maigre  sa 
situation.  Quand  on  regarde  ce  bâtiment  de  la  hauteur  oiqiosee  qui 
lui  l'ait  perspective,  il  paraît  absolument  environne  d'eau,  et  l'on 
croit  voir  une  île  enchantée,  ou  la  plus  jolie  des  trois  îles  Borro- 
uiées,  appelée  Isola  bella,  dans  le  lac  Major. 

Ce  fut  dans  cet  édifice  solitaire  qu'on  me  donna  le  choix  des  qua- 
tre appartements  complets  qu  il  contient,  outre  le  rez-de-chaussee, 
com|iose  d'une  salle  de  bal,  d'une  salle  de  billard  et  d'une  cuisine. 
Je  pris  le  plus  petit  et  le  plus  simple,  au-dessus  de  la  cuisine,  que 
j'eus  aussi.  11  était  d'une  propreté  charmante,  l'ameublement  en 
était  blanc  et  bleu.  C'est  dans  cette  profonde  et  délicieuse  solitude, 
qu  au  milieu  des  bois  et  des  eaux,  aux  concerts  des  oiseaux  de  toute 
espèce,  au  parfum  de  la  tleur  d'oranger,  je  composai,  dans  une  con- 
tinuelle extase,  le  cinquième  livre  de  l'Emile,  dont  je  dus  en  grande 
partie  le  coloris  assez  Irais  à  l'impression  du  local  où  je  l'écrivais. 

Avec  quel  empressement  je  courais  tous  les  matins,  au  lever  du 
soleil,  respirer  un  air  embaumé  sur  le  péristyle!  Quel  bon  café  au 
lait  j  y  pienais  teie-à-lêle  avec  ma  Thérèse  !  Ma  chatte  et  mon  chien 
nous  faisaient  compagnie.  Ce  seul  cortège  m'eût  suffi  pour  toute  ma 
vie,  sans  éprouver  jamais  uu  moment  d'eunui.  J'étais  là  dans  le 


LES  CONFESSIONS. 


119 


Taradis  terrestre;  j'y  vivais  avec  autant  d'iiiiioccnce,  et  j'y  goûtais 
le  même  bonheur. 

Au  voyage  de  juillet,  M.  et  madame  de  Luxembourg  me  marquè- 
rent tant  d'attentions,  et  me  firent  tant  de  caiesses,  que,  logéehez 
eux  et  comblé  de  leurs  bontés,  je  ne  pus  moins  faire  que  d'y  réi»)n- 
dre  en  les  voyant  assidun)tiil.  Je  ne  les  quittais  presque  point  :  j'al- 
lais le  matin  (aire  ma  cour  à  madame  la  maréchale,  j'y  dînais  ;  j'al- 
lais l'après-midi  me  promener  avec  M.  le  maréchal  ;  mais  je  n'y  sou- 
pais  pas,  à  cause  du  grand  monde,  et  qu'on  y  soupait  trop  tard 
pour  moi.  Jusqu'alors  loiitelait  convenable,  et  il  n'y  avait  point  de 
■mal  encore,  si  j'avais  su  m'en  tenir  là.  Mais  je  n'ai  jamais  su  garder 
un  milieu  dans  mes  attachements,  et  remplir  simplement  des  de- 
voirs de  société  :  j'ai  toujours  été  tout  ou  rien.  Bientôt  je  fus  tout; 
et,  me  voyant  fête,  gâté  par  des  personnes  de  cette  considération, 
je  passai  tes  bornes,  et  me  pris  pour  eux  d'une  amitié  qu'il  n'est 
permis  d'avoir  que  pour  ses  égaux.  J'en  mis  toute  la  familiarité 
dans  mes  manières,  tandis  qu'ils  ne  se  relâchèrent  jamais,  dans  les 
leurs,  de  la  politesse  à  laquelle  ils  m'avaient  accoutumé.  Je  n'ai 
pourtant  jamais  été  très  à  mon  aise  avec  madame  la  maréchale. 
Quoique  je  ne  lusse  pas  parlailement  rassuré  sur  son  caractère,  je 
le  redoutais  moins  que  son  esprit;  c'était  par  là  surtout  qu'elle 
m'en  imposait.  Je  savais  qu'elle  était  diflicile  eu  conversations,  et 
qu'elle  avait  droit  de  1  être  ;  je  savais  que  les  femmes,  et  surtout  les 
grandes  dames,  veulent  absolument  être  amusées,  qu'il  vaudrait 
mieux  les  ollenser  que  les  ennuyer;  et  je  jugeais,  par  ses  commen- 
taires ce  qu'avaient  uit  les  gens  qui  venaient  de  partir,  de  ce  qu'elle 
devait  penser  de  mes  balourdises.  Je  m'avisai  d'un  supiilcnient  [lour 
me  sauver  auprès  d'elle  l'embarras  de  parler  :  ce  fut  de  lire.  Elle 
avait  oui  parler  de  la  Julie;  elle  savait  qu'on  l'impnmait  ;  elle  mar- 
qua de  l'empressement  de  voir  cet  ouviagi:;  j  ollris  de  le  lui  lire; 
elle  accepta.  Tous  les  matins  je  me  rendais  chez  elle  sur  les  dix 
heures;  M.  de  Luxembourg  y  venait  :  on  fermait  la  porte.  Je  lisais 
à  cote  de  son  ht,  et  je  conipassai  si  bien  mes  lectures,  qu'il  y  en 
aurait  eu  pour  tout  le  voyage,  quand  même  il  n  aurait  pas  ele  in- 
terrompu jlj.  Le  succès  ue  cet  expédient  passa  mon  attente.  Ma- 
dame ue  Luxembourg  sengoua  de  la  Julie  et  de  sou  auteur  ;  elle 
ne  parlait  que  de  moi,  ne  s  occupait  que  de  moi,  me  disait  de»  dou- 
ceurs toute  Ja  journée,  m'embrassait  dix  fois  le  jour.  Llle  voulut 
que  j'eusse  toujuurs  ma  place  a  table  à  côte  d  e.le  ;  et  quand  quel- 
ques seigneurs  voulaieiu  prendre  cette  place,  elle  leur  disait  que 
c  était  la  mienne,  et  les  faisan  mettre  ailleurs.  On  peut  juger  de 
I  impression  que  ces  manières  charmantes  laisaieiit  sur  moi,  que 
les  moindres  marques  d'alltclion  subjuguent.  Je  m'attachais  reel- 
IcHient  a  elle  a  proportion  de  rallaehemenlqu'elle  nie  témoignait, 
loule  ma  crainte,  en  voyani  cet  eugoueinenl,  et  me  sentant  si  peu 
d  agrément  dans  1  esprit  pour  le  soutenir,  était  qu'il  ne  se  chan- 
geai en  degoùt;  et,  malheur, useiuent  pour  moi,  cette  crainte  ue 
lut  que  trop  oien  fondée. 

Il  fallait  qu  il  y  eût  une  oiiposition  naturelle  entre  son  tour  d'es- 
prit et  le  mien,  puisque,  liidepeiidammcnt  des  l'ouïes  de  balourdises 
qui  m'echappaieiil  a  chaque  instant  dans  la  conversation,  dans  mes 
lelires  même,  et  lorsque  j  étuis  le  mieux  avec  elle,  il  se  trouvait  des 
choses  qui  lui  déplaiï-aienl ,  sans  que  je  |iusse  imaginer  pourquoi. 
Je  n  en  citerai  qu  un  exemple  ,  el  j'en  pourrais  citer  vingt.  Elle  sut 
que  je  faisais  pour  madame  d'Uuudetol  une  copie  derUéloïse,à 
laiii  la  page  :  elle  en  voulut  avoir  une  sur  le  même  pied.  Je  la  lui 
promis  ;  el,ta  mettant  [uu  la  du  nombre  de  mes  pratiques,  je  lui  écri- 
vis dans  une  de  mes  lettres  quelque  chose  d'obligeant  tld  houuete  à 
ce  sujet,  du  moins  telle  ctaii  mon  iiilciilion.  Voici  sa  réponse  ,  ([ui 
nie  lit  tomber  des  nues  (liasse  C,  a"  43). 

A  Versailles,  ce  mardi. 

«  Je  suis  ravie,  je  suis  contente  ;  votre  lettre  m'a  fait  un  plaisir 
infini,  et  je  me  presse  pour  vous  le  mander  et  pour  vous  en  re- 
mercier. 

«  Voici  les  propres  termes  de  votre  lettre  :  Quoique  luus  suijez 
sûrement  mie  très  bunne  pratique,  je  me  fais  quelque  peine  de  prendre 
votre  argent  :  réyuUcrtnient  ve  serait  à  moi  de  payer  le  plaisir  que 
j'aurais  dt  travatller  pour  vous.  Je  ne  vous  en  dis  pas  davantage. 
Je  me  plains  de  ce  que  vous  ne  parlez  jamais  de  votre  sauté.  Uien 
ne  m'intéresse  davantage.  Je  vous  aime  de  tout  mon  cieur  ;  et  c'est, 
je  vous  assure  ,  bien  tristement  que  je  vous  le  mande,  car  j'aurais 
bien  du  plaisir  à  vous  le  dire  moi-même.  M.  de  Luxembourg  vous 
aune  et  vous  embrasse  de  tout  sou  coeur.  » 

En  recevant  cette  lettre  ,  je  me  hâtai  d'y  répondre,  en  attendant 
plus  ample  examen,  pour  protester  contre  toute  interprétation  déso- 
bligeante; et,  après  m'ctre  occuiié  quelquesjours  à  cet  exauien  avec 
l'inquiétude  qu'on  peut  concevoir  el  toujours  sans  y  rien  com- 
prendre, VOICI  quelle  l'ut  eiilin  ma  dernière  réponse  à  ce  sujet  : 

(1)  La  perle  d'une  gr.iiKle  iKiiaill.-,  qui  afilitrca  beaucoup  le  roi,  força 
Al.  de  Luxenibouri;  de  lelouniur  précipitamment  il  la  cour. 


A  Montmorency,  le  S  décembre  1758. 

«  Depuis  ma  dernière  ietlre,  j'ai  examiné  cent  et  cent  fois  le  pas- 
sage en  question.  Je  l'ai  considéré  par  tous  les  sens  qu'on  peut  lui 
donner,  et  je  vous  avoue,  madame  la  maréchale,  que  je  ne  sais  plus 
si  c'est  moi  qui  vous  dois  des  excuses,  ou  si  ce  n'est  point  vous  qui 
m'en  devez.  » 

H  y  a  maintenant  dix  ans  que  ces  lettres  ont  été  écrites.  J'v  ai 
souvent  repensé  depuis  ce  temps-là,  el  telle  est  encore  aujourd'hui 
ma  stupidité  sur  cet  article  ,  que  je  n'ai  pu  parvenir  à  sentir  ce 
qu'elle  avait  pu  trouver  dans  ce  passage,  je  ne  dis  pas  d'offensant,, 
mais  même  qui  put  lui  déplaire. 

A  propos  de  cet  exeni|>laire  manuscrit  de  VHéloïse  que  voululr 
avoir  madame  de  Luxembourg,  je  dois  dire  ici  ce  que  j'imaginai  pour 
lui  donner  quelque  avantage  marqué  qui  le  distinguât  de  tout  au- 
tre. J'avais  écrit  à  part  les  aventures  de  milord  Edouard  ,  et  j'avais 
balancé  longtemjis  à  les  insérer,  soit  en  entier,  soit  parextrail,  dans 
cet  ouvrage  ,  où  elles  paraissent  manquer.  Je  me  déterminai  enfin 
à  les  retrancher  tout  à  fait,  (varce  que  n'étant  point  du  ton  de  tout 
le  reste  ,  elles  en  auraient  gâté  la  louchante  simplicité.  J'eus  une 
autre  raison  bien  plus  forte  quand  je  connus  madame  de  Luxera- 
bourg.  C'est  qu'il  y  avait  dans  ces  aventures  une  marquise  romaine 
d'un  caractère  très  odieux,  dont  quelques  traits,  sans  lui  être  appli- 
cables, auraient  pu  lui  être  appliques  par  ceux  qui  ne  la  connais- 
saient que  de  réputation.  Je  me  félicitai  donc  beaucoup  du  parti 
que  j'avais  pris,  et  m'y  conformai.  .Mais,  dans  l'ardent  désir  d'enin- 
chir  son  exemplaire  de  quelque  chose  qui  ne  fût  dans  aucun  autre, 
n'allai-je  \ias  songer  à  ces  malheureuses  aventures,  el  former  le 
projet  d'en  faire  l'extrait,  pour  l'y  ajouter  ?  Projet  insensé,  dont  on 
ne  peut  expliquer  l'extravagance  que  par  l'invincible  fatalité  qui 
m'entraînait  à  ma  perte  ! 

Quos  vult  perdere  .Tupiterdemcnt.it. 

J'eus  la  stupidité  de  faire  cet  extrait  avec  bien  du  soin  ,  bien  du 
travail,  et  de  lui  euviiyer  ce  morceau  comme  la  plus  belle  chose  du 
monde  ;  en  la  prévenant,  comme  il  est  vrai,  que  j'avais  brûlé  l'ori- 
ginal, que  l'extrait  était  pour  elle  seule  ,  et  ne  serait  jamais  vu  de 
personne,  à  moins  qu'elle  ne  le  montrât  elle-même  ;  ce  qui ,  loin 
de  lui  prouver  ma  prudence  et  ma  discrétion  ,  comme  je  croyais 
faire,  n'était  que  l'avertir  du  jugement  que  je  portais  moi-môme  sur 
l'application  des  traits  dont  elle  aurait  pu  s'offenser.  Mon  imbécil- 
lité fut  telle,  que  je  ne  doutais  pas  qu'elle  ne  fût  enchantée  de  mon 
procédé.  Elle  ne  me  fit  pas  là-dessus  les  grands  compliments  que 
j'en  attendais  ,  et  jamais  ,  à  ma  très  grande  surprise,  elle  ne  me 
parla  du  cahier  que  je  lui  avais  envoyé.  Pour  moi  ,  toujours  char- 
mé de  ma  conduite  dans  cette  affaire ,  ce  ne  fut  que  longtemps 
après  que  je  jugeai,  sur  d'autres  indices,  de  rcffel  qu'elle  avait 
produit. 

J'eus  encore  ,  en  faveur  de  son  manuscrit ,  une  aulre  idée  plus 
raisonnable,  mais  qui,  par  des  effets  plus  éloignés,  ne  m'a  guère 
été  [dus  avantageuse  ;  tant  tout  concourt  à  l'œuvre  de  la  destinée 
quand  elle  appelle  un  homme  au  malheur  !  Je  pensai  d'orner  ce 
manuscrit  des  dessins  des  estampes  de  la  Mie  ,  lesquels  dessins  se 
trouvèrent  être  du  même  formai  que  le  manuscrit.  Je  demandai  à 
Coindct  ces  dessins  ,  qui  m'appartenaient  à  toutes  sortes  de  litres, 
el  d'autant  plus  que  je  lui  avais  ahan  Jonné  le  produit  des  planches, 
lesquelles  eurent  un  grand  débit.  Coindel  est  aussi  rusé  que  je  le 
suis  peu.  A  force  de  se  faire  demander  ces  dessins,  il  parvint  à  sa- 
voir ce  que  j'en  voulais  faire.  Alors,  sous  prétexte  d'ajouter  quelques 
ornements  à  ses  dessins,  il  .se  les  fit  laisser,  et  finit  par  les  présenter 
lui-même. 

Ego  versiculos  fcci  :  lulit  aller  honore?. 

Cela  acheva  de  l'introduire  à  l'hôtol  de  Luxembourg  sur  un  cer- 
tain pied.  Depuis  mon  établissement  an  petit  château,  il  m'v  ve- 
nait voir  très  souvent,  et  toujours  dès. le  matin,  surtout  quand  M.  et 
madame  de  Luxembourg  étaient  à  .Montmorency.  Cela  faisait  que, 
pour  passer  avec  lui  la  journée,  je  n'allais  point  au  château.  On  me 
reprocha  des  absences;  j'en  dis  la  raison.  On  me  pressa  d'amener 
M.  Coindel;  je  le  lis  :  c'élail  ce  que  le  drôle  avait  cherché.  Ainsi, 
grâce  aux  bontés  excessives  qu'on  avait  pour  moi,  un  commis  de 
M.  Thelusson,  qui  voulait  bien  lui  donner  quelquefois  sa  table 
quand  il  n'avait  personne  à  dîner,  se  lri>uva  tout  d'un  coup  admis 
à  celle  d'un  maréchal  de  France,  avec  les  princes,  les  duchesses, 
el  tout  ce  qu'il  y  avait  de  grand  à  la  cour.  Je  n'oublierai  jamais 
qu'un  jour,  qu'il  était  oblige  de  retourner  à  Paris  de  bonne  heure, 
M.  le  maréchal  dit  après  le  dîner  à  la  compagnie  :  Allons  nous  pro- 
mener sur  le  chemin  de  Saint-Denis,  nous  accompagnerons  M.  Coin- 
del. Le  [lauvre  garçon  n'y  tint  pas;  sa  lèle  s'en  alla  tout-à-fait. 
Pour  moi,  j'avais  le  cœur  .si  ému,  que  je  ne  pus  «lire  un  seul  mot. 
Je  suivais  par  derrière,  pleurant  comme  un  enfant,  et  mourant  d'en 
vie  de  baiser  les  pas  de  ce  bon  maréchal;  mais  la  suite  de  cette  his- 


120 


LES  VEILLÉES  LITTÉRAIRES  ILLUSTRÉES. 


toire  de  copie  ma  fait  anticiper  ici  sur  les  temps.  Reprenons-les 
dans  leur  ordre,  autant  que  ma  mémoire  me  le  permettra. 

Sitôt  que  la  petite  maison  de  Mont-Louis  fut  prèle,  je  la  fis  meu- 
bler proprement,  simplement,  et  retournai  m'y  établir,  ne  pou- 
vant renoncer  à  cette  loi  que  je  m'étais  faite  en  quittant  l'Ermi- 
tage, d'avoir  toujours  mon  logement  à  moi  ;  mais  je  ne  pus  me  ré- 
soudre non  plus  à  quitter  mon  appartement  du  petit  château.  J'en 
gardai  la  clef,  et  tenant  beaucoup  aux  jolis  déjeuners  du  péristyle, 
j'allais  souvent  y  coucher,  et  j'y  passais  quelquefois  deux  ou  trois 
jours,  comme  à  une  maison  de  campagne.  J'étais  peut-être  alors  le 
particulier  de  l'Europe  le  mieux  et  le  plus  agréablement  logé.  Mon 
hôte,  M.  Mathas,  qui  était  le  meilleur  homme  du  monde,  m'avait 
absolument  laissé  la  direction  des  réparations  de  Mont-Louis,  et 
voulut  que  je  disposasse  de  ses  ouvriers,  sans  même  qu'il  s'en 
mêlât.  Je  trouvai  donc  le  moyen  de  me  faire  d'une  seule  chambre 
au  [iremier  un  appartement  complet,  composé  d'une  chambre, d'une 
antichambre  et  d'une  garde-robe.  .\u  rez-de-thaussée  étaient  la 
cuisine  et  la  chambre  de  Thérèse.  Le  donjon  me  servait  de  cabinet, 
au  moyen  d'une  bonne  cloison  vitrée  et  d'une  cheminée  qu'on  y  fit 
faire.  Je  m'amusai,  quand  j'y  fus,  à  orner  la  terrasse  qu'ombra- 
geaient déjà  deux  rangs  de  jeunes  tilleuls  ;  j'y  en  -fis  ajouter  deux 
pour  faire  un  cabinet  de  verdure  ;  j'y  fis  poser  une  table  et  des  bancs 
de  pierre,  je  l'entourai  de  lilas,  de  seringa,  de  chèvre- feuille  ;  j'y  fis 
faire  une, belle  plate-bande  de  fleurs  parallèle  aux  deux  rangs  d'ar- 
bres ;  et  cette  terrasse,  plus  élevée  que  celle  du  château,  dont  la  vue 
était  du  moins  aussi  belle  (et  sur  laquelle  j'avaisapprivoisé  des  mul- 
titudes d'oiseaux) ,  me  servait  de  salle  de  compagnie  pour  recevoir 
M.  et  madame  de  Luxembourg,  M.  le  duc  de  Villeroy,  M.  le  prince 
de  Tingry,  M.  le  marquis  d'Ai  mentières,  madame  la  duchesse  de 
Monlmorency,  madame  la  duchesse  de  Boufflers,  madame  la  com- 
tesse de  Valentinois,  madame  la  comtesse  de  Boufflers,  et  beaucoup 
d'autres  personnes  de  ce  rang,  qui,  du  château,  ne  dédaignaient 
pas  de  faire,  par  une  montée  très  fatigante,  le  pèlerinage  de  Mont- 
Louis.  Je  devais  à  la  faveur  de  .M.  et  madame  de  Luxembourg  toutes 
ces  visites  ;  je  le  sentais,  et  mon  cœur  leur  en  faisait  bien  l'hommage. 
C'est  dans  un  de  ces  transports  d'attendrissement  que  je  dis  une  fois 
à  M.  de  Luxembourg,  en  l'embrassant  :  Xh  !  M-  le  maréchal,  je  haïs- 
sais les  grands  avant  que  de  vous  connaître,  et  je  les  hais  davan- 
tage encore,  depuis  que  vous  me  faites  si  bien  sentir  combien  il  leur 
est  aisé  de  se  faire  adorer. 

Au  reste,  j'interpelle  tous  ceux  qui  m'ont  vu  durant  cette  époque, 
s'ils  se  sont  jamais  aperçus  que  cet  éclat  m'ait  un  seul  instant 
ébloui,  que  la  vapeur  de  cet  encens  m'ait  porté  à  la  tète;  s'ils 
m'ont  vu  moins  uni  dans  mon  maintien,  moins  simple  dans  mes 
manières,  moins  liant  avec  le  peuple,  moins  familier  avec  mes  voi- 
sins, moins  prompt  à  rendre  service  à  tout  le  monde,  quand  je  l'ai 
pu,  sans  me  rebuter  jamais  des  importunitéssans  nombreetsoiivent 
déraisonnables  dont  j'étais  sans  cesse  accablé.  Si  mon  cœur  m'atti- 
rait au  château  de  Montmorency  par  mon  sincère  attachement  pour 
les  maîtres,  il  me  ramenait  de  même  à  mon  voisinage  goûter  les 
douceurs  de  cette  vie  égale  et  simple,  hors  de  laquelle  il  n'est  point 
de  bonheur  pour  moi.  Thérèse  avait  fait  amitié  avec  la  fille  d'un 
maçon  mon  voisin,  nommé  Pilleu;  je  la  fis  de  même  avec  le  père  ; 
et,  après  avoir  le  matin  dîné  au  château,  non  sans  gène,  mais  pour 
complaire  à  madame  la  maréchale,  avec  quel  empressement  je  reve- 
nais le  soir  souper  avec  le  bonhomme  Pilleu  et  sa  famille,  tantôt 
chez  lui,  tantôt  chez  moi! 

Outre  ces  deux  logements,  j'en  eus  bientôt  un  troisième  à  l'hôtel 
de  Luxembourg,  dont  les  maîtres  me  pressèrent  si  fort  d'aller  les  y 
voir  quelquefois,  que  j'y  consentis  malgré  mon  aversion  pour 
Paris,  où  je  n'avais  été  depuis  ma  retraite  à  l'Ermitage  que  les  deux 
.  seules  fois  dont  j'ai  parlé  :  encore  n'y  allais-je  que  les  jours  conve- 
nus ,  uniquement  pour  souper  et  m'en  retourner  le  lendemain 
matin,  feutrais  et  sortais  par  le  jardinqui  donnait  sur  le  boulevart, 
de  sorte  que  je  pouvais  dire  avec  la  plus  exacte  vérité  que  je  n'avais 
pas  mis  le  pied  sur  le  pavé  de  Paris. 

Au  sein  de  cette  pros|)érilé  passagère  se  préparait  de  loin  la  ca- 
tastrophe qui  devait  en  marquer  la  fin.  Peu  de  temps  après  mon 
retour  à  Mont-Louis,  j'y  fis,  et  bien  malgré  moi  comme  à  l'ordi- 
naire, une  nouvelle  connaissance  qui  fait  encore  époque  dans  mon 
histoire,  On  jugera  dans  la  suite  si  c'est  en  bien  ou  en  mal.  C'est 
madame  la  duchesse  de  Verdelin,  ma  voisine,  dont  le  mari  venait 
d'acheter  une  maison  de  campagne  à  Soisy,  près  de  .Montmorency. 
Mademoiselle  d'Ars,  fille  du  comte  d'Ars,  homme  de  condition,  mais 
pauvre,  avait  épousé  M.  de  Verdelin,  vieux,  laid,  sourd,  dur,  brutal, 
jaloux,  balafré,  borgne,  au  demeurant  bon  homme  quand  on  sa- 
vait le  prendre,  et  possesseur  de  quinze  à  vingt  mille  livres  de 
rentes,  auxquelles  on  la  maria.  Ce  mignon,  jurant,  criant,  gron- 
dant, tempêtant,  et  faisant  pleurer  sa  femme  toute  la  journée,  fi- 
nissait toujours  par  faire  ce  qu'elle  voulait;  et  cela  pour  la  faire  en- 
rager, attendu  qu'elle  savait  lui  persuader  que  c'était  lui  qui  le  vou- 
lait, et  que  c'était  elle  qui  ne  le  voulait  pas.  M.  de  Margency,  dont 
j'ai  parlé,  était  l'ami  de  madame,  et  devint  celui  de  monsieur.  Il  y 
avait  quelques  années  qu'il  leur  avait  loué  son  château  de  Mar- 
gency,  près  d'Eauboune  et  d'AndiUy,  et  ils  y  étaient  précisément 


durant  mes  amours  pour  madame  d'Houdetot.  Madame  d'Houdetot 
et  madame  de  Verdelin  se  connaissaient  par  madame  d'Aubeterre, 
leur  commune  amie;  et,  comme  le  jardin  de  Mirg!,ncy  était  sur 
le  passage  de  madame  d'Houdetot  pour  aller  au  ra^nt  Olympe,  sa 
promenade  favorite,  madame  de  Verdelin  lui  donna  une  clé  pour 
passer.  A  la  faveur  de  cette  clé,  j'y  passai  souvent  avec  elle;  mais 
je  n'aimais  jioint  les  rencontres  imprévues;  et  quand  madame  de 
Verdelin  se  trouvait  par  hasard  sur  notre  passage,  je  les  laissais 
ensemble  sans  lui  rien  dire,  et  j'allais  toujours  devant.  Ce  procédé 
peu  galant  n'avait  pas  dii  me  mettre  en  bon  prédicament  auprès 
d'elle.  Cependant,  quand  elle  fut  à  Soisy,  elle  ne  laissa  pas  de  me 
rechercher.  Elle  me  vint  voir  plusieurs  fois  à  .\Iont-Louis  sans  me 
trouver  ;  et,  voyant  que  je  ne  lui  rendais  pas  sa  visite,  elle  s'avisa, 
pour  m'y  forcer,  de  m'envoyer  des  pots  de  fleurs  pour  ma  terrasse, 
il  fallut  bien  l'aller  remercier  :  c'en  fut  assez  ;  nous  voilà  liés. 

Cette  liaison  commença  par  être  orageuse,  comme  toutes  celles 
que  je  faisais  malgré  moi.  Il  n'y  régna  même  jamais  un  vrai 
calme.  Le  tour  d'esprit  de  madame  de  Verdelin  était  par  trop  an- 
tipathique avec  le  mien.  Les  traits  malins  et  les  épigrammes  par- 
tent chez  elle  avec  tant  de  simplicité,  qu'il  faut  une  attention  con- 
tinuelle, et  pour  moi  très  fatigante,  pour  sentir  quand  on  estpersifflé. 
Une  niaiserie  qui  me  revient  suffira  pour  en  juger.  Son  frère  ve- 
nait d'avoir  le  commandement  d'une  frégate  en  course  contre  les 
Anglais.  Je  parlais  de  la  manière  d'armer  cette  frégate  sans  nuire  à 
sa  légèreté.  Oui,  dit-elle  d'un  ton  tout  uni,  l'on  ne  prend  de  ca- 
nons que  ce  qu'il  en  faut  pour  se  battre.  Je  l'ai  rarement  ouïe  par- 
ler en  bien  de  quelqu'un  de  ses  amis  absents,  sans  glisser  quelque 
mot  à  leur  charge.  Ce  qu'elle  ne  voyait  pas  en  mal,  elle  le  voyait 
en  ridicule,  et  son  ami  .Margency  n'était  pas  excepté.  Ce  que  je 
trouvais  encore  en  elle  d'insupportable  était  la  gène  continuelle  de 
ses  petits  envois,  de  ses  petits  cadeaux,  de  ses  petits  billets,  auxquels 
il  me  fallait  battre  les  flancs  pour  répondre,  et  toujours  nouveaux 
embarras  pour  remercier  ou  pour  refuser.  Cependant,  à  force  de  la 
voir,  je  finis  par  ra'atlacher  à  elle.  Elle  avait  ses  chagrins  ainsi  | 
que  moi.  Les  confidences  réciproques  nous  rendirent  intéressants 
nos  tête-à-tête.  Rien  ne  lie  tant  les  cœurs  que  la  douceur  de  pleu- 
rer ensemble.  Nous  nous  cherchions  pour  nous  consoler,  et  ce  be- 
soin m'a  souvent  fait  passer  sur  beaucoup  de  choses.  J'avais  rais 
tant  de  dureté  dans  ma  franchise  avec  elle,  qu'après  avoir  montré 
quelquefois  si  peu  d'estime  pour  son  caractère,  il  fallait  réellement 
en  avoir  beaucoup  pour  croire  qu'elle  pût  sincèrement  me  pardon- 
ner. Voici  un  échantillon  des  lettres  que  je  lui  ai  quelquefois  écrites, 
et  dont  il  est  à  noter  que  jamais,  dans  aucune  de  ses  réponses,  elle 
n'a  paru  piquée  en  aucune  façon. 

A  Montmorency,  le  5  novembre  1760. 

«  Vous  me  dites,  madame,  que  vous  ne  vous  êtes  pas  bien  expli- 
quée, pour  me  faire  entendre  que  je  m'explique  mal.  Vous  me  par- 
lez de  votre  prétendue  bêtise,  pour  me  faire  sentir  la  mienne  ,  comme 
si  vous  aviez  peur  d'être  prise  au  mot;  et,  vous  me  faites  des  ex- 
cuses, pour  m'apprendre  que  je  vous  en  dois.  Oui ,  madame,  je  le 
sais  bien,  c'est  moi  qui  suis  une  bête,  un  bon  homme,  et  pis  encore 
s'il  est  possible;  c'est  moi  qui  choisis  mal  mes  termes  au  gré  d'une 
belle  dame  française  qui  fait  autant  d'attention  aux  parolesetqui  parle 
aussi  bien  que  vous..Mais  considérez  que  je  les  prends  dans  le  sens  com- 
mun de  la  langue,  sans  être  au  fait  ou  en  souci  des  honnêtes  ac- 
ceptions qu'on  leur  donne  dans  les  nombreuses  réunions  de  Paris. 
Si  quelquefois  mes  expressions  ont  un  tour  équivoque  ,  je  tâche  que 
ma  conduite  en  détermine  le  sens,  etc.  »  Le  reste  de  la  lettre  est 
à  peu  près  sur  le  même  ton.  Voyez-en  la  réponse  (liasse  D,  n  ■  U  ), 
et  jugez  de  lincroyable  modération  d'un  cœur  de  femme  qui  peut 
n'avoir  pas  plus  de  ressentiment  d'une  pareille  lettre  que  cette  ré- 
ponse n'en  laisse  paraître,  et  qu'elle  ne  m'en  a  jamais  témoigné. 

Coindet,  entrant,  hardi  jusqu'à  l'elTronterie,  et  qui  se  tenait  con- 
tinuellement à  l'affût  de  tous  mes  amis,  ne  tarda  pas  à  s'introduire 
en  mon  nom,  chez  madame  de  Verdelin,  et  y  fut  bientôt,  à  mon 
insu,  plus  familier  que  moi-même.  C'était  un  singulier  corps  que 
ce  Coindet.  Il  se  présentait  de  ma  part  chez  toutes  mes  connaissances, 
s'y  établissait,  y  mangeait  sans  façon.  Transporté  de  zèle  pour  mon 
service,  il  ne  parlait  jamais  de  moi  que  les  larmes  aux  yeux;  m  lis 
quand  il  me  venait  voir, il  gardait  le  plus  profond  silence  sur  toutes  ces 
liaisons  et  sur  tout  ce  qu'il  savait  devoir  m'intéresser.  Au  lieu  de  me 
dire  ce  qu'il  avait  appris,  ou  dit,  ou  vu  qui  m  intéressait,  il  ra'écou- 
tait,  m'interrogeait  même.  Il  ne  savait  jamiis  rien  de  Pans  que 
ce  que  je  lui  en  apprenais  :  enfin  quoique  tout  le  monde  me  par- 
lât de  lui,  jamais  il  ne  me  parlait  de  personne  :  il  n'était  secret  et 
mystérieux  qu'avec  son  ami.  .Mais  laissons,  quant  à  présent,  Coindet 
et  madame  de  Verdelin  :  nous  y  reviendrons  dans  la  suite. 

Quelque  temps  après  mon  retour  à  Mont-Louis,  la  Tour,  le  peintre, 
vint  m'y  voir,  et  m'apporta  mon  portrait  en  pastel,  qu'il  avait  exposé 
au  salon  il  y  avait  quelques  années.  Il  avait  voulu  me  donner  ce 
portrait,  que  je  n'avais  pas  accepté.  .Mais  inadamî  d'Epinay,  qui  m'a- 
vait donne  le  sien,  et  qui  voulait  avoir  celui-là,  m'avait  engagé  à 
le  lui  redemander.  Il  avait  pris  du  temps  pour  le  retoucher.  Dans  cet 
intervalle  vint  ma  rupture  avec  madame  d'Epinay  ;  je  lui  rendis  son 


LES  CONFESSIONS. 


121 


poitrail,  et,  n'ùlant  plus  question  do  lui  donner  le  mien  je  le  mis 
dans  ma  cl.anil.re  au  petit  château.  M.  de  LuxcmiiourK  l.y  vit,  et 
le  trouva  hicn  :  je  le  Ini  offris;  il  l'accepta,  je  le  lu,  envoyai.  Ils  .om- 
prircnt    lui  et  niadaine  la  maréchale,  que  je  serais  hien  aise  d  avoir 
les  leurs.  Ils  les  firent  faire  en  miniature  de  très  honne  m.iin,  les 
firent  enchâsser  dans  une  boîte  à  honhons  de  cristal  de  roche    mon- 
tée en  or,  et  m'en  firent  le  cadeau  d'une  fa(,!on  très  -alaute,  dont  je 
fus  enchanté.  Madame  de  LuxembourK  ne  voulut  jamais  consenir 
que  son  portrait  occuiult  le  dessus  de  la  boite   Klle  m  avait  reproche 
plusieurs  fois  que  j'aimais  mieux  M.  de  Luxembourg  qu  elle  ,  et  je  ne 
m'en   étais  point  dé- 
fendu, parce  que  cela 
était  vrai.  Elle  me  té- 
moigna bien    galam- 
ment, mais  bien  clai- 
rement, par  cetti;  façon 
de  placer  son  portrait, 
qu'elle    n'imliliait  pas 
cette  préférence. 

Je  fis  à  peu  près 
dans  ce  même  tcin|is 
une  sottise  qui  ne  con- 
tribua pas  il  me  con- 
server dans  .ses  bonnes 
grâces,  yuoiipie  je  ne 
connusse  point  du  tout 
M.  de  Silhoiirlte  ,  et 
que  je  fusse  peu  porle 
à  l'aimer,  j'avais  une 
giaiiileoiiiiiion  de  sou 
administration.  Lors- 
qu  il  eomuieiKja  d'ap- 
liesanlir  sa  main  sur 
les  financiers  ,  je  vis 
qu'il  n'tntamait  pas 
son  opération  dans  un 
temps  favorable  :  je 
n'en  fis  \ias  des  vœux 
moins  aideiils  poi  r 
siiu  succès;  et,  ijuaiid 
j'appris  qu'il  était  dé- 
pliicé,  je  lui  errivis  , 
dans  mon  iniicpidi; 
élourderie  ,  la  Ici  ne 
suivante  ,  qu'assuré- 
ment je  n'entreprends 
pas  de  justifier. 

A  Monlnioroncv  ,  le 
a  décembre  nSU. 


.c»-.^^îts>!a-ïH~"  — • 


«    I)aii,'ne/.  ,    mon- 
sieur, recevoir  Ihuni- 

niage    d'un    solitaire 

qui  n'est  pas  connu  de 

vous,    mais  qui  vous 

eslinie  par  vos  talents, 

qui  vous  respecte  par 

votre  administration  , 

et  qui  vous  a  fait  l'hon- 
neur de  croire  qu'elle 

ne  vous  resterait  pas 

longtemps. Ne  pouvant 

.'iauver    i'bltal    ([u'aux 

dépens  de  la  capitale  Rousseau  a  Motieis. 

qui    l'a    perdu ,    vous 

avez  brave  les  cris  des 

gagneurs  d'argent,  lin 

vous    voyant    écraser 
ces  misérables,  je  vous 

enviais  votre  place  ;  ru  vous  la  voyant  quitter  sans  vous  être  dé- 
menti, je  vous  admire.  Soyez  content  de  vous,  monsienr,  elle  vous 
laisse  un  honneur  dont  vous  jouirez  longtemps  sans  conclurent.  Les 
lualédiclions  des  fripons  sont  la  gloire  de  l'homme  juste,  w 

Madame  de  Luxembourg,  qui  savait  que  j'avais  écrit  cette  lettre, 
m'en  parla  au  voyage  de  l'àques;  je  la  lui  montrai  ;  elle  en  souhaita 
une  copie  ;  je  la  lui  donnai  :  mais  j'ignorais  en  la  lui  donnant  qu'elle 
était  un  de  ces  gagneurs  d'argent  qui  s'intéressaient  aux  sous-fer- 
mes, et  ({iii  avaient  fait  déplacer  Silhoueile.  On  eût  dit,  il  toutes 
mes  balourdises,  que  j'allais  excitant  à  plaisir  la  haine  d'une  femme 
amiable  et  puissante,  à  laquelle,  dans  le  vrai,  je  m'attachais  da- 
vanlagi^  de  jour  en  jour,  et  dont  j'étais  bien  éloign"de  vouloii' m' at- 
tirer la  tlisgràce,  quoique  je  fisse,  à  force  de  gaueh»  ries,  tout  ce  qu'il 
fallait  pour  cela.  Je  crois  qu'il  est  assez  superflu  ♦  avertir  que  c'est 
T.  IV. 


à  elle  que  se  rapporte  l'histoire  de  l'opiat  de  M.  Tronchin.  dont  j'ai 
parlé  dans  ma  première  partie  :  l'autre  dame  était  madame  de  Mi- 
repoix.  Elles  ne  m'en  ont  jamais  reparlé,  ni  fait  le  moindre  sem- 
blant de  s'en  souvenir  ni  l'une  ni  l'autre;  mais  de  présumer  que 
madame  de  Luxembourg  ait  pu  l'oublier  réellement,  c'est  ce  qui 
me  parait  bien  dillicile,  quand  même  on  ne  saurait  rien  des  événe- 
ments subséquents.  Pour  moi,  je  m'ctonrdi.s.sais  sur  l'eiret  de  mes 
bêtises  par  le  témoignage  que  je  me  rendais  de  n'en  avoir  fait  au- 
cune à  dessein  de  l'offenser  :  comme  si  jamais  femme  en  pouvait 
pardonner  de  pareilles,  même  avec  la  plus  parfaite  certitude  que  la 

volonté  n'y  a  pas  eu  la 
moindre  part. 

Cependant,    quoi- 
qu'elle parijt  ne  rien 
voir,  ne  rien  .sentir,  et 
que   je    ne    trouvasse 
encore  ni  diminution 
dans    son    enipres.se- 
ment,  ni  changement 
dans  .ses  manières,  la 
continuation  ,    l'aug- 
mentation même  d'un 
pressentiment       trop 
bien  fondé  me  faisait 
trembler    sans     cesse 
que  l'ennui  ne  succé- 
dât bientôt  à  cet  en- 
gouement.  Pouvais-jc 
attendre  d'une  si  gran- 
de dame  une  constan- 
ce à  l'épreuve  de  mon 
|ien  d'.idresse  à  la  sou- 
leiiir?  Je  ne  savais  pas 
même    lui    tacher   ce 
pressentiment     sourd 
qui  m'inquiétait,  et  ne 
me   rendait   que  plus 
maussade.  Ou  en  ju- 
gera par  la  lettre  sui- 
vante,qui  contient  une 
bien  singulière  prédic- 
tion. 

N.  B.  Cette  lettre, 
sans  date  dans  tntin 
bruaitlon,  est  du  mois 
d'octobre  l7tJ0,  au  i)lus 
tard. 

«  Que  vos  bontés 
sont  cruelles  !  Pour- 
quoi troubler  la  paix 
d'un  solitaire,  qui  re- 
nonçait aux  plaisirs  de 
Kl  vie  pour  n'en  plus 
MUtir  les  ennuis?  J'ai 
passé  mesjours  à  clier- 
ch<-r  en  vain  des  atta- 
chements M)hdes.  Je 
n'en  ai  pu  former  dans 
les  conditions  auxquel- 
••  les  je  pouvais  attein- 
dre; est-ce  dans  la 
vôtre  que  j'en  dois 
chercher?  L'ambition 
m  l'intérêt  ne  me  ten- 
tent pas,  je  suis  peu 
vain ,  peu  craintif;  je 
puis  résister  à  tout , 
hors  aux  caresses... 
Pourquoi  ra'atlaquez- 
dans  la 


vous  tous  deux  par  nn  faible  qu'il  faut  vaincre,  puisque  ,  dan»  la 
distance  qui  nous  sépare,  les  cpancberaents  des  cœurs  sensibles 
ne  doivent  pas  rapproclier  le  mien  devons?  La  reconnaissance  suf- 
lira-t-elle  pour  un  cœur  qui  ne  connaît  pas  deux  manières  de  se 
donner,  et  ne  se  sent  capable  que  d'amitié?  L.  amilie,  madame  la 
maréchale  !  Ah!  voilà  mon  malheur!  Il  est  beau  a  vous,  a  M.  le  ma- 
réchal d'emplover  ce  terme  ;  mais  je  suis  insensé  de  vous  prendre 
an  mol  Vous  vous  jouez,  moi  je  m'attache  ;  et  la  hu  du  jeu  me 
i.repare  de  nouveaux  regrets,  yue  je  hais  tous  vos  lilres,  et  que  je 
vous  plains  de  les  porter!  Vous  me  semblez  si  digne.-  do  goûter  lus 
charmes  de  la  vie  privée  !  Qun  n'habilez-vous  t^lareus.  j  irais  y 
cheiclier  le  bonheur  de  ma  vie;  mais  le  château  de  .Montmorency  ! 
mais  l'hôtel  de  Luxembourg!  Est-ce  là  qu'on  doit  voir  Jean-Jacques 
E>t  ce  la  qu'un  ami  de  re|ilite  doit  porter  les  atlectioiis  d  un  cœur 
sensible,  qui,  payaut  aiusi  l'estime  qu'où  lui  lémoigue,  croit  rendre 


122 


LES  VEILLÉES  LITTÉRAIRES  ILLUSTRÉES. 


autant  qu'il  rpcoit?  Vous  êtes  bonne,  et  sensible  aussi  ;  je  le  sais, 
je  l'ai  vu;  j  .li  legret  de  n'avoir  pu  plus  tôt  le  croire;  mais,  dans  le 
rang  où  \ous  êtes,  dans  voire  manière  de  vivre,  rien  ne  peut  faire 
une  impression  durable;  et  tant  d'objels  nouveaux  s'efTacent  mu- 
tuellement, qu'aucun  ne  demeure.  Vous  m'oublierez,  madame, 
après  m'avoir  mis  hors  d'état  de  vous  imiter.  Vous  aurez  beaucoup 
fait  pour  me  rendre  malheureux,  et  pour  être  inexcusable.  » 

Je  lui  joignais  là  iM.  de  Luxembourg  afin  de  rendre  le  compli- 
ment moins  dur  pour  elle;  car,  au  reste,  je  me  sentais  si  sûr  de  lui, 
au'il  ne  m'est  pas  même  venu  dans  l'esprit  une  seule  crainte  sur  la 
durée  de  son  amitié.  Rien  de  ce  qui  m'intimidait  de  la  part  de  ma- 
dame la  maréchale  ne  s'est  un  moment  étendu  jusqu'à  lui.  Je  n'ai 
jamais  eu  la  moindre  défiance  sur  son  caractère,  que  je  savais  être 
faible,  mais  sûr.  Je  ne  craignais  pas  plus  de  sa  part  un  refroidisse- 
ment que  je  n'en  attendais  un  attachement  héroïque.  La  simplicité, 
la  familiarité  de  nos  manières,  l'un  avec  l'autre,  marquait  combien 
nous  comptions  réciproquement  sur  nous.  Nous  avions  raison  tous 
deux  ;  j'honorerai,  je  chérirai  tant-que  je  vivrai  la  mémoire  de  ce 
digne  seigneur;  et,  quoi  qu'on  ait  pu  faire  pour  le  détacher  de  moi, 
je  suis  aussi  certain  qu'il  est  mort  mon  ami  que  si  j'avfiis  reçu  son 
dernier  soupir. 

.\u  second  voyage  de  Montmorency  de  l'année  1760,  la  lecture  de 
la  Julie  étant  finie,  j'eus  recours  à  celle  de  l'Emile  pour  me  soute- 
nir auprès  dé  madame  de  Luxembourg;  mais  cela  ne  réussit  pas  si 
bien,  soit  que  la  matière  fût  moins  de  son  goût,  soit  que  tant  de 
lecture  l'ennuyât  à  la  fin.  Cependant,  comme  elle  me  reprochait  de 
me  laisser  duper  par  mes  libraires,  elle  voulut  que  je  lui  laissasse  le 
soin  de  faire  imprimer  cet  ouvrage,  afin  d'en  tirer  un  meilleur  parti. 
J'y  consentis  sous  l'expresse  condition  qu'il  ne  s'imprimerait  point 
en  France,  et  c'est  sur  quoi  nous  eûmes  une  longue  dispute;  moi 
prétendant  que  la  permission  tacite  était  impossible  à  obtenir,  im- 
prudente même  à  demander,  et  ne  voulant  point  permettre  autre- 
ment l'impression  dans  le  royaume;  elle  soutenant  que  cela  ne  fe- 
rait pas  même  une  difficulté"  à  la  censure,  dans  le  système  que  le 
gouvernement  avaitadopté.  Elle  trouva  le  moyen  de  faire  entrer 
dans  ses  vues  M.  de  Malesherbes,  qui  m'écrivit  à  ce  sujet  une  longue 
lettre  toute  de  .sa  main,  pour  me  prouver  que  la  profession  de  foi  du 
Vicaire  savoyard  était  précisément  une  pièce  faite  |iour  avoir  par- 
tout l'approbation  du  genre  humain,  et  celle  de  la  cour  dans  la  cir- 
constance. Je  fus  surpris  de  voir  ce  magistrat,  toujours  si  craintif, 
devenir  si  coulant  dans  cette  affaire.  Comme  l'impression  d'un  livre 
qu'il  approuvait  était  par  cela  seul  légitime,  je  n'avais  plus  de  bonne 
objection  à  faire  contre  celle  de  cet  ouvrage.  Ccfiendant  par  un 
scrupule  extraordinaire,  j'exigeai  toujours  que  l'ouvrage  s'imprime- 
rait en  Hollande,  et  même  par  le  libraire  iNéaulme,  que  je  ne  me 
contentai  pas  d'indiquer,  maisque  l'en  prévins,  consentant  au  reste 
que  l'édition  se  fit  au  profit  d'un  libraire  de  France,  et  que,  quand 
elle  serait  faite,  on  la  débitât  soit  à  Paris,  soit  oii  l'on  voudrait,  at- 
tendu que  ce  débit  ne  me  regardait  pas.  Voilà  exactement  ce  qui  fut 
convenu  entre  madame  de  Luxembourg  et  moi,  après  quoi  je  lui  re- 
mis mon  manuscrit. 

Elle  avait  amené  à  ce  voyage  sa  petite-fille,  mademoiselle  de 
Boufflers,  aujourd'hui  madame  la  duchesse  de  Lauzun.  Elle  s'appe- 
lait Amélie.  C'était  une  charmante  personne.  Elle  avait  vraiment 
une  ligure,  une  douceur,  une  timidité  de  vierge.  Rien  de  plus  ai- 
mable et  de  plus  intéressant  que  sa  figure,  rien  de  plus  tendre  et 
de  plus  chaste  que  les  sentiments  qu'elle  inspirait.  D'ailleurs  c'était 
un  enfant  :  elle  n'avait  pas  onze  ans.  Madame  la  maréchale,  qui  la 
trouvait  trop  timide,  faisait  ses  efforts  pour  l'animer.  Elle  me  per- 
mit plusieurs  fois  de  lui  donner  un  baiser;  ce  que  je  fis  avec  ma 
maussaderie  ordinaire.  Au  lieu  des  gentillesses  qu'un  autre  eût  dites 
à  ma  place,  je  restai  là  muet,  interdit  ;  et  je  ne  sais  lequel  était  le 
plus  honteux  de  la  pauvre  petite  ou  de  moi.  Un  jour  je  la  rencon- 
trai seule  dans  l'escalier  du  petit  château;  elle  venait  de  voir  Thé- 
rèse, avec  laquelle  sa  gouvernante  était  encore.  Faute  desavoir  que 
lui  dire,  je  lui  proposai  un  baiser,  que,  dans  l'innocence  de  son 
cœur,  elle  ne  refusa  pas,  en  ayant  reçu  un  le  matin  même  par 
l'ordre  de  sa  grand'maman  et  en  sa  présence.  Le  lendemain,  lisant 
l'Emile  au  chevet  de  madame  la  maréchale,  je  tombai  précisément 
sur  un  passage  où  je  censure,  avec  raison,  ce  que  j'avais  fait  la 
veille.  Elle  trouva  la  réflexion  très  juste,  et  dit  là-dessus  quelque 
chùse^  de  fort  sensé,  qui  me  fit  rougir.  Que  je  maudis  cette  incroya- 
ble bêtise,  qui  m'a  si  souvent  donné  l'air  vil  et  coupable,  quand  je 
n'étais  que  sot  et  embarrassé!  Bêtise  qu'on  prend  même  pour  une 
fausse  excuse  dans  un  homme  qu'on  sait  n'être  pas  sans  esprit.  Je 
puis  jurer  que,  dans  ce  baiser  si  répréhensible,  ainsi  que  dans  tous 
les  autres,  le  cœur  et  les  sensde  mademoiselle  Amélie  n'étaient  pas 
plus  purs  que  les  miens;  et  je  pui-s  jurer  même  que  si,  dans  ce  mo- 
ment, j'avais  pu  éviter  sa  rencontre,  je  l'aurais  fait;  non  qu'elle  ne 
me  fit  grand  plaisir  à  voir,  mais  par  l'embarras  de  trouver  en  pas- 
sant quelque  mot  agréable  à  lui  dire.  Comment  se  peut-il  qu'un  en- 
fant même  intimide  un  homme  que  le  pouvoir  des  rois  n'a  pas  ef- 
frayé? Quel  parti  prendre?  Comment  se  conduire  dénué  de  tout 
impromptu  dans  l'esprit?  Si  je  me  force  à  parler  aux  gens  que  je 
rencontre,  je  dis  une  balourdise  infailliblement;  si  je  ne  dis  rien, 


je  suis  un  misanthrope,  un  animal  farouche,  un  ours.  Une  totale 
imbécillité  m'eût  été  bien  plus  favorable;  mais  les  talents  dont  j'ai 
manqué  dans  le  monde  ont  fait  les  instruments  de  ma  perte  des  ta- 
lents que  j'eus  à  part  moi. 

A  la  fin  de  ce  même  voyage,  madame  de  Luxembourg  fit  une 
bonne  œuvre  à  laquelle  j'eus  quelque  part.  Diderot  avant  très  im- 
prudemment offensé  madame  la  princesse  deRobeck,  fille  de  M.  de 
Luxembourg,  Palissot,  qu'elle  protégeait,  la  vengea  par  la  comédie 
des  philosophes,  dans  lnquelle  je  fus  tourné  en  ridicule,  et  Diderot 
extrêmement  maltraité.  L'auteur  m'y  ménagea-  davantage,  moins, 
je  pense,  à  cause  de  l'obligation  qu'il  m'avait,  que  de  peur  de  dé- 
plaire au  père  de  sa  protectrice,  dont  il  savait  que  j'étais  aimé.  Le 
libraire  Duchesne,  qu'alors  je  ne  connaissais  point  du  tout,  m'en- 
voya cette  pièce  quand  elle  fut  imprimée;  et  je  soupçonne  que  ce 
fut  par  l'ordre  de  Palissot,  qui  crut  peut-être  que  je  "verrais  avec 
plaisir  déchirer  un  homme  avec  lequel  j'avais  rompu.  Il  se  trompa 
fort.  En  rompant  avec  Diderot,  que  je  savais  moins  méchant  qu'in- 
discret et  faible,  j'ai  toujours  conservé  dans  l'âme  de  l'attachement 
pour  lui,  même  de  l'estime  et  du  respect  pour  notre  ancienne  ami- 
tié, que  je  sais  avoir  été  longtemps  aussi  sincère  de  sa  part  que  de 
la  mienne.  C'est  tout  autre  chose  avec  Grimm,  homme  faux  par 
caractère,  qui  ne  m'aima  jamais,  qui  n'est  pas  même  capable  d'ai- 
mer, et  qui,  de  gaité  de  cœur,  sans  aucun  sujet  de  plainte  et  seule- 
ment pour  contenter  sa  noire  jalousie,  s'est  fait,  sous  le  masque, 
mon  plus  cruel  calomniateur.  Celui-ci  n'est  plus  rien  pour  moi; 
l'autre  sera  toujours  mon  ancien  ami  Mes  entrailles  s'émurent  à  la 
vue  de  cette  odieuse  pièce  :  je  n'en  pus  supporter  la  lecture;  et, 
sans  l'achever,  je  l'envoyai  à  Duchesne  avec  la  lettre  suivante. 

A  Montmorency,  le  21  mai  1760. 

«  En  parcourant,  monsieur,  la  pièce  que  vous  m'avez  envoyée, 
j'ai  frémi  de  m'y  voir  loué.  Je  n'accepte  point  cet  horrible  présent. 
Je  suis  persuadé  qu'en  me  l'envoyant  vous  n'avez  pas  voulu  me 
faire  une  injure  ;  mais  vous  ignorez  ou  vous  avez  oublié  que  j'ai  eu 
l'honneur  d'être  l'ami  d'un  homme  respectable  indignement  noirci 
et  calomnié  dans  ce  libelle.  » 

Cette  lettre  courut.  Diderot,  qu'elle  aurait  dû  toucher,  s'en  dépita. 
Son  amour-propre  ne  put  me  pardonner  la  supériorité  d'un  procédé 
généreux  :  et  je  sus  que  sa  femme  se  déchaînait  partout  contre 
moi,  avec  une  aigreur  qui  m'affectait  peu,  sachant  qu'elle  était  con- 
nue de  tout  le  monde  pour  une  harengere. 

Diderot,  à  son  tour,  trouva  un  vengeur  dans  l'abbé  Morrellet, 
qui  fit  contre  Palissot  un  petit  écrit  imité  du  petit  Prophète,  et  in- 
titule la  Vision.  Il  offensa  très  imprudemment  dans  cet  écrit  ma- 
dame de  Robeck,  dont  les  amis  le  firent  mettre  à  la  Bastille  :  car  pour 
elle,  naturellement  peu  vindicative,  et  pour  lors  mourante,  je  suis 
persuadé  qu'elle  ne  s'en  mêla  pas. 

D'Alembert,  qui  était  fort  lié  avec  l'abbé  Morrellet,  m'écrivit  pour 
m'engager  à  prier  madame  de  Luxembourg  de  solliciter  son  élar- 
gissement, lui  promettant  en  reconnaissance  des  louanges  dans 
l'Encyclopédie  (1)  ;  voici  ma  réponse. 

«  Je  n'ai  pas  attendu  votre  lettre,  monsieur,  pour  témoigner  à 
madame  la  maréchale  de  Luxembourg  la  peine  que  me  faisait  la 
détention  de  l'abbé  Morrellet.  Elle  sait  l'intérêt  que  j'y  prends,  elle 
saura  celui  que  vous  y  prenez  ;  et  il  lui  suffirait,  pour  y  prendre 
intérêt  elle-même,  de  savoir  que  c'est  un  homme  de  mérite.  Au 
surplus,  quoiqu'elle  et  M.  le  maréchal  m'honorent  d'une  bienveil- 
lance qui  fait  la  consolation  de  ma  vie,  et  que  le  nom  de  votre  ami 
soit  près  d'eux  une  recommandation  pour  l'abbé  Morrellet,  j'ignore 
jusqu'à  quel  point  il  leur  convient  d'employer  en  cette  occasion  le 
crédit  attache  à  leur  rang,  et  la  considération  due  à  leurs  personnes. 
Je  ne  suis  pas  même  persuadé  que  la  vengeance  en  question  regarde 
madame  la  princesse  de  Robeck,  autant  que  vous  paraissez  le  croire; 
et,  quand  cela  serait,  on  ne  doit  pas  s'attendre  que  le  plaisir  de  la 
vengeance  appartienne  aux  philosophes  exclusivement,  et  que,  quand 
ils  voudront  être  femmes,  les  femmes  seront  philosophes. 

«  Je  vous  rendrai  compte  de  ce  que  m'aura  dit  madame  de  Luxem- 
bourg quand  je  lui  aurai  montré  votre  lettre.  En  attendant,  je  crois 
la  couuaître  assez  pour  pouvoir  vous  assurer  d'avance  que,  quand 
elle  aurait  le  plaisir  de  contribuer  à  l'élargissement  de  l'abbé  Mor- 
rellet, elle  n'accepterait  point  le  tribut  de  reconnaissance  que  vous 
lui  promettez  dans  l'Encyclopédie,  quoiqu'elle  s'en  tint  honorée, 
parce  qu'elle  ne  fait  point  le  bien  pour  la  louange,  mais  pour  con- 
tenter son  bon  cœur.  » 

Je  n'épargnai  rien  pour  exciter  le  zèle  et  la  commisération  de  ma- 
dame de  Luxembourg  en  faveur  du  pauvre  captif;  et  je  réussis. 
Elle  fit  un  voyagea  Versailles  exprès  pour  voir  M.  le  comté  de  Saint- 
Florentin  ;  et  ce  voyage  abrégea  celui  de  Montmorency,  que  M.  le 
maréchal  fut  obligé  de  quitter  en  même   temps   pour  se  rendre  à 

(1), Cette  lettre,  avec  plusieurs  autres,  a  disparu  à  l'hôtel  de  Luxem- 
bourg, tandis  que  mes  paniers  y  étaient  en  dépôt.  (Cette  note  n'est  point; 
au  manuscrit  autographe.) 


LES  CONFESSIONS. 


123 


Rouen,  où  \c,  roi  l'envoyait  comme  gouverneur  rie  Normandie,  au 
sujet  fie  quelques  tnouvemenls  rlu  parlement,  qu'on  voulait  conte- 
nir Voici  la  lellre  que  m'écrivit,  mailame  de  Luxembourg  le  sur- 
lendemain de  son  départ  (liasse  I),  n"  23). 

A  Versailles,  ce  mercredi. 

«  M.  de  I,uxeml)Oiirg  est  (larti  hier  à  six  heures  du  matin.  Je  ne 
sais  pas  rMicore  si  j'irai,  .lalleiuls  de  ses  nouvelles,  parci;  qu  il  ne 
sait  pas  lui-même  coinhien  de  temps  il  y  sera.  J'ai  vu  M.  de  Saint- 
Florentin,  qui  est  le  mieux  disposé  pour  l'abbé  Morrellet;  mais  il  y 
trouve  des  obstacles  dont  il  espère  cependant  triompher  à  son  iire- 
mier  travail  avec  le  roi,  qui  ser.i  la  semaine  prochaine.  J'ai  de- 
mandé aussi  en  grâce  qu'on  ne  l'exilât  point,  parce  qu'il  en  était 
question  ;  on  voulait  l'envoyer  à  Nanci.  Voilà,  monsieur,  ce  que  j'ai 
pu  iiblenir;  mais  je  vous  promets  que  je  no  laisserai  pas  M.  de  Saint- 
Florentin  en  repos  que  l'airaire  ne  soit  finie  comme  vous  le  désirez. 
Que  je  vous  dise  donc  à  présent  le  chagrin  que  j'ai  eu  de  vous  quit- 
ter si  tôt:  maisje  me  llatte  que  vous  n'en  doute/-  pas.  Je  vous  aime 
de  tout  mon  cœur,  et  pour  toute  ma  vie.  » 

Quelques  jours  après,  je  reçus  ce  billet  de  d'Alembert  ,  qui  me 
domiaune  véritable  joie  (liasse  I),  n"  "iO). 

Ce  l"'  aovït. 

«  Cràce  à  vos  soins,  mon  cher  philosophe,  l'abbé  est  sorti  de  la 
Bastille,  et  sa  détention  n'aura  pas  d''autres  suites.  11  part  pour  la 
campagne,  et  vous  fait,  ainsi  que  moi,  mille  reraercîments  et  com- 
pliments. Vale,e(  incarna.  » 

L'abbé  m'écrivit  aussi  quelques  jours  après  une  lettre  de  remer- 
cimeiit  (liasse  1),  n"  '2i)),(iui  ne  me  parut  pas  respirer  une  certaine 
effusion  de  cœur,  et  dans  laquelle  il  semblait  atténuer  en  quelque 
sorte  le  service  que  je  lui  avais  rendu  ;  et,  à  quebiue  temps  de  la  , 
je  trouvai  que  d'Aliinibertet  lui  m'avaient  en  quelque  sorte,  je  ne  dirai 
pas  supplanté,  mais  succédé  au|)rès  de  madame  de  Luxembourg,  et 
que  j'avais  perdu  près  d'elle  autant  qu'ils  avaient  gagné.  Cepen- 
dant; je  suis  bien  éloigné  de  soupçonner  l'abbé  Morrellet  d'avoir 
contribué  à  ma  disgrâce;  je  l'estime  trop  pour  cela.  Quant  à  M.  d'A- 
lembert, je  n'en  dis  rien  ici  :  j'en  parlerai  dans  la  suite. 

J'eus  dans  le  même  temps  une  autre  affaire  qui  occasionna  la 
dernière  lettre  que  j'ai  écrite  à  M.  de  Voltaire,  lettre  dont  il  a  jeté 
les  hauts  cris  comme  d'une  insulte  abominable  ,  mais  qu'il  n'a  ja- 
mais montrée  à  personne.  Je  suppléerai  ici  à  ce  qu'il  n'a  pas  voulu 
faire. 

L'abbé  Trublet,  que  je  connaissais  un  peu,  mais  que  j'avais  très 
peu  vu,  m'écrivit  le  L'5  juin  fVtiO  (liasse  I),  n"  11),  pour  m'avertir 
que  M.  Formey,  son  ami  et  correspondant,  avait  imprimé  dans  son 
journal  ma  lettre  à  M.  de  Voltaire  ,  sur  le  désastre  de  Lisbonne. 
L'abbé  Trublet  voulait  savoir  comment  cette  impression  s'était  [lu 
faire,  et,  dans  son  tour  d'esprit  llnet  et  jésuitique,  me  demandait 
mon  avis  sur  la  réimpression  de  cette  lettre,  sans  vouloir  me  dire 
le  sien.  Comme  je  hais  souverainement  les  ruseurs  de  cette  espèce  , 
je  lui  fis  les  remercimcnts  que  je  lui  devais;  mais  j'y  mis  un  ton  dur 
au'il  sentit ,  et  qui  ne  l'euipccha  pas  de  me  pateliner  encore  en 
deux  ou  trois  lettres,  jusqu'à  ce  qu'il  sût  tout  ce  qu'il  avait  voulu 
savoir. 

Je  compris  bien,  quoi  qu'en  pût  dire  Trublet,  que  Formey  n'avait 
point  trouvé  cette  It^tre  imprimée,  et  que  la  première  impression 
en  venait  de  lui.  Je  le  connaissais  pour  un  effronté  pillard,  qui  , 
sans  façon,  se  faisait  un  revenu  des  ouvrages  des  autres,  quoiqu'il 
n'y  eût  pas  encore  mis  l'impudence  incroyable  dont  il  usa  dans  la 
suite  envers  moi  (1).  Mais  comment  ce  manuscrit  lui  était-il  par- 
'venu?  C'était  là  la  question  ,  qui  n'était  pas  difficile  à  résoudre  , 
mais  dont  j'eus  la  simplicité  dètre  embarrassé.  Quoique  Voltaire 
fût  honoré  par  excès  dans  cette  lettre  ,  comme  enlin  ,  malgré  ses 
procédés  malhonnêtes,  il  eût  été  fondé  à  se  plaindre,  si  je  l'avais 
l'ait  imprimer  sans  son  aveu,  je  pris  le  parti  de  lui  écrire  à  ce  sujet. 
Voici  cette  seconde  lettre,  à  laquelle  il  ne  fit  aucune  réponse  ,  et 
dont,  pour  mettre  sa  brutalité  plus  à  l'aise,  il  fit  semblant  d'être  ir- 
rité jusqu'à  la  fureur. 

A  Montmorency,  le  17  juin  1760. 

«  Je  ne  pensais  pas,  monsieur,  me  trouver  jamais  en  correspon- 
daiice  avec  vous,  mais,  apprenant  que  la  lettre  que  je  vous  écrivis 
en  17r>()  a  été  imprimée  à  Berlin  ,  je  dois  vous  rendre  compte  de 
ma  conduite  à  cet  égard  ,  et  je  remplirai  ce  devoir  avec  vérité  et 
simplicité. 

«  Cette  lettre,  vous  ayant  été  réellement  adressée,  n'était  point 
destinée  à  l'impression.  Je  la  communiquai,  sous  condition,  à  trois 
personnes  à  qui  les  droits  de  l'amilié  ne  me  permettaient  pas  de 
rien  refuser  de  semblable,  et  à  qui  les  mêmes  droits  permettaient 
encore  moins  d'abuser  de  leur  dépôt,  en  violant  leur  promesse.  Ces 

(1)  C'est  ainsi  qu'il  s'est  dans  la  suite  ai)pi'oprié  fEmile.  (Cette  note 
n«st  point  au  manuscrit  autographe.) 


trois  personnes  sont  :  madame  de  Chenonceaut,  belle-fille  de  ma- 
dame Dupin;  madame  la  comtesse  d'Hiudelol,  et  un  Allemand 
nomme  Vl.  Grimm.  .Madame  de  Chenonceaux  souhaitait  que  celle 
lettre  fût  imprimée,  et  me  demanda  min  consentement  pitur  cela. 
Je  lui  dis  qu'il  dépendait  du  vôtre.  Il  vous  fut  demandé;  vous  le  re- 
fusâtes, et  il  n'en  fut  plus  question. 

«  Cependant  .M.  l'abbé  Trublet,  avec  qui  je  n'ai  nulle  espèce  de 
liaison,  vient  de  m'écrire,  par  une  attention  pleine  d'honnètelé  , 
qu'ayant  reçu  les  feuilles  d'un  journal  de  .M.  Formey,  il  y  avait  lu 
celte  même  lettre,  avec  un  avis  dans  lequel  l'éditeur  dit,  sous  la 
date  du  21)  octobre  17.')9,  qu'il  l'a  Irouvi'e  il  y  a  quelquf.i  semaines 
chez  les  lilirnirex  do.  Herlin,  et  que,  comme  c'est  une  de  ces  feuilles  ca- 
lantes qui  disparaissent  bientôt  sans  retour,  il  a  cru  lui  devoir  donner 
place  dans  son  journal. 

«  Voilà,  monsieur,  tout  ce  que  j'en  sais.  Il  est  très  sur  que,  juî- 
qu'ici,  l'on  n'avait  pas  même  ou'i  parler  à  Paris  de  celle  lettre  ;  il 
est  très  sûr  ()ue  l'exemplaire,  soit  manuscrit,  soit  imprimé,  tombé 
dans  les  mains  de  M.  Formey,  n'a  pu  lui  venir  que  de  vous,  ce  qui 
n'est  pas  vraisemblable,  ou  d'une  des  trois  personnes  que  je  viens 
de  nommer.  Enfin  il  est  très  sûr  que  les  deux  dames  sont  inca- 
pables d'une  pareille  infidélité.  Je  n'en  puis  savoir  davantage  de 
ma  retraite  :  vous  avez  des  correspondances  au  moyen  desquelles  il 
vous  serait  aisé,  si  la  chose  en  valait  la  peine,  de  remonter  à  la 
source,  et  de  vérifier  le  fait. 

«  Dans  la  même  lettre,  M.  l'abbé  Trublet  me  marque  qu'il  tient 
la  feuille  en  réserve,  et  ne  la  prêtera  point  sans  mon  consentement, 
qu'assu'ri'inent  je  ne  donnerai  pas;  mais  cet  exemplaire  peut  n'èlre 
pas  h'seul  à  Paris.  Je  souhaite,  monsieur,  que  celle  lellre  n'y  soit 
pas  imprimée  ,  et  je  ferai  de  mon  mieux  pour  cela;  mais  si  je  ne 
pouvais  éviter  qu'elle  le  fût,  et  qu'instruit  a  temps  Je  pusse  avoir  la 
préférence,  alors  je  n'hésiterais  |ias  à  la  faire  imprimer  moi-mènae. 
Cela  me  paraît  juste  et  naturel. 

«  Quant  à  votre  réponse  à  la  même  lettre,  elle  n'a  été  communi- 
quée à  personne,  et  vous  pouvez  compter  qu'elle  ne  sera  point  im- 
primée sans  votre  aveu,  qu'assurément  je  n'aurai  pas  l'indiscrétion 
de  vous  demander,  sachant  bien  que  ce  qu'un  homme  écrit  à  un 
autre  il  ne  l'écrit  pas  au  [lublic  :  mais  si  vous  en  vouliez  faire  une 
pour  être  publiée  cl  me  l'adresser,  je  vous  promets  de  la  joindre 
fidèlement  à  ma  lettre,  et  de  n'y  pas  répliquer  un  seul  mot. 

«  Je  ne  vous  aime  point,  monsieur  :  vous  m'avez  fait  les  maux 
qui  pouvaient  m'être  les  plus  sensibles,  à  mai  votre  disciple  et  votre 
enthousiaste.  Vous  avez  perdu  Ceneve,  pour  le  prix  de  l'asile  que 
vous  y  avez  reçu  :  vous  avez  aliéné  de  moi  mes  concitoyens,  pour 
le  prix  des  applaudissements  que  je  vous  ai  prodigues  parmi  eux  ; 
c'est  vous  qui  me  rendez  le  séjour  de  mon  pays  insuppoilable;  c'est 
vous  qui  me  ferez  mourir  en  terre  étrangère  ,  privé  de  toutes  les 
consolations  ies  mourants,  et  jeté  pour  tout  honneur  dans  une  voi- 
rie, tandis  que  tous  les  honneurs  qu'un  homme  peut  attendre  vous 
accompagneront  dans  mon  pays.  Je  vous  hais  enfin  ,  puisque  vous 
l'avez  voulu  ;  mais  je  vous  hais  en  homme  encore  plus  digne  de 
vous  aimer,  si  vous  l'aviez  voulu.  De  tous  les  sentiments  dont  mon. 
cœur  était  pénétré  pour  vous,  il  n'y  reste  que  l'admiration  qu'on  ne 
peut  refuser  à  voire  beau  génie  ,  et  l'amour  de  vos  écrits.  Si  je  ne 
puis  honorer  en  vous  que  vos  talents,  ce  n'est  pas  ma  faute  :  je  ne 
niaiHiuerai  jamais  au  respect  que  je  leur  dois,  ni  aux  procédés  que 
ce  respect  exige.  Adieu,  monsieur.» 

Au  milieu  de  tous  ces  petits  tracas  littéraires,  qui  me  confirmaient 
de  plus  en  plus  dans  ma  résolution,  je  reçus  le  plus  grand  honneur 
que  les  lettres  m'aient  attiré, et  auquel  j'ai  été  le  plus  sensible,  dans 
la  visite  que  M  le  prince  de  Conti  daigname  faire pardeux  fois,  l'une 
au  petit  château,  et  l'antre  à  Mont-Louis.  Il  choisit  même,  toutes  les 
deux  fois,  le  temps  que  M.  et  madame  de  Luxembourg  n'étaient  pas 
à  Montmorency,  afin  de  rendre  plus  manifeste  qu'il  n'y  venait  que 
pour  moi.  Je  n'ai  jamais  douté  que  je  ne  dusse  les  premières  bontés 
de  ce  prince  à  madame  de  Luxembourg  et  à  madame  de  Boufûers, 
maisje  ne  doute  pas  non  plus  que  je  ne  doive  à  ses  propres  sen- 
timents et  à  moi-même  celles  dont  il  n'a  cessé  de  m'honorer  depuis 
lors  (I). 

Comme  mon  appartement  de  Monrt-Louis  était  très  petit,  et  que 
la  situation  du  donjon  était  charmante ,  j'y  conduisis  le  prince, 
qui,  pour  comble  de  grâces,  voulut  que  j'eusse  l'honneur  de  taire 
sa  partie  aux  échecs.  Je  savais  qu'il  gagnait  le  chevalier  de  Lorenxy, 
qui  était  plus  fort  que  moi.  Cependant ,  malgré  les  signes  et  les 
grimaces  du  chevalier  et  des  assistants,  que  je  oe  Bs  pas  semblant 
rie  voir,  je  gagnai  les  deux  parties  que  nous  jouâmes.  En  finissant, 
je  lui  dis,  d  un  ton  respectueux,  mais  grave  :  «  Monseigneur,  j'ho- 
nore trop  Voire  .Vitesse  Sérénissime  pour  ne  la  pas  gagner  toujours 
aux  échecs.  »  Ce  grand  prmce,  plein  d'esprit  et  de  lumières,  el  si 
digne  de  n'èlre  pas  adulé,  sentit  eu  effet ,  du  moins  Je  le  pense  , 

(1)  Romarqnez  la  |wrsévérance  do  cette  aveuple  el  stupido  confiance  au 
milieu  ilo  Ions  li's  Irailemeiits  qui  devaient  m'en  dés.ibuser  :  elle  n'a  cessé 
que  depuis  mon  iitour  a  Paris  on  1770.  ^Noie  qui  in.iiiqoe  an  m.inns- 
cril  autographe.) 


124. 


LES  VEILLÉES  LITTÉRAIRES  ILLUSTRÉES. 


qu'il  n'y  avait  là  que  uioi  qui  le  traitasse  en  homme  ,  et  j'ai  tout 
lieu  de  croire  qu'il  m'en  a  vrainieut  su  lion  gré. 

Quand  il  m'en  aurait  su  mauvais  gré,  je  ne  me  reprocherais  pas 
de  n'avoir  pas  voulu  le  tromper,  et  je  n'ai  pas  assurément  à  me 
reprocher  non  plus  d'avoir  mal  répondu  dans  mim  cœur  à  ses  bon- 
tés, mais  bien  d'y  avoir  répondu  quelquefois  de  mauvaise  grâce  , 
tandis  qu'il  mettait  lui-même  une  grâce  infinie  dans  la  manière  de 
nie  les  marquer.  Peu  de  jours  après,  il  nie  fit  envoyer  un  panier  de 
gibier,  que  je  reçus  comme  je  devais.  A  quelque  temps  de  là,  il 
m'en  fit  envoyer  un  autre;  et  fun  de  ses  officiers  des  chasses  écrivit, 
par  son  ordre,  que  c'était  de  la  chasse  de  Son  Altesse,  et  du  gibier 
tiré  de  sa  propre  main.  Je  le  reçus  encore;  mais  j'écrivis  à  madame 
de  Bonfflers  que  je  n'en  recevrais  plus.  Cette  lettre  fut  généralement 
blâmée,  et  méritait  de  l'être.  Refuser  des  présents  en  gibier  d'un 
prince  du  sang,  qui  de  plus  met  tant  d'honnêteté  dans  l'envoi,  est 
moins  la  délicatesse  d'un  homme  fier  qui  veut  conserver  son  in- 
dépendance, que  la  rusticité  d'un  mal-appris  qui  se  méconnaît.  Je 
n'ai  jamais  relu  cette  lettre  dans  mon  recueil  sans  eu  rougir,  et  sans 
me  reprocher  de  l'avoir  écrite.  Mais  enfin,  je  n'ai  pas  entrepris  mes 
confessions  pour  taire  mes  sottises,  et  celle-là  me  révolte  trop  moi- 
même  pour  qu'il  me  soit  permis  de  la  dissimuler. 

Si  je  ne  fis  pas  celle  île  devenir  son  rival,  il  s'en  fallut  peu  ;  car 
alors  madame  de  Boufflers  était  encore  sa  maîtresse ,  et  je  n'en 
savais  rien. 

Elle  me  venait  voir  assez  souvent  avec  le  chevalier  de  Lorenzy. 
Elle  était  belle  et  jeune  encore.  Elle  affectait  de  l'esprit  romain,  et 
moi  je  l'eus  toujours  romanesque;  cela  se  tenait  d'assez  près.  Je 
faillis  me  prendre  ;  je  crois  qu'elle  le  vit  :  le  chevalier  le  vit  aussi; 
du  moins  il  m'en  parla,  et  de  manière  à  ne  |ias  me  décourager. 
Mais  pour  le  coup  je  fus  sage,  car  il  était  teiujis  à  cinquante  ans. 
Plein  de  la  leçon  que  je  venais  de  donner  aux  barbons,  dans  ma 
Lettre  à  d'Aleiiibert,  j'eus  honte  d'en  profiter  si  mal  moi-même. 
D'ailleurs,  apprenant  ce  que  j'avais  ignoré,  il  aurait  fallu  que  la 
tète  m'eût  tout-à-fait  tourné,  pour  porter  si  haut  mes  concurrences. 
Enfin,  mal  guéri  peul-êtie  encore  de  ma  passion  pour  madame 
d'Houdetot ,  je  sentis  que  plus  rien  ne  la  pouvait  remplacer  dans 
mon  cœi.r,  et  je  fis  mes  adieux  à  famour  pour  le  reste  de  ma  vie. 
Au  moment  où  j'écris  ceci  ,  je  viens  d'avoir  d'une  jeune  et  belle 
personne  des  agaceries  bien  dangereuses,  et  avec  des  jeux  bien  in- 
quiétants; mais  SI  elle  a  fait  semblant  d'oublier  ma  soixantaine, 
pour  moi  je  m'en  suis  souvenu.  Après  m'ètre  tiré  de  ce  pas,  je  ne 
crains  plus  de  chutes,  et  je  réponds  de  moi  pour  le  reste  de  mes 
jours. 

Madame  de  Boufflers  s'étant  aperçue  de  l'cmotion  qn';lle  m'avait 
donnée,  put  s'apercevoir  aussi  que  j'en  avais  triomphé.  Je  ne  suis 
ni  assez  fou  ni  assez  vain  pour  croire  avoir  pu  lui  inspirer  du  goût 
à  mon  âge;  mais,  sur  certains  propos  qu'elle  tint  à  Thérèse,  j'ai 
cru  lui  avoir  inspiré  de  la  curiosité.  Si  cela  est,  et  qu'elle  ne  ni  ait 
pas  pardonné  cette  curiosité  frustrée,  il  faut  avouer  que  j'étais  bieii 
né  pour  être  victime  de  mes  faiblesses,  puisque,  si  famour  vain- 
queur me  fut  si  funeste,  l'amour  vaincu  me  le  fut  encore  plus. 

Ici  finit  le  recueil  de  lettres  qui  m'a  servi  de  guide  dans  ces  deux 
livres.  Je  ne  vais  plus  marcher  que  sur  la  trace  de  mes  souvenirs  , 
mais  ils  sont  tels  dans  cette  cruelle  époque,  et  la  forte  impression 
m'en  est  si  bien  restée,  que.  perdu  dans  la  mer  immense  des  mal- 
heurs, je  ne  puis  oublier  les  détails  de  mon  premier  naufrage,  quoi- 
que ses  suites  ne  m'offrent  plus  que  des  souvenirs  confus.  Ainsi  je 
puis  marcher  encore  dans  le  livre  suivant  avec  assez  d  assurance.  Si 
je  vais  plus  loin  ,  ce  ne  sera  plus  qu'en  tâtonnant. 


LIVRE  XI. 


Quoique  la  Julie,  qui  depuis  longtemps  était  sous  presse,  ne  parût 
point  encore  à  la  lin  de  i'vtJO,  elle  commençait  à  faire  grand  bruit, 
ûladame  de  Luxembourg  en  avait  parlé  à  là  cour,  madame  d'Hou- 
detot à  l'aris.  Cette  dernière  avait  même  obtenu  de  moi,  pour 
Saint-Lambert,  la  permission  de  la  faire  lire  en  manuscrit  au  roi  de 
Pologne,  qui  en  avait  été  enchanté.  Duclos,  à  qui  je  l'avais  aussi 
fait  lire,  en  avait  parlé  à  l'Académie.  Tout  Paris  était  dans  l'impa- 
tience de  voir  ce  roman;  les  libraires  de  la  rue  Saint-Jacques  et 
celui  du  Palais-Royal  étaient  assiégés  de  gens  qui  en  demandaient 
des  nouvelles.  Il  parut  enfin  ,  et  son  succès,  contre  l'ordinaire,  ré- 
pondit à  l'empressement  avec  lequel  il  était  attendu.  Madame  la 
dauphine  qui  l'avait  lu  des  premières,  en  parla  à  M.  de  Luxem- 
bourg comme  d'un  ouvrage  ravissant.  Les  sentiments  furent  par- 
tagés chez  les  gens  de  lettres,  mais  dans  le  ninnde  il  n'y  eut  qu'un 
avis,  et  les  femmes  surtout  s'enivrèrent  et  du  livre  et  de  l'auteur, 
au  point  qu'il  y  en  avait  peu,  même  dans  les  hauts  rangs,  dont  je 
n'eusse  fait  la  conquête  ,  si  je  l'avais  entreprise.  J'ai  de  cela  des 
preuves  que  je  ne  veux  pas  écrire,  et  qui,  sans  avoir  besoin  de  l'ex- 


périence, autorisent  mon  opinion.  H  est  si  singulier  que  ce  livre  ait 
mieux  réussi  en  France  que  dans  tout  le  reste  de  FEurope,  quoique 
les  Français  ,  hommes  et  femmes ,  n'y  soient  pas  fort  bien  traités. 
Tout  au  contraire  de  mon  attente,  son  moindre  succès  fut  en  Suisse, 
et  son  plus  grand  à  Paris.  L'amitié  ,  l'amour,  la  vertu,  règnent-ils 
donc  à  Paris  plus  qu'ailleurs?  Non,  sans  doute;  mais  il  y  règne  en- 
core ce  sens  exquis  qui  transporte  le  cœur  à  leur  image,  et  qui  nous 
fait  chérir  dans  les  autres  les  sentiments  purs,  tendres,  honnêtes, 
que  nous  n'avons  plus.  La  corruption  désormais  est  partout  la  même  : 
il  n'existe  plus  ni  mœurs  ni  vertus  en  Europe;  mais  s'il  existe  en- 
core quelque  amour  pour  elles,  c'est  à  Paris  qu'on  doit  le  cher- 
cher (I). 

Il  faut,  à  travers  tant  de  préjugés  et  de  passions  factices,  savoir 
bien  analyser  le  cœur  humain  pour  y  démêler  les  vrais  sentiments 
de  la  nature.  11  faut  une  délicatesse  de  tact  qui  ne  s'acquiert  que 
dans  féducation  du  grand  monde,  pour  sentir  ,  si  j'ose  ainsi  dire, 
les  finesses  de  cœur  dont  cet  ouvrage  est  renqili.  Je  mets  sans 
crainte  sa  quatrième  partie  en  parallèle  avec  la  princesse  de  Clèves, 
et  je  dis  que,  si  ces  deux  morceaux  n'eussent  été  lus  qu'en  pro- 
vince, on  n'aurait  jamais  connu  tout  leur  prix.  Il  ne  faut  donc  pas 
.s'étonner  si  le  plus  grand  succès  de  ce  livre  fut  à  la  cour.  Il  abonde 
en  traits  vifs,  mais  voilés,  qui  doivent  y  plaire  parce  qu'on  est  plus 
exercé  à  les  pénétrer.  Il  faut  pourtant  ici  distinguer  encore.  Cette 
lecture  n'est  assurément  pas  propre  à  cette  sorte  de  gens  d'esprit 
qui  n'ont  que  de  la  ruse,  qui  ne  sont  fins  que  pour  pénétrer  le  mal, 
et  qui  ne  voient  rien  du  tout  où  il  n'y  a  que  du  bien  à  voir.  Si,  par 
exemple  ,  la  Julie  eût  été  publiée  en  certain  pays  que  je  pense,  je 
suis  sûr  que  personne  n'en  eût  achevé  la  lecture,  et  qu'elle  serait 
morte  en  naissant. 

J'ai  rassemblé  la  plupart  des  lettres  qui  me  furent  écrites  sur  cet 
ouvrage,  dans  une  liasse  qui  est  entre  les  mains  de  madame  de 
Nadailiac.  Si  jamais  ce  recueil  parait,  on  y  verra  des  choses  bien 
singulières,  et  une  opposition  de  jugements  qui  montre  ce  que 
c'est  que  d'avoir  affaire  au  public.  La  chose  qu'on  y  a  le  moins  vue, 
et  qui  en  fera  toujours  un  ouvrage  unique,  est  la  simplicité  du  sujet 
et  la  chaîne  de  l'intérêt  ,  qui,  concentré  entre  trois  peisonnes,  se 
soutient  durant  six  volumes,  sans  épisode,  sans  aventure  romanes- 
que, sans  méchanceté  d'aucune  espèce,  ni  dans  les  personnages  ni 
dans  les  actions.  Diderot  a  fait  de  grands  compliments  àRiehaidson 
sur  la  prodigieuse  variété  de  ses  tableaux  ,  et  sur  la  nmllitude  de 
ses  personnages.  Richardson  a  en  eflet  le  mérite  de  les  avoir  tous 
bien  caractérisés;  mais  ,  quant  à  leur  nombre,  il  a  cela  de  com- 
mun avec  les  plus  insipides  romanciers,  qui  suppléent  à  la  stéri- 
lité de  leurs  idées  à  force  de  personnages  et  d'aventures.  Il  est  aisé 
de  réveiller  l'atlention  en  prèsenlaut  incessamment  et  des  événe- 
ments inouïs,  et  de  nouveaux  visages  qui  passent  comme  les  figures 
de  la  lenterne  magique  ;  mais  de  soutenir  toujours  cette  attention 
sur  les  mêmes  objets,  et  sans  aventures  merveilleuses,  cela,  cer- 
tainement, est  plus  difficile;  et  si,  toute  chose  égale  ,  la  simplicité 
du  sujet  ajoute  à  la  beauté  de  l'ouvrage ,  les  romans  de  Richardson, 
quoi  que  Diderot  en  ait  pu  dire,  ne  sauraient,  sur  cet  article,  en- 
trer en  parallèle  avec  le  mien  (il  est  mort  cependant,  je  lésais,  et 
j'en  sais  la  cause;  mais  il  ressuscitera). 

Toute  ma  crainte  était  qu'à  force  de  simplicité  ma  marche  ne  fût 
ennuyeuse,  et  que  je  n'eusse  pu  nourrir  assez  l'intérêt  pour  le  sou- 
tenir jusqu'au  bout.  Je  fus  rassuré  par  un  fait  qui  ,  seul ,  m'a  plus 
flatté  que  tous  les  compliments  qu'a  pu  m'attirer  cet  ouvrage. 

11  parut  au  commencement  du  carnaval.  Le  colporteur  le  porta  à 
madame  la  princesse  de  Talmont  (2),  un  jour  de  bal  de  l'Opéra. 
Apres  souper,  elle  se  fit  habiller  pour  y  aller,  et,  en  attendant 
riieure,  elle  se  mit  à  lire  le  nouveau  roman.  A  minuit,  elle  ordonna 
qu'on  mît  ses  chevaux,  et  continua  de  lire.  Ou  vint  lui  dire  que  ses 
chevaux  étaient  mis;  elle  ne  répondit  rien.  Ses  gens,  voyant  qu'elle 
s'oubliait,  vinrent  l'avertir  qu'il  était  deux  heures.  Rien  ne  presse 
encore,  dit-elle  en  lisant  toujours.  Quelque  temps  après,  sa  montre 
étant  arrêtée  ,  elle  sonna  pour  savoir  quelle  heure  il  était.  On  lui 
dit  qu'il  était  quatre  heures.  Cela  étant,  dit-elle,  il  est  trop  tard 
pour  aller  au  bal  :  qu'on  ôte  mes  chevaux.  Elle  se  fit  deshabiller,  et 
passa  le  reste  de  la  unit  à  lire. 

Depuis  qu'on  me  raconta  ce  trait,  j'ai  toujours  désiré  de  voir  ma- 
dame de  Talmont,  non  seulement  pour  savoir  d'elle-même  s'il  est 
exactement  vrai ,  mais  aussi  parce  que  j'ai  toujours  cru  qu'on  ne 
pouvait  prendre  un  intérêt  si  vif  à  l'Héloïse  ,  sans  avoir  ce  sixième 
sens,  ce  sens  moral  dont  si  peu  de  cœurs  sont  doués,  et  sans  lequel 
nul  ne  saurait  entendre  le  mien. 

Ce  qui  me  rendit  les  femmes  si  favorables  fut  la  persuasion  où 
elles  furent  que  j'avais  écrit  ma  propre  histoire  ,  et  que  j'étais  moi- 
même  le  héros  de  ce  roman.  Cette  croyance  était  si  bien  établie  que 
madame  de  Polignac  écrivit  à  madame  de  Verdelin  pour  la  prier  de 
m'engager  à  lui  laisser  voir  le  portrait  de  Julie.  Tout  le  monde  était 

(1)  J'écrivais  ceci  en  1769.  (Cette  note  n'est  point  au  manuscrit  auto- 
graphe.) ,.  , 

(Il  Ce  n'est  pas  elle,  c'est  une  autre  dame  dont  j  ignore  le  nom;  maiïf 
le  lail  m'a  4té  assuré. 


LES  CONFESSIONS. 


123 


pprsiKulo  qu'on  nepouvait  ftxprimfir  si  vivement  des  spntimentsofu'on 
n'auniil  point  éprouvés,  ni  peindre  ainsi  les  transports  rie  l'amour  qne 
(l'a  pris  son  pro[ire  cœur.  En  cela  l'on  avait  raison  ,  et  il  est  eertain 
qui'  j'écrivis  ce  roman  dans  les  pl\is  erotiques  extases  :  miiis  on  se 
trompait  en  pensant  qu'il  avait  fallu  des  olijets  réels  pour  les  pro- 
duire; on  était  loin  de  roncevoir  à  quel  point  je  puis  m'enflammer 
pour  des  êtres  imaginaires.  Sans  quelques  réminiscences  de  jeu- 
nesse et  madame  d'Hoiidelot ,  les  amours  que  j'ai  sentis  et  décrits 
n'auraient  été  qu'avec  des  «vliihides.  Je  ne  voulus  ni  confirmer  ni 
détruire  une  erreur  qui  m'était  avantaReuse.  On  peut  voir  dans  la 
préface  en  dialogue,  (pie  je  fis  imprimer  à  part ,  comment  je  laissai 
là-dessus  le  public  en  suspens.  Les  rijToristes  trouveront  que  j'au- 
rais dû  déclarer  la  vérité  tout  rondement  :  pour  moi,  je  ne  vois  pas 
ce  qui  m'v  pouvait  obliger,  et  je  crois  qu'il  y  aurait  eu  plus  de  bé- 
lise  que  de  franchise  à  cette  déclaration  faite  sans  nécessité. 

A  peu  près  dans  le  même  temps  parut  Ut  Paix  perpétuelle .  dont 
l'année  précédente  j'avais  cédé  le  manuscrit  à  un  certain  M.  de 
lîastide.  auteur  d'un  journal  appelé  le.  Mon/le,  dans  lequel  il  aurait 
voulu,  bon  gré  malgré  ,  fourrer  tous  mes  manuscrits.  Il  était  de  la 
connaissance  de  M.  Duelos,  et  vint  en  son  nom  me  presser  de  lui 
aider  à  rempl.ir  If  Mo7ule.  Il  avait  ouï  parler  de  la  .Iulie,  et  voulait 
que  je  la  misse  l(uit  entière  dans  son  journal  :  il  voulait  que  j'y  misse 
VEtnile  ,  il  aurait  voulu  nue  j'y  misse  le  Contrat  social ,  s'il  eût  su 
que  cet  ouvrage  existait.  Knfin  ,  excédé  de  ses  iiu|iortunilés,  je  pris, 
pour  m'en  délivrer,  le  parti  de  lui  céder  ,  pourdouze  louis,  mon  extrait 
lie  te  l'aixperi>éinelleKnlro.a.ccorà  était  qu'il  .s'imprimerait  dans  son 
Journal;  mais  sitôt  qu'il  fut  propriétaire  de  ce  manuscrit ,  il  jugea  à 
proposde  le  faire  imprimera  part,  avecquelques  retranchements  que 
le  cen.scur  exigea  Qu'eùt-ce  été  si  j'y  avais  joint  mon  jugement  sur 
cet  ouvrage  ,  dont  très  heureusement  je  ne  parlai  pas  à  M.  de  Bas- 
tide, et  qui  n'entra  point  dans  notre  marché  !  Ce  jugement  est  en- 
core en  manuscrit  parmi  mes  papiers.  Si  jamais  il  voit  le  jour,  on 
y  pourra  connaître  tnnibii^n  les  plaisanteries  et  le  ton  suffisant  de 
Voltaire,  à  ce  sujet,  m'ont  dû  faire  rire  ,  moi  qui  voyais  si  bien  la 
portée  de  ce  pauvre  liumme  dans  les  matières  politiques  dont  il  se 
mêlait  de  parler. 

Au  milieu  de  mes  succès  dans  le  public,  et  delà  faveur  des 
dames,  je  me  sentais  déchoir  à  l'hôtel  de  Luxembourg,  non  pas 
auprès  de  M.  le  maréchal,  qui  semblait  même  redoubler  chaque 
jour  de  bontés  et  d'amitii's  pour  nuii,  mais  auprès  de  madame  la 
maréchale.  Depuis  que  je  n'avais  plus  rien  à  lui  lire,  sou  apparte- 
ment m'était  moins  ouvert;  et,  durant  les  voyages  de  Montmorency, 
quoique  je  me  pré.sentasse  assez  exactement,  je  ne  la  voyais  plus 
guère  qu'à  table  :  ma  place  même  n'y  était  plus  aussi  marquée  à 
côté  d'elle.  Comnu;  elle  ne  me  l'offrait  plus,  i]u'elle  me  parlait  peu, 
et  que  je  n'avais  pas  non  plus  grand'chose  à  lui  dire,  j'aimais  au- 
tant prendre  une  autre  place,  où  j'étais  plus  à  mon  aise,  surtout  le 
soir  ;  car  machinalement  je  prenais  peu  à  peu  l'habitude  de  me 
placer  plus  près  de  M.  le  maréchal, 

A  propos  du  soir,  je  me  souviens  d'avoir  dit  que  je  ne  soupais 
pas  au  château,  et  cela  était  vrai  dans  le  commencement  de  la  con- 
naissance :  mais  comme  M.  de  Luxembourg  ne  dinait  point,  et  ne 
■se  mettait  môme  pas  à  table,  il  arriva  de  là  ()u'au  bout  de  plusieurs 
mois,  et  déjà  très  familier  dans  sa  maison,  je  n'avais  encore  jamais 
mangé  avec  lui.  Il  eut  la  bouté  d'eu  faire  la  remarque  :  cela  me 
détermina  d'y  souper  (pielqucfois,  quand  il  n'y  avait  pas  beaucoup 
de  monde,  et  je  m'en  trouvais  très  bien,  vu  qu'on  dinait  presque 
en  l'air,  et,  comme  on  dit,  sur  le  bout  du  banc,  au  lieu  que  le  sou- 
per était  très  louf;,  parce  qu'on  s'y  reposait  avec  plaisir  au  retour 
d'une  longue  promenade;  très  bon,  parce  que  M.  de  Luxembourg 
était  gourmand  ;  et  très  agréable,  parce  que  madame  de  Luxem- 
bourg en  faisait  les  honneurs  à  charmer.  Sans  cette  explication, 
l'on  entendrait  difficilement  la  fin  d'une  lettre  de  .M.  de  Luxem- 
bourg (liasse  C,  n.  .'i(l),  où  il  me  dit  qu'il  se  rappelle  avec  délices 
nos  promenades,  surtout,  ajoule-t-il,  quand,  en  rentrant  les  .soirs 
dans  la  cour,  nous  n'y  trouvions  point  de  traces  de  roues  de  car 
rosses  :  c'est  que,  comme  on  pas.sait  tous  les  matins  le  râteau  sur 
11"  sable  de  la  cour,  pmir  elTai'cr  les  ornières,  je  jugeais,  par  le 
noiiibn!  de  ces  traces,  du  monde  qui  était  survenu  dans  l'après- 
midi. 

Cette  année  1701  mit  le  comble  aux  pertes  continuelles  que  fit  ce 
bon  seigneur  di'iuiis  ipie  j'avais  le  bonheur  de  le  voir;  comme  si 
les  maux  que  me  préparait  la  destinée  eussent  dû  commencer  par 
l'homme  (lour  qui  j'avais  le  plus  d'attachement,  et  qui  en  était  le 
plus  digne.  La  première  année  il  perdit  sa  sanir,  madante  la  du- 
chesse de  Villeroi  ;  la  seconde,  il  [lerdit  sa  fille,  madaïue  la  prin- 
cesse de  Robeck  ;  la  troisième,  il  perdit,  dans  le  duc  de  Montnm- 
rency,  son  fils  unique,  et,  dans  le  comte  de  Luxembourg,  son  petit- 
fils,  les  seuls  et  derniers  soutiens  de  sa  branche  et  de  son  nom.  Il 
supporta  toutes  ces  perles  avec  un  courage  apparent  ;  mais  son 
cœur  ne  cessa  de  saigner  en  dedans  tout  le  reste  de  sa  vie,  et  sa 
santé  ne  fit  plus  que  décliner.  La  mort  imprévue  et  tragique  de 
son  fils  dut  lui  être  d'autant  plus  sensible,  qu'elle  arriva  précisé- 
ment dans  le  moment  où  le  roi  venait  de  lui  accorder  iiour  son  fils, 
çt  de  lui  promettre  pour  son  petit-fils,  la  survivance  de  sa  charge 


de  capitaine  des  gardes-du-corps.  Il  eut  la  douleur  de  voir  s  e- 
teindre  peu  à  peu  sous  ses  yeux  ce  dernier  enfant,  de  la  plus 
grande  espérance,  et  cela  par  l'aveugle  confiance  de  la  mère  au 
médecin,  qui  fit  périr  ce  pauvre  enfa'it  d'inanition,  avec  des  mé- 
decines pour  toute  nourriture.  Hélas<  si  j'en  eusse  été  cru,  le  grand- 
père  et  le  petit-fils  seraient  tous  deux  encore  en  vie.  O'""-  ne  di.s-|e 
point,  que  n'écrivis-je  pointa  M.  de  Ijixembonrg!  que  de  représen- 
tations ne  fis-je  point  à  madame  de  Montmorency,  sur  le  régime 
plus  qu'austère  que,  sur  la  foi  de  son  médecin,  elle  faisait  observer 
à  son  fils'  Madame  de  Luxembourg,  qui  pensait  comme  moi,  ne 
voulait  point  usurper  l'autorité  de  la  mère;  M.  de  Luxembourg, 
homme  doux  et  faible,  n'aimait  point  à  contrarier.  Madame^  de 
Montmorencv  avait  dans  lîordeii  une  foi  dont  son  fils  finit  par  être 
ia  victime.  One  ce  pauvre  enfant  ét=iit  aise  quand  il  pouvait  obte- 
nir la  permission  de  venir  à  Mont-Louis,  avec  madame  de  Bouf- 
flers.  demander  à  goûter  à  Thérèse,  et  mt-tlre  quelque  aliment 
dans  son  estomac  afTamé  !  Combien  je  déiilorais  en  moi-même  les 
misères  de  la  grandeur,  quand  je  voyais  cet  unique  héritier  d'un  si 
grand  bien,  d'un  si  grand  nom,  de  tant  de  titres  et  de  dignités, 
dévorer  avee  l'avidité  d'un  mendiant  un  pauvre  petit  morceau  de 
nain  !  Knfin.  j'eus  beau  dire  et  beau  faire,  le  médecin  triompha,  et 
l'enfant  mourut  de  faim.  , 

La  même  confiance  aux  charlatans,  qui  fit  périr  le  petit  liis, 
creusa  le  tombeau  du  grand-père,  et  il  .s'y  joignit  de  |iliis  la  pusil- 
lanimité de  vouloir  se  dissimuler  les  infirmités  de  l'âge.  M.  de 
Luxeiiillourg  avait  eu  |iar  intervalles  quelque  douleur  au  gros  doigt 
du  pied;  iTen  eut  une  atteinte  à  Montmorencv,  qui  lui  donna  de 
l'insomnie  et  un  peu  de  fièvre.  J'osai  prononcer  le  mot  de  goutte; 
madame  de  Luxembourg  me  lança.  Le  valet  de  rliambre, chirurgien 
de  M  le  maréchal,  appelé  Morlane.  soutint  que  ce  n'etail  pas  la 
goutte,  et  se  mit  à  panser  la  partie  souirrante  avec  du  baume  tran- 
quille. Malheureusement  la  douleur  se  calma,  et  quand  elle  revint 
on  ne  manqua  pas  d'emplover  le  même  remède  qui  l'avait  calmée  : 
la  constitution  s'altéra,  les  maux  augmentèrent,  et  les  remèdes  en 
même  raison.  Madame  de  Luxembourg,  qui  vil  bien  enfin  que  c'é- 
tait la  goutte,  s'opposa  à  cet  insensé  traitement.  On  se  cacha  d  elle, 
et  M  de  Luxembourg  périt  par  sa  faute  au  bout  de  quelques  an- 
nées, pour  avoir  voulu  s'obstinera  guérir.  Mais  n'anticipons  pas  de 
si  loin  sur  les  malheurs  :  combien  j'en  ai  d'autres  à  narrer  avant 
celui-là!  .  ■    j-       . 

11  est  singulier  avec  quelle  fatalité  tout  ce  que  je  pouvais  dire  et 
faire  semblait  fait  pour  déplaire  à  madame  de  Luxembourg,  lors 
même  que  j'avais  le  plus  à  cieur  de  con.server  sa  bienveillance.  Le.5 
afflictions  que  M.  de  Luxembourg  éprouvait  coup  sur  coup  ne  fai- 
saient que  m'attachera  lui  davantage,  et  par  conséquent  a  madame 
de  Luxembourg:  car  ils  m'ont  toujours  paru  si  sincerenieni  unis, 
que  les  sentiments  qu'on  avait  pour  l'un  s'étendaient  nécessaire- 
ment à  l'autre.  M.  le  maréchal  vieillissait;  son  assiduité  a  la  cour, 
le's  soins  qu'elle  entraînait,  les  chasses  continuelles,  la  fatigue  sur- 
tout du  service  durant  .son  quartier,  auraient  demande  la  vigueur 
d'un  jeune  homme,  et  je  ne  voyais  plus  rien  qui  put  soutenir  la 
sienne  dans  cette  carrière.  Puisque  ses  dignités  devaient  être  dis- 
persées, et  son  nom  éteint  après  lui,  peu  lui  importait  de  conli- 
II lier  une  vie  laborieuse,  dont  l'objet  |irincipal  n'avait  ete  que  de 
ménager  les  faveurs  du  prime  à  ses  enfants.  L'n  jour  que  nous  n  é- 
tions  que  nous  trois,  et  qu'il  se  plaignait  des  fatigues  de  la  cour, 
en  homme  que  ses  pertes  avaient  découragé,  j'osai  parler  de  re- 
traite, et  lui  donner  le  conseil  que  Cvnéas  donnait  jadis  a  Pyrrhus; 
il  soupira,  et  ne  répondit  pas  décisivement.  Mais  au  premier  moment 
où  madame  de  Luxembourg  me  vit  en  particulier,  elle  me  relança 
vivement  sur  ce  conseil,  qui  me  parutl'avoiraldrmee.  Elle  ajouta  une 
cho.se  dont  je  sentis  la  justesse,  et  qui  me  fit  renoncer  a  retoucher  ja- 
mais la  même  corde  :  c'est  que  lalongue  habitude  de  vivre  a  la  cour 
devenait  un  besoin  ;  que  c'était  même  en  ce  moment  une  dissipa- 
tion pour  M.  de  Luxembourg,  et  que  la  retraite  que  je  lui  œnseil- 
lais  serait  moins  un  repos  pour  lui  qu'un  exil,  ou  l  oisiveté,  I  ennui, 
la  tristesse,  achèveraient  bientôt  de  le  consumer.  Quoiqu  elle  dut 
voir  qu'elle  m'avait  persuadé  ;  quoiqu'elle  <lul  compter  sur  la  pro- 
messe que  je  lui  fis  et  que  je  lui  tins,  elle  ne  parut  jamais  bien 
tranquillisée  à  cet  égard  ;  et  je  me  suis  rappeleque, depuis  lors,  mes 
têtc-a-têle  avec  M.  lé  nidréclial  avaient  été  plus  rares  et  presque  tou- 
jours interrompus.  .         .     .   , 

Tandis  que  ma  balourdise  et  mon  guignon  me  nuisaient  ainsi  de 
concert  auprès  d'elle,  les  gens  qu'elle  voyait  et  qu'elle  aimait  le 
plus  ne  m'y  servaient  pas.  L'abbé  de  Roufllers surtout,  jeune  homme 
aussi  brillant  qu'il  soit  possible  de  lètre,  ne  me  parut  jamais  bien 
disi>osé  i>our  moi;  et  non-seuleraenl  il  est  le  seul  de  la  société  de 
madame  la  maréchale  qui  ne  m'ait  jamais  marqué  la  moindre  at- 
tention, mais  j'ai  cru  m'apercevoir  qu'à  tous  les  voyages  qu  11  til  a 
Montiuurencv.  je  perdais  quelque  chose  auprès  d'elle;  il  est  vrai 
que  sans  même  qu'elle  le  voulut,  c'était  assez  de  sa  seule  présence  ; 
t  lut  la  -race  et  le  sel  de  ses  geiilillesses  appesantissaient  encore  mes 
lourds  .si.ro/ius/7i.  Les  deux  premières  années  il  n'était  presque  pas 
venu  à  Montmorencv.  et,  par  l'indulgence  de  madame  la  mare- 
I    chale,  je  m'étais  passablement  soutenu;  mais  silol  qu  il  y  parut  un 


126 


LES  VEILLÉES  LITTÉRAIRES  ILLUSTRÉES. 


peu  de  suite,  je  fus  écrasé  sans  retour.  J'aurais  voulu  me  réfugier 
sous  soti  aile,  et  faire  en  sorte  qu'il  rne  prît  en  amitié;  mais  ia 
même  ■'  aussailerie,  qui  me  faisait  un  besoin  de  lui  plaire,  m'om- 
pècha  d"y  réussir;  et  ce  que  je  fis  pour  cela  iiialadroilement  acheva 
de  me  perdre  auprès  de  madame  la  maréchale,  sans  m'ètre  utile 
auprès  de  lui.  Avec  autant  d'esprit,  il  eût  pu  réussir  à  tout  ;  mais 
l'impossibilité  de  s'appliquer,  et  le  goût  de  la  dissipation,  ne  lui 
ont  permis  d'acquérir  que  des  demi-taleuts  en  tout  genre  En  re- 
vanche il  en  a  lieaucoup,  et  c'est  tout  ce  qu'il  faut  dans  le  grand 
monde  où  il  veut  briller.  H  fait  très  bien  de  petits  vers,  écrit  très 
bien  de  petites  lettres,  va  jouaillant  un  peu  du  cistre,  et  barbouil- 
lant un  peu  de  peinture  au  pastel.  Il  s'avisa  de  vouloir  faire  le  por- 
trait de  madame  de  (.uxemhourg  ;  ce  portrait  était  horrible.  Elle 
prétendait  qu'il  ne  lui  ressemblait  point  du  tout,  et  cela  était  vrai. 
I.e  traître  d'abbé  me  consulta;  et  moi,  comme  un  menteur  et  comme 
un  sot,  je  disque  le  portrait  ressemblait.  Je  voulais  cajoler  l'abbé; 
mais  je  ne  cajolais  pas  la  maréchale,  qui  mit  ce  trait  dans  ses  re- 
gistres; et  l'abbé,  ayant  fait  son  coup,  se  moqua  de  moi.  J'appris, 
parce  succès  de  mon  tardif  coupd'essai,  à  ne  plus  me  iticler  de  vou- 
loii-  flagorner  et  llatter  Minerve. 

Mon  talent  était  de  dire  aux  hommes  des  vérités  utiles,  mais 
dures,  avec  assez  d'énergie  et  de  courage  ;  il  fallait  m'y  tenir.  Je 
n'étais  point  né,  je  ne  dis  pas  pour  flatter,  mais  pour  louer.  La  mala- 
dresse des  louanges  que  j'ai  voulu  donner  m'a  fait  plus  de  mal  que 
l'àpreté  de  mes  censures.  J'en  ai  à  citer  un  exemple  si  terrible,  que 
ses  suites  ont  non-seulement  fait  ma  destinée  pour  le  reste  de  ma 
vie,  mais  décideront  peut-être  de  ma  réputation  dans  toute  la  po- 
stérité. 

Durant  les  voyages  de  Montmorency,  M.  de  Choiseul  venait  quel- 
quefois souper  au  château.  Il  y  vint  un  jour  que  j'en  sortais.  On 
[larla  de  moi  ;  M.  de  Luxembourg  lui  conta  mon  histoire  de  Venise 
avec  M.  de  Monlaigu.  M.  de  Choiseul   lui    dit  que  c'était  dommage 
que  j'eusse  abandonné  cett^  carrière  ;  et  q'ue,  si  j'y  voulais  rentrer, 
il  ne  demandait  pas  mieux  que  de  m'occuper.  M.  de  Luxembourg 
me  redit  cela  :  j'y  fus  d'autant  plus  sensible,  que  je  n'avais  pas  ac- 
coutumé d'être  g'àlé  par  les  ministres  ;  et  il  n'est  pas  sûr  que.  mal- 
gré mes  résolutions,  si  ma  sanlé  m'eût  permis  d'y  songer,  j'eusse 
la  tentalion  d'en  faire  de  nouveau  la  folie.  L'ambition  n'eut  jamais 
chez  uioi  que  les  courts  intervalles  où  d'autres  passions  me  lais- 
saient libre  ;  mais  un  de  ces  intervalles  eût  suffi  pour  me  rengager. 
Celte   bonne  intention  de  M.  de  Choiseul,  m'atftctionnant  à  lui, 
accrut  l'estime  que,  sur  quelques  opérations  de  son  ministère,  j'a- 
vais conçue  pour  ses  laleiits;  et  le  pacte  de  famille  en  particulier 
me  parut  annoncer  un  homme  d'Etat  du  premier  ordre.  Il  gagnait 
encore  dans  mon  esprit  au  peu  de  cas  que  je  faisais  de  ses  piédé- 
resseurs,  sans  exceptei'  madame  de   Pompadour,  que  je  regardais 
comme  une   façon  de  premier  ministre;  et  quand    le    bruit  courut 
que  d'elle   uu  de  lui  l'un  des  deux  expulserait  l'autre,  je  crus  faire 
des  vœux  pour  la  gloire  de  la  France  en  en  faisant  pour  que  AI.  de 
Choiseul  triomphât.  Je  m'étais  senti  de  tout  temps  pour  madame  de 
Pompadour  de  l'antipathie,  même  quand,  avant  sa  fortune,  je  l'a- 
vais vue  chez  madame  de  la  Poplinière,  portant  encore  le  nom  de 
madame  d'Etiolés.  Depuis  lors,  j'avais  été  peu  content  de  son  si- 
lence au  sujet  de  Diderot,  et  de  tous  ses  procédés  par  rapport  à 
moi,  tant  au  sujet  des  Fêtes  de  Ramire  et  des  Muses  galantes,  qu'au 
sujet  du  Devin  du  village,  qui  ne  n'avait  valu  dans  aucun  genre  de 
produit  des  avantages  jii'oportionnés  à  ses  succès;  et  dans  toutes 
les  occasions  je  l'avais  trouvée  très  peu  disposée  àni'obliger:  ce 
qui  n'empêcha  pas  le  chevalier  de  Lorenzy  de  me  proposer  de  faire 
quelque  chose  à  la  louange  de  cette  dame,  en  m'insinuant  que  cela 
pourrait  m'être  utile.  Cette  proposition  m'indigna  d'autant  plus  que 
je   vis   bien   qu'il  ne   la  faisait  pas  de   son  chef,  sachant   que  cet 
homme,  nul  par  lui-même,  ne  pen.se  et  n'agit  que  par  l'impulsion 
des  gens  qui  disposent  de  lui.  Je  sais  trop  peu  me  contraindre  pour 
avoir  pu  lui  cacher  mon  dédain  pour  sa  proposition,  ni  à  personne 
mon  peu  de  penchant  pour  la  favorite;  elle  le  connaissait,  j'en  étais 
sûr,  et  tout  cela  mêlait  moa  intérêt  propre  à  mon  inclination  na- 
turelle dans  les  vœux  que  je  faisais  pour  M.  de  Choiseul.  Prévenu 
d'estime  pour  ses  talents,  plein   de   reconnaissance  pour  sa  bonne 
vol(mle,  ignorant  d'ailleurs  totalement  dans  ma  retraite  ses  goûts 
et  sa  manière  de  vivre,  je  le  regardais  d'avance  comme  le  vengeur 
du  public  et  le  mien  :   et  mettant  alors  la  dernière  main  au  Con- 
trat social,  j'y  marquai   dans   un  seul   trait  ce  que  je  pensais  des 
précédents  ministères  et  de  celui  qui  commençait  à  les  éclipser.  Je 
manquai  dans  cette  occasion  à  ma  plus  constante  maxime,  et  de 
plus  je  ne  songeais  pas  que,  quand  on  veut  louer  ou  blâmer  forte- 
ment dans  un  inèiue  article  sans  nommer  les  gens,   il   faut  telle- 
ment approprier  la  louange  à  ceux  qu'elle  regaide,  que    le    plus 
ouilirageux  amour-propre  ne  puisse  y  trouver  de  quipioquo.  J'étais 
là-ilessus  dans  une  si  folle  sécurité,  ipi'd  ne  nie  vint  pas  Qiême  à 
l'esprit  que  quelqu'un  pût  prendre  le  change.   Ou  verra  bientôt  si 
j'eus  raison. 

l'ne  de  mes  chances  était  d'avoir  toujours  dans  mes  liaisons  des 
l'eniines  auteurs.  Je  croyais  au  moins  parmi  les  grands  éviter  cette 
chance.  Point  du  tout;  elle  m'y  suivit  encore.  Madame  de  Luxembourg 


ne  fut  pourtant  jamais,  qne  je  sache,  atteinte  de  cette  manie;  mais 
madame  la  comtesse  de  Boufflers  le  fut.  Elle  fit  une  tragédie  en 
prose,  qui  fut  d'abord  lue,  promenée,  et  prônée  dans  la  société  de 
M.  le  prince  de  Conti,  et  sur  laquelle,  non  contente  de  tant  d'é- 
bigcs,  elle  voulut  aussi  me  consulter  pour  avoir  le  mien.  Elle  l'eut, 
mais  modéré,  tel  que  le  méritait  l'ouvrage.  Elle  eut  de  plus  l'aver- 
tissement que  je  crus  lui  devoir,  que  sa  pièce,  intitulée  l'Esclace  gé- 
néreux, avait  un  très  grand  rapport  à  une  pièce  anglaise,  assez  peu 
connue,  mais  pourtant  traduite,  intitulée  Orôonoko.  Madame  de 
Boufflers  me  remercia  de  l'avis,  en  m'assurant  toutefois  que  sa  pièce 
ne  ressemblait  point  du  tout  à  l'autre.  Je  n'ai  jamais  parlé  de  ce 
plagiat  à  personne  au  monde  qu'à  elle  seule,  et  cela  pour  remplir 
un  devoir  qu'elle  m'avait  imposé  ;  cela  ne  m'a  pas  empêché  de  me 
rappeler  souvent  depuis  lors  le  sort  de  celui  que  remplit  Gil  Blas 
auprès  dé  l'évèque  prédicateur. 

Outre  l'abbé  de  Boufflers,  qui  ne  m'aimait  pas,  outre  la  comtesse 
de  Boufflers,  auprès  de  laquelle  j'avais  des  torts  que  jamais  les 
femmes  ni  les  auteurs  ne  pardonnent,  tous  les  autres  amis  de  ma- 
dame la  maréchale  m'ont  toujours  paru  peu  disposés  à  être  des 
miens,  entre  autres  M.  le  président  Hénault,  lequel,  enrôlé  parmi  les 
auteurs,  n'était  pas  exempt  de  leurs  défauts  ;  entre  autres  aussi 
madame  du  Deffand  et  mademoiselle  de  Lespinasse,  toutes  deux  en 
grande  liaison  avec  Voltaire,  et  intimes  amies  de  d'Aleiiibert ,  avec 
lequel  la  dernière  a  même  fini  par  vivre  ,  s'entend  en  tout  bien  et 
en  tout  honneur,  et  cela  ne  peut  même  s'entendre  autrement.  J'a- 
vais d'abord  commencé  parm'iutéresser  fort  à  madame  du  Deffand, 
que  la  perte  de  sesyeux  faisaitaux  miens  un  objet  de  commisération  ; 
mais  sa  manière  de  vivre ,  si  contraire  à  la  mienne,  que  l'heure  du 
lever  de  l'un  était  presque  celle  du  coucher  de  l'autre,  sa  passion 
sans  bornes  pour  le  petit  bel  esprit ,  l'importance  qu'elle  donnait, 
soit  en  bien  soit  en  mal ,  aux  moindres  torche-culs  qui  paraissaient, 
le  despotisme  et  l'emportement  de  ses  oracles,  son  engouement  ou- 
tré pour  ou  contre  toutes  choses,  qui  ne  lui  permettait  de  parler  de 
rien  qu'avec  des  convulsions,  ses  préjugés  incroyables,  son  invin- 
cible obstination,  l'enthousiasme  de  déraison  où  la  portait  l'opiniâ- 
treté de  ses  jugements  passionnés;  tout  cela  me  rebuta  bientôt  des 
soins  que  je  voulais  lui  rendre;  je  la  négligeai,  elle  s'en  aperçut  : 
c'en  fut  assez  pour  la  mettre  en  fureur  ;  et  quoique  je  sentisse  assez 
combien  une  femme  de  caractère  pouvait  être  à  craindre,  j'ai- 
mai mieux  encore  m'exposer  au  fléau  de  sa  haine  qu'à  celui  de  son 
amitié. 

Ce  n'était  pas  assez  d'avoir  si  peu  d'amis  dans  la  société  de  ma- 
dame de  Luxembourg,  si  je  n'avais  des  ennemis  dans  sa  famille. 
Je  n'en  eus  qu'un,  mais  qui,  par  l.t  position  où  je  me  trouve  aujour- 
d'hui, en  vaut  cent.  Ce  n'était  assurément  pas  M.  le  duc  de  Villeroi 
son  frère  ;  car  non-seulement  il  m'étaitvenu  voir,  mais  ilm'avait  in- 
vité plusieuisfois  d'aller  à  Villeroi;  et  comme  j'avais  répondu  à  cette 
invitation  avec  autant  de   respect  et  d'honnêteté  qu'il  m'avait  été 
possible,  pailanl  de  cette  réponse  vague  comme  d'un  consentement, 
il  avait  arrangé  avec  M.  et  madame  de  Luxembourg  un   voyage 
d'une  quinzaine  de  jours,  dont  je  devais  être, et  qui  me  fut  proposé. 
Comme  les  soins  qu'exigeait  ma  santé  ne  me  permettaient  pas  alors 
de  me  déplacer  sans  risque,  je  priai  M.  de  Luxembourg  de  vouloir 
bien  me  dégager.  On  peut  voir  par  sa  réponse  (liasse  D,  n'^)  que 
cela  se  fit  de  la  meilleure  grâce  du  monde,  et  M.  le  duc  de  Villeroi 
ne  m'en  témoigna  pas  moins  de  bonté  qu'auparavant.  Son  neveu 
et  son  héritier,  le  jeune  marquis  do  Villeroi,  ne  partici|ia  pas  à  la 
bienveillance  dont  m'honorait  son  oncle,  ni  aussi,  je  l'avoue,  au 
respect  que  j'avais  pour  lui.  Ses  airs  éventés  me  le  rendirent  insup- 
portable, et  mon  air  froid  m'attira  son   aversion.  Il  fit  même,  un 
soir  à  table,  une  incartade  dont  je  me  tirai  mal ,  parce  que  je  suis 
bète,  sans  aucune  présence  d'esprit,  et  que  la  colère,  au  lieu  d'aigrir 
le  peu  que  j'en  ai,  me  l'ôte.  J'avais  un   chien  qu'on  m'avait  donné 
tout  jeune,  presqu'à  mon  arrivée  à  l'Ermitage,  et  que  j'avais  alors 
appelé  Bue.  Ce  chien,  non  beau  ,  mais  rare  en  son  espèce,  duquel 
j'avais  fait  mon  compagnon,  mou  ami,  et  qui  cerlainement  méritait 
mieux  ce  titre  que  la  plupart  de  ceux  qui  l'ont  pris,  était  devenu 
célèbre  au  châleau  de  Montmorency  par  son  naturel  aimant,  sen- 
sible, et  pour  l'attachement  que  nous  avions  l'un  par  l'autre;  mais, 
par  une  pusillanimité  fort  sotte,  j'avais  changé  son  premier  nom  en 
celui  de  Turc,  comme  s'il  n'y  avait  pas  des  multitudes  de  chiens  qui 
s'appellent  il/arqt(/5,  sans  qu'aucun  marquis  s'en  fâche.  Le  marquis 
de  Villeroi,  qui  sut  ce  changement  de  nom,  s'avisa  de  me  pousser 
tellement  là-dessus  ,  que  je  fus  obligé  de  conter  en  pleine  table  ce 
que  j'avais  fait-  Ce  qu'il  y  avait  d'ollensant  pour  le  nom  de  duc  dans 
cette  histoire  était  moins  de  favoir  donné  à  mon  chien  que  de  le  lui 
avoir  ôté.  Le  pis  fut  qu'il  y  atait  là  plusieurs  ducs,  M.  de  Luxem- 
bourg fêtait  lui-même,  sou  fils  l'était  ;  le  marquis  de  Villeroi  ,  fait 
alors  pour  le  devenir,  et  qui  l'estaujourd'hui. jouit  avec  une  cruelle 
joie  de  f  enibarrasoù  il  m'avait  mis,  et  de  l'effet  qu'avait  produit  cet 
embarras.  Ou  m'assura  le  lendemain  i|ue  sa  lante  l'avait  1res  vive- 
ment-tancé  là-dessus  ;  et  l'on  peut  juger  si  cette  réprimande,  en  la 
supposant  réelle,  a  dû  beaucoup  raccommoder  mes  affaires  auprès 
de  lui. 
Je  n'avais  pour  appui  contre  tout  cela  ,  tant  à  fhôtel  de  Luxeiu- 


LES  CONFESSIONS. 


127 


boiirg  qu'au  Temple,  que  le  seul  chevalier  de  Loienzy.  '^"i  fit  [""o- 
fcssiiin  d'èlre  mon  ami;  mais  il  l'olait  encore  plus  de  l'Alenibirt ,  a 
l'ombre  duquel  il  passait  chez  les  femmes  pour  un  j.'iaii(l  t,'co- 
mètrc.  Il  éliiil  d'aill(!ursle  sif^'islié,  ou  plulôt  le  complaisant  de  ma- 
dame la  comtesse  <le  ItouDlers,  très  amie  elle-même  de  d'Aleinl.ert  : 
et  le  chevalier  di^  Loren/.y  n'avait  d'existence  et  ne  pensait  que  p»u- 
elle.  Ainsi  ,  loin  que  j'eusse  au  dehors  quelque  contrepoids  à  mon 
ineplie  pour  nii!  soutenir  auprès  de  madame  de  Luxemhom^',  tout 
i:e  (|ui  l'approeliait  semblait  concourir  à  m(!  nuire  dan>  son  esprit. 
Cependant,  outre  l'Einilt!,  dont  elle  avait  voulu  se  charger,  elle  me 
donna  dans  le  même  t(Mnps  une  autre  marque  d'intérêt  et  de  hien- 
veillance  ,  qui  me  fit  croire  que,  même  en  s'ennuyant  de  moi ,  elle 
me  conservait  et  me  conserverait  toujours  l'amitié  qu'elle  m'avait 
tant  de  fois  promise  pour  toute  la  vie. 

Sitôt  que  j'avais  cru  pouvoir  compter  sur  ce  sentiment  de  sa  part, 
j'avais  commencé  par  soulafjer  mon  cu:ur  auiirés  d'elle  de  l'aveu 
de  toutes  nus  fautes,  ayant  pour  maxime  inviolable  avec  nies  amis 
de  me  muiilrer  à  leurs  yeux  exactement  tel  que  je  suis,  ni  meilleur, 
ni  pire.  Je  lui  avais  déclaré  mes  liaisons  avec  Thérèse,  et  toutcequi 
en  avait  résulté  ,  sans  omettre  de  quelle  façon  j'avais  disposai  de 
mes  enfants.  Elle  avait  reçu  mes  confessions  très  bien,  Irof)  bien 
même,  en  ni'épargnant  les  censures  que  je  méritais;  et  ce  qui  m'i:- 
niut  surtout  vivement  fut  de  voir  les  bontés  qu'elle  prodiguait  à 
Tliérèse,  lui  faisant  de  petits  cadeaux,  l'envoyant  chercher,  l'exhor- 
tant  à  l'aller  voir,  la  recevant  avec  cent  caresses,  et  l'embrassant  très 
souvent  devant  tout  le  monde.  Cette  pauvre  lille  était  dans  des 
transports  de  joie  et  de  reconnaissance  qu'assuréinenl  je  partageais 
bien,  les  amitiés  dont  M.  et  madame  de  Luxembourg  me  comblaient 
en  elle  me  touchant  bien  plus  encore  que  celles  qu'ils  me  faisaient 
directement. 

l'emlant  assez  longtemps  les  choses  en  restèrent  là  :  mais  enfin 
madame  la  maréchah;  poussa  la  bonté  jusqu'à  vouloir  retirer  un  de 
mes  enfants.  Elle  savait  que  j'avais  fait  mettre  un  chiffie  dans  les 
langes  de  rainé;ellenie  demanda  lé  double  chiffre,  je  le  lui  donnai. 
Elle  employa  pour  cette  recherche  la  Roche,  sou  valet  de  chambre 
et  son  homme  de  conliance,  qui  fit  de  vaines  perquisitions,  et  ne 
trouva  rien,quoiqu'au  bout  de  douze  ou  quatorze  ans  seulement;  si 
les  registres  des  Enfants-Trouvés  fiaient  bien  en  ordre,  ou  (juc  la 
recherche  eiit  été  bien  faite,  ce  chiffré  n'eût  pas  dû  être  introuvable. 
Quoi  qu'il  en  soit,  je  fus  moins  fâché  de  ce  mauvais  succès  que  je  ne 
l'aurais  été  si  j'avais  suivi  des  yeux  cet  enfant  dés  sa  naissance.  Si, 
à  l'aide  du  renseignement,  on  ni'eût  présenté  quelque  enfant  pour 
le  mien,  le  doute,  si  ce  l'était  bien  en  effet,  si  on  ne  lui  en  substi- 
tuait point  un  autre,  m'eût  resserré  le  cœur  par  l'incertitude,  et  je 
n'aur.iis  point  goûte  dans  tout  son  charme  le  vrai  sentiment  de  la 
nature  ;  il  a  besoin  |)0ur  se  soutenir,  au  moins  durant  l'enfance, 
d'être  appuyé  sur  l'habitude.  Le  long  éloignement  d'un  enfant  qu'on 
ne  connaît  pas  encore  alTaiblit,  anéantit  enfin  les  sentiments  jia- 
teriiels  et  maternels;  et  jamais  on  n'aimera  celui  qu'on  a  mis  en 
nourrice  eomnii:  ci'lui  qu'on  a  nourri  sous  ses  yeux.  La  réflexion  que 
je  fais  i(  i  peut  exténuer  mes  torts  dans  leurs  effets,  mais  c'est  en  les 
aggravant  dans  leur  source. 

Il  n'est  iieul-être  pas  inutile  de  remarquer  que,  par  fentreniise 
de  Thérèse  ,  ce  inéme  la  Hoche  fit  connaissance  avec  madame  le 
Vasseur,  que  (jriinm  C(Mitinuait  de  tenir  à  Deuil  à  la  porte  de  la 
Chevrette,  et  tout  près  de  Montmorency.  Quand  je  fus  parti,  ce  fut 
par  M.  la  Roche  que  je  continuai  de  faire  remcltre  à  celte  femme 
l'argent  que  je  n'ai  point  cessé  de  lui  envoyer;  et  je  crois  qu'il  lui 
portait  aussi  souvent  des  présents  de  la  part  de  madame  la  maré- 
chale; ainsi  elle  n'était  sûrement  pas  à  plaindre,  quoiqu'elle  se  plai- 
gnit toujours.  A  l'égard  deGrimm,  comme  je  n'aime  point  à  parler  des 
gens  que  je  dois  haïr,  je  n'en  parlais  jamais  à  madame  de  Luxem- 
bourg que  malgré  moi  ;  mais  elle  me  mit  plusieurs  fois  sur  son  cha- 
pitre, sans  me  dire  ce  qu'elle  en  pensait,  et  sans  me  laisser  pénétrer 
jam.iis  si  cet  homme  était  de  sa  connaissance  ou  non.  Comme  la 
réserve  avec  les  gens  qu'on  aime,  et  qui  n'en  n'ont  point  avec  nous, 
n'est  point  de  mon  goût,  surtout  en  ce  qui  les  regarde  ,  j'ai  depuis 
bu's  |)ensé  quelquefois  à  celle-là,  mais  seulement  quand  d'autres 
événements  uni  rendu  cette  réflexion  naturelle. 

Après  aviur  demeuré  longtemps  .sans  entendre  parler  de  l'Emile, 
depuis  que  je  l'avais  remis  à  madame  de  Luxembourg,  j'appris  en- 
fin que  le  marche  en  était  conclu  à  Paris  avec  le  libraire  Duchesne, 
et  par  celui-ci  avec  le  libraire  Néaulme,  d'Amsterdam.  Madame  de 
Luxembourg  m'euvoyalesdeuxdoublesdemon  traité  avec  Duchesne, 
pour  les  signer.  Je  reconnus  l'écii  tu  re  pour  être  delà  même  main  dont 
étaient  celles  des  lettres  de  M.  de  Malesherbes  qu'il  ne  m'écrivait  pas  de 
safiropre  main.  Celte  certitude  que  mon  Irai  té  se  faisait  de  l'aveu  et  sous 
lesyeiix  {\u  magistral  me  le  lit  signer  avec  coiitiaiice.  Ducheane  me 
donnait  de  ce  manuscrit  six  mille  francs,  la  moitié  coui|itaut,  et,  je 
crois,  cent  ou  deux  cents  exem|ilaires,  je  ne  me  boliviens  pas  bien 
di'  la  i|iianlilé.  Après  avoir  signé  les  deux  doubles,  je  les  renvoyai 
tous  deux  à  madame  de  Luxembourg,  qui  l'avait  ainsi  désiré.  Elle 
en  donna  un  à  Duchesne,  elle  garda  l'autre  au  lieu  de  me  le  ren- 
voyer, et  je  ne  l'ai  jamais  revu. 
La  connaissance  de  M.  et  de  madame  de  Luxembourg,  en  faisant 


quelque  diversion  à  mon  projet  de  retraite,  ne  m'y  avait  pas  fait  re- 
noncer. Même  au  temps  de  ma  plus  grande  faveur  auprès  de  ma- 
dame la  maréchale,  j'avais  toujours  senti  qu'il  n'y  avait  que,  mon 
sincère  atlachemenl  pour  M.  le  maréchal  et  pour  elle  qui  pût  me 
rendre  leurs  entours  su|iporlables;  et  tout  mon  embarras  était  de 
concilier  ce  môme  altachement  avec  un  genre  de  vie  plus  conforme 
à  mon  goût,  et  moins  contraire  à  ma  santé,  que  o^tte  gène  et  ces 
soupers  tenaient  dans  une  altération  continuelle,  malgré  tous  les 
soins  qu'on  apportait  pour  ne  pas  m'exposer  à  la  déranger  ;  car,  sur 
ce  point  comme  sur  tout  autre,  les  attentions  furent  poussées  aussi 
loin  qu'il  était  possible;  et,  par  exemple,  Ums  les  soirs  après  sou- 
per, M.  le  maréchal,  qui  s'allait  coucher  de  bonne  heure,  ne  man- 
quait pas  de  m'emmener,  de  bon  gré  mal  gré,  pour  m' aller  coucher 
aussi.  Ce  ne  fut  que  quelque  teinpsavant  ma  catastrophe  qu'il  cCîsa, 
je  ne  sais  pourquoi,  d'avoir  cette  attention. 

Avant  même  d'apercevoir  le  refroidissement  de  madame  la  ma- 
réchale, je  désirais,  pour  ne  m'y  pas  exposer,  d'exécuter  mon  an- 
cien projet  ;  mais,  les  moyens  me  manquant  pour  cela,  je  fus  obligé 
d'attsndre  la  conclusion  du  traité  de  l'Emile,  et  en  attendant  je  mis 
la  dernière  main  au  Coutrat  aocial,  et  l'envoyai  à  Key,  fixant  le 
prix  de  ce  manuscrit  à  mille  francs,  qu'il  me  donna.  Je  ne  dois 
peut-être  pas  omettre  un  petit  fait  qui  regarde  ledit  manuscrit.  Je 
le  remis,  bien  cacheté,  à  du  Voisin,  ministre  du  pays  de  Vaud,  et 
chapelain  de  l'hôtel  de  Hollande,  qui  me  venait  voir  quelquefois,  et 
qui  se  chargea  de  l'envoyer  à  ftey,  avec  lequel  il  était  en  liaison. Ce 
manuscrit,  écrit  en  menu  caractère,  était  fort  petit,  et  ne  remplis- 
sait pas  sa  poche.  Cependant  en  passant  la  barrière,  son  paquet 
tombi.  je  ne  sais  comment,  entre  les  mains  des  commis,  qui  rou- 
vrirent, rexaminèrcnt,  et  le  lui  rendirent  ensuite,  quand  il  l'eut  ré- 
clame au  nom  de  l'ambassadeur;  ce  qui  le  mit  à  portée  de  le  lire 
lui-même,  comme  il  me  marqua  naïvement  avoir  fait,  avec  force 
éloges  de  l'ouvrage,  et  pas  un  mot  de  critique  ni  de  censure,  se  ré- 
servant sans  doute  d'être  le  vengeur  du  christianisme  lorsque  l'ou- 
vrage aurait  paru.  Il  recacheta  le  manuscrit,  et  l'envoya  à  Rey.  Tel 
fut  en  substance  le  narré  qu'il  me  fit  dans  la  lettre  où  il  me  rendit 
compte  de  celte  .ifTaire;  et  tout  ce  que  j'en  ai  su. 

Outre  ces  deux  livres,  et  mon  Diclionnaire  de  musique,  auquel  je 
travaillais  toujours  de  temps  en  temps,  j'avais  quelques  autres 
écrits  de  moindre  importance,  tous  en  état  de  paraître,  et  que  je  me 
[iroposais  de  donner  encore,  soit  séiiarément,  soit  avec  mon  recueil 
général,  si  je  l'entreprenais  jamais.  Le  principal  de  ces  écrits,  dont 
la  plupart  sont  encore  en  manuscrit  dans  les  mains  du  Peyrou,  était 
un  Essai  sut  loriqine  des  langues,  que  je  fis  lire  à  M.  de  .Malesher- 
bes,  et  au  chevalier  de  Lorenzy,  qui  m'en  dit  du  bien.  Je  comptais 
que  toutes  ces  productions  rassemblées  me  vaudraient  au  moins, 
outre  ma  dépense  ordinaire,  un  caidtal  de  huit  à  dix  mille  francs, 
que  je  voulais  placer  en  rente  viagère^  tant  sur  ma  tête  que  surcelle 
de  Thérèse;  après  quoi  nous  irions,  comme  je  l'ai  dit,  vivre  en- 
semble au  fond  de  quelque  province,  sans  plus  occuper  le  public  de 
moi,  et  sans  |diis  m'occuper  moi-même  d'autre  chose  que  d'achever 
paisiblement  ma  carrière,  en  continuant  .le  faire  autourde  moi  tout 
le  bien  qu'il  m'était  possible,  et  d'écrire  à  loisir  les  mémoires  que  je 
méditais. 

Tel  était  mon  projet,  dont  une  générosité  de  Rey.  que  je  ne  dois 
pas  taire,  vint  faciliter  encore  l'exécution.  Ce  libraire,  dont  on  me 
disait  tant  de  mal  à  Paris,  est  ceiiendant,  de  tous  ceux  avec  qui  j'ai 
eu  afl'aire,  le  seul  dont  j'aie  eu  toujours  à  me  louer  (i).  Nous  étions, 
à  la  vérité,  souvent  en  querelle  sur  l'exécution  de  mes  ouvrages  ;  il 
était  étourdi,  j'étais  emporté.  Mais  en  matière  d'intérêt  et  de  pro- 
cédés qui  s'y  rapportent,  quoique  je  n'aie  jamais  fait  avec  lui  de 
traité  en  forme,  je  l'ai  toujours  trouvé  plein  d'exactitude  et  de  pro- 
bité. Il  est  même  aussi  le  seul  qui  m'ait  avoué  franchement  qu  il 
faisait  bien  ses  affaires  avec  moi,  et  souvent  il  m'a  dit  qu'il  me  de- 
vait sa  fortune,  en  olfiant  de  m'en  faire  part.  Ne  pouvant  exercer 
directement  avec  moi  sa  gratitude,  il  voulut  me  la  témoigner 
au  moins  dans  ma  gouvernaiite,  à  laiiuelle  il  fit  une  pension  viagère 
de  trois  cents  francs,  exprimant  dans  l'acte  que  c'était  en  recon- 
naissance des  avantages  que  je  lui  avais  procurés.  Il  lit  cela  de  lui 
à  moi,  sans  ostentation,  i^ans  prétention,  s.ins  bruit;  et,  si  je  n  ea 
avais  pai  lé  le  premier  à  tout  le  monde,  personne  n'en  aurait  rien 
su.  Je  fus  si  touche  de  ce  procède  que  depuis  lors  je  me  suis  atta- 
che àlUy  d'une  auiitie  véritable.  Quelque  lenii>s  après,  il  désira  de 
m'avoir  pour  parrain  d'un  de  .ses  Liifaut>;j'y  consentis;  et  l'un  de 
mes  regrets,  dans  la  situation  où  l'on  m'a  réduit,  est  qu  ou  m'ait 
tUé  tout  moyen  de  rendre  ilésurmais  mon  atlacliemeiil  utile  a  ma 
filleule  et  à  "ses  parents.  Pourquoi,  si  sensible  à  la  modeste  geiiero- 
.siie  de  ce  libraire,  le  suis-je  si  peu  aux  bruvauls  empresseinenls 
île  tant  de  gens  liaut  huppes,  qui  remplissent  pompeu.seiuenl  fuui- 
vers  du  liien  qu'ils  disent  m'av.pir  voulu  faire,  et  dont  je  n'ai  jamais 
rien  sentr.' Est-ce   leur   faute '?  est-ce  la  mienne?  Ne  sont-ils  que 

,  \)  Quand  j'écrivais  ceci,  j'étais  bien  loin  encore  d'iiiiairiner.  de  conce- 
voir et  de  croire,  les  fraudes  que  j'ai  découvertes  ensuite  daiis  les  im- 
pressions de  mes  écrits,  et  dont  il  a  été  forcé  de  conveiur  ^CeWe  note 
n'est  pas  dans  le  inanuscril  autographe.) 


128 


LES  VEILLÉES  LITTÉRAIRES  ILLUSTRÉES. 


vains,  ou  ne  suis-je  qu'ingrat?  Lecteur  sensé,  pesez,  décidez;  pour 
moi,  je  me  tais 

Celte  pension  fut  une  grande  ressource  pour  l'entretien  de  Thé- 
ri^se,  et  un  grand  soulagement  pour  moi.  Mais,  au  reste,  j'étais  bien 
éloigné  d'eu  tirer  un  prolil  direct  paur  moi-même;  non  plus  que  de 
tous  les  cade.iDx  qu'on  lui  fiisail.  Elle  a  toujours  disposé  de  tout 
elle-même.  Quand  je  gardais  son  argent,  je  lui  en  tenais  un  fidèle 
compte,  sans  jamais  en  mettre  un  liard  à  noire  commune  dépense, 
même  quand  elle  était  plus  riche  que  moi  :  Ce  qui  est  à  moi  est  à 
nous,  lui  disais-je  ;  et  ce  qui  est  à  toi  est  à  toi.  Je  n'ai  jamais  cessé  de 
me  conduire  avic  elle 
selon  cette  maxime  , 
que  je  lui  ai  souvent 
répétée.  Ceux  qui  ont 
ru  la  bassesse  de  m'ac- 
cuser  de  recevoir  par 
ses  mains  ce  que  je  re- 
fusais dans  les  mien- 
nes ,  jugeaient  sans 
doute  de  mon  cœur 
par  les  leurs,  et  me 
connaissaient  bien 
mal.  Je  mangerais  vo- 
lontiers avec  elle  le 
pain  qu'elle  aurait  ga- 
gné,jamaiscekiiqu'elle 
aurait  reçu.  J'en  ap- 
pelle sur  ce  pointa  son 
témoignage ,  et  dès  à 
|irésenl,  et  lorsque, 
selon  le  cours  de  na- 
ture ,  elle  m'aura  sur- 
vécu. Malbeureuse- 
nient  elle  est  peu  en- 
tendue en  économie  a 
tiius  égards,  peu  .soi- 
giieu.se  et  fort  dépen- 
sière, non  par  vanité 
ni  par  gourmandise, 
mais  par  négligence 
uniquement.  Nul  n'est 
parfait  ici-bas;  et,  puis- 
(|u'il(autqueses  excel- 
lentes qualités  soient 
r,Tclietées,j'ai  me  mieux 
(|u'elle  ait  des  défauts 
c(ue  des  viccB,  quoique, 
ces  défauts  nous  fas- 
sent peut-être  encore 
plus  de  mal  à  tous 
deux.  Les  soins  que 
j'ai  pris  (lour  elle  , 
romnie  jadis  pour  lua- 
ludii,  de  lui  accumuler 
ipielqueavancequi  put 
un  jour  lui  servir  de 
ressource,  sont  inima- 
ginables :  mais  ce  fu- 
rent toujours  des  soins 
perdus.  Jamais  elles 
n'ont  compté,  ni  l'une 
ni  l'autre  ,  avec  elles- 
mêmes;  et,  malgré  l(uis 
mes  efforts,  tout  est 
t.jujours  parti  à  me- 
sure qu'il  est  venu. 
Quelque  simiilement 
que  Thérèse  se  mette, 
jamais  la  [lension  de 
Rey  ne  lui  a  suffi  pour 

se  nipper  ,  que  je  n'y  aie  encore  suppléé  du  mien  chaque 
année.  Nous  ne  sommes  pas  faits,  elle  ni  moi,  pour  être  ja- 
mais riches;  et  je  ne  compte  assurément  pas  cela  parmi  nos  mal- 
heurs. 

Le  Contrat  social  s'imprimait  assez  rapidement.  11  n'eu  était  pas 
de  même  d('  \'Kmile,  dont  j'attendais  la  publication  pour  exécuter 
la  retraite  que  je  méditais.  Ducliesne  m'envoyait  de  temps  à  autre 
des  modèles  d'iuqiression  pour  choisir;  quand'j'avais  choisi,  au  lieu 
de  commencer,  il  m'en  envoyait  encore  d'autres.  Quand  enfin  nous 
fûmes  bien  déterminés  sur  le  format,  sur  le  caractère,  et  qu'il  avait 
déjà  plusieurs  feuilles  d'imprimées,  sur  quelque  léger  changement 
que  je  fis  à  une  épreuve,  il  recommença  tout;  et,  au  bout  de  six 
mois,  nous  nous  trouvâmes  moins  avances  que  le  premier  jour.  Du- 
jant  tous  ces  essais,  je  découvris  que  l'ouvrage  s'imprimait  en 
France  ainsi  qu'en  Hollande,  et  qu'il  s'en  faisait  a  la  fois  deux  édi- 


llaliitatioii  de  Rousseau  à  l'île  SaiiU-l'ierrc 


lions.  Que  pouvais-je  faire?  Je  n'étais  plus  le  maître  démon  ma- 
nuscrit. Loin  d'avoir  trempé  dans  l'éilition  de  France,  je  m'y  étais 
toujours  opposé;  mais  enfin,  puisque  cette  édition  se  faisait  bon 
gré  malgré  moi,  et  puisqu'elle  servait  de  modèle  à  l'autre,  il  fallait 
bien  y  jeter  les  yeux  et  voir  les  é|ireuves,  pour  ne  pas  laisser  estro- 
pier et  défigurer  mon  livre.  D'ailleurs  l'ouvrage  s'imprimait  telle- 
ment de  l'aveu  du  magistrat,  que  c'était  lui  qui  dirigeait  l'entre- 
prise en  quelque  sorte,  qu'il  m'en  écrivait  très  souvent,  et  qu'il  me 
vint  voir  même  à  ce  sujet,  dans  une  occasion  dont  je  vais  [)arler  à 
l'instant. 

Tandis  que  Duches- 
ne  avançait  à  pas  de 
tortue,  Neaulme,  qu'il 
retenait,  avançait  en- 
core  plus  lentement. 
On  ne  lui  envoyait  pas 
fidèlement  les  feuilles 
à  mesure  qu'elles  s'im- 
primaient. Il  crut  a- 
percevoir  de  la   mau- 
vaise foi  dans  la  ma- 
nœuvre de  Duchesne, 
c'est-à-dire   de    Guy, 
qui  faisait  pour  lui  ;  et, 
voyant    qu'on    n'exé- 
cutait pas  le  traité  ,  il 
m'écrivait   lettres  sur 
lettres  pleines  de  do- 
léances   et   de   griefs 
auxquels    je    pouvais 
encore    moins    remé- 
dier qu'à  ceux  que  j'a- 
vais pour  moi-même. 
Son  ami  Guérin  ,  qui 
me    voyait   alors   fort 
souvent  ,    me    parlait 
incessamment    de    ce 
livre  ,    mais   toujours 
avec   la    plus   grande 
réserve.  11  savait  et  ne 
savait  pas  qu'on  l'im- 
primait en  France  ;  il 
savait  et  ne  savait  pas 
que  le  magistrat  sen 
mêlât  :    en    me   plai- 
gnant   des    embarras 
qu'allait  me  donner  ce 
livre,  il  semblait  m'ac- 
cuser    d'imprudence  , 
sans    vouloir    jamais 
dire  en  quoi  elle  con- 
sistait ;    il    biaisait   et 
tergiversait  San  s  cesse; 
il  semblait   ne  parler 
que  pour  me  faire  par- 
ler.  Ma  sécurité   pour 
lors  était  si  complète 
que  je  riais  du  ton  cir- 
conspect et  mystérieux 
qu'il    mettait   à   cette 
affaire,   comme   d'un 
tic  contracté  chez  les 
magistrats  et  chez  les 
ministres,  dont  il  fré- 
quentait assez  les  bu- 
reaux. Siir  d'être  en 
règle  à  tous  égards  sur 
cet  ouvrage,  fortement 
persuadé    qu'il     avait 
uon  -  seulement     l'a- 
grément  et  la  protection   du   magistrat,   mais  même   qu'il   mé- 
ritait et  qu'il  avait  de  même  la  faveur  du  ministère  ,  je   me  félici- 
tais de  mon  courage  à  bien  faire,  et  je  riais   de  mes    pusillanimes 
amis,  qui  paraissaient  s'inquiéter  pour  moi.  Duclos  fut  de  ce  nom- 
bre; et  j'aviuie  que  ma  confiance  eu  sa  droiture  et  en  ses  lumières 
eût  pu  m'alarmer  àson  exemple,  si  j'en  avais  eu  moins  dans  futi- 
lité de  f  ouvrage  et  dans  la  (irobité  de  ses  patrons.  11  me  vint  voir  de 
chez  M.  Baille,  tandis  que  ["Emile  était  sous  presse  :  il  m'en  parla  : 
je  lui  lus  la  profession  de  foi  du  Vicaire  savoyard,  il  f  écouta  très  pai- 
siblement, et,  comme  il  me  parut,  avec  grand  plaisir.  Urne  dit  quand 
j'eus  fini  :  Quoi,  citoyen!  cela  fait  partie  d'un  livre  qu'on  imprime 
à  Paris?  Oui,  lui  dis-je;  et  fon   devrait  f  imprimer  au  Louvre  par 
ordre  du  roi.  J'en  conviens,  me  reprit-il;  mais  faites-moi  le  plaisir 
de  ne  jamais  dire  à  personne  que  vous  m'avez  lu  ce  morceau.  Cette 
frappante  manière  de  s'exprimer  me  surprit  sans  m'effrayer.  Je  sa- 


LES  CONFESSIONS. 


129 


Nmis  avions  dulilir  ilfs  vcrru 


vais  que  Duclos  voyait  iHîaucoup  M.  de  Malesheriies.  J'eus  peine  a 
concevoir  comment  il  pensait  si  dilloremmcnl  que  lui  sur  le  même 


objet. 

Je  vivais  à  Mont- 
morency depuis  plus 
de  quatre  ans,  sans 
y  avoir  eu  un  seul 
jour  de  bonne  san- 
té. Quoique  l'air  y 
soit  excellent,  les 
eaux  y  sont  mau- 
vaises ,  et  cela  peut 
très  bien  être  une 
des  causes  qui  con- 
tribuaient à  empi- 
rer nu's  maux  lia- 
bituels.  Sur  la  fin 
de  l'automne  17(11, 
je  tombai  lout-à-l'ait 
m:il,ide,  et  je  passai 
l'hiver  entier  dans 
des  souirrauces  près- 
que  sans  relâche. 
Le  mal  physique , 
augmente  par  mille 
iiupiiétudes,  me  les 
rendit  aussi  plus 
sensibles.  Depuis 
quelque  temps  de 
■sourclsettristes  pres- 
sentiments me  trou- 
blaient, sans  que  je 
susse  à  propos  de 
quoi.  Je  ri'cevaisdes 
lettres  anonymes  as- 
sez siiigulii'res,  mê- 
me des  lettres  signées  qui  ne  l'étaient  guère  moins.  J'en  re- 
nis  une  d'un  conseiller  au  parlement  de  Paris,  qui,  mécon- 
tent de  la  présente  eonsliUilion  des  choses,  et  n'augurant  pas 
bien  des  suites,  me 
conseillait  sur  le 
choix  d'un  asile,  à 
Genève  on  eu  Suis- 
se ,  pour  s'y  relirer 
avec  sa  famille.  J'en 
re(;usune  deM.de... 
président  à  mortier 
au  parlement  de..., 
lequel  me  proposait 
de  rédiger  pour  ce 
parlement,  qui  pour 
lors  était  mal  avec  la 
cour,  des  mémoires 
et  remontrances  , 
oll'rant  de  me  foiir- 
riir  tous  les  docii- 
iiiiMits  et  matériaux 
dont  j'aurais  besoin 
pour  cela.  Quand 
je  souffre,  je  suis  su- 
jet à  l'humeur:  j'en 
avais  en  recevant 
ces  lettres,  j'en  mis 
dans  les  réponses 
(pie  j'y  fis,  refusant 
tout  a  plat  ce  qu'on 
1111'  demandait.  Ce 
refus  n'est  assuré- 
ment pas  ee  que  je 
me  reproche  ,  piiis- 
i|iie  ces  lettres  pou- 
vaient être  des  piè- 
ges de  mes  enne- 
mis (11,  et  que  ce 
qu'on  me  deman- 
dait était  contraire 
il  des  principes  dont 
je  voulais  moins  me 
départir  que  jamais, 
Mais,  pouvant  refu- 
ser avec  aménité,  je 
refusai  avec  dureté,  etvoilàen  quoi  j'eus  tort. 

(l"l  Je  savais,  par  exemple,  que  le  président  de., 
encyclopédistes  et  les  holbachiens. 


h    - 


On  trouvera  parmi  mes  pa|iicrs  les  deux  lettres  dont  je  viens  de 
parler.  Celle  du  conseiller  ne  rae  surprit  pas  absolument,  parce  que 

je  pen.sais,  comme 
lui  et  comme  beau- 
coup d'autres,  que 
la  constitution  dé- 
clinante nifnaçail 
la  France  rl'iin  pro- 
chain didabremcnt. 
j.rs  di'sastri's  d'une 
guerre  malheureu- 
se ,  qui  tous  ve- 
naient de  la  faute 
rlu  gouvernement, 
l'incroyable  désor- 
dre des  finances,  les 
tiraillements  conti- 
nuels de  l'adminis- 
tration,partagée  jus- 
qu'alors entre  deux 
ou  trois  ministres 
en  guerre  ouverte 
l'un  avec  l'autre, 
et  qui,  pour  se  nuire 
miitucllcnimt.  alii- 
maient  le  royaume; 
le  mécontentement 
général  du  peuple 
et  de  tous  les  ordres 
de  l'Ktat  ;  l'entête- 
ment d'une  femme 
obstinée  qui ,  sacri- 
fiant toujours  à  .ses 
goûts  ses  lumières, 
si  tant  est  qu'elle 
en  eût,  écartait  pres- 
que toujours  des  emplois  les  plus  capalib's,  (lour  placer  ceux  qui  lui  plai- 
saient  le  plus  ;  tout  coiirour.iit  à  pi^titii'r  la  prévoyance  du  conseil- 


ler, et  celle  du  public,  el 


Toutes  les  gazettes. 


tous  les  journaux,  toutes  le; 
le  plus  terrible  tocsin. 


L'tait  fort  lié  avec  lo 


la  nneuiie.  t^etle  prevoyaiue  me  mit  même 
plusieurs  fois  en  ba- 
lance si  je  ne  cher- 
cherais pas  moi- 
même  un  asile  hors 
du  royaume  avant 
lestriuibles  qui  sem- 
blaient le  menacer; 
mais ,  rassuré  par 
ma  petitesse  et  par 
mon  humeur  paisi- 
ble, jecrusque. dans 
la  solitude  où  je 
voulais  vivre  ,  nul 
orage  ne  pouvait  pé- 
nétrer jusqu'à  moi  ; 
fâché  seulement 
que  ,  dans  cet  état 
de  choses ,  .M.  de 
Luxembourg  se  prê- 
tât à  des  commis- 
sions qui  devaient 
le  faire  moins  bien 
vouloir  dans  son 
gouvernement.  J'au- 
rais voulu  qu'il  s'v 
ménagCcàt  à  tout  é- 
vénement  une  re- 
traite, s'il  arrivait 
que  la  grande  ma- 
chine vînt  à  crouler, 
comme  cela  parais- 
sait à  craindre  dans 
rétatacluel  des  cho- 
ses ;  et  il  me  parait 
eiu-ore  .à  présent  in- 
dubitable que  ,  si 
toutes  les  rênes  du 
gouvernement  ne 
fussent  enfin  tom- 
bées dans  une  seule 
main  ,  la  monar- 
chie franijaise  serait 
maintenant  aux  abois. 

Tandis  que  mon  état  empirait,  l'impression  de  l'Eniile  .se  ralen_ 
tissait,  et  fut  eiiliii  toul-à-fait  suspendue,  sans  que  j'en  pusse  ap_ 
prendre  la  raison ,  sans  que  Guy  daignât  plus  m'écrire  ni  me  ré. 


biocluires  soniicreut 


130 


LES  VEILLÉES  LITTÉRAIRES  ILLUSTRÉES. 


pondre,  sans  que  je  pusse  avoir  des  nouvelles  de  personne,  ni  sa- 
voir rien  de  ce  qui  se  pa'^sait,  M.  de  Maleslieibes  clant  pour  lors  à 
la  campagne.  Jamais  un  malheur,  quel  qu'il  soit,  ne  me  trouble  et 
ne  m'abat,  pourvu  que  je  sache  en  quoi  il  consiste;  mais  mon  pen- 
chant naturel  est  d'avoir  peur  des  ténèbres:  je  redoute  et  je  hais 
leur  air  noir;  le  mystL're  m'inquiète  toujours,  il  est  par  trop  anti- 
pathique avec  mon  naturel  ouvert  jusqu'à  l'étourderie.  L'aspect  du 
monde  li^  l'ius  hideux  m'effraierait  peu,  ce  me  semble;  mais  si 
j'ealrtvuis  de  nuit  une  figure  sou»  un  drap  blanc,  j'aurai  peur.  Voilà 
donc  mon  imagination,  qu'allumait  ce  long  silence,  occupée  à  me 
tracer  des  fantômes.  Plus  j'avais  à  cœur  la  publication  de  mon  der- 
nier et  meilleur  ouvrage,  plus  je  me  tourmentais  à  chercher  ce  qui 
pouvait  l'accrocher;  et,  toujours  portant  tout  à  l'e-xtréme,  dans  la 
.suspension  de  la  publication  du  livre  j'en  croyais  voir  ranéantisse- 
ment.  Cependant,  n'en  pouvant  imaginer  ni  la  cause,  ni  la  ma- 
nière ,  je  restais  dans  l'incertitude  du  monde  la  plus  cruelle.  J'écri- 
vais lettres  sur  lettres  à  Guy,,  à  M.  de  Malesherbes,  à  madame  de 
Luxembourg;  et,  les  réponses  ne  venant  point,  ou  ne  venant  pas 
quand  je  les  attendais,  je  me  troublais  entièrement,  je  délirais. 
Malheureusement  j'appris  dans  ce  même  temps  que  le  P.  Giilfct, 
jésuite,  avait  parlé  de  l'Emile,  et  en  avait  même  rapporté  des  pas- 
sades. A  l'instant  mon  imagination  part  comme  uii  éclair,  et  me 
dévoile  tout  le  mystère  d'iniquité  :  j'en  vis  la  marche  aussi  claire- 
ment et  aussi  stàrcment  que  si  elle  ni'eiît  été  rètélée.  Je  me  fourrai 
dans  l'esprit  que  les  jésuites,  furieux  du  Ion  méjirisant  sur  lequel 
j'avais  parlé  des  collèges,  s'étaient  emparés  de  mon  ouvrage,  que 
c'étaient  eux  qui  en  accrochaient  l'édition;  qu'instruits  par  Guérin, 
leur  ami,  de  mon  état  présent,  et  prévoyant  ma  mort  iirocbaine, 
dont  je  ne  doutais  pas,  ils  voulaient  retarder  l'impression  jusqu'a- 
lors, dans  le  dessein  de  tronquer,  d'altérer  mon  ouvrage,  et  de  me 
prêter,  pour  remplir  leurs  vues,  des  seiitiuieuts  différents  des  miens. 
11  est  étonnant  quelle  foule  de  faits  et  de  circonstances  vint  dans  mon 
esprit  se  calquer  sur  celte  folie,  et  lui  donner  un  air  de  vraisem- 
blance; que  dis-je?  et  m'y  montrer  l'évidence  et  la  démonstration. 
Guérin  était  totalement  livré  aux  jésuites  ;  je  le  savais.  Je  leur  attri- 
buai toutes  les  avances  d'amitié  qu'il  m'avait  faites^  je  me  persua- 
dai que  c'était  par  leur  impulsion  qu'il  m'avait  si  fort  pressé  de 
traiter  avec  Néaulme;  que  par  ledit  Néaulme  ils  avaient  eu  les  pre- 
mières feuilles  de  mon  ouvrage;  qu'ils  avaient  ensuite  trouvé  le 
moyen  d'en  arrêter  l'impressi(m  chez  Duchesne,  et  peut-être  de 
s'emparer  de  mon  manu.'-crit  pour  y  travailler  à  leur  aise,  jusqu'à  ce 
que  ma  mort  les  laissât  libres  de  le  publier  travesti  à  leur  mode. 
J'avais  toujours  senti,  malgré  le  patelinage  du  P.  Berthier,  que  les 
jésuites  ne  m'aimaient  pas,  non  seulement  comme  encyclopédiste, 
mais  parce  que  mes  principes  de  religion  étaient  beaucoup  plus 
contraires  à  leurs  maximes  et  à  leur  crédit  que  l'incrédulité  de  mes 
confrères,  puisque  le  fanatisme  athée  et  le  fanatisme  dévot,  se  tou- 
chant par  leur  commune  intolérance,  peuvent  même  se  réunir, 
comme  ils  ont  fait  à  la  Chine,  et  comme  ils  font  contre  moi;  au 
lieu  que  la  religion  raisonnable  et  morale,  étant  tout  pouvoir  hu- 
main sur  les  consciences,  ne  laisse  plus  de  ressources  aux  arbitres 
de  ce  pouvoir.  Je  savais  que  M.  le  chanceliei'  était  aussi  fort  ami 
des  jésuites  :  je  craignais  que  le  fils,  intimidé  par  le  père,  ne  se 
vît  forcé  de  leur  abandonner  l'ouvrage  qu'il  avait  protégé.  Je  croyais 
même  voir  l'elfel  de  cet  abandon  dans  les  chicanes  que  l'on  com- 
mençait de  me  susciter  sur  les  deux  premiers  volumes,  où  l'on  exi- 
geait des  cartons  pour  des  riens;  tandis  que  les  deux  autrt^s  volu- 
mes étaient,  comme  on  le  savait  très  bien  ,  remplis  de  choses  si 
fortes,  qu'il  eût  fallu  les  refondre  en  entier,  en  les  censurant 
comme  les  deux  premiers.  Je  savais  de  plus,  et  M.  de  Malesherbes 
me  le  dit  lui-même,  que  l'abbé  de  Grave,  qu'il  avait  chargé  de 
l'inspectiou  de  cette  édition  ,  était  encore  un  antre  partisan  des  jé- 
suites. Je  ne  voyais  partout  que  les  jésuites  ,  sans  songar  qu'à  la 
veille  d'être  anéantis,  et  tout  occupés  de  leur  pro|)re  défense  ,  ils 
avaient  autre  chose  à  faire  que  d'aller  tracasser  sur  l'impression 
d'un  livre  où  il  ne  s'agissait  pas  d'eux.  J'ai  tort  de  direia/w  y  son- 
ger, car  j'y  songeais  bien ,  et  c'est  même  une  objection  que  M.  de 
Malesherbes  eut  soin  de  me  faire  sitôt  qu'il  fut  instruit  de  ma  vi- 
sion ;  mais,  par  un  autre  de  ces  travers  d'un  honipie  qui ,  du  fimd 
de  sa  retraite  ,  veut  juger  du  secret  des  grandes  affaires  dont  il  ne 
sait  rien  ,  je  ne  voulus  jamais  croire  que  les  jésuites  fussent  eu  dan- 
ger, et  je  regardais  le  bruit  qui  s'en  répandait  comme  un  leurre 
de  leur  part  pour  endormir  leurs  adversaires.  Leurs  succès  passés, 
qui  ne  s'étaient  jamais  démentis,  me  donnaient  une  si  terrible  idée 
de  leur  puissance,  que  je  déplorais  déjà  l'avilissement  du  parlo- 
uient.  Je  savais  cpie  M.  de  Lhoiseul  avait  tliidié  cluz  les  jésuites, 
que  madame  de  Pompadour  n'était  point  mal  avec  eux,  et  que  leur 
li"ue  avec  ks  favorites  et  ks  inini.'-ties  avait  toujours  paru  avanta- 
geuse aux  uns  et  aux  autres  contre  leurs  euiieinis  communs.  La 
cour  parai>sait  ne  si;  mêler  de  rien;  et ,  piisuade  i|ue,  si  la  société 
recevait  un  jour  quelque  rude  échec,  ce  ne  serait  jamais  le  parle- 
Mient  qui  serait  assez  fort  pour  le  lui  porter,  je  tirais  de  celte  inac- 
tion de  la  cour  l'augure  de  leur  triomphe  et  le  fondement  de  leur 
confiance. 

Kulin,  ne  voy.mt  dans  tous  les  bruits  du  jour  qu'une  feinte  et  des 


pièges  de  leur  part,  et  leur  croyant,  dans  leur  sécurité,  du  temps 
pour  vaquer  à  tnut,  je  ne  doutais  pas  qu'ils  n'écrasassent  dans  peu 
le  jansénisme,  et  le  parlement,  et  les  encyclopédistes,  et  tout  ce  qui 
ti'aurait  pas  porté  leur  joug,  et  qu'enfin,  s'ils  laissaient  {laraitre  mon 
livre,  ce  ne  (ut  qu'après  l'avoir  transformé,  au  point  de  s'en  faire 
une  arme,  en  se  prévalant  de  mon  nom  pour  surprendre  mes  lec- 
teurs. 

Je  me  sentais  mourant;  j'ai  peine  à  comprendre  comment  cette 
extravagance  ne  m'acheva  pas  :  tant  l'idée' de  ina  mémoire  désho- 
norée a|uèsmoi,  dans  mon  plus  digne  et  meilleur  livre,  m'était 
effroyable.  Jamais  je  n'ai  tant  craint  de  mourir,  et  je  crois  que  ,  si 
cela  me  fût  arrivé  dans  ces  circonstances,  je  serais  mort  désespéré. 
Aujourd'hui  même  que  je  vois  marcher  sans  obstacle  à  son  exécu- 
tion, le  plus  noir,  le  plus  affreux  complot  qui  jamais  ait  été  tramé 
contre  la  mémoire  d'un  homme,  je  mourrai  beaucoup  plus  tran- 
quille, certain  de  laisser  dans  mes  écrits  un  témoignage  de  moi, 
qui  triomphera  tôt  ou  tard  des  complots  des  hommes. 

M  de  Malesherbes,  témoin  et  confident  de  mes  agitations,  se 
donna,  pour  les  calmer,  des  soins  qui  prouvent  son  inépuisable 
bonté  de  cœur.  Madame  de  Luxembourg  concourut  à  cette  bonne 
œuvre,  et  fut  plusieurs  fois  chez  Duchesne,  pour  savoir  à  quoi  en 
était  cette  édition.  Enfin  l'impression  fut  reprise  et  marcha  plus 
rondement,  sans  que  jamais  j'aie  pu  savoir  pourquoi  elle  avait  été 
suspendue.  M.  de  Malesherbes  prit  la  peine  de  venir  à  Montmo- 
rency pour  me  tranquilliser,  il  en  vint  à  bout;  et  ma  parfaite  con- 
fiance en  sa  droiture,  l'ayant  emporté  sur  l'égarement  de  ma  pauvre 
tète,  rendit  efficace  tout  ce  qu'il  fit  pour  m'en  ramener.  Après  ce 
qu'il  avait  vu  de  mes  angoisses  et  de  luon  délire,  il  était  naturel 
qu'il  me  trouvât  très  à  plaindre  :  aussi  fit-il.  Les  propos  incessam- 
ment rebattus  de  la  cabale  philosophique  qui  l'entourait  lui  revin- 
rent à  l'esprit.  Quand  j'allai  vivre  à  l'Ermitage,  ils  publièrent, 
comme  je  l'ai  déjà  dit,  que  je  n'y  tiendrais  pas  longtemps;  quand 
ils  virent  que  je  persévérais^  ils  dirent  que  c'était  par  obstination, 
par  orgueil,  par  honte  de  m'en  dédire,  mais  que  je  m'y  ennuyais  à 
périr,  et  que  j'y  vivais  très  iBalheureux.  M.  de  Malesherbes  le  crut 
et  me  l'écrivit;  sensible  à  cette  erreur,  dans  un  homme  pour  qui 
j'avais  tant  d'estime,  je  lui  écrivis  quatre  lettres  consécutives, où,  lui 
exposant  les  vrais  motifs  de  ma  conduite,  je  lui  décrivis  fidèlement 
mes  goiils,  mes  penchants,  mon  caractère,  et  tout  ce  qui  se  passait 
dans  mon  cœur.  Ces  quatre  lettres,  faites  sans  brouillon,  rapide- 
ment, à  trait  de  plume,  et  sans  même  avoir  été  relues,  sont  peut- 
être  la  seule  chose  que  j'aie  écrite  avec  facilité  dans  toute  ma  vie; 
ce  qui  est  bien  étonnant  au  milieu  de  mes  souffrances  et  de  l'ex- 
trême abattement  où  j'étais.  Je  gémissais,  en  me  sentant  défaillir, 
de  penser  que  je  laissais  dans  l'esprit  des  honnêtes  gens  une  opinion 
de  moi  si  peu  juste  ;  et,  par  l'esquisse  tracée  à  la  bâte  dans  ces  qua- 
tre lettres,  je  tachais  de  suppléer  eu  quelque  sorte  aux  mémoires 
que  j'avais  projetés.  Ces  lettres,  qui  plurent  à  M.  de  Malesherbes, 
et  qu'il  montra  dans  Paris,  sont  en  quelque  façon  le  sommaire  de 
ce  que  j'expose  ici  plus  en  détail,  et  méritent  à  ce  titre  d'être  con- 
servées. On  trouvera  parmi  mes  papiers  la  copie  qu'il  en  fît  faire  à 
ma  prière,  tt  qu'il  m'envoya  quelques  années  après. 

La  seule  chose  qui  m'affligeait  désormais,  dans  l'opinion  de  ma 
mort  prochaine,  était  de  n'avoir  aucun  homme  lettré  de  confiance, 
entre  les  mains  duquel  je  pusse  déposer  mes  papiers,  pour  en  faire 
après  moi  le  triage. 

Depuis  mon  voyage  de  Genève,  je  m'étais  lié  d'amitié  avec  Moul- 
tou  ;  j'avais  de  Pinclination  pour  ce  jeune  homme,  et  j'aurais  désiré 
qu'il  vint  me  fermer  les  yeux;  je  lui  marquai  ce  désir,  et  je  crois 
qu'il  aurait  fait  avec  plaisir  cet  acte  d'humanité,  si  ses  alfaires  et  sa 
famille  le  lui  eussent  permis.  Privé  de  cette  consolation,  je  voulus 
du  moins  lui  marquer  ma  confiance,  en  lui  envoyant  la  profession 
de  foi  du  Vicaire  avant  la  publication.  Il  en  fut  content,  mais  il  ne 
me  parut  pas,  dans  sa  réponse,  partager  la  sécurité  avec  laquelle 
j'en  attendais  pour  lors  l'efTel.  Il  désira  d'avoir  de  moi  quelque  mor- 
ceau que  n'eût  personne  autre.  Je  lui  envoyai  une  Oraison  funèbre 
<hi  feu  duc  d'Orléans,  que  j'avais  faite  pour  l'abbê  iJarty,  et  qui  ne 
fut  pas  iirononcée,  parce  que,  contre  son  attente,  ce  ne  fut  pas  lui 
qui  en  fut  chargé. 

L'impression,  après  avoir  été  rcfirise,  se  continua,  s'acheva  même 
assez  tranquillement,  et  j'y  remarquai  ceci  de  singulier,  qu'après 
les  cartons  qu'on  avait  sévèrement  exigés  pour  les  deux  preiuieis 
volumes,  on  passa  les  deux  derniers  sans  rien  dire,  et  sans  que  leur 
contenu  fit  aucun  obstacle  à  sa  publication.  J'eus  pourtant  encore 
quelque  inquiétude  que  je  ne  dois  point  passer  sous  silence.  Après 
avoir  eu  ])eur  des  jésuites,  j'eus  peur  des  jansénistes  et  des  philoso- 
[ihes.  Ennemi  de  lout  ce  qui  s  appelle  parti,  l'action,  cabale,  je  n'ai 
jamais  rien  attendu  de  bon  des  gens  ipii  eu  sont.  Les  Commères 
avaient  depuis  un  temps  quitté  leur  ancienne  demeure,  et  s'étaient 
établis  tout  à  côle  de  moi,  en  sorte  que  de  leur  chambre  on  enten- 
dait tout  ce  qui  se  disait  sur  ma  terrasse,  et  t\ue  de  leur  jardin 
on  pouvait  très  aisément  escalader  le  petit  mur  qui  le  séparait  de 
mon  donjon.  J'avais  fait  de  ce  donjon  mon  cabinet  de  travail,  en 
sorte  que  j'y  avais  une  table  couverte  d'épreuves  et  de  feuilles  de 
V  Emile  et  du  Contrat  social;  et,  brochant  ces  feuilles  à  mesure  qu'on 


LES  CONFESSIONS. 


131 


hie  les  finvoyait,  j'avais  là  tous  mes  volumns  longtemps  avant  qu'on 
!ps  publiAt.  Mon  étourderie ,  ma  négliseiice,  ma  confiance  en 
M.  M.ithas,  dans  le  jardin  duquel  j'étais  clos,  faisaient  que  souvent, 
oubliant  de  fermer  le  soir  mon  donjon.  j(!  le  trouvais  li;  malin  tout 
ouvert;  ce  qui  ne  m'eût  guère  inquiété  si  je  n'avais  cru  remarquer 
du  dérangement  dans  mes  papier*.  A[irés  avoir  fait  plusieurs  fois 
cette  remarque,  je  devins  plus  soigneux  de  fermer  le  donjon  ;  la 
srrrurf  était  mauvaise,  la  clef  ne  formait  qu'à  di'mi-tour.  Devenu 
plus  attentif,  je  trouvai  plusieurs  fois  un  plus  grand  dérangiunent 
eruiire  (|ue  quand  je  laissais  tout  ouvert.  Enfin  un  de  nu;s  volumes 
se  trouva  éclipsé  pendant  un  jour  et  deux  nuits,  .sans  qu'il  me  fût 
possible  de  savoir  ce  qu'il  était  devenu  jusqu'au  matin  du  troisième 
jour,  que  je  le  retrouvai  sur  ma  table.  Je  n'eus,  ni  n'ai  jamais  ou  de 
Soupçon  sur  M.  Mathas  ni  sur  son  neveu,  M.  Duuwulin,  sachant 
qu'ils  m'aimaient  l'un  et  l'autre,  etprciuint  en  eux  toute  confiance. 
Je  commençais  d'en  avoir  moins  dans  les  Commères.  Je  savais  que, 
quoique  jansénistes,  ils  étaient  en  quelque  liaison  avec  d'Alembert 
et  logeaient  dans  la  même  maison.  Cela  me  donna  quelque  inquié- 
tude et  me  rendit  plusaltentif.  Je  retirai  mes  papiers  dans  macham- 
bre,  et  je  cessai  tout-à-fait  de  voir  ces  gen.s-là,  ayant  su  d'ailleurs 
au'ilsavaient  fait  parade, dans  plusieurs  maisons, du  premier  voUune 
ne  Vlùiiili\  ((oej'avais  eu  l'imprudence  de  leurprcter.  Quoiqu'ils con- 
liiuKisscril  il'ètre  mes  voisins  jusqu'à  mon  départ,  je  n'ai  pli>i  eu  de 
cduiMiunie/itioii  avec  eux  depuis  lors. 

Le  Contrat  social  parut  un  mois  ou  deux  avant  l'Emile.  Rey,  dont 
j'avais  toujours  exigé  qu'il  n'introduirait  jamais  furtivement  en 
France  aucun  de  mes  livres,  s'adressa  au  magistrat  pour  obtenir  la 
permission  de  faire  entrer  celui-ci  par  Houen,  où  il  fit  par  mer  son 
envoi.  Rey  n'eut  aucune  réponse  :  ses  ballots  restèrent  à  Rouen  plu- 
sieurs mois,  au  bout  desquels  on  les  lui  renvoya  après  avoir  tenté 
de  lesconfi.-quer;  mais  il  fit  tant  de  bruit  qu'on  les  lui  rendit.  Des 
curieux  en  tirèrent  d'Amslerdani  quelques  exemplaires  qui  circulè- 
rent avec  peu  de  bruit.  Mauléon,  qui  en  avait  ouï  parler,  et  qui 
même  en  avait  vu  quelque  chose,  m'en  parla  d'un  ton  mystérieux 
qui  me  surprit,  et  qui  m'eût  inquiété  même,  si,  certain  d'être  en 
règle  à  tous  égards  et  de  n'avoir  nul  re|)roche  à  me  faire, je  ne  m'é- 
tais tramiuillisé  par  ma  grande;  maxime.  Je  ne  doutais  pas  même 
que  M.  de  Cboiseul,  déjà  bien  disposé  pour  moi,  et  sensible  à  l'éloge 
que  mon  estime  pour  lui  m'en  avait  fait  faire  dans  cet  ouvrage,  ne 
me  soutînt  en  cette  occasion  contre  la  malveillance  de  madame  dé 
Pompadour. 

J'avais  assurément  lieu  de  compter  alors  autant  que  jamais  sur 
les  bontés  de  M.  de  Luxembourg  et  sur  son  appui  dans  le  besoin  ; 
car  jamais  il  ne  me  donna  des  marques  d'amitié  ni  plus  fréquentes 
ni  plus  touchantes.  Au  voyage  de  Pâques,  mon  triste  élat  ne  me 
permettant  pas  d'aller  au  château,  il  ne  manqua  pas  un  seul  jour  de  me 
venir  voii-;  et  enlin,  me  voyant  soulfrir  sans  relàch(î,  il  fit  tant  qu'il  me 
deliTiuina  à  voir  le  frère  Corne, 'l'envoya  chercher,  me  l'amena  lui- 
nièiiie,  et  eut  le  courage,  rare  certes  et  méritoire  dans  un  grand 
seigneur,  de  rester  chez  moi  durant  l'opération,  qui  fut  cruelle  et 
longue.  11  n'était  pourtant  question  que  d'être  sondé;  mais  je  n'ai 
jamais  pu  l'être,  même  par  Morand,  qui  s'y  prit  à  plusieurs  fois  et 
toujours  sans  succès.  Le  frère  Côme,  qui  avait  la  main  d'une  adresse 
et  d'une  légèreté  sans  égale,  vint  à  bout  enfin  d'introduire  une 
très  petite  algalie,  après  m'avoir  beaucoup  fait  souffrir  pendant 
plus  de  deux  heures,  durant  lesquelles  je  m'efforçai  de  retenir  mes 
plaintes,  pour  ne  pas  déchirer  le  cœur  sensible  du  bon  maréchal. 
Au  premier  examen,  le  frère  Côme  crut  trouver  une  grosse  pierre, 
et  me  le  dit;  au  second,  U  ne  la  tr'ouva  plus.  Après  avoir  recom- 
mencé une  seconde  et  une  troisième  fois  avec  un  soin  et  une  exac- 
tiliuh;  qui  me  firent  trouver  le  temps  fort  long,  ililéclara  qu'il  n'y 
avail  point  de  pierre,  mais  que  la  [jrostate  était  squirrheuse  et  d'une 
grosseur  surnaturelle;  il  trouva  la  vessie  très  grande  et  en  bon  élat, 
et  Huit  (lar  me  déclarer  que  je  soufTnrais  beaucoup  et  que  je  vivrais 
longtemps.  Si  la  secmide  prédiction  s'accomplit  aussi  bien  ([ue  la 
première,  mes  maux  ne  sont  pas  prêts  à  linir. 

C'est  ainsi  qu'après  avoir  été  traité  successivement  pendant  tant 
d'années  de  vingt  maux  que  le  n'avais  pas,  je  finis  par  savoir  que 
ma  maladie,  incurable  sans  être  mortelle,  durerait  autant  que  moi. 
Mon  imagination,  réprimée  par  cette  connaissance,  ne  me  fit  plus 
Voir  eu  perspective  une  mort  cruelle  dans  les  douleurs  du  calcul.  Je 
cessai  de  craindre  qu'un  bout  de  bougie,  qui  s'était  rompu  dans 
l'urètre  il  y  avail  Uuiglemps,  n'eût  faille  noyau  d'une  pierre. 

Délivré  des  maux  imaginaires,  plus  cruels  pour  moi  que  les  maux 
réels,  j'endurai  plus  paisibleuieiit  ces  derniers.  Il  est  coiistaut  que, 
depuis  ce  ltm|is,j'ai  beaucoup  iuoins=oulbrl  de  ma  maladie  (]ue  je 
n'avais  l'ait  jusiiu'alors,  et  je  ne  me  rappelle  jamais  que  je  dois  ce 
soulagement  à  SI.  de  Luxeiiibourg,  sans  ui'attendrir  de  nouveau  sur 
saméuiuire. 

Revenu  (luur  ainsi  dire  à  la  vie,  et  plus  occupe  que  jamais  du  plan 
sur  leipiel  l'eu  voulais  pa.-ser  le  reste,  je  n'allendais  pour  l'execuler 
que  la  piiblicaliou  île  l'Emile.  Je  .songeais  à  la  Touralue,  où  j'avais 
déjà  été,  et  qui  me  plai.sait  beaucou|i,taiil  luiur  la  doiieeurdu  eiiuiat 
que  pour  celle  des  habitants. 


La  t<>rra  molle,  lieta,  edileltosa, 
Simile  a  se  l'habitalor  produce. 


J'avais  déjà  parlé  de  mon  projet  à  M.  de  Luxemhorrg,  qui  m'en 
avail  voulu  délourner;  je  lui  en  reparlai  derechef  comme  d'une 
cho.se  résolue.  Alors  il  me  proposa  le  château  de  Merlou.  à  quinze 
lieues  de  Paris,  comme  un  asile  qui  pouvait  me  convenir,  et  dans 
lequel  ils  se  feraient  l'un  et  l'autre  un  plaisir  de  m'établir.  Cette  pro- 
position me  loucha  et  ne  me  déplut  pas.  Avant  toute  clio.se  il  fallait 
voir  le  lieu  ;  nous  convinmes  du  jour  où  .V).  le  manebal  enverrait 
son  valet  de  chambre  avec  une  voiture  pour  m'y  conduire.  Je  me 
trouvai  ce  jour-là  fort  incommodé  ;  il  fallut  remettre  la  partie,  et  les 
contre-temps  qui  survinrent  m'empêchèrent  de  l'exécuter.  Ayant 
appris  depuis  que  la  terre  de  Merlou  n'était  pas  à  M.  le  maréchal, 
mais  àmadarae,  je  m'en  consolai  plus  aisémenlde  n'y  être  pas  allé. 

L'Emile  parut  enfin,  sans  que  j'entendisse  plus  parler  de  cartons 
ni  d'aucuni!  difficullé.  Avantsa  publication,  M.  le  maréchal  me  re- 
demanda toutes  les  lettres  de  -M  de  Malesherbes  qui  se  rapportaient 
à  cet  ouvrage.  Ma  grande  confiance  en  tous  les  deux,  raa  profonde 
sécurité,  m'empêchèrent  de  réfléchir  sur  ce  qu'il  y  avait  d'extraordi- 
naire et  même  d'inquiétant  danscetle  demande.  Jercndisles  lettres 
hors  une  ou  deux  qui  par  mégarde  avaient  reste  dans  des  livres. 
Quelque  temps  auparavant,  M.  de  Malhcsberbes  m'avait  marqué 
qu'il  retirait  les  lettres  que  j'avais  écrites  à  Duchesne  durant  mes 
alarmes  au  sujet  des  jésuites  ;  et  il  faut  avouer  que  ces  lettres  ne 
faisaient  pas  grand  honneur  à  ma  raison.  Mais  je  lui  marquai  qu'en 
nulle  chose  je  ne  voulais  passer  pour  meilleur  que  je  n'élais,  et  qu'il 
pouvait  lui  laisser  les  lettres.  J'ignore  ce  qu'il  a  fait 

La  publication  de  ce  livre  ne  se  fil  point  avec  cet  éclat  d'applau- 
dissements qui  suivait  celle  de  tous  mes  écrits.  Jamais  ouvrage 
n'eut  de  si  grands  éloges  particuliers,  ni  si  peu  d'approbation  pu- 
blique. Ce  que  m'en  dirent,  ce  que  m'en  écrivirent  les  gens  les  plus 
capables  d'en  juger,  me  confirma  que  c'était  là  le  meilleur  de  mes 
écrits,  ainsi  que  le  plus  iinportaul.  Mais  tout  cela  fut  dit  avec  les 
précautions  les  plus  bizarres,  comme  s'il  eût  ini|iorté  de  garder  le 
secret  du  bien  que  l'on  en  pensait.  .Madame  de  Boufller.s,  qui  me 
marqua  que  l'auteur  de  ce  livre  mérilail  des  statues  et  les  hom- 
mages de  tous  les  humains,  me  pria  sans  façon  à  la  fin  de  son 
billet  de  le  lui  renvoyer.  D'Alembert,  qui  m'écrivit  que  cet  ouvrage 
décidait  de  ma  supériorité,  el  devait  me  mettre  à  la  tète  de  tous 
les  gens  de  lettres,  ne  signa  point  sa  lettre,  quoiqu'il  eût  signé 
toutes  celles  qu'il  m'avait  écrites  jusqu'alors.  Duclos,  ami  sur, 
homme  vrai,  mais  circonspect,  et  qui  faisait  cas  de  ce  livre,  évita 
de  m'en  parler  par  écrit;  la  Condamine  se  jeta  sur  la  profession  de 
foi  du  Vicaire,  et  battit  la  campagne;  Clairaut  se  borna  dans  sa 
lettre  au  même  morceau  ;  mais  il  ne  craignit  pas  d'exprimer  l'é- 
motion que  sa  lecture  lui  avait  donnée,  el  il  nie  marqua  en  pro- 
pres ternies  que  cette  lectui-c  avail  réchauffé  sa  vieille  âme.  De  tous 
ceux  à  qui  j'avais  envoyé  mon  livre,  il  fut  le  seul  qui  dit  haute-, 
ment  et  librement  à  tout  le  monde  tout  la  bien  qu'il  en  pensait. 

Maillas,  à  qui  j'en  avais  aussi  donné  un  exemplaire,  avant  qu'il 
fût  en  vente,  le  prêta  à  M.  de  Rlaire ,  conseiller  au  parlement, 
père  de  l'intendanl  de  Strasbourg.  M  de  Blaire  avail  une  maison 
de  campagne  à  Saiiil-Gratien  ;  et  .Mathas,  son  ancienne  connais- 
sance, l'y  allait  voir  quelquefois  quand  il  pouvait  aller.  Il  lui  lit 
lire  \  Emile  avant  qu'il  fût  public  En  le  lui  rendant.  .M.  de  Blaire 
lui  dit  ces  propres  mots,  qui  me  furent  redits  le  même  jour:  a  .Mon- 
sieur Mdthas,  voilà  un  fort  beau  livre,  mais  dont  il  sera  parlé,  dans 
peu,  plus  qu'il  ne  serait  à  désirer  pour  l'auteur.  »  Quand  il  me 
rapporta  ces  mots,  je  ne  fis  qu'en  rire;  et  je  n'y  vis  que  l'impor- 
taiice  d'un  homme  de  robe  qui  met  du  my>tere  atout.  Tous  les  pro- 
pos inquiétanls  qui  me  revinrent  ne  me  firent  pas  plus  d'impres- 
sion ;  et,  loin  de  prévoir  en  aucune  sorte  la  catastrophe  à  laquelle 
jt;  touchais  ,  certain  de  l'utilile,  de  la  beauté  de  mon  ouvrage;  cer- 
tain d'être  en  règle  à  tous  égards,  certain  ,  comme  je  croyais  l'èlre, 
de  tout  le  crédit  de  madame  de  Luxembourg  el  même  de  la  faveur 
du  niinislere,  je  m'applaudissais  du  i»arli  que  j'avais  pris,  de  me 
retirer  au  milieu  de  mes  triomphes,  et  Jorsque  je  venais  d'écraser 
tous  mes  envieux. 

l'ne  seule  chose  m'alarmail  dans  la  publication  de  ce  livre;  et 
cela  ,  moins  pour  ma  sùrelé  que  pour  l'acquit  de  mon  ctvur.  A  l'Er- 
mitage, à  Montmorency ,  j'avais  vu  de  près  et  avec  indignation  les 
vexations  qu'un  soin  jaloux  des  plaisirs  des  princes  fait  exercer  sur 
les  malheureux  paysans,  forces  de  souffrir  le  dégât  que  le  gibier 
l'ait  dans  leurs  champs,  sans  oser  se  défendre  autrement  qu'à  force 
de  bruit,  et  forces  de  passer  toutes  les  nuits  dans  leurs  fèves  el 
leurs  p'iis  avec  des  chaudrons  ,  dos  tambours  ,  des  sonncttfs,  pour 
écarter  les  sangliers.  Témoin  de  la  dureté  barbare  avec  laquelle 
M.  le  comte  de  Charolais  faisait  traiter  ces  pauvres  gens,  j'avais  fait, 
vers  la  fin  de  \' Emile,  une  sortie  .-iir  cette  cruauté.  J'appris  que  les 
officiers  de  .M.  le  prince  de  Conli  ne  lestraitaieiil  guère  laoins  dure- 
ment sur  ses  terres  ;  je  tremblais  que  ce  prince  ,  pour  lequel  j'étais 
|K>nélré  de  respect  et  de  reconnaissance,  ne  prit  pour  lui  ce  que 
l'humanité  révoltée  m'avait  fait  dire  pour  son  oncle,  et  ne  s'en  liut 
oirense.  Cependant,  comme  ma  conscience  me  justifiait  pleinement 


132 


LES  VEILLÉES  LITTÉRAIRES  ILLUSTRÉES. 


sur  cet  article,  je  me  tranquillisai  sur  son  témoignage,  et  je  fis 
bien.  Du  moins,  je  n'ai  jamais  appris  que  ce  grand  prince  ait  fait 
la  moindre  attention  k  ce  |iassage  écrit  longtemps  avant  que  j'eusse 
l'honneur  d'être  connu  de  lui. 

Peu  de  jours  avant  ou  après  la  publication  de  mon  livre,  car  je 
ne  me  rappelle  pas  bien  exactement  le  tinrips,  parut  nn  autre  ou- 
vrage sur  le  même  sujet,  tiré  mot  à  mot  de  mon  premier  volume, 
hors  quelques  platises  dont  on  avait  entremêlé  cet  extrait.  Ce  livre 
portait  le  nom  d'un  Genevois,  appelé  Balexsert;  et  il  était  dit  dans 
le  titre  qu'il  avait  remporté  le  prix  à  l'Académie  de  Harlem.  Je  com- 
pris aisément  que  cette  Académie  et  ce  prix  étaient  d'une  création 
toute  nouvelle  pour  déguiser  le  plagiat  aux  yeux  du  public:  mais 
je  vis  aussi  qu'il  y  avait  k  cela  quelque  intrigue  antérieure  à  la- 
quelle je  ne  comprenais  rien  ,  soit  par  la  communication  de  mon 
manuscrit,  sans  quoi  ce  vol  n'aurait  pu  se  faire;  soit  pour  bâtir 
l'histoire  de  ce  prétendu  iirix ,  k  laquelle  il  avait  bien  fallu  donner 
quelque  fondement.  Ce  n'estque  bien  des  années  après,  que,  sur 
un  mot  échappé  k  d'ivernoi's,  j'ai  pénétré  le  mystère,  et  entrevu 
ceux  qui  avaient  mis  en  jeu  le  sieur  Balex.sert. 

Les  sourds  mugissements  qui  précèdent  l'orage  commençaient  à 
se  faire  entendre,  et  tous  les  gens  un  peu  pénétrants  virent  bientôt 
qu'il  se  couvait  au  sujet  de  mon  livre  et  de  moi  quelque  complot 
qui  ne, tarderait  pas  d'éclater.  Pour  moi,  ma  sécurité,  ma  stupidité 
fut  telle,  que  ,loin  de  prévoir  mon  malheur,  je  n'en  soupçonnai  |ias 
même  la  cause,  après  en  avoir  ressenti  reifet.  On  commença  par 
répandre,  avec  assez  d'adresse,  qu'en  sévissant  contre  les  jésuites 
on  ne  pouvait  marquer  une  indulgence  partiale  pour  les  livres  et 
les  auteurs  qui  attaquaient  la  religion.  On  me  reprochait  d'a- 
voir mis  mon  nom  k  ['Emile,  comme  si  je  ne  l'avais  pas  mis  k  tous 
mes  autres  écrits,  auxijuels  on  n'avait  rien  dit.  Il  semblait  qu'on 
craio-nît  de  se  voir  forcé  k  quelque!  ilruiarelic  qu'on  ferait  k  regret, 
mais  que  les  circonstances  reiiihiiiMit  mressaire,  et  k  laquelle  mon 
imprudence  avait  donné  lieu.  (Ws  liruits  me  parvinrent,  et  ne  m'in- 
quiétèrent guère:  il  ne  me  vint  pas  même  k  l'esprit  qu'il  pi'it  y 
avoir  dans  toute  celte  affaire  la  moindre  chose  qui  me  regardât 
iiersonnellement;  moi  qui  me  sentais  si  parfaitement  irréprochable, 
si  bien  appuyé,  si  bien  en  règle  k  tous  égards,  et  qui  ne  craignais 
pas  que  madame  de  Luxembourg  me  laissât  dans  l'embarras  pour 
un  tort  qui,  s'il  existait,  était  tout  entier  k  elle  seule.  Mais,  sachant 
en  pareil  cas  comment  les  choses  se  passent,  et  que  l'usage  est  de 
sévir  contre  les  libraires  en  ménageant  les  auteurs,  je  n'étais  pas 
sans  inquiétude  pour  le  pauvre  Duchesne,  si  M.  de  Malesherbes  ve- 
nait k  l'abandonner. 

Je  restai  tranquille.  Les  bruitsaugmentèrent  et  changèrent  bientôt 
de  ton.  Le  public,  et  surtout  le  parlement,  semblait  s'irriter  par  ma 
tranquillité.  Au  bout  de  quelques  jours,  la  fermentation  devint  ter- 
rible; et  les  menaces,  changeant  d'objet,  s'adressèrent  directement 
â  moi.  On  entendait  dire  tout  ouvertement  aux  parlementaires  qu'on 
n'avançait  rien  k  brûler  les  livres,  et  qu'il  fallait  s'adre.sser  direc- 
■  teinent  aux  auteurs.  La  première  jbis  que  ces  propos,  plus  digues 
d'un  inquisiteur  de  Goa  que  d'un  sénateur,  me  revinrent,  je  ne 
doutai  point  nue  ce  ne  fût  une  invention  des  Holbachiens  ,  pour 
tâcher  de  ureffrayer  et  de  m'exciler  k  fuir.  Je  ris  de  cette  puérile 
ruse  ;  et  je  me  disais,  en  me  moquant  d'eux,  que  s'ils  avaient  su  la 
vérité  des  choses,  ils  auraient  clierché  quelque  autre  moyen  de  me 
faire  peur;  mais  la  rumeur  enfin  devint  telle  qu'il  fut  clair  que 
c'était  tout'de  bon.  M.  et  madame  de  Luxembourg  avaient,  cette 
année,  avancé  leur  voyage  de  Montmorency,  de  sorte  qu'ils  y 
étaient  au  commencement  de  juin.  J'y  entendis  très  peu  parler  de 
mes  nouveaux  livres,  maigre  le  bruit  qu'ils  faisaient  k  Paris  ;  et  les 
maîtres  de  la  maison  ne  m'en  parlaient  point  du  tout.  Un  matin 
rependant  que  j'étais  avec  M.  de  Luxembourg  ,  il  me  dit  :  Avl-z- 
vous  parlé  mal  de  M.  de  Choi^eul  dans  le  Contrat  social?  Moi!  lui 
di-i-je  en  reculant  de  surprise,  non  ,  je  vous  jure  ;  mais  j'en  ai  fait 
en  revanche,  et  d'une  plume  qui  n'est  pas  louangeuse  ,  le  plus  bel 
éhx'e  que  jamais  peut-être  ministre  ait  reçu  ;  et  tout  de  suite  je  lui 
rapportai  le  passage.  Et  dans  l'Emile?  reprit-il.  Pas  un  mot,  repon- 
dis-ji;;  il  n'y  a  pas  nu  seul  mot  qui  le  regarde.  Ah!  dit-il  avec  plus 
de  vivacité  qu'il  n'en  avait  d'ordinaire,  il  fallait  faire  la  même 
chose  dans  l'autre  livre,  ou  être  plus  clair!  J'ai  cru  l'être  ,  ajoutai- 
je.je  l'eslimais  assez  pour  cela.  Il  allait  reprendre  la  parole  ;  je  le 
vis  prêt  k  s'ouvrir  ;  il  se  retint  et  se  tut.  Malheureuse  prudence  de 
courtisan  ,  qui  dans  les  meilleurs  cœurs  ,  domine  l'amitié  même  ! 

Cette  conversation  ,  quoique  courte  ,  m'éclaira  sur  ma  situation, 
du  moins  k  certain  égard,  et  me  fit  comprendre  que  c'était  bien  à 
moi  qu'on  en  voulait.  Je  déplorai  cette  inouïe  fatalité  qui  tournait 
k  mon  préjudice  tout  ce  que  je  disais  et  faisais  de  bien.  Cependant, 
me  sentant  pour  plastron  dans  cette  afl'aire  madame  de  Luxem- 
bourg et  M.  de  Malesherbes,  je  ne  voyais  pas  comment  on  pouvait 
s'y  prendre  pour  les  écarter  et  parvenir  jusqu'à  moi;  car  d'ailleurs 
je  sentis  bien  des-lors  qu'il  ne  serait  plus  question  d'équité  ni  de 
justice,  et  qu'on  ne  s'embarrasserait  pas  d'examiner  si  j'avais  réel- 
lement tort  ou  non.  L'orage  cependant  grondait  de  plus  en  plus.  Il 
n'v  avait  pas  jusqu'k  Neaulme  ,  qui ,  dans  la  diffusion  de  .son  ba- 
vardage, ne  me  montrât  du  regret  de  s'être  mêlé  de  cet  ouvrage,  et 


la  certitude  où  il  paraissait  être  du  sort  qui  menaçait  le  livre  et 
l'auteur.  Une  chose  pourtant  me  rassurait  toujours.  Je  voyais  ma- 
dame de  Luxembourg  si  tranquille,  si  contente,  si  riante  même, 
qu'il  fallait  bien  qu'elle  fiit  sûre  de  son  fait,  pour  n'avoir  pas  la 
moindre  inquiétude  à  mon  sujet,  pour  ne  pas  me  dire  un  seul  mot 
di'  commisération  ni  d'excuse,  pour  voir  le  tour  que  prendrait  cette 
affaire  avec  autant  de  sang-froid" que  si  elle  ne  s'en  fiit  point  mêlée, 
et  qu'elle  n'eût  pas  pris  à  moi  le  moindre  intérêt.  Ce  qui  me  sur- 
prenait était  qu'elle  ne  me  disait  rien  du  tout.  Il  me  semblait  qu'elle 
aurait  dû  me  dire  quelque  chose.  Madame  de  Boiifflers  paraissait 
moins  tr.inquille.  Elle  allait  et  venait  avec  un  air  d'agitation,  se 
donnant  beaucoup  demouvement ,  et  massurant  que  M.  le  prince 
de  Conti  s'en  donnait  beaucoup  aussi  pour  parer  le  coup  qui  m'é- 
tait préparé  ,  et  qu'elle  attribuait  toujours  aux  circonstances  pres- 
sentes, dans  lesquelles  il  importait  au  parlement  de  ne  pas  se  laisser 
accuser  par  les  jésuites  d'indifférence  sur  la  religion.  Elle  paraissait 
cependant  peu  compter  sur  le  sucrés  des  démarches  du  prince  et 
des  siennes.  Ses  conversations,  plus  alarmantes  que  rassurantes, 
tendaient  toutes  k  m'engager  à  la  retraite  ;  et  elle  me  conseillait 
fort  l'Angleterre,  où  elle  m'olTraitbeaucoup  d'amis,  entre  autresle  cé- 
lèbre Hume,  qui  était  le  sien  depuis  longtemps.  Voyant  que  je  per- 
sistais k  rester  tranquille  ,  elle  prit  un  tour  plus  capable  di;  m'é- 
branler.  Elle  me  fit  entendre  que,  si  j'étais  arrêté  et  interrogé,  je 
me  mettais  dans  la  nécessité  de  nommer  madame  de  Luxembourg, 
et  que  son  amitié  pour  moi  méritait  bien  que  je  ne  m'exposasse 
pas  k  la  compromettre.  Je  répondis  qu'en  pareil  cas  elle  [)onvait 
rester  tranquille  ,  et  que  je  ne  la  compromettrais  point.  Elle  répli- 
qua que  cette  résolution  était  plus  facile  à  prendre  qu'à  exécuter; 
et  en  cela  elle  avait  raison  ,  .surtout  pour  moi,  bien  déterminé  k  ne 
jamais  me  parjurer  ni  mentir  devant  les  juges,  quelque  risque  qu'il 
pût  y  avoir  k  dire  la  vérité. 

Voyant  que  cette  réflexion  m'avait  fait  quelque  impression,  sans 
cependant  que  je  puisse  me  résoudre  à  fuir,  elle  me  parla  de  la  Bas- 
tille pour  quelques  semaines,  comme  d'un  moyen  de  me  soustraire 
k  la  juridiction  du  parlement,  qui  ne  se  mêle  pas  des  prisonniers 
d'Etat.  Je  n'objectai  rien  contre  cette  singulière  grâce  ,  pourvu 
qu'elle  ne  fut  pas  sollicitée  en  mon  nnm.  Comme  elle  ne  m'en  parla 
plus  ,  j'ai  jugé  dans  la  suite  qu'elle  n'avait  proposé  cette  idée  que 
pour  nie  sonder,  et  qu'on  n'avait  pas  voulu  d'un  expédient  qui 
finissait  tout. 

Peu  de  jours  après,  le  maréchal  reçut  du  curé  de  Deuil,  ami  de 
Grimm  et  de  madame  d'Epinay,  une  lettre  portant  l'avis,  qu'il  di- 
sait avoir  eu  de  bonne  part,  que  le  parlement  devait  procéder  con- 
tre moi  avec  la  dernière  sévérité  .  et  que  tel  jour  ,  qu'il  marqua  ,  je 
serais  décrété  de  prise  de  corps.  Je  jugeai  cet  avis  de  fabrique  hol- 
bachienne  ;  je  savais  que  le  parlement  était  très  attentif  aux  formes, 
et  que  c'était  toutes  les  enfreindre  que  de  commencer  en  cette  oc- 
casion par  un  décret  de  prise  de  corps  ,  avant  de  savoir  jtiridique- 
ment  si  j'avouais  le  livre  qui  portaif  nicn  nom,  et  si  réellement  j'en 
étais  l'auteur.  Il  n'y  a,  disais-je  k  madame  de  Bouftlers,  que  les  cri- 
mes qui  portent  atteinte  à  la  tranquillité  publique,  dont  sur  le  simple 
indice  ou  décrète  les  accusés  de  prise  de  corps,  de  peur  (|u'ils  n'é- 
chappent au  châtiment.  Mais  quand  on  veut  punir  un  délit  tel  que 
le  mien  ,  qui  mérite  des  honneurs  et  des  récompenses  ,  on  procède 
contre  le  livre,  et  l'on  évite  autant  qu'on  le  peut  de  s'en  prendre  k 
l'auteur.  Elle  me  fit  k  cela  une  distinction  subtile,  que  j'ai  oubliée, 
pour  me  prouver  que  c'était  par  faveur  qu'on  me  décrétait  de  prise 
de  cor|is,  au  lieu  de  m' assigner  pour  être  ouï.  Le  lendemain  je  reçus 
une  lettre  de  Guy  ,  qui  marquait  que,  s'étant  trouvé  le  même  jour 
chez.  M.  le  procureur-général,  il  avait  vu  sur  son  bureau  le  brouil- 
lon d'un  réqui.-.itoire  contre  l'Emile  et  son  auteur.  Notez  que  ledit 
Guy  était  l'associé  de  Duchesne  qui  avait  imprimé  l'ouvrage;  le- 
quel ,  fort  tranquille  pour  son  pro|ire  ciuupte  ,  donnait  par  charité 
cetavisk  l'auteur.  On  [leiit  jugercumbieu  tout  cela  me  parut  croya- 
ble. Il  était  si  simple,  si  naturel  qu'un  libraire,  admis  a  l'audience 
du  procureur-général,  lût  tranquillement  les  manuscrits  et  brouil- 
Iniis  épars  sur  le  bureau  de  ce  magistrat!  Madame  de  Boiifflers  et 
d'autres  me  confirmèrent  la  même  chose.  Sur  les  absurdités  dont 
on  me  rebattait  incessamment  les  oreilles^  j'étais  tenté  de  croire  que 
tout  le  monde  était  devenu  fou. 

Sentant  bien  qu'il  y  avait  sous  tout  cela  quelque  mystère  qu'on 

ne  voulait  pas  me  dire,  j'attendis  Lranquillenieiit  l'événement,  me 

reposant  sur  ma  dnutiire  et  mon  innocence  en  toute  cette  affaire, 

et   trop  heureux  ,   quelque  persécution  qui  dût  m'atteiidre  ,  d'être 

apjielé  k  l'honneur  de  souffrir  pour  la  vérité.  Loin   de  craindre  et 

de  me  tenir  caché,  j'allais  tous  les  jours  au  château,  et  je  faisais  les 

après-midi  mes  promenades  ordinaires.  Le  S  juin,  veille  du  décret, 

je  la   fis  avec  deux    professeurs  oratoriens  ,  le  P.    Alamanni  et  le 

i   P.  Mandard.  Nous  ponàmes  aux  Champeaux  un  petit  goûter  que 

nous  mangeâmes  de  grand  appétit.  Nous  avions  oublie  des  verres  : 

I    nous  y  supiiléâmes  par  des  chalumeaux   de   seigle,  aves  lesquels 

1    nous  aspirions  le  vin  dans  la  bouteille,  nous  piquant  de  choisir  des 

I  tuyaux  bien  larges  pour  pompera  qui  mieux  mieux.  Je  n'ai  de  ma 

I   vie  été  si  gai.  ' 

I       J'ai  compté  comment  je  perdis  le  sommeil  dans  ma  jeunesse.! 


LES  CONFESSIONS. 


1:^3 


)epuis  lors,  j'avais  pris  riiahitiulc  dn  lir(!  Imis  Irs  soirs  dans  mon 
il  jusqu'à  ce  que  je  sentisse  tues  yeux  s'appesanlir.  Mois  j'éteignais 
tia  bougie,  et  je  tâchais  de  m'assoupir  quelques  instants,  qui  ne  dii- 
•aient  guère.  Ma  lecture  ordinaire  du  soir  était  la  Bible,  et  Je  l'ai  lue 
;ntière  au  moins  cinq  ou  six  fois  de  suite  de  cette  façon.  Ce  soir- 
à,  me  trouvant  plus  éveillé  qu'à  l'ordinaire ,  je  prolongeai  plus 
ongtemps  nia  lecture,  et  je  lus  tout  entier  le  livre  qui  finit  par  l'Iiis- 
oirc  du  lévite  d'Kidiraïm  ,  et  qui  ,  si  je  ne  me  trompe  ,  est  le  livre 
lis  Juges,  car  je  ne  l'ai  pas  revu  de[iuis  ce  temps-là.  Cette  histoire 
M'.iUrcta  beaucoup,  et  j'en  étais  occupé  dans  une  es|ièce  de  rêve, 
luand  tout-a-i:oup  j'en  fus  tiré  par  du  bruit  et  de  la  lumière.  Thé- 
■ése  ,  qui  la  portail,  éclairait  M.  de  la  Itocbe,  qui,  me  voyant  lever 
irusquemeirt  sur  mon  séant,  me  dit  ;  Ne  vous  alarmez  pas;  c'est 
le  la  part  de  madame  la  maréchale,  qui  vous  écrit' et  vous  envoie 
me  lettre  de  M.  le  prince  de  Conti.  En  effet,  en  ouvrant  la  lettre 
le  madame  de  Luxembourg,  je  trouvai  celle  qu'un  exprès  de  ce 
)riiice  venait  lui  apporter  ,  portant  avis  que  ,  irialgré  tous  ses  ef- 
orts  ,  ou  était  déterminé  à  [iroceder  contre  moi  à  toute  rigueur. 
yd  fermentation  ,  lui  marquait-il,  est  extrême  ;  rien  ne  peut  parer 
e  coup  ,  la  cour  l'exige  ,  le  parlement  le  veut;  à  sept  heures  du 
natin  il  sera  décrété  de  prise  de  corps ,  et  l'on  enverra  sur-le- 
;hamp  le  saisir;  j'ai  obtenu  qu'on  ne  le  poursuivra  [las  s'il  s'éloigne, 
nais  s'il  persiste  à  vouloir  se  laisser  prendre  ,  il  sera  pris.  La  llo- 
;he  me  conjura  ,  de  la  part  de  madame  la  maréchale,  de  me  lever, 
;t  d'aller  conférer  avec  elle,  il  était  deux  heures  ,  elle  venait  de  .se 
loucher.  Elle  vous  attend  ,  ajouta-t-il  ,  el  ne  veut  pas  s'endormir 
lans  vousavoir  vu.  Je  m'habillai  en  hâte  ,  ctj'y  courus. 
~Ëlle  me  parut  agitée  :  c'était  la  première  fois.  Son  trouble  me 
oucha.  Dans  ce  nioiuent  de  surprise  ,  je  n'étais  pas  moi-même 
îxempt  d'émotion  ;  mais,  en  la  voyant;  je  m'oubliai  pour  ne  penser 
}u'à  elle  et  au  triste  rôle  qu'elle  allait  jouer  si  je  me  lai.ssais  preu- 
îre  :  car,  me  sentant  assez  de  courage  pour  ne  dire  jamais  que  la 
rérité  ,  dùt-clle  me  nuire  et  me  perdre,  je  ne  nie  sentais  ni  assez 
le  présence  d'esprit,  iii  assez  d'adresse,  ni  peut-être  assez  de  fer- 
rieté  [lOur  éviter  de  cumpromeltre  madame  de  Luxembourg,  si  j'é- 
ais  vivement  pressé.  Cela  me  décida  à  sacritier  ma  gloire  à  sa  traii- 
|uillilé,  et  à  faire  pour  elle,  eu  cette  rencontre,  ce  qu'aucune 
puissance  humaine  ne  m'eût  engagé  à  faire  pour  moi.  Uans  l'ins- 
anl  que  ma  résolution  fut  prise,  je  la  lui  déclarai,  ne  voulant  point 
;àter  le  prix  de  mon  sacrifice  eu  le  lui  faisant  acheter.  Je  suis  cer- 
aiii  qu'elle  ne  put  se  trom|ier  sur  mou  motif;  cependant  elle  ne 
ne  dit  pas  un  mot  qui  marquât  ([u'elle  y  fût  sensible.  Je  fus  indigne 
ie  cette  indillerence  ,  au  jioiiil  île  balancer  à  me  rctracler  ;  mais 
M.  le  maréchal  survint;  madame  de  Boultleis  arriva  de  faris  quel- 
(ues  moments  après.  Ils  lirent  ce  qu  aurait  dû  faire  madame  de 
uiuxembourg.  Je  me  laissai  tlatler;  j'eus  lionte  de  me  dédire  ,  et  il 
:ie  fut  plus  question  ([ue  du  lieu  de  ma  retraite  et  du  temps  de  iiioa 
iépart.  M.  de  Luxembourg  me  proposa  de  rester  chez  lui  quelques 
ours  incognito  pour  iteliberer  et  prendre  mes  mesures  plus  a  loisir; 
je  n'y  cousenlis  (loiul,  non  plus  que  d'aller  secrètement  au  Temple, 
le  m'obatiuai  à  vouloir  partir  des  le  même  jour,  plutôt  que  de  rester 
;aehe  ou  que  ce  pût  être. 

Sentant  que  j'avais  des  ennemis  secrets  et  puissants  dans  le 
"oyaume,  je  jugeai  ([ue,  maigre  mon  ailachemeiit  pour  la  France, 
'en  devais  sorur  po.ir  assurer  ma  Irauquillite.  Mon  premier  mou- 
«Mueiit  fut  lie  me  retirer  à  Genève  ;  mais  un  instant  de  retlexion 
iullit  pour  me  dissuader  de  faire  cette  sottise.  Je  savais  que  le  lui- 
iiistrre  de  France,  encore  plus  puissant  à  Genève  qu'à  Pans,  ne  me 
aissi'jait  pas  plus  eu  paix  dans  une  de  ces  villes  que  dans  l'autre, 
s'il  avait  résolu  de  me  tourmenter.  Je  savais  que  le  Dincuurs  sur 
'(>tci/i(7i'((!  avait  cxeitecoutre  mol,  dans  le  conseil,  une  haine  d'autant 
|)lus  dangereuse  qu'il  iio.sait  la  manitesier.  Je  savais  qu'en  dernier 
lieu,  lorsque  la  ^'uuoeUe  Ueluisc  parut,  il  s'était  presse  de  la  del'en- 
ire  à  la  soUieitalion  du  docteur  rronchiii  :  mais,  voyant  que  per- 
sonne ne  riniitait,  pas  même  a  l'aris,  il  eut  honte  île  celte  etourde- 
rie,  et  retira  la  défense. 

Je  lie  doutais  pas  que,  trouvant  ici  l'occasion  plus  favorable,  il 
n'eût  grand  soin  d'en  proliter.  Je  savais  que,  malgie  tous  les  beaux 
semblants,  11  régnait  contre  moi  dans  tous  les  eieurs  genevois  une 
Secrète  jalousie,  qui  n'attendait  que  l'occasion  de  s'assouvir.  iSeaii- 
nioins,  I  amour  de  la  pairie  me  rappelait  dans  la.  mienne  ;  et,  si 
j'avais  pu  me  llaller  d  y  vivie  en  [laix,  je  n'aurais  pas  balance  :  mais 
l'hiHuieur  ni  la  raison  ne  me  pernietiant  pas  de  m'y  réfugier  comme 
un  liigUif,  je  pris  le  parti  de  m'en  iap|irocher  seuiemeni,  el  d'aller 
itteiulre  en  Suisse  celui  qu'on  prendrait  a  Genève  à  mon  égard.  On 
verra  bientôt  que  cette  iucerlilude  ne  dura  pas  longtemps. 

Madame  de  lioultlers  desajqu'ouva  beaucoup  celte  résolution,  et 
fit  de  nouveaux  ellorts  pour  m'eiigager  a  [lasser  en  Angleterre.  Elle 
ne  lu'ebranla  pas.  Je  n'ai  jamais  aune  l'.Vnglelerre  m  les  Anglais; 
et  loule  l'eloiiueiiee  de  uiailaiiie  de  Boulllers,  loin  de  vaincre  ma  ré- 
pugnance, semblait  1  augmenter,  sans  que  je  susse  pourquoi. 

Décide  a  partir  le  même  jour,  je  fus  ues  le  malin  parti  pour  tout 
le  iiiouJe;  et  lu  Hoche,  par  qui  J  envoyai  clieiilier  mes  papier»,  ne 
voulul  pas  dire  a  Theiese  elle-menie  si  je  l  étais  ou  ne  l'étais  pas. 
Depuu  que  j'avais  résolu  d'écrire  uq  jour  mes  mémoires,  j'avais 


accumulé  beaucoup  de  lettres  et  autres  papiers,  de  .sorte  qu'il  fallut 
plusieurs  voyages.  Une  partie  de  ces  papiers  déjà  triés  furent  mis  à 
part  ;  et  je  m'occupai  durant  le  reste  de  la  matinée  à  trier  les  autres, 
afin  de  n'emporter  que  ce  qui  pouvait  m'étre  utile,  et  brûler  le  reste. 
M.  de  Luxembourg  voulut  bien  m'aider  à  ce  travail,  qui  se  trouva 
si  long  que  nous  ne  pûmes  achever  dans  la  matinée,  et  je  n'eus  le  temps 
de  rien  brûler. M. le  maréchal  s'offrildcsechargerdu  reste  de  ce  triage, 
de  brûler  le  rebut  lui-même,  sans  s'en  rapporter  à  qui  que  ce  fût, 
et  de  m'envoyer  tout  ce  qui  aurait  été  mis  a  part.  J'acceptai  l'offre, 
fort  aise  d'être  délivré  de  ce  soin,  pour  pouvoir  passerle  peu  d'heures 
qui  me  restaient  avec  des  personnes  si  cli(;res,  que  j'allais  quitter 
pour  jamais.  Il  prit  la  clef  de  la  chambre  où  je  laissais  ces  papiers, 
et,  à  mon  instante  prière,  il  envoya  chercher  ma  pauvre  tante,  qui 
se  consumait  dans  la  perplexité  morlelle  de  ce  que  j'étais  devenu, 
et  de  ce  qu'elle  allait  devenir,  et  attendant  à  chaque  instant  les 
huissiers,  sans  savoir  comment  se  conduire  et  que  leur  répondre. 
La  Koche  l'amena  au  château,  sans  lui  rien  dire  ;  elle  me  croyait 
déjà  bien  loin  ;  en  m'apercevant  elle  perça  l'air  de  ses  cris,  el  se 
précipita  dans  mes  bras.  0  aniiliê,  rapport  des  cœurs,  habitude,  in- 
timité !  Dans  ce  doux  et  cruel  moment  se  rassemblèrent  tant  de 
jours  de  bonheur,  de  tendresse  et  de  paix  passes  ensemble,  pour  nie 
faire  mieux  sentir  le  déchirement  d'une  première  séparation,  après 
nous  être  à  peine  perdus  de  vue  un  seul  jour  pendant  près  de  dix- 
sept  ans.  Le  maréchal,  témoin  de  cet  embrassement,  ne  put  retenir 
ses  larmes  ;  il  nous  laissa.  Thérèse  ne  voulait  plus  me  quitter.  Je  lui 
fis  seiilir  rinconvénient  qu'elle  me  suivît  en  ce  nioiiifiit,  el  la  néces- 
sité qu'elle  restât  pour  liquider  mes  elléls  et  recueillir  nion  argent. 
Uuand  on  décrète  un  homme  de  prise  de  corps,  l'usage  est  de  saisir 
ses  papiers,  de  iiuttre  le  scelle  sur  ses  etVels,  ou  d'en  faire  l'inven- 
taire, et  d'y  nommer  un  gardien.  Il  fallait  bien  qu'elle  restât  pour 
veiller  à  ce  qui  se  passerait,  et  tirer  de  tout  le  meilleur  parti  possi- 
ble. Je  lui  promis  qu'elle  me  rejoindrait  dans  peu  :  .M.  le  maréchal 
conliruia  ma  promesse  ;  mais  je  ne  voulus  jamais  lui  dire  où  j'allais, 
aliii  qu'imerrogee  par  ceux  qui  viendraient  me  saisir,  elle  put  pro- 
tester avec  vérité  de  son  ignorance  sur  cet  article.  En  l'embrassant, 
au  moment  de  nous  quitter,  je  sentis  eu  moi-meiue  un  mouvement 
très  extraordinaire,  et  je  lui  dis  dans  un  tiaiisport,  helas!  trop  pro- 
phétique :  Mou  enfant,  il  faut  t'arruer  de  courage,  tu  as  partage  la 
prospérité  de  mes  beaux  Jours,  il  te  reste,  puisque  lu  le  viux,  a  par- 
tager mes  misères.  N'attends  plus  qu'all'rontse;  calamités  à  ma  suite. 
Le  sort  que  ce  triste  jour  commence  pour  moi  me  poursuivra  jusqu'à 
ma  dernière  heure. 

Il  ne  me  restait  plus  qu'à  songer  au  déparl.  Les  huissiers  avaient 
dû  venir  a  dix  heures,  lien  elait  quatre  après  midi  quand  je  partis, 
et  ils  u'elaient  pas  encore  arrives.  Il  avaii  eie  décide  que  je  |iren- 
diais  la  poste.  Je  n'avais  point  de  chaise  :  M.  le  maréchal  nie  lit 
présent  d'un  cabriolet,  et  me  prêta  des  chevaux  et  un  |ioslillon 
ju^qu  a  la  première  poste,  où,  par  les  mesures  qu'il  avait  prises,  on 
ne  ut  aucune  difliculte  de  me  fournir  des  chevaux. 

Comme  je  n'avais  point  diné  à  table,  et  ne  111  étais  point  montre 
dans  le  château,  les  dames  vinrent  me  dire  adieu  dans  l'entresol 
ou  j'avais  passe  la  journée.  Madame  la  maréchale  m'embrassa  plu- 
sieurs fois  d'un  air  assez  triste;  mais  je  ne  sentis  plus  dans  ces  em- 
brasseiuents  les  étreintes  de  ceux  qu'elle  m'avait  prodigues  il  y  avait 
deux  ou  trois  ans.  .Madame  de  Boulllers  m'embrassa  aussi,  et  me  dit 
de  fort  belles  choses.  Un  embrassement  qui  me  surprit  davanlagc  , 
lut  celui  de  madame  de  Mirepoix  ;  car  elle  était  aussi  la.  Madame  la 
maréchale  de  Mireiioix  est  une  personne  exlrémement  froide,  dé- 
cente, et  réservée  ,  et  ne  me  parait  pas  loul-à-lait  exempte  de  la 
hauteur  nalurelle  a  la  maison  de  Lorraine.  Elle;ne  m'avait  jamais  té- 
moigne beaucoup  d'attention.  Soit  que  ,  tlalte  u'uii  honneur  auquel 
je  ne  m'attendais  [las,  je  cherchasse  à  m'en  augmenter  le  prix,  soit 
qu'en  ellet  elle  eût  mis  dans  cet  embrassement  un  peu  de  cette 
commiscrallon  nalurelle  aux  cccurs  généreux  ,  je  trouvai  dans  .sou 
iiiouvemeiil  et  dans  sou  regard  je  ne  sais  quoi  d'énergique  qui  lue 
[icnctra.  Souvent,  eu  y  repensant,  j'ai  soupçonné  dans  la  suite  que, 
n'ignorant  pas  à  quel  sort  j'elais  condaiiiue,  elle  n  avait  pu  se  dé- 
fendre d'un  moment  d'atleiidrissei.ient  sur  ma  destinée. 

.M.  le  maréchal  n'ouvrait  pas  la  bouche;  il  elait  pâle  comme  un 
morl.  Il  voulut  absolument  m'uccomiiagner  jusqu'à  ma  chaise,  qui 
111  alleiidail  à  l'abreuvoir.  Nous  traversâmes  tout  le  jardin  sans  due 
un  seul  mot.  J'avais  nue  Clef  du  parc  dont  je  me  servis  pour  ouvrir 
la  porte,  après  quoi,  au  lieu  de  remettre  la  clef  dans  ma  poche,  je 
la  lui  tendis  sans  mol  dire.  Il  la  prit  avec  une  vivacité  surprenante  , 
à  laquelle  je  n'ai  pu  m'eiiipecher  de  peusersouvenl  depuis  ce  temps- 
la.  Je  n'ai  guère  eu  de  ma  vie  d'instant  plus  amer  que  celui  île  celle 
separaiioii.  i.'embrassemeiit  fut  long  et  muet  :  nous  sentîmes  l'un 
et  l'autre  que  c  était  un  dernier  udieu. 

Eiilre  la  Barre  ei  .Miuiliuoreiicy,  je  reiicoutrai  dans  un  carrosse  de 
remise  quatre  hommes  en  noir,  qui  me  saluèrent  en  souriant.  Sur 
ce  que  Thérèse  m'a  rapporte,  dans  la  suite,  de  la  ligure  des  huis- 
siers, de  l'heure  de  leur  arrivée,  el  de  la  façon  dont  ils  se  compor- 
tèrent, je  n'ai  point  doute  que  ce  ne  fussent  eux  ;  surlout  ayant  ap- 
pris dans  la  suite  qu'au  heu  d'être  décrète  à  sept  heures  ,  comme 
ou  me  l'avail  auuouce,  je  ue  l'avais  éie  qu'à  midi.  U  fallut  traverser 


134. 


LES  VEILLÉES  LITTÉRAIRES  ILLUSTRÉES. 


tout  Paris.  On  n'est  pas  fort  caché  dans  un  cabriolet  tout  ouvert.  Je 
vis  dans  les  rues  plusieurs  personnes  qui  ine  saluèrent  d'un  air  de 
connaissance;  aiais  je  n'en  reconnus  aucune.  Le  même  soir  je  me 
détournai  pour  passera  Villeroi.  A  Lyon,  les  courriers  doivent  être 
menés  au  commandant.  Cela  pouvaù  être  embarrassant  pour  un 
homme  qui  ne  voulait  ni  mentir  ni  changerde  nom.  J'allai  avec  une 
lettre  de  madame  de  Luxembourg  prier  M.  de  Villeroi  de  faire  en 
sorte  que  je  fusse  exempté  de  cette  corvée.  M.  de  Villeroi  me  donna 
une  lettre  dont  je  ne  lis  (louit  usage,  parce  que  je  ne  passai  pas  à 
Lyon.  Cette  lettre  est  restée  encore  caclietee  parmi  mes  papiers. 
M.  le  duc  me  pressa  beaucoup  de  coucher  à  Villeroi ,  nuis  faiinais 
mieux  re|irendre  la  grande  route,  et  je  fis  encore  deux  postes  le 
même  jour. 

Ma  chaise  était  rude,  et  j'étais  trop  incommodé  pour  pouvoir  mar- 
cher à  grandes  journées.  D'ailleurs,  je  n'avais  pas  l'air  assez  impo- 
sant pour  me  l'aire  bien  servir;  et  l'on  sait  qu'en  France  les  chevaux 
de  poste  ne  sentent  la  gaule  que  sur  les  épaules  du  postillon.  En 
payant  grassement  les  guides,-je  crus  suppléer  à  la  mine  et  an  pro- 
pos :  ce  fut  encore  pis  :  ils  me  prirent  pour  un  pied  plat ,  qui  mar- 
chait par  commission,  et  qui  courait  la  poste  pour,  la  première  fois 
de  sa  vie.  Des-lors  je  n'eus  plus  que  des  rosses ,  et  je  devins  le 
jouet  des  postillons.  Je  finis  ,  comme  j'aurais  dû  commencer,  par 
prendre  patience,  ne  rien  dire,  et  aller  comme  il  leur  plut. 

J'avais  de  quoi  ne  pas  ra'ennuyer  en  route  en  me  livrant  aux  ré- 
flexions qui  se  présentaient  sur  tout  ce  qui  venait  de  m'arriver; 
mais  ce  u'était  là  ni  mon  tour  d'esprit,  m  la  pente  de  mon  cœur'. 
Il  est  étonnant  avec  quelle  faciliié  j'oublie  le  mal  passé,  quelque  ré- 
cent qu'il  puisse  être.  Autant  sa  prévoyance  m'elUVaie  et  me  trouble, 
tant  que  je  le  vuis  dans  l'avenir,  autant  son  souvenir  me  revient 
faiblement  et  s'éteint  sans  peine,  aussitôt  qu'il  est  arrivé.  Ma  cruelle 
imagination,  qui  se  tourmente  sans  cesse  à  prévenir  les  maux  qui  ne 
sont  point  encore,  fait  diversion  a  ma  mémoire,  et  m'empêche  de 
me  rappeler  ceux  qui  ne  sont  plus.  Contre  ce  qui  est  fait  il  n'y  a  plus 
de  précautions  à  prendre,  et  il  est  inutile  de  s'en  occuper.  J'épuise 
en  quelque  façon  .mon  malheur  d'avance;  plus  j'ai  souffert  à  le 
prévoir,  plus  j'ai  de  la  facilité  à  l'oublier  :  tandis  qu'au  contraire  , 
sans  cesse  occupé  de  mon  court  bonheur  passé,  je  le  rappelle  ei 
le  rumine ,  pour  ainsi  dire,  au  point  d'en  louir  derechef  quand  ie 
veu.v.  ■  ^  ■' 

C'est  à  cette  heureuse  disposition  ,  je  le  sens ,  que  je  dois  de  n'a- 
voir jamais  connu  cette  humeur  rancunière  qui  fermente  dans  un 
cœur  vindicatif,  par  le  souvenir  toujours  présent  des  offenses  reçues, 
et  qui  le  tourmente  lui-même  de  tout  le  mal  qu'il  voudrait  rendre 
à  son  ennemi.  Naturellement  emporté,  j'ai  senti  la  colère,  la  fureur 
même  dans  les  premiers  mouvements  ;  mais  jamais  un  désir  de 
vengeance  ne  prit  racine  aii-dedans  de  moi  ;  je  m'occupe  trop  peu 
de  l'otfense  pour  m'occuper  beaucoup  de  l'offenseur.  Je  ne  pense  au 
mal  que  j'en  ai  reÇu  qu'a  cause  de  celui  que  j'en  peux  recevoir  en- 
core; et,  sij'étais  sur  qu'il  ne  m'en  fit  plus,  celui  qu'il  m'a  fait  se- 
rait à  l'instant  oublié.  On  nous  prêche  beaucoup  le  pardon  des  of- 
fenses :  c'est  une  fort  belle  vertu  sans  doute  ,  mais  qui  n'est  pas  à 
mon  usage.  J'ignore  si  mon  cœur  saurait  dominer  sa  haine,  car  il 
n'en  a  jamais  senti,  el  je  pense  trop  [>eu  à  mes  ennemis  |iour  avoir 
le  mente  de  leur  pardonner.  Je  ne  dirai  pas  à  quel  point,  pour  me 
tourmenter,  ils  se  tourmentent  eux-mêmes.  Je  suis  à  leur  merci,  ils 
oni  tout  pouvoir,  ils  en  usent.  Il  n'y  a  qu'une  chose  au-dessus 'de 
leur  puissance,  et  dont  je  les  dehe;  c'est,  en  se  tourmentant  de 
moi,  de  me  forcer  à  me  tourmenter  d'eux. 

Des  le  leudemain  de  mon  départ  j'oubliai  si  parfaitement  tout  ce 
qui  venait  de  se  passer,  et  le  (.arlement,  et  madame  de  Pompadour, 
et  M.  de  Chuiseul,  et  Grimin,  et  d'Alembert ,  et  leurs  amis,  et  leurs 
comjilots,  que  je  n'y  aurais  pas  même  repensé  de  tout  mon  voyage, 
saus  les  (uecauiions  doiilj'etais  obligé  d'user.  Un  souvenir  qui  me 
vint  au  lieu  de  tout  cela  lut  celui  de  ma  dernière  lecture,  la  veille 
de  mon  départ.  Je  me  rappelai  aussi  les  Idylles  de  Gessner,  que  son 
traducteurHubner  m'avait  envoyées,  il  y  avait  quelque  temjjs.  Ces 
deux  idées  me  revinrent  si  bien  ,  et  se  mêlèrent  de  telle  sorte  dans 
mon  esprit ,  que  je  voulus  essayer  de  les  réunir,  en  traitant,  à  la 
manière  de  Gessner,  le  sujet  du  Lévite  d'Eijhraïm.  Ce  style  cham- 
pêtre et  naïf  ne  paraissait  guère  propre  à  un  sujet  si  atroce,  et  il 
n'était  guère  à  présumer  que  ma  situation  présente  me  fournit  des 
idées  bien  riantes  pour  l'égayer.  Je  tentai  toutefois  la  chose  ,  uni- 
quemeut  pour  m'amuser  dans  ma  chaise,  et  sans  aucun  espoir  de 
succès.  A  peine  eus-je  essayé,  que  je  fus  étonne  de  l'amenilede  mes 
idées,  et  de  la  facilite  que  j'éprouvai  à  les  rendre.  Je  lis  en  trois 
jours  les  trois  premiers  chants  de  ce  petit  poème,  que  j'achevai 
dans  la  suite  à  Motiers  ;  et  je  suis  sur  de  n'avoir  rien  lait  en  ma  vie 
où  règne  une  djuceur  de  mœurs  plus  attendrissante,  un  coloris 
plus  Irais  ,  des  peintures  plus  naïves  ,  un  costume  plus  exact,  une 
plus  aiiiique  simplicité  en  toute  chose,  et  tout  cela,  malgré  l'hor- 
reur du  sujet,  qui,  dans  le  fond,  est  aijominable  ;  de  sorte  qu'ouire 
tout  le  reste  j'eus  encore  le  mérite  de  la  dilliculte  vaincue.  Le  Lévite 
d'Eptiraïm,  s  il  n'est  pas  le  meilleur  de  mes  ouvrages  ,  en  sera  tuu- 
jouis  le  plu»  chéri.  Jamais  je  ne  l'ai  relu  ,  jamais  je  ne  le  relirai, 
sans  sentir  eu  dedaQsl'applaudissementd'uu  cœur  saus  liel,  qui,  loin 


de  s'aigrir  par  ses  malheurs,  s'en  console  avec  lui-même,  et  trouve 
en  soi  de  quoi  s'en  dédommager.  Qu'on  ressemble  tous  ces  grands 
philosophes,  si  supérieurs  à  l'adversité  dans  leurs  livres;  qu'on  les 
mette  dans  une  position  pareille  à  la  mienne,  et  que,  dans  la  pre-' 
mière  indignation  de  l'honneur  outragé,  on  leur  donne  un  pareil 
ouvrage,  on  verra  comment  ils. s'en  tireront. 

En  [lartant  de  Montmorency  pour  la  Suisse  ,  j'avais  pris  la  réso- 
lution d'aller  m'arrêtera  Yverdun,  patrie  de  mon  vieux  ami  M.Ro- 
guin,  qui  s'y  était  retiré  de),)uis  quelques  années  et  m'avait  même 
invité  à  l'y  aller  voir.  J'appris  en  route  que  Lyon  faisait  un  détour; 
cela  m'évita  d'y  passer.  Mais  en  revanche  il  fallait  passer  par  Besan- 
con, place  de  guerre,  et,  par  conséquent,  sujette  au  même  inconvé- 
nient. Je  m'avisai  de  gauchir  et  de  passer  par  Salins,  sous  prétexte 
d'aller  voir  M.  dcMiran,  neveu  de  M.  Dupin,  qui  avait  un  emploi  à 
laSaline,  et  qui  m'avait  fait  jadis  force  invitation  de  l'y  aller  voir. 
L'expédient  me  réussit  ;  je  ne  trouvai  point  M.  de  Miran  ;  fort  aise 
d'être  dispensé  de  m'arrêter,  je  continuai  ma  route  sans  que  per- 
sonne  me  dit  un  mot. 

En  entrant  sur  le  territoire  de  Berne,  je  fis  arrêter  ;  je  descendis 
je  me  prosternai,  j'embrassai,  je  baisai  la  terre,  et  m'écriai,  dans 
mon  transport:  Ciel!  protecteur  de  la  vertu,  je  te  loue,  je  touche 
une  terre  de  liberté!  C'est  ainsi  qu'aveugle  et  confiant  dans  mes 
espérances,  je  me  suis  toujours  passionné  pour  ce  qui  devait  faire 
mon  malheur.  Mon  postillon,  surpris,  me  crut  fou  :  je  remontai  dans 
ma  chaise,  et,  peu  d'heures  après,  j'eus  la  joie  aussi  pure  que  vive 
de  me  sentir  pressé  dans  les  bras  du  respectable  Roguin.  Ah  !  res- 
pirons quelques  instants  chez  ce  digne  hôte:  j'ai  besoin  d'y  repren- 
dre du  courage  et  des  forces;  je  trouverai  bientôt  à  les  employer. 

Ce  n'est  pas  sans  raison  que  je  me  suis  étendu,  dans  le  récit  que 
je  viens  de  faire,  sur  toutes  les  circonstances  que  j'ai  pu  me  rappeler. 
Quoiqu'elles  ne  soient  pas  par  elles-mêmes  tort  lumineuses,  quand 
on  tient  une  fois  le  fil  de  la  trame,  elles  peuvent  jeter  du  jour  sur 
sa  marche;  et,  par  exemple,  sans  donner  la  première  idée  du  pro- 
blème que  je  vais  profioser,  elles  aident  beaucoup  à  le  résoudre. 

Supposons  que,  pour  l'exécution  du  complot  dont  j'étais  l'objet, 
mon  eloignement  fût  absolument  nécessaire,  tout  devait,  pour 
l'opérer,  se  passer  à  peu  près  comme  il  se  passa;  mais  si,  au  lieu  de 
me  laisser  épouvanter  par  l'ambassade  nocturne  de  madame  de 
Luxembourg,  et  troubler  par  ses  alarmes,  j'avais  continué  comme 
j'avais  commencé,  de  tenir  ferme,  et  qu'au  lieu  de  rester  au  château 
je  m'en  fusse  retourné  dans  mon  Ut,  dormir  tranquillement  la  fraî- 
che matinée,  aurais-je  également  été  décrété'/  Grande  question, 
d'où  dépend  la  solution  de  beaucoup  d'autres,  et  pour  l'examen  de 
laquelle  l'heure  du  décret  comminatoire  et  celle  du  décret  réel  ne 
sont  pas  inutiles  à  remarquer.  Exemple  grossier,  mais  sensible,  de 
l'importance  des  moindres  détails  dans  l'exposé  des  faits  dont  on 
cherche  les  causes  secrètes,  pour  les  découvrir  par  induction. 


LIVRE  Xll. 


Ici  commence  l'œuvre  de  ténèbres  dans  lequel,  depuis  huit  ans,  je 
me  trouve  enseveli,  sans  que,  de  quelque  façon  que  j'aie  pu  m'y 
prendre,  il  m'ait  été  possible  d'en  percer  l'effrayante  obscurité.  Dans 
i'abime  de  maux  où  je  suis  submergé,  je  sens  les  atteintes  des  coups 
qui  me  sont  portés,  j'en  aperçois  l'instrument  immédiat,  mais  je  ne 
puis  voir  ni  la  main  qui  le  dirige,  ni  les  moyens  qu'elle  met  en 
œuvre.  L'opprobre  et  les  malheurs  tombent  sur  moi  comme  d'eux- 
mêmes,  et  sans  qu'il  y  paraisse.  Quand  mon  cœur  déchiré  laisse 
échapper  des  gémissements,  j'ai  Pair  d'un  homme  qui  se  plaint  sans 
sujet,  et  les  auteurs  de  ma  ruine  ont  trouvé  l'art  inconcevable  de 
rendre  le  public  complice  de  leur  complot,  sans  qu'il  s'en  doute  lui- 
même  et  sans  qu'il  en  aperçoive  l'effet.  En  narrant  donc  les  évé- 
nements qui  me  regardent,  les  traitements  que  j'ai  soufferts  et  tout 
ce  qui  m'est  arrivé,  je  suis  hors  d'état  de  remonter  à  la  main  mo- 
trice, et  d'assigner  les  causes  en  disant  les  faits.  Ces  causes  primi- 
tives sont  toutes  marquées  dans  les  deux  précédents  livres;  tous  les 
intérêts  relatifs  à  moi,  tous  les  motifs  secrets  y  sont  exposés.  Mais 
dire  en  quoi  ces  diverses  causes  se  combinent  pour  opérer  les  étran- 
ges événements  de  ma  vie,  voilà  ce  qu'il  m'est  impossible  d'expliquer, 
même  par  conjecture.  Si  parmi  mes  lecteurs  il  s'en  trouve  d'assez 
généreux  pour  pouvoir  approfondir  ces  mystères  et  découvrir  la  vé- 
rité, qu'ils  relisent  avec  soin  les  trois  précédents  livres  ;  qu'en  suite, 
à  chaque  fait  qu'ils  liront  dans  les  suivants,  ils  prennent  les  infor- 
mations qui  .seront  à  leur  portée,  qu'ils  remontent  d'intrigue  en 
intrigue  et  d'agent  en  agent  jusqu'aux  premiers  moteurs  de  tout, 
je  sais  certainement  à  quel  terme  aboutiront  leurs  recherches  ;  mais 
je  me  perds  dans  la  route  obscure  et  tortueuse  des  souterrains  qui 
les  y  conduiront. 

Durant  mou  séjour  à  Yverdun,  j'y  fis  connaissance  avec  toute  la 
famille  de  M.  Roguin,  et  entre  autres  avec  sa  nièce  madame  Boy-de- 


LES  CONFESSIONS. 


135 


a-To\ir  et  ses  fillos,  dont,  eommeje  crois  l'avoir  dit,  j'avais  aiilrc- 
nis  connu  le  père  à  I,von.  Klic  était  venue  à  Yveninn  voir  son 
)ncle  et  ses  sœurs  ;  sa  fille  ainée,  Agée  d'environ  quinze  ans,  m'en- 
îhanta  par  son  grand  sens  et  son  excellent  caractiire.  Je  in'atlach.ii 
l  la  mère  et  à  la  fille  de  l'amitié  la  (ilus  tendre.  Cette  dernière 
Hait  destinée  par  M.  Ho?uin  au  colonel  son  neveu  ,  déjà  fl'un  ccr- 
.:iiii  'ige,  et  qui  me  témoignait  aussi  la  |>lus  grande  afléction  ;  mais 
|ii(iii|ue  l'oncle  fût  passionné  pour  ce  mariage,  que  le  neveu  le  dé- 
sirât fort  aussi ,  et  que  je  prisse  un  intérêt  très  vif  à  la  satisfaction 
h',  l'un  et  de  l'autre  ,  la  grande  disproportion  d'âge  et  l'extrême  ré- 
iiugnaucc  de  la  jeune  personne  me  firent  concourir  avec  la  mère  à 
liJtiHiiiKT  ce  mariage,  qui  ne  se  fit  point.  I.c  colonel'  épousa  depuis 
uailciiiniMllc  Dillan  sa  parente,  d'un  caractère  et  d'une  heauté  bien 
icloii  nmii  rieur,  et  qui  l'a  rendu  le  idus  heureux  des  maris  et  des 
pères.  Malgré  cela,  M.  Roguin  n'a  pu  ouhlier  que  J'aie  en  cette  oc- 
iasion  contrarié  ses  désirs.  Je  m'en  suis  consolé  par  la  certitude 
l'avoir  rempli,  tant  envers  lui  qu'envers  sa  famille,  le  devoir  de  la 
plus  sainte  amitié,  qui  n'est  pas  de  se  rendre  toujours  agréable,  mais 
le  conseiller  toujours  pour  le  mieux. 

Je  ne  fus  pas  longtetnps  en  doute  sur  l'accueil  qui  m'attendait  à 
[îenève,au  cas  que  j'eusse  envie  d'y  retourner.  Mon  livre  y  fut  brûlé, 
^t  j'y  fus  décrété  di;  prise  de  corps  le  18  juin,  c'est-à-dire  neuf  jours 
iprès  l'avoir  été  à  Paris.  Tant  d'incroyables  absurdités  étaient  cu- 
iniiiics  dans  ce  second  décret,  et  l'édit  ecclésiastique  y  était  si  for- 
loilIriMcnt  violé,  queje  refusai  d'ajouter  foi  aux  premières  nouvelles 
qui  m'en  vinrent,  et  que  ,  quand  elles  furent  bien  confirmées  ,  je 
tremblai  qu'une  si  manifeste  et  criante  infraction  de  toutes  les  lois, 
i  commencer  [lar  celle  du  bon  sens,  ne  mît  (ienève  .sens-dessus- 
lessmis  :  j'(mis  de  (pioi  me  rassurer,  tout  resta  tranquille.  S'il  s'émut 
|iicli|ui'  riiiueur  ilans  la  pn|iulan' ,  elle  ne  fut  que  contre  moi  ,  et  je 
lus  ti';iilé  publii|urmi'ut  par  toutes  les  caillettes  et  par  tons  les  cuistres 
[■omme  un  écolier  qu'on  menacerait  du  fouet  pour  n'avoir  pas  bien 
dit  son  catéchisme. 

Ces  deux  décrets  furent  le  signal  du  cri  do  malédiction  qui  s'éleva 
contre  moi  dans  toute  l'Europe  avec  une  fureur  qui  n'eut  jamais 
d'exemple.  Toutes  les  gazettes,  tous  les  journaux,  toutes  les  bro- 
chures sonnèrent  le  plus  terrible  tocsin.  Les  Français  surtout ,  ce 
peuple  si  doux,  si  poli,  si  généreux,  qui  se  pique  si  fort  de  Lien- 
séance  et  d'égards  pour  les  malheureux,  oubliant  tout  d'un  cou|)  ses 
vertus  favorites,  se  signala  par  le  nombre  et  la  violence  des  outrages 
dont  il  m'accablait  à  l'envi.  J'étais  un  impie,  un  athée,  un  forcené, 
nu  enragé,  une  béte  féroce  ,  un  loup.  Le  continuateur  du  journal  de 
Trévoux  fit  sur  ma  prétendue  lycanthiopic  un  écart  qui  montrait 
assez  bien  la  sienne.  Enfin  vous  eussiez  dit  qu'on  craignait  à  Paris 
de  se  faire  une  affaire  avec  la  police,  si,  publiant  un  écrit  sur  ((uel- 
quc  sujet  que  ce  pût  être,  on  manquait  d'y  larder  quelque  insulte 
contre  moi.  En  cherchant  vainement  la  cause  de  cette  unanime 
aniniosité,  je  fus  prôt  à  croire  que  tout  le  monde  était  devenu  fou. 
Quoi  !  le  rédacteur  de  la  Paix  pcupétuelle  souffle  la  discorde  !  l'éditeur 
du  Vicaire  savoyard  est  un  impie!  l'auteur  de  la  Nouvelle  Héloïse  est 
un  loup!  celui  de  l'Emile  est  un  enragé!  Eh  !  mon  Dieu,  qu'aurais- 
je  donc  été  si  j'avais  publié  le  livre  de  l'Esprit  ou  quelque  ouvrage 
semblable?  Et  pourtant,  dans  l'orage  qui  s'éleva  contre  l'auteur  de 
ce  liire,  le  public,  loin  de  joindre  sa  voix  à  celle  de  ses  persécu- 
teurs ,  le  vengea  d'eux  par  ses  éloges.  Que  l'on  compare  son  livre  et 
les  miens,  l'accueil  différent  qu'ils  oui  reçu  ,  les  traitements  faits 
aux  deux  auteurs  dans  les  divers  États  de  l'Europe;  qu'on  liouve  à 
ces  dilfércnces  des  causes  qui  puissent  contenter  un  homme  sensé  ; 
voilà  tout  ce  que  je  demande  ,  et  je  me  tais. 

Je  me  trouvais  si  bien  du  séjour  d'Yverdun  ,  que  je  pris  la  réso- 
lution d'y  rester,  à  la  vivesollicitatioii  de  M.  Uoguui  et  de  toute 
sa  famille.  M.  de  Moiry  de  (iingin,  bailli  de  cette  ville,  m'encou- 
rageait aussi  par  ses  bontés  à  rester  dans  son  gouvernement.  Le  co- 
liiMcl  iiie  pressa  si  fort  d'accepter  l'habitation  d'un  petit  pavillon  qu'il 
avait  dans  sa  maison,  entre  cour  et  jardin,  que  j'y  consentis,  et 
aussitôt  il  s'empressa  à  le  meubler  et  le  garnir  de  tout  ce  qui  était 
nécessaire  pour  mon  petit  ménage.  Le  baunerct  Roguin  ,  des  plus 
empressés  autour  de  moi,  ne  me  quittait  pas  de  la  journée.  J'étais 
toujours  très  sensible  à  tant  de  caresses,  mais  j'en  étais  quelquefois 
bien  importuné.  Le  jour  de  mou  emménagement  était  déjà  marqué, 
et  j'avais  écrit  à  Thérèse  de  me  venir  joindre  ,  quand  lout-à-coup 
j'appris  qu'il  s'élevait  à  Berne  un  orage  contre  moi, qu'on  attribuait 
aux  dévots  ,  et  dont  je  n'ai  jamais  pu  pénétrer  la  première  cause.  Le 
sriial ,  cxi'ili'  sans  qu'on  sût  par  qui ,  paraissait  ne  vouloir  pas  me 
laisser  tranquille  dans  ma  retraite.  Au  premier  avis  qu'eut  M.  le 
bailli  de  ci'lli'  l'enniMitation  ,  décrivit  eu  ma  faveur  à  plusieurs  mem- 
bres du  gouverneinent ,  leur  reiuochant  leur  aveugle  intolérance, 
et  leur  faisant  honte  de  vouloir  refuser  à  un  homme  de  mérite 
opprimé  l'asile  quêtant  de  bandits  trouvaient  dans  leurs  Étals.  Des 
gens  sensés  ont  présumé  que  la  chaleur  de  ses  reproches  avait  plus 
aigri  qu'adouci  les  esprits.  Quoi  qu'il  en  soit,  son  crédit  ni  sou  élo- 
quence ne  purent  parer  le  coup.  Prévenu  de  l'ordre  qu'il  devait  me 
signifier,  il  m'en  avertit  d'avance;  et ,  pour  ne  pas  attendre  cet 
ordre,'  je  résolus  de  partir  dès  le  lendemain.  La  diflicutté  était  de 
savoir  01:1  aller,  voyant  que  Geucvc  et  la  France  m'étaient  fermées, 


et  prévoyant  bien  que  dans  cette  affaire  chacun  s'empresserait  d'imi- 
ter son  voisin. 

.Madame  Boy-de-la-Ti)ur  me  proposa  d'aller  m'établir  dans  une 
maison  vide,  mais  toute  meublée,  qui  appartenait  à  son  fils  au 
village  de  .Motiers,  dans  le  Val-de-Tr.ivers,  comté  de  N>;u-;hàtel(l). 
11  n'y  avait  qu'une  montagne  k  traverser  pour  m'y  rendre.  L'offre 
venait  d'autant  plus  à  propos  ,  que  dans  les  Kuits  du  roi  de  ITusse, 
ji!  devais  naturellement  être  a  l'abri  des  per:>éculions ,  et  qu'au 
moins  la  religion  n'y  pouvait  guère  servir  de  iirétexte.  .Mais  une  se- 
crète difficulté,  qu'il  ne  me  convenait  pas  de  dire ,  avait  bien  de 
(|iioi  me  faire  hésiter.  Cet  amour  ium;  de  la  justice  qui  dévora  tou- 
jours mon  cmiir,  joint  à  mon  penchant  secret  pour  la  France, 
m'avait  inspiré  depuis  longtemps  de  l'aversion  pour  le  roi  de  Prusse, 
qui  me  paraissait  par  ses  maximes  et  par  saconduite  fouleraux  pieds 
tout  respect  pour  la  loi  naturelle,  et  pour  tous  les  devoirs  humains. 
Parmi  les  estampes  encadrées  dont  j'avais  orné  mon  donjon  de 
Montmorency  était  un  portrait  de  ce  prince,  au-dessous  duquel 
j'avais  mis  un  distique  qui  finissait  ainsi  : 

Il  pense  en  philosophe  et  se  conduit  en  roi. 

Ce  vers  qui ,  sous  toute  autre  [iliime,  eût  fait  un  assez  bel  éloge  , 
avait  sous  la  mienne  un  sens  qui  n'était  pas  équivoque,  et  qu'ei- 
(iliqiiait  d'ailleurs  bien  clairement  le  vers  précédent.  Ce  diitique 
avait  été  vu  de  tous  ceux  qui  venaient  me  voir,  et  qui  n'étaient  pas 
en  petit  nombre.  Le  chevalier  de  Lorenzy  l'avait  même  écrit  pour 
le  donner  à  d'-Alembeit,  et  je  ne  doutais  pas  que  d'Alembert  n'eût 
pris  le  soin  d'eu  faire  ma  cour  à  ce  prince.  J'avais  euc>re  aggravé 
ce  priiinier  tort  par  un  passage  de  l'Emile  où  ,  sous  le  nom  d'Adraste, 
roi  des  DaiHiieiis,  on  voyait  assez  qai  j'avais  en  vue,  et  la  remarque 
n'avait  pas  échappé  aux  épilogueurs  ,  puisque  madame  de  Boul'flers 
m'avait  mis  plusieurs  fois  sur  cet  article.  Ainsi  j'étais  bien  sûr  d'être 
inscrit  en  encre  rouge  sur  les  registres  du  roi  de  Prusse,  et  supposant 
d'ailleurs  qu'il  eût  les  principes  que  j'avais  osé  lui  attribuer,  mes 
écrits  et  leur  auteur  ne  pouvaient  par  cela  seul  que  lui  déplaire  :  car 
on  sait  que  les  méchants  et  les  tyrans  m'ont  toujours  pris  dans  la 
plus  mortelle  haine,  même  sans  me  connaître,  etsur  la  seule  lecture 
de  mes  écrits. 

J  osai  pourtant  me  mettre  à  sa  merci ,  et  je  crus  courir  peu  de  ris- 
que. Je  savais  que  les  passions  basses  ne  subjuguent  que  les  hommes 
faibles,  et  ont  peu  de  prise  sur  les  âmes  d'une  foi  te  trempe,  et 
qu'il  n'était  pas  au-dessus  de  son  caractère  de  l'être  en  effet.  Je  jugeai 
qu'une  vile  et  facile  vengeance  ne  balancerait  pas  un  moment  en 
lui  l'amour  de  la  gloire;  et,  me  mettant  un  moment  à  sa  place,  je 
ne  crus  pas  impossible  qu'il  se  prévalût  de  la  circonstance  pour  ac- 
cabler du  poids  de  sa  générosité  l'homme  qui  avait  ose  mal  penser 
de  lui.  J'allai  donc  m'établir  à  Motiers  avec  une  confiance  dont  je 
le  crus  fait  pour  sentir  le  prix,  et  je  me  dis:  Quand  Jean-Jacques 
s'élève  à  côté  de  Coriolan,  Frédéric  descendra-t-ii  plus  bas  que  le 
général  des  Volsques? 

Le  colonel  Roguin  voulut  absolument  passer  avec  moi  la  monta- 
gne, et  venir  m'inslaller  à  Motiers.  Une  belle-sœur  de  madame  Boy- 
de-la-Tour,  appelée  madame  Girardier,  à  qui  la  maison  que  j'allais 
occuper  était  très  commode  ,  ne  me  vit  pas  arriver  avec  un  certain 
plaisir;  cependant  elle  me  mit  de  bonne  grâce  en  possession  démon 
logement,  et  je  mangeai  chez  elle  en  attendant  que  Thérèse  fût 
venue,  et  que  mou  petit  ménage  fût  établi. 

Depuis  mon  départ  de  Montmorency,  sentant  bien  queje  serais 
désormais  fugitif  sur  la  terre,  j'hesiiais  à  permettre  quelle  vint  me 
joindre  ,  et  partager  la  vie  errante  à  laquelle  je  me  voyais  condamné. 
Je  sentais  que  par  cetic  catastrophe  nos  relations  allaient  changer, 
et  que  ce  qui  jusqu'alors  avait  été  faveur  et  bienfait  de  ma  part ,  le 
serait  desminais  de  la  sienne.  Si  son  attachement  me  restait  à 
l'épreuve  de  mes  malheurs,  elle  en  .serait  déchirée,  et  sa  douleur 
ajouterait  à  mes  maux.  Si  ma  disgrAce  attiédissait  son  cœur,  elle 
me  ferait  valoir  sa  constance  comme  un  sacrifice  :  et  au  lieu  de  sen- 
tir le  plaisir  que  j'avais  à  partager  avec  elle  mon  dernier  morceau 
de  pain,  elle  ne  sentirait  que  le  mérite  qu'elle  aurait  de  vouloir  bien 
me  suivre  partout  où  le  sort  me  forçait  d'aller. 

Il  faut  dite  tout  :  je  n'ai  dissimule  ni  les  vices  de  ma  pauvre  ma- 
man ,  ni  les  miens,  je  ne  dois  pas  faire  plus  de  grâce  à'ifherese;  et, 
quelque  plaisir  que  je  prenne  à  rendre  honneur  à  une  personne 
qui  m'est  si  chère,  je  ne  veux  pas  non  plus  déguiser  ses  torts,  si 
tant  est  inênie  qu'un  changement  involontaire  dans  les  affections  du 
cœur  soit  un  vrai  tort.  Depuis  longtemps  je  m'apercevais  de  l'attié- 
dissement  du  sien.  Je  sentais  qu'elle  n'était  plus  pour  moi  ce  qu'elle 
fut  dans  nos  belles  aimées  ,  et  je  le  sentais  d'autant  mieux  que  j'étais 
le  niêrac  pour  elle  toujours.  Je  retombai  dans  le  même  inconvénient 
dont  j'avais  senti  l'eflet  auprès  de  maman  ,  et  cet  elfet  fut  le  même 
auprès  de  Thérèse.  N'allons  pas  chercher  des  perfections  hors  de  la 

(1)  Motiers-Traversest  un  joli  village  jurassien  où  ou  trouve  une  bonoe 
aiibeii;':'  ^^//o^■/-dl^-^i(/f). 

La  eliiiubio  qu'occupait  Rousseau  n'a  subi  aucun  changeinenl,  elle  es» 
1res  visitée.  A.  de  B. 


136 


LES  VEILLÉES  LITTÉRAIRES  ILLUSTRÉES. 


nature,  il  serait  le  uièiiie  auinès  de  quelque  femme  que  ce  fût.  Le 
parti  que  j'avais  prisa  l'égard  de  mes  enfants,  quelque  bien  raisonné 
qu'il  m'eût  paru  ,  ne   m'avait  pas  toujours  laissé  le  cœur  tranquille. 
En  méditant  mon  traite  de  réducatiuu  ,  je  senlis  que  j'avais  iieglif,'é 
des  devoirs  dont  rien   ne  pouvait  me  dispenser.  Le  remords  enfin 
devint  si  vif,  qu'il  m'arracha  jiresque  l'aveu  public  de  ma  faute  au 
commencement  de  l'Emile  ,  et  le  trait  même  est  si  clair,  qu'aiirès  un 
tel  passage  il  est  surprenant  qu'on  ait  eu  le  courage  de  me  la  re- 
procher. Ma  situation  cependant  était  alors  la  même ,  et  pire  encore 
par  l'animosité  de  mes  ennemis,  qui  ne  cherchaient  qu'à  me  prendre 
en  faute.  Je  craignis  la  récidive;  et,  n'en  voulant  pas  courirle  ris- 
que, j'aimai    mieux  me  condamnera  l'abstinence   que  d'exposer 
Thérèse  à   se  voir  derechef  dans  le  même  cas.  J'avais  d'ailleurs  re- 
marqué que  l'habitation  des  femmesempirait  sensiblement  mon  état; 
le  vice  équivalen  t,  dont  je  n'ai  jamais  pu  bien  uie  guérir,  m'y  paraissait 
moins  contraire.  Cet- 
te double  raison  m'a- 
vait fait  former  des 
résolutions    que  j'a- 
vais quelquefois  assez 
mal  tenues, maisdans 
lesquelles  je   persis- 
tais avec  plus  de  con- 
stance depuis  trois  ou 
quatre   ans  ;    c'était 
aussi  depuis  cette  épo- 
que  que  j'avais   re- 
marqué du  rcfroidis- 
seraentdansTliérese: 
elle  avait   pour   moi 
le  même  attachement 
par  devoir,  mais  elle 
n'en   avait   plus   par 
amour  Cela  jetait  né- 
cessairement   moins' 
d'agrément  dans  no- 
tie  commerce,  et  j'i- 
maginai   que  ,    sûre 
de  Idconlinualion  de 
mes  soins  où  qu'elle 
put. être,  elle  aime- 
rait peut-être  mieux 
rester    a    Paris    que 
d'errer  avec  moi.  Ce- 
pendant ,  elle    avait 
marque  tant  de  dou- 
leur a  notre  sé|iara- 
tion,  elle  avait  exige 
de  moi  des  promesses 
SI  positives  de  nous 
rejoindre,  elle  en  ex- 
primait si   vivement 
le  désir  depuis  mon 
départ ,  tant  à  M.  le 
prince  de  Conti  qu'à 
M.  de  Luxembourg, 
que,  loin  d'avoir  le 
Courage  de  lui  [larler 
de  séparation,  j'eus  à 
peine  celui  d'y  penser 
moi-même;  et,  après 

avoir  senti  dans  mon  cœur  combien  il  nVélait  impossible  de  me 
passer  d'elle,  je  ne  songeai  plus  qu'à  la  rappeler  iiicessainmcnl.  Je 
lui  écrivis  donc  de  partir  ;  elle  vint.  A  peine  y  avait-il  ileux  mois  que 
je  1  avais  quittée;  mais  c'était  depuis  tant  d'années  notre  première 
séparation.  Nous  l'avions  sentie  bien  cruellement  l'un  et  l'autre, 
yuel  saisissement  en  nous  embrassant!  0  que  les  larmes  de  ten- 
dresse et  de  joie  sont  douces  !  Comme  mon  cœur  s'en  abreuve  !  Pour- 
quoi m'a-t-on  lait  verser  si  peu  de  celles-là? 

En  arrivant  à  Motiers,  j'avais  écrit  à  niylord  Keith,  maréchal  d'E- 
cosse, gouverneur  de  .Neuchàtel,  pour  lui  donner  avis  de  ma  retraite 
dans  les  Etats  de  Sa  Majesté,  et  pour  lui  demander  sa  protection.  Il 
me  répondit  avec  la  générosité  qu'on  lui  connaît,  et  que  j'attendais 
de  lui  11  m'invita  à  l'aller  voir.  J'y  fus  avec  M.  Martinet,  chàli-l.iln 
du  Val-de-Travers,  qui  était  en  grande  faveur  auprès  de  Son  Excel- 
lence. L'aspect  vénérable  de  cet  illustre  et  vertueux  Ecossais  m'émut 
puissamment  le  cœur;  et,  dès  l'instant  même,  commença  entre  lui 
et  moi  ce  vif  aitacliement  qui  de  ma  part  est  toujours  le  même,  et 
qui  le  serait  toujours  de  la  sienne,  si  les  traîtres  qui  m  ont  ôte  toutes 
les  consolations  de  la  vie  n'eussent  profité  de  mon  éloigaement 
pour  abuser  sa  vieillesse  et  me  deligurer  a  ses  yeux. 

Georges  Keith,  maréchal  héréditaire  d'Ecosse,  et  frère  du  célèbre 
gênerai  Keith,  qui  vécut  glorieusement,  et  mourut  au  Ht  d'honneur, 
avait  quitte  son  pays  dans  sa  jeunesse,  et  y  fut  proscrit  pour  s'être 
attache  à  la  maison  Stuart,  dont  il  se  dégoûta  bientôt  par  l'esprit 


Georgp  Keitk,  maréchal  liéri'-ilil:iii-e  d'Ecosse. 


injuste  et  tyiannique  qu'il  y  remarqua,  et  qui  en  lit  toujours  le  ca- 
ractère dominant.  Il  demeura  longtemps  en  Espagne,  dont  le  climat 
lui  plaisait  beaucoup,  et  finit  par  s'attacher,  ainsi  que  son  frère,  au 
roi  de  Prus.se,  qui  se  connaissait  en  hummes,  et  les  accueillit  tous 
deux  comme  ils  le  méritaient.  Il  fut  bien  payé  de  cet  accueil  par  les 
grands  .services  que  lui  rendit  le  maréchal  Keith  ,  et  par  une  chose 
bien  plus  précieuse  encore,  la  sincère  amitié  de  mylord-niaréchal. 
La  grande  àme  de  ce  digne  homme,  toute  républicaine  et  fière  ,  ne 
pouvait  se  plier  que  sous  le  joug  de  l'amitiç  ;  mais  elle  s'y  pliait  si 
parfaitement,  qu'avec  des  maximes  bien  différentes  il  ne  vit  plus 
que  Frédéric  du  moment  qu'il  lui  fut  attaché.  Le  roi  le  chargea 
d'afl'aires  importantes,  l'envoya  à  Paris  ,  en  Espagne  ,  et  enfin  ,  le 
voyant,  déjà  vieux,  avoir  besoin  de  repos,  lui  donna  pour  retraite  le 
gouvernement  de  Neuchàtel,  avec  la  délicieuse  occupation  d'y  passer 
le  reste  de  sa  vie  à  rendre  ce  petit  peuple  heureux. 

Les  Neuchàtelais , 
qui    n'aiment  que  la 
pretintailleelle  clin- 
quant,   qui     ne    se 
connaissent    pas    en 
bonne  étoffe,  et  met- 
tent l'uspiit  dans  les 
longues  phrases,  voy- 
ant un  homme  froid 
mais  sans  façon,  pri- 
rent    sa     simplicité 
pour  de  la  hauteur  , 
sa  franchise  pour  de 
la  rusticité,  son  laco- 
nisme pour  de  la  bê- 
tise, se  cabrèrent  con- 
tre ses  soins  bienfai- 
sants, parce  que,  vou- 
lant etie  utile  et  non 
cajoleur ,  il  ne  savait 
pas  llatler    les    gens 
(|u'il   n'estimait  pas. 
Dans  la  ridicule  af- 
l'iire  du  ministre  Petit 
Pierre,  qui  lui  chassé 
par  ses  coiilreres  pour 
n'avoir     pas     voulu 
qu'ils  lussent  damnes 
eleriiellemenl ,    my- 
lord ,  s'etailt   opposé 
aux  usurpations  des 
ministres,  vit  soule- 
ver (outre    lui    tout 
le  pays  dont  il  pre- 
nait   le    parti  ;     et, 
quand  j'y  arrivai ,  ce 
stupide  murmure  n'é- 
tait pas  éteint  enco- 
re. Il  passait  au  moins 
pour  un  liomme  qui 
se  laissait   prévenir , 
et  de  toutes  les   im- 
putations dont  il  fut 
charge ,  c'était  peut- 
être  le  moins  injus- 
te. Mon  premier  mou- 
vement, en  voyant  ce  vénérable  vieillard  fut  âe   m'atteiidnr  sur  la 
maigreur  de  son  corps  déjà  décharné  parles  ans;  mais  en  levant  les 
yeux  sur  sa  physionomie  animée  ,  ouverte  et  noble,  je  me   sentis 
saisi  d'un  respect  mêlé  de  conliance  qui  l'emporta  sur  tout  autre 
sentiment.  Au  compliment  très  court  que  je  lui  lis  eu  f abordant,  il 
répondit  en   parlant  d'autre  chose,   comme  si  j'eusse  ete  la  depuis 
huit  jours.  Il  ne  nous  dit  pas  même  de  nous  asseoir.  L'empesé  châ- 
telain resta  debout.  Pour  moi ,  je  vis  dans  l'œil  perçant  et  lin  de 
mylord  je  ne  sais  quoi  de  si  caressant,  que,  me  semant  d'abord  à 
mon  aise,  j'allai  sans  façon  partager  son  sopha  et  m'asseoir  a  côte 
de  lui.  Au  ion  familier  qu'il  prit  à  fiastant,  je  sentis  que  cette  liberté 
lui  faisait  plaisir,  et  qu'il  se  disait  en  lui-même  :  Ceiui-ci  u'esl  pas 
un  Neuchàtelais. 

Ell'et  singulier  de  la  grande  convenance  des  caractères  !  Dans  un 
âge  où  le  cœur  a  déjà  perdu  sa  chaleur  naturelle,  celui  de  ce  boa 
vieillard  se  rechaull'a  pour  moi  d'une  façon  qui  surprit  tout  le  monde. 
11  vint  me  voir  à  Motiers,  sous  prétexe  de  tirer  des  cailles,  el  y  passa 
deux  jours  sans  toucher  un  fusil  11  s'établit  entre  nous  une  telle 
amitié,  car  c'est  le  mot,  que  nous  ne  pouvions  nous  passer  l'un  de 
l'autre.  Le  château  de  Colombier,  qu'il  habitait  fête,  eiait  à  six  lieues 
de  Motiers;  j'allais  tous  les  quinze  jours  au  plus  tard  y  passer  vingt- 
quatre  heures,  puis  je  revenais  de  même  en  pèlerin  ,  le  cœur  tou- 
jours plein  de  lui.  L'émotion  que  j'éprouvais  jadis  dans  mes  courses 
de  fErmilage  à  Eauboaue  était  bieu  dil^«reate  assurément,  mais 


LES  CONFESSIONS. 


137 


elle  n'était  pas  plus  douce  que  celle  avec  laquelle  j'approchais  de 
Colombier.  Que  de  larmes  d'attendrissement  j'ai  souvent  versées 
dans  la  route  en  pensant  aux  bontés  paternelles,  aux  vertus  aima- 
bles, à  la  douce  philosophie  de  ce  respectable  vieillanl  1  je  l'a|ipelais 
mon  père,  il  m'appelait  son  enfant.  Ces  doux  noms  rendent  en  par- 
tie l'idée  de  l'attachement  qui  nous  unissait,  mais  ils  ne  rendent  pas 
encore  celle  du  besoin  que  nous  avions  l'un  de  l'autre,  et  du  desir 
continuel  de  nous  rapprocher.  Il  voulait  absolument  me  loger  au  châ- 
teau de  Colombier,  et  me  pressa  loiiglfmps  d'y  prendre  à  dcmeiiie 
l'appartement  que  j'occupais.  Je  lui  dis  enfin  que  j'étais  plus  libre 
chez  moi,  et  que  j'aimais  mieux  passer  ma  vie  à  le  venir  voir.  Il  ap- 
prouva cette  franchise,  et  ne  m'en  parla  plus.  0  bon  mylord  !  ()  mon 
digne  père  !  Que  mon 
cieur  s'émeut  encore  en 
pensant  à  vous!  Ah  les 
barbares!  quel  coup  ils 
m'ont  donné  en  vous 
détachant  de  moi!  Mais 
non,  non,  grand  hom- 
me ;  vous  êtes  et  serez 
toujours  le  même  pour 
moi ,  qui  le  suis  tou- 
jours. Us  vous  ont  trom- 
pé, mais  ils  ne  vous  ont 
pas  changé- 

Mylord-maréehal  n'est 
pas  sans  défauts  :  c'est 
un  sage  ,  mais  c'est  un 
homme.  Avec  l'esprit  le 
plus  pénétrant,  avec  le 
tact  le  plus  fin  qu'il  soit 
possible  d'avdir,  avec  la 
plus  profonde  connais- 
.sance  des  hommes,  il  se 
laisse  abuser  quelquc- 
fiiis ,  et  n'en  revient 
pas.  Il  a  l'humeur  sin- 
gulière ,  quelque  chose 
de  bizarre  et  d'étraMg<!r 
dans  son  tour  d'esprit. 
Il  paraitoublier  les  gens 
qu'il  voit  tous  les  jours, 
et  se  souvient  d'eux  au 
moment  qu'ils  y  pen- 
sent le  moins  :  ses  at- 
tentions paraissent  hors 
de  propos  ;  ses  cadeaux 
sont  de  fantaisie  et  non 
de  convenance  ;  il  don- 
ne ou  envoie  à  l'instant 
ce  qui  lui  passe  par  la 
tète,  de  grand  prix  ou 
de  nulle  valeur  indiffé- 
remment. Un  jeune  Ge- 
nevois, désirant  entrer 
au  service  du  roi  de 
Prusse  ,  se  présente  à 
lui  ;  mylord  lui  donne, 
au  lieu  de  lettre ,  un 
petit  sachet  de  peau 
plein  de  pois ,  qu'il  le 
charge  de  remettre  au 
roi.  En  recevant  cette 
singulière  recomman- 
dation ,  le  roi  place  à 
l'instant  celui  qui  la 
porte.  Ces  génies  élevés 

ont  entre  eux  un  langage  que  les  esprits  vulgaires  n'entendront  ja- 
mais. Ces  petites  bizarreries,  semblables  aux  caprices  d'une  jolie 
femme,  ne  me  rendaient  mylord-maréchal  que  jilus  intéressant.  J'é- 
tais bien  sur,  et  j'ai  bien  éprouvé  dans  la  suite  (ju'elles  n'iiilluaiiiit 
pas  sur  ses  sentiments,  ni  sur  les  soins  que  lui  prescrit  l'aiintie  dans 
les  occa?ions  sérieuses.  Mais  il  est  vrai  que  dans  sa  façon  d'obliger  il 
met  encore  la  même  singularité  que  dans  ses  iiiaiiiircs.  Je  n'eu  ci- 
terai qu'un  seul  trait  sur  une  bagatelle.  Comme  la  journée  ilt^  Molirrs 
à  Colombier  était  trop  forte  pour  moi,  je  la  partageais  d'ordinaire  en 
partant  après  dîner  et  couchant  à  Brot,  à  moitié  chemin,  l/liùie,  ap- 
pelé Sandoz,  ayant  à  solliciter  à  Berlin  une  grâce  qui  lui  luiiioilait 
extrêmement,  me  pria  d'engager  Son  Excellence  à  la  demander  pour 
lui.  Volontiers.  Je  le  mène  avec  moi;  je  le  laisse  dans  l'anticliambre, 
et  je  parle  de  son  affaire  à  mylord,  iiui  ne  me  repond  rien.  I.a  ma- 
tinée se  passe.  Eu  traversaiit  la  salle  pour  aller  dîner,  je  vois  le 
pauvre  Saiuloz  qui  se  morfondait  d'allcndre.  Croyant  que  mylord 
l'avait  oublie,  je  lui  en  parle  avant  de  nous  mettre  a  table  ;  mot, 
comme  auparavant.  J*  trouvais  cette  mauiùre  de  me  faire  seulir 
T.  IV. 


que  je  l'importunais  un  peu  dure,  et  je  me  tus,  en  plaignant  tout 
bas  le  pauvre  Sandoz.  En  m'en  retournant  le  lendemain,  je  fus 
bien  sur|iris  du  remercîment  qu'il  me  fit,  du  bon  accueil  et  du  bon 
dîner  qu'il  avait  eus  chez  Son  Excellence,  qui  de  plus  avait  reçu  son 
papier. Trois  semaines  après,  mylord  lui  envoya  le  reserit  qu'il  avait 
demandé,  expédié  par  le  ministre,  et  signé  du  roi;  et  cela,  sans 
m'avoir  jamais  voulu  dire  ni  répondre  un  seul  mot,  ni  à  lui  non 
plus  sur  cette  all'aire,  dont  je  crus  qu'il  ne  voulait  pas  se  charger. 
Je  voudrais  ne  pas  cesser  de  parler  de  George  Keilh  ;  c'est  de  lui 
que  me  viennent  mes  derniers  souvenirs  heureux;  tout  le  reste  de 
ma  vie  n'a  plus  été  (|u'afflictions  et  serrements  de  cœur.  La  nrié- 
moire  en  est  si  triste  et  m'en  vient  si  confusément,  qu'il  ne  m'est 

(las  possible  de  mettre 
aucun  ordre  dans  mes 
récits  ;  je  serai  forcé 
désormais  de  les  arran- 
ger au  hasard  comme 
ils  se  présenteront. 

Je  ne  tardai  pas  d'être 
tiré    d'in<iuiétude    sur 
mon   asile  par  la  ré- 
[lonse  du  roi  à  mylord- 
maréchal,  en  qui,  com- 
n)e  on  peut  croire,  j'a- 
vais trouvé  un  bon  avo- 
cat. Non-seulement  Sa 
Majesté     approuva     ce 
qu'il   avait  fait ,    mais 
i:lli;  le  chargea  ,  car  il 
faut  tout  dire  ,  de  me 
donner  douze  louis.  Le 
bon  mylord,  embarras- 
sé d'une  pareille  com- 
niissi.iii ,  et  ne  sachant 
(diiiiii'  lit  s'en  acquitter 
hoiiiièiiMTient  ,     tâcha 
d'en  exti-niier  l'insulte 
en  transformant  cet  ar- 
gent en  nature  de  pro- 
visions ,   et    me    mar- 
quant qu'il  avait  ordre 
dt:  me  fournir  du  bois 
et    du    charbon    pour 
commencer  mon   petit 
ménage  ;  il  ajouta  mê- 
me, et  peut-être  de  son 
chef,  que  le  roi  me  fe- 
rait volontiers  bâtir  une 
petite  maison  à  ma  fan- 
taisie ,   si  j'en   voulais 
choisir  l'emplacement. 
Cette  dernière  offre  me 
toucha  fort,  et  me  fit 
oublier  la  mesquinerie 
de  l'autre.  Sans  accep- 
ter aucune  des  deux,  je 
regardai  Frédéric  com- 
me mon  bienfaiteur  et 
mon  protecteur  ;  et  je 
miattachai  si  sincère- 
ment à  lui  que  je  pris 
dès  lors  autant  d'inté- 
rêt à  sa  gloire  que  j'a- 
vais trouvé  jusqu'alors 
d'injustice  à  ses  suc- 
cès. A  la  paix  qu'il  fit 
peu  après  ,  je  témoi- 
gnai ma  joie  par  une  illumination  de  très  bon  goùl  :  c'était  un 
cordon  de  guirlandes  dont  j'ornai  la   maison  que  j'habitais  ,  et 
où    j'eus,   il. est  vrai,    la  fierté    vindicative  de  dépenser   presque 
autant  d'argent  qu'il  m'en  avait  voulu  donner.  La  paix  conclue  , 
je  crus  que  ,  sa  gloire  militaire  et   politique  étant  au  comble  ,  il 
allait  s'en  donner  une  d'une  autre  espèce  en  revivifiant  ses  Euts, 
en  y  faisant  régner  le  commerce,  l'agriculture,  en  y  créant  un  nou- 
veau sol,  en  le  couvrant  d'un  nouveau  peuple,  en  maintenant  la 
paix  chez  tous  ses  voisins,  en  se  faisant  l'arbitre  de  l'Europe  après 
en  avoir  été  la  terreur.  H  pouvait  sans  risque  poser  l'épée.  bien  sur 
qu'on  ne  l'obligerait  pas  à  la  reprendre.  Voyant  qu'il  ne  désarmait 
pas,  je  craignis  qu'il  ne  profilât  mal  de  ses  avantages,  et  qu'il  ne 
fût  grand  qu'à  demi.  J'osai  lui  écrire  à  ce  sujet,  et.  prenant  le  ton 
familier  fait  pour  plaire  aux  hommes  de  sa  trempe,  pour  porter 
jusqu'à  lui  cette  sainte  voix  de  la  vérité,  que  si    peu   de  rois  sont 
faits  pour  entendre.  Ce  ne  fut  qu'en  secret,  et  de  moi  à  lui,  que  je 
pris  cette  liberté.  Je  n'en  lis  pas  même  participant  mylord-maréchal, 
et  je  lui  envoyai  ma  lettre  au  roi  toute  cachetée.  Mylord  envoya  ma 

la 


Toniljrau  dr  ,I.-.I.  Uuussi-aa  à  Ernienonville 


138 


LES  VEILLÉES  LITTÉRAIRES  ILLUSTRÉES. 


lettre  sans  s'informer  de  son  contenu.  Le  roi  n'y  fit  aucune  réponse; 
et,quelque  temps  après mjlord-maréchal  étant  alléàBerlin,  il  lui  dit 
seulement  que  je  l'avais  Lien  grondé.  Je  compris  par  là  que  ma 
lettre  avait  été  mal  reçue,  et  que  la  franchise  de  mon  zèle  avait 
passé  pour  la  rusticité  d'un  pédant.  Dans  le  fond,  cela  pouvait  très 
bien  être  ;  peut-être  ne  dis-je  pas  ce  qu'il  fallait  dire,  ou  ne  piis-je 
pas  le  ton  qu'il  fallait  prendre.  Je  ne  puis  répondre  que  du  senti- 
ment qui  m'avait  mis  la  plume  à  la  main. 

Peu  de  temps  après  mon  établissement  à  Moliers-Travers,  ayant 
toutes  les  assurances  possibles  qu'on  m'y  laisserait  tranquille,  je 
pris  l'habit  arménien.  Ce  n'était  pas  une  idée  nouvelle;  elle  ra'élait 
venue  diverses  fois  dans  le  cours  de  ma  vie.  et  elle  me  revint  sou- 
vent à  Montmorency,  où  le  fréquent  usage  des  sondes,  me  condam- 
nant à  rester  souvent  dans  ma  chambre,  me  fit  mieux  sentir  tous 
les  avantages  de  l'habit  long.  La  commodité  d'un  tailleur  arménien 
qui  venait  souvent  voir  un  parent  qu'il  avait  à  Montmorency,  me 
tenta  d'en  profiter  pour  prendre  ce  nouvel  équipage,  au  risque  du 
qu'en-dira-t-on  ,  dont  je  me  souciais  très  peu.  Cependant,  avant 
d'adopter  cette  nouvelle  parure,  je  voulus  avoir  l'avis -de  madame 
de  Luxembourg,  qui  me  conseilla  fort  de  la  prendre.  Je  me  fis  donc 
une  petite  garde-robe  arménienne  ;  mais  l'orage  excité  contre  moi 
m'en  fit  remettre  l'usage  à  des  temps  plus  tranquilles;  et  ce  ne  fut 
que  quelques'mois  après  que,  forcé  par  de  nouvelles  attaques  de  re- 
courir aux  sondes,  je  crus  [louvoir^  sans  aucun  risque,  prendre  ce 
nouvel  habillement  à  Motiers,  surtout  après  avoir  consulté  le 
pasteur  du  lieu,  qui  me  dit  que  je  pouvais  le  porter,  même  au  tem- 
ple, sans  scandale.  Je  pris  donc  la  veste,  le  cafetan,  le  bonnet 
fourré,  la  ceinture:  et  après  avoir  assisté  dans  cet  équipage  au  ser- 
vice divin,  je  ne  vis  point  d'inconvénient  à  le  porter  chez  mylord- 
maréchal.  Son  Excellence,  me  voyant  ainsi  vêtu,  me  dit  pour  tout 
compliment  sa/ama/efcî,  après  quoi  tout  fut  fini,  et  je  ne  portai  plus 
d'autre  habit. 

Ayant  quitté  tout  à  fait  la  littérature,  je  ne  songeai  plus  qu'à 
mener  une  vie  tranquille  et  douce  autant  qu'il  dépendrait  de  moi. 
Seul,  je  n'ai  jamais  connu  l'ennui,  même  dans  le  plus  parfait 
désœuvrement  :  mon  imagination,  remplissant  tous  les  vides,  suffit 
seule  pour  ra'oceuper.  Il  n'y  a  que  le  bavardage  inactif  de  chambre, 
assis  les  uns  vis-à-vis  des  autres  à  ne  mouvoir  que  la  langue,  que 
jamais  je  n'ai  pu  supporter.  Quand  on  marche,  qu'on  se  promène, 
encore  passe  ;  les  pieds  et  les  yeux  font  au  moins  quelque  chose  : 
mais  rester  là  les  bras  croisés,  à  parler  du  temps  qu'il  fait  et  des 
mouches  qui  volent,  ou,  qui  pisest,  às'entrefaire  des  compliments, 
cela  m'est  un  supplice  insupportable.  Je  m'avisai,  pour  ne  pas  vivre 
en  sauvage,  d'apprendre  à  faire  des  lacets.  Je  portais  mon  coussin 
dans  mes  visites  ;  ou  j'allais  comme  les  femmes,  travailler  à  ma 
porte  et  causer  avec  les.  passants.  Cela  me  faisait  supporter  l'ina- 
nité du  babillage,  et  passer  mon  temps  sans  ennui  chez  mes  voisines, 
dont  plusieurs  étaient  assez  aimables  et  ne  manquaient  pas  d'esprit. 
Une,  entre  autres,  aiipelée  Isabelle  d'ivernois,  fille  du  procureur- 
général  de  Neucbàtel,  me  parut  assez  estimable  pour  me  lier  avec 
elle  d'une  amitié  particulière,  dont  elle  ne  s'est  pas  mal  trouvée 
par  les  conseils  utiles  que  je  lui  ai  donnés,  et  par  les  soins  que  je 
lui  ai  rendus  dans  des  occasions  essentielles;  de  sorte  que  mainte- 
nant, digne  et  vertueuse  mère  de  famille,  elle  me  doit  peut-être 
son  mari,  sa  raison,  sa  vie  et  son  bonheur.  De  mon  côté,  je  lui  dois 
des  consolations  très  douces,  et  surtout  durant  un  bien  triste  hiver, 
où,  dans  le  fort  de  mes  maux  et  de  mes  peines,  elle  venait  passer 
avec  Thérèse  et  moi  de  longues  soirées,  qu'elle  savait  nous  rendre 
bien  courtes  par  l'agrément  de  son  esprit  et  par  les  mutuels  épan- 
chemenls  de  nos  cœurs.  Elle  m'appelait  son  papa,  je  l'appelais  ma 
fille,  et  ces  noms,  que  nous  nous  donnons  encore,  ne  cesseront 
point,  je  l'espère,  de  lui  être  aussi  chersqu'à  moi.  Pour  rendre  mes 
lacets  bons  à  quelque  chose,  j'en  faisais  présent  à  mes  jeunes  amies 
à  leur  mariage,  à  condition  qu'elles  nourriraient  leurs  enfants;  sa 
sœur  aînée  en  eut  un  à  ce  titre,  et  l'a  mérité  ;  Isabelle  en  eut  un  de 
même  et  ne  l'a  pas  moins  mérilé  par  l'intention,  mais  elle  n'a  pas  eu 
le  bouheur  de  pouvoir  faire  sa  volonté.  En  leur  envoyant  ces  lacets, 
j'écrivis  à  l'une  et  à  l'autre  des  lettres  dont  la  première  a  couru  le 
monde,  mais  tant  d'éclat  n'allait  pas  à  la  seconde  :  .l'amitié  ne 
marche  pas  avec  si  grand  bruit. 

l'armi  les  liaisons  que  je  fis  à  mon  voisinage,  et  dans  le  détail 
desquelles  je  n'entrerai  pas,  je  dois  noter  celle  du  colonel  Pury,  qui 
avait  une  maison  sur  la  montagne,  où  il  venait  passer  les  élés.  Je 
n'étais  pas  empressé  de  sa  connaissance,  parce  que  je  savais  qu'il 
était  très  mal  à  la  cour  et  auprès  de  raylord-maréchal,  qu'il  ne  voyait 
point.  Cependant  comme  il  me  vint  voir  et  me  fit  beaucoup  d'hon- 
uètelés,  il  fallut  l'aller  voir  à  mon  tour.  Cela  continua,  et  nous  man- 
gions quelquefois  l'un  chez  l'autre.  Je  fis  chez  lui  connaissance  avec 
M.  du  Peyrou,  et  ensuite  une  amitié  trop  intime  pour  que  je  puisse 
me  dispenser  de  parler  de  lui. 

M.  du  Peyrou  était  Américain,  fils  d'un  commandant  ic  Suri- 
nam, dont  le  successeur,  M.  le  Chambricr,  épousa  la  veuve.  Devenue 
veuve  une  deuxième  fuis,  elle  vint,  avec  son  fils,  s'établir  dans  le 
pays  de  son  second  mari.  Du  Peyrou,  fils  unique,  fort  riche,  et  tea- 
dremeul  aimé  de  sa  mère,  avait  été  élevé  avec  assez  de  soin,  et  sou 


éducation  lui  avait  profité.  Il  avait  acquis  beaucoup  de  demi-con- 
naissances, quelque  goût  pour  les  arts,  et  il  se  piquait  surtout  d'a- 
voir cultivé  sa  raison  :  son  air  hollandais,  froid  et  philosophe,  son 
teint  basané,  son  humeur  silencieuse  et  cachco,  favorisaient  beau- 
coup cette  opinion.  11  était  sourd  et  goutteux,  quoique  jeune  en- 
core ;  cela  rendait  tous  ses  mouvements  fort  poses,  fort  graves;  et, 
quoiqu'il  aimât  à  disputer,  quelquefois  même  un  peu  longuement, 
généralement  il  parlait  peu,  parce  qu'il  n'entendait  pas.  Tout  cet 
extérieur  m'en  imposa  ;  je  me  dis  :  Voici  un  penseur,  un  homme 
sage,  tel  qu'on  serait  heureux  d'avoir  un  ami.  Pour  achever  de  me 
prendre,  il  m'adressait  souvent  la  parole,  sans  jamais  me  faire  au- 
cun com|)liment.  Il  me  parlait  peu  de  moi,  peu  de  mes  livres,  très 
peu  de  lui.  Il  n'était  pas  dépourvu  d'idées,  et  tout  ce  qu'il  disait 
était  assez  juste.  Cette  justesse  et  cette  égalité  m'attirèrent.  11  n'a- 
vait dans  l'esprit  ni  l'élévation  ni  la  finesse  de  celui  de  mylord-ma- 
réchal,  mais  il  en  avait  la  simplicité;  c'était  toujours  le  représenter 
en  quelque  chose.  Je  ne  m'engouai  pas,  mais  je  m'attachai  par 
l'estime;  et,  par  trait  de  temps,  cette  estime  amena  l'amitié.  J'ou- 
bliai totalement  avec  lui  l'objection  que  j'avais  faite  au  baron 
d'Holbach,  qu'il  était  trop  riche;  et  je  crois  que  j'eus  tort.  J'ai 
appris  à  douter  qu'un  homme  jouissant  d'une  grande  fortune,  quel 
qu'il  puisse  être,  puisse  aimer  sincèrement  mes  principes  et  leur 
auteur. 

Pendant  assez  longtemps  je  vis  peu  du  Peyrou,  parce  que  je  n'al- 
lais point  à  Neuchàtel,  et  qu'il  ne  venait  qu'une  fois  l'an  à  la  mon- 
tagne du  colonel  Pury.  Pourquoi  n'allais-je  point  à  Neuchàtel?  C'est 
un  enfantillage  qu'il  ne  faut  pas  taire. 

Quoique  protégé  par  le  roi  de  Prusse  et  par  mylord-marcchal,  si 
j'éviiai  d'abord  la  persécution  dans  mon  asile,  je  n'évitai  pas  du 
moins  les  murmures  du  public,  des  magistrats  municipaux,  des  mi- 
nistres. Après  le  branle  donné  par  la  France,  il  n'était  pas  du  bon 
air  de  ne  me  pas  faire  au  moins  quelque  insulte,  on  aurait  eu  peur  de 
paraître  improuver  mes  persécuteurs  en  ne  les  imitant  pas.  La 
classe  de  INeuchàtel,  c'est-à-dire  la  compagnie  des  ministres,  donna 
le  branle  en  tentant  d'abord  d'émouvoir  contre  moi  le  conseil 
d'Etat.  Cette  tentative  n'ayant  pas  réussi,  les  ministres  s'adressèrent 
au  magistrat  municipal,  qui  fit  aussitôt  défendre  mon  livre,  et,  me 
traitant  en  toute  occasion  peu  honnêtement,  faisait  comprendre  et 
disait  même  que  si  j'avais  voulu  m'aller  établir  dans  la  ville,  on  ne 
m'y  aurait  pas  souffert.  Us  remplirent  leur  Mercure  d'inepties  et  du 
plus  idiot  cafardage,  qui,  tout  en  faisant  rire  les  gens  sensés,  ne 
laissait  pas  d'échaulTer  le  peuple  et  de  l'animer  contre  moi.  Tout 
cela  n'empêchait  pas  qu'à  les  entendre  dire  je  ne  dusse  être  très 
reconnaissant  de  l'extrême  grâce  qu'ils  me  faisaient  de  me 
laisser  vivre  à  Motiers;  ils  m'auraient  volontiers  mesuré  l'air  à  la 
pinte,  à  condition  que  je  l'eusse  payé  bien  cher.  Us  voulaient  que 
je  leur  fusse  obligé  de  la  protection  que  le  roi  m'accordait  malgré 
eux,  et  qu'ils  travaillaient  sans  relâche  à  m'ôter.  Enfin,  n'y  pou- 
vant réussir,  après  m'avoir  fait  tout  le  tort  qu'ils  purent,  et  m'avoir 
décrié  de  tout  leur  pouvoir,  ils  se  firent  un  mérite  de  leur  impuis- 
sance, en  me  faisant  valoir  la  bonté  qu'ils  avaient  de  me  souffrir 
dans  leur  pays.  J'aurais  dû  leur  rire  au  nez  pour  toute  réponse,  je 
fus  assez  bête  pour  me  piquer,  et  j'eus  l'ineptie  de  ne  vouloir  point 
aller  à  Neuchàtel,  résolution  que  je  tins  près  de  deux  ans,  comme 
si  ce  n'était  pas  trop  honorer  de  pareilles  espèces  de  faire  attention 
à  leurs  procédés,  qui,  bons  ou  mauvais,  ne  peuvent  leur  être  impu- 
tés, puisqu'ils  n'agissent  jamais  que  par  impulsion!  D'ailleurs,  des 
esprits  sans  culture  et  sans  lumières,  qui  ne  connaissent  d'autre 
objet  de  leur  estime  que  le  crédit,  la  puissance  etl'argent,  sont  bien 
éloignés  de  soupçonner  même  qu'on  doive  quelque  égard  aux  ta- 
lents, et  qu'il  y  ait  déshonneur  à  les  outrager. 

Un  certain  maire  de  village,  qui  pour  ses  malversations  avait 
été  cassé,  disait  au  lieutenant  du  'Val-de -Travers,  mari  de  mon  Isa- 
belle :  On  dit  que  ce  Rousseau  a  tant  d'esprit  ;  amenez-le-moi ,  que 
je  vois  si  cela  est  vrai.  Assurément  les  mécontentements  d'un 
homme  avec  qui  l'on  prend  un  pareil  ton  doivent  peu  fâcher  ceux 
qui  les  éprouvent. 

Sur  la  façon  dont  on  me  traitait  à  Paris,  à  Genève,  à  Neuchàtel 
même,  je  ne  m'attendais  pas  à  plus  de  ménagement  de  la  part 
du  pasteur  du  lieu.  Je  lui  avais  cependant  été  recommandé  par 
madame  Boy-de-la-Tour,  et  il  m'avait  fait  beaucoup  d'accueil  ; 
mais  dans  ce  pays,  où  l'on  flatte  également  tout  le  monde,  les  ca- 
Tiissos  ne  siguifient  rien.  Cependant,  après  ma  réunion  solennelle 
à  l'église  reformée,  vivant  en  pays  réformé,  je  ne  pouvais,  sans 
manquer  à  mes  engagements  et  à  mon  devoir  de  citoyen,  négliger 
la  profession  publique  du  culte  où  j'étais  rentré;  j'assistais  donc 
au  service  divin.  D'un  autre  côté,  je  craignais,  en  me  présentant 
à  la  table  sacrée,  de  m'exposer  à  l'affront  d'un  refus  ;  et  il  n'était 
nullement  probable  qu'après  le  vacarme  fait  à  Genève  par  le  con- 
seil, et  à  Neuchàtel  ]iar  la  classe,  il  voulût  ra'administrer  tranquil- 
lement la  cène  dans  son  église.  Voyant  donc  approcher  le  temps 
de  la  communion,  je  pris  le  parti  d'écrire  à  M.  de  Montmollin  (  c'é- 
tait le  nom  du  ministre),  pour  faire  acte  de  bonne  volonté,  et  lui 
déclarer  que  j'étais  toujours  uni  de  cœur  à  l'église  protestante;  je 
lui  dis  eu  même  temps,  pour  éviter  des  chicanes  sur  les  articles  de 


LES  CONFESSIONS. 


139 


foi,  que  je  ne  voulais  aucune  explication  particulière  sur  le  do;?me. 
M'élaiit  ainsi  mis  on  règle  de  ce  coté,  je  restai  tranquille,  ne  rloii- 
tanl  pas  que  M.  de  Monlniriilin  ne  refusât  de  m'admettre  sans  la 
discussion  préliminaire  dont  je  no  voulais  point,  et  qu'ainsi  tout 
ne  fût  fini  sans  qu'il  y  eût  de  ma  faute:  point  du  tout.  An  rnoment 
où  je  m'y  attendais  le  moins,  M.  de  Montmollin  vint  me  déclarer, 
non  seulement  qu'il  m'admettait  à  la  communion  sous  la  clause 
que  j'y  avais  mise,  mais,  do  plus,  que  lui  et  ses  anciens  se  faisaient 
un  grand  honneur  de  m'avoir  dans  son  troupeau.  Je  n'eus  de  mes 
jours  utK;  pareille  surprise,  ni  plus  consolante.  Toujours  vivre 
isolé  sur  la  terre  me  paraissait  un  destin  hien  triste,  surtout  dans 
l'advcrsilé.  Au  milieu  de  tant  de  proscriptions  et  persécutions,  je 
trouvais  une  doucmir  extrême  de  pouvoir  me  dire:  Au  moins  je 
suis  parmi  mes  frères;  et  j'allai  communier  avec  une  émotion  de 
cœur  et  des  larmes  d'attendrisse:ncnt,  qui  étaient  peut-être  la  pré- 
paration la  plus  agréable  à  Dieu  qu'on  put  y  porter. 

(Juel(|uo  temps  après,  mylord  m'envoya  une  lettre  de  madame  de 
liiiufllers,  venue,  du  moins  je  le  |)rcsumai,  par  la  voir;  de  d'Alem- 
Lert,  qui  connaissait  mylord-marcchal.  Dans  cette  lettre,  la  pre- 
mière que  cette  dame  m'eiil  écrite  depuis  mon  départ  de  Montmo- 
rency, elle  mé  tançait  vivement  do  celle  que  j'avais  écrite  à  M.  de 
Montmollin,  et  surtout  d'avoircommunié.  Je  compris  d'autant  moins 
à  qui  elle  en  avait  avec  sa  mercuriale,  que,  depuis  mon  voyage  à 
GoNove,  je  m'étais  toujours  déclaré  hautement  protestant,  et  que 
j'avais  été  très  t)ulilir|uement  à  l'hôtel  de  Hollande  sans  que  [ler- 
sonneau  monde  l'oùt  trouvé  mauvais,  lime  paraissait  fort  plaisant 
que  madame  la  comtesse  de  noufllers  voulût  se  mêler  de  diriger  ma 
conscience  en  fait  de  religion.  Ci;pendant,  comme  je  nu  doutais  pas 
que  son  intention,  quoique  je  n'y  comprisse  rien,  ne  fût  la  meilleure 
du  monde,  je  ne  m'olTensai  point  Je  cotte  singulière  sortie,  et  je 
lui  répondis  sans  colère  en  lui  disant  mes  raisons. 

Cependant  les  injures  imprimées  allaient  leur  train,  et  leurs  bé- 
nins autours  reprochaient  aux  puissances  de  me  traiter  trop  dou- 
cement. Ce  concours  d'aboiements,  dont  les  moteurs  continuaient 
d'agir  sous  le  voile,  avait  quelque  chose  de  sinistre  et  d'effrayant. 
Pour  moi,  je  laissais  dire  sans  m'émouvoir.  On  m'assura  qu'il  y 
avait  une  censure  delà  Sorbonne;  je  n'en  crus  rien.  De  quoi  pou- 
vait .se  mêler  la  Sorbonne  dans  cette  affaire?  Voulait-elle  assurer 
que  je  n'étais  pas  catholique?  Tout  le  monde  le  savait.  Voulait-elle 
prouver  que  je  n'étais  pas  bon  calviniste?  C'était  prendre  un  soin 
bien  singulier  ;  c'était  se  faire  les  substituts  do  nos  ministres.  Avant 
d'avoir  vu  cet  écrit,  je  crus  qu'on  le  faisait  courir  sous  le  nom  de 
la  Sorbonne  pour  se  moquer  d'elle  ;  je  le  crus  bien  plus  encore  après 
l'avoir  lu.  Enfin,  quand  je  ne  pus  plus  douter  de  son  authenticité, 
tout  ce  que  je  me  réduisis  à  croire  fut  qu'il  fallait  mettre  la  Sor- 
bonne aux  Petites-Maisons. 

Un  autre  écrit  m'all'eeta  davantage,  parce  qu'il  venait  d'un 
honinic  pour  qui  j'avais  toujours  de  l'estime,  et  dont  j'admirais  la 
constance  en  plaignant  son  aveuglement.  Je  parle  du  mandement 
de  l'archevêque  de  Paris  contre  moi.  Je  crus  que  je  me  devais  d'y 
répondre.  Je  le  pouvais  sans  m'avilir  ;  c'était  un  casa  peu  près  sem- 
blable à  celui  du  roi  de  Pologne.  Je  n'ai  jamais  aimé  les  disputes  bru- 
tali's,  à  la  Voltaire.  Je  ne  sais  me  battre  qu'avec  dignité,  et  je  veux 
que  celui  qui  m'attaque  ne  déshonore  pas  mes  coups,  pour  que  je 
daigne  me  défondre.  Je  ne  doutais  point  que  ce  mandement  ne  fût 
do  la  façon  des  jésuites  ;  et ,  quoiqu'ils  fussent  alors  malheureux 
eux-mêmes,  j'y  reconnaissais  toujours  leur  ancienne  maxime,  dé- 
craser  les  malheureux.  Je  pouvais  donc  aussi  suivre  mon  ancienne 
maxime,  d'honorer  l'auteur  titulaire,  et  de  foudroyer  l'ouvmgc; 
et  c'est  ce  que  je  crois  avoir  fait  dans  ma  réponse  avec  assez  de 
sucées. 

Je  trouvais  le  séjour  de  Métiers  fort  agréable  ;  et,  pour  me  dé- 
terminer à  y  finir  mes  jours,  il  ne  me  manquait  qu'une  subsistance 
assurée:  mais  on  y  vit  assez  chèrement:  et  j'avais  vu  renverser 
tous  mes  anciens  projets  par  la  dissolution  de  mon  ménage,  par 
rétablissement  d'un  nouveau,  par  la  vente  ou  dissipation  de  tous 
mes  imndiles,  et  par  les  dépenses  qu'il  m'avait  fallu  l'aire  depuis 
mon  départ  de  Montmorency.  Je  voyais  journclloment  diminuer 
le  petit  ca|iilal  que  j'avais  devant  moi.  "Deux  ou  trois  ans  suffisaient 
pour  en  consumer  le  reste,  sans  que  je  visse  aucun  moyen  de  le 
renouveler,  à  moins,  de  recommencer  à  faire  des  livre"'s,  métier 
funeste  auiiuol  j'avais  déjà  renoncé. 

Persuade  que  tout  changerait  bientôt  à  mon  égard,  et  que  le  pu- 
blic, revenu  de  sa  frénésie,  en  ferait  rougir  les  puissances,  je  ne 
cherchais  qu'à  prolonger  mes  ressources  jusqu'à  cet  heureux  chan- 
gement, qui  me  laisserait  plus  en  état  de  choisir  parmi  celles  qui 
pourraient  s'od'rir.  Pour  cela,  je  repris  mon  Dictionnaire  de  musi- 
que, que  dix  ans  de  travail  avaient  déjà  fort  avancé,  et  auquel  il 
ne  manquait  que  la  dernière  main  et  d'être  mis  au  net.  Mes  livres, 
qui  m'avaient  été  envoyés  depuis  peu,  me  fournirent  les  moyens 
d'achever  cet  ouvrage  ;  mes  papiers,  (jui  me  furent  envoyés  en 
mémo  temps,  me  mirent  en  état  de  comuioneor  l'entreprise  de  mes 
mémoires,  dont  je  voulais  uniquement  m'occuper  désormais.  Je 
commençai  par  transcrire  des  lettres  dans  un  rooueil,  qui  pût  gui- 
der ma  luémoire  dans  l'ordre  des  faits  et  des  temps.  J'avais  déjà 


fait  le  triage  de  celles  que  je  voulais  conserver  pour  cet  effet,  et  la 
suite  depuis  près  de  dix  ans  n'en  était  point  interrompue.  Cepen- 
dant, en  les  arrangeant  pour  les  transi-rire,  j'y  trouvai  une  lacune 
qui  me  surfirit  Cette  lacune  était  de  prés  de  six  mois,  depuis  octo- 
bre t7i)R  jusqu'au  mois  de  mars  suivant.  Je  me  souvenais  parfaite- 
ment d'avoir  mis  dans  mon  triage  nombre  de  lettres  de  Diderot,  de 
Doleyre,  de  madame  d'Epinay,  de  madame  de  Chenonceaux,  etc., 
qui  remplissaient  cette  lacune,  et  qui  ne  se  trouvèrent  plus.  Qu'é- 
taient-elles devenues?  Quelqu'un  avait-il  mis  la  main  sur  mes  pa- 
piers pendant  (juelques  mois  qu'ils  étaient  restés  à  l'hôtel  de  Luxem- 
liourg?  Cola  n'était  pas  concevable,  et  j'avais  vu  M.  le  maréchal 
lui-même  prendn;  la  clef  de  la  chambre  où  je  les  avais  déposés. 
Comme  plusieurs  lettres  de  femmes  et  toutes  celles  de  Diderot  étaient 
sans  date,  et  que  j'avais  été  forcé  de  remplir  ces  dates  de  mémoire 
et  en  tâtonnant,  pour  ranger  ces  lettres  dans  leur  ordre,  je  crus 
d'abord  avoir  fait  des  erreurs  de  dates,  et  je  passai  en  revue  toutes 
les  lettres  qui  n'en  avaient  point  ou  auxquelles  je  l'avais  suppléée, 
pour  voir  .si  je  n'y  trouverais  point  celles  qui  devaient  remplir 
ce  vide.  Cet  essai  ne  réussit  point  ;  je  vis  que  le  vide  était  bien 
réel,  et  que  les  lettres  avaient  certainement  été  enlevées.  Par  qui 
et  pourquoi  ?  voilà  ce  qui  me  passait.  Ces  lettres,  antérieures  à  mes 
grandes  querelles,  et  du  temps  de  ma  première  ivresse  de  la  Julie, 
ne  pouvaient  intéresser  personne.  Celaient  tout  au  plus  quelques 
tracasseries  de  Diderot,  quelques  persifflages  de  Deleyre,  des  témoi- 
gnages d'amitié  de  madame  de  Chenonceaux  et  même  de  madame 
d'Epinay,  avec  laquelle  j'étais  alors  le  mieux  du  monde.  A  qui 
pouvaient  importer  ces  lettres  ?  Qu'en  voulait-on  faire?  (  Ce  n'est 
que  sept  ans  après  que  j'ai  soupçonné  l'alfreux  objet  de  ce  vol.  ) 

Ce  déficit  bien  avéré  me  fit  chercher  parmi  mes  brouillons  si  j'en 
découvrirais  quelque  autre.  J'en  trouvai  qiuilques-uns  qui,  vu  mon 
défaut  de  mémoire,  m'en  firent  supposer  d'autres  dans  la  multitude  de 
mes  papiers.  Ceux  que  je  remarquai  le  plus  furent  le  brouillon  de 
la  Morale  sensitive,  et  celui  de  l'Extrait  des  aventures  de  mylord 
Edouard.  Ce  dernier,  je  l'avoue,  me  donna  quelque  soupçon  sur  ma- 
dame de  Luxembourg.  C'était  la  Roche,  son  valet  de  chambre,  qui 
m'avait  expédié  ces  papiers,  et  je  n'imaginai  qu'elle  au  monde  qui 
pût  prendre  intérêt  à  ce  chiiron  :  mais  quel  intérêt  pouvait-elle 
prendre  à  l'autre  et  aux  lettres  enlevées,  dont,  mêaie  avec  de  mau- 
vais desseins,  on  ne  pouvait  faire  aucun  usage  qui  pût  me  nuire, 
à  moins  de  les  falsifier?  PourM.  le  maréchal,  dont  je  connaissais  la 
droiture  invariable  et  la  vérité  de  son  amitié  pour  moi,  je  ne  pus  le 
soupçonner  un  moment;  je  ne  pusmèraearrcter  ce  soupçon  surraa- 
dame  la  maréchale.  Tout  ce  qui  me  vint  de  plus  raison iialde  à  l'es- 
prit, après  ra'clre  fatigue  longtemps  à  chercher  l'auteur  de  ce  vol, 
fut  de  l'imputer  à  d'Alembert,  qui ,  déjà  faufilé  chez  madame  de 
Luxembourg,  avait  pu  trouver  le  moyen  de  fureter  ces  papiers,  et 
d'im  enlever  ce  qui  lui  avait  plu  tant  en  manuscrit  qu'en  lettres, 
soit  pour  chercher  à  me  susciter  quelque  tracasserie,  soit  pours'ap- 
proprler  ce  qui  lui  pouvait  convenir.  Je  supposai  qu'abusé  par  le  titre 
de  II  Morale  sensitive,  il  avait  cru  trouver  le  plan  d'un  vrai  traitéde 
matérialisme,  dont  il  aurait  tiré  contre  moi  le  parti  qu'on  peut  bien 
s'imaginer.  Sûr  qu'il  serait  bientôt  détrompé  par  l'examen  d'un 
brouillon,  et  déterminé  à  quitter  tout-à-fait  la  littérature,  je  ra'iu- 
quiétai  peu  do  ces  larcins,  qui  n'étaient  pas  les  premiers  delà  même 
main  (I)  que  j'avaiscndurés  sans  m'en  plaindre.  Bientôt  je  ne  son- 
geai pas  plus  à  cette  infidélité  que  si  l'un  ne  m'en  eût  fait  aucune  ; 
etjo  me  mis  à  rassembler  les  matériaux  qu'on  m'avait  laissés,  pour 
travailler  à  mes  Confessions. 

J'avais  longtemps  cru  qu'à  Genève  la  compagnie  des  ministres, 
ou  du  moins  les  citoyens  et  les  bourgeois,  réclameraient  contre  l'in- 
fraction de  l'édit  dans  le  décret  porté  contre  moi.  Tout  resta  tran- 
quille, au  moinsà  l'extiirieur  ;  car  ilyavailun  mécontentement  gé- 
néral qui  n'attendait  qu'une  occasion  ))cmr  se  manifester.  .Mesamis, 
ou  Soi-disant  tels,  m'écrivaient  lettres  sur  lettres  pour  m'exhorter  à 
venir  me  mettre  à  leurtète,  m'assurant  une  réparation  publique  de 
la  part  du  conseil.  La  crainte  du  désordre  et  des  troubles  que  ma 
présence  pouvait  causer  m'empêcha  d'acquiescer  à  leurs  instances; 
et,  fidèle  au  serment  que  j'avais  fait  autrefois  de  ne  jamais  tremper 
dans  aucune  dissension  civile  dans  mon  pays,  j'aimai  mieux  laisser 
subsister  rolfense  et  me  bannir  pour  jamais  de  ma  patrie  que  d'y 
rentrer  par  des  moyens  violents  et  dangereux.  Il  est  vrai  que  je  m'é- 
tais attendu  delà  part  delà  bourgeoisieà  des  représentation;  léga^ 
les  et  paisibles  contre  une  infraction  qui  l'intéressait  extrêmement. 
Il  n'y  en  eut  point.  Ceux  qui  la  conduisaient  chvrchaient  moins  lo 
vrai  redressement  des  griefs  que  l'occasion  de  se  rendre  nécessaires. 
On  cabalait,  mais  on  gardait  le  silence,  et  on  laissait  clabauderles 
caillettes  et  les  cafards   que  le  conseil  mettait  en  avant  pour  me 


de  choses 
cl  q>ii  lui 
Jis 


^1)  J'avais  trouvé  dans  ses  Eléments  de  musiipie  beaucoup 
tiri''OS  de  ee  q\ie  j'avai.?  écrit  sur  cet  art  pour  l'tiu-\vlopi-die, 
lut  remis  plusieurs  auuées  avant  la  publication  de  ces  Kloments.  J'ignore 
la  part  qu'il  a  pu  avoir  à  un  livre  intitulé  Dictionnaire  des  beaux-arts; 
mai.-;  j'y  ai  trouvé  des  articles  transcrits  des  miens,  mol  a  mol;  et  G«la 
loiiu'toiiips  avant  que  ces  mémei  articles  fussent  imprimés  dans  fEucv- 
clopédie. 


140 


LES  VEILLÉES  LITTÉRAIRES  ILLUSTRÉES, 


rendre  odieux  à  la  populace,  et  faire  attribuer  son  incartade  au  zèle 
de  la  religion. 

Après  a"oir  attendu  vainement  plus  d'un  an  que  quelqu'un  récla- 
mât contre  une  procédure  illégale,  je  pris  enfin  mon  parti  ;  et  me 
■voyant  abandonné  de  mes  concitoyens, je  me  déterminai  à  renoncer 
à  mon  ingrate  patrie,  où  je  n'avais  jamais  vécu,  dont  je  n'avais  reçu 
ni  bien  ni  service,  et  dont,  pour  prix  de  l'honneurque  j'avais  tâché 
de  lui  rendre,  je  me  voyais  si  indignement  traité  d'un  consente- 
ment unanime,  puisque  ceux  qui  devaient  parler  n'avaient  rien  dit. 
J'écrivis  donc  au  premier  syndic  de  cette  année-là,  et  dont  j'ai  ou- 
blié le  nom,  une  lettre  par  laquelle  j'abdiquais  solennellement  le 
droit  de  bourgeoisie,  et  dans  laquelle,  au  reste,  j'observai  la  décence 
et  la  modération  que  j'ai  toujours  mises  aux  actes  de  fierté  que  la 
cruauté  de  mes  ennemis  m'a  souvent  arrachés  dans  mes  malheurs. 

Celte  démarche  ouvrit  enfin  les  yeux  aux  citoyens;  sentant  qu'ils 
avaient  eu  tort  pour  leur  propre  intérêt  d'abandonner  ma  défense, 
ils  la  prirent  quand  il  n'était  plus  temps.  Ils  avaient  d'autres  griefs 
qu'ils  joignirent  à  celui-là,  et  ils  en  firent  la  matière  de  plusieurs 
représentations  très  bien  raisonnées  qu'ils  étendirent  et  renforcè- 
rent à  mesure  que  les  durs  et  rebutants  refus  du  conseil,  qui  se  sen- 
tait soutenu  par  le  ministère  de  Fiance,  leur  firent  mieux  sentir  le 
projet  formé  de  les  asservir.  Ces  altercations  produisirent  diverses 
brochures  qui  ne  décidaient  ritn,  jusqu'à  ce  que  parurent  tout  d'un 
coup  les  Lettres  écrites  de  la  campagne,  ouvrage  écrit  en  faveur  du 
conseil  avec  un  art  infini,  et  par  lequel  le  parti  représentant,  réduit 
au  silence,  fut  pour  un  temps  éciasé.  Cette  pièce,  monument  dura- 
ble des  rares  talents  de  son  auteur,  était  du  procureur-général  Tron- 
chin,  homnied'esprit,  homme  éclairé,  très  versé  dans  les  lois  et  le 
gouvernement  de  la  république.  Siluit  terra. 

Les  représentants,  revenusde  leur  premier  abattement,  entrepri- 
rent une  réponse,  et  s'en  tirèrent  passablement  avec  le  temps.  Mais 
tous  jetèrent  les  yeux  sur  moi,  comme  sur  le  seul  qui  pût  entrer  en 
lice  contre  un  tel  adversaire  avec  espoir  de  le  terrasser.  J'avoue  que 
je  pensai  de  même;  et,  poussé  par  mes  anciens  concitoyens,  qui 
me  faisaient  un  devoir  de'Ies  aider  de  ma  plume  dans  un  embarras 
dont  j'avais  été  l'occiision,  j'entrepris  la  réfutation  des  Lettres  écri- 
tes de  la  campagne,  et  i'en  parodiaile  titre  par  celui  de  Lettres  écri- 
tes de  la  wuniagne  que  ie  mis  aux  miennes.  Je  fis  celle  entreprise, et 
je  l'exécutai  si  seci  élément  que,  dans  un  rendez-vous  que  j'eus  à 
Thorion  avec  les  chefs  des  représentants,  pour  parler  de  leurs  af- 
faires, et  011  ils  nie  montrèrent  l'esquisse  de  leur  réponse,  je  ne  leur 
vis  pas  un  mot  de  la  mienne,  qui  était  déjà  faite,  craignant  qu'il  ne 
survint  quelque  obstacle  à  l'impression,  s'il  en  parvenait  le  moindre 
vent  soit  aux  magi.'^trats,  soit  à  mes  ennemis  pariiculiers.  Je  n'évitai 
pourtant  pas  que  cetouvrage  ne  fût  connu  en  France  avant  la  pu- 
blication :  mais  on  aima  mieux  le  laisser  paraître  que  de  me  faire 
trop  comprendre  comment  on  avait  découvert  mon  secrel.  Je  dirai 
là-dessus  ce  que  j'ai  su,  qui  se  borne  à  très  peu  de  chose  ;  je  me 
tairai  sur  ce  que  fai  conjecturé. 

J'avais  à  Motiers  presque  autant  de  visites  que  j'en  avais  eu  à  l'Er- 
mitage et  à  Montmorency  ;  mais  elles  étaieni  la  plupart  d'une  es- 
pèce fort  dilïérente.  Ceux  qui  m'étaient  venus  voir  jusqu'alors  étaient 
des  gens  qui,  ayant  avec  moi  des  rapports  de  talents,  de  goût,  de 
maximes,  les  alléguaient  pourcause  de  leurs  visites,  et  me  mettaient 
d'abord  sur  des  matières  dont  je  pouvais  m'enlrelenir  avec  eux.  A 
Motiers,  ce  n'était  plus  cela,  surtout  du  côté  de  France.  C'étaient 
des  officiers  ou  d'autres  gens  qui  n'avaient  aucun  goût  pour  la  litté- 
rature, qui  même, pour  la  plupart,  n'avaient  jamais  lu  mesécrits.et 
qui  ne  laissaient  pas  d'avoir  fait,  à  ce  qu'ils  disaient,  trente,  qua- 
rante, soixante,  cent  lieues  pour  me  venir  voir  et  admirer  l'homme 
illustre,  le  grand  homme,  l'homme  célèbre,  etc.;  car  dès  Inrs  on  n'a 
cessé  de  me  jeter  grossièrement  à  la  face  les  plus  iin|iudentes  fla- 
gorneries, dont  l'eslimede  ceux  qui  m'abordaient  m'avait  garanti 
jusqu'alors.  Comme  la  plupart  de  ces  survenants  ne  daignaient  ni 
se  nommer  ni  me  dire  leur  état,  que  leurs  connaissances  et  les 
miennes  ne  tombaient  pas  sur  les  mêmes  points,  etqu'ils  n'avaient 
ni  lu  ni  parcouru  mes  ouvrages,  je  ne  savais  de  quoi  leur  parler:  j'at- 
tendais qu'ils  parlassent  eux-mêmes,  puisque  celait  à  eux  à  savoir 
et  à  me  dire  pourquoi  ils  me  venaient  voir.  On  sent  que  cela  ne 
faisait  pas  pour  moi  des  conversations  bien  intéressantes,  quoi- 
qu  elles  pusserit  l'être  pour  eux,  selon  ce  qu'ils  voulaient  savoir  ; 
car,  comme  j'étais  sans  défiance,  je  m'exprimais  sans  réserve  sur 
toutes  les  questions  qu'ils  jugeaient  à  propos  de  me  faire,  et  ils  s'en 
retournaient  pour  l'ordinaire  aussi  savants  que  moi  sur  tous  les  dé- 
tails de  ma  situation. 

J'eus,  par  exemple,  de  cette  façon,  .M.  de  Feins,  ccuyer de  la  reine 
et  capitaine  de  cavalerie  dans  le  régiment  de  la  Renie,  lequel  eut  la 
constance  de  passer  plusieurs  jours  à  Motiers,  etmême  de  me  suivre 
pedestrement  jusqu'à  la  Ferriere,  menant  son  cheval  par  la  bride, 
sans  avoir  avec  moi  daulre  point  de  reunion,  sinon  que  nous  con- 
naissions tous  deux  mademoiselle  Fel,  et  que  nous  jouions  l'un  et 
1  autre  au  bilboquet. 

J'eus  avant  etapres  M.  deFeins  uneaulro  visite  bien  plusextraor- 
dinaire.  Deux  hommes  arrivent  à  pied,  conduisant  chacun  un  mulet 
chargé  de  son  petit  bagage,  logent  à  l'auberge,  pansent  leurs  mu- 


lets eux-mêmes,  et  demandent  à  me  venir  voir.  A  leur  équipage, on 
prit  ces  muletiers  pour  des  contrebandiers,  et  la  nouvelle  courut 
aussitôt  que  des  contrebandiers  venaient  me  rendre  visite.  Leur 
seule  façon  de  m'aborder  m'apprit  que  c'était  des  gens  d'une  autre 
étoffe  ;  mais  sans  être  des  contrebandiers,  ce  pouvait  être  des  aven- 
turiers, et  ce  doute  me  tint  quelque  temps  en  garde.  Us  ne  tardè- 
rent pas  à  me  tranquilliser.  L'un  était  M.  de  Monlauban,  appelé  le 
comte  de  la  Tour-du-Pin  ,  gentilhomme  du  Dauphiiié  ;  l'autre  était 
M.  Daslier,  deCarpentras,  ancien  militaire,  qui  avait  mis  sa  croix  de 
Saint-Louis  dans  sa  poche,  ne  voulant  pas  l'étaler  à  la  queue  de 
son  mulet.  Ces  messieurs,  tous  deux  très  aimables,  avaient  tous  deux 
beaucoup  d'esprit;  leur  conversation  était  agréable  et  intéressante  : 
leur  manière  de  voyager,  si  bien  dans  mon  goulet  si  peu  dans  celui 
des  gentilshommes  français,  me  donna  pour  eux  une  sorte  d'atta- 
chement que  leur  commerce  ne  pouvait  qu'alTermir.  Cette  connais- 
sance même  ne  finit  pas  là,  puisqu'elle  dure  encore,  et  qu'ils  me 
sont  revenus  voir  diverses  fois,  non  |ilus  à  pied  cependant,  cela  était 
bon  pour  le  début;  mais  plus  j'ai  vu  ces  messieurs,  moins  j'ai  trouvé 
de  rapports  entre  leurs  goûts  et  les  miens,  moins  j'ai  senti  que 
leurs  maximes  fussent  les  miennes,  que  mes  écrits  leur  fussent  fa- 
miliers, qu'il  y  eût  aucune  véritable  sympathie  entre  eux  et  moi. 
Que  me  voulaient-ils  donc?  Pourquoi  me  venir  voir  dans  cet  équi- 
page"? Pourquoi  rester  plusieurs  jours?  Pourquoi  revenir  plusieurs 
fois  ?  Pourquoi  désirer  si  fort  de  m'avoir  pour  hôte?  Je  ne  m'avisai 
pas  alors  de  me  faire  toutes  ces  questions.  Je  me  les  suis  faites  quel- 
quefois depuis  ce  temps-là. 

Touché  de  leurs  avances,  mon  cœur  se  livrait  sans  raisonner, sur- 
tout à  M.  Dastier,  dont  l'air  plus  ouvert  me  plaisait  davantage.  Je 
demeurai  même  en  correspondance  avec  lui;  et,  quand  je  voulus 
faire  imprimer  les  Lettres  de  la  montagne,  je  songeai  à  m'adresser  à 
lui  pourdonner  le  changea  ceiixqui  attendaient  mon  paquet  sur  la 
route  de  Hollande.  Il  m'avait  parlé  beaucoup  de  la  liberté  de  la 
presse  à  Avignon  ;  il  m'avait  offert  ses  soins  si  j'avais  quelqu€  chose 
à  y  faire  imprimer  :  je  me  prévalus  de  cette  offre  ,  etje  lui  adressai 
successivement  par  la  poste  mes  premiers  cahiers.  Après  les  avoir 
gardés  assez  longtemps,  il  mêles  renvoya,  en  me  marquant  qu'au- 
cun libraire  n'avait  osé  s'en  charger;  et  je  fus  contraint  de  revenir 
à  Rey,  prenant  soin  de  n  envoyer  mes  cahiers  que  lun  après  l'autre, 
et  de  ne  lâcher  les  suivants  qu'après  avoir  reçu  avis  de  la  réception 
des  premiers.  Avant  la  publication  de  l'ouvrage,  je  sus  qu  il  avait 
été  vu  dans  les  bureaux  des  ministres;  et  Descherny,  de  Neuchâtel, 
me  parla  d'un  livre  de  1  homme  de  la  montagne,  que  d'Holbach  lui 
avait  dit  être  de  moi.  Je  l'assurai,  comme  il  était  vrai  n'avoir  ja- 
mais fait  aucun  ouvrage  qui  eût  ce  titre.  Quand  mes  lettres  paru- 
rent, il  était  furieux,  et  m'accusa  de  mensonges?  quoique  je  ne  lui 
eusse  dit  que  la  vérité.  Voilà  comment  j'eus  l'assurance  que  mon  ma- 
nuscrit était  connu.  Sûr  de  la  fidélité  de  Rey,  je  fus  forcé  de  porter 
ailleurs  mes  conjectures,  et  celle  à  laquelle  j'aimai  le  mieux  m'arrè- 
ter  fut  que  mes  paquets  avaient  été  ouverts  à  la  poste. 

Une  autre  connaissance  à  peu  près  du  même  temps,  mais  qui  se 
fil  d'abord  seulement  par  lettres,  fut  celle  d'un  M.  Laliaud,  de  Nis- 
mes,  lequel  m'écrivit  de  Pans  pour  me  prier  de  lui  envoyer  mon 
profil  à  la  silhouette,  dont  il  avait,  disail-il,  besoin  pour  mon  buste 
en  marbre  qu'il  faisait  faire  par  Lemoine,  pour  le  placer  dans  sa 
bibliothèque.  Si  c'était  une  cajolerie  inventée  pour  m'apprivoiser, 
elle  réussit  pleinement.  Je  jugeai  qu'un  homme  qui  voulait  avoir 
mon  buste  en  marbre  dans  sa  bibliothèque  était  plein  de  rnes  ou- 
vrages, par  conséquent  de  mes  principes,  et  qu'il  m'aimait  parce 
que  son  âme  était  au  ton  de  la  mienne.  11  était  difficile  que  cette 
idée  ne  me  séduisit  pas.  J'ai  vu  M.  Laliaud  dans  la  suite;  je  l'ai 
trouvé  très  zélé  pour  me  rendre  beaucoup  de  petits  services,  pour 
s'entremêler  beaucoup  dans  mes  petites  affaires;  mais,  du  reste,  je 
doute  qu'aucun  de  mes  écrits  ail  été  du  (letit  nombre  des  livres 
qu'il  a  lus  en  sa  vie.  J'ignore  s'il  a  une  bibliothèque,  et  si  c'est  un 
meuble  à  son  usage;  et  quant  au  buste,  il  s'est  borné  à  une  mau- 
vaise esquisse  en  terre,  sur  laquelle  il  a  fait  graver  un  portrait  hi- 
deux, qui  ne  laisse  pas  de  courir  sous  mon  nom,  comme  s'il  avait 
avec  mol  quelque  ressemblance. 

Le  seul  Français  qui  parut  me  venir  voir  par  goût  pour  mes  sen- 
timents et  pour  mes  ouvrages  fui  un  jeune  officier  du  régiment  de 
Limousin,  appelé  M.  Séguier  de  Saint-Brisson,  qu'on  a  vu  et  qu'on 
voit  peut-être  encore  brillera  Paris  et  dans  le  monde  par  des  talents 
assez  aimables,  et  par  des  prétentions  au  bel-esprit.  Il  m'était  venu 
voir  à  Mont.Tiorency  l'hiver  qui  précéda  ma  catastrophe.  Je  lui  trou- 
vai une  vivacité  de  sentiment  qui  me  plul.  Il  m'écrivit  dans  la  suite 
à  .Motiers;  et,  soit  qu'il  voulût  me  cajoler,  ou  que  réellement  la  tête 
lui  tourna  de  V Emile,  il  m'apprit  qu'il  quittait  le  service  pour  vivre 
indépendant,  et  qu'il  apprenait  le  métier  de  menuisier.  Il  avait  un 
frère  aîné,  capitaine  dans  le  même  régiment,  pour  lequel  était  toute 
la  prédilection  de  la  mère,  qui,  dévote  outrée,  et  dirigée  je  ne  sais 
par  quel  abbé  tartufe,  en  usait  très  mal  avec  le  cadet,  qu'elle  ac- 
cusait d'irréligion,  et  même  du  crime  irrémissible  d'avoir  des  liai- 
sous  avec  moi.  Voilà  les  griefs  sur  lesquels  il  voulut  rompre  avec  .sa 
mère,  et  prendre  le  parti  dont  je  viens  de  parler;  le  tout  pour  faire 
le  petit  Emile. 


LES  CONFESSIONS. 


1V1 


Alarmé  de  cette  pétulance,  je  me  hâtai  Ho  lui  écrire  pour  le  faire 
chuiif^er  de  résolulion,  et  je  mis  ;t  mes  exhortations  tonte  la  forée 
dont  j'étais  capahie  :  elles  furent  écoutées.  11  rentra  dans  son  de- 
voir vis-à-vis  di;  sa  mère,  et  il  retira  des  mains  de  son  coinnfl  sa 
démission  qu'il  lui  avait  donnée,  et  dont  celui-ci  avait  eu  la  pnidf'nre 
de  ne  faire  aucun  usa^e,  pour  lui  laisser  le  temps  d'y  mieux  réfl('- 
cliir.  Saint-Brisson,  revenu  de  ses  folies,  en  fit  une  un  peu  moins 
choquante,  mais  qui  n'était  j^uère  plus  de  mon  fjont;  ce  fut  de  se 
faire  auteur.  Il  donna  coup  sur  coup  deux  ou  trois  brochures,  qui 
n'annonçaient  pas  un  homme  sans  talents,  maissurlesquels  je  n'au- 
rai pas  ;\  me  reprocher  de  lui  avoir  donné  des  éloges  bien  encoura- 
f,'('ants  pour  poursuivre  cette  carrière. 

Ouelque  temps  après  il  me  vint  voir,  et  nous  fîmes  ensemble  le 
pèlerinage  de  l'île  de  Saint-l'ierre.  Je  le  trouvai,  dans  ce  voyage, 
dill'ércnt  de  ce  que  je  l'avais  vu  à  Montmorency  11  avait  je  ne  sais 
quoi  d'affecté  qui  d'abord  ne  me  choqua  pas  beaucoup,  mais  qui 
m'est  revenu  souvent  en  mémoire  depuis  ce  temps-là.  Il  me  vint 
voir  encore  une  fois  à  l'hôtel  de  Saint-Simon,  à  mon  passage  à  Pa- 
ris pour  aller  en  Angleterre.  J'appris  là  ce  qu'd  ne  m'avait  pas  dit, 
qu'il  vivait  dans  les  plus  grandes  sociétés,  et  qu'il  voyait  assez  sou- 
vant  madame  de  Luxembourg.  Il  ne  me  donna  aucun  signe  de  vie 
à  Trye,  et  ne  me  fit  rien  dire  |)ar  sa  parente  mademoiselle  Séguier, 
qui  était  ma  voisine,  et  qui  ne  m'a  jamais  paru  bien  favorabloment 
disposée  pour  moi.  En  un  mot,  l'engouement  de  M.  de  Saint-Bris- 
son finit  tout  d'un  coup,  comme  la  liaison  de  M.  de  Feins;  mais 
celui-ci  ne  me  devait  rien,  et  l'antre  me  devait  au  moins  quelque 
souvenir,  à  moins  que  les  sottises  que  je  Pavais  empêché  de  faire 
n'eussent  été  qu'un  jeu  de  sa  part;  ce  qui  dans  le  fond  pourrait 
très  bien  èlre. 

J'eus  aussi  des  visites  de  Genève  tant  et  plus.  Les  Deluc  père  et 
lils  lui' clidislrent  successivement  pour  leur  garde-malade;  le  père 
liimlia  malade  en  route;  le  fils  l'était  en  partant  de  Genève  :  tous 
deux  vinrent  se  rétablir  chez  moi.  Des  ministres,  des  parents,  des 
cagots,  des  quidams  de  toutes  espèces,  venaient  de  Genève  et  de 
Suisse,  non  pas,  comme  ceux  de  France,  pour  m'admirer  et  me  per- 
siffler,  mais  pour  me  tancer  et  caléchi.scr.  Le  seul  qui  me  fit  plaisir 
fut  Mouitou,  qui  vint  passer  trois  ou  quatre  jours  avec  moi,  et  que 
j'y  aurais  bien  voulu  retenir  davantage  ;  le  plus  constant  de  tous, 
celui  qui  s'opiniâlra  le  plus  et  qui  rae  subjugua  à  force  d'importu- 
nilés,  fut  un  M.  d'Ivernois,  commerçant  de  Genève,  Français  réfu- 
gié, et  parent  du  procureur-général  de  Neuchàlel.  Ce  M.  d'Iver- 
nois, de  Genève,  passait  à  Motiers,  deux  fois  l'an  tout  exprès  pour 
m'y  venir  voir,  restait  chez  moi  du  matin  au  soir  plusieurs  jours  de 
suite,  se  mettait  de  mes  promenades,  m'apportait  mille  sortes  de 
petits  cadeaux,  s'insinuait  malgré  moi  dans  ma  confidence,  se  mê- 
lait de  toutes  mes  affaires,  sans  qu'il  y  eût  entre  lui  et  moi  aucune 
communion  d'idées,  ni  d'inclinations,  ni  de  sentiments,  ni  de  con- 
naissances. Je  doute  qu'il  ait  lu  dans  toute  sa  vie  un  livre  entier 
d'aucune  espèce,  et  qu'il  sache  même  de  quoi  traitent  les  miens. 
Quand  je  commençai  d'herboriser,  il  me  suivit  dans  mes  courses  de 
botanique,  sans  goût  pour  cet  amusement,  et  sans  avoir  rien  à  me 
dire,  ni  moi  à  lui.  Il  eut  même  le  courage  de  passer  avec  moi  trois 
jours  entiers  tète-à-tète  dans  un  cabaret  à  Goumoins,  d'où  j'avais 
cru  le  chasser  à  force  de  l'ennuyer  et  de  lui  faire  sentir  combien  il 
m'ennuyait;  et  tout  cela  sans  qu'il  m'ait  été  possible  jamais  de  re- 
buter son  incroyable  constance,  ni  d'en  pénétrer  le  motif. 

Parmi  toutes  ces  liaisons,  que  je  ne  fis  et  n'entretins  que  par  force, 
je  ne  dois  pas  omettre  la  seule  qui  m'ait  été  agréable,  et  à  laquelle 
j'ai  mis  un  véritable  intérêt  de  cœur  :  c'est  celle  d'un  jeune  Himgrois 
qui  vint  se  fixer  à  Neuchàlel  ,  et  de  là  à  Motiers,  quelques  mois  après 
que  j'y  fus  établi  moi-même.  On  l'appelait  dans  le  pays  le  baron  de 
Sauttern,nom  sous  lequel  il  y  avait  été  recommandé  de  Zurich.  11 
était  grand  et  bien  fait,  d'une  ligure  agréable,  d'une  société  liante 
et  douce.  Il  dit  à  tout  le  monde  et  me  fit  entendre  à  moi-même  qu'il 
n'était  venu  à  Neuchàtel  qu'à  cause  de  moi  ,  et  pour  former  sa  jeu- 
nesse à  Id  vertu  par  mon  commerce.  Sa  physionomie,  son  ton,  ses 
manières,  me  parurent  d'accord  avec  ses  discours;  et  j'aurais  cru 
manquer  à  l'un  des  plus  grands  devoirs  en  éconduisant  un  jeune 
homme  en  qui  je  ne  voyais  rien  que  d'aimable,  et  qui  me  cherchait 
par  un  si  respectable  motif.  Mou  couir  ne  sait  point  se  livrer  à  demi. 
Bientôt  il  eut  toute  mon  amitié,  toute  ma  confiance  ;  nous  devînmes 
inséparables.  11  était  de  toutes  mes  courses  pédestres;  il  y  prenait 
goùi.  Je  le  menai  chez  myloid-maréchal,  qui  lui  fit  mille  caresses. 
Comme  il  ne  pouvait  encore  s'exprimer  en  français,  il  ne  me  parlait 
et  ne  m'écrivait  qu'en  latin  ;  je  lui  répondais  en  français,  et  ce  mé- 
lange des  deux  langues  ne  rendait  nos  entretiens  ni  moins  coulants 
ni  moins  vifs  à  tous  égards.  Il  me  parla  de  sa  famille,  de  ses  af- 
faires, de  ses  aventures,  de  lacour  de  Vienne,  dont  il  paraissait  bien 
connaître  les  détails  domestiques.  Enfin,  pendant  près  de  deux  ans 
que  nous  passâmes  dans  la  plus  grande  intimité,  je  ne  lui  trouvai 
qu'une  douceur  de  caractère  à  toute  épreuve,  des  mœurs  non-seule- 
ment honnêtes,  mais  élégantes,  une  grande  propreté  sur  sa  per- 
sonne, une  décence  extrême  dans  tous  ses  discours,  enfin  toutes  les 
marques  d'un  homme  bien  né,  qui  me  le  rendirent  trop  estimable 
i)Our  ne  pas  me  le  rendre  chcv. 


Mans  le  fort  de  mes  liaisons  avec  lui,  d'Ivernois  de  Genève  m'é- 
crivit que  je  prisse  garde  au  jeune  Hongrois  qui  était  venu  s'établir 
près  de  moi  ;  qu'il  savait  de  lionne  part  que  c'était  un  espion  que  le 
ministère  de  France  avait  mis  auprès  de  moi.  Cet  avis  pouvait  pa- 
raître d'autant  plus  inquiétant  que,  dans  le  pays  où  j'étais,  tout  le 
.monde  m'avertissait  de  me  tenir  sur  mes  gardes,  qu'on  me  guettait 
et  qu'on  cherchait  à  m'attirer  sur  le  territoire  de  France  pour  m'y 
faire  un  mauvais  parti- 

Pour  fermer  la  bouche  une  fois  pour  toutes  à  ces  ineptes  donneurs 
d'avis,  je  proposai  à  Sanltern.  sans  le  prévenir  de  rien,  une  prome- 
nade pédestre  à  Pontarlier;  il  v  consentit  Quan''  "^"'^  fûmes  arri- 
vés àPontarlier,  je  lui  donnai 'à  lire  la  lettre  de  d'Ivernois;  et  puis, 
l'embrassant  avec  ardeur,  je  lui  dis  :  Sanltern  n'a  pas  besoin  que 
je  lui  prouve  ma  confiance,  mais  le  public  a  besoin  que  je  lui  prouve 
que  je  la  sais  bien  placer  Cet  embrassement  fut  bien  doux;  ce  fut 
un  de  ces  plaisirs  de  l'Ame  que  les  persécuteurs  ne  sauraient  con- 
naître, ni  les  ôter  aux  opprimés.  ,.  ,  . 
Je  ne  croirai  jamais  que  Sanltern  fut  un  espion,  m  qu  il  m  ait 
trahi  ;  mais  il  m'a  trompé.  Quand  j'épanchais  avec  lui  mon  cœur 
sans  réserve  il  eut  le  courage  de  me  fermer  constamment  le  sien, 
et  de  m'abnser  par  des  mensonges.  Il  me  controuva  je  ne  sais  quelle 
histoire  qui  me  fit  juger  que  sa  présence  était  néi-essaire  dans  .son 
pays  Je  l'exhortai  de  partir  au  plus  vite  ;  il  partit;  et.  quand  je  le 
crovais  dé'à  en  Hongrie,  j'appris  qu'il  était  à  Strasbourg.  Ce  n'éUit 
pas  la  première  fois  qu'il  v  avait  été.  Il  y  avait  jeté  du  desordre 
dansun  ménage;  le  mari,  'sachant  que  je  le  voyais,  m  avait  écrit. 
Je  n'avais  omis  aucun  soin  pour  ramener  Sauttern  a  la  vertu,  et  la 
jeune  femme  à  son  devoir.  ,  ,  „  ,  „  ,  i  .^ 
Quand  je  les  crovais  parfaitement  détaches  1  un  de  1  autre,  ils  s  é- 
taient  ainsi  rapprochés;  et  le  mari  même  eut  la  complaisance  de  re- 
prendre le  jeune  homme  dans  sa  maison  :  des  lors  je  n  eus  plus  rien 
à  dire  J'appris  que  le  prétendu  baron  m'en  àvait  impose  par  un  tas 
de  mensonges.  Il  ne  s'appelait  point  Sauttern,  il  s'appelait  Sautters- 
heim  A  l'égard  du  titre  de  baron  qu'on  lui  donnait  en  Suisse,  je  ne 
pouvais  le  lui  reprocher,  parce  qu'il  ne  l'avait  jamais  pris;  mais  je 
ne  doute  p.is  qu'il  ne  fût  bien  gentilhomme;  et  mylord-marechal, 
qui  se  connaissait  en  hommes,  et  qui  avait  été  dans  son  pays,  la 
toujours  regardé  et  traité  comme  tel.                         , 

Sitôt  qu'il  fut  parti,  la  servante  de  l'auberge  mi  i  mangeait  à 
Motiers  .se  déclara  grosse  de  son  fait.  C'était  une  si  vilaine  salope, 
et  Sauttern,  généralement  estimé  et  considère  dans  tout  le  pavs  par 
sa  conduite  ouverte  et  ses  mœurs  honnêtes,  se  piquait  si  fort  de  pro- 
preté, que  cette  impudence  choqua  tout  le  monde.  Les  plus  aimables 
personnes  du  pavs,  qui  lui  avaient  inutilement  prodigue  leurs  aga- 
ceries, étaient  furieuses  ;  j'étais  outré  d'indienation.  Je  hs  tous  mes 
eflTorts  pour  faire  arrêter  cette  effrontée,  offrant  de  payer  tous  les 
frais  et  de  cautionner  Sauttersheim.  Je  lui  écrivis  dans  la  forte  per- 
suasion non-seulement  que  cette  grossesse  n'était  pas  de  son  fait, 
mais  qu'elle  était  feinte,  et  que  tout  cela  n'était  qu  un  jeu  joue  par 
ses  ennemis  et  les  miens.  Je  voulais  qu'il  revint  dans  le  pays  con- 
fondre celle  coquine  et  ceux  qui  la  faisaient  parler.  Je  fus  surpris  de 
la  mollesse  de  sa  réponse.  Il  écrivit  au  pasteur  dont  la  salope  était 
paroissienne,  et  fit  en  sorte  d'assoupir  l'affaire;  ce  que  voyant  je 
cessai  de  m'en  mêler,  fort  étonné  qu'un  homme  aussi  crapuleux 
eût  pu  être  assez  maître  de  lui-même  pour  m  en  imposer  par  sa  re- 
serve dans  la  plus  intime  familiarité.  ,       ,       ,    ,  .     , 

De  Strasbourg,  Sauttersheim  fut  à  Paris  chercher  fortune,  et  ny 
trouva  qu«  de  la  misère.  Il  m'écrivit  en  disant  son  peccavi.  Mes  en- 
trailles s'émurent  au  souvenir  de  notre  ancienne  amitie;  je  lui  en- 
voyai quelque  argent.  L'année  suivante,  a  mon  passag.;  a  Fans  je 
le  revis  à  peu  près  dans  le  même  elat,  mais  grand  ami  de  M.  La- 
liaud,  sans  que  j'aie  pu  savoir  d'où  lui  venait  cette  connaissance. 
et  si  elle  était  ancienne  on  nouvelle.  Deux  ans  apre-s.  .sauttersheim 
retourna  à  Strasbourg,  d'où  il  m'écrivit,  et  ou  il  est  mort.  Voilai  his- 
toire abrégée  de  nos  liaisons,  et  ce  nue  je  sais  de  ses  aventures, 
mais,  eu  déplorant  le  sort  de  ce  malheureux  jeune  h..mme.  je  ne 
cesserai  jamais  de  croire  qu'il  était  bien  ne  et  que  tout  le  desordre 
de  sa  conduite  fut  l'effet  des  situatrons  ou  il  s  est  trouve. 

Telles  furent  les  acquisiiions  que  je  fis  a  Motiers  en  fait  de  liaisons 
et  de  connaissances.  Qu'il  en  aurait  fallu  de  pareilles  pour  compen- 
ser les  cruelles  pertes  que  je  fis  dans  le  même  temps . 

La  première  fut  celle  de  M.  de  Luxembourg,  qui,  après  avoir  ee 
tourmenté  longtemps  par  les  médecins,  fut  eulin  leur  victime,  traite 
de  la  goutte,  qu'ils  ne  voulurent  point  reconnaître,  comme  d  un 
mal  qu'ils  pouvaient  guérir.  .   ,  ,  •  u  r.i,iiAn 

Si  l'on  doit  s'en  rapporter  sur  ce  triste  événement  a  la    elat.on 
que  m'en   écrivit   la  Roche,   l'homiue  de  confiance  <!/  "^aj'""^.'» 
aréchale  c'est  bien  par  cet  exemple,  aussi  cruel  que  racraûrable. 


pour  m'attacher  à  lui  comme  à  mon  égal.  Nos  liaisons  ne  cessèrent 
t  par  ma  retraite,  et  il  continua  de  m'écrire  comme  auparavant 
Je  Kôm-taut  remarquer  que  l'abscuce,  ou  mou  malheur,  avait 


112 


LES  VEILLÉES  LITTÉRAIRES  ILLUSTRÉES. 


attiédi  son  affection.  11  est  bien  difficile  qu'un  courtisan  garde  le 
même  attachement  pour  quelqu'un  qu'il  sait  être  dans  la  disgrâce 
des  puissances.  J'ai  jugé  d'ailleurs  que  le  grand  ascendant  qu'avait 
sur  lui  madame  la  maréchale  ne  m'avait  pas  été  favorable,  et  qu'elle 
avait  profité  de  mon  éloignement  pour  me  nuire  dans  son  esprit. 
Pour  elle,  malgré  quelques  démouslralious  affectées  et  toujours  plus 
rares,  elle  cacha  moins  de  jour  en  jour  son  changement  à  mon 
égard.  Elle  m'écrivit  quatre  ou  cinq  fois  en  Suisse  de  temps  à  autre, 
après  quoi  elle  ne  m'écrivit  plus  du  tout;  et  il  fallait  toute  la  pré- 
vention, toute  la  confiance,  tout  l'aveuglement  où  j'étais  encore, 
pour  ne  pas  voir  évidemment  en  elle  plusque  du  refroidissemeict  en- 
vers moi. 

Le  libraire  Guy  ,  associé  de  Duchesne  ,  qui  depuis  moi  fréquentait 
beaucoup  l'hôtel  de  Luxembourg,  m'écrivit  que  j'étais  sur  le  testa- 
ment de  M.  le  maréchal.  Il  n'y  avait  rien  là  que  de  très  naturel  et 
de  très  croyable;  ainsi  je  n'en  doutai  pas.  Cela  me  fit  délibérer 
en  moi-même  comment  je  me  comporterais  sur  ce  legs.  Tout  bien 
pesé,  je  résolus  de  l'accepter,  quel  q'u'il  pût  être,  et  de  rendre  cet 
honneur  à  la  mémoire  d'un  honnête  homme  qui  m'avait  honoré 
d'une  sincère  amitié  (qui ,  dans  un  rang  où  l'amitié  ne  pénètre 
guère,  en  avait  eu  une  véritable  pour  moi).  J'ai  été  dispensé  de  ce 
devoir,  n'ayant  plus  entendu  parlé  de  ce  legs  vrai  ou  faux  ;  et,  en 
vérité  ,  j'aurais  élé  peiné  de  blesser  une  des  grandes  maximes  de 
ma  morale ,  en  profitant  de  quelque  chose  à  la  mort  de  quelqu'un 
qui  m'avait  été  cher.  Durant  la  dernière  maladie  de  noire  ami  Mussard, 
Lenieps  me  proposa  de  profiter  de  la  sensibilité  qu'il  marquait  à 
nos  soins,  pour  lui  insinuer  quelques  dispositions  en  notre  faveur. 
Ah!  cher  Lenieps ,  lui  dis-je,  ne  souillons  pas,  par  des  idées  d'in- 
térêt, les  tristes  mais  sacrés  devoirs  que  nous  rendons  à  notre  ami 
mourant  ;  j'espère  n'être  jamais  dans  le  testament  de  personne,  et 
jamais  du  moins  dans  celui  d'aucun  de  mes  amis.  Ce  fut  à  peu  près 
dans  ce  même  tem))s-ci  que  mylord-maréchal  me  parla  du  sien,  de 
ce  qu'il  avait  dessein  d'y  faire  pour  moi,  et  que  je  lui  fis  la  réponse 
dont  j'ai  parlé  dans  ma  première  partie. 

Ma  seconde  perte,  plus  sensible  encore  et  plus  irréparable,  fut 
celle  de  la  meilleure  des  femmes  et  des  mères,  qui  déjà  chargée 
d'ans  et  surchargée  d'infirmités  et  de  misères,  quitta  cette  vallée  de 
larmes  pour  passer  dans  le  séjour  des  bons  où  le  souvenir  du  bien 
qu'on  a  fait  ici-bas  en  fait  l'éternelle  récompense.  Allez,  àrae  douce 
et  bienfaisante,  auiirès  des  Fénelon,  des  Bernex,  des  Câlinât,  et  de 
«eux  qui,  dans  un  état  plus  humble,  ont  ouvert,  comme  eux,  leurs 
cœurs  à  la  chanté  véritalile;  allez  goûter  le  fruit  de  la  vôtre,  et  pré- 
parer à  votre  élève  la  place  qu'il  espère  occuper  un  jour  près  de  vous  : 
heureuse,  dans  vos  infortunes,  que  le  ciel  en  les  terminant  vous  ail 
épargné  le  cruel  spectacle  des  siennes.  Craignant  de  contiister  son 
cœur  par  le  récit  de  mes  premiers  désastres,  je  ne  lui  avais  point 
écrit  depuis  mon  arrivée,  en  Suisse;  mais  j'écrivis  à  AL  de  Conzié 
pour  m'informer  d'elle,  et  ce  fut  lui  qui  m'apprit  qu'elle  avait  cessé 
de  soulager  ceux  qui  souffraient  et  de  souffrir  elle-même.  Bientôt  je 
cesserai  de  souffrir  aussi  ;  mais  si  je  croyais  ne  la  pas  revoir  dans 
l'autre  vie,  ma  faible  imagination  se  refuserait  à  l'idée  du  bonheur 
parfait  que  je  m'y  promets. 

Ma  troisième  perte  et  la  dernière  ,  car,  depuis  lors,  il  ne  m'est 
plus  resté  d'amis  à  perdre,  fut  celle  de  mylord-maréchal.  Il  ne  mou- 
rut pas  ;  mais,  las  de  servir  des  ingrats,  il  quitta  Neuchàtel,  et  depuis 
lors  je  ne  l'ai  pas  revu.  Il  vit,  et  me  survivra,  je  l'espère;  il  vit,  et, 
grâce  à  lui,  tous  mes  attachements  ne  sont  pas  rompus  sur  la  terre, 
il  y  reste  un  homme  digne  de  mon  amitié;  car  son  vrai  prix  est 
encore  plus  dans  celle  qu'on  sent  que  dans  celle  qu'on  inspire; 
mais  j'ai  perdu  les  douceurs  que  la  sienne  me  prodiguait,  et  je  ne 
peux  plus  le  mettre  qu'au  rang  de  ceux  que  j'aime  encore,  mais  avec 
qui  je  n'ai  plus  de  liaison.  11  allait  en  Angleterre  recevoir  sa  grâce 
du  roi,  et  racheter  en  Ecosse  ses  biens  jadis  confisqués.  Nous  ne  nous 
siparàmes  pas  sans  des  projets  de  réunion,  qui  paraissaient  presque 
aussi  doux  pour  lui  que  pour  moi.  11  voulait  se  fixer  à  son  château 
de  Keith-Hall,  près  d'Aberdeen  ,  et  je  devais  m'y  rendre  auprès  de 
lui  ;  mais  ce  projet  me  llattait  trop  pour  que  j'en  pusse  espérer  le 
succès.  Il  ne  resta  point  en  Ecosse.  Les  tendres  sollicitations  du  roi 
de  Prusse  le  ramenèrent  à  Berlin  ;  et  l'on  verra  bientôt  comment  je 
fus  empêché  de  l'y  aller  joindre. 

Avant  son  départ,  prévoyant  l'orage  que  l'on  commençait  à  sus- 
citer contre  moi;  il  m'envoya  de  son  propre  mouvenieul  des  lettres 
de  naliiralité,  qui  semblaient  être  une  précaution  très  sûre  pour 
qu'on  ne  pût  pas  me  chasser  du  pays.  La  communauté  de  Couvet 
dans  le  Val-de-Travers  imita  l'exemple  du  gouverneur,  et  me  donna 
des  lettres  de  Coîmiiunier,  gratuites  comme  les  premières.  Ainsi, 
devenu  de  tout  point  citoyen  du  pays,  j'étais  à  l'abri  de  touie  ex- 
pulsion légale,  même  de  la  part  du  prince;  mais  ce  n'a  jamais  été 
par  des  voies  légitimes  qu'on  apu  persécuter  celui  de  tous  les  hommes 
qui  a  toujours  le  plus  respeclé  les  lois. 

J(!  ne  crois  pas  devoir  rniupler  au  nombre  dos  pertes  que  je  fis 
en  ce  même  temps  celle  d''  l'abbé  de  Mably.  J'avais  eu  d'anciennes 
liaisons  avec  lui,  mais  jamais  bien  intimes;  et  j'ai  lieu  de  présumer 
que  ses  sentiments  a  mon  égard  avaient  changé  de  nature,  depuis 
que  j'avais  acquis  plus  de  célébrité  que  lui.  Mais  ce  fut  à  la  publica- 


'ion  des  Lettres  écrites  de  la  montagne  que  j'eus  le  premier  signe 
de  sa  niauvaise  volonté  pour  moi.  On  fit  courir  sous  son  nom  dans 
Genève  une  lettre  à  madame  Saladin  ,  dans  laquelle  il  parlait  de  cet 
ouvrage  comme  dos  clameurs  séditieuses  d'un  démagogue  effréné. 
L'eslime  que  j'avais  pour  l'abbé  de  Mably,  et  le  cas  que  je  faisais 
de  ses  lumières,  ne  me  permirent  pas  un  instant  de  croire  que  cette 
extravagante  lettre  fût  de  lui.  Je  pris  le  parti  que  m'inspira  ma  fran- 
chise. Je  lui  envoyai  une  copie  de  la  lettre,  en  l'avertissant  qu'on 
la  lui  attribuait.  H  ne  me  fit  aucune  réponse.  Ce  silence  me  surprit; 
mais  qu'on  juge  de  ma  surprise,  quand  madame  de  Chenonceaux  me 
manda  que  la  lettre  était  bien  réellement  de  l'abbé,  que  la  mienne 
l'avait  fort  embarrassé.  Car  enfin,  quand  même  il  aurait  eu  rai- 
son, comment  pouvait-il  excuser  une  démarche  éclatante  et  pu- 
blique, faite  de  gaité  de  cœur,  sans  obligation,  sans  nécessité,  dont 
l'effet  était  d'accabler,  au  fort  de  tous  ses  malheurs,  un  homme 
auquel  il  avait  toujours  montré  de  la  bienveillance,  et  qui  n'avait 
jamais  démérité  de  lui?  Quelque  temps  après,  parurent  les  Dia- 
logues de  Phocion  ,  où  je  ne  vis  qu'une  compilation  de  mes  écrits, 
faite  sans  retenue  et  sans  honte.  Je  compris,  à  la  lecture  de  ce  livre, 
que  l'auteur  avait  pris  son  parti  à  mon  égard ,  et  que  je  n'aurais 
point  désormais  de  plus  cruel  ennemi.  Je  crois  qu'il  ne  m'a  par- 
donné ni  le  Contrat  social,  trop  au-dessus  de  ses  forces,  ni  la  Paix 
perpétuelle  ;  et  qu'il  n'avait  pu  désirer  que  je  fisse  l'extrait  de  l'aijbé 
de  Saint-Pierre  que  dans  l'espoir  que  je  m'en  tirerais  mal. 

Plus  j'avance  dans  mes  récits,  moins  j'y  puis  mettre  d'ordre  et  de 
suite.  L'agitation  du  reste  de  ma  vie  n'a  plus  laissé  aux  événements 
le  temps  de  s'arranger  dans  ma  tète.  Ils  ont  été  trop  nombreux, 
trop  mêlés,  trop  désagréables,  pour  pouvoir  être  narrés  sans  con- 
fusion, La  seule  impression  forte  qu'ils  m'ont  laissée  est  celle  de 
l'horrible  mystère  qui  couvre  leur  cause,  et  de  l'état  déplorable  où 
ils  m'ont  réduit.  Mon  récit  ne  peut  plus  marcher  qu'à  l'aventure, 
et  selon  que  les  idées  me  reviendront  à  l'esprit.  Je  me  rappelle 
que  ,  dans  le  temps  dont  je  parle ,  tout  occupé  de  mes  confessions , 
j'en  parlais  très  imprudemment  à  tout  le  monde,  n'imaginant  pas 
même  que  personne  eût  intérêt,  ni  volonté,  ni  pouvoir,  de  mettre 
obstacle  à  cette  entreprise  ;  et,  quand  je  l'aurais  cru  ,  je  n'en  au- 
rais guère  été  plus  discret,  par  l'impossibilité  totale  où  je  suis  par 
mon  naturel  de  tenir  caché  rien  de  ce  que  je  sens  et  de  ce  que  je 
pense.  Cette  entreprise  connue  fut,  autant  que  j'en  puis  juger,  la 
véritable  cause  de  l'orage  qu'on  excita  pour  m'expulser  de  la  Suisse, 
et  me  livrer  entre  des  mains  qui  m'empêchassent  de  l'exécuter. 

J'en  avais  une  autre,  qui  n'était  guère  vue  de  meilleur  œil  par 
ceux  qui  craignaient  la  première,  c'était  celle  d'une  édition  géné- 
rale de  mes  écrits.  Cette  édition  me  paraissait  nécessaire  pour  con- 
stater ceux  de  mes  écrits  portant  mon  nom  qui  étaient  véritable- 
ment de  moi ,  et  mettre  le  public  en  état  de  les  distinguer  de  ces 
écrits  pseudonymes  que  mes  ennemis  me  prêtaient  pour  me  décré- 
diter et  m'avilir.  Outre  cela,  celte  édition  était  un  moyen  simple  et 
honnête  de  m'assurer  du  pain  ;  et  c'était  le  seul,  puisqu'ayant  re- 
noncé à  faire  des  livres,  mes  mémoires  ne  pouvant  paraître  de  mon 
vivant,  ne  gagnant  pas  un  sou  d'aucune  autre  manière,  et  dé- 
pensant toujours,  je  voyais  la  fin  de  mes  ressources  dans  celle  du 
produit  de  mes  derniers  écrits.  Cette  raison  m'avait  pressé  de 
donner  mon  Dictionnaire  de  musique  encore  informe.  11  m'avait 
valu  cent  louis  comptant  et  cent  ccus  de  rente  viagère;  mais  en- 
core devait-on  voir  bientôt  la  fin  de  cent  louis  quand  on  en  dépen- 
sait annuellement  plus  de  soixante  ;  et  cent  écus  de  rente  étaient 
comme  rien  pour  un  homme  sur  qui  les  quidams  et  les  gueux  ve- 
naient incessamment  fondre  comme  des  élourneaux. 

Il  se  présenta  une  compagnie  de  négociants  de  Neucbàlel  pour 
l'entreprise  de  mon  édition  générale  ;  et  un  imprimeur  ou  libraire 
de  Lyon,  appelé  Reguillal,  vint,  je  ne  sais  comment,  se  fourrer  parmi 
eux  pour  la  diriger.  L'accord  se  fit  sur  un  pied  très  raisonnable,  et 
suffisant  pour  bien  remplir  mon  objet.  J'avais,  tant  en  ouvrages 
imprimés  qu'en  pièces  encore  manuscrites,  de  quoi  fournir  six  vo- 
lumes in-quarto  ;  je  m'engageais  de  plus  à  veiller  sur  l'édition  :  au 
moyen  de  quoi  ils  devaient  me  faire  une  pension  viagère  de  seize 
cents  livres  de  France,  et  un  présent  de  mille  écus  une  fois  payés. 

Le  traité  était  conclu  non  encore  signé,  quand  les  Lettres  écrites 
de  la  montagne  parurent.  La  teirible  explosion  qui  se  fil  contre  cet 
infernal  ouvrage  et  contre  son  abominable  auteur  épouvanta  la 
compagnie,  et  l'entreprise  s'évanouit.  Je  comparerais  l'effet  de  ce 
dernier  ouvrage  à  celui  de  la  Lettre  sur  la  musique  française,  si 
cette  lettre,  en  ra'attirant  la  haine  et  m'exposant  au  péril,  ne  m'eût 
laissé  du  moins  la  considération  et  l'estime.  Mais,  après  ce  dernier 
ouvrage,  on  parut  s'étonner,  à  Genève  et  à  'Versailles,  qu'il  y  eût 
quelque  contrée  au  monde  où  on  laissât  respirer  un  monstre  tel  que 
moi.  Le  petit  conseil,  excité  par  le  résident  de  France,  et  dirigé  par 
le  procureur-général,  donna  une  déclaration  sur  mon  ouvrage,  par 
laquelle,  avec  les  qualifications  les  plus  atroces,  il  le  déclare  indigne 
d'elre  brûle  jiar  le  bourreau,  et  ajoute,  avec  une  adresse  qui  tient 
du  burle?que,  qu'on  ne  peut,  sans  se  deshonorer,  y  répondre,  ni 
même  en  faire  aucune  mention.  Je  voudrais  de  tout  mon  cœur 
pouvoir  transcrire  ici  cette  curieuse  pièce;  mais  malheureusement 
je  ne  l'ai  pas,  et  ne  m'en  souviens  exactement  pas  d'un  seul  mot, 


LES  CONFESSIONS. 


1V3 


Jo  désire  ardemment  que  quelqu'un  de  mes  lecteurs,  animé  du  zèle 
de  la  -vérité  et  de  l'équité,  veuille  relire  en  entier  les  LHlres  écrites 
de  la  mmtagne  :  il  sentira,  j'ose  le  dire,  la  stoïque  modération  qui 
régne  dans  cet  ouvrage,  après  les  sensibles  et  cruels  outraj^es  dont 
on  venait  à  l'euvi  d'accabler  l'auteur.  Mais,  ne  pouvant  repomlre 
aux  injures,  parce  qu'il  n'y  en  avait  point,  ni  aux  raisons,  parce 
qu'elles  étaient  sans  réponses,  ils  prirent  le  parti  de  paraître  trop 
courroucés  pour  vouloir  répondre  ;  et  il  est  vrai  que,  s'ils  prenaient 
les  arguments  invincibles  pour  des  injures,  ils  devaient  se  sentir 
fort  injuriés. 

Les  représentants,  loin  de  faire  aucune  plainte  sur  cette  odieuse 
déclaration,  suivirent  la  route  qu'elle  leur  traçait;  et,  au  lieu  de 
faire  tropbée  des  Lettres  de  la  montagne,  qu'ils  voilèrent  pour  s'en 
faire  un  bouclier,  ils  eurent  la  lâcheté  de  ne  rendre  ni  honneur  ni 
justice  à  cet  ouvrage,  ni  le  citer,  ni  le  nommer,  quoiqu'ils  en  tiras- 
sent tacitement  tous  les  arguments,  et  que  l'exactitude  avec  laquelle 
ils  ont  suivi  le  conseil  par  lequel  finit  cet  ouvrage  ail  été  la  seule 
cause  de  leur  salut  et  de  leur  victoire.  Ils  m'avaient  imposé  ce  devoir, 
je  l'avais  rempli  ;  j'avais  jusqu'au  bout  servi  la  patrie  et  leur  cause. 
Je  les  priai  d'abandonner  la  mienne,  et  de  ne  songer  qu'à  eux  dans 
leurs  démêlés.  Ils  me  prirent  au  mot,  et  je  ne  me  suis  plus  mêlé  de 
leurs  affaires  que  pour  les  exhorter  sans  cesse  à  la  paix,  ne  doutant 
pas  que,  s'ils  s'obstinaient,  ils  ne  fussent  écrasés  par  la  France.  Cela 
n'est  pas  arrivé  :  j'en  comprends  la  raison;  mais  ce  n'est  pas  ici  le 
lieu  de  la  dire. 

L'effet  des  Lettres  de  la  montagne  à  Ncuchàtel  fut  d'abord  très 
paisible.  J'en  envoyai  un  exemplaire  à  M.  de  MonlnioUin  ;  il  le  reçut 
bien  et  le  lut  sans  objection.  Il  était  malade.  Il  me  vint  voir  amica- 
lement quand  il  fut  rétabli,  et  ne  me  (larla  de  rien.  Cependant  la 
rumeur  commençait  ;  on  brûla  le  livre  je  ne  sais  où.  De  Cenève,  de 
Berue,  et  de  Versailles  peut-être,  le  foyer  de  l'effervescence  passa 
bientôt  à  Neuchàtel  ,  et  surtout  dans  le  Val-de-Travers,  où,  avant 
même  que  la  clas.se  eût  fait  aucun  mouvi  ment  apparent,  on  avait 
commencé  d'ameuter  le  peuple  par  des  pratiques  souterraines.  Je 
devais,  j'ose  le  dire,  être  aimé  dans  ce  pays-là,  comme  je  l'avais 
été  dans  tous  ceux  où  j'avais  vécu,  versant  les  aumônes  à  pleines 
mains,  ne  laissant  sans  assistance  aucun  indigent  autour  de  moi, 
ne  refusant  à  personne  aucun  service  que  je  pusse  rendre  et  qui 
fût  dans  la  justice,  me  familiarisant  trop  peut-être  avec  tout  le 
monde,  et  nie  dérobant  de  tout  mon  pouvoir  à  toute  distinction  qui 
pût  exciter  la  jalousie.  Tout  cela  n'empêcha  pas  que  le  peuple,  sou- 
levé secrètement,  je  ne  sais  par  qui,  ne  s'animât  contre  moi  par 
degrés  jusqu'à  la  fureur,  qu'il  ne  m'insultât  publiquement  eu  plein 
jour,  non  sculenicut  dans  la  campagne  et  dans  les  chemins,  mais 
en  pleine  rue.  Ceux  à  qui  j'avais  fait  le  plus  de  bien  étaient  les  plus 
acharnés,  et  des  gens  même  à  qui  je  continuais  d'en  faire,  n'osant 
se  montrer,  excitaient  les  autres,  et  semblaient  vouloir  se  venger 
ainsi  de  l'humilialion  de  ni'être  obligés.  Montmollin  paraissait  ne 
rien  voir,  et  ne  se  montrait  point  encore.  Mais  comme  on  approchait 
d'un  temps  do  couimunion,  il  vint  chez  moi  pour  me  conseiller  de 
m'abstenir  de  m'y  présenter,  m' assurant  que  du  reste  il  ne  m'en 
voulait  point,  et  qu'il  me  laisserait  tranquille.  Je  trouvai  le  compli- 
ment bizarre  ;  il  me  rappelait  la  lettre  de  madame  de  Boufflers,  et 
je  ne  pouvais  concevoir  à  qui  doue  il  importait  si  fort  que  je  com- 
muniasse ou  non.  Comme  je  regardais  cette  condescendance  de  ma 
part  comme  un  acte  de  lâcheté,  et  que  d'ailleurs  je  ne  voulais  pas 
donner  au  peuple  ce  nouveau  prétexte  de  crier  à  l'impie,  je  refusai 
net  le  ministre,  et  il  s'en  retourna  mécontent,  me  faisant  entendre 
que  je  m'en  repentirais. 

Il  ne  pouvait  pas  m'iiiterdire  la  communion,  de  sa  seule  autorité; 
il  fallait  celle  du  consistoire  qui  m'avait  admis,  et,  tant  que  le  con- 
sistoire n'avait  rien  dit,  je  pouvais  me  présenter  sans  crainte  de 
refus.  Montmollin  se  lit  donner  commission  par  la  classe  de  me  ci- 
ter au  consistoire  pour  y  rendre  compte  de  ma  foi,  et  de  m'excom- 
raunier  en  cas  de  refus.  Cette  excommunication  ne  pouvait  se  faire 
non  plus  que  par  le  consistoire,  et  à  la  pluralité  des  voix.  Mais  les 
paysans  qui,  sous  le  nom  d'Anciens,  composaient  cette  assemblée, 
présidés  et,  comme  on  comprend  bien,  gouvernés  par  leur  minis- 
tre, ne  devaient  pus  naturellement  être  d'un  autre  avis  que  le  sien, 
principalement  sur  des  matières  thcologiques,  qu'ils  entendaient 
encore  moins  que  lui.  Je  fus  donc  cité,  et  je  résolus  de  compa- 
raître. 

Quelle  circonstance  heureuse  ,  et  quel  triomphe  pour  moi ,  si  j'a- 
vais su  parler,  et  que  j  eusse  eu  ,  pour  ainsi  dire,  ma  plume  dans  ma 
bouche  !  Avec  quelle  facilité  ,  avec  qiudle  supcrioriti;  ,  j'aurais  ter- 
rassé ce  pauvre  ministre  au  milieu  de  ses  six  paysans!  L'avidité  de 
dominer  ayant  fait  oublier  au  clergé  protestant  tous  les  principes 
de  la  réi'ormation,  je  n'avais  ,  pour  l'y  rappeler  et  le  réduire  au  si- 
lence, qu'à  commenter  mes  premières  lettres  de  la  montagne  ,  sur 
lesquelles  ils  avaient  la  bêtise  de  m'cpilogiier.  Mon  texte  était  tout 
fait,  je  n'avais  qu'à  l'étendre,  et  mon  homme  était  confondu.  Je 
n'aurais  pas  élé  assez  sol  pour  me  tenir  sur  la  défensive;  il  m'était 
aisé  de  devenir  agresseur  sans  même  qu'il  s'en  aperçût.  Les  pres- 
lolets  de  la  classe,  non  moins  étourdis  qu'ignorants,  m'avaient  mis 
eux-mêmes  dans  la  position  la  plus  heureuse  que  j'aurais  pu  désirer 


pour  1rs  écraser  à  plaisir.  Mais  quoi  !  il  fallait  parler,  et  parler  sur- 
le-champ,  trouver  les  idées,  les  mois,  les  tours,  au  moment  du 
besoin,  avoir  toujours  l'esfirit  présent,  être  toujours  de  sansr-froid  , 
ne  jamais  me  troubler  un  moment.  Que  pouvais-je  c^péI•c^  de  moi, 
qui  sentais  si  bien  mon  inaptitude  à  m'exprimcr  impromptu?  J'a- 
vais élé  réduit  au  silence  le  plus  humiliant  à  Genève,  devant  une 
assemblée  toute  en  ma  faveur,  et  déjà  résolue  à  tout  approuver.  Ici 
c'était  tout  le  contraire  :  j'avais  affaire  à  un  traca.ssier  qui  metUit 
l'astuce  à  la  place  du  savoir,  qui  me  tendrait  cent  pièges  avant  que 
j'en  aperçusse  un,  et  tout  déterminé  à  me  prendre  en  faute  à  quel- 
que prix  que  ce  fût.  Plus  j'examinai  cette  position,  plus  elle  me  pa- 
rut périlleuse  ;  et,  sentant  l'impossibilité  de  m'en  tirer  avec  succès, 
j'imaginai  un  autre  expédient.  Je  méditai  un  discours  que  je  pro- 
noncerais devant  le  consistoire  pour  le  récuser  et  me  dispenser  de 
répondre  :  la  chose  était  très  facile.  J'écrivis  ce  discours  ,  et  je  me 
mis  à  l'étudier  par  cœur  avec  une  ardeur  sans  égale.  Thérèse  se 
moquait  de  moi  en  m'enlendant  répéter  et  marmoter  incessam- 
ment les  mêmes  phrases  pour  tâcher  de  les  fourrer  dans  ma  lèle. 
J'espéruis  tenir  eulin  mon  discours;  jesavaisque  le  châtelain, comme 
officier  du  prince,  assisterait  au  consistoire  ;  que,  malgré  les  ma- 
nœuvres et  les  bouteilles  de  Montmollin  ,  la  plupart  des  anciens 
étaient  bien  disposés  pour  moi  ;  j'avais  eu  ma  faveur  la  raison,  la 
vérité,  la  justice  ,  la  protection  du  roi ,  l'autorité  du  conseil  d  Etat, 
les  vœux  de  tous  les  bons  patriotes,  que  l'alfaire  intéressait;  tout 
contribuait  à  m'cncourager. 

La  veille  du  jour  marqué,  je  savais  mon  discours  par  cœur;  je  e 
récitai  sans  faute.  Je  le  remémorai  toute  la  nuit  dans  ma  tôle;  le 
matin,  je  ne  le  savais  plus,  j'hésite  à  chaque  mot,  je  me  trouble , 
je  balbutie,' ma  tète  se  perd  ;  enfin  ,  presque  au  moment  d'aller,  e 
courage  me  manque  totalement  ;  je  reste  chez  moi,  et  je  prends  le 
parti  d'écrire  au  consistoire,  en  disant  mes  raisons  à  lahâte,  et  pré- 
textant mes  incommodités,  qui  véritablement,  dans  l'état  ou  j'étais 
alors,  m'auraient  difficilement  laissé  soutenir  la  séance  entière. 

Le  ministre,  embarrassé  de  ma  lettre  ,  remit  l'affaire  à  une  autre 
séance.  Dans  l'intervalle,  il  se  donna,  par  lui-même  et  par  ses  créa- 
tures, mille  mouvements  pour  séduire  ceux  des  anciens  qui,  suivant 
les  inspirations  de  leur  conscience  plutôt  que  les  siennes,  n'opi- 
naient pas  au  gré  de  la  classe  et  au  sien.  Quelque  puissanU  que  ses 
arguments,  tous  tirés  de  sa  cave,  dussent  être  pour  ces  sortes  de 
gens  ,  il  n'en  put  gagner  aucun  autre  que  les  deux  ou  trois  qui  lui 
étaient  dévoués  et  qu'on  appelait  ses  âmes  damnées.  L'officier  du 
prince  et  le  colonel  l'ury,  qui  se  porta  dans  cette  affaire  avec  beau- 
coup de  zèle,  maintinrent  les  autres  dans  leur  devoir;  et  quand  ce 
Montmollin  voulut  procéder  à  l'excommunication  ,  son  consistoire, 
à  la  pluralité  des  voix,  le  refusa  tout  à  plat.  Réduit  alors  au  der- 
nier expédient  d'ameuter  la  populace,  il  se  rail,  avec  ses  confrères 
et  d'autres  gens,  à  y  travailler  ouvertement,  et  avec  un  tel  succès, 
que  maigre  les  forts  et  fréquents  rescrits  du  roi,  malgré  tous  les 
ordres  du  conseil  d'Etat,  je  fus  enfin  forcé  de  quitter  le  pays,  pour 
ne  pas  exposer  l'officier  du  prince  à  s'y  faire  assassiner  lui-merae 
en  me  défendant.  ,.       , 

Je  n'ai  qu'un  souvenir  si  confus  de  toute  cette  affaire,  qu  il  m  est 
impossible  de  meltre  aucun  ordre,  aucune  liaison  ,  dans  les  idées 
qui  m'en  reviennent,  et  que  je  ne  les  puis  rendre  qu'éparses  et  iso- 
lées comme  elles  se  présentent  à  mon  esprit.  Je  me  rappelle  qu  il 
Y  avait  eu  avec  la  classe  quelque  espèce  de  négociation,  dont  Mont- 
mollin avait  élé  l'entremetteur.  Il  avait  feint  qu'on  craignait  que, 
par  mes  écrits,  je  ne  troublasse  le  repos  du  pays.  11  m'avait  fait  en- 
tcndp>  que  si  je  m'engageais  à  ne  plus  écrire,  on  serait  coulant 
sur  le  passé.  J'avais  pris  déjà  cet  engagement  avec  moi-même  ;  je 
ne  balançai  point  à  le  prendre  avec  la  classe  ,  mais  conditionnel,  et 
seulement  sur  les  matières  de  religion.  Il  trouva  le  moyen  d  avoir 
cet  écrit  à  double.  La  condition  ayant  été  rejetee  ,  je  redemandai 
mon  écrit  il  me  rendit  un  des  doubles  et  garda  l'autre,  prétextant 
qu'il  l'avait  égaré.  Après  cela,  lepeunle,  ouvertement  excite  par 
les  ministres,  se  moqua  des  rescnts  du  roi ,  des  ordres  du  conseil 
d'Etat  et  ne  connut  plus  de  frein.  Je  fus  prêché  en  chaire,  nomme 
l'antechrist ,  et  poursuivi  dans  la  campagne  comme  un  loup-garou. 
Mon  habit  d'arménien  .servait  de  renseignement  a  la  populace  :  j  en 
sentais  cruellement  l'inconvénient  ;  mais  le  quitter  dans  ces  circon- 
stances me  semblait  une  lâcheté  :  je  ne  pus  m'y  résoudre,  et  je  me 
promenais  tranquillement  dans  le  pays ,  avec  mon  cafetan  et  mon 
bonnet  fourré  ,  entoure  des  huées  de  la  canaille,  cl  quelquefois  de 
ses  cailloux  l'Insi-urs  fois,  en  p.issaut  devant  les  maisons ,  j  en- 
tendais dire  à  ceux  qui  les  habitaient  :  «  Apporlei-moi  mon  fusil, 
nue  je  lui  tire  dessus  »  Je  n'en  allais  pas  plus  vile  :  ils  n  en  étaient 
que  plus  furieux  ;  mais  ils  s'en  linrcnt  toujours  aux  menaces,  du 
moins  pour  l'article  des  armes  à  feu. 

Durant  toute  celte  formentalion  ,  je  ne  laissai  pas  d  avoir  deux 
.-rands  plaisirs,  auxquels  je  fus  bien  sensible.  Le  premier  fut  de  pou- 
voir faire  un  acte  de  reconnaissance  par  le  canal  de  my  ord-mare- 
chal.  Tous  les  honnêtes  gens  de  Neuchàtel.  indignes  des  iraiteraeiUs 
nue  j'essuyais,  et  des  manœuvres  dont  j'étais  la  victime,  avaient  les 
ministres  en  exécration,  sentant  bien  qu'ils  suivaient  des  impulsions 
étrangères,  et  qu'ils  n'étaient  que  les  satellites  d  autres  gens  qui  se 


141 


LES  VEILLÉES  LITTÉRAIRES  ILLUSTRÉES. 


cachaient  en  les  faisant  agir,  et  craignant  que  mon  exemple  ne  tirât 
à  conséquence  pour  l'établissement  d'une  véritalile  inquisition.  Les 
magistrats,  et  surtout  M.  Mouron,  qui  avait  succédé  à  M.  d'ivernois 
dans  la  charge  de  pro- 
cureur- général ,  fai  - 
saient  tous  leurs  efl'orts 
pour  me  défendre.  Le 
colonel  Pury,  quoique 
simple  particulier ,  en 
fit  davantage,  et  réussit 
mieux.  Ce  fut  lui  qui 
trouva  le  moyen  de  fai- 
re bouquer  Montmollin 
dans  son  consistoire  , 
en  retenant  les  anciens 
dans  leur  devoir.  Com- 
me il  avait  du  crédit,  il 
l'employa  tant  qu'il  put 
pour  arrêter  la  sédi- 
tion ;  mais  il  n'avait 
que  l'autorité  des  lois  , 
de  la  justice  et  de  la 
raison,  à  opposer  à  celle 
de  l'argent  et  du  vin  : 
la  partie  n'était  pas 
égale,  et,  dans  ce  point 
Montmollin  triompha 
de  lui.  Cependant,  sen- 
sible à  ses  soins  et  à 
son  zèle,  j'aurais  voulu 
pouvoir  lui  rendre  bon 
office  pour  bon  office  , 
et  m'acquitter  avec  lui 
de  quelque  fai;on.  Je  sa- 
vais qu'il  convoitait  fort 
une  place  de  conseiller 

d'Elat;  mais,  s'élant  mal  conduit  dans  l'affaire  du  ministre  Petit- 
Merre,  il  était  en  disgrâce  à  la  cour  et  près  du  gouverneur.  Je 
risquai  pourtant  d'écrire  en  sa  faveur  à  m,ylord-maréchal  ;  j'osai 
même  parler  de  l'emploi  qu'il  désirait,  et  si  heureusement,  que, 
contre  l'attente  de 
tout  le  monde,  il  lui 
fut  presque  aussitôt 
conféré  par  le  roi. 
C'est  ainsi  que  le 
sort,  qui  m'a  tou- 
jours mis  en  même 
temps  trop  haut  et 
trop  bas,  continuait 
à  me  ballotter  d'un 
extrême  à  l'autre  ; 
et  tandis  que  la  po- 
pulace me  couvrait 
de  fange,  je  faisais 
un  conseiller  d'Etat. 
Mon  autre  grand 
plaisir  fut  une  visite 
que  vint  me  faire 
madame  de  Verde- 
lin  avec  sa  fille  , 
qu'elle  avait  menée 
aux  bains  de  Bour- 
bonne  ,  d'oii  elle 
poussa  jusqu'à  Mo- 
tiers  ,  et  logea  chez 
moi  deux  ou  trois 
jours.  A  force  d'at- 
lentionsetde  soins, 
elle  avait  enfin  sur- 
monté ma  longue 
répugnance  ;etmon 
cœur, vaincu  par  ses 
caresses,  lui  rendait 
toute  l'amitié  qu'el- 
le m'avait  bi  long- 
temps témoignée.  Je 
fus  touché  de  ce  vo- 
yage, surtout  dans 
la  circonstance  oii 
je  me  trouvais,   et 

où  j'avais  grand  besoin,  pour  soutenir  mon  courage,  des  consola- 
tions de  l'amitié.  Je  craignais  qu'elle  ne  s'affectât  des  insultes  que 
je  recevais  de  la  populace  ,  et  j'aurais  voulu  lui  en  dérober  le  spec- 
tacle, pour  ne  pas  coiitrisier  son  cicur  ;  mais  cela  ne  me  fut  pas 
possible  ;  et  quoique  sa  préSeiice  conliiit  un  peu  les  insolents  dans 


^h*0 


ti(^MLH 


11  apprenait  le  métier  de  menuisier. 


^^'  Nd\rni([.-=^ 


Quelle  circonstance  houreusf,  cl,  quel  triomphe  pour  moi, 


nos  promenades,  elle  en  vit  assez  pour  juger  de  ce  qui  se  passait 
dans  les  autres  temps.  Ce  fut  même  durant  son  séjour  chez  moi  que 
je  commençai  d'être  attaqué  de  nuit  dans  ma  propre  habitation. 

Sa  femme  de  chambre 
trouva  ma  fenêtre  cou- 
verte un  matin  des  pier- 
res qu'on  y  avait  jetées 
pendant  la  nuit.  Un 
banc  très  massif  qui 
était  dans  la  rue,  à  côté 
de  ma  porte  ,  et  forte- 
ment attaché,  fut  déta- 
ché, enlevé,  et  posé  de- 
bout contre  la  porte  ;  de 
sorte  que,  si  l'on  ne 
s'en  fût  aperçu,  les  pre- 
miers qui  ,  pour  sortir , 
aui  aient  ouvert  la  porte 
d'entrée,  devaient  na- 
turellement être  assom- 
més. Madame  de  Ver- 
delin  n'ignorait  rien  de 
ce  qui  se  passait  ;  car , 
outre  ce  qu'elle  voyait 
elle-même,  son  domes- 
tique ,  homme  de  con- 
fiance ,  était  très  ré- 
pandu dans  le  village,  y 
accostait  tout  le  monde, 
et  on  le  vit  même  en 
conférence  avec  Mont- 
mollin. Cependant  elle 
me  parut  ne  faire  aucu- 
ne attention  à  rien  de 
ce  qui  m'arrivait,  ne  me 
parla  ni  de  Montmollin 
ni  de  personne,  et  répondit  peu  de  chose  à  ce  que  je  lui  en  dis 
quelquefois  :  seulement,  paraissant  persuadée  que  le  séjour  de  l'An- 
gleierre  me  convenait  plus  qu'aucun  autre ,  elle  me  parla  beaucoup 
de  M.  Hume,  qui  était  alors  à  Paris,  de  son  amitié  pour  moi,  et  du 

désir  qu'il  avait  de 
m'être  utile  dansson 
pays.  11  est  temps 
de  direquelquecho- 
se  de  ce  M.  Hume. 

11  s'était  acquis 
une  grande  réputa- 
tion en  France  ,  et 
surtout  parmi  les 
encyclopédistes,  par 
ses  traités  de  com- 
merce et  de  politi- 
que, et,  en  dernier 
lieu  ,  par  son  His- 
toire de  la  maison 
Stuart  ,  le  seul  de 
ses  écrits  dont  j'a- 
vais lu  quelque  cho- 
se dans  la  traduc- 
tion de  l'abbé  Pré- 
vôt. Faute  d'avoir 
lu  ses  antres  ouvra- 
ges, j'étais  persua- 
dé, sur  ce  qu'on 
m'avait  dit  de  lui , 
que  M.  Hume  asso- 
ciait une  âme  très 
républicaine  aux  pa- 
radoxes anglais  en 
laveur  du  luxe.  Sur 
cette  opinion,  je  re- 
gardais toute  son  a- 
pologie  de  Charles 
l''  comme  un  pro- 
dige d'impartialité , 
et  j'avais  une  aussi 
grande  idée  de  sa 
vertu  que  de  son  gé- 
nie. Le  désir  de  con- 
naître cet  homme 
rare  et  d'obtenir  son  amitié  avait  beaucoup  augmenté  les  tetitations 
dépasser  en  Augleterrejque  me  donnaient  les  sollicitatioiis  de  ma- 
dame de  "  ■""  ' 
reçus  de  1  — 
teuse,  duasîaquelle  .  aui  plus  grandes  louanges  s«r  mon  génie  ,  i\ 


■  en  Angleterre  que  me  uonnaieni  les  suun-nanu...,  ««.  ...çi- 
Boufllers  intime  amie  de  M.  Hume.  Arrive  en  Suisse  j  y 
lui    par  la  voie  de  cette  dame,  une  lettre  extrêmement  Ait- 


LÏÏS  CONFESSIONS. 


IV 


jiiif,'naiirinvitation  de  passer  en  Angleterre,  et  l'oiïre  de  tout  son  cré- 
dit et  de  tous  ses  amis  pour  m'en  rendre  le  séjour  a^réaliie.  Je  trouvai 
surlcslifiux  niylord-maréchal,lecompatrioteetramide  M.  Hume,  qui 
nie  confirma  tout  le  bien  que  j'en  pensais,  et  qui  m'apprit  même  à  son 
sujet  une  anecdote  littéraire  qui  l'avait  beaucoup  frappé,  et  qui  me 
frappa  de  même.  Vallace,  qui  aval  t  écrit  contre  Hume  au  sujet  de  la  ()o- 
indation  des  anciens,  était  absent  tandis  qu'on  imprimait  son  ouvrage, 
llumesecfiargea  de  revoir  les  épreuves  et  de  veiller  à  l'édition. Cette  con- 
duite était  dans  mon  tour  d'esprit.  C'est  ainsi  que  j'avais  débité  des 
copies,  à  six  sous  pièce,  d'une  chanson  qu'on  avait  faite  contre  moi. 
J'avais  donc  toute  sorte  de  préjugés  en  faveur  de  Hume,  quand  ma- 
dame de  Verdelin  vint  me  parler  vivement  de  l'amilié  qu'il  disait 
avoir  pour  moi,  et  de  son  empressement  à  nie  faire  les  honneurs  de 
l'Angleterre,  car  c'est  ainsi  qu'elle  s'exprimait.  Klle  me  pressa  beau- 
coup do  profiter  de  ce  zèle  et  d'écrire  à  M.  Hume.  Comme  je  n'avais 
pas  naturellement  de  penchant  pour  l'Angleterre,  et  que  je  ne  vou- 
lais prendre  ce  parti  qu'à  l'extrémité,  je  ne  voulus  ni  écrire  ni  pro- 
mettre ;  mais  je  la  laissai  la  maitresse  de  faire  tout  ce  qu'elle  jugerait 
à  propos  pour  maintenir  Hume  dans  ses  bonnes  dispositions.  En 
qLiittant  Moliers,  elle  me  laissa  persuadé,  par  tout  ce  qu'elle  m'avait 
(lit  de  cet  homme  il- 
lustre, qu'il  était  de 
mes  amis,  et  qu'elle 
était  encore  plus  de 
ses  amies. 

Après  son  départ, 
Montmollin  poussa 
ses  manœuvres,  et  la 
populace  ne  connut 
plus  de  frein.  Je  con- 
tinuais cependant  à 
me  promener  tran- 
quillement au  milieu 
de  ses  huées;  et  le 
goût  de  la  botanique, 
que  j'avais  commen- 
cé de  prendre  auprès 
du  docteur  d'iver- 
nois  ,  donnant  un 
nouvel  intérêt  à  mes 
promenades,  me  fai- 
sait parcourir  le  pays 
en  herborisant,  sans 
m'émoiivoir  des  cla- 
meurs de  toute  cette 
canaille  ,  dont  ce 
sang- froid  ne  fai.sait 
qu'irriter  la  fureur. 
Une  des  choses  qui 
m'affectèrent  le  plus 
fut  de  voir  les  famil- 
les de  mes  amis  (Ij, 
ou  des  gens  qui  por- 
taient ce  nom  ,  en- 
trer assez  ouverte- 
ment dans  la  ligue 
de  mes  pei'sécuteurs; 
comme  les  d'iver  - 
nois,  sans  en  excep- 
ter même  le  père  et 

le  frère  de  mon  Isabelle  ;  Boy-de-la-Tour,  parent  de  l'amie  chez 
(jui  j'étais  logé  ,  et  madame  Girardier,  sa  belle-sœur.  Ce  Pierre  Boy 
était  si  butor,  si  bête,  et  se  comporta  si  brutalement ,  (lue,  pour  ne 
pas  me  mettre  en  colère  ,  je  me  permis  de  le  plaisanter,  et  je  fis, 
dans  le  goût  du  Petit  Prophète,  un<;  petite  brochure  de  quelques 
|)ages,  intitulée:  la  Vision  de  Pierre  de  la  Montagne,  dit  le  Voyant, 
daiis  laquelle  je  trouvai  le  moyen  de  tirer  en  même  temps  assez 
plaisamment  sur  les  miracles,  qui  faisaient  alors  le  grand  prétexte 
de  ma  persécution.  Du  Peyrou  fit  imprimer  à  Genève  ce  chiffon, 
qui  n'eut  dans  le  pays  qu'un  succès  médiocre,  les  Neuch;\telais, 
avec  tciut  leur  esprit,  ne  sentant  guère  le  sel  attique  ni  la  plaisan- 
terie, sitôt  qu'elle  est  un  peu  fine. 

Je  mis  un  peu  plus  de  soin  ;\  un  autre  écrit  du  même  temps, 

(1)  Cetio  fatalité  avait  commencé  dès  mon  séjour  ;\  Yverdnn  :  car  la 
banniTri  Ito;,-iiiii  l't.int  mort  im  an  ou  deux  après  mon  dép.irt  de  i-eiie 
villr,  lo  \i.ii\  |i,[ji;i  liiiyuin  eut  la  bonne  foi  de  me  inarqueravec  doul.'ur 
(pi'iin  avait  Irniivé  dans  les  papiers  de  son  parent  ries  preuves  ^pi'il  était 
entré  dans  le  complot  pour  ni'e\|ml<i  r  .l'Yvenhiii  et  de  l'état  de  Berne. 
Cela  prouvait  bien  clairement  iph'  cr  rompliit  n'était  pas,  comme  on  vou- 
lait le  taire  croire,  une  affaire  de  en;.-,.iiMiie.  [mis. pie  le  banneret  U..giiin, 
loin  d'être  un  dévot,  poussait  le  nialérialisiue  et  l'incrédulité  jusqu'à  l'in- 
tolérance et  au  fanatisme.  (Au  reste,  personne  à  Yvcrdun  ne  s  était  si  fort 
emparé  de  moi,  ne  m'avait  tant  prodigué  de  caresses,  de  louanges,  et  de 
llatterie,  ipio  ledit  kuineret.  Il  suivait  lldÈlamenl  le  plan  chéri  do  mes 
pcrséouleurs.) 


\  minuit,  J'entendis  un  grand  bruit  dans  la  galerie  qui  régnait  sur 
le  derrière  do  la  maison. 


dont  on  trouvera  le  manuscrit    parmi  mes  papiers,  et  dont  il  fiut 
dire  ici  le  sujet. 

Dans  la  plus  grande  fureur  des  décrets  et  de  la  persécution,  les 
Genevois  s'étanl  particulièrement  signalés  en  criant  haro  de  toute 
leur  force,  et  mon  ami  Vernes,  entre  autres,  avec  une  générosité 
vraiment  théologique,  choisit  précisément  ce  temps-lk  pour  publier 
contre  moi  des  lettres  où  il  prétendait  prouver  que  je  n'étais  pas 
chrétien.  Ces  li;ttres,  écrites  avec  un  ton  de  suffisance,  n'en  étaient 
pas  meilleures,  quoiqu'on  a.ssuràt  que  le  naturaliste  Bonnet  y  avait 
mis  la  main  ;  car  ledit  Bonnet,  quoique  matérialiste,  ne  laisse  pas, 
sitôt  qu'il  s'agit  de  moi,  d'être  d'une  orlhudoxie  très  intolérante.  Je 
ne  fus  assurément  pas  tenté  de  répondre  à  cet  ouvrage;  mais  l'oc- 
casion s'étant  présentée  d'en  dire  un  mot  dans  les  Lettres  de  la 
montagne,  j'y  insérai  une  petite  note  assez  dédaigneuse  qui  mit 
Vernes  en  fureur.  Il  remplit  Genève  des  cris  de  sa  rage,  et  d'Iver- 
nois  me  manpia  qu'il  ne  se  possédait  pas.  Quelque  temps  après  pa- 
rut une  feuille  anonyme,  qui  semblait  écrite,  au  lieu  d'encre,  avec 
l'eau  du  Phlégéton.  On  m'accusait  hautement,  dans  cette  lettre, 
d'avoir  exiiosé  mes  enfants  dans  les  rues,  de  traîner  après  moi  une 
coureuse  de  corps-de-garde,  d'être  usé  de  débauche,  pourri  de  vé- 
role, et  d'autres  gen- 
tillesses du  même 
ton.  Il  ne  me  fut  pas 
.  .„ difficile  de  reconnaî- 

tre mon  homme.  Ma 
première  idée,  à  la 
lecture  de  ce  libelle , 
fut  de  mettre  à  son 
vrai  prix  tout  ce 
qu'on  appelle  renom- 
mée et  réputation 
parmi  les  hommes  , 
en  voyant  traiter  de 
coureur  de  bordel  un 
homme  qui  n'y  fut 
de  sa  vie  ,  et  dont  le 
plus  grand  défaut  fut 
toujoursd'être  timide 
et  honteux  comme 
une  vierge,  et  en  me 
voyant  passer  pour 
être  pourri  de  véro- 
le, moi  qui,  non  seu- 
lement n'eus  de  mes 
jours  la  moindre  at- 
teinte d'aucun  mal 
de  cette  espèce,  mais 
que  les  gens  de  l'art 
ont  cru  conformé  de 
manière  à  n'en  pou- 
voir contracter.  Tout 
bien  pesé,  je  crus  ne 
pouvoir  mieux  réfu- 
ter ce  libelle  qu'en 
le  faisant  imprimer 
dans  la  ville  où  j'a- 
vais vécu,  et  je  l'en- 
voyai à  Duchesne 
pour  le  faire  impri- 
mer tel  qu'il  était , 
avec  un  avertissement  où  je  nommais  M.  Vernes,  et  quelques 
courtes  notes  pour  l'éclaircissement  des  faits.  Non  content  d'avoir 
fait  imprimer  cc:tle  feuille,  je  l'envoyai  à  plusieurs  personnes, 
et  entre  autres  à  M.  le  prince  Louis  de  Wirtïmberg ,  qui  m'avait 
fait  des  avances  tre,  honnêtes  ,  et  avec  lequel  jetais  alors  en 
correspondance.  Ce  prince,  du  Peyrou,  et  d'autres,  parurent  dou- 
ter que  Vernes  fût  l'auteur  du  libelle,  et  me  blâmèrent  de  l'avoir 
noninier  trop  légèrement.  Sur  leurs  représentations,  le  scrupule  me 
prit,  et  j'écrivis  à  Duchesne  de  supprimer  cette  feuille.  Guy  m'é- 
crivit l'avoir  supprimée;  je  ne  sais  pas  s'il  l'a  fait;  je  l'ai  trouvé 
menteur  en  tant  d'occasions  que  celle-là  de  plus  ne  .serait  pas  une 
merveille,  et  dès  lors  j'étais  enveloppé  de  ces  j^rofondes  ténèbres 
à  travers  lesquelles  il  m'est  impossible  de  pénétrer  aucune  sorte 
de  vérité. 

M.  Vernes  supporta  cette  imputation  avec  une  modération  plus 
qu'étonnante  dans  un  homme  qui  ne  l'aurait  pas  méritée  après  la 
fureur  qu'il  avait  montrée  auparavant.  Il  m'écrivit  deux  ou  trois 
lettres  très  mesurées,  dont  le  but  me  parut  être  de  tâcher  de  péné- 
trer, par  mes  réponses,  à  quel  point  j'étais  instruit,  et  si  j'avais 
quelque  preuve  contre  lui.  Je  lui  lis  deux  réponses  courtes,  sèches, 
dures  dans  le  sens,  mais  sans  malhonnêteté  dans  les  termes,  et 
dont  il  ne  se  fâcha  point.  A  sa  troisième  lettre,  voyant  qu'il  vou- 
lait lier  une  espèce  de  correspondance,  je  ne  répondis  plus;  il  me 
fit  parler  par  d'iveniois.  Madame  Cramer  écrivit  à  du  Peyrou 
qu'elle  était  siire  que  le  libelle  n'était  pas  de  Vernes.  Toulcela'û'é» 


146 


LES  VEILLÉES  LITTÉRAIRES  ILLUSTRÉES. 


branla  point  ma  persuasion.  Mais  comme  enfin  ji;  pouvais  me  trom- 
per, et  qu'en  ce  cas  je  devais  à  Vernes  une  réparation  authenti- 
que, je  lui  fis  dire  par  d'ivernois  que  je  la  lui  ferais  telle  qu'il  en 
serait  content,  s'il  pouvait  m'indiquerle  véritable  auteur  du  libelli;, 
ou  me  prouver  du  moins  qu'il  ne  l'était  pas.  Je  fis  plus  :  sentant 
bien  qu'après  tout,  s'il  n'était  pas  coupable,  je  n'avais  pas  droit 
d'exiger  qu'il  me  prouvât  rien,  je  pris  le  parti  d'écrire,  dans 
un  mémoire  assez  ample,  les  raisons  de  ma  persuasion,  et  de 
les  soumettre  au  jugement  d'un  arbitre  que  Vernes  ne  pût  ré- 
cuser. On  ne  devinerait  pas  quel  fut  cet  arbitre  ?  le  conseil 
de  Genève.  Je  déclarai  à  la  fin  du  mémoire  que  si,  après  l'avoir 
examiné  et  avoir  fait  les  perquisitions  qu'il  jugerait  à  propos,  et 
qu'il  était  bien  à  portée  de  faire  avec  succès,  le  conseil  prononçait 
que  M.  VerneS  n'était  pas  l'auteur  du  mémoire,  dts  l'instant  je 
cesserais  sincèrement  de  croire  qu'il  l'est,  je  partirais  pour  m'aller 
jeter  à  ses  pieds,  et  lui  demander  pardon  jusqu'à  ce  que  je  l'eusse 
obtenu.  J'ose  le  dire,  jamais  mon  zèle  ardent  pour  l'équité,  jamais 
la  droiture,  la  générosité  de  mo.n  âme,  jamais  ma  confiance  dans 
cet  amour  de  la  Justice,  inné  dans  tous  les  cœurs,  ne  se  montrèrent 
plus  pleinement,  plus  évidemment  que  dans  ce  sage  et  touchant 
mémoire,  où  je  prenais  sans  hésiter  mes  plus  implacables  ennemis 
pour  arbitres  suprêmes  entre  le  calomniateur  et  moi.  Je  lus  cet 
écrit  à  du  Peyrou  :  il  fut  d'avis  de  le  supprimer,  et  je  le  supprimai. 
Il  me  conseilla  d'attendre  les  preuves  que  Vernes  promettait;  je  les 
attendis  et  je  les  attends  encore  :  il  me  conseilla  de  me  taire  en 
attendant;  je  me  tus  et  me  tairai  le  reste  de  ma  vie,  blâmé  d'avoir 
chargé  Vernes  d'une  imputation  grave,  fausse  et  sans  preuve,  quoi- 
que je  reste  intérieurement  aussi  persuadé,  aussîconvaincu qu'il  est 
l'auteur  du  libelle,  que  je  le  suis  de  ma  propre  existence.  iVlon  mé- 
moire est  entre  les  mains  de  M.  du  Peyrou.  Si  jamais  il  voit  le  jour, 
on  y  trouvera  mes  raisons,  et  on  connaîtra,  je  l'espère,  l'âme  de 
Jean-Jacques,  que  mes  contemporains  ont  si  peu  voulu  connaître. 

11  est  temps  d'en  venir  à  ma  catastrophe  de  Motiers,  et  à  mon 
départ  du  Val-de-Travers,  après  deux  ans  et  demi  de  séjour,  et 
huit  mois  d'une  constance  inébranlable  à  soufl'rir  les  plus  indignes 
traitements.  11  m'est  impossible  de  me  rappeler  nettement  les  dé- 
tails de  cette  désagréable  époque,  mais  on  les  trouvera  dans  la  re- 
lation qu'en  publia  M.  du  Peyrou,  et  dont  j'aurai  à  parler  dans  la 
suite. 

Depuis  le  départ  de  madame  de  Verdelin,  la  fermentation  deve- 
nait plus  vive,  et,  malgré  les  rescrits  réitérés  du  roi,  malgré  les 
ordres  fréquents  du  conseil  d'Etat,  malgré  les  soins  du  châtelain  et 
des  magistrats  du  lieu,  le  peuple,  me  regardant  tout  de  bon  comme 
l'antechrist,  et  voyant  toutes  ces  clameurs  inutiles,  paraissait  enfin 
vouloir  en  venir  aux  voies  de  fait;  déjà  dans  les  chemins  les  cail- 
loux commençaient  à  rouler  après  moi,  lancés  cependant  encore 
d'un  peu  trop  loin  pour  pouvoir  m'atteindre.  Enfin  la  nuit  de  la  foire 
de  Motiers,  qui  est  au  commencement  de  septembre,  je  fus  attaqué 
dans  ma  maison,  de  manière  à  mettre  en  danger  la  vie  de  ceux  qui 
l'habitaient. 

A  minuit,  j'entendis  un  grand  bruit  dans  la  galerie  qui  régnait 
sur  le  derrière  de  la  maison.  Une  grêle  de  cailloux  lancés  contre  la 
fenêtre  et  la  porte  qui  donnaientsur  cette  galerie  y  tombèrent  avec 
tant  de  fracas,  que  mon  chien,  qui  couchait  dans  la  galerie  et  qui 
avait  commencé  par  aboyer,  se  tut  de  frayeur,  et  se  sauva  dans  un 
coin,  rongeant  et  grattant  les  planches  pour  tâcher  de  fuir.  Je  me 
lève  au  bruit,  j'allais  sortir  de  ma  chambre  pour  passer  dans  la  cui- 
suine,  quand  un  caillou,  lancé  d'une  main  vigoureuse,  traversa  la 
cuisine,  après  en  avoir  cassé  la  fenêtre,  vint  ouvrir  la  porte  de  ma 
chambre  et  tomber  au  pied  de  mon  lit,  de  sorte  que,  si  je  m'étais 
pressé  d'une  seconde,  j'avais  le  caillou  dans  l'estomac.  Je  jugeai 
que  le  bruit  avait  été  fait  pour  m'attirer,  et  le  caillou  lancé  pour 
m'accueillir.  Je  saule  dans  la  cuisine.  Je  trouve  Thérèse  qui  s'était 
au.->si  levée,  et  qui,  toute  tremblante,  accourait  à  moi.  Nous  nous 
rangeons  contre  un  mur  hors  de  la  direction  de  la  fenêtre,  pour 
éviter  l'atteinte  des  pierres,  et  délibérer  sur  ce  que  nous  avions  à 
faire  ;  car  sortir  pour  appeler  du  secours  était  le  moyen  de  nous 
faire  assommer.  Heureusement  la  servante  d'un  vieux  bonhomme 
qui  logeait  au-dessous  de  moi  se  leva  au  bruit,  et  courut  appeler 
M.  le  châtelain,  dont  nous  étions  porte  à  porte.  Il  saute  de  son  lit, 
prend  sa  robe  de  chambre  à  la  hâte,  et  vient  à  l'instant  avec  la 
garde,  qui,  à  cause  de  la  foire,  faisait  la  ronde  cette  nuit-là,  et  se 
trouva  tout  à  portée.  Le  châtelain  vit  le  dégât  avec  un  tel  effroi  qu'il 
en  pâlit,  et  à  la  vue  des  cailloux  dont  la  galerie  était  pleine,  Il  sé- 
cria  :  Mon  Dieu!  c'est  une  carrière!  En  visitant  le  bas,  on  trouva 
que  la  porte  d'une  cour  de  derrière  avait  été  forcée,  et  qu'on  avait 
tenté  de  pénétrer  dans  la  maison  par  la  galerie.  En  recherchant 
pourquoi  la  garde  n'avait  point  aperçu  ou  empêché  le  désordre, 
il  se  trouva  que  ceux  de  Motiers  s'étaient  obstinés  à  vouloir  faire 
cette  garde  hors  de  leur  rang,  quoique  er;  fût  le  tour  d'un  autre 
village. 

Le  lendemain  le  châtelain  envoya  son  rapport  au  conseil  d'Etat, 
qui,  deux  jours  après,  lui  envoya  l'ordre  d'informer  sur  cette  affaire, 
de  promettre  une  récompense  et  le  secret  à  ceux  qui  dénonceraient 
les  coupables,  et  de  mettre  en  attendant,  aux  fiais  du  prince,  des 


gardes  à  ma  maison  et  à  celle  du  châtelain,  qui  la  touchait.  Le 
lendemain  le  colonel  Pury,  le  procureur-général  Mouron,  le  châte- 
lain Mar-linet,  le  receveur  Guyenet,  le  trésorier  d'ivernois  et  son 
père,  en  un  mot  tout  ce  qu'il  y  avait  de  gens  distingués  dans  le 
pays  vinrent  me  voir,  et  réunirent  leurs  sollicitations  pour  m'en- 
gager  à  céder  à  l'orage,  et  à  sortir,  au  moins  pour  un  temps,  d'une 
paroisse  où  je  ne  pouvais  plus  vivre  en  sûreté  ni  avec  honneur.  Je 
m'aperçus  même  que  le  châtelain,  effrayé  des  fureurs  de  ce  peuple 
forcené,  et  craignant  qu'elles  ne  s'étendissent  jusqu'à  lui,  aurait  été 
bien  aise  de  m'en  voir  partir  au  plus  vite  pour  n'avoir  point  l'em- 
barras lie  m'y  protéger,  et  pouvoir  le  quitter  lui-même,  comme  il 
fit  après  mon  départ.  Je  cédai  donc,  et  même  avec  un  peu  de  peine, 
car  le  spectacle  de  la  haine  du  peuple  me  causait  un  déchirement 
de  cœur  que  je  ne  pouvais  plus  supporter  (1). 

J'avais  plus  d'une  retraite  à  choisir..  Depuis  le  retour  de  madame 
de  Verdelin  à  Paris,  elle  m'avait  parlé  dans  plusieurs  lettres  d'un 
M.  Walpole,  qu'elle  appelait  mylord,  lequel,  pris  d'un  grand  zèle  en 
ma  faveur,  me  proposait  dans  une  de  ses  terres  un  asile,  dont  elle 
me  faisait  les  descriptions  les  plus  agréables,  entrant,  par  rapport 
au  logement  et  à  la  subsistance,  dans  des  détails  qui  marquaient  à 
quel  point  ledit  mylord  Walpole  s'occupait  avec  elle  de  ce  projet. 
Mylord-maréchal  m'avait  toujours  conseillé  l'Angleterre  ou  l'Ecosse, 
et  m'y  oifrait  aussi  un  asile  dans  ses  terres;  mais  il  m'en  ofiraitun 
qui  me  tentait  beaucoup  davantage  à  Potzdam,  auprès  de  lui.  H  ve- 
nait de  me  faire  part  d'un  propos  que  le  roi  lui  avait  tenu  à  mon 
sujet,  et  qui  était  une  espèce  d'invitation  de  m'y  rendre  ;  et  ma- 
dame la  duchesse  de  Saxe-Golha  comptait  si  bien  que  je  profiterais 
de  cette  invitation,  qu'elle  m'écrivit  pour  me  presser  d'aller  la  voir 
en  passant,  et  de  m'arrèter  quelque  temps  auprès  d'elle;  mais  ja- 
vais  un  tel  attachement  pour  la  Suisse  que  je  ne  pouvais  me  ré- 
soudre à  la  quitter,  tant  qu'il  me  serait  possible  d'y  vivre,  et  je  pris 
ce  temps  pour  exécuter  un  projet  dont  j'étais  occupé  depuis  quel- 
ques mois,  et  dont  je  n'ai  pu  parler  encore  pour  ne  pas  couper  le  fil 
de  mon  récit. 

Ce  projet  consistait  à  m'aller  établir  à  l'île  de  Saint-Pierre,  do- 
maine de  l'hôpital  de  Berne,  au  milieu  du  lac  de  Bienne.  Dans  un 
pèlerinage  pédestre  que  j'avais  fait  l'été  précédent,  avec  du  Peyrou, 
nous  avions  visité  cette  île,  st  j'en  avais  été  tellement  enchanté 
que  je  n'avais  cessé  depuis  ce  temps-là  de  songer  aux  moyens  d'y 
faire  ma  demeure.  Le  plus  grand  obstacle  était  que  l'île  appartenait 
aux  Bernois,  qui,  trois  ans  au|)aravant,  m'avaient  vilainement 
chassé  de  chez  eux;  et,  outre  que  ma  fierté  iiâtissait  à  retourner 
chez  des  gens  qui  m'avaient  si  mal  reçu,  j'avais  lieu  de  craindre 
qu'ils  ne  me  laissassent  pas  plus  en  repos  dans  cette  île  qu'ils  n'a- 
vaient fait  à  Yverdun.  J'avais  consulté  là-dessus  mylord-maréchal, 
qui,  pensant,  comme  moi,  que  les  Bernois  seraient  bien  aises  de 
me  voir  relégué  dans  cette  petite  île  et  de  m'y  tenir  en  otage  pour 
les  écrits  que  je  pourrais  être  tenté  de  faire,  avait  fait  sonder  là- 
dessus  les  dispositions  de  Leurs  Excellences  par  un  M.  SturlCr,  son 
ancien  voisin  de  Colombier.  M.  Sturler  s'adressa  à  plusieurs  chefs  de 
l'Etat,  et,  sur  leur  réponse,  assura  mylord  que  les  Bernois,  honteux 
de  leur  conduite,  ne  demandaient  pas  mieux  que  de  me  voir  domi- 
cilié dans  l'île  de  Saint-Pierre,  et  de  m'y  laisser  tranquille.  Pour 
surcroit  de  précaution,  avant  de  risquer  de  m'y  transporter,  je  fis 
prendre  de  nouvelles  informations  par  le  colonel  Chaillet,  (jui  me 
confirma  les  mêmes  choses,  et  le  receveur  de  l'île  ayant  eu  de  ses 
maîtres  la  iiermission  de  m'y  loger,  je  crus  ne  rien  risquer  d'aller 
m'établir  chez  lui,  avec  l'agrenienl  tacite  tant  du  souverain  que  des 
propriétaires  ;  car  je  ne  pouvais  pas  espérer  que  messieurs  de  Berne 
reconnussent  ouvertement  l'injustice  qu'ils  m'avaient  faite,  et 
péchassent  ainsi  contre  la  plus  inviolable  maxime  de  tous  les  sou- 
verains. 

L'île  de  Saint-Pierre,  appelée  à  Neuchâtel  l'île  de  la  Mothe,  au 
milieu  du  lac  de  Bienne,  a  environ  demi-lieue  de  tour;  mais  dans 
ce  petit  espace  elle  fournit  toutes  les  principales  productions  néces- 
saires à  la  vie.  Elle  a  des  champs,  des  prés,  des  vergers,  des  bois, 
des  vignes;  et  le  tout,  à  la  faveur  d'un  terrain  varié  et  montagneux, 
forme  une  distribution  d'autant  plus  agréable  que  ses  parties  ne  se 
découvrant  pas  toutes  ensemble  se  fout  valoir  mutuellement,  et 
font  estimer  l'île  plus  grande  qu'elle  n'est  eu  effet.  Une  terrasse  fort 
élevée  forme  la  partie  occidentale  de  l'Ile  qui  regarde  Gleresse  et  la 
bonne  Ville.  On  a  planté  celte  terrasse  d'une  longue  allée  qu'on  a 
coupée  dans  son  milieu  par  un  grand  salon,  où,  durant  les  ven- 
danges, on  se  rassemble  les  dimanches,  de  tous  les  rivages  voisins, 
pour  danser  et  se  réjouir.  Il  n'y  a  dans  l'île  qu'une  seule  maison, 
mais  vaste  et  commode,  où  loge  le  receveur,  et  située  dans  un  en- 
foncement qui  la  tient  à  l'abri  des  vents. 

A  cinq  ou  six  cents  pas  de  l'île  est,  du  côté  du  sud,  une  autre  île 
beaucoup  plus  petite,  inculte  et  déserte,  qui  paraît  avoir  été  déta- 
chée autrefois  de  la  grande  par  les  orages,  et  ne  produit  parmi  ses 

(1)  On  croit  assez  généralement  que  cotte  lapidation  ne  fut  qu'un  tour 
concerté  par  Thérèse  le  VasseUr,  qui,  s'cnnuyant  en  Suisse  et  étant  inca- 
pable d'apprécier  les  beautés  de  ce  pavs,  voulait  que  Rousseau  s'en  dé- 
goûtât. '  A.  de  B. 


LES  CONFESSIONS. 


147 


pi.ivii^rs  que  fins  saules  et  des  persicaires,  mais  où  est  cependant 
Il  M  liitre  élevé,  bien  gazonné  et  très  agréatiie.  La  forme  de  ce  lac 
rvi  un  ovali;  presque  régulier.  Ses  lives,  moins  riches  que  celles  (l(!s 
l.p  s  ,\i:  Cenévc  ut  de  Neiichàtel,  ne  laissent  pas  de  former  une  asspz 
II'  lli,  ilécoralion,  surtout  dans  la  partie  occidentale,  qui  est  très  |ieu- 
|ili:i%  et  liordée  de  vignes  au  pied  (.'une  chaîne  de  montagnes,  à 
pi-u  lires  comme  à  Côte-Kôtic,  niais  qui  ne  donnent  pas  d'aussi  lion 
vin.  On  y  trouve,  en  allant  du  sud  au  nord,  le  bailliage  de  Saint- 
Jean,  la  Honne-Ville,  IJienne,  et  Nidau,  à  rcxtréniité  du  lac;  le  tout 
entremêlé  de  villages  très  agréables. 

Tel  était  l'asile  que  je  m'étais  ménagé,  et  oii  je  résolus  d'aller 
m'établir  en  quittant  le  Val-de-Travers  (1).  Ce  choix  était  si  con- 
forme à  mon  goût  pacifique,  à  mon  humeur  solitaire  et  paresseuse, 
que  je  le  com|ite  parmi  les  douces  rêveries  dont  je  me  suis  le  plus 
vivement  passionné.  Il  me  semblait  que,  dans  cette  île,  je  serais 
plus  séparé  dos  hommes,  plus  à  l'abri  de  leurs  outrages,  plus  oublié 
d'eux,  plus  livré,  en  un  mot,  aux  douceurs  du  désicuvrcment  et  de 
la  vie  contem|ilativc.  J'aurais  voulu  être  tellement  confiné  dans 
cette  île  que  je  n'eusse  plus  de  commerce  avec  les  mortels  ;  et  il 
est  certain  que  je  pris  toutes  les  mesures  imaginables  pour  me 
soustraire,  autant  qu'il  était  possible,  à  la  nécessité  d'en  en- 
tretenir. 

11  s'agissait  de  subsister;  et,  tant  par  la  cherté  des  denrées  que 
par  la  difficulté  des  transports,  la  subsistance  est  chère  dans  cette 
île  où  d'ailleurs  on  est  à  la  discrétion  du  receveur.  Cette  difficulté 
fut  levée  par  un  arrangement  que  du  Peyrou  voulut  bien  prendre 
avec  moi,  en  se  substituant  à  la  place  de  la  compagnie  qui  avait 
entrepris  et  abandonné  mon  édition  générale.  Je  lui  remis  tous 
les  matériaux  de  cette  édition.  J'en  fis  l'arrangement  et  la  distri- 
bution. J'y  joignis  l'engagement  de  lui  remettre  les  mémoires  de 
ma  vie,  et  je  le  fis  dépositaire  généralement  de  tous  mes  papiers, 
avec  la  condition  expresse  de  n'en  faire  usage  qu'après  ma  mort, 
ayant  à  creur  d'achever  tranquillement  ma  carrière  sans  plus  faire 
souvenir  le  public  de  moi.  Au  moyen  de  cela,  la  pension  viagère 
qu'il  se  chargeait  de  me  payer  suffisait  pour  ma  subsistance.  Mylord- 
maréchal,  ayant  recouvré  tous  ses  biens,  m'en  avait  offert  une  de 
douze  cents  francs,  que  j'avais  acceptée  en  la  réduisant  à  la  moitié. 
11  m'en  voulut  envoyer  le  capital,  que  je  refusai,  par  l'embarras  de 
le  placer.  Il  fit  passer  ce  capital  à  du  Peyrou,  entre  les  mains  de  qui 
il  est  resté  (et  qui  m'en  paie  la  rente  viagère  sur  le  pied  convenu 
avec  le  constituant).  Joignant  dans  mon  traité  avec  du  l'eyrou,  la 
pension  de  mylord-marécbal,  dont  les  deux  tiers  étaient  réversibles 
à  Thérèse  après  ma  mort,  et  la  rente  de  trois  cents  francs  que  j'a- 
vais sur  Duchosne,  je  pouvais  compter  sur  une  subsistance  honnête, 
et  pour  moi,  et  après  moi  pour  Thérèse,  k  qui  je  laissais  sept  cents 
francs  de  rente,  tant  de  la  pension  de  Rey  que  de  celb;  de  mylord- 
maréchal;  ainsi  je  n'avais  plus  à  craindre  que  le  pain  lui  manquât 
non  plus  qu'à  moi.  Mais  il  était  écrit  que  l'honneur  ra'ûlerait  toutes 
les  ressources  que  la  fortune  et  mon  travail  mettraient  à  ma  portée, 
et  que  je  mourrais  aussi  pauvre  qne  j'ai  vécu-  On  jugera  si,  à  moins 
d'être  le  dernier  des  infâmes,  j'ai  pu  tenir  des  arrangements  qu'on 
a  toujours  pris  soin  de  me  rendre  ignominieux,  en  m'ôtant  en  même 
temps  toute  autre  ressource,  pour  me  forcer  de  consentir  à  mon 
déshonneur-  Comment  se  douteraient-ils  de  mon  choix  en  pareilles 
alternatives?  Ils  ont  toujours  jugé  de  mon  cœur  par  les  leurs. 

En  repos  de  ce  côté,  j'étais  sans  souci  de  tout  autre.  Quoique  j'a- 
bandonnasse dans  le  monde  le  champ  libre  à  mes  ennemis,  je 
laissais,  dans  le  noble  enthousiasme  qui  avait  dicté  mes  écrits,  et 
dans  la  constante  uniformité  de  mes  principes,  un  témoignage  de 
mon  .'une  qui  répondait  à  celui  que  toute  ma  conduite  rendait  de 
mon  caractère.  Je  n'avais  pas  besoin  d'une  autre  défense  contre 
mes  vils  calomniateurs.  Ils  pouvaient  peindre  sous  mon  nom  un 
autre  homme,  mais  ils  ne  pouvaient  tromper  que  ceux  qui  voulaient 
être  trompés.  Je  pouvais  leur  donner  ma  vie  à  épilogucr  d'un  bout 
à  l'autre ,  j'étais  sûr  qu'à  travers  mes  fautes  et  mes  faiblesses,  à 
travers  mon  inaptitude  à  supporter  aucun  joug,  on  trouverait  tou- 
jours un  homme  juste,  bon  ,  sans  fiel  et  sans  haine;  prompt  à  re- 
connaître ses  propres  torts,  plus  prompt  à  oublier  ceux  d'autrui  ; 
cherchant  toute  sa  félicité  dans  les  passions  aimantes  et  douces,  et 
portant  en  toute  chose  la  sincérité  jusqu'à  l'imprudence,  jusqu'au 
plus  incroyable  désintéressement. 

Je  prenais  donc  en  quelque  sorte  congé  de  mon  siècle  nt  de  mes 
contemporains,  et  je  faisais  mes  adieux  au  monde,  eu  me  confinant 
dans  cette  île  pour  le  reste  de  mes  jours;  car  telle  était  ma  réso- 
lution, et  c'était  là  que  je  comptais  exécuter  enfin  le  grand  projet 
de  cette  vie  oiseuse,  auquel  j'avais  inutilement  consacré  jusqu'alors 
tout  le  peu  d'activité  que   le  ciel  m'avait  départie,  (.clic,  île  allait 


(1)  Il  n'est  peut-être  p.is  inutile  d'avertir  que  j'y  laissais  un  ennemi 
parliculier  dans  un  M.  du  Terrciuix,  ui-ùto  dos  Verrières,  en  très  niéilio- 
cre  estime  dans  le  pays,  iuaisi[ui  a  un  frère,  qu'on  dit  lionuolc  honiuii',  à 
Paii-s,  dans  IfS  bureaux  do  -M.  do  Sainl-l'loroulin.  I,<:  uiaiio  l'était  allé 
voir  quelqui'  lomps  avant  mou  avcntuic.  (Les  petites  rciuaniuis  de  colle 
espèco,  ([ui  p.r  oUos-nièmes  no  sont  rion,  peuvent  mener  ilaus  la  suite  à 
la  dôcouvortc  de  bien  dos  souterrains. ) 


devenir  pour  moi  celle  de  Papimanic,  ce  bienheureux  pays  où  l'on 
dort  ; 

On  V  fait  plus,  on  n'y  fait  nulle  chose. 

Ce  plus  était  tout  pour  moi ,  car  depuis  que  j'ai  perdu  le  som- 
meil, je  l'ai  peu  regretté;  l'oisiveté  me  suffit,  et,  pourvu  que  je  ne 
fasse  rien,  j'aime  encore  mieux  rêver  éveillé  qu'en  -songe.  L'Age  des 
projets  romanesques  étant  passé,  et  la  fumée  de  la  gloriole  in'a>ant 
|)lus  étourdi  que  flatté,  il  ne  me  restait  plus  pour  dernière  espé- 
rance que  de  vivre  sans  gène  dans  un  loisir  éternel.  C'est  la  vie 
des  bienheureux  dans  l'autre  monde,  et  j'en  faisais  désormais  mon 
bonheur  suprême  dans  celui-ci. 

Ceux  qui  me  reprochent  tant  de  contradictions  ne  manqueront 
pas  ici  de  m'en  reprocher  encore  une.  J'ai  dit  que  l'oisiveté  des  cer- 
cles me  les  rendait  insupportables,  et  me  voilà  recherchant  la  so- 
litude uniquement  pour  m'y  livrer  à  l'oisiveté.  C'est  pourtant  ainsi 
que  je  suis;  s'il  y  a  là  de  la  contradiction,  elle  est  du  fait  de  la  na- 
ture, et  non  pas  du  mien;  mais  il  y  en  a  si  peu  ,  que  c'est  par  là 
précisément  que  je  suis  toujours  moi.  L'oisiveté  des  cercles  est 
tuante,  parce  qu'elle  est  de  nécessité;  celle  de  la  solitude  est  char- 
mante, pircc  qu'elle  est  libre  et  de  volonté.  Dans  une  compagnie  , 
il  m'est  cruel  de  ne  rien  faire,  parce  que  j'y  suis  forcé.  11  faut  que 
je  reste  là  cloué  sur  ma  chaise  ou  debout,  planté  comme  un  piquet, 
sans  remuer  ni  pied  ni  patte,  n'osant  ni  courir,  ni  sauter,  ni  chanter, 
ni  crier,  ni  gesticuler  quand  j'en  ai  envie,  n'osant  pas  même  rêver  ; 
ayant  à  la  lois  tout  l'ennui  de  l'oisiveté  et  tout  le  tourment  de  la 
crainte  ;  obligé  d'être  attentif  à  toutes  les  sottises  qui  se  disent  et  à 
tous  les  complinienls  qui  se  font,  et  de  fatiguer  incessamment  ma 
Minerve  pour  ne  pas  manquer  de  placer  à  mon  tour  mon  rébus  et 
ma  menlerie.  El  vous  appelez  cela  de  l'oisiveté  !  c'est  un  travail  de 
forçat. 

L'oisiveté  que  j'aime  n'est  pas  celle  d'un  faiuéar.t  qui  reste  là  les 
bras  croisés  dans  une  inaction  totale,  et  ne  [lense  pas  plus  qu'il 
n'agit.  C'est  à  la  fois  celle  d'un  enfant  qui  est  sans  cesse  en  mou- 
vement pour  ne  rien  faire,  et  celle  d'un  radoteur  dont  la  tète  bat  la 
campagne  sitôt  que  ses  brassent  en  repos.  J'aime  à  m'occupor  sans 
cesse  à  faire  des  riens;  à  commencer  cent  choses,  et  à  n'en  achever 
aucune;  à  aller  et  venir  comme  la  tête  me  chante;  à  changer  à 
chaque  instant  de  projet;  à  suivre  une  mouche  dans  toutes  ses  al- 
lures ;  à  vouloir  déraciner  un  rocher;  à  entreprendre  sans  crainte 
un  travail  de  dix  ans,  et  à  l'abandonner  au  bout  de  dix  minutes;  à 
m'amuser  enfin  toute  la  journée  sans  ordre  et  sans  suite,  et  à  ne 
suivre  en  toutes  choses  que  le  caprice  du  moment. 

La  botanique  ,  telle  que  je  l'ai  toujours  considérée,  et  telle  qu'elle 
commençait  à  devenir  passion  pour  moi,  était  précisément  une 
étude  oiseuse,  propre  à  remplir  tout  le  vide  de  mes  loisirs,  sans  y 
laisser  place  au  délire  de  riiiiaginalion,  ni  à  l'ennui  d'un  désœu- 
vrement total.  Lrrer  nonchalamment  dans  les  bois  et  dans  la  cam- 
pagne, prendre  machinalement  çà  et  là  tantôt  une  fleur,  et  tantôt 
une  autre,  brouter  mon  foin  presque  au  hasard,  observer  mille  et 
mille  fois  les  mêmes  choses,  et  toujours  avec  le  même  intérêt,  parce 
que  je  les  oubliais  toujours,  était  de  quoi  passer  réiernité  sans 
pouvoir  m'ennuyer  un  moment.  Quelque  élégante,  quelque  admi- 
rable, quelque  diverse  que  soit  la  structure  des  végétaux,  elle  ne 
frappe  pas  assez  un  œil  ignorant  pour  l'intéresser-  Cette  constante 
analogie,  et  pourtant  cette  variété  prodigieuse  qui  règne  dans  leur 
organisation  ,  ne  transporte  que  ceux  qui  ont  déjà  quelque  idée  du 
système  végétal.  Les  autres  n'ont,  à  l'aspect  de  tous  ces  trésors  de 
la  nature,  qu'une  admiration  stupide  et  monotone.  Ils  ne  voient 
rien  en  détail,  parce  qu'ils  ne  savent  pas  même  ce  qu'il  faut  re- 
garder, et  ils  ne  voient  pas  non  plus  l'ensemble,  parce  qu'ils  n'ont 
aucune  idée  de  cette  chaîne  de  rapports  et  de  conibinaisons  qui  ac- 
cable de  ses  merveilles  l'esprit  de  l'observateur.  J'étais,  et  mon  dé- 
faut de  mémoire  me  devait  tenir  toujours  dans  cet  heureux  point 
d'en  savoir  assez  peu  pour  que  tout  me  fût  nouveau,  et  assez  pour 
que  tout  me  fût  sensible.  Les  divers  s(ds  dans  lesquels  l'île,  quoique 
petite  ,  était  partagée,  m'offraient  une  suffisante  variété  de  plantes 
pour  l'étude  ou  plutôt  l'aniu-somoiit  de  toute  ma  vie-  Je  n'y  voulais 
pas  laisser  un  poil  d'herbe  sans  un  examen  particulier,  et  je  m'ar- 
rangeais déjà  pour  faire ,  avec  un  recueil  immense  d'observations 
curieuses ,  la  Flora  Pclrinsularis. 

Je  fisvenir  Thérèse  avec  mes  livres  et  mes  elTets.  Nous  nous  mîmes 
en  pension  chez  le  receveur  de  l'île.  Sa  femme  avait  à  .Nidau  des 
sœurs  qui  la  venaient  voir  lour-à-!our,  et  qui  faisaient  à  Thérèse  une 
compagnie.  Je  fis  là  l'essai  d'une  douce  vie  dans  laquelle  j'aurais 
voulu  passer  la  mienne,  et  dont  le  goût  que  j'y  pris  ne  servit  qu'à 
me  faire  mieux  sentir  l'amertume  de  celle  qui  devait  si  promptemenl 
y  succéder- 

J'ai  toujours  aimé  l'eau  passionnément,  et  sa  vue  me  jette  dans 
une  rêverie  délicieuse,  quoique  souvent  sans  objet  déterminé.  Je  ne 
manquais  point  à  mon  lever,  lor,>qu'il  faisait  beau,  de  courir  humer 
sur  la  terrasse  l'air  salubre  et  Vrais  du  matin,  et  planer  des  veux 
sur  l'horizon  de  ce  beau  lac,  dont  les  rives  et  les  montagnes  qui  le 
bordent  enchantaient  ma  vue.  Je  ne  trouve  point  de  ]dus  digne 
hommage  à  la  divinité  que  cette   admiration   muette  qu'excite"  la 


148 


LES  VEILLÉES  LITTÉRAIRES  ILLUSTRÉES. 


contemplation  de  ses  œuvres,  et  qui  ne  s'exprime  point  parties  actes 
développés.  Je  comprends  comment  les  habitants  des  villes,  qui  ne 
voient  que  des  murs  et  des  rues,  ont  peu  de  foi,  mais  je  ne  puis 
comprendre  comment  des  oanip^ignards,  et  surtout  des  solitaires, 
peuvent  n'en  point  avoir.  Comment  leur  âme  ne  s'élève-t-elle  pas 
cent  fois  le  jour  avec  extase  à  l'auteur  des  merveilles  qui  les  frap- 
pent?Pour  moi  c'est  surtoutà  mon  lever,  affaissé  par  mes  insomnies, 
qu'une  longue  habitude  me  porte  à  cette  élévation  de  cœur  qui 
n'impose  point  la  fatigue  de  penser.  Mais  il  faut  pour  cela  que  mes 
yeux  soient  frappés  du  ravissant  spectacle  de  la  nature  Dans  ma 
chambre,  je  prie  plus  rarement  et  plus  sèchement;  mais  à  l'aspect 
d'un  beau  paysage,  je  me  sens  ému  sans  pouvoir  dire  de  quoi.  J'ai 
lu  qu'un  saint  évèque,  dans  la  visite  de  son  diocèse,  trouva  une 
vieille  femme  qui  ,  pour  toute  prière  ,  ne  savait  dire  que  0!  et  lui 
dit:  Bonne  mère,  continuez  de  prier  toujours  ainsi;  votre  prière 
vaut  mieux  que  les  nôtres.  Cette  meilleure  prière  est  aussi  la  mienne. 

Après  le  déjeuner,  je  me  hâtais  d'écrire  en  rechignant  quelques 
malheureuses  lettres,  aspirant  avec  ardeur  au  moment  de  n'en  plus 
écrire  du  tout.  Je  tracassais  quelques  moments  autour  de  mes  livres 
et  papiers,  pour  les  déballer  et  arranger  plutôt  que  pour  les  lire  ; 
et  cet  arrangement,  qui  devenait  pour  moi  l'œuvre  de  Pénélope,  me 
donnait  le  plaisir  de  muser  quelques  moments,  après  quoi  je  m'en- 
nuyais et  le  quittais  pour  passer  les  trois  ou  quatre  heures  qui  me 
restaient  de  la  matinée  à  l'élude  de  la  botanique,  et  surtout  du  sys- 
tème de  Linnœus,  pour  lequel  je  pris  une  passion  dont  jamais  je  n'ai 
pu  bien  me  guérir,  même  après  en  avoir  senti  le  vide.  Ce  grand 
observateur  est  à  mon  gré  le  seul  avec  Ludwig  qui  ait  vu  jusqu'ici 
la  botanique  en  naturaliste  et  en  philosophe  ;  maisill'a  trop  étudiée 
dans  les  herbiers  et  dans  les  jardins,  et  pas  assez  dans  la  nature 
elle-même.  Pour  moi,  qui  prenais  pour  jardin  l'île  entière,  sitôt  que 
j'avais  besoin  de  faire  ou  vérifier  quelque  observation,  je  courais 
dans  les  bois  ou  dans  les  prés,  mon  livre  sous  le  bras  :  là,  je  me 
couchais  par  terre  auprès  de  la  plante  en  question  ;  et  cette  méthode 
m'a  beaucoup  servi  pour  connaître  les  végétaux  dans  leur  état  na- 
turel, avant  qu'ils  aient  été  cultivés  et  dénaturés  par  la  main  des 
hommes.  On  dit  que  Fagon,  premier  médecin  de  Louis  XIV,  qui 
nommait  et  connaissait  parfaitement  toutes  les  plantes  du  jardin 
royal,  était  d'une  telle  ignorance  dans  la  campagne,  qu'il  n'y  re- 
connaissait plus  rien.  Je  suis  précisément  le  contraire.  Je  connais 
quelque  chose  à  l'ouvrage  de  la  nature,  mais  rien  à  celui  du  jardinier. 

Pour  les  après-dîners,  je  les  livrais  totalement  à  mon  humeur 
oiseuse  et  nonchalante,  et  à  suivre  sans  règle  l'impulsion  du  mo- 
ment. Souvent,  quand  l'air  était  calme,  j'allais  immédiatement  en 
.sortant  de  table  me  jeter  seul  dans  un  petit  bateau,  que  le  receveur 
m'avait  appris  amener  avec  une  seule  rame; je  m'avançais  en  pleine 
eau.  Le  moment  où  je  dérivais  me  donnait  une  joie  qui  allait  jus- 
qu'au tressaillement,  et  dont  il  m'est  impossible  de  dire  ni  de  bien 
comprendre  la  causé  (si  ce  n'est  peut-être  une  félicitation  secrète 
d'être  en  cet  état  hors  de  l'atteinte  des  méchants).  J'errais  ensuite 
seul  dans  ce  lac,  approchant  quelquefois  du  rivage,  mais  n'y  abor- 
dant jamais.  Souvent,  laissant  aller  mon  bateau  tout-à-fait  à  la 
merci  de  l'air  et  de  l'eau,  je  me  livrais  à  des  rêveries  sans  objet, ^  et 
qui,  pour  être  stupides,  n'en  étaient  pas  moins  délicieuses.  (Je  m'é- 
criais parfois  avec  attendrissement:  0  nature!  ô  ma  mère!  me  voici 
sous  ta  seule  garde  ;  il  n'y  a  point  ici  d'homme  adroit  et  fourbe  qui 
s'interpose  entre  toi  et  moi.  Je  m'éloignais  ainsi  jusqu'à  demi-lieue 
de  terre  ;  j'aurais  voulu  que  ce  lac  eiît  été  l'océan).  Cependant,  pour 
complaire  à  mon  chien,  qui  n'aimait  pas  autant  que  moi  les  sta- 
tions sur  l'eau,  je  suivais  d'ordinaire  un  but  de  promenade,  c'était 
d'aller  débarquera  la  petite  île,  de  m'y  promener  une  heure  ou  deux, 
ou  de  m'étendre  au  sommet  du  tertre  sur  le  gazon,  pour  m'assouvir 
du  plaisir  d'admirer  le  lac  et  ses  environs,  pour  examiner  et  dissé- 
quer toutes  les  herbes  qui  se  trouvaient  à  ma  portée,  et  pour  me  bâ- 
tir, comme  un  autre  Robinson,  une  demeure  imaginaire  dans  cette 
petite  île.  Je  m'affectionnai  fortement  à  cette  butte.  Quand  j'y  pou- 
vais mener  promener  Thérèse  avec  la  receveuse  et  ses  sœurs,  comme 
j'étais  fier  d'être  leur  pilote  et  leur  guide!  Nous  y  portâmes  en 
pompe  des  lapins  pour  la  peupler.  Autre  fête  pour  Jean-Jacques. 
Celte  petite  peuplade  me  rendit  la  petite  île  encore  plus  intéres- 
sante. J'y  allais  plus  souvent  et  avec  plus  de  plaisir  depuis  ce  temps- 
là,  pour  rechercher  des  traces  du  progrès  des  nouveaux  habitants. 

A  ces  amusements  j'en  joignais  un  qui  me  rappelait  la  douce  vie 
desCharmetles,  et  auquel  la  saison  m'invitait  particulièrement  C'é- 
tait un  détail  desoins  rustiques  pour  la  récolte  des  légumes  et  des 
fruits,  et  que  nous  nous  faisions  une  fête,  Thérèse  et  moi,  de  [lar- 
tager  avec  la  receveuse  et  sa  famille.  Je  me  souviens  qu'un  Bernois, 
nommé  M.  Kirkebergher,  m'étant  venu  voir,  me  trouva  perché  sur 
un  grand  arbre,  un  sac  attaché  autour  de  ma  ceinture,  et  déjà  si 
plein  de  pommes,  que  je  ne  pouvais  plus  me  remuer.  Je  ne  fus  pas 
fâché  de  cette  rencontre  et  de  quelques  autres  pareilles.  J'espérais 
que  les  Bernois,  témoins  de  l'emploi  de  mes  loisirs,  ne  songeraient 
plus  à  en  troubler  la  tranquillité,  et  me  laisseraient  en  paix  dans  ma 
solitude.  J'aurais  bien  mieux  aimé  y  être  confiné  par  leur  volonté 
que  par  la  mienne  :  j'aurais  été  plus  assuré  de  n'y  point  voir  trou- 
bler mot)  repos. 


Me  voici  encore  réduit  à  l'un  de  ces  aveux  sur  lesquels  je  suis  sûr 
d'avance  de  l'incrédulité  des  lecteurs,  obstinés  à  juger  toujours  de 
moi  par  eux-mêmes,  q\miqu'ils  aient  été  forcés  de  voir,  dans  tout  le 
cours  de  ma  vie,  mille  affections  internes  qui  ne  ressemblaient  point 
aux  leurs.  Ce  qu'il  y  a  de  plus  bizarre  est  qu'en  me  refusant  tous  les 
sentiments  bons  ou  indifférents  qu'ils  n'ont  pas,  ils  ne  font  aucune 
difficulté  de  m'en  prêter  de  si  mauvais,  qu'ils  ne  sauraient  même 
entrer  dans  un  cœur  d'homme;  ils  trouvent  tout  simple  de  me  mettre 
en  contradiction  même  avec  la  nature,  et  de  faire  de  moi  un  mons- 
tre tel  qu'il  n'en  peut  exister.  Rien  d'absurde  ne  leur  [laraît  incro>'a- 
ble  pourvu  qu'il  tende  à  me  noircir;  ils  ne  s'arment  d'incrédulité 
contre  ce  qui  est  extraordinaire  que  lorsqu'il  n'est  pas  criminel. 

Mais,  quoi  qu'ils  en  puissent  croire  ou  dire,  je  n'en  continuerai 
pas  moins  de  rapporter  fidèlement  ce  que  fut.  fit  et  pensa  J.-J.  Rous- 
seau, sans  expliquer  ni  justifier  la  Singularité  de  ses  sentiments  et 
de  ses  idées,  ni  rechercher  si  d'autres  ont  pensé  comme  lui.  Je  pris 
tant  de  goût  à  l'habitation  de  l'île  de  Saint-  Pierre,  et  son  séjour  me 
convenait  si  parfaitement,  qu'à  force  d'inscrire  tous  mes  désirs  dans 
cette  île,  je  m'en  fis  un  de  n'en  sortir  jamais.  Les  visites  que  j'avais 
à  rendre  au  voisinage,  les  courses  qu'il  me  faudrait  faire  àNeuchà- 
tel,  à  Bienne,  àYverdun,à  Nidau,  fatiguaient  déiàmon  imagination  ; 
un  jour  à  passer  hors  de  l'île  me  paraissait  retranché  de  mon  bon- 
heur, et  sortir  de  l'enceinte  de  ce  lac  était  pour  moi  sortir  de  mon 
élément.  D'ailleurs  l'expérience  du  passé  m'avait  rendu  craintif.  11 
suffisait  que  quelque  bien  flattât  mon  cœur  pour  que  je  dusse  m'at- 
tendre  à  le  perdre^  et  l'ardent  désir  de  finir  mes  jours  dans  celte  île 
était  inséparable  de  la  crainte  d'être  forcé  d'en  sortir.  J'avais  pris 
l'habitude  d'aller  les  soirs  m'asseoir  sur  la  grève,  surtout  quand  le 
lac  était  agité.  Je  sentais  un  plaisir  singulier  à  voir  les  flots  se  bri- 
ser à  mes  pieds;  je  m'en  faisais  l'image  du  tumulte  du  monde  et  de 
la  paix  de  mon  habitation,  et  je  m'attendrissais  quelquefois  à  cette 
douce  idée,  au  point  de  sentir  des  larmes  couler  de  mes  yeux.  Ce 
repos,  dont  je  jouissais  avec  passion,  n'était  troublé  que  par  l'in- 
quiétude de  le  perdre  ;  mais  cette  inquiétude  allait  au  point  d'en  al- 
térer toute  la  douceur.  Je  sentais  ma  situation  si  précaire,  que  je 
n'osais  y  compter.  Ah  !  que  je  changerais  volontiers,  me  disais  je,  la 
liberté  de  sortir  d'ici,  dont  je  ne  me  soucie  point,  avec  l'assurance 
d'y  pouvoir  rester  toujours!  Au  lieu  de  n'y  être  que  par  grâce,  que 
n'y  suis-je  par  force!  Ceux  qui  ne  font  que  m'y  souffrir  peuvent 
à  chaque  instant  m'en  chasser  (et  puis-je  espérer  que  mes  persécu- 
teurs, m'y  voyant  heureux,  m'y  laissent  continuer  de  l'être  !)  Ah  ! 
c'est  peu  qu'on  me  permette  d'y  vivre,  je  voudrais  qu'on  m'y  con- 
damnât; et  je  voudrais  être  contraint  d'y  rester,  pour  ne  l'être  pas 
d'en  sortir.  Je  jetais  un  œil  d'envie  sur  l'heureux  Micheli  Ducret, 
qui,  tranquille  au  château  d'Arberg,  n'avait  eu  qu'à  vouloir  être 
heureux  pour  l'être.  Enfin,  à  force  de  me  livrer  à  ces  réflexions  et 
aux  pressentiments  inquiétants  des  nouveaux  orages  toujours  prêts 
à  fondre  sur  moi,  j'en  vins  à  désirer,  mais  avec  une  ardeur  in- 
croyable, qu'au  lieu  de  tolérer  seulement  mon  habitation  dans  cette 
île,  on  me  la  donnât  pour  prison  perpétuelle  ;  et  je  puis  jurerques  il 
n'eût  tenu  qu'à  moi  de  m'y  faire  condamner,  je  l'aurais  fait  avec  la 
plus  grande  joie,  préférant  mille  fois  la  nécessité  d'y  passer  le  reste 
de  ma  vie  au  danger  d'en  être  expulsé. 

Celle  crainte  ne  demeura  pas  longtemps  vaine  :  au  moment  où 
je  m'y  attendais  le  moins,  je  reçus  une  lettre  de  M.  le  bailli  de  Nidau, 
dans  le  gouvernement  duquel  était  l'île  de  Saint-Pierre,  par  la- 
quelle il  m'intimait,  de  la  part  de  Leurs  Excellences,  l'ordre  de  sor- 
tir de  l'île  et  de  leurs  Etats.  Je  crus  rêver  en  la  lisant.  Rien  de  moins 
naturel,  rien  de  moins  raisonnable,  de  moins  prévu  même,  qu'un 
pareil  ordre;  car  j'avais  plutôt  regardé  mes  secrets  pressentiments 
comme  les  inquiétudes  d'un  homme  effarouché  par  mes  malheurs, 
que  comme  une  prévoyance  qui  pût  avoir  le  moindre  fondement. 
Les  mesures  que  j'avais  prises  pour  m'assurer  de  l'agrément  tacite 
du  .souverain,  la  tranquillité  avec  laquelle  on  m'avait  laissé  faire 
mon  établissement,  les  visites  de  plusieurs  Bernois  et  du  bailli  de 
Nidau  lui-même,  qui  m'avait  comblé  d'amitié  et  de  prévenances, 
la  rigueur  de  la  saison,  dans  laquelle  il  était  barbare  d'expulser  un 
homme  infirme,  tout  me  fit  croire,  avec  beaucoup  de  gens,  qu'il  y 
avait  quelque  malentendu  dans  cet  ordre,  et  que  les  malintention- 
nés avaient  pris  exprès  le  temps  des  vacances  et  de  l'inlVéquence 
du  sénat  pour  me  porter  brusquement  ce  coup. 

Si  j'avais  écouté  ma  première  indignation,  je  serais  parti  sur-le- 
champ.  Mais  où  aller?  Que  devenir  à  l'entrée  de  l'hiver,  sans  but, 
sans  préparatif,  sans  conducteur,  sans  voiture!  A  moins  de  laisser 
tout  à  l'abandon,  mes  papiers,  mes  effets,  toutes  mes  affaires,  il  me 
fallait  un  temps  pour  y  pourvoir,  et  il  n'était  [las  dit  dans  l'ordre 
si  on  m'en  laissait  ou  non.  Lacontiimité  des  malheurs  commençait 
d'altérer  mon  courage.  Pour  la  première  fois  je  sentis  ma  fierté  na- 
turelle fléchir  sous  le  joug  de  la  nécessité;  et,  malgré  les  murmures 
de  mon  cœur,  il  fallut  m'abaisser  à  demander  un  délai.  C'était  à 
M.  de  Grall'enried,  qui  m'avait  envoyé  l'ordre,  que  je  m'adressai 
pour  le  faire  interpréter.  Sa  lettre  portait  une  très  vive  improbation 
de  ce  même  ordre,  qu'il  ne  m'intimait  qu'avec  le  |ilus  vif  regret; 
et  les  témoignages  de  douleur  et  d'estime  dont  elle  était  remplie 
me  semblaient  autant  d'invitations  bien  douces  de  lui  parler  à  cœur 


LES  CONFESSIONS. 


1V9 


ouvert;  je  le  (is.  Je  ne  duut.-iis  pas  iiiètiie  que  iii/i  lettre  ne  fit  ou- 
vrir les  yeux  à  ces  hoiinnes  iniques  sur  leur  Ijiirliane,  et  que  si  l'on 
ne  révoquait  [las  un  ordre  si  cruel,  on  ne  m'accordât  du  moins  un 
délai  raisonnable  et  [leut-ètre  l'hiver  entier,  pour  me  |)réparcr  à  la 
retraite  et  pour  en  clioisir  le  lieu. 

En  attendant  la  réponse,  je  me  mis  à  réfléchir  sur  ma  situation 
et  il  délibérer  sur  le  parti  que  j'avais  à  prendre.  Je  vis  tant  de  diffi- 
cultés de  toutes  parts,  le  chagrin  m'avait  si  fort  alfecté,  et  rna  santé 
en  ce  moment  était  si  mauvaise,  que  je  me  laissai  tout-à-fait  abat- 
tre, et  (jue  l'effet  de  mon  découragement  fut  de  môter  le  peu  de 
ressdurees  qui  pouvaient  me  rester  dans  l'esprit,  pour  tirer  le 
nieilli'iir  piuii  p(i>Mble  de  ma  triste  situation.  En  quelque  asile  que 
je  pusse  iiie  refii-^'ier,  je  ne  pouvais  me  soustraire  à  aucune  des 
deux  manières  qu'on  avait  prises  de  m'expulser.  L'une  en  soulevant 
contre  moi  la  populace  par  des  mano!uvres  souterraines;  l'autre  en 
me  chassant  à  force  ouverte,  sans  en  dire  aucune  raison.  .>e  ne  pou- 
vais doue  compter  sur  aucune  retraite  assurée,  à  moins  de  l'aller 
chercher  plus  loin  que  mes  forces  et  la  raison  ne  semblaient  me  le 
permettre.  Tout  cela  me  ramenant  à  l'idée  dont  je  venais  de  m'oc- 
cuper,  j'osai  désirer  et  proposer  qu'on  voulût  plutôt  disposer  de  moi 
dans  une  captivité  nerpétuelle,  que  de  me  faire  errer  incessamment 
sur  la  terre  en  m  expulsant  successivement  de  tous  les  asiles  que 
j'aurais  choisis.  Deux  jours  après  ma  première  lettre,  j'en  écrivis 
une  seconde  à  M.  de  Gratl'enried,  pour  le  prier  d'en  faire  la  propo- 
sition à  Leurs  Excellences.  La  réponse  de  Berne  à  l'une  et  à  l'autre 
fut  un  ordre  conçu  dans  les  termes  les  plus  durs  de  sortir  de  l'ile 
et  de  tout  le  territoire  médiat  et  immédiat,  dans  l'espace  de  vingt- 
quatre  heures,  et  de  n'y  rentrer  jamais  sous  les  plus  graves  peines. 
Ce  moment  fut  all'reux.  Je  me  suis  trouvé  souvent  dans  de  pires 
angoisses,  jamais  dans  un  plus  grand  embarras.  Mais  ce  qui  m'af- 
fligea le  plus  fut  d'être  forcé  de  renoncer  au  projet  qui  m'avait  fait 
désirer  de  passer  l'hiver  dans  l'île.  11  est  temps  de  rapporter  l'a- 
necdote fatale  qui  a  mis  le  comble  à  mes  désastres,  et  qui  a  entraîné 
dans  ma  ruine  un  peuple  infortuné,  dont  les  naissantes  vertus  pro- 
mettaient déjà  d'égaler  un  jour  celles  de  Sparte  et  de  Rome. 

J'avais  parlé  des  Corses  dans  le  Contrat  social  comme  d'un  peu- 
ple neuf,  le  seul  de  l'Europe  qui  ne  fût  pas  usé  pour  la  législation  ; 
et  j'avais  marqué  la  grande  espérance  qu'on  devait  avoir  d'un  tel 
peuple,  s'il  avait  le  bonheur  de  trouver  un  sage  instituteur.  Mon 
ouvrage  fut  lu  jiar  quelques  Corses  qui  furent  sensibles  à  la  manière 
doiiije  parlais  d'eux,  et  le  cas  où  ilsse  trouvaientde  travailler  à  l'é- 
tablissement de  leur  république  fit  songer  à  leurs  chefs  à  me  de- 
mander mes  idées  sur  cet  important  ouvrage.  Un  M.  Buttafuoco, 
d'une  des  premières  familles  du  pays,  et  capitaine  en  France  dans 
le  Hoyal-ltalien,  m'écrivit  à  ce  sujet  plusieurs  lettres,  et  me  fournit 
beaucoup  de  pièces  que  je  lui  avais  demandées  pour  me  mettre  au 
fait  de  l'histoire  de  la  nation  et  de  l'état  du  pays.  M.  Paoli  m'écri- 
vit aussi  plusieurs  fois  ;  et  quoique  je  sentisse  une  pareille  entre- 
prise au-dessus  de  mes  forces,  je  crus  ne  pouvoir  les  refuser  pour 
concourir  à  une  si  grande  et  belle  œuvre,  lorsque  j'aurais  pris  toutes 
les  instructions  dont  j'avais  besoin  pour  cela.  Ce  fut  dans  ce  sens 
que  je  répondis  à  l'un  et  à  l'autre,  et  cette  correspondance  continua 
jusqu'à  mon  départ. 

Précisément  dans  le  môme  tem]is  j'appris  que  la  France  envoyait 
des  troupes  en  Corse,  et  qu'elle  avait  l'ait  un  traité  avec  les  Génois. 
Ce  traité,  cet  envoi  de  troupes,  m'inquiétèrent  :  et,  sans  m'it!:agi- 
ncr  encore  avoir  aucun  rapport  à  tout  cela,  je  jugeai  impossible  et 
ridicule  de  travailler  à  un  ouvrage  qui  demande  un  aussi  profond 
repos  que  l'institution  d'un  peuple,  au  moment  où  il  allait  peut- 
être  être  subjugue.  Je  ne  cachai  pas  mes  inquiétudes  à  M.  Uutta- 
fiioco,  qui  me  rassura  par  la  certitude  que  s'il  y  avait  dans  ce  traité 
des  choses  contraires  à  la  liberté  de  sa  nation,  un  aussi  bon  citoyen 
que  lui  ne  resterait  pas,  comme  il  faisait,  au  service  de  France.  En 
efi'et,  son  zèle  pour  la  législation  des  Corses,  et  ses  étroites  liaisons 
avec  M.  l'aoli,  no  pouvaient  me  laisser  aucun  siiu|i(;ou  sur  son 
compte;  et  quand  j'appris  qu'il  faisait  de  fréquents  voyages  à  Ver- 
sailles et  à  Fontainebleau,  et  qu'il  avait  des  relations  avec  M.  de 
Choiseul,  je  n'en  conclus  autre  chose  sinon  qu'il  avait  sur  les  véri- 
tables intentions  de  la  cour  de  France  des  sùreles  qu'il  me  laissait 
entendre,  mais  sur  lesquelles  il  ne  voulait  pas  s'expliquer  ouverte- 
ment par  lettres. 

Tout  cela  me  rassurait  en  partie.  Cependant,  ne  comprenant  rien 
à  cet  envoi  de  trou|)es  françaises,  et  ne  jiouvant  raisonnablement 
penser  qu'elles  fussent  la  pour  protéger  la  liberté  des  (ior.ses,  qu'ils 
elaiiiiit  bien  en  état  de  se  défendre  seuls  contre  les  Génois,  je  ne 
pouvais  me  tranquilliser  parfaitement,  ni  me  mêler  tout  de  bon  de 
la  législation  (iroposée  ,  jusqu'à  ce  que  jeusse  des  preuves  solides 
que  tout  cela  n'était  pas  un  jeu  pour  se  moquer  de  moi.  J'aurais  ex- 
trêmement désiré  une  entrevue  avec  M.  Buttafuoco  ;  c'était  le  seul 
moyen  d'en  tirer  des  éclaircissements  dont  j  avais  besoin.  Il  me  la 
lit  espérer  un  moment,  et  je  l'ailendais  avec  la  plus  grande  impa- 
tience. Pour  lui  ,  je  ne  sais  s'il  eu  avait  veiitableuient  le  projet  ; 
mais  (luaiid  il  l'aurait  eu,  mes  désastres  m'auraient  empêché  d'en 
profiter. 
Plus  je  méditais  sur  l'entreprise  proposée,  plus  j'avançais  dans 


l'examen  des  pièces  que  j'avais  reçues,  et  plus  je  sentais  la  néces- 
sité d'étudier  de  près  ,  et  le  peuple  qu'il  s'agissait  d'instituer,  et  le 
sol  qu'il  habitait,  et  tous  les  rapports  par  lesquels  il  lui  fallait  ap- 
proprier celte  institution.  Je  sentis  qu'il  m'était  imposable  d'acqué- 
rir de  loin  tontes  les  lumières  nécessaires  pour  me  guider.  Je  l'écrivis 
à  M.  Buttafuoco;  il  le  sentit  lui-même  :  et  si  je  ne  formai  pas  pré- 
cisi-ment  la  résolution  de  passer  en  Corse,  je  m'occupai  beaucoup 
des  moyens  de  faire  ce  voyage.  J'en  parlai  à  M.  Dastier,  qui,  ayant 
autrefois  servi  dans  cette  île,  .sous  M.  de  Maillebois,  devait  la  con- 
naître. Il  n'épargna  rien  pour  me  détourner  de  ce  dessein  ,  et  j'a- 
voue que  la  peinture  affreuse  qu'il  me  fit  des  Corses  et  de  leur 
pays  refroidit  beaucoup  le  désir  que  j'avais  d'aller  vivre  au  milieu 
d'eux. 

Mii^  quiiiiil  les  persécutions  de  Motiers  me  firent  songer  à  quitter 
laSiii^si-,  ir  (Ic^rce  ranima  par  l'espoir  de  trtmver  enfin  chez  ces 
insuhiiii  s  le  ivpiis  qu'on  ne  me  laissait  nulle  |)art.  l'ne  chose  seule- 
ment m'ellarouchait  sur  ce  voyage,  c'était  l'inaptitude  et  l'aversion 
que  j'eus  toujours  pour  la  vie  active  à  laquelle  j'allais  être  (on- 
damné.  Fait  pour  méditer  à  loisir  dans  la  solitude  ,  je  ne  l'étais 
point  pour  parler,  agir,  traiter  d'affaires  avec  les  hommes.  La  na- 
ture, qui  m'avait  donné  le  premier  talent,  m'avait  refusé  l'autre. 
Cependant  je  .sentais  que,  même  sans  prendre  part  directement 
aux  affaires  publiques  ,  je  serais  nécessité  ,  sitôt  que  je  serais  en 
Corse,  de  me  livrer  à  l'empressement  du  peuple,  et  de  conférer  très 
souvent  avec  les  chefs.  L'objet  même  de  mon  voyage  exigeait  qu'au 
lieu  de  chercher  la  retraite,  je  cherchasse,  au  sein  de  la  nation,  les 
lumières  dont  j'avais  besoin.  11  était  clair  que  je  ne  pourrais  plus 
disposer  de  moi-même,  et  qu'entraîné  malgré  moi  dans  un  tour- 
billon pour  lequel  je  n'étais  pas  né,  j'y  mènerais  une  vie  toute  con- 
traire à  mon  goût,  et  ne  m'y  montrerais  qu'à  mon  désavantage.  Je 
prévoyais  que,  soutenant  mal  par  ma  présence  l'opinion  de  capa- 
cité qu'avaient  pu  leur  donner  mes  livres,  je  me  décréditerais  chez 
les  Corses,  et  perdrais,  autant  à  leur  préjudice  qu'au  mien,  la  con- 
fiante qu'ils  m'avaient  donnée,  et  sans  laquelle  je  ne  pouvais  faire 
avec  succès  l'oeuvre  qu'ils  attendaient  de  moi.  J'étais  sûr  qu'en  sor- 
tant ainsi  de  ma  sphère,  je  leur  deviendrais  inutile,  et  me  rendrais 
malheureux. 

Tourmenté,  battu  d'orages  de  toute  espèce,  fatigué  de  voyages  et 
de  persécutions  depuis  plusieurs  années,  je  sentais  vivement  le  be- 
soin du  repos  ,  dont  mes  barbares  ennemis  s'étaient  fait  un  jeu  de 
me  priver;  je  soupirais  après  cette  aimable  oisiveté  ,  après  cette 
quiétude  d'esprit  et  de  corps  que  j'avais  tant  convoitée,  et  à  laquelle, 
revenu  des  chimères  de  l'amour  et  de  l'amitié,  mon  cœur  bornait 
sa  félicité  suprême.  Je  n'envisageais  qu'avec  ell'roi  les  travaux  que 
j'allais  entreprendre,  la  vie  tumultueuse  à  laquelle  j'allais  me  livrer; 
et  si  la  grandeur,  la  beauté,  l'utilité  de  l'objet  animaient  mon  cou- 
rage ,  l'impossibilité  de  payer  ma  personne  avec  succès  me  l'ôtait 
ab.solument.  Vingt  ans  de  niéditalion  profonde  à  part  moi  m'au- 
raient moins  coûté  que  six  mois  d'une  vie  active  au  milieu  des 
hommes  et  des  allaires,  et  certain  d'y  mal  réussir. 

Je  m'avisai  d'un  expédient  qui  me  parut  propre  à  tout  concilier. 
Poursuivi  dans  tous  mes  refuges  par  les  menées  souterraines  de 
mes  secrets  persécuteurs  et  ne  voyant  plus  que  la  Corse  ou  je  pusse 
espérer,  pour  mes  vieux  jours,  le  repos  qu'ils  ne  voulaient  me  laisser 
nulle  part,  je  résolus  de  m'y  rendre  avec  les  directions  de  M.  But- 
tafuoco, aussitôt  que  j'en  aurais  la  possibilité,  mais,  pour  y  vivre 
tranquille  ,  de  renoncer  ,  du  moins  en  ajqiarence ,  au  travail  de  la 
legislatuui  ,  et  de  me  borner,  pour  payer  en  quelque  sorte  à  mes 
hôtes  leur  hospitalité,  à  écrire  sur  les  lieux  leur  histoire,  sauf  à 
prendre  sans  bruit  les  instructions  nécessaires  pour  leur  devenir 
plus  utile  après  le  départ  des  troupes  françaises,  si  je  voyais  jour  à 
y  réussir.  Eu  commençant  ainsi  par  ne  m'eiigager  à  rien,  j'espérais 
élre  en  état  de  méditer  en  secret  tt  plus  à  mon  aise  un  plan  qui 
pût  leur  convenir,  et  cela  sans  renoncer  beaucoup  à  ma  chère  soli- 
tude, ni  prendre  un  genre  de  vie  qui  me  mettait  au  supplice,  et 
dont  je  n'avais  pas  le  talent. 

Mais  ce  voyage  ,  dans  ma  situation,  n'était  pas  une  chose  aisée  à 
exécuter.  A  la  manière  dont  M.  Dastier  m'avait  parlé  de  la  Corse, 
je  n'y  devais  trouver  des  plus  simples' commodités  de  la  vie  que 
celles  que  j  y  porterais  :  liiige,  habits,  vaisselle,  batterie  de  cuisine, 
papier,  livres,  il  fallait  tout  porter  avec  soi.  Pour  m'y  transplanter 
avec  ma  gouvernante,  il  lallail  franchir  les  .\lpes,  et,  dans  un  trajet 
de  deux  cents  lieues,  traîner  à  ma  suite  tout  un  bagage;  il  fallait 
trouver  le  passage  libre  à  travers  les  Etats  de  plusieurs  souverains, 
et,  sur  le  ton  doniio  (lar  toute  l'Europe,  je  devais  naturellement 
ra'atlendre,  après  mes  malheurs,  à  trouver  partout  des  obsUcles  et 
à  voir  chacun  se  faire  un  honneur  de  m'accabler  de  quelque  nou- 
velle disgrâce,  et  violer  avec  moi  tous  les  droits  des  gens  et  de 
1  huuianiie.  Les  frais  immenses,  les  fatigues,  les  risques  d  un  pareil 
voyage,  m'obligeaient  d'en  prévoir  d'avance  et  d'en  bien  peser  toutes 
les'  difficultés.  L'ulee  de  me  trouver  enfin  seul,  sans  ressource,  et 
loin  de  toutes  mes  connaissances,  à  la  merci  de  ce  peuple  féroce  et 
demi-sauvage,  tel  que  me  le  dépeignait  M.  Dastier  ,  ttait  bien  pro- 
pre à  lue  faire  lever  sur  nue  résolution  pareille  avant  de  leiecuier. 
Je  désiiai  passionuéiueul  uue  entrevue  avec  M.  Buttafuoco  pour 


ièo 


LES  VEILLÉES  LITTÉRAIRES  ILLUSTRÉES. 


ronlércr  avec  lui  sur  tout  cela;  et  comme  il  m'en  avait  donné  l'es- 
pérance, j'attendais  qu'il  la  remplît  |Hiur  prendre  tout-à-fait  mon 
parti. 

Tandis  que  je  balançais  ainsi ,  vinrent  les  persécutions  de  Mé- 
tiers, qui  me  forcèrent  à  la  retraite.  Je  n'étais  pas  prêt  pour  un 
long  voyage ,  bien  moins  encore  pour  celui  de  Corse.  J'attendais 
des  nouvelles  de  M.  Buttafuoco  ;  je  me  réfugiai  dans  l'île  de  Saint- 
Pierre,  d'où  je  fus  chassé  à  l'entrée  de  l'hiver,  comme  j'ai  dit  ci- 
devant.  Les  Alpes  couvertes  de  neige  rendaient  alors  pour  moi  cette 
émigration  impraticable  (surtout  avec  la  précipitation  qu'on  me 
pre.-crivail).  Il  est  vrai  que  l'extravagance  d'un  pareil  ordre  le  ren- 
dait impossible  à  exécuter  :  car  du  milieu  de  cette  solitude  enfermée 
au  milieu  des  eaux,  n'ayant  que  vingt-quatre  heures  depuis  l'inti- 
mation de  l'ordre  pour  me  préparer  an  départ,  pour  trouver  ba- 
teaux et  voitures  pour  sortir  de  l'île  et  de  tout  le  territoire  ,  quand 
j'aura  is  eu  des  ailes,  j'aurais  gu  peine  à  pouvoir  obéir.  Je  l'écrivis 
à  M.  le  bailli  de  Nidau,  eu  répondant  à  sa  lettre;  et  je  m'empressai 
de  sortir  de  ce  pays  d'iniquité.  Voilà  comment  il  fallut  renoncer  à 
mon  projet  chéri.  N'ayant  pu  ,  dans  mon  découragement ,  obtenir 
qu'on  disposai  de  moi,  sur  l'invitation  de  mylord-maréchal ,  je  me 
déterminai  pour  le  voyage  de  Berlin  ,  laissant  Thérèse  hiverner  à 
l'île  de  Saint-Pierre,  avec  mes  effets  et  mes  livres,  et  mettant  mes 
papiers  en  dépôt  dans  les  mains  de  M.  du  Peyrou.  (Je  fis  une  telle 
diligence  (i),  que,  dès  le  lendeniHin  matin  ,  je  partis  de  l'île  et  me 
rendis  à  Bienne  encore  avant  midi  (2).  Peu  s'en  fallut  que  je  n'y 
terminasse  mon  voyage  par  un  incident  dont  le  récit  ne  doit  pas 
être  omis. 

Sitôt  que  le  bruit  s'était  répandu  que  j'avais  ordre  de  quitter 
mon  asile,  j'eus  une  affluencede  visites  du  voisinage,  et  surtout  de 
Bernois  qui  venaient  avec  la  plus  détestable  fausseté  me  flagorner, 
m'adoucir,  et  me  protester  qu'on  avait  pris  le  moment  des  vacances 
et  de  l'infréqueuce  du  sénat  pour  minuter  et  m'intimer  cet  ordre, 
contre  lequel,  disaii^nt-ils,  tout  le  Deux-Cent  était  indigné.  Parmi 
ce  tas  de  consolateurs,  il  en  vint  quelques-uns  de  la  ville  de  Bienne, 
petit  Etat  libre  enclavé  dans  celui  de  Berne,  et  entre  autres  un  jeune 
homme,  appelé  Wildremet,  dont  la  famille  tenait  le  premier  rang, 
et  avait  le  principal  crédit  dans  cette  petite  ville.  'Wildremet  me 
conjura  vivement,  au  nom  de  ses  concitoyens,  de  choisir  ma  retraite 
au  milieu  d'eux,  m'assurant  qu'ils  désiraient  avec  empressement  de 
m'y  recevoir,  qu'ils  se  feraient  une  gloire  et  un  devoir  de  m'y  faire 
oublier  les  persécutions  que  j'avais  souffertes,  que  je  n'avais  à 
craindre  chez  eux  aucune  inlluence  des  Bernois,  que  Bienne  était 
une  ville  libre,  qui  ne  recevait  des  lois  de  personne,  et  que  tous  les 
citoyens  étaient  unanimement  déterminés  à  n'écouter  aucune  sol- 
licitation qui  me  fût  contraire. 

Wildremet,  voyant  qu'il  ne  m'ébranlait  pas,  se  fit  appuyer  de 
plusieurs  autres  personnes  ,  tant  de  Bienne  et  des  environs  que  de 
Berne  même,  et  entre  autres,  du  même  Kirkebergher  dont  j'ai  parlé, 
qui  m'avait  recherché  depuis  ma  retraite  en  Suisse,  et  que  ses  ta- 
lents et  ses  principes  me  rendaient  intéressant.  Mais  des  sollicita- 
tions moins  prévues  et  plus  prépondérantes  furent  celles  de  M.  Bar- 
Ihès,  secrétaii'e  d'ambassade  de  France,  qui  vint  me  voir  avec  Wil- 
dremet, m'exhorta  fort  de  me  rendre  à  son  invitation,  et  m'étonna 
par  l'intérêt  vif  et  tendre  qu'il  paraissait  prendre  à  moi.  Je  ne 
connaissais  point  du  tout  M.  Barlhès,  cependant  je  le  voyais  mettre 
à  ses  discours  la  chaleur,  le  zèle  de  l'amitié  ;  et  je  voyais  qu'il  lui 
tenaitvéritablement  au  cœur  de  me  persuader  de  m'établir  à  Bienne. 
Il  me  fit  l'éloge  le  plus  pompeux  de  cette  ville  et  de  ses  habitants, 
avec  lesquels  il  se  montrait  intimement  lié,  qu'il  les  appela  plusieurs 
fois  devant  moi  ses  patrons  et  ses  pères. 

Cette  démarche  de  Barlhès  me  dérouta  dans  toutes  mes  conjec- 
tures. J'avais  toujours  soupçonné  M.  de  Ghoiseul  d'être  l'auieur 
caché  détentes  les  persécutions  que  j'éprouvais  en  Suisse.  La  con- 
duite du  résident  de  France  à  Genève,  celle  de  l'ambassadeur  à 
Soleure,  ne  confirmaient  que  trop  ces  soupçons;  je  voyais  la  France 
influer  en  secret  sur  tout  ce  qui  m'arrivait  à  Berne,  à  Genève ,  à 
Neuchàtel  ;  et  je  ne  croyais  avoir  en  France  aucun  ennemi  puis- 
sant que  le  seul  duc  de  Ghoiseul.  Que  pouvais-je  donc  penser  de  la 
visite  de  Barlhès,  et  du  tendre  intérêt  qu'il  paraissait  prendre  à  mon 
sort?  Mes  malheurs  n'avaient  pas  encore  détruit  cette  confiance 

(1)  Tout  ce  qui  est  enfermé  entre  deux  parenthèses,  depuis  ces  mots  : 
«Je  fis  une  telle  diligence,  etc.,»  jusqu'à  ceux-ci:  «  marquant  mon 
nouveau  désastre,»  ne  se  trouve  point  dans  le  manuscrit  autographe, 
dans  lequel,  après  ces  mois  :  «  dans  les  mains  de  M.  du  Peyrou,»  on  lit 
de  suite  ceux-ci  (de  la  page  236)  :  «  On  verra  dans  ma  troisième  partie.  » 

(2)  C'est  un  site  à  souhait  que  cette  île  Saint-l'ierre  avec  ses  rochers 
sous  lesquels  tremljlent  les  eaux  lilriir-.sc  <  |in'-  rt  ses  bois...  On  montre 
aux  nombreux  étrang(?rs  qui  font  !>  |.  In  ,,,_,■  l,i  i  hmilire  du  philosophe 
errant,  elle  est  toute  bailjoiiil|i''i'  dr    m  ■  i  mIhh    M.'  c  rs  visiteurs. 

Je  renvoie  pour  1^=  iIiMiîI^  i!(<i-i  iplili  .m  Muuuti  du  voijageur  en  Suisse, 
par  Ebel  à  un  agii  iM     i'    i  iiv  des  Essais  iiUéraires  de  M.  Eug.  de 

Montlaux,  et  à  la  cm  |n.i m.   | 'uade  des  Rêveries  de  Rousseau  qui  est 

empreinte  d'une  ravi.  :,i ni    ^i  h    i,  . 

Madame  de  Staël  appelle  culte  ile  Séjour  charmant,  asile  délicieuxl 
Rousseau  était  adoré  des  habitants  pour  sa  bonté  et  sa  douceur. 

A.  deB. 


naturelle  à  mon  cœur^  et  rexpérience  ne  m'avait  pas  encore  appris 
à  voir  partout  des  embûches  sous  les  caresses.  Je  cherchais  avec 
surprise  la  raison  de  cette  bienveillance  de  Barlhès;  je  n'étais  pas 
assez  sot  pour  croire  qu'il  fit  cette  démarche  de  sou  chef;  j'y 
voyais  une  publicité,  et  môme  une  affeclion  qui  marquail  une  in- 
tention cachée;  et  j'étais  bien  éloigné  d'avoir  jamais  trouvé  dans 
tous  ces  petits  agents  suliallernes  cette  intrépidité  généreuse  qui , 
dans  un  poste  semblable ,  avait  souvent  l'ait  bouillonner  mon 
cœur. 

J'avais  autrefois  un  peu  connu  le  chevalier  de  Beauteville  chez 
M.  de  Luxembourg,  il  m'avait  témoigné  quelque  bienveillance;  depuis 
son  ambassade,  il  m'avait  encore  donné  quelques sigiicsde  souvenir, 
et  m'avait  môme  fait  inviter  à  l'aller  .voir  àSoleure:  invitation  dont, 
sans  m'y  rendre,  j'avais  été  louché,  n'ayant  pas  accoutumé  d'être 
traité  si  honnêtement  par  les  gens  en  place.  Je  présumai  que  M.  de 
Beauteville,  forcé  de  suivre  ses  instructions  en  ce  qui  regardait  les 
affaires  de  Genève,  me  plaignant  cependant  dans  mes  malheurs, 
m'avait  ménagé,  par  des  soins  particuliers,  cet  asile  de  Bienne  pour 
y  pouvoir  vivre  tranquille  sous  ses  auspices.  Je  fus  sensible  à  cette 
attention,  mais  sans  en  vouloir  profiter;  et,  déterminé  tout-à-fait 
au  voyage  de  Berlin,  j'aspirais  avec  ardeur  au  moment  de  rejoindre 
mylord-maréchal,  persuadé  que  ce  n'était  plus  qu'auprès  de  lui  que 
je  trouverais  un  vrai  repos  et  un  bonheur  durable. 

A  mon  départ  de  l'île,  Kirkebergher  m'accompagna  jusqu'à  Bien  ne. 
J'y  trouvai  Wildremet  et  quelques  autres  Biennoisqui  m'attendaient 
à  la  descente  du  bateau.  Nous  dînâmes  tous  ensemble  à  l'auberge  ; 
et,  en  y  arrivant,  mon  premier  soin  fut  de  faire  chercher  une  chaise, 
voulant  partir  dès  le  lendemain  matin.  Pendant  le  dîner,  ces  mes- 
sieurs reprirent  leurs  instances  pour  me  retenir  parmi  eux,  et  cela 
avec  tant  de  chaleur  et  des  protestations  si  touchantes  que,  malgré 
toutes  mes  résolutions,  mon  cœur,  qui  n'a  jamais  su  résister  aux 
caresses,  se  laissa  émouvoir  aux  leurs  :  sitôt  qu'ils  me  virent  ébranlé, 
ils  redoublèrent  si  bien  leurs  efforts,  qu'enfin  je  me  laissai  vaincre, 
et  consentis  de  rester  à  Bienne,  au  moins  jusqu'au  printemps  pro- 
chain. 

Aussitôt  Wildremet  se  pressa  de  me  pourvoir  d'un  logement,  et 
me  vanta  comme  une  trouvaille  une  vilaine  petite  chambre  sur  un 
derrière  au  troisième  étage,  donnant  sur  une  cour,  où  j'avais  pour 
régal  l'étalage  des  peauxpuanles  d'un  chainoiseur.  Mon  hôle  était  un 
petit  homme  de  basse  mine  et  passablement  fripon,  que  j'appris  le 
lendemainètredébauché, joueur  eten  fortmauvaisprédicameni  dans 
le  quartier;  il  n'avait  ni  femme,  ni  enfants,  ni  domestiques;  et  triste- 
ment reclus  dans  ma  chambre  solitaire,  j'étais,  dans  le  plus  riant 
pays  du  monde,  logé  de  manière  à  périr  de  mélancolie  en  peu  de 
jours.  Ce  qui  m'affecta  le  plus,  malgré  tout  ce  qu'on  m'avait  dit  de 
l'empressement  des  habitants  à  me  recevoir,  fut  de  n'apercevoir, 
en  passant  dans  lesrues,  rien  d'honnèle  envers  moi,  dans  leurs  ma- 
nières, ni  d'obligeant  dans  leurs  regards.  J'étais  pourtant  tout  dé- 
terminé à  rester  là,  quand  j'appris,  vis,  et  sentis  même  dès  le  jour 
suivant  qu'il  y  avait  dans  la  ville  une  fermentation  terrible  à  mon 
égard;  plusieurs  empressés  vinrent  obligeamment  m'avertir  qu'on 
devait  dès  le  lendemain  me  signifier,  le  plus  durement  qu'on  pour- 
rait, un  ordre  de  sortir  sur-le-champ  de  l'Etat,  c'est-à-dire  de  la 
ville.  Je  n'avais  personne  à  qui  me  confier;  tous  ceux  qui  m'avaient 
retenu  s'étaient  éparpillés.  Wildremet  avait  disparu,  je  n'entendais 
plus  parler  de  Barlhès,  et  il  ne  parut  pas  que  sa  recommandation 
m'eût  mis  en  grande  faveur  auprès  des  patrons  et  des  pères  qu'il 
s'était  donnés  devant  moi.  Un  M.  de  Vau-Travers,  Bernois,  qui  avait 
une  jolie  maison  proche  la  ville,  m'y  offrit  cependant  un  asile,  es- 
pérant.medit-il,quej'y  pourrais  éviter  d'être  lapidé.  L'avantage  ne 
me  parulpas  assez  flatteur  pour  me  tenter  de  prolonger  mou  séjour 
chezcc  peuple  hospitalier. 

Cependant  ayant  perdu  trois  joursàce  retard,  j'avais  déjàpasséde 
beaucoup  lesvingt-quatre  heures  que  les  Bernois  m'avaient  données 
pour  sortir  de  tous  leurs  Etats,  et  jene  laissais  pas,  connaissant  leur 
dureté,  d'ètreen  quelque  peine  sur  la  manière  dontils  me  les  laisse- 
raient traverser,  quand  M.  le  bailli  de  Nidau  vint  tout  à  propos  me  tirer 
d'embarras.  Comme  il  avait  hautement  improuvé  le  violent  procédé 
de  Leurs  Excellences,  il  crut  dans  sa  générosité  me  devoir  un  témoi- 
gnage public  qu'il  n'y  prenait  aucune  part,  et  ne  craignit  pas  de 
sortir  de  son  bailliage  pour  venir  me  faire  une  visite  à  Bienne.  Il 
vint  la  veille  de  mon  départ;  et,  loin  de  venir  incognito,  il  affecta 
même  du  cérémonial,  vint  in  fiocchi  dans  son  carrosse  avec  son 
secrétaire,  et  m'apporta  un  passeport  en  son  nom,  pour  traverser 
l'Etat  de  Berne  à  mon  aise  et  sans  crainte  d'être  inquiété.  La  visite 
me  toucha  plus  que  le  passeport.  Je  n'y  aurais  guère  été  moins  sen- 
sible quand  elle  aurait  eu  pour  objet  un  autre  que  moi.  Je  ne  con- 
nais rien  de  si  puissant  sur  mon  cœur  qu'un  acte  de  courage  fait  à 
propos,  en  faveur  du  faible  injustement  opprimé. 

Enfin,  après  m'étre  avec  peine  procuré  une  chaise,  je  partis  le 
lendemain  matin  de  cette  terre  homicide,  avant  l'arrivée  de  la  dé- 
putation  donton  devait  m'honorer,  avant  même  d'avoir  ]iu  retrouver 
Thérèse,  à  qui  j'avais  marqué  de  me  venir  joindre,  quand  j'avais 
cru  m'arrèter  à  Bienne,et  que  j'eus  à  peine  le  temps  de  contreman- 
der  par  uu  mot  de  lettre,  eu  lui  marquant  moa  nouveau  désastre. 


LETTRES  A  SARA. 


151 


''  n  verra  dans  ma  troisième  partin,  si  jamais  j'ai  la  forcedc  l'écrire, 
Comment,  croyant  partir  pour  Berlin,  je  partiscn  effet  pour  l'Angle- 
terre; et  comment  les  deux  dames  qui  voulaient  disposer  de  moi  et 
de  ma  réputation,  après  m'avoir,  à  force  d'intrigues,  chasse  de  la 
Suisse,  où  je  n'étais  pas  assez  en  leur  puissance,  parvinrent  enfin  à 
me  livrera  leur  ami.  ,    .    . 

(J'ajoutai  ce  qui  suit  dans  la  lecture  que  je  fis  de  cet  écrit  a 
M.  et  Mme  la  comtesse  d'Egmont,  à  M.  le  prince  Pignatelli,  à  Mme 
la  marquise  d>   Mesmcs,  et  à  M.  le  marquis  de  Juigné). 

«  J'ai  dit  la  vérité;  si  quelqu'un  sait  des  choses  contraires  à  ce  que 
je  viens  d'exposer,  fussent-elles  mille  lois  prouvées,  il  saitdes  men- 
songes et  des  impostures  ,  et,  s'il  refuse  de  les  approfondir  et  de  les 
éclaircir  avec  moi,  tandis  que  je  suis  en  vie,  il  n'aime  ni  la  Jus- 
tice ni  la  vérité.  Pour  moi,  je  déclare  hautement  et  sans  crainte  : 
Quiconque  mémo  sans  avoir  lu  mes  écrits,  examinera  par  ses  pro- 
pres yeux  mou  naturel,  mon  caraclère,  mes  mecurs,  mespenchants, 
mes  plaisirs,  mes  habitudes,  et  pourra  me  croire  un  malhonnête 
homme,  est  lui-même  un  homme  à  étouffer.  » 

J'achevai  ainsi  ma  lecture,  et  tout  le  monde  se  tut.  Madame  d'Eg- 
mont fut  la  seule  qui  me  parut  émue;  elle  tressaillit  visiblement, 
mais  elle  se  remit  bien  vite,  et  garda  le  silence  ainsi  que  toute  la 
compagnie.  Tel  fut  le  fruit  que  je  tirai  de  cette  lecture  et  de  ma  dé- 
claration (1). 

COIUPLÉMENT    HISTORIQUE. 

Rousseau,  dégoûté  de  la  Suisse  autant  que  de  la  France,  veut  es- 
sayer de  l'Angleterre,  y  suit  Hume,  s'établit  à  Wootton  avec  sa  com- 
pagne, et  y  écrit,  dans  la  retraite,  les  six  premiers  livres  des  Con- 
fessions. 

Au  bout  de  treize  mois,  il  se  brouille  avec  l'illustre  écrivain  an- 
glais qu'il  suppose  d'intelligence  avec  ses  ennemis  (  à  lui  Jean- 
Jacques);  remplit  le  monde  du  bruit  de  ses  griefs,  probablement 
imaginaires,  et  quitte  la  Grande-Bretagne. 

En  mai  1767,  il  passe  à  Amiens,  y  voit  Gresset  et  lui  dit  :  «  Vous 
a  faites  si  bien  parler  les  perroquets  qu'il  n'est  pas  étonnant  que 
«  Vous  sachiez  apprivoiser  les  ours.  »  Le  mois  suivant,  il  s'établit 
au' chftteau  de  Trye,  appartenant  au  prince  de  Conti,  y  vit  quelque 
temps  sous  le  nom  de /ÎPHOM ,  et  y  continue  les  Confessions.  Mais 
agité  toujours  par  le  même  démon,  il  va  en  Dauphiné  et  en  Savoie, 
et  y  herborise.  A  Grenoble  il  fait  la  connaissance  du  célèbre  avocat- 
général  Servan. 

On  montre  dans  les  montagnes  romantiques  de  Sassenage  (Isère), 
au-dessus  de  Sey.ssinct,  un  vallon  de  rochers  et  de  bois  où  Rous- 
seau se  rendait  souvent  et  qui  porte  depuis  le  nom  de  Salon  de 
Jean-Jacques. 

Une  main  inconnue  a  gravé  ces  vers  sur  la  roche  : 


Ici,  lohi  de  la  ville  et  lies  hommes  p'Tvii  - 
BousscMU  [Kjrta  souvent  sa  tendre  réveno. 
Ni;  troublez  pas  la  paix  qui  rèfine  en  c<fs  déserts, 
Son  àme  vient  encore  errer  dans  la  prairie. 

Je  n'ai  vu  nulle  part  ces  vers  cités. 

Rousseau,  bientôt  las  de  Grenoble  el  des  Grenoblois,  va  à  Bour- 
goin,  et  se  loge  à  l'auberge  de  la  Fontaine  d'Or,  chez  Bouvier.  Un 
de  ses  historiens  lui  prête  le  projet  de  retourner  à  Wootton  ,  ou 
d'aller  aux  ilcs  Baléares.  Trouvant  Bourgoin  malsain,  il  va  s'instal- 
ler à  une  lieue  de  là,  au  vieux  château  de  Monquin,  appartenant  à 
M.  de  Ce/.arges,  commune  de  Maubec  (I709j. 

Il  se  lie  momentanément,  —  s.don  son  habitude,  —  avec  un  .M.  de 
Saint-Germain  et  ib'ux  officiers  d'artiller  ie,  M.M.  de  Champagneux, 
maire  de  Bourgoin,  et  de  Rozieres. 

En  leur  présence,  à  table,  il  déclare  prendre  pour  femme  Thérèse 
le  Vasseur. 

«  Cet  honnête  et  saint  engagement,  a-t-il  écrit  quelque  part,  a 
«  été  contracté  dans  toute  sa  simplicité,  mais  aussi  dans  toute  la 
«  vérité  de  la  nature,  en  présence  de  deux  hommes  de  mérite  et 
a  d'honneur.  » 

Le  dixième  livre  des  Confessions  fut  écrit  à  Monquin. 

Rousseau  va  ensuite  à  Lyon,  herborise  sur  les  bords  de  la  Saône 
et  dans  les  bois  de  Roche-Cardou.  Il  part  enfin  pour  Paris  (  où  il  a 
la  permission  de  résider,  à  la  condition  de  ne  rien  écrire  sur  les 
choses  de  la  religion  ou  du  gouvernement).  Il  s'arrête  à  Dijon 
pour  se  reposer  el  voir  M'Uitbard,  demeure  de  Buffou. 

Arrivé  à  Paris  en  1770,  il  revoit  le  monde,  soupe  quelquefois 
chez  la  trop  célèbre  Sophie  Arnould,  et  fréquente  madame  de  Gen- 
lis,  Dussaulx,  le  prince  de  Ligne,  Bernardin  de  Saint-Pierre,  Grétry 
Corancez,  etc.  —  Enfin,  il  se  fixe  à  Ermenonville,  belle  campagne 
du  comte  de  Girardin,  à  dix  lieues  de  Paris,  et  y  meurt  subitement 
le  3  juillet  t77S.  Sa  mort  est  restée  un  mystère.  Les  uns  l'attribuent 
à  un  suicide,  —  et  madame  de  Staël  est  de  ce  nombre,  —  les  autres 
ajoutent  foi  au  procès-verbal  qui  parle  d'une  apoplexie  séreuse.  La 
découverte  probable  des  infidélités  de  l'indigne  "Thérèse  sert  gran- 
dement à  l'opinion  des  premiers. 

Rousseau  fut  inhumé  dans  l'iles  des  Peupliers.  En  1791  on  trans- 
porta ses  restes  au  Panthéon.  Deux  rues  de  Paris  doivent  leur  nom 
à  l'immortel  écrivain  :  l'ancienne  rue  Plàlrière  (rue  Jean-Jacques 
Rou.sseau),  qu'il  habita,  en  revenant  du  Dauphiné;  el  la  rue  du 
Contrat-Social. 

Genève  ,  de  nos  jours,  faisant  amende  honorable  au  plus  grand 
génie  qu'elle  ail  jamais  produit,  lui  a  érigé,  dans  l'île  du  Rhône, 
une  statue  de  bronze,  œuvre  de  Pradier. 

Alfred  ue  BOUGY. 


VIS    DES    CONFESSIONS. 


LETT^li    Â    Si^^A. 


PREMtÈIlE    LETTRE. 

Tu  lis  dans  mon  cœur,  jeune  Sara  ;  lu  m'as  pénétré,  je  le  sais, 
je  le  sens.  Cent  fois  le  jour  ton  œil  curieux  ^ient  épier  relt'etde  les 
charmes.  A  Ion  air  satisfait,  à  tes  cruelles  bontés,  à  tes  méprisantes 
agaceries,  je  vois  que  tu  jouis  en  secret  de  ma  misère  ;  lu  t'applau- 
dis, avec  un  souris  moqueur,  du  désespoir  où  lu  plonges  un  mal- 
heureux, pour  qui  l'amour  n'est  plus  qu'un  opprobre.  Tu  te  trom- 
pes, Sara  ;  je  suis  à  plaindre,  mais  je  ne  suis  point  à  railler  :  je  ne 
suis  point  digne  de  iué()iis,  mais  do  pitié  ,  parce  que  je  ne  m'en 
impose  ni  sur  ma  H^^'ure  ni  sur  mon  âge,  qu'twi  aimant  je  me  sens 
indigne  déplaire,  etque  Jjji  fatale  illusion  qui  m'égare  m'cmpêcbe 
de  te  voir  telle  que  tu  es  ,  sans  m'ein|iêclier  de  me  voir  tel  que  je 
suis.  Tu  peux  m'abuser  sur  tout ,  hormis  sur  moi-nii'me  :  tu  peux 
me  persuader  tout  au  monde,  excepté  cpic  tu  puisses  partager  mes 
feux  insensés.  C'est  le  pire  de  mes  supplices  de  me  voir  comme  tu 
me  vois;  tes  trompeuses  caresses  ue  sont  pour  moi  qu'une  humi- 
liation de  plus,  el  j'aime  avec  la  certitude  aflrcuse  de  ne  pouvoir 
être  aimé. 

Sois  donc  contente.  lié  bien  !  oui  ,  je  t'adore;  oui,  je  brûle  pour 
toi  de  la  plus  cruelle  des  passions.  Mais  tente,  si  tu  loses,  de  m'en- 
cliainerà  Ion  char,  comme  un  soupirant  à  cheveux  gris,  comme  un 
aiiiaut  barlion  qui  veut  faire  l'agréable ,  et,  dans  son  extravagant 
délire,  s'imagine  avoir  des  droits  sur  un  jeune  objet.  Tu  n'auras 
pas  celte  gloire,  ôSaral  ne  t'en  flatte  pas  :  lu  ne  nie  verras  point 
à  les  pieds  vouloir  t'amuser  avec  le  jargon  de  la  galanterie,  ou  l'at- 
tendrir avec  des  propos  langoureux.  Tu  peux  m'arracher  des  pleurs, 

(1)  George  Saïul  csliuio  que  ces  dernières  pages  et  les  preiniors  Unes 

sont  les  plusberaixiiiurci'.ui.'c  qu'ait  écrits  .lean-Jacques;  ou  ue  saurait  mieux 

(     apprécier  que   le   l';iit  raiiteiir  de  te'dn,  les  Confessions.   «...Ce  livre  si 

attachant  et  si  lati^'ant,  tantôt  si  lirillant  do  poésie,  cl  tantôt  si  louni  de 

réalité,  cynique  et  sulilinie  tour-à-tour...  » 

tu  écrivant  les  liilveries  du  promeneur  solilaire,  Kousscau  aimoiicc  qu'il 
a  voulu  tracer  une  sorte  de  suppléiucut  Cl  l'hisloirc  étrange  et  acciden- 
tée de  sa  déplorable  vie.  A.  de  13. 


mais  ils  sont  moins  d'amour  que  de  rage.  Ris,  si  lu  veux  ,  de  m* 
faiblesse  ;  tu  ne  riras  pas  au  moins  de  ma  crédulité. 

Je  te  parle  avec  emportement  de  ma  passion  ,  parce  que  l'humi- 
liation est  toujours  cruelle,  et  que  le  dédain  est  dur  à  supporter; 
mais  ma  passion,  toute  folle  qu'elle  est,  n'est  point  emportée  ;  elle 
est  à  la  fois  vive  et  douce  comme  loi.  Privé  de  tout  espoir,  je  suis 
inort  au  bonheur,  el  ne  vis  que  de  ta  vie.  Tes  plaisirs  sont  mes 
seuls  plaisirs  ;  je  ne  puis  avoir  d'autres  jouissances  que  les  tiennes  , 
ni  former  d'autres  vieux  que  tes  vœux.  J'aimerais  mon  rival  même, 
si  tu  l'aimais  :  <i  lu  ne  l'aimais  pas,  je  voudrais  qu'il  pût  mériter  ton 
amotir;  qu'il  eût  mon  cœur  pour  l'aimer  plus  dignement,  el  te  ren- 
dre plus  heureuse.  C'est  le  seul  désir  permis  à  quiconque  ose  aimer 
sans  être  aimable.  Aime,  et  sois  aimée,  ô  Sara!  Vis  contente  et  je 
mourrai  content. 

SECONDE   LETTRE. 

Puisque  je  vous  ai  écrit,  je  veux  vous  écrire  encore:  ma  première 
faute  en  attire  une  autre.  Mais  je  saurai  ra'arrcter,  soyez-en  sûre  ;  et 
c'est  la  manière  dont  vous  m'aurez  traité  durant  mon  délire  ,  qui 
décidera  de  me.ssenlimenls  à  votre  égard  quand  j'en  serai  revenu. 
Vous  avez  beau  feindre  de  n'avoir  pas  lu  lua  Icllre,  vous  mentez  ;  je 
le  sais,  vous  l'avez  lue.  Oui,  vous  mentez  sans  me  rien  dire,  par 
l'air  égal  avec  lequel  vous  croyez  m'en  imposer.  Si  vous  êtes  la  uiéinc 
qu'auparavant,  c'est  parce  que  vous  avez  été  toujours  fausse  ;  el  la 
simiilieité  que  vous  affectez  avec  moi  me  prouve  que  vous  n'en  avez 
jamais  eu.  'Vous  ne  dissimulez  ma  folie  que  pour  l'augmenter:  vous 
n'êtes  pas  contente  que  je  vous  écrive,  si  vous  ne  me  voyez  oiicore  à 
vos  pieds;  vous  voulez  me  rendre  aussi  ridiculequeje  peux  l'être;  vous 
voulez  me  donner  en  spectacle  à  vous-uièuie,  peut-être  à  d'autres  ;  et 
vous  ne  vous  croyez  pas  assez  triomphante,  si  je  ne  suis  deshonore. 

Je  vois  tout  cela ,  hllc  artificieuse,  dans  celle  feinte  modestie  par 
laquelle  vous  espeiez  m'en  imposer  ,  dans  cette  feinte  égalité  par 
laquelle  vous  sembicz  vouloir  me  tenter  d'oublier  ma  faute,  en  pa- 
raissant vous-même  n'en  rien  savoir.  Encore  une  fois ,  vous  avez  lu 
ma  lettre  ;  je  le  sais,  je  l'ai  vu.  Je  vous  ai  vue,  iiuaud  j'culrais  daus 


132 


LES  VEILLEES  LITTÉRAIRES  ILLUSTRÉES, 


votre  chambre,  poser  précifiilamiiieiit  le  livre  oi'ije  l'avais  mise; 
je  vous  ai  vue  rougir,  et  marquer  un  moment  de  trouble.  Trouble 
séducteur  et  cruel,  qui  peut-être  est  encore  un  de  vos  pièges,  et  qui 
m'a  fait  plus  de  mal  que  tous  vos  regards.  Que  devins-je  à  cet  as- 
pect, qui  m'agite  encore?  Cent  fois,  en  un  instant,  prêt  à  me  iiré- 
cipitcr  aux  pieds  de  l'orgueilleuse  ,  que  de  combats  ,  que  d'efforts 
pour  me  retenir  !  Je  sortis  pourtant,  le  sortis  palpitant  de  joie  d'é- 
chapper à  l'indigne  bassesse  que  j'allais  faire.  Ce  seul  moment  me 
Tenge  de  tes  outrages  Sois  moins  fiere,  ô  Sara!  d'un  penchant  que 
je  veux  vaincre,  puisqu'une  fois  en  ma  vie  j'ai  déjà  triomphé  de  toi. 
Infortuné  !  j'impute  à  ta  vanité  des  ficiions  de  mon  amour-iiropre. 
Que  n'ai-je  le  bonheur  de  pouvoir  croire  que  tu  t'occupes  de  moi  , 
ne  fût-ce  que  pour  me  tyranniser!  Mais  daigner  tyranniser  un 
amant  grison  serait  lui  faire  trop  d'honneur  encore.  ISon  ,  tu  n'as 
point  d'autre  art  que  ton  indilTérence  ;  ton  dédain  fait  toute  ta  co- 
c|uetterie ,  tu  rae  désoles  sans  songer  à  moi.  Je  suis  malheureux 
jusqu'à  ne  pouvoir  t'occuper  au.moms  de  mes  ridicules,  et  tu  mé- 
prises ma  folie  jusqu'à  ne  daigner  pas  même  t'en  moquer.  Tu  as 
lu  ma  lettre  ,  et  tu  l'as  oubliée;  tu  ne  m'as  point  parlé  de  mes 
maux,  parce  que  tu  n'y  songeais  plus.  Quoi  '  je  suis' donc  nul  pour 
toi  !  Mes  fureurs,  mes  tourments,  loin  d'exciter  ta  pitié  ,  n'excitent 
pas  même  ton  attention  !  Ah  !  où  est  cette  douceurque  les  yeux  pro- 
mettent? où  est  ce  sentiments!  tendre  qui  parait  les  ranimer?  .... 

Barbare! insensible  à  mon  état,  tu  dois  l'être  à  tout  sentiment 

honnête.  Ta  figure  promet  une  àme;  elle  ment,  tu  n'as  que  de  la 
férocité...  Ah,  Sara  !  j'aurais  attendu  de  ton  bon  cœur  quelque  con- 
solation dans  ma  misère. 

TROISIÈME    LETTRE. 

Enfin  rien  ne  manque  plus  à  ma  honte,  et  je  suis  aussi  humilié 
que  tu  l'as  voulu.  Voilà  donc  à  quoi  ont  abo:iti  mon  dépil,  mes 
combats,  mes  résolutions,  ma  constance  !  Je  serais  moins  avili,  i-i 
j'avais  moins  résisté.  Qui?  moi  !  j'ai  fait  l'amour  en  jeune  homme? 
j'ai  passé  deux  heures  aux  genoux  d'un  enfant?  j'ai  versé  sur  ses 
mains  des  torrents  de  larmes?  j'ai  souffert  qu'elle  me  consolai, 
qu'elle  me  plaignît,  qu'elle  essuyât  mes  yeux  ternis  par  les  ans?  J'ai 
reçu  d'elle  des  leçons  de  raison,  de  courage?  J'ai  bien  profité  de  ma 
longue  expérience  et  de  mes  Irisles  réflexions!  Combien  de  fois  j'ai 
rougi  d'avoir  été  à  vingtaiisce  que  je  redeviens  à  cinquante  !  Ah  !  je 
n'ai  donc  vécu  que  pour  me  déshonorer!  Si  du  moins  un  vrai  re- 
pentir me  ramenait  à  des  sentiments  plus  honnêtes  !  Mdis  non;  je 
me  complais,  malgré  moi,  dans  ceux  que  tu  m'inspires,  dans  le  dé- 
lire où  tu  me  plonges,  dans  l'abaissement  où  tu  m'as  réduit.  Quand 
je  m'imagine,  à  mon  âge,  à  genoux  devant  loi,  tout  mon  cœur  se 
soulève  et  s'irrite  ;  mais  il  s'oublie  et  se  perd  dans  les  ravissements 
que  j'y  ai  sentis.  Ah  !  je  ne  me  voyais  p.js  alors;  je  ne  vnyais  que 
Joi,  fille  adorée  :  tes  charmes,  tes  sentimeiils,  te?  discours,  remplis- 
saient, formaient  tout  mon  être;  j'étais  jeune  de  ta  jeunesse,  sage 
de  ta  raison,  vertueux  de  ta  vertu.  Pouvais-je  mépriser  celui  que  tu 
honoraisde  ton  estime?  Pouvais-jehaïr  celui  que  tu  daignais  appeler 
ton  ami!  Hélas  !  cette  tendresse  de  père  que  tu  me  demandais  d'un 
ton  si  touchant,  ce  nom  de  fille  que  lu  voulais  recevoir  de  moi,  me 
faisaient  bientôt  rentrer  en  moi-môme  :  tes  propos  si  tendres,  tes 
caresses  si  nures,  m'enchantaient  et  me  déchiraient;  des  pleurs 
d'amour  et  de  rage  coulaient  de  mes  yeux.  Je  sentais  que  je  n'étais 
heureux  que  par  ma  misère,  et  ,que,  si  j'eusse  été  plus  digne  de 
plaire,  je  n'aurais  pas  été  si  bien  traité. 

N'importe.  J'ai  pu  porter  l'attendrissement  dans  ton  ctEur.  La 
pitié  le  ferme  à  l'amour,  je  le  sais;  mais  elle  en  a  pour  moi  tous  les 
charmes.  Quoi!  j'ai  vu  s'humecter  pour  moi  les  beaux  yeux!  j'ai 
senti  tomber  sur  ma  joue  une  de  tes  larmes  !  Oli  !  cette  larme,  quel 
embrasement  dévorant  elle  a  causé  !  et  je  ne  serais  jjas  le  plus 
heureux  des  hommes  !  Ah  !  combien  je  le  suis  au-dessus  de  ma  plus 
orgueilleuse  attente  ! 

Oui,  que  ces  deux  heures  reviennent  sans  cesse,  qu'elles  remplis- 
sent de  leur  retour  ou  de  leur  souvenir  le  reste  de  ma  vie  Eh! 
qu'a-t-elle  eu  de  comparable  à  ce  que  j'ai  senti  dans  cette  attitude? 
J'étais  humilié,  j'étais  insensé,  j'étais  ridicule;  mais  j'étais  heureux, 
et  j'ai  goûté  dans  ce  court  espace  plus  de  plaisirs  que  je  n'en  eus 
dans  tout  le  cours  de  mes  ans.  Oui,  Sara,  oui,  charmante  Sara,  j'ai 
perdu  tout  repentir,  toute  honte  ;  je  ne  me  souviens  plus  de  moi, 
je  ne  sens  que  le  feu  qui  me  dévore  ;  je  puis  dans  tes  fers  brave."  les 
huées  du  monde  entier.  Que  m'importe  ce  que  je  peux  paraître  aux 
autres?  j'ai  pour  toi  le  cœur  d'un  jeune  homme,  et  cela  me  suffit. 
L'hiver  a  beau  couvrir  l'Etna  de  ses  glaces,  son  sein  n'est  pas 
moins  embrasé. 

QUATRIÈME    LETTRE. 

Quoi  !  c'était  vous  que  je  redoutais  !  c'était  vous  que  je  rougissais 
d'aimer  '  0  Sara  !  fille  adorable  !  àme  plus  belle  que  ta  figure  !  si  je 
m'estime  désormais  quelque  chose,  c'est  d'avoir  un  cœur  fait  pour 
sentir  tout  ton  prix.  Oui,  sans  doute,  je  rougis  de  l'amour  que  j'avais 
pour  toi;  mais  c'est  parce  qu'il  était  trop  rampant,  trop  languis- 
sant, trop  faible,  trop  peu  digne  de  son  objet.  Il  y  a  six  mois  que 
mes  yeux  et  mon  cœur  dévorent  tes  charmes  ;  il  y  a  six  mois  que 
tu  m  occupes  seule,  et  que  je  ne  vis  que  pour  toi  :  mais  ce  n'est 


que  d  hier  que  j'ai  appris  à  t'aimer.  Tandis  que  tu  me  parlais,  et  que 
des  discours  dignes  du  ciel  sortaient  de  ta  bouche,  je  croyais  voir 
changer  tes  traits,  ton  air,  ton  port,  ta  figure;  je  ne  sais  quel  feu 
surnaturel  luisait  dans  tes  yeux,  des  rayons  de  lumière  semblaient 
t'entourer.  Ah,  Sara  !  si  réellement  tu  n'es  pas  une  mortelle,  si  tu  es 
l'ange  envoyé  du  ciel  pour  ramener  un  cœur  qui  s'égare,  dis-le  moi- 
peut-être  il  est  temps  encore.  Ne  laisse  plus  profaner  ton  image  par 
des  désirs  formés  malgré  moi.  Hélas  !  si  je  m'abuse  dans  mes  vœux, 
dans  mes  Iransporis,  dans  mes  téméraires  hommages,  guéris-moi 
d'une  erreur  qui  t'offense,  a|)prends-moi  comment  il  faut  t' adorer. 
Vous  m'avez  sub|ugué,  Sara,  de  toutes  les  manières;  et  si  vous 
me  faites  aimer  ma  folie,  vous  me  la  faites  cruellement  sentir. 
Quand  je  compare  votre  conduite  à  la  mienne,  je  trouve  un  sage 
dans  une  jeune  fille,  et  je  ne  sens  en  moi  qu'un  vieux  enfant.  Vo- 
tre douceur,  si  pleine  de  dignité,  de  raison,  de  bienséance,  m'a  dit 
tout  ce  que  ne  m'eût  pas  dit  un  accueil  plus  sévère;  elle  m'a  fait 
plus  rougir  de  moi  que  n'eussent  fait  vos  reproches;  et  l'accent  un 
peu  plus  grave  que  vous  avez  mis  hier  dans  vos  discours  m'a  fait 
aisément  connaître  que  je  n'aurais  pas  dû  vous  exposer  à  me  les 
tenir  deux  fois.  Je  vous  entends,  Sara;  et  j'espère  vous  prouver 
aussi  que,  si  je  ne  suis  pas  digne  de  vous  plaire  par  mon  amour,  je 
le  suis  par  les  sentiments  qui  l'accompagnent.  Mon  égarement  sera 
aussi  court  qu'il  a  été  grand;  vous  me  l'avez  montré,  cela  suffit; 
j'eii  saurai  sortir,  soyez-en  sûre  :  quelque  aliéné  que  je  puisse  être, 
SI  j'en  avais  vu  toute  l'étendue  ,  jamais  je  n'aurais  fait  le  premier 
pas.  Quand  je  méritais  des  censures,  vous  ne  m'avez  donné  que  des 
avis,  et  vous  avez  bien  voulu  ne  me  voir  que  faible  lorsque  j'étais 
criminel.  Ce  que  vous  ne  m'avez  pas  dit,  je  sais  me  le  dire;  je  sais 
donner  à  ma  conduite  auprès  de  vous  le  nom  que  vous  ne  lui  avez 
pas  donné;  et  si  j'ai  pu  faire  une  bassesse  sans  la  connaître,  je 
vous  ferai  voir  que  je  ne  porte  point  un  cœur  bas.  Sans  doute,  c'est 
moins  mon  âge  que  le  vôtre  qui  me  rend  coupable.  Mon  mépris 
pour  moi  m'empêchait  de  voir  toute  1  indignité  de  ma  démarche. 
Trente  ans  de  différence  ne  me  montraient  que  ma  honte,  et  me  ca- 
chaient vos  dangers.  Hélas!  quels  dangers!  Je  n'étais  pas  assez  vain 
pinir  en  supposer:  je  n'imaginais  pas  pouvoir  tendre  un  piège  à 
votre  innocence;  et  si  vous  eussiez  été  moins  vertueuse,  j'étais  un 
suborneur  sans  en  rien  savoir. 

0  Sara  !  ta  vertu  a  des  épreuves  plus  dangereuses  ;  et  tes  charmes 
ont  mieux  à  choisir.  Mais  mon  devoir  ne  dépend  ni  de  ta  vertu  ni 
de  tes  charmes;  sa  voix  me  parle,  et  je  le  suivrai.  Qu'un  éternel 
oubli  ne  ueut-il  te  cacher  mes  erreurs  !  Que  ne  les  puis-je  oublier 
moi-même!  Mais  non  ;  je  le  sens,  j'en  ai  pour  la  vie,  et  le  trait 
s'enfonce  par  mes  efforts  pour  l'arracher.  C'est  mon  sort  de  brûler, 
jusqu'à  mon  dernier  soupir,  d'un  feu  que  rien  ne  peut  éteindre,  et 
auquel  chaque  jour  ôte  un  degré  d'espérance  ,  et  en  ajoute  un  de 
déraison.  Voilà  ce  qui  ne  dépend  pas  de  moi;  mais  voici,  Sara,  ce 
qui  en  dépend.  Je  vous  donne  ma  foi  d'homme  qui  ne  la  faussa  ja- 
mais ,  que  je  ne  vous  reparlerai  de  mes  jours  de  cette  passion  ridi- 
cule et  malheureuse  que  j'ai  |iu  peut  être  empêcher  de  naître,  mais 
que  je  ne  puis  plus  étouffer.  Quand  je  dis  que  je  ne  vous  en  parle- 
rai pas,  j'entends  que  rien  en  moi  ne  vous  dira  ce  que  je  dois  taire. 
J'impose  à  mes  yeux  le  même  silence  qu'à  ma  bouche:  mais,  de 
grâce,  imposez  aux  vôtres  de  ne  plus  venir  m'arracher  ce  triste 
secret.  Je  suis  à  l'éiireuye  de  tout,  hors  de  vos  regards  :  vous  savez 
trop  combien  il  vous  est  aisé  de  me  rendre  parjure.  Un  triomphe  si 
sûr  pour  vous,  et  si  fiétrissant  pour  moi,  pourrait-il  flatter  votre  belle 
àme  ?  Non, divine  Sara,  ne  profane  pas  le  temple  ou  tu  es  adorée, 
et  laisse  au  moins  quelque  vertu  dans  ce  cœur  à  qui  tu  as  tout  ôté. 
Je  ne  puis  ni  ne  veux  reprendre  le  malheureux  secret  qui  m'est 
échappé  ;  il  est  trop  tard  ,  il  faut  qu'il  vous  reste;  et  il  e^t  si  peu 
intéressant  pour  vous,  qu'il  serait  bientôt  oublié  si  l'aveu  ne  s'en 
renouvelait  sans  cesse.  Ali  !  je  serais  trop  à  plaindre  dans  ma  mi- 
sère, si  jamais  je  ne  pouvais  me  dire  que  vous  la  plaignez;  et  vous 
devez  d'autant  plus  la  plaimlre,  que  vous  n'aurez  jamais  à  m'en 
consoler.  Vous  me  verrez  toujours  tel  que  je  dois  être,  mais  con- 
naissez-moi toujours  tel  que  je  suis;  vous  n'aurez  plus  à  censurer 
mes  discours;  n(ais  souffrez  mes  lettres  :  c'est  tout  ce  que  je  vous 
demande.  Je  n'approcherai  de  vous  que  comme  d'une  divinité  de- 
vant laquelle  on  impose  silence  à  ses  passioiis^  Vos  vertus  suspen- 
dront l'etfet  de  vos  charmes;  votre  présence  purifiera  mon  cœur; 
je  ne  craindrai  point  d'être  un  séducteur  en  ne  vous  disant  rien 
qu'il  ne  vous  convienne  d'entendre;  je  cesserai  de  me  croire  ridi- 
cule quand  vous  ne  me  verrez  jamais  tel;  et  je  voudrai  n'être  plus 
coupable,  quand  je  ne  pourrai  l'être  que  loin  de  vous. 

Mes  lettres!  Non.  Je  ne  dois  pas  même  désirer  de  vous  écrire,  et 
vous  ne  devez  le  souffrir  jamais.  Je  vous  estimerais  moins,  si  vous 
en  étiez  capable.  Sara,  je  te  donne  cette  arme  pour  t'en  servir 
contre  moi.  Tu  peux  être  dépositaire  de  mon  fatal  secret,  tu  n'en 
peux  être  la  confidente.  C'est  assez  pour  moi  que  tu  le  saches,  ce 
.serait  trop  pour  toi  de  l'entendre  répeter.  Je  me  tairai  :  qu'aurais-je 
de  plus  à  te  dire  ?  Bannis  moi,  méprise-moi  désormais,  si  tu  revois 
jamais  ton  amant  dans  l'ami  que  tu  t'es  choisi.  Sans  pouvoir  te  fuir, 
je  le  dis  adieu  pour  la  vie.  Ce  sacrifice  était  le  dernier  qui  me  restait 
à  te  faire  ;  c'était  le  seul  qui  fût  digne  de  tes  vertus  et  de  mou  cœur. 


Paris.  —  luip.  de  Lacour  si  Comp.,  rue  Sainl-H^aciiithe-Saint-Michel ,  31,  et  rue  Soufflot,  11. 


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